Bourgeoisie Noblesse Et Leurs Reseaux Au 15eme Siècle
Bourgeoisie Noblesse Et Leurs Reseaux Au 15eme Siècle
Bourgeoisie Noblesse Et Leurs Reseaux Au 15eme Siècle
Présentation
L’HISTOIRE SOCIALE est un objet vivant et elle a connu plusieurs vies. Ignorée, ou
presque, par l’école méthodique, elle a connu une émergence avec la mutation
impulsée par Marc Bloch et Lucien Febvre. En 1929, la création des Annales d’histoire
économique et sociale met l’étude des groupes sociaux au centre de ses
interrogations. À l’instar de ce que déclarait Lucien Febvre : « Pas l’homme, encore
une fois jamais l’homme. Les sociétés humaines, les groupes organisés » l’étude de
l’homme est intégrée dans celle d’un groupe social. Lucien Febvre a même de
l’histoire sociale une approche globale, voire hégémonique.
1 FEBVRE Lucien, Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1953, p. 20.
Il n’y a pas d’histoire économique et sociale. Il y a l’histoire tout court dans son Unité.
L’histoire qui est sociale tout entière par définition. L’histoire que je tiens pour
l’étude scientifiquement conduite, des diverses activités et des diverses créations des
hommes d’autrefois, saisis à leur date, dans le cadre des sociétés extrêmement
variées et cependant comparables les unes aux autres (c’est le postulat de la
sociologie), dont ils ont rempli la surface de la terre et la succession des âges1.
2Cette approche a une influence particulièrement importante dans les années
soixante. Lors du colloque de Saint-Cloud de 1965, Ernest Labrousse avançait une
définition de l’histoire sociale.
2 L’Histoire sociale, sources et méthodes (colloque de l’École normale supérieure de
Saint-Cloud, ma (...)
L’objet de cette histoire [sociale] au-delà de l’étude des groupes sociaux et de leurs
rapports, est l’étude des rapports entre l’économique, le social et le mental2.
3Cette conception, attentive à la dynamique des groupes sociaux, associe approche
macro-économique, étude des structures sociales, analyse conjointe des tendances
séculaires et de la conjoncture courte. Elle connaît un fort développement et marque
durablement l’historiographie française.
4À partir de la fin des années 1970 cette histoire sociale fait cependant l’objet de
diverses critiques. Les interrogations se multiplient, débouchant parfois sur des
remises en cause. Les approches structurelles sont coupables de figer des situations
par nature mouvantes et évolutives. Le risque de déterminisme économique qu’elle
comportait est pointé du doigt. Sont soulignés les dangers d’une classification sociale
qui peut être une simplification ou une schématisation de la réalité. Un trop fort
recours à un quantitatif un peu desséchant, et mis en œuvre de façon trop
systématique, est critiqué comme une forme de sociologie descriptive.
5De nouveaux territoires sont alors ouverts aux interrogations de l’histoire sociale.
L’accent est alors mis sur les problèmes méthodologiques, sur les études de cas. Un
souci plus grand d’interdisciplinarité se manifeste avec des regards jetés en direction
de la sociologie ou de l’anthropologie. De plus en plus le champ de l’histoire sociale
se définit par la pratique et par l’exemple avec une tendance à l’émiettement des
approches.
6Ainsi la micro storia italienne, refusant de travailler avec des catégories sociales
préconstruites, préfère partir du comportement des individus et mettre l’accent sur
les phénomènes d’interrelations pour reconstituer le fonctionnement du social et le
saisir ainsi de façon plus globale.
Dans une certaine mesure, bien qu’elle ne soit pas assimilable à la micro storia, une
démarche proche sous-tend l’autre histoire sociale que définit Bernard Lepetit dans
l’ouvrage qu’il a dirigé, Les Formes de l’expérienceet où il donne cette définition d’une
autre histoire sociale.
3 Les Formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, LEPETITBernard (dir.), Paris,
Albin Miche (...)
12Enfin l’individu est social. Alors, si l’on s’inscrit dans la terminologie de Pierre
Bourdieu, son étude doit se fonder aussi sur une socio analyse attentive à un certain
nombre de données. L’appréhension de l’individu passe par une approche de sa
dimension sociale et de son histoire. La personnalité historico sociale d’un individu se
construit dans et par l’engrenage de l’individu humain dans les rapports sociaux.
Cette idée est au centre de la réflexion de Norbert Elias lorsqu’il aborde la question
du « je-nous ». Sous des formes proches mais différentes, cela traverse les notions
d’habitus et d’habitus de classe avancées par Pierre Bourdieu5 et qui peut aider
également à conduire cette socio analyse.
13Pierre Bourdieu définit ainsi un espace social qui peut être soit microsocial, c’est-à-
dire délimité et relativement autonome au sein de la société globale, soit
macrosocial, renvoyant à la société globale elle-même. Il est constitué de positions
objectives, qui existent en-soi indépendamment des acteurs individuels, et de
positions différentielles, qui existent les unes par rapport aux autres. Ces positions
sociales sont définies par un certain nombre de ressources qui circulent dans le
champ social ou qui sont l’objet de luttes d’appropriation. Pierre Bourdieu est ainsi
amené à délimiter quatre types de capitaux. Un capital économique comprend tout
bien qui représente une valeur économique. Un capital social est constitué par le
réseau de relations et d’interconnaissances. Le capital culturel est composé de trois
éléments. Il est institutionnalisé avec le titre scolaire. Il est objectivé avec les
différents « biens culturels ». Il est incorporé avec les habitus. Enfin le capital
symbolique donne crédit, prestige, réputation, dignité.
14Les habitus occupent dans ce contexte une place prépondérante. Ce sont des
systèmes de dispositions incorporées et intériorisées, souvent acquis de manière
précoce et qui peuvent paraître innés. Ces habitus primaires, bien intériorisés,
deviennent socialement structurants et sont des principes actifs des pratiques
sociales qui structurent des comportements aussi bien individuels que généraux. Ces
éléments contribuent à organiser l’espace social.
6 BOURDIEU Pierre, Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984.
15Dans cette perspective, un autre élément peut être également pris en compte pour
cerner un individu. Il s’agit de la trajectoire qu’il suit et qui met en mouvement cet
espace social. Derrière cette trajectoire, évoquée également par Pierre Bourdieu6, il
n’est pas seulement question de reproduction sociale mais aussi de mobilité sociale.
On se trouve aussi à ce niveau au point de rencontre de l’individu et du groupe car
des trajectoires collectives et des trajectoires individuelles cohabitent et sont en
interrelations. Ces quelques éléments concernent l’historien dans sa saisie de la
réalité sociale.
16Dans La Pensée sauvage, Claude Levi-Strauss souligne un des enjeux de l’approche
biographique des individus :
7 LEVI-STRAUSS Claude, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
L’histoire biographique et anecdotique est la moins explicative, mais elle est la plus
riche du point de vue de l’information puisqu’elle considère les individus dans leur
particularité [...] le choix relatif de l’historien n’est jamais qu’entre une histoire qui
apprend plus et explique moins, et une histoire qui explique plus et apprend moins7.
17À sa façon, il délimite le territoire qui s’ouvre à l’historien. Tout d’abord en
soulignant l’intérêt du recours à l’interdisciplinarité. Ensuite en contribuant à définir
les champs spécifiques de l’intervention de ce dernier. Pour l’historien, outre une
réflexion propre sur l’individualité, la question se pose de savoir comment l’individu
s’insère dans le groupe et quelles sont les relations qui s’établissent entre ces deux
composantes de la réalité sociale. Les questions sont nombreuses et diverses. D’un
point de vue méthodologique, cela pose la question de l’articulation entre étude de
cas et approche synthétique et plus globale avec, sur tous ces points, une grande
diversité historiographique. Pensons par exemple au « grand homme » qui fait
l’histoire de l’école méthodique ou « l’exceptionnel normal » de la micro storia.
18À côté de l’approche des groupes ou des individus, la question des liens sociaux
tissés entre ces différents éléments constitue une autre dimension importante de
l’histoire sociale. Pendant longtemps ont dominé sur ces points des problématiques
que l’on pourrait qualifier de « classiques » largement fondées sur la tradition de la
sociologie durkheimienne. Dans ce cas, une histoire sociale des individus s’inscrit
dans une approche macroéconomique des groupes. Cela implique généralement une
démarche sérielle et quantitative où les groupes sociaux sont perçus à travers leur
insertion dans l’économie avec un problème de délimitation de seuils pour définir les
groupes et les catégories. Cela a entraîné le plus souvent le développement d’études
présentant principalement un caractère global à l’image des grandes thèses d’histoire
régionale de l’école historique française durant les années 1960-1970.
19Cette démarche fait l’objet, depuis une bonne vingtaine d’années de remises en
cause plus ou moins affirmées. L’accent est mis sur d’autres types d’approches qui
accordent une plus grande place à la question des changements d’échelle et l’on
s’intéresse à des ensembles plus restreints qui donnent aux groupes qui constituent
ces ensembles une plus grande épaisseur et une individualité plus forte. Les études
présentent un caractère plus dynamique avec une réflexion méthodologique sur les
catégories et sur les interrelations. On assiste à la mise en cause de l’idée que l’action
de la société sur l’individu passerait par diverses formes de déterminisme qu’elles
soient socioéconomiques, culturelles, religieuses ou politiques.
20Cela débouche sur une autre approche des relations interpersonnelles. Elles ne
sont plus prises comme des ensembles isolés et stables, comme l’expression de liens
sociaux qui contraindraient les individus à des pratiques régulières et prévisibles en
raison de l’influence de normes cohérentes et externes aux acteurs, mais elles
doivent être plutôt perçues comme des configurations relationnelles qui permettent
de prendre en compte des comportements imprévisibles et divers.
21Dans ces conditions un intérêt plus grand se manifeste pour les réflexions autour
de la sociologie des réseaux avec une meilleure réception des travaux des
anthropologues du groupe de Manchester, autour des contributions de James Clyde
Mitchell publiées à la fin des années 1960, ou ceux des sociologues de Harvard avec
Mark S. Granovetter. Il s’agit, désormais d’appréhender le social par la médiation des
échanges qui organisent ce social, et à partir desquels se singularisent les
comportements, et non de prendre appui sur des catégories préalablement définies
et dont on étudierait ensuite les interrelations.
22Le champ social est représenté comme une structure en réseau, matérialisée par
des points, les individus, et par des lignes, les interrelations. C’est un effort pour
expliquer les comportements des individus par l’étude des connexions présentes
dans les relations des uns avec les autres, plutôt que par les attributs des personnes
présentes sur le réseau. Les différences dans la structure des réseaux (nombre de
liens, nature de la configuration, etc.) permettent d’expliquer les comportements des
acteurs.
23De plus en plus les historiens prennent en compte cette notion de réseau. Dans un
premier temps, la façon de procéder a parfois été faite de façon un peu mécaniste,
mais désormais une réflexion plus approfondie se développe avec l’affirmation de
plus en plus forte de l’idée que l’articulation des pouvoirs, la rationalité des agents
économiques, les formes d’identité, ne s’expliquent pas seulement par le respect par
les individus d’un système de normes, d’une hiérarchie des fonctions, mais peuvent
être comprises par la prise en considération de l’ensemble changeant des contacts
qu’entretiennent les uns avec les autres, individus et acteurs. L’approche par le biais
des réseaux ne peut être que dynamique. Cette approche a nourri un certain nombre
de terrains de recherche historique comme la question de l’État ou celle de la famille.
24Les travaux rassemblés ici prennent appui sur ce cadre général. Ils résultent de la
réflexion qui s’est développée entre 2006 et 2008 au sein d’un séminaire réunissant
étudiants de master, doctorants, chercheurs confirmés autour de ces trois termes,
individu, groupes, réseaux. Ils s’inscrivent clairement dans une visée d’histoire sociale
qui se situe au cœur des renouvellements en cours dans ce domaine. Ils soulignent
tout l’intérêt de la confrontation de jeunes chercheurs à d’autres, plus aguerris au
métier d’historien.
4Les approches en termes de réseaux se sont multipliées, depuis les années 1970,
dans les sciences sociales2 et il existe aujourd’hui un nombre considérable d’études,
relevant de différentes disciplines, qui abordent cette thématique, parfois dans le
prolongement direct de l’analyse de réseau (network analysis) sociologique, un
courant particulièrement riche dans ce domaine, parfois de manière moins
modélisée, sans se limiter pour autant à un usage métaphorique de cette notion.
Sans entrer dans le détail d’une genèse de la construction du concept de réseau et
des autres notions employées par les études de systèmes réticulaires, ce qui
dépasserait très largement les possibilités d’un bref article, on mentionnera ici
quelques étapes au sein de ce cheminement.
3 Voir SCOTT John, Social network analysis. A handbook, Londres, Sage, 1991, p. 7-
8. DEDIEU Jean-Pier (...)
4 Selon certains analystes (Michel Forsé et Simon Langlois par exemple), il convient
d’insister sur l (...)
6 BARNES John A., « Class and Committees in a Norwegian Island Parish », inHuman
relations, t. 7, n° (...)
7 BOTT Elizabeth, Family and Social Network. Roles, Norms, and external Relationships
in Ordinary Urb (...)
6Les comportements sociaux des individus reflèteraient ainsi leur inscription dans un
réseau, ou encore le réseau, sa structure, la densité d’interrelations qu’il présente et
leur agencement, permettraient d’expliquer les comportements de ses membres, en
tout cas mieux que d’autres déterminants, comme l’appartenance à un groupe social
ou à une institution5. John A. Barnes a, sans doute, parmi ces précurseurs, le premier,
théorisé la notion de réseau social avec un article de 1954 dans lequel il examine ce
qu’il appelle un « système social », opérant au sein d’une paroisse de l’ouest de la
Norvège, Bremnes, animée essentiellement par l’activité de la pêche. Barnes
s’efforce d’isoler des champs de relations et en distingue plus particulièrement trois :
le territoire, structuré par des unités administratives hiérarchisées ; le travail, centré
sur des unités organisées, elles aussi, au sein d’une hiérarchie découlant de la
commande industrielle ; enfin, les liens de parenté, d’amitié et de connaissance,
troisième champ, à propos duquel il élabore l’idée de « réseau social » (social
network). Par le terme de réseau, il souligne qu’il souhaite évoquer d’abord l’image
d’un ensemble de points, dont certains sont reliés par des lignes ; ces points
représentent des individus, ou parfois des groupes, et ces lignes indiquent quels
individus interagissent avec quels autres. Ce réseau est présenté comme ouvert, sans
claires divisions internes6. L’étude d’Elisabeth Bott (1957) sur un groupe, certes
réduit à une vingtaine de couples londoniens, a souligné, pour sa part, les liens entre
la répartition des rôles sociaux et les réseaux dans lesquels s’insèrent les acteurs7.
8 Le « sociogramme » élaboré par Moreno utilise des points et des lignes fléchées,
établissant un sen (...)
