Wiener

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LA CYBERNÉTIQUE
Information et régulation dans le vivant et la machine
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Du même auteur

Autobiographie (en anglais)


T. 1, Ex-Prodigy
T. 2, I Am a Mathematician
MIT Press, 1964

Cybernétique et société
Deux-Rives, 1952
10/18, 1962, 1971
Seuil, « Points Sciences », 2014

Sur Norbert Wiener


Flo Conway, Jim Siegelman
Héros pathétique de l’âge de l’information :
En quête de Norbert Wiener, père de la cybernétique
(traduit de l’américain par N. Vallée-Levi)
Hermann, 2012

Pierre Cassou-Noguès
Les Rêves cybernétiques de Norbert Wiener
Seuil, « Science ouverte », 2014
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NORBERT WIENER

LA CYBERNÉTIQUE
Information et régulation
dans le vivant et la machine

Présentation de Ronan Le Roux

Traduit de l’anglais par


Ronan Le Roux, Robert Vallée et Nicole Vallée-Lévi

É DITIONS DU SEUI L
25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe
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Sources
du savoir

Cet ouvrage a été édité sous la direction de


Jean-Marc Lévy-Leblond

Titre original : Cybernetics or Control and Communication


in the Animal and the Machine
Éditeur original : The MIT Press, Cambridge, Massachusetts
© 1965 by Massachusetts Institute of Technology
isbn original : 978-1-61427-502-2

isbn 978-2-02-116990-4

© Éditions du Seuil, avril 2014, pour la traduction française

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation
collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé
que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une
contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

www.seuil.com
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Sources
du savoir

Le principe de cette collection est simple : remettre en circu-


lation – présentés, expliqués et réinterprétés à la lumière
des recherches actuelles – les textes fondamentaux, sources
du savoir.
L’histoire des sciences est scandée par des textes, dont les
plus importants sont faciles à identifier : ce sont ceux que
traverse le scandale de l’inconnu, ou la nouveauté d’un
questionnement.
Ces textes célèbres et dont les ressources scientifiques,
philosophiques, voire esthétiques restent inépuisables sont,
pour beaucoup, introuvables.
Les rendre accessibles est le meilleur moyen de démontrer
que la science, pour peu qu’elle ne se réduise pas à une
affaire de spécialistes, ne cesse jamais de penser.

Jean-Marc Lévy-LeblondThierry Marchaisse


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AVERTISSEMENT

Certains chapitres (3, 4, 10) comprennent des passages de


caractère mathématique que nous signalons par un filet en
marge. Le lecteur non familiarisé peut sauter ces pages sans
encombre, mais lira avec profit les paragraphes rédigés de
ces chapitres.
De même, en raison de son caractère quelque peu technique,
la préface à la seconde édition de 1961 est reportée à la fin
de cette édition.
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Présentation de l’édition française

Classique inclassable, ce livre n’avait jamais été traduit en


français, alors même qu’il avait d’abord paru chez la maison
parisienne Hermann & Cie, côtoyant Einstein, Bourbaki ou
Koyré dans la prolifique et prestigieuse collection des « Actua-
lités scientifiques et industrielles ». « Un livre comme celui-là
ne se traduit pas », aurait dit l’éditeur à l’époque ; « Ceux qui
ont besoin de le lire le lisent en anglais », me suis-je également
entendu rétorquer. Si l’on ne se risquera pas ici à supposer que
quelque ouvrage, et celui-ci en particulier, soit une réponse
à un « besoin », en revanche, le contraste entre l’aura de ce
livre et sa longue absence de traduction française constitue
peut-être une anomalie dont l’accueil dans la galerie d’honneur
des « Sources du savoir » signerait à la fois la reconnaissance
et la réparation.
Cybernetics or Control and Communication in the Animal
and the Machine, en dépit de son abord parfois ardu, a reçu
lors de sa parution en 1948 une publicité exceptionnelle
bien au-delà de la sphère scientifique et technique – à la grande
surprise de l’éditeur et de Wiener lui-même. Son caractère
atypique ne l’a pas empêché de rencontrer, en général, un
accueil favorable parmi les ingénieurs et les scientifiques.
Mais ce livre est important surtout par ce qu’il représente.
Prenons cette question au sérieux : que représente-t-il pour
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la cybernétique

