Vrais Et Faux Mots D'ailleurs Quand L'emprunt Brouille Les

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VRAIS ET FAUX MOTS D’AILLEURS : QUAND L’EMPRUNT BROUILLE LES

PISTES

Sabine Albert

Klincksieck | « Éla. Études de linguistique appliquée »

2014/4 n° 176 | pages 453 à 467


ISSN 0071-190X
ISBN 9782252039373
DOI 10.3917/ela.176.0453
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-ela-2014-4-page-453.htm
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VRAIS ET FAUX MOTS D’AILLEURS :
QUAND L’EMPRUNT BROUILLE LES PISTES

Résumé : Si l’emprunt constitue un phénomène de néologie bien connu du point


de vue lexicologique, son traitement lexicographique peut révéler un certain
nombre de variations. Le présent article propose une étude du traitement des
différents aspects de l’emprunt dans deux grands dictionnaires de langue, le
Trésor de la Langue Française et l’Oxford English Dictionary, dans le cadre
des relations entre le français et l’anglais. Après avoir révélé les modifications
auxquels les termes empruntés peuvent être soumis, on portera une attention
particulière à ce qu’il est convenu d’appeler de faux amis, mais aussi à ceux
que l’on pourrait nommer de bons amis.
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INTRODUCTION

« Les linguistes et les historiens savent qu’aucune langue vivante ne peut


répondre aux besoins de la désignation dans un monde qui évolue vite sans
recourir à l’emprunt » déclare Alain Rey dans son ouvrage Mille ans de langue
française : histoire d’une passion (Rey, 2007 : 1239). Et en effet, on pourrait
presque dire que l’emprunt coule de source. Lorsqu’une nouvelle réalité,
étrangère, est découverte, quoi de plus naturel que d’adopter le mot en même
temps que la chose ? Lorsqu’entre en jeu le savoir-faire d’une civilisation, qu’on
pense au sport pour l’anglais ou à la gastronomie pour le français, pourquoi ne
pas utiliser le lexique déjà en place ? Et pourquoi ne pas s’approprier les mots
des peuples dont on apprécie le rayonnement économique et culturel, comme
ce fut le cas au XVIIIe siècle, quand la France applaudissait ce qu’on aimait à
nommer « le modèle anglais » ? Enfin, lorsqu’il s’agit de combler une lacune
lexicale, emprunter un mot, ou plus exactement un signifiant, n’apparaît-il
pas comme une solution d’une grande simplicité ?
Que l’emprunt représente une nécessité est un fait, mais il faut aussi prendre
en compte la façon dont ces derniers sont perçus. Il faut dire qu’il n’est bien
souvent pas aussi simple que ce que l’on pourrait croire d’identifier leur pro-
venance. Il arrive en effet que certains mots semblent étrangers alors qu’ils
ont été forgés sur place, ou que l’on attribue à telle langue l’origine de tel
mot alors qu’il provient de tout à fait autre part, d’autres enfin ont été si bien
454
assimilés, et depuis si longtemps, qu’ils ont perdu tout caractère exogène et
qu’il ne viendrait presque pas à l’idée de se renseigner sur leur étymologie.
Il va sans dire que plus des peuples sont proches, plus les nations procèdent
à des échanges, et plus l’emprunt trouve sa raison d’être. Ainsi, depuis un
millénaire, le français et l’anglais se sont constamment trouvés en contact,
non seulement en raison de la proximité géographique des deux pays, mais
encore pour des raisons historiques de conquêtes et de pouvoir, qui ont favorisé
l’interpénétration des deux langues, à des rythmes différents, entre la bataille
d’Hastings en 1066 jusqu’aux avancées récentes de l’informatique, qui ont
amené avec elles leur cortège lexical anglo-américain.
Les dictionnaires, par leur rubrique étymologique (mais pas forcément !),
permettent d’éclairer cet univers parfois nébuleux qu’est le monde des emprunts.
C’est donc au travers du Trésor de la Langue Française et de l’Oxford English
Dictionary que nous essaierons d’élucider l’adaptation des mots empruntés
dans la langue emprunteuse. Dans cette étude, qui concernera uniquement les
relations entre les lexiques anglais et français, après avoir exposé les mécanismes
de l’emprunt, nous nous pencherons sur leur adaptation à la langue cible et sur
les procédés d’identification mis en œuvre, avant d’examiner plus précisément
ce qu’on appelle communément les faux amis mais aussi, les bons amis.

1. MÉCANISMES DE L’EMPRUNT

Selon Josette Rey-Debove,


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L’emprunt lexical au sens strict du terme [est] le processus par lequel une langue L1
dont le lexique est fini et déterminé dans l’instant T, acquiert un mot M2 (expression
et contenu) qu’elle n’avait pas et qui appartient au lexique d’une langue L2 (également
fixe et déterminé). (Rey-Debove, 1973 : 109)
À cette définition à la fois précise et synthétique, il convient d’ajouter
quelques pistes susceptibles d’éclairer les différents aspects linguistiques qui
entourent le phénomène de l’emprunt. Il est en effet nécessaire de distinguer
plusieurs types d’emprunts en fonction de leur degré d’intégration, de se
pencher sur les éléments qu’empruntent les langues, ainsi que d’examiner les
voies suivies par l’emprunt.

