Méditation Sur La Transfiguration

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« 

Ils ne virent plus que Jésus, seul »


P. Florent URFELS

L’Évangile de ce deuxième dimanche de Carême est celui de la Transfiguration, dans


la version de saint Luc (9,28-36) puisque nous sommes une année C (l’année A c’est la
Transfiguration dans l’évangile de saint Matthieu et l’année B dans saint Marc).
C’est un peu étonnant d’avoir cet évangile pendant le Carême, d’autant que la
Transfiguration possède une fête pour elle toute seule, le 6 août. Mais l’usage est très ancien
puisqu’il est attesté à Rome au temps du Pape saint Léon le Grand (c. 390-461). La raison
tient au fait que cet épisode réunit les trois personnages de la Bible qui ont fait des retraites
spirituelles de 40 jours (encore plus fort que les Exercices spirituels de saint Ignace, qui ne
durent que 30 jours!) : Moïse, Élie et Jésus.
Moïse d’abord, qui après l’épisode du Veau d’or a obtenu que Dieu fasse miséricorde à
Israël. Sentant que Dieu est de bonne humeur, Moïse en profite pour faire à Dieu une
demande audacieuse : « fais-moi de grâce voir ta gloire » (Ex 33,18). La gloire de Dieu, c’est
quelque chose de pesant (c’est le sens premier de kabod en hébreu), c’est tout le poids de
réalité de Dieu, que Moïse veut expérimenter de manière très concrète, presque matérielle.
Demande très audacieuse, parce que l’homme risque d’être écrasé par ce poids de réalité
divine, par la gloire de Dieu. D’ailleurs Dieu n’accède pas à la demande de Moïse : « tu ne
peux pas voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivre » (Ex 33,20) mais il va quand
même lui dévoiler partiellement sa gloire.
Voici une place près de moi ; tu te tiendras sur le rocher. Quand passera ma gloire, je te mettrai dans
le creux du rocher et je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que je sois passé. Puis j’écarterai ma main
et tu verras mon dos ; mais ma face, on ne peut la voir. (Ex 33,21-23)

La demande de Moïse est superbe. Il veut expérimenter en quelque sorte


physiquement Dieu, non pas que Dieu serait un être physique mais parce que Moïse, lui,
possède un corps de chair. La demande de Moïse, ce devrait être celle de chacun de nous.
Nous devrions avoir un désir immense d’expérimenter Dieu avec tout notre être, pas
seulement notre âme, pas seulement avoir des idées sur Dieu, mais expérimenter Dieu avec
notre corps, aussi. Il y a un verset de psaume qu’on chante un dimanche sur deux aux
Laudes (malheureusement pas demain), qui dit ceci : « Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche
dès l’aube, mon âme a soif de toi ; après toi languit ma chair, terre aride, altérée, sans eau. »
(Ps 62,2). Il faudrait que nous ayons soif de Dieu, pas seulement avec notre âme mais avec
notre chair. Notre chair, sans Dieu, est une terre altérée ! Et c’est un peu le sens des
mortifications corporelles du Carême : retrouver le désir de Dieu dans notre corps, désirer
Dieu de tout notre corps, comme Moïse.
Donc la demande de Moïse est superbe. Mais la réponse de Dieu est encore plus
superbe ! Dieu protégera lui-même Moïse du danger qu’Il représente pour l’homme, Il

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cachera Moïse de sa main divine et miséricordieuse, puis Il l’enlèvera au bon moment pour
que Moïse voit au moins le dos de Dieu. Retenons ce double mouvement : cacher/révéler,
voiler/dévoiler, parce qu’on va le retrouver dans la Transfiguration.
« Tu te tiendras sur le rocher », dit Dieu à Moïse. En fait ce rocher c’est une
montagne, c’est le Mont Sinaï. Alors Moïse escalade à nouveau le Sinaï et tout se passe
comme Dieu l’avait dit. L’expérience est tellement bouleversante que Moïse reste comme
bloqué au sommet du Sinaï, 40 jours et 40 nuits, sans manger ni boire (cf. Ex 34,28). Qu’est-
ce que cela signifie, ce jeûne radical, surhumain, puisque personne ne peut naturellement
rester 40 jours sans boire ? Pas tellement un jeûne de pénitence, mais plutôt le contraire, un
jeûne de joie et de plénitude. Moïse expérimente que connaître Dieu satisfait tous les désirs
humains, y compris les désirs corporels. Moïse n’a pas besoin de boire pendant ces 40 jours
parce que « il demeure avec le Seigneur » (Ex 34,28) et c’est le Seigneur qui lui sert de
nourriture et de boisson. Cela fait penser à une Marthe Robin, qui pendant des années ne se
nourrissait que de l’Eucharistie, et cela suffisait à entretenir son corps. Elle ne maigrissait
pas, parce que notre corps est fait pour être nourri par la réalité même de Dieu bien plus que
par des calories. Au fond, c’est ce que nous vivrons tous quand nous aurons un corps
ressuscité, ce que Moïse a vécu de manière anticipé au sommet du Sinaï, et aussi Marthe
Robin : la vie de notre corps de chair, c’est Dieu. Cela aussi, c’est une vérité très importante
que le Carême nous aide à redécouvrir.
Cela étant dit Moïse ne va pas rester éternellement au sommet du Sinaï. Il faut bien
que sa retraite prenne fin, donc il redescend vers le peuple avec en mains les nouvelles
tables de la Loi. Et là il réalise que quelque chose a tellement changé en lui que cela s’est
répercuté sur son physique !
Lorsque Moïse redescendit de la montagne du Sinaï, les deux tables du Témoignage étaient dans la
main de Moïse quand il descendit de la montagne, et Moïse ne savait pas que la peau de son visage
rayonnait parce qu’il avait parlé avec Dieu. Aaron et tous les Israélites virent Moïse, et voici que la
peau de son visage rayonnait, et ils avaient peur de l’approcher. (Ex 34,29-30)

Au fond c’est un peu normal tout cela. Quand on s’est nourri de Dieu pendant 40
jours, quand on a bu Dieu pendant 40 jours, le corps change, le corps devient divin, il
acquiert des propriétés divines. Donc la crainte qui s’empare d’Aaron et des israélites n’est
pas que Moïse ait une maladie de peau contagieuse, la lèpre ou autre chose, comme l’a
suggéré un exégète pas très malin. La crainte d’Aaron est une crainte religieuse. Moïse
rayonne comme Dieu, il est glorifié de la gloire de Dieu et donc voir Moïse face à face, c’est
un peu comme voir Dieu… ce qui ne se peut sans mourir ! Du coup Moïse est obligé de se
voiler le visage, et désormais il vivra en permanence comme cela, avec un voile sur la tête.
Déjà cette lecture d’Ex 33 nous fait sentir à quel point la Transfiguration est une sorte
d’accomplissement de la demande de Moïse : « fais-moi voir ta gloire ! ». Sur le mont Sinaï,
Moïse n’a vu que le dos de Dieu. Mais sur le mont Thabor (c’est là que la tradition
chrétienne situe l’épisode de la Transfiguration), qui est comme un nouveau Sinaï, Moïse
verra enfin la face de Dieu, le visage de Dieu, quand il verra le visage de Jésus.

