Somatisations
Somatisations
Somatisations
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Somatisations
Encyclopédie Pratique de Médecine
Y Sarfati
L a médecine sait depuis Hippocrate (et en dépit de la parenthèse positiviste) que la psychè intervient dans toute
maladie, et que les soins prodigués à un patient, quel qu’il soit, se doivent d’impliquer de pair le corps et
l’esprit. Pourtant, il existe certaines plaintes ou pathologies somatiques qui imposent de mettre l’accent sur la prise en
charge psychologique, voire psychiatrique. Méconnaître la part importante jouée par un trouble psychique dans
certains troubles d’allure organique, c’est prendre le risque de chroniciser la plainte ou de s’égarer dans de nombreux
examens complémentaires longs, coûteux et inutiles.
© Elsevier, Paris.
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stratégies à adopter face à des demandes qui et incitent à la prudence. Une étude prospective
Introduction peuvent masquer la nécessité d’une prise en charge britannique a montré que plus de 50 % des patients
psychiatrique. ayant eu un diagnostic de conversion ont
développé, dans les 11 ans qui suivirent, une
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Le terme de « somatisation » possède différentes maladie organique en rapport avec le trouble
acceptations, du sens le plus large au sens le plus
Principales étiologies initialement reconnu comme conversif. Une étude
psychiatriques des somatisations américaine a chiffré à plus de 20 % les troubles
restrictif. Les classifications internationales les plus
récentes (DSM IV américain et dixième classification conversifs exigeant une révision diagnostique vers le
‚ Somatisations sans substratum trouble neurologique avéré.
internationale des maladies de l’OMS) ont cherché à
organique
limiter la signification de ce terme en lui assignant
des critères de définition précis. Dans le sens Sont regroupées sous cet intitulé toutes les
plaintes somatiques où, traditionnellement, les
Une erreur grave serait d’étiqueter
restrictif, la somatisation est considérée comme une « conversion » tout trouble somatique
pathologie fonctionnelle, polymorphe et chronique, troubles organiques et/ou biologiques sont absents.
Il n’est cependant pas totalement exclu de retrouver inexpliqué. Le diagnostic de
dénuée de valeur psychique symbolique. Le sens conversion n’est plausible qu’avec un
dans ces pathologies, exceptionnellement, de réels
large est, au contraire, celui utilisé dans l’intitulé de ce
dérèglements somatiques. C’est par exemple le cas contexte en faveur, et si l’anamnèse
chapitre ; la somatisation doit alors être considérée
pour l’hypocondrie (classiquement sans lésion retrouve des premiers antécédents
comme toute plainte somatique pouvant être « mise
organique) qui peut exister alors qu’un authentique conversifs avant 30 ans.
en relation » avec une origine psychologique. Le
problème somatique se pose (hypocondries cum
terme « mise en relation » sous-entend que la plainte
materia). Il est important de toujours garder cette
somatique soit indirectement induite ou ¶ Définition
possibilité à l’esprit avant d’aborder une Le trouble conversif se définit comme un
partiellement causée par des facteurs psychiques,
classification, par définition réductrice, des dysfonctionnement physique dont l’expression ne
avec toute la prudence qu’un tel déterminisme
somatisations avec ou sans substratum organique. coïncide avec aucun territoire anatomique ou
étiopathogénique suppose.
Plusieurs études ont montré que la « tendance à la Trouble conversif mécanisme physiologique connu, et qui ne
somatisation » serait le principal facteur de s’accompagne d’aucune atteinte organique
¶ Épidémiologie
méconnaissance des troubles psychiatriques par les objectivable. Il a été traditionnellement décrit
C’est un trouble extrêmement fréquent : son
médecins omnipraticiens. Les troubles avec comme « une mise en scène au niveau du corps d’un
incidence est estimée à 22 pour 100 000 en
somatisation ne seraient reconnus comme conflit psychique inconscient » ; à ce titre, le trouble
population générale ; sa prévalence peut atteindre
psychiatriques que dans 50 % des cas, contre près conversif se localise sur des organes ayant une forte
25 à 30 % chez des patients hospitalisés en hôpital
de 100 % lorsque le patient se présente direc- représentation symbolique. Le symptôme est
général. Paradoxalement en apparence, sa
tement avec une plainte psychologique. De plus, présumé traduire des conflits affectifs sous-jacents.
