Cahiers Du Cinéma - 262
Cahiers Du Cinéma - 262
Cahiers Du Cinéma - 262
ANTI-RETRO :
Entretien avec Michel Foucault
Portier de nuit
CINMA DE LUTTE :
Cinlutte, Histoires d A
Chili : Entretien avec Miguel Littin
Rflexion sur le cinma algrien 2
CRITIQUES :
Amarcord, Festival de Toulon
Action Culturelle et Ordre Moral :
Entretien avec Pierre Gaudibert
15 francs
N 251-252
JUILLET-AOUT 1974
ANTI-RETRO
Entretien avec Michel Foucault
p.
p. 19
p. 31
CINEMA DE LUTTE
Entretien avec le collectif Cinlutte
Histoires d'A : entretien avec Ch. Belmont et M.
p. 37
Issartel
p. 47
p. 59
p. 71
NOTES CRITIQUES
Fellini : Amarcord, par Pascal Bonitzer
p. 75
p. 77
p. 79
Courrier
p. 92
REDACTION : J a c q u AUMONT. P a s ca l BONITZER. Jo an -L o u s COMOLLI. Srq DANEY. J o a n Ron HULEU. Pascal KANE. J a n NARBON1. Jo an -P io rro OUDART. Sorgo TOUBIANA. ADMINISTRA
TION : C lau d o BOURDIN. Sorgo DANEY. Loi m a n u sc rits n so n t pa* rendus. Tous dro its rio rv s.
C o py rig h t by Los Editions do l'Eloilo.
CAHIERS DU CINEMA. Rovuo m onsuollo do C in m a . 9 , p a s s a g e d* la Boulo-Blancho (5 0 , ruo du
F a u b o u rg - S ain t - A ntoino),
75012
Paris.
A d m in is tra tio n - a b o n n o m o n t
3 4 3 -9 8 .7 5 .
R d ac
tio n : 3 4 3 - 9 2 . 2 0 .
140 - 141 - 149 153 - 159 - 186 - 188 - 189 190 - 192 - 193 194
195 - 196 - 199 - 202 - 203 - 204 - 205 206 241 - 247 - 248 - 249
250.
Numros spciaux
(1 4 F)
Vente en dpt
fin
NOUVEAUX
nA oriM uJurur
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ANTI-RETRO
Anti-rtro.
Cahiers : Cette histoire se rcrit donc la fois cinmatographiquement et tlvisuellement, avec des dbats comme ceux des Dossiers de lcran (qui ont choisi
deux fois en deux mois le thme : les Franais sous loccupation). Et, d autre part,
cette rcriture de lhistoire se fait aussi apparemment avec des cinastes qui sont
considrs comme plus ou moins de gauche. Il y a l un problme approfondir.
Foucault : Je ne crois pas que les choses soient si simples. Ce que je disais tout
lheure est trs schmatique. Reprenons.
Il y a un vritable combat. Et quel en est lenjeu ? Cest ce quon pourrait appeler
en gros la mmoire populaire. Il est absolument vrai que les gens, je veux dire
ceux qui nont pas le droit lcriture, faire eux-mmes leurs livres, rdiger
leur propre histoire, ces gens-l ont tout de mme une manire denregistrer lhis
toire, de sen souvenir, de la vivre et de lutiliser. Cette histoire populaire tait,
jusqu un certain point, plus vivante, plus clairement formule encore au
X I X e sicle, o il y avait par exemple toute une tradition des luttes qui se tradui
saient soit oralement, soit par des textes, des chansons, etc.
Or, toute une srie dappareils a t mise en place (la littrature populaire , la
littrature bon march, mais aussi lenseignement scolaire) pour bloquer ce mou
vement de la mmoire populaire et on peut dire que le succs de cette entreprise
a t relativement grand. Le savoir historique que la classe ouvrire a d elle-mme
ne cesse de se rtrcir. Quand on songe par exemple ce que savaient de leur
propre histoire les ouvriers de la fin du xix* sicle, ce quavait t la tradition
syndicale au sens fort du terme tradition jusqu la guerre de 1914, ctait
tout de mme formidable. Cela n a pas cess de diminuer. Cela diminue, mais cela
ne se perd tout de mme pas.
Maintenant, la littrature bon march, a n est plus suffisant. Il y a des moyens
beaucoup plus efficaces qui sont la tlvision et le cinma. Et je crois que ctait
une manire de recoder la mmoire populaire, qui existe mais qui na aucun
moyen de se formuler. Alors, on montre aux gens, non pas ce quils ont t, mais
ce quil faut quils se souviennent quils ont t.
Comme la mmoire est quand mme un gros facteur de lutte (cest bien, en effet,
dans une espce de dynamique consciente de lhistoire que les luttes se dvelop
pent), si on tient la mmoire des gens, on tient leur dynamisme. Et on tient aussi
leur exprience, leur savoir sur les luttes antrieures. Il faut ne plus savoir ce
qu'est la Rsistance...
Alors, je crois que cest un peu comme cela quil faut comprendre ces films-l.
Le thme, en gros, cest quil ny a pas eu de lutte populaire au xx* sicle. Cette
affirmation a t formule successivement de deux faons. Une premire fois
aussitt aprs la guerre, en disant simplement : Le XXe sicle, quel sicle de
hros ! Il y a eu Churchill, de Gaulle, les types qui se sont fait parachuter, les
escadrilles, etc. ! > Ce qui tait une manire de dire : Il ny a pas eu de lutte
populaire, la vraie lutte, cest celle-l. > Mais on ne disait pas encore directement :
Il ny a pas eu de lutte populaire. >
L autre faon, plus rcente, sceptique ou cynique, comme on voudra, consiste
passer laffirmation pure et simple : Regardez en fait ce qui sest pass. O
avez-vous vu des luttes ? O voyez-vous les gens sinsurger, prendre les fusils ?
Cahiers : Il y a une sorte de rumeur qui sest rpandue depuis, peut-tre, Le
chagrin et la piti. A savoir : le peuple franais, dans son ensemble, na pas rsist,
il a mme accept la collaboration, les Allemands, il a tout aval. La question est
de savoir ce que cela veut dire en dfinitive. Et il semble bien en effet que lenjeu
soit la lutte populaire, ou plutt la mmoire de cette lutte.
Anti-rtro.
Cahiers : Oui.- Cest la premire chose quon nous oppose quand on attaque un
film comme celui de Malle. La rponse, cest toujours : Quest-ce que vous au
riez mis la place ? Et cest vrai que lon ne peut pas rpondre. On devrait
commencer avoir, disons, un point de vue de gauche l-dessus, mais il est vrai
quil nexiste pas tout constitu.
En contrepartie, cela repose le problme de comment produire un hros posi
tif, un nouveau type de hros ? .
Foucault : Ce nest pas le hros, cest le problme de la lutte. Peut-on faire un
film de lutte sans quil y ait les processus traditionnels de lhrosation ? On en re
vient un vieux problme : comment lhistoire en est-elle arrive tenir le dis
cours quelle tient et rcuprer ce qui sest pass, sinon par un procd qui tait
celui de lpope, cest--dire en se racontant comme une histoire de hros ? Cest
comme cela quon a crit lhistoire de la Rvolution franaise. Le cinma a pro
cd de la mme faon. A cela, on peut toujours opposer lenvers ironique :
Non, regardez, il ny a pas de hros. On est tous des cochons, etc.
Cahiers : Revenons la mode rtro. La bourgeoisie, de son point de vue, a rela
tivement bien centr son intrt sur une priode historique (les annes 40) qui
focalise la fois son point faible et son point fort. Car d un ct, cest l quelle
est le plus facilement dmasque (cest elle qui a cr le terrain du nazisme ou de
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Anti-rtro.
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Cahiers : Cest quelque chose qui nous a frapps pendant la campagne lecto
rale, surtout au moment du grand dbat tlvis entre Mitterrand et Giscard ;
c'est quils ntaient pas du tout sur le mme terrain. Mitterrand apparaissait
comme un homme politique de type ancien, disons appartenant une vieille
gauche. Il essayait de vendre des ides, elles-mmes dates et un peu vieillotes, et
il le faisait avec une grande noblesse. Mais Giscard, lui, vendait lide du pouvoir
exactement comme un publiciste vend un fromage.
Foucault : Encore tout rcemment, il fallait sexcuser d tre au pouvoir. Il fallait
que le pouvoir se gomme et ne se montre pas comme pouvoir. Cela a t, jusqu
un certain point, le fonctionnement des rpubliques dmocratiques, o le pro
blme tait de rendre le pouvoir suffisamment insidieux, invisible, pour quon ne
puisse pas le saisir dans ce quil faisait et l o il tait.
Maintenant (et l, de Gaulle a jou un rle trs important) le pouvoir ne se cache
plus, il est fier d tre l et eh plus il dit : Aimez-moi, parce que je suis le pou
voir. *
Cafiiers : Cest l que le marxisme orthodoxe dfaille. Parce que cela loblige
tenir un discours sur le dsir.
Foucault : Sur le dsir et sur le pouvoir...
Cahiers ; C est l aussi que des films comme Lacombe Lucien et Portier de nuit
sont relativement forts . Ils peuvent tenir un discours sur le dsir et le pouvoir
qui semble cohrent...
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Anti-rtro.
Cahiers : Mais sil y avait dnonciations et pressions, cest quil y avait des gens
pour dnoncer. Donc, comment les gens taient-ils pris la-dedans? Comment
taient-ils blouss par cette redistribution du pouvoir dont ils avaient t bn
ficiaires ?
Foucault : Dans Lacombe Lucien comme dans Portier de nuit, ce surcrot de
pouvoir quon leur donne est reconverti en amour. Cest trs clair la fin de Por
tier de nuit, o se reconstitue autour de Max, dans sa chambre, une sorte de petit
camp de concentration o il meurt de faim. Alors l, lamour a reconverti le pou
voir, le sur-pouvoir, en absence totale de pouvoir. Dans un sens, il y a peu prs
la mme rconciliation que dans Lacombe Lucien o lamour reconvertit lexcs
de pouvoir par lequel il a t pig, en un dnuement champtre fort loin de
lhtel borgne de la Gestapo, fort loin aussi de la ferme o on gorge les cochons.
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Cahiers : C est d autant plus difficile que la reprsentation du pouvoir est rare
ment rotique. De Gaulle ou Hitler ntaient pas particulirement sduisants.
Foucault : Oui et je me demande si, dans les analyses marxistes, on nest pas un
peu victimes du caractre abstrait de la notion de libert. Dans un rgime comme
le rgime nazi, il est certain quon na pas de libert. Mais ne pas avoir de libert
ne veut pas dire ne pas avoir de pouvoir.
Cahiers : Pour nous, ce qui est important quand on ragit par rapport cela,
contre cela, cest de ne pas se contenter de rtablir la vrit, de dire, sur le maquis
par exemple : Non, jy tais, a ne sest pas pass comme cela ! Nous pensons
que pour mener efficacement la lutte idologique sur un terrain comme celui o
ces films nous entranent, il faut avoir un systme de rfrences et de rfrences
positives plus large, plus vaste. Pour beaucoup de gens, par exemple, cela
consiste se rapproprier l histoire de France. C est dans cette optique-l
quon a lu avec beaucoup dattention Moi, Pierre Rivire..., parce quon se rendait
compte qu la limite, paradoxalement, a nous tait utile pour rendre compte de
Lacombe Lucien, que la comparaison ntait pas improductive. Par exemple, il y
a une diffrence significative, cest que Pierre Rivire est un homme qui crit, qui
excute un meurtre et qui a une mmoire tout fait extraordinaire. Malle, lui,
traite son hros en demeur, comme quelquun qui traverse tout, lhistoire, la
guerre, la collaboration, sans rien capitaliser. Cest l que le thme de la mmoire,
de la mmoire populaire, peut aider oprer un clivage entre quelquun, Pierre
Rivire, qui prend la parole ne layant pas et est contraint de tuer pour avoir droit
cette parole, et le personnage cr par Malle et Modiano qui prouve, justement
en ne capitalisant rien de ce qui lui arrive, qii'il ny a rien dont il vaille la peine
de se souvenir. Cest dommage que tu naies pas vu L e Courage dit peuple. C est
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Anti-rtro.
un film bolivien, qui a t fait explicitement dans le but de constituer une pice
conviction pour un dossier. Ce film, qui circule dans le monde entier (mais pas en
Bolivie, cause du rgime), est jou par les acteurs mmes du drame rel qu'il
reconstitue (une grve des mineurs et sa rpression sanglante), ils prennent euxmmes en main leur reprsentation, pour que personne noublie.
Il est intressant de voir que, un niveau minimum, tout film fonctionne comme
archive potentielle, et que, dans une perspective de lutte, on peut s'emparer de
cette ide, passer un stade plus avanc, lorsque les gens organisent leur film
comme une pice conviction. Et on peut penser cela de deux faons radicale
ment diffrentes : soit que le film mette en scne le pouvoir, soit quil reprsente
les victimes de ce pouvoir, les classes exploites qui, sans le secours de lappareil
de production/diffusion.de film, avec trs peu de moyens techniques, prennent en
charge leur propre reprsentation, tmoignent pour lhistoire. Un peu comme
Pierre Rivire tmoignait, cest--dire commenait crire, sachant quil allait
comparatre tt ou tard et quil fallait que tout le monde comprenne ce quil avait
dire.
Ce qui est important dans Le Courage du peuple, c'est que la demande est venue
effectivement du peuple. C est partir d une enqute que le ralisateur s'est rendu
compte de cette demande. Ce sont les gens qui avaient vcu lvnement qui ont
demand ce quil soit mmoris.
Foucault : Le peuple constitue ses propres archives.
Cahiers : La diffrence entre Pierre Rivire et Lacombe Lucien, cest que Pierre
Rivire fait tout pour que lon puisse discuter de son histoire aprs sa mort. Tan
dis que, mme si Lacombe est un personnage rel ou qui a pu exister, il nest que
lobjet du discours d un autre, pour des fins qui ne sont pas les siennes.
Il y a deux choses qui marchent actuellement dans le cinma. Dune part, les
documents historiques, qui ont un rle important. Dans Toute une vie, par
exemple, ils jouent un trs grand rle. Ou bien dans les films de Marcel Ophuls
ou de Harris et Sdouy, le fait de voir Duclos sagiter en 1936, en 1939, cest
mouvant de voir ce rel. Et d autre part, il y a les personnages de fiction qui,
un moment donn de lhistoire, condensent au maximum des rapports sociaux, des
rapports lhistoire. C est pour cela que Lacombe Lucien marche si bien. La
combe, c'est un Franais sous loccupation, un mec qui a un rapport concret au
nazisme, la campagne, au pouvoir local, etc. Et nous ne devons pas ignorer cette
manire de personnifier lhistoire, de lincarner dans un personnage, ou un en
semble de personnages qui condensent, un moment donn, un rapport privilgi
au pouvoir.
Il y a un tas de personnages dans lhistoire du mouvement ouvrier quon ne
connat pas ; il y a des tas de hros de lhistoire ouvrire qui ont t complte
ment refouls. Et je crois quil y a l'un enjeu rel. Le marxisme na pas refaire
des films sur Lnine, il y en a eu des tas.
Foucault : Cest important ce que tu dis. C est lin trait de beaucoup de marxistes
d aujourd'hui. Cest lignorance de lhistoire. Tous ces gens, qui passent leur
temps parler de la mconnaissance de l'histoire, ne sont capables que de faire
des commentaires de textes : Quest-ce qua dit Marx ? Marx a-t-il bien dit cela ?
Or, quest-ce que le marxisme, sinon une autre manire d analyser lhistoire ellemme ? A mon avis, la gauche, en France, nest pas historienne. Elle la t. Au
xix* sicle, Michelet, on peut le dire, a reprsent la gauche un moment donn.
Il y a eu aussi Jaurs, puis cest devenu une espce de tradition d'historiens de
gauche, socio-dmocrates (Mathiez, etc.). C est aujourdhui un petit ruisseau.
Alors que ce pourrait tre un formidable mouvement qui comprendrait des cri
vains, des cinastes. Il y tout de mme eu Aragon et Les Cloches de Ble, cest
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L a n o r m e e i l'o rd r e : L e f a s c is m e o r d in a ir e , d e M i k h a l R o m m .
15
un trs grand roman historique. Mais cest relativement peu de choses, par rapport
ce que cela pourrait tre dans une socit o lon peut tout de mme dire que
les intellectuels sont plus ou moins imprgns de marxisme.
Cahiers : Le cinma apporte cet gard quelque chose de nouveau : lhistoire prise
en direct ... Quel rapport ont les gens en Amrique avec lhistoire, en voyant
tous les soirs, la tlvision, la guerre du Vit-nam en mangeant?
Foucault : A partir du moment o l'on voit tous les soirs des images de guerre, la
guerre devient totalement supportable. Cest--dire parfaitement ennuyeuse, on a
vraiment envie de voir autre chose. Mais du moment quelle est ennuyeuse, on la
supporte. On ne regarde mme pas. Alors comment faire pour que cette actualitl, telle quelle est filme, soit ractive comme une actualit historique impor
tante ?
Cahiers : Tu as vu Les Camisards ?
Foucault : Oui, jai beaucoup aim. Historiquement, cest impeccable. Cest beau,
cest intelligent, cela fait comprendre des tas de choses.
Cahiers ; Je crois que cest dans ce sens-l quil faudrait aller pour faire des films.
Pour en revenir aux films dont on parlait au dbut, il faudrait poser le problme
du dsarroi de lextrme-gauche devant certains aspects, particulirement laspect
sexuel, de Lacombe Lucien ou de Portier de nuit. Comment ce dsarroi peut-il
profiter la droite...
Foucault : Envers ce que tu appelles lextrme-gauche, je suis dans un grand
embarras. Je ne sais pas trs bien si elle existe encore. Il y a tout de mme un
norme bilan de ce que lextrme-gauche a fait depuis 1968 quil faut bien tracer :
bilan ngatif un certain niveau et positif un autre. Cest vrai que cette extrmegauche a t lagent de diffusion de tout un tas d ides importantes : la sexualit,
les femmes, lhomosexualit, la psychiatrie, le logement, la mdecine. Elle a t
galement lagent de diffusion de modes d action, ce qui continue tre important.
L extrme-gauche a t importante, aussi bien dans des formes daction que dans
des thmes. Mais il y a aussi un bilan ngatif au niveau de certaines pratiques sta
liniennes, terroristes, organisationnelles. Une mconnaissance galement de cer
tains processus larges et profonds qui viennent d aboutir aux 13 millions de voix
derrire Mitterrand, et quon a toujours ngligs sous prtexte que ctait de la
politique politicante, sous prtexte que ctait des affaires de partis. On a nglig
tout un tas d aspects, notamment que le dsir de vaincre la droite a t un facteur
politique trs important depuis un certain nombre d annes, de mois, dans les
masses. L extrme-gauche na pas senti ce dsir, cause dune fausse dfinition
des masses, une fausse apprciation de ce quest lenvie de vaincre. Au nom du
risque que revt une victoire confisque, elle prfre ne pas prendre le risque de
vaincre. La dfaite, au moins, a ne se rcupre pas. Personnellement, je nen suis
pas si sr.
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Anti-rtro.
B e r to lt B re c h t
e n 1928.
La bte
et le
militant
par Bernard Sichre
Anti-rtro.
20
aussi simple que pour Portier de nuit ; et les
films de violence, les westerns base raciste, le culte
des hros dans limagerie populaire, les drames
psychologiques bourgeois, les films apolitiques
o lon baise ?). Ce que Brecht avait commenc, il
convient de le poursuivre, et cest l que se situe la
responsabilit historique des intellectuels : arms de
ces instruments que sont le matrialisme histo
rique et la psychanalyse comme thorie de lin
conscient, mener la lutte idologique sur tous
les fronts, tous les niveaux. Ce qui veut dire
tre sans piti pour les autres et pour soi-mme
(suis-je capable d'intervenir l o je suis> concern
dans mon dsir et ma sexualit?). Ce qui veut dire
aussi mettre lanalyse de classe au post de com
mandement : ce n est pas de nimporte o que je
m adresse la psychanalyse et que je parle du dsir,
du sujet, du sexe.
Le dsir petit-bourgeois
Nous savons bien, justement, que ce n est pas par
hasard si ce sont les intellectuels de la petite bour
geoisie, surtout les artistes, qui sont sensibles ce
renouveau fasciste et la fascination qu'il exerce,
ou qui le vhiculent. Dune part, la petite bourgeoi
sie est en proie la rancur la plus tenace devant
le mouvement de lhistoire qui lui arrache son pou
voir et ses images, son influence matrielle et ido
logique (le familialisme, la morale de lordre et du
respect, lcole et le savoir universitaire), et elle ne
peut que har ce qui du ct de la grande bourgeoisie
monopoliste correspond objectivement , et incarne,
une violation tranquille et cynique de toutes les
valeurs en lesquelles elle s'est efforce de croire.
