Faire Des Sciences Sociales, Comparer
Faire Des Sciences Sociales, Comparer
Faire Des Sciences Sociales, Comparer
Comparer
Olivier Remaud, Jean-Frédéric Schaub et Isabelle Thireau (dir.)
DOI : 10.4000/books.editionsehess.1148
Éditeur : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales
Année d'édition : 2012
Date de mise en ligne : 3 septembre 2015
Collection : Cas de figure
ISBN électronique : 9782713225895
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782713223624
Nombre de pages : 317
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Référence électronique
REMAUD, Olivier (dir.) ; SCHAUB, Jean-Frédéric (dir.) ; et THIREAU, Isabelle (dir.). Faire des sciences
sociales. Comparer. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences
sociales, 2012 (généré le 10 janvier 2018). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
editionsehess/1148>. ISBN : 9782713225895. DOI : 10.4000/books.editionsehess.1148.
CAS DE FIGURE
CAS DE FIGURE
COMPARER
C OMPA R E R
pluralité : aucune science sociale ne peut se borner
à l’étude d’un seul cas. Dès lors, chaque nouveau Sous la direction de
savoir, chaque nouvel échange entre disciplines se Olivier Remaud,
trouvent confrontés aux fausses évidences de leur Jean-Frédéric Schaub
irréflexion. On tend à décréter le comparable,
à stipuler l’incomparable. Comparer en sciences
et Isabelle Thireau
sociales, c’est répondre aux défis du découpage et
Faire des
de l’asymétrie des objets. C’est également forger
Jean-Frédéric Schaub
et Isabelle Thireau
Sous la direction d’Olivier Remaud,
les outils d’une méthode qui s’ajuste à des écarts.
Cet ouvrage reflète les approches très différenciées
dans lesquelles s’inscrit la comparaison. Pour
les uns, celle-ci est une ressource de l’analyse ;
pour les autres, elle constitue la matière d’un
sciences
programme de recherche. Pour tous, l’acte
de comparer pose le cadre théorique de leur
réflexivité scientifique. Il définit aussi l’horizon
d’un langage commun. Il désigne enfin l’objet
sociales
observé : des sociétés composées d’acteurs qui ne
cessent de qualifier leur situation par comparaison.
C omparer
Ce livre rassemble les contributions de : Jérôme Baschet,
Stéphane Breton, Valérie Gelézeau, Caterina Guenzi,
Liliane Hilaire-Pérez, Frédéric Joulian, Bruno Karsenti,
Paolo Napoli et Gisèle Sapiro.
Prix 15 � É D I T I O N S D E L’ É C O L E D E S H A U T E S
ISBN 978-2-7132-2362-4 ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES
Sodis 7545319
Sous la direction de
Olivier Remaud, Jean-Frédéric Schaub
et Isabelle Thireau
Faire des
sciences sociales
Comparer
Éditions de l’École
des Hautes Études
en Sciences Sociales
Critiquer
David Martimort
Faire des sciences sociales – Comparer —
11
Sommaire général —
Olivier Remaud, Jean-Frédéric Schaub
et Isabelle Thireau (eds.)
Pas de réflexivité sans comparaison
Pas de réflexivité
sans comparaison
15
ne leur ressemble pas, elle oppose les outils de l’analogie,
17
miques de transformation. Les époques historiques, les
19
et analyse une pratique qui doit indiquer la présence du point
L’esprit comparatiste
2. Pour un état des débats suscités par ces démarches et leur réception en
France : Revue d’histoire moderne et contemporaine, 54/4bis, 2007 (notam-
ment Douki et Minard, 2007) ; Beaujard, Berger et Norel (2009). Pour
la période concernée par le présent article, voir Boucheron (2009).
3. C’est l’hypothèse que je m’efforce de soutenir dans La civilisation féodale
(Baschet, 2006).
25
Moyen Âge une clé magique – d’autant que la domination
U n M o y e n  g e m o n d i a l i s é ? —
planétaire de l’Europe ne se réalise pleinement qu’une fois
cette période refermée –, mais seulement d’attirer l’atten
tion sur les ressorts précoces de la dynamique occidentale
et sur l’effort que leur compréhension exige, pour peu que
l’on veuille se donner quelque chance de saisir la singulière
trajectoire de l’Europe dans toute sa cohérence 4.
Enfin, on peut signaler qu’une histoire globale ainsi
entendue a partie liée avec une démarche comparatiste dont
il convient de réaffirmer la nécessité (voir notamment Atsma
et Burguière, 1990 ; Detienne, 2000 ; Werner et Zimmer-
mann, 2004). En effet, évoquer la dynamique européenne
suppose nécessairement de pouvoir en évaluer la singularité
au regard des autres trajectoires historiquement attestées (et
ce, à une échelle englobante, qui est loin d’être la seule perti-
nente, mais qui s’avère particulièrement judicieuse pour une
démarche comparatiste). En même temps, il paraît impossible
d’engager la démarche qu’exige le type de questions posées
ici en traçant une image de l’Occident amputée de la part
médiévale de son histoire.
27
d’une « recherche laïque » et d’un « usage libre des techno-
U n M o y e n  g e m o n d i a l i s é ? —
logies », le Moyen Âge n’est que « régression » et « civili-
sation en déclin 6 ».
Qu’il faille repenser la manière de comparer ensembles
européen et asiatique, en évitant les pièges de l’essentialisa-
tion et de la téléologie, est bien clair. Que la divergence soit
tardive ne l’est pas moins, comme le souligne avec force l’his-
toriographie récente 7. De fait, c’est à la fin du xviiie siècle
que Kenneth Pomeranz situe le décrochage entre l’Europe
et la Chine (et tout particulièrement entre l’Angleterre et le
delta du Yangzi), ces deux ensembles étant jusqu’alors sur un
plan d’égalité en termes de développement agricole, démo-
graphique, commercial, technologique et proto-industriel
(Pomeranz, 2010). Le modèle qu’il propose explique la diver-
gence par la possibilité pour l’Angleterre de rompre avec
les limites d’une croissance de type traditionnel, grâce à la
conjonction de deux facteurs : le passage à l’usage massif du
charbon (disponible à proximité des centres productifs) et
l’exploitation des ressources du Nouveau Monde (notam-
ment en fibres de coton), qui permettent de surmonter les
limites de l’extension des terres cultivées et boisées, ainsi que
la situation de stress écologique qui pesait sur celles-ci. Cette
proposition est d’un grand intérêt, d’abord parce qu’on peut
y voir un exemple de comparatisme déployé à une échelle
judicieuse. En outre, même s’il recourt parfois (dans le souci
d’écarter toute différence essentialisée) à une rhétorique qui
valorise des facteurs restreints mais susceptibles de produire
des effets importants, Pomeranz met en avant un élément
d’une ampleur considérable (la capture du Nouveau Monde),
qui se trouve faire la jonction avec les préoccupations que
l’on développera ici. Ainsi, l’explication d’une divergence
29
seulement alors qu’intervient la rupture que constitue la mise
U n M o y e n  g e m o n d i a l i s é ? —
en place du capitalisme en tant que système productif et, plus
largement, social 11 (Polanyi, 1983). Dans la seconde moitié
du xviiie siècle (entendue comme point critique au sein
d’une séquence de rupture temporellement plus étendue),
peut donc être situé un point de basculement décisif, qui est
aussi le moment où prend fin définitivement (du moins dans
certaines parties de l’Europe) le long Moyen Âge de Jacques
Le Goff. C’est aussi celui où se produit la « double fracture
conceptuelle » qui, en faisant émerger les concepts nouveaux
d’économie et de religion, rend incompréhensible la logique
sociale antérieure et contribue à la faire basculer dans les
clichés de l’obscurantisme, de l’immobilisme productif et du
chaos politique (Guerreau, 2001). Disons-le : il est douteux
que l’on puisse mener à bien une démarche comparatiste sans
une clarification de l’extension spatiotemporelle (et des carac-
téristiques fondamentales) du système social au sein duquel
nous vivons et depuis lequel nous interrogeons la pluralité
des sociétés humaines. C’est une condition minimale pour
tenter de maîtriser les biais présentocentristes qui menacent
toute enquête historique, et de façon particulièrement aiguë,
toute démarche comparatiste.
Dynamique médiévale
et colonisation américaine
12. Livre des prophéties (1501), traduit dans Christophe Colomb, La décou-
verte de l’Amérique, éd. Soledad Estorach et Michel Lequenne, 2e éd.,
Paris, La Découverte, 2002 ; voir Crouzet (2006).
13. Esquisse dans Baschet (2006, p. 380-416), pour l’exemple de la
Nouvelle-Espagne.
31
d’évangélisation et de christianisation des lieux et des temps
U n M o y e n  g e m o n d i a l i s é ? —
mises en œuvre dans le Nouveau Monde et fruit d’une expé-
rience plus que séculaire, c’est à la structuration même de la
domination coloniale que l’Église apporte une contribution
décisive, notamment en ce qui concerne l’encadrement et
l’organisation spatiale des populations indigènes au sein des
pueblos de indios. Une analyse plus complète, impossible à
mener ici, conduirait à conclure que, malgré les éléments
nouveaux qui se développent, la structuration ecclésiale de
la société coloniale a joué un rôle majeur dans son maintien,
trois siècles durant. C’est en ce sens que l’on peut soutenir
que le Moyen Âge occidental s’est « mondialisé » en traver-
sant l’Atlantique.
Ceci appelle toutefois deux précisions : on parle ici
d’une dynamique médiévale qui se prolonge dans la coloni-
sation américaine et il importe de comprendre que ce terme
n’implique nullement la reproduction d’un système immuable,
mais au contraire sa permanente transformation. Par ailleurs,
et puisqu’il est question de mondialisation, il importe de se
démarquer des usages flous auxquels ce terme donne lieu par-
fois. Évoquer des phénomènes d’échanges, d’interconnexions,
voire d’intégration sans les caractériser davantage ne peut
conduire qu’à ériger en principe d’intelligibilité historique un
phénomène conçu comme « la mondialisation » et se réalisant
progressivement jusqu’à son aboutissement actuel (Cooper,
2001 ; Zuniga, 2007 ; Douki et Minard, 2007). Il importe
au contraire de spécifier la nature des modes d’intégration
(dont les asymétries sont souvent fortement occultées par
les analyses ayant pour objet « la mondialisation ») et il n’est,
par conséquent, pas inutile de distinguer différents types de
mondialisation. De ce point de vue, parler de « mondialisation
archaïque », comme le fait Bayly (2007) à propos des xvie-
xviiie siècles, a le mérite de bien souligner l’écart par rapport
aux mondialisations postérieures. Au-delà de la nomenclature,
l’auteur considère que cette mondialisation archaïque a pour
principes recteurs l’expansion u niversalisante de la chrétienté
et l’affirmation de pouvoirs monarchiques qui se conçoivent
comme relais de celle-ci et sont mus principalement par la
Émergences contradictoires :
aspects de la dynamique ecclésiale
33
tions à vendre et à acheter dérivant de la rente seigneuriale),
U n M o y e n  g e m o n d i a l i s é ? —
jusqu’au renforcement des pouvoirs monarchiques (lesquels,
toutefois, ne s’affranchissent pas de la tension constitutive
entre monarchie et aristocratie 16). C’est là un ensemble de
traits qui cadre mal avec l’immobilisme supposé du système
féodal, et qui constitue au contraire la base matérielle de la
nouvelle capacité expansive qu’acquiert alors l’Europe.
L’Europe de l’an mil et celle de 1300 sont séparées par
des transformations majeures. Et pourtant, c’est la même
dynamique qui porte de l’une à l’autre. Deux éléments y
concourent de manière décisive. D’une part, l’existence d’un
cadre local de vie et d’activité, à la fois seigneurial, paroissial
et communautaire, semble particulièrement apte à engager
et à entretenir l’essor de cette période, par une étrange com-
binaison entre contrôle social serré, domination seigneu-
riale, rôle de la communauté villageoise et ample autonomie
pratique des producteurs. D’autre part, l’Église contribue
de manière décisive à cette inscription locale des rapports
sociaux à laquelle on donne parfois le nom d’encellulement ;
mais, dans le même temps, elle l’articule à une appartenance
spatiale continentale, sous l’espèce de la chrétienté. L’Église
elle-même se transforme radicalement, en se constituant
comme corps centralisé, sous l’autorité du pape, en même
temps qu’elle accentue sa capacité à prendre en charge la
structuration d’ensemble de la société. Au reste, on ne peut
définir l’Église médiévale qu’en tenant compte du double
sens (au moins) d’ecclesia, comme communauté des croyants
(vivants et morts) unie par la caritas – soit la manière de
penser la totalité sociale propre à cet univers –, et comme
16. Sans nullement ignorer les tensions propres aux xive et xve siècles, à
commencer par la catastrophe démographique provoquée par la peste
noire (dont il ne faut toutefois pas surdimensionner les effets, puisque
l’on retrouve, vers 1500, une population équivalente à celle d’avant
1348), on peut récuser l’idée d’une période « terminale » (automne du
Moyen Âge ou crise finale du système féodal). Quelle que soit l’ampleur
des transformations et en dépit de difficultés majeures donnant lieu à
de vifs conflits (notamment à une contestation de l’Église instituée), la
dynamique engagée aux xie-xiiie siècles se prolonge malgré tout.
L’universalisme chrétien
17. L’idée que l’ecclesia s’étend à l’ensemble du monde est affirmée par les
papes des viiie-ixe siècles (Lubac, 2009, p. 101-102). Innocent III lui
donne une forme radicale en se déclarant « le vicaire de Celui dont
le royaume n’a pas de limites […] à qui appartient la Terre, tout ce
qu’elle contient et tous ceux qui l’habitent » (PL 216, col. 1044, cité
par Iogna-Prat, 2006, p. 401).
35
pas été en mesure d’opérer la capture durable d’un continent
U n M o y e n  g e m o n d i a l i s é ? —
entier, et moins encore de la transformer en un englobe-
ment civilisationnel aussi puissant. Toutefois, ce n’est pas
tant comme réalisation abstraite du christianisme (ou de sa
refondation paulinienne) que l’on invoque ici l’universa-
lisme, mais bien plutôt en tant qu’il devient une force socio-
historique sous la forme de l’ecclesia. Et, quoi qu’il en soit
du rôle des pouvoirs monarchiques, on peut considérer que
l’universalisme ecclésial joue un rôle majeur dans l’expansion
coloniale de l’Europe.
Déparentalisation
18. C’est l’individu qui « est par lui-même un tout parfait et solitaire »,
selon la formule de Rousseau dans Le Contrat social, II, 7 (cité par
Dumont, 1985, p. 118).
19. En vertu de cette conception, qui prédomine dans les sociétés non
occidentales, les sujets sont « membres les uns des autres » (Sahlins,
2009, p. 52-54).
37
d’accorder toute leur importance à des phénomènes ample-
U n M o y e n  g e m o n d i a l i s é ? —
ment analysés dans l’historiographie récente. Le fait que la
chrétienté assume pour valeur suprême le salut individuel
se trouve inscrit dans une tension entre deux tendances
inverses (et toujours associées, quoique dans des proportions
variables) : d’un côté, un puissant ritualisme fait dépendre le
sort de chacun d’une série de gestes ultimement contrôlés
par l’institution cléricale ; de l’autre, la reconnaissance de la
responsabilité de chacun dans le cheminement vers le salut
conduit à une valorisation de la conscience de soi, comme des
pratiques de l’intériorité et de l’introspection, qui prennent
parfois la forme de l’autobiographie et, plus communément,
celle de l’examen de conscience et de la confession 20. Mais
quelle que soit l’épaisseur nouvelle de ces exercices de la
subjectivité, c’est encore du « sujet dans son rapport à Dieu »
qu’il s’agit ultimement. Quant aux contraintes interperson-
nelles (celles de la parenté ou des multiples appartenances
communautaires), il est possible qu’elles se desserrent pour
laisser davantage de marge à l’action et aux singularités per-
sonnelles. Mais elles restent une condition de l’existence
humaine, reconnue comme telle. Au total, la conception
interpersonnelle de la personne demeure dominante et
l’essor de la subjectivité, de l’intériorité et de la singularité
personnelle se déploie dans le périmètre d’une soumission à
l’instance divine. Dès lors que l’on récuse le schéma d’une
progression accumulative depuis les formes partielles de
l’individualité prémoderne jusqu’à son supposé aboutisse-
ment dans l’individualisme moderne, toute la question est
de savoir dans quelle mesure et en quoi les premières ont pu
(ou non) contribuer à la rupture que suppose le basculement
vers l’individualisme proprement dit.
20. Peter von Moos met en relief les effets du salut des âmes (individuelles)
comme valeur centrale, tout en reconnaissant que le véritable indivi-
dualisme (il se réfère à l’« individu extrasociétal » de Niklas Luhmann,
par opposition à l’« individu inclus ») n’existe pas avant le xixe siècle
(Moos, 2005).
39
et de sa maîtrise
U n M o y e n  g e m o n d i a l i s é ? —
Philippe Descola situe au xviie siècle la rupture que consti-
tue l’émergence de l’idée de nature, comme domaine auto-
nome dont l’homme est séparé et sur lequel il peut exercer
sa maîtrise, par la connaissance et la technique (Descola,
2005). On passe alors d’une ontologie « analogique », carac-
téristique des sociétés de nombreuses régions du globe, à
une ontologie « naturaliste », qui apparaît de façon spéci-
fique en Europe. Plusieurs éléments confèrent toutefois à
l’analogisme de l’Occident médiéval une facture en partie
singulière, qui peut être tenue pour l’un des facteurs qui
anticipent le basculement vers le naturalisme. La plus évi-
dente est l’institution biblique d’un pouvoir de l’homme sur
les règnes animaux et végétaux (Genèse 1, 26-29 et 2, 19-20),
qui constitue, malgré le maintien de nombreux éléments de
continuité, la plate-forme permettant de faire valoir une
séparation entre l’homme et l’animal bien plus marquée que
dans d’autres sociétés analogiques (Dittmar, 2010). Toute-
fois, pour important qu’il soit, ce rapport reste encastré dans
une autre relation, qui soumet l’ensemble de l’univers créé,
homme compris, à Dieu. C’est en fait un double rapport qui
régit la conception du monde dans l’analogisme médiéval :
il ne faut négliger ni la dualité établie entre le Créateur et la
Création, ni la distinction hiérarchique entre l’humain et la
part non humaine du monde terrestre. Ainsi, la dissociation
entre l’humain et ce que nous appelons la « nature » demeure
bloquée, comme contenue par une figure de la Création qui
reste unifiée dans son rapport de soumission au Créateur et
dans son statut de signe obscur de sa volonté. Il convient
alors d’analyser les évolutions comme expression d’une dyna-
mique propre à l’analogisme médiéval, plutôt qu’en termes
de « germes » d’un naturalisme qui croîtrait progressivement
jusqu’à son plein épanouissement. On peut ainsi mentionner
l’essor des savoirs naturels, au sein même du champ scolas-
tique, ou encore celui de la figuration des singularités des
choses et des êtres créés, selon une dynamique propre au
système ecclésial lui-même, qui valorise sans cesse davantage
21. On sait que l’essor des sciences modernes se produit en grande partie
sous couvert de préoccupations acceptables voire suscitées par le sys-
tème ecclésial (Fried, 2004).
22. En 1076, Anselme de Cantorbery compare le Dieu créateur à l’arti
san (Monologion, X, éd. Michel Corbin, Paris, Éditions du Cerf,
1986, p. 78), tout comme, quelques décennies plus tard, Honorius
Augustodunensis (Liber XII quaestionum, 2, PL, 172, col. 1179). Dès
l’époque romane, la création du peintre ou du sculpteur est perçue
comme une noble imitation de l’acte divin de Création (Wirth, 1999,
p. 377-378). Bien plus tard, Leon Battista Alberti justifie l’activité
humaine par le fait qu’il est bon de prendre modèle sur l’œuvre du
Dieu créateur (I Libri della famiglia, Turin, Einaudi, 1994, p. 161, cité
par Golsenne [2009], p. 242).
23. Louis Dumont évoque « l’enfantement chrétien » de ce phénomène,
mais l’optique adoptée ici inviterait à remplacer « chrétien » par
« ecclésial ».
41
du spirituel et du matériel
U n M o y e n  g e m o n d i a l i s é ? —
La question de l’articulation du spirituel et du matériel, qui,
du reste, traverse largement les dynamiques signalées anté-
rieurement, appelle quelques développements plus précis. On
partira des conceptions médiévales de la personne humaine,
que l’on peut qualifier de duelles mais non dualistes (Baschet,
2000a et à paraître). Elles sont duelles parce que l’homme
est fait de la conjonction de deux essences distinctes, l’âme,
incorporelle et immortelle, et le corps, matériel et périssable.
Pourtant, le christianisme s’est toujours démarqué du véri-
table dualisme (manichéisme ou dissidences cathares, notam-
ment), qui abandonne le corps au mal et ne voit de salut que
dans un spirituel entièrement pur et libéré du charnel. Certes,
on peut repérer, notamment dans les écrits pauliniens, puis
durant l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge, les marques
d’une forte pesanteur dualiste, qui n’offre d’issue à l’âme que
dans sa séparation d’avec le corps, tenu dans un irrémédiable
mépris. De nombreux clercs reprennent alors la tradition néo
platonicienne qui identifie l’homme à son âme et voient le
corps comme un poids, un vêtement transitoire et superflu,
voire comme une prison qui entrave le libre essor de l’âme.
Mais on aurait tort d’isoler de tels accents dualistes, et Augus-
tin lui-même engage un processus de dépassement de ce dua-
lisme et récuse la définition du corps comme prison de l’âme.
Ainsi, si une certaine pesanteur dualiste existe bien, on repère
plus encore, dans la chrétienté médiévale, une dynamique anti-
dualiste qui pousse à penser de manière positive la relation de
l’âme et du corps et à insister sur l’unité psychosomatique de
la personne humaine. Cette dynamique s’amplifie au cours
des xiie-xiiie siècles, lorsque des théologiens comme Hugues
de Saint-Victor ou Pierre Lombard assimilent l’« union posi-
tive » de l’âme et du corps à une harmonie musicale ou à une
profonde amitié. Thomas d’Aquin pousse cette dynamique à
son point extrême en appliquant l’hylémorphisme aristoté-
licien à la conception de la personne humaine, qui n’est plus
alors pensée comme l’union de deux substances séparées, mais
comme une véritable unité. L’âme, forme substantielle du
43
de l’âme. Le corps glorieux est paradoxalement un modèle
U n M o y e n  g e m o n d i a l i s é ? —
de la souveraineté de l’âme sur le corps, indispensable à la
suprême élévation de ce dernier.
Les implications socio-ecclésiales du modèle de la per-
sonne humaine sont considérables. Il suffit de rappeler que le
rapport entre clercs et laïcs est pensé comme homologue au
rapport âme/corps 25, de sorte que la constitution de la per-
sonne fait office de fondement de la prééminence cléricale.
Plus précisément, la distinction du corporel et du spirituel
intervient de manière essentielle dans le système de parenté
médiéval : la hiérarchie établie entre parenté spirituelle et
parenté charnelle est l’un des leviers de la déparentalisation
et notamment de la conception de l’Église comme réseau
de parenté spirituelle, soustrait aux règles et aux liens de la
parenté charnelle. Toutefois, si la hiérarchisation du spirituel
et du corporel est importante, il convient aussi d’insister sur
une logique de spiritualisation du corporel, qui est au cœur
du fonctionnement ecclésial. Spiritualiser le corporel, c’est
l’opération décisive qu’accomplissent les sacrements. Ainsi,
le baptême fait renaître dans l’esprit celui qui est né dans
la chair et la souillure du péché ; il surimpose aux liens de
la parenté charnelle une triple filiation spirituelle (enfan-
tement spirituel par la Mère-Église, adoption par Dieu le
Père, liens de parrainage et compérage). C’est aussi le cas
du mariage, dont la sacramentalisation s’affirme au tournant
des xie et xiie siècles : loin d’abandonner les laïcs au péché et
à une chair dépréciée, les clercs définissent le cadre légitime
de l’activité reproductrice, en faisant du lien matrimonial
une alliance de type spirituel, ayant pour référent l’union
mystique du Christ et de l’Église. De manière générale, les
sacrements n’ont pas d’autre objet que d’assurer cette spi-
ritualisation des réalités corporelles et la définition qu’en
donne Hugues de Saint-Victor fait du sacrement un opéra-
teur matériel du spirituel 26.
45
et dynamique antidualiste se font écho ou, pour être plus
U n M o y e n  g e m o n d i a l i s é ? —
précis, répondent conjointement à l’affirmation de l’institu-
tion ecclésiale, laquelle tout à la fois exige cette articulation
positive du corporel et du spirituel et fait des images les
ornements de sa puissance médiatrice. Si l’on ajoute qu’une
telle articulation d’entités contraires est d’évidence indexée
sur l’Incarnation 27, on peut poser que l’essor des images dans
l’Occident médiéval est porté par un triple élan incarna-
tionnel, antidualiste et ecclésial, qui n’en fait somme toute
qu’un seul.
