Politique Culturelle Au Maroc en 1973-12 - 43
Politique Culturelle Au Maroc en 1973-12 - 43
Politique Culturelle Au Maroc en 1973-12 - 43
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Jusqu'en 1968, il n'y avait pas de ministère particulier qui fût chargé
de la « culture ». Le «ministère de l'Education Nationale et des Beaux-
Arts» en avait la responsabilité et l'exerçait au moyen de divers services
hérités de l'ancienne «Direction de l'Instruction Publique» du Protectorat.
C'est un décret du 8 juillet 1968 qui nomma un «ministre d'Etat chargé des
affaires culturelles et de l'enseignement originel ». Le Premier titulaire fut
M. Mohammed el-Fassi, alors recteur des Universités marocaines et qui
avait été ministre de l'Education nationale dans le premier gouvernement
du Maroc indépendant. Enseignement et «culture» étaient donc séparés, sauf
en ce qui concerne l'enseignement dit «originel », c'est-à-dire les vieilles
écoles traditionnelles, depuis les msîd-s (écoles coraniques) jusqu'à la Qara-
wiyine. Les services culturels proprement dits étaient formés des bureaux
qui, dans l'ancien ministère de l'Education nationale, concernaient autre
chose que l'enseignement: bibliothèques, monuments historiques, musées,
beaux-arts, etc.
Pourquoi cette création nouvelle? Il ne fait pas de doute que la lourdeur
croissante du ministère de l'Education nationale a été une des raisons déter-
minantes de son éclatement: on a eu, d'ailleurs, depuis, un ministère de
l'enseignement primaire, un ministère des enseignements secondaire et tech-
nique, un ministère de l'enseignement supérieur (1). Le rattachement de
l'enseignement originel au nouveau ministère de la Culture a été diversement
interprété: certains y ont vu le simple souci d'étoffer les attributions d'un
personnage aussi considérable qu'un «ministre d'Etat »; d'autres, peu
convaincus de la sollicitude du régime envers le dit enseignement, pensaient
qu'il s'agissait plutôt d'un «embaumement» précédant une mise en terre
discrète; d'autres enfin le regardaient comme une étiquette un peu voyante
collée sur une culture dont on ne devait pas douter qu'elle fût avant tout
musulmane et arabe. C'est dire qu'on retrouvait là l'écho des discussions
qui n'ont guère cessé depuis l'indépendance entre partisans et adversaires
de la «double culture» et dont on reparlera plus loin. Mais il y avait peu
(2) Cf. l'article «La France et nous >, publié dans la revue Lamalif, nO 23, octobre 1968.
(3) L'enquête préparatoire à cet article a été faite en mars 1974, la Culture étant encore
réunie aux Habous et aux Affaires Islamiques.
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La «Direction de la Culture» au ministère des Habous, des Affaires
islamiques et de la Culture, étant l'organisme le plus proprement et le
plus directement chargé des affaires culturelles, nous commencerons par
elle. Elle comprend deux services: un service des études et projets et un
service administratif; et quatre divisions: la division de l'Enseignement des
arts (musique, arts plastiques et théâtre), la division des Monuments histo-
riques et des Musées (avec deux services: Monuments et Sites, Musées);
la division de l'Action Culturelle (qui comprend trois services: Animation
culturelle, Relations culturelles, Publications); et la division des Biblio-
thèques et Archives.
Dans l'enseignement des arts, le plus développé est certainement celui
de la musique, car c'est le plus populaire. La radio (surtout depuis l'inven-
tion du transistor: on peut l'écouter jusque sous la tente), le disque, le
cinéma (les films égyptiens font une large place à la musique et aux chants),
ont contribué à en répandre le goût dans toutes les couches de la population.
Le Maroc a, on le sait, une vieille et riche tradition musicale, celle de la
musique dite andalouse, qui était pratiquée des deux côtés du détroit de
Gibraltar et dont, après la chute de Grenade, le Maroc a recueilli le
principal dépôt. La musique orientale a été diffusée abondamment par le
disque, la radio et le cinéma, et a conquis les jeunes au détriment de la
vieille musique andalouse. La musique européenne a eu beaucoup de mal
à s'implanter; l'oreille marocaine, façonnée dès l'enfance par un autre
système tonal, y demeure assez réticente (<< Qu'est-ce que ça veut dire?
Je ne comprends pas », c'est une remarque souvent entendue dans la bouche
de jeunes gens, par ailleurs très cultivés en français).
