La Franc-Maçonnerie Ecossaise

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ANTONIO COEN

&
MICHEL DUMESNIL DE GRAMMONT

La Franc-Maçonnerie Ecossaise

Quelques mots :

En 1952, j'écrivis à la Grande Loge de France. Peu après, je fus reçu par plusieurs frères dont
Antonio Coen et l'on me remit alors la revue Le Temple, bien oubliée aujourd'hui et le petit livre
ci-dessous, dont les auteurs étaient l'un et l'autre, membres de la Loge La Grande Triade dans
laquelle je devais entrer deux ans plus tard.

C'est avec un double plaisir :

- rendre hommage à deux hommes d'exception, bien que le terme soit galvaudé,

- donner au lecteur l'un des meilleurs ouvrages, sinon le meilleur tant par sa clarté et ses qualités
littéraires que par la justesse de son contenu sur cette Franc-Maçonnerie Ecossaise, dont la
pratique en France me paraissait alors si mystérieuse. C'est une bévue que commit également
Georges Dumézil avant son entrée au Portique, en pensant y trouver des éléments Celtes.

Depuis la première édition de ce livre, (en août 1934,Editions Eugène Figuière, Paris) quelques
documents sont remontés en surface :

- nous savons maintenant que Frédéric II était considéré dans notre pays, par certaines Loges,
comme « le chef de tous les Maçons » ;

- que les degrés qui ont porté les 25 du rite de Perfection à 33 pour le Rite Ecossais Ancien et
Accepté, étaient connus en France avant que le comte de Grasse-Tilly ne rapporte l'ensemble dans
notre pays où il n'eut aucune difficulté à trouver un « point de chute » : Saint-Alexandre d'Ecosse
était sa Loge mère.

- Compte-tenu de ces seuls ajouts mineurs, le livre reste la meilleure lecture à conseiller à ceux qui
désirent avoir une idée claire de l'histoire de la maçonnerie dans notre pays.

L'appendice de la deuxième édition, (sans date, ~1946, S.N.E.P., Nice) écrit « à chaud » est un
document précis et émouvant sur une époque que quelques uns d'entre nous ont vécue.

C. G. le 1e juin 98

PRÉFACE DE LA 2eme ÉDITION

La première édition de cet opuscule parut quelques mois après certains incidents politiques qui ne
furent que prodromes en France de la conflagration qui devait, cinq années plus tard, embraser le
monde entier. Cette brochure n'avait d'autre objet que de renseigner brièvement les lecteurs de
bonne foi sur les origines, I'histoire, les principes et l'activité réelle d'une institution en butte
depuis si longtemps à des calomnies qui, pour être d'une absurdité parfois criante, n'en troublaient
pas moins beaucoup d'honnêtes gens.

Après la défaite de 1940 et pendant l'occupation qui la suivit, les calomnies furent naturellement
reprises et entourées d'une publicité que le nouvel Etat français appuyait de sa contestable autorité.
L'organisation d'expositions antimaçonniques dans diverses grandes villes, la création d'une revue
« Les Documents maçonniques», dont un service spécial de la Bibliothèque Nationale assurait la
rédaction, furent les manifestations les plus voyantes de l'aide apportée par les pouvoirs publics à
une propagande que l'on jugeait sans doute nécessaire pour justifier les mesures prises par le
Gouvernement contre les sociétés dites secrètes et les Francs-Maçons.

Après la libération, ces mesures furent naturellement abrogées et les adversaires de la Franc-
Maçonnerie mirent en France une sourdine à leurs accusations. Mais leur activité n'ayant pas cessé
de s'exercer dans certains pays voisins du nôtre, il est permis de penser que si le climat politique se
modifiait, la propagande antimaçonnique reprendrait son ancienne virulence: elle recommence
d'ailleurs à se manifester timidement.
Il nous a donc paru utile d'éclairer une fois encore les gens Le bonne foi en définissant le caractère
et l'objet de la Franc-Maçonnerie. Nous avons constaté, en revoyant le texte de la première édition,
qu'en dépit des événements qui ont bouleversé le monde depuis sa publication, ces pages
exprimaient toujours la vérité et que nous n'avions rien à y changer. Nous nous sommes donc
bornés à les compléter par les passages essentiels d'un discours prononcé quelques mois après la
libération devant les représentants de la Maçonnerie écossaise en France. On pourra s'assurer en
les lisant que ces événements extraordinaires ont laissé intacts les principes de notre Rite et justifié
son attitude traditionnelle tant à l'égard de ses propres adeptes qu'à l'égard du monde extérieur.

Il y aura bientôt sept ans que fut prononcé ce discours qui recueillit l'approbation unanime des
délégués de l'obédience. Malgré bien des difficultés matérielles, la Maçonnerie écossaise a
retrouvé en France toute sa vitalité. Elle a eu surtout le rare bonheur de constater que les principes
sur lesquels, depuis deux siècles, elle repose ont gardé toute leur valeur et que l'Humanité meurtrie
souhaite inconsciemment qu'ils soient mis en œuvre.

Mais cette constatation ne saurait être pour elle ni une raison d'orgueil, ni un motif de quiétude. En
présence du désarroi dont le monde est actuellement accablé, le Maçon écossais ne peut avoir
l'attitude égoïste de l'homme nanti qui, voyant le prochain dans l'infortune, s'écrie avec suffisance:
« Je l'avais bien dit! Et s'il m'avait écouté, il n'en serait pas là! ».

En ces temps d'immense misère spirituelle, le Maçon doit se souvenir « que tout homme, même
non maçon, est son frère » et c'est de ce précepte que, sans présomption ni faiblesse, il doit
s'inspirer à tout moment, dans sa loge comme dans la vie courante.

AVANT-PROPOS

Le 27 septembre 1858, Lamartine, écrivant aux membres de la Loge de Mâcon, leur déclarait qu'il
ignorait les rites de leur fraternelle institution, mais qu'il en connaissait le cœur et les œuvres.

« Vous n'êtes, selon moi, ajoutait-il, que les grands éclectiques du monde moderne; vous prenez
dans tous les temps, dans tous les pays, dans tous les systèmes, dans toutes les philosophies, les
principes évidents, éternels et immuables de la morale universelle, et vous en faites le dogme
infaillible et unanime de la fraternité.

. Vous écartez tout ce qui divise les esprits, vous professez tout ce qui unit les cœurs, vous êtes les
fabricants de la concorde. Vous jetez avec vos truelles le ciment de la vertu dans les fondements
de la société. Vos symboles ne sont que des figures ».
La Maçonnerie est-elle encore digne de l'opinion flatteuse que se faisait d'elle le plus généreux des
poètes ? Beaucoup parmi ses adversaires affirmeront qu'elle ne la mérite plus; d'autres assureront
même qu'elle ne la mérita jamais et tut dès son origine animes du plus profond esprit de
subversion.

A ces attaques, qui jamais ne furent plus nombreuses ni plus véhémentes, la Grande Loge de
France n'a jusqu'alors pas cru devoir répondre. D'aucuns se sont inquiétés de ce silence, se
demandant si l'on n'y verrait point comme un acquiescement tacite à des accusations largement
répandues. Ce sont là des appréhensions injustifiées.. Si, en présence de calomnies dont certaines
sont évidemment absurdes, la Grande Loge de France est restée muette, c'est qu'elle estime que la
Maçonnerie, ne prétendant diriger personne, a en retour le droit de rester maîtresse d'elle-même et
de ne se laisser mener par qui que se soit.

La Grande Loge de France se refuse donc et se refusera toujours de faire le jeu d'adversaires qui
voudraient l'engager dans un débat forain, I'entraîner dans de vaines polémiques. Elle reste
persuadée qu'autant est fécond l'échange des idées dans le calme des temples, autant est stérile
l'échange d'accusations passionnées, généralement mal fondées et toujours excessives. Elle ne
saurait faire siennes les habitudes du monde profane où les hommes, ne combattant trop souvent
que pour leurs intérêts matériels, en viennent aisément aux injures et aux coups.

Cependant, la Grande Loge de France, tout en s'interdisant de prendre part à d'inutiles disputes, ne
renonce pas à renseigner les hommes qui ne refusent pas systématiquement d'être éclairés. C'est à
ceux là qu'elle s'adresse, à l'heure choisie par elle, pour leur dire ce qu'elle fut, ce qu'elle est et
aussi ce qu'elle n'est pas.

PREMIERE PARTIE

Historique

Nota: Pour cette partie historique, nous avons eu souvent recoure aux lumières de M. Albert
Lantoine dont la compétence en la matière demeure Indiscutée. Cf de cet auteur : Histoire de 1a
Franc-Maçonnerie : La Franc-Maçonnerie chez elle, Paris, E. Nourry, 1925, et Le Rite Ecossais
ancien et accepté, Paris, E. Nourry, 1930.
I La Franc-Maçonnerie au XVIIIe siècle

La Naissance

On ignore la genèse de la Franc-Maçonnerie. Tous ses historiens sur ce point demeurent dans le
domaine des suppositions. Nous croyons toutefois qu'il faut résolument écarter les origines
fabuleuses qui lui furent attribuées par certains commentateurs de ses symboles. Nous disons
fabuleuses « parce qu'on a été jusqu'à attribuer à Adam, à Moise, à Nemrod et à d'autres
personnages aussi légendaires, la création de cet Ordre Sublime ». Un auteur du nom de Marc
Bédaride y a même vu la main de Dieu le Père parce qu'il est représenté par les imagiers portant
une truelle dans sa dextre. Les plus raisonnables de ces exégètes du symbolisme maçonnique ont
rattaché l'Institution aux mystères anciens et ont rétabli une concordance, non seulement
spirituelle mais réelle, entre leurs épreuves initiatiques. Cette filiation se serait transmise d'âge en
âge, et de nation en nation, avec la pureté de leur doctrine: travailler au grand Œuvre de l'élévation
morale et intellectuelle de l'humanité, en se plaçant au-dessus des temps et des hommes. Bien
qu'appuyée sur des présomptions assez troublantes, cette conjecture ne nous semble nullement
résoudre le problème.

Nous penchons plutôt pour l'hypothèse qui ferait descendre les francs-maçons rituels des maçons
opératifs qui, au moyen âge, jouissaient déjà de « franchises », c'est-à-dire de privilèges. Les
maîtres maçons architectes qui allaient sur tous les points où les appelait la Chrétienté édifier ces
magnifiques monuments, dont plusieurs continuent d'émerveiller notre temps, avaient des secrets
de métier qu'ils gardaient jalousement. Ils se réunissaient auprès du lieu de leurs travaux dans des
locaux appelés « loges », et en cas de conflits professionnels, c'était une assemblée dite « 1oge
mère » qui arbitrait. L'architecture était alors «l'art royal », et Victor Hugo dans Notre-Dame de
Paris a fait sentir qu'elle fut vraiment l'expression de l'âme médiévale.

Cet art était tellement prisé que les Grands des royaumes &emdash; par l'état ou par
l'intelligence&emdash;considéraient comme une faveur d'être admis dans l'intimité
professionnelle de ces maîtres d'œuvres. On a retrouvé des archives, en Irlande surtout, qui
prouvent que ces derniers, acceptés comme membres honoraires, étaient parfois aussi nombreux
dans les loges que les membres réguliers. Quand les événements profanes&emdash;guerres et
triomphe de la Réforme &emdash; arrêtèrent ou compromirent la construction des églises, la
Franc-Maçonnerie tomba dans une complète décadence.

II La Résurrection en Angleterre
En Angleterre, pays où les traditions se conservent principalement, il semble qu'il subsistait encore
quelques loges maçonniques au début du XVIll' siècle.

D'ailleurs, nous sommes obligés de constater un fait considéré jusqu'ici comme indiscutable.
Quatre loges de Londres, en 17I7, secouent leur léthargie pour former une fédération qui prendra
bientôt le titre de Grande Loge d'Angleterre. Le problème qui reste à résoudre est celui

ci: ces loges étaient-elles encore composées de gens de métier ? Maints historiens l'affirment parce
que cela leur permet de délimiter nettement l'époque où la maçonnerie dite spéculative se substitue
à la maçonnerie opérative. En vérité, il est fort difficile de fixer le moment où cette transformation
s'opéra. Elle dut se fixer insensiblement dans toutes les loges. Selon nous, la création de la Grande
Loge d'Angleterre ne fit qu'entériner une situation de fait déjà ancienne.

Ce qui est vraiment nouveau, c'est l'installation d'un pouvoir central &emdash;d'une
Obédience&emdash; auquel ressortissaient tous les ateliers. Cette fois, ce n'était plus seulement
pour des questions professionnelles qu'intervenait la loge mère ou Grande Loge ; elle régentait des
filiales, leur imposant un modus vivendi unique, des statuts et un symbolisme méthodique. Les
outils du métier &emdash; ciseau, équerre, compas, etc... choisis comme emblèmes par la Franc-
Maçonnerie idéologique, s'adaptaient parfaitement à son rêve d'édification d'une «Société humaine
».

Nous précisons d'une « Société humaine », parce que c'est là le seul but que poursuivit la Franc
Maçonnerie dés sa naissance.

L"Angleterre était lasse des guerres religieuses qui depuis trois siècles avaient ensanglanté son
histoire. Un besoin d'apaisement se faisait sentir dans toutes les classes sociales, et l'utopie de
Thomas Morus sur la Tolérance cessait de paraître un paradoxe pour devenir une vertu vivante.
L'ecclésiastique seul avait d'abord refusé de se laisser gagner par l'esprit nouveau. Il avait déjà
protesté contre l'Académie des Sciences, créée à Londres en 1663, estimant nocif et contraire aux
révélations de l'Évangile l'enseignement qui découlerait de ses travaux. Par la suite, et sous la
pression de l'État, Presbytériens et Anglicans et autres sectes trouvèrent plus prudent de s'adapter
aux circonstances. La Franc-Maçonnerie, on le voit, répondait aux nécessités de l'heure; le
monarque, qui avait intérêt à la bonne entente de ses sujets, ne mit nul obstacle à son
développement et, en I723 parut, sous la signature d'Andersen, sa Charte : Le Livre des
Constitutions.

La Franc-Maçonnerie anglaise avait établi pour le monde entier les tables de la Loi maçonnique.
III Introduction de la Franc-Maçonnerie en France

Quelques années après la Franc-Maçonnerie passe le détroit. Elle trouve en France un terrain
favorable, Louis XIV vient de mourir, et au sortir de son règne despotique, la Cour et la Ville
éprouvent le besoin de réagir contre l'atmosphère de dévotion et de hautaine tristesse laissée par le
Roy et sa « vieille ripopée », (ainsi que la princesse Palatine dénommait Madame de Maintenon).
Les nobles avaient plus particulièrement souffert de cette retenue hypocrite qui leur avait été
imposée, et le Régent qui gouverne la France en attendant la majorité du petit fils, est un
amoureux des plaisirs qui ne met guère d'entraves à leur émancipation. Parmi eux, on parle
beaucoup de l'Angleterre &emdash; sans la connaître d'ailleurs. L'interpénétration des peuples
était à cette époque à peu près inexistante, et les récits des voyageurs étaient trop peu lus pour
aider à leur réciproque compréhension. Seulement, on savait que l'Angleterre, depuis la révolution
de I649 qui avait décapité Charles 1er, avait une constitution libérale. Et quand on aspire à la
liberté, on se tourne avec une instinctive curiosité vers l'horizon où semble poindre sa lumière.

Les Anglais cependant&emdash;et de distinction&emdash;venaient volontiers sur le continent. Un


jour, certains d'entre eux y importent une organisation qui avait rencontré en Grande Bretagne le
succès le plus vif. Cette organisation était la Franc-Maçonnerie. Des gentilshommes s'y agrègent,
des abbés, des grands bourgeois, des écrivains.

La première loge officielle, d'après le Tableau de la Grande Loge d'Angleterre, se crée en 1736,
rue des Boucheries à Paris D'autres suivront bientôt. Nous précisons « officielle » parce que nous
avons tout lieu de croire qu'il en exista antérieurement, et ce, pour une raison qui sera exposée plus
loin Nous le répétons: l'heure était propice à l'acclimatement de la Franc-Maçonnerie, et en France
comme en Angleterre, celle-ci prend un développement assez rapide, par l'attrait de la nouveauté
et du mystère. Le cardinal de Fleury, qui était alors premier ministre, s'émeut. Une socété secrète
est forcément mal vue d'un gouvernement qui ne tient pas à être inquiété dans l'exercice de son
pouvoir. On racontait tant de choses Sur cet ordre, qui imposait à ses membres un secret
inviolable, qu'il convenait de se méfier. Or, les lois du Royaume étaient formelles. Les réunions
clandestines étaient interdites. On crut devoir renouveler la défense par un Edit visant
particulièrement les « Freys maçons », qui fut, à son de trompe, publié à tous les carrefours de la
capitale. Cela fit du bruit&emdash;trop de bruit. L'extension de la « secte » s'en trouva accrue. Le
lieutenant de police Hérault alerté par son ministre, ordonna des perquisitions chez des traiteurs où
les délinquants avaient coutume de se réunir&emdash;et ces perquisitions furent fructueuses. On
tenait loge préférablement chez ces derniers parce que les « tenues » maçonniques devant se
terminer rituellement par un banquet (à l'imitation des agapes des sociétés initiatiques qui aidaient
à la communion des fidèles), il importait de siéger à un endroit où cette partie du programme se
pouvait facilement exécuter.