qui, pour quoi ? Wiener nous explique justement ici – à sa


manière, mais tout de même avant Umberto Eco ou l’école
de Constance – que le message ne peut avoir de sens qu’en
fonction du répertoire dont dispose le récepteur pour l’inter-
préter. On se gardera donc d’oublier qu’il n’y a pas de plan
de compréhension unique du message véhiculé par ce livre,
diverses généalogies de la « société de l’information », des
sciences cognitives ou du postmodernisme ayant eu tendance
à plier l’histoire de la cybernétique à leurs préoccupations
interprétatives respectives.
Bien des préfaces pourraient donc être écrites, reflétant
une diversité d’horizons d’attente que l’on ne saurait
satis­­faire. Suivant la promotion d’un sain perspectivisme
mul­­tiple, cette présentation se fera cartographie (nécessai-
rement limitée), sinon avatar de l’exemple cher à Wiener
du « central téléphonique » redistribuant les lecteurs vers
des niches thématiques – un routeur, si l’on tient à se mettre
à l’heure du « cyberespace », lequel ne doit d’ailleurs pas
grand-chose à Wiener ni à la cybernétique, contrairement
à ce qui ressort souvent des associations spontanées du
profane.
Cette dernière mention du contraste entre la cybernétique
et le cyber-tout-ce-qu’on-voudra introduit adéquatement à
l’écart entre l’histoire des sciences et l’histoire culturelle :
Wiener et la cybernétique ne représentent pas la même chose
dans l’une et dans l’autre. Il convient donc d’abord de rappeler
que Wiener est avant tout un grand mathématicien, dont la
renommée dans l’histoire des sciences tient principalement
à ses contributions en analyse harmonique et en calcul stochas-
tique ; l’histoire des techniques retiendra son apport fonda-
mental au traitement du signal et à l’informatique ; et si l’on
en retrouve bien quelques traces dans ce livre, un rapide
coup d’œil à la bibliographie de Wiener montre à quel point
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présentation de l’édition française

la cybernétique ne représente qu’un chapitre dans l’inté-


gralité de son œuvre 1. La biographie parue en 2005, dont une
traduction française est d’ailleurs disponible chez Hermann
depuis 2012 2, tire vers l’histoire culturelle et insiste bien
davantage sur ce qui a trait à la cybernétique, plus fascinante
pour le grand public car moins bien définie, plus spectaculaire
par ses premiers avatars robotiques, et plus riche peut-être en
problèmes métaphysiques excitants que nombre de sciences
« ordinaires ».
Wiener n’avait apparemment pas prévu d’écrire Cyber-
netics. Il est alors en pleine collaboration avec son ami le
physiologiste Arturo Rosenblueth, à l’Institut de cardiologie
de Mexico, où, faute d’avoir pu convaincre Rosenblueth de
prendre un poste au MIT, il passe la moitié de chaque année
pour concrétiser leurs idées d’avant-guerre sur la modélisation
physiologique. Invité au congrès international de mathéma-
tiques de 1947 à Nancy, fief de Bourbaki, il fait à Paris la
connaissance d’Enrique Freymann, directeur de la maison
Hermann et éditeur de Bourbaki. Pierre de Latil relate ainsi
l’épisode :

1. P. R. Masani (dir.), Collected Works of Norbert Wiener (4 vol.),


Cambridge, MIT Press, 1976, 1980, 1981, 1985 ; P. R. Masani, Norbert
Wiener 1894-1964, Vita Mathematica, n° 5, Bâle/Boston/Berlin, Birkhaüser,
1990 ; D. Jerison, I. M. Singer et D. W. Strook (dir.), The Legacy of Norbert
Wiener : a Centennial Symposium in Honor of the 100th Anniversary of
Norbert Wiener’s Birth, Proceedings in Symposia of Pure Mathematics,
vol. 60, American Mathematical Society, 1997 ; F. Browder, E. H. Spanier
et M. Gerstenhaber, « Norbert Wiener 1894-1964 », Bulletin of the American
Mathematical Society, 72 (1) 2, 1966 ; S. J. Heims, John von Neumann and
Norbert Wiener, Cambridge, MIT Press, 1980.
2. Flo Conway et Jim Siegelman, Dark Hero of the Information Age. In
Search of Norbert Wiener, the Father of Cybernetics, New York, Basic Books,
2005 ; tr. fr. N. Vallée-Lévi, Héros pathétique de l’âge de l’information. En
quête de Norbert Wiener, père de la cybernétique, Paris, Hermann, 2012.

