Un Autre Monde Est Il Possible
Un Autre Monde Est Il Possible
Un Autre Monde Est Il Possible
Maylis Santa-Cruz
Éditeur
Presses universitaires de Bordeaux
Référence électronique
Maylis Santa-Cruz, « Un autre monde est-il possible ? », Bulletin hispanique [En ligne], 116-2 | 2014, mis
en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 04 décembre 2017. URL : http://
bulletinhispanique.revues.org/3377 ; DOI : 10.4000/bulletinhispanique.3377
Maylis Santa-Cruz
Université de Bordeaux Montaigne
Cette lecture du dernier roman d’Ana María Matute se propose de redéinir les notions
de référence et d’autoréférence à partir de la théorie littéraire des mondes possibles qui, à
l’opposition entre discours référentiel et discours non-référentiel, substitue une ininité de
mondes dans la iction, chacun créant ou recréant son univers de référence.
Mots-clés : roman réaliste, iction, intertextualité, contes, mondes possibles.
Ese análisis de la última novela de Ana María Matute propone redeinir las nociones de
referencia y autoreferencia a partir de la teoría literaria de los mundos posibles que sustituye
la oposición entre discurso referencial y discurso no referencial por un sinfín de mundos
dentro de la icción, creando o recreando cada uno su universo de referencia.
Palabras clave: novela realista, icción, intertextualidad, cuentos, mundos posibles
his study of the latest novel by Ana María Matute intends to redeine the notions
of reference and self-reference from the literary theory of possible worlds, replacing the
opposition between referential speech and non-referential speech for ininity of worlds into
the iction, each creating or recreating its universe of reference.
Keywords: realistic novel, iction, intertextuality, tales, possibles worlds.
La literatura es la expresión más maravillosa que yo conozco del deseo de una posibilidad
mejor. Para mí, escribir es la búsqueda de esa posibilidad.
Ana María Matute
Si son monde romanesque n’est que partiellement réaliste c’est parce qu’il
multiplie les univers de référence ou pour être plus précise chaque monde
5. Juan Luis Alborg, Hora actual de la novela española (Vol. I), Madrid, Taurus, « Persiles »,
1958, p. 182. Je souligne.
6. « En el bosque », discours prononcé le 18 janiver 1998 pour son entrée à la Real Academia,
au siège K, précédemment occupé par Carmen Conde. Une version écrite de ce discours est
disponible à sur la page internet suivante http://www.rae.es/sites/default/iles/Discurso_Ingreso_
Ana_Maria_Matute.pdf. La citation se trouve p. 13. Je souligne.
7. Ibid, p. 22.
Si l’on peut concevoir que ce mot réfère à deux objets, pour la illette, cette
polysémie est la preuve de la diicile communication avec le monde adulte dont
elle ne semble pas partager l’univers de référence. Face à cette incompréhension,
elle va construire son propre univers de référence fondé sur son expérience
personnelle.
Le procédé est le même avec le substantif « señor » : « Al principio, el Señor
era para mí Dios porque así lo nombraban Tata María e Isabel. Pero luego, poco a
poco, fui comprendiendo que en aquella palabra también cabía papá » (p. 106).
Pour la petite ille éduquée dans une institution religieuse et élevée par une
tante un peu bigote, « señor » ne pouvait référer qu’à une puissance supérieure
et divine. Or ce terme, déplacé dans le monde de la petite bourgeoisie devient
synonyme du père de famille dont l’image est alors rehaussée au rang de « Dieu
le père » par la petite ille qui fait l’apprentissage de la langue et de son caractère
polysémique. Si dans le premier sens, il ne dénote aucun respect particulier
pour une Adriana peu encline à la ferveur religieuse, il prend ironiquement tout
son sens en se référant à la igure paternelle. Face à une mère distante et peu
aimante, le père pourtant absent joue le rôle de igure tutélaire. Le substantif
« señor » réfère alors à un objet qui n’existe qu’au sein du récit, il est reconstruit
par le texte et plus précisément par la protagoniste et son univers de croyance.
