Alfred Adler Le Pouvoir Et L'interdit
Alfred Adler Le Pouvoir Et L'interdit
Alfred Adler Le Pouvoir Et L'interdit
Alfred Adler
Le Pouvoir et l’Interdit
Royauté et religion en Afrique noire : essais d’ethnologie comparative
Paris, Albin Michel, 2000, 336 p., bibl., index, ill., cartes.
Mauss dans son Essai sur le don » (p. 11). Il avec les forces de la nature ; il montre que
s’agit en l’occurrence de « redonner souffle l’auteur du Rameau d’or eut le mérite de
à une théorie générale du pouvoir poli- poser la question de l’origine du pouvoir
tique dans les sociétés de tradition orale » politique, qu’il situe dans les aptitudes de
(p. 9) dans la droite ligne de African magicien attribuées au roi en tant que
Political Systems (1940) édité par Edward garant de la prospérité collective.
E. Evans-Pritchard et Meyer Fortes, mais Cependant, il est impossible de trouver
de manière plus synthétique et en inté- dans l’ethnographie africaniste, nous dit
grant la dimension symbolique. L’auteur se 1. Voir Alfred Adler, La Mort est le masque du roi :
sert abondamment de la littérature scienti- la royauté sacrée des Moundang du Tchad, Paris,
fique concernant un certain nombre de Payot, 1982.
femmes par la guerre et en les redistribuant captifs d’origine étrangère dont il recevra
que les détenteurs conquérants du pouvoir des filles à la génération suivante, mais
fondèrent un État et imposèrent le culte de Alfred Adler nous dit par ailleurs que le
leurs propres ancêtres. Comme le note Éric rôle de la guerre est d’alimenter la cour en
de Dampierre, le clan conquérant « se pose captifs et en femmes. Pour recevoir une
hors la coutume », la structure hiérarchique fille d’un captif éventuellement intégré
se superposant au système clanique sans le dans le système clanique, le roi doit
Afrique
d’abord acquérir une femme (la mère de aura eue d’elle. La reine devient alors
cet esclave) bien souvent du dehors. N’y a- « gendre » et « beau-père » des chefs de dis-
264 t-il pas un piège à faire usage des termes trict et « époux » et « père » de la fille reçue.
« donneur universel » et « preneur univer- Pour le reste de la société, une forme préfé-
sel » ? Finalement le maître mot, tant pour rentielle de mariage prévaut avec la cousine
les Bandia que pour les Moundang, n’est-il croisée matrilatérale. Alfred Adler définit le
pas celui de redistribution, avec cette ques- cas lovedu selon deux codes : un code de la
tion subsidiaire : quelles sont les femmes- royauté sacrée semblable au modèle moun-
butin que le roi garde pour lui et celles dang (pouvoirs magiques attribués au sou-
qu’il redonne ? D’autant que, selon l’au- verain) et un code de la société fondé – seul
teur, le contraste entre ces deux systèmes se exemple dans l’échantillon présenté dans
trouve structurellement médiatisé par le l’ouvrage – sur le mariage préférentiel
cas mossi du royaume du Yatenga (étudié assorti d’un paiement de bétail. Le statut
par Michel Izard), dont le souverain est à la de « mari » pour les femmes de haut rang
fois preneur et donneur de femmes, puis- était également attesté dans certains cas
qu’il s’intègre à un échange différé qui est la chez les Bandia, Moundang et Fon.
norme dans cette société du Burkina-Faso. « [Le] roi est tenu d’une manière ou
Alfred Adler ajoute à la triade d’une autre, en personne ou indirecte-
Moundang-Bandia-Mossi le modèle des ment, de jouer un rôle central dans des
chefferies bamiléké (Jean Hurault) et celui cérémonies dont le sacrifice est le cœur »
du royaume bamoum (Claude Tardits) du (p. 149). Pour traiter la question de la
Cameroun avant de tirer une première royauté et du sacrifice (chapitre IV), l’au-
conclusion. Deux clivages apparaissent ; le teur se reporte principalement à Émile
premier, d’une part, entre les Bamoum et les Durkheim et, ici encore, à James G. Frazer.