Il existe dix-huit conservatoires au Maroc, dont trois conservatoires
nationaux: celui de Rabat, crée en 1958, à partir d'un conservatoire muni-
cipal qui existait déjà sous le Protectorat, celui de Tétouan qui avait été
fondé par les Espagnols, et celui de Tanger créé en 1963. Trois grandes
villes ont, depuis un certain temps déjà, un conservatoire municipal:
Casablanca, Meknès et Oujda. Deux autres ont été inaugurés récemment à
Marrakech et à Agadir, où l'on enseigne musique ancienne et musique
moderne. Safi, Kenitra, Larache, Ksar-el-Kebir ont leur petit conservatoire.
Dans le plan quinquennal, treize «complexes culturels» sont projetés,
comportant entre autres choses un enseignement musical, notamment à
Taroudant, AI-Jadida, Settat, Nador, Al-Hoceima. La musique andalouse
est enseignée dans deux écoles, à Casablanca et à Fès.
Ces conservatoires ont beaucoup de succès et trouvent quelque peine
à satisfaire toutes les demandes. Pour prendre un exemple, celui de Rabat
compte quatorze cents élèves, dont une centaine pour la musique tradi-
tionnelle; cinquante apprennent le piano, cent vingt le violon. Il donne aussi
des cours de danse, suivis par cinq cents élèves. (A la question: Quel type
de danse enseignez-vous? on m'a répondu: La danse classique) et des
cours d'art dramatique, en langue arabe (soixante élèves), et en langue
française (une cinquantaine). Les divers cours ont lieu dans la journée
pour les professionnels et après 17 h 30 pour les amateurs. Beaucoup d'élèves
sont européens, mais les Marocains, longtemps minoritaires, sont aujour-
d'hui en majorité.
Pour trouver des débouchés aux diplômés, on compte beaucoup sur
les nouveaux conservatoires. Mais celui de Rabat a aussi formé des musiciens
pour le Palais et pour les musiques militaires. Des orchestres ont été
constitués: un de musique de chambre qui compte douze instrumentistes
dont huit Marocains; un orchestres symphonique de quarante cinq exécu-
tants, créé en 1967, formé des professeurs et des meilleurs étudiants du
Conservatoire de la capitale; un ensemble de musique orientale et un de
musique andalouse.
En ce qui concerne cette dernière, qui se transmettait jusqu'ici par
tradition, le Conservatoire a entrepris un gros travail de notation: huit
nouba-s sur onze ont été transcrites. Et l'on s'efforce de créer de nouveaux
airs (alors que jusqu'ici la musique andalouse formait un cycle clos, que les
orchestres rejouaient indéfiniment).
Le Conservatoire collabore également avec d'autres administrations: la
Jeunesse et les Sports pour constituer des chorales; le Tourisme pour enre-
gistrer la musique «folklorique », région par région; l'Education nationale,
pour former ses professeurs de chant et de musique, matières dont l'ensei-
gnement est en principe obligatoire, mais reste encore facultatif en raison
de l'insuffisance de maîtres.
Le cycle des études musicales est de neuf ans, avec un concours d'entrée
et un concours de sortie. Le premier n'a lieu qu'au bout de cinq ans, après
un premier examen éliminatoire. Il y a eu dix lauréats au concours de
sortie de juin 1973, entre les diverses spécialités. Selon le directeur du
Conservatoire, le rr prix de Rabat. serait considéré à Paris comme l'équi-
valent d'un rr accessit. Des bourses pour 1'étranger sont attribuées aux
élèves les plus brillants. Les enseignants sont au nombre de quarante huit,
dont sept étrangers seulement. Le plan quinquennal prévoit la création d'un
« conservatoire supérieur» où les études seraient de six années, avec recru-
tement sur concours au niveau de 1'actuel cours moyen 2' année, qui
deviendrait la première année du cycle supérieur. Le concours serait ouvert
aux autres établissements du Maroc.