Autre possibilité face à cette incompréhension – et j’en viens à mon troisième
exemple – : construire son univers de référence à partir de sa culture personnelle.
13. « Me sorprendió que un Gigante quisiera hablar de cosas con un Gnomo. Desde que era muy
pequeña, me gustó imaginar que yo, en cierto modo, lo era. » (p. 118, je souligne)
14. Jean-Marie Schaefer, Pourquoi la iction ?, Paris, Seuil, « Poétique », 1999, p. 145-164.
15. Umberto Eco, op. cit., p. 226.
La théorie des mondes possibles – pour n’en donner qu’une déinition très
sommaire – est héritée de Leibniz16, elle s’impose dans les années soixante-dix
sous l’impulsion de logiciens américains et notamment de Kripke qui en fait le
fondement de la logique modale. Dans les années quatre-vingt, des théoriciens
de la littérature comme homas Pavel, Marie-Laure Ryan17 ou Ludomir
Dolezel18 tentent d’adapter cette théorie aux œuvres littéraires et à l’analyse de
la iction en réinvestissant des notions comme la référence et les personnages
qui avaient été délaissés par la narratologie et le structuralisme :
Du point de vue structuraliste-conventionnaliste, les textes littéraires ne parlent
jamais d’états de choses qui leur soient extérieurs ; tout ce qui nous paraît faire référence
à un hors-texte est régi en fait par des conventions rigoureuses et arbitraires, et le hors-
texte est, par conséquent, l’efet trompeur d’un jeu d’illusion19.
16. Leibniz consacre une partie des Essais de héodicée, au rêve de héodore. Il considère
que les diférentes chambres-bibliothèques d’une pyramide ininie contenant toutes les variantes
possibles de la vie de Sextus Tarquinus s’il avait choisi d’écouter le conseil de Jupiter de renoncer
au trône, sont des mondes possibles.
17. Cf. Marie-Laure Ryan, Possible Worlds, Artiicial Intelligence and Narrative heory,
Bloomington, Indiana University Press, 1991.
18. Cf. Lubomir Dolezel, « Mimesis and possible worlds », Poetics today : aspects of literary
theory, 1988, 9 (3), p. 475-496.
19. homas Pavel, op. cit., p. 145.
20. Cf. Françoise Lavocat (ed.), La théorie littéraire des mondes possibles, Paris, CNRS éditions,
2010.
21. François Lavocat, « Les genres de la iction. États des lieux et propositions », op. cit.,
p. 16.
22. C’est, par exemple, ce que propose homas Pavel lorsqu’il admet la possibilité que « les
romans de Balzac mettent en scène un Paris diférent de la ville réelle. […] Si sur la foi de
Balzac, nous acceptons sa représentation de Paris, cela veut dire que la ville aura immigré, avec
armes et bagages, dans la Comédie humaine (Pavel, op. cit., p. 41-42). Cf. aussi homas Pavel,
« Incomplete Worlds, Ritual Emotions », Philosophy and literature, 7 (2), 48-58.
23. Dans la Poétique, Aristote décrit l’art comme une imitation (mimesis) du réel au moyen
de techniques de création.
nous invite à concevoir le lien entre monde réel et monde ictionnel sur le
mode de la variation. Le récit ictionnel construit un monde qui n’existe pas de
manière indépendante dans le sens où les vides du récit, son caractère forcément
incomplet sont remplis par l’expérience du lecteur qui ne fait qu’opérer les
changements nécessaires. Cette déinition nous est utile pour concevoir M2
qui correspond à la part « réaliste » du roman.