On arrêta les traiteurs et avec eux quelques frères de peu d'importance, de ceux qui ne risquaient
pas par leur noblesse de provoquer des protestations ennuyeuses. On espérait que la leçon
profiterait aux autres. A la Bastille, on interrogea les coupables. Ils confessèrent leur faute, et dans
tous ses détails. On possède à l'Arsenal la minute de leur interrogatoire. Le lieutenant de police
connut ainsi l'étendue de leur méfait&emdash;et cela lui parut si bénin, si peu susceptible de
troubler l'État qu'on leur rendit la liberté. A la condition toutefois de ne pas récidiver.

Cette sévérité « peu sévère » n'eut d'autre résultat que d'inciter les francs-maçons à une
circonspection plus grande.

IV La Franc-Maçonnerie et la Papauté

Un autre pouvoir, beaucoup plus ombrageux, s'était ému qui, lui, était beaucoup moins disposé à
l'indulgence parce que la doctrine de la Franc-maçonnerie allait nettement à l'encontre de l'emprise
qu'il prétendait exercer sur les âmes. Ce pouvoir était la Papauté. La Franc-Maçonnerie avait
comme principe (vice alors, vertu aujourd'hui), la tolérance.. Ses statuts lui faisaient un devoir de
respecter et même d'admettre toutes les croyances. De nos jours, cette prescription nous semble la
sagesse même, mais à cette époque l'Église veille sur les consciences jalousement. Elle seule
représente la Religion révélée hors de laquelle il n'est point de salut. Or, on ne peut décemment
laisser vivre une société qui pactise avec les hérétiques. En outre, des hommes qui délibèrent en
des réunions mystérieuses n'ont-ils pas le dessein d'attenter à la Foi ? Si le Temporel estime leur
action inoffensive, le Spirituel n'a pas le même moyen et la même raison de se rassurer. En I737 le
pape Clément XII ouvre les hostilités contre la « Secte » par une bulle qui en excommunie les
membres. Nous disons « ouvre les hostilités » parce qu'au cours des ans des papes renouvelleront
le geste - d'ailleurs avec une vanité égale -. Cette bulle n'eut qu'un médiocre effet. Le Parlement de
Paris, défenseur du Gallicanisme refusa de l'enregistrer; elle demeura donc généralement ignores
du public. Les prêtres, tant du clergé régulier que du clergé séculier, qui appartenaient à la Franc-
Maçonnerie, trouvèrent bon d'y demeurer. Ils étaient en ce temps beaucoup plus sujets du roi que
du pape; l'église gallicane était catholique, apostolique et... française. Et l'infaillibilité du
Souverain Pontife, même en matière de dogme, était fort contestée, même par les desservants du
culte. D'ailleurs, ces prêtres savaient bien que la Franc-Maçonnerie était loin d'être hostile à la
religion catholique; ils y jouissaient d'une estime particulière. Et on peut même avancer, sans
crainte d'être contredit, qu'à l'exception des frères anglais qui participaient aux travaux des loges
françaises, celles-ci n'admettaient guère que des catholiques. Les frères suivirent avec la même
assiduité les cérémonies de leur paroisse et celles du temple maçonnique.

V Grandeur et Décadence de la Franc-Maçonnerie

Nous avons dit que maints seigneurs ne dédaignaient pas de s'asseoir avec les bourgeois sur les «
colonnes» des ateliers. Leur recrutement constituait pour l'Ordre un merveilleux paravent contre
les entreprises hostiles. Aussi les francs-maçons, pour asseoir leur renom et leur relative sécurité,
avaient-ils l'adresse de confier leur destinée à des grands maîtres que leur situation dans l 'Etat
rendait pour ainsi dire inattaquables En I736, ce fut le duc d'Antin qui remplit cet office. Quand il
mourut à l'âge de 37 ans, il eut comme successeur le comte de Clermont. Celui-ci était un prince
du sang. Honneur insigne.

Malheureusement, toute médaille a son revers. De tels grands maîtres n'ont qu'un dévouement
illusoire ou intermittent. Le comte de Clermont s'en remit à des substituts du soin d'administrer
l'Institution. Et comme il arrive toujours en pareil cas, des antagonismes, des jalousies, des
incompétences compromirent la stabilité de l'ordre. A dire vrai, la Grande Loge de France
manquait d'organisation. Chaque atelier agissait selon les directives de son Vénérable à qui il
appartenait et dont il portait souvent le nom. La police s'émut de nouveau, mais cette fois d'une
façon plus efficace parce que le gâchis où se trouvait la Franc-maçonnerie la rendait cette fois plus
vulnérable.

VI La Franc-Maçonnerie Ecossaise

Avant d'aller plus loin, il nous faut parler d'une autre maçonnerie dont les origines sont encore
plus obscures que celles de la maçonnerie de source anglaise. La preuve en est qu'aucun historien
n'a encore pu nous dire d'où lui est venue sa dénomination d'Ecossaise. Certains &emdash;ce qui
demeure extrêmement discutable&emdash; prétendent que cette maçonnerie se forma ou
s'implanta en France lorsque Charles II d'Angleterre, et plut tard son frère Jacques II, se
réfugièrent à Saint-Germain en Laye, après la perte de leur trône, ravi à ce dernier par l'usurpation
de Guillaume d'orange. Leur suite était composée de gentilshommes irlandais et écossais,
demeurés fidèles à leur cause. Ceux-ci avaient associé leurs rancunes, leurs espoirs et leurs
ambitions dans des réunions secrètes où se pratiquaient déjà (avant l'introduction de l'Ordre
orthodoxe) des rites maçonniques. Seulement leurs titres, plutôt empruntés aux ordres de
chevalerie qu'aux associations de métier, sortaient du cadre strict que devait imposer la
Constitution d'Andersen en n'admettant que trois grades: apprenti, compagnon et maître.

Quand la cause stuardiste se trouva définitivement perdue après la défaite de Charles Edouard à
Culloden, cette maçonnerie semble se raviver tout à coup. Les manuels du temps parlent avec un
certain étonnement et une acrimonie mal dissimulée de ces frères « écossais » qui prétendent dans
leurs loges avoir droit à des honneurs particuliers. On accepta leur présence, mais ces honheurs, on
les leur, refusa. Toutefois, il semble bien que s'il n'y eut jamais en France des Loges Ecossaises
nettement stuardistes, elles n'ont pu mener qu'une politique « papiste » et l'on comprend mal, dès
lors, que Clément XII ne les ait pas, en I737, exclues de sa véhémente condamnation.

Ici, donnons un détail qui aurait pu trouver sa place plus haut. Un fait qui ferait croire à
l'antériorité de la maçonnerie écossaise en France est la nomination, attestée par des documents,
du comte de Derwentwarter à la grande maîtrise de l'Ordre. Or, la Grande Loge d'Angleterre
n'aurait jamais accepté comme missionnaire un ennemi du régime, connu pour sa fidélité aux
Stuarts, fidélité qui lui valut d'ailleurs d'être condamné à mort pour complot, et exécuté lorsqu'il
commit l'imprudence de retourner dans son pays.

Lorsque des loges d'origine anglaise ne veulent pas reconnaître les hauts grades écossais, le mieux
est de se passer de leur approbation. C'est alors que naquirent ces obédiences si nombreuses, aux
appellations orgueilleuses où les frères écossais, qui semblaient surtout épris des pratiques
mystiques, se pavoisaient de ces titres multiples (qui différaient souvent avec les obédiences), que
l'on peut déchiffrer encore sur les anciens diplômes.

Note intéressante: les deux camps ne s'excommunient pas Ils n'y songent même pas. Ils ne mettent
pas en doute leur réciproque qualité maçonnique, malgré la différence de leur statut et de leur
ritualisme. Cette différence n'équivaut pas à une divergence. Il y a bien des rivalités entre eux,
mais qui ne mettent pas en cause la régularité de leur état et de leurs droits.

Comment en serait-il autrement ? Au point de vue moral, ces frères suivent partout la coutume de
s'entr'aider, de faire de bons repas, d'aider ou de créer des œuvres de bienfaisance, sans se soucier
de la politique et en respectant la Religion (ceci sans conteste possible). Voici pour l'esprit. Quant
à la Lettre, autrement dit, pour l'obéissance rigoureuse aux lois fixées par Le Livre des
Constitutions, elle était partout observée. La Franc-Maçonnerie s'étayait sur les trois premiers
grades: apprenti, compagnon, maître, par lesquels passaient tous les initiés. Si des maçons
ambitieux, ou désireux de se réunir dans des cellules plus fermées, désiraient des grades plus
ronflants, c'était leur affaire. La Grande Loge de France ainsi que la Grande Loge d'Angleterre
n'agréaient pas ces grades, du moins officiellement, mais elles ne prenaient pas souci de les
interdire à leurs membres. Chaque obédience écossaise mettait certainement la hiérarchie et ses
degrés au-dessus de celle de sa voisine, mais sans mésestime pour celle-ci. Cet état de choses avait
ramené dans l'Ordre une telle confusion que l'historien Ragon a estimé à plusieurs centaines le
nombre des grades maçonniques existant au XVIIIe siècle&emdash;grades répartis entre les
différentes puissances. L'une d'elles, qui s'intitulait Les Empereurs d'Orient et d'Occident, en
comptait vingt-cinq.

Nous avons parlé plus haut de l'état assez calamiteux dans lequel se trouvaient les loges bleues
(premier au troisième degré) vers I760 ; cette dispersion de l'Ecossisme n'était pas faite pour
rétablir le prestige de la Franc-Maconnerie.

VII Création du Grand Orient de France

Seul un pouvoir fort, en canalisant les bonnes volontés et en centralisant toutes ces organisations
éparses, pouvait rendre à l'Ordre « force et vigueur ». La création du Grand Orient répondit à cette
nécessité. Le phénomène que nous constatons dans l'histoire profane quand les rouages de l'État se
trouvent faussés par la multiplicité des partis rivaux, devait également se produire dans l'histoire
maçonnique. Par suite de circonstances qu'il serait trop long de relater ici, le duc de Luxembourg,
qui était lieutenant général dans les armées du roi et qui professait pour le labeur des temples une
vive dilection, avait pris à cœur de rénover l'Institution. Pour réussir cette ingrate besogne, sa
qualité sociale et nobiliaire s'ajoutait à la ferveur de sa foi maçonnique. La police s'était relâchée
de sa sévérité envers les francs-maçons, et le duc n'ayant pas à craindre son ingérence, pouvait agir
librement et au mieux des intérêts de l'Institution. Il s'agissait d'abord de reprendre l'ancienne
tactique en offrant la Grande Maîtrise à un illustre personnage capable d'aider&emdash;ne serait
ce que par l'éclat de son nom et de sa naissance&emdash;à la consolidation et à la considération de
l'Ordre nouveau. Ce fut le duc de Chartres qui fut choisi et qui accepta. 11 avait 29 ans, une
certaine popularité, un esprit un peu frondeur; il ignorait complètement les usages maçonniques ce
qui permettait au duc de Luxembourg de prendre toute initiative

Ce besoin d'organisation était devenu si impérieux que nombre de loges s'empressèrent de


répondre à l'appel du duc de Luxembourg. D'autres ateliers, vraisemblablement sous la pression de
leurs vénérables dont l'autorité absolue se trouvait annihilée par le projet de règlement,
s'obstinaient cependant à demeurer fidèles à l'ancienne Grande Loge de France. Mais en pareil cas,
une autorité précise vainct les difficultés. Et en I773, le Grand Orient de France, en appelant les
députés des loges de Paris et de province à constituer un pouvoir central, régi par une Constitution
formelle et alimenté par les cotisations des ateliers adhérents, avait l'avantage de donner à l'Ordre
une forme presque démocratique qui étant donné la marche des idées, ne pouvait que lui attirer le
dévouement ou la sympathie de la grande majorité des frères.

VIII Les Loges d'Adoption

Le duc de Luxembourg pour affermir son œuvre eut une idée heureuse. Depuis la création de la
Franc-Maçonnerie les femmes y étaient considérées comme indésirables. C'était un landmark
(borne ou loi) fixé par le Livre des Constitutions et observé par l'universalité des francs-maçons,
qui ne pouvait être transgressé sans susciter de la part de l'étranger des représentations
dangereuses et la mise à l'index de l'Institution française. Seulement en France, le beau sexe a
toujours eu une influence considérable ; sa proscription ne manquait pas de susciter des propos
malveillants et des protestations intéressées. D'autres sociétés s'étaient unies à l'instar de la Franc-
Maçonnerie qui admettaient les femmes et qui risquaient de compromettre le bon renom de celle-
ci, d'autant plus que leurs jeux n'étaient pas toujours de la plus parfaite innocence. Le Grand
Orient résolut de remédier à cet état de choses en fondant un organisme à part qui, faisant tout de
même collaborer les dames au labeur maçonnique, leur donnait satisfaction, sans attenter aux
règles de l'ordre. C'est ainsi que furent créées les loges d'adoption qui, «souchées » sur un atelier
masculin, avaient pour mission de réaliser des œuvres de bienfaisance qui constituaient une des
branches de l'activité maçonnique. Les sœurs avaient un rituel, des signes et des mots de
reconnaissance particuliers, et comme les frères pouvaient assister à leurs réunions&emdash;alors
que la réciproque n'existait pas &emdash;le principe était sauf. Sous leur impulsion, des fêtes, des
« tenues blanches » s'organisèrent où la Société&emdash;on dirait le monde
aujourd'hui&emdash;prenait un agrément délicieux. Nous précisons « la Société » parce que les
familles de la grande noblesse se trouvaient représentées dans cette franc-maçonnerie d'adoption, à
laquelle le Grand Maître, le duc de Chartres, avait initié sa femme et sa sœur, la duchesse de
Bourbon, qui en devint Grande Maîtresse.

IX La Franc-Maçonnerie à la fin du XVIIIe siècle

L'Ordre avait donc reconquis dans la Cité une place et une influence considérables. Les savants,
les écrivains, les artistes, ajoutaient à son prestige. Une loge, surtout composée d'intellectuels et
qui a laissé dans l'histoire une trace impérissable &emdash; la loge des Neuf Sœurs&emdash;avait
illuminé la gloire du Grand Orient en recevant Voltaire. Le pouvoir d'attraction de cette obédience
devint tel que les petits groupements maçonniques qui, à l'imitation de la Grande Loge de France,
étaient demeurés rebelles à son emprise, passèrent sous sa discipline, avec des conditions de forme
qui édulcoraient un peu leur reddition.

La Révolution française trouva donc la Franc-Maçonnerie en pleine prospérité. Mais quelle


prospérité aurait pu résister à son terrible bouleversement ? Dans le désarroi de tous les privilèges,
une société limitée dans son recrutement contrevenait trop au principe d'égalité pour trouver grâce
devant des esprits passionnés et ombrageux. Les événements dispersèrent les francs-maçons
célèbres vers des fortunes diverses. La guillotine en supprima quelques uns, d'autres furent parmi
les acteurs du grand drame, quelques uns,&emdash;dont le duc de Luxembourg&emdash;se
réfugièrent à l'étranger. Le duc de Chartres, devenu Philippe d'Orléans donna officiellement sa
démission de Grand Maître. Durant plusieurs années l'Ordre ne fit plus parler de lui. Il serait
inexact de dire qu'il était mort parce que de rares ateliers fort peu prospères, en province surtout,
continuaient d'exister, péniblement et clandestinement sa léthargie demeura complète tant que la
succession des faits ne permit pas aux passions de s'apaiser.

Ce ne fut qu'en 1795 qu'un frère aussi épris de maçonnerie que l'avait été le duc de Luxembourg,
entreprit à son tour de réorganiser le Grand Orient. Sous son habile direction les loges se
réveillèrent peu à peu et l'Ordre reprit une très sensible extension. Cette fois encore, la Franc-
Maçonnerie offrait un refuge aux esprits fatigués de la querelle des partis. Cette résurrection eut la
grâce d'un renouveau. Pour ajouter à son enchantement, la Grande Loge qui avait été plus
éprouvée par les événements que le Grand Orient, se rendit enfin à cette dernière puissance en
1799. Ce fut l'occasion d'une fête magnifique où on célébra 1'unité de la maçonnerie française.

Unité parfaite, n'eut été l'existence de quelques petite les écossaises, demeurées jalouses de leur
indépendance.

La Franc-Maçonnerie au XlXe siècle


I Réveil du Rite Écossais

Nous venons d'écrire «à l'exception de quelques petites cellules écossaises demeurées jalouses de
leur indépendance ». Ce correctif aurait dû être souligné. Un feu qui semble à l'agonie peut
dangereusement se rallumer.

Nous avons parlé avec quelque irrévérence des hauts grades que l'Ecossisme avait enroulés autour
du vieil arbre maçonnique. Irrévérence de Français qui se gausse facilement de l'apparence des
êtres ou des choses sans en comprendre toujours la valeur intime. Ces hauts grades avaient permis
à de nombreux frères de se réunir au-dessus et à côté des loges bleues (du 1er au 3e degré) dont le
recrutement&emdash;déjà !&emdash;laissait à désirer. C'était aller à l'encontre du principe
d'égalité, mais comme les Rose-Croix, Chevaliers Kadosch ou princes du Royal Secret étaient
néanmoins obligés d'appartenir aux grades inférieurs qui formaient la base de l'Institution, il était
permis de considérer leurs ateliers comme des sections d'élite aidant à l'illustration de l'Ordre et à
sa diffusion.