7Par ailleurs, dans le domaine de la psychologie sociale, à partir des années 1930, les
recherches sociométriques, plus particulièrement les travaux de Jacob Lévy Moreno,
mettent au point des méthodes d’analyse dédiées à l’étude des interactions entre
individus et, peut être plus important encore, élaborent des techniques de
représentation (avec l’invention des sociogrammes) et d’interprétation des structures
relationnelles, déjà fortement modélisées. Les études sociométriques contribuent à
diffuser une première forme de cartographie des réseaux – ces images de réseaux
étoilés dans lesquelles les relations sont figurées par des lignes orientées et les
individus par des points – même si, sur le plan tant de la figuration des structures
réticulaires, de la modélisation mathématique, que de l’élaboration des concepts
clefs de l’analyse de réseau, la théorie des graphes permettra ensuite de développer
et d’affiner considérablement ces premiers apports8.
9 Sur la multiplicité de ces courants et, par exemple, l’importance des modèles
connexionnistes dével (...)
8D’autres courants théoriques ont contribué, à partir des années 1950- 1960, à
orienter l’intérêt des sciences sociales vers l’interprétation des dynamiques
relationnelles, au détriment des paradigmes structuralistes et fonctionnalistes,
comme des philosophies essentialistes9. L’approche « interactionniste » développée
par exemple par le sociologue américain Ervin Goffman s’efforce de restituer les
processus de construction des réalités sociales par les acteurs eux-mêmes en les
considérant dans le cadre strict de leurs interactions (souvent concrètes et
quotidiennes) au sein de situations données10. L’attention relativement nouvelle des
analyses sociales sur les réseaux et, plus largement, sur les relations
interprétatifindividuelles résulte donc sans doute d’une convergence de courants
théoriques de différentes origines, convergence susceptible d’impulser un véritable
tournant interprétatif, particulièrement sensible dans les recherches actuelles.
11 GRANOVETTER Mark, « Introduction pour le lecteur français »,
in GRANOVETTERMark, Le Marché autreme (...)
12 Il s’agit bien ici de suggérer des étapes épistémologiques et non de décrire ces
théories, évoquées (...)
14 Notamment, BURT Ronald S., Structural Holes. The Social Structure of Competition,
Cambridge (Mass.) (...)
17 IMIZCOZ BEUNZA José Maria, « Communauté, réseau social, élites. L’armature sociale
de l’Ancien Régi (...)
19 MERCKLE Pierre,Sociologie des réseaux sociaux, op. cit., p. 93-97 ;FORSE Michel
et LANGLOISSimon (...)
10L’analyse de réseau ainsi modélisée, par l’accent essentiel qu’elle place sur la
dimension relationnelle des réalités sociales, s’est construite, initialement au moins,
contre des approches antérieures, notamment contre une sociologie classificatoire
qui privilégiait les « catégories ». Il s’agissait, aux yeux des analystes de réseau, de se
libérer des outils conceptuels utilisés par la sociologie traditionnelle, tels que les
« groupes sociaux », les « classes sociales », les « catégories socio-professionnelles »,
même les institutions et la domination des structures macrosociales16. C’est ce
présupposé « anti-catégorie » qu’exprime ainsi José Maria Imizcoz Beunza, en
introduction d’un article sur l’armature sociale de l’Espagne d’Ancien Régime,
lorsqu’il souligne qu’il est nécessaire de privilégier une analyse relationnelle face aux
études antérieures, axées sur des catégories (classes, couches, groupes sociaux) qui
n’auraient qu’une valeur relative, parce que définies a priori par le chercheur, et
tendraient à masquer les individus en tant qu’acteurs réels de la société17. Une
évolution s’est cependant dessinée en la matière et les tenants de l’analyse de réseau
(comme Imizcoz Beunza d’ailleurs) soulignent désormais plutôt la nécessité d’associer
l’analyse classificatoire ou catégorielle et l’analyse relationnelle18. S’ajoute à cette
orientation une double opposition essentielle au sein de la théorie sociologique des
réseaux, d’une part, à des démarches associées à l’individualisme méthodologique,
qui, aux yeux des analystes de réseaux, tendent à « atomiser » les individus, sans
prendre en compte les relations qui les associent et, d’autre part, à des approches
macrosociologiques et à des modes de description structuralistes19.
20 Voir à ce propos FORSEMichel et LANGLOIS Simon, « Présentation - Réseaux,
structures et rationalit (...)
21 Claire Lemercier (article cité supra) montre ainsi comment l’analyse de réseau a pu
être utilisée e (...)
22 Ces réseaux que la raison ignore, CALLON Michel et al. (dir.), Paris, L’Harmattan,
1992. DEGENNEAl (...)
23 Ces réseaux que la raison ignore, op. cit., p. 91. Sur cette distinction, voir
aussi MERCKLE Pierre (...)
28 Ibid., p. 224 ; MERCKLEPierre, Sociologie des réseaux sociaux, op. cit., p. 90. Pierre
Parlebas ex (...)
12Dans l’analyse de réseau, les individus ne sont pas seulement regardés comme des
« points » unis par des relations, puisqu’on leur reconnaît un certain nombre
« d’attributs » qui découlent de leurs différentes identités et appartenances (l’âge, le
sexe, l’adhésion à un parti, la classe sociale, les croyances religieuses, l’appartenance
ethnique, etc.). Ces « attributs » participent d’un « capital relationnel » investi dans
les relations sociales qu’ils développent ; ils trouvent leur sens, variable en fonction
de la relation, dans des interactions, ce qui tend à influer également sur la structure
réticulaire. Ainsi, les comportements des acteurs et leurs interactions sont
susceptibles de générer du réseau, donc de la structure sociale, tout comme la
structure influe sur leurs comportements et leurs relations27. Il ne s’agit plus, dans
cette perspective, de définir uniquement les acteurs par un ensemble de
caractéristiques établies, qui dépendraient de leurs différentes identités et
attachements sociaux. La dimension réticulaire peut sembler, de ce fait,
nécessairement primordiale face à la dimension individuelle, regardée comme
secondaire ; les relations sont essentielles face à un individu placé en retrait28.
L’analyse de réseau n’avait peut-être pas, cependant, pour finalité dominante, à
l’origine, de placer l’acteur et le domaine de l’action dans une position subordonnée,
comme l’indique M. Granovetter. Revenant après coup (en 2000) sur les principaux
positionnements théoriques de ce modèle, il souligne sa vocation à relier « action
individuelle » et « structures macrosociales » et non à négliger ces deux dimensions,
tout en mettant en évidence la condition induite par cette démarche, l’obligation
d’observer ce niveau intermédiaire ou « méso » au détriment des deux autres :
29 GRANOVETTER Mark, « Introduction pour le lecteur français », op. cit., p. 35.
cela ne veut pas dire que les réseaux sont plus importants que les deux pôles qu’ils
relient ainsi, mais plutôt qu’ils permettent de faire passer des relations de causalité
d’un niveau à l’autre. Par ailleurs, puisque presque tous les travaux sociologiques
s’intéressaient exclusivement, soit au niveau micro, soit au niveau macro, et
négligeaient ce niveau intermédiaire fondamental qui permet de saisir les causes
immédiates d’un très grand nombre d’actions sociales, il était légitime de s’y
consacrer exclusivement29.
30 Notamment, STRYKER S., « Identity Salience and Role performance : The Relevance
of Symbolic Interac (...)
32 RENTET Thierry, « Network Mapping : Ties of Fidelity and Dependency Among the
Major Domestic Office (...)
15La théorie des réseaux peut, en effet, être mobilisée essentiellement au sein d’une
analyse structurale, modélisée, fréquemment informatisée, fondée sur des calculs
matriciels et des résultats statistiques. Celle-ci portera son attention avant tout, on le
sait, sur l’anatomie du dispositif réticulaire et sur les questions relatives aux
positionnements des acteurs (des points), sans qu’il soit nécessairement
indispensable de s’attarder sur leurs propriétés (ainsi quand il s’agit d’individus) et
sur la différenciation éventuelle entre les formes de relations intervenant dans un
même réseau. C’est probablement ce type d’étude structurale qui peut poser le plus
de difficultés aux travaux historiques portant sur la première modernité, même si ces
dernières ne sont pas toujours insurmontables (voir infra). Ces problèmes techniques
tiennent d’abord aux sources, souvent lacunaires, fréquemment hétérogènes sur une
étude donnée et non standardisées ; elles peuvent, à cet égard, apparaître
relativement peu fiables pour une enquête statistique, tout en étant très abondantes
pour la période moderne, ce qui entraîne des dépouillements considérables si l’on
souhaite tendre à l’exhaustivité sur une population et sur une (ou plusieurs) relations
données. Il s’avère fréquemment difficile, voire impossible, de répondre alors aux
contraintes de l’analyse structurale, en particulier pour ce qui concerne
l’établissement des limites de l’ensemble analysé et, peut être plus encore, la
certitude, même relative, touchant la présence ou l’absence de relation à l’intérieur
du réseau. Cette approche a, cependant, donné lieu à des applications et des
recherches tout à fait pertinentes, dont l’exemple le plus caractéristique demeure
sans doute l’étude réalisée par John Padgett et Christopher Ansell, notamment à
partir de la théorie des trous structuraux, sur l’établissement au pouvoir de Cosme de
Médicis à Florence dans le premier tiers du xve siècle31. Certaines recherches
historiques, par exemple récemment celle de Thierry Rentet, suggèrent la possibilité
de mener cette forme d’étude pour un échantillon relativement restreint au sein
d’une configuration réticulaire plus vaste32. D’autres travaux montrent l’intérêt
d’une étude de structure, sans en passer peut être par une approche aussi
formalisée, ainsi l’enquête menée par Robert Descimon, que l’auteur place dans la
lignée des perspectives ouvertes par Padgett et Ansell, sur les réseaux constitués, à
Paris au XVIe siècle, par certaines parentèles, notamment via l’alliance, pour contrôler
le pouvoir municipal et, en particulier, les seize quartiers de la ville33.
16Par ailleurs, il convient de souligner l’intérêt d’un second volet de la théorie des
réseaux. Cette dernière a contribué à préciser et à articuler différemment des
concepts (tels que les notions de « capital relationnel », de « multiplexité » des liens,
de « centralité », « d’intermédiarité », etc.) qui permettent de préciser largement
l’analyse des contenus relationnels, et ce, en particulier, quand il s’agit de relations
personnelles et non institutionnelles. Hervé Leuwers indique ainsi comment les vingt
dernières années ont été marquées par un renouvellement des recherches sur les
sociabilités, portant plus particulièrement sur le XVIIIe siècle et la période
révolutionnaire, notamment du fait du passage d’un regard centré sur les institutions
à des interrogations nouvelles sur les réseaux et espaces de sociabilité. Il souligne que
la problématique des réseaux permet de donner :
34 LEUWERS Hervé, « Pratiques, réseaux et espace de sociabilité au temps de la
Révolution française », (...)
une vision dynamique de l’échange [...], mettant au cour de l’étude la circulation des
savoirs, des nouvelles ou des objets, voire les parcours personnels dans un « espace
de sociabilité » où l’individu apparaît avec ses attaches diverses34 [...].
35 Ibid., p. 47 pour la citation ; l’auteur montre que de nombreux travaux historiques
récents portant (...)
17De cette seconde orientation, les historiens ont d’abord tiré, en se libérant
d’approches trop strictement classificatoires et institutionnelles, une attention
beaucoup plus poussée aux relations personnelles dans les sociétés anciennes et cela,
comme l’indique H. Leuwers, au sein « d’une réévaluation globale de la place de
l’individu dans le processus historique, de la part d’initiative qu’il peut prendre par
rapport aux groupes dont il est membre et qui forgent en partie son identité35 [...] ».
Ils y ont également gagné des outils susceptibles d’affiner considérablement la
description et la différenciation de la nature des relations et des attachements noués
par les individus, au sein d’une approche contextualisée des pratiques et des
représentations d’Ancien Régime. C’est dans cette seconde perspective et donc dans
le cadre d’une acception plus sémantique que formelle de la théorie des réseaux,
favorisant une meilleure prise en compte des propriétés de l’acteur et du contenu de
ses échanges relationnels, que nous souhaitons nous placer pour cette recherche.
Les réseaux de Louis de Gonzague
36 Les données présentées ci-dessous sont largement tirées de nos recherches de
doctorat sur la maison (...)
19Par son inscription dans un réseau de parenté, Louis de Gonzague tire d’abord une
éminente dignité aristocratique, associée à sa « naissance » et à la position d’ordre
statutaire qu’elle confère. Par la naissance, en effet, il n’est en rien indigne du beau
mariage qu’il conclut en 1565 avec une riche et puissante héritière, Henriette de
Clèves, union qui lui permet, avec la bienveillance et l’intervention du monarque, de
prendre place à la tête de la maison de Nevers. Italien, troisième fils de Federico
Gonzaga, duc de Mantoue, il appartient à une lignée de princes souverains, vassale
de l’Empereur. Ses origines françaises sont, cependant, toutes proches, puisque, par
Anne d’Alençon, sa grand-mère, ce cadet des Gonzague est issu du sang des Valois.
Enfin, par sa mère, Marguerite Paléologue, marquise de Montferrat, il descend en
droite ligne des Empereurs de Byzance. Cette haute dignité explique que ce « prince
étranger37 » n’a pas été regardé, par la noblesse du royaume, comme un parvenu,
parti de rien ou un favori, élevé par la seule grâce du souverain.
38 Sur ce type de stratégie, voir également voir NASSIETMichel, « Réseau de parenté
et types d’allian (...)
20Louis de Gonzague appartient à l’une des grandes maisons nobles italiennes, aux
nombreuses ramifications (trois branches collatérales se distinguent au XVIe siècle à
côté de la lignée des ducs de Mantoue), elle-même alliée à d’autres familles illustres.
La parenté attribue au duc un réseau de parents, proches et lointains, d’alliés et
affidés. Ce réseau constitue un ensemble de ressources relationnelles, pour Nevers
et, indirectement, pour son protecteur, le roi de France, ressources qui vont pouvoir
être mises à profit sur le plan politique, diplomatique et même religieux. Mais la
parenté suggère aussi un faisceau de contraintes, soulignant l’ambivalence des
relations personnelles (peut être plus encore lorsqu’elles sont héritées),
particulièrement sensible pour la noblesse. Ainsi, l’inscription dans ce réseau donne
lieu à une série de déterminations sur l’itinéraire personnel de ce prince, à
commencer par sa venue en France. Le cadeau par sa famille de Louis de Gonzague,
alors âgé de dix ans, aux Valois s’explique notamment par sa position de cadet au
sein de la lignée ducale. Entre autres impératifs, son établissement auprès de la
maison royale (initialement pour y servir le dauphin), permet d’accommoder son
destin, dans l’espoir qu’il pourra recueillir en France l’héritage de sa grand-mère,
Anne d’Alençon ; il correspond également à une stratégie, récurrente chez les
Gonzague, qui consiste à former, par segmentation du patrilignage, des branches
cadettes qui, le cas échéant, pourraient succéder à la branche aînée si cette dernière
se trouvait privée d’héritier direct en ligne masculine38.
39 Voir la distinction par Pierre Bourdieu entre « parenté officielle » et « parenté
usuelle » (p. 108 (...)
41 En cela, les liens de parenté figurent bien au sein d’un faisceau de relations
(amitiés, fidélités… (...)