Bandia où opère un code unique fondé sur Du premier, il retient la dualité de la sacra-
le lignage, d’autre part les cas mossi et lité royale avec ses aspects positifs et néga-
moundang où se dessine un code double, tifs ; envers le second, il exprime surtout
celui de la terre et celui de la royauté. Le des critiques portant sur le fait que Frazer
second clivage porte sur le statut des femmes n’a retenu que l’aspect négatif et est resté
qui sont données et reçues dans l’échange attaché à la représentation d’un roi partici-
différé ; on a alors d’un côté les Bandia et les pant à la fois du magicien et du dieu. Les
Moundang (les princesses ne sont pas don- thèses frazériennes furent, dès les années
nées à des inférieurs, le statut servile n’est pas 1940, dépassées par l’intérêt croissant pour
pérenne) et de l’autre les Bamoum et les une anthropologie politique qui ne voyait
Mossi présentant la situation inverse. dans l’analyse du code sacrificiel qu’une
Le chapitre se clôt par la présentation du façon d’atteindre la réalité sociopolitique.
cas des Lovedu du Transvaal (Eileen J. et L’un des mérites de l’ouvrage d’Alfred
Jack D. Krige) et de celui des Fon du Daho- Adler est précisément, parallèlement à une
mey (A. Le Hérissé, Melville Herskovits analyse des liens entre le religieux et le
et Gilbert Rouget). Pour les premiers politique, d’avoir redonné sa place à la
(l’ancien empire du Monomotapa), ce sont structure symbolique du pouvoir. Comme
des reines qui, dès 1800, régnèrent sans représentants de cette orientation, l’auteur
gouverner véritablement, fondant leur salue les travaux récents d’anthropologues
immense prestige sur leurs pouvoirs africanistes tels Luc de Heusch ou Jean-
magiques à faire tomber la pluie. En Claude Muller et réserve quelques pages au
échange, les chefs de district allouent des « point de vue holiste » défendu par Serge
femmes à la reine qu’elle prend à son ser- Tcherkézoff à propos des Nyamwezi de
vice avec le statut d’« épouses ». Après une Tanzanie 3. Le reste du chapitre est consa-
certaine période, une des femmes est don- cré à l’interprétation détaillée des rites
née à un chef qui lui renverra une fille qu’il sacrificiels moundang (principalement les
Afrique
Haut-Nil, plus particulièrement des Shilluk entre les sociétés « à castes vraies » (Rwanda,
(Godfrey Lienhardt) où le totémisme cla- Ankole) et les sociétés à classes (Bunyoro,
266 nique fait place au culte du héros fondateur Buhaya…). Pour lui, les clans baganda sont
de la royauté, offrent des variantes du rap- de type totémique et ne constituent pas des
port entre royauté et clans (de type toté- véritables castes car ils ne sont pas hiérar-
mique ou pas). L’auteur s’attarde enfin sur chisés entre eux. Enfin, allant du clan à la
l’exemple du Buganda. Une précision : si royauté, l’analyse anthropologique pose, au-
c’est bien le roi du Buganda qui distribue les delà, la question de la naissance de l’État.
noms totémiques et les fonctions rituelles Sur ce point, Alfred Adler se réclame des
aux clans, et si chez les Moundang les spé- thèses de Arthur M. Hocart 7 et refuse de
cialistes rituels sont au service du roi, il est voir une quelconque continuité entre les
évident que de telles responsabilités cla- royautés africaines et l’État moderne.
