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Jacques-Alain Miller
2017/1 N° 95 | pages 80 à 93
ISSN 2258-8051
ISBN 9782905040985
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2017-1-page-80.htm
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BONJOUR SAGESSE
Jacques-Alain Miller
L
e monde nouveau, le new world, selon Kojève, ce n’est pas tant les États-Unis
d’Amérique que le monde qui commence avec et après Napoléon, le monde dont
Hegel est le philosophe, le monde du savoir absolu *. Dans un article 1 publié dans
Critique, c’est ce que Kojève appelle le vrai monde nouveau.
Intitulé précisément « Le dernier monde nouveau », cet article, qui a tout du canular,
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Cette conférence, dont le texte et la bibliographie avaient été rédigés par Catherine Bonningue, a fait l’objet d’une pre-
mière publication dans la revue Barca !, no 4, mai 1995, p. 173-193.
Version revue par Pascale Fari, non relue par J.-A. Miller et republiée avec son aimable autorisation.
LCD remercie chaleureusement C. Bonningue pour sa coopération.
* Sous le titre « Kojève, la sagesse du siècle », J.-A. Miller a prononcé cette conférence le 27 juin 1994 dans le cadre du
Séminaire de la Bibliothèque de l’ECF qui avait pour thème Lacan et le Savoir du siècle. Lors de la dernière séance du Sémi-
naire La Relation d’objet, Jacques Lacan conseillait à ses élèves une lecture de vacances, à savoir l’étude par Kojève de deux
romans de Françoise Sagan, Bonjour tristesse et Un certain sourire : « Vous pourrez voir ce qu’un philosophe austère,
habitué à ne se situer qu’au niveau de Hegel et de la plus haute politique, peut tirer d’ouvrages d’apparence aussi frivole. »
(Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1994,
p. 414-419).
1. Cf. Kojève A., « Le dernier monde nouveau », Critique, nos 111-112, août-septembre 1956, Paris, Éd. Minuit, p. 702-708.
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Napoléon
Hegel x Sade
Pourquoi Kojève voit-il en Sade un des sous-pères du monde nouveau ? Pour la raison
suivante – Il y eut en France un marquis, emprisonné par le Tyran, mais libéré par le Peuple,
qui comprit lui aussi que, dans le nouveau monde libre, tout devait se commettre désormais
dans le privé. Sade est le héros du privé. Ce qui compte désormais se passe, non pas dans
la sphère publique, mais dans la sphère privée, notamment les crimes, obligatoirement
conçus d’ailleurs comme des actes (noblement gratuits) de Liberté égalitaire et éternelle, etc.
Aujourd’hui encore, les quelques hommes d’élite qui le lisent et en parlent sérieusement sont
taxés de peu sérieux par la masse de ceux qui le sont très. C’est 1956. À l’époque, quand on
voulait lire Sade, il fallait aller le chercher dans une arrière-boutique de chez Jean-Jacques
Pauvert – j’ai connu ça quelques années plus tard –, on vous l’enveloppait dans un papier
opaque. Ce n’était pas encore dans La Pléiade.
Hegel, ne commentons pas. Sade, admettons qu’il soit là comme l’un des phares du
monde nouveau. Mais entre ces deux personnages, il y en a un autre qui n’est pas si facile
à identifier et qui n’est pas nommé par Kojève.
Voici ce qu’il écrit de ce personnage x – En Angleterre pourtant, un contemporain semble
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La Cause du désir no 95 81
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que Lacan, quinquagénaire, s’en prend aux jeunes, pour expliquer que les rapports sexuels
contemporains lui paraissent plutôt du style petit Hans – il fait du petit Hans le para-
digme d’un type de rapport sexuel, dont il dit qu’il n’est pas étranger à notre époque, c’est
le style des années 1945.