Au total, l’articulation positive du corporel et du spiri-
tuel se révèle comme un schème fondamental pour définir
le statut de l’Église, institution paradoxale, sinon institution
du paradoxe. C’est cette articulation qui lui permet d’accep-
ter des dons matériels, en tant qu’ils deviennent spirituels,
et plus largement de s’assumer comme institution incarnée
quoique fondée sur des valeurs spirituelles. La spiritualisa-
tion du charnel, accomplie notamment par l’opération des
sacrements, en est la forme la plus radicale, tandis que la
capacité à faire accéder au spirituel à travers le matériel (ou
encore à l’invisible par le biais du visible) en constitue une
modalité plus répandue encore. Telle est la formule de sa
légitimité, comme le confirment, a contrario, les contestations
et les dissidences qui, toutes, reconduisent l’Église à une
pure matérialité. C’est le cas par exemple de John Wyclif,
qui oppose l’Église spirituelle des prédestinés à l’institu-
tion ecclésiale, qualifiée de charnelle. Cette logique critique
trouve une expression paroxystique dans la fureur polémique
des réformés qui, faisant de l’institution papale un ventre et
une cuisine, la réduisent (à l’inverse de sa propre logique) à
la dimension purement matérielle d’une chair livrée à elle-
même (Crouzet, 1990, p. 677).
L’articulation positive du spirituel et du charnel apparaît
ainsi comme l’un des schèmes qui accompagnent la position
47
vale du matériel et du spirituel : « L’or est très excellent…
U n M o y e n  g e m o n d i a l i s é ? —
celui qui le possède fait tout ce qu’il veut dans le monde et
peut même faire accéder les âmes au Paradis 28. » En bref, la
hiérarchie établie entre l’intérêt matériel et la quête de statut
– honneur ici-bas et salut dans l’au-delà – est, durant le long
Moyen Âge, l’inverse de ce qu’elle est dans notre société
contemporaine 29. Cela n’empêche nullement de considérer
que, sous couvert d’un but ecclésial dominant, la colonisation a
permis l’appropriation et le transfert en Europe d’une masse
considérable de métaux précieux et de biens divers 30. En ce
sens, l’articulation du spirituel et du matériel apparaît comme
un mode d’emprise sur le monde assez efficace, en ce qu’il
permet d’assumer des conduites intéressées au sein d’un sys-
tème de valeur qui ne reconnaît de véritable légitimité qu’au
désintéressement.
À travers la plupart des points évoqués, on retrouve la
même logique d’articulation hiérarchique et dynamique des
contraires. C’est pourquoi on pourrait parler de « rigueur
ambivalente » pour tenter de rendre compte des représenta-
tions ecclésiales. Entendons par là une capacité d’articulation
des contraires, qui ne débouche cependant aucunement sur
une quelconque souplesse ou tolérance, mais bien plutôt
sur des formes de domination particulièrement rigoureuses
et efficaces 31. Mais on peut aussi observer que les diverses
28. Crouzet (2006, p. 189-190) souligne que l’or est, pour Colomb, le signe
de la grâce et de la valeur messianique de son aventure.
29. C’est exactement la forme qu’adopte la légitimation de la richesse maté-
rielle chez Thomas d’Aquin : elle confère l’honneur, permet la magna-
nimité et entretient l’amitié (Summa theologiae, IIa IIae, qu. 129, art. 8).
Plus généralement, on renvoie à l’anti-économie fondée sur la charité
et le don gratuit, dont Clavero (1996) a montré la longue persistance.
30. La représentation ecclésiale de cette conjonction est bien entendu expri-
mée de manière inverse. Ainsi, pour José de Acosta, à la fin du xvie siècle,
les richesses du Nouveau Monde ont été disposées par la Providence
comme une sorte d’appât, afin de permettre la conversion des Indiens
(Historia natural y moral de las Indias, cité par Florescano, 1994, p. 302).
31. Baschet (2006, p. 758-764). Au registre de l’articulation des contraires,
on doit mentionner l’importance d’un schème associant égalité et hié-
rarchie, notamment dans le rapport homme/femme (Baschet, 2008).
49
ses paradoxes doctrinaux (Incarnation, conjonction spirituel/
U n M o y e n  g e m o n d i a l i s é ? —
corporel) ainsi que l’activation pratique de ses potentialités
universalistes. Rappelons aussi que l’Église se débarrasse de
la forme empire, qui continuera de caractériser tous les rivaux
possibles de l’Occident et dont on a souvent souligné les
coûts (tendances expansives toujours portées au-delà de ses
capacités de cohésion) et les blocages (notamment à l’égard
des activités commerciales, lorsqu’elles atteignent un certain
seuil ; voir Wallerstein, 1980). Il est du reste particulièrement
remarquable que, dans le cas occidental, la puissance du projet
universalisant se combine avec une forme d’organisation non
impériale. En lieu et place de la forme empire, le système
féodo-ecclésial favorise des structures politiques de taille
modérée et, dans un premier temps au moins, relativement
faibles (monarchiques essentiellement, mais aussi urbaines),
dont les rivalités aiguisent les compétences, notamment mili-
taires, et qui préparent parfois le terrain aux futurs États-
nations. Quant à l’Église, elle a le mérite d’articuler une
structuration extrêmement forte des entités spatiales locales
et une unité continentale conçue comme corps homogène
ayant pour tête l’autorité centralisatrice du pape. De fait,
c’est bien par la combinaison des puissances monarchiques
et de l’autorité de l’Église que se réalise la forme coloniale
de l’expansion universalisante de la chrétienté, c’est-à-dire
la première mondialisation féodo-ecclésiale.
Enfin, c’est parce que le clergé se constitue comme caste
sursacralisée, tout en revendiquant son emprise directe sur le
monde social et sur ses biens les plus matériels, que l’Église
se doit d’intensifier la logique incarnationnelle et les arti
culations paradoxales du spirituel et du corporel. En effet,
elle est fondée tout autant sur la dualité hiérarchique du spi-
rituel et du charnel que sur la transfiguration spirituelle du
charnel ou sur le transitus des choses matérielles aux choses
immatérielles. De proche en proche, c’est l’ensemble des
formes du « faire place à… sous couvert de… » qui se trouve
activé, amorçant un rapport au monde singulier et préparant
la rupture du naturalisme.
* *
Faire des sciences sociales – Comparer —
51
jeu, c’est la constitution ecclésiale du social dans l’Europe
U n M o y e n  g e m o n d i a l i s é ? —
médiévale.
D’autre part, il ne s’agit nullement, à force de récuser
le déni dont le millénaire médiéval continue de faire l’objet,
d’exalter un Moyen Âge promu au statut d’enfance de notre
monde ou de clé de notre modernité. Il convient, pour s’en
préserver, de rappeler que cette période est séparée de nous
par la barrière d’une colossale transformation, de sorte que
toutes les continuités apparentes et tous les traits qui font
naître à son endroit une sensation de familiarité ont toute
chance d’être trompeurs. C’est pourquoi le postulat d’une
altérité du Moyen Âge conserve toute sa vertu (Le Goff,
1978 ; Zumthor, 1980). Si, dans les pages qui précèdent, on
s’est efforcé de traquer les ressorts précoces de la trajectoire
européenne, il n’est nullement question de considérer les
traits évoqués comme une sorte de modernité en germe, qui
ne demanderait qu’à croître jusqu’à son plein épanouisse-
ment. Bien au contraire, il s’agit de repérer, au sein de l’uni-
vers féodo-ecclésial, des traits qui, d’une certaine manière,
« préparent » ou contribuent à la dynamique conduisant au
basculement vers cette logique sociale tout à fait différente
à laquelle est associée la modernité 33.
Comparatisme et histoire globale ont ici partie liée. Si
l’on veut avancer dans l’analyse de ce phénomène majeur
qu’est l’occidentalisation du monde et comprendre le décro-
chage (tardif) entre l’Occident et ses rivaux mondiaux, il est
en effet indispensable de parvenir à un comparatisme digne
de ce nom, capable de saisir les spécificités de l’Europe
dans leur juste mesure (en évitant tout autant les travers
ethnocentriques qui conduisent à les exagérer que les biais
d’une critique de l’ethnocentrisme qui se croit obligée de
les nier entièrement), et capable également de comprendre
et de confronter les dynamiques globales et les trajectoires
53
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Structuralisme et religion
Religion et comparaison
63
pas important, avant le développement d’une science ethno-
Structuralisme et religion —
logique véritable, ait été accompli par le genre de « voyage
mental » de l’histoire ancienne. La Cité antique de Fustel de
Coulanges, paru en 1864, a valeur de coupure et de refon-
dation : les Anciens ne sont pas les Modernes, et les Anciens
sont eux-mêmes différents entre eux, mais d’une autre dif-
férence que celle qui les sépare des Modernes. La « cité
antique » est le modèle qui les réunit, et qui nous distingue
d’eux. Or c’est à travers l’élément religieux que la double
opération d’articulation et de distinction se trouvait mise
en œuvre. Opération possible à une seule condition : que la
religion soit rapportée à des institutions particulières, qu’un
certain type de croyance s’exprime dans des règles instituées
– bref, que la sociologie des droits comparés initiée par ce
livre s’érige à partir de la comparaison des croyances.
Depuis cette période, on peut dire que la religion, au
singulier, devient dans le champ des sciences sociales une
idée suspecte. Mais elle n’en est pas pour autant expulsée. Au
contraire, elle demeure un appui nécessaire, ne serait-ce que
sous cette forme minimale du motif de la « croyance » à titre
de disposition d’esprit qu’il faut universellement présupposer
pour que le comparatisme puisse s’instaurer. On passera donc
du singulier au pluriel, ce qui était par avance impliqué dans
la leçon de Fustel, si on la poussait jusqu’au bout.
Et cependant, dans les années 1950, c’est à un autre
déplacement que l’on assiste. En 1968, à l’occasion du cen-
tenaire de l’École pratique des hautes études, Lévi-Strauss
(1973, p. 84) le résume de la façon suivante : du comparatisme
anthropologique bien compris, les « linéaments d’une théorie
générale de la société » peuvent et doivent être dégagés. Les
cultures sont susceptibles d’une analyse en termes de struc-
tures – ce que permet le développement de la linguistique
structurale (Saussure, Troubetzkoy et Jakobson), mais aussi
celui de la grammaire comparée et son contrecoup sur l’étude
des faits culturels indo-européens (de Meillet à Dumézil et à
Benveniste). Dès lors, la question se pose simplement : quel
est le statut réservé aux faits religieux dans ce nouveau cadre ?
La réponse tombe comme un couperet : en aucun cas celui
65
de Malinowski. Dans le structuralisme toutefois, l’accent
Structuralisme et religion —
mis sur le langage laisse augurer tout autre chose qu’une
immersion et une meilleure intégration du religieux dans
le social. C’est que le social, à son tour, cesse d’être conçu
comme un socle explicatif suffisant – ensemble de relations
formant une totalité fonctionnelle ou expressive qu’il aurait
fallu postuler. La question structurale porte sur le fait que
l’expérience des sujets sociaux vient se subordonner à l’effec-
tivité d’un « système vrai », non conçu par eux, mais mis
en œuvre et actualisé dans leurs discours et leurs pratiques
de telle façon que ces discours et pratiques soient effective-
ment dotés de sens. Il s’ensuit que le système, condition de
sens, est système de communication où se communique tout
autre chose que du sens : des objets, des mots, des biens et
des personnes, insérés dans des codes. Et la production de
ces codes suppose l’exercice de cette pensée symbolique que
l’anthropologue étudie en poussant l’« investigation au-delà
des bornes de la conscience » (ibid., p. 85) des acteurs. Sa
tâche est de recomposer par conséquent du sens avec ce qui
n’en est pas, dans un espace d’intelligibilité qui est celui de
la science qu’il pratique, et non pas celui d’une conscience
collective retrouvée au plan de la vie sociale.
67
hommes et les dieux, posés comme distincts, communiquent
Structuralisme et religion —
dans les deux sens. Difficulté réduite, mais pas abolie par
la dynamique de projection, puisque celle-ci intervient plus
comme un postulat du symbolisme que comme un argument
justifiable à partir de lui. Disons-le autrement : le symbolisme
religieux reste suffisamment singulier en tant que symbolisme
pour qu’une anthropologie religieuse, même lorsqu’elle
résiste aux charmes d’une phénoménologie du divin ou
du sacré et tire tout le profit de l’avancée structurale, ne
se dissolve pas complètement ou immédiatement dans une
anthropologie de l’esprit. À moins, peut-être, de définir cette
dernière autrement que ne l’a fait Lévi-Strauss.
Un certain nombre d’anthropologues, mais aussi de
psychologues et de philosophes, ont été sensibles à cette dif-
ficulté et ont entrepris de travailler dans d’autres directions
que celle des Mythologiques pour la résoudre. Ils ont par là
profondément transformé – plus que Lévi-Strauss, et en dépit
de la dette qu’ils se reconnaissent envers lui – la façon dont
les sciences sociales abordent les phénomènes religieux.
Une voie radicale a été initiée à travers la critique de la
notion de symbolisme, visant à en dégager les mécanismes
cognitifs sous-jacents et à redéfinir les croyances dans ce
cadre. Il s’agirait alors d’accentuer le tournant intellectua-
liste de l’anthropologie structurale jusqu’à lui substituer
une étude du fonctionnement de l’esprit plus conforme aux
progrès de la neuropsychologie, de la linguistique d’inspi-
ration chomskienne et des théories de la communication 1.
À terme, le religieux est expliqué sans recours au symbolisme,
et c’est le scrupule même de Lévi-Strauss – le résidu noté,
la « contrainte supplémentaire » au système où le religieux a
encore sa marque – qui disparaît du même coup. Notons que
l’on retrouve en cela un ancien motif, dont on veut renou-
veler complètement l’approche : on se donne pour tâche
fois-ci naturaliste.
Faire des sciences sociales – Comparer —
Une tout autre voie est empruntée par ceux qui conti-
nuent à travailler le symbolisme de l’intérieur, sans se satis-
faire de la logique des transformations mise en œuvre dans les
Mythologiques, mais sans le réduire non plus à un phénomène
d’un autre ordre. Ceux-là, pourrait-on dire, se tiennent fer-
mement à la grande thèse lévi-straussienne d’une anthropo-
logie qui s’attache aux formations symboliques, non pas en
les référant aux activités sociales comme à leur fondement,
mais seulement en admettant qu’elles sont intrinsèquement
sociales, non réductibles au biologique ou au mental. L’enjeu,
dans ces conditions, est double : il est, à rebours du tour-
nant cognitiviste, de mieux comprendre ce que Lévi-Strauss
a voulu dire en refusant, contre Durkheim, d’engendrer le
symbolique à partir du social (Lévi-Strauss, 1948 et 1966) ;
et il est de redonner aux phénomènes religieux plus de poids
dans un tel contexte 2.
Pour différentes qu’elles soient, ces deux voies font réap-
paraître, par-delà Lévi-Strauss, cette dimension essentielle de
la question qui incombe à toute approche des phénomènes
religieux, et qui se trouvait déjà impliquée, mais non encore
articulée, dans la Cité antique au milieu du xixe siècle : la
corrélation de la croyance et de l’institution, la conjonction
entre une disposition d’esprit qui fait que les individus croient
en des êtres surnaturels, s’adressent à eux et reçoivent d’eux
des messages, et des règles contraignantes, caractéristiques
d’une vie sociale déterminée.
Si l’on veut rejoindre la première articulation véritable
de cette question, il ne fait pas de doute que c’est à Durkheim
69
On se souvient que sa définition de la religion combinait deux
Structuralisme et religion —
critères : le sentiment du sacré, et la communauté instituée qui
correspond dans son lexique à l’« Église », prise en un sens
générique (Durkheim, 1990, p. 65). Le risque contenu dans le
premier critère est évident : il est de tomber dans une phéno-
ménologie du religieux, elle-même adossée à un instinct reli-
gieux tel que l’admettaient les philosophes du xviiie siècle. Ce
risque était pourtant par avance évité par le recours au second
critère : associé à la formation d’une communauté de croyants
unis par une certaine conduite de vie, le sacré se trouvait sen-
siblement déplacé par rapport à ses usages non sociologiques.
Toute société comporte un noyau religieux, non parce que les
hommes seraient par nature des êtres religieux, mais parce
que vivre socialement implique la croyance en commun, de
telle sorte que du sacré s’instancie et exerce sur les conduites
un pouvoir normatif. Telle est l’idée essentielle en fonction
de laquelle la thèse durkheimienne mérite d’être jugée. Dans
ce cas, les difficultés ne s’effacent pas, mais sont différentes
de ce que l’on pense à première vue. Dans son effort pour
penser le lien social comme un lien moral, Durkheim a été
conduit à faire de la communauté de foi une sorte de situa-
tion paradigmatique, un point d’orgue de toutes les figures
du commun. Cette accentuation a suscité des confusions de
plusieurs types. D’un point de vue général, on peut dire que
le risque est de manquer de discrimination entre les deux
types de liens, religieux et social – ce que paraît confirmer en
dernier ressort une tendance à la sacralisation de la société
comme telle. Il reste que l’acte décisif pour l’anthropologie
religieuse se situe en amont : dans l’affirmation que le reli-
gieux ne se constitue que dans un cadre institutionnel. Pour
comprendre non seulement la religion, mais la société à partir
d’elle, il faut considérer cette réalité paradoxale qu’est une
croyance instituée. C’était là toucher le cœur du problème,
comme l’a bien souligné Edmond Ortigues (1999, p. 5-6) :
71
Il ne se définit pas par un certain contenu sémantique ou
Structuralisme et religion —
par une essence – ce qui le soustrait à toute phénoméno
logie religieuse – mais par une forme brisée qui s’imprime
à l’expérience humaine, forme dont découle l’ensemble des
distinctions dont l’esprit humain est capable, qu’elles soient
morales ou intellectuelles – le bien, le mal, le vrai, le faux,
mais aussi le normal et le pathologique. De cela, Durkheim
avait tiré avec Mauss une théorie des catégories où Lévi-
Strauss reconnaît à bon droit les prémisses d’une « socio-
logique » que son anthropologie de l’esprit aura finalement
poursuivie (Durkheim et Mauss, 1969 ; Lévi-Strauss, 1962).
Mais si le sacré distingue, ou est ce qui permet de distinguer,
qu’en est-il de la distinction du sacré lui-même ? Plus précisé-
ment, est-il intérieurement objet de distinction ? La réponse
est évidemment affirmative et les Formes élémentaires de la vie
religieuse ne l’ont pas ignoré, puisque l’ouvrage est en partie
construit sur le repérage de ses gradations, depuis l’emblème
déterminé, le totem, jusqu’à la force anonyme qui le sous-
tend et qui renvoie en dernier ressort à une synthèse sociale.
La considération des gradations, c’est-à-dire des variations
d’une même forme selon des différences de degré d’actua-
lisation, ne résout pas toutefois la question des distinctions
formelles que l’on pourrait chercher à appliquer au sacré
lui-même. Or c’est précisément celle-ci qui se pose dans une
optique structurale : y a-t-il dans le champ des phénomènes
religieux des rapports formels entre des êtres par lesquels
chacun d’eux se voit assigner une valeur propre, dans un
système d’oppositions distinctives ?
Le sentiment du sacré, repris dans ce régime d’inter
rogation, renvoie à une réalité plus profonde dont il n’est
que l’effet produit dans les individus. Il relève d’une sym-
bolisation religieuse, qui se ramène à une structure formelle
analogue à celle de la langue. Le portrait bien connu du struc-
turalisme en anthropologie se laisse ici percevoir. Il consiste
dans le rapport établi entre le fait social et le fait linguistique,
sous l’égide du symbolisme. En passant par le sacré, et en le
dépassant, n’aurait-on alors rien fait d’autre que retrouver
la « théorie générale » esquissée par Lévi‑Strauss en 1968,
73
Structuralisme et religion —
Sur cette route, on rencontre une œuvre contemporaine de
celle de Lévi-Strauss, dont l’impact sur les sciences religieuses
fut considérable, mais dont l’appartenance au structuralisme
est plus ambiguë : il s’agit de l’œuvre de Dumézil. Il faut dire
que, pour les lecteurs de l’après-guerre, sa généalogie était
quelque peu brouillée. Elle était complètement étrangère à
l’inspiration phonologique, voire au Saussure du Cours de
linguistique générale, marque de fabrique du structuralisme
dans sa version dominante 3.
Les « faits comparatifs » tels que les conçoit Dumézil
ne sont pas des « faits primaires », mais des « faits secon-
daires » : ce sont des « concordances sur un fond de diffé-
rences », concordances « confrontées, mesurées et limitées »
par l’histoire des mots, de leur extension sémantique et de
leurs usages, de telle sorte qu’une « idéologie » se détache
et caractérise une identité culturelle, et pas seulement lin-
guistique, fondée sur la tripartition fonctionnelle des figures
divines (Dumézil, 1992, p. 19-20). C’est ainsi que, de l’indo-
européen comme langue reconstruite par les néogrammai-
riens, on passe à la culture indo-européenne, reconstituée
elle aussi en l’absence de données documentaires attestant
de l’existence effective d’une population ancienne qui lui
corresponde. Ce qui s’avère essentiel pour effectuer ce pas-
sage, c’est la différenciation des dieux, « les rapports qu’ils
soutiennent entre eux et les équilibres que révèlent ces rap-
ports » (ibid., p. 65). Or ces rapports et ces équilibres sont
sociaux. La classification qu’ils traduisent ne présuppose
nullement, pour être comprise, l’application du schème
formel de la langue comme système d’oppositions distinc-
tives, mais seulement la différenciation de trois fonctions
– sacerdotale, guerrière et productive – d’emblée rapportée
75
Dumézil le justifie de la manière suivante : puisqu’il faut écar-
Structuralisme et religion —
ter aussi bien l’explication par le hasard (les trois fonctions
se retrouvent dans un nombre suffisant de cultures pour que
la coïncidence soit tout à fait improbable) que l’explication
par la nécessité naturelle (elles forment un système assez sin-
gulier pour invalider toute hypothèse universalisante), seule
reste l’explication par la parenté génétique ; et puisqu’il est
exclu qu’une des cultures étudiées l’ait communiquée aux
autres, cette parenté doit se comprendre en termes d’héri-
tage commun provenant d’une source plus ancienne. On en
conclura que la culture indo-européenne dans sa globalité
reste marquée de contingence. Elle est le produit d’une géné-
ralisation comparative, mais elle reste locale, la théorie des
trois fonctions n’ayant pas vocation à s’épanouir en thèse
anthropologique. Nulle « théorie générale de la société » n’y
est impliquée. L’œuvre reste celle d’un historien, qui ne cesse
d’ailleurs de revendiquer son appartenance à cette discipline.
Et cependant, c’est dans ce dont il est fait l’histoire que la
leçon épistémologique de Dumézil prend toute son ampleur.
L’héritage indo-européen témoigne de la transmission d’un
système symbolique. Le symbolisme, en d’autres termes,
est d’ordre traditionnel, le système qu’il forme relève, en
tant que système, d’un certain développement diachronique.
En dévoilant l’héritage indo-européen, on peut dire qu’on
renouvelait profondément l’interrogation sur la texture et la
modalité de construction d’une tradition symbolique.
La trifonctionnalité, avec le mode de distinction et
de classification des figures de la divinité et l’architecture
sociale et institutionnelle qui lui est corrélative, s’est trans-
mise à différents niveaux, sur différentes lignes historiques,
à partir d’une même souche. C’est donc qu’il y a une his-
toire des croyances instituées qui éclaire la constitution
des faits religieux, dans leur spécificité. Plus encore : c’est
que le fait qu’une croyance soit instituée ne se mesure pas
simplement à sa corrélation à des règles sociales synchroni
quement déployées, mais à la façon dont se règle une ques-
tion d’héritage culturel, et donc de transmission temporelle
de la structure elle-même. La communication des hommes
77
traditionnel et normatif, à travers lesquels l’existence et
Structuralisme et religion —
le développement dans le temps d’un certain groupement
humain parviennent à se régler.
En somme, les considérations qui précèdent n’auront fait
qu’expliciter notre point de départ : le présupposé, partagé par
les sciences sociales et le sens commun contemporain, que la
religion est effectivement une composante de la culture. Pour
celle-ci, on ne peut nier que la transmission soit constitutive :
elle n’est pas une opération seconde sur une matière inerte,
mais forge par elle-même ce qu’on entend précisément par
réalité culturelle. Et de la même manière, elle exprime le
caractère normatif de cette réalité, le fait qu’elle consiste en
manières de penser et d’agir qui s’imposent aux individus à
raison de ce qu’ils reçoivent d’elle, et donc selon leur inscrip-
tion dans les chaînes de transmission qui la composent. Bref,
s’il est vrai que la religion se ramène essentiellement à une
tradition, et si elle offre sur la transmission un point de vue
plus direct qu’aucun autre fait, alors il est pleinement justifié
d’en faire un discriminant culturel d’élection.