Les «complexes culturels» dont nous parlions tout à l'heure, et dont la
création est envisagée par le Plan, ne se limiteraient bien entendu pas à
l'enseignement musical: on y enseignerait aussi l'art dramatique et certains
arts traditionnels, comme la bijouterie. Ils comporteraient également une
salle de théâtre, une bibliothèque et des salles d'exposition. Quant aux «arts
traditionnels », ils ont déjà une école à Tétouan, on en crée une à Mar-
rakech et on en projette une à Fès. La visée, ici, n'est pas seulement
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Nous avons vu que plusieurs conservatoires font sa place, à côté de la
musique et de la danse, à l'art dramatique. On n'y enseigne pas seulement
le jeu de l'acteur, mais l'art de la mise en scène, le maquillage, le mime,
etc. Et ces sections rencontrent un très grand succès. Il est vrai que le
théâtre est absent de la littérature arabe classique (5). Ce n'est pas le lieu
d'en chercher les raisons, fort difficiles à déceler d'ailleurs quand il s'agit
d'expliquer une absence et non une présence. Le théâtre arabe moderne,
littéraire, très vivant dans certains pays comme l'Egypte, est un greffon
du théâtre européen. Mais il y a toujours eu au Maghreb un art drama-
tique populaire extrêmement vivant, qui s'exprimait sur les souks du bled
ou des villes, à côté de celui des conteurs et des chanteurs. Nous vîmes
de ces bateleurs, il n'y a guère, sur une place de l'ancienne médina de
Casablanca, et la saynète qu'ils jouaient, fort gaillarde d'ailleurs, n'avait
rien à envier, pour la vis comica, à la Jalousie du Barbouillé: pourquoi de
ces Tabarin ne sortirait-il pas quelque jour un Molière? Que les Marocains,
en tout cas, soient remarquablement doués pour le jeu théâtral, il suffit
pour s'en convaincre de regarder non seulement ces modestes professionnels,
mais n'importe quelle troupe d'amateurs, ou tout simplement de croiser dans
la rue un personnage en train de rapporter à son interlocuteur une anecdote
ou un dialogue: il ne les raconte pas, il les joue.
Il y a cependant peu de «théâtres» (au sens de bâtiment spécialisé)
au Maroc: un théâtre municipal à Casablanca et un à Al-Jadida. Ailleurs,
les pièces se jouent dans des salles de cinéma. Il n'y a pas très longtemps
que la capitale a le sien: le «Théâtre Mohammed V» n'a été achevé qu'en
1961. C'est un vaste monument, élevé avec les fonds des biens Habous (en
dépit du prestige de la «culture », il y eut des âmes scrupuleuses pour
s'alarmer que ces fondations pieuses servissent à des fins aussi profanes ... ).
Il compte deux mille places, possède un plateau de 26 mètres sur 14, deux
salles de répétition et cinquante projecteurs. Il fut d'abord géré par une
association culturelle reconnue d'utilité publique et subventionné par l'Etat.
Mais en 1973, un dahir a créé le «Théâtre National Marocain ». Il ne possède
pas de troupe permanente, mais aide les diverses troupes marocaines, en
finançant leurs frais et en organisant leurs tournées dans le pays et même
à l'étranger. Une des missions du Théâtre National est de créer des troupes
régionales, mais elle n'a pas encore été réalisée. Il existe, en attendant, des
troupes privées, indépendantes, qui reçoivent une subvention soit du minis-
tère de la Culture, soit de la Jeunesse et des Sports, soit d'une municipalité.
(5) Il existe un théâtre en Iran, le tazié, né du culte des martyrs chiites, comme nos
« mystères» médiévaux sont sortis de la liturgie chrétienne et le théâtre grec du culte
de Dionysos. Le fait n'est pas très ancien et Gobineau qui a pu en observer le dévelop-
pement au siècle dernier, le décrit fort bien dans son livre Les religions et les philosophies
dans l'Asie centrale (l'e éd., Paris, 1865). Mais la langue des Iraniens n'est pas l'arabe,
et leur islam n'est pas sunnite.
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La division «enseignement des arts» du ministère de la Culture
s'occupe aussi des arts plastiques. Trois écoles au Maroc leur sont consa-
crées: une à Tétouan, une à Casablanca (municipale) et une à Rabat
(privée).
L'Ecole des Beaux-Arts de Tétouan comporte une année préparatoire
et deux années où les élèves se répartissent en trois sections: sculpture,
peinture et décoration. En 1970-1971, l'effectif était de trente deux élèves
(dont quinze en année préparatoire); il n'y avait que quatre filles.
L'Ecole Municipale des Beaux-Arts de Casablanca dispose d'une année
préparatoire, d'une première année et d'ateliers de décoration, de peinture
et d'arts graphiques. Les élèves des ateliers de décoration et de peinture
disposent d'un atelier de céramique et d'un laboratoire de photographie.
Il y avait en 1970-1971 quarante trois élèves dont onze étrangers. L'admission
se fait sur concours, comme à Tétouan. Une section d'architecture à été
supprimée en 1965.