Reconnaissons là, dans celui qui parle, quelqu’un qui appartient à la génération des
années folles. La jeunesse de Lacan, ce n’est pas l’après Deuxième Guerre mondiale,
c’est l’après Première Guerre mondiale, avec un Paris parcouru d’une pulsation
érotique très différente, où les discours moralisateurs n’avaient pas le poids qu’ils ont
dans la jeunesse d’après la Libération. Dans le cadre de cette guerre de génération,
Lacan explique ce qu’il entend de la jeune génération 1945. Ces charmants jeunes gens
qui attendent que les entreprises viennent de l’autre bord – qui laissent l’initiative aux
dames – attendent, pour tout dire, qu’on les déculotte. Dans le style tout dire, on peut
difficilement aller plus loin. Après avoir expédié le portrait de la jeunesse 1945, il
passe à la jeunesse 1957 – celle qu’on appellera « la nouvelle vague », inventée par une
amie de Lacan, une autre Françoise – ; pour la situer, Lacan se rapporte aux premiers
romans de Sagan – Bonjour tristesse est paru peu de temps auparavant – et au
commentaire qu’en donne Kojève.
Pour Lacan, c’est le miroir des rapports entre les sexes tels que l’époque les met en
place. Il s’avère ainsi partisan de l’idée qu’il y a évolution dans la pratique des rapports
sexuels, fluctuation de la mode dans les rapports sexuels, dans leur style, au point même
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Un certain sourire
Bien sûr, il n’en manque pas, des gars qui roulent des mécaniques, qui affichent leurs
biscotos. Et ce, précisément chez les écrivains qu’il épingle de professionnels de la virilité,
ceux qui viennent démontrer ce qu’est être un homme. À côté de Hegel, x et Sade, Kojève
se moque d’un autre trio, composé de Malraux, Montherlant et Hemingway, qui ont en
effet donné dans les années cinquante (cela s’est prolongé un peu après) une figuration
tout à fait honorable de l’homme viril à l’ère moderne. Le combattant de l’absolu,
Malraux ; la tauromachie de Montherlant, pic pic le taureau ; puis Hemingway, lui aussi
dans les taureaux d’ailleurs, séducteur et guerrier. Kojève le moque, au moment d’une
certaine décadence, trouvant le modèle de la virilité dans la lutte du vieux pêcheur avec
le gros poisson – fi de la femme ! 2
À la fin de l’article, la dernière chose qui reste, c’est un certain sourire – Kojève reprend
ce titre –, le sourire résigné à la disparition du viril dans ce monde. Cela ne vient pas mal,
pour Lacan, dans ce dernier chapitre où il évoque Léonard de Vinci, peintre de Mona
Lisa 3. Ce certain sourire, présent dans l’article de Kojève, c’est – pour parodier le titre de
Sagan – Bonjour sagesse, la sagesse résignée à la disparition du viril.
Passons sur les indices de cette disparition – bien que ce soit assez amusant. Kojève
trouve l’indice spécial de cette disparition du viril dans le fait qu’à la plage, les messieurs
sont dévêtus, et les dames les regardent – Vous vous rendez compte, avant il fallait en mettre
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Dévirilisation démocratique
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précieux. La revendication de l’égalité des droits y est poussée au point qu’on n’a plus
maintenant à interpréter ; on n’a plus qu’à regarder dans l’émerveillement.
Le président des États-Unis, leader de la première puissance de la planète, est soumis
à une plainte juridique d’une dame, qui lui reproche de l’avoir fait venir dans une
chambre pour lui faire des propositions – elle les a refusées et est partie. Trois ans plus
tard, l’histoire s’étale dans toute la presse, elle est victime, on ne sait si le président ne
devra pas comparaître.
Respectons ce fait. Il a sa grandeur. Nous sommes certainement des kilomètres en
avant par rapport à ce que nous décrit Kojève. La fonction qui dit non est depuis long-
temps évacuée. Cet épisode se produit bien au nom du tous pareils, pas de privilège réga-
lien pour le président, comme tout le monde. Il n’est pas la peine que j’évoque l’exténuation
des privilèges du viril à travers le concept de harcèlement sexuel et la pratique du politi-
cally correct, qui vise à rectifier dans la langue elle-même ce qui reste marqué d’une domi-
nante du mâle, précisément du Wasp.