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Mais, je vous le disais, il n’y a pas que Moïse qui a fait une sainte quarantaine. Il y a le
prophète Élie, qui est lui-même une sorte de nouveau Moïse. L’histoire se passe après ce
fameux épisode où Élie a égorgé 400 prophètes de Baal (ceux qui étaient en Terre Sainte cet
été, vous vous souvenez qu’on a dormi une nuit au monastère de Muhraqa sur le Mont
Carmel, à l’endroit même où Élie s’est abandonné à cette sainte colère). Ces prophètes
étaient au service de Jézabel, reine d’Israël mais elle-même païenne, et donc Jézabel n’est pas
très contente. Elle veut se venger sur Élie, qui doit prendre la fuite.
C’est une période sombre de l’histoire d’Élie, qui nous est racontée en 1 R 19. D’abord
Élie erre dans le désert, sans trop savoir où aller, sans but précis. À tel point qu’il se
décourage et se couche pour mourir. Là, vraiment, Élie touche le fond. Cela nous arrive
parfois, d’avoir le sentiment que notre vie n’a pas de sens, que Dieu nous a abandonnés ou
même que Dieu n’existe pas du tout, que Dieu n’est qu’une illusion et qu’en étant chrétiens
nous gâchons notre vie en adorant une ombre irréelle. La situation spirituelle d’Élie est
quasiment à l’opposé de celle de Moïse dans le texte que nous venons de voir. Moïse avait
un immense désir de Dieu, jusque dans son corps de chair. Mais Élie est vide de tout désir, il
est vide de Dieu, Dieu n’est plus réel pour lui.
Heureusement Dieu ne laisse pas Élie enfermé dans le désespoir, le nihilisme. Il lui
envoie son ange qui le réveille et le force à manger une galette et à boire à une gourde d’eau,
dont on ne sait pas très bien comment elles sont arrivées là. Incroyable, ce qui arrive à Élie  !
L’ange du Seigneur, c’est le plus haut personnage de la cour céleste après Dieu ! Et puis
cette galette mystérieuse, qui fait penser à la manne dans le désert, c’est le pain des anges,
un pain avec des propriétés fantastiques, un peu comme le pain des elfes dans Le Seigneur
des anneaux. Donc on s’attend à ce que Élie quitte son état de désespoir, après avoir
bénéficié d’une grâce pareille. Et en fait, pas du tout ! « Élie mangea et but, puis il se
recoucha ! » (1 R 19,6). Sans doute que nous faisons pareil, souvent. Dieu nous envoie une
grâce fantastique, mais nous la prenons comme une réalité profane, mondaine, nous ne nous
étonnons même pas de la présence d’un ange à nos côtés, en fait nous ne voyons pas que
Dieu nous a envoyé un ange. Alors nous faisons comme Élie, nous mangeons et nous nous
recouchons. Se recoucher tout de suite après le petit-déjeuner, ce n’est pas un signe de
santé, ni physique ni spirituelle…
Mais Dieu insiste. De nouveau l’ange réveille Élie, lui redonne de la galette et de l’eau,
et là Élie se reprend. Il marche « 40 jours et 40 nuits jusqu’à la Montagne de Dieu, l’Horeb »
(1 R 19,8). Longue marche, en solitaire, dans le désert. Marche difficile, mais c’est une
marche qui a un but, pas comme quand Élie errait dans le désert sans savoir où aller. Le but,
c’est l’Horeb, le lieu où Moïse a rencontré Dieu. Donc Élie aussi veut rencontrer Dieu, mais
cela ne va pas tout seul. Là on peut dire que les 40 jours de jeûne ont une valeur de
pénitence ou de conversion, en tout cas ce n’est pas comme les 40 jours de Moïse au sommet
du Sinaï où Moïse était rassasié de la présence divine. Élie, lui, fait l’expérience de l’absence
de Dieu. Il n’a pas la présence de Dieu avec lui pour le soutenir, il n’a même rien à manger
et à boire pendant ces 40 jours… C’est dur, cela dépasse les forces humaines ! Comment cet
exploit est-il possible ? C’est que la nourriture et la boisson que l’ange lui a données

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n’étaient pas ordinaires, elles ont suffi pour qu’Élie tienne le coup tout le temps de son
chemin : « soutenu par cette nourriture Élie marcha 40 jours et 40 nuits jusqu’à la montagne
de Dieu, l’Horeb. » (1 R 19,8).
L’expérience d’Élie, pendant cette quarantaine, j’ai dit qu’elle était très différente de
celle de Moïse. Pourtant on voit que, sans Dieu, Élie n’aurait pas pu tenir le coup pendant 40
jours. Donc on ne peut pas simplement dire : l’expérience de Moïse, c’est l’expérience de la
présence de Dieu, alors que l’expérience d’Élie, c’est l’expérience de l’absence de Dieu. C’est
plus subtil que cela. Et Moïse et Élie font une expérience de Dieu, donc une expérience de la
présence de Dieu, mais sous des modalités quasi opposées. Moïse, c’est la présence de Dieu
par mode de dévoilement ou d’immanence, lorsque Dieu comble toutes les aspirations de
l’homme. Élie, c’est la présence de Dieu par mode de voilement ou de transcendance. Dieu
entraîne l’homme toujours plus loin, il le fait pénétrer toujours plus avant dans le cœur de
son mystère. À cause de ce mouvement, l’homme ressent le vide, mais c’est un vide creusé
par Dieu, c’est une action de Dieu en lui donc bien une présence de Dieu mais paradoxale.
L’expérience d’Élie rejoint ce que disent les mystiques, et ce n’est pas très étonnant
qu’un ordre aussi contemplatif que le Carmel se soit mis sous le patronage d’Élie.
Expérimenter Dieu c’est faire l’expérience que Dieu est toujours devant moi, toujours
infiniment au-delà de ce que j’ai déjà compris et reçu de lui. Donc c’est l’expérience d’un
arrachement qui peut être douloureux, qui à la limite me donne le sentiment que Dieu
n’existe pas ou même que Dieu m’a rejeté. C’est la nuit de la foi. Expérience douloureuse,
mais si on n’est pas prêt à la traverser, alors on reste un petit bébé dans la vie spirituelle, on
n’est pas un adulte. L’Épître aux Hébreux nous avertit avec force à ce sujet, quand nous
sommes un peu paresseux et que nous refusons de grandir spirituellement.
Depuis le temps, vous devriez être capables d’enseigner mais, de nouveau, vous avez besoin qu’on
vous enseigne les tout premiers éléments des paroles de Dieu ; vous en êtes au point d’avoir besoin
de lait, et non de nourriture solide. Celui qui est encore nourri de lait ne comprend rien à la parole
de justice : ce n’est qu’un petit enfant. Aux adultes, la nourriture solide, eux qui, par la pratique, ont
des sens exercés au discernement du bien et du mal. (He 5,12-14)

