Les Intraduisibles - Barbara Cassin
Les Intraduisibles - Barbara Cassin
Les Intraduisibles - Barbara Cassin
1 | 2013
Transferts culturels
Les intraduisibles
Entretien avec François THOMAS (novembre 2010)
Barbara Cassin
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/rsl/252
DOI : 10.4000/rsl.252
ISSN : 2271-6246
Éditeur
Éditions Rue d'Ulm
Référence électronique
Barbara Cassin, « Les intraduisibles », Revue Sciences/Lettres [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 01 mai
2012, consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/rsl/252 ; DOI : 10.4000/rsl.252
© Revue Sciences/Lettres
Les intraduisibles 1
Les intraduisibles
Entretien avec François THOMAS (novembre 2010)
Barbara Cassin
Nous venons de tenir à Naples un séminaire pour confronter les difficultés et les enjeux.
Jacques Lezra, qui dirige le département de littérature comparée à la New York
University, soulignait avec force comment le Dictionary of Untranslatable Terms qui va
paraître à Princeton constitue une machine de guerre contre le globish (« se servir de
l’anglais contre le globish », dit-il) et contre une certaine conception de la philosophie
analytique, ce qui le conduit avec Michael Wood, et sous l’impulsion d’Emily Apter qui
coordonne l’ensemble, à simplifier/complexifier certaines entrées pour rendre le
dessein plus lisible. La version arabe en revanche ne cherche pas à adapter l’original
mais à le faire exister en arabe littéral ; la langue arabe, souligne Ali Benmaklouf, qui
dirige cette traduction, s’est formée de manière autoréférentielle car il existe très peu
d’œuvres traduites et éditées (quand la France édite 50 000 ouvrages par an, le Maroc
en publie 1000, et l’ensemble du monde arabe publie moins de livres par an que la
Suisse), mais on assiste aujourd’hui à un nouveau moment d’accélération historique
dans l’arrivée des textes en arabe, après celui du IXe siècle et celui du XIXe siècle : la
traduction de la terminologie philosophique du Vocabulaire, qui s’appuie sur le système
de la langue arabe pour créer de nouveaux paronymes, contribue à redessiner les
frontières du référentiel intellectuel. Quant à la traduction iranienne qui se met en
place, son importance politique se passe de commentaire.
En ukrainien, il s’agit en toute conscience de constituer une langue philosophique
propre, distincte du russe, en faisant travailler ensemble toute une communauté de
philosophes, enseignants et chercheurs, qui s’ignorait comme telle (les deux premières
livraisons viennent d’ailleurs de recevoir les prix 2010 et 2011 du meilleur livre en
sciences humaines). En roumain, il faut établir un vocabulaire correspondant au stade
actuel de la langue, qui ne cesse d’absorber de nouvelles traductions philosophiques en
même temps qu’elle récupère son épaisseur historique, elle-même liée en partie à la
traduction. Avec le portugais et l’espagnol, il y va essentiellement des frontières entre
littérature et philosophie, mais aussi du rapport aux transformations des langues mères
par les langues indigènes.
À chaque fois, tout bouge en même temps, non seulement en raison de l’afflux des
traductions ou retraductions des grandes œuvres de la tradition philosophique et
littéraire, traductions qui permettent de revisiter la langue nationale et de s’en
réapproprier les œuvres, mais aussi grâce aux moyens contemporains d’un travail et
d’une confrontation collective en ligne6. Je crois qu’avant tout nous avons tous en
partage quelque chose comme une conscience philologico-philosophique qui incite à la
fois à préserver et à inventer.
Je ne mesure pas la difficulté de traduire le dictionnaire en chinois, ou de très seconde
main. Mais je ne suppose pas un instant que rien n’aura lieu. Le Vocabulaire est en tout
cas déjà devenu un geste qui se poursuit, non pas une œuvre close qui se traduit –
energeia plutôt qu’ergon.
F. T. : Cette manière de concevoir la traduction pourrait-elle permettre de repenser la
traduction automatique, même si elle semble s’y opposer de prime abord ?
B. C. : J’ai été très choquée lorsque, cherchant auprès de l’Europe une subvention
« naturelle » pour un Vocabulaire européen des philosophies, on m’a répondu que
l’Europe ne subventionnait que les recherches portant sur la traduction assistée par
ordinateur. Il n’est pas impossible, loin de là, que l’on me fasse la même réponse
pour nous que l’espagnol ser et l’espagnol estar sont non différenciés. Les suppositions
épistémologiques ont changé : on ne traite pas de concepts, mais de mots, c’est-à-dire
de mots en langues, et de mots fortement contextualisés, pris dans des œuvres et des
textes (problème global/local). Les langues ne sont pas différents « habits » d’un
langage unique, mais le langage n’existe que sous la forme de la pluralité des langues.
