De Zéro À Un by Thiel Peter
De Zéro À Un by Thiel Peter
De Zéro À Un by Thiel Peter
de l’édition originale :
ZERO TO ONE
Notes on startups, or how to build the future
ISBN : 978-2-7096-4973-5
www.editions-jclattes.fr
Préface
De 0 À 1
LE DÉFI DU FUTUR
Chaque fois que je fais passer un entretien d’embauche, j’aime bien demander
ceci : quelle est la vérité fondamentale que très peu de gens partagent avec
vous ?
Cette question paraît simple parce qu’elle est directe, mais en réalité, il est très
difficile d’y répondre. Elle est complexe au plan intellectuel car, par définition,
tout le monde s’accorde sur le type de connaissances que l’on enseigne dans le
système scolaire. Et c’est une question également épineuse au plan
psychologique car quiconque tente d’y apporter une réponse sait qu’elle lui
vaudra d’être mal perçu. Un esprit brillant est chose rare, mais le courage est
plus exceptionnel encore que le génie.
Voici les propositions que j’entends le plus fréquemment :
« Notre système éducatif est en panne et il faut y remédier d’urgence. »
« L’Amérique est un pays exceptionnel. »
« Dieu n’existe pas. »
Ce sont de mauvaises réponses. Les deux premières affirmations sont peut-
être vraies, mais beaucoup de gens y souscrivent déjà. La troisième prend
simplement parti dans un vieux débat. Une bonne réponse revêtirait par exemple
la forme suivante : « Une majorité de gens croient en x, mais la vérité est à
l’opposé de x. » J’y apporterai ma propre réponse plus loin dans ce chapitre.
Quel rapport y a-t-il entre cette question à contre-courant et l’avenir ? Dans sa
définition minimale, l’avenir se compose simplement de l’ensemble de tous les
moments qui restent à venir. Ce qui le distingue et lui confère toute son
importance, ce n’est pas le fait de ne pas être encore advenu, mais plutôt qu’un
jour viendra où le monde paraîtra différent de tel qu’il est. En ce sens, si rien ne
change dans notre société au cours des cent prochaines années, c’est que le futur
se situe à plus de cent ans. Si, au cours de la décennie à venir, les choses
changent radicalement, alors l’avenir est presque à portée de main. Personne ne
peut prédire exactement l’avenir, mais nous savons deux choses : il sera autre, et
il devra s’enraciner dans le monde actuel. La plupart des réponses à cette
question à contre-courant renvoient à différentes manières de voir le présent ; les
bonnes réponses sont celles qui déchiffrent le mieux l’avenir.
LA PENSÉE START-UP
Les années 1990 ont laissé une impression positive. Nous gardons le souvenir
d’une décennie heureuse et optimiste qui s’est achevée avec le boom et le krach
Internet. Mais elle a aussi compté quelques années qui n’ont pas été aussi
réjouissantes que notre nostalgie voudrait nous le faire croire. Nous avons depuis
longtemps oublié le contexte mondial pour ne retenir que les dix-huit mois de la
vague de folie des « point-com » et son point culminant, en 1999.
Les années 1990 se sont ouvertes sur l’euphorie provoquée par la chute du
mur de Berlin, en novembre 1989. L’euphorie ne dura pas. Au milieu des années
1990, les États-Unis étaient en pleine récession. En théorie, cette récession
s’était achevée dès le mois de mars 1991, mais la reprise a été lente et le
chômage a continué de croître jusqu’en juillet 1992. La production industrielle
n’a jamais connu de franc rebond. La mutation vers une économie de services a
été longue et douloureuse.
De 1992 à la fin de 1994, le malaise était général. Les images de soldats
américains morts à Mogadiscio défilaient en boucle dans les journaux télévisés
des chaînes câblées. L’inquiétude relative à la mondialisation et à la
compétitivité américaine allait s’intensifiant, avec la fuite des emplois vers le
Mexique. Cette lame de fond de pessimisme chassa le président Bush père de la
Maison Blanche et valut au candidat Ross Perot de recueillir 20 % des voix à
l’élection présidentielle de 1992 – le meilleur résultat jamais enregistré par un
candidat de troisième force depuis Theodore Roosevelt en 1912. Et tout ce que
reflétait la fascination culturelle de cette époque pour le groupe Nirvana, le
grunge et l’héroïne ne traduisait guère l’espoir ou la confiance.
La Silicon Valley semblait elle aussi stagner. Le Japon paraissait devoir
gagner la guerre des semi-conducteurs. Le décollage d’Internet restait encore à
venir, en partie parce que son usage commercial fut limité jusqu’à la fin 1992,
mais aussi à cause de l’absence de navigateurs conviviaux et faciles d’emploi.
Détail éloquent, à mon arrivée à Stanford en 1984, le cursus le plus couru
demeurait l’économie, pas l’informatique. Pour une majorité de gens, sur les
campus, le secteur technologique relevait du particularisme, voire de la
marginalité.
Internet a transformé tout cela. Le navigateur Mosaic, officiellement lancé en
novembre 1993, offrait un accès en ligne au commun des mortels. Mosaic est
devenu Netscape, qui diffusa son navigateur, baptisé Navigator, fin 1994.
L’adoption de Navigator fut si rapide – de 20 % de parts de marché en
janvier 1995 à presque 80 % moins de douze mois plus tard – que Netscape fut
en position de s’introduire en bourse en août 1995, sans même être devenu
rentable. En l’espace de cinq mois, le cours du titre Netscape monta en flèche, de
28 à 174 dollars. D’autres entreprises technologiques étaient aussi en plein
boom. À son entrée en bourse, en mai 1997, Yahoo! était valorisé 848 millions
de dollars. Amazon lui emboîta le pas en mai 1997 pour une valorisation de
438 millions. Au printemps 1998, le cours de ces deux groupes avait quadruplé.
Les sceptiques s’interrogeaient sur ces bénéfices et multiples de chiffres
d’affaires plus élevés que ceux de toutes les entreprises extérieures au secteur
Internet. Il était facile d’en conclure que le marché avait perdu la raison.
Cette conclusion naturelle était pourtant déplacée. En décembre 1996, plus de
trois ans avant l’éclatement de la bulle, Alan Greenspan, le président de la Fed,
la Réserve fédérale américaine, mettait en garde contre une « exubérance
irrationnelle » qui avait pu « gonfler la valeur des actifs à l’excès ». Les
investisseurs de la haute technologie cédaient à cette exubérance, mais rien
n’atteste qu’ils aient été si irrationnels. On oublie un peu trop aisément qu’à
l’époque la situation dans le reste du monde n’était pas si bonne.
Les crises financières asiatiques éclatèrent en juillet 1997. Un capitalisme
clanique et un endettement extérieur écrasant mirent à genoux les économies
thaïlandaise, indonésienne et sud-coréenne. La crise du rouble suivit en
août 1998 : la Russie, paralysée par des déficits budgétaires, dévalua sa devise et
cessa d’honorer le service de sa dette. Chez les investisseurs américains, le
malaise face à cet État désargenté détenant dix mille têtes nucléaires allait
grandissant. L’indice Dow Jones plongea de plus de 10 % en quelques jours.
Les gens avaient raison de s’inquiéter. La crise du rouble déclencha une
réaction en chaîne qui provoqua la faillite d’un fonds spéculatif américain, Long-
Term Capital Management (LTCM), fortement exposé à l’effet de levier. Au
cours du second semestre 1998, LTCM réussit à perdre 4,6 milliards de dollars et
accusait un passif à hauteur de 100 milliards de dollars quand la Réserve
Fédérale intervint avec un dispositif de sauvetage massif, puis baissa
drastiquement les taux d’intérêt afin d’éviter un désastre systémique. L’Europe
ne s’en sortait guère mieux. Le lancement de l’euro, en janvier 1999, souffrit
d’un fort vent de scepticisme et d’une grande apathie. Dès sa première journée
de cotation, il grimpa à 1,19 dollar, avant de chuter à 0,83 dollar au terme des
deux années suivantes. À la mi-2000, les banquiers centraux du G7 durent le
soutenir moyennant une intervention chiffrée à plusieurs milliards de dollars.
Ainsi, l’éphémère vague de folie des « point.com » qui débuta en
septembre 1998 se propagea dans le contexte d’un monde où rien d’autre ne
semblait fonctionner correctement. L’économie classique était incapable de gérer
les défis de la mondialisation. Si l’on voulait poser les fondements d’un avenir
un tant soit peu meilleur, il fallait que quelque chose réussisse, et à grande
échelle. Ce contexte était indirectement la preuve que la Nouvelle Économie
Internet était la seule façon d’aller de l’avant.
La vague de folie des « point.com » fut intense mais courte : dix-huit mois de
déraison, de septembre 1998 à mars 2000. Ce fut la ruée vers l’or de la Silicon
Valley : l’argent coulait à flots et quantité d’individus souvent superficiels et en
proie à l’exubérance couraient après. Toutes les semaines, des dizaines de
nouvelles start-up rivalisaient pour organiser leur soirée de lancement, toutes
plus somptueuses les unes que les autres. (Les fêtes en l’honneur du retour à la
réalité étaient plus rares.) Des millionnaires accumulaient des notes de restaurant
à mille dollars, qu’ils essayaient de régler avec des titres de leur start-up – il
arrivait même parfois que cela marche. Les employés qui plaquaient leur poste
bien payé pour fonder ou rejoindre ces start-up étaient légion. En 1999, un
quadragénaire de ma connaissance, étudiant de troisième cycle, gérait six
sociétés différentes. (En temps normal, un quadragénaire encore étudiant, cela
peut paraître curieux. Tout comme le lancement simultané d’une demi-douzaine
d’entreprises. Mais à la fin des années 1990, les gens croyaient encore que
pareille combinaison serait gagnante.) Tout le monde aurait dû comprendre que
cette vague de folie n’était pas durable ; les entreprises les plus « florissantes »
semblaient adhérer à une espèce d’antimodèle économique où elles croissaient
en perdant de l’argent. Mais tant que l’orchestre continue de jouer, il est difficile
d’en vouloir aux danseurs d’évoluer sur la piste. Sachant qu’ajouter le suffixe
« .com » au nom de votre société pouvait suffire à doubler sa valeur du jour au
lendemain, cette irrationalité finissait par être tout à fait rationnelle.
LA FOLIE PAYPAL
Les chefs d’entreprise qui sont restés fidèles à la Silicon Valley ont retenu
quatre grandes leçons du krach Internet, qui guident aujourd’hui encore l’activité
du secteur :
1. Avancer par paliers
Il faut se méfier des visions grandioses qui ont contribué à faire gonfler la
bulle. Quiconque se prétend capable de réussir de grandes choses est suspect, et
quiconque veut changer le monde doit se montrer plus humble. De modestes
étapes, par paliers, sont la seule manière sûre d’avancer.
2. Rester simple et souple
Toutes les entreprises doivent faire « simple », un qualificatif codé qui signifie
qu’elles doivent gérer « l’imprévu ». Vous ne devez pas savoir ce que va réaliser
votre entreprise ; planifier, c’est faire preuve d’arrogance et de rigidité. À
l’inverse, il vaut mieux mettre les choses à l’essai, « par itérations successives »,
et traiter l’esprit d’entreprise comme une forme d’expérimentation agnostique.
3. Améliorer ce que font les concurrents
N’essayez pas de créer un nouveau marché de façon prématurée. Le seul
moyen de mesurer votre marché, c’est de commencer avec une clientèle
préexistante. Autrement dit, il vaut mieux lancer son entreprise en améliorant
des produits identifiables déjà proposés par des concurrents qui ont réussi.
4. Se concentrer sur le produit, pas sur les ventes
Si votre produit a besoin de publicité ou de commerciaux pour se vendre, cela
ne suffit pas : la technologie repose surtout sur le développement de produits,
pas sur leur distribution. À l’époque de la bulle Internet, la publicité était
manifestement un gâchis : la seule croissance viable est la croissance virale.
Ces leçons sont devenues le dogme du monde des start-up ; ceux qui les
ignoraient étaient considérés comme responsables de la dégringolade du secteur
technologique lors du grand krach de mars 2000. Et pourtant, les principes
suivants, tout à fait à l’opposé, sont sans doute plus pertinents :
1. Il vaut mieux risquer l’audace plutôt que la banalité.
2. Un mauvais plan vaut mieux que pas de plan du tout.
3. Les marchés concurrentiels sont destructeurs de profits.
4. Les ventes comptent tout autant que le produit.
Il est vrai qu’il y a eu une bulle technologique. La fin des années 1990 fut une
période de démesure : les gens croyaient dans l’idée de pouvoir effectuer ce saut,
de 0 à 1. Trop peu de start-up y parvenaient réellement, et nombre d’entre elles
n’ont fait qu’en parler, sans jamais passer à l’acte. Mais les gens comprenaient
que nous n’avions pas d’autre choix que de trouver les moyens de faire « plus
avec moins ». Le pic du marché de mars 2000 était évidemment un sommet de
déraison ; autre aspect moins évident, mais non moins important : ce fut aussi un
sommet de clarté. Les gens portaient le regard loin en avant, percevaient tout le
besoin de ces nouvelles technologies si précieuses pour rallier l’avenir sans trop
de difficulté et se jugeaient capables de les créer.
Nous avons encore besoin de technologies nouvelles et nous pourrions même
avoir besoin d’un peu de la démesure et de l’exubérance de 1999 pour nous les
procurer. Pour construire les entreprises de la prochaine génération, nous devons
renoncer aux dogmes énoncés après le krach. Cela ne signifie pas que les idées
inverses soient automatiquement vraies : vous ne pouvez échapper à la folie des
foules en leur opposant un rejet dogmatique. Posez-vous plutôt cette question :
dans quelle mesure ce que vous savez de votre activité émane des réactions
erronées à certaines erreurs passées ? Le mode d’action le plus à contre-courant
de tous ne consiste pas à s’opposer à la foule, mais à penser par soi-même.
1. Extrait de la chanson 1999 : « Ils disent qu’en 2 000 zéro, zéro, finie la fête ! Oups ! Hors délai !
Alors cette nuit je fais la fête comme si c’était encore 1999 ! »
3
Mais la réalité est bien plus binaire. Il existe une différence énorme entre la
concurrence parfaite et le monopole, et la plupart des entreprises sont bien plus
proches d’un de ces deux extrêmes que nous ne le percevons généralement.
La confusion vient d’un préjugé universel qui pousse à décrire les conditions
de marché de manière très intéressée : tout incite les tenants du monopole et
ceux de la concurrence à orienter la vérité.
Les tenants du monopole mentent pour se protéger. Ils savent qu’en se vantant
de leur position exclusive ils s’exposent à la vérification à l’examen et aux
attaques. Comme ils veulent que leur monopole continue de réaliser des profits
sans encombre, ils tendent à faire tout leur possible pour le dissimuler –
généralement en exagérant la puissance de leurs concurrents (pourtant
inexistants).
Songez au discours de Google sur sa propre activité. Le groupe se garde bien
d’affirmer qu’il détient un monopole. Mais s’agit-il d’un monopole ? En fait,
cela dépend : un monopole de quoi ? Disons que Google est d’abord et avant
tout un moteur de recherche. En mai 2014, il possédait environ 68 % du marché
des moteurs de recherche. (Ses plus proches concurrents, Microsoft et Yahoo!,
en détiennent respectivement 19 % et 10 %.) Si cela ne vous semble pas une
position suffisamment dominante, considérez le fait que le terme « google » est
désormais une entrée de l’Oxford English Dictionary – ce nom propre est devenu
un verbe. N’espérez pas trop que Bing, le moteur de recherche de Microsoft,
connaisse le même destin.
Mais supposons que l’on définisse Google comme étant d’abord et avant tout
un groupe publicitaire. Cela suffit à changer le point de vue. Le marché
américain de la publicité des moteurs de recherche représente 17 milliards de
dollars annuels. La publicité en ligne représente 37 milliards de dollars annuels.
La totalité du marché publicitaire américain pèse 150 milliards de dollars. Et le
marché publicitaire mondial représente 495 milliards de dollars. Par conséquent,
même si Google monopolisait totalement le marché américain de la publicité sur
les moteurs de recherche, le groupe de Mountain View ne détiendrait que 3,4 %
du marché publicitaire mondial. Sous cet angle, Google semble être un acteur de
petite taille dans un monde très concurrentiel.