Donc ne soyons pas comme des petits enfants en ce sens là, même s’il faut être un
enfant dans un autre sens, celui dont parle Jésus quand il dit que le Royaume est à ceux qui
ressemblent aux enfants. Ne nous figurons pas que Dieu est une espèce d’énorme ours en
peluche contre lequel on peut se blottir quand ça va mal. Soyons des adultes dans la foi,
prêts à vivre une expérience douloureuse du néant. Sinon on devient idolâtre, on se fabrique
un dieu à sa mesure, comme Jézabel qui adorait des idoles et pas le vrai Dieu.
L’expérience spirituelle d’Élie, d’ailleurs, ne s’arrête pas là. Quand il arrive au mont
Horeb (l’autre nom du Sinaï), il se met dans une grotte. C’est ce que dit la Bible : « il entra
dans la grotte et il y resta pour la nuit. » Et là il y a une bizarrerie linguistique. Le texte
hébreu dit bien : « il entra dans la grotte » et non pas : « il entra dans une grotte ». Il y a un
article défini, comme si cette grotte n’était pas n’importe quelle grotte choisie au hasard par
Élie mais une grotte bien déterminée. Évidemment, après avoir lu Ex 33, on sait de quelle

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grotte il s’agit : c’est la grotte dans laquelle Dieu avait caché Moïse pour qu’il ne meurt pas
en sa présence. « Quand passera ma gloire, je te mettrai dans le creux du rocher et je te
couvrirai de ma main jusqu’à ce que je sois passé. » (Ex 33,21) C’est ce que Dieu avait dit à
Moïse, et donc Élie veut revivre cette expérience de rencontre presque physique que Moïse
avait eu avec Dieu.
Et là, de nouveau, la Bible nous réserve une surprise. Élie va bien rencontrer Dieu,
mais d’une manière très différente de ce qu’avait pu vivre Moïse. Tout d’abord il y a cette
Parole de Dieu qui est adressé à Élie : « Sors et tiens-toi dans la montagne devant le
Seigneur ». (1 R 19,11). C’est curieux cette parole. Dieu ne veut pas qu’Élie reste caché, donc
il fait avec Élie le contraire de ce qu’il faisait avec Moïse. Moïse disait, avec une audace
inconsciente : « fais-moi voir ta face ! » et Dieu avait dû calmer ses ardeurs, il l’avait caché
dans le creux du rocher. Élie, de son côté, se cache tout de suite, comme s’il fuyait Dieu.
Donc Dieu doit lui dire : « sors de là ! » La rencontre avec Dieu n’est jamais automatique,
elle dépend de notre propre désir, de notre état spirituel, Dieu s’adapte à nous en quelque
sorte, pour que nous puissions nous adapter à lui.
Mais la surprise ne s’arrête pas là. Juste après cet ordre de Dieu adressé à Élie : « sors
de là ! », que se passe-t-il ?
Et voici que le Seigneur passa. Il y eut un ouragan, si fort et si violent qu’il fendait les montagnes et
brisait les rochers, mais le Seigneur n’était pas dans l’ouragan ; et après l’ouragan, il y eut un
tremblement de terre, mais le Seigneur n’était pas dans le tremblement de terre ; et après ce
tremblement de terre, un feu, mais le Seigneur n’était pas dans ce feu ; et après ce feu, le murmure
d’une brise légère. Aussitôt qu’il l’entendit, Élie se couvrit le visage avec son manteau, il sortit et se
tint à l’entrée de la caverne. Alors il entendit une voix qui disait : « Que fais-tu là, Élie ? » (1 R 19,
11-13)

Dieu envoie d’abord des phénomènes naturels très impressionnants, qui rappellent
ceux qui avaient accompagné le don de la Loi à Moïse au sommet du Sinaï. Relisons ce
passage tellement important, c’est en Exode 19.
La montagne du Sinaï était toute fumante, parce que le Seigneur y était descendu dans le feu; la
fumée s’en élevait comme d’une fournaise et toute la montagne tremblait violemment. Le son de
trompe allait en s’amplifiant ; Moïse parlait et Dieu lui répondait dans le tonnerre. (Ex 19,18-19)

En bonne logique, Élie aurait dû se dire, à la vue de tous ces phénomènes : « c’est bon,
le Seigneur est là, je sors de ma grotte ! ». Mais Élie comprend que tous ces signes qui
valaient pour Moïse ne valent plus pour lui. Là, Élie est vraiment magnifique d’intelligence
spirituelle, sans doute parce qu’il est passé par toute cette expérience de marche de 40 jours
dans le désert, l’expérience du voilement de Dieu qui est encore une expérience de Dieu.
Élie comprend que Dieu veut faire autre chose avec lui que ce que Dieu avait fait avec
Moïse. C’est vrai, Élie est un nouveau Moïse, mais cela ne veut pas dire une copie conforme,
une reproduction, une photocopie. Nous, les hommes, nous sommes fascinés par la copie
conforme, par la fabrication en série, par la capacité de faire des objets tous semblables,
interchangeables. Mais seul un esprit marqué par le péché peut être fasciné par la pure