1. 1. Typologie
Si l’on se réfère à la typologie dressée par John Humbley 1, on peut dis-
tinguer trois grands types d’emprunt. Le premier, appelé xénisme, concerne
à une réalité propre à une autre culture. Ainsi, le fish and chips cher aux
Britanniques ne renvoie à aucune réalité française, tout comme le cassoulet
demeure typiquement français, et même plus particulièrement propre au
Languedoc. Il serait absurde, voire impossible, de tenter de les traduire :

1. Cf. John Humbley, « Vers une typologie de l’emprunt linguistique », Cahiers de Lexicologie,
vol. XXV, Didier-Larousse, Paris, 1974 II, p. 46-70.
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comment rendre fish and chips ? « Débit de frites et de poissons frits » ? La
formule paraît étrange, pour ne pas dire inadaptée. Et pour cause : il n’existe
aucun référent disponible sur place.
Le deuxième type d’emprunt évoqué par John Humbley est le pérégri-
nisme. Dans son cas, l’élément emprunté a déjà subi différents niveaux de
transformation mais n’a pas encore acquis de véritable stabilité, phonétique
et graphique (packet-boat devenu paquebot, pied-de-grue devenu pedigree),
morphosyntaxique avec la mise en place de dérivations (stress, stresser) ou
encore sémantique quand le sens du mot emprunté est modifié ou déplacé.
Ainsi, si building désigne n’importe quelle construction en anglais, le mot
suggère en français la présence de plusieurs étages. Les différentes adapta-
tions dont ces termes ont fait l’objet et dont rendent compte les dictionnaires
renseignent sur le degré d’intégration du terme emprunté.
Le troisième type d’emprunt est le calque, qui peut se manifester de plu-
sieurs manières, qu’il s’agisse de traduire directement une expression étrangère
(bas-bleu pour blue stocking ou encore gratte-ciel pour skyscraper) ou encore
d’infléchir le sens d’un terme préexistant dans la langue emprunteuse (c’est
ainsi que le verbe contrôler, sous l’influence de l’anglais, a été investi d’un
sens supplémentaire, celui de « dominer »).
En plus de ces trois types, qui font l’objet d’un traitement particulier dans
les dictionnaires de langue, on peut également remarquer que les emprunts
portent parfois sur un domaine spécifique qui sera précisé. Une grande partie
du lexique politique français a ainsi été emprunté au cours du XVIIIe siècle à
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l’anglais, qui, pour sa part, avait dès le XIe siècle adopté les termes désignant
les fonctions hiérarchiques (sir, captain…). De la même manière, la nature
du lexique emprunté, qu’il s’agisse de termes courants ou techniques, est tou-
jours soigneusement mentionnée. C’est ainsi que les dictionnaires de langue
témoignent aussi bien de l’acclimatation d’un mot (évolution de l’orthographe,
de la prononciation, de la construction…) que de son domaine d’application
privilégié. Mais quels éléments lexicaux emprunte-t-on au juste ?

1. 2. Éléments empruntés
Bien évidemment, la plus grande majorité des emprunts concerne les lexies,
qu’elles soient simples ou complexes. Toutefois, lorsqu’on observe un peu
plus finement l’ensemble des emprunts, il apparaît nettement que des éléments
formants ont également traversé la Manche. Le suffixe -able en particulier
s’est révélé très productif en anglais comme en atteste ce commentaire de
l’Oxford English Dictionary :
Originally found in Eng[lish]. only in words from O[ld] Fr[ench] but soon by analysis
of such instances as pass-able, agree-able, amend-able, treated as a living suffix, and
freely employed to form analogous adjectives, not only on v[erbs] from Fr[ench], but
at length on native words, as bearable, speakable, breakable, wearable.
Le suffixe -ing emprunté à l’anglais a connu en France un destin relativement
parallèle, et fait l’objet d’une entrée dans le Trésor de la Langue Française
dans laquelle on trouve les précisions morphologiques suivantes :
456
En angl[ais], les noms d’action en -ing sont le plus souvent dér[ivés] de verbes.
Cependant il existe des dér[ivés] à partir de subst[antifs] : caravaning, karting,
monitoring, shopping, yachting. Footing constitue un ex[emple] particulier, v[oir]
l’étymol[ogie] de ce mot en fr[ançais]. Il convient également de noter les consé-
quences de la troncation de termes déterminés, possible en fr[ançais] mais non en
angl[ais] : dancing, living, sleeping, etc. peuvent, en fr[ançais], désigner le lieu où
s’exerce l’activité.
Ces dernières sont assorties de remarques concernant la productivité de
ce suffixe :
Le nombre des empr[unts] en -ing est en progression constante. L’éd[ition] de 1977
de P[etit] Rob[ert]. ne supprime pas de mots de l’éd[ition] de 1967, mais en ajoute
une quinzaine, souvent assortis d’une proposition d’adaptation fr[ançaise] ou d’équi-
valence : aqua(-)plan(n)ing/aquaplanage, brushing, caravaning/caravanage, enginee-
ring/ingénierie, factoring/affacturage, franchising/franchisage, happening, leasing/
crédit-bail, lifting/déridage, listing/listage, merchandising/marchandisage, moni-
toring/monitorage, rating, rewriting, training. Zonage apparaît sans qu’il soit pré-
cisé qu’il s’agit d’une adaptation de zoning. Il reste que les empr[unts] en -ing n’ont
souvent qu’une existence éphémère et ne pénètrent pas réellement la lang[une]. J.
HUMBLEY (cit. infra, p. 86), observant la presse de 1959 à 1969, relève 54 vocables
dont 22 figurent dans les listes citées supra A et B. Le fait est révélateur de la pression
exercée sur le lex[ique] français.
Comme on peut le constater, l’utilisation de ces suffixes venus d’ailleurs
ouvre la porte à d’amples développements, qui montrent bien l’intérêt porté
par les lexicographes à ce type d’emprunts. La réflexion sur la productivité de
ces affixes apporte également une preuve de la vitalité de l’emprunt puisque
celle-ci se mesure aussi à sa capacité à dériver, composer ou encore entrer
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dans des collocations.
Parfois aussi, ce sont des expressions entières qui sont empruntées, qu’elles
soient traduites (ce n’est pas ma tasse de thé, donner le feu vert) ou non (fifty
fifty en français, vis-à-vis, à la carte, je ne sais quoi ou revenons à nos mou-
tons en anglais). Ces dernières apportent une coloration nouvelle à la langue
emprunteuse et le fait de les conserver telles quelles prouve le prestige dont
bénéficie la langue source dans le domaine donné.
Enfin certains emprunts sont plus discrets et peuvent passer davantage
inaperçus : c’est le cas des acronymes et des sigles tels que laser (Light
Amplification by the Stimulated Emission of Radiation), radar (Radio
detection and ranging), nylon (« créé arbitrairement, peut-être d’apr[ès]
-nyl- de vinyl (fr[ançais] vinyle) et -on de cotton ou rayon (fr[ançais] coton
et rayonne) » d’après le TLF). En effet, du fait de leur conception, les unités
qui les composent sont en quelque sorte délexicalisées et seul le produit final
fait sens. Or ce dernier ne révèle pas son origine par son aspect graphique,
quoique la finale en -er de laser puisse suggérer une origine anglophone.
On peut également ranger au côté des acronymes ce qu’Alain Rey nomme
les « anglisigles » 2, devenus indéchiffrables. Pensons à la hi-fi, rendue par

