Oeuvre Philo de Blondel
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(1883-1950)
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Paul Archambault
Paris : Librairie Bloud & Gay , 1928, 251 pp. Collection : “Cahiers de la
Nouvelle Journée n°12”.
I. L’action
II. Les sources et les précurseurs
III. De l’action a la lettre sur l’apologétique
IV. Le fait interne et le fait externe
V. La question biblique
VI. La cité chrétienne
IX. Anticipations
X. Quelques conclusions
Index
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 6
DU MÊME AUTEUR
À LA JEUNESSE D’AUJOURD’HUI,
Avant-propos
Voici bientôt quinze ans que nous avons conçu l’idée de l’ouvrage dont
nous donnons aujourd’hui la première partie, et plus de dix ans qu’il est sur le
chantier. Si imparfait qu’il nous apparaisse à nous-mêmes, il ne nous a pas
moins fallu pour mener le projet à terme et, tout d’abord, pour conquérir, sur
de lourdes obligations professionnelles, les loisirs nécessaires. On ne porte
pas si longtemps une œuvre en soi sans être amené à en modifier sensiblement
le plan initial. Qu’on nous permette de nous expliquer tout d’abord sur deux
changements notables que la nôtre a subis 1 .
Nous lui avions d’abord donné ce titre sous lequel elle a été annoncée
longtemps ici même : la philosophie de l’action. Assurément, nous n’étions pas
sans connaître certaines répugnances d’ores et déjà manifestées 2 de M.
1
Notamment, depuis le moment où nous donnions à la Nouvelle Journée,
revue mensuelle, la série d’articles : La philosophie de l’action. I. L’état des
esprits et des problèmes à la fin du XIXe siècle (avril et mai 1920) ; II. Trois
précurseurs (février 1921) ; III. La genèse de l’action (octobre 1921) ; IV.
La dialectique de l’action (septembre, octobre et novembre 1922). Nous
n’avons d’ailleurs pas, on le verra, à renier ces pages.
2
Pour la première fois, semble-t-il, par l’intermédiaire et sous la plume de M.
Bernard de Sailly, dans les Annales de philosophie chrétienne de nov. 1905,
p. 193. — Voir, dans le même sens et du même auteur, Comment réaliser
une apologétique intégrale ? Thèses de rechange — ou points d’accord ?
(Bloud et Cie, 1913), p. 133. « Pour protester contre une tendance de plus en
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 9
Blondel pour une épithète qui, en isolant, pour la souligner exclusivement, une
des pièces de l’ensemble complexe et savamment articulé qu’il a dès l’abord
conçu 1 [6] risquait de perpétuer de fâcheux malentendus. Mais elle était
consacrée par une longue tradition et, sous réserve de l’expliquer, il nous
semblait qu’elle correspondît assez bien à l’ambition foncière d’une doctrine
qui : 1° prolonge l’effort séculaire et ininterrompu de la pensée chrétienne
pour faire « reconnaître la supériorité de l’amour et de l’action sur la
théorie » et pour « avérer l’irréductible originalité de la pratique » 2 ; 2°
rejoint, pour les purifier en les utilisant, les philosophies modernes qu’une
analyse plus minutieuse des lois de la conscience et des conditions de la
science a amenées à relier étroitement les représentations et croyances de
l’homme pensant aux attitudes et besoins de l’homme agissant et voulant.
plus marquée des doctrines régnantes vers un pur rationalisme abstrait, elle
s’est provisoirement appelée ainsi, mais... elle doit se nommer simpliciter
« la philosophie » tout court, car elle est en même temps philosophie de
l’idée, du devoir, de l’action, de l’être. »
1
« L’Action n’est pas une philosophie entière, nous écrivait M. Blondel dès
le 4 mars 1915 (pas plus qu’un traité de Spiritu Sancto ne serait un traité De
Verbo, De Patre, De Trinitate, quoiqu’on un sens et sous un aspect essentiel
on y parle de tout cela)... [Elle] ne m’apparaît que comme un chapitre d’une
doctrine générale qui aurait à supposer d’abord une Unité congénitale, une
immédiation primitive, un réalisme originel, mais unité implicite qui, par le
progrès même de la vie et de la pensée, s’analyserait en une trinité réelle de
la pensée de l’action et de l’être, avant d’aboutir à l’union finale et
explicite... En somme, il me faudrait pouvoir, pour compenser
l’unilatéralisme de l’Action et calmer les inquiétudes nées de ce qu’on croit
que ma thèse forme un tout suffisant, publier deux ouvrages de
contrepoids : une théorie de la connaissance, « la Pensée », ouvrage dans
lequel j’aurais à envisager d’un point de vue opposé, mais corrélatif, tout
l’objectivisme de la science et de la métaphysique ; une théorie de la réalité,
« l’Etre », ouvrage dans lequel j’aurais à restituer l’ontologie traditionnelle,
le réalisme intégral ».
2
Illusion idéaliste, Revue de Métaphysique et de Morale. Nov. 1898, p. 475.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 10
1
M. Blondel a rappelé lui-même le principal : « Tandis qu’il (le mot action)
avait évoqué pour moi l’idée d’un achèvement, d’une perfection à la fois
formelle et réelle, d’une actualisation de toutes les puissances, d’une pensée
de la pensée qui vit, s’incarne dans la lumière et la fécondité, voilà que,
contrairement aux connotations de la philosophie traditionnelle, on l’a
opposé à la connaissance, à la contemplation, qui est la plus haute et la plus
pleine forme de l’action, pour en faire le synonyme d’impulsion aveugle,
d’instinct subconscient, de simple élan vital et d’initiative brutale. » (Cf.
Frédéric Lefèvre, Une heure avec Maurice Blondel, Nouvelles littéraires,
du 19 nov. 1927).
2
Jusqu’à une « secrète irritation », dira le même texte.
3
En un « trinitarisme unitaire », dira finalement M. Blondel (d’une
expression plus significative qu’élégante, il faut le reconnaître) où l’action
constitue bien un centre de perspective privilégié (non unique), mais à
condition de rester toujours conçue et pratiquée comme la « synthèse du
vouloir, du connaître et de l’être ». « S’ils ne s’y unissent pas, c’en est fait
de tout. » (Action, p. 28) : cela doit être entendu en ce double sens qu’elle a
besoin d’eux, s’ils ont besoin d’elle.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 11
1
Nous aurons à motiver ailleurs cette affirmation. Un mot seulement pour la
justifier globalement. Le P. Laberthonnière est surtout un moraliste,
définissant les conditions idéales d’un accord de la pensée et de l’action, de
la vie de l’esprit et du déterminisme des choses, de l’autonomie individuelle
et de l’organisation sociale, d’un dessein de charité et d’un ordre de justice,
etc. M. Blondel s’est de plus en plus affirmé comme un métaphysicien,
préoccupé surtout de discerner et de suivre, comme disait Platon, les
articulations du réel, et de plus en plus sensible à ce qu’il y a, dans le
monde et la vie, d’irréductible à notre pensée et d’inassimilable à nos désirs.
L’un et l’autre s’accorderaient sans doute à reconnaître qu’il n’y a pas réelle
opposition entre morale et métaphysique. Mais il n’est pas indifférent, ni de
peu de conséquence, que le problème unique soit envisagé sous l’un ou
l’autre de ces aspects. Dans le second cas, les données de fait et de nécessité
s’imposeront évidemment avec plus de rigueur que dans le premier. C’est
ainsi, par exemple, que M. Blondel concède certainement plus que le P.
Laberthonnière aux exigences propres, soit de l’organisation scientifique et
logique des idées, soit de l’organisation sociale des activités et des volontés.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 12
justement parce que nous voyons en lui tout autre chose qu’un commentateur,
un suiveur ou un confident — un penseur personnel et puissamment original
qui mérite de garder l’honneur comme la responsabilité de ses idées.
Car, il faut bien qu’on le sache : il ne s’agit ici que du seul service de la
vérité. [11]
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 14
I. L’action
[12] [13] J’agis. L’action est un fait. Plus qu’un fait, elle est une
nécessité. Plus qu’une nécessité, elle est une obligation. Il faut agir — mais
entre ce que je sais, ce que je veux et ce que je fais, apparaît toujours une
disproportion déconcertante. « Tantôt, je ne fais pas tout ce que je veux, tantôt,
je fais presque à mon insu ce que je ne veux pas. Et ces actions... dès qu’elles
sont accomplies, elles pèsent sur toute ma vie... Je me trouve comme leur
prisonnier » (Action, p. IX). Impossibilité de m’abstenir ou de me réserver ;
impossibilité de me satisfaire ou de me suffire : telle est la double contrainte, la
double dépendance que révèle un premier regard sur ma condition. Comment
m’expliquer et me justifier à moi-même cette dépendance ? Comment faire
ratifier par ma liberté et ma raison ce qui m’est ainsi imposé ? Si ma destinée
n’est que de remplir malgré moi un rôle qui me répugne et que je ne
comprends même pas, il y a à la fois tyrannie odieuse et limitation intolérable.
« L’être involontaire et contraint n’est plus l’être ». Comment faire que je ne
sois rien que je ne veuille ? Comment accorder en moi le mouvement spontané
et le mouvement réfléchi du vouloir ?
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 15
Non pas pour lui prescrire a priori des régles de conduite peut-être sans
rapport à sa nature et à ses aspirations profondes, comme font parfois les
moralistes. Non pas seulement pour décrire, en anatomiste, les pièces et les
articulations de sa machine, étudiée en quelque sorte à l’état de repos. Mais
pour suivre, sans parti-pris ni préjugés d’aucune sorte, le déterminisme
intrinsèque et la logique immanente de la vie humaine, en cherchant si quelque
moyen subsiste d’égaler en elle la fin au principe, la conclusion au postulat, la
satisfaction à l’aspiration, de réaliser tout ce qu’elle porte en soi de
1
Thèse de doctorat soutenue le 7 juin 1893. Il existe deux éditions de
l’Action. L’une, de 433 pages, est la reproduction pure et simple de la thèse
présentée en Sorbonne. L’autre, de 495 pages, destinée à la vente (librairie
Alcan), présente des modifications importantes à partir de la page 401 et,
avec une préface inédite, un chapitre entièrement nouveau : « Le lien de la
connaissance et de l’action dans l’être. »
On s’est souvent demandé pourquoi M. Blondel n’avait pas, depuis plus
de vingt ans que la première édition est épuisée, réédité l’Action. On a été
jusqu’à imaginer, bien gratuitement, des engagements pris vis-à-vis de
l’autorité ecclésiastique. M. Blondel s’est expliqué sur ce point dans la
Nouvelle Journée du 1er mars 1921, p. 235-236. « Si j’ai refusé, dit-il, et si
je refuse de la rééditer telle quelle, c’est parce que de plus en plus conscient
de la gravité et de la complexité des problèmes soulevés, plus instruit des
solutions traditionnelles, plus soucieux de ma responsabilité d’auteur et des
répercussions lointaines des idées, je tiens à profiter des controverses, à
élucider les formules équivoques et imparfaites, à laisser mûrir, jusqu’à
l’extrême limite de mes forces, une doctrine qui ne doit se présenter
prudemment et qui ne peut être jugée équitablement que dans une
perspective d’ensemble. »
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 16
*
* *
Jouer de la vie comme d’un jeu ; varier et multiplier ses expériences, mais
uniquement pour aviver la jouissance et se mieux garder de l’illusion ; agir,
puisque c’est nécessaire, « mais en tuant l’action par la sécheresse de la
science et la science par la fécondité du rêve » ; tout essayer, tout goûter et tout
user : c’est la recette que propose le dilettantisme. Elle est ingénieuse, mais elle
souffre une difficulté que n’a généralement pas vue la vanité du dilettante :
c’est que l’expérience n’est jamais achevée, c’est que personne n’a jamais
épuisé ni n’épuisera jamais tout jusqu’au fond. Or, « jouer et jouir, comme si
l’on savait, comme si l’on éprouvait la vanité de tout, tandis qu’on ne l’a pas
éprouvée et qu’on ne le sait pas, parce qu’il est impossible de l’éprouver et de
le savoir, c’est préjuger toute question sous prétexte de supprimer toute
question » (p. 14). Et on le voit bien à l’attitude du dilettante. Cet esprit large et
libre, qui se vante de ne rien exclure, il exclut du moins le dogme, qui ne peut
être qu’exclusif. Cet esthète qui prétend ne rien vouloir, il veut du moins
quelque chose : être ; être au point d’anéantir tout devant son caprice
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 17
souverain ; être plus que tout, seul de tout. Contradiction flagrante, insincérité
foncière qui se trouve condamnée et châtiée en même temps que dénoncée.
S’aimer assez pour tout sacrifier à son égoïsme, c’est en même temps s’aimer
assez peu pour se disperser et se perdre en tout le reste.
*
* *
l’heure où Boutroux professe son célèbre cours sur l’Idée de Loi naturelle 1 , à
l’heure où Henri Poincaré publie ses premières études 2 sur le raisonnement
mathématique et les axiomes de la géométrie, en même temps qu’Arthur
Hannequin (Essai critique sur l’Hypothèse des atomes, 1896), Gaston Milhaud
(Les conditions et les limites de la certitude logique, 1894) et beaucoup
d’autres, M. Blondel est ainsi amené à se poser pour son compte le problème
de la valeur théorique et pratique de la science, et les pages qu’il y a
consacrées étonnent encore par leur richesse et leur originalité.
Sans doute ; mais on n’a pas assez remarqué que cette coopération qu’elle
implique, la science ne l’explique [17] pas. Se fondant sur l’un comme si
l’expérience atteignait l’atome ou le point, sur l’homogène et le continu de
l’espace et du nombre comme s’ils étaient la limite réalisable de
l’hétérogénéité et de la discontinuité, l’analyse mathématique, au terme de ses
abstractions et fictions, ne rejoint jamais la réalité sensible. D’autre part, la
science expérimentale a beau multiplier les déterminations quantitatives, elle
ne fait que mettre en évidence l’originalité et la perfection relative de chaque
synthèse réelle, les différences irréductibles qui séparent, par exemple, les plus
proches parents des mêmes familles chimiques et les combinaisons des mêmes
éléments. Sous l’unité réelle de la science subsiste une dualité manifeste —
quelque chose comme une antinomie résolue en fait.
1
Professé en Sorbonne en 1892 et 1893. Voir édition spéciale de la Revue
des cours et conférences (1901).
2
La première en date est, croyons-nous, celle sur le Raisonnement
mathématique, qui a paru dans la Revue de métaphysique et de morale de
juillet 1894.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 19
Et cette dualité n’apparaît pas seulement, une fois pour toutes, entre ces
deux formes de la science. Elle se retrouve à l’intérieur de chacune de ses
disciplines, dans le détail de chacun de ses procédés. Que l’on contemple le
développement des sciences mathématiques ; qu’on les voie déployant, comme
une hiérarchie de formes de plus en plus organisées, des synthèses de plus en
plus riches, parvenant, avec Leibniz, à y enfermer l’infini, ramenant à leur
propre déterminisme la qualité et la contingence elle-même : ce passage
progressif d’un mécanisme abstrait à un dynamisme de plus en plus souple
révèle un perpétuel emprunt fait, par les mathématiques, à quelque chose qui
leur échappe. « Elles sont étrangères chez elles. »
*
* *
Conçue sous forme de désir ou d’image, l’action paraît sortir d’un mobile
ou d’un motif. Étudions d’abord les relations réciproques de ces deux
phénomènes.
« Rien n’agit sur nous ou par nous qui ne soit vraiment subjectif, qui n’ait
été digéré, vivifié, organisé en nous-mêmes » (p. 105). Le motif n’apparaît
donc pas soudain, par génération spontanée ; il est la conclusion de tout un
travail antérieur, le retentissement conscient de mille tendances et activités
sourdes. Un motif n’est pas un motif sans un mobile. Mais, inversement, un
mobile n’est pas un mobile sans un motif. « Pour devenir un principe efficace
d’action, les énergies diffuses ont besoin d’être recueillies en une synthèse
mentale et représentées sous la forme unique d’une fin à réaliser » (p. 106) :
cette unité systématique de la représentation leur donne une fermeté, une
précision, une puissance toutes nouvelles. Et, à son tour, ce motif devient
mobile et principe d’action. « Dominant toutes les énergies antérieures, [il] les
exploite pour des fins ultérieures qui dépassent toujours l’expérience et même
la prévision. Bien plus, le motif actuel de notre acte n’est jamais le même qu’à
l’origine du choix qui penchait vers [19] lui. Au moment décisif, c’est toujours
un imprévu qui nous emporte » (p. 108).
*
* *
1
Sur cette fondamentale antinomie, qui a été le tourment et l’aiguillon de
notre jeunesse, me permettra-t-on de renvoyer à mon timide Essai sur
l’individualisme ? (Bloud et Gay, éd.) Écrit sous une inspiration un peu
exclusive, il lui manque à la fois une intelligence profonde de la philosophie
de l’action et une connaissance précise de l’œuvre des juristes qui s’en sont
pris à leur tour, sur leur terrain propre, à l’idée d’autonomie de la volonté.
Mais, si j’y déplore l’étroitesse de certaines perspectives, je n’ai pas à en
renier le dessein foncier.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 23
*
* *
Mais si cela est vrai déjà de l’action qui s’exerce sur des forces brutes, par
exemple de la fabrication industrielle ou de la manipulation chimique, à plus
forte raison bien entendu de celle qui s’exerce sur d’autres individus humains,
de celle où je ne cherche pas seulement un complément de moi-même, mais un
complément semblable à moi-même, de celle où je cherche à susciter un autre
moi. De tout ce que sont et donnent les autres, il arrive un jour que nous ne
semblons plus faire aucun cas, si nous ne les avons pas eux-mêmes. Par delà
l’œuvre il nous faut la société. Union réelle et totale de sujets cependant
distincts et libres, c’est à cette fin que répond la [23] vie sociale. Famille et
patrie ont ainsi leur fondement dans l’intimité de la vie personnelle. Plus
clairvoyant que les moralistes, l’amour-propre « devine que l’affection vraie
qu’on sent pour un autre est plus rassasiante qu’un égoïsme trop pressé de jouir
de lui-même » (p. 255). Et il n’est pas jusqu’à l’organisation politique et à la
justice sociale, jusqu’au pouvoir et à la peine, qui, en assurant la vie commune,
ne manifestent en même temps un vouloir tout personnel : par elles, la force
collective est à la disposition de l’individu le plus infime ; par elles, « le plus
humble citoyen porte en lui toute la dignité, toute la puissance, tout l’égoïsme
multiple du corps social » (p. 273).
*
* *
*
* *
suffire sans lui, profiter de sa présence nécessaire sans la rendre volontaire, lui
emprunter la force de se passer de lui, et vouloir infiniment sans vouloir
l’infini ? » (p. 354-355). « S’aimer jusqu’au mépris de Dieu, aimer Dieu
jusqu’au mépris de soi... Être dieu sans Dieu et contre Dieu, être dieu par Dieu
et avec Dieu » (p. 355-356) : voilà le dilemme.
Effrayé de l’honneur d’une vocation trop haute pour n’être pas onéreuse,
l’homme voudrait pouvoir restreindre la portée de son action. Impossible !
Quoi qu’on fasse, cette action porte au delà du fini et au delà du temps.
Lorsque, pour éviter un sacrifice ou me procurer un plaisir, je préfère un bien
moindre à un meilleur, j’ai à répondre en lui de tout ce que j’ai refusé de
connaître, négligé d’expérimenter. Dans ce bien, j’ai repoussé le bien. Lorsque
je me donne à un plaisir misérablement court, je garde dans ce don une
aspiration éternelle, car, de cette volupté passagère, je souhaite jouir sans fin.
Ainsi « l’acte délibéré et voulu naturalise l’absolu dans le relatif même ». C’est
pour cela qu’il en fait une réalité indestructible. C’est pour cela que ses [26]
conséquences ne remplissent pas seulement la durée, mais vont par delà, sans
fin. C’est pour cela que la libre option engage à jamais. C’est pour cela qu’on
se perd. Même détrompée, même éclairée sur son obscur état, la volonté ne
pourra plus changer. « Grandeur redoutable de l’homme ! Il veut que Dieu ne
soit plus pour lui ; et Dieu n’est plus pour lui. Mais, gardant toujours en son
fond la volonté créatrice, il y adhère si fermement qu’elle devient toute sienne,
Son être reste sans l’Être. Et quand Dieu ratifie cette volonté solitaire, c’est le
dam » (p. 371). « Qui a voulu le néant l’aura, et le saura » (p. 372).
une absolue autorité, là où nous mettons dans notre acte une initiative autre que
la nôtre. Unus est bonus Deus. Le devoir n’est le devoir que dans la mesure où,
d’intention, l’on y obéit à un commandement divin » (p. 377). Au reste,
l’amour généreux ne se borne pas à accepter la douleur comme un moyen de
formation, un instrument de perfectionnement et de progrès. Il l’aime pour
elle-même, comme l’empreinte en nous d’un autre que nous. On n’acquiert pas
l’infini comme une chose ; on lui donne accès en soi par la mortification. « Si
nul n’aime Dieu sans souffrir, nul ne voit Dieu sans mourir. Rien ne touche à
lui qui ne soit ressuscité » (p. 384).
Mais ce serait une suprême erreur, aussi périlleuse que n’importe laquelle,
de considérer que l’action humaine, par cette bonne volonté, par ce
détachement, devient de soi valable et salutaire, comme si Dieu n’était que
matière inerte, docile à notre gré. Mais non, souverain maître toujours de son
don et de son action, c’est gratuitement, librement, surnaturellement, qu’il
apporte à la vie humaine cet achèvement à la fois nécessaire ; et impossible à
l’homme. Surnaturel... révélation... voilà les grands mots lâchés. Certes M.
Blondel n’ignore [27] point quelles susceptibilités, quelles protestations ils
sont de nature à soulever. Le seul nom du surnaturel n’est-il pas le scandale de
la raison ? L’idée de révélation n’est-elle pas incompatible avec toute
spéculation philosophique ? Mais, loin de l’arrêter, cette opposition, dont il a le
sentiment particulièrement aigu, fait rebondir une dernière fois le mouvement
de sa dialectique, fondée, non sur une analyse de concepts, mais sur le
mouvement réel de la pensée, du vouloir et de l’agir.
