Robert Brasillach, Lettres A Une Provinciale

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ROBERT BRASILLACH

LETTRES A UNE PROVINCIALE


et autres articles à Je Suis Partout (1936 – 1937)
2 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

VOYAGE DANS LA LUNE

Vous qui n'avez pu lire les journaux de Paris, ma chère Angèle, vous me demandez de
vous renseigner sur ce qui se passe. Votre esprit est anxieux de connaître la vraie figure de
nos nouveaux maîtres, et vous voulez savoir comment se sont déroulées ces journées
étonnantes où le Front populaire, élu du Tout-Puissant, s'est avancé vers la Terre Promise.
Je sais bien que vous ne cachez pas vos sympathies pour un régime qui donne enfin leur
juste place à Mme Picard-Moch, confinée dans les soins du ménage, et à Mme Bruns-
chvicg, qui occupait ses loisirs avec la philanthropie organisée. J'ai donc pour vous essayé
de pénétrer dans cette Bastille démocratique, où l'on prépare au peuple son bonheur, le
jour même où M. Blum présentait son ministère.
Je ne l'avais jamais, je l'avoue, contemplée que de loin. Il me fut extrêmement difficile de
franchir les rangs des suffragettes qui, privées de café et de dessert, assiégeaient dès le
début de l'après-midi les abords de la Seine. Dussé-je vous contrister, je vous signalerai
que ces dames ne rencontraient guère que la risée et qu'elles n'avaient pas de grâce. Hé-
las ! les hommes sont ainsi faits que le mouvement féministe aurait plus de chances de leur
plaire si Marlène Dietrich et Danielle Darrieux marchaient en tête des revendicantes. ‘‘Vous
êtes bien laide, ce soir, mère Ubu. Est-ce parce que nous avons du monde à dîner ?’’ Ne
me grondez pas, voulez-vous ? Je veux bien que les femmes votent, mais je n'aime pas les
suffragettes.
Mais si je réussis à n'être pas déchiré par les Ménades, je ne pus entrer, reconnais-
sons-le, jusque dans le Saint des Saints. Les tribunes du public (vous ignorez peut-être que
les séances de la Chambre sont "publiques"), en ces jours de grand spectacle, sont prises
d'assaut par des hordes pleines de valeur guerrière. Je fus privé d'entendre M. Blum, mais
j'eus le bonheur de voir M. Herriot. Ceci compense cela. Vous savez peut-être que, par les
salons qui mènent à la présidence, le président de la Chambre, les jours de séance, arrive
avec lenteur, vêtu de son habit. Les tambours résonnent, les gardes présentent les armes,
l'éclair des sabres luit, et l'on voit s'avancer, un peu humble devant tant de pompe militaire,
ce gros monsieur que vous aimez pour son grand coeur. Il m'a semblé bien fatigué, et son
ventre, qu'il porte en avant avec une indiscutable habileté, donne à son habit une forme
assez disgracieuse. D'autre part, il est suivi d'une demi-douzaine de jeunes messieurs en
complet gris, qui bavardent avec l'allégresse excusable dans les enterrements, et l'on ne
saurait dire que cette débandade, ni même ce volumineux maître d'hôtel en habit, s'accor-
dent tout à fait bien avec le tambour et avec les sabres. Mais j'avais juré de ne vous dire
que ce que vous auriez trouvé dans les journaux, et les journaux ne refusent jamais la ma-
jesté au président de la Chambre.
Puisque je ne pouvais entrer plus avant, je suis resté dans ces fameux couloirs, dans
cette fameuse salle des Pas-Perdus, où, si l'on en croit certains, on se renseigne si aisé-
ment sur les véritables opinions des élus du peuple. Ne frémissez point : je ne vous ferai
pas de révélations. La salle des Pas-Perdus ressemble beaucoup à un hall de grande
gare : elle est ornée d'un président du Conseil en forme de Laocoon, enveloppé dans les
mille serpents d'une majorité parlementaire (je suppose du moins que tel est le véritable
sujet de cette statue), et d'un homme nu et plein de remords, qui, auprès d'une dame éplo-
rée, plonge dans son coeur un couteau de cuisine. Par les portes entrouvertes, on aperçoit
la salle des Quatre-Colonnes et d’autres parties du Saint des Saints interdites au commun
des mortels. J'eus la satisfaction de contempler ainsi quelques secondes M. Léon Blum : il
a le visage souriant et pincé d'un professeur chahuté, sans cesse aux aguets du coup de
pétard ou du bourdonnement séditieux. Mais une porte m'en voila l'éclat, et, durant toute la
séance, je ne vis plus circuler que M. Bergery, que les débats ne devaient point intéresser,
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et qui passait sans arrêt d'une salle à l'autre, arrêtant des amis, recevant des solliciteurs ou
donnant des ordres pour le Rubicon de demain.
Encore M. Bergery est-il un fort bel homme, un junker allemand de grande allure. Vous
n'avez pas idée, chère Angèle, des étranges personnes qui circulent dans les couloirs de la
Chambre, et peut-être l'habitent, pareilles à des poissons chinois, à demi aveugles dans
leur aquarium. Je vous surprendrai sans doute en vous disant, le plus calmement du
monde, que j'ai rencontré plusieurs monstres. Je parle, bien entendu, de monstres zoologi-
ques, tels qu'on en montre dans les foires. Nul ne semblait s'apercevoir que, sur ce banc de
velours vert, une sorte de grand oiseau jaunâtre, aux cheveux presque verts, lisait un jour-
nal, et qu'il était vêtu d'une jaquette et d'un pantalon à carreaux orné d'une large bande de
soie beige.
Nul ne semblait s'étonner de la présence d'un énorme nain qui voltigeait comme un bal-
lon de siège en siège, riant aux anges et caressant, au-dessus de sa lavallière à pois, une
barbiche septuagénaire. Je ne parle pas, naturellement, des grandes barbes carrées qui
s'avançaient trois par trois, comme dans le dernier film des frères Marx, ni des faux cols de
douze centimètres, ni des cravates. Aucune revue de province n'oserait habiller ainsi ces
anciens représentants du peuple, ces journalistes vieillis. Et pourtant, ils sont là, et nul ne
s'en étonne. Nul ne songe à les faire partir, comme nul ne chasse ces curiosités de musée
Dupuytren qui errent en liberté, ces foetus boursouflés qui ont peut-être sur nous quelque
autorité. Jamais on ne m'avait parlé de ces particularités étranges, et j'avoue qu'elles m'ont
beaucoup frappé : peut-être est-ce là un secret national, et je vous prie, Angèle, de ne pas
le révéler.
C'est pourtant ainsi que j'ai pu me confirmer dans l'idée que le Palais-Bourbon était un
monde à part, où les bruits du dehors ne pénètrent point, et qui a sa faune particulière.
Lorsque les cinq coups de sonnette annoncèrent la suspension de la séance, je pus voir
alors de plus près quelques-uns des nouveaux élus. Ceux qui sont jeunes ont su adopter
une attitude pleine de modestie et d'orgueil à la fois, qui m'a pleinement satisfait. On se les
montrait discrètement, comme on se montrait les nouveaux ministres. "Voici
Sports-et-Loisirs", me murmura-t-on, car le nom est si beau que la fonction a supprimé
l'homme. Et j'écoutai ce que disaient les oracles.
Ce jour-là, chère Angèle, Paris était en grève. Vous surprendrai-je beaucoup en vous di-
sant que le Palais-Bourbon en était informé, mais qu'il songeait à autre chose? Il s'occupait
de majorité, de ministères, et je crois bien que les journalistes étaient les seuls à s'intéres-
ser au-dehors. Dans la salle, on s'était fait des risettes, et le vieux jeu parlementaire avait
recommencé. Même si vous avez appris que M. Chiappe et les communistes s'étaient dit
des paroles peu aimables, soyez tranquille : cela aussi est dans l'ordre et n'a point troublé
la cérémonie.
Je me convainquis de plus en plus profondément de l’îlot étrange que forme la Chambre
dans le monde, et des moeurs des peuplades qui l'habitent, car j'ai eu la chance de parler
assez longuement avec un député de la majorité, ce dont vous me voyez très fier, Je vous
ai peut-être jadis parlé de ce garçon, ma chère Angèle. Au lycée, où nous fûmes ensemble,
il était extrêmement fort à la barre fixe et à la dissertation philosophique. Je l'ai revu avec
plaisir. "Comme tous les intellectuels, me dit-il d'emblée, je me suis senti attiré par la politi-
que." Une conversation si bien engagée ne pouvait que demeurer sur les hauts lieux : elle y
resta. Mon ancien camarade m'avoua ne pas savoir ce que Paris pensait des grévistes,
mais ne pas s'en effrayer. "Dans mon parti, déclara-t-il, beaucoup ont peur. Moi, je trouve
que ce mouvement appuie le gouvernement." Et il m'expliqua que la loi est l'expression de
la volonté générale, en des termes d'une grande noblesse, et que l'idée de propriété parti-
culière était périmée.

Telles sont, chère Angèle, les lois de la tribu. De même que l'on voit passer, au long des
fenêtres, des monstres curieux et des fantômes plus ou moins à vendre, de même les vi-
vants qui entrent ici perdent tout contact avec la vie. Paris en grève ou en émeute intéresse
sans doute les chefs du gouvernement, et MM. Blum et Salengro doivent avoir leur opinion.
4 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Mais les autres vont écouter "l'exposé de M. Salengro", le matin, comme ils iraient au cours
de M. Brunschvicg, avec une vague envie de chahuter. Car on leur fait des exposés, j'ai
appris aussi cela, on leur fait la classe par groupes et par partis. Que leur importe ! Ils respi-
rent l'air de la nouvelle planète. Je ne crois pas, ma chère Angèle, que vous et moi ayons
beaucoup de rapport avec ces Lunaires ou ces Martiens.
13 juin 1936

VISITE A LÉON DEGRELLE

Vous avez su, ma chère Angèle, que j'ai passé en Belgique la semaine où les cafés pa-
risiens ont fait grève, non point, comme vous semblez l'insinuer, par un amour immodéré de
la bière belge, laquelle est excellente, ni pour placer en des banques sûres des capitaux
que je n'ai pas. Je vous raconterai quelque jour ce voyage, mais il faut d'abord que je ré-
ponde à la question un peu anxieuse que vous me posez : "Avez-vous vu Léon Degrelle ?"
Je reconnais bien là l'illogisme charmant de votre coeur et de votre esprit vous aimez le
Front populaire, et vous levez volontiers, au thé de vos amies, un poing d'ailleurs menu et
délicieux, mais vous êtes sensible aux meneurs d'hommes, et le dernier-né de ces chefs,
secrètement, ne vous déplait pas. Eh bien, rassurez-vous, ma chère Angèle, j'ai vu l'homme
dont vous me parlez. J'aurais, je l'avoue, quelque scrupule à vous le décrire, si je m'adres-
sais à une autre : les Français sont assez maladroits à parler des choses de Belgique, et
j'aurais peur de me tromper. J'ai lu dans le journal Rex un pastiche fort malicieux : le récit
d'une entrevue avec Léon Degrelle par un journaliste parisien de grande information.
Croyez-moi, c'était tout à fait cela : mais j'aimerais autant ne pas être ce journaliste. J'ai
donc vu Léon Degrelle, le jour exact où il atteignait sa trentième année, le 15 juin dernier.
Ce jeune chef, à vrai dire, ne parait même pas beaucoup plus de vingt-cinq ans. Et ce qu'il
faut avouer d'abord, c'est que, devant ce garçon vigoureux, entouré d'autres garçons aussi
jeunes, on ne peut se défendre d'une assez amère mélancolie. On a cru déconsidérer Rex
en l'appelant un mouvement de gamins. Aujourd'hui, il y a autour de Léon Degrelle des
hommes de tout âge, et la seule jeunesse qui importe est celle de l'esprit. Mais l'essentiel
reste dans la jeunesse réelle, la jeunesse physique des animateurs, qui s'est communiquée
à tout l'ensemble. Hélas ! ma chère Angèle, quand aurons-nous en France un mouvement
de gamins ?
A d'autres observateurs plus âgés, peut-être, après tout, les bureaux de Rex seraient-ils
pénibles, comme ces bureaux du quotidien Le Pays Réel où j’irai tout à l'heure acheter
quelques brochures et cet insigne rexiste par quoi j'étonne les passants, à Paris. J'ai déjà
vu de ces permanences d'étudiants, désordonnées, vivantes, où semblent régner la blague
et l'humour. Et puis, on se dit que ces étudiants ont derrière eux des centaines de milliers
d'hommes, qu'on les écoute, qu'ils peuvent être l'aube d'une très grande chose, et que
nous avons, en tout cas, beaucoup à apprendre d'eux.
Je vois s'avancer vers moi ce jeune homme agile, bien portant, dont les yeux brillent si
joyeusement dans un visage plein. Il me parle de sa grosse voix faite pour les foules, écla-
tante mais naturelle. Je ne sais pas encore ce qu'il me dit, ce qu'il vaut : je sais seulement
qu'il respire une joie de vivre, un amour de la vie, et en même temps un désir d'améliorer
cette vie pour tous, de combattre, qui sont déjà choses admirables. Je ne crois pas, ma
chère Angèle, qu'il y ait de grands chefs sans une sorte d’animalité assez puissante, de
rayonnement physique. J'ignore si Léon Degrelle a d'autres qualités : il a d'abord celles-là.
Il en a d'autres aussi visibles d'ailleurs et tout aussi instinctives.
- Je ne suis pas un théoricien politique, dit-il avec force. La politique, c’est une chose qui
se sent, c’est un instinct. Si on n'a pas cet instinct, il est inutile de chercher quoi que ce soit.
Mais bien sûr, il faut travailler, il faut faire des efforts. Il y a plusieurs années que nous nous
faisons connaître. Il ne vient pas en un jour, l'été.
Comme cette phrase semble lui convenir, cette vision saisonnière de la politique, cette
grande façon de sentir le vent, de chercher le courant charnel des choses. C'est par là que
Léon Degrelle a touché tant d'esprits en Belgique, et même au-delà des frontières. Il a cris-
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tallisé dans Rex non point des idées, mais des tendances. Tendances qui sont traduites
d'ailleurs dans le détail d'une manière beaucoup plus précise qu'on ne le croit. Car c’est
justement parce qu'il se méfie de l'abstraction, et qu'il a des réclamations de détail que Rex
a du succès : c'est le détail qui est notre vie quotidienne, et non le général, et les femmes,
ma chère Angèle, devraient comprendre cela.
- C'est ce que les partis de droite, en France comme en Belgique, n'ont pas su voir, me
dit-il. Ils ont un programme social, bien sûr, mais jamais ils ne l'appliquent à la vie. Ils igno-
rent cette vie. La seule classe qui ait une éducation politique, bonne ou mauvaise, c’est la
classe ouvrière : c’est la seule qui assiste à des réunions, qui lise des journaux, qui sache
réclamer ce qu'elle veut. Les partis de droite se sont exclus de cette participation du peuple
à la vie. Et sans le peuple, voyons, que voulez-vous faire ?
Seulement, pour cela, il faut commencer par comprendre. "Notre mouvement est un
mouvement populaire. Il ne faut pas croire que ce sont les socialistes qui font quelque
chose pour les ouvriers. La semaine de quarante heures ? Elle existe depuis deux ans en
Italie. Et à partir de l'an prochain, en Allemagne, on va emmener les ouvriers en croisière de
trois semaines, aux Canaries, aux Açores, sur des bateaux aménagés pour eux. Ce sont
les régimes d'autorité qui instituent des fêtes du travail, qui font comprendre sa dignité à
l'ouvrier. Voilà pourquoi il vient à nous."
Et il se met à rire, soudain, avec cette jeunesse qui ne l'abandonne jamais.
- Ah! les communistes sont furieux ! Ils ne peuvent plus organiser de réunions, ils sont
obligés de venir porter la contradiction aux nôtres. Le drapeau rouge ? C'est notre dra-
peau ! Le Front populaire ? Il n'y en a qu'un en Belgique : "Le Front populaire Rex". L'Inter-
nationale ? Nous la chantons - avec d'autres paroles. Les grèves ? Nous revendiquons tout
ce que demandent les ouvriers. Je vais déposer une proposition de loi pour l'augmentation
des salaires de 10%. Seulement, pas de démagogie : il faut en même temps déposer une
proposition pour augmenter les recettes du même chiffre.
Devenu plus grave, il ajoute :
- L'important, c’est l'esprit dans lequel tout est fait. Lors d'une catastrophe dans nos mi-
nes, notre roi Albert a demandé à un ouvrier: "Que voulez-vous?" Et l'ouvrier a répondu :
"Nous voulons qu'on nous respecte." Voilà l'essentiel. Voilà ce que ne comprennent pas les
partis de droite, ni chez vous ni chez nous. Léon Degrelle s'est mis à marcher dans son
bureau. Il a une sorte de colère contre toute cette incompréhension des hommes de droite,
des hommes de gauche, toutes ces vieilles formules, tout ce qui irrite, à l'intérieur de toutes
les frontières, à la même heure, tant de jeunes gens. Pêle-mêle, il m'explique ses projets,
où se marient si curieusement le corporatisme moderne, les principes chrétiens. Il veut
créer un service social pour les femmes, envoyer en journée chez les malades, les accou-
chées, des jeunes filles bourgeoises, il veut faire aimer leur travail à tous ceux qui travail-
lent. Et peut-être, sur certains principes économiques, des spécialistes auraient-ils à discu-
ter. Je ne suis pas spécialiste, je ne suis pas venu pour discuter. Pas plus que je ne discu-
terais (en aurais-je le droit?) la politique proprement belge de Léon Degrelle, flamingante en
Flandre, wallonne en Wallonie. Qui sait si elle ne sauvera pas la Belgique ? Tout ce qui me
touche est ce journal qu'il me tend, le numéro d'aujourd'hui du Pays Réel : "Travailleurs de
toutes les classes, unissez-vous!" puis-je lire en titre. C'est l'accent direct, le vocabulaire
neuf de ce parti de gamins. On peut en penser tout ce qu'on voudra, on les sent proches de
soi.
Et puis, la Révolution de Léon Degrelle est une Révolution morale. Il n'y en a point d'un
autre ordre. Léon Degrelle veut ranimer les hauts sentiments, l'amour du roi, l'amour de la
nation, aider la famille, accorder le bonheur terrestre, autant qu'il se peut, à celui qui tra-
vaille. C'est ce qu'ont fait Mussolini ou Salazar. Qu'on ne s'étonne pas s'il soulève autour de
lui tant d'espérances, et aussi tant de haines. Nous parlons ensuite de la France, de sa
culture, envers qui il reconnaît tant de dettes, de ses hommes, du désir que doit avoir tout
civilisé de voir notre pays sortir de ses formules usées et de ses dangereuses illusions. Je
vois bien que nos partis, quels qu'ils soient, ne disent rien qui vaille à ce jeune homme vio-
lent et direct. "Il n'y a qu'un parti à droite qui sait ce qu'il veut chez vous, me dit-il, c’est l'Ac-
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tion française". Et il ajoute : "Naturellement, nous avons tous lu Maurras". Puis il retourne à
son amour de l'action, à ses réunions immenses, à ses projets matériels, qu'enflamme un
grand espoir. Soudain, il s'arrête encore, revient à la France, pour me jeter : "Il est possible
que vous n'ayez qu'un homme, en France, dans le personnel politique proprement dit : c’est
Doriot."
Pourquoi vous cacherais-je, ma chère Angèle, que j'ai quitté Léon Degrelle avec une cer-
taine amertume. L'autre semaine, j'étais à la Chambre, devant des fossiles jeunes et vieux.
Ici, il y aurait peut-être beaucoup à discuter, et bien des points demeurent encore obscurs
dans ce rexisme, même après avoir lu les livres de ses jeunes docteurs. Je ne veux rien
juger sur une heure de temps. Mais il n'y a pas au monde seulement les livres. Cette jeu-
nesse, morale et physique, cette assemblée de jeunes gens qui semblent presque s'amu-
ser à construire un univers, et qui, en fait, travaillent avec acharnement, parlent, écrivent, se
battent, courent sans cesse sur les routes et dans les trains, s'arrêtent aux moindres villa-
ges, et dorment deux ou trois heures par jour, mais sans jamais abandonner leur joie, tout
cela, pourquoi ne le dirais-je pas ? m'émerveille et m'attriste. De toutes les tendances
confuses qui agitent la France ne pourrait-il sortir quelque jeunesse enfin ?
Je ne sais pas ce que fera Léon Degrelle, et je ne suis pas prophète comme M. Blum.
Mais croyez-moi, ma chère Angèle, il est assez émouvant de s'arrêter au seuil de quelque
chose qui commence, qui est encore menacé par tant de dangers, de regarder une espé-
rance qui commence à germer - et, ma foi, même si nous ne devions pas tout en aimer
dans l'avenir - de l'envier.
20 juin 1936

JEAN CASSOU, Prix de la Renaissance

Vous me demandez, ma chère Angèle, qui est ce M. Jean Cassou qui vient d'obtenir le
prix de la Renaissance, et qu'on connaît peu en province. Parmi les lumières de l'intellec-
tualité antifasciste, il faut que j'avoue la faiblesse que j'ai toujours eue pour lui. Il fait partie
de cette phalange audacieuse de fonctionnaires qui se sont attachés, suivant le mot de M.
Blum, à faire régner l'esprit républicain dans les hautes administrations. Par malheur, le
chiffre de ses appointements est loin d'égaler celui de M. Zyromski, et il n'a pas de Versail-
les à conserver, comme M. André Chamson. Ce qui, on le conçoit, le met dans une situa-
tion nettement inférieure auprès de ces messieurs, plus ferrés que des ducs de
Saint-Simon sur la question des préséances. Servi par une étonnante facilité naturelle, M.
Jean Cassou s'est donc mis à écrire. M. Jean Cassou a parlé à peu près de tout ce dont on
peut parler en ce bas monde. Il a composé de petits romans obscurs et poétiques, où, à
l'aide de bains de fixage appropriés, il faisait virer au sombre tous les clichés d'Alain Four-
nier. Il a vaticiné sur la poésie moderne, et sur Tolstoï aussi bien que sur Baudelaire. Nous
avons tous trouvé cela très gentil, cela ne faisait de mal à personne.
Comme vous le savez, ma chère Angèle, s'éveilla un jour à l'Orient des peuples la
grande libération de la pensée antifasciste. Peut-être M. Jean Cassou, qui, jusque-là, ainsi
qu'il l'a dit lui-même, votait "modéré", arriverait-il à réaliser sa destinée. Le combat était
rude, les hautes places étaient prises, le nombre des penseurs indépendants croissait
d'heure en heure. Qu'importe ! M. Jean Cassou se lança dans la bataille. Et c'est alors que,
suivant notre humeur, nous nous sommes sentis affligés ou amusés.
Voici quelques années, figurez-vous, je me rappelle avoir vu M. Cassou dans une thurne
de l'Ecole Normale, où il avait accompagné Tristan Tzara. Ce Roumain monoclé, qui res-
semble moitié à Galipaux et moitié à Rigadin, nous lut des proses obscures tirées de
L'Homme approximatif. Non moins approximatif, M. Cassou, secouant ses cheveux
d'ébène, se lançait dans des explications véhémentes qu'il projetait autour de lui comme la
seiche son encre. Les explications de M. Cassou sont toujours un peu obscurcissantes.
Néanmoins, il nous parut gentil, animé des meilleures intentions, et, somme toute, approxi-
mativement inoffensif. Mais, depuis que les intellectuels marchent en rang, M. Cassou est
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devenu quelque chose comme l'adjudant de cette vaillante troupe. Toujours noir et toujours
véhément, il a pris à coeur tous les articles du règlement de l'infanterie en campagne. Aussi
lui laisse-t-on volontiers les restes, les débris de la pensée antifasciste, ou, si l'on préfère,
les rogatons. A d'autres les grands thèmes neufs de la réconciliation française, du stakha-
novisme, de la patrie de saint Thomas, de la primauté insolente et radieuse de Louis XIV,
dont M. Thorez est si fier ! Pour amuser M. Cassou, il reste l'anticléricalisme et le vocabu-
laire des romantiques. Sans y voir trop loin, tandis que les petits camarades doivent se
pousser du coude, M. Cassou vante la pensée de Victor Hugo, traîne dans la boue les prê-
tres et les rois, chante le progrès, invoque la nuit du moyen âge, les ténèbres de l'Inquisi-
tion et l'aube de 1789. On a pu lire de lui tels articles sur Hugo que les seules tables tour-
nantes de Jersey avaient pu lui dicter. Il professe, en outre, que la décadence du portrait
moderne est due aux sales physionomies de ces messieurs des deux cents familles. Hé-
las ! où va se cacher l'ironie divine ! Qui eût dit que le conteur de tant de romans déjà dé-
modés, que le commentateur des plus obscurs surréalistes, emmènerait un jour Dada au
Café du Commerce, assoirait Rimbaud et Picasso entre Bouvard et Pécuchet ? Et sans
doute, me direz-vous, le nom de M. Cassou connaît-il ainsi la faveur populaire ? Je l'espère
pour lui. Mais je vois aussi qu'il est, malgré tout, assez loin de l'autorité de M. Gide, pape
distant et hautain, de M. Chamson, qui fait la parade devant sa boutique, des glorieux sa-
vants Perrin et Langevin, arcades ambo, et même du général de pompiers Pouderoux. Et
cela me rend un peu triste, ma chère Angèle, car M. Cassou est plein de bonne volonté.
On imagine un univers où tout serait à sa place et où M. Cassou, hispanisant distingué,
nous donnerait de temps à autre des articles charmants sur Lope de Vega ou sur Calde-
ron : il doit déjà lui être beaucoup pardonné pour avoir exhumé et corrigé la première tra-
duction française du Don Quichotte, celle d'Oudin et Rosset, dont il a fait un chef-d'oeuvre.
Mais cela est peu de chose à qui veut libérer le monde et la pensée. Nous allons désormais
avoir la pleine mesure de M. Cassou : il vient d'être nommé rédacteur en chef d'Europe.
Sur cet avancement, nous ne savons pas tout et nous ne saurons sans doute jamais
tout. M. Jean Guéhenno a quitté Europe, qu'il avait fondée, dans des circonstances obscu-
res qui ont étonné tout le monde. Que se passe-t-il ? demanda-t-on à droite et à gauche.
On supposa que M. Guéhenno, vieux libéral, ne convenait guère à la nouvelle politique de
force du Front populaire. Quoi qu'il en soit, le bouillant M. Cassou a pris sa place, assurant
aux abonnés que rien ne serait changé. Nous sommes bien en dehors de ces querelles : il
nous tarde pourtant de voir se refléter dans la revue qu'il dirige toute la brillante confusion
d'esprit, toute la poésie tourbillonnante de l'auteur des Nuits viennoises et du Pays qui n'est
à personne.
Maintenant qu'il est revêtu d'une dignité nouvelle, vos amis, ma chère Angèle, auront
peut-être pour lui un peu plus de respect qu'ils ne semblent en avoir. Vous pouvez être
assurée, en tout cas, que M. Cassou remplira son devoir, tout son devoir d'intellectuel anti-
fasciste. Révolutionnaire-né, héritier des protestants des Dragonnades, M. Chamson souf-
fre sans doute dans son coeur de conserver le palais de Louis XIV. Admirateur de toutes
les hardiesses, disciple de Joyce, de Tzara et de Saint-John Perse, soyez certaine que M.
Cassou ne souffre pas moins d'être le conservateur de toutes les vieilleries de la pensée
quarante-huitarde, de tous les poncifs politiques et sociaux. Mais au-dessus des répugnan-
ces personnelles, vous le savez mieux que personne et vous me l'avez souvent dit, il y a la
Cause. Je sens déjà votre coeur charmant frémir d'enthousiasme devant tant d'héroïsme :
je ne saurais vous conseiller admiration mieux placée. Par dévouement, ma chère Angèle,
M. Jean Cassou est tout prêt, s'il le faut, à devenir le Monsieur Homais de la nouvelle révo-
lution.
27 juin 1936

LOISIRS, DELICES ET ORGUES

Vous vous inquiétez, ma chère Angèle, qu'un malheureux destin vous retienne en pro-
vince. Vous n'êtes pas comme certaines de vos amies, inquiètes des bruits qui courent, qui
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hésitent à prendre le train pour la capitale, craignant d'y voir les fêtes décommandées, les
hôtels fermés et, faute de porteurs, leurs bagages sur le quai des gares. Ce sont là, vous
en êtes persuadée mieux que quiconque, infâmes calomnies de la réaction, et M. Roland
Marcel a déjà parlé du "formidable" effort que fait le Front populaire pour attirer et retenir le
touriste vagabond. Et voici que vous m'écrivez, pleine de nostalgie, pour me demander ce
que vont être, ce que sont peut-être déjà, ces vastes représentations où tout un peuple
sera soulevé d'espérance mystique.
Je vois, Angèle, que vous lisez les journaux, et que ces gazettes vous ont appris que le
Front populaire rêvait de donner à la France un théâtre nouveau, de ressusciter les anti-
ques splendeurs de la Grèce, du moyen âge ou de la Russie soviétique. Je me suis rensei-
gné pour vous, ma chère Angèle, sur ce grand théâtre populaire que l'on veut créer, et j'ai
même vu quelques enthousiastes. Vous devinez s'il faut que je vous aime.
Sur les dates, sur les réalisations, je n'ai rien obtenu de bien précis, et vous serez préve-
nue à temps. Mais vous avouerai-je que ce qu'on m'a dit des auteurs n'a pas laissé de
m'inquiéter un peu ? L'Union des Théâtres indépendants de France vient de se fonder,
sous les auspices de la Maison de la Culture et la présidence de M. Charles Vildrac. M.
Charles Vildrac s'est rappelé récemment à l'attention par un acte de patronage où il brodait
son drapeau rouge de petites fleurs bleues. Quant à la Maison de la Culture, invention de
MM. Malraux, Aragon et Cassou, je vous respecte trop pour penser que vous ignorez quoi
que ce soit de son rôle et de ses intentions. C'est cette Union qui va, selon toute vraisem-
blance, nous donner ce théâtre pour le peuple que nous espérons.
Hélas ! ma chère Angèle, je tremble un peu. Figurez-vous qu'on nous promet le Qua-
torze Juillet de M. Romain Rolland, qu'on réveillera pour l'occasion des étagères poudreu-
ses où il s’endort. Figurez-vous qu'on ira exhumer de vieilles farces de la Révolution et le
Monsieur Prudhomme d'Henry Monnier, qui est bien le vaudeville le plus plat et le plus en-
nuyeux qu'on puisse imaginer, et L'Ile des esclaves de Marivaux, que j'ai vu jouer par les
étudiants de la Sorbonne, et qui est si triste à écouter, ma chère Angèle, si triste !...
Ah ! comme j’admire les réjouissances qu'on promet à notre bon peuple, qui n'avait
vraiment pas mérité cela ! Une association de pions et de clowns, de Sorbonnards jeunes
et vieux, se précipite avec volupté vers son casier à fiches, vers les exhumations histori-
ques, vers les sujets de diplômes. C'est cela, la Révolution, en France. Voyez-vous, je ne
juge même pas le talent des auteurs étrangers : je ne suis pas sûr du tout que cette Vie
d'un Camion pendant la marche sur Rome, qu'ont représentée les fascistes florentins, l'an
passé, ou que telle pièce russe sur le Dnieprostroï ou sur les mines vaille quelque chose (et
même, je me méfie). Mais je ne puis sans mélancolie comparer les erreurs neuves, les er-
reurs jeunes, avec l'ahurissant effort de ces professeurs, fils et neveux de professeurs,
joués à la Comédie-Française, ambitieux de ruban rouge et de places, le derrière brûlant à
la pensée d'un siège académique, et qui, lorsqu'ils veulent célébrer la Révolution, vont
chercher le XVIlle siècle raisonneur, ses bergeries rousseauistes, les pamphlétaires de
Louis-Philippe et, plus poudreux encore, M. Romain Rolland !
Vous rappelez-vous, ma chère Angèle, comment le vieux Vallès parlait de ces fonction-
naires de la Révolution qui l'entouraient et le dégoûtaient si fort ? Comment il s'indignait de
ne voir que des proviseurs rouges d'un bachot jacobin ? Ah ! le temps des cuistres n'est
pas encore passé, ni le temps des mandarins. Le pauvre peuple, qui réclame naïvement
des fêtes, je ne sais pas ce qui lui conviendrait le mieux : je ne sais pas si c'est le film amé-
ricain, si c'est La Tour de Nesles, si c'est OEdipe roi, et je crois bien que c'est tout cela à la
fois. C'est peut-être aussi une oeuvre qui lui parle de sa misère à lui, de sa grandeur à lui,
de son espérance à lui. Ce n'est certainement pas le plus médiocre Marivaux, heureuse-
ment sombré dans l'oubli, ce ne sont pas ces résurrections tentées à coups de fiches et de
brochures, qui vont faire tressaillir de joie les professeurs les plus barbus et les plus mités
de nos Sorbonnes. Il m'arrive souvent de me dire que je serais bien triste si j'étais révolu-
tionnaire. Je me le dis aujourd'hui, comme à chaque manifestation de la Maison de la
Culture. Ce mouvement intellectuel antifasciste semble avoir hésité longtemps entre plu-
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 9

sieurs devises. Ces révolutionnaires ont crié : "La police avec nous!" Ces antimilitaristes ont
crié : "L'armée avec nous!" Ces athées ont crié : "Les curés avec nous!" C'est qu'au fond,
ils sont avides d'ordre, de célébrités classées, d'illustrations patentées. C'est qu'ils sont
béats d'admiration devant les distributions de prix solennelles que président MM. Langevin,
Alain, Cassou et le général Pouderoux. C'est que tous ces cris divers, chez ces conformis-
tes-nés, se résument en un seul : "Les pompiers avec nous !"

Petits bourgeois de la Révolution, ils promettent à leurs troupes des délices cataloguées,
des plaisirs à estampille. Ils feront des fêtes de Paris quelque chose d'aussi gai qu'une sou-
tenance de thèse.
4 juillet 1936

HISTOIRES VRAIES

Vous êtes inquiète, ma chère Angèle, sur le sort de la République et du gouvernement


qu'elle s'est donné. Il n'est besoin, en effet, que de lire les gazettes dont vous faites votre
pâture quotidienne pour y deviner une sourde inquiétude. Pour ma part, je ne saurais vous
donner des renseignements bien neufs, n'étant pas dans le secret des dieux. Mais
peut-être cela vous intéressera-t-il de savoir que je viens de passer quelque temps en Al-
sace, d'où je vous écris. Car il me semble que les journaux n'ont pas accordé beaucoup
d'importance à certains faits, menus et grands, qui me paraissent assez révélateurs.
Figurez-vous que dimanche dernier, un ou deux ministricules, pendant que M. Lebrun
parlait à Annecy, vinrent présider je ne sais quelle fête dans une petite ville alsacienne. On
leur chanta quelque vingt fois la Marseillaise, et ils durent subir plusieurs discours pleins de
courtoisie, où on leur expliqua, à propos de bottes, que la France n'avait et ne voulait qu'un
seul drapeau : le drapeau aux trois couleurs. Vous savez que les Alsaciens sont malicieux,
et malicieux à froid. A l'issue du banquet, après une dernière Marseillaise, un des notables
se leva et, se tournant vers la Sous-Excellence, déclara à voix haute : "Oui, mais la France
a un autre chant, un chant aussi officiel et aussi nécessaire."
Tout le monde se regarda ; l'Excellence se prit à sourire et à espérer, car, à la même
heure, on jouait à Creil l'Internationale à M. Salengro. On fit un signe à l'orchestre... et l'or-
chestre attaqua la Sidi-Brahim. Tout cela sans doute vous amusera, car vous avez beau
aimer du fond de l'âme M. Blum, Mme Brunschvicg et M. le sous-secrétaire d'Etat aux Loi-
sirs, vous avez aussi de l'esprit. Mais je ne vous raconte pas cela seulement pour vous
amuser. Figurez-vous que, dans les discours que dut subir le petit ministre, on lui déclara
aussi que l'Alsace était fière de prendre la tête du mouvement de rénovation française. Il
toussa doucement et considéra le ciel orageux.
Aucun journal n'a parlé de sa visite.
Vous n'êtes pas sans savoir comment des hommes énergiques, à Thann ou à Colmar,
se sont emparés de M. le sous-préfet et lui ont fait régler une nuit, aux environs dune
heure, certain conflit avec des grévistes. Vous n'ignorez pas comment les populations de
l'Est ont accueilli la promotion ‘‘Verdun’’ des Saint-Maixentais. Mais vous n'avez peut-être
pas lu dans beaucoup de journaux l'espèce de manifeste qu'ont publié les Dernières Nou-
velles de Strasbourg où, ma foi, le grand parti national et catholique d'Alsace (il ne s'agit
pas des autonomistes) expliquait avec beaucoup de fermeté qu'il ne tenait pas du tout à un
gouvernement bolchevisé, et que l'Alsace allait se charger de réveiller la France. Tout cela,
n'est-ce pas ? ma chère Angèle, indique un bien mauvais esprit.
J'ai parlé de ce mauvais esprit, tout justement, avec un Alsacien plein de mesure et de
bon sens, et qui s'intéresse beaucoup à la politique de son pays. "Comment cela pourrait-il
vous étonner ? m'a-t-il déclaré. Voyez-vous, il est certain que l'Alsace a été unie à la France
en un temps où les libertés étaient plus grandes que celles d'aujourd'hui. La Provence,
l'Alsace se sont mariées avec la France : elles n'ont pas été conquises. Un mariage impli-
que la dignité, le respect des conjoints. Quand, après la guerre, nous sommes redevenus
Français, nous avons pensé retrouver cette dignité, ce respect et ces libertés auxquelles
10 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

nous tenons tant. Je n'ai pas besoin de vous rappeler, par exemple, quelle importance a la
question religieuse dans notre pays, et notre pays, où vivent en excellent voisinage les
catholiques, les protestants et les juifs, est le plus tolérant qui soit. Tolérant n'est pas la
même chose que libéral.
"Il y a eu des froissements, des irritations entre Français de l'intérieur et Français d'Al-
sace, vous le savez. Les mouvements d'aujourd'hui n'ont pas tout à fait la même origine.
Nous autres, Alsaciens, nous sommes un peuple de marches, les premiers menacés en cas
d'invasion. Nous n’avons pas vu sans une stupéfaction profonde commencer ce qu'il faut
bien appeler par son vrai nom, la Révolution de 1936. Ici même, vous le savez, on a planté
des drapeaux rouges dans les usines ; nous avons eu des grèves. Des grèves, des dra-
peaux rouges devant le Rhin ? Ailleurs, on ne se rend peut-être pas compte de ce que cela
signifie : ici, je vous jure qu’on en comprend tout le sens.
"Dirai-je que tous les Alsaciens désirent se désolidariser avec le gouvernement ? Ce se-
rait un peu excessif, et il faut se garder, en de telles matières, de la déformation et de l'exa-
gération. Mais nous tenons à rappeler de la manière la plus énergique notre existence. Tou-
tes les erreurs, tous les crimes, c’est nous qui sommes chargés d'en supporter les premiers
les conséquences. Si le gouvernement a envie de s'amuser à protéger les révolutionnaires,
à Paris ou ailleurs, il faut qu'il sache que ces amusements ne sont pas de mise ici. L'Alsace
ne veut avoir rien de commun avec les fauteurs de troubles ni avec leurs protecteurs.
- Mais est-ce que cela ne va pas apporter de l'eau au moulin de l'autonomisme?
- Les autonomistes, me fut-il répondu, il ne faut pas exagérer leur importance. Beaucoup
d'entre nous les considèrent comme des épouvantails à Parisiens, et une saine politique
décentralisée n'en laisserait pas subsister un seul. Mais, voyez-vous, aujourd'hui, il ne s'agit
pas d'autonomisme. Ce n'est pas par amour de leurs villages, encore moins naturellement
par amour de l'Allemagne, que l'Alsace commence à protester : c'est par amour de la
France, de la France dont nous faisons partie, et où nous avons le droit de parler comme
les autres. L'Alsace, unie d'ailleurs aux autres pays de l'Est, est décidée à tout pour faire
respecter la France."

J'espère, ma chère Angèle, que notre nouvelle Vendée ne sera pas amenée à aller trop
loin par les maladresses de notre gouvernement. Mais quand on voit ce qui se passe en
d'autres coins de province, quand on pense à la ténacité bien connue de ces pays de l'Est,
on ne peut que se sentir assez passionné par ce qui se prépare. Et, au-delà de toutes les
paroles frondeuses, de tous les manifestes et de toutes les proclamations, il est un mot, ma
chère Angèle, que je livre à vos réflexions : "Nous sommes en train de séparer, dans notre
pensée, la France de son gouvernement."
11 juillet 1936

LES MARCHANDS DE POIREAUX

Au temps où M. Gide, ma chère Angèle, vous adressait des billets doux et ne levait pas
encore le poing dans les cortèges antifascistes, vous vous rappelez peut-être qu'il avait
porté sur l'art "populaire" un jugement à la fois savoureux et définitif. Il avait déclaré que
l'expression : "Le poireau est l'asperge du pauvre" était insultante à la fois pour le poireau,
pour l'asperge et pour le pauvre. J'avoue que j'ai beaucoup pensé au poireau de M. Gide,
pendant ces jours où les intellectuels, comme l'on sait, vont au peuple.
Quand je pense à ces représentations du Quatorze Juillet de M. Romain Rolland, avec le
ramassis des plus mauvais acteurs de la Comédie-Française (vous n'avez jamais entendu,
en tournée, les glapissements de M. Vidalin ?) ; quand je pense à ces articles à la fois "en-
thousiastes" et "instructifs" que publient Vendredi ou l'Humanité, et quand je me remémore,
hélas ! les rassemblements populaires de notre fête nationale, ce malheureux poireau me
semble être l'emblème de la Maison de la Culture. Car il est bien certain que tout ce que
prévoient nos intellectuels pour distraire et pour exalter "les masses" (je n'aime guère cette
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 11

expression méprisante), c'est un art au rabais, c'est de l'histoire au rabais, c'est la beauté
en solde, et l'Uniprix de l'enthousiasme.
Je prévois, sans doute, ma chère Angèle, que je vais vous attrister. Mais ce n'est pas la
première fois que l'on découvrirait chez ces démocrates un mépris aussi profond, aussi
total, pour ce qu'ils nomment si gentiment "les masses". Ils prétendent offrir au peuple la
beauté, et ils ne lui offrent que des parades grotesques, qui d'ailleurs ne suscitent aucune
joie. Ce n'est pas la peine d'avoir blagué la Comédie-Française avec tant d'ardeur pour aller
faire appel à quelques sociétaires, et à l'épouvantable M. Vidalin, lorsqu'on songe à tirer de
son cercueil M. Romain Rolland. Tout cela, dont nos esthètes ne voudraient évidemment
pas pour eux-mêmes, ils pensent que c'est assez bon pour les électeurs du Front populaire.
Il y a pourtant, ma chère Angèle, une grande banalité à laquelle je ne puis m'empêcher
de songer : c’est que les belles oeuvres du passé ont été celles où les masses, comme ils
disent, et l'élite, trouvaient des plaisirs non point égaux, mais semblablement forts. Je
pense, devant M. Romain Rolland, à Sophocle et à Shakespeare. Il ne s'agissait pas là de
se mettre à la portée d'un vaste public par l'abaissement. A toute oeuvre grande chacun
peut trouver sa nourriture, pourvu que certaines lois soient respectées. Mais la vaste entre-
prise d'abêtissement qu'on appelle le mouvement intellectuel n'a de souci que de propa-
gande. Les Russes nous ont appris à quelle bassesse, à quelle grossièreté peut descendre
cette propagande. Encore ont-ils pour eux, peuple béni, de grands metteurs en scène, le
goût de l'image et de la couleur. Nous autres, nous engageons la Comédie-Française au
service des professeurs.
Et je ne voudrais pas vous parler encore du quatorze juillet. Mais enfin, chère Angèle, si
ce lent et lourd piétinement avait eu quelque beauté, je vous assure que je ne suis pas in-
sensible à la séduction parfois insolente des grandes foules. Tout ce que nous avons pu
voir, vous le savez, c’est une foire endimanchée. Où était l'enthousiasme révolutionnaire ?
Et même les applaudissements, les chants, les cris ? J'ai bien entendu chanter l'Internatio-
nale, mais par cinquante voix, et jamais beaucoup plus. Imaginez-vous le fracas énorme, et
la beauté d'une foule chantant tout entière ? Il est assez aisé de se rendre compte que si
celle de la place de la Nation l'avait fait, on s'en serait aperçu ! Je n'ai vu que des curieux,
des manifestants harassés, je n'ai pas entendu s'exprimer la foi populaire. Que vou-
lez-vous, ma chère Angèle : on n'a pas voulu donner au peuple ses fêtes, les fêtes qu'il a à
Moscou ou à Berlin. On s'est dit : "Il se contentera de marcher, en tas, à la va-comme-je-
te-pousse. Avec quelques drapeaux, et les barbes irrésistibles de la délégation des Droits
de l'Homme (les barbus avec nous !), le tour sera joué." Et le tour n'a pas été joué, car tout
cela était vraiment trop morne et trop laid.
Je crois que la France aura fort à faire avant de donner à ses citoyens les grandes fêtes
qu'on lui promet. Tout ce qui est laïque, dans notre pays, a toujours été profondément ridi-
cule, et les seules manifestations "de masse" réussies n'ont jamais été que celles de l'ar-
mée et celles de l'Eglise. Un docteur du Front populaire, Alain, a écrit souvent de fort belles
pages, ma chère Angèle, sur l'idée de cérémonie. On devrait peut-être quêter auprès de ce
grand homme quelques conseils. Le malheur est que je me demande si on a seulement
envie de ces conseils. "Aller au peuple", pour ces messieurs, cela veut dire ôter sa cravate
et affecter un débraillé intellectuel, physique et moral. A partir du moment où l'on croit qu'il y
a un art prolétarien, tout est perdu. On cesse simplement d'écrire des poèmes surréalistes
pour rimer quelque ode à la police ou composer quelque feuilleton.
Quant aux masses naïves, elles n'ont qu'à se taire et à adorer. Adorer les cohues pro-
cessionnelles, les actrices de la Comédie, les pièces poussiéreuses, les gâteux officiels, les
poètes imbéciles, les pamphlétaires payés par les banquiers, les marquises et le ministère
de l'Intérieur. Aux Romains on donnait au moins du pain et des jeux. Où sont nos jeux, en
échange de la liberté ? Le poireau est l'asperge du pauvre, et ceux qui nous le vendent
sont bien décidés à nous en faire manger à chaque repas, et à gagner beaucoup d'argent
et d'honneurs dans la production intensive de ce patriotique légume de remplacement.
25 juillet 1936
12 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

LE MARIAGE DU HOMARD ET DU POULET

Vous vous inquiétez, ma chère Angèle, des lieux où j'irai passer mes vacances. Je ne le
sais pas encore tout à fait bien, puisque j'avais l'intention de partir pour l'Espagne : n'étant
pas M. André Malraux, je crains, je l'avoue, d'être mal protégé en cette terre livrée aux ex-
périences. Mais cette idée de vacances m'a incité à lire les journaux et à parier avec des
gens. Vous savez que pour la première fois (et ce n'est pas trop tôt) un grand nombre d'ou-
vriers vont avoir des vacances payées, et que M. Loisirs s'en est réjoui, car M. Loisirs désire
organiser ces heures de liberté. Malheureusement, j'ai su qu'il n'y avait plus guère de place
dans les hôtels de la côte belge, et que c'est là que les ouvriers du Nord désiraient porter
en masse leurs vacances bien dirigées.
Lorsque des Français vont passer quelque temps à l'étranger, certains journaux patrioti-
ques s'en indignent, et nous affirment que la vie n'est pas plus chère en France qu'ailleurs.
Hélas ! ma chère Angèle, je suis désolé de les contredire, mais je n'aime pas qu'on défende
une cause d'ailleurs mauvaise avec des arguments aussi mensongers. Je ne vous conseille
pas d'aller à Tolède dans cette Posada de la Sangre dont parle déjà Don Quichotte, et où la
pension complète revenait, l'an passé, à 2 francs 50 par jour. Mais puisque les plages bel-
ges sont à la mode, il faut bien reconnaître que la vie chez nos voisins coûte à peu près la
moitié de la vie en France. Si vous allez un jour à Bruxelles, je vous indiquerai d'admirables
petits restaurants, près de Sainte-Gudule, où vous mangerez pour 10 francs votre homard
et votre poulet - entre autres choses. Comment voulez-vous que M. Loisirs puisse diriger
ailleurs des citoyens conscients et organisés ?
Est-ce à dire que nos hôteliers ne songent qu'à écraser leur client et se retirent au bout
de six mois après fortune faite ? Vous savez bien qu'il n'en est rien, et je suppose que les
faillites seront nombreuses cet hiver. Mais vous ne savez peut-être pas sous quelles taxes
surhumaines est écrasé le moindre petit hôtel, dans une ville où plus personne ne s'arrête.
Voilà pourquoi - sans parler de nos grèves et de notre Front populaire - voilà pourquoi les
étrangers ne viennent plus en France, et les Français s’en vont ailleurs. Trouverez-vous
beaucoup de gens pour dire crûment la vérité ? La France est trop chère, elle est plus
chère que l'Espagne, que la Belgique, que l'Italie, elle dépasse les pays à réputation éle-
vée, comme la Hollande, l'Angleterre et même la Suisse - et on ne parle pas de l'Europe
centrale et orientale. Peut-être pourrions-nous demander à M. Loisirs d'apporter quelque
remède à cette situation : c’est à lui d'empêcher les ouvriers du Nord de partir en masse
pour les plages belges. Etant bien entendu qu'il ne les en empêchera pas par la force, mais
simplement en leur procurant en Normandie ou sur la Méditerranée ces pensions de 9 à 15
francs par jour qu'ils trouvent si aisément en Belgique.

Tous les pays ont une propagande touristique. La France n'en a pas. Avez-vous à vous
plaindre d'un accueil, d'un prix ? Vous savez où vous adresser en Italie, vous le saviez
même, il y a deux ans, en Espagne. En France, pas de sanctions. Voulez-vous un petit fait?
Vous savez que dès qu'une réduction sur les chemins de fer est accordée en Italie, en Al-
lemagne, le monde entier en est prévenu. Et les chemins de fer italiens sont beaucoup plus
chers que les chemins de fer français : mais, appâtés par l'idée de payer 70% de moins
qu'ils ne devraient, les touristes se précipitent. Nous avons essayé, en France, d'organiser
quelque chose de ce genre. Seulement, personne n'en est informé ! Une jeune Allemande
que je connais, ma chère Angèle, est venue récemment en France. Aucune agence de
voyage ne lui a appris qu'elle pouvait avoir 40% de réduction sur ses voyages. Elle l'a su
par hasard, et, devant traverser notre pays, a couru aux renseignements d'une grande
gare. On lui a expliqué qu'il existait bien une carte de réduction, mais qu'elle aurait dû la
demander en Allemagne, ou à la frontière. Elle désirait aller à Bordeaux ? Bordeaux étant
gare frontière, elle pourrait obtenir cette carte à son retour. Bref, déluge d’explications, plus
savantes les unes que les autres. Pourtant, elle alla s’adresser à un autre guichet, et on lui
donna aussitôt sa carte sans formalité. Qui le savait ? Personne, et même pas les em-
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 13

ployés des renseignements. On verra, par cette petite histoire morale, comme notre propa-
gande est bien faite.

On veut tout diriger aujourd'hui, ma chère Angèle, et nul aimable ivrogne n'aura bientôt
le droit de faire sa belote dans une arrière-boutique sans se conformer aux décrets - lois -
sur - l'organisation - de - la - belote - dans - les - classes - moyennes - pendant - les - inter-
valles - de - la - semaine - de - quarante - heures. Je n'aime pas beaucoup cela, vous le
dirai-je? Mais je vous dirai aussi que le tourisme n'est pas une affaire privée : ni M. Mussoli-
ni ni M. Staline ne versent dans cette erreur. On ne peut demander à l'hôtelier français qui
achète 20 francs son poulet cru au marché de vous le vendre cuit pour dix, avec l'aimable
prime d'un homard. Le mariage de ce poulet et de ce homard est un symbole émouvant de
notre situation, et vous devriez le peindre en un médaillon pour ce bon M. Loisirs. Favoriser
l'entrée des étrangers, leur faire connaître les avantages qui existent en France, et détaxer
l'hôtellerie en même temps que les autres commerces, peut-être a-t-il envie de le faire,
peut-être ne le peut-il pas tout seul. Tant que cela ne sera pas, les ouvriers du Nord iront
manger chez les "friteurs" de Bruxelles leur poulet de grain et leur homard d'Ostende.
1er août 1936

EN ATTENDANT LES CAMIONS DE TUEURS

Dans la salle où je vous écris, ma chère Angèle, se trouve un drapeau français que je
considère avec amitié. Il est fait de morceaux assez grossièrement assemblés : le bleu n'en
est pas très franc, et la hampe est un roseau. Ce drapeau a servi à traverser la frontière à
un Espagnol suivi de près par des miliciens antifascistes. Tous ces jours-ci, je vois passer
des autos où des drapeaux français énormes sont peints grossièrement à l'arrière, ou qui
portent alternativement les initiales de la Fédération anarchiste, et, plus souvent encore, les
mots Consulado francés, Dans la voiture parée de ces mots protecteurs, l'autre jour, il y
avait des Autrichiens, des Espagnols, des Italiens, qui ne se connaissaient pas entre eux et
qui avaient réussi, sous ce drapeau, à passer la frontière. Tout cela, lorsqu'on le voit de
près, est assez émouvant.
C'est d'un village de Cerdagne que j’écris cette lettre, et vous savez que, depuis que le
traité des Pyrénées a partagé la Cerdagne en deux, Français et Espagnols ne cessent pas
de se regarder avec amitié. On considère ici de plus près qu'ailleurs les événements d'Es-
pagne, parce que tout le monde connaît des Espagnols. Si vous avez lu l'admirable article
de M. François Mauriac de l'autre jour, l'un des plus beaux qu'il ait écrits, vous compren-
drez, ma chère Angèle, avec quelle fureur tous les Français, mais ceux du Midi, les Pyré-
néens plus encore, ont appris que le gouvernement de M. Blum pouvait aider (a aidé, si l'on
en croit M. Zyromski) des Espagnols à s'entre-tuer. On me dit qu'à Céret, on me dit qu'au
Boulou, qui sont de charmants villages pas très loin d'ici, on a vu passer des avions fran-
çais qui se dirigeaient vers la frontière.

Je franchirai cette douce pente qui sépare le Conflent de la Cerdagne, et je pourrai aper-
cevoir la petite ville de Puigcerda, où je suis allé bien souvent, et où, pour les fêtes de la
Vierge, on fait à coups de confetti de si belles processions. Que sera le 15 août à Puig-
cerda ? De Font-Romeu, on pouvait en voir brûler les maisons, et, tout à l'heure, nous ve-
nons d'apprendre la mort du maire et d'un notaire. Ce fut une belle mort, à la manière des
victimes de Scarface. Les révolutionnaires du pays, dans cet air pur, sous ce soleil rayon-
nant, n'ont peut-être pas assez de courage pour accomplir seuls leur triste besogne. Alors,
Barcelone envoie en auto, en camion, des équipes de tueurs. En quelques heures, on peut
aisément clouer au mur le maire et les notables, et le curé par-dessus le marché, déterrer
les religieuses mortes et les exposer sur les marches des églises, fusiller les petits garçons
à béret rouge, puisque le béret rouge, là-bas, n'est pas l'insigne des Faucons de M. Mon-
net, mais celui des carlistes. Puis les équipes de tueurs repartent sur leur camion, à toute
14 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

allure, sur les routes défoncées, et peut-être chantent-ils les admirables vieux chants de
révolte des Catalans ou encore leur Internationale :

Es la Iluta darrera,
Arropen nos, germans,
L'internationala sigue
La patria dels humans...

Si près de la frontière, sur ces routes que gardent les gendarmes armés, où tout à
l'heure est venu le général commandant la région, il n'est pas malaisé d'imaginer ces scè-
nes. Il suffit d'écouter parler ces Espagnols qui viennent de descendre d'une voiture ami-
cale, de les voir s'assembler pour lire les journaux français, se demander s'il est possible de
rentrer dans leur pays par la côte basque. Et toujours, toujours, ces automobiles bariolées
qui passent, puisque, pour peu de temps sans doute, les trois couleurs françaises sont en-
core une protection.

Les gens de ce pays, dans la montagne tout au moins, ont beaucoup à faire dans leur
vie et ne s'occupent pas beaucoup de politique. Hier, j'étais dans un village assez isolé, qui
doit bien compter cinq cents habitants (encore est-ce une capitale, celle de l'ancien comté
de Capcir), et où l'hiver est très rude.
"Nous avons des communistes ici, savez-vous, me dit-on avec un peu de fierté. Ils sont
sept. Et encore il y en a au moins six qui ne savent pas très bien ce que ce mot veut dire."
Heureux pays qui ne compte encore que sept communistes, et qui peut-être bat le re-
cord de la région ! Mais déjà on se demande si cela durera encore longtemps, et si la politi-
que ne vient pas chercher ceux qui ne désiraient pas s'occuper d'elle. Déjà, le réveil natio-
nal s'est accentué d'une manière extrêmement nette en Alsace, où l'on a brûlé à Hague-
nau, fief de l'autonomisme, le mannequin du Heimatbund. Déjà, la querelle des sanctions a
fait réfléchir les gens des Alpes et de Provence, qu'ils soient rouges ou blancs, et les a vio-
lemment séparés du gouvernement, comme l'on sait. Les événements d'Espagne, qui met-
tent en danger, par un paradoxe prodigieux, la plus sûre de nos marches, vont-ils avoir le
même résultat ? Ce n'est pas impossible. Car il est malaisé de ne pas songer au jour où,
sous un pavillon anglais, par exemple, les Français qui ont une auto seront obligés de
transporter leurs amis qui n'en ont pas. Par la grâce d'un gouvernement de pleutres et de
bandits, les cyniques, les marchands d'armes, les sadiques comme ce petit Pierre Cot (il
suffit de regarder son portrait pour deviner chez lui on ne sait quel érotisme du sang et de la
mort), font la loi à ces pauvres gueules de pions chahutés que montrent Blum et Salengro.
Le jour viendra, le jour n'est sans doute pas loin où nous confectionnerons avec des ta-
bliers de cuisine et des robes de petite fille quelque bannière étoilée, quelque étendard de
l'Union Jack. Où nous apprendrons que Paris ou Lyon, ou Marseille ont envoyé dans les
petites villes leurs camions de tueurs. Où les évêques rouges seront pendus dans leurs
chiffons de pourpre, et les curés démocrates éventrés avec leurs enfants de choeur, au
pied des croix renversées et des ciboires souillés d'excréments. Il faut nous hâter, ma chère
Angèle, de trouver un pays secourable, un drapeau qu'on n'ose pas trop offenser. Puisque
la France n'a pas de gouvernement, hâtonsnous de réclamer au moins les avantages du
protectorat.
8 août 1936

LE PARTI DE L'HONNEUR

On vous a demandé, ma chère Angèle, ce que c’était que ce carlisme dont on parle tant
à propos des événements d'Espagne. Bien que vous soyez un peu fâchée contre moi parce
que je n'admire point M. Blum et que je désire du fond de mon coeur voir M. Cot au diable,
vous m'interrogez à ce sujet. Pour vous, comme pour beaucoup d'aimables Françaises, tout
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 15

votre savoir sur ce point vient de Pour don Carlos, qui est un fort agréable roman de M.
Pierre Benoit, et que j'ai vu au cinéma muet il y a déjà longtemps. Vous confondez un peu
Allegria Detchart et la Passionnaria dont vous parle le Populaire, et vous vous demandez si
tous les carlistes sont semblables à l'excellent sous-préfet du pays basque. Mais quand j'ai
demandé pour vous ce que c'était que le carlisme, l'Espagnol auquel je m'adressais est
devenu grave et m'a répondu : "C'est le parti de l'honneur." Je trouve le mot assez beau et
très espagnol ; de cette Espagne attirante où la France, depuis tant de siècles, du Cid à
Hernani et au Soulier de satin, est allée chercher les images du risque, de la jeunesse, de
la confiance et de la parole donnée, même si, ce faisant, elle se trompait dans l'expression.
Je ne suis peut-être pas un très grand clerc en matière de carlisme, et je ne pourrais rendre
des points à M. Pierre Benoit. Mais j'essaierai de vous renseigner. Je n'ai pas besoin, ma
chère Angèle, de vous rappeler comment est né le mouvement : en 1833, le roi Ferdinand
VII abrogea la loi salique, afin de laisser le trône à sa fille Isabelle. Son frère don Carlos se
souleva, fut proclamé roi sous le nom de Charles V et soutint plusieurs années une guerre
sanglante. En 1860, son fils reprit la lutte. Enfin, en 1872, le neveu de ce dernier fit naître la
dernière grande guerre carliste, qui dura quatre ans. L'an passé, le dernier descendant de
don Carlos, don Jaime, chef de la maison de Bourbon, est mort. Ses droits ont passé à son
oncle, un vieillard de 82 ans sans héritier direct. Après lui, les partisans carlistes se range-
ront probablement dans les rangs des "alphonsistes", Alphonse XIII, descendant d'Isabelle,
étant l'héritier légitime de la dynastie. Il est peu probable qu'ils aillent chercher un Bour-
bon-Parme, et, d'ailleurs, le mari d'Isabelle était aussi un Bourbon. Vous voyez que, raison-
nablement et logiquement, le carlisme est un parti sans avenir.
Mais vous avouerai-je que ce qui me touche plus que tout dans ce mouvement si parfai-
tement espagnol, c’est son apparente inutilité ? Pour un vieillard de 82 ans, des provinces
s'enflamment, et elles ont trouvé un chef, ce Falconde héroïque dont toute la Navarre
s'émeut. C'est que le carlisme n'est pas une doctrine de politiciens : c'est une doctrine de
fidélité. Le principe dynastique est irréfutable, et tant que le dernier descendant de don
Carlos sera vivant, l'honneur commande de le suivre.
A cette fidélité primordiale se rattachent d'ailleurs d'autres fidélités. On s'en apercevra
suffisamment si l'on songe qu'à la fin de la monarchie, le carlisme avait à peu près disparu
à la Chambre : aux dernières élections, devant les dangers du communisme et de l'anar-
chie, il a conquis un grand nombre de sièges. Il se réveille quand l'honneur est oublié. Dans
la révolution nationale d'aujourd'hui, à côté des fascistes de Primo de Rivera, les carlistes
de Falconde se battent au premier rang pour la grandeur et la liberté de l'Espagne. Libre à
André Chamson de prétendre que le mouvement national est "coupé du peupIe" ce men-
teur à prébendes sait pourtant que les populations de Navarre qui se soulèvent sont pau-
vres. Ce sont des paysans de la montagne qui partent trouver Falconde avec leurs curés, et
leurs curés les bénissent et les confessent avant le combat. Ils meurent pour une idée in-
carnée, pour la justice, beaucoup plus que pour un intérêt immédiat.
Ajoutons que le carlisme, si idéal qu'il ait toujours été, a la force et la précision réaliste
des grandes doctrines. Le principe qui a fait son importance est l'union de l'autorité et des
libertés. C'est au nom des fueros que se sont soulevées trois fois, au cours du siècle der-
nier, les provinces du Nord. Par là, et même si les prétendants n'ont pas toujours été à la
hauteur du grand enthousiasme qu'ils soulevaient, le carlisme montrait un vif sens politique.
Lorsque les rois d'Espagne seront revenus sur leur trône, il est à souhaiter qu'ils s'inspirent
de ce libre régionalisme qui peut seul sauver l'unité nationale. En Navarre, en Andalousie, à
Valence, et surtout à Barcelone, c’est cette politique décentralisée, et elle seule, qui pour-
rait réussir.

Qu'on ne s'étonne donc pas de voir un mourant sans héritier aider au soulèvement de
l'Espagne. Car ce qu'il entraîne à son seul nom, ce sont des idées assez fortes et assez
belles, et ceux qui le suivent le savent bien. Mais on aime que l'exacte discipline des volon-
taires carlistes, que leur mépris de la mort, que leur enthousiasme s'attachent à une image
16 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

aussi pure, aussi dépouillée des combinaisons et des contingences. La pureté, voilà une
notion que nous n'avons guère accoutumé de rencontrer en politique.
J'espère vous avoir montré, ma chère Angèle, qu'elle s'allie à un sentiment assez précis
des remèdes nécessaires, à un juste réalisme. Mais elle demeure la pureté. Les horreurs
de la guerre civile nous auront au moins appris à connaître son étrange présence. On ne
saurait espérer de la presse du Front populaire, de Vendredi, de M. Chamson, de M. Gué-
henno, des curés rouges et des antimilitaristes affamés de décorations qu'ils saluent et
respectent le parti de l'honneur. Au moment où ils donnent l'exemple d'une bassesse aussi
accomplie et d'une gloutonnerie aussi naïve, nous pouvons pourtant nous consoler si l'hon-
neur, quelque part au moins, n'est pas tout à fait oublié.
15 août 1936

LES CLOWNS SUR LES TRÉTEAUX

En un temps où tout n'est pas rose, ma chère Angèle, il ne faut laisser échapper aucune
occasion de rire. Et ces occasions sont assez nombreuses, à mon avis, pourvu qu'on se
donne la peine de penser quelquefois au comportement de nos bons amis les intellectuels
antifascistes. Il faut dire que la situation n'était pas toujours drôle pour eux : les uns avaient
du talent, mais on les ignorait, les autres n'en avaient pas, et on les ignorait aussi, ou bien
on ne les connaissait que trop. Par bonheur, ce gouvernement de Front populaire que l'Eu-
rope et la lune nous envient a pris le pouvoir. Aussitôt, une grande ligue a été formée, celle
de ces intellectuels, justement, dont personne ne s'occupait, et qui ont commencé de rele-
ver la tête. Et nous avons assisté à de bien beaux spectacles.
Tout d'abord, l'union sacrée a été décrétée : Le Canard Enchaîné, qui n'aimait point les
artistes de la Comédie Française, se mit à admirer Mlle Marie Bell depuis qu'on avait pu
fouir dans le Quatorze Juillet de M. Romain Rolland. M. Maurice Rostand, qui faisait depuis
des millénaires les frais de plaisanteries un peu anciennes, devint aussitôt une étoile, un
poète sincère, bref, un auteur pour le peuple. M. Gide tomba dans les bras de M. Romain
Rolland, dont il avait dit jadis pis que pendre, avec cette ironie supérieure qui faisait son
charme. Il renia même les méchancetés intimes dont il avait couvert M. Blum. Bref, de Ju-
lien Benda au Merle Blanc, le Front populaire intellectuel fut constitué pour barrer la route
au fascisme et faire le trust des décorations.
J'avoue, ma chère Angèle, que j’ai toujours trouvé assez singulière cette prétention
qu'ont les intellectuels, depuis le romantisme, de vouloir nous régenter. Au nom de quoi un
honnête romancier serait-il meilleur politique que le bistro du coin ? Il se peut que cela soit,
mais il se peut aussi que cela ne soit point. Peu importe à ces messieurs : ils signent à tour
de bras leurs mandements, leurs manifestes et leurs bulles. Et voici qu'ils prétendent nous
donner des conseils que je trouve, pour ma part, assez étranges.
S'est-on assez moqué du joli mouvement de menton attribué à Barrès, un jour où il vou-
lait s'engager ! Nous a-t-on assez parlé du rire de Poincaré dans les cimetières ! Mais qu'on
lise Le Populaire : un sieur Hermann, monté à bord d'un avion de bombardement
au-dessus de Majorque, y décrit en esthète le claquement des mitrailleuses dans l'air bleu
du matin et la guerre fraîche et joyeuse. A quand un hymne à "Rosalie" ? Qu'on lise M.
Chamson dans Vendredi, M. Pierre Scize dans Le Merle Blanc : ils battent du tambour avec
allégresse, ils s'écrient : "Armons-nous, et marchez !", ils préparent la grande parade de la
mort : "Ce n'est que dix sous pour les militaires, et Mme Andrée Viollis versera la goutte !"
Ah ! que j'aime, ma chère Angèle, ce débordement d'enthousiasme ! Peut-être ne
connaissez-vous pas M. Pierre Scize ! Les Lyonnais savent qu'un quai de la Saône porte
ce nom. Mais c’est aussi celui d’un journaliste que les organes de gauche, jadis, repoussè-
rent avec horreur parce qu'il venait d'être décoré. Il a écrit une petite pièce gentille, il com-
pose des articles que l'on prétend sévères et où sont soigneusement respectés tous les
conformismes à la mode d'avant-hier. Mais, surtout, M. Pierre Scize est pacifiste. Il a écrit,
proclamé cent fois, qu'il ne marcherait plus jamais pour aucune cause. Toutefois, il n'a pas
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 17

tardé à comprendre qu'une telle attitude était singulièrement vieux jeu et qu'on le regarde-
rait de travers dans les salons. La révolution espagnole lui fut une excellente occasion de
sortir de l'ombre. Il commença par nous exposer ses troubles de conscience : n'avait-il pas
jadis blâmé M. Romain Rolland d'avoir abandonné le pacifisme intégral ? Eh bien, il s'en
confessait aujourd'hui, M. Romain Rolland avait raison : si Moscou est attaqué ou menacé,
il faut nous battre pour Moscou. M. Romain Rolland lui écrivit une lettre émouvante, et M.
Pierre Scize, ivre de joie, écrivit enfin son plus bel article.
"Ce qui me révolte, moi, imprima-t-il, c’est de ne pas apprendre qu'aux premières heures
du soulèvement monarchiste, la France du Front populaire n'a pas été tout de suite, coeur à
coeur, bourse à bourse, armes, munitions, volontaires, aux côtés de nos frères de Catalo-
gne et de Castille. C'est de ne pas apprendre qu'en hâte furent dressés aux carrefours les
tréteaux de l'enrôlement volontaire."
Ne cherchez pas, ma chère Angèle, le nom de M. Pierre Scize sur la liste des morts du
Guadarrama. Le mot de tréteaux doit être pour vous une illumination : il ne réclame qu'une
place éminente parmi les clowns de notre Révolution verbale.
Qu'on a du goût à voir s'entre-dévorer les Augustes du Front populaire ! Assez long-
temps, grave et vêtu de noir, M. Gide a joué le rôle de M. Loyal, assez longtemps, M. Gué-
henno a respiré avec ivresse l'odeur du crottin, et M. Chamson a battu pour le compte des
marquises la poussière des tapis. A force de contorsions, M. Jean Cassou, qui n’était pas
content de son étoile de papier, a réussi à avoir sa petite place, son voltige désormais en
pleine lumière, à travers les cerceaux disposés par M. Léo Lagrange.

Mais une nouvelle équipe montre les dents, mais de nouveaux clowns aspirent à entrer
en piste. Voici que s'agitent les hommes du théâtre, les hommes du cinéma : n'ayez crainte,
ce ne sont que des hommes du cirque. Par un coup de maître, M. Pierre Scize, hier incon-
nu, voudrait bien entrer dans la gloire. Il est prêt à tout pour cela, et même à bâtir ces tré-
teaux d'enrôlement où personne, pourtant, ne l'empêche de s'inscrire le premier. André
Malraux peut rapporter d'Orient de drôles de statues ou s'envoler à bord des avions de
Pierre Cot. Pierre Scize fera mieux, il fera le sergent recruteur. Quelle nostalgie du joli mou-
vement de menton ont ces adjudants en disponibilité ! Aussi regardez la parade : on n'en
imagine pas de mieux achalandée. Ils sont prêts à tout, ces intellectuels, pour attirer l'atten-
tion, au moment où tout le monde se moque d'eux. Un Roi-Soleil peint sur le derrière, André
1
Chamson joue aux grâces avec Jean Zay, un drapeau planté entre les fesses . Jean Cas-
sou marche sur les mains, Guéhenno brandit le violon sur lequel, le 2 août, il jouait la Mar-
seillaise dans une thurne de l'Ecole Normale (il pourra resservir). Et Pierre Scize fait le
grand écart.
22 août 1936

L'AVION DE 8H47

Je vous avais fait croire, ma chère Angèle, et vous m'en voyez tout contrit, que le flam-
beau de l'intellectualité antifasciste allait être ravi par M. Pierre Scize, dans cette olympiade
du sang et de la rigolade qu'ont organisée depuis peu ces messieurs. Il m'a été facile d'ap-
prendre qu'il n'en était rien, et que M. André Malraux ne se laisserait pas enlever si facile-
ment ses galons de sergent recruteur auxquels a droit depuis longtemps le plus brillant
"rempilé" de l'armée révolutionnaire. Mais peut-être ne savez-vous pas très bien qui est M.
André Mal-raux, car toutes ces célébrités populaires n'ont pas encore atteint ce qu'on
nomme communément la gloire. Comme vous êtes savante, vous n'ignorez pas qu'il a ob-
tenu, voici peu d'années, le prix Goncourt. J'ajouterai qu'il a un grand talent et qu'on ne doit
point le confondre avec un Guéhenno ou un Tartempion. Mais ce n'est pas ce talent indé-
niable qui fait l'originalité de sa curieuse physionomie commerciale et littéraire.

1
voir note de la page 34
18 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Sa personnalité littéraire, à vrai dire, semble s'estomper quelque peu, puisque M. Ma-
lraux, depuis trois ans, n'a guère publié qu'une nouvelle antifasciste, Le Temps du mépris,
spécialement dirigée contre M. Hitler. Par contre, on a vu s'annoncer dans l'auteur des
Conquérants et de La Condition humaine un de nos politiciens les plus doués pour la
contrebande et pour la traite des soldats. Vous ne savez peut-être pas, ma chère Angèle,
que l'ambassadeur du gouvernement de Madrid cherche à racoler des aviateurs, pour la
jolie somme de 25.000 frs par mois, sans compter l'assurance vie. Ces aviateurs, le contrat
qu'a publié un journal bien informé prévoit qu'ils auront à passer par l'intermédiaire de M.
Malraux. Vous voyez que M. Malraux est devenu une personnalité éminente et que le ser-
gent recruteur promet de hautes paies à ceux qu'il engage comme mercenaires. Cela vaut
mieux que le prix Goncourt. Toutefois ce n'est pas dans les étranges mystères de ce
contrat que réside l'intérêt majeur de cette petite histoire. Le problème, ma chère Angèle,
me parait être ailleurs.
Il est si difficile à exprimer en termes honnêtes que j'aimerais mieux le faire de vive voix,
et loin de votre mari et de vos enfants. Néanmoins, comme vous n'êtes pas ignorante, je
vous dirai simplement qu'il existe à l'heure actuelle deux auteurs que j'aimerais faire psy-
chanalyser : l'un est M. Julien Benda, l'autre M. André Malraux. M. Julien Benda, hâ-
tons-nous de le dire, est beaucoup moins sympathique, et le docteur Freud en personne ne
trouverait sans doute dans son érotisme que d'assez peu ragoûtantes excitations de vieil-
lard qui en est à l'âge des regrets beaucoup plus qu'à celui des réalisations. Relisez plutôt
le récit de certaine nuit de noces dans Délices d'Eleuthère : c'est l'un des chefs-d'oeuvre du
comique involontaire selon Tartuffe. J'ai toujours pensé que M. Malraux avait plus de vi-
gueur, et c’est un homme à qui pas grand-chose ne fait peur.
Mais enfin, à lire ses livres, on trouve toujours le plaisir uni d’une façon bien singulière à
la souffrance. Pour avoir écrit un jour que les deux textes les plus importants tombés de sa
plume me paraissaient être la préface à L'Amant de Lady Chatterley et la préface à un ef-
frayant roman du viol, Sanctuaire, de William Faulkner, pour avoir parlé à son sujet de goût
malsain de l'héroïsme, et évoqué le marquis de Sade, j'ai reçu de M. Malraux une lettre,
d'ailleurs courtoise, où il me prévenait qu'il n'aimait point le "divin" marquis. Ce sont là que-
relles peu importantes, et tous les sadiques ne se croient pas obligés d'apprécier l'en-
nuyeux auteur de Justine. Et cela ne nous interdit point d’évoquer cette ancienne figure en
lisant les récits curieux où M. Malraux semble chercher on ne sait quel plaisir à la descrip-
tion des tortures et de la douleur.
J'avoue qu'en découvrant le rôle politique assez considérable que M. Malraux, depuis
peu d'années, désire jouer, je n'ai pas seulement pensé à ces carrières d'aventuriers littéra-
teurs, dont Beaumarchais donna un si bel exemple. Il y a peut-être du Beaumarchais chez
M. Malraux, et même sûrement : du Beaumarchais trafiquant d'armes, agent de l'étranger,
amateur de révolutions. Il n'a pas plus de scrupules que Figaro, mais on imagine que Figaro
devait être gai. La gaieté, ma chère Angèle, a été proscrite depuis longtemps du Front po-
pulaire, et vous ne voudriez pas que nos augures, même entre eux, se missent à sourire.
Seulement, on peut trouver la joie, ou le plaisir, ailleurs que dans le rire. La sombre ardeur
de M. Malraux, celle que l'on devine dans son visage tourmenté, dans ses mains (qu'il aime
à faire photographier), dans ses livres obscurs et terribles, dans son activité secrète ou
publique, c’est une ardeur où il se complait bien étrangement. Il aime trop les scènes de
souffrance pour ne pas voir dans le risque, et même, si l'on veut, dans l'héroïsme, une sorte
de jouissance dangereuse, où il excite son esprit, où il peut calmer ses nerfs trop sensibles.
Il eût été étonnant de ne pas le trouver dans cette affaire de sang et de tractations.
On imagine assez bien le sergent recruteur d'un nouveau modèle goûtant les plus téné-
breuses voluptés après avoir passé quelque commande d'où peut dépendre la mort de
centaines d'hommes. Pour trouver du prix à l'existence, un simple train ne suffirait pas à
notre sous-officier, les soirs de bordée et de haute paie : il faut que l'avion de 8h.47 soit un
Potez de bombardement muni de tous ses accessoires.
29 août 1936
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 19

COLONIES DE VACANCES

Vous n'ignorez pas, ma chère Angèle, que beaucoup d'enfants, cette année, un peu
plus qu'autrefois je pense, vont rentrer à Paris ou dans les grandes villes après avoir passé
trois semaines ou un mois dans les colonies de vacances. Vous m'en voyez ravi, et ce n'est
certes pas moi qui blâmerai les communistes d'apporter tous leurs soins à cette cure de
santé. J'oserai même vous dire, et même si de tels sentiments doivent vous étonner un peu
de ma part, que je suis assez obligé aux grévistes de l'autre mois d'avoir obtenu certains
décrets qu'ils n'auraient jamais eus sans énergie. De cela je n'ai aucune reconnaissance au
gouvernement de Front populaire : il s'apprêtait à prendre gaillardement la suite des gou-
vernements de conservateurs abrutis et de radicaux retardataires qui nous ont valu la
législation sociale la plus arriérée du monde. Avant la guerre, Bebel le déclarait à Jaurès
avec hauteur : les réalisations de la monarchie prussienne étaient beaucoup plus "avan-
cées" que les rêves des socialistes. Et je ne parle pas de la Nouvelle-Zélande, de
l'impérialisme anglais.
Vous me voyez donc admirateur des congés payés, et si je ne vois aucune espèce de
raison (cela aussi, il faut le dire) pour qu'un vendeur de grand magasin gagne plus d'argent
qu'un instituteur, qu'un professeur de collège, qu'un sous-lieutenant, je ne crois pas céder à
cette abominable démagogie de l'égalité en me montrant satisfait de quelques conquêtes.
Quant aux colonies de vacances, elles posent d'autres problèmes, et même de fort gra-
ves. Un peu partout, cet été, on a pu voir des gosses en rang s'égosillant à chanter l'Inter-
nationale sur les routes, et conduits par des garçons ou des filles ornés de l'étoile rouge ou
de la faucille croisée au marteau. J'ai vu d'adorables moins de six ans lever le poing en
signe de menace et nous crier aux oreilles, d'un ton tout à fait terrifiant :

Prenez garde !
Prenez garde !
C'est la jeune garde
Qui descend sur le pavé !