niques ont souvent existé avant l’émergence Nous ne sommes pas spécialiste des
de la royauté et sont encore attestées dans royautés africaines ; aussi manque-t-il à ce
des sociétés sans royauté. C’est une caracté- compte rendu des données comparatives
ristique des organisations segmentaires. Il qui porteraient sur des systèmes non inclus
faut sans doute comprendre que la royauté dans l’échantillon présenté. Alfred Adler a
opère plus exactement des transformations utilisé les ethnographies disponibles les
sur le système des fonctions claniques déjà plus complètes et fournissant des maté-
existant et redistribue les rôles en s’en attri- riaux nécessaires à sa problématique. Cette
buant le bénéfice. L’auteur a montré dernière est foncièrement anthropologique
d’ailleurs que le totémisme clanique des Fon et structurale (mais non pas structuraliste)
a été préservé malgré l’instauration de la et cela lui vaudra sans doute quelques
royauté. Comme il le fait pour les Shilluk, réserves de la part des historiens de
Alfred Adler justifie le postulat selon lequel l’Afrique. Par sa dimension comparative
la royauté buganda serait la cause à la fois d’une part, par ses choix théoriques d’autre
finale et efficiente d’une telle structure par le part, cette étude apporte, sans conteste,
mythe du fondateur du royaume et héros une contribution anthropologique capitale
culturel, fourni par John Roscoe ; mais un à la compréhension des royautés africaines.
mythe n’est-il pas, par l’effet d’une inversion
causale, le produit après-coup de l’institu- Bernard Juillerat
tion qu’il légitime ? Pour l’auteur, la royauté
constitue pour le moins la condition poli- 5. Plus bas, Alfred Adler parle de « déterritorialisa-
tique de l’évolution éventuelle des clans toté- tion » au niveau du clan et de « reterritorialisation »
miques vers une forme de « castes » ; mais il à celui du pouvoir central. Dans Les Bases de l'or-
ne saurait s’agir d’un « groupe de transfor- ganisation sociale chez les Mouktélé (Nord-
mation » comme le voudrait la conception Cameroun) : structures lignagères et mariages (Paris,
Institut d’ethnologie, 1971), nous avions nous-
structuraliste de Claude Lévi-Strauss : c’est même analysé, pour une société segmentaire à chef-
ce qu’entend démontrer le dernier chapitre. ferie, la relation entre fonctions rituelles claniques
Royauté et clans sont donc compatibles, et territorialité, et notamment l’extension de cer-
mais mus par des poussées évolutives oppo- tains rites agraires, originairement réservés au terri-
toire du clan premier immigré, au « massif »
sées : alors que le pouvoir centralisé a ten- comme unité politique de la chefferie. Des fonc-
dance à s’exacerber, les clans perdent leur tions rituelles de certains clans mouktélé sont attes-
dimension politique et leur autorité territo- tées, mais ne constituent nullement, à notre sens,
riale au profit du pouvoir central. C’est un système totémique.
notamment ce qui s’est passé chez les 6. Luc de Heusch, Le Rwanda et la civilisation
interlacustre : études d’anthropologie historique et
Moundang et les Baganda 5. Dans son étude
structurale, Bruxelles, Université libre de Bruxelles-
comparative des sociétés interlacustres 6, Luc Institut de sociologie, 1966.
de Heusch a montré que le système du 7. Arthur M. Hocart, Rois et courtisans, Paris, Le
Buganda occupe une position intermédiaire Seuil, 1978.