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la cybernétique

« Pourquoi n’écrivez-vous pas un livre sur ces théories dont


vous me parlez tant ?… – Il faut attendre vingt ans. Le public
n’est pas mûr… – Pourtant, je connais un éditeur… – Non,
aucun éditeur ne courra l’aventure ! – Mais si, je vous
assure… » Le quiproquo dure un moment, puis Wiener s’écrie :
« Je comprends ! L’éditeur, c’est vous ! » Poignée de main.
« Dans trois mois, vous aurez mon texte. »
Mais quand Wiener s’en va, [son collègue] Santillana dit en
riant : « Il n’y pense déjà plus ! » En effet, aucune allusion ne
fut plus faite à ce projet tout le temps que Wiener resta à Paris 1.

Trois mois plus tard, un colis transatlantique arrive rue de


la Sorbonne : c’est le manuscrit de Wiener, que Freymann
envoie immédiatement en production. Rentré au Mexique,
Wiener avait retrouvé Rosenblueth et le décalage entre leurs
rythmes de travail : lui était du matin, Rosenblueth du soir. Il
profite de ce temps libre pour se lancer dans la rédaction du
manuscrit. Bénéficiant d’une carte blanche, il se trouve pour
la première fois en situation de livrer une grande synthèse
de son parcours intellectuel, de l’évolution de ses idées à
travers les différents domaines abordés, et des discussions
menées depuis cinq ans lors de rencontres interdisciplinaires
(organisées pour la plupart par la fondation Macy). Mêlant des
vues philosophiques et des développements très techniques,
l’ouvrage ne semble s’adresser à aucun public spécifique. Les
difficultés de lisibilité qui en résultent reflètent sans doute une
certaine excitation, tant sont nombreuses les idées nouvelles
et bouillonnante l’intuition de Wiener qui en promeut l’unité
et tente d’en fixer la forme en si peu de temps.
L’ouvrage est rédigé au lendemain de la guerre, un lendemain
qui ne chante pas sans fausses notes. L’impact de l’automatisation

1. P. de Latil, La Pensée artificielle. Introduction à la cybernétique, Paris,


Gallimard, 1953, p. 20.

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industrielle sur le marché du travail, et notamment l’impact de


l’ordinateur sur les qualifications intellectuelles y sont pointés
du doigt. De façon peut-être moins consensuelle, les saillies de
Wiener à l’égard des valeurs du libéralisme américain laissent
entrevoir la très imminente guerre froide. Mais ces réflexions
(dont la teneur et les aspects pratiques 1 n’ont pas échappé aux
commentateurs) ne sont pas l’arbre des problèmes domes-
tiques nouveaux occultant pour de bon la forêt de la Seconde
Guerre mondiale. Évoquer « le monde de Bergen-Belsen et
d’Hiroshima », comme le fait Wiener dans l’introduction,
ne suffit pas à en tourner la page. C’est que les spectres du
conflit qui hantent Cybernetics entre les lignes ne sont pas
liés uniquement à des problèmes moraux ayant épargné le sol
américain – bombe atomique ou avions ennemis : à l’armistice,
les États-Unis se retrouvent avec 700 000 blessés, et environ
5 millions d’hommes et de femmes mobilisés à rapatrier. Bien
moins touché que d’autres, et peut-être à cause de cela, le pays
n’est pas prêt à gérer cette réintégration massive : dès 1945, une
foule de vétérans amputés assiègent le Capitole en brandissant
leurs membres artificiels pour protester contre les prothèses
premier prix que l’administration leur réserve 2. Au-delà des
blessures physiques, il y a le problème du maladjustment d’un
nombre estimé à environ 3 millions de ces vétérans en proie
aux séquelles psychologiques de la guerre, dont bon nombre
deviennent des vagabonds 3. Si Wiener s’investit de sa propre

