Lomé 2

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 8

L'ARCHITECTURE POPULAIRE

ANCIENNE A LOME

Il Y a des trésors cachés à Lomé, des mervei 11es que l'on


regarde tous les jours, et que l'on ne voit pas, qu'on laisse se dégrader
sans y prêter attention et que nul n'a encore songé à mettre en valeur.
Il s'agit d'un patrimoine d'architecture populaire d'une qualité
exceptionnelle, que l'on ne sait plus apprécier, et qui en meurt, car les
choses, comme les êtres, dépérissent de n'être plus aimées.
On commence enfin à s'intéresser aux constructions publiques
anciennes, aux vieux bâtiments coloniaux, que, il y a peu de temps
encore, on laissait détruire sans remords. Mais il y a eu aussi, à Lomé,
toute une création architecturale par et pour les habitants eux-mêmes,
qui fait la singularité de la ville et la richesse étonnante de ses vieux
quartiers. Dans les seules parties antérieures à 1945 (celles situées à
l'intérieur du Boulevard circulaire, ainsi qu'Hanoukopé, loti en 1928 et
1934), une observation systématique relève environ 400 maisons ayant un
minimum d'intérêt: un joli détail, un porche élégant, des proportions
heureuses, ou tout cela à la fois... Il règne ainsi dans ces vieux
quartiers une harmonie de formes et de couleurs -en part icul ier 1'ocre-
rose et le sable (1)- que les dégradations actuelles n'ont pas encore
fait disparaître.
Cet habitat populaire de qualité est, bien sür , le reflet
d'une histoire sociale, celle de la société citadine des villes de cette
partie du Golfe du Bénin, d'Accra à Lagos : une bourgeoise africaine
dynamique depuis au moins deux siècles, enrichie par le commerce et très
ouverte aux influences extérieures, qui incarne sa réussite sociale dans
de belles maisons, dont chacune se doit d'être originale, car elle est la
marque de la personnalité de son fondateur. A Lomé, la plus récente de
ces vi lles marchandes (née seulement en 1880), ces grands notables,
ori ginai res des côtes voisines (2), se devaient de marquer
spectaculairement leur réussite, qui est celle de la cité elle-même. De
plus, Lomé est la seule ville de la côte où viennent confluer trois

(1) Alors qu'Accra, par exemple, pratique beaucoup les bleus, les verts, les rouges ••• :
chaque ville a ses couleurs spécifiques.
(2) Anlo venus de l'ouest, qui fuyaient la colonisation de l'Angleterre mais non sa
civilisation, et Mina (au sens très large) venus de l'est, des vieil les cités marchandes
d'Aného, Agoué, Agbodrafo, qui arrivèrent plus tard, quand la capitale du Togo fut
transférée d'Aného à lOlllé, en 1897. Sur les 60 propriétaires-fondateurs des maisons ici
présentées, 59 ont été identifiés : 32 Mina dont 19 commerçants, 8 fonctionnaires et 5
commerçants, 16 Anlo (14 commerçants), 5 Nago -on en trouvera la définition plus loin- dont
3 artisans, et 6 autres (Ewé de l'intérieur, Adja, Akposso), à égalité fonctionnaires et
cOlllmerçants.
2

traditions architecturales bien différentes, à l'histoire fort singulière


que l'on doit expliquer ici.

La première, chronologiquement, et la moins importante n'est


qu'une transposition de l'architecture coloniale européenne, avec de
larges vérandas de bois ouvragé (vraisemblablement importées
préfabriquées d'Allemagne), belles demeures qui étaient en fait souvent
louées à des Européens des firmes commerciales. On voit, sur les photos
d'époque, ces constructions à étage dominer une mer de toits de paille
(la ville est encore pour l'essentiel bâtie de cases rurales, mais avec
des pentes plus fortes que de nos jours). Ils n'en subsiste que deux (3),
ainsi que quelques bâtiments plus sobres, qui conservent la majesté des
grandes maisons d'Aného et d'Agoué, dont leurs fondateurs sont d'ailleurs
originaires.
Ce sont là les réa l i sat i ons de ce rta i ns des pe rsonnages les
plus marquants de l'histoire de la ville, ces commerçants enrichis, qui
couvrirent aussi de vastes plantations de cocotiers les alentours de la
ville -ils aimaient à se dire "planteurs"- où ils avaient aussi de belles
maisons. L'occupation française en fit, à partir de 1922, les membres du
"consei l des notables", une institution consultative très originale, qui
consacrait la réussite sociale de cette bourgeoisie côtière, fondatrice
de l a vi 11 e.