Sans doute, « s’il fallait considérer que la révélation elle-même vient tout
entière du dehors comme d’une donnée purement empirique, la seule notion
d’un dogme ou d’un précepte révélé serait totalement inintelligible », car « la
souveraine originalité de la vie intérieure n’admet que ce qu’elle a digéré en
quelque façon et vivifié » (p. 395). Mais, si éclatants qu’on les suppose, les
signes extérieur de la révélation restent pour nous à double entente, subjuguant
et enrichissant les uns, endurcissant et aveuglant les autres, suivant la
disposition des volontés : les miracles, par exemple, même les plus
objectivement constatables et les mieux adaptés à l’intelligence de tous les
esprits, supposent et des grâces internes, et des dispositions personnelles
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 30
1
Comme celui que le P. de Ravignan demandait aux anxieux sur le seuil :
« Vous n’avez plus qu’à vous agenouiller et à vous confesser ».
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 31
*
* *
Dans quel but ? pour quelles raisons ? Nous aurons à nous en expliquer
ailleurs. Et nous ne pouvons interrompre ici un résumé tout objectif par une
discussion qui soulèverait finalement les plus sérieuses difficultés [29]
auxquelles puisse se heurter le lecteur ou disciple de M. Blondel.
2° Les choses ne sont pour nous que dans la mesure où nous voulons
qu’elles soient. Lorsque, égoïstement, nous refusons de reconnaître et de
ratifier les apparentes nécessités qui pèsent sur nous et nous subordonnent à
[30] d’autres êtres, nous n’en supprimons pas bien entendu l’existence, ou
même la représentation, comme si la vérité dépendait de nous, alors qu’il s’agit
au contraire de dépendre d’elle. Mais nous nous en rendons impossible la
possession effective, la pénétration intime. Ainsi « connaître Dieu réellement,
c’est porter en soi son esprit, sa volonté, son amour... La pureté du
détachement intérieur est l’organe de la vision parfaite » (p. 442-443). Et de
même « l’intelligence profonde des sentiments d’autrui a toujours pour cause
et pour effet un lien d’affection... Dans la mesure où les choses sont, elles
agissent, elles nous font pâtir. Agréer cette passion, la recevoir activement,
c’est être en nous ce qu’elles sont en elles ; s’exclure de soi par l’abnégation,
1
Il semble que M. Blondel, encore incomplètement maître de sa terminologie
et de ses solutions, s’y débatte entre ces deux désirs : limiter la valeur
réaliste de la pensée représentative et donner au contraire à la pensée
concrète une portée ontologique aussi grande que possible. Pour tirer tout
cela au clair, il fallait en venir à une idée précise de cette « connaissance
réelle » qui, selon M. Blondel : 1° constitue, en fait de connaissance, la
vraie valeur-or, la « connaissance notionnelle » n’étant encore qu’une
monnaie fiduciaire ; 2° toutefois, ne nous livre pas encore la réalité entière
(voir notamment le Problème de la Mystique, in fine) ; 3° loin d’exclure le
concourt de la pensée notionnelle, l’appelle au contraire, de sorte que seule
l’intime union de ces pensées pourtant hétérogène constitue la véritable
pensée concrète.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 33
*
* *
[34] [35] Telle est l’Action. Ainsi va son flot généreux, roulant les
trésors confondus, mais toujours ordonnés, de l’expérience morale, de
l’intuition mystique et de la réflexion critique, réconciliant la traditionnelle
sagesse et la plus neuve spéculation. Telle est œuvre, comparable aux
Confessions de Saint Augustin et aux Pensées de Pascal ; comme elles régal
aux connaisseurs par la finesse et la précision de ses analyses, réconfort aux
âmes de bonne volonté par la chaleur et la fécondité de ses leçons.
*
* *
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 37
Mais c’est le moment aussi où, de l’excès même du mal désormais senti,
la volonté et par suite la possibilité de la guérison commencent à surgir 1 . Le
règne [37] de Taine touche à sa fin, celui du moins de son scientisme étroit, et
contre Renan se prépare cette réaction décidée, volontiers méprisante, qui sera
une des caractéristiques de l’âge suivant. Et des maîtres très différents prennent
possession de l’autorité et de l’influence. Maine de Biran sort de l’oubli, avec
son primat du « je veux », son admirable psychologie de l’effort, son sentiment
pénétrant de la vie religieuse et mystique. Ravaisson oriente les intelligences
vers un « réalisme spiritualiste » où l’esprit est appelé à prendre conscience en
lui-même d’une existence dont toute autre dépend et qui n’est autre que son
action. A Renouvier, si incomplet, si dur, si païen à certains égards, on sait gré
de ses luttes heureuses contre les grandes cosmogonies naturalistes où
s’enfouissaient l’âme et la liberté. Secrétan réhabilite la croyance, pose « la
suprématie de l’idée morale », et nous demande de ne plus séparer « le
problème de la vérité du problème de la conduite ». Lachelier, après avoir
subordonné le mécanisme à la finalité, nous prépare à « subordonner cette
finalité elle-même à un principe supérieur et à franchir par un acte de foi
morale les bornes de la pensée en même temps que celles de la nature ».
Boutroux nous affranchit définitivement du scientisme et fait rentrer dans le
1
Sur l’histoire, pas encore écrite, mais maintes fois esquissée, de cette
« renaissance idéaliste », voir notamment : G. Fonsegrive : De Taine à
Péguy (Bloud et Gay, éd.), J. Nanteuil : De la foi désirée à la foi retrouvée
(Cahiers de la Nouvelle Journée. II. Le Témoignage d’une génération) et P.
Archambault : L’état des esprits et des problèmes à la fin du XIXe siècle
(Nouvelle Journée d’avril et de mai 1920).
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 39
Mis immédiatement en possession d’un dessein plus large, d’une foi plus
pleine, d’une philosophie plus précise que les leurs, M. Blondel ne doit, à
aucun degré, être confondu avec ces « hommes de désir » dont beaucoup en
restèrent là. Et il doit être bien entendu que, pour en avoir été les antécédents,
au sens empiriste et étroit du mot, pour en avoir facilité l’intelligence et
l’assimilation, les doctrines et les faits que nous venons de rappeler ne peuvent
1
Essais de psychologie contemporaine. 2 vol. Paris, 1883.
2
Paul Desjardins. Le devoir présent. Paris, 1883.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 40
Mais ce serait une erreur aussi, et totale, de voir dans l’Action le produit
de je ne sais quelle génération spontanée ou résurrection inattendue, que rien
ne relierait à la réalité contemporaine. Lorsqu’il dénonce le mensonge du
dilettantisme en des pages truffées de citations de Barrés et de Renan ; lorsqu’il
montre, au même moment que beaucoup d’autres, le relativisme foncier de la
pure connaissance rationnelle et, notamment, de la connaissance scientifique ;
lorsqu’au contraire il souligne de tant de manières le réalisme, l’objectivisme
de l’action ; lorsqu’il plaide pour la réconciliation, la synthèse de la pensée et
de la vie ; lorsqu’il clame le « prix » de la vie et le « sens » profond dont la
charge la destinée d’un être inévitablement religieux, — et en bien d’autres
1
Nous aurons à revenir sur les rapports du Bergsonisme et de la philosophie
de l’action. Notons dès maintenant ces déclarations : « Après 1893, j’ai eu
un vif plaisir à goûter la merveilleuse imagerie du philosophe-poète de
l’élan vital : il me faisait songer à la floraison printanière de la pensée
ionienne, à une seconde novitas florida mundi, à un nouveau réveil d’une
sève soulevant le poids des vingt-cinq siècles de science dont les sédiments
risquaient d’étouffer l’esprit. Toutefois, si la part critique est souvent belle
et féconde (quoique sans doute autrement que je ne le souhaiterais), toute la
part positive se déroule en un plan qui me semble finalement intenable... Si
le Bergsonisme est un futurisme, je professe un éternisme ; mais si la durée
ne contient pas l’éternité, l’éternité assume en elle, explique seule, unifie
toute la réalité concrète et singulière de ce qui semble passer. Fugit tempus ;
manent opera » (Nouv.litt. du 12 novembre 1927).
2
Lettre inédite du 16 août 1917. Cf. Nouvelle Journée du 1er avril 1920, p.
334, note.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 41
circonstances encore M. Bondel fait écho à mille voix, qu’il serait facile de
nommer et de dater.
...Il est vrai que par ailleurs il ajoute infiniment à leur incertain message,
et c’est ce qu’il faut considérer maintenant 1 . [40]
1
Les répugnances manifestes et manifestées de M. Blondel (Voir la préface
au livre de Mlle Olga ARCUNO, La Filosofia delle’Azione e il Fragmatismo,
Vellechi ed, Florence 1924 : il nous a bien fallu nous y reconnaître) pour le
procédé d’exposition ascendante, analytico-synthétique, auquel nous avons
cru pouvoir recourir dans ce chapitre ne nous ont pas décidé à y renoncer :
on a bien voulu nous confirmer qu’il avait sa valeur initiatrice et
pédagogique pour les esprits qui, avant de parvenir au centre où la
philosophie de l’action nous demande de nous placer, ont à fournir un
certain nombre d’étapes intermédiaires.
Mais elles nous font une obligation stricte de bien préciser ce qui suit :
1° Prétendre construire une philosophie, fût-ce de l’action, à partir
d’éléments rationnels, dialectiquement triés et combinés, ce serait en toute
hypothèse maintenir la pensée dans le domaine du discursif. Or, aux yeux
de M. Blondel, il s’agit au contraire de raviver le sens d’une réalité
spirituelle contenant et dépassant toutes les formes idéologiques auxquelles
les philosophes (et ceux-là même dont nous avons rappelé l’œuvre) se
bornent le plus souvent.
2° En fait, l’effort de M. Blondel n’a pas consisté à recueillir, de droite et de
gauche, pour les purifier, les compléter et les organiser, les vérités partielles
et les données diversement consistantes que pouvait lui offrir la spéculation
de son temps. Semblable au cardinal Deschamps dans la « démonstration
catholique de la vérité chrétienne » (et il paraît se plaire à ce
rapprochement), il envisage le totum, l’integrum, avec les procédés de
l’initiatrice et plénière sagesse. Le plein apparent des doctrines, même les
moins fermées, aux vérités qu’il a à cœur d’établir lui est moins sensible et
instructif que le vide qui subsiste en elles : « car, pour définir et prouver la
solution seule satisfaisante, toutes sont déficientes dans la mesure même où
elles ne cherchent pas les conditions d’une solution vraiment salutaire ».
3° M. Blondel ne s’est pas servi, n’est pas parti d’une philosophie
antérieurement définie pour parvenir à la foi religieuse. Le christianisme a
constitué au contraire, non le postulat (puisqu’on un sens toute sa
dialectique, ainsi que l’annonçaient les premières pages de l’Action,
consiste à se débattre contre cette hypothèse onéreuse), mais l’idée
directrice et organisatrice de son effort philosophique. « Si le christianisme
était ce qu’il prétend être, et si l’on se rendait compte à fond de la
conception qu’il nous donne de l’homme... quelle devrait être l’attitude
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 42
S’agit-il du surnaturel par exemple ? Les uns lui opposent le même brutal
non possumus que le naturalisme et pour les mêmes raisons : impossibilité de
concevoir, de vérifier en tout cas une réalité affranchie des conditions de
l’existence sensible ; droit de la personne à ne chercher qu’en soi sa propre loi.
D’autres s’appliquent, à la suite de Kant, à enfermer « dans les limites de la
raison » une religion dépouillée d’avance de toute vertu propre. Quelques-uns,
en faisant personnellement place à la foi religieuse dans leur vie intime,
l’excluent, par crainte de profanation ou scrupule de libéralisme, de leur
enseignement. La plupart la dédaignent comme une hypothèse invérifiable, un
équivalent empirique de la sagesse plus haute et de la science plus sûre qu’ils
demandent à la philosophie. Réserve faite du seul cas de Maine de Biran — qui
ne devait exercer d’influence à cet égard que bien plus tard, [42] la philosophie
française n’envisage l’hypothèse du surnaturel que pour l’éliminer ou
l’esquiver.
tour par les phobies qu’ils avaient mission et moyen de guérir, aucun souci ne
leur paraît plus pressant que d’empêcher des contacts redoutés. Cette société
où continue secrètement de s’alimenter la vie même de ceux qui s’en excluent ;
cette doctrine seule capable d’accorder et d’achever les vérités partielles dont
on souffre de ne pouvoir se contenter ; ce fait psychologique irréductible qui,
dans la vie la plus étroite et l’intelligence la moins attentive, manifeste une
inévitable transcendance, croyants et incroyants s’accordent ainsi à en
détourner l’intrépidité de la raison critique, créant, entretenant le double danger
d’une spéculation dépourvue de signification concrète et d’une pratique privée
de lumière, — d’une pensée sans vie et d’une vie sans pensée.
Qui donc saura dominer et résoudre cette situation ? Qui donc, assez
courageux pour montrer dans le catholicisme la seule vérité totale et suffisante,
sera en même temps assez heureux pour la faire comprendre et accepter
comme la confirmation et non l’abolition des ordres inférieurs et des tendances
subordonnées ? Ainsi pensaient alors beaucoup d’hommes de clairvoyance et
de foi. Ainsi pensait, dès l’École Normale supérieure, où nous le trouvons
élève de 1881 à 1884, dès le lycée de Dijon peut-être, où il fit ses études de
1870 à 1879, le jeune Maurice Blondel, et nous tenons là certainement une des
origines les plus profondes de sa pensée.
1
Rev. prat. d’ap., 15 janvier 1913.
2
De même dans les Nouv. litt., du 12 novembre 1927, après avoir décrit le
milieu intellectuel d’alors — « un milieu où des extrêmes opposés se
provoquaient et ne se compensaient pas ; un milieu où l’on oscillait du
dilettantisme au scientisme ; où le néo-christianisme à la Russe se heurtait à
la dure virtuosité de l’idéalisme radical à l’Allemande ; où, dans l’art et la
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 46
Mais tandis qu’en d’autre domaines la paix n’avait pu se faire qu’au prix
de concordats péniblement débattus, d’accommodements opportunistes ou de
tolérances réciproques — plus clairvoyant et plus heureux que les politiques,
M. Blondel sut obtenir davantage en demandant beaucoup plus. C’est à la
condition de ne rien renier de ses rigoureuses et précises exigences que le
christianisme reste à ses yeux pleinement salutaire et libérateur. C’est par la
logique de ses initiatives les plus hardies que la philosophie moderne se trouve
contrainte à l’aveu de « l’unique nécessaire ». Des chrétiens moins
profondément chrétiens, des philosophes moins jalousement philosophes n’en
seraient pas pour cela plus aptes à se comprendre. Tout au contraire. Pour les
uns comme pour les autres, il s’agit surtout de ne pas se renier eux-mêmes.
Nous sommes là bien loin de tout « minimisme ».
*
* *
Sur la route ainsi définie, trois jalons avaient été posés déjà, trois hommes
s’étaient engagés, que nous n’avons pas cités jusqu’ici parce que le caractère
authentiquement, spécifiquement catholique de leur œuvre demande une place
à part, mais qui ont puissamment aidé la philosophie de l’action à se faire
comprendre et à se concevoir elle-même : Newman, Gratry, Ollé-Laprune.
1
Autour de Newman. An. phil. chrét., janvier 1908, p. 365.
2
Apologie pour les newmanistes français. Rev. prat. d’ap., mars 1907. Cité
d’après An. phil. chrét. d’avril 1907, p. 106.
3
Notamment par l’Avant-propos de la première édition de la Certitude
morale et par la longue note des pages 243 et suivantes.
4
Certitude morale, Avant-propos de la première édition.
5
Sous trois formes successives et de plus en plus larges : En 1899, une étude
sur « l’homme, le philosophe et le chrétien » lue (en partie) dans la salle des
Actes de l’École Normale Supérieure, à l’occasion de l’assemblée générale
annuelle de l’association amicale de secours des anciens élèves, et
reproduite ensuite dans l’Annuaire de l’Association. — En 1922, une série
d’articles de la Nouvelle Journée (mars-août 1922) qui montre en outre la
fructification héroïque de la philosophie d’Ollé-Laprune « à travers les
tragiques leçons de la vie et du sacrifice » (dans la personne de son gendre
C. Charles-Combes, mort prématurément en 1904, et de son propre fils
Joseph Ollé-Laprune, tombé au champ d’honneur le 16 février 1915), et, en
une très importante conclusion, son actualité et sa fécondité permanentes au
triple point de vue de « la vie de la personne humaine, en son intime rapport
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 48
*
* *
*
* *
Ainsi définies, autant que nous l’avons pu, les [49] aspirations, les
intuitions, les questions d’où est née la philosophie de l’action, reste à
déterminer comment en est sorti le système très techniquement défini que
présente la thèse de M. Blondel, quels enseignements, quelles lectures, quelles
influences ont dirigé l’évolution de cet embryon métaphysique.
M. Blondel, qui avait peu lu, au total, à l’heure où nous sommes, ne cite
dans son ouvrage, du moins avec référence précise au texte, que quatre
auteurs : saint Bernard, Pascal, Leibniz et Maine de Biran. Il est permis de
juger ces citations d’autant plus significatives. Avec son maître Ollé, ce sont
bien là les « moniteurs » qui ont le plus stimulé et nourri le pensée de M.
Blondel.
1
Sans doute en sera-t-on surpris. Le P. Laberthonnière, notamment, a si
intimement lié le prétendu modernisme de la « méthode d’immanence » à la
plus authentique tradition augustinienne ; la forme et le fond de l’Action
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 52
1
Il y aurait indiscrétion à prétendre explorer ce domaine. Il n’y en aura pas,
je pense, à reproduire ces indications de M. Blondel, dont nous nous
sommes constamment inspiré : « Sans doute, les noms que vous me citez
sont ceux de philosophes et de penseurs qui m’ont, plus que personne,
stimulé et nourri. Mais je ne me suis jamais posé mon problème en fonction
d’une théorie, d’une philosophie quelconque : ce n’est point par un lien
dialectique que je me rattache aux influences subies, aux maîtres que j’ai
aimés et suivis. Ce que j’ai pris d’eux s’est d’abord converti en chair et en
os ; et c’est ensuite que, très spontanément, j’ai examiné les questions
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 54
concrètes, les choses de vie et d’âme, les affaires spirituelles que j’ai à cœur
d’élucider, du point de vue où l’Évangile nous met en demeure de nous
placer pour voir et résoudre le problème de notre destinée. C’est à Saint
Paul que j’emprunterais volontiers les thèmes fondamentaux dont je me suis
inspiré : Ipsi sibi lex... Ita ut sint inexcusabiles... Deo ignoto... Velle adjacet
mihi ; perficere autem in me non invenio...Stipendia peccati mors. Ou
songez encore à l’admirable psaume 118 : lex lux. Bref, si le catholicisme
est vrai, quelle attitude philosophique est normalement requise de l’homme
qui veut mettre sa raison et sa vie en équilibre avec sa foi, et justifier Dieu,
non plus comme Leibniz parlant in genere du problème du mal, mais
comme un homme moderne révolté par les apparences d’intrusion, de
dureté, de caprice dont les exigences surnaturelles et la menace du dam
grèvent notre esprit et notre cœur ? A cette intention se rattachent ou plutôt
autour d’elle s’ordonnent les thèmes symphoniques : l’idée de la réalité du
vinculum substantiale, c’est-à-dire du composé humain, du composé social ;
— le sens de la communion des saints in Christo et de ce que, pour abréger,
j’appellerai mon panchristisme ; — l’idée de la supériorité de l’acte effectif
sur le concept, le projet, l’intention formelle ; — l’idée de la pratique
littérale et sacramentelle, etc. » (Lettre inédite du 15 février 1917).
On rapprochera ces déclarations à Frédéric Lefèvre (Nouv. litt. du 12
novembre 1927) : « Même à leur égard (mes maîtres), il me semble que,
sans duplicité aucune, j’ai toujours mené une sorte de double vie, une vie de
docilité aimante, une vie d’indépendance inaliénable... [Plus ils] semblaient
proches de mes convictions propres, plus je sentais qu’ils n’étaient point
placés au point de vue que je cherchais pour ma part et plus,
m’affranchissant des suggestions rationnelles et des présupposés tacites,
j’éprouvais le besoin de reprendre les choses en sous-œuvre, de me mettre
directement et librement on face des conflits actuels, de satisfaire en même
temps aux exigences totales de la critique et aux appels de la destinée
humaine ».
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 55
Bon Pasteur venu pour sauver la brebis perdue, le Père qui accueille l’enfant
prodigue, la fontaine qui inonde d’eau vive.
1
Saint Augustin, Lettre CXLIV à ses frères de Cirta. Trad. Poujoulat. T. III,
p. 111-112.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 56
1
« Lien substantiel qui constitue l’unité concrète de chaque être en assurant
sa communion avec tous... Confluent en nous de la pensée et de la vie, de
l’originalité individuelle et de l’ordre social et même total, de la science et
de la foi... Lieu géométrique où se rencontrent le naturel, l’humain, le
divin », précise l’entretien avec Frédéric Lefèvre (Nouv. litt. du 12
novembre 1927). — L’affirmation ci-dessus ne doit d’ailleurs pas faire
oublier cette autre, sur laquelle revient à chaque occasion M. Blondel (cf.
supra, p. 5 et 6) : « L’entreprise ainsi conçue ne peut réussir, qu’en
aboutissant à une doctrine intégrale de la Pensée, de l’Etre et de l’Action ».
2
Sur le sens précis à donner à ce mot, cf. 67 et 92.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 57
1
C’est dire qu’il y aurait méprise complète à interpréter en un sens
subjectiviste et idéaliste cette définition de la vérité : adequatio mentis et
vitae, que M. Blondel a proposé à diverses reprises (Cf. infra, p. 135) et
substituer à la définition classique : adequatio rei et intellectus. Cette
substitution paraît répondre chez M. Blondel aux préoccupations suivantes :
1° Momifier et opposer la res et l’intellectus, réduire leur relation à un jeu
de représentation entre un objet supposé à la fois extérieur et identique à
notre perception ou idée et un miroir supposé plan et passif, c’est s’en
référer à une image spatiale et matérialisante là où il est question de l’esprit
et de la pensée.
2° Si, renonçant à ces abstractions hypostasiées, on se met en face de la
réalité concrète, on s’aperçoit qu’il ne s’agit jamais, qu’il ne peut jamais
s’agir que de faire assimiler progressivement par la pensée des données,
internes et externes, qui lui sont à elle-même un aliment indispensable en
même temps qu’elles expriment, de façon toujours singulière et originale,
l’ordre de l’univers.
3° Avec la formule classique, on reste toujours exposé à l’illusion d’une
vérité obtenue en détail et au rabais, d’une façon à la fois fragmentaire et
adéquate. La formule blondélienne est liée à la double idée d’une réalité
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 58
Deux voies s’ouvraient dès lors devant l’auteur de l’Action : celle des
débats purement philosophiques, entre techniciens, avec leur sérénité
laborieuse et leur portée limitée ; celle des discussions morales et religieuses,
devant le grand public, avec la possibilité d’une influence plus étendue, mais
aussi le danger des entraînements polémiques, des utilisations indiscrètes, des
insinuations tendancieuses, des complications politiques et sociales.
