Les Intraduisibles - Barbara Cassin

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Revue Sciences/Lettres

1 | 2013
Transferts culturels

Les intraduisibles
Entretien avec François THOMAS (novembre 2010)

Barbara Cassin

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/rsl/252
DOI : 10.4000/rsl.252
ISSN : 2271-6246

Éditeur
Éditions Rue d'Ulm

Référence électronique
Barbara Cassin, « Les intraduisibles », Revue Sciences/Lettres [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 01 mai
2012, consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/rsl/252 ; DOI : 10.4000/rsl.252

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Les intraduisibles 1

Les intraduisibles
Entretien avec François THOMAS (novembre 2010)

Barbara Cassin

François Thomas : Pourrions-nous revenir, pour commencer cet entretien, sur Le


Vocabulaire européen des philosophies, paru en 2004 ? Son ambition est indissociablement
philosophique et politique. Philosophique, car il promeut une certaine conception du
langage et des langues ainsi qu’une conception des rapports entre langues, pensée et
cultures ; et politique, car il porte en lui une vision de l’Europe multilingue qui va à l’encontre
d’une tendance lourde à la domination croissante du tout-à-l’anglais. Pourriez-vous dire
quelques mots de ces présupposés philosophiques du Vocabulaire et de ce geste politique ?
Barbara Cassin : Commençons par le geste philosophique. Il s’agit de comprendre et de
faire comprendre que nous philosophons en langues. En philosophie aussi, « science »
humaine par excellence, et pas seulement en poésie ou en littérature, la différence des
langues travaille de manière parfois décisive ce que l’on tient commodément pour de
l’universel : idées ou concepts. Cette perception n’est pas neuve, et Schleiermacher ou
Humboldt servent ici de références ; mais l’outil qui la met en travail l’est, en revanche.
Je l’ai compris avec force lors de la première réunion qui a rassemblé ceux dont je
souhaitais qu’ils constituent un conseil scientifique : Tullio Gregory m’a demandé si mes
lemmes d’entrée étaient des concepts ou des mots. Réponse, dès lors consciente d’elle-
même : des mots. Jean-Luc Marion a fait alors judicieusement remarquer que mon idée
de dictionnaire était, comme mon propre travail en philosophie, liée à la « logologie »
sophistique : il ne s’agit pas en effet d’aller fidèlement de l’être au dire de l’être, mais de
souligner le caractère performant ou performatif du langage, qui fait être ce qu’il dit. Le
Vocabulaire, par définition non fini, immerge cette « logologie » sophistique dans la
pluralité des langues, en réfléchissant à partir des textes en langues sur les symptômes
de différence que sont les « intraduisibles », la discordance des réseaux, la sémantique,
la syntaxe, l’ordre des mots, etc. Il montre ainsi comment chaque langue, loin d’être un
simple outil de communication, est un filet différent jeté sur le monde, qui ramène
d’autres poissons, dessine un autre monde. Simultanément, cette considération des
singularités défait la hiérarchie d’un « nationalisme ontologique » à la Heidegger, qui
sacralise les intraduisibles en faisant du grec et de l’allemand, plus grec que le grec, les

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langues de l’être et dont, par exemple, le monument d’historialité conceptuelle qu’est le