Le second modèle loméen, qui s'impose après la première


guerre mondiale, et que l'on appelait alors le "style Porto-Novo", est
dérivé du baroque portugais du Brésil. En effet, à partir de 1835,
quelques milliers d'esclaves libérés dans la région de Bahia ont commencé
à être rapatriés en Afrique, à Lagos et à Porto-Novo en particulier, car
beaucoup étaient d'origine yoruba. Certains devinrent de riches
marchands; d'autres restèrent artisans maçons, menuisiers,
décorateurs ... L'argent des uns et le savoir-faire des autres (4)
ornèrent ainsi Lagos et Porto-Novo de constructions superbes, en
particulier de somptueuses mosquées baroques, bien surprenantes pour qui
ignore cette partie de l'histoire africaine.
Commerçants et artisans, au cours du XIXème siècle,
glissèrent le long de la côte vers l'ouest: Ouidah, Grand-Popo, Agoué,
Aného (5), en épurant progressivement les formes, de plus en plus
simples, et surtout les décorations de stuc, devenues très discrètes.
A Lomé, certaines de ces maisons ont gardé une allure encore
très portugaise, avec leurs courbes et contre-courbes pleines de
fantaisie et de gaité, mais d'un plan en général fort simple, tirant sur
le carré, avec parfois une abside ou une aile en angle droit.

(3) Bien conservées : les maisons d'OCtaviano Olympio ou de Patrick Seddoh ont été trop
défigurées pour apparaftre dans cet album.
(4) En particulier les "Nago", restés musulmans malgré une forte imprégnation culturelle
portugaise, qui peuplent surtout le quartier "Anagokomé".
(5) Villes où la dégradation du patrimoine bati est beaucoup plus grave qU'à Lomé.
3

La dernière source extérieure de l'architecture loméenne,


c'est l 'héritage du style néo-classique anglais, qui a connu un grand
épanouissement au début du XXème siècle dans l'actuel Ghana et
qu'apprécient surtout les familles qui en sont originaires. On n'y
retrouve plus les raffinements décoratifs caractéristiques du style
baroque c'est la forme même des constructions qui s'anime, qui
s'articule en des jeux de volumes complexes, dont les toitures se
recoupent en angles droits successifs. On orne volontiers les façades de
colonnes (systématiquement ioniques en Gold Coast, plus modestes à Lomé)
et les balcons ou les acrotères de balustrades en colonnettes, très
typiques de l'époque : un art plutôt de force et de majesté, mais non
sans humour lui aussi (6).

A vrai dire, la coupure entre les deux styles ne pouvait être


totale, car c'était, selon toute vraisemblance, les mêmes artisans, les
mêmes maîtres d'oeuvre qui en assuraient la construction ils ne
pouvaient oublier leurs acquis, ni ne pas se laisser influencer par des
trouvailles nouvelles qui leur plaisaient.
Se développe donc aussi une architecture éclectique, une
synthèse loméenne qui se libère des modèles pour faire éclater son
i nvent i vi té. Riches ou modestes, vi eux ci tad i ns côt i ers ou nouve 11 es
familles issues de l'intérieur et promues grâce à la scolarisation (7)
vont couvrir Lomé de ces charmantes maisons, aux murs de briques assez
épais pour maintenir la fraîcheur, avec des contreforts saillants qui
rythment les façades claires par leurs couleurs plus vives (ocre, bois de
rose), avec des volets en bois aux tons pastel (bleu-ciel ou gris), un
toit de tôles à deux pentes et pignon -parfois joliment décoré, parfois
simplement en marches d'escal ier- ou à quatre pentes, ornées quelques
fois de mansardes ... Un mur encercle la parcelle, qu'un porche,
monumental ou fantaisiste, ouvre sur la rue, souvent par une belle porte
dont la marqueterie de bois fait jouer les carrés ou les losanges ...