21Ceci dit, ce que l’on pourrait appeler le réseau de relations familiales « utiles » de
Louis de Gonzague ne s’identifie pas à la disposition lignagère de sa parenté,
considérée ainsi par le biais de la généalogie et déterminée par une position d’ordre
statutaire (voir supra) au regard de la structure de la parenté39. La parenté autorise,
de ce point de vue, un échantillon très divers d’attitudes et de rapports sociaux,
depuis l’absence totale de liens dans la pratique jusqu’à différentes formes
d’opposition40, comme le suggère, par exemple, les conflits de succession qui
opposent, pendant plusieurs décennies, le duc de Nevers à son frère, Guglielmo
Gonzaga, duc de Mantoue, pour la dévolution du Montferrat, après la mort de leur
mère. L’examen du réseau personnel va donc pouvoir compléter, voire invalider, une
étude classique de la structure de la parenté. Certains des liens familiaux du duc de
Nevers vont se trouver activés ou pas, en fonction des circonstances même de son
itinéraire personnel ou de ce que l’analyse de réseau regarderait comme d’autres
« attributs ». Ainsi, on peut constater, pour Louis de Gonzague, des relations ou des
absences de relations significatives avec certains parents : en pratique, le duc
n’entretient quasiment pas de lien avec son oncle paternel, Ferrante Gonzaga, un
parent proche, probablement en raison de l’opposition qui caractérise leurs
allégeances politiques (Ferrante est un serviteur fidèle des Habsbourg). Inversement,
les relations répétées de Louis de Gonzague avec un parent pourtant éloigné,
Francesco Gonzaga, issu de la branche collatérale de Sabbioneta, expliquent peut-
être le fait que les Nevers s’impliquent de manière précoce dans certaines initiatives
religieuses, plus précisément dans les questions qui ont trait directement à la
réforme interne de l’observance franciscaine. Francesco Gonzaga est franciscain et il
est ministre général de l’Ordre en 1579. Par ses relations avec des parents puissants,
laïcs et politiques ou ecclésiastiques selon le cas, le duc bénéficie d’un capital
relationnel41, susceptible de faciliter certaines transactions, comme certains
transferts notamment d’ordre culturel et religieux.
42 Voir notamment REYMichel, « Communauté et individu : l’amitié comme lien social
à la Renaissance » (...)
26Analyser la place tenue par un grand seigneur, tel que Louis de Gonzague, à la tête
d’une clientèle suppose deux dimensions, fréquemment conjointes, mais également
distinctes, on le sait (voir supra). Comme d’autres approches des réalités
relationnelles, les études de clientèle n’excluent pas une réflexion en termes de
structure, notamment quant aux composantes de ces édifices, à la logique interne et
formelle de ce type de réseau ; mais elles tendent à privilégier, dans la suite des
travaux fondateurs menés, dans ce domaine, en sociologie, en anthropologie et en
sciences politiques à partir des années 197044, un examen d’ordre qualitatif des
échanges clientélaires, matériels et symboliques, et de l’utilité socio-politique de ces
liens dans la pratique des individus. En cela, les études de clientèles et, plus
particulièrement, les nombreuses recherches centrées sur des clientèles nobles dans
la France du XVIe siècle et XVIIesiècle45, se situent sans doute davantage dans la
seconde voie que nous avons eu l’occasion d’évoquer plus haut.
27La clientèle du duc de Nevers se décompose en fonction des différents lieux de
pouvoir qui l’entoure. Elle comprend l’entourage domestique : l’hôtel des Nevers est
l’enclos de fidélités multiples, soit qu’elles découlent de l’exercice d’une fonction
précise ou de la simple commensalité. La clientèle incorpore les cadres locaux de
l’exercice de l’autorité ducale (en particulier dans les domaines nivernais et
champenois des Nevers), donc les membres des institutions seigneuriales (chambre
des comptes ducale, bailliageriepairie, par exemple) et certains de ceux des
institutions royales provinciales pour lesquelles le duc a un droit de nomination. Les
Nevers disposent d’un personnel considérable par le nombre des charges auxquels ils
peuvent nommer. Ils peuvent compter, en outre, sur de multiples protégés, disposant
de fonctions au cour de l’administration monarchique. Cependant, le personnel
associé à la puissance ducale doit être en partie distingué de la clientèle proprement
dite et c’est d’abord en fonction de l’échange spécifique entre le duc et tel serviteur
qu’il est possible de préciser s’il est ou n’est pas un client. L’étude de cette clientèle
donne à voir un ensemble à la hiérarchisation modulaire, relativement peu intégré. Il
s’agit d’un réseau dense, mais aussi multipolaire. À l’intérieur de cette structure,
apparaissent des cercles de personnes, jouissant d’une plus ou moins grande
proximité vis-à-vis d’un point central occupé par Louis de Gonzague et Henriette de
Clèves, ce qui permet de souligner, plus particulièrement, le poids de l’hôtel
domestique où se distingue une petite équipe formée d’un noyau de clients
privilégiés et associant les serviteurs de la maison (l’intendant par exemple, les
principaux secrétaires), les gestionnaires du conseil ducal et quelques autres
commensaux.
28L’examen des rapports noués par les Nevers avec les membres de leur clientèle
nous a permis de parvenir à quelques constatations dominantes. Même si les liens
associant le duc de Nevers à ses clients sont loin de constituer des attachements
indéfectibles, l’examen des carrières des membres de la clientèle révèle une
tendance générale caractérisée par la constance des engagements auprès de cette
famille. L’étude de cette clientèle dévoile, en effet, une organisation
remarquablement stable pendant la seconde moitié du XVIe siècle, mais également en
amont (la première moitié du siècle) et en aval (le premier XVIIe siècle) de cette
période. Il ne s’agit donc guère, dans ce cas, d’une forme d’association fragile, minée
par la flexibilité nécessaire de liens purement intéressés et, en cela, les relations de
clientèle contribuent à structurer cet édifice au-delà des itinéraires individuels. Cette
pérennité de la clientèle témoigne déjà de la tendance de ce réseau à la fermeture,
même si celle-ci n’est que relative et montre sa propension à se perpétuer en puisant
à un même fonds de clients.
29Ainsi les liens de clientèle unissent les Nevers à un ensemble de familles dévouées,
génération après génération. Cette solidité sur la longue durée de la clientèle
s’appuie sur un dispositif héréditaire et familial, partagé par les protégés et les
protecteurs (le duc et la duchesse héritent de leurs prédécesseurs et même d’autres
parents de liens préexistants). Les plus belles réussites familiales, faites sous le
patronage des ducs, résultent de la conjonction de différentes stratégies de
dévouement héréditaire, par exemple de la mainmise d’une lignée sur un office ducal
et, conjointement, de l’investissement de fonctions diverses auprès du patron par un
groupe des parents, fonctions institutionnelles (dans l’administration ducale, l’hôtel,
les institutions militaires sous leur contrôle) ou informelles. L’exemple nivernais,
même s’il n’est pas le seul, est typique de cet ancrage familial et héréditaire de la
clientèle : les Nevers ont pérennisé à la tête des institutions du duché, seigneuriales
et royales qu’ils contrôlent en partie, une élite compacte, formée d’une centaine de
familles. Cette vocation itérative du clientélisme est également soutenue par d’autres
facteurs, ainsi le maillage dense des liens qui unissent les membres de la clientèle
entre eux ou l’importance des domaines patrimoniaux des Nevers comme
pourvoyeurs de clients. Elle contribue simultanément à inscrire dans le temps long les
attachements individuels de ces protégés, si l’on considère, par exemple, la durée de
l’engagement, fréquemment équivalente à la vie du client. Ces différents éléments
favorisent la stabilisation, auprès des Nevers, d’un groupe limité de familles qui
accumulent les charges et les bienfaits dérivant de leur protection et qui sont
confortées dans des positions de pouvoir en contrepartie de leur loyauté et de leur
efficacité dans la gestion des affaires.
46 Sur cet aspect, voirBOLTANSKI Ariane, « Une grammaire des comportements
clientélaires. Un exemple (...)
30Le constat d’une forte stabilité de cette clientèle nous a amené, tout
particulièrement, à nous interroger sur les motivations des engagements, à la fois des
protégés et des protecteurs, et donc à nous pencher sur les contenus des rapports
clientélaires, tant symboliques que matériels. Les discours échangés entre clients et
patron, essentiellement au travers de leur correspondance, mettent en évidence un
« langage de l’affection » qui révèle un tableau idéel des relations de clientèle (plus
spécifiquement des obligations réciproques du patron et de ses clients). Ce tableau
est construit sur un idéal de la fidélité, plus général dans la conception des relations
personnelles au sein de la société du second XVIe siècle, et constitue, non seulement
un modèle de référence, mais encore un système de garanties, d’autant plus
nécessaire, pour les deux parties, que les échanges clientélaires n’ont pas de base
contractuelle et institutionnelle. Or, il n’existe pas de contradiction nécessaire,
contrairement aux présupposés développés par une importante historiographie,
entre cette idéalité des relations de clientèle et leur mise en pratique. Le langage
employé par patron et clients joue plutôt comme une grammaire, associée à des
codes communs à la société française de la seconde moitié du XVIesiècle, et c’est
précisément en tant que code que ce langage est utilisé. L’image idéalisée du rapport
de clientèle donnée par les discours impose, en outre, pour les deux parties, des
obligations et présuppose des avantages réciproques ; à cet égard, elle n’est pas
contradictoire avec l’existence de stratégies individuelles, ordonnées notamment par
le souci du bénéfice particulier46.
47 Voir, notamment,CROUZET Denis, « Recherches sur la crise de l’aristocratie en
France au XVIe siècl (...)
31Pour les clients des Nevers, les récompenses accordées par leur patron, l’assistance
qu’il leur apporte face à leurs aspirations à une légitime ascension sociale et
économique constituent la continuation concrète de l’idéalité de ces liens. Les
dividendes attendus et très réels du patronage figurent donc comme l’autre
composante essentielle de la solidité des attachements à la maison ducale. L’octroi
de ces avantages, au moins pour une partie d’entre eux et même, plus généralement,
l’ensemble du dispositif clientélaire construit autour de la maison de Nevers,
reposent sur les multiples échanges noués par ces Grands avec la monarchie et sur
leur participation au fonctionnement de l’État. L’engagement au service du duc
permet d’abord aux clients d’accéder à des avantages matériels substantiels. Il s’agit
de rétributions souvent très classiques dans les clientèles nobiliaires (des
appointements annuels, des pensions pour certains, des dons irréguliers, parfois des
avantages en nature, des exemptions fiscales, etc.), auxquelles s’adjoignent des
bénéfices liés à des phénomènes plus particuliers à l’histoire de la maison de Nevers,
ainsi à la situation d’endettement presque continue qu’elle connaît à partir des
années 156047. À cela, il convient d’ajouter l’accès à des positions de pouvoir
recherchées, soit directement auprès des Nevers, soit, pour certains clients, au
service, plus digne et plus rémunérateur, du souverain.
32Dans ce domaine, l’impact des échanges généralisés qui associent la puissance
ducale et la monarchie sur le fonctionnement même de la clientèle est
particulièrement notable. D’une part, sur le terrain provincial (en Nivernais, à un
moindre titre en Champagne), la pratique fréquente par les clients du cumul de
service ou d’une forme de service royal par médiation sous le contrôle effectif du duc
apparaît comme l’une des clefs de la maîtrise de l’autorité locale, contribuant à faire
de la clientèle un instrument de pouvoir, à la fois dans les mains d’un puissant
feudataire et du monarque. D’autre part, il est possible de déceler diverses formes de
passage au service du roi, bien au-delà de la sphère provinciale ; à cet égard, le poids
des liens de patronage sur les carrières individuelles ou, plus souvent, sur les
destinées des lignages impliqués dans ce réseau, apparaît déterminant (même si,
certes, ces migrations n’ont concerné qu’une partie des familles associées aux
Nevers). Dans bien des cas, les clients du duc passent alors au service du roi, non
seulement sans rompre leur première loyauté et donc sans se départir de leur
attachement à leur protecteur noble, mais encore en conservant la charge ou la
position qu’ils ont acquise auprès des Nevers. Les membres de cette clientèle ont
ainsi tendance de manière dominante à poursuivre des carrières doubles, en les
adjoignant ou en les alternant. Le roi et le duc tendent à s’accommoder, tant que
possible, de ces situations de double service ; elles peuvent générer des tensions,
mais le souverain ne s’évertue pas à rompre, le plus souvent, l’attachement
clientélaire des anciens familiers de la maison de Nevers. Pour le duc, les clients
passés au roi tendent à devenir des intermédiaires, susceptibles de plaider sa cause :
ce sont fréquemment ces derniers ainsi qui interviennent comme « nouds » entre
réseau d’amitié et réseau de clientèle. L’existence de ces différents passages influe
également sur la structure du réseau de clientèle, ouvert en cela sur l’extérieur et pris
dans la trame plus générale des liens qui soudent cette maison aristocratique à l’État
royal.
33La théorie des réseaux peut être développée dans deux directions différentes,
même si elles se trouvent fréquemment associées. Elle peut donner lieu à une
analyse structurale, essentiellement formelle, qui tient pour relativement secondaire
les propriétés des acteurs et le type de connexions qui les unissent. Elle peut être
introduite au sein d’une autre perspective, que nous avons choisi de privilégier dans
cette étude, au sein de laquelle les caractéristiques des individus, la nature et le
contenu des relations qui les lient, sont regardés comme plus essentiels, en
particulier au regard de la structure et ce, d’autant que ces éléments interviennent
directement sur la forme des configurations réticulaires dans lesquels les acteurs sont
investis. L’exemple des trois réseaux personnels centrés sur le duc de Nevers montre
à l’évidence l’obligation, dans une perspective historique et nécessairement
contextualisée, de ne pas se limiter à une étude formelle et d’étudier les
caractéristiques essentielles des relations (de parenté, d’amitié, de clientèle) dont
nous avons pu voir qu’elles sont éminemment différentes, en partie par les
représentations qui y sont attachées, peut-être plus encore par leurs effets sur les
pratiques individuelles et par leur effectivité socio-politique dans le royaume de
France de la seconde moitié du XVIe siècle. Certes, les relations de parenté, d’amitié et
de clientèle participent du capital social de ce Grand, mais au sein de formes
d’association différentes, notamment par le degré de dépendance institué entre les
parties. L’examen des relations familiales entretenues par le duc de Nevers permet
de souligner la distinction nécessaire, au sein de la parenté, entre des liens
statutaires et des liens « utiles » et activés, suggérant ainsi la manière dont ce réseau
égocentré peut différer de la structure qui découle strictement de la généalogie. Les
relations d’amitié nouées par Louis de Gonzague relèvent de la sphère publique et
politique ; elles donnent lieu à des rapports personnels qui s’appuient sur une forme
d’égalité et de symétrie entre leurs membres au sein de configurations mouvantes
selon les situations dans lesquelles ces liens sont mobilisés. Les relations de clientèle
sont également fondées sur des obligations réciproques et affectives, mais elles sont
assises sur une inégale répartition de la dépendance entre des inégaux ; elles
reposent sur une intrication forte entre le domestique et le politique, le public et le
privé et dessinent, en particulier par la prépondérance ici d’engagements héréditaires
et familiaux, un mode d’organisation d’une grande stabilité.
