Jordan Mesure
Jordan Mesure
Jordan Mesure
François DE M ARÇAY
Département de Mathématiques d’Orsay
Université Paris-Sud, France
Telle est la question cruelle que le physicien, goguenard comme le renard des labora-
toires, lance au mathématicien avec un regard des plus narquois qui soit.
Récipient mesureur
Et les physiciens ont beau objecter avec force raison qu’il ne sert à rien de remplir les
volumes de petits cubes pour les approximer de mieux en mieux, nous mathématiciens dont
les forces sont si faibles que nous en sommes réduits à écrire au tableau avec de la craie à 2
centimes le bâtonnet, nous ne pouvons nous empêcher de développer des théories austères
que nous souhaitons être entièrement fruit de notre cerveau.
Et Toc ! Non mais des fois ! Les physiciens, eux, ils se cantonnent au concret pro-
saïque — aucune capacité à idéaliser !
4. Sous-ensembles de Rd : topologie 3
3. Préliminaires
Dans l’approche que nous développons ici dans Rd avec d > 1, nous utiliserons donc
des rectangles et des cubes d-dimensionnels, comme briques de construction de la mesure.
En fait ces ‘briques’ sont des segments dans R1 , de vrais rectangles euclidiens dans R2 , et
dans un Rd>1 général, ce sont des produits d’intervalles, que nous appellerons sans plus de
façons rectangles quelle que soit la dimension, parce que ce qui se voit le plus dans ces
briques, c’est que leurs côtés sont parallèles aux axes de coordonnées rectangulaires. Qui
plus est, en dimension quelconque d > 1, de tels rectangles sont faciles à manipuler, et leur
volume est le produit des longueurs de leurs côtés.
Nous parlerons généralement de volume dans Rd , même si en dimensions d = 1, d = 2,
et même d > 4, il vaudrait mieux parler de longueur, de surface, voire d’hypervolume,
respectivement.
4. Sous-ensembles de Rd : topologie
Nous utilisons ici des notations très standard. Soit d > 1 un entier, censé être la dimen-
sion ambiante. Un point x ∈ Rd consiste en un d-uplet de nombres réels :
x = (x1 , x2 , . . . , xd ), avec xi ∈ R pour i = 1, . . . , d.
Pour c ∈ R, on note :
c x = c x1 , . . . , c x d .
Définition 4.1. La norme (euclidienne) de x, notée |x|, est la quantité positive :
1/2
|x| := x21 + · · · + x2d .
Elle satisfait bien entendu les trois axiomes d’une norme :
• |c x| = |c| |x| ;
• |x + y| 6 |x| + |y| ;
• |x| = 0 si et seulement si x = 0.
À toute norme est associée une distance, qui, dans le cas euclidien standard, n’est autre
que la distance euclidienne :
dist(x, y) := |x − y|.
R R1 R2
R3
En d’autres termes :
R = (x1 , . . . , xd ) ∈ Rd : aj 6 xj 6 bj pour tout j = 1, . . . , d .
Observons que dans notre définition, les rectangles ont leurs côtés parallèles aux axes de
coordonnées. Dans R1 , les rectangles sont précisément les intervalles fermés bornés, tandis
que dans R2 , ce sont les rectangles (fermés) usuels de la géométrie euclidienne. Dans R3 ,
ce sont les paralléllépipèdes fermés.
Définition 5.2. Un rectangle ouvert R ⊂ Rd est le produit de d intervalles ouverts bornés
de R :
R = ]a1 , b1 [ × · · · × ]ad , bd [ .
On vérifie (exercice) que l’intérieur, au sens de la Définition 4.12, d’un rectangle fermé :
[a1 , b1 ] × · · · × [ad , bd ],
avec −∞ < aj < bj < ∞ pour tout j = 1, . . . , d, n’est autre que le rectangle ouvert :
]a1 , b1 [ × · · · × ]ad , bd [ ,
tandis que si une seule inégalité aj = bj a lieu, l’interieur en question est réduit à l’ensemble
vide.
Les longueurs (euclidiennes) des côtés d’un rectangle ouvert ou fermé R ⊂ Rd sont les
nombres réels bj − aj pour j = 1, . . . , d.
Définition 5.3. Le volume (euclidien) d’un rectangle ouvert ou fermé R ⊂ Rd est le
nombre réel :
|R| := (b1 − a1 ) · · · (bd − ad ).
5. Rectangles et cubes dans Rd 7
Bien entendu, lorsque d = 1, le ‘volume’ est une longueur, et lorsque d = 2, c’est une
aire. Notons encore que si une seule inégalité aj = bj a lieu, le volume est nul. Notons
aussi que le volume est le même, que le rectangle soit ouvert ou fermé. En particulier, les
faces (exercice : définir cette notion) comptent pour zéro dans le volume.