Cette hargne, nous savons comment le capitalisme
autoritaire peut lexploiter : cest la base de masse
du fascisme telle que Reich la analyse. Elle trou
vera son expression naturelle dans le moralisme
ractionnaire, la dfense de la famille tradi
tionnelle et des valeurs nationales et spirituelles
que le dveloppement du capitalisme saccage. C est
elle qui demandera linterdiction du film de Cavani
pour obscnit . D autre part, notamment chez les
intellectuels et les artistes, mais plus gnralement
chez tous ceux que les mutations conomiques et
sociales dracinent de leur ancrage de classe et
conduisent un mlange de rvolte et de fatalisme,
elle se verra affole et tente par toutes les brches
qui s'ouvrent lintrieur de lidologie autoritaire
dont elle souffre, tous les mirages de libration qui
soffrent elle sans la conduire la remise en cause
de la formation sociale elle-mme ou laffrontement
direct de lappareil d Etat bourgeois. Voulant tre
autre sans pouvoir sy dcider, du fait de sa coupure
La bte et le militant.
cest une croyance, cest un dogme, cest prendre
ou laisser. Si nous ne disions rien de plus, nous
serions ainsi condamns, apparemment, un ternel
dialogue de sourds entre dogmatisme intellectuel et
dogmatisme militant.
Mais d autre part cette irruption pulsionnelle, libidi
nale, cette dpense, est-ce lhistoire elle-mme dans
son impens, ou l'impens de la machine capitaliste
tel que la petite bourgeoisie peut le vivre ou le pen
ser ? La perversion, dont on nous rebat les oreilles
comme d une dcouverte rcente, palpitante (de Visconti Cavani, en passant par Deleuze et Klossowski), quest-ce d autre que le refoul pervers de la
nvrose petite-bourgeoise, cest--dire le refoul de
lhistoire tel que le vit la petite bourgeoisie en univer
salisant sa position ? Car cette irruption soi-disant
immdiate, spontane, vcue comme une explosion
jouissive et substantielle (comme la soumission jouissive lAutre : cest l la racine, chrtienne, du maso
chisme quon dguise en contestation radicale du
capitalisme), est en fait lourdement charge de raison,
de calcul et de mdiation. Et cest l prcisment ce
qui fait obstacle la rvolutionnarisation de lin
tellectuel : la prtention exorbitante et violemment
maintenue d une position de matrise, d une capacit
linterprtation globalisante par-del les limites de
classe. Cest ce qu'on peut appeler, en langage
psychanalytique, mais aussi politique, linsistance
farouche de la paranoa petite-bourgeoise, de la vise,
consciente et inconsciente (prsente dans la structure
psychique elle-mme, dans le mode inconscient du
dsir) de lhgmonie idologique. Entre le maintien
farouche de ce pouvoir historique en train de
smietter et le plaisir dlicieux de se laisser couler
dans toute irruption d'un plus de jouir o elle
croit trouver la libration, la petite bourgeoisie
intellectuelle diffre indfiniment la question devenue
urgente de son entre dans le camp de la rvolution,
de lacceptation de sa dfaite historique et de son
ouverture politique un nouveau qui ne peut plus
venir ni d elle ni de son dsir, et quelle ne peut
prtendre penser avant de lavoir rellement vcu,
dans la mise en uvre d une pratique rvolutionnaire
qui fait clater le dialogue strile et complice de la
nvrose dominante (peur de jouir, peur de se mettre
en cause, peur de se perdre dans l Autre que soi
menaant toute proprit personnelle) et de son
envers pervers, honteux, morcel, cach, en
chambre . Le sujet, clat, multipli, pulvris,
quon veut voir apparatre et l, ne peut demeurer
quune chance individuelle et magique sil ne se saisit
et ne se comprend pas iui-mme comme un clate
ment actif, li la lutte sociale, et capable de mettre
en rapport son clatement comme sujet et la monte
des forces historiques rvolutionnaires dont il est
partie intgrante.
21
A partir de l seulement il est possible de prendre
position sur la question que soulve lintense cam
pagne profasciste ou, plus subtilement, d interroga
tion artistique du fascisme laquelle nous assistons.
Sil est vrai que lidologie nazie, telle qu'un Reich
Ta dcompose en ses lments fantasmatiques, opre
comme toute idologie ractionnaire avant tout au
niveau des mythes et des organisations inconscientes,
en rapport avec la structure petite-bourgeoise de la
famille, sous une apparence en mme temps de lib
ration du dsir, cela veut dire prcisment que les
tches des intellectuels et des artistes en la matire
sont dcisives, et que leur responsabilit politique est
au moins aussi grande que celle des militants. Si nous
nous rclamons du matrialisme historique, cela
veut dire que cette tche est double : constituer une
analyse relle (et non un alibi fantasmatique) de ce
que fut lidologie nazie, de sa base de classe et de
ses supports fantasmatiques et mythiques ; produire
une dnonciation de ce quest aujourdhui le fascisme
dans ses formes actuelles, imprialistes, racistes,
antipopulaires. Ce qui suppose, dans les deux cas,
que nous soyons capables d intervenir lucidement, et
fermement, sur la question du dsir et des formes
inconscientes, puisque cest l, apparemment, la
chasse garde de la petite bourgeoisie intellectuelle,
la fois en raison de sa sensibilit particulire de
tels problmes (la philosophie du sujet qui est
lune de ses armes historiques et dans laquelle elle
essaie vainement de faire rentrer la psychanalyse qui
en est la contestation), et parce quelle y trouve lalibi
rv pour refouler le fondement de classe de ses
contradictions et limpossibilit de les rsoudre autre
ment que politiquement, dans laction politique aux
cts des masses rvolutionnaires.
Cela veut dire que lintellectuel rvolutionnaire ne
refoule rien, ni linconscient, ni le dsir, ni le
sexe, ni le langage, mais quil intervient sur cette
autre scne pour louvrir lhistoire et la lutte,
au lieu de lui maintenir son statut ractionnaire de
domaine rserv , support de toutes les religiosits
irrationnelles, de tous les mysticismes (quon consulte
par curiosit quelques tmoignages dits chrtiens
fournis par Le Monde propos de Portier de
nuit , et quon se demande si ce nest pas l que
le refoul gte, et quil pue !). En dsignant le peuple
lui-mme comme une masse apeure et instinctive,
ou bien lon se contente de relever un fait hassable,
savoir que mme dans le peuple certains peuvent
tre gagns lidologie ractionnaire et fasciste, et
il sagirait de savoir comment sy opposer, ou lon
se projette soi-mme sur le peuple en lui attribuant,
de manire fausse et abjecte, sa propre fascination
pour une sexualit mystrieuse, opaque, boulever
sante, au fond de laquelle, bien sr, il y aurait
l me , misrable et temelle.
22
Anti-rtro.
P o u r u n athisme m ilitan t
Il ne sagit pas-de rpondre que le rvolutionnaire
bouffe et baise aussi, comme les autres. Il sagit de
faire comprendre que le rvolutionnaire tmoigne
d autre chose que de la partouze bourgeoise ou de la
raideur nvrotique petite-bourgeoise (et de la reli
giosit fasciste implicite qui lhabite constamment).
Ce dont il tmoigne, cest d une ngativit radicale
(Engels : De mme cette philosophie dialectique
dissout toutes les notions de vrit absolue... ) qui
traverse tous les leurres et tous les alibis du dsir,
et qui dcide, dans la lutte, de se donner elle-mme
sa jouissance au lieu de consommer les ftiches
quon lui impose, de reproduire les dominations dont
on lui tend limage. C'est ici que nous pouvons et
devons comprendre en quel sens il est vrai de dire
que le matrialisme est l'idologie du proltariat.
La bte et le militant.
On ne lutte pas contre lidologie dominante lin
trieur de cette idologie (comme si elle tait ellemme une chose immuable et non quelque chose
qui se transforme, qui bouge, qui se renforce ou qui
prit), en allguant indfiniment son statut d intel
lectuel petit-bourgeois , ni dans les lacunes finale
ment rassurantes quelle concde aux sujets mar
ginaliss, mais en louvrant par force (ce combat
est violent) cet Autre historique dont elle est inca
pable de rendre compte autrement quen termes de
refoulement, d nigme et de hantise. Impuissance
historiquement et socialement caractrisable : L in
conscient du discours bourgeois est bien lAutre,
mais cet Autre est un autre discours bourgeois
(Barthes). Belle assurance et beau mpris sur ce qui
peut surgir ailleurs de nouveau. Qui parle ici ? Non,
cet inconscient, ce n est ni un autre discours bour
geois, ni les pulsions fondamentales de F me
humaine , cest lirruption et le travail des forces
rvolutionnaires qui annoncent la fin d un monde et
louverture d un autre, cest limpossible qui dsigne
la place de ce nouveau. L Autre parle dj, cest lui
qui pense ma transformation et le procs actif de
cette transformation qui n est ni lensemble de mes
pratiques ni le mouvement conscient de mon dis
cours, mais le rapport toujours dcal des deux.
23
du nazisme ; les combines politiques quil suppose,
lexploitation concrte des travailleurs quil implique,
les profits capitalistes qui le permettent et la mort
lente et grise de toute pense grce quoi il
installe le creux de ses mirages. ' Mais ce nest
pas ce qui fascine, bien sr, la libido petitebourgeoise, elle ne peut parler que de ce qu'elle
fantasme et non du rel qui supporte ces fantasmes.
La singularit des personnages, pour Cavani, ou leur
appartenance laristocratie, pour Visconti, est ce
qui vient jouer fonction de masque lgard du pro
cessus rel dont on prtend rendre compte (puisque,
couter Cavani, lartiste est l pour donner des
leons d histoire aux militants et au peuple). Nous
savons, grce Brecht, quune dnonciation du
fascisme repose sur une dconstruction de ses effets,
sur une exposition lucide des figures idalises et
fastueuses o il transpose le sinistre de la dictature
capitaliste et o le refoul sexuel petit-bourgeois peut
trouver sa pture. A condition de montrer la fasci
nation petite-bourgeoise elle-mme, comme imbcil
lit complice de labjection. Arturo Ui, sur la scne,
est le petit-bourgeois se prenant progressivement
pour Hitler et le devenant (cf. de mme Le Dicta
teur ou To be or not to be ). Il nen est pas ainsi
chez Cavani ou Visconti, puisque le spectateur petitbourgeois est exclu du tableau : la fascination, ds
lors, peut jouer plein. L indignation, de ce point de
vue, est une raction juste si on la dsigne la fois
comme politique et passionnelle, comme passion poli
tique, comme ce dsir qui nat de la raison dont
parle Spinoza. La pense politique est cette rpu
gnance en tant quelle se comprend, ce refus d adh
rer qui peut exposer ses raisons et dtruire active
ment leffet fasciste quon voudrait nous faire
accepter. Et seul ce mouvement de se comprendre de
la rvolte constitue ce quon appelle un peu trop
souvent distanciation .
Le thtre, pour Brecht, devait la fois fasciner,
cest--dire exhiber des images, des tableaux o la
jouissance est compte, et les dconstruire en intro
duisant en eux un lment pertubateur, corrupteur,
en montrant comment ils se constituent, ce quils
supportent, en introduisant un dsaveu du tableau
partir de ce regard autre quest la conscience poli
tique elle-mme. Do la fonction pdagogique d'un
tel thtre qui vise produire une prise de conscience
politique, et d abord chez lacteur lui-mme, ce dont
peu de metteurs en scne actuels se soucient (il est
vrai que cela remettrait en cause la division du tra
vail quils acceptent et quils reproduisent). Chez
lacteur d abord, chez le spectateur ensuite, invit
participer la fascination-parodie de lacteur dans
son jeu multiple, non psychologique, mais clat,
non fascin mais dcal, visant faire travailler le
tableau quil prsente la fois de lintrieur (par son
24
jeu) et de lxtrieur (par rapport au regard critique
du spectateur). L acteur qui joue Arturo Ui n est pas
Arturo Ui, il n est pas non plus Hitler, il est quel
quun qui vient exposer le mensonge, le truquage
sur lequel se construit l effet Ui ou l effet
Hitler , et du mme coup le mensonge du thtre et
du spectacle bourgeois, qui demandent la complicit
et non pas la critique, la passivit et non pas lin
telligence. Dconstruire limaginaire bourgeois, ou
fasciste, cest montrer la fois par quel procd il
s inscrit dans la conscience et la subjectivit, et quel
rel le supporte.
Ainsi du patron de Tout va bien qui fait un
expos sur les bienfaits du capitalisme au-dessus de
ses ouvriers en grve, du paysan qui venu en ville
contemple bahie la secrtaire enjuponne de La
Ligne gnrale . Le regard de l'Autre (historique
et social) est ce qui vient dconstruire d une
manire offensive limage propose et monte. Mais
Visconti, Cavani ( des degrs diffrents), refusent
un tel regard ironique et destructeur qui ferait tom
ber prcisment leffet de fascination complice dont
ils ont besoin (leffet de perversion sans lequel leur
discours n'a pas lieu). Chez Cavani, nous savons que
tout se passe au premier degr, sans distance, sans
critique, que les flash-backs, gros comme des mai
sons, sont l pour renforcer leffet de rel. Non pas
dcalage et critique d une image par une autre (ce
qui serait parfaitement acceptable et mme indispen
sable si lon voulait faire un film d analyse), mais
rptition en miroir du Mme. Ce que dit cette rp
tition, cest : le rel est ternel, lhistoire est absente,
il n'y a pas dAutre, le dsir a toujours le mme
visage, il est identit et non pas contradiction et pro
cs (thme idaliste bourgeois type : le bourreau va
rvler la victime sa vrit humaine dj l ,
caractre initiatique, religieux, que la dimension
sectaire et iitiste prsente galement chez Vis
conti du nazisme confirme). N importe quelle
femme est Lucia (le cinma bourgeois est fond
principalement sur de telles identifications intempo
relles et alocales), n importe quel type est Max (ou
alors cest que vous ne savez pas ce quest lamour).
Psychologie ternelle. La dernire image : lhistoire
est un rglement de compte entre truands. Quant
aux flash-backs, ils prtendent visiblement que nous
sommes tous des voyeurs (ce nest pas par hasard
que Bogarde, convaincu et crisp comme Michel
Bouquet dans un film de Chabrol, se promne au
milieu des Juifs une camra au poing, il est Cavani
elle-mme jouissant par procuration du martyre dli
cieux de la petite fille quelle se rve sans doute
dans les bras violents de son papa). La conclusion
est claire : nous sommes tous des nazis. Comme
chez Jean Yanne nous tions tous des petits-bourgeois
aigris, combinards, salopards, collabos.
Anti-rtro.
Mais lAutre ? Celui qui nest pas dans le film et
par rapport auquel le film a lieu ? Cet Autre histo
rique et social, langagier et pulsionnel (support du
fantasme bourgeois), qui fonctionne comme raison
cache du tableau et que le tableau cherche inclure
en douce ? Il est tout autant vacu chez Cavani
(tout sy passe en chambre , comme remarquait
Boniizer dans Libration ) que chez Visconti. Au
moins Visconti avait-il le mrite de montrer la fas
cination elle-mme, le thtre et ses limites, le miroir
et ses reflets (travestissement). Mais mme l lAutre
nest prsent que dans son refoulement. Celui sur
qui sexerce la fascination du nazisme est absent
d un bout lautre (il ne peut pas participer du cr
monial aristocratique et funbre qui lexclut tout en
lintgrant silencieusement), alors que pourtant son
drame, son drame central, sa petite nvrose di
pienne interminable est constamment l, constam
ment prsente. Mais refoule dans son aigreur rac
tionnaire, transmue et esthtise en tragdie antique
ou shakespearienne (une critique de la beaut
serait ici indispensable) par le spectaculaire nazi (le
massacre, cest la fte et cette fte est prodigieuse
ment belle, la camra en jouit longuement en circu
lant entre les corps massacrs de ces si beaux gar
ons), par le spectaculaire aristocratique o lAutre
historique n est prsent que sous la livre rassurante
du larbin (idem dans Ludwig ).
Mais lhomosexualit ? Oui, lhomosexualit, au
mme titre que le sado-masochisme. Mais quelle
homosexualit ? L encore, nous ne pouvons que
dnoncer limposture qui consiste prsenter comme
une libration l'gard de limmense misre sexuelle
de la jeunesse ce qui la refoule et qui la nie. Cette
homosexualit somptueuse, fastueuse, q u est-ce
d autre que la franc-maonnerie militarise des sei
gneurs qui suppose, pour sinstaurer, la misre
de tout un peuple ? Cette homosexualit virilode,
narcissique, phallocratique, que veut-elle dire en ra
lit, sinon la ngation des femmes, le culte para
noaque du chef et du pre incarnant lEtat fort et
le racisme nvrotique qui lui est li ? Le mme ren
voie au mme : dans cette citadelle touffante o
saccumule la mort, lhistoire parat sarrter, alors
que dehors (mais nous ne le voyons pas) elle poursuit
ses massacres mcaniques et sordides, industriels
(revoyons Nuit et brouillard , pour mieux
te voir ). Les Damns sont un film bourgeois
plus quelque chose (un excs d hystrie, de thtralit
qui vient par moments gripper la machine). Portier
de nuit est tout simplement lin film fascisant, qui
dit ce que le film de Jean Yann refoule (le dialogue
amoureux, sexuel, de la rancur petite-bourgeoise
et de la fascination nazie). Psychologie essentialiste,
bourgeoise. Nous nous dplaons dans les vrits
temelles et cette vrit est nomme : cest la Per
version. Belle trouvaille ! Un homme et une femme
La bte et le militant.
jouissent grce aux camps de concentration. Bravo !
Le nazisme, cest la perversion, et la perversion,
cest lamour fou. Conclusion ?
Encore une fois, la question nest pas de se taire
sur le problme des formes historiques de Tinconscient. mais de larracher ceux qui en usent
pour salir la rvolution, et simplement lempcher.
L'affrontement du matre et de lesclave n est pas
une invention d intellectuel, bien sr, cest le sou
bassement historique et prhistorique des rapports
de classe, qui se perptue dans la soumission
complice, qui clate dans laffrontement violent (selon
Cavani, il faut cesser de faire peur , bien, mais
aussi nos ennemis ?), qui se mconnat en partie
dans un marxisme mcaniste, celui qui rduit la rvo
lution la socialisation des forces productives et non
au surgissement d un sujet nouveau, celui q u implique
notamment la rvolution chinoise. Cela, les masses le
savent (sans Cavani) quand, dans leur force destruc
trice, elles rencontrent sur leur chemin le roi, Dieu,
lEtat bourgeois et toute paranoa institue pour blo
quer le procs de la lutte des classes et le nier en une
autorit suprme, en une Loi devant qui tout le monde
devrait baisser la tte. Pour un rvolutionnaire, il est
clair quil n y a d autre autorit que la rvolution
mme et le procs infini quelle justifie. Ce qui veut
dire quil n y aura jamais un point de vue juste sur
la sexualit, la Loi et la jouissance (ainsi que ses
impasses) hors d une action rvolutionnaire trans
formatrice du rel social.
Mais si lon nous demande, non sans raison : le mili
tant qui sindigne le jour, de quoi rve-t-il la nuit ou
dans les quatre murs o snonce, en secret, son fan
tasme ? Dtre bourreau, d tre victime ? Que veut
dire dnoncer politiquement la torture et en rver
dans les dlices muettes et confortables du sommeil
et du discours que celui-ci permet et dlivre ? Il ne
sagit pas de nier lexistence de cette autre scne o
moi, la vrit, je parle , et souvent contre la rai
son consciente, dans le dmenti cinglant du cau
chemar, du lapsus, du symptme. Mais si lon de
mande de concevoir le militant comme matre ou
esclave, comme Justine ou Juliette, nous rpondrons
que le militant nest et ne se veut ni lun ni lautre.
Nous savons que le mouvement de la pulsion nest
pas tranger la lutte rvolutionnaire, quil surgit
toujours, invitablement, quand le bouleversement
violent d une formation sociale dans ses racines
mmes (conomiques et sexuelles) ouvre la question
d un autre sujet et d une autre formation symbo
lique et sociale, d une autre communication, d un
autre dsir, dans la libration des forces insurrec
tionnelles que cette formation canalisait et/ou refou
lait. Nous savons aussi que si le fatalisme de Sade
(les victimes doivent devenir bourreaux leur tour)
nest pas recevable dans la perptuation quil indi
25
querait des rapports historiques de domination de
classe, il pose une question que nul ne peut luder
et qui est celle de la violence et du pouvoir, du sou
bassement sexuel de tout discours et de toute action.