Transmission et symbolisme
Mais ce point de vue reste trop général tant que l’on n’a pas
dit en quel sens le mot de tradition mérite d’être pris. Le
parcours suivi jusqu’ici permet de préciser les choses. Le mot
de tradition acquiert toute sa portée si l’on considère que ce
qui se transmet est d’ordre symbolique – que c’est par la voie
du symbolisme que la transmission a lieu dans un ordre qu’il
convient d’appeler traditionnel. En cela consisterait le primat
heuristique de la religion : elle rend perceptible la normati-
vité culturelle comme normativité symbolique, en ajoutant
qu’on entend par là une tradition toujours active. Disons-le
autrement : l’anthropologie religieuse regagne ses droits, si et
seulement si linguistique et histoire des religions c oopèrent,
isolant un plan d’analyse où synchronie et diachronie ne sont
pas séparées et où le concept de tradition acquiert de nou-
veaux contours. Le déplacement, soulignons‑le, serait dans ce
79
souvent soulignée, qui interdit de la confondre avec l’histoire
Structuralisme et religion —
d’autres phénomènes culturels, tels les sciences ou les arts.
Dans l’histoire des sciences ou l’histoire de l’art, la spéci-
fication du domaine couvert et la détermination de l’objet
peuvent être opérées à l’aide de critères relativement indé-
pendants du développement historique : la facture de l’œuvre
ou la psychologie de la perception dans le domaine artistique,
la construction logique des énoncés ou l’épreuve de l’expé-
rience pour la science. Bien qu’Ortigues ne le fasse pas, on
pourrait étendre cette considération au domaine linguistique
et à l’histoire des langues. Dans chacun de ces cas, les critères
sont soumis à discussion, à réélaboration et à controverses,
et leur dépendance à l’égard de l’histoire n’est pas récusée,
mais seulement relativisée et circonscrite. Avec la religion,
on assiste cependant à une contamination plus profonde : on
est en présence de manifestations symboliques particulières
pour lesquelles ce sont les critères d’objectivation eux-mêmes qui
s’avèrent de nature historique. En d’autres termes, tout cri-
tère définitionnel du religieux, il faut s’y résoudre, est intrin-
sèquement historique, au sens radical où c’est dans l’histoire
qu’il prend sa forme même de critère.
À cette singularité, Ortigues donne la raison suivante :
c’est que « la pensée religieuse est inséparablement liée à
des formes institutionnelles et rituelles de transmission et
de tradition » (ibid., p. 7 5). L’énigme de la croyance instituée
est ainsi abordée de front : elle se ramène à l’efficacité de ces
formes rituelles dont la fonction relève, non de la commu-
nication en général, mais de cette forme de communication
particulière qu’est la tradition. Un même prisme structural
permet ainsi d’approcher les religions dans leur diversité
empirique : prises en elles-mêmes, distinguées à l’intérieur
des phénomènes culturels en général, elles sont au fond de
la symbolisation à l’état d’histoire, ou de la symbolisation sous
forme historique. Ce qui s’avère constitutif, ce n’est pas le
sacré, ce n’est pas même la communauté de foi, moins encore
c’est le fait que les humains sont des êtres qui vivent la trans-
Faire des sciences sociales – Comparer —
81
d’un temps logique, opérant dans la langue. Les « conditions
Structuralisme et religion —
formelles du sens » fonctionnent dans cet élément à la fois
logique et temporel. C’est donc que le concept de valeur
accrédité par la linguistique saussurienne doit être redéfini.
Il n’est pas épuisé par la distinction entre syntagme et para-
digme. Il faut faire un pas de plus – ce que fait Ortigues en
se tournant vers la linguistique de Gustave Guillaume – et
intégrer le point de vue du temps, ou encore celui des « ten-
sions temporelles » du discours, à la définition du symbolisme
et à l’élaboration d’une perspective structurale complètement
déployée. Suivre cette voie a une conséquence remarquable
d’ordre épistémologique. Elle implique que l’on dépasse la
scission entre science formelle et science historique, qui avait
marqué les premiers temps du structuralisme (ibid., p. 73 ;
Descombes, 2005). En d’autres termes, l’heure est venue de
surmonter l’ancienne querelle des méthodes, encore carac-
téristique de la linguistique saussurienne et de la « crise du
positivisme historique » dont elle était un avatar, pour accé-
der à une nouvelle conception de l’historicité, et recomposer
l’unité des sciences de l’homme sur cette base. La question
du symbolisme traditionnel est à cet égard un enjeu majeur.
En la projetant au premier plan, l’anthropologie religieuse
vient occuper une position centrale dans l’unité des savoirs.
Elle se voit restaurée, non simplement comme discipline spé-
ciale, mais bien comme lieu d’articulation où s’exhibe en toute
clarté la constitution intrinsèquement temporelle des valeurs
culturelles – ou encore, le fait que toute culture se déploie
nécessairement à travers une histoire, quoi qu’il en soit des
formes particulières que celle-ci est amenée à prendre.
Justice et destin
6. Ortigues (1981, p. 12). Dans les religions du Livre, les accents du mot
« foi » sont appelés à varier, entre fidélité éprouvée dans l’observance
et croyance justifiante (Ortigues, 2007), de même que le sens donné à
l’expérience mystique (Ortigues, 1984).
7. À cette question est consacré l’ultime « sonnet » d’Ortigues : le petit
livre paru dans une collection scolaire intitulé Le monothéisme (Ortigues,
1999). Voir aussi l’entrée « Yahvé » dans Ortigues, 2003.
83
(Meyer Fortes, Edward E. Evans-Pritchard), la divination.
Structuralisme et religion —
Or c’est précisément ce double aspect qui fait question.
Comment comprendre la solidarité des deux orientations de
la croyance, l’effectuation conjointe, mais non pas confondue,
des deux cultes cardinaux, l’un tourné vers les ancêtres – la
communauté des vivants et des morts, et le lien tissé entre
présent et passé par référence à l’origine – et l’autre vers
le devin et les signes qu’envoient les dieux pour guider les
conduites futures ? Telle doit être l’interrogation de départ
sur la transmission symbolique manifestée dans les rituels de
la coutume. Notons qu’elle recroise une question interne à
la tradition occidentale, ou indo-européenne, adressée cette
fois-ci à l’ancienne religion romaine : celle de la distinction
des sacra et des auspicia, des rites sacrificiels et des oracles.
Pour Ortigues (1999, p. 6), il ne fait pas de doute qu’on a là les
« deux bases classiques », les deux piliers de toute institution
religieuse, révélée dans sa structure coutumière. D’un point
de vue formel, on peut y voir les deux tensions structurales de
sens inverse et symétrique, à l’intérieur desquelles les valeurs
symboliques se forment et se distribuent.
On admettra que les sacrifices et les révélations créent un
système de relations cultuelles où se constitue la normativité
sociale de la coutume. Un double échange symbolique a lieu,
conditionnant des actes symétriques. Parfois, les deux actes
semblent coïncider. Sur l’autel, on sacrifie un animal et on
lit dans ses entrailles les signes divinatoires. L’offrande et la
réception se rencontrent apparemment au même point du
sacrifice divinatoire, avec la forme qui lui est propre. Il ne
s’agit pourtant pas, insiste Ortigues, d’une identification :
c’est plutôt un phénomène-limite d’opposition distinctive,
et donc l’attestation d’une fonction structurante (Ortigues,
1981, p. 37). Les circulations de prestations et de contre-
prestations n’abolissent jamais le caractère aléatoire du signe,
le fait que celui-ci soit reçu d’un autre lieu, sans raison abso-
lument contrôlable – le fait qu’il « vienne d’ailleurs ». C’est là
sa nature de symbole au sens littéral. Dans le double rapport
sacrifice-divination, il s’agit en somme d’ajointer deux choses
que la représentation tient d’ordinaire séparées : le rapport
85
lytique (Ortigues, 1981, p. 55). Ce rapprochement n’est pas
Structuralisme et religion —
sans rappeler les développements célèbres de Lévi-Strauss
sur l’efficacité symbolique des pratiques chamaniques (1958,
chapitres « Le sorcier et sa magie » et « L’efficacité symbo-
lique »). En somme, si le symbolisme se révèle « efficace »,
c’est comme ordonnancement et changement de plan. La
causalité qu’il met en œuvre est formelle, et non efficiente.
À travers la divination toutefois, un autre aspect apparaît :
l’ordre des choses qui s’annonce à travers les signes reçus
s’impose avec l’autorité de ce qui doit être, il a la forme de
l’autorité d’un monde où l’individu peut venir s’inscrire. En
ce sens, la divination est congruente à la justice qui s’exprime
dans l’autre direction du culte : celle, symétrique, qui va des
hommes vers les dieux sur l’autel des sacrifices.
Sacrifier aux dieux et aux ancêtres, c’est s’acquitter d’une
dette, donner à chacun ce qui lui revient. Là encore, l’image
de Rome peut être invoquée à titre de figure typique. On se
souvient de la fameuse définition du De Republica de Cicéron
– tout au moins à travers la critique qu’en fait Augustin dans
la Cité de Dieu (XIX, 21, 1) : le peuple est « une multitude
d’hommes assemblée en société par le consentement à un
droit et par la communauté d’intérêt » (« iuris consensu et
utilitatis communione sociatum »). Dans cette représentation
païenne et coutumière, la société se place donc au point de
conjonction, ou d’enveloppement, entre des intérêts com-
muns et un droit commun. Mais il faut pour cela que les
rapports de droit se déploient dans un monde où il y a des
dieux, auxquels justice est rendue. L’ordre de la coutume est
un ordre de justice – un ordre où religion et droit sont liés
intérieurement – pour autant que les sacrifices et les oracles
fonctionnent ensemble. Et tout comme notre regard sur la
divination se trouvait faussé par nos attentes rationalistes,
nous comprenons mal le sacrifice lorsque nous plaquons
sur lui l’image d’une justice humaine subordonnée à la jus-
tice divine, ou encore lorsque nous suspectons, sous le iuris
consensu, quelque chose comme une convention tacite, voire
un consentement par abdication de la volonté. Le bon point
de départ est tout autre. Il consiste à prendre l’idée de justice,
87
mais comme un fragment qui vient s’ajointer à un autre au sein
Structuralisme et religion —
d’un ordre global. Les êtres sociaux n’existent véritablement,
ne prennent consistance d’êtres, que dans ces attestations res-
pectives, dans ce réseau de relations qui se retisse en chacun
de ses points. C’est pourquoi on se rend justice en se saluant.
Bien plus que le respect des contrats, les salutations ritualisées
font toucher ce sens profond de la justice humaine comme
premier lieu de la socialité, auquel toute réalité institutionnelle
renvoie en dernier ressort (Ortigues, 1981, p. 31).
On retiendra cette primauté anthropologique conférée
au rituel, pris au sens primordial de rituel de reconnaissance
au sein d’un groupe. Mais disant cela, on n’a pas pour autant
répondu à la question : pourquoi faut-il précisément que la
dette aille à des êtres tels que des dieux ou des ancêtres ?
Qu’est-ce qu’un tel acte, impliquant le divin ou l’absent, est
susceptible de nous apprendre sur la composition d’un collec-
tif qui mérite le nom de société ? Pourquoi l’ordre des choses,
la bonne disposition où la justice a son socle, ne pourrait-il
pas être un ordre strictement mondain, une disposition des
êtres et des choses strictement terrestres, en se tenant au plan
des rapports interhumains ? La réponse que donne Ortigues
à cette interrogation sur le droit des dieux révèle toute la
portée d’une optique structurale (ibid., p. 72) :
89
tuelle, et je peux te tuer. C’est ce qu’Ortigues retient de son
Structuralisme et religion —
expérience ethnographique au Sénégal : il était « tuable »,
tant qu’aucun interdit ne le marquait en propre. Car sa vie
n’était pas une forme de vie, une vie évaluable « en vertu de
sa forme ».
De même, on relèvera l’insistance sur le geste, pris
comme exemplum de la forme de vie. Dans l’anthropologie
religieuse ouverte par Ortigues, il s’agit surtout de déga-
ger le sens profond de ce que pourrait être une approche
structurale du geste – et à partir de là du rite, en récusant
toute césure trop marquée entre rite et mythe. Le geste n’est
pas l’action, comme action dans le monde. L’action est de
l’ordre du fait. Une action a lieu, qu’elle atteigne ou non sa
fin. Du geste, en revanche, on dira qu’il crée son lieu, qu’il
le circonscrit. Il vient dessiner un lieu qui se superpose au
monde des faits. On rejoint ce qu’on avait relevé à propos
de la pratique divinatoire, en particulier de la géomancie :
l’enjeu est de circonscrire un espace où les événements vont
venir se ranger. La géomancie implique une géographie, et
le geste est comme la forme la plus élémentaire de cette
pratique de construction d’espace. C’est pourquoi il peut être
décrit comme une action inachevée, suspendue au niveau des
possibles à l’intérieur desquels une règle puisse venir jouer.
Ortigues va plus loin, poussant sa réflexion jusqu’à faire
l’hypothèse vertigineuse que la pulsion, au sens freudien,
est précisément une réalité de ce type : un fait vital qui « pos-
sibilise » la vie en suspendant son accomplissement, « pétrit
les possibles », fait jouer en eux une règle qui les différencie
et les ordonne. La pulsion serait alors une retenue créatrice,
bien plutôt qu’une décharge de force. À même les faits bio-
logiques, elle est déjà du droit, déjà projetée dans le régime
spécifique dont le droit délivre la clé. Entre cette réalité
vitale et un monument, un autel, un symbole matériellement
incarné, on parvient à tracer une ligne discrète, ténue, mais
néanmoins continue. Car ces faits institués, ces phénomènes
sociaux « chosifiés », ne sont rien d’autre que la solidification
du geste instaurateur : ils sont les différents lieux que le geste
a posés et dans lesquels il s’accomplit, c’est‑à-dire produit
91
rôle purement causal qu’il revêt tant qu’on s’en tient à la
Structuralisme et religion —
génération spécifique, à l’engendrement vital : il dirige les
existences de l’intérieur d’elles-mêmes, en disposant le lieu
de ce qui leur arrivera, et en leur laissant percevoir sur l’autel
les coordonnées de cette topographie. Et il le fait à l’intérieur
d’un symbolisme traditionnel, structuré par la double tension
des sacrifices et des révélations. Symbolisme qui fonctionne
essentiellement au rituel, pierre de touche du fait religieux
ressaisi au cœur de son énigme : la solidarité qu’il assure entre
des formes de transmission et des modes de vie institués.
*
* *
93
magie », Sociologie et anthropologie, Paris, Puf (coll. « Biblio-
Structuralisme et religion —
thèque de sociologie contemporaine »), p. 1-137.
Milner Jean-Claude, 2002, Le périple structural. Figures et para-
digme, Paris, Verdier (coll. « La couleur des idées »).
Ortigues Edmond, 1962, Le discours et le symbole, Paris, Aubier
(coll. « Philosophie de l’esprit »).
— 1981, Religions du Livre et religions de la coutume, Paris, Le Syco-
more (coll. « Les Hommes et leurs signes »).
— 1984, « Que veut dire “mystique” ? », Revue de métaphysique et
de morale, 89 (1), p. 68-85.
— 1999, Le monothéisme. La Bible et les philosophes, Paris, Hatier
(coll. « Optiques »).
— 2003, Sur la philosophie et la religion. Les entretiens de Courances,
propos recueillis par Pierre Le Quellec-Wolff et Marie Taf-
foreau, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
— 2007, La révélation et le droit, intr. par Dominique Iogna-Prat,
éd. revue par Pierre Le Quellec-Wolff, Paris, Beauchesne
(coll. « Bibliothèque historique et littéraire »).
Salmon Gildas, 2009, Logique concrète et transformations dans
l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss, thèse de
l’université Paris I, sous la dir. de Jocelyn Benoist (dactyl.).
Sperber Dan, 1974, Le symbolisme en général, Paris, Hermann
(coll. « Savoir »).
L’outillage comparatiste
Comparer l’incomparable :
des vertus et des limites
de la comparaison
hommes/primates
I l y a u n e q u i n z a i n e d ’ a n n é e s , afin de balayer
les nouvelles approches des origines de l’homme, je mon-
trais que la plupart des interprétations de l’hominisation
s’opéraient par l’entremise de modèles généraux fondés sur
le savoir des éthologues, savoir qui avait progressivement
remplacé celui des ethnologues 1 (Joulian, 1998).
Ce changement d’univers de référence, des sciences de
la culture vers les sciences de la nature, posait et pose encore
d’importantes questions épistémologiques et méthodologiques
liées à la nature des êtres et des phénomènes c omparés, aux
régimes de scientificité en présence, aux objectifs visés, mais
également à deux dérives majeures qui sont celles d’une natu-
ralisation des caractéristiques humaines, symétrique d’une
essentialisation (ou anthropomorphisation) des animaux.
Le positivisme grandissant de l’archéologie préhistorique
– dont on peut se demander si elle est encore une science
sociale – et le rouleau compresseur des sciences cognitives et
génétiques qui prétendent traiter tous les objets des sciences
humaines et sociales (les techniques, la culture, la religion…)
dessinent depuis une vingtaine d’années un nouveau paysage
99
des changements techniques et économiques…) sont mal-
Comparer l’incomparable —
heureusement empruntés aux sciences de l’homme sans les
modes d’emploi, sans les savoirs et constructions théoriques
élaborés depuis cent cinquante ans. Cela explique peut-être
aussi les malentendus persistants et stériles auxquels nous
assistons à propos des « cultures animales » par exemple, tant
au niveau international que national.
Je me propose ici d’aborder frontalement la question de
la comparaison entre humains et non-humains, en posant un
cadre et des règles de comparaison minimales dans lesquels se
mouvoir, et dans lesquels données et problématiques biolo-
giques ainsi que données et problématiques anthropologiques
puissent s’entendre et se compléter de façon productive.
Comment comparer des hommes et des primates dès lors
que nous ne comparons pas uniquement leurs anatomies mais
aussi leurs comportements, leurs productions matérielles
(leurs artefacts) et non matérielles (les effets qu’ils produisent
volontairement et collectivement sur autrui) ?
Les termes de la comparaison seront pris dans trois
classes d’existants : les hommes modernes (Homo sapiens), les
grands singes (bonobo Pan pygmaeus, chimpanzé Pan tro-
glodytes, orang-outan Pongo pygmaeus, gorilles Gorilla gorilla,
Gorilla bereingei) et les premiers représentants de notre famille
(australopithèques et Homo). Cette superfamille, également
appelée « hominoïdés », recouvre des espèces vivantes et
éteintes. Elle permet d’inscrire les phénomènes humains dans
un cadre temporel large (quinze millions d’années) et varié
(plus d’une vingtaine d’espèces), au sein duquel apprécier de
façon non duelle des traits et phénomènes aussi complexes
que les conduites motrices fines, la conscience réfléchie, les
capacités langagières, l’organisation de l’espace, l’évitement
de l’inceste ou les conduites funéraires, pour ne prendre que
quelques traits définitoires des humains actuels.
L’objectif d’établir un cadre et des règles de comparaison
doit également être pensé en fonction de visées particulières,
liées à une question et à des corpus délimités ou en fonction
d’objectifs universalistes, les seuls à même, me semble-t-il, de
permettre un dialogue ambitieux entre données « naturelles »
101
étend également ses interrogations à l’analyse des techniques,
des structures d’habitat, des modes de vie, dans le temps.
Comparer l’incomparable —
La psychologie comparée, l’éthologie cognitive comparent
quant à elles des comportements, des mécanismes ou des
structures en tant que traits définitoires d’une espèce, mais
n’abordent que très rarement les dimensions historiques de
ces traits (Delfour et Dubois, 2005). Les changements dans
les systèmes sociaux des primates ne sont au mieux compris
que dans leurs dimensions écologiques et adaptatives. Les
approches cognitives des programmes généralistes dominent
les recherches actuelles (Tomasello et Call, 1997) et rares
sont les psychologues (Vauclair, 1998) à vouloir fonder un
comparatisme raisonné entre les hommes et les primates.
Prendre aujourd’hui position sur ces questions revient
non seulement à reconnaître mais également à intégrer le
mieux possible les deux dimensions diachronique et synchro-
nique des sociétés animales, quelles qu’elles soient. Il importe
aussi de ne pas rejeter, sans l’avoir préalablement qualifiée, la
question de l’origine de l’homme, sachant qu’elle ne se limite
plus seulement à la quête du plus ancien ancêtre ou d’un
« dernier ancêtre commun » (Last Common Ancestor) – avatar
contemporain du « chaînon manquant » –, mais également à
l’analyse de l’apparition de nouvelles conduites, configura-
tions sociales et relationnelles.
Ce premier volet, qui correspond aux interrogations
sur les dynamiques du changement, est crucial mais nous
ne ferons que le mentionner tant il implique des corpus de
savoir importants mais peu liés et sur lesquels il est donc
difficile de poser une analyse pertinente. C’est le cas notam-
ment des travaux éthologiques ou sociologiques sur l’inno-
vation, ou des travaux de modélisation formels et théoriques
sur l’« émergence ». Remarquons au passage que les pro-
grammes et travaux sur l’origine du langage de la décennie
passée ou ceux sur les animats (et plus généralement sur
les modèles robotiques et animaux) entrent parfaitement
dans ce cas de figure (voir les conférences From Animals
to Animats, 1990-2010). Si ces formalismes et abstractions
fleurissent autant de nos jours, ce n’est pas seulement en
103
quoi comparer hommes et singes ? » revient tout simplement
à prendre acte que certains traits communs aux hommes
Comparer l’incomparable —
et aux singes permettent d’éclairer la compréhension des
conduites humaines actuelles et passées et finalement de
produire une connaissance plus juste, au-delà de l’espèce.
Si la démonstration de l’existence de traits communs
permet bien souvent de casser la spécificité ou l’unicité de
l’homme, celle d’un « propre de l’homme », ce n’est qu’un
effet secondaire généré par la comparaison. Le fait principal,
lié à l’avancée majeure des observations dans les sciences du
comportement, est que, pour interroger certaines qualités
humaines, non seulement nous pouvons, mais nous devons
comparer certaines espèces sous peine d’être partiaux dans
l’analyse des questions et données.
Exposons à présent un cladogramme des primates (fig. 1,
p. 102) et un tableau des capacités cognitives supérieures
des hominoïdes (tab. 1, p. 103). Ils montrent qu’un grand
nombre de ces capacités existent bien antérieurement au
genre Homo et qu’elles doivent être analysées par rapport
à d’autres taxons, que cela soit en termes généalogiques (de
filiation) ou phylogéniques (d’apparentement).
Le cladogramme, emprunté à la nouvelle systématique
des espèces, illustre, dans le cas des primates, les relations
d’apparentement de l’ordre entier qui comprend plus deux
cents espèces vivantes. Il est fondé sur des caractéristiques
tant morphologiques que génétiques et, à l’inverse des
anciennes classifications, il montre notamment la plus grande
proximité entre les hommes et les chimpanzés qu’entre
les chimpanzés et les gorilles, par exemple. Envisager le
« nœud 13 » dans son ensemble permet de limiter les inco-
hérences non seulement biologiques, mais également com-
portementales. Les hommes ne doivent plus être directement
opposés au reste des primates mais pris au sein de l’ordre
tout entier dans un espace-temps à définir en fonction de
questions particulières.
Le tableau illustre un éventail de capacités cognitives
humaines liées à la conscience réfléchie présentes chez les
anthropoïdes ou d’autres espèces. D’autres tableaux, fondés
105
Chimpanzé
Comparer l’incomparable —
Dauphin
Corbeau
Capucin
Humain
Bonobo
Orang-
Gorille
outan
Utilisation
x x x x x x x x
d’outils
Fabrication
x x x x x x x x
d’outils
Transmission
x – x – – – ? –
active
Simulation x x x x x – ? ?
Test
x x x – x – x x ?
de la tache
Attribution
x x x x x – ? –
d’intention
Empathie x x x x ? – x x ?
Tromperie
x x x ? ? – x ? –
tactique
Pointage x ? x ? ? ? – – –
Imitation x x x ? x – x –
Sources : Mitchell, 2002 ; Shumaker, Walkup et Beck, 2011.
Que comparer ?