Mais que faire des ictions qui ne se conçoivent pas comme dépendantes du
monde réel ? Que faire des passages de Paraíso inhabitado où la ressemblance
n’est plus la règle ? Il nous faut alors concevoir la « possibilité » sur le mode
de l’accessibilité comme nous y invite Marie-Laure Ryan24 ; un monde M2 est
possible s’il est accessible depuis M1. Elle propose de distinguer trois types de
textes :
Il existe trois types de textes, comparables à trois types d’art visuel : textes à monde
cohérent, comparables à la peinture réaliste ; textes en ‘fromage suisse’ comparables
à la combinaison de réalisme et de perspective impossible d’Escher ou de Magritte ;
et textes sans monde, où ne s’esquissent que des formes éphémères, comparable à la
peinture abstraite25.
24. Cf. Possible Worlds, Ariticial Intelligence and Narrative heory, Op. cit.
25. Marie-Laure Ryan, « Cosmologie du récit des mondes possibles aux aux univers
parallèles », in Françoise Lavocat (ed.), op. cit., p. 56.
tout en admettant que le texte crée son propre univers de références qui ne
recoupe que partiellement celui du réel. Ce « recentrement» selon l’expression
de Marie-Laure Ryan est d’autant plus simple que l’écart est minimal entre le
réel et le monde ictionnel dans lequel le lecteur se projette. Le monde textuel
fondamentalement incomplet est, de fait, complété par le lecteur qui cherche
dans sa propre expérience et dans sa culture personnelle à en combler les vides.
En ce qui concerne ce que j’appellerai « les décrochages féériques » dans
Paraíso inhabitado, nous pouvons également les considérer comme l’expression
d’un autre monde possible issu de l’univers de référence propre à la protagoniste
et accessible ou rendu possible au lecteur par une culture populaire partagée ;
d’autant plus s’il s’agit d’un lecteur habitué à l’œuvre matutienne saturée
de références intertextuelles aux contes. Ils représentent un premier niveau
d’enchâssement dans le sens où, pour la illette, cet univers de référence est
perçu comme ayant le même degré de référentialité que la réalité textuelle. Un
second niveau d’enchâssement serait alors celui des souhaits et des projections
du personnage et vécus comme tels par ce dernier – le personnage a conscience
qu’il est dans un monde qu’il crée par la pensée et l’imagination. Nous
pourrions alors envisager la possibilité d’un M4 lorsque, par exemple, Adriana
envisage un monde dans lequel son âme sœur, le jeune Gavi, reviendrait auprès
d’elle, enfreignant les lois de la nature et notamment celle qui veut que l’on ne
revienne pas de la mort :
Por las noches, cuando estaba por in sola en mi cuarto, le preguntaba cuándo volvería.
[…] Yo era ya como una isla, ya nada podía arrancarme de todo cuanto era nuestro mundo.
No me contestaba, pero de cuando en cuando, iltrándose por alguna invisible rendija, oía
su risa, baja, un poco ronca (p. 388).
La présence d’Andersen, dans ce passage, est très éclairante dans le sens où,
associé à l’idée d’apprentissage (« había aprendido »), le maître des contes et son
œuvre se présentent clairement comme un nouvel univers de référence sur un
pied d’égalité avec le monde actuel du texte. Le nom propre « Andersen » est
un désignateur rigide qui référe à une seule et même personne quel que soit
le monde possible envisagé. En revanche, les descriptions ou déinitions qui
accompagnent ce nom ne sont pas rigides et dépendent du monde possible
dans lequel elles sont générées. Dans le cas qui nous intéresse, en M2, Andersen
est un conteur d’histoires pour enfants mais en M3, il est un « maître » celui
qui procure un savoir. Ce monde possible M3 est une projection des désirs de
27. Richard Saint-Gelais, « Le monde des théories possibles : observations sur les théories
autochtones de la iction », in Françoise Lavocat (ed.), op. cit., p. 102.
la illette de croire en la véracité des contes de fées mais aussi de les considérer
comme des références honnêtes et dignes de foi ; c’est là que se situe « la
possibilité » de ce nouveau monde. La croyance en un langage des leurs, par
exemple, n’est pas absolument fausse, mais possible car réalisable dans un autre
univers contrefactuel.
