Politique Culturelle Au Maroc en 1973-12 - 43

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LA POLITIQUE CULTURELLE AU MAROC

Peut-être faudrait-il, avant d'aborder un tel sujet, définir le sens des


mots culture et culturels? Ils en ont au moins deux. Le sens large, celui de
l'ethnologie ou, comme disent les Anglo-Saxons, de l'anthropologie culturelle,
embrasse aussi bien un procédé technique ou une règle morale que les arts
plastiques ou la poésie. Ce n'est pas celui que nous retenons ici, mais
d'autre, beaucoup plus étroits, qui ne s'applique qu'aux valeurs intellec-
tuelles et artistiques et qui s'appuie sur une échelle de valeurs et sur une
sélection: les adjectifs cultivé et inculte indiquent bien que, dans une société
donnée, tous les hommes ne sont pas considérés comme ayant accédé à cette
culture ou comme y ayant atteint le même degré.
Deux remarques encore. Le second sens n'exclut pas entièrement le
premier. Un «musée des arts et traditions populaires» compte parmi les
fréquentations d'un homme «cultivé ». Le rouet qui y figure, par exemple,
peut n'avoir aucune valeur esthétique, et c'est donc un simple outil, relevant
de la culture considérée dans son premier sens, le plus large. Mais le rouet
n'est plus en usage et c'est par la médiation de l'histoire qu'il accède au
domaine de la culture, au sens étroit du mot, tout comme les vieux
« tacots» d'un musée de l'automobile ou les silex taillés d'un musée de la
préhistoire.
Notons, en second lieu, que si la «culture », au sens étroit, a long-
temps été «élitiste» et l'est encore dans une large mesure, l'idéal démo-
cratique veut qu'elle s'étende à la totalité des membres de la société et
range le «droit à la culture» parmi les droits de l'homme. On ne connaît
pas de régime qui proclame expressément qu'il réserve «la culture» à une
catégorie déterminée de citoyens: s'il est vrai que les goûts et les dons des
individus sont inégaux, l'Etat proclame partout qu'il entend donner à chacun
des chances égales d'y accéder. Que les résultats - et même parfois les
arrière-pensées - soient différents des intentions affichées, on ne le sait
que trop. C'est qu'une politique culturelle ne saurait se suffire à elle-même
et qu'elle reste étroitement tributaire des autres politiques, en particulier de
l'économie.
Aussi bien n'avons-nous pas l'intention d'établir un bilan de la politique
culturelle du Maroc, autrement dit de porter sur elle un jugement. Un tel
jugement devrait tenir compte des options prises au départ et ces options
relèvent nécessairement d'une échelle de valeurs, qui n'est pas forcément la
même chez l'observateur que dans la société observée. C'est aux Marocains,
et à eux seuls, de juger. Nous nous contenterons, plus modestement, de
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dresser un inventaire des institutions et des moyens mis en œuvre au ser-


vice de la politique culturelle.
Encore nous faut-il avouer une lacune considérable - et délibérée -
dans cet inventaire. La politique de l'éducation ne fait pas seulement partie
de la politique culturelle; elle en forme à coup sûr l'élément principal. Mais
le morceau est trop gros pour que nous puissions lui accorder ici toute la
place qui lui revient. Sans la passer entièrement sous silence - la chose ne
serait pas possible - nous serons obligé de la supposer, dans une large
mesure, connue et de n'y faire que des allusions ou de ne traiter que certains
aspects qui ne sont pas propres à la seule politique scolaire.

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Jusqu'en 1968, il n'y avait pas de ministère particulier qui fût chargé
de la « culture ». Le «ministère de l'Education Nationale et des Beaux-
Arts» en avait la responsabilité et l'exerçait au moyen de divers services
hérités de l'ancienne «Direction de l'Instruction Publique» du Protectorat.
C'est un décret du 8 juillet 1968 qui nomma un «ministre d'Etat chargé des
affaires culturelles et de l'enseignement originel ». Le Premier titulaire fut
M. Mohammed el-Fassi, alors recteur des Universités marocaines et qui
avait été ministre de l'Education nationale dans le premier gouvernement
du Maroc indépendant. Enseignement et «culture» étaient donc séparés, sauf
en ce qui concerne l'enseignement dit «originel », c'est-à-dire les vieilles
écoles traditionnelles, depuis les msîd-s (écoles coraniques) jusqu'à la Qara-
wiyine. Les services culturels proprement dits étaient formés des bureaux
qui, dans l'ancien ministère de l'Education nationale, concernaient autre
chose que l'enseignement: bibliothèques, monuments historiques, musées,
beaux-arts, etc.
Pourquoi cette création nouvelle? Il ne fait pas de doute que la lourdeur
croissante du ministère de l'Education nationale a été une des raisons déter-
minantes de son éclatement: on a eu, d'ailleurs, depuis, un ministère de
l'enseignement primaire, un ministère des enseignements secondaire et tech-
nique, un ministère de l'enseignement supérieur (1). Le rattachement de
l'enseignement originel au nouveau ministère de la Culture a été diversement
interprété: certains y ont vu le simple souci d'étoffer les attributions d'un
personnage aussi considérable qu'un «ministre d'Etat »; d'autres, peu
convaincus de la sollicitude du régime envers le dit enseignement, pensaient
qu'il s'agissait plutôt d'un «embaumement» précédant une mise en terre
discrète; d'autres enfin le regardaient comme une étiquette un peu voyante
collée sur une culture dont on ne devait pas douter qu'elle fût avant tout
musulmane et arabe. C'est dire qu'on retrouvait là l'écho des discussions
qui n'ont guère cessé depuis l'indépendance entre partisans et adversaires
de la «double culture» et dont on reparlera plus loin. Mais il y avait peu

(1) Regroupements et dissociations se sont succédés. Ainsi en 1969, un «ministère des


Enseignements secondaire, technique et supérieur et de la formation des cadres» était
confié à M. Guédira, l'enseignement primaire formant un ministère à part.
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de Marocains cultivés à l'époque, qui ne crussent la création du nouveau


ministère inspirée par l'exemple français, auquel le Général de Gaulle
fournissait la garantie de son prestige et M. André Malraux l'éclat de son
verbe. De même avait-on remarqué, quelques années plus tôt, les ressem-
blances entre la constitution marocaine de 1962 et la constitution française
de 1958. Faut-il voir à l'origine de ces correspondances l'imprégnation fran-
çaise de tout le secteur moderne de la société marocaine? (2).
M. Mohammed el-Fassi devait rester «ministre d'Etat chargé des
affaires culturelles et de l'enseignement originel» jusqu'en août 1971. Dans
le gouvernement formé le 11 août de cette année, apparaît un grand
«ministère de la culture, de l'enseignement supérieur, secondaire et
originel et de la formation des cadres », confié à M. Ahmed Laski, assisté
d'un sous-secrétaire d'Etat, M. Mohammed Chafik. Pour reconstituer l'ancien
ministère de l'Education nationale, il ne manquait au nouveau que l'ensei-
gnement primaire, qui formait encore un ministère autonome, dirigé par
M. Haddou Echiguer.
Le 13 avril 1972, nouvelle modification: il y a un «ministère de la
Culture, de l'Enseignement originel, supérieur et secondaire» (donc sans
la «formation des cadres ») qui échoit à M. Habib el-Fihri. Le 20 novembre
de la même année, on voit ressusciter le «ministère de l'Education natio-
nale », mais sans la Culture, confiée à un «ministre des Habous, des
Affaires Islamiques et de la Culture », qui est M. Mohammed Mekki Naciri.
L'enseignement originel retourne à l'Education nationale. Enfin, le 25 avril
1974, la culture est séparée des Affaires islamiques et des Habous et revient
à un «ministre d'Etat chargé des Affaires culturelles », en la personne de
M. Hajj M'hammed Bahnini (3).
Sans doute ne faut-il pas chercher, à travers chacun de ces remanie-
ments, une évolution de la «politique culturelle» proprement dite, dont
il serait bien difficile, au fait, de retracer le cours. Ces changements sont
souvent dictés par des considérations de personnes, ou le désir de répondre
à telle ou telle exigence de l'actualité politique. En fait, les services qui
relèvent à proprement parler de la Culture n'ont guère changé sous les
avatars du Ministère lui-même. Au début de l'année 1974, celui-ci compre-
nait trois directions, une de Habous, une des Affaires islamiques, et une des
Affaires culturelles. Les bureaux qui composaient cette dernière se retrou-
vent à peu près les mêmes depuis l'apparition du mot «culture» dans les
titres ministériels, en dépit de regroupements divers. Mais la culture n'est
pas toute entière administrée par le ministère de la Culture. D'autres
ministères ou services (dont la composition et les rattachements sont
fluctuants eux aussi) assument également des tâches culturelles importantes.
C'est le cas du ministère de l'Education nationale ou de certains des
ministères issus de son démantèlement, dont les seules tâches d'ensei-
gnement n'épuisent pas les attributions; du Service de la Jeunesse et des