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conformité, c’est la mentalité du photocopieur et pas du Créateur. Dieu est unique, et il agit
en faisant toujours des choses uniques. Chacun de nous est unique, et chacun de nous a une
mission unique à remplir devant Dieu. Donc même s’il y a un rapport de similitude entre
Moïse et Élie, Élie doit découvrir ce qu’il a d’unique et qui le distingue de Moïse. C’est
exactement le sens de cet épisode, où Dieu fait exprès d’envoyer ces phénomènes naturels
très impressionnants dans lesquels il n’est pas présent, pour mettre Élie à l’épreuve.
Notons que cette épreuve n’est pas une petite épreuve. C’est une question de vie ou de
mort. Si Élie était sorti trop tôt, il aurait été broyé, déchiré, par ce vent si fort que la Bible
nous dit : « le vent brisait les rochers ». Pour ma part je n’ai jamais vu un vent pareil ! En
tout cas c’est un vent mortel, et c’est pareil pour le tremblement de terre. Cet épisode de la
vie d’Élie est extrêmement dramatique, encore une fois c’est une question de vie et de mort,
rien de moins !
Mais heureusement Élie surmonte l’épreuve. Quand il entend quelque chose de pas
impressionnant du tout, « le murmure d’une brise légère », il sort. Il sait que Dieu est là, un
Dieu qui se manifeste d’une tout autre manière que dans l’histoire de Moïse. Le murmure
d’une brise, ce n’est pas impressionnant, ce n’est pas menaçant, mais si Dieu est présent
l’expérience de la rencontre est tout aussi radicale. Alors Élie prend soin de se couvrir de
son manteau, pour ne pas voir Dieu et mourir. Le thème du voilement/dévoilement est
vraiment présent dans ces deux récits de quarantaines de Moïse et d’Élie…
Je vous ai dit tout-à-l’heure que les trois personnages bibliques qui ont fait des
retraites de 40 jours sont Moïse, Élie et Jésus. Pour Jésus, vous connaissez tous l’épisode
alors je vais être rapide. C’est ce qu’on appelle la Tentation de Jésus au désert, on l’a
entendu à la messe de dimanche dernier, toujours dans l’évangile de saint Luc. Juste après
son baptême, rempli de l’Esprit-Saint, Jésus est conduit au désert « où, pendant quarante
jours, il fut tenté par le diable. Il ne mangea rien durant ces jours-là. » (Lc 4,1-2) Ce jeûne a
encore une signification différente, ce n’est ni le jeûne du dévoilement de Dieu vécu par
Moïse, ni le jeune du voilement de Dieu vécu par Élie. C’est un jeûne de combat contre le
diable, un acteur qui n’apparaissait ni dans l’histoire de Moïse ni dans l’histoire d’Élie. Jésus,
habité par l’Esprit Saint, combat l’esprit du Mal. L’esprit du Mal tente Jésus sur les trois
dimensions constitutives de l’être humain : l’économique, le politique, le religieux, dans cet
ordre chez saint Luc. On pourrait dire aussi : les trois dimensions du corps, de l’âme et de
l’esprit.
Vous vous souvenez de la retraite de rentrée où j’avais parlé de l’appel au jeune
homme riche dans l’évangile de saint Marc, ch. 10. On avait vu que dans ce chapitre 10 Jésus
met en avant trois aspects de l’existence humaine par lesquels on peut l’accompagner
jusqu’à la Passion : l’argent, le pouvoir, la sexualité, qui correspondent aux trois vœux des
religieux d’ailleurs : pauvreté, obéissance, chasteté. Ce sont toujours les trois mêmes
dimensions : la pauvreté se situe au plan économique, l’obéissance au plan politique et la
chasteté au plan religieux. Car n’oublions pas que ce qui est en jeu dans la sexualité, ce n’est
ni plus ni moins que la procréation, c’est-à-dire la collaboration de l’homme à l’action divine
de Création. Il n’y a rien de plus religieux, de plus spirituel que cela : agir de telle sorte que

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Dieu agisse à travers mon action, comme dans la célébration d’un sacrement. Cette simple
remarque nous fait comprendre que quand le diable place Jésus au sommet du Temple et lui
dit : « Jette-toi en bas », il le tente aussi sur sa sexualité, même si ce n’est pas très apparent.
Il y aurait beaucoup à dire ici sur le jeûne du combat de Dieu, qui n’est pas la même
chose que le jeûne du dévoilement de Dieu et le jeûne du voilement de Dieu. Mais je ne veux
pas trop m’attarder. Juste un point qui nous montre l’aveuglement du diable quant à la vie
spirituelle. L’évangile nous précise que, quand Jésus a faim, le diable commence à l’éprouver
en lui faisant miroiter la possibilité de transformer des pierres en pain. Le diable pense que
le moment est idéal pour tenter Jésus puisque Jésus est affaibli dans son corps par la faim, il
aura donc moins de capacités de résistance. Mais cela c’est la logique du diable, qui est une
logique charnelle. Très paradoxal, cela, le diable est un pur esprit mais comme il s’est fixé à
jamais dans le péché, il a une manière charnelle de penser. À l’inverse Jésus est un être de
chair, mais il a une manière spirituelle de penser et de vivre. Et donc, spirituellement, Jésus
n’est pas du tout affaibli par le jeûne, au contraire il est renforcé ! C’est le plus mauvais
moment pour tenter Jésus et d’ailleurs le diable échoue piteusement. Grande leçon
spirituelle que nous avons ici !
Donc nous avons ces trois personnages bibliques qui ont vécu une retraite spirituelle
pendant 40 jours et qui sont réunis dans l’épisode de la Transfiguration : Moïse, Élie et
Jésus. C’est pour cela que l’Église de Rome a tôt compris qu’on pouvait proposer la
Transfiguration à la méditation des chrétiens au début du Carême. Car le Carême, ce n’est
finalement pas autre chose qu’une retraite spirituelle que fait toute l’Église avant d’entrer
dans la Semaine Sainte et de vivre le mystère de la Passion et de la Résurrection du
Seigneur. Le mot français lui-même est une contraction du latin quadragesima qui signifie
quarantaine. Comme les dimanches on ne fait pas Carême, du mercredi des Cendres au
lundi de la Semaine Sainte il y a bien 6x6+4=40 jours de Carême. Et si l’Église nous donne
cet évangile, c’est que le temps du Carême nous pourrons vivre ces trois types de jeûne, si
Dieu nous en fait la grâce : le jeûne du dévoilement, le jeûne du voilement et le jeûne du
combat.
Venons-en enfin à notre évangile, qui commence ainsi, du moins dans le texte
liturgique que nous entendrons demain à la messe : « en ce temps-là, Jésus prit avec lui
Pierre, Jean et Jacques ». En fait c’est plus précis que cela : « environ huit jours après ces
paroles, Jésus prit avec lui… ».
Quelles sont ces paroles ?
L’épisode juste avant dans l’évangile, c’est Jésus qui indique la manière de le suivre, en
portant chacun sa Croix. Puis il dit quelque chose d’un peu difficile à comprendre : « parmi
ceux qui sont ici présents, certains ne connaîtront pas la mort avant d’avoir vu le Règne de
Dieu. » (Lc 9,27) Évidemment on pense d’abord à la Parousie, au retour du Fils de l’homme
dans la gloire. C’est comme cela que saint Matthieu a compris cette parole de Jésus puisqu’il
la rapporte sous une forme différente de saint Luc : « certains ne mourront pas avant de voir
le Fils de l’homme venir comme roi » (Mt 16,28). Quant à saint Marc c’est intermédiaire