Ce n est pas mettre le dsir au poste de comman
dement que de le dire : cest au contraire dmas
quer toute idologie du dsir qui prend sa rela
tivit (de classe) pour une universalit libratrice.
Nous savons que lune des forces historiques du
nazisme a t de savoir faire lever les monstres de la
nuit, et nous savons pourquoi cette nuit attire ceux
qui nont pas rgl leurs comptes avec ce pass de
violence et de domination qui les habite en profon
deur (l o ils jouissent). U serait naf, et stupide, de
croire quen un jour, par un dcret de la volont r
volutionnaire (qui nest jamais quun reflet de lhis
toire elle-mme dans son procs contradictoire
linfini), tous les fantmes peuvent svanouir, toute
lhistoire de la violence et de la peur, de la famille
et de lEtat, du narcissisme masculin, de la Loi
antique, fodale, bourgeoise (la violence la plus
moderne et peut-tre la plus folle, la plus
abstraite, la plus tendue).
Si Cavani a besoin de lire Marx mais cest sans
doute trop tard pourquoi ne pas conseiller aux
militants de relire Sade ? Non pour quils y jouissent
en secret et comme honteusement dans les marges
respirantes de laction et de la tension politiques o
ils trouvent leur identit, mais pour y apprendre
reprer la raison autre, cache, htrogne de ce qui
dans leur vcu reste opaque la raison politique et
peut sopposer cette dernire si cette diffrence nest
pas dialectise, ou la maintenir aveugle, hostile, cris
pe, celui qui pense que la politique vit du refoule
ment du sujet et de linconscient se voue politiser
sa nvrose et nvrotiser la politique). Si nous nous
contentons de jouir en secret, dans les marges de
laction, nous savons comment lennemi peut sem
parer de ces marges, et y travailler.
Anti-rtro.
26
partir de lavenir. Il sait que la bcte est l, tapie
au fond de la fosse, dans l'or et lordure, non pas
inoffensive et muette, passe, mais vivante et pr
sente
quarante-cinq squelettes et trente-cinq
crnes ( Pkin-lnformation :, 8 avril 1974). Il sait
donc, face la bte, que la haine est une passion
intrieure la lutte, quelie fait partie intgrante du
combat de classe, quelle est ce temps de passage
invitable entre la jouissance cruelle d'hier qui exi
geait ces corps dchirs et ces tortures raffines
(mise au poste de commandement de lidologie
matrialiste = subordonner l'effet d horreur une
lecture vivante de l'histoire, ce que fait le Muse
chinois, pas le ntre), et la jouissance future o bour
reaux et victimes appartiendraient l'arsenal dmod
des perversions historiques.
Mais le sadisme ? Mais la pulsion de mort ? Imagi
nons la place de Lucia une militante (cest ce que
Cavani, au fond, nous demande), et la place de
Bogarde-Max quelque flic obsd ou gnral fas
ciste : nous passons alors de la fiction rvlante au
cauchemar rel. Ce que nous dirons cest que l'his
toire, comme histoire cruelle, conomique et sexuelle
(Engels : la premire oppression de classe (concide)
avec loppression du sexe fminin par le sexe mas
culin) de la domination de lhomme par lhomme est
crite dans les corps, est un corps tortur et tour
ment, signifiant, o les figures de la violence vien
nent sinscrire en lettres et chiffres inconscients. Ce
corps anime en surgissant les mouvements insur
rectionnels de l'histoire, rvoltes et rvolutions, et
dj les festivits, pour nous cruelles, de certaines
socits primitives . Mais ce corps nest pas un
individu, un atome, et ce nest pas non plus un objet
tal sous le regard de l'ethnologue ou du sociologue.
Ce corps parle et lutte, il est la lutte elle-mme
comme mouvement subjectif de la contradiction, avec
ses impasses (combien de rvoltes populaires noyes
dans le sang ?) et ses succs. Le corps du militant
n est pas isolable d un corps historique, d'un corps
de classe qui en mme temps que le sien, en ce
lieu et d autres (la torture nest pas solitaire), souffre
et saigne, mais aussi refuse. Du coup se signe la dif
frence radicale de la victime sadienne et du mili
tant sduit. Ce que le militant oppose son bourreau
n est ni une complaisance opaque, visqueuse, ni mme
le silence dchirant d un corps clat (nous savons
bien que cest cela que le bourreau recherche : le
silence et la complicit), mais autre chose, la vir
tualit d une autre histoire o la Loi ne peut, ne doit
plus tre cette instance farouche, perscutrice et re
foulante qui n a pour horizon que la haine et le
suicide (de la victime et de son bourreau : voir le
catastrophisme de Sade et la paranoa qui le soustend).
La jouissance nest plus la mort ni lexercice sadique
de pulsions agressives que suscite la rpression
Lu ble et le militant.
sionnel qui par instants fait craquer la paranoa
glace de lEtat bourgeois nest pas louverture d une
jouissance que nous retrouverions en chacun dans
les spasmes de lamour : ce mensonge stupide et viJ
rpond l'incapacit de situer dans le mouvement
de l'histoire le sujet nvros/pervers capable d une
telle ouverture suicidaire et momentane, interne en
fin de compte au dlire troit dont il est capable et
que le capitalisme installe en lui. Il en est tout autre
ment de ce dbordement de forces libres dont nous
savons quil sidentifie avec tout mouvement rvolu
tionnaire capable d imposer sa propre Loi au lieu de
subir indfiniment celle, oppressive, que reproduit
avec dlices lesclave qui y retrouve son bien, avec
toute insurrection politique o des classes domines,
porteuses du nouveau, o le sujet rvolutionnaire,
trouve son compte, et qui est prcisment ce que
la perversion fascinante et monotone du bourreau
vise conjurer par-dessus tout. Le sujet rvolution
naire ne se pense et ne se vit (tout vrai militant se
reconnat l) que comme occasion, chance, pour que
les forces nouvelles de lhistoire prennent enfin la
parole, et prennent corps. A moins quon ne veuille
faire de Pinochet un hros de l'explosion pulsion
nelle et de la dpense libidinale (pourquoi, au
fond, ne pas aller jusque-l, quest-ce qui nous
arrte ?), comment ne pas le prendre pour ce qu'il
est ; la figure imbcile et hassable de lOrdre moral
qui n est l que pour tuer ce nouveau qui vit
dj ? L apologie sans nuance et sans critique de
llment pulsionnel refoul, qui ne date pas d aujour
d hui, est sans aucun doute ce lieu historique o
lintellectuel petit-bourgeois, de gauche en apparence,
de droite en ralit, rend compte sa manire,
lintrieur de sa propre limitation, des contradictions
historiques qui le traversent lui aussi.
Nous savons que, isoles, certaines propositions de
Bataille peuvent tre dchiffres, dsignes comme
fascisantes : Seule lexistence dans son intgrit,
impliquant le tumulte, lincandescence et une volont
d'explosion que la menace de la mort n'arrte pas,
peut tre tenue pour ce qui, tant impossible asser
vir, doit ncessairement sasservir tout ce qui consent
travailler pour autrui. ( O.C. II, p. 361.) Le
rapport de Bataille au fascisme est un double rap
port, vident, de fascination et de critique. De ce
point de vue, lhistoire du rapport des intellectuels
franais au fascisme reste crire, mais nous en
possdons dj des lments dans la mesure o il est
possible de dcrire lintellectuel petit-bourgeois
comme celui qui oscille indfiniment, de par son
incapacit vivre lhistoire et le nouveau historique
en se liant aux masses et en se transformant comme
sujet, entre la religion et le savoir, et que le surinves
tissement de la sexualit est le nom de cette
oscillation mme : La sexualit, par dfinition, cest
la religion de la petite bourgeoisie.
27
1! est donc vital, tout en dmasquant la religion
sexuelle partout o elle surgit, de prendre cons
cience quil s'agit l d un problme historique et
politique fondamental. Non pas au sens o la pra
tique politique viendrait chasser par le miracle de
sa raison et de sa conscience les monstres
que le fascisme bourgeois agite et dont il jouit, mais
en semparant radicalement (par la racine : le lan
gage, les organisations pulsionnelles dans lhistoire)
de la question de la jouissance. La laisser lartiste
est cet gard une ambigut, voire une erreur poli
tique : do parlerait finalement cet artiste, et
quest-ce qui lhabiliterait sidentifier comme
le nouveau, comme !e lieu o ce nouveau peut
parler ? Le seul crdit qu'on peut lui faire est
li sa capacit historique de transformation, ellemme assujettie sa liaison inconditionnelle aux
masses. Cela veut dire que lintellectuel, lartiste, ont
un rle essentiel jouer mais quils ne peuvent las
sumer en tant que tels, en tant qu'individualits :
La littrature et lart sont subordonns la poli
tique, mais ils exercent leur tour une grande
influence sur elle. Nombre d crivains et d ar
tistes demeurant coups des masses et, menant une
existence vide, le langage du peuple ne leur est vi
demment pas familier ; aussi crivent-ils dans une
langue insipide en y introduisant souvent des
expressions ni chair ni poisson de leur fabrication,
tout au rebours du langage du peuple. (Mao.) Cela
veut dire (nous y reviendrons) que la question de
l organisation et du Parti est pour lintellectuel
marxiste incontournable et que la seule dsignation
du fascisme, de la bourgeoisie et du rvisionnisme
comme discours est largement insuffisante. Que la
juste critique de louvririsme, du marxisme dog
matique est inefficace tant quelle n est pas faite
politiquement, cest--dire partir de la position de
cette question radicale. Autrement dit, que de telles
analyses, si elles sont justes intrinsquement, ne
restent pas suspendues , titre de programme
destin uniquement et avant tout aux intellectuels
eux-mmes uniquement en tant quintellectuels, ou
artistes.
28
s institue la ligne de dmarcation entre nous et celui
qui continue d agir et de penser lintrieur de cette
religion. La crise historique de la petite bourgeoisie
intellectuelle peut alors tre non seulement pense
mais rsolue : on peut en effet ds lors affronter
vritablement ce retour du refoul dont nous
parlions au dbut, cette religion fascinante du dsir
sans loi et de la positivit libidinale qui prtend nier
la fois l'histoire et les contradictions (mare du
deleuzisme sous son aspect archaque et fascisant).
Non partir de la pense, non partir du texte, non
partir de la pratique analytique close et abstraite,
non partir de la seule action militante, mais par
tir du sujet rvolutionnaire qui peut se manifester
comme sujet dans sa pratique politique mme et
partir de cette pratique, pense comme le lieu dcisif,
radical, o slabore historiquement le projet poli
tique rvolutionnaire des masses (sans lesquelles la
critique du fascisme est vaine : cest tous les jours
que le racisme, par exemple, est pratiqu en elles et
contre elles). Religion du dsir. : rptition moderne
du refoul, tenant-lieu idologique des contradictions
historiques qui agitent la petite bourgeoisie dans
lhomognit miraculeuse du Sexe o ces contradic
tions clateraient (pour le thtre : apologie du Corps
pulsionnel et/ou culte idaliste de la Forme et de
la Figure), insistance dramatique (mise en scne
thtralement : Visconti) de ce refoul qui fonc
tionne la fois comme le refoul de la nvrose reli
gieuse et comme le refoul de classe de cette
petite bourgeoisie, soit lAutre proltarien apprhend
par ce sujet nvros comme irruption menaante et
dsire, comme a positivit angoissante pour un
sujet narcissique que travaille un rapport fondamen
talement manqu au rel et la pratique ( la jouis
sance), la lutte des classes comme effraction dfi
nitive de toute position subjective, par limpuissance
mettre en question (dans le vcu quotidien) la
structure historique de la famille o les figures de
linconscient se constituent (importance ici de Bertolucci), par lincapacit dcisive (politique) de tra
verser les formes historiquement nvrotiquesperverses d un rapport lautre dont lAutre
(proltarien) semble le secret.
Anti-rtro.
et o dj se trouve activement dmentie la struc
ture rptitive, malheureuse, haineuse du sujet rac
tionnaire qui ne fera jamais l histoire mais qui se
trouve condamn en vivre, dans la mconnaissance,
le dlire condamn. Proposition pour une fable :
la Bte et la taupe, la vie (lhistoire) qui creuse sous
la rptition strile de la mort, de la peur et de la
Loi.
Bernard SCHERE.
La bte ei le militant .
29
30
L e fa s c is m e o rd in a ire.
32
Anti-rtro.
Nazisme et/ou dsir, donc. Lintrt idologique dun tel film rside en ce que lon
est oblig de prendre position sur les deux aspects la fois, si lon veut penser poli
tiquement le sadisme, le masochisme, lhomosexualit, bref la perversion et au-del
de la perversion, l'rotisme. Or, la quasi-totalit de la critique, quelle ait ragi
favorablement ou moins favorablement Portier de nuit, a choisi de lire le film
d une seule manire : Max le pervers est le vrai nazi, celui qui sait le nazisme,
les autres ne sont que des fantoches. Le nazisme, cest le mal, et le mal, cest la
perversion.
2. M prisante : Considrer
m on film co m m e une sorte de
soutien la dculpabilisation
du nazisme, c est avoir dans le
regard des prventions relevant
de la semi-ctilrtire (schma
tisme, a m o u r p o u r les fo rm u les
et les slogans, got pour te
sectarisme, aptitudes limites
la rflexion, lectures manques,
lectures arrires). N buleuse :
Je voudrais faire observer
a ux rdacteurs que le pass
n existe pas ailleurs qu e dans
les livres de classe qu'ils o n t lu
dans leur enfance. Selon les
thories les plus rcentes, lhis
toire n est pas un ruban di
vis selon les poques, schm a
tise par les historiens du
xix* sicle ou au db u t du
Ainsi, quand on parle de la mode rtro, cest bien de mode au sens vestimentaire
quil s'agit d abord. Le nazisme, ce serait d abord et essentiellement cette pacotille
de sex-shop, ce ftichisme drisoire, et cest cela qui aurait pouss des millions
dhommes porter Hitler au pouvoir ? Sen tenir une telle explication relve de
la semi-culture , pour reprendre lexpression de M n" Cavani dans une lettre m
prisante et nbuleuse au Monde 2 (25 avril) propos de sa double page sur la mode
rtro. De la semi-culture, mais surtout de la mystification : ce que les masses ont
dsir dans le nazisme, comme dans le fascisme en gnra!, profondment, cest
d abord le corps plein de la Race, du Sang, de la Terre maternelle incarns dans
limage du fhrer ou du duce. Oublier le contenu paranoaque de ce dsir et nen
prsenter que les oripeaux, mme si ces oripeaux ont jou leur rle, cest quand
on prtend, comme M mc Cavani, alerter , tirer un signal d alarme 3 se
moquer du monde.
Car ce qui demeure vivant, et bien vivant, du nazisme et du fascisme aujourdhui,
ce nest certainement pas luniforme, ni la tte de mort agrafe la casquette 4.
Cest cet appel lintgrit du corps de la patrie, menace de toutes parts : par les
immigrs, les gauchistes, les hippies, les jeunes, etc. Et en gnral par la dgrada
tion des moeurs : car le facisme na jamais signifi la libration du dsir, du moins
3. // y a tant de choses
reproposer et P ortier de nuit
n 'e s t q u 'u n p e t it s ig n a l
d'alarme. (Lettre au M o nde.)
33
sa libration consciente, mais tout le contraire : appel la rigueur morale, la pro
pret, la sant par lexercice physique et lentranement militaire, etc., rien de
tout a na jamais t trs nietzschen, et cest un vritable tour de force de la part
de M inC Cavani que de faire partager tant de monde la croyance que le nazisme,
ctait cette folle gnrosit amoureuse. FI ne faut pourtant pas beaucoup rflchir
pour voir que Hitler, Goebbels, ne sont pas des figures du dsir ravageur. Et au
jourdhui Le Pen ou Royer, pour citer de rcentes figures lectorales (le premier
avec le thme de la France menace de perdre sa substance . le second avec ses
appels la propret et son image de larbre), nvoquent pas non plus la libration
des flux libidinaux, cest le moins quon puisse dire.
Quaprs coup, aprs Nuremberg, aprs la mise jour et le dcompte des atrocits
nazies, le nazisme ait t investi, imaginairement, d un rle pervers, cest ce dont
tmoignent dinnombrables revues et ouvrages pornographiques depuis une tren
taine d annes. Que, d un autre ct, rellement, les camps de la mort. Nuit et
brouillard, et le pouvoir illimit que donnait ceux qui en bnficiaient lappareil
nazi aient permis cette perversion, ce sadisme, de sincarner, cest indniable.
(Il ne fallait q u une condition : que cela ne soit pas divulgu, que cela reste dans la
nuit et le brouillard.)
Cela ne veut nullement dire que la perversion, et la contagion, la complicit quelle
implique, sont la vrit et lexplication de linfluence historique du nazisme. Or, la
plupart des critiques qui ont encens Portier de nuit se sont rus sur cette explica
tion, comme si enfin on leur permettait de se dlivrer de leur fantasme :
E t soudain l'on comprend : le plus horrible, ce n'est pas quun S.S. torture une
jeune fille, lui enseignant les rapports sado-masochistes. C est que la petite fille
silencieuse, la fois terrorise et courageuse, soit devenue, peut-tre, non plus seu
lement sa victime mais sa complice. (...) La victime a joui de son rle de victime...
(Claude-Marie Trmois, Tlrama, 6 avril.)
* On peut, sans tre entam, dcrire les causes politiques ou sociales du nazisme.
Mais vouloir en montrer les pulsions sado-masochistes (...), c est aussitt se dcrire
soi-mme, plonger dans ses propres abysses et en ramener la surface des lambeaux
blouissaitts de noirceur (sic). Et cela ne se peut sans connivence, sans complicit.
Hypnose de nos profondeurs qui nous r puisent et nous attirent. N ous ne les vo
quons jamais sans un plaisir bizarre, celui-l m m e que vont partager Cavani et les
spectateurs. > (Francis May or, id.)
La porte sest referme. Pour la femme, prisonnire des tnbres, le soleil noir
s'est confondu avec le soleil de Vamour. Tous les moralistes vous le diront : lamour
nest pas un sentiment convenable. Pas besoin de lire Georges Bataille, Sade, Dostoievsky, ni de se rfrer Histoire d O, pour savoir que l'amour peut tre aussi
cet apptit abominable (mais pourquoi dis-je abominable ? abominable pour moi),
cette faim de soumission, d humiliation, de souffrance, d avilissement, de destruc
tion. > (Bory. op. cit.)
Tous se fantasment donc dans le rle de Lucia. L hystrique, dit Lacan, cherche
un matre sur qui rgner. Un matre, cest--dire un metteur en scne. Max ou
Cavani. Que ce S.S. drisoire et cette cinaste mdiocre fassent si bien laffaire, cela
fait problme, mais peu importe : ce qui compte, cest de voir que sur le terrain
choisi par Mme Cavani, nazisme et amour fou, il n y a pas de critique possible et les
critiques en sont rduits faire talage, dans le malaise, de leur subjectivit, la
fois de leur rpulsion et de leur attirance. Abom inable pour m oi > crit Bory,
annulant ainsi, par cette clause de subjectivit, toute critique possible. Et effective
ment : si le nazisme cest lamour fou, si lamour fou cest les camps de la mort, les
chanes, les petits jeux avec le verre bris, toute objection moralisante sombre dans
le ridicule. Devant lamour fou, lamour mort, on se la ferme.
Sur ce terrain nos critiques sont donc conduits, hystriquement, se mettre en
scne, se dclarer repousss, attirs, bref sduits. Ils voient du nazi tout au fond
Anti-rtro.
34
des abysses insondables la surface desquels flotte leur moi. Il est vrai que Cavani
a, d emble elle-mme donn le ton. Les victimes ne sont jamais innocentes, ditelle, et elle sexplique :
Nous avons tous en nous un piccolo de nazisme. Bien cach. Bien enfoui.
Qu'un gouvernement ouvre les digues cette part d ombre, lui donne droit de cit,
la lgalise, la monopolise, l'utilise..., tous les crimes deviennent possibles. Chacun
assume son rle : assassin ou victime. (Tlratna, entretien, 6 avril.)