2. Cf. Alain Rey, Frédéric Duval, Gilles Siouffi, Mille ans de langue française : Histoire d’une
passion, p. 1201-1208.
457
haute fidélité : en aucune manière on ne peut la rattacher désormais à son
origine, high fidelity.
Il arrive aussi que par le phénomène de l’emprunt se créent des sortes de
doublets, comme on avait déjà pu le constater en français quand les érudits de
la Renaissance avaient réemprunté des termes qui avaient déjà suivi le cours
naturel de leur évolution. C’est ainsi que sont nés les doublets nager/naviguer,
boutique/apothicaire, frêle/fragile, pour lesquels des nuances de sens peuvent
être parfois établies… Or ces doublets ne sont pas seulement le fruit du réem-
prunt aux langues anciennes. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner le cas du
gentilhomme, auquel le TLF propose le synonyme gentleman. A la consultation
de l’OED, on découvre que ce gentleman provient du français gentle auquel on
a ajouté man, sur le modèle de l’ancien français gentilz hom. En d’autres termes,
deux termes, de sens identique et de morphologie similaire, à ceci près que man,
d’origine germanique, remplace homme d’origine latine, coexistent au sein des
deux langues. Il s’agit là d’un emprunt-réemprunt direct qui aboutit à la création
d’un doublet lexical avant tout synonymique et dont la spécialisation pour ce
qui est du sens demeure infime, mais on peut également explorer d’autres voies.

1. 3. Les voies de l’emprunt


Jusqu’ici n’ont été évoqués que les types d’emprunts ainsi que les différents
éléments susceptibles d’être empruntés. Le parcours d’un emprunt mérite
cependant que l’on s’y arrête. On peut, en effet, considérer qu’il existe deux
grandes espèces d’emprunts : les emprunts directs, qui transitent directement
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d’une langue à l’autre, et les emprunts indirects, dont le chemin est plus long,
et qui voyagent à travers plusieurs langues avant de se fixer en français ou en
anglais. Dans le cas de ces derniers, chaque escale peut amener des adapta-
tions, des modifications qui éloignent l’emprunt de sa langue source de telle
sorte qu’on ne sache plus vraiment d’où il provient.
Le cas du ketchup est révélateur à cet égard. Alors qu’on a tendance à
associer cette sauce aux services de restauration rapide et à l’anglo-américain,
le TLF nous apprend que le mot a été « Empr[unté] à l’angl[ais] ketchup (par-
fois aussi catchup et kitchup) prob[ablement] empr[unté] à un mot chinois,
peut-être par l’intermédiaire du malais. » L’enquête poursuivie dans l’OED
aboutit au résultat suivant :
App[arently] ad[aptation of] Chinese (Amoy dial[ect]) kôechiap or kê-tsiap brine
of pickled fish or shell-fish (Douglas Chinese Dict. 46/1, 242/1). Malay kēchap (in
Du[tch] spelling ketjap), which has been claimed as the original source (Scott Malayan
W[ords] in English 64-67), may be from Chinese.
En tout état de cause, on est bien loin ici de la saumure de poisson suggérée
par l’étymologie, et l’origine attribuée dans l’imaginaire collectif français se
trouve bien éloignée de celle, réelle, du mot.
Si l’emprunt peut connaître bien des avatars au cours de son périple géogra-
phique, il est aussi soumis à des variations diachroniques. En effet, certains mots
étudiés en synchronie pourraient passer pour des emprunts alors qu’ils ne sont,
au fond, que des voyageurs revenus au pays après un exil plus ou moins long.
458
C’est ainsi que certains termes désuets sont parfois réintroduits dans la
langue par le biais de l’emprunt aux langues étrangères et si, étudié en synchro-
nie, le management prisé du vocabulaire économique est incontestablement
un anglicisme, il apparaît en revanche en diachronie que cette forme trouve
son origine première dans le lexique français. Le TLF indique en effet dans
sa rubrique étymologique qu’il s’agit d’un
Empr[unt], prob[ablement] d’apr[ès] l’usage amér[icain], à l’angl[ais] management
« action de conduire, de diriger, d’entraîner » dér[ivé] de to manage (v[oir] mana-
ger2) att[esté] dep[uis] la fin du xvie s. et en partic[ulier] dep[uis] la fin du xviiie s.
comme terme désignant un ensemble de personnes chargées de l’administration, la
gestion ou la direction d’une institution, d’un organisme ou d’une entreprise (cf. NED
et P. NÉGRIER, Organisation technique et commerciale des usines. Paris, Dunod,
1918, p. IV : Aux États-Unis […] depuis nombre d’années l’organisation scientifique
du travail — le scientific-management —, est enseignée dans toutes leurs écoles tech-
niques) ; l’usage du terme « prononcé à la française » a été admis après avis de l’Aca-
démie fr[ançaise] (Arrêté du 12 janv[ier] 1973, Journal officiel, 18 janv[ier] 1973).
Bbg. DUBUC (R.). Sans ménagement pour management. Meta. 1970, t. 15, pp. 110-
112. — HUMBLEY 1974 t. 2, pp. 590-591.
C’est donc une étymologie purement étrangère qui est ici proposée. L’OED
pour sa part signale :
[f[rom] manage v[erb] + -ment ; in the 17-18th c[entury] the development of meaning
was influenced by association with the F[rench] ménagement, f[rom] ménager (see the
etymological note to manage v[erb]).]
Il s’agit ici d’un cas classique d’aller-retour, ces cas ayant d’ailleurs pu
déboucher sur la constitution d’un certain nombre de doublets du type Humeur/
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Humour, Conter fleurette/Flirt ou encore Fouail/Fuel.
Il apparaît en conséquence que la question de l’emprunt est plus complexe
qu’elle ne pourrait sembler au prime abord, et les lexicographes se retrouvent
les premiers confrontés aux multiples aspects que peut revêtir le problème,
notamment lors de l’établissement de la nomenclature. Les conditions de
l’intégration de l’emprunt dans les dictionnaires répondent nécessairement à un
certain nombre de critères soigneusement définis, que présentent les préfaces.
Parmi le vaste corpus réuni pour la nomenclature du TLF, une politique des
emprunts ne pouvait manquer de se dessiner, ainsi énoncée par Paul Imbs :
Une précaution […] a été appliquée pour l’admission définitive […] des mots étran-
gers rencontrés. Lorsque ces mots n’étaient attestés qu’une seule fois dans nos textes,
nous avons demandé qu’ils soient en outre « autorisés », c’est-à-dire accrédités par
leur présence dans la nomenclature ou de L’Académie ou du Littré, ou encore du
Dictionnaire général, d’un des grands Larousse encyclopédiques ou de l’un des deux
Robert ; c’est-à-dire dans les ouvrages lexicographiques à nomenclature ouverte et à
autorité consacrée soit à cause de la qualité ou de la qualification de leurs auteurs, soit
en raison de leur large diffusion auprès du public cultivé. (Imbs, 1971 : xxvii)
Comme l’ensemble de l’ouvrage, cette politique a évolué au fil de l’éla-
boration des volumes 3.