107
focale et penser le jeu comme un comportement limité à
ses dimensions ontogénétiques (d’apprentissage notamment)
Comparer l’incomparable —
et adaptatives ? La définition choisie et l’échelle de travail,
plus ou moins large, deviendront alors discriminantes. Entre
une définition historique et anthropologique ouverte, l’Homo
ludens de Huizinga (1951) et celle de la psychologie animale,
plus focalisée (Bekoff, 1998 ; Palagi, Cordoni et Borgognini
Tarli, 2004), les possibilités de comparaison et d’interpré-
tation varieront très fortement. Tout dépendra également
de la façon dont nous reconnaîtrons le jeu comme un objet
« naturel », traversant les espèces, ou comme un ensemble
de comportements dont les valences pourront différer du
tout au tout, d’une espèce à une autre (Moreau, 2009). Cette
« naturalité » ou non du jeu est, selon moi, une question
essentielle, car elle permet de prendre en compte la question
de la reconnaissance, de la catégorisation « ceci est un jeu »
(Bateson, 1955) d’un point de vue pratique. Comment des
animaux d’âges différents (jeunes et adultes) r econnaissent-ils
clairement les signaux d’un jeu, du jeu ? Comment deux
espèces, taxonomiquement éloignées, p euvent-elles dépas-
ser les peurs liées aux conduites agressives et de prédation et
jouer ensemble (Joulian, 1999) ? Dans ces cas, ce ne sont pas
seulement des comportements bien circonscrits (mimiques,
gestes) mais des ambiances qu’il convient de décrire. Com-
ment décrire une ambiance dans le paysage essentialiste et
orienté « objet » des sciences de l’homme ?
Cette brève évocation montre à quoi mène habituelle-
ment la comparaison interspécifique : à de nouveaux défis
cognitifs auxquels nous devons répondre en inventant de
nouvelles procédures descriptives révélant des « sujets-
objets », auparavant invisibles.
À l’inverse de l’analyse de comportements bien circons-
crits, des phénomènes généraux comme celui des « cultures
animales » n’ont pu être abordés sereinement faute, me
semble-t-il, de l’établissement préalable de règles de logique
et de travail. Il y a bien sûr aussi les enjeux symboliques, idéo-
logiques et philosophiques sous-jacents à la question cultu-
relle et à l’originalité de l’homme, mais ils sont bien connus.
109
à la différence des animaux objets des changements exté-
rieurs, ou pour le dire comme on le disait dans les années
Comparer l’incomparable —
1970-1980, celle du « passage de l’écologie à l’économie »
(Foley, 1991) peut toujours être posée, mais nous mène à une
impasse tant elle est large et difficilement objectivable. L’être
et le faire doivent donc être repensés et l’accent mis d’abord
sur l’analyse des relations plutôt que sur celle des existants.
Les actions des animaux et des hommes peuvent être com-
parées en fonction de leurs anatomies, capacités cogni-
tives et milieux, mais également aussi de leurs expressions
comportementales et matérielles. Les gestes, les communi-
cations sonores ou les artefacts divers et variés donnent une
matière très riche à comparaison avec les hommes modernes.
En ce sens, une approche comparative des expressions et des
objets matériels en action est selon moi à privilégier pour se
défaire de l’écueil essentialiste et permettre d’objectiver les
comparaisons et inférences, sur de mêmes bases.
Mais revenons au « quoi comparer ? ». N’importe quel
sujet est bien sûr susceptible d’être comparé, mais tous n’ont
pas le même intérêt heuristique dès lors qu’on les sort du
champ d’une discipline. Les sujets d’une discipline ne sont
pas identiques à ceux d’une autre, même s’ils sont libellés de
la même façon. Il convient par conséquent de bien prendre la
mesure des transferts de sujets que nous opérons d’un champ
à un autre. Les travaux sur l’empathie, que l’on a vus récem-
ment migrer de la philosophie morale vers les neurosciences,
en passant par l’éthologie ou la psychologie (Berthoz et Jor-
land, 2004), différeront fortement d’autres sujets de recherches
ayant des existences propres dans deux champs disciplinaires et
pour lesquels les significations seront parfois antinomiques. Le
peacemaking (« comportement de réconciliation ») découvert
et décrit chez les primates dans les années 1980 (Waal, 1992)
existe-t-il chez les humains ? Existe-t-il sous ses dimensions
humaines symboliques et ritualisées, et, dans ce cas, est-il de
même nature que chez les singes ? Rien n’est moins évident
mais ne mérite pas moins investigation. Nous insistons sur ces
sujets particuliers, car ils nous permettent de sortir de nos car-
cans disciplinaires et de nous interroger sur le poids des objets
Qui comparer ?
111
de façon substantielle. Si la problématique de départ est de
reconstituer le mode de vie et de subsistance d’hominidés
Comparer l’incomparable —
d’il y a deux millions d’années sur la base de leurs traces,
un modèle, simien, ou hominien, pourra être mis en œuvre.
Dans les deux cas, l’exemple vivant pour lequel on disposera
d’informations riches (sur la fonction, les fins, les usages,
les significations non fonctionnelles des objets…) permet-
tra – par transfert d’attribut et inférence – d’interpréter les
données archéologiques, par définition lacunaires. Ce type
de démarche éthoarchéologique a donné lieu à diverses for-
malisations (Isaac, 1981 ; Sept, 1992) et entreprises de terrain
(Joulian, 1996 ; Backwell et D’Errico, 2001 ; Haslam, 2012)
mais, dans la plupart des cas, puisque les enjeux sont d’ordre
fonctionnel : « tel ou tel type d’outil a servi à… » ou au mieux
d’usage : « il a servi de telle ou telle façon », l’analyse des
différences spécifiques ou génériques est rarement faite. Les
déterminants physiques l’emportent et légitiment le rappro-
chement. Cette légitimité des rapprochements est pourtant
une question discriminante pour fonder une connaissance,
faute de quoi nous reversons dans l’écriture de scénarios ou
d’explications unidimensionnelles dont l’utilité, nous l’avons
déjà dit, est extrêmement discutable.
À une autre échelle de travail, macro, qui interrogerait
les systèmes sociaux présents chez les hominidés d’il y a deux
ou trois millions d’années ou chez le Last Common Ancestor, la
comparaison devra être étendue à un ensemble d’hominidés,
et plus exactement, d’hominoïdés, pouvant et devant être
impliqués dans l’opération. Le facteur taxinomique jouera
donc fortement dans ce cas de figure où la visée est de com-
prendre l’évolution des structures sociales à une échelle plus
large, de centaines de milliers d’années, pour l’exprimer en
durée (voir fig. 1 et tab. 1, p. 102-103).
Si nous considérons que l’existence de systèmes sociaux
complexes implique obligatoirement aussi de disposer de
capacités d’anticipation, de planification, de dissimulation,
d’une théorie de l’esprit, de la conscience réfléchie, etc.,
alors tous les primates candidats à de telles capacités (gorille,
orang-outan, chimpanzé, bonobo) devront être impliqués
113
retrouve malheureusement dans la plupart des travaux évo-
lutionnistes, tous enclins à écrire des histoires continues ou à
Comparer l’incomparable —
établir des rapports de causalité incompatibles avec les don-
nées dont on dispose sur la variabilité des comportements
des hominidés et des chimpanzés. Le poids des modèles est
encore très fort et préjudiciable à des interprétations neutres
(telle ou telle communauté animale est vantée comme la plus
performante ou telle espèce est favorite car plus proche des
hommes !). Un seul exemple : les travaux archéologiques sur
des sites chimpanzés menées par Mercader (Mercader et
Barton, 2007) sont intéressants pour leurs résultats (mon-
trant une ancienneté de 4 300 ans de l’activité de cassage
des noix chez ces anthropoïdes), mais fortement critiquables
dans leur façon de rapprocher les artefacts des chimpan-
zés de ceux des hominidés d’il y a deux millions d’années ;
comme si les chimpanzés n’avaient pas évolué et corres-
pondaient à un prototype, un modèle originaire applicable
sans réfléchir à des situations anciennes. La seule position
taxonomique (comme dans l’argument des 99 % d’ADN
commun) légitimerait alors le rapprochement. Pourquoi
le génétique et le phylogénétique surplomberaient-ils les
comportements, les objets ou l’histoire, si ce n’est pour
satisfaire les matérialistes les plus paresseux ? Le débat sur la
hiérarchie des sciences et la qualité des explications (distales
ou proximales notamment) est malheureusement toujours
d’actualité (Premack et Premack, 1994 ; Mesoudi, Whiten
et Laland, 2004 versus Ingold, 1998 ; Guille-Escuret, 1994 ;
Cheveigné et Joulian, 2008).
Comment comparer ?
115
hommes. Ce biais doit cependant être évalué, pensé, assumé ;
nous venons de l’écrire de différentes façons.
Comparer l’incomparable —
Si nous prenons par exemple la locomotion humaine
ou celle des anthropoïdes, on pourra orienter les question-
nements par rapport à la bipédie et à sa spécificité, à ses
avantages énergétiques, etc., et donc éclairer les faits « d’un
point de vue » hominien ; soit, à l’inverse, se placer du point
de vue des quadrumanes, et révéler l’ensemble des caracté-
ristiques motrices de ces animaux comme autant de solu-
tions adaptatives aussi originales que celles des bipèdes. Deux
options s’offrent donc au chercheur : comparer par rapport
aux humains (actuels ou passés) ou comparer sans terme fixé
de comparaison. Là encore, le biais anthropomorphique ne
constitue pas un problème dans l’absolu, mais seulement s’il
n’est pas pris en compte dans la comparaison.
La critique de l’anthropomorphisme est chose facile et
courante mais, au cours des deux dernières décennies, un
changement notable s’est observé et montre aujourd’hui la
nécessité de reprendre en main cette question refoulée par
plus d’un demi-siècle de behaviourisme. Parmi les attitudes
les plus fréquentes, on trouve celles qui sont liées à la défense
d’une cause animale et qui proclament un traitement respec-
tueux des uns et des autres (Burgat, 1997 ; Jeangène Wilmer,
2008, pour des vues d’ensemble) ou celle, de méthode, qui
prend pour argument que l’explication anthropomorphique
(de tel ou tel comportement) est la plus parcimonieuse (Waal,
1992). Une troisième, que je défends avec Véronique Servais
(Renk et Servais, 2002), se fonde sur l’usage d’un anthropo
morphisme que nous qualifions (à la suite de Dewitte, 1993 ou
Jamard, 1994) d’anthropomorphisme « critique » ou « métho-
dologique ». L’existence d’univers sémiotiques disjoints qui
ne se superposent que très partiellement (Bouissac, 1981) ont
incité Véronique Servais à développer des cadres d’analyse
avec une double description des interactions entre espèces
(notamment dans l’étude qu’elle a menée sur l’attribution
d’états mentaux aux grands et petits singes en jardins zoo-
logiques pour le projet « Hommes et primates en perspec-
tive » : Servais, à paraître). À un niveau plus g
énéral, nous nous
Ouverture
117
distinguer les comportements nouveaux d’il y a deux millions
d’années (Isaac, 1989), s’enrichit ensuite d’une caractérisation
Comparer l’incomparable —
par degré. C’est par degrés que l’on devient humain. Et la
rencontre de l’éthologie et de la préhistoire, des années 1960
à 1980, a fait renouer avec le postulat continuiste darwi-
nien. Pendant plusieurs décennies, on a comparé et inscrit
les hommes préhistoriques et les primates dans des suites
logiques dont les préfixes (pré, anté, proto, para) masquaient
mal les difficultés à rendre compte des similarités entre les
êtres. Des primates « préculturels » ou « protoculturels »
valaient sans doute mieux que des « culturels » qui auraient
concurrencé la spécificité humaine ; des « proto-outils » per-
mettaient d’indiquer des commencements plus anciens et
de réduire les distances de compréhension entre les lignées
humaines et anthropoïdes. Ces approximations lexicales et
conceptuelles furent heureusement bousculées par les obser-
vations de la primatologie et de la psychologie. Mon parti-
pris fut ici d’en prendre la mesure et de constater que ces
questions de qualité ou de degré n’ont qu’un intérêt heuris-
tique limité et qu’il convient à présent d’ouvrir et de préciser
les cadres spécifiques et temporels dans lesquels analyser les
compétences et performances humaines.
Le cadre unilinéaire de l’évolution n’a bien évidemment
plus de raison d’être, sinon à une échelle très large, et les
conceptions gradualistes ou ponctuées (Gould, 2002) sont trop
globales pour intégrer la complexité et la diversité des formules
comportementales que nous décrivons pour les hommes et les
singes, ces formules opérant à des échelles de temps bien plus
réduites (sur quelques générations par exemple). Les théories
de l’évolution qui intégreraient tant les facteurs biologiques
qu’historiques font aujourd’hui cruellement défaut. Si nous
portons un regard rétrospectif sur les cinquante dernières
années, force est de constater que le modèle leroi-gourhanien
du « geste et de la parole » (Leroi-Gourhan, 1964-1965) ne
trouve guère d’écho contemporain. Les raisons de cette
absence sont compliquées et variées mais nous pouvons le dire,
davantage liées à des logiques épistémologiques et à l’histoire
des sciences qu’aux seuls sujets et données en présence.
119
humaine qui ne peut assurer sa mémoire collective que sur
la base de vécus partagés, d’affects ou de supports de mémoire
Comparer l’incomparable —
périssables et chez laquelle aucune mise en mots et mise
en récits n’est possible ? C’est a priori le cas des sociétés de
chasseurs-cueilleurs du paléolithique inférieur. Que constitue
alors l’expérience du temps pour ces êtres a priori conscients
mais si différents de nous ?
Je laisserai ces questions en suspens mais dirai plus glo-
balement que les vues rétrospectives que nous projetons sur
nos ancêtres préhistoriques ou sur les primates ne peuvent
être utiles que si nous soulevons les capacités mnésiques des
groupes que nous investissons. Nos conceptions sapiennes
du temps (impliquant de penser collectivement le passé, le
présent, le futur) s’inscrivent dans des expériences opposées
selon les traditions, les structures sociales, les capacités à
communiquer et selon l’espèce en présence. Comme j’ai pu
le faire par le passé à propos des systèmes techniques des
chimpanzés (Joulian, 1994), les représentations sociales aux-
quelles nous pouvons avoir accès par les comportements ou
les expériences de vie sont déterminantes et il convient désor-
mais d’associer représentation sociale, mémoire collective et
comportements traditionnels, le plus étroitement possible.
La question suivante est alors de comprendre comment
des espèces aux capacités et aux structures comportementales
très différentes peuvent interagir et comment elles ont inter
agi par le passé. Comment les univers sémiotiques si dis-
semblables que ceux des hommes et des orangs-outans ou
des chimpanzés et des babouins, par exemple, peuvent‑ils
fonctionner ensemble ? Quelles théories de l’esprit ou de
la physique peuvent-elles jouer en faveur d’un commerce
durable entre ces êtres dont on sait qu’ils interagissent bel
et bien ? Faute de recherches interspécifiques poussées en
milieu naturel, nul ne peut vraiment répondre encore à ces
questions d’univers croisés et d’histoires communes. Après
les univers disjoints que je viens d’évoquer, ce secteur des
échanges interspécifiques (dans le cadre d’emprunt, d’inno-
vation, etc.) reste donc encore largement à défricher et à
baliser.
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Le droit, l’histoire,
la comparaison
P o u r e n c a d r e r la thématique du comparatisme
juridique dans une perspective historique, il est difficile de
se soustraire à un certain nombre d’éclaircissements prélimi-
naires. Il faut d’abord se demander, en effet, si la comparaison
représente pour le droit un ajustement ponctuel de la méthode
du juriste, un élargissement, à la faveur d’une situation histo-
rique précise, de sa vision de la géographie des normes, ou si
elle n’exprime pas plutôt un présupposé épistémologique de
base qui, tout en étant de nature historique, se serait imposé
dans une strate temporelle plus profonde et structurelle. En
d’autres termes, la comparaison émerge-t-elle à une époque
assez récente comme une nouvelle manière de concevoir
le monde du droit, ou est-elle un réquisit qui accompagne
nécessairement le droit lui-même, indépendamment des cir-
constances particulières qui, à partir de la seconde moitié du
xixe siècle, marquent la naissance de la discipline que nous
appelons « droit comparé » ? La comparaison sert-elle en tout
et pour tout à établir identités et différences – d’abord entre les
cas d’espèces concrets, puis entre les législations, les systèmes
juridiques nationaux, proches ou lointains, entre les modèles
de la codification et du case law et, à l’intérieur des droits
codifiés, entre la fi
liation romano-germanique et la filiation
129
échoit ce qui n’est ni nécessaire ni impossible, pour reprendre
la célèbre définition aristotélicienne de l’endechomenon 1. Si
Prémices médiévales
131
d’abstraire une situation typique à partir de l’aspect matériel
du cas d’espèce valorise au maximum un art de comparer
133
variété des procédés cognitifs utilisés pour maîtriser un
univers de normes dépourvu du cadre scientifique élaboré
135
invoqués devant les tribunaux ecclésiastiques, on pouvait
recourir aux principes du droit canon devant les juridictions
7. Franciscus Zabarella, Consilia, Venise, Porta 1581, cons. 95, no 4. Pour
Albericus de Rosate, « Administratio praelatorum maior & liberior est,
quam aliorum administratorum », Dictionarium iuris, tam Civilis, quam
Canonici, Venise, 1601, fol. 12r.
La problématique moderne
137
droit. Il n’est même pas admis généralement qu’elle tende à
en éclairer le côté philosophique ou les principes. Son tra-
139
ne sommes point familiarisés, consiste à les rapprocher pré-
maturément des phénomènes de même sorte, en apparence,
141
que sur l’hypothèse de leur convergence sous la forme
de principes communs à une pluralité d’ordres juridiques
143
pluralité de systèmes juridiques. Alors la comparaison ne
portera plus seulement sur le matériau normatif, mais sur la
Le droit migrateur
145
à d’autres formes d’expérience sociale pour en redessiner
l’identité, à la façon de ce que l’on pourrait décrire comme
11. Congar s’appuie sur Grillmeier (1970). La question est posée explici-
tement dans Alberigo et Jossua (1985).
147
son origine dans le manque d’autosuffisance normative
dont souffre l’institution isolée, et dans son besoin onto-
149
que dépend la qualité juridique d’une décision, qu’il s’agisse
d’un dogme, d’un canon ou d’une règle éthique. Elle est
12. Citant Paul Hinschius (1879, p. 349) : « La réception n’est pas un acte
qui procure la validité et la constitue dès le principe ; elle déclare seule-
ment que les décisions ont été valides depuis le début ; la non-réception,
par contre, n’empêche pas la perfection de la validité (juridique), elle
constate bien plutôt que les décisions ont été frappées de nullité dès
leur formation. »
151
rité légitime selon l’ordre et la vérité a été accueillie par un
consensus partagé. Mais dans l’un et l’autre cas, l’événement
Greffer
153
un instrument naturellement bénéfique à l’évolution des
systèmes juridiques et ceux qui en dénoncent, à l’inverse,
155
produire des normes – ne se comprennent que pour autant
qu’elles sont immergées dans un contenant plus vaste,
16. « Ideas, attitudes, values and opinions about law, the legal system and legal
institutions in any given population. »
17. Les propositions fondamentales du matérialisme, telles que Marx les
exprime dans la première thèse à Feuerbach, restent valides à nos yeux.
157
sur une base qui diffère de l’exigence de rendre la justice. Ce
droit parallèle s’est progressivement émancipé du ressort du
18. Sur les implications réciproques entre le for interne et le for externe,
entre la sphère de la conscience (le secret) et celle de la politique, entre
le confesseur et le juge, on lira Chiffoleau (2006).
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le rôle de la commercialisation des savoirs dans la création
d’un espace public de la technique au xviiie siècle (Stewart,
1992 ; Hilaire-Pérez, 2007 ; Hilaire-Pérez et Thébaud-Sorger,
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vellent les codes de la curiosité et promeuvent l’intérêt de
publics différenciés pour la technique (Berg, 2005 ; Hilaire-
Pérez, 2000b et 2008b ; Bennett, 2002 et 2006). Ainsi, au
début du xixe siècle, à Birmingham, James Bisset possédait
une boutique doublée d’un musée, et vendait aussi bien ses
productions (articles de décoration, portraits en médaillons)
que des tableaux de maîtres (Berg, 2005, p. 199-204). Ces
hybridations entre invention, commerce et art ne sont en rien
une nouveauté dans l’Angleterre hanovrienne ; une génération
plus tôt, les Pinchbeck, réputés pour leurs horloges musicales
et tableaux animés, avaient installé à Londres un entrepôt, le
Repository, qui faisait office de salle de vente et d’exposition
pour des articles de goût et des objets mécaniques (Hilaire-
Pérez, 2008b). Certaines pièces, telle une grue, furent primées
par la Society of Arts, société savante qui elle-même tenait un
163
d’un modèle français où l’invention est une « affaire d’État »
et l’inventeur, une figure civique. Il serait aisé d’accuser le
de Londres
Faire des sciences sociales – Comparer —
165
création doit donc se comprendre aussi dans le contexte de
l’essor des dispositifs de médiation visuelle, des shows et
167
et à répliquer ces dessins techniques élaborés (perspectives,
projections, vues de détail sous des angles multiples 5).
Institutionnaliser la technique,
des Lumières à la Révolution
169
fait » (De Place, 1981, p. 83). L’enjeu est de développer la
capacité d’historiciser le mouvement inventif et de fournir
171
corps et d’ordres, que lègue l’hôtel de Mortagne au Conser-
vatoire des arts et métiers sous la Révolution.
Dépôts d’inventions
et artisanat à Lyon
173
(Ballot, 1978, p. 343). De plus, les récompenses sont attri-
buées en fonction du nombre d’apprentis formés et de la
175
modèles s’exprime une ambition technologique au sens
fort, comme science des arts, dans la lignée des tentatives
177
Arts, Eynard se fait le défenseur des sciences et des arts utiles
et conteste à la ville « le droit de se défaire des objets donnés
15. Un concours est proposé en 1823 pour « un métier pour obtenir à
l’ouvraison des soies égales ». Il est financé par souscription, en accord
avec les prud’hommes, la chambre ne pouvant fournir les fonds. Un
autre concours est lancé en 1837 et en 1842 pour le flottage de la soie,
avec dépôts de modèles et expériences à la chambre de commerce et à
la condition des soies (CCIL : SOI 010).
16. La condition publique des soies est un service de certification de la
qualité des fils de soie.
179
Martinière est clairement indiquée aux inventeurs dans les dos-
siers traités par la chambre de commerce. Ceux-ci reçoivent
17. Pour l’instant, il ne nous est pas possible de savoir si ce cabinet recoupe
ou non le « musée de La Martinière » abritant les inventions primées.
18. Marin est aussi chargé, par la chambre de commerce, de veiller sur
les collections lyonnaises et de mener une étude comparée avec les
étoffes étrangères (CCIL : Registre des lettres de la chambre de commerce,
1855-1856, 18 mai 1855).
19. Un livret catalogue fut publié à cette occasion : Catalogue des métiers modèles
représentant l’histoire du tissage en soierie à Lyon depuis son origine jusqu’à nos
jours, au palais Saint-Pierre, salle de l’ancienne Bourse, Th. Lepagnez, 1861
(bibliothèque du musée des Tissus). Les métiers sont aussi décrits dans
Eymard (Note sur la collection des métiers, op. cit.) et Razy (1913). Certaines
de ces maquettes ont été répliquées dans les ateliers du Conservatoire des
arts et métiers, ainsi le « métier égypto-grec » (Catalogue des collections du
musée des Arts et Métiers. Série T, 1942, p. 98).
181
le marché, notamment par des brevets qui mettent Lyon en
concurrence à l’échelle nationale. La question du territoire
20. 8 avril 1845, CCIL : SOI 016. Quand les équipements restent dans l’ate-
lier de l’inventeur, des dispositions sont prises pour assurer les visites.
183
* *
185
qu’il promette que ses enseignements – les arts chimiques,
« le développement économique de l’électricité », « les appli-
Bibliographie
Altick Richard, 1978, The Shows of London, Londres-Cambridge,
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Anderson Robert G. W., 1992, « “What is technology ?” : Edu-
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Bailey Alexander Mabyn, 1782, 106 Copper Plates of Mechanical
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by the Society of Arts, 2 vol., Londres.
Bailey William, 1772, The Advancement of Arts, Manufactures
and Commerce or Description of the Useful Machines and Models
contained in the Repository of the Society of Arts, 2 vol., Londres
(55 planches).
187
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1800-1850 », dans Charles F. Sabel et Jonathan Zeitlin (eds.),
189
offerts à Denis Woronoff, Paris, CHEFF (coll. « Histoire éco-
nomique et financière de la France », Série « Animation de la
191
eighteenth century, Londres, British Museum Press.
Soria Audrey, 1997, La chambre de commerce et d’industrie de
Comparaison
et échanges culturels
Le cas des traductions
195
pays, selon le nombre de locuteurs primaires et secondaires.
Ce modèle présente des avantages dans la mesure où il
Comparaison et échanges culturels —
construit des oppositions sans solution de continuité entre
les pôles ainsi définis, permettant de mesurer le degré de
centralité ou de périphéralité et de définir des positions
intermédiaires (semi-centrales ou semi-périphériques). Qui
plus est, il permet d’encastrer plusieurs systèmes comme
les relations entre États-nations et les relations entre villes
selon le degré de centralisation d’une entité politique (État,
empire) ou encore la concurrence entre capitales culturelles
(Charle, 2009).