L'Ecole des Beaux-Arts de Rabat est privée. Les cours sont payants
et diverses subventions l'aident à vivre. Elle comprend une section artis-
tique (dessin, peinture, décoration), et une section d'architecture de deux
années qui forme des dessinateurs et aides-architectes. Un accord avec
l'Ecole des Beaux-Arts de Marseille permet aux meilleurs diplômés de
cette section d'y poursuivre leurs études. Certains collèges techniques du
Maroc donnent aussi un enseignement élémentaire d'architecture.
Il faut signaler aussi l'Ecole des Métiers d'art traditionnels de Tétouan,
plus artisanale qu'artistique, qui dispose de 13 ateliers (broderie, tapis,
poterie, ferronnerie, etc.). Il y avait 630 élèves en 1970-1971, dont 318 filles.
L'école est ouverte à tous les enfants en âge d'être scolarisés dans le pri-
maire; la formation dure cinq années.
Ajoutons enfin que les professeurs de dessin du rr cycle de l'Education
nationale sont formés, depuis 1970, au Centre pédagogique régional de
Rabat (Lycée Omar Khayyam). Les études durent trois ans. Il semble que
les élèves des sections artistiques, notamment en arts décoratifs, trouvent
aisément des débouchés, pour l'instant, chez les décorateurs, dans la publicité,
dans le cinéma, à la télévision.
La grande lacune actuellement, dans l'enseignement des Beaux-Arts,
concerne l'architecture: on ne forme pas d'architectes au Maroc, ils doivent
aller se former à l'étranger, notamment en France. Il existe actuellement de
grands projets qui permettraient, en principe, de mettre fin à cette situation.
Deux dahirs, rédigés en avril 1973, n'attendent plus que la signature du
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La Division des Monuments historiques et des Musées comprend deux
services, qui gèrent respectivement les uns et les autres.
Les Musées sont de deux sortes: archéologiques et ethnographiques.
La plupart existaient déjà sous le Protectorat. Les musées archéologiques
concernent surtout les antiquités préislamiques et sont au nombre de quatre:
ceux de Rabat, de Volubilis, de Tétouan et de Tanger. En ce qui concerne
les fouilles, un accord avait été signé en 1969 (M. Mohammed el-Fassi étant
ministre des affaires culturelles) entre le Maroc et la France pour organiser
la recherche archéologique, la France ne prêtant pas seulement ses propres
chercheurs, mais s'engageant à formel' des archéologues et des techniciens
marocains. Mais au début de l'année 1974, toutes les fouilles étaient arrêtées.
Les musées ethnographiques sont plus nombreux: ce sont les Oudaïa à
Rabat, Dar Jamaï à Meknès, le Batha à Fès (et un musée d'armes au Bordj
Nord), Dar Si Saïd à Marrakech (plus une salle d'exposition de tapis à la
Menara et une salle de zelliges avec un minbar Saadien au palais EI-Bedi '),
la Kasbah à Tanger, le musée des arts traditionnels à Tétouan.
Il existe aussi de grands projets pour le plan quinquennal 1973-1977:
un grand musée régional, historique et ethnographique à Casablanca, ayant
pour thème «l'homme de Casablanca au cours du temps, au centre de sa
cité et de son environnement », à Rabat, un musée d'antiquités (musée de
site) à Chellah, avec un théâtre de verdure, et un musée de peinture
moderne à Bab Rouah avec une galerie nationale d'exposition; à Marrakech,
un musée historique et archéologique au palais Saadien d'EI-Bedi; à Meknès,
un musée au Borj el-Kari; à EI-Jadida, dans la citadelle portugaise; enfin
(6) Une anectode significative: la célèbre Place Jema' el-Fna, à Marrakech, était
considérée par les nationalistes, sous le Protectorat, comme l'une des «vitrines» où le
colonisateur «exposait. les signes tangibles de «l'arriération» du peuple marocain. Après
l'indépendance, la place fut «balayée» et transformée en parking. Mais les touristes
désertaient Marrakech, et les bateleurs retrouvèrent bientôt leurs emplacements (avec une
réserve toutefois: les charmeurs de serpents, pendant quelque temps au moins, furent
relégués sur les terrasses des cafés environnant la place, où ils n'exhibaient leurs bêtes
qu'au touriste et pour le temps d'une photo). Les exhibitions de certaines sectes comme
les Aïssaoua, ont même été de nouveau autorisées (n'ont-elles pas paru même à la
télévision ?). Cela n'alla pas sans de vives protestations, notamment dans la presse de
l'Istiqlal. Mais il est juste de dire que nous touchons ici à la religion et à la lutte du
réformisme musulman contre le maraboutisme et contre les pratiques superstitieuses des
confréries. Les adversaires du régime y ajoutent cependant (ils le disent, s'ils ne l'écrivent
pas) que cette tolérance n'irait pas sans une arrière-pensée politique, celle de rallier le
plus grand nombre de forces conservatrices.