3. Les précisions suivantes ont été recueillies dans l’article de Claudine Jurin « Etablissement d’une
nomenclature : principes méthodologiques », in Autour d’un dictionnaire : Le Trésor de la Langue
Française, témoignages d’atelier et voies nouvelles, Lexicographie et dictionnairique, 1, 1990.
459
Le cas de l’OED s’avère sensiblement différent car la vocation affichée était
d’inclure tous les mots rencontrés en anglais, y compris les hapax. James Murray,
le maître d’œuvre du projet, se plaisait en effet à dire qu’il voulait y décrire
« the whole world of English words »… Encore fallait-il pour cela que les mots
étrangers fussent suffisamment naturalisés pour être inclus dans la nomenclature.
L’inclusion d’un mot dans un dictionnaire est sans conteste la première étape vers
la légitimation. Mais l’usage d’un étiquetage précis écarte la légitimation absolue.
À bien des égards, le traitement des mots étrangers de l’OED s’apparente à celui
des hapax qui sont explicitement indiqués en tant que tels ou en tant que formes
erronées. Ces mots sont donc reconnus comme étant apparus dans l’histoire du
lexique anglais, mais leur statut en tant que mots véritablement anglais est remis
en question. Dans un cas comme dans l’autre toutefois, on observe une volonté
inclusive très nette et une attitude avant tout descriptive. Ce sont effectivement et
avant tout les adaptations et arrangements vécus par les emprunts que cherchent
à retracer ces deux grands dictionnaires de langue.

2. ADAPTATION ET IDENTIFICATION

Louis Guilbert décrivait l’emprunt lexical dans les termes suivants : « l’em-
prunt consiste dans l’introduction, à l’intérieur du système, de segments lin-
guistiques d’une structure phonologique, syntaxique et sémantique conforme
à un autre système » (Guilbert, 1975 : 90). Il est indéniable qu’un mot venu
d’ailleurs, au moment de son introduction dans la langue cible, présente un
certain nombre de traits qui le distingue de cette dernière. Toutefois, au fil du
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temps, le processus d’assimilation peut tendre à gommer les différences. Nous
nous intéresserons ici aux modifications graphiques, phonétiques, morpholo-
giques et sémantiques qui peuvent s’appliquer aux emprunts.

2. 1. Aspect graphique
En tout premier lieu, un emprunt peut se reconnaître à son aspect graphique.
Certaines successions de graphèmes renvoient en effet inévitablement à une
orthographe étrangère. Ainsi, la succession <ow> de slow, <ck> de snack ou
de hockey indique une provenance anglaise, tout comme la présence d’accents
dans arrière-guard, crème fraîche ou crêperie montre de manière flagrante
l’origine française de ces termes. Il s’agit cependant là de mots dont la graphie
n’a absolument pas été assimilée. D’autres cas sont nettement plus trompeurs.
Il peut arriver que demeurent des hésitations quant à la graphie à adopter.
Le bifteck a ainsi connu de nombreux avatars, qu’on l’orthographie beefs-
teak (à l’anglaise), beefstake (comme George Sand dans sa Correspondance
en mai 1831), beefsteck (ainsi que le note Simone de Beauvoir dans Les
Mandarins) ou encore beefteak (ce que fait Balzac dans son roman Physiologie
du mariage) 4. On découvrira ainsi dans les remarques du TLF des informations

4. Ces exemples ont été puisés chez Maurice Grevisse, Le Bon Usage, 12e édition refondue par
André Goosse, § 152, p. 206.
460
orthographiques sur la graphie originelle d’un mot. Dans l’article rosbif, par
exemple, une remarque présente la graphie roastbeef ou roast-beef comme
un « calque de la graph[ie] angl[aise] »
Ces emprunts restent faciles à identifier du fait de leur graphie exogène.
Cependant, dans le cas d’emprunts plus anciens, l’assimilation est telle que rien
ne laisse supposer à première vue qu’on ait affaire à des termes étrangers et des
mots tels que boulingrin ou redingote masquent bien leur origine anglaise, de
la même manière qu’il est difficile de rapprocher le kickshaw (« colifichet »)
anglais du quelque chose dont il est pourtant issu.