(2) Cf. l'article «La France et nous >, publié dans la revue Lamalif, nO 23, octobre 1968.
(3) L'enquête préparatoire à cet article a été faite en mars 1974, la Culture étant encore
réunie aux Habous et aux Affaires Islamiques.
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Sports, dont le blason est lui aussi sujet à métamorphoses (4); de la


Radio-Télévision; du Centre cinématographique marocain, etc

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La «Direction de la Culture» au ministère des Habous, des Affaires
islamiques et de la Culture, étant l'organisme le plus proprement et le
plus directement chargé des affaires culturelles, nous commencerons par
elle. Elle comprend deux services: un service des études et projets et un
service administratif; et quatre divisions: la division de l'Enseignement des
arts (musique, arts plastiques et théâtre), la division des Monuments histo-
riques et des Musées (avec deux services: Monuments et Sites, Musées);
la division de l'Action Culturelle (qui comprend trois services: Animation
culturelle, Relations culturelles, Publications); et la division des Biblio-
thèques et Archives.
Dans l'enseignement des arts, le plus développé est certainement celui
de la musique, car c'est le plus populaire. La radio (surtout depuis l'inven-
tion du transistor: on peut l'écouter jusque sous la tente), le disque, le
cinéma (les films égyptiens font une large place à la musique et aux chants),
ont contribué à en répandre le goût dans toutes les couches de la population.
Le Maroc a, on le sait, une vieille et riche tradition musicale, celle de la
musique dite andalouse, qui était pratiquée des deux côtés du détroit de
Gibraltar et dont, après la chute de Grenade, le Maroc a recueilli le
principal dépôt. La musique orientale a été diffusée abondamment par le
disque, la radio et le cinéma, et a conquis les jeunes au détriment de la
vieille musique andalouse. La musique européenne a eu beaucoup de mal
à s'implanter; l'oreille marocaine, façonnée dès l'enfance par un autre
système tonal, y demeure assez réticente (<< Qu'est-ce que ça veut dire?
Je ne comprends pas », c'est une remarque souvent entendue dans la bouche
de jeunes gens, par ailleurs très cultivés en français).
Il existe dix-huit conservatoires au Maroc, dont trois conservatoires
nationaux: celui de Rabat, crée en 1958, à partir d'un conservatoire muni-
cipal qui existait déjà sous le Protectorat, celui de Tétouan qui avait été
fondé par les Espagnols, et celui de Tanger créé en 1963. Trois grandes
villes ont, depuis un certain temps déjà, un conservatoire municipal:
Casablanca, Meknès et Oujda. Deux autres ont été inaugurés récemment à
Marrakech et à Agadir, où l'on enseigne musique ancienne et musique
moderne. Safi, Kenitra, Larache, Ksar-el-Kebir ont leur petit conservatoire.
Dans le plan quinquennal, treize «complexes culturels» sont projetés,
comportant entre autres choses un enseignement musical, notamment à
Taroudant, AI-Jadida, Settat, Nador, Al-Hoceima. La musique andalouse
est enseignée dans deux écoles, à Casablanca et à Fès.
Ces conservatoires ont beaucoup de succès et trouvent quelque peine
à satisfaire toutes les demandes. Pour prendre un exemple, celui de Rabat

(4) Le gouvernement du 20 novembre 1972 comprenait un • ministère du Travail, des


Affaires sociales, de la Jeunesse et des Sports >, qui était confié à M. Arsalane el Jadidi.
assisté d'un «sous-secrétaire d'Etat à la Jeunesse et aux Sports >, M. Mounir Doukkali.
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compte quatorze cents élèves, dont une centaine pour la musique tradi-
tionnelle; cinquante apprennent le piano, cent vingt le violon. Il donne aussi
des cours de danse, suivis par cinq cents élèves. (A la question: Quel type
de danse enseignez-vous? on m'a répondu: La danse classique) et des
cours d'art dramatique, en langue arabe (soixante élèves), et en langue
française (une cinquantaine). Les divers cours ont lieu dans la journée
pour les professionnels et après 17 h 30 pour les amateurs. Beaucoup d'élèves
sont européens, mais les Marocains, longtemps minoritaires, sont aujour-
d'hui en majorité.
Pour trouver des débouchés aux diplômés, on compte beaucoup sur
les nouveaux conservatoires. Mais celui de Rabat a aussi formé des musiciens
pour le Palais et pour les musiques militaires. Des orchestres ont été
constitués: un de musique de chambre qui compte douze instrumentistes
dont huit Marocains; un orchestres symphonique de quarante cinq exécu-
tants, créé en 1967, formé des professeurs et des meilleurs étudiants du
Conservatoire de la capitale; un ensemble de musique orientale et un de
musique andalouse.
En ce qui concerne cette dernière, qui se transmettait jusqu'ici par
tradition, le Conservatoire a entrepris un gros travail de notation: huit
nouba-s sur onze ont été transcrites. Et l'on s'efforce de créer de nouveaux
airs (alors que jusqu'ici la musique andalouse formait un cycle clos, que les
orchestres rejouaient indéfiniment).
Le Conservatoire collabore également avec d'autres administrations: la
Jeunesse et les Sports pour constituer des chorales; le Tourisme pour enre-
gistrer la musique «folklorique », région par région; l'Education nationale,
pour former ses professeurs de chant et de musique, matières dont l'ensei-
gnement est en principe obligatoire, mais reste encore facultatif en raison
de l'insuffisance de maîtres.
Le cycle des études musicales est de neuf ans, avec un concours d'entrée
et un concours de sortie. Le premier n'a lieu qu'au bout de cinq ans, après
un premier examen éliminatoire. Il y a eu dix lauréats au concours de
sortie de juin 1973, entre les diverses spécialités. Selon le directeur du
Conservatoire, le rr prix de Rabat. serait considéré à Paris comme l'équi-
valent d'un rr accessit. Des bourses pour 1'étranger sont attribuées aux
élèves les plus brillants. Les enseignants sont au nombre de quarante huit,
dont sept étrangers seulement. Le plan quinquennal prévoit la création d'un
« conservatoire supérieur» où les études seraient de six années, avec recru-
tement sur concours au niveau de 1'actuel cours moyen 2' année, qui
deviendrait la première année du cycle supérieur. Le concours serait ouvert
aux autres établissements du Maroc.
Les «complexes culturels» dont nous parlions tout à l'heure, et dont la
création est envisagée par le Plan, ne se limiteraient bien entendu pas à
l'enseignement musical: on y enseignerait aussi l'art dramatique et certains
arts traditionnels, comme la bijouterie. Ils comporteraient également une
salle de théâtre, une bibliothèque et des salles d'exposition. Quant aux «arts
traditionnels », ils ont déjà une école à Tétouan, on en crée une à Mar-
rakech et on en projette une à Fès. La visée, ici, n'est pas seulement
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artistique mais économique, et liée à la place considérable que tient le


tourisme dans la politique de développement.

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Nous avons vu que plusieurs conservatoires font sa place, à côté de la
musique et de la danse, à l'art dramatique. On n'y enseigne pas seulement
le jeu de l'acteur, mais l'art de la mise en scène, le maquillage, le mime,
etc. Et ces sections rencontrent un très grand succès. Il est vrai que le
théâtre est absent de la littérature arabe classique (5). Ce n'est pas le lieu
d'en chercher les raisons, fort difficiles à déceler d'ailleurs quand il s'agit
d'expliquer une absence et non une présence. Le théâtre arabe moderne,
littéraire, très vivant dans certains pays comme l'Egypte, est un greffon
du théâtre européen. Mais il y a toujours eu au Maghreb un art drama-
tique populaire extrêmement vivant, qui s'exprimait sur les souks du bled
ou des villes, à côté de celui des conteurs et des chanteurs. Nous vîmes
de ces bateleurs, il n'y a guère, sur une place de l'ancienne médina de
Casablanca, et la saynète qu'ils jouaient, fort gaillarde d'ailleurs, n'avait
rien à envier, pour la vis comica, à la Jalousie du Barbouillé: pourquoi de
ces Tabarin ne sortirait-il pas quelque jour un Molière? Que les Marocains,
en tout cas, soient remarquablement doués pour le jeu théâtral, il suffit
pour s'en convaincre de regarder non seulement ces modestes professionnels,
mais n'importe quelle troupe d'amateurs, ou tout simplement de croiser dans
la rue un personnage en train de rapporter à son interlocuteur une anecdote
ou un dialogue: il ne les raconte pas, il les joue.
Il y a cependant peu de «théâtres» (au sens de bâtiment spécialisé)
au Maroc: un théâtre municipal à Casablanca et un à Al-Jadida. Ailleurs,
les pièces se jouent dans des salles de cinéma. Il n'y a pas très longtemps
que la capitale a le sien: le «Théâtre Mohammed V» n'a été achevé qu'en
1961. C'est un vaste monument, élevé avec les fonds des biens Habous (en
dépit du prestige de la «culture », il y eut des âmes scrupuleuses pour
s'alarmer que ces fondations pieuses servissent à des fins aussi profanes ... ).
Il compte deux mille places, possède un plateau de 26 mètres sur 14, deux
salles de répétition et cinquante projecteurs. Il fut d'abord géré par une
association culturelle reconnue d'utilité publique et subventionné par l'Etat.
Mais en 1973, un dahir a créé le «Théâtre National Marocain ». Il ne possède
pas de troupe permanente, mais aide les diverses troupes marocaines, en
finançant leurs frais et en organisant leurs tournées dans le pays et même
à l'étranger. Une des missions du Théâtre National est de créer des troupes
régionales, mais elle n'a pas encore été réalisée. Il existe, en attendant, des
troupes privées, indépendantes, qui reçoivent une subvention soit du minis-
tère de la Culture, soit de la Jeunesse et des Sports, soit d'une municipalité.