Tout ce préambule était nécessaire pour expliquer comment le Rite Ecossais va soudainement se
réveiller en 1804, et prendre avec les années un développement qui en fera l'assise la plus solide
de la maçonnerie internationale.

A la fin du XVIIIe siècle, il semble bien que la hiérarchie de ses degrés s'étaient arrêtée à vingt

cinq. Or, une de ses obédiences &emdash;Les Empereurs d'Orient et d'Occident &emdash; avait
donné à un de ses membres du nom d'Etienne Morin, qui partait pour l'Amérique, une patente lui
permettant de révéler aux loges du Nouveau-Monde les sublimes mystères des ateliers supérieurs.
Les Américains non seulement les agréèrent avec enthousiasme, mais, trouvant ses vingt-cinq
degrés insuffisants pour contenir toute la science maçonnique, en ajoutèrent huit&emdash;ce oui
portait à trente trois le nombre des grades écossais. Ce qu'il y a de plus curieux dans cette création,
c'est que les Américains l'attribuèrent et l'attribuent encore au roi de Prusse. Frédéric II. Morin
avait-il enrubanné sa mission de ce royal et fallacieux patronage ? On ne le saura jamais. Mais de
tout ceci découle un fait d'une importance extrême dans l'histoire de la Franc-Maçonnerie: la
codification de l'Ecossisme. Ce qui s'était passé à l'origine de la maçonnerie anglaise, c'est à dire
son organisation sous les auspices d'un pouvoir central avec des lois intransgressibles (landmarks)
se réalisait en Amérique par l'Institution d'un Suprême Conseil régentant dans chaque pays les
ateliers supérieurs.
Il serait trop long d'expliquer (ce petit livre n'ayant d'autre prétention que de donner une vue
schématique des événements qui forment étapes dans l'histoire de l'ordre) par quel concours de
circonstances un missionnaire du Suprême Conseil de Charleston&emdash;le comte de Grasse

Tilly&emdash;vint propager en France la merveilleuse invention. Mais à quel temple frapper ?


Quelle puissance maçonnique allait recevoir le dispensateur généreux mais prudent de la manne
écossaise ? Le Grand Orient ? Certes le Grand Orient avait bien trouvé les hauts grades dans la
succession des obédiences écossaises qui jadis s'étaient soumises à sa puissance, mais il n avait
accepté cet héritage que sous bénéfice d'inventaire. Et justement de cet inventaire il n'avait gardé
en tout que sept grades, y compris les trois premiers, et promulgation en avait été faite
officiellement. Heureusement une cellule écossaise&emdash;qui fut toujours
irréductible&emdash;demeure vivante. Lueur de veilleuse à côté du phare que projette le Grand
Orient. Mais une lueur... c'est une lumière en gestation. Cette cellule, Mère Loge écossaise de
France sous le titre distinctif de Saint-Alexandre d'Ecosse à l'orient de Paris, entretient sa faible
vitalité dans un souterrain du boulevard Poissonnière. Maints frères de savoir la composent: des
médecins surtout, docteurs-régents de la Faculté ou membres de l'Académie de Médecine dont
trois ont successivement présidé ses travaux et des officiers que leurs actes de bravoure ont
illustrés. Grasse-Tilly va frapper en maçon à la porte de leur temple. Le Vénérable est alors
Godefroy de la Tour d'Auvergne. Il est aidé dans l'exercice de son autorité par les surveillants
Thory aîné et Potu, par l'orateur de Haupt, par Bonnin de Champelos qui est secrétaire, par
Bermond d'Allez d'Anduze, qui est trésorier, par les diacres Dutillet de Villars et Jeanne de la
Salle BriSsac, par le garde des Sceaux Pipelet de Montizeaux et, enfin, par le général Cyrano
Valence qui est maître des cérémonies. Il y a sur les colonnes le ministre des Relations extérieures
de la République italienne, des gentilshommes espagnols, des frères que l'annuaire de 1'atelier
étiquette « nobles Vénitiens », des Français plus nobles encore par leur valeur que par leurs titres,
entre autres le maréchal Serrurier, gouverneur des Invalides, et le naturaliste Lacépède. Grasse-
Tilly explique. Grasse-Tilly persuade.

Le 22 octobre I804 est constituée La Grande Loge Générale Ecossaise du rit ancien et accepté, et
huit jours après&emdash;le premier novembre&emdash;une circulaire l'apprend à toutes les loges
françaises.

II Relations du Rite Ecossais et du Grand Orient de France

Cette communication provoque une émotion compréhensible au Grand Orient. Roettiers de


Montaleau a jadis témoigné de sa maîtrise dans l'exercice de la diplomatie; on l'emploiera de
nouveau&emdash;et avec succès Les pourparlers ne traînent pas. Trois semaines suffisent pour les
faire aboutir à un accord &emdash;par quoi deux pouvoirs se partagent l'ordonnance de la Franc-
Maçonnerie française. L'un, le Grand Orient a la surveillance des ateliers du premier au dix-
huitième degré inclusivement, l'autre, le Suprême Conseil, exerce sa juridiction sur les ateliers du
dix-neuvième au trente-troisième degré. C'était une interpénétration complète puisque le Grand
Orient abandonnait pour toujours son organisation en sept degrés pour adopter les trente trois
degrés de l'Écossisme. Ainsi plusieurs de ses membres se trouvèrent gravir les échelons de cette
hiérarchie avec une rapidité que légitimait l'équivalence établie entre leur ancienne et leur
nouvelle dignité. Mais à peine établi, cet accord devint caduc.

En effet le 6 septembre 1805, les dignitaires du Rite Ecossais, réunis chez le Maréchal Kellermann
prirent l'arrêté suivant :

Art. 1 : L'ancien Rit Ecossais n'est plus uni au Grand Orient.

Le concordat du 3e jour du 10e mois (Date maçonnique, le 10e mois de l'année est le mois de
décembre.) de l'an 1804 est regardé comme non avenu.

Article II : La Grande Loge Ecossaise est rétablie...etc.

Auquel des deux corps incombait la responsabilité de cette rupture ? Il est inutile d'essayer de
résoudre ce problème qui intéresse, certes l'histoire de la Franc-Maçonnerie mais non, en la
circonstance, l'histoire tout court. Pour celle-ci, il n'y a que la Franc-Maçonnerie, c'est à dire un
organisme dont les détails d'ordre intérieur sont de médiocre importance.

III La Franc-Maçonnerie sous l'Empire

a) Le Grand Orient

Jamais depuis le Grand Orient de France et le Rite Ecossais ne se rejoignirent. Nous n'avons,
d'ailleurs rapporté cette dualité de la Franc-Maçonnerie que pour mieux faire comprendre son
influence sur des milieux parfois différents et conséquemment les modalités de son renon et de sa
fortune.

Napoléon avait pris ses gages au Grand Orient. Son frère Joseph était Grand Maître ; son satellite
Cambacérès, Grand Maître adjoint. Les généraux de son armée occupaient toutes les avenues du
pouvoir maçonnique, et Fouché, son préfet de police était là aussi, moins haut placé que les autres,
mieux placé peut-être. Pourquoi l'Empereur, devant qui tout pliait n'a-t-il pas aboli cette société
que ses détracteurs accusaient déjà des pires méfaits et qui, aux yeux des gens d'église
suggestionnés par l'écrit de l'abbé Barruel, passait pour avoir fomenté la Révolution ? Parce que
cet homme, au sens pratique si parfaitement aiguisé, avait jugé à ses justes proportions le rôle
sentimental et l'idéologie sans caractère politique de la Franc-Maçonnerie
Portalis explique l'attitude de Napoléon envers la Franc-Maçonnerie par le respect que gardait
l'Empereur pour les institutions du passé C'est possible. Plus tard, d'après 0. Meara, Napoléon
aurait porté sur l'ordre un jugement assez dédaigneux, mais il est alors en exil, aigri, ayant peut-
être perdu la notion exacte des mobiles qui inspirèrent sa tactique. A vrai dire, il semble bien que
Napoléon n'ait eu aucune raison de redouter l'action maçonnique.

b) Le Suprême Conseil de France

Si aujourd'hui, nous, profanes en la matière, nous n'établissons guère de distinction entre la


noblesse d'institution monarchique et la noblesse d'empire, le début du XIXe siècle le fait. Ces
aristocrates d'ancien régime, revenus en France avec une apparente soumission, supportent mal la
promiscuité de ces barons, comtes ou ducs qui doivent leurs nouveaux titres à leur bravoure ou
leur souplesse. Leurs aïeux ne les ont pas conquis autrement ! C est là une réflexion impertinente,
car tout le monde doit savoir que les blasons trop neufs insultent aux armes patinées par les ans.
Or, les aristocrates avaient fait partie de la Franc-Maçonnerie avant la Révolution&emdash;eux ou
leurs pères. Ils ont gardé le souvenir ou le respect de ses joies intellectuelles et gastronomiques. Le
Suprême Conseil avec ses 33 grades, son ambition de régénérer l'Institution, de planer au dessus
de la mêlée pour ne se livrer qu'à des études d'ordre symbolique &emdash; survivance de ces
préoccupations mystiques qui avaient au XVIII. siècle orienté les recherches des Rose-Croix est
l'asile qui convient à leur dévouement désenchanté mais qui voudraient servir encore. les grands
titres maçonniques perdent de leur outrecuidance à s'apparier aux titres nobiliaires. D'autre part,
l'excellence de leur labeur déconcerte la raillerie. Un écrivain contemporain, Baudry des Lozières,
dans Les Soirées d'Hiver du Faubourg Saint-Germain, ouvrage publié en 1809, c'est-à-dire quatre
ans seulement après la création du Suprême Conseil, exalte les vertus de cet Ordre nouveau « qui a
pris pour armes un aigle à deux têtes, aux ailes étendues et pour exergue Deus meumque jus ». Il
l'appelle « un astre bienfaisant qui vient dissiper les miasmes ». Selon lui, cet Ordre a comme
objet de « maintenir la pureté de la dogmatique des emblèmes, et de conserver le véritable sens
aux hiéroglyphes qui en conservent le mystique ». Et le panégyriste s'écrie: « La maçonnerie ne
pourra plus être un calcul d'intérêt sordide. La vertu va prendre plus que jamais la place du vil
argent, qui a fait tant de maçons ». Il est orfèvre en l'espèce, Baudry des Lozières, puisqu'il
appartient à ce rite qu'il couronne des fleurs de sa rhétorique, mais tout de même il exprime
vraisemblablement l'opinion de son époque.

La création du Suprême Conseil avait fait froncer les sourcils à l'empereur. Une obédience, oui !
Deux ? Cambacérès, nommé Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil, calme ses
appréhensions. Et puis les statuts, le genre de travail, la qualité des membres plaident en faveur de
la puissance nouvelle qui se signalait surtout par son détachement des questions politiques.

IV La Franc Maçonnerie sous les Bourbons


Les Bourbons, revenus au pouvoir, ne songent guère à inquiéter une Franc-Maçonnerie qui ne les
inquiète pas. Elle leur apparaît toujours sous son aspect véritable de bonnes gens qui se réunissent
pour échanger des propos sans méchanceté et, dans leurs agapes, célébrer les joies de la fraternité
par des cantiques d'une médiocrité ingénue. Quand dans son réquisitoire contre les Quatre
Sergents de La Rochelle le procureur général fera allusion, à la qualité maçonnique de deux
d'entre eux, &emdash; il refusera &emdash;assez dédaigneusement&emdash;d'y voir une
aggravation de leur culpabilité

Pourtant la Franc-Maçonnerie, par la force des choses, va se trouver obligée de seconder l'action
profane des libéraux. Et il nous faut ici expliquer pourquoi, alors que son influence sur la
Révolution française est extrêmement douteuse&emdash; (au dire d'Aulard et même inexistante
selon l'historien Albert Mathiez), elle participe au mouvement insurrectionnel de I830.

L'Empereur Napoléon, par le Concordat, avait paru circonscrire d'une façon humiliante le pouvoir
de la papauté; en réalité &emdash; la France s'en est aperçue jusqu'au vote de la Séparation de
l'Église et de l'État &emdash; le Vatican y avait gagné de n'être plus inquiété dans le domaine
même où on le reléguait, le domaine spirituel. Depuis longtemps toute intrusion dans le temporel
lui était interdite, malgré ses discrètes et indiscrètes tentatives, et il ne perdait pas grand chose en
fait&emdash;sinon en prestige&emdash;à voir cette interdiction codifiée. Devenir le chef
incontesté de l'Église catholique donnait au Pape le droit absolu de régir la spiritualité de ses
ministres et de ses fidèles. Les parlements, au XVIIIe siècle avaient limité ce droit en en
soumettant les manifestations à leur examen critique ou au bon vouloir du monarque. Leur refus
d'entériner les bulles contre les francs-maçons en est un exemple typique. Après la Signature du
Concordat, au contraire, toute la Catholicité retournait sous la houlette de Saint Pierre, et les
excommunications pontificales se trouvaient reprendre, pour employer une expression
maçonnique, «-force et vigueur-». Résultat, abandon des loges par les ecclésiastiques et hostilité
des dévots contre les francs-maçons, hostilité entretenue par des racontars de curés sans culture et,
déjà, par des feuilles publiques spéculant sur la crédulité de leur clientèle.

La haine de ces apostoliques fait tout de même l'objet des discussions maçonniques. Comment en
serait il autrement ? Elle risque même de compromettre l'existence de l'Ordre si les conseillers
écoutés de Charles X, qui sont à la tête de ce qu'on appelle alors « le parti prêtre », arrivent à
triompher de la sourde irritation des Français auxquels la Charte de 1814, leur rendant
l'appellation offensante de « sujets », avait confisqué les conquêtes civiques de la Révolution.
Aussi est-il indiscutable que si elles ne préparèrent pas la chute du régime dans le mystère de leurs
travaux, les loges collaborèrent de toute leur foi, et par l'activité belliqueuse des frères, à
l'explosion de colère qui balaya le trône des Bourbons.

C'est là une date capitale dans l'histoire de la Franc-Maçonnerie.


Jusqu'alors nous persistons à croire et à affirmer qu'elle était simplement demeurée spectatrice des
événements. Le fait que certains de ses membres se trouvèrent mêlés comme acteurs à ces
événements ne constitue pas une contradiction, toute liberté d'action et de pensée leur étant,
comme de nos jours, constitutionnellement et effectivement laissée, mais après les Trois
Glorieuses, nous la voyons se vanter&emdash;pour la première fois&emdash;d'avoir aidé à
l'instauration d'une ère moins rétrograde. Nous ne disons pas une ère libérale parce que le roi
citoyen aura vite fait de décevoir les espérances de ses premiers partisans. La fête qu'elle offre au
général La Fayette, à l'Hôtel de Ville de Paris, I'exaltation de ses héros morts pour la « cause
sacrée », ses chants et ses discours témoignent nettement de ses soucis politiques. Le Rite
Ecossais, certes, participe à la joie générale, puisque c'est son Grand Commandeur, le duc de
Choiseul, qui préside la cérémonie en l'honneur du « libérateur des deux mondes », mais on sent
néanmoins qu'il ne voudrait pas que cette attitude de l'ordre, bien que justifiée par un sûr instinct
de défense, déterminât une orientation contraire à ses principes La preuve en est que lorsque des
combattants de juillet I830, francs-maçons, veulent, sous les auspices de La Fayette nommé
Vénérable d'honneur, créer une loge nouvelle sous le titre Les Trois Jours, ce n'est qu'après une
délibération des dignitaires et dans des conditions assez réfrigérantes que le Suprême Conseil
consent à lui accorder l'investiture. Cet atelier n'eut d'ailleurs qu'une existence éphémère.VLa
Franc-maçonnerie sous Louis-Phllippe et la République de 1848Louis-Philippe, dont on
escomptait la reconnaissante bienveillance et qui, espérait-on, placerait ou laisserait placer son fils
à la tête de l'ordre, se montre sournoisement hostile aux institutions comme aux hommes qui
l'avaient porté au pouvoir. De son côté, la Franc-Maçonnerie demeure sur ses positions, avec une
prudente discrétion.&emdash;32&emdash;Elle venait de sortir de sa tour d'ivoire. Précèdent
dangereux. A raisonner dans l'absolu, on est obligé de lui donner tort. Mais il est des circonstances
dans la vie des peuples qui dépassent la volonté des individus et qui prouvent la faillibilité de leurs
lois. Tolstoï l'a montré d'une façon prophétique dans La Guerre et la Paix. Et nous l'avons constaté
nous-mêmes lorsqu'au moment d'une affaire fameuse, des savants jusqu'alors réputés pour leur
dédain des contingences, des écrivains d'un scepticisme presque ostentatoire, voire des Sociétés
scientifiques, se mêlèrent au conflit d'ordre idéologique qui divisait le pays en deux camps
résolument adverses. Le danger de tels gestes est qu'on retrouve difficilement la sérénité
perdue.C'est sous l'influence de ces tendances nouvelles que certains frères cherchent à créer une
Grande Loge Nationale, en avouant leur désir d'une ingérence discrète dans les affaires
politiques&emdash; aveu imprudent qui vaudra à cette nouvelle Grande Loge d'être interdite.
L'arrêt du préfet de police, du z janvier I85I, précise bien le rôle uniquement philosophique et
initiatique permis à l'Ordre par les pouvoirs publics, en même temps (détail de première
importance) en même temps que la reconnaissance de fait accordée aux deux obédiences
maçonniques &emdash; Grand Orient et Suprême Conseil&emdash; « dont le temps et les
antécédents ont en quelque sorte consacré l'existence régulière ».VILa Pranc-Maçonnerie sous le
Second EmpireLes deux organisations qui se trouvent ainsi régularises par un ukase officiel ont-
elles tenu à justifier cette confiance en revenant à la pure tradition maçonnique ? On est obligé de
le croire car enfin&emdash;et cette constatation doit bien gêner les anti-maçons qui, au cours de
l'histoire, s'obstinent à classer toujours l'ordre parmi les groupements d'avant-garde &emdash; on
ne la voit guère se manifester lors du Coup d'État de décembre I851. Une adresse du Grand Orient
deux mois auparavant se montre même impérialiste avant l'empire.