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La division des Bibliothèques et des Archives gère la Bibliothèque
nationale de Rabat (fondée par Lyautey) et de nombreuses bibliothèques
dont les principales se trouvent à Marrakech, Meknès, Fès et Tétouan. Sur
(7) Bien des intellectuels marocains contestent son Histoire du Maroc, surtout dans ses
derniers chapitres; aucun ne conteste l'arChéologue et l'historien de l'art musulman.
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romans et les ouvrages d'histoire. Il faut enfin noter l'existence d'une im-
portante section de revues, comptant une cinquantaine de titres (dont la
collection complète de la Revue des Deux Mondes depuis l'origine) et surtout
d'une section «Maroc », qui possède à peu près tout ce qui a été écrit, au
moins en français, sur le pays. Pour diffuser la lecture, dans un sens surtout
religieux, semble-t-il, le ministère fait actuellement construire de petites
bibliothèques attenant aux mosquées.
Les missions culturelles étrangères au Maroc ont aussi des bibliothèques.
Pour des raisons évidentes, les seules à toucher un public important sont
celles de la Mission française et, dans le Nord, de la Mission espagnole. La
M.U.C.F. a ouvert, dès sa fondation, des bibliothèques à Rabat et à Casa-
blanca (ce sont les deux plus importantes) et dans les principales villes du
Maroc. Elles connaissent un succès considérable auprès des Marocains, sur-
tout des étudiants et des lycéens (les lycées marocains sont pauvres en crédits
et mal outillés).
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La division de «l'Action culturelle» comporte, nous l'avons vu, trois
services. Celui de «l'Animation culturelle» organise à travers le pays des
conférences, des rencontres, des expositions, des projections de films. Tout
est préparé à Rabat et diffusé ou lancé dans les différentes villes. Les cam-
pagnes restent encore en dehors de cette action. En mars 1974, une «semaine
culturelle» s'est déroulée à Agadir, à Taroudant et à Ifni.
Là aussi, il faut signaler le rôle des missions culturelles étrangères, qui
peuvent surmonter, par l'image et le cinéma, le handicap que constitue la
langue pour la plupart d'entre elles. En dehors de la France et de l'Espagne,
les plus actives sont celles des Etats-Unis, de l'U.R.S.S., de la Grande-
Bretagne et de l'Allemagne fédérale. Expositions et films ont surtout pour
but de faire connaître la culture et les réalisations du pays en cause. On y
donne aussi des cours d'anglais, de russe ou d'allemand. On notera cepen-
dant que la M.U.C.F. a souvent organisé des expositions d'art moderne où
les jeunes peintres marocains avaient leur place (9).
Le Service des Relations culturelles s'occupe des rapports avec 1'étran-
ger, des accords culturels, des manifestations culturelles organisées par le
Maroc à l'étranger et des manifestations étrangères au Maroc. En 1973, deux
semaines culturelles marocaines ont eu lieu, l'une à Alger, l'autre à Tunis.
En 1974, une est prévue au Sénégal, une au Koweit, une au Liban. Le
Maroc a accueilli en décembre 1973 une semaine algérienne et doit accueillir
en mai 1974 une semaine tunisienne. Une semaine culturelle marocaine com-
porte des expositions d'art moderne, d'art folklorique, d'artisanat, de manus-
crits, des conférences et des films.
Le Service des Publications manque de crédits, ses responsables s'en
plaignent amèrement. Il diffuse plusieurs revues en langue arabe: Al-Funûn
(9) Sur la jeune peinture marocaine, cf. André Adam, «Chronique sociale et culturelle.
Maroc •. in Annuaire de !'Afrique du Nord 1963, pp. 575-8, et Lucien Golvin. «Les tendances
actuelles de la peinture au Maroc >, ibid. 1968, pp. 875-885.
