Le Sexe Et Ses Bienfaits
Le Sexe Et Ses Bienfaits
Le Sexe Et Ses Bienfaits
2009/3 N° 73 | pages 14 à 19
ISSN 2258-8051
ISBN 9782905040671
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2009-3-page-14.htm
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Ainsi, les variations sexuelles que nous explorons sont comme les lignes mélodiques
d’une partition en canon désormais obsolète. Dans la vie sexuelle, chacun improvise
son morceau suivant l’inspiration et les fantaisies du moment. Du free jazz, donc,
plus qu’un contrepoint.
Notre époque serait celle du triomphe de la révolution sexuelle parvenue à sa pleine
maturité. Vécue sans répression, la sexualité jaillirait, naturelle et limpide comme de
l’eau de source. Débarrassée de ce qui y faisait obstacle et du sens d’une véritable
transgression, la variété des pratiques sexuelles échapperait au jugement moral implicite
du couple normalité / déviance, et trouverait partout une légitimité citoyenne.
Un rapide survol de sites consacrés à la santé suffit, en effet, pour voir qu’une idée
maîtresse y est battue et rebattue : le sexe fait du bien. Le terrorisme anti-onaniste
du docteur Samuel Tissot3 n’est même plus un souvenir. Les craintes des excès
sexuels qui ont accompagné l’histoire de nos sociétés se sont évanouies. Pourtant,
l’Occident avait de toujours été obsédé par la peur d’être envahi par les forces de la
maladie, du désordre et de la désagrégation, et de se trouver miné par une sensualité
lascive et oiseuse, alors considérée comme une spécialité orientale. Lorsque, pour
asseoir son Carthago delenda, Caton brandit au Sénat un panier de figues fraîches
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3. Cf. Tissot S. A. (1728-1797), L’onanisme, essai sur les maladies produites par la masturbation, Paris, éd. Garnier Frères,
1905, consultable sur le site de la BNF.
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Autrement dit, vous pouvez pratiquer toutes les variations que vous voulez, mettre
en application chaque soir dans votre chambre ou votre alcôve le Kama-Sutra de la
première à la dernière page, vous accoupler à autant de partenaires que vous le
souhaitez, et ce, quelle que soit votre orientation sexuelle préférée. Il n’en
demeurera pas moins que la normalité que vous voudriez enfreindre passe
désormais par une autre voie et qu’elle resurgit sous une forme bien plus puissante :
l’identification du sexe à la santé. La moralité se moulait autrefois sur les contours
de l’âme. Elle s’impose aujourd’hui à travers le fitness, l’harmonie des lignes du
corps, les régimes, l’idéalisation de la beauté physique – avec ses contrecoups
destructeurs lorsqu’elle exaspère le rapport du sujet à l’objet oral.
Le sexe fait du bien tout comme parler fait du bien. Il y a quelque temps, Jacques-
Alain Miller ironisait sur le côté passe-partout de ce remède aux maux de l’âme,
devenu un lieu commun lié aux succès de la psychanalyse4. Afficher ses sentiments
de manière ostentatoire, partager ses secrets, donner libre cours à sa parole : parler
fait du bien ! Si cette rengaine s’est sûrement imposée avec le succès de la
psychanalyse, elle témoigne aussi de sa dégradation, puisque le rapport si complexe
que le sujet entretient avec la parole s’y trouve ravalé à une recette empirique.
Cette idée des bienfaits du sexe implique quelque chose de plus alarmant encore : le
corps devient désormais un lieu d’élection pour la politique, car c’est un terrain
d’affrontement sur les questions fondamentales de la naissance et de la mort.
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Le sexe fonde une nouvelle normalité parce qu’il est une composante essentielle de
notre bien-être. Voilà qui l’installe sur la pente glissante où se bousculent les
facteurs en jeu dans le calcul de la qualité de vie. Ce que la vie recèle de plus intime,
de plus inviolable, de plus irréductible, se trouverait sinon forclos, du moins ravalé
à la qualité de bien disponible. La thèse que le sexe fait du bien mène à une
quantification dégradante de la sphère la plus impénétrable de la vie.
La psychanalyse, nous le savons, suit une autre voie : la jouissance ne peut se
décliner en termes de bien-être, puisque ce dernier suit le circuit linéaire du
principe de plaisir. Je peux apprécier un beau spectacle, un bon repas, une
promenade agréable. Rien de tout cela ne fera naître en moi une contrariété
particulière, ni ne remettra en question mes choix de vie essentiels. Or la jouissance,
elle, est tout autre chose. Parcourue par une antinomie interne, elle inclut la
destruction comme la création. Pour ébaucher ses traits, Lacan fait appel dans le
Séminaire L’éthique de la psychanalyse5 aux figures sadiennes les plus sinistres :
Juliette et le pape Braschi (Pie VI), la puissance d’anéantissement de la nature, et
celle du crime humain qui tente vainement de rivaliser avec elle.
La jouissance, ce n’est pas ce dont causent les cours d’éducation sexuelle dispensés
aux enfants. On leur parle des fleurs et des abeilles ou, tout au plus, quand on se
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Poursuivons sur l’aphorisme que Lacan développe dans les années soixante-dix, Il
n’y a pas de rapport sexuel. Il n’est pas nécessaire de vous le démontrer, nous en
sommes apparemment tous convaincus : le non-rapport sexuel est tellement ancré
dans notre arsenal théorique que le contraire nous étonnerait beaucoup. Pourtant,
5. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, cha. XVI.
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lorsque Lacan l’avait proférée pour la première fois dans son Séminaire D’un
discours qui ne serait pas du semblant, cette formule avait résonné dans l’assistance
d’une façon pour le moins paradoxale. Au fond, c’est un fait d’expérience que les
hommes et les femmes couchent ensemble, et c’est ce qu’on appelle habituellement
le rapport sexuel. Nous savons cependant sophistiquer la chose : il y a, certes,
rapport sexuel dans la réalité, mais il n’y a pas le signifiant de ce rapport. Dans le
même ordre d’idées, on dit que les femmes existent, mais pas le signifiant de La
femme. Et ainsi de suite…
Néanmoins, si l’inexistence du rapport sexuel n’a pas à être démontrée aujourd’hui,
Lacan, dans la « Note italienne »6, invoquait précisément l’expérience analytique
comme le lieu où se démontre l’impossibilité d’écrire ledit rapport, lequel n’est ni
affirmable ni réfutable au titre de la vérité. De là découle l’idée que la rencontre
sexuelle est absolument contingente. Chacun doit se débrouiller comme il peut avec
son partenaire-symptôme, tandis que les célibataires en analyse, lorsqu’ils souffrent
de leur solitude, se plaignent, les hommes, qu’on ne trouve plus de femmes et celles-
ci, qu’il n’y a plus d’hommes.
Transformer le cabinet de l’analyste en agence matrimoniale n’est pas une solution.
Il pourrait nous venir à l’esprit que l’inexistence du rapport sexuel dans l’espèce
humaine est une véritable calamité, et que les animaux sont bien plus chanceux,
puisque leur rencontre avec le partenaire est régie par les solides voies de l’instinct :
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6. Cf. Lacan J., « Note italienne », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 310.
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