Les travaux de cette obédience ne prêtent guère à suspicion. Malheureusement des rivalités d'ordre
intérieur et assez vives, au sujet de la Grande Maîtrise que se disputent un moment le prince Murat
et Jérôme Napoléon provoquent l'intervention de Napoléon III. La tactique de l'oncle inspire le
neveu. Et alors paraît à 1'« Officiel » le 2 janvier I862 : « ·Napoléon, vu les articles, etc.. etc...
considérant, etc... avons décrété et décrétons ce qui suit... S. Ex. M. le Maréchal Magnan est
nommé Grand-Maître du Grand Orient de France ». Le coup est rude; non pas qu'à priori le
maréchal Magnan déplaise, mais le procédé choque. Certes ce n'était pas la première fois que
l'État imposait son favori, mais sous une forme plus courtoise qui sauvait la Forme; le vote des
frères entérinait. D'ailleurs, souvent l'ordre lui-même, pour témoigner de son loyalisme, avait
demandé au pouvoir de lui désigner un chef. En 1862, c'est la carte forcée, contre laquelle on ne
peut rien, sinon se montrer assez souple pour&emdash;et c'est ce qui arrivera&emdash;
reconquérir le droit d'élection. Et les bulletins alors consacreront le choix de l'empereur en
maintenant à son poste de Grand-Maître le maréchal Magnan.

Celui-ci, pour ajouter à son prestige et satisfaire à la volonté évidente de l'empereur, veut obliger
le Supréme Conseil à fusionner avec le Grand Orient. Ainsi se trouverait justifié ce titre qu'il
arbore orgueilleusement, mais inexactement : Grand Maltre de l'Ordre maçonnique en France. Le
Rite Ecossais renâcle. En somme c'est son suicide qu'on lui demande. Déjà, depuis sa naissance,
les offres les plus tentatrices lui avaient été faites pour une absorption sans douleur.

Cette fois la situation est grave, car &emdash; fait encore unique dans l'histoire de
l'Institution&emdash;le Pouvoir jette son glaive dans la balance. Résister à la volonté de
l'empereur eut été impossible si le Suprême Conseil n'avait eu à sa tête un assez mauvais
coucheur, l'écrivain et homme politique Viennet. Il a pour lui le bénéfice de son rang
social&emdash;il est membre de l'Académie Française&emdash;et le bénéfice de son grand âge. Il
est royaliste. Il a fait partie de cette cohorte de collaborateurs du Constitutionnel que l'on appelait
les « Voltairiens de la droite » ou « les hérésiarques de la légitimité &emdash; et il est demeuré
fidèle à ses convictions monarchistes. Raison de plus pour le réduire ? Non. Tout gouvernement
pactise avec ses adversaires. C'est son intérêt, surtout pour des affaires d'une importance bien
secondaire. Viennet refuse de se soumettre au désir impératif du maréchal Magnan; ses missives
témoignent de l'orgueil de son Rite. Magnan insiste, pis, il menace. Viennet va trouver l'empereur.
L'empereur n'est pas méchant. Il compatit au fond à la révolte sentimentale de ce vieil, lard qui ne
veut pas se rendre. On l'imagine calmant l'impatience du maréchal : « Laissons-le tranquille... Il a
quatre-vingt-huit ans... Quand il ne sera plus là... ». D'autre part, il sait bien que le Rite Écossais
est royaliste, que son caractère initiatique peu enclin aux aventures, ne le rend guère inquiétant
pour le régime. Le Suprême Conseil est surtout préoccupé d'internationalisme, non dans
l'acception antipatriotique que des malveillants pourraient donner à ce mot, mais pour un apostolat
de fraternité. D'autres Suprêmes Conseils se sont créés dans maintes nations qui, par des statuts
précis où sont affirmés la croyance en Dieu et le respect des lois, et par leur confédération aident à
l'interpénétration des esprits et conséquemment au rapprochement des peuples.

Quand Viennet meurt, l'attention gouvernementale est accaparée par bien d'autres soucis. La
Franc-Maçonnerie d'ailleurs ne fait guère parler d'elle ; un de ses membres, le docteur Buchtold-
Beaupré, dans son livre Isis ou l'initiation maçonnique, va même jusqu'à lui reprocher « son
abstention ou sa réserve dans les grandes luttes politiques et religieuses du jour ». L'Institution est
vraiment fidèle à sa doctrine première qui ne proscrivait aucune foi&emdash;et il n'y a guère
d'exemple qu'à cette époque un rite accueillit un seul néophyte se proclamant nettement athée.
Même en I875, au Rite Ecossais (nous anticipons un peu sur les événements mais ce détail trouve
ici sa place et son considérable intérêt), la loge des Cœurs Unis refuse un candidat qui n'avait pas
voulu reconnaître l'existence du Grand Architecte, « ce qui, disait le rapport envoyé au Pouvoir
Central, est contraire à nos Règlements ».

La Franc-Maçonnerie sous le second empire y gagne d'être bien vue et à la Cour, et à la Ville.
Quand la Société de Saint-Vincent de Paul qui, assez inquiétante par ses menées politiques, refusa
la reconnaissance publique qu'on lui avait offerte, le ministre, M. de Pescigny, opposa
officiellement (circulaire du I6 octobre I86I) le bon esprit de la Franc-Maçonnerie à l'attitude
méfiante de la Société. Cela devait susciter de la part de Mgr Dupanloup une protestation
enflammée. L'influence du maréchal Magnan aidait à cette heureuse réputation.

En effet, tout système, aussi fâcheux soit-il, ne va pas sans quelques avantages compensateurs. Et
conmme nous l'écrivions ailleurs: ces grands Maîtres toujours choisis parmi les personnages haut
placés non seulement protègent l'ordre, mais celui-ci profite moralement de leur situation dans le
monde profane. Cela ne fut pas seulement au XVIIIe siècle, mais pendant tout le XIXe siècle
jusqu'en I87I. Les francs-maçons jouirent jusqu'à l'avènement de la troisième République d'une
considération évidente parmi toutes les classes de la société. Ils avaient des ennemis parmi les
catholiques, certes; mais des ennemis qui n'étaient jamais parvenus à les salir dans l'opinion de
leurs contemporains. Ils gardaient le prestige d'avoir eu dans leurs rangs des hommes célèbres par
leur talent, leurs mérites, et même par leur naissance. Lorsque ceux qu'on appelait les libres
penseurs étaient assez mal menés par leurs adversaires dans les assemblées représentatives, on
évitait de les confondre avec les francs-maçons. Combien cette remarque est révélatrice d'un état
d'esprit qui nous étonne aujourd'hui ! Pour ceux qui la pourraient trouver insuffisamment fondée,
nous citerons ce fragment du discours que Sainte-Beuve prononça au Sénat, en 1861, au sujet des
« tendances matérialistes de l'enseignement ». Nous le relevons dans le Moniteur Universel du
mercredi 20 mai I868.

« ... Est-ce parce que les esprits faisant partie de cette classe ne sont pas associés, affiliés entre
eux, comme cela a lieu pour les sectes et communions religieuses ? Je serais presque tenté de le
croire, car du moment qu'il y a un lien d'association comme dans l'ordre de la Franc-Maçonnerie
par exemple, oh ! alors on cesse d'être injurié, répudié, maudit &emdash; je ne dis pas dans les
chaires sacrées, c'est leur droit&emdash;mais dans les assemblées publiques et politiques. Si l'on
parlait ici dans le Sénat des francs-maçons comme on y parle habituellement des libres-penseurs,
on trouverait assurément quelqu'un de haut placé pour répondre. » (Sourires, les regards se portent
sur le général Mellinet gui prend part lui-même et l'hilarité). (Le général Mellinet était alors
Grand-Maître du Grand Orient).

VII La Franc-Maçonnerie sous la IIIe République


Comment expliquer le revirement qui s'est produit depuis dans l'esprit d'une certaine élite sociale
et, avouons le, dans l'opinion publique touchant la renommée de la Franc-Maçonnerie ? Elle le
doit certainement à la campagne menée par les cléricaux, mais aussi à ses propres fautes.
L'avènement de la République porta au pouvoir plusieurs de ses membres&emdash;et
Gambetta&emdash;qui avaient appris à penser à l'intérieur de ses temples et qui se trouvèrent
devoir mettre en pratique le libéralisme de son enseignement.

Il devient alors de plus en plus difficile à l'Ordre de se tenir à l'écart des événements profanes
&emdash; et ce d'autant plus que la République assez mal assise va encore avoir à se débarrasser
de certaines erreurs qui nuisent à son épanouissement. On discute la loi Falloux. L'ecclésiastique a
encore une influence considérable dans les rouages de l'État...

Le succès grise. Les jeunes francs-maçons voudraient « extérioriser » la Franc-Maçonnerie.


Certains d'entre eux, comme Brisson, Floquet, Camille Pelletan, Georges Perin, Edouard Lokroy,
Wyrouboff, Millet le sculpteur, le docteur Lannelongue, etc. qui appartiennent à des loges
écossaises, voudraient pousser le Suprême Conseil à sortir de sa réserve. Ils proposent des
innovations dans la constitution que désapprouvent les Grands Commandeurs&emdash;même des
chefs comme Adolphe Crémieux dont le républicanisme n'est pourtant pas suspect. On voudrait
jeter par dessus bord le Grand Architecte de l'Univers. Le Grand Orient le fait en 1877 en rejetant
de sa « Déclaration de principes » la croyance en Dieu et à l'immortalité de l'âme. Pourquoi le Rite
Ecossais n'imiterait il pas un exemple aussi méritoire ? Le Suprême Conseil tergiverse, élude,
accorde des concessions qui ne touchent pas au point névralgique du débat, c'est dire à son propre
pouvoir dictatorial qui semble aux révolutionnaires un anachronisme inadmissible. Et cela dure
jusqu'au jour où des loges intransigeantes se séparent de lui&emdash;en I880&emdash;pour
fonder une obédience aux tendances nettement politiques : La Grande Loge Symbolique
Ecossaise.

Peu après, le Suprême Conseil, cédant à la force des choses accordera à ses Loges Bleues (du Ièr
au 30e degré) de tels avantages, que la Grande Loge Symbolique Ecossaise ralliera le bercail pour
fonder avec ses ateliers demeurés fidèles l'organisme qui existe de nos jours sous le titre de
Grande Loge de France. En I905, ces avantages iront même jusqu'à une complète autonomie, de
sorte que le Rite se trouve actuellement scindé en deux parties (qui constituent néanmoins l'unité
écossaise): le Suprême Conseil qui continue d'administrer autocratiquement les ateliers du 4° au
33° degré, et la Grande Loge de France qui est une organisation à forme démocratique, sous la
juridiction de laquelle travaillent les ateliers du 1er au 30e degré.

DEUXIEME PARTIE
La Franc-Maçonnerie Ecossaise et l'heure présente

I La Franc-Maçonnerie Ecossaise et l'anti-maçonnisme

La Grande Loge de France en se proposant comme but le perfectionnement intellectuel et moral de


l'humanité, montre assez qu'elle ne se fait pas d'illusion sur les défauts actuels de l'esprit humain.
Composée d'hommes sujets à l'erreur, la Maçonnerie ne saurait prétendre être elle même à l'abri
des défaillances et avoir toujours strictement obéi à ses principes et à ses traditions.

Le sincère exposé historique qui précède atteste qu'elle a du moins assez de clairvoyance pour
discerner ses manquements et assez de franchise pour les reconnaître.

Les erreurs qu'elle a pu commettre suffisent-elles à justifier la méfiance et l'hostilité qu'en tant de
milieux rencontre notre Institution ? La Maçonnerie écossaise, telle qu'elle se comporte
aujourd'hui, telle que l'ont modelée deux siècles d'une expérience souvent difficile, mérite-t-elle
les accusations que de persévérants ennemis persistent à porter contre elle ?

C'est à ces questions que nous voudrions essayer de répondre.

Mais qu'on ne s'y trompe point: il ne faut voir dans ce qui va suivre ni un plaidoyer, ni un essai de
justification: la Grande Loge de France n'a de comptes à rendre à personne, si ce n'est aux frères
qui la composent. Mais la Maçonnerie, sans reconnaître à ses adversaires le droit d'exiger des
éclaircissements qu'ils n'ont aucun titre à réclamer, admettra volontiers qu'elle leur a quelques
obligations. En redoublant leurs attaques, ses ennemis lui rendent service: ils l'incitent à faire un
retour sur elle même, à comparer ce qu'elle est réellement avec ce qu'elle voudrait être, et à
confronter son véritable visage au sombre portrait que font d'elle ses accusateurs. C'est à une sorte
d'examen de conscience qui ne peut être que profitable à la Maçonnerie et aux maçons, et auquel
nous procéderons volontiers.

II Le Complot Maçonnique

Le plus grand grief que nos adversaires font à notre Institution pourrait se résumer en ceci: les
francs-maçons s'unissent, à travers le monde, pour réaliser, sous l'impulsion de chefs inconnus, un
vaste dessein d'empire universel.
Il serait déplacé d'entrer dans le détail de cette accusation dont la forme varie au gré des
événements: parfois formulée gravement, elle se revêt d'un accoutrement historique propre à faire
impression sur les esprits mal informés; en d'autres circonstances les ennemis de la Maçonnerie,
spéculant sur les penchants romanesques et l'intelligence limitée des foules, donnent à leurs
calomnies une allure bassement extravagante.

Négligeant la forme et le ton qu'adoptent nos adversaires, nous nous bornerons à examiner si leurs
imputations sont, en quoi que ce soit, fondées.

Reconnaissons d'abord que certaines particularités de la Maçonnerie favorisent la tâche de ceux


qui s'emploient à répandre sur notre Institution des légendes malveillantes. Il est indéniable par
exemple, que les constitutions des différentes obédiences invitent généralement les maçons à
pratiquer entre eux la fraternité la plus large. Cette recommandation n'a rien que d'honorable et
devrait être tenue pour telle par ceux qui, en d'autres milieux exaltent les mérites de l'esprit de
famille, de l'esprit de classe, de l'esprit de corps et même de l'esprit de fraternité Pourtant, par une
contradiction dont nous retrouverons bien d'autres exemples ce sont surtout ceux là qui dénoncent
et flétrissent la solidarité maçonnique. Certains de nos adversaires y verraient volontiers l'entente
d'une association de malfaiteurs unis pour mettre en coupe réglée la société. D'autres, sans aller
aussi loin, laissent entendre qu'une fois entré dans l'ordre, un maçon, quelles que soient ses fautes,
est assuré de l'aide aveugle de ses frères qui feront tout pour le soustraire à un juste châtiment.
Enfin, les plus modérés de nos détracteurs se bornent à insinuer que la Maçonnerie, sans nul souci
de la justice, s'applique à pousser dans le monde ses adeptes au détriment des profanes.

La Grande Loge de France ne s'attardera pas à défendre notre Institution contre ceux qui la
présentent, avec plus de perfidie que de sincérité, comme un repaire où des gens sans scrupules
nourrissent les pires desseins. D'aussi ridicules assertions se jugent elles mêmes.

Mais les autres reproches, en apparence moins absurdes sans être mieux fondés, méritent qu'on s'y
arrête.

Il est exact encore que des maçons, longtemps impeccables, ont pu connaître de déplorables
défaillances. C'est là le sort de toutes les organisations humaines: tout clergé a ses mauvais prêtres,
toute armée ses transfuges, tout Etat ses fonctionnaires prévaricateurs. Mais les maçons, comme
tous les hommes de bonne foi et de bon sens, tiendraient pour inique de juger une institution
d'après les éléments douteux qui auraient pu s'introduire dans son sein.

La Maçonnerie a le droit de demander aux honnêtes gens de ne point commettre à son endroit
cette iniquité.
Elle la mériterait cependant si elle faisait réellement preuve à l'égard des maçons improbes d'une
indulgence systématique et cherchait à les défendre par tous les moyens contre la rigueur des lois.
Nous croira-t-on si nous affirmons qu'il n'en est rien ?

La Maçonnerie ne prétend à l'infaillibilité dans aucun domaine, pas même dans celui du
recrutement ; elle ne prétend pas davantage transformer ceux qui viennent à elle en hommes
définitivement vertueux inaccessibles à toutes tentations, à toutes faiblesses. Loin de là, elle a
pressenti aussi nettement que les sociétés profanes les fourberies et les défaillances, et a pris
contre elles toutes les précautions possibles. La preuve en est que les règlements de presque toutes
les obédiences, et ceux de la Grande Loge de France en particulier, prévoient une procédure
permettant d'exclure les frères convaincus d'avoir manqué à la probité et à l'honneur. A ce seul
trait un critique impartial reconnaîtrait que l'indulgence maçonnique a des limites normales et
précises.