(5) Il existe un théâtre en Iran, le tazié, né du culte des martyrs chiites, comme nos
« mystères» médiévaux sont sortis de la liturgie chrétienne et le théâtre grec du culte
de Dionysos. Le fait n'est pas très ancien et Gobineau qui a pu en observer le dévelop-
pement au siècle dernier, le décrit fort bien dans son livre Les religions et les philosophies
dans l'Asie centrale (l'e éd., Paris, 1865). Mais la langue des Iraniens n'est pas l'arabe,
et leur islam n'est pas sunnite.
LA POLITIQUE CULTURELLE AU MAROC 113

Le Service de la Jeunesse a de plus une troupe qui lui est propre, la


«Troupe de la Mamora », qui dispose d'un budget et dont les membres
sont des professionnels appointés. Le Théâtre National achète aussi des
spectacles à l'étranger et loue sa salle à des troupes étrangères: égyptiennes,
notamment, ou françaises (les A T.F. ou «Amis du Théâtre de France »,
association subventionnée par la Mission culturelle française). Un nouveau
dahir prévoit enfin la création d'une école de théâtre au sein même du
Théâtre National.
En 1974, le Théâtre National a organisé, du 6 au 20 mars, un festival
du «Jeune Théâtre Arabe », auquel ont participé les troupes de douze
nations et qui a obtenu un grand succès. Aux représentations s'ajoutait
une table ronde sur le thème de «l'authenticité dans la création théâtrale
arabe ». Ce théâtre est très engagé et reflète les préoccupations les plus
actuelles du monde arabe. C'est ainsi que la troupe syrienne a représenté
un affrontement entre un aviateur israélien et une paysanne syrienne, où
l'israélien est représenté d'ailleurs de façon fort humaine. L'O.L.P. (Organi-
sation de libération de la Palestine) avait elle-même une troupe, et la pièce
quelle présentait avait pour thème la participation de la Palestine à la
négociation de Genève. Le théâtre libanais paraît moins engagé politiquement
et présente plutôt les problèmes (autres que politiques) de l'homme arabe
contemporain. Trois troupes marocaines, dont celle de la Mamora, ont par-
ticipé au festival. L'une a présenté une pièce sur la corruption, l'autre une
fresque historique de Tayeb Seddiqi sur Moulay ldriss rr. Hors festival
a été jouée une pièce de Nabil Lahlou, auteur marocain, sur la situation
après la guerre du Ramadan.
Le théâtre amateur est très dynamique au Maroc. Il a son festival
chaque année. Celui de 1974 a eu lieu hors du festival arabe. Il est lui
aussi parfois très engagé politiquement: exemple, la pièce intitulée «les
Grenouilles Noires », présentée par une troupe de Marrakech, la «Comedia ».
La mise en scène se caractérise par une forme très simplifiée: peu de
décors, pas de vedette, un jeu de groupes. L'influence des grands metteurs
en scène étrangers, très forte naguère, a décliné. On essaie de trouver une
forme théâtrale spécifiquement marocaine, en faisant appel aux traditions
théâtrales, ou plutôt pré-théâtrales, du pays: les conteurs, les halqa de
Jema'-el-Fna, etc. Après l'indépendance, on a beaucoup joué et imité
Molière, il a vraiment dominé le théâtre marocain. Aujourd'hui si l'on
voulait déceler une influence étrangère, ce serait plutôt celle de Brecht.
Mais on joue des auteurs marocains, et jeunes.
A l'occasion du festival arabe, le Maghreb a découvert avec surprise
qu'il était à l'avant-garde, alors que l'Egypte - qui fut si longtemps «le
phare» - avait un théâtre «XIX" siècle ». Mais c'est le théâtre amateur,
au Maroc, qui est le plus vivant, c'est lui, plutôt que le théâtre des pro-
fessionnels qui est à l'avant-garde.
En quelle langue joue-t-on? Il n'existe pas de troupe marocaine qui
joue en français. Sous le Protectorat, elles employaient l'arabe littéraire,
en réaction contre la «colonisation culturelle» et conformément au prin-
cipe que c'était «la langue nationale ». Mais c'était s'interdire de toucher
114 A. ADAM

un vaste public. Aujourd'hui on a recours à une sorte d'arabe dialectal


amélioré, moderne, à peu près accessible à tous les Maghrébins. C'est une
révolution, discrète peut-être, mais une révolution tout de même, quand
on songe au mépris dont la plupart des intellectuels accablent le dialecte.
Sans doute le caractère oral, plutôt qu'écrit, du théâtre l'a-t-il facilitée.

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La division «enseignement des arts» du ministère de la Culture
s'occupe aussi des arts plastiques. Trois écoles au Maroc leur sont consa-
crées: une à Tétouan, une à Casablanca (municipale) et une à Rabat
(privée).
L'Ecole des Beaux-Arts de Tétouan comporte une année préparatoire
et deux années où les élèves se répartissent en trois sections: sculpture,
peinture et décoration. En 1970-1971, l'effectif était de trente deux élèves
(dont quinze en année préparatoire); il n'y avait que quatre filles.
L'Ecole Municipale des Beaux-Arts de Casablanca dispose d'une année
préparatoire, d'une première année et d'ateliers de décoration, de peinture
et d'arts graphiques. Les élèves des ateliers de décoration et de peinture
disposent d'un atelier de céramique et d'un laboratoire de photographie.
Il y avait en 1970-1971 quarante trois élèves dont onze étrangers. L'admission
se fait sur concours, comme à Tétouan. Une section d'architecture à été
supprimée en 1965.
L'Ecole des Beaux-Arts de Rabat est privée. Les cours sont payants
et diverses subventions l'aident à vivre. Elle comprend une section artis-
tique (dessin, peinture, décoration), et une section d'architecture de deux
années qui forme des dessinateurs et aides-architectes. Un accord avec
l'Ecole des Beaux-Arts de Marseille permet aux meilleurs diplômés de
cette section d'y poursuivre leurs études. Certains collèges techniques du
Maroc donnent aussi un enseignement élémentaire d'architecture.
Il faut signaler aussi l'Ecole des Métiers d'art traditionnels de Tétouan,
plus artisanale qu'artistique, qui dispose de 13 ateliers (broderie, tapis,
poterie, ferronnerie, etc.). Il y avait 630 élèves en 1970-1971, dont 318 filles.
L'école est ouverte à tous les enfants en âge d'être scolarisés dans le pri-
maire; la formation dure cinq années.
Ajoutons enfin que les professeurs de dessin du rr cycle de l'Education
nationale sont formés, depuis 1970, au Centre pédagogique régional de
Rabat (Lycée Omar Khayyam). Les études durent trois ans. Il semble que
les élèves des sections artistiques, notamment en arts décoratifs, trouvent
aisément des débouchés, pour l'instant, chez les décorateurs, dans la publicité,
dans le cinéma, à la télévision.
La grande lacune actuellement, dans l'enseignement des Beaux-Arts,
concerne l'architecture: on ne forme pas d'architectes au Maroc, ils doivent
aller se former à l'étranger, notamment en France. Il existe actuellement de
grands projets qui permettraient, en principe, de mettre fin à cette situation.
Deux dahirs, rédigés en avril 1973, n'attendent plus que la signature du
LA POLITIQUE CULTURELLE AU MAROC 115