34Les approches en terme de réseaux et de relations offrent une grille de lecture
révélatrice d’une caractéristique essentielle de la société d’Ancien Régime et, plus
particulièrement, de la société de la seconde moitié du XVIesiècle ; elles soulignent le
poids des relations personnelles (des relations plurielles qu’il convient de
différencier), aussi bien dans la constitution des dispositifs sociaux, dans les
mobilisations collectives, dans le fonctionnement réel de l’État, que dans le
développement des parcours individuels. Les études de réseaux mettent en valeur,
de ce point de vue, la prépondérance de relations souvent ambivalentes (ce qui
apparaît nettement ainsi pour les liens de clientèle, liens de protection et de
dépendance), associant des individus et, peut-être plus encore des familles, de
manière tant verticale qu’horizontale, au-delà des appartenances corporatives et
institutionnelles, ou des notions contemporaines, induites par le chercheur, de
groupes et de catégories. À ce titre, ces approches ont joué un rôle historiographique
essentiel dans la réévaluation des rapports de pouvoir inhérents à la société française
du XVIesiècle. Elles ont contribué en particulier à nuancer la vision classique d’un État
absolutiste où l’autorité royale aurait été en mesure de s’imposer en dehors des
rapports sociaux dominants, en soulignant le poids des accommodements, des
ajustements, des relations d’influence, mises en œuvre par les élites, tant avec l’État
et ses représentants, qu’avec les autres milieux sociaux. La perspective introduite par
la thématique des réseaux contribue, à cet égard, à réintroduire l’individu, avec les
propriétés attachées à son être, comme un agent clef du changement historique au
sein d’une théorie de l’action.
8Être publié contribue à construire une renommée2. Et celle-ci va de pair avec une
stratégie sociale implicite dans les épîtres dédicatoires. L’on y publie en effet ce que
l’on souhaite, l’obtention d’une charge, une faveur, on y construit donc une identité
sociale. Dans la mesure où le livre publié et son épître s’adressent directement au
prince, remplace-t-il le courtier ou l’adresse n’est-elle qu’un jeu de figures ? Il
convient de ne pas dissocier l’épître du contenu du livre, de sa forme, en tant
qu’objet, avec sa reliure, le soin apporté à sa mise en page, qui rendent publics un
talent, un savoirfaire, une qualité sociale et sa stratégie implicite. L’importance du
tirage et du public visé entre naturellement en ligne de compte.
3 DE MAROLLES Michel,Œuvres d’Horace (trad.), Paris, Toussaint Quinet, 1652 (épître
dédicatoire et s (...)
A antoine vals pour recompense d’un manuscrit qui traictoit des intesrest des
princes, presenté à SAR, 200 livres ; au sieur vitorino siri italien par les mains de m de
Lyonne pour avoir dedié un livre a SAR, 864 livres8.
9 MERSENNE Marin, La Vérité des Sciences contre les septiques ou Pyrrhoniens, Paris,
Toussaint du Bra (...)
essayer par le même moyen d’en tirer une lettre de recommandation à Madame la
Grande-Duchesse de Toscane, où c’est que cet honneste homme a grand besoin de
trouver introduction10.
12Les publications successives des livres d’airs de cour d’Étienne Moulinié dévoilent
toute une stratégie sociale et son évolution. En 1624, il publie son Premier livre d’airs
avec tablature de luth chez Pierre Ballard. Il le dédie au duc de Montmorency,
gouverneur et lieutenant général pour le roi au Languedoc dont il sollicite clairement
la faveur :
La naissance qui me fait être votre vassal et l’inclination que j’ai à votre service sont
deux puissances si fortes qu’elles ont bien eu assez de témérité pour m’arracher ces
premières œuvres d’entre les mains et les offrir à votre grandeur ».
13Il n’en obtient rien, et l’année suivante, ses publications s’adressent au roi.
11 GUILLO Laurent, Pierre I Ballard et Robert III Ballard, imprimeurs du Roy pour la
musique, Liège, M (...)
18De même, Clément Métezeau est « architecte de Monsieur » dans les États des
gages de 1625 à 1629 sans que l’on trouve la moindre réalisation ni la trace de
travaux, à l’inverse de François Mansart entre 1635 et 1642. Quant au service de
plume, on irait le chercher volontiers dans la charge d’historiographe. François de
Grenaille, originaire d’Uzerche dans le Limousin, est à Paris dès 1638. En 1644, la
traduction de l’italien d’un ouvrage de Loredano14 est dédiée à Gaston : dans l’épître
dédicatoire, il se présente comme son historiographe officiel et annonce au public le
projet d’écrire pour Gaston « l’Histoire générale et véritable qu’il vous a plû me
commander de mettre au jour contre les erreurs de l’imposture ». L’ouvrage ne voit
jamais le jour.
La fidélité : le service et le divertissement
15 BNF, Arsenal, ms. 4210, fol. 224.
« Croyez que je suis vostre bon amy » : amitié et fidélité hors du service
24 BNF, ms. fr. 13039.
22Une correspondance, plus limitée, s’est également établie avec Hevelius25. Gaston
a écrit personnellement aux deux astronomes. En 1655, le livre d’Hevelius lui a été
présenté par Boulliau en personne, ce qui a valu la lettre d’estime :
J’ay aussi desiré vous en témoigner mon sentiment par ces lignes de ma main.
L’approbation que je donnerai à vos œuvres sera tousjours accompagnée de
beaucoup d’estime et d’affection pour vous puisque je désire que vous me croyez,
Monsieur hevelius, vostre bien bon amy, Gaston.
26 Pièce 508 : lettre de Rostaing de Bury à Hevelius.
23Il s’ensuit un échange de livres, sur le mode du don et contre don : Hevelius envoie
au prince plusieurs ouvrages qu’il redistribue à son entourage, lequel remercie
l’astronome26.
27 BOULLIAU Ismael,Exercitationes geometricae tres, Paris, Sébastien Cramoisy, 1657.
Bibliothèque Maz (...)
24En 1657, Boulliau envoie à son tour un livre de géométrie à Gaston, le lui dédie
dans une reliure luxueuse à maroquin rouge et au chiffre du prince27. Gaston
reprend la plume :
Le livre que vous m’avez envoyé est un témoignage si asseuré de vostre affection que
je suis bien obligé de vous faire connoistre le sentiment que j’en ay et vous remercie
avec une affection qu’il se présente occasion de vous donner des marques de l’estime
que je fais de vostre merite&de vous faire paroistre que je suis parfaitement, Mr
Boulliau, vostre bien bon amy, Gaston.
25La lettre de l’astronome qui accompagne le livre exprime le plus profond respect et
l’entière soumission. Les lettres induisent bien un lien social vertical avec un terme
d’égalité, « vostre bien bon amy ». La lettre autographe du prince personnalise le lien
sans autoriser la familiarité. Une forme de mécénat diffus se tisse dans la civilité
même, l’enjeu étant moins la création de liens d’égalité – qui ne serait que fictive et
de surcroît impossible – que l’aménagement d’espaces de liberté au sein même de la
contrainte du lien vertical, donc de la dépendance.
26Il y a donc bien une multiplicité de moyens pour remplir une obligation : présenter
un théorème, des exercices de géométrie, l’annonce d’un livre, la participation à une
observation. Il faut démultiplier les liens, souvent grâce à un tiers (Jean de Bouillon)
pour mettre en action les qualités. Toute la correspondance de Bouillon et de
Boulliau présente les dessous de ces liens. Certaines lettres ne disent rien d’autre que
la nécessité d’écrire (c’est-à-dire tisser des liens) ; d’autres évoquent les
recommandations : « Je vous envoie la copie de sa lettre afin que vous voyiez de
quelle manière il recommande l’affaire. » Le ton devient plus familier au bout d’un
an, lorsque Bouillon se plaint de l’espacement de la correspondance. C’est au bout de
trois ans de correspondance que l’astronome offre son livre de géométrie. Bouillon le
prévient :
Je vous conseillerai de prendre vos mesures en sorte qu’il ne vous en coustat rien.
Comment aller proposer à un prince que l’on fera imprimer une chose à son nom s’il
en veut faire la dépense. D’ailleurs d’en aller faire les avances pour en estre payé
après, c’est ce que je ne vous conseillerai jamais car comme les grands croient que
tout leur est dû, il se pourrait bien faire que vous n’en tireriez qu’un remerciement
pur et simple. Car je serais faché si vous servant d’instrument pour faire valoir ici vos
ouvrages, j’étais assez malheureux pour vous voir condamné aux dépens.
27Bouillon est bien « l’instrument », soit le courtier de Boulliau auprès de Gaston et
de son cercle. L’amitié se manifeste par une réciprocité des échanges. Elle n’induit
pas une égalité, impossible, entre les personnes, mais une égalité dans la nature de
ce qu’elles échangent.
30La profession de musicien est peu honorable en soi. Pourtant, une nouvelle
publication en 1658 présente une modification intéressante. Les Meslanges de sujets
chrétiens29 sont dédiés à Madame. Ces airs de dévotion renouvellent le langage
musical de Moulinié puisqu’il y introduit pour la première fois l’usage de la basse
continue. Surtout, il a obtenu dès 1651 un privilège personnel d’imprimer, et c’est la
première fois qu’un compositeur l’obtient comme un auteur. On peut y voir, à l’instar
des auteurs qui le pratiquent de plus en plus fréquemment, une volonté de
promouvoir et défendre ses œuvres sans se soumettre au bon vouloir d’un
imprimeur trop exclusif. Est-ce « digne » pour autant ? Un privilège d’auteur place ce
dernier au rang d’un « faiseur de livres », donc davantage du côté de l’économie
marchande (à qui profite la publication) que de l’économie symbolique (qui engage
l’image de soi). Toute une stratégie sociale se met en page dans le recueil. Plusieurs
péritextes se suivent, de façon fort différente des publications précédentes. Après la
page de titre et l’épître dédicatoire se trouve un avertissement au lecteur de
Moulinié. Ses airs de dévotion s’appuient sur des poésies d’Antoine Godeau, qui
pratiquait également le privilège à l’auteur, et surtout, avait été un familier du cercle
de Madame des Loges et de l’Hôtel de Rambouillet.
Cet Illustre Evêque, plus illustre encore par la Vertu, par sa Doctrine&par son
eloquence que par sa dignité, duquel j’ay fait rentrer dans mes compositions, une
partie des Œuvres Poëtiques toutes Chrestiennes qu’il a faites, justifiant dans la
merveilleuse Preface de son Livre cette force d’ouvrages, a justifié en mesme temps
ce que je fais aujourd’huy : Et comme il a rendu à la Poësie sa premiere pureté, en la
renfermant dans les reigles de la pudeur [...] pleust à Dieu qu’a l’imitation d’un si
grand exemple je pusse de mesme purifier la Musique&la rendre toute chaste. Ces
deux Arts sont aussi anciens l’un que l’autre&comme alliez : les premiers Poëtes ont
esté en mesme temps les premiers Musiciens, ils sont appelez d’un mesme nom dans
la langue sainte.
31Moulinié se présente comme l’égal de Godeau – le compositeur, l’égal de l’auteur :
le privilège à l’auteur de Godeau se double du privilège au compositeur de Moulinié.
L’honorabilité publique du compositeur semble bien se calquer sur celle de l’auteur –
du moins y gagne-t-elle, manifestement. Plus qu’un instrument de régulation
commerciale, c’est une dignité nouvelle qui est conférée aux auteurs, du moins un
statut distinctif, en confondant la permission et la grâce royale du monopole
commercial.
32D’autant plus que ce dernier mettait à mal le monopole de la famille Ballard. Le
Père Mersenne se plaignait de ce monopole en France, exceptionnel par rapport à
d’autres pays. Or ce n’est pas Ballard qui publie le recueil mais son concurrent
Jacques de Sanlecque : après l’avertissement de Moulinié est placé un avis au lecteur
de l’imprimeur. Le recueil présente un soin particulièrement affirmé dans l’édition
française de musique au XVIIesiècle. L’avis au lecteur de l’imprimeur présente donc
son « zèle inviolable pour la perfection [...] Les caractères d’impression doivent imiter
tous les traits et les plus illustres de ce siècle ». L’enjeu est de taille : les Sanlecque
étaient tailleurs et fondeurs de caractère, bien établis dans le marché parisien. Des
gravures sont placées avec les lettrines. La qualité et la beauté du recueil devaient
permettre de mieux s’affranchir du monopole de la famille Ballard.
33On le voit, la demande de privilège de Moulinié, puis la publication chez Sanlecque
articulent des enjeux complexes de concurrence entre les imprimeurs avec la
consécration du compositeur en tant « qu’ouvrier ». Tous les péritextes se répondent
en se suivant : l’épître à Madame place l’ouvre sous sa protection par le sujet même
de l’objet musical, la dévotion ; l’avertissement de Moulinié ; l’avis au lecteur de
l’imprimeur, dont l’argumentaire repose sur la qualité technique de l’impression ;
enfin, sous forme d’extrait, le privilège à l’auteur.
30 À ce sujet, LEVY-LELOUCHClaire, « Quand le privilège de librairie publie le roi », inDe
la public (...)
34Le fait d’agencer le privilège dans cette suite n’est pas anodin. Le privilège pouvait
indifféremment se placer au début ou à la fin de l’ouvrage : ce qui le rangeait a
priori à une simple obligation légale, donc une donnée éditoriale. Cependant,
l’ordonner à la suite de l’épître et des autres textes de l’imprimeur et du compositeur
le fait basculer de l’espace périgraphique de l’ouvrage à l’espace péritextuel30, dans
le sens où il passe du statut de discours hors texte à un discours en relation directe
avec l’objet publié : le roi, par son privilège, a reconnu l’honorabilité publique du
compositeur.
31 Saint Marc, pour le M de Madame (épître dédicatoire) ; une nativité pour le
privilège ; Sainte Céci (...)
35En somme, en partant de l’épître, l’ouverture du livre part de l’éloge du grand dont
la protection est sollicitée – la duchesse d’Orléans – et se termine par l’éloge indirect
du roi au compositeur-par le privilège octroyé, entendu comme une approbation
directe à « l’ouvrier-compositeur ». Les textes laudatifs des amis du compositeur, qui
vantaient ses mérites dans les livres d’airs précédents, ont disparu, rendus inutiles
par cet éloge du roi placé dans l’espace préliminaire. Certes, il n’y a pas de formule
élogieuse explicite dans le privilège. En est-il besoin, puisque Moulinié est le premier
compositeur à obtenir ce privilège personnel ? La suite de ces textes forme une
boucle, partant du compositeur et retournant à lui. Ils se répondent aussi par le soin
éditorial : chacun d’entre eux commence par une lettrine ornée d’une gravure
illustrant la lettre même31. L’apparition de la gravure dans les livres de musique était
d’autant plus aisée que leur publication était libre, non soumise à une corporation32.