2. 2. Aspect phonétique
Un autre point mérite d’être considéré, celui de la phonétique. En effet,
même si la forme graphique originelle est respectée, la prononciation des
éléments empruntés est souvent modifiée de sorte que les sons étrangers se
trouvent remplacés par des équivalents de la langue cible : le cas du bas bleu
prononcé [bɑ:blø] en anglais avec le phonème /ø/ pourtant rare en anglais
demeure marginal. Ainsi, si le shampooing voit son orthographe calquée sur
le modèle anglais, sa prononciation est, pour sa part, très nettement francisée.
Le même phénomène peut être observé de l’autre côté de la Manche avec
l’amuse-bouche dont l’OED indique la prononciation [ə’m(j)u z,bu:ʃ].
Par ailleurs, le même graphème peut connaître diverses réalisations pho-
nétiques (<ea> peut être prononcé aussi bien [i], dans speaker par exemple,
que [ε], dans break) et la prononciation est même susceptible de varier d’un
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usager à l’autre comme en témoignent les anglicismes en <-er> tantôt réalisés
en [ε:R], tantôt en [œ:R]. Remarquons, en outre, que les emprunts transportent
parfois de nouveaux phonèmes, qui se trouvent intégrés dans la prononciation
française : ainsi, le son [ŋ] de parking, importé de l’anglais, a trouvé sa place
au milieu des sons français, contrairement au [ð] de think ou au [θ] de that.
Enfin, les problèmes de prononciation s’avèrent parfois révélateurs de
l’humeur du temps. Il arrive ainsi que l’on découvre, au détour d’un article,
comment étaient perçus les emprunts et leur étrange prononciation par le
passé. La notice prononciation et orthographe de l’article boulingrin livre
cette étonnante remarque de Pierre Larousse, extraite du Grand Dictionnaire
universel du XIXe siècle, au sujet de bowling green :
Forme britannique du mot français boulingrin, dont se servent ceux qui veulent faire
preuve d’érudition, les mêmes qui disent béby au lieu de bébé, riding-coat au lieu de
redingote, c’est-à-dire des Français anglomanes qui, lorsqu’ils se sentiront atteints du
spleen, iront se précipiter dans la Tamise pour que la patrie n’ait pas leurs os.
Voilà un bel exemple de subjectivité lexicographique !

2. 3. Aspects morphologique et syntaxique


Après les aspects graphiques et phonétiques, il paraît opportun de considérer
les modifications morphologiques et syntaxiques que peuvent subir les emprunts.
En premier lieu, on peut remarquer que lors de l’emprunt au français, l’anglais
a bien souvent calqué la graphie latine pour mettre en évidence l’origine du
461
mot. C’est le cas de debt, dont l’OED précise qu’il s’orthographia sans <b>
du XIIIe au XVIe siècle, ou encore de doubt dont l’OED retrace l’histoire non
seulement dans la langue anglaise, mais encore dans la langue française :
The normal 14th c[entury]. forms in Fr[ench] and Eng[lish] were douter, doute ; the
influence of Latin caused these to be artificially spelt doubt-, which in 17th c[entury]
was again abandoned in Fr[ench], but retained in Eng[lish].
Ce souci de respecter les traditions se retrouve aussi dans les hésitations
qui peuvent poindre en français lorsqu’il s’agit de mettre au pluriel les termes
empruntés. Globalement, les formes de flexion française sont maintenues,
mais dans certains cas, en particulier celui des finales en <ch>, il est tentant
d’emprunter les éléments de flexion du pays d’origine. Le TLF indique ainsi
que l’on peut tolérer deux pluriels à match : « Plur[iel] matches, à l’anglaise,
ou matchs ». Ce n’est pas du tout le cas en anglais où l’on n’hésite pas à passer
de canal au singulier à canals au pluriel.
Il est aussi intéressant de noter que les éléments formants -ing pour ce qui est
du français et, en anglais, -able, connaissent une grande productivité et entrent
dans la dérivation de nombreux termes. Dans ces conditions, on peut admettre
que l’emprunt est morphologiquement assimilé puisqu’il devient une particule
productive dans la langue cible, comme en témoignent les dancing, monitoring
et autres parking, absents de la langue anglaise mais bien présents en français.
L’ordre des mots peut également être révélateur d’un emprunt. Ainsi, dans
les mots composés, la coutume veut, en français, et à l’inverse de l’anglais
que le déterminant suive le déterminé. Lorsqu’on parle de Sud-Africain, là où
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on s’attendrait davantage à un Africain du Sud, l’ordre des mots anglais est
calqué. Il en va de même pour le CD, qui reflète davantage un compact disc
qu’un disque compact. L’agencement global du syntagme peut donc être un
indice qui place le locuteur sur la piste de l’emprunt.
Enfin, la syntaxe peut aussi faire l’objet de calques : dans le domaine
sportif, lorsqu’on joue l’adversaire, on calque la structure anglaise du verbe
to play dans la mesure où, en français, on joue une partie, un set, un match,
mais contre un adversaire. Il en va de même pour l’utilisation de certaines
tournures impersonnelles : il sera procédé à un examen, par exemple, direc-
tement calquées de l’anglais.