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entre saint Matthieu et saint Luc : « certains ne mourront pas avant de voir le Règne de
Dieu venu avec puissance » (Mc 9,1). Il y a l’expression « Règne de Dieu », comme chez Luc,
mais le verbe « venir » qui fait plutôt penser à la Parousie, comme chez Matthieu. Ces
variantes prouvent que les évangélistes ont eu du mal à comprendre le sens de cette
prédiction de Jésus. Et de fait, si Jésus pensait à la Parousie, il faudrait reconnaître qu’il s’est
trompé puisque tous les gens à qui ils parlaient sont morts depuis bien longtemps et la
Parousie, nous l’attendons encore. Dire que Jésus s’est trompé, c’est un peu embêtant…
L’interprétation de Luc, du coup, apparaît assez convaincante. Jésus ne pensait pas tellement
à son retour glorieux, mais à une vision anticipée du Règne de Dieu. Et c’est cela, la
Transfiguration : quelques privilégiés, Pierre, Jacques et Jean, qui peuvent contempler
fugitivement le Règne de Dieu.
Donc pour comprendre la Transfiguration, d’après Luc, il faut creuser ce que signifie
cette expression, le « Règne de Dieu ». Le grec, basileia theou, peut se traduire de trois
manières différentes en français : royaume de Dieu qui a un sens plutôt spatial, règne de Dieu
qui a un sens plutôt temporel, et royauté de Dieu qui signifie l’exercice d’une autorité. Les
trois sens sont importants et correspondent à ce que Jésus annonce au début de l’évangile :
« convertissez-vous, car la basileia theou est arrivée ». Mais on voit aussi que les deux
premiers sens, concernant l’espace et le temps, dérivent du troisième, qui désigne l’acte
même par lequel Dieu exerce son pouvoir royal sur l’espace et le temps. Quand Jésus
advient dans l’histoire des hommes, il apporte avec lui la royauté de Dieu. Car l’humanité
du Christ, c’est bien la réalité créée qui est entièrement et totalement disponible à l’activité
de Dieu, à l’exercice du pouvoir divin. Et c’est à partir de l’humanité du Christ que la
royauté de Dieu va s’étendre dans l’espace et le temps, c’est-à-dire en royaume de Dieu et
en règne de Dieu. C’est ce qu’a bien compris un Père grec, Origène, qui dans son
commentaire du Notre-Père, affirme que Jésus est l’autobasileia. Jésus est la Royauté de Dieu
en personne, le Royauté de Dieu faite homme, cela est profondément juste. En Jésus nous
pouvons contempler le modèle d’obéissance à Dieu, et c’est par cette contemplation que
nous pouvons aussi grandir dans notre propre obéissance à Dieu, participer à la Royauté de
Dieu dans l’espace et dans le temps.
Si la Transfiguration a pour fonction de rendre visible la Royauté de Dieu, alors c’est
que cette royauté est d’habitude invisible ou cachée. Autrement dit, il n’est pas évident que
Jésus est dans l’obéissance permanente et parfaite à Dieu. D’ailleurs, si c’était aussi évident,
il n’aurait rencontré aucune opposition en Israël, en tout cas pas l’opposition des Juifs pieux
qui adoraient vraiment le Dieu d’Israël. Donc l’autobasileia de Jésus est une réalité
habituellement cachée. Et on le comprend dans la mesure où le récit de la Transfiguration
nous révèle la raison profonde expliquant l’obéissance parfaite de Jésus à Dieu : c’est que
Jésus est le propre Fils de Dieu. On sent que la confession de la divinité de Jésus affleure
dans la Transfiguration, même si ce n’est pas dit avec les mots techniques des grands
conciles des IVe et Ve siècles. Or le propre de Dieu est d’être invisible, donc si c’est en raison
de sa divinité que Jésus est parfaitement obéissant à Dieu, c’est assez normal que
l’autobasileia soit invisible et qu’elle ait besoin de quelque chose de spécial pour apparaître à
Pierre, Jacques et Jean.

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Je vous ai dit que cet évangile de la Transfiguration était déjà lu pendant le Carême à
Rome, au Ve siècle. On le sait grâce à une homélie de Léon le Grand, prononcée le samedi
soir précédant le deuxième dimanche de Carême, donc exactement aujourd’hui dans le
calendrier liturgique. Dans cette homélie, assez longue, Léon reprend cette idée de la
manifestation du Règne de Dieu.
Bien que ses apôtres eussent compris que la majesté de Dieu était en lui, ils ignoraient encore la
puissance détenue par ce corps qui cachait la Divinité. Et voilà pourquoi il avait promis en termes
propres et précis que certains des disciples présents ne goûteraient pas la mort avant de voir le Fils
de l’homme venir dans son royaume, c’est-à-dire dans l’éclat royal qui convenait spécialement à la
nature humaine qu’il avait prise, et qu’il voulut rendre visible à ces trois hommes. Car pour ce qui
est de la vision ineffable et inaccessible de la Divinité elle-même, vision réservée aux cœurs purs
dans la vie éternelle, des êtres encore revêtus d’une chair mortelle ne pouvaient en aucune façon ni
la contempler ni la voir.

Léon le Grand est précis. Ce que la Transfiguration rend visible, ce n’est pas la
Divinité en soi, car voir Dieu est quelque chose d’impossible sur la terre. Mais les trois
apôtres privilégiés par Jésus voient que son humanité est celle de Dieu, elle est unie à Dieu.
Ils voient que Jésus est Dieu, sans pour autant voir la Divinité de Jésus.
C’est ici qu’on retrouve le thème du voilement/dévoilement dont je vous ai dit qu’il
était si important dans la Transfiguration. En fait, la Transfiguration nous force à réfléchir
sur ce que signifie réellement l’Incarnation. Pourquoi est-ce que le Fils de Dieu se fait
homme ? Pourquoi « le Verbe devient chair », selon les mots de l’évangile de saint Jean ?
La première réponse qui nous vient à l’esprit c’est que la chair fait entrer Dieu dans le
régime de visibilité du monde. Dieu, en soi, est invisible. C’est vrai du Père mais tout autant
du Fils et de l’Esprit-Saint. Mais avec Jésus, nous pouvons voir Dieu, entendre Dieu, toucher
Dieu. C’est la réponse que saint Jean l’évangéliste nous donne et elle est certainement vraie.
Par exemple à la fin du prologue de l’évangile : « Dieu, personne ne l’a jamais vu ; le Fils
unique, lui qui est Dieu, lui qui est dans le sein du Père, c’est lui qui l’a fait connaître.  » (Jn
1,18) Ou encore le prologue de la Première épître de saint Jean, avec des mots splendides :
« Ce qui était depuis le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu
de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie,
nous vous l’annonçons. » (1 Jn 1,1)
Donc l’humanité du Christ rend Dieu visible, la chair du Verbe rend le Verbe visible.
En ce sens l’Incarnation est la Révélation absolue de Dieu, la Révélation indépassable de
Dieu. C’est pour cela que, si on est chrétien, on ne peut pas accepter de mettre Jésus au
même rang que les grands prophètes ou fondateurs de religion. On ne peut pas mettre
toutes les religions sur le même plan en disant que chacune a un morceau de la Vérité
divine, Vérité qui de toute façon est infiniment au-dessus des religions humaines. Pour nous,
Jésus est vraiment Dieu, ce n’est pas un morceau de Dieu. Dieu se révèle tout entier en
Jésus, c’est cela la foi chrétienne. Le concile Vatican II le dit clairement : « L’économie
chrétienne, étant l’Alliance Nouvelle et définitive, ne passera donc jamais et aucune