1. Pour les défis de la nouvelle révolution industrielle, les contacts de


Wiener avec les syndicats sont restés vains ; pour ses opinions antiamé-
ricaines en plein contexte maccarthyste, il sera surveillé par le FBI dès
janvier 1947, sous la supervision directe de J. Edgar Hoover.
2. J. McAleer, « Mobility Redux : Post-World War II Prosthetics and
Functional Aids for Veterans, 1945 to 2010 », Journal of Rehabilitation
Research and Development, 48 (8), 2011, p. vii-xvi.
3. E.  Gitre, One Nation, Under Adjustment (à paraître).

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la cybernétique

initiative dans la conception de prothèses, en revanche sa vision


de l’homéostasie sociale, son scepticisme épistémologique
envers l’exportation de méthodes de modélisation en sciences
humaines, et sa défiance idéologique l’amènent à refuser de
prêter main-forte à un dispositif qui devait instrumentaliser les
sciences humaines et sociales pour « réajuster » à l’american
way of life tous ces vétérans erratiques qu’on avait d’abord
entraînés à grande échelle à devenir sous d’autres latitudes
des citoyens-tueurs efficaces. Contrairement à des tendances
vives au sein de la recherche militaire visant à une certaine
forme d’optimisation des interfaces homme-machine, Wiener
trouve acceptable de robotiser un bras ou une jambe amputés,
mais pas de contribuer à la robotisation de la population civile ;
le message, affleurant déjà au chapitre viii de ce livre, sera
clairement repris et développé trois ans plus tard dans Cyber-
nétique et société 1, dont il sera le fil conducteur.
Dans le sillage d’Einstein qui exprime en 1945 un repentir
public pour la bombe atomique, Wiener « se rebelle 2 » fin
1946, et la trace en est toute fraîche dans Cybernetics. Il refuse
désormais de collaborer à tout projet impliquant des crédits
de la Défense. On a fait cas de ce que ces belles déclarations

1. N.  Wiener, Cybernétique et société, 1re éd., Paris, Deux-Rives, 1952


(tr. inconnu) ; 2e éd., Paris, UGE, « 10/18 », 1962 (tr. fr. P.-Y. Mistoulon) ;
Seuil, « Points Sciences », 2014. Se reporter à la présentation de cette dernière
édition pour une discussion des idées de Wiener concernant la société.
2. Il publie dans le Atlantic Monthly de décembre 1946, sous le titre « A
Scientist Rebels », une fin de non-recevoir publique à un ingénieur de Boeing
qui l’avait contacté pour adapter son travail mathématique au guidage des
missiles [CW IV 47b – Dans la suite de cette présentation, les textes publiés
dans les Collected Works of Norbert Wiener (op. cit.) porteront la mention
« CW » suivie du numéro de référence que le texte y occupe]. On trouvera
une traduction française de ce texte sous le titre « Un mathématicien se
rebelle », dans la revue Alliage (culture-science-technique), n° 52, 2003,
p. 62-63.

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présentation de l’édition française 

