Dubet. F. Sociologie de L'experience
Dubet. F. Sociologie de L'experience
Dubet. F. Sociologie de L'experience
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plus que schmatique, et fort infidle, Weber, Simmel, Pareto sont largement absents,
on pourrait tout autant discuter la lecture qui nous est propose d'Elias ou de
Bourdieu. La notion mme d'interdpendance n'est pas voque pour le premier,
tandis que le concept d'habitus chez le second, dans la lecture de F. Dubet, produit des
pratiques tonnamment intgres. L'ide synthtique, et ce titre utile, d'une vision
sociologique, autrefois prpondrante, dans laquelle l'acteur est le systme, doit
cependant tre conserve. Elle aide prendre la mesure de l'clatement paradigmatique
actuel, expression de l'puisement de l'ide classique de socit. Au-del de cet
clatement, F. Dubet distingue un nouveau principe d'unit : la rflexion sur l'action
sociale ; l'ide, selon lui largement partage aujourd'hui, d'une distance croissante de
l'acteur au systme. Il y a eu ainsi une multiplication des paradigmes de l'action
(courants inspirs de la phnomnologie, interactionnisme symbolique,
ethnomthodologie, analyse stratgique, individualisme mthodologique, etc.). L'enjeu
n'est pas qu'intellectuel cependant. L'clatement actuel de la sociologie nous informe
sur la nature des conduites sociales [...]. L'loignement de la sociologie classique
signifie que la socit et l'acteur se sparent [...], que la diversit des logiques de l'action
est aujourd'hui devenue le problme le plus crucial de l'analyse sociologique (p. 89)- II
n'y a plus de rationalit totale et unifiante de l'ensemble social. L'action de la
sociologie classique se transforme en exprience sociale. On s'achemine ainsi vers le
cur mme de l'ouvrage, et son apport le plus original, la sociologie de l'exprience.
F. Dubet indique les conditions de recherche qui l'ont amen retenir la notion,
d'abord empirique, d'exprience sociale. Elle s'est impose lui comme tant la moins
maladroite pour dsigner la nature de l'objet rencontr dans quelques tudes
empiriques o les conduites sociales n'apparaissaient pas rductibles de pures
applications de codes intrioriss ou des enchanements de choix stratgiques faisant
de l'action une srie de dcisions rationnelles. Mais, en mme temps, ces conduites ne
sont pas dilues dans le flux continu de la vie quotidienne, faite d'interactions
successives ; elles sont organises par des principes stables mais htrognes (p. 91).
C'est cette htrognit elle-mme qui invite parler d'exprience, l'exprience sociale
tant dfinie par la combinaison de plusieurs logiques d'action. A la fois manire
d'prouver, activit cognitive, manire de construire le rel, l'exprience est selon F.
Dubet une combinatoire de trois logiques d'action. Trs proche de Weber, l'auteur
dfinit une logique d'action comme une orientation subjectivement vise et une
manire de concevoir les relations aux autres. Plus concrtement peut-tre, on dira que
l'acteur, qu'il soit individuel ou collectif, combine une logique d'intgration, une
logique stratgique et une logique de subjectivation. Du point de vue des acteurs il
n'existe pas de point central. L'exprience sociale n'est pas unifie, elle est mouvement
et circulation entre les trois logiques d'action analytiquement distingues comme types
purs par le chercheur. Le jeune scolaire, par exemple, cherchera la fois tre un
membre apprci du groupe constitu par ses camarades de classe, il visera
stratgiquement les investissements les plus payants dans le choix des matires
travailler pour russir dans un systme scolaire qu'il sait comptitif, et enfin il travaillera
se construire comme sujet dans l'affirmation critique de son autonomie et
l'accomplissement de ses gots. Le sens de l'exprience n'est pas donn, comme il le
serait s'il ne s'agissait que de remplir des rles sociaux. L'identit n'est pas davantage
pr-construite. L'un et l'autre procde d'un travail qui constitue prcisment l'objet de
la sociologie de l'exprience. L'acteur doit produire ce travail parce qu'il n'est pas
totalement socialis. A l'ancienne organisation sociale (la socit), dispensatrice de
valeurs, de normes et de rles fortement intgrs, s'est substitu un ensemble social
sans principe de cohrence interne. Il est form par la juxtaposition de trois grands
types de systme. Le premier est un systme d'intgration, ce que l'on a longtemps
appel une communaut. Le deuxime est un systme de comptition, un march ou
plusieurs marchs, la notion de march dbordant ici le seul domaine conomique. Le
dernier de ces lments est un systme culturel, la dfinition d'une crativit humaine
non totalement rductible la tradition et l'utilit (p. 110).