Remarquez bien qu'il existe une de ces colonies de vacances que je connais un peu :
Elle a été établie voici quelque dix ans par une municipalité mi radicale mi modérée, et
j'imagine qu'il ne doit pas y en avoir beaucoup en France de cette sorte à avoir eu des
idées pareilles. Mais enfin, c’est un fait, il en existe au moins une, et on y envoie des en-
fants dont les parents ne sont pas censés tous communistes. Il y a même des enfants as-
sistés. Tout cela, par la grâce de quelques pions, chante avec ensemble l'Internationale,
siffle les automobilistes et les curés, lève le poing et ricane sur le passage des touristes. On
peut trouver, sans désirer manger la jeune garde à la croque au sel, que c'est un peu ex-
cessif. Mon seul espoir, ma chère Angèle, est que, de même qu'on a formé des générations
d'anticléricaux en mettant des garçons en rang au chant des cantiques, les moscovites
formeront des antimarxistes au chant de l'Internationale.
Mais on peut aussi réfléchir, sans attendre d’aussi lointains résultats. Je pense, ma
chère Angèle, que j'ai rencontré aussi des colonies de vacances sur la Côte d'Azur. Elles
ne chantaient point, elles n'arboraient pas d'insignes rouges. Etaient-elles neutres ou Croix
de Feu ? Pas du tout. Mais si vous alliez à Nice, vous verriez que le parti communiste a fait
placarder des affiches furieuses où il accuse les fascistes d'entretenir le touriste étranger
dans l'idée qu'il y a des manifestations sur la côte : ainsi qu'on le sait, ce sont justement des
fascistes qui ont fait la grève dans les hôtels en juin et insulté la reine d'Espagne. Quand on
rapproche ces petits faits, on comprend pourquoi les colonies de vacances, si bavardes
dans le reste du pays, sont muettes en Provence. Il s'agit de ne pas effrayer le touriste, et
tout cela nous confirme dans la triste pensée qu'on ne sera plus poli en France, bientôt,
que par lâcheté.
20 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Voyez-vous, ma chère Angèle, je ne suis pas très content quand je vois abrutir de pau-
vres gosses, au mépris de toute liberté, par quelques instituteurs esclaves de Moscou. Mais
je pense aussi que nos conservateurs, qui s'affolent si aisément, ne l'ont pas volé, et ne
l'ont pas volé non plus leurs complices les radicaux. Ils ont négligé la force, la santé de la
jeunesse, et la jeunesse a été prise par ceux qui pensaient à elle, qui savaient comment la
former. Ils n'y pensent qu'à cause de leur sale propagande, de leur sale parti, cela est sûr.
Ils la forment en la rendant sotte et hargneuse. On est peiné de voir ces bonnes figures de
petits Français, fils d'ouvriers, petits-fils de paysans, ces garçons et ces filles naturellement
aimables, naturellement souriants, toujours prêts à rendre un service, toujours prêts, sur-
tout, à admirer ce qui est beau et même ce qui est luxueux, systématiquement endoctrinés
pour la haine et pour l'injure.
Autour de moi, pendant que je vous écris, il y a une nuée de gosses du port, et ils sont
très gentils : si je leur demande ce qu'ils pensent, ils lèvent le poing en riant. Autour d'eux,
on est communiste, même si I’on ne vit, au sens strict du mot, que du luxe ; ils sont donc
communistes. Ils le sont, sans doute, parce qu'ils s'imaginent que là est la justice, et le pain,
et la paix, et la liberté. Mais ils le sont pour une raison plus profonde : ils le sont parce qu'on
s'est occupé d'eux. Parce que, depuis la colonie de vacances jusqu'au bal du Secours
Rouge, c’est le communisme qui s'est emparé de toute la vie sociale, des distractions et
des jeux. Voilà le chef-d'œuvre : non point créer une colonie ou un bal, mais en devenir le
maître. Ces fêtes innocentes qu'annonce le tambour de ville et qu'organisait jadis "la jeu-
nesse du pays", elles sont organisées aujourd'hui par "la jeunesse communiste". Ainsi, peu
à peu, on se réveille en pays soviétisé sans s'en rendre compte. Saluons sans ironie cette
grande leçon.
Tant qu'on ne s'apercevra pas de ce qui est nécessaire pour la gaieté et la santé d'un
pays, ma chère Angèle, la jeune garde descendra sur le pavé pour la grande peur des
bourgeois, des municipalités où l'on s'emplit les poches et où les impôts ne servent à rien -
et je n'aurai pas le coeur de m'en étonner.
5 septembre 1936

POUR UNE FETE DU TRAVAIL

Non, ma chère Angèle, je n'étais pas à Garches, où, pour amadouer les catholiques (les
curés avec nous !), l'Humanité organisa de si curieuses processions, où des prêtres à faux
nez de carnaval bénissaient la foule avec un balai de water-closet. Mais, si l'on met à part
ces manifestations révélatrices, je vous avouerai que cette grande fête populaire m'inspire
des réflexions qui ne sont pas toutes d'ironie. Vous le savez, je trouve profondément ridicu-
les les prétentions esthétiques du Front populaire : elles aboutissent à des représentations
théâtrales du dernier grotesque, où de bons musiciens servent de repoussoir à M. Romain
Rolland, et où les pauvres écrivains de service, à commencer par Henri Jeanson, sont obli-
gés de dire du bien de la Comédie Française et de Mlle Marie Bell, qu'ils avaient justement
honnies pendant des années. Mais je n'ai pas tout à fait la même opinion au sujet des fêtes
de l'été, et ces villages de vacances, voire ces derniers bals du 14 juillet, où toute une gaie-
té simple et charmante semble remise désormais aux mains de la jeunesse communiste,
m'ont donné à réfléchir.
C'est une grande chose, ma chère Angèle, pour un parti, que de mettre avec soi les as-
sociations de pêcheurs à la ligne, les danseurs de la fête locale, en attendant les proces-
sions, les joueurs de boules et les concurrents de nage libre. Je le dis sans la moindre pen-
sée de moquerie. Tant qu'on n'a pas avec soi la gaieté, on n'a rien. Et de même on n'a rien
quand on n'a pas avec soi le travail. Et on a beaucoup lorsqu'on a réussi à joindre le travail
et la gaieté.
M. Loisirs, me direz-vous, s'en occupe : je n'ai pas l'intention, ma chère Angèle, de vous
dire du mal de M. Loisirs ; mais je n'ai pas non plus envie, pour le moment, de vous parler
de lui. C'est à autre chose que je pense. Je pense au vilain tour qu'a joué M. Hitler aux so-
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 21

cialistes de son pays en instituant pour le 1er mai une grande Fête du Travail. Comme nous
sommes en Allemagne, elle est aussi une Fête du Printemps et de la Terre, une nuit de
Walpurgis avec feux de joie et chansons, et je doute qu'un culte pareil, toujours un peu
barbare, puisse s'implanter jamais en France. Mais pour la Fête du Travail, c'est autre
chose.
Je crois vous l'avoir dit, ma chère Angèle, c’est une des grandes pensées de Léon De-
grelle et du rexisme que de s'être emparé sans vergogne de quelques thèmes chers aux
révolutionnaires, du drapeau rouge, de l'air de l'Internationale et du nom de Front populaire.
Ah ! comme je voudrais un chef national qui fût capable de comprendre la profonde portée,
la nécessité vitale, d'une fête comme celle de Garches ! Ne nous moquons pas de ces ker-
messes, car une kermesse peut être charmante. On y va sans grand dessein préconçu,
même pas celui de réclamer des avions pour l'Espagne. On y va pour s'amuser en plein air,
et retrouver sur une plus vaste échelle la foire de village, unie aux foires de Paris, dans un
air plus pur que ces dernières.
Je rêve, voyez-vous, d'un parti national, ou d'une union de partis nationaux, ou d'un
groupe libre, de quelques hommes, assez audacieux pour organiser, au 1er mai prochain,
une grande Fête du Travail. Elle pourrait être la première manifestation vivante de ce natio-
nalisme social dont nous sommes, maintenant, pas mal à rêver. Je ne crois pas qu'il
s'agisse là d'une utopie, et je pourrais vous dire un jour quelques noms auxquels je pense.
Les partis nationaux, ou soi-disant tels, avec leurs parlementaires et leurs politiciens, se
sont laissé voler, et de trop grand gré, tout ce qu'ils auraient dû défendre : la solidarité des
travailleurs de toutes les classes de la nation, et bientôt la protection de cette nation
elle-même. Je crois que le premier obstacle à emporter dans la lutte, c'est, si l'on peut ainsi
l'appeler, l'obstacle de la gaieté. Il ne faut pas qu'après avoir réussi à faire croire qu'ils dé-
fendaient les travailleurs, des profiteurs lugubres du genre de Jouhaux réussissent à faire
croire qu'ils sauront aussi les distraire.
Ce n'est pas, naturellement, dans nos conservateurs que j'ai quelque espoir pour com-
prendre la dignité du travail et le charme des fêtes populaires. Les conservateurs, comme
disait le duc d'Orléans, ont un nom qui commence mal. Mais, après tant d'efforts, un peu
partout, on commence à comprendre que le véritable nationalisme est la plus hardie des
révolutions. Je voudrais que cette révolution non sanglante, que cette révolution "progres-
sive", comme disent les rexistes, eût ses fêtes et sa gaieté.

Je ne sais pas faire grand-chose, ma chère Angèle, je vous l'avoue humblement. Mais je
saurai bien planter quelques clous, ou coller des affiches, ou vendre des bonbons. Je vous
assure que je participerais de grand coeur à la première Fête du Travail organisée en
France par un parti national. J'espère que vous voudrez bien y venir faire un tour de che-
vaux de bois, même s'ils ne tournent pas au son de l'Internationale, et même si les travail-
leurs réunis pour une journée de jeux ne songent qu'à la joie et à la paix de leur pays, et
non aux moyens d'étendre au monde la guerre d'Espagne.
12 septembre 1936

TENUE DE CAMPAGNE

Voici l'automne, ma chère Angèle, et je décèle dans vos lettres un juste et féminin souci
des modes de cet hiver. Certes, vous n'attendez pas de moi que je vous indique comment
vous devrez vous habiller pour irriter vos amies et tenter le coeur des hommes. Mais ces
questions de mode, voyez-vous, ont bien leur importance, et je sais certaines corporations
tout entières, qu'on aurait cru soucieuses d'occupations moins temporelles, qui s'occupent
activement, ces jours-ci, de la manière dont elles auront à vêtir leurs ressortissants.

J'imagine qu'aux environs de 1790 ou de 1791, beaucoup de bonnes gens ne se dou-


taient pas que la Révolution, comme l'apprendraient plus tard leurs petits-enfants dans les
22 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

livres de classe, était déjà commencée. On met très longtemps à s'apercevoir de l'évidence.
Je ne crois pas être très original, ma chère Angèle, en vous révélant que nous en sommes
là, c'est-à-dire à la veille de la déclaration de paix à l'Europe et de guerre au roi de Bohême
et de Hongrie, à la veille de nouvelles lois contre le monde ouvrier, contre les libertés, et
diverses autres choses. On commence à s'en douter, d’ailleurs, un peu partout, et j'imagine
que monsieur votre mari, dans votre province, a déjà assisté à ces réunions dont on me
parle, où l'on prépare, pour les femmes et les enfants, un plan d'évacuation vers des lieux
sûrs. Mais ce n'est pas de voyage que je veux aujourd'hui vous entretenir, c’est de mode, je
vous l'ai déjà dit.
Un peu avant de quitter ces villes et ces villages du Midi où passent de temps à autre
des camions à destination de l'Espagne, j'ai pu parler avec un excellent curé qui m'honore
de son amitié. Je n'ai pas, je vous l'avouerai, beaucoup de relations dans ce que l'on
nomme avec pompe les milieux ecclésiastiques, et j'ignore si tous les curés de village res-
semblent au mien. Il me plaît parce que c’est un homme courageux. Je l'ai entendu se
plaindre en chaire qu'on n'ose même pas ordonner des prières publiques pour le salut de la
France et du monde, ainsi que cela se faisait autrefois, en des temps qui étaient plus sûrs
que le nôtre. Il est très vrai que chacun, dans son ordre et dans son métier, commence par
ne pas oser s'affirmer et par avoir peur.
Cependant, il faudrait être bien aveugle pour ne pas voir où vont le monde et notre pays,
et, quelque trois semaines après ce sermon mémorable, mon curé m'a entretenu de mode,
comme j'avais l'honneur de vous le dire. Le village où il exerce son ministère est assez
calme, néanmoins, à la ville voisine, et sans que les journaux en aient parlé, une bande de
braillards avait donné, la nuit précédente, l'assaut à une église, qui dut être surveillée par
les gardes mobiles. Simple exercice, assurément, et contagion des voisins d'Espagne.
Néanmoins, dans sa propre église, on venait de fracturer les troncs, qui ne doivent cepen-
dant pas être très garnis. L'excellent homme était un peu ému, et c'est comme cela que
nous avons parlé des toilettes de cet hiver.

Ce qu'il m'a dit, je ne l'ai vu annoncer nulle part, et je trouve pourtant cela assez signifi-
catif. M. Maurice Thorez, qui fait tant d'avances aux catholiques, m'en voudra sans doute
de le révéler, mais j'aimerais assez que quelques bonnes âmes naïves y trouvassent ma-
tière à réflexion, Figurez-vous, ma chère Angèle, que mon curé a reçu le conseil de son
diocèse, de même que les autres prêtres, d'avoir à sa disposition un habit laïc. La prudence
est une des grandes vertus, et il est inutile de s'exposer vainement, inutile et même interdit.
En cas de révolution, il vaut mieux pour un prêtre circuler dans les rues en vêtement de laïc,
et ce que les règlements militaires nomment "tenue bourgeoise" constitue un minimum de
précaution. "Cela ne s'adresse d'ailleurs pas seulement aux prêtres, ajouta mon curé. Je
sais, par exemple, que les carmélites ont reçu le conseil, ou l'ordre, elles aussi, de se pré-
parer des robes laïques. D'autres ordres, comme les soeurs du Très Saint Sacrement, n'ont
pas besoin de grandes transformations. Les religieuses ôteront leur guimpe, leur cornette,
leur chapelet, elles mettront un foulard sur la tête comme nos paysannes, et pourront
peut-être ainsi passer pour des femmes d'humble condition." Je n'en suis pas très sûr, et il
me semble, ma chère Angèle, que les étoffes ecclésiastiques n'ont guère de rapport avec
celles qui servent d'ordinaire à confectionner les vêtements des femmes, surtout jeunes, et
même "d'humble condition". L'histoire des révolutions nous enseigne d'ailleurs (un jour que
vous viendrez à Paris, je vous montrerai la liste des victimes du cimetière de Picpus) que
l'humble condition ne suffit, hélas ! point à sauver les innocents de la furie des révolution-
naires.
Mais peu importent ces détails : que pensez-vous de cette sage et inquiétante mesure,
qui n'a pas été prise, je l'imagine, seulement pour les compatriotes de mon curé ? Pour ma
part, ma chère Angèle, j'avoue que je suis demeuré pensif. Tout ce qui est administratif est
assez lent à la compréhension, et cette grande administration qu'est l'Eglise a prouvé assez
souvent, ces dernières années, qu'elle n'ouvrait pas volontiers les yeux sur les périls. Si elle
les ouvre aujourd'hui, il faut croire qu'ils sont bien proches.
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 23

Quand j'ai repris le train, j'ai croisé à Narbonne, à Toulouse, des miliciens (et des mili-
ciennes) d'Espagne. C'était deux jours après la prise d'Irun. Pour dire la vérité, ces garçons,
qui s'en allaient passer à Cerbère une bien complaisante frontière, ne venaient probable-
ment pas de se battre. Par un mystère que je n'ai pas éclairci, leurs uniformes étaient flam-
bant neufs, leurs cuirs rutilaient, de même que la grande étoile rouge de leurs calots ou de
leur col. Peut-être un jour m'expliquera-t-on qui équipe en France les miliciens espagnols.
Mais cette tenue me fit songer aux discours de mon curé et aux vêtements civils que bros-
sent et raccommodent en ce moment les gouvernantes des presbytères.
Tenue bourgeoise ou tenue militaire, je crois que tout Français, en ce moment, doit pré-
parer pour cet hiver sa tenue de campagne. La prudence ecclésiastique nous y invite for-
tement. Je ne me permettrai d'ajouter à ses conseils qu'une seule chose, puisque nous
avons décidé de parler de mode : il convient que cette tenue permette des mouvements
assez libres, afin de ne pas servir seulement à se mettre à l'abri, mais aussi à se défendre,
et à attaquer.
19 septembre 1936

NOS MARINS DE CRONSTADT

Oui, ma chère Angèle, les théâtres de Paris commencent à ouvrir leurs portes, et les ci-
némas en font autant. Mais, ces jours-ci, où la politique a tant d'importance, comment ne
pas emmener ses préoccupations avec soi, même dans les salles de spectacle ? Aussi ne
vous étonnerez-vous pas si le plus beau film de cette semaine, celui que vous devrez voir à
tout prix, soit inspiré, lui aussi, par la politique. François Vinneuil, pour cette raison, me per-
mettra de vous en parler.
Vous le savez, j'ai toujours une faiblesse pour les films russes. Le Cuirassé Potemkine,
Tonnerre sur le Mexique m'ont toujours paru des oeuvres magnifiques, dont nos vaudevilles
et nos drames mondains, hélas ! sont bien loin. Je me suis pourtant fait injurier par des
camarades hirsutes lorsque j'ai contemplé Les Marins de Cronstadt dont on vous a parlé ici,
et qui paraissent empreints du militarisme cocardier le plus repoussant. J'ai même murmu-
ré: "Mais c’est du Déroulède!" A quoi un tovaritch placé près de moi répliqua d'un ton
mi-furieux, mi-émerveillé : "Si Déroulède est comme ça, Déroulède est très bien !" Et je
n'eus plus qu'à admirer combien nos communistes sont prompts à applaudir quand on leur
montre comment se défend la patrie russe, eux qui siffleraient un soldat français à Verdun.
Toutefois, je dois dire que le film que j'ai vu me parait dépasser, et de beaucoup, Les
Marins de Cronstadt en vertus héroïques. J'ai contemplé, sur l'écran magique, cette ville
d'ocre et de soleil que je connais bien, ses ruelles étouffées, ses grilles forgées, ses portes
barbares. J'ai revu, en quelques images prestigieuses, la place aux cent balcons, éclatante
sous la lumière, et j'ai revu, dressé au-dessus du fleuve profond et vert, tout cet entasse-
ment de maisons, d'églises et de forteresses. Aussi vite, aussi magistralement qu'Eisens-
tein résume l'Espagne au début de Tonnerre sur le Mexique, le metteur en scène inconnu
résumait la grandeur âpre d'une cité éternelle. Puis le drame commençait. Sous les atta-
ques incessantes, sous l'éclatement gris des bombes, le sec halètement des mitrailleuses,
des jeunes gens pâles et mal rasés, des enfants encore, défendaient pied à pied une cita-
delle déjà croulante. Bientôt, il ne reste plus qu'une tour carrée. La dynamite l'emporte. La
troupe décimée se réfugie dans les souterrains. Et ce sont ces épisodes cruels et prodi-
gieux, que seul peut inventer un metteur en scène de génie, ces épisodes qui donnent un
sens et un élan au drame, et l'empêchent de ressembler à un simple documentaire : le feu
interrompu quelques instants pour permettre la venue d'un prêtre qui confessera les mou-
rants, les combattants aussi, et les femmes réfugiées ou prisonnières dans le souterrain ; la
naissance de deux bébés, enveloppés dans des langes de fortune, barbouillés de suie et
de poudre, au milieu même de cet enfer (et le prêtre les soulève, et les baptise) ; le su-
prême assaut, la lance d'arrosage accrochée à un camion d'essence, prêt au feu, et cet
enfant qui sort de la citadelle, sous les balles, qui s'empare de la lance et la retourne contre
24 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

les assiégeants, puis tombe mort, la face sur le sol ; les avions amis qui jettent des provi-
sions, des armes, mais les provisions et les armes tombent en dehors de l'enceinte ; le
sang, la misère, la maladie, la mort, traduites en images sublimes. Je ne crois pas qu'on ait
rien pu inventer de plus saisissant et de plus fort.

Vous me demanderez, ma chère Angèle, quel est le titre de ce film bouleversant, dans
quelle salle on peut le voir. Hélas ! Je suis bien forcé de vous avouer qu'il vous faudra pé-
nétrer pour cela dans quelque salle des châteaux de l'âme, comme disent les mystiques
espagnols. C'est là seulement, et par la grâce de votre imagination, ou peut-être par quel-
que don de prophétie, que vous pourrez voir nos Marins de Cronstadt à nous, que nous
appellerons, si vous le voulez bien, Les Cadets de Tolède. Car ce film n'existe pas.1 Tout ce
que je vous ai raconté, vous le savez par les journaux, est pourtant vrai. A tant d'héroïsme,
tant d'images magnifiques de la grandeur, nous avons tous été suspendus pendant deux
mois. Nous connaissons aussi l'attitude de ceux qui nous demandent d'applaudir Les Ma-
rins de Cronstadt : devant les cadets de l'Alcazar, rêveuse et pensant vaguement aux em-
brassements de son sergent recruteur, Madame Clara Malraux prenait des photographies,
pendant que M. Lurçat, désolé d'avoir manqué l'ouverture de la chasse, empruntait un fusil
à quelque milicien, et "tirait le rebelle", comme d'autres le lièvre, ainsi que nous l'a raconté
fièrement Vendredi.
Je pense, ma chère Angèle, que nous courons le risque de ne jamais voir Les Cadets de
Tolède à l'écran, même pas aux actualités, même pas par les photographies de Mme Clara
Malraux. Quelle belle oeuvre, pourtant, quelle admirable matière que ces sujets dessinés et
construits par le destin ! Seulement, avant même de savoir si l'Espagne nationale com-
prendra la vertu du cinéma, comme sont en train de la comprendre Hitler et Mussolini, il y a
autre chose que je voudrais voir réaliser, et qui est peut-être plus simple. Ces Cadets de
Tolède imaginaires, chacun de nous a le pouvoir, justement, de les imaginer. Qu'il le fasse.
Qu'il n'ait pas honte de le faire et de le dire. Encore aujourd'hui, trop de gens, trop de bra-
ves gens, craignent d'indiquer clairement où vont leurs sympathies, ont peur soit d'un ridi-
cule fictif, soit de quelque compromission. Eh bien, je crois, ma chère Angèle, que ces
temps doivent finir.

Le bolchevisme russe a compris la vertu des images et des mythes. Pourquoi n'honore-
rions-nous pas, nous aussi, nos héros et nos saints ? Aux marins de Cronstadt morts sans
savoir pourquoi, pour une internationale dont ils ignoraient même le nom, il convient d'op-
poser des héros plus volontaires et plus conscients. Les cadets de Tolède, certes, apparte-
naient d'abord à l'Espagne, dont ils sont une incarnation symbolique désormais aussi admi-
rable que celle des héros de la reconquista et du chevalier enterré à Burgos. Mais de si
hautes vertus peuvent servir d'exemple à tous, et nous avons le devoir de dire que nous les
honorons. Pendant des années, on a appris au peuple français, et à la bourgeoisie fran-
çaise en particulier, qu'il ne fallait pas donner dans les grands sentiments. Je respecte le
sens de la pudeur et de la discrétion, pourvu qu'on ne le confonde point avec cette ‘‘me-
sure’’ que j'ai en horreur. Mais un peuple a besoin de rapprendre, parfois, les grands senti-
ments, et il ne le peut que si on lui enseigne qu'il doit honorer, partout où il les rencontre,
les grandes images de l'honneur et du mépris du monde.
M. Blum me permettra, ma chère Angèle, de citer la Bible où il est dit que ‘‘sans vision, le
peuple périt’’. Je crois assez à cette vérité mystérieuse. Dans un temps où ne manquent
pas les horreurs, les vilenies et les platitudes, il convient de ne pas avoir honte de nos vi-
sions et de nos images : en attendant de les voir vraiment, plaçons celles des cadets de
Tolède sur l'écran idéal de notre Panthéon à nous.
26 septembre 1936

1
Il sera réalisé en 1939 par Augusto Genina (co-production italo-espagnole) sous le titre Sin novedad
en el Alcazar. (note de l'édition)
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 25

SAVEZ-VOUS PLANTER LES CHOUX ?

Vous êtes une bonne ménagère, ma chère Angèle, et vos opinions résolument démocra-
tiques ne vous empêchent pas de vous inquiéter du coût de la vie. Je ne suis même pas
sûr que monsieur votre mari ait souscrit à ce fameux emprunt clos très brusquement deux
jours avant la dévaluation, et moins sûr encore que vous l'en ayez beaucoup blâmé. Mais
vous vous imaginez que ma présence à Paris me place au centre de tous les renseigne-
ments, au milieu même du Conseil des dieux, et vous me demandez ce qu'il faut faire. Vos
amies font déjà provision de sucre, de conserves et de pétrole : devez-vous les imiter ?
Hélas ! les dieux ne me disent rien, et je ne puis vous écrire que pour vous raconter ce
que je vois, ce qu'on me dit, dans un univers passablement affolé. Avez-vous reçu des
coups de téléphone ? Tous les gens que je connais en reçoivent de leurs fournisseurs :
"Allo ! Monsieur, avez-vous l'intention de vous commander un complet cet automne ? Hâ-
tez-vous ; la quinzaine prochaine, il vous coûtera cent, deux cents, trois cents francs de
plus, selon vos goûts et vos moyens. – Allo ! Monsieur, ici votre chemisier. Vous n'avez
besoin de rien ? La semaine prochaine, tout sera augmenté chez moi de vingt-cinq pour
cent. – Allo ! Madame, nous savons que vous avez l'habitude, chaque année, de venir dans
notre magasin acheter tout ce qui vous est nécessaire pour votre maison. Nous ne voulons
pas vous faire l'article, mais nous vous faisons remarquer qu'on prévoit une augmentation
de trente pour cent à tous nos rayons dans les jours qui vont venir." Entre nous, il y a
peut-être quelque hâte et quelque excès en de telles nouvelles, et les affaires ne seront
pas mauvaises, cette semaine, pour tous. Mais je ne puis nier que ces coups de téléphone
sont donnés quotidiennement.
Le dernier jeu de société, ma chère Angèle, consiste à se demander, l'une à l'autre, quel
est le taux d'augmentation du coût de la vie. Les unes prétendent que, depuis juillet, elles
se ruinent lorsqu'elles achètent leurs oeufs, leur beurre, leur eau de Javel. D'autres, qui me
paraissent plus près de la vérité, avouent que c’est en juillet et non en septembre qu'ont eu
lieu les véritables augmentations - en attendant, certes, celles d'octobre. En tout cas,
peut-être avez-vous entendu parler de la grève des Halles et peut-être, vous, provinciale,
en avez-vous été stupéfaite.
C'est un des symboles les plus frappants et les plus clairs du monde renversé où nous
vivons. Savez-vous combien on vend le cent de choux-fleurs aux Halles ? On le vend dix
francs. Savez-vous combien on est arrivé, ces jours-ci, à vendre le mille de salades ? On l'a
vendu cinq francs. Madame votre mère pourra vous dire sans doute qu'aux jours bienheu-
reux de la douceur de vivre, avant la guerre, il ne lui est jamais arrivé d'acheter sa salade
un demi-centime la pièce, même un demi-centime or. "Mais, protesterez-vous, cela ne m'est
jamais arrivé non plus, pas plus que de payer deux sous le chou ou le chou-fleur. Que ne
suis-je à Paris !"

Rassurez-vous, ma chère Angèle, aucune Parisienne n'a jamais fait son marché, même
ces jours-ci, avec une pièce de 50 centimes pour tout viatique. Le chou coûte toujours
trente sous pour la ménagère, et la salade, ravie à sa charrette surchargée, coûte toujours
un demi-franc, si ce n'est un franc entier. Ce sont là les mystères de Paris, et plus proba-
blement les mystères de la France et du monde.
Vous ne vous étonnerez donc pas si les maraîchers des Halles ont fait la grève sur le tas
de légumes.
Je ne suis pas économiste, et je ne vous indiquerai pas les remèdes qu'il convient d'ap-
porter à de telles erreurs. Je sais seulement, ayant l'esprit simple, qu'il n'est pas possible
pour un pays de demeurer dans un état où le maraîcher ne vend pas sa salade et où le
client pourtant l'achète fort chère. L'histoire nous enseigne que le peuple n'aime guère ceux
qui gagnent un peu trop d'argent sur sa nourriture. Vous savez bien que je ne parle pas du
commerçant de détail, qui est écrasé par l'impôt. Mais, de temps en temps, lorsqu'on lit des
livres sur le passé, on a l'impression, au milieu d'un désert assez lamentable, d'arriver à une
sorte d'oasis, à un paysage merveilleux de fraîcheur, de poésie et de raison mêlées. C'est
26 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

l'oasis, le paysage où l'on pend les spéculateurs, où l'on pend aussi ceux qui n'ont pas su
protéger les consommateurs de choux en même temps que ceux qui les plantent. Je crois
qu'il faut prendre garde, ma chère Angèle, que de telles oasis ne surgissent bientôt à l'hori-
zon, et elles seront autre chose qu'un mirage.
Il ne s'agit plus de savoir aujourd'hui, comme dans une chanson bien innocente, si l'on
sait toujours planter les choux. C'était le bon temps que celui où l'on n'avait pas d'autre
préoccupation que cette élémentaire compétence. Il s'agit de savoir si nous allons payer le
chou son poids de papier en franc-Blum, sans que pourtant cela rapporte rien à celui qui l'a
planté. Il s'agit de savoir encore si nous allons voir ces beaux jours de l'Allemagne
d'après-guerre où, sauf votre respect, un hôtelier, s'étant aperçu que la feuille de papier
hygiénique lui revenait à trente marks, avait préféré offrir à ses clients des liasses de billets
de vingt marks. Il s'agit de savoir si tout sera possible et si on laissera tout faire.

Vous avez dû jouer, ma chère Angèle, du temps où vous alliez en classe, une petite
pièce de Banville que l'on aime beaucoup dans les pensionnats et qui met en scène le
poète Gringoire. Vous savez que celui-ci récite innocemment au roi Louis XI une ballade où
il décrit un bois chargé de pendus, qu'il nomme "le verger du roi Louis". J'avoue que je me
demande, en considérant ces choux, ces salades, ces titres d'emprunt et ces billets de pa-
pier : quand aurons-nous la chance de revoir le verger du roi Louis ?
3 octobre 1936

L'ESPRIT DE L'ESCALIER

Il y a des gens, ma chère Angèle, qui doutent encore que la révolution soit commencée.
Ils attendent peut-être, pour en être sûrs, que la guillotine soit dressée sur les places publi-
ques, et qu'on affiche dans les rues le manifeste du duc de Brunswick. Mais je crois que
c’est une mauvaise définition de la révolution, ou, si vous préférez, une définition d'esprit
lent. La révolution est commencée lorsqu'on accepte naturellement des choses qui, au
fond, sont tout à fait extraordinaires. Lorsqu'on autorise une manifestation et pas une autre,
lorsque, le même jour, on laisse organiser une réunion par la Fédération Anarchiste de Bar-
celone et qu'on interdit celle de Léon Degrelle. Ou même, plus humblement, lorsque vous
demandez un quart Vichy dans un café et qu'on vous répond : "Non, Monsieur, Vittel si
vous voulez." Lorsque l'épicier auquel vous commandez deux kilos de sucre vous dit aima-
blement : "Nous n'avons le droit d'en livrer qu'un kilo à la fois." Lorsqu'on s'incline, lorsqu'on
accepte, c’est que la révolution est vraiment commencée. Ceux qui ont pour métier d'exploi-
ter cette révolution le savent bien, encore qu'ils souffrent d'une autre forme de la lenteur
d'esprit. Peut-être, dans votre province, ma chère Angèle, avez-vous vu ces affiches rouges
qui proclament en lettres capitales que Madrid est menacé, et font le signe de détresse. Je
dois avouer que l'autre jour où les cafés étaient fermés, les gens lisaient beaucoup ces
affiches rouges et ne semblaient pas les approuver entièrement. Ils s'intéressaient à ce qui
se passait autour d'eux, à la manifestation du lendemain au Parc des Princes, à la dévalua-
tion, au coût de la vie.
Disons-le franchement : l'Espagne peut encore mettre le feu au monde, puisqu'elle brûle,
mais la tentative de Moscou a été un échec. Nous n'irons pas de sitôt au-delà des Pyré-
nées, tout au moins pas avant que, par un joyeux retournement des choses, la France ne
reconnaisse le gouvernement rebelle de l'Etat séparé de Catalogne, qui ne manquera pas
de se constituer dès la prise de Madrid. Mais nos intellectuels recruteurs, mais la famille
anthropophage de Vendredi, n’ont pas encore compris qu'ils avaient manqué leur coup. M.
Malraux veut vendre des avions. M. Lurçat veut emmener la poétique Mme Malraux sur les
ruines de l'Alcazar, au clair de lune. De retour de Moscou, M. Chamson a dû rapporter des
ordres, des modèles, de la copie pour Vendredi. Ils ont racolé tout le vieux fond de la pen-
sée antifasciste : Jean Richard Bloch, qui mérite de rester libre pour avoir écrit, il y a un an,
que Mussolini trouverait dans l'Ethiopie son désastre du Mexique ; Aragon, Aveline, Cas-
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 27

sou, les naturalisés du Populaire. Et ils ont rédigé ces affiches larmoyantes où ils nous exci-
tent encore à la guerre pour l'Espagne.
Quelle étrange chose que le destin de ces garçons ! Ils forment la génération de ceux
qui ont manqué le coche. Certes, ma chère Angèle, quelques-uns d'entre eux ne sont pas
dépourvus de talent. Et je n'assimile tout à fait aux autres adhérents du Front Littéraire ni M.
Gide, ni M. Jules Romains, ni M. de Montherlant. Mais enfin, la plupart d’entre ces gens-là
ont été des "espoirs", espoirs charmants, il y a dix ans. L'après-guerre est fini depuis long-
temps déjà, et nous sommes plutôt dans une période qu'on baptiserait aisément
avant-guerre. Nous savons que M. Chamson ne fera pas mieux que Les Hommes de la
Route, et que M. Cassou n'a rien à dire. Ils sont arrivés un peu tard dans les lettres, avec
leurs tics, leurs manies, leurs thèmes déjà un peu usés. La politique leur est apparue
comme un procédé merveilleux de renouvellement, comme une étrange et puissante jou-
vence. Et là, je crois qu'il ne faut pas oublier de joindre à la troupe, et Gide, et Montherlant.
Seulement, quelle serait l'ironie du sort si, là aussi, ils étaient arrivés un peu en retard ? Si,
dupés par l'apparence, ils n'avaient opté pour la révolution au moment où elle est vaincue
dans le monde entier, et si, jusque dans les plus petits détails, ils ne prouvaient constam-
ment qu'ils n'ont jamais compris qu'après quelques minutes de réflexion !
Devant ces affiches espagnoles, ma chère Angèle, on peut rêver sur ces destins man-
qués. J'imagine que M. Blum lui-même, qui est homme de lettres, doit sourire un peu lors-
que M. Loisirs les lui apporte pour le distraire. Les hagiographes (à moins que ce ne soit
Jules Lemaitre) racontent que lors du martyre des onze mille vierges, l'une d'elles arriva en
retard et ne fut suppliciée que le lendemain. Cette patronne des attardés serait-elle la pa-
tronne du Front Littéraire ? M. Chamson serait-il la onze millième vierge des Intellectuels ?
Il est trop peu naïf, me dira-t-on, pour revendiquer un tel rôle. Je ne crois pas vous révé-
ler un secret d'Etat, ma chère Angèle, en vous disant que la prise de Madrid devait être le
signal d'une grande manifestation antifasciste, et que, comme par hasard, nos princes vien-
nent d'interdire les manifestations de masse. Il nous reste donc à réfléchir sur cette affiche :
Vendredi n'a pas toujours été tendre pour M. Blum et pour "les réflexes peu républicains"
(sic) de M. Yvon Delbos. S'agit-il d'une sorte de déclaration de guerre, rapportée par Cham-
son de Moscou ?
Parmi les signataires en tout cas, je relève assez de noms d'ahuris, de zozos de la révo-
lution, d'admirateurs du théâtre du peuple et de Mme Brunschvig, pour ne pas supposer
que les onze mille vierges ont envoyé quelques délégués. Et je tiens la proclamation pour
Madrid, jusqu'à nouvel ordre, comme le symbole le plus frappant de l'incompréhension que
montrent ces intellectuels à l'égard de notre temps, et la plus touchante image qu'ils puis-
sent nous offrir de l'esprit de l'escalier.
10 octobre 1936

L'ETRANGER AIME-T-IL LA FRANCE ?

Je me trouvais, il n'y a pas longtemps, ma chère Angèle, dans une maison fréquentée
par des patriotes. Vous êtes une belle jacobine, et je suis sûr que vous donnerez à ce mot
le sens qui convient : je veux dire que la plupart des personnes présentes étaient des amis,
soit de M. Blum, soit de M. Zay, soit encore de M. Thorez. La conversation, vous n'en dou-
tez pas, vint sur la politique et sur les divers événements qui troublent notre planète.
Comme les personnes dont il s'agit étaient fort au courant de ce qui se passe, elles sa-
vaient que M. Léon Degrelle, après l'interdiction qui lui fut signifiée de parler en France,
avait écrit sur notre pays "légal" un article véhément, elles savaient aussi que le général
Franco n'était pas tout sourire pour le Front populaire, et que M. Antonesco n'avait aucune
admiration pour le pacte franco-soviétique. Comme on évoquait l'une ou l'autre de ces per-
sonnalités éminentes, l'un des assistants lâcha le grand mot :
- ‘‘Il n'aime pas la France.’’
28 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Je me permis, ma chère Angèle, d'élever la voix, et, sans vouloir examiner si cette parole
ne manquait pas un peu de nuances, de dire à mon interlocuteur :
- "Mais, pardon, si vous étiez à la place d'un Roumain ou d'un Espagnol, est-ce que vous
aimeriez la France ?"
On me regarda comme on doit regarder le mécréant qui, en plein prêche du curé, expri-
merait soudain à voix haute ses doutes sur l'existence de Dieu ou sur l'infaillibilité pontifi-
cale. Un océan de réprobation semblait avoir déferlé sur cette maison bourgeoise. Notre
hôtesse déjà vérifiait mentalement ses petites cuillers : quand on dit des choses pareilles,
n'est-on pas capable de tout ? Je n'avais pas emporté les fourchettes à entremets, mais je
persistai dans mon opinion.
A vous qui êtes raisonnable, ma chère Angèle, ne peut-on dire la vérité ? Cela a toujours
été la rage de la France de vouloir être aimée, comme si on fondait une politique sur
l'amour et sur le plaisir. Elle s'imagine de bonne foi être entourée de soeurs latines, de tan-
tes anglo-saxonnes, de lointaines amies slaves et de cousines germaines. Lorsque le petit
frère belge prétend qu'il n’est pas si petit que cela, ou que la soeur latine déclare qu'elle
veut sortir sans chaperon, le bourgeois français s'indigne comme lorsque sa belle-soeur ne
l'a pas salué dans la rue. Il faudrait tout de même abandonner cette politique de querelles
de famille qui nous a assez souvent rendus ridicules.
Mais il y a mieux encore, ma chère Angèle. Il est entendu que nous devons être aimés.
Un Tchécoslovaque disait un jour à un de mes amis: "J'aime tant la France ! C'est le pays
de la Révolution et de la Franc-Maçonnerie." Mon camarade n'osa pas le détromper, et,
pourtant, qui ne verrait avec évidence l'illogisme de ceux qui se plaignent de n'être pas ai-
més, même par ceux qui ne goûtent ni la Révolution, ni la Franc Maçonnerie ? Au temps où
de pareilles idées étaient vivantes, qu'on les approuve ou qu'on les blâme, la France pou-
vait réclamer d'être suivie. Aujourd’hui (je parle de la France officielle), notre pays n'est plus
à la mode, que nous le voulions ou non. On porte d’autres chapeaux que le bonnet phry-
gien, d’autres chemises que les tabliers maçonniques ; on se salue autrement qu'en se
grattant le creux de la main. Au nom de quoi, ma chère Angèle, réclamons-nous l'amour de
ceux qui ont changé de règle ?
J'aime mon pays, ma chère Angèle, parce que je sais ce qu'il est en réalité, et que son
passé magnifique peut me répondre de son avenir. Mais j'avoue que je suis tout indulgence
pour ceux qui le jugent sur son accoutrement moderne. Il est malaisé de s'informer à l'étran-
ger, malaisé de distinguer entre ce qui est et ce qui apparaît. Contrairement à ce que disent
les néo-patriotes, les déclarations récentes de quelques-uns des chefs qui nous entourent
nous permettent de supposer qu'ils font les distinctions nécessaires. J'avoue que je m'en
émerveille, que je suis ébloui de leur patience, de leur indulgence d'hommes d'Etat. Nos
chauvins de la prochaine dernière en auraient-ils autant ? On peut en douter.

Seulement, bon gré mai gré, nous semblons ne faire qu'un avec une certaine meute qui
prétend s'appeler France. Il faut dire à Degrelle, sans doute, qu'un président du Conseil
d'origine juive allemande (si ce n'est balkanique) et un ministre de l'Intérieur douteux, quel-
les que soient les opinions que l'on ait, ne sont pas, au sens précis et humble du terme, ne
sont pas citoyens français.
C'est en toute sincérité que je le dis, ma chère Angèle : si, pendant quelques instants, je
me suppose Belge, ou Italien, ou Espagnol, ou Patagon, je n'aime pas l'Etat français, parce
qu’il ne représente rien aujourd'hui dans le monde que les idées les plus détestables, le
conservatisme social le plus périmé voué au chambardement anarchique, la peur et l'amour
du désordre, la politique de larmoiement alternant avec la politique de bravade, et l'hypocri-
sie par dessus le marché. Pour aimer cet Etat-là, il n'y a personne, car ceux-là mêmes qui
s'en servent le méprisent profondément. Quant aux autres, j'admire en vérité ceux qui sa-
vent voir au-delà des apparences et qui, par-dessus la tête des maîtres qui I’asservissent,
essayent de parler à nos véritables compatriotes. Je ne suis pas sûr, à leur place, d'être
capable d'en faire autant.
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 29

Il faut voir les choses comme elles sont, et ne pas se leurrer. Il est ridicule et criminel de
s'étonner qu'on prononce à l'étranger des paroles dures contre la France. Notre devoir n'est
pas de nous plaindre, mais d'empêcher que de telles paroles soient légitimées. Nos
va-t-en-guerre et nos braves à trois plumes, avec les rires dans les cimetières de M. Ma-
lraux, et les jolis mouvements de menton de M. Chamson, et le tir-aux-Cadets de M. Lurçat,
veulent à toute force confondre notre cause avec la leur, et donnent des leçons de patrio-
tisme. Elles sont fabriquées à Moscou : nous n'avons pas la monnaie qu'il faut pour régler
ces marchandises-là.
17 octobre 1936

SOUS LE RÉGNE DE L'INTELLIGENTSIA - SERVICE

C'est au théâtre, l'autre soir, ma chère Angèle, que j'ai le mieux compris certaine éton-
nante équivoque qui domine notre temps, et à laquelle, si vous le voulez bien, nous donne-
rons le nom très grave d'équivoque de la liberté. Les Pitoëff jouaient une pièce de Léo Fer-
rero, le jeune écrivain, fils de l'historien, mort tragiquement il y a peu d'années. Vous savez
que j'ai beaucoup d'amour pour les Pitoëff, et, si vous venez à Paris, je vous conseille d'al-
ler contempler, au troisième acte, l'apparition légère, aérienne, de Ludmilla en robe blan-
che. C'est un oiseau qui survole la scène, quelque chose d'ironique, d'impalpable et de
ravissant. Mais peut-être, comme moi, serez-vous aussi fort intéressée par la manière dont
l'honnête public comprend la pièce. On m'avait dit qu'Angelica, farce idéologique qui fait
des personnages de la comédie italienne les symboles de notre temps, était une pièce anti-
fasciste. A dire vrai, la fantaisie y déguise si bien l'idée que nous sommes loin de lui donner
un sens trop précis. Mais ce dont je suis bien certain, c’est que les applaudissements qui
soulignaient certaines tirades et certains mots ne venaient point d'antifascistes. Lorsqu'on
entend, ma chère Angèle, revendiquer pour la liberté, lorsqu'on entend dire que le socia-
lisme est le plus sûr moyen de devenir ministre, qu'un pays soumis au régime de la délation
et à la dictature d'une sorte de Tchéka est un pays où l'on n'aime pas vivre ; lorsqu'on en-
tend réclamer le droit de réunion, moquer la manière de préparer des élections, je ne suis
pas sûr - n'en déplaise à la charmante mémoire de Léo Ferrero - qu'on ne pense pas tout
d'abord à M. Blum, et puis un peu à M. Staline.
La semaine où l’on jouait cette pièce, on interdisait une réunion de M. Doriot à Montpel-
lier et une réunion du Rassemblement antisoviétique à Amiens. Cependant, à Paris, au
Vélodrome d'Hiver, des révolutionnaires voyageurs venaient réclamer des canons pour
l'Espagne. Il y a des gens qui se disent Espagnols et qui ne sont pas du tout Espagnols :
l'un d'eux se nommait Gorkin, et, le lendemain, il se voyait interdire l'entrée de l'Angleterre.
Mais la France l'avait accueilli, au nom de la paix et de la liberté.
Est-ce qu'une telle équivoque, ma chère Angèle, prend toujours en province ? A Paris,
l'accueil fait à Angelica, entre autres signes, me prouverait aisément le contraire. De bonne
foi, les spectateurs, devant cet anarchisme de poète, paré de couleurs vives, croyaient à
une défense juvénile de leurs libertés, et ces libertés ne sont point menacées, ici, par le
fascisme. Les journaux russes de langue française peuvent vivre de cette équivoque ils ont
pu organiser leur affaire avec une méthode admirable ; André Chamson peut aller passer
son congé payé en U.R.S.S., et Clara Malraux en Espagne ; Martin-Chauffier, enlevé à
Finaly et aux curés, avec vingt francs de plus par mois et une sortie supplémentaire le sa-
medi soir pour faire l'amour, peut balayer avec allégresse les escaliers de Vendredi, en gilet
rayé, et sifflant l'Internationale : tous ces personnages ne réussiront pas tout à fait à nous
convaincre qu'ils luttent pour la liberté. Par quelle aberration, par quelle inconséquence
l'espèrent-ils ? Par quelle aberration (ou quelle secrète bravade, quel secret sadisme) M.
Blum prétend-il que la loi sur la presse qu'il prépare ne tend qu'à mieux sauvegarder la li-
berté ? Il faut croire que le pouvoir de certains mots est encore grand, puisqu'on n'ose pas
le braver tout à fait. Il y eut une époque, ma chère Angèle, où les communistes ne parlaient
pas de liberté, où ils prétendaient établir la dictature du prolétariat, où ils citaient les phra-
ses si dures de leurs maîtres, Karl Marx ou Lénine, contre le socialisme français, socialisme
30 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

de rêveurs et de petits bourgeois, et contre les dogmes de la révolution sentimentale. Il est


vrai que c’était aussi le temps où ils traitaient Léon Blum d'oustricard, et où M. Jouhaux était
un profiteur.
J’avoue que j'aimais mieux cette attitude. Il faut supposer qu'elle n'était pas extrêmement
politique, et le Français aime toujours à croire, comme Bartoldi, que la Liberté éclaire le
monde. Par malheur, je ne pense pas qu'on puisse tenir longtemps contre l'évidence. Pa-
tiemment, sûrement, le parti communiste prépare la guerre, et il est difficile de ne pas s'en
apercevoir. Patiemment, sûrement, le gouvernement socialiste cherche à supprimer les
libertés, et le déguisement de cette tentative est encore plus difficile. La guerre et l'escla-
vage, il me semble que ce sont deux thèmes excellents, et que nous pourrons les dénoncer
chaque jour, malgré les agents de l'étranger et l'intelligentsia-service de M. Chamson. La
malhonnêteté intellectuelle, que les décrotteurs de chaussures de M. Blum ont élevée à la
hauteur d'une profession lucrative, ne suffira sans doute pas à nous faire croire que la paix
et les libertés sont soutenues par des policiers provocateurs et par des espions. Les vieux
libéraux naïfs, comme Miguel de Unamuno, s'en sont déjà rendu compte en Espagne. Peut-
être leurs cousins de France seront-ils éclairés un jour. Une soirée de théâtre parisien peut
servir à prouver que l'équivoque de la liberté est une farce à laquelle on ne croit plus, et
que le rempart des anarchies nécessaires n'est pas la muraille du Kremlin.
31 octobre 1936

CHARLES MAURRAS DEVANT LE MONDE NOUVEAU

Ce n'est pas au nom des fidèles exacts de Charles Maurras qu'il convient de parler au-
jourd'hui. Je veux dire que ce n'est pas au nom de ceux qui suivent ses doctrines, et le re-
connaissent pour maître intégral de leur pensée. Il me plait mieux de songer à ce rayonne-
ment, à ce halo qui entoure toute grande oeuvre et toute grande pensée, et où vivent, quel-
quefois sans le savoir, tant d'êtres. De même que les théologiens distinguent entre ceux qui
font partie du corps de l'Eglise, et ceux qui font partie de son âme, il faudrait dire, je crois,
aujourd'hui, que la foule est immense de tous ceux qui doivent quelque chose à Charles
Maurras, et que, sans lui, notre univers ne serait pas ce qu'il est.
On éprouve un grand scandale, on l'avoue, à considérer le vaste renversement des
idées qui crée sous nos yeux mêmes l'Europe de demain, et à penser au destin de l'homme
qui est à l'origine de ce renversement. Interrogeons Salazar, Degrelle ou Franco, et ils nous
répondent en disant : "La France, c’est Maurras. J'ai appris à lire dans Maurras." Dans la
bibliothèque de la restauration et de la rénovation espagnoles, l'Enquête sur la Monarchie
traduite par des esprits sagaces voisine avec les Jalons de Route de La Tour du Pin. En
Italie, les idées maurrassiennes ont une importance aussi grande que les idées de Sorel.
Partout où se forme un jeune mouvement national, que ce soit en Belgique, en Suisse, en
Pologne, il se tourne d'abord vers le traditionalisme révolutionnaire de Maurras. Qui pourrait
même dire que ses idées soient étrangères à l'Allemagne ? Et si l'empire soviétique est un
jour renversé, ne devra-t-on pas compter avec ce petit groupe de jeunes Russes qui est en
train d'élaborer autour du souvenir des tsars rassembleurs de terres quelque chose qui
ressemble fort à la doctrine monarchique de l'Action Française ? Il n'est pas, par un para-
doxe étonnant, jusqu'aux Etats-Unis qui ne cherchent à leur tour des garanties, des idées,
le germe de l'avenir, dans l'oeuvre de Maurras.
Sans doute, chaque peuple, chaque chef ajoute à ce qu'il a appris dans cette oeuvre un
élément personnel et national. Sans doute même certains font-ils des objections, rejettent
toute une part des doctrines maurrassiennes, se montrent infidèles à l'esprit ou la lettre en
quelque point. L'important est qu'ils reconnaissent leur dette. Un maître n'est pas l'homme
qu'on suit entièrement dans tout ce qu'il a dit ; un maître est celui qui nous a appris quelque
chose d'essentiel, et qui est notre éternel créancier. Le maître des révolutions nationales,
celui qui a aidé à réveiller tant de peuples à la conscience, qu'en fait le pays où il est né,
pour qui il a travaillé, pour qui il a bâti sa doctrine ? Ce pays le met en prison.
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 31

Toute l'admiration, et, osons le dire, toute l'affection qu'une jeunesse dévouée porte au
maître de sa pensée, je voudrais aujourd'hui la laisser de côté. Ce qui me touche, c'est ce
que je voudrais nommer l'admiration, le respect, l'affection des frères séparés, suivant la
belle expression de l'Eglise, l'affection des hérétiques. De même qu'à l'étranger les chefs
de l'avenir reconnaissent leur dette, il faut dire que nous avons tous connu des jeunes gens
qui discutent en eux-mêmes avec Maurras sur tel point, qui ne sont pas monarchistes, ou
qui ne sont pas d'accord avec lui sur la politique extérieure ou la politique sociale, et qui
pourtant savent que sans Maurras ils ne sauraient pas penser. C'est cela qui me paraît
essentiel aujourd'hui, et qui mesure le mieux le rayonnement de cette oeuvre incomparable,
et la bassesse de ceux qui ont cru pouvoir l'éteindre.
Combien aujourd'hui qui ne croient plus aux erreurs du libéralisme, qui ne croient plus à
la sécurité, à la toute puissance du nombre, à l'égalité, aux vertus du régime capitaliste
moderne, et qui doivent cet épurement de leur pensée à Maurras ? Ils sont arrivés dans la
vie, s'ils sont jeunes, à un instant où beaucoup de nuées étaient encore amassées sur l'ho-
rizon. Ces nuées, la réalité devrait les disperser bientôt, mais avant la réalité, cette raison
éclatante, cette Cassandre informée par un dieu, cette Cassandre à laquelle, bon gré mal
gré, il faudrait croire. En même temps, l'homme qui figurait sur la scène ce personnage
n'était point un amateur de barbare logique, mais un être de chair et de sang, un passion-
né ! Tous ceux qui ont approché Maurras connaissent cette passion qui est en lui, cet
amour de la vie. Pour ceux même qui ne connaissent point sa personne, il suffit de le lire
pour entendre dans sa phrase la violence de l'accent qui ne trompe pas : cet homme est
d'abord un homme vivant.
C'est pour cela sans doute qu'il a conquis la jeunesse. Il ne l'a pas séduite en lui disant
que la vie était belle quand elle est sans risque, il n'a pas chanté la France éternellement
mesurée, pleine d'admiration pour elle-même, entourée du respect universel et vieillissant
doucement dans son gâtisme conservateur et libéral. Il lui a dit fortement : "Tu peux périr.
Une civilisation est mortelle. Il faut veiller, prendre garde. Et on ne prendra point garde sans
les hautes vertus dont toutes les races et toutes les nations ont eu besoin. Ne crois pas que
la France soit la peur de la vie, le conservatisme social, le mépris des classes entre elles.
La France, c'est la grandeur, c'est la prudence des saints et des héros, qu'il ne faut pas
confondre avec la prudence des rentiers. C'est la maîtrise de soi et le risque, c’est la force."
Voilà l'homme que nous avons entendu quand nous avions dix-sept ans, voilà l'homme que
ceux qui l'ont entendu comme nous ne peuvent plus jamais oublier, quelle que soit la route
où ils s'engagent par la suite.
On peut s'étonner de voir l'instigateur du nationalisme intégral français accueilli comme
maître par d'autres nationalismes, admis dans un cercle plus vaste que nos frontières. C'est
bien mal comprendre le rôle que jouent les esprits véritablement grands. C'est bien mal
comprendre Maurras lui-même. Non que sa réflexion ait jamais été abstraite ; elle est née
du sol, de la terre qui existe : elle s'est penchée attentivement sur ce bien nommé France,
que tant d'abaissement et d'ignominie n'ont pas encore déchu de sa beauté. Mais de tout
ce qui est vrai et réel peut naître une leçon valable pour tous et pour toujours. Ils ne sont ni
Français ni royalistes ces fédéralistes suisses qui viennent chercher dans Maurras leur doc-
trine et le principe de leur action. Ils se croient peut-être loin les uns des autres ces catholi-
ques autrichiens, ces francs-maçons espagnols qui se rencontrent pourtant sur quelques
vérités éternelles. La grandeur d'un homme mène à la grandeur d'une idée, c’est ce que le
monde peut produire de plus beau, et devant une telle union tout s'incline et tout s'accorde.
Quand on a rencontré Maurras au commencement de la route, qu'on le veuille ou non,
on garde un reflet de tout ce qu'il est. Jusque dans les prudences de nos gouvernants, jus-
que sur les bancs des ministres qui l'ont emprisonné, nous retrouvons parfois, aux heures
de raison, le pâle souvenir de l'enseignement de Maurras. Ceux même qui ne l'ont jamais
lu, malgré qu'ils en aient, en sont marqués : comme si l'air d'une époque, lorsqu'on le res-
pire, était forcément pénétré par la puissance de ceux qui y vivent. Le savait-on suffisam-
ment en France ? J'imagine que cette prison qui prend une valeur de symbole va le faire
éclater soudain aux yeux de tous les hommes de mon pays.
32 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Autour de nous, le monde change, et l'on ne peut dire qu'il change toujours de manière à
nous rassurer. La France, elle, ne change pas : elle demeure l'esclave de son idéologie
démodée, de ses vieilles erreurs, elle s'enlise doucement dans la boue fade de son socia-
lisme bourgeois. Et c’est en France pourtant que les nations réveillées sont venues appren-
dre les conditions de leur réveil ; c’est en France qu'elles ont trouvé l'éclat, la dureté, la
fièvre raisonnable, l'union des forces du passé et de celles de l'avenir, l'attention au temps
présent, l'esprit de prophétie, la grandeur de la mémoire et la grandeur de l'espérance.
C'est en France qu'un homme a paru pour symboliser toutes ces forces, pour nous les ap-
prendre ou nous mettre sur leur chemin, pour nous mettre sur le chemin d'autres encore.
Dans les apparences du destin, c’est en France aussi que cet homme est inutile, aussi iné-
couté, aussi rejeté que s'il n'avait jamais parlé ; et, pour être plus sûr de son néant, on l'en-
ferme. Mais il n'y a pas seulement les apparences du destin, et nous devons voir au-delà.
Nous sommes un certain nombre, partout, à savoir ce que nous devons à Maurras. Pour
être la dernière à l'avoir entendu, la France ne sera pas le pays qui I’aura le moins compris.
Un homme qui aura été, toute sa vie, le héros de l'espérance, et qui nous aura appris que
l'espérance a raison, peut représenter aujourd'hui, par un symbole qui frappe tous les yeux,
la nation prisonnière : le temps n'est pas loin, nous en sommes sûrs, où nous irons la libé-
rer.
7 novembre 1936

LE CYCLISTE N° 2 1

Vous me demandez, ma chère Angèle, s'il convient d'emmener vos enfants, aux pro-
chaines fêtes, voir quelqu'une de ces représentations classiques dont la province dit grand
bien, et vous désirez en même temps savoir si Paris est véritablement conquis par le nou-
veau führer du Théâtre-Français, M. Edouard Bourdet. Je dois vous avouer que Paris n'est
pas encore soumis, pour la bonne raison que M. Bourdet n'en est encore qu'aux songes et
aux promesses, et on ne peut raisonnablement le lui reprocher. Seuls quelques extrémistes
pourraient regretter qu'il ne se soit pas encore livré sur le personnel de ce théâtre à quelque
"30 juin" symbolique, et que, dès sa prise de pouvoir, il n'ait pas tout de suite massacré un
bon nombre de sociétaires. Il ne faudrait pas me pousser beaucoup, d'ailleurs, pour m'ins-
crire parmi ces extrémistes, et je vous confierai à l'oreille que la haine de la Comédie Fran-
çaise est le seul sentiment durable de ma vie.
Mais ce n'est pas encore de la Comédie qu'il est question, c’est de son chef, c’est du pa-
cifique chancelier qui, si l'on en croit la légende, arrive chaque jour rue de Richelieu à bicy-
clette, afin de faire un peu de sport. J'ignore si ce détail est exact : j'aimerais le savoir, afin
de décider si véritablement les cyclistes gouvernent la France, et si nous devons adopter la
chambre à air comme armes parlantes. Les méchantes langues, et je n'en suis pas, trouve-
raient peut-être là l'occasion de prétendre que M. Bourdet est décidé à avancer prudem-
ment et à n'admettre les réformes nécessaires qu'avec une sage lenteur.
Pour ma part, ma chère Angèle, j'ai beaucoup trop ri à une ou deux pièces de M. Bour-
det pour lui en vouloir de sa lenteur et de sa bicyclette. Mais je pense justement à une ou
deux pièces, et non pas tout à fait à l'ensemble d'une oeuvre déjà abondante. Et je me de-
mande si dans la surprenante mesure qui a installé l'auteur de tant de vaudevilles agréa-
bles à la tête de la Comédie-Française, il ne faut pas voir une des idées les plus cocasses,
et peut-être les plus sadiques, qui soient dues à l'esprit démoniaque de M. Zay.
Je n'ai point d'hostilité contre M. Edouard Bourdet. Pourtant, il a commis, dans son exis-
tence adroite, une très lourde gaffe : pendant deux ou trois ans, il a été critique dramatique.
Pendant deux ou trois ans, chaque semaine, il nous a prouvé en conséquence qu'il n'en-
tendait rien à l'art dramatique. Incompréhensif et charmant, il a buté contre tous les specta-
cles neufs, et, hélas ! il n'a pas bu l'obstacle. Ce qui le ravissait, on le devinait vite, c'étaient

1
Le cycliste n°1 étant Roger Salengro. (note de l’édition)
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 33

les oeuvres à la manière des siennes, l'adultère mondain dans le genre grave, l'adultère
mondain dans le genre gai. L'an passé, certain rapport Bacqué mit en fureur le monde de la
scène : ce hardi sociétaire, dont la flèche est au flanc du théâtre abattu, ne réclamait-il pas
une sérieuse révision du répertoire ? Ne pouvait-on pas déduire de ses propos que la Co-
médie n'était pas faite pour accueillir le vieux M. Edmond Sée, prince de la censure cinéma-
tographique, le ridicule Saint-Georges de Bouhélier et, parmi les morts, d'Augier à Dumas
fils et à Hervieu, les plus poussiéreux des drames et les moins drôles des comédies ? Il
fallait agir d'urgence : déjà M. Bernstein se croyait visé par le rapport Bacqué et tempêtait.
Ce bon M. Fabre, habitué à mille tourmentes, baissait la tête. M. Jean Zay, quand le Front
populaire vint au pouvoir, eut une idée de génie : il fit appel à M. Bourdet.
Ce n'est pas lui, en effet, qui débarrassera le Théâtre Français des pièces du répertoire
moderne, puisqu'il travaille "dans le même genre". On a trouvé en lui le meilleur protecteur
de M. Lavedan, puisqu'il est le fils spirituel de M. Lavedan. Ce n'est pas parce qu'il a dégui-
sé en inverti le marquis de Priola que nous ne reconnaîtrons pas la personnalité véritable
du duc d'Anche de La Fleur des Pois. De temps en temps, d'ailleurs, il songe aussi à Emile
Augier, et il écrit Les Temps difficiles. Il est le meilleur défenseur du théâtre bourgeois,
puisqu'il est aujourd'hui le représentant de ce théâtre bourgeois.
Je dois dire, ma chère Angèle, qu'il est habile homme, et que le premier acte de Vient de
paraître, que Le Sexe faible tout entier sont des oeuvres d'une grande gaieté. Mais je
pense aussi, et cela n'est pas contradictoire, que peu d'hommes ont fait plus de mal au
théâtre que M. Bourdet. Car il a perpétué cette forme indéfendable de comédie qui fleuris-
sait bien avant la guerre, et qui, sans lui, aurait peut-être disparu. Il a surtout, avec une
constance qui inspire l'admiration et l'effroi, calqué le langage contemporain avec une telle
fidélité, qu'aujourd'hui il en arrive à l'argot, l'argot mondain et conventionnel de Fric-Frac.
Lorsqu'on s'intéresse au théâtre, on ne peut qu'en être ému et choqué. J'ai eu un jour
l'occasion de voir M. Bourdet, qui est un homme fort courtois, et je lui ai demandé, ce qui
me semblait banal, si cette fidélité au langage contemporain ne risquait pas d'accentuer le
vieillissement des pièces, et si dans vingt ans on comprendrait une oeuvre écrite dans le
dialecte de 1935. Il parut fort étonné, comme s'il n'avait jamais réfléchi à ces questions, et
me répondit : "Mais qui de nous écrit pour dans vingt ans ?"
Un tel mot, vous en conviendrez, ma chère Angèle, est significatif. C'est pour cela sans
doute que les personnages de Margot s’expriment comme les habitués de Montmartre.
C'est pour cela aussi que je ne crains pas grand-chose pour le Théâtre Français. Pour un
esprit habitué, dans son oeuvre, à tant de mollesse, la convention apparaît vite comme le
suprême refuge de ce qui est noble. Par la force des choses, on donnera bien à M. Jouvet
ou à M. Copeau, de temps à autre, une oeuvre ancienne à monter. Mais la vieille garde
sera toujours là, protégée par M. Bourdet ; mais M. Albert Lambert reviendra rugir, et Mme
Marie Bell et M. Vidalin, et Colonna Romano avec Alexandre. M. Bourdet n'osera jamais, ne
voudra jamais rendre vivantes ces allégories, parce que la vie, pour lui, c’est "le milieu" ou
"le palace", et que la beauté, c’est justement la convention. Il est pareil à ces braves gens
qui, volontiers grossiers dans l'existence courante, admirent le Salon des Artistes Français,
les pères nobles de tournée et les oeuvres bien-pensantes. Modestement, il s'excepte du
jeu, et fait son métier, son métier qui est de peu d'années, il l'avoue. Pour le reste, il a le
respect des momies, soyez-en sûre. Le Théâtre Français n'a encore monté comme nou-
veautés qu'une pièce de Dumas fils et une pièce de M. Fabre, exhumée de derrière les
fagots du Théâtre Libre. Ce n'est pas aujourd'hui que la scène de la rue Richelieu retrouve-
ra sa raison d'être et sa mission.
14 novembre 1936

POUR LA MOINS GRANDE FRANCE

Vous n'avez peut-être pas lu dans les journaux, ma chère Angèle, une petite note adres-
sée aux "familles nombreuses d'ascendance étrangère habitant en France". Comme il
34 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

convient que vous soyez toujours bien informée, je me fais un plaisir de vous la recopier ici.
Elle est ainsi conçue :
"Les pères et mères de famille étrangers comptant deux enfants ou plus et habitant la
France depuis cinq ans au moins, sont priés de se faire connaître à l'Union nationale pour
une France plus grande, Fédération des Français d'adoption et des étrangers aspirant au
titre de citoyen français, 152, boulevard Haussmann, Paris, où tous renseignements leur
seront donnés gracieusement chaque jour, de 8 à 20 heures, ou par correspondance."

Je ne suis pas allé boulevard Haussmann, ma chère Angèle, mais j'avoue qu'une telle
annonce m'a plongé dans une profonde rêverie. Sans être particulièrement sanguinaire, on
peut rêver d'un régime où l'Union "nationale" pour une France plus grande serait dissoute
par la loi, ses organisateurs fouettés en place publique et expulsés ensuite dans une Eu-
rope plus grande encore. J'imagine assez aisément que si l'on veut détruire l'esprit d'hospi-
talité des Français, on n'a qu'à publier de temps à autre de petites notes de ce genre, aux-
quelles les journaux font un écho si complaisant, et j'espère alors que nos compatriotes
comprendront.
Je ne suis pas xénophobe, ma chère Angèle, ai-je besoin de vous le dire ? J'ai des amis
que j'aime, et qui sont étrangers : les uns habitent leur pays, d'autres habitent la France, et
je n'y vois nul inconvénient, tout au contraire. C'est justement parce que je ne suis pas xé-
nophobe que je ne crois pas obligatoire pour un étranger d'arborer le titre de citoyen fran-
çais, qui, pour être encore relativement honorable, n'est tout de même pas strictement né-
cessaire à la bonne réputation d'un homme. Et qu'il existe une association "pour une
France plus grande", avouez que c’est là une chose si étrange qu'on ne peut en demeurer
que confondu.
Je pense à cette loi, qui s'appellera, je crois, la loi Milan, et que l'on projette, d'après la-
quelle les étrangers naturalisés devront prendre des noms à consonance française. Je sais
que, jadis, les chroniqueurs, parlant de M. de Buckingham, l'appelaient volontiers M. de
Bouquincamp, ce qui est délicieux. Mais nul ne s'y trompait. Je vois un peu plus d'inconvé-
nient, lorsque MM. Blum, Rosenfeld, Jung et Tovaritch se seront fait naturaliser Français, à
les entendre appeler Lafleur, Champderoses, Lejeune et Compagnon, car je ne saurai pas
alors qu'ils sont Français de fraîche date.

A quoi peut servir une Union pour la plus grande France ? La naturalisation a toujours
existé, et c’est son application qu'il faut réglementer, sans doute, et non son principe. A
désirer une France plus grande, à s'organiser pour cela, on risque de ne plus vouloir de
France du tout. Peut-être est-ce cela, le but de l'Union "nationale" ? Je parlais l'autre jour
avec un brocanteur, Juif polonais, brave homme au demeurant, et travailleur acharné,
comme sont souvent ceux de sa race. Son fils est au lycée ; demain, il sera peut-être minis-
tre. Et le père me disait avec un sourire illuminé : "La France est vraiment un pays de Co-
cagne". Je crois qu'il n'y mettait pas malice, mais je suis un peu gêné, je le reconnais,
quand j'entends des phrases de ce genre. La France a-t-elle à être un pays de Cocagne ?
La France a-t-elle tellement besoin d'être "plus grande" ?
Il y a des gens pour penser, ma chère Angèle, qu'on ne devrait accorder de naturalisa-
tion qu'aux étrangers dont la présence est utile à la France, et peut-être même seulement à
leurs fils, lorsqu'ils sont fixés dans notre pays. Est-il si déshonorant d'être Polonais ? ou
Italien ? ou Belge ? Je ne ferai à aucun peuple l'injure de le croire. Mais ce n'est pas M.
Lafleur, dit Blum, hélas ! ni son chef de cabinet, M. Blumel, dont le nom s'écrira peut-être
Lafleurette, ni M. Isaïe, dit Zay, qui cherchera peut-être un nom plus français dans Rabe-
lais, ce ne sont pas ces messieurs qui prendront l'initiative d'inscrire l'Union pour une plus
grande France sur la liste des ennemis publics. Ils sont trop chauvins pour cela.

Et pourtant, ma chère Angèle, le premier devoir d'un peuple qui veut vivre est de se re-
connaître. Je ne mets là aucun racisme, aucune théorie aventureuse. Une nation forte peut
assimiler bien des éléments étrangers, la nôtre l'a prouvé au cours de son histoire : encore
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 35

faut-il qu'elle procède avec sagesse et avec lenteur. Voyez-vous, je comprendrais l'exis-
tence d'une société organisée pour protéger les droits des étrangers, pour leur assurer la
vie, les libertés compatibles avec notre nation : cela serait aussi normal que la présence
d'une ambassade ou d'une légation. Mais une société dont le but est le déguisement ! Une
société qui cherche à nous tromper ! Heureusement, ma chère Angèle, qu'on la connaît
assez peu ; je suppose qu'elle pourrait faire lever une vague de xénophobie que, pour ma
part, je regretterais fort. Je n'admire pas toujours la doctrine hitlérienne, ni son idéologie. Il
est pourtant un point sur lequel tous les hommes de bon sens devraient faire l'accord, me
semble-t-il. Il y a en Allemagne des textes législatifs qui distinguent les citoyens et ceux qui
ne le sont pas. Cela ne veut pas dire qu'il faille étriper les non-citoyens, les affamer ou les
stériliser. Cela veut dire que tout le monde ne fait pas partie d'une nation ; l'ancienne Grèce
avait connu ces distinctions élémentaires. Pour ma part, ma chère Angèle, je crois qu'il faut
former le plus tôt possible une société pour la protection d'une race qui tend à disparaître,
je veux dire la race des Français. Réclamons notre parc réservé, comme les Peaux-Rouges
des Etats-Unis. On nous y enfermera avec quelques bisons et quelques chevaux, et
peut-être Genève consentira-t-elle à s'intéresser à une minorité opprimée. Je vous inscris
d'office, ma chère Angèle, sur la liste d'honneur de mon Union "internationale" pour la cons-
titution d'une France moins grande.
21 novembre 1936

APPEL AUX BOUDDHISTES FRANÇAIS

Vous vous inquiétez pour vos enfants, ma chère Angèle, de savoir combien de temps
dureront les vacances de Noël, et à quelle date exacte elles commenceront. Déjà vous
avez eu de pareilles inquiétudes lors de la Toussaint, et toutes les familles françaises se
sont demandé comme vous : "Aurons-nous le jour des Morts ?". Il y a comme cela, dans
l'année, un certain nombre de problèmes graves, qui font souffrir élèves et parents. Vous
n'êtes pas seule à le déplorer, et à regretter que ces vacances variables ne soient point
fixées au début de l'année. Pour ma part, j'ai vu sans déplaisir une importante délégation
de parents aller trouver leur grand maître, je veux dire M. Jean Zay, afin de lui exposer leurs
doléances, et lui exprimer le regret qu'il faille attendre à la dernière minute pour savoir si
l'on jouira dans les lycées d'un malheureux samedi ou d'un pauvre lundi.

Le prince de l'enseignement a été magnanime et n'a pas dédaigné de s'occuper de


questions aussi infimes. Mais vous vous étonneriez, ma chère Angèle, si un esprit aussi
sublime s'était contenté de cela. M. Jean Zay, il l'a prouvé souvent, sait deviner l'essence
sous l'apparence, décèle rapidement un auteur d'avant-garde dans la personne de M.
Edouard Bourdet, un fasciste dans celle de M. François Latour, et, sauf votre respect, quel-
1
que chose de rabelaisien dans le drapeau français.
Poursuivant ses investigations métaphysiques, il s’est élevé à des considérations d'un
ordre tout à fait élevé sur les fêtes légales et chômées, et, devant les parents éblouis d'un
tel savoir, il a proclamé ceci :
"Cette question de fêtes est d'une haute importance. Toutefois, il se pose à un gouver-
nement essentiellement démocratique des problèmes dont vous ne m'avez pas l'air, pau-
vres palotins, de soupçonner la gravité. Que si je considère un calendrier, qu'y décou-
vré-je ? Par ma chandelle verte ! les fêtes légales de notre République sont des têtes ca-
tholiques. En blêmissant, je lis, je parcours les douze mois de l'année, et qu'est-ce que je
découvre : la Toussaint, la Noël, le Premier de l'An, le Mardi gras, la Mi-Carême, Pâques,
l'Ascension, Pentecôte, l'Assomption. Seul le 14 Juillet est une fête véritablement laïque.
Tout cela ne vous étonne-t-il pas, Messieurs ? Et comment répondrons-nous aux membres

1
Brasillach fait ici allusion à un passage célèbre de Rabelais dédié au ‘‘torche cul’’, ainsi qu’à un écrit
malheureux de Jean Zay sur le drapeau français, se rapportant au même usage. (note de l’édition)
36 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

des autres confessions qui viendront nous réclamer des congés ? Palsambleu, il n'y a pas
seulement des catholiques en France ! Il y a aussi des protestants, des orthodoxes, des
israélites, des bouddhistes, des musulmans. Nous devons faire aussi quelque chose pour
eux."
Ce ne sont peut-être pas exactement les termes dont s'est servi l'honorable M. Jean Zay.
Je puis toutefois vous affirmer, ma chère Angèle, que ce sont bien les fêtes qu'il a énumé-
rées, et aussi les confessions religieuses qu'il prétend servir. Vous comprendrez que devant
une telle éloquence et un libéralisme aussi savant, les parents d'élèves n'ont pu que s'incli-
ner. Je ne crois pas qu'il y en ait eu un seul, devant des beautés aussi éminentes, pour
répliquer au ministre qu'ils s'étaient réunis en sa présence pour tout autre chose, et que
l'existence de fêtes non-catholiques n'empêchait nullement de fixer d'avance certains jours
de sortie pour les internes. Et cependant, ma chère Angèle, cette énumération m'a fait tom-
ber dans une profonde rêverie. Je ne suis point spécialement clérical : est-il pourtant bien
honnête d'accuser l'Eglise catholique de réclamer des jours chômés pour honorer tant de
fêtes ? Parmi elles, je n'en découvre que trois (la Toussaint, Noël et l'Assomption) qui tom-
bent à des jours fixes, et exigent certaines libertés. Encore l'Assomption, à la date du 15
août, est-elle hors de cause. Mais où a-t-on vu l'Eglise réclamer de chômer le Mardi gras ?
Et la Mi-Carême ? Et le Jour de l'An ? Et les lundis de Pâques et de Pentecôte ? Pâques et
Pentecôte eux-mêmes ne tombent-ils pas un dimanche ? L'Ascension n'est-elle pas un
jeudi ? Vraiment M. Jean Zay, qui a toutes sortes de raisons pour cela, m'a l'air d'ignorer un
peu les règles d'une religion encore assez pratiquée en France.
Il est bien vrai qu'il s'intéresse aux autres confessions. Et là encore, je tombe dans un
abîme de perplexité. Les protestants, s'ils ont des fêtes, n'ont-ils pas les mêmes ou à peu
près (et plutôt moins) que les catholiques ? En pays protestants, la grande fête religieuse
n'est-elle pas Noël ? Je veux bien que la situation soit différente pour les Israélites. Mais
enfin, M. Jean Zay connaît-il beaucoup de citoyens français, malgré l'afflux de Russes émi-
grés, à être de confession orthodoxe ? Connaît-il, en France continentale, beaucoup de
musulmans ? Connaît-il surtout beaucoup de bouddhistes ?

Là, je m'avoue vaincu. Qu'on songe à transformer le calendrier pour donner satisfaction
aux bouddhistes, ma chère Angèle, me semble faire passer sur notre terre un délicieux vent
de folie, analogue à celui qui bouleverse le monde des dessins animés ou des comédies
burlesques américaines. Je jure devant toutes les divinités que l'on voudra que je n'ai rien
contre le bouddhisme. Je suis persuadé que les bouddhistes sont de très honnêtes gens.
Mais je me demande seulement s'il y a beaucoup de bouddhistes en France, et si M. Jean
Zay a souvent à trancher, au milieu de son sanhédrin, les difficultés qui s'élèvent entre le
grand lama d'Orléans et le Bouddha vivant de Montargis ? Je lance de toute ma force un
appel aux bouddhistes français pour leur demander si véritablement il importe de célébrer
le Jour de l'an au 17 mars ou au 21 janvier, et s'ils exigent trois jours de jeûne dans les
lycées pour la résurrection de Gantâma.
Tout cela, ma chère Angèle, vous paraître peut-être plaisant, et je ne ferai point de diffi-
culté pour avouer que dans notre cirque, M. Jean Zay tient une place éminente. Mais après
avoir ri, comme aux comédies de Molière, il convient de réfléchir un peu et vous convien-
drez que le discours du prince et seigneur de l'Université française peut donner à réfléchir.
C'est avec des raisonnements analogues qu'on gouverne la France, avec des raisonne-
ments où tout est bafoué, la logique et l'expérience. Je ne proteste au nom d'aucune tradi-
tion: si M. Jean Zay venait nous expliquer qu'il faut organiser les vacances des lycées sui-
vant des règles plus rationnelles, établir par exemple les congés de Pâques à une date fixe,
on pourrait discuter, on n'aurait pas à s'indigner. L'Eglise elle-même ne réclamerait rien
qu'un dimanche. Mais entendre le maître de l'enseignement expliquer que le Mardi gras est
une fête catholique, l'entendre réclamer pour les orthodoxes et pour les bouddhistes,
avouez que cela passe l'entendement. Un ton aussi sérieux, une approbation aussi totale
(comme notre ministre est hardi ! comme il est tolérant ! comme il a des idées neuves !),
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 37

donnent, il faut l'avouer, une triste idée de nos gouvernants et de la manière dont ils sont
acceptés.
Que M. Jean Zay s'occupe de l'instruction publique, du Théâtre Français, ou de la
France tout court, il le fait avec la même autorité imperturbable et la même masse d'argu-
ments délirants. Il cite des mots, il invente des faits, avec la précision grandiose des plus
énormes farces. C'est un conseiller du Père Ubu, que tout le monde, par malheur, prend au
sérieux.

Pour ma part, ma chère Angèle, j'ai une proposition à vous faire. Soumettez-la à vos
amis bouddhistes. Puisque M. Jean Zay est choqué que l'Eglise catholique ait fait du Mardi
gras une fête de sa confession, pourquoi les bouddhistes français ne prendraient-ils pas
l'initiative d'une pétition pour laïciser cette journée ? Elle aurait tout avantage, me sem-
ble-t-il, à être transformée en Fête nationale du Front populaire.
28 novembre 1936

HISTOIRES DE CONSOMMATEURS

De même qu'il y a des histoires de curés, des histoires marseillaises ou des histoires jui-
ves, il y a, ma chère Angèle, depuis quelque temps, des histoires de consommateurs. Elles
ont ceci de commun avec les autres qu’on les écoute d'une oreille, en préparant mentale-
ment celle qu'on va raconter. Quand celle qu'on vous raconte est terminée, au lieu d'éclater
poliment de rire, on hoche la tête d'un air navré, on s'écrie : ‘‘En quel temps vivons-nous !’’
et, précipitamment, de peur d’être ‘‘coupé’’, on ajoute : "C'est comme ce qui est arrivé à des
amis à moi." Pour peu que la conversation ait de nombreux participants, les histoires de
consommateurs peuvent faire agréablement passer toute une soirée.
Hélas ! ma chère Angèle, cela ne les empêche pas d'être significatives. De braves gens
que je connais, campagnards élevant "du bestiau", s'en vinrent récemment voir leur fille
mariée à la ville. On décida de faire festin et d'acheter une tête de veau entière. Je vous
avouerai en confidence que je n'ai jamais mangé de tête de veau entière ; mais il parait que
c’est un mets délicieux. Seulement, les excellents paysans qui l'achetèrent s'aperçurent
avec une certaine stupéfaction qu'ils la payaient très exactement le prix qu'eux-mêmes
vendaient à la campagne le veau tout entier. De là à conclure que toute la valeur du veau,
comme celle de l'homme, est dans sa tête, il n'y avait qu'un pas : ces gens n'avaient pas
l'intelligence assez résolument métaphysique pour le franchir.
Je vous ai donc raconté, moi aussi, une histoire de consommateurs, et vous en tirerez la
morale que vous voudrez, en prenant bien garde qu'il ne faut peut-être pas trop accabler le
boucher détaillant. Mais je pensais à cette histoire, l'autre jour, en écoutant parler dans une
conférence un homme que l'on présente parfois, dans son pays, comme une sorte de dicta-
teur économique et que les Américains appellent le Ford de la Suisse. Je n'ai pas à vous
faire le portrait de M. Gottlieb Duttweiler, dont la presse s'occupe en ce moment, mais j'ai
eu l'occasion de m'entretenir avec lui, et je dois avouer que plusieurs de ses propos m'ont
paru ne pas devoir être réservés à la seule Suisse.
Le Ford helvétique, lui aussi, connaît quelques histoires de consommateurs. Tout jeune,
il est venu en France, où on lui a dit que le premier devoir d'un homme était de s'acheter un
chapeau haut de forme. Coiffé de ce couvre-chef impressionnant, il a appris son métier,
puis il a plus ou moins parcouru le monde : en Argentine, il a eu la révélation de sa vie en
découvrant non point que le veau valait le prix de sa tête, mais qu'il y avait une différence
notable entre le prix du bétail dans les pampas et celui des boucheries suisses. Comme
vous le voyez, ma chère Angèle, cela revient à peu près au même. Rentré dans son pays, il
organisa une défense des consommateurs par des moyens si modernes que le gouverne-
ment lui déclara la guerre. Un jour qu'on avait réussi à le frapper d'une amende, il mit un
petit papier dans tous ses sacs de café, demandant deux sous à ses clients et amis afin de
payer ladite amende. La somme fut largement couverte dans les quarante-huit heures. A
38 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

force d'avions lançant des tracts, à force de patience et d'ingéniosité, il eut bientôt tout le
pays pour lui. Quand des concurrents, voulant arrêter sa puissance, baissèrent eux-mêmes
leur prix, de façon à vendre à perte, il avertit ses clients que lui-même ne pouvait pas en
faire autant, qu'il y avait là une manoeuvre, et qu'il espérait qu'on le suivrait, et personne ne
l'abandonna.

Vous voyez, ma chère Angèle, qu'il s'agit là d'un monsieur assez pittoresque, sans
compter qu'il est encore un prodigieux organisateur de tourisme. Mais j'avoue que ses ré-
flexions sur les consommateurs m'ont paru pleines d'un sel délicieux.
"La France, disait-il, est le pays des ménagères. Presque toutes les femmes, même les
plus riches, s'occupent, de près ou de loin, de leur ménage, savent le prix des choses, s'y
intéressent. Comment se fait-il que personne n'ait jamais songé qu'il y avait là une force
extraordinaire, qui demeure inemployée ? Imaginez un parti politique, un journal, un orga-
nisme quelconque, dont le seul but serait la défense des ménagères. Vous ne pensez pas
qu'il faudrait tout de suite compter avec cette puissance, et qu'elle représenterait beaucoup
plus le pays que les formations habituelles ?"
Je ne saurais dire, ma chère Angèle, combien cette idée, même présentée d'une ma-
nière simple, m'a paru séduisante. Car elle se rapproche de toutes les idées qui me plai-
sent, et qui consistent d'abord à ne rien construire dans l'abstrait, mais à faire l'expérience
de la réalité. Notre pays est fondé sur des organismes absurdes qui ne représentent rien,
puisqu'ils ne représentent que des individus unis selon la loi de l'intérêt électoral. Les inté-
rêts réels sont ailleurs, qu'il s'agisse des intérêts des producteurs unis selon la loi de leur
production, ou qu'il s'agisse des intérêts des consommateurs. De ces derniers, il est trop
évident que rigoureusement personne ne s'occupe. Je ne désire point instituer une nouvelle
lutte de classes, la classe des producteurs contre celle des consommateurs, de même qu'il
existe une lutte de classes entre les capitalistes et les salariés. Mais enfin, dans le pays qui
est le pays des ménagères, l'absence d'un organisme de protection n'est-elle pas assez
surprenante ?

Je vous sais trop raisonnable, ma chère Angèle, pour me répondre qu'il existe l'Etat. Car
dans la transformation magique qui fait que la tête de veau coûte aussi cher que le veau,
j'imagine aisément que l'Etat a eu son coup de baguette à placer. Des méfaits de cette Ca-
rabosse, nous sommes tous victimes, mais plus encore ce peuple immense de ménagères,
armé de livres de comptes, de chiffons et d'encaustique, peuple de fourmis encombré de
paquets et de filets à provisions, et sans qui la France n'existerait pas. A la première
femme, si l'on en croit Péguy, le Créateur a dit : "Femme, tu rangeras", et le poète ajoutait :

Vous rangeriez Dieu même,


S'il venait à passer devant votre maison.