*
* *
Fondées sur des contresens ou portant sur des détails, les observations de
P. Janet 1 et de Marion ne comptent [60] guère et à peine celles de Brochard,
bien qu’elles témoignent déjà d’un esprit plus délié et d’une lecture plus
attentive. Les interventions les plus significatives furent celles de Séailles et de
Boutroux.
Ainsi, même pour ces purs philosophes, la question est posée, et c’est elle
qu’ils retiennent : Oui ou non est-il possible à la pensée et la volonté humaines
de s’en tenir à l’ordre naturel ? Oui ou non, y a-t-il une philosophie, une
morale séparées ? D’ailleurs, remarque avec raison M. l’abbé Wehrlé, pas un
instant ces juges incontestablement compétents ne se sont mépris sur le sens de
l’œuvre. « Ils y ont vu ou même dénoncé une réfutation méthodique de toutes
les formes du rationalisme et du subjectivisme, une affirmation éclatante de
tout l’ordre de la connaissance, une justification philosophique de la notion de
dogme révélé, de pratique littérale et de tradition religieuse. »
*
* *
En un sens, et sur ce dernier point surtout, il n’y avait [61] rien en tout
cela que de parfaitement conforme aux intentions de M. Blondel. Philosophe
néanmoins — et tel son maître Ollé-Laprune refusant d’être nommé dans la
section de morale, membre de l’Académie des sciences morales et politiques
— encore maintient-il la prétention, vigoureusement motivée, d’avoir fait
œuvre de philosophie.
1
Nov. 1893, sup.
2
Rev. met. mor., janv. 1884, sup.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 62
*
* *
1
Sur ce mot, cf. infra, p. 73 et seq.
2
Cf. infra, p. 72.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 63
Quelques semaines plus tard, étudiant de son côté les Nouvelles tendances
de l’apologétique philosophique 2 , l’abbé Denis, directeur des Annales de
philosophie chrétienne, croyait pouvoir constater que « l’apologétique
scientifique s’en va », que « l’apologétique métaphysique ne reviendra pas »,
que seule reste « l’apologétique morale, psychologique et sociale, celle qui
prend l’âme par ses besoins intimes et par ses aspirations supérieures », et il
félicitait l’auteur de l’Action d’avoir osé ramener la discussion sur ce « terrain
psychologique ».
1
Conférence publiée d’abord par le Monde (20 et 27 mai, 3 juin 1895) et
reproduite dans le Catholicisme et la vie de l’esprit (Lecoffre, éd.). Nous
citons d’après cet ouvrage. Nul n’ignore plus que Yves Le Querdec est un
pseudonyme de Fonsegrive, esprit d’élite qui racheta avec usure quelques
légers contresens de cet ordre par un nombre incalculable de bonnes œuvres
et de hautes pensées. Lire sur Fonsegrive le cahier 11 de la Nouvelle
Journée.
2
Ann. phil. chrét., sept. 1895.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 64
*
* *
1
Id., nov. 1895.
2
La Lettre sur l’Apologétique n’a jamais été rééditée ni mise dans le
commerce. Sans doute pour la même raison que l’Action : M. Blondel la
juge aujourd’hui dépassée et sur divers points, inadéquate à sa pensée
présente.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 65
comme celle que son maître Ollé-Laprune a voulu fonder sur « la convenance
intellectuelle et morale du catholicisme ». Il signale l’embarras où elle nous
met en face de la notion de surnaturel : « si on insiste sur la conformité du
dogme avec les besoins de la pensée, l’on risque de n’y plus voir qu’une
doctrine excellemment humaine ; si l’on pose d’emblée qu’il surpasse ou
déconcerte même la raison ou la nature, alors on quitte le terrain de
l’argumentation choisie et le champ de l’investigation rationnelle. En sorte que
cette apologétique philosophique ou cesse d’être une apologétique ou cesse
d’être une philosophie. » Il écarte pour des raisons analogues la méthode
proposée par Yves le Querdec, consistant à établir que la vie ne peut être vécue
sans une doctrine de vie que le christianisme, et [65] spécialement le
catholicisme, est seul capable de fournir. Tantôt, en effet, on y parle de
l’identité du christianisme et de la vie comme si la révélation ne faisait que
confirmer et recouvrir la nature sans rien lui apporter de nouveau ; tantôt il
paraît s’agir simplement pour elle du parallélisme de deux ordres sans rapport
intrinsèque, et dont la convergence finale demeure dès lors inexplicable. A
l’apologétique thomiste, qui insiste sur la gratuité et l’hétéronomie du
surnaturel, il reproche, par contre, de méconnaître ce que son accès exige, dans
le sujet, de dispositions intimes et de bonne volonté profonde. La synthèse
proposée par le thomisme de l’objet de la connaissance ou de la foi a par soi
une grande force de conviction. Une fois qu’on y est entré, on ne peut que s’y
trouver en assurance. « Mais il faut y entrer. » Or, à beaucoup de nos
contemporains, le thomisme apparaît « comme une description exacte, mais, si
je puis dire, statique ; comme une superposition d’éléments, mais sans que le
mouvement qui nous élève de l’un à l’autre soit intimement provoqué ; comme
un inventaire, mais non comme une invention, capable de justifier, par le
dynamisme qui les suscite, les ascensions de la pensée... On ne peut pas, on ne
doit pas tendre à se contenter de cette exposition triomphante » (p. 22 du tiré à
part).
Cela fait, il aborde enfin le problème qui marque le point crucial du débat
entre la philosophie et la religion, et qu’on ne peut escamoter sans condamner
toute apologétique à l’équivoque et à l’impuissance — le problème que voici :
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 66
*
* *
La pensée moderne s’est attachée à cette idée que « rien ne peut entrer en
l’homme qui ne sorte de lui et ne corresponde en quelque façon à un besoin
d’expansion, et que... il n’y a pour lui vérité qui compte et précepte admissible
sans être de quelque manière autonome et autochtone. » (p. 28). Elle fait ainsi,
comme l’indiquait avec raison le compte rendu précité de la Revue de
métaphysique, de la notion d’immanence la condition de toute philosophie, et,
sous les réserves qu’il indiquera, M. Blondel considère qu’elle le fait
légitimement.
1
Sans intention ni même impression explicites de proposer une méthode
nouvelle, étrangère au processus traditionnel de l’apologétique ni surtout au
travail réel des consciences. L’expression même de méthode d’immanence
paraît avoir été un obiter dictum. Voir sur ce point, infra, p. 145, et
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 67
*
* *
Partie, elle aussi, au XVIe siècle, d’un dogmatisme naïf qui ne mettait en
question ni l’universelle compétence de la raison ni l’identité de la
connaissance et de la vie ; reprise périodiquement de son ambition dogmatique
(Spinoza après Descartes, Schelling après Kant, Taine après Comte), mais
obligée sans cesse d’en déplacer, en quelque sorte, le point d’application, il
était donné à la philosophie moderne de réaliser ce progrès essentiel : elle ne
croit pas que la pensée suffise à nous égaler à nous-mêmes et aux choses ; elle
n’admet pas que la connaissance, même intégrale, de la pensée et de la vie
puisse suppléer ou suffire à l’action de penser de vivre. Le seul reproche
qu’elle encourt en l’affaire, c’est de n’être pas allée encore jusqu’au bout de
cette aspiration fondamentale. Le grand service qu’elle attend, c’est qu’on
l’aide à voir toutes les conséquences de son principe, ce qui revient à dire
qu’elle ne s’équilibre et ne s’achève que dans une philosophie de l’action. [69]
*
* *
1
« Brochure très étudiée jusqu’en ses moindres détails, et dont quelques
expressions n’ont été fixées qu’après une correspondance avec d’éminents
théologiens romains », affirme Fonsegrive dans Le Catholicisme et la vie de
l’esprit (p. 31). Nous lisons dans le même ouvrage (p. 65) que « la lettre de
M. Blondel fut déférée à l’Index. Mais grâce à la haute intervention du
cardinal Perraud, un ordre personnel de Léon XIII enleva à la congrégation
l’examen de cette cause. »
2
Sur le cardinal Dechamps, dont l’œuvre à été signalée à M. Blondel par Mgr
Guillibert, évêque de Fréjus, voir infra, p.86 et seq.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 73
1
La situation de M. Blondel dans l’Université fut un moment fort délicate.
« Après la soutenance de mes thèses, a-t-il bien voulu nous raconter, j’étais
allé voir Liard pour solliciter un poste : il m’avait déclaré que sa
« responsabilité d’homme public » ne lui permettait pas de me confier une
chaire, attendu que ma façon d’entendre le problème philosophique et moral
était destructive de la méthode et de la conception dont il avait à assurer le
respect. Et c’était dit d’un ton qui ne me permettait pas de solliciter
l’explication d’une formule, dont le sens me restait obscur, mais j’ai su plus
tard qu’il me reprochait de nier la valeur de l’ordre naturel, et de prétendre
instaurer un pur surnaturalisme sur la ruine totale de la science et de la
morale. Cet ostracisme devait durer près de deux ans : et devant mes
instances pour sortir d’un congé involontaire, on m’offrait... d’enseigner
l’histoire au collège d’Avallon. En ces conditions, la note de la Revue de
Métaphysique (le premier jugement publié par une revue sur ma thèse) ne
pouvait que m’émouvoir et me porter à marquer de toute ma force, en allant
à l’extrême de ce que Delbos consulté appelait « le rationalisme de mes
moyens », ma position proprement philosophique et laïque, sans
empiétement aucun sur le domaine réservé de la théologie, de la mystique,
de la pratique même. D’où l’effort, assez unilatéral, je le concède, qui,
comme un plaidoyer passionné, insiste exclusivement sur un aspect de ma
pensée, et cela dans le double dessein de manifester le caractère purement
rationnel de mon entreprise, en revendiquant à mon tour les droits de cette
raison contre ses prétendus défenseurs qui lui enlevaient une partie de son
domaine, et de me rouvrir la carrière universitaire qu’un contresens semblait
me fermer brutalement » (Lettre inédite du 24 avril 1918).
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 74
1
C’est sous cet aspect surtout que M. Blondel a défendu longtemps sa
réponse à la Revue de métaphysique, et qu’elle lui a paru exprimer une
vérité permanente. « Dès 1894, j’étais extrêmement préoccupé de ne pas
laisser « l’idée de l’action » se substituer à « l’action effective », de ne pas
laisser une « philosophie de l’action » reprendre les errements et les
prétentions d’une « philosophie de l’idée », de ne pas laisser la solution
spéculative usurper la place de la pratique ; je tenais donc à marquer, contre
le rationalisme, la part réservée et éminente de ce que la vie réellement
vécue apporte d’enseignements et de conclusions que rien ne supplée, si
tout doit contribuer à les préparer et à les éclairer. Et ce qui est vrai dans
l’ordre naturel et intellectuel est aussi ou plus vrai encore dans l’ordre
surnaturel de la foi positive. La métaphysique n’est qu’un schéma, un
mimétisme du réel ; de même, et a fortiori, une étude, même aussi poussée
que possible, de la vie religieuse, est comme une coque, véhicule protecteur
et moule peut-être exactement plastique, dans l’hypothèse la plus favorable,
mais enfin sans ce contenu réel, sans cette divine présence qui échappe à
toutes nos catégories, à toute cette science notionnelle, à toutes nos
représentations anthropomorphiques... Voilà en quel sens et pour quelles
raisons, à la fois philosophiques et théologiques même, j’ai pu poser la
distinction et la solidarité de la foi subjective (en tant que phénomènes de
conscience systématisés) et de la foi réelle et effective (en tant que portant
en elle le mystérieux hymen de la vie humaine et du don divin)... Depuis
lors, en réfléchissant au rapport de la pensée discursive et de la
« contemplation », en étudiant les formes les plus concrètes et les plus
hautes — non de la raison — mais de l’intellectus, en prenant contact avec
les expériences mystiques, je me suis rendu compte davantage de ce que le
P. Rousselot appelle le mimétisme de toute la connaissance. Mais, plus que
lui, j’insisterais sur le caractère utile, solide, salutaire de ces notions
inadéquates et toujours artificielles, et je ne crois pas mériter du tout le grief
d’agnosticisme ; toutefois j’estime que tout ce que nous pouvons obtenir,
par la réflexion analytique et par les synthèses expressives du langage, de la
science, de la spéculation rationnelle, reste, selon le mot de Newman,
umbrae et imagines ; ...je crois que si l’usage de l’investigation logique et
métaphysique est légitime pour nous mettre sur le chemin du réel, toutefois,
pour goûter, pour posséder, pour voir ce réel, il faut recourir encore à
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 75
le fait déjà (sans peut-être le dire encore assez), que la vérité surnaturelle ne
saurait ni se formuler ni se vivre indépendamment de l’apport historique de la
révélation et de la tradition, on peut se le demander : Est-il vrai que l’étude de
l’action religieuse ne reste « toute scientifique », qu’en demeurant « pur
phénomène » ? [74] Est-il concevable qu’on explore le domaine total de la
« foi subjective » sans empiéter sur celui de la « foi objective ? » 1 . Est-ce
d’autres méthodes, parcourir d’autres voies qui, dans l’ordre naturel même,
sont analogues à ce que les mystiques décrivent des préparations
ascétiques » (Lettre inédite du 24 avril 1918).
1
En réponse à ces objections que nous lui avons récemment fait connaître,
M. Blondel, dix ans après la lettre où il défendait aux trois quarts ses textes
primitifs comme on vient de le voir, nous écrit en ces tenues qui montreront
le travail continu et |progressif de sa pensée et de ses formules : « Je vous
remercie de vos franches et pénétrantes critiques : pris en son sens obvie,
mon texte les mérite. Je vous sais gré de me faire voir, en une optique
objective, ce que, à distance, je persistais trop à interpréter à travers mes
intentions meilleures que mes expressions. Dans ce passé déjà lointain,
divers points, mais celui-ci plus que tout autre, appelleraient des
« rétractations » ou des redressements. D’ailleurs la distinction que vous
incriminez ne m’avait jamais pleinement satisfait, elle me laissait un
malaise et j’avais l’impression de loucher en la faisant. D’une part en effet
elle avait une signification purement méthodologique, dans la mesure où je
regardais du côté des idéalistes, phénoménistes ou immanentistes qui me
disqualifiaient comme philosophe et avec qui cependant je voulais coûte
que coûte prendre contact pour amorcer le débat en allant aussi loin que
possible au devant d’eux ; mais alors je semblais glisser sur le terrain
doctrinal et ontologique par des concessions définitives et abusives que
vous avez bien raison de condamner, mais auxquelles réellement je ne
consentais pas. — D’autre part, cette même distinction visait déjà, sous une
forme très imparfaite ou même inexacte, à une thèse dont, je n’ai fixé la
signification et la portée que beaucoup plus tard, la thèse qui consiste à
discerner l’hétérogénéité et la solidarité de deux sortes de connaissance en
toute notre pensée. Au début, faute d’avoir analysé les aspects ou les
ingrédients de la pensée, que je n’envisageais guère que sous sa forme
notionnelle, je ne voyais en face d’elle, pour nous ramener de l’abstrait au
concret, que l’action. Mais c’était là une opposition artificielle et
dénaturante. Il y a une autre connaissance, une autre pensée, une autre
science, qu’il importe de caractériser et qui répondent à vos desiderata.
L’action n’est pas tout d’un côté ; elle participe aux deux pensées qui
communient en elle et qui servent à la promouvoir, comme elle sert à les
féconder. Je ne dirais donc plus que la métaphysique n’est qu’un schéma,
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 76
une coque. Mais du reste j’en avais déjà l’aveu proche, lorsque dans
l’Action je parlais d’une métaphysique (notionnelle) « à la première
puissance » afin de réserver la place de cette « métaphysique à la seconde
puissance » que je ne savais pas encore bien aborder. Aussi avez-vous
grandement raison de rappeler que, glissant du terrain méthodologique en
une ontologie factice, mes formules initiales sont une fausse note dans le
concert où je cherchais l’harmonie en excluant toute comptabilité double,
toute dissonance irréductible, même tout simple concordisme. Car il faut,
me semble-t-il, que tout communique et que rien ne se confonde ». (Lettre
inédite du 23 février 1928).
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 77
dogmes sont appelés ou postulés par l’âme humaine qui, si elle sait bien voir
en elle-même, peut les y découvrir d’avance. Or je n’ai pas cessé un seul
instant d’affirmer que, sans un enseignement objectif et une révélation
positive, nous ne pouvons par nous-mêmes découvrir aucun dogme, obtenir
aucune connaissance de la véritable réalité surnaturelle, dégager aucune notion
de la grâce, même quand les touches secrètes de Dieu se traduisent déjà par des
faits de conscience anonymes » 1 . Dans de tels passages, certains ont cru
discerner une résipiscence et une mauvaise défaite. On voit ce qu’il en faut
penser. A supposer qu’il y ait eu oscillation, c’est dans le sens opposé à celui
qu’on a cru que penchait tout d’abord la pensée de M. Blondel. Nos arrière-
neveux lui entendront peut-être reprocher d’avoir, en face du surnaturel,
exagéré la discrétion. [76] [77]
1
Lettre à l’Univers du 12 mars 1907. Cité notamment par Thamiry, les Deux
aspects de l’Immanence, p. 271.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 78
1
Rom., X, 17.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 79
*
* *
Parmi les études critiques suscitées par la Lettre sur l’Apologétique, deux
surtout avaient été remarquées : celle du P. Schwalm sur Les illusions de
l’idéalisme et leur danger pour la foi 1 , celle de l’abbé Gayraud : Une nouvelle
apologétique chrétienne 2 .
1
Revue thomiste, septembre 1896.
2
Ann. phil. chrét., décembre 1896 et janvier 1897.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 80
Il a été dit avec vérité que la foi doit être raisonnable, rationabile
obsequium. Mais comment peut-il y avoir adhésion raisonnable à des vérités
surnaturelles, c’est-à-dire inaccessibles en elles-mêmes à la raison ? Les
apologistes parlent comme d’une chose toute simple de démontrer la vérité de
la religion. Mais comment la démontrer, à partir sans doute de ce que nous
pouvons connaître naturellement, sans lui enlever le caractère d’un don libéral
et transcendant ?
Pour que les deux ordres se relient sans se confondre, il faut que leur lien
soit, non de nécessité logique, mais de solidarité vivante et intelligente. Pour
que l’apologétique se constitue comme science sans dénaturer son objet, il faut
que l’unité requise de plan en Dieu, de vie en nous — soit cherchée non dans
une analyse dialectique de la notion de surnaturel, mais dans une analyse
1
Essais de philosophie religieuse, p. 152-153.
2
Ann. phil. chrét., février et mars 1897. Cf. Essais de philosophie religieuse,
p. 151 et seq.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 81
On n’est pas fidéiste pour soutenir que la foi seule, dans sa plénitude —
un acte de foi, — met en possession de la vérité surnaturelle et qu’elle est un
acte de vertu, donc de volonté libre. On n’est pas rationaliste pour soutenir que
l’objet de foi n’est pas impur, qu’il présente une certaine « connaissabilité »,
profit éclairant et nourrissant de notre libre adhésion intellectuelle sous la
motion de la grâce. Ces deux affirmations sont légitimes et se concilient, mais
là seulement où s’opère effectivement la synthèse de l’ordre naturel et de
l’ordre surnaturel, dans l’acte par lequel notre volonté ratifie le don gracieux de
Dieu. Ce qui revient bien à dire que c’est en nous, et par une méthode
d’immanence, qu’il faut trouver le principe d’un accord et d’une solution.
« Tout homme, en fait — nous ne disons pas en droit [82] — est appelé à
vivre surnaturellement » 2 . Impliqué ainsi pratiquement dans une économie
religieuse de nature transcendante, il en résulte pour lui tout un réseau
d’influences et de sollicitations surnaturelles qu’il ne faut pas confondre avec
la grâce sanctifiante effectivement possédée, mais qui n’en constituent pas
moins ou des grâces actuelles ou des préparations plus ou moins lointaines à
l’invasion et à l’avènement du Dieu de la révélation. Même méconnu, le Divin
agresseur est toujours là. Il n’est pas seulement autour de la place ; il est dans
la place. En ce sens il devient possible de dire que « l’action humaine postule
le surnaturel 3 », et que « dans la nature même... se trouvent des exigences de
surnaturel » 4 . Cette affirmation est légitime, du moment qu’elle vise, non pas
« la nature en tant que nature », mais la nature « en tant que pénétrée et
1
Ess. phil. relig., p. 166.
2
Id., p. 171.
3
Id., p. 173.
4
Id., p. 172.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 82
envahie déjà par la grâce » ; la nature en tant que déchue d’une grâce première
qui a été perdue sans que la vocation correspondante fût retirée, et qui demeure
tributaire d’une grâce de relèvement. Comment serait-il interdit à
l’investigation philosophique de faire apparaître les déficiences et requêtes de
l’action humaine, ainsi mise en demeure d’accueillir l’offre d’union divine ou
de manquer à sa destinée ? C’est l’objet parfaitement correct et rigoureux des
recherches que nous propose M. Blondel, au moyen et au nom d’une
« philosophie de la volonté, d’une philosophie de la vie et de l’action » qui,
sans répudier la « méthode spéculative et abstraite des dialecticiens », s’efforce
de la compléter et de la vivifier par « la méthode ascétique et vivante des
mystiques ». [83]
*
* *
1
Rapports de l’augustinisme et de la philosophie de l’action : magnifique
sujet que l’on traitera un jour. Les points de contact sautent immédiatement
aux yeux : caractère intérieur, moral, humain, du problème philosophique et
religieux : « C’est Dieu et mon âme que je désire connaître — Rien de
plus ? — Rien de plus » (Sol., I, 7) ; — instabilité des apparences sensibles,
précarité de la vie temporelle, nécessité de mourir à cette vie illusoire pour
naître à la vie véritable : « Rien ne lui suffit (à la créature raisonnable) de ce
qui est moins que vous, et ainsi elle-même ne se suffit pas à elle-même »
(Conf., XIII, 8) ; — vide de l’âme sans Dieu, plénitude de l’âme unie à
Dieu : « Je suis mal partout où vous n’êtes pas... Toute cette vaine
abondance qui n’est pas Dieu n’est que détresse » (Conf., XIII, 8) ; —
intériorité, universalité de l’inévitable présence : « O Dieu que toute
créature capable d’aimer, aime en le sachant ou sans le savoir » (Sol., I, 1) ;
— autonomie profonde de la personne sous le don onéreux et libérateur :
« Cherchez ce que vous cherchez... dans le plus profond de vos désirs »
(Conf., IV, 12 et V, 8) ; — irréductibilité du mystère et relativité de la
connaissance notionnelle : « Il y a plus de vérité dans la pensée que dans le
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 83
D’autre part, ce qui est moins connu 2 , dans [84] l’histoire même de la
pensée thomiste, deux hommes se sont rencontrés pour discerner l’intérêt qu’il
y aurait à fonder la distinction du naturel et du surnaturel, non plus sur des
hypothèses théoriques liées au concept de la nature humaine prise en soi, mais
en se plaçant dans l’ordre de la réalité originairement donnée et historiquement
développée : Cajetan, dans son Commentaire sur la somme théologique,
Suarez, dans ses traités De la Grâce et de la fin dernière, « L’un et l’autre,
écrit M. Wehrlé, distinguent, avec un soin qui est une nouveauté, la nature
naturelle et la nature pénétrée du surnaturel. De la nature en tant que nature
pure, ils nient qu’elle puisse renfermer une tendance vers le surnaturel. Au
contraire, de la nature primitivement surélevée, qui est la nôtre, ils admettent
qu’elle reste effectivement coordonnée à un ordre transcendant et qu’elle
discours et plus dans l’être que dans la pensée » (De Trin., VII, 4.