Que retenir enfin des assertions de ceux qui voient dans la Maçonnerie une vaste organisation d' «
entr'aide » au détriment des profanes ? De toutes les accusations portées contre notre Institution,
voilà certainement la plus dangereuse, non point qu'elle soit le moins du monde justifiée, mais
parce que sur la foi de cette légende trop répandue, certains candidats cherchent à se faire admettre
dans l'ordre pour en retirer des avantages matériels. Ces imprudents s'exposent à une totale
déception, ils auront tôt fait de perdre les espoirs qu'auraient pu faire naître dans leur esprit les
fables qui courent sur la puissance d'intrigue de la Maçonnerie.

Beaucoup parmi ces désenchantés se résigneront à leur déconvenue en constatant que d'autres
bienfaits, tout spirituels ceux-là, sont venus compenser ceux qu'ils attendaient et n'ont point reçus;
ils oublieront les motifs peu nobles qui les incitèrent à entrer dans l'Ordre et deviendront des
maçons désintéressés. Les autres s'en iront, emportant leurs désillusions et leurs rancœurs.
Logiquement, ils devraient s'en prendre à ceux qui, propageant des légendes ridicules, les ont
engagés dans une démarche fâcheuse. Au contraire et c'est humain, trop humain ! c'est à la
Maçonnerie même, qui ne fit rien pourtant pour les attirer, qu'ils réserveront leur ressentiment. La
plupart du temps, c'est parmi ces aigris, qui avaient cru à tort faire une « bonne affaire » en entrant
dans l'ordre, que se recrutent les transfuges dont les ennemis de notre Institution recueillent
avidement, pour les publier à grand fracas, les maigres révélations.

III Le Mystère Maçonnique

Pour entretenir dans l'imagination soupçonneuse du public les préventions contre la Maçonnerie,
nos détracteurs trouvent également un prétexte facile dans ce qu'on nomme ses mystères.
La Franc-Maçonnerie société secrète ! L'expression si complaisamment répétée prête à sourire
lorsqu'on songe qu'il n'est peut-être pas d'association dont on ait tant parlé et tant écrit : on
remplirait une bibliothèque avec les ouvrages qui furent publiés sur ce seul sujet, si bien que
quiconque voudrait honnêtement se documenter sur l'histoire et l'objet de l'Institution le pourrait
faire plus aisément que sur toute antre organisation. Cependant d'excellents esprits, et qui ne nous
sont point systématiquement hostiles, se sont laissé imposer par cette légende: l'un d'eux n'écrivait
il pas, il y a quelques années, qu'autour de la maçonnerie tout est mystère ? (Daniel Halévy,
Décadence de la Liberté, Paris, 1931, p. 210.) Le vrai est que cet auteur consciencieux, s'il avait
voulu se renseigner sur l'ordre, aurait pu, sans nulle difficulté, percer l'énigme qui l'inquiétait.

Que la Franc-Maçonnerie soit une société fermée, c'est un fait. Ce trait lui est commun avec
d'innombrables associations, cercles, clubs, etc..., animés du légitime souci de n'admettre comme
adhérents que des hommes présentant de sérieuses garanties et dont on peut être sûr qu'ils ne
seront point pour l'organisation un élément de trouble. La Maçonnerie est contrainte de se montrer
à cet égard particulièrement pointilleuse en raison même des fables que ses ennemis répandent
dans le public. Non seulement elle doit s'efforcer d'écarter les candidats dont la probité est
douteuse ou qui ne viennent à elle que par curiosité ou intérêt, mais il lui faut en outre se défendre
contre ceux qui voudraient entrer dans ses temples pour y faire œuvre de propagande en faveur de
ou telle doctrine philosophique ou politique.

Cette sévérité, un homme loyal en conviendra, est normale. Il ne manque d'ailleurs point de
cercles dont l'accès est beaucoup plus strictement défendu que celui de la Maçonnerie. Mais en
cette circonstance encore nous constatons que des règles, considérées comme toutes naturelles
dans les organisations profanes, deviennent prétexte à blâme et à soupçon dès qu'il s'agit de notre
Institution. N'oublions pas au surplus que l'indispensable sévérité dont il nous faut faire preuve se
traduit chaque année par le rejet de nombreuses demandes d'admission. I1 est normal que les
candidats évincés n'acceptent pas toujours de bon cœur leur échec et que plus d'un s'en aille
grossir les rangs de nos détracteurs : c'est là un résultat inévitable, mais qui ne saurait faire fléchir
la rigueur de la sélection maçonnique.

Reprochera-t-on aussi à notre Ordre de ne point admettre d'étrangers à ses travaux ? N'a-il pas ce
trait de commun avec toutes les associations soucieuses d'assurer à leurs réunions une
indispensable dignité ? Les cercles les plus aristocratiques ne mettent-ils pas un soin jaloux, pour
maintenir leur renom. à éloigner tous les intrus ? Moins que toute autre association la Maçonnerie
pourrait se soustraire à cette préoccupation: les frères qui s'assemblent dans les Loges ont
l'habitude de s'y exprimer avec une entière sincérité; ils ont plus que personne le droit élémentaire
de se défendre par une discrétion inviolable contre la curiosité vulgaire.
Mais, répliqueront nos adversaires, la Maçonnerie ne se borne pas à n'admettre dans ses temples
que les hommes de son choix et à entourer leurs débats d'un secret impénétrable. Elle les oblige en
outre à se prêter à de ténébreuses cérémonies, à prononcer de redoutables serments, à pratiquer des
rites étranges et à s'affubler d'attributs qui excitent la défiance quand ils ne provoquent pas
l'hilarité.

Sans nous attacher à réfuter certaines assertions que des accusateurs peu scrupuleux appuient de
textes tronqués ou altérés, il nous serait aisé de répondre que l'apparat et le symbolisme ne sont
point choses particulières à la Maçonnerie, et qu'il n'est guère de grandes manifestations humaines
où ils n'interviennent pour créer entre ceux qui y participent un lien solennel. Mais puisqu'il doit
être admis, une fois pour toutes, que ce qui est naturel partout ailleurs est condamnable chez les
maçons, nous nous garderons sur ce point de plus longs commentaires.

Aussi bien les attaques d'adversaires qu'aucun argument, aucune preuve ne sauraient convaincre
ne nous préoccupent pas autrement : ce sont surtout les impressions des esprits impartiaux qui
nous intéressent. La Grande Loge de France ne se dissimule pas que la plupart d'entre eux, sans
voir dans notre symbolisme l'indice de menées sataniques, doivent le trouver désuet, inutile, voire
un peu comique. Il est douteux que de froids éclaircissements puissent modifier beaucoup cette
opinion: le symbolisme maçonnique se vit et ne s'explique pas.

Ne renonçons point cependant à en dégager les traits essentiels et les principaux mérites.

Que ce symbolisme porte en lui sa raison d'être, cela semble démontré par le fait seul qu'il a
survécu à toutes les critiques venues non seulement de l'extérieur, mais de l'intérieur même de la
Maçonnerie. Par quelles vertus s'impose-t-il donc à des hommes beaucoup moins disposés que
d'autres à s'attacher superstitieusement à des gestes et à des formules ?

C'est tout d'abord qu'il marque la solidarité maçonnique à travers le temps. La Maçonnerie qui
s'efforce de considérer dans son ensemble l'évolution des hommes et des choses, n'a pas le mépris
du passé. Aussi garde-t-elle une durable reconnaissance à ceux qui l'ont fondée et lui ont légué des
traditions dont le temps n'a pas amoindri la valeur. Elle ne peut mieux témoigner cette gratitude
qu'en maintenant fidèlement les rites et les mots par lesquels ses aînés ont voulu symboliser leur
expérience et leurs espoirs. Que l'on se gausse, si l'on veut, de cette piété, qu'on la déclare
sentimentale et ridicule: c'est un ridicule en tous cas que la Maçonnerie partage avec les plus
vénérées des institutions humaines.

Mais cette attestation de fidélité, si respectable qu'elle soit, est peu de chose à côté de l'utilité
permanente du symbolisme. La Maçonnerie attend de ses adeptes une attitude fort simple en
apparence, mais en réalité plus difficile que toute autre à obtenir. Elle leur demande, lorsqu'ils
viennent dans leur Loge, d'oublier leurs passions et leurs intérêts et de discuter avec une entière
Sérénité de sujets parfois irritants et qui les touchent de fort près. Elle exige d'eux qu'ils soient
tolérants, mais non pas au sens vulgaire de ce mot aujourd'hui si galvaudé. Etre tolérant, pour un
vrai maçon, ce n'est point écouter d'une oreille courtoise et indifférente l'exposé d'une opinion qu'il
ne partage pas, en faisant secrètement le ferme propos de rester fidèle à sa propre conviction. C'est
au contraire être prêt à abandonner de cette conviction tout ce qui peut se manifester faux, c'est
attendre, rechercher, provoquer même tout ce qui peut contribuer à la destruction des notions
périmées et des idées vieillies. Pour le maçon le doute ne doit pas entretenir l'esprit dans une
agréable somnolence, mais le tenir constamment en éveil, I'empêcher de s'ankyloser. La tolérance
maçonnique n'est pas faite d'une passivité complaisante: elle est essentiellement dynamique.Mais
ce parfait « détachement » n'est pas chose aisée à obtenir et les hommes n'y parviennent guère s'ils
n'y sont point aidés. L'initiation maçonnique les y conduit, le rituel les y maintient. Formules,
emblèmes, décors rappellent aux frères assemblés que la Loge n'est pas un banal 1ieu de réunion,
qu'elle représente pour eux une maison d'élection où chacun doit s'astreindre à une noble
discipline et s'efforcer de pratiquer des vertus dont le monde profane donne rarement l'exemple.
Vertu factice, diront les sceptiques, et qui s'évanouit sitôt repassées les portes de l'Atelier. Il se
peut que les sceptiques aient tort et que ceux qui ont goûté ces heures choisies gardent le désir d'en
transporter au moins le reflet dans l'existence quotidienne.Nous le répétons : on peut rire de ce
symbolisme auquel toutes les obédiences françaises et étrangères restent attachées et qui a ainsi le
mérite de constituer un langage commun aux frères de toutes nations. Mais il faudrait être doué de
beaucoup de naïveté pour y voir sincèrement la marque d'un esprit de perversité et la preuve que la
Maçonnerie rêve d'asservir l'univers à quelque empire diabolique.IVl'Indépendance
MaçonniqueLes gens sensés, nous n'en doutons pas, s'accorderont à reconnaître que dans la
solidarité, la discrétion, le symbolisme maçonniques, rien ne peut autoriser un homme de bonne
foi à considérer notre Institution comme une vaste conjuration dont nos détracteurs seraient au
demeurant bien empêchés de définir l'objet.Singulier complot, en effet, que celui qui assemblerait
en un obscur dessein des millions d'Américains et d'européens ! Etrange conjuration qui unirait en
une même action tel membre de la famille royale d'Angleterre et quelque modeste citoyen d'une
petite

&emdash;68&emdash;ville de France ! Aussi bien, cette accusation, lorsqu'il lui faut prendre
quelque précision, pèche par une incohérence caractéristique. Rarement la palette de la calomnie
se chargea de couleurs plus nombreuses et plus heurtées dans leur opposition. Pour les uns, la
Maçonnerie ne fut que l'instrument de la politique anglaise et du protestantisme, pour d'autres elle
est essentiellement judaïsante. Supprimée dans certains pays parce qu'on la soupçonnait de
propager la doctrine communiste, elle fut ailleurs frappée d'interdit comme coupable de pactiser
avec la bourgeoisie. Servante des pouvoirs en place, destructrice de l'ordre établi: c'est entre ces
deux griefs contradictoires qu'oscillera toujours l'accusation portée par le profane contre la
Maçonnerie. Celle-ci, éclairée par une expérience séculaire, en a pris son parti, et s'est assurée
qu'au fond. Ses adversaires ne sauraient lui reprocher qu'un seul crime: son indépendance et son
adogmatisme.Encore faut-il délimiter le domaine où s'exercent cette indépendance et cet
adogmatisme.Affirmons tout de suite qu'il est essentiellement spirituel. Dans le cadre de la vie
pratique, la Maçonnerie n'a jamais songé à se placer en dehors des lois: à cet égard les règlements
de la Grande Loge de France, s'inspirant fidèlement des traditions de l'ordre, sont formels. Les
maçons écossais respectent les règles de toute société où ils ont la faculté de se réunir librement, et
aussi longtemps que cette élémentaire garantie leur est maintenue, ils s'interdisent de faire de la
Maçonnerie une organisation subversive.Est-ce à dire qu'ils soient les défenseurs aveugles des
régimes et des lois établis ? En aucune façon. Le maçon, cela va sans dire, conserve en dehors du
temple toute sa liberté de citoyen et peut mettre toute son ardeur au service de ses convictions.
Dans le temple même, si les circonstances l'amènent à exprimer son avis sur tel ou tel aspect de la
vie sociale ou politique, il garde entier le droit de critiquer ce qui dans l'ordre actuel peut lui
sembler faux ou caduc.Nous touchons ici à une question fort délicate, non seulement au point de
vue de l'opinion que le monde profane peut se faire

&emdash;49&emdash;

de la Maçonnerie, mais au point de vue aussi du jugement que les maçons eux-mêmes peuvent
porter sur l'action de l'ordre auquel ils appartiennent.

Les statuts de la Grande Loge de France précisent que toute discussion politique ou religieuse est
interdite dans les Loges. Or, des adversaires, qui se croient bien informés, proclament qu'en
réalité, les débats de politique ou de religion absorbent la plus grande part de l'activité
maçonnique, et ils n'ont point de peine à trouver dans les titres des études portées à l'ordre du jour
des ateliers une justification apparente.

Essayons, si difficile soit l'entreprise, de définir ce qu'est en ce domaine l'exact aspect du travail
maçonnique.

La Maçonnerie, ne concevant pas qu'on puisse s'arrêter dans la recherche du Vrai, s'interdit par là
même de formuler aucun Credo politique ou philosophique. Que l'on se penche sur la Cons-
titution de la Grande Loge de France et l'on sentira à chaque ligne le souci de délivrer à l'avance
de toute entrave l'esprit de libre examen. Refusant d'élaborer elle-même une doctrine, la Maçon-
nerie écossaise s'infligerait le pire démenti si elle adoptait, dans l'ordre philosophique, politique ou
social, un Credo formulé par une organisation extérieure. Ses principes lui interdisent donc de se
placer sous l'influence des partis et de prendre part à leurs luttes. Elle n'a certes que de l'estime
pour les hommes qui, durant leur brève existence, combattent avec désintéressement et courage
pour les idées qu'ils croient justes. Mais s'attachant à considérer dans sa durée l'effort des
générations, elle refuse de s'engager, même aux côtés de ceux qui ont sa sympathie, dans les
mêlées quoti-diennes de la politique.

Cependant si elle s'attache avant tout au perfectionnement individuel, à l'amélioration de l'homme,


pensant que la seule réforme de l'organisation sociale ne suffira point à assurer aux citoyens une
existence harmonieuse, elle n'ignore pas que de bonnes lois améliorent les mœurs, ni qu'une
économie clairvoyante et équitable, délivrant l'individu de l'obsession des soucis matériels, élève
les cœurs et les esprits. Elle sait aussi que l'homme
&emdash;50&emdash;

ne vit pas seulement de pain et reste plus ou moins un « animal métaphysique ».

Exigera-t-on que la Maçonnerie interdise les plus hauts domai-nes à la curiosité des siens ? Qu'elle
leur commande de rester indifférents aux choses de la Cité et aux préoccupations qui de tout temps
ont agité l'esprit des hommes ? Le voudrait-elle, qu'elle ne le pourrait pas. On ne saurait concevoir
que des maçons, consi-dérant leur Loge comme le lieu d'élection où l'on peut dire sincèrement tout
ce que l'on pense à des amis choisis qui eux-mêmes ne vous cèleront rien de leurs sentiments
intimes&emdash;on ne saurait concevoir que des maçons, en ce milieu exceptionnel, bannissent
de leur examen les sujets qui hantent à juste titre tant d'esprits.

Mais ce que la Maçonnerie peut exiger, et ce qu'en réalité elle obtient sans peine, c'est que ces
débats soient exempts de la passion et du désir de persuasion dont sont généralement ani-mées les
discussions profanes. Ce qu'elle peut demander à ses adeptes, c'est de ne point voir dans leurs
frères des auditeurs qu'il faut convaincre à tout prix, mais des amis auxquels on se confie sans
détour et qui ont le droit et le devoir de juger sans hostilité ni complaisance cette fraternelle
confidence. Ainsi se compose dans les Loges, lors même que l'on y aborde les plus délicats sujets,
cette atmosphère sereine qu'a si parfaitement rendue Rudyard Kipling dans un admirable poème
sur sa Loge-mère :

Et nous causions à cœur ouvert de religion et d'autres choses,

Chacun de nous se rapportant

Au dieu qu'il connaissait le mieux.

L'un après l'autre, les Frères prenaient la parole

Et aucun d'eux ne s'agitait.