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On a donc chez F. Dubet une conception d'ensemble qui permet d'articuler ce que
seule l'analyse peut distinguer comme niveau macro et niveau micro. En effet la thse
centrale est bien la suivante : chaque logique de l'action (individuelle ou collective)
correspond un lment du systme qui la dtermine. Au fur et mesure
qu'historiquement se sparent les diverses dimensions du systme, il y a
complexification et clatement de l'exprience sociale. Parce que l'unit fonctionnelle
de la socit (ou de son image ?) s'loigne, il y a diversification des logiques de
l'action et exigence d'individualisation et de subjectivation. Cette conception
d'ensemble dynamique, F. Dubet en trouve l'inspiration chez Daniel Bell (Les
contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979 1976 pour l'dition
amricaine). Il est d'ailleurs intressant de constater que cet auteur, trop peu lu par les
politologues qui semblent souvent le taxer rapidement d 'volutionniste, trouve lui
mme son schma fondamental dans la sparation des sphres de la valeur et de
l'conomie chez Weber. Ce dernier fut lui mme inspir par les principes de la
philosophie du droit de Hegel lisant la modernit comme dissociation des pratiques
sociales en sphres nettement singularises, dont chacune dveloppe une logique qui
lui est propre (Colliot-Thlne (C), Le dsenchantement de l'tat de Hegel Max
Weber, Paris, Minuit, 1992, p. 35-36). D'o il ressort avec beaucoup de force la ncessit
de prendre au srieux F. Dubet lorsqu'il estime que s'il peut se former des sociologies
post-classiques, on ne peut croire aujourd'hui des sociologies anti-classiques (p. 50).
Cette conception d'ensemble dynamique n'est pas sans soulever plusieurs difficults
probablement lies la prsentation qui nous est offerte. L'auteur affermirait
certainement son propos s' tranchait une incertitude : est-ce l'image classique de la
socit qui se dfait (p. 15), ce qui renvoie la crise d'une reprsentation trs
particulire de la vie sociale [...] cette crise ne devant pas tre tendue [...] la ralit
mme des phnomnes sociaux (p. 52) ou bien s'agit-il d'une rupture empirique, celle
d'un systme social historiquement dpass, comme tend le suggrer la proposition
suivante : Ne reposant plus dans le systme, l'unit des significations de la vie sociale
ne peut exister que dans le travail des acteurs eux-mmes (p. 176) ?
Cette incertitude en rejoint une seconde, qui lui est lie. L'exprience est prsente
comme tant de plus en plus complexe, clate. La question, navement pose, qui vient
l'esprit est la suivante : est-ce l'exprience qui serait ainsi rnove en mme temps
qu'elle se disperserait ou est-ce le regard du chercheur qui s'ouvre et devient disponible
pour saisir des logiques plus complexes qu'il ne le pouvait jusqu' prsent ? Est-ce
l'exprience qui devient plus composite ou les schemes du chercheur qui deviennent
moins monistes et plus curieux de subjectivit ? Le dchirement de l'acteur entre
plusieurs logiques, ses mouvements entre intgration, stratgie et subjectivation ne
sont-ils pas chose fort ancienne, en tout tat de cause antrieure l'affaiblissement de
la sociologie classique ? Sans prtendre que l'on a l un ternel humain, force est
d'admettre pourtant que la littrature nous offre de longue date son lot de personnages
denses, pluriels. Ne court-on pas le risque de prendre l'erreur de perspective d'une
partie de la sociologie classique pour un tat diffrent de l'exprience humaine ? Si
l'on pousse de faon plus imprudente l'argument, on est tent de voir en partie dans la
prsentation, il est vrai prsente ici et l dans la sociologie, d'une exprience autrefois
plus unitaire ou cohrente, quelque chose comme une nostalgie des chercheurs pour
un ge d'or, par dfinition perdu, pr-moderne, dans lequel l'homme aurait t
rconcili avec lui-mme et la totalit. F. Dubet ne relve certainement pas de cette
erreur. On est davantage chez lui en face de l'ide d'un gain progressif de
connaissance, au fur et mesure que se dfont des lectures classiques mythifiantes.