Traduction libre) ; — rôle indispensable de la pratique littérale et de la
bonne volonté religieuse dans la recherche et dans la foi : « Crois afin de
comprendre » (In. Joan. Ev., XXIX, 7) ; — souveraine dignité de la charité
(passim), etc., etc.
1
Cf. spécialement sur ce point L’apologétique et la méthode de Pascal, in
Ann. phil. chrét. de février 1901 et Es. phil. rel., p. 193 et seq.
2
Nous utilisons ici, notamment, l’excellente brochure de M. l’abbé Wehrlé :
la Méthode d’Immanence, dont il sera question plus loin. Lui-même utilise
une étude du P. Ligeard, parue d’abord en articles a la Rev. prat. d’ap., puis
en volume chez Beauchesne : la Théologie scolastique et la transcendance
du surnaturel.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 84
1
Op. cit., p. 31.
2
Som. theol, Ia, IIae, q. CIX, art. 3.
3
De verit., q. 14, art. 2.
4
Cont. gent. III, c. 52. Sur ce point, cf. infra, p. 95-96, à propos des études du
P. Guy de Broglie.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 85
*
* *
1
Voir, en ce qui le concerna, la thèse de M. l’abbé Thamiry, La méthode
d’influence de saint François de Sales. Son apologétique conquérante.
Beauchesne, éd., 1922.
2
Cf. Dans la Rev. clerg. fr. : Un entretien avec M. Blondel (15 août 1901).
D’où naissent quelques malentendus persistants en apologétique (1er
septembre 1902). Un dernier mot sur la paix de l’apologétique (15
décembre 1902). Un nouvel entretien avec M. Blondel (15 avril 1904). Une
simple explication (15 juin 1904). Dans la Rev. de phil. : La philosophie de
l’action (1er septembre 1906). Dans la Rev. clerg. fr. à nouveau : Qu’est-ce
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 86
ordre, que son rôle au concile du Vatican (où il fut notamment un des trois
rédacteurs de la constitution de Fide), a investi d’une autorité théologique hors
pair, et qui sur tant de points se trouve avoir soutenu des thèses si parfaitement
consonantes à celles de M. Blondel.
1
Cette citation du cardinal Dechamps est empruntée à l’ouvrage de portée
décisive qui a pour titre : De la démonstration de la foi ou Entretiens sur la
démonstration catholique de la Révélation chrétienne, et qui forme le tome
I des œuvres. On y trouvera à la page 16 notre texte, qui a du reste été
reproduit comme épigraphe en tête du volume. Les Œuvres complètes du
cardinal Dechamps ont été publiées par l’éditeur Dessain, de Malines, en 18
volumes in-12. Ceux qui voudraient connaître à fond et vérifier par eux-
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 88
*
* *
eux d’une manière qui leur semblait mettre en cause à la fois sa valeur
apologétique et sa réalité ontologique.
1
Ann. phil. chrét. de juillet 1907. Ce collaborateur assez mystérieux, qui de
sa solitaire « Tour d’Apran » s’est plu à dépister les curiosités, semble
n’être jamais intervenu qu’avec un mandat explicite de M. Blondel,
momentanément empêché par la fatigue ou quelque autre cause, et, une fois
au moins, avec l’aide de notes communiquées par ce dernier (cf. notamment
Thèses de rechange, p. 115). Outre les études citées au présent chapitre, on
consultera avec profit, du même auteur : Les ingrédients de la philosophie
de l’action (Ann. phil. chrét., novembre 1905) et La tâche de la philosophie,
d’après la philosophie de l’action (Ann. phil. chrét., octobre 1906).
Sur ce miracle, et dans le même sens, J. Wehrlé : Note sur la nature, la
finalité et la fréquence du miracle (Nouvelle Journée de décembre 1922).
2
Essai sur la notion du miracle. Ann. phil. chrét., octobre-novembre-
décembre 1906.
3
M. Le Roy « commence par déterminer, avec la rigueur qu’on peut apporter
dans les sciences exactes où la définition fait loi, les données du problème
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 90
Aussi ferme, aussi catégorique est M. Blondel lui-même dans les notes
adressées à la Société française de philosophie 1 . « Bien autre chose, et bien
plus, et, en un sens, bien moins que la force normale de l’esprit ou de la foi, [le
miracle] est le truchement de cette divine φιλανθρψπια dont
parle Saint Paul et qui, s’humanisant dans son langage et dans ses
condescendances, fait transparaître par des signes anormaux son anormale
bonté. Sans doute, il n’agit pas sur nous indépendamment de toute préparation
antérieure. Mais il procède d’une « initiative première et absolue de Dieu »,
constitue, comme disait déjà M. de Sailly, « un agencement intentionnel des
faits, une leçon originale et spéciale qui a un sens indépendant de la foi » et,
avant d’être discerné par le croyant, « est écrit dans les faits par Dieu ».
*
* *
1
Et même, doit-on dire, de la double afférence. — Une grande partie des
malentendus tient à ce que les adversaires de M. Blondel ont cru qu’il ne
parlait du fait intérieur que pour faire appel à l’initiative subjective. Ils n’ont
pas vu que, pour lui, le fait intérieur comporte une double origine,
immanente et transcendante, humaine et divine, et que, d’autre part, il y a
une double extériorité : celle des apparences sensibles, celle des apports
surnaturels. De sorte que la vie personnelle est prise entre deux afférences :
celle des données historiques et de l’enseignement révélé : celle des
stimulations secrètes de la grâce et des secours divins.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 92
1
Ann. phil chrét. d’octobre 1907, p. 7.
2
La méthode d’immanence, Bloud et Cie. Col. S. et R., 1911. Voir, en outre,
du même auteur, les études citées ailleurs : Le Christ et la conscience
catholique (Quinzaine, du 16 août 1904). De la nature du dogme (Revue
biblique, juillet 1905), et Note sur la nature, la finalité et la fréquence du
miracle (Nouv. Jour., décembre 1922).
3
La méthode d’immanence. Exposé. Examen. Dictionnaire d’apologétique.
Fasc. VIII. Beauchesne, éd. Les fascicules du dictionnaire d’apologétique
n’étant pas mis séparément en vente, seuls peuvent détenir l’article des P.
Valensin les acheteurs de l’ensemble de la collection. Nous devons
d’ailleurs à la vérité de dire qu’une partie de l’étude des P. Valensin a
disparu dans une réédition récente du Dictionnaire.
4
Voir, par exemple, dans l’étude des P. Valensin, les pages consacrées à
expliquer :
— en quel sens l’humanité peut être dite « une race surnaturelle » :
a) D’abord on ce sens qu’il n’y a pas d’autre destinée pour l’homme que
celle de la vision intuitive... ou du châtiment... b) parce que la providence
surnaturelle de Dieu s’exerce, quoique à des degrés divers, sur tout homme,
en sorte que la vie d’aucun adulte n’est entièrement vide de surnaturel ; c)
parce que la Rédemption s’étend à tous les hommes ; d) parce que la
volonté de Dieu est salvifique ».
— en quel sens on peut ou non parler de la nécessité du surnaturel :
— S’agit-il de la nécessité de la Révélation pour faire connaître à l’homme,
aisément et avec certitude, des vérités religieuses accessibles en principe à
la raison naturelle, mais que, par suite de la déchéance originelle, il n’atteint
que rarement et imparfaitement ? On dira que la révélation était moralement
nécessaire. — S’agit-il de la nécessité des secours surnaturels demandés par
l’indigence foncière de la nature, étant donné le fait de la révélation et de la
vocation surnaturelle ? On dira que le surnaturel est absolument nécessaire,
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 93
manifestée en ces matières, ils ont su mettre à la disposition des esprits formés
exclusivement aux anciennes disciplines ce qui, en l’apologétique dite
nouvelle, se trouvait immédiatement assimilable pour elles. Un sillage de
lumière a couru derrière ces pages bienfaisantes 1 .
Sans doute il s’en faut de beaucoup que les malentendus et les préjugés
aient pour autant disparu. On en trouvera de bien étrangement persistants dans
l’ouvrage du Père de Tonquédec ; Immanence, Essai critique sur la [93]
doctrine de M. Maurice Blondel 2 , qui est tout le contraire d’un effort de
soumission bienveillante au sujet. Car, si le P. de Tonquédec distingue la
définition blondélienne de l’immanence de celle qu’en avait donnée par
exemple M. le Roy 3 , tout son exposé n’en reste pas moins subordonné à la
définition exclue par M. Blondel. II interprète toujours l’Action en fonction
1
Explications nécessaires et simples remarques sur les observations du P. de
Tonquédec. On y relèvera utilement de précieuses indications sur le
problème (déjà touché par M. Mallet : Qu’est-ce que la foi ? p. 34 et seq.)
de ce que les théologiens appellent « la spécification de l’acte surnaturel de
foi par l’objet formel », autrement dit la question de savoir comment la foi
religieuse peut être surnaturelle dans son motif même, sans que celui-ci
cesse de rester fondé sur des raisons naturelles. « Puisqu’il y a don d’une
part et libre accueil de l’autre, quel est le réceptacle qui peut contenir le
don, exprimer l’accueil, mettre en l’esprit de l’homme un autre esprit que
celui de l’homme, sans l’abolir ou l’exiler de lui-même ? J’ai montré qu’une
action, qu’une action effective est la condition de cet hymen ; et cette action
doit précisément s’inspirer d’une double intention : être aussi
raisonnablement justifiée que possible, mais aussi et surtout être
l’expression d’une docilité qui se rend à Dieu et se soumet pleinement à son
ordre ».
2
Ann. phil. chrét. d’octobre 1912 à juin 1913. Nous citons d’après le tiré à
part publié par la librairie Bloud et Cie.
3
Cf. Nouvelles littéraires du 19 novembre 1927. « Au reste celui qui, le
premier, voulant, disait-il, châtier une présomption de jeunesse, avait lancé
les accusations d’où toutes les autres ont procédé, s’était plus tard, dans un
long entretien avec moi, excusé de sa méprise ; et afin de me donner une
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 95
extérieures les unes aux autres, alors qu’il s’agit, dans une théorie renouvelée
de la connaissance concrète et réelle, de « fondre profondément la psychologie
de l’empirisme aristotelo-thomiste et la doctrine augustinienne de
l’illumination intérieure ». Rien de fait, tant qu’on parle de la « motion
surnaturelle de la volonté » comme si elle était « destituée de toute résonnance
psychologique, de toute correspondance consentie et morale, de toute
luminosité naturelle », alors qu’il s’agit de susciter et de justifier dans l’âme un
acte de foi qui soit indissolublement docilité effective, assentiment intelligent,
bonne volonté agissante. Rien de fait, tant qu’on s’obstine à présenter l’ordre
surnaturel comme la manifestation d’un « impérialisme divin », voire d’un
« égoïsme divin », alors qu’il s’agit de faire ressortir la bonté foncière du
dessein et du don d’amour cachés sous l’obligation contraignante, « le sens
amoureux et béatifiant des inventions divines jusque dans les rigueurs
(apparentes et provisoires, mais pourtant réelles et constitutives, si l’on peut
dire), des croix, des morts présentes ». Rien de fait tant que, au lieu de
superposer des thèses antagonistes, on n’aura pas procédé à une véritable et
substantielle synthèse des éléments complexes de la pensée et de la vie
chrétiennes.
1
Nulle part peut-être il n’est apparu aussi évident que dans les belles études
récemment données par le P. Guy de Broglie aux Recherches de science
religieuse de mai-août 1924 (De la place du surnaturel dans la philosophie
de Saint Thomas), décembre 1924, (Quelques précisions théologiques),
février 1925, (Lettre à M. l’abbé Blanche) et dans le vol. III, cahier II, des
Archives de philosophie (Autour de la notion thomiste de la béatitude).
Voici en quels termes le P. de Broglie résume lui-même ses premières
conclusions : « Nous avons cru pouvoir attribuer au saint ces deux thèses :
— 1° La vision faciale de Dieu est le terme suprême auquel tout vouloir
spirituel aspire naturellement ; — 2° cette aspiration naturelle du vouloir
rend témoignage à la possibilité intrinsèque de la vision béatifique, mais
sans exiger aucunement que cette vision nous soit effectivement destiné »
par Dieu ; de sorte que la transcendance et la gratuité de cette vision
demeurent entières », — (A retenir, entre plusieurs, ce texte
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 97
*
* *
1
Cf. Une heure avec Maurice Blondel. Nouv. litt. du 19 novembre 1927.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 99
... Vous me demandez si le raccord des deux faits s’opère soit par une
juxtaposition, soit par une compénétration. Je dis : ni par l’une ni par l’autre
isolément, et par les deux à la fois, mais en dégageant ces métaphores d’un
sens purement matériel ou même simplement intellectuel. Car l’apport
surnaturel ne fait pas que combler les aspirations réelles de notre sensibilité
native ou de notre intelligence raisonnable : elle les satisfait sans doute, mais
en y ajoutant un complément imprévisible, inespéré et, pour parler comme les
livres saints, déraisonnable, insensé et effrayant au regard de l’esprit timoré.
Comme me le disait le Père Beaudouin : la merveille de la charité, c’est que
Dieu communique par grâce et amour ce qui reste incommunicable dans
l’ordre ontologique, et que l’adoption déifique nous fait [99] participer au
mystère de l’union hypostatique, par extension de l’Incarnation du Verbe
éternel en chacun des membres de l’humanité.
1
Lettre inédite du 23 juillet 1927.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 101
V. La question biblique
[102] [103] Rude, redoutable secousse, en vérité, que celle qui vint, à
nos âmes de vingt ans, de l’enseignement d’un Loisy ! 1
Et cela d’autant plus que, de toute évidence, nul ne saurait tenir pour nulle
et non avenue l’œuvre historique, exégétique et critique que représentait alors
ce nom 2 . Elle était légitime, elle était nécessaire, la préoccupation d’opposer,
au matériel scientifique de la critique rationaliste, un outillage de même ordre
et de même valeur. Elle était légitime, elle était nécessaire, la préoccupation de
garder ou de restituer, à cette « histoire sainte » qui narre la prodigieuse
aventure d’une invasion de Dieu dans la vie de l’homme, sa physionomie
1
Voir, pour la période qui nous intéresse ici : Etudes bibliques (1901). — Les
mythes babyloniens et les premiers chapitres de la Genèse (1901). — La
religion d’Israël (1901). — Etudes évangéliques (1902). — L’Evangile et
l’Eglise (1902). — Le quatrième Evangile (1903). — Autour d’un petit livre
(1904). — Les Evangiles synoptiques (1907-1908). — Quelques lettres sur
des questions actuelles et sur des événements récents (1908). — Simples
réflexions sur le décret du St-Office Lamentabile sane exitu et sur
l’Encyclique Pascendi dominici gregis (1908).
2
Non pas seul sans doute — et nous n’avons garde d’oublier l’œuvre
magnifique d’un Duchesne par exemple. Mais en fait c’est celle de Loisy
qui est à l’origine des travaux que nous allons avoir à résumer.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 103
Mais dès que nous avons voulu entrer dans cette voie, quelles difficultés,
réelles ou factices, n’avons-nous pas tout d’un coup vu surgir devant nous !
Ah ! nous voici loin du temps où la question de remplacement du Paradis
terrestre, ou celle de la vie sous-marine de Jonas pouvait troubler nos aïeux ! Il
s’agit bien de cela ! Ce n’est pas seulement dans le Pentateuque, c’est dans
l’Evangile même qu’une critique au ton péremptoire discerne des couches
historiques superposées, d’origine et de valeur diverses. Ce n’est plus
seulement dans les poétiques récits de la Genèse, c’est dans les récits même du
quatrième Évangile qu’elle croit trouver les signes d’une libre interprétation
métaphysique ou mystique. Ce n’est plus seulement tel épisode lointain de
l’histoire des Patriarches, ce sont les faits essentiels de la vie du Christ, sa
conception virginale ou sa résurrection par exemple, qu’elle ramène au rang de
symboles édifiants. Ce n’est plus seulement le messianisme primitif, c’est le
premier message apostolique qui lui apparaît chargé encore d’une eschatologie
toute temporaliste. Ce n’est plus seulement dans les pressentiments confus des
prophètes, c’est dans la foi de ses témoins immédiats, que disons-nous, c’est
dans la conscience même de son divin annonciateur, que la Bonne Nouvelle lui
semble encore hésitante, incertaine de sa voie et de ses destinées.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 104
Dans ces difficultés tout à coup soulevées, nous devinons a priori qu’il y
a une part d’artifice et une autre de vertige. Nous sommes même frappés, dès
lors, du mouvement de reflux qui, de temps à autre, ramène l’exégèse la plus
libre, celle d’un Harnack, par exemple, vers les solutions traditionnelles. Mais
le travail n’est pas accompli, qui permettra plus tard au catholicisme de contre-
attaquer sur le terrain même de l’histoire et de démontrer, non seulement
l’arbitraire philosophique [105] mais la fragilité exégétique de la nouvelle
critique. Nous n’avons encore ni les admirables éditions du P. Lagrange, ni les
articles du P. de Grandmaison, ni les synthèses de Christus. L’œuvre de
reconstruction à faire, après tant de dévastations, nous apparaît bien longue,
bien laborieuse, problématique peut-être. Et puis une évidence nous domine,
lourde de toutes sortes de nouveaux problèmes : c’est qu’elle ne pourra être
utile que si la liberté de l’enquête y est garantie, inoffensive, que si la sérénité
de la foi y reste sauvegardée. Comment n’eussions-nous pas été tentés alors par
cette solution commode, habituelle aux périodes de transition et de crise, la
« cloison étanche », le séparatisme ?
1
Voir notamment : « Il n’y a pour l’interprète de la Bible que deux attitudes
qui soient conformes à la saine raison : celle de l’historien qui prend la
Bible telle qu’elle est, et qui s’efforce de déterminer la signification
originelle du témoignage biblique, et celle de l’Eglise qui, sans avoir
autrement égard aux limitations du sens primitif, tire de la Bible
l’enseignement qui convient aux besoins des temps nouveaux » (A. LOISY,
Etudes bibliques, 3e édition, p. 19).
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 105
Combien plus loin cependant portait son élan, de quels autres et plus
graves dangers elle était grosse, il nous était malaisé alors, il nous est facile
aujourd’hui de le discerner. Il n’y a pas de neutralité non plus que
d’impartialité totale. Tout séparatisme, comme tout [106] concordisme, se
réalise en définitive au profit d’une tendance privilégiée, bientôt perfidement
héritière de son associée. Entre une science grisée de ses succès récents et
continus, appuyée au sol ferme de faits incontestés, munie du matériel
formidable que l’on sait — et une foi résignée à défendre de précaires lignes de
soutien, repoussée de retranchement en retranchement parce qu’on l’a privée
du concours de ses alliés traditionnels et réduite aux seules forces d’un amour
ingénu ou d’un bon sens un peu sommaire, la partie ne serait vraiment pas
égale, le jour où le conflit inévitable à nouveau surgirait. L’évolution
intellectuelle d’un Loisy risquait d’être, jusqu’au bout, celle d’un grand
nombre, si quelque secours ne nous était offert, et quelque moyen de rompre le
cercle menaçant.
Celui qui écrit ceci se souvient qu’un jour, faisant part là-dessus de ses
difficultés et inquiétudes à son camarade Léonard Constant : « As-tu lu, lui
répondit ce dernier, Histoire et Dogme, de Maurice Blondel ? Je viens d’en
parler avec Delbos. Lui aussi, c’est de ce côté qu’il voit la solution ». Devinant
nos angoisses anonymes, et sans doute aussi cédant à des sollicitations plus
directes, depuis plusieurs mois déjà M. Blondel et le P. Laberthonnière étaient
entrés dans la lice. Et déjà tout y avait pris un autre aspect.
Relus vingt ans après ces jours dramatiques, les articles d’Histoire et
dogme 1 gardent toute leur vertu : ils restent un brillant exploit et une belle
action. [107]
1
Cf. Quinzaine des 16 janvier, 1er et 16 février 1904. On en rapprochera :
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 106
*
* *
1° Les deux articles du baron Fr. de Hügel (Du Christ éternel et de nos
christologies successives) et de M. l’abbé Wehrlé (Le Christ et la
conscience catholique) qui leur ont fait suite (1er juin et 16 août 1904) dans
la même revue. Celui de M. de Hügel est une libre défense et interprétation
des thèses loisystes. Celui de M. l’abbé Wehrlé indique, avec une prudence
et une netteté également admirables, quelques-unes des perspectives
théologiques offertes par Histoire et dogme.
2° L’article De la valeur historique du dogme (en réponse à des notes
anonymes sur le même sujet) donné par M. Blondel au Bulletin de
littérature ecclésiastique de Toulouse (février-mars 1905) et destiné à
approfondir les deux notions d’historicité (ce qui est déterminable par les
méthodes critiques) et de réalité historique (le fait dogmatique sous-jacent,
qui implique de tout autres perspectives et une toute autre herméneutique).
Il y a des réalités historiques qui ne comportent pourtant pas d’historicité
technique (ex. la conception virginale). Où l’un ne voit en général que deux
choses (les faits et les dogmes qui les expriment), il y en a trois en réalité :
phénomènes, idée doctrinales, réalités substantielles.