Et si nous définissions plutôt Google comme une entreprise technologique aux
multiples facettes ? Cela paraît assez logique ; en plus de son moteur de
recherche, Google fabrique des dizaines d’autres logiciels, sans parler des
voitures robotisées, des téléphones sous système Android et des ordinateurs
portables. Mais 95 % de son chiffre d’affaires proviennent de la publicité du
moteur de recherche ; en 2012, ses autres produits n’ont généré que
2,35 milliards de dollars et ses produits technologiques de grande consommation
n’en constituent qu’une petite partie. Le marché technologique mondial
représentant 964 milliards de dollars, le moteur de recherche en détient donc
moins de 0,24 % – c’est loin d’être un acteur de poids, sans même songer à
parler de monopole. Se présenter ainsi sous les apparences d’une société
technologique comme une autre permet à Google d’éviter d’attirer l’attention.
LE CAPITALISME DE MONOPOLE
Un monopole serait donc une bonne chose pour tous ceux qui se situent à
l’intérieur, mais qu’en est-il de ceux qui se trouvent à l’extérieur ? Des profits
démesurés vont-ils au détriment du reste de la société ? En réalité, la réponse est
oui : les profits sortent des portefeuilles des clients, et les monopoles méritent
bel et bien leur mauvaise réputation – mais seulement dans un monde où rien ne
change.
Dans un monde statique, un monopoliste n’est qu’un collecteur de rente. Si
vous détenez un marché captif, vous pouvez faire grimper les prix à volonté : les
autres n’auront pas d’autre choix que d’acheter chez vous. Pensez à ce fameux
jeu de société, le Monopoly : les titres de propriété passent de main en main,
mais le plateau ne change jamais. Il n’y a aucun moyen de gagner en inventant
une forme améliorée de programme d’investissement immobilier. Les valeurs
relatives des biens sont fixées à tout jamais, donc tout ce que vous faites, c’est
essayer de les racheter.
Mais le monde dans lequel nous vivons est dynamique : il est possible
d’inventer et d’améliorer. Les monopolistes créatifs ne sont pas seulement
bénéfiques à la société ; ce sont de puissants moteurs de son amélioration.
Le gouvernement des États-Unis lui-même le sait, c’est pourquoi l’un de ses
départements œuvre fermement à la création de monopoles (en accordant des
brevets à de nouvelles inventions) alors même que d’autres services de son
administration les traquent (en instruisant des procédures antitrust). On peut se
demander si une entreprise doit se voir accorder un monopole légal au seul motif
qu’elle a été la première à penser un modèle de logiciel mobile. Mais il est clair
que des profits comme ceux du monopole détenu par Apple pour la conception,
la production et la commercialisation de l’iPhone récompensaient la création
d’un surcroît d’abondance, et non celle d’une rareté artificielle : les clients
étaient ravis d’avoir enfin le choix de payer des prix plus élevés pour un
smartphone qui marche véritablement.
En soi, le dynamisme des nouveaux monopoles explique pourquoi les anciens
monopoles n’étouffent pas l’innovation. Avec l’iOS d’Apple aux avant-postes,
l’essor de l’informatique mobile a réduit de façon spectaculaire la domination
que Microsoft exerçait depuis plusieurs décennies sur les systèmes
d’exploitation. Avant cela, le monopole d’IBM sur le matériel, dans les années
1960 et 1970, avait dû céder la place à celui de Microsoft, dans le domaine
logiciel. AT&T a détenu pendant la quasi-totalité du XXe siècle un pouvoir
exclusif sur les services téléphoniques, mais aujourd’hui tout le monde peut
souscrire un abonnement de téléphonie mobile à petit prix auprès d’un grand
nombre d’opérateurs. Si les entreprises monopolistiques avaient tendance à
freiner le progrès, elles seraient dangereuses et nous aurions raison de nous y
opposer. Mais l’histoire du progrès est aussi celle d’entreprises monopolistiques
supérieures aux précédentes compagnies, qu’elles supplantent.
Les monopoles alimentent le progrès parce que la promesse d’années voire de
décennies de profits monopolistiques incite fortement à l’innovation. Ensuite, les
monopoles peuvent continuer d’innover car leurs profits leur permettent
d’élaborer des projets de long terme et de financer d’ambitieux programmes de
recherche dont les entreprises confrontées avec la concurrence ne sauraient
rêver.
Alors pourquoi les économistes sont-ils si obsédés par la concurrence,
considérée comme l’état idéal ? Il s’agit d’une relique de l’histoire. Pour leurs
calculs mathématiques, ils se sont inspirés du travail des physiciens du
e
XIX siècle : ils voient les individus et les entreprises comme des atomes
interchangeables, pas comme des sources de création uniques en leur genre.
Leurs théories décrivent un état d’équilibre de concurrence parfaite parce que
c’est la formule la plus facile à modéliser et non parce que cela représente le
meilleur type d’entreprise possible. Mais il vaut la peine de rappeler que
l’équilibre à long terme tel que le prédisait la physique du XIXe siècle
correspondait à un état dans lequel toute l’énergie est uniformément distribuée et
où tout finit par atteindre un état de repos – ce que l’on appelle aussi la mort
thermique de l’univers. Quelles que soient vos conceptions en matière de
thermodynamique, cela reste une métaphore puissante : dans le monde des
affaires, l’équilibre est synonyme de stase, et la stase signifie la mort. Si votre
secteur d’activité s’inscrit dans un équilibre concurrentiel, la mort de votre
entreprise n’importera guère ; un autre concurrent, tout aussi indifférencié, sera
toujours prêt à vous ravir votre place.
L’équilibre parfait peut décrire le vide qui compose l’essentiel de l’univers. Il
peut même caractériser quantité d’entreprises. Mais chaque nouvelle création a
lieu loin de l’équilibre. Dans le monde réel, hors des théories économiques, la
réussite d’une entreprise est exactement proportionnelle à sa capacité à faire ce
que d’autres ne savent pas faire. Le monopole n’est donc pas une pathologie ou
une exception. Le monopole est la situation de toute entreprise qui réussit.
Tolstoï débute Anna Karénine sur cette observation : « Toutes les familles
heureuses se ressemblent ; mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon. »
Pour les entreprises, c’est l’inverse. Toutes les entreprises heureuses sont
différentes : chacune d’entre elles détient un monopole en résolvant un problème
unique. Toutes les compagnies qui échouent sont identiques : elles n’ont pas su
échapper à la concurrence.
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L’IDÉOLOGIE DE LA COMPÉTITION
Le monopole créatif est synonyme de nouveaux produits qui profitent à tout le
monde et de bénéfices durables pour leur créateur. La concurrence est synonyme
d’absence de profits pour tous, d’absence de différenciation significative et de
lutte pour la survie. Alors pourquoi les gens croient-ils que la concurrence soit
saine ? La réponse, c’est que la concurrence n’est pas seulement un concept
économique ou un simple inconvénient auxquels les individus et les compagnies
sont confrontés dans le cadre du marché. La concurrence est avant tout une
idéologie – la seule et unique idéologie – qui envahit nos sociétés et déforme
notre pensée. Nous prêchons la concurrence, nous en intériorisons la nécessité et
nous en appliquons les commandements ; en conséquence, nous nous laissons
prendre à ce piège, alors que plus nous nous livrons à la concurrence, moins
nous y gagnons.
C’est une vérité simple, que l’on nous a pourtant tous appris à ignorer. Notre
système éducatif reflète et alimente notre obsession de la compétition. Le
principe même de la notation permet de mesurer précisément la compétitivité de
chaque étudiant ; les détenteurs des meilleures notes accèdent à un statut et se
créent des références. Nous enseignons à chacun de ces jeunes gens les mêmes
sujets de manière à peu près similaire, indépendamment de leur talent ou de leurs
préférences individuels. On fait en sorte que les élèves qui ne donnent pas le
meilleur d’eux-mêmes en restant assis à un bureau se sentent inférieurs, alors
que les enfants qui excellent selon les critères conventionnels, notamment les
contrôles ou les devoirs, en viennent à se définir en fonction de cette réalité
universitaire parallèle, soumise à de singulières contraintes.
Et lorsque les étudiants atteignent les niveaux supérieurs de ce tournoi, cela ne
fait qu’empirer. L’élite gravit les marches avec confiance jusqu’à atteindre un
niveau de compétition suffisamment intense pour tuer ses rêves dans l’œuf.
L’enseignement supérieur est le lieu où les individus qui nourrissaient de grands
projets dans le secondaire se retrouvent englués dans des rivalités acharnées avec
leurs homologues, des individus tout aussi brillants qu’eux, autour de carrières
conventionnelles comme le conseil de gestion ou la banque d’investissement.
Pour avoir le privilège de devenir des personnages conformistes, ces étudiants
(ou leur famille) déboursent des centaines de milliers de dollars dans des frais de
scolarité, en hausse phénoménale, constamment supérieure à l’inflation.
Pourquoi nous infliger pareil traitement ?
Je regrette de ne pas m’être posé la question quand j’étais plus jeune. Ma voie
était si tracée qu’au lycée l’un de mes amis avait prédit – tout à fait justement –
que quatre ans plus tard j’entrerais en seconde année à Stanford. Et après avoir
obtenu ma licence de la façon la plus normale, je me suis inscrit à la faculté de
droit de Stanford, où je me suis livré à une lutte encore plus acharnée pour
décrocher tous les gages ordinaires de la réussite.
En droit, la plus haute distinction est sans ambiguïté : sur des milliers de
diplômés chaque année, seules quelques dizaines obtiennent un stage d’assistant
juridique à la Cour suprême. Après avoir été assistant dans plusieurs cours
d’appel, cette année-là, j’ai été invité à un entretien pour un stage d’assistant
devant les juges Kennedy et Scalia. Mes entrevues avec ces deux membres de la
Cour se déroulèrent bien. J’étais tellement près de l’emporter ! Si seulement
j’étais retenu pour ce stage, pensais-je, ma vie serait sur ses rails. Mais j’ai
échoué. À l’époque, j’étais anéanti.
En 2004, après avoir bâti et revendu PayPal, je suis tombé sur un vieil ami de
la faculté de droit qui m’avait aidé à préparer ma candidature infructueuse à ce
stage. Nous ne nous étions pas parlé depuis près de dix ans. Sa première question
ne fut pas « comment vas-tu ? » ou « combien de temps cela fait ? ». Au lieu de
quoi, tout sourire, il m’a dit : « Alors, Peter, tu n’es pas content de l’avoir loupé,
ce stage ? » Avec le recul, nous savions tous les deux que remporter cette ultime
épreuve aurait changé ma vie, mais pour le pire. Si j’avais effectué ce stage à la
Cour suprême, j’aurais sans doute passé toute ma carrière à recevoir des
dépositions ou à rédiger des contrats d’accords commerciaux pour d’autres, au
lieu de créer du neuf. Il est difficile de dire en quoi ma vie aurait été différente,
mais les coûts d’opportunité étaient énormes. Tous les boursiers Rhodes ont eu
un grand avenir… dans leur passé1.
GUERRE ET PAIX
Oracle riposta avec une affiche laissant entendre que le logiciel d’Informix
était d’une lenteur d’escargot. Ensuite, le P-DG d’Informix, Phil White, décida
de s’en prendre personnellement au patron d’Oracle. Quand il apprit que ce
dernier appréciait la culture japonaise du samouraï, il commanda un nouveau
panneau détournant le logo d’Oracle, présenté à côté d’un sabre de samouraï à la
lame brisée. Cette publicité n’était même pas dirigée contre Oracle en tant
qu’entité, et encore moins vers le consommateur. Il s’agissait d’une attaque
personnelle contre Ellison. Mais White consacrait peut-être un petit peu trop de
temps à s’inquiéter de la concurrence : pendant qu’il s’affairait à créer ses
panneaux, Informix implosa suite à un énorme scandale comptable et il se
retrouva assez vite derrière les barreaux pour fraude.
Si vous êtes incapable de battre un rival, il vaut peut-être mieux opter pour la
fusion. J’ai lancé Confinity avec Max Levchin en 1998. Quand nous avons lancé
le produit PayPal, fin 1999, nous étions talonnés par le X.com d’Elon Musk : les
bureaux de notre entreprise étaient à quatre rues de là, dans University Avenue, à
Palo Alto, et le produit de X reprenait les caractéristiques de notre produit, dans
toutes ses fonctionnalités. Fin 1999, c’était la guerre à outrance. Nombre d’entre
nous, à PayPal, accumulions des semaines de travail de cent heures. Il ne fait
aucun doute que c’était contre-productif, mais l’objectif n’était pas tant notre
productivité objective que de détruire X.com. L’un de nos ingénieurs a même
conçu une bombe à cette fin ; quand il en a présenté le schéma lors d’une
réunion, les membres de l’équipe les plus raisonnables ont eu le dessus et la
proposition fut mise sur le compte d’une privation de sommeil extrême.
Mais en février 2000, Elon Musk et moi redoutions davantage la bulle
technologique, qui enflait rapidement, que nous ne nous craignions l’un l’autre :
un krach financier nous ruinerait avant même que nous ne puissions aller au
terme de notre bataille. Aussi, début mars, nous nous sommes rencontrés en
terrain neutre – un café presque exactement équidistant de nos bureaux – pour
négocier une fusion à parts égales. Après la fusion, la désescalade dans notre
rivalité n’a pas été simple, mais c’était là un problème secondaire. En tant
qu’équipe unifiée, nous avons pu surmonter le krach Internet et édifier ensuite
une entreprise florissante.
Parfois, il faut bel et bien se battre. Et lorsque c’est le cas, il vaut mieux se
battre et vaincre. Il n’y a pas de moyen terme : soit on ne joue pas des poings du
tout, soit on frappe fort pour l’emporter rapidement.
Ce conseil peut s’avérer difficile à suivre parce que la fierté et l’honneur
risquent d’interférer. C’est le propos de Hamlet :
Exposant ce qui est mortel, et précaire,
À tous les risques que fortune, mort et danger peuvent dresser,
Pour une simple coquille d’œuf. Être vraiment grand
N’est pas s’émouvoir sans grande cause,
Mais trouver grande querelle dans un fétu de paille
Quand l’honneur est en jeu2.
Pour Hamlet, la grandeur signifie la volonté de se battre, pour des raisons
aussi minces qu’une coquille d’œuf : n’importe qui se battrait pour des choses
qui comptent ; les vrais héros prennent leur honneur tellement au sérieux qu’ils
se battront pour des choses qui ne comptent pas. Cette logique perverse fait
partie de la nature humaine, mais se révèle désastreuse en affaires. Si vous savez
identifier dans la concurrence une force destructrice plutôt qu’un signe de valeur,
vous êtes déjà plus sain d’esprit que la majorité. Dans le chapitre suivant, nous
verrons comment avoir l’esprit clair peut permettre de construire une activité
monopolistique.
1. Les bourses Rhodes ont été créées par le Sud-Africain Sir Cecil Rhodes, fondateur du diamantaire
De Beers. Elles permettent aux lauréats d’étudier à Oxford.
2. Traduction de François-Victor Hugo.
5
En mars 2001, PayPal n’avait pas encore enregistré de bénéfices, mais notre
chiffre d’affaires croissait de 100 % d’une année sur l’autre. En effectuant une
projection de nos futurs flux de trésorerie, j’ai pu constater que 75 % de la valeur
actuelle de la société viendraient de profits générés en 2011 et au-delà – difficile
à croire, pour une entreprise en activité depuis seulement vingt-sept mois. Et
pourtant, ces chiffres se révélèrent sous-estimés. Aujourd’hui, PayPal continue
de croître à un rythme annuel d’environ 15 %, et le taux d’actualisation est plus
lent que dix ans plus tôt. Il semble maintenant que l’essentiel de la valeur de
l’entreprise émanerait de profits de l’année 2020 et au-delà.
LinkedIn est un autre bon exemple d’entreprise dont la valeur n’existe que
dans un lointain avenir. Début 2014, sa capitalisation boursière était de
24,5 milliards de dollars – très élevée pour une entreprise au chiffre d’affaires
inférieur à 1 milliard ayant réalisé en 2012 un bénéfice net de seulement
21,6 millions. À la lecture de ces chiffres, vous pourriez en conclure que les
investisseurs ont perdu la tête. Mais cette valorisation revêt tout son sens
lorsqu’on considère les projections de flux de trésorerie de LinkedIn dans le
futur.
L’importance prépondérante des bénéfices à venir est contraire à l’intuition,
même dans la Silicon Valley. Pour qu’une entreprise génère de la valeur, il faut
qu’elle croisse et qu’elle dure, mais beaucoup de chefs d’entreprise se
concentrent surtout sur la croissance à court terme. Ils ont une excuse : la
croissance est facile à mesurer, pas la durabilité. Ceux qui succombent à cette
manie se focalisent sur les statistiques hebdomadaires d’utilisateurs actifs, sur les
objectifs de chiffres d’affaires mensuels et sur les rapports trimestriels.