Ritter1 allemand garde les traces gadamériennes.
C’est évidemment aussi un geste politique fort au niveau de l’Europe que d’aller contre
le choix du globish, ce global english, hégémonique comme langue de service, mais qui se
répand comme langue « scientifique » et ne laisse subsister à son côté que des dialectes,
tels le français, l’espagnol ou l’allemand, qui comptent pour rien dans les cotations
évaluatives. La politique et la politique scientifique rejoignent ici la philosophie. On
nous enjoint en effet avec une insistance sans cesse croissante (lisible tout récemment
dans la « Nouvelle nomenclature des productions de la recherche dans le domaine des
Sciences de l’Homme et de la Société », qui vient d’être rendue publique comme allant
de soi par la Stratégie Nationale de la Recherche et de l’Innovation2, mais suscite un très
fort émoi dans la communauté tant institutionnelle que scientifique), on nous enjoint,
donc, d’aligner la philosophie ou bien sur la philosophy anglo-saxonne, triomphante en
Europe notamment grâce à l’European Research Council, ou bien sur les cultural studies. Ou
bien les cognisciences, à facteur h élevé et lestées d’avenir, ou bien le patrimonial à
digitaliser et le sociétal mou captif d’injonctions politiques à la mode people. Le
dictionnaire des intraduisibles le manifeste : nous avons besoin, pour faire de la
« philosophie », des œuvres, de l’histoire et des langues. Aristote n’est pas mon collègue
à Oxford, et il faut, au moins, compliquer l’universel ! C’est ainsi seulement que
l’Europe, tirant partie de sa diversité, aura une chance d’être habitable, et j’ajoute :
compétitive !
F. T. : Si l’on renonce à l’idée qu’il y a un sens extralinguistique, dont les mots qui l’expriment
seraient les signes insignifiants, s’il n’y a pas de troisième terme entre deux énoncés qui
prétendent dire la « même chose » dans deux langues différentes, quel peut alors être le
critère pour décider d’une bonne traduction, pour choisir entre diverses possibilités de
traduction ? Il faut sans doute, aussi, faire une distinction entre « intraduisible » et
« incompréhensible ». Ce que l’on ne parvient pas à traduire, peut-on affirmer néanmoins
qu’on le comprend tout à fait ?
B. C. : À supposer qu’il y ait un sens extralinguistique, un troisième terme comme vous
dites, dans quelle langue s’énoncera-t-il au juste ? Il est difficile de ne pas être
leibnizien sur ce point : calculemus. Pour être conséquents, nous devrions passer de la
langue, ou plutôt des langues, au calcul. Le « sens », l’idée comme telle, c’est en toute
rigueur la réduction aux identiques d’une caractéristique universelle qui l’exprimerait
adéquatement.
Mais je fais bien plutôt mienne l’idée qu’il n’y a pas de métalangage ou que, comme dit
Lacan, la métalangue c’est la traduction. Les langues sont comme les individus,
(im)parfaites en cela que plusieurs. L’idée d’un sens extralinguistique ne fournit
concrètement, c’est-à-dire dans les langues, aucun critère. En y « renonçant », il me
semble que le traducteur ne renonce à rien. Il peut, tout simplement, commencer à
travailler : traduire phrase après phrase un texte qu’il n’aura, si c’est un texte et un
texte en langue, jamais fini de lire, de comprendre ni de traduire, et dont il proposera
une stabilisation, mais sans garantie d’éternité.
Il y a certes des mauvaises traductions, fautives par méconnaissance – méconnaissance
des langues de départ ou d’arrivée, y compris dans leur matérialité signifiante et dans
les tours de leur inventivité (« un auteur et sa langue : il est son organe et elle est le
sien », prévient Schleiermacher3), méconnaissance des intentions de l’auteur, de ses
références, du contexte au sens large – ; elles se voient, plus ou moins. Les très bonnes

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traductions, qui hospitent et vous comblent de sens (elles comprennent l’auteur