Roi... et les moyens financiers de leur réalisation. L'un porte «organisation


de l'enseignement artistique », lequel embrasse: les arts plastiques, les arts
appliqués et industriels, l'architecture, la musique, la chorégraphie, le
théâtre, les arts et traditions populaires. Les établissements seront classés
en trois catégories: préparatoire, moyenne et supérieure, auxquelles s'ajou-
teront des établissements «hors catégorie»: sections d'initiation artistique,
écoles des métiers d'arts traditionnels, centre de recherches ethnographiques
et folkloriques. Les études sont divisées en un cycle préparatoire de deux
ans, sanctionné par un diplôme d'application artistique et un deuxième cycle
supérieur de deux ans également, couronné par un diplôme de conception
artistique. Ce dernier cycle comprend les options suivantes: dessin, peinture,
sculpture, arts appliqués et industriels, architecture, musique universelle,
musique classique andalouse, musique arabe orientale, chorégraphie, art
théâtral (comédie, mise en scène, technique du spectacle), arts et traditions
populaires (muséologie, ethnographie, laboratoire).
L'enseignement supérieur serait assuré par un «Institut Royal des Arts »,
qui doit être crée à Rabat. Il formera non seulement les artistes des divers
arts énumérés ci-dessus, parmi lesquels, bien sûr, les architectes, mais
aussi les techniciens du spectacle en général, les professeurs de l'enseigne-
ment artistique, les animateurs des complexes culturels », ainsi que du
personnel technique pour les secteurs des musées, des monuments historiques
et du folklore. Il comprendra quatre établissements: l'école supérieures des
arts plastiques et appliqués (l'architecture y est incluse), le conservatoire
supérieur de musique et d'art chorégraphique, l'école supérieure d'art
théâtral, le centre de recherches ethnographiques et folklorique.
Ces derniers mots semblent annoncer la fin de l'exclusive dont pâtissait
depuis l'indépendance tout ce qui touchait à l'ethnographie et au folklore.
Ces disciplines exhalaient aux narines de presque tous les intellectuels
marocains un fort relent de «colonialisme»: elles avaient surtout pour
objet de montrer «l'arriération» du peuple colonisé et de justifier par là
la colonisation. Que certains ethnographes de l'époque coloniale aient prêté
le flanc à de telles critiques, ce n'est que trop vrai. Mais les savants qui
ont conféré à l'ethnologie ses lettres de noblesse ont toujours mis au premier
plan de leur déontologie et effectivement pratiqué, le respect pour les
populations qu'ils étudiaient. Respect qu'ils ont bien souvent poussé jusqu'à
l'admiration devant une sagesse, un sens de la nature et du surnaturel, un
génie artistique, dont notre civilisation technicienne, de plus en plus arti-
ficielle, a bien des leçons à recevoir.
Les raisons de ce changement d'attitude sont multiples. Il y a surtout,
nous semble-t-il, l'évolution du nationalisme marocain depuis la fin de la
présence coloniale: l'appétit massif de modernisation n'a certes pas disparu
mais, le but étant à présent moins lointain, on est plus sensible à ce qu'on
risque d'y perdre, un patrimoine ancien et riche, qui fait pour l'essentiel
l'originalité et l'authenticité nationales. Est-ce la peine d'avoir reconquis,
après tant de sacrifices, l'indépendance pour diluer la personnalité marocaine
dans une culture dont les racines lui sont en grande partie étrangères et
dont la crise, au surplus, est proclamée par tous les intellectuels européens ?
116 A. ADAM

Sur un plan plus terre-à-terre, il faut tenir compte de la politique touris-


tique dont on sait la place qu'elle occupe dans le développement éco-
nomique (6). Le grand festival du folklore, qui se tient chaque année, à
Marrakech le plus souvent, participe largement de ce dernier souci. Il attire
de très nombreux touristes, certes, mais sa qualité artistique est incontes-
table et l'élite marocaine en est, à juste titre, plutôt fière, alors qu'une
telle entreprise, au temps du Protectorat, eût à coup sûr provoqué son oppo-
sition indignée.

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La Division des Monuments historiques et des Musées comprend deux
services, qui gèrent respectivement les uns et les autres.
Les Musées sont de deux sortes: archéologiques et ethnographiques.
La plupart existaient déjà sous le Protectorat. Les musées archéologiques
concernent surtout les antiquités préislamiques et sont au nombre de quatre:
ceux de Rabat, de Volubilis, de Tétouan et de Tanger. En ce qui concerne
les fouilles, un accord avait été signé en 1969 (M. Mohammed el-Fassi étant
ministre des affaires culturelles) entre le Maroc et la France pour organiser
la recherche archéologique, la France ne prêtant pas seulement ses propres
chercheurs, mais s'engageant à formel' des archéologues et des techniciens
marocains. Mais au début de l'année 1974, toutes les fouilles étaient arrêtées.
Les musées ethnographiques sont plus nombreux: ce sont les Oudaïa à
Rabat, Dar Jamaï à Meknès, le Batha à Fès (et un musée d'armes au Bordj
Nord), Dar Si Saïd à Marrakech (plus une salle d'exposition de tapis à la
Menara et une salle de zelliges avec un minbar Saadien au palais EI-Bedi '),
la Kasbah à Tanger, le musée des arts traditionnels à Tétouan.
Il existe aussi de grands projets pour le plan quinquennal 1973-1977:
un grand musée régional, historique et ethnographique à Casablanca, ayant
pour thème «l'homme de Casablanca au cours du temps, au centre de sa
cité et de son environnement », à Rabat, un musée d'antiquités (musée de
site) à Chellah, avec un théâtre de verdure, et un musée de peinture
moderne à Bab Rouah avec une galerie nationale d'exposition; à Marrakech,
un musée historique et archéologique au palais Saadien d'EI-Bedi; à Meknès,
un musée au Borj el-Kari; à EI-Jadida, dans la citadelle portugaise; enfin

(6) Une anectode significative: la célèbre Place Jema' el-Fna, à Marrakech, était
considérée par les nationalistes, sous le Protectorat, comme l'une des «vitrines» où le
colonisateur «exposait. les signes tangibles de «l'arriération» du peuple marocain. Après
l'indépendance, la place fut «balayée» et transformée en parking. Mais les touristes
désertaient Marrakech, et les bateleurs retrouvèrent bientôt leurs emplacements (avec une
réserve toutefois: les charmeurs de serpents, pendant quelque temps au moins, furent
relégués sur les terrasses des cafés environnant la place, où ils n'exhibaient leurs bêtes
qu'au touriste et pour le temps d'une photo). Les exhibitions de certaines sectes comme
les Aïssaoua, ont même été de nouveau autorisées (n'ont-elles pas paru même à la
télévision ?). Cela n'alla pas sans de vives protestations, notamment dans la presse de
l'Istiqlal. Mais il est juste de dire que nous touchons ici à la religion et à la lutte du
réformisme musulman contre le maraboutisme et contre les pratiques superstitieuses des
confréries. Les adversaires du régime y ajoutent cependant (ils le disent, s'ils ne l'écrivent
pas) que cette tolérance n'irait pas sans une arrière-pensée politique, celle de rallier le
plus grand nombre de forces conservatrices.
LA POLITIQUE CULTURELLE AU MAROC 117

à Safi, dans la Kechla, un musée comprenant cinq sections: histoire, ethno-


graphie, poterie, industrie sucrière, pêche maritime.
Pour former son personnel, le service l'envoie en stage à l'étranger
(France, Allemagne, Italie surtout). Un jeune Marocain participe à un stage
organisé par l'Unesco en Irak pour la restauration des monuments arabes.
L'accord franco-marocain de 1969 prévoyait de tels stages, mais aucun
fonctionnaire marocain n'y est encore allé au titre de cet accord.
Des fouilles d'archéologie musulmane avaient été entreprises à Ksar-es-
Seghir et à Sijilmassa; les unes et les autres sont arrêtées. Il semble qu'il
y ait eu conflit au sujet des fouilles entre le service des Musées et celui des
Monuments historiques et qu'elles soient en train de passer du premier au
second.
L'Inspection des Monuments historiques est une vieille création de
Lyautey et elle a été fortement marquée, à la fin du Protectorat et au
début de l'Indépendance, par la personnalité du savant incontestable et de
renommée internationale qu'était Henri Terrasse (7). La structure du service
n'a pas subi de changements notables: on a créé une inspection dans le
Nord (Tanger-Tétouan) et on songe à en créer dans le Sud pour la conser-
vation des architectures berbères. Les inspecteurs sont chargés du clas-
sement des sites, de l'inventaire des monuments, de leur inscription et de
l'exécution du programme de restauration. La législation tend à s'actualiser,
des textes sont à l'étude pour réglementer la procédure d'inscription, en
attendant d'instituer le classement.
Le programme de restauration concerne actuellement surtout: à Rabat,
les remparts andalous, puis les remparts almohades, et les ruines mérinides
de Chellah; à Fès les médersas mérinides ou alaouites; à Marrakech, les
ruines de la première Koutoubia; à Safi, le château de mer; à Mogador, la
Skala, qui a été refaite; à El-Jadida, la place portugaise; à Meknès, le Heri,
la médersa alaouite, le palais El-Mansour de Moulay Ismaïl; dans le Dadès,
les Kasbas berbères qu'on inventorie et qu'on cherche à conserver et ani-
mer; à Tanger, un palais de Moulay Ismaïl et des borjs d'époque portugaise;
à Arcila, les remparts portugais; à Larache, le site de Lixus, où il faudrait
un conservateur en permanence.
Un petit groupe d'archéologues sont en train de se former en France.
Les architectes marocains sont en général peu tentés par l'archéologie, mais
quelques-uns commencent à s'y intéresser. Les problèmes de la formation
devraient être résolus, là aussi, par le grand projet concernant l'enseigne-
ment des arts.