Toutefois, vous pouvez atteindre tous ces objectifs chiffrés et négliger tout de
même d’autres problèmes plus profonds et plus compliqués à mesurer, qui
menacent la pérennité de l’entreprise.
Par exemple, la croissance rapide, à court terme, de deux sociétés comme
Zynga et Groupon a distrait leurs gestionnaires et leurs actionnaires des défis de
long terme. Zynga a enregistré des gains précoces avec des jeux comme
Farmville et affirmé détenir un « moteur psychométrique » lui permettant
d’évaluer rigoureusement l’attrait de ses nouvelles créations. Mais la société a
finalement été confrontée au même problème que n’importe quel studio
hollywoodien : comment produire de manière fiable un flux constant de supports
de divertissements à succès pour un public changeant ? (Personne n’en sait rien.)
Alors que des centaines de milliers de commerces de proximité testaient les
produits de Groupon, l’enseigne de vente groupée en ligne affichait une
croissance rapide. Mais convaincre ces commerces de proximité de devenir des
clients récurrents se révélait plus difficile que prévu.
Si on se concentre avant tout sur la croissance à court terme, on omet de se
poser la question la plus importante : cette entreprise sera-t-elle encore là d’ici
dix ans ? Les chiffres seuls ne suffiront pas à vous apporter la réponse ; il
importe plutôt d’avoir une réflexion critique sur les caractéristiques qui
distinguent votre entreprise sur un plan qualitatif.
1. Technologie exclusive
2. Effets de réseau
Les effets de réseau rendent un produit plus utile à mesure que davantage de
gens s’en servent. Par exemple, si tous vos mails sont sur Facebook, il paraît
logique d’ouvrir aussi un compte sur le même réseau social. Choisir
unilatéralement un autre réseau ferait simplement de vous un excentrique.
Les effets de réseau peuvent être puissants, mais vous n’en récolterez jamais
les fruits, à moins que votre produit ne soit déjà précieux pour ses tout premiers
utilisateurs, lorsque le réseau est nécessairement de petite taille. Par exemple, en
1960, une entreprise quelque peu chimérique, du nom de Xanadu, entreprit de
créer un réseau de communication bidirectionnel entre tous les ordinateurs – une
sorte de version synchrone précoce du World Wide Web. Après plus de trente
années de vains efforts, Xanadu fit faillite juste au moment où le Web devenait
omniprésent. Cette technologie aurait sans doute fonctionné à une certaine
échelle, mais elle n’aurait pu fonctionner qu’à cette échelle uniquement : elle
exigeait que chaque ordinateur intègre le réseau en même temps, ce qui était
impossible.
Paradoxalement, dès lors, les activités d’effet de réseau doivent démarrer sur
des marchés particulièrement limités. Facebook a débuté avec quelques étudiants
de Harvard – le premier produit de Mark Zuckerberg était conçu pour que tous
ses camarades de classe y adhèrent, pas pour attirer les gens de la Terre entière.
C’est pourquoi les entreprises de réseau qui réussissent sont rarement lancées par
des étudiants en MBA : les marchés initiaux sont si étroits qu’ils n’apparaissent
même pas comme des opportunités commerciales.
3. Économies d’échelle
4. L’image de marque
Au début, toutes les start-up sont petites. Tous les monopoles dominent une
vaste part de marché. C’est pourquoi chaque start-up doit débuter avec un tout
petit marché. Il vaut toujours mieux pécher par excès de petitesse. La raison en
est simple : il est plus facile de dominer un petit marché qu’un grand. Si vous
trouvez que votre marché initial est peut-être trop grand, c’est qu’il l’est
certainement.
Petit ne signifie pas inexistant. Nous avons commis cette erreur au début de
PayPal. Notre premier produit permettait aux consommateurs de s’envoyer de
l’argent via leur PalmPilot. C’était une technologie digne d’intérêt et personne
d’autre n’en faisait autant. Toutefois, les millions d’utilisateurs de PalmPilots
dans le monde n’étaient pas concentrés en un lieu particulier, ils avaient peu de
points communs et n’utilisaient leur PDA qu’épisodiquement. Personne n’avait
besoin de notre produit, donc nous n’avions pas de clients.
Ayant retenu cette leçon, nous nous sommes tournés vers les enchères d’eBay,
où nous avons enregistré notre premier succès. Fin 1999, eBay comptait un
millier de « PowerSellers », tous à la tête d’un gros volume d’enchères et, au
bout de seulement trois mois d’efforts assidus, nous touchions le quart d’entre
eux. Il était bien plus facile d’atteindre quelques milliers de personnes qui
avaient réellement besoin de notre produit que de rivaliser pour attirer l’attention
de millions d’individus très disséminés.
Pour une start-up, le marché-cible parfait se compose d’un petit groupe de
gens très regroupés et desservis par peu ou pas de concurrents. Tout marché de
grande taille est un mauvais choix, et un grand marché déjà desservi par des
entreprises concurrentes est un choix pire encore. C’est pourquoi il faut toujours
fuir les créateurs d’entreprise qui parlent de conquérir 1 % d’un marché de
100 milliards de dollars. Dans la pratique, un grand marché manquera d’un bon
point de départ ou sera ouvert à la concurrence, rendant très difficile d’atteindre
un jour ce 1 % de part de marché. Et même si vous réussissiez un tant soit peu à
y prendre pied, vous devrez vous contenter de subvenir à vos dépenses
courantes : en effet, ce type de concurrence exacerbée est synonyme de profits
nuls.
L’accroissement d’échelle
Ne pas déranger
Pessimisme indéfini
Chaque culture renferme un mythe du déclin à partir d’un âge d’or, et la quasi-
totalité des peuples, tout au long de l’histoire, ont cédé au pessimisme. Même de
nos jours, le pessimisme domine encore d’immenses régions du monde. Le
pessimiste indéfini plonge le regard dans un avenir sombre, sans savoir comment
réagir. La formule définit l’Europe du début des années 1970, quand le continent
entier se soumettait à une dérive bureaucratique incontrôlée. Aujourd’hui,
l’Eurozone tout entière est en crise lente et personne n’est aux commandes. La
Banque centrale européenne ne défend rien, si ce n’est une politique
d’improvisation : le Trésor américain imprime la devise « In God We Trust » sur
ses dollars ; la BCE pourrait aussi bien imprimer celle-ci sur ses euros : « Il est
urgent d’attendre. » Les Européens se bornent à réagir aux événements au coup
par coup, en espérant que la situation ne s’aggrave pas. Le pessimiste indéfini ne
peut savoir si ce déclin inévitable sera rapide ou lent, catastrophique ou
progressif. Tout ce qu’il peut faire, c’est attendre qu’il survienne, et dans
l’intervalle rien ne l’empêche donc de manger, de boire et de s’amuser : d’où la
fameuse fièvre vacancière des Européens.
Le pessimisme défini
Un pessimiste défini croit pouvoir connaître l’avenir, mais comme cet avenir
sera sinistre, il doit s’y préparer. Curieusement, la Chine est probablement la
région la plus résolument pessimiste du monde actuel. Les Américains voyant
l’économie chinoise croître à un rythme effréné (10 % par an depuis 2000), nous
imaginons un pays confiant, maîtrisant son avenir. Mais la raison en est que les
Américains, qui restent toujours optimistes, projettent leur optimisme sur la
Chine. Du point de vue chinois, la croissance économique n’est jamais assez
rapide. Tous les autres pays de la planète craignent que la Chine ne domine le
monde ; la Chine est la seule à craindre de ne jamais y parvenir.
Si la Chine peut croître aussi vite, c’est seulement parce qu’elle part de très
bas. Pour elle, le moyen le plus simple d’assurer sa croissance consiste à copier
ce qui a déjà marché en Occident. Et c’est exactement ce qu’elle fait : appliquer
des projets clairement arrêtés en brûlant encore plus de charbon pour construire
encore plus d’usines et de gratte-ciel. Mais avec une population énorme poussant
le prix des ressources à la hausse, il est exclu que le niveau de vie des Chinois
rattrape véritablement celui des pays les plus riches, et les Chinois le savent.
C’est pourquoi le gouvernement de Pékin est obsédé par la menace d’une
aggravation de la situation. Au sommet du pouvoir, tous les dirigeants chinois
ont connu la famine enfants, aussi quand ils réfléchissent à l’avenir, pour eux, le
désastre n’est pas une abstraction. L’opinion publique chinoise sait elle aussi que
les années de vaches maigres se rapprochent. Les observateurs extérieurs sont
fascinés par les grandes fortunes qui s’édifient sur le territoire de la Chine, mais
ils accordent moins d’attention aux riches Chinois qui s’efforcent par tous les
moyens de sortir leur argent de leur pays. Les Chinois les plus pauvres épargnent
tout ce qu’ils peuvent et espèrent que cela suffira. En Chine, au sein de toutes les
classes sociales, on prend le futur très au sérieux.
L’optimisme défini
Pour un optimiste défini, le futur sera meilleur que le présent, s’il le planifie et
travaille à le rendre meilleur. Depuis le XVIIe siècle jusqu’aux années 1950 et
1960, les optimistes définis mènent le monde occidental. Scientifiques,
ingénieurs, médecins et hommes d’affaires rendent le monde plus riche, plus sain
et lui assurent une longévité qu’on n’aurait jamais imaginée auparavant. Comme
l’ont clairement vu Karl Marx et Friedrich Engels :
« [La bourgeoisie du XIXe siècle] a créé des forces productives plus
nombreuses ; et plus colossales que l’avaient fait toutes les générations
passées prises ensemble. La domestication des forces de la nature, les
machines, l’application de la chimie à l’industrie et à l’agriculture, la
navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, le
défrichement de continents entiers, la régularisation des fleuves, des
populations entières jaillies du sol – quel siècle antérieur aurait soupçonné
que de pareilles forces productives dorment au sein du travail social ? »
Chaque génération d’inventeurs et de visionnaires surpassait ses
prédécesseurs. En 1843, les Londoniens étaient invités à franchir pour la
première fois la Tamise en empruntant un souterrain tout récemment creusé. En
1869, le canal de Suez évitait au trafic maritime eurasien de devoir franchir le
cap de Bonne-Espérance. En 1914, le canal de Panama raccourcit la route
menant de l’Atlantique au Pacifique. Même la Grande Dépression ne put
entraver les progrès inlassables des États-Unis, qui ont toujours été le foyer des
optimistes définis les plus clairvoyants du monde. La construction de l’Empire
State Building débute en 1933 et s’achève en 1937. Le Manhattan Project, lancé
en 1941, avait déjà produit la première bombe nucléaire de la planète dès 1945.
En temps de paix, les Américains continuèrent de changer la face du monde : la
construction de l’Interstate Highway System, le réseau autoroutier inter-États,
débutait en 1956, et en 1965 les premiers trente mille kilomètres de voies avaient
été ouverts à la circulation. Ce mode de planification alla même au-delà de la
surface de la planète : la NASA débutait son programme Apollo en 1961 et,
avant son terme, en 1972, elle avait envoyé douze hommes sur la lune.
Ces plans audacieux n’étaient pas le seul apanage des dirigeants politiques ou
des scientifiques missionnés par le gouvernement. À la fin des années 1940, un
Californien du nom de John Reber entreprenait de réinventer la géographie
physique de toute la région de la baie de San Francisco. Reber était instituteur,
metteur en scène de théâtre amateur et ingénieur autodidacte. Nullement
découragé par son manque de qualifications, il proposa publiquement de
construire deux énormes barrages dans la baie, de creuser d’immenses lacs d’eau
douce pour l’alimentation en eau potable et l’irrigation et d’affecter plus de huit
mille hectares de terrains pour les aménager. Alors qu’il ne détenait aucune
compétence à titre personnel, les gens prirent le plan Reber au sérieux. Il fut
soutenu par plusieurs journaux d’un bout à l’autre de la Californie. Le Congrès
des États-Unis tint des auditions parlementaires sur sa faisabilité. Le Corps du
génie de l’armée de terre construisit même une maquette à l’échelle de la baie,
occupant une superficie de plus de six mille mètres carrés, dans un immense
entrepôt de Sausalito, afin de simuler le projet. Ces tests révélèrent des failles
techniques et ce plan ne fut pas mis à exécution.
Mais aujourd’hui, qui prendrait une telle vision au sérieux ? Dans les
années 1950, les gens étaient friands de grands projets et se demandaient s’ils
fonctionneraient. À l’heure actuelle, une telle proposition émanant d’un
instituteur serait rejetée, considérée comme pure excentricité, et toute vision à
long terme, même émanant d’un individu détenteur de davantage de pouvoir,
serait tournée en ridicule, taxée de démesure. On peut encore voir la maquette de
la baie de San Francisco dans l’entrepôt de Sausalito, mais ce n’est plus qu’une
attraction touristique : les grands projets du futur sont devenus des curiosités
archaïques.
Dans les années 1950, les Américains jugeaient les grands projets
d’avenir trop importants pour être confiés aux experts.
Optimisme indéfini
Depuis 1982, après une brève phase de pessimisme dans les années 1970, et
avec le début d’un long marché boursier haussier, la finance a éclipsé
l’ingénierie en tant que mode d’appréhension du futur, et l’optimisme indéfini a
fini par dominer la pensée américaine. Pour un optimiste indéfini, le futur sera
meilleur, sans qu’il sache comment exactement, et il n’échafaude pas de plans
spécifiques. Il s’attend à profiter de l’avenir, mais ne voit aucune raison de le
concevoir concrètement.
Au lieu de travailler des années à élaborer un nouveau produit, les optimistes
indéfinis réorganisent des produits déjà inventés. Les banquiers gagnent de
l’argent en remaniant les structures capitalistiques d’entreprise déjà existantes.
Les avocats résolvent des litiges dans de vieilles affaires ou aident d’autres
protagonistes à structurer les leurs. Et des investisseurs et des conseils de gestion
ne lancent pas de nouvelles entreprises ; ils tirent un supplément d’efficacité des
anciennes, moyennant d’incessantes optimisations procédurales. Il n’est pas
surprenant que ces domaines d’activité attirent tous un nombre disproportionné
de chasseurs d’opportunités issus des universités de l’Ivy League, les meilleures
de la côte Est des États-Unis. Quelle récompense plus appropriée, après avoir
consacré vingt années de sa vie à élaborer un curriculum vitæ, qu’une carrière
d’élite (en apparence), privilégiant la gestion axée sur les processus et qui
permet de « s’ouvrir toutes les portes1 » ?
Les parents des jeunes diplômés les encouragent souvent à s’engager dans une
voie bien établie. L’étrange histoire du Baby Boom a produit une génération
d’optimistes indéfinis si habitués à progresser sans effort qu’à leurs yeux c’est
devenu comme un dû. Que vous soyez né en 1945, en 1950 ou en 1955, tous les
ans, durant les dix-huit premières années de votre vie, les choses n’ont cessé de
s’améliorer, et vous n’y étiez pour rien. Le progrès technologique semblait
connaître une accélération automatique, de sorte que les Baby Boomers ont
grandi avec de grandes attentes mais peu de projets précis sur la manière de les
réaliser. Ensuite, le progrès technologique ayant calé, dans les années 1970,
l’inégalité croissante des revenus vint à la rescousse de la crème de l’élite des
Baby Boomers. Tous les ans, pour les riches et les puissants d’âge adulte, la
situation ne cessait de s’améliorer, automatiquement. Le reste de leur génération
était laissé pour compte, mais les riches Baby Boomers qui façonnent
aujourd’hui l’opinion publique voient peu de raison de remettre en cause leur
optimisme béat. Menant des carrières toutes tracées où tout leur réussit, ils ne
peuvent imaginer que tout ne réussisse pas aussi pour leurs enfants.
Malcolm Gladwell explique qu’on ne peut comprendre la réussite de Bill
Gates sans tenir compte de son contexte personnel favorisé : fils de bonne
famille, il a fréquenté une école privée équipée d’un laboratoire informatique, et
Paul Allen comptait parmi ses amis d’enfance. De même qu’il n’est pas non plus
possible de comprendre Paul Gladwell sans envisager son contexte historique,
celui d’un Baby Boomer (né en 1963). Quand les Baby Boomers grandissent et
écrivent des livres pour expliquer pourquoi tel ou tel individu connaît la réussite,
ils mettent l’accent sur la solidité de son milieu d’origine, qui serait déterminée
par la chance. Mais en privilégiant cet aspect, ils omettent le contexte social,
encore plus important : une génération entière a appris depuis l’enfance à
surestimer le pouvoir de la chance et à sous-estimer l’importance de la
planification. De prime abord, Gladwell semble énoncer une critique à contre-
courant du mythe du businessman et du self-made man, mais en réalité son
exposé résume l’opinion traditionnelle de toute une génération.