2. 4. Aspect sémantique
Le calque, nous l’avons déjà évoqué, consiste en une transposition d’un
mot étranger dans la langue cible. Gratte-ciel est ainsi une traduction calquée
de skyscraper et la cerise sur le gâteau reprend la formule usuelle en anglais
cherry on the cake. Dans ces conditions, on a affaire à de simples phénomènes
de traduction, et le TLF mentionne en général ce fait en introduisant le calque
à l’aide des mots « calque » ou « trad. », ce dernier indiquant une traduction.
En revanche, le calque est beaucoup plus sournois lorsqu’il est sémantique :
quand le signifiant ressemble au signifiant étranger, seul le sens, ou signifié, est
assimilé. En utilisant le terme opportunité pour désigner non l’« à propos », la
« convenance », en d’autres termes le caractère opportun, mais l’« occasion »,
462
on calque le sens du mot anglais opportunity. Les calques sémantiques peuvent
même donner naissance à des doublets quand ils constituent une extension
de sens d’un mot préexistant en français alors qu’un autre signifiant est déjà
investi de ce signifié. Ainsi, le verbe contrôler en français signifie essentiel-
lement vérifier, mais il a reçu un sème supplémentaire venu d’Angleterre qui
le rapproche du verbe dominer qui possédait, lui, ce sens dès l’origine. Il faut
cependant reconnaître que certaines de ces innovations sémantiques auraient
pu avoir lieu même en-dehors d’un phénomène de calque, et le sens anglais
de « se rendre compte » pour réaliser aurait tout à fait pu survenir lors d’une
évolution naturelle. Inévitablement, il résulte de ces emprunts sémantiques
un accroissement de la polysémie.
Un autre aspect sémantique mérite d’être observé : au cours de son périple,
le sens de l’emprunt peut avoir tendance à se modifier, et toutes sortes d’exten-
sions, restrictions ou déplacements peuvent être observés. Dans le cas d’un
déplacement de sens, comme pour le verbe zapper, les explications concernant
les modifications sémantiques subies sont très précises :
Empr[unt] à l’angl[ais] to zap, zapp, terme d’arg[ot] d’orig[ine] nord-amér[icaine]
att[esté] dep[uis] 1942, prob[ablement] dér[ivé] de l’onomat[opée] zap suggérant
le bruit de certaines armes, et signifiant « éliminer, tuer » d’où « annuler, changer »
et « faire une action ou un mouvement brusque, rapide » d’où « sauter les annonces
publicitaires en accélérant la lecture sur un magnétoscope » et « passer rapidement
d’une chaîne de télévision à une autre ».
On voit bien ici que l’adaptation française s’éloigne considérablement
du sens que possédait le terme dans la langue source. Pour autant, l’emprunt
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doit-il toujours être considéré comme un faux-ami ?

3. FAUX ET BONS AMIS

Si l’on en croit Michael Clyne 5, trois étapes principales jalonnent le parcours


de l’emprunt avant son adoption dans la langue cible : la première est celle du
transfert, de l’emploi individuel (idiolectique) à l’emploi multiple. Lors de la
deuxième, l’emprunt acquiert plus de stabilité mais demeure considéré comme
un élément étranger, utilisé dans le contexte de la langue source. Enfin, au
terme de son voyage, il devient un élément emprunté, codifié et employé par
l’ensemble de la communauté linguistique, et qu’aucun autre terme ne peut
remplacer. Toutefois, même si l’emprunt est déjà parvenu jusqu’à ce dernier
stade, il peut avoir conservé des traits qui renvoient malgré tout à ses origines,
que ces dernières soient bien ou mal interprétées par les locuteurs. Il a donc
semblé pertinent de revenir sur les erreurs d’interprétation qui peuvent être
commises suivant que la forme du mot paraît allogène ou au contraire indigène,
avant d’évoquer ce que l’on pourrait appeler les bons amis, dont ni la forme
ni le sens ne troublent les langues auxquelles ils appartiennent.