Passer d’un nuage d’homonymes à un nuage d’homonymes : telle est la topologie
proposée par le Dictionnaire des intraduisibles. Ouvrons donc un faisceau de questions :
comment formaliser la description de la « richesse » homonymique d’un mot, d’une
expression, d’une phrase ? Comment formaliser le rapport synonymique entre deux
« richesses » ? Comment modéliser le tracé des réseaux et rendre visible leur non-
superposition ? Comment modéliser la possibilité d’une « virtualité/réalité »
sémantique supplémentaire : déploiement ouvert, remplissement non seulement d’un
« horizon d’attente » mais d’un « horizon inattendu », i.e. d’une création de sens par
une nouvelle œuvre ? Bref, comment se servir au mieux de l’histoire de la philosophie,
de l’histoire de la linguistique, de l’histoire des textes et de la philologie pour la
fabrication des ontologies sémantiques et l’implémentation de la traduction assistée ?
Si nous voulons de l’interdisciplinarité et de la fécondation, en voilà !
F. T. : Pouvez-vous nous parler du projet d’un Observatoire de la traduction ? Que vous
inspirent aujourd’hui la politique de l’Union européenne par rapport aux langues et les
discours qu’elle tient pour promouvoir le multilinguisme ?
B. C. : L’idée d’un Observatoire européen de la traduction m’est venue lorsque j’étais
« expert à haut niveau », comme on dit en bruxellois, auprès de Léonard Orban, alors
Commissaire au multilinguisme. Soient deux idées fortes que l’Europe ne peut pas ne
pas partager mais qu’elle a du mal à mettre en pratique : (1) la pluralité des langues et
des cultures est une richesse exceptionnelle qui caractérise l’identité de l’Europe « unie
dans la diversité » ; (2) après la circulation des biens et des personnes, il faut assurer la
circulation des œuvres. D’où la nécessité d’une politique européenne de la traduction,
pour limiter aux exigences de la communication immédiate le recours au « dialecte de
transaction », et garantir le « plus d’une langue »9. L’Observatoire aurait ainsi pour
mission de :
• créer les synergies entre les aides, les possibilités institutionnelles, les ressources publiques
et privées existant dans les différents pays ;
• recenser les manques qui font que des éléments-clefs d’une culture demeurent étrangers à
une autre (comme les « lacunes » de notre CNL) et inciter les éditeurs à y remédier ;
• favoriser en amont les coéditions en langues différentes et les traductions rapides ;
• promouvoir les éditions bilingues, car elles engagent l’idée que les langues ne sont pas des
véhicules interchangeables et constituent les outils par excellence d’un enseignement et
d’une culture de la pluralité ;
• valoriser la tâche du traducteur (en soutenant la valorisation universitaire de la traduction,
en proposant des bourses, des prix) ;
• ouvrir sur le monde cette Europe culturellement interactive : un projet concernant le
rapport entre les langues d’Europe et le chinois par exemple, via les traductions de textes et
de termes fondamentaux, pourrait être de la compétence de l’Observatoire.
Il ne faut ni une couche institutionnelle supplémentaire ni un guichet unique, mais une
intelligence d’ensemble et une volonté analogues au niveau européen à cette institution
heureuse, avec ses ressources propres intelligemment garanties, qu’est par exemple le
CNL français.
NOTES
1. Joachim Ritter et al., Historisches Wörterbuch der Philosophie, Stuttgart /Bâle, Schwabe, 1971-2007.
2. On peut la consulter sur la page : http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/pid20797/
la-strategie-nationale-de-recherche-et-d-innovation.html (consultée le 2 mars 2011).
3. Friedrich D. E. Schleiermacher, Herméneutique, trad. Ch. Berner, Paris-Lille, Le Cerf-PUL,
1989, p. 75.
4. Jacques Derrida, Mémoires pour Paul de Man, Paris, Éditions Galilée, 1988, p. 38.
RÉSUMÉS
Barbara Cassin revient sur les fondements et les enjeux philosophiques du Dictionnaire des
intraduisibles ainsi que sur les grandes problématiques de la traduction. Rejetant l’idée d’un
métalangage qui servirait de passerelle entre les différentes langues, elle définit un relativisme
non subjectiviste, ou « comparatif dédié ». Elle évoque également dans cet entretien les projets
de traduction du Vocabulaire européen des philosophies et la mise en place d’un Observatoire
européen de la traduction.
In this interview, Barbara Cassin considers the philosophical presuppositions and stakes of the
Dictionary of Untranslatable Words, and adresses some of the main questions raised by the
experience of translation. She rejects the idea of a metalanguage, which would allow the passage
from one natural language to another, and puts forward a non subjectivist relativism instead. She
also mentions the current projects for translating the European Vocabulary of philosophies and the
creation of an European Observatory of Translation.
INDEX
Mots-clés : traduction, langue, intraduisible, relativisme, multilinguisme, Europe
Keywords : translation, language, untranslatable, relativism, multilingualism
AUTEUR
BARBARA CASSIN
Directrice de recherche, CNRS, Centre Léon Robin.
Parmi les publications :
Sous sa direction, Le Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Le
Seuil, 2004.