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nouvelle révélation publique n’est dès lors à attendre avant la manifestation glorieuse de
notre Seigneur Jésus Christ. » (Dei Verbum 4)
Il y a un poème très beau et très célèbre de saint Jean de la Croix qui exprime la même
idée. Je vous le cite parce qu’il y est question de la Transfiguration, et puis nous avons vu
que les Carmes ont un rapport avec Élie qui fait partie de notre évangile, alors ce n’est pas
totalement hors-sujet. Dans cet extrait, Dieu le Père s’adresse à un chrétien qui se trouve à
l’étroit avec Jésus et qui demande quelque chose de plus, une révélation supplémentaire.
Tu me demandes des paroles, des révélations ou des visions, en un mot des choses particulières ;
mais si tu fixes les yeux sur le Christ, tu trouveras tout cela d’une façon complète, parce qu’il est
toute ma parole, toute ma réponse, toute ma vision, toute ma révélation. Or, je te l’ai déjà dit,
répondu, manifesté, révélé, quand je te l’ai donné pour frère, pour maître, pour compagnon, pour
rançon, pour récompense. Le jour où je suis descendu avec mon Esprit sur lui au Thabor, j’ai dit :
« Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances ; écoutez-le. » Depuis lors, j’ai
laissé de côté toutes ces sortes d’enseignements et toutes ces réponses, et je les lui ai remises ;
écoutez-le, parce que je n’ai plus de foi à vous révéler, ni plus de vérités à vous manifester. ( La
Montée du Carmel, XX)

La chair du Verbe est une Révélation de Dieu. Révélation, en grec, se dit apokalupsis,
qui vient du verbe apokaluptô : « découvrir, dévoiler, lever le voile ». Donc la chair du Verbe
est un dévoilement de Dieu. C’est cela que demandait Moïse, il voulait que Dieu se dévoile,
il voulait voir la gloire de Dieu, c’est-à-dire sa face. Donc on peut dire qu’à la
Transfiguration, la demande de Moïse est enfin exaucée. Il lui a fallu attendre 1400 ans, mais
finalement il a vu le visage de Dieu quand il a vu Jésus, alors que sur le Mont Sinaï il n’avait
vu que le dos de Dieu, pas son visage.
Mais il y a un autre aspect de l’Incarnation, auquel nous pensons moins
spontanément. C’est que l’humanité de Jésus révèle Dieu, mais elle ne cesse pas d’être
humaine pour autant, elle ne cesse pas d’être créée pour autant, et donc incapable
d’exprimer adéquatement l’être de Dieu. La chair du Verbe ne fait pas que dévoiler Dieu,
elle le voile aussi. Là c’est plutôt l’expérience spirituelle d’Élie qui revient. L’expérience de
l’absence de Dieu, mais une absence paradoxale puisque, en réalité, Élie marche grâce à la
nourriture que Dieu lui a donnée pour finalement rencontrer Dieu dans le murmure d’une
brise légère.
Peut-être que vous êtes surpris ou même choqués d’entendre que la chair de Jésus
voile sa divinité. Mais c’est vraiment très important d’accepter ce fait, sinon on risque de
tomber dans une hérésie christologique qui a eu la vie très dure et qui porte le nom
technique de monophysisme. Le monophysisme consiste à dire que la nature humaine de
Jésus a été tellement transformée par son union à la nature divine qu’au fond, après
l’incarnation, Jésus n’avait plus qu’une seule nature à la fois humaine et divine. Jésus n’est
plus homme, il est une sorte de demi-dieu, pour caricaturer un peu la christologie
monophysite. Cela a l’air d’honorer davantage le Christ, mais en fait c’est le contraire, car
cela nie la pertinence de l’Incarnation. Le Verbe se fait chair pour être vraiment l’un de

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nous, pas pour être un demi-dieu. D’ailleurs cela n’aurait aucun sens pour lui de devenir un
demi-dieu, ce ne serait nullement une promotion par rapport à l’humanité ordinaire
puisque, de toute façon, il est personnellement le Fils de Dieu, il est Dieu lui-même. (Notons
au passage que le grand titre de gloire du Pape Léon le Grand, dont j’ai cité plus haut
l’homélie sur la Transfiguration, a été de combattre le monophysisme, notamment au
concile de Chalcédoine de 451.)
Donc la chair de Jésus est quelque chose de très particulier, de très paradoxal. À la fois
elle dévoile Dieu et elle le voile. Dans l’humanité de Jésus, Dieu se révèle et se cache en
même temps. Mais ce ne sont pas deux opérations indépendantes. C’est le dévoilement qui
voile, et c’est le voilement qui dévoile. Cela aussi est très important. Si on se contentait de
juxtaposer le voilement et le dévoilement de Dieu en Jésus, comme deux opérations
déconnectées l’une de l’autre, alors Jésus ne serait pas vraiment un. On tomberait dans
l’hérésie en quelque sorte inverse du monophysisme, c’est-à-dire le nestorianisme, selon
lequel il y a deux personnes distinctes en Jésus, une personne divine et une personne
humaine. Or l’orthodoxie mise au point aux concile d’Éphèse (431) et de Chalcédoine (451)
c’est que Jésus est vraiment Dieu, vraiment homme, et vraiment un ; ou, en raccourci, Jésus
est une personne divine en deux natures, la nature humaine et la nature divine.
Le dévoilement est voilement.
Nous concevons facilement que Dieu est mystérieux, que Dieu est toujours infiniment
au-delà de tout ce que nous pourrons jamais comprendre de lui. Mais à partir du moment où
nous le concevons, à partir du moment où nous pensons que Dieu est voilé, nous mettons
déjà la main sur Dieu, nous atténuons l’effet de surprise, nous atténuons le mystère. Il s’agit
là d’une tentation pour notre intelligence, une sorte d’orgueil de l’intelligence qui pourrait
nous conduire à l’athéisme. Mais l’Incarnation nous en préserve car elle nous révèle que
Dieu est en soi un mystère, et pas seulement un mystère pour nous. La chair du Christ, en
dévoilant Dieu, fait que nous sommes confrontés à la réalité du mystère de Dieu, et non à un
mystère tel que nous le concevons a priori avec notre intelligence, le neutralisant du même
coup.
Dieu dévoilé par la chair du Christ est beaucoup plus mystérieux que Dieu simplement
pensé comme mystérieux par le philosophe. C’est tout le réalisme de la foi chrétienne qui se
joue ici. La foi chrétienne n’est pas une idéologie, ce n’est pas un système de dogmes, ce
n’est pas une philosophie religieuse. C’est la plongée dans la réalité infiniment mystérieuse
de Dieu, par le Christ. Le Dieu révélé par la chair du Christ me surprend tous les jours, il est
infiniment plus hors de mes prises qu’un autre dieu, si je puis m’exprimer ainsi, car être
chrétien consiste à s’abandonner dans les mains de Dieu et non à mettre la main sur Dieu.
En termes plus savants : un Dieu qui est à la fois transcendant au monde et immanent au
monde est beaucoup plus transcendant qu’un Dieu qui ne serait que transcendant au monde.
Le voilement est dévoilement.
Quel est ce Dieu qui, tout en étant infini, peut se révéler dans la finitude d’une chair
humaine ? Puisque la chair de Jésus n’est pas que dévoilement de Dieu, mais aussi voilement