Vous savez qu’aujourd’hui dans certaines bibles on ne dit plus de Dieu il a voulu
que…, mais on doit alterner de paragraphe en paragraphe tantôt il a voulu, tantôt elle a
voulu. C’est aller assez loin dans le sens de faire sortir de la langue les privilèges du genre
viril. De la même façon, on objecte à l’usage du mot mankind [humanité] dans lequel le
mot man désigne les deux sexes, l’espèce ; une académie féministe, avec de forts soutiens
gays, œuvre pour chasser du vocabulaire américain le mot mankind et le remplacer par
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Le dandy
4. Cf. Kojève A., « Entretien exclusif avec Alexandre Kojève », La Quinzaine littéraire, no 500, 1988, p. 2-3.
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compris que le monde nouveau était né, Hegel, Sade et Brummell. Oui, Brummell a su
qu’après Napoléon on ne pouvait plus être soldat.
Cette référence m’a conduit à reprendre avec plaisir l’histoire de Brummell et la litté-
rature qui l’entoure – non pas la sienne, puisque, comme le note Kojève, il n’a rien laissé,
mais celle qu’il a suscitée.
De Brummell, Stendhal écrit qu’il a été le roi de la mode en Angleterre de 1796 à
1810 et que c’est l’existence la plus curieuse que le XVIIIe siècle ait produite en Angleterre
et peut-être en Europe 5. Vous voyez que quand Kojève l’élève à cette haute dignité, il n’est
pas loin de ce que les contemporains pouvaient penser et écrire. Barbey d’Aurevilly – qui
a consacré un ouvrage à Brummell, Du dandysme et de George Brummell, qui m’a toujours
enchanté – rappelle le mot de Byron qui disait mieux aimer être Brummell que l’empe-
reur Napoléon 6. La comparaison de Brummell et de Napoléon ne commence donc pas
avec Kojève, mais, bien informé, il la répercute à sa façon.
Ce que l’on a admiré chez Brummell, c’est l’aventure d’un homme seul. Né presque
modestement, on a prétendu qu’il était le fils d’un confiseur mais son père avait été le
secrétaire du premier ministre, un domestique supérieur, comme il le dit. Il n’était pas un
aristocrate. Or, dans cette société dominée par les privilèges de la naissance, pendant une
vingtaine d’années, d’un seul mot, il fait et défait les réputations mondaines. C’est
l’empire de Brummell, selon le mot employé par Barbey d’Aurevilly, qui voit dans l’élé-
vation de Brummell un fait de toute-puissance individuelle. C’est un autocrate de l’opi-
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5. Cf. Stendhal, « Lord Byron en Italie », Revue de Paris, octobre 1830, in Œuvres complètes, t. II, Genève, Club du
bibliophile, 1972, t. 46, p. 245.
6. Cf. Barbey d’Aurevilly J., « Du dandysme et de George Brummell », in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, Biblio-
thèque de la Pléiade, 1966, p. 667-733, particulièrement p. 677. [NDLR : d’autres éditions sont disponibles sur le net.]
7. Cf. Lord Byron, Don Juan, Paris, Éd. Florent Massot, 1994.
8. Barbey d’Aurevilly J., « Du dandysme et de George Brummell », op. cit., p. 698-699.
9. Cf. Coblence F., Le Dandysme, obligation d’incertitude, Paris, PUF, 1988.
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lieu commun au XIXe siècle. Bulwer-Lytton – l’auteur des Derniers Jours de Pompéi –
présente un dandy de son cru, mais inspiré de Brummell – Le contemporain et le rival de
Napoléon, l’autocrate du grand empire de la fashion et des cravates, le puissant génie devant
qui s’était inclinée humblement l’aristocratie, devant lequel les gens de bon ton restèrent ébahis,
qui d’un seul geste dictait des lois à la plus haute noblesse d’Europe 10. Voilà comment on
décrit le pouvoir de Brummell. Un article, en 1836, de la Revue de Paris – Napoléon et
Brummell : ces deux noms ont été souvent comparés avec raison […]. Leur destinée a été le
vol de l’aigle qui plane despotiquement sur les masses. Tous les deux ont eu ce grandiose des
manières, cette auguste domination du maintien, une dignité sublime à porter une pourpre
qui n’était faite que pour eux 11. Citons également la Revue des Deux Mondes – Il y avait,
disait-on à cette époque, trois hommes dans le monde, Napoléon, Byron et Brummell. Il
serait injuste de nier que les deux premiers, Napoléon et Byron, aient exercé une influence sur
leurs contemporains, mais aucun d’eux n’accomplit dans l’ordre politique ou littéraire une
révolution aussi radicale que celle que Brummell effectua dans le domaine de la cravate 12.