La finance indéfinie
Politique indéfinie
LE RETOUR DE LA CONCEPTION
Il nous faut rouvrir la voie vers un avenir défini, et le monde occidental aura
besoin de rien moins qu’une révolution culturelle pour y parvenir.
Par où commencer ? Il faudra changer John Rawls de place et l’installer dans
les départements de philosophie. Il faudra convaincre Malcolm Gladwell de
modifier ses théories. Et il faudra chasser les sondeurs de la politique. Mais tous
les professeurs de philosophie et tous les Gladwell de la planète sont ancrés dans
leurs habitudes (pour ne rien dire des politiques). Dans ces domaines surinvestis,
il est extrêmement difficile d’introduire des changements, même en y mettant de
la matière grise et les meilleures intentions.
Une start-up représente la plus vaste activité dont vous puissiez avoir une
maîtrise définie. On peut avoir la maîtrise de sa propre existence, mais aussi
celle d’une partie du monde, petite mais importante. Cela commence par le rejet
de l’injuste tyrannie du hasard. Vous n’êtes pas un billet de loterie.
1. Concept de management (central dans les technologies de l’information) : la gestion axée sur les
processus met l’accent sur les procédures de gestion, très spécialisée, par opposition à la gestion axée sur
les résultats (ou sur les projets), qui intègre l’ensemble des éléments d’un projet (stratégies, personnes,
matériels, ressources, etc.).
2. Statisticien, Nate Silver appliqua d’abord ses modèles au championnat de base-ball, avant d’ouvrir
une célèbre chronique d’analyse des sondages dans les pages du New York Times, intitulée « 538 » (le
nombre des grands électeurs du collège électoral américain), puis de lancer son site du même nom en
2008. L’extrême précision de ses prévisions, lors des élections présidentielles et parlementaires de 2008,
2010 et 2014, lui a valu une très forte notoriété.
3. Herbert Spencer (1820-1903), philosophe anglais, aussi influent que Darwin en son temps, prônait
une société évolutionniste, fondée sur la sélection des plus aptes, et refusant toute forme de protection
sociale, pensée qualifiée de « darwinisme social ».
4. John Rawls (1921-2002) préconisait un nouveau contrat social alliant liberté individuelle et
solidarité collective. Robert Nozick (1938-2002) est le défenseur d’un État minimal, le seul État juste
selon lui.
5. Robert Boyle (1627-1691), chimiste et physicien irlandais, est le précurseur de la philosophie
naturelle moderne et de la distinction entre nature et métaphysique.
6. Cette loi doit son nom à Gordon Moore, ingénieur de Fairchild Semiconductor et cofondateur
d’Intel, devenu le premier fabricant de puces au monde. La première loi de Moore (énoncée en 1965)
stipulait que la complexité des semi-conducteurs doublait tous les ans. La deuxième loi établissait que le
nombre de transistors d’un microprocesseur doublait tous les deux ans. La troisième « loi » (la plus
reprise dans les médias, presse et Internet, mais elle est fausse) a vulgarisé l’idée approximative d’un
doublement de la puissance ou de la capacité des processeurs.
7. Le produit minimum viable (MVP) est un prototype de produit ou de fonctionnalité qui permet, via
des tests quantitatifs auprès des premiers acheteurs, de valider l’existence d’un besoin, d’identifier le
marché associé et de valider sa rentabilité.
7
LA PISTE DE L’ARGENT
L’argent crée de l’argent. « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans
l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a » (Matthieu,
25:29). Albert Einstein va dans le même sens quand il affirmait que les intérêts
composés sont « la plus grande découverte mathématique de tous les temps » et
même « la force la plus puissante dans l’univers ». Quelle que soit votre version
préférée, le message ne peut pas vous échapper : ne sous-estimez jamais une
croissance exponentielle. En réalité, rien ne prouve qu’Einstein ait jamais
prononcé aucune de ces deux phrases – ces citations sont tout à fait apocryphes.
Mais le fait même qu’on les lui attribue renforce le message : ayant investi le
capital de toute une brillante vie, Einstein continue d’en toucher les intérêts
depuis la tombe en se voyant attribuer le crédit de propos qu’il n’a jamais tenus.
La plupart des formules de ce style sont oubliées. À l’autre extrême, quelques
rares privilégiés comme Einstein ou Shakespeare sont constamment cités et
repris comme par des régiments de ventriloques. Cela ne doit guère nous
surprendre, car de petites minorités obtiennent souvent des résultats
disproportionnés. En 1906, Wilfredo Pareto découvrit ce qui est devenu le
« principe de Pareto », ou la règle des 80-20, quand il remarqua qu’en Italie
20 % des individus possédaient 80 % de la terre – un phénomène qu’il trouvait
tout aussi naturel que le fait que 20 % des cosses de petits pois de son jardin
produisait 80 % des petits pois. Ce schéma d’une exceptionnelle sévérité, où un
petit nombre d’individus supplante radicalement tous ses rivaux, nous entoure
partout, tant dans le monde naturel que dans la société. Les séismes les plus
destructeurs sont bien plus puissants que tous les séismes de faible magnitude
combinés. Les plus grandes mégapoles éclipsent toutes les villes moyennes
réunies. Et les entreprises monopolistiques créent plus de valeur que des millions
de leurs concurrentes indifférenciées. Quoi qu’Einstein ait dit ou non, la loi de
puissance – ainsi dénommée parce que les équations exponentielles décrivent
des distributions d’une profonde inégalité – est la loi de l’univers. Elle définit si
complètement notre environnement que nous ne nous en apercevons
généralement même pas.
Ce chapitre montre de quelle manière la loi de puissance devient visible dès
qu’on suit la piste de l’argent : dans le capital-risque, où les investisseurs tentent
de tirer profit de la croissance exponentielle des entreprises à leur stade initial,
quelques entreprises atteignent une valeur exponentiellement plus grande que
toutes les autres. La plupart des entreprises n’ont jamais besoin de recourir au
capital-risque, mais tout le monde doit savoir précisément une chose que même
les investisseurs du capital-risque ont du mal à comprendre : nous ne vivons pas
dans un monde normal ; nous vivons sous la loi de puissance.
L’erreur réside dans l’attente que les bénéfices du risque soient normalement
redistribués : c’est-à-dire que les mauvaises entreprises fassent faillite, que les
entreprises médiocres restent étales et que les bonnes rapportent deux à quatre
fois leur mise initiale. Partant de ce schéma uniforme, les investisseurs
assemblent un portefeuille diversifié et espèrent que les gagnants
contrebalanceront les perdants.
Mais cette approche « Spray and Pray » produit en général des portefeuilles
entiers de ratages, et pas un seul coup gagnant1. C’est parce que les bénéfices du
risque ne respectent pas une distribution d’ensemble normale. Au contraire, ils
sont régis par la loi de puissance : une petite poignée d’entreprises se révèlent
nettement plus performantes que toutes les autres. Si vous vous concentrez sur la
diversification au lieu de vous attacher uniquement à rechercher les rares
entreprises capables d’acquérir une valeur exceptionnelle, vous manquerez ces
spécimens si rares.
Ce graphe montre ce qu’est la réalité par rapport à cette perception d’une
homogénéité relative :
Dans le cadre du Founders Fund, les résultats que nous enregistrons illustrent
cette vision faussée : Facebook, le meilleur investissement de notre fonds 2005,
a rapporté plus que toutes les autres opérations combinées. Palantir, le deuxième
rendement de nos investissements, est bien parti pour rapporter plus que la
somme de tous les autres excepté Facebook. Ce schéma très inégal n’a rien
d’inhabituel : nous le retrouvons également dans tous nos autres fonds. Le plus
grand secret du capital-risque, c’est que le meilleur investissement d’un fonds
qui réussit égale ou surpasse le reste de tout le fonds combiné.
Pour le capital-risqueur, cela implique deux règles très étranges.
Premièrement, n’investissez que dans des sociétés qui ont le potentiel de
rapporter la valeur de tout le reste du fonds. C’est là un principe effrayant, car il
élimine la vaste majorité des investissements possibles. (Même les entreprises
qui connaissent un beau succès ne réussissent généralement qu’à une échelle
plus modeste.) Cela conduit à la deuxième règle : la règle numéro un étant si
restrictive, il ne saurait y avoir d’autres règles.
Songez à ce qui se passe quand vous enfreignez la première règle. Andreessen
Horowitz a investi 250 000 dollars dans Instagram en 2010. Quand Facebook a
racheté Instagram à peine deux ans plus tard pour 1 milliard de dollars,
Andreessen a empoché 78 millions de dollars – un bénéfice trois cent douze fois
supérieur à la mise de départ, en moins de deux ans. C’est un retour sur
investissement phénoménal, conforme à la réputation de cette société, qui se
situe parmi les meilleures de la Silicon Valley. Mais étrangement, c’est loin de
suffire, parce que le fonds d’Andreessen Horowitz pèse 1,5 milliard de dollars :
s’il n’établissait que des chèques limités à 250 000 dollars rien que pour
atteindre l’équilibre, il serait obligé de trouver dix-neuf Instagram. C’est
pourquoi les investisseurs placent généralement beaucoup plus d’argent dans une
entreprise qui mérite un financement. (Et, pour être juste, Andreessen aurait
investi davantage dans Instagram lors des tours de table suivants, si un
investissement précédent ne l’avait pas mis en situation de conflit d’intérêts.) Le
capital-risqueur doit trouver la poignée d’entreprises qui réussira à passer de 0 à
1, pour ensuite les soutenir avec toutes les ressources possibles.
Évidemment, personne ne peut savoir avec certitude ex ante quelles
entreprises vont réussir, c’est pourquoi même les meilleurs fonds de capital-
risque détiennent tout un « portefeuille ». Toutefois, dans un bon portefeuille-
risque, chaque entreprise doit avoir le potentiel de réussir à grande échelle. Au
Founders Fund, nous nous concentrons sur cinq à sept entreprises, car nous
pensons que chacune d’elles possède le potentiel de devenir une affaire de
plusieurs milliards de dollars, sur la base de ses fondamentaux, qui sont uniques.
Chaque fois que vous passez de la substance d’une entreprise à la question
financière de savoir si elle s’insère ou non dans une stratégie diversifiée de
couverture, l’investissement-risque ressemble à une loterie. Et dès que vous
pensez jouer à la loterie, psychologiquement, vous vous préparez déjà à perdre.
La loi de puissance n’est pas seulement importante pour les investisseurs : elle
est importante pour tous et pour chacun, car tout le monde est investisseur. Un
chef d’entreprise effectue un investissement majeur rien qu’en consacrant son
temps à travailler sur une start-up. C’est pourquoi tout entrepreneur doit réfléchir
et savoir si son entreprise va réussir et se valoriser. Et chaque individu est
inévitablement un investisseur, lui aussi. Quand vous choisissez une carrière,
vous agissez en vous fondant sur la conviction que le type de travail que vous
faites aura acquis de la valeur, d’ici quelques décennies.
Un portefeuille diversifié, telle est la réponse la plus courante à la question de
la valeur future : « ne mettez pas tous vos œufs dans le même panier », c’est ce
que tous les investisseurs se sont entendu expliquer. Comme nous le disions, les
meilleurs investisseurs de capital-risque se constituent eux aussi un portefeuille,
en revanche, les investisseurs qui comprennent la loi de puissance se lancent
dans le moins d’investissements possibles. En revanche, dans cette conception
du portefeuille, à laquelle souscrivent aussi bien la sagesse populaire que le
monde de la finance, avec ses conventions, ce style de pari diversifié est
considéré comme une source de solidité. Plus on boursicote, plus on est censé se
garantir contre l’incertitude de l’avenir.
Mais la vie n’est pas un portefeuille boursier : ni pour le fondateur d’une start-
up ni pour un individu. Un chef d’entreprise ne peut se « diversifier » : on ne
peut pas diriger des dizaines de sociétés à la fois et ensuite espérer que l’une
d’elles sorte du lot. Autre aspect moins évident mais tout aussi important, un
individu ne peut pas diversifier sa propre existence tout en gardant en réserve
des dizaines de carrières, toutes d’une égale possibilité.
Nos écoles enseignent le contraire : l’éducation institutionnalisée fait
commerce d’une forme de savoir générique, homogénéisé. Tout individu qui
passe par le système scolaire américain apprend à ne pas penser en termes de loi
de puissance. Au lycée, tous les cours durent quarante-cinq minutes, pas une de
plus, quelle que soit la matière. Tous les élèves progressent à un rythme
similaire. À l’université, les étudiants modèles se prémunissent contre l’avenir
de la façon la plus obsessionnelle, en accumulant toute une série de compétences
à la fois singulières et mineures. Toutes les universités croient en
l’« excellence », et des programmes de cours de cent pages, présentés par ordre
alphabétique, dans autant de domaines de connaissances arbitrairement définis,
semblent destinés à vous rassurer en vous suggérant que « peu importe ce que
vous faites, pourvu que vous le fassiez bien ». C’est complètement faux. Tout ce
que vous faites compte. Il faut se concentrer sans relâche sur ce que l’on sait
bien faire mais, avant cela, il faut approfondir la réflexion : cela aura-t-il de la
valeur, dans le futur ?
Rapporté au monde des start-up, cela signifie qu’on ne doit pas
nécessairement créer sa propre entreprise, même si l’on est exceptionnellement
talentueux. En tout état de cause, aujourd’hui, trop de gens créent la leur.
S’agissant de la création d’une nouvelle entité, les gens qui comprennent la loi
de puissance hésiteront davantage que les autres : ils savent quelle réussite
exceptionnelle ils pourraient connaître en intégrant la meilleure des entreprises,
tant qu’elle est en croissance rapide. La loi de puissance signifie que les
différences entre les entreprises éclipseront les différents rôles à l’intérieur de
chacune d’elles. Si vous financez intégralement votre entreprise, vous détenez
100 % des parts, mais si elle fait faillite, vous détiendrez 100 % de rien du tout.
En revanche, la simple possession de 0, 01 % de Google équivaut à une somme
incroyable (plus de 35 millions de dollars alors que j’écris ces lignes).
Si vous créez effectivement votre propre société, pour bien la gérer, vous ne
devrez jamais oublier la loi de puissance. Les choses les plus importantes sont
singulières : un marché vaudra sans doute mieux que tous les autres, comme
évoqué au chapitre 5. Et une stratégie de distribution domine généralement
toutes les autres, aussi – à ce sujet, lisez le chapitre 11. Le temps et la prise de
décision respectent également la loi de puissance, et certains moments comptent
plus que d’autres – sur ce point, reportez-vous au chapitre 9. Toutefois, vous ne
pouvez vous fier à un monde qui refuse d’admettre que la loi de puissance cadre
étroitement vos décisions à votre place, de sorte que ce qui importe le plus est
aussi rarement évident. Cela pourrait même constituer un secret. Mais dans un
monde de loi de puissance, vous ne pouvez vous permettre de ne pas réfléchir au
point de la courbe où interviendront vos actions.
1. Le « Spray and Pray », littéralement « diffuser et prier » (pour que cela touche des consommateurs),
désigne une méthode de marketing de masse où le message est diffusé sans être ciblé.
2. Émission cousine de The Apprentice, où des candidats-chefs d’entreprise doivent convaincre un
panel d’investisseurs potentiels.
8
GISEMENTS SECRETS
Toutes les idées les plus répandues et les plus courantes de notre époque sont
d’abord restées du domaine de l’inconnu et de l’insoupçonné. La relation
mathématique entre les côtés du triangle, par exemple, est restée secrète un
millénaire. Pythagore a dû longtemps réfléchir pour la découvrir. Si vous vouliez
être dans le secret de la nouvelle découverte de Pythagore, le meilleur moyen
d’être informé à ce sujet était encore d’adhérer à l’étrange culte végétarien du
mathématicien. Aujourd’hui, sa géométrie relève de la convention – une vérité
toute simple que l’on enseigne aux élèves du primaire. Une vérité
conventionnelle peut être importante – elle est essentielle pour apprendre les
mathématiques élémentaires, par exemple –, mais elle ne vous procurera aucune
avantage. Ce n’est pas un secret.