« mieux qu’il ne s’est compris lui-même », leurs déterritorialisations vont dans le sens
de la langue d’arrivée), se voient aussi, elles font comprendre, penser, rêver ; elles
permettent de poursuivre et d’inventer. Une traduction, entre autres, comme une
langue, entre autres : un sommet d’iceberg, tout au bout d’une série de choix (y
compris, en ce qui concerne particulièrement la philosophie grecque, des choix
philologiques quant à la transmission, à la leçon, à l’établissement du texte), la pointe
extrême d’une interprétation. C’est justement la raison pour laquelle je crois
fermement que, de bonnes traductions, il n’y en a pas qu’une ; en revanche, il y a des
traductions meilleures que d’autres à certains moments et pour certaines fins.
On pourrait croire que traduire suppose d’abord que l’on comprenne, puis que l’on
sache rendre. Mon expérience serait plutôt qu’on traduit « comme » on comprend : il
faut comprendre pour traduire mais traduire fait comprendre. Je définis volontiers
l’intraduisible non pas comme ce qu’on ne traduit pas, mais comme ce qu’on ne cesse
pas de (ne pas) traduire. On parvient toujours à traduire. Une langue, un auteur, un
texte, une phrase, un mot même, sont pleins de bifurcations, et une traduction ne fait
jamais que stabiliser un trajet, avec plus ou moins d’intelligence et de bonheur, de force
adaptée. Les textes et les pensées se referment, si « philosophiques », si
« scientifiques », si « univoques » soient-ils, et il faut les relire et les pratiquer encore.
Les langues plus ou moins disjointes trouvent plus ou moins (im)possiblement des
réseaux d’équivalences, les traducteurs font plus ou moins comprendre les difficultés,
inventent et transforment la langue d’arrivée de manière plus ou moins audible et belle
pour ceux qui la parlent. Un dictionnaire des intraduisibles contribue à diagnostiquer
et gloser ces difficultés, explorer la force et l’intérêt des erreurs comme des trouvailles.
Une des difficultés soulevées par le Dictionnaire des intraduisibles est celle du relativisme.
D’un côté il s’oppose bien à cette forme d’universalisme que l’on trouve dans une part
importante de la philosophie analytique ; mais de l’autre côté il s’oppose tout autant à
un relativisme qui replierait les pensées dans une langue, une culture, une histoire. La
traduction, telle que vous la concevez, semble admettre le relativisme des univers de
sens, mais le dépasser dans le même temps, puisque sans cela, sans un certain horizon
d’universalité, la traduction serait impossible.
F. T. : Toute pensée de l’universel aujourd’hui n’est-elle pas une pensée de la traduction ?
Alors qu’après la peur du « choc des civilisations », la mode est plutôt maintenant au
« dialogue » et au « rapprochement entre les cultures », la réflexion sur l’éthique peut-elle se
passer d’une réflexion sur la traduction ?
B. C. : Ni globish ni nationalisme ontologique. Ni universalisme abstrait sans histoire et
sans langue, ni culturalisme identitaire. Ni l’Unicité abstraite, ni le un plus un
indéfiniment infini. Mais le multiple en relation. Le paradigme de la traduction
s’oppose aux deux diktats. C’est un paradigme commode, et qui devient, on peut s’en
réjouir, à la mode.
Mais je n’ai guère envie de moraliser la chose. J’aimerais mieux la politiser, en parlant
de la pluralité et de la diversité qui sont au fondement du politique (du bon côté
d’Arendt), plutôt que de l’écoute et du soin qui rameutent nos bons instincts aux relents
de moraline. Mais c’est un moindre mal que d’appeler « éthique » la complication de
l’universel, et la substitution du comparatif à l’Idée-Une de Vérité. Je dirais que c’est là
effectivement du relativisme, et rien d’autre, sans universalité à l’horizon – tout au
plus, si l’on y tient, un schème de construction ou un principe réfléchissant, mais

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l’immanence me paraît suffire. Pas besoin de « troisième homme », ni de « dépasser »,