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Les responsables de l'action culturelle ne se satisfont pas de l'organisa-
tion actuelle ni des moyens dont ils disposent. Nous avons déjà indiqué leurs
projets quant à l'enseignement artistique. Ce ne sont pas les seuls. Des projets
de décrets ont même été rédigés, concernant notamment la création d'une
«Caisse nationale de l'action culturelle}): cet organisme permettrait de
recueillir et de gérer des fonds destinés à «réaliser des actions et des
projets à caractère culturel »; il serait alimenté non seulement par des sub-
ventions publiques ou privées, des dons ou des legs, mais aussi en percevant
des droits d'entrée ou de visite, en vendant des reproductions de toute sorte,
en organisant des spectacles et des voyages à caractère culturel, voire «en
exploitant des salles de spectacles, de congrès, d'expositions, des débits de
boissons, des restaurants et des hôtels ainsi que des équipements de loisirs
et de sports ».
Autre projet, non dépourvu d'un certain goût du prestige: la création
d'une «Académie Royale Marocaine », qui comprendrait quarante membres
et serait «chargée de l'étude de la civilisation des pays de l'Occident
Musulman sous tous ses aspects spirituels, littéraires, historiques, géogra-
phiques, scientifiques et artistiques ». Les membres ne seraient pas élus mais
nommés à vie par décret et «choisis parmi les savants: connus pour leur
érudition et leurs recherches dans le domaine de la langue arabe et de ses
dialectes; versés dans la connaissance de l'histoire, des lettres, des sciences,
des arts et des monuments de l'Occident musulman; possédant des connais-
sances spéciales dans l'une des branches de civilisation dont s'occupe l'Acadé-
mie ». Celle-ci pourrait avoir des correspondants étrangers et compter «des
personnalités des pays de l'Occident musulman» comme membres hono-
raires.
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Parmi les organismes publics autres que le ministère de la Culture qui
jouent un rôle important en ce domaine, vient au premier rang le Service
de la Jeunesse et des Sports. Nous laisserons de côté les sports, sans mécon-
naître d'ailleurs le rôle qu'ils jouent dans une culture authentique et com-
plète, pour autant, du moins, qu'ils font l'objet d'une pratique et non pas
seulement d'un spectacle.
Les «Maisons de Jeunes» sont au nombre de 80 actuellement et doivent
atteindre 120 à la fin du plan quinquennal. Chacune compte 200 à 300
membres permanents, mais touche beaucoup plus de jeunes selon les cir-
constances. Tout membre s'inscrit pour une activité déterminée. Il y a des
bibliothèques, des clubs de lecture, des ciné-clubs, des laboratoires de
photo, des ateliers de peinture, de modèles réduits, etc. Le local est ouvert
à des associations diverses, comme les scouts, les groupes de théâtre et de
musique. Il existe 350 associations théâtrales dont 180 sont considérées comme
sérieuses et subventionnées. Elles participent chaque année à un festival,
qui décerne un prix au meilleur auteur, au meilleur metteur en scène, au
meilleur comédien. Une troupe officielle, «La Mamora », qui se consacre à la
recherche théâtrale, a été créée en 1957. Il existe aussi des concours de
poésie, de chant, de musique. Bien des peintres marocains sont des anciens
des Maisons de Jeunes et y ont appris les rudiments de leur art. Pour
toucher les campagnes, on lance, à raison d'une par province, des unités
mobiles, avec bibliobus, cinéma, exposition, montages audiovisuels.
Le problème des cadres n'est évidemment pas le plus aisé à résoudre.
Les «animateurs» sont préparés dans un «Institut royal de formation des
cadres de la Jeunesse et des Sports », qui comporte quatre sections: sports,
promotion féminine, jeunesse, éducation surveillée. Dans chaque Maison, les
jeunes élisent un «Conseil de maison », qui élabore le programme des
activités.
Pleine d'intérêt nous semble l'idée des sessions «Connaissance du
Maroc» (une dizaine ont eu lieu jusqu'ici), qui consiste à réunir des jeunes
venant de différentes régions pour leur en faire découvrir une, qu'on leur
montre sous ses différents aspects, géographique, humain, économique, etc.
il y a également des échanges avec d'autres pays du Maghreb, voire d'Orient
ou d'Europe. C'est quelquefois le fait de groupes spécialisés: étudiants en
médecine, jeunes agriculteurs, par exemple.
L'évolution de la femme pose un problème très actuel, auquel le Service
de la Jeunesse a tenté de répondre par la création de foyers féminins. Il en
existe 162, plus 150 foyers ruraux qui dépendaient jusqu'ici du ministère de
l'Intérieur et qui vont passer à la Jeunesse. Un foyer en milieu urbain
touche à peu près 300 femmes ou jeunes filles. L'activité culturelle, encore
timide en milieu féminin, concerne surtout la lecture et le cinéma.