fréquence dans une population consultant en
l’association avec une maladie organique Ces conflits, tout comme le mécanisme de
psychiatrie est beaucoup plus faible. Une telle
augmenterait encore la méconnaissance de la part conversion, sont inconscients, et le trouble conversif
différence s’explique par le fait que les patients
psychologique des somatisations, dont la ne peut en aucun cas être considéré comme une
souffrant de troubles conversifs (manifestations
composante psychiatrique n’est alors évoquée que simulation.
exclusivement somatiques) ne vont qu’exceptionnel-
dans un tiers des cas. La fréquence de cette lement chez le psychiatre. C’est chez les ¶ Arguments diagnostiques
« morbidité psychiatrique cachée » impose de garder neurologues, les oto-rhino-laryngologistes, les La première condition, nécessaire mais non
à l’esprit les différents cas de figure où la plainte ophtalmologistes, et bien sûr chez les généralistes,
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Tableau I. – Arguments diagnostiques en fa- Tableau II. – Troubles conversifs les plus fréquents.
veur du trouble conversif.
Troubles moteurs Mouvements involontaires
Le symptôme est le plus souvent d’allure pseudo- Blépharospasme
neurologique Torticolis
Chutes
Les organes de la vie relationnelle sont plus volon- Paralysies
tiers touchés (organes des sens, membres, organes Aphonie
sexuels) Astasie-abasie
Il existe un retentissement sur la vie sociale, affec- Toubles sensoriels Anesthésie des extrémités ou du milieu des membres
tive et/ou professionnelle Cécité
Il peut exister une indifférence du patient par rap- Vision « en tunnel »
port à son symptôme (« belle indifférence ») Surdité
réunir un faisceau d’arguments reconnus comme Paralysie du membre supérieur Faire chuter le membre sur le vi- Le membre chute à côté du visage,
sage non sur lui
appartenant à la sémiologie de la conversion. Parmi
ces arguments, certains sont classiques, voire Aphonie Faire tousser Toux normale (les cordes vocales
historiques, mais subjectifs et empiriquement ne sont pas paralysées)
difficiles à mettre en évidence, c’est le cas de la « belle
indifférence », du bénéfice secondaire, de la
symbolisation et des troubles de la sexualité.
D’autres, plus objectifs, ont été repris par les Tableau IV. – Diagnostics différentiels à évoquer devant un trouble neurologique présumé
classifications internationales et figurent dans le conversif.
tableau I. Troubles neurologiques Sclérose en plaques
Chacun de ces arguments pris séparément est Tumeur cérébrale
contributif, mais non pathognomonique ; seule Myasthénie
l’existence de plusieurs d’entre eux plaide en faveur Syndrome de Guillain-Barré
Myopathies
du diagnostic de conversion, dont il ne faudra pas
Manifestations neurologiques du sida
oublier qu’il est un diagnostic d’exclusion souvent Hématome sous-dural
porté à l’excès. Névrite optique
Paralysie périodique
Maladie de Parkinson débutante
Une erreur grave serait de faire un
Troubles psychiatriques Épisode dépressif
lien trop rapide ou une interprétation Syndrome de stress posttraumatique
sauvage entre un événement de vie et Personnalité hystérique
un symptôme. Catatonie
Autres somatisations
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Tableau IX. – Les événements de vie facteurs Tableau X. – Arguments diagnostiques des pathomimies les plus fréquentes.
de risque des pathologies psychosomatiques.