Souvenez-vous de notre question à contre-courant : Quelle est la vérité
fondamentale que très peu de gens partagent avec vous ? Si nous avons déjà une
connaissance très claire de tout ce que nous saurons jamais du monde naturel – si
toutes les idées conventionnelles d’aujourd’hui sont déjà élucidées et si tout a
déjà été fait –, alors il n’existe pas de bonnes réponses. La pensée à contre-
courant n’est pertinente que si le monde a encore des secrets à livrer.
Certes, il subsiste encore quantité de réalités que nous ne comprenons pas,
mais certaines de ces réalités sont peut-être impossibles à démêler – ce sont des
mystères plus que des secrets. Par exemple, la théorie des cordes décrit la
physique de l’univers en termes d’objets vibratoires unidimensionnels appelés
« cordes ». Cette théorie est-elle vraie ? On ne peut véritablement concevoir
d’expériences pour la tester. Très peu de monde (voire personne) serait capable
d’en comprendre toutes les implications. Mais est-ce seulement en raison de sa
complexité ? Ou s’agit-il d’un mystère impénétrable ? C’est là une différence de
taille. On peut surmonter des difficultés, mais on ne peut atteindre l’impossible.
Vous rappelez-vous la version entrepreneuriale de notre question à contre-
courant : quelle est l’entreprise de grande valeur que personne ne crée ? Toute
réponse correcte est nécessairement un secret : un élément à la fois important et
inconnu, une chose difficile mais faisable. S’il subsiste beaucoup de secrets,
alors il reste encore à créer quantité d’entreprises capables de changer le monde.
Ce chapitre vous aidera à réfléchir à ces secrets et à la manière de les découvrir.
La plupart des individus agissent comme s’il ne restait plus aucun secret à
découvrir. Ted Kaczynski est un représentant extrême de cette conception. Cet
enfant prodige, entré à Harvard à seize ans, s’est rendu tristement célèbre sous le
pseudonyme d’Unabomber. Il a ensuite obtenu un doctorat en mathématiques
avant de devenir professeur à Berkeley. Mais vous n’avez entendu parler de lui
qu’à cause des dix-sept années de la campagne de terreur qu’il a menée en visant
des professeurs, des professionnels de la technologie et des hommes d’affaires
au moyen de bombes artisanales.
Fin 1995, les forces de police américaines ne savaient ni qui était Unabomber
ni où il était. L’indice le plus probant était un manifeste de trente-cinq mille mots
rédigé par Kaczynski et posté anonymement à la presse. Le FBI pria quelques
journaux de premier plan de le publier, en espérant ainsi une avancée décisive
dans l’enquête. Le stratagème a fonctionné : le frère de Kaczynski a reconnu son
style d’écriture et l’a dénoncé.
On pourrait s’attendre que sa manière d’écrire trahisse des signes évidents de
déséquilibre mental, et pourtant ce manifeste est d’une pertinence inquiétante. Il
y affirmait que, pour être heureux, tout « être humain a besoin de buts qui
nécessitent un effort et il doit avoir une chance raisonnable d’atteindre au moins
certains de ses buts ». Il scinde les buts des êtres humains en trois groupes :
1. Les buts qu’il est possible de satisfaire moyennant un minimum
d’effort ;
2. Les buts qui peuvent être satisfaits au prix de gros efforts ;
3. Les buts qui ne peuvent être satisfaits, quels que soient les efforts
déployés.
C’est la trichotomie classique du facile, du difficile et de l’impossible.
Kaczynski expliquait que les individus modernes sont déprimés parce que tous
les problèmes les plus complexes du monde sont déjà résolus. Ce qui reste à
faire est soit facile soit impossible, et se lancer dans les tâches qui restent
se révèle profondément insatisfaisant. Ce que chacun peut réaliser est à la portée
d’un enfant ; ce qu’on ne peut réaliser, même Einstein n’aurait pu le réaliser. Son
idée était donc de détruire les institutions existantes, de se débarrasser de toute
technologie et de permettre aux individus de tout reprendre à zéro, de travailler
sur des problèmes complexes en y apportant un regard neuf.
Les méthodes de Kaczynski étaient insensées, mais cette perte de confiance
qu’il manifeste envers la nouvelle frontière technologique, nous la rencontrons
partout autour de nous. Songez à certains signes distinctifs à la fois banals et
révélateurs du hipster, mec urbain branché : la fausse photographie ancienne, la
moustache en guidon de vélo et les platines vinyles renvoient toutes à une
époque antérieure où les gens avaient encore une vision optimiste du futur. Si
tout ce qui valait la peine d’être tenté l’a déjà été, vous pouvez aussi bien vous
prétendre allergique à la réussite et devenir barman.
Hipster ou Unabomber ?
C’est le mode de pensée de tous les fondamentalistes, et pas seulement des
terroristes ou des hipsters. Le fondamentalisme religieux, par exemple,
n’autorise aucun intermédiaire face aux questions les plus épineuses : il y a d’un
côté des vérités faciles qu’on ne s’étonnera pas d’entendre débiter par des
enfants, et de l’autre il y a les mystères du divin, qui sont inexplicables. C’est
entre les deux – dans la zone des dures réalités – que réside l’hérésie. Dans la
religion moderne de l’écologie, la vérité commode, c’est que nous devons
protéger l’environnement. Au-delà de ce précepte, c’est Mère Nature qui reste la
meilleure juge, et rien ne saurait la remettre en question. Les adeptes de
l’économie de marché révèrent une logique similaire. La valeur des choses est
fixée par le marché. Même un enfant peut suivre la cotation de titres boursiers.
Mais la question de savoir si ces prix obéissent à une logique qui a un sens n’a
pas à être posée ; le marché est bien plus clairvoyant que vous ne le serez jamais.
Pourquoi tout un pan de notre société a-t-il cessé de croire à l’existence de
secrets impénétrables ? Cela commence peut-être déjà par la géographie. Il ne
reste plus d’espaces vierges sur la carte. Si vous aviez grandi au XVIIIe siècle, il
vous resterait encore de nouvelles régions du monde à découvrir. Après avoir
entendu des récits d’aventures lointaines, vous pourriez devenir vous-même
explorateur. C’était encore probablement vrai jusqu’au XIXe siècle et au début du
XXe ; depuis, les cahiers photos du National Geographic montrent à tous les
Occidentaux à quoi ressemblent les endroits les plus exotiques, les plus
inexplorés. Aujourd’hui, la quasi-totalité des explorateurs n’existent que dans les
livres d’histoire et dans les récits pour enfants. Les parents n’attendent pas de
leurs bambins qu’ils deviennent explorateurs, pas plus qu’ils n’espèrent les voir
devenir pirates ou sultans. Peut-être subsiste-t-il quelque part au fin fond de
l’Amazonie quelques dizaines de tribus n’entretenant aucun contact avec le
monde extérieur, et nous savons qu’il reste encore une dernière frontière terrestre
dans les profondeurs de l’océan. Mais l’inconnu semble plus accessible que
jamais.
Outre le fait naturel que les frontières physiques ont reculé, quatre tendances
sociales se sont conjuguées pour déraciner toute croyance dans l’existence de
certains secrets. La première, c’est le gradualisme. Depuis notre prime enfance,
on nous enseigne que la bonne manière de faire les choses consiste à progresser
par très petites étapes à la fois, jour après jour, un échelon après l’autre. Si vous
êtes brillantissime et si vous finissez par apprendre des choses qui ne sont pas au
programme d’examen, vous n’en retirerez aucun crédit. Mais si vous faites
exactement ce qu’on vous demande (en réussissant à le faire un tout petit peu
mieux que vos pairs), en échange, vous obtiendrez un A. Ce procédé s’applique
jusque tout en haut de l’échelle des postes, c’est pourquoi les universitaires
cherchent généralement à accumuler quantité de publications d’articles des plus
triviaux, au lieu de viser de nouvelles frontières.
La deuxième tendance, c’est l’aversion au risque. Les gens ont peur des
secrets parce qu’ils ont peur de se tromper. Par définition, un secret n’a pas été
validé par la majorité. Si votre objectif est de ne jamais commettre d’erreur de
votre vie, ne recherchez pas de secrets. La perspective d’être seul mais d’avoir
raison – de dédier son existence à une chose à laquelle personne ne croit – est
vraiment rude. La perspective d’être seul et d’avoir tort peut s’avérer
insupportable.
La troisième tendance, c’est la complaisance. Les élites sociales sont celles
qui détiennent le plus de liberté et d’aptitude à explorer de nouvelles voies de
réflexion, mais ce sont aussi celles qui semblent le moins croire aux secrets.
Pourquoi se lancer à la recherche de nouveaux secrets si vous pouvez
confortablement collecter une rente sur tout ce qui a déjà été fait ? À chaque
rentrée, les doyens de la crème des facultés de droit et des écoles de commerce
accueillent les classes de nouveaux arrivants avec ce même message implicite :
« Vous êtes entré dans cette institution d’élite. Vous n’avez plus de soucis à vous
faire. Vous êtes paré pour la vie. » Mais ce sera encore plus le cas si vous évitez
d’ajouter foi à ce genre de croyance.
La quatrième tendance, c’est l’« aplatissement » de notre planète. À mesure
que la mondialisation progresse, les gens y voient un marché homogène et
hautement concurrentiel : le monde est « plat ». Partant de cette hypothèse,
quiconque pourrait avoir l’ambition de se lancer à la recherche d’un secret se
posera d’abord cette question : s’il était encore possible de découvrir une
quelconque nouveauté, un membre anonyme de ce vivier mondial de talents
composé d’individus tous plus intelligents et plus créatifs ne l’aurait-il pas déjà
découvert ? Cette petite voix du doute a de quoi dissuader les gens de même
commencer de se lancer à la recherche de secrets dans un monde qui semble trop
vaste pour que l’un ou l’autre de ces individus y apporte une contribution un tant
soit peu singulière.
Il y a une manière optimiste de décrire le résultat de pareilles tendances :
aujourd’hui, personne ne peut plus créer de culte ou de secte. Il y a quarante ans,
les gens étaient plus ouverts à l’idée que tout ne soit pas déjà connu. Du parti
communiste aux hare krishna, des foules d’individus croyaient pouvoir rejoindre
une avant-garde éclairée qui leur montrerait la Voie. Aujourd’hui, ils sont très
peu nombreux à adhérer sérieusement à des idées hétérodoxes et la majorité voit
cela comme un signe de progrès. Nous pouvons nous féliciter de constater qu’il
existe désormais moins de sectes et de cultes aux projets insensés, mais cette
avancée a un prix : nous avons renoncé à notre faculté de nous émerveiller face
aux secrets qui restent à découvrir.
Quelle doit être votre perception du monde si vous ne croyez plus à aucun
secret ? Vous seriez obligé de penser que nous aurions déjà résolu toutes les
grandes questions. Si les conventions qui sont les nôtres actuellement sont les
bonnes, nous pouvons nous permettre de nous montrer complaisants et de nous
croire supérieurs : « Dieu est aux Cieux, en ce monde tout va pour le mieux. »
Par exemple, un monde sans secrets jouirait d’une parfaite compréhension de
la justice. Toute injustice implique nécessairement une vérité morale que très peu
de gens reconnaissent d’emblée : dans une société démocratique, une pratique
abusive ne persiste que tant qu’une majorité n’en perçoit pas l’injustice. De
prime abord, seule une petite minorité d’abolitionnistes savait que l’esclavage
était le mal incarné ; cette opinion est devenue la norme et à juste titre, mais au
début du XIXe siècle, cela restait encore un secret. Prétendre qu’il ne subsiste
aujourd’hui plus de secrets signifierait que nous vivons dans une société sans
injustices cachées.
En économie, le refus de croire en l’existence de secrets conduit à la foi dans
l’efficacité des marchés. Mais les bulles financières montrent que les marchés
peuvent receler d’extraordinaires carences. (Et plus les gens croient en leur
efficacité, plus les bulles grossissent.) En 1999, personne ne voulait croire que le
secteur Internet enregistrait une surévaluation irrationnelle. Il en était de même
du logement en 2005 : le président de la Réserve fédérale, Alan Greenspan, dut
admettre quelques « signes d’effervescence sur certains marchés locaux », non
sans affirmer qu’« une bulle des prix du logement à l’échelle de l’Amérique ne
paraît pas vraisemblable ». Puisque le marché reflétait toutes les données
connues, il était exclu de le remettre en cause. Ensuite, les prix immobiliers ont
chuté, partout en Amérique, et la crise financière de 2008 a balayé des milliers
de milliards de dollars. L’avenir s’est révélé renfermer nombre de secrets que les
économistes étaient incapables de faire disparaître simplement en les ignorant.
Qu’arrive-t-il quand une entreprise cesse de croire en l’existence de secrets ?
Le triste déclin de Hewlett-Packard nous en fournit un exemple édifiant. En
1990, le groupe valait 9 milliards de dollars. Ensuite vint une décennie
d’inventions. En 1991, HP commercialisait l’imprimante DeskJet 500C, la
première imprimante couleur abordable. En 1993, il lançait l’OmniBook, l’un
des premiers ordinateurs « superportables », puis l’année suivante, l’OfficeJet, la
première machine tout-en-un, à la fois imprimante, télécopieur et photocopieur.
Cette expansion sans freins de ses produits s’est révélée payante : en juin 2000,
HP valait 135 milliards de dollars.
Mais à partir de la fin 1999, alors que HP présentait une nouvelle campagne
de marque autour d’un impératif, « Invent », le groupe cessa d’inventer des
machines. En 2001, il lançait HP Services, une prétendue filiale de conseil et de
support. En 2002, HP fusionnait avec Compaq, sans doute parce que ses
dirigeants ne savaient pas quoi faire d’autre. En 2005, la capitalisation du groupe
avait plongé à 70 milliards de dollars – à peu près la moitié de son niveau à
peine cinq ans plus tôt.
Le conseil d’administration de HP était le microcosme de ce
dysfonctionnement : il se scinda en deux factions, dont une seulement
s’intéressait aux nouvelles technologies. Cette faction avait à sa tête Tom
Perkins, un ingénieur entré dans le groupe en 1963, pour y diriger la division
recherche, sur la demande personnelle de Bill Hewlett et Dave Packard. Âgé de
soixante-treize ans en 2005, Perkins était sans doute le visiteur temporel venu du
passé, d’une ère d’optimisme désormais révolue : il estimait que le conseil devait
savoir identifier les nouvelles technologies les plus prometteuses et faire en sorte
que HP construise ces appareils. Mais le camp de Perkins dut s’incliner devant le
camp adverse, conduit par la présidente, Patricia Dunn. Banquière de métier,
celle-ci affirma que dresser un plan des technologies futures allait au-delà des
compétences du conseil. Elle considérait que le conseil devait se borner à jouer
le rôle d’un veilleur de nuit : tout était-il conforme au département
comptabilité ? les employés respectaient-ils toutes les règles ?
Au milieu de ces luttes intestines, un membre du conseil se mit à organiser des
fuites en direction de la presse. Quand on révéla que Patricia Dunn avait
organisé des écoutes illégales pour identifier la source de ces fuites, l’effet en
retour fut pire encore que les dissensions initiales et le conseil d’administration
tomba en disgrâce. Ayant renoncé à rechercher des secrets technologiques, HP
était obsédé par les ragots. En conséquence, fin 2012, HP valait 23 petits
milliards de dollars – pas beaucoup plus qu’en 1990, ajustés de l’inflation.
EN FAVEUR DU SECRET
Si vous découvrez une réalité secrète, vous êtes face à un choix : révélez-vous
votre secret ou le gardez-vous pour vous ?
Cela dépend de la nature du secret : certains sont plus dangereux que d’autres.
Ainsi que Faust en avertit Wagner :
La vie est un long voyage ; la route tracée par les pas des voyageurs
précédents n’a pas de fin prévisible. Mais plus tard dans le cours du récit, on lira
ces vers :
Après tout, rien ne dit que cette route doive être infinie. Empruntez donc les
chemins dérobés.
1. La pyramide alimentaire est un guide visuel censé aider le grand public à adopter un régime
équilibré.
2. Traduction de Gérard de Nerval.
3. Traduction de Francis Ledoux.
9
FONDATIONS
Chaque entreprise florissante est unique, mais il est un petit nombre
d’éléments que toute entreprise doit savoir mettre en place d’entrée de jeu. Je le
souligne si souvent que mes amis, taquins, l’ont surnommée la « loi de Thiel » :
si une start-up repose sur de mauvaises fondations, c’est un défaut impossible à
rectifier.
Les débuts sont un moment unique. Qualitativement, ils diffèrent de tout ce
qui surviendra par la suite. C’était vrai il y a 13,8 milliards d’années, lors de la
fondation de notre cosmos : aux toutes premières microsecondes de son
existence, l’univers s’est agrandi d’un facteur de 1030 – un million de trillions de
trillions. En ces tout premiers instants de l’univers, avec le défilement des
périodes cosmogoniques, les lois de la physique étaient elles-mêmes différentes
de celles que nous connaissons aujourd’hui.