Nous voici donc bien loin des discussions telles qu'elles se déroulent trop souvent dans le monde
profane. Loin, par exemple, des débats qui ont lieu au sein des organisations politiques et tendent à
formuler une doctrine dont la mise en oeuvre permettra de maintenir ou transformer l'ordre
existant. Plus loin encore des controverses où des représentants des divers partis viennent défen--
&emdash;51&emdash;

dre avec violence leurs conceptions et déploient une ardeur de prosélytes bien décidés à n'accorder
aucun prix aux arguments de l'adversaire.

L'Influence de la Maçonnerie

Est-il besoin d'affirmer, encore une fois, que l'étude paisible des grande problèmes politiques ou
métaphysiques ne signifie en rien que la Maçonnerie entend dominer la Cité: il faut pour lui prêter
un tel dessein une imagination singulière. Mais la Maçonne-rie, pour n'avoir pas de telles
ambitions, a-t-elle le droit d'assurer qu'elle n'exerce aucune influence sur le monde profane ? Non
certes: il est possible, sinon probable, que cette influence existe.

Nos adversaires, habiles dans leur œuvre de recensement, ont sans peine constaté que parmi les
dirigeants de maintes organisa-tions, de toute nature et de toutes nuances, se trouvaient nombre de
nos frères. De là, cette déduction si simple, si naturelle: la Franc-Maçonnerie est partout !

C'est là une de ces demi-vérités, plus perfides et plus dan-gereuses que le pur mensonge. En fait, la
Maçonnerie ne cherche à être nulle part, mais il est exact que l'on rencontre fréquemment des
maçons à des postes de direction.

Ce n'est point que l 'Ordre se soit attaché à les pousser dans leur carrière. mais, curieux de nature,
désireux de connaître leurs semblables, rompus aux discussions courtoises et fécondes, modelés
par une discipline qu'on ne rencontre pas ailleurs, ne répugnant pas au surplus à l'effort
désintéressé, ces hommes ont inconsciem-ment recueilli dans les divers milieux où ils agissent le
bénéfice de leur formation maçonnique.
Seul s'en étonnera celui qui oublie à quel point est borné l'horizon de la plupart des individus.
L'artisan, le fonctionnaire, le savant, I'artiste même ne vivent généralement que dans un cercle
étroit: si vaste que soit en apparence le domaine où se déploie leur esprit et s'exercent leurs
facultés, ces hommes igno--

&emdash;52 &emdash;

rent tout de ceux qui ne sont point de leur caste, de leur profes-sion, de leur parti. Il faut, en
d'exceptionnelles circonstances, une coïncidence d'intérêts ou d'idées pour rompre ces barrières.

De l'exception, la Maçonnerie fait une habitude. Elle enseigne avant tout aux siens à se connaître
entre eux et mêle dans une curiosité commune des hommes qui, venus des points cardinaux de
l'éducation et de la pensée, constituent une sorte de mutualité intellectuelle où chacun trouve son
bénéfice. Ce n'est pas un mince viatique que s'assure ainsi le maçon: dans toute entreprise où il
aura affaire à d'autres hommes, son expérience le servira, et 1'ef-ficacité de son action viendra, si
l'on devine sa qualité, accroître la réputation de puissance que la Maçonnerie s'est acquise sans
aucunement la rechercher.

VI

CONCLUSIONS

Irons-nous, après ces quelques réflexions, affirmer que les adversaires de la Maçonnerie sont tous
des naïfs ou des gens de mauvaise foi, et qu'ils n'ont aucun motif pour s'attaquer à notre Institution
?

Bien loin de là. la Maçonnerie manquerait singulièrement de perspicacité en classant tous ses
adversaires en une seule espèce. Elle a acquis assez d'expérience pour faire les distinctions néces-
saires et ne point confondre, par exemple, ceux qui font de l'anti-maçonnisme pour des fins
purement politiques, et ceux qui voient sincèrement dans notre Institution une dangereuse tentative
de libération des esprits.

Pour aucun de ses ennemis, la Maçonnerie n'a de haine. Elle ne saurait en avoir pour les crédules
et les désœuvrés qui accueil-lent sans contrôle des fables grossières; elle n'en a pas davantage pour
les détracteurs intéressés et les transfuges qui cherchent, en participant aux campagnes
antimaçonniques, à se procurer de précaires subsides: elle n'a pour ces derniers qu'une pitié un peu
dédaigneuse.

&emdash;53&emdash;

Mais surtout la Maçonnerie ne saurait haïr ceux qui l'atta-quant résolument dans ses principes,
osent, sans peur ni hypocrisie porter le débat sur son véritable terrain: celui où s'affrontent la foi et
l'esprit de libre examen.

Parmi ces adversaires qui ne dissimulent point&emdash;et c'est tout à leur honneur&emdash; le
fond de leur pensée, il s'en est trouvé un qui, pour condamner notre Institution, écrivait voici
quelques mois: « La Franc-Maçonnerie, c'est l'homme, libre de sa pensée et de sa conscience, qui
se forme à lui-même sa morale et se l'im-pose comme un impératif catégorique » .

Ne chicanons pas sur le détail de la phrase et ne nous attar-dons pas à démontrer qu'en s'imposant
un « »impératif catégo-rique» un franc-maçon renoncerait à sa liberté de jugement et à cette
mobilité de la pensée qui est le ressort même de notre Ordre

Retenons seulement de cette déclaration si nette que vouloir être « libre de sa pensée et de sa
conscience » est aux yeux de ce croyant une impardonnable erreur. L'opposition reste donc totale
et irréduc-tible entre ceux qui veulent fonder la société sur un absolu dog-matique et ceux qui se
refusent à mettre aucune entrave à l'intel-1igence humaine.

A cette lumière, bien des contradictions s'éclairent et l'interdit jeté par certains sur la Maçonnerie
se justifie lui-même. Observons tout de suite chez les croyants ce trait paradoxal: ils reconnaissent
à la foi toutes les vertus, sauf la solidité, et semblent prendre plaisir à montrer combien est fragile
la base sur laquelle ils se proposent d'édifier la cité. Toujours, ils ont redouté qu'à se frotter aux
incrédules ou aux sceptiques, la croyance s'émousse ou s'éva-nouisse. Ainsi David interdisait-il
aux serviteurs du vrai Dieu de se mêler aux impies; l'Eglise catholique tenait pour un péché mortel
la présence aux proches des Réformés, les dirigeants du Communisme craignent pour leurs
partisans les contacts bourgeois La Maçonnerie, éclectique dans son recrutement et s'attachant à
favoriser la communication des idées et des sentiments, contrarie évidemment la prudence des
intolérants: il est normal qu'ils lui réservent leurs plus sévères condamnations et fassent tout pour
que leurs fidèles s'éloignent d'une institution aussi néfaste. Il
&emdash;54&emdash;

serait donc faux d'affirmer que la Maçonnerie, par sectarisme, rejette les croyants, attachés à
certaines doctrines politiques ou religieuses. La vérité est que ces croyants ne sauraient sans
désavouer ceux qui les dirigent, entrer dans l'Ordre maçonnique.

Certains de nos adversaires répliqueront que la Maçonnerie n'agit pas autrement qu'eux-mêmes et
n'est en réalité qu une fausse Eglise où l'on cherche à substituer à la foi en Dieu la foi en la Raison.

L'argument est de ceux qui font impression sur nombre d'es-prits. I1 ne mérite pourtant pas cet
excès d'honneur, tant il est spécieux et même peu loyal.

En effet, pour le dogmatique, la foi se suffit à elle-même Elle n'est pas seulement le chemin qui
mène aux solutions définitives, elle est la solution, le point de départ et le point d'arrivée. Mais
lequel de nos adversaires oserait honnêtement prétendre que la raison joue pour la Maçonnerie un
tel rôle ? La raison ne saurait être, aux yeux des maçons qu'un instrument et un instrument dont il
reste permis de discuter la valeur et l'efficacité. Ceux-là même qui ont en lui le plus de confiance
n'assureront jamais qu'il leur permettra de résoudre les énigmes dernières de l'univers: s'ils
concevaient de telles prétentions, le spectacle des sciences quali-fiées exactes et cependant sujettes
à tant d'hésitations et de varia-tions, les ramènerait à plus de prudence.

En mesurant loyalement la valeur de l'intelligence humaine, en lui refusant l'infaillibilité, la


Maçonnerie se présente désarmée dans le conflit auquel la convient ceux qui s'appuient sur le
dogme. Cela ne veut pas dire qu'elle se dérobe et fuie le d'abat, mais tout simplement que sur le
terrain où il est placé ce débat est insoluble. Aussi bien, un adversaire dont nous avons déjà cité
certains pro-pos le déclare-t-il sans ambages: « La civilisation maçonnique combat la civilisation
catholique parce que celle-ci ne comprend pas la liberté comme elle et comme il n'y a pas de
conciliation possible entre des principes aussi opposés, il faudra bien que l'une ou l'autre
disparaisse ».

Modifions le début de cette phrase si catégorique en disant: « Toute civilisation dogmatique


combat la culture maçonnique... » et accordons-nous à reconnaître qu'en effet une conciliation est
véritablement inconcevable.
Ne persistons donc pas dans une dispute que de part et d'au-tre on proclame stérile: comment au
surplus la Maçonnerie pour-rait-elle discuter avec des contradicteurs assurés de détenir la
définitive Vérité, alors qu'elle-même s'interdit une telle ambition ?

Mais si elle ne peut avoir dans la valeur de son idéal et de ses traditions la croyance aveugle que
donne la Foi, elle peut trouver les plus solides motifs de confiance dans le fait que depuis sa
fondation elle a vu venir à elle des hommes dont le génie, le talent ou la générosité sont
incontestés. Que posent les déboires et les injures en face de cette constatation qu'un Gœthe, un
Klopstock un Lessing, un Voltaire, un Herder, un Mozart, un Liszt, un Men-delssahn furent
maçons,&emdash;que Franklin, Washington, Walter Scott et tous les grands présidents des Etats-
Unis le furent aussi, &emdash; qu'un homme comme Dunant, le fondateur de la Croix-Rouge, ap-
partint à l'ordre ? De cette liste éclatante que l'on pourrait dix fois grossir, ne tirons pas cette
conclusion que ceux dont les noms y figurent firent de grandes choses parce qu'ils furent maçons.
Mais osons penser que c'est parce qu'ils avaient en eux la force et le désir de doter l'humanité de
belles et nobles œuvres qu'ils se senti-rent attirés par l'universalisme de la Maçonnerie.

Que l'on n'aille pas croire surtout qu'en mentionnant ces noms illustres, la Maçonnerie écossaise
cède à un vain sentiment de glo-riole. Ce n'est point d'après les appréciations de l'extérieur qu'elle
juge la valeur des siens. Elle est heureuse, certes, d'avoir vu venir à elle des hommes à qui leurs
talents ou leurs vertus ont valu dans le monde profane une juste notoriété. Mais une expérience
déjà longue lui a enseigné que les noms et les titres éclatants n'étaient pas toujours une garantie de
fidélité absolue aux tradi-tions de fraternité et d'indépendance d'esprit sur lesquelles repose notre
Ordre. Combien sont-ils, en revanche, les frères dont la pos-térité ignorera les noms mais qui par
leur dévouement et leur probe labeur assurent la pérennité de l'esprit maçonnique !

Résumons-nous. La Maçonnerie ne revendique pas le don de prophétie. Elle ignore si, quelque
jour, l'humanité ne trouvera pas dans l'inertie de la pensée, dans l'acceptation paisible de dogmes
philosophiques et politiques, la solution plus ou moins provisoire de ses doutes, la guérison de ses
angoisses.

Mais ces doutes et ses angoisses même lui laissent croire que la légendaire&emdash;et, si l'on veut
coupable !&emdash; curiosité de l'homme ne trouvera son apaisement que dans le libre jeu de
l'intelligence et du sentiment, dans l'exercice sans entrave de 1'esprit critique.

A une époque où les valeurs morales et intellectuelles sont si âprement discutées, la Franc-
Maçonnerie écossaise croit que le libre examen garde encore toute sa vertu et que sa pra-tique
préparer une élite ou, pour mieux dire, une aristocratie qui ne sera point fondée sur la naissance ou
la fortune.
Ce n'est pas là un acte de foi, c'est tout au plus un acte d'es-pérance. Les maçons des âges futurs
diront s'il était insensé.

APPENDICE

Cinq ans après la publication de l'opuscule qui contenait les deux premières parties du présent
ouvrage, éclatait la guerre qui mettait aux prises les puissances de l'Axe et les nations démocra-
tiques occidentales. Dix mois plus tard, I'armistice de I940 consa-crait l'occupation par les troupes
allemandes et italiennes de vastes régions du territoire français.

Dans la zone ainsi occupée, les autorités étrangères s'empres-saient de supprimer toute activité
maçonnique et s'emparèrent de tous les locaux appartenant aux ateliers du Grand Orient et de la
Grande Loge. Peu après des mesures analogues étaient prises, dans la zone qualifiée encore de non
occupée, par le gouvernement de Vichy. On peut donc dire que trois mois après la suspension des
hostilités, la Franc-Maçonnerie française avait officiellement cessé d'exister.

Par la suite, d'autres mesures furent prises qui, cette fois, visaient non plus la Maçonnerie
considérée comme définitivement dissoute, mais les Francs-Maçons eux-mêmes: ceux-ci furent
soumis à des vexations de toute nature, se voyant notamment exclus d'un grand nombre d'emplois
publics et frappés d'incapacités diverses.

Cette épreuve, la plus sévère que la Franc-Maçonnerie ait jamais connue en France, devait prendre
fin en I944, avec la Libé-ration du territoire et l'avènement du Gouvernement provisoire de la
République.

Quelle fut au cours de cette période douloureuse l'attitude des Francs-Maçons écossais ? Et
lorsque l'épreuve eut pris fin, quels enseignements essayèrent-ils d'en dégager ?

Il nous a paru que pour répondre à cette double question, le plus simple était de citer les passages
les plus caractéristiques d'un discours que le Grand Maître de la Grande Loge de France prononça
le I5 avril I945, devant les délégués des ateliers alors reconstitués.Le Grand Maître, parlant au
nom du Comité de Réorganisation de l'obédience écossaise, s'exprimait ainsi:Lorsque fut signé
l'armistice qui livrait à l'occupation ennemie les trois cinquièmes de la France, lorsque fut instauré
à Vichy le régime qui se substituait à la République, les maçons ne pouvaient conserver aucune
illusion sur le sort qui était réservé à l'Institution.L'histoire récente montre que partout où le
fascisme et ses succédanés avaient triomphé, leurs premiers coups avaient été pour la Franc-
Maçonnerie qui représentait à leurs yeux toutes les valeurs spirituelles et morales dont ces régimes
poursuivaient la destruction.Il ne pouvait en être autrement en France où la Maçonnerie a toujours
compté des ennemis tenaces et sans scrupules.La loi du I7 août I940 vint donner satisfaction à ces
adversaires irréconciliables qui depuis si longtemps attendaient cette heure. Il convient d'ailleurs
de souligner le ton embarrassé et hésitant de l'exposé des motifs qui précède cette loi: le rédacteur
de ce texte n'a pas osé reprendre à son compte les accusations aussi odieuses qu'extravagantes
lancées contre notre Institution par ses calomniateurs habituels. Le seul motif que l'on invoquait
pour dissoudre les Sociétés secrètes, c'était qu'elles comptaient dans leurs rangs un grand nombre
de fonctionnaires qui pouvaient ainsi être soumis à d'autres directives que celles du
Gouvernement. Piètre argument, on en conviendra, et d'autant moins sérieux que parmi les
sociétés en cause figurait, par exemple, la Société théosophique dont on aperçoit mal l'influence
sur l'administration.Quant aux autorités d'occupation, elles n'avaient pas attendu la loi de Vichy
pour s'emparer des locaux maçonniques, perquisitionner chez certains frères, enlever des
document et mettre leurs appartements sous scellés.&emdash;60&emdash;

A ces mesures de force, était-il possible d'opposer une résistance quelconque ?Toucher l'opinion
publique pour la faire juge était pratiquement impossible: aucun journal n'aurait inséré nos
communiqués; d'autre part répandre des tracts ou apposer des affiches était une entreprise
matériellement irréalisable en raison de l'état de désorganisation tragique où se trouvait la France
et la dispersion d'une grande partie de nos frères.D'ailleurs il est clair qu'aucune protestation
n'aurait rien changé au déroulement des persécutions dirigées conte la Maçonnerie et les maçons.
Ce que furent ces persécutions, je n'ai pas à le redire ici. Nous en avons tous pu suivre la savante
gradation et beaucoup d'entre nous en ont été victimes.

Retenons simplement que l'on n'a pas seulement cherché à nous ruiner mais que l'on a aussi tenté
de nous déshonorer en présentant notre Institution comme l'une des responsables du désastre
national.Cette tentative, nous l'avons pu constater, a échoué. Les expositions antimaçonniques, les
films, les livres, les revues destinés à nous déconsidérer aux yeux de l'opinion publique nous ont
servis beaucoup plus qu'ils ne nous ont nui. Tous les hommes clairvoyants et de bonne foi qui ont
suivi ces manifestations ont décelé l'inanité des accusations portées contre nous.Quant à la
publication des listes de noms au Journal Officiel, elle a simplement démontré que la Maçonnerie
était composée d'hommes honorables, bien incapables de commettre les crimes et les turpitudes
dont nos adversaires, égarés par leur sectarisme, se plaisaient à tracer le dérisoire tableau.