L'histoire de nos socits met nu des logiques qui purent tre auparavant mles et
confondues dans les reprsentations des acteurs et des sociologues. Le
dmembrement des nouveaux mouvements n'est pas une crise, mais le retour une
situation "normale" des mouvements enracins dans une exprience clate des
acteurs (p. 214).
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Au-del de ces interrogations, les propositions de F. Dubet ne peuvent qu'intresser le
politologue. Il parat clair tout d'abord que l'on ne peut tirer qu'un utile profit d'une
comprhension de l'exprience sociale des acteurs si l'on s'intresse aux conditions
mme dans lesquelles ils se politisent. L'ide d'acteurs voluant entre plusieurs
logiques d'action qu'ils combinent est probablement fondamentale pour analyser les
processus d'engagement dans l'action politique et de participation, au sens le plus
large. Elle trace des perspectives pour comprendre la dynamique des comportements
politiques ou la flexibilit des loyauts. Enfin, les objets empiriques mobiliss titre
d'illustration du cadre d'analyse concernent le politologue. Qu'il s'agisse de la galre
des jeunes de banlieue issus de l'immigration ou de l'volution de l'cole
rpublicaine, pour ne rien dire des considrations finales sur la dmocratie.
L'articulation constante entre rflexion thorique ou mthodologique et pratique de
recherche est d'ailleurs l'une des dimensions les plus fortes de l'ouvrage.
L'intervention sociologique, initialement formalise par Alain Touraine (La voix et le
regard, Paris, Seuil, 1978), constitue certainement l'une des rares innovations
mthodologiques en science sociale des vingt dernires annes. Elle est la mthode
adapte aux fins d'une dmarche rellement comprehensive et l'auteur la pratique
depuis suffisamment longtemps pour en considrer aujourd'hui les apports et les
limites avec un recul critique salutaire (p. 249 et 251). L'analyse de l'exprience sociale
impose trois oprations intellectuelles essentielles. La premire est d'ordre analytique.
Elle vise isoler et dcrire les logiques de l'action prsentes dans chaque exprience
concrte (p. 109). Une exprience combine plusieurs types purs de l'action qu'il
importe de distinguer alors qu'ils sont totalement mls dans la mme exprience
sociale et que les acteurs les embrassent tous. La seconde opration vise comprendre
l'activit mme de l'acteur, c'est--dire la faon dont il combine et articule ces diverses
logiques. Enfin, la troisime tche consiste remonter de l'exprience vers le systme,
comprendre quelles sont les diverses logiques du systme social travers la faon
dont les acteurs les synthtisent et les catalysent tant au plan individuel que collectif
(p. 110).
On l'aura compris, la critique des thmes de l'hyper-socialisation et la volont
revendique de prendre pour objet la subjectivit des acteurs ne dbouche jamais pour
autant chez F. Dubet sur un quelconque subjectivisme dsocialis. L'exprience est
socialement construite. Elle appelle, crit l'auteur, un code cognitif dsignant les
choses et les sentiments, identifiant des objets en puisant dans le stock culturel
disponible ; l'exprience la plus personnelle ne se dfait pas des catgories sociales
de son tmoignage ; les lments simples qui la composent n'appartiennent pas
l'acteur mais lui sont donns, lui prexistent ou lui sont imposs travers une culture,
des rapports sociaux, des contraintes de situation ou de domination. Pour le dire
synthtiquement, l'acteur construit une exprience lui appartenant, partir de logiques
de l'action qui ne lui appartiennent pas et qui lui sont donnes par les diverses
dimensions du systme qui se sparent... (p. 136). La sociologie de l'exprience permet
d'atteindre les faits sociaux par le biais des acteurs et de leur exprience. Cette
remonte suppose un dispositif technique original permettant d'expliciter et
d'objectiver un dbat entre chercheurs et acteurs. L'intervention sociologique ayant
pour finalit de croiser l'exprience des seconds et les interprtations des premiers, il
s'agit de mettre en place un espace d'argumentation rciproque entre un groupe qui, en
travaillant sur lui mme longuement et en rencontrant des interlocuteurs, produit un
sens endogne et des analystes professionnels qui construisent, partir de leurs
ressources de professionnels de la connaissance, une interprtation de l'action ou de
l'exprience tudie.