pour reprendre votre terme.
Simplement, c’est un relativisme non subjectiviste, un relativisme bien compris. Il est
historiquement lié à la discursivité de type sophistique (ce que j’appelle après Novalis
« logologie », parler pour parler), caractérisée par son attention à l’homonymie et à la
performance, et qui conditionne toute pratique effective de la traduction : une
« déterritorialisation », sans point de vue de Dieu d’où l’on embrasserait tous les
territoires tota simul dans les siècles des siècles. Un tel relativisme se joue, exactement
comme Austin à la fin de How to Do Things with Words, des deux « fétiches » que sont
« vérité/fausseté » et « valeur/fait ».
Où l’on rejoint Derrida – une part très derridienne de Derrida. « Si j’avais à risquer, Dieu
m’en garde, une seule définition de la déconstruction, brève, elliptique, économique
comme un mot d’ordre, je dirais sans phrase : “plus d’une langue” », écrivait Jacques
Derrida en 19884. Ce n’est pas la déconstruction comme telle qui m’intéresse ici, bien
que la manière de disséquer les évidences jusqu’aux apories qu’elles contiennent puisse
servir de méthode. C’est plutôt la manière dont le constat injonctif « plus d’une
langue » est repris dans ce texte vraiment prenant qu’est Le Monolinguisme de l’autre. La
déconstruction par Derrida de sa propre position s’exprime par une aporie – sa banalité
n’ôte rien à la contradiction – qu’il énonce ainsi : « on ne parle jamais qu’une seule
langue » / « on ne parle jamais une seule langue ». Une contradiction pragmatique, s’il
en est, dont les théoriciens anglo-américains ou allemands lui feront reproche comme à
un philosophe bien français. Ils lui diraient : « Vous êtes un sceptique, un relativiste, un
nihiliste... Si vous continuez, on vous mettra dans un département de rhétorique ou de
littérature... Si vous insistez, on vous enfermerait dans le département de sophistique 5
. » Cette menace me réjouit comme le diagnostic de relativisme.
Définissons une bonne fois le relativisme avec Socrate, dans l’Apologie de Protagoras du
Théétète, comme le choix, au lieu du Vrai, du « plus vrai », qui n’est rien d’autre qu’un
« meilleur pour », à un moment donné, dans un domaine donné, pour une entité
donnée, individu ou cité, par différence avec l’imposition du Bien, en toute majuscule
de l’Idée, le même Bien pour tous et pour toujours. Le comparatif dédié, « meilleur
pour », est certainement une excellente stratégie ou, dit de manière relativiste, la
meilleure des stratégies pour s’orienter dans la question des langues.
F. T. : Le Dictionnaire est en cours de traduction dans différentes langues. Quels problèmes
ces traductions font-elles apparaître ? On peut imaginer que, d’une langue à l’autre, les
mots « intraduisibles » ne le sont pas de la même manière, au même degré, ou pour les
mêmes raisons.
B. C. : Traduire un dictionnaire des intraduisibles, c’est porter l’oxymore au carré.
Le Vocabulaire est pour l’instant en cours de traduction, plus ou moins avancée, en
ukrainien (deux livraisons sont déjà parues), en espagnol, en portugais, en arabe, en
anglais, en roumain, en persan et en russe. Cette diversité est déjà réjouissante : anglo-
américain et arabe, c’est aussi une victoire politique ; espagnol au Mexique et portugais
au Brésil, c’est aussi un manifeste postcolonial.
Les problèmes rencontrés par ces traductions-adaptations sont évidemment pour
partie spécifiques à la langue et au contexte culturel. Le sens se constitue au moins
aussi dans l’adresse.