Si le film ne se soutient, comme on pourrait lo montrer, que d une ingalit
sociale dans les rles de Max et de Lucia, ingalit sociale sans laquelle le fantasme
pervers qui sous-tcnd le film et qui suscite linvestissement des spectateurs ne tien
drait pas (cf. prochain numro), on peut dire que le discours sur le film, lui,
ne se soutient que d'une conception, archaque et ractionnaire, de linconscient ;
celle prcisment qunonce M mc Cavani ci-dessus. L inconscient, marmite bouil
lante de dsirs inavouables dont le couvercle, sil sautait (et, bien sr, il ne demande
q u sauter), librerait des forces criminelles. (Conception quillustre parfaitement,
avec lingnuit qui convient, le film de S-F amricain Plante interdite : quand on
libre les monstres de l id... ). M " Cavani, qui se targue, dans sa lettre au
Monde, de faire appel aux thories les plus rcentes , ne ferait pas mal ici de
lire Lacan, plutt que Jung.
Quoi quil en soit, on retrouve cette rfrence la premire topique freudienne un
peu partout dans les discours sur le film.
Si l'on prend les personnages pour des monstres remonts de l'inconscient, on
commence comprendre. * (Ecran 74, juin.)
Max, portier de nuit, c est le censeur de Freud, le gardien danti-cham bre Qui
aurait trahi : ouvrant un inconscient trouble et brlant, une rue de rves redou
tables au lieu de les refouler. (Rouge, 19 avril.)
On ouvre ou on n'ouvre pas, mais ce qu'il y a derrire la porte, cest donc en tout
cas la vrit, la vrit nocturne de lme, soit le refoul pervers de la nvrose petitebourgeoise, comme lcrit Sichre. Cela donne au nazisme un rle formidable :
portier de la nuit , (Bory), gardien du seuil interdit (interdit la conscience),
matre d ouvrir ou de fermer laccs de l inavouable , de lantre de la bte, bte
lui-mme et ange maudit : il ny a plus, pour les intellectuels petits-bourgeois en
moi, qu se voiler la face, supplier que lon garde la porte close, ou ramper en
larmes vers lautre ct. Le plus horrible, c'est cela, cette contagion ? interroge
douloureusement Claude-Marie Trmois.
P olitiques d u dsir
Si lon n'a pas, d un point de vue rvolutionnaire, quelque chose dire sur le
dsir, on est donc, face ce genre de film (car, nen doutons pas, lavenir de ce film
est un genre ), conduit adopter un discours dfensif, strotyp l envers
complice , comme dit Sollers, du strotype que reflte le film que lon pour
rait diviser en trois catgories : libral, rvisionniste, rvolutionnaire . Libral,
cest par exemple Jean-Louis Bory :
Mais, derrire cette histoire d'amour, il faut entendre le cri d'alarme : attention,
vertige mortel. Ne pas franchir cette porte sur le seuil de laquelle se tient le portier
de nuit. (Op. cit.)
Autrement dit, voilons-nous la face, refusons lhorrible vrit (le nazi qui est en
nous, dmocrates). Inutile de dire que cette attitude ferait plutt lever des vocations
fascistes quelle nen dcouragerait : on connat lattrait permanent de linterdit et
des portes closes.
Rvisionniste, cest entre autres Franois Maurin :
Que le nazisme, que le fascisme en gnral, en raison mme de ses mthodes et
de ses objectifs, soit le catalyseur des plus bas instincts, des inclinaisons les moins
35
avouables de certains individus (sic), qui le nierait ? Ce n est en tout cas pas l l'l
m ent premier. Car l histoire montre (...) que le recours, ou la tentation de recourir
au [ascisme, est le lot com mun de la bourgeoisie lorsque ses privilges lui chappent
et qu'elle cherche les prserver par tous les moyens. (L Humanit, 10 avril.)
Ce point de vue, qui est moins faux que faiblard, permet videmment Liliana
Cavani de triompher : vous ne voulez donc rien savoir de laspect subjectif du
nazisme, pourtant considrable ! Car Cavani ne nie pas elle n est pas stupide
ce point, je suppose que le fascisme correspond une crise profonde du capita
lisme, etc. Ce discours marxiste > strotyp est donc compltement inefficace,
puisquil veut tout ignorer du devenir nazi > des masses. Sur ce point, La psy
chologie de masse du fascisme de Reich est relire : mme si lon ne partage pas
les conceptions gnitalistes et orgonotiques de Reich, il est clair q u il a point l
un manque nvralgique du marxisme orthodoxe .
Du ct des militants, on sent bien laspect subjectif du problme, et par exemple
Ben Sad, dans Rouge, fait Franois Maurin une critique analogue la ntre :
A une subjectivit chavirante, enveloppe de dsir, il n'oppose q u une science
anonyme derrire laquelle s'efface le sujet militant. Pourtant, il y a autre chose
opposer. Une subjectivit historique, rvolutionnaire, naissant d une collectivit
consciente. Une subjectivit autour de laquelle rdaient en Union Sovitique des
annes 20, les mouvements pour la reconstruction du mode de vie et dont la notion
d un homme nouveau esquissait l horizon encore diffus. Une telle subjectivit pal
pite et on ne pourrait expliquer autrement la force symbolique, le rayonnement
d une figure com me celle du Che. (Rouge, 19 avril.)
Mais le problme est-il l ? Est-il dopposer une religiosit une autre religiosit,
une paranoa une autre paranoa (mme si la seconde est plus sympathique) ? Le
mouvement rvolutionnaire ne se soutient-il que de figures rayonnantes ? Les
posters du Che, au contraire, ne disent rien sur le dsir rvolutionnaire, ne consti
tuent que lemblme banalis, ds intensifi, du dsir de rvolution. Le Che, cest
un peu comme la Joconde, un ftiche culturel, un mythe rassurant par la singularit
mme quil reprsente (ce sourire, ce destin). Il est en ralit bizarre de vouloir
opposer * Porti-sr de nuit, une autre subjectivit . une subjectivit chavi
rante, enveloppe de dsir , c une subjectivit historique, rvolutionnaire . Il est
bizarre de donner choisir entre le dsir et la rvolution. Comme si ce ntait pas
le dsir qui parlait et agissait travers les mouvements rvolutionnaires, comme si
les grands soulvements historiques des masses ntaient pas luvre du dsir,
comme si la Commune de Paris, Mai 68, ce ntait pas le dsir des masses, le dsir
heureux des masses disant merde lEtat bourgeois, sa police,' ses guignols si
nistres ! C est lorsque le dsir des masses fout en lair les grands appareils rpres
sifs de lEtat bourgeois quil est vraiment le dsir, et q u il est rvolutionnaire ;
lorsque le dsir ne se laisse plus paralyser par les images paranoaques, les figures
de Matres que lui tend la classe dominante pour lasservir. Le dsir est antifasciste,
et le fascisme est antidsir : sur ce point, il.ny a pas reprendre Deleuze et Guattari.
D e u x citations
A propos de ce film sot q u est Portier de nuit, on a donc crit beaucoup de sot
tises (qui ne sont pas seulement des sottises, mais refltent des attitudes politiques
prcises envers le fascisme).
Deux citations auraient suffi pourtant situer, cest--dire annuler Portier de
nuit, et sur le plan du nazisme et sur le plan du sadisme, puisque cest sur ces deux
plans facilement confondus que la niaiserie sest donn libre cours.
Nazisme et monde concentrationnaire. Godard : Le seul problme n'est pas
celui de l honntet, il est aussi celui de lintelligence (...). Prenons lexemple des
36
Anti-rtro.
camps de concentration. Le seul vrai film faire sur eux qui n a jamais t
tourn et ne le sera jamais parce qu'il serait intolrable, ce serait de filmer un
camp du point de vue des tortionnaires, avec leurs problmes quotidiens. Comment
faire entrer un corps humain de deux mtres dans un cercueil de cinquante centi
mtres ? Comment vacuer dix tonnes de bras et de jambes dans un wagon de trois
tonnes ? Comment brler cent fem m es avec de l essence pour dix ? Il faudrait aussi
montrer les dactylos inventoriant tout sur leurs machines crire. Ce qui serait
insupportable ne serait pas l'horreur qui se dgagerait de telles scnes, mais bien
au contraire leur aspect parfaitement normal et humain. * (Entretien avec les
Cahiers, propos des Carabiniers ; cf. Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard,
p. 326).
Sadisme et fascisme. Bataille : * Je me rappelle avoir un jour lu un rcit de d
port, qui me dprima. Mais j imaginai un rcit de sens contraire, qu'aurait pu faire
le bourreau que le tmoin vit frapper. J'imaginai le misrable crivant et je m 'im a
ginai lisant : Je me jetai sur lui en linjuriant, et comme, les mains lies au dos, il
ne pouvait rpondre, toute vole jcrasai mes poings sur son visage, il tomba,
mes talons achevrent la besogne ; cur, je crachai sur une face tumfie. Je ne
pus m empcher de rire aux clats : je venais d insulter un mort ! (...) Mais il est
improbable quun bourreau crive jamais de cette faon.
En rgle gnrale, le bourreau nemploie pas le langage d une violence quil
exerce au nom d un pouvoir tabli, mais celui du pouvoir, qui l excuse apparem
ment, le justifie et lui donne une raison d tre leve. (...) Ainsi l attitude de Sade
s oppose-t-elle celle du bourreau, dont elle est le parfait contraire. Sade, en cri
vant, refusant la tricherie, la prtait des personnages qui, rellement, n'auraient
pu tre que silencieux, m'ois il se servait d eux pour adresser d autres hommes un
discours paradoxal. (Georges Bataille, L Erotisme, p. 207-208, 10/18.)
Portier de nuit, cest le contraire de lesprit que reflte cette double citation. Cest
la conception vulgaire du nazisme et du sadisme, conception finalement trs rassu
rante, puisque le nazisme, cest le sadisme, donc lexception. Plaies, cris, chanes,
huis clos, Sade, ignoblement fasciste, sest rgal dcrire tout cela. (Francis
Mayor, Tlrama.) Navet dsarmante.
Si lon veut donc tirer un signal d alarme > propos du fascisme, comme la
prtendu M m' Cavani, ce quil faut montrer nest pas lexcs fastueux de la pulsion
de mort reconvertie en scnario pervers, qui nest que le redoublement vulgaire des
fantasmes les plus vulgaires (encore ce que montre Portier de nuit est-il trs sage),
mais au contraire la normalit du fascisme, le dsir de normalit qui est en lui et
sa rationalit. Ce que propose Godard dans lesquisse de scnario quil dcrit, cest
laspect conomique, laspect rgulatoire du fascisme : limination des dchets.
Cest l que la vrit apparat : pas celle, imaginaire, du pervers que refoule et que
reconnat avec dlice et horreur le nvros moyen : mais la vrit de cette nvrose
mme et de ce qui saccorde en elle au fascisme ordinaire. Pas besoin d tre pervers
pour avoir envie de tuer, de faire souffrir Arabes, Juifs, Noirs, etc. Ce nest pas
partir de la perversion que le fascisme rencontre le dsir des masses, mais partir
de la nvrose, de la peur, de la paranoa fl.
Pascal BONITZER.
CINMA DE LUTTE
J m rn b w ( !
UN FiLM DE LUTTE
CONTRE L'fSClAYAE
Cinma de lutte.
38
Cahiers :
Q u e lle
39
LA L i r T f DE C lb S Sl
ET LF R E V t S i O N N i S M t
DA NS L' US. N Ofc
RENAULT F b N S
O CCUPEE PAR U S
O U V R I E R S.
OSER LUTTER
OSER VAiNCRE
FiLM LONG METRAGE N. BLANC
ATTENTION
AUX
PR O V O C A TEU R S
filM
SUR
LE P C F ET LA GUERRE I>'AL6CRi
40
muler du matriel en se disant que la ligne politique
viendra au niveau du montage, mais que le progrs
faire, c'est de monter tous Itfs niveaux, y compris
celui du prtournage, c'est--dire au niveau du choix
du sujet, de la lutte filmer, et du point de vue par
rapport cette lutte.
J.-H.R. : D'abord, je voudrais faire une mise au
point sur ce comme avant . Depuis longtemps, il
ne sagit plus de poser ou non cette question de la
conception du montage ds les premires laborations
du film. Il sagit de trouver les modalits concrtes,
pratiques, politiques, de mettre en uvre cette
conception.
i.-D.B. : Au lendemain de mai 1968, nos premiers
bilans de tournage ont t synthtiss dans le texte de
Ligne Rouge : Vive le cinma, arme de propagande
communiste au service de la rvolution , texte qui a
d'ailleurs t repris dans les Cahiers du Cinma l'an
dernier.
S.L. : De toute faon, lide du comme avant ne
vise qu'une partie de ce que lon peut appeler cinma
militant, cest--dire les films de reportage militant,
et pas toute la production fictionnelle, reconstruite, etc.
Par exemple, les films du collectif Vincennes, Soyons
tout, Attention aux provocateurs, sont forcment pr
tourns * I Et mme les reportages de Cinlutte, s'ils
ny parviennent qu'ingalement, nont jamais fonc
tionn sur le mode : On verra bien au montage !
G.-P.S. : Jusquau bout, le film que nous avons ralis
sur la grve de la faim des 56 travailleurs tunisiens en
lutte contre la circulaire Fontanet-Marcellin, a t
mont partir de documents que nous avions essay
de construire politiquement. Par exemple, quand nous
avons film le meeting fasciste d Ordre Nouveau, ce
ntait pas seulement des fins d archivage, mais
dans l'optique du film. Ou encore : comme nous dis
posions de documents sur le recrutement de travail
leurs en Tunisie, nous avons orient des interviews
sur cette question du recrutement, etc. Certaines s
quences, dans la crypte de lglise de Mnilmontant,
ont t mises en scne.
J.-H.R. : Pour rpondre ta question sur la demande
explicite ou implicite : nous sommes des militants rvo
lutionnaires, des militants politiques. Nous avons d
cid de faire un film sur llectoralisme parce que nous
pensons que la bataille politique contre les illusions
lectoralistes est un enjeu pour le mouvement rvo
lutionnaire et pour l'avant-garde ouvrire qui dpasse
largement la conjoncture lectorale de mal 1974, un
en;eu dcisif pour toute une priode. Et nous avons
pens que cette lection prsidentielle permettait de
traiter la question de llectoralisme d une manire vi
vante, d une manire dmonstrative, parce qu'elle sur
gissait comme l'improvlste dans un contexte de
luttes intressantes , de luttes plus ou moins d
marques du rvisionnisme ; le meilleur exemple de ce
type de luttes tant la grve dans les banques. Pour
que notre film soit un outil re), il fallait qu'y appa
Cinma de lutie.
raisse non seulement la trahison lectoraliste du
P. C. F., mais aussi ne serait-ce que lembryon d'une
alternative rvolutionnaire pour les travailleurs.
R.C. : Justement, cest l que nous avons commis plu
sieurs erreurs d'analyse : d abord, nous avons sousestim les rvisionnistes, nous avons pens , quils
seraient obligs de se dmasquer beaucoup pour d
voyer les luttes vers les urnes, faute davoir eu le
temps de prparer l'chance lectorale suffisam
ment l'avance. Deuximement, nous avons voulu
opposer des luttes conomiques, qui taient effecti
vement radicales, qui rompaient effectivement avec les
tactiques rformistes et rvisionnistes, nous avons
voulu opposer ces luttes une stratgie politique
(celle de l'union de la gauche). Il est clair que cette
contradiction ne pouvait pas fonctionner, parce qu'
l'heure actuelle, l'avant-garde ouvrire, les travailleurs
les plus combatifs, ne possdent pas d'alternative
stratgique au rformisme.
J.-D.B. : Nous avons oppos mcaniquement - dmo
cratie ouvrire et dmocratie bourgeoise . ce qui
revenait mettre un signe gal entre elles. En ra
lit, ce qui s'oppose la dmocratie bourgeoise ,
autrement dit la dictature de la bourgeoisie, ce n'est
pas la dmocratie ouvrire dans les luttes, c'est la
DICTATURE DU PROLETARIAT.
S.L. : Oui, mais la lutte contre l'lectoralisme, cest
aussi la continuation de la dmocratie de masse sur
un autre terrain, par d'autres moyens. Le dpart, cest
la manire dont sont gres les luttes, le fonctionne
ment de la dmocratie ouvrire, et les heurts qui se
produisent forcment, l'intrieur des luttes, avec les
conceptions rformistes et rvisionnistes : la conti
nuation de ces heurts sur un autre terrain, cest la
lutte contre l'lectoralisme.
R.C. : Non, ce nest pas vrai ! La lutte contre llectoralisme n'est absolument pas reprise, aujourd'hui, par
les masses, et mme pas par lavant-garde ouvrire.
C'est pour a qu'il est Important de faire un film sur
lillusion lectoraliste.
A.N. : Il fallait quand mme que les Ides antilectoralistes soient prsentes dans les masses. Quand nous
sommes alls filmer les luttes, nous navons ;amais
cach qui nous tions, pourquoi nous filmions. Et
c'est sur la base de cette affirmation politique que nous,
avons pu nouer des rapports avec les masses en lutte.
C'est aussi ce qui nous permet de vrifier que le
film que nous voulons faire correspond bien une
exigence des masses, pas des ides politiques
abstraites.
M.A. : Lantilectoralisme correspond une exigence
objective des masses en lutte. Mais subjectivement,
dans la conscience des travailleurs en lutte, cette exi
gence peut prendre la forme suivante : ceux qui ex
priment politiquement lantilectoralisme c'est--dire
les gauchistes ont droit la parole dans la
classe ouvrire.
41
42
coup vu pendant la lutte, de l'avocat de la C.F.D.T.
et de l'avocat de la C.G.T. Aussitt aprs le dpart de
ces - personnalits -, les travailleurs se sont retourns
vers la camra, et ils ont chant leur chanson de
lutte.
Lide que cette squence fait passer, c'est que la
victoire est une consquence de la lutte, donc quon
ne peut pas filmer, quon ne peut pas montrer, la vic
toire toute seule, sans faire le rappel de la lutte ; cest
une ide qui nest pas trs plaisante pour le syndic, ni
pour le secrtaire de la F.F.T.L. Cette squence, qui
synthtise de faon claire et didactique les contra
dictions vivantes dun moment de la lutte, ce sont les
travailleurs qui lont organise.
A.N. : C est bien plus que d tre - acteur du film, ou
simplement de guider * notre travail de cinastes.
Dans certaines squences, les travailleurs en lutte
deviennent les vritables auteurs du film. On sort
compltement du reportage.
S.L. : Justement, quand nous avons essay, nous, de
sortir du reportage, de manire assez volontariste,
nous avons compltement chou. Nous avions pens
laborer, avec les travailleurs en lutte, des sayntes
ou de petites squences fictionnelles destines s'in
tgrer dans le film pour condenser de faon analytique
les acquis de certains moments de la.lutte. Nous avons
compltement chou. Presque jusqu' la fin du tour
nage, nous avons vcu sur lillusion dune sparation
absolue entre reportage et fiction, comme si, dans le
reportage, les travailleurs taient Incapables de pro
duire cette condensation, cette synthtisation. Nous
avons continu pratiquement, malgr n osr proclama
tions, considrer la camra comme neutre par rap
port aux situations film es.,
A.N. : Les bourgeois aussi se mettent en scne de
vant la camra. La diffrence, ce n'est pas * ceux qui
se mettent en scne d'un ct, ceux qui ne se
mettent pas en scne de l'autre. C est une diffrence,
ou plutt une opposition absolue, de deux attitudes de
classe. Les bourgeois se prennent pour des stars,
ils se posent comme individus devant lobjectif, avec
une suffisance rvoltante, utilisent la camra de faon
narcissique, comme un miroir deux-mmes, et utilisent
la camra dans ce sens. D ailleurs, le meilleur exemple
de a, cest Giscard d'Estaing lui-mme. En revanche,
les travailleurs en lutte font apparatre le caractre
collectif, dynamique de leur action.
J.-D.B. : Mme dans la manire, dont ils se repr
sentent devant la camra, les travailleurs sont soumis
linfluence de l'idologie bourgeoise. Il faut relativiser
un peu. Ce qui est sr, en revanche, cest que le com
portement des bourgeois est bien un comportement
de classe. Les gens que nous avons interviews un
Comit Giscard commenaient par se prsenter indi
viduellement, essayaient de se mettre en valeur, po
saient leur voix, etc. Ils taient tellement fiers de se
pavaner devant nous quils narrivaient mme pas
souponner (sauf exception) que nous les consid
rions comme des ennemis.
Cinma de lutte.
CONTRE
LA C i R CU L Ai R E .