5. Cité par John Humbley dans son article « Vers une typologie de l’emprunt linguistique »,
Cahiers de Lexicologie, vol. XXV, Didier-Larousse, Paris, 1974 II, p. 46-70.
463
3. 1. Formes allogènes
Le prestige des langues est parfois tel qu’il peut amener à confectionner des
mots qui ressemblent à des emprunts alors qu’ils n’en sont pas. La suffixation en
-ing précédemment évoquée apporte une coloration anglaise ou anglo-américaine
à des termes forgés en France sans toutefois renvoyer véritablement à une réalité
en usage outre Manche. Ainsi le smoking correspond à dinner-jacket en anglais
britannique ou encore à tuxedo en anglais des Etats-Unis, le lifting n’existe en
anglais que sous la forme face-lift, et ce que l’on nomme brushing en français
se dit blow-drying en anglais. De la même manière, la particule -man a servi
en français à fabriquer un certain nombre de termes, tels que tennisman (tennis
player en anglais) ou rugbyman. Qui plus est, la composition a également pu
être utilisée pour élaborer des mots (baby-foot, camping-car, politique-fiction)
qui n’ont aucune existence en anglais. Dans ces conditions, on parle de pseudo-
emprunts, d’ailleurs signalés dans la notice étymologique du TLF par les mar-
queurs « pseudo- » ou « adapté de ». Notons que le phénomène n’est pas récent
et que dès le XVIe siècle, on pouvait observer des pseudo-emprunts faits à l’italien.
Au côté de ces pseudo-emprunts peuvent se ranger les hybrides qui mêlent
un ou plusieurs éléments de chaque langue. Ce phénomène s’observe en déri-
vation (stressant, débriefing) mais aussi en composition (porte-container).
Dans ces conditions, à quelle langue doit-on rattacher l’hybride ? Sans aucun
doute à celle dans laquelle il est employé, puisqu’il ne fait aucun sens dans la
langue prêteuse. Cependant, il n’est pas ressenti comme un terme véritablement
intégré du fait de ses caractéristiques nécessairement exogènes.
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L’ordre des mots et la syntaxe donnent aussi des indices sur l’origine de
l’emprunt. Lorsqu’on a affaire à une véritable traduction, l’adjectif, antéposé
en anglais, doit se retrouver postposé en français (blue stocking aboutit à bas
bleu) et il apparaît parfois indispensable d’ajouter une préposition (steam-engine
devient machine à vapeur). Lorsque ces manipulations ne sont pas faites,
on sent immédiatement que le résultat obtenu ne « sonne » pas totalement
français. C’est le cas du papier-monnaie (paper money) ou du libre penseur
(free-thinker). Ces calques syntaxiques confèrent une certaine étrangeté aux
associations obtenues, qui contribuent à les faire ressentir comme étrangères,
alors que dans les deux cas, les termes sont employés et compris par l’ensemble
de la communauté linguistique et qu’aucune substitution n’est envisageable.
L’étrangeté est davantage masquée dans les cas d’adoptions approximatives :
il s’agit de termes utilisés du fait de leur proximité linguistique. Interférence
prend souvent le pas sur ingérence, convertible sur transformable, digital sur
numérique, label sur étiquette de garantie ou encore éditeur sur responsable
d’une publication. Dans tous ces cas, cependant, le sens est conservé et c’est
l’affaire des commissions de terminologie que de déterminer l’à-propos de leur
utilisation. Ces formes, on le voit, sont très proches de ce que l’on peut trouver
dans le lexique français, ce qui nous amène à considérer les formes indigènes.
3. 2. Formes indigènes
Aux adoptions de termes, il convient d’ajouter les adoptions de sens. Il
s’agit là du cas du calque sémantique dont il a déjà été question. Si la forme
464
demeure incontestablement indigène, le sens, pour sa part, peut être étendu,
voire modifié. Prenons le cas de l’adjectif agressif : son sens premier en fran-
çais est celui de « querelleur », « belliqueux ». Lorsqu’on parle d’un vendeur
agressif pourtant, il ne vient à l’esprit de personne que ce dernier cherche
noise au client. Le sens, ici, est importé de l’anglais, dans lequel il signifie
« entreprenant ». Il en va presque de même pour le verbe supporter dont le
sens français demeure celui de « tolérer ». Assez récemment, il a été investi
d’un sens supplémentaire, « encourager », venu de l’anglais to support. À la
consultation du TLF, on découvre que ce verbe a été « repris à l’angl[ais] to
support (lui-même empr[unté] au XIVe s. au fr[ançais] avec les sens de « endu-
rer, tolérer » et « encourager, donner aide, soutien à [quelqu’un, une cause] »,
il s’agit donc d’une sorte d’aller et retour entre les deux langues. Quant à
l’OED, il indique, entre autre sens que to support signifie « to endure without
opposition or resistance ; to bear with, put up with, tolerate. (In mod[ern] use
often a gallicism.) »… Anglicisme pour les uns, gallicisme pour les autres,
faut-il ici parler d’emprunt de mots, de sens, ou de juste retour des choses ?
Les choses se compliquent encore avec les termes rigoureusement identiques
des deux côtés de la Manche. Bien souvent, leur racine est commune, mais
leur sens a évolué de telle sorte qu’il devienne impossible de les regrouper au
sein d’un même signifiant. C’est ce qu’il est convenu d’appeler des faux-amis.
On n’est que trop tenté, dans le cadre, par exemple, d’une traduction, de se
laisser aller à la facilité et d’imaginer d’illusoires proximités sémantiques. To
develop signifie avant tout « mettre au point » ou « concevoir », un individu
versatile n’est pas, en anglais, « susceptible de brusques revirements » mais
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« polyvalent », quant à l’adjectif rampant, il n’évoque plus en anglais la rep-
tation, au contraire il caractérise un être menaçant, virulent, voire agressif. Et
pourtant, à l’examen des rubriques étymologiques des deux dictionnaires, on
s’aperçoit que leur origine est rigoureusement identique : 6
TLF OED
F[rom] développer, O[ld] F[rench]
desvoleper « sortir (quelque chose,
Développer (12-13th c.). The oldest form of the
quelqu’un) de ce qui l’enveloppe ».
radical appears to have been volupare,
[…] Formé comme anton[yme] d’(en)
To develop volopare ; its derivation is uncertain :
velopper*; préf. dé-*.
see also envelop.
Empr[unt] au lat[in] versatilis F[rench] versatile […], or ad[aptation
« mobile, qui tourne aisément » et fig. of] L[atin] versātilis, f[rom] versāre :
Versatile « flexible, qui se plie à tout » (dér[ivé] see verse v[erb]2
de versare « tourner, se retourner »,
v[oir] verser).

Part[icipe] prés[ent] de ramper, O[ld] F[rench] ramper (12th c[entury])


Rampant6 parfois pris au sens anc[ien] de to creep, crawl, climb, of uncertain
grimper. origin.

6. L’entrée pour rampant existe dans le TLF et dans l’OED, mais la notice étymologique renvoie
dans chacun des cas au verbe (ramper/to ramp).
465
Deux constats doivent en être tirés : le premier, que les mots poursuivent
leur évolution de toutes les manières, et qu’ils soient empruntés ou non n’y
change rien ; le second, que l’emprunt se loge parfois où on ne l’attend pas.
Il ne suffit pas qu’une forme paraisse « exotique » pour qu’il s’agisse d’un
emprunt, ni pour qu’on lui attribue péremptoirement une origine en fonction
de « signes distinctifs » qui, s’ils peuvent être des indicateurs, ne relèvent en
aucun cas de preuves. Et ce n’est pas parce qu’une forme paraît répondre à
tous les critères graphiques, phonétiques, morphosyntaxiques et sémantiques
d’une langue qu’elle n’est pas l’aboutissement d’un emprunt si bien intégré
qu’il passe désormais inaperçu. A la vérité, certains mots en arrivent même à
ne plus être des « mots d’ailleurs », mais bien plutôt des « mots de partout ».