37À travers les choix de dédicaces, l’on perçoit les hésitations de sa stratégie. Tristan
est noble mais pauvre. Il cultive donc ses relations dans une nébuleuse nobiliaire
gravitant autour de Gaston : le comte de Modène (chambellan du prince), le comte
de Saint-Aignan (son capitaine des gardes). Lorsqu’il quitte le prince en 1642, c’est
parce qu’il a trouvé plus généreux que lui35. Il dédie encore en 1644 sa tragédie La
Folie du Sage à la duchesse d’Orléans puis rentre au service de la duchesse de
Chaulnes en 1645 (parente du comte de Modène), et du duc de Guise en 1646.
38Dans les Lettres mêlées publiées en 1642, un célèbre passage publie son
ressentiment d’homme de lettres qui a besoin de liberté pour se consacrer à son
œuvre : « Il est malaisé d’être grand courtisan et grand écrivain tout ensemble [...]
L’art des Muses demande trop de repos, et celui de la cour trop de révérences. De
moi, qui suis né trop libre pour faire le métier des esclaves, j’ai suivi jusqu’à cette
heure la cour sans me le proposer pour école. » Cette mise en scène de l’écrivain est
devenu un topos de l’acte créateur. Il est pourtant à mettre en relation avec la
condition même de Tristan : il est né libre parce que gentilhomme. Son désir
d’indépendance est avant tout une valeur noble, et ce sont les soumissions de
l’homme de lettres qui sont indignes du noble. Ces tensions sont vives chez Tristan, et
expliquent en partie les hésitations du parcours individuel du gentilhomme, lequel
subit les aléas de l’existence – la mort ou la disgrâce de la cabale des Importants,
l’emprisonnement du duc de Guise à Naples en 1648. Ce sont autant d’imprévus qui
remettent en question les choix de Tristan.
41Il reproduit dans ses mises en page des pratiques d’auteurs connus : un portrait
gravé avec des attributs précède le texte. Ce mimétisme témoigne bien d’une
ambition sociale parfaitement revendiquée. Son portrait gravé, en 1640, inséré dans
plusieurs de ses ouvrages, le présente en latin :Franciscus de Grenaille, Dominus de
Chatonnieres, natus Uzerchii in Lemovicibus, Burdigalae tantum non mortuus, renatus
Aginni, Parisiis immortalis. Aetatis anno 24. Aeterni 1640. En exergue autour du
médaillon : SIC MORTALES IMMORTALES EVADIMUS (Mortels, nous devenons
immortels). Le médaillon est surmonté de ses armes. Des attributs présentent ses
aptitudes : des livres, des instruments de musique, un canon et des trophées, une
palme et une branche de lauriers entrelacés. Sur les pages de titre, il prend le titre
d’écuyer. Il a donc les attributs du rang noble. Son origine est pourtant plus
qu’incertaine. Son frère, maître Antoine sieur du Theil, était conseiller du roi,
lieutenant particulier au siège royal d’Uzerche en 166536. On pourrait situer
socialement cette famille dans la robe locale, qui, une fois parvenue aux charges
privilégiées de la magistrature locale, se considère comme noble. François de
Grenaille va donc construire son ascension sociale par sa titulature, bien en vue sur la
page de couverture de ses ouvrages. C’est bien la multiplication de ces ouvrages qui
va « fabriquer » autant la réputation d’auteur que sa dignité. En effet, l’auteur
n’indique dans ses premiers ouvrages en 1639 que « François de Grenaille », puis
ajoute dès 1640 la qualification d’écuyer et le nom de la terre, « sieur de
Châtounières », qu’il justifie curieusement dans l’avertissement de L’Honneste
mariage. Il prétend rendre ainsi hommage à son père, qui lui aurait légué cette terre.
La localisation de cette seigneurie reste assez obscure, d’autant plus qu’elle se
métamorphose en « Chateaunières » ou « Chatonnières » dans les ouvrages suivants,
puis se décline en « Chateaunières de Grenaille » ou par le jeu des anagrammes en
« Châteanières de Gellerain ». Ce jeu identitaire sur le nom n’est pas vraiment un cas
isolé. Seulement, l’identité noble qu’il affiche par la mention de la terre accompagnée
d’une représentation d’un écu à ses armes va de pair avec l’affirmation de son
« immortalité » qu’il est censé acquérir par les lettres à Paris (puisque, selon la lettre
placée sous le portrait gravé par Rousselet, « il est né à Uzerche, pas tout à fait mort
à Bordeaux, repris naissance à Agen, immortel à Paris »). C’est cette double identité
affichée qui est moins évidente : sa noblesse douteuse juxtaposée à une posture
somme toute peu aristocratique de l’homme de lettres. Les rééditions de ses
ouvrages témoignent d’un certain succès, mais ce mimétisme va pourtant atteindre
une limite.
42Il est difficile de vérifier son parcours social en dehors des avertissementsau lecteur
qui jalonnent – et construisent – son identité au fil de ses publications. Il y évoque de
mystérieuses missions à l’étranger (en Angleterre) qui sont censées interrompre ses
parutions pourtant très rapprochées. Elles ne sont sans doute pas inexistantes ;
lorsqu’il se targue de la fonction d’historiographe de Monsieur, ce pourrait être une
récompense d’un service rendu. Toutefois son rôle a pu être assez négligeable car on
ne trouve nulle trace de rôle diplomatique de François de Grenaille, alors qu’il le
laisse supposer – ou tout au moins tente de le susciter.
37 Arch. nat., X 2a, 283.
38 Ibid., 284.
39 Ibid.
43Une lettre patente royale est ordonnée le 13 février 164837 pour l’arrestation de
Grenaille : il est embastillé, transféré à la Conciergerie le 24 avril, puis relâché le 19
février de l’année suivante38. On avait trouvé sur lui des lettres « à ceux qui
commandoient les armées du Roy d’Espagne dans les PaysBas, une lettre à l’archiduc
Léopold, à la dame de Chevreuse…39 ». Grenaille écrit au chancelier Séguier le 27
avril 164840, proteste de son innocence, ses « fautes étant plus commandées que
volontaires ». Sa libération en 1649 semble bien en convenir, mais il est abandonné
par Gaston, lequel a préféré confier sa charge à Antoine Varillas. Il retourne alors
dans sa terre natale, mais y vit sans rien publier durant les trente dernières années de
sa vie.
44Sa nouvelle attitude, forme de renoncement au siècle, signifie pour lui un échec.
Pourtant les rééditions, l’énumération de ses éditeurs successifs, de Toussaint Quinet
et Sommaville à Augustin Courbé, libraire ordinaire de Monsieur, tout traduit une
certaine reconnaissance littéraire. Peut-être certaines critiques, très acerbes,
notamment de Samuel Sorbière (1615-1670) lui furent dommageables : ce dernier
dresse un portrait de la fatuité du personnage et le ridiculise dans ses plagiats.
Grenaille eut pourtant des défenseurs, en la personne de Charles Sorel. Il faut sans
doute voir la raison principale de son échec dans son manque d’appui clientélaire, et
aussi la conséquence de l’inadéquation entre le rang qu’il revendique et du statut
d’auteur reconnu.
45Les publications, au même titre que les correspondances et les sources notariales,
témoignent autant d’une relation sociale que de sa mise en scène. Toutes les sources
présentent un mélange inextricable de pratiques et de représentations, sans qu’il y
ait de distorsion entre les deux car les représentations rhétoriques correspondent à
une préoccupation bien réelle : l’exigence de l’honneur.
46Graviter autour des élites pour chercher une reconnaissance peut assurer une
certaine ascension sociale sans pour autant faire partie de ces élites – comme le cas
de Moulinié. Auteurs et compositeurs construisent leur identité dans le cadre du
divertissement du prince, à l’intérieur duquel tout se noue, se crée ou se déconstruit,
avec une conscience aiguë du rang et de la différence sociale, sans pour autant figer
les catégories sociales. Les dénominations dans les publications et les actes notariés
traduisent des stratégies sociales plus ou moins explicites, lesquelles ne se réduisent
pas forcément à s’identifier à un groupe. Les correspondances, qui codifient
soigneusement la civilité, donnent des clés complémentaires : les meilleures réussites
sociales passent par les relations verticales de protection et de clientèle. C’est sans
doute la raison pour laquelle la référence au Maecenas romain connaît un tel succès :
elle est bien une relation de patronage magnifiée, associant la faveur et l’amitié.
Il vous a dit qu’il a esté parlé de moy en un certain conseil ou j’avois esté recogneu
avoir des qualitez propres à servir le Roy&l’Estat : mais on y représenta que mes
volonté estoient très mauvaises en plusieurs affaires, et qu’il ne se présentoit
occasion ; ou ceux qui vouloient brouiller et desplaire au Roy ne vinssent recevoir
mes conseilz, lesquels rendoient les affaires pires qu’elles n’estoient auparavant ; et
que si on se pouvoit asseurer de moy et que ie voulusse promettre au Roy de n’avoir
autres intentions que les siennes, et d’employer mon soing à toutes les choses que ie
jugerois lui estre plaisantes advantageuses et honorables au bien de son Estat, qu’il
me falloit donner toute sorte de contentement [...].
Quant à ce qu’on dit, que ceux qui ont voulu brouiller sont venus à moy pour avoir de
mes conseilz, je n’ay peu empescher cela, et mesmes ay estimé qu’au contraire de ce
qui est dit cy dessus qu’il y alloit de l’utilité des affaires du Roy et du Royaume, qu’ils
voulussent se servir de mesd. conseilz : lesquelz ont esté pour les affaires generales
ou pour la conduite de quelques particulieres. Au premier, je puis les garantir quand
on les voudra examiner, d’y avoir eu tousiours un respect special de la manutention
de l’authorité du Roy, de la manutention de son estat et de la durée de la paix. Au
second, ou les particuliers me les demandoient ne fissent choses contraires à ce qui
est dit, ny contrariant à leur honneur. Ainsy donc je n’estime point que la faute soit
en moy : mais à l’interprétation ou concours des affaires qu’avoient avec respectz qui
ne m’estoient pas cogneuz : en quoy ie pourrois avoir eu des conseilz dissemblables
mais non contraires au bien du service du Roy.
[...]
Voilà donc ce que vous aurez à respondre et de quoy on se peut asseurer fermement,
et qui tant qu’on estimera que le plus ou le moings de bienfaicts me facent advancer
ou départir de mon debvoir on se trompera mon honneur et ma parole devant servir
de veue à quiconque voudra iuger de l’advenir de mes actions, ainsy dittes à M. de
Sceaux qu’il peut asseurer le Roy de mon service entier qui sera rendu agrablement,
quand ie verray qu’on l’estimera estre faict par un vray devoir, et non par une
apparente corruption1.
2 GŒTHE, Faust, acte I, Cabinet d’étude, vers 1338-1339.
2Ces vives critiques, dont Henri de La Tour se défend ici, expliquent la présentation
actuelle du personnage par les historiens, et qui s’appuie sur un nombre limité
d’épisodes et fait apparaître un homme à deux visages, construit sur les traits de
Janus ou de Méphistophélès. Ses qualités exceptionnelles sont largement reconnues :
compétences militaires tant au combat que comme organisateur d’une armée et
meneur d’hommes, compétences diplomatiques illustrées à maintes reprises par
d’âpres négociations (en particulier lors des accords de Nérac avec Catherine de
Médicis, pendant l’automne et l’hiver 1578-1579) ou des ambassades aux réussites
inespérées auprès des souverains protestants étrangers ayant pour résultat l’afflux
de subsides et d’hommes vitaux pour l’effort de guerre d’Henri IV, compétences
politiques dans le gouvernement de la principauté souveraine de Sedan qu’il dota
d’un corpus de lois sans précédent et qu’il transforma en forteresse imprenable tout
en mettant en place les conditions d’une période d’intense activité économique.
L’autre versant de l’image est en fait une antithèse : comploteur, renégat, ingrat,
Henri de La Tour est présenté par nombre de ses adversaires – en particulier par Sully
dans les Oeconomies royales, mais aussi dans nombre de pamphlets – comme un
diviseur. On lui confère toutes les caractéristiques propres au diable à tel point qu’en
les lisant on y reconnaît les traits que Méphistophélès se donne : « Je suis l’esprit qui
toujours nie, et c’est avec justice, car tout ce qui existe est digne d’être détruit2. »
C’est donc à une véritable malédiction à laquelle on assiste, malédiction née par la
rumeur et de son vivant qui projette de nos jours encore ses images.
3Dans cette lettre, deux aspects paraissent particulièrement importants. Tout
d’abord une tentative par Henri de La Tour de se défendre : ses intentions et ses
actes ont toujours été purs et ce qu’on dit de lui n’est que calomnie. À ce titre, cette
lettre entre dans une stratégie épistolaire pour se justifier auprès de maintes
personnes à la cour. Le deuxième aspect fondamental est l’évocation implicite des
réseaux, dans la mesure où la calomnie repose sur l’interprétation des conseils qu’il a
pu donner, ou est censé avoir donné, à ceux qui sont venus lui demander conseil. Sa
faculté même de donner des conseils à un nombre ici indéterminé de personnes qui
viennent le voir à cette fin lui fournit un potentiel d’action important qui est présenté
dans le cadre de la calomnie comme un potentiel de nuisance politique
exclusivement, le caractère non chiffré des personnes impliquées accroissant le
caractère menaçant de cette capacité de conseil, d’autant que certains personnages
comme le comte de Soissons y ont eu recours, c’est d’ailleurs le seul nom cité par
Henri de La Tour dans cette lettre.
4L’étude des réseaux paraît donc ici comme un enjeu essentiel pour comprendre
comment et pourquoi cette malédiction est née et quels étaient ses enjeux. On peut
supposer que la puissance sociale, et donc politique, d’Henri de La Tour, était
appuyée sur de tels réseaux qu’elle inquiéta ses contemporains, d’autant qu’il fut
fortement impliqué dans la vie du royaume sous six rois successifs : Henri II, François
II, Charles IX, Henri III, Henri IV et Louis XIII. Les rumeurs persistantes suscitèrent la
propagande hostile au duc de Bouillon dans les années 1616-1617. Ce dernier est
alors comme la plupart des grands en pleine révolte, mais plus que tout autre il est
critiqué par les pamphlétaires royaux. Cela s’explique peut-être par le fait que tant de
personnes entourent Henri de La Tour, du Sud-Ouest du royaume à Londres, des
Pays-Bas à Genève, des plus humbles communautés locales aux grandes familles, de
la cour au parti protestant, de la cour du roi de France aux cours étrangères, qu’un
homme aussi puissant, quand il devient dissident, constitue une terrible menace car
ses réseaux peuvent lui assurer des soutiens considérables dans tous les domaines.
Malgré son ralliement au roi au début des années 1620, la rumeur et la propagande
persistent et l’utilisation récurrente de l’image négative du duc de Bouillon sert à le
paralyser progressivement sur le plan politique puisqu’elle l’oblige à se défendre
préalablement à toute action alors qu’il ne réside plus à la cour, immobilisé
physiquement par des attaques de goutte fréquentes et violentes.
3 Le corpus total fin décembre 2008 de ces lettres est le suivant : 355 lettres écrites
par Henri de (...)