F O N T A I S E T * M A R C E Li-i N
m af11
MARGOLiNE
Wf La Lite ci#t trad*illurt
LACiRCUlAiRf F O N T A N E T - M A R C f l L i N
liVRE PiDS T MAiWS LIE*
DES TRAVAILLEURS i M M l f i R E S
A DES P A 7 R 0 N S
COMM E :
MARGOLiNE
POUR LEURS DROiTS DE T R A V A I L L E U R , LfS O UV R iE Rf DE L
MARGOLiNE
43
44
Cinma de lutte.
1 semaine =
Caution
Pour Jusqu'au
1 journe =
1 semaine =
Caution
=
350 F.
1500 F.
bout et Margoline ;
100 F.
350 F.
800 F.
Soyons tout.
Film fictionnel dune heure, reconstituant une grve
dans une petite usine de peinture et montrant les
contradictions en prsence au sein de lusine et insis
tant sur lenthousiasme de la lutte.
Attention aux provocateurs.
Film mlant documents et fiction, d une heure, mon
trant l'attitude du P. C. *F. durant la guerre d'Algrie.
Shanga au jour le jour.
Film sur un quartier de Shanga, et la condition de la
femme dans une ville chinoise. Vingt minutes.
Nous pensons galement pouvoir vous renseigner sur
les films :
La guerre du lait.
Des dettes pour salaire (problme de la paysan
nerie).
Sur les frlms bretons du groupe Torr e Ben (Le
Joint Franais^..).
Sur ce quest le front culturel rvolutionnaire
l'heure actuelle.
CINELUTTE.
45
Soyons tout
Le film sest fait partir d'un Atelier de cinma de Vincennes compos d'tudiants qui, en gros, faisaient l'analyse
suivante, partir des problmes politiques et pratiques qu'ils
rencontraient : Il y avait eu depuis 1968 une production de
films militants, et sur le plan formel, cette production avait
un certain nombre de dfauts qu'on a pens corriger en
faisant le film. Le principal dfaut quon voyait dan9 ces
films, c est qu'ils intervenaient sur des mouvements ponc
tuels, une grve par exemple, et en retraaient le drou
lement, sans jamais inscrire quelque chose quon pourrait
appeler la gauche ouvrire , son tat en France en 1971.
On avait un certain type de films qui racontaient des exp
riences prcises, et qui collaient ces expriences sans du
tout les dominer... On a donc pens qu il tait ncessaire de
faire un nouveau type de film, qui rponde deux objets,
savoir :
dpasser le cadre des luttes ponctuelles, essayer d'avoir
un point de vue densemble sur l'tat du mouvement de
masse de la gauche ouvrire dans la France de 1971 ;
et, d'autre part, faire un film diffrent formellement de
ce qui existait jusqualors...
Novembre 1972.
Extrait de Entretien avec Serge LE
PERON .
Les Cahiers du Cinma, n 242/243.
16 mm. Son optique.
Margoline
LA BROCHURE DU CO LLECTIF
POUR UN FRONT CULTUREL
E S T PA R U E
Des textes du F ro nt des Artistes
plasticiens, de la revue Le Cur Meslier,
du Groupe Atarpop ( Granonymo ),
de la Troupe de thtre Z , celle des
Hauts-PJateaux , du collectif de pro
duction/diffusion Ci)ilutte, des Cahiers
du Cinma...
En vente au Collectif pour un front
culturel. 5 F.
27, rue des Cordelires, 75013 Paris.
Noir et blanc.
Dure
Lafficha
Interdite
d'Histoixes
d'A.
46
Histoires d A .
47
Histoires <?A, ralis par Charles Belmont et Marielle Issartcl, cinastes ue mtier
et militants pour la libralisation de lavortement et de la contraception au sein du
G.I.S. (Groupe Information Sant), sest fait un moment o ces militants sen
taient le besoin, pour largir leur action, leur impact de masse, de dcentrer leur
travail au niveau des quartiers, travail de propagande, de discussions idologiques,
dorganisation autonome des femmes au sein des M.L.A.C.
Cette transformation du mouvement au niveau de ses structures saccompagne
dune ouverture politique dont le film est le reflet : dun court mtrage sur la m
thode Karman, centr principalement sur le thme d une remise en question de la
mdecine, le projet est pass un long mtrage sur la condition des femmes qui, au
mme titre que tous les groupes sociaux marginaliss par lorganisation capitaliste
de la socit immigrs, handicaps, jeunes doivent, pour simposer cette
socit, briser le principal obstacle, le joug de lidologie dominante reproduite ici
par la superstructure familiale qui les isole et les divise.
En insistant sur ces contradictions qui traversent la lutte des femmes soumis
sion lidologie dominante oppose dialectiquement une demande objective de
changement, le film empche toute rcupration par le rformisme.
Comme le dit une intermdiaire dans le film, il ne sagit pas de colmater la brche
ouverte sur lavortement par quelques rformes, quelques solutions trouves par un
petit groupe de femmes dvoues la cause pour toutes les autres, il sagit que
toutes les femmes se lvent, se mobilisent pour imposer la reconnaissance de leur
droit.
Fait par et avec des militants du mouvement partir de ces problmes, problmes
concrets auxquels ils se heurtent quotidiennement dans leur travail, Histoires d A
brise la division factice entre films pour militants et films de masse : les militants
transforment leur pratique en fonction du mouvement de masse, de son tat d or
ganisation, sans avoir d avance toutes les solutions, parce quon nen a pas les
moyens ; sinon de faon compltement plaque (M. Issartel, dans Cinthique
n 17. p. 43).
Ni dogmatique, ni triomphaliste, collant la ralit dune situation, Histoires d A
sert directement le travail des militants du M.L.A.C. : voil o en est le mouvement,
voil les problmes qui se posent et comment ils se posent, et ensemble nous devons
trouver des solutions, des nouvelles formes de lutte.
Plus efficace sans doute quun film de fiction analysant les contradictions de la
femme au sein de la famille, impeccable du point de vue de lanalyse marxiste...,
mais hors conjoncture.
Plus efficace et plus dangereux, plus menaant pour Laissez~les vivre et le
pouvoir : cest dans son inscription dans un mouvement de masse, dans une
conjoncture prcise le dbut du travail de quartier, le projet de loi que rside
la force principale d Histoires d A , son impact, et non son interdiction.
Car lhistoire de son interdiction, cest la suite logique de la lutte inscrite dans le
film. En proposant le film la censure, la distribution commerciale, officielle,
M. Issartel et C. Belmont continuent militer pour le mouvement pour la librali
sation de lavortement et de la contraception, pour sa reconnaissance, attaquer le
pouvoir de front, aiguiser les vritables contradictions (cf. lattitude du P.C.),
sans se contenter de constituer un pouvoir parallle qui cautionne le pouvoir en
place.
Histoires d A , cest un film qui lutte pour la libert d expression, celle des femmes
et celle du cinma comme support de cette expression. Un film qui lutte, cest un
film qui entrane dautres luttes : les diffusions d'Histoires d ' A en sont la preuve.
Thrse GRAUD.
48
Cinma de lutte.
Cahiers : Prolongement dune action militante, Histoires d'A s'insre dans la lutte
pour lavortement libre et gratuit. Linterdiction dont le film a fait l'objet de la part
de Maurice Druon, alors ministre de la Culture, a cr un nouveau contexte pour
sa diffusion. Luttant pour l'abrogation de la loi de 1920, il est devenu, partir de
cette interdiction, un Instrument de lutte contre la censure la censure politique,
qui en principe n'existe pas.
Chaque projection dHistoires dA est une aventure diffrente 1. Il sagit en effet
de crer, partir de conditions spcifiques, un rapport de forces qui dissuade les
forces de rpression (flics ou groupes fascistes) d'intervenir, d'empcher la saisie
de la copie. La dernire de ces aventures se situe Cannes, trois jours aprs
llection de Giscard d'Estaing la prsidence de la Rpublique. A Cannes,
pendant le Festival du Film, la grande foire annuelle du cinma o ce genre de
projection ntait pas prvue...
A partir de ce fait concret, l'intervention brutale de la police quelques centaines
de mtres de la Croisette, on peut examiner comment ce film lutte, pratiquement,
contre la censure, comment il opre sur ce contexte dinterdiction.
C. Belmont : Il est encore difficile d'affirmer que le matraquage de Cannes
constitue une escalade dans la rpression, mais la violence de lintervention des
flics a t surprenante. Il faut rappeler les faits, qui n'ont pas toujours t rapports
fidlement par la presse : la copie du film na pas t saisie, aucun officier de
police n'a t bless.
Il sagissait d'une semaine de cinma politique organise par le P.S.U. local.
En projetant Histoires dA au cours de leur semaine politique, les organisateurs
espraient ne pas avoir de problmes, car tous les films peuvent tre projets
Cannes pendant le Festival, visa de censure ou pas.
Nous sommes arrivs Cannes 18 h. 30 pour la projection de 20 heures, au
cinma Le Lido. Il y avait dj eu plusieurs coups de tlphone des flics. On a
alors mis en place le systme de scurit habituel : double copie, protection de
la copie, service d'ordre surveillant les projecteurs et l'entre de la salle. Nous
tions en train de mettre au point ce plan de bataille quand cinq ou six flics en
civil ont surgi, immdiatemment suivis de leurs collgues en uniforme, et cinq cars
de C.R.S. ont entour la salle... Alors que d'habitude les inspecteurs se prsentent
et demandent si le film a un visa, et vont seulement ensuite chercher leurs petits
copains. L, il y a eu un peu de flottement avant que l'on puisse prvenir les
spectateurs dans la salle qui regardaient Femmes au Vit-nam. Pendant qu'on
parlait au micro, les flics sont entrs par une issue de secours dans la salle et
se sont mis taper sur les spectateurs. Ils n'ont mme pas parl d'HistoIres d'A
ni demand o tait la copie. Un copain du P.S.U. a eu trois ctes casses et une
fille a t envoye l'hpital. Nous avons alors dcid d'ameuter les gens. Nous
sommes alls en manifestation.devant le Palais du Festival et nous nous sommes
assis par terre. Il y avait des mots d'ordre du style : A peine lu, il nous fait
taper dessus I Quelqu'un a cri : Piccoli avec noue I , et Piccoli est descendu
en smoking et sest assis avec nous. Deux ou trois personnes' de la S.R.F. sont
venues en disant : Dites que la S.R.F. est avec vous I (C'tait plutt comique,
car depuis six mois, ils ne staient jamais manifests.)
Nous avons alors pris la dcision, avec les quelques vedettes prsentes, de
refaire la manifestation en sens inverse jusqu'au Lido, pour imposer la projection.
Les vedettes, surtout Piccoli, qui entre parenthses a t parfait, ont dclench
l'intrt des journalistes, ce quoi on tenait, mme si certains se battaient pour
tre au premier rang de la manifestation. Partis 200, on est revenus 500 ou 700,
devant le cinma que les flics avaient ferm. Les C.R.S. taient sur la place,
attendant l'affrontement. La manifestation a donc t dissoute et remise au
lendemain.
Histoires d A .
49
M. Issartel : Les flics ont viol la lgalit en entrant dans la salle pour matraquer
des gens qui regardaient un film parfaitement autoris, et qui, peut-tre, ne
seraient pas venus voir Histoires dA. Mais on ne peut pas l'interprter comme
une dcision dlibre. Le lendemain, les officiels tremblaient sur les rpercussions
possibles.
C. Belmont : Il y a sans doute eu des bavures au niveau prfectoral, mais peuttre comptaient-ils aussi sur la dmobilisation aprs la priode lectorale.
L'ordre semblait venir de Paris. Toute la presse et les radios en ont parl, mme
France-Soir (en publiant une photo de matraquage en premire page), alors
quau moment de l'interdiction, ce journal ne donnait que trs peu d'informations
sur Histoires d'A. Aussi, 11 h. 30 le lendemain, un flash A.F.P. indiquait que
le Ministre de lintrieur autorisait exceptionnellement le passage du film dans
le cadre du Festival.
Cahiers : Faire un film sur un sujet central, comme lavortement, cest l'heure
actuelle se heurter obligatoirement la censure et par l mme poser le pro
blme de l'organisation. Le film organise les gens, qu'on le veuille ou non ;
organisation ncessaire pour quil soit vu dans le systme ou en dehors du
systme.
On peut essayer de v o ir : 1) Comment Histoires d'A a organis les gens,
commencer par ceux qui l'ont fait, aussi bien pour le travail collectif en relation
avec le G.I.S. que pour la diffusion partir des groupes du M.L.A.C. compte tenu
de la ncessit d'accompagner le film chaque projection. Organiser ceux qui
en ont besoin politiquement et ceux qui sont les destinataires rels du film. 2) Ce
qu'on peut gnraliser et ce qui est particulier l'exprience dHIstoires dA.
Savoir ce que l'on peut garder, ce qui sera utile l'avenir. 3) Comment un cinaste
se met au service d'une lutte, sans se placer sous la bannire d'un groupe orga
nis, en sachant qu'il doit compter avec ce groupe et tre aussi reconnu comme
cinaste.
50
Cinma de lutte.
C. Belmont : Faire un film dune heure et demie sur lavortement nous a impos
de relier ce problme d'autres luttes, en particulier sur la mdecine. Le film
est situ dans le temps, Il dbute la mme poque que le mouvement lycen du
printemps 1973, les luttes des immigrs pour la carte de travail et celle des
handicaps physiques. Nous avons voulu montrer que le combat pour le droit
lavortement ntait pas Isol.
Il ny a pas eu, d abord, un collectif se formant pour la ralisation d'Histoires d'A.
Le film est n d un long processus li au travail que nous avons effectu aupa
ravant : la rencontre des mdecins militants du - Secours Rouge , avant et
pendant la ralisation de Rak 2, avec qui nous avions des proccupations et des
pratiques de vie communes. Lvolution de ces mdecins les a amens participer
la cration du G.I.S., puis la cration au sein du G.I.S. d'une Commission
Avortement, suivie de linitiative, en Janvier 1973, du manifeste des 330 mdecins
reconnaissant et affirmant avoir pratiqu des avortements sans but lucratif. Le
problme s'est ensuite pos de rpondre la demande dun film sur l'avortement.
Il existait seulement un petit film tourn par Path-Magazine et que Marielle
avait mont. La seule copie en notre possession fut vite inutilisable aprs plusieurs
passages. Il a donc t question de travailler sur un film technique expliquant la
mthode Karman. D'autres personnes s'intressaient au mme sujet, mais nos
amis du G.I.S. Insistaient pour que nous le ralisions nous-mme. Nous nous
connaissions suffisamment pour qu'ils puissent en contrler la fabrication. Nous
avions en commun la mme attitude politique et les mmes pratiques, celles du
G.I.S. qui impulse une ide et laisse un petit groupe la mener son terme. Nous
navons pas fonctionn par Assembles gnrales -, faute de temps, nous tions
obligs de refuser ce type de pratique, d'viter une trop large confrontation. Nous
revendiquions cette attitude de non-ouverture afin d'achever plus vite le film.
Il devait imprativement tre prt pour l'ouverture du dbat lAssemble. C est
le produit qui importait le plus, et pas le rapport des gens au produit, comme
dans d'autres cas.
51
Jean Renoir voque ses souvenirs denfance, ses dbuts dans le cinma,
la gense de ses films, et tous ceux quil a connus au cours de sa carrire.
Son livre est ddi aux cinastes de la Nouvelle Vague.
le volume broch, 16 pages illustres. 32 F.
FLAMMARION
52
3. D ans le film, les interm
diaires se dfinissent ainsi :
N ous faisons partie des qui
pes de travail et nous sommes
charges de la premire rencontre avec la femme qui d
sire avorter. C est ce qui nous
a valu d tre appeles inter
mdiaires . Vivre un avorte
ment dans les conditions ac
tuelles, c est se sentir coupable,
honteuse, et il nous est apparu
que c est seulement entre fem
mes q u il tait possible de
com m en cer p arler claire
ment de ce problm e. N ous
voulons q u ' travers cette pre
mire discussion, la femme
puisse reconnatre son droit
disposer
librement
de
son
corps sans se sentir co n d a m
ne. Cette discussion slargit
gnralem ent et nous parlons
de la contraception et de la
sexualit, et ceci de plus en
plus souvent en groupe. En
groupe aussi, nous mettons en
com m un lexprience de notre
pratique d intermdiaires. >
Cinma de lutte.
particulier chez les intermdiaires 3, sur leur rle, leur manire d intervenir. On
se heurtait ces problmes dans la pratique, mais il tait bien entendu que nous
tions responsables du film par rapport au G.I.S., et que cest lui qui intervenait
et non pas le M.L.A.C. (afin dviter des discussions interminables avec 300 per
sonnes).
Le groupe na donc pas exist vraiment, seulement en quelques occasions : deux
runions avant le tournage et une semaine de travail commun la fin pour se
mettre daccord dfinitivement sur le montage et crire le commentaire. Nous
avons d'ailleurs laiss passer des imprcisions dans le texte commun. Nous
avons d travailler plein temps sur le montage pendant trois mois.
Pendant cette priode, le groupe du G.I.S. a pu suivre le dveloppement du film
autant que le leur permettaient leurs multiples tches, c'est--dire de loin en
loin. Mais leur prsence tait aussi un soutien moral. Ils ont pu ainsi examiner tous
les aspects du film, en discuter entre eux et avec nous. Au moment du mixage,
laccord tait total. En rsum, le groupe fonctionnait sur des affinits plutt
quorganisationnellement, et sur la confiance plus que sur le contrle. Nanmoins,
tous les membres du G.I.S. connaissaient l'existence du film, ce qui leur a permis
de sen emparer trs vite. Mais comme le G.I.S. n'avait pas de pratique de
quartier, cest le M ,L A C . qui la utilis et cest l que le film a jou un rle
important quant lorganisation. Des M.L.A.C. se sont crs aprs projection,
partir de petits groupes qui cherchaient une possibilit d'action. D'autres se sont
fait connatre en projetant le film. Des M.L.A.C. de villes diffrentes se sont
regroups alors qu'ils n'avaient jamais eu de contacts pour acheter ensemble une
copie et mener des actions communes.
C. Belmont : C'est un point trs positif. Ces regroupements se sont faits surtout
partir de l'exemple ngatif de Tours. Dans la ville de Royer, un M.L.A.C. isol
ne pouvait russir crer un rapport de forces suffisant pour permettre la pro
jection. La copie a t saisie par les flics. Aprs, les gens ont compris quil
fallait se regrouper, pour avoir des forces politiques, pour crer des circuits de
distribution, comme en Bretagne, dans la rgion dOrlans, etc.
M. Issartel : On voyait aussi autour des M.L.A.C. un regroupement trs large,
de l'extrme-gauche la Ligue des droits de l'homme, l'exception du P.C. et
de la C.G.T. (qui nont commenc participer qu'au moment de la campagne lec
torale pour les prsidentielles). Pendant les interventions des flics, les gens,
selon leur appartenance, se montraient plus ou moins combatifs. Mais ce qui est
important c'est que tous, mme ceux qui la refusent d'habitude, se trouvaient
amens sur le terrain de l'illgalit. Par exemple Grenoble, quand la Ligue des
droits de lhomme a organis la projection dans une salle cerne par les C.R.S.,
et aussi la sance de LExpress l'intention de ses lecteurs. Au moment de linter
vention policire, ils ont refus de livrer la copie mme devant la menace mise
excution de les embarquer au poste. C'est finalement la direction de la salle qui
a donn la copie aux flics... Dans une certaine mesure, les projections ont permis
une clarification des positions. Nous le constations dans les ractions, dans les
communiqus le lendemain des sances qui considraient le film comme un
lment d'information ou comme de la cration, de l'expression. La C.G.T. et le
P.C. ont toujours parl d expression, jamais d'information.
C. Belmont : A linverse du cinma militant souvent diffus devant des petits
groupes, les projections d'Histoires dA peuvent se tenir plus facilement lorsqu'il
y a beaucoup de monde, 700 1500 personnes, car elles obligent une mobili
sation plus grande, et la rpression ne peut tre escamote par la presse.
M. Issartel : La diffusion du film ncessite la mise en place d'un service d ordre
trs ferme pour chaque sance. Cette tche a, le plus souvent, t prise en main
par des organisations comme Rouge ou Rvolution I . Les groupes du
M.L.A.C., o il y a peu de militants dorganisations, o lon trouve principalement
des gens qui commencent militer sur la question de (avortement, sont souvent
trop faibles pour organiser les projections : ils se feraient faucher la copie. Au
M.L.A.C., l'intervention de ces militants trs organiss se borne souvent
ce type d'actions : on projette le film, on manifeste, on projette le film, on ma
nifeste...
Histoires d A .