C’était aussi vrai il y a deux cent vingt-sept ans, lors de la fondation des États-
Unis d’Amérique : durant les premiers mois qu’ils passèrent ensemble à la
Convention de Philadelphie, les Pères fondateurs ont posé des questions
fondamentales. Quel pouvoir devrait détenir le gouvernement central ? Comment
doit se répartir la représentation au Congrès ? Quel que soit l’avis des uns et des
autres sur les compromis passés en cet été de 1787 à Philadelphie, ils sont restés
difficiles à modifier depuis lors : après avoir ratifié la Déclaration des Droits en
1791, nous, Américains, n’avons amendé notre Constitution que dix-sept fois.
Aujourd’hui, la Californie est autant représentée au Sénat que l’Alaska, alors
qu’elle est cinquante fois plus peuplée. C’est peut-être une fonctionnalité, et
nullement un bug. Mais cette fonctionnalité restera probablement immuable tant
que les États-Unis existeront. Il est peu vraisemblable que se tienne un jour une
nouvelle Convention de Philadelphie ; aujourd’hui, le débat constitutionnel
n’aborde que des sujets plus mineurs.
À cet égard, les entreprises sont comme les pays. Les mauvaises décisions
initiales – choisir les mauvais associés ou ne pas engager les bons employés –
sont très difficiles à rectifier, une fois prises. Avant que quiconque tente même
de les corriger, il faut quelquefois une crise de l’ordre d’une faillite. Le premier
travail du fondateur consiste à prendre les bonnes décisions initiales, parce qu’on
ne peut construire d’entreprise florissante sur des fondements erronés.
MARIAGE FONDATEUR
Quand vous démarrez une activité, la première décision que vous ayez à
prendre, et la plus cruciale, est de décider avec qui vous lancer. Choisir un
cofondateur, c’est comme se marier, et le conflit entre fondateurs est tout aussi
pénible qu’un divorce. Au début de toute relation, ce n’est pas l’optimisme qui
manque. Comme il n’est guère romantique de réfléchir froidement à ce qui
pourrait mal tourner, les protagonistes s’en abstiennent. Mais si les fondateurs
finissent par présenter des différences irréconciliables, l’entreprise en devient la
victime.
En 1999, Luke Nosek était avec moi l’un des cofondateurs de PayPal, et je
travaille encore avec lui aujourd’hui dans le cadre du Founders Fund. Mais un an
avant PayPal, j’ai investi dans une société lancée par Luke avec un autre. C’était
sa première start-up et c’était l’un de mes premiers investissements. À l’époque,
nous ne l’avions ni l’un ni l’autre compris, mais l’entreprise était depuis le début
condamnée à l’échec, parce que Luke et son cofondateur formaient un tandem
épouvantable. Luke est un intellectuel, brillant et excentrique, tandis que son
cofondateur était l’archétype du titulaire d’un MBA qui ne voulait pas rater la
ruée vers l’or des années 1990. Ils s’étaient rencontrés lors d’un événement de
réseau d’affaires, avaient échangé quelques propos et décidé de fonder ensemble
une entreprise. L’idée ne valait guère mieux que d’épouser la première venue,
rencontrée aux machines à sous dans un casino de Las Vegas : vous pourriez
décrocher le jackpot, mais cela ne fonctionnera probablement pas. Leur
entreprise a coulé et j’ai perdu mon argent.
Aujourd’hui, lorsque j’envisage d’investir dans une start-up, j’étudie les
équipes fondatrices. Les aptitudes techniques et tout un ensemble de
compétences complémentaires sont importantes, mais ce qui compte tout autant,
c’est de savoir si les fondateurs se connaissent bien et travaillent bien ensemble.
Avant de lancer une entreprise ensemble, il faut que ses fondateurs aient une
histoire commune – sans quoi, ils ne feront qu’agir sur un coup de dés.
Il n’y a pas que les fondateurs qui doivent bien s’entendre. Au sein de votre
entreprise, tout le monde doit pouvoir travailler ensemble. Un libertarien de la
Silicon Valley irait jusqu’à suggérer que vous pourriez résoudre ce problème en
vous bornant à en être l’unique propriétaire. Freud, Jung et toutes sortes d’autres
psychologues ont leur théorie sur la faculté de l’esprit de se scinder et de se
retourner contre lui-même, mais dans une entreprise, au moins, travailler pour
soi est une garantie de cohésion. Malheureusement, être seul limite aussi le type
d’entreprise qu’on sera susceptible de créer. Sans une équipe, il est très difficile
de passer de 0 à 1.
Un anarchiste de la Silicon Valley expliquerait que vous obtiendriez une
cohésion parfaite pourvu que vous engagiez les bonnes personnes, qui
s’épanouiront pacifiquement sans aucune structure d’encadrement. Sur le lieu de
travail, un hasard fécond et même un chaos empreint de liberté sont censés aider
à « rompre » avec toutes les vieilles règles que le reste du monde a créées et
auxquelles il obéit. En effet, « si les hommes étaient des anges, aucun
gouvernement ne serait nécessaire ». Mais les entreprises organisées de façon
anarchique oublient ce qui n’avait pas échappé à James Madison : les hommes
ne sont pas des anges. C’est pourquoi les cadres qui gèrent les entreprises et les
directeurs généraux qui les dirigent ont des rôles distincts à jouer ; c’est aussi
pourquoi les exigences des fondateurs et celles des investisseurs sont définies et
formalisées. Il faut des gens corrects et qui s’entendent, mais il faut aussi une
structure qui contribue à maintenir la cohésion de tous sur le long terme.
Pour anticiper les sources plausibles de dissension dans toute entreprise, il est
utile de distinguer entre trois notions :
— la propriété : qui possède les titres de l’entreprise, au plan juridique ?
— la possession : qui dirige véritablement l’entreprise au jour le jour ?
— le contrôle : qui pilote formellement les affaires de la société ?
Une start-up type répartit la propriété de la compagnie entre les fondateurs, les
employés et les investisseurs. Les directeurs et les employés qui la font tourner
en détiennent la possession. Et un conseil d’administration, généralement
composé de fondateurs et d’investisseurs, en exerce le contrôle.
En théorie, cette répartition fonctionne sans accrocs. L’avantage financier
d’une propriété partielle attire et récompense les investisseurs et les travailleurs.
La possession effective motive et renforce les fondateurs et les employés – en
d’autres, termes, c’est ce qui les assure d’avoir les moyens d’obtenir que les
choses se fassent. Et la supervision du conseil d’administration resitue les projets
des directeurs dans un contexte plus vaste. Dans la pratique, la distribution de
ces fonctions entre différents individus est logique, mais elle multiplie aussi les
risques de dissension.
Pour observer une forme extrême de cette dissension, il suffit de se rendre au
DMV (Department of Motor Vehicles)1. Supposons que vous ayez besoin d’un
nouveau permis de conduire. En théorie, il devrait être aisé à obtenir. Le DMV
est un service public et les États-Unis sont une république démocratique. Tout le
pouvoir réside entre les mains du « peuple », qui élit ses représentants pour
qu’ils servent ce peuple au sein du gouvernement. Si vous êtes citoyen
américain, vous êtes partiellement propriétaire du Département des véhicules à
moteur et vos élus contrôlent cette administration : vous devriez donc avoir la
possibilité d’entrer dans l’un de ses bureaux et d’en ressortir avec la pièce
nécessaire.
Évidemment, cela ne fonctionne pas comme cela. Nous, le peuple, avons beau
« posséder » les ressources du DMV, cette propriété reste purement fictive. Les
agents et les tyrans insignifiants qui gèrent le département des véhicules à
moteur jouissent en revanche d’une possession bien réelle de leurs médiocres
pouvoirs. Même le gouverneur et le corps législatif, chargés du contrôle formel
de ce département, n’y peuvent rien changer. Sous l’effet de sa propre inertie, et
quelles que soient les actions entreprises par les élus, cette bureaucratie ne cesse
de s’écarter de sa trajectoire. Ne rendant de comptes à personne, le Département
des véhicules à moteur est déconnecté de tout le monde. Ces bureaucrates
peuvent faire de l’obtention de votre permis de conduire une expérience agréable
ou cauchemardesque, à leur entière discrétion. Vous pouvez essayer d’invoquer
les fondements théoriques de la démocratie et de leur rappeler que c’est vous le
patron, mais il est peu probable que cela vous permette d’obtenir un meilleur
service.
Les grandes entreprises font mieux que le DMV, mais elles demeurent tout de
même exposées à la dissension, en particulier entre propriété et possession. Le P-
DG d’un immense groupe comme General Motors, par exemple, possédera un
portefeuille de titres de la société, mais qui ne représenteront qu’une part
négligeable du total des titres en cotation. C’est pourquoi il est incité à se
rémunérer à travers le pouvoir de la possession plutôt que grâce à la valeur de la
propriété. Publier de bons résultats trimestriels suffira à lui conserver son salaire
élevé et son jet privé. La dissension peut s’insinuer même s’il perçoit une
rémunération sous forme de titres au nom de la « valeur actionnariale ». Si ces
titres constituent une récompense pour ses performances à court terme, il
trouvera encore plus lucratif et encore plus facile de réduire les dépenses au lieu
d’investir dans un plan de développement susceptible de créer davantage de
valeur pour tous les actionnaires, mais dans un avenir plus lointain.
À l’inverse de ces entreprises gigantesques, à leurs débuts, les start-up sont
assez petites pour permettre en général aux fondateurs d’en conserver à la fois la
propriété et la possession. Au sein de ces start-up, la plupart des conflits
surgissent entre propriété et contrôle, c’est-à-dire entre les fondateurs et les
investisseurs siégeant au conseil d’administration. Le risque potentiel de conflit
croît avec le temps, à mesure que les intérêts divergent : un membre du conseil
d’administration pourrait vouloir introduire l’entreprise en bourse le plus tôt
possible afin d’enregistrer un gain pour sa société de capital-risque, alors que les
fondateurs préféreraient garder une entreprise non cotée et faire croître leur
activité.
En salle du conseil, être moins, c’est mieux. Plus le conseil est restreint, plus il
est facile pour ses directeurs de communiquer, de parvenir à un consensus et
d’exercer une supervision efficace. Toutefois, cette efficacité signifie elle-même
que, dans toute situation de conflit, un conseil à l’effectif limité peut s’opposer
avec fermeté à la direction. C’est pourquoi il est crucial d’en choisir
judicieusement les membres : chacun d’eux compte. Un seul administrateur
problématique peut suffire à créer des complications et même à compromettre
l’avenir de votre entreprise.
Un conseil de trois membres sera l’idéal. Son effectif ne devrait jamais
dépasser cinq membres, à moins qu’il ne s’agisse d’une société cotée. (Les
réglementations fédérales américaines imposent en effet que les sociétés cotées
réunissent un conseil plus nombreux, la moyenne étant de neuf membres.) En
revanche, la pire de toutes les décisions serait de constituer un conseil
pléthorique. Quand des observateurs peu avisés constatent qu’une ONG s’est
dotée d’un conseil d’administration réunissant des dizaines de membres, ils
pensent : « Voyez le nombre d’individualités formidables qui se sont engagées
dans cette organisation ! Elle doit être extrêmement bien gérée. » En réalité, un
conseil pléthorique n’exercera aucun contrôle ; il fournira purement et
simplement une couverture au premier micro-dictateur venu qui prendra
effectivement la tête de la structure. Si vous voulez laisser les coudées franches
de la sorte à votre conseil, gonflez-le jusqu’à ce qu’il atteigne une taille
gigantesque. Si vous préférez qu’il soit efficace, maintenez un conseil de taille
modeste.
De manière générale, tous les gens que vous impliquez dans la marche de
votre entreprise doivent s’y engager à plein temps. Parfois vous aurez à
enfreindre cette règle ; il est souvent judicieux d’engager des avocats et des
comptables à l’extérieur, par exemple. Toutefois, toute personne qui ne détient
pas de stock-options ou ne perçoit pas un salaire régulier versé par votre
entreprise sera fondamentalement déconnecté. Situés à la marge, ils auront
tendance à exiger de la valorisation à court terme et ne vous aideront pas à en
créer pour l’avenir. C’est pourquoi recourir à des consultants ne fonctionne
jamais. Les employés à temps partiel, cela ne fonctionne pas. Il convient même
d’éviter le travail à distance, car chaque fois que des collègues de travail ne sont
pas réunis à plein temps, sur un même site, tous les jours, le manque de cohésion
peut finir par s’insinuer. Si vous décidez d’introduire quelqu’un dans votre
entreprise, c’est une décision binaire. Ken Kesey avait raison : on est tous du
voyage ou on n’en est pas2.
INTÉRÊTS PARTICULIERS
Les start-up n’ont pas à verser de salaires élevés parce qu’elles ont mieux à
offrir : une part de l’entreprise proprement dite. Un portefeuille de titres est une
forme de rémunération capable de pousser efficacement ses membres à créer de
la valeur future.
Toutefois, pour que cette participation engendre de l’engagement plutôt que
des conflits, cette distribution de parts doit s’effectuer avec beaucoup de
prudence. Octroyer une participation égale à chacun constitue généralement une
erreur : chaque individu possède des talents et des responsabilités différents, et
des coûts d’opportunité différents. Des montants égaux paraîtront donc d’emblée
arbitraires et injustes. D’un autre côté, accorder d’entrée de jeu des montants
différents paraîtra tout aussi injuste, nécessairement. À ce stade, le ressentiment
peut tuer une entreprise, mais il n’existe pas de formule de participation parfaite
permettant de l’éviter.
Ce problème devient encore plus aigu avec le temps, au fur et à mesure que de
nouvelles têtes rejoignent l’entreprise. Les tout premiers embauchés obtiennent
généralement davantage de parts parce qu’ils prennent davantage de risques,
mais d’autres arrivants plus tardifs peuvent se révéler encore plus vitaux pour la
réussite d’une entreprise. Une secrétaire qui a intégré eBay en 1996 a pu gagner
deux cents fois plus que son patron, un acteur chevronné du secteur, arrivé en
1999. Le graffeur qui a décoré les murs des locaux de Facebook en 2005 a reçu
un portefeuille de titres dont la valeur a finalement atteint 200 millions de
dollars, alors qu’un ingénieur de talent arrivé en 2010 n’en aura peut-être gagné
que deux. Comme il est impossible d’atteindre l’équité parfaite en distribuant de
telles participations, les fondateurs ont intérêt à tenir les détails secrets. Envoyer
à tous dans l’entreprise un e-mail reprenant la liste des participations de chacun
équivaudrait à larguer une bombe atomique sur vos bureaux.
Une majorité d’employés ne veulent pas entendre parler de participation. Chez
PayPal, nous avions engagé un consultant qui avait promis de nous aider à
négocier de lucratifs contrats de développement commercial. La seule de ses
négociations qui ait été fructueuse concernait un salaire journalier de
5 000 dollars ; il avait refusé tout paiement en titres. Malgré les exemples de
directeurs de start-up devenus millionnaires, les gens trouvent souvent ces offres
de participation peu attractives. Ce ne sont pas des liquidités. Ces titres sont
rattachés à une entreprise spécifique. Et si cette compagnie échoue, ils ne valent
plus rien.
La participation est un outil puissant précisément en raison de ces limitations.
Quiconque préfère posséder une part de votre entreprise plutôt que de toucher
des sommes liquides témoigne d’une préférence pour le long terme et d’un
engagement à accroître la valeur de l’entité dans le futur. La participation ne peut
créer de motivations parfaites, mais c’est le meilleur moyen pour un fondateur
de maintenir tout le monde au sein de l’entreprise à peu près sur la même ligne.
Bob Dylan a écrit que celui qui ne s’affaire pas à naître s’affaire à mourir. S’il
a raison, naître n’est pas l’affaire d’un seul instant – en un sens, on pourrait
même ne pas cesser de naître, du moins sur un plan poétique. Le moment
fondateur d’une entreprise, toutefois, ne survient véritablement qu’une fois :
c’est uniquement au tout début que vous avez l’opportunité de fixer les règles
sur lesquelles s’aligneront tous ses membres, afin de créer de la valeur dans le
futur.