L'entre-deux-guerre est donc une époque de grande activité


pour la construction populaire l oméenne , comme l'indiquent les dates (8)
inscrites sur les frontons ou sur les porches (il en reste une trentaine,
dont les années médianes sont .1935-38 ; la tradition s'en perd après
1950). C'est alors que les clôtures végétales ou bricolées avec des
matériaux de récupération (dont se plaignaient les témoignages des
premiers administrateurs coloniaux) sont remplacées par des murs de
briques, à l'instar des concessions commerciales et des domaines

(6) Que l'on retrouve également après la seconde guerre mondiale ( ~ à l'imitation
des modèles ruraux ghanéens) dans les campagnes qui s'enrichissent alors des hauts cours du
café et du cacao: le long de la route de Kpa1imé à Atakpamé, en particulier.
(7) Aucun, dans notre échantillon, n'a construit avant 1935.
(8) Cette pratique de dater les batiments est, là encore une particularité de Lomé, qU'on
ne retrouve guère à Aného, Ouidah ou Cotonou.
4

re1i gi eux de l'époque allemande. Les porches, jusqu'alors assez


stéréotypés, se débrident en une multitude de formes originales, tantôt
exubérantes, tantôt solennelles, parfois submergées de fleurs de
bougai nvi 11 ée. .. Un art de bâtir tout de ga ité, d' humour, d'élégance
une délectation aujourd'hui pour l'oeil qui sait voir et apprécier.
Assez paradoxalement, la crise économique des années 1930,
très violente dans une ville qui vivait toute du commerce international,
coïncide avec l'apogée de la construction, en qualité comme en quantité,
ainsi qu'en témoigne un rapport du mois de mai 1933 qui signale que: "i7
existe actue77ement 53 bâtiments en cours de construction, contre 4 ou 5
en temps norma 7. Ces travaux occupera ient environ 500 manoeuvres" (9).
Faute de pouvoi r continuer à i nvest i r dans 1e commerce ou 1es
plantations, on se replie sur la construction (10), dont la valeur
symbolique se développe, au point que, de nos jours -c'est là l'une des
grandes originalités sociales de la ville de Lomé-, il y a une
ass"imilation très forte entre 1'homme et sa maison, son "chez", l'oeuvre
de sa vie, qu'il lègue ensuite comme héritage intangible à ses héritiers.

Après la seconde guerre mondiale, où Lomé prend son essor, un


style plus homogène s'impose aux maisons de qualité: abside latérale
semi-circulaire (alors qu'on la préférait à pans coupés), jeux de volumes
et de formes de béton brut typiques des années 1950, à la Auguste
Perret ...
Ce style restera le modèle loméen jusqu'aux années 1960-1970,
où intervient une brutale mutation dans l'art de bâtir: la brique
disparaît, remplacée dans une proportion écrasante par le parpaing de
ciment. La cause première en est sans doute la disparition -par leur
lotissement pour une ville en pleine expansion spatiale- des vastes
cocoteraies qui cernaient la ville ancienne, dont les sous-produits
offraient aux briqueteries de Tokoin un combustible quasiment gratuit :
cuites au mazout, les briques deviennent beaucoup trop chères. Les maçons
ont sans doute aussi apprécié l'économie de travail que permet le grand
parpaing, et le snobisme de la modernité a certainement aussi joué son
rôle dans cette mutation technique d'une exceptionnelle rapidité.
Depuis, les constructions ordinaires ont tendances à aligner
leurs mornes "maisons-wagons", dont il est même rare qu'un crépis veuille
bien cacher la triste grisaille. Par contre, les villas prestigieuses
recherchent (paraît-il à la suite de modèles brési 1iens contempora-ins)
les formes les plus compliquées possibles, les angles arrondis, les
colonnes en demi-lune ... : un luxe ostentatoire bien éloigné de la sobre
élégance des réalisations d'autrefois. Mais c'est là affaire de goût
personnel: l'avenir jugera.