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Nous venons de tenir à Naples un séminaire pour confronter les difficultés et les enjeux.
Jacques Lezra, qui dirige le département de littérature comparée à la New York
University, soulignait avec force comment le Dictionary of Untranslatable Terms qui va
paraître à Princeton constitue une machine de guerre contre le globish (« se servir de
l’anglais contre le globish », dit-il) et contre une certaine conception de la philosophie
analytique, ce qui le conduit avec Michael Wood, et sous l’impulsion d’Emily Apter qui
coordonne l’ensemble, à simplifier/complexifier certaines entrées pour rendre le
dessein plus lisible. La version arabe en revanche ne cherche pas à adapter l’original
mais à le faire exister en arabe littéral ; la langue arabe, souligne Ali Benmaklouf, qui
dirige cette traduction, s’est formée de manière autoréférentielle car il existe très peu
d’œuvres traduites et éditées (quand la France édite 50 000 ouvrages par an, le Maroc
en publie 1000, et l’ensemble du monde arabe publie moins de livres par an que la
Suisse), mais on assiste aujourd’hui à un nouveau moment d’accélération historique
dans l’arrivée des textes en arabe, après celui du IXe siècle et celui du XIXe siècle : la
traduction de la terminologie philosophique du Vocabulaire, qui s’appuie sur le système
de la langue arabe pour créer de nouveaux paronymes, contribue à redessiner les
frontières du référentiel intellectuel. Quant à la traduction iranienne qui se met en
place, son importance politique se passe de commentaire.
En ukrainien, il s’agit en toute conscience de constituer une langue philosophique
propre, distincte du russe, en faisant travailler ensemble toute une communauté de
philosophes, enseignants et chercheurs, qui s’ignorait comme telle (les deux premières
livraisons viennent d’ailleurs de recevoir les prix 2010 et 2011 du meilleur livre en
sciences humaines). En roumain, il faut établir un vocabulaire correspondant au stade
actuel de la langue, qui ne cesse d’absorber de nouvelles traductions philosophiques en
même temps qu’elle récupère son épaisseur historique, elle-même liée en partie à la
traduction. Avec le portugais et l’espagnol, il y va essentiellement des frontières entre
littérature et philosophie, mais aussi du rapport aux transformations des langues mères
par les langues indigènes.
À chaque fois, tout bouge en même temps, non seulement en raison de l’afflux des
traductions ou retraductions des grandes œuvres de la tradition philosophique et
littéraire, traductions qui permettent de revisiter la langue nationale et de s’en
réapproprier les œuvres, mais aussi grâce aux moyens contemporains d’un travail et
d’une confrontation collective en ligne6. Je crois qu’avant tout nous avons tous en
partage quelque chose comme une conscience philologico-philosophique qui incite à la
fois à préserver et à inventer.
Je ne mesure pas la difficulté de traduire le dictionnaire en chinois, ou de très seconde
main. Mais je ne suppose pas un instant que rien n’aura lieu. Le Vocabulaire est en tout
cas déjà devenu un geste qui se poursuit, non pas une œuvre close qui se traduit –
energeia plutôt qu’ergon.
F. T. : Cette manière de concevoir la traduction pourrait-elle permettre de repenser la
traduction automatique, même si elle semble s’y opposer de prime abord ?
B. C. : J’ai été très choquée lorsque, cherchant auprès de l’Europe une subvention
« naturelle » pour un Vocabulaire européen des philosophies, on m’a répondu que
l’Europe ne subventionnait que les recherches portant sur la traduction assistée par
ordinateur. Il n’est pas impossible, loin de là, que l’on me fasse la même réponse

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aujourd’hui. Mais je trouverais à présent un joint et une articulation sincères, aussi


