1791 Discours Sur Le Marc D'argent
1791 Discours Sur Le Marc D'argent
1791 Discours Sur Le Marc D'argent
(Avril 1791)
Ds le 29 octobre 1791 , lAssemble lgislative avait vot le dcret dit du Marc
dargent , rservant lligibilit aux citoyens actifs. Etaient citoyens actifs les hommes de
plus de vingt-cinq ans, domicilis et versant un impt direct quivalent plus de trois
journes de travail. De plus, tait ligible celui qui payait un impt quivalent six journes
de travail, soit un Marc dargent. Trois millions dhommes taient ainsi exclus de la vie
politique et seules cinquante mille personnes pouvaient prtendre lligibilit.
Pourquoi sommes-nous rassembls dans ce temple des lois ? Sans doute pour rendre
la nation franaise lexercice des droits imprescriptibles qui appartiennent tous les hommes.
Tel est lobjet de toute constitution politique. Elle est juste, elle est libre, si elle est remplie ;
elle nest quun attentat contre lhumanit, si elle le contrarie.
Vous avez vous-mme reconnu cette vrit dune manire frappante, lorsque avant de
commencer votre grand ouvrage, vous avez dcid quil fallait dclarer solennellement ces
droits sacrs, qui sont comme les bases ternelles sur lesquelles il doit reposer.
Tous les hommes naissent et demeurent libres, et gaux en droit.
La souverainet rside essentiellement dans la nation.
La loi est lexpression de la volont gnrale. Tous les citoyens ont le droit de concourir
sa formation, soit par eux-mmes, soit par leurs reprsentants, librement lus.
Tous les citoyens sont admissibles tous les emplois publics, sans aucune autre distinction
que celle de leurs vertus et de leurs talents. (1)
Voil les principes que vous avez consacrs : il sera facile maintenant dapprcier les
dispositions que je me propose de combattre : il suffira de les rapprocher de ces rgles
invariables de la socit humaine.
Or, 1) la Loi est-elle lexpression de la volont gnrale, lorsque le plus grand nombre de
ceux pour qui elle est faite ne peuvent concourir, en aucune manire, sa formation ? Non.
Cependant interdire tous ceux qui ne payent pas une contribution gale trois journes
douvriers, le droit mme de choisir les lecteurs destins nommer les membres de
lAssemble lgislative ; quest-ce autre chose que rendre la majeure partie des franais
absolument trangers la formation de la loi ? Cette disposition est donc essentiellement anti-
constitutionnelle et anti-sociale.
2) Les hommes sont-ils gaux en droits, lorsque les uns jouissant exclusivement de la facult
de pouvoir tre lus membres du corps lgislatif, ou des autres tablissements publics, les
autres de celle de les nommer seulement, les autres restent privs en mme temps de tous ces
droits ? Non ; telles sont cependant les monstrueuses diffrences qutablissent entre eux les
dcrets qui rendent un citoyen actif ou passif ; moiti actif, et moiti passif, suivant les divers
degrs de fortune qui lui permettent de payer trois journes, dix journes dimpositions
directes, ou un Marc dargent. Toutes ces dispositions sont donc essentiellement anti-
constitutionnelles et anti-sociales.
3) Les hommes sont-ils admissibles tous les emplois publics sans autre distinction que
celles des vertus et des talents, lorsque limpuissance dacquitter la contribution exige les
carte de tous les emplois publics, quels que soient leurs vertus et leurs talents ? Non ; toutes
ces dispositions sont donc essentiellement anti-constitutionnelles et anti-sociales.
4) Enfin, la nation est-elle souveraine, quand le plus grand nombre des individus qui la
composent est dpouill des droits politiques qui constituent la souverainet ? Non ; et
cependant vous venez de voir que ces mmes dcrets les ravissent la plus grande partie des
franais. Que serait donc votre dclaration des droits, si ces dcrets pouvaient subsister ? Une
vaine formule. Que serait la nation ? Esclave ; car la libert consiste obir aux lois quon
sest donnes, et la servitude tre contraint de se soumettre une volont trangre. Que
serait votre constitution ? Une vritable aristocratie. Car laristocratie est lEtat o une portion
des citoyens est souveraine et le reste sujet. Et quelle aristocratie ! La plus insupportable de
toutes ; celle des riches.
Tous les hommes ns et domicilis en France sont membres de la socit politique quon
appelle la nation franaise ; cest--dire, citoyens franais. Ils le sont par la nature des choses
et par les premiers principes du droit des gens. Les droits attachs ce titre ne dpendent ni de
la fortune que chacun deux possde, ni de la quotit de limposition laquelle il est soumis,
parce que ce nest point limpt qui nous fait citoyens ; la qualit de citoyens oblige
seulement contribuer la dpense commune de lEtat, suivant ses facults. Or , vous pouvez
donner des lois aux citoyens : mais vous ne pouvez pas les anantir. [ ]
[ ] Mais quel est donc aprs tout de rare mrite de payer un Marc dargent ou telle autre
imposition laquelle vous attachez de si hautes prrogatives ? Si vous portez au trsor public
une contribution plus considrable que la mienne, nest-ce pas par la raison que la socit
vous a procur de plus grands avantages pcuniaires ? Et, si nous voulons presser cette ide,
quelle est la source de cette extrme ingalit des fortunes qui rassemble toutes les richesses
en un petit nombre de mains ? Ne sont-ce pas les mauvaises lois, les mauvais gouvernements,
enfin tous les vices des socits corrompues ? Or, pourquoi faut-il que ceux qui sont les
victimes de ces abus, soient encore punis de leur malheur, par la perte de dignit de citoyens !
Je ne vous envie point le partage avantageux que vous avez reu, puisque cette ingalit est un
mal ncessaire ou incurable : mais ne menlevez pas du moins les biens imprescriptibles
quaucune loi humaine ne peut me ravir. Permettez mme que je puisse tre fier quelquefois
dune honorable pauvret, et ne cherchez point mhumilier par lorgueilleuse prtention de
vous rserver la qualit souverain, pour ne me laisser que celle de sujet.
Mais le peuple ! Mais la corruption !
Ah ! cessez, cessez de profaner ce nom touchant et sacr du peuple, en le liant lide de
corruption. Quel est celui qui, parmi des hommes gaux en droits, ose dclarer ses semblables
indignes dexercer les leurs, pour les en dpouiller son profit ! Et certes si vous vous
permettez de fonder une pareille condamnation sur des prsomptions de corruptibilit, quel
terrible pouvoir vous vous arrogez sur lhumanit ! O sera le terme de vos proscriptions !
Mais est-ce bien sur ceux qui ne payent point le Marc dargent quelles doivent tomber, ou sur
ceux qui payent beaucoup au-del ? Oui ; en dpit de toute votre prvention en faveur des
vertus que donne la richesse, jose croire que vous en trouverez autant dans la classe des
citoyens les moins aiss que dans celle des plus opulents ! Croyez-vous de bonne foi quune
vie dure et laborieuse enfante plus de vices que la mollesse, le luxe et lambition ? Et avez-
vous moins de confiance dans la probit de nos artisans et de nos laboureurs, qui suivant votre
tarif ne seront presque jamais citoyens actifs, que dans celle des traitants(2), des courtisans, de
ceux que vous appeliez grands seigneurs qui, daprs le mme tarif, le seraient six cents fois ?
Je veux venger une fois ceux que vous nommez le peuple de ces calomnies sacrilges. [ ]
-1- Dclaration des droits de lhomme et du citoyen du 26 aot 1789.
-2- Officiers chargs de lever les impts sous lAncien Rgime au nom du roi.