Comme on le voit d’ores et déjà, se pose la question du
comment, à savoir de la méthode adéquate pour comparer
les entités sous examen, étudier les transferts et les échanges
entre elles, ainsi que le système de relations dans lequel elles
sont encastrées. Pour comparer, il faut définir les éléments
comparables. La comparaison d’entités requiert deux opé-
rations préalables : d’une part, la définition de la relation
de l’élément à l’entité considérée ; d’autre part la construc-
tion d’indicateurs de comparaison. Si on laisse de côté les
approches essentialistes fondées sur des définitions préalables
d’un phénomène ou d’une entité (régime, État-nation) qui
supposent une relation nécessaire entre l’élément et l’entité,
la première opération fait généralement appel aux notions de
système (selon l’approche fonctionnaliste développée entre
autres par Parsons), de structure (notion transposée par Lévi-
Strauss de la linguistique à l’étude des phénomènes sociaux
et qui est à l’origine de l’approche relationnelle), ou d’idéal-
type (notion forgée par Weber pour désigner le résultat de
l’opération de typification).
L’opération de typification vaut aussi pour les processus,
dont l’étude comparée requiert la construction d’une série
d’indicateurs (par exemple, les processus d’institutionnali-
sation ou de professionnalisation). De tels indicateurs ou
éléments de comparaison sont produits par les entités elles-
mêmes ou par des instances internationales comme l’OCDE
ou le BIT : PIB, taux de natalité et de mortalité, taux de pau-
vreté, taux de chômage, taux de scolarisation, etc. Ils tendent
197
bien sûr, mais certaines d’entre elles peuvent être articulées
de manière à démultiplier les angles d’analyse d’un même
Comparaison et échanges culturels —
phénomène. Nous en développerons ici un exemple à tra-
vers un objet particulier, les traductions, qui constituent
un cas intéressant pour les approches transnationales, en
ce qu’elles permettent de mesurer la circulation des textes
entre les cultures, posant ainsi la question des échanges et
de leur évolution, question à laquelle il ne peut être répondu
de façon satisfaisante que si l’on procède par comparaison
et si l’on restitue les entités comparées dans la structure
globale des relations entre entités comparables. Si l’analyse
des échanges nécessite de comparer les entités concernées,
elle apporte à la comparaison une dimension dynamique
tout en permettant de l’inscrire dans un système plus global
de rapports de force inégaux.
On passera du niveau macro au niveau méso puis au
niveau micro, en montrant comment leur articulation
permet de complexifier la problématique et d’affiner la
comparaison à différentes échelles, pour restituer divers
aspects d’un même phénomène. Au niveau macro, c’est la
notion de marché qui permet d’appréhender aussi bien les
interactions entre entités (ici les États-nations), à travers
les flux de traduction, que la structure des relations qui
les unit, soulevant la question du degré d’encastrement
des marchés nationaux dans le marché mondial et de la
comparaison entre marchés nationaux (taille, exportation,
contrôle, politiques d’aide, etc.). Au niveau méso, le concept
de champ permet de comparer la structure de la production
éditoriale dans différents pays et la place qu’y occupe la
traduction. À ce niveau, on s’intéresse plutôt à l’importation
et à la réception, en comparant notamment les catalogues
des maisons d’édition. Au niveau micro, ce sont les choix
et les stratégies des agents face aux contraintes imposées
aux deux autres niveaux qui sont observés : la comparaison
prend en compte les variables structurales tout en rappor-
tant les stratégies individuelles aux dispositions et aux tra-
jectoires. En conclusion, on reviendra sur les avantages de
la comparaison structurale.
le niveau macro
Faire des sciences sociales – Comparer —
199
sentation qu’on se fait communément de la « globalisation »
(Sapiro, 2009) : l’anglais a renforcé sa position hypercentrale,
Comparaison et échanges culturels —
passant de 45 % à 59 % des ouvrages traduits dans le monde,
tandis que le russe a chuté de 12,5 % à 2,5 % au début des
années 1990. Le français et l’allemand se sont maintenus à
9-10 %, l’italien à près de 3 %, et l’espagnol a renforcé sa
position (de 1,6 % à 2,6 %), mais le nombre de langues semi-
périphériques a diminué. On note toutefois une croissance
de la présence des langues asiatiques, notamment le japonais
(près de 1 %) et le chinois (inférieur à 1 %).
Une fois ces régularités et leurs évolutions décrites, il
reste à les expliquer. La mesure de comparaison adoptée par
de Swaan, à savoir le nombre de locuteurs primaires et secon-
daires, ne fonctionne pas ici comme explication causale. Elle
soulève même un paradoxe : comment se fait-il que la langue
la plus parlée et lue au monde, l’anglais, soit aussi la plus tra-
duite ? Pourquoi est-il nécessaire de traduire une langue que
l’on peut lire dans le texte original ? Ce paradoxe se résout
si l’on considère que l’entité de référence est, dans ce cas, le
marché du livre plutôt que la langue, laquelle ne constitue
qu’une variable, à côté du pays d’origine, de la ville de publi-
cation, de la maison d’édition où a paru l’ouvrage original,
de celle qui publie la traduction, de l’auteur et du traducteur.
Or le marché du livre est doublement structuré par les aires
linguistiques et par les États-nations, qui fixent un cadre juri-
dique (droit d’auteur, restriction à la liberté d’expression) et
les frontières géographiques de son application. Et de fait, si
l’on introduit la variable du pays d’origine, on constate que,
plus que la langue, c’est le pays qui est déterminant dans les
flux de traduction. Les titres traduits de l’anglais proviennent
en effet majoritairement des États-Unis et du Royaume-Uni,
ceux traduits du français de la France, etc. À la centralité de
la langue s’ajoute donc la centralité du pays sur le marché
mondial de la traduction.
S’agissant d’un marché, des facteurs économiques
s’imposent spontanément pour rendre compte des écarts
entre les flux : une corrélation peut en effet être établie avec
la taille du marché national, selon le nombre de titres publiés
201
nationales et dans le projet d’acculturation des populations
(Anderson, 1996). Parallèlement, des espaces éditoriaux
Comparaison et échanges culturels —
transnationaux se formaient sous l’impulsion de la volonté
d’expansion et de conquête de nouveaux marchés, associée
aux politiques impérialistes à visée culturelle, dans les aires
linguistiques hispanophone, anglophone, germanophone,
francophone ou arabophone ; aires qui se sont elles-mêmes
structurées autour de l’opposition entre ces centres et leurs
périphéries, qu’il s’agisse des territoires colonisés ou des pays
où ils exerçaient une hégémonie, devenus des débouchés pour
les ouvrages publiés dans les villes centrales.
Cette structure a été remise en cause à partir du xixe siècle
par la construction des identités nationales, qui sont d’ailleurs
nées en partie d’une réaction à l’hégémonie culturelle exercée
par ces centres (Thiesse, 1999), notamment à l’aide de poli-
tiques publiques de soutien à la production locale et de protec-
tion des marchés nationaux. À partir du milieu du xixe siècle,
la traduction devient ainsi le mode principal de circulation
des œuvres littéraires entre les cultures. Alors que l’œuvre de
Balzac avait largement circulé en français, langue des élites
européennes, les romans de Zola furent lus en traduction.
La circulation du modèle national favorisa la formation de
marchés éditoriaux nationaux, qui se constituèrent dans un
premier temps à travers les traductions. Corrélativement, un
marché international de la traduction se formait, réglementé
par la Convention internationale de Berne sur le droit d’auteur
de 1886, à laquelle de nombreux pays adhérèrent au début du
xxe siècle. Les traductions devinrent un instrument dans la
concurrence entre les États-nations en formation, et un outil
pour exercer une hégémonie, notamment au lendemain de
la Première Guerre mondiale, quand la culture fut intégrée
à la diplomatie, à l’instigation de l’Institut international de
coopération intellectuelle (IICI) de la Société des Nations,
comme moyen de pacification des relations internationales
(Renoliet, 1999) : une conception qui a survécu à travers les
conceptions de « rayonnement culturel à l’étranger » ou de
« diplomatie d’influence ». Par-delà l’incitation de l’IICI, qui
créa en 1931 l’Index Translationum, repris après la guerre par
203
carrer l’hégémonie des centres ont plus ou moins réussi.
Contesté depuis le xviiie siècle par les États-Unis d’Amé-
Comparaison et échanges culturels —
rique, qui ont développé leur propre industrie du livre, le
centre de l’espace anglophone s’est progressivement déplacé,
durant les années 1960-1970, de Londres à New York. De
même, la formation des États-nations d’Amérique latine a
favorisé le développement d’une littérature et d’une édition
locales qui ont pu s’épanouir pendant la période franquiste
(Sorá, 2009), et qui luttent aujourd’hui contre la stratégie
de reconquête impérialiste que déploient les éditeurs espa-
gnols outre-Atlantique. Longtemps défiée sans succès par
les éditeurs belges (Durand et Winkin, 1999), la domination
de Paris l’est désormais aussi par l’édition québécoise, qui a
émergé après la Deuxième Guerre mondiale.
Les traductions constituent un bon lieu d’observation
de ces tensions qui traversent les aires linguistiques, dans la
mesure où les contrats de cession déterminent les territoires
de distribution de l’ouvrage traduit sur lesquels l’éditeur qui
en acquiert les droits exige l’exclusivité (à la différence de
l’open market, où plusieurs éditions peuvent se faire concur-
rence), selon une pratique qui s’est développée dans les
années 1970. Les contrats varient donc entre l’exclusivité
des droits mondiaux et les restrictions territoriales, qui ont
permis le développement de pratiques de coédition (entre
éditeurs étasuniens et anglais par exemple).
La répartition géographique des traductions au sein
d’une aire linguistique selon leur lieu de publication consti-
tue un bon indicateur du degré de concentration éditoriale
sur le territoire concerné. Prenons l’exemple des traduc-
tions du français en anglais publiées aux États-Unis et de
celles de l’anglais en français publiées en France (Sapiro,
2010a). Tout d’abord, on constate, d’après les données de
l’Index Translationum, l’asymétrie des échanges du point de
vue du nombre de titres qui sont traduits (un rapport de
presque 1 à 8) entre la langue hypercentrale qu’est l’anglais
et la deuxième langue centrale qu’est le français (voir tab. 1,
p. 202). Notons que l’anglais est la seule langue avec laquelle
le ratio des échanges est négatif pour le français.
Anglais-français Français-anglais
France 81,1 % États-Unis 37,5 %
Paris 71,7 % New York 15,8 %
Total aire francophone 80 069 Total aire anglophone 11 318
Données : Index Translationum (Sapiro, 2010a).
205
universitaires. Cependant, les presses universitaires jouent
également un rôle non négligeable dans l’importation de la
Comparaison et échanges culturels —
littérature française aux États-Unis. De ce fait, seules 46 %
des traductions littéraires du français parues aux États-Unis
pendant la période étudiée ont été publiées à New York, selon
la base que nous avons constituée (base Sapiro), la dispersion
géographique étant beaucoup plus importante qu’en France
(voir carte 1).
Anglais-français Français-anglais
France 89,5 % États-Unis 56,6 %
Paris 83,4 % New York 25,7 %
Total aire francophone 44 621 Total aire anglophone 2 500
Données : Index Translationum (Sapiro, 2010a).
207
le niveau méso
Comparaison et échanges culturels —
Après s’être interrogé sur la circulation des traductions, ses
régularités, sa géographie, et ce qu’elle révèle du marché
mondial de la traduction, il faut changer d’échelle et de point
de vue pour les observer sous l’angle de la culture d’accueil.
Largement occultées par l’histoire littéraire, les traductions
font partie intégrante de la production éditoriale nationale.
Les traductions n’ont pas seulement intensifié et diversifié
les échanges entre les cultures : elles ont été constitutives des
littératures en langues vernaculaires qui ont émergé dans le
cadre du double processus de laïcisation et de démocrati
sation de la vie culturelle. Elles ont permis de constituer des
répertoires linguistiques et stylistiques, des modèles d’écri-
ture et un corpus d’œuvres dans les langues nationales dont
elles participaient ainsi à la codification (Even-Zohar, 1997).
Les prendre pour objet donne corps à la critique faite au
comparatisme qui suppose l’existence d’entités distinctes :
les cultures nationales se sont formées à partir d’un fonds
commun d’œuvres traduites (Milo, 1984). Ce constat permet
également de relativiser l’idée d’une hybridation des cultures
à l’heure de la globalisation : les cultures nationales sont elles-
mêmes des entités hétérogènes, fruits de processus d’hybri-
dation par l’adaptation de modèles étrangers, y compris pour
résister aux diverses formes d’hégémonie.
On peut néanmoins comparer la place qu’occupent
les traductions dans les différents marchés nationaux. Du
simple point de vue du nombre de nouveaux titres publiés,
la part des traductions dans la production éditoriale de diffé-
rents pays varie. On a pu ainsi constater qu’elle augmentait
à mesure qu’on passait des cultures centrales aux cultures
périphériques : entre 1989 et 1991, elle était de 3 % aux
États-Unis et en Grande-Bretagne, de 15 à 18 % en France
et en Allemagne, de 25 % en Italie et en Espagne, de 35 %
au Portugal, et de 65 % en Suède (Ganne et Minon, 1992).
Plutôt que d’adopter une explication purement fonctionna-
liste consistant à dire que les cultures importent les éléments
qui leur font défaut, explication qui présente l’inconvénient
209
d’équivalent en France du point de vue de la structuration
de ce domaine. Deuxième différence de taille, l’intervention
Comparaison et échanges culturels —
de l’État et des collectivités territoriales, quasi inexistante
aux États-Unis, joue un rôle majeur dans le marché du livre
en France : la politique de soutien au livre y a des répercus-
sions à plusieurs niveaux de la chaîne de production et de
distribution, de l’aide à la publication et à la traduction au
soutien du réseau des librairies indépendantes, en passant
par la loi Lang sur le prix unique du livre. La troisième dif-
férence concerne la division du travail au sein de la chaîne
de production, avec l’externalisation, aux États-Unis, de la
fonction de découverte des nouveaux auteurs, déléguée aux
agents littéraires, quand elle est demeurée en France interne
à l’édition. Une dernière différence concerne les principes de
classification, notamment la distinction entre fiction et non-
fiction aux États-Unis, et celle entre « littérature française »
et « littérature(s) étrangère(s) » qui organise les catalogues
des éditeurs français.
Cependant, le concept de « champ » forgé par Pierre
Bourdieu permet d’appréhender, par-delà leurs différences,
les homologies structurales entre ces deux espaces éditoriaux,
et tout particulièrement l’opposition entre un pôle de grande
production et un pôle de production restreinte, qui revêt
des formes spécifiques dans chacun d’eux (Bourdieu, 1977
et 1999). Ces deux pôles se différencient par leur rapport à
l’économie et au profit. Au pôle de grande production pré-
vaut la logique de la rentabilité, au service de laquelle est mise
la rationalisation de la production, qui passe notamment par
les concentrations (fusions-acquisitions), la surproduction et
la tentative de contrôle de la chaîne de diffusion-distribution.
Privilégiant la dimension intellectuelle du travail éditorial,
les représentants du pôle de production restreinte tendent
au contraire à négliger le profit à court terme au bénéfice
de l’accumulation de capital symbolique sur le long terme,
par la constitution d’un fonds d’ouvrages jugés de qualité
sur le plan intellectuel ou esthétique. De ce fait, l’économie
de ce pôle se caractérise par le recours à des aides et à des
subventions provenant des pouvoirs publics, du mécénat ou
211
aussi bien le champ éditorial étasunien que son homologue
français. Les petits éditeurs indépendants, notamment ceux
Comparaison et échanges culturels —
qui se situent dans une perspective critique ou ceux qui se
spécialisent dans la littérature traduite, l’ont intériorisé et
mobilisent spontanément cette distinction par rapport aux
éditeurs des grands groupes, soulignant qu’ils n’ont pas
d’actionnaires à satisfaire et mettant en avant leurs objectifs
non commerciaux, conçus tantôt comme une « mission »,
tantôt comme une « passion ».
Cependant, si l’indépendance de l’éditeur est souvent
considérée, à juste titre, comme une liberté lui permettant
de mettre en œuvre sa propre politique sans avoir de comptes
à rendre à des actionnaires qu’on imagine plus intéressés
par le profit économique que par la qualité de la production
(Schiffrin, 1999 ; Vigne, 2008 ; Discepolo, 2011), il faut se
garder de superposer mécaniquement à ce clivage (sur les
frontières duquel les représentants de ce pôle ne s’accordent
pas du reste) l’opposition entre pôle de grande production
et pôle de production restreinte. Premièrement, certains
éditeurs indépendants peuvent développer une politique
commerciale agressive, quand des maisons rachetées par
des groupes peuvent conserver une certaine autonomie dans
leur politique éditoriale, en fonction de leur tradition, de la
marge de manœuvre de leurs dirigeants et des savoir-faire
qui y sont réunis. Deuxièmement, plutôt que de considérer
les groupes comme des entités homogènes, il faut les appré-
hender comme des ensembles hétérogènes, reproduisant les
hiérarchies et les clivages du champ dans son ensemble, par
le biais de leur type de spécialisation. Ainsi, dans les grands
groupes américains, les « marques » tendent à se spécialiser
selon les oppositions fiction/non-fiction, haut de gamme/
commercial, cette dernière recoupant en partie la polarisation
entre production restreinte et grande production. Cette orga-
nisation caractérise également les grands groupes en France,
où elle vient se superposer à une structuration par collections
qui remplit des fonctions similaires (Simonin, 2004 ; Sapiro,
2008). Chez les grands éditeurs littéraires, les collections
de littérature générale en français se distinguent ainsi, d’un
213
linguistique y est élevée.
À l’inverse, aux États-Unis, les traductions du français,
Comparaison et échanges culturels —
première langue traduite, se situent principalement au pôle
de production restreinte, dans la catégorie de la littérature
« haut de gamme ». En témoigne le rôle que jouent les édi-
teurs à but non lucratif, presses universitaires incluses, dans
l’importation de la littérature française dans ce pays. Sur les
vingt-neuf éditeurs ayant publié au moins dix traductions du
français entre 1990 et 2003, neuf, soit près d’un tiers, sont
à but non lucratif (Sapiro, 2010a). Il n’y a pas de véritable
équivalent aux grandes collections de littératures étrangères
dans ce champ éditorial où les catalogues ne sont pas orga-
nisés par collections.
Le concept de champ permet donc d’identifier les
homologies structurales entre deux espaces comparables et
relativement autonomes, en dissociant ce qui tient à leur
encastrement dans le marché international de l’édition de
ce qui relève de leurs histoires respectives. S’il est largement
déterminé par des contraintes structurales, leur développe-
ment n’a cependant rien de nécessaire : la perpétuation des
structures ou leur transformation est le fruit de rapports de
force, de luttes de concurrence et d’alliances entre agents
– individus et institutions – qu’il faut là encore étudier empi-
riquement.
215
expliciter cette mission – généralement dans des termes rele-
vant du registre pédagogique –, en vue de recevoir les aides
Comparaison et échanges culturels —
des fondations philanthropiques qui leur permettent d’exister.
Les traductions en font partie. Elles sont généralement pré-
sentées comme contribuant à l’ouverture à d’autres cultures
et à la diversité. De ce fait, pour les éditeurs et traducteurs
qui la promeuvent, la traduction est désormais conçue comme
une cause non seulement littéraire mais aussi politique. Ce
combat, qui a pris corps autour du constat que les traductions
ne représentaient que 3 % de la production éditoriale améri-
caine, se situe à deux niveaux : lutte contre la domination de
l’anglais et volonté de faire entendre d’autres voix. Il a été
engagé par une nouvelle génération d’éditeurs indépendants
alliés au PEN Club, qui organise des rencontres, notamment
le PEN Voice Festival, et s’est doté d’instances, comme le site
baptisé Threepercent en référence à la faiblesse du taux des tra-
ductions aux États-Unis ainsi que d’une revue en ligne, Words
Without Borders, qui vise à promouvoir une « globalisation »
des échanges en important des voix d’autres langues comme
le dit son manifeste (www.wordswithoutborders.org).
En France, les registres justificatifs sont comparables, à
ceci près que le rapport de force est beaucoup moins défavo-
rable du fait d’une politique étatique reposant sur une alliance
entre les agents de l’État et les acteurs du livre, fondée sur
la croyance que le livre n’est pas une marchandise comme
les autres (Surel, 1997), et qui protège, par conséquent, le
secteur de production restreinte avec un double dispositif :
régulateur – la loi Lang de 1982 sur le prix unique du livre –,
et incitateur – le soutien à la librairie indépendante et les
aides à la publication distribuées par le Centre national du
livre. Ces dernières incluent des aides à la traduction non
seulement du français vers d’autres langues, comme c’est
généralement le cas, mais aussi des autres langues vers le
français, selon une stratégie qui visait, lors de sa mise en place
à la fin des années 1980 par Jean Gattégno, lui-même tra-
ducteur, à lutter contre la domination croissante de l’anglais,
et qui a aujourd’hui pour référentiel la notion de « diversité
culturelle » adoptée par l’Unesco en 2001. Ainsi, en France,
*
* *
217
impact plus symbolique que professionnel. Mais ces champs,
qui se sont constitués au niveau national, sont encastrés dans
Comparaison et échanges culturels —
le marché mondial du livre, lui-même structuré par des rap-
ports de force inégaux, qui déterminent en grande partie les
échanges et la circulation des modèles éditoriaux. La compa-
raison interculturelle doit tenir compte de ces phénomènes
sous peine d’imputer aux marchés nationaux des traits qu’ils
doivent à cet encastrement, voire de construire un modèle de
développement unique, qui serait ainsi naturalisé. Elle doit
aussi concevoir ces champs comme des espaces dynamiques,
où s’affrontent des agents – individus et institutions – en lutte
pour le maintien ou le renversement des rapports de force qui
les constituent. Ces espaces sont dotés d’une histoire propre,
inscrite dans les catalogues (le fonds qu’il faut gérer), dans
les traditions éditoriales et dans les savoir-faire des agents.
Le changement peut y advenir soit de la circulation des
modèles dans le cadre des échanges internationaux, soit par
la transformation du recrutement social, mais il sera dans
les deux cas le fruit d’affrontements entre ses promoteurs et
ceux qui le combattent. La comparaison doit donc intégrer
une dimension dynamique et processuelle (Boschetti, 2010).
La perspective diachronique a ici une double fonction, qui
vaut pour les trois niveaux d’observation : comparative (entre
différents états du champ) et génétique (genèse d’un espace
social et de sa structure). Contrairement à l’approche pré-
sentiste qui prévaut aujourd’hui dans une bonne partie de
la science sociale étasunienne, il faut rappeler que les struc-
tures sociales sont la cristallisation de processus antérieurs
selon des temporalités qui doivent être déterminées par le
chercheur et qui varient du long au court terme, comme l’a
montré cette étude de cas : du long terme de la structuration
d’un marché mondial de la traduction avec ses centres et ses
règles, au court terme de la mobilisation des agents en faveur
de la cause de la traduction à l’heure de la mondialisation,
en passant par le moyen terme de l’histoire comparée des
champs éditoriaux.
219
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L’acte comparatiste
Le regard
227
et à l’image, de façon à envisager la fiction en termes com-
paratifs. « Image » est employé ici dans un sens général,
Le regard —
correspondant à « texte », que l’image soit photographique
ou cinématographique, isolée ou consécutive, immobile ou
animée, qu’il s’agisse d’un plan ou d’une scène. On peut appe-
ler « point de vue » dans le cas de l’image ce que l’on nomme
« écriture » pour le texte, à savoir le dispositif d’énonciation
ou de prise de vues. Ce dispositif n’est pas une caractéristique
interne comme le style, duquel relèvent des éléments tels la
lumière, le cadrage, le mouvement. Le « point de vue » est
l’extériorité même de l’élaboration par rapport au récit. Qu’il
s’agisse de texte ou d’image, le « récit » est l’énoncé dans
sa continuité narrative, qui peut se contenter d’une image
isolée. Une première précaution s’impose, celle de distinguer
soigneusement la fiction du récit. Celui-ci est le monde des
faits articulés dans leur déroulement. Il peut ou peut ne pas
être fictif.
Il y a cependant une différence essentielle entre le texte
et l’image analogique automatisée. Dans l’enregistrement
photographique ou cinématographique, monde fictif et
monde réel sont matériellement identiques. Les décors fan-
tastiques du cinéma expressionniste allemand n’y changent
rien. Le monde photographié et le monde réel sont tous
deux visibles. L’image photographique est homogène à son
objet. Elle le reste en dépit de la perte d’une dimension
spatiale et de quelques qualités secondes. Elle est toujours
vraie puisque le médium ne crée pas l’objet (ce qui n’est pas
le cas de la peinture). De sorte que l’image photographique
n’apparaît fictive que si son élaboration est visible, sinon elle
est seulement un morceau du monde. En ce qui concerne
le texte, les choses sont différentes. Le monde du récit est
toujours hétérogène au monde réel. Il incline spontanément
vers la fiction.