*
**
La division des Bibliothèques et des Archives gère la Bibliothèque
nationale de Rabat (fondée par Lyautey) et de nombreuses bibliothèques
dont les principales se trouvent à Marrakech, Meknès, Fès et Tétouan. Sur

(7) Bien des intellectuels marocains contestent son Histoire du Maroc, surtout dans ses
derniers chapitres; aucun ne conteste l'arChéologue et l'historien de l'art musulman.
118 A. ADAM

la soixantaine de bibliothèques que compte le Maroc, il n'yen a qu'une partie


qui relève du ministère de la Culture, beaucoup sont municipales, ainsi
l'une des plus importantes, celle de Casablanca.
Les archives sont concentrées essentiellement à Rabat et à Tétouan (on
n'a pas déplacé les archives de l'ex-protectorat espagnol). Mais il y en a
également à Fès (à la Qarawiyine) et à Marrakech, ainsi qu'à Tamgrout, où
se trouve la maison-mère de la vieille et importante confrérie des Naciriyin :
les archives de la confrérie appartiennent aujourd'hui à l'Etat et une partie
d'ailleurs en a été transférée à Rabat; il y a là un ensemble de documents
extrêmement importants pour l'histoire religieuse et politique non seulement
de l'extrême-sud mais du pays tout entier.
Pour encourager les particuliers ou les institutions traditionnelles comme
les zaouïas, qui recèlent souvent des trésors, à faire connaître les manus-
crits d'intérêt historique qu'ils peuvent détenir" un concours est organisé
chaque année à Rabat depuis 1969. Les manuscrits sont exposés (deux mille
en 1973, cinq mille en 1974), les plus remarquables reçoivent un prix, les
plus intéressants sont microfilmés (8).
Un «Centre National de Documentation» (qui ne dépend pas du minis-
tère de la Culture) rassemble également, à Rabat, tout ce qui touche à
l'histoire du pays, surtout du point de vue administratif. Il s'agit en somme
de trier, parmi les «vieux papiers» dont les administrations se débarrassent
périodiquement, tout ce qui mérite d'être conservé.
Nous ne pouvons pas parler de toutes les bibliothèques du Maroc. La
« Nationale» de Rabat est trop connue, nous la laisserons de côté, malgré
son importance, pour nous attacher plutôt à la Bibliothèque municipale de
Casablanca. Fondée en 1917 à l'initiative d'un particulier, elle fut d'abord
privée et ne devint municipale qu'à la mort du fondateur. Elle dispose d'en-
viron 120000 volumes en langue française et de quelques livres en anglais.
Une section arabe, qui compte 25000 ouvrages, a été créée en 1970. Les
lecteurs abonnés au prêt sont au nombre de 20 000 environ; on compte aussi
chaque jour cinquante à cent lecteurs occassionnels. A la maison-mère, il
faut ajouter huit antennes, dont une à la Société musulmane de bienfaisance,
une au Cercle des fonctionnaires de Mohammedia (ex-Fedala) et les autres
dans les salles du Service de la Jeunesse en différents quartiers de Casa-
blanca. Ces six antennes possèdent 12000 volumes, celle de Mohammedia
3000, celle de la S.M.B. (orphelinat) 2000.
Les abonnés sont à 80 % marocains, 20 % français. La section arabe
compte beaucoup de jeunes filles marocaines parmi ses lecteurs. Les livres
en français semblent nettement plus lus que les livres en arabe, surtout dans
les antennes; ils sont aussi plus nombreux. Les genres de livres les plus
demandés sont ceux de droit, en raison de l'existence à Casablanca d'une
importante annexe de la Faculté de Droit de Rabat, et, en littérature, les

(8) De vieilles familles bourgeoises détiennent également des documents de valeur.


L'un de ceux-ci, qui obtint le 1"' prix au concours de 1969, est un «diplôme de médecin
marocain» établi à Fès en 1832 pour Haii Mohammed el-Kahhak, et présenté par son
descendant, M. Abdelkader el-Kahhak, inspecteur de l'enseignement. Cf. Revue de L'Occident
Musulman et de la Méditerranée, Aix-en-Provence, nO 7, 1er semestre 1970, pp. 195-210.
LA POLITIQUE CULTURELLE AU MAROC 119

romans et les ouvrages d'histoire. Il faut enfin noter l'existence d'une im-
portante section de revues, comptant une cinquantaine de titres (dont la
collection complète de la Revue des Deux Mondes depuis l'origine) et surtout
d'une section «Maroc », qui possède à peu près tout ce qui a été écrit, au
moins en français, sur le pays. Pour diffuser la lecture, dans un sens surtout
religieux, semble-t-il, le ministère fait actuellement construire de petites
bibliothèques attenant aux mosquées.
Les missions culturelles étrangères au Maroc ont aussi des bibliothèques.
Pour des raisons évidentes, les seules à toucher un public important sont
celles de la Mission française et, dans le Nord, de la Mission espagnole. La
M.U.C.F. a ouvert, dès sa fondation, des bibliothèques à Rabat et à Casa-
blanca (ce sont les deux plus importantes) et dans les principales villes du
Maroc. Elles connaissent un succès considérable auprès des Marocains, sur-
tout des étudiants et des lycéens (les lycées marocains sont pauvres en crédits
et mal outillés).

*
**
La division de «l'Action culturelle» comporte, nous l'avons vu, trois
services. Celui de «l'Animation culturelle» organise à travers le pays des
conférences, des rencontres, des expositions, des projections de films. Tout
est préparé à Rabat et diffusé ou lancé dans les différentes villes. Les cam-
pagnes restent encore en dehors de cette action. En mars 1974, une «semaine
culturelle» s'est déroulée à Agadir, à Taroudant et à Ifni.
Là aussi, il faut signaler le rôle des missions culturelles étrangères, qui
peuvent surmonter, par l'image et le cinéma, le handicap que constitue la
langue pour la plupart d'entre elles. En dehors de la France et de l'Espagne,
les plus actives sont celles des Etats-Unis, de l'U.R.S.S., de la Grande-
Bretagne et de l'Allemagne fédérale. Expositions et films ont surtout pour
but de faire connaître la culture et les réalisations du pays en cause. On y
donne aussi des cours d'anglais, de russe ou d'allemand. On notera cepen-
dant que la M.U.C.F. a souvent organisé des expositions d'art moderne où
les jeunes peintres marocains avaient leur place (9).
Le Service des Relations culturelles s'occupe des rapports avec 1'étran-
ger, des accords culturels, des manifestations culturelles organisées par le
Maroc à l'étranger et des manifestations étrangères au Maroc. En 1973, deux
semaines culturelles marocaines ont eu lieu, l'une à Alger, l'autre à Tunis.
En 1974, une est prévue au Sénégal, une au Koweit, une au Liban. Le
Maroc a accueilli en décembre 1973 une semaine algérienne et doit accueillir
en mai 1974 une semaine tunisienne. Une semaine culturelle marocaine com-
porte des expositions d'art moderne, d'art folklorique, d'artisanat, de manus-
crits, des conférences et des films.
Le Service des Publications manque de crédits, ses responsables s'en
plaignent amèrement. Il diffuse plusieurs revues en langue arabe: Al-Funûn

(9) Sur la jeune peinture marocaine, cf. André Adam, «Chronique sociale et culturelle.
Maroc •. in Annuaire de !'Afrique du Nord 1963, pp. 575-8, et Lucien Golvin. «Les tendances
actuelles de la peinture au Maroc >, ibid. 1968, pp. 875-885.
120 A. ADAM

(Les Arts), Al-Bâhith (Le Chercheur), Ath-Thaqâfa al-maghribiyya (La


Culture Marocaine). Il publie aussi une collection littéraire: l'un des der-
niers volumes parus donne le texte d'un manuscrit, récemment découvert
au Palais, sur le règne du souverain Saadien El-Mançour ed-Dahbi. La
troisième série du Catalogue des Manuscrits arabes du Maroc doit bientôt
sortir: le premier volume, de 400 pages, est dû à M. Mechrafi, secrétaire
général du ministère de la Culture. Un «Prix du Maroc» est décerné
chaque année par le ministère de la Culture. Il comporte diverses sections
scientifiques et littéraires. Ont été notamment couronnés en 1973: un ou-
vrage de M. Abdelhadi Tazi, en arabe, sur l'histoire de la Qarawiyine, un
recueil de poésie en français de M. Kamel Zebdi, Echelle pour le futur, un
livre de M. Abdellaoui, en arabe, sur le droit musulman.
Le ministère de la Culture agit aussi en aidant des chercheurs, mais le
rôle essentiel est joué (ou devrait l'être) par le «Centre Universitaire de la
Recherche scientifique », qui relève de l'Education nationale. Il accorde égale-
ment des subventions à des associations culturelles: il y en a plus de
quatre cents au Maroc, y compris les clubs de cinéma, de théâtre ou de
musique.

