Musée Quai Branly

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Art

Dans le corps de la
“bête”, l’espace des
expositions temporaires.

48 Télérama no 2945 – 21 juin 2006


J
acques Chirac l’a voulu. Jean Nouvel l’a 20 mètres de haut, la façade de l’immeuble de l’adminis-
construit. Ce 20 juin, avec six mois de tration ; ni les plafonds peints par des artistes aborigènes
retard, le président de la République a donc dans le bâtiment qui sert d’atelier de restauration des
inauguré son « grand projet », le musée ex- œuvres, et qu’un habile jeu de miroirs rend visibles depuis
« des Arts premiers », désormais « du Quai la rue. Ni surtout le jardin sauvage qui passe – « qui pas-
Branly ». Dans le très chic 7e arrondisse- sera plutôt, donnez-lui cinq ans pour pousser », modère
ment de Paris, ce bel objet architectural joue la carte Gilles Clément, le paysagiste – de la « savane arborée »
conceptuelle, pétrie de références à de lointains « là- au sud à la « forêt-lianes » au nord avec un détour par la
bas ». Côté sud, face à la ville et aux sages immeubles « pampa », sous le bâtiment, où les (bientôt) hautes gra-
en pierre de taille de la rue de l’Université, la grande nef minées se mêlent aux « joncs de lumière » de l’artiste ès
dédiée aux collections permanentes prend des airs d’in- éclairages Yann Kersalé. Un vrai casting présidentiel !
secte déhanché. Une impression accentuée par sa mul- Certes, l’ironie est facile. L’exercice l’était beaucoup
titude de pare-soleil mobiles en métal ajouré, comme moins. D’emblée, le cahier des charges établi pour le
des élytres rouge sombre, et ses longues pattes-piliers concours d’architecture, en 1998, plaçait très haut la
plantées dans un jardin encore vague de buttes, d’herbes barre. Il fallait d’abord construire un écrin pour les col-
folles, d’arbustes et de mares... (Là, au milieu des roseaux lections du Maao, le musée des Arts africains et océa-
naissants, c’est bon signe, un couple de canards colverts niens de la Porte Dorée (1), enrichies d’une partie impor-
a déjà élu domicile.) Côté Seine, au nord, pour faire face tante de celles du musée de l’Homme : 300 000 objets,
aux vents du fleuve et au flot des voitures, le bâtiment en plume, corne, écorce, fibre, bois, pierre, terre, sou-
se dissimule derrière un mur de verre, 200 mètres de vent extrêmement fragiles, parfois très encombrants,
long sur 12 de haut, et une quinzaine de déjà grands dont 3 500 seraient exposés, le reste stocké sur place
arbres. A y regarder de près, malgré les reflets des vitres dans des réserves accessibles aux chercheurs. Car, plus
et l’ombre des frondaisons, c’est bien le mot « bâtiment » qu’un simple musée des Arts et Civilisations, l’institution,
qui s’impose, mais dans son acception maritime : avec sous la double tutelle des ministères de la Culture et de
sa coque rouille juchée sur pilotis comme dans une cale l’Enseignement supérieur, se devait d’être outil scienti-
de radoub, il tient du cargo, genre porte-conteneurs avec fique, avec un large espace pour des expositions tempo-
sa trentaine de grosses boîtes rouge, ocre, bordeaux et raires, un auditorium, un lieu de projection, une média-
chocolat arrimées à sa structure de métal. thèque pour les spécialistes, une salle de lecture pour le
Vu du ciel, enfin, ou plus prosaïquement du premier grand public. Sans oublier « l’intendance » : une cafétéria
étage de la tour Eiffel toute proche, l’objet se fait totem. en rez-de-jardin et un restaurant plus chic sur le toit-ter-
Un totem couché dans l’herbe, mais en phase avec Paris rasse, la boutique pour les cartes postales, les livres et
et sa trame urbaine : sur l’avenue de la Bourdonnais, à les produits dérivés, un parking souterrain de 400 pla-
l’ouest de la parcelle, il s’adosse avec rigueur à trois im- ces, une zone de desserte pour les cars, des bureaux
meubles haussmanniens, respecte d’abord les aligne- pour l’administration. Et puis, absolument incontourna-
ments, avant de s’élancer dans cet audacieux déhanche- ble pour obtenir le permis de construire, 7 500 mètres
ment qui lui permet de suivre à la fois la courbe de la carrés d’« Evip » (espace vert intérieur protégé).
Seine et le dessin des rues alentour. Ne négligeons pas Ensuite, il fallait tenir compte des contraintes du
dans la visite le mur végétal du botaniste Patrick Blanc terrain, 2,5 hectares de terres d’alluvions d’un ancien
qui recouvre d’une véritable jungle en fleurs, sur plus de bras de Seine, aussi instable qu’inondable. En pré- 2