5La rumeur peut donc être utilisée comme un indicateur de la puissance sociale
d’Henri de La Tour : cette dernière devait être colossale puisqu’elle fit peur. Il
convient maintenant de se demander comment il a constitué cette puissance et
d’étudier ces réseaux afin d’en comprendre la structure et les évolutions. Cette étude
n’a jamais été tentée sur ce personnage et s’appuiera sur le croisement de plusieurs
sources : étude statistique et qualitative de la correspondance3 – même si cette
dernière présente le défaut d’être parfois très ponctuelle –, les mémoires de ses
contemporains, en particulier Sully – même si ces derniers sont parfois très orientés
ou limitatifs –, ses propres mémoires qui reposent sur une construction sur la longue
durée mais ont été rédigés vingt ans après, et des sources notariées ou comptables4.
Le croisement des sources peut permettre de pallier les insuffisances de chacune.
6Trois types de réseaux successifs et complémentaires apparaissent dans la vie
d’Henri de La Tour : tout d’abord un réseau familial et curial, puis un réseau centré
sur le Sud-Ouest du royaume et caractérisé par une identité religieuse forte autour
du protestantisme, enfin un réseau qui se développe particulièrement à l’étranger et
qui confère au personnage une puissance importante.
6 En effet, les dix premières années de sa vie sont évoquées en une demie page dans
l’édition MICHAUD (...)
7Pour appréhender cette première phase des réseaux d’Henri de La Tour, la source la
plus précieuse est ses Mémoires 55. Même s’ils sont écrits à la fin des années 1610 et
même si les passages consacrés à son enfance sont réduits6, ils permettent de cerner
les contours d’un réseau qui a deux caractéristiques principales : il est structuré
autour de la famille Montmorency et se développe surtout à la cour.
7 Ibid., p. 1.
Avec cette induction et mon esprit qui estoit assez relevé, j’observois non seulement
ce qui convenoit à mon âge et aux occupations convenables, mais aux plus sérieuses
affaires, ce que je pouvois facilement faire, n’y ayant aucune porte fermée, ny conseil
où je n’entrasse, comme un enfant qui avoit bien de la bienveillance du Roy, de la
Reine et de Messieurs9.
10 Ibid., p. 9.
10Néanmoins, il est avant tout pendant cette période un témoin plus qu’un acteur
des évènements politiques : il ne prend guère part au processus de prise de décision
en raison de sa jeunesse. Il en va ainsi des conseils, de la surprise de Meaux en 1566,
et même de la Saint-Barthélémy « où je ne fus ni massacré ni massacreur10 ».
11 Ibid., p. 6.
12 Ibid., p. 5. Ce fut Damville qui la choisit.
13C’est à partir de l’année 1572 que des ruptures successives et de nature différente
vont peu à peu remettre en cause le type de réseau, familial et curial, mis en place
auparavant : remise en cause de son attachement à François d’Alençon par Henri
d’Anjou qui tente de se rattacher Henri de La Tour mais échoue, en 157213 ; la même
année, premier contact avec l’étranger, lors de l’ambassade de son oncle
Montmorency à Londres au cours de laquelle il rencontra Elisabeth I re ; mais aussi
premier complot avec François de La Noue et le prince de Condé, pendant le siège de
la Rochelle en 1573, échec de la conjuration des jours gras en mars 157414... Peu à
peu tout bascule pour Henri de La Tour, et dans ses mémoires commence à émerger
un personnage dont le rôle était réduit auparavant : Henri de Navarre [voir Fig. 1
page suivante]. Parallèlement, la frustration née de la préférence de François
d’Alençon pour Bussy d’Amboise est de plus en plus mal vécue.
14Au cours de ces années, la puissance sociale d’Henri de La Tour ne fait aucun doute
pour les observateurs étrangers, ce qui tend à prouver que cette phase de
maturation est aussi celle d’un développement de ses réseaux, comme tend à le
souligner Jérôme Lippomano ambassadeur vénitien en France 1576-1577 :
15 TOMASEO, Relations des ambassadeurs vénitiens, t. 2 p. 645.
le vicomte de Turenne, cousin de Montmorency, a la réputation d’un vaillant
chevalier, très entreprenant ; il a des partisans à sa suite autant qu’il veut15.
16 DE TURENNE Henri, « Mémoires de Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de
Turenne, depuis duc de Boui (...)
17 Ibid., p. 32.
15Cette période clé est marquée par trois choix décisifs : départ de la cour pour la
vicomté de Turenne en 157416, conversion au protestantisme, et rupture
volontairement spectaculaire avec François d’Anjou et ralliement à Henri de Navarre
en 157617.
Milieu des années 1570-1591 : un réseau rebelle, protestant et ancré dans le sud-
ouest
18 Les négociations de la paix de Nérac visent le retour à la paix civile entre
protestants et catholi (...)
16La conversion d’Henri de La Tour a suscité dès son vivant une polémique : il se
serait converti par intérêt et aurait rompu avec François d’Anjou car ce dernier
frustrait son ambition démesurée en comblant Bussy d’Amboise de bienfaits alors
qu’Henri de Navarre et le parti protestant lui ouvraient les sentiers de la gloire. Cette
présentation des faits semble erronée : ce n’est pas parce qu’il a acquis une grande
renommée quelques années plus tard, ce que rendent évidentes les négociations de
la paix de Nérac18 au cours desquelles il est le plénipotentiaire d’Henri de Navarre,
que cette dernière était offerte au départ.
17Bien au contraire il perdit beaucoup de soutiens au moins dans un premier temps :
19 Advis donné au Roy par escript, par la Royne et par Monseigneur, sur le fait de la
guerre et de la (...)
Il est à croire que le viconte de Turaine, le conte de Vantadour et autres ses parens,
amys et serviteurs, qui ont beaucoup de moien, l’ayant suivy pour leur perte et
ruyne, par plus forte raison reviendront avecques luy pour leur conservation, et se
remettre en la bonne grâce de leur Roy19.
18C’est ainsi que son départ précipité de la cour et de Paris, sa rupture avec François
d’Anjou et son ralliement à Henri de Navarre sont jugés début 1577 par la reine mère
et François d’Anjou lui-même. La ruine est alors évidente : le parti d’Henri de Navarre
est en pleine recomposition après sa décapitation lors de la Saint-Barthélémy et le
rythme des conversions fait alors penser à son futur échec.
19Il n’a donc pas changé de réseau par intérêt, mais par conviction et par
attachement à Henri de Navarre. C’est sa formidable capacité à se constituer un
réseau dans le nouveau parti qu’il a choisi qui va lui permettre d’acquérir une grande
puissance politique : au cours de cette période comme au cours de la précédente il
est célibataire, on ne peut donc pas estimer que ces réseaux lui ont été
spontanément acquis par un mariage dont le capital social aurait été important.
20 DE TURENNE Henri, « Mémoires de Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de
Turenne, depuis duc de Boui (...)
21 Ainsi Chananac qu’Henri de La Tour a chargé des fortifications de Saint Bauzire, lui
écrit 16 juill (...)
24 De 1574 à 1590, il reçoit 167 lettres (recensement jusqu’en décembre 2008) dont
les deux tiers four (...)
Toutesffois, estant entré sur cela mondict filz le roy de Navarre avecques nous, et
après l’avoyr prié fayre entrer ceulx de son Conseil qu’il vouldroit, aiant appellé avec
luy ledict sieur de Turenne, sondict chancelier, Guitry et Ségur25 [...].
26 D’octobre 1578 à avril 1579, Catherine de Médicis écrivit 52 lettres, la plupart à
Henri III, pour (...)
27 Dans ses mémoires, t. 1, p. 136-138, Sully raconte qu’il avait eu un conflit avec
Frontenac, gentil (...)
28 C’est Catherine de Médicis qui leur demande d’intervenir dès le jour du duel,
comme le montre sa co (...)
30 De novembre 1590 à octobre 1591, il est envoyé dans une grande ambassade par
Henri IV auprès d’Elis (...)
34 Henri de La Tour avait rencontré Elisabeth Ire en 1572 lorsqu’il accompagna son
oncle Montmorency e (...)
25De 1591 à 1600, le réseau se développe et atteint son apogée car le statut de
prince souverain et duc de Bouillon lui permet de diversifier les modes de
construction de réseau et lui donne des moyens accrus. Du fait de sa nomination il
devient le protecteur de tout un réseau de Sedanais32, qu’il s’agisse des notables
membres du conseil souverain, des échevins, des pasteurs, des habitants, ou encore
des protestants qui viennent se réfugier à Sedan. Pour tous il est la garantie des
privilèges commerciaux octroyés par le roi de France. Sedan étant un refuge et un
carrefour pour les protestants de toute nation, Henri de La Tour incarne désormais la
protection de ces derniers, tant dans la principauté qu’à l’étranger, notamment en
France, surtout après la conversion d’Henri IV. Le changement de sa situation
géographique avec un basculement du centre gravité de son espace de vie du sud-
ouest (pendant les quinze années précédentes) vers le nord-est (pour les trente deux
années suivantes) explique aussi ce basculement, avec une ouverture sur les terres
qui entourent la principauté et les États situés au nord ou à l’est du royaume,
phénomène accentué par le mariage avec Élisabeth de Nassau33 puisque des
membres de la famille Nassau sont installés à la tête de nombreux États : Hollande,
Palatinat, Bavière. Ses deux mariages successifs, avec Charlotte de la Marck d’abord,
avec Élisabeth de Nassau ensuite, sont l’occasion de la captation du réseau social
contrôlé par ses deux belles-familles. Son statut de prince souverain lui permet enfin
de développer de façon officielle un réseau d’ambassades et de liens avec les princes
étrangers dont il bénéficie largement : le soutien de l’Angleterre est alors
inconditionnel34, et les liens nombreux avec Maurice le Savant35, les cantons
suisses, la famille d’Orange... Dans le même temps, sa clientèle parisienne est
importante, soit pour affaires, soit pour lui transmettre des informations. Une étude
est à mener sur la clientèle militaire qu’il a pu se constituer après sa nomination
comme maréchal de France en 1592 et en raison de ses commandements, comme
l’armée contre l’Espagne en 1595. L’année 1597 semble être une année d’apogée de
ce réseau : il reçoit alors au moins36 lettres qui touchent à ses affaires personnelles,
mais aussi à des affaires diplomatiques ou militaires : Pays-Bas, Espagne, guerre du
Saint Empire contre la Turquie, paix de Vervins… L’intensité de cette correspondance
est un signe du renforcement du réseau d’Henri de La Tour après le mariage avec
Élisabeth de Nassau. Henri de La Tour dispose alors d’informations fraîches sur des
espaces géographiques diversifiés, ce qui est un grand atout, notamment pour les
négociations de la paix de Vervins auxquelles il est associé en tant que prince
souverain.
37 Biron allié avec le duc de Savoie et l’Espagne avait mis au point une tentative
d’assassinat au for (...)
26De 1600 à 1606, le réseau d’Henri de La Tour est durement mis à l’épreuve mais
reste solide. Les preuves sont encore insuffisantes, mais il semble que dès 1600, et
peut-être même avant, Henri de La Tour n’était plus aussi bien en cour qu’auparavant
et qu’une sorte de disgrâce le frappait. Sa situation ressemblerait alors à celle de
Duplessis-Mornay, ou du duc de la Trémoille37. Malgré tout, son réseau est alors en
pleine expansion, avec notamment la création de l’académie de Sedan en 1602 qui lui
permet de se poser comme le protecteur des lettres et des professeurs protestants.
Cependant l’épreuve la plus dure reste les soupçons qui ont pesé sur lui dans le
complot du maréchal Biron et la tournure prise par le règlement de l’affaire.
Soupçonné avant tout d’avoir connu les agissements de Biron 37 sans les révéler au
roi, il refusa de se présenter à Henri IV qui voulait le rencontrer pour une franche
explication d’homme à homme sans enjeu judiciaire. Le duc de Bouillon partit de
Turenne pour Castres, se présenta devant la chambre de l’édit pour être jugé, et
devant l’incompétence de ce tribunal prononcée par le roi, quitta le royaume pour la
Suisse et Heidelberg avant de revenir vers Sedan. La fin de l’affaire est connue : le duc
de Bouillon intervint dans la révolte du Limousin à l’été 1605 qui fut durement
réprimée par le roi. En avril 1606, ce dernier marcha sur Sedan pour soumettre son
infidèle cousin et obtint sa capitulation.
38 Le 20 octobre 1603, le synode national protestant réuni à Gap répond à la lettre
adressée par le du (...)
27L’affaire compte moins ici que l’occasion qu’elle procure d’observer un réseau dans
une période de mise à l’épreuve et de constater qu’il ne craque pas, bien au
contraire, même si Henri de La Tour perd très progressivement, et surtout sur la fin
de l’affaire, nombre d’alliés. Tout au long de l’affaire, par des lettres qui pourtant les
compromettaient, ses soutiens manifestent leur conviction de son innocence, en
Auvergne et en Limousin, dans le parti protestant (notamment pendant le synode
national de Gap en 160338), à la cour (d’où on l’informe des intentions du roi39), et à
l’étranger notamment de la part des Pays-Bas, des cantons suisses et des princes
protestants allemands40. L’analyse des Oeconomies royales de Sully montre que ce
dernier, pour affaiblir Henri de La Tour, a procédé par étape pour le dissocier de ses
réseaux : le réseau protestant, d’abord, lors du synode de 1605, le réseau étranger,
ensuite, par une intense activité diplomatique déployée vers l’Angleterre, les Pays-
Bas, la Suisse, le Saint Empire, le réseau limousin enfin par l’écrasement de la révolte
de 1605.
41 SULLY, Mémoires de Maximilien de Béthune, duc de Sully, principal ministre de
Henri-Le-Grand. Mis e (...)
47 Du 2 janvier 1621 au 3 janvier 1623, le duc de Bouillon écrit 25 lettres à Louis XIII
dont 12 conce (...)
33À partir de 1606 et jusqu’à sa mort en 1623, la donnée fondamentale qui marque
les réseaux d’Henri de La Tour est le rapport de ce dernier au roi : son ralliement
connaît alors des fortunes et des infortunes qui ont des enjeux importants. Les
années 1606-1614 sont celles d’un fructueux ralliement au roi : en 1606 le pardon
royal même s’il implique l’installation d’une garnison et d’un gouverneur français à
Sedan, s’accompagne de la confirmation des privilèges des Sedanais44, de nouveaux
versements d’argent et de l’arrêt du gel des pensions45. Les activités de l’académie
et la création de l’Académie des Exercices en 1607, qui est une école militaire,
permet l’afflux de jeunes nobles soucieux d’une formation militaire de qualité. En
1610 il s’associe avec ses réseaux comme tous les grands à la régente et au jeune roi.