3° Les pages écrites par l’abbé Mallet, dans la Rev. cler. fr. des 15 avril-1er
mai 1904, sous le titre : Un nouvel entretien avec M. Blondel.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 107
Sans examiner ici la difficulté de fonder sur une ratiocination abstraite les
exigences d’une religion qui réclame et veut employer tout l’homme, on
devine les conséquences d’une telle attitude en matière de critique biblique.
« Les faits, sans âge, sans couleur locale, par une sorte de docétisme perpétuel,
s’évanouissent dans une lumière privée d’ombre, s’effacent sous le poids de
l’absolu dont ils sont accablés » (I, 154). Réduire le plus possible la part du
contingent et du relatif, c’est une tentation continuelle : et comme une
nécessité pour une critique dont la seule tâche est de manifester l’absolu. Sans
docilité expérimentale ni souplesse d’interprétation, ceux qui la pratiquent
n’auront bientôt plus d’autre refuge que la politique des yeux fermés —
« évitant même de réaliser trop crûment devant leur esprit les littéralités
gênantes qu’ils continuent à enseigner aux simples ».
bâillons et retentissant avec son accent même, la science incrédule froissée par
ses propres armes, l’épopée sublime de Dieu en marche à travers les
générations éclatant dans ses manifestations successives et progressives » (I,
156, 157) : oui, c’est un dessein propre à susciter l’enthousiasme. Mais on ne
peut le réaliser utilement qu’en respectant, en même temps que l’autonomie
certaine, quoique relative, de l’histoire, la solidarité qui relie ses conclusions
aux questions ultérieures qu’elle n’a plus qualité pour trancher. Autre chose est
le fieri, autre chose l’esse. Autre chose sont les manifestations observables du
travail intérieur qui s’accomplit invisiblement dans l’humanité, autre chose ce
travail lui-même. « L’histoire réelle est faite de vies humaines ; et la vie
humaine est une métaphysique en acte. » Ce qu’on prend pour simple
constatation est donc déjà ici, inévitablement, interprétation philosophique.
Entre l’histoire technique et critique et l’histoire réelle, il y a un abime [109] à
combler. Le propre de l’historicisme, c’est de tenter de le dissimuler par une
sorte d’oscillation continuelle d’un dogmatisme ontologiste à un
phénoménisme critique. Des anciennes théories de la connaissance, il a retenu
que la constatation des faits permet, par induction immédiate, de connaître la
réalité vraie des hommes et des choses ; avec la moderne critique il admet,
d’autre part, que cela seul est matière d’histoire qui peut être objet de
témoignage et s’insère dans le déterminisme naturel des faits 1 . Grâce à cette
combinaison délétère, « ce qui n’était qu’histoire positive se trouve érigé en
théologie négative ». L’escamotage est total.
1
La difficulté, sur ce point, est reconnue par M. de Hügel en des termes
significatifs : « d’une part, la critique répète qu’elle veut donner simplement
le minimum des phénomènes qu’elle a passés au crible, et, de l’autre, elle
parle comme si ce minimum était non seulement tout ce que l’on peut savoir
historiquement, mais tout ce qui en fait a eu lieu ». Op. cit, p. 306.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 109
c’est qu’il restait présent dans l’Eglise persécutée autant et plus que s’il avait
apparu soudain dans les nuées » (II, 358).
1
« On aperçoit ici tout l’enjeu du débat. Oui ou non, le Christ est-il toujours
vivant, toujours présent et agissant ? Ou bien faut-il borner l’ébranlement,
donné par lui, à son action historique dans le « temps de sa vie terrestre, et
aux répercussions qu’elle a eues dans les consciences humaines ? Pour
établir la première alternative, qui seule satisfait les exigences les plus
impérieuses de la foi catholique, je ne puis, contre la critique, me borner à
affirmer cette permanence de la présence réelle du Christ ; il faut que je
montre comment elle se perpétue et se manifeste dans l’histoire réelle elle-
même. Et de même que l’Hostie consacrée a besoin d’un ciboire pour être
consacré et d’un cœur humain pour produire ses effets sacramentels, de
même il faut que ce Christ qui s’est donné à nous, se ipsum traditdit, trouve
son « arche d’alliance », son ciboire, dans la Tradition et dans l’action
fidèle. Les assertions notionnelles ne suffisent pas ici : c’est ce qu’implique
toute ma thèse. Et si la connaissance abstraite ne peut aboutir qu’à une
crédibilité, qui n’est pas la foi, sans le concours d’autres éléments lumineux
et vitaux tout ensemble, de même l’historicité savante n’est encore qu’une
abstraction qui nous maintient dans l’ordre des apparences temporelles et
spatiales, sans nous mettre en contact avec la réalité éternelle que véhicule
la Tradition. » (Extrait d’une lettre inédite de M. Maurice Blondel, 23
février 1928).
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 111
Et d’un autre côté la foi ne saurait être considérée comme une sorte de
baguette magique, capable de transmuer ipso facto en or divin tout ce plomb
humain. Proposer à la raison une loi sans raisons ; superposer à des
constructions toutes intellectuelles, édifiées sur des données purement
empiriques, un mystère bienfaisant mais inaccessible, ce n’est pas résoudre le
problème, c’est supprimer l’un des termes du conflit.
*
* *
1
Rappelons que ce mot a, dans le langage théologique, un sens autre et plus
fort que dans le langage populaire ou même juridique. Pour le catholique, il
ne désigne pas des souvenirs qui pourraient être transmis par des moyens
discursifs équivalents, mais une réalité toujours actuelle et toujours totale ne
se monnayant pas, ne s’effritant pas.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 112
Juge-t-on qu’un critérium manque toujours au savant pour relier les faits
aux croyances, pour extraire celles-ci de ceux-là ? C’est qu’aussi bien il ne
saurait s’agir ici, non plus que d’un critérium tout intellectuel, d’un critérium
tout individuel. « Sans l’Église, le fidèle ne déchiffrerait pas la véritable
écriture de Dieu dans la Bible et dans son âme. Le Magistère infaillible est la
garantie supérieure, et vraiment surnaturelle, d’une fonction qui trouve son
fondement naturel dans le concours de toutes les forces de chaque chrétien et
de la chrétienté entière » (III, 447-448).
Contre ceux qui nous offrent un christianisme si divin qu’il ne garde plus
rien d’humain ni de vivant, et ceux qui, pour l’avoir trop engagé dans les
contingences historiques, ne lui laissent plus qu’une divinité diffuse, il faut le
montrer plus concret et plus universel, plus humain et plus divin qu’on ne le
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 114
1
Voir notamment, dans la Rev. prat. ap. du 15 avril 1908, le témoignage du
P. L. de Grandmaison qui reconnaît « ce qu’a d’original dans son
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 115
*
* *
1
Le P. Lagrange a défini son point de vue et sa méthode, notamment, en
1897, dans un mémoire présenté au congrès international des catholiques à
Fribourg et publié dans la Revue biblique de janvier 1898 (Les sources du
Pentateuque), puis dans des conférences données, en 1902, à l’Institut
catholique de Toulouse et publiées chez Lecoffre sous le titre : la Méthode
historique, surtout à propos de l’Ancien Testament. — Il les a appliqués,
avec une érudition déconcertante, dans la série de magnifiques
commentaires publiés dans sa collection d’Etudes bibliques : Livre de
Juges, Évangile selon saint Mathieu, selon Saint Marc, selon Saint Luc,
selon Saint Jean, Épitre aux Romains, aux Galates. — Il a mis à notre
disposition des instruments de travail d’une puissance que notre pays
n’avait pas encore connue : d’une part la Revue biblique, d’autre part
l’Ecole pratique d’études bibliques de Jérusalem. — Trois titres
impérissables.
L’auteur de ces lignes se rappelle avoir, dans sa cantine d’officier,
exposé le commentaire de l’Épitre aux Romains aux hasards de la guerre en
Amienois. Si coquetterie il y a, qu’on lui permette la coquetterie de montrer
que ses admirations ne sont pas exclusives.
2
Nous parlons ici de l’œuvre du P. Marcel Jousse. — En attendant les
grandes publications annoncées, cf. Marcel Jousse : Etudes de psychologie
linguistique. Le style oral, rythmique et mnémotechnique chez les verbo-
moteurs, Archives de philo., volume II, cahier 4, Beauchesne, éd. — et
Frédéric Lefèvre : La nouvelle psychologie du langage de Marcel Jousse
(Spes, éd.), Une nouvelle psychologie du langage (Le Roseau d’or, n° 20,
Plon, éd. et Les cahiers d’Occident, n° 10, Librairie de France).
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 117
Aussi bien est-ce dans le sens et sous le pressentiment de cette unité que
semblent s’être accomplis les progrès récents des diverses disciplines
religieuses. D’un côté, sous l’influence de la théologie positive et de l’érudition
critique, le besoin a été communément ressenti de recourir beaucoup moins à la
déduction, beaucoup plus à l’étude directe et concrète, lorsqu’il s’agit de
connaître les origines et les développements de la foi chrétienne. D’autre part,
les recherches psychologiques, sociales, philosophiques, ont créé une
atmosphère plus favorable à l’intelligence et à l’acceptation du fait chrétien,
considéré dans son originalité singulière et incomparable, mise d’ailleurs en
évidence par « l’étude comparée des religions ». Grâce à cette extension en
surface et en profondeur, la liberté de l’investigation semble pouvoir se [118]
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 118
Mais rien de tout cela ne doit nous faire oublier non plus les convergences
et collaborations effectives. S’interroger sur la nature du transcendant, son rôle
dans la vie humaine et ses voies d’accès en nous, ou discuter sur la nature de
l’autorité, sa fonction, ses devoirs et ses droits, ce n’est pas là traiter de deux
questions absolument distinctes. D’un côté comme de l’autre, le choix paraît
nous être donné entre des thèses autoritaires et extrinsécismes, nous apportant
du dehors un ordre tout fait auquel nous n’avons plus qu’à nous soumettre
passivement, en vue d’une fin qui demeure étrangère à nos intérêts et désirs
propres, et des thèses libertaires et immanentistes, supposant qu’en nous et
autour de nous l’ordre peut se réaliser spontanément, sans renoncements ni
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 121
sacrifices, par le jeu naturel et libre de nos inclinations et tendances. D’un côté
comme de l’autre, il s’agit, surmontant ces oppositions, de raccorder aux lois et
besoins profonds de la vie personnelle la soumission onéreuse, l’apparente
abdication qu’impose une [123] intervention extérieure et contraignante.
L’unité foncière des problèmes philosophiques, moraux et sociaux, le caractère
organique et synthétique de leur pensée interdisaient également à M. Blondel
et au P. Laberthonnière l’abstention en face des grands débats politiques et
sociaux qui passionnaient, autour d’eux, l’opinion catholique.
*
* *
1
Dans une étude inachevée sur l’Eglise et l’Etat, publiée par les Ann. phil.
chrét. de février 1907, et dans une importante préface au livre de M.
Legendre et J. Chevalier : l’Eglise et l’Etat à travers l’histoire (Giard et
Brière, coll. Doctrines politiques, 1907).
2
Cf. Le livre sur Léon Ollé-Laprune (Bloud et Gay, éd., 1923), p. 104, note
1. — On peut, sans risque d’erreur, attribuer à M. Blondel lui-même
quelques-unes des préoccupations que, dans le même livre, il prête avec
complaisance à Charles-Combes, gendre et fils spirituel d’Ollé-Laprune, en
ce qui concerne la question du « ralliement » : « Pour être franche, sûre et
bonne, l’initiative devrait se fonder, non sur des concessions apparentes ou
accidentelles, non pas même sur des hypothèses révocables, mais sur des
thèses ouvertement admises, sur des thèses complétant, sans les contredire,
des formules qui, justes théoriquement dans l’abstrait, ont indûment servi à
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 122
M. Blondel qui s’est, nous l’avons dit, toujours tenu sur la réserve vis-à-
vis du Sillon, paraît s’être trouvé toujours en confiance, au contraire, dans le
milieu des Semaines Sociales. L’un des fondateurs, M. Boissard, était son
beau-frère ; son propre frère, M. Georges Blondel, qui a professé au collège de
1
La Semaine Sociale de Bordeaux et le Monophorisme. Tiré à part (je citerai
d’après ce texte), p. 2, note.
2
Notamment dans J. Fontaine : Le modernisme sociologique, Lethielleux,
1909.
3
Les articles que nous allons résumer ont été écrits sous le pseudonyme de
Testis. Mais cette « signature diaphane » n’a trompé personne et n’a jamais
cherché à tromper qui que ce fût. « Je ne me suis dérobé à aucune
responsabilité... Forcé, dès le début de ces études, par un état de santé
précaire qui me faisait craindre de ne pouvoir en achever la suite et en
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 124
*
* *
Telles sont les thèses théoriques impliquées par la pratique même des
Semaine sociales. Le sont celles-là même que la philosophie de l’action s’est
attachée à formuler et à justifier dans l’ordre spéculatif. Dans cette rencontre, il
est permis de voir un premier signe de vérité...
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 126
b’) En raison même du caractère défini, statique, des idées qui les
expriment, les genres demeurent séparés, dans la réalité comme dans la pensée.
1
L’Intellectualisme de saint Thomas, Paris, Alcan, 1909, p. 214 Nous
rencontrons ici pour la première fois, mais non pour la dernière, ce brillant
essai qui n’est pas sans avoir vivement excité la curiosité et même stimulé
la pensée de M. Blondel. Quelques indications pourront être utiles sur son
contenu :
Le thomisme relève de l’intellectualisme, si l’on convient de désigner de
ce nom la conception « qui met toute la valeur, toute l’intensité de la vie, et
l’essence même du bien, identique à l’être, dans l’acte d’intelligence, le
reste ne pouvant être bon que par participation ». Mais cet intellectualisme
théorique n’implique nullement la confiance naïve dans la ratio,
particulièrement dans le raisonnement déductif, qu’on lui attribue
communément. Malgré les entraînements d’un « verbalisme inconscient »,
auquel nous devons notamment la théorie scolastique de la définition et le
fameux principe : « il n’y a de science que du général », Saint Thomas s’est
toujours gardé, quant à lui, d’égaler le connaître humain au connaître en soi.
En principe, en thèse métaphysique, il pose bien l’idéal d’une intellection
vivante, prenante et possédante, faculté de « totale intussusception ». En
fait, en hypothèse psychologique, il reconnaît que l’intelligence humaine,
« invinciblement obstruée, chez nous, par du quantitatif, du spatial », ne
peut prétendre qu’à imiter analogiquement son objet. « Qu’on lise Saint
Thomas en supposant implicitement l’identité de l’intelligence humaine et
de l’intelligence ut sic, tout le système devient, du coup, enfantin et
contradictoire. » En réalité, répète avec insistance le P. Rousselot, la
spéculation humaine ne fait guère que mimer l’intellection en soi. Et il ne
nous dissimule pas que cette conception pessimiste de la connaissance
humaine s’applique à la foi même. Commentant le passage connu (Q. D. De
verit., 14, 1), où saint Thomas déclare que « dans la foi l’assentiment n’est
pas causé par la pensée mais par la volonté », et que par suite, fixée « non
par des lois propres mais par l’action d’un agent extérieur... l’intelligence
du croyant (y) est prisonnière », il ne craint pas de conclure : « De tous les
grands docteurs, je n’en connais point qui méprise autant que lui la foi
comme connaissance » (p. 203). Voilà les thèmes principaux. On devine
quelles réactions ils étaient susceptibles de déterminer dans la pensée de M.
Blondel et des tenants de ses idées.
Ce livre, passionnément discuté, un instant menacé, a paru d’abord ne
devoir pas être réédité. Une nouvelle impression, avec préface du P. de
Grandmaison, en a été finalement donnée dans la collection des Archives de
philosophie (Beauchesne, éd., 1914). On sait que le P. Rousselot a apporté,
d’autre part, une collaboration importante au recueil Christus. Après cette
thèse de début, et jusqu’à sa mort glorieuse au champ d’honneur, la pensée
si vivante et si personnelle du P. Rousselot avait d’ailleurs continué à se
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 128
développer. Il est à souhaiter qu’on réunisse et, le cas échéant, publie ses
derniers écrits.
1
Somme théol., I, q. 1, a. 1, ad. 3. « On a objecté que Saint Thomas limite la
science humaine, ce qui se nomme la Science, à la connaissance abstractive
et per notiones, pour ne considérer la connaissance connaturelle que comme
une forme prudentielle et pratique qui ne vaut que pour les contingences de
l’action. Mais on concède que cette limitation de la connaissance humaine
ne vaut pas en soi ni pour Dieu : l’intellectus ut sic a une Science du
concret, une intuition du singulier. Toute la question revient donc à ceci :
n’avons-nous aucun moyen normal d’ébaucher cette connaissance qui doit
être un jour, pour nous aussi, la vraie science ? Sinon de quel droit affirmer
que l’intellectus in nobis et l’intellectus ut sic méritent un nom commun ? et
comment parler de « contemplation acquise », c’est-à-dire d’une pensée qui
déjà dépasse en lumière et en unité les notion analytiques et discursives ?
« (Extrait d’une lettre inédite de M. Maurice Blondel, 23 février 1928).
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 129
bb’) De même pour les rapports des différents ordres. Une des idées
maîtresses de l’aristotélisme, celle d’une ascension des êtres soulevés d’en bas
par l’attrait d’une cause finale et motrice, se prête naturellement à une
interprétation dynamiste. On mutile cette grande et complexe doctrine, quand
on n’en retient que ce qui « fixe les êtres dans les concepts, les concepts dans
les mots et fait du monde un cadre logiquement réglé ».
1
Cardinal Dechamps, t. XVI, p. 274-329.
2
Id., t. I. Epigraphe.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 130
*
* *
Plût au ciel que les erreurs ainsi dénoncées, restant [131] confinées dans
le monde des études et le domaine des idées, ne pussent soulever que ces
objections d’ordre théorique et spéculatif ! Mais non, il n’y a pas d’erreurs
toutes spéculatives. Le monophorisme trouve à la fois sa sanction et son appui
dans un ensemble d’habitudes et de tendances intellectuelles, morales et
sociales, qui ne vont à rien moins qu’à stériliser et à pervertir l’esprit chrétien :
vétérisme meurtrier sur lequel ne doivent pas nous illusionner les dangers du
modernisme. Mépris systématique de ce qu’il y a, dans la vie des âmes, de
singulier, de concret, de personnel ; déductions simplistes à partir de textes
isolés, mal compris ou même fabriqués ; interprétations expéditives et
passionnées ; attribution à l’adversaire d’erreurs formellement écartées mais
qui « doivent » nécessairement « découler du système » ; subalternation
radicale d’une raison à qui on ne demande pas de comprendre, à qui on ne
permet pas d’abdiquer, et qui n’existe ainsi que « pour obéir et pour proclamer
raisonnable l’agnosticisme qui lui est imposé » ; subordination, totale aussi,
d’un État tellement déchu de ses droits, à la suite de sa profession de neutralité,
que le moindre acte de loyalisme à son égard, le moindre concours à ses
initiatives les plus légitimes, apparaîtra comme une trahison ; en théorie, appel
à une « thèse » autoritaire où le don de Dieu s’impose comme un droit et un
ordre, fût-ce avec l’appui du bras séculier ; en pratique, résignation à une
« hypothèse » qui aboutit à l’indifférence sceptique ; compromissions
douloureuses avec des athées systématiques et blasphémateurs qui s’engagent a
« faire triompher l’Église, sinon dans les âmes, du moins dans la société » 1 ,
comme si l’Église pouvait se passer des âmes et se contenter d’une autorité
sans amour ; reniement explicite des « faux dogmes » de la fraternité et de
l’égalité, sous prétexte que notre fraternité en Adam est « un peu lointaine » et
que la vie sociale implique la diversité des fonctions ; restauration en désir —
1
Etudes du 5 décembre 1909, p. 603. — Voir ci-dessous, p. 134.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 131
1
Sauf sur un point cependant. En citant ces paroles mémorables : « La
foule... en a assez des manifestations qui n’aboutissent qu’à des levées de
cierges bénits... J’applaudis et je salue la matraque ; elle est la sœur cadette
de la faux vendéenne... Vive la matraque ! », M. Blondel préférait taire le
nom du « prédicateur connu » qui les avait prononcées à Cholet. Nous ne
nous croyons pas tenu à la même réserve. Il s’agit du P. Coubé.
2
Cf. Immanence du P. de TONQUÉDEC (Beauchesne, éd.).
3
Lequel, aussi bien, n’en est pas le seul rédacteur. Cf. supra, p. 125, note.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 132
*
* *
1
Voir, notamment, parmi les nombreux articles se rattachant à cette
polémique : Testis : Une confirmation imprévue de mes précédentes
critiques (An. phil. chrét. d’avril 1910), Méprises révélatrices et aveux
involontaires et Les moyens de l’Univers (Id., juin 1910), Le système des
alliances par les résultats seuls (Id., décembre 1910) — et d’autre part :
Pedro Descoqs : Monophorisme et action française An. phil. chrét., juin
1910) et dans l’Univers du 20 mai : Un philosophe véhément.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 133
1
Voir notamment, comme témoignage de cet état d’esprit, les ouvrage de
DOM BESSE : La tradition religieuse et Nationale : Eglise et monarchie.
(Dom Besse va jusqu’à regretter l’absence « d’hérédité personnelle dans
l’Église », ce qui en fait une monarchie imparfaite.) — et de l’abbé E.
BARBIER : Les Démocrates chrétiens et le modernisme.
2
Pedro DESCOQS : A travers l’œuvre de M. Maurras : essai critique. Articles
publiés dans les Etudes des 20 juillet, 5 août, 5 septembre, 5 et 20 décembre
1909, et réunis depuis en volume à la librairie Beauchesne — M. Pedro
Descoqs ne dissimulait d’ailleurs pas les « déficiences philosophiques » de
l’œuvre maurrassienne et, au total, tout restait assez subtilement dosé pour
que son étude pût comporter deux interprétations différentes : ou bien,
sensible surtout aux dangers de l’alliance envisagée, il voulait mettre en
garde contre eux certains catholiques insuffisamment avertis ; ou bien,
sensible surtout aux profits de cette alliance, il croyait utile d’apaiser les
scrupules qui s’étaient çà et là manifestés. M. Blondel lui-même a reconnu
cette dualité d’inspiration (Méprises révélatrices et aveux involontaires.
Ann. phil. chrét. de juin 1910, p. 260-261.) et, avec lui, nous croyons
équitable d’en laisser à M. Descoqs le bénéfice.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 134
réagi exactement comme devait le faire un pape enfin mis à même de mesurer
l’étendue du ravage, et que les attendus de leurs jugements se trouvent être
ceux-là même dont le Magistère s’est finalement armé en ses condamnations.