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Les émissions culturelles en arabe sont soit produites sur place, soit en
provenance de pays arabes, le Liban et l'Egypte surtout. Un grand succès
accueille une émission sur la littérature arabe, produite au Liban et qui
passe une fois par semaine. «Maghrébovision > est un réseau d'émission
commun au Maroc, à l'Algérie et à la Tunisie, qui donne une fois par mois
une soirée artistique.
La musique tient, on s'en doute, une grande place. Il paraît que la
musique orientale a moins de succès que la musique marocaine. Les jeunes
talents peuvent se produire à «Télé-club >, une émission spéciale du
dimanche. Des groupes de jeunes s'attachent depuis quelques temps à une
musique marocaine d'un style nouveau, composée à partir de rythmes
populaires; c'est le cas, par exemple, de Nâs el-ghiwân (<< les gens de la
chanson ~).
Parmi les projets, signalons la création prochaine à Casablanca, avec
l'aide de l'O.N.U. et de l'Unesco, d'un «Centre Hassan II de la télévision
éducative », destiné à former des spécialistes de la télévision éducative pour
toute l'Afrique.
Quant au cinéma, il relève du «Centre cinématographique marocain~,
fondé en 1944. Sur le plan culturel, son rôle s'exerce d'abord de façon néga-
tive, par la censure des films importés, qui porte à la fois sur la politique
et sur la morale, encore que l'immoralité de trop de films étrangers soit
souvent déplorée par certains journaux d'opposition. Il s'exerce aussi de
façon positive, par la production de courts métrages documentaires, écono-
miques, historiques ou culturels (12), destinés soit aux touristes étrangers
(on leur présente les beautés du Maroc) soit aux nationaux, qu'il s'agit de
persuader, généralement de l'efficacité de certaines techniques modernes
(agriculture, hygiène, etc.). Cinq longs métrages ont été tournés dans les
cinq dernières années: plusieurs ont pour thème les difficultés de l'adapta-
tion à la vie moderne.
Des caravanes cinématographiques parcourent les campagnes pendant
la belle saison. Elles projettent des films en plein air, surtout des actualités
et de courts métrages.
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On ne saurait traiter de la politique culturelle au Maroc sans parler de
l'arabisation: culture, oui, mais en quelle langue? Sur le plan des prin-
cipes, tout est clair: l'élite dirigeante, à quelque parti qu'elle appartienne, a
toujours proclamé que le Maroc était un pays arabe et que la langue natio-
nale était la langue arabe. C'est même écrit en toutes lettres dans la
Constitution (13). Un des trois grands principes de la politique scolaire, avec
(17) Cette idée n'est pas exprimée dans l'interview citée, mais l'a été maintes fois
dans la presse de l'Istiqlal par le président lui -même et par ses amis politiques.
(18) Actuellement secrétaire général du «Parti de la Libération et du Socialisme •.
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Nous ne prétendrons pas avoir fait le tour de la politique culturelle du
Maroc. Il y faudrait plus de place et des enquêtes plus étendues et plus
approfondies. Quelques traits, qui ne sont pas tous secondaires, ressortent
toutefois, croyons-nous, de cette esquisse rapide. Si, comme nous l'avons dit
dès le début, nous nous refusons à juger, nous ne nous interdisons pas de
comprendre, ou du moins de l'essayer.
Sur un plan formel ou, si l'on préfère, institutionnel, nous sommes
frappés de la persistance des instruments légués par le Protectorat: les
musées, le service des monuments historiques, celui des arts marocains, les
(19) Il Y avait une chaire de berbère à l'Institut des Hautes Etudes Marocaines. Le
dernier titulaire, parti peu après l'indépendance, n'a jamais été remplacé. Il en est de
méme à Alger. A Vienne, où nous nous trouvions pour un congrès en 1952, il Y avait
trois chaires où la langue berbère était enseignée à titre principal ou accessoire.
(20) Ce mépris apparaît dans l'étymologie couramment attribuée au mot c berbère» par
les lettrés marocains: il viendrait de la racine b T b T, qui signifie «bégayer, bafouiller» '"
(21) M. Ahardan, qui fut l'un des fondateurs de « l'Armée de libération du Maroc»
en 1954, ne cache pas sa qualité de Berbère et réclame pour sa langue et pour sa culture
une place digne d'elles.