Pathomimie Arguments diagnostiques
Le stress de manière générale, association entre
une demande forte et une marge décisionnelle limi- Anémie par saignements (Lasthénie de Ferjol) Anémie ferriprive
tée Nombreux prélèvements sanguins
Créations de lésions hémorragiques
Les changements en général (déracinement cultu-
rel, déménagement, modification des habitudes Fièvre inexpliquée Manipulation d’un (ou plusieurs) thermomètres
socioprofessionnelles) Auto-inoculation de substances pyrogènes
L’éclatement du réseau relationnel Pathomimies cutanées Brûlures par le feu ou par produits caustiques
Création d’abscès superficiels
Troubles métaboliques inexpliqués Hypoglycémies par injection d’insuline
recherche de facteurs de vulnérabilité psychosoma- Hyperthyroïdies par prise d’hormones thyroïdiennes
tique aux seules maladies qui y figurent. Urgences abdominales aiguës, hémorragiques ou Nombreuses interventions chirurgicales antérieures
Il est important également de ne pas oublier de pseudo-neurologiques (syndrome de Münchhausen) (cicatrices de laparotomies, trous de trépan)
rechercher une pathologie psychiatrique avérée
(comme une dépression) qui peut être associée à
une pathologie psychosomatique. également, aujourd’hui, des échelles et des motivations échappent presque totalement à la
questionnaires qui permettent de cerner au mieux conscience du sujet. Ce qui est recherché, c’est « le
¶ Repérer les facteurs de vulnérabilité les profils de personnalité et les événements de vie, rôle de malade » et la satisfaction régressive que
à une pathologie psychosomatique afin de pouvoir repérer et ainsi avoir une action procure la prise en charge médicale, éventuellement
Repérer les pathologies psychosomatiques n’est thérapeutique sur le plus grand nombre de ces hospitalière.
pas tout. Il est important de rechercher les facteurs facteurs. L’utilisation de ces échelles et
psychologiques dits « de vulnérabilité ». Ces facteurs questionnaires n’est pas de pratique courante ; ils ¶ Arguments diagnostiques
prédisposent au développement d’une maladie sont surtout utilisés par les thérapeutes spécialisés Il existe une certaine passion, chez le pathomime,
psychosomatique. De nombreuses recherches ont dans la prise en charge des « patients à être malade. On a pu assimiler la pathomimie à un
tenté de les définir au mieux. Certains de ces facteurs psychosomatiques ». plaisir masochiste, entièrement tourné vers la
de vulnérabilité sont maintenant bien reconnus,
Néanmoins, les modes de fonctionnement décrits soumission aux examens complémentaires, aux
d’autres régulièrement remis en cause.
plus haut sont loin d’être toujours retrouvés chez les investigations, voire aux interventions chirurgicales.
Parmi ces facteurs de vulnérabilité, il existe patients psychosomatiques. L’activité du sujet peut n’être consacrée qu’à cette
certains profils de personnalité qui prédisposent (ou
seule passion.
au contraire, protègent) au développement de Pathomimie
pathologies psychosomatiques. Les profils les moins La fascination exercée par la médecine explique
discutables figurent dans le tableau VIII. ¶ Épidémiologie que les pathomimes soient souvent très rompus au
Un chiffre est difficile à avancer, compte tenu de la fonctionnement médical, soit qu’ils aient opté pour
Les autres facteurs de vulnérabilité classiques sont
relative rareté de ce trouble et du caractère une profession apparentée à la médecine, soit qu’ils
des événements de vie, regroupés dans le tableau
insaisissable des sujets présentant une pathomimie aient acquis leur culture médicale à force de
IX. Il est très important de noter que des événements
(une fois « découverts », ils changent de médecin, de fréquenter les hôpitaux et les médecins.
de vie mineurs de la vie quotidienne pouvant
circuit de soins). Néanmoins, on a pu estimer que On retrouve classiquement : une absence de
paraître anodins sont surtout incriminés. Souvent en
10 % des fièvres inexpliquées de l’adulte étaient à motif apparent (contrairement à la simulation), des
raison de leur chronicité, ils ont des effets plus
mettre sur le compte d’une pathomimie. mensonges pathologiques portant sur les
toxiques que les événements de vie majeurs et
dramatiques. Les événements mineurs font le lit de ¶ Définition antécédents médicochirurgicaux, les circonstances
la maladie, tandis que les événements majeurs La pathomimie est également appelée « maladie de leur prise en charge, plusieurs hospitalisations,
jouent plus volontiers un rôle de facteur factice ». Le sujet se provoque des lésions physiques parfois conclues par des sorties contre avis médical.
déclenchant. ou organiques par divers moyens, qui peuvent être Le refus de reconnaître la pathologie comme
Pour mettre en évidence ces facteurs de éventuellement violents, tout en dissimulant au psychiatrique est total de la part de ces patients.
vulnérabilité ou de risque, l’interrogatoire, temps corps médical les gestes à l’origine de ces lésions. Le tableau X résume les pathomimies les plus
d’évaluation clinique privilégié, est capital. Il existe Ces gestes sont faits volontairement, mais les classiquement rencontrées.