*
**
Les responsables de l'action culturelle ne se satisfont pas de l'organisa-
tion actuelle ni des moyens dont ils disposent. Nous avons déjà indiqué leurs
projets quant à l'enseignement artistique. Ce ne sont pas les seuls. Des projets
de décrets ont même été rédigés, concernant notamment la création d'une
«Caisse nationale de l'action culturelle}): cet organisme permettrait de
recueillir et de gérer des fonds destinés à «réaliser des actions et des
projets à caractère culturel »; il serait alimenté non seulement par des sub-
ventions publiques ou privées, des dons ou des legs, mais aussi en percevant
des droits d'entrée ou de visite, en vendant des reproductions de toute sorte,
en organisant des spectacles et des voyages à caractère culturel, voire «en
exploitant des salles de spectacles, de congrès, d'expositions, des débits de
boissons, des restaurants et des hôtels ainsi que des équipements de loisirs
et de sports ».
Autre projet, non dépourvu d'un certain goût du prestige: la création
d'une «Académie Royale Marocaine », qui comprendrait quarante membres
et serait «chargée de l'étude de la civilisation des pays de l'Occident
Musulman sous tous ses aspects spirituels, littéraires, historiques, géogra-
phiques, scientifiques et artistiques ». Les membres ne seraient pas élus mais
nommés à vie par décret et «choisis parmi les savants: connus pour leur
érudition et leurs recherches dans le domaine de la langue arabe et de ses
dialectes; versés dans la connaissance de l'histoire, des lettres, des sciences,
des arts et des monuments de l'Occident musulman; possédant des connais-
sances spéciales dans l'une des branches de civilisation dont s'occupe l'Acadé-
mie ». Celle-ci pourrait avoir des correspondants étrangers et compter «des
personnalités des pays de l'Occident musulman» comme membres hono-
raires.
LA POLITIQUE CULTURELLE AU MAROC 121

Enfin, des «Maisons de la Culture », appelées aussi «complexes cul-


turels », ont été envisagées par le «Service des études et projets» du
ministère de la Culture. Ces «complexes culturels» regrouperaient des
salles de spectacle, de conférence, de cinéma, d'exposition, des bibliothèques
et discothèques, des écoles d'enseignement artistique, etc., tout cela plus ou
moins développé selon les trois catégories prévues. Il y aurait dans l'en-
semble du pays, six complexes de 1re catégorie, douze de 2' et quarante-et-un
de 3e • Les dépenses d'investissements s'élèveraient pour un complexe de 1re
catégorie à 7590000 dirhams (10), pour un de la 2' à 5000000 Dh, pour un de
la 3e à 688 000 Dh. Les dépenses de fonctionnement sont évaluées, pour
l'année 1978, respectivement à 609 000, 520000 et 234000 Dh pour une unité
de chaque catégorie. Est-il abusif de penser que c'est le ministre des finances
qui aura le dernier mot?

*
**
Parmi les organismes publics autres que le ministère de la Culture qui
jouent un rôle important en ce domaine, vient au premier rang le Service
de la Jeunesse et des Sports. Nous laisserons de côté les sports, sans mécon-
naître d'ailleurs le rôle qu'ils jouent dans une culture authentique et com-
plète, pour autant, du moins, qu'ils font l'objet d'une pratique et non pas
seulement d'un spectacle.
Les «Maisons de Jeunes» sont au nombre de 80 actuellement et doivent
atteindre 120 à la fin du plan quinquennal. Chacune compte 200 à 300
membres permanents, mais touche beaucoup plus de jeunes selon les cir-
constances. Tout membre s'inscrit pour une activité déterminée. Il y a des
bibliothèques, des clubs de lecture, des ciné-clubs, des laboratoires de
photo, des ateliers de peinture, de modèles réduits, etc. Le local est ouvert
à des associations diverses, comme les scouts, les groupes de théâtre et de
musique. Il existe 350 associations théâtrales dont 180 sont considérées comme
sérieuses et subventionnées. Elles participent chaque année à un festival,
qui décerne un prix au meilleur auteur, au meilleur metteur en scène, au
meilleur comédien. Une troupe officielle, «La Mamora », qui se consacre à la
recherche théâtrale, a été créée en 1957. Il existe aussi des concours de
poésie, de chant, de musique. Bien des peintres marocains sont des anciens
des Maisons de Jeunes et y ont appris les rudiments de leur art. Pour
toucher les campagnes, on lance, à raison d'une par province, des unités
mobiles, avec bibliobus, cinéma, exposition, montages audiovisuels.
Le problème des cadres n'est évidemment pas le plus aisé à résoudre.
Les «animateurs» sont préparés dans un «Institut royal de formation des
cadres de la Jeunesse et des Sports », qui comporte quatre sections: sports,
promotion féminine, jeunesse, éducation surveillée. Dans chaque Maison, les
jeunes élisent un «Conseil de maison », qui élabore le programme des
activités.
Pleine d'intérêt nous semble l'idée des sessions «Connaissance du

(10) Le dirham (DR) vaut légèrement plus que le franc français.


122 A. ADAM

Maroc» (une dizaine ont eu lieu jusqu'ici), qui consiste à réunir des jeunes
venant de différentes régions pour leur en faire découvrir une, qu'on leur
montre sous ses différents aspects, géographique, humain, économique, etc.
il y a également des échanges avec d'autres pays du Maghreb, voire d'Orient
ou d'Europe. C'est quelquefois le fait de groupes spécialisés: étudiants en
médecine, jeunes agriculteurs, par exemple.
L'évolution de la femme pose un problème très actuel, auquel le Service
de la Jeunesse a tenté de répondre par la création de foyers féminins. Il en
existe 162, plus 150 foyers ruraux qui dépendaient jusqu'ici du ministère de
l'Intérieur et qui vont passer à la Jeunesse. Un foyer en milieu urbain
touche à peu près 300 femmes ou jeunes filles. L'activité culturelle, encore
timide en milieu féminin, concerne surtout la lecture et le cinéma.

*
*,~

La radio et la télévision, cette dernière surtout sont des instruments pri-


vilégiés de diffusion culturelle. Mais la télévision ne touche qu'un public
réduit, d'abord parce que le réseau ne couvre pas, tant s'en faut, tout le
territoire, ensuite parce que le prix d'un récepteur n'en permet l'achat qu'à
un petit nombre de privilégiés. Cependant, on s'oriente de plus en plus vers
l'installation de récepteurs collectifs: ainsi, chaque Maison de Jeunes a son
téléviseur. Les futures «Maisons de la Culture» en auront certainement (11).
On ne s'étonnera pas que la religion tienne une assez grande place tant
à la radio qu'à la télévision: le Coran ouvre et ferme chaque émission; le
vendredi est diffusée la prière communautaire, avec la khotba (prône) qui en
fait partie intégrante; pendant le Ramadan, il y a des conférences religieuses,
qui ne sont pas absentes, d'ailleurs, le reste du temps.
Il existe une télévision scolaire, dirigée par l'Education nationale, qui
s'attache surtout au programme du baccalauréat, et des émissions éducatives
(le vendredi de 15 h 30 à 18 h 30) qui exposent les éléments de base de cer-
taines techniques: agriculture, santé, mécanique, électronique, etc. ou initient
à certains sports.
Les problèmes féminins font l'objet d'une émission spéciale à la radio
et il y a un «courrier des auditrices» (en arabe et en français). Le planning
familial, conformément à la politique adoptée par le gouvernement, est
également le sujet de causeries.
L'arabe et le français sont la langue des émissions. En principe l'émission
en français (à la télévision) ne dure qu'une heure par jour (de 19 à 20 h),
mais il y a de longs métrages, films, feuilletons ou dramatiques, qui sont
fournis par les télévisions française, belge, etc, et qui accroissent considéra-
blement la place de notre langue. On peut citer parmi les émissions régu-
lières qui passent au Maroc: «Lectures pour tous », de l'O.R.T.F., «Au
théâtre ce soir », émission de Pierre Sabagh, «Les dossiers de l'écran »,
film, suivi d'une discussion.