Le musée du Quai Branly ouvre ses portes à Paris


Un bâtiment signé Jean Nouvel, éclairé par Yann Kersalé, planté
Antonin Borgeaud - Musee du quai branly

de lianes et de savanes par Gilles Clément… Un casting de luxe pour


le nouvel écrin des arts premiers. Inventaire avant ouverture.

Quai d’orfèvres
Artmusée
vertigineuse des cours de l’acier, du bois et de l’énergie,
ainsi qu’aux exigences de plus en plus draconiennes des
services incendie, passèrent en douceur...
Quant au fond de l’affaire, les collections, difficile de
se faire une idée. Fin mai, il fallait montrer patte blanche

Antonin Borgeaud - Musee du quai branly


pour jeter un œil, et un seul, à la grande nef qui bourdon-
nait comme une ruche : ici, des conservateurs aux prises
avec quelque pièce sensible, là, d’autres essayant de
protéger leurs trésors de la poussière du chantier, et
partout, des artisans, des techniciens, chignoles et scies
sauteuses en main... Sur l’espace, rien à dire : 200 mè-
tres de long d’un seul tenant, sans cloisons, juste ryth-
més par trois mezzanines, et d’immenses baies à la lu-
mière tamisée qui donnent sur la ville. Tout ici est encore
2 vision de l’inévitable crue centennale (2), l’architecte Une étonnante jungle
signé Jean Nouvel, le mobilier, la signalétique, ou « le
cerna donc entièrement la parcelle – soit 700 mètres de serpent », ce cheminement faussement aléatoire marou-
long ! – par un mur de béton de 1 mètre d’épaisseur, qui tapisse un mur de flé de cuir et truffé d’écrans censés guider le visiteur dans
plonge à 30 mètres sous terre. Enfin, et ce n’était pas la 20 mètres de hauteur. sa quête des continents. Mais aussi les vitrines, austè-
moindre des difficultés, le programme allait se heurter à res, bientôt dotées de savants « cartels » électro-lumines-
l’hostilité de principe d’un voisinage qui avait déjà eu la cents chargés d’éclairer la curiosité du visiteur ; et puis,
peau, ici même quelques années auparavant, d’un pro- sur tout un côté du bâtiment, les fameuses « grosses
jet de centre de conférences international pourtant sou- boîtes », visibles de l’extérieur, qui, chacune, se fait petit
haité par François Mitterrand. L’habitant du 7e a le bras sanctuaire. Soudain, le visiteur avant l’heure ressent là
long... mais Jean Nouvel, plus d’entregent encore : lui
qui, paraît-il, n’est jamais meilleur que dans l’adversité,
1 A lire, à voir comme un léger malaise. Ces couleurs de terre, ces
scarifications à même le béton, cette forme d’insecte,
A l’occasion de
a eu l’habileté de prendre à rebrousse-poil toutes ces cette allégorie de cargo... L’architecte, le paysagiste, les
l’ouverture du musée,
chausse-trapes. Le plan d’occupation des sols (POS) conservateurs, le président de la République ne seraient-
Télérama publie un
permet la construction de 80 000 mètres carrés ? Qu’à hors-série. Dans tous ils pas tombés dans le piège de la culpabilité néocolo-
cela ne tienne, il en bâtira moins de la moitié, dont une les kiosques, 7,90 €. niale ? Ou, pire, de la mode « ethnique », qui traverse
partie sous terre. La hauteur maximum dans le secteur A voir, à partir du actuellement les revues de déco chics ? Drôle d’impres-