Ne vous offensez point, ma chère Angèle, d'un peu d'ironie. Car si les choses continuent
longtemps, Eve ne pourra plus ranger, la fourmi aura le sort de la cigale, et la plus moderne
des histoires de consommateurs, si l'on n'y met pas bon ordre, finira par un petit air de vio-
lon devant un buffet scientifiquement nettoyé par le vide.
5 décembre 1936

LA QUERELLE DU "CID" N'AURA PAS LIEU

Puisque vous suivez avec amour, ma chère Angèle, les études de vos enfants, peut-être
avez-vous appris, en lisant quelque édition classique, qu'on aurait dû célébrer à la fin de
cette année le troisième centenaire du Cid. Pour ma part, voilà près d'un an que j'attends
sans espérance cette célébration, dont quelques journalistes pleins d'enthousiasme et de
naïveté avaient annoncé qu'elle serait belle. Et décembre bientôt s'achève : M. René Ro-
cher a joué Le Cid au printemps, mais M. René Rocher n'est qu'un homme de bonne volon-
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 39

té, et non pas l'Etat, et d'ailleurs je n'apprécie guère, je l'avoue, son pâle conformisme et
ses hoquets de Comédie Française. L'Odéon, ces jours-ci, nous présente un autre Cid.
Mais qui connaît l'Odéon ? Enfin, on me jure que la Comédie Française va se décider,
qu'elle a déjà retenu le plus rouge et le plus formidable de ses braillards, je veux dire M.
Vidalin, pour incarner Rodrigue. Il faut être bien informé pour le savoir, et j'avoue, ma chère
Angèle, que mon coeur en est ému.
Sans doute, en cette fin d'année 1936, avons-nous d’autres sujets de préoccupation que
Le Cid, et, dans les jours où alternent l'abdication d'Edouard VIII et l'abdication de Mrs
Simpson, les personnes lettrées vous diraient avec satisfaction qu'elles trouveraient plus
d'actualité à Bérénice. Mais peut-être vous-même, et à plus forte raison M. Edouard Bour-
det ou M. Jean Zay, ne vous rendez-vous pas tout à fait compte de ce qu'est Le Cid. J'ai-
merais, ma chère Angèle, comme vous êtes curieuse de notre temps, procéder par compa-
raisons. La victoire de Corbie sur les Espagnols peut passer pour une sorte de Marne 1636.
Imaginez-vous le Siegfried de Giraudoux après notre Marne à nous ? Ou bien encore, puis-
que vous êtes claudélienne, puis-je vous dire que Le Cid, c'est Le Soulier de satin d'il y a
trois siècles ? J'aime mieux vous dire pourtant autre chose, qui vous paraîtra bien banal :
c’est le premier chef-d'oeuvre de notre théâtre moderne.
Imaginez un instant, ma chère Angèle, que nous vivions dans l'un de ces pays où sévit
la barbarie illettrée de la dictature : je veux dire l'Italie, l'Allemagne, le Portugal. Je pense
même, voyez-vous, à la Russie, qui, ainsi que chacun sait depuis que M. Vuillermoz nous
l'a dit, n'honorait pas le théâtre avant les Soviets, comme le prouvent le ridicule des Ballets
russes et l'imbécillité de Stanislavsky. Et supposez que l'un de ces pays ait vu commencer
l'une des productions théâtrales les plus riches et les plus continues du monde par un chef-
d'oeuvre aussi jeune et aussi pur que Le Cid. Imaginez-vous les fêtes prodigieuses de l'Al-
lemagne nouvelle, de l'Italie nouvelle ? les représentations diverses, suivant des méthodes
différentes, par les hommes les plus qualifiés pour la mise en scène ? les honneurs offi-
ciels ? les tentatives neuves ? Imaginez-vous, en ce Moscou qui joue sur plusieurs théâtres
à la fois la même pièce quand elle a du succès, avec des présentations dissemblables,
imaginez-vous un Cid où l'on chercherait à rebâtir la scène médiévale où il a été joué, avec
son décor unique et ses mansions, et ailleurs un Cid nu dans des rideaux gris, et ailleurs
encore une chronique espagnole en quinze tableaux, où derrière la grille sévillane d'un
jardin au clair de lune, l'ombre de Rodrigue surgirait devant Chimène en deuil ? Imagi-
nez-vous les discussions, même les erreurs, la gloire, la résurrection indéfinie de l'immor-
telle querelle du Cid ?
Hélas ! ma chère Angèle, nous en sommes bien persuadés l'un et l'autre, la querelle du
Cid n'aura pas lieu. M. Jouvet va monter au Théâtre-Français L'Illusion comique, et j'en suis
ravi, car j'ai grande confiance et grande amitié pour le talent de M. Jouvet. Mais comme tout
cela est timide quand il s'agit de rendre honneur au père de notre théâtre tragique, à celui
qui vous ennuie peut-être parfois, parce qu'on vous l'a fait mal comprendre, mais qui est
bien l'un des génies les plus variés et les plus tendres (mais oui, les plus tendres) de notre
pays. Car on ne comprendra rien à Corneille tant qu'on ne se décidera pas à lui accoler de
temps à autre l'épithète dont s'est indûment emparé son rival, l'homme le plus méchant du
monde, et à dire le tendre Corneille.
La querelle du Cid, ou plutôt l'absence du Cid, est un symbole, voyez-vous, d'un certain
nombre d'absences, et d'une absence plus grave, qui est l'absence de la France. Ce ne
serait pas comprendre grand-chose à l'univers que de croire qu'il est indifférent d'honorer
ou de ne pas honorer Le Cid. Les pays qui ont repris le sens de leur existence et de leur
force sont tournés vers l'avenir, je le veux bien, mais ils n'oublient aucun de leurs sujets de
gloire dans le passé. La France n'a pas la vocation de la cérémonie. Lorsqu'elle voulut cé-
lébrer Hugo, on commença par craindre qu'elle ne donnât au pompier lyrique de la démo-
cratie une place excessive en faisant pour lui ce qu'elle ne faisait pas pour d'autres génies
aussi grands, ou plus grands. Et puis, on s'aperçut que cette célébration était parfaitement
ridicule et devenait offensante pour un homme qui, après tout, était un grand poète. Un
40 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

ramassis d'acteurs chevronnés, le haut de forme et les larmes de M. Lebrun, quelques dis-
cours, des allocutions professorales, est-ce ainsi qu'on donne vie au passé, au génie,
est-ce ainsi qu'on met en communication les hauts esprits et l'enthousiasme de la foule ?
La chose est peut-être plus grave encore lorsqu'il s'agit d'honorer, non plus un poète en-
tre les poètes, comme Hugo, grand assurément, mais pas plus que Villon, que Racine ou
que Baudelaire, mais un initiateur, mais l'homme dont il a dépendu, en grande partie, que
notre théâtre fût ou ne fût pas, mais une sorte de Capétien de nos lettres. Alors, l'offense
me parait impossible à mesurer, qui offre à ce puissant inventeur de thèmes et de rythmes
les glapissements de M. Vidalin et la médiocrité d'honneurs officiels honteux d'eux-mêmes.
Tout se passe dans un monde glacé de professeurs en jaquette et d'acteurs en pourpoint
rapiécé : pour l'auteur d'Horace et de Sertorius, l'Italie eût délégué ses soldats, ses chemi-
ses noires, ses avions ; pour le poète de Polyeucte et de L'Imitation, l'Eglise, en d'autres
pays, eût été solennellement conviée, les cloches de Notre Dame eussent sonné pour celui
que Napoléon aurait voulu faire prince, le théâtre de Versailles eût ressuscité Psyché, fille
enchantée de son génie et de celui de Molière. En France, quelques coups de chapeau
hâtifs, ici et là, et les journaux parlent bien davantage de la querelle qui oppose M. Bern-
stein et M. Bourdet. Relisons Le Cid, ma chère Angèle. Ce drame de l'épée et de la rose,
du fleuve dans l'aube glacée, de la nuit dans les jardins de Séville, du Midi rayonnant où
monte, derrière une jalousie de bois surmontée d'une vierge costumée, la plainte musicale
de l'infante, ce mystère de la jeunesse, de l'héroïsme et de l'amour, scintillant du croise-
ment des fers, du heurt de la croix et du croissant, cette chronique où s'épanouissent notre
moyen âge et notre Renaissance à la fois, je crois qu'il faudra attendre longtemps avant de
le voir célébrer selon la décence et selon l'honneur.
12 décembre 1936

LUIGI PIRANDELLO

Dans ces temps troublés, la mort de Luigi Pirandello sera-t-elle capable de ramener l'at-
tention sur cet écrivain si savoureux, et l'un des rares qui aient connu, ces dernières an-
nées, le paradoxal destin d'être à la fois très illustre et un peu oublié ? Paris, qui avait tant
fait pour sa renommée, commençait à l'ignorer. Le pirandellisme semblait seulement,
comme le freudisme, une maladie d'après guerre, une de ces virulentes affections en isme,
tantôt nommées d'après le nom de leur inventeur, et tantôt, comme le surréalisme, d'après
un bacille plus abstrait. Il faut espérer pourtant que l'avenir verra autre chose dans ce subtil
magicien qui, tout compte fait, demeure le seul dramaturge européen depuis Ibsen.
Il est très vrai que l'après-guerre fut sa patrie temporelle, depuis qu'on avait vu entrer,
par l'ascenseur des Champs Elysées, les six personnages qui nous apportaient un auteur.
Pendant quelques années, on se plut à ces jeux de l'intelligence. On se rappela que Char-
les Dullin avait monté le premier La volupté de l'honneur, on alla un peu partout applaudir
les traductions de Benjamin Crémieux. Georges et Ludmilla Pitoëff et leur compagnie atta-
chèrent leur nom à la propagande du pirandellisme, et c'est grâce à eux qu'un beau jour de
1926 nous pûmes voir cette comédie magnifique, sommet et parodie à la fois de la doctrine,
Comme ci ou comme ça. Ensuite, la courbe de cette gloire s'inclina, et les Pitoëff encore,
au moment du prix Nobel de 1934, nous montrèrent la dernière oeuvre du dramaturge sici-
lien, Ce soir, on improvise, qui est une reprise des thèmes des Six personnages. Peut-être
trouverait-on inutile de rappeler ici l'aspect général de ce théâtre, dont on a pu dire qu'il
était avant tout un théâtre de la connaissance. Par là convenait-il assez bien à une époque
fort intellectualiste, malgré l'apparence, et les intermittences de l'esprit selon Pirandello re-
joignaient vite les intermittences du coeur et de la mémoire selon Proust. Longuement, avec
une sorte de facilité prodigieuse, l'héritier des improvisateurs italiens (il a écrit cinquante
pièces) se plaisait à opposer dans sa moderne Commedia dell' arte l'image de l'homme réel
et les images que s'en forment sa famille, la société. Aussi, je crois bien qu'en un sens ses
deux drames les plus caractéristiques restent Henri IV, où un fou, qui s'est pris un jour pour
l'empereur d'Allemagne, vit déguisé, entouré d'une cour complaisante, et conserve son
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 41

déguisement et son existence le jour où il recouvre la raison, parce que changer sa vie
n'aurait plus de sens, et La volupté de l'honneur, où une canaille intelligente que l'on force
à jouer un rôle d'honnête homme, y prend goût, met tout le monde dans l'embarras par
excès de vertu, et réconcilie en lui apparence et vérité.
Ce ne sont pas là des nouveautés, et il faut rire au nez de ceux qui voient en Pirandello
un profond auteur philosophique. Il y a dans de telles assertions un excès d'inculture. Je
suis toujours étonné, par exemple, que parmi les prédécesseurs du pirandellisme, on ne
cite jamais Musset, qui a pourtant écrit avec Lorenzaccio une très admirable Volupté du
déshonneur, où il oppose d'une manière poignante, lui aussi, masque et visage. Mais cette
opposition, qui n'est point neuve, personne ne l'avait jamais mise au centre d'une oeuvre
avec autant de persistance, d'ingéniosité créatrice, de sens dramatique, que Luigi Pirandel-
lo.
Ses oeuvres les plus célèbres sont donc justement celles où la vérité est reflétée en mi-
roirs divergents, et surtout les jeux intellectuels des Six personnages, de Comme ci ou
comme ça. Non seulement, au centre de l'oeuvre, les héros opposent masque et visage,
mais, en outre, on nous explique constamment que nous ne sommes pas devant la vie,
mais au théâtre. L'auteur révèle le dessous des cartes, nous avertit que tout n'est qu'illu-
sion, au moment même où nous allions le croire, et lorsque nous sortons de la salle où se
sont affrontées ces créatures étranges, nous nous demandons si la réalité du monde visible
est beaucoup plus réelle que l'illusion de l'art.
Tout cela, on le sait, mais on n'a peut-être pas assez remarqué que ceux qui ont tenté
d'imiter Pirandello se sont vite cassé les reins. Car ils ont oublié que dans les pièces les
plus surprenantes de Pirandello, celles où l'illusion semble être maîtresse de la scène, la
galerie des glaces reflète un monde assez solide. Du thème central de Six personnages
(l'histoire du père), du thème central de Comme ci ou comme ça (l'histoire de l'héroïne), du
thème central de Ce soir, on improvise (la jalousie), on pourrait tirer une bonne pièce en
trois actes, sur le modèle du Boulevard. Et cette pièce est au moins commencée avant que
l'auteur, à un moment, n'intervienne et n'abandonne le jeu. C'est-à-dire qu'il y a toujours,
dans un drame pirandellien, une sorte de noix bien dure. C'est seulement ainsi, si l'on y
réfléchit, que le pirandellisme peut séduire. Quand M. Jean-Victor Pellerin nous montre M.
Ixe et M. Opéku, nous n'y croyons pas. Nous croyons, au contraire, à des personnages qui
nous sont présentés comme des êtres vivants, et lorsque, ensuite, on vient nous dire qu'ils
n'existent pas, qu'ils sont des chimères, c'est alors que nous sommes troublés. Mais, pour
être troublés, il a fallu que nous croyions à eux. Il faut, pour que le virus pirandellien opère,
qu'il s'attaque à des êtres de chair.
C'est que le Sicilien travaillait presque toujours sur une nouvelle, et il est un nouvelliste
incomparable. La nouvelle est le centre résistant de son oeuvre dramatique, sur laquelle il
peut broder à souhait. On le voit particulièrement bien si on compare Ce soir, on improvise
et l'admirable et sobre récit dont le drame est tiré. Cette nouvelle, Pirandello commençait
d'ailleurs à la mettre en scène avec une extraordinaire force scénique. Je sais bien qu'on lui
dénie habituellement ce don. Mais que l'on voie La volupté de l'honneur. Je ne dis pas
qu'on ne se perde pas un peu dans les subtilités du troisième acte. Mais comme on se pas-
sionne pour la figure centrale de l'homme tenté par l’honneur ! Comme on se passionne,
dans Tout pour le mieux, pour le héros affaibli qui découvre un jour que toute sa vie a repo-
sé sur un mensonge ! Tout cela est extraordinairement pirandellien, et en même temps
extraordinairement dramatique et vivant.
C'est que, contrairement à ce qu'on a toujours cru, Pirandello commençait par ajouter foi
à ses héros : sans la foi, sa désillusion ne serait pas possible. C'est cette foi qui apporte,
pour finir, à ce théâtre si subtil et si plaisant, un élément qui me semble primordial, malgré
le peu d'intérêt qu'on y a porté, et qui demeure un élément humain. On se rappelle le thème
de Chacun sa vérité. Des inconnus font l'objet des conversations d'une petite ville. Il y a un
mystère en eux. Comment le percer ? L'homme vient expliquer son cas : il vit avec sa
belle-mère qui est folle ; sa femme est morte, il s'est remarié, mais la belle-mère croit que la
42 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

seconde femme est toujours sa fille, et personne n'ose la détromper. Seulement, lorsqu'on
interroge la belle-mère, elle donne une autre version : son gendre est fou, il a cru que sa
femme était morte et qu'il en avait épousé une autre. Impossible de connaître la vérité, car
cette famille étrange vient de Sicile et ses papiers ont été détruits par un tremblement de
terre. Et lorsqu'on interroge la jeune femme, qui seule sait la vérité, elle refuse de répondre,
car justement elle est la vérité.
On a cru se trouver en présence d’un apologue ingénieux, sorte de résumé du pirandel-
lisme. Mais il faut voir d’abord autre chose : il faut voir que cet homme, cette femme, sa
belle-mère s'aiment profondément, et qu'ils sont prêts à tout pour sauvegarder leur bon-
heur. Voilà l'essentiel : l'oeuvre de Pirandello est une mise en scène des rêves, des pau-
vres illusions que font les hommes devant la souffrance. Je crois bien que si l'on ne com-
prend pas que la souffrance est au centre de ces commentaires subtils, on ne comprend
pas grand-chose au plus original des dramaturges de ce temps. Les héros de Chacun sa
vérité ne sont pas des symboles déguisés. Ils sont des êtres humains soumis à une inquisi-
tion terrible, et qui s'en tirent par le déguisement. Ainsi sans doute faisons-nous tous.
C'est pourquoi cette oeuvre, aujourd'hui achevée, m'a toujours apparu comme une oeu-
vre évidemment fort intelligente, mais aussi comme un témoignage de sensibilité exquise et
de profonde civilisation.
19 décembre 1936

AU PAYS DES AUTOBUS QUI SE PERDENT

Pour une de vos amies qui a un grand fils, ma chère Angèle, vous me demandez des
renseignements sur la Cité Universitaire : est-il vrai que la grève sur le tas y est organisée
en permanence, que le restaurant est vide et que de farouches miliciens en défendent l'en-
trée ? Rassurez-vous, ma chère amie, vous êtes en retard de quelques semaines, ou
peut-être en avance de quelques jours. La grève du restaurant de la Cité est provisoirement
terminée, mais, à ce qu'on m'a dit, pourrait reprendre d'ici peu. Je dois avouer que, pour ma
part, elle m'a fort réjoui. J'ai passé une année, il n'y a pas si longtemps, à la Cité Universi-
taire, et je n'en ai pas gardé mauvais souvenir. C'est un lieu mythologique, ma chère An-
gèle, une foire de la jeunesse, abritée dans des pavillons d'Exposition universelle, de fragi-
les pavillons dont on s'étonne qu'ils ne tremblent pas au vent, déjà un peu usés, un peu
abîmés, parce qu'ils n'avaient pas tous été construits pour durer. Il y a un charme délicieux
dans ces pelouses, ces baroques maisons alsaciennes noyées de lierre, ces Parthénons et
ces châteaux à demi ridicules. Soyez assurée que je n'ai rien contre la Cité, encore moins
contre les donateurs qui ont eu l'idée charmante de construire, aux abords de Montsouris,
ces abris éphémères et ravissants pour le peuple éphémère de la jeunesse. Peut-être ne
savez-vous pas qui est M. Honnorat, ma chère Angèle? Je ne sais pas grand-chose de lui
non plus, mais je serais peiné si l'on me prouvait que ce ministre oublié fut autre chose
qu'un grand poète : car il a inventé la Cité Universitaire et imaginé, par l'heure d'été, de
nous donner dans les beaux mois de longues et pures soirées.

Mais je crois bien que la Cité Universitaire est aussi, pour des esprits moins sensibles au
charme immédiat de l'heure, un exemple éminent des lois de dégradation qui régissent
notre univers. Peut-être y avait-il sur ces berceaux de mauvaises fées. Je le croirais assez
volontiers si je pense qu'on a tout fait, ou à peu près, pour qu'une oeuvre si noble ne fût
pas viable. On n'a pas compris que disjoindre le travail et le repos sans certaines conditions
était une absurdité, et qu'il était ridicule de vouloir faire habiter les étudiants si loin des lieux
où ils travaillent. A tout le moins, puisqu'on ne pouvait transporter le Quartier Latin tout en-
tier dans les parcs et les terrains aérés de Montsouris, il était ridicule de ne pas organiser
ces moyens de transport rapides qui, aujourd'hui, rapprochent si aisément deux lieux. Un
seul autobus, tous les quarts d'heure, réunit la Cité et le Quartier Latin. Habilement, on s'est
arrangé pour que ce parcours comporte deux "sections" au lieu d'une. A huit heures du soir,
son trafic s'interrompt. Il est toujours en retard : l'autre soir, ma chère Angèle, après une
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 43

demi-heure d'attente, on m'a dit qu'il s'était perdu dans Arcueil. Comme cela est admira-
blement français !
Aussi, ma chère Angèle, la Cité n'a-t-elle point d'âme. Aux temps bienheureux où les
étrangers affluaient à Paris, où les chambres coûtaient au Quartier Latin des prix astrono-
miques, on refusait huit cents demandes par an. Aujourd'hui, les étrangers sont partis, les
chambres du Quartier ont baissé leurs prix, celles de la Cité ont augmenté. Qui est assez
riche pour payer quatre cents francs un logis dans un pavillon étranger ? Avec les frais de
communication ? Et même pour les cités françaises, êtes-vous sûre que les étudiants ne
préfèrent pas un hôtel, même inconfortable, plus près de leur travail, de leurs plaisirs, de
leurs cafés ? Il y a des avantages à la Cité, mais ce ne sont point ceux auxquels tient la
jeunesse française : car c’est surtout un certain confort. Et, de jour en jour, la Cité se vide.
Ceux qui y habitent encore se contentent d'y coucher et n'y apparaissent pas de toute la
journée. On doit, hélas ! faire du racolage.
Y dînent-ils ? La grève du restaurant vous a appris, ma chère Angèle, qu'ils n'étaient pas
contents. Jadis, le restaurant était logé dans un hangar en bois fort pittoresque. Aujourd'hui,
dans la somptueuse Maison Internationale, ses salles voûtées imitent tant bien que mal le
réfectoire de couvent. Ce n'est pas très gai, et, pour ma part, je préfère les restaurants rus-
ses de la rue Royer-Collard, qui, pour sept francs, vous donnent des fleurs, un orchestre,
des petites tables et l'illusion d'un luxe naïf. Au moins, à la Cité, les prix sont-ils bas ? Hé-
las, ma chère Angèle, ils sont élevés pour des étudiants. Je ne dis pas que déjeuner pour
huit francs soit cher, mais qu'on ne me prétende pas qu'il s'agit là d'une institution philan-
thropique, puisqu'il ne manque pas de restaurants à meilleur compte. La nourriture y est fort
mauvaise, disons-le tout net, et il n'y a pas d'organisation plus défectueuse que celle-là. Un
petit fait vous dépeindra mieux que tout autre la très probable hypocrisie qui préside à cette
organisation. On vient d'ouvrir une salle de réunion, dans la Maison Internationale. J'y ai
pris un café, d’ailleurs honnête. La règle, comme partout, est qu'on se sert au comptoir,
qu'on ne donne pas de pourboire et que la maison ne fait pas de bénéfices. Ce café coûte
douze sous. Mais pourquoi tant de bistros, qui n'ont pas fait voeu de charité, que je sache,
donnent-ils le leur, au Quartier Latin et ailleurs, pour dix sous, pour huit sous, voire pour
sept ? Il faut bien qu'ils y gagnent, pourtant.
Ne vous étonnez pas, ma chère Angèle, si les étudiants de la Cité Universitaire demeu-
rent insensibles à tant de belles phrases sur le rapprochement des peuples et sur l'aide
apportée aux travailleurs intellectuels. Cette aide existe, ou a existé, et je ne vous écris
point cela pour diminuer le rôle, d'ailleurs admirable, de ceux qui ont fondé la Cité et qui,
chaque année encore, font construire de nouveaux pavillons, défrichent la zone, préparent
un parc de sports. Mais, malgré tout, ils ne peuvent tout faire, et l'Etat reste le grand res-
ponsable. Un contrôle un peu plus sévère ferait assurément du restaurant autre chose que
l'indécente gargote qu'il est, à des prix que tous les étudiants trouvent trop élevés. Une
organisation plus intelligente réclamerait à la T.C.R.P. des autobus rapides, pratiques, éco-
nomiques et qui ne se perdent pas.
Peut-être pour cela, ma chère Angèle, faudrait-il aimer la jeunesse, faudrait-il croire en
elle. La Cité ne peut pas vivre en France, malgré le parc, l'air pur, les constructions dérisoi-
res et charmantes, parce que la France est un pays de vieux. On ne veut pas voir l'avenir,
on ne veut pas voir les conséquences, et les meilleures idées deviennent de pauvres inven-
tions. Tant que cet état d'esprit n'aura pas changé, la Cité Universitaire sera une ville morte,
ravissante mais déserte, dans un pays brumeux, l'ultima Thulé de l'enseignement, au bord
d'un no man's land si effrayant que les autobus se perdent pour y arriver.
26 décembre 1936

ALLO, MALRAUX ?

Au temps où vous m'avez demandé, ma chère Angèle, de vous expliquer qui était M.
André Malraux, il venait d'organiser avec l'étrange ambassadeur d'Espagne le racolage des
44 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

aviateurs. Grâce au lancement publicitaire d'un bien étonnant magazine, vous savez,
comme tout le monde, que les aviateurs du Frente Popular, selon leur propre aveu, se mo-
quent pas mal de la cause qu'ils défendent, et ‘‘travaillent’’ pour 50.000 francs par mois. Le
terme de travail est celui, si j'en crois les bons auteurs, que l'on emploie, en effet, dans le
milieu. Quant à M. Malraux, tout le monde s'accorde à dire qu'il agit pour être d'accord avec
ses principes, et un fanatique est toujours, en quelque manière, respectable. Même si son
fanatisme, comme il m'a semblé le discerner, consiste à être fidèle à soi-même, et à son
plaisir, beaucoup plus qu'à une cause.
Cependant, ma chère Angèle, je voudrais vous demander, à vous qui, depuis peu, avez
lu avec tant de fièvre les romans de M. Malraux, si vous n'attendez pas de lui ces jours-ci,
quelque manifestation un peu publique. Je ne vous apprendrai pas qu'il y a un mystère
Louis Delaprée. Je ne veux pas dire par là qu'on ne sait pas encore si le malheureux jour-
naliste de Paris-Soir a été abattu par un avion nationaliste ou un avion gouvernemental. S'il
ne s'agissait que d'une erreur, de quelque côté qu'elle vienne, la recherche des responsabi-
lités serait de peu d'importance, et on ne ressuscite malheureusement pas les morts. La
faute en incomberait surtout à celui qui a eu l'idée bizarre de donner à l'ambassade de
France pour appareil un Potez de bombardement, propre à susciter toutes les méprises.
Mais vous savez peut-être qu'il s'agit aujourd'hui d'autre chose. On a écrit, ici et là, que le
Potez de l'ambassade de France avait été volontairement abattu par un avion gouverne-
mental, parce qu'il transportait un rapport à la Croix-Rouge de Genève sur les atrocités du
Frente Popular. Il ne s'agirait plus d'une erreur (aussi excusable, à la rigueur, d'un côté que
de l'autre), mais bel et bien d'un assassinat.
Je n'ai point qualité, ma chère Angèle, pour juger de ce point important, et je me
contente de vous répéter ce que vous avez lu dans ce journal et dans d'autres. Mais
j'avoue que certain aspect de ce problème tragique m'intéresse particulièrement : c'est le
silence de M. André Malraux. On nous l'a assez répété, l'auteur de La Condition humaine
est le capitaine commandant l'escadrille España, qui composait avant l'arrivée des Russes
(et même sans doute après) le plus clair des forces aériennes du gouvernement marxiste.
C'est à lui seul que les enrôlés à haute paye doivent obéissance. Il est le chef. Appelons les
choses par un autre nom, si vous le voulez : il est le responsable.

Ennemis et admirateurs s'accordaient à reconnaître à l'auteur de quelques romans bru-


meux, à demi illisibles, mais d'une intelligence et d'une sensualité quasi diaboliques, certai-
nes vertus très humaines. Pour ma part, vous le savez, ma chère Angèle, je me suis tou-
jours méfié de cette conception de l'héroïsme, où je trouve plus de goût à faire souffrir, plus
d'amour du sang et de la mort, que d'héroïsme véritable. Pourtant, lorsque le prisonnier du
Temps du mépris frappe au mur et entend répondre un autre prisonnier, lorsque le héros de
La Condition humaine refuse de se tuer avec du cyanure pour souffrir, comme souffrent les
autres, la plus abominable torture, on ne peut qu'être touché de ces scènes saisissantes.
On en trouverait d'autres dans Les Conquérants et dans La Voie royale. Je les préfère à
l'admiration douteuse que M. Malraux montre pour l'érotisme de lady Chatterley ou pour cet
effrayant roman sadique de William Faulkner, où l'héroïne est violée avec un épi de maïs.
Si toute une part de M. Malraux est érotisme, on avait pu croire longtemps qu'il cultivait
aussi les vertus de camaraderie, l'exaltante amitié humaine dans le risque, et une sorte
d'honneur.
Je ne dis point que ces vertus (sur lesquelles j'oserai d'ailleurs faire les plus expresses
réserves pour ce qui est de leur transcription littéraire), je ne dis point que ces vertus aient
disparu de l'oeuvre de M. Malraux, encore moins de son coeur, que j'ignore. Mais comme
j'aurais aimé une petite note hautaine et méprisante (avec quelques preuves, si possible)
du capitaine commandant l'escadrille España ! Comme j'aurais aimé que le chef eût décla-
ré : "Je suis le chef, le responsable. Tout ce qui se fait se fait par mon ordre. Je n'ai pas
donné d'ordre contre l'avion de Delaprée, et on ne s'est pas substitué à moi." J'imagine
assez bien, voyez-vous, quel que soit le parti où ses opinions l'eussent rangé, qu'un avia-
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 45

teur véritable aurait eu à coeur de prendre ses responsabilités. J'imagine, par exemple,
qu'un Mermoz n'y eût pas manqué.

Cette affaire est trop grave, ma chère Angèle, pour que nous puissions attendre trop
longtemps. Déjà, il nous avait semblé assez fâcheux pour notre espèce que les commer-
çants du Front populaire eussent vendu aux Espagnols tant d'avions inutilisables, tant
d’appareils meurtriers (c’est une des plus belles saloperies de notre temps). Il nous avait
semblé aussi fâcheux que des "confessions" comme celles des aviateurs rouges aient pu
s'imprimer en toute tranquillité. Je trouverais plus terrible encore qu'un écrivain français,
dont les opinions politiques ne sont pas en question, se fit par son silence le complice de
faits singulièrement troublants. Quand répondra M. André Malraux ? Il s'agit là de choses
plus graves que d'avoir soustrait à la barbe de l'administration quelques statues gréco-
bouddhiques, ce dont, après tout, nous nous moquons. Notre époque, vraiment, pour re-
prendre un titre de lui, doit-elle être à jamais appelée Le Temps du mépris ?
2 janvier 1937

LE SNOBISME DES PLANCHES

Ce n'est pas des planches de la scène que je veux vous parler, ma chère Angèle, mais
d'autres planches beaucoup plus à la mode que celles où monte encore, à la fleur de son
âge, M. Albert Lambert (fils). Je ne vous ai pas rencontrée sur les champs de neige vers
lesquels se sont dirigés, ces dernières semaines, tant de gens armés de bâtons et de skis.
Pourtant, je ne crois pas que le tableau de cette année puisse être tout à fait exact sans
que l'on n'y fasse sa part, à côté des guerres, des révolutions, et des tristesses de tout or-
dre, à ce vaste mouvement qui pousse vers la montagne des personnages montés sur de
longues planchettes de bois. L'avant-veille de Noël, de la Concorde à la gare de Lyon et au
Quai d’Orsay c’était, comme dans Macbeth, une forêt qui marchait à l'assaut des trains de
neige. Je croîs que l'année 1936 a fini sur la conquête définitive de la France par le ski.
Si je vous en parle, ma chère Angèle, c’est que j'ai déjà vu un certain nombre de chroni-
queurs, abrutis par les apéritifs et la sottise du Français moyen, faire la moue devant ce
qu'ils nomment un snobisme, J'avoue que j'ai failli m'en indigner. Certes, ces armées vêtues
de bleu sombre qui envahissent les gares ne sont pas des armées bien savantes. On peut
s'amuser beaucoup à contempler les écoles de ski de Megève et de Chamonix, on peut
s’amuser presque autant devant les essais "individuels" des néophytes sur les neiges gla-
cées, les verglas un peu pelés des moindres pentes. Mais le snobisme n'aurait-il fait que
pousser par centaines les jeunes Français à aller respirer l'air merveilleux de la montagne,
à contempler le soleil éclatant de cette admirable semaine, ne devrions-nous pas louer les
snobs et ceux qui les imitent ? Et sous prétexte de se méfier du snobisme, la France de-
meurera-t-elle longtemps ce pays courtelinesque des petits cafés enfumés où la belote a
remplacé la manille ?
J'ai donc vu quelques pentes savoyardes livrées à des essais le plus souvent infruc-
tueux, mais bien amusants. Je crois que si vous aviez été là, ma chère Angèle, vous vous
seriez beaucoup moquée de nous - et nous ne nous serions pas permis de vous rendre la
pareille. Vous auriez vu que, pour des débutants, les planches appelées skis ont l'habitude
fâcheuse de quitter les chaussures, ou que tel qui croyait descendre, modeste et fier, une
pente modérée, se voit soudain dirigé en arrière par un caprice imprévisible. J'ai vu de jeu-
nes réactionnaires, fidèles sans doute à leur doctrine, marcher gravement à reculons, et
l'on m'a dit que peu de choses étaient plus drôles, pour un spectateur de mauvaise foi, que
de contempler un monsieur assis dans la neige, entre ses skis, levant au ciel ces houlettes
terminées par une roue étoilée qui font ressembler les amateurs à des bergers du Jour des
Rois. On me l'a même dit avec une insistance que j'ai parfois trouvée déplacée.
Sur ces champs bosselés et blancs, la jeune critique cinématographique s'était par ha-
sard donné rendez-vous. Vous révélerai-je que Maurice Bardèche s'était institué notre men-
tor, ou, comme eut l'inconscience de le dire l'un de nous (je ne vous avouerai pas lequel), le
46 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

mentor de nos télémarks ? En tout cas, c'était un spectacle touchant que de le voir attacher
les skis de François Vinneuil1 qui, deux jours après, fouettait la neige de ses bâtons,
comme un coursier rétif. J'ai trop conscience de ma dignité pour vous parler de moi, mais
on pourra vous montrer des photographies qui seront pour nous les précieux témoins de
nos jeux héroïques.
Mais ce ne sont pas seulement nos plaisirs personnels qui m'ont été agréables dans
cette semaine. Je pense à ce petit chalet des Aravis, grand comme une luge de bébé, et où
tenaient une bonne centaine d'étudiants, avec des cordes tendues à deux mètres de hau-
teur pour leurs objets de toilette et leurs vêtements, entassés, écrasés dans une promiscui-
té scandaleuse, et tout bruyants d'une énorme bonne humeur. Je pense à ces trains de
retour, où il n'y avait pas quarante voyageurs de plus de trente ans, ces trains d'où
s'échappaient, à chaque arrêt, dans une ruée hurlante, les vagues d'assaut qui emportaient
les marchands de sandwiches et de bière. Au départ, les bras aux portières faisaient, qui le
salut fasciste, qui le salut prolétarien dans une rivalité pleine de rires. Le wagon des baga-
ges, les filets, les couloirs, tout était encombré de ces longues planches minces et courbées
qui ne serviront sans doute plus jusqu'à Pâques, peut-être jusqu'à la prochaine Noël.
On m'a dit que M. Loisirs, cette semaine, était allé en Savoie. Vous savez que je suis
plein d'amitié pour ce bon M. Loisirs, qui n'a pas fait grand-chose, mais qui a de bonnes
intentions, et même parfois des réalisations sympathiques. J'imagine qu'il n'a pas été mé-
content de son voyage. Il n'est pas désagréable d'oublier quelques jours les menaces eu-
ropéennes, la mauvaise foi des hommes politiques, les assassins d'Espagne, le silence de
M. Malraux et les bavardages des journalistes vendus, la crise et les grèves, il n'est pas
désagréable d'oublier tout cela pour ces chalets remplis par la jeunesse, pour ces trains
remplis par la jeunesse, pour ces champs de neige, aux alentours des villages, où apparaît
soudain, comme dans un tableau de Breughel, une femme portant un fagot et deux chiens
noirs jouant.

Je veux bien que ce soit le snobisme, ma chère Angèle, le snobisme de la neige et des
planches, qui ait fait mouvoir cette année un si grand nombre d'ignorants. Ma foi, il nous
faudrait peut-être beaucoup de snobismes de ce genre. Ils se sont emparés de la jeunesse
d'autres pays. Pourquoi épargneraient-ils la nôtre ? Ajoutons-y, si vous le voulez bien, à ce
snobisme de l'air pur et du mouvement, par exemple le snobisme de la prodigalité, le sno-
bisme de la liberté d'esprit, tel snobisme spirituel, tel snobisme matériel. Alors peut-être ne
serons-nous plus le peuple qui compte 55% d'inaptes au service militaire et 25% d'illettrés
dans ce qui reste. Alors peut-être pourrons-nous nous livrer à un étrange snobisme, pas
trop à la mode en ce moment, mais qui pourrait (qui sait ?) s'affirmer un jour : le snobisme
d'être Français ?
9 janvier 1937

QUAND DEMANDERA-T-ON L'EXTRADITION D'ANDRÉ MALRAUX ?

Il me faut bien revenir, ma chère Angèle, sur un sujet qui me tient à coeur, et qui n'a pas
l'air de tenir à coeur à tout le monde. J'avoue que je suis un peu attristé (mais pas étonné,
hélas !) quand je regarde sur les murs les affiches communistes au sujet de Louis Dela-
prée. Vous savez peut-être qu'elles serviront à lancer une Humanité du soir, à laquelle Jac-
ques Doriot a déjà trouvé un titre : Le Nécrophage. Mais de cela je ne m'étonne pas ; ce qui
m'étonne, c’est que les partis de droite qui ont de l'argent (il y en a deux ou trois), c’est que
le capitalisme de presse attaqué par Moscou, n'aient pas couvert Paris, la France, d'affi-
ches, reproduisant simplement la protestation du gouvernement de Front populaire auprès
du Frente popular espagnol, puisqu'enfin Louis Delaprée a été assassiné par les marxistes.

1
Pseudonyme de Lucien Rebatet pour sa chronique cinématographique dans Je Suis Partout. (note
de l’édition)
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 47

Peu de faits montrent plus clairement avec quelle passivité répugnante nous attendons
notre destin.
Pour ma part, je m'étonne aussi que devant le crime commis, on ne désigne pas davan-
tage le seul coupable dont nous connaissions le nom, à savoir le capitaine commandant
l'escadrille España, André Malraux. Vous savez que j'y tiens, et j'y tiens de plus en plus. Et
même, ma chère Angèle, j'évoque avec regret le temps où les gouvernements avaient un
peu de souci de leur dignité - les gouvernements et les corps constitués. Ce temps est as-
sez lointain. Si nous y vivions encore, ne pourrait-on pas aller chercher dans un petit livre le
commentaire le plus subtil des dernières productions, des derniers actes, de notre roman-
cier ?
De ce petit livre critique, j'ai voulu copier pour vous les passages les plus caractéristi-
ques. Tout Français, y est-il dit, qui, hors du territoire de la France, s'est rendu coupable
d'un crime puni par la loi française, peut être poursuivi et jugé en France." Vous qui savez
toute chose, ma chère Angèle, vous avez reconnu le Code d'instruction criminelle. C'est
l'article 5 modifié par la loi du 28 février 1910. Contrairement à ce que vous pourriez croire,
il est encore en vigueur dans notre pays. On y ajoute, il est vrai, à la fin du même article :
"Aucune poursuite n'a lieu avant le retour de l'inculpé en France, si ce n'est pour les crimes
énoncés en l'article 7 ci-après."
Je crois que M. André Malraux, chef responsable de la mort de Delaprée, n'est pas en-
core rentré en France. Il nous faudrait donc voir si ce fameux article 7 peut permettre de
réclamer son extradition. Cela n'est possible, ma chère Angèle, que s'il s'agit d'un inculpé
ayant commis "soit comme auteur, soit comme complice", ce que l'on nomme ‘‘un crime
attentatoire à la sûreté de l'Etat’’.
Je me demande jusqu'à quel point l'attaque de l'avion de l'ambassade de France, sus-
ceptible d’entraîner les plus graves complications, ne peut être définie de la sorte. Les juris-
tes en décideront : M. Marc Ruçart doit bien en avoir auprès de lui. Et même s'il fallait at-
tendre le retour de M. Malraux, l'attente me serait douce si j’étais sûr qu'il soit jugé !
Vous allez me trouver cruel, ma chère Angèle, et votre esprit inventif ne manquera pas
de découvrir quelque argument. Est-ce cette attaque par un avion espagnol qui vous
gêne ? Je brandirai alors la loi du 31 mai 1924, article 10 qui déclare : "Au cas de crime ou
délit commis à bord d’un aéronef étranger, les tribunaux français sont compétents si l'auteur
ou la victime est de nationalité française." M. Malraux vous semble-t-il au-dessus des lois ?
Lisez l'article de la loi du 10 mars 1927 : "Si l'individu réclamé a été antérieurement l'objet,
en quelque pays que ce soit, d'une condamnation définitive à deux mois d'emprisonnement,
ou pour un délit de droit commun, l'extradition est accordée suivant les règles précédentes."
Je ne vous rappellerai pas certaine trouble histoire de statues indochinoises : vous
connaissez trop la chronique littéraire de ce temps.
Certes, me direz-vous, on peut trouver toujours dans le Code de quoi faire pendre les
plus honnêtes gens. La jurisprudence, me disait hier un homme sagace, est un artifice logi-
que par lequel le juge essaie de faire croire à l'inculpé et au plaignant qu'on a prévu leur
cas. Si déplorables que puissent être les hauts faits de l'escadrille España, nous sommes
en guerre civile, direz-vous ! Mais l'article 5 de la même loi du 10 mars 1927 que dit-il, ma
chère Angèle ? Il dit : "En ce qui concerne les actes commis au cours d'une insurrection ou
d'une guerre civile... ils ne pourront donner lieu à l'extradition que s'ils constituent des actes
de barbarie odieuse et de vandalisme défendus suivant les lois de la guerre, et seulement
lorsque la guerre civile aura pris fin."
Vous pourrez vérifier dans le Dalloz, ma chère Angèle, ces textes prophétiques, qui sont
trop sacrés et trop précis pour que j'aie pu y changer un mot. Qu'on attende la fin de la
guerre civile ou non pour accorder l'extradition d'André Malraux, cela m'importe assez peu.
Mais j'aimerais assez, je l'avoue, appuyé sur ces lois françaises, qu'on osât la réclamer dès
à présent au gouvernement de Valence ou de Barcelone. Puisque nous voulons encore
croire à ce gouvernement-là, soyons au moins logiques avec nous-mêmes, et poussons le
souci juridique jusqu'au bout. Si le capitaine André Malraux n'est pas coupable, il peut nous
48 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

désigner assez aisément, me semble-t-il, l'avion et l'aviateur qui ont commis le crime. S'il ne
le fait pas, il est au moins complice par le silence.
Hélas ! ma chère Angèle, le petit livre dont je vous parlais m'a encore appris que ‘‘pour
qu'un délit commis par un Français à l'étranger puisse être poursuivi en France, il faut que
le ministère public se charge de la poursuite, et la partie lésée n'a pas ici le droit de citation
directe.’’ Il nous faut donc attendre que le ministère public se décide, et figurez-vous que
cela risque d'être long.

Je ne perdrais pas tout espoir, cependant, ma chère Angèle : on nous a assez accusés
d'être le pays du droit ; je ne perdrais pas tout espoir si l'on voulait bien considérer avec
assez de sérieux les choses qui sont graves. Mais l'incroyable futilité de nos contempo-
rains, leur lâcheté, la certitude, et peut-être le désir de la catastrophe, qui est au fond de
leur apathie, tout cela nous prépare à la conquête. Quand M. Malraux reviendra en France,
toutes les portes lui seront ouvertes, Paris Soir et Confessions lui demanderont ses mémoi-
res, et ce serait bien le diable s'il n'obtenait pas avec cela quelque prix littéraire, avec le
salut des bourgeois. Ne pensez-vous pas qu'il serait pourtant temps, comme dit la chanson,
de faire cesser bientôt cet ignoble consentement universel à la défaite ?
16 janvier 1937

EN ATTENDANT LE MARCHÉ AUX PUCES

Je vous recommande, ma chère Angèle, un petit livre que j'ai lu avec beaucoup de curio-
sité, bien qu'il ne soit peut-être pas très habile, et que l'art y manque parfois, ce qui ne
l'empêche pas d'être charmant. Il s'appelle Du Musée impérial au Marché aux Puces (Edi-
tions des Portiques) et il a été écrit par un Russe exilé, ancien conservateur de l'Ermitage,
attaché à S.M. l'Empereur de toutes les Russies, et qui aujourd'hui, sous le pseudonyme
d'André Trohnoff est brocanteur au Marché aux Puces de la porte de Saint-Ouen.

Si, comme il est naturel, il y a quelques regrets dans ce livre, il n'y a aucune mélancolie.
A évoquer son passé, l'ancien chambellan du tsar met même une sorte d'allégresse ironi-
que, ironique vis-à-vis de soi comme vis-à-vis des scènes qu'il évoque, et je crois bien que
cette allégresse est un autre nom du courage. C'est ce qui tout d'abord nous inspire la sym-
pathie, en même temps que notre attention est éveillée par ces souvenirs, semi-amers et
semi-bouffons, où tout un passé disparu est rapidement enfermé, par toutes ces images qui
seront de beaucoup de prix pour les historiens futurs et, déjà, pour les historiens présents.

- "J'étais né pour être brocanteur, nous dit l'écrivain, parce que, déjà en Russie, mes
goûts et mon existence étaient ceux d'un brocanteur idéal. Non pas seulement parce que je
m'intéressais aux tableaux, aux objets anciens, que je commençais tout enfant des collec-
tions de timbres rares ou de monnaies, non pas seulement parce que le musée de l'Ermi-
tage devait fournir, en somme, l'essentiel de mes occupations, mais surtout à cause du
monde où je vivais."
En effet, et ce n'est pas le moins curieux de ce livre, ma chère Angèle, par ce témoin
d'un âge disparu, nous touchons à des temps si anciens qu'il nous semble impossible de le
croire. Qu'un de nos contemporains ait connu quelqu'un qui a entendu Beethoven, cela
nous parait difficile, et il suffit pourtant d'y réfléchir pour trouver cela fort simple. Jules Le-
maitre, si je me souviens bien, connaissait une vieille dame qui lui avait déclaré un jour :
"Louis XIV disait à mon mari..." Il est vrai qu'elle s'était mariée à quinze ans à un vieillard de
quatre-vingts, présenté dans sa jeunesse à la cour du grand Roi. Mais de telles phrases ont
de quoi faire rêver. Je me souviens d'un article où il était prouvé que le même homme avait
pu, au cours d'une existence assez longue, connaître le fils de Marie Touchet et de Charles
IX et l'enfant qui serait Napoléon III. Les siècles sont peu de chose, contrairement à ce que
l'on pense.
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 49

Ce n'est pas seulement d'une manière aussi formelle d'ailleurs que l'auteur de ces sou-
venirs pénètre dans le passé. Mais il nous évoque une sorte de Cabinet des Antiques
russe, une province désuète, charmante, encore toute pleine des souvenirs du XVIlle siè-
cle, et qui s'est maintenue jusqu'à la guerre et à la Révolution. Passent alors dans son livre
des figures proches sans doute de Tourgueniev, mais aussi, et ce n'est pas le moins bi-
zarre, de Balzac, des émigrés français, chevaliers et professeurs, ou des fils d'émigrés, qui
discutent des mérites comparés de l'Ancien Régime et du Second Empire, et mêlent Offen-
bach à des souvenirs de Trianon. Ainsi sans doute peut se préparer, en effet, dans les ar-
canes du destin, la plus fatale des vocations de brocanteur.
Un Français, ma chère Angèle, peut en outre trouver beaucoup d'enseignements dans
ce petit livre. La "Tante Sophie" du narrateur ne parlait jamais que la langue de notre pays,
et employait le russe seulement avec les domestiques. Après Pouchkine, Tolstoï et Dos-
toïevski, pourtant, la langue russe avait des lettres de noblesse. Mais le français était réser-
vé depuis toujours à une aristocratie de race et de pensée. Cela, vous le savez, a duré
jusqu'à la guerre, et vous connaissez aussi bien que moi les vieilles et glorieuses raisons de
ce snobisme du français qui existait aussi bien en Autriche, dans les pays scandinaves, à
Venise et ailleurs. En même temps que le Cabinet des Antiques, ce snobisme a disparu de
l'Europe moderne. Faut-il penser, ma chère Angèle, que le français, que la langue fran-
çaise, est aussi une antiquité, bonne à être vendue au rabais dans quelque marché aux
puces, un objet de curiosité, et pas autre chose ? Soyez assurée que nous faisons malheu-
reusement tout pour cela.

Plus tard, après notre Révolution à nous, c’est ailleurs sans doute (mais où ?) que nous
irons, nous aussi, brocanter. Apprenons, ma chère Angèle, dans ces pages d'émigrés, à
connaître le destin qui nous attend si nous laissons faire les choses et les gens. Au-
rons-nous même l'avantage de nous enraciner ailleurs ? Je ne crois pas que l'on s'enracine
si vite, et j'avoue que j'ai particulièrement aimé ce passage où l'auteur de ce livre explique
qu'il n'est pas Français, qu'il ne le sera jamais. Formé par notre méthode, parlant et écrivant
depuis toujours notre langue, amoureux de notre pays, connaissant parfaitement son art, sa
littérature, son histoire, il demeure Russe. Je voudrais faire lire à tous les amateurs de natu-
ralisations hâtives la page où il considère la cathédrale de Chartres au-dessus de laquelle
volent des hirondelles. Il comprend peut-être mieux la cathédrale que beaucoup de Fran-
çais, car il aime la beauté, et il en a la science. Mais les hirondelles, que lui disent-elles ?
Elles lui rappellent seulement quelque bulbeuse église orthodoxe, dans la campagne, et la
steppe que d'autres hirondelles, jadis, survolaient devant lui. Aucun des Français présents
ne peut penser cela.
C'est pourquoi j'ai voulu, ma chère Angèle, vous parler aujourd'hui de ce petit livre sa-
voureux que vous lirez sans doute afin de vous préparer à devenir un jour, vous aussi, mar-
chande d'objets anciens dans quelque marché aux puces de Valparaiso ou de Sydney.
23 janvier 1937

CHATEAUX DE CARTES ET HÉROS DE CARTON

Il est difficile de juger en toute équité le Jules César de Shakespeare que vient de repré-
senter Charles Dullin à l'Atelier. Difficile de juger l'oeuvre, difficile de juger la mise en scène.
On n'étonnera personne en révélant que les idées qui y ont présidé sont des idées justes,
originales, intelligentes. Tous ceux qui suivent depuis des années le magnifique effort de
Charles Dullin, au milieu des pires difficultés, savent quelle reconnaissance nous devons
avoir à l'organisateur de tant de beaux spectacles. Mais tout cela n'empêche pas de re-
chercher la vérité, et de la dire. M. Dullin a vu Jules César comme un drame certes romain
mais situé dans une Rome déjà envahie par l'Asie. Les présages, les devins, les danseurs
nègres, un luxe barbare, des vêtements somptueux et baroques, un conquérant épilepti-
que, mal fardé, vieilli par la débauche et la victoire, des révolutionnaires peu sûrs de leur
50 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

destin, une plèbe promise à l'esclavage - je crois bien qu'en effet c’est le véritable Jules
César. Et je ne m'étonne ni des robes de l'impérator, ni du nègre possédé par le Vaudou, ni
du mendiant goyesque, ni de cette arrivée de César, blême et rongé. Mais il faut bien dire
aussi que tout cela demeure à l'état d'intention.
Affirmons-le avec peine, mais affirmons-le : j'ai rarement vu un spectacle aussi laid. Des
décors hideux, où le luxe de la maison Paramount combiné aux recettes de M. Fabre se
traduit par malheur en cartonnages peinturlurés et tremblotants dignes d'un théâtre de pro-
vince ; un orage à grand renfort de tonnerre en zinc qui est le sommet du ridicule ; des ac-
teurs épouvantables, alliant une vulgarité déconcertante, une absence totale de métier, et
l'emphase des vieux cabotins. Çà et là, un détail intelligent, curieux, mais jamais placé dans
un ensemble, jamais organisé, harmonisé avec le reste. Par-dessus le marché, une musi-
que de foire de Neuilly, due à M. Darius Milhaud, une étrange impression de misère, de
laideur, le pire Théâtre -Français sans même sa noblesse guindée. Bref, un monument
d'erreurs, un désastre. Et cela est dû à l'un des hommes de théâtre que j'admire le plus, à
M. Dullin ?
J'écoutais se dérouler ce drame avec une désolation immense. Il y a trois ans, devant
Coriolan, à la Comédie Française, nous regrettions le Richard III de l'Atelier. Hélas ! pour-
quoi faut-il qu'ici nous allions jusqu'à regretter Coriolan et le théâtre dont nous pensions
pourtant qu'il était le plus mauvais de l'univers ? Car la pire tradition, le pire conformisme
valent mieux que cette absence totale d'art, qui n'arrive ni à la noblesse ni à la forte impres-
sion du réalisme, ni, naturellement, à la poésie. Il est triste d'être amené à le penser, alors
que pourtant tant d'indications confuses nous avertissent que nous sommes toujours placé
devant l'oeuvre d'un homme merveilleusement intelligent. Mais en art les intentions ne suf-
fisent pas. L’enfer de l'Atelier en est pavé ! Quant à l'oeuvre, pourquoi ne pas dire qu'elle
aussi nous donne des impressions assez mêlées ? C'est l'une des premières tragédies de
Shakespeare, et il est fort probable qu'elle n'est pas tout entière de sa main. En tout cas, il
en a écrit un grand nombre de scènes avec un visible ennui, versifiant le Plutarque traduit
par North, ou peut-être même rapetassant une oeuvre déjà jouée. L'adaptation de Mme
Jolivet resserre un peu ce drame assez long, et je ne m'en plaindrai pas. Reconnaissons
qu'on s'ennuie assez ferme dans la première partie, malgré l'angoisse montante de la mort
(cette espèce de lente progression si shakespearienne que nous retrouvons dans les ro-
mans anglais), malgré l'admirable scène des présages, gâchée par le bruit - et qu'on s'en-
nuie autant après la mort de César.
Restent pourtant les miracles. De tant de discours latins, de thèmes empruntés au De Vi-
ris, un grand esprit anime soudain une oeuvre. Ce pâle Brutus, assommant comme un révo-
lutionnaire de collège, je ne sais pas à quel instant il devient le frère d'Hamlet. Peut-être
dans la scène charmante avec sa femme. En tout cas, il le devient, fier, irrésolu, naïf
comme il n'est pas permis de l'être, et même sot, mais d'une pureté qui émerveille. Et puis,
il y a la seconde partie (le troisième acte dans le texte), le haut sommet de la mort de Cé-
sar. On peut aller à l'Atelier pour cela, malgré la composition presque burlesque de l'assas-
sinat, malgré les décors miteux et les acteurs impossibles. Tant de grandeur passe
par-dessus toutes les barrières. La plus belle scène parlementaire qui ait jamais été écrite,
elle est dans ce discours de Marc-Antoine, d'une si grosse habileté, que Shakespeare s'est
contenté de versifier d'après Plutarque, et où il fait changer d'avis la foule versatile en lui
lisant le testament de César et en faisant l'éloge du défunt. Mais je ne sais pas si je ne lui
préfère pas encore la scène qui précède, où le soudard serre la main des conjurés qui vien-
nent de tuer son maître. Habile et sincère à la fois, risquant sa peau avec une terrible
crainte intérieure, il touche ces poignets rouges de sang. Et devant lui, Brutus. L'honnêteté
des grands dramaturges, que personne, même pas Molière, n'a jamais pratiquée avec au-
tant d'éclat que Shakespeare, flamboie alors devant nous. De ces deux hommes, l'assassin
et l'ami de la victime, Shakespeare ne déguise rien. Ils sont purs sous nos regards, égale-
ment menés par des sentiments nobles, également humains, également troublés par des
sentiments moins parfaits, et le plus digne est sûrement l'assassin, mais le droit est du côté
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 51

de l'autre, soldat roublard et débauché. Dans la littérature universelle, je ne crois pas qu'il y
ait beaucoup de scènes aussi grandes que cette succession de moments incomparables :
de plus grandes, il n'y en a certainement pas.
Dès lors, peu importent les défauts du reste de la pièce. Importent moins encore les dé-
fauts de la présentation, où seul M. Dullin continue à jouer avec tout son talent prodigieux,
son visage aigu de jeteur de sorts, et ces regards durs qu'il jette sur le monde qui l'entoure.
Deux ou trois fois a éclaté devant nous, au milieu des personnages de carton, des décors
affreux, le miracle du théâtre, sa poésie qui bouleverse tous les obstacles.
Espérions-nous trouver enfin, cette année, en allant écouter la nouvelle pièce de M.
Steve Passeur, une oeuvre française un peu valable ? Avouons que oui. Après avoir été
longtemps irrité par M. Steve Passeur, malgré son talent indéniable, par sa soumission à
une esthétique un peu périmée, par ce qu'il traînait dans ses pièces des souvenirs du théâ-
tre d'avant-guerre, par tout ce qui en faisait comme le Bernstein de l'après-guerre, on re-
connaîtra pourtant que peu d'auteurs nous ont paru aussi doués. Il faut tenir Je vivrai un
grand amour pour une des plus belles oeuvres du théâtre contemporain, et je mettrai à peu
près aussi haut un drame qui avait été assez mal compris, Le Témoin. Deux années de
suite, deux pièces de cette valeur, c'était assez pour supposer que M. Steve Passeur avait
franchi le plan de l'habileté où se tenaient encore ses deux drames les plus célèbres,
L'Acheteuse et Une vilaine femme. Il avait désormais sa démarche, abrupte, impérieuse,
celle que nous avaient fait comprendre Les Tricheurs, son invraisemblance admirable, son
monde logique, passionné, absolu, tout ce qui le faisait ressembler un peu au jeune Cor-
neille avec ses héros avides de volonté à l'état pur. Nous nous croyions débarrassés à tout
jamais de l'avant-guerre et des souvenirs de M. Bernstein.
Ces fantômes redoutables ont reparu pourtant (enter the ghosts) sur la scène de l'Athé-
née, avec ce Château de Cartes qu'a monté M. Jouvet. Reconnaissons que nous avons été
fort déçus. On ne s'ennuie pas toujours à cette pièce, qui a l'air parfois d'une sorte de paro-
die allègre de Samson, de La Rafale et du Venin, et parfois d'un drame policier à aspects
comiques. Ce n'est pas la première fois d'ailleurs que les oeuvres de M. Steve Passeur ont
cette apparence de vaudevilles retournés. Mais le sujet lui-même, mince anecdote dans le
style des histoires de cocus de 1912, ne pouvait guère être attirant, et je ne trouve pas que
l'auteur l'ait beaucoup renouvelé. Il s'agit d'une dame remariée après divorce à un bon gar-
çon pas très fin, qui se fait rouler en affaires. La dame découvre vite que son premier mari,
une brute dénommée Bolor est à l'origine de sa ruine. Elle va voir Bolor, a une entrevue
avec lui dans un salon devant dix personnes, où ces deux surprenants personnages se
jettent à la face quelques mufleries, puis elle tombe dans ses bras. A la fin, elle est redeve-
nue tout à fait amoureuse de son premier mari et décide de partager son existence entre
les plaisirs du ménage et ceux de l'adultère.
Pour ma part, hormis quelques traits comiques un peu faciles mais bien drôles, je ne vois
guère à signaler dans ce drame très classique du triangle conjugal qu'une scène : celle où
la seconde femme de Bolor explique qu'elle préfère voir son mari la tromper avec un être
de chair qu'avec le fantôme et le souvenir de sa première femme. Il y a là une âpreté singu-
lière qui nous rappelle un peu l'accent du Témoin. Mais le reste de l'oeuvre n'est qu'une
suite de variations sans intérêt sur un sujet trop connu. Il importe pourtant de nous débar-
rasser au plus tôt de ce legs encombrant du théâtre du Boulevard. On est peiné de voir un
écrivain du talent de M. Passeur, un homme d'une si belle violence, donner dans des pan-
neaux aussi grossiers, et l'on est un peu étonné de le voir jouer à l'Athénée. A peine a-ton
quitté le théâtre qu'on a déjà oublié ces aventures falotes, ces personnages sans consis-
tance, ces drames qui n'intéressent personne. Nous pouvions espérer que le Boulevard
était mort, et l'adultère mondain, pourquoi faut-il que M. Passeur ressuscite tout cela ?
Il ne nous reste de cette soirée que le souvenir d’une excellente interprétation, et, parmi
tant d'acteurs remarquables, la mémoire du beau visage de Mme Marthe Régnier, sensible,
maladroite, tendre et faible comme l'amour - une artiste d'une extraordinaire humanité.
23 janvier 1937 (chronique théâtrale par intérim)
52 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

LES CONFÉRENCES DE RIVE GAUCHE : PORTRAIT DE LA FRANCE

Il y a quelques années, il était de mode à l'étranger de faire le portrait de la France. Avec


un sourire gourmand, M. Frederic Sieburg en décrivait les appétissantes qualités et
concluait, dans l'édition allemande de son "Gott in Frankreich" (il est vrai qu'il supprimait la
page dans l'édition française) qu'elle était tout à fait semblable au Mexique avant Cortez.
Mieux informé et moins glouton, M. Curtius, dans un "Essai" célèbre et sympathique, n'en
continuait pas moins à y voir le modèle du pays mesuré, et, selon les mots chers aux pen-
seurs d'outre-Rhin, statique et non dynamique. Devant un pareil concert, les Français libé-
raux remerciaient des éloges, acceptaient les blâmes désuets et félicitaient les portraitistes
d’avoir si bien "attrapé la ressemblance".
On ne peut faire autrement que penser à ces tentatives, chaque vendredi de ces semai-
nes, en écoutant, dans la salle des Sociétés Savantes de "Rive Gauche", emplie jusqu'au
plafond, Pierre Gaxotte faire à son tour le portrait de la France. La grandeur, la prodigalité,
la force, demain l'amour du vrai et le goût du risque - et non pas la mesure, l'avarice, la
douceur, la dissimulation et la prudence - telles sont les vertus (ou les défauts, peu im-
porte !) qu'il nous restitue. Et nous l'écoutions avec une gratitude sans bornes, car il sait
bien le langage qu'il faut nous parler. Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup d'êtres en France,
aujourd’hui, à savoir justement parier ce langage, à être si immédiatement proches de
nous, que cet homme jeune, à l'aspect plus jeune encore, qui n'aime ni l'emphase ni les
grands mots, qui sait rire et nous faire rire, et qui sait aussi, par exemple, à la fin d'une
conférence aussi spirituelle que celle qu'il fit sur la prodigalité et la poésie des affaires fu-
nambulesques, nous émouvoir par un appel si confiant et si pur à la jeunesse.
Aussi ne s’étonne-t-on point si la France qu'il nous présente, non seulement est la
France dont nous rêvons, mais encore, par un miracle dont il faut remercier le destin, la
France réelle, qui a réellement existé, qui existe réellement encore dès que de malheureu-
ses circonstances s'effacent qui la troublaient. Prenez un officier français, disait l'autre jour
Pierre Gaxotte : au café, il parle quart de place, avancement, décoration, bal de la colonelle
et indemnité. Le même homme, jetez-le dans un bled perdu, en Afrique ou en Asie : il de-
vient un prince, un sultan, fait la loi, la guerre et la paix, construit des routes et s'insère tout
naturellement dans cette lignée de maîtres dont est fait notre pays. Car notre pays n'a pas
changé, malgré l'apparence, et c’est justement son éternité que le peintre nous restitue.
C'est ce véritable portrait de la France qu'il importerait à chacun de connaître et de faire
connaître. Il ne cède à aucun romantisme, et il ne s'agit pas de dresser contre le poncif des
coteaux modérés je ne sais quel poncif hugolien ; mais, enfin, nous avons été le peuple de
l'énergie et de l'aventure, et c’est d'abord cela que nous avons besoin de savoir aujourd'hui.
Car c’est le seul moyen que nous ayons de retrouver notre âme, notre culture, et ce que
Léon Daudet a magnifiquement appelé un jour la métaphysique diffuse.
La culture d'un peuple, ce n'est pas de connaître plus ou moins de choses : laissons ces
ambitions menteuses à la Russie soviétique ou à l'Amérique. C'est d'établir un vaste cou-
rant de symboles immédiatement compréhensibles, c’est de se comprendre soi-même.
Quand Mussolini demande aux femmes italiennes de donner leur anneau de mariage pour
la guerre d'Ethiopie, il faut que tous, de la reine à l'ouvrière, comprennent que cet anneau,
qu'on appelle en italien la ‘‘fede’’, c’est-à-dire la foi, symbolise la foi justement, le sacre-
ment, le foyer et l'autel, le sol natal et le ciel natal. L'anneau est le symbole d'une culture
plus profonde que celle des livres. Les fascismes – c’est une idée qui m'est chère - ont ré-
ussi parce qu'ils étaient de merveilleux adjuvants de ce qu'il faut nommer les poésies natio-
nales. Quand Mussolini parle "aux Italiens de la terre natale et d'au-delà des mers", il est un
grand poète, de la lignée de ceux de sa race ; il évoque la Rome immortelle, les galères sur
le Mare Nostrum !... Et poète aussi, poète allemand, cet Hitler qui invente des nuits de Wal-
purgis et des fêtes de mai, qui mêle dans ses chansons de marche le romantisme cyclo-
péen et le romantisme du myosotis, la forêt, le Venusberg, les jeunes filles aux myrtilles
fiancées à des lieutenants des sections d'assaut, les camarades tombés à Munich devant la
Felderenhalle!... Et poète, le Codreanu des Roumains, avec sa légion de l'archange Mi-
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 53

chel !... Et poètes, ces Espagnols de Primo de Rivera, avec leurs chansons populaires, où
se croisent la rose et l'épée !... Et poète de son pays, Léon Degrelle, avec sa bonne hu-
meur, sa fraîcheur, les petits villages des Ardennes ! Il n'y a pas de grand pays sans cette
poésie nationale.
Et nous songions, en écoutant ce lucide et tendre portrait de la France, nous songions
que notre peuple existe depuis quinze cents ans, et qu'il a, lui aussi, sa poésie, ou, si l'on
veut, ses fables. A l'un des moments les plus purs de sa puissance - Pierre Gaxotte nous l'a
rappelé - le mot des hommes et des femmes du XVIle siècle n'était pas : "Ma raison." Ces
cartésiens disaient : "Ma gloire." Et c'est cette gloire qu'il faut nous rendre. Il ne faut plus
qu'un Français, si humble soit-il (l'humilité de la condition n'a rien à voir avec l'humilité de
l'âme), ignore ce qu'il a été et ce qu'il est. "La culture, ce n'est pas d'apprendre, c'est de
savoir." C'est de savoir comme en naissant, et toutes les choses qu'un Français devrait
savoir en naissant, je crois bien qu'on a travaillé longtemps à les lui faire oublier.
Eh bien, il faut les lui apprendre à nouveau. Il faut qu'il sache par quels faits, par quels
hommes se sont incarnés dans son pays l'héroïsme, la sainteté et la beauté. Il faut créer
d'abord, chez lui, ce respect et cette aspiration à la beauté sans lesquels aucune culture
plus poussée n'est possible. Il faut lui dire que la culture, ce n'est pas "Pa-
ris-Soir-Dimanche" ou "Confessions", ce n'est pas le refrain de la T.S.F., le film imbécile du
boulevard.
Mais il ne faut pas non plus l'abaisser à ces créations bâtardes et insultantes qu'on ap-
pelle l'art pour le peuple, ou lui faire entendre au contraire que la culture est réservée à
ceux qui comprennent Mallarmé et apprécient Picasso. Il faut lui dire qu'il comprendra un
jour Mallarmé et Picasso, s'il en a envie et s'il s'en donne la peine, car l'art est difficile ; mais
la culture, c'est autre chose "d'abord". On peut imaginer un peuple qui ne saurait pas lire et
qui serait un peuple cultivé : tous les hommes des Croisades, j'en suis sûr, ne savaient pas
lire, et pourtant ils participaient à une culture autrement grande et rayonnante que les pau-
vres êtres d'aujourd'hui. C'est qu'ils participaient à maints royaumes qui les dépassaient et
qu'ils étaient fiers d'en être les vassaux et les soldats ; ils savaient ce que c'était que leur
pays, ils savaient ce que détail que la chrétienté et que leur Dieu. Apprenons, pour com-
mencer, à nous connaître, et ne nous laissons pas amoindrir par des éloges insipides, plus
désagréables que des blâmes, qui ne veulent voir en nous que des exportateurs de robes
et des comédies de M. Louis Verneuil. Dans notre culture doit entrer d'abord tout ce qu'un
enfant peut comprendre immédiatement, depuis le chêne de saint Louis jusqu'à l'Atlantique
où est tombé Mermoz, car, dans la vraie culture, il n'y a pas de passé ni de présent : il y a
seulement de l'éternel. Dans notre culture, doivent entrer tous les éléments qui ont fait de
notre pays ce qu'il est : on ne peut refaire la culture française avant de l'avoir rendue aussi
perceptible à chacun qu'à l'enfant les contes de fées, car on ne peut refaire la culture fran-
çaise, pas plus que celle d'aucun autre pays, sans faire renaître d'abord l'histoire, la lé-
gende vraie, la poésie. On ne peut refaire la culture française sans avoir recréé cette méta-
physique diffuse dont nous avons besoin après le pain, c'est-à-dire qu'il faut à la fois rétablir
les conditions du pain, et rétablir les conditions de la vie et de la grandeur de la France.
Mais pour rétablir ces conditions, il faut commencer par comprendre.
Ceux qui écoutent Pierre Gaxotte, je crois qu'ils commencent à comprendre. Ils voient se
dessiner devant eux une géographie intellectuelle et sentimentale assez étrange, assez
surprenante au premier abord. Comme dans les anciennes cartes, des figures, de petits
personnages humains porteurs d'emblèmes, des monuments marquent ici une province, ici
une ville. Cette France bigarrée et ornée, où l'on contemple ici une cathédrale, ici un palais
de roi, ici le souvenir d’un homme de jadis, explorateur, conquérant, poète et créateur en
tout cas, nous la reconnaissons avec d'autant plus d'émotion qu'elle commençait à s'effacer
en nous. Le long de ces belles lignes bleues qui sont ses fleuves, nous suivons les barques
du négoce et de la conquête, nous découvrons des villes patientes et fortes, nous nous
asseyons auprès de fantômes puissants qui nous expliquent comment leur ont apparu
l'aventure, la gloire, le chant, l'ascétisme ou le plaisir, la violence ou la charité, et souvent
54 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

tout cela à la fois. Peuple de contrastes, peuple infiniment multiple, nous ne sommes pas
ce gris pays usé et raboté des atlas officiels. Je ne sais pas de résurrection plus émou-
vante. Il faut nous le dire, et le dire.
30 janvier 1937

EN QUÊTE D'AUTEUR

Tout le monde est allé revoir, au Théâtre des Mathurins, ces fameux Six personnages en
quête d'auteur qui apparurent, un beau soir d'il y a treize ans, sur la scène de la Comédie
des Champs-Elysées, et apportèrent à Paris stupéfait le dramaturge le plus extraordinaire
de l'après-guerre. Depuis, le temps a passé. Nous avons vu beaucoup de comédies piran-
delliennes, ou qui prétendaient l'être, beaucoup de variations sur la personnalité humaine.
Et pourtant, ceux qui sont allés contempler ces étranges revenants n'ont pas seulement été
émus par le passé, par ces treize années de moins sur leur esprit et leur visage. Ils ont pu
se rendre compte que, si le pirandellisme est une assez ennuyeuse plaisanterie, Pirandello
dure encore et durera vraisemblablement longtemps.
Pour ma part, je n'avais vu cette pièce ni à sa création, ni à l'une de ses éphémères re-
prises en 1926. Je pouvais l'avoir lue, elle était neuve pour moi lorsqu'elle commença de se
dérouler dans cette lumière verdâtre, sans décor, où surgissent comme des fantômes les
six personnages fatidiques et vêtus de noir. Et j'admirais, en vérité, comment cet ingénieux
sorcier sicilien réussissait toujours à nous prendre, après tant d'imitations insupportables,
par une démarche souveraine, une royauté de l'intelligence toujours aussi captivantes
qu'au premier jour. Deux ou trois fois, sans doute, ces discours sur la relativité de la
connaissance nous paraissent un peu longs et un peu faciles : en 1923, ils devaient avoir
un autre aspect de nouveauté. Mais comme cela importe peu à côté de la saveur d'un texte
qui fait figure de chef-d'oeuvre, réclame des scoliastes, des interprètes, des commenta-
teurs, et nous laisse si longuement troublés. Peut-être tout devrait-il paraître insupportable
dans cette représentation : l'affabulation, le sombre mélodrame, l’inexplicable malédiction, l'in-
terprétation enfin, où Georges et Ludmiila Pitoëff ont voulu marquer avec acharnement, par
leurs costumes, leur visage blafard, leurs gestes, tous les aspects factices du drame, le jeu
de ces marionnettes saccadées et tragiques, et l'affreux cabotinage de ces malheureux.
Tout devrait paraître insupportable, et tout est mis à sa place avec un art si parfait que l'on
se dit : c’est cela le théâtre, tout d'abord.
Ce que j'admirais en particulier, l'autre soir, c'est l'habileté magique avec laquelle Piran-
dello passe du plan imaginaire à un plan en apparence plus normal. Il nous explique lon-
guement que tout ce que nous allons voir est faux, qu'il s'agit d'une fiction littéraire, que ce
sont des personnages de théâtre et non des hommes de chair qui vivent devant nous. On
répète une scène, et le miracle s'accomplit : nous sommes plongés dans l'aventure du
Père, nous y croyons, nous en sommes émus, exactement comme si elle nous était contée
par les moyens habituels du théâtre. Il nous semblait que ces moyens consistaient tout
d'abord en l'illusion. Mais quelle habileté suprême que de nous refuser d'abord l'illusion, de
nous prévenir, et puis de nous l'imposer avec une maîtrise parfaite, comme pour nous
prouver que vraiment nous sommes faits pour cela, nous n'attendons que cela, malgré tous
les avertissements prodigués par notre conscience et par ces personnages de théâtre.
Je pense, comme à l'un de ces moments où Pirandello révèle le mieux sa nature de sor-
cier (il y en a de semblables dans Ce soir on improvise), à l'étonnante scène de Madame
Pace. Le Père raconte son histoire, qui se passe chez une entremetteuse. On monte le
décor, il emprunte des chapeaux, des manteaux aux actrices, car Madame Pace est aussi
marchande à la toilette. Il espère qu'"attirée par les objets de son commerce" elle consentira
à s'incarner parmi eux. En effet, la porte s'ouvre lentement et Madame Pace apparaît. Ra-
rement la parenté du théâtre avec l'incantation a été mieux traduite que par cette scène. Le
dernier acte (encore qu'il soit admirable que la petite fille se noie réellement dans le bassin
de carton, qui pour elle est plein d'eau, que le petit garçon se tue avec le pistolet non char-
gé), le dernier acte abuse sans doute des discours et des explications. Mais, à écouter l'en-
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 55

semble de cette oeuvre, d'ailleurs brève en somme, nous nous sentions repris à chaque
instant par une atmosphère tout à fait différente de celle d'une oeuvre à prétentions philo-
sophiques. Car c’est l’intelligence, la lucidité, la pitié, qui sont les vraies inspiratrices de
Pirandello - et, finalement, c'est une poésie amère, magnifique, qui s'élève de ces drames,
si curieux. Une poésie analogue, en vérité, à celle qui nous demeure après la lecture des
drames de Shakespeare, où tous les personnages, eux aussi, ont l'air d'être faits "de la
même étoffe que les songes", où tous baignent dans cet océan du Sommeil qui est la han-
tise des héros de Shakespeare, hantise d'Hamlet, sujet véritable de Macbeth. Non que Pi-
randello s'égale au plus grand écrivain dramatique de tous les temps, mais il est bien de la
même race, de la même famille d'esprits, malgré les apparences.
Les modes de l'après-guerre ont pu disparaître dans l'oubli, les succès d’il y a dix ans
n'être plus que d'attendrissants souvenirs, il est significatif que l'on puisse se pencher en-
core avec le même intérêt sur ces énigmes attirantes. Mais c'est vers un autre mystère en-
core que nous pouvions nous pencher. En ce début de saison théâtrale, les Six Personna-
ges sont assurément l'oeuvre la plus originale qui soit offerte aux spectateurs parisiens. Et
les Six Personnages ne sont qu'une reprise, et datent de treize ans. Pour le reste, on joue
Shakespeare et Musset avec une faveur croissante. Et l'on nous promet encore un Othello,
un Roméo, que sais-je ? Mais que faut-il penser dune année théâtrale dont les plus grands
succès, dont les plus grandes réussites sont des reprises et des pièces classiques ? Car on
ne peut compter comme idée neuve, comme succès neuf une pièce de M. Bernstein, pas
plus qu'une pièce de M. Passeur qui imite M. Bernstein, lui qui pourrait mieux faire. Et pour
l'Exposition de 37 (si elle a lieu), que prépare-t-on ? On prépare Le Songe d'une nuit d'été.
Pour une Exposition de Paris, on prépare une pièce de Shakespeare. Je jure que je n'ai
rien contre Shakespeare, que j'admire autant que quiconque. Mais enfin, ne pensez-vous
pas qu'on aurait pu trouver quelque écrivain français ?
Ces Six Personnages qui s'avançaient l'autre soir sur la scène des Mathurins pour ré-
clamer un auteur, leur demande me semble décidément symbolique. L'année où ils avaient
apparu, nous pensions qu'avec eux venaient vers nous d'autres écrivains, hardis, promis
sans doute à l'erreur, mais les erreurs sont parfois fécondes, aux aventures, aux recher-
ches. Depuis, tout a sombré dans l'indifférence et dans l'oubli, et nous finissons par regret-
ter une époque qui fut absurde, mais qui courut sa chance dans la nouveauté, alors que
notre époque se répète et demeure incapable de création.

Autant que personne, je me plais à voir rajeunir les oeuvres classiques, et je pense
même que la mission des grands metteurs en scène (nous en avons d'incomparables) est,
en partie, de nous faire comprendre l'éclat, la fraîcheur, la jeunesse éternelle de ce qui ne
peut mourir. L'Ecole des femmes telle que l'a vue Louis Jouvet, Richard III et L'Avare tels
que les a vus Charles Dullin, Hamlet, de Pitoëff, Les Caprices de Marianne, de Baty, on en
peut critiquer tel ou tel détail, mais ce sont d'étonnantes résurrections, et l'art consiste assu-
rément à ressusciter les morts. Mais l'art consiste aussi à faire entendre les vivants, à susci-
ter les vivants. Une époque qui se félicite de la vogue des auteurs morts n'est pas une épo-
que vivante.