(11) La télévision marocaJne émet le dimanche de 12 à 24 h. et les autres jours,


de 12 h 30 à 14 h 30 et de 18 h à 24 h.
LA POLITIQUE CULTURELLE AU MAROC 123

Les émissions culturelles en arabe sont soit produites sur place, soit en
provenance de pays arabes, le Liban et l'Egypte surtout. Un grand succès
accueille une émission sur la littérature arabe, produite au Liban et qui
passe une fois par semaine. «Maghrébovision > est un réseau d'émission
commun au Maroc, à l'Algérie et à la Tunisie, qui donne une fois par mois
une soirée artistique.
La musique tient, on s'en doute, une grande place. Il paraît que la
musique orientale a moins de succès que la musique marocaine. Les jeunes
talents peuvent se produire à «Télé-club >, une émission spéciale du
dimanche. Des groupes de jeunes s'attachent depuis quelques temps à une
musique marocaine d'un style nouveau, composée à partir de rythmes
populaires; c'est le cas, par exemple, de Nâs el-ghiwân (<< les gens de la
chanson ~).
Parmi les projets, signalons la création prochaine à Casablanca, avec
l'aide de l'O.N.U. et de l'Unesco, d'un «Centre Hassan II de la télévision
éducative », destiné à former des spécialistes de la télévision éducative pour
toute l'Afrique.
Quant au cinéma, il relève du «Centre cinématographique marocain~,
fondé en 1944. Sur le plan culturel, son rôle s'exerce d'abord de façon néga-
tive, par la censure des films importés, qui porte à la fois sur la politique
et sur la morale, encore que l'immoralité de trop de films étrangers soit
souvent déplorée par certains journaux d'opposition. Il s'exerce aussi de
façon positive, par la production de courts métrages documentaires, écono-
miques, historiques ou culturels (12), destinés soit aux touristes étrangers
(on leur présente les beautés du Maroc) soit aux nationaux, qu'il s'agit de
persuader, généralement de l'efficacité de certaines techniques modernes
(agriculture, hygiène, etc.). Cinq longs métrages ont été tournés dans les
cinq dernières années: plusieurs ont pour thème les difficultés de l'adapta-
tion à la vie moderne.
Des caravanes cinématographiques parcourent les campagnes pendant
la belle saison. Elles projettent des films en plein air, surtout des actualités
et de courts métrages.

***
On ne saurait traiter de la politique culturelle au Maroc sans parler de
l'arabisation: culture, oui, mais en quelle langue? Sur le plan des prin-
cipes, tout est clair: l'élite dirigeante, à quelque parti qu'elle appartienne, a
toujours proclamé que le Maroc était un pays arabe et que la langue natio-
nale était la langue arabe. C'est même écrit en toutes lettres dans la
Constitution (13). Un des trois grands principes de la politique scolaire, avec

(12) On en trouvera la liste dans Filmographie nationale 1956-1971, publication du


ministère de l'Infonnation.
(13) Préambule de la constitution du 7 décembre 1962: «Le royaume du Maroc, Etat
musulman souverain, dont la langue officielle est l'Arabe.... Cf. A.A.N. 1962, p. 768.
124 A. ADAM

la généralisation et la marocanisation de l'enseignement, est son arabisation.


Malgré les fluctuations de la politique, ce principe n'a jamais été abandonné.
Quand, en 1966, le Dr Mohammed Benhima, ministre de l'Education natio-
nale, exposa une nouvelle «doctrine de l'enseignement» (qui devait d'ail-
leurs provoquer de vives réactions et amener le Roi à lui confier un autre
ministère), il ne parla pas de renoncer à l'arabisation mais de marquer seu-
lement une «pause» dans sa progression (14). Celle-ci a repris et se pour-
suit puisque, en ce moment-même, pour ne prendre qu'un exemple, l'en-
seignement de l'histoire et de la géographie dans le secondaire est en voie
d'arabisation.
Les difficultés auxquelles celle-ci se heurte sont de deux sortes: les
unes tiennent à la langue, les autres aux hommes. Pour surmonter les pre-
mières, un organe a été créé: «l'Institut d'études et de recherches pour
l'arabisation », qui est rattaché à l'Université de Rabat (15). Il n'est pas
question de contester la capacité de la langue arabe, vieille et illustre langue
de culture, à exprimer la somme des connaissances du monde moderne.
Mais pour «actualiser» cette «virtualité », il faut un travail d'adaptation
considérable, et sur les plans les plus divers, depuis la lexicographie jus-
qu'à l'imprimerie (16). Cela demandera nécessairement du temps et le bilin-
guisme apparaît, pendant ce délai du moins, comme un recours inévitable,
étant donné surtout les impératifs techniques du développement économique.
Un exemple significatif: à la Faculté de Droit, on a arabisé (en partie seu-
lement, d'ailleurs) l'enseignement des disciplines juridiques, mais non pas
celui des sciences économiques. A la Faculté des Sciences et dans les
écoles d'ingénieurs, le français demeure la langue véhiculaire de l'enseigne-
ment. Il en est ainsi, par voie de conséquence, dans le secondaire, où la
majorité des professeurs de sciences sont français, et cela implique qu'on
apprenne le français aux enfants dès l'école primaire, si l'on veut qu'à
l'entrée au lycée, ils puissent suivre les cours qui leur seront faits.
L'arabisation de l'administration traîne, elle aussi, parce que les fonc-
tionnaires ainsi formés, surtout s'il s'agit de services techniques, s'expri-
ment spontanément dans la langue qui est le véhicule de leurs études et de
leur activité. Seuls sont véritablement arabisées la Justice et les administra-
tions traditionnelles telles que les Habous.
On sait que le thème de l'arabisation est un de ceux qui opposent le plus
fréquemment et le plus vivement depuis quelques années le parti de
l'Istiqlal au gouvernement. La «pause» du Dr Benhima, par exemple, s'est
heurtée à une attaque violente, et couronnée de succès, du parti de M. 'Allal
el-Fassi. Celui-ci, quelque temps avant sa mort, avait accordé à «France-
Culture» une interview qui a été diffusée en février 1974. Il n'est pas sans

(14) Cf. A.A.N. 1966, p. 323.


(15) Il est actuellement dirigé par M. Ahmed Lakhdar-Ghazal, agrégé d'arabe. Celui-ci
a fort bien exposé la Méthodologie de l'arabisation dans une brochure de février 1974, qui
n'a malheureusement reçu qu'une faible diffusion (dactylographiée et photocopiée).
(16) M. Lakhdar est lui-même l'auteur d'un système de composition en caractêres
arabes réduit à 90 signes, comme pour les caractères latins, qui permet d'imprimer (ou de
dactylographier) un texte non-voyellé, semi-voyellé ou entièrement voyellé, au choix,
et cela aussi vite qu'en Europe.
LA POLITIQUE CULTURELLE AU MAROC 125

intérêt de rappeler ce qu'il déclarait au sujet du problème de la langue.


Il ne s'agit pas, disait-il, de choisir «entre le bilinguisme ou la pratique de
la langue arabe seule... Il s'agit de choisir la langue d'enseignement. Nous
préférons que la langue d'enseignement soit la langue arabe, qui est la
langue du pays, mais cela ne signifie pas la disparition de la langue fran-
çaise ». Ce que M. EI-Fassi ne voulait pas, c'est que, dans le bilinguisme,
«la langue française soit la langue principale et fondamentale pour l'ensei-
gnement ». Pour expliquer le prix qu'il attache au maintien de la langue
française, il ajoutait même: «Je vous assure que nous serions très heureux
si le gouvernement français voulait installer une université franco-arabe
dans ce pays, car nous aurons besoin de plusieurs universités dans l'avenir ».
Pour le président de l'Istiqlal, très attaché à ce qu'il appelle «l'huma-
nisme arabo-musulman », la langue arabe n'importe pas seulement pour elle-
même, mais comme véhicule de cet humanisme. Il redoute que la langue
française ne véhicule un autre humanisme, à racines chrétiennes, capable de
«dénaturer» l'âme de la jeunesse marocaine (17).
M. 'Ali Yata, secrétaire général de l'ex-parti communiste marocain (18),
est bien éloigné, sur le plan politique comme sur le plan philosophique, des
idées de M. 'Allal el-Fassi. Et pourtant, interviewé lui aussi par «France-
Culture:l> (diffusion en février 1974), il n'a pas tenu, sur le même sujet, des
propos sensiblement différents. Comme on lui demandait si, au cas où il
aurait des responsabilités politiques, il pencherait «du côté d'un bilinguisme
officiel:l>, il a répondu: «Je ne vous le cache pas, nous n'agirons pas pour
le bilinguisme, nous agirons essentiellement pour développer la culture
nationale, pour développer l'enseignement de l'arabe, mais parallèlement à
cela, nous accorderons une place privilégiée au français, étant donné les
grands avantages que notre pays a et aura de plus en plus à utiliser cette
langue pour la formation technique de ses cadres et pour ses relations avec
une grande partie du monde... :1>.
Compte tenu du phénomène de la diglossie, on peut poser la question:
quel arabe? l'arabe classique ou l'arabe dialectal? Le journaliste de
« France-Culture:l> n'a pas posé la question à M. 'Allal el-Fassi: c'était
sans doute inutile. Mais il l'a posée à M. 'Ali Yata et celui-ci fait sa place
au dialectal, conçu comme une sorte d'introduction au classique: «Pour
toucher les jeunes et pour toucher la grande masse populaire, il ne peut
être question d'user du classique ... Mais.... le dialectal, utilisé pour la pré-
paration, pour les premiers pas, doit aboutir à l'enseignement du classique,
qui ne doit pas être vu sous un angle figé, mais qui lui-même se moder-
nise :1>.
Mais si l'on consultait «la grande masse populaire », à laquelle fait
allusion M. Yata, il ne fait pas de doute qu'elle répudierait l'arabe dialectal
et que pour elle l'accès à la culture se confond avec l'apprentissage de
l'arabe littéral.