C'est dire que la rupture pistmologique n'est pas l'ordre du jour ! Elle est mme
impossible pour plusieurs raisons fortes. Avec une honntet qu'il faut saluer F. Dubet
les expose, l'amour propre des professionnels de la recherche sociale dut-il en souffrir.
Les acteurs produisent les vnements et ont une connaissance pragmatique et causale
des enchanements de l'action, des situations, des dcisions et des choix, des
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anticipations, qu'aucun chercheur ne peut atteindre avec la mme prcision (p. 225). Ils
disposent de ressources interprtatives et idologiques non ngligeables. Un espace
d'argumentation rciproque est ainsi possible. En aval de la recherche, l'explication
repose toujours, sur une exigence comprehensive. Afin d'tre crdible l'analyse
sociologique doit renvoyer l'exprience des acteurs. Elle doit tre vraisemblable. En
amont, le sociologue est confront une sociologie spontane reposant sur quelques
comptences crdibles. La formation des hypothses est donc souvent dpendante de
la vision dont sont porteurs les acteurs tudis. F. Dubet en fournit des illustrations
particulirement convaincantes en matire de sociologie de la dlinquance juvnile.
Ces lments pistmologiques feront cho nombre de dbats sensibles, actuellement
en cours en science politique, notamment sur les rapports entre connaissance savante
et connaissance ordinaire. De mme, on peut tirer avantage considrer de prs une
anthropologie complexe, riche, qui permet de dpasser nombre d'antinomies toujours
encombrantes, qu'elle portent sur les logiques de l'action, la distinction micro/macro
ou le statut de la ralit. Au total, le projet de la sociologie de l'exprience, peut
s'apparenter celui d'une sociologie "clinique" abordant du point de vue
sociologique les problmes et les conduites qui sont gnralement rservs la
perspective psychologique ou la peinture impressionniste des motions et des
sentiments (p. 257). L'auteur rduit trop modestement la porte de son entreprise. On
attend son largissement d'autres groupes sociaux et d'autres aires culturelles. Nul
doute qu'elle contribue encore plus fermement alors l'approfondissement de
questions centrales pour la science politique.
Jean-Louis Marie
Centre d'tude et de recherche de
l'Institut d'tudes politiques de Lyon
SHAPIN (Steven) et SCHAFFER (Simon), Leviathan et la pompe air. Hobbes
et Boyle entre science et politique, Paris, La Dcouverte, 1993, 458 pages,
bibliographie, index.
UN peu moins de dix ans aprs sa parution en Angleterre, la traduction franaise de
l'ouvrage de Shapin et Schaffer consacr la gense de la science exprimentale
dans l'Angleterre de la seconde moiti du XVIIe sicle, offre enfin au public
franais la possibilit de juger sur pice l'un des chefs-d'uvre de l'histoire des
sciences anglo-saxonne, fleuron d'un courant de recherches en pleine expansion et
connu dsormais sous l'appellation gnrique de Social studies of science. L'objet
austre et spcialis s'il en est , le titre nigmatique et provocateur, l'rudition
intimidante, l'exotisme du projet d'ensemble : tout plaide a priori contre la lecture d'un
ouvrage d'apparences si trangres aux proccupations de la science politique
contemporaine. Tant il est rare en effet qu'un ouvrage destin l'origine au cercle,
respectable mais troit, des lecteurs habituels de la Revue d'histoire des sciences, ait
vocation, comme celui-ci, intresser l'ensemble des spcialistes de sciences sociales.
Le texte s'offre une pluralit de lectures. S'il s'agit bien au dpart de la restitution, sur
le mode pique, d'un pisode de la controverse entre plnistes et vacuistes qui a
marqu l'histoire de la physique moderne, il peut se lire galement comme une
rflexion lumineuse sur les fondements de l'autorit scientifique, une invitation
reconsidrer le grand partage entre science, politique et mtaphysique tel que nous
l'acceptons communment aujourd'hui ou comme une initiation, en forme de
manifeste, aux nouvelles manires d'crire aujourd'hui l'histoire des sciences. Triple ou
quadruple mission dont les auteurs s'acquittent sans jamais confondre le lecteur.
Mieux, celui-ci peroit ds les premires pages qu'il est ici question d'une histoire qui le
touche directement, d'une origine qu'il porte en hritage, d'un projet de connaissance
qu'il ne cesse, dans sa propre pratique scientifique, de ractiver plus ou moins
fidlement.
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