Pendant la régence, comme ses pairs, il va chercher à empêcher qu’un seul capte
toute la grâce royale, tel Concini à la chute duquel il contribue. Comme tous les
grands, le tarissement de la faveur royale et sa concentration aidant, il entre en
révolte contre le roi en 1614 et fait le choix de soutenir la mère contre le fils. C’est au
cours de cette période que son attitude est particulièrement décriée alors qu’elle est
proche de celle de ses pairs. La propagande met de nouveau en avant ses
agissements dans l’affaire Biron et on considère que malgré le pardon royal et son
propre serment il est relaps et parjure – deux figures diaboliques –, que sa volonté de
détruire l’autorité du roi, qui a échoué avec Henri IV, se déchaîne désormais contre
Louis XIII. La rumeur et la propagande s’étoffent pour faire de lui un diable, et ce
malgré sa fidélité à Marie de Médicis46, et son ralliement à Louis XIII, à partir de
1619-1620. Ce soutien se matérialise, entre autres, par un rôle d’intermédiaire avec
les communautés protestantes pour aider le roi à mener sa politique dans les années
1620 et pour sauver la paix47. Malgré cela la rumeur persiste et concerne toutes les
branches de son réseau à toute occasion : ainsi, quand on ne lui reproche pas
d’utiliser ses agents à Londres contre les intérêts du roi, il est soupçonné de lever des
hommes, ou de vouloir organiser un complot avec les invités du mariage de son
fils48, les suspicions sur son ralliement alimentant aussi bien des critiques sur son
infidélité supposée comme sur sa traîtrise envers les protestants…
Conclusion
34Les réseaux mis en place successivement par Henri de La Tour lui permirent de
rallier dans ses clientèles un grand nombre d’individus et de communautés, situés en
France ou à l’étranger, et de rangs sociaux divers. Ces réseaux furent de toute
évidence perçus à l’époque comme colossaux et extrêmement dangereux,
notamment par ses adversaires politiques, qui ne purent, pour l’affaiblir, que mettre
en œuvre deux méthodes pour le neutraliser. La première est le combat frontal très
bien préparé, ce qui impliquait de bien cloisonner les différentes composantes du
réseau, comme le firent le roi et Sully en 1605-1606. La seconde est l’utilisation de la
rumeur pour l’obliger à se justifier constamment et à se mettre sur la défensive.
Cette seconde méthode a permis de le maudire de son vivant, et après sa mort, et a
permis de construire la figure dominante du personnage dans l’historiographie
actuelle.
35Malgré cela, on peut noter qu’Henri de La Tour est avant tout un homme fidèle
dans ses alliances, un homme pragmatique qui a un haut sens de l’honneur, et un
homme qui a une immense capacité à entretenir et constituer des réseaux. Des
champs entiers de cette capacité et des enjeux mêmes de ces réseaux sont encore à
étudier, en l’absence de travaux sur les réseaux de la vicomté de Turenne, des terres
limousines et périgourdines des La Tour, sur ceux de Sedan et des terres de
souveraines, ainsi que de Paris.
Fondements et fragilités de la notabilité marchande à Paris, XVIIe et XVIIIe siècles
RENDUS INCOMPATIBLES par les édits et les ordonnances, office et commerce s’opposent
hiérarchiquement sous l’Ancien Régime. La souveraineté monarchique décide depuis
le milieu du XVIe siècle de se construire sur l’un, au détriment de l’autre. Comme le
rappelle Charles Loyseau en 1610, dignité et fonction publique sont
indissociablement couplées au travers de l’office qui, grâce à la patrimonialisation des
charges en 1604, raccorde les prérogatives régaliennes au premier support de
l’excellence sociale : l’hérédité et la famille. Cette fusion écarte alors les autres
modes d’organisation politique basés non pas sur la délégation royale, sur la
propriété vénale de la puissance publique, mais sur les charges électives, cooptatives,
temporaires ou viagères, telles que le corporatisme municipal et marchand les a
développées à Paris.
1 DESCIMON Robert, « The “bourgeoisie seconde”: social differentiation in the parisian
municipal olig (...)
2 DESCIMON Robert, « L’échevinage parisien sous Henri IV (1594-1609), autonomie
urbaine, conflits pol (...)
3 DOMAT Jean, Les Quatre livres du droit public (1697), Caen, Centre de philosophie
politique et juri (...)
Les ordonnances ont défendu aux officiers de faire trafic de marchandises, non-
seulement pour les tenir attachés à leurs fonctions, mais pour ne pas laisser la liberté
du commerce à des personnes qui, par leur autorité, pourraient s’en rendre les
maîtres4.
5 NAGLE Jean, Un orgueil français, la vénalité des offices sous l’Ancien Régime, Paris,
Odile Jacob, (...)
6 GUERY Alain, « Entre passé et avenir : le bien commun, histoire d’une notion », in Le
Bien commun c (...)
3Au long des XVIIe et XVIIIe siècles, la loi réagit donc à ce danger en interdisant tout
commerce, en détail comme en gros, aux magistrats. Tandis qu’elle l’autorise
progressivement à la noblesse, notamment par l’édit de 1701, la loi maintient
l’infériorité du commerce vis-à-vis des autres états et entérine sa nature inconciliable
avec le service civil rendu au monarque. La raison en est simple. Avec la sacralisation
accrue du régime, l’intercession royale permet de mieux en mieux d’exalter la dignité
par une dimension essentielle qu’est la ressemblance au divin5. Tirée à la fois du
droit romain et de la théologie, la notion ne peut se départir du bien commun, de
l’attribution d’une persona ficta à un particulier par le prince, dans le but d’assister la
collectivité et de réaliser son salut par le sacerdoce laïc6. Or la lettre de provision
d’office est ce qui désigne au mieux cette intercession, d’autant plus efficace qu’elle
octroie une possession en même temps qu’une fonction et qu’un rang. Ainsi tout
individu étranger à ce système d’échange (service contre dignité) est tenu à l’écart,
d’une part des sources de la dignité, d’autre part du fonctionnement étatique tel que
le souverain le met en place.
4Sur cette distinction s’est basée l’analyse du cloisonnement social durant la période,
l’analyse des phénomènes d’ascension par le passage du commerce vers l’office
anoblissant. Reprenant tels quels les découpages des jurisconsultes, l’historiographie
a longtemps reconnu la validité de ce modèle pour interpréter la mobilité des
individus.
5Plusieurs éléments incitent cependant à interroger l’étanchéité des catégories et
leur échelonnement ascendant. Si la hiérarchie englobe, en même temps qu’elle
divise, un regard porté sur les pratiques signale des frontières très poreuses et des
espaces professionnels fondus dans un même espace social.
L’héritage marchand
7 Arch. nat., MC, CXVIII 384, 25 septembre 1734, cahier des délibérations des
créanciers de M. Delaye
8 Arch. nat., MC, XXXIX 188, 28 avril 1696, compte et obligation de société.
6D’une part, l’obéissance aux édits est très relative, au point de révéler des figures
inattendues telle celle du président à la Cour des comptes et des aides de Rouen,
Delaye, qui fait faillite en 1734 suite à la perte des navires et des toiles qu’il a envoyés
vers Lisbonne et le Brésil, à la perte du corail qu’il a fait venir depuis Goa, dix ans plus
tôt, etc.7 Sans donner lieu aux mêmes excès, d’autres officiers cherchent des intérêts
dans des entreprises commerciales en contrevenant aux interdits : en 1693
s’associent un président et un avocat général à la Cour des comptes de Montpellier
pour faire trafic du vin de Languedoc en direction de la capitale8...
9 Arch. nat., MC, XCVIII 502, 30 mai 1748, partage des biens de Geneviève Lecouteulx
veuve Brochant.
10 Arch. nat., MC, LIX 154, 20 mars 1712, inventaire après décès de Denis Rousseau.
11 Arch. nat., MC, XXVI 386, 18 février 1737, partage des biens de Louis-Paul
Boucher.
13 Arch. nat., MC, XLI 513, 13 décembre 1750, contrat de mariage Vandenesse-
Salmon.
14 Arch. nat., MC, XCV 83, 26 août 1725, contrat de mariage GrimaudetcherBoucher ;
Arch. nat., MC, LXI (...)
8Un autre élément intervient. Régulièrement, face au coût des offices, les dots
marchandes participent à l’achat des charges et font entrer celles-ci dans la
communauté de biens. Tandis que l’épouse possède un privilège sur l’office de son
époux, au prorata des sommes apportées, ce faisant une famille marchande
contribue à l’exercice d’une charge, telle celle de payeur des rentes dont le drapier
Boucher a payé 50 000 £ du montant, grâce à la dot de sa fille en 172212. En raison
de la portion que représentent ces offices sur les patrimoines, très souvent ils se
trouvent contraints de garantir le paiement des douaires. Ainsi la superposition des
apports en un office mêle les intérêts en un seul. En donnant sa fille à un maître des
comptes en 1750, le drapier Salmon non seulement finance plus de la moitié de
l’office, mais gage également le paiement sur une société de commerce qu’il tient
avec un de ses cousins13. Quant à la dernière fille du drapier Boucher, en épousant
en 1725 M. de Grimaudet, cinquième génération noble de sa famille parmi laquelle se
compte plusieurs parlementaires bretons, elle apporte dans sa dot un quart de
créances sur les anciens clients du commerce, soit 50 000 £ dont le gendre, lui-même
officier, doit chercher le remboursement au nom des marchandises jadis fournies,
vendues aux maisons aristocratiques de la capitale. Le contrat de mariage prétendra
que la somme est à réclamer auprès d’un magistrat, comme une dette estimable,
alors que le partage des biens des parents n’oubliera pas de mentionner qu’elle était
en réalité composée de dettes commerciales14. Fréquemment les actes les plus
notoires maquillent les traces d’une origine marchande (le contrat de mariage est
signé et consulté par une multitude de parents et amis), dans le but de ne pas gêner
la susceptibilité d’un des partis, et de ne pas présenter de preuves visibles lors des
prochaines enquêtes de noblesse, lesquelles s’appuient précisément sur la
consultation des actes domestiques pour attester de la qualité des familles15.
16 Arch. nat., MC, XCVIII 584, 29 juillet 1769, contrat de mariage
BourgevinBeauterne ; Arch. nat., MC (...)
17 Arch. nat., MC, XXVI 363, 1er septembre 1732, vente de fonds Étienne-Paul
Boucher à Jean-Jacques Gl (...)
18 Arch. nat., MC, LXXVIII 712, 6 juillet 1750, dissolution de la société NauLegras ;
Arch. nat., MC,(...)
9Dès lors l’acquittement des dots, des douaires, des annuités propres à l’achat des
charges, repose sur la santé des commerces qui les précèdent. Il tisse un lien
structurel entre les grands comptoirs et le marché des offices. Une chaîne d’intérêts
relie différents états sociaux, à la fois dans le crédit et dans l’alliance. Lorsque l’ancien
drapier Boucher consent plusieurs legs universels à ses petits-neveux afin d’en faire
des conseillers au Parlement, dans les années 1760-177016, il peut d’autant mieux le
faire que ses parts dans l’ancien commerce paternel lui rapportent plus de 12 000 £
annuelles depuis trois décennies17. Le même comptoir, une fois passé dans la famille
Nau, permettra l’anoblissement par charge d’un autre drapier en 1750 et sa reprise
par une troisième famille alliée, les Legras18. Grâce à l’enchaînement de contrats de
société, une seule boutique voit se succéder à sa tête plusieurs maîtres. Ceux-ci sont
reliés par une même prise d’intérêt, par l’alliance, et par une même capacité à
convertir leurs dividendes dans l’anoblissement. De la sorte l’achat des grandes
charges se trouve conditionné à une longue chaîne de mobilité, capable d’unir dans
un même mouvement l’entrée dans les grandes corporations marchandes et la sortie
vers la noblesse d’office19.
La place du crédit
20 Arch. nat., MC, XXVI 384, 2 octobre 1736, inventaire après décès de LouisPaul
Boucher.
21 Arch. nat., MC, CXV 902, 4 mai 1778, inventaire après décès de Jacques-René
Devin.
22 Arch. nat., MC, LXV 476, 3 juillet 1785, partage des biens de Jean-Rémi Boucart.
L’anoblissement
25 DRAVASA Étienne, « Vivre noblement, recherches sur la dérogeance de noblesse
du XIVe au XVIe siècle (...)
14Il reste qu’au XVIIIe siècle, noblesse et commerce se confondent dans l’échevinage :
60 % des élus sont marchands durant leur prise de fonction27. Les grands corps
marchands sont ceux qui détiennent un accès presque exclusif à l’Hôtel de Ville, et
qui défendent ce « droit » dès qu’une autre catégorie vient les concurrencer
(notamment en 1615, 1671, 1724, 1763). Or, lorsque les marchands échevins sont
régulièrement des marchands en gros, vendant sous balles et ballots, ceux-ci ne sont
jamais totalement éloignés du détail. Le cas de la famille Geoffroy, longue dynastie
d’apothicaires échevins, démontre la volonté de combiner deux attributs sociaux que
la loi refuse de réunir. Une demande de dispense de dérogeance le rappelle en 1748 :
28 Arch. nat., F 12 781A, lettre au comte de Maurepas, env. 1748.
Le sr Geoffroy a des ancestres dans la Pharmacie de Paris depuis 147 ans. Son
trisayeul, son bisayeul, son pere, ainsi que lui, ont êté échevins de cette ville. Quoi
qu’il ait la noblesse par son échevinage, il a mieux aimé courir le risque de la faire
perdre au fils aîné que de ne pas perpetuer son nom dans une profession utile à sa
patrie et dans laquelle ce nom a acquis tant de célébrité par toute l’Europe. Ce fils,
qui répond à ses esperances, a subit récemment un examen de quatre heures qui a
étonné tous ses auditeurs [...] quoi qu’il n’ait encore que 19 ans. [...] Il aura la
mortification, en se sacrifiant comme citoyen, de ne pas pouvoir prendre la qualité
d’ecuyer comme ses deux freres et presque tous ses parens28.
29 JUNGES Catherine, Les Échevins parisiens au XVIIIesiècle, op. cit., p. 245, 257.
30 Arch. nat., MC, LXXXV 442, 11 octobre 1732, traité d’office de secrétaire du roi.
15En effet, la descendance des échevins ne s’écarte que très peu des professions
paternelles29. Les enfants se maintiennent dans le commerce en dépit de leur
noblesse qui les confronte aux lois de la dérogeance, certes, mais ne parvient pas à
les détourner immédiatement d’une voie sociale et politique qui a distingué leurs
lignages. Plusieurs arrangements familiaux permettent de résoudre ces écarts. Tandis
que l’aîné renonce à la noblesse par sa réception dans une corporation marchande,
par la reprise du comptoir paternel, les cadets sont déportés vers l’office, y compris
anoblissant. C’est de cette façon que le mercier Marsollier dédommage son frère
cadet, en 1732, après avoir hérité de la totalité du commerce familial : il lui achète
une charge de secrétaire du roi. Nul problème à le faire lorsque le fonds du négoce
est estimé à 1 000 000 £, et une charge de secrétaire du roi dix fois moins30. Pour
beaucoup de ces grandes familles marchandes, le coût de l’anoblissement ne
représente qu’un effort mineur. Les ménages peuvent y consentir chaque fois qu’il
apporte une protection ou un complément au commerce principal. L’unité qui les
caractérise se fait sentir au-delà de ces dissemblances sociales, mineures.
La religion
31 LYON-CAEN Nicolas, « Les notables de Saint-Germain-l’Auxerrois face à leurs curés
au XVIIIe siècle (...)