est limitée à 27 mètres ? Son bâtiment culminera à 20. 23 juin, la collection sion... Evitons toutefois le piège du procès hâtif. Il faudra
Le jardin ? Il sera deux fois plus grand que prévu, et ac- permanente et trois revenir, au calme, une fois les collections en place et les
cessible gratuitement aux heures d’ouverture du musée. expositions : très attendus cartels installés. Lesquels, c’est sûr, se
Et avec des grands arbres encore ! Pour plaire au public “Nous avons mangé chargeront de nous raconter toute l’histoire. Sans char.
comme aux politiques, il imposera ainsi à Gilles Clément, la forêt, Georges Sans fard l  Luc Le Chatelier
le paysagiste, peu friand de ce type d’artifice, d’y planter Condominas au (1) Le Palais de la Porte Dorée, ex-musée des Colonies,
un chêne de 50 ans d’âge (et 10 000 euros), et une Vietnam” ; “Ciwara, devrait devenir d’ici 2007, Centre de ressources et de mémoire
de l’immigration.
quinzaine de sujets de plus de 30 ans. Ainsi, avec cette Chimères africaines” ;
(2) Tous les 100 ans (en moyenne), la Seine sort de son lit
forêt adulte sortie de rien, des réunions de quartier ron- “Anthropologie : qu’est- et inonde 20 % de Paris, dont le Quai Branly. La dernière crue
dement menées et de jolies maquettes, Jean Nouvel ce qu’un corps ?” date de 1910…
mettra tout le monde dans sa poche. Magistral.
Restait à construire « la bête ». Une autre paire de
manches, avec ces éléments tout en courbes, en plans
Combien ça coûte ?
inclinés, mais en failles aussi, avec des angles aigus, des • Budget de (autant que les galeries un fonds de 250 000).
ruptures et des portées qui défient les lois de la physique. construction : du Grand Palais). • Surface du jardin :
Plus les aléas habituels des chantiers. Heureusement, la 168 millions d’€ prévus • Œuvres exposées : 18 000 m2.
construction de cet équipement culturel et scientifique en 1998, 232,5 millions 3 500, dont 10 % • Mur végétal : 800 m2,
voulu en haut lieu bénéficia d’un régime innovant : de- d’€ dépensés au final. sensibles à la lumière, 15 000 plantes.
puis le début, le maître d’ouvrage – celui qui passe la • Budget de en rotation annuelle. • Fréquentation prévue :
commande et paie les travaux – était le futur utilisateur, fonctionnement annuel : • Œuvres en réserve : 800 000 à 1 million
soit l’établissement public du musée du Quai Branly. Le 44 millions d’€. 300 000, dont 9 000 de visiteurs par an,
dialogue fut donc permanent entre conservateurs, archi- • Surface d’exposition instruments de musique dont 900 maximum
tectes et entreprises, lissant bien des écueils, contraire- permanente : 7 150 m2 (visibles dans un silo de à l’instant « t » dans
ment à ce qui avait pu se passer à l’Opéra Bastille ou à (équivalent au musée verre depuis le musée). le musée.
la Grande Bibliothèque, où les bâtiments, une fois termi- d’Art moderne • Nombre d’ouvrages • Norme de sécurité
nés, durent s’adapter – non sans couacs – à leur usage. du centre Pompidou). consultables à la musée : une personne
Autre avantage de ce statut présidentiel : les dépasse- • Surface d’expositions médiathèque : 25 000 pour 5 m2.
ments budgétaires (+ 38 %), dus dit-on à l’augmentation temporaires : 3 400 m2 en accès libre (sur • Prix d’entrée : 8,5 €.

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