C'est Jacques Bainville qui aimait à faire remarquer que la Révolution nous a légué le
goût de la tradition et du bric-à-brac. On l'ignorait avant elle, et nos ancêtres méprisaient
avec une cruelle allégresse ce qu'avaient fait leurs pères. Je me demande si le goût qui
nous pousse au théâtre vers les auteurs classiques n'est pas un peu analogue à celui qui
nous pousse à collectionner les objets anciens, goût assurément honorable, mais qui ne
peut se mettre en parallèle avec la création d'une oeuvre belle et moderne. Nous sommes
au temps des collections et des commentaires. Je ne puis m'empêcher de trouver cela as-
sez inquiétant.
30 janvier 1937
56 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

LE COLONEL MALRAUX SOUTIENT LE MORAL DE L'ARRIÈRE

Quelques affiches, lundi dernier, ma chère Angèle, conviaient les Parisiens à un grand
gala antifasciste, soutenu par ceux qui "défendent la paix", nous annonçait-on, en même
temps que la présence de M. Langevin, qui est de toutes les fêtes, et de M. Léo Lagrange,
ministre des Loisirs. Mais, au-dessous même de ce mot de paix, on nous promettait aussi la
grande attraction du jour, M. André Malraux, "prix Goncourt, chef d'escadrille" (sic), en per-
mission de quarante-huit heures et de retour du front d'Espagne.
Le lendemain, pourtant, L'Humanité ne consacrait qu'un bref compte rendu à cette cé-
rémonie, dont Le Populaire ne parlait point. Et si vous en êtes surprise, ma chère Angèle, je
vous dirai que plusieurs aspects de cette soirée républicaine expliquent peut-être ce si-
lence. Je vous avouerai pour ma part que je le trouve tout à fait blâmable, et qu'il est mal de
ne pas soutenir avec plus d'ardeur le moral de l'arrière, et les soirées récréatives données
en l'honneur des combattants.
On ne saurait rêver d'atmosphère plus familiale, plus intime, et, disons le mot, plus tou-
chante. Quand l'Université des Annales, pendant la guerre, consacrait ses séances à l'exal-
tation de la France et des alliés, quand Jean Richepin y prononçait ses étonnantes confé-
rences, impérissables monuments du bourrage de crâne, on ne devait pas avoir d'impres-
sion différente. La salle de la Mutualité était pleine, et l'on applaudissait avec beaucoup de
conviction. Doublure éminente de la Pasionaria, une dame Leone, ardente tigresse, arracha
même aux spectateurs de son déchaînement les strophes de l'Internationale. Mais ce dé-
chaînement même tranchait avec le lyrisme bourgeois qui semblait de mode en ces lieux.
Le Théâtre à l'arrière, je vous le dis, le Théâtre à l'arrière !
On lut quelques poèmes, et M. Louis Aragon a une voix fort magnifique. Je regrettais,
pour ma part, que Rafael Alberti, dont je vous lirai un jour d'exquises poésies, si proches
des romances populaires, des vieilles chansons, je regrettais qu'il se crût obligé, à grands
renforts d'adjectifs, de chanter sur une lyre d'airain. Déroulède n'a jamais passé pour un
modèle, même si Déroulède devient antifasciste. Mais peut-être était-ce Déroulède juste-
ment, et Richepin, qui étaient nécessaires à cette Maison de la Culture embourgeoisée.
On lut aussi quelques lettres. L'une du "chef des milices antifascistes" de Catalogne,
Jaume Miravitles, que j'ai beaucoup connu, il y a dix ans. A cette époque, il était doux,
charmant, chantait admirablement les chants de son pays, conspirait d'une manière roma-
nesque. Nous étions amis, et je pourrais vous raconter beaucoup de choses sur ce temps
déjà lointain. Mais le temps passe, et les conspirateurs d'opérette deviennent assez vite des
révolutionnaires de réalité. D'autres lettres, d'ailleurs, sollicitaient notre attention : un mes-
sage d'Heinrich Mann, qui désire de toute sa force, comme vous le savez, que nous fas-
sions la guerre à l'Allemagne pour qu'il puisse y rentrer, et qui est un des plus dégoûtants
individus de la pègre intellectualiste ; un message de M. Léo Lagrange (je m'y attendais !)
qui ne pouvait venir et saluait l'Espagne républicaine.
Et c'est peut-être cette abstention qui vous expliquera le silence du Populaire et la tié-
deur de la salle. Que M. Malraux aille en Espagne, c’est son affaire : il est un peu plus fâ-
cheux qu'il tienne une réunion présidée par un ministre dont le cabinet pratique officielle-
ment une politique de neutralité. Notre chef bien-aimé, notre batouchka Lvov Blum, a dû le
faire comprendre à son petit père Loisirs. Et le petit père Loisirs n'est pas venu, et en même
temps on a dû recommander aux camarades d'être bien sages et personne n'a crié : "Des
canons pour l'Espagne !" ni : "Le tsar à l'action !". Peut-être, à vrai dire, commence-t-on à
trouver que la plaisanterie a assez duré, et les temps héroïques sont-ils passés.
Au moins, me direz-vous, ma chère Angèle, M. Malraux a-t-il montré plus d'énergie ? Je
vous avouerai que M. Malraux a eu surtout l'occasion de nous montrer un aspect de son
caractère auquel on ne pense pas communément, et qui est la prudence, ou l'habileté.
Vous savez que je ne le blâme pas d'être parti pour l'Espagne, et même, en un sens, je l'en
félicite. Désirer la guerre et y aller, cela est logique. Cela est beaucoup plus beau, en tout
cas, que de faire comme certains Martin-Chauffier, qui poussent à la guerre, et se conten-
tent de tendre à M. Gide leur derrière comme essuie-plumes. M. Malraux, on le sait, est
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 57

d'une autre espèce. Mais si M. Malraux a un grand courage physique, qui convient à sa
carrière d'aventurier, il n'en a pas moins quelque prudence.
Soigneusement, ma chère Angèle, il a laissé de côté tous les sujets brûlants. Sans
doute, je n'attendais point qu'il parlât de la mort de Louis Delaprée, assassiné par cette
aviation rouge dont il est le chef. Mais je pensais qu'il aborderait certains thèmes plus
commodes. Il s'est contenté de raconter de belles histoires révolutionnaires, comme celle
de ces bombes qui ne tuent personne, et où l'on trouve ces papiers : "Au moins, celle-là
n'éclatera pas !". Avec la mauvaise foi coutumière aux antifascistes, il a accusé Franco de
bombarder les villes ouvertes, oubliant qu'une ville ouverte est une ville qui ne se défend
pas. Il a surtout déploré l'inorganisation des troupes révolutionnaires, expliqué que tout était
affaire de technique (notre maître Lénine l'a dit), et qu'il ne faut pas ignorer que la disci-
pline, l'armée, le commandement, sont choses nécessaires, à ne pas laisser aux fascistes.
Lui-même d'ailleurs, puisque les galons sont maintenant nécessaires, les Espagnols pré-
sents ne le saluaient-ils pas du titre de "lieutenant-colonel Malraux" ?
Tout cela était fort intéressant, ma chère Angèle, et plus intéressants encore ces silen-
ces, ces omissions, ces explications terriblement confuses sur le rôle de l'écrivain, où André
Malraux ne voulait pas avoir l'air de condamner ses camarades va-t-en-guerre-
au-coin-du-feu, les Guéhenno, Chamson, et autres Martins, où l'on sentait percer leur jalou-
sie, sous l'admiration de commande, envers celui qui va revenir avec l'auréole du héros. Et
l'on pensait aux querelles littéraires subsistant sous les querelles de peuples, à l'embarras
de M. Loisirs, à la duplicité de tous ces gens, et, ma foi, je me disais qu'il vaut mieux,
comme Malraux, aller lancer ses bombes soi-même. Si publicité, si plaisir impur il y a, ils ont
au moins leurs risques. Peut-être, ma chère Angèle, après cette brève incursion sur le front
des lettres, M. Malraux retrouvera-t-il avec soulagement les dangers du front. La vie est trop
compliquée parmi les marchands d'héroïsme. Mais tout cela vous expliquera peut-être qu'à
éviter tant de périls mondains, l'enthousiasme n'ait pas été très vif. La petite fête de famille
de la Maison de la Culture n'a pas plus cherché à découper le monde qu'un patronage où
l'on récite Le Vieux Clairon, qu'une soirée récréative présidée par l'évêque et par le colonel.
6 février 1937
PROPOS SUR UN POÈTE RUSSE

Non, ma chère Angèle, ce n'est pas de Pouchkine que je veux vous entretenir. Sans par-
ler d'autres seigneurs, c’est M. Gide lui-même qui, la semaine dernière, vous écrivait dans
Vendredi à son sujet et se montrait ému, par ailleurs, que l'Angèle de sa jeunesse eût d'au-
tres correspondants que lui. Mais n'êtes-vous pas assez fine pour vous moquer des plus
grands et des plus petits, et n'avez-vous pas droit à une cour nombreuse ? Je ne veux point
vous parler de Pouchkine, mais d'un autre "poète russe" que je vous nommerai un peu plus
tard.
Cette même semaine où M. Gide écrivait son Billet à Angèle, j'écoutais, ma chère amie,
l'avant-dernière conférence de Pierre Gaxotte sur "l'amour du vrai". Il y exprimait le voeu
ingénu que nous en arrivions au plus vite à la table rase de Descartes, et que les enfants, si
mal instruits, ne soient plus instruits du tout. Vous savez, par les devoirs et les leçons des
vôtres, qu'ils en prennent le chemin. On lit de temps en temps dans les journaux les résul-
tats des examens de l'armée. 25% des conscrits, l'autre jour, ignoraient qu'il y avait eu la
guerre en 1914, et, pour quelques-uns, c'est pourtant à cette guerre que leur père avait été
tué. Rien ne m'étonne, je l'avoue, depuis que j'ai eu l'occasion de lire certains devoirs de
français du concours de Polytechnique : j'en ai vu qui, ayant au programme Servitude et
grandeur militaires, ignoraient même l'orthographe du nom de Vigny. Si l'Ecole d'où sort,
ma chère Angèle, l'actuel chef de l'Etat, en est là, jugez du reste.
Pierre Gaxotte citait la lettre d'un pasteur protestant épouvanté de l'ignorance des en-
fants du catéchisme, qui pourtant ont à peu près tous le certificat d'études. Aucun d'eux
n'était capable d'énumérer les cinq parties du monde, ni de définir, même grossièrement,
des mots comme aumône, supplier, implorer, etc. Il faut noter que le catéchisme luthérien
58 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

est la traduction du catéchisme établi par Luther il y a 400 ans pour les paysans de l'Alle-
magne, dont l'ignorance et la stupidité avaient épouvanté le réformateur. C'est dire qu'il est
simple. Mais, comme disait le pasteur, je dirais à ces enfants que la pitié est un aigle à deux
têtes, ils le croiraient. Il n'y a certes pas là la moindre exagération. J'ai un ami, ma chère
Angèle, nommé L.... qui enseigne le français, le grec et le latin quelque part en province.
L'autre jour, à ses élèves (élèves de seconde), il nomma Flaubert. Devant le regard vague-
ment bovin qu'ils lui jetèrent, il s'enquit :
- Aucun de vous ne connaît Flaubert ?
- Non.
- Aucun de vous n'a lu Salammbô ?
- Non.
Si on ne lit pas Salammbô à 14 ans, quand le lira-t-on, n'est-ce pas, ma chère Angèle ?
Mon ami L... essaya de savoir si Flaubert, à défaut de connaissances précises, représentait
quelque chose pour l'un de ces vingt cinq apprentis bacheliers, à dix-huit mois de leur exa-
men. Il dut se rendre à l'évidence : ce nom n'avait jamais touché leurs oreilles. Quant à
leurs yeux, on sait de reste qu'ils ne lisent pas.
Pris d'un grand courage, mon ami L... tenta de leur expliquer Flaubert, de le situer dans
l'histoire des lettres françaises, leur nomma ses principaux romans. Cela pendant un grand
quart d'heure. Puis il leur dit : "Je vais vous dicter quelques lignes. Il faut toujours écrire ce
que vous m'entendez dire, c’est le seul moyen pour vous que vous puissiez retenir vague-
ment quelque chose." Je vous prierai de noter qu'il avait parlé pendant un quart d’heure.
Saisi par le démon, et pour tenter une expérience suprême, il commença de dicter : "Flau-
bert était un grand poète russe..." Et tous les élèves, docilement, commencèrent à écrire
sur leurs cahiers, sans étonnement, sans murmure, sans rire : "Flaubert était un grand
poète russe..."
Je ne crois pas, remarquez-le, qu'il soit absolument nécessaire à un enfant de quatorze
ans de savoir qui est Flaubert, tout au moins d'une façon précise. C'est que je ne crois pas
non plus beaucoup à la nécessité de l'instruction : au moins voudrais-je que l'on fût franc, et
que l'on ne nous dit pas que la France (il y a 25% de conscrits illettrés par an) est un peuple
où, grâce aux institutions démocratiques, tout le monde est instruit. Il serait si utile que per-
sonne ne le fût : au lieu de mauvaises notions confuses, on aurait le néant. Cela ne vau-
drait-il pas mieux ?
Mais enfin, autour de la statue de Flaubert, poète russe, il est permis de rêver. Cette
ignorance a des causes, et je ne vous dirai point, ma chère Angèle, celles qui sautent aux
yeux : à l'imbécillité de programmes trop lourds, les enfants répondent par la meilleure dé-
fense, qui est l'inertie (et c'est pourquoi je ne crois pas au surmenage) ; et puis, il y a aussi
l'indifférence à toute culture d’un peuple désormais abruti par la presse, par le cinéma, par
la T.S.F. et qui n'entendra jamais parler de Bérénice qu'à propos des drames d'amour des
rois d'Angleterre, c’est-à-dire une fois tous les cinq cents ans, ce qui n’est pas beaucoup.
Chose étrange, ce n'est pas la technique qui l'emportera : aucune technique, vous le savez,
dans les classes de lycée. Pour ma part, j'ai conservé un souvenir ému des classes de phy-
sique, où les poids de la machine d’Atwood se précipitaient sur le sol comme des bolides,
où les barres de fer rougies refusaient de s'allonger, et où les éléments se moquaient avec
allégresse de notre malheureux professeur. On ne m'y a pas appris comment on répare un
commutateur électrique, ni comment marche une automobile. Depuis, tout n'a fait qu'empi-
rer : rien de précis (ce qui aurait son utilité), seulement des notions innombrables, et d'ail-
leurs fausses, puisque les programmes scientifiques sont toujours en retard d'une théorie.
Alors, ne vaudrait-il pas mieux renoncer à cet esprit encyclopédiste qui est la plaie de notre
enseignement, et qui ne correspond même pas à l'humble réalité ?
Ne vous plaignez pas trop, ma chère Angèle, si vos enfants luttent contre le surmenage
par les moyens qui leur sont propres depuis qu'il y a des écoles : ils montrent par là qu'ils
sont profondément accordés à leur époque, ce dont nous ne saurions les blâmer.
13 février 1937
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 59

A BAS LA BIENFAISANCE !

Je ne vous apprendrai pas, ma chère Angèle, que les étudiants de la Cité universitaire
sont en train de se faire juger fort sévèrement, tant est fort dans nos contrées le préjugé de
la bienfaisance, et j'imagine que les Persans ou les Hurons du dix-huitième siècle ne pou-
vaient manquer d'en être frappés, au fond de leurs coeurs sensibles et naturels. Ces gar-
nements n'ont-ils pas imaginé de recommencer la grève du restaurant qu'ils avaient entre-
prise voici quelques mois ? Ils prétendent que la première grève était un avertissement, et
non une plaisanterie, qu'on leur a fait promesse d'arranger les choses, et ils s'étonnent
avec une curieuse outrecuidance qu'on n'ait rien arrangé du tout. Mieux, ils protestent
contre la gestion scandaleuse de deux personnes que je n'ai point l'honneur de connaître,
et qu'ils ont le front de nommer : MM. Spitzler et Mangin. Nommer des responsables, quelle
impolitesse ! Quel manque d'usages ! La réponse, ma chère Angèle, ne s'est pas fait atten-
dre : à la grève de protestation, a succédé un lock-out. La Maison Internationale a été fer-
mée, et ces messieurs étudiants ont été priés d'aller s'empoisonner ailleurs.

J'ai rencontré quelques personnes bien-pensantes qui ont été extrêmement choquées
de cette attitude de la jeunesse. Comme chacun sait, la Cité universitaire est une sorte de
Paradis terrestre, gracieusement concédé aux étudiants par quelques mécènes fortunés et
un Etat paternel. Pour un prix dérisoire, ils sont somptueusement logés, abondamment
nourris, et ils n'ont qu'à dire merci. Il ne se passe pas de mois sans qu'on leur fasse un petit
cadeau, un pavillon chinois ou patagon, une église, une piscine, des terrains de jeux. Véri-
tablement, ces enfants sont gâtés comme on ne l'était point aux environs de 1880. Et l'on
ne voit pas de quoi ils se plaignent.
Vous savez, ma chère Angèle, que la bienfaisance porte en elle son crime et son pé-
ché : cela s'appelle la reconnaissance. On trouve que les étudiants manquent de recon-
naissance, et qu'ils auraient dû continuer à manger la viande sans fraîcheur de MM. Spitzler
et Mangin, et à payer leur café quatre sous plus cher la tasse que dans n'importe quel bis-
tro du Quartier Latin. Sans compter que les sentiments patriotiques sont offensés, à l'idée
que l'étranger, si soucieux de sa jeunesse, peut se faire de la France d'après cette grève :
qu'en penseront l'oeil de Moscou, la main de l'Allemagne, les vieilles demoiselles anglaises
et l'archevêque de Canterbury ? On a décidément bien fait de répondre avec quelque vi-
gueur à ces turbulents, et nous espérons bien que les démarches qu'ils ont faites au minis-
tère demeureront sans résultat.
Je crois avoir déjà eu l'occasion de vous dire, ma chère amie, que cette grève allait se
produire bientôt, et je n'ai pas eu besoin, pour cette prophétie facile, de la sagacité raciale
de M. Blum. J'ai beaucoup de sympathie pour la Cité universitaire, où j'ai moi-même habité,
du temps où l'on mangeait dans un restaurant en planches, en bordure de la zone. J'ai plus
de sympathie encore pour ceux qui l'ont fondée. Il est si rare en France de vouloir donner à
la jeunesse des arbres, de l'espace, un confort réel - et plus encore de vouloir lui donner de
quoi se laver. Les donateurs, les mécènes, ce sont gens honorables et qu'il faut remercier,
comme il faut remercier cet ancien ministre qui, en même temps que la Cité, inventa de
donner une heure de plus à nos plus beaux soirs, par la grâce de l'heure d'été. Pour avoir
été séduit par ces deux idées, il faut bien que M. Honnorat ait été en quelque manière un
poète. Mais les donateurs ne suffisent pas, sitôt qu'une oeuvre excellente est placée entre
les mains, non point de tel ou tel individu, mais d'une administration dont l'essence même
est d'être hargneuse, je veux dire l'administration française. Tout ce qu'on fait, tout ce qu'on
offre, doit être accepté avec le sourire et des remerciements sans fin, même si l'on s'ar-
range pour que cette offre soit gâchée par cent défauts. Même si elle est loin d'être aussi
gratuite qu'on le prétend.
J'entends bien que la Cité coûte très cher à entretenir, et n'a pas beaucoup d'argent.
J'entends bien que les chambres (dans la Cité française uniquement) n'y sont pas d'un prix
élevé pour le confort qu'on y trouve. J'écarte même la question de savoir si la jeunesse tient
tant qu'on le prétend au confort. Mais il faut bien dire ce qui est : cela coûte beaucoup d'ha-
60 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

biter la Cité ; des étudiants véritablement pauvres n'y logent pas, ne peuvent pas y loger,
ne serait-ce que parce qu'elle est lointaine, à moins de se priver de manger une fois sur
deux (et c’est ce qui arrive). On ne rencontre à la Cité universitaire, sauf quelques héroï-
ques exceptions, que des étudiants qui peuvent user de certains loisirs, au moins pour tra-
vailler.
Ensuite, il faut dire encore que les étudiants ont l'impression fort désagréable qu'on leur
ment lorsqu'on les force à chanter les louanges de la Cité. Ils savent que s'ils paient un
repas huit francs, ce repas n'est pas meilleur que celui de tel restaurant à 5 francs 75 du
Quartier Latin ; et pourtant le restaurateur du Quartier Latin n'est pas un philanthrope, il
gagne de l'argent, tandis que le restaurant de la Cité est censé ne pas faire de bénéfices.
Si l'on expliquait à ces garçons et à ces filles qu'il est impossible d'avoir une nourriture
convenable pour moins de 8 francs, ils le croiraient peut-être (encore que cette nourriture,
justement, ne soit point convenable). Mais on leur dit : "Nous vous faisons une grâce éton-
nante. Ouvrez le bec, et n'oubliez pas de dire merci. Nous sommes les héritiers de saint
Vincent de Paul. On ne discute pas avec les saints."
Et justement, ma chère Angèle, l'envie a pris aux étudiants de la Cité de prouver que
ceux qui leur tiennent ce langage ne sont pas des saints. Par malheur, on ignore générale-
ment la vérité sur cette institution qui pourrait être admirable, et qui demeure charmante par
tant de côtés, bien qu'un peu inutile faute d'une bonne organisation. Les chiffres
eux-mêmes sont travestis, cachés, de façon à faire croire qu'il s'agit d'une charité, alors qu'il
s'agit peut-être (non pas dans l'ensemble, mais sur certains détails, et pour certaines gens)
d'une affaire - et qui sait ? - d'une bonne affaire. Répétons encore une fois que je ne vois
pas d'inconvénient à faire payer une tasse de café 60 centimes, mais puisqu'on en trouve
ailleurs à un prix plus bas, qu'on ne me prétende pas qu'il s'agit là de philanthropie. Les
personnes bien-pensantes qui parlent de la Cité universitaire m'ont tout l'air d'ignorer ce
que c’est que le budget d'un étudiant.
Mais tel est le sort de la bienfaisance. Il est bien rare qu'elle se présente dans toute sa
grâce, avec sourire, avec indulgence. Son visage est naturellement revêche, son nom
même est humiliant. On ne dit point que donner un abri et une bonne nourriture à la jeu-
nesse, c’est seulement la justice : on dit que c’est une aumône, et pour une aumône on
réclame, on exige la reconnaissance, la "soumission totale et douce". Pourquoi, ma chère
Angèle, la reconnaissance mène-t-elle si vite, et presque toujours, à une manière de chan-
tage ?
20 février 1937

ÊTES-VOUS POUR LE LOUVRE OU POUR LA DANSE DU VENTRE ?

J'ai beaucoup pensé, ces jours-ci, ma chère Angèle, à ce bon M. Loisirs pour qui,
comme vous le savez, j'ai une tendresse toute particulière, Les avalanches l'ont bloqué
dans la neige avec M. Pierre Cot. Supposez que les secours n'aient pu arriver, supposez
qu'il eût été nécessaire de tirer à la courte paille avec des bâtons de ski pour savoir qui
serait mangé ! Hélas ! je me méfie beaucoup de M. Pierre Cot. Et puis, M. Loisirs est ten-
dre, frais, il doit être facile à découper. Je crains bien que le sous-secrétariat des Sports
n'ait risqué d'être intégré au ministère de l'Air, quitte pour M. Pierre Cot à faire une visite de
digestion à M. Léon Blum et à Mme Brunschwicg. Grâce au ciel, il n'en a rien été, et nos
Excellences ont pu être sauvées.

Mais si tant d'émotions n'avaient occupé cette semaine l'esprit et le coeur de notre
sous-secrétaire bien-aimé, c’est à lui et non à vous, ma chère Angèle, que je me serais
permis d'écrire. Il désire distraire les masses, et les distraire en les instruisant. Une fois sa
part faite au ski, à la nage, aux trains de plaisir et à ces sabbats que les Anglais nomment
en leur langue week-end, il nous a toujours affirmé qu'il voulait collaborer avec son collègue
M. Zay, le dernier des ministres (par ordre alphabétique), afin d'offrir aux masses dûment
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 61

assouplies et brunies au soleil des plaisirs d'un ordre plus relevé. C'est pour elles qu'ont été
montés ces vastes cirques, devant lesquels blêmissent les frères Amar et les quatre Bou-
glione, qu'on nomme maison de la Culture, Théâtre pour le peuple, et autres institutions où
se conserve la vieille gaieté française, retrempée à ses sources orientales. C'est pour elles
que ces petits rigolos nommés Jean Cassou, Jean-Richard Bloch, Aragon, Malraux, se sont
unis sous la bannière fleurdelisée du Front populaire, dont la devise bien connue reste :
"Instruire en récréant". C'est pour elles qu'ont été fondés ces journaux brillants, où fleurit
l'esprit parisien, que vous connaissez mieux que moi, et où M. Gide a de temps en temps,
malgré son mauvais esprit, la permission d'écrire encore quelques billets à Angèle (à vous,
ma chère Angèle), un peu embarrassés et prudents. A tout cela, vous vous en doutez, j'ap-
plaudis des deux mains. La France est le pays le plus drôle de l'univers.
Mais ce n'est pas un pays très bien organisé. Je ne veux point dire qu'on ignore tout à
fait, à l'étranger, ces drôleries essentielles qui sont le plus clair de son charme. Il faudrait
que l'on fût aveugle pour ne point les apercevoir. Seulement, faute d'un bon chef de publici-
té, on ne sait peut-être pas à quel point notre pays possède d'agréments, indépendants de
la cocasserie présente. Et c'est là-dessus, ma chère Angèle, que j'aurais bien voulu avoir
l'opinion de M. Loisirs.

Je pense à une petite histoire qui est arrivée la semaine dernière à un de mes amis. Ce
garçon doux et bien élevé désire augmenter son potentiel culturel, comme l'y invitent tant
de voix autorisées. L'autre dimanche, il est donc allé au Louvre, et, poussé par un désir
somme toute excusable, il a voulu contempler certains tableaux flamands et hollandais. Il
s'est adressé à un gardien, qui lui a répondu :
- Ah ! non, Monsieur, la salle est fermée.
- Il y a des travaux ?
- Non, mais c'est dimanche, il y a beaucoup de visiteurs, et nous ne sommes pas assez
de gardiens. Alors nous fermons, nous-mêmes, une salle ou une autre. Revenez dans la
semaine, peut-être la salle que vous cherchez sera-t-elle ouverte.
Mon ami ne répondit rien. Qu'y a-t-il à répondre à cela ? Si les gardiens du Louvre ne
sont pas assez nombreux, on ne peut leur reprocher de prendre sous leur casquette l'idée
de fermer : préfère-t-on voir quelque amateur décrocher en toute tranquillité le tableau de
Ver Meer qu'il convoite depuis toujours, et descendre dignement le grand escalier, avec sa
toile sous le bras ?
Seulement, ma chère Angèle, je me demande si nous vivons dans un monde tout à fait à
l'endroit. Je ne m'étonne pas qu'on fasse beaucoup de publicité autour des nouvelles salles
du Louvre, et les hypogées égyptiens et la Victoire de Samothrace sur sa proue ont leur
charme que je ne nie pas. Mais enfin, le Louvre est un des plus riches musées d'Europe, et
il est si mal organisé que c’est une véritable souffrance que de le parcourir. Qu'on le com-
pare plutôt au musée d'Amsterdam (moins beau cependant) ou à cette merveille qu'était le
Prado. Avec tous ses défauts, le Louvre n'en restait pas moins une chose unique au
monde. Or, on nous abrutit d’une propagande imbécile pour une Exposition qui ne nous
intéresse pas. On nous convie à l'union sacrée autour des moukères dansant la danse du
ventre, et autour de ces inénarrables Pavillons de la Pensée où Minerve sortira, éméchée
et brillante, du Front populaire de Jean Zeus.
Seulement le Louvre n'a pas assez de gardiens pour permettre à l'honnête Français, à
l'étranger cultivé de passage à Paris, de voir les tableaux qu'il admire. On va attirer en
France (et ils ne viendront peut-être pas) tous ceux qui aiment les chevaux de bois, les jets
d'eau colorés, le pain d'épices en forme de cochon au de pot de chambre, les tapis d'Orient
vendus par les Mon-z-ami, et les élucubrations artistiques des dramaturges du Front popu-
laire. Mais les étrangers amis de notre culture, mais ceux qui savent discerner, sous la
France momentanée, une France plus ancienne et plus noble, va-t-on leur dire aussi :
‘‘Vous risqueriez d'emporter sous votre bras la Vénus de Milo et les Pèlerins d'Emmaüs.
Nous préférons fermer le Louvre.’’
62 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Toute la publicité, si maladroite d’ailleurs, si incomplète, que l’on fait autour des manifes-
tations les plus banales, a pour contrepartie la négligence la plus étonnante de nos vérita-
bles trésors. Si M. Loisirs désirait vraiment instruire les masses, n'y aurait-il pas pour cela
d’autres moyens que de faire composer des poèmes à M. Maurice Rostand ? Mais hélas !
ma chère Angèle, pour être un bon chef de publicité, il faut sans doute une certaine intelli-
gence. Nous avons eu en France, dans cette fonction, un employé dont nous n'avons eu
qu'à nous louer. Malheureusement, il est décédé depuis longtemps. Puisque M. Maurice
Thorez l'invoque parfois dans ses discours patriotiques, il nous sera bien permis de le nom-
mer : il s'appelait Louis XIV. On savait, à cette époque, il est vrai, qu'on fait la publicité d'un
pays autour de sa grandeur et de sa beauté. Ce sont des vérités qu'on a oubliées aujour-
d'hui.
27 février 1937

LE CANTIQUE DE RUTH ET BLOCH

Le goût des arts, ma chère Angèle, est terriblement répandu à notre époque, et vous
n'ignorez pas que l'Exposition antifasciste doit donner satisfaction en tous points à cette
passion bien française. Comme vous êtes informée de toutes choses, vous avez senti naî-
tre en votre coeur beaucoup d’enthousiasme pour ces oeuvres collectives qui sont aujour-
d'hui en gestation et qui, sous le nom de Marseillaise ou de Liberté, doivent nous donner,
sur la scène et à l'écran, le modèle de ce qu'il nous faudra désormais respecter. Enfin, la
France va offrir au monde les images d'un art d'ensemble, d'un art véritablement révolu-
tionnaire, alors que les bons esprits étaient obligés jusqu'à présent de demander ces ima-
ges à la Russie.
Mais sans doute, ma chère Angèle, désirez-vous savoir comment l'histoire de France se-
ra représentée, dans ces tableaux vivants et dynamiques qui serviront pour l'instruction et
l'agrément des foules. A ce Mystère de la France, selon le saint Front populaire, collabore-
ront divers auteurs, et les journaux vous ont peut-être déjà appris que le régisseur de tout
cet ensemble sera M. Léon Ruth. J'avais entendu, jadis, des pièces légères de M. Ruth, et
je ne voyais point en lui un poète épique. Il est vrai qu'il appartient à la race des prophètes.
Peut-être demain gouvernera-t-il la France. Peut-être coiffera-t-il de nouvelles couronnes le
Front populaire. En attendant, Ruth range sous sa houlette les bergers de la race de Booz,
et avec ce qu'il a glané, s'est fait une meule fort confortable. Vous savez que ces bergers
se nomment Jean-Richard Bloch, Edmond Fleg, Tristan Bernard, Jean-Jacques Bernard,
d'autres encore. Les minorités chrétiennes auraient choisi pour les représenter M. Maurice
Rostand.
On a prévu, parait-il, que l'histoire de France serait traduite en tableaux particulièrement
suggestifs, qui de Jeanne d'Arc à l'Encyclopédie, au Serment du Jeu de Paume, à la Com-
mune et à Jaurès glorifieront la démocratie véritable (Jeanne d'Arc avec nous !). Les misé-
rables peuples fascistes en demeureront, nous l'espérons bien, éberlués. J'avoue que je
rêve, ma chère Angèle, de cette Jeanne d'Arc pourfendeuse d'Amalécites, telle que va la
représenter l'un de ces messieurs, de cette Jeanne d'Arc qui n'aura souci ni de Dieu ni du
Roi, mais qui verra dans l'avenir, sans doute, le triomphe des "masses" et la libération d'Or-
léans par M. Jean Zay. Quant à la Commune, j'ose espérer que S.E. Mgr l'archevêque de
Paris, si soucieux de tout ce qui touche à l'Exposition, donnera quelques conseils sur la
manière de la mettre en scène : la Commune, si je m'en souviens bien, a fait quelques vic-
times illustres dans les rangs ecclésiastiques, et il importe que cela soit bien mis en lumière.
Tendons la main aux catholiques !

L'apologie de la guerre civile devant l'ennemi, ne croyez-vous pas que cela sera d'un
grand intérêt pour les peuples étrangers qui contempleront (de loin sans doute) cette admi-
rable Exposition ? Ils y apprendront que les Français conservent toujours un excellent sou-
venir de cette époque où ils s'entre-déchiraient, que personne ne va jamais déposer sur les
tombes des victimes de la répression une couronne où l'on pourrait lire : "Aux premières
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 63

victimes de la République", que l'on se préoccupe seulement de glorifier les meurtres, les
incendies, les pétroleurs et les assassins que Moscou et Valence nous envient. J'espère
que cet épisode de la Commune sera traduit en scènes suffisamment saisissantes, sous la
haute direction de Ruth et de Bloch. On me dit, ma chère Angèle, qu'il aura pour auteur M.
Tristan Bernard qui y verra sans doute un appendice très instructif à Amants et Voleurs.
C'est M. Maurice Rostand, parait-il, qui, en raison de ses sentiments pacifistes bien
connus, recevra la mission d'écrire le rôle de Jaurès. Espérons qu'il saura faire sa place à la
première victime de l'orateur, je veux dire Louis Jaurès, son fils, mort pendant cette guerre
à quoi le père ne voulait pas croire. Pendant un ou deux mois, ma chère Angèle, ce pourrait
être un petit jeu de salon que d'imaginer, en une suite de pastiches, les principaux sketches
de Liberté. Ni M. Bloch, ni M. Ruth, ni MM. Bernard n'ont un style assez personnel pour que
ce jeu puisse donner d'excellents résultats. Mais qui ne se plairait à inventer quelques stan-
ces sur Jaurès, à la manière de M. Rostand le fils ?

Ah ! cela me fait quelque chose


Que tu sois tué par Villain !
Mais voici ton apothéose,
O plus grand que ce grand vilain !
Les infâmes réactionnaires,
Dont le krach suivra bien le boom,
Frappent Jean Jaurès par derrière,
Arrachent l'oreille de Blum.
Qu'importe, puisque - à bas la guerre !
Sens-tu le parfum des tilleuls ?
Ma plume révolutionnaire
Te fait surgir de ton linceul !
Et puisque nous chantons la gamme
Depuis le si jusqu'à l'ut,
Ainsi que le veut le programme
Que nous impose Léon Ruth.

Hélas ! je suis bien forcé de vous avouer, ma chère Angèle, qu'un ou deux écrivains de
talent se sont égarés dans cette étrange aventure. Il n'est pas sûr d'ailleurs qu'ils la pour-
suivent jusqu'au bout, et la hâte que l'on met à les compromettre nous montre bien qu'on
n'est pas encore très certain de leur concours. Laissons ces naïfs. Le fond de l'équipe ne
change pas, et ceux que nous sommes sûrs de trouver fidèles au poste sont bien MM.
Abraham, Bloch, Bernhardt père et fils, Fleg, Ruth, etc… - et M. Maurice Rostand. C'est à
ces divers seigneurs qu'est laissé le soin de glorifier la France. C'est à eux que vont les
sommes fort rondelettes que la propagande leur alloue. Je ne m'en plaindrai pas : nous
avons les artistes et les oeuvres que nous méritons.
Mais j'admire, en vérité, que les partisans de la liberté, ceux qui ont blâmé les courtisans
de Louis XIV et des autres rois de France, soient aujourd'hui si prompts à écrire sur com-
mande, et à travestir notre histoire pour bien montrer aux étrangers que nous sommes les
trouble-fête de l'Europe et les éternels amateurs de révolution. Certes, il est arrivé à Cor-
neille de dédier une oeuvre à un financier peut-être douteux, mais c'était Cinna ; à Molière
d’écrire sur le conseil du Roi, mais c’était Le Bourgeois ou sans doute Tartuffe ; à Racine
de s'inspirer de thèmes fournis par les grands, mais c’était Bérénice ; au même Corneille et
au même Molière de collaborer pour une comédie d'Exposition, mais c’était Psyché.
Croyez-vous que le cantique de Ruth et Bloch vaudra Cinna, Tartuffe, Bérénice et Psyché ?
Je n'ose, ma chère Angèle, attendre avec trop d'espoir votre réponse.

6 mars 1937
64 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

LA SEULE PROPAGANDE EST CELLE DE LA LOYAUTÉ

Parmi tous les vices que cultivent nos contemporains antifascistes, il est certain, ma
chère Angèle, que le plus répugnant est le chauvinisme. J'ai depuis longtemps perdu l'habi-
tude de m'en indigner, et même de m'en étonner, mais il est trop sûr que ce sera un sujet
de curiosité pour l'avenir. J'ai eu l'occasion, ces jours-ci, d'en mesurer encore une fois la
profondeur, au cours d'un petit voyage sans événements qui me fait vous envoyer cette
lettre des rives barbaresques.
Vous savez que l'un des griefs les plus fréquemment soumis à la réprobation des foules
par les âmes pures qui ont charge de notre développement culturel est la déconsidération
de la France à l'étranger. Ah ! s'il n'y avait pas ces maudits journaux qui se prétendent na-
tionalistes, comment nos vilains ennemis alimenteraient-ils leurs campagnes ? Si l'on dé-
teste la France au-delà de nos frontières, si on caricature ses meilleures intentions,
croyez-le, c'est la faute de l'Action française, du Jour, de Je Suis Partout, de l'épouvantable
M. Doriot et de quelques autres apprentis dictateurs. Je n'ai jamais cru, ma chère Angèle,
qu'il suffisait de ces journaux pour nous donner une mauvaise réputation, et je pense que
lorsque des correspondants étrangers voient passer aux frontières des munitions, des
avions, lorsqu'ils voient mystérieusement sauter les camions de pansements et exploser les
biscuits, ils n'ont aucun besoin de lire dans une feuille de Paris ce que leurs yeux leur ont
montré directement. Toutefois, on aime à se rendre compte des choses par soi-même, et je
vous avoue que j'ai trouvé très instructifs les menus faits que je soumets à votre perspicaci-
té.
Tout d'abord, lorsqu'on est en mer, vous savez peut-être que la bienveillante attention
des compagnies vous soumet les nouvelles de la veille, chaque matin, d'après les commu-
nications de la T.S.F. Fort impartialement, une feuille dactylographiée est réservée à la
radio française, et une autre feuille à la radio étrangère. Dans la première, vous découvrez
que tout va très bien, que le gouvernement lance un emprunt pour utiliser les excédents de
richesse des Français, que les députés ont choisi pour devise : Unis comme au Front (po-
pulaire), que la paix règne dans l'univers et que le capitalisme confiant collabore désormais
avec les masses heureuses. Dans la seconde, on parle presque autant de la France. Mais
on n'y parle pas du tout d'elle de la même manière. On y dénonce, avec quelques violen-
ces, de prétendus projets d'intervention au Maroc espagnol, on y déplore l'existence de son
gouvernement, on annonce tout net que l'Exposition n'ouvrira pas avant la Saint-Glinglin,
patron du Front populaire, bref, on s'y montre le plus désobligeant possible envers notre
pays. Que l'on ait raison ou tort, ma chère Angèle, ce n'est pas à moi d'en décider. Que l'on
blasphème l'Exposition, que les intentions de la France au sujet de Ceuta et de Melilla
soient pures, vous le savez aussi bien que quiconque, et je ne voudrais pas vous contrister.
La radio, française ou étrangère, me paraissant d'essence diabolique, je ne fais pas plus
confiance à l'une qu'à l'autre. Mais vous conviendrez qu'une telle différence est assez frap-
pante, et il faut bien croire que ce ne sont ni M. Doriot ni M. Bailby, ni l'infâme Je Suis Par-
tout, organe des Jésuites et de l'Etat-major, qui propagent de telles affirmations par l'inter-
médiaire des ondes. Quand on veut déconsidérer la France, hélas ! on n'a pas besoin de la
presse nationale : il suffit de citer quelques faits, et de les interpréter suivant les lois de la
raison (ou, si vous voulez, pour respecter vos sentiments, de l'imagination).
C'est avec de telles pensées, ma chère Angèle, et ainsi doctement préparé par les in-
formations du monde entier, que j'ai revu la ville la plus extravagante de l'univers, je veux
dire Tanger. Extravagante non point par son aspect, encore qu'elle juxtapose agréablement
une cité américaine à hauts buildings, une vieille ville arabe, et une suite de maisons espa-
gnoles, nonchalantes et gracieuses. Il ne faisait pas beau, ce jour-là, et l'on regrettait la
présence d'un ciel gris, au-dessus de maisons jaunes et roses. Mais si Tanger est extrava-
gant, vous le savez aussi bien que moi, c'est à cause de son étrange situation juridique, de
ce statut international qui fait de la ville une anomalie beaucoup plus curieuse que la répu-
blique d'Andorre ou que celle de Saint-Marin, les deux plus anciens Etats d'Europe.
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 65

Aujourd'hui, tranquille et agité à la fois, je ne sais pas si Tanger est ce paradis à l'ombre
des épées que nous décrit Mahomet et dont rêve M. de Montherlant, mais l'ombre des
épées s'y projette d'une manière évidente, et les gosses dans les rues jouent à la guerre en
s'inspirant des techniques les plus modernes. Je veux dire que les uns s'écrient : - Arriba! et
que les autres lèvent le poing. On n'y découvre point, dans un passage rapide, d'autres
aspects plus inquiétants de la lutte si proche, et il faut beaucoup d'imagination pour prêter
aux torpilleurs anglais qui croisent dans la rade des intentions pernicieuses. Mais il est aus-
si permis d'écouter les gens dans les cafés, puisque, au-dessous de la Loire, c'est au café
que le citoyen s'exprime avec le plus de liberté.
- Savez-vous, dit cet homme à côté de moi, que dans le Sud Algérien, les syndicats de
travailleurs indigènes ont accordé l'autorisation de travailler à des ouvriers européens ?
Que des Européens demandent une autorisation à des indigènes ! Quand on a vu ça, on a
tout vu.
Et celui qui lui répond évoque avec quelque amertume la politique de la France, tant à
l'égard de l'étranger qu'à l'égard des populations musulmanes.
- C'est toujours la même chose : la faiblesse nuit à la longue. Ecoutez ce qu'on raconte
partout : l'intervention de la France au Maroc espagnol. Vous savez qu'en principe, nous en
avons le droit si nous sommes mandatés par le sultan. Il n'y a aucune raison de le faire,
parce que le Maroc espagnol est bien tranquille. Mais laissons cela de côté. On raconte que
la France va se livrer à un coup d’éclat, et la France ne le fera pas. Elle le laisse dire, ou
dément avec cette mauvaise grâce qui fait de son gouvernement le virtuose du démenti.
Faire la guerre, cela a ses inconvénients, et aussi ses avantages. Faire la paix comporte la
même part de bien et de mal. La France trouve le secret de joindre les inconvénients des
deux situations, sans aucun des avantages. Elle passe pour un pays de fauteurs de trou-
bles, et n'en a même pas l'orgueil. Elle est embêtante (il ne dit pas embêtante, naturelle-
ment) et hypocrite, alors, qu'est-ce que vous voulez ? On peut raconter sur elle n'importe
quoi, tout le monde est prêt à le croire.
Tout le monde est prêt à le croire, ma chère Angèle, et c’est cela qui m'attriste. On ra-
conterait à ces Tangérois que, général Noguès en tête, les Français vont venir s'emparer
de l'hôtel des postes et des principaux buildings, il n'y en aurait pas beaucoup pour en dou-
ter. Rien ne sert de s'indigner contre les fausses nouvelles. Elles semblent avoir toujours
quelque chose de vrai lorsque tant de vérités ont été démenties avec colère. Il vaudrait
mieux organiser notre propagande un peu mieux, plutôt que d'accuser à tort et à travers. A
qui la faute si la France a pris dans le monde, par la grâce de son gouvernement, une fi-
gure si déloyale qu'on peut sans crainte lui imputer tous les péchés d'Israël ? Et ne pen-
sez-vous pas, ma chère Angèle, que la seule propagande possible serait justement la
propagande de la loyauté?
13 mars 1937

EN ATTENDANT LE PROFESSEUR RIVET

Vous savez aussi bien que moi, ma chère Angèle, qu'il est toujours pénible de se pro-
mener dans un pays étranger. Vues de loin, et même par des amis, les actions de la France
paraissent si bizarres et si ridicules qu'on ne peut espérer pour nous que la pitié : avouez
que la pitié n'est pas un sentiment bien exaltant. Mais si vous désirez atteindre sinon à cet
optimisme que nous recommandent les discours ministériels, tout au moins à des impres-
sions moins défavorables, je ne saurais trop vous conseiller quelque voyage au-delà des
mers et, à l'occasion de Pâques par exemple, d'aller découvrir le Maroc.
Imaginez-vous, ma chère Angèle, qu'il existe de par le monde des pays qui ont leurs dé-
fauts, des hommes qui sont des Français, avec leurs petites manies, leurs potins, leurs
apéritifs, leurs querelles de préséances et d'appointements, leur incuriosité, - et que pour-
tant ces pays et ces hommes vous font comprendre que la France demeure une grande
nation. Quelle étrange aventure ! Et ne faut-il pas la signaler ? Une nation où tel petit bon-
homme de vingt-trois ans maintient l'ordre, la paix, sur un territoire habité par plusieurs di-
66 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

zaines de milliers d'êtres vivants, où les étrangers eux-mêmes finissent par avoir du respect
pour nous. C'est véritablement extraordinaire.
On m'a dit, et j'ai pu voir, hélas! un peu partout, que la France était un pays de vieux.
Mais au Maroc j'ai été accompagné à travers les rues couvertes par un jeune contrôleur civil
de vingt-sept ans, et le directeur du plus grand collège musulman du pays, dans la ville la
plus difficile, la plus intellectuelle, celui qui tient ce poste délicat entre tous, et d'une impor-
tance capitale, c’est un de mes anciens camarades d'études, ma chère Angèle, et il a vingt
neuf ans. En vérité, j'ai pu croire quelques jours que la France était le pays de la jeunesse.
Mais j'ai vu aussi d'autres jeunes gens, plus jeunes encore, et ce sont eux qui m'ont le
plus frappé, ma chère Angèle, et c'est pourquoi je vous écris. Car ces Français transplan-
tés, qui me montraient le plus surprenant et le meilleur visage de la France, ne comptent
plus beaucoup sur elle. Dès que notre gouvernement s'occupe de son empire, c'est pour y
laisser s'abattre une telle nuée de catastrophes que chacun préfère l'indifférence, le silence
et l'oubli. Ces jours-ci, les clowns duettistes du Front populaire, les professeurs Rivet et
Perrin, vont venir faire une tournée en Afrique du Nord. Je tremble à l'idée des mesures
biscornues que leur mission va nous valoir. On pourrait cependant leur dire bien des cho-
ses : par exemple que ces jeunes gens qui sont nés, ou presque, dans notre empire, com-
mencent à comprendre qu'ils devront le défendre eux-mêmes, et savent déjà qu'ils n'ont à
compter que sur eux. On peut les brimer de toutes les manières, on peut, par une circulaire
toute neuve, interdire à tout fonctionnaire d'assister à une réunion ou à une conférence où
l'on attaquerait le gouvernement, on peut saisir les journaux, et les communistes peuvent
féliciter le général Noguès de leur avoir donné une existence quasi officielle (en attendant
de le remplacer par Guernut, débile mental), -je crois bien qu'il y a là une force dont nous
n'avons peut-être pas idée et qui, un jour, sera chargée de tout sauver. Ce n'est pas la
première fois que le Maroc est prié de se débrouiller tout seul. Il n'est besoin que de se
rappeler la guerre. Je ne puis dire que je trouve cela tellement mauvais.

On pourrait montrer la réalité aux professeurs Rivet et Perrin, mais je doute bien qu'on le
fasse. Sans doute ne pourra-t-on pas tout à fait leur cacher l'impression réellement considé-
rable qu'a faite auprès des Arabes et des Berbères l'arrivée au pouvoir de M. Blum. On
vous l'a sans doute dit, ma chère Angèle, mais il importe d'avoir entendu cet étonnement
même plus scandalisé, cet étonnement douloureux, de gens pour qui il est parfaitement
impensable, comme disent les philosophes, d'être commandés par un personnage de la
race élue. Libre à vous, ma chère Angèle, de tenir l'antisémitisme pour un préjugé, et je ne
désire pas de pogrom. Mais ni vous ni moi n'empêcherons que les Arabes n'aiment pas les
Juifs.
On m'a raconté une petite histoire assez significative. Dernièrement, il y a eu un match
de football à Fès entre une équipe de soldats de la Coloniale, et une équipe composée à
peu près uniquement de Juifs. Après le match, quelques soldats, fort excités, et même lé-
gèrement éméchés, sont passés par le Mellah, qui est, comme vous le savez, la ville juive.
Ils ont discuté ferme avec quelques Israélites, et une petite bagarre a commencé. Bagarre
sans importance, avec une douzaine de figurants, et telle qu'il s'en produit souvent après le
sport. Mais, voyant cela, quelques Musulmans rentrèrent aussitôt chez eux, et, quelques
minutes après, le quartier arabe le plus proche se déversait dans le Mellah. Sans rien savoir
de l'incident, les Musulmans avaient pris fait et cause pour les soldats, et si l'on n'avait pu
établir un barrage de police assez rapide, un massacre général aurait commencé.

Je ne vous donne pas cela comme une solution, mais il me semble que les dignes pro-
fesseurs en tournée auraient tort de négliger des faits de ce genre. Les beaux discours des
moralisateurs n'y changeront rien. Il faut prendre les pays comme ils sont. Et, à lire tant de
paroles inutiles et sottes, à voir tant de mesures insensées, on se demandait qui gagnerait,
de cette France réaliste représentée là-bas par des hommes énergiques, jeunes et vieux,
qui connaissent le pays et qui l'aiment, ou de ce gouvernement des nuées qui, d'une façon
plus nette encore que partout ailleurs, travaille contre la France. Pour ma part, je ne veux
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 67

pas douter du résultat, mais je pense que le gouvernement des nuées peut faire encore
beaucoup de mal. Et (vous le dirai-je, ma chère Angèle ?) je n'ai pas grand espoir que le
professeur Rivet découvre le moyen de l'empêcher de nuire.
20 mars 1937

LES DEGOURDIS DE LA TROISIEME

Rassurez-vous, ma chère Angèle, je n'ai pas découvert de nouveau vaudeville militaire,


et je n'ai pas l'intention d'empiéter, ici, sur les attributions de François Vinneuil1. Je ne veux
même pas me demander pourquoi nous sommes envahis par des productions aussi étran-
ges et aussi désuètes, et pourquoi le Front populaire, qui devait nous donner avec le pain,
la paix et la liberté, un standing culturel plus dynamique (c’est sa langue), nous permet, tout
au contraire, d'assister à une bizarre recrudescence de médiocrité. Mais les innocentes
batailles de traversins, les innocentes pérégrinations des réservistes à travers les petites
villes, ou même celles des demoiselles de petite vertu, ne sont pas en cause. Tout ce que
les armées diverses comptent de dégourdis n'arrive pas à la cheville de cette unité nouvel-
lement constituée, motorisée et revêtue de la tenue n°1 qu'on pourrait appeler les dégour-
dis de la Troisième. Il s'agit, naturellement, de la Troisième République.

Je vous vois déjà froncer les sourcils, ma chère Angèle : vous avez peur que je ne vous
parle de M. Paul Valéry. Là encore, je me hâte de vous rassurer. Certes, M. Paul Valéry
pourrait revendiquer hautement quelque galon de brigadier dans la section des dégourdis.
Et l'on peut avoir appris avec quelque ironique étonnement que la chaire de M. Abel Le-
franc, au Collège de France, allait être transformée en chaire de "poétique". Je ne sais pas
du tout à quoi servira cette chaire, et si M. Paul Valéry apprendra grand-chose à ceux qui
viendront l'écouter. Il est trop sûr qu'on veut ramener au Collège de France l'affluence des
anciens cours de M. Bergson. On n'aura plus qu'à installer un tourniquet, et les recettes
seront abondantes. Après tout, comment ne pas être indulgent ? Je n'ai pas, pour la pen-
sée et pour le talent de M. Valéry, une admiration sans réserves. Mais comment oublier
quelques pages de L'Ame et la Danse? Comment oublier quelques vers adroits et purs,
ceux du Narcisse ou ceux du Cimetière ? Ma foi, ma chère Angèle, M. Paul Valéry est un
poète, à ses heures, et j'ai envie de pardonner beaucoup à ceux qui offrent des sinécures
aux poètes. Ce n'est pas à lui que j'en ai.
Seulement, je pense à tant d'autres écrivains, à tant d’autres artistes, qui n’ont pas le ta-
lent de M. Valéry, et à qui les temps que nous traversons offrent des occasions si belles
que nous avons bien le droit de nous en émerveiller innocemment. Tous les régimes ont
leurs flatteurs, allez-vous protester. Je l'entends bien ainsi : mais qu'on nous laisse alors
nommer ceux qui ne sont que des flatteurs. La République, après tout, est le règne de la
vertu, et je ne vois pas pourquoi ces messieurs s'indigneraient qu'on le leur rappelât. La
dictature artistique de M. Jean Cassou n'était commandée par aucune nécessité impé-
rieuse, hormis celle de donner une parcelle de pouvoir à quelqu'un qui fût bien en cour. Et
M. Jean Cassou n'est pas le seul.
L'autre semaine, ma chère Angèle, quand je vous ai parlé de cette grande pièce révolu-
tionnaire que l'on doit nous montrer dans la cave du nouveau Trocadéro, j'ai oublié de nom-
mer, parmi les animateurs, M. Jacques Chabannes. C'est un oubli que vous aurez vite
réparé. Comment, en effet, pourrait-on oublier M. Chabannes ? Il ne nous le permettrait
pas, il est le véritable dictateur de notre théâtre. Il rafistole Henry Monnier, organise des
spectacles à la T.S.F., prend en main la direction des oeuvres antifascistes, on ne voit que
lui, on n'entend que lui. Les âmes naïves entendant son nom pour la première fois, se de-
mandent sans doute quelle éclatante preuve de génie a dû donner ce grand créateur, qui

1
voir note de la page 44.
68 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

obtient du premier coup ce que n'avaient obtenu ni les vieux routiers de la scène ni les jeu-
nes arrivistes de la veille. Hélas ! comme il m'est difficile de les renseigner !
Peut-être ai-je entendu, jadis, une pièce de M. Jacques Chabannes, je n'en suis même
pas sûr. Il a été critique aussi, critique sans autorité dans des journaux peu lus. Personne
ne peut être plus ignoré que lui. Personne, je vous le dirai en confidence, ne peut avoir
moins de talent. C'est le zéro à l'état pur, inconnu de la foule et de l'élite, et le père Hugo
l'eût décrit comme une sorte de rien revêtu du tablier maçonnique. En vérité, tel était le
grand homme qu'il fallait à notre théâtre, jamais compromis par un succès, ni par l'ombre
d'une espèce de talent, le dramaturge dont ne seraient jaloux ni M. Jean-Richard Bloch, ni
M. Maurice Rostand, ni les Bernhardt, père et fils, rangés sous sa houlette. On l'a trouvé, et
tout porte à croire qu'on en est fort heureux.
Ne trouvez-vous pas, ma chère Angèle, que parmi ces dégourdis qui foisonnent dans la
Troisième République, notre M. Chabannes est digne d'emporter la palme ? Personne ne
sait au juste qui il est, et le voici couronné au-dessus de tous. C'est cela que j'admire,
comme vous admirez, m'avez-vous dit, à la T.S.F. la pléiade, que dis-je, la horde innombra-
ble d'auteurs inconnus, nommés, il est vrai, de noms bibliques, qui sévissent depuis le mois
de mai dernier. Vous n'auriez jamais cru que la France fût si riche en talents, et moi non
plus.
Que voulez-vous ? la loi du nombre est reine. Pendant quelque temps, les cohortes anti-
fascistes ont voulu se prévaloir d'artistes de qualité. La mésaventure gidienne leur a sans
doute ouvert l'esprit : ils préfèrent, aujourd'hui, avoir la quantité. Sitôt cette nouvelle connue,
on a vu se ruer vers les plaisirs tarifés de l'Exposition plus de permissionnaires et de tire-au-
flancs qu'on n'en avait jamais vus. Il y a plusieurs maisons dans la demeure de Blum le
père, et les distractions y sont considérables. Comme j'aime cette ruée, ma chère Angèle !
Avoir pendant des années réclamé le règne de la vertu, applaudi à la liberté de l'artiste,
dédaigné l'art officiel, et finir par cette vaste foire où les plus ignorants et les plus médio-
cres, après avoir crié le plus fort, reçoivent le plus d'argent ! Quel moraliste n'en serait satis-
fait ?
Nous assistons à la joyeuse fin du plus merveilleux vaudeville militaire, car Lidoire et ses
amis, non contents d'avoir pris d'assaut la plus vaste entreprise de maisons d'illusions qu'on
nous ait jamais offerte, ont décidé de remplacer, une fois pour toutes, ces dames au salon,
et de percevoir eux-mêmes la recette.
27 mars 1937

UN PORTRAIT ITALIEN DE LA FRANCE

C'est dans les librairies de Florence, ma chère Angèle, que j'ai vu un livre à couverture
grise, orné d'une cocarde bleu-blanc-rouge et d'un énorme point d'interrogation, et qui por-
tait ce titre un peu étrange: La France sera-t-elle fasciste? Cet ouvrage vient de paraître, et
il est dû à M. Miarko Ardemagni, que je ne connais pas autrement, mais il est toujours
curieux de savoir ce qu'on pense de nous en pays étranger, même si, chemin faisant, nous
devions faire quelques découvertes peu agréables. Comme je vous sais d'esprit libre, ma
chère Angèle, j'ai pensé que ce livre vous intéresserait. Il n'est pas très aimable pour notre
pays, et je vous dirais même, entre nous, que je ne suis pas très sûr que M. Ardemagni le
connaisse parfaitement. Par exemple, il tient sur la province française des propos d'une
sévérité bien grande, et il me semble ne pas s'apercevoir tout à fait nettement que la
France est un vieux pays unifié depuis longtemps (alors que l'Italie n'a pas soixante-dix ans
d'existence) et que cela explique sans doute bien des choses.
On peut aussi trouver assez étrange la manière dont notre auteur raconte la guerre de
1914. "Après tout, dit-il, on n'avait pris à la France que l'Alsace et una sola parte della Lore-
na. Est-ce que cela valait la peine de tant ennuyer l'univers avec cela et de pratiquer cette
politique germanophobe qui devait mettre le feu aux poudres ?" M. Ardemagni nous per-
mettra de le lui dire amicalement, cette accusation, de la part du peuple qui a inventé jus-
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 69

qu'au mot d'irrédentisme, est au moins inattendue. Car, en somme, cette guerre, l'Italie l'a
faite aussi, et à notre côté. On ne le devine à peu près jamais dans le cours de ce livre. Les
bons comptes font les bons amis, et l'on pourrait faire encore, à ce jeune et bouillant fas-
ciste quelques autres observations. Lui dire, par exemple, qu'il ne faut pas prendre pour
parole d'Evangile certaines assertions de Mein Kampf, et que la France n'est pas encore
négrifiée : après tout, j'ai acheté en Italie des soldats de plomb, et c'est un nègre du plus
beau noir (un Askari sans doute) qui porte la bandiera, rôle honorable entre tous.
Mais les erreurs elles-mêmes sont instructives, et je n'ai point lu ce petit pamphlet contre
la France pour y trouver seulement des gracieusetés. J'y ai cherché surtout une image de
ce qu'évoque le nom de notre pays devant un étranger cultivé, curieux de l'Europe et de
ses nations, curieux du destin du monde. Il sait très bien, et il le dit, ce que la civilisation
universelle doit à cette France. Il sait qu'elle a joué un rôle immense, et il est difficile de
penser qu'elle pourrait ne plus en jouer un. Les accès de mauvaise humeur de M. Ardema-
gni eux-mêmes, ma chère Angèle, ne sont pas toujours désagréables pour nous. Il fait un
récit de notre histoire assez tendancieux, où nous lisons clairement combien nous avons
occupé l'univers, quelle place encombrante nous y avons tenue, quel remue-ménage nous
faisons depuis quinze cents ans - en un mot, combien nous avons embêté le monde. Je ne
puis dire, ma chère Angèle, que cette constatation ne me paraisse pas, en somme, assez
flatteuse.
Seulement, il y a une France d'aujourd'hui. Celle-là, ce fasciste italien en décrit exacte-
ment certains traits. Il sait par exemple que si l'on a réussi à persuader certains fort honnê-
tes bourgeois de la nécessité de l'alliance soviétique, c'est parce qu'on a procédé sur eux à
un chantage très ancien et très connu, le chantage à la peur. Ce qui lui permet de conclure,
sans ombre de paradoxe, que la France deviendrait fort bien communiste par patriotisme.
Par ailleurs, d'un conservatisme sans élan et sans compréhension, d’un ensemble de mou-
vements à tendances sociales et qui ne sont que duperies fort bien organisées au profit de
quelques-uns, que peut faire la France ? Ses amis éprouvent une certaine inquiétude à se
dire que la France n'est plus en accord avec ce qu'on pourrait appeler la marche générale
du monde. Je me hâte de vous dire, ma chère Angèle, que je ne donne point dans la méta-
physique du dynamisme, et que je n'ai pas pour habitude de m'émerveiller devant tous ces
petits dieux modernes, progrès, évolution, qu'on nous demande d'admirer. Mais, en dehors
de toute métaphysique, c'est une question de fait qu'en 1830 par exemple, ou surtout en
1848, il courut par l'Europe un grand mouvement libéral, inspiré des idées de la Révolution
française, que ce mouvement soit louable ou ne le soit point. Aujourd'hui, le monde ne va
pas dans ce sens, que nous le voulions ou non. Je crois qu'il y a grand danger pour un
peuple à jouer ainsi la Chine, lorsqu'on n'est pas du tout la Chine, et qu'on est amené à
avoir des relations avec de nombreux voisins. La sagesse, ma chère Angèle, consiste à
savoir quelles sont les forces qui mènent le monde, et à les utiliser.
Vous qui aimez à fleureter avec les idées et les hommes de gauche, ma chère Angèle,
vous comprendrez pourtant qu'un fasciste trouve que rien n'est plus beau que le fascisme.
C'est tout à fait logique. Ne soyez donc pas offensée dans vos sentiments républicains si
M. Ardemagni se demande : la France sera-t-elle fasciste ? et s'il ne voit pour elle comme
remède à l'anarchie qu'un gouvernement fort, un gouvernement social, une résurrection de
la force nationale, de l'idée de Patrie, du sentiment d'Empire, bref, tout ce qu'il trouve chez
lui sous le nom de fascisme.
Qu'on ne se laisse pas arrêter par des différences superficielles, mais qu'on réfléchisse,
ma chère Angèle, sur ce livre interrogatif écrit sur notre pays, à la frontière de notre pays.
Les dernières lignes en sont fort graves. Elles prévoient encore une issue, en effet, assez
différente de l'issue du nationalisme et de celle du communisme. C'est l'état du peuple apa-
thique, qui n'a plus aucune réaction, aucun sentiment de force et de gloire, et qui désire
simplement boire et manger. Ce peuple, dit l'auteur, met un point final à son histoire. "Alors,
il pourra, pendant quelques générations, durer encore et maintenir son indépendance, à
70 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

condition de ne point barrer le chemin aux autres peuples." Avouez, ma chère Angèle, que
cela n'est pas très encourageant.
Non daté

M. LE TROUHADEC SAISI PAR LA MORALE

J'ai beaucoup de sympathie, ma chère Angèle, pour le talent de M. Jules Romains. De


temps à autre, je le sais, il est de mode de le décrier. Tantôt on prétend qu'il n'est pas ro-
mancier, et tantôt qu'il n'est pas homme de théâtre. Peut-être n'a-t-on pas tout à fait tort.
Pour ma part, sans parler de l'intérêt un peu distrait avec lequel je suis Les Hommes de
bonne volonté, je ne puis oublier complètement que j'ai su à peu près par coeur Les Co-
pains, qui est un livre fort drôle, et que Knock, après tout, est une manière de
chef-d'oeuvre. Tout cela n'empêche pas l'apôtre de la mystification créatrice d'être parfois
un peu plus comique qu'il ne le voudrait, lorsqu'il se mêle de jeter les yeux sur le monde qui
l'entoure. Non qu'il soit sans intérêt, assurément : M. Jules Romains n'est pas sot, et même
ses erreurs peuvent être profitables. Il y a, dans ses livres politiques, des pages curieuses,
pénétrantes. On ne saurait dire de lui qu'il s'est toujours trompé, puisque le monopole de
l'erreur continue appartient à M. Blum. Mais, s'étant trompé assez souvent, il demeure plein
d'intérêt.
Peut-être a-t-il tort de se prendre pour une sorte de prophète. D'abord parce qu'il subit
sur ce terrain la rude concurrence de M. Duhamel. Et puis parce qu'il nous a donné des
preuves charmantes, naïves, de son incapacité de prévoir, qui fait d'ailleurs de lui un exem-
plaire fort intéressant du Français livré à tous les vents de l'époque. Avez-vous lu, ma chère
Angèle, ses Problèmes européens ? C'est un livre plein de choses. Mais il débute par quel-
ques pages sur l'Allemagne assez amusantes. Car elles reflètent, d'année en année, ce
qu'un Français pouvait penser de nos voisins, avec des repentirs, des changements, des
caprices. Et une petite note, au bas de la dernière page, nous avertit que l’Allemagne,
c’était à l’avènement de Hitler, [blanc] qui pourrait autoriser toutes les défiances. Mais je
crois, ma chère Angèle, qu'on aurait tort de ne pas le croire sincère. Lorsqu'il découvre qu'il
est temps de rendre leur valeur aux signatures des peuples (il vient d’écrire un article sur ce
sujet), qu'il faut déchirer tous les pactes sans valeur pour en signer d'autres qui en auront
une, ne croyez pas que l'auteur de Knock et des Copains s'amuse. Tout au contraire, dans
cet univers instable, soumis à la mystification, à l'erreur, au changement, il vient de décou-
vrir un terrain un peu stable. Pour tout dire, l'inventeur de Donogoo, celui qui a tant raillé la
science, la vérité, qui a voulu élever une statue à l'illusion la plus féconde, c’est-à-dire à
l'Erreur scientifique, je crois bien qu'en toute sincérité il vient de découvrir la morale.
Oh ! je sais ce que vous allez me prétendre, ma chère Angèle, avec toute votre malignité
féminine. Vous allez me dire que la morale, comme la médecine, n'est qu'une de ces mysti-
fications créatrices dont M. Jules Romains a toujours salué la grandeur. Vous allez insinuer
qu'il cherche encore à nous égarer, de même qu'il a monté sa plus belle farce avec la vision
paroptique, qu'un humoriste résumait ainsi : "On lira son journal en s'asseyant dessus".
Mais d'abord, je suis très persuadé qu'il a cru à la vision paroptique, laquelle est peut-être
une erreur (je suis incompétent), mais n'est pas une sottise. Et puis, tous ces volumes des
Hommes de bonne volonté consacrés aux sociétés secrètes, à la franc-maçonnerie consi-
dérée comme une religion, ces articles consacrés à l'exaltation puritaine de la S. D. N. et
des pactes, tout cela me fait penser à la sincérité de M. Romains. Et tant pis si cette sincéri-
té vous afflige, ou vous parait extravagante.
Quand M. Jules Romains réclame le respect des signatures, je ne dirai point qu'il a tort,
car la pensée qui l'anime est juste. Tout au plus pourrai-je me demander s'il a beaucoup
songé aux moyens pratiques d'assurer ce respect des signatures, et vous rappeler, ma
chère Angèle, que nous vivons dans un monde où les saints sont rares, et que la vertu ne
gouverne pas. N'en déplaise au redoutable archevêque de Canterbury, les belles paroles
ne suffisent pas à assurer la paix. Seulement, sur la cinquantième année de son âge, M.
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 71

Jules Romains se sent probablement devenir le disciple bien-aimé de l'archevêque de Can-


terbury, et c’est ce qui nous parait le plus intéressant.
Mais oui, ma chère Angèle, l’auteur du Manuel de déification, celui qui a passé sa vie à
invoquer les vertus purement humaines, voilà qu'il subit la grande tentation, celle à laquelle
on échappe bien rarement : il s'avise de construire un monde religieux, un christianisme
sans Christ, une morale sans support, une vague et ennuyeuse rapsodie de tout ce qui
peut traîner de vieilleries dans ses souvenirs de Jean-Jacques, ses expériences maçonni-
ques, un peu de Michelet et un peu de Hugo. C'est qu'il faut sans doute penser, ma chère
Angèle, que M. Jules Romains, avec l'âge et le succès, revient à sa véritable nature. C'est
un des membres les plus éminents du P.E.N. Club, cette association d'écrivains de toutes
nations qui, avec un acharnement qui m'émeut, défend ce qu'elle appelle les droits de l'es-
prit, et se réunit un peu partout pour des palabres désuètes. Pour tout dire, M. Jules Ro-
mains nous a caché pendant longtemps sa véritable nature ; il est avant toute chose un
homme du XIXe siècle, il est un libéral.
Hélas ! je crains bien que ce libéralisme, que ce culte des nuées, que cette morale qui
peut entraîner, comme toujours, tant de sanglantes erreurs, ne paraissent irrémédiablement
démodés à cette jeunesse dont M. Jules Romains aurait voulu être le guide. Nous sommes
désormais bien loin de tout cela, ma chère Angèle, et ces exhortations à suivre des ensei-
gnements aussi vagues, aussi loin du réel, je crains bien qu'elles ne suscitent guère que
des applaudissements polis, et qu'elles n'aient aucune portée pratique. Mais quelle bizarre
aventure ! Tant d'orgueil, la création d'une école littéraire nouvelle, et presque d'une religion
nouvelle, un irrespect joyeux envers toutes les conventions - et pour finir, M. Le Trouhadec
s'assied à la table des quakers et partage avec eux le repas des végétariens et des idéalis-
tes.
10 avril 1937

L'ÉLECTION DE M. VAN ZEELAND

Soutenu par les Soviets, le cardinal, la haute banque, les francs-maçons, les trusts et les
marxistes, le premier ministre triomphe dans la confusion. Exploitant les résultats du scrutin,
l’Humanité annonce la création en Belgique d'un Front démocratique, doublure du Front
populaire.
Reconnaissait-on encore Bruxelles la semaine dernière ? Tout d'abord, on s'imaginait
tomber dans une ville en fête, dans une sorte de kermesse, telle que nous en ont dépeint
les artistes du Nord, avec la foule, les banderoles, un humour solide. Dès la gare du Midi,
contre les maisons, les ponts de chemin de fer, d'immenses bandes de calicot, avec des
inscriptions enjouées et ironiques : "Le temps qu'il fera le 11 avril : chute... de grêle." Par-
tout des panneaux gigantesques, bariolés, amusants, d'une invention continuelle. Voici une
procession de géants, comme dans les villes flamandes et espagnoles : un jeune homme
de trois mètres de haut porte dans ses bras un étrange poupon barbu ; derrière lui, c'est le
barbu, devenu géant, qui tient contre son coeur le jeune homme en carton-pâte. La foule
lève le nez. Cent, deux cents ballons, poussés par le vent, traversent Bruxelles, passent
au-dessus de la Bourse. Les uns portent des inscriptions, qu'on ne peut pas lire, d'autres
un seul chiffre, le chiffre 2, d'autres enfin soutiennent des pancartes, des photographies
géantes. On rit, on applaudit. Mais déjà douze camions automobiles s'avancent, dix ca-
mions à chevaux. Ils arborent eux aussi leurs affiches, leurs photographies et leur chiffre, le
chiffre 1. Qui gagnera dimanche ? Est-ce 1 ? Est-ce 2 ? (puisqu'on a attribué ces chiffres
aux deux candidats). Sous un soleil léger ou sous la pluie, c’est une bataille arithmétique
qui se livre. Pourtant, il n'était pas besoin de rester longtemps à Bruxelles pour s'apercevoir
que la kermesse déguisait des réalités assez sérieuses. A cause de cet humour, de cette
gaieté gentille, les étrangers risquaient de s'y tromper. Jamais Bruxelles n'avait connu de
pareilles heures, une pareille passion ; les journées qui suivraient nous donneraient la
preuve que la ville vivait sans doute des moments décisifs dans l'histoire du pays. Comment
72 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

pourrait-on l'ignorer ? Je rencontre pourtant un homme qui, devant un défilé de jeunes


gens, me demande d'un ton plaintif :
- Pourquoi toute cette agitation, monsieur ?
Je le regarde. Mais non, il ne plaisante pas.
- Je crois savoir, lui dis-je, qu'il y a une élection dimanche.
Il hoche la tête, pénétré, et s'en va déplorant la folie des temps modernes. Peut-être ai-je
rencontré le dernier habitant de la tour d'ivoire, l'ombre belge de Julien Benda. Chaque
matin, pourtant, les Bruxellois s'éveillent, leur boite aux lettres débordante, et, en buvant
leur café à la crème, essaient d’apprendre à distinguer les journaux qu'ils reçoivent. Voici
un vrai journal catholique, n'est-ce pas ? L'Union nationale. Mais non, il est rédigé, et fort
bien, par quelque lieutenant de M. Degrelle. Ah ! au moins voici un libéral, Liberté, où l'on
retrouve des articles de libéraux fort connus, et authentiques. Hélas ! ce n'est qu'une antho-
logie composée par des rexistes. Et voici les journaux médicaux, agricoles, les feuilles des
cafetiers, des postiers. Les socialistes s'en mêlent. Eux aussi, ils composent des quotidiens
éphémères, de faux journaux rexistes. Plus monotones, à vrai dire, et d'une mauvaise foi si
absolue qu'on n'a guère besoin de lire Le pays ré ... heil ! La voix de Berlin, ou, plus scato-
logique, Le p... irréel. Ils ressassent tous la même accusation : Degrelle vendu à Hitler -
cette accusation pour laquelle les magistrats ont condamné La Flandre libérale, et le plus
grand journal socialo-libéral de Bruxelles, Le Soir.
Et partout, dans les cafés, dans les restaurants, dans la rue, la discussion s'installe. On
voit deux paisibles bourgeois s'arrêter soudain l'un devant l’autre, et se lancer des paroles
violentes. Dans cette boite de nuit élégante, où se presse la meilleure société de Bruxelles,
j'écoute au bar un homme congestionné qui prononce à haute voix des paroles dune gros-
sièreté étonnante, avec une crudité d'expression de charretier en goguette. Quel est ce
prolétaire ? On me le nomme : "Le baron X…" Les familles se brouillent, les tantes à héri-
tage renient leurs neveux, les services de table sont à jamais dépareillés. On aborde avec
timidité un journaliste : "J'ai lu votre article dans Le Pays réel..." Il ne vous laisse pas ache-
ver : "Moi, monsieur, écrire dans cette feuille ! C'est mon cousin (ou mon neveu, ou mon
frère), et je n'ai aucun rapport avec lui depuis longtemps." Et pendant ce temps, inlassa-
bles, les camions circulent dans les rues : ‘‘Votez 1. - Votez 2. - Stemt 1. - Stemt 2. - Votez
beige : votez van Zeeland. - Votez belge : votez Degrelle.’’ On ne peut échapper à l'obses-
sion.

Flandre et Wallonie. A la permanence de Rex, rue des Chartreux, on attend la bataille


avec allégresse. Du haut en bas de l'immeuble, on s'agite, on colle des affiches sur des
panneaux. Un homme passe, portant un récipient avec précaution : "Le lait du chef !" C'est
le repas du soir de Léon Degrelle. "Ah! me dit l'un des organisateurs, nous avons renoncé
depuis longtemps à dormir, et même, pour la plupart des repas, à manger. On se fait appor-
ter de la bière du bistro d'en face, et on travaille sans arrêt. Vous avez vu nos camions ? Ils
sont beaux, n'est-ce pas ? Et pourtant, si vous saviez tout ce que nous avons contre nous !
On les attaque à chaque instant, on déchire nos affiches de toile, nos drapeaux ; nous
avons des blessés. Et on nous brime de toutes les manières. Tenez, quand M. van Zeeland
fait un discours, on le diffuse sur les places publiques, n'est-ce pas ? Eh bien, on nous a
refusé d'installer des haut-parleurs ! Nous devons nous contenter du Palais des Sports.’’
- Vous contenter ? Mais combien contient-il d'auditeurs ?
- Seulement vingt mille. Seulement vingt mille...
Il faudra que j'y entre pour me rendre compte qu'en effet le Palais des Sports est trop pe-
tit pour les meetings de Léon Degrelle, et qu'à la foule qui attend au-dehors, il aurait fallu,
certainement, des haut-parleurs. Mais, sur l'instant, j'hésitais à le croire. Je retrouve toujours
l'atmosphère de la rue des Chartreux, où voisinent dans la même ardeur, la même gaieté,
des étudiants, des ouvriers, des paysans (la majorité de ceux que je rencontre, n'en dé-
plaise aux marxistes, est de classe populaire), et aussi des bourgeois, des intellectuels, des
avocats.
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 73

- On veut faire croire, me dit l'un d'eux en haussant les épaules, que la lutte entre De-
grelle et M. van Zeeland est une lutte entre la dictature et la liberté. Quelle bonne plaisante-
rie ! Il s'agit de bien autre chose, et d'abord d'une lutte entre deux états d'esprit : l'un qui
veut maintenir le vieux régime du dix-neuvième siècle, et l'autre esprit des vrais jeunes.
Naturellement, nous avons des gens de tout âge à Rex, mais au moins ont-ils la jeunesse
de l'esprit.
Partout, on se plaint des attaques si fausses contre l'esprit du rexisme. "Enfin, monsieur,
me dit un député rexiste, on nous accuse d'être à la solde de Berlin. Regardez tous ces
mutilés, tous ces anciens combattants qui se pressent à nos réunions. On a dû condamner
les journaux qui nous attaquaient sur ce terrain, aussi on ne s'y frotte plus. Ça n'empêche
pas deux douzaines de braillards, à la sortie de nos réunions, de crier : "A Berlin !" quand
nous passons. Dire que nous n'aimons pas la France ! Quelqu'un comme moi, qui ai été
entièrement formé par L'Action française, vous pouvez le dire, tout de même, monsieur, ce
n'est pas parce que je crache sur Blum que je n'aime pas la France ! La France, ce n'est
pas Blum !" J'en suis persuadé aussi bien que lui et je ne le lui cache pas. Mais il est certain
que ces accusations d'hitlérisme, lancées par une presse passablement inconsciente, nous
ont fait beaucoup de tort. Comme nous ont fait beaucoup de tort nos indiscrétions, l'insup-
portable jactance de nos journalistes et l'ignorance totale où nous sommes des problèmes
belges. N'a-t-on pas raconté que Rex voulait la désunion et le démembrement de la Belgi-
que ?
Jeudi dernier, devant une foule immense, Léon Degrelle s'en est expliqué en public. Le
gigantesque Palais des Sports, tendu de drapeaux rouges, orné de l'insigne rexiste, retentit
des cris, des chants. Après le chef de Rex-Flandres, le glorieux mutilé Paul de Mont, ampu-
té des deux jambes sur l'Yser, et dont il est difficile de dire qu'il est un agent de l'Allemagne,
Léon Degrelle, pendant une heure et demie, a parlé avec une clarté parfaite, dans l'atten-
tion passionnée de la foule. On a mai compris, en France et ailleurs, l'importance unique de
cette séance. A minuit, Rex était vainqueur.
"On a beaucoup reproché à Rex, me dit-on, l'accord qu'il a conclu en octobre avec le
vieux parti nationaliste flamand V.N.V (Vlaamsch National Verbond). On l'a accusé de tra-
vailler au démembrement de la Belgique, et de s'allier avec des traîtres, avec ceux que l'on
nommait, au temps de l'invasion allemande et après la guerre, les activistes. Partout, dans
les journaux hostiles à Rex on a ressuscité le chef de l'opposition flamande, membre du
Conseil des Flandres sous la protection des Allemands, apôtre de la désertion, le Valera
flamingant, Borms, complètement oublié depuis sa sortie de prison, voici quelques années.
Symbole de la résistance, cet homme indomptable et prêt à tout, ralliait autour de lui les
espoirs des séparatistes. Léon Degrelle se souvient d'avoir vu, il y a dix ans, deux mille
étudiants à genoux dans la neige, à Louvain, prier à haute voix pour la libération de Borms.
Mais le chef de Rex n'a aucune peine à établir qu'il ignore le vieux séparatiste, que les deux
seuls députés activistes, condamnés pour haute trahison, sont aujourd'hui inscrits au parti
socialiste et non au V.N.V., et soutiens de M. van Zeeland, et que le seul sénateur activiste,
également socialiste, était également "zeelandien". Tout cela, Léon Degrelle le répète à ses
auditeurs. Mais surtout - et la nouvelle est lancée comme une bombe - il révèle en même
temps que les négociations avec le chef des V.N.V., M. de Clercq, ont été menées avec
l'assentiment de M. van Zeeland, et il lit une lettre du premier ministre félicitant M. de Mont
de son patriotisme au cours de ces négociations.
"Même si les rexistes ont commis des maladresses, m'a-t-on déclaré (je crois qu'ils ont
publié trop tard leur accord, établi sur les bases du fédéralisme), il était trop certain pour
tous qu'ils avaient pour eux au moins la pureté de l'intention. L'approbation de M. van Zee-
land le prouvait bien. Pour la première fois, songez-y bien, les nationalistes flamands, qui
représentaient au moins cinq cent mille Belges, reconnaissaient la dynastie des Saxe Co-
bourg, et l'Etat unique."
Les explications, assez embarrassées, il faut l'avouer, du premier ministre et de ses jour-
naux, ne changeaient rien au fait : Rex était patriote, aucun doute ne pouvait se lever à ce
sujet, et la campagne marxiste sur le terrain de l'unité nationale tombait complètement. Au-
74 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Aucun observateur de bonne foi ne pouvait avoir une autre opinion. Quant à l'hitlérisme de
Degrelle, est-il besoin de dire que personne n'y croit, même pas les journalistes français
appointés par Moscou ?
Malines parle

Le lendemain, on le sait, tout a changé. Au mois de décembre, les évêques belges


avaient publié une lettre pastorale mettant les fidèles en garde contre les doctrines trop
étatistes. Rex se sentait la conscience pure. Pourtant, le mouvement voulut s'assurer qu'il
était bien orthodoxe et obtint tout apaisement : il n'était pas visé. Tranquillisé, il se lança
dans la bataille. Soudain, le vendredi, à trente-six heures des élections, le cardinal Van
Roey, archevêque de Malines, la plus haute autorité spirituelle du pays, condamne Rex
sans rémission, ordonne aux catholiques de voter pour M. van Zeeland, et surtout de ne
pas s'abstenir. On ne cachera pas que, lorsque la nouvelle est connue à Rex, vers cinq
heures du soir, il y a un instant de désarroi. Pas de la part de Léon Degrelle pourtant, qui
n'a pas une seconde d'hésitation. Un peu pâle, mais les yeux remplis de feu, il me dit rapi-
dement, quand je vais le voir :
- "Je continue la lutte jusqu'au bout."

Mais comment ne pas être ému par le drame de conscience qui s'empare visiblement de
certains ? Sur les cinquante mille électeurs bruxellois de Rex, en mai dernier, plus de la
moitié était certainement catholique. La majorité des nationalistes flamands, qui ont décidé
de voter Rex, est catholique. Les troupes tiendront-elles ? Je parle avec ces jeunes hom-
mes, de classe et de mérite différents, mais unis par la même ardeur. Ils ne songent pas à
abandonner : comment ne seraient-ils pas troublés ?
"La réunion d'hier a été trop belle, me dit-on. Tout Bruxelles sait que nous avons raison
dans l'accord flamand. Alors, on nous lance les curés dans les jambes. C'est la dernière
ressource, et qui prouve l'affolement de nos adversaires."
Dans Bruxelles pourtant, la foule a commencé de s'émouvoir. Les marxistes exultent de-
vant cet allié imprévu. Le journal catholique hostile à Degrelle, Le Vingtième Siècle, fait
vendre son édition spéciale par des camelots qui lèvent le poing et crient: "Vive le cardi-
nal !" C'est un spectacle qu'on n'a jamais vu à Bruxelles. Imagine-t-on La Croix vendue
place de l'Opéra par des communistes ? Les conversations s'animent, des groupes de ma-
nifestants, de plus en plus fiévreux, se forment. Léon Degrelle, par une déclaration publi-
que, annonce qu'il continue, mais demande au cardinal de lui indiquer ce qui est blâmable
dans Rex et proteste de son respect filial pour l'Eglise. Telle est l'atmosphère où s'ouvre, le
soir même, la dernière réunion de M. van Zeeland.
A huit heures exactement, il arrive, salue, le bras tendu, tandis qu'on crie : "van Zeeland
vaincra !" Il est amusant, pour l'observateur impartial, de remarquer combien le rexisme a
déteint sur ses adversaires. Mêmes méthodes, même salut, mêmes cris. Et qui pourrait nier
que l'opposition rexiste n'a pas eu une grande influence sur la politique du gouvernement,
surtout en politique extérieure ? Au premier rang, un homme souriant est assis : c’est lui qui
a fait présenter M. van Zeeland, c'est le futur président du Conseil, la plus forte cervelle
politique du gouvernement, le célèbre socialiste hétérodoxe, ministre des Affaires étrangè-
res, M. Spaak.
M. van Zeeland parle d'une voix douce, un peu monocorde. Il ne fera qu'une allusion à la
lettre de Mgr Van Roey, en baissant la voix, les yeux, et presque les mains jointes. Pour le
reste, il se contentera de défendre son oeuvre. Un Français aurait scrupule à la juger. Lors-
qu'il parle de ce qu'il a fait, M. van Zeeland y met une simplicité qui peut émouvoir, un
amour sincère de son pays. Le pays légal, chez nous, est représenté par M. Blum. Le pays
légal, en Belgique, c'est M. van Zeeland. Comment ne sentirait-on pas la différence?
Homme de talent, économiste, certainement patriote, le premier ministre belge est person-
nellement respecté de tous. On doit dire pourtant que lorsqu'il en vient à la campagne élec-
torale, il est obligé d'être fort discret sur les attaques de ses alliés. Est-ce qu'on s'intéresse
encore à l'accord V.N.V. ? La querelle est tranchée désormais. Plus brûlante est la question
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 75

de l'alliance marxiste. M. van Zeeland, pour qui les communistes couvrent Bruxelles d'affi-
ches, se contente de murmurer, presque timidement : "Je n'ai rien demandé." Le même
observateur impartial est bien contraint de trouver cette défense assez faible. Il n'y a pas
beaucoup de courage à accepter une alliance et à en fuir les responsabilités.

Bruxelles rouge. Les querelles et les discussions des premiers soirs conservaient, malgré
leur ardeur, une retenue de civilisés. Partisans de Degrelle ou de van Zeeland sont en ma-
jorité de bons Belges, patriotes, pondérés, et qui différent seulement sur les moyens de
sauver leur nation. Mais, vers dix heures du soir, à la sortie du meeting de M. van Zeeland,
à la sortie de celui de M. Degrelle, des Français ont pu reconnaître quelque chose. Ils ont
vu arriver la pègre.
Comme à Paris, nous avons vu soudain défiler dans les rues, venues on ne sait d'où,
des figures étranges. Des cortèges se sont formés. On a chanté L'Internationale. Place de
Brouckère, samedi soir, des rexistes devisaient paisiblement dans un café. A une heure du
matin, arrivent en trombe des camions couverts d'une bâche, ornés de deux drapeaux rou-
ges. En descendent d'un bond des hommes armés de gourdins ; ils se précipitent sur le
café, commencent à expulser les clients. Sur le camion, on lit une inscription : "Hommes
35." Puis ils repartent, à toute vitesse, avant l'arrivée d'une police débordée, et ils brandis-
sent au-dessus d'eux des torches. Ceux qui ont vu cette scène ne l'oublieront pas. Une
demi-douzaine de blessés, les chants marxistes et, par-dessus tout, une organisation bien
remarquable dont M. van Zeeland devra peut-être se méfier lui-même un de ces jours.
J'ai vu mieux pourtant. Une étrange automobile circule, cinq fois, dix fois, de la place de
Brouckère à la Bourse. Elle porte deux drapeaux : l'un jaune orné d'un coq rouge, et l'autre,
mais oui, l'autre... c'est le drapeau français. Je suis, je l'avoue, frappé de stupeur. On me dit
plus tard que ce sont des séparatistes wallons, partisans de l'annexion à la France (!). C'est
bien possible, et je dois dire que la foule, zeelandienne ou non, les accueille fort mal. Mais
ils ne se troublent pas pour si peu. Ils tendent le poing, ils crient : ‘‘Vive la France ! Vive van
Zeeland !’’ Que les libéraux français le veuillent ou non, c’est cela la France, désormais.
Son drapeau, c'est le frère du drapeau rouge. On le salue le poing fermé, on l'arbore en
signe de révolte. Je n'étais pas très fier.
C'est aussi le poing fermé qu'on salue les prêtres, en ricanant. A la sortie des églises, le
dimanche matin, les communistes crient : "Le cardinal avec nous !" Les journaux marxistes,
dans une explosion de joie, félicitent Malines tout en déclarant conserver leur position irré-
ductible à l'égard de l'Eglise. Dans ce conflit qui ne nous concerne point, nous serons dis-
crets. On peut dire pourtant, quand on a vu les rues de Bruxelles livrées aux forces rouges,
que ces alliances imprévues réservent peut-être bien des mécomptes. Aux conservateurs
qui saluent avec raison en M. van Zeeland un technicien fort remarquable, nous demande-
rons pourtant de méditer sur ce fait : dimanche matin, dans un village de banlieue, à Nolen-
beek, on a promené un crucifix dans un cortège où l'on chantait L'internationale et où l'on
saluait de félicitations ironiques S.E. Mgr Van Roey. Qui a raconté cela ?
Sous le drapeau rouge ou le drapeau français, ce sont les communistes et les socialistes
qui ont mené les troubles de Bruxelles à la fin de la semaine. Les jours sont trop graves
pour ne pas nous rappeler Clichy - et pour ne pas songer au destin de l'Espagne.