Cette croyance en la véracité des contes est si forte, qu’elle provoque ces
décrochages féériques :
Entonces me ocurrió algo parecido a cuando vi echar a correr al Unicornio. De pronto,
todas las velas apagadas se encendieron en sus palmatorias. Y vi -o creí ver el temblor de
sus llamas como un grito gozoso, silencioso y cómplice. El corazón golpeaba fuerte, y en la
garganta había algo tenue, tembloroso, que parecía querer escapar hacia algún lugar hasta
aquel momento desconocido (p. 57-58).
Malgré la nuance apportée par la narratrice adulte (« o creí ver »), ce passage
rend compte d’un miracle si l’on ne se réfère qu’aux lois de la physique mais qui
devient parfaitement acceptabe si nous transférons notre univers de référence,
comme nous y invite la présence de la licorne, vers celui des contes fantastiques.
Il y a donc dans Paraíso inhabitado, une hésitation permanente entre deux
systèmes de références qui n’est pas sans rappeler Don Quichotte et Adriana-
enfant apparaît comme une variation moderne du célèbre chevalier errant, car
comme lui, elle est le seul personnage qui vit simultanément dans les deux
systèmes.
Si la licorne est un vecteur de monde possible, il en va de même avec la
musique, le théâtre ou le cinéma ; l’art sous toutes ses formes, en s’adressant
aux sens, est une porte d’entrée vers une ininité de mondes possibles. Prenons
comme exemple le cinéma:
Y, sobre todo, la emoción de entrar en un espacio nuevo, absolutamente desconocido y
cautivador. Porque no veía la película, entraba en ella, galopaba en sus caballos, gritaba
con sus gritos de guerra, blandía sus espadas... […] la tierra donde a mí me gustaba
vivir, avanzar, imaginar; el mar donde deseaba sumergirme, al borde siempre de un
descubrimiento; puro deseo de alcanzar o de recuperar algún lugar que me pertenecía […]
(p. 128).
L’image est le vecteur d’un nouveau monde possible comme nous y invitent
les verbes de mouvement « entrar », « sumergirme » ou encore les expressions
qui référent à un autre monde : « la tierra donde a mí me gustaba vivir », « deseo
de alcanzar o de recuperar algún lugar que me pertenecía ». Un monde possible
enchâssé dans le sens où il émane de l’imaginaire d’un personnage qui s’y
projette et nous invite à le suivre dans sa cavalcade. Cependant, l’image en
provoquant l’imaginaire de l’enfant et future narratrice tient davantage lieu de
mise en abyme du travail d’écriture sur le mode – si l’on veut – autoréférentiel.
Il s’agit également d’une représentation du travail du lecteur qui, à l’instar de la
petite ille, se projette dans le monde qu’on lui décrit et s’imagine lui appartenir.
A mon sens, l’image joue davantage le rôle de rélexion métatextuelle que de
véritable initiateur d’un nouveau monde possible même si elle en a tous les
contours.
Une idée que l’on retrouve également dans les références récurrentes au
« cuarto oscuro », lieu de punition converti en source ininie d’imagination,
miniature de la salle de cinéma, mais aussi métaphore « inversée » de la page
blanche :
Al principio, la oscuridad fue total, puesto que el único ventanuco, que daba al patio
interior, estaba tapado por un armario. Luego, poco a poco, muy lentamente, fueron
apareciendo distintas siluetas. Parecía que la oscuridad adquiría una luz propia, una luz
diferente a la conocida: la luz de la oscuridad que luego, a través de los años, he llegado
alguna vez a recobrar. […]
Porque algo acababa de descubrir, algo que intuía y no conocía su nombre. En mi
ayuda acudieron los cuentos de Andersen, de Grimm, de Perrault... […]. Y me dije: “Yo
soy Maga” (p. 88).