Mais M. Blondel, lui aussi, avait porté ses coups 2 . Lui aussi avait
proposé les solutions libératrices. Par delà le « monophorisme intrinsécisme »,
un instant menaçant, pour qui l’homme tire de lui-même, par spontanéité
absolue, sans avoir rien à recevoir du dehors, la vérité et la force dont il a
besoin, et le « monophorisme extrinséciste », selon lequel tout se fait par
apport extérieur [135] et doit être reçu passivement, sans coopération du
dedans ; par delà aussi l’individualisme libéral, qui minimise à l’extrême le
rôle de l’autorité et de la loi, et les doctrines de réaction et de dictature, où
toute aspiration à la vie personnelle est dénoncée comme un ferment de
désordre et d’anarchie — il avait laissé une inoubliable vision de la véritable
cité chrétienne, faite indissolublement d’amour et de docilité, de dignité et
d’humilité, où le fidèle, dans l’obéissance même « participe à la liberté
spirituelle ébauchée par les prophètes, conquise et exemplarisée par le Christ
intrépidement obéissant, attestée par tous ceux qui l’ont vraiment suivi » et, tel
« l’enfant qui n’est point muet dans la maison du Père... communie à
1
Positivisme et Catholicisme. A propos de l’action française. Bloud et Cle éd.
Coll. Etudes de morale et de sociologie. 1911.
2
En dehors de la Semaine Sociale de Bordeaux, cf. Ann. phil. chrét. avril
1910 : Une confirmation imprévue de nos précédentes critiques ; juin 1910 :
Méprises révélatrices et aveux involontaires ; et décembre 1910 : Le
système des alliances par les résultats seuls.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 135
1
Testis : Une confirmation imprévue de mes précédentes critiques. Ann phil.
chrét. d’avril 1920, p. 78. Toute la page est d’un mouvement splendide.
2
Le Principat intellectuel de Charles Maurras, in Un grand débat catholique
et français. Témoignages sur l’Action française » 10e cahier de la Nouvelle
journée. Bloud et Gay, éd.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 136
supérieures à lui... Dans les deux cas, on assiste a une manière de brimade
systématique, à une tentative pour traiter l’esprit humain de haut en bas » 1 .
1
Empirisme organisateur et pseudo-thomisme. Id., p. 91 et sq.
2
Les conclusions d’une expérience personnelle. Id., p. 177 et sq.
3
Avons-nous besoin de préciser qu’elle n’est pas utilisable seulement contre
les erreurs sociales qui retiennent particulièrement l’attention à cette heure,
mais contre beaucoup d’autres (théocratiques, cléricales, libérales ou
socialistes) ? et, qu’au surplus, par delà des polémiques toujours un peu
déformantes, c’est une véritable instauratio universa qu’elle vise ? Sans
l’avoir explicitement voulu, et d’une manière d’autant plus significative,
l’action d’une revue comme Politique (Spes, éd.), nous paraît de nature à
faire valoir ces diverses perspectives ouvertes par la philosophie
blondélienne de l’action.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 137
VII. Le développement
de la pensée philosophique
de maurice blondel depuis
la Lettre sur l’apologétique
Non d’ailleurs que, même d’un tel point de vue, le reste puisse apparaître
jamais négligeable. En l’absence de cet ouvrage d’ensemble sur la Pensée 1 ,
que nous attendons toujours, quoique avec l’espoir de plus en plus précis et
justifié de ne pas attendre en vain ; dans l’impossibilité d’utiliser
l’enseignement d’Aix 2 , dont [141] rien n’a été publié et dont l’auteur du
1
Cf. infra.
2
C’est, en effet, à l’Université de cette ville que M. Blondel professe depuis
janvier 1896. Sur l’atmosphère de ces cours et conférences, où l’on a vu
plus d’un maître, M. Henri Bremond, le P. Valensin, etc., se faire à nouveau
disciple, sur le caractère de cet enseignement, on veut bien me
communiquer ces quelques notes.
« Les conférences de M. Blondel étaient consacrées, surtout, même dans
l’étude des questions du programme, à une maïeutique prodigieusement
stimulante pour l’esprit des étudiants. Et encore ce mot n’est pas exact. Ce
sont les étudiants qu’il obligeait à lui poser des questions, à lui faire part de
leurs réflexions, leurs lectures, leurs préoccupations... L’impression la plus
forte était celle d’une abondance, d’une richesse de vie intérieure, d’un
besoin de se donner. La seconde celle d’une diversité extraordinaire de
perspectives. Dans le maquis des difficultés, c’étaient des trouées
lumineuses qui s’ouvraient partout. Enseignement essentiellement suggestif,
mais qui n’affectait guère la forme unilinéaire... Encore tout proches des
procédés scolaires, beaucoup d’étudiants étaient déconcertés, quelques-uns
se plaignaient de ne pas comprendre. Mais cet enseignement agissait à la
longue, parce qu’il obligeait à penser, et par intussusception. Et puis voici
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 139
une appréciation que je recueille chez presque tous les auditeurs passés ou
actuels de M. Blondel : même si l’on ne comprend pas toujours tout, même
s’il a des mots — pittoresques — qui emprisonnent trop sa pensée, une
sorte d’atmosphère se crée en sa présence et par sa parole, et l’on se sent
élevé.
« Ses thèmes favoris ? Saint Augustin, Pascal, Biran, — la substitution,
sur tous les problèmes, du point de vue dynamique au point de vue statique,
— son opposition à l’esthétisme bergsonien, au notionalisme scientifique ou
idéaliste, — la théorie de la connaissance, reprise plusieurs années soit, en
cours, soit en conférences, et qu’il reprend encore cette année » (novembre
1924).
Un autre correspondant précise que la souplesse de cet enseignement
n’excluait nullement un égal souci de la cohérence logique :
« Jamais M. Blondel ne manque de consacrer une part de ses
conférences à l’exposé suivi d’un même problème, qui forme à travers
l’année, une série continue. Et dans les libres discussions qui suivent, il
cherche à ramener peu à peu les pensées flottantes à un centre habituel de
perspective... Pour conduire de tels entretiens, pour pratiquer utilement, non
seulement la maïeutique socratique, mais cette méthode pascalienne
consistant à revenir par ses digressions apparentes à un centre de
perspective que n’atteindrait aucun arrangement linéaire, il faut réaliser une
double condition : préparation scrupuleuse et toujours renouvelée, pour
inspirer confiance et donner le goût de l’effort méthodique ; spontanéité
jaillissante d’une pensée qui n’est jamais prise au dépourvu, parce qu’une
longue méditation l’a amenée à une possession habituelle des méthodes de
solution. Rien donc de l’impressionnisme ou de l’improvisation d’un
amateur. Mais un égal souci de la rigueur scientifique ou logique et de la
« vitalisation » des esprits et des problèmes. Les étudiants le sentaient bien,
et leur assiduité était exemplaire. »
1
Qui publie, comme on sait, chez Colin, un Bulletin résumant ses toujours
laborieuses et souvent fécondes discussions.
2
Publié d’abord en plusieurs fascicules, irrégulièrement espacés, du Bul. Soc.
Fr. phil., puis en deux gros volumes à la librairie Alcan.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 140
*
* *
1
Encore notre liste est-elle fort incomplète. Pour se faire une idée de la
diversité des curiosités psychologiques de M. Blondel et des points de vue
ouverts par sa philosophie, il resterait à consulter entre autres : — les
articles : Une association inséparable : l’agrandissement des astres à
l’horizon (Rev. phil. Nov. 1888, janvier 1889) ; la brochure : La psychologie
dramatique du mystère de la Passion à Oberammergau. (Bloud, éd., 1900).
(Sorte d’antithèse ébauchée au petit chef-d’œuvre de M. Bergson sur le rire.
A l’opposé du rire, qui naît d’un automatisme figeant la vie, l’art (joie ou
larmes) nous dégage du notionnel, du tout fait, du superficiel, pour nous
révéler quelque chose de la vie profonde et de la destinée essentielle) ; les
deux communications à l’Académie des sciences morales et politiques (mai
1916 et février 1922) et les articles de la Revue hebdomadaire (juin 1916) et
de la Nouvelle Journée (janvier 1922) sur l’heure d’été et le problème de
psychologie sociale qu’elle posait ; — les réponses à diverses enquêtes sur
la question religieuse (Mercure de France, 15 juin 1907), le service
militaire et la paix (Démocratie, 24 août 1919), le nationalisme (Lettres,
février 1923), comment les philosophes doivent écrire (Monde nouveau, 15
février et 15 mars 1923), Dieu (Philosophies, mars 1925), etc.
Dans l’ignorance des inédits, il n’est pas toujours facile de relier entre
eux tous ces fragments. Mais ce sont bien des pièces de la même toile, et
reliées au même dessein ; montrer que l’esprit, n’est pas passivité pure ;
montrer aussi qu’il est lié à l’immense complexus des conditions vitales,
qu’il forme corps avec tous les esprits et avec l’univers, que notre destinée
ne se connaît et ne s’achève que par une union totale, volontaire, in singulis
ipsis, à la volonté divine.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 141
la foi tout court et la bonne foi. Il y a bien là, riposte M. Blondel, une difficulté
sérieuse et même capitale. Mais d’où vient-elle ? De ce que l’on raisonne,
tantôt comme si la bonne foi humaine emportait de plano l’intervention divine,
sous prétexte que la grâce ne se refuse jamais à la bonne volonté, tantôt comme
si la connaissance objective de la vérité révélée enfermait ipso facto la réalité
de l’objet transcendant et sa présence efficace en nous, — méconnaissant, dans
les deux cas, l’opération surnaturelle et gratuite de Dieu dans la genèse de la
foi et l’œuvre de salut. Et d’où vient à son tour un si étrange oubli ? De ce
qu’on identifie la réalité connue et la réalité en soi — comme si l’Être ne
pouvait agir en nous et sur nous sans passer par la connaissance explicite et
sans devenir d’abord le « réel pour nous ». Loin de porter la responsabilité de
ces difficultés qu’on lui impute, la philosophie de l’action nous offre le moyen
d’en sortir, en montrant, en toute certitude, « à côté d’éléments déjà tirés au
clair et d’arguments analysés, une vue synthétique ou une anticipation réelle
des solutions qui doivent être peu à peu conquises par la recherche discursive
et devenir plus intelligibles, grâce au progrès de la réflexion et de la vie » (p.
655). De sorte qu’à condition de rester ouvert à la lumière et docile aux
inspirations d’en haut, l’on peut, « avec des notions inadéquates ou même
relativement fausses, penser et vivre dans le sens de la vérité intégrale ». Seule
la grâce sauve, conclut M. Blondel, mais la bonne foi vaut par une foi
implicite : formule décisive, et qui ferme le débat.
1
Rev. clerg. fr. de septembre 1919, p. 383.
2
A propos de l’Œuvre philosophique de M. l’abbé Piat. Rev. clerg. fr. des
1er-15 juillet 1919.
3
Cf. infra, p. 165 et seq.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 142
1
Voir notamment aux, mots : Action, Croyance, Dieu, Foi, Grâce,
Immanence, Intellectualisme, Intuition, Miracle, Mysticisme, Pragmatisme,
Prospection, Religion, Subjectif, Sujet, Sagesse, Surnaturel, Unité, Union,
Vinculum, Volonté.
2
Voir, par exemple, les séances des 7 janvier 1904 (Lettre contre la thèse
d’une origine exclusivement visuelle de l’idée d’étendue) ; — 23 février
1905 (L’idée religieuse dans l’enseignement) ; — 26 octobre 1905 (Les
états mystiques de sainte Thérèse) ; — 20 mai 1909 L’efficacité des
doctrines morales) ; — 28 décembre 1911 (Le problème philosophique du
miracle).
3
Bul. Soc. fr. phil. 1902, p. 190-191 et Vocabulaire Lalande t. II, p. 978-979.
4
Cf. infra, p. 154, un premier essai de construction de cette logique générale.
5
Bul. soc. fr. phil., 1908, p. 293-294, note.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 143
vérité par l’utilité, mais une méthode pratique de recherche, mettant au service
de cette spéculation tout ce que l’action effective apporte d’imprévisibles
enseignements. En 1902 1 , il l’employait encore en ce sens dans la Lettre à M.
l’abbé Péchegût. Mais l’« humanisme » et l’utilitarisme anglo-saxon ayant
décidément chargé ce terme d’un tout autre sens, il nous invite finalement à y
renoncer 2 . Car, entre le pragmatisme ainsi entendu et la philosophie de
l’action, il y a 3 plus de divergences que de points de contact. Le pragmatisme
« aboutit en somme à faire de l’action un critérium tout extrinsèque du vrai et
du réel ; ...la philosophie à laquelle je m’attache cherche la vérité intrinsèque à
l’action et l’action conforme à la vérité ». Elle montre, par ailleurs, « que toute
pensée a deux significations et comme deux orientations, tournée d’un côté
vers les fins concrètes du vouloir et les idées de l’action qu’elle cherche à saisir
et à réaliser, tournée d’autre part vers les représentations analytiques de la
réflexion » : et l’une et l’autre lui paraissent naturelles et nécessaires. Le
pragmatisme est « une spéculation rétrospective sur la pratique, in genere et in
abstracto » ; une philosophie de l’action digne de ce nom cherche à « unir
effectivement la méthode spéculative à la méthode ascétique, comme les
moments alternatifs d’une méthode intégrale ». Le pragmatisme tend en fait
« vers une [145] conception aussi adogmatique, aussi agnostique que possible
de la vie morale et religieuse ; la philosophie de l’action « réserve à nos
diverses puissances de connaître, de vouloir, d’aimer et d’agir toute leur part
respective ». Elle n’est entachée d’aucun relativisme.
1
Rev. cler. fr. du 15 février 1902 et Bul. soc. fr. phil., 1902, p. 191.
2
Mais on pourrait garder le substantif « pragmatique » pour désigner une
science ayant comme objet d’étudier « le déterminisme total des actions,
leur processus original, la solidarité des ingrédients qui les constituent, la
logique qui gouverne leur histoire, la loi de leur croissance, de leur
reproduction et de leur achèvement » (Voc. Lalande, t. II, p. 611).
3
Lettre à M. Parodi, in Bul. soc. fr. phil. 1908, p. 293-296.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 144
même temps ce qui revient et s’incorpore à cet être comme la réponse attendue
ou cherchée à un appel intérieur, comme le complément d’un don initial et
stimulateur » ; un sens « normal et antérieur à tout système particulier », où le
« principe d’immanence » se reconnaît dans cette formule de saint Thomas :
Nihil potest ordinari in finem aliqnem, nisi praexistat in ipso quaedam
proportio ad finem (Q. D. XIV. De Veritate). Loin de supposer que, « pour
atteindre la vérité et constituer la philosophie », nous n’ayons « qu’à dévider
en nous un écheveau préalablement formé, qu’à expliciter par l’analyse un
implicite où tout est intérieur à tout », elle montre « l’impossibilité de fait où
nous sommes de boucler ainsi la pensée et la vie », et « le devoir de nous
ouvrir à la double afférence des intimes stimulations gratuites et des
enseignements autorisés » 1 .
*
* *
1
Voc. Lalande, t. I, p. 343-345.
2
Léon Ollé-Laprune, L’achèvement et l’avenir de ton œuvre. Un vol. in-8° de
310 pages. Bloud et Gay, 1923. Pour l’histoire de ce volume, cf. supra, p.
45.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 145
« se fier, sans vue directe, au témoignage de qui sait, et se fier par des raisons
extrinsèques à ce qui est affirmé ». Dans la terminologie criticiste, il désigne
une affirmation formulée « sans raisons objectives et apodictiques », et fondée
« subjectivement sur un décret du vouloir ». Dans les deux cas, on admet, on
suppose qu’entre la science et la croyance il y a hétérogénéité totale, exclusion
formelle. Rejetant ce postulat, voici le sens nouveau, à la fois plus large et plus
précis, qu’apporte Ollé-Laprune : « Croire n’est pas affirmer simplement par
des raisons extrinsèques, ce n’est pas non plus attribuer à la volonté le pouvoir
arbitral de dépasser l’entendement, c’est vivifier les raisons intrinsèques,
démontrables et démonstratives, par l’adhésion de tout l’être, c’est joindre le
complément d’un consentement cordial, volontaire et pratique, à l’assentiment
rationnel et raisonnable ; c’est... traiter la vérité comme un vivant ou même
comme une personne qui ne livre son secret qu’à qui le mérite » (p. 69). Il ne
s’agit pas seulement de toucher l’être du dehors : il s’agit de le pénétrer, d’en
égaler le contenu et la richesse. Pas seulement par conséquent de le démontrer
ut verum, mais de l’accueillir et de l’épouser ut bonum. En ce sens, la croyance
exprime « le procédé naturel et vital, la démarche complète de l’être pensant et
agissant, qui va à la vérité avec toute son âme ».
1
M. Blondel a rendu hommage à son ancien camarade d’École Normale,
dans : 1° l’article : Une des sources de la pensée moderne : l’évolution du
Spinozisme, d’après l’ouvrage de Victor Delbos (Ann. phil. chrét., 1894) ;
2° la notice biographique donnée à l’Annuaire (1917) de l’Association
amicale de Secours des anciens élèves de l’Ecole Normale supérieure ; 3°
l’étude : Un interprète de Spinoza, Victor Delbos, publiée en 1919 par le
Chronicon spinozanum, organe de la Sociétos spinozana de La Haye ; 4° les
préfaces et notes aux inédits de Delbos, publiés par ses soins (Cf. Figures et
doctrines de Philosophes et La Pensée française, Plon, éd.). Quant au point
de vue personnel de Delbos sur la philosophie de l’action, on le trouvera
dans sa préface au livre déjà cité de Th. CREMER, Le problème religieux
dans la philosophie de l’action (Alcan, 1921), et, dès 1894, dans l’article
consacré à l’Action dans la Revue philosophique.
2
Cf. sa préface au livre posthume : La raison et le rationalisme (Perrin, éd.,
1906).
3
Le Problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l’histoire du
Spinozisme (Alcan, éd., 1893). Le Spinozisme (Société française
d’imprimerie et de librairie, 1916).
4
La philosophie pratique de Kant (Alcan, éd., 1905).
5
Cf. Le Procès de l’intelligence, p. 219.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 147
*
* *
1
Annuaire de l’Association amicale des anciens élèves de l’Ecole Normale
supérieure, 1917, p. 65.
2
Rev. mét. mor. de 1896. C’est à partir de l’Unique Nécessaire qu’on prend
initialement et finalement position, suppose, en définitive, M. Blondel.
Descartes, en voulant séparer la philosophie du problème religieux, a
détraqué tout l’ensemble.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 148
Elle est, par contre, explicitement définie et appliquée dans l’article sur
l’Anticartésianisme de Malebranche 1 , auquel nous avons emprunté ces
dernières lignes. [149]
1
« S’il y a une intuition d’ordre intellectuel qui traduit l’originalité native
d’un esprit, cette intuition est elle-même dans la dépendance d’une intention
fondamentale qui comporte ou appelle même une justification rationnelle et
une ratification expresse de la volonté : mais c’est moins une réflexion
explicite qu’une prospection synthétique ». Rev. mét. mor., janvier 1916, .p.
2. note. Mlle OLGA ARCUNO, qui publie en ce moment une traduction
italienne des études d’histoire de la philosophie de M. Blondel, donne
comme préface à son volume une lettre de ce dernier sur les caractères et la
méthode de cette science. On se reportera aussi avec profit à trois articles
posthumes de Delbos sur ce même sujet, dans la Revue de Métaphysique de
1920.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 149
1
Rev. mét. mor. Numéro spécial de janvier 1916.
A lire, p. 10, une bien remarquable note sur cette grave πορ α
du système de Malebranche.
2
Encore qu’à d’autres égards le terme soit-faussement appliqué à une
doctrine qui confond, en somme, le mystère métaphysique avec l’ordre de la
charité et de la vie immatérielle.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 150
1
Voir, sur ce point, de remarquables pages de M. l’abbé WEHRLÉ (qui
confirme les vues de Blondel et de Delbos) dans le Dictionnaire de
Théologie catholique (art. Malebranche).
2
Le jansénisme et l’antijansénisme de Pascal. Rev. mét. mor. Numéro spécial
d’avril-juin 1923.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 151
Les jansénistes sont des érudits, en quelque mesure des pédants, qui n’ont
qu’un sens médiocre de la vie de l’humanité et des âmes. La tradition à
laquelle ils font appel, ce n’est pas une vie continuée, c’est un arsenal de
citations et d’autorités, et l’exemple est typique, des contresens qu’ils ont faits
sur l’œuvre de saint Augustin, en appliquant à cette pensée, toute de contrastes,
se jetant tour à tour aux thèses extrêmes, mais toujours prête aux
compensations ou rétractations, « une méthode didactique de formules
épinglées et de syllogismes en forme à partir de textes momifiés ». Pascal a un
sentiment profond de l’histoire et de la « suite de la religion ». Il la conçoit, il
la vit, comme une présence et une assistance divines ininterrompues, comme
une Incarnation indéfiniment prolongée, comme une assemblée permanente
des âmes, dans l’enveloppement d’un amour dont l’agonie se prolongera
jusqu’à la fin des temps.
et, par cette incarnation et ce don, nous est devenu plus présent que nous ne le
sommes à nous-mêmes.
*
* *
1
Rev. mét. mor., nov. 1898. L’article avait, semble-t-il, un triple but : 1°
reprendre contact avec les rédacteurs de la Revue de Métaphysique, en leur
exposant, dans la forme qui leur est familière, certaines des thèses
essentielles de l’Action ; 2° répondre à l’article récent du P. SCHWALM (cf.
supra, p. 80) sur Les illusions de l’idéalisme et leurs dangers pour la foi ; 3°
amorcer la série des recherches qui doivent aboutir à la Pensée.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 153
que nous pensons en effet ; 2° l’action et l’idée de l’action ne sont pas choses
identiques et convertibles » (p. 735).
Ainsi parle l’Illusion idéaliste, montrant en [154] définitive dans les deux
thèses réaliste et idéaliste, deux aspects solidaires d’une même vérité qui ne
permet, ni de les isoler ou de les opposer comme des entités, ni de se passer
absolument d’elles.
1
Ou en présupposant, dirait, croyons-nous, plus volontiers aujourd’hui M.
Blondel (cf. supra, p. 58).
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 154
*
* *
Ambiguïté du fait moral, qui est à la fois idée et corps, esprit et nature, et
par suite conflit apparemment insoluble du formalisme et du naturalisme
moral ; — réalisation effective, en ce domaine, « d’oppositions radicales »
dont la négation apparaît au contraire comme la condition de la logique
ordinaire, puisque, pour celle-ci, « jamais la contradictoire n’est donnée en
fait » et qu’il est impossible qu’elle le soit ; — intervention de la contingence
naturelle et de la liberté humaines : c’est à ces trois causes que tient la
difficulté, certaine et souvent éprouvée, de mettre en évidence la dialectique
réelle des actions humaines.