53
Cahiers : Quelle est votre part de travail dans la diffusion, dans quelle mesure
participez-vous aux dbats 7
C. Belmont : Nous nous sommes fix comme rgles de ne jamais intervenir
seuls, mais toujours en liaison avec les copains du G.I.S. et surtout en donnant la
parole aux M.L.A.C. locaux qui, seuls, peuvent poser les problmes concrets,
en partant de leur pratique, en sadressant directement aux gens de la localit
selon les donnes spcifiques. On pourrait encore participer de nombreux dbats,
mais est-ce vraiment utile, compte tenu que maintenant beaucoup de M.L.A.C.
locaux peuvent sen charger totalement ?
M. Issartel : Plus tard, nous avons dcid de limiter nos interventions aux
endroits ou elles peuvent avoir un intrt particulier pour nous, dans les entre
prises comme Renault, la Caisse des Allocations Familiales, dans les banlieues
du P.C.F. comme Villejuif...
C. Belmont : Ce nest pas faire de l'ouvririsme que d'affirmer que les dbats
les plus intressants, ce sont toujours ceux qui se droulent dans les entreprises,
dans les milieux populaires.
4. T ract d appel d un C om it
p o m - ja suppression de la cen-
54
Cinma de lutte.
M. Issartel : Et en retour, tous les groupes militants s'y sont intresss parce
quil sagissait d'une affaire publique, donc d'une lutte directe mener contre le
pouvoir, et pas seulement dun dbat sur le plan idologique.
C. Belmont : Mais admettons que le film nait pas t interdit. Compte tenu du
contexte de sa sortie, prvue dans trois salles Paris, c'est--dire s'insrant dans
un dbat de masse sur une question d'actualit, encore actualise par la pro
chaine discussion l-Assemble Nationale, on peut supposer qu'il aurait rempli
les salles.
Cahiers : Sur quoi parvient-on faire un front uni ? Comme Coup pour coup qui
a eu aussi une double diffusion, Histoires d'A montre une lutte dans l'illgalit.
Il y a, d une part une grve sauvage avec une squestration, dautre part la
pratique d'avortement.
M. Is6artel : Toutes les luttes qui ont un impact important sont des luttes illgales.
C. Belmont : Je vois des diffrences importantes sur la production et la ralisation
de Coup pour coup et d'Histoires dA. Le premier a t fait en partie grce l'avance
sur recettes, produit, et ralis par son ralisateur Marin Karmitz. Pour Histoires
d'A, lurgence de la demande et le sujet nous obligeaient employer d autres
moyens (quelle avance sur recettes aurions-nous pu obtenir?), un budget beaucoup
plus rduit, des possibilits techniques plus modestes et surtout l'obligation de
passer par un distributeur. Nanmoins, il nous fallait conserver le contrle du
film, imposer de garder la diffusion militante. La double diffusion est aussi
considrer du point de vue conomique, elle pose le problme du budget du
film, de son amortissement quand on sait les rticences des intellectuels payer
deux ou trois francs pour voir un film militant.
Que les exploitants fassent de l'argent avec le film ne me poserait personnel
lement aucun problme, si en contrepartie on peut se servir deux. Ils dfendent
un film partir de leurs intrts ; l'important, c'est le film, ce qu'il vhicule, les
ides qui, rsvsrs luL peuvent atteindre le public des salles. De la mme
manire, il me parat important de tout faire pour rembourser le distributeur qui a
t un alli ponctuel.
M. Issartel : Nous nous sommes poss en militants du G.I.S. avant tout, car nous
ntions pas un groupe de cinma constitu, avec une pratique passe et venir.
C. Belmont : Pour faire un autre film, il existe les moyens qu'offre le systme.
A cet gard Histoires dA me facilite la tche, me permet de raliser une plusvalue sur mon nom. ,
Cahiers : II est vident que le film n'est pas une source de revenus pour les
ralisateurs dans ces conditions. Mais il parat galement important de revendiquer
qu'Histoires d'A est le film de Charles Belmont et de Marielle Issartel.
Histoires d A .
55
M. Issartel : Le signer, cela veut dire tenir son travail, le faire reconnatre.
Au dbut on a considr quil sagissait d'une activit hors profession, un entracte.
Maintenant nous lintgrons ; pour une fois on arrive faire concider troitement
notre mtier et notre pratique militante.
A L I N T E R D I C T I O N
D H IS T O IR E S D A !
Entretien
avec
Miguel Littin
Avec Miguel Littin, nous poursuivons notre enqute sur le cinma de lutte en
Amrique latine, amorce avec l'entretien Soto et le panorama sur les films anti
imprialistes projets Royan (ns 249 et 250), et qui ae poursuivra dans notre
prochain numro par un entretien avec Sanjins.
Quant Miguel Littin, lauteur de La Terre promise , il a'agit certainement
aujourd'hui du cinaste le plus avanc en Amrique latine, c'est--dire le plus
apte produire les luttes populaires sur une scne nouvelle, rompant avec toutes
formes de dramaturgie importes d'Hollywood (dont le cinma petit-bourgeois
chilien par exemple reste encore Imprgn), tout en renouant avec les traditions
d'une culture nationale et populaire (jusque dans son mysticisme et sa reli
giosit), quil incombe aux cinastes rvolutionnaires (l comme ailleurs) de
raviver.
60
M iguel L ittin
1942 : Naissance Santiago
du Chili.
1959-1962 : Etudes l'Universit du Chili (art drama
tique et scnographie).
1962 : Collaborateur de J.
Ivens dans Valparaiso et Le
Train de la Victoire.
1963 : Ralisateur la tl
vision (chane g).
1965 : Por la Tierra Ajena,
court mtrage sur les pro
blmes des jeunes margi
naux.
1968 : Professeur au Dpar
tement d tudes audio-visuelles de lUniversit du Chili.
Participe activement l'or
ganisation
des
Festivals
du Cinma latino-amricain
crs en 1966.
1969 : El Chacal de Nahueltoro, long mtrage ; analyse
du fonctionnement de la
justice de classe partir
dun fait divers authentique :
un meurtre commis par un
paysan. Obtient un grand
succs public.
1970
Elu prsident du
Syndicat de9 Travailleurs de
la chaine 9 o il mne une
vigoureuse
campagne
en
faveur de l'lection de Sal
vador Allende. Avec ses
camarades il russit main
tenir un contrle total sur les
informations diffuses par
cette chane de droite ; il
permet ainsi quau moins
une chaine de tlvision,
Santiago, donne le point de
vue de l'Unit Populaire.
1971 : Nomm par Allende
directeur de l'Office cinma
tographique
d'Etat
ChileFilms.
1971
Camarada Prsi
dente, long mtrage docu
mentaire qui retrace la vie
du Prsident Allende ; c'est
un extrait de ce documen
taire
qui, sous
le titre
Conservations Allende - Debray, a t souvent projet
en France, surtout aprs le
putsch de septembre 1973.
1972 : Ses positions politi
ques de plus en plus pro
ches
du
M.I.R.
et ses
conceptions radicales d'un
cinma populaire et rvolu
tionnaire le mnent dmis
sionner de la direction de
Chile-Films.
1972 : La Tierra Prometida,
long mtrage.
Cinma chilien.
61
cette disponibilit du
62
Cinma chilien.
63
64
Cinma chilien.
Cahiers : Mais il parat que lorsquon diffusait un dbat politique sur une chane
et un film sur une autre les gens regardaient le film ?
M .L. - Il y a plusieurs aspects quil faut connatre lorsquon parle de la tlvision
au Chili ; d abord la seule chane de dimension nationale, qui couvre lensemble
du territoire chilien, cest la chane 7, gouvernementale, qui tait donc contrle
par lUnit Populaire. Il existe par ailleurs deux autres chanes, toutes deux d
pendant de lUniversit (la chane 13 de PUniversit Catholique et la chane 9
de l'Universit du Chili), mais celles-ci ne couvrent que la ville de Santiago, la
capitale et ne sont pas reues dans le reste du pays. Il tait donc injustifiable de
diffuser, pour des raisons de concurrence d coute, les mmes programmes que les
chanes de droite en salignant sur elles.
Par ailleurs, et pour rpondre votre remarque, le programme qui avait la plus
forte coute Santiago tait une mission politique de dbats contradictoires, que
diffusait une chane ractionnaire. Dans cette mission il y avait des gens qui d
fendaient les ides de la gauche et bien entendu des gens qui dfendaient celles de
la droite ; les militants de gauche eux-mmes suivaient ces dbats car ils avaient
ainsi la possibilit de voir en direct et dcouter ce que pensait la raction. Ctait
une projection de ce qui se discutait partout, dans la rue, dans les bars, lusine.
Et ce programme tait une sorte de synthse de la pratique politique quotidienne
de tout Chilien.
Cahiers : Revenons ton dpart de Chile-Films : l'as-tu quitt uniquement pour
faire * La Tierra prometida , ou cause d'autres problmes ?
M .L. : J ai quitt Chile-Films parce quil est vite apparu quil y avait entre moi
et les bureaucrates qui soccupaient de la gestion yn dsaccord profond sur la
fonction du cinma dans le processus populaire que nous visions. Moi je dfendais
la thorie des Ateliers de cration cinmatographique, cest le projet que j estimais
juste. Je mopposais la conception qui voulait que lon fit du cinma trs vite,
tout de suite, pour tablir rapidement un pont avec la petite bourgeoisie.
Cahiers : Qui dfendait cette position ?
M .L. : Les bureaucrates. La majorit des cinastes estimaient quil fallait faire
du cinma mais quil fallait le faire sans cder au paternalisme des fonctionnaires
de lAdministration.
65
Cahiers : D'aprs les films chiliens que nous avons pu voir ici en France, il nous
semble, en gros, que le processus populaire a t reflt de deux manires, selon que
les. niasses sont ou ne sont pas prsentes. Est-ce que les cinastes chiliens avaient
conscience de cette diffrence ?
I . Les cinastes et le G o u
vernement P opulaire . M a
nifeste politique.
66
Cinma chilien.
assez vivement, q u ils ne travailleraient plus dans ce < film de merde >. Je leur ai
demand de sexpliquer ; ils mont rpondu : Comment ? Nous traversons les
plaines et les cordillres, nous supportons le froid, la neige, nous avons vaincu les
riches, nous dtenons le pouvoir, et il va sasseoir pour converser avec les bour
geois ? Cest intolrable ! > Nous avons d leur expliquer que prcisment si nous
montrions cela ctait pour bien prouver quil ne faut pas rechercher le dialogue
avec la bourgeoisie. Us mont dit : Pendant que Duran discute, les riches vont
gagner parce que les riches savent mieux parler ; ils ont plus de vocabulaire. Pour
cette raison nous avons inclus dans le film la scne o Duran dit : Assez de
paroles et de discussions, car en paroles et en discussions cest toujours le riche qui
lemporte.
Grce eux notre film sest enrichi de nouvelles scnes, de nouvelles squences ;
il nest pas possible dpuiser en un seul film toutes les possibilits que ce type de
collaboration permet, il faudrait approfondir et dvelopper davantage sur la base
du dialogue permanent.
Lintroduction mme de personnages religieux dans le film dcoule directement du
fait que tous ces lments coexistent en permanence dans le discours des paysans.
Pour eux cela est totalement naturel.
Cahiers : N y a-t-il pas un risque que lintroduction de ces lments religieux soit
perue comme un trait d'artiste qui recourt un style baroque, un peu obscuran
tiste ?
M .L. : Dans tous les rcits que nous avions pralablement couts et recueillis, il y
avait coexistence d lments religieux lis ceux de la ralit. Si nous nous tions
contents d prendre la ralit la plus visible, nous naurions pas approfondi l'tude
de notre culture populaire, nous aurions dcoup seulement les aspects universels
de cette culture, nous naurions donn quune partie de la vrit, la plus banale. La
tradition de la Vierge du Carmel, par exemple, traverse toute lhistoire du Chili ;
travers les annes, les sicles, cette image de liconographie chrtienne, amene
en 1540 par les conquistadors espagnols, a t reprise par le peuple qui en a fait
une sorte de patronne, de guide de larme populaire qui libre le Chili de la colo
nisation espagnole. Dans une priode qui devait conduire notre libration dfini
tive il tait entirement normal que cette image apparaisse du ct du peuple. Cela
est dans la ligne du dveloppement historique et culturel de notre pays. Les rela
tions entre ces lments religieux, culturels et le peuple qui lutte pour son manci
pation politique sont intimement lis.
Comme cinaste, comme artiste, nous voulions simplement dire que tous ces sym
boles, imposs au peuple par les classes dominantes, ont t inverss, retourns par
le peuple contre ses oppresseurs, et que, de toutes faons, lorsque le peuple passait
des formes suprieures de lutte contre loligarchie pour lui arracher le pouvoir
total, il produisait ses propres hros, et les valeurs de la vieille culture taient
balayes, disparaissaient. Dans La Terre promise, l'histoire des deux Vierges, lune
des riches et lautre des pauvres, montre bien comment surgit une Vierge des
pauvres et comment elle devient une hrone de leurs luttes.
Cahiers : Ton film est le seul de toute la production chilienne qui se proccupe
d'tudier de quelle manire l apport de la culture populaire peut enrichir le rcit
cinmatographique, et comment il peut contribuer une entreprise de dmystifica
tion politique.
M .L. : Les traditions et la culture populaires sont des formes que le peuple a cres
durant de longues annes de lutte ; cest sans aucun doute une des manires de re
fuser un modle de culture tranger. Ces vieux symboles que loligarchie elle-mme
67
avait oublis acquirent une tout autre signification lorsque le peuple sen empare
pour mailler un rcit oral ou illustrer une tradition, et comme ils continuent
avoir une influence dans la vie des gens, il est ncessaire de les rcuprer et de leur
redonner leur vritable force et leur vritable signification rvolutionnaire. J estime
quon ne doit pas abandonner les lments de limagerie populaire, qui sont des
lments de lutte des classes, aux mains de la bourgeoisie qui leur donnera le sens
qui mieux lui conviendra, et les figera en pur folklore.
Cahiers : Il nous semble, dans un autre ordre d ides, que tu as eu des moyens
techniques importants pour faire ton film.
M .L . : Non ; juste le ncessaire. Il y avait des rails que nous avons utiliss pour
des travellings ; nous avons trouv une trs vieille grue qui ne fonctionnait pas, notre
directeur de photographie2 a mis plusieurs pices dautres machines vtustes qui
tranaient par l et il a russi faire marcher la grue. Nous avons demand si nous
pouvions lemporter et on nous a rpondu affirmativement parce quelle ne ser
vait rien >. Elle nous a t trs utile.
Nous avons donc eu les moyens techniques que nous avons t capables de nous
procurer, et nous navions pas limpression de manquer de quoi que ce soit. Les
moyens que nous possdions nous paraissaient suffisants pour dire ce que nous vou
lions dire.
Cahiers : Crois-tu quil soit possible d employer les moyens d Hoilywood et de
les retourner contre lui ? Nous te demandons cela parce qu'en France un certain
cinma militant, de conception puritaine, rpugne utiliser ces moyens techniques
par crainte d tre entran dans une structure de rcit galement hollywoodienne.
M .L. : Si le cinaste a une conception claire de ce quil veut faire et sil est sr de
sa conscience politique^ une grande quantit de moyens techniques ne peut que
laider. Son travail sera plus facile. Bien entendu il ne faut pas que ces moyens len
chanent ; sils viennent faire dfaut il doit recourir la camra la main, et
filmer en 16 mm. Le problme fondamental nest pas l. Je peux vous citer deux
films produits de manire extrmement diffrente : La Terre promise et Le Cou
rage du peuple, de Jorge Sanjins ; cependant, leur contenu est similaire et il existe
un grand rapport entre eux. Ce nest pas un travelling ou une grue qui changent le
contenu dun film. Ce qui est fondamental, cest la clart, la lucidit politique du
cinaste et de son discours.
Cahiers : Entre ta position et celle de Sanjins, nous voyons aussi une volont
commune de rcuprer lhistoire et de constituer, par vos films, une sorte de m
moire du peuple.
M .L. : Sanjins et moi-mme maintenons des rapports constants. La division qui
se fait habituellement entre cinma chilien, bolivien, brsilien est purement arbi
traire, car il y a un courant commun beaucoup de ralisateurs latino-amricains.
Tout mon propre dveloppement en tant que cinaste sest fait en rapport perma
nent avec des gens comme Sanjins, Rocha, les ralisateurs cubains, etc.
Cahiers : Le cinma Novo, celui de Rocha en particulier, a-t-il influenc ta r
flexion sur les signes de la culture populaire ?
M .L . ; Ce qui arrive avec Glauber Rocha, c'est quil sabreuve aux sources de la
culture populaire et que je fais la mme chose. Nous sommes fils du mme pre et
de la mme mre, car lAmrique latine a une mme histoire. Cest de l que vien
nent les concidences ; nos peuples ont t arbitrairement fragments par les int
68
Cinma chilien.
69
C in a s te s c h ilie n s , il e s t te m p s d e n tr e p r e n d r e e n s e m b le ,
a v e c n o t r e p e u p le , le g r a n d la b e u r d e lib r a tio n n a t io n a le et
d e la c o n s t r u c t io n d u s o c ia lism e .
Il e s t t e m p s d e c o m m e n c e r r a c h e t e r nos p r o p re s v a le u r s
p o u r a f fir m e r n o t r e i d e n tit c u ltu r e lle et p o litiq u e .
N e n o u s la isso n s p lu s a r r a c h e r , p a r les classes d o m in a n te s ,
les s y m b o le s q u e le p e u p le a p r o d u i t s a u c o u r s de sa lo n g u e
l u tte p o u r la lib r a tio n .
N e p e r m e t t o n s plu s q u e les v a l e u r s n a t io n a le s s o ie n t u tili
s es p o u r s o u te n ir le r g im e ca p ita lis te .
P a r t o n s de l'in s tin c t de c lasse du p e u p le et c o n t r ib u o n s
en f a ire u n e c o n s c ie n c e d e classe.
N e n o u s b o r n o n s p as d p a s s e r n o s c o n t r a d i c t i o n s ; dvelo p p o n s-le s et n o u s o u v r i r o n s le c h e m i n q ui m n e la
c o n s tr u c ti o n d 'u n e c u ltu r e lu cid e et lib ra tric e .
L a lo n g u e lu tte de n o tr e p e u p le p o u r s o n m a n c i p a t i o n
n o u s fixe la voie su iv re . R e p r e n o n s la t r a c e d e s g r a n d e s
lu ttes p o p u l a ir e s q u e l'h is to ire officielle a falsifies e t r e n
d o n s a u p e u p le la v r ita b le v e r s io n d e c es lu tte s, c o m m e
h r ita g e lg itim e et n ce s sa ire p o u r a f f r o n te r le p r s e n t et
e n v is a g e r lav e n ir.
R c u p r o n s la figure f o r m i d a b l e
o li g a r c h i q u e et a n ti- im p ria lis te .
de
B a lm a c e d a ,
anti-
R a ff irm o n s q u e R c a b a r r e u a p p a r ti e n t a u p e u p le , qu e
C a r r e r a , O H ig g in s, M a n u e l R o d r ig u e z , B ilb a o , ainsi q u e le
m i n e u r a n o n y m e t o m b u n m a t i n , o u le p a y s a n m o r t sa n s
a v o i r j a m a i s c o m p r i s le se n s de sa vie ni c e lu i de sa m o r t,
c o n s titu e n t les f o n d a t io n s e ssen tielles d o n o u s m e r g e o n s .
Q u e le d r a p e a u c h ilie n e s t u n d r a p e a u de lu tte et de lib
r a tio n , il est p a tr im o in e d u p e u p le , so n h rita g e .
C o n t r e u n e c u l t u r e a n m i e et n o -c o lo n is e , p tu r e de
c o n s o m m a t io n d 'u n e lite p e tite - b o u rg e o is e d c a d e n t e et
st rile , d r e s s o n s n o t r e v o l o n t de c o n s t r u i r e e n s e m b le , i m
m e r g s d a n s le p e u p le , u n e c u l tu r e a u th e n t i q u e m e n t N A T I O
N A L E et p a r c o n s q u e n t R E V O L U T I O N N A I R E .
E n c o n s q u e n c e n o u s d c la r o n s :
1. Q u a v a n t d ' tr e d es c in a s te s, n o u s s o m m e s d e s h o m m e s
e n g a g s d a n s le p h n o m n e p o litiq u e et so cial de n o tr e
p e u p le , et d a n s s o n g r a n d la b e u r ; la c o n s t r u c ti o n du s o c ia
lism e.
2. Q u e le c i n m a e s t u n a r t.
3. Q u e le c in m a ch ilie n , p a r i m p r a t if h is to r iq u e , d e v r a
tr e un a r t r v o l u ti o n n a i r e .