On a souvent voulu définir celle-ci par le mécanisme de
la feinte illusion. Mais c’est un symptôme psychologique, pas
un trait grammatical. En fait, c’est le régime sémiotique qui
permet de comprendre le mécanisme psychologique. Pro-
fitant de la simplification apportée par l’image analogique
229
ration du point de vue et du récit. Si l’on voyait courir des
câbles de projecteur sur la scène des Trois Mousquetaires, ce
Le regard —
ne serait plus un film de cape et d’épée mais un film sur
le tournage des Trois Mousquetaires. Ce serait le récit de la
prise de vues d’un récit. Nous aurions à ce moment d’autres
exigences que celles que nous avons normalement à l’égard
d’un film de fiction. Nous voudrions en apprendre plus sur
la prise de vues que sur le récit et il fait peu de doute que les
câbles n’y suffiraient pas. Nous serions déçus, par exemple,
de ne pas voir la caméra du tournage du film de fiction. C’est
qu’elle est normalement invisible. Lorsqu’elle apparaît, nous
changeons forcément de récit. Autrement dit, le contact du
récit et de la prise de vues donne naissance à un pacte de
lecture différent.
Or il se trouve que nous avons pris l’habitude de regar-
der les images analogiques, celles du cinéma et de la pho-
tographie, quelles qu’elles soient, comme si le sens qui les
animait était contenu dans les choses elles-mêmes, non dans
le regard qui leur donne forme, comme si elles appartenaient
à un monde valable en soi et qui n’aurait pas besoin d’être vu,
comme si elles venaient d’un monde fictionnel, justement.
Bref, nous faisons très souvent appel en lisant les images
analogiques à une grammaire qui est celle de la fiction et
nous éprouvons une gêne devant ce qui rend visibles le point
de vue et le dispositif d’élaboration.
231
trer une réalité sociale préexistante, elle en est la révélation
et souvent même le facteur déclenchant, comme Jean Rouch
Le regard —
l’avait souligné en constatant que l’insistance de la caméra
avait fini par provoquer au tournage une crise de posses-
sion qui tardait à venir. La présence du regard ne déforme
pas les choses mais les ordonne. Et ne vivons-nous pas dans
un monde social où les actes sont par définition observés,
commentés, jugés ? Les faits nus y sont absents. C’est cela
que l’on appelle une société. Ni l’ethnographe ni le filmeur
ne changent la nature de ce monde, ils portent seulement à
l’incandescence son caractère intrinsèquement réflexif. Cela
n’exige pas d’eux de se cacher, seulement d’être attentifs et
de faire preuve de tact.
De plus, si la prise de vues fait partie du monde tel
qu’il est (imaginons la situation documentaire typique d’un
cinéaste qui descend sur le boulevard et se met à filmer ce
qu’il trouve devant lui), pourquoi cela deviendrait-il un
monde fictionnel ? Seulement parce que la caméra lui ferait
subir une déformation ?
La prise de vues change le monde, certes, comme toute
présence change le monde, comme l’arrivée du Révizor
dans la pièce de Gogol change tout, mais un changement
du monde n’outrepasse pas le régime normal de la réalité
et n’exige pas un pacte sémiotique différent. La présence
d’un regard dans le monde, qu’il soit ethnographique ou
cinématographique, ne fait pas pour autant du monde une
inauthentique fiction. Elle le remplit seulement de ses attri-
buts sociaux. La déformation que le regard lui fait subir
n’impose pas la feinte illusion de la prise de vues absente
pour que l’on puisse croire que ce monde est authentique.
Elle ne transforme pas la grammaire qui a cours. Bref, tant
que le regard fait partie du monde, comme dans la vraie vie
pourrait-on dire, le monde reste ce qu’il est. Il ne devient
fictif, le plus souvent, que si le regard se cache derrière une
séparation sémiotique.
Revenons à la distinction des deux régimes grammati-
caux de l’image. Qu’est-ce qu’une image fictionnelle ? C’est
par exemple une image du film Les Trois Mousquetaires.
233
des lieux comprend la perspective qui le commande. Tout
document recèle la trace de la présence du témoin. Il n’est
Le regard —
pas seulement un fait nu mais un point de vue, de sorte que
l’énonciation fait partie de l’objet.
Prenons l’exemple célèbre d’une photographie de
Robert Doisneau, Le baiser de l’Hôtel-de-Ville (1950). Un
homme et une femme s’embrassent en marchant devant la
terrasse d’un café. L’image est prise par un photographe assis
parmi les clients. Elle a le caractère de l’instantané saisi sur
le vif, souligné par le flou et l’impression de mouvement de
la scène. Le dispositif de prise de vues et la contempora-
néité du regard sont inscrits dans l’image. Il s’agit donc bien,
d’un point de vue sémiotique, d’une photo documentaire.
Elle a dû un succès considérable à cet air de vérité. Or, un
demi-siècle plus tard, on apprend que les amants étaient des
acteurs payés par le photographe pour passer plusieurs fois
devant l’appareil de prise de vues. L’émotion est à son comble
puisque ce qui semblait documentaire, à présent ne le serait
plus. Il s’agirait seulement d’une fiction affichant savamment
les signes apparents de la présence du point de vue. La vérité
tient-elle donc à si peu de chose ? Cette image, est-elle fic-
tionnelle seulement parce qu’elle est mise en scène ? Mais
est-elle vraiment fictionnelle ?
La question de savoir si l’image est authentique n’est
pas une question grammaticale et ne peut être tranchée d’un
point de vue sémiotique. Ce qui importe est la nature du
rapport entre le récit et la grammaire. Une chose est sûre,
il n’y a pas dans cette photo de contradiction. L’image ne
se trompe pas sur son régime de lecture. Elle est de facture
documentaire.
Prenons un autre exemple, devenu lui aussi classique
mais ayant une signification opposée. Une photo prise à
Birkenau par un déporté montre un monceau de cadavres
brûlés dehors, mais on voit qu’elle a été prise de l’intérieur
d’un baraquement puisque l’on distingue l’encadrement de
la porte. Le point de vue laisse entendre qu’elle est prise
clandestinement. Son écriture fait donc partie du récit, son
énoncé révèle son énonciation. Pour cette raison, elle est
235
choix artistique. Dans l’image de Birkenau recadrée, les traits
énonciatifs sont effacés de manière à laisser la vérité à la seule
Le regard —
charge de l’énoncé ; la grammaire de la fiction déforme une
prise de vue documentaire. Dans l’image du baiser, les traits
énonciatifs sont fabriqués de manière à créer un effet de réel
et de vérité au cœur d’une fiction ; la grammaire documen-
taire domine la prise de vue fictionnelle.
Caractériser l’image documentaire par sa vérité ne
mène pas loin, non plus que définir l’image fictionnelle
par la reconstruction du monde selon les besoins du récit.
L’authenticité de l’image ne peut être détectée dans l ’absolu.
Toute définition essentialiste est insuffisante d’un point de
vue grammatical. Elle ne fait pas état du fait que seul le docu-
mentaire met en valeur le caractère contemporain de l’écri-
ture et du récit et que cette présence peut faire l’objet d’une
fiction, mais une fiction donnant cette fois une image qui
n’a plus rien de fictif, sinon qu’elle est seulement fabriquée,
ce qui est bien peu de chose. Sur le plan sémiotique, cela ne
change d’ailleurs rien.
Ce point est important. S’il arrive parfois qu’un récit
fictionnel adopte certaines tournures du style documentaire,
une forme heureuse de désinvolture, une faible économie
dramatique, une prise de vues trop vivante pour ne pas être
négligée, ainsi les films de John Cassavettes ou de Maurice
Pialat, le contraire n’est pas vrai. Un tournage documentaire
qui aurait l’ambition de donner un film de fiction est voué à
l’échec, simplement parce que la matière même des faits qu’il
a à connaître, non écrits et non dirigés, ne peut fournir un récit
contrôlé et cohérent. Si c’est à peu près le cas, comme dans
Black Harvest, de Robin Anderson et Bob Connolly (1992), le
sentiment que la caméra s’est toujours trouvée où il se passait
quelque chose devient gênant. L’incrédulité devant ce hasard
heureux contrarie le plaisir que l’on a de regarder un monde
fini. La fiction recherche volontiers l’effet de réel, mais les faits
réels sont condamnés à l’incomplétude narrative. Le rapport
entre fiction et documentaire n’est donc pas symétrique. Et
l’effet de réel, l’or de la fiction, n’est pas très éloigné du sen-
timent de la présence que le documentaire connaît si bien.
237
lité en vigueur, qu’elle soit physique ou sociale. Le point de
vue légitime est conditionné par la règle de la pudeur qui a
Le regard —
cours. Cette règle est locale, ce n’est pas celle du filmeur.
Au contraire, puisque l’image fictionnelle est par défi-
nition absolue, puisqu’elle n’est pas assujettie à la position
contingente d’une prise de vues contemporaine des choses,
n’importe quel point de vue et n’importe quel changement
d’axe sont acceptables. Ce qui est propre à la fiction, c’est que
le mouvement de l’image ne donne pas de réalité sémiotique
au dispositif de prise de vues, ne fait pas prendre conscience
de l’existence de la caméra, contrairement au documentaire.
Affaire de grammaire, pas de perception.
Dans les films d’Ozu, lorsque deux personnages se
parlent, nous les voyons chacun tour à tour face à la caméra.
Leurs visages ont la même dimension et se recouvrent exacte-
ment. Nous passons de l’un à l’autre instantanément, au gré
de leur tour de parole. Un tel système serait problématique
dans le documentaire. Nous ne manquerions pas de nous
demander comment il est possible que la caméra puisse chan-
ger d’axe aussi vite, passer d’un endroit à un autre sans laps
de temps. C’est que si la caméra documentaire est contem-
poraine du monde, elle doit subir les mêmes contraintes phy-
siques que lui. L’ubiquité fictionnelle ne lui est pas permise.
Tout manquement à cette servitude grammaticale remet en
cause le pacte sémiotique qui a cours. Les choses sont tout
à coup criantes de fausseté et nous ressentons la gêne dont
nous avons parlé. Mais l’abolition du temps et de l’espace est
parfaitement légitime dans le cas de la caméra fictionnelle.
Son point de vue narratif est libre de ses mouvements.
Au contraire de la fiction, le cinéma documentaire nous
fait goûter le fait que la caméra se meut dans le monde réel.
Son image est soumise au temps et à l’espace. Elle ne béné-
ficie d’aucun privilège d’extra-territorialité, celui qu’exige la
caméra fictionnelle. Elle est sémiotiquement présente sur
la scène. Elle ne peut donc être partout à la fois. Elle est
située et exprime un point de vue contingent, une présence
personnelle, celle du témoin. C’est pourquoi le tournage
avec plusieurs caméras, une invention télévisuelle d’usage
et d’enregistrement mécanique.
Dans l’espace-temps documentaire, deux axes de vue
opposés ne décriront pas au montage un changement de
position narrative instantané, mais une ellipse. Le cinéma
documentaire tolère la suppression momentanée du temps,
mais pas l’immédiateté. Celle-ci n’appartient qu’au registre
grammatical de la fiction, dont le point de vue divin est par
définition valable en tous lieux et affranchi de la viscosité
du temps.
Néanmoins, cette règle est relative à l’espace-temps du
film lui-même, pas d’un monde nu et objectif. La grammaire
de chaque film documentaire tolère des formes d’accélération
ou de ralentissement qui lui sont propres. Elles doivent être
savamment ajustées. Le contrechamp est maladroit dans le
cas présent, bien qu’il soit assez répandu dans les films mal
pensés, étant étrangement convenu que le documentaire se
grandit en singeant la grammaire de la fiction. Mais s’ils
veulent être cohérents, les changements d’axe obéiront à la
mesure du temps qui a été établie par le film lui-même.
Par exemple, dans L’Homme sans nom, de Wang Bing
(2008), on suit presque en temps continu et sans en recueillir
le moindre mot les gestes et les pas d’un miséreux vivant
dans un trou, quelque part en Chine. Si le marcheur est si
présent, c’est que la caméra marche avec lui sans regretter
son silence ni effacer ses propres traces. Lorsque Wang Bing
change d’axe, regardant l’homme d’un côté puis de l’autre,
il conserve au montage le déplacement de la prise de vues
de façon à montrer l’énonciation de la scène, l’intention de
passer d’un point de vue à un autre, la temporalité propre
du regard. Le temps écoulé entre deux positions donne la
mesure de la présence du filmeur, propriété qui reste absente
des films d’Ozu, par exemple, et de tout film de fiction. Le
tempo du regard n’est superflu que si l’on voulait réduire
le film à son récit. Serait alors effacée toute trace d’énon-
ciation, mais dans ce cas le film ne pourrait faire état de
sa contemporanéité avec le monde. Dans Coûte que coûte,
239
est plus rapide et discontinu, si bien qu’on peut passer d’un
visage à un autre par une coupe nette. Mais celle-ci exprime
Le regard —
une ellipse, pas l’instantanéité.
Si dans le documentaire l’ellipse est concevable mais pas
l’instantanéité, c’est qu’un temps manquant n’est pas perçu
comme une absence de durée. L’instantanéité est divine,
alors que la suppression ou l’amoindrissement du temps sont
connus de la perception et phénoménologiquement possibles
pour une conscience humaine. Le principe de la succession
temporelle, au fondement de notre expérience du monde,
n’y est pas nié. Tandis que l’instantanéité exprime l’absence
de durée, qui n’est pas concevable hors d’un point de vue
narratif absolu.
Ce qui caractérise la fiction cinématographique, c’est
la nature absolue du regard. Par absolu, il faut entendre un
regard qui n’est pas sémiotiquement contemporain des choses
regardées, qui est affranchi de l’espace et du temps, un regard
extérieur en somme, venu d’un hors-monde devant rester
caché. Dire que la fiction jouit d’un point de vue absolu n’est
donc pas une révélation, ce n’est que l’application logique
de ce qui la distingue grammaticalement du documentaire,
à savoir que, contrairement à celui-ci, elle tend à écarter le
récit et l’écriture, à ne pas rendre visibles les traces du regard
sur la scène, à cacher les câbles de projecteur qui courent
sur le décor des Trois Mousquetaires. Prenons les choses de
manière synthétique : tout regard absolu témoigne du fait
que l’énonciation ne fait pas partie de l’énoncé. L’écriture
ne subit pas les contraintes propres à l’espace-temps du récit.
Milady ne se retourne pas vers la caméra pour lui demander
ce qu’elle doit faire. Si c’était le cas, Les Trois Mousquetaires
serait un film documentaire.
Il peut bien sûr arriver que le point de vue du film se
confonde avec celui d’un personnage, comme dans les pre-
mières minutes des Passagers de la nuit, de Delmer Daves
(1947). Dans Tandis que j’agonise, William Faulkner adopte
tour à tour le point de vue de quelques-uns de ses person-
nages. Mais le personnage par les yeux duquel on énonce le
monde reste fictif, si bien que le point de vue subjectif d’un
241
l’envers de l’image. Ce sont ce que l’on appelle des traces
indexicales.
Le regard —
Qu’est-ce que l’indexicalité en général, et qu’est-ce
que l’indexicalité d’une image ? Les énoncés les plus ordi-
naires débordent d’informations indexicales. Les pronoms,
les temps, les démonstratifs, les adverbes de lieu, mais
aussi la prononciation (et bien d’autres choses encore qui
ne dépendent pas du lexique mais de la pragmatique) four-
nissent des informations dépourvues de contenu sémantique
stable, accordées à l’énonciation plutôt qu’à l’énoncé. Le
mot « hier », par exemple, n’a pas de référence sémantique
absolue, n’ayant de sens que par rapport au moment de
l’énonciation, puisqu’il désigne le jour qui précède celle-ci.
C’est la même chose pour « je », qui n’est pas un pronom
personnel à proprement parler, puisqu’il indique seulement,
dans son propre énoncé et à la condition qu’il y en ait un, la
personne qui parle. Dire « je », c’est toujours dire « je suis
ici » et même « je suis celui qui suis » (l’argument ontologique
est entièrement contenu dans « je »).
De la même manière, toute image documentaire dit « je »
à pleins poumons, puisqu’elle exprime le fait que le regard
est contemporain de la chose regardée, qu’il est présent et
porte témoignage de ce qu’il voit. L’image qui dit « je », voilà
ce que j’appelle le regard. Dans tous mes films documen-
taires (Eux et moi, 2001 ; Le ciel dans un jardin, 2003 ; Un été
silencieux, 2005 ; Le monde extérieur, 2007 ; Nuages apportant
la nuit, 2007 ; La maison vide, 2008 ; La montée au ciel, 2009),
je veux faire dire « je » aux images.
Cette précision est un aveu. Me voilà surpris en train de
changer de monture et d’enfourcher celle du cinéaste, deve-
nant soudain juge et partie. Je fais volontiers amende hono-
rable, mais sans intention de mettre le pied à terre. « Faire
dire “je” aux images » est en effet ce à quoi je m’efforce en
tant que cinéaste, mais nul n’y est tenu et il existe bien des
images documentaires qui se contentent d’enregistrer pas-
sivement les faits. Si c’est pour permettre à l’analyste de
percevoir des choses qui lui avaient échappé, c’est la finesse
de l’observation qui est en jeu, pas la nature des images.
243
lerait d’une image dans laquelle le « je » de la prise de vues
est contemporain de la chose regardée ? De cela, en fait, le
Le regard —
texte littéraire ne peut porter la trace. Puisqu’un texte n’est
pas analogique et reste hétérogène aux faits décrits, il est
impossible à son dispositif d’écriture d’être indexicalement
présent parmi eux. Le texte penche inévitablement du côté
de la fiction.
Dans le roman proustien, les choses jouent sur un autre
registre que dans le documentaire. Le « je » permet là aussi
de confondre, d’une certaine manière, l’écriture et le récit,
donnant une présence au regard. C’est ainsi que prend forme
le narrateur, témoin des choses, des impressions, des pensées,
des souvenirs, et bien sûr de l’écriture elle-même. Seule-
ment, l’indexicalité énonciative est ici le matériau propre de
la fiction. C’est aussi le cas dans la littérature du « courant
de conscience ». Si le narrateur proustien est une création de
l’écriture, comme le regard de l’image documentaire, celui-
ci est en revanche réellement présent sur la scène filmée. Il
donne naissance à un personnage imaginaire que l’on peut
appeler le filmeur, semblable au narrateur proustien. Mais
contrairement à ce dernier, sa présence est réelle et son point
de vue tracé.
Voici un exemple ethnographique très simple du carac-
tère indexical de la prise de vues. Je me trouve dans les collines
du Népal en train de tourner La montée au ciel (2009). Je suis
accroupi, sans bouger, regardant un berger me tourner le dos
et s’en aller en poussant ses vaches. Je lui avais demandé de
partir sans faire attention à moi, en le prévenant que je resterai
seul en arrière à le filmer. Il marche une dizaine de mètres
et le voilà qui s’arrête. Il se retourne et tout en me regardant
dans les yeux, me demande d’un geste de la main ce que je
compte faire. La scène ne montre pas seulement un berger
qui hésite à s’en aller, elle révèle la prise de vues, qu’on ne voit
pourtant pas, et le rapport que le personnage entretient avec
elle. Sa politesse, sa réticence à tourner le dos à quelqu’un
qui le regarde ne sont pas seulement un trait de la culture
brahmanique à laquelle il appartient, ce sont aussi les signes
du rapport qu’il entretient avec la prise de vues. Par la seule
245
comporte des signes de la relation actuelle entre le filmeur
et le filmé. Cette relation est sociale, elle est familière à
Le regard —
l’ethnologue de terrain. Sur le terrain, en effet, l’ethno
logue voit des gens, mais il est aussi vu par eux ; il est leur
contemporain, tout comme ils sont les siens. L’échange de
regards est le milieu ambiant de l’ethnographie (et de la vie
en général, bien sûr). C’est ce que mes films veulent mon-
trer, en particulier Eux et moi (2001), dans lequel j’ai mis
en évidence la relation ethnographique en rendant visible
la position du filmeur-ethnologue. De quelle manière ? En
filmant le regard que portent sur moi, vers la caméra, les gens
à qui je m’adresse en les filmant (mais bien sûr, sans que le
filmeur se montre jamais, l’idée étant seulement de marquer
le lieu d’où il regarde ; il s’agit de mettre en valeur le « je »
de l’énonciation, pas le « moi » haïssable). L’œil ne se voit
pas voir, mais il peut voir celui qui le voit. C’est grâce à ce
regard du personnage que la prise de vues atteste sa présence,
et l’écriture sa contemporanéité avec le récit.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le regard tourné
vers la caméra est banni du cinéma de fiction avec la même
passion qu’on met à cacher les câbles des projecteurs. Si les
comédiens se mettaient à regarder la caméra de manière
purement accidentelle, ils lui donneraient une existence dans
le récit, ils la transformeraient en personnage, ils prêteraient
une réalité sémiotique à la prise de vues, ils provoqueraient
la rencontre du regard et de la scène, ils attesteraient le fait
que l’écriture et le récit sont contemporains, en somme ils
démentiraient la fiction.
Il arrive que certains films de fiction fassent chanceler ici
ou là leur propre grammaire en permettant au point de vue
de faire irruption sur la scène, comme parfois chez Godard.
Cela n’annule pas la différence des régimes sémiotiques et
montre seulement que des variations grammaticales sont
ponctuellement tolérées au sein de l’œuvre. Une nuance est
nécessaire. Le danger du regard tourné vers la caméra dans
un film de fiction touche celui qui est purement acciden-
tel et qui trahit ainsi maladroitement la caméra. Mais des
réalisateurs comme Ingmar Bergman, Andreï Tarkovski et
247
filmeur s’adresse au personnage. Le regard tourné vers la
caméra n’est donc pas l’équivalent d’une adresse de l’auteur
Le regard —
au lecteur mais de la présence du filmeur au monde. La prise
de vues s’y trouve de plain-pied avec les choses et les êtres
qui sont là, avec les matériaux mêmes du récit. C’est cela qui
rend précisément la fiction impossible. Tandis que, dans le
roman, l’adresse au lecteur fait sortir l’écriture du récit, dans
le film documentaire l’adresse au personnage et le regard
tourné vers la caméra l’y font rentrer. Le point de vue et le
récit se mêlent.
Dans l’ethnographie comme dans le cinéma documen-
taire, l’observation se déroule en temps réel, visant des situa-
tions et des événements dont ni le sens ni l’individualité ne
sont connus à l’avance. Ils n’apparaîtront qu’à mesure qu’on
les regarde. Dans ce cas, on est en droit de se demander ce
qu’il faut filmer et où l’on doit placer la caméra. S’ajoutent
donc à l’indexicalité de l’image documentaire deux traits
essentiels : son caractère performatif et improvisé.
C’est en cadrant son objet, d’une part, qu’elle le définit de
manière performative, en lui donnant un commencement et
une fin, comme devant une action dont rien n’indique pour-
tant qu’elle est un événement discret. C’est en suivant les faits
pas à pas, d’autre part, en tâchant de prévoir et d’accompagner
leur déroulement, qu’elle donne une réalité à son point de
vue, tout d’improvisation. Une caractéristique de l’improvi-
sation musicale, c’est qu’elle est toujours perçue comme telle,
même lorsque l’enregistrement est connu. Les solos de John
Coltrane ont été intégralement retranscrits. On peut lire la
partition restituée tout en réécoutant la performance. On ne
doute pourtant à aucun moment qu’il s’agit bien d’une impro-
visation, ce qui prouve qu’elle est une figure de l’énonciation,
pas de l’énoncé, une figure de la présence du point de vue.
Ainsi de l’image documentaire. Elle ne saurait donc être un
enregistrement objectif, impersonnel, naïf, innocent d’une
sociologie sous-jacente. Toute image, de la manière la plus
concrète, manifeste un point de vue, ne serait-ce que celui
qui naît du placement de la caméra. Mais, là encore, cela ne
doit pas être confondu avec la fiction.
249
les deux faces de l’image, le regard porté sur la chose en plus
de la chose elle-même. Mais, pour autant, le spectateur ne
Le regard —
confond pas le regard qu’il porte sur le film avec le regard
que le film porte sur les choses. Il regarde le regard d’un
autre et à aucun moment ne se croit à la place de la caméra.
C’est exactement comme s’il entendait le discours direct de
la caméra sous la forme d’un discours indirect libre. Il perçoit
ce discours à la place d’un « je » qui n’est pourtant pas le sien,
comme dans le roman de Faulkner. Le cinéma documentaire
nous fait passer à l’intérieur sans quitter le monde extérieur,
en nous montrant l’indexicalité d’un regard et pas seulement
ce qu’il voit. La paroi de verre de la représentation est brisée,
mais d’une manière unique.