Pour ce qui est des maçons eux-mêmes, les persécutions ne pouvaient que les se joindre à ce grand
sursaut moral et intellectuel que l'on a nommé la Résistance. A vrai dire, si par impossible la
Maçonnerie n'avait pas été soumise aux vexations que je viens de rappeler, les maçons ne s'en
seraient pas moins trouvés fatale-ment entraînés vers ce vaste mouvement de révolte contre un
régi-me qui contredisait tous les enseignements répandus dans nos Temples depuis plus de deux
siècles. Il y avait un antagonisme foncier et aveuglant entre l'ordre nouveau et les valeurs sur les-
quelles repose tout l'édifice maçonnique: les maçons n'auraient pu donner leur adhésion au
Gouvernement de l'État français et derrière celui-ci au nouvel « ordre européen », sans trahir
odieusement leur idéal.

Le premier réflexe des FF.. de la Grande Loge fut naturelle-ment de renouer la chaîne d'union que
nos ennemis avaient voulu briser. Ce fut chose facile et rapide. On peut dire que quelques
semaines après l'Armistice, malgré les complications postales et ferroviaires, les contacts étaient
rétablis aussi bien entre les frères d'un même atelier qu'entre les membres du Conseil Fédéral.
C'etait la seule méthode alors possible et c'est à celle-ci que nous nous arrêtâmes, dans une réunion
forcément restreinte du Conseil Fédéral, où en un coin discret de Toulouse, il fut décidé de repren-
dre ces contacts individuels et de les propager d'Orient en Orient. Je préciserai même qu'ayant pu
me rendre à Vichy fin août I940 j'eus la satisfaction d'y rencontrer non seulement des FF. de là
Grande Loge, mais des FF.. belges et luxembourgeois qui gar-daient comme nous une entière
fidélité à l'ordre et une confiance inébranlable en sa résurrection.

Durant toute la période d'oppression, ces contacts furent main-tenus. Certes, les événements
opéraient parmi les maçons une sélection dont, à tout prendre, il faudra se féliciter. Mais on peut
dire qu'à peu d'exceptions près, nos FF.: restèrent dévoués à notre idéal et que l'adversité resserra
encore les liens qui les unissaient. A Paris, en province, dans nos possessions d'outre-mer, les
Loges privées de leurs locaux, dépouillées de leurs décors, n'en menaient pas moins une vie
devenue réellement secrète dont les conditions s'adaptaient au régime chaque jour plus cruel dans
lequel se débat-tait la France. Et c'est sans doute à cette persistance qu'est due la reconstitution si
aisée de la G. . L. . D. . F. .

Quant à la participation des maçons à la résistance nationale, il serait encore prématuré et


dangereux de la révéler aujourd'hui dans toute son ampleur. (1) Nous espérons que le jour est
proche où nous pourrons l'exposer sans réticences et rendre hommage à tous ceux de nos frères qui
ont souffert et parfois sont tombés dans une lutte où se trouvaient en jeu non seulement les destins
de la patrie, mais l'existence même des principes auxquels les maçons sincères ont dédié toute leur
foi

(1) Rappelons que ce discours fut prononcé en avril 1945, à une époque où de nombreux Maçons
étaient Internés en Allemagne .

Sur la part que nos frères ont prise à ce combat sans merci, chacun de vous a sans doute ses
renseignements personnels. Je vous dirai en ce qui me concerne que partout où j'ai passé ou
séjourné, au cours de cette âpre période, j'ai trouvé nos amis à la pointe de la bataille. A Toulouse,
c'est le nom d'un des nôtres qu'on lit sur les plaques des Allées qui portaient auparavant le nom du
maréchal Pétain. Dans le Lot, l'Aveyron, le Tarn-et--Garonne, l'Indre, la Corrèze, nos frères furent
au premier rang. A Alger, à Oran, en Tunisie, au Maroc, c'est sur eux encore que purent compter
nos alliés ; pour assurer leur débarquement. A Dakar, aux Antilles, à Madagascar, en Guyane, ce
sont eux aussi qui furent les animateurs de la Résistance impériale.

Aussi lorsque, délégué par le C.N.R. à la Première Assem-blée consultative, je débarquai à Alger,
je ne fus nullement étonné de constater que cette Assemblée, créée sous le signe du combat contre
l'envahisseur et l'usurpateur, était, pour un quart, composée de francs-maçons.
On s'est d'ailleurs demandé si, pouvant compter sur l'ardeur de tant des siens, la Maçonnerie
n'aurait pas mieux agi en cons-tituant un Mouvement particulier de Résistance. Cette question qui
n'offre plus d'ailleurs qu'un intérêt rétrospectif, vaut évidem-ment d'être discutée. Pour ma part, je
crois que l'attitude prise a été la meilleure et qu'en l'adaptant nos frères ont instinctive-ment traduit
au cours de tragiques événements les préceptes tant de fois professés dans nos temples.

Nous avons, en effet, toujours affirmé que les maçons ne devaient point se replier sur eux-mêmes,
mais avaient au contraire pour obligation de prêcher d'exemple. C'est ce que nos frères firent
partout en s'affiliant aux différentes organisations de Résistance et en y jouant un rôle qui nous a
fait honneur.

Il est d'ailleurs indiscutable que cette diffusion des maçons parmi les combattants qui luttèrent
dans l'ombre a valu à notre Institution la sympathie d'hommes qui n'avaient jusqu'alors pour elle
que de l'indifférence et même de l'hostilité.

J'en viens maintenant à la période plus heureuse où sur les territoires libérés la Maçonnerie,
contrainte à une activité réduite et clandestine, put reprendre force et vigueur.

Ce fut, naturellement, en Afrique du Nord que nos FF.. de la Grande Loge, délivrés par les Alliés
de la persécution du régime de Vichy, entreprirent de relever le Temple.

Le 22 décembre I943, une ordonnance annulait les lois de Vichy sur les Sociétés « dites secrètes »
et prescrivait la restitution de leurs biens.

Ayant ainsi obtenu les textes qui effaçaient les iniquités dont nous avions souffert, nous avons pu
procéder à la réouverture de nos Loges d'Afrique du Nord qui ont auiourdhui retrouvé leur activité
normale.

En France une volonté de reconstruction immédiate se manifesta dès que la capitale et la quasi

totalité du territoire national furent délivrés de la domination étrangère.

Depuis bien longtemps la Maçonnerie française était en butte, de la part d'adversaires sans
scrupules, aux calomnies les plus odieuses et les plus ridicules. Elle avait généralement dédaigné
d'y répondre, s'imaginant, à tort peut-être, que l'exagération et l'extravagance de ces accusations
leur enlevaient tout crédit dans l'opinion publique.
Aussitôt après la défaite de juin I940, ces calomnies reçurent une consécration officielle, ce qui
n'était pas pour nous surprendre. D'abord, parce que autour du Gouvernement de Vichy gravitaient
quelques

uns de nos ennemis les plus acharnés, et ensuite parce qu'il était dans la politique de ce
gouvernement présidé par un maréchal de rejeter sur des hommes ou des organisations alors privés
de tout moyen de défense la responsabilité de nos désastres. La Franc-Maçonnerie était toute
désignée pour être chargée d'une part de cette responsabilité.

Je n'entends pas réfuter ici ces imputations absurdes : ce serait besogne trop facile et qui nous
ferait perdre notre temps.

I1 me paraît beaucoup plus utile de rechercher si parmi les accusations accumulées contre nous, il
ne s'en trouvait pas de fondées, au moins partiellement. Bref, je crois que les circonstances nous
invitent à faire un, examen de conscience et d'en tirer, s'il y a lieu, la conclusion.

On sait que l'un des reproches auxquels se complaisent nos ennemis vise le caractère mystérieux
de notre Institution. Reproche qui ne peut manquer de produire son effet sur nos compatriotes, car
c'est un fait que le Français, s'il aime bien être le maître chez lui, est en même temps assez friand
de savoir ce qui se passe chez son voisin et en arrive vite à tenir pour suspect celui qui se dérobe à
cette curiosité. « S'il se cache, c'est qu'il a quelque chose à cacher. Et s'il a quelque chose à cacher,
c'est qu'il est coupable ». Depuis deux siècles nos détracteurs ont abondamment exploité ce
raisonnement simpliste et ont réussi à faire passer la Maçonnerie pour une organisation
ténébreuse, poursuivant, en marge des lois, une sorte de complot permanent dans le dessein de se
rendre maîtresse des destinées du pays, sinon du monde entier.

Qu'en est-il aujourd'hui de ce fameux secret ?

I1 faut avoir la sagesse et la franchise de reconnaître qu'il ne peut en rester que bien, peu de chose,
tout au moins sous la forme qu'il avait prise.

Légalement parlant, les associations maçonniques sont des associations parfaitement licites,
analogues à toutes celles qui, déclarées ou non, fonctionnent sous le régime de la loi de I90I. Sur
ce point de droit, il ne peut y avoir de discussion et il a fallu au législateur de Vichy une évidente
mauvaise foi pour laisser entendre le contraire.
Du point de vue pratique, il est au plaisant de considérer comme occulte une organisation qui
possède des immeubles, le téléphone, des comptes en banque, qui publie des bulletins et des
annuaires, et n'hésite pas à convier des étrangers à assister à certaines de ses réunions. Ajoutons
que ai, à Paris et dans quelques grandes villes, les maçons peuvent passer inaperçus, il est bien
évident qu'en province la moindre surveillance permet de les recenser et de suivre leur
activité.D'où vient donc cette tenace réputation de mystère dont nos adversaires ont su tirer si
grand parti ?Je crois, pour ma part, que le principal élément qui entretient cette réputation de
coupable mystère, c'est le fait que certains maçons se cachent de l'être comme si l'appartenance à
notre Ordre constituait une tare inavouable.

Cette attitude permet à nos ennemis un argument facile exploiter. « Si, disent-ils, les maçons
prennent tant de soin pour dissimuler leur qualité, c'est sans aucun doute parce que la Maçonnerie
est une secte malfaisante à laquelle on se défend d'appartenir. On ne se cache pas pour pratiquer
une religion, ni pour militer dans un parti politique ou dans une organisation professionnelle. Bien
au contraire les membres de ces formations ont plutôt tendance à faire parade de leurs titres, à se
vanter de leur action. Seule la Maçonnerie fait exception; c'est à peine si de temps à autre on peut
surprendre le nom d'un de ses dignitaires. Mais dans l'ensemble, les maçons, si l'on fait allusion à
leur qualité, se renferment aussitôt dans un mutisme significatif. »Il faut reconnaître que ce
raisonnement ne manque pas de solidité et trouve auprès d'une grande partie de nos compatriotes
une audience facile. La preuve en est que le gouvernement de Vichy a cru devoir placer au
premier rang des vexations infligées aux maçons, la publication à l'Officiel du nom d'un certain
nombre d'entre eux. Ce problème du secret maçonnique qui intéresse à si haut point l'avenir de
notre Ordre mérite donc qu'on s'y arrête tout particulièrement et qu'on lui cherche une solution
s'accordant avec l'époque où nous vivons.

Je sais bien que l'on invoque tout de suite la tradition. C'est un vieil argument, mais comme
beaucoup de vieux arguments, il tire sa seule valeur du fait qu'à force de l'entendre on ne songe
plus à le discuter.Il est cependant, à mon avis du moins, tout à fait discutable.Car enfin, cette
tradition si complaisamment invoquée, la Maçonnerie française ne peut avoir la prétention d'en
être l'unique dépositaire. I1 y a dans le monde&emdash;et notamment dans le monde anglo-
saxon&emdash;d'autres Maçonneries attachées autant que la nôtre aux antiques règles de l'ordre.
Or, en Amérique, en Angleterre et dans l'empire britannique, on ne se cache pas d'appartenir à
notre Ordre; bien au contraire, on en est fier, on considère que c'est un titre d'honneur. Les
Temples maçonniques ne se réfugient pas dans des ruelles écartées en se donnant des allures de
maison louche; ils se dressent dignement dans les plus populeuses avenues ; les frères ne s'y
arrêtent pas en relevant le col de leur manteau et en abaissant leur chapeau sur les yeux: ils y
entrent avec cette liberté et cette assurance que donne une conscience tranquille.Et ce que je dis
des Maçonneries anglo-saxonnes, je pourrais le dire aussi des Maçonneries belge, suisse,
hollandaise, qui savaient éviter à la fois le double écueil de l'ostentation et de la pusillanimité.Oui,
en vérité, il faut le constater et l'avouer - la France était bien le seul pays où les maçons semblaient
atteints d'une pudeur inexplicable qui les frappait d'une espèce d'inhibition leur interdisant les
démarches les plus normales, les réflexes les plus courants.Alors, je n'hésite pas à le dire : il faut
que notre pays perde ce pitoyable privilège.Est-ce à dire que je prône pour la Grande Loge ce
qu'on a nommé, d'un vocable barbare: l'extériorisation ? Pas le moins du monde. Loin de moi la
pensée que notre obédience devrait se mêler à l'agitation du Forum. J'estime, au contraire, que la
véritable vie maçonnique est dans nos Temples et ne peut être que là. C'est dans l'intimité des
Loges, sous l'égide de notre symbolisme, que la Maçonnerie peut garder sa figure de société
initiatique et de société de pensée. Si elle voulait se transporter sur la place publique, elle y serait
déplacée, ridicule et partant inefficace.Mais cette discrétion et cette dignité ne sont pas
incompatibles avec une nécessaire liberté et ne doivent pas nous amener à supporter en silence
comme nous Pavons fait jusqu'alors, toutes les calomnies, toutes les avanies. Il est peut-être très
beau de déclarer que l'on est au-dessus de ces outrages et que l'on se contente de les mépriser. Le
malheur est que ce comportement est très mal compris par la foule et que, tout bien considéré, il
fait le jeu de nos adversaires. Le public a des réactions élémentaires: lorsqu'il voit un accusé rester
muet devant ceux qui l'accablent, il en conclut que cet accusé est coupable. Or, c'est cette attitude
de coupable, impuissant à se disculper, que la Maçonnerie française a observée depuis bien
longtemps. Ne soyons donc pas surpris que n'ayant jamais voulu ou osé se défendre elle-même,
elle n'ait au moment des persécutions trouvé nulle part aucun défenseur, même dans la Presse
clandestine.Nous avons au contraire dans l'histoire récente un exemple de ce que peut, en ce qui
concerne la Maçonnerie, une riposte énergique. Rappelez-vous que quelques années avant la
guerre, les adversaires de notre Institution demandèrent au peuple suisse de dissoudre la
Maçonnerie: nos frères engagèrent résolument le combat et, bien qu'ils soient fidèlement attachés
aux traditions de l'ordre, se dépensèrent en efforts considérables pour éclairer leurs compatriotes
sur le véritable caractère et l'activité rituelle de l'ordre. Aussi le referendum fut-il pour eux un
triomphe. Je suis, pour ma part, convaincu que s'ils s'étaient contentés de recevoir les coups sans
les rendre, ils eussent été condamnés par l'opinion publique de leur pays.Sans aller jusqu'à imiter
en tous points l'attitude de nos amis suisses nous pouvons tirer de cet incident des conclusions
raisonnables, à savoir qu'il y a plus d'avantages que d'inconvénients à combattre la calomnie et à
faire en sorte que le public soit renseigné sur nous autrement que par nos pires ennemis

En parlant ainsi, je songe notamment aux résolutions d'ordre général adoptées dans nos couvents.
Il serait puéril de penser qu'elles restaient confidentielles; nous savons bien qu'on les retrouvait
dans toutes les publications et tous les ouvrages antimaçonniques, mais on les y retrouvaient
tronquées, défigurées avec une savante et odieuse perfidie. Alors, ne serait-il pas préférable
qu'elles fussent connues à l'extérieur dans leur vérité et leur intégralité ? Nous n'aurions, certes,
qu'à nous en féliciter car les débats de nos couvents n'eurent jamais rien que d'honorable et les
conclusions auxquelles ils aboutissaient furent souvent empreintes d'une sagesse et d'une
clairvoyance qui, mises en œuvre dans 1e monde profane, nous auraient sans doute épargné les
souffrances que l'humanité a connues.A mon avis, il en est du secret maçonnique comme de tout
autre domaine: les demi-mesures y sont plus dangereuses que profitables. Si nous pouvions
revenir à la tradition orale, si nous pouvions concevoir qu'on se transmette de bouche à oreille,
sans jamais en rien écrire, nos formules rituelles, si nous avions le moyen d'entourer nos
assemblées d'un mur infranchissable, j'accepterais volontiers qu'on me parle de secret. Mais,
persister à écrire et à imprimer, à éditer des bulletins, des revues, voire des livres, à lancer des
circulaires et conserver en même temps l'espoir que les profanes ne sauront rien de nous, c'est faire
preuve d'une naïveté qui mériterait peut-être un autre nom.Continuer à s'abriter sous ce voile
illusoire, c'est vraiment imiter l'aveuglement de l'autruche légendaire qui s'imagine passer
inaperçue en se cachant la tête sous le sable. Aussi pensons-nous quil faut se délivrer de ce
romantisme inconsidéré et rejeter ce vain manteau qui, aux yeux des profane et selon leur humeur,
nous rend suspects ou ridicules.Mais, je le répète, il ne s'agit pas pour autant de dépouiller la
Maçonnerie de ce qui fait son originalité et sa raison d'être. Le problème est seulement d'adapter
son caractère initiatique au rythme de la vie contemporaine, ce qui est, à vrai dire, une question de
tact beaucoup plus que de règlement.