1
Cf. supra.
2
Bibliothèque du Congrès, t. I, Colin, éd. — Un excellent commentaire en a
été donné par le P. AUG. VALENSIN, SOUS le titre : D’une logique de l’action
(Rev. de phil., 1913, recueilli in Archives de Philosophie, volume IV, cahier
2). — Voir aussi la préface de M. Blondel lui-même (8 décembre 1924) à la
traduction italienne de M. Enrico Castelli (Angelo Signorelli, éd., Rome,
1925).
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 155
La logique formelle qui se fonde sur cette abstraction a sans doute son
utilité. Par la simplification qu’elle introduit dans les données sensibles, elle
éveille, d’une manière rapide et économique, la conscience psychologique. En
conférant au relatif le caractère d’un absolu, elle nous prépare à comprendre la
portée des options que la vie nous impose, et leur rend immanente l’alternative
suprême, celle des fins dernières, où nous jouons notre tout. Il n’en est pas
moins vrai que la véritable logique n’est pas cette logique « formelle », mais la
science « réelle » et morale qui envelopperait tous les emplois possibles de
notre activité même libre, pour en manifester la liaison imperturbable et la fin
inévitable.
1
Sur cette idée, souvent développée par M. Blondel, voir, notamment,
Action, p. 473. — Et, plus loin, dans le même opuscule : « Si ce que nous
faisons nous fait, ce que nous ne faisons pas contribue également à nous
faire. »
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 156
VIII. Le développement de
la pensée philosophique de
Maurice blondel depuis la
Lettre sur l’apologétique
(suite)
Nous ne saurions songer à résumer ici, même de haut, des discussions fort
complexes, où chaque école a paru plus d’une fois, d’ailleurs, tiraillée entre des
tendances assez diverses. Voici, croyons-nous, ce qu’il importe d’en tenir pour
l’intelligence de notre sujet :
1
Sans que personne songeât plus, semble-t-il, à cette traditionnelle
distinction de l’intellectus et de la ratio que le P. Rousselot aura
particulièrement contribué à remettre en honneur et à profit. En fait,
philosophie de la contingence, bergsonisme, pragmatisme, apparaissent
aussi hostiles à la prétention de faire de la contemplation intellectuelle la
perfection et la fin suprêmes, qu’à celle d’identifier discours et pensée.
Artificiellement allégé de cette thèse essentielle suivant laquelle
l’intellection parfaite n’est pas seulement représentation, mais conquête et
étreinte de l’être, rien ne retenait plus de prendre le mot intellectualisme
dans son sens le plus étroit : universelle compétence et radicale suffisance
de la pensée conceptuelle et discursive (Cf. ROUSSELOT, Dictionnaire
apologétique de la Foi catholique. Art. Intellectualisme).
Sur l’ensemble de cette réaction anti-intellectualiste, mais sans en rester
à ses conclusions trop incertaines, on consultera utilement : PARODI, La
philosophie française en France (Alcan, éd., 1919).
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 160
1
Action, p. 297.
2
Action, p. 478.
3
Nous anticipons d’ailleurs ici sur les événements. C’est en 1910, dans la
Semaine sociale de Bordeaux, que M. Blondel utilisa, pour la première fois,
la distinction thomiste du jugement per modum cognitionis et du jugement
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 161
plus riche, une intuition de plus en plus compréhensive, une familiarité de plus
en plus intime. L’objet n’est rien d’autre que la synthèse même des relations
multiples que la réflexion discerne au sein de l’intuition.
*
* *
1
A paru d’abord dans la Nouvelle Journée, de juin à septembre 1920. A été
réuni ensuite en volume (Bloud et Gay, éd.), avec quatre études de MM.
PAUL ARCHAMBAULT (L’Intelligence et l’Intellectualisme), MAURICE
BRILLANT (L’Intellectualisme dans l’art et la littérature d’aujourd’hui),
PAUL GEMÄHLING (Intellectualisme et Sociologie) et Louis RUY
(L’Intelligence et la Connaissance de Dieu). Nous renvoyons à cette
édition.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 165
A la Nouvelle Journée nous étions unanimes pour juger une telle initiative
stérile, sinon dangereuse. Mais, facilement unanimes en nos négations, nous
eussions peut-être eu plus de peine à nous mettre d’accord sur une conception
positive de la connaissance. Nous priâmes M. Blondel de bien vouloir nous
éclairer. Nous attendions un mot, une idée qui nous orientât, un point de
repère. Poussé par cette générosité qui ne sait pas mesurer ses dons, peut-être
aussi désireux de mettre à l’épreuve quelques-unes des thèses que, dès cette
époque, il mettait en forme en vue de la Pensée promise et attendue, de
discerner quelques-unes des réactions et difficultés qu’elles pouvaient susciter,
c’est un monument qu’allait nous offrir M. Blondel.
1
Cf. supra, p. 148.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 166
M. Blondel les juge toutes trop étroites et propose d’en revenir au sens
fort et traditionnel du mot : l’intelligence est « une puissance possédante », la
faculté de « l’être vu et assimilé » ; c’est « ce qui lit au cœur, intus legit, et non
pas seulement ce qui sert d’agent-extérieur de liaison, inter legit ». Mais non
pas pour en revenir au notionalisme, à l’intellectualisme maintes fois renié, et
tout au contraire. L’élément essentiel de l’être, et par suite l’objet propre de
l’intelligence, c’est ce que cet être présente de singulier et d’unique, res
ipsissima, individuum ineffabile. Par delà la connaissance notionnelle, encore
occupée de notations et de relations extrinsèques, il faut qu’une connaissance
réelle 1 nous assure la possession intrinsèque de l’être. [167]
1
Celle, en somme, que M. Blondel appelait, plus haut, la « prospection », —
mais ralliant le concours et recueillant les fruits de la réflexion et de l’ascèse
proprement dite. Il avait fallu d’abord établir l’existence et montrer le rôle
d’une forme de connaissance vitale et globale sur laquelle on n’avait jamais
porté une attention expressément philosophique : c’est ce qu’a fait le Point
de départ. (Noter que le mot prospection a été adopté, en ce sens, par le
Vocabulaire de la Soc. franc. phil.). Sorte d’anticipation d’ensemble de la
fin à connaître et à posséder, qui ne se réalise qu’en engageant les
recherches et les conquêtes de la volonté réfléchie, il faudra que la voluntas
ut natura finalement se fasse voluntas elicita. (Aussi bien pour M. Blondel,
la prospection s’oppose-t-elle moins à la réflexion qu’à la rétrospection. Cf.
supra, p. 162).
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 167
1
Cf. notamment S. TH., I, q. 1, a. 6, ad 3. ; — II, II q. 45, a. 2.
2
Sans autre prétention, semble-t-il, que de prendre son bien là où il le
trouvait. Quoi qu’en ait dit M. MARITAIN (Réflexion sur l’intelligence, p.
85-92), le terme d’utilisation n’est donc pas ici tout à fait, exact.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 168
peut lui donner cette plénitude qui fait, par exemple, la force et la joie du vrai
mystique. « Mais, même pour être ultérieurement infuse et plénière, il faut bien
qu’elle réponde à des possibilités d’acquisitions présentes et à des capacités
réelles de l’âme... Tout le mouvement de l’intelligence est comme aimanté vers
ce pôle » (p. 272-273).
1
Certains critiques ont craint qu’une telle assertion ne méconnût la gratuité
de l’ordre surnaturel. Bien à tort. Le mot capable ne signifie pas ici une
initiative aboutissant d’elle-même à l’acte achevé. Il désigne, selon son
acception technique, une potentialité qui dispose un être à recevoir
utilement les stimulations auxquelles il peut coopérer. Le P. Guy de Broglie
montre dans le même sens, d’après saint Thomas même (cf. supra, p. 95),
qu’il est de la nature de l’esprit de concevoir comme possible la vision
béatifique.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 170
Par quoi M. Blondel nous ouvrait dès lors une vue sur sa « doctrine de
l’esprit », qui nous invite à nous affranchir de l’image encore matérialisante de
monades closes et isolées, pour en venir à la notion d’esprits communiant au
même Esprit sans se confondre avec Lui ni entre eux.
*
* *
1
De fait, c’est là-dessus surtout qu’il fut pris à partie par M. Maritain, dans
une conférence faite à l’Institut catholique de Paris, le 25 avril 1923, qu’on
trouvera reproduite dans les Réflexions sur l’intelligence et sa vie propre
(Nouvelle librairie nationale, p. 78 et seq,.). M. Maritain admet bien
l’existence d’une connaissance par « connaturalité » ou « inclination ».
Mais il estime que : 1° elle « n’est pas requise de soi par l’activité
intellectuelle », et il y aurait « absurdité » à prétendre que « l’intelligence à
elle seule (souligné dans le texte) ne suffirait pas à accomplir son œuvre
propre » ; 2° elle n’a de « place naturelle et normale » que dans « le
domaine de la connaissance pratique, du singulier », là où les hommes, en
fait, sont conduits « par les dispositions de leur appétit plus que par leur
raison » ; 3° c’est seulement dans l’ordre surnaturel, « où tout se renverse »,
qu’elle devient « nécessaire », en constituant d’ailleurs pour notre
intelligence « un sommet » ; 4° on blesse saint Thomas et, avec lui, la
doctrine catholique à « la prunelle de l’œil », quand on veut « intégrer dans
le dynamisme de l’effort naturel de l’intelligence vers l’être, disons dans le
dynamisme de la philosophie, une sagesse qui est, en réalité, la Sagesse du
Saint-Esprit ».
2
Cf. WEHRLÉ, Une soutenance de thèse, p. 3.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 172
1
Cahier 4 : Le Problème de la Mystique. Rapprocher de la lettre à M. Baruzi
que le Bul. soc. fr. phil. a publiée dans son numéro de mai juin 1925. M.
Blondel y explique, notamment, comment la contemplation métaphysique
« nous laisse à deux degrés plus bas » que la contemplation mystique,
« D’abord, elle reste fatalement spéculative, idéologique, représentative, là
où il faut une ascèse effective. Ensuite, même au prix de cette ascèse qui
emploie nos facultés naturelles les plus diverses, nous ne saurions aboutir
qu’à une contemplation acquise ». Or, « ce qui est essentiellement et
spécifiquement mystique, c’est... l’infus, l’apport gracieux, l’opération
initiatrice de Dieu... dans la réalité naturellement inviolable de sa libre
intervention » (p. 87).
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 173
A ceux qui présupposent que « rien n’est connaissable qu’à partir des
choses matérielles et par voie de déduction abstraite », il montre la faiblesse
particulière, en ce domaine, d’une théorie de la connaissance qui « nous mure
dans la prison des métaphores et des généralités, sans autre issue que le petit
judas du raisonnement ». En fait, d’ailleurs, ses défenseurs ne s’y tiennent pas.
Car tantôt ils en viennent à assimiler comme « procédés identiques, suivant la
propre expression de l’un d’eux, la connaissance de l’âme par l’introspection
psychologique (?) et l’expérience de Dieu par une expérience absolument
personnelle et incommunicable ». Et, de cette sorte d’illuminisme, on les voit
se jeter d’emblée à un agnosticisme qui plaque, sans préparation ni véhicule, le
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 174
1
Cf. supra p. 171.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 175
Rien de ce qui est acquis ne suffit : et c’est parce qu’il est tel que l’infini
achève ce qui sans lui ne s’achèverait pas. Mais, à titre de préparation
subalterne et d’accompagnement latent, tout peut servir. Et tel est le cas
notamment de cette contemplation acquise qui, partant tantôt des données de la
vie sensible, esthétique, tantôt de celles de la science, tantôt de celles du devoir
et de la piété, avec le consentement de la volonté et le concours de toutes les
spontanéités naturelles, nous permet d’accéder progressivement à un état de
possession habituelle et synthétique de la vérité. Et telle est encore
l’explication de ce fait que la raison survit et s’exerce même dans les formes
les plus hautes de l’union mystique. Relation paternelle et filiale, relation de
charité qui donne à l’ordre surnaturel toute sa signification de grâce, relation
transformante et non pas destructrice, cette union ne ressemble en rien à
l’extase alexandrine. Saint Jean de la Croix prescrit quelque part, non
seulement de ne pas rechercher les voies extraordinaires, mais plutôt de s’en
défier, et de faire avec simplicité son métier d’homme raisonnable. Et il
indique ailleurs qu’au degré suprême de la contemplation, dans le mariage
spirituel, tout s’apaise et se réconcilie 1 : plus d’extase, ni de ligature, ni
d’aliénation des puissances, mais, au contraire, une sainte liberté est rendue à
la vie sensible, qui use du monde comme n’en usant pas. « Comment mieux
exprimer que la vie mystique, quoique venant toute d’en haut, est enracinée en
tout l’être humain et élève tout l’être humain ? Ce qui a dû être traversé n’est
1
Du moins assez ordinairement chez les mystiques parvenus au degré le plus
élevé des grâces d’union.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 177
pas à renier, si cela est dans l’ordre, si cela a toujours été dans l’ordre du
devoir, de la vérité et de la fin, in intentione initiali finis » (p. 57).
Biran disait un jour que seule la religion résout les problèmes que la
philosophie pose. M. Blondel précise qu’il faut l’entendre non seulement du
surnaturel, mais de la vie mystique la plus spécifiée. Humaine, raisonnable,
éclairante, exaltante, même dans son mystère [177] et son dépouillement, en
elle le philosophe « qui ne saurait de lui-même la découvrir, la procurer,
l’expérimenter », trouve du moins « à ratifier, à admirer la perfection de
l’esprit, selon l’idée la plus essentielle » la plus concrète qu’il soit possible
d’avoir de l’esprit » (p. 62-63).
*
* *
1
Cf. supra, p. 73 et seq. — Il reste entendu que cette « phénoménologie » ne
s’est jamais rapportée qu’à la connaissance mimétique, notionnelle,
discursive, et que toujours ont été réservés le rôle et la fonction de la pensée
réelle et de la possession concrète.
2
A plus forte raison quand on dit, comme on l’a fait quelquefois, qu’elle part
du « subjectivisme » ; car il ne s’agit plus là d’une notion abstraite, mais
cependant susceptible d’un bon sens ; il s’agit d’une thèse exclusive et
radicalement fausse. Voir, en ce sens, Ann. phil. chrét. de décembre 1911,
p. 214, et Rev. prat. ap. du 15 février 1912 cité in Ann. phil. chrét. de mars
1912, p. 655).
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 179
Mais cela sans rejeter aucune des formes partielles de pensée et d’action
que cette pensée en acte contient et utilise en les dominant, car la vie toujours
finit par unir ce que l’analyse divise, car la vraie contemplation est à la fois
lumière et chaleur, passion, connaissance et action ;
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 180
IX. Anticipations
1
Et qui paraissent embrasser, en même temps que la totalité des problèmes
philosophiques, une extrême diversité d’applications religieuses, sociales,
esthétiques, etc. Aux esthéticiens qui réclameraient leur part, signalons, par
exemple, cette définition de l’art donnée à Frédéric Lefèvre :
« Divination anticipatrice, à la fois enchanteresse et nostalgique ; simple
hausse qui nous fait viser au loin ; petite avance d’hoirie, dangereuse si l’on
s’en contentait idolâtriquement, mais stimulante et bienfaisante ; arrhes déjà
précieuses dont il est bon de sentir à la fois l’illusoire et le substantiel ;
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 182
Mais le prétendu solitaire qu’est M. Blondel n’est tout de même pas sans
venir quelquefois prendre l’air de la capitale, depuis surtout que, outre tant
d’amis, des enfants l’y attendent et l’y appellent. Et rien n’égale sa
complaisance, sa docilité à l’égard de l’interrogation orale ou écrite. Des
entretiens, des lettres, dont il a bien voulu nous honorer, voici quelques
indications que nous avons recueillies et que nous pensons pouvoir reproduire
sans indiscrétion. Nous y emploierons, pour plus de commodité, le discours
direct ; mais qu’il soit bien entendu que c’est seulement par un artifice de
langage. La forme nous appartient, en tout ce qu’on y trouvera d’obscur et
d’insuffisant, et dont nous devrons seul porter la responsabilité. Mais nous
sommes en mesure de garantir le fond et sans doute, telles quelles, ces
« anticipations » éclaireront-elles utilement les conclusions que nous aurons à
présenter au chapitre suivant. « Justifier les rigoureuses exigences du
christianisme [185] dans l’unité d’un plan divin qui n’a rien de capricieux ni
d’injuste, et tout ramener (même l’enfer, comme Dante) « au dessein du
premier amour » ; — spécifier exactement la philosophie, l’empêcher de se
« séparer », la remettre en contact (sans les confondre aucunement) avec la
religion positive et le surnaturel, mais, tout en étendant ainsi son domaine,
l’empêcher aussi de s’arrêter, de se complaire en elle-même, comme si ses
conclusions les plus fermes n’avaient pas à promouvoir la pratique effective et
n’y restaient pas subordonnées, — tels ont été, nous a donc dit M. Blondel en
substance, mes desseins essentiels.
1
Où en est présentement l’ouvrage ? M. Blondel l’a précisé en ces termes à
Frédéric Lefèvre, It. phil. : « De novembre à juin, j’ai voulu savoir si cette
unité, que je croyais avoir en tête et où je souhaitais de ne laisser ni
échappatoire ni lacune, pouvait se traduire effectivement sur le papier et
s’articuler en un organisme cohérent dans ses divers membres. Et, de même
qu’on marche plus vite sous un faix plus pesant, voici donc qu’avançant
coûte que coûte avec la témérité du désespoir, qu’excuse mon infirmité, j’ai
là 600 grandes pages : canevas continu et complet, mais où il resterait à
sertir, dans le dessin maintenant fixé, les laines dès longtemps préparées et
échantillonnées. »
Devant l’immense problème de la pensée, expliquent encore les
entretiens avec F. Lefèvre, nous sommes « comme en présence d’un
écheveau terriblement compliqué, déjà naturellement emmêlé, plus
embrouillé encore par les essais artificiellement tentés pour le dévider ».
Prendre un fil au hasard, et tirer dessus tant qu’il vient, ne peut servir qu’à
embrouiller encore l’enchevêtrement et le rendre irréparable. Ce qu’il faut,
c’est libérer chaque fil, en respectant l’unité et la continuité totales : « et
alors nous pouvons tout dérouler et enrouler, sans brisure, dans l’ordre et la
joie. » Autrement dit, la science de la pensée « ne peut se concevoir et se
réaliser qu’au prix de deux taches solidaires : discernement des ingrédients
naturels ou des conditions effectives d’une part ; d’autre part, aperception
de l’unité vivante des fonctions spirituelles ». Il s’agit de découvrir
« simultanément les méthodes d’analyse et de synthèse qui mettent en
évidence l’hétérogénéité réelle et l’unité plus profonde des fonctions de
l’esprit ».
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 185
1
« En ajoutant à la connaissance notionnelle une connaissance dite réelle,
demande Frédéric Lefèvre à M. Blondel dans un des entretiens annoncés, il
me semble que vous ne laissez plus rien au réel lui-même. Est-ce que votre
prétendu réalisme concret et universel ne s’appellerait pas aussi bien ou
mieux un idéalisme intégral ? »
A quoi M. Blondel répond en opposant, aux différentes formes du
monisme et du dualisme, ce qu’il appelle le « trinitarisme unitaire ». « La
connaissance par notion, la connaissance-essence présuppose et véhicule
toujours quelque donnée concrète, quelque activité effective, quelque vue
réelle... Symétriquement, la connaissance réelle, la connaissance-existence,
n’est jamais pour nous une connaissance personnelle et véritable sans
susciter et utiliser quelque connaissance notionnelle... Solidaires et
incommensurables, les deux connaissances... ne suppriment donc pas le
besoin d’une science originale répondant à l’originalité toujours
sauvegardée de l’être ; elles contribuent même à mieux manifester la
nécessité et l’irréductibilité de ce fondement de la pensée, comme les deux
flancs de l’ogive appellent, la clef de voûte qu’ils soutiennent, mais qui les
soutiendra davantage encore. »
M. Blondel ajoute que, d’ailleurs, son exploration philosophique est
restée indépendante du mystère chrétien du Dieu trine et un « C’est après
coup que j’ai songé à une telle similitude, laquelle, du reste, n’est pas
fortuite, s’il est vrai que rien ne puisse subsister sans porter l’image plus ou
moins lointaine et sans constituer une participation plus ou moins imparfaite
de l’Être des êtres : Omnia intendunt assimilari Deo. »
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 187
... Mais n’attendez pas que je vous explique en quelques mots le raccord
de ma trilogie philosophique avec ce « charitisme », ce « panchristisme »
auquel doit aboutir l’Esprit chrétien. Je ne crains que trop déjà, par votre faute,
d’avoir donné de nouvelles armes à ceux qui parlent de mes « impénétrables
ténèbres »...
X. Quelques conclusions
[192] [193] Si nous n’avons pas été trop inférieur à notre tâche, et à
supposer que l’on ne voie pas encore avec une précision suffisante ce qu’est la
philosophie de l’action, du moins doit-on discerner maintenant ce qu’elle n’est
pas — et ce dont elle constitue même, à parler plus exactement, l’antidote
spécifique.
1
Cf. notamment Action, p. 457, 460, etc.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 191
fécondité 1 en même temps que [194] se trouvaient limitées, le cas échéant, ses
1
Sur la question particulièrement controversée du rôle et de la valeur de la
connaissance notionnelle de Dieu, cf. la réponse de M. Blondel à l’enquête
de Philosophies (mars 1925). M. Blondel insiste sur ce qu’il y a d’intuitif et
de « prospectif » à la base d’une telle connaissance. Au sens « radical » du
mot, « il n’y a pas d’athée. De fait, on ne pense, on n’agit en homme qu’en
ne subissant pas purement et simplement le donné. Or, ce pouvoir,
constamment exercé, d’engloutir les données positives, de les dominer, de
les modifier, exprime, antérieurement à toute réflexion et à toute
explication, une assertion congénitale et indestructible, l’affirmation d’un
au-delà. » Mais cela ne l’empêche pas de garder toujours présent à l’esprit
le certo cognosci Deum constat des définitions conciliaires. N’y a-t-il pas
là, dans cet au-delà intérieur, la matière d’une certitude fondée « sur la
totalité des objets qui s’imposent à mon esprit ou qui sollicitent ma
volonté » ? « Le travail spéculatif de la raison, est-il précisé plus loin, tend à
rendre inexcusables la négation et les méprises : il stimule, il précise, il
purifie. » Mais il n’emplit pas la pensée, il ne fournit pas le Dieu vivant.