Ce point mériterait à lui seul toute une étude. En effet, le seul trait un peu à part de
cette élégance absolue semble être la façon de nouer la cravate, en tissu de mousseline
légère. Après les deux heures passées à sa toilette le matin, Brummell nouait ce tissu avec
un art tel que, dans tous les salons, ahhh ! on s’essayait à nouer comme lui, sans y parvenir.
Faire de l’effet
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10. Lytton B., Pelham ou les Aventures d’un gentleman (1828), t. I, Hachette, 1874, p. 150.
11. Frémy A., « Le roi de la mode », Revue de Paris, octobre 1836, p. 256-257.
12. Frémy A., « Brummell », Revue des Deux Mondes, août 1844, p. 471.
13. Barbey d’Aurevilly J., « Du dandysme et de George Brummell », op. cit., p. 702.
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plus complète ; sa folie à Caen, quand il fait ouvrir la porte et dit « Bonjour Milord » – il
est crasseux, il n’a plus rien, il continue dans le rêve – c’est poignant.
Il a été très cavalier, révolutionnaire à sa façon, avec l’aristocratie de son temps. On
n’a pas grand-chose de ses mots d’esprit. Quand on les a, ils ne sont presque rien. Le
grand critique anglais de la deuxième moitié du XIXe siècle, William Hazlitt, a consacré
une étude aux mots de Brummell 14. La quintessence du mot d’esprit de Brummell y
apparaît ainsi – Une Duchesse lui demande Monsieur Brummell, mangez-vous des
légumes ? À quoi il répond Madam, I once ate a pea [« J’ai une fois mangé un pois »]. Telle
est la quintessence du mot d’esprit de Brummell. C’est un esprit très spécial dans l’éco-
nomie de l’esprit, tout est dans la correspondance presque mimologique du signifiant et
de la référence, illustrant la frugalité du sujet, mais surtout dans la circonstance, dans l’of-
fense faite à la dame de rang élevé qui prend soin de lui de façon affable.
Comme le dit Barbey d’Aurevilly, le dandysme est surtout une manière d’être 15, ce
n’est pas le culte du vêtement – qui tend tout de même à une certaine perfection. Tout
est étudié de son apparence. C’est pourquoi l’ouvrage de Barbey d’Aurevilly commence
par un éloge de la vanité, où il voit l’essence du lien social. La vanité, c’est la révérence
que l’on a pour l’opinion que les autres vont avoir de votre apparence. Évidemment, cela
ne fait pas des dandys de grands amoureux. On ne connaît pas de maîtresses à Brummell
– ce qui l’occupait tout entier, c’est la figure qu’il taillait dans la société. L’auteur de cet
ouvrage récent sur le dandysme, Madame Coblence, note très justement que, contraire-
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14. Cf. Hazlitt W., « Brummelliana », The Complete Works of William Hazlitt, Londres, Dent, ed. P.-P. Howe, 1930-
1932, t. 20, p. 152-154.
15. Barbey d’Aurevilly J., « Du dandysme et de George Brummell », op. cit., p. 673.
16. Cf. Coblence F., Le Dandysme, obligation d’incertitude, op. cit., p. 158-159.
17. Barbey d’Aurevilly J., « Du dandysme et de George Brummell », op. cit., p. 696.
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monsieur dont le pantalon est mal coupé se retirent honteux. C’est encore le jeune
Brummell. Le grand Brummell, on le décrit restant à la porte du bal, n’entrant pas,
jugeant ; et tout le monde – ahhh ! – attend. Que va-t-il dire ? Il lance un mot puis dispa-
raît, répondant au principe – Dans le monde, tout le temps que vous n’avez pas produit
d’effet, restez ; si l’effet est produit, allez-vous-en. Brummell a passé son temps à jouer
à l’invité de pierre. Au moment où le monde s’adonne à ses plaisirs, toc-toc-toc !,
Brummell arrive, terreur, rien ne le surprend, au-dessus de tout, il toise l’assistance, fend
le sujet de cette assistance et part.