antimilitaristes tentaient de masquer ses recherches antérieures


en balistique et en conduite de tir, et de contribuer au rachat
d’une conscience scientifique ayant, après Auschwitz et
Hiroshima, définitivement perdu l’innocence déjà égratignée
par la massification industrielle du massacre qui caractérisa
la Première Guerre mondiale. Bref, ce serait « un peu facile »
de la part de Wiener que de fustiger l’armée après que celle-ci
eut financé les recherches menant à la cybernétique, dans un
cadre qui était celui de la recherche opérationnelle. Pourquoi
pas. De là à dire que l’effort de guerre détermine la cyber-
nétique dans son existence et son contenu mêmes, ce serait
interpréter un peu court et un peu vite. La Seconde Guerre
mondiale a plutôt servi d’accélérateur et de catalyseur à des
tendances transdisciplinaires préexistantes.
On commence à mieux connaître ces réseaux interdisci-
plinaires académiques américains de l’entre-deux-guerres,
à apprécier leur densité, à tracer leurs évolutions. Il reste à
approfondir l’analyse des liens entre ces réseaux et le groupe
des cybernéticiens, lequel n’est pas sorti tout armé de la
cuisse de Jupiter – ce Jupiter fût-il le National Research
Defense Committee. L’environnement de Harvard pendant
les années 1930 mérite d’être regardé un peu plus à la loupe.
À l’arrière-plan de la rencontre entre Wiener et Rosenblueth, il
y a Walter Cannon, Lawrence Henderson, Alfred Whitehead,
Rudolf Carnap, et d’autres encore, au sein de groupes plus
ou moins formels dont on commence à peine à avoir une vue
d’ensemble. Ce contexte a noué des liens que la guerre seule
n’aurait pu nouer, il est sans doute beaucoup plus déterminant
pour l’histoire de la cybernétique que les commentateurs
n’ont jusqu’ici pris la peine de le considérer. C’est après tout
en le mentionnant que Wiener ouvre ce livre. Il n’est guère
plus surprenant que divers projets comparables à la cyber-
nétique (et qui ne s’en distinguent pas toujours d’une façon
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la cybernétique

évidente) aient émergé simultanément de ces réseaux, tels


la « dynamique industrielle » de J. W. Forrester 1, ou bien les
behavioral sciences à Chicago 2. Ainsi donc, si le contexte de
la guerre a bien joué un rôle dans la constitution de la cyber-
nétique, en particulier du point de vue de l’accélération de la
convergence technologique 3, il s’agit d’un éclairage néces-
saire mais non suffisant de la position de laquelle Wiener
écrit Cybernetics en 1947. Restituer la continuité d’avec les
réseaux de l’entre-deux-guerres, comme cela a commencé
d’être entrepris, semble donc l’une des prochaines pistes les
plus fructueuses pour l’historiographie de la cybernétique.
Les scientifiques intéressés par ces configurations interdis-
ciplinaires généreusement financées ont tenté de tirer profit
de ces circonstances exceptionnelles amenées par la guerre,
et de les pérenniser par la suite. Cela n’a pas toujours été
sans tensions, puisqu’il s’agissait de conserver les finance-
ments tout en se soustrayant un peu aux impératifs opéra-
tionnels des projets pour regagner de l’ampleur scientifique
et répercuter les acquis de l’interdisciplinarité sur des plans
plus fondamentaux.
C’est ce que Wiener a voulu faire, conformément d’ailleurs
à une facette constante de son profil de chercheur – celui d’un
mathématicien à qui des phénomènes naturels ou des problèmes

1. J. W. Forrester, Industrial Dynamics, Waltham, Pegasus Communica-


tions, 1961 ; W. Thomas, « The Epistemologies of Non-Forecasting Simula-
tions, Part I : Industrial Dynamics and Management Pedagogy at MIT »,
Science in Context, 22 (2), 2009, p. 245-270.
2. J. Pooley : « A “Not Particularly Felicitous” Phrase : A History of
the “Behavioral Sciences” Label », à paraître ; Philippe Fontaine : « The
Committee(s) on the Behavioral Sciences : When Natural Scientists Talk
About Society, 1949-1955 », à paraître.
3. D.  Mindell : Between Human and Machine. Feedback, Control and
Computing Before Cybernetics, Baltimore, John Hopkins University Press,
2002.

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présentation de l’édition française 

technologiques inspirent des mathématiques fondamentales.