Dans le triangle formé par l’écriture, le récit et la lecture,
le cinéma documentaire donne l’avantage au premier terme.
Ce n’est donc pas en tant que spectacle que le cinéma docu-
mentaire contourne la représentation, mais en tant qu’écri-
ture. Le tiers n’est plus le spectateur (seule possibilité laissée
par un régime sémiotique restant fictionnel), mais le point
de vue incarné par le filmeur. Car dans le régime sémio-
tique documentaire, c’est l’écriture qui est en position de
tiers face aux choses et au monde, si bien qu’on peut dire
que le récit documentaire se déroule toujours en présence
d’un tiers, autre manière de dire que le hors-monde a été
avalé par le monde.
Ce qui vient d’être dit du cinéma documentaire, à savoir
que celui qui regarde fait partie du spectacle, qu’il n’est pas
en son pouvoir de le dissimuler, qu’il a tout intérêt à mettre
sa présence en valeur car elle est la condition de la réussite de
l’entreprise, tout cela convient en termes identiques à l’ethno
graphie. Celle-ci dispose du même instrument de travail : le
regard, mais un regard présent, pas le regard à distance du
microscope ou du téléscope, un regard qui fait l’expérience
de sa présence au milieu des choses qu’il observe.
L’information ethnographique n’est pas un document
déjà écrit qu’il suffirait d’exhumer. Révélée par la présence
de l’ethnographe sur le terrain, elle est le produit d’une
observation expérimentale. Mais l’expérimentation n’est pas
251
de génocide y attendent par terre leur jugement. Il les filme
sans avoir reçu d’eux le droit de le faire, et il est visible par
Le regard —
leurs regards qu’ils ne le lui auraient pas donné si la question
leur avait été posée hors de la prison. C’est le même refus que
l’on remarque dans la photographie de l’enfant exaspéré. La
caméra se promène sur les corps allongés et les yeux inquiets
avec une commisération insoutenable, expression de sa bien-
veillante supériorité. Bref, si Depardon est contemporain de
ce qu’il filme, ce n’est qu’en apparence, car sa présence n’est
légitimée que par le droit divin d’une position journalistique.
Il filme des gens qui ne peuvent lui retourner le même regard.
Il reste à l’extérieur de l’aquarium, protégé par une vitre
sémiotique, comme il l’avait fait en filmant des fous (San Cle-
mente, 1982), ce qui est le plus grand plaisir qu’un réalisateur
qui ne se soucie pas de sa position puisse s’accorder. C’est
très exactement le contraire d’une situation ethnographique
puisque l’observateur est ontologiquement à l’abri. Il goûte
les plats sans craindre l’empoisonnement. Il bénéficie d’un
privilège d’extraterritorialité.
La contemporanéité du regard dont je parle ne consiste
donc pas seulement à être présent physiquement, mais à par-
tager le monde social de ceux que l’on filme. Cela demande
que l’on accepte d’être regardé par eux de la même façon
qu’on les regarde. Depardon le sent si bien qu’il fait suivre
cette scène de pur voyeurisme d’une longue apologie où
le devoir d’informer et l’apostolat du témoignage servent
à justifier la transgression. Le journaliste est au-dessus des
lois qu’il défend. Il s’est contenté de consigner le malheur,
quoi que la fausseté de sa position lui eût coûté. Il se croit
sémiotiquement irréprochable.
L’image des prisonniers ou celle de l’enfant exaspéré
semble l’inverse de l’image de Birkenau recadrée. L’indexi-
calité du dispositif de prise de vues y est forte. Mais en réalité,
c’est la même chose, la présence du regard y est un faux-
semblant, bien qu’au lieu d’être gommée elle soit soulignée.
C’est que le preneur de vue ne se déplace pas dans le même
monde que ceux qu’il regarde. Il ne partage rien avec eux.
Il est protégé.
*
* *
253
séparation sémiotique, sans partager le terrain. Le regard
est alors proclamé absent, il voudrait ne pas faire partie de
Le regard —
la scène. C’est la méthode du reportage journalistique, qui
obtient ses données par extraction, l’enquêteur se félici-
tant de ne pas partager l’existence de ceux qu’il soumet à la
question. La méthode ethnographique et documentaire est
à l’opposé : le questionnaire est limité, voire abandonné, et
l’observation incidente, résultant d’une longue participation
à la vie commune, fournit l’essentiel.
Les deux méthodes se distinguent par une différence
de position radicale : dans l’une, le regard est présent et n’a
le droit de voir que ce qu’on lui montre ; dans l’autre, il est
absent, ou plutôt voudrait l’être, et son droit divin d’être là
est imposé à qui veut l’entendre, nourrissant l’illusion qu’il
pourrait témoigner des faits tout en restant sémiotiquement
extérieur à eux. Dans ces conditions, le mot « regarder » a
quelque chose d’excessif, tout comme le mot « observation ».
L’ethnologue et ses voisins ne se regardent pas, ils se voient,
tout simplement, puisqu’ils échangent des regards et vivent
sous les yeux les uns des autres. C’est exactement ce qui arrive
au filmeur. C’est ce que dit son film.
La Corée
dans les sciences sociales
Les géométries de la comparaison
à l’épreuve d’un objet dédoublé
257
même point de départ (avant la division).
La question qui se pose alors apparaît comme l’inverse
La Corée dans les sciences sociales —
de la précédente et conduirait à discuter les injonctions bien
connues de Marcel Detienne dans Comparer l’incomparable :
est-il vraiment toujours possible de comparer ? Qu’est-ce
qui est comparable et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Existe-t-il
plusieurs formes de méthodes ou de discours comparatifs ?
Que se passe-t-il quand, comme je viens de l’évoquer pour
les deux Corées, on ne peut pas comparer deux systèmes
pourtant issus d’une situation de départ d’identité (celle de
l’unité nationale avant la division de 1948) ?
Cette contribution montre comment la pluridisciplina-
rité et l’approche aréale, qui caractérisent aujourd’hui les
recherches sur la Corée, relèvent d’un comparatisme impli-
cite. Elle réfléchit sur la forme, la nature et les conséquences
de ces implicites, qui déterminent les possibilités de com-
paraison dans la recherche sur la Corée (les Corées). Elle
s’interroge sur les conséquences de la décennie du rapproche-
ment politique entre Nord et Sud – décennie dite du « rayon
de soleil » (1998-2008 1) –, qui a suscité un certain nombre
de projets communs entre les deux Corées, y compris dans
le champ de la géographie et de l’urbanisme. Les discours du
« rayon de soleil » sont-ils des discours comparatifs ?
Études aréales :
comparer, croiser, déconstruire
259
une forme majeure de comparatisme, appartient à l’essence
d’une recherche en études aréales en ce qu’elle est incluse
La Corée dans les sciences sociales —
dans le projet même du nécessaire aller-et-retour entre l’ici et
le là-bas – fût-ce d’abord de manière politique et occidentalo-
centrée (Szanton, 2002 ; Gibson-Graham, 2004).
C’est cet implicite qui a d’ailleurs institué le socle de
mes toutes premières recherches sur les grands ensembles
coréens, dont le développement rapide et l’image très positive
à Séoul et dans les grandes villes de Corée du Sud dans les
années 1990 contredisaient les discours dominants sur la crise
des grands ensembles dans le monde européen notamment,
que ce soit dans le champ des études urbaines fondamentales
(histoire et sociologie urbaines) ou appliquées (urbanisme et
aménagement). Mais comment fonctionne cet implicite de
comparaison ? Dans Séoul, ville géante, cités radieuses (Gelé-
zeau, 2003) et dans d’autres écrits plus récents sur ce sujet
(Gelézeau, 2010a ou b), la comparaison mise en œuvre à tra-
vers la catégorie du « grand ensemble » est d’abord morpho-
logique : elle questionne la similitude de formes urbaines, ici
(en Europe) et là-bas (en Corée du Sud). De cette proximité
des formes urbaines, on peut tirer plusieurs types d’homo-
logies, à différentes échelles, dont on se contentera ici de
ne donner que quelques exemples. À l’échelle macro par
exemple, ces formes ont correspondu dans les deux cas à
des dynamiques de transformations urbaines (la nécessité de
répondre à la crise du logement) combinées à l’intervention
de l’État (politiques de logements de masse, encadrement fort
de la puissance publique). À l’autre extrémité de l’échelle,
celle de l’espace domestique, le développement des grands
ensembles correspond à un temps de mutations sociales
(émergence des classes moyennes) et familiales (montée de
la famille nucléaire). En même temps, comme dans toute
comparaison, le repérage des homologies implique aussi-
tôt celui des hétérologies ou des différences : l’une des plus
frappantes dans ce cas concerne les structures de propriétés
dominantes du type classique des grands ensembles (HLM
français contre accession à la propriété en Corée du Sud).
Enfin, la comparaison permet aussi de connecter les deux
261
circulation des savoirs et des techniques à l’œuvre dans cette
partie du monde, et le lien que celle-ci entretenait avec
La Corée dans les sciences sociales —
l’Occident, complexifient l’image qui prévalait jusqu’alors
d’une circulation largement orientée dans le sens ouest-est
(Lieberman, 2009 ; Pomeranz, 2000 ; Wong, 1997 ; Subrah-
manyam, 2005 ; Brooks, 2008). Dans le même temps, inspirés
par les post-colonial studies qui ont aussi profondément remis
en cause les schémas de pensée européocentrés traditionnels
(Collignon, 2007), un chercheur comme Robinson (2004 et
2011) dans le champ de la géographie urbaine appelle un
usage renouvelé et critique du comparatisme pour remettre
en cause justement des géométries de comparaison souvent
binaires et culturo-centrées sur lesquelles il se fonde (villes
du monde développé/en développement, villes socialistes/
capitalistes, villes d’Europe/d’ailleurs, etc.).
De plus, en études aréales, les conditions pratiques
d’exercice de la recherche conduisent souvent de fait au
« paradoxe » et à la « violence heuristique » évoqués par
Detienne (2000, p. 44) ; en effet, ce cadre, qui facilite la mise
en œuvre d’une démarche pluridisciplinaire (en raison jus-
tement du regroupement de différentes disciplines autour
d’« aires culturelles » dans l’espace concret des centres de
recherche) et transculturelle (imposée par le terrain et la
rencontre avec la recherche et les chercheurs locaux), peut
faire « se troubler, fissurer, se désagréger » (ibid.) des catégo
ries pourtant familières conduisant à leur déconstruction.
À titre d’exemple, on peut rappeler un projet du Centre de
recherches sur la Corée de l’EHESS sur la question régio-
nale en Corée du Sud, rassemblant des chercheurs français
et coréens, dans différentes disciplines (Gelézeau, 2004), qui
a conduit à interroger une catégorie, en l’occurrence ici le
concept de « région », pour servir de base à la comparaison :
« Il fallait choisir une entrée en forme de catégorie, veiller
à ce qu’elle fût assez générique pour amorcer le travail de
la comparaison mais ni trop générale ni trop spécifique »
(Detienne, 2000, p. 44).
Déjà polysémique dans le champ de la géographie fran-
çaise, le terme « région » n’a tout d’abord pas résisté à la
263
est particulièrement bien illustrée dans un projet récent sur
les espaces publics dans les pays « intermédiaires » où ont été
La Corée dans les sciences sociales —
comparés les espaces publics de pays aussi (in)comparables
que l’Afrique du Sud, la Chine, la Corée du Sud, le Mexique,
la Turquie (Houssay-Holzschuch, 2007).
La question terminologique qui a occupé les premiers
séminaires a mis en évidence le fait qu’en Corée du Sud,
le terme d’« espace public » n’a pas d’équivalent simple. Sa
traduction est beaucoup plus contextuelle qu’en français ou
en anglais. Ainsi, konggong konggan (공공 공간 公共 空間
se traduisant littéralement par public [État] + communauté
+ vide + interstice), renvoie cependant de manière plus expli-
cite qu’en français à l’idée de public (émanation de l’État)
et de communauté et, de surcroît, n’est que marginalement
utilisée dans la littérature spécialisée. Op’ŭn sŭp’eisŭ, trans-
littération de l’anglais open space, est quant à lui largement
utilisé dans la littérature technique et programmatique de
l’urbanisme et de l’aménagement – mais renvoie assez expli-
citement aux formes urbaines et à la dynamique de fabri-
cation de la ville (donc à un certain type d’espaces publics).
Enfin, la catégorie d’espace public peut être désignée en
coréen par l’expression kongjŏk konggan, qui désigne les
espaces communs d’une sociabilité de proximité presque
envisagée comme un espace clos (par exemple, un quartier,
un grand ensemble, voire les espaces communs de lieux
clos comme les bains publics ou, plus modernes, les centres
de soin où s’exerce une importante sociabilité hors de la
sphère domestique). Ce n’est donc pas un, mais au moins
trois termes de la langue d’arrivée qu’il a fallu considérer, ce
que complique encore l’existence des homophonies de kong
de deux sinogrammes qui renvoient plus ou moins à l’idée
occidentale d’espace public : 公 qui signifie public dans le
sens d’« État », et 共 qui signifie public plutôt dans le sens
de communauté, ensemble, etc. Le choix d’une approche
sociale et anthropologique de l’espace public reflète ainsi la
gymnastique de traduction qui a fait évoluer les contours de
la notion dans le cercle de départ (six géographes français et
une anthropologue finlandaise).
265
La voie pluridisciplinaire constitue un deuxième moteur de la
La Corée dans les sciences sociales —
perspective comparatiste en ce qu’elle produit également le
fécond « paradoxe heuristique » évoqué par Detienne, comme
l’illustre un projet récent du Centre Corée de l’EHESS sur
les « interfaces dans la péninsule coréenne 3 ». Suscité par
la nécessité de développer l’analyse en sciences humaines
de la période de rapprochement inter-coréen (1998-2008),
qui avait donné lieu jusque-là à des discours soit program-
matiques (préparation d’une hypothétique réunification
coréenne), soit dominés par l’économie et les sciences poli-
tiques (relations internationales), ce projet a mobilisé une
notion, celle « d’interfaces », travaillée notamment par les
géographes en France, mais finalement assez peu théorisée et
qui paraissait plus souple (et donc plus facilement mobilisable
et appropriable par d’autres disciplines). Malgré la proximité
des sujets (la Corée entre 1998 et 2008), la confrontation des
perspectives, des matériaux et des méthodes de recherche a
produit le même phénomène que celui décrit plus haut dans
le cas des séminaires sur la notion de région : le passage par
l’étape du dialogue de sourds qui procède d’une situation où
le travail des uns ébranle le fondement même de celui des
autres, dans un projet pourtant commun. En l’occurrence,
les séminaires communs de recherches ont non seulement
échoué à produire une définition commune de l’interface,
mais deux conceptions se sont rapidement affrontées, l’une
arguant de la possibilité d’analyser les relations Nord/Sud en
termes d’interfaces (ruptures/contacts), l’autre la niant. Ainsi,
la catégorie ou la notion choisie dans le projet comparatif
est mise en danger dans le déchaînement de la « violence
heuristique » déjà décrite plus haut. Et, malgré un langage
commun, des conceptions incompatibles produisent fina-
lement les mêmes effets que des termes intraduisibles. À la
différence peut-être que cette situation est sans doute para-
doxalement encore plus frustrante et déstabilisante dans un
cadre pluridisciplinaire que dans un cadre transculturel, où
3. Voir lodel.ehess.fr/crc.
267
de cette division, qui est à envisager non comme un moment
révolu de l’histoire de la péninsule coréenne (entre 1945
La Corée dans les sciences sociales —
ou 1953, selon les événements privilégiés), mais comme un
processus actuellement à l’œuvre, une construction en cours.
Dans tous ces projets collectifs, le séminaire a consti-
tué le lieu pratique de la comparaison en acte, consacrant
ainsi le passage de la pluridisciplinarité à une véritable
transdisciplinarité : c’est-à-dire non pas la simple juxtapo-
sition ou la confrontation des terrains ou des perspectives
mais le processus créatif de la comparaison par lequel ces
confrontations se modifient les unes les autres et modifient
les manières de penser qui les ont mises en place. C’est de
là qu’une recherche sur les aires culturelles, qui ne doit pas
se borner à être un simple exercice de sa discipline dans une
aire culturelle donnée mais doit mettre en œuvre les méca-
nismes décrits plus haut, peut sans doute tirer ses capacités
de généralisation.
Si l’injonction de « comparer l’incomparable » illustre
bien la fécondité de ce type de questionnement transculturel
et transdisciplinaire, elle pose aussi indirectement la question
de ce qui est comparable et de ce qui ne l’est pas – question
à laquelle Detienne reconnaît qu’il est difficile de répondre,
et que je vais essayer d’illustrer ici avec le cas des études sur
la frontière et la division coréenne.
269
tière intranationale, divisant le peuple coréen dans son unité
ethnique et culturelle, celle de la longue durée justement
La Corée dans les sciences sociales —
– dimension qui a été instrumentalisée par les régimes, de
part et d’autre de ladite frontière. Enfin elle est, selon la
formule de Michel Foucher (2007), une « méta-frontière »,
autrement dit une frontière qui renvoie à un système beau-
coup plus large, celui de la grande fracture idéologique et
socio-économique qui a marqué le xxe siècle entre monde
capitaliste et monde socialiste et qui constitue elle-même la
matrice d’autres divisions.
Aujourd’hui, cette fracture consacre la proximité spa-
tiale de deux sociétés dont les caractéristiques s’opposent
presque terme à terme : la République de Corée, un pays
émergent, développé, industrialisé, démocratisé récem-
ment, et la République populaire démocratique de Corée,
un pays isolé sur le plan international, confronté à une crise
de contre-développement, et au système politique totalitaire
(seule dynastie socialiste de l’histoire mondiale). Ce contraste
qui situe la Corée du Nord dans la sphère de l’« anti-monde »
(Brunet, Ferras et Théry, 1992 ; Houssay-Holzschuch, 2007)
fait réfléchir quand on sait qu’au début des années 1960,
elle était, après le Japon, le deuxième « dragon d’Asie » des
médias européens.
Pourtant, malgré la fracture sociospatiale entre les deux
Corées, des homologies de structure sont repérées dans
divers champs des sciences sociales. Sur le plan politique
par exemple, plusieurs historiens (Myers, 2010 ; Cumings,
2004) font le lien entre l’idéologie nord-coréenne du juche
et la matrice culturelle que constitue le confucianisme. Voire
cette même matrice peut rapprocher l’analyse politique de la
théorie du leader dans la propagande nord-coréenne (Myers,
2010) et la lecture anthropologique de l’imaginaire d’un feuil-
leton sud-coréen sur la famille 4 ! Ce type de r approchement
271
quelles comparaisons ?
La Corée dans les sciences sociales —
La frontière n’est pas seulement celle qui sépare deux urbanistes
dans leur manière de parler de la ville, elle existe aussi dans la
sphère savante : la division territoriale et politique s’exprime,
dans les deux Corées, comme on l’a vu, « à tous les niveaux de
la sphère sociale et jusque dans le discours des études coréennes »
(Gelézeau et al., 2010). Le projet « interfaces » a notamment
montré que, dans le paradigme des études coréennes en
Occident jusqu’à la fin du xxe siècle, la division était absorbée
et consolidée dans et par le discours scientifique occupé à expliquer
la cohérence et l’unicité de l’identité (sud-)coréenne – que
ce soit la particularité du « miracle sud-coréen » ou les spé-
cificités de la culture spirituelle (par exemple les recherches
foisonnantes sur le chamanisme). L’échelle de réflexion était
ainsi volontiers nationale (recherches dominantes sur Séoul,
symbole de la nation) ou microlocale (le village coréen, lieu
emblématique de l’identité traditionnelle, en voie de moder-
nisation : Guillemoz, 1983), tandis que les échelles moyennes
(les villes moyennes, les « pays » sud-coréens, les régions)
n’étaient pas ou peu traitées. Dans ce paradigme « sudocen-
tré », la division est considérée comme un contexte extérieur,
une toile de fond affectant « de loin » la société sud-coréenne
– ce qui, rétrospectivement, caractérise très bien mes propres
recherches sur les grands ensembles sud-coréens où la question
renvoie au « national » de la Corée du Sud –, Séoul appa-
raissant une métaphore de la nation sud-coréenne. J’ai égale-
ment développé, à partir de l’étude d’un certain nombre de
textes appartenant à la littérature de géographie régionale et
générale (ex-géographies universelles) française, américaine
et sud-coréenne, la construction des « géographies de la divi-
sion » (Gelézeau, 2010a). Représentatives de l’émergence d’un
nouveau paradigme, les recherches du Centre Corée à la fin
du xxe siècle sur la question régionale ont contribué à faire
émerger une Corée moins monolithique qu’elle ne l’était
auparavant : une « Corée en miettes » s’est en effet définie à
l’échelle infranationale (non plus la nation dominante mais une
véritable mosaïque régionale) et s upranationale (la d iaspora
273
et, de là, le plus fécond en termes épistémologiques.
De plus, dans bien des disciplines à la même période,
La Corée dans les sciences sociales —
la mise en œuvre de projets véritablement comparatistes
en études coréennes (Delissen et Abdelfettah, 2006 ; Black,
Epstein et Tokita, 2010) a fait évoluer la manière d’envisa-
ger aujourd’hui la Corée que je considère aussi comme une
« métaculture », ce qui renvoie à deux choses : d’abord l’idée
que la culture coréenne se déploie bien au-delà de la pénin-
sule coréenne, sur de multiples territoires (conséquence des
intenses migrations contemporaines, contraintes ou non, qui
ont créé une diaspora de plus de six millions de personnes) ;
ensuite l’idée déjà évoquée que la division est inscrite à tous
les niveaux de la sphère sociale et qu’il s’agit d’un processus
en cours et non simplement passé.
Pour conclure cette section, on peut évoquer le fait que,
dans les aires culturelles, la « coréanologie » est aujourd’hui
un domaine des sciences sociales un peu schizophrène : dans
ce champ de recherches, les savoirs situés ne peuvent se
situer simplement et vaguement « en Corée » ou traiter de
« la Corée, territoires et sociétés » (en ce sens, l’intitulé même
de mon enseignement à l’École des hautes études renvoie à
une forme de fiction !). La réflexion et les savoirs sur la Corée
sont situés soit au Sud, soit au Nord – mais, en Europe et aux
États-Unis, le questionnement sur la dualité, voire la multi-
plicité de « la Corée » (qui est une « fable », comme le dirait
Patrick Maurus [2010]), a été longtemps contourné, voire nié,
tandis que les deux expressions de la culture/nation coréenne
sont souvent implicitement placées sur un degré différent
de légitimité – ce qui renvoie en fait à une question poli-
tique (opposant aujourd’hui le régime totalitaire de la Corée
du Nord à la démocratie sud-coréenne). Ainsi, en sciences
sociales, s’interroger aujourd’hui sur la (les) Corée(s) exige de
prendre la mesure de la « longue partition » (Zamindar, 2007)
et de la « métaculture » (Bonnemaison, 2001) qui a émergé.
D’abord parce que cette « métaculture » est en construction
et en expansion ; ensuite parce que, malgré tout, les discours
savants sur la Corée en Occident restent très tributaires de
cette perspective sudocentrée.
275
de sélection et, surtout, de choix du terrain – car l’existence
même de toutes ces sources, dont beaucoup sont accessibles
La Corée dans les sciences sociales —
en ligne, rend justement le terrain encore plus indispensable.
Sur Pyongyang, la rareté des sources secondaires implique,
là aussi, le recours forcé au terrain – car malgré la réalisation
d’un terrain en situation de surveillance (ce qui serait un autre
sujet), il n’en reste pas moins que le contact direct apporte
un supplément de clés de compréhension à la connaissance
indirecte qu’apportent les sources secondaires.
Cet exemple permet d’ailleurs de répondre partiellement
à la question de ce qui est comparable et ce qui ne l’est pas
– l ’injonction de Detienne supposant que tout serait compa
rable à condition que la comparaison porte sur des catégories
qui permettent de rapprocher les distances les plus loin-
taines. Dans le cas qui m’occupe ici, Séoul et Pyongyang, qui
devraient être aisément comparables, ne le sont pas, en raison
du déséquilibre des matériaux qui entraîne comme un déséqui-
libre de la focale d’analyse et donc l’impossibilité de comparer.