Si je voulais écrire la position de Brummell, j’écrirais, à notre façon, a S/ . Car il vient
comme objet cause ; la division est pour l’autre. Au moment où la division cesse d’être
pour l’autre et revient sur lui, il part pour Calais, il tire le rideau. Autrement dit, sa posi-
tion est parente de celle de Sade. Il y a une cruauté divisante de Brummell et, à la fin, c’est
lui qui est évacué comme le déchet de sa propre aventure.
D’une certaine façon, avec son élégance suprême, le dandy se met à part de tous les
autres. Il est comme excentrique, dans la position de celui qui dit non, donnant ainsi le
ton. Dès lors, il n’est pas excessif de voir dans l’aventure de Brummell une tentative
héroïque dans le monde contemporain. Ce n’est plus l’héroïsme militaire, dont la fin a
été consommée par l’aventure napoléonienne, c’est un héroïsme spécial. C’est à ce titre
qu’il retient Baudelaire dans son article sur Constantin Guys. Le dandysme est le dernier
éclat d’héroïsme dans les décadences 18. Il définit, non pas le dernier nouveau monde, mais
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Décadence du héros
Avoir distingué le dandy dans le dernier nouveau monde nous permet de comprendre
l’articulation de cet article de Kojève avec celui qui l’a précédé dans Critique.
Avant l’article consacré aux livres de Sagan, Kojève avait consacré un texte à trois
livres de Raymond Queneau, Pierrot mon ami, Loin de Rueil et Le Dimanche de la vie,
sous le titre « Les romans de la sagesse 19 ». Cet article a aussi retenu Lacan, puisqu’il
mentionne dans les Écrits, l’interprétation par Queneau de l’expression de Hegel, le
dimanche de la vie. Là encore, c’est un canular sérieux, qui incarne le savoir absolu sous
les espèces de trois voyous feignants. Kojève le dit, voilà des héros très peu héroïques.
18. Cf. Baudelaire C., « Le peintre de la vie moderne (IX. Le dandy) », in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p. 709-712.
19. Cf. Kojève A., « Les romans de la sagesse », Critique, no 60, mai 1952, Paris, Éd. Minuit, 1952, p. 387-397.
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20. Baudelaire Ch., « Salon de 1846 (XVIII. De l’héroïsme de la vie moderne) », in Œuvres complètes, op. cit., p. 496.
21. Cf. Dumas A., La Reine Margot, Paris, Gallimard, 1994, p. 737 & Chéreau P., pour son film La Reine Margot, 1994,
où Margot quitte Paris pour le royaume de Navarre avec la tête de son amant sur les genoux.
22. Stendhal, Le Rouge et le Noir, Paris, Gallimard, Folio, 1972, p. 576.
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23. Cf. « Entretien avec Raymond Barre, mars 1989 », Dominique Auffret, Alexandre Kojève. La Philosophie, l’État, la
Fin de l’Histoire, Paris, Grasset & Fasquelle, 1990, p. 416-423.
24. Cf. Fukuyama F., La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme, Paris, Flammarion, 1992.
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éteints 25. Le rejet de l’héroïsme se joue, dans la littérature française, entre Corneille et
Racine, on y assiste déjà à une certaine dévirilisation du héros. L’amour cesse d’être sous
le joug de la générosité pour prendre les couleurs de l’agressivité. Sous la continuité appa-
rente du genre tragique, une véritable révolution des mœurs, une « révolution cultu-
relle », s’accomplit ; à l’aristocratie chevaleresque se substitue la noblesse élégante. Les
vertus héroïques du passé se tempèrent, se dissolvent, dans l’atmosphère de la cour.
La dévirilisation a commencé depuis longtemps – depuis Baldassar Castiglione et son
Livre du Courtisan, ce traité du XVIe siècle italien qui apprend au chevalier non pas simple-
ment à se tenir à cheval et à galoper en cliquetant avec toutes ses ferrailles, mais au
contraire, à descendre, à porter des petits chaussons, à savoir donner la fleur, toucher la
lyre et parler de façon galante. La dévirilisation éclate, selon Kojève, dans Françoise
Sagan, mais elle est déjà présente avec Baldassar Castiglione – bien avant Napoléon
Bonaparte. Mais enfin, je ne suis pas là pour critiquer Kojève.