(9) Rapport général de l'inspecteur des Colonies Valentin Cazaux (Archives Nationales de
France, Section Outre-Mer, dossier Togo Aff. Pol. 621).
(10) Parmi les dates de construction sûres obtenues par nos enquêtes, 1S" s'échelonnent
en~re 192c.et 1933. 20 entre 1935 et la seconde guerre mondiale (dont 11 en 1935-37). tJ~
ol"1.~'c."'-t dr~., ~.L.. 1ft)\"'_~,{'>Jc"t,)""",,, b""~c,Go-.
5

Ces vieilles demeures, majestueuses ou modestes, sont encore


au coeur de la vie: le centre-ville de Lomé n'est pas un musée en plein
air. A part quelques exceptions, comme la maison maintenant louée par
l'administration municipale ou celle de la LONATO, elles sont pour la
plupart encore habitées par les descendants de leur fondateur : elles
gardent leur rôle fondamental de point de ralliement, de coeur visible
d'une famille. De cette vie qui les baigne, témoignent sur les photos le
linge qui sèche, les étals de revendeuses, les autos qui passent, et les
fils électriques, ces obsédants fils électriques qui strient partout le
ciel de la ville dès qu'on lève le nez ... Ce que montrent ces photos, ce
ne sont pas des épures d'architectes: ce sont les maisons des hommes ;
et c'est ainsi qu'il faut les aimer.

On ne saurait cependant admettre sans révolte la lente


dégradat ion du patrimoi ne hérité des vieux Loméens et 1 à terme) son
remplacement par des bâtisses banales, interchangeables, sans grâce, sans
vie, sans âme (sans gains de confort non plus).
L'indifférence surtout, la pauvreté parfois, encore plus les
blocages nés fréquemment de l' héritage en i ndivi sion (s' i l faut mettre
d'accord trente personnes pour planter un clou, on ne plantera jamais le
clou) font qu'aujourd'hui ces merveilles se délabrent, et rapidement: en
un an d'observation, on a vu ici un porche être détruit, là une porte en
marqueterie remplacée par un bête portail métallique, ailleurs des
mansardes supprimées, et même certaines maisons rasées .... Tel toit laisse
passer la pluie; tel autre, éventré, ne protège plus rien; telle belle
boiserie e~t secrètement dévorée par les termites ; ou bienl' ce sont les
motifs en stuc qui s'effritent petit-à-petit ; de-ci de-là, des
constructions parasites dévorent l'oeuvre vive ... Ce n'est pas seulement
certains bâtiments qui sont en péril, c'est surtout un ensemble, une
harmonie de formes et de couleurs, qui est menacée.
Il faut agir, et vite: tout retard dans la restauration se
traduira par des progrès dans le délabrement, donc par des coûts de plus
en plus élevés.

De cette nécess i té d'une i ntervent i on de sauvegarde, les


pouvoirs publics togolais sont bien conscients, qui viennent de
promulguer la loi du 23 novembre 1990 sur la protection du patrimoine
national. Mais celle-ci restera lettre morte si elle ne rencontre pas
l'adhésion de l'opinion publique, si tous les Lornéens ne prennent pas eux
aussi conscience de la valeur de leurs trésors, s'ils ne se mobilisent
pas, chacun et tous ensemble, pour maintenir cet héritage de beauté et
d'authenticité -aussi vital que le pain quotidien- et pour le léguer
intact, revivifié, à l'avenir.
1

Cet album se veut l'un des éléments de cette nécessaire prise


de conscience de tous : à admirer ces photos, à se délecter de leur
beauté, de leur diversité, puisse chacun des lecteurs se laisser gagner à
son tour par la grâce du vieux Lomé, s'en remplir de joie l'oeil et le
coeur. Puisse-t-il l'aimer, et se mobiliser pour le défendre.

Yves LARGUERAT
(~RSTOM)
SoO~~g GENDARMERIE

--, --- -, -- ~ti~êJ


~?:2
Marguerat Yves
L'architecture populaire ancienne à Lomé
ORSTOM, Lomé, 1991 : 7 p. multigr.

Vous aimerez peut-être aussi