Cet élément de contexte est à prendre en compte pour l’his-
toire de la cybernétique. C’est justement dans la mesure selon
laquelle Wiener n’a pas répondu parfaitement au cahier
des charges du NDRC que la cybernétique a été possible.
Parmi les thèmes chers à Wiener, la téléologie cohabite avec
le mouvement brownien : il en va de même pour sa créativité,
qui, qu’elle vise ou non des objectifs précis, garde toujours
quelque chose de sérendipitaire. Il en témoigne dans son
ouvrage sur l’invention (resté inédit jusqu’en 1993) 1, et de
façon générale par toute sa carrière même : Wiener a exporté le
modèle de processus aléatoire qui porte son nom en modulation
de fréquence, codage et décodage, mécanique quantique,
mécanique statistique, analyse et synthèse des systèmes non
linéaires 2, et il sert aussi en finance ; le modèle d’attraction
entre fréquences, décrivant le couplage d’oscillateurs non
linéaires qui se synchronisent en rythme, sert à Wiener à
proposer des hypothèses pour expliquer des phénomènes
variés (synchronisation des décharges neuronales par le rythme
alpha, régulation en parallèle des alternateurs dans une centrale
électrique, clignotement à l’unisson d’une colonie de lucioles,
perturbation de la ceinture d’astéroïdes par Jupiter) ; et enfin
bien sûr, le souci de formalisation complète du problème de
la prédiction appliqué à la défense antiaérienne amène Wiener
à constater que les opérateurs humains, pilote et canonnier,
jouent un rôle équivalant à celui d’un servomécanisme sophis-
tiqué, projetant le concept de rétroaction négative dans le
domaine de la physiologie.

1. N. Wiener, Invention, The Care and Feeding of Ideas, Cambridge, MIT


Press, 1993.
2. Ces applications font l’objet de l’ouvrage Nonlinear Problems in
Random Theory (MIT Press, 1958), recueil d’une série de cours donnés au
MIT.

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la cybernétique

Les commentateurs qui voient dans la cybernétique l’apogée


d’une espèce d’utilitarisme universel passent donc complè-
tement à côté du fait que c’est justement parce que Wiener était
toujours au-delà de l’horizon de la résolution des problèmes
que la cybernétique a vu le jour 1. Tout le style scientifique de
Wiener est d’ailleurs imprégné d’une sorte d’incapacité à
satisfaire des critères pragmatiques, tant par son désintérêt
pour la résolution de problèmes 2 que par sa communication
peu ergonomique 3. C’est au point que le prototype d’appareil
de prédiction des trajectoires d’avions construit par Wiener
et Bigelow a engendré un double surplus d’idées (filtre de
Wiener et cybernétique) alors qu’il n’a même pas convenu
au cahier des charges de l’administration militaire qui l’avait
commandité et financé.
Que la cybernétique, comme ses consœurs, ait bénéficié
d’une préparation amorcée dès avant la guerre, et qu’elle soit
apparue à l’occasion de la tentative de résolution d’un problème
de recherche opérationnelle, voilà qui la situait finalement
dans l’air du temps, comme Wiener le reconnaît d’ailleurs ici

1. La reprise du label cybernétique par Louis Couffignal, qui la définissait


comme « art d’assurer l’efficacité de l’action », marquait certes un changement
de point de vue à cet égard.
2. « D’après Bigelow, Wiener n’était tout simplement pas intéressé par
la résolution des problèmes “sur une base purement utilitaire, particuliè-
rement si cela ne suggérait pas de solution formelle, générale et élégante”. »
(L. E. Kay, Who Wrote the Book of Life ? A History of the Genetic Code,
Stanford University Press, 2000, p. 79.)
3. Par exemple, Freeman Dyson souligne à quel point l’article de Shannon
sur la théorie de l’information était « far more user-friendly » (F. J. Dyson :
« The Tragic Tale of a Genius », The New York Review of Books, 512/12,
2005). De ce point de vue, le contraste entre les profils de Wiener, d’une
part, et de Shannon ou von Neumann, d’autre part, est frappant. Wiener a
souvent fonctionné en binôme avec des assistants capables de « traduire »
ou adapter ses intuitions et son style brouillon en idées claires, opération-
nelles et compréhensibles : J. Bigelow, Y. W. Lee et P. R. Masani.