Les entreprises les plus profitables maintiennent cette ouverture à l’invention,
tout à fait caractéristique des débuts. Cela conduit à une autre perception, moins
évidente, de ce qu’est cette période fondatrice : elle dure aussi longtemps qu’une
société crée de la nouveauté, et elle prend fin quand la création cesse. Si vous
réussissez à poser correctement ce moment fondateur, vous aurez fait davantage
que créer une entreprise profitable : vous aurez la capacité d’orienter son lointain
avenir vers la création de nouveautés, au lieu de vous cantonner dans
l’intendance d’une réussite héritée. Vous pourriez même étendre ce moment
fondateur à l’infini.
1. Le DMV, ou Département des véhicules à moteur, est l’organisme public chargé, dans chaque État
américain, de la délivrance des permis de conduire et de l’immatriculation des véhicules.
2. Ken Kesey, auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou et chef de file des « Merry Pranksters »
(Joyeux Farceurs), un groupe qui défendait l’usage du LSD, organise à l’été 1964 une traversée des États-
Unis à bord d’un bus psychédélique. En s’étoffant, le groupe comptait deux cercles : les membres « On-
the-bus », qui avaient été de ce premier voyage, et les membres « Off-the-bus », qui n’en étaient pas.
10
LA MÉCANIQUE DE LA MAFIA
Réfléchissons à quoi ressemblerait la culture de l’entreprise idéale ? Les
employés devraient aimer y travailler. Ils devraient tant se plaire au bureau que
la grille horaire deviendrait obsolète et personne ne surveillerait la pendule.
L’espace de travail serait ouvert, pas compartimenté en boxes, et les salariés
devraient s’y sentir chez eux : les fauteuils poires et les tables de ping-pong
pourraient y être plus nombreux que les armoires de dossiers. Des massages
gratuits, des spécialistes du sushi et pourquoi pas des cours de yoga rendraient
les locaux plus accueillants. Les animaux de compagnie seraient les bienvenus,
eux aussi : les chiens et les chats des employés pourraient éventuellement venir
s’ajouter aux aquariums pleins de poissons tropicaux, à titre de mascottes
officieuses de la compagnie.
Qu’y a-t-il de mal dans un tableau pareil ? Il reprend certains de ces avantages
farfelus de la Silicon Valley que la chronique a rendus fameux, mais nullement la
substance – et sans substance, ces menus à-côtés sont inopérants. Vous ne
pouvez rien accomplir de significatif en engageant un décorateur d’intérieur pour
embellir vos bureaux, un consultant en « ressources humaines » pour remettre de
l’ordre dans la politique de l’entreprise ou un spécialiste du branding pour
peaufiner vos buzzword1. La « culture d’entreprise » n’existe pas en dehors de
l’entreprise proprement dite : aucune entreprise ne possède de culture ; chaque
entreprise est une culture en soi. Une start-up est une équipe d’individus en
mission, et une bonne culture n’est rien d’autre que ce qu’elle semble être vue de
l’intérieur.
AU-DELÀ DU PROFESSIONNALISME
Vu de l’extérieur, dans votre entreprise, tout le monde doit avoir une même
manière d’être différent.
À l’inverse des Américains de la côte Est, qui, selon leur secteur d’activité,
portent tous le même jean slim ou le même costume rayé, les jeunes gens de
Mountain View et de Palo Alto vont travailler en T-shirt. C’est un cliché de dire
que les employés du secteur technologique se moquent de ce qu’ils portent, mais
si vous examinez attentivement ces T-shirts, vous y verrez le logo de leur
entreprise – et ces employés du secteur technologique y tiennent énormément.
Ce qui rend l’employé d’une start-up instantanément reconnaissable aux yeux de
l’extérieur, c’est le T-shirt ou le sweat à capuche au logo de la marque, qui lui
donnent la même allure qu’à ses collègues. L’uniforme de la start-up obéit à un
principe simple mais essentiel : dans votre entreprise, tout le monde doit avoir
une même manière d’être différent – former une tribu d’individus de même
sensibilité farouchement dévoués à la mission de l’entreprise.
Max Levchin, cofondateur de PayPal à mes côtés, affirme que les start-up
devraient rendre leurs toutes premières équipes aussi homogènes que possible au
plan des personnalités. Les start-up disposent de ressources limitées et d’équipes
restreintes. Pour survivre, elles doivent travailler avec rapidité et efficacité : c’est
plus facile quand tous leurs employés partagent une même conception du monde.
La première équipe PayPal travaillait en parfaite entente parce que nous étions
tous le même genre de geeks. Nous aimions tous la science-fiction :
Cryptonomicon2 était l’une de nos lectures obligées, et nous préférions la vision
capitaliste de Star Wars à la philosophie communiste de Star Trek. Plus
important, nous étions tous obsédés par la création d’une monnaie numérique qui
serait contrôlée par les individus plutôt que par les gouvernements. Pour que
l’entreprise marche, peu nous importaient l’apparence extérieure ou le pays
d’origine des gens que nous embauchions, mais il fallait que chaque nouvelle
recrue partage le même niveau d’obsessions.
SECTES ET CONSULTANTS
Les meilleures start-up peuvent être considérées comme des sectes, mais sous
une forme un peu moins extrême. La plus grande différence, c’est que les sectes
ont une tendance fanatique à être dans le faux sur un sujet important. Les
protagonistes d’une start-up sur la voie de la réussite ont une tendance fanatique
à être dans le vrai sur une réalité qui échappe aux autres, à l’extérieur. Jamais
vous n’apprendrez ce type de secrets auprès des consultants et, si les
professionnels les plus conventionnels ne saisissent pas la logique de votre
entreprise, n’ayez crainte. À tout prendre, il est préférable qu’on vous qualifie de
secte – ou même de mafia.
1. Le buzzword est au marketing ou au management ce que le slogan est à la publicité. C’est un terme
branché, parfois à résonance technique ou technologique, et souvent un néologisme abscons.
2. Cryptonomicon (1999), est un roman de science-fiction de Neal Stephenson qui met en scène la
cryptographie dans l’histoire humaine, notamment une monnaie virtuelle non sans lien avec le projet
initial de PayPal.
11
LE CONSTRUIRE SUFFIRA-T-IL
À LES ATTIRER ?
Alors que le facteur ventes est omniprésent, la plupart des gens sous-estiment
son importance, et la Silicon Valley plus que tout le monde encore. Le grand
classique du geek, Le Guide du voyageur galactique, explique même la
fondation de notre monde comme une réaction contre les vendeurs. Quand une
catastrophe imminente impose d’évacuer le berceau originel de l’humanité, la
population de cette première planète s’enfuit à bord de trois vaisseaux
gigantesques. Les penseurs, les dirigeants et les grands performants embarquent
à bord du vaisseau A, les vendeurs et les consultants à bord du vaisseau B, et les
ouvriers et artisans à bord du vaisseau C. Le vaisseau B décolle le premier, et
tous ses passagers s’en félicitent avec une joie vaine. Mais les vendeurs ne se
rendent pas compte qu’ils sont victimes d’une ruse : les passagers des vaisseaux
A et C ont toujours cru les occupants du vaisseau B inutiles, et ils ont conspiré
pour se débarrasser d’eux. Et le vaisseau B finit par atterrir sur terre.
Dans ces mondes fictifs, ce qu’on appelle la distribution n’a peut-être aucun
poids, mais dans le nôtre, si. Nous sous-estimons l’importance de cette
distribution – terme passe-partout qui désigne tout ce qu’il faut pour vendre un
produit – parce que nous partageons le même préjugé que les passagers des
vaisseaux A et C : les vendeurs et autres « intermédiaires » ont une réputation de
parasites, alors que la création d’un bon produit devrait générer un flux de
distribution simplement magique. Dans la Silicon Valley, où les ingénieurs ont
plutôt tendance à construire des machines très cool sans savoir les vendre, la
brillante idée de Jusqu’au bout du rêve plaît particulièrement1. Mais il ne suffit
pas de construire ces machines pour attirer les consommateurs. Il faut provoquer
la rencontre entre le produit et eux, et c’est plus difficile qu’il n’y paraît.
Tous les vendeurs sont des acteurs : leur priorité, c’est la persuasion, pas la
sincérité. C’est pourquoi le mot « vendeur » peut devenir une insulte, et le
vendeur de voitures d’occasion reste et demeure notre archétype de l’individu
louche. Mais nous ne réagissons négativement que face aux vendeurs maladroits
et trop transparents – c’est-à-dire aux mauvais vendeurs. La vente recouvre une
vaste palette de compétences : entre les novices, les experts et les maîtres, il
existe quantité de degrés. Il y a même des grands maîtres de la vente. Si vous ne
connaissez aucun de ces grands maîtres, ce n’est pas parce que vous ne les avez
jamais rencontrés, mais plutôt parce que leur art se dissimule en pleine lumière.
Tom Sawyer réussit à convaincre les amis de son quartier de blanchir la
palissade pour lui – un coup de maître. Mais les convaincre d’aller jusqu’à le
payer pour avoir le privilège de se charger de ces corvées à sa place, c’est un
stratagème digne d’un grand maître, et ses amis n’y ont vu que du feu. Et peu de
choses ont changé depuis que Twain écrivit cette histoire, en 1876.
Comme le jeu d’un acteur, la vente fonctionne surtout très bien quand elle
reste cachée. Cela explique pourquoi presque tous les métiers liés à la
distribution – qu’il s’agisse de la vente, du marketing ou de la publicité – ont un
intitulé qui n’a rien à voir avec aucune de ces activités. Les gens qui vendent de
la publicité sont des « gestionnaires de compte ». Ceux qui vendent aux clients
travaillent au « développement commercial ». Ceux qui vendent des entreprises
sont des « banquiers d’investissement ». Et ceux qui se vendent eux-mêmes, on
les appelle des « politiciens ». Ces changements d’appellation ont une raison :
quand on nous vend quelque chose, aucun de nous n’a envie qu’on le lui
rappelle.
Quelle que soit la carrière, la faculté de vendre distingue les superstars des
tocards. À Wall Street, la nouvelle recrue débute comme « analyste » maniant
une compétence technique, mais son but est de négocier des fusions-acquisitions.
Un avocat s’enorgueillit de ses aptitudes professionnelles, mais les cabinets
d’avocats sont dirigés par des « faiseurs de pluie », ceux qui attirent les gros
clients. Même les professeurs d’université, qui revendiquent compétence et
autorité sur la base de leurs travaux, envient les maîtres de l’autopromotion,
capables de définir leur propre champ d’activité. Les idées universitaires sur
l’histoire ou la langue anglaise ne se diffusent pas seulement sur la base de leur
bien-fondé intellectuel. Même le devenir de la physique fondamentale et les
voies futures de la recherche sur le cancer sont des produits de la persuasion. Les
protagonistes du monde des affaires eux-mêmes sous-estiment l’importance de la
vente, et il y a une raison fondamentale à cela : l’effort systématique qui est fait
pour en dissimuler les rouages, à tous les niveaux et dans tous les domaines,
dans un monde pourtant secrètement gouverné par elle.
Le Graal de l’ingénieur, c’est le produit si irrésistible qu’il « se vend tout
seul ». Mais quiconque oserait dire cela d’un produit serait forcément un
menteur : soit il s’illusionne (en se mentant à lui-même), soit il vend quelque
chose (et dès lors il se contredit lui-même). Le cliché commercial inverse affirme
que « le meilleur produit n’est pas toujours un produit gagnant ». Les
économistes attribuent cela au « chemin de dépendance » : des circonstances
historiques précises, indépendantes de toute qualité objective, peuvent
déterminer quels produits jouiront d’un fort taux d’acceptation. C’est vrai, mais
cela ne signifie pas que les systèmes d’exploitation que nous utilisons
aujourd’hui et les claviers sur lesquels nous tapons nous ont été imposés par un
pur hasard. Il vaut mieux penser la distribution comme un aspect essentiel du
design de votre produit. Si vous avez inventé quelque chose de nouveau sans
avoir inventé de moyen efficace de le vendre, vous êtes sur une mauvaise affaire,
quelle que soit la qualité du produit.
Ventes complexes
Ventes personnelles
Marketing et publicité
Marketing viral
L’une de ces méthodes est sans doute la plus puissante de toutes, quel que soit
le secteur d’activité : en effet, la distribution obéit à une loi de puissance qui lui
est propre. Pour la plupart des entrepreneurs, qui partent du principe que plus,
c’est plus, cela défie toute logique. Mais la démarche fourre-tout – employer peu
de vendeurs, placer des publicités dans les magazines et tenter d’ajouter après
coup une fonctionnalité virale au produit – ne fonctionne pas. La plupart des
entreprises sont incapables de faire fonctionner leurs canaux de distribution :
plus qu’un mauvais produit, la cause d’échec la plus fréquente tient à des ventes
médiocres. Si vous parvenez à faire fonctionner ne serait-ce qu’un seul canal de
distribution, vous enregistrerez déjà de beaux résultats d’activité. Si vous
essayez de vous en créer plusieurs sans en verrouiller aucun, vous êtes fini.
Votre entreprise doit vendre davantage que ses produits. Il faut aussi réussir à
la vendre à ses employés et à vos investisseurs. Il existe une version « ressources
humaines » du mensonge selon lequel les grands produits se vendent tout seuls :
« Cette entreprise est si formidable que les gens se battront pour y entrer. » Et il
en existe aussi une autre version du côté des financements : « Cette entreprise est
si formidable que les investisseurs viendront frapper à sa porte. » Le vacarme et
l’effervescence que peut générer une telle aventure sont des facteurs tout à fait
réels, mais tout cela survient rarement sans un recrutement bien calculé et des
séances de motivation en coulisses.
Savoir vendre son entreprise aux médias est un aspect nécessaire du savoir
vendre au reste du monde. Les geeks qui d’instinct se méfient des médias
commettent l’erreur de chercher à les ignorer. Mais tout comme on ne peut
attendre des gens qu’ils achètent un produit supérieur sur la seule base de ses
qualités les plus évidentes sans mettre en place aucune stratégie de distribution,
il ne faut jamais partir du principe que les gens vont tomber en admiration
devant votre entreprise sans une stratégie de relations publiques. Même si votre
produit n’a pas besoin d’exposition médiatique pour attirer des clients parce que
vous avez su créer une stratégie de distribution virale, la presse peut vous aider,
elle, à attirer des investisseurs et des employés. Tout employé futur qui mérite
d’être embauché mènera ses propres investigations ; ce qu’il trouvera ou ne
trouvera pas quand il vous recherchera sur Google sera essentiel à la réussite de
votre entreprise.
L’HOMME ET LA MACHINE
Quand des industries arrivées à maturité sont entrées en stagnation, les
technologies de l’information ont progressé si rapidement qu’elles sont
aujourd’hui devenues synonymes de « technologie » proprement dite.
Aujourd’hui, plus d’1,5 milliard d’individus jouissent d’un accès instantané à la
connaissance du monde grâce à des ordinateurs de poche. Chacun des
smartphones actuels ont une puissance de calcul des milliers de fois supérieure à
celle des ordinateurs qui guidèrent les astronautes américains vers la lune. Et si
la loi de Moore continue de s’appliquer à ce rythme, les machines de demain
seront encore plus puissantes.
Les ordinateurs nous surclassent déjà dans des activités que nous avons
longtemps considérées comme typiquement humaines. En 1997, le Deep Blue
d’IBM battait le champion du monde d’échecs Garry Kasparov. En 2011, le
meilleur concurrent du jeu télévisé Jeopardy!, Ken Jennings, a dû s’incliner
devant le Watson d’IBM. Et les véhicules autonomes de Google sillonnent déjà
les routes de Californie. Le pilote Dale Earnhardt Junior n’a pas de soucis à se
faire, mais le Guardian redoute (au nom de millions de chauffeurs de maître et
de conducteurs de taxis dans le monde) que les voitures autonomes « provoquent
la prochaine vague de chômage ».
Tout le monde s’attend qu’à l’avenir les ordinateurs en fassent encore plus, à
tel point que certains s’interrogent : d’ici trente ans, les hommes auront-ils
encore quelque chose à faire ? « Le logiciel dévore le monde », a annoncé le
capital-risqueur Marc Andreessen, sur le ton de l’inéluctable. Et c’est presque
avec bonheur qu’Andy Kessler, autre investisseur du capital-risque, explique que
le meilleur moyen de créer de la productivité consiste à « se débarrasser des
humains ». Le magazine Forbes exprimait davantage d’inquiétude quand il
demandait à ses lecteurs : une machine prendra-t-elle votre place ?