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de Dieu, n’est-on pas conduit à une posture relativiste ou syncrétiste, qui amènerait à dire
que toutes les religions ont un bout de la vérité divine et qu’il faudrait faire la synthèse de
toutes pour connaître Dieu ? Une variante religieuse du thème : « nous nous enrichissons de
nos différences », en somme… Je me souviens d’un article de journal il y a quelque années
où le supérieur de la Province dominicaine de Belgique, un homme à l’esprit très ouvert,
proposait ce genre de choses. Et son argument c’était : « Jésus n’est pas le tout de Dieu ».
Phrase très ambiguë… Les médiévaux disaient plus justement, en reprenant une formule de
saint Augustin, que nous pouvons connaître Dieu totus sed non totaliter, Dieu tout entier
mais pas totalement.
Que dit le Nouveau Testament à ce sujet ?
Prenez garde que personne ne fasse de vous sa proie par la philosophie et par une vaine tromperie,
s’appuyant sur la tradition des hommes, sur les rudiments du monde, et non sur Christ. Car en lui
habite corporellement toute la plénitude de la divinité. (Col 2,8-9)

Comment comprendre cette affirmation très forte de saint Paul : « en lui réside
corporellement toute la plénitude de la divinité » ?
À mon avis, on ne peut répondre à cette question si on la pose sous une forme trop
générale. On ne peut pas s’interroger a priori sur la possibilité d’une révélation de Dieu,
comme si on savait avant cette révélation qui était Dieu, et qu’ensuite on se demande si oui
ou non cette révélation est possible. Donc on ne peut pas répondre a priori à la question :
est-il concevable que Jésus révèle vraiment Dieu ? Cela supposerait que l’on sache a priori
qui est Dieu, et donc, en fait, on n’aurait pas besoin de révélation. C’est à cause de cet a
priori qu’on risque de conclure négativement en disant que, décidément, Jésus est trop petit
pour révéler Dieu, Jésus est trop petit pour que, « en lui, réside corporellement la plénitude
de la divinité », comme disait saint Paul.
Donc la foi chrétienne prend les choses dans l’autre sens. Être chrétien, c’est croire
que Dieu se révèle dans le Christ, c’est croire que ce que dit saint Paul est vrai : « en lui,
réside corporellement la plénitude (πᾶν τὸ πλήρωμα) de la divinité ». Paul insiste : « toute la
plénitude », en Jésus ce n’est pas seulement un bout de Dieu qui est révélé, un aspect partiel
de la divinité, mais Dieu tout entier. Seulement cette affirmation n’est pas un point
d’arrivée, ce n’est pas la conclusion d’un raisonnement philosophique contre lequel,
justement, saint Paul nous met en garde. C’est plutôt un point de départ, l’introduction
d’une méditation théologique. Qui est Dieu pour que, de fait, il puisse se révéler, sans nous
tromper, dans l’humanité finie de Jésus, alors que lui-même est infini ?
C’est là que, à mon avis, on perçoit combien les deux dogmes principaux du
christianisme sont étroitement corrélés. Ce n’est pas n’importe quel Dieu unique qui peut se
révéler dans l’Incarnation. Car l’humanité, rapportée à Dieu, est une altérité réelle.
Comment Dieu pourrait-il se révéler sans se nier dans l’autre que lui-même ? Cela semble
contradictoire… sauf si l’altérité appartient à l’être même de Dieu, à ce que Dieu est en soi.
Or, précisément, c’est ce que nous dit la foi chrétienne : il y a en Dieu une distinction réelle,
qui est celle du Père et du Fils. Le Fils n’est pas « l’autre que Dieu », comme une créature,

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mais il est « l’autre de Dieu », c’est-à-dire qu’il correspond à la manière divine de vivre
l’altérité. Alors on comprend pourquoi c’est le Fils qui s’incarne et pas le Père, puisque
l’altérité du Fils engendré de toute éternité se comprend à partir du Père inengendré. Et on
comprend aussi pourquoi « l’autre que Dieu » qu’est l’humanité du Christ peut révéler
« l’autre de Dieu » qu’est le Fils. C’est vraiment très subtil : ce que l’humanité du Christ
« perd » de l’essence divine, du simple fait que cette humanité est créée, elle le regagne au
plan de la personnalité divine. Or, comme la personne du Fils n’est pas un sous-Dieu ou
simplement la toute première des créatures de Dieu (hérésie arienne), en révélant la
personne du Fils, l’humanité nous révèle Dieu. Le voilement est dévoilement de Dieu, car il
est dévoilement de l’être trinitaire de Dieu.
Il est bon de resituer cette réflexion assez abstraite dans le contexte plus concret de
notre évangile. Moïse et Élie, nous l’avons dit, correspondent chacun à deux expériences de
Dieu : Moïse c’est l’expérience du dévoilement de Dieu, Élie c’est plutôt celle du voilement.
Toutes les deux révèlent Dieu, au fond, parce qu’elles révèlent le Dieu Trinité. Mais ces deux
expériences de Dieu, rattachées à ces deux personnages bibliques différents, sont difficiles à
coordonner. On a du mal à voir que c’est le même Dieu qui se dévoile à Moïse et qui se voile
à Élie. On pourrait presque douter : est-ce qu’il s’agit bien du même Dieu ? Est-ce que le
Dieu d’Élie n’est pas un imposteur, ou alors celui de Moïse ? Comment savoir ?
L’épisode de la Transfiguration permet de savoir, car Jésus, comme Fils incarné,
synthétise ces deux expériences de Dieu, ces deux modes de révélation que sont le
voilement et le dévoilement. C’est ce que signifie la métamorphose de son visage et de son
vêtement : « l’aspect de son visage devint autre, et son vêtement devint d’une blancheur
éblouissante ». C’est une sorte d’état intermédiaire entre le voilement et le dévoilement. Ou
plus précisément : la chair qui voile est manifestée ici comme capacité de dévoilement. C’est
comme je disais plus haut : le voilement dévoile, c’est-à-dire que Jésus est révélé comme Fils
de Dieu. Or c’est exactement ce que dit le Père céleste : « Celui-ci est mon Fils ». On
pourrait dire aussi que le dévoilement est manifesté comme voilement, car au moment
même où ce dévoilement apparaît, l’incompréhension des disciples apparaît aussi : « Il ne
savait pas ce qu’il disait », affirme l’évangile à propos de saint Pierre. Donc au moment
même où il est clair que Jésus dévoile Dieu, Pierre est perdu. C’est normal, au fond. Ce n’est
pas que Pierre est plus bête que les autres, ce n’est pas que ce dévoilement est un faux
dévoilement ou un dévoilement raté, mais au contraire un vrai dévoilement, un dévoilement
réussi. Puisque Jésus dévoile Dieu d’une façon particulièrement évidente, Pierre est dépassé.
On est toujours dépassé par Dieu !
Un dernier point pour conclure sur cette incompréhension de Pierre quand Dieu se
dévoile en Jésus-Christ. L’évangile la rattache à la suggestion de Pierre : « Faisons trois
tentes : une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. » (Lc 9,33) Et l’évangile semble
considérer que, bien évidemment, cette suggestion est ridicule. Or nous autres lecteurs, nous
avons bien du mal à comprendre pourquoi la suggestion de Pierre ne convient pas, ou plutôt
elle nous semble tout simplement hors-sujet.