Veillée d'armes. Le plus impartialement du monde, on doit reconnaître que les rexistes ont
répondu aux plus ignobles des provocations avec un calme extraordinaire. Tout le pays
légal ligué contre eux, la coalition la plus énorme ne semblaient pas entamer leur courage.
Samedi soir, je crois bien que Léon Degrelle a tenu le plus beau meeting de sa vie d'ora-
teur.
Précédé par un étendard, voici que s'avance un jeune homme, plus jeune encore dans
ce cadre immense, qui marche d'un pas aisé pendant que les auditeurs le saluent de cris
répétés, en tendant le bras. Un speaker lance ses mots d'ordre : "Votez" et la foule répond :
"Deux!" - Vive Léon... – Degrelle !", et surtout le fameux cri : ‘‘Rex’’, à quoi l'on répond :
‘‘Vaincra !’’ ou, en flamand: "Terzege !".
76 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Sous la lumière violente, le jeune homme a gravi la tribune. Il embrasse Paul de Mont,
qu'on a conduit auprès de lui. Le speaker annonce qu'une surprise lui est préparée. Le 11
avril est la Saint-Léon, la fête patronale du chef de Rex. Cinquante drapeaux des cinquante
sections rexistes entrent dans la salle, et à la tribune on voit apparaître des enfants. Ils sont
soixante, soixante-dix, ils ont trois ans, cinq ans, ils trébuchent à chaque marche, et ils ap-
portent à Léon Degrelle, pour sa fête, de gros bouquets, noués des couleurs nationales, un
balai (le balai est le symbole de l'épuration rexiste) orné de fleurs, au milieu d'un enthou-
siasme, d'une joie, de rires pleins de familiarité et de charme. Au milieu de toutes ces fleurs,
de ces enfants, le jeune homme sourit, ému, il les embrasse, les presse contre ses joues.
Je me rappelle ce soir où il m'a dit avec passion ce mot qui l'éclaire tout entier : ‘‘J'ai telle-
ment besoin de la fraîcheur ! J'ai tellement besoin de l'enfance !’’
Et puis, il parle. Je crois être assez insensible à l'art de l'éloquence. Je m'intéresse à ce
qu’on me dit de précis et me sens assez incapable, en général, de m'enthousiasmer pour
un discours autrement que pour une page écrite. L'éloquence de Léon Degrelle m'a tou-
jours plu parce qu'elle est simple, directe, jamais ennuyeuse, jamais fausse. Mais je n'ai
jamais rien entendu qui approche le discours de Léon Degrelle à la veille de l'élection du 11
avril. Je plaindrais ceux qui n'y ont pas été sensibles. Dans cette foule debout, qui aurait dû
être fatiguée par l'attente interminable, la chaleur, je n'ai vu que des visages tendus, émer-
veillés, et parfois de longs cris interrompaient Léon Degrelle. Lentement, l'orateur extraordi-
naire construisait son poème devant nous. Je ne puis employer d'autres mots. Déjà, un jour
où il avait tenu neuf réunions, je le savais, à la dernière, il n'avait parlé que... du printemps.
Les orateurs communistes venus pour manifester n'avaient pas bougé : manifeste-t-on
contre le printemps ? Cette fois, c'est de son pays que parle Léon Degrelle. Il écarte la
haine, la division. Parmi les soutiens de son adversaire, il trouve les assassins de prêtres,
les brûleurs d'églises. "Descendez tout à l'heure en ville, vous verrez ce que c’est que le
Front populaire !" Mais lui, ce soir, puisque le mot d'ordre de M. van Zeeland est : ‘‘Votez
belge’’, il veut chercher à savoir ce que c’est que la Belgique.

Et il fait le portrait de son peuple. Je pense à Péguy, avec ses mots charnels, sa patiente
construction d'un univers. Et c'est un discours électoral ? C'est un discours électoral que
prononce, sous le jeu des projecteurs, perdu au milieu de ceux qui l'aiment, ce jeune
homme qui semble soudain visité par quelque génie ? De ses mains, il semble modeler un
visage invisible. Et pendant une heure et demie, la Belgique, avec ses arts, ses paysages,
ses saints, ses génies, son histoire, son Empire, devant nous s'anime et vit. Il parle de la
mer par où s'en allèrent les conquérants et les saints, ces soixante-dix kilomètres de mer
qui suffisent à la Belgique pour son rêve. A un moment il invoque ses rois morts, et je ne
suis pas sûr que la foule, emportée par la ferveur, ne les ait pas vus, réellement, se lever
dans la lumière. Je le répète, je n'ai jamais rien entendu de pareil.

Bruxelles vote. J'avais déjeuné avec Léon Degrelle et Pierre Daye (qui va publier ces
jours-ci un livre fort complet sur le rexisme et sur son chef). Le jeune animateur d'un des
mouvements politiques et sociaux les plus originaux de notre temps, dans cette lutte épui-
sante, semblait pensif, inquiet pour son pays de la situation si grave, mais toujours plein de
courage et d'espérance. La réunion triomphale de la nuit lui avait rendu tout son optimisme,
et c’est gaiement qu'il m'accueille à nouveau rue des Chartreux et qu'il fait le compte de ses
chances, avec une lucidité parfaite.
Après les très graves incidents de la nuit, les communistes ont sans doute reçu des or-
dres de prudence, car la journée du vote, dans le centre de Bruxelles, est assez calme. On
se contente, avec une notion évidemment restreinte du fair-play, d'attaquer les camions
rexistes, de lacérer les photographies. Un camion de la Légion nationale (le parti fasciste de
M. Hoorraert), qui recommande de voter blanc, ‘‘contre le Front populaire et contre le sépa-
ratisme’’, est dépouillé de son armature et de ses bâches peintes, par une bande d'éner-
gumènes, en quelques secondes. Et l'on commente les incidents de la banlieue. Pourtant,
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 77

dans les trois cents bureaux de vote de Bruxelles, le travail se poursuit activement. A une
heure, tout est fini. On saura les premiers résultats vers trois heures, les derniers à sept
heures du soir. A 7 heures, on sait tout, et je puis jurer que j'ai vu des visages ravis. Les
interprétations tendancieuses ne changeront rien aux faits. Certes, M. van Zeeland est
vainqueur, grâce à près de cent mille voix marxistes, et largement vainqueur. "Mais regar-
dez les choses de près, me dit-on. Malgré une coalition formidable, Rex, qui avait cin-
quante-trois mille voix au mois de mai, en a soixante-dix mille aujourd'hui. Les rexistes sa-
vent que beaucoup avaient voté pour eux, l'an dernier, par curiosité, peut-être par malignité
frondeuse. Tous les votants de mai se sont-ils trouvés réunis le 11 avril ? C'est peu proba-
ble. Les soixante-dix mille votants d'aujourd'hui forment une troupe solide, qui a passé ou-
tre à toutes les consignes, et même au drame de conscience. A cela, il faut ajouter les jeu-
nes gens qui n'ont pu voter (on a utilisé des listes électorales vieilles de deux ans). C'est ce
que dit Léon Degrelle et, sans vouloir préjuger de l'avenir, on ne peut s'empêcher de trou-
ver qu'il a raison. Enfin, pour bien juger l'élection, rappelez-vous que près de cent mille bul-
letins sur trois cent cinquante mille se sont prononcés contre le gouvernement."
Pendant qu'on me donne ces explications, que je rapporte sans commentaire, tous se
massent dans le hall central. Le chef de Rex devait tenir un dernier meeting au Palais des
Sports : il a été interdit hier. Il va parler à une centaine de journalistes présents. Déjà, il est
apparu un peu pâle. Tous se taisent aussitôt. C'est un chef, sans aucun doute, ce jeune
homme grave qui n'est pas abattu, qui ne se laisse pas prendre à l'apparence, malgré une
lutte aussi dure, et qui sait lire les événements. Il sait, et il dit, que Rex n'est pas vaincu. Il
n'a pas perdu de voix, il en a gagné. Sa croissance avait été si vertigineuse qu'on la croyait
promise à tous les miracles. Il a fallu coaliser, pour obtenir un succès apparent, toutes les
forces de l'Etat. "Nous continuerons la lutte, conclut-il. Jusqu'au bout, jusqu'à la mort. Rex
vaincra !"

Telles ont été les journées dramatiques de Bruxelles. Nous n'avons pas à prendre parti.
Nous aurions tort cependant d’ajouter foi aux informations de la presse officieuse, et nous
devons nous souvenir de tous ces mouvements qu'on nous a donnés comme vaincus
d’avance, et qui, un beau jour, nous ont fait la surprise de prendre le pouvoir. Nous aurions
tort surtout de ne pas comprendre le véritable enseignement de cette semaine, qui est le
danger de l'alliance avec les marxistes.
C'est là-dessus que les Français devront méditer le plus profondément. Nous attendons
avec une curiosité inquiète de savoir comment on va faire rentrer chez eux les émeutiers
que l'on a lâchés dans la rue, et comment le ministère tripartite va se débarrasser de ses
alliés communistes.
17 avril 1937

LES ANARCHISTES AVEC NOUS !

Rassurez-vous, ma chère Angèle, je ne veux pas faire pénétrer dans votre salon quel-
que noir gaillard chevelu, porteur de bombes, et chantant la vieille chanson de Ravachol :

Si tu veux être heureux,


Nom de Dieu !
Pends ton propriétaire.
Si tu veux être heureux,
Nom de Dieu !
Fous les églises par terre.

Ce n'est pas encore à ces anarchistes que je pense, bien qu'ils se préparent sans aucun
doute à ressusciter, et vous savez que la Fédération Anarchiste Ibérique a désormais des
filiales chez nous, et que le drapeau noir flotte à l'Exposition, à côté du drapeau rouge. Mais
je pense à tous ceux qui commencent à trouver que la France est un drôle de pays.
78 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

On nous a assez raconté, pendant des années, que le Français n'avait pas le sens de la
discipline et n'aimait pas qu'on l'embête. Nos vaillants petits soldats, on le sait de reste,
sont débrouillards, mauvaise tête et bon coeur, et nos électeurs ont le goût acharné de
l'individualisme et de la liberté. En bref, nous sommes le pays de l'anarchie. Hélas! ma
chère Angèle, n'avez-vous pas envie de rire, et ne pensez-vous pas que nous donnons au
contraire l'exemple d'un pays étrangement accoutumé à penser en troupe et à obéir au
doigt et à l'œil ?
Il fut de mode, quelque temps, de se moquer de ces écrivains qui, en cas de guerre par
exemple, soutiennent par la plume le moral de l'arrière. Je pense que ces plaisanteries
paraîtraient aujourd'hui tout à fait déplacées. Les plus illustres se précipitent, stylographe
en avant, pourfendent les mal pensants et les révoltés. Le grave M. Jules Romains, qui est
décidément en train de devenir le pape de l'antifascisme libéral, blâmait l'autre jour en un
mandement fort bien senti ces mauvais Français coupables de dire que tout ne va pas bien
dans leur pays. Il lui paraissait indigne qu'on pût lire à l'étranger des journaux qui attaquent
le gouvernement, et sans doute voudrait-il qu'on les empêchât de paraître. Je suppose que
c’est ce qu'on appelle la liberté au pays de Donogoo, et j'excuserai M. Romains en vous
rappelant simplement qu'il se plaint aussi que de jeunes fascistes, disciples de M. Maurras,
aient déchiré deux de ses livres dans un hôtel italien. C'est mauvaise humeur d'auteur dé-
çu, et nous préférons en rire plutôt que d'avoir à traiter le père de Knock de noms trop peu
courtois.
Mais devant les sottises épiscopales de M. Romains, devant la ruée vers les décorations
et vers les places, comment, ma chère Angèle, ne serait-on pas un peu ému ? J'avoue que,
de temps à autre, j'éprouve un peu de sympathie pour quelques personnages dont je me
sens bien loin, lorsque, à travers leurs préjugés et leur envie, je vois renaître un peu d'esprit
anarchique. Je n'ai pas grand espoir de les amener à une conception plus raisonnable des
choses, mais je me dis qu'il est assez beau que nos maîtres arrivent à dégoûter leurs pro-
pres partisans.
Je vous ai déjà parlé de M. Chabannes, le dictateur de nos théâtres. C'est un journal de
gauche qui, l'autre jour, commençait à trouver qu'on allait décidément un peu fort, et
qu'après tout, M. Chabannes devait être classé immédiatement au-dessous du zéro absolu.
Ce n'est pas moi qui y contredirai. Et lorsque la C.G.T. interdit à M. Jean Renoir, commu-
niste notable et artiste gouvernemental, d'engager pour son film des figurants non syndi-
qués, ce fut une belle protestation chez quelques journalistes et quelques artistes pourtant
bien en cour et habituellement fort soumis. Je n'ai pas la naïveté, ma chère Angèle, de
croire ces protestations et ces observations toutes pures, toutes désintéressées, et surtout
toutes durables. Mais justement, il me plait assez que les mesures absurdes que nous
voyons prendre chaque jour contre les libertés, soient prises aussi contre l'intérêt de cha-
cun. Peut-être alors finira-t-on par comprendre.
Il n'est pas vrai, ma chère Angèle, que notre peuple soit moins moutonnier et plus indé-
pendant que les autres. La crédulité sans bornes dont il fait preuve aujourd'hui nous le
prouve bien. Mais au milieu de ses moutons, parfois Panurge, qui allait suivre le mouve-
ment, s'arrête et réfléchit. Après tout, pourquoi se jetterait-il à la mer ? On a réussi à do-
mestiquer beaucoup d'entre nous : les uns obéissent par goût naturel de l'obéissance, d'au-
tres parce qu'on les paie, d'autres parce qu'on leur a fait croire qu'il était beau d'obéir, d'au-
tres enfin par ce mélange de sincérité et d'intérêt qui est à l'origine de la plupart des opi-
nions humaines. Quand il s'agit d'écrivains, rien n'est plus facile que de les tenter : diriger
un service de propagande a toujours été pour eux le suprême appât, et ce n'est pas tout à
fait en vain que Paul Claudel, dans une prière célèbre, invoque en saint Jude le patron à la
fois de l'homme de lettres et de la prostituée.
Mais quelquefois un vieux remords les saisit, au milieu même de l'exercice de leur mé-
tier. Un vieil orgueil vient leur rappeler qu'ils ont mis leur gloire dans la révolte. Toute l'idéo-
logie du XIXe siècle, qu'ils ont servie et vénérée, est là pour leur rappeler les devoirs sacrés
de l'insurrection. Ne soyons pas trop étonnés si quelques-uns d'entre eux, moins habiles
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 79

peut-être à la soumission, ou moins récompensés, déclarent de temps à autre qu'ils veulent


être libres.
L'appui le plus sûr d'une révolution, qu'elle soit juste ou non, qu'elle soit nationale ou
non, ce n'est pas tant la fermeté de sa propre doctrine et le courage de ses hommes que
les fautes de l'adversaire. A un peuple qui n'a pas plus le sens de la liberté qu'un autre,
mais qui aime le mythe de la liberté, à qui l'on a persuadé que la liberté était tout, il sera
peut-être difficile d'imposer la plus imbécile des dictatures. A chaque instant, il peut se trou-
ver un homme, un groupe, pour s'étonner d'une persécution ridicule, d'une mesure plus
révoltante encore pour le bon sens que pour la justice. C'est peut-être parce qu’on avait mis
un policier à la tête de la Comédie Française que le 6 février a éclaté. Pour ma part, c’est
dans le réveil des plus vénérables sentiments d'anarchie que je mets mon plus grand es-
poir.
24 avril 1937

« ART ET TECHNIQUE »

J'ai reçu d'une certaine Angèle, ma chère Angèle, une lettre qui prétendait venir de vous.
On y avouait aimer avant tout les chansons au clair de lune et les romances à sujet tendre.
Ce sont là aimables sentiments que je n'aurai garde de blâmer, et vous savez que je vé-
nère le clair de lune et la tendresse. Mais je sais bien que ce n'est pas vous qui m'avez écrit
cette lettre : il y a longtemps que votre ami M. Gide vous a accoutumée aux conversations
élevées, et il n'y a pas tant de jours qu'il vous adressait encore une lettre fort sérieuse, dans
cette ombre de Vendredi que dirige encore l'ombre de M. Chamson.
Toutefois, signée du même nom que le vôtre, une lettre pareille ne pouvait que m'inspi-
rer des pensées agréables. Et puisque vous me demandez de vous informer avec exacti-
tude de mes loisirs et de mes plaisirs, j'ai supposé, ma chère Angèle, que votre goût du
clair de lune accepterait que je vous parle aujourd'hui de marionnettes. Je n'emploie pas de
métaphores, rassurez-vous, et je n'ai pas l'intention de vous décrire les personnages de la
Maison de la Culture, animés par des fils bien visibles, Mais les hasards d’un voyage m'ont
conduit vers le plus illustre des théâtres de marionnettes italiennes, que vous avez dû voir
au cours d'un passage à Paris voici quelques années et qui se promène aujourd'hui en
Afrique du Nord, les Piccoli de Podrecca. Je ne vous décrirai pas le pianiste chevelu et
passionné qui ressemble à Victor Gille, ni ces naïves cartes postales, d’un goût affreux et
délicieux, où, devant la baie de Naples illuminée, des personnages vêtus de couleurs vives,
jouent de la mandoline, dansent et chantent Sole mio. Mais il me sera peut-être permis de
faire à ce sujet quelques rêves.
L'Exposition de 1938 (vous savez bien, ma chère Angèle, cette Exposition qui doit ouvrir
l'année prochaine) a pris comme devise, si je me souviens bien : "Art et Technique". M.
Homais, commissaire-général, MM. Perrichon et Prudhomme, directeurs, ont sans doute
trouvé agréables ces consonances, évocatrices de quelques arts anciens ou de quelques
manières ingénieuses d'utiliser la machine.
Aux environs de1900, m'a-t-on dit, de charmants poètes et chansonniers rénovèrent les
ombres chinoises. C'était un autre cinéma, comme les marionnettes sont d'autres dessins
animés, et de temps à autre, à l'écran justement, on nous restitue ces jeux d'autrefois. Mo-
zart n'avait pas dédaigné de composer des opéras en miniature pour les acteurs de bois et
d'étoffes. Cette union de l'art et de la technique valait bien les nôtres.
Imaginez, ma chère Angèle, qu'au lieu de nous soumettre aveuglément au machinisme
américain, nous ayons souci, également, de conserver les machinismes sans danger de
jadis. Ce serait un symbole assez gracieux d'indépendance. Et ce serait aussi un symbole
gracieux que de donner leur place aux artisans qui travaillaient pour l'art sans même le
chercher et qui faisaient des oeuvres belles par amour et par plaisir. Il y avait beaucoup
plus de joie, on sentait beaucoup plus la main de l'ouvrier et du créateur dans les ombres
chinoises et dans les marionnettes d'autrefois que dans la plupart de ces grandes composi-
80 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

tions grises et noires, agrémentées de hurlements stupides, que l'on prend aujourd'hui pour
du cinéma. Ç'aurait été une idée neuve que de revenir, fût-ce pour quelques mois, au pas-
sé, et je regrette toujours un peu de voir disparaître ce qui a représenté pour les hommes
du plaisir et de la gaieté.
Je ne m'étonne pas que les dernières marionnettes soient d'Italie. Je ne m'étonne pas
qu'un pays neuf, si ardemment soucieux de l'avenir, ait encore un contact si fort avec son
passé, avec les traditions de ses villages, et qu'il invente des farces colorées et ingénues,
où les vedettes modernes sont traitées exactement comme auraient pu l'être Arlequin et le
docteur bolonais. J'aimerais assez en France un théâtre de marionnettes, où notre farce
moderne serait traitée de la sorte, et où madame Brunschvicg danserait la bourrée avec
guignol. Mais il faudrait pour cela que nous n'oubliions pas nos traditions à nous, de fabliau
et de féerie, nos chansons, nos masques - tout ce que l'on essaie parfois de conserver en
province d'une façon passablement artificielle. Nous perdons nos "santons", ma chère An-
gèle, comme disent les Provençaux. J'ai encore vu, parmi ces petits bonshommes tradition-
nels des crèches de Noël, un facteur, un gendarme, et c'est charmant de penser que les
personnages laïques d'aujourd'hui peuvent s'insérer dans une tradition comme les héros de
Giraudoux. Mais cela ne durera pas. La France est en train de tourner doucement à l'uni-
formité, de s'américaniser peu à peu. Ses santons personnels, ses fables disparaissent
comme ses marionnettes. Espérons, ma chère Angèle, que les dégâts seront limités à cette
perte.
1er mai 1937

LA FRANCE EST-ELLE UN PAYS DE RECELEURS ?

Vous savez peut-être, ma chère Angèle, que nous allons avoir à Paris, un de ces jours,
une Exposition du Musée du Prado. Vous qui ne vous êtes pas dérangée pour l'Exposition
d'art catalan, d'un intérêt plus historique qu'artistique d'ailleurs, je suppose que vous vien-
drez ici à cette occasion. Qui n'en serait dès l'abord ému et transporté de joie ? Je com-
mence à avoir vu quelques musées, en France, aux Pays-Bas et en Italie. Je n'en ai pas
encore vu qui m'ait donné l'impression écrasante du Prado. Peut-être pourrait-on l'avoir au
Louvre, si le Louvre était mieux organisé et ne nous mettait pas en face de tableaux déplo-
rablement entassés, mal éclairés et mal nettoyés. Mais le Prado est incomparable. Ou plus
exactement il l'était. Ces salles doucement lumineuses, cet arrangement parfait, c’était un
modèle à offrir à toute l'Europe. Et je n'ai pas besoin de vous parler des peintres.
Si l'admirable Exposition d'Art italien que nous a offerte Mussolini vous a plu, je pense
que vous éprouverez une émotion aussi grande devant les grands artistes d'Espagne. Vous
découvrirez peut-être quelque primitif féroce, minutieux et ravissant, comme l'Auto-da-fé de
Berruguete ou cette déchirante Mort de la Vierge du Maître inconnu de la Sisla, aussi belle
que le Van der Goes de Bruges. Vous découvrirez surtout l'homme unique, celui qu'on
ignore si l'on n'est pas allé au Prado, je veux dire Goya. Et non seulement, ma chère An-
gèle, le Goya de Baudelaire, cauchemar plein de choses inconnues, de sabbats et de sor-
cières, ses pèlerinages maudits, son Saturne dévorant, ses jeteuses de sort, mais aussi le
joyeux et joli Goya des cartons, et celui que je préfère à tous, qui peignait la cour
d’Espagne comme Proust peignait les salons. Car il était sensible à la lumière, à la grâce
des satins et des soies, à tout un rêveur et chatoyant printemps, et, là-dedans, il installait
de féroces caricatures, vieillies par le vice et les années. Vous verrez cette reine d'Espagne
qui ressemble à Madame Verdurin. Et vous verrez aussi l'autre peintre incomparable, car le
Prado possède quelques-unes des toiles les plus belles du Greco, et cette Pentecôte de
feu et d'extase aux têtes renversées vers un appel inconnu. Ah ! je vous avoue, ma chère
Angèle, que la seule idée de revoir les Menines de Velasquez, et quelques Ribera dramati-
ques et noirs, et peut-être aussi (car je ne connais pas de musée si riche) les Titien, les
Tintoret, les ravissants Breughel des Fleurs, et le plus beau des Van der Weyden, qui est
une Déposition de Croix, cette seule idée m'émerveille.
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 81

Mais cet égoïste plaisir ne doit pas entrer seul en ligne de compte. Le Prado n'est pas
encore à Paris, et je crois pouvoir vous dire que le Quai d’Orsay a soulevé les plus grandes
difficultés pour cette Exposition, malgré les efforts d'un certain Max Aub, Espagnol au nom
bien espagnol, qui se penche avec sollicitude sur la culture des masses.
Entre nous, voyez-vous, je comprends ces difficultés. A organiser au profit de l'Espagne
républicaine une Exposition à Paris, nous risquons de paraître, aux yeux de l'étranger, nous
ranger avec beaucoup d'ostentation du côté des gouvernementaux. C'est ce que l'on ra-
conte un peu partout. L'Exposition catalane était peu importante, et n'a pas attiré la grande
foule. Mais vous imaginez, je pense, que le Prado ne passera pas inaperçu.
Il y a encore autre chose. Déjà les Catalans sont partis, avec leurs absides peintes, leurs
tapisseries, leurs Christs baroques et cruels, leurs tableaux consciencieux imités des Flan-
dres et de l'Italie, et le merveilleux et pâle saint Georges de Jaume Huguet, ils sont partis
pour Chantilly, demain pour Londres, et peut-être ensuite pour New York. Le Prado ne fe-
ra-t-il pas semblable voyage, qui risque de durer assez longtemps ?
Sans doute, ma chère Angèle, il vaut mieux promener Vélasquez et Goya que les voir
détruire sous les bombes, de quelque côté qu'elles viennent. Il n'est personne qui ne soit
d'accord là-dessus. Mais enfin, M. Max Aub, promoteur de cette promenade, pourrait
peut-être réfléchir à quelques embarras assez curieux. Même si je dois choquer votre coeur
et votre raison antifascistes, je puis bien supposer (tout est possible en ce bas monde) que
les insurgés nationalistes gagneront un jour la bataille. Admettez un instant, je vous en
supplie, mon hypothèse. Supposez Franco vainqueur. Supposez au même instant le Prado
toujours installé à Paris, dans quelque coin du Louvre ou du Petit Palais, avec un tourniquet
à l'entrée et des tickets qui se transformeront toujours en canons et en munitions pour l'Es-
pagne "républicaine". Avouez, ma chère Angèle, que nous serons dans une drôle de situa-
tion.
Allez plus loin encore dans l'hypothèse. Imaginez-vous qu'une fois Franco vainqueur, M.
Max Aub n'aura rien de plus pressé que de restituer à l'Espagne ses chefs-d'œuvre ? Je
n'ai pas l'honneur de connaître cet excellent nomade, qui veut faire partager à Vélasquez le
sort du Juif Errant, et je m'en voudrais de le calomnier. Mais j'imagine qu'il ne porte pas les
insurgés dans son coeur, et l'Espagne nationaliste risque d'être privée longtemps de ses
peintres. Nous-mêmes n'en reconnaîtrons pas tout de suite le gouvernement. Celui-ci ré-
clamera ses tableaux. Nous ne saurons que faire, on nous traitera de receleurs, on nous
accusera d'abriter des reventes sournoises. Avouez que le Quai d'Orsay n'a pas tout à fait
tort d'hésiter un peu. Et voilà pourquoi, ma chère Angèle, je ne serais pas si enthousiasmé
qu'il le faudrait de voir mon pays installer chez lui l'Exposition du Prado.
8 mai 1937

EN SUIVANT LES ORPHÉONS

Je vous sais trop cultivée, ma chère Angèle, pour ignorer le sens que Barrès donnait au
mot d'orphéon. C'est ainsi qu'il désignait, vous le savez, les jeunes revues littéraires, éphé-
mères publications où se préparait l'avenir. Il y a eu des orphéons célèbres, la Conque de
Pierre Louys, les Taches d'encre de Barrès lui-même. Et de temps en temps, nous voyons
encore naître, ici et là, des revues destinées à durer deux ou trois numéros, parfois un an. Il
faut bien avouer d'ailleurs qu'elles s'intéressent de moins en moins à l'art pur, que la poésie
y a fort peu d'adeptes (avec toutes les exceptions que vous voudrez) et que la plupart d'en-
tre elles se consacrent avec passion à la politique, à l'économie, aux problèmes sociaux et
moraux. Ce n'est pas toujours beaucoup plus drôle pour cela, et à vous qui aimez les clairs
de lune, les histoires d'amour et la tendresse, je ne saurais conseiller, ma chère Angèle, de
mettre votre joli nez dans ce genre de publications.
Pourtant, il est un genre d'orphéons peut-être particulier à notre temps et qu'il faut bien
signaler. Vous-même, dans ces lettres de vous que je garde précieusement, m'avez de-
mandé parfois des renseignements sur tel ou tel organe, tel ou tel groupe, dont vous
82 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

n'aviez jamais entendu parler, et qui vous troublent. Qu'est-ce que l'Insurgé ? Qu'est-ce que
les Temps modernes ? Qu'est-ce qu'A nous la liberté ? Qu'est-ce que Jeunesse 37 ? Que
le national-communisme ? Que Paris-Social ? Que Combat ? Et bien d'autres encore que
j'oublie, et les radicaux-nationaux, et les anarchistes, et les bolcheviks-léninistes, et les
différentes nuances de chrétiens plus ou moins rouges ? Et cet organe qui arbore sur une
croix la faucille et le marteau ? Et ces républicains autoritaires ? Et ces légitimistes du Dra-
peau blanc ? Si vous receviez tous ces journaux, toutes ces feuilles dont certaines durent
depuis assez longtemps, vous n'auriez pas trop de votre semaine pour essayer d'y com-
prendre quelque chose. Je n'ai pas l'intention, ni la possibilité, de vous dire exactement le
programme et le nombre d'adhérents de ces partis nouveaux, souvent minuscules. Mais le
seul fait qu'ils existent est assez intéressant en lui-même.
Ne nous faisons pas trop d'illusions sur certains d'entre eux. Telle feuille de chou, entiè-
rement rédigée par le même collaborateur, envoyée gratuitement un peu partout, n'explique
guère son existence que par le besoin de diviser un parti constitué, ou quelques obligations
policières. D'autres journaux, plus honnêtes, peuvent être aussi bien manoeuvrés. Mais
quelques-uns, la plupart même, indiquent un état d'esprit et l'observateur des moeurs ac-
tuelles ne doit pas les ignorer. Si le succès de l'Insurgé est grand, c’est qu'il correspond à
certaine inquiétude, au besoin d'unir le national et le social, qui un peu partout en Europe
ont créé des mouvements d'idées si jeunes et si neufs. Si les Temps modernes déplaisent
aux vieilles barbes radicales, c’est que l'on a peur de voir renaître au sein même d'un vieux
parti quelques notions, assez oubliées, et de voir surgir des esprits hardis.
Nul ne peut dire, à contempler tel orphéon maladroit, naïf, parfois un peu ridicule, s'il
n'en naîtra pas un jour quelque chose d'assez important. Hitler s'est inscrit neuvième au
parti ouvrier allemand qui devait devenir le parti national-socialiste, puis le troisième Reich.
Ils étaient neuf, après la guerre, quand ils ont commencé, timides, incertains même de leurs
buts, ceux qui devaient bouleverser leur pays et le monde. Il est vrai que le neuvième était
Hitler. Mais pourquoi, dans tel parti, dans tel journal encore dépourvu, ne viendrait pas
s’établir un jour, neuvième orphéoniste, un inconnu qui dans dix ans pourrait être le maître
et l'arbitre de l'Europe ? Les dieux seuls le savent.

Sans même aller jusqu'à ces extrêmes conséquences, ne négligeons pas les orphéons
politiques. Ils prouvent au moins que la jeunesse est mal satisfaite des vieux partis de la
France parlementaire, et qu'elle désire autre chose. Elle allie des termes un peu surpris de
se trouver ensemble (le mot de communisme et le mot de national, par exemple), elle com-
pose des doctrines un peu hasardeuses, où l'on retrouve à la fois Marx et Salazar, elle
s'embrouille et se perd dans les nuances du monde, - mais elle affirme qu'elle est là, qu'elle
veut sa part, et que les temps modernes ne sont pas beaux, et qu'ils ne peuvent pas durer,
et qu'il faut une révolution.

Si l'on met à part les partisans du drapeau noir et les partisans de Trotski, qui forment
déjà des organisations fortes, réelles, il faut d'ailleurs remarquer que ces cent journaux
d'opinions diverses s’entendent, sinon sur un programme, du moins sur une tendance : ils
sont nationaux et sociaux à la fois, aussi révolutionnaires presque toujours dans un sens
que dans l'autre, et là est le grand signe de notre temps. Même si dans le détail il y a des
erreurs, des excès, des fautes, le fond demeure le même. Voilà ce que pensent aujourd'hui
tous les jeunes gens de notre temps, ma chère Angèle, qu'ils soient de droite ou de gau-
che. Un homme emprisonné dont vous connaissez bien le nom n'est peut-être pas tout à
fait étranger à cette tendance1.
Et je me demande quelquefois si l'un de ces orphéons, soucieux de ne pas suivre les rè-
gles établies, de bouleverser le jeu des partis et des hommes, ne pourrait pas avoir devant
lui, la chance aidant, un peu d'avenir. Oh ! je ne crois pas à tel ou tel en particulier, mais
plutôt à l'ensemble qu'ils représentent à eux tous. Dans le passé, quelques orphéons litté-
1
Il s’agit de Charles Maurras. (note de l’édition)
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 83

raires ont fait des carrières assez louables : après tout, qu'était d'autre le Mercure de
France ? Mais il y a eu aussi des orphéons politiques. Je ne vous apprendrai pas le titre de
certaine petite revue grise, devenue quotidien il y a près de trente ans : l'Action française
est le plus illustre des orphéons devenus grands. Lisons ceux d'aujourd'hui. Sans mettre en
eux un espoir excessif, sachons y deviner les inquiétudes et les espoirs même de la jeu-
nesse insatisfaite des cadres qu'on lui propose. Aucun d'eux ne fera peut-être rien à lui tout
seul, mais on ne fera rien non plus sans ce qu'ils représentent.
15 mai 1937

EN LISANT LÉON BLUM

Je suppose, ma chère Angèle, que vous vous êtes hâtée de lire le dernier fascicule de
La Revue de Paris. J'imagine déjà, frais coupé sur votre table, le fameux livre Du Mariage
de notre Premier. Mais La Revue de Paris vous apportera sans aucun doute des plaisirs
encore plus vifs : car enfin, la prostitution obligatoire, les plaisirs de l'inceste, tout le monde
commence à connaître cela. On ne connaît pas très bien les autres oeuvres littéraires de M.
Blum, dispersées dans des revues confidentielles et mortes. Aujourd'hui, il n'est plus permis
de les ignorer. M. Thiébaut a rassemblé quelques textes fort savoureux, qu'il présente avec
une impartialité digne de Sirius : entre nous, je le trouve même un peu trop courtois, mais
j'ai peut-être tort, et sa discrétion, son sourire, ont peut-être ainsi plus de portée.
Vous êtes une âme tendre, ma chère Angèle, et vous ne découvrirez pas sans frémir de
joie que M. Blum a écrit jadis des poèmes. Nous aimions dans l'hiver l'orgueil d'être frileux,
disait-il en 1892, et l'année d'avant, ce n'était pas à M. Lebrun, mais à une certaine Maleine
échappée de Maeterlinck, qu'il adressait ces injonctions pressantes :
Pleurez. C'est bon
De pleurer dans la nuit qui nous effleure.
Ah ! quel bon jeune homme était M. Blum à la fin du siècle dernier ! Il se décrivait dans
des contes, des poèmes en prose, des essais, où l'on chercherait sans doute avec fruit
quelques traits qui n'ont pas dû s'effacer si aisément. Je ne parle pas du physique. La "pâ-
leur précoce et un peu vicieuse de son mince visage", comme il l’écrivait dans La Revue
blanche, a peut-être moins d'attraits aujourd'hui. Encore faudrait-il savoir l'opinion de Thé-
rèse Blum. Mais le moral ? Le moral peut-il changer à ce point ? Je ne le crois pas, ma
chère Angèle, et ce faible analyste qui se contemplait avec tant de complaisance, il n'a pas
dû beaucoup se transformer. La part de la complaisance, justement, une fois faite, ne le
reconnaissez-vous pas dans ses aveux ?
"Je crois que je suis trop femme, et ma réserve n'est qu'un sentiment de pudeur fémi-
nine. Il faudrait qu'on me fit la cour, avec respect et sans brusquerie."
"J'ignore si je serai jamais capable de diriger ou une oeuvre ou ma vie d'après une mé-
thode bien arrêtée, avec une volonté bien soutenue. Il me semble qu'il y aura toujours en
moi, autant que je puis me connaître, de l'indécis, de l'inachevé. Remarquez que j'en suis
très fier."
"Au fond, je suis resté le petit garçon que j'étais, délicat et impressionnable jusqu'au ridi-
cule."
Jusqu'au ridicule... Ce n'est pas moi, ma chère Angèle, qui écris le mot. Vous pourriez
m'en vouloir. Mais j'avoue avoir lu avec délectation ces analyses décadentes et tendres. Un
mot revient assez souvent dans ces fragments d'oeuvres juvéniles, écrites entre vingt et
vingt-cinq ans. C'est le mot de "câlin". Il s'agit continuellement de prévenances câlines, de
caresses câlines. M. Blum aime, dans les bras de femmes expertes, à se faire bercer,
consoler de la vie. Il faudra écrire cela aux autres chefs du Front populaire. Sur la foi des
fascistes, vous vous imaginez peut-être que M. Blum est l'homme du "Je vous hais" ? Vous
avez tort. Il est l'homme qui, dans les Nouvelles Conversations de Goethe avec Eckermann,
déclare avoir demandé toujours "à tous ceux dont je sentais la vie pénétrer un peu la
mienne" (sic) - "M'aimez-vous ? "
84 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Dans le journal de Jules Renard, il est ainsi décrit :


"Léon Blum, un jeune homme imberbe qui, d'une voix de fillette, peut réciter durant deux
heures d'horloge du Pascal, du La Bruyère, du Saint-Evremond, etc."
C'est ce jeune homme qui, aujourd'hui, gouverne la France. Peut-être le verrons-nous un
jour, par l'intermédiaire de M. Jean Zay, comme le suppose avec malice M. Marcel Thié-
baut, réformer l'enseignement suivant les préceptes de Du Mariage et des articles de La
Revue blanche - et tant pis, ma chère Angèle, si ces lignes vous révèlent que M. Blum ne
sait pas parier aux femmes :
"Nous avons fait beaucoup de discours et de narrations au lycée, mais qui donc s'est
avisé de nous enseigner quel langage préparatoire il convient de tenir, suivant l'âge, le lieu
et les circonstances, à une femme que l'on ne connaît pas?"
Il est bien inutile de conclure. Je pense que vous voudrez lire, dans l'étude de M. Marcel
Thiébaut, ce portrait par citations, plus vivant qu'aucun autre, et dont j'ai voulu simplement
vous donner une idée. Pour moi, vous avouerai-je, ma chère Angèle, que je me suis beau-
coup amusé ? Ce jeune câlin qui aime à pleurer, son ombre n'a peut-être pas tout à fait
disparu de l'appartement de Thérèse Blum et de l'hôtel du président du Conseil. Celui qui
s'avouait incapable de diriger sa vie, mais que l'idée de jouer un rôle excitait dans sa vanité,
nous le reconnaissons sous son grand chapeau et sa moustache jaune. C'est le vieil es-
thète, le vieux raté de 1890, qui se croit toujours aux temps des roses effeuillées et des
hortensias bleus, et qui veut qu'on lui ‘‘fasse la cour’’.
22 mai 1937

P.-S. - A propos d'un article sur le Prado, La France est-elle un pays de receleurs ? M. Max
Aub, "attaché culturel" à l'ambassade d'Espagne, nous écrit une lettre que nous n'avons
pas à publier, car elle met en cause les membres du gouvernement national espagnol. Tou-
tefois, nous consentons bien volontiers à faire savoir, pour apaiser la conscience de M. Max
Aub : 1° qu'il n'a agi qu'en qualité de représentant de la République "espagnole" ; 2° que le
produit de l'Exposition du Prado sera partagé entre les musées français et un fonds destiné
aux réparations du Prado qui serait, affirme-t-il, endommagé ; 3° que les oeuvres seront
rendues au musée. Nous sommes particulièrement ravis de ce dernier point, et ne deman-
dons pas mieux que de croire M. Aub.

UN LIVRE DE PIERRE DAYE : "LÉON DEGRELLE ET LE REXISME"

Un mois après son triomphe, M. van Zeeland est menacé d'une grave crise ministérielle,
qui serait aussi une très grave crise morale. Un mois après un échec électoral, le rexisme
sera peut-être appelé à jouer un rôle important, et les prophètes qui avaient hoché la tête,
et déclaré qu'il était fini, en seront pour leur courte honte. C'est le moment où le principal
lieutenant de Léon Degrelle, collaborateur depuis toujours de Je Suis Partout, M. Pierre
Daye, publie un livre à la fois documenté et passionnant sur l'un des plus originaux mou-
vements politiques d'après-guerre (A. Fayard, éditeur).
On n'a pas à résumer aux lecteurs de Je Suis Partout les idées rexistes et le dévelop-
pement de son histoire. Depuis le numéro spécial de l'automne dernier, ils connaissent la
force, la simplicité, le réalisme de ce mouvement qui veut joindre de la manière la plus
stricte le sens national et le sens social, et qui touche par là tous les esprits vraiment jeu-
nes. Pierre Daye, en entrant dans les détails, en nous expliquant ce que le rexisme entend
faire pour les classes moyennes, les ouvriers, les fonctionnaires, les paysans, nous montre
qu'il ne s'agit pas là d'idées généreuses et vagues, mais d'un programme précis, soutenu
par des revendications à la Chambre, et aussi par une organisation intérieure qui a déjà
donné des résultats étonnants. En Belgique et en France, on a déjà écrit sur le rexisme,
comme on écrit sur le fascisme, le national-socialisme, le communisme. Le signataire de
ces lignes lui-même n'y a pas manqué. Mais venant d'un des animateurs du mouvement,
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 85

appuyé sur une documentation précise, le livre de Pierre Daye demeure certainement ce
qu'on peut trouver de plus complet, à l'heure actuelle, sur ce sujet.
Pourtant, Pierre Daye me pardonnera si j'ai lu avec plus de plaisir et d'intérêt encore
toute la partie de son livre consacrée à l'histoire du jeune parti et à la personne de Léon
Degrelle. Je me souviens trop, moi-même, d'un retour de Namur en auto, à 115 à l'heure,
dans les bois mouillés de l'automne dernier, à une heure du matin. Léon Degrelle, invisible
dans la nuit, me parlait. Libre, détendu après deux meetings de suite, il laissait monter de
lui-même, comme des buées merveilleuses, des images que je n'oublierai plus : son pays,
son enfance, la Semois argentée sous son pont courbé, les bois d'Ardenne où passent
encore les chasses de Comme il vous plaira, la guerre et la paix, les gros sangliers gonflés
d'eau qu'emportent les torrents d'hiver, les foires de village, et le passé, et le présent, et le
Mexique vertigineux.
C'est cette nuit et cette voix émouvante que j'ai retrouvées dans le livre de Pierre Daye. Il
a eu la bonne fortune de pouvoir consulter le "livre de raison" des Degrelle, qui remontent
au seizième siècle, se nommaient alors Grelle, de Grelle, ou Degrelle, et avaient cette de-
vise assez prophétique: "Grêle est, mais croîtra." C'est au cours du 19e siècle qu'un prêtre
de la famille écrivit un étonnant portrait des siens : "Ils sont énergiques, tenaces, rudes,
travailleurs, sobres, économes, aimants, gais et fidèles... Un peu durs aux autres et à
eux-mêmes. Un tantinet d'orgueil..." Et ce portrait se termine par une ligne bien cocasse :
"Ils ne sont pas aventureux." On imagine que l'excellent prêtre doit frémir un peu en voyant
comment justifie son pronostic son petit-neveu Léon Il (car les Degrelle s'amusent à se
donner des numéros, comme les princes et les papes).

Pierre Daye a eu une autre chance : c'est de pouvoir publier une vingtaine de pages d'un
roman autobiographique écrit par Léon Degrelle adolescent, et où il racontait ses souvenirs
de petit Wallon des pays envahis. Ce sont des lignes pittoresques et fraîches qu'on lira
avec beaucoup de plaisir : "Il trouve l'aventure assez agréable. Personne ne s'occupe de
lui... Alors, la guerre, c'est la liberté ?... Ils parlent de Berlin. Où est-ce que c’est ça, Berlin ?
Il y a, en haut de la côte, Troisfontaine et Curfoz où on boit du lait dans de grandes tasses
à fleurs. C’est encore plus loin que ça, Berlin ?" Mais bientôt le petit garçon doit s'apercevoir
que la guerre ce n'est pas, comme il disait lui-même, et comme devait le dire un jour
Raymond Radiguet, seulement "les vacances". C'est aussi les privations, la douleur, la
mort. Elle a pourtant appris beaucoup à ce petit dénicheur d'oiseaux, coureur de bois. Elle
lui a appris la communauté populaire, dans un pays que l’invasion faisait plus âpre et plus
saisissant.
On suit à travers les pages de ce livre la formation d'un esprit juvénile, aventureux tou-
jours (pour faire mentir le bon prêtre). Ce sont les années de Louvain, les méditations sur le
monde et la patrie, la condamnation de Maurras, et Léon Degrelle commence à publier des
brochures, des poèmes, et il part pour le Mexique secoué par la Révolution, et il y découvre
le vrai visage du marxisme, les assassins gorgés d'or, les prêtres persécutés. Quand il est
revenu à Louvain, au printemps de 1930, il est chargé de diriger le service des publications
de l'Association Catholique de la Jeunesse belge, maison d'éditions qui devait devenir cé-
lèbre. C'est cette maison qui, en 1932, publie, avec la bénédiction de l'archevêque de Mali-
nes, l’hebdomadaire Rex. Et, peu de temps après, le rexisme commence.
Campagne des pourris, attaques contre les conservateurs et les marxistes, Pierre Daye
nous indique les étapes du mouvement, et ses grandes "journées", les élections du 24 mai
1936 qui devaient amener à la Chambre vingt et un députés rexistes, la manifestation du 25
octobre, les Six-Jours de Rex, et, pour finir, cette extraordinaire campagne électorale qui
assurerait l'élection de M. van Zeeland, appuyé par les communistes et l'archevêque de
Malines, le 11 avril 1937. Ce n'est pas un point final, mais c’est une "pause" (le mot est à la
mode) suffisamment marquée pour permettre de regarder le passé, et de pronostiquer
l'avenir. N'étant pas prophète de son métier, comme tant d'autres, Pierre Daye ‘‘pronosti-
que’’ pas.
86 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Doctrine contre coalition, exaltation raisonnée contre compromis, nous verrons ce qu'il
adviendra du rexisme en lutte contre les habitudes de la vie parlementaire. Nous le verrons
peut-être plus tôt qu'on ne le pensait, et c’est ce qui donne au livre de Pierre Daye sa trou-
blante actualité. On ne peut se passer, en tout cas, si l'on est curieux de l'Europe, des idéo-
logies nouvelles, de la jeunesse du monde, on ne peut se passer de le lire. Car il nous fera
mieux connaître, avec une parfaite probité intellectuelle, ce qui agite et exalte tant d'esprits.
Et nous verrons se préciser de page en page, comme on le voit se préciser dans un roman,
avec la même fermeté d'analyse et le même amour de la vie, la figure si attirante, pleine
d'un charme et d'un feu inconnus, sensée et aventureuse à la fois, la figure de ce poète de
l'action que nous a révélé l'année passée, et qui est un chef de trente ans.
29 mai 1937

M. BLUM INVENTE LE DÉLIT DE PROLÉTARIAT

Vous qui vous préparez à venir à Paris, ma chère Angèle, pour admirer les beautés de
l'Exposition antifasciste de 1937, vous n'avez certainement pas cru les méchantes choses
racontées ici la semaine dernière par ce fanatique aveuglé qui se nomme Lucien Rebatet.
Laissez-moi donc vous dire que tout va pour le mieux, que les chantiers bourdonnent, et
qu'on s'amuse beaucoup au milieu des plâtras. Vous pouvez prendre votre billet, ceux de
votre mari et de vos enfants. A la porte principale, au pied du pavillon sioniste décoré du
sceau de Salomon, M. Blum vous attend, flambant neuf, la moustache et le feutre en ba-
taille, un exemplaire du Mariage sous chaque bras, et les chaussures resplendissantes, tout
frais cirées par l'équipe spéciale de Vendredi.
Cependant, vous m'avez avoué qu'une chose vous inquiète. A si peu de jours de l'ouver-
ture, afin sans doute de profiter au maximum du bénéfice qu'elle apportera, on vient de
décider une augmentation des tarifs du métro. Après le pain, le lait, les journaux, le gaz,
l'électricité... Hélas ! ma chère Angèle, je ne vous apprends rien : depuis le 1er juin, les
voyages souterrains coûtent deux sous de plus en seconde classe. Telle est la dernière
victoire du Front populaire.
Je ne vous l'aurais pas signalée, malgré les ennuis que cela peut causer aux voyageurs
économes et chargés de famille lorsqu'ils viennent à Paris pour l'Exposition, si l'on n'avait
négligé, à ce qu'il me semble, un petit fait assez curieux. On a augmenté le prix des se-
condes classes et, naturellement, par la même occasion, celui des premières. Mais on a
aussi inventé autre chose. Jusqu'à présent, quand vous montiez en première avec un billet
de seconde, vous payiez simplement la différence entre les deux tarifs. Désormais, vous
paierez en outre une ‘‘pénalisation’’ de dix centimes. Tel est le terme employé. Et cela me
parait fort caractéristique.
Certes, me direz-vous, ma chère Angèle, il pouvait y avoir quelque abus. Même provin-
ciale, comme vous le reconnaissez d'une manière si charmante, vous n'ignorez pas que les
contrôleurs ne passent pas toujours dans les compartiments, et qu'en somme il n'était pas
rare de voyager en première avec un billet de seconde sans payer le moindre supplément.
Aux resquilleurs, miséricorde : je pense que le métro n'en était ni plus riche ni plus pauvre,
et si l'on voulait empêcher cette ingénue utilisation du système D, il suffisait d'établir une
surveillance un peu plus suivie. La pénalisation a changé tout cela, et elle comporte un
caractère moral qu'on serait au regret de ne pas signaler. Vous faites partie des deux cents
familles du métro : je veux dire qu'obligée d'emprunter ce mode de locomotion économique,
vous êtes cependant assez aisée pour vous offrir des billets de première, et même des
carnets de billets, qui vous évitent d'attendre au guichet. Alors, M. Blum s'incline galamment
devant vous, vous fait conduire à votre place par un frotteur de Vendredi, et vous offre en
prime pour le trajet un invendu de Jean Cassou. Mais vous êtes une honnête prolétaire,
employée, dactylo, femme de ménage, ouvrière. Vous prenez le métro quatre fois par jour,
ou même deux seulement, en utilisant de préférence les billets d'aller et retour qui sont
moins coûteux. Le soir, fatiguée par votre journée, vous hésitez, une fois sur le quai, à
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 87

monter dans un wagon de seconde plein à éclater. En première, vous pourrez peut-être
vous asseoir, en tout cas respirer. Il vous suffira d'acquitter un petit supplément. Vous mon-
tez dans le wagon rouge. Halte-là ! M. Léon Blum surgit auprès de vous, comme une image
de la Justice intégrale. ‘‘Vous avez l'habitude des voyages en seconde classe, et je vous
trouve en première ? - Mais je paierai la différence. - Il ne s'agit pas de cela, il s'agit d'un
sacrilège. Vous avez franchi la barrière des castes. A l'amende !’’
Vous ne pouvez pas toujours prévoir, quand vous prenez votre billet, et surtout si vous
avez un carnet, que tel jour, à telle heure, vous préférerez une place un peu plus conforta-
ble. C'est que vous n'avez pas non plus à le prévoir: vous êtes née de toute éternité dans
une "classe", et les classes du métro sont le symbole des classes sociales. Tout au moins
est-ce ainsi que M. Blum a dû comprendre Karl Marx.
D'ingénieux hebdomadaires nous ont raconté que la famille de M. Blum était d'origine à
la fois sémite et bulgare, et même que son véritable nom serait Karfunkelstein. Cette hypo-
thèse ne me parait pas tout à fait exacte, et je me permettrai, ma chère Angèle, de vous en
proposer une autre : M. Léon Blum ne serait-il pas hindou ? N'aurait-il pas transposé dans
la vie française le régime des castes en honneur chez les Brahmes, et ne voudrait-il pas, au
nom de Vichnou, interdire aux parias de se mêler aux autres hommes ?
Pour ma part, en tout cas, vous me voyez ravi de cette invention délicate. Il était réservé
au gouvernement de Front populaire à direction socialiste (dont nous célébrons l'anniver-
saire aujourd’hui) de rendre plus coûteux justement ce qui est nécessaire à la vie de tous,
et spécialement des moins fortunés. Sont-ce les deux cents familles qui prennent le métro ?
Mais, par un raffinement véritablement merveilleux, le gouvernement de Front populaire à
direction socialiste a inventé deux tarifs de première classe : l'un pour les habitués, l'autre
pour les irréguliers - autant dire l'un pour les bourgeois, l'autre pour les non-bourgeois, et
c’est le dernier qui est le plus cher. Il était réservé à M. Blum d'inventer le délit de proléta-
riat.
5 juin 1937

LE GOUVERNEMENT DE LA MUFLERIE

Vous ne lisez peut-être pas souvent, ma chère Angèle, une fort bonne revue qui s'ap-
pelle Le Monde Colonial Illustré. En quoi d'ailleurs, vous avez tort, et je dois reconnaître que
je partage ce tort avec vous. Mais, l'autre jour, j'y ai fait une découverte si étrange qu'il me
semblerait coupable de ne pas vous en faire part. Je suppose qu'en de pareils cas, la dis-
crétion n'est pas de mise, et je vous serais fort obligé de raconter cette petite histoire à tous
ceux qui vous entourent, lorsque vous voudrez leur donner une preuve de la grandeur de
notre gouvernement.
J'ignorais, je l'avoue, qu'il existât encore à Alger quelqu'un qui s'appelle la comtesse de
Brazza, et qui est la veuve du grand explorateur à qui nous devons le Congo. Avant la
guerre, notre gouvernement faisait à la comtesse de Brazza une petite pension qui, de ré-
ductions en dévaluations, se résume aujourd'hui en un millier de francs par an. Emus d'une
situation un peu étrange, des amis de Mme de Brazza se sont entremis : ils ont réussi, tout
récemment, à lui obtenir les revenus d’un bureau de tabac, qui se montent à la somme glo-
bale de quatre mille cinq cents francs par an. Vous avez bien lu : 4500 francs.
On peut être habitué à toutes les formes humaines de la muflerie et de l'ingratitude de la
République. On peut s'attendre dans ce domaine à toutes les inventions, à tous les raffine-
ments, à toutes les délicatesses, cela n'empêche pas que l'on puisse demeurer stupéfait et
sans voix devant ce chef-d'oeuvre de l'indignité et de la goujaterie : un bureau de tabac de
4500 francs à la veuve de celui qui nous a donné le Congo, de la figure héroïque du
conquistador pacifique, de cet homme (d'origine italienne, ne l'oublions pas) qui a offert à la
France un grand empire, de l'un de ces princes extraordinaires qui savent joindre à la gran-
deur des Cortez et des Pizarre la charité et l'humanité.
88 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Lorsqu'un philosophe pessimiste, retiré dans sa province à polir des verres de lunettes
comme Spinoza, nous donnera ce Traité de l'Ingratitude des Princes qui nous manque,
j'imagine que l'histoire de Mme de Brazza, vivant dans son faubourg d'Alger comme une
femme de ménage, y figurera en bonne place. Je n'en puis concevoir, pour ma part, de plus
belle, et qui nous montre mieux comment, dans le monde moderne dénoncé par Péguy (il
plaçait le commencement de cette ère moderne à peu près à l'instant de la découverte du
Congo), chaque jour sont méprisées davantage les vertus dont l'univers doit vivre, l'hé-
roïsme, la sainteté et toutes les formes de la grandeur et de l'honneur.
Il peut exister au Congo, témoin de sa conquête pacifique, un village devenu une grande
cité, et qui se nomme Brazzaville. Comme il existe un peu partout, sur toute l'étendue de
notre Empire, et rien ne peut être plus émouvant pour le Français qui y voyage, des noms
de villages, de villes ou de rues, le plus souvent inconnus, et qui sont les noms de nos bâ-
tisseurs et de nos conquérants. C'est que là s'exprime la France réelle, c’est que la France
réelle a voulu cela et conserve, dans la mesure des moyens humains, le meilleur de l'hu-
manité justement, qui est la mémoire. Quant à la France légale, nous savons ce qu'elle fait :
elle offre des bureaux de tabac aux conquistadors.
Sans vouloir sans cesse offrir les pays étrangers en exemple à notre pauvre nation, que
l'on s'efforce chaque jour de déshonorer, il est bien permis pourtant de regarder au-delà de
nos frontières, et de considérer les peuples qui ont réussi à faire coïncider leur pays légal et
leur pays réel. Imagine-t-on un conquérant qui ait offert à l'Allemagne, à l'Italie, une terre,
un monde, et qui soit ainsi tenu en oubli et en mépris ? Lorsque l'Angleterre eut à faire des
reproches assez graves à sir Cecil Rhodes, qui lui avait donné la Rhodesia, elle sut qu'il
fallait tout d'abord, et quelle que soit l'opinion de la justice, faire entrer en ligne de compte
la grandeur de l'Empire, car il y a une justice supérieure à la justice. Dans le fascisme,
peut-être n'est-il pas à l'aise le vieux poète dilettante, l'orgueilleux et cruel amateur d'âmes,
peut-être n'est-il pas tout à fait d'accord avec Mussolini, Gabriele d'Annunzio, et sa retraite
de septuagénaire voluptueux est-elle une sorte d'exil doré, mais qu'importe : le conquérant
de Fiume, le poète italianissime d'un nouveau Risorgimento, on l'honore comme un sei-
gneur, comme un père de la nation, et celui que son roi a fait prince a droit à sa part de
gloire, de richesses et de respect. Car c’est avec des moyens charnels qu'on honore les
grandeurs charnelles.
Mais on a tout fait, ma chère Angèle, pour dégoûter notre pays des grandeurs de chair !
Contrairement à ce que l'on prétend, je crois bien que c’est l'idéalisme qui est le péché de
notre époque. Les vieilles filles presbytériennes, les fous présidents des républiques, les
évêques anglicans, les romanciers catholiques et les essayistes angéliques, tous ont colla-
boré pour faire régner sur l'univers, selon l'amère parole de Chesterton, les "vérités chré-
tiennes devenues folles", les pâles plagiats de vertus admirables, dont nous sommes em-
poisonnés. Sous prétexte d'honorer seulement les grandeurs intellectuelles (que personne
n'honore d'ailleurs), on méprise, on rejette, on oublie ceux qui ont bâti sur le sol.
Quand on va en Italie, on est accueilli partout par des inscriptions magnifiques. La plus
belle de toutes est celle où il est dit que les Italiens défendront leur patrie "avec la force,
avec l'amour, avec l'olive, avec l'épée". C'est avec les nourritures terrestres et les armes
terrestres qu'on défend les biens spirituels. Sans armée, les missionnaires sont massacrés,
sans croisade le christianisme dépérit et les fondateurs d'ordres du moyen âge le savaient
bien qui faisaient de leurs couvents des châteaux-forts. Sous je ne sais quel prétexte
d'idéalisme niais, on a voulu oublier tout cela aujourd'hui.
Ailleurs, un conquérant, ceux qui portent son nom, seraient honorés comme des rois. On
enseignerait dans les écoles leur vie et leur gloire. On garderait la porte du palais où ils
daigneraient habiter comme on ne garde pas la porte de nos députés et de nos ministres.
Mais qu'importent l'orgueil, la gloire, la victoire, la conquête, la domination de la terre et de
soi-même ? Qu'importent les images des livres d'enfants où un petit homme brûlé par le
soleil sous son grand casque blanc s'avance sans armes à travers les cases d’un village
noir et reçoit pour la France l’hommage des seigneurs et des notables ? Les quatre sous
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 89

d'un bureau de tabac sont bien suffisants pour rendre la monnaie de ces images. Ainsi en a
décidé le gouvernement de la muflerie.
12 juin 1937

LE SOUVENIR D'ALAIN FOURNIER

On vient de donner au lycée de Bourges le nom d’Alain Fournier, et nous avons eu l'oc-
casion de lire à ce propos quelques lignes admirables de Jean Giraudoux, qui nous a expli-
qué qu'il saluait le poète disparu, non seulement parce qu'il l'avait connu, mais parce qu'il
avait été semblable à ses héros et que, lui aussi, il avait été un petit Meaulnes. "Phéno-
mène inconnu de l'Université", le nom d'un poète, devant les élèves, brille soudain en let-
tres d'or au fronton d'un lycée, et ce poète, s'il était vivant, aurait aujourd'hui cinquante ans
tout juste. Qui n'a eu envie, ces jours-ci, de relire Le Grand Meaulnes, ou l'admirable Cor-
respondance avec Jacques Rivière, ou les Lettres au petit B., pour qui Péguy allait prier à
Chartres ?
Pour ma part, j'ai voulu me livrer à une autre besogne, un peu plus obscure. On n'a pas
encore réuni tout ce que nous pourrions posséder d'Alain Fournier. "Miracles" a rassemblé
ses poèmes et ses contes, mais on aimerait connaître les fragments de son roman inache-
vé : Colombe Blanchet ; on aimerait aussi connaître ses pages critiques. Elles sont peu
nombreuses, mais ne nous révéleraient-elles pas beaucoup de choses sur cet éternel ami
de la jeunesse, toujours jeune pour nous depuis que la mort l'a emporté ?

Il y a encore d'autres plaisirs, que nous pouvons prendre assez aisément. D'avril 1910 à
avril 1912, Alain Fournier rédigea le courrier littéraire de Paris-Journal. Naturellement, ce
n'est presque toujours qu'une suite de notes et d'informations, d'ailleurs très soignée et très
consciencieuse. On peut trouver en tout cas dans ce courrier un reflet des préoccupations
littéraires de la jeunesse de ce temps, et quelques notes qui laissent deviner l'auteur du
Grand Meaulnes, ses goûts, son esprit charmant, curieux de tout, sa drôlerie et, parfois, sa
poésie. En feuilletant Paris-Journal, je m'arrêtais ici et là :
Rimbaud eut de bonne heure le goût des images violemment colorées. A quatre ans, il
s'arrêtait en extase devant une vitrine où étaient exposées des images d'Epinal et, folle-
ment désireux de les acheter, offrait en paiement, au libraire, sa petite soeur qui venait de
naître.
Le crime extraordinaire de ces ouvriers de Pennsylvanie qui, tout récemment, crucifiè-
rent, et couronnèrent d'épines un des leurs.
Le journaliste de génie et le catholique extraordinaire qu'est G. K. Chesterton lançait l'au-
tre jour cette boutade, au milieu d'une grave réunion d'exégètes :
- On ne dit pas assez combien Dieu a dû "s'amuser", en venant sur la terre. Quelles va-
cances merveilleuses il a dû passer en ce monde !
Nous ne connaissons pas toutes les amours de Dickens. Mais ne nous suffit-il pas de
connaître celles de "David Copperfield" ?
Les Désenchantées. - Elle a constaté que des femmes, au pays de Schéhérazade, por-
taient des gilets d'hommes garnis de chaînes de montre, et que les princesses passaient
leur vie à se dessiner des moustaches, à médire de leurs compagnes, à écouter des pianos
mécaniques...
Les danseurs russes nous ont bien trompés !
M. Maurice Rostand dirigera bientôt une revue de grand luxe dans laquelle il publiera de
suaves traductions de poètes latins, et des vers de sa famille.
Mme Lily Braun vient de publier en Allemagne les mémoires de sa grand-mère, Jenny de
Pappenheim, qui vécut dans l'intimité de Goethe. C'était une "pâle enfant, au type méridio-
nal, à l'intelligence vive, à la sensibilité frémissante". Elle intéressa le poète. Il lui offrait des
bagues et des coeurs en pain d'épices. Elle lui brodait des pantoufles... Et Goethe la re-
merciait d'un madrigal écrit sur du papier à fleurs.
90 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

"Vous avez encore à nous donner, écrivait Stevenson à Marcel Schwob (qui venait de lui
envoyer les Mimes) quelque chose d'une plus large ouverture... Ce sera plus sain, plus
terrestre, plus nourri, plus ordinaire - et d'une moindre grâce, et peut-être d'une moindre
beauté. Nul mieux que moi ne sait qu'il nous faut, à mesure que nous avançons dans la vie,
laisser là agréments et gentillesses... La vie est une série d'adieux : même en art."
Leçon précieuse et presque émouvante, tant elle répond précisément à certaines ques-
tions et à certaines inquiétudes du moment. La génération actuelle sera sans doute fé-
conde en romanciers ; mais ceux-ci subissent encore l'empire de leurs aînés, qui ne voulu-
rent être que poètes ; ils ne savent comment se décider à ne plus "chanter"...

Les jeunes gens d'aujourd'hui ne lisent pas seulement les "bons auteurs" que cite M.
François Mauriac... Leur adolescence s'est passée dans une inquiétude douloureuse et
souvent misérable, parce que tous ne sont pas des jeunes gens riches et croyants. "L'ar-
tiste, dit M. Mauriac, doit amasser, dans l'ombre, au long de son adolescence, un trésor de
souvenirs ineffables." Que répondra M. François Mauriac aux jeunes gens qui diront : "Nos
souvenirs ne sont pas ineffables" ? Les deux dernières notes prouvent combien 1912 reste
près de nous. Quel éditeur voudra rassembler les pages critiques d'Alain Fournier, dans un
de ces cahiers à la manière de Péguy, qu'il aurait aimés ? Rien de lui ne peut nous être
indifférent.
19 juin 1937

PETITS CROQUIS DE LA SEMAINE

Vous me demandez, ma chère Angèle, ce que fait un Parisien durant une semaine si
chargée en événements de toutes sortes, ce qu'il entend autour de lui. Ce serait bien long,
sans doute, de vous le dire en détail. Mais peut-être pourrez-vous trouver dans ma lettre
quelques croquis qui vous renseigneront. Je ne connais pas les secrets des dieux, je me
promène à travers les rues, j'écoute les passants. Si vous pensez que cela puisse avoir une
valeur, vous pouvez prêter l'oreille et avertir vos jolies amies de ce qu'est l'air de la capitale.
Naturellement, je suis allé à Saint-Denis dimanche. Entre la belle église à tour unique et
l'hôtel-de-ville, sur la place provinciale, circulent quelques groupes assez fiers d'être là. Il
faut montrer patte blanche pour être admis dans cette enceinte, au-delà du barrage
d'agents. Tout autour, les rues sont closes, et la foule s'amasse. A partir de huit heures et
demie du soir, cela devient plus dense, et les discussions s'animent.
J'ai dîné, ma chère Angèle, dans un petit restaurant de la rue de la République, où la
serveuse m'a confié :
- "Je n'ai pas pu dîner. Il parait qu'il est battu. Je n'ai pas pu le croire."
Je n'ai pas demandé qui était "il".
Lorsque les résultats sont proclamés, il y a des mouvements, des chants. Un petit
homme, haut comme une bottine (vous qui avez tout du communiste à la page, vous devez
savoir qui est Minimus), s’approche d'une jeune femme, la touche à l'épaule, et entame un
solo d’Internationale. On l'écoute avec respect. Mais, lorsque Minimus a fini, un jeune
homme s'écrie à voix haute, à la stupéfaction de tout un chacun :
- "Vive le Sénat !"
Il n'y a guère que des communistes parmi ceux qui s’abritent à l'ombre des agents. Pour-
tant, quelques spectateurs n'ont pas l'air de trouver à leur goût les poings fermés, la Jeune
Garde et l'internationale. Ils saluent la main levée, et quand quelques ivrognes s'écrient :
"Doriot assassin !", ils scandent, avec beaucoup de constance et une voix très forte :
"Toukhatchevsky ! Toukhatchevsky !"
On parlait aussi du colonel de la Rocque, et la vérité m'oblige à dire que les communis-
tes lui faisaient une propagande intense et plutôt fâcheuse.
- "Moi, le colonel, je l'estime, disait Minimus. Ce n'est pas comme Doriot. On n'a pas les
mêmes idées, mais ça n'empêche pas. Tandis que Doriot, c’est un renégat."
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 91

Attention aux éloges du Populaire !


Le meilleur mot, ma chère Angèle, que j'aie entendu à Saint-Denis, c’était un peu avant
les résultats définitifs. Il y avait foule, et beaucoup d'Arabes, d'Espagnols. On entendait
parler toutes les langues, et ce polyglottisme, hélas ! semblait bien être un polyglottisme
d'électeurs. Passe un ouvrier, qui doit être connu comme doriotiste. Il a la carte d'électeur, il
peut franchir le barrage et gagner la mairie- Un gros homme railleur lui demande :
- "Où vas-tu ?"
Il regarde alors les gueules de marchands de tapis et d'émeutiers qui l'entourent, fait le
salut du P. P. F. qui est, comme vous savez, l'En avant du chef de section, et répond :
- "En France."
A Paris, devant le Sénat, il y avait quelques automobiles, beaucoup d'agents, une dou-
zaine de curieux. On y parlait de toute chose, ma chère Angèle, et aussi du pauvre père
Doumergue, qui est mort à un mauvais moment, oublié de tous. Vous avez vu le communi-
qué à la presse ? On ne fait pas mieux comme muflerie : "Le gouvernement a fait deman-
der à Mme Doumergue si elle acceptait les obsèques nationales. On fait remarquer que,
dans les mêmes circonstances, Mme Loubet les avait refusées." Et allez donc ! Cela res-
semble à ces maîtresses de maison avares qui vous disent : "Pas de café, n'est-ce pas ? ni
de liqueurs ?" Je n'ai jamais eu trop d'amour pour M. Doumergue. Mais tant de goujaterie
m'émerveille.
Enfin, le sage de Tournefeuille n'est plus. J'ai entendu un mot assez féroce : "Nous at-
tendons le sage de la Combe-aux-Fées."
Un Parisien moyen va-t-il à l'Exposition ? Je n'en sais rien, et j'avoue que j'en doute. Je
suis allé à l'inauguration du Palais de la Découverte. Vous y verrez deux ou trois salles
charmantes, avec des photographies très belles ; en particulier un panneau qui rapproche
Degas et Nadar, Pissaro le peintre et Pissaro le photographe, et nous montre dans cet art,
que Lamartine saluait comme un "enfant d'Apollon", puisqu'il est une peinture par la lu-
mière, un témoin émouvant des goûts d'une époque. Mais, hormis ces salles exquises,
comme tout le reste est ennuyeux, froid, terriblement ‘‘instructif’’ ! Ça vous amuse, vous, ma
chère Angèle, les atomes, les planètes, les microbes, les coupes géologiques ? Rendons
grâces aux dieux que l'Exposition soit inachevée. Quand elle le sera, elle sera aussi gaie
qu'un cours du soir.
Vous me demandez ce que je pense des nouveaux ministres dont on a parlé. Rien de
bon. C'est une synthèse de nos divers scandales, financiers et autres, un beau résumé du
régime. Le front de la faillite et de la guerre continue.
25 juin 1937
L'ÂGE CRITIQUE DE M. MAURIAC

Il y avait une fois, avant la guerre, un jeune homme doux, assez fortuné, bien pieux et un
peu niais, qui écrivait des poèmes frileux, et à qui Barrès promettait la gloire. Il composait
aussi des romans bien-pensants, inquiets et mélancoliques, où il mettait en scène des jeu-
nes gens malingres tourmentés par leur foi. Ce jeune homme s'appelait François Mauriac.
Il y eut après la guerre un romancier plein de talent, qui mêlait avec beaucoup d'adresse
la sensualité et la religion, selon une formule empruntée à Marcel Prévost. Il est vrai qu'il
écrivait beaucoup mieux. Incapable sans doute de conter une longue histoire, il se révélait
un remarquable auteur de récits brefs, et on n'oubliera pas de longtemps ses peintures de
vie provinciale atroce, de haines familiales et de bourgeoisie cruelle et dévote. Ce roman-
cier s'appelait aussi François Mauriac.
Le succès est venu, fort justement, comme il vient tous les vingt ans aux écrivains qui
rapprochent de la foule les oeuvres difficiles et lui offrent des réductions adroites de ce que
le public aborderait avec effroi : Dostoïevski, Gide, Proust, se reflètent aisément dans les
petits romans de M. Mauriac, comme de hauts récifs dans un miroir de poche.
Par malheur, encouragé par le succès, l'éminent académicien s'est élevé à ces hauts
rangs de la prophétie et du messianisme où il n'a plus pour rival que M. Georges Duhamel.
92 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Sur la cinquantième année de son âge, il s'est mis à penser, de façon presque quotidienne,
et à se mêler des querelles de la cité. Tous ceux qui avaient conservé quelque amitié pour
son romantisme chrétien, pour ce qui traîne chez lui de Baudelaire, pour sa manière naïve
de prouver l'existence de Dieu par la tristesse de la chair après l'amour, regardent avec une
mélancolie croissante s'effondrer peu à peu leur ancienne idole, et tant de sourires se
changer en grimaces.
Avec quelle ardeur pourtant il s'est jeté dans la bataille ! Il a donné son avis sur toute
chose, avec cette sincérité crucifiée qui n'exclut pas la mauvaise foi, et qui fait son charme.
Sur l'Ethiopie, sur Salengro, sur l'Allemagne, sur l'Espagne, il a publié plusieurs mande-
ments en forme d'articles, qu'on a beaucoup commentés dans les chapelles mondaines et
littéraires. Evêque in partibus mundanitatis, comme l'a appelé le jeune écrivain communiste
Henri Pollès, on l'imagine assez bien, tourmenté par de ravissants scrupules de cons-
cience, et se demandant, à l'heure de prendre sa plume, où est son devoir. Car il faut qu'il
nous décrive son devoir, qu'il écoute la voix de sa conscience, et, par là, qu'il parle à la
nôtre et nous fasse part de ses commandements : c’est Jean-Jacques devenu pasteur des
peuples, c’est le vicaire savoyard du quai des Chartrons.
On connaît ses dernières homélies sur l'affaire espagnole. Ne vous étonnez pas que ce
Méridional, que ce voisin des Pyrénées, parle des Basques comme il le fait. Il y a sept pro-
vinces basques, et une seule était sous la domination rouge. M. Mauriac l'ignore, il parle du
peuple basque, du peuple catholique persécuté. Il ne veut pas savoir qui a refusé l'organi-
sation d’une zone neutre proposée par Franco, il croit fermement que Guernica a été bom-
bardée par Hitler. Et son infaillibilité est telle qu'il ne revient jamais sur ce qu'il a dit. Dans
son bulletin paroissial de la semaine dernière, je veux dire au Figaro, il déclarait avec la
tranquillité de la certitude angélique : "Staline est obligé de traiter ses trotskystes comme
Hitler et Mussolini leurs chrétiens..." Vous vous frottez les yeux. Certes, le chancelier alle-
mand n'est pas toute tendresse à l'égard des catholiques, mais vous n'avez pas encore
entendu dire qu'il ait fait fusiller ses maréchaux, je veux dire ses évêques, ni que les Touk-
hatchevskys de l'Eglise disparaissent chaque jour. Vous avez encore moins entendu dire
que le catholicisme était persécuté en Italie, que M. Mussolini mangeait chaque jour un
fratello à son petit déjeuner et un monsignore au dîner. Tout cela, M. Mauriac le sait par
grâce spéciale, et les lecteurs du Figaro n'ont qu'à s'incliner.
A vrai dire, on n'a guère envie de plaisanter, ni même de s'indigner. Sans doute, il est
regrettable que M. Mauriac mette un nom respecté au service de tant de sottise et de tant
de hargne. On pense que son maître Paul Claudel lui enverra ce petit livre sur la persécu-
tion religieuse en Espagne pour lequel il vient de faire une préface : M. Mauriac risque d'y
apprendre où sont les bourreaux et où sont les victimes. J'avoue que tout cela me paraîtrait
assez peu flatteur, un peu dégoûtant, si je n'y voyais quelque chose de plus grave.
Il doit arriver un âge où les écrivains de talent se sentent inquiets d'eux-mêmes, de leur
pouvoir sur la jeunesse et sur le monde. M. Mauriac se raccroche à l'actualité, à la vie quo-
tidienne, avec une âpreté qui est assez émouvante, et qui va devenir sans doute pitoyable.
Lui qui a peint tant de fois des héroïnes mûrissantes, qui désirent encore l'amour, le corps
désirable des jeunes hommes, les soirs d’été, la folie du sang et du coeur, ne devient-il pas
la Thérèse Desqueyroux ou la Madame Bovary de la politique, emporté sur son fleuve de
feu ? Une instabilité aussi inquiétante, un mépris aussi agressif de la mesure, de la vérité
même, ne sont-ils pas les signes d'un malaise aussi physiologique que moral ? On voudrait
conseiller à M. Mauriac une retraite paisible, de bonnes lectures, la paix, et lui dire d'atten-
dre doucement la vieillesse. Chacun son temps, et ce n'est pas en se fardant qu'il paraîtra
plus jeune.
Malheureusement, il n'est pas de médicament pour cette jouvence toute spirituelle. Nous
aurons sans doute quelque temps encore à subir les sautes d'humeur et les conséquences
de l'âge critique. L'essentiel est de ne pas leur accorder plus d'importance que n'en com-
porte ce phénomène naturel.
2 juillet 1937
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 93

CHARLES MAURRAS EST SORTI DE PRISON

Ne cherchez pas, ma chère Angèle, quel a été l'événement de mardi dernier dans les
journaux dont vous prétendez faire votre pâture intellectuelle : Œuvre, Populaire ou Huma-
nité. Ne le cherchez pas davantage dans des feuilles pires encore, comme l'Aube. Mais on
n'a pas besoin des collaborateurs bien-aimés de M. Staline pour savoir que mardi dernier
Charles Maurras est sorti de prison.
Il aura 'fait son temps", comme l'on dit, jusqu'au bout. Ainsi que le constatait un gardien
de prison, profond philosophe assurément : "C'est bien mieux comme ça ; il n'aura pas à
leur dire merci." Je pense comme lui : c'est bien mieux comme ça. La bassesse, la goujate-
rie représentent la France aux yeux de l'étranger, résignons-nous à ce fait incontestable.
Que l'incapable Marc Rucart soit remplacé par le roi du cirque, le prince des menteurs, le
clown Auriol, cela n'y change rien. Et l'on préfère de beaucoup qu'aucune amnistie ne soit
intervenue, et que, condamné en vertu d'une loi faite par un ministre modéré, M. Léon Bé-
rard, Charles Maurras ait été mis en prison par un gouvernement à direction socialiste et
maintenu jusqu'à la fin par un gouvernement à direction radicale. Ainsi se forme autour de
sa personne la seule unanimité dont le régime soit capable, l'unanimité de la sottise et de
l'ignominie.
J'ai eu le plaisir et l'honneur, ma chère Angèle, d'aller, il n'y a pas très longtemps, à la
Santé. Je pense que Charles Maurras lui-même avait appelé les fées arlésiennes et sainte
Estelle pour lui apporter des fleurs, planter des arbres sous les grands murs nus. Vous di-
rai-je qu'auprès de lui, on finissait par oublier le lieu où il était ? Sur la table de bois blanc
du réfectoire était posé un immense rosier. Dans les verres grossiers, Charles Maurras ver-
sait au visiteur un vin méditerranéen, et il évoquait les ombres des poètes et des chefs.
Nous avons parlé de son dernier livre, le plus beau sans doute qu'il ait écrit, Mes Idées poli-
tiques ; lisez, ma chère Angèle, cette préface sur La Politique naturelle, qui est un
chef-d'oeuvre de force et de profondeur. On n'a rien écrit dans cet ordre de plus simple et
de plus grand.
"Aux temps où je voyais Bracke-Desrousseaux, me disait Charles Maurras avec un sou-
rire, il m'avait offert un exemplaire de Lucien, où il avait inscrit une dédicace en grec. Cette
dédicace disait : "A Charles Maurras, qui s'est approché au plus près de la chose politi-
que..."
Il serait indécent, ma chère Angèle, d'avoir sur ce sujet, aujourd'hui, une autre opinion
que celle du directeur du Populaire, et je pense que vous le direz à vos belles amies.
Tant de hâte pourtant à mettre en prison Charles Maurras, tant de lenteur à l'en faire sor-
tir (alors que l'article de l'amnistie qui le concerne ne sera pas modifié, ayant été voté à la
fois par la Chambre et le Sénat), ont quelque chose d'assez réconfortant pour l'esprit. Il est
beau de désigner ainsi au monde l'homme que l'on craint, l'homme qu'il faut enfermer,
l'homme qui trouble l'organisation du silence et de la lâcheté. Et il est encore plus beau de
le faire lorsque le crime pour lequel on le condamne est le crime impardonnable entre tous,
le crime de paix.
On peut élever sur la place du Trocadéro, ma chère Angèle, un monument inénarrable à
la Paix : j'aime beaucoup qu'on n'ait rien trouvé de mieux pour le symboliser que cette co-
lonne émeraude qui est très exactement la chandelle verte par laquelle jure le père Ubu. On
vous a déjà expliqué qu'Ubu-Roi gouvernait la France : adorons comme il sied sa chandelle
verte. Mais pendant huit mois, tout le monde a su que le véritable monument à la paix était
beaucoup plus vaste et plus imposant : c'était la prison de la Santé.
La chose est si éclatante que vous ne trouverez jamais, ma chère Angèle, la moindre al-
lusion à la cause de l'emprisonnement de Charles Maurras dans les journaux du Front po-
pulaire. On rappellera, sans doute, qu'il avait menacé de mort des députés, nommément
désignés, et le grand Lama en personne, je veux dire M. Blum. Mais personne ne dira ja-
mais que cette menace s'énonçait ainsi : "On vous tuera si, par votre faute, la guerre
éclate." Car, après avoir abruti notre pauvre peuple pendant des années de déclarations
94 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

pacifistes, il est tout de même un peu difficile d'avouer qu'on a condamné un écrivain fran-
çais parce qu'il voulait défendre la paix. Alors, on préfère le silence.
Pour ma part, ma chère Angèle, il me semble que ces huit mois de prison achèvent ad-
mirablement bien la figure de Charles Maurras, et nous montrent admirablement bien aussi
ce qu'il faut attendre du régime. Dans cette cellule de la Santé, ornée d'images provençales
et grecques, cet homme incomparable, quand il levait ses yeux couleur de mer de ses livres
et de ses cahiers, les levait sur quelques figures irréelles, debout auprès de lui, et qui lui
faisaient des signes d'amitié. J'ai pu deviner leur présence, pour ma part, dans les couloirs
étroits, près de la table chargée de roses, près du banc de pierre à l'ombre des arbres. On
a tant caricaturé l'oeuvre politique la plus importante de notre temps, on l'a tant déformée,
que beaucoup peut-être ne connaissaient pas ces figures et s'imaginaient que le maître de
ces lieux adressait ailleurs ses offrandes et ses prières. Mais elles ont dit leur prénom à
tous, désormais on ne peut plus les ignorer, ces visiteuses illustres ; c’est la Paix, ce sont
les jeunes Libertés, c’est la petite fille Espérance, dont parlait Péguy, et qui étonne jusqu'à
Dieu même, c'est la Force et c’est le Courage, c'est la Grandeur. Elles sont pareilles à des
statues allégoriques du moyen âge français, et l'une tient sa tresse d'une main comme la
petite Vertu de l'église de Brou, et l'autre rassemble ses voiles autour d'elle, et celle-ci a le
col penché, et celle-là sourit. A Chartres, à Amiens, à Vézelay, on en voit de pareilles, gra-
ves et douces, les plus belles images et les plus tendres qu'ait sculpté l’homme sur la terre,
et elles désignent le paradis avec des gestes simples et humains.
Elles n'ont jamais quitté Charles Maurras, ces ombres merveilleuses, mais aujourd'hui
nous le savons tous, ce sont elles qui s'abritaient sous les rosiers de la prison, et dont cha-
cun connaissait la présence vivante. Elles se réunissaient autour de lui, car il n'est pas
d’homme, sans doute, dont toute l'oeuvre ne puisse davantage être définie comme l'organi-
sation de tous les moyens de défense nécessaires pour sauvegarder la vie.
9 juillet 1937
LES AVALEURS DE SABRES

J'en demande pardon à l'honorable corporation des vrais avaleurs de sabres, mangeurs
de feu, amateurs de lapins blancs cachés dans les hauts-de-forme. Mais il me faut bien
employer leur nom pour désigner de plus nocifs personnages, qui font aujourd'hui leurs
exercices au milieu de cirques plus vastes. Les sabres qu'ils avalent ne leur causent certes
pas plus de mal que ceux des illusionnistes. Ils les font cependant tournoyer au-dessus de
nos têtes avec tant de férocité, ils se les plongent au creux de l'estomac avec un si enga-
geant appétit, pour nous persuader de les imiter, que nous commençons à nous sentir un
peu inquiets.
Nous ne sommes pas de ceux qui désirons nous endormir sur une sécurité fallacieuse.
Nous ne croyons pas à l'amitié universelle, à la réconciliation des peuples. Mais justement
parce que nous désirons voir clair, parce que le monde n'est pas habité seulement par des
sages et par des saints, nous voudrions bien voir les avaleurs de sabres cesser de temps à
autre leur pantomime. Il nous parait totalement inutile de donner en ce moment, par notre
presse, à l'étranger qui attend de nous quelque gaffe retentissante, les images de la stupi-
dité, de la mauvaise foi, du manque de sang-froid, de l'excitation jacobine et idéologique.
C'est pourtant ce que font, avec une constance effrayante, un certain nombre de journaux.
Faut-il les désigner plus clairement, ces avaleurs de sabres ? On ne veut même pas parler
des agences de presse, de la direction de la presse au Quai d'Orsay, de tant d'informations
truquées, tronquées. Mais à côté de la troupe officielle il y a aussi quelques vedettes.
Ce sont ceux-là qu'il faut nommer, ceux-là qu'une imbécile nonchalance se donne les
gants de saluer avec respect, sous prétexte qu'ils écrivent depuis vingt ans, et que depuis
vingt ans ils mentent et ils bafouillent. Je ne connais rien de plus sot que cette prétendue
courtoisie : en temps de guerre on n'a pas à faire de saluts ou de courbettes, et nous som-
mes en temps de guerre.
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 95

Tout le monde sait qu'à l'étranger Mme Geneviève Tabouis est caricaturée sous les traits
d'une allègre personne, levant haut la jambe, et s'embarquant joyeusement sur tous les
bateaux. C'est lui faire beaucoup d'honneur. Je me la figure plutôt sous les traits d'une
vieille tireuse de cartes, interrogeant les "sphères" et les "milieux", dans cette langue inimi-
table dont elle a le secret. Le feu aux joues, dans sa loge de concierge de la S. D. N., elle
contemple la dame de pique et le roi de trèfle, elle insinue, elle suppose, elle se gratte le
nez, elle caresse son chat noir et son perroquet, et l'Oeuvre accueille ses ragots avec une
satisfaction ecclésiastique. Mais le jour du bel incendie elle sera à sa fenêtre, comme tant
d'autres, drapée de tricolore, pour désigner les Alpes, le Rhin ou les Pyrénées, et même
pas consciente, peut-être, de ses fautes.
A la fenêtre voisine, sans doute, se penchera le plus malfaisant des journalistes d'au-
jourd'hui, le plus mystérieux aussi, ce Géraud, plus connu sous le nom de Pertinax. Les
pauvres chaisières de province, lectrices de L'Echo de Paris, si elles s'intéressaient à la
politique, pourraient se demander pourquoi leur journal soutient et approuve Franco en
première page, et pourquoi Pertinax le blâme en page trois. Elles pourraient se demander
qui maintient ce sombre personnage dans un journal nationaliste, et pourquoi ses articles,
inspirés par l'ardeur belliciste et l'amour de Moscou, ne subissent pas plus souvent d'acci-
dents.
Heureusement, elles ne s'intéressent pas à la politique. Elles ne savent pas que des
personnes graves hochent la tête en parlant de Pertinax, au lieu d'éclater de rire, accordent
encore de l'importance à ses erreurs sentencieuses, à ses mandements papelards, croient
toujours, au fond d'elles-mêmes, à ses homélies bien-pensantes. Elles ne savent pas que
M. Géraud est "le plus grand journaliste de politique étrangère", et qu'il représente la
France aux yeux de beaucoup.