Afrique
fille ? Quel est son rôle, comment la choi- livres à la lumière de celui-ci. La transmis-
sit-on, quelle sera sa vie ensuite ? Que sion de l’identité n’est pas un processus
268 signifie cette opposition entre la « pre- linéaire chez les Tamberma. La femme y est
mière » et toutes les autres ? « construite » pour être « dure d’oreille »,
Des années s’écoulent avant que imprévisible, insupportable. Elle vit dans
Dominique Sewane puisse hasarder une société qui pose au cœur de sa perma-
quelques réponses. Car : « Point de vérité nence et de son renouvellement l’idéal de
révélée. Chacun doit “penser par soi- la génitrice fantasque, et qui la pose face au
même” » (p. 9). Chaque Tamberma pour- guerrier qui s’interdit de tuer. Dans cette
suit sa recherche de lui-même ; la quête se cascade d’oppositions, la « première fille »
fait dans le silence, le temps long, l’accu- cumule toutes les contradictions sur sa per-
mulation patiente d’indices, de recoupe- sonne et sa conduite. Elle incarne à la fois
ments, d’échos venant de symboles la violence constitutive des guerriers-chas-
multipliés et dispersés ; le sens directeur se seurs et le calme absolu des vieillards les
trouve réfracté par tous les aspects de la vie plus sages. Ce rôle, impossible à tenir – elle
quotidienne, non seulement par les a quinze ans au moment de l’initiation –,
moments poignants des rites que sont les la condamne à une vie écourtée qu’elle doit
initiations des deux sexes et les cérémonies pourtant mener de façon exemplaire, pour
funéraires. Les idéaux masculins et fémi- le bien de tous.
nins ne sont pas inculqués aux adolescents En ces temps de savantes dissertations,
une fois pour toutes. Cette dynamique le travail de Dominique Sewane nous ren-
minimale qui sous-tend implicitement voie à de plus justes entendements. Il est,
toutes les observations de tels rites n’a pas enfin, très bien écrit.
de pertinence ici ; elle n’en a peut-être pas
ailleurs non plus ; il faudrait relire tous nos Marie-Claude Dupré
Afrique
des serments qui ont fait accepter à l’avance cercle des Lobi (1914-1924). Il est aujour-
les morts nombreuses nécessaires à la vic- d’hui connu pour ses travaux ethnogra-
270 toire envisagée. Ils ne comprennent rien au phiques menés chez les vaincus qui
système de prise de décision. À peine recon- conservèrent leur habitat fortifié et le droit
naissent-ils la supériorité offerte par la de porter leurs armes.
connaissance du terrain. Mahir Saul et Patrick Royer ont gagné
Tout cela se terminera par la destruction leur pari. L’histoire de cette guerre niée
systématique – et répétée – des « villages », mais toujours présente dans les mémoires
par des modifications imposées à l’urba- est faisable lorsqu’elle tient compte des
nisme, par des dizaines de milliers de spécificités culturelles des adversaires et
morts, par un quadrillage plus complet du qu’elle met, au départ, les vaincus sur un
réseau de communication, par la générali- pied d’égalité. Ils sont les véritables acteurs
sation de l’impôt et des recrutements for- d’une histoire qui, en étant traitée comme
cés. Mais la guerre n’eut pas de fin, ni la leur, devient enfin celle nécessaire à
officielle ni même officieuse. Henri l’identité culturelle de toute société.
Labouret, « pacificateur » énergique venu
de Côte-d’Ivoire, resta dix ans dans le Marie-Claude Dupré
Jennifer Cole
Forget Colonialism ? Sacrifice and the Art of Memory in Madagascar
Berkeley, University of California Press, 2001, XVII + 361 p.,
bibl., gloss., index, ill., cartes (« Ethnographic Studies in Subjectivity »).
vain une institution pouvant faire office de relation au passé se fait à travers trois
« bras de l’État » au niveau local. Dans la « sites » : le paysage et ses marques ances-
région de l’enquête, ces derniers s’appro- trales, l’histoire orale et le rituel. Mais où se
prièrent des grandes surfaces de terres au situe ce processus entre la mémoire, qui
dépens des paysans tout en récupérant leur s’appuie sur la ressemblance et la conti-
force de travail par le jeu du paiement des nuité pour sélectionner les représentations
impôts en nature. du passé, et l’histoire qui utilise la différence
Afrique
et la distance ? Après avoir rappelé en constitue le moment le plus important.