4.
Q u e n o u s e n t e n d o n s p a r r v o l u t io n n a i r e celui q u i est
ralis c o n j o i n t e m e n t p a r l 'a r tis te e t p a r s o n p e u p le u n is d a n s
u n o b je c tif c o m m u n : la lib r a tio n . Le p e u p le est le g n
C IN E A S T E S C H IL IE N S , N O U S V A IN C R O N S !
71
Dans la premire partie (cf. n 248) de cet article, nous nous sommes efforcs de
prsenter un tableau gnral de la situation du cinma algrien. Nous avons not
quelques diffrences entre le cinma des annes 1962-1971 et le cinma actuel.
Nous avons galement pos la question qui nous parat fondamentale : au profit
de qui se font les transformations que dcrit le cinma algrien d aujourd'hui ?
Nous allons tenter de rpondre cette question et celles qui en dcoulent en
faisant une critique de lidologie vhicule par les nouveaux films algriens,
notamment Le Charbonnier, qui a t projet pendant'quelques semaines dans
deux salles parisiennes.
I. R U P T U R E R A D IC A L E
O U S IM P L E D IF F R E N C E F O R M E L L E
E N T R E L A N C I E N
ET LE N O U V E A U C IN M A A L G R IE N ?
Nous savons que les films de la premire priode traitaient essentiellement de la
guerre de libration nationale. Nous avons soulign la vision petite-bourgeoise de
ce type de cinma, qui non seulement ne mettait pas en valeur le combat des
masses populaires mais qui, parfois, allait jusqu les vacuer au profit de hros
positifs mais coups des masses.
Le nouveau cinma se dmarque de ces films par sa thmatique. Mais cette diff
rence thmatique a-t-elle entran une rupture radicale avec la conception petitebourgeoise qui rgnait jusque-l ? Est-ce quune nouvelle mthode, plus dialec
tique, a t utilise dans lapproche et lanalyse de la ralit algrienne? Ce qui
nous conduit poser aux cinastes du cinma djidid les questions suivantes :
1 Quelle est la place des masses populaires dans le dveloppement et la trans
formation de la socit ? 2" Ce dveloppement se fait-il rellement leur profit ou
au profit d une classe bourgeoise qui utilise ces transformations pour asseoir et
tendre son pouvoir politique, pouvoir bas sur une forme de dveloppement co
nomique et une conception du monde?
Si lon ne se pose pas ces questions, ou si on les pose mal, la consquence en sera
une faon ractionnaire de rsoudre la contradiction Etat/m asses populaires. Un
cinma qui prtend se donner comme objectif la participation la construction du
socialisme ne peut traiter la lgre cette contradiction. Or, dans la plupart des
films (Gorrine, Le Ciel et ses affaires, Le Charbonnier) elle est analyse dune
faon simpliste (alors quil sufft d'ouvrir les yeux sur la ralit quotidienne !).
Cinma algrien.
72
Que disent en effet les films du cinma djidid ? Que les masses doivent se confier
et se fier lEtat pour rsoudre leurs problmes. Bref, que tout vient den haut.
Or, la ralit est tout autre dans une socit de classes et plus forte raison dans
une socit o les masses nont pas le pouvoir. Cest--dire quil ne suffit pas de
parler des problmes actuels pour inscrire positivement le rle du peuple algrien.
Et cest pourquoi nous pensons que le cinma djidid nopre pas une rupture radi
cale de classe avec lancien cinma. Car la contradiction ne se situe pas sur le seul
terrain de la thmatique (guerre de libration/problmes actuels), mais bien dans
la conception du rle, hier et aujourdhui, des masses populaires entre les couches
bourgeoises et petites-bourgeoises. Le cinma sovitique d avant le rvisionnisme
ou le cinma chinois actuel ont trs bien pu parler de la priode de la lutte arme
tout en servant le peuple dans la construction du socialisme !
Ceci dit, il nen demeure pas moins vrai que lexistence du cinma djidid est
lexpression d un recul (mais non d'une dfaite totale) des couches fodales les
plus ractionnaires de ta socit algrienne. Cela nimplique de notre part aucune
adhsion cette conception du cinma, dans la mesure o nous considrons quelle
reflte une conception petite-bourgeoise, rvisionniste du monde. C est pourquoi
nous avions not, dans la premire partie de cet article, la limite idologique du
Charbonnier. Et par limite idologique, nous entendons incapacit de classe
voir et poser les problmes dans leur essence historique .
2. T R A N S P O S I T I O N F I L M IQ U E
D U D V E L O P P E M E N T C O N O M IQ U E
La seconde question pose au cinma djidid est relative la nature du dveloppe
ment conomique algrien et aux rapports sociaux qui en dcoulent (rapport dia
lectique entre les forces productives et les rapports de production).
L'exprience historique montre quun modle conomique n est jamais neutre. Il
ny a pas de recettes fournies par une science conomique pour raliser un
dveloppement conomique rel et harmonieux. La conception d un dveloppe
ment socialiste doit avoir pour fondement thorique le primat du politique sur
lconomique. Ce qui implique, sur le terrain concret, la mobilisation totale des
masses, leur participation pleine et entire, tout au long du processus de trans
formation de la socit en question. Or, ce que nous montrent en gnral les films
du cinma djidid, cest un type de dveloppement (qui. certes, brise des rapports
fodaux) o le primat revient la technique et o le socialisme se confond avec
un amoncellement dusines dans le pays. Cette vision trique des choses oublie
tout btement que le socialisme ce nest pas un stockage de matriel (ce qui ne
veut pas dire que nous soyons contre lindustrialisation) mais un systme cono
mico-politique o lhomme est la premire place dans les rapports de production.
Il est clair que ce qui est dcrit par les cinastes d'aujourdhui se limite la simple
destruction de rapports archaques qui gnent tout autant le peuple que la bour
geoisie. C est pourquoi ce film a pu sortir sans trop de difficults. Cependant, si le
peuple a intrt dtruire les rapports sociaux fodaux, il a tout autant intrt
dtruire les nouveaux rapports qui se mettent en place {hirarchie, vision techno
cratique du dveloppement).
Nous sommes une poque o le capitalisme et limprialisme ont atteint
limite historique ; une lutte acharne doit tre mene contre ce systme pour
cipiter sa chute. Ces points thoriques fondamentaux rappels, passons
analyse un peu plus dtaille de certains films du cinma djidid (Gorritie, Le
leur
pr
une
Ciel
Sur Le Charbonnier .
73
F O R M E E T E S T H T IQ U E D U C H A R B O N N I E R
Bouamari a dfendu ses ides sur la forme du film dans diffrentes interviews.
Ses propos ont une certaine cohrence interne. De mon ct, pour jeter les bases
d une discussion sur la forme, je me bornerai rapporter les ractions de nom
74
Cinma algrien.
75
Mmoire de l il
(Amarcord)
Dans sa prface La Potique de Dostoevski de Mikhal Bakhtine, Julia Kristeva notait au passage le caractre carnavalesque de nombreux films modernes,
dont (ctait d ailleurs la seule citation) le Satyricon de Fellini ; pour en dnoncer,
rapidement, linoffensivit idologique et la complmentarit avec lidologie domi
nante ( le carnaval avait lieu sur le parvis de lglise ). On pourrait argumenter
que cest passer un peu vite sur le caractre subversif des thmes carnavalesques,
en rapport avec le fait que cette fte tait celle du peuple. N importe.
Amarcord comporte de nombreux traits carnavalesques, de cette fte o les va
leurs dominantes sont, un bref temps, gaiement renverses, o les masques en
disent la vrit grotesque, en disent le mensonge, o lon exhibe ce que le pouvoir
rprime et cache : le sexe, les excrments, la pourriture (la virulence du dsir et de
la mort). Il serait fastidieux de dnombrer ces traits. Ce quil faut noter, en re
vanche, cest que de plus en plus la mise en scne de Fellini elle-mme et non
seulement les thmes quelle dveloppe participe de cette pratique carnava
lesque ; jentends la forme , si lon veut, de son film.
Le sujet d'Amarcord, cest la jouissance. Mais l'inscrivant dans la fiction d une
mmoire, il Fhistorise, il la date. Ce quinscrit Amarcord, cest une certaine forme
de jouissance, en rapport avec un certain type de mise en scne (par exemple les
mises en scne fasciste, religieuse) : o lon jouit d'une vision, d une rvlation, d un
spectacle, d un tableau. Comme de ce paquebot dans la nuit, de ce paon dployant
ses plumes dans la neige ou de cette vache blanche passant dans la brume, o sim
mobilise dans le suspens extatique, dans le ravissement de la vision dans la
jouissance de loeil le mouvement du monde. Ce que faisait le cinma aupara
vant, ctait crditer cette jouissance d'une valeur de vrit ; ctaient ces films dont
la progression dramatique culminait dans une rvlation morale, mtaphysique,
religieuse et sachevait sur une rconciliation (exemple caractristique : les films de
Rossellini, Voyage en Italie, Europe 51, etc.).
Le type de rcit quadopte Fellini tant, au contraire, non linaire, sans progres
sion, sans drajne pique, diraient les brechtiens, se droulant explicitement
sous le signe du labyrinthe (par exemple ce labyrinthe de neige dans lune des der
nires squences), la fois produit cette jouissance, cette extase, et en inscrit lillu
sion, la dsigne comme hasard, fantaisie de la matire dont se drobe le sens.
Jouissance parodique : M'adresser Dieu avec un faux nez , crit quelque part
Bataille. Le faux nez dsigne Dieu ; Dieu est le faux nez (Lacan : la phallace).
Tel ce paquebot de carton sur une mer de cellophane, dans une fausse nuit de
cinma, ce paquebot, < la plus belle ralisation du rgime . Cette squence du
76
Sur Amarcord.
1. Amarcord. tmoigne de ce
que le cinm a m oderne inscrit
une dissociation de plus en plus
grande, une dchirure de l'effet
de rel, cette < impression de
ralit > qui ravissait les grands
idalistes, Elie F aure, M unier,
Bazin, etc.
77
78
des documents sur les conditions des Africains et Arabes
en France, assortis de longues interviews et d'images de
manifestations (immigrs et maos exclusivement).
Le mrite du film, vident Toulon parmi tant d'autres
pleurnichards, inefficaces, obscurs, rside dans sa clair
voyance : rapporter la situation actuelle de l'immigration et
du tiers monde ses causes relles : capitalisme, impria
lisme. Hondo ne se laisse jamais aller prendre un point
de vue nationaliste ou mme antifranais : ses petits Blancs
racistes sont surtout des victimes, et il ny a aucun mpris,
aucune haine dans leur reprsentation, mme si beaucoup
dironie.
Mais en fait, ce sont d'autres questions que pose le film,
lies sa place mme dans la lutte. Quel dnominateur
commun rend compte du travail effectu sur les noncs cidessuB dnombrs 7 Certains discours sont tenus par des
doubles du cinaste (des immigrs) : il s'agit dans ce
cas de discours didactiques simples, la crdibilit limite
(qui parle ?). La nature du lien qui rattache les porte-parole
leur discours reste en effet indcidable : eux-mmes sontils des acteurs, des m ilitants? Les noncs ne sont jamais
justifis de l'intrieur du fil.m (sont-ils produits par les ac
teurs, . par le ralisateur 7), mais par le simple et vague
contexte de limmigration en France, qur les rend recevables.
Dans les scnes de reconstitution, il y a la tentative d'ap
puyer les discours par une mise en situation qui les serve.
C'est alors surtout la prsence avre d'un travail cinmato
Le cuisinier de Ludwig
de Hans Jrgen Syberberg
C'est au cour9 des recherches qui ont prcd le tournage
du film Ludwig requiem pour un roi vierge que Hans Jrgen
Syberberg dcouvrit un document qui allait lui permettre de
proposer un nouvel clairage de son hros en ralisant un
second film : Le cuisinier de Ludwig
D une part, donc, un document
Les mmoires d'un
officier de bouche la cour du roi Louis II de Bavire,
publi en 1953 dana lindiffrence gnrale, par lex-cuisinier
de Ludwig, Thodore Hierneis, alors g de 84 ans. Un
texte n de la mmorisation dune multitude dvnements,
o la vie quotidienne et lhistoire se rejoignent. Ludwig vu
des cuisines, saisi par un regard la fois fascin et lucide.
Dautre part, un dcor : celui des chteaux et des huttes,
tapes des perptuelles alles et venues du roi fou qui,
la fin de sa vie, avait fait de aa province de Bavire un
ghetto o il reconstituait le faste de la monarchie, daprs
son modle idal, Louis XIV. La thtralisation du pouvoir,
dfaut de son exercice. Pour articuler ces deux lments :
un acteur, incarnation de l'auteur du mmoire et vhicule
de son texte, et en mme temps embrayeur de la fiction
qu'il organise scniquement, dsignant les lieux, reconnais
sant les objets, mettant en scne les personnages histo
riques. centrant le rcit sur Ludwig, toujours prsent comme
rfrence sans tre jamais figur. L'acteur devient lieu de
rencontre entre le texte et la mi9e en scne, serviteur fidle
de l'un et de l'autre.
L'nonciation, l'articulation dialectique du dcor (du lieu, du
terrain), et de la parole (le texte, l'nonc), est continuelle
ment dirige, par le porteur de cette parole (l'acteur), vers
le hors-champ, c'est--dire vers les 9pectateur9, interlocu
teurs dsigns de la fiction.
79
Cahiers : La premire question que nous voulions poser se place sur le terrain
de la conjoncture, la notion de conjoncture que tu prends en compte surtout dans
la deuxime partie du livre ; disons la partie actuelle, si on met de ct la partie
historique du livre. Comment est-ce que tu situes la contradiction entre, d'une
part le discours central que tu dcris, le discours rpressif de l'ordre moral
(Druon), et, d'autre part, tout ce qui, depuis une dizaine d annes, depuis les
annes 60, constitue la politique culturelle librale , avec Malraux comme
phase d'apoge ?
80
81
entranent des luttes locales souvent touffes. Je prends par exemple le cas de
la situation du Creusot : on est dans une situation d attente puisque lancienne
direction a t limine. 11 y a donc provisoirement une gestion qui essaie de
garder la mme ligne, mais il ny a pas de dcision au niveau de la ville, ni au
niveau du Ministre des Affaires culturelles. Mais on ne peut pas dire non plus
qu'il y ait une bataille qui se livre dans toute la ville.
Cahiers : Est-ce que tu envisages quil y ait une situation cohrente qui se dve
loppe, c'est--dire que le discours d ordre moral soit institu partout ?
Gaudibert : Non, je pense quil est impossible d avoir un dveloppement linaire
de ce type, cest--dire que la tendance ordre moral lemporterait non seu
lement au niveau des discours, mais aussi au niveau de la liquidation de laction
culturelle. Par exemple, cela remettrait en cause le rapport de forces qui existe
entre le bloc au pouvoir et les forces de lUnion de la Gauche, ce que la bour
geoisie n'est pas capable d assumer rellement. Le P.C.F., qui a normment de
pouvoir sur ce terrain grce entre autres sa gestion de Municipalits, naccep
terait pas de renoncer ce pouvoir. Mais du ct du pouvoir il n a plus de
politique dynamique de laction culturelle.
Cahiers : Est-ce que, selon toi, cette nouvelle situation dplace le terrain par rap
port la critique de la culture dominante, la critique de l appareil culturel
d Etat ? Est-ce que l'accentuation de la rpression annonce par les dis
82
cours d ordre moral justifie une mobilisation plus large, du genre lutte pour la
libert d expression et de cration , en mettant de ct, plus ou moins provisoi
rement, les critiques envers l'appareil lui-mme, qui, lui, reste en place ?
Gaudibert : Je pense que dans des cas extrmes, cela peut permettre des mobi
lisations plus larges, sur la censure par exemple, mais que pour l'essentiel, a
rend simplement plus difficile une lutte contradictoire qui doit la fois, d une
manire toujours plus difficile, dnoncer lappareil comme appareil idologique
de la bourgeoisie et montrer en mme temps que cet appareil peut lui-mme tre
victime de la politique d une autre fraction de la bourgeoisie. Cest donc une lutte
qui se complique, mais si on aboutit des simplifications du type combat pour
la libert d expression . on fait de nouveau des rassemblements de mcontents,
comme cela se fait sur le front politique, sans que cela fasse avancer les mouve
ments en lutte sur la nature de la politique rpressive du pouvoir. L appel la
libert d expression a montr que ctait illusoire, parce quon confondait alors
libert d'expression et restrictions ou censure conomiques. Dfendre la simple
libert d expression comme un droit formel, cest dj une position trs simpliste
par rapport lanalyse mme des contraintes financires qui psent sur la libert
d expression. Et en fait, ce qui tait en jeu dans le conflit avec Druon, ce n tait
pas la libert d expression, parce quil sest empress de dire qu'elle continuait
d exister, qu'il la proclamait et la dfendait, mais ctait la libert de subventions,
cest--dire le droit d exprimer des opinions contraires celles du pouvoir, tout
en recevant quelques encouragements financiers de ce mme pouvoir. Ce qui est
autre chose que la simple libert d expression, parce que la thse de Druon, je
lai cite travers son livre L 'Avenir en dsarroi, cest que des crivains anar
chistes tel Gent avaient le droit de sexprimer : ils sont libres, mais ce qui est
refus, cest que lEtat les aide sexprimer. Donc, sur les questions de libert
d expression, il faut viter de faire des rassemblements qui ne mobilisent que
provisoirement, mais qui, mon avis, ne font pas avancer une analyse plus radi
cale.
83
Cahiers : Il y a une chose qui nous a frapp en lisant le livre, c'est que le dernier
chapitre, Le Pari , est, en revanche, trs optimiste.
Gaudibert : Je crois que les analyses optimistes long terme sont envisageables,
car travers cette crise gnralise du capitalisme, il apparat une crise profonde
du mode de vie : c est ce quon a essay d appeler crise culturelle , au sens
trs large, qui dpasse le front culturel et artistique, et de cette crise nat sans
doute un espoir. Disons que, quels que soient les barrages qui sont mis en place,
celui un peu illusoire de lordre moral, ou ceux plus rels d une nouvelle fascisa
tion, ce sont quand mme des barrages provisoires par rapport au terrain o la
crise continue souterrainement de sapprofondir, au niveau des esprits, de la sen
sibilit. Cela, je le vois difficilement enrayable, et cest l que je suis optimiste.
Je pense que mme si on donnait un coup d arrt lensemble de lappareil d ac
tion culturelle, ou lensemble de la presse underground, ou l'ensemble de ces
thmes de contestation qui, confusment, contradictoirement, agissent sur les
gens, cela n empcherait pas une insatisfaction croissante et la remise en ques
tion des finalits du systme capitaliste. Cest que puisqu'il y a crise, avec des
contradictions qui l'exacerbent nos analyses concordent sur le fait quil y a
crise elle n'est pas enrayable par la rpression, ni par une nouvelle idologie
sur mesure : cest de l que je tire mon optimisme.
Parce que la grande diffrence entre un discours d ordre moral aujourdhui
et celui de Mac-Mahon ou de Ptain, c'est que ces derniers ont relativement
march , alors que celui d aujourd'hui, on ne peut pas dire quil fonctionne
vraiment.
Cahiers : La diffrence qualitative entre les trois priodes que tu dsignes, et c'est
ce qui ressort de ton livre, c'est que la bourgeoisie est accule la dfensive et
qu'elle n'est plus en mesure de produire une nouvelle idologie unifiante, rcon
ciliatrice et mobilisatrice.
Cahiers : Tu cites, dans la liste des appareils sur lesquels s'appuyait le discours
d ordre moral dans les trois priodes historiques, l appareil religieux et la
famille. Il ne reste plus que la famille d'aprs ton analyse, les autres appareils
tant en crise profonde, grave. En dehors des appareils d'Etat directement rpres
sifs comme l'arme, la famille est peut-tre l'appareil idologique qui tient
le mieux, malgr la crise idologique ?
84
Gaudibert : Au sujet de la famille, il faut nuancer, car cest l que, les uns et les
autres, nous manquons d'instruments d analyse. Dans un milieu dtermin (intel
ligentsia petite-bourgeoise), que nous connaissons bien, la famille est en crise
profondment. Mais je me demande si dans d autres milieux plus ou moins tra
ditionnels de la bourgeoisie, de la petite bourgeoisie et des milieux populaires,
elle n est pas encore une des valeurs qui fonctionnent, un refuge.
85
86
lystes d autre part, et d'un autre ct aux anarcho-dsirants , et que ces ques
tions, et leurs destinataires, sont mis sur le mme plan : comme si ces questions
avaient le mme enjeu, comme si dans chaque srie il pouvait y avoir, galement,
des erreurs et des points justes, sans hirarchie de leurs effets ; n est-ce pas une
sorte d aplatissement ?