Celui-là seul croit vraiment en Dieu qui reconnaît « pratiquement qu’on ne
peut l’atteindre que s’il se livre, et qu’on ne peut l’avoir à soi sans être
d’abord à lui ».
En somme, explique M. Blondel dans l’Itinéraire, la connaissance
notionnelle c’est cette valeur fiduciaire et représentative, qui, indispensable
pour faciliter, mobiliser, anticiper même les valeurs réelles, sans péril tant
qu’elle reste gagée, échangeable en proportion normale avec les valeurs
réelles, mène à la banqueroute par l’inflation. Il est urgent de la « remettre
en équilibre et en communication avec cette connaissance du sens commun
qu’il est possible de développer, non seulement, comme un art du réel ou
comme une docte ignorance, mais jusqu’à une science authentique des êtres
en tant qu’êtres, tout au moins jusqu’à une science des conditions qui la
rendent possible et en préparent la réalisation ».
Dans un mythe célèbre (cf. HENRI BREMOND, Prière et poésie, Grasset,
éd., p. 112 et seq.), Paul Claudel avait marié Animus et anima,
« l’entendement et l’âme » — moi de surface et moi profond, connaissance
notionnelle et connaissance mystique ou poétique, précise M. Bremond.
« La métaphore, dit M. Blondel, est inexacte en plusieurs points ». D’abord
les deux conjoints « n’existent pas d’abord à part leur apparition, leur
distinction, leur opposition, leur association ; dérivent de causes plus
profondes qu’il importe de scruter ». Et puis, ils ne sont pas faits pour « se
rejoindre en une parfaite copulation. Animus n’est pas du tout l’époux, pas
même le fiancé d’anima. ...Il n’est que le messager, le procureur du lointain,
de l’invisible, du royal Époux. Animus ne doit, qu’offrir les présents,
apporter les promesses, signer les contrats. Quelle aberration si la pauvre
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 192
1
Es. phil. rel., p. 16.
2
Action, p. 440.
3
Voir notamment sur ce point : J. WEHRLÉ, La méthode d’immanence, p. 24-
25 et V. Delbos, dans la préface au livre déjà cité de V. Cremer.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 194
1
Il est remarquable que, dans les Réflexions sur l’intelligence de M.
MARITAIN, les travaux considérables du P. Rousselot et du P. Sertillanges
sont cités tout juste une fois, et ne sont utilisés nulle part.
2
Saint Thomas d’Aquin, 2 vol. Alcan, éd. — La philosophie morale de saint
Thomas d’Aquin, Alcan, éd.
3
Cf. supra, p. 128-129.
4
Voir, entre autres, son essai : Le problème critique fondamental (Archives
de philosophie, vol. I, cahier II) et ce que nous avons cru pouvoir en dire
dans le cahier 7 de La Nouvelle Journée, p. 191 et seq.
5
Thomisme et méthode. Bibliothèque des Archives de philosophie, 1925.
6
Cf. supra, p. 95-96.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 195
par delà saint Thomas, il est bien apparent aujourd’hui qu’elles font corps avec
l’œuvre séculaire de la pensée et de l’ascèse catholiques.
1
Lettre à l’Univers du 12 mars 1907, cité par Thamiry. Les deux aspects de
l’immanence (Bloud et Gay, éd.), p. 271.
2
Cf. à nouveau, supra, p. 95-96.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 196
*
* *
1
Sur l’évolution d’un certain néo-thomisme à cet égard, cf. passim,
BERNARD DE SAILLY, Comment réaliser l’Apologétique intégrale ? Thèses
de rechange aux points d’accord ?
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 197
1
Voir notamment, comme signe et produit de cet état d’esprit le livre du P.
A. GARDEIL : La crédibilité et l’apologétique, Gabalda, éd.
2
Qu’est-ce que la foi ? Bloud et Gay, éd. L’unité complexe du problème de
la foi. Méprises et éclaircissements. Rev. cl. fr. du 1er février 1908.
3
Qu’est-ce que la foi ? p. 30. Dans le même sens, BERNARD DE SAILLY
(Thèses de rechange, p. 127) dénonce ces conceptions artificielles qui
montrent la volonté tantôt comme se bornant à considerare vel non
considerare, mais sans expliquer comment « cette inintelligible
indétermination devient une arme à double tranchant pour choisir
intelligemment son emploi », — tantôt comme « se prononçant par oui ou
par non sur un vrai préalablement établi sans elle, et dont elle fait son
bien », mais sans expliquer « comment se rétablit la communication
expressément rompue entre l’ordre du vrai et l’ordre du bien », — tantôt
comme survenant pour compléter ou dépasser la connaissance inadéquate,
mais sans nous expliquer « comment l’on échappe à l’arbitraire d’une
décision agnostique » et en l’air. — « Il faut au contraire tout justement
montrer comment, en fait, les raisons de vouloir sont des lumières pour la
pensée et des raisons de connaître, de même que les raisons de connaître et
les vérités objectivement présentées à l’intelligence sont des raisons d’agir
et de vouloir », comment théorie et pratique, abstrait et concret se soudent
en une certitude synthétique qui fait incessamment refluer dans l’idée les
clartés et les richesses conquises par l’action.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 198
charrie ainsi une sève chargée de la plus substantielle réalité ; d’autre part, à
mesure que l’action se réalise et se répand au dehors, le motif s’enrichit de tout
ce qui sans elle resterait inconnu et inexploré, de tout ce qui, par elle, se révèle
à nous et s’éclaire pour nous. Et l’on comprend ainsi que la volonté puisse
jouer vis-à-vis de l’intelligence, non le rôle d’une souveraine qui formulerait a
priori des exigences inéluctables, mais d’une alliée qui ne vise qu’à la faire
profiter de ses expériences et découvertes personnelles — de sorte qu’en toute
vérité, « en agissant, on porte la lumière dans l’obscurité où l’on avance, et il y
a une clarté attachée à chaque pas que l’on fait, lucerna pedibus et lex lux » 1 .
La volonté est moyen de croire parce qu’elle est moyen de voir, et elle est
moyen de voir parce qu’elle est moyen de pénétrer et d’assimiler du réel. Elle
remplit la pensée de vérité en même temps et par la même démarche qu’elle
emplit l’être de réalité. Et de même en est-il de tous les problèmes connexes :
sensibilité et entendement, discours et intuition, pratique et théorie, science et
métaphysique, etc. On s’exprime mal quand on parle des diverses pièces de
notre machine. Notre unité vraie est de corrélation organique et de connexion
fonctionnelle.
Connaître une chose, ce n’est pas s’en faire une image, encore moins un
simulacre, pas seulement y opérer un sondage ou en prendre un extrait, mais la
posséder, se l’assimiler, s’en emplir, s’unir à elle. « Connaître, c’est
principalement et premièrement saisir et étreindre en soi un autre, capable
aussi de vous saisir et de vous étreindre, c’est vivre de la vie d’un autre vivant.
Son rôle (à l’intelligence) est de capter des êtres, non de [201] fabriquer des
concepts ou d’ajuster des énoncés » 2 : ce n’est pas pour les lecteurs et les
1
Action, p. 141.
2
Cf. PIERRE ROUSSELOT, L’intellectualisme de saint Thomas, p. 11. Voir dans
le même sens, p. 1, 15, 16, 20, etc.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 199
1
Réflexions sur l’intelligence et sa vie propre, notamment, p. 17 seq, p. 321
et seq.
2
Op. cit., p. 326.
3
Sur ce point, M. Blondel nous envoyait, un jour, l’une de ces allégories qui,
selon l’expression de F. Lefèvre, ne semblent lui coûter guère : elle éclaire
les embarras séculaires de la philosophie abstractive qui ne sait plus
comment revenir au concret et les voies différentes du « philosophe du
concret », ainsi qu’on a appelé l’auteur de l’Action : « J’avais reçu, enfant,
le délicieux cadeau d’un bel agneau blanc, un vrai agneau, un agneau
vivant, bondissant et bêlant. Il m’aimait bien ; et selon la fidélité de sa race,
il me suivait partout, partout... comme notre pensée notionnelle sert
d’ombre accompagnatrice à toute notre réflexion et prospection humaine.
Ce cher animal grimpait avec joie le grand escalier de pierre qui conduisait
à ma chambre, et d’un bond il me devançait même vers les transcendances.
Mais voici que pour descendre c’était une tout autre affaire : impossible au
pauvre mouton de se risquer sur les marches ; et touché de ses bêlements je
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 200
1
Op. cit. Cf. notamment p. 50 et seq.
2
Ann. phil. chrét., décembre 1911 et janvier 1918.
3
II, 377.
4
Id., p. 375.
5
Id. p. 359.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 202
présence d’un sujet qui le voie et la fasse être en le voyant 1 . » Mais faire
dépendre en ce sens l’objectif du subjectif, ce n’est nullement en revenir à la
formule de Berbeley : esse est percipi, ni à la définition kantienne : la vérité
[204] est l’accord de la connaissance avec elle-même. En fait, si l’éternel
débat du réalisme et de l’idéalisme prouve quelque chose, c’est que sujet et
objet sont « créateurs l’un de l’autre », autrement dit qu’on ne saurait
légitimement ni les considérer ni les réaliser isolément. Qu’en conclure, sinon
que, « par voie d’approfondissement, on doit trouver, au sein même de l’un
d’eux, quelque réalité plus pleine de réalité, une existence ultérieure et
supérieure à chacun et principe de leur propre existence » 2 ? Un Infini
demeure en nous. Sans être l’Infini, nous sommes besoin et désir d’infini, et ce
désir est en nous propulseur de tous nos actes. Quant au non-moi, c’est ce qui
mesure cet écart « entre notre pauvreté actuelle et notre richesse virtuelle, entre
notre moi réel et notre moi idéal, entre ce que nous sommes et ce que nous
devons être » 3 . Intermédiaire et lien entre l’Infini et nous, c’est à la fois
l’ensemble des moyens par lesquels nous pouvons nous élever à Lui et des
obstacles que nous avons à franchir pour y parvenir.
Reste qu’est éliminée, à travers tout cela, l’idée abstraite et nue d’objet,
l’idée d’une réalité sans vie propre, perçue sans être à aucun degré percevante,
agie sans être à aucun degré agissante, que nous pourrions appréhender sans
rien échanger avec elle, sans la contraindre, sans nous trouver contraints nous-
mêmes à quelque changement intime d’attitude ; et d’orientation. Mais l’être,
l’objet ainsi conçu, qu’est-ce autre chose qu’une idole 4 ?
1
Id. p. 368. Le P. Sertillanges a soutenu que, même d’un point de vue
thomiste, l’objet brut implique toujours l’existence d’un sujet au moins
témoin. Mais il faut dire plus. Il n’est point d’objet qui ne renferme des
virtualités pouvant aboutir à l’incorporation dans ce corpus spiritale dont
parle saint Paul.
2
Id., p. 362.
3
Id., p. 369.
4
Maintes formules leibniziennes se présentent ici à notre mémoire. De fait, le
leibnizianisme — allégé, bien entendu, de l’hypothèse arbitraire de
l’harmonie préétablie et de quelques autres — nous paraît, quant à nous, un
bon terrain de rencontre et d’accord entre « scolastiques » et « modernes ».
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 203
Le mot d’autonomie n’est pas de ceux qui doivent, par eux-mêmes, nous
faire reculer et nous détourner. En un sens qu’il est en effet nécessaire de
préciser, et qui n’a plus rien de commun avec le non serviam préalable des
tenants du « Ni Dieu, ni maître », autonome, l’homme l’est de fait et de droit.
De fait, parce que « la souveraine originalité de la vie intérieure n’admet que
ce qu’elle a digéré en quelque façon et vivifié » 1 et qu’on ne peut l’amener à
soumission sans lui faire « comprendre que c’est le secret de [sa] véritable
indépendance » 2 . De droit, parce que notre responsabilité, notre dignité sont à
ce prix et aussi, si l’on ose dire, la dignité d’un Dieu d’amour, qui n’a pu nous
créer sentants et pensants sans que se trouvent pleinement ratifiables, pour
notre cœur et notre raison, le fait de notre existence et les lois générales de
notre destinée.
Tout ce qui nous est proposé, tout ce qui nous est imposé doit donc en
définitive pouvoir se justifier par rapport à nous 1 . Mais il ne suit pas que nous
puissions subordonner, à la vue explicite et préalable de cette justification,
notre action et, le cas échéant, notre soumission. « Alors même, écrit M.
Blondel, que, spéculativement, nous nous serions prouvé à nous-mêmes que
notre soumission surnaturelle à Dieu est l’expression ou la garantie parfaite de
notre autonomie complète et heureuse, jamais, dans le détail toujours inédit et
déconcertant des épreuves singulières de la vie présente, nous ne saurions
clairement relier cette science générale et théorique à l’expérience concrète et
sentie 2 . » C’est pourquoi le sacrifice sera toujours le sacrifice. C’est pourquoi
l’autorité, l’obligation garderont toujours leur caractère contraignant et
mortifiant. Une intelligence infinie serait nécessaire à une liberté infinie. Aussi
[206] bien, qui dit immanence ne dit nullement suffisance. Des deux sens —
exclusif et relatif — que comporte en fait le mot immanence et qui lui
permettent de caractériser — soit « une activité qui trouve, dans le sujet où elle
est censée résider, tout le principe, tout l’aliment, tout le terme de son
déploiement », et cela « sans apport étranger, sans dilatation nouvelle, sans
progrès effectif » — soit une activité qui, dans ce sujet, trouve seulement « un
point de départ effectif et un aboutissement réel... quel que soit d’ailleurs
l’entre-deux » 3 , M. Blondel et le P. Laberthonnière n’admettent et n’utilisent
que le second. Aussi, au lendemain de l’Encyclique Pascendi, la rédaction des
Annales de philosophie chrétienne 4 pouvait-elle faire remarquer, sans aucun
artifice, que leur thèse métaphysique était d’afférence, et nullement d’efférente,
au sens moderniste du mot. En commentant et en cherchant à justifier
philosophiquement le mot de saint Paul : « Ce que vous honorez sans le
1
Sur les différents aspects possibles de cette notion d’autonomie, nous nous
permettons de renvoyer à quelques pages de notre étude récente sur George
Fonsegrive, le Sociologue et le Citoyen, 11e cahier de la la Nouvelle
Journée, p. 85 et seq.
2
Préface au livre de Mlle OLGA ARCUNO, La Filosofia dell’ azione e il
Pragmatismo, p. 15.
3
But. soc. fr. Phil., août 1908, p. 328. — Dict. Lalande. Art. immanence.
4
Ann. phil. chrét., octobre 1907, p. 5-9. Cf. supra, p. 90.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 205
connaître, c’est cela que je vous annonce » 1 , ils n’ont jamais laissé croire que
ce qui était ainsi présent à l’homme pouvait d’aucune manière être de
l’homme. Par la méthode d’immanence ainsi conçue et pratiquée, c’est bien,
nous l’avons vu, une doctrine de transcendance qui se définit et se constitue. Et
les vrais immanentistes, nous l’avons vu aussi, ne s’y sont jamais trompés.
1
Actes, XVII, 23.
2
Histoire littéraire du sentiment religieux en France. La conquête mystique.
L’école française, p. 23 et seq.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 206
1
La méthode d’immanence, p. 38 et seq. Saint Thomas enseigne que Dieu ne
refuse à aucun homme ea quae sunt necessariat ad salutem : c’est à montrer
le sens et l’efficacité de ces secrets moyens de salut que travaille M.
Blondel.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 207
*
* *
1
Le caractère philosophique de la présente étude, la crainte de faire éclater
un cadre trop rempli, les limites très distinctement perçues de notre
information et de nos forces, nous déconseillent également d’insister sur les
« utilisations » théologiques possibles de la philosophie de l’action. Mais
aucun des lecteurs de M. Blondel n’a oublié certaines pages, que nous nous
bornerons à citer, sur la grâce (Action, p. 384 et seq., p. 403-404), le dam (p.
359 et seq.), les sacrements (p. 418), l’Incarnation (p. 460-461). Voir aussi
Lettre sur l’apologétique, in fine.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 208
1
P. d. d. II, p. 231. Absolue, dit le texte. Il n’implique donc point que nous ne
pouvons rien ni aucunement connaître que par le tout — de sorte qu’il
devienne possible et nécessaire de différer toute affirmation ferme jusqu’à
la certitude de Dieu et de la Révélation. Les étages inférieurs ont leur
solidité, les vérités partielles leur valeur et leur évidence. A Liard, qui, pour
justifier son refus de lui confier une chaire universitaire, lui objectait :
« Vous supprimez l’ordre scientifique et rationnel pour ne laisser subsister
qu’un ordre surnaturel. » — « Pardon ! répondait M. Blondel, plus j’élève
l’édifice, plus je tiens à ce que le soubassement soit solide ! » Ce qu’il
contredit, c’est seulement la thèse suivant laquelle chaque être serait
(l’expression a été employée) « auto-intelligible ». Seulement ces vérités
inadéquates, quoique déjà impérieuses, exigent d’être approfondies,
complétées, couronnées. Et il fallait y insister.
2
Cf. notamment Histoire et dogme, II, 159-100.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 209
chose d’un seul regard », ces « digressions sur chaque point qu’on rapporte à la
fin pour la montrer toujours », qui évoquent le souvenir de Pascal, de son
« esprit de finesse » et de son « ordre du cœur ». La vraie connaissance
progresse, non par addition et juxtaposition de données diverses, mais par une
sorte de purification progressive. Seule, en définitive, la « voie de simplicité »
décrite par les mystiques nous fait sortir, selon le mot de Newman, ex umbris
et imaginibus et nous ouvre une solution qu’il faut concevoir d’ailleurs,
répétons-le une fois de plus, non comme une représentation adéquate et
suffisante, mais comme une possession de plus en plus intime et pénétrante de
la réalité dont nous avons à vivre.
2° Est-ce à dire que tout soit illusion et artifice dans cette opération de
découpage et d’analyse qui est l’œuvre propre de la réflexion scientifique et
philosophique, et dans les constructions systématiques où s’expriment ses
résultats successifs ? Évidemment non. Un des buts de M. Blondel, ces
dernières années, a été précisément de réhabiliter la connaissance discursive
menacée de discrédit. Et les mêmes conceptions partielles, qu’il faut empêcher
de s’ériger en solutions totales, retrouvent un sens et une utilité, si on les
considère comme les moments solidaires et alternatifs d’une même enquête,
mieux encore comme les phases liées d’une même genèse spirituelle. Sujet et
objet, pensée et action, discours et intuition, autonomie et hétéronomie,
immanence et transcendance, chacun de ces mots n’exprime qu’une vue
fragmentaire, une synthèse partielle de la réalité à assimiler. Mais, loin de
s’exclure, ces synthèses partielles se supposent et s’impliquent. Chacune est
grosse de toutes les autres. Et si grand est le souci d’unité et de totalité qui
anime la doctrine, qu’on croirait parfois avoir affaire à une sorte de
syncrétisme éclectique. Mais ce qui caractérisait et a discrédité l’éclectisme,
c’est la prétention d’organiser sur le même plan spéculatif des éléments
découpés en d’autres doctrines et transportés tels quels dans un milieu logique
tout différent. M. Blondel, lui, [211] n’opère jamais par addition, mais par
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 210
1
Delbos aimait montrer cette méthode en œuvre dans l’Illusion idéaliste où
l’on voit, disait-il, « qu’idéalisme et réalisme ne sont pas des réalités
opposables comme deux pierres, mais des aspects d’une vérité plus
compréhensive, où ils apparaissent inséparables et réciproquement
subordonnés ».
2
Il. id., p. 739.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 211
4° Aussi bien — et quoi qu’en ait une certaine philosophie — est-ce une
erreur formelle de s’imaginer que nous ne communiquons avec l’être que par
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 212
1
Sum. théol., I, 91, a. 9.
2
Retract I, I, — Cité in Semaine sociale, p. 45.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 213
1
Voici, à titre de première indication, celles que voulait bien nous fournir
personnellement M. Blondel en une lettre du 28 mars 1915 :
« L’immanence effective du réel à l’agent que nous sommes doit être
entendue en une triple acception : a) Il y a d’abord une immanence
constitutive, génératrice et conditionnante. Les scolastiques et les mystiques
remarquent également que l’Etre et les êtres sont en nous pour nous faire
être, pour nous nourrir en quelque sorte. Dieu, dit Julienne de Norwich,
demeure au fond du plus grand pécheur dans un centre inviolable qui lui est
encore un ciel : don premier et sans repentance, puisque l’être spirituel est
indestructible et repose sur un bien premier, en tant qu’il subsiste et
persiste. — b) Puis, dans la mesure où prenant conscience et direction de
nous-mêmes, sans même connaître encore le don second et la vocation
surnaturelle qui, en fait, travaille tout homme, nous avons à faire fructifier
ce que nous avons reçu en notre « immanence » la plus profonde et la plus
enveloppée, ces dons secrets et mêlés deviennent comme un prêt à acquérir,
comme un devoir à réaliser, comme une fin transcendante à atteindre, sous
peine de nous dérober à une obligation, de nous endetter par ce mal que
saint Thomas nomme privatio debitae perfectionis et qui consiste à deficere
a proportione potestatis suae. C’est de ce transcendant qu’on peut dire qu’il
est doublement immanent en nous, comme idée active, mais où se
confondent ses origines différentes, comme force effective et présence
réelle, à la fois propulsive et requérante. — c) Enfin, quand la Révélation
nous a fait connaître le caractère surnaturel du don second et suprême de
notre divine Vocation, alors ce qui était resté incommensurable et
innaturalisable ou comme extérieur à nous-mêmes dans la plus intime
promiscuité de notre vie, devient notre Emmanuel, et, sans rien perdre de
son inconfusible transcendance, habite en nous, s’unit à nous, manet in
nobis, dans une possession, ζις, faute de laquelle, à la place du Salut,
c’est la « privation » et le dam, στερ σις »
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 215
*
* *
Par delà les trois états de la pensée un peu artificiellement distingués par
Auguste Comte, il nous souvient que Gaston Milhaud, dans un article publié
par la Revue philosophique en 1900, présageait et définissait un « quatrième
état », qui verrait une transposition nouvelle des valeurs des divers ordres
scientifiques, sociales, esthétiques, philosophiques. Et, dans l’ordre de la
pensée religieuse, il signalait l’effort de M. Blondel comme une des
1
Action, p. 465.
2
Id., p. 347.
Paul Archambault, Vers un réalisme intégral (1928) 216
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