Ainsi, de la droite à la gauche, peut se faire une opinion. Ils ne sont pas seuls, d'ailleurs,
si l'on compte bien. Je ne parle pas de quelques journaux que personne ne lit et dont les
directeurs exténués se nourrissent de caviar russe et de bière anglaise. Mais au Figaro, où
officie M. Mauriac, vieil oiseau croassant sur l'arbre sacré des villages basques, à L'Huma-
nité, où le camarade Péri s'égosille à faire le commis voyageur au profit des marchands de
canons, au Populaire, à L'Aube, chez M. Patenôtre, damné de la terre, et chez M. Benda,
Père de l'Eglise, la grande conspiration pour la guerre s'est constituée à ciel ouvert. Même
au temps de la conquête de l'Ethiopie (où les mêmes avaleurs de sabres firent leurs dé-
buts), on n'avait pu voir accueillir autant de fausses nouvelles avec une volupté si évidente.
Une émulation semble saisir tous les néo-patriotes : que deviendraient-ils s’ils ne recevaient
pas l'approbation de M. Guéhenno, de M. Francisque Gay, de M. Thorez ? Ceux qui ont
inventé le débarquement des armées allemandes au Maroc devraient avoir un peu plus de
pudeur. Nous sommes entourés d'assez de dangers, d'assez d'adversaires "par position",
pour ne pas donner prise au destin. Imaginez une France connue à l'étranger par les arti-
cles de Mme Tabouis, de Pertinax, de Péri, par tout ce qui traîne dans nos journaux d'in-
formations et nos agences ? Cette France montrerait, direz-vous, un visage bien méprisa-
ble. Hélas ! il faut nous en persuader, c'est justement le visage qu'elle montre.

Le péril est d'autant plus grand que le Français est fier, susceptible, et qu'il a mauvais
caractère. Il est toujours prêt à croire ceux qui lui disent qu'on lui veut du mal. Il est toujours
prêt à former l'union sacrée, même avec ceux qui rient dans son dos de sa candeur. Que
l'on fasse attention, tous ces jours-ci, à ce que raconte une presse rédigée en partie par
des naïfs, mais en partie aussi par de simples canailles. On ne mettra jamais assez en
garde contre les affirmations de nos avaleurs de sabres. Tout ce qu'ils disent est suspect,
jusqu'à preuve du contraire. Le doute méthodique, en matière d’information, devient au-
jourd'hui une loi vitale. Si nous n'y prenons garde, un beau dimanche d'août, nous nous
réveillerons guerriers.
16 juillet 1937
96 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

EPITRE POUR LES PERSONNES SUSCEPTIBLES

Comme je regrette, ma chère Angèle, de ne pas avoir encore pu réussir à vous convain-
cre ! Vous donnez, envers et contre tout, l'exemple d'une fidélité intellectuelle si parfaite,
qu'il n'est pas un parti politique qui ne désirerait vous ranger au nombre de ses propagan-
distes. Vous partez pour le bord de la mer, et vous payez plus cher vos billets ? C'est la
faute du "mur d'argent motorisé", comme disait l'autre jour M. Bracke. Le pain, le lait, l'eau,
le gaz, ont augmenté ? Ainsi l'ont voulu les fachistes-achachins. Pour m'écrire tout cela,
vous dépensez treize sous au lieu de dix ? Votre foi n'en est pas ébranlée, et vous savez
mieux que personne qu'il faut en accuser les deux cents familles, le Sénat, la main de l'Al-
lemagne, et peut-être M. Mandel, ancien ministre des P.T.T. Admirable Angèle ! Comment
ne pas s'incliner devant une confiance aussi indéfectible, ainsi qu'il est dit dans les discours
des comités ?
Je vous vois même, les temps étant venus, arborer une susceptibilité patriotique tout à
fait digne de l'époque où nous vivons. Vous vous révoltez valeureusement à l'idée que nos
communications avec l'Afrique pourraient être moins sûres demain que sous un régime de
guerre civile. Vous seriez volontiers partie pour la gare de votre ville aux cris de "A Berlin !",
le jour où vous avez appris que le Maroc espagnol était fortifié par les Allemands. Et le jour
où l'on vous a dit qu'il n'en était rien, vous avez reconnu de la meilleure grâce votre erreur,
mais vous n'avez pas retiré votre confiance à ceux qui vous l'ont prise une fois pour toutes.
Ces jours-ci, vous m'avez demandé avec quelque ironie ce que je pensais de la manière
dont nous étions traités à l'étranger. Que voulez-vous, ma chère Angèle ? Je suis en ce
moment dans un pays où "Parigi" et "Mosca" sont constamment accouplés et où, dans les
journaux, on explique, avec beaucoup de naturel, les manoeuvres unies de ces deux capi-
tales. Je vous connais bien, et je suppose que devant les drapeaux des balillas et les défi-
lés autour du Dopolavoro, vous auriez grande envie de lever le poing. A quoi cela servi-
rait-il, sinon à confirmer les titres des journaux et à unir plus indissolublement dans les es-
prits Paris et Moscou ? Nous nous indignons lorsqu'on nous accuse d'avoir partie liée avec
les communistes, et nous continuons à faire risette aux assassins de Catalogne et de Rus-
sie. Soyons logiques, ma chère Angèle, et cessons de protester en vain.
Je lisais, ces temps derniers, dans Paris-Midi, des articles tantôt ridicules et tantôt dan-
gereux, signés de M. Robert Lorette, que je ne connais pas autrement et qui vit à Berlin.
J'imagine d'ailleurs qu'il ne vivrait pas longtemps à Moscou, s'il se mêlait d'envoyer sur
l'U.R.S.S. des articles semblables à ceux qu'il envoie sur le Reich. Les commentaires qu'il
fait de la situation internationale sont à tout le moins périlleux, et on y reconnaît l'ivresse
toute spéciale des gratte-papier lorsqu'ils se sentent subitement capables d'envenimer les
choses et de provoquer des catastrophes. Inconnu jusqu'à présent, ce M. Robert Lorette
s'efforce, avec beaucoup de virtuosité, de revendiquer une place à côté de Mme Tabouis,
de L'Oeuvre et de M. Pertinax, dictateur de L'Echo de Paris.

Mais il a composé son plus joyeux chef-d'oeuvre en s’attaquant à un film récemment ré-
alisé à Berlin, Le Fils de Monsieur le député. Il parait que cet ouvrage est fortement anti-
français, et que le devoir de notre gouvernement serait de le faire interdire. Vous ignorez
peut-être, ma chère Angèle, qu'aux temps les plus beaux de la République de Weimar, de
M. Briand et de M. Stresemann, c'est par dizaines que l'Allemagne produisait des films anti-
français. Les uns, comme La Dubarry, de Lubitsch, ridiculisaient notre histoire, les autres,
comme La Honte noire, attaquaient nos armées africaines, l'occupation de la Ruhr, etc.
Mais c'était l'euphorie d'après guerre, on nous cachait soigneusement les sentiments de
l'Allemagne. Aujourd'hui, tout est changé.
Je n'ai pas vu ce film, ma chère Angèle, et je veux bien croire qu'il n'est pas aimable
pour notre pays. Mais j'ai lu soigneusement les articles de M. Lorette, les phrases qu'il cite
avec indignation. On y attaque la démocratie avec une certaine lourdeur. Et puis après ?
Allons-nous jeter feu et flammes, parce qu'un pays autoritaire ne veut pas de la démocra-
tie ? Tout cela n'est pas très sérieux.
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 97

Tout cela est d'autant moins sérieux que le film en question est tiré d'une oeuvre de M.
Birabeau, Fiston. M. Birabeau, auteur à l'eau de rose s'il en fut, est Français jusqu'à preuve
du contraire. C'est lui qui a imaginé de ridiculiser nos députés. Que les Allemands aient
accentué la charge, c’est possible. C'est possible, mais cela doit nous être égal. Y a-t-il là
de quoi remplir des pages entières de Paris-Midi, sous prétexte que l'on compare la démo-
cratie à une femme légère qui cherche des hommes ? Je ne vous aurais pas entretenue de
ces sottises, ma chère Angèle, si je ne les trouvais extrêmement dangereuses. Nous pou-
vons avoir, dans l'avenir et dans le présent, assez de raisons justes de nous méfier de nos
voisins, et de nous tenir sur nos gardes. C'est déconsidérer ces raisons, c'est les rendre
moins fortes, que de les confondre avec une susceptibilité imbécile. Notre régime est ridi-
cule et déshonorant : pourquoi ne pas vouloir qu'on s'en aperçoive au-dehors ? Allez-vous
mettre en branle les chancelleries toutes les fois que l'on blaguera la pipe d'Herriot ou les
remises judiciaires de Stavisky ? Si les railleries nous déplaisent, faisons en sorte de ne
plus les mériter. Le travail accompli par les sots belliqueux dont je vous parle se montre, à
chaque instant, le véritable travail anti-français.
23 juillet 1937

EN ATTENDANT LES RAVISSEURS DE TECHNICIENS

M. Roberto Fannacci, et son journal, Il Regime Fascista, sont les bêtes noires des jour-
nalistes français. Pour ma part, je ne devrais pas me sentir choqué lorsque cet écrivain
traite M. Léon Blum de noms peu aimables, et lorsqu'il attaque sa politique avec une vi-
gueur dans les termes que ne désavouerait pas Léon Daudet. Je puis trouver plus triste
qu'il accueille avec beaucoup de rapidité tous les bruits défavorables à la France (par
exemple l'enrôlement de la Légion étrangère au service des rouges d'Espagne), mais notre
malheureux pays a tellement eu d'occasions de se faire donner sur les doigts qu'il faut bien
pardonner à l'étranger de ne pas distinguer toujours le vrai de l'excessif. Quoi qu'il en soit,
Farinacci publie, dans son journal, une Histoire de la révolution fasciste, dont il est l'auteur,
et qu'il faut croire composée à l'intention des nombreux touristes français qui viennent fuir,
en Italie, les grèves, les saluts du poing fermé, et les quêtes pour le gouvernement de Va-
lence. A en lire au hasard les chapitres, on ne peut que se sentir frappé des analogies (et
de quelques différences) entre la France d'aujourd'hui et l'Italie de 1919, 1920 et 1921. On
recommande tout particulièrement aux lecteurs de Je Suis Partout qui auront l'occasion de
lire Il Regime Fasciste, les pages récemment parues sur l'occupation des usines.
La situation respective de la C.G.T. et du parti socialiste n’était pas tout à fait la même
dans l'Italie de 1921 et en France de 1937. La Confédération Générale du Travail jouait,
alors, un rôle modérateur : elle semblait s'être aperçue du danger, des risques que courait
un mouvement révolutionnaire non préparé. Le parti socialiste, tout au contraire, voulait la
possession immédiate et simultanée de toutes les usines, la socialisation des instruments
de production, bref, un régime intégralement marxiste. Une motion fut proposée pour ‘‘l'ex-
propriation de la bourgeoisie et l'avènement d'un gouvernement communiste’’. Devant les
résistances de la C. G. T., on se contenta de procéder à un "contrôle des usines". C'était
déjà le socialisme, mais le socialisme larvé ! En France, dans les questions de grèves en
particulier, ce n'est pas la C.G.T. qui semble jouer un rôle modérateur. Mais les résultats
sont les mêmes : à défaut de socialisme orthodoxe, un socialisme déguisé.
Reconnaissons que les choses allèrent beaucoup plus loin en Italie. Les occupations
d'usines de l'an passé, celles qui se font encore, çà et là, cette année, sont en général as-
sez calmes. Elles se placent sous le signe (comme on disait il y a dix ans), sous le signe du
litre de rouge et de l'accordéon. Les Italiens procédaient d'une autre manière. Se souvenant
de la guerre, encore si proche, les camarades avaient décidé que la discipline faisait la
force principale de la Révolution. Aux portes des usines, ils postaient des gardes armés : à
l'intérieur, des patrouilles circulaient. On enfermait ceux qui ne respectaient pas les règle-
98 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

ments, et la nuit retentissait, d'heure en heure, le cri : "Sentinella all' erta ! - All' erta sto !"
J'avoue que je trouve ce petit tableau fort réjouissant.
La suite l'est un peu moins. Perquisition, réquisition, batailles rangées avec la police,
centaines de blessés, morts aussi, tel était le bilan de l'occupation révolutionnaire. Les usi-
nes Fiat étaient dirigées par un Soviet, d'autres avaient fermé. Les socialistes étaient bel et
bien maîtres de la place. Des tribunaux révolutionnaires fonctionnaient déjà, et le dimanche,
on admettait en grande pompe les citoyens libres et organisés à l'intérieur des usines, afin
qu'ils puissent admirer les cachots où l'on renfermait les ouvriers désobéissants, et aussi la
magnifique organisation des travailleurs. Un office de presse, d'ailleurs, veillait à la parfaite
orthodoxie de tous les comptes rendus des événements. Nous n'en sommes pas encore là,
dira-t-on ? Mais avec un peu de patience, il est probable que nous y parviendrons.
A moins pourtant que nos révolutionnaires ne se heurtent, comme en Italie, à une force
beaucoup plus importante encore qu'un parti organisé, et que l'honnêteté des braves gens :
je veux dire la force des choses. Dans les conférences qu'il prononçait, l'an passé, pour
faire le "Portrait de la France", Pierre Gaxotte racontait qu'en 1793, le gouvernement s'était
cru bien avisé en mettant un impôt extraordinaire sur le cinquième cochon d'une portée. A
partir de ce moment-là, et par une coïncidence bien étrange, les cochons n'allèrent plus
que par quatre. Ainsi se débrouille tout naturellement l'opprimé, lorsqu'il y est poussé par la
force des choses.
La force des choses, en Italie, prit un visage plus imposant. L'absence de matières pre-
mières commença par gêner les usines, qui s'étaient d'ailleurs mises à fabriquer essentiel-
lement des armes. On tenta de créer une monnaie, qui n'eut pas l'ombre de succès. Enfin,
et surtout, on s'aperçut qu'on manquait de techniciens.
Les Rouges, devant la difficulté, se livrèrent à des prouesses héroï-comiques, dont on ri-
rait bien si elles n'avaient causé, parfois, mort d'homme. On enfermait les ingénieurs dans
des cachots, afin d'essayer de les faire travailler par force. On les arrêtait dans la rue. On
organisait des raids, des espèces de "kidnapping" de techniciens. De temps en temps, cer-
tes, les ouvriers relevaient la tête : ils prenaient pour devise l'orgueilleux fara da se de l'Italie
du Risorgimento. Mais alors les usines périclitaient, les machines se détraquaient, les pro-
duits ne valaient rien. Et l'on se remettait à la chasse aux ingénieurs bourgeois, en alternant
les supplications et les menaces. Lorsque le fascisme réunit autour de lui, en "faisceau",
toutes les forces de la Nation, c’étaient celles d'une Nation qui avait déjà fait l'expérience de
la vanité révolutionnaire. La réalité est plus forte que le rêve.

Peut-être se souviendra-t-on qu'une usine de Lyon connut, voici quelque temps, la


même aventure. La lecture du Populaire et de L'Humanité ne suffit pas, hélas ! à assurer la
domination sur le monde. Nous pouvons le voir autour de nous, les choses, elles aussi, se
révoltent, et nous pouvons toujours compter sur leur appui, si nous savons les comprendre.
Ceux qui travaillent, ceux qui font réellement marcher la machine de notre civilisation, de-
vraient savoir, de jour en jour davantage, quelle est leur force. La devise de toute révolution
nationale, c’est la devise inventée par Rex : "Travailleurs de toutes les classes, unis-
sez-vous !" L'histoire du fascisme nous montre que la révolte des faits est la condition pre-
mière du salut - et qui ne voit que nous allons, nous aussi, à cette révolte ? Mais la même
histoire nous montre qu'il s'agit de la comprendre d'abord, et ensuite de l'aider.
30 juillet 1937

APOLOGIE POUR LA CHANDELLE VERTE

J'ai été très peiné, l'autre semaine, ma chère Angèle, de voir Pierre Gaxotte traiter d'as-
perge la colonne de la Paix qui s'élève place du Trocadéro. Comment un aussi profond
exégète de la pensée philosophique d'Ubu-Roi a-t-il pu s'y tromper ? Il sait bien pourtant
que cette farce grandiose est le bréviaire où nos hommes politiques vont puiser leurs pro-
grammes, depuis le croc à phynances jusqu'aux exécutions soviétiques. Or quel est le juron
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 99

du Père Ubu ? Non, ce n'est pas celui que vous pensez, qui n'est qu'une exclamation avec
consonne d’appui. Le juron du Père Ubu, c'est : "Par ma chandelle verte !" La colonne de la
place du Trocadéro, c’est la chandelle verte d'Ubu-Roi.
Pour ma part, je ne cesserai jamais d'être profondément satisfait par ce symbole, et par
ce qu'il nous apprend sur la pensée intime de nos chefs. Cette chandelle domine une sorte
d'urinoir semi-circulaire, où court une phrase d'Aristide Briand sur la paix indivisible, en Eu-
rope et en Asie, belle maxime qui devrait nous jeter, après les Espagnols, au secours des
Chinois. Et, comme vous le savez, sur le pourtour de l'excroissance verte elle-même, on
peut lire le nom de la Paix écrit en un certain nombre de langues. Je suppose, n'ayant pas
eu la patience de le regarder, qu'on n'y a oublié ni le japonais, ni le chinois, ni l'éthiopique,
ni surtout l'espagnol. Il convient de vivre avec son époque.
L'esprit en est fort content. Elever un monument à la paix, au temps où nous vivons, ce
pouvait être, ma chère Angèle, une entreprise émouvante. Il n'est pas nécessaire d'espérer
pour entreprendre, comme disait l'autre. Mais cette Exposition nous avait déjà appris à
remplacer la maxime du Taciturne par une autre plus à la page, et devise de nos diri-
geants : Il n'est pas nécessaire d'entreprendre pour espérer. Elle nous aura appris, en ou-
tre, qu'un monument à la paix pouvait comporter sa part de dérision, de comique avoué, et
qu'un gouvernement où entrent MM. Pierre Cot et Dimitrov ne consentait décemment à
parler de la paix qu'en la transformant en objet d'énorme rigolade. La chandelle verte en est
bien la preuve.

Ne m'en veuillez pas, chère Angèle, d'une ironie qui touche à des objets sacrés pour
vous. De même que jadis, sous forme de presse-papier, on trouvait la Tour Eiffel, souvenir
de l'Exposition, sur quelques cheminées bourgeoises et sur quelques bureaux, de même on
trouvera chez vous, j'en suis sûr, ce monument à la Paix 1937. Et les esprits réfléchis ver-
ront dans ce fétichisme un témoignage touchant de votre obéissance aux lois qui nous
gouvernent. Car enfin, il était bon que dans cette Exposition fussent représentées les véri-
tables reines de notre temps, je veux dire la Farce, la Bourde, l'Eloquence et l'Information.
Sans doute, me direz-vous, il y a déjà un pavillon de la Presse, un pavillon de la Radio et
du Cinéma. Mais, aux foules, il faut des symboles plus éclatants. Depuis des années, on
ment, sur tous les sujets, avec une virtuosité qui attire l'admiration. On nous montre les plus
belles nuées et on nous dit : "C'est la terre ferme." On nous transforme les francs-Auriol en
francs-Bonnet et on nous dit : "C'est de l'or en barre." On nous exhume quelques radicaux
mal blanchis et M. Taittinger nous promet : "Avec eux, pas de troubles dans la rue." On
nous fait voir l'univers flambant par ses quatre bouts et on nous dit : "Le monde veut la
paix." On nous dit que la France est une grande nation indépendante, et, à ceux qui ne
veulent crier ni 'Vive Berlin !" ni 'Vive Moscou !", on assure qu'il n'y a pas d'autre ressource
que de crier ‘‘Vive l'Angleterre !’’
Telle est l'histoire de notre temps, ma chère Angèle, si l'on veut la conter en phrases vé-
ridiques. Vous comprenez bien qu'il fallait que tout cela fût figuré à l'Exposition. Aussi a-t-on
pris ce qu'il y avait de plus gros, de plus énorme dans les bourdes dont on nous repaît. On
a chargé les plus éminents talmudistes, les professeurs de Sorbonne les mieux habitués
aux variantes, fautes d'impression et gloses du Père Ubu, de chercher dans la Bible de
l'international-socialisme, dans ce Mein Kampf des farceurs et des politiciens, l'image la
plus propre à nous évoquer d'un coup toute notre histoire, et d'un seul cri ils ont répondu :
"Par ma chandelle verte ! la Farce de la Paix dépasse certainement toutes les autres. Tout
est aujourd'hui si éloigné de la paix que son nom seul provoque les éclats de rire. Elevons
donc à cette morte bafouée le monument qu'exige Ubu-Roi."
Et voilà pourquoi, ma chère Angèle, sur le sommet de la colline, entre les deux corps de
bâtiment du Trocadéro, vous pouvez apercevoir, si vous vous placez à égale distance du
pavillon soviétique et du pavillon allemand, la chandelle verte que le Front populaire tient
toute prête à être allumée, sans doute, aux divers feux qu'il entretient sur l'horizon.
6 août 1937
100 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

VENISE AN XV

La première fois que j'ai vu Venise, toutes les écluses du ciel demeurèrent ouvertes pen-
dant une semaine. Les chats crevés tournoyaient dans les canaux, la tempête vous jetait à
la face des épluchures et des herbes, les gondoles étaient pareilles à des cafards, et le
Patriarche avait fait fermer le Palais ducal pour honorer le jour de Pâques. La tête sous le
couperet, je maintiendrai toujours qu'il faut avoir vu Venise dans ces conditions : ville
fantôme, ville d'eau, où Saint-Georges-le-Majeur surgit dans la brume, de l'autre côté du
Grand Canal, comme une église d'Ys ou de Thulé ! Pauvres gens, qui ne connaissent de la
ville que les canaux riants, la place Saint-Marc illuminée, et les hôtels triomphants remplis
d'Anglais et de moustiques ! Ils n'en ont vu qu'une partie.

Les Balillas partout !

Nous y arrivons de Ravenne, où un vieux cocher nous a conduits à travers les monu-
ments du Bas-Empire en nous récitant des vers de Dante et en nous racontant comment il y
mena avant nous Gabriele d'Annunzio et la Duse, aux environs de 1905. A quarante kilo-
mètres de là, il nous désigne de son fouet un village de Romagne qu'on devine : c'est Pre-
dappio, où est né Mussolini. Mais nous le retrouverons ailleurs, à travers tout ce pays. Nous
le retrouverons d'abord, ou l'une des pensées de son gouvernement, dans tous ces trains
qui parcourent l'Italie. Ils sont remplis d'enfants qui chantent, et que l'on mène partout, res-
pirer un air meilleur, contempler le plus beau soleil du monde, ou même admirer, aimer, car
l'Italie est belle, et il ne faut pas que les enfants l'ignorent.
Le long de la voie, de toutes parts, on aperçoit des camps où des centaines d'enfants
nus jouent au soleil. Dans les wagons que traînent de lentes locomotives, voici des gosses
de dix ans, vêtus de blanc et de noir, coiffés du petit fez fasciste. En arrivant à Venise, c'est
un groupe de Sarajevo, filles et garçons habillés de courtes jupes noires, qui dégringole sac
au dos. Sur la place Saint-Marc, tout à l'heure, ce sont de petits Vénitiens cette fois (il y en
a qui n'ont pas plus de quatre ou cinq ans) qui débarquent d'un bateau-croisière et que
leurs mères accueillent avec de grands cris. Quand on parcourt les rues sombres et op-
pressantes de la vieille Venise, on se rend compte combien sont merveilleusement utiles
ces journées passées ailleurs, dans un air plus pur.
Et ils chantent. Ils chantent des chansons d'enfant, qui ne signifient rien, comme dans
tous les pays du monde. Ils chantent aussi, ensemble, d'une voix psalmodiée, des chants
fascistes. Des avant-guardistes de quinze ans, des fascistes de vingt cinq conduisent ces
troupeaux riants, et leur apprennent l'hymne du seul pays qui a choisi pour mot de passe le
mot de "jeunesse" :

Jeunesse ! Jeunesse !
Printemps de beauté !
Dans la dure vie,
Ton chant court et va !

Mais il y a aussi les chansons qu'on chuchote malicieusement dans le dos de l'étranger
(surtout si on le soupçonne d’être Anglais ou Français), sur les "vingt-cinq nations qui ont
pris des sanctions contre l'Italie." Il y a aussi les hymnes pour la campagne d'Ethiopie, les
morts d'Adoua, que l'on retrouve imprimés sur les foulards rouges ou bleus, les tissus lé-
gers :

A l'appel de la Patrie,
Tous sont debout comme des héros,
Tous les fils qu'elle possède,
Pour le Duce et pour le Roi.
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 101

Celui-là s'appelle Les Aigles romaines. Mais il y a aussi Vengeons les morts d'Adoua, il y
a aussi le Chant des volontaires :

Sonne, fanfare,
Fanfare, sonne,
Porte-moi dans l'Afrique lointaine,
Vole, ô mon navire,
O navire, vole...

Ils les connaissent tous, et ils les répètent complaisamment lorsqu'on les leur demande,
avec leurs grimaces gentilles et leur gaieté.

L'intervention anglaise

Mais avant de parvenir aux lieux où les pigeons s'enfuient, à heure fixe, quand un
homme passe en frappant sur une vaste casserole pour produire ces vastes vols qui
éblouissent les touristes naïfs, il faut se loger. Dénoncerons-nous à la S.D.N. l'occupation
anglaise ? En ce début d’après-midi où nous arrivons, les Anglais ont tout occupé. Les
femmes vêtues de rose, les hommes armés de kodaks, ils emplissent les hôtels à déborder,
le vaporetto, les gondoles, les églises. On voudrait bien que le Paris de l'Exposition connût
cette invasion pacifique de Venise, en cet an XV du fascisme. Précédées de facchini
ployant sous leurs fardeaux, des files mornes de voyageurs sans logis, mais avec bagages,
abordent des portiers d'hôtel surmenés, des directeurs réjouis et indifférents. Tout est plein,
partout.
Nous visitons quarante hôtels, les grands, les petits, les palaces les plus fameux, ceux
qui le sont moins, à Saint Marc, sur le Grand Canal, au Rialto, à la gare. Partout, une figure
d'Anglais apparaît à la fenêtre, un employé hoche la tête sans même feindre la pitié. Dans
une sorte d'auberge, pourtant, on nous propose la suprême ressource : aller loger chez
l'habitant. Ailleurs, on nous a dit:
- "Vous ne trouverez rien à Venise. Pas davantage au Lido. Retournez à Mestre, peut--
être. Mais il vaut mieux revenir à Padoue. C'est à une heure de train."
Allons plutôt contempler la figure de l'habitant. C'est une maison énorme, des pièces à
l'avenant, un lit où logeraient les Trois Mousquetaires et leurs bonnes fortunes, et un pot à
eau grand comme une tasse à café. La propriétaire a la fermeté et les prix des grandes
circonstances. Nous ne reviendrons là que si nous ne trouvons vraiment rien d'autre.
Voici pourtant, dans un lacis de rues sans ciel, près de San-Gio-Chrisostomo, une petite
maison Renaissance, exquise de lignes et de couleur. On en a fait une auberge, et comme
elle est en face du théâtre Malibran, elle en porte le nom. Le salon est décoré des portraits
d'acteurs en tournée, ce qui est toujours un peu sinistre. On songe aux Ratés. Le Danieli, le
Bauer, le Grand Hôtel sont loin. Mais il n'y a pas le choix. Essayons l'hôtel des Ratés. Dieu
est grand, il reste des chambres, elles sont convenables, et nous y ferons un jour un déjeu-
ner vénitien délicieux. Il est six heures du soir et nous nous écroulons fourbus par quatre
heures de marche dans Venise. Le lendemain matin, un Anglais affolait l'unique servante
des étages et faisait retentir les échos de l'auberge en criant : "Barman ! Barman ! Bar-
man !"

L'Exposition Tintoret

Pourquoi cette foule à Venise ? Le seul été, triomphant de la Méditerranée à l'Adriatique,


suffit-il à l'expliquer ? Ou faut-il invoquer cette vaste Exposition Tintoret pour laquelle toute
l'Italie fait une propagande énorme, et qui succède, au Palais Pesaro, à l'Exposition du Ti-
tien d'il y a deux ans ? Allons-y voir, en tout cas, bien que les peintres de ce temps, fas-
tueux et admirés, me touchent bien moins que ceux de l'admirable quinzième siècle qui,
102 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

des Flandres à Sienne, vit s'épanouir un art dont plus personne, dans l'avenir, ne retrouve-
ra la pureté.
A dire vrai, pour avoir une idée complète du Tintoret, il faut aussi aller au Palais ducal
voir Le Paradis, la toile géante qu'on admire comme on admire un tour de force, mais à
quoi je crois bien qu'il faut préférer les deux esquisses miraculeuses du Louvre et du Prado.
Il faut encore aller à l'école Saint-Roch, que Jacopo Robusti décora de plus de soixante
tableaux, et qu'on n'a pas voulu dégarnir, sauf d'une Annonciation en ogive, où, parallèle-
ment à la Vierge qui se penche sur sainte Elisabeth, se penchent un arbre et un vieillard.
C'est aussi à Saint-Roch que se trouve une des toiles les plus grandioses du vieux maître,
sa Crucifixion.
Pour le Palais Pesaro, on a dépouillé l'Académie et les églises de Venise, où ses ta-
bleaux étaient le plus souvent mal placés. On a réparé, nettoyé trois d'entre eux, qui sont la
découverte de l'Exposition : une Cène très belle, un Miracle du paralytique et un Baptême
du Christ, un peu trop dramatiques à mon goût. Peu de tableaux fournis par l'étranger (le
Prado en avait d'étonnants). Mais voici, visible enfin, l'extraordinaire Cène de
Saint-Georges-le-Majeur, sous des anges qui soufflent l'orage, avec son éclairage inquié-
tant, ses grands espaces vides autour de la table.
Voici le très grand chef-d'oeuvre qu'est le Jardin des oliviers, où je n'aime peut-être pas
beaucoup le Christ penché sur le calice, mais où, dans un fouillis de branchages, dorment
les apôtres, et où sous les feuilles éclaboussées par la lueur des torches, approchent les
soldats conduits par Judas. Chef-d'oeuvre incomparable où le Tintoret retrouve tous les
éléments de son génie : la nuit, la lumière, la forêt et le drame.

Tout le reste, on se sent d'abord agacé par ces compositions géantes, ces gestes ex-
cessifs, ceux du Titien, presque de Véronèse, aussi ce mélodrame de la peinture. Comme il
manquait de simplicité ! Et puis, le plus beau reste ce qui était à l'Académie, la légende de
saint Marc, le grand diable de saint dégringolant du ciel les pieds en l'air pour sauver un
esclave, les toiles connues. D'autres tableaux religieux sont aussi froids et aussi assom-
mants que dépourvus de foi et de chaleur. Mais soudain, quelque merveille éclate, un feuil-
lage traversé de lumière, comme la Marie Madeleine de Saint-Roch, un beau vêtement, les
Turcs enturbannés qui regardent monter la petite Vierge Marie dans la Présentation au
Temple, et enfin, trop rare merveille, les nus féminins, gras, laiteux, éclatants d'une douce
clarté. Il y a Adam et Eve, que l'on croirait du Corrège, il y a L'Enlèvement d'Arsinoé, où une
femme blanche tombe dans les bras d'un personnage en armure sombre, il y a surtout la
merveille jadis prêtée par Vienne à l'Exposition d'art italien de Paris, le chef-d'oeuvre du
Tintoret sans conteste, Suzanne au bain. Se lasserait-on de la contempler ? Ce grand
corps est si pur et si doux, dans cette lumière adoucie par le feuillage... Au-delà des bran-
ches, des bassins où flottent des cygnes, où boivent des cerfs magiciens. On n’a jamais
rien composé de plus merveilleusement charnel, de plus riche tapisserie sensuelle.
Après cela, que ne pardonnerait-on pas à ce grand manieur de foules, à ce dramaturge
excessif ? Le voici, tel que le représente son portrait venu du Louvre : vieux bougon barbu,
à qui ressemble-t-il (mais il n'a pas un si beau front) ? Au père Hugo en personne. Et c'est
peut-être une sorte de père Hugo aussi, récompensé au milieu de ses excès par quelques
grâces divines.

De Mostra en Mostra

Si cette splendide exposition Tintoret attire beaucoup de monde, il ne faudrait pourtant


pas croire qu'elle est la seule. Le vocable le plus utilisé en Italie, cet été, est le mot de "Mos-
tra" qui signifie exposition. Il y a des Mostra partout : à Turin, une Mostra du Baroque pié-
montais, à Vérone, une Mostra de la pêche et des confitures et compotes d'icelle, à Rome,
une Mostra della Romanita, naturellement. Et j'en passe cinquante : il n'y a pas de wagon
de chemin de fer, pas de gare, qui ne nous avertisse de quelque organisation de ce genre.
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 103

A Venise même, il ne faudrait pas oublier qu'au Palais Rezzonico on a installé une Mostra
du dix-huitième siècle, consacrée aux fêtes et aux masques.
C'est une pure merveille. D'abord, parce que le Palais Rezzonico est ravissant, avec son
mobilier ancien, ses reconstitutions d'intérieurs, ses petits tableaux de Longhi, ses soieries
vertes et douces, et sa reconstitution de la célèbre villa des Tiepolo. Ces peintres insuppor-
tables de divinités roses gigotant dans un ciel bleuâtre ont pourtant peint à fresque, pour
eux-mêmes, des masques dansant, des menuets, des satyres, dans des tons gris et doux
qui sont des chefs-d'oeuvre de grâce savante. Et puis, au deuxième étage, d'où l'on voit les
toits de tuiles de Venise et ses jardins intérieurs, à côté de la pharmacie, des costumes, du
théâtre de marionnettes, on a installé l'exposition des tableaux qui ont représenté les fêtes
de Venise.

Certains sont simplement amusants et gracieux. Mais il y a de beaux Canaletto, rutilants


de soleil et de dorures, et il y a surtout quelques toiles de Francesco Guardi. Ce peintre
étonnant, auquel il ne semble pas qu'on fasse la place qu'il mérite, avait été pour beau-
coup, sans doute, une des révélations de l'Exposition d’art italien de Paris. Personne, avant
lui, n'avait joué de la lumière avec cette virtuosité, cette science toute moderne. Tantôt,
dans ses intérieurs, dans la manière de peindre les costumes de ses personnages, il rap-
pelle un peu le Goya des tableaux de cour, si chatoyants, si lumineux, mais sans le génie
caricatural de l'Espagnol ; tantôt, ce sont les impressionnistes qu'il annonce. Il fait tomber le
soir bleu et gris sur la place Saint-Marc, ailleurs presque la nuit, lorsque se promènent des
seigneurs poudrés, que l'ombre rend mauves. Il jette sur ses toiles une sorte de magie ar-
gentée, de mélancolie gracieuse. Et puis, soudain, il éclaire à cru, dans un petit rio vénitien,
un mur jaune ou gris, une veste de gondolier. Ici il rappelle Vermeer de Delft, là il annonce
Claude Monet.
Je me demande s'il ne faudrait pas un jour organiser une exposition consacrée à Fran-
cesco Guardi, dans ce même Palais Rezzonico, pour qu'on s’aperçoive enfin qu'il s'agit
d'autre chose que d'un petit maître. Cette Mostra du dix-huitième siècle, en tout cas, qui ne
me parait pas assez fréquentée, est une des perles de Venise cet été.

En cherchant la tour penchée

Il reste d'autres merveilles, assurément, dans cette ville tant vantée, tant décrite, et dont
on s'étonne que certains croient en avoir une idée après l'avoir parcourue deux jours.
Connaissent-ils seulement le plus charmant de Venise, ces immenses quartiers populaires,
remplis d'échoppes à tomates et à courgettes, et où vit, entre des murs lugubres, dans des
rues étroites et sur des canaux pourris un petit peuple chantant, rieur et courageux ?
J'avoue que ces couleurs, cette tristesse un peu pesante du décor me touchent beaucoup
plus que la belle succession des palais du Grand Canal.
Et puis, dans toutes les rues, dans une église Renaissance ou jésuite (Venise vous ré-
concilie, si ce n'est déjà fait, avec tous les baroques du monde), se cachent des tableaux
un peu perdus des plus grands peintres qui aient été. Voici Saint-Georges dei Schiavoni, à
quoi rêvait le petit Proust. Elle est déserte, cette chapelle de Sansovino. Mais c’est là que
se trouvent les plus beaux Carpaccio, moins parfaits que la Sainte Ursule de l'Académie,
mais plus frais peut-être, plus émouvants : les légendes de saint Georges, de saint Tryphon
et de saint Jérôme. Quelle belle et patiente volonté d'enlumineur, quelle imagination dans
ces costumes orientaux ! Mais aussi quelle exactitude dans ce désert, orné de palmiers
secs, de murs pauvres, où vient mourir le saint, comme meurt dans une ville coloniale un
administrateur du XXe siècle. Quand fera-t-on, aussi, une exposition de Carpaccio, le plus
grand des peintres de Venise, ce jeune et charmant génie qui unit la limpidité des maîtres
du XVe siècle et la richesse de composition et de lumière de ceux qui le suivent ?
Il est vrai qu'ils se moquent bien de Carpaccio, tous ces touristes occupés à se photo-
graphier au milieu de la place Saint Marc. Voici tout un groupe d'Anglais : l'un d'eux s'est
accroupi, il a mis du grain sur sa tête, il attend que les pigeons viennent le picorer. Mais les
104 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

pigeons n'ont pas lu les récentes lettres échangées entre le Duce et M. Chamberlain, ils
restent anglophobes, et l'Anglais à quatre pattes leur court après et les supplie.
Pourtant, comme toutes les nations sont représentées, c’est à un Français, sans doute,
que j'ai entendu prononcer les plus belles phrases. Il descendait du Campanile hideux,
qu'on devrait bien abattre, et il demandait d'un air doux à l'un de ses compagnons :
- Mais cette fameuse tour, nous ne l'avons pas vue.
- Quelle tour ?
- La tour penchée de Pise.
- Elle est à Pise, voyons !
Il réfléchit, hocha la tête, et admit :
- C'est vrai, elle est à Pise, par le fait.
Puis, après un silence, il demanda :
- Où est-ce, Pise ?
- C'est tout à fait dans le sud de l'Italie, dit un homme renseigné. Nous n'y allons pas.
Nous avons vu la Lombardie, la Vénétie, maintenant nous allons en Suisse.
- Ah! nous allons en Suisse !
Et je ne savais ce qu'il fallait admirer le plus, de celui qui plaçait Pise dans le sud, de ce-
lui qui cherchait la Tour de Pise à Venise, ou surtout de celui qui était parti en croisière sans
savoir où il allait. Peut-être, si on lui avait parlé des amants de Venise, eût-il demandé :
- Qui est-ce ?
Et je ne sais pas trop, ma foi, ce qu'il eût fallu lui répondre. Quand on se promène sur le
Grand Canal, les gondoliers ou les guides montrent d'un air respectueux le Grand Hôtel :
- C'est ici qu'est descendu le chancelier Hitler quand il est venu voir le Duce.
Et devant le lieu historique, (plein d'Anglais, aujourd'hui, comme tous les hôtels), je me
rappelle que Paul Morand a justement appelé Hitler et Mussolini les Amants de Venise.
Est-ce encore à eux que l'on pense, aujourd'hui que l'axe Rome-Berlin a envie de former
une croix avec l'axe Paris-Londres, si l'on en croit certains journaux ? Mais non, on fait
comme partout, on pense aux autres amants de Venise, échoués, eux aussi, sur "l'affreux
Lido" du poète, et les journaux italiens consacrent des colonnes à David et à Wallis, et l'on
vend des biographies de Mrs Simpson, en toutes les langues, et de tous les formats. L'au-
tre jour, on racontait qu'une dame, à bord d'un bateau, avait laissé tomber son sac dans la
lagune, et que le duc de Windsor avait plongé tout habillé pour aller le lui chercher. Je ne
sais pas si David et Wallis sont bien tranquilles sur leur plage envahie par l'Angleterre et
l’Amérique ; cela m'étonnerait. Mais je puis bien jurer que l'émotion causée par leur mariage
n'est pas encore tout à fait calmée.

Petits romans du Patriarche

Je n'ai pas osé demander de quel oeil le patriarche de Venise voyait s'installer dans son
diocèse le couple le plus célèbre de l'univers. C'est que le Patriarche, que je respecte de
tout mon coeur, est certainement l'une des personnalités les plus marquantes de la cité. On
prononce son nom avec une certaine crainte, et on baisse la voix en signe de vénération.
Au café, l'autre jour, des Suisses interrogeaient le garçon sur les plaisirs de Venise. "Oh !
non, répondait-il, il n'y a pas de casino. Il faut aller au Lido pour cela. Ici, le patriarche ne
veut pas. Il est très religieux, vous savez, le patriarche. (Je suppose qu'il a voulu dire qu'il
était très strict, aucun doute n'ayant jamais été émis raisonnablement sur l'orthodoxie de ce
vénérable évêque). Il n'aime pas beaucoup, non plus, qu'on se promène en gondole la nuit.
Il ne veut pas qu'on s'embrasse dans les rues. (Je puis certifier que les ordres de Son Emi-
nence ne sont pas toujours respectés). Il veut beaucoup de morale, beaucoup de morale."
Les malheureux Suisses avaient l'air fort désemparés. Si j'avais osé, je leur aurais
conseillé un tour dans les vieilles rues, autour des églises. Ils auraient contemplé les effets
de la propagande personnelle du Patriarche. On sait que les fascistes adorent les inscrip-
tions, et tous les voyageurs en Italie en ont rapporté de fort belles. En voici une, que je ne
connaissais pas, et qu'on peut dédier à tous les nationalistes : "Un fasciste ne renie pas sa
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 105

patrie, il la conquiert." Et partout, naturellement: ‘‘Vive le Duce’’ (Vive s'écrit en abrégé par
une sorte de W), ‘‘Vive le roi’’, 'Vivent les volontaires" et même "Vive la milice ferroviaire".
Tout cela dûment imprimé sur des bandes de papier. Je n'ai vu, dans toute l'Italie du Nord,
que deux inscriptions manuscrites, très souvent répétées. L'une était Viva Guerra, qui ne
veut pas dire ‘‘Vive la guerre’’, mais salue un coureur cycliste. L'autre était Viva Binda, qui
ne désire point honorer l'auteur de La Trahison des clercs, mais un autre coureur cycliste,
sans doute.
Le Patriarche a probablement jugé que les inscriptions fascistes n'étaient pas suffisantes
pour élever l'âme du peuple. Et l'on voit donc, autour des églises, des bandes de papier qui
proclament : ‘‘Vive le Patriarche’’, ‘‘Vive notre paroisse’’, ‘‘Vive notre évêque’’, et même
‘‘Vive le nouveau curé’’, ce qui est peu aimable pour l'ancien, et assez comique. Je dois dire
que ces inscriptions étaient la plupart du temps déchirées. Que M. Mauriac n'aille pas en
conclure qu'on les trouve séditieuses, et que le fascisme pourchasse le Patriarche.
Néanmoins on peut dire que sans le Patriarche, Venise ne serait pas tout à fait la même,
en cet an 1937, et que ce serait dommage. Dans les églises, il a répandu les avis, en qua-
tre langues, proscrivant les femmes sans chapeau et les hommes sans "jaquette" (rassu-
rez-vous, il ne s'agit que d'un veston). Quand les entrées sont gratuites, personne ne fait
attention. Mais, quand il y a un gardien, il se pose parfois à lui de douloureux cas de cons-
cience.
L'un de nous eut envie de revoir les Titiens des Frari. Il s'y rendit sur le coup de deux
heures de l'après-midi, dans la tenue qu'exigeait le soleil, c'est-à-dire sans veston et coiffé
d'une visière verte de joueur de tennis. Un petit frère, qui percevait la lire d'entrée, l'arrêta
avec désespoir et lui demanda s'il était venu à pied. Sur réponse affirmative, il hocha la tête
pour dire qu'il se rendait bien compte de la chaleur, et s'informa pour savoir si le candidat
aux Titiens n'avait rien pour couvrir ses bras, qui étaient nus jusqu'au coude.
- Je n'ai rien.
Le petit frère agita ses manches, prononça quelques phrases mystérieuses et finit par
sortir son mouchoir et se le mettre sur le bras. On comprit, on s'exécuta. Un bras était cou-
vert, mais l'autre ? Le petit frère, à nouveau désespéré, se gratta le front, sourit, et désigna
la visière verte. Le visiteur ahuri ne comprenait pas. Il finit pourtant par se rendre à l'évi-
dence : le petit frère lui conseillait de pendre à son bras cette visière large de cinq centimè-
tres. Dieu et le patriarche regarderaient à l'intention. Et il alla contempler les Titiens, un
mouchoir sur l'avant-bras gauche et une visière de tennis sur l'avant-bras droit, au grand
étonnement des autres touristes. Ainsi avait été tranché le plus grave cas de conscience
qui se soit jamais présenté à l'esprit d'un disciple fidèle du patriarche.

Voici Venise

Avec ou sans Patriarche, avec ou sans duc de Windsor, Venise reste pourtant Venise, la
plus insolite et la plus accablante des villes. A errer à travers ces marchés somptueux, le
long des rii verts où court une algue fuyante, le long des larges fondamenta déserts qui
bornent la ville, aux Zattere en face la Giudecca, ou devant ce cimetière orné de portes
monumentales qui surgit de l'eau comme le château même de la mort, on comprend qu'on
ne connaîtra jamais parfaitement cette cité unique. Ses peintres en ont reproduit les fêtes,
les ciels, les mascarades, d'autres sans doute les joies et les tristesses populaires. Ce qu'il
faut savoir d'abord, c'est qu'elle n'est pas simple, qu'elle ne se laisse pas définir d'un mot,
qu'on la retrouve aussi bien dans ses richesses que dans ses pauvretés, dans ses canaux
que dans ses jardins banlieusards, un peu pelés, où sèche le linge, et que l'on aperçoit
parfois d'une fenêtre. C'est Venise, tout aussi bien, cette étendue serrée de toits marron,
vue du haut du Campanile, sans un rio, sans une rue, aussi entassée qu'une ville arabe.
C'est Venise, cette eau où la terre affleure, cette eau qui n'a pas la couleur de la mer si
proche, et que l'on a colonisée comme on colonise un désert, et où surgissent, ici et là, une
petite ville, un arsenal, une église, un entrepôt, une fabrique, un phare.
106 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

C'est Venise, ces longs murs des Zattere, avec leurs petits cafés tristes où boivent les
matelots, et c'est Venise encore ce ghetto lugubre avec sa synagogue de la Renaissance,
et c'est Venise, ces places désertiques devant les églises, où pousse l'herbe autour d'un
puits toujours fermé. C'est Venise, ce soleil, et c’est Venise, cette pluie. Car Venise a d'au-
tres trésors que ses palais, ses tableaux merveilleux, ses soirs peints par Guardi, ses mira-
cles de Gentile Bellini, ses fêtes de Canaletto, ses saints du Tintoret, ses Vierges du Titien.
Venise a ses visages innombrables, son coeur surnaturel, que rien ne pourra jamais enfer-
mer et limiter.
13 août 1937

DE L'AMOUR DES POMPIERS

Dans vos lettres privées, ma chère Angèle, que je garde auprès de moi, comme dans les
romans, en un secrétaire de bois de rose, il vous est arrivé de vous moquer de certaines
railleries adressées aux formes de l'art que vous jugez moderne. A qui n'est pas perclus
d'admiration devant les efforts de M. Edouard Bourdet à la Comédie Française, vous dites :
‘‘Vous préférez donc Mme Colonna-Romano ?’’ A qui blague M. Baty, vous répliquez : "On
voit bien que vous n'aimez que M. Bernstein !" Les contempteurs de Picasso sont par vous
accusés de préférer Luc-Olivier Merson, et ceux de M. Gide, les romans de M. Marcel Pré-
vost. Il y avait déjà longtemps que je désirais vous écrire à ce sujet, et les vacances me
paraissent singulièrement propices à ce genre d'examen.
D'autant plus que, revenant à la charge, vous me dites avoir lu dans votre journal que
l'Allemagne organise des expositions d'art "dégénéré", retire des musées les tableaux
d'après-guerre, et que Hitler, critique d'art, vient de condamner l'impressionnisme, le
cubisme et toutes les écoles en "isme". Malicieusement, vous me demandez mon opinion.
Je vous la dirai très franchement. Que le chancelier Hitler se fasse critique d'art, cela me
choque, et je ne crois pas que Mussolini donnerait dans ce travers. Que pour lui l'impres-
sionnisme soit un art d'avant-garde, c’est preuve d'un esprit bien attardé, bien bourgeois, et
pour tout dire bien primaire. Je suis très inquiet, aussi, d'entendre employer l'épithète de
dégénéré.
On a traité de dégénérés les plus grands peintres du siècle dernier, qu'il s’agisse de Re-
noir ou de Cézanne. On a traité de dégénéré Baudelaire. Mais que, d'autre part, il y ait là
une part considérable de snobisme, de dégénérescence du goût, de sottise morbide dans
l'admiration de l'après-guerre pour les sous-produits du cubisme et du surréalisme, cela me
parait tout à fait indéniable. Je trouverais tout à fait insupportable que l’on brimât sous pré-
texte de morale ou de santé, un grand artiste. Je regarderais d’un oeil très froid exposer
aux railleries et même brûler les tableaux adorés par l'esthétisme exaspéré de
l'après-guerre. La peinture ni l'écriture ne sont respectables en soi. Ce qui est respectable,
c’est l'art de peindre ou l'art d'écrire, et il est attristant de devoir rappeler des vérités premiè-
res de cet ordre. Maintenant, ma chère Angèle, je préfère de beaucoup que l'Etat ne s'en
mêle pas. Totalitaire ou non, j'ai toujours peur que l'Etat ne tourne ses regards vers
Luc-Olivier Merson. Je ne connais guère que l'architecture où il réussisse à faire passer sa
marque, bonne quand il a du goût, mauvaise quand il n'en a pas, et sans Etat, après tout,
pas d'architecture.
Mon opinion, ma chère Angèle, ne saurait donc trop vous surprendre. Quand nous di-
sons du mal de M. Baty, ce n'est pas que nous ne le trouvions trop hardi. C'est peut-être
que nous le voyons verser dans un pompiérisme gracieux, car il y a des pompiers de toute
sorte. Ce n'est pas que nous lui préférions M. Emile Fabre, car M. Emile Fabre n'existait
pas, et M. Baty existe. Là est le point.
Attaquer, même avec violence, tel ou tel snobisme, ne veut pas dire qu'on se délecte au
conventionnel. D'abord parce qu'il y a aussi une convention du snobisme, et puis parce qu'il
y a ce qui existe et ce qui n'existe pas. Pour citer des noms, je puis dire du mal, beaucoup
de mal de M. Gide. Mais je sais bien que M. Gide compte, et que M. Marcel Prévost ne
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 107

compte pas. J'irai même plus loin : je puis me sentir agacé, exaspéré, par toute une mau-
vaise littérature issue du pirandellisme (je mets à part Pirandello lui-même, que j'admire
fort), il n'empêche que cette mauvaise littérature est relativement vivante, alors que la mau-
vaise littérature du Boulevard, la mauvaise littérature "parisienne" ne l'est pas. Ce qui arrive,
et qui vous trompe, est que parfois les tenants de cette avant-garde tant discutée nous
paraissent à nous singulièrement en retard. Si je n'aime pas beaucoup Les Ratés, ce n'est
pas que M. Lenormand me paraisse trop neuf, c!est qu'il me parait trop vieux, et que sa
pièce est un mélodrame. Je n'ai pas pour Picasso, depuis bien des années, encore que
mon incompétence soit très humble, un amour sans limite. J'aime le Picasso de 1908, celui
des adolescents grêles et gris, des pitres, des savoureuses compositions humaines. Mais,
aimé ou non, je sais bien que Picasso c'est, dans notre temps, quelque chose qui existe, et
je ne vais pas pour cela le brûler sur l'autel de tel peintre bien-pensant, consommé par plu-
sieurs Académies.
Que l'on ne se méprenne donc point, ma chère Angèle, sur certaines attaques. Il arrive
que de vieux messieurs bien mis flattent doucement la chevelure de jeunes gens, parce
que ces jeunes gens ont dit du mal de leurs aînés immédiats, ont haussé les épaules de-
vant la littérature, la musique, la peinture à la mode depuis quelques années. Mais il faut
que les vieux messieurs bien mis en prennent leur parti : ce n'est pas pour eux, ce n'est pas
pour ce qu'ils représentent, que nous nous montrons sévères envers les autres. Car les
autres, pour quelque temps du moins, existent. Leurs erreurs, leurs excès, leurs fautes,
sont parties d'un mouvement de vie et de jeunesse dont ils profitent parfois encore. Les
vieux messieurs ne sont que de vieux messieurs. Si la jeunesse attaque l'avant-garde, ce
n'est pas pour se rallier aux pompiers, c’est parce qu'elle trouve l'avant-garde déjà mena-
cée par les pompiers, et surtout qu'elle espère mieux qu'elle.
20 août 1937

PRÉSENCE D’UNE OMBRE

Dans son Histoire de la Littérature française, Albert Thibaudet distingue entre la pré-
sence et la situation : il y a une présence de Baudelaire, dit-il, mais une situation de Hugo.
Le mot me parait convenir assez bien pour caractériser ce qui demeure auprès de nous
d'un fantôme disparu. Pascal et Montaigne, ou Cervantès, servent toujours aux hommes,
leur apportent toujours des rêves et des sujets de discussion. Voltaire, lui, ne nous trouble
plus. Tout au long du XIXe siècle surgissent ainsi les présences mystérieuses de poètes
dont on fait des figures exemplaires, qui jalonnent et indiquent les différentes routes de
l'infini : présence de Baudelaire, présence de Rimbaud. On n'est pas forcément des plus
grands à devenir ainsi symbole. Mais on est à coup sûr de ceux qui touchent le plus, qui
restent unis aux vivants par une affection presque fraternelle. Parmi les derniers venus, si
Proust oscille entre la présence et la situation, si Péguy est éternellement présent, je crois
que le fantôme qui prend de jour en jour un aspect plus saisissant est celui du poète autri-
chien Rainer Maria Rilke.
Les livres se succèdent, qui tentent de rapprocher de nous le plus attachant des hom-
mes : traductions des Elégies de Duino, souvenirs de la princesse de Tour-et-Taxis, le Rilke
vivant de M. Maurice Betz (l'admirable traducteur des Cahiers de Malte Laurids Brigge et
l'introducteur de Rilke en France), et enfin les Lettres à un jeune poète qu'ont traduites Ber-
nard Grasset et Rainer Biemel, et pour lesquelles le premier a écrit de si belles "Réflexions
sur la vie créatrice". Goethe, avec quelque raison, pensait que la poésie, contrairement à
l'opinion courante, est la chose du monde la plus traduisible. On le croirait volontiers, à voir
la dévotion qui entoure de temps à autre, à travers le monde, un poète étranger, et qui en
fait si vite une des images de notre destin. Le tendre et mystérieux Rilke est de celles-là, et
il ne sera plus permis, bientôt, de parler de l'art, de la poésie, de leurs apôtres et de leurs
martyrs, sans nommer cet enchanteur timide et toujours étonné.
108 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Ces Lettres qu'il écrivit à un jeune poète qui lui demandait conseil sont les plus propres à
donner de son esprit et de son coeur l'image la plus juste. Mme Monique Saint-Hélier, qui a
écrit aussi de si belles pages sur Rilke, explique que si un ange apparaissait à Valéry, Valé-
ry le regarderait avec attention et le comprendrait entièrement mais Rilke lui tendrait la main
et lui sourirait. Personne n'a jamais plus sincèrement tendu la main aux merveilles de l'uni-
vers et souri à la création.
C'était pourtant un ‘‘homme de solitude’’, et l'évangile de la solitude est celui qu’il prêche
avec la plus inébranlable constance. "Aimez votre solitude, écrit-il à son disciple, supportez-
en la peine ; et que la plainte qui vous en vient soit belle." On imagine que c'est cet accent
qui a dû toucher Bernard Grasset et lui inspirer ce chef-d'oeuvre de traduction, d’une pure-
té, d’une aisance si véritablement magistrale.
Toujours attiré par ce qui en l'homme cherche à survivre, il a reconnu chez Rilke ses
idées sur l'immortalité et ce qui apparente la création littéraire et artistique au besoin d'en-
gendrer. Mais il a vu aussi combien Rilke est tout autre chose qu'un écrivain et qu'aucun
mot d'école ne saurait convenir entièrement à sa pensée. Sans doute, on s'irrite parfois, en
esprit occidental, de ce qu'on devine de slave ou d'hindou, si l'on peut dire, dans ces flot-
tements, dans cette confiance aux voix secrètes de l'univers.
Je ne dis pas que Rilke ne puisse pas être dangereux pour des âmes un peu faibles, et
qu'il ne conseille un peu trop, ou ne semble conseiller, la dissolution de l'esprit. Il a apparu
comme un professeur de fuite, ainsi que Proust ou que Gide. Mais ce n'est pas voir assez
loin en lui, et Bernard Grasset me parait beaucoup plus proche du réel lorsqu'il définit l'au-
teur des Lettres par le mot de charité. C'était bien cela, en effet : Rilke était un coeur dévoré
de charité, les Cahiers nous le prouvent bien, qui parurent soudain, dans la littérature bril-
lante et desséchée de l'après-guerre, comme une manifestation de tendresse humaine.
Charité envers tout ce qui vit, le pauvre, le malade, et encore tout ce qui a une âme, et
toute chose a une âme. "Le monde est pour chacun de nous peuplé de parentés, et c’est le
propre du poète que de les ressentir." Ainsi le dit admirablement Bernard Grasset, ainsi se
précise dans ses commentaires la figure de cet homme de solitude qui fut aussi un homme
de l'univers, - et de l'oscillation entre la solitude et l'universel naît le rythme même de toute
grande oeuvre créatrice.
On conçoit comment, de la méditation sur un poète, on puisse arriver aux méditations
sur toute poésie. Je crois que la plus belle des Lettres de Rilke est celle où il explique
comment la volupté est chose grave et belle, et comment elle est analogue à la poésie : "Il
est donné à l'homme de solitude de reconnaître que toute beauté, chez les animaux
comme chez les plantes, est une forme durable et nue de l'amour et du désir. Je vois les
animaux et les plantes s'accoupler, se multiplier et croître, avec patience et docilité, non
pour servir la loi du plaisir ou de la souffrance, mais une loi qui dépasse plaisir et souffrance
et l'emporte sur toute volonté ou résistance. Fasse le ciel que ce mystère, dont la terre est
pleine jusque dans ses moindres choses, l'homme le recueille avec plus d'humilité : qu'il le
porte, qu'il le supporte plus gravement !... Qu'elle soit de la chair ou de l'esprit, la fécondité
est une : car l'oeuvre de l'esprit procède de l'oeuvre de chair et partage sa nature... En une
seule pensée créatrice revivent mille nuits d'amour oubliées qui en font la grandeur et le
sublime. Ceux qui se joignent au cours des nuits, qui s'enlacent dans une volupté berceuse,
accomplissent une oeuvre grave. Ils amassent douceurs, gravités et puissances pour le
chant de ce poète qui se lèvera et dira d'inexprimables bonheurs."
Ce texte de Rilke et cette traduction sont choses si belles qu'on a peine à s'arrêter de ci-
ter. Tous ceux qui ont connu le poète ont été sensibles chez lui à un charme humain, à une
tendresse inquiète, qui en faisaient un être unique. Mais le miracle commence - il ne se
produit que pour ceux qui en sont dignes - lorsque, après la mort, le même visage parait, à
ceux qui ne l'ont pas connu sur cette terre, aussi fraternel et aussi touchant. Nous qui
n'avons pas vu Rilke, il nous suffit de lire la moindre de ses phrases pour être touchés par
elle et pour être touchés comme nous toucherait la phrase d'un ami. L'amitié est la meil-
leure récompense du créateur.
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 109

Nous attendons désormais que l'on transcrive pour nous l'oeuvre lyrique de Rilke en son
entier. Je crois que va paraître bientôt une traduction de Mme Albert-Lazard, dont j'avais lu
jadis quelques fragments extrêmement beaux. On y verra, comme partout, que le souci
majeur du poète avait été de faire de sa vie, ainsi qu'il l'a dit lui-même :
Une heure qui sourit entre toutes les autres
Et se tait devant l'Eternel.
Sourire, parole, murmure et silence, c’est tout cela à la fois que nous donne son ombre.
On découvre aujourd'hui Rilke, à seize ans, comme on découvrait Rimbaud voici trente
années, avec cette même passion, ce même tremblement, auxquels on reconnaît non point
les poètes maudits, mais les poètes élus, ceux qui enseignent le monde et l'éternité à la fois
à la jeunesse.
27 août 1937

LE MANIFESTE DES DUPES

Les chanoines qui ont protesté contre le bombardement de Guernica et les crimes natio-
nalistes n'ont jamais existé.
On se souvient peut-être, bien que l'événement ait été de peu de conséquence, de cer-
tain manifeste des "intellectuels catholiques" dont les marxistes, russes, français ou espa-
gnols, firent naguère grand cas. A vrai dire, parmi ces fameux intellectuels, on ne pouvait
guère honnêtement citer que MM. Mauriac et Maritain, au milieu d'une foule d'inconnus. Ils
se lamentaient sur le sort des Basques livrés à Franco et, avec un art savant, mettaient sur
le même pied les communistes et les affreux nationalistes, également coupables, égale-
ment ennemis de L'Eglise. Par ailleurs, on faisait grand cas aussi, dans le camp de ces
messieurs, de certaines protestations signées du chapitre de Guernica, et protestant contre
les fameux avions hitlériens qui avaient incendié la ville. M. Maritain, le "Traité des Anges"
en main, démontrait que c'était là une utilisation pernicieuse de la faculté de voler en l'air, et
M. Mauriac, sacristain hanté de mauvais rêves, promulguait au Figaro des mandements
dépourvus d'indulgence.
Je Suis Partout a signalé le premier à ses lecteurs, voici plus d'un mois, l'admirable ré-
ponse des catholiques basques à leurs calomniateurs. Il a également signalé la lettre col-
lective de l'épiscopat espagnol, signée de deux cardinaux et de la plupart des prélats. Il a
publié le récit des atrocités qui ont coûté la vie, en six mois, "à dix-sept mille prêtres et reli-
gieux et à onze évêques". Nous ne voudrions pas nous immiscer dans des querelles reli-
gieuses qui ne nous regardent point. Mais ces seuls chiffres ne suffisent-ils pas à nous
montrer le devoir de tout homme civilisé, et l'immense duperie, ou l'immense hypocrisie, de
ceux qui veulent encore tenir la balance égale entre les deux partis ?
Qu'on nous permette donc de revenir sur la question. Avant de disparaître, Sept avait
été obligé de publier intégralement le manifeste des évêques, en I’entourant d'ailleurs de
commentaires confus. Sept a fait assez de mal à la pensée et à la vie françaises pour que
nous l'enterrions sans fleurs et sans couronnes. Mais M. Mauriac, qui se targue de tant
d'impartialité, M. Mauriac, qui, au-dessus de toutes les mêlées, depuis toujours, s'enivre de
l'encens des vieilles filles agitées et des jeunes garçons amateurs d'inquiétude, qu'a-t-il
pensé, lui, de ces phrases qui ne prêtent point à double sens ?
Les évêques espagnols ne désirent point tenir la balance égale entre le crime et la réac-
tion contre le crime. Ils affirment que la révolution marxiste eût éclaté dans tout le pays, si
Franco ne l'avait prévenue. Ils déclarent formellement que tous les moyens légaux ayant
été épuisés, il ne restait plus d'autre recours que celui de la force pour maintenir l'ordre et la
paix. Ils rappellent qu'en mai 1931, en octobre 1934, on incendia les églises et on assassi-
na les prêtres, que de février à juillet 1936 on détruisit et on profana 411 églises et l'on
commit environ 3000 attentats graves de caractère politique et social, faisant présager la
ruine totale de l'autorité publique. Ils affirment que la guerre actuelle est une course de vi-
tesse entre le bolchevisme et la civilisation chrétienne. Ils concluent ainsi :
110 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Aujourd'hui, il n'y a en Espagne d'autre espoir de reconquérir la paix et la justice et les


biens qui en dépendent que le triomphe du mouvement national.
On entend parfois de braves gens, que le bicorne et le chapelet de M. Mauriac intimi-
dent, se demander si vraiment leur devoir de catholique n'est pas de se méfier des nationa-
listes comme des marxistes, et de se retirer sur la montagne ou sous la coupole pour s’y
livrer aux analyses sans danger, et s'amuser à ces histoires d'héritage et d'adultère qui sont
le plaisir majeur des Français. Nous n'aurions pas osé leur répondre, sachant que M. Ben-
da est le seul Père de l'Eglise agréé par L'Aube. Les évêques espagnols ont fait entendre
une voix plus autorisée que toutes les autres. M. Mauriac l'entendra-t-il ?
Il peut bien nous jurer, à coup sûr, que personne plus que lui n'a stigmatisé les crimes
des rouges. On le voit mal, au Figaro, offrant sa bénédiction aux incendiaires, et on ne le lui
pardonnerait pas à Bordeaux. Et déjà on l'entend qui s'agite, qui proteste, qui invoque l'ar-
bre de la liberté des villages basques. Nous avons nos évêques, mais il a ses chanoines, et
bientôt ses amis nous rappellent leurs larmes, leurs plaintes, lorsqu'on a brûlé Guernica.
Nous n'avons qu'à nous effacer, qu'à rentrer sous terre.
Hélas ! ce n'est pas dans un journal de combat, c’est dans La Libre Belgique, quotidien
catholique, que nous trouvions tout récemment, il n'y a pas quinze jours, un document qui
vaut aussi qu'on s'y arrête : c'est une lettre du chapitre de la cathédrale de Vitoria (provin-
ces basques) "protestant contre les mensonges, les faux et les omissions d'un document
attribué par les rouges à des prêtres basques". Cette lettre a été adressée, le 18 juillet der-
nier, à S. E. le cardinal Gomas, primat des Espagnes, archevêque de Tolède. Elle rappelle
les crimes des marxistes, leur politique résolument antireligieuse, et elle déclare avoir lu
avec "douleur et surprise extrême" le document "adressé à Sa Sainteté par les soi-disant
représentants du clergé basque". Passons sur la dénonciation que fait le chapitre de Vitoria
des mensonges touchant la liberté des cultes et la situation des prêtres. Mais comment M.
Mauriac ne lirait-il pas avec un petit sursaut la phrase suivante :
"Quant à certains noms, apposés comme signature avec la mention chargé de la pa-
roisse de… il a été vérifié que les prêtres en question étaient précisément absents, ayant
dû se cacher ou s'enfuir à cause des vexations, emprisonnements et assassinats auxquels
ils étaient exposés"
Alors, le manifeste des intellectuels catholiques? les nobles protestations de M. Mari-
tain ? le stylographe d'encre bénite de M. Mauriac ? Alors, l'indignation contre le bombar-
dement de Guernica, contre l'étatisme impie, contre la divinisation d'un parti, contre la
guerre sacrilège ? Tout cela reposait sur un faux ? sur des signatures imaginaires ? Qu'at-
tendent MM. Mauriac et Maritain pour aller à Saint Jacques de Compostelle, la corde au
cou, les oeuvres de saint Thomas en équilibre sur la nuque, demander pardon à tous les
saints, et s'entendre condamner à lire "Les Trois Réformateurs" et "L'Enfant chargé de
chaînes" en guise de pénitence ?
Sans doute, en de tels sujets, plaisanter peut paraître hors de propos. Mais si l'on veut
prendre au sérieux une affaire aussi grave, où sont engagés l'honneur, la foi, l'intelligence
et la sensibilité humaines, comment traiterons-nous ceux qui ont eu la cervelle assez légère
ou l'hypocrisie assez forte pour utiliser l'influence que la sottise contemporaine leur a ac-
cordée et pour duper tant de malheureux ?
Certes, tous ne s'y laissent pas prendre. J'imagine que M. Mauriac aura lu avec contri-
tion, dans ce même Figaro où il publie ses homélies, l'admirable article qu'y a publié ven-
dredi dernier son maître Paul Claudel. Nous ne sommes pas toujours
d'accord avec Claudel. Ce grand poète n'a pas toujours été un excellent politique. Mais il
sait ce qu'est l'Espagne, il l'aime du plus profond de son coeur et de sa foi. Il a consacré à
sa gloire son drame merveilleux du "Soulier de satin", et devant les maux affreux dont souf-
fre le plus exaltant pays qui soit au monde, la terre de l'épée et de la croix, la terre de la
rose arabe et du cilice chrétien, il n'a pu retenir son indignation. Il salue, lui aussi, ce mani-
feste des évêques où il trouve, dit-il, "des arguments théologiques qui valent bien ceux de
M. Jacques Maritain".
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 111

Dans le Figaro, il lui était difficile d'attaquer M. Mauriac. Mais nous savons que Mauriac
et Maritain sont solidaires. Il rappelle la conclusion si forte des prélats donnant tout leur
appui au mouvement nationaliste. Il se range résolument contre les persécuteurs de sa foi.

Nous ne désirons point diviser les catholiques. Nous ne désirons point donner des
consultations religieuses. Ce n'est pas notre faute si sont engagées dans un combat terres-
tre tant de valeurs spirituelles. Laissons même de côté M. Mauriac, pauvre homme qui
confond la chasuble et l'habit vert. Pensons à ceux qui sont pires que lui. Et sachons qu'il
faut dire simplement ceci :
"On ment. On ment par parole et par omission, ainsi que le dit le catéchisme. On ment
lorsqu'on cache au monde l'opinion de l'épiscopat espagnol. On ment lorsqu'on lui cache ce
que pense un grand poète catholique comme Claudel. On ment lorsqu'on invente des si-
gnatures de prêtres pour abuser les esprits et les coeurs. On ment lorsqu'on apprend
qu'une chose était fausse, et qu'on ne le dit pas. On ment lorsqu'on se fait complice des
menteurs."

Et nous disons encore :


"On est dupe. On est dupe lorsqu'on écoute L'Aube, Sept, L'Echo de Paris aussi bien
que lorsqu'on écoute L’Humanité ou Le Populaire. On est dupe lorsqu'on ignore que toute
collaboration avec le communisme, de quelque prétexte qu'elle se voile, national ou reli-
gieux, est un crime contre la nation et contre la foi. On est dupe lorsqu'on se tait devant les
menteurs et les hypocrites.’’
Nous ne voulons être, dans ce journal, ni dupes ni menteurs.
3 septembre 1937

QUAND LES BELLICISTES ÉTAIENT PETITS

Je viens de lire, ma chère Angèle, une publication bien mélancolique. Les journées sont
plus courtes, la chasse est ouverte, les feuilles se rouillent, l'automne est proche, c’est le
moment de songer aux joies et aux tristesses d'autrefois, et à la fuite du temps. Vous vous
souvenez peut-être d'une publication de jadis qui se nommait Vu, et qui faisait, en des épo-
ques lointaines, une vive propagande antimilitariste, anarchisante et moscoutaire. C'était le
bon vieux temps de l'U.R.S.S., comme dit Jean Fontenoy. C'était aussi le temps du brian-
disme, de la route joyeuse de nos destinées, de la cagnotte de M. Chéron. Le cinéma muet
venait de périr. Paris était sillonné de tramways, l'Exposition coloniale faisait parler d'elle.
Bref, c'était notre jeunesse, sauf votre respect, ma chère Angèle. Mon Dieu, comme tout
cela est loin ! C'était en 1931.
A cette époque-là, nos bellicistes d’aujourd’hui étaient petits, et Vu publiait un numéro
spécial fort horrifique (11 février 1931) sur la guerre de demain. La Marseillaise de Rude,
sur la couverture, y était déguisée à l'aide d'un masque à gaz, et des photographies tru-
quées assez ingénieuses nous décrivaient les horreurs de la prochaine. J'avoue que je me
suis attardé à les regarder. La Chine et l'Espagne, depuis, nous ont appris ce que c’est
qu'une guerre. Franchement, cela n'a pas grand rapport avec ce que prévoyaient les paci-
fistes de l'époque. On nous a beaucoup terrifiés, ma chère Angèle, avec les gaz. Loin de
moi l'idée de prétendre que les gaz ne sont pas meurtriers, et qu'ils ne sont pas utilisés.
Mais enfin, en Ethiopie, à Madrid, à Shanghai, avez-vous l'impression que les gaz aient
joué ce rôle foudroyant que l'on prévoyait il y a six ans ? A voir les guerres modernes (et
pourtant l'Allemagne et la Russie les considèrent bien comme un très curieux champ d'ex-
périence, que chacun exploite de façon méthodique), à voir les guerres modernes, on a
l'impression que l'aviation y joue un rôle beaucoup plus considérable qu'en 1914, mais que
les principes des autres armes restent à peu près les mêmes.
Soit dit sans déplaire aux techniciens.
112 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

C'est pour cela que ces pages d’avenir nous paraissent simplement vieillottes. Sans par-
ler des paroles, des opinions, des photographies, des personnes qui régnaient alors sur le
monde. Voici M. Paul-Prudent Painlevé, qui ouvre le numéro, voici M. Poincaré, M. Maginot,
M. Dietrich, "ministre des Finances du Reich", M. Hoover. Vous vous souvenez qu'il avait
existé un M. Hoover ? Voici aussi un article du général Ludendorff expliquant les alliances
de la prochaine guerre. Parmi les neutres, nous remarquons l'Espagne, le Portugal, l'Ir-
lande, les pays baltes, l'Albanie. Croyez-vous qu'un seul de ces pays ne prendrait pas par-
ti ? La France a pour alliés les Tchèques, les Polonais, les Roumains et les Yougoslaves.
C'est ce que Ludendorff appelle le système horizontal. Quant au système vertical, te-
nez-vous bien, ma chère Angèle, il comporte l'Allemagne, l'Autriche, la Hongrie, l'Italie, la
Bulgarie, la Turquie. Soit, me direz-vous. Mais il comporte aussi l'Angleterre et la Russie.
On nous explique gravement que d'un côté il y a le système d'alliances du Grand-Orient, et
de l'autre celui de l'Eglise catholique et du bolchevisme. Ah oui ! ma chère Angèle, depuis
six ans, le monde a changé.

Sans doute peut-on établir quelques permanences. Joseph Staline règne déjà sur la
Russie, Mussolini est pris au sérieux par tous les gens de bon sens. On nous montre une
photographie où un jeune Führer, nommé Hitler, parle à quelques partisans enthousiastes.
Tout cela, nous pouvons à peu près le reconnaître. Mais le reste ? Alors, Sir Oswald Mo-
sley, interrogé par les enquêteurs, n'était pas le chef de la British Union of Fascism, mais un
ancien ministre du cabinet Mac Donald. Alors, on croyait à l'existence de Lloyd George.
Alors, von Seeckt dirigeait l'armée allemande, et Heinrich Mann représentait la "pensée" de
son pays. Où sont ces temps lointains ? Nos pacifistes, à cette époque, se montraient par-
ticulièrement acharnés à démolir toute idée de patrie. L'un d'eux, célèbre depuis pour avoir
réclamé "les tréteaux de l'enrôlement volontaire" pour l'Espagne, Pierre Scize, rédigeait des
articles amers contre l'exploitation des guerres d'idées. "Souvenons-nous, clamait-il ironi-
quement, de l'héroïsme de nos aînés. Faisons taire les voix menteuses du pacifisme. De-
main, peut-être, le temps des épreuves reviendra. Qu'il nous trouve trempés et forts, prêts à
tout subir pour notre défense. La guerre est d'essence divine. Elle assure le triomphe des
vertus fortes de la race."

Aujourd'hui, c'est sans ironie qu'il signerait ces lignes, car il ne s'agit pas de la France,
mais de Moscou. En doutez-vous, ma chère Angèle ? Mais l'écrivain bolcheviste Alexis
Tolstoï ne vient-il pas de publier un ukaze auquel M. Pierre Scize n'aurait garde de contre-
dire, et qui dit à peu près la même chose que les propos ironiques de 1931 ? Il déclare en
effet : "La plus haute joie de la vie est de sentir ses forces, quand chaque muscle joue,
quand toutes les forces spirituelles s'envolent vers de toujours nouvelles réalisations. De-
vant nous la bataille ! Tant mieux !" Voilà ce que sont devenus nos pacifistes, à partir de
l'instant où il ne s'est plus agi de leur pays, mais de la Russie soviétique. Voilà les farces
auxquelles ils se livrent, sans craindre ni moquerie ni dérision. La lecture de ces pages an-
ciennes, ma chère Angèle, ne fait que confirmer les vues les plus pessimistes que l'on
puisse avoir sur la nature humaine.
10 septembre 1937

LA SEMAINE ALLEMANDE A L'EXPOSITION : LE GALA DU CINEMA


(article de Jean SERVIÈRE)

Ouverture de la semaine d'art allemand, vendredi dernier, à l'Exposition, et grand gala


du cinéma. La foule des grands jours, à peine restreinte par l'été, envahissait la petite salle
de "Ciné 37", nichée sous l'arche de la Tour Eiffel. Auprès de M. Walter Funk, préposé aux
manifestations culturelles du Ille Reich, la colonie allemande, les officiels et les officieux,
avaient délégué leurs représentants, et M. Frederic Sieburg, le célèbre auteur de Dieu est-il
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 113

Français ? faisait la liaison entre les amitiés germaniques du temps de Briand et celles du
temps de Hitler.
Passons sur les hors-d'oeuvre. Des actualités assez soignées, parfois belles, toujours
adroites. Un film en couleurs aussi, hélas ! Quand le cinéma sera tout entier en couleurs,
nous nous sommes juré, François Vinneuil et moi, de ne plus jamais y retourner. Par une
malice du sort, les travailleurs du Reich sont transformés en nègres, et les drapeaux rouges
hitlériens deviennent d’un marron pisseux bien pénible à voir. On ne parle pas des ciels,
des arbres, du sol. Tout cela est plus affligeant que jamais, et l'on avoue ne pas voir de
remède. Ce Deutschland documentaire et totalitaire est aussi laid que Le Jardin d’Allah de
joyeuse mémoire - et c’est regrettable, car quelques images de fêtes populaires et de tra-
vaux humains y sont, comme toujours, fort belles. Les Allemands se doivent, et nous doi-
vent, d'écraser ce monstre : le film en couleurs.
Voici le morceau de résistance, la première mondiale de Patriotes, film de Carl Ritter.
François Vinneuil a dit tout ce qu'il fallait sur le cinéma allemand, sa désorganisation après
le départ des Juifs, ses progrès actuels, et la beauté des admirables documentaires de Leni
Riefenstahl. Mais nous avions hâte de voir un "grand film", un ‘‘film-histoire’’, qui fût autre
chose qu'un documentaire, justement, ou une aimable comédie. On nous envoie Patriotes.
Le début (malgré la musique, tout à fait inutile ici) est fort beau : dans une brume passe un
avion, tonnent des canons. C'est un très habile montage. La suite, malheureusement, nous
déçoit : un aviateur allemand tombe dans les lignes françaises, se déguise avec les habits
d’un épouvantail, se fait recueillir par une troupe de comédiens aux armées. Ici, quelques
détails cocasses bien venus. Mais l'invraisemblance de la situation (personne ne se méfie
du malheureux qui devrait être dix fois arrêté) est accusée par un petit fait : le film est en
allemand, les Français parlent allemand. Ce ne serait qu'une convention à accepter si, par
malheur, quand l'Allemand parle avec les prisonniers qui sont ses compatriotes, il n'em-
ployait aussi sa langue. L'allemand a donc deux valeurs : 1er le français, 2e l'allemand. On
avait vu le français jouer le même rôle dans Marthe Richard, de célèbre mémoire. Cela est
strictement impossible. Dans La Grande Illusion, les Allemands parlent allemand et les
Français français. Comme la simplicité a du mal à conquérir l'écran !
Naturellement, une jeune Française devient amoureuse du jeune aviateur. Mais quand
elle sait sa nationalité, elle le livre, tout en tâchant de le défendre contre l'accusation
d'espionnage. Un conseil de guerre l'en acquitte, en effet.