quelques approches théoriques, Jennifer L’auteur en conclut que si mahatsiaro se
272 Cole se tourne vers le vocabulaire mal- situe entre mémoire et histoire, tantara
gache. Mahatsiaro veut dire « se souvenir se situe entre histoire et mémoire. Autant
(des ancêtres) » (p. 107), ce qui définit la dire que cet axe d’analyse élaboré pour les
mémoire comme un procès de remémora- cultures européennes, s’il est utile à la
tion, tel celui qui prend place entre descen- réflexion, n’est pas adapté pour qualifier
dants et ancêtres. Les gens se considèrent les actes de représentations du passé et
eux-mêmes comme les « pierres commémo- l’appréhension du temps à Madagascar ;
ratives » de leurs ancêtres tant qu’ils entre- la reconstruction exclut toute distance
tiennent leur mémoire. Ainsi le tabou est-il critique, ce d’autant plus que toute connais-
une pratique de mémoire incorporée qui sance est imputée aux ancêtres qui vien-
met le passé dans le présent comme on l’a nent inspirer dans leurs rêves les aînés
beaucoup dit pour Madagascar ; on peut y responsables des rituels.
lire aussi l’affirmation d’une identité d’an- Pourtant, le passé historique est néan-
cestralité, mais Jennifer Cole n’emploie pas moins encodé sous forme de trois grandes
ce terme. Elle relève cette forme d’incorpo- périodes : le temps des guerres (XVIIIe-
ration de la mémoire que sont les interven- XIXe siècles), le temps des vazaha (Européens)
tions nécessaires des descendants pour qui englobe celui de la domination merina,
refaire les tombes en bois – la culture maté- le temps « des survols des avions » (la
rielle betsimisaraka utilise des matériaux répression de la rébellion de 1947). Les
périssables. Une comparaison intéressante anecdotes sur les ancêtres fondateurs des
est faite avec l’Imerina, où les maisons divers tabous sont enchâssées dans cette
ancestrales de briques, vides, restent des histoire et entrent en résonance avec elle.
« souvenirs » sous l’œil des descendants, L’expérience coloniale a de fait transformé
tandis que la maison paternelle betsimisa- la vie quotidienne par l’intégration de
raka en ravenala (l’arbre du voyageur) doit techniques matérielles ou économiques
absolument être habitée et entretenue par nouvelles. Le pouvoir colonial lui-même
le fils qui reprend ainsi la vie même de son s’est introduit, par le relais de quelques
père. Les tombeaux en ciment, qui com- Betsimisaraka, dans les processus locaux de
mencent à se répandre dans l’Est, signes de reproduction et de transformation sociale.
prospérité donc de bénédiction ancestrale, Le résultat est ce monde hybride où le local
mettent cependant en péril la régularité n’efface pas entièrement le passé colonial
des rites de rénovation des tombes où sont mais réussit à le renvoyer à l’arrière des
rassemblés les os des ancêtres masculins et consciences, ou à l’encoder dans la remé-
féminins en deux tas indistincts représen- moration des ancêtres. La fête des morts en
tant la paire frère-sœur originelle. est l’exemple le plus explicite. L’encou-
Le mot tantara, qui peut signifier his- ragement à nettoyer les tombes le Jour des
toire (history), contient, écrit Jennifer Cole, Morts catholique fut perçu sous la colonie
autant de mémoire que d’histoire. Quand comme un ordre auquel on ne pouvait
elle questionne les gens sur leurs ancêtres, échapper, mais totalement en contradic-
elle obtient des réponses d’évitement, après tion avec l’interdiction ancestrale d’aller au
un silence embarrassé, écueil apparent tombeau, si ce n’est en cas de décès et tou-
auquel se heurte tout chercheur car les jours avec un bœuf pour le sacrifice. Les
citer nommément, c’est les appeler et on gens se sentirent contraints à fournir un
ne peut les faire venir sans raison. Jennifer bœuf, non sans mal, en se regroupant à
Cole a vite compris que pour les gens, les plusieurs familles. Aujourd’hui, l’habitude
noms des ancêtres et le tantara sont une est prise de sacrifier ce jour-là ; on offre