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présentation de l’édition française 

et dans d’autres textes. Le livre n’en est pas moins atypique,


et son succès éditorial surprenant. Différents lecteurs, diffé-
rents publics, pouvaient y trouver différentes choses. On n’a
pas encore entrepris de cartographie systématique des recen-
sions de l’ouvrage ; elle donnerait une image intéressante
de sa réception, et représenterait un pas dans la direction de
plus en plus souhaitable d’un relevé précis de la diffusion
des concepts cybernétiques dans diverses disciplines. Avec
le progrès de la numérisation des archives, les méthodes de
scientométrie devraient permettre d’avancer dans ce sens.
Pour ce qui concerne la réception française de Cybernetics,
elle a été à la fois immédiate et retentissante, mais clairement
limitée dans ses effets. Alors que l’ouvrage paraît en octobre
1948, le journal Le Monde publie en décembre un compte
rendu et une discussion par Dominique Dubarle, logicien,
philosophe et aumônier de l’Union catholique des scienti-
fiques français.
Robert Vallée, un jeune polytechnicien ingénieur de l’arme­
­ment, enthousiasmé par le livre de Wiener, fonde un « Cercle
d’études cybernétiques » qui n’aura que deux années d’exis-
tence concrète (1951-1953). Il rassemble ingénieurs, mathé-
maticiens, médecins-biologistes, philosophes, vulgarisateurs…
parmi lesquels des noms prestigieux de la science et de l’ingé-
nierie françaises. Le CECyb pâtit finalement de l’absence
d’unité de contenu scientifique, et des obligations centrifuges
de ses membres. Les réunions du CECyb sont accueillies
à l’Institut d’histoire des sciences et des techniques de la
Sorbonne, par la grâce de son secrétaire Pierre Ducassé, philo-
sophe des techniques.
Les rôles de Dubarle et de Ducassé sont emblématiques,
sinon symptomatiques, du fait que les passerelles interdisci-
plinaires ne sont pas assurées en France par les institutions de
la recherche : dans le cas de la cybernétique, les connexions
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la cybernétique

entre scientifiques et ingénieurs s’établissent plutôt par


des réseaux périscientifiques : philosophes, vulgarisateurs,
ou associations politiques ou religieuses de scientifiques.
On voit la différence avec les États-Unis, leurs universités
et leurs fondations. Dans l’Hexagone, ces passerelles seront
donc précaires, rares et peu directement productives. Le
contraste avec le buzz généré par l’aura merveilleuse des
nouvelles machines est saisissant : en France, la cyberné-
tique, presque tout le monde en parle, presque personne
n’en fait.
On y observera une certaine césure, les mathématiciens
s’intéressant davantage à la théorie de l’information et à la
théorie des automates, et laissant la théorie des servoméca-
nismes aux ingénieurs. Il y a toujours des exceptions, bien sûr,
mais il s’agit d’une tendance observable jusqu’aux répercus-
sions du rôle de passeurs que certains de ces mathématiciens
ont pu jouer pour faire circuler les concepts cybernétiques,
contrairement aux ingénieurs qui se conformeront généra-
lement à leur stricte vocation, sans chercher à contribuer à la
recherche scientifique fondamentale.
Le message de Wiener se trouve donc filtré par certaines
caractéristiques structurelles qui sont alors celles de la science
et de l’ingénierie françaises, et qui doivent autant au positivisme
comtien et aux divers purismes académiques traditionnels
qu’aux circonstances de la guerre (pas toujours défavorables
d’ailleurs à un chamboulement des modes de travail scienti-
fique, même dans le contexte de la défaite française).
On ne s’attardera pas davantage sur l’histoire de la cyber­
nétique en France, traitée ailleurs plus en détail 1. Mentionnons
juste qu’il existe dans les archives de Wiener au MIT un dossier

1. R. Le Roux, Une histoire de la cybernétique en France (1948-1970),


Paris, Classiques Garnier (à paraître).

22
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Géométrie
Albrecht Dürer
1995
Le Monde, l’Homme
René Descartes
1996
Essais de cosmologie
Alexandre Friedmann et Georges Lemaître
1997
Philosophie, le manuscrit de 1942
Werner Heisenberg
1998
Divertissements mathématiques
Leon Battista Alberti
2002
L’Art d’édifier
Leon Battista Alberti
2002
La Peinture
Leon Battista Alberti
2004
L’Origine des espèces
Texte intégral de la première édition de 1859
Charles Darwin
2013
réalisation : pao éditions du seuil
impression : s.n. firmin-didot au mesnil-sur-l’estrée
dépôt légal : avril 2014. n° 109420 (00000)
Imprimé en France

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