Pourquoi ce drame ? Nous y voyons des Français à moustache, agités et buveurs de


vin. Mais on aurait bien tort (disons-le à M. Robert Lorette) de penser que les Allemands ont
voulu se moquer de nous parce qu'ils montrent quelque ironie à l'égard des acteurs de
tournée et de la bureaucratie militaire. Le conseil de guerre nous révèle leurs vrais senti-
ments : le Français est brave à la guerre et sensible à l'honneur. Il n'en faut pas douter : on
nous a envoyé ce film pour nous faire plaisir. Par malheur, il est gâché de tant
d’invraisemblances de détail, il témoigne une méconnaissance si grande de l'apparence de
la vie française, qu'il risquerait, je le crains, de n'être pas très bien accueilli. Nous aussi,
nous avons fait de mauvais films : Marthe Richard, par exemple, présentait des Allemands
étonnants. Nous n'aurions pas eu l'idée d’envoyer ce film, parlant français, en Allemagne.

Regrettons donc de n'avoir pas une meilleure idée de l'effort que fait le IIIe Reich pour le
cinéma. Les intentions, si difficiles à discerner qu'elles semblent parfois, valent mieux que
cette réalisation quasi cocasse, où les plus hardies surimpressions à la mode de 1924
semblent le fin du fin, et où les invraisemblances d'Hollywood sont continuellement dépas-
sées. Le seul film sur les prisonniers, sur la guerre, sur la France et sur l'Allemagne, reste
encore La Grande Illusion.
10 septembre 1937

Ce texte de Jean Servière (par intérim) a été maintenu non en raison de son intérêt littéraire, mais historique.
114 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

NE FAISONS PAS DE LITTÉRATURE AVEC LA JEUNESSE

Il y a beaucoup de danger, ma chère Angèle, à parier de la jeunesse. Vous vous souve-


nez peut-être des pièces où M. Henry Bernstein, touché par la grâce antihitlérienne, se mit
subitement à faire la cour aux jeunes gens. Ce sont les hommes d'âge qui les ont trouvées
justes. Pour moi, je me souviens de l'une d'elles. J'étais placé derrière un jeune homme et
une jeune fille que je ne connaissais pas. Le grand silence régnait, puis on toussait, on se
mouchait, on haletait. Sur la scène, le charmant Claude Dauphin affirmait qu'il courrait à la
frontière quand il le faudrait. A côté de moi, une dame extasiée se retournait sans cesse,
ravie.
Seulement, nous, nous avions une grande envie de rire. Nous nous regardions avec
sympathie parce que nous étions les seuls à avoir envie de rire. Depuis, nous avons lié
connaissance, et nous sommes devenus fort bons amis.

Je pensais à cela, ma chère Angèle, en lisant un petit livre de M. André Maurois sur la
jeunesse d'aujourd'hui devant le monde moderne. J'en connaissais déjà plusieurs pages,
pour les avoir vu paraître dans Paris-Soir. Et quel que soit le talent de M. Maurois, je me
demandais si ses idées seraient entendues, et si elles auraient chance de ne pas choquer.
Il y a surtout un chapitre véritablement extraordinaire où cet excellent écrivain, auteur de
romans à succès, futur académicien, comblé en apparence par la vie, déclare aux jeunes
gens qu'il les envie, parce qu'ils ont vingt ans, qu'ils arrivent au tournant d'une civilisation,
qu'ils ont beaucoup à faire. "Demain, leur dit-il, vous pourrez construire un monde nouveau.
C'est une noble tâche." J'ai passé mes vingt ans, ma chère Angèle, mais j'en suis un peu
moins loin que M. Maurois. C'est peut-être pour cela que j'ai avalé ma salive avec un peu
de difficulté, je l'avoue.
C'est une manie assez commune chez les intellectuels bien rentés. Quand on leur parle
d'une jeunesse qui hésite entre le chômage et la guerre, beaucoup trop de nos penseurs
officiels ont tendance à répondre : "Soyez heureux, jeunes gens, demain vous serez
peut-être Marx, Balzac, Pasteur ou seulement M. Roosevelt". Seulement, ils ignorent sans
doute que les garçons qui ont commencé leurs études il y a cinq ou six ans cherchent au-
jourd'hui non pas à être Marx ou Balzac, mais à vivre. Je ne veux pas insister sur l'incons-
cience de pareils propos. Mais on peut aussi y voir autre chose. Lorsqu'un écrivain ou un
journaliste s'adresse à la jeunesse, il semble toujours s'adresser à une future académie. Il
parle pour le petit Ronsard, pour l'enfant Hugo, à la rigueur pour un futur réformateur,
économiste ou social. Je trouve cela assez effrayant.
Je ne pense pas que 1937, ni le chômage, ni même la guerre, puissent empêcher de
naître le poète ou le philosophe. Lorsqu'on est né pour être Descartes, on devient proba-
blement Descartes. Mais est-ce que Descartes doit être seul, ma chère Angèle, à nous inté-
resser ? N'est-ce pas un étrange aristocratisme que de tapoter négligemment les joues du
petit Baudelaire ou du petit Rembrandt, en lui disant que les épreuves mûrissent les génies
humains ? Il y a, à l'heure qu'il est, des jeunes hommes qui n'ont jamais pensé à recons-
truire "l'économie mondiale" ou à faire de beaux vers, qui n'ont pas de génie, mais qui n'en
méritent pas moins de vivre, et qui n'en sont pas moins sensibles à l’intelligence et à la
beauté, et capables d’action. Et ceux-là, je ne trouve pas que leur sort soit enviable.
Peut-être les épreuves les mûriront-elles, c’est bien possible. Encore que l'utilité sempiter-
nelle de la souffrance me paraisse une grande sottise. Mais tandis qu'ils attendent, en pié-
tinant dans la boue, sous l'averse, le temps des récompenses métaphysiques, je ne trouve
pas qu'il soit très charitable de leur dire : "Je suis arrivé. Si vous saviez comme c'est
triste !". Ni très charitable, ni très intelligent.

Il faudrait peut-être cesser, quand on prétend parler à la jeunesse, de parler pour les dix
ou douze garçons qui, dans dix ans d'ici, auront obtenu un prix littéraire ou seront attachés
de cabinet. On peut le dire, ma chère Angèle, sans verser dans un démocratisme que je
n'aime guère : il est grand temps que la France cesse d'être cette imbécile nation de man-
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 115

darins, le nez fixé sur les boutons de l'avancement. Quand on revient d'Allemagne ou d'Ita-
lie, tout peut ne pas nous plaire, mais il y a une chose qui ne demande que l'admiration : ce
que ces peuples ont fait pour leur jeunesse. Je ne demande aucune militarisation, certes.
Mais on a parfois le coeur un peu serré en voyant, au-delà des frontières, comment on
parle à la jeunesse : d'une manière virile - mais d'une manière charmante et sûre aussi. On
lui parle d'honneur, mais on lui assure la subsistance et la paix intérieure. On lui demande
d'agir, mais on la protège.

Quant à nous, au nom du ciel, cessons d'offrir des récompenses littéraires à ceux qui
demandent d'abord les conditions matérielles et morales de leur dignité.
17 septembre 1937

PETITE HISTOIRE ABREGEE DE L'EXPOSITION ANTIFASCISTE DE 1937


(Jean Servière, par intérim)

Que l'Exposition dût être une victoire de l'antifascisme, nul ne nous l'avait laissé ignorer.
Préparée par M. Gaston Doumergue, votée contre l'extrême-gauche par l'infâme Conseil
municipal des Topazes de Paris, elle n'en restait pas moins le chef-d'oeuvre à venir du
Front populaire.
Est-il besoin de rappeler les crimes fascistes qui entravèrent son essor ? Un jour, on
sciait une planche sur le passage d’un pompier qui voulait enlever des échafaudages les
drapeaux rouges ou les drapeaux noirs dont ils s'ornaient. Un autre jour, les patrons met-
taient le feu à un hangar, en laissaient s'écrouler un autre, menaçaient le pavillon de la
S.D.N. L'autre semaine encore, deux accidents à la tour des parachutes prouvaient la mau-
vaise volonté Patronale. Etonnons-nous après cela que, menée à la curée par une presse
grassement rétribuée sur les fonds secrets de Hitler, de Mussolini et de la Cagoule, la
meute fasciste ait réussi à retarder l'ouverture et à laisser passer cette date triomphale du
1er mai, dont elle ne voulait à aucun prix ! Elle s'attendait à une résistance ; ses calculs
furent vite déjoués : l'Exposition n'ouvrit pas.
La non-ouverture de l'Exposition le 1er mai fut donc la première victoire de l'antifas-
cisme. Il devait y en avoir d'autres. Qui ne se souvient de cette mémorable inauguration,
sous un précoce et torride soleil, où le pauvre M. Lebrun dut emprunter la seule voie prati-
cable : la Seine? On avait tout fait cependant pour maquiller les échafaudages, les gravats,
les pavillons inachevés.
M. Lebrun admira comme il se doit les beaux jets d'eau. On lui cacha que, les canalisa-
tions n'étant point achevées, on avait utilisé à cet effet... les lances des pompiers. Et cela
se passait en des temps très anciens... Depuis, nous avons volé de victoire en victoire. Qui
a oublié ces semaines mémorables de juillet où l'on inaugurait pavillon sur pavillon, où, dès
qu'une porte, une colonne étaient dressées, M. Labbé, haut-de-forme en tête, se précipitait,
suivi de ses attachés et de plénipotentiaires étrangers, saluait l'amitié traditionnelle qui nous
unit à nos nations soeurs, et inaugurait, inaugurait, inaugurait... Sans doute, les mauvaises
langues prétendaient bien qu'aussitôt inauguré, le pavillon était rigoureusement fermé au
public. Mais tout a fini par s'arranger. Nous avons aujourd'hui une Exposition fort présenta-
ble. Alors de quoi nous plaignons-nous ?
Tant pis, si la saison de Paris est en juin, si les étrangers qui avaient retenu, puis dé-
commandé leurs chambres, ne sont pas tous revenus. Il en reste beaucoup, assurément, et
la baisse de notre monnaie les attire, comme il est trop naturel. Mais quand l'Exposition de
1937 aura fermé ses portes, elle aura sans doute reçu vingt millions de visiteurs. C'est un
chiffre, on en convient. Mais Pierre Gaxotte, et après lui beaucoup d'autres, ont rappelé que
l'Exposition coloniale en avait attiré près du double.
Les foules qui accourent, alléchées par le désir de s'instruire et par les réductions de
chemin de fer, que trouvent-elles à cette Exposition ? Il faut mettre à part, tout d'abord, une
chose étonnante : la rétrospective de l'Art français. Ne la portons pas trop au compte du
116 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Front populaire : Corneille de Lyon et Dumesnil de La Tour ignoraient la République. Par


contre, on peut fort bien mettre au compte du Front populaire le fait que le plan du musée
(qui n'est pas désagréable à regarder de l'extérieur) est absurde, que les tableaux seront
pendus aux tuyaux des calorifères pour être rôtis, que l'éclairage est presque toujours
défectueux et que par exemple une des toiles les plus sublimes et les plus hardies que nos
peintres aient jamais composées, le Saint-Sébastien de La Tour, est quasi invisible.
Dirons-nous que nous ne sommes pas très sûrs que la manière dont le Front populaire
entend l'éducation des masses soit très efficace ? On réduit les grands écrivains, les
grands hommes de tout ordre en panneaux explicatifs. C'est une idée comme une autre.
Ce dont je suis parfaitement sûr, au contraire, c'est qu'il n'a pu venir qu'à l'esprit d'un pé-
dagogue en délire d'expliquer les tableaux de Van Gogh en inscrivant au-dessus d'eux en
lettres capitales : "Hantise de l'espace."
Il y a mieux, il est vrai, comme folie primaire. Je ne sais plus trop où se trouve une pho-
tographie, agrandie mille ou dix mille fois, d'un sein de femme. Afin que nul n'en ignore, on
a écrit au-dessous : "sein de femme". Et on a ajouté, pour éveiller l'esprit du petit prolétaire
suivant les méthodes de coq-à-l'âne chères à M. Labbé: "Sentiment du volume. - Première
jouissance. - Idée de l'infini."
Après cela, Tartuffe lui-même ne jetterait plus de mouchoir à Dorine.
Quand vous verrez quelque chose de beau ou d'agréable à l'Exposition, soyez sûr qu'il y
aura aussi une inscription prétentieuse et imbécile. C’est la part du Front populaire.
Par malchance, notre pays possède des penseurs. Il a fallu qu'on me jure sur tous les
dieux du paradis marxiste que M. Paul Valéry était l'auteur des inscriptions du Trocadéro
pour que je le croie. Il me semblait capable d'écrire de manière contournée, obscure, mais
pas dans ce jargon prodigieux. Nous espérons en tout cas qu'il fera tirer sur japon impérial
le texte désormais impérissable des inscriptions qui ciment le nouveau Trocadéro, et aux-
quelles tout commentaire ôterait leur saveur. Les unes sont simplement prudhommesques :
DANS CES MURS VOUES AUX MERVEILLES J'ACCUEILLE ET GARDE LES OUVRAGES DE
LA MAIN PRODIGIEUSE DE L'ARTISTE EGALE ET RIVALE DE SA PENSEE L'UNE N’EST RIEN
SANS L'AUTRE.
Ou bien :
TOUT HOMME CREE SANS LE SAVOIR COMME IL RESPIRE. MAIS L'ARTISTE SE SENT
CREER. SON ACTE ENGAGE TOUT SON ETRE SA PEINE BIEN-AIMEE LE FORTIFIE.
Mais que penser de ce mirliton attendrissant et obscur à la fois :
IL DEPEND DE CELUI QUI PASSE QUE JE SOIS TOMBE OU TRESOR QUE JE PARLE OU JE
ME TAISE. CECI NE TIENT QU'A TOI. AMI N'ENTRE PAS SANS DESIR.
Et enfin voici le chef-d'oeuvre, et je défie le plus calé des candidats au certificat d'études
d'en faire la moindre "analyse logique" :
CHOSES RARES OU CHOSES BELLES ICI SAVAMMENT ASSEMBLEES INSTRUISENT
L'OEIL A REGARDER COMME JAMAIS ENCORE VUES TOUTES CHOSES QUI SONT AU
MONDE.
L'Exposition aura coûté un milliard et demi. Toutes les dépenses ne sont d’ailleurs pas
encore réglées, et beaucoup d'artisans se demandent quand leur note pourra être payée.
Les recettes, en mettant les choses au mieux, seront de cent vingt millions. Que l'on com-
pare ces deux chiffres, et l'on saura ce que coûte une victoire de l'antifascisme. Naturelle-
ment, il n'était pas question de couvrir les frais, et c’est par ailleurs qu'une Exposition est
utile. Mais avec un peu moins de gaspillage d'un côté, et les pavillons ouverts en mai de
l'autre, combien aurions-nous pu gagner ? Pour compenser ce que nous avons perdu, on
parle beaucoup de prolonger l'Exposition jusqu'à l'année prochaine, ou de la rouvrir au prin-
temps. Ce serait le plus éclatant aveu de défaite du Front populaire.
Mais il faut dire qu'il y a à cela de grandes difficultés. Tout d'abord, le règlement des Ex-
positions internationales s'y oppose, et les Américains, qui préparent une Exposition en
1939, verraient cela d'un très mauvais oeil. La plupart des pays étrangers n’y tiennent
guère. La Suède prépare également une Exposition à Stockholm. Ajoutons à cela que les
terrains appartiennent à la ville de Paris, qui ne donnera l'autorisation à l'État de continuer
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 117

que si les 300 millions avancés au commissariat général sont remboursés. Nous n'en som-
mes pas encore là.
Les restaurants et les cafés de l'Exposition sont fort chers, tout le monde le sait. On me
répondra que c’est afin de laisser aux pavillons élégants une certaine tenue. Je ne suis pas
très sensible à cet argument. Non par démocratisme, mais parce que je trouve encore plus
laid l'envahissement des allées et des places par la foule de braves gens portant sac à pro-
visions et litre de bière. N'aurait-on pu arranger pour eux quelques abris, gratuits... et invisi-
bles ?
Il est vrai qu'on peut toujours, si l'on trouve trop coûteux les pavillons étrangers, aller se
nourrir au pavillon du Travail. C'est une des réalisations les plus touchantes du Front popu-
laire. On imagine le pauvre travailleur, harassé par sa visite, et trouvant pour lui, sa femme
et ses deux gosses un restaurant à des prix abordables. Hélas ! on lui offrira du bourgogne
à 12 frs, du champagne des bonnes marques, des plats du jour à 10 frs ou plus. Combien
coûtent les oeufs au plat dans le restaurant populaire de la Maison du Travail ? Ils coûtent 6
francs ! Et le tendron de veau ? 12 francs ! Et la côte de pré-salé ? 12 francs aussi ! Il est
vrai qu'on y peut déguster du caviar à 14 francs la cuillère, et boire du Heidsieck à 60 francs
la bouteille. Il est vrai surtout qu'on a prévu des hors-d'oeuvre et des charcuteries excellen-
tes, et qu'on leur a même donné le nom qui convient. Le menu, en effet, ne porte-t-il pas :
Assiette C.G.T.: 12 francs ?
Après celle-là, tirons l'échelle.
On ne sait pas beaucoup de familles modestes pouvant s'offrir le luxe d'un repas à la
Maison du Travail. Mais l'assiette C.G.T., baptisée par un humoriste à froid, mérite de rester
comme symbole de cette Exposition à la fois antifasciste et résolument démocratique. S'il y
a dans cette Exposition, malgré la monotonie des édifices, quelques réussites incontesta-
bles, et de ravissants jeux de lumière sur l'eau pendant la nuit, c’est la preuve que la
France a encore des artistes, des artisans, des hommes de goût et de conscience, pour qui
le travail n'est pas une matière à revendications - c'est que la France n'est pas encore tout
entière antifasciste.
Jean SERVIÈRE, 24 septembre 1937
LA DICTATURE DES PIONS

Le gouvernement de Front populaire une fois fondé, en mai 1936, sur l'enthousiasme
des masses et sur l'espoir du Messie, il ne fallait pourtant pas laisser croire que ses sou-
tiens étaient les seuls salopards en casquette et les feignants de l'Exposition. Ni les mar-
quises révolutionnaires, ni Mme de C.... ni Mme Marie-Laure de N.... née Bischoffein, ne
l'auraient permis. Non, le Front populaire enthousiasmait les masses, c'était un fait, mais il
soulevait aussi d'une noble exaltation les élites, et pour ce qui était de réfléchir, personne
ne lui venait à la hauteur de l'artère temporale.
On se mit au travail, et nous pûmes contempler bientôt le fonctionnement de quel-
ques-unes des plus belles machines à penser dont l'année de l'Exposition Arts et Techni-
ques ait à s'enorgueillir.

L'immeuble de la culture

Le donjon central, le saint des saints, ce fut, bien entendu, la Maison de la Culture. Ne
croyez pas qu'elle s'appelle ainsi par une sorte de noble métaphore, et comme elle s'appel-
lerait le Collège de la Civilisation ou l'Institut de Rhétorique. Elle s'appela Maison parce que
c'était effectivement une maison, située 12, rue de Navarin, une maison avec quatre murs,
une porte et un nombre réglementaire de fenêtres. (Aujourd'hui, elle a d'ailleurs déména-
gé.) L'immeuble de la Culture prouve bien qu'il ne s'agit pas d'une construction idéologique,
d'un thème moral, mais de quelque chose de solide, payant impôts, taxes immobilières,
patentes, et ayant pignon sur rue. Le Front populaire, on vous le répète, n'a rien de com-
mun avec la canaille.
118 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Sans doute l'Immeuble de la Culture existait-il déjà, mais les événements de l'année ont
achevé de lui donner tout son lustre. En même temps, les convictions des locataires, qui
passaient jusque-là pour d'aimables originalités, prenaient un vigoureux regain et se trans-
formaient en fois solides, indéfectibles, dûment estampillées et récompensées.
Personne n'en acquit plus d'éclat que le Prix Goncourt André Malraux, depuis lieute-
nant-colonel de l'escadrille España. Il n'est peut-être pas très utile de revenir très longue-
ment sur ce qu'il représente. Voici quelques années, lorsqu'on commença de dire qu'une
philosophie commune inspirait ses premiers romans, et que cette philosophie était le sa-
disme ; que de la Chine, c'était beaucoup moins le bouddhisme, et même les statues gré-
co-bouddhiques, qui attirait André Malraux, que les supplices dits chinois ; que l'incontesta-
ble goût de risquer sa vie, et celle des autres, ne faisait peut-être qu'un chez lui avec la
sympathie pour la douleur ; à cette époque, on vous regardait d'un air un peu étonné. Au-
jourd'hui, c’est un des lieux communs de la critique, et on imagine assez bien que la guerre
d'Espagne (où Malraux a eu le courage d'aller, au lieu d'entonner en choeur: "Partez ! Par-
tez !" avec les autres Guéhenno et Chamson), la guerre d'Espagne a été pour lui une ma-
gnifique occasion d'exprimer sa métaphysique de la souffrance.
Naturellement, il n'a pas toujours été bien accueilli. Pour la foule, et devant la foule, il est
le héros, l'archange de la Révolution, le Guynemer du Front populaire. Mais, en réalité, on
le jalouse un peu et l'on n'aime guère ce lustre guerrier qui efface l'éclat plus modeste des
autres littérateurs. Quand on est boute-feu, mais au coin du feu, on trouve parfois que ce
bombardeur exagère, et il est sans doute temps que cette plaisanterie finisse. Sans comp-
ter qu'il a beaucoup plus de talent que les autres, ce qui est contraire à l'égalité. Lorsque le
lieutenant-colonel de l'escadrille España apparaît en public, il doit bien spécifier que ceux
qui excitent à la guerre de loin jouent un rôle tout à fait admirable. Sinon, je crois bien qu'on
l'empêcherait de parler. Tout au moins les torrents de lumière qu'il déverse sur ses obscurs
blasphémateurs n'ont pas empêché quelques-uns de ceux-ci d’arriver à une gloire à la-
quelle ils auraient été bien empêchés d'atteindre voici quelques années. Qui connaissait
alors Louis Aragon ? Les amateurs de surréalisme, les chercheurs d'une littérature neuve,
loin de la foule. On prétendait que Le Paysan de Paris était une sorte de chef-d’œuvre
inconnu : pour ma part, l'ayant lu fort longtemps après sa naissance, je n'y ai plus trouvé
que les tics et les rides d’une époque précocement vieillie. Mais, aujourd'hui, Aragon doit
bien mépriser les jeux de ses premiers ans. Doué d'une voix magnifique, il lit des poèmes
espagnols salle de la Mutualité, il appelle aux armes et il rédige ces longs, lourds, pâteux
romans à la manière de Zola qu'on appelle Les Cloches de Bâle ou Les Beaux Quartiers.
L'esthète raffiné est devenu le Déroulède communiste. Il insulte Gide, il insulte les suicidés
russes, les non-conformistes, les frères d'Essenine et de Maïakovski, tous ceux qui ne peu-
vent supporter la dictature la plus effroyable qui ait jamais régné sur l'esprit humain. Allé-
grement, Aragon s'agenouille devant Staline, et les lecteurs de L'Humanité le prennent pour
un grand poète et un grand romancier. En récompense, on lui a donné Ce soir.
Au moins a-t-il pu parvenir à une célébrité assez considérable. Il n'en est pas de même
pour le malheureux Jean Cassou, qui a eu beau devenir rédacteur en chef d'Europe dans
des circonstances obscures, présider des meetings pour les provinces soviétiques
d’Espagne, applaudir aux incendies d'églises (ils ne sont, a gravement expliqué ce conser-
vateur de trésors nationaux, que des manifestations de la foi), il est trop certain que son
nom n'a point réussi à vaincre la surdité subite des masses.
Il fut jadis, lui aussi, l'auteur de petits romans peu lus. Si on l’interviewait sur ses opinions
politiques, il répondait : "Je vote pour les modérés, parce qu'ils me paraissent mieux sauve-
garder la cause de la liberté." On est prié de croire que nous n'inventons rien. Aujourd'hui,
M. Jean Cassou, dont la destinée réelle était d'être un bon traducteur d'espagnol, tend le
poing et mange du curé. Sur le progrès, sur les églises, il ressasse sans fin les bobards les
plus éculés du père Hugo, et ses articles d'Europe sont à conseiller aux pauvres gens qui
pensent que la gaieté est morte. Si M. Aragon est le Déroulède du Front populaire, M. Cas-
sou en est le Monsieur Homais. Telles sont les Trois Parques de la Maison de la Culture.
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 119

Elles s'assemblent parfois, bavardent, votent des motions, se congratulent, tiennent sur l'art
des séances réjouissantes. M. Aragon explique la décadence de la peinture par les sales
gueules des deux cents familles et M. Cassou se plaint qu'on ne puisse distinguer entre un
tableau peint après le 6 février et un tableau peint avant. Au cours de cette séance mémo-
rable, un "peintre du dimanche", un ouvrier communiste, déclara que la grève, c’était très
bien, qu'il la faisait comme les camarades, mais que, lorsqu'il s'agissait de peindre, il préfé-
rait peindre sa femme et sa fille. Il se fit siffler.
L'art, tel que le conçoivent ces messieurs, est une chose austère, avec laquelle on ne
badine pas. Nous l'avons bien vu avec la fameuse pièce Liberté. Jusqu'à la fin des temps
du Front populaire, il faudra le leur répéter : Voilà votre art, voilà votre théâtre. Liberté était
une si mauvaise pièce que la Maison de la Culture fit savoir qu'elle n'y était pour rien et que
toute la responsabilité en incombait au groupe Mai 36. Nous ne sommes pas dupes de ces
distinctions : pour nous, Maison de la Culture ou Mai 36 ne sont que les prénoms de deux
soeurs. Si l'ennui n'avait été le plus fort, une vaste rigolade aurait accueilli ce four gigantes-
que qui ne put même pas se maintenir à coups de représentations gratuites. Les prolétaires
fuyaient ces dissertations pompeuses, ces devoirs français exhumés en grande solennité.
C'est pour ce navet géant qu'on a dépensé des dizaines (ou des centaines) de milliers de
francs, offertes libéralement au plus plat zéro de l'univers dramatique, M. Jacques Chaban-
nes. Pendant ce temps, les subventions accordées à son de trompe au Cartel sont si mai-
gres qu'il peut à peine tenir le coup. Il ne s'agit pas là d'opinions politiques : le Cartel, on le
sait, n'est pas hostile au gouvernement. Mais entre Jacques Chabannes et les Pitoëff ou
Jouvet, le Front populaire n'hésite pas : il couronne le plus bête.

Les enfants de Vendredi

La Maison de la Culture, cependant, ne pouvait suffire à exprimer les aspirations à l'intel-


lectualité des masses. On ne touche les masses, tout le monde le sait, que par le journal et
l'hebdomadaire. De L'Aube à L'Echo de Paris, en passant par L'Humanité et Le Populaire,
les staliniens ne manquaient pas de journaux. En fait d'hebdomadaires, ils en étaient ré-
duits au Canard Enchaîné, qui ne "fait pas sérieux" et dont, au surplus, on pouvait se de-
mander parfois s'il n'était pas anarchiste, voire quelque peu trotskyste. Comme j'ai l'hon-
neur de vous le dire ! Bien avant de prendre le pouvoir, les penseurs se mirent à l'oeuvre et
accouchèrent d'un hebdomadaire "entièrement rédigé par des écrivains et dirigé par eux"
(ou quelque chose d'approchant) auquel on donna le nom du saint patron de tous les nè-
gres, je veux dire Vendredi.
On a quelque scrupule, aujourd'hui que Vendredi donne tous les signes de l'agonie, à
revenir sur sa brève carrière. L'étoile polaire en était André Chamson, mais on avait chargé
de sa direction effective, le catholique communiste Martin-Chauffier, qui fut enfant de
choeur et secrétaire de Finaly. Sous le signe de la foi et de la mauvaise foi, Vendredi entra
dans la course avec la collaboration éminente d'André Gide et de Jacques Maritain. Ce
dernier abandonna promptement, un peu effrayé, malgré tout, du voisinage, et quant au
premier, trotskyste infâme, chien fasciste, agent de la Gestapo, il est inutile de dire ce qu'il
est devenu.
Les purs sont restés. On n'a pas toujours eu d'hostilité pour André Chamson, romancier
adroit quand il veut bien ne rien prouver, essayiste fumeux, conservateur diplômé et politi-
cien assez roublard. C'était le Numa Roumestan de la littérature. Il y entrait le menton en
avant, avec une pointe d'accent cévenol, et les dragonnades servaient de garanties à son
républicanisme. Aux environs du 6 février 1934, il rôdait autour des Deux-Magots, lamenta-
ble, affaissé. "Nous avons été des vaincus", murmurait-il quelques mois après, en évoquant
cette journée célèbre. Et je vous jure qu'on avait envie de le consoler et de s'étonner qu'il
ait pris tellement au sérieux la dictature effroyable de son compatriote M. Doumergue.
Tout changea avec Vendredi. Le teint verdâtre, le cheveu clairsemé, André Chamson
paraissait dans les réunions publiques, fumant d'une main agitée cigarette sur cigarette.
D'une voix blanche, il stigmatisait ceux qui lui avaient inspiré une telle crainte, comme s'il
120 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

voulait se venger d'une peur non point physique, mais métaphysique. Il partait pour la Rus-
sie, réclamait l'intervention contre l'Italie, contre l'Espagne. Avec assez de bon sens, d'ail-
leurs, de temps à autre, pour savoir où il ne faut pas s'enferrer : il a donné asile aux explica-
tions de Gide, il a exécuté Liberté. Numa Roumestan sait manoeuvrer pour avoir l'air libre.
En réalité, il demeure soumis à la Russie, à ses consignes, à son chef génial. Vendredi,
sous son autorité, est devenu l'hebdomadaire russe de langue française dont Staline avait
besoin, et le chef à peine contesté de l'Intelligentsia-Service.
Les moindres seigneurs qui gravitent autour de lui ne méritent pas d'être bien longue-
ment dépeints. Jean-Richard Bloch, belliciste furieux, devrait être célèbre pour avoir écrit de
M. Mussolini, en le comparant à Napoléon III, que la campagne d'Ethiopie serait son expé-
dition du Mexique.
Quant à Martin-Chauffier, on l'a chargé des besognes dont les autres ne veulent pas. Il a
rangé la bibliothèque de M. Finaly et il a ordonné la Correspondance de M. Gide. Il a réussi
à attirer le naïf Maritain dans le guêpier Aussi lui a-t-on libéralement accordé la rubrique des
insultes. Dans son emportement, il est même allé jusqu'à attaquer M. Mauriac, pourtant
vénéré du Front populaire. C'est qu'il est un domestique zélé, mais pas très intelligent.
Dans des temps pas très anciens, il protestait de son admiration pour M. Maurras en termes
emphatiques. Aujourd'hui que Vendredi court à sa fin, on sent dans ses colères un trem-
blement de pauvre bougre qui voit disparaître son pain. Soyons charitable pour qui pointe
déjà avec fièvre la liste des bureaux de placement.
Les autres s'en tireront toujours ; ils ont un peu de talent, parfois, de la notoriété à tout le
moins, ou une excellente place. Mais lui ? Il avait pourtant rassemblé autour de lui les écri-
vains, il avait fait de son journal ce chef-d’oeuvre d'ennui, ce bulletin de pions que M. Sta-
line lui-même devait se faire traduire le soir pour obtenir un sommeil sans rêve : le vrai jour-
nal pour lady Macbeth. Mais on se lasse de tout, même de penser. Les masses n'ont pas
marché.
Entre nous, avoir espéré exciter les foules avec ce ramassis de pédants nous a toujours
paru une invention fabuleuse. Ils s'en rendent compte sans doute, d'où la mélancolie qui
s'exhale désormais de cette feuille mortuaire. Le deuil est mené par le pauvre M. Guéhen-
no, qui n'est plus rien, pas même directeur d'Europe, et qui se frappe la poitrine, et qui
pleure. Son coeur se fend à penser qu'il a tant milité pour la liberté, pour la paix, pour les
idoles démocratiques. Le 2 août 1914, il nous l'a raconté, il joua sur son violoncelle la Mar-
seillaise à l'Ecole. Et il a continué à jouer toutes les Marseillaises que l'on a voulu, sur tous
les violoncelles. Il a offert sa bonne volonté, sa mauvaise foi, son coeur percé, ses roublar-
dises mélodramatiques, et on ne lui a même pas proposé dans quelque Parlement d'écri-
vains ce poste de président de la Chambre qu'on a offert au Guéhenno des députés. Car il
est l'Edouard Herriot de la littérature et le clown larmoyant le plus pittoresque de l'équipe.

Révérends-Pères

Si les choses commencent à aller mal, il y eut pourtant une époque, assez proche en
somme, où le Front populaire de la pensée, fortement appuyé par la presse, formait un
ensemble respectable. Aragon en formait l'extrême-gauche et l'on ne parle pas de quelques
alliés surréalistes dont il faut toujours se méfier : Breton n'a-t-il pas osé parler de Moscou la
Gâteuse ? Quant à la droite, si l'on peut ainsi parler, sous l'oeil paternel de M. Cassou, brû-
leur d'églises, elle était constituée par toute une troupe de catholiques dont le bastion
avancé reste L'Aube, et dont la citadelle centrale fut Sept, l'hebdomadaire des R. P. Domi-
nicains, aujourd'hui défunt. Sept était le Vendredi des démocrates chrétiens, de même que
la revue Esprit, dont le français approximatif fera la joie des philologues futurs, correspond
à peu près à la revue Europe. La besogne est parfaitement divisée : d'un côté, on brûle les
églises, et de l'autre, grâce à une importante réserve d'eau bénite, on sanctifie les incen-
diaires.
Sans doute, parmi ces catholiques si étrangement mêlés à d'odieux compromis, y a-t-il
des esprits de bonne foi et des coeurs sincères. Le désarroi de notre temps est tel qu'il faut
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 121

bien pardonner à quelques erreurs. Mais lorsqu'on voyait Sept accueillir avec componction
une interview de M. Léon Blum, on ne pouvait manquer d'être confondu. Et que dire de
l'Aube, qui a eu l'idée saugrenue de s'adjoindre comme collaborateur, il n'y a pas de longs
mois, le catholique convaincu, le théologien respectable entre tous qu'est M. Julien Benda ?
M. Julien Benda, dans le cours de sa vie déjà longue, a subi plusieurs incarnations. Col-
laborateur de la Revue Blanche, il invoquait Byzance et ses débats hors du siècle. Peu
avant la guerre, on le retrouva ami de Péguy. On l'oubliait, lui et ses romans tarabiscotés,
écrits dans un style impossible, lui et ses querelles rabbiniques avec M. Bergson, quand
vint l'après-guerre, et la quasi-célébrité que lui donna La Trahison des Clercs où il prêchait
pour une tour d'ivoire. Il s'enfonçait à nouveau dans l'oubli lorsque s'annoncèrent sur l'hori-
zon les premières vagues du Front populaire et la vieillesse à la fois. A soixante dix ans, M.
Benda recommence une carrière, et nous admirons que ce soit à l'Aube.
Il nous a raconté ses souvenirs dans un petit livre qui pourrait être le dangereux fonde-
ment d'un antisémitisme de violence. L'obsession sexuelle dans ce qu'elle peut avoir de
moins ragoûtant achève de compléter son image : c'est un petit vieux affolé, comme on en
voit dans les asiles, et qui se demande comment raviver ses désirs éteints. La contempla-
tion solitaire du clerc ne lui suffit plus, il lui reste la méchanceté. La guerre éthiopienne,
aujourd'hui la guerre espagnole, lui ont donné ce ragoût, ce piment de l'existence. Il nous a
confié récemment dans la N.R.F. que le salut de son pays lui importait peu, et qu'une
guerre lui plairait. Entre parenthèses, la N.R.F. nous fait bien rire avec sa prétendue impar-
tialité : elle refuse les articles antisémites de M. Jouhandeau, pourtant son collaborateur, et
elle abrite pieusement le plus répugnant personnage de notre temps.
Parfois, M. Benda a besoin de penser ailleurs, Il part pour l'Amérique, et s'y livre à ses
voluptés. Il nous l'a dit : en Amérique, on ne le contredit jamais, tandis qu'en France on se
permet d'avoir des opinions différentes des siennes. Evidemment, à son âge, il lui est diffi-
cile de voyager seul : il ne sait pas manoeuvrer les robinets d'une baignoire, ou se trompe
dans les ascenseurs. Ses mésaventures dans les buildings formeraient une suite d'excel-
lents gags cinématographiques. Ahuri, dépeigné, philosophant, c'est le professeur Nimbus
à la Nouvelle Revue Française. Le malheur est que ce Révérend Père est pris parfois au
sérieux - de moins en moins, il est vrai. Tout choque en lui : sa méchanceté, son goût du
sang, sa sensualité visqueuse et impuissante. Ses derniers articles, où il appelait à la
guerre de toutes les forces de son esprit d'aliéné, forment un imposant monument de la
démence sanglante. On aurait pu croire longtemps qu'il n'était que le vieux marcheur de la
philosophie, mais c’est un vieux marcheur qui aime la souffrance des autres. Il a déclaré
qu'il tuerait avec plaisir quelques-uns de ses ennemis personnels : Maurras, Bergson. On
ne l'a pas poursuivi. Nous serons plus charitables : le jour où le pouvoir, en France, sera
remis en des mains assez fortes, nous demanderons pour lui le bénéfice de la seule loi
pitoyable et juste qu'on puisse lui appliquer : le bénéfice de la loi Grammont.

Outsiders

Dans ce carrousel de la pensée, dans ce cirque intellectuel, Julien Benda représente le


pontife le plus grave. Mais on reconnaît la force d’une organisation et d'un mouvement non
seulement à ses disciples de stricte obédience, mais encore à l'aide que lui apportent cer-
tains catéchumènes, qui préfèrent rester au-dehors. La Maison de la Culture n'en a point
manqué. De même que Mistinguett "à la jambe nerveuse" (le Populaire dixit) apparaît aux
fêtes de Luna Park, de même on voit parfois se lancer sur la piste, traverser allégrement les
cerceaux de papier et montrer à la foule un derrière constellé, quelques écrivains amateurs.
Ils ne sont pas les moins intéressants, et, Malraux mis à part, ce sont d’ailleurs les moins
dépourvus de talent.

De Jules Romains on savait bien, il suffisait de le lire, qu'il était dominé par une idéologie
quarante-huitarde, par le vieil héritage de Hugo et de Michelet. Je ne cesserai pas d'avoir
beaucoup d'amitié pour Les Copains, que j'ai su jadis par coeur et qui sont d'une grande
122 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

drôlerie, pour Knock, pour certaines pages admirables des Hommes de bonne volonté.
Mais il faut convenir que ces temps derniers ont été assez fâcheux pour le bon renom de M.
Jules Romains. Du haut de la chaire dont M. Raymond Patenôtre lui a fait don à Marianne,
il nous a asséné quelques sermons bien sentis, dont nous sommes tous demeurés pantois.
Un jour, il a reçu une lettre où on lui disait que de jeunes royalistes avaient déchiré des
vêtements de femme dans une chambre d'hôtel, parce qu'il s'agissait dune lectrice de La
Flèche, et, comble d'horreur ! un tome des Hommes de bonne volonté. Sans vouloir exami-
ner ce que cette lettre avait d’absurde (ou de farceur), ce qu'il pouvait y avoir en tout cas de
comique à se plaindre de la lacération de ses ouvrages, M. Romains s'est écrié : "Le voilà,
l'avenir de l'intelligence !" Le ridicule ne tuant plus, il nous a tout aussitôt donné des
conseils sur la morale internationale, la réorganisation de l'Europe et divers autres sujets
avec un accent prophétique que n'auraient désavoué ni les habitants de Donogoo ni M.
Georges Duhamel. Avec lui, le Front populaire a fait une excellente recrue ; c'est M. Le
Trouhadec saisi par la morale.

Plus difficile à saisir est M. de Montherlant. Il met sa gloire à être imprévisible. Un jour, il
fait plaisir à la droite, un jour à la gauche, il collabore à Commune et à la Revue des Deux
Mondes, il prend parti pour les Ethiopiens, envoie cent francs aux rouges Espagnols, fait
partie de la confrérie de Montserrat, et se demande s'il ne devrait pas s'engager dans les
troupes carlistes. On ne se sert de lui qu'avec prudence, car demain, de toute sa hauteur, il
vous avertira que vous vous êtes trompé. Si attentif à sa liberté qu'il en devient l'esclave, il
se console aujourd'hui avec les abeilles du Petit Echo de la Mode, que ses livres sur les
jeunes filles ont mises en fureur. Leurs piqûres l'excitent, et il continue. On finit par ne plus
en vouloir à cet enfant gâté des lettres contemporaines. Les communistes ne réussiront
jamais à l'annexer tout à fait. On regrette un peu, parfois, qu'un talent aussi grand, qu'un
sens si superbe de la langue, condescende à tant de petites choses. Mais bah ! il est ainsi.
Avec toujours un sens supérieur de la publicité, naturellement. C'est l'Alcibiade et le Bar-
num du monde littéraire.

Quel que soit son talent, il ne pouvait pourtant suffire. Au Front populaire il manquait un
académicien. On l'a trouvé depuis quelque temps dans la personne de M. François Mau-
riac. Cela n'a pas été sans mal. M. Mauriac est nerveux, irritable, et capricieux comme une
chèvre. Vendredi l'avait honoré, en même temps que le Canard enchaîné, pour avoir préfé-
ré le Négus au Duce. Mais il avait écrit un bien vilain article sur M. Blum, intitulé : L'Interna-
tionale de la haine. M. Martin-Chauffier en était devenu tout rouge. Il a fallu que M. Mauriac
donnât des signes évidents de repentir, ne recueillit point cet article dans son Journal, et
entamât de violentes campagnes contre le fascisme. Le jour où il assimila les chrétiens
d'Allemagne et d'Italie aux trotskystes assassinés par Staline, on trembla de nouveau, mais
enfin l'intention y était. Comme il fit à Je Suis Partout l'honneur de le lui écrire, il est vrai que
Mussolini ne tue point les évêques, mais on s'apercevra un jour, parait-il, qu'il est parfois
plus dangereux pour l'Eglise d'être "protégée" que d'être persécutée. M. Mauriac a trop lu
de mauvais livres, et conçoit un peu trop les rapports du ‘‘protecteur’’ et de la protégée
comme ceux du souteneur et de celle qu'il fait travailler. Ce qui est irrespectueux.
Dans l'ensemble, malgré quelques incartades, sévèrement reprises par M. Jean Cassou,
M. Mauriac est assez docile. Il n'aime pas l'Italie mussolinienne, que peut-on lui demander
de plus ? De temps en temps, en une phrase bien romantique, il déplore les malheurs des
vieux peuples chrétiens. Il blâme Moscou, assurément. Mais il est très étonné si on lui dit
qu'il fait le jeu de Moscou, qu'il confond un peu trop le vitriol et l'eau bénite, et qu'ayant jadis
failli baptiser son roman de Thérèse Desqueyroux du titre de Sainte Locuste, il se livre avec
une trop évidente volupté, tout justement, à la philosophie et à la politique de Sainte Lo-
custe, et des empoisonneuses béatifiées.
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 123

Ainsi arrive-t-il à certaines femmes vertueuses, après la quarantaine, qui se laissent ten-
ter par l'appel du péché. La conquête de M. Mauriac, académicien et bien pensant, par
l'antifascisme intellectuel, c'est une victoire du démon de midi.

Epurations

Le Front populaire de la pensée comportait d'autres outsiders, au plus beau moment de


sa gloire. Mais les incartades de MM. Mauriac, de Montherlant, et même de Jules Romains,
doivent nous apprendre que les outsiders sont des alliés quelque peu dangereux et qu'on
ne saurait accepter leur appui qu'avec la plus extrême méfiance. Aussi, la mort dans l'âme,
et pour être tout à fait semblable à la grande patrie des travailleurs, la Guépéou littéraire
est-elle obligée, de temps à autre, de procéder à des épurations.
Le plus illustre de ces exclus, on le sait, c’est André Gide. Point n'est besoin de rappeler
avec quel enthousiasme il avait adhéré au communisme et déclaré qu'il était prêt à donner
sa vie pour le triomphe de I’UR.S.S. Point n'est besoin de rappeler comment il était accueilli
dans les meetings de la Maison de la Culture. C'était le grand écrivain, le grand penseur,
dont toute l'oeuvre d'ailleurs tendait obscurément au communisme, depuis Les Nourritures
terrestres elles-mêmes.
Hélas! où est cette ferveur ? Alors, les hebdomadaires littéraires fleuretaient avec Mos-
cou, alors, M. Céline paraissait le plus vigoureux des apologistes du dehors, et se faisait
traiter couramment d'illustre romancier populaire. Alors l’Académie des Sciences et l'Institut
chantaient les louanges de la patrie des travailleurs. Que les temps sont changés ! M. Cé-
line est allé en U.R.S.S. et il en a rapporté un bref "mea culpa", qui n'est qu'un tombereau
d’insultes à l'égard de la sainte Russie. M. Gide est allé en U.R.S.S. et il nous l'a raconté
dans deux livres fort sévères. On s’est mis à les regarder comme des traîtres, et, ainsi que
l'a écrit le spadassin Henri Béraud, en fait de grand écrivain et d'illustre romancier popu-
laire, il fut fortement question d'un va-de-la-gueule et d'une face de rat.
On épura donc André Gide et Louis-Ferdinand Céline, et on pria Dieu que tout s’en tint
là.
Il y avait bien quelques réfractaires, auxquels on faisait un petit sourire, mais dont on
préférait ne pas parler. Le dénommé Jean Giono, par exemple, avait choisi le pire moment
pour publier certain Refus d’obéissance où il se proclamait pacifiste, juste à l'instant où M.
Staline, père des peuples, vantait l'armée française. Pacifiste contre le communisme
même ! On toussa, et on regarda ailleurs. Ailleurs, l'horizon n'était pourtant pas très clair.
Etait-il sûr que M. Guéhenno n’avait pas été débarqué d'Europe pour tiédeur à l'égard des
Soviets, et pour amitié à l’égard de Trotski ? A Marianne, M. Emmanuel Berl, cervelle lé-
gère, mais non sans talent, ne manifestait visiblement que peu d'enthousiasme pour l'al-
liance russe. M. Berl disparut dans des circonstances obscures, on le maria avec Mlle Mi-
reille, et tout le monde pensa que c’était un coup des Trois petits lutins. Enfin, comme tout
ce brouhaha s'était tant bien que mal apaisé, éclata dans le ciel estival le troisième procès
des ingénieurs, je veux dire le drame du Canard enchaîné.
On était pourtant coutumier des épurations, dans le journal de M. Maréchal. Déjà on
avait mis Pierre Scize à la porte, dans des temps lointains, parce qu'il s'était fait décorer, et
La Fouchardière parce qu'il avait trouvé ridicule de dégommer M. Chiappe à la veille du 6
février. Le Canard semblait de jour en jour mériter mieux son épithète d'enchaîné, et se
battait un peu plus les ailes pour amuser ses lecteurs. Le métier de satiriste n'est possible
que lorsqu'on reste dans l'opposition, et, sans le colonel de la Rocque, la pauvre bête n'au-
rait su quoi dire. Pourtant, certain esprit anarchiste, avec lavallière, cheveux longs, barbi-
chette et idées courtes, continuait de sévir. Henri Jeanson applaudissait quand Jean Renoir
refusait d'accepter les ordres de la C.G.T. pour choisir ses figurants. Galtier-Boissière me-
nait une campagne clairement pacifiste et sourdement anti-moscovite. Aux procès trotskys-
tes, il regimba. Que se passa-t-il alors ? Quels arguments fit-on valoir auprès des purs, au-
près de M. Maréchal et de M. Pierre Bénard ? En cinq minutes, en tout cas, MM. Galtier-
Boissière et Henri Jeanson furent promus fascistes, et honteusement chassés du journal.
124 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Depuis, ils polémiquent chez M. Bergery, et Bénard accuse Bergery d'être avocat de Ford,
et La Flèche accuse Bénard d'être moscovite de bourse et de coeur. A la grande joie de la
galerie.
Hâtons-nous de dire qu'on a tout de suite trouvé un remplaçant à Jeanson dans la per-
sonne de son imitateur diplômé, qui n'a pu jamais être bien longtemps ni acteur, ni auteur,
ni journaliste : Michel Duran, dit Huguette ex-Jeanson. Et on attend maintenant, avec quel-
que impatience, comme en Russie, après l'exécution de Galtier-Toukhatchevsky, celle de
Maréchal-Vorochilov. Parlerons-nous pour finir de quelques pauvres types, décorés, joués,
un peu moins qu'autrefois, et à qui le Front populaire a donné une nouvelle jeunesse ? On
se moquait d'eux, et les voici devenus sacrés. Tristan Bernard collabore à Liberté, et l'on
vénère sa grande barbe. On repêche quelques vieux de la vieille. Et le Canard enchaîné
reçoit l'ordre de ne plus se moquer de Maurice Rostand. La grande victoire du Front popu-
laire, la voilà. Le risible poète qui partageait avec Cécile Sorel et Mistinguett la faveur des
chansonniers est devenu une âme noble, un grand talent, et c'est à lui que vont les bravos.
Nous n'avons pas encore admiré de farce plus réjouissante. Tristan... Maurice Rostand...
C'est la revalorisation du pain rassis.

Les princes du sang

De M. Mauriac au Canard enchaîné, nous avons tenté de peindre un panorama assez


complet du Front populaire de la Pensée contemporaine. On y trouve de tout : des humoris-
tes et des penseurs, et ce sont les penseurs qui sont comiques et les humoristes qui sont
lugubres. Discipline, camarades ! Unité d'action ! Il s'agit avant tout de former un bloc assez
cohérent pour que les différences passent au second plan.
Et si l'on cherche à savoir par quel miracle tant d'écrivains si divers peuvent s'assembler,
je crois qu'il faut invoquer une très vieille loi qui veut qu'on passe aisément de l'encre au
sang. Les hommes de lettres sont des espèces de ratés, qui écrivent parce qu'ils n'agissent
point. Mais parfois apparaît sur l'horizon une heure qui donne tout pouvoir au mot. Parfois,
de ce que l'on écrit, peuvent surgir la mort, la guerre, la révolution. Comment résisterait-on
à pareille ivresse ? On a composé, bon an mal an, un petit roman assez lu, on est traduit à
l'étranger, on est académicien, les vieilles demoiselles et même les jeunes filles vous écri-
vent. On se dispute votre collaboration dans les journaux bourgeois. De tout cela, à l'heure
où les femmes bovarysent, on commence à avoir un peu de lassitude. Alors naît, ou semble
naître, l'instant privilégié, celui qu'attendait Faust, celui à qui l'on peut dire : "Tu es beau,
arrête-toi". Un imprudent vous a demandé votre avis sur quelque chose de grave, de réel,
et non plus sur les angoisses d'une dame riche et propriétaire de pins ou d'un vicaire égaré
dans un bar. On sait très bien que beaucoup vous écoutent, que des naïfs sont persuadés
que vous détenez une parcelle sacrée de vérité. Et vous commencez à parler. Vous parlez
de tout, vous n'attendez pas qu'on vous demande votre opinion, vous lancez aussitôt, avant
toute information, avant toute réflexion, vos encycliques et vos bulles. Il vous semble être
enfin sorti du conclave des ratés, et couronné de la triple couronne.
C'est ce qui est arrivé à plusieurs, c’est ce qui est arrivé peut-être à tous. Les hommes
de lettres ont subi la grande tentation, celle de peser sur la vie, d'agir sur la vie. Robes-
pierre et Napoléon ont été des hommes de lettres qui ont complètement cédé à la merveil-
leuse tentation de la vie, et leur exemple hante toujours les petits poètes et les mauvais
romanciers. Quand les intellectuels s'emparent de l'univers, nous pouvons commencer à
trembler. Où est le temps de la sagesse, le temps où Malherbe proclamait qu'ils n'étaient
pas plus nécessaires à l'Etat qu'un joueur de quilles ?
24 septembre 1937

LA VÉRITABLE AVANT-GUERRE

Dans un livre drôle et méchant, Paul Morand avait, il y a quelques années, ressuscité
l'avant-guerre. Des films honorables ont maintenu cette faveur et, encore aujourd'hui, la
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 125

vogue n’en est point passée. Le style ‘‘nouille’’ va peut-être rentrer en faveur ; on continue à
costumer les femmes à la façon d’il y a trente ans, et nous assistons à ce spectacle assez
extraordinaire d'une période admirée non pour sa beauté, mais pour ses ridicules attendris-
sants : nous sommes en pleine mode du démodé. Cela va-t-il durer longtemps ?
On commet peut-être là une erreur qui donne une piètre idée de l'information et du goût
de nos contemporains. Il est bien certain que les ameublements et les toilettes des femmes
furent bien ce que nous ont présenté les films "désuets" ; il est certain, d'autre part, qu'à
côté de peintres égaux aux plus grands, on admira alors quelques barbouilleurs secondai-
res. De même, nous ne le nions pas, le succès allait-il aux pièces des boulevards et aux
romans d'adultère mondain. Mais c’était la surface des choses : devant le charme désuet
de certains décors, absurdes et délicieux, devant les valses viennoises ressuscitées avec
les grandes tenues des officiers, il ne faudrait pourtant pas oublier que l'avant-guerre, en
une période de quinze ou vingt années, apparaîtra plus tard comme une des plus éblouis-
santes périodes d’art qu'ait jamais connu la France.
Pour la musique et pour la peinture, la richesse de ce temps est déjà connue de tous. Le
public qui lit a la cervelle plus dure. Il est encore obnubilé par un ‘‘1900’’ apparent, qui lui
cache le ‘‘1900’’ réel, alors qu'il a oublié pour les vrais peintres les peintres qui plaisaient.
De même, recensant les bibliothèques privées du XVIIIe siècle, M. Daniel Morriet y ren-
contre Loaisel de Tréogate et Les Epreuves du sentiment de Baculard d'Arnaud beaucoup
plus fréquemment que Voltaire au même Jean-Jacques. Le travail est intéressant et incline
au scepticisme modeste, mais il n'en reste pas moins que, pour nous, le XVIlle siècle est
toujours le siècle de Voltaire et de Jean-Jacques, et tant pis pour les contemporains. Les
professeurs de Sorbonne qui, dans deux cents ans, fouilleront les collections de journaux
découvriront sans doute que les grands noms de l'avant-guerre, au théâtre, étaient Rostand
et Henry Bataille. On l'apprendra avec un grand étonnement, car qui nous dit si, dans l'ave-
nir, l'auteur dramatique du XXe siècle ne sera pas Claudel ?
Il est aisé de citer quelques dates pour confondre le public qui dénigre l'avant-guerre sur
la foi de ses romances et de ses toilettes, d'ailleurs charmantes. Sans doute, plusieurs des
voix qui se firent entendre au début du siècle n'eurent qu'un petit nombre d'auditeurs : mais
qu'importe si ce petit nombre seul a de l'intérêt ? Ne croyons-nous pas fermement que Ra-
cine est le grand tragique du siècle de Louis XIV, alors que la majorité des contemporains
lui préférait sans doute Quinault ?
Dans les écoles et les Sorbonnes, plus tard, les bacheliers tourmentés par la question
des dates sauront qu'en 1900 paraissait L'Enquête sur la monarchie, de Charles Maurras,
et que Péguy commençait à peu près la publication des Cahiers de la quinzaine. Ils sauront
que, depuis quatre ans, Gide avait donné, dans un silence presque total, Les Nourritures
terrestres, et, quelque temps auparavant, Claudel son Tête d'or, et, depuis trois ans, Berg-
son Les Données immédiates. Ils sauront que Colette débute à ce moment-là sous le mas-
que de Willy, et qu'avec Mme de Noailles, elle invente ou met au point ce romantisme fémi-
nin auquel on n'a pas accordé assez d'importance. Ils sauront, ou devront savoir, que
l'avant-guerre est la grande époque du bergsonisme, du renouveau catholique, du Sillon et
de cet étrange bonhomme que fut le petit père Sorel, maître de Lénine et de Mussolini.
Après quoi, ils ajouteront, s'ils ont des lettres : "J'en passe, et des meilleurs." Car il faut
convenir que Valéry est hors du temps et de l'espace : signalé au temps du symbolisme
finissant, il a nagé sous l'eau pendant vingt années et n'a surgi à l'air libre qu'après la
guerre.

Qu'est-il advenu de tout cela? Il est presque inutile de dire qu'il ne s'est pas agi d'appari-
tions fugitives, mais d'influences durables et multiples. A côté de ce foisonnement, comme
notre après-guerre paraîtrait pauvre et unilinéaire, sans les survivants et deux ou trois écri-
vains nouveaux ! Il n'est pas jusqu'aux mouvements d'apparence secondaire qui n'aient eu
des prolongements considérables, puisque sans le panthéisme ingénu et l'amour de la na-
ture du romantisme féminin, sans toute cette jungle fraîche, ces mots charnels, nous ne
126 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

pourrions aujourd'hui comprendre ni Lawrence ni Giono, et que les jeunes bacchantes de


1900 (même en mettant à part l'éclatante Colette.) ont formé notre paganisme.
Et pour le reste, qui ne voit combien durent et se haussent les maîtres de l'avant--
guerre ? Elle aura révélé au moins trois écrivains de premier plan : Maurras, Péguy et Clau-
del. Comment le premier a rénové la politique et la critique, et jusqu'à la langue de ces deux
arts majeurs, comment son oeuvre, L'Action Française s'est imposée comme une présence
durable à ses adversaires eux-mêmes, il n'est pas besoin de le rappeler. En même temps,
Maurras proposait à son temps, outre son oeuvre, outre son influence politique ou critique,
une sorte de figure du héros, un sens de la grandeur, rénové de Démosthène, une union
étonnante de la raison et de la passion, et tout ce qui fait de ce logicien, de ce critique ad-
mirable, qu'on veut si faussement transformer en intellectuel abstrait, un des hommes les
plus puissamment enracinés dans le réel qui soient.
A côté de lui, loin de lui si l'on veut, mais le rejoignant par des chemins détournés sur la
voie de la grandeur nationale, Péguy, pendant quinze ans, menait un combat d'une raison
sans doute moins vigoureuse, mais puissamment soutenu par les forces du sang. Et il nous
apportait une incomparable poésie, neuve et drue, un sentiment unique du mystère et de la
pureté, (je ne travaille pas dans le péché, disait-il), un héroïsme qui unissait en lui, à travers
Hugo, le moyen âge et Corneille. Son influence directe, si considérable qu'elle fût, n'allait
pourtant pas sans solitude : on ne peut dire qu'il eut des disciples. Mais cette solitude, mal-
gré la mort, lui a permis une survie surprenante. Point de purgatoire, point d'oubli pour lui. A
chaque instant depuis sa mort, il fut présent parmi nous, mêlé aux querelles de notre
temps, invoqué par les clercs et les ennemis des clercs, et toujours jeté dans la bataille.
Pour être plus éloigné encore de la foule, l'art de Claudel n'en a pas moins été une des
gloires de ce temps. L'homme qui en 1905 donnait avec Partage de Midi un des plus brû-
lants drames d'amour qui existent, l'homme qui rénovait la tragédie immédiatement avant la
guerre avec l'Annonce faite à Marie et l'Otage, et devait plus tard revenir, avec ce torrentiel
Soulier de satin au drame épique de sa jeunesse, aura connu cette fortune singulière d'être
plus suivi comme poète et comme directeur de conscience que comme dramaturge. Rappe-
lons-nous la ferveur de Jacques Rivière. Plus tard, sans doute, cette oeuvre dramatique,
malgré les défauts qui tiennent à l'éloignement forcé d'une scène abâtardie, apparaîtra
comme un ensemble absolument unique, et d'une beauté à lignes simples qui rejoint et
égale celle des grands classiques : on parlera de Violaine et de Sygne comme d'Antigone,
de Mesa comme d'Hamlet, de Dona Prouhèze comme de Chimène.
Encore ces trois noms glorieux ne suffisent-ils pas à définir une époque. Le branle don-
né par certains philosophes n'est pas apaisé, et si nous ne croyons plus guère à Bergson,
le bergsonisme est passé dans l'air du temps, nous sommes nés en le respirant. Barrès,
renouvelé en ces quinze ans, nous laisse des fils, légitimes et illégitimes, et il n'est même
pas besoin de nommer Montherlant. Citerons-nous d'autres noms, de Léon Daudet à Apol-
linaire, à Alain Fournier ? Enfin, on sait la gloire de Gide, Parce qu'elle a régné sur dix ans
d'après-guerre, il ne faudrait pas oublier qu'elle était admise et déjà attaquée aux environs
de 1910 : nous n'avons pas à la juger aujourd’hui. Il nous suffit de dire que, si l'oeuvre,
avec raison, peut paraître maigre et fausse à beaucoup, l'attitude de l'homme demeurera
comme une sorte de repère. Parmi ces chercheurs d'absolus divers qui succédèrent à la
génération tainienne du relatif, Gide est celui qui dit non. Il apparaîtra, même pour qui ne le
lira plus, très exactement comme notre Rousseau. Un Rousseau plus intelligent, et moins
sensible, plus critique, et moins poète, pareil à lui dans son vaste travail de confusion des
valeurs plutôt que de renversement nietzschéen.

Nous sommes assez loin, on le voit, de l'époque ridicule et touchante que célèbrent à
l'envi les films américains et quelques actes de théâtre. Nous n'avons pas à dire ce qui
nous parait mauvais dans ce foisonnement : nous n'avons voulu qu'en indiquer sommaire-
ment la richesse. D'autre part, n'oublions pas que les toilettes des femmes, les romans psy-
chologiques, les recherches curieuses de certains poètes précurseurs, l’atmosphère géné-
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 127

rale des salons et des promenades au Bois, tout le superficiel de l'avant-guerre a été trans-
figuré dans l'oeuvre de Proust, plus nourrie, chose curieuse, de ce que l'avant-guerre a eu
de léger, que de ce qu'elle a eu de profond. La vision de l'univers a été entièrement renou-
velée, tous les problèmes ont été posés, une autre forme a été donnée à la poésie et au
drame, à l'amour, à la politique, à la nature, aux rapports des êtres et du monde. Si briève-
ment qu'on puisse l'indiquer, il n'en importe pas moins de le faire : ces quinze ans ont dé-
couvert autant d'Amériques que le XVIe siècle. Ces quinze ans, qu'on veut réduire à la
Valse brune et aux grands chapeaux de Lantelme et de Berthe Bady, ont lancé sur tous les
océans mille caravelles, dont aucune n'a encore sombré. Peut-être, dans les manuels fu-
turs, leur manquera-t-il d'avoir un nom collectif, comme le romantisme. Mais ils pourraient
revendiquer celui de Renaissance.
1er octobre 1937

CONSEILS AUX AMATEURS

On a parfois envie, ma chère Angèle, vous me l'avez écrit bien souvent, de parler d'autre
chose que de politique, d'autre chose que des événements qui agitent ou risquent d'agiter
l'Europe. Vous vous flattez de vous intéresser aux choses de l'esprit, comme on dit dans les
journaux de dames, et vous êtes toujours curieuse de ce qui se passe à Paris. C'est pour
vous qu'a été rétablie cette page, en ce début de saison d'hiver, et Alain Laubreaux et
François Vinneuil vous diront les spectacles qui charmeront vos escapades dans la capi-
tale, ou nourriront simplement vos rêves, vos espérances ou vos regrets. Mais ils me per-
mettront bien, pour cette fois, de vous entretenir de quelques idées qui me sont venues à
écouter, ces jours-ci, un spectacle provincial plein d'agrément. Je le sais, ma chère Angèle,
il vous arrive de déplorer la médiocrité des tournées qui s'arrêtent encore (de moins en
moins) dans votre petite ville, et la médiocrité plus grande encore de ces amateurs qui se
réunissent solennellement, tous les douze mois, pour jouer un acte imbécile de M. Tristan
Bernard ou une farce de Courteline. Et c'est à vous que je pensais en allant, au théâtre
d'Essai de l'Exposition, entendre une représentation du "Rideau gris" de Marseille.
A Alger, à Bordeaux, à Marseille existent encore de pareilles compagnies d'amateurs,
qui ne se contentent pas des comédies les plus périmées du théâtre d'avant-guerre, mais
tentent d'apporter autre chose au public. Presque toutes, elles puisent leur répertoire dans
celui du Cartel des Quatre. Mais quoi ! nous avons beau en dire du mal, le Cartel des Qua-
tre, c’est encore la Bible et les prophètes. Elles essaient aussi de monter quelques specta-
cles "à côté", des farces lyriques, des textes anciens, des oeuvres plus difficiles de poètes
modernes. Tout cela n'est pas toujours aussi neuf qu'elles le croient, et l'esprit défunt de
1925 plane encore sur les réalisations de ces jeunes gens. L'ensemble n'en reste pas
moins des plus sympathiques. Je n'ai pas à vous parler de La Duchesse d’Amalfi telle que
nous l'a montrée l'autre soir "Le Rideau gris". Je suis simplement désolé que l'adaptateur se
soit permis de tripatouiller un texte admirable entre tous, un des joyaux de la Renaissance
anglaise. Mais c'était joli à voir, et joué par des gens jeunes. Il est si rare de voir un jeune
homme maquillé en homme mûr, en vieillard ! Nous avons tellement l'habitude du
contraire ! Cela seul nous inclinait à l'indulgence.
Pourtant, ma chère Angèle, si je demeure l'ennemi le plus absolu des "adaptations", je
pensais que ces jeunes gens nous donnaient un exemple qu'on pourrait aisément suivre.
Vous vous souvenez sans doute d'avoir lu dans Je Suis Partout, il y a trois mois, un article
de Georges Pitoëff sur la mise en scène de Roméo et Juliette, où le metteur en scène le
plus génial de notre temps prêchait pour le décor unique. Dans ma naïve jeunesse, je
n'étais pas partisan du décor unique, et j'avais préféré la mise en scène à décors multiples
que Georges Pitoëff avait inventée la première fois qu'il joua Hamlet, à la mise en scène
simplifiée qu'il adopta la seconde fois. Je crois aujourd'hui que j'avais tort.
Lorsque M. Dullin, voici deux ou trois ans, monta Quel dommage que ce soit une prosti-
tuée, de John Ford, autre pièce de la Renaissance anglaise (inférieure, à vrai dire, à La
Duchesse d'Amalfi), on fut un peu gêné par ce que la succession de tableaux avait d'un
128 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

peu sec. Dans le décor unique, et sans baisser de rideau, au contraire, l'oeuvre reprend
son véritable rythme.
Et je ne vous apprendrai pas, ma chère Angèle, que ce rythme est le rythme original ;
que l'ancien décor du moyen âge (dans lequel fut encore joué Le Cid) était un décor à
compartiments, et que, quelle que fût la variété des lieux, les personnages allaient de Paris
à Rome et à Venise au rythme théâtral, c'est-à-dire en quelques secondes. Il faut naturel-
lement que les "lieux", que les "mansions", comme on disait jadis, soient suffisamment bien
indiqués, et suffisamment évocateurs. Il ne faut pas non plus que la scène soit trop petite,
et c'est ce qui me gênait un peu dans le décor si intelligent qu'avait conçu Georges Pitoëff
pour Roméo. Les jeunes gens du "Rideau gris" l'ont fort bien compris, et leur pièce touffue
et complexe s'accommode d'un décor gracieux et simple. Ainsi la mise en scène de théâtre
reprend le rôle qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'avoir, encadre les acteurs et le texte au
lieu de prendre leur place.
Mais en même temps je me disais, ma chère Angèle, qu'une si juste et si charmante me-
sure offrait d'autres avantages. Parfois, il arrive que des garçons intelligents, dans quelque
ville de province, ou même à Paris, aimeraient à monter pour quelques jours une oeuvre
abondante et difficile. Et je ne dis pas que Shakespeare, Webster ou Ford soient faciles à
jouer, et même, pour parler de choses basses, peu coûteux.
Mais qui ne voit comment la conception du décor unique facilite les choses ? D'une part,
la mise en scène devient plus aisée. De l'autre, il semble que la pièce s'allège. Les longues
digressions, chères à la Renaissance, même si l'on conserve l'intégralité du texte, semblent
plus brèves. A peine un personnage disparu, un autre surgit, à des lieues de là, et l'intérêt
rebondit. Tout devient plus humain et plus simple. C'est ainsi que l'oeuvre apparut, dans sa
fraîcheur première, aux spectateurs du théâtre du Globe, et, après des siècles d’erreurs,
peut-être commencerons-nous seulement à la comprendre.
Ajoutons un mot. Une des grandes fautes du théâtre de notre temps est d'avoir voulu à
toute force rapprocher le théâtre du cinéma. J'aime le théâtre, et j'aime le cinéma, ma chère
Angèle, parce que je les tiens pour deux arts opposés, l'un étant tout entier dans le mot, et
l'autre tout entier ailleurs que dans le mot. Mais il y a pourtant un point où le théâtre ancien
peut nous charmer de la même manière que le cinéma : c'est par sa rapidité. La rapidité,
bienfait trop oublié. Dans les rapports entre les longues scènes et les courtes, de même
que dans les rapports des séquences d'images, s'établit ce que l'on appelle, improprement
peut-être, le rythme, et que j'aurais presque envie d'appeler la prosodie, comme il y a une
prosodie latine ou grecque, fondée sur la succession des syllabes longues et des brèves.
Mutilée, coupée par les décors multiples, cette prosodie était devenue insensible, et l'on
croyait la retrouver en multipliant (comme à l'écran) la rapidité des changements de décor. Il
faut pourtant penser que nous la retrouverons mieux encore en revenant à la source, et
que l'origine, c’est le décor un et multiple.
Je n'ai pas l'espoir, ma chère Angèle, que vos amis de province vont se mettre tout aus-
sitôt à jouer Le Roi Lear ou Le Démon blanc, ou les mystères du moyen âge français. Pour-
tant, dans quelques grandes villes, il existe des mouvements assez vivaces pour quelques
grandes réussites. Je ne prêche pas pour le régionalisme, m'étant toujours méfié des poè-
tes de chef-lieu et des ratés un peu aigris. Mais il est bon qu'à Bordeaux, qu'à Marseille,
qu'à Lyon on puisse trouver, comme on trouve parfois de remarquables amateurs de musi-
que, quelques amateurs de vrai théâtre. Ceux de Marseille ont compris à quel prix ils pou-
vaient ressusciter les chefs-d'oeuvre de jadis (qu'ils abandonnent, de surcroît, leurs fâcheu-
ses adaptations). C'est un exemple qui pourrait n'être pas perdu.
8 octobre 1937
LES CANDIDATS A LA GUILLOTINE

Dans votre lointaine province, ma chère Angèle, je ne sais pas trop quelle opinion on a
de M. Maurice Bedel. Pour ma part, voici de longues années que je le tiens pour un per-
sonnage un peu ridicule, et pour l'homme qui a le plus contribué, dans la mesure de ses
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 129

faibles moyens, à discréditer notre pauvre pays. Jadis, il daubait sur Mussolini (Fascisme an
VII) et sur L'Action française (Molinoff Indre-et-Loire) ; aujourd'hui, il daube sur le Front po-
pulaire et passe aisément pour fasciste.
Faut-il vous dire la vérité, ma chère Angèle ? Les railleries de M. Bedel envers le Front
populaire et ceux qui y croient encore me donnent honte de paraître me ranger de son côté.
Au nom de la Touraine, des coteaux modérés, de la raison française, cet amateur distingué
n'a jamais milité que pour la platitude, la sottise, les vieilleries esthétiques et politiques.
Souvenez-vous de ses petits livres sur la jeune fille moderne et sur l'amour : Comment
peut-on aimer Picasso et rester honnête ? y proclamait-il avec ce sourire bien français qui
fait son charme. Et, avec une légèreté qui nous en dit long sur sa culture, il déplorait que
les jeunes filles d'aujourd'hui eussent des goûts si peu modestes, que leurs lectures favori-
tes fussent des ouvrages d’auteurs hardis : Proust, Gide... Alain Fournier (sic) ! En bref, on
n'a jamais vu, en ces dernières années, tourner autour des Académies de personnage plus
parfaitement représentatif d'un esprit périmé, et on nous fait bien rire quand on l'attaque
avec violence à gauche, quand on le vénère à droite.
Pourtant nous avons pu lire de lui, ces temps-ci, un petit morceau particulièrement révé-
lateur, qui a paru dans Le Journal au début d'octobre. Cet exercice de style s'intitule H.
Chautemps et M. Hitler et porte comme sous-titre : Deux hommes, deux méthodes. La
grâce nous a soudain illuminé. Voilà ce que M. Bedel entend louer, depuis des années,
lorsqu'il vante la Touraine et les coteaux modérés. Il est revenu de Nuremberg, et M. Hitler
ne lui a point paru bel homme. Il a alors retrouvé son cher sénateur de l'Indre-et-Loire, le
rescapé des affaires douteuses, et - ce qui n'est pas négligeable, après tout - le chef actuel
du gouvernement. Nous aussi, s'est-il écrié, nous avons notre Führer : c’est M. Chautemps
en personne, le sage de la Combe-aux-Fées, le très prudent et très sagace, l'incarnation
même de la raison française. Heil Camille !
Vous croyez peut-être que j'exagère, ma chère Angèle ? Mais non, et tel est bien le sens
de l'étonnant article de M. Bedel. Il retrouve dans les discours de M. Chautemps "la sa-
gesse de Montaigne, la bonhomie de La Fontaine, le rationalisme des Encyclopédistes" (on
voit bien que le père de Jérôme n'a lu ni les uns ni les autres). Une visite de Chautemps à
Hitler serait "une visite de Platon à la Pythie". En effet, "M. Chautemps arrive en droite ligne
d'Athènes" (à moins que ce ne soit de Chamonix). Il suit "d'un pas dégagé une route qui
mène évidemment à un ordre de choses où l'humain reste à la mesure de l'homme." Ce
doit être la route de Dijon. "Sur le billard social où ils mènent leur partie, M. Chautemps joue
par la bande", sans doute la bande Stavisky. Et pour conclure, il nous faut parier pour lui,
‘‘c’est-à-dire pour une France assagie et forte dans sa sagesse retrouvée’’. Avouez, ma
chère Angèle, qu'on ne saurait trouver de meilleur candidat au poste de poète officiel que
celui qui raillait, il y a si peu de temps encore (et d'une manière si sotte d'ailleurs), les intel-
lectuels, les ouvriers et les hommes du Front populaire.
Ne croyez pas que je m'irrite contre ce pauvre homme, mondain en mal d'applaudisse-
ments, salonnard pelé et ricanant, dont la position actuelle est un scandale, certes, mais ne
doit pas trop nous étonner. Que tant de flatterie ingénue puisse passer pour le symbole
même de la mesure française, assurément cela est triste. Mais je connais, je crois, quelque
chose de plus triste encore, ou de plus instructif.
Je regardais, ces jours-ci, divers journaux, même de ceux que je n'ai point l'habitude de
lire. A propos des élections cantonales, il s'y exprimait quelques opinions auxquelles on n'a
peut-être pas assez accordé d'importance. Je suis ravi, je l'avoue, que L'Information finan-
cière, et d'autres journaux capitalistes, déclarent avec gravité que le résultat des élections
est un échec pour les extrémistes "de gauche comme de droite". Non seulement parce qu'il
me plait de voir un honnête P.S.F. pris pour un "extrémiste", mais encore parce que cette
manière de tenir la balance égale entre deux périls est tout à fait satisfaisante pour l'esprit.
C'est ainsi que par peur de la "réaction", par peur du "fascisme", on fait sa cour, en réalité,
à la gauche et à la révolution. Mais c'est bien prouver aussi, ma chère Angèle, que nous
n'avons rien de commun avec ces gens-là.
130 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

J'ai éprouvé d'autres voluptés à lire dans L'Humanité les noms de ceux qui lui ont pré-
senté leurs condoléances à l'occasion de la mort de Vaillant-Couturier. Je n'ai rien à dire
contre le rédacteur en chef du journal communiste, et il est mort. Que ses amis en éprou-
vent de la douleur, quoi de plus humain et de plus naturel ? Que ceux qui l'ont connu,
même si leurs opinions n'étaient pas les siennes, fassent des condoléances à sa famille,
j'en tombe d’accord. Que les directeurs d’agences de presse en rapport avec L'Humanité
(puisque, par malheur, le parti communiste n'est pas interdit) remplissent leur devoir com-
mercial, je l'admets encore. Mais tous ces noms ! tous ces noms de bourgeois qui s'inscri-
vent au journal, à la mairie de Villejuif, qui se battent dans ce concours de platitude ! Mais
M. Roussy, recteur de l'académie de Paris, M. Martzloff, directeur à la préfecture de la
Seine, M. Maurice Bourdet, rédacteur en chef du Poste Parisien, et L'Auto, et le parti radi-
cal ! Tous ces bourgeois qui se précipitent !
On nous a appris, ma chère Angèle, que les nobles de 1789 furent les premiers à saluer
les idées nouvelles, mais aussi les premiers à passer à la guillotine. Qu'en sera-t-il de M.
Bedel et de ses compères ? Une révolution, par son cortège de deuils et de désastres, est
une chose affreuse, certes. Mais lorsque les fascistes se battront pour reconquérir leur
pays, dans les tranchées de Metz, de Lyon, de Nantes ou de Toulouse, et même s'ils sont
exilés, en Italie, en Allemagne, en Espagne, en Angleterre, ils auront du moins la consola-
tion, en apprenant la fin de quelques-uns de ces candidats à la guillotine, de se dire que la
révolution est parfois la forme la plus stricte et la plus logique de la justice immanente.
15 octobre 1937

A LA COMÉDIE FRANÇAISE, UNE SEULE REFORME : LA DYNAMITE

Une grande tristesse, ma chère Angèle, s'est abattue sur les amateurs de beau langage
et de noble musique. On fait remarquer que les subventions coûtent très cher, que l'Opéra
Comique fait double emploi avec l'Opéra, l'Odéon avec la Comédie Française, et qu'en ces
temps de crise et d'économie, ma foi... A quoi répondent, comme il est naturel, des plaintes
et des hululements modulés. On prend la défense des vrais condamnés, d'autres en profi-
tent pour attaquer les théâtres subventionnés en général. Bref, on se distrait comme on
peut de la guerre d'Espagne.
S'il faut vous dire toute mon opinion, ma chère Angèle, je laisserai de côté l'Opéra et
l'Opéra Comique, la musique n'étant point de ma compétence. Il y a quelques années on
avait proposé de transformer l'Opéra en garage, et ce blasphème m'avait souri. Quand un
incendie se déclara au sein de la pâtisserie géante que nous a léguée le Second Empire,
on eut beaucoup d'espoir. Par malheur, les pompiers, en rébellion ouverte contre la justice
divine, sauvèrent la pièce montée et ce qu'elle contenait. Laissons donc de côté l'Opéra et
l'Opéra Comique, qui ont peut-être leurs nécessités.
Mais les deux autres, ma chère Angèle ! Mais cet Odéon miteux et poussiéreux qui ne se
soutient, depuis plusieurs années, qu'à force de représentations de mélodrames ! Va-t-on
sérieusement affirmer que La Tour de Nesle et La Dame de Monsoreau représentent la
culture française ? Et quant à la Comédie Française, ne pourrait-on pas soutenir, avec
beaucoup de sérieux, que M. Jean Zay aurait encore beaucoup à faire pour acquérir le
renom d'un ministre hardi qu'aucune nouveauté n'intimide ? L'avouerai-je en secret ?
J'avais cru M. Jean Zay iconoclaste, et je n'ai pas toujours eu d'antipathie, malgré quelques
décrets à l'esbroufe, pour certaines de ses vues sur le théâtre. Hélas! M. Zay n'est pas ico-
noclaste, mais conservateur, aussi conservateur en vérité que les "artistes du peuple" des
théâtres de Moscou. Enfin, allez-vous me dire, il faut bien qu'il existe une Comé-
die-Française ! Qu'on l'améliore, cela va de soi. Mais on ne peut compter sur les efforts
individuels pour nous montrer les classiques. On jouerait une fois l'an une pièce de Racine
ou de Musset, et puis c'est tout. L'Angleterre nous envie cette institution du théâtre d'Etat.
Voire, ma chère Angèle, voire, comme disent les Normands. Le théâtre d'Etat ne paraîtra-t-il
pas à nos petits-neveux une institution étrangement bourgeoise, périmée, antique et ridi-
cule ? Elle doit bien être tout cela, puisque M. Staline l'honore et qu'il a, lui aussi, ses scè-
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 131

nes officielles. On ne joue d'ailleurs au Théâtre-Français que les pièces les plus connues,
non toujours les plus belles. En ces temps de Front populaire, comment M. Bourdet, M.
Jean Zay ne se sont-ils pas aperçus, par exemple, que le Sertorius de Corneille était un
admirable débat entre le fascisme et l'antifascisme, où le personnage sympathique est l'an-
tifasciste ? Il est vrai qu'il faudrait pour cela connaître Corneille autrement qu'à travers les
braillements de Mme Segond-Weber, la sans seconde Segond-Weber, ou ceux de M. Her-
vé. Il est vrai qu'il faudrait lire Corneille. Donnons-leur généreusement cette idée.
Et puis, même en s'en tenant aux chefs-d'oeuvre officiels, catalogués, appris par coeur,
qui vont du Cid à M. Edmond Sée et à M. Saint-Georges de Bouhélier, ne pourrait-on pas
concevoir une autre forme de protection de l'Etat ? Supposez qu'un mois par an en hiver,
un mois en été, l'Etat accorde des subventions aux comédiens de Paris pour préparer une
saison classique. N'aurions-nous pas plus de plaisir à voir M. Jouvet, M. Claude Dauphin,
M. Sacha Guitry, M. Michel Simon jouer Molière, que de nous endormir aux traditions es-
tampillées de la Maison ? N'aurions-nous pas plus de plaisir à applaudir Mme Pitoëff, Mme
Valentine Tessier, Mme Bogaërt, que les très illustres et très anciennes gloires de la rue de
Richelieu ? Et j'entends bien que pour de pareilles subventions le favoritisme jouerait, mais
ne joue-t-il pas déjà ?
Il faut vous mettre dans la tête, ma chère Angèle, que des comédiens d'Etat ne sont pas
forcément de bons comédiens. Il en reste quelques-uns, très peu, rue de Richelieu. Ce petit
nombre, qu'on emploierait fort bien ailleurs, suffit-il à maintenir cette institution anachroni-
que ? Répondons résolument : non. Les réformes de M. Zay et de M. Bourdet consistent
précisément à faire appel au dehors. Et quel est le résultat ? Dans L'Illusion, une mise en
scène admirable de M. Jouvet, des décors ravissants de M. Christian Bérard, un acteur "du
dehors" épouvantable, M. Clariond, des acteurs "de la maison" aussi mauvais. Pense-t-on
faire quelque chose de bon avec ces éléments hybrides ? N'aurait-il pas mieux valu donner
une belle subvention à M. Jouvet pour lui permettre, chez lui, de monter L'Illusion, avec M.
Renoir dans le rôle du magicien, avec Mlle Ozeray et M. Jean-Pierre Aumont ? Et ainsi du
reste...