3. 3. Les bons amis


Si l’on se réfère plus particulièrement au lexique des sciences et techniques,
force est de constater que, pour répondre au besoin pressant de la désignation,
le recours s’est majoritairement porté sur les langues anciennes. C’est à partir
du latin gravitas que Newton forgea le mot gravitation, passé tel quel en fran-
çais, et pour cause, son origine étant si manifestement latine qu’il ne fut jamais
sujet à caution. Le grec ancien a aussi été massivement utilisé pour créer de
nouveaux termes permettant de nommer, tout en les décrivant, de nouvelles
inventions : le téléphone de Graham Bell est anglais, le télégraphe de Claude
Chappe a vu le jour en France, et pourtant, leurs noms sont également grecs
et, à dire vrai, également internationaux.
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Ainsi, sans se demander véritablement qui a donné quoi à qui, il a paru
pertinent de rechercher les mots qui, en plus de s’orthographier de manière
rigoureusement identique dans les deux langues, avaient la particularité de
recouvrir exactement le ou les mêmes sens. Le résultat est édifiant : 3 221 mots
ont été relevés, dans des domaines aussi variés que l’anatomie (dentition,
canines, larynx, biceps, abdomen…), la botanique (rose, magnolia, orange,
iris, kiwi…), la gastronomie (caviar, toast, mayonnaise, caramel…), l’habil-
lement (bustier, cardigan, corset, kilt, tutu…) ou encore la faune (lion, pigeon,
scorpion, puma, panda…). Il est vrai que le français est sans doute la plus
germanique des langues romanes, que l’anglais représente la plus latine des
langues germaniques et que leurs constants échanges ont énormément contribué
à la constitution de ce lexique commun, mais le constat ne s’arrête pas là. À
y prêter une plus grande attention, on se rend compte qu’est en marche une
véritable internationalisation du lexique, reflet sans doute de la mondialisation.
D’ailleurs, une étude de 1998 7 a permis d’identifier, dans les dictionnaires
de onze langues européennes, 1 225 mots aux sens identiques et à la forme
presque similaire. Et ces mots n’appartiennent pas uniquement aux domaines
des sciences et techniques, comme on pourrait être tenté de le croire : près de
la moitié se retrouve dans un dictionnaire destiné aux jeunes enfants, il s’agit
donc d’un lexique tout à fait courant.

7. Cf. Sergio Corrêa da Costa, Mots sans frontières, éd. Du Rocher, Paris, 1999.
466
CONCLUSION

Si, comme le disait Pierre Lerat, « la définition de l’emprunt ne peut être
qu’explicitement diachronique (« depuis telle date ») et translinguistique
(« de telle langue ») » (Lerat, 1987 : 138), nul ne saurait présager de l’avenir
des emprunts, qui demeurent parfois des hapax. Ainsi, un certain nombre des
emprunts que dénonçait Étiemble 8 est désormais tombé en désuétude. Les gens
fashionable ne vont plus boire des drinks dans des snack-bars, et même si l’on
est très smart, au lieu de fréquenter une surprise-party, on préfère se rendre,
tout simplement, à une fête. Quant au spleen, il renvoie surtout à Baudelaire
et au XIXe siècle. De la même manière, en anglais, les mots français sont sujets
au vieillissement : on emploie plus volontiers les termes disease ou illness que
malady, par exemple. Le mot de Vaugelas est donc toujours d’actualité : « il
n’y a qu’un maître des langues qui en est le roi, c’est l’usage. » 9
Les langues, on le sait, se développent à partir d’un substrat et à l’aide
d’adstrats. Leur constitution ne peut donc s’effectuer sans recours à l’emprunt.
En effet, la langue n’est pas figée : l’arrêter dans son mouvement équivaudrait
à une condamnation à mort. Elle vit et s’enrichit de ce qui l’entoure dans un
va-et-vient incessant, dans lequel tantôt elle donne, tantôt elle prend des mots,
des sens, des structures : il n’existe pas de langue « pure », évoluant en autarcie
dans son propre système linguistique. Les lexiques français et anglais sont
étroitement entremêlés, mais n’est-ce pas, dans le fond, le souhait de toute
société que de recevoir en agrément les créations des autres ? La langue ne
s’en trouve pas pervertie, bien au contraire, elle en ressort enrichie. C’est ce
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que pressentait déjà Fénelon lorsqu’au XVIIe siècle, il déclarait :
J’entends dire que les Anglais ne se refusent aucun des mots qui leur sont commodes ;
ils les prennent partout où ils les trouvent chez leurs voisins. De telles usurpations sont
permises. […] Les paroles ne sont que des sons dont on fait arbitrairement les signes
de nos pensées. Ces sons n’ont en eux-mêmes aucun prix. Ils sont autant au peuple qui
les emprunte qu’à celui qui les a prêtés. Qu’importe qu’un mot soit né dans notre pays,
ou qu’il vienne d’un pays étranger ?

Sabine ALBERT
Université de Cergy-Pontoise
CNRS UMR 7187 (LDI)

8. René Etiemble, Parlez-vous franglais ?, coll. « Folio actuel », éd. Flammarion, 1991.
9. Propos cité par Ana Goldis dans « “Calque linguistique” dans le cadre du contact de deux
langues apparentées : le français et le roumain » in Cahiers de Lexicologie vol. XXVIII, 1976 I,
p. 119.
467
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

CORRÊA DA COSTA, S. 1999. Mots sans frontières. Paris : éd. Du Rocher.


ÉTIEMBLE, R. 1991. Parlez-vous franglais ? Paris : Gallimard.
GOLDIS, A. 1976. « “Calque linguistique” dans le cadre du contact de deux lan-
gues apparentées : le français et le roumain », Cahiers de Lexicologie, vol.
XXVIII.
GREVISSE, M. 1988. Le Bon Usage, 12e édition refondue par André Goosse.
Paris : Duculot.
GUILBERT, L. 1975. La Créativité lexicale. Paris : Larousse.
HOUBERT, F. 2008. « Les Emprunts dans les dictionnaires juridiques » dans
Dictionnaires et mots voyageurs. Eragny : éd. des Silves.
HUMBLEY, J. 1974. « Vers une typologie de l’emprunt linguistique », Cahiers de
Lexicologie, XXV, p. 46-70.
IMBS, P. 1971. Préface du Trésor de la Langue Française : Dictionnaire de la
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JURIN, C. 1990. « Etablissement d’une nomenclature : principes méthodolo-
giques », Dictionnairique et lexicographie, 1, p. 21-27.
LERAT, P. 1987. « Le Traitement des emprunts en terminographie et en néogra-
phie », Cahiers de Lexicologie, L, p. 137-144.
REY, A, DUVAL, F, SIOUFFI, G.2007. Mille ans de langue française : histoire
d’une passion. Paris : Perrin.
REY-DEBOVE, J. 1973. « La Sémiotique de l’emprunt lexical », TraLiLi XI, 1,
p. 109-123.
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