importants à mes yeux pour l’herméneutique que pour la technique.
Les exigences traditionnelles de la philosophie du langage depuis Aristote et les
exigences de la traduction informatisée se rejoignent en effet en un point très précis,
qui détermine tous les autres : la chasse à l’homonymie, c’est-à-dire le réquisit
d’univocité sémantique et syntaxique. L’équivoque, pour WordNet et Systran (les outil
et système les plus couramment utilisés) constitue, exactement comme pour Aristote, le
mal radical du langage, producteur de non-sens ou de sophismes7. La piste d’abord
explorée par la traduction assistée par ordinateur (la « TAO » comme on dit) consiste à
passer par une langue-pivot, en l’occurrence l’anglais, qu’il faut désambiguïser pour la
faire passer de l’état de langue naturelle à celui de langage conceptuel. Traduire
consiste à ramener toutes les langues naturelles à une unique langue conceptuelle
neutre, sans qualités, une sorte de métalangage globish-technish, autorisant comme un
échangeur un nouveau passage à une quelconque autre langue naturelle (en principe :
du français au chinois, mais aussi à l’italien, via cet « anglais wordneté »).
Or cela ne marche pas, tout le monde en convient. Devant les difficultés et les ridicules
d’une TAO empêtrée dans les foisonnements d’ambiguïtés croisées, ingérables tant dans
le terme à terme qu’avec l’aide des contextes, on se tourne aujourd’hui vers une
hybridation par la statistique, combinant désambiguïsation et données probabilistes.
Les corpus bilingues fonctionnent alors comme autant d’énormes pierres de Rosette.
Mais on change ainsi de modèle et de geste philosophique. Car le point de départ est
inverse : exploiter la pluralité au lieu de viser l’unité. On entre alors dans l’espace
ouvert par le Vocabulaire.
La traduction ne requiert plus de fabriquer un tertium quid unique et idéal mais de
modéliser un espace commun, d’explorer et de représenter les différences des réseaux
au sein de cet espace. Il faut, en bon judoka ou en bon sophiste, surpasser la prise de
l’homonymie en utilisant sa force, et non plus tenter de la réduire à un impossible
néant. Or cela ne peut se faire qu’en jouant sur un double niveau : celui de la pluralité
des langues et celui de la pluralité des sens d’un mot ou d’une tournure au sein d’une
langue donnée. Et c’est cela, la traduction. Je propose de penser l’ajointement de ces
deux niveaux à l’aide d’une phrase de Lacan, dans L’Étourdit : « Une langue entre autres
n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissées persister 8
. » Lacan l’applique aux langues de l’inconscient mais, à l’appliquer aux langues en
général, on comprend que les homonymies (terminologiques, grammaticales,
syntaxiques) sont les traits d’identité d’une langue, donc les points de comparaison
pertinents entre les différentes langues. Nous sommes bel et bien dans l’espace du
Vocabulaire, avec les intraduisibles comme symptômes de la différence des langues, pris
dans la pluralité des langues, et dans la pluralité des sens d’un mot ou d’une phrase au
sein d’une langue et d’un texte : après Babel et après Aristote, avec bonheur.
Le recensement des équivoques constitue, comme pour le premier semantic web, un
point de passage obligé. Mais la manière de les traiter évolue considérablement : un
certain nombre d’entre elles, à chaque fois différentes, sont constitutives d’une langue,
elles sont non accidentelles et diachroniquement instruites, enfin elles sont surtout
visibles de l’extérieur de cette langue. Ainsi c’est pour nous que le russe pravda signifie
de manière équivoque « vérité » et « justice », ou svet « lumière » et « monde », de
même que c’est pour un latin que le grec logos signifie simultanément ratio et oratio, ou

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pour nous que l’espagnol ser et l’espagnol estar sont non différenciés. Les suppositions
épistémologiques ont changé : on ne traite pas de concepts, mais de mots, c’est-à-dire
de mots en langues, et de mots fortement contextualisés, pris dans des œuvres et des
textes (problème global/local). Les langues ne sont pas différents « habits » d’un
langage unique, mais le langage n’existe que sous la forme de la pluralité des langues.
Passer d’un nuage d’homonymes à un nuage d’homonymes : telle est la topologie
proposée par le Dictionnaire des intraduisibles. Ouvrons donc un faisceau de questions :
comment formaliser la description de la « richesse » homonymique d’un mot, d’une
expression, d’une phrase ? Comment formaliser le rapport synonymique entre deux
« richesses » ? Comment modéliser le tracé des réseaux et rendre visible leur non-
superposition ? Comment modéliser la possibilité d’une « virtualité/réalité »
sémantique supplémentaire : déploiement ouvert, remplissement non seulement d’un
« horizon d’attente » mais d’un « horizon inattendu », i.e. d’une création de sens par
une nouvelle œuvre ? Bref, comment se servir au mieux de l’histoire de la philosophie,
de l’histoire de la linguistique, de l’histoire des textes et de la philologie pour la
fabrication des ontologies sémantiques et l’implémentation de la traduction assistée ?
Si nous voulons de l’interdisciplinarité et de la fécondation, en voilà !
F. T. : Pouvez-vous nous parler du projet d’un Observatoire de la traduction ? Que vous
inspirent aujourd’hui la politique de l’Union européenne par rapport aux langues et les
discours qu’elle tient pour promouvoir le multilinguisme ?
B. C. : L’idée d’un Observatoire européen de la traduction m’est venue lorsque j’étais
« expert à haut niveau », comme on dit en bruxellois, auprès de Léonard Orban, alors
Commissaire au multilinguisme. Soient deux idées fortes que l’Europe ne peut pas ne
pas partager mais qu’elle a du mal à mettre en pratique : (1) la pluralité des langues et
des cultures est une richesse exceptionnelle qui caractérise l’identité de l’Europe « unie
dans la diversité » ; (2) après la circulation des biens et des personnes, il faut assurer la
circulation des œuvres. D’où la nécessité d’une politique européenne de la traduction,
pour limiter aux exigences de la communication immédiate le recours au « dialecte de
transaction », et garantir le « plus d’une langue »9. L’Observatoire aurait ainsi pour
mission de :
• créer les synergies entre les aides, les possibilités institutionnelles, les ressources publiques
et privées existant dans les différents pays ;
• recenser les manques qui font que des éléments-clefs d’une culture demeurent étrangers à
une autre (comme les « lacunes » de notre CNL) et inciter les éditeurs à y remédier ;
• favoriser en amont les coéditions en langues différentes et les traductions rapides ;
• promouvoir les éditions bilingues, car elles engagent l’idée que les langues ne sont pas des
véhicules interchangeables et constituent les outils par excellence d’un enseignement et
d’une culture de la pluralité ;
• valoriser la tâche du traducteur (en soutenant la valorisation universitaire de la traduction,
en proposant des bourses, des prix) ;
• ouvrir sur le monde cette Europe culturellement interactive : un projet concernant le
rapport entre les langues d’Europe et le chinois par exemple, via les traductions de textes et
de termes fondamentaux, pourrait être de la compétence de l’Observatoire.
Il ne faut ni une couche institutionnelle supplémentaire ni un guichet unique, mais une
intelligence d’ensemble et une volonté analogues au niveau européen à cette institution
heureuse, avec ses ressources propres intelligemment garanties, qu’est par exemple le
CNL français.