Le Théâtre-Français a eu un rôle glorieux dans le passé. Ce rôle est terminé, il faut en


prendre franchement notre parti. On essaie, à cet infirme, de donner des béquilles à la
mode et des jambes articulées. Il n'en reste pas moins un infirme. Offrons des pensions aux
artistes qui ne trouveraient plus personne pour les employer. Les autres ont assez de talent
pour se débrouiller, et le cinéma recueillera les plus mauvais, sous la houlette de Mme Ma-
rie Bell. Et refondons complètement nos institutions. Que l'Etat aide et soutienne les liber-
tés, les initiatives, au lieu de se livrer à un trust affreux de mauvais comédiens. Tout ce qui
est officiel ennuie, c'est la règle de l'art. Les princes d'autrefois soutenaient les idées har-
dies et les hommes neufs. Il est vrai que c'étaient des seigneurs, et qu'il faudrait peut-être,
avant tout, nous rendre un vrai gouvernement : politique d'abord.
En attendant, ma chère Angèle, toutes les réformes de la Comédie Française, de
l'Odéon, ne serviront jamais de rien. On ne s'en tirera que par la suppression de ces mai-
sons remplies de poussière et de souvenirs trop illustres. Qu'on porte un coup de balai sé-
rieux, une fois enfin, parmi ces toiles d'araignées et ces vedettes sexagénaires. Il n'y a
qu'une seule réforme intelligente, lucide, indulgente et sage pour les théâtres subvention-
nés : les livrer aux dinamiteros.
29 octobre 1937

LEON DEGRELLE, VAINQUEUR DE M. VAN ZEELAND

Léon Degrelle nous déclare : "La crise d'aujourd'hui, en Belgique comme en France, est
d’abord une crise morale" "L'incapacité des vieilles équipes politiciennes nous a menés à la
catastrophe. Ce ne sont pas elles qui nous en tireront″
132 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Je n'étais pas revenu à Bruxelles depuis cette soirée du 11 avril 1937 où l'on acclamait
le triomphe de M. van Zeeland et où l'on promenait dans les faubourgs la croix entourée de
drapeaux rouges, en criant ‘‘Vive le cardinal’’. Une automobile allait à toute vitesse de la
place de Brouckère à la Bourse, et, vivante image de l'internationalisme, des gens y sa-
luaient, le poing tendu, en agitant un drapeau français, et en hurlant : No pasara Rex. La
victoire, difficilement contestable, allait à la confusion, à l'alliance de Moscou et de l'Union
chimique, des banques anglaises et de la presse dite française et surnommée d'informa-
tion. L'éminent introducteur du yoyo en France, M. de Gobart, racontait dans son journal
que Léon Degrelle, qu'il n'avait pas vu, s'était évanoui deux fois ; les quotidiens du soir an-
nonçaient : "La croix a vaincu la croix gammée", et M. Sauerwein qui, la veille encore, fai-
sait le salut rexiste dans la tribune de la presse (salut que personne ne lui demandait), écri-
vait : "Après une campagne de calomnies, une aube de clarté s'est levée sur la Belgique."

Six mois ont passé. M. van Zeeland est tombé dans une obscure affaire financière, où le
moins qu'on puisse dire est que son rôle n'est pas très clair. Le jeune mouvement rexiste,
après des moments très pénibles et toute une période de réorganisation intérieure, se trou-
vait affaibli, sans argent, sans pouvoir. C'est pourtant lui qui, depuis deux mois, mène cette
double campagne de la Banque Nationale et de l'affaire Barmat, qui vient de faire crouler le
premier ministre béni par Wall Street et par Malines à la fois. C'est lui qui a abattu l'écono-
miste que le monde entier enviait, parait-il, à la Belgique. Six mois après sa victoire électo-
rale, M. van Zeeland gagne une retraite inconnue, perd son portefeuille de premier ministre,
ne peut décemment pas revenir à la Banque Nationale et abandonne même ce siège de
député qu'il avait gagné le 11 avril. Six mois après sa défaite, bien que les journaux fran-
çais n'osent pas encore prononcer son nom, c’est Rex qui a vaincu.

Le seul journal français qui, par les soins de Pierre Daye, ait été informé avec précision,
et longtemps à l'avance, du sort réservé à M. van Zeeland depuis deux ou trois mois, c’est
Je Suis Partout. En arrivant à Bruxelles, je trouve dans Le Pays réel un éloge de notre jour-
nal qui fera sans doute plaisir à nos lecteurs, et qui montre bien, malgré les calomnies inté-
ressées, que les nationalistes belges savent faire la différence entre la France véritable et
la France de MM. Blum et Chautemps. "S'il est en France un journal indépendant et propre
par excellence, c’est bien l'hebdomadaire Je Suis Partout, que dirige depuis huit ans, avec
un talent remarquable et une sincérité absolue, l'historien Pierre Gaxotte. Parce qu'il
n'émarge à aucun fonds secret, parce qu'il ne se fit le défenseur d'aucun parti ni d'aucune
oligarchie particulière, ce journal eut des difficultés financières qu'il n'a pu surmonter que
grâce à l'abnégation de ses collaborateurs et à l'aide d'une poignée d'hommes résolus à
défendre ce qui reste du pays réel français... C'est le seul journal qui se soit rendu compte
que nous n'avons aucune hostilité contre la France réelle, mais que nous défendons sim-
plement notre pays contre les idéologies meurtrières du pays légal français."
Ici nous n'en avons jamais douté, et ces simples lignes me prouvaient, dès mon arrivée,
que Rex n'avait pas changé.

La victoire de la foi

C'est Pierre Daye qui m'accueille d'abord à Bruxelles, sous le ciel gris de Toussaint, qui
m'emmène, à travers les belles avenues, les étangs de la forêt de Soigne, vers ces
sous-bois dorés et rouges de l'automne, tels qu'on les découvre encore, dans quelque toile
du quinzième siècle ou du seizième, par une fenêtre ouverte sur la campagne flamande,
par Brueghel l'Ancien ou Roger de la Pastoure. Je l'écoute me parler de Léon Degrelle, du
mouvement auquel il a adhéré tout de suite avec tant d'ardeur.
- Nous dînerons ensemble tout à l'heure. Mais, vous savez, nous avons passé par de
durs moments. Léon Degrelle a été magnifique. On pouvait craindre que les premiers suc-
cès, si rapides, ne l'aient un peu grisé. Les épreuves ont permis encore mieux de savoir ce
qu'il valait. J'ai vu des moments où presque personne ne croyait à la victoire. En juillet der-
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 133

nier, par exemple, quand il a perdu son procès contre Marcel Henri Jaspar. Lui, il était in-
domptable. Une foi, un courage dont on n'a pas idée. Plus un sou en caisse, toute la
presse non seulement hostile, mais, ce qui est plus grave, silencieuse. On ne parlait plus de
Rex. Pendant quelques semaines, il s'est presque terré, il a attendu. Et maintenant ! Main-
tenant, tout le monde nous fait des avances, et le journal catholique, La Libre Belgique,
l'autre jour, écrivait que s'il y avait des élections, ce n'est pas vingt sièges que nous gagne-
rions, mais trente-cinq !
Je me rappelle, l'an dernier, ce que Léon Degrelle, qui cherche toujours les images de
son destin dans son enfance paysanne, m'avait dit :
- Je ne suis pas pressé. Je suis comme le chat. J'ai vu le chat, sur un arbre, accroché,
sans bouger. Il attend le moment de sauter à terre. Quelquefois, il reste très longtemps. Et
puis, il saute. Moi aussi, j'attends mon moment. On ne me fera pas sauter avant l'heure.
Et Pierre Daye continue à me parler, avec une amitié si juste, de ce chef de trente et un
ans, qui a si vite su acquérir la prudence nécessaire aux meneurs d'hommes. Il en parle
bien, il joue bien, auprès de lui, un rôle perspicace, non point modéré mais avisé, qui lui
donne sa place dans le rexisme ; il apporte au mouvement son expérience des hommes, sa
grande culture, son ironie charmante, sa bonne humeur sagace et ce mélange de finesse et
de réalisme qui plaisent si fort en lui.
Quand le soir est venu, à travers les rues larges du nouveau Bruxelles, nous allons
chercher le chef de Rex et Mme Degrelle, et nous gagnons un petit restaurant célèbre, pro-
che de la Grand'Place. Qui n'est pas venu à l'Epaule de Mouton ? Comme le restaurant a
été fondé en 1660, il n'y manque guère que les autographes de Boileau, La Fontaine et
Racine. A défaut on y lit ce quatrain :

Si trop manger est un poison


Et si trop boire en est un autre,
Je ne connais pas de maison
Plus dangereuse que la vôtre.

L'auteur, il est vrai, en est devenu fou, et même Président de la République : c'était Paul
Deschanel. On préférera sa poésie à l'élégance de cet ambassadeur de France qui affirme
(c’est M. Herbette) qu'après un déjeuner à l'Epaule de Mouton, les digestions sont muet-
tes"(!) ou au surréalisme sans ponctuation de l'éminent président de la S.D.N. : "Une cui-
sine d'autrefois excellente bonne en vérité l'ancien régime café anglais paillard voisin. - Aga
Khan. - Bravo! Princesse Aga Khan."
Nous en rions tous ; Mme Degrelle lit avec humour les autographes de Mme de Noailles
et Léon Degrelle déclame un poème de Mme Lucie Delarue-Mardrus. Et je retrouve tout
aussitôt la camaraderie, la gaieté facile, l'animation même et la jeunesse du rexisme, au
charme duquel personne n'a échappé. J'aime aussi à voir, l'un près de l'autre, unis par la
même confiance et la même amitié, ces deux hommes qui ne se ressemblent guère et se
complètent si bien. Léon Degrelle n'a pas changé. Il a toujours la même vitalité prodigieuse,
la même parole simple et imagée à la fois, ses vifs yeux noirs, ses mains petites, gracieu-
ses et fortes, qui semblent, lorsqu'il parle, pétrir l'âme même de la foule.
- Ce qui m'a le plus touché, me dit-il, aux moments où les choses allaient mal, ça été la
douleur, la vraie douleur de ceux qui nous ont donné leur confiance. J'en ai vu pleurer, des
paysans, des ouvriers, pour qui Rex était tout. Il y avait quelques salauds qui nous lâ-
chaient. Mais ça m'était égal, je m'en fichais. Aujourd'hui ils se mordent les doigts, d'ailleurs.
Ce qui me bouleversait, c’était cette confiance, cette espérance sans espoir, des plus sim-
ples, des meilleurs. Et dès que nous avons recommencé à aller de l'avant, quelle joie, quel
élan! Ah ! c'était magnifique.
Il me raconte des anecdotes.
- L'autre jour, en province, un vieux paysan m'aborde avec une petite caisse, très lourde.
Il me dit: "C'est pour Rex. Vous ne pourrez plus dire que vous n'êtes pas payé avec de l'ar-
134 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

gent allemand." On ouvre la caisse : c’était plein de pièces de deux et cinq marks, de la
guerre. Il avait exigé, pendant la guerre, d'être payé en argent et non en billets. Et mainte-
nant il donnait cela à Rex. Je pourrai vous le montrer, notre argent de Berlin !
Il se met à rire.
- Je suis d'ailleurs aussi payé par Moscou, sans doute, car on m'a donné des roubles il
n'y a pas longtemps. Mais vous savez que Le Pays réel est le seul journal belge interdit en
Allemagne ? Voilà comment nous sommes des vendus !
Et il me raconte, simplement, vivement, de sa grosse voix juvénile, les mois de lutte de
Rex, les persécutions constantes, l'attitude des partis, le "lâchage" des amis, la joie mé-
chante des ennemis. Il a su courber le dos sous l'orage, ne jamais désespérer, attendre les
vacances où, tandis que les autres vont se reposer, il travaille - faire comme le chat. La
victoire de Rex sera une victoire de l'obstination, de la patience et de la foi.

Une crise morale

Je le revois le lendemain et nous parlons de la crise belge. Je le trouve plus mûri que ces
derniers mois, toujours aussi vivant, d'une force aussi allègre et aussi puissante, aussi
jeune en un mot, mais aussi plus attentif aux moyens exacts de réaliser ce qu'il désire. Son
bon sens, caché sous la fougue, m'avait toujours frappé. Il semble avoir grandi encore au-
jourd'hui.
- M. van Zeeland, me dit-il, était le plus grave obstacle que nous puissions rencontrer, il
ne faut pas se le dissimuler. Il avait fini par se créer autour de lui une sorte de mystique, en
contre-coup de la mystique rexiste. Et puis, il arrivait d'un autre monde que le monde politi-
que, avec ce quelque chose d’un peu magicien qu'ont toujours les économistes et les fi-
nanciers. Il ne s'en est pas rendu compte, il a fait alliance avec les partis, il s'est présenté
aux élections, c’est ce qui l'a perdu. A partir du moment où il devenait un parlementaire
comme les autres, il devait tomber. Nous parlons des causes de la crise, du scandale fi-
nancier, de ce petit juif ukrainien, Barmat, qui fut le Stavisky de l'Allemagne républicaine
avant d'être celui de la Belgique.
- Ce dont il faut se rendre compte, dit Léon Degrelle avec force, c’est que cette crise est
d'abord une crise morale. Et cela dépasse le cas de M. van Zeeland, le cas de Barmat, de
toutes les canailles de finance qui prétendent gouverner le pays. Partout, dans votre pays
comme dans le mien, la crise est une crise de lassitude du régime. Je l'avais toujours dit :
Après van Zeeland, ce sera le gouffre. Nous sommes dans le gouffre. Nous en avons as-
sez des turpitudes de la vie matérielle. Les nations ne se sont jamais sauvées sans un im-
mense renouveau spirituel : voyez l'Italie, l'Allemagne. Et que disait M. van Zeeland ? Il
parlait intérêts, dividendes, profit. Il faut parler de l'honneur, de la dignité, de la pauvreté.
Notre pays est un vieux pays chrétien. On ne fera jamais rien si on ne s'adresse pas en lui,
tout d'abord, à ce qui relève de cette ancienne civilisation chrétienne. On ne fera rien de la
France non plus si l'on ne va pas au-delà des combines électorales, des arrangements poli-
tico-financiers et des hommes d'autrefois.
- Vous croyez que les hommes d'autrefois ne vont pas s'accrocher ?
- Bien sûr qu'ils s'accrochent ! Mais en un certain sens, pour nous qui sommes décidés à
nous battre, c’est une sorte de chance. Il n'y a plus d'hommes nouveaux qui puissent faire
illusion en employant, sous d'autres noms, les vieilles recettes. La fausse Union nationale,
la jonction des trois partis socialiste, catholique et libéral, rapproche des tempéraments et
des doctrines absolument opposés. On n'y croit plus, on n'en veut plus. Les hommes de la
gauche ? Ils ne réussissent pas. Voyez de Man ! Les libéraux refusent de collaborer avec
l'homme du Plan du Travail. Et alors ? Alors on va voir revenir les vieux chevaux de retour
de la politique, les hommes usés, finis, qui nous ont déjà menés à la catastrophe. Ce ne
sont pas eux qui nous en tireront. Quand on voudra véritablement résoudre la crise ac-
tuelle, aussi bien la crise spirituelle, la crise de la foi, que la crise sociale et économique, il
faudra bien finir par se rendre compte qu'il ne reste qu'une solution, neuve, juste, féconde :
Rex.
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 135

Les zélés zeelandiens

Il s'amuse un peu, sans amertume, à me rappeler la propagande extraordinaire dont a


joui M. van Zeeland. Dans les rues, tout à l'heure, j'ai encore vu de vieilles affiches du 11
avril : Votez belge, votez van Zeeland.
- Les rexistes, me dit Pierre Daye, se sont amusés à en coller quelques-unes, ces
jours-ci, et même à la Chambre. C'était du plus bel effet. Qui croirait, en effet, quand les
journaux ne consacrent plus à M. van Zeeland que des lignes éplorées ou indifférentes,
qu'il a été le Roosevelt européen, le suprême espoir de la démocratie et de la City ? Qui
croirait qu'au 11 avril, le cardinal de Malines a recommandé de voter pour lui, de ne pas
même s'abstenir, sous peine de péché ? Que les journaux catholiques, au début de l'affaire
de la Banque Nationale Barmat, n'osaient même pas informer leurs lecteurs ? Aujourd'hui,
M. Franck, gouverneur de la Banque, est à terre, à côté de son premier ministre.
- Vous connaissez, me dit-on, l'histoire de la cagnotte n° 2 ? Il y avait à la Banque Natio-
nale des créances dites "irrecouvrables". On les inscrivait solennellement sur un grand-livre
et on en faisait son deuil, à jamais. Mais, d'autre part, des émissaires discrets allaient trou-
ver les débiteurs et leur proposaient un petit arrangement à l'amiable, à 40%, 30%, 20% de
la créance, parfois moins. C'était toujours autant de pris. Seulement, de ces arrangements,
les actionnaires ignoraient tout. Les fonds allaient à une cagnotte (il y en avait déjà une
pour les gouverneurs) et servaient à payer la propagande gouvernementale. Le juge
d’instruction a fait saisir récemment tous les papiers d'une officine pudiquement nommée
"Office de publicité". On y a trouvé les noms de quelques journalistes anglais et français
spécialement chargés de chanter les louanges de M. van Zeeland. On les publiera sans
doute un de ces jours.
On me nomme quelques journaux, de ceux qui sont dits "de droite" et de ceux qui sont
dits "de gauche", des journalistes qui passent d'ailleurs de l'un à l'autre état. Comme il se-
rait amusant de les voir publiés ! Et quelle lumière cela jette sur le zèle zeelandien de tant
d'amateurs !

Les chances de Rex

Je m'amuse beaucoup, et avec un air faussement grave, PierTe Daye me raconte des
histoires bien scandaleuses.
- Ces rexistes sont impossibles, me dit-il. L'autre soir, n'ont-ils pas annoncé que M. de
Man avait échoué dans ses négociations, vers 8 heures du soir. Or M. de Man n'a réelle-
ment échoué que quelques heures après. Et si ce n'avait pas été vrai ?
- C'est la chance de Rex.
- Un vrai scandale, je vous le dis.
Il y en a d'autres. Pendant plusieurs mois, le caricaturiste Jam avait présenté un adver-
saire politique, M. Bodart, comme fou. On vient de l'interner. Aussitôt pluie de caricatures :
Bodart sous la douche, Bodart en camisole de force, Bodart et ses infirmiers. On reprochait
à Jam sa cruauté.
- Comment, dit-il, pendant des mois j'aurai pu le dessiner en fou sans qu'on me dise rien
et maintenant qu'il l'est vraiment il faudrait que je m'en prive ! Mais c’est la preuve que
j'avais raison !
C'est la preuve aussi de la chance insolente de Rex. Le diable serait-il rexiste ?

Le passé et l'avenir

Comme toujours, lorsque nous déjeunons, Léon Degrelle revient aux mythes qui ont
formé le rexisme, aux bois des Ardennes où il allait dénicher les oiseaux, à la Semois sous
le pont de pierre de Bouillon, aux fêtes de son enfance, et aussi aux privations, à la guerre,
à la pauvreté.
136 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

- Je ne suis jamais allé au cinéma avant seize ans. Je suis venu à Bruxelles à dix sept.
Songez qu'à cette époque, la moitié au moins des habitants de Bouillon n'avait pas quitté la
ville. Je me souviens encore des premiers trains de plaisir. On allait le prendre en bande, la
nuit, à Paliseul, qui est à 16 kilomètres de Bouillon. A pied, naturellement. Le train partait à
4 heures du matin, il s'arrêtait à toutes les gares. Il arrivait vers onze heures à la mer, repar-
tait à quatre heures du soir pour ramener les voyageurs à Paliseul. Au petit matin, nous, les
gosses, nous allions les attendre en haut de la côte, pour savoir des nouvelles. On avait de
quoi en parler pour tout l'hiver.
La vie était dure, mais n'y avait-il pas de compensation dans cette admirable communau-
té paysanne ?
- C'est la guerre qui l'a encore resserrée. Nous n'avions rien, rien du tout. De la viande
une fois par semaine. Des sabots pour tout le monde. Les premiers souliers que j'ai mis
étaient des souliers de l'armée française, retaillés.
Je lui rappelle que les petits enfants français, à cette époque, portaient volontiers le calot
noir à gland d'or des soldats belges.
- Moi, dit-il, je portais le calot bleu des Français ! Mais, vous savez, la vie a été pénible.
Bah ! on s'amusait quand même. Quand on n'a plus eu d'étoffes pour faire des vêtements,
on les a retournés. Quand ils ont été usés, on a fait teindre des couvertures, c'était somp-
tueux. Et je me rappelle que nous allions au grenier chercher les tournures de ma
grand-mère pour y tailler des robes.
Pierre Daye nous explique avec gravité que ces tournures s'appelaient techniquement des
‘‘faux-culs’’, et même, à Bruxelles, des "culs de Paris". A la recherche du faux-cul perdu,
quel beau titre pour un livre de souvenirs proustien !
Léon Degrelle et nous ne nous tenons plus de joie.
Puis il redevient plus grave, me parle des hommes de son sol, de la terre paysanne, de la
vie des anciens, des deuils qui étaient des deuils pour tous. Il me parle aussi de la France,
et de la Touraine, et de Péguy, des grands mythes modernes autour desquels se refait
l'âme d'une nation.
- Dans quelques jours, à Courtrai, nous célébrerons le deuxième anniversaire de Rex.
Mais oui, deux ans déjà.
- Deux ans seulement.
- C'est le jour des Morts, le 2 novembre, que nous avons envahi, à trois cents, le vieux
parti catholique, et que nous avons mis en accusation M. Philips et M. Seghers. Dimanche
prochain, nous célébrerons une véritable naissance de notre mouvement. Tous défileront
devant les Trois Cents, avec les drapeaux des sections.
Il a aussi d'autres projets.
- Je voudrais fonder une revue, pas une revue rexiste, mais quelque chose d'autre. On in-
viterait à y collaborer tous ceux qui défendent, dans le monde, les mêmes valeurs que
nous. A Bruxelles, pays de confluent entre la culture latine et les civilisations du Nord, ne
trouvez-vous pas qu'une telle revue aurait sa place ? Comme Rex ou Le Pays réel la dé-
fendent sur le plan de l'action quotidienne, cette revue, en somme, défendrait la civilisation
européenne. Cela existe, après tout, la civilisation européenne. Et il me répète :
- Nous sommes un vieux peuple latin et chrétien.
J'admire ce chef de parti qui ne se laisse pas enliser dans la lutte de chaque jour, mais qui
voit au-delà, ce jeune homme dont l'action, si naturellement, s'épanouit en poésie, qui me
cite les princes de ce monde, monde de l'esprit plutôt que grandeur de chair, qui est si
nourri de culture française et chrétienne. C'est le même qui tout à l'heure me dira comment,
voici trois semaines, il est parti à pied de Paris pour Lisieux, prier pour sa petite fille malade,
comment il a marché la nuit, s'est foulé le pied dans les chemins creux et buvait avec les
clochards, le matin, un café bien chaud, dans un petit cabaret de village.
C'est le même aussi qui se livre avec Pierre Daye à des discussions précises sur la crise
belge, sur la conduite à tenir, sur les alliances heureuses ou dangereuses qu'on lui offre. Et
tout ce qu'il dit ne vaut pas seulement pour la Belgique. "Quand on veut gagner, on ga-
gne..."'
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 137

Qu'on lui offre, à lui le pelé, le galeux, le dédaigné, le perdu, qu'on lui offre demain un ou
plusieurs portefeuilles de ministre, cela n'est certes pas à mépriser. Avec une grande pru-
dence et pour ne pas tenter le destin, Léon Degrelle m'explique d'ailleurs que ce n'est pas
sans doute pour demain. Que les essais de la semaine ne soient pas concluants, que les
socialistes soient furieux qu'on n'ait pas fait appel à eux après l'échec de M. de Man et le
refus de M. Vandervelde (l’homme qui veut l'intervention et la guerre), que les catholiques
louvoient, que les libéraux essaient de se tailler un rôle dans l'opposition, que M. Pierlot,
ministre de l'Agriculture, célèbre pour avoir parlé plusieurs heures durant sur une maladie
de la pomme de terre, essaie de constituer "le ministère du Doryphora", cela a bien son
intérêt. Mais l'essentiel est que Rex ne soit pas un parti comme les autres, prêt à entrer
dans le jeu parlementaire. Il acceptera, à son heure, d'y jouer un rôle, comme le natio-
nal-socialisme en Allemagne (bien qu'il soit assez loin, par beaucoup de points, du parti
hitlérien), mais il ne veut pas être un esclave enchaîné, même dans des chaînes d'or.
"Un parti nationaliste, un parti qui veut reconstruire un ordre vrai, ne doit pas se perdre
dans ces broutilles électorales. Nous ne sommes pas pressés. Il ne faut pas qu'on croie
nous acheter. Notre travail est de refaire d'abord l'âme de ce pays."
Et je pense qu'en effet, c’est par l'intransigeance, par le refus de compromissions stériles
qu'un parti jeune peut arriver à sauver son pays. Ce qui ne veut pas dire, naturellement,
qu'il ne faut pas accepter d’alliance, nettement définie, sur un point précis, dans la pleine
indépendance de son honneur personnel. Cela, Léon Degrelle le sait aussi bien que per-
sonne. Autour de lui, dans ses réunions, on voit se grouper désormais non seulement les
jeunes gens enthousiastes des premières heures, qui sont restés, mais aussi des hommes
pondérés, des esprits sages qui se rendent compte que les vieux remèdes ne suffisent
plus. Le bourgmestre interdit la réunion de dimanche dernier sous prétexte d'éviter des
troubles. L'an prochain, les élections communales donneront sans doute un grand nombre
de bourgmestres rexistes et la pleine liberté de réunion au parti. L'avenir est heureux pour
Rex.
Je le quitte, ce garçon si vigoureux, si plein de joie et d'optimisme, un des êtres les plus
étonnants que l'on puisse rencontrer. Et je pense à cette Lettre aux Français que publiait Je
Suis Partout il y a un an : "Quand on veut gagner, on gagne toujours. A coup sûr". "Fran-
çais, pour sauver demain la France, retrouvez aujourd'hui déjà une âme de vainqueurs."
5 novembre 1937

LE PAIN, LA PAIX, LA LIBERTÉ

Ce soir, les collaborateurs de Je Suis Partout tiendront la première de leurs réunions de


cet hiver, dans la salle des Sociétés Savantes, 8, rue Danton, à 21 heures. Nous espérons
que nos amis et nos lecteurs viendront en grand nombre les entendre. Ce n'est pas une
vaine gloriole qui nous pousse, mais lorsque la société de conférences "Rive gauche" nous
a aimablement demandé de venir parler à ses réunions, nous avons accepté aussitôt. Cer-
tes, nos lecteurs connaissent les idées que défend ce journal depuis qu'il existe. Pourtant, il
y a dans la parole directe une chaleur que ne garde point la parole écrite. Et puis, surtout,
nous tenions à donner à nos lecteurs, en peu d'heures, une image la plus complète possi-
ble de notre travail, en espérant que ce ne sera pas tout à fait inutile.
Nous ne sommes pas un parti. Nous ne désirons aller sur les brisées d'aucun des mou-
vements nationaux qui, avec une ampleur que les hostilités déclarées n'arrêtent pas, ré-
unissent dans leurs rangs des Français de toute origine. Parmi nos collaborateurs
eux-mêmes, plusieurs tendances sont représentées. Tout cela importe peu auprès de ce
qui nous joint, et qui est le désir de servir notre pays, et d'unir des forces que beaucoup
travaillent à séparer. Dans les dix ou douze pages de notre journal, comme le rappelait
l'autre semaine Pierre Gaxotte, on a pu trouver, ici et là, une somme de documents et d'ar-
guments sur la situation actuelle en France et dans le monde entier que personne n'avait
pu encore réunir. Depuis son origine, tel a été le but qu'a cherché à atteindre Je Suis Par-
138 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

tout, et c’est pour cela que tous les esprits libres et attentifs, parfois venus de très loin, d'un
horizon politique tout différent, nous ont lus d'abord avec curiosité, puis avec sympathie, et
ont finalement été convaincus. Sans être nous-mêmes un mouvement ni une ligue (nous
n'en avons jamais eu l'intention), nous avons travaillé à côté d'autres formations, afin de
servir ceux qui luttaient vraiment pour notre pays, de leur être utiles, à notre manière, à
notre place.

Aujourd'hui, l'offensive de Moscou contre tout ce qui représente la France s'est définiti-
vement révélée. Qui ne se souvient de ces élections triomphales de 1936, de ces promes-
ses éhontées, de ces chants de joie ? On nous les a assez promis, le pain, la paix, la liber-
té ! Les élections datent de mai, M. Blum prend le pouvoir en juin. Et quelque temps après,
occupations d'usines (voilà pour la liberté), manifestations pour la guerre d'Espagne (voilà
pour la paix), augmentation foudroyante du coût de la vie (voilà pour le pain). Nous ne
sommes pas chargés spécialement de défendre la politique des hommes dits "de droite",
dont l'incompréhension a causé beaucoup de mal à notre pays. Mais enfin, sous l'affreux
Laval, le pain valait plus d'un franc de moins qu'aujourd'hui, et nous étions les amis de l'Ita-
lie. Qu'on mesure par là le chemin parcouru.
Cependant, ce n'est pas un retour en arrière que nous désirons. C'est beaucoup plus, au
contraire, une marche en avant, cette marche en avant qu'ont entravée successivement en
France les conservateurs imbéciles, les radicaux vendus aux puissances d'argent, les so-
cialistes internationaux, et les communistes esclaves de Staline. Un nationaliste français, ce
n'est pas un esclave, ce n'est pas un domestique de Londres, de Wall-Street ou de Mos-
cou. C'est pour essayer d'en faire le portrait idéal, pour essayer d'en définir les traits, beau-
coup plus que pour se faire une propagande personnelle qui leur est parfaitement indiffé-
rente, que les collaborateurs de Je Suis Partout vous diront, à partir de ce soir, la manière
dont ils entendent défendre, eux, le pain, la paix et la liberté.
Entre le conservatisme et la démagogie, toute doctrine sociale navigue entre deux
écueils. Ce que nous voulons, ce que nous finirons par construire, bon gré mal gré, c'est un
monde assez fort et assez juste pour que chacun y ait sa place, mais aussi pour que cha-
cun y soit à sa place. C'est un monde où le capital ne sera pas le maître sans contrôle,
mais où il servira, comme il sert en Italie, comme il sert au Portugal. C'est un monde où le
travailleur ne sera pas le dormeur de l'Exposition, mais celui qui, véritablement, travaille, de
son cerveau ou de ses mains, est honoré, est aimé, est célébré comme il le faut. C'est un
monde d'accords et non un monde de luttes. Un monde où l'on ne promettra pas la lune et
le cinéma deux fois par semaine, mais tout d'abord les conditions matérielles et morales de
la dignité.
Nous ne sommes pas seuls dans l'univers, et cette paix intérieure qu'il faut établir peut
être à chaque instant menacée. Mais le sera-t-elle jamais davantage que par la faction
étrangère qui campe insolemment chez nous, et chaque jour nous pousse à la guerre, veut
nous faire faire la guerre, pour l'Ethiopie, pour l'Espagne, pour la Chine ? Que la France ait
pu tomber à un tel degré de bassesse, ce sera, espérons-le, l'étonnement de l'avenir.
Quelle que soit notre opinion sur la forme à donner à notre gouvernement, la fierté fran-
çaise, la grandeur française ne devraient-elles pas ne faire qu'un, tout d’abord, avec notre
désir de sauvegarder la paix et de ne pas gaspiller inutilement notre sang ? Il n'y aurait que
quelques noms à changer dans la fameuse phrase de Péguy sur Jaurès : "Je suis un vieux
républicain. Je suis un vieux conventionnel. En cas de danger, il n'y a qu'une seule politi-
que, c’est la politique de la Convention Nationale. Mais la politique de la Convention Natio-
nale, c’est Thorez, c’est Pierre Cot, c’est Herriot dans une charrette, et le roulement de
tambour de Santerre pour couvrir ces grandes voix."
Ici, avec ce qui nous reste d'une victoire mutilée, nous défendons la paix.
Enfin, nous défendons, contre les conformismes qui ont fait des esclaves, désormais, de
tant d'artistes qui se voulaient libres, nous défendons les libertés qui sont le charme de la
vie. On a fait croire, on fait croire encore aux Français qu'ils sont libres.
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 139

Persécutés par les règlements, dépouillés par le fisc, bouclés à l'intérieur de leurs fron-
tières par le change, abrutis par la presse d'information et par la T. S. F., privés de films
non-orthodoxes par la censure, les Français, nés malins, ont un sourire de commisération
pour les régimes totalitaires. Il est vrai que chez eux, les colonies se soulèvent, les enfants
de sept ans assassinés par les marxistes n'ont pas droit à une épitaphe, les réunions ne
sont pas autorisées, les ligues sont dissoutes. Hier encore, un décret prodigieux interdisait
L'Action Française dans l'ensemble des colonies.
Nous sommes le peuple le plus libre de l'univers, puisqu'il nous reste pour nous distraire
les journaux pornographiques et les vaudevilles militaires.
Que sera la France si ce régime insensé continue ? Et peut-il continuer ?
Si vous voulez que tout cela change, si vous voulez retrouver la dignité, la joie de vivre,
le goût de jouir en paix de votre bien-être personnel et de votre grandeur nationale, il faut
que vous sachiez exactement ce que vous voulez, et quelles sont les conditions d'une nou-
velle France. Ce soir, si vous le voulez bien, nous essaierons, à nous tous, de vous en par-
ler.
12 novembre 1937

LA PREMIERE CONFERENCE DE JE SUIS PARTOUT

Vous n'étiez pas, ma chère Angèle, à la première de nos conférences, et vous avez bien
voulu m'en exprimer votre regret. Votre province est lointaine, votre foyer vous retient loin
de Paris. Vous auriez tant aimé pourtant, me dites-vous avec ironie, venir applaudir les for-
mules du Front populaire, auxquelles vous restez obstinément fidèle. Ce n'est pas parce
qu'elles sont soutenues par un affreux conglomérat d'hitlero-fascistes et de réactionnaires
vendus aux Japonais qu'elles ont cessé de vous paraître charmantes. Et puis, ma chère
Angèle, chacun sait que vous avez l'esprit libre, et que vous êtes attirée de surcroît, vous
républicaine de conviction et grande admiratrice des démocraties, par tout ce que l'Europe
d'aujourd'hui contient d'hostile à votre cœur. Ainsi va, je veux le croire, votre délicieuse
sensibilité féminine.
Puisque vous me demandez de vous raconter notre première réunion, je m'avoue assez
peu habile à vous évoquer l'attention, l'enthousiasme, avec lesquels une assemblée consi-
dérable a écouté nos camarades. Il n'y avait, me direz-vous, que des convaincus. Mais, au
risque de vous peiner, je vous confierai qu'au premier rang, et non loin l'un de l'autre, se
trouvaient le député d'un parti qu'on nous fait grief d'attaquer et un jeune écrivain antifas-
ciste qui prenait des notes avec gravité. Il faut croire que Je Suis Partout représente quel-
que chose d'assez fort et d'assez neuf pour attirer la curiosité, cette curiosité qui mène si
vite à la sympathie. Si vous aviez été là, ma chère Angèle, je ne doute point que vos
convictions eussent résisté. Disons seulement qu'elles auraient eu quelques assauts à su-
bir.
Vous connaissez Jean Meillonnas pour le lire à cette page même, toutes les semaines.
J'aurais voulu que vous l'entendiez. Il parle comme j'aime que l'on parle, simplement, avec
beaucoup de faits, avec des chiffres, de petites histoires. Il nous a raconté comment les
conquêtes ouvrières de juin 1936 tournaient peu à peu en illusions et en nuées, et com-
ment, ce qui est plus grave encore, on travaille à faire perdre à l'ouvrier sa dignité. Pourtant,
contre les meneurs de la C.G.T., contre les jolis messieurs qui s'achètent, insignes de leurs
fonctions, des souliers jaunes et une serviette, il y a quelques ouvriers courageux, membres
des partis nationaux ou sans parti, qui ont su, dès à présent, s'organiser. Ce sont eux qui
ont fait échouer la grève de la métallurgie. Avec une émotion très vraie et très simple, Jean
Meillonnas a évoqué, pour terminer, cette classe ouvrière dont il a tant appris, et qui peut
redevenir si forte, si belle et si courageuse, si nous la débarrassons de ses meneurs.
Je suppose, ma chère Angèle, que vous n'auriez pas moins applaudi notre ami Thierry
Maulnier. Vous lisez, je le sais, les livres de ce jeune écrivain, l'un des plus brillants et des
140 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

plus intelligents qui aient paru depuis la guerre. Et je ne désespère pas de vous faire
connaître un jour prochain son argumentation, si logique, si serrée, de l'autre soir. La force
du marxisme, nous disait-il, c’est d'avoir uni une admirable théorie de la propagande à une
théorie historique fausse et stupide. Mais alors que le bourgeois, lorsqu'il a des idées, sé-
pare ses idées de sa vie courante, cherche à part son intérêt et l'intérêt de son pays, l'ou-
vrier marxiste, lorsqu'il combat pour un relèvement de salaires, combat en même temps
pour la révolution universelle, et ne sépare jamais l'un de l'autre. On ne fera pas de révolu-
tion nationale sans unir la lutte personnelle et la lutte générale.
Enfin, pour terminer, Georges Blond a fait le procès de l'économie libérale du XIXe siè-
cle. Il l'a fait, comme vous vous en doutez, ma chère Angèle, sous forme de raisonnement
mais aussi, selon l'humour qui lui est particulier, sous forme imagée. Il a inventé un petit
sketch délicieux, digne du père Ubu, où un industriel, fabricant de chapeaux de paille, met à
la porte un certain nombre d'ouvriers et où ceux-ci s'inclinent : ‘‘Il faut bien obéir au libre jeu
des lois économiques.’’ Et ce libre jeu des lois économiques, poussé à l'extrême, aboutit à
des résultats fantasques, invraisemblables, ridicules, et qui prouvent bien, justement, que
jamais le système libéral, tel que l'a dénoncé Charles Maurras, n'a été appliqué dans son
intégralité, car il est inapplicable.
Nos conclusions, ma chère Angèle, il n'était pas difficile de les deviner. Dans cette pre-
mière réunion, consacrée à la question sociale, nos camarades ont voulu échapper à toutes
les démagogies, démagogie socialiste et démagogie conservatrice. Leurs attaques, dirigées
sur la droite et sur la gauche, pour parler le langage parlementaire, n'ont de sens que si
elles sont prises dans un ensemble. Et c'est cet ensemble qu'avant de commencer avait
défini Pierre Gaxotte.
Je ne vous apprendrai pas comment parle Pierre Gaxotte, mais je regrette que vous
n'ayez pu l'entendre une fois de plus. Il a expliqué mieux que personne ce qu'était Je Suis
Partout : ni un parti, ni une ligue, mais une équipe de journalistes, unis par l'amitié et déci-
dés à être utiles à leur pays. Il a décrit les différents écueils que devait éviter un nationa-
liste, tant dans la politique sociale que dans la politique extérieure. Il a dénoncé cette al-
liance russe, cause de tant de maux, tous prévus depuis l'origine par Pierre Gaxotte et par
notre journal, Le désir de la guerre est à Moscou en relation directe avec le désir de révolu-
tion universelle. La preuve en est que Moscou, menacé en Chine, ne bouge pas, tandis qu'il
s'agite en Espagne, alors que l'Espagne en elle-même ne l'intéresse pas directement. C'est
qu'il s'agit avant tout de déclencher la révolution.
De tout cela, nous reparlerons ce soir à nos amis. Mais Pierre Gaxotte a défini pour tou-
jours nos positions et nos volontés. Il l'a fait dans l'enthousiasme des auditeurs, avec cette
manière qui est la sienne, vive, ardente, et drôle aussi, grave sous sa gaieté, sans jamais
prêcher ni pontifier. Sous le moindre de ses mots on sent ce pessimisme salubre qui est si
nécessaire à l'action, l'amour de son pays, la confiance sans crédulité et le courage. Après
lui, nos camarades ont essayé de montrer ce que nous désirions. C'est dans l'amitié qu'un
journal comme le nôtre peut continuer et vivre. Mais est-il besoin d'ajouter, ma chère An-
gèle, que ce labeur commun, que cette unité entre tempéraments si divers, origines si va-
riées, ne pourraient pas exister sans l'admiration et (qu'il me permette de le dire) l'affection
que nous avons pour Pierre Gaxotte ?
19 novembre 1937

L'ÉCHANGE

Puisque Alain Laubreaux me cède sa place cette semaine, il faut dire aux lecteurs de Je
Suis Partout que l'Exposition de 1937, où les manifestations théâtrales furent presque tou-
jours décevantes, vient pourtant de s'achever sur un spectacle d'une beauté si puissante
qu'il est sans doute peu de théâtres, aujourd'hui, hors de nos frontières, à pouvoir en ima-
giner l'équivalent. Ce spectacle, c’est tout d'abord à un jeune homme de vingt cinq ans que
nous le devons : c'était, en effet, l'âge de Paul Claudel lorsqu'il composait, voici près d'un
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 141

demi-siècle, cet Echange admirable que vient de monter Georges Pitoëff. En cet espace de
temps, combien a-t-on joué de pièces boulevardières, d'inepties vaudevillesques, de dra-
mes de Bataille ou de Bernstein ? Mais on n'a joué qu'une fois L'Echange, avant la guerre,
par les soins de Jacques Copeau. Le voici quasi neuf devant nous, et nous nous en émer-
veillons.
A ceux qui tiennent Claudel pour un auteur difficile, je crois que je conseillerais volontiers
de voir d'abord L'Echange. Et de le voir plutôt que de le lire : à la scène, contrairement à ce
qu'on croit, le plus grand auteur dramatique de notre siècle (l’un des plus grands de tous les
siècles et de tous les pays) reprend sa force, sa verdeur, sa puissance créatrice. Confiné
dans le livre par un art théâtral imbécile et une époque sans goût, Claudel s'est parfois lais-
sé aller au développement épique ou lyrique, s'est alourdi de raisonnements et de digres-
sions. Ici, je ne trouve point de longueurs bien que l'on joue le texte sans coupures.
Peut-être le troisième acte, bourré d'événements, est-il un peu confus dans l'ensemble.
C'est un défaut minime dans la splendeur de cette tragédie incomparable, qui met en scène
le thème cher entre tous à Claudel, l'union de l'homme et de la femme dans le mariage.
C'est le thème de Partage de midi, de L'Otage, du Soulier de satin. Ici il est traité à
grands traits, dans un drame sobre de lignes, et d'une construction à rendre jaloux les plus
habiles techniciens. On en connaît le sujet : Louis Laine a enlevé puis épousé la douce
Marthe. Mais il est séduit par l'actrice Lechy Elbernon, maîtresse de l'homme d'affaires
américain Thomas Pollock Nageoire. Celui-ci, d'autre part, donne de l'argent à Laine pour
qu'il lui laisse Marthe. Et le jeune homme accepte le marché et "l'échange". Pourtant, de-
vant la douleur de sa femme, il hésite. C'est Lechy qui le fait tuer.

D'une oeuvre pareille, qui écrase d'une telle hauteur les pauvres drames contemporains,
on ne peut que dégager rapidement les traits essentiels. C'est avant toute chose un drame
fondé sur l'indissolubilité du mariage, et la scène du second acte, où Marthe proclame sa foi
et sa douleur, est l'un des chefs-d'oeuvre du tragique claudélien. Mais on aurait tort de voir
dans L'Echange une simple illustration du catéchisme. C'est un drame vivant, en effet, une
opposition d'êtres de chair, admirablement caractérisés, et qui s'expriment, tantôt familiè-
rement, tantôt solennellement, dans cette langue magnifique que Claudel leur accorde. Ils
sont quatre. Lechy Elbernon, nourrie de mauvaise littérature et de mauvaises romances, est
la femme romantique, fausse, conventionnelle, mais exacte, elle qui croit à la liberté et qui
veut "vivre sa vie". Louis Laine est d'abord un enfant, médiocre, lâche, avide, tourmenté par
l'esprit de fabulation et de songe, inventeur de contes, cherchant à se duper autant qu'à
duper autrui, mais plein de la séduction dangereuse de la jeunesse. Marthe est une petite
sainte de village, douce dans sa robe bleue et ses tresses, et elle a appris dans son en-
fance à ne pas nuire à autrui et à poser son pain sur une borne au lieu de le jeter quand
elle n'en voulait plus. Et enfin Thomas Pollock est un des personnages les plus profonds et
les plus secrets qu'ait animés Claudel, l'égal du Toussaint Turelue de L'Otage. Quand il
apparaît, la pièce semble bondir dans la farce. Il est coiffé d'un haut-de-forme, tour de res-
pectabilité, il loue le Seigneur "qui a donné le dollar à l'homme". Pourtant, ce publicain est le
seul qui comprenne Marthe. Il est plus près d'elle que les faux poètes, les faux artistes, tous
ceux qui se réclament d'un faux idéal et d'un rêve faussement spirituel. Il a voulu cette
femme, il a donné de l'argent pour cela, soit ! Mais son avidité terrestre figure l'avidité, la
hardiesse, le réalisme des héros et des saints. Mais quand, à la fin, il est ruiné par Lechy, il
accepte sa pauvreté avec courage, recommencera à se battre, et nous pouvons supposer
qu'il aidera Marthe.

Comme Claudel l'a expliqué lui-même, l'oeuvre se passe en 1893, c’est-à-dire à l'instant
précis où l'Amérique a achevé de conquérir la Prairie. Louis Laine a du sang d'Indien dans
les veines, et Thomas Pollock est bien un puritain vertueux à la manière de Jules Verne.
Georges Pitoëff a très intelligemment accentué cette impression par sa mise en scène :
Lechy, vêtue de fourrures et d'étoffes brillantes, évoque la tsarine des films d'actualités
142 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

d'avant-guerre ; Thomas Pollock, sous son haut-de-forme et sa cape, est une sorte de Lin-
coln d'image d’Epinal. En face d'eux, Laine en rouge, Marthe en bleu, sont l'un presque un
Indien et l'autre une sage petite fille de la vieille Europe, qui semble apporter avec elle la
neige, la morale, les légendes raisonnables et sacrées, et la douceur devant la vie.
A mesure que se déroulait devant nous ce spectacle incomparable, nous nous deman-
dions pourquoi on n'allait pas chercher plus souvent dans le théâtre de Paul Claudel les
chefs-d’oeuvre qui nous manquent. L'Exposition a dépensé des centaines de milliers de
francs pour des spectacles insanes, comme Liberté ou Naissance d'une Cité. Et L’Echange
est modestement annoncé, comme une autre pièce, dans le courant des jours. Les gazet-
tes nous apprennent qu'à la générale de M. Mauriac on voyait M. Blum et M. Chautemps.
On n'a point entendu dire qu'ils assistaient à L'Echange. Nous le disons avec d'autant plus
de tranquillité que M. Claudel n'a jamais été mal avec le régime, on le sait de reste. Sa no-
ble et courageuse attitude à l'égard de l'Espagne nationale, ces jours-ci, ne doit tout de
même pas lui avoir aliéné tout le monde. Mais tout ce qui rappelle trop la grandeur est sus-
pect, de prime abord, à notre époque.
Une oeuvre comme L'Echange (même si l'on préfère, comme on en a le droit, L'Otage,
ou Le Soulier de satin, ou l'incomparable Partage de midi) nous rappelle ce qui a toujours
été l'honneur du théâtre : la grandeur et la simplicité de l'action, la vie des héros et la beau-
té du style. Elle nous rappelle que nous avons la chance de voir vivre parmi nous un
homme qui, de temps à autre, se met face à l'univers et s'empare de tous ses conseils et
de tous ses chants. Il y a toujours une minute chez Claudel, au début de Tête d'or, au can-
tique de Partage de midi où les héros contemplent le monde créé et devinent à travers lui le
Créateur : c'est ici ce que fait Marthe au début du troisième acte, et nous rejoignons ici le
théâtre grec, et Eschyle en personne à cet instant précis où s’ouvre la tragédie d'Agamem-
non. Mais si la nature envahit la scène étroite, si la langue précise, charnelle et drue de
Claudel l'évoque avec une magie parfaite, le heurt des âmes n'en est pas oublié pour cela.
Elles s'affinent devant nous par leur lutte, elles sentent passer le vent de la fatalité et, pour
toujours ou pour une seconde au moins, elles se trouvent en face de leur destin.

Qu'il y ait des chercheurs assez désintéressés pour donner à L'Echange sa place et son
honneur, c’est aussi la gloire de notre triste époque. La mise en scène de Georges Pitoëff
est admirable : devant nous s'élèvent une mer dorée, un Arbre doré, cet Arbre qui est de-
puis Tête d'or le symbole même de Claudel. Et les quatre personnages jouent au pied de
l'arbre avec leur coeur et avec leur âme, comme des enfants qui se poursuivent.
M. Louis Salon donne à Thomas Pollock son intelligence, sa voix nette, une tristesse ca-
chée, une inquiétude soudaine. Georges Pitoëff nous explique admirablement ce Louis
Laine indécis, médiocre et triste, avec ses désirs et ses peurs d'enfant, et son incapacité à
travailler et à vivre. Mme Eve Francis, somptueuse, triste et cruelle, donne au personnage
de Lechy Elbemon son masque douloureux, son grand talent de comédienne, et soudain,
lorsqu'elle déclame, sa science profonde du chant claudélien.
Quant à Mme Pitoëff, qu'en dire ? Voilà déjà longtemps que je la tiens pour la plus
grande artiste d'aujourd'hui. Mais lorsqu'elle s'écrie: "O honte!", lorsque, pareille à une pe-
tite statue archaïque grecque, elle lève son bras droit vers les étoiles, lorsqu'elle se jette sur
le corps de son mari mort, et surtout dans cet extraordinaire second acte où elle chante le
mariage, je crois bien qu'elle atteint des sommets d'émotion et de perfection où elle n'avait
encore jamais atteint. Plus tard, quand nous chercherons dans nos souvenirs dramatiques,
nous pourrons dire que nous avons vu cela.
Il y a des années que nous n'avons pas contemplé à Paris de spectacle plus magnifique
et qui puisse nous rappeler que près de nous vit un écrivain que nous pouvons placer à
côté des plus grands.
26 novembre 1937
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 143

LA PRESSE BOURGEOISE AU SECOURS DE LA RÉVOLUTION

Vous avez entendu dire, ma chère Angèle, que M. Vincent Auriol voulait attenter à la li-
berté de la presse. Vieille républicaine, quoique Front populaire, vous en avez été un peu
émue. Mais cependant, il vous suffisait de lire ces jours-ci les journaux français pour être
tout à fait rassurée. Et si vous aviez écouté mon ami Lucien Rebatet, à la dernière de nos
conférences de Je Suis Partout, vous auriez été tout à fait convaincue : il est inutile, pour
un gouvernement sage et prévoyant, de changer quoi que ce soit au régime qui nous gou-
verne. La presse ne peut être plus esclave qu'elle ne l’est aujourd'hui, et elle a déjà des-
cendu les derniers degrés du servage et de la bassesse.
Je ne veux point vous parler de l'affaire Campinchi, encore qu'il y ait sans doute beau-
coup à dire. Je n'ai pas à vous cacher la sympathie que je porte à l'Italie et à son régime :
mais, très franchement, on peut dire que la presse de nos voisins subit une crise d'excita-
tion bien démocratique. Les articles sur la valeur du soldat français sont, passez-moi J'ex-
pression, assez rigolos. Mais, d'autre part, pourquoi diable a-ton pris pour argent comptant
les démentis de M. Campinchi ? On l'avait accusé d'un discours belliciste, il a démenti, on
l'a cru sur parole. C'est purement extravagant : nous n'avons, il faut le dire avec énergie,
aucune raison de croire sur parole M. Campinchi, olibrius matamore et grand pourfendeur
de fascismes. Cela n'empêche évidemment pas de trouver la presse italienne un peu exci-
tée et de se scandaliser du fait que viennent de nous révéler M. Duhourcau et L'Action
française : la présence à Santa-Croce de Florence d'un monument irrédentiste en l'honneur
de la Corse. Si les Italiens étaient mieux informés de ce que les Corses pensent d'eux, ils
ne donneraient pas prise à la malignité des journaux de gauche et à la platitude de la
presse d'information ! Cela dit, ma chère Angèle, nous tenons toujours M. Campinchi pour
un dangereux bavard et pour un Napoléon de mardi-gras.
Mais j'ai trouvé encore plus caractéristique, je l'avoue, l'attitude des journaux d'informa-
tion dans l'affaire de la Cagoule. Quoi ! Tout le monde sait que les communistes ont de
formidables dépôts d'armes, et on vient donner à cette histoire des proportions aussi énor-
mes ! Alors que le Journal publiait la liste des munitions découvertes dans les fameuses
caves et qu'on n'y trouve encore que deux mitrailleuses ! N'êtes-vous pas scandalisée par
l'attitude ignoble de la presse d'information ?
Vous le savez peut-être, je trouve nos conspirateurs bien naïfs, et suis persuadé que
cette naïveté a été manoeuvrée. Mais enfin, tout le monde sait que le général Duseigneur
est un héros de la guerre, un admirable officier. Même s'il s'était trompé (ce qui n'est pas du
tout prouvé) est-ce qu'on aurait dû le traiter comme on l'a fait ? Et, par rage de concur-
rence, les journaux d'information devraient-ils laisser imprimer les sottises et les ignominies
dont ils sont remplis ?
On rétablit à la Sûreté la chambre de torture. Qui proteste ? Personne dans la presse
d'information. Le Populaire décrit gravement des caisses "qui attendent" d’être remplies de
mélinite. Paris-Soir publie une photo de braves gens dans une cave. Sont-ce de dangereux
conspirateurs ? Pas du tout. Ce sont des "voisins" qui visitent, après une perquisition "qui
n'a rien donné" ! ! ! La voilà, la grande information ! Et sous le titre : "Des armes sont aban-
données dans tous les quartiers de Paris", Paris-Midi nous annonce gravement qu'on a
trouvé un fusil modèle 1909 dans une vespasienne, et qu'un facteur a découvert, à Neuilly,
dans une boite aux lettres, "deux chargeurs de cinq balles et des douilles vides d'origine
allemande". D'origine allemande ! C'est la main de l'étranger !
Franchement, ma chère Angèle, n'y a-t-il pas lieu, pour le peuple qui fut le plus spirituel
d'Europe, de partir d’un vaste éclat de rire ? Par malheur, la farce devient vite tragique.
C'est entendu, des imbéciles et des traîtres aident à qui mieux mieux les louches besognes
du ministre de l'intérieur. Mais on arrête des hommes honorables et on rétablit la loi des
suspects. A la T.S.F., on parle avec gravité du complot du C.S.A.R. et les sucriers qui pos-
sèdent Paris-Soir, vont à la messe et font leurs affaires, collaborent à la révolution sociale
avec l'inconscience des nobles révolutionnaires et de Philippe-Egalité. Rien ne m'a jamais
plus dégoûté que cette attitude.
144 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Le règne de la bassesse est arrivé. A son congrès de Lyon, le colonel de La Rocque a


stigmatisé les conspirateurs d'opérette, en ajoutant qu'ils auraient peut-être mené à bien
leur complot si le P.S.F. n'avait pas été là. Le lendemain du jour où l'on a arrêté sans
preuve le duc Pozzo di Borgo, accusateur du président du P.S.F., le jour où Le Populaire,
qui ne réclamait rien au-delà de cette arrestation, déclare : "Désormais nous tenons les
chefs du complot", franchement, mon colonel, est-ce qu'une pareille phrase, même si l'on
ne considère qu'avec un peu de méfiance les efforts désordonnés des "conjurés", ne doit
pas faire bondir d'inquiétude tous les Français ?
Nous sommes tombés plus bas encore qu'au moment de l'affaire Stavisky. Et comme il y
a trois ans, nous retrouvons au gouvernement l'homme qui ramène, d'une manière inévita-
ble, les énormes affaires louches, le crime, l'ignominie policière, l'homme des secrets, des
combines et des trahisons. Rue des Saussaies tout est dirigé, on le sait maintenant, par
l'inspecteur Bonny1 et par le sinistre Voix, du Vieux Logis de Chamonix. Ce sont les mêmes
qui reparaissent, et la Maffia est bien heureuse d'avoir rencontré la Cagoule. Cela n'empê-
chera pas les conservateurs et les libéraux de saluer encore Chautemps comme un sau-
veur.

Je ne saurais vous donner d'autre conseil, ma chère Angèle, que celui que vous donnait
Rebatet : écrivez. Ecrivez aux journaux, écrivez sans perdre patience. Protestez. Vous ne
savez pas l’effet que produit une lettre de lecteur empreinte de souplesse et de dignité.
Demandez-leur de cesser leurs calomnies, de ne plus s'aplatir devant les ordres du gou-
vernement et ses sottises, et de ne pas préparer la Révolution en acclamant comme des
esclaves le sinistre "sage" de la Combe-aux-Fées.
3 décembre 1937

SI L'ON COMMENÇAIT PAR LE COMMENCEMENT ?

Si l'on commençait par le commencement ? C'est la réflexion simple que tout Français
peut faire lorsqu'il parcourt, dans les journaux dociles aux souffles de l'opinion, les nouvel-
les du monde entier. L'Allemagne réclame des colonies, la Pologne se met de la querelle,
les Anglais louvoient, les Belges ne sont pas contents, les Italiens en profitent pour mener
une campagne excessive des discours monumentaux de M. Campinchi, qui évoque à son
tour, comme jadis l'avait fait son prédécesseur Pelletan, la Corse, pistolet braqué sur Rome
(ces gens-là sont incorrigibles). Si l'on commençait par le commencement ?
Certes, je comprends que l'on trouve amer le refus de la presse italienne de distinguer
désormais entre la France réelle et la France légale. Les amis de l'Italie ont pourtant su
prouver qu'ils appartenaient à l'une et non à l'autre, et l'ingratitude a beau être à la mode en
haut lieu, on regrette d'avoir à rappeler que Charles Maurras a fait pour la paix, et en
somme à cause de l'Italie, huit mois de prison beaucoup plus réelle que légale. Mais enfin, il
faut aussi s'apercevoir que de telles réalités subtiles peuvent sembler hors de propos même
à des descendants de Machiavel. Le monde d'aujourd'hui exige la simplification. Simplifions
donc : si nous commencions par le commencement ?
Le commencement, il est très simple lui aussi : c'est la force. Ayons la force, ayons la
grandeur, et tout sera possible dans un monde où la paix sera maintenue. C'est encore à
Charles Maurras que nous demanderons ce qu'il faut penser de tels aménagements éco-
nomiques que l'on prévoit : "Ces sortes de consortiums, écrit-il, ne sont pas sans valeur. Ils
ont, comme on dit, leurs possibilités, mais, suivant la condition excellente que mit Pascal à
tout autre chose, mais jusqu'à un certain point seulement. Il est, sans conteste, souhaitable
et très bon que des intérêts hier ennemis puissent coopérer. Mais plus la coopération sera

1
Pierre Bonny. Il sera, rue Lauriston, l’adjoint de Henri Lafont, chef de la Gestapo française. Fusillé le
26 décembre 1944. (note de l’édition)
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 145

forte, plus il sera indispensable de la doubler d'une surveillance politique puissante..." Le


secret de la paix, comme celui de l'humanité, de la charité, de la liberté, c’est la puissance.
Dans le monde où nous vivons, l'hypocrisie puritaine a fait tant de progrès, a gâché tant
d'esprits et tant de coeurs, qu'on hésite à employer les mots les plus simples. On hésite à
dire que la puissance est bonne, ce qui ne signifie pas pourtant autre chose que la vie est
bonne. Si vous êtes charitable, mais paralytique, mais mort, qu'importe votre charité ?
"Nous ne sommes pas ce que l'on entend par des théoriciens de la force, dit encore Char-
les Maurras. Mais nous ne sommes pas non plus de ces aveugles, ni de ces fous volontai-
res qui s'interdisent de voir l'oeuvre de la force dans l'univers. Nous ne sommes pas de
ceux qui diffament la force. Nous disons qu'avant d'être morale ou immorale (par ses
moyens, ses buts, ses raisons) la force est d'abord, en soi, un bien. Nous ne bénissons pas
ni n'acclamons pas ceux qui mesurent de la force et qui en tirent des désastres pour le
genre humain. Mais nous disons : Malheur à ceux qui, ayant eu le bien de la force, n'en ont
pas usé pour tuer le mal et le réduire à l'impuissance !"
Ainsi le veut, non seulement la vérité politique, mais encore la charité bien entendue. Et
qui ne voit le besoin que nous avons, dans le monde d'aujourd'hui, de renforcer cette force
française ? Je le sais bien, nous ne sommes pas encore un peuple faible. Nous avons une
armée. Nous avons quelque pouvoir. Sitôt que la nature des choses entre en jeu, la France
compte encore. Ceux mêmes qui méprisent justement son gouvernement et ses hommes
de main sont obligés de songer à l'existence de la France. Mais pourquoi faut-il qu'elle ait
honte de cette puissance, et presque de cette existence ? Pourquoi ne sent-elle pas,
comme une nécessité merveilleuse, qu'elle doit honorer sa force et sa réalité ? Toutes les
erreurs commises par notre diplomatie et par notre politique sociale seraient mille fois moins
graves, et pourraient même se transmuer en bien si elles naissaient d'une conscience assu-
rée de notre force. Une loi sociale arrachée par la crainte et la lâcheté est coupable et
mauvaise : la même loi est bonne, qui est donnée par un gouvernement fort, dans la pleine
lucidité de sa force, et par amour de la justice. Une alliance même dangereuse pourrait
servir si le signataire principal avait en lui assez de tranquille puissance pour s'assurer que
jamais il n'en sera fait d’autre usage que celui que désignera sa propre force et sa royale
seigneurie.
Mais les idées abstraites ont tellement conquis l'univers que les Français, ou bien sont
persuadés qu'il n'y a d’autre vertu que la vertu moralisatrice, ou bien se désolent en pen-
sant que tout est perdu. Et c’est contre ce désespoir qu'un nationaliste doit d'abord s'insur-
ger, au moment où dans le monde, à travers tant de déconvenues, nous arrivent parfois
des nouvelles si pures et si fières de l'antique force française. Dans la campagne d'Ethio-
pie, les Français ont pu se diviser sur bien des points. N'y en a-t-il pas un sur lequel ils ont
pu s'accorder ? Au moment où le Négus fuyait et livrait sa ville aux bandits, qui, avant l'arri-
vée tant attendue des Italiens, a maintenu un îlot d'ordre et de force, a sauvé l'honneur de
la civilisation européenne ? Le ministre français, M. Bodart.

Aujourd'hui, les troupes nippones entrent dans Shanghai. Nous voyons sur les écrans
les pauvres foules chinoises affolées, les femmes qui fuient avec leurs petits enfants à
l'épaule, tout un spectacle atroce dont on ne me fera jamais croire qu'il était exigé par la
grandeur japonaise. Les soldats du Soleil Levant défilent dans la concession internationale.
Les journaux anglais sont pleins de titres énormes annonçant cet outrage à la civilisation
blanche (et c’en est un). Ni les Anglais pourtant, ni les Américains ne bougent, pas plus que
n'ont bougé les Russes sous mille camouflets. Mais le commandant de la concession fran-
çaise a interdit aux Japonais de défiler chez nous.

Il y a plusieurs mois, quand les Chinois contrôlaient encore le pays, l'administration des
douanes envoya des hommes inspecter les bateaux de guerre. Américains et Anglais se
soumirent. Sur le cuirassé français, on se contenta de prendre délicatement les douaniers
chinois par leur natte et de les jeter à la mer. Ils continuèrent à contrôler les autres nations,
mais ne se hasardèrent plus sur un navire de guerre français.
146 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

Le ministre de France en Ethiopie, le commandant de Shanghai, est-ce qu'ils ne nous


prouvent pas que la France existe toujours ? Je pense à ces colons du bled nord-africain, à
leurs femmes, souvent belles, souvent coquettes, tranquilles bourgeoises par ailleurs, et qui
savent tirer par une fenêtre le jour où la ferme est assiégée. Je pense à tout un peuple im-
mense qui, en dehors de France, est la France. Mais quand on veut parler d'eux, on fait
comme les journaux du soir, on s'extasie sur nos "petits soldats". C'est ce qu'avait fait un
jour Briand, à qui Maurras répondait : "Les Allemands ont un ministre qui parle couramment
le langage de la Grande Allemagne dont il est en train de préparer et d'assurer l'avenir. Les
Français sont représentés par un individu qui ne peut songer aux soldats, élément de toute
Grande France, sans recourir au ridicule vocabulaire de la basse romance et du plat feuille-
ton".

Il est vrai que ces mômes Français voient sans sourciller des marxistes étrangers venir
assassiner chez eux d'autres Français (comme l'autre jour en Roussillon), emprunter leur
territoire. Il est vrai que ces mêmes Français acceptent qu'on se livre autour d'eux à mille
déshonorantes et imbéciles controverses sur le droit et sur l'intérêt. Qui donc leur apprendra
le vrai visage de la France ? Qui donc leur apprendra qu'un peuple, pour vivre, doit com-
mencer par le commencement, et prendre conscience de sa grandeur ?
10 décembre 1937

LA GRANDE PEUR DES BIEN-PENSANTS

Laissez-moi, ma chère Angèle, reprendre son titre à un beau livre de Georges Bernanos.
Il est plus actuel que jamais. Dorsay nous entretenait, l'autre semaine, de la lâcheté de
cette bourgeoisie qui admet très bien qu'on se batte pour elle, mais, pour une trop grande
partie de ses membres, ne ferait pas un pas, ne donnerait pas un sou, afin d'aider les com-
battants. N'importe quel métèque international peut être mis à l'ombre en Allemagne, en
Bulgarie ou au Brésil, nos communistes couvrent Paris et la province d'affiches: "Libérez
Phaelmann ! Libérez Carlos Prestes !".
Combien en avez-vous vus qui réclament la libération de Duseigneur et de Pozzo ?
Soyons justes, il y a les affiches de la Liberté. Mais c'est tout.
Arriverons-nous jamais, ma chère Angèle, à persuader ce pays d'avoir un peu de cou-
rage, un peu de souci de sa grandeur ? Il faut que nous ayons juré de ne nous laisser en-
tamer en rien pour conserver encore un peu de foi. Il faut que nous ayons devant nous
quelques exemples assez solides d'hommes de la solitude, d'hommes abandonnés de tous
ceux qu'ils ont défendus et qui ne perdent rien de leur indomptable grandeur (est-il besoin,
même, de nommer Maurras ?) pour ne pas nous laisser atteindre. Car chaque jour vient
nous donner des preuves nouvelles de cette grande peur des bien-pensants, de cette lâ-
cheté de la bourgeoisie, qui font plus de mal à la France que les attaques de ses plus dé-
terminés ennemis.

Georges Blond nous parlait l'autre jour de cette usine qui avait élu des délégués non cé-
gétistes, qui ne purent faire aboutir aucune revendication strictement professionnelle. Aussi
les ouvriers viennent-ils de nommer des cégétistes, à qui on a cédé aussitôt sur tous les
terrains. Il y a pourtant beaucoup mieux encore. Voici quelque temps, sur la pression de la
C.G.T., des patrons avaient renvoyé vingt-quatre ouvriers non cégétistes. Par un reste de
pudeur et d'humanité, ils avaient continué à payer ces ouvriers. Ces jours-ci, ces derniers
viennent de recevoir une lettre les avertissant qu'ils ne toucheraient plus rien. J'avoue, ma
chère Angèle, que j'ai peine à garder mon sang-froid devant des faits de cet ordre.
Gardons-le pourtant. Ecartons-nous de tout romantisme démagogique. Je sais, je suis
sûr, que partout où des patrons se sont montrés énergiques, ils ont remporté la victoire. Je
connais des petites villes de province où, en juin 1936, des municipalités de droite, affolées,
apeurées, ont voté des secours aux grévistes. Par générosité ? Par humanité ? Pas du
tout, par lâcheté. Exactement comme étaient lâches ces automobilistes qui se laissaient
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 147

arrêter sur les routes par des quêteurs. La bourgeoisie française, qui fut jadis si forte, si
conquérante, si fière, si dure même si vous voulez, si virile en tout cas, crève aujourd'hui de
lâcheté. Mais, dans les mêmes villes, je connais aussi des patrons qui, tous les matins,
allaient faire le coup de poing avec les grévistes pour laisser entrer leurs ouvriers qui vou-
laient travailler. Ceux-là ont sauvé l'honneur de leur classe, ils ont été des hommes.
Donc, je pense que si l'on n'avait pas voulu renvoyer les vingt-quatre non-cégétistes, on
aurait pu ne pas le faire. Il suffisait d’un peu d'énergie. Mais admettons cette lâcheté pre-
mière. Est-il possible de s'autoriser un instant, parce qu'on a été lâche, à abandonner ces
vingt-quatre ouvriers, qui, par-dessus le marché, sont pour la plupart anciens combattants
et pères de famille ? On ne peut pas continuer pendant des années à payer des gens pour
ne rien faire, me direz-vous, et puis, ces gens, trop heureux de ne rien faire dans ces condi-
tions, allaient sans doute au bistro.
Admettons-le : je trouve immoral, en effet, de ne pas travailler et d'être payé. Mais à qui
reprocherons-nous cette immoralité ? A ceux qui en sont responsables, à ceux qui ont eu
peur. Personne n'hésitera : si vous avez été assez lâches pour céder, il vous faut payer,
payer, payer jusqu'à la fin des temps, ou trouver un autre travail à ceux qui dépendaient de
vous. La lâcheté, ça se paye.

Je vous le répète, ma chère Angèle, je n'ai aucun romantisme démagogique. J'admets


très bien qu'on soit un patron, qu'on ait de l'argent, qu'on le dépense, qu’on désire en ga-
gner davantage. C'est dans la nature humaine : qui a construit a droit à l'usage et peut-être
même à l'abus de son intelligence, de sa force. Il n'y a qu'une seule chose à laquelle il n'ait
pas droit : c’est à la lâcheté, c’est à l'abandon. Ces ouvriers non cégétistes, pourquoi
n'étaient-ils pas affiliés à la C.G.T. ? Parce qu'ils pensaient qu'elle représente un ordre in-
humain et faux, parce qu'ils ne croyaient pas à la lutte des classes, mais à la collaboration
des classes, parce qu'ils étaient, en somme, du côté du patron. Quel homme de coeur ne
se dirait qu'il vaut mieux crever plutôt que d'abandonner ces gens-là ?
Etre un patron, être un chef, je consens que cela vous donne des droits, et même des
plaisirs. Je ne m'indignerai jamais, vous m'entendez bien, ma chère Angèle, s'il y a quel-
ques rares patrons qui vont perdre leur argent dans les jeux de hasard ou dans les fêtes.
C'est dans l'ordre humain. Je commencerai à m'agacer lorsque ces mêmes gens demande-
ront pour la classe ouvrière le monopole de la vertu, et s'indigneront si un ouvrier payé à ne
rien faire va au bistro (dans le cas particulier, ce n'est qu'une supposition, mais faisons-la
nôtre). Et je m'indignerai tout à fait lorsque celui qui peut être un chef refuse la plus belle
prérogative du chef, qui est le droit de protection. Quoi qu'il arrive, quoi que l'on fasse, il ne
faut jamais abandonner ceux qui dépendent de vous. Si l'on cède à une nécessité (une
nécessité qui me parait en l'espèce bien illusoire), qu'on en supporte les conséquences.
Ce fait, ma chère Angèle, ne sera sans doute pas relevé par beaucoup de journaux.
Qu'il y en ait deux ou trois nous suffit pour ne pas désespérer. A droite, on préférera se
taire à cause des patrons ; à gauche, à cause de la C.G.T. Ceux qui luttent à la fois contre
le marxisme et contre le conservatisme social sont assurés de perdre sur les deux tableaux.
Tout au moins dans le monde affreux où nous vivons. C'est pour cela qu'il faut le changer ;
c’est pour cela qu'il faut travailler à l'avènement d'un monde où les ouvriers seront des ou-
vriers, et où les patrons seront des patrons. Je sais bien qu'il en reste. Mais combien ?

Encore une fois, ma chère Angèle, ils me font songer à ces nobles révolutionnaires qui
furent les premiers à passer sous la guillotine. La lâcheté ne rapporte jamais. Ce ne sont
pas les énergiques, mais les faibles, qui paient. Si la bourgeoisie française ne reprend pas
conscience d'elle-même, si elle ne retrouve pas sa fierté de classe (car aujourd'hui elle a
honte d'elle-même), ceux qui croient en faire partie et qui la trahissent verront un jour,
comme en Espagne, leur viande pendue au croc des bouchers, et on fera de leurs tripes
les cordes qui hisseront le drapeau rouge.
17 décembre 1937
148 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

LE DERNIER ESPOIR : LA JEUNESSE

La nation est en danger, Moscou paralyse la vie de Paris, la tentative de coup d'Etat
communiste du 15 novembre est révélée au grand jour, le cabinet Chautemps, qui a perdu
la face dans les grèves et se trouve compromis par les écrasantes révélations de M. Delon-
cle, va peut-être tomber. Quel espoir nous reste-t-il ? Il est si mince qu'on ose à peine le
désigner, en d'aussi graves conjonctures.

Nous avons pourtant revu, ces jours-ci, vers les gares, ces troupes vêtues de bleu, leurs
armes sur l'épaule. Je ne veux pas désigner par là les camions militaires qui paraient à la
carence du ministre de l'Intérieur, chargé d'assurer l'ordre en France, et ont permis aux
Parisiens d'avoir à manger le jour de Noël, et de lire leurs journaux. Je parle des skieurs,
puisque, dans cette dernière semaine d'une triste année, tout ce qui n'a pas trente ans
meurt d'envie de faire du ski, ou s'y emploie de toutes les forces de ses maigres moyens
financiers. Les statistiques nous apprennent qu'il y a eu un bon tiers de plus de départs
pour les neiges, et que les hôtels, auberges, chalets et refuges sont pleins à craquer. En-
core ne parle-t-on pas de ceux qui fuient la France et ses grèves pour aller chercher la paix
en même temps que l'air pur, en Autriche, en Italie, voire en Suisse malgré le change.
D'ingénieuses organisations de tourisme proposent d'ailleurs des prix si bas qu'il semble
qu'on pécherait contre l'économie à rester chez soi. Et les personnes grincheuses, certes,
auront beau jeu pour prouver à ceux qui partent qu'ils seront très mal, qu'ils coucheront à
trente dans un hangar, et qu'ils voyageront empilés dans les wagons de bois promis aux
catastrophes. Mais les personnes grincheuses ne semblent pas tout à fait se douter que la
jeunesse française, aujourd'hui, se moque du confort.
Aux étrangers dont la pitié bien intentionnée, si souvent, par malheur nous atteint lors-
que nous voyageons, je voudrais dire : "Allez regarder les trains de décembre, les trains du
samedi pendant tout l'hiver. Vous ne trouverez pas, ou si peu, de familles surchargées de
lainages et de parapluies, d'oeufs durs pour la route, de coussins et de couvertures. Par un
miracle qui risque d'être hebdomadaire, la France est soudain devenue jeune et libre, la
France a vingt ans."
Les wagons de troisième classe, c’est une troupe décidée à ne pas dormir qui les enva-
hit, une troupe chaussée de gros cuir, vêtue de grosse laine bleue et libre pourtant dans
son allure. Douze heures de voyage, parfois plus, une journée, deux journées dans l'exalta-
tion de l'effort physique et de la blancheur, et c’est à nouveau le train harassant et pris d'as-
saut, la nuit interminable, le travail quotidien. Il me suffit de voir cela pour être sûr que la
France est vivante.

Ce sont de grands philanthropes, de grands éducateurs en même temps que d'excel-


lents hommes d'affaires, ces fabricants qui vendent ces équipements à bon marché dont
les grandes villes sont pleines. Et je veux bien que toute cette jeunesse précipitée par la
mode vers les sommets ne soit pas une jeunesse de champions. Que m'importe ! Au moins
court-elle, s'évade-t-elle des villes, respire-t-elle, plus encore que l'air glacé, cette liberté
dont elle a été tant privée.
Sur les rivières d’été, Georges Blond me disait qu'il avait encore rencontré bien peu
d'amateurs de canoë, bien peu de campeurs. Quand nous allons à Chartres, on nous ac-
cueille encore bien mal dans les hôtels de village, parce que nous avons un sac et que
nous marchons à pied, comme des vagabonds. La France n'est pas encore le pays qui
lâche sur les routes, comme l'Allemagne, comme l'Amérique, ses jeunes gens et ses jeunes
filles, dans la poudre dorée des routes, et les herbages frais ou secs. Mais patience, elle le
deviendra bientôt. La neige, déjà, l'y encourage.
Car ce n'est pas assez dire qu'on aime ces départs parce qu'ils sont des départs vers la
santé et vers une vie physique dont notre pays a besoin. J'y vois encore autre chose, et qui
m'est beaucoup plus précieux. Il n'est pas si longtemps, être jeune, c’était être soumis, ne
fût-ce qu'à cause de l'argent, soumis à sa famille, soumis aux règles impérieuses du qu'en
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 149

dira-t-on et du convenable. "Monter à ski ? Tu te casseras la jambe. Coucher dehors ? Tu


prendras froid, ferme la fenêtre." Il fallait être un jeune bourgeois bien riche pour être à peu
près libéré, et encore n'en manquait-il pas que la réprobation de toute une escouade de
cousins germains et d'oncles à héritage eût poursuivis s'ils eussent émis la prétention
d'abandonner le château familial, où le train des maris du samedi soir, amène les gendres
fidèles vers leurs épouses à tapisserie.
Aujourd'hui, la jeunesse veut vivre avec elle-même, seulement avec elle-même, et y met
parfois quelque dureté. Voilà tant d’années qu'elle était esclave ! Elle économise, vieille
vertu des ancêtres, mais elle économise pour dépenser, horreur et damnation ! Que lui
importe, à elle, de ne pas dormir, de voyager sur des bancs de bois ! Elle sait qu'à tel en-
droit, pour vingt cinq francs, elle aura droit à un gîte collectif chauffé par un poêle, à une
nourriture grossière et abondante. Elle sait que le train de neige fait telle réduction, qu'en
partant à dix, ou à vingt, on peut trouver tel avantage. Elle devient plus rusée et plus mali-
gne que ne l'ont été tous ses ancêtres pour acheter du 3% ou de l'emprunt russe. Elle se
prive comme on se privait sous Mac-Mahon ou sous M. Loubet. Mais elle se prive pour jouir,
elle se prive pour vivre.

Voilà pourquoi les trains de décembre et de janvier sont un spectacle magnifique, qui, il
faut bien le dire, ne le cède en rien à l'exaltation que nous donnent parfois, à l'étranger, tels
camps, tels défilés joyeux, emplis d'une gaieté animale et vivante, mais spirituelle aussi. A
s'organiser pour la séparation, pour la liberté en commun, la jeunesse française apprend à
vivre, apprend à régner, à prévoir, à subir et à dominer son propre destin, alternativement.
Elle apprend son rôle futur d'homme ou de femme, bien mieux que dans la protection et
l'ouate de jadis. Elle se prépare, du moins je veux l'espérer, à cette fonction de gouverne-
ment qui est la sienne.
L'année finit mal, sur le réveil des grèves, sur la faiblesse énorme d'un gouvernement
que de plats imbéciles voudraient nous faire respecter. Il reste un seul espoir : la jeunesse.
La jeunesse qui chasse les marxistes du Quartier latin, à une majorité écrasante, la jeu-
nesse qui ne demande plus qu'à elle-même de se distraire et de se sauver, la jeunesse qui,
ces jours-ci, dans l'air glacé, au soleil sur la neige poudreuse, descend les pentes des
montagnes et saute les fossés blancs.
31 décembre 1937
150 ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE

SOMMAIRE
Voyage dans la lune ................................................................ 2
Visite à Léon Degrelle .............................................................. 4
Jean Cassou, prix de la Renaissance ...................................... 6
Loisirs, délices et orgues.......................................................... 7
Histoires vraies......................................................................... 9
Les marchands de poireaux................................................... 10
Le mariage du homard et du poulet ....................................... 11
En attendant les camions de tueurs....................................... 13
Le parti de l’honneur .............................................................. 14
Les clowns sur les tréteaux.................................................... 15
L’avion de 8h.47..................................................................... 17
Colonies de vacances ............................................................ 18
Pour une fête du travail.......................................................... 20
Tenue de campagne .............................................................. 21
Nos marins de Cronstadt ....................................................... 22
Savez-vous planter les choux ? ............................................. 24
L’esprit de l’escalier................................................................ 25
L’étranger aime-t-il la France ? .............................................. 27
Sous le règne de l’intelligentsia-service ................................. 28
Charles Maurras devant le monde nouveau .......................... 29
Le cycliste n° 2....................................................................... 31
Pour la moins grande France................................................. 33
Appel aux bouddhistes français ............................................. 34
Histoires de consommateurs.................................................. 36
La querelle du Cid n’aura pas lieu.......................................... 37
Luigi Pirandello ...................................................................... 39
Au pays des autobus qui se perdent...................................... 41
Allo, Malraux ? ....................................................................... 42
Le snobisme des planches..................................................... 44
Quand demandera-t-on l’extradition d’André Malraux ?......... 45
En attendant le marché aux puces......................................... 47
Châteaux de cartes et héros de carton .................................. 48
Les confèrences de Rive Gauche : portrait de la France ....... 50
En quête d’auteur................................................................... 52
Le colonel Malraux soutient le moral de l’arrière .................... 54
Propos sur un poète russe ..................................................... 56
A bas la bienfaisance !........................................................... 57
Etes-vous pour le Louvre ou pour la danse du ventre ?......... 59
Le cantique de Ruth et de Bloch............................................ 60
La seule propagande est celle de la loyauté.......................... 62
En attendant le professeur Rivet............................................ 64
Les dégourdis de la troisième ................................................ 65
Un portrait italien de la France ............................................... 66
M. Le Trouhadec saisi par la morale ...................................... 68
L’élection de M. van Zeeland ................................................. 69
Les anarchistes avec nous ! .................................................. 75
ROBERT BRASILLACH – LETTRES A UNE PROVINCIALE 151

Art et technique...................................................................... 77
La France est-elle un pays de recéleurs ? ............................. 78
En suivant les orphéons......................................................... 79
En lisant Léon Blum ............................................................... 81
Un livre de Pierre Daye : Léon Degrelle et le rexisme............ 82
M. Blum invente le délit de prolétariat .................................... 84
Le gouvernement de la muflerie............................................. 85
Le souvenir d’Alain Fournier .................................................. 86
Petits croquis de la semaine .................................................. 88
L’âge critique de M. Mauriac .................................................. 89
Charles Maurras est sorti de prison........................................ 90
Les avaleurs de sabre............................................................ 92
Epitre pour les personnes susceptibles.................................. 93
En attendant les ravisseurs de techniciens ............................ 94
Apologie pour la chandelle verte............................................ 96
Venise an XV ......................................................................... 97
De l’amour des pompiers ..................................................... 103
Présence d’une ombre ......................................................... 104
Le manifeste des dupes....................................................... 106
Quand les bellicistes étaient petits....................................... 108
La semaine allemande à l’Exposition : le gala du cinéma .... 109
Ne faisons pas de littérature avec la jeunesse..................... 110
Petite histoire de l’Exposition antifasciste de 1937 .............. 112
La dictature des pions.......................................................... 114
La véritable avant-garde ...................................................... 121
Conseils aux amateurs......................................................... 123
Les candidats à la guillotine ................................................. 125
A la Comédie Française, une seule réforme : la dynamite... 126
Léon Degrelle, vainqueur de M. van Zeeland ...................... 128
Le pain, la paix, la liberté ..................................................... 133
La première conférence de Je Suis Partout......................... 135
L’Échange ............................................................................ 136
La presse bourgeoise au secours de la Révolution ............. 143
Et si l’on commençait par le commencement ? .................... 144
La grande peur des bien-pensants ...................................... 146
Le dernier espoir : la jeunesse ............................................. 148

*****

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