277
du rapport consiste dans trois chapitres successifs consacrés
chacun à trois des quatre villes (Séoul, p. 38-161 ; Pékin,
La Corée dans les sciences sociales —
p. 162-267 ; Tokyo, p. 268-436), et que seule une courte
conclusion propose des résultats synthétiques comparant
véritablement les trois villes sur le plan thématique, notam-
ment du point de vue de la morphologie urbaine héritée et
de la préservation du patrimoine ancien. On apprend, dans
une quatrième partie d’« annexes » d’une centaine de pages
(p. 445-541), que, contrairement aux institutions chargées
des cas de Pékin et de Tokyo (Centre de renaissance de la
ville durable de l’université de Tokyo), l’institution char-
gée du cas de Pyongyang, placée sous la responsabilité de
l’université chinoise de Yanbian et associant le Centre de
recherches historiques de l’Académie des sciences sociales
de Corée du Nord, n’a pas pu travailler selon les directives
communes, en particulier en raisons des « contraintes et des
restrictions » qui ont empêché les chercheurs nord-coréens
de participer au projet (en particulier, ils n’ont pas pu suivre
tous les ateliers communs). Nulle surprise sans doute que,
pour cette raison, il ait été impossible d’inclure le cas de
Pyongyang dans le corps principal du rapport. Pourtant, la
partie nord-coréenne ayant livré un rapport final en ren-
seignant les rubriques demandées au départ par les parte-
naires (concernant l’histoire du développement urbain et la
politique de conservation du patrimoine historique), ceux-
ci ont jugé intéressant de l’inclure en annexe des résultats
du projet : « Le texte original sur le cas de Pyongyang livré
par les chercheurs nord-coréens est ici inclus, tel que les
chercheurs nord-coréens l’ont livré. Nous espérons que la
présentation du cas de Pyongyang en annexe permettra de
faire comprendre le point de vue [la perspective] des cher-
cheurs nord-coréens, ainsi que leurs efforts pour préserver
le patrimoine historique de leur ville » (ibid.).
C’est le même effort de compréhension d’une pers-
pective qui est mis en avant dans la préface d’un autre de
ces grands projets intellectuels représentatifs de la période
du « rayon de soleil », L’encyclopédie des terr(it)oires de Corée
du Nord. Encyclopédie de géographie historique et culturelle de
279
blement comparative (est-elle d’ailleurs possible ?). L’explica-
tion peut se faire par la seule analyse du titre et des mots-clés
La Corée dans les sciences sociales —
de l’article, pour lesquels nous avions tenté d’exposer l’effort
d’ouverture comparée, qui étaient les suivants :
Korean)…
*
* *
281
Je remercie Alain Delissen (EHESS) et Myriam Houssay-
La Corée dans les sciences sociales —
Holzschuch (université de Grenoble) pour leur précieuse
lecture critique des versions préliminaires de ce texte.
Bibliographie
283
féminin, neutre, Rennes, Presses universitaires de Rennes (coll.
« Presses universitaires d’Angers »), p. 167-176.
La Corée dans les sciences sociales —
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Manières de comparer
Regards indiens
sur la compatibilité entre les savoirs
287
des théories, des disciplines, des modes de connaissance, ainsi
que tout un ensemble de compétences organisé et partagé au
Manières de comparer —
sein d’une (ou plusieurs) société(s). Ce qui est discriminant
pour circonscrire notre problématique c’est donc, plutôt que
son objet, le jugement porté sur cet objet. Je m’intéresse
ici aux processus d’évaluation consistant à identifier d’abord
des similitudes, puis des différences entre les savoirs. Il s’agit
d’analyser certains exemples de comparaison du comparable
afin d’interroger la manière dont on décide de la « compa-
rabilité » d’abord, et de la « compatibilité » ensuite, entre
différents types de savoirs.
Les exemples relatifs à l’astrologie indienne que nous
allons analyser montrent que la relation entre savoirs coex-
tensifs et concurrents est conçue le plus souvent en termes de
complémentarité, plutôt que de contradiction. À la différence
du modèle décrit par Thomas S. Kuhn (1972) à propos des
révolutions scientifiques, où la discontinuité, la rupture et la
substitution caractérisent les relations entre « paradigmes »
en compétition, dans les cas traités ici, les théories, mêmes
antagonistes, coexistent et s’accumulent sans s’exclure réci-
proquement. La priorité épistémologique d’un savoir sur un
autre n’est pas établie de manière absolue et est décidée en
fonction du contexte et du type de problème à résoudre.
Cette attitude ne doit cependant pas être lue comme une
sorte d’indulgence épistémologique ni comme une attitude
proprement indienne à l’« inclusivisme 2 ». Non seulement
il existe des cas d’« exclusion », mais l’attitude conciliatrice
répond à des stratégies visant à garantir la survie d’un savoir
289
cialités de la discipline astrale, toutes étant nécessaires à la
formation d’un astrologue, de nos jours comme dans le passé.
Manières de comparer —
Il sera donc utile de compléter notre analyse par quelques
exemples tirés des pratiques de comparaison réalisées dans
le cadre des autres spécialités de la discipline.
Savoirs comparables
291
logiques qui prennent en compte le point de vue des spécia-
listes et des théoriciens, ce qui permettrait d’aborder plus
Manières de comparer —
en profondeur la question de la manière dont les relations
entre les savoirs sont conçues. En effet, loin d’aller de soi,
la coexistence entre plusieurs systèmes de représentation et
d’explication du monde fait l’objet de discours, de réflexions
et de débats. Des stratégies d’évaluation, de négociation et
d’ajustement sont mobilisées afin de définir des relations
cohérentes et des hiérarchies entre des cosmologies poten-
tiellement conflictuelles tout en établissant des relations de
complicité ou bien de compétition entre spécialistes.
L’astrologie, en raison de son histoire, de son utilisa-
tion sociale et de son épistémologie, constitue un labora-
toire privilégié pour observer la manière dont on théorise
la différence et la ressemblance entre les savoirs. Dans les
textes canoniques sanskrits, tout comme dans les discours
contemporains, cette discipline est comparée à plusieurs
types de savoirs, parmi lesquels, depuis la période coloniale,
la science moderne et la biomédecine. Nous pouvons ainsi
identifier six catégories de savoirs qui font l’objet de pro-
cédés comparatifs : les astrologies d’ailleurs ; les techniques
divinatoires de type « inspiré », pratiquées par des oracles
ou d’autres officiants rituels ; les autres théories de la des-
tinée humaine développées au sein du brahmanisme, dont
notamment la théorie du karma ; les théories médicales et,
en particulier, l’āyurveda ; les cosmologies décrites dans les
Purān∙a (traités mythologiques) ; la science moderne et la
biomédecine. Les pratiques de comparaison concernant ces
différents savoirs montrent qu’il existe plusieurs critères de
« comparabilité » et que la relation de compatibilité entre
l’astrologie et d’autres savoirs ne dépend pas nécessairement
de critères épistémologiques.
Avant de procéder à l’analyse de ces différents cas de
figure, il est néanmoins important de souligner un aspect
méthodologique. Dans le domaine étudié, la comparaison
n’a pas vocation généralisatrice ni taxonomique, mais elle
vise à établir une relation particulière – de ressemblance,
de complémentarité, de supériorité, de contradiction, etc. –
Constellations de savoirs
293
mihira – œuvre encyclopédique qui est regardée comme
l’autorité incontestée en matière de science divinatoire –
Manières de comparer —
dresse le portrait de l’astrologue idéal, en mentionnant
ses attributs physiques et ses compétences intellectuelles
(Pandey, 2005). Dans ce cadre, l’auteur revendique la légiti-
mité de l’astrologue brahmane à travers l’évocation d’autres
savoirs et d’autres spécialistes qui lui sont à la fois proches
et lointains, similaires et différents. En premier lieu, d’après
Varāhamihira (2.14), l’astrologue brahmane doit être honoré
car il jouit de tous les honneurs même chez les « barbares »
(mleccha, terme que l’on traduit souvent aussi par « intou-
chable »), en l’occurrence les Grecs (yavana) :
Celui dont les prédictions sont obtenues par le biais [de pro-
cédés] de magie-tromperie (kuhaka), de possession (āveśa),
par le biais d’êtres invisibles (pihita) ou parce qu’ayant
entendu [des conseils] dans l’oreille (karn∙a-upaśruti) ne
doit jamais être consulté [car] celui-ci n’est pas un devin-
astrologue (daivavit).
295
traités sanskrits, donc un savoir érudit, savant) et « scienti-
fique », radicalement différent d’autres savoirs divinatoires
Manières de comparer —
considérés comme « populaires » (laukik), faux et irrationnels.
L’observation des consultations astrologiques montre que, en
réalité, aussi bien du point de vue des représentations que
de celui des pratiques, les passerelles reliant l’astrologie et
la mantique oraculaire et inspirée sont nombreuses et que
l’opposition entre ces deux formes de connaissance relève
plus d’une volonté d’affirmer une distinction sociale que de
différences conceptuelles substantielles.
Voyons maintenant la troisième strophe sanskrite (2.3)
qui, elle aussi, aborde la question de la légitimité du savoir
pratiqué par les astrologues par rapport à d’autres savoirs. Il
est ici question de la relation entre la théorie de l’horoscope
et la théorie du karma :
297
karmavipāka portent plutôt sur des rituels d’« expiation »
(prāyaścitta) et ceux ayurvédiques consistent en l’usage de
Manières de comparer —
substances médicamenteuses (os∙ adhi) et traitements théra-
peutiques (émétiques, purgatifs, etc.). Le principe de com-
plémentarité entre les savoirs qui anime le Vīrasim ∙ hāvaloka
semble être bien intégré dans la pratique des astrologues. Ces
derniers, lors des diagnostics, non seulement mobilisent des
concepts tirés de la théorie ayurvédique ou du karmavipāka,
mais, en cas de nécessité, ils n’hésitent pas à envoyer leurs
patients à leurs collègues médecins ayurvédiques ou prêtres
domestiques pour qu’ils appliquent d’autres méthodes dia-
gnostiques et thérapeutiques.
L’ensemble des exemples cités montre que la cohabi-
tation entre des savoirs potentiellement antagonistes, mais
tous également sanskritisés et brahmaniques, est fondamen-
talement conçue en termes de complémentarité plutôt que
de compétition. L’opposition et l’incompatibilité entrent en
jeu dans le cas de savoirs qui, quoique parfois très similaires,
sont pratiqués par des spécialistes de statut différent. Tou-
tefois, les exemples cités nous donnent surtout à voir que
la coexistence de savoirs concurrents, c’est-à-dire ayant un
même objet d’enquête, n’est ni occultée, ni laissée au hasard,
comme le prétendent de nombreuses études qui voient en
la « pensée indienne » une pensée mystique et non ration-
nelle laissant libre cours à la contradiction entre les oppo-
sés. La dernière partie de cette contribution développera cet
argument à travers l’analyse des processus de négociation et
d’adaptation mis en œuvre dans des situations de comparai-
son entre l’astrologie et d’autres représentations du cosmos.
Cosmologies (in)compatibles
299
tence, depuis le premier millénaire, de deux modèles de des-
cription de la Terre et du cosmos qui, malgré leur différence
Manières de comparer —
radicale, sont chacun reconnus comme valides et vrais au sein
de la tradition brahmanique. Pour n’en citer que les éléments
essentiels : d’une part, il y a la cosmologie « mythologique »
véhiculée par des textes sacrés tels que les Purān∙a, où la Terre
est décrite comme un énorme disque plat avec une mon-
tagne au milieu, surmonté par sept ciels et surplombant sept
mondes, dans un univers vertical ovoïdal ; de l’autre, il y a
la cosmologie « scientifique » des astronomes-astrologues,
fondée sur des observations méthodiques et décrite dans
des traités appelés siddhāntha, selon laquelle la Terre est une
sphère fixe aux dimensions relativement modestes, dans un
univers composé de sphères concentriques où gravitent le
Soleil, la Lune et les planètes (les deux modèles utilisant les
mêmes unités de mesure, ils peuvent être facilement compa-
rés). Comme le montre bien Minkowski (2001), à partir du
ixe siècle, les savants s’interrogent sur le rapport entre ces
deux systèmes et sur l’éventuelle possibilité de les concilier, en
s’appuyant sur des arguments tantôt techniques, tantôt idéo-
logiques. À partir du xvie siècle, un véritable débat oppose
les intellectuels qui affirment l’incompatibilité (virodha) de
ces deux modèles à ceux qui plaident pour leur compatibilité
(avirodha, ou absence de contradiction).
Ce débat se poursuit et se complique à la période colo-
niale, lorsqu’un troisième modèle de représentation de l’uni-
vers, le modèle copernicien, se diffuse progressivement en
Inde par le biais des administrateurs britanniques. Dans ce
contexte de pluralisme cosmologique et de domination colo-
niale, l’identification d’un modèle cosmologique « supérieur »
devient l’objet d’enjeux politiques et idéologiques majeurs,
comme l’attestent la multiplication et l’intensification des
échanges intellectuels entre les pandits indiens, ainsi qu’entre
eux et les colons au xixe siècle. Bien que la représentation du
cosmos véhiculée par les Britanniques, par sa valeur préten-
dument universelle, exclue la possibilité d’autres cosmologies
également valides et vraies, et s’impose donc fondamenta-
lement comme une « pensée unique », sa réception en Inde
301
entre approches cosmologiques différentes ont été menées
à l’époque coloniale. L’expérience pédagogique réalisée par
Manières de comparer —
l’administrateur britannique Wilkinson en est un exemple
bien connu. Celui-ci, en 1839, créa une école où l’ensei-
gnement des traités astronomiques sanskrits servait d’outil
propédeutique à la préparation d’une « greffe » (engraftment)
de la « science » en Inde (Wilkinson, 1834 3). Malgré les dif-
férences substantielles entre systèmes géocentrique et hélio-
centrique, la cosmologie établie par les astronomes indiens
était en effet considérée comme beaucoup plus proche de
celle des Européens, du point de vue méthodologique et
conceptuel, que celle contenue dans des traités religieux tels
que les Purān∙a, et son enseignement était vivement encou-
ragé. Cette attitude apparaît également dans l’histoire de
l’université sanskrite de Bénarès, fondée en 1791 par les
Anglais sous le nom de Sanskrit College, et où la discipline
astrale figure parmi la liste des enseignements principaux
établie par le comité de direction (Nicholls, 1907).
L’histoire de cette institution au xixe siècle montre éga-
lement l’existence d’un conflit épistémologique entre les
administrateurs britanniques et les pandits brahmanes sur
la légitimité de l’astrologie, l’une des branches principales
de la discipline astrale. Les autorités coloniales veulent en
effet interdire cet enseignement, qui relève pour eux de la
futile superstition et qui constitue un obstacle à l’apprentis-
sage de la seule « connaissance utile » (useful knowledge), la
science. De leur côté, les savants indiens prônent non seu-
lement la légitimité de ce savoir – inséparable, pour eux,
de l’astronomie et des mathématiques tant appréciées des
colons – mais aussi son « utilité » essentielle comme source de
revenu pour les brahmanes, régulièrement consultés en tant
qu’astrologues (Nicholls, 1907). Si les autorités coloniales
arrivent à imposer leur point de vue en supprimant, à partir
de 1845, l’astrologie du programme académique du Sanskrit
College, le débat sur le rapport entre cette discipline et la
303
comparaison avec la biomédecine et la question de la com-
patibilité entre ces deux formes de connaissance marquent
Manières de comparer —
non seulement les discours, mais aussi la démarche méthodo
logique mise à l’œuvre dans le cadre de ces études. L’argument
le plus souvent avancé pour affirmer l’utilité et la légitimité
des recherches iatro-astrologiques consiste à souligner leur
complémentarité par rapport à l’approche biomédicale. Dans
des termes qui rappellent ceux d’Evans-Pritchard à propos
de la rationalité de la magie azandé, cet argument consiste à
affirmer que l’astrologie nous dit pourquoi telle personne et à
tel moment précis souffre – ou plus important encore, va souf-
frir – d’un cancer, alors que la biomédecine nous explique com-
ment le cancer se déclenche et quelle est la mécanique de cette
maladie (Pandey, 2003). Du point de vue méthodologique,
les traités sanskrits d’horoscopie sont considérés comme une
source incontestable de connaissance, mais, afin que leur vérité
puisse côtoyer celle de la science moderne, leur parole est
soumise à un processus de traduction constante. Le travail
de la recherche consiste alors en une véritable archéologie du
savoir, les sources sanskrites étant soumises à des opérations de
« fouilles » dont l’objectif est de faire ressortir les concepts de
cancer et d’attaque cardiaque tels qu’ils ont pu être exprimés
par les auteurs anciens, dans une langue qui ne contenait pas de
telle nosologie. Ce travail de décryptage des sources anciennes
a pour but de faire ressortir les configurations planétaires res-
ponsables de ces maladies. Les études d’astrologie médicale
ont également recours à une autre méthode, qui consiste à
mener des enquêtes statistiques à partir des horoscopes des
patients souffrant de ces maladies, selon un modèle qui s’ins-
pire des sciences expérimentales. La collecte des données est
réalisée en collaboration avec des médecins travaillant dans des
hôpitaux ou par des questionnaires en ligne, et son élaboration
305
* *
Manières de comparer —
Ces pages ont montré que la confrontation entre des savoirs
faisant appel à des principes de rationalité souvent opposés
n’est pas une prérogative des sciences sociales intriguées par
l’étrangeté de la « mentalité primitive » ou de la « pensée
sauvage ». Toutefois, dans les cas examinés, la pratique de
la comparaison entre différentes formes de connaissance n’a
pas de portée généralisatrice ni de valeur heuristique, mais
sert plutôt à produire un savoir situé, dans l’espace et dans
le temps. C’est parce qu’ils sont partagés au sein d’un même
espace social que les savoirs sont non seulement « compa-
rables » (comparabiles), mais « comparandi », ils doivent être
soumis à la comparaison, leur positionnement réciproque
devenant une nécessité. Les efforts accomplis par les astro-
logues afin de définir le rapport entre leur savoir et d’autres
qui sont reconnus comme valides dans le monde dans lequel
ils vivent s’imposent – et se sont imposés dans le passé –
comme une condition de survie de la discipline. Détaché
de sa fonction analytique, l’acte de la comparaison devient
un outil pour établir des alliances ou des hiérarchies entre
des théories, des méthodes et des approches, qui permettent
d’ancrer le savoir dans sa temporalité.
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311
à interroger les co-histoires des hommes et des grands
singes. Il a notamment publié : La nature est-elle culturelle ?
Les auteurs —
(Éditions Errance, 1998) ; avec Suzanne de Cheveigné, Les
natures de l’homme (Techniques & Culture, 2008) ; avec Salva-
tore D’Onofrio, Dire le savoir-faire (L’Herne, 2008) ; avec
Gil Bartholeyns et Nicolas Govoroff, Anthologie raisonnée
de Techniques & Culture (Techniques & Culture, 2010) ; Geste
et matière. Leroi-Gourhan, découvertes japonaises (Techniques
& Culture, 2011).
Bruno Karsenti est philosophe. Ses recherches se situent au
croisement de l’histoire et l’épistémologie des sciences
sociales et de la philosophie politique. Depuis 2010, il
dirige l’Institut Marcel-Mauss. Il a publié L’homme total.
Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss (Puf,
1997, rééd. Quadrige, 2011) ; La société en personnes. Études
durkheimiennes (Economica, 2006) ; Politique de l’esprit.
Comte et la naissance de la science sociale (Hermann, 2006) ;
Moïse et l’idée de peuple. La vérité historique selon Freud (Le
Cerf, 2012). Il est également l’auteur d’éditions de textes
d’Émile Durkheim, de Gabriel Tarde, de Lucien Lévy-
Bruhl, d’Henri Bergson, de Fustel de Coulanges.
Paolo Napoli, historien du droit, travaille sur une histoire de
longue durée des pratiques et des catégories normatives.
Après avoir étudié la normativité policière entre le xviiie et
le xviiie siècle, il s’occupe désormais des racines canoniques
et pastorales de la rationalité administrative et gestionnaire.
Parmi ses travaux : Le arti del vero. Storia, diritto e politica in
Michel Foucault (Naples, La Città del Sole, 2002) ; Naissance
de la police moderne. Pouvoirs, normes, société (La Découverte,
2003) ; « Ratio scripta et lexanimata. Jean Gerson et la visite
pastorale » (dans Laurence Giavarini [dir.], L’écriture des
juristes (xvie-xviiie siècles), Classiques Garnier, 2010, p. 131-
151) ; « Pour une histoire juridique de la gestion » (dans
Philippe Bezès et al., La mise en place du système financier
public 1815-1914. Élaborations et pratiques du droit budgé-
taire et comptable au xixe siècle, Ministère de l’économie, de
l’industrie et de l’emploi, 2010, p. 271-297).
313
Amérique et Europe latines, xvie-xixe siècle (Éditions de
l’EHESS, 2005) ; Oroonoko, prince et esclave. Roman colonial
Les auteurs —
de l’incertitude (Seuil, 2008) ; L’Europe a-t-elle une histoire ?
(Albin Michel, 2008).
Isabelle Thireau est sociologue, spécialiste de la société
chinoise au xxe siècle. Elle appartient au Centre d’études
sur la Chine moderne et contemporaine. Elle a publié
notamment, avec Hua Linshan, Enquête sociologique sur
la Chine contemporaine, 1911-1949 (Puf, 1996) ; Disputes
au village chinois. Formes du juste et recompositions locales des
espaces normatifs (Éditions de la MSH, 2001) ; Les ruses de
la démocratie. Protester en Chine contemporaine (Seuil, 2010).
Note de l’éditeur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Sommaire général . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Bruno Karsenti
Structuralisme et religion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
Religion et comparaison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
Le résidu qu’il faut décrire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
Une question d’héritage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
Transmission et symbolisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77
Justice et destin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
Frédéric Joulian
Faire des sciences sociales – Comparer —
Paolo Napoli
Le droit, l’histoire, la comparaison . . . . . . . . . . . . . . . . 127
Prémices médiévales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129
La problématique moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136
Le droit migrateur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143
Greffer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151
Liliane Hilaire-Pérez
Une histoire comparée des patrimoines techniques
Collections et dépôts d’inventions en France
et en Angleterre aux xviiie et xixe siècles . . . . . . . . . . . 161
Le Repository de la Society of Arts de Londres . . . . . . 164
Institutionnaliser la technique, des Lumières
à la Révolution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167
Dépôts d’inventions et artisanat à Lyon . . . . . . . . . . . 171
Gisèle Sapiro
Comparaison et échanges culturels
Le cas des traductions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193
La structure du marché mondial du livre :
le niveau macro . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 198
Comparer les champs nationaux :
le niveau méso . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207
Engagements et stratégies d’agents :
le niveau micro . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213
317
Stéphane Breton
Valérie Gelézeau
La Corée dans les sciences sociales
Les géométries de la comparaison à l’épreuve
d’un objet dédoublé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255
Études aréales : comparer, croiser, déconstruire . . . . . 257
Comparer, traduire, lâcher prise . . . . . . . . . . . . . . . . . 262
Comparer, confronter, généraliser . . . . . . . . . . . . . . . 265
Corée, Corées, objet dédoublé :
comment comparer ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267
Deux Corées, quatre discours :
quelles comparaisons ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271
Les discours du « rayon de soleil » sont-ils
des discours comparatifs ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275
Caterina Guenzi
Manières de comparer
Regards indiens sur la compatibilité
entre les savoirs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 285
Savoirs comparables . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 289
Constellations de savoirs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 292
Cosmologies (in)compatibles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 297
CAS DE FIGURE
CAS DE FIGURE
COMPARER
C OMPA R E R
pluralité : aucune science sociale ne peut se borner
à l’étude d’un seul cas. Dès lors, chaque nouveau Sous la direction de
savoir, chaque nouvel échange entre disciplines se Olivier Remaud,
trouvent confrontés aux fausses évidences de leur Jean-Frédéric Schaub
irréflexion. On tend à décréter le comparable,
à stipuler l’incomparable. Comparer en sciences
et Isabelle Thireau
sociales, c’est répondre aux défis du découpage et
Faire des
de l’asymétrie des objets. C’est également forger
Jean-Frédéric Schaub
et Isabelle Thireau
Sous la direction d’Olivier Remaud,
les outils d’une méthode qui s’ajuste à des écarts.
Cet ouvrage reflète les approches très différenciées
dans lesquelles s’inscrit la comparaison. Pour
les uns, celle-ci est une ressource de l’analyse ;
pour les autres, elle constitue la matière d’un
sciences
programme de recherche. Pour tous, l’acte
de comparer pose le cadre théorique de leur
réflexivité scientifique. Il définit aussi l’horizon
d’un langage commun. Il désigne enfin l’objet
sociales
observé : des sociétés composées d’acteurs qui ne
cessent de qualifier leur situation par comparaison.
C omparer
Ce livre rassemble les contributions de : Jérôme Baschet,
Stéphane Breton, Valérie Gelézeau, Caterina Guenzi,
Liliane Hilaire-Pérez, Frédéric Joulian, Bruno Karsenti,
Paolo Napoli et Gisèle Sapiro.
Prix 15 � É D I T I O N S D E L’ É C O L E D E S H A U T E S
ISBN 978-2-7132-2362-4 ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES
Sodis 7545319