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Manifestations somatiques ‚ Savoir mettre des limites – le statut du malade par rapport à son trouble et
des dérèglements de l’humeur au bilan somatique, particulièrement ses principaux traits de caractère.
Il existe dans la dépression, tout comme dans la aux examens complémentaires Une des principales difficultés rencontrées réside
manie, un retentissement somatique variable, mais dans le fait que le patient peut ne pas collaborer
Dans tous les cas, il sera bien évidemment
classique (à ne pas confondre, donc, avec les plaintes avec son médecin, soit en oubliant (inconsciem-
important de réaliser un bilan somatique le plus
somatiques atypiques des dépressions masquées). ment), soit en refusant (consciemment) de lui
complet possible en fonction du contexte, et en
Cette composante somatique est importante à communiquer certains éléments diagnostiques
cherchant à trouver un substrat anatomique à la
rechercher puisque le retentissement somatique fait importants. De plus, la description subjective de la
plainte du malade. Dans cette logique, deux écueils
partie des troubles « objectifs » que le praticien peut plainte peut faire l’objet d’une distorsion qui la
sont à éviter.
évaluer et chiffrer au cours de l’évolution de la dénature ou la rend atypique (minimisation ou
■ Multiplier à outrance les bilans et examens
maladie. majoration des troubles ressentis). L’interrogatoire de
complémentaires et les consultations de spécialistes
■ Dans la dépression, il s’agit classiquement l’entourage et l’évaluation indirecte du
devant une plainte somatique, en cherchant « à tout
d’une insomnie avec hyporexie et amaigrissement. retentissement du trouble somatique allégué
prix » à découvrir une anomalie objective alors qu’il
Tous les stades peuvent se rencontrer : la perte de (handicap social, retentissement professionnel ou
serait raisonnable de conclure qu’elle est du registre
poids peut être insensible ou atteindre 20 familial) peuvent être alors des indices précieux de la
psychiatrique. nature, de l’ampleur et de l’évolution de la
kilogrammes. Les manifestations inverses sont aussi
■ Négliger les plaintes somatiques de patients somatisation.
retrouvées : hypersomnie et prise de poids. La
connus pour être « psychiatriques », ne pas donner
constipation est également fréquente, de même que
foi à leurs demandes et éviter de plus amples
l’impuissance.
■ Dans la manie, c’est l’insomnie qui prévaut. investigations sous couvert d’antécédents de Dès qu’une suspicion de somatisation
L’existence d’une déshydratation par diminution des troubles mentaux. est évoquée, l’interrogatoire devient la
apports hydriques et par hyperactivité n’est pas rare. Il est moins grave de s’exposer au renforcement donnée essentielle au diagnostic. Il est
Elle peut être suffisamment sévère pour entraîner d’un symptôme psychiatrique que de passer à côté souvent difficile en raison du flou
une fièvre, voire, dans des cas rarissimes, la mort. d’une maladie organique. biographique, des omissions et des
réticences à évoquer les
symptomatologies passées.
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Points clés de la démarche
diagnostique
Toute référence à cet article doit porter la mention : Y Sarfati. Somatisations. Encycl Méd Chir (Elsevier, Paris), Encyclopédie Pratique de Médecine, 7-0120, 1998, 6 p
Références
[1] Besançon C, Lacour C. Pathologies psychosomatiques. In : Senon JL, Sechter [4] Jeammet P, Reynaud M, Consoli S. Psychologie médicale. Paris : Masson,
D, Richard D eds. Thérapeutique psychiatrique. Paris : Hermann, 1995 : 685-691 1996
[3] Ford CV. The somatizing disorders. Illness as a way of life. New York :
Elsevier Biomedical, 1983