(17) Cette idée n'est pas exprimée dans l'interview citée, mais l'a été maintes fois
dans la presse de l'Istiqlal par le président lui -même et par ses amis politiques.
(18) Actuellement secrétaire général du «Parti de la Libération et du Socialisme •.
126 A. ADAM

Le Maroc pratique encore une autre langue, c'est le berbère. M. 'Ali


Yata, à qui la question a été posée, l'a plutôt éludée: «La culture marocaine
nationale est essentiellement et fondamentalement arabe et ses aspects ber-
bères existent mais ils se rattachent à cette vaste culture qu'est la culture
nationale marocaine. Pour moi, il n'y a pas deux cultures au Maroc, il n'y a
qu'une seule culture ». En revanche, M. 'Allal el-Fassi, à qui l'on n'a pas
posé la question, a évoqué de lui-même la possibilité pour «certaines popu-
lations d'étudier la langue berbère, par exemple, qui pourrait avoir sa chaire
particulière à la Faculté des Lettres» (19). Si l'on tient compte à la fois du
mépris que la plupart des lettrés arabes éprouvent pour cette langue (20) et
des souvenirs passionnels que le fameux «dahir berbère» de 1930 a laissés
dans la mémoire des patriotes marocains de la génération du président
'Allal, cette déclaration marque sans aucun doute une date.
Beaucoup d'étudiants et de jeunes intellectuels marocains portent depuis
quelques années un vif intérêt aux dialectes, arabes ou berbères, non pas
en tant que tels, mais comme véhicules de la «culture populaire ». L'arrière-
plan politique de cette position n'est pas difficile à percer. Et pourtant
M. 'Ali Yata ... objectera-t-on. Mais le parti communiste français n'est pas
le seul à se faire parfois déborder sur sa gauche.
Revenons de l'opposition au gouvernement puisque, aussi bien, la poli-
tique culturelle actuellement suivie est la sienne. Quelle place donne- t-il
aux dialectes? La seule que nous connaissions, c'est une émission en ber-
bère à la radio, mais elle n'a pas grand chose de «culturel ». Il s'agit surtout
d'informer ceux qui ne comprennent pas l'arabe, de leur faire connaître en
particulier les intentions et les réalisations du gouvernement. Encore
M. Ahardane se plaignait-il naguère de la médiocre qualité du berbère parlé
dans ces émissions (21) .

*
**
Nous ne prétendrons pas avoir fait le tour de la politique culturelle du
Maroc. Il y faudrait plus de place et des enquêtes plus étendues et plus
approfondies. Quelques traits, qui ne sont pas tous secondaires, ressortent
toutefois, croyons-nous, de cette esquisse rapide. Si, comme nous l'avons dit
dès le début, nous nous refusons à juger, nous ne nous interdisons pas de
comprendre, ou du moins de l'essayer.
Sur un plan formel ou, si l'on préfère, institutionnel, nous sommes
frappés de la persistance des instruments légués par le Protectorat: les
musées, le service des monuments historiques, celui des arts marocains, les

(19) Il Y avait une chaire de berbère à l'Institut des Hautes Etudes Marocaines. Le
dernier titulaire, parti peu après l'indépendance, n'a jamais été remplacé. Il en est de
méme à Alger. A Vienne, où nous nous trouvions pour un congrès en 1952, il Y avait
trois chaires où la langue berbère était enseignée à titre principal ou accessoire.
(20) Ce mépris apparaît dans l'étymologie couramment attribuée au mot c berbère» par
les lettrés marocains: il viendrait de la racine b T b T, qui signifie «bégayer, bafouiller» '"
(21) M. Ahardan, qui fut l'un des fondateurs de « l'Armée de libération du Maroc»
en 1954, ne cache pas sa qualité de Berbère et réclame pour sa langue et pour sa culture
une place digne d'elles.
LA POLITIQUE CULTURELLE AU MAROC 127

conservatoires, les foyers de jeunes, etc., tout cela a été certes développé et
davantage tourné vers des finalités proprement marocaines. Mais les outils
sont restés les mêmes et l'on ne remarque pas de grandes innovations, encore
moins un renouvellement fondamental dans la conception et l'organisation
des voies de diffusion de la «culture ». Cela montre à quel point l'élite qui
dirige le Maroc depuis l'indépendance a été marquée non seulement par la
culture française, mais par les modèles institutionnels de l'administration
française. Il est vrai que, grâce à Lyautey, ces modèles avaient été mieux
adaptés aux réalités locales que cela n'avait été fait, par exemple, en Algérie.
Mais l'indépendance n'a pas mis fin à l'osmose: la création d'un «ministère
des affaires culturelles» et de «maisons de la culture» en est un sûr indice.
Le second point que nous relèverons, c'est l'intérêt croissant porté par
cette élite, non seulement à tout ce qu'il y a de musulman et d'arabe dans
la culture marocaine (cela ne date pas d'hier), mais à ce qu'il y a de spéci-
fiquement marocain dans cette culture. Sous le Protectorat, un nationalisme
exacerbé refusait avec une sorte de violence tout ce qui pouvait être taxé
d'archaïsme et qui servait de justification, implicite ou explicite, à la colo-
nisation. Aujourd'hui, les anciennes blessures sont cicatrisées et le dard
n'est plus là pour les raviver. Le même patriotisme découvre ou plutôt redé-
couvre avec admiration et tendresse de vieux trésors d'art et de sagesse qui
sont, au sens propre du terme, incomparables et qui représentent l'apport
particulier du Maroc au patrimoine commun de l'humanité. Le mot de
M. 'Allal el-Fassi sur la chaire de berbère à la faculté des Lettres mesure à
lui seul tout le chemin parcouru. Et si d'autres pensent plutôt culture
« populaire» que culture «nationale », est-ce que cela ne revient pas finale-
ment au même?
Le troisième point n'a certes rien d'original. Mais qu'un fait soit
massif et crève les yeux, ce n'est pas une raison pour refuser de le voir. La
culture marocaine est une culture déchirée et elle ne peut pas ne pas l'être.
Le monde moderne, dans lequel les Marocains ne peuvent pas et ne veulent
pas refuser d'entrer, leur a été apporté par le véhicule d'une langue étrangère
et avec tout l'environnement d'une culture étrangère. Mais ils ne peuvent
pas davantage renoncer à leur propre culture sans accepter une aliénation
et une véritable abdication de leur personnalité. La solution est sans doute
dans une synthèse, harmonieuse autant que possible, entre les deux cul-
tures. Mais la chose est plus facile à dire qu'à faire. Elle ne peut s'opérer
qu'au prix de tensions, de contradictions et de déchirements. Déchirements
d'autant plus graves que le monde moderne évolue lui-même à une vitesse
accélérée. Comme certains paysans marocains en sont encore à l'araire
néolithique tandis que leurs frères travaillent à Casablanca dans une usine
automatisée, des artisans au fond d'une médina cisèlent encore des bijoux
qui n'ont pas changé depuis les Mérinides, tandis que de jeunes peintres de
Rabat en sont déjà à «l'hyper-réalisme ».
Nous ne pouvions, dans cet article, sortir d'un cadre pour ainsi dire
officiel: une «politique culturelle» se définit à l'aide des buts déclarés et des
instruments mis en place par les responsables. Mais ces responsables appar-
tiennent à une génération dont les valeurs culturelles traditionnelles ont été
128 A. ADAM

remises en cause par le contact approfondi avec la culture française. Depuis


ce temps, les nouvelles générations, en France même, ont remis et remettent
chaque jour en cause les valeurs de leur propre culture. Comment les
jeunes générations marocaines ne remettraient-elles pas en cause la remise
en cause de leurs aînés? (22).
André ADAM.

(22) Nous devons exprimer notre vive gratitude aux fonctionnaires marocains qui ont
bien voulu nous documenter et répondre à nos questions avec une inlassable complaisance,
et notamment à MM. Mechrafi, secrétaire général du ministère des Habous, des Affaires
islamiques et de la Culture, Harakat, chef de la direction des Affaires culturelles, Bekkari,
chef du service des Musées et des Antiquités, Drissi, inspecteur des Monuments historiques,
Jama'i, directeur du Théâtre national Mohammed V, Hajj Bouzid, directeur de la Bibli-
othèque municipale de Casablanca, Agoumi, directeur du Conservatoire de Rabat, Ziani,
directeur du Centre cinématographique Marocain, Chorfi, secrétaire général de la Jeunesse
et des Sports, Lakhdar, directeur de l'Institut d'études et de recherches pour l'arabisation.

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