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Aujourd’hui, il n’y a plus de commissariat au multilinguisme ; le titre d’Androulla


Vassiliou, précédemment commissaire à la Santé, est « Commissaire pour l’éducation, la
culture, le multilinguisme et la jeunesse ». Cette évolution n’est pas vraiment bon
signe… Dans le cadre de la stratégie « Europe 2020 », pour utiliser la langue de bois
commune, c’est l’apprentissage des langues, dès le plus jeune âge puis via la mobilité
des études, qui sera privilégié. L’objectif n’a pas changé : « deux plus une », chaque
citoyen de l’UE doit parler au moins deux langues étrangères en plus de la sienne. C’est,
à mon avis, un excellent objectif à faire respecter, si on y arrive, y compris dans les pays
anglo-saxons.
On lit sur la page web de la Commissaire consacrée à ses priorités10 que « nous devons
soutenir non seulement les 23 langues officielles de l’UE, mais aussi les 60 langues
régionales et minoritaires parlées dans l’Union ». Cela fait donc 83 langues, ce n’est pas
facile, et il n’est pas surprenant de constater que, dans la pratique, les « langues de
travail » se réduisent souvent à une. Mais c’est aussi, et d’abord, que l’objectif retenu
pour le multilinguisme est trop simple : « La connaissance d’autres langues élargit les
perspectives professionnelles et facilite la communication et la compréhension, en
Europe et dans le reste du monde. » Pour assurer « la communication et la
compréhension », un bon globish suffit ! Je trouve toujours inquiétant le privilège de la
communication, « compréhension » fonctionnant comme un doublet, et la réduction de
la langue à l’outil, comme s’il ne fallait pas au moins différencier langue de service et
langue de culture, et comme si la culture et les langues n’étaient pas en prise quoi qu’il
arrive. J’aimerais que soit au moins prononcé le mot de « traduction », et le plus vite
possible. La langue de l’Europe, c’est la traduction.
Au niveau français en tout cas, il semble que puisse se mettre en place, sous les
impulsions conjointes de la Délégation générale à la langue française et aux langues de
France, du Centre national du livre et du CNRS, une politique très machiavélienne en
faveur simultanément de la traduction et de la numérisation : traduire massivement en
anglais, les revues françaises par exemple, permettrait en effet et de continuer à penser
et écrire en français, et d’être référencé dans la course à l’échalote. J’y suis tout à fait
favorable, comme à une affirmative action, par définition transitoire puisque,
notamment grâce à elle, les choses bougeront. Et comme à un teasing permettant de
maintenir avec l’amour du français le désir de plus d’une langue...