Aussi, loin de moi la pensée de vouloir abolir la loi du silence, mais je suis convaincu que cette loi
aura d'autant plus de force et sera d'autant mieux respectée qu'elle s'exercera à bon escient.

Ainsi, lorsqu'un maçon vient à l'intérieur du Temple dire franchement à ses frères ce qu'il sait et ce
qu'il pense, il est clair que la discrétion la plus élémentaire, celle qu'observe instinctive-ment tout
homme d'honneur, exige que l'on n'aille pas répandre dans le monde profane ce qui a été
confidentiellement exposé. C'est à cette seule condition qu'une confiance réelle peut régner parmi
les membres de la Loge.

En bref, ce qu'il faut avant tout c'est conserver à nos tenues cette dignité que leur donnera tout
naturellement l'observation scrupuleuse du rituel: c'est éviter de ridiculiser notre symbolisme en 1e
transportant si peu que ce soit dans le monde profane; c'est d'autre part, renoncer à entourer d'une
ombre suspecte notre qua-lité maçonnique; c'est enfin, détruire à l'avance les effets de la calomnie
en faisant entendre, dans quelques circonstances soigneu-sement choisies et par l'entremise des
organismes autorisés et responsables, la voix sereine d'une institution qui n'a jamais eu rien à
craindre de la vérité.

C'est dans ces conditions que nous devrons aborder l'avenir &emdash; un avenir qui sera ce que
nous le ferons nous-même. Pour qu'il soit digne de nos espoirs et de nos ambitions, il faut qu'il soit
bâti non seulement par des maçons fiers de leur qualité, mais animés aussi d'un dévouement
constant.

S'il en est ainsi, la Maçonnerie écossaise pourra remplir la mission qui l'attend&emdash;mission
très vaste et très haute, qui d'ail-leurs reste celle qui lui fut toujours assignée et que notre Décla-
ration de principes a fermement définie.

Mais si cette mission n'a pas changé, elle tire une valeur nou-velle des circonstances
extraordinaires où elle doit aujourd'hui s'accomplir.

Vous êtes, aussi bien que moi, témoins des bouleversements que le monde a subis. Cc n'est pas
que des conceptions jusqu'alors inconnues se soient fait jour, ni que l'Humanité se soit tout à coup
avisée qu'elle avait depuis des siècles fait fausse route et cherche d'autres chemins. Bien loin de là:
il semble aujourd'hui que les peuples reprennent la voie normale de l'évolution. Si le monde est
encore chancelant c'est parce que pendant une courte, très courte période, le cours régulier de
l'Histoire fut en quelque sorte arrêté, rejeté en arrière et que sous l'effet de ce monstrueux phé-
nomène, notre civilisation a failli être anéantie.

Mais ce n'est pas en quelques mois ni même en quelque années que l'humanité pourra se remettre
du choc effroyable qu'elle a subi, matériellement et surtout moralement. A ce dernier « point de
vue, notre pays me parait avoir été particulièrement tou-ché. Son désarroi, son renoncement
progressif aux principes de la probité intellectuelle et civique remontent aux années qui sui-virent
la précédente guerre au cours de laquelle le peuple de France avait cependant donné les plus belles
marques d'héroïsme.

En vérité, si nous examinons sincèrement le comportement de notre pays depuis quelque vingt
ans, nous sommes forcés de constater cette baisse lente, mais continue de la moralité publique et
privée. Nous en étions même arrivés à l'exprimer sous une forme effroyablement naïve. Combien
de fois, à propos de tel ou tel homme public, n'avons-nous pas entendu ou lu ce stupéfiant éloge: «
Oui, il avait tel ou tel défaut, mais c'était un honnête homme » Cc qui laissait croire que
l'honnêteté était devenue dans notre pays une vertu si rare, si exceptionnelle qu'elle suffisait à
excuser toutes les fautes et à qualifier celui qui la possédait pour diriger les affaires de la Nation !

Et malheureusement, il en était ainsi. la malhonnêteté sous tous ses aspects &emdash;et ils sont
nombreux ! &emdash;se glissait dans les cœurs et les esprits. Le respect des engagements pris, la
probe exécution du travail accepté, la participation exacte aux charges de la communauté, tout cela
paraissait conceptions périmées, bonnes pour les cuistres et les naïfs.

Nous avons vu à quel désastre brutal et complet cette décom-position morale nous a conduits. Car,
c'est encore une preuve de malhonnêteté intellectuelle que de vouloir imputer à autrui
responsabilité des malheurs que l'on a subis et rejeter sur un bouc émissaire la responsabilité de
toutes les fautes. La vérité est que dans ce brusque effondrement de la France tous les Fran-çais
ont eu leur part grande ou petite, et les francs-maçons tout comme les autres. Car si nous faisons,
comme je vous y conviais tout à l'heure, un rigoureux examen de conscience, il nous faudra bien
confesser que notre Institution n'a que trop faiblement lutté contre cette démoralisation dont nous
avons supporté et supportons encore les redoutables conséquences.

Les dures années que nous avons vécues ont-elle amené quelque amélioration dans cette
affligeante situation morale ? Connaissons -nous aujourd'hui cette France « dure et pure ». dont on
nous a parlé dans certains discours retentissants ? Il faut avoir la fran-chise de reconnaître que non.
Il est vrai qu'une partie appréciable de la population française a montré dans l'épreuve de la force
d'âme, parfois même de l'héroïsme. Mais le spectacle que nous avons sous les yeux nous prouve
que l'héroïsme n'engendre pas automatiquement toutes les autres vertus. Déjà l'autre guerre nous
avait appris que des hommes très courageux sur les champs de bataille pouvaient, une fois la paix
survenue, n'être point désin-téressés, et qu'un soldat intrépide n'était pas obligatoirement un parfait
citoyen C'est une leçon identique que nous apporte la guerre actuelle: il nous faut bien constater
avec mélancolie, qu'à une grande dépense d'énergie et de bravoure ont succédé une grande soif de
jouissance, un mépris généralisé de la loi et une fâcheuse indulgence pour les défaillances de toute
nature. La France libérée retourne avec une déconcertante facilité aux déplorables habitudes qui
furent l'une des causes &emdash; et non des moindres &emdash; de sa perte.

Cette constatation, je ne suis pas seul à la faire. Dans tous les milieux, dans tous les partis, on
trouve des hommes clair-voyants et sincères pour déplorer ce lamentable état moral et recon-naître
que les plus belles constructions politiques et économiques resteront sans valeur si elles n'abritent
que des foules sans honnê-teté et sans esprit civique. Nous avons eu l'occasion de nous entretenir
avec certains de ces hommes de bonne foi et nous avons été ému de voir que, spontanément, ils
plaçaient la Franc-Maçonnerie au nombre des Institutions qui devraient mener une véritable
croisade pour rendre à notre pays la probité perdue.

Comment ne serions-nous pas unanimes à penser avec eux que l'Ordre maçonnique a une vocation
toute spéciale à cette grande et rude entreprise ? En effet, nous sommes peut-être les seuls à
pouvoir donner à ce mot d'honnêteté sa signification pleine et entière en entendant par ce terme
non pas seulement la probité morale, mais aussi la probité intellectuelle.

Car ce que nous avons toujours déploré, ce contre quoi la Maçonnerie lutte en France depuis plus
de deux cents ans, c'est l'obscurcissement que répandent tour les esprits l'ignorance, la passion et
l'intérêt. A ce point de vue, la grande pénitence que la France vient de traverser ne semble avoir
rien amélioré, rien changé. Bien au contraire, si l'on analyse aujourd'hui l'état spi-rituel de notre
pays, on a l'impression de se trouver en présence d'une multitude désemparée dont quelques
groupes de sectaires ou d'habiles essayent d'exploiter le désarroi en s'efforçant de lui imposer des
mots d'ordre qu'elle acceptera sans les discuter.

Nous ne prétendons certes pas que notre Institution soit la seule qui puisse apporter à ce danger un
remède efficace: ce ne sera pas trop que l'effort de tous les hommes de bonne volonté pour rendre
à notre pays l'honnêteté disparue.

Mais nous pouvons dire sans excès de présomption que la Franc-Maçonnerie est la seule
organisation qui repose intégra-lement sur des méthodes et des notions dont après une effroyable
épreuve le monde entier s'accorde à proclamer la valeur : dévelop-pement de l'esprit critique,
respect de la dignité humaine, solidarité des peuples et des hommes, ce sont là des formules qui
nous sont familières et que depuis deux siècles nous transposons dans nos symboles et dans nos
rites.
Ce serait faillir gravement à notre idéal que de ne pas tenter de leur donner aujourd'hui une vie
nouvelle et de ne pas tenir dans la rénovation morale de la France le rôle qui nous revient.

Nous le devons d'autant plus que pour tenir ce rôle nous n'avons rien à changer dans la structure
profonde de notre Ordre et dans ses méthodes. C'est, il faut le reconnaître, une extra-ordinaire
bonne fortune que d'avoir simplement à reprendre des traditions que le temps et les événements
n'ont en rien altérées. Loin de les abandonner, le seul et utile effort que nous ayons à faire, c'est de
les reprendre dans toute leur pureté, de revenir, dans toutes nos manifestations, au véritable esprit
maçonnique que l'imitation, parfois inconsciente, des habitudes profanes ten-dait souvent à
obscurcir.

Si notre Institution sait se rajeunir et se revivifier en se retrempant aux sources authentiques de


l'esprit maçonnique, elle peut devenir pour les hommes soucieux de régénérer notre pays le centre
d'attraction qu'elle aurait dû toujours être et dont la nécessité se fera cruellement sentir.

Car nous voyons bien, mes FF.., que la fin de la guerre ne s'accompagnera pas de cette explosion
de joie orgueilleuse que la France a connue lors de l'armistice de 1918. Nous en comprenons trop
les raisons. Ce n'est pas dans une France glorieusement unie que la victoire fera demain son
entrée, mais dans un pays maté-riellement ruiné et moralement dévasté où pendant quatre années
un régime odieux a semé tous les germes de la haine et de la méfiance. En tous les domaines un
enthousiasme vite évanoui a fait place à l'incertitude, à l'anxiété même qu'éveillent dans les cœurs
d'innombrables problèmes dont la complexité et la diffi-culté sont bien faits pour donner le
vertige.

Ces problèmes, il faudra cependant les résoudre, ai nous ne voulons pas qu'au milieu d'un monde
qui se renouvelle notre pays fasse figure de nation décrépite, promise à une irrémédiable
décadence.

Or, pour étudier toutes les questions angoissantes que pose cette cruelle époque, quelle Institution,
3e le dis sans vanité, est mieux préparée que la nôtre ? Quelle organisation peut se flatter d'avoir
au cours d'une expérience deux fois séculaire pratiqué avec autant de continuité les méthodes du
libre examen ?

Et qui pourrait sans mettre en doute la valeur même de h raison nier que ces méthodes soient tes
plus propres à nous tracer au milieu des passions et des cupidités la voie droite où il faut s'engager
pour atteindre le but que se proposent tous les hommes de bonne foi et de bonne volonté?
Jamais depuis deux cents ans une telle occasion ne s'est présentée à la Franc-Maçonnerie de
montrer ce qu'elle était capable de faire, de consacrer sa longue existence, et de répondre aux
persécutions qu'elle a souffertes par la preuve éclatante de son dévoues ment efficace au bien
public.

A cette œuvre grandiose la Grande Loge doit et peut concourir.

Ou du moins elle le pourra si tous ceux qui la composent sont animés de cette foi et de cette
ferveur sans lesquelles rien de durable et d'élevé ne se bâtit.

Mais ce n'est pas seulement en France que la Grande Loge doit faire sentir son action. Nous ne
devons jamais perdre de vue l'universalisme du Rite écossais; nous devons toujours avoir pré-
sente à l'esprit cette pensée que sur toute la surface de la terre des millions d'hommes, reliés à nous
par un même langage sym-bolique, partagent notre idéal et que l'union de tous ces maçons
effectivement réaliste préfigurerait la grande alliance pacifique des peuples épris de liberté.

Certes, nous ne pouvons savoir ce que sera au lendemain de la guerre l'organisation maçonnique
de l'Europe: il est malheu-reusement trop clair que dans tous les pays qui ont été soumis à la
domination germanique et nationale-socialiste les obédiences ont été décimées et nous aurons sans
doute à déplorer la dispa-rition d'un trop grand nombre de nos FF... Mais il n'est pas moins certain
que dans tous les Etats qui renaîtront à la liberté La Franc-Maçonnerie ressuscitera d'abord faible
matériellement mais animée d'une foi et d'une ardeur renouvelées. Ce serait pour notre Rite
écossais na grand et noble rôle que de servir de trait d'union entre les obédiences européennes
renaissantes et les autres puissances maçonniques. Ainsi dans un monde où tout est à reconstruire
apporterions-nous sur le plan qui est le nôtre une contribution digne de notre Ordre et des vastes
desseins qu'il doit se tracer. Mais là encore nous ne pouvons espérer réussir que dans la mesure où
nous resterons fidèles aux traditions de l'Institution et à ses méthodes particulières. Nous devons,
d'une part, éviter de tomber dans un fétichisme inerte et stérile et, d'un autre côté, nous garder de
déformer notre caractère propre en plagiant les organisations profanes. Nous n'ignorons pas qu'il
est malaisé d'éviter ce double danger et qu'il est difficile de s'adapter au pré-sent tout en respectant
le passé: cela exige un continuel contrôle de soi-même et un constant effort de lucidité.

Il faut donc que dans le concert international de la Maçonnerie notre Rite écossais se montre aux
yeux de nos amis étrangers le scrupuleux observateur de l'esprit et des règles de l'Ordre tout en
jouant un rôle d'animateur et, si le mot n'est pas trop ambi-tieux, de guide.

C'est peut-être un dessein orgueilleux, mais il mérite que l'on s'y attache.
En terminant, je veux évoquer devant vous ceux de nos frères qui sont tombés dans une lutte où se
trouvaient religieusement unies la défense de la Patrie et la défense de votre idéal.

Nous ne pouvons hélas ! retenir d'eux que leur souvenir et l'exemple d'un sacrifice qu'il nous
faudra toujours garder présent à la mémoire pour y trouver une source permanente d'inspiration et
d'enseignements.

Et notre pensée doit se tourner aussi vers ceux de nos FF. . qui furent prisonniers aux sombres
jours de I940 où qui, plus tard, furent déportés en Allemagne. Combien sont-ils... Quels sont-ils ?
Quel est leur sort exact ? Cela nous l'ignorons encore

Quoi qu'il en soit, lorsque dans un avenir que nous souhaitons tout proche, ces FF. absents nous
reviendront, ils seront en droit de nous demander des comptes, à nous qui, plus heureux, avons
retrouvé au lendemain de la délivrance de notre sol le pouvoir et la liberté d'agir. Ils seront en droit
de s'enquérir de ce que nous aurons fait de ces longs mois pendant lesquels ils auront continué de
souffrir. Ils seront en droit d'exiger que nous les accueillions dans un Temple assaini, purifié où ne
seront admis que des maçons aux mains nettes, bien décidés à conformer leur conduite aux obli-
gations qu'ils ont prêtées.

Et puisqu'il me faut conclure, c'est à un profane que j'em-prunterai mes dernières


paroles&emdash;à un profane que rien dans sa formation, ne rapproche de nous puisqu'il s'agit
d'un professeur de droit notoirement catholique. Mais sans se laisser influencer par son éducation
et sa croyance, cet homme « libre et de bonnes mœurs » a consacré à notre Institution quelques
pages d'un ouvrage récemment publié et qui fait quelque bruit. Voici comment le professeur
Hauriou termine cette partie de son livre:

« Le sentiment national n'a marqué à l'égard de la Maçon-nerie une réserve sérieuse qu'à partir du
moment où cette organi-sation est sortie de son cadre normal d'association de pensée.

« Le remède est par suite évident, il consiste à redonner à la Franc-Maçonnerie ce statut moral de
famille spirituelle qu'elle ne devra plus abandonner.

« Mais cet effort ne dépend pas du législateur seul. Une fois abolie la législation de Vichy contre
les sociétés dites « secrètes », il appartiendra à la Maçonnerie d'entreprendre ou de poursuivre une
tâche de transformation intérieure qu'elle seule peut mener à bien. Elle devra éliminer ceux de ses
membres qui n'ont cherché dans ses rangs qu'une entraide pour leur carrière ou leurs intérêts. Elle
devra également approfondir et faire connaître d'une façon plus large, ses buts idéalistes ainsi que
les moyens qu'elle préco-nise pour les atteindre.

« Ayant ainsi retrouvé sa position de groupement idéologique, la Franc-Maçonnerie qui


correspond à un courant de pensée rationaliste et libéral, traditionnel dans notre pays, ne sera plus
qu'un aspect particulier dans la richesse de l'unité et de la fraternité françaises. » (1)

(1) André HAURIOU, Le socialisme humaniste, Edition Fontaine, 1961.

Je souhaite, mes FF. ., que notre avenir maçonnique réponde au voeu de ce juriste catholique.

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