même chose : la liste généalogique, c’est aussi des produits importés aux ancêtres,
l’histoire, dite au cours des sacrifices, ce qui manière de commémorer les vies qu’ils ont
Afrique
défend d’une analyse politique en terme de La libéralisation économique de la der-
régionalisme – position critique et d’une nière décennie a fait évoluer les relations
274 extrême actualité aujourd’hui –, mais sou- entre le local et le global sous diverses
ligne les antagonismes entre la population formes de néocolonialisme. Développement
et un pouvoir central merina pré- et post- et environnement sont les nouveaux « appa-
colonial. Les villageois en sont sortis en état reils » ethnocentrés imposés par les instances
de choc ; au-delà du niveau local, ils ne « mondiales » aux populations locales (à
voient de la politique que la violence et la Madagascar la lutte contre la déforestation
mort. De plus, la violence des rebelles fut et la protection d’espèces endémiques fait
plus traumatisante que celle de l’armée peser lourdement le global sur le local). Les
coloniale et permit de régler de vieux opérateurs économiques étrangers, reve-
comptes entre voisins. nant massivement, apparaissent comme les
Jennifer Cole s’attache à montrer la enfants des colons, ce qu’ils sont parfois
mise en forme de la mémoire qui s’est faite réellement sur la côte est (à cette embellie
collectivement malgré un apparent silence de l’ouverture économique, la crise de
depuis 1947. Deux thèmes saillants façon- 2002 porte un nouveau coup dans le
nent les différents récits : histoires de monde urbain, mais les campagnes rizi-
« rédemption » dans lesquelles des gens coles sont à l’abri des échanges de ce
furent sauvés in extremis par ceux qui pou- monde global, et ne dépendent que de la
vaient les tuer ; et négation de leurs actions pluie, du bon vouloir des ancêtres et de
de la part des villageois qui voient la rébel- l’équilibre cosmique).
lion comme une intrigue entre les merina Ce livre tire le meilleur parti de ce qui
et le MDRM, un déni d’héroïsme éton- aurait pu constituer un écueil : l’insaisissa-
nant qui peut s’expliquer par les rituels bilité de son objet (le passé dans le présent,
purificatoires et humiliants auxquels l’au- expression reprise à satiété dans différents
torité coloniale obligea les inculpés à se travaux, et réalité à laquelle on se heurte
soumettre, et par la nécessité d’oublier les sur place), une histoire apparemment
conséquences désastreuses de ces actions absente ou une temporalité qui semble
(le fait qu’ils témoignaient devant une eth- immobile. À travers des descriptions
nologue vazaha, bien qu’elle ne soit pas monographiques anodines du cadre de vie
française, a-t-il compté ?). Le concept de et les témoignages d’acteurs modestes,
paysage ou cadre de mémoire permet à Jennifer Cole analyse soigneusement de
l’auteur de rendre compte de trois types subtils indices pour rendre compte du sens
de « récits » collectifs qui ont émergé en des expériences malgaches de représenta-
1992, révélant la distribution sociale de tions du passé dans un langage comparati-
cette mémoire : les aînés soulignent le dan- viste (les malgachisants regretteront que le
ger des relations avec l’État, et minimisent texte des témoignages malgaches ne soit
la violence locale ; les jeunes les moins édu- pas fourni en note, comme dans d’autres
qués schématisent la situation comme travaux anglo-saxons). Le travail de
menace d’un retour à « l’esclavage », faisant réflexion théorique qui lui a donné ce
fi des amitiés et des complicités historiques regard si attentif est rapporté avec abon-
avec les Merina ; les plus éduqués repren- dance par la citation de nombreux auteurs,
nent la version nationale officielle des évé- y compris quand ces détours se sont avérés
nements de 1947 comme d’une guerre difficiles à utiliser, laissant le débat ouvert.
d’indépendance rendant au peuple mal-
gache sa fierté. Sophie Blanchy