Gaudibert : C est une critique juste, mais il faut dire que cela vient de ce que
ma position d'aujourdhui est une position dinterrogation sur les possibilits de
lanalyse marxiste, et de ce que vous appelleriez Vidologie proltarienne pour
avancer sur ce terrain spcifique de la crise culturelle et idologique. Est-elle en
mesure de rpondre toutes les interrogations et contestations en cours, toutes
les luttes culturelles qui se greffent sur la crise du capitalisme ?
Cahiers : Est-ce q u o n n en est pas une phase de capitalisation de la rvolte
idologique ? Je pense que sur le terrain de fa lutte des femmes, de la lutte pour
l avortement, de la lutte sur les problmes sexuels, la rvolte idologique est pro
fonde dans les masses. Et les organisations spcifiques ont raison de se constituer
sur ces thmes. Mais le problme demeure de savoir si ces organisations spci
fiques se pensent comme le lieu de cette capitalisation politique, idologique de
la rvolte. M on point de vue est que souvent les mouvements spcifiques font
faillite sur ce problme, parce qu'ils refusent de se penser comme mouvement
d ensemble, com me mouvement direction, si tu veux. Parce que la question de
la direction est mal pose, en termes d anti-autoritarisme, / anti-autoritarisme qui
tait justifi en mai 1968 face l autorit bourgeoise inbranle. Il faut tenter de
poser la question de la direction des luttes, autrement qu'en terme de bureaucra
tie d une part, de ral bol des chefs d autre part.
Paralllement, la plupart des mouvements politiques ont des rponses inop
rantes, dogmatiques, strotypes sur les questions poses par les mouvements de
rvolte. La question de la direction n'est pose la plupart du temps quen terme
de monopole, sans penser la participation au mouvement de la rvolte mme,
et cela donne la situation o nous sommes en 1974.
Gaudibert : Mais capitaliser, ce nest pas encore diriger. Il faut d abord mettre
en commun, puis il faut unifier, mais cest trs lent. 11 faut dabord une mise en
commun, et je ne pense pas que ce travail soit encore effectu. Ce qui ma frapp
dans les discussions au stage d Avignon, c est quil y avait, cause de la prsence
massive de la tendance maoste, un antispontanisme qui me parat tre encore
une manire de refuser le front culturel. Parce que dans ce travail de remue-m
nage dont je parle dans le livre, mais qui se poursuit souterrainement depuis long
temps, tu as des anarchistes qui y participent, qui ont men des luttes ; i! existe
une multitude de groupes minuscules qui travaillent dans ce sens-l, qui travail
laient dj avant-guerre. Or, dans ce type de front, ils devraient tre partie pre
nante ; cest peut-tre un fantasme contradictoire d une articulation marxiste et
libertaire en mme temps. Mais j ai peur que pour vous, ce courant ne soit pas
inclus dans le front, dans ltat actuel des choses. Or, faire un front culturel o
on narrive pas faire travailler aussi des gens qui se rclament d une autre ido
logie que la vtre, a me parat un peu drisoire. Donc, je serais plutt tent de
dire que la priode exprimentale, flottante, o les tentatives se font tous azi
muts , nest peut-tre pas encore termine, et de loin.
Cahiers : D accord, mais quelle est la sanction, qui dcide en dernire analyse ?
C est la question que nous, intellectuels, refusons de trancher. Moi. je pense que
c'est le mouvement populaire, le mouvement des luttes qui tranche, le mouve
ment des L ip. de Cerisay, o il y a des choses qui se font, qui vont trancher. Si
nous refusons de voir comment, dans les luttes populaires, la classe ouvrire tente
de s'emparer de ces questions, d en liminer certaines, d'en choisir d autres grce
87
Cahiers : Mais est-ce qu'il n existe pas le danger de faire de la petite bourgeoisie
une sorte de laboratoire, coup des luttes d'aujourd'hui, qui se contenterait de
faire des exprimentations sur ces pratiques nouvelles dont nous parlons ?
88
Gaudibert : Le problme est de savoir quel rle jouent, aujourdhui, les classes
moyennes dans la lutte rvolutionnaire. Je reconnais que la formulation que je
donne peut aller dans le sens d une autonomisation de ces luttes de sape, de dsa
grgation et d exprimentation. Mais, inversement, je trouve que votre position
consistant ramener tout de suite la hirarchisation des luttes prsentes, mne
leffet inverse d touflement, la limite de strilisation.
89
Gaudibert : Non, cela ne se pose pas en ces termes. Je ne pense absolument pas
que la petite bourgeoisie ait un rle historique de direction rvolutionnaire. La
perspective la plus juste, cest toujours d'essayer dunifier ces luttes sous la direc
tion de la classe ouvrire, mais cest, aujourdhui, une perspective souvent
irrelle : que ce soit dans les partis de gauche, que ce soit dans les groupuscules
d extrme-gauche ou dans les groupes posant le problme de lauto-organisation
de la classe ouvrire, o voit-on se construire une direction proltarienne ? C est
toujours un renvoi mythique une direction proltarienne venir, mme sil y a
accord verbal. Quand vous pensez, vous, en termes de direction, quand vous
posez la question de ce front culturel, est-ce que ce sera la classe ouvrire, ou des
porte-parole qui auront la direction ?
90
maintenant, y compris ceux qui posaient les questions de lart politique, sont plu
tt dans une sorte de repli : on se retire dans notre travail, dans notre atelier,
avec nos petites obsessions, pour se donner du plaisir. C est un mouvement qui
est assez fort en ce moment, et qui comprend des gens qui staient avancs loin
sur la scne politique et idologique depuis mai 1968. Ceci pour dire que les
formes que tu proposes, les formes de participation aux luttes populaires,
ne conviennent pas tous les types de production et d inquitude artistiques. Tu
peux dire, par exemple, quelqu'un de la Jeune Peinture, quil y a Lip, ou le
Chili, quil y a les Comits de lutte Renault, il se dplacera. Mais qu'est-ce que
cela reprsente par rapport toute la crise du milieu culturel, des arts plastiques ?
Il y a par contre des gens qui, tort ou raison, pensent quils font une uvre
subversive travers leurs images, ou travers les codes quils dstructurent, et
en travaillant dans leur milieu spcifique.
Cahiers : Mais ne peut-on pas demander plus et mieux aux artistes que de tra
vailler dans cette espce d autonomie, que de lutter dans leur propre pra
tique, en restant isols dans leur atelier ?
Gaudibert : Je suis d accord, mais entre les deux extrmes, lartiste dans son ate
lier et l'artiste qui participe aux luttes populaires, il y a une masse de gens qui
essaient de lutter dans leur milieu propre, avec leurs moyens, travers leur pra
tique artistique.
Cahiers : En ce qui nous concerne, les Cahiers, on peut dire que nous avons fait
pas mal d'erreurs gauchistes : au moment o nous posions la question de la subor
dination aux luttes populaires, nous nous coupions du milieu o nous sommes
organiss, o nous avons des contacts, c'est--dire le milieu de la critique et du
cinma. A lpoque o la revue rompait dfinitivement avec la bourgeoisie et le
rvisionnisme, contradictoirement, elle rompait aussi toute attache avec le milieu ;
si bien que ce que nous avons fait depuis un an, et qui est quand mme trs posi
tif par rapport ce que nous faisions auparavant, est demeur sans efficacit, ou
n'a eu en tout cas quun trs faible impact sur le milieu o nous intervenons direc
tement\ Nous sommes aujourd'hui en train de rectifier, en tenant compte du stage
d'Avignon de cet t, de poser des jalons nous permettant de renouer avec la
frange progressiste du milieu du cinma, d'entretenir un dbat avec les films pro
gressistes qui se font, en tenant compte de leurs limites. S il s'agit d tre un pas
en avant, ce qui nous permet de l'tre c'est de nous brancher sur ce qui se passe
en dehors des cercles artistiques, sur les luttes populaires.
Gaudibert : Cest sur l'apprciation de ce pas en avant quil y a problme. Par
rapport la situation dans les arts plastiques, cela me parat prmatur,
lheure actuelle, de poser les problmes de la faon dont tu les poses, compte
tenu de ce mouvement de reflux auquel nous assistons. Il y a mme un repli sur
des questions de simple conscience sociale, comme le dsir de communication,
le dsir d avoir des dbats avec des publics, les pratiques dites d animation. Donc
parler de participation aux luttes populaires, cest tre ici dix pas en avant. II
faut recrer des liens, faire des rencontres, des dbats, des discussions l-dessus,
pour sensibiliser sur ces problmes. Donc, si pour moi le front est lobjectif, je
ne suis pas d accord avec les tapes que vous envisagez. Il me semble que crer
et fortifier ces liens pour les luttes spcifiques, cest dj norme, mme si cela
vous parat drisoire.
Cahiers : // y a cependant une contradiction dans tes positions : cest que, d un
ct, tu dcris le produit de ces artistes, de ces intellectuels, comme sub
versif, comme participant au grand remue-mnage dont tu parles dans ton livre,
et d autre part, tu dcris une sorte de reflux, un repli dans la conscience de chacun
d'eux qui les met sur la dfensive. Ce n est pas clair...
91
Gaudibert : La position extrme en mai 1968, dans le milieu des arts plastiques,
consistait dire : lart, la cration, a n a plus de sens. En ce moment, il y a un
mouvement inverse, y compris pour une grande partie de ceux qui faisaient par
tie de lAtelier populaire d affiches, qui conduit dire : il faut survivre en se fai
sant plaisir. Et ils sont persuads, effectivement, que leur produit continue avoir
cette valeur subversive, cette capacit de produire un choc subversif, alors mme
que leur pratique est trs en retrait par rapport cette forme avance de parti
cipation aux luttes populaires que vous prconisez. Il me semble que nous
sommes dans une tape o il faut essayer de les faire communiquer sur ces pro
blmes, lintrieur de leurs pratiques, de discuter du problme de la subversion
dans lart : pour les uns, cest faire des images qui vont dans tel sens, qui sont
satiriques, politiques, critiques, etc., pour les autres il faut changer les codes, sat
taquer la reprsentation. Voil le type de dbat quil faudrait mener lheure
actuelle, et qui aurait une porte relle dans ce milieu, avant de porter le niveau
des pratiques et des luttes un niveau plus avanc.
Propos recueillis par Jean-Louis Comolli et Serge Toubiana.
COURRIER
Communication dun petit groupe en faveur de la lutte
pour un front culturel rvolutionnaire
aux lecteurs des Cahiers du Cinma
Nous, petit groupe d tudiants, demandons tous les
lecteurs, constants ou occasionnels, directs ou indi
rects, des Cahiers du Cinma, intresss (ou) mme
non encore prts militer activement et pleinement
pour la constitution dun Comit pour la lutte cultu
relle de masse sur Angers et ses environs (le dpar
tement) de prendre contact avec nous ladresse sui
vante (par lettre en premier) :
Monsieur Rmy GOURDON
La Chenvre
49810 La Poitevinire
Afin de prciser ds lors nos acquis et surtout nos
lacunes de faon critique, nous vous faisons part de
notre situation prsente avant la - constitution de ce
Comit d action culturelle de masse devant amorcer,
continuer la lutte culturelle rvolutionnaire dans le
Maine-et-Loire.
Etant, socialement, des tudiants, nous sommes
actuellement coups ou plutt non implants dans le
mouvement ouvrier et paysan (nos contacts, ce jour,
sont nuls, ou peuvent tre considrs comme tels,
dans une perspective politique rvolutionnaire).
Pour linstant notre action est limite par la mise'
en route d'un Comit effectif d'action culturelle de
masse (ce en quoi cette communication, esprons-le,
devrait porter ses fruits, pour unifier nos efforts per
sonnels tous les volontaires).
Notre nombre restreint augmente notre isolement
et notre inefficacit.
Une action culturelle de masse au niveau tudiant
nous parat actuellement utopique par le seul fait que
lunit culturelle n'existe pas, sinon ltat d'embryon,
dans les masses laborieuses ouvrires et paysannes.
Tant que cette culture ne sera pas, aux yeux des
tudiants, une vidence de ralit , ils ne seront
pas prts l'accepter. Ltudiant dans la prsente
socit a choisi cette option naturelle (pour lui), se
situant en marge de cette culture dite de masse, cul
ture d'lite, de slection, dcrmage. de division
compartimentale (c'est au moins une opinion rgio
nale, nous ne sommes pas Vincennes !... quoique...).
La proximit des vacances (notamment dans le
cadre de cette publication par lintermdiaire des
Cahiers du Cinma) ne nous fait pas envisager d'ac
tion de quelque importance d'ici la rentre prochaine
sur le plan culturel (l'action ouvrire et paysanne se
trouvant entrave par la proximit des vacances pour
les uns et par la priode des rcoltes pour les autres,
tandis que la culture officielle descendant de Paris en
dcentralisation sur le Maine-et-Loire subit une pause
pour les beaux jours, concidant avec lpoque des va
et
ral
un
Courrier.
93
I
,
94
grer nous-mmes la revue ( la fois dans son
contenu, sa diffusion, son administration).
b) Comment, partir de notre diversit idologique
initiale, parvenir unifier notre travail (ce qui suppo
sait que lon amliore en commun et le niveau et la
justesse de nos conceptions du monde), en vue de
mieux rpondre la question au dpart ncessaire
ment formule en termes trs gnraux (sans dfini
tion politique prcise) : que faire aujourdhui sur le
front de la critique cinmatographique ?
Or, dans la mesure o nous nous sommes immdiate
ment opposs au pouvoir patronal, nous n'avons pas
eu le temps d'avancer collectivement dans cette voie,
notre combat ayant d se concentrer tout au long des
onze mois de notre participation Tlcin autour
de la dfense du premier objectif (dfense du consen
sus de base), combat qui grce notre dtermination
sest sold par une mesure autoritaire du patron inca
pable d imposer dmocratiquement * (comme il au
rait aim le faire croire) ses vues.
En bref donc, notre conception de la critique se rsu
mait en deux objectifs prioritaires :
1. Sopposer toute ingrence du pouvoir patronal
dans notre travail (ce qui nous amenait dans un pre
mier temps sauvegarder notre unit sur une base
trs large).
2. Rechercher et constituer en commun la ligne de la
revue (le principe de son unit ntant pas remis en
question). Mais cela supposait que nous dveloppions
d abord sur nous-mmes le travail de critique et d du
cation. Autrement dit, le premier public que nous vou
lions transformer, ctait nous-mmes.
II. QUE FAIRE AUJOURD'HUI SUR LE FRONT DE LA
CRITIQUE CINEMATOGRAPHIQUE?
Une revue de cinma, aujourd'hui, ne peut plus se
contenter dun seul travail sur les films. Elle doit se
constituer en avant-garde pour mener la lutte sur
trois fronts.
A. Celui de la production : trois problmes
a) Dfinir quels types de films il est urgent de pro
duire un moment historique donn et comment il doit
l'tre.
b) Organiser la lutte contre la censure (cest--dire
la monopolisation par la bourgeoisie de l'ensemble des
dcisions concernant la production et les aides la
production).
c) Dfinir quels secteurs doivent tre investis (com
merciaux, non commerciaux) et comment ils doivent
ltre.
B. Celui de la critique
La critique opre une distinction entre trois types de
films : le film dit commercial, le film dit d'art, le film
dit militant. A partir de l'instant o l'on partage une
position progressiste ou rvolutionnaire sur le cinma,
il ne peut tre question dentriner un tel dcoupage,
d ailleurs hirarchique.
Seuls importent alors le degr et le sens de l'impor
tance dun film, relativement au contexte social et his
torique \ Les films seront donc tudis :
soit pour en clairer la fonction idologique pr
cise (Les Chinois Paris, Lacombe Lucien, etc.) et en
Courrier.
dmontrer concrtement le fonctionnement. Le but est
alors de dmasquer la vritable nature de classe du
film au travers de la manifestation de sa fonction ido
logique et de ses consquences sur la vie sociale et
politique ;
soit pour mettre au clair lanalyse de l'oppression
et de l'exploitation faite par le film (travail d'interpr
tation proprement dit), en exposer ventuellement les
limites, rechercher et expliquer si le film tel qu'il est
rpond ce qu'il doit tre et ce quil doit faire dans
les conditions actuelles (problme ou non de son rle
davant-garde), etc. (Ex. : Lacombe Lucien, Portier de
nuit correspondent-ils au maximum de vision possible
que lon peut avoir du fascisme ?).
D une manire gnrale, la critique doit dgager la
fonction sociale et politique d un film au travers de
son analyse concrte -.
C. Celui dei la diffusion : deux problmes
a) Contrler la programmation des salles et lieux de
projection : premirement, dans le secteur commer
cial, en vue d assurer la rentabilisation des films pro
gressistes et ainsi leur production, pour assurer une
base objective leur rle davant-garde ; deuxime
ment, dans le secteur non commercial, pour dvelop
per et coordonner la diffusion.
b) Contrler laction idologique et politique des
films.
Pour cela, il faudrait que la revue ait un double rle :
premirement, susciter des initiatives sur la base de
cration de Comits d'animation chargs de ces deux
tches ; deuximement, rassembler les initiatives, ai
der rsoudre leurs contradictions secondaires, les
synthtiser, assurer la propagande, dfinir une ligne
quant l'action dans le domaine culturel.
Reste enfin le problme dune critique de masse, c'est-dire rassembler et synthtiser les critiques faites
dans les dbats.
Michel ROSIER.
Daniel SERCEAU.
Michel SERCEAU.
Jeff LE TROQUER.
Franoise GAU.
1. Et il est clair qu'en ce sens il y a encore un grand travail faire sur tous les films de l'histoire du cinma.
2. Mais dans la mesure o il ne s'agit pas d'une fonction
immanente mais bien comme nous le soulignions tout
l'heure d'un fonctionnement, tant donn que nous avons
en principe affaire un produit esthtique o il y a diff
rentes tapes et diffrents degrs de la production du sens
et dont les connotations idologiques n'apparaissent pas
immdiatement, nous serons amens nous poser la ques
tion de la pertinence idologique des diffrentes mthodes
scientifiques de lecture du cinma (smiologie, psycha
nalyse. linguistique, psychologie de la perception...), sachant
certes qu'il ne peut tre labor de thorie du cinma, qu'il
ne s'agit que de faire une thorie de la pratique, pour
trouver les moyens d'une vritable pratique matrialiste du
cinma.
BALLAND
...
*
<
MARCEL CARNE
1-
I f 7!*
-, 1000 photographies
: extraites du film
le dialogue intgral
lui correspondant
une analyse de luvre et.
de son tournage
2f>6 pages, reli sous jaquee couleur
49 F.
dj paru
paratre
06
c iiln ri s iln
CINEMA
* CHNE
40, Rue du Cherche-Midi * Paris 6 ' - 222 28 52
A nos lecteurs
Nous avons dj insist sur les
difficults que rencontrait la d if
fusion d'une revue comme les
Cahiers par les N.M.P.P. (in effi
cacit de la rpartition, dsqui
libre des offices, lenteur des
rglements, etc. ). 11 est clair que,
conomiquement comme p o liti
quement, nous-mmes et nos
lecteurs devons prfrer cette
diffusion hasardeuse le systme
de l'abonnement. Economique
ment : lo marge que s'attribuent
les N.M.P.P. pour leurs services
(41 % du prix de vente fort)
nous permet de consentir une
importante rduction nos
abonns sans amputer nos
ressources. D'une part le numro
revient moins cher l'abonn, et
d'autre part l'abonnement ga
ran tit au lecteur comme la re
vue une distribution rgulire et
long terme qui fournit une base
conomique saine la produc
tion de la revue. Politiquement :
on ne voit pas pourquoi les lec
teurs proches de nos positions
politiques, et plus forte raison
ceux qui sont en accord (mme
critique) avec elles, ne concrti
seraient pas cet accord par un
soutien direct et non phmre
la revue qui est le support de
ces positions. C'est pourquoi
nous demandons nos lecteurs
de s'abonner, nos abonns de
faire connatre et de diffuser
plus largement les Cahiers. Par
rapport aux luttes sur le front
culturel, nous pensons qu'il y
a l un enjeu rel.
La Rdaction.
reprage/
70*
Je commence en gnral par reprer tout seul les
lieux de tournage... Dans ces moments-l, le leica
est bien commode. Je m'en sers comme d'un blocnotes o j'in s c r is ple-mle les images les plus
diverses..;
alaln RESNAIS
BON DE COMMANDE
N om .................................. prnom ....
adresse .................................................
(Mpm