NOTES
1. Joachim Ritter et al., Historisches Wörterbuch der Philosophie, Stuttgart /Bâle, Schwabe, 1971-2007.
2. On peut la consulter sur la page : http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/pid20797/
la-strategie-nationale-de-recherche-et-d-innovation.html (consultée le 2 mars 2011).
3. Friedrich D. E. Schleiermacher, Herméneutique, trad. Ch. Berner, Paris-Lille, Le Cerf-PUL,
1989, p. 75.
4. Jacques Derrida, Mémoires pour Paul de Man, Paris, Éditions Galilée, 1988, p. 38.

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5. Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Éditions Galilée, 1996, p. 18.


6. Voir le site, en cours de finalisation, http://www.intraduisibles.org/, son équivalent brésilien,
et le « Journal de bord » des traductions du Vocabulaire, en ligne sur le site de la revue
Transeuropéennes http://www.transeuropeennes.eu/
7. Voir en dernier lieu Laurence Danlos, « La traduction automatique », L’Archicube, 9, Paris,
Association des anciens élèves, élèves et amis de l’École normale supérieure, décembre 2010,
p. 90-95 (« Un pied-noir a mangé une pomme de terre »/ « A blackfoot ate an apple of earth »
/ « An Algerian-born Frenchman ate a potatoe »). Je me permets de renvoyer à mon texte
« Accident/ accident de voiture », in Christophe Erismann et Alexandrine Schniewind (éd.),
Compléments de substance. Études sur les propriétés accidentelles offertes à Alain de Libera, Paris, Vrin,
2008, p. 19-32, où je compare les désambiguïsations proposées par Wordnet pour le verbe to be et
les Catégories d’Aristote.
8. Jacques Lacan, « L’Étourdit », Scilicet, 4, revue paraissant au Champ Freudien, Paris, Le Seuil,
1973, p. 47.
9. Un Appel à « plus d’une langue ». Pour une politique européenne de la traduction est paru
simultanément dans les grands quotidiens européens à l’occasion des États Généraux du
multilinguisme, en septembre 2008 (voir par exemple http://www.liberation.fr/
culture/0101267187-appel-a-plus-d-une-langue).
10. http://ec.europa.eu/commission_2010-2014/vassiliou/about/priorities

RÉSUMÉS
Barbara Cassin revient sur les fondements et les enjeux philosophiques du Dictionnaire des
intraduisibles ainsi que sur les grandes problématiques de la traduction. Rejetant l’idée d’un
métalangage qui servirait de passerelle entre les différentes langues, elle définit un relativisme
non subjectiviste, ou « comparatif dédié ». Elle évoque également dans cet entretien les projets
de traduction du Vocabulaire européen des philosophies et la mise en place d’un Observatoire
européen de la traduction.

In this interview, Barbara Cassin considers the philosophical presuppositions and stakes of the
Dictionary of Untranslatable Words, and adresses some of the main questions raised by the
experience of translation. She rejects the idea of a metalanguage, which would allow the passage
from one natural language to another, and puts forward a non subjectivist relativism instead. She
also mentions the current projects for translating the European Vocabulary of philosophies and the
creation of an European Observatory of Translation.

INDEX
Mots-clés : traduction, langue, intraduisible, relativisme, multilinguisme, Europe
Keywords : translation, language, untranslatable, relativism, multilingualism

Revue Sciences/Lettres, 1 | 2013


Les intraduisibles 10

AUTEUR
BARBARA CASSIN
Directrice de recherche, CNRS, Centre Léon Robin.
Parmi les publications :
Sous sa direction, Le Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Le
Seuil, 2004.

Revue Sciences/Lettres, 1 | 2013

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