Dans Molière, l’aristocratie est domestiquée – on le voit dans la réprobation qui touche
le personnage de Don Juan – ; c’est l’entrée des bourgeois, avec leur ridicule, leur singerie,
leur avarice, leur couardise, qui imposent sur le théâtre le règne de l’avoir – en quoi L’Avare
reste le paradigme de ce théâtre. Le règne théâtral de l’avoir ouvre la voie à la comédie de
l’adultère. Il faut bien que ce soient des propriétaires qui montent sur la scène pour que
l’adultère devienne un thème de théâtre occupant avec constance la scène française.
Molière a une position douteuse sur l’égalité des sexes. D’un côté, il soutient toujours
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Je pourrais passer par l’homme distingué dont Sartre parle si bien dans sa Critique de
la raison dialectique 27, mais je conclurai sur un type que l’on peut peut-être inscrire à la
suite du chevalier, du courtisan, du dandy. C’est ce type que l’on appelle l’analyste.
25. Heine H., Die romantische Schule, Hambourg, 1836, p. 131, cité par P. Bénichou in Morales du grand siècle, Paris,
Gallimard, Folio essais, 1948, p. 208-209.
26. Cf. Bénichou P., Morales du grand siècle, op. cit., p. 271.
27. Cf. Sartre J.-P., Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, notamment p. 717 & sq.
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L’analyste a quelque chose à voir avec le dandy. On dit que Lacan aurait été un peu
dandy sur les bords. En tout cas, tel que Lacan a créé le type de l’analyste, il a quelque
chose de nec plus ultra. Il est maître de sa parole, maître de son être et de son apparence.
Il est cause.
Sans doute n’est-il pas un sage, puisqu’il maintient la différence entre principe de
réalité et principe de plaisir – différence qui s’évanouit pour le sage –, mais il n’est pas
non plus un révolté. Lacan renvoie la gauche et la droite comme le fool et le knave, à
l’anglaise. S’il n’a rien d’un révolutionnaire, il se targue d’être subversif : autrement dit,
il pense faire trembler les semblants. L’analyste serait ce semblant qui fait trembler les
semblants. En même temps, il ne se refuse pas à la posture héroïque, tout à fait sensible
chez Lacan quand il s’agit de la reconquête du champ freudien. On ne peut pourtant dire
que l’analyste soit héros, sinon par ceci, qu’il rejoint, au terme de chaque cure qu’il auto-
rise et mène à sa conclusion, son statut d’objet a, soit de déchet du destin.
Peut-être est-ce la seule posture héroïque qui soit permise à l’époque du savoir absolu,
car ce n’est pas une posture qui s’appuie sur une identification. Si l’analyste est à part, ce
n’est pas sur le fondement de son identification, même celle de son trait d’exception,
mais sur celui de sa destitution subjective.
Ce n’est pas un hasard si ce statut de l’analyste comme objet a, Lacan a trouvé à l’illus-
trer par un roman français, Le Guerrier appliqué de Jean Paulhan. Il s’agit du guerrier,
figure éminente, classique, du héros – mais ce n’est plus un héros, il n’est plus singula-
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Il serait beau…
Kojève voit dans les trois héros de Queneau des versions possibles du sage moderne 28.
Tandis que le dandy travaille à se mettre à part, le charme des héros si peu héroïques de
Queneau, c’est qu’ils parlent comme tout le monde et se fondent dans la masse. Ils ont
un idéal d’anonymat très prononcé. Le sage kojévien se lève à la fin des temps, quand
l’homme n’a plus à s’affirmer par la négativité. Kojève ne dit pas que plus rien n’arrive.
Il dit simplement – Le programme est maintenant connu. C’est l’extinction du manque,
la résorption des différences, le chemin de l’homogène. Il va encore se passer beaucoup
de choses, et des pas agréables. Mais c’est tout de même la fin de l’Histoire. Qui reste à
part ? Le peuple snob, disait Kojève, les Japonais. Il serait beau d’ajouter – et le peuple
analytique.
28. NDLR : J.-A. Miller a ajouté ces remarques en réponse aux questions de l’auditoire.
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