Apparemment, les futurologues espèrent que la réponse sera oui. Les luddites,
opposants chroniques aux nouvelles technologies, craignent tant d’être ainsi
remplacés par la machine qu’ils préféreraient que nous cessions complètement
de créer de nouvelles technologies. Aucun des deux camps ne remet en cause le
principe selon lequel des ordinateurs plus perfectionnés remplaceront
nécessairement les travailleurs humains. Mais c’est faux : les ordinateurs sont
des compléments des hommes, pas leurs substituts. Les entreprises les plus
profitables des décennies à venir seront créées par des entrepreneurs qui
souhaitent donner le pouvoir aux individus plutôt que tenter de les rendre
obsolètes.
Les profondes différences entre homme et machine impliquent que les gains
du travail avec ordinateurs sont bien plus élevés que les gains de l’échange avec
les autres. Nous n’échangeons pas plus avec les ordinateurs que nous
n’échangeons avec le bétail ou les lampes. Et c’est toute la question : les
ordinateurs sont des outils, pas des rivaux.
Les différences sont même encore plus marquées du côté de la demande. À
l’inverse de la population des pays industrialisés, les ordinateurs ne meurent pas
d’envie de s’offrir sans cesse davantage de mets luxueux ou de villas de front de
mer à Saint-Jean Cap Ferrat ; tous ce qu’ils requièrent, c’est une desserte
correcte en électricité, qu’ils n’ont même pas l’intelligence de revendiquer.
Quand nous concevons une nouvelle technologie informatique destinée à
résoudre certains problèmes, nous profitons de tous les gains d’efficacité d’un
partenaire commercial hyperspécialisé sans avoir à rivaliser avec lui pour l’accès
aux ressources. La technologie bien comprise est pour nous le moyen unique
d’échapper à la concurrence d’une planète en pleine mondialisation. Devenant
de plus en plus puissants, les ordinateurs ne seront pas les substituts des
humains : ils en seront les compléments.
ACTIVITÉS COMPLÉMENTAIRES
1. Milliardaire texan, Ross Perot fut candidat indépendant à l’élection présidentielle de 1992. Lors d’un
débat, il évoquait cet « énorme bruit d’aspirateur » du mouvement des délocalisation d’emplois du sud
des États-Unis vers le Mexique.
2. Dans la série Terminator, le système Skynet conquiert la planète et mène la guerre contre la
résistance humaine.
13
LA VIE EN VERT
LA QUESTION DE L’INGÉNIERIE
LA QUESTION DU TIMING
LA QUESTION DU MONOPOLE
LA QUESTION DE LA DISTRIBUTION
LA QUESTION DE LA DURABILITÉ
Tout entrepreneur devrait se projeter comme le dernier entrant sur son marché.
Cela suppose de commencer par se poser cette question : à quoi ressemblera le
monde dans dix ou vingt ans et comment mon activité s’y insérera-t-elle ?
Peu d’entreprises du secteur des technologies propres avaient la bonne
réponse à cette question. Quelques mois avant de déposer son bilan en 2011,
Evergreen Solar expliquait en ces termes sa décision de fermer l’une de ses
usines aux États-Unis :
Les fabricants de matériel solaire chinois ont reçu un soutien
gouvernemental et financier considérable. […] Bien que [nos] coûts de
production […] soient maintenant inférieurs aux niveaux prévus à l’origine
et plus bas que ceux de la plupart des fabricants occidentaux, ils sont encore
bien plus élevés que ceux de nos concurrents à bas coût en Chine.
Mais ce n’est qu’en 2012 qu’on entendit vraiment éclater le chœur du « c’est
la faute à la Chine ». Évoquant son dépôt de bilan, Abound Solar, soutenu par le
Département américain de l’Énergie, l’imputait à « une politique de prix
agressive de la part des fabricants chinois de panneaux solaires » qui « […] dans
les conditions de marché actuelles, ne pouvait que fortement entraver la
croissance d’échelle d’une start-up aux premiers stades de son développement ».
Quand un autre fabricant de panneaux solaires, Energy Conversion Devices, a
fait faillite en février 2012, il est allé plus loin : au lieu d’en attribuer la faute à la
Chine dans un communiqué de presse, il s’est lancé dans une procédure
judiciaire à hauteur de 950 millions de dollars contre trois fabricants chinois de
premier plan – ces mêmes compagnies que les administrateurs de Solyndra ont
attaqué en justice plus tard cette année-là pour tentative de création d’un
monopole, complot et politique de prix prédatrice. Mais cette concurrence des
fabricants chinois était-elle vraiment impossible à prévoir ? Les entrepreneurs du
secteur des industries propres auraient mieux fait de reformuler la question de la
durabilité et de s’interroger : qu’est-ce qui empêchera la Chine de balayer mon
entreprise ? Ils n’avaient pas la capacité d’y répondre et le résultat n’aurait pas
dû les surprendre.
Au-delà de l’incapacité d’anticiper ce que va faire la concurrence qui fabrique
des produits écologiques comparables, le secteur des techno-propres a fait
siennes toutes sortes d’hypothèses erronées touchant au marché de l’énergie dans
son ensemble. Une industrie fondée sur le déclin supposé des combustibles
fossiles n’a pas su voir l’essor de la fracturation hydraulique. En 2000, 1,7 %
seulement du gaz naturel d’Amérique provenait du schiste bitumineux. Cinq ans
plus tard, ce chiffre avait grimpé à 4,1 %. Cependant, personne au sein des
technos-propres n’a pris cette tendance au sérieux : les énergies renouvelables
restaient la seule voie d’avenir ; il était impossible que, dans un proche futur, les
combustibles fossiles deviennent moins chers ou plus propres. Et pourtant, ce fut
le cas. En 2013, le gaz de schiste représentait plus de 34 % du gaz naturel
d’Amérique et depuis 2008 les prix du gaz avaient chuté de 70 %, une baisse qui
a suffi à réduire à néant la plupart des modèles d’entreprise du secteur des
énergies renouvelables. La fracturation hydraulique n’est peut-être pas une
solution énergétique durable, mais elle a suffi à condamner les entreprises
techno-propres qui n’ont rien vu venir.
LA QUESTION DU SECRET
TESLA : 7 SUR 7
ÉNERGIE 2.0
Dans les affaires humaines, les figures de fondateurs extrêmes n’ont rien
d’inédit. La mythologie classique en est pleine. Œdipe est l’archétype de
l’initié/marginal : enfant abandonné, il aboutit en terre étrangère, mais devient un
souverain brillant, assez intelligent pour résoudre l’énigme du Sphynx.
Romulus et Remus étaient nés de sang royal et furent abandonnés orphelins.
Quand ils découvrirent leur ascendance, ils décidèrent de fonder une cité. Mais
ils ne purent s’entendre sur sa localisation. Quand Remus franchit la limite que
Romulus avait assignée au pourtour de Rome, Romulus le tua, en déclarant : « Il
en sera de même pour tous ceux qui oseront franchir mes remparts. » Législateur
et malfaiteur, criminel hors la loi et roi qui trace les limites de Rome, Romulus
était un initié/marginal très contradictoire.
Les individus normaux ne sont pas comme Œdipe ou Romulus. Quel qu’ait
été le caractère de ces êtres dans la vie réelle, leurs versions mythologisées ne
retiennent que les extrêmes. Mais pourquoi est-il si important, pour les cultures
archaïques, de se remémorer de tels personnages extraordinaires ?
Célèbres ou tristement célèbres, ils ont toujours servi de support à l’opinion
publique : couverts de louanges dans les temps de prospérité, ils sont rendus
responsables en cas d’infortune. Les sociétés primitives sont surtout confrontées
à un problème fondamental : leurs conflits suffiraient à les déchirer si elles
n’avaient aucun moyen de les enrayer. Aussi, chaque fois que des fléaux, des
désastres ou des rivalités violentes menaçaient la paix, il était bénéfique pour la
société d’en imputer l’entière responsabilité à un seul individu, sur lequel tout le
monde s’accorderait : un bouc émissaire.
Qui peut efficacement tenir lieu de bouc émissaire ? Comme les fondateurs,
ceux-ci sont des figures extrêmes et contradictoires. D’un côté, un bouc
émissaire est nécessairement faible ; il est impuissant, incapable d’empêcher sa
propre victimisation. De l’autre, étant celui qui est capable de désamorcer le
conflit en endossant toute la responsabilité, il devient le membre le plus puissant
de la communauté.
Avant leur exécution, les boucs émissaires étaient souvent vénérés comme des
divinités. Les Aztèques considéraient leurs victimes comme l’incarnation
terrestre des dieux auxquels on les sacrifiait. On vous habillait d’une belle tenue
et on vous servait un festin royal avant que ne s’achève votre règne très bref et
que l’on vous arrache le cœur de la poitrine. Ce sont les racines de la
monarchie : chaque monarque est un dieu vivant et chaque dieu est un roi que
l’on a assassiné. Tous les souverains modernes ne sont peut-être que des boucs
émissaires qui ont réussi à retarder leur exécution.
L’AMÉRIQUE ROYALE
Jusqu’à ce qu’ils perdent leur titre. Elvis s’est autodétruit dans les années
1970 et il est mort seul, obèse, assis sur sa lunette de toilettes. Aujourd’hui, ses
imitateurs sont obèses et mal dégrossis, pas du tout minces et cool. Michael
Jackson a dû troquer son statut d’enfant-star contre celui d’une coquille vide de
son ancienne personnalité, fantasque, physiquement répugnant, toxicomane ; et
le monde s’est délecté des moindres détails de ses procès. L’histoire de Britney
Spears est la plus tragique de toutes. Nous l’avons créée à partir de rien, en
élevant cette adolescente au rang de superstar. Mais ensuite tout s’est délité : on
en veut pour preuves le crâne rasé, les scandales successifs liés à son anorexie et
à sa boulimie et la procédure judiciaire surmédiatisée visant à lui retirer la garde
de ses enfants. A-t-elle toujours été un peu folle ? Toute cette publicité lui est-
elle simplement montée à la tête ? Ou s’est-elle livrée à tout ce jeu pour en
profiter encore davantage ?
Plus récemment, Bill Gates a montré qu’une réussite très visible peut attirer
des attaques très ciblées. Gates incarnait l’archétype du fondateur : c’était à la
fois un marginal et un geek en échec scolaire, et l’initié le plus riche du monde.
Le choix de ses lunettes de geek s’inscrit-il dans le cadre d’une stratégie pour se
construire un personnage public caractéristique ? Ou, imprégné de cet état
d’esprit incurable de geek, s’est-il laissé choisir par ses lunettes ? C’est difficile
à savoir. Mais il a indéniablement occupé une position dominante : en 2000,
Microsoft Windows s’est taillé une part de marché de 90 % des systèmes
d’exploitation. Cette année-là, Peter Jennings pouvait s’interroger, en toute
légitimité : « Bill Clinton ou Bill Gates. Lequel de ces deux hommes est le plus
important pour le monde d’aujourd’hui ? Je ne sais pas. La question mérite
d’être posée. »
Le Département américain de la Justice ne s’est pas borné à des questions
rhétoriques : il a ouvert une enquête et poursuivi Microsoft pour « comportement
anticoncurrentiel ». En juin 2000, un tribunal ordonnait la scission du géant du
logiciel. Six mois plus tôt, Gates avait démissionné de son poste de président,
après avoir été contraint de passer l’essentiel de son temps à répondre à des
menaces judiciaires au lieu d’édifier une nouvelle technologie. Plus tard, une
cour d’appel annulait le jugement de scission, et, en 2001, Microsoft concluait
un accord de compromis avec le gouvernement fédéral. Mais à ce stade, les
ennemis de Gates avaient déjà privé son entreprise du plein engagement de son
fondateur, et Microsoft est entré dans une ère de relative stagnation.
Aujourd’hui, Bill Gates est plus connu comme philanthrope que comme
technologue.
LE RETOUR DU ROI
Alors même que les assauts juridiques portés contre Microsoft mettaient un
terme à la domination de Bill Gates, le retour de Steve Jobs à la tête d’Apple
démontrait la valeur irremplaçable du fondateur d’une compagnie. À certains
égards, Steve Jobs et Bill Gates étaient deux opposés. Jobs était un artiste,
préférait les systèmes fermés et consacrait l’essentiel de son temps à réfléchir à
de superbes produits ; Gates était un homme d’affaires, insistait pour que ses
produits restent ouverts et voulait diriger le monde. Mais, dans notre topologie,
ils étaient l’un et l’autre à la fois initiés et marginaux, et tous deux poussèrent les
entreprises qu’ils ont créées à un degré d’accomplissement que personne n’aurait
été capable d’égaler.
Étudiant en situation d’échec qui se promenait pieds nus et refusait de se
doucher, Jobs était aussi l’initié de son propre culte de la personnalité. Il pouvait
agir en être charismatique ou en cinglé, sans doute au gré de ses humeurs ou de
ses calculs ; il est difficile à croire que des pratiques aussi marginales qu’un
régime alimentaire à base de pommes et rien d’autre ne faisaient pas partie d’une
stratégie. Mais en 1995, toutes ces excentricités se sont retournées contre lui :
quand il se heurta au nouveau P-DG, un gestionnaire professionnel mis en place
pour imposer la supervision d’un adulte, le conseil d’administration d’Apple
l’expulsa de sa propre entreprise.
Le retour de Jobs à la tête d’Apple, douze ans plus tard, suffit à démontrer que
la mission la plus importante de toute entreprise – la création de valeur – ne peut
se réduire à une formule appliquée par des professionnels. En 1997, quand il fut
réengagé au poste de P-DG par intérim, ses prédécesseurs à ce poste, des
dirigeants aux états de service impeccables, avaient conduit l’entreprise au bord
de la faillite. Cette année-là, Michael Dell eut cette célèbre formule au sujet de la
firme à la pomme : « Si c’était moi, qu’est-ce que j’en ferais ? Je fermerais la
boutique et je rendrais leur argent aux actionnaires. » Au lieu de suivre le conseil
de Dell, Jobs a lancé l’iPod (2001), l’iPhone (2007) et l’iPad (2010) avant d’être
contraint à la démission en 2011 à cause de sa santé. L’année suivante, Apple
accédait au rang de première capitalisation boursière mondiale.
La valeur d’Apple dépendait d’un facteur crucial : la vision singulière d’un
être singulier. C’est ce qui permet d’entrevoir pourquoi, étrangement, les
entreprises créatrices de nouvelles technologies ressemblent souvent davantage à
des monarchies féodales qu’à des organisations réputées plus « modernes ». Un
fondateur unique peut prendre des décisions autoritaires, inspirer une forte
loyauté envers sa propre personne et tout planifier des décennies à l’avance.
Paradoxalement, des bureaucraties impersonnelles peuplées de professionnels
chevronnés jouiront le cas échéant d’une longévité dépassant celle d’une vie
humaine, mais agissent ordinairement selon un horizon de court terme.
La leçon à retenir, pour nous, entrepreneurs, c’est que nous avons besoin de
fondateurs. En tout état de cause, nous devrions nous montrer plus tolérants
envers ces personnages fondateurs qui nous semblent si étranges ou si extrêmes ;
nous avons besoin d’individus sortant de l’ordinaire, capables de pousser
l’entreprise au-delà d’une simple progression graduelle.
La leçon à retenir, pour les fondateurs, c’est que la place éminente qu’ils
occupent et l’adulation dont ils sont l’objet sont soumises à une condition : elles
peuvent à tout moment se transformer en pure notoriété individuelle et les
exposer à la diabolisation. Alors, prudence.
Avant toute chose, ne sous-estimez pas votre propre pouvoir en tant
qu’individu. Les fondateurs sont importants, non parce qu’ils sont les seuls dont
le travail possède de la valeur, mais plutôt parce qu’un grand fondateur est
capable de tirer le meilleur parti de tous les employés de sa société. Le fait
d’avoir besoin d’individus fondateurs, avec toute leur singularité, ne signifie pas
que nous soyons tous appelés à vénérer les « figures motrices » qui se veulent
indépendantes du monde qui les entoure. À cet égard, Ayn Rand n’était que la
moitié d’un grand écrivain : ses méchants étaient bien réels, mais ses héros
étaient factices. Galt’s Gulch, la communauté fermée de son fondateur, John
Galt, dans le roman La Grève, n’existe pas. La dissidence totale vis-à-vis de la
société n’existe pas. Se croire investi d’une autosuffisance divine n’est pas la
marque d’une individualité forte, mais celle d’un personnage qui prend
l’adoration de la foule – ou ses quolibets – pour une vérité. Le plus grand péril,
pour un fondateur, est de devenir trop sûr de son mythe, jusqu’à en perdre le sens
commun. Mais pour une entreprise, l’autre danger non moins insidieux serait de
perdre tout sens du mythe et de prendre le désenchantement pour de la sagesse.
Conclusion
Stagnation ou singularité ?