LA POLITIQUE CULTURELLE AU MAROC 127
conservatoires, les foyers de jeunes, etc., tout cela a été certes développé et
davantage tourné vers des finalités proprement marocaines. Mais les outils
sont restés les mêmes et l'on ne remarque pas de grandes innovations, encore
moins un renouvellement fondamental dans la conception et l'organisation
des voies de diffusion de la «culture ». Cela montre à quel point l'élite qui
dirige le Maroc depuis l'indépendance a été marquée non seulement par la
culture française, mais par les modèles institutionnels de l'administration
française. Il est vrai que, grâce à Lyautey, ces modèles avaient été mieux
adaptés aux réalités locales que cela n'avait été fait, par exemple, en Algérie.
Mais l'indépendance n'a pas mis fin à l'osmose: la création d'un «ministère
des affaires culturelles» et de «maisons de la culture» en est un sûr indice.
Le second point que nous relèverons, c'est l'intérêt croissant porté par
cette élite, non seulement à tout ce qu'il y a de musulman et d'arabe dans
la culture marocaine (cela ne date pas d'hier), mais à ce qu'il y a de spéci-
fiquement marocain dans cette culture. Sous le Protectorat, un nationalisme
exacerbé refusait avec une sorte de violence tout ce qui pouvait être taxé
d'archaïsme et qui servait de justification, implicite ou explicite, à la colo-
nisation. Aujourd'hui, les anciennes blessures sont cicatrisées et le dard
n'est plus là pour les raviver. Le même patriotisme découvre ou plutôt redé-
couvre avec admiration et tendresse de vieux trésors d'art et de sagesse qui
sont, au sens propre du terme, incomparables et qui représentent l'apport
particulier du Maroc au patrimoine commun de l'humanité. Le mot de
M. 'Allal el-Fassi sur la chaire de berbère à la faculté des Lettres mesure à
lui seul tout le chemin parcouru. Et si d'autres pensent plutôt culture
« populaire» que culture «nationale », est-ce que cela ne revient pas finale-
ment au même?
Le troisième point n'a certes rien d'original. Mais qu'un fait soit
massif et crève les yeux, ce n'est pas une raison pour refuser de le voir. La
culture marocaine est une culture déchirée et elle ne peut pas ne pas l'être.
Le monde moderne, dans lequel les Marocains ne peuvent pas et ne veulent
pas refuser d'entrer, leur a été apporté par le véhicule d'une langue étrangère
et avec tout l'environnement d'une culture étrangère. Mais ils ne peuvent
pas davantage renoncer à leur propre culture sans accepter une aliénation
et une véritable abdication de leur personnalité. La solution est sans doute
dans une synthèse, harmonieuse autant que possible, entre les deux cul-
tures. Mais la chose est plus facile à dire qu'à faire. Elle ne peut s'opérer
qu'au prix de tensions, de contradictions et de déchirements. Déchirements
d'autant plus graves que le monde moderne évolue lui-même à une vitesse
accélérée. Comme certains paysans marocains en sont encore à l'araire
néolithique tandis que leurs frères travaillent à Casablanca dans une usine
automatisée, des artisans au fond d'une médina cisèlent encore des bijoux
qui n'ont pas changé depuis les Mérinides, tandis que de jeunes peintres de
Rabat en sont déjà à «l'hyper-réalisme ».
Nous ne pouvions, dans cet article, sortir d'un cadre pour ainsi dire
officiel: une «politique culturelle» se définit à l'aide des buts déclarés et des
instruments mis en place par les responsables. Mais ces responsables appar-
tiennent à une génération dont les valeurs culturelles traditionnelles ont été
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(22) Nous devons exprimer notre vive gratitude aux fonctionnaires marocains qui ont
bien voulu nous documenter et répondre à nos questions avec une inlassable complaisance,
et notamment à MM. Mechrafi, secrétaire général du ministère des Habous, des Affaires
islamiques et de la Culture, Harakat, chef de la direction des Affaires culturelles, Bekkari,
chef du service des Musées et des Antiquités, Drissi, inspecteur des Monuments historiques,
Jama'i, directeur du Théâtre national Mohammed V, Hajj Bouzid, directeur de la Bibli-
othèque municipale de Casablanca, Agoumi, directeur du Conservatoire de Rabat, Ziani,
directeur du Centre cinématographique Marocain, Chorfi, secrétaire général de la Jeunesse
et des Sports, Lakhdar, directeur de l'Institut d'études et de recherches pour l'arabisation.