33 Arch. nat., MC, XCVIII 639, 12 mai 1781, testament de Charles Guiller d’Héricourt.
17La constance que donne les familles aux lieux funéraires, sur un plan annexe,
soutient la même idée d’une identité lignagère inattentive aux changements sociaux
qui l’affectent. Pour exemple, les Guiller jouissent depuis 1682 dans l’église des Filles-
Dieu, en plein quartier marchand, d’une chapelle et d’une cave où la famille se fait
inhumer : dès 1705, les héritiers y fondent une messe pour le repos des premiers
ancêtres marchands, avant d’y être enterrés à leur tour jusque dans les années 1780,
moment où ils sont tous nobles par charge et pour certains entrés dans les cours
souveraines32. Par testament, l’un des derniers descendants souhaitera y poursuivre
les services familiaux et inviter par billets d’invitation les familles alliées, elles aussi
ayant quitté le commerce pour la noblesse de robe, à venir communier autour des
tombes des fondateurs marchands. Quatre générations sont ensevelies dans la
chapelle, les suivantes viennent y prier. Rien ne vient troubler la volonté d’un rappel
des origines marchandes chez des individus possédant deux ou trois degrés de
noblesse33. Bien qu’introduits dans un espace social supérieur, ils n’hésitent pas à se
reconnaître une ascendance commune, bourgeoise, et négociante.
18Bien sûr, cette égalité des positions sociales au sein de la parenté ne peut
s’exprimer dans le langage des institutions. Quand la curia regis concentre
l’expression des pouvoirs légaux, autour de la délégation officière, les institutions qui
lui sont étrangères et sur lesquelles s’appuie l’univers marchand, ne peuvent
revendiquer la moindre équivalence. Elles doivent admettre leur infériorité. Toutefois
elles ne se comprennent pas hors de l’appareil monarchique, en tant qu’éléments de
la police générale, ni hors d’une chaîne sociale capable de réunir des statuts
divergents :
34 Arch. nat., KK 1342, registre des délibérations des Six Corps, 1743, fol. 136.
Le commerce est une des principales forces de l’État, c’est par luy que l’on voit fleurir
un royaume, et si cet etat est au dessous de la noblesse et de la magistrature, il faut
cependant convenir qu’une bonne partie de la robe luy doit son origine, et ne tient
pas à deshonneur de lui appartenir34.
35 Arch. dép. de Paris, 1B6 37, observation des juge et consuls sur l’extinction des
corps des communa (...)
19Afin de contrer cette infériorité qui les écarte de la principale légitimité politique,
les institutions marchandes trouvent une réponse dans l’élaboration pour elles d’une
dignité propre. En même temps que l’État d’offices se met en place au tournant
des XVIe et XVIIe siècles, les premières corporations marchandes se coalisent dans un
regroupement intitulé les « Six Corps des marchands de la ville de Paris ». Sorte de
fédération issue du cérémonial urbain du début du XVe siècle, elle vient monopoliser
l’accès à tous les pouvoirs bourgeois : la juridiction consulaire, l’échevinage,
l’administration deshôpitaux, les fabriques paroissiales, etc. Le phénomène s’observe
en chacun de ces lieux. Évinçant presque entièrement les autres communautés, les
Six Corps accaparent très vite dans la capitale les institutions et les signes de la
représentation bourgeoise36.
20Draperie, épicerie, mercerie, pelleterie, bonneterie et orfèvrerie prétendent
rapidement renfermer en elles seules les qualités de marchand, de corps, de gardes
(simples jurés dans les autres communautés). Autour de ces notions qui marquent
leur incorporation à la puissance publique, par possession de statuts et de règlements
enregistrés, de prérogatives, de pouvoirs de justice et police sur la ville, ces quelques
corporations façonnent un discours de leur suprématie sur l’artisanat, sur les
professions non corporées, sur les professions d’émergence plus récente. De 1610 à
1776, elles composent plus de 80 % des effectifs de la juridiction consulaire au
désavantage des libraires, marchands de vin, tapissiers, teinturiers. De 1700 à 1767,
elles disposent seules du pouvoir de nommer le député du commerce parisien auprès
du Conseil, etc. Forts de leur capacité, auto-produite, à peupler chacune des
structures politiques de la cité, les Six Corps obtiennent une série d’édits et
d’ordonnances entérinant non seulement leur existence, leur bien-fondé, mais aussi
ce qui devient leurs « droits » à siéger en ces lieux, à en rejeter les nombreuses autres
communautés. De ce rapport favorisé avec la Cour dont ils assurent aussi la
fourniture et l’approvisionnement, avec le Trône dont ils retirent la reconduction de
leurs multiples privilèges, ils modèlent une aristocratie bourgeoise puissante de
quatre milles maîtres, propre à justifier sa prééminence par de multiples biais. Un
mémoire de 1724 en fait un rapide survol :
37 Arch. nat., KK 1340, mémoire pour les Six Corps des marchands de la ville de Paris,
1724, fol. 695.
Les Six Corps des marchands de Paris sont les colonnes du commerce, et les sources
fecondes qui soutiennent cette capitale : leur origine est presque aussy ancienne que
la ville ; leur distinction et la qualité de Six Corps a plusieurs siecles pour epoque ; les
marchandises les plus considerables dont leur commerce est composé, la police, le
bon ordre et l’union qui les tient pour repandre l’abondance aux citoyens, et dans
tout le Royaume ; toutes ces prerogatives les ont toûjours separez et distinguez des
communautez d’arts et mestiers, et nos Rois les ont toujours honorez des marques
d’une protection plus grande&plus particuliere37.
21Immémorialité, contrôle et protection du bien public, au service de la prospérité
générale et royale, le tout occasionnant la distinction du prince. Les Six Corps livrent
ici les bases d’une dignité marchande obtenue hors de l’office, par une définition du
commerce toujours compris comme fonction d’État. Si elle demeure au stade de
projet, l’incorporation générale de la société urbaine ne souhaite pas moins répondre
à cette définition même de l’utilité générale, par sa privatisation en autant d’entités
particulières tirant leur raison d’être du bien commun. C’est de cette vision dont
l’avocat général Séguier se fait l’allié dans son célèbre plaidoyer de 1776 :
38 Flammermont Jules,Remontrances du Parlement de Paris au XVIIIe siècle, Paris,
Imprimerie nationale (...)
S’il est vrai que l’intérêt général se forme de la réunion des intérêts de chaque
individu en particulier, il est également vrai que chaque membre, en travaillant à son
utilité personnelle, travaille nécessairement, même sans le vouloir, à l’utilité véritable
de toute la communauté [des sujets]38.
22À partir de cette vision globale, les Six Corps échafaudent celle de leur dignité. Ils
servent plus que quiconque le bien public, dont le roi est le premier dispensateur.
39 Guide des corps des marchands et des communautés des arts et métiers, tant de la
ville & fauxbourgs(...)
42 Au Roy et a Nos seigneurs de son Conseil de Commerce, signé Perrin avocat, Paris,
Coignard, s. d. [ (...)
23Du XVIIe au XVIIIe siècle, leur tour de force revient cependant à associer, à croiser
prérogative régalienne (en position de conseillers) et représentation bourgeoise (en
position d’élus). Les écrits le répètent à l’envi : « il n’y a aucun Corps dans la
Bourgeoisie plus propre à représenter la ville, après l’Hôtel même de la ville, que ces
Six Corps39 ». En plus du cérémonial ordinaire, leur visibilité est acquise dans toutes
les cérémonies de médiation (compliments, harangues, remontrances). Le système
urbain repose sur eux et nourrit leur notabilité en tant que force socio-politique. La
vitalité des institutions urbaines qu’ils défendent contre les empiètements royaux fait
leur autorité40. De même sont-ils sous la bienveillance du monarque, qui entend les
séparer du commun en tant qu’interlocuteurs privilégiés : « à Paris, spécialement les
Corps&Communautés des Marchands sont sous la protection immediate du Roy, au
dessus de tous les autres états qui composent cette Capitale41 ». Rien ne vient plus
contredire leur participation à l’État, à la fois par l’organisation marchande qu’ils
dominent et par la faveur royale qui les élèvent : « le Commerce étant pour ainsi dire
l’ame du Corps politique, dont Elle est le Chef, Sa Majesté&les Rois ses Prédecesseurs
ont toûjours honoré les Six Corps qui en composent tout le Commerce d’une
protection particuliere42 ». Durant un siècle et demi, la coalition des Six Corps sert
d’intermédiaire avec le Conseil, les ministères, les cours souveraines, et tout le
commerce parisien dont ils affirment détenir la « liberté », c’est-à-dire la franchise.
Grâce à ce rôle peuvent-ils reprendre à leur compte le classement émis par Domat à
la fin du XVIIe siècle, et entrer-certes à un rang inférieur-dans un ordonnancement
prévu à l’échelle de la société tout entière. Le franchissement qu’est cette entrée
dans la hiérarchie leur permet, enfin, d’accéder à la métaphore du roi solaire.
43 Réflexions des Six Corps de la ville de Paris, sur la suppression des Jurandes, s. l. n.
d. [1776], (...)
Le rapport à la marchandise
27Car le prince n’a fait qu’entériner a posteriori l’apparition des Six Corps, par édits
citant leur nom, par arrêts mentionnant au début du XVIIe siècle leur occupation déjà
réelle des institutions urbaines. Les magistrats royaux n’ont agi en la matière qu’en
confirmant, au lieu d’ériger, les lois tacites grâce auxquelles les usages prévalaient
dans la distribution très inégale des compétences sur le commerce, sur la ville. Il faut
même attendre 1728 pour voir le roi réédicter les principes prévalant à l’élection au
Consulat, en reconnaissant la place prépondérante que les Six Corps y occupent
depuis plus d’un siècle. Pratiquement dérobé au contrôle des officiers, l’armature des
communautés de métier se maintient sur cette base d’une quasi autonomie jusqu’à
leur suppression par Turgot en 1776.
46 RUGGIU François-Joseph, « Pour une étude de l’engagement civique
au XVIIIesiècle », in Histoire ur (...)
28Or, il ne fait aucun doute que cette aptitude primordiale des Six Corps à devancer,
voire à contourner la législation souveraine, a nourri un phénomène majeur. Elle a
ouvré à la perpétuation d’un espace honorifique parisien lié aux corporations, aux
pouvoirs bourgeois, et par conséquent à la perpétuation de familles trouvant une
distinction véritable à s’y maintenir, dans une quasi extranéité au droit royal. Elle a
permis de contrebalancer l’attraction de l’office sur les fortunes marchandes, et
certainement de relativiser la fonction même qui lui était attachée à l’avantage d’un
engagement civique adossé aux établissements urbains46. En découle la discipline de
transmission des commerces, de partage des fonctions entre aînés et cadets, afin de
préserver les lieux de la puissance familiale (la boutique) menant aux lieux de la
puissance urbaine (le Consulat, l’Hôtel de Ville). On constate qu’en pleine période de
construction d’un appareil d’État central, plusieurs familles sont dès lors tentées, sur
la longue durée, de détourner la représentation locale à leur profit47. La tendance
s’observe dans toutes les villes du royaume, bien que plus difficilement dans les plus
grandes où la concurrence est accrue48. Simplement ce phénomène n’est
compréhensible que relié au conflit qui continue d’opposer, bien après les faillites de
la Ligue et de la Fronde, deux productions politiques adverses.
29Aussi la monarchie ressent-elle d’autant plus le désir de maîtriser cette résistance,
cette réactivité des institutions bourgeoises et leur capacité de renouvellement. C’est
précisément par le mimétisme que cultivent les Six Corps envers les grandes
compagnies royales, par leur volonté de recourir au langage et aux sources de
l’autorité publique, que le souverain est aidé dans sa réponse. Il va essayer, à de
multiples reprises, de transformer la lettre de maîtrise (qui est la marque de
l’enregistrement et de la réception dans une communauté) sur le modèle de l’office.
30Déjà un édit de mars 1691 veut ériger les gardes et jurés en titre d’office pour tous
les corps et communautés. C’est là un moyen d’associer les chefs élus à de simples
officiers relevant du grand sceau de la chancellerie. La menace réapparaît avec un
projet de rendre les maîtrises héréditaires en 1747, puis un autre en 1759 de
convertir toutes les maîtrises en office. Le roi crée et vend lui-même des brevets de
maîtrise sans accord préalable des corporations qui devraient être les seules à
contrôler leurs règles d’accès. Il passe outre. La draperie le déplore en y voyant le
principal danger qui pèse sur elle :
49 Arch. nat., F 12 692, lettre du corps de la draperie à Trudaine, intendant des
finances, 1767.
Falloit-il que les gardes qui sont chargés de veiller a ses interêts, après s’être épuisés
comme ils l’ont fait pour soutenir les interêts de leur corps en lui fournissant des
secours d’argent, ayent vu venir un temps ou il leur faudroit redoubler leurs efforts
pour n’être pas témoins de sa ruine ? Ce temps est celui de la création des brevets49.
31Que ces mesures s’accompagnent alors de l’extorsion d’emprunts forcés dans le
but de renflouer le Trésor, il demeure qu’elles expriment le pouvoir d’intervention
qu’entend conquérir le roi sur la police des corporations, son pouvoir d’annexion de
toute forme d’organisation publique à sa personne. Comme portions de l’État, les
communautés sont d’autant mieux comprises dans sa capacité ultime de
représentation que l’absolutisme veut s’édifier sur cette doctrine. La création de
brevets, comme la création d’offices, est l’un de ces biais. Elle l’est plus encore
lorsqu’elle empiète sur les anciens statuts des corps.
32Mais c’est par d’innombrables autres aspects, surtout à partir de 1740- 1750, que
le roi souhaite signifier aux Six Corps leur devoir de soumission envers lui, que ce soit
d’un point de vue fiscal, gestionnaire, protocolaire. On peut citer la levée de la milice
de 1743, les impositions pour effort de guerre en 1745, les projets de libéralisation du
commerce dès 1757, les commissions sur la vérification des comptes communs
durant les années suivantes, le retrait des privilèges de fournitures aux régiments en
1763, etc. En 1772, deux ans avant la réforme de Turgot, l’orfèvrerie relate dans ses
délibérations les temps sombres que traverse l’ordre corporatif au sommet duquel
elle appartient :
50 Arch. nat., KK 1353, registre des délibérations du corps des marchands orfèvres
joailliers de la vi (...)
Dans le courant de l’année derniere, les Six Corps ont eté agités de differentes
craintes, eu egard a des projets qui tendent a leur destruction. Le premier de ces
projets a eté un Edit portant conversion des maitrises en brevets hereditaires, dont la
presque totalité du prix tournant au profit du Roi et entrant directement dans ses
coffres, il en resultoit un aneantissement forcé des corps par deffaut de fonds pour le
soutient de leurs gestions [...]. Le second est la suitte de celuy cy. Mr le controlleur
general voulut de l’argent. Le projet etoit depuis longtems de mettre la reforme dans
les corps et communautés a cause de leurs depenses [...], il etoit surtout injurieux aux
Six Corps par la confusion des corps avec les communautés. Ayant toujours eté
regardés comme une portion distinguée du commerce, ils meritoient de n’estre pas
confondus, et d’avoir un traitement particulier50.
51 KAPLAN Steven L., La Fin des corporations, Paris, Fayard, 2001, p. 251-289.
Conclusion
52 ISAACS Ann Catherine et Prak Maarten, « Cities, bourgeoisies, and states », inPower
elites and sta (...)
53 BLACK Antony, Guilds and civil society in European political thought from the
twelfth century to th (...)