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En fait, cette histoire de tente est un peu complexe. Elle correspond à la précision
temporelle qu’on avait au début de l’évangile : « environ huit jours après ces paroles, Jésus
prit avec lui Pierre, Jean et Jacques... ». Pourquoi cette précision de huit jours qui n’apporte
rien au récit ?
Si on va voir chez Matthieu ou Marc, on constate que ce n’est pas « environ huit
jours », mais « six jours ». Or l’épisode qui a lieu six jours avant (ou environ huit jours
avant), c’est la confession de foi de saint Pierre. Dans l’évangile de Luc elle est réduite au
minimum. Pierre dit à Jésus : « Tu est le Christ, le Messie de Dieu » (Lc 9,20), et Jésus, au
lieu de réagir positivement, semble plutôt contrarié : « Jésus, avec autorité, leur défendit
vivement de le dire à personne » (Lc 9,21). Cela c’est chez saint Luc. Mais chez saint
Matthieu l’épisode est beaucoup plus développé. Jésus dit à Pierre que ce n’est pas la chair et
le sang qui lui ont permis de dire cela mais une révélation de son Père. Donc c’est très
positif, chez saint Matthieu, la confession de foi de Pierre. Tellement positif que c’est
l’occasion pour Jésus de donner une nouvelle vocation à Pierre en lui imposant son nom :
« Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église » (Mt 16,18). C’est la primauté
pétrinienne, qui s’accompagne du pouvoir de pardonner les péchés : « Je te donnerai les clés
du royaume des Cieux : tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce
que tu auras délié sur la terre sera délié dans les cieux. » (Mt 16, 19). Donc la confession de
Pierre, réduite au minimum dans l’évangile de saint Luc, quasiment présentée sous un jour
défavorable, est très amplifiée dans l’évangile de saint Matthieu.
Dans l’évangile de saint Matthieu, la confession de foi de Pierre à Césarée de Philippe
est un Yom Kippour chrétien. Simon reçoit le nom de Kephas, c’est-à-dire Caïphe, qui était
le nom du grand-prêtre de Jérusalem en exercice. Ce même Simon-Pierre a prononcé à voix
haute le nom de Jésus : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant », comme Caïphe à
Jérusalem prononce à voix haute le tétragramme, le nom imprononçable de Dieu, une seule
fois par an à l’occasion du Yom Kippour. Et Simon-Pierre reçoit l’autorité pour pardonner
les péchés de l’Église, de même que Caïphe, au Temple, célèbre l’expiation des péchés
d’Israël.
Tout cela est très important pour saint Matthieu. Saint Luc, lui, voit les choses
autrement. Il a gommé cette symbolique du Kippour car il pense que la primauté de Pierre
dérive de l’Eucharistie et non de la Confession de foi à Césarée de Philippe.
Si on continue dans cette ligne, on comprend pourquoi dans l’évangile de saint
Matthieu la Transfiguration a lieu six jours après la Confession de foi de Pierre à Césarée de
Philippe. Le septième mois, le dix du mois, c’est Yom Kippour (cf. Lv 16,29). Et le quinzième
jour de ce septième mois, c’est la fête des Tentes (Soukkot), qui dure une semaine entière (cf.
Lv 23,34). Donc la fête des tentes a lieu six jours après le Yom Kippour, ce qui revient à dire
que la Transfiguration se passe le premier jour de cette fête. Or, pour célébrer la fête des
Tentes, il faut construire des petites cabanes ou des tentes qui rappellent le séjour d’Israël
au désert, quand les Juifs vivaient sous la tente et non dans des maisons en dur. Cela, c’est la
signification que l’Ancien Testament donne à la fête des Tentes. Mais il se trouve qu’à
l’époque de Jésus, la fête des Tentes avait pris une coloration eschatologique : les cabanes

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figurent aussi les demeures futures des justes, dans le Royaume de Dieu (c’est la même idée
quand, dans l’évangile de Jean, Jésus dit : « il y a beaucoup de demeures dans la maison de
mon Père »). Donc Pierre veut construire des tentes parce que, avec la Transfiguration, il a
compris que c’est le Royaume de Dieu qui est arrivé. Autrement dit, c’est la Parousie, c’est la
fin du monde, et il est urgent de construire les cabanes pour ces trois justes parmi les justes
que sont Jésus, Moïse et Élie.
Cela, c’est dans l’évangile de saint Matthieu. Mais l’évangile de saint Luc fait l’impasse
sur l’arrière-plan liturgique juif de la confession de foi de Pierre et de la Transfiguration.
Chez Luc, les choses sont plus simples. Si ce que dit Pierre est insensé, c’est qu’il veut que
Jésus, Moïse et Élie habitent séparément, dans trois tentes distinctes. Le texte insiste même
là-dessus : « une tente pour Jésus, une tente Moïse, et une pour Élie ». Or tout la dynamique
de la Transfiguration, c’est que Jésus synthétise en lui Moïse et Élie. Ce n’est pas du tout le
moment de séparer Moïse et Élie, bien plutôt faut-il les réunir. À la limite Pierre aurait pu
suggérer à Jésus : « faisons une seule tente pour toi, pour Moïse et pour Élie ». Là, il aurait
montré qu’il avait compris ce qui se passait. Toujours est-il qu’aucune tente ne sera
construite mais il se passe quelque chose d’encore plus beau. Quand la nuée se dissipe,
l’évangile dit : « Il n’y avait plus que Jésus, seul » (Lc 9,36). On pourrait penser : Jésus est
seul car Moïse et Élie sont repartis. Mais en fait Moïse et Élie ne sont pas repartis, ils sont en
quelque sorte entrés en Jésus, ils ont été assimilés par le corps de Jésus (qui est l’Église),
parce que l’expérience spirituelle propre à chacun des deux, le dévoilement et le voilement,
est portée à sa perfection par le Fils incarné.
Quand Jésus monte à Jérusalem pour y mourir, pour faire son exode, comme dit
l’évangile (Lc 9,31, propre à Luc), il ne montera pas tout seul mais il emmènera Moïse et Élie
avec lui, c’est-à-dire au fond tout l’Ancien Testament, tout l’Israël de Dieu.

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