Définition 5.4. Une réunion finie de rectangles ouverts ou fermés dans Rd est dite presque
disjointe si les intérieurs des rectangles qui la constitue sont deux à deux d’intersection
vide.
Enfin, certains rectangles méritent une attention spéciale.
Définition 5.5. Un cube ouvert ou fermé est un rectangle ouvert ou fermé, respectivement,
dont les côtés sont tous de longueur égale :
b 1 − a1 = · · · = b d − ad .
Si donc ` est cette longueur commune, le volume du cube vaut `d .
b2
x2,k2
x2,k2 −1
x2,1
a2
a1 x1,1 x1,k1 −1 x1,k1 b1
Le même énoncé vaut également pour tout rectangle ouvert non vide.
R3
RN
Lemme 5.7. Si un rectangle ouvert ou fermé R est égal à la réunion presque disjointe d’un
nombre fini d’autres rectangles ouverts ou fermés :
[
N
R= Rk ,
k=1
alors son volume est la somme simple des volumes de ses composantes :
X
N
|R| = |Rk |.
k=1
R
e1
R e2
R
eM
R
ces réunions portant sur les éléments Jk d’une certaine partition de l’ensemble total des
indices-tildes :
J1 ∪ · · · ∪ JN = {1, 2, 3, . . . , M } (Jk1 ∩ Jk2 = ∅, k1 6= k2 ).
• qui plus est (second exercice visuel), chaque rectangle Rk est une réunion des R ej pour
j ∈ Jk qui est elle aussi issue d’une subdivision de ses d intervalles constituants, et donc à
10 François DE M ARÇAY, Département de Mathématiques d’Orsay, Université Paris-Sud
X
M
|R| = el
R
l=1
X
N X
= ej
R
k=1 j∈Jk
X
N
= Rk ,
k=1
Une adaptation de ces arguments apporte l’extension suivante, tout aussi triviale intuiti-
vement.
Lemme 5.8. Si un rectangle ouvert ou fermé R est contenu dans une réunion finie quel-
conque d’autres rectangles Rk :
[
N
R ⊂ Rk ,
k=1
Démonstration. Après avoir formé la grille infinie de tous les côtés des (N + 1) rectangles
R, R1 , . . ., RN , on réalise la réunion totale :
[
M
R ∪ R1 ∪ · · · ∪ RN = el
R
l=1
comme puzzle constitué de rectangles aux côtés tous parallèles aux axes de coordonnées.
On se ramène alors (exercice) à des applications multiples du lemme précédent.
Toutefois, à tout ensemble élémentaire, on peut quand même attribuer une mesure d’une
manière naturelle.
Proposition 6.5. [Mesurabilité des ensembles élémentaires] Si un ensemble élémentaire
E est représenté comme réunion finie disjointe :
E = R1 ∪ · · · ∪ RN (Rk1 ∩ Rk2 = ∅, k1 6= k2 ),
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Une fois que la dimension d = 1 a été comprise, il suffit de prendre des produits cartésiens
pour en déduire (exercice) le résultat analogue en dimension arbitraire d > 1 :
1
|R| = lim Card R ∩ 1
n
Zd ,
n→∞ nd
Mais alors, pour toute autre partition quelconque de E par des rectangles généraux Rl00 eux
aussi disjoints :
E = R10 ∪ · · · ∪ RN
0
0 (R00 ∩ R00 = ∅, l10 6= l20 ),
l l 1 2
et comme ce dernier cardinal ne concerne que l’ensemble considéré E, une simple fusion
entre égalités apporte :
|R1 | + · · · + |RN | = |R10 | + · · · + |RN
0
0|
Ayant atteint ce point, on pourrait être tenté de définir la mesure d’un sous-ensemble
quelconque A ⊂ Rd par la même formule :
def? 1
mesure(A) := lim Card A ∩ n1 Zd ,
n→∞ n
puisque cela fonctionne bien avec les ensembles élémentaires. Cependant, une telle défini-
tion n’est pas satisfaisante pour plusieurs raisons.
En effet, on peut tout d’abord concocter des exemples pour lesquels une telle limite
n’existe pas. Mais même dans les cas où la limite existe, un tel concept n’obéirait pas la
propriété indispensable d’invariance par translation. Par exemple, en dimension d = 1, une
telle définition donnerait une mesure égale à 1 à l’ensemble :
Q ∩ [0, 1],
tandis qu’elle donnerait (exercice) une mesure égale à 0 à son tanslaté irrationnel :
√
2 + Q ∩ [0, 1].
Cependant, nous allons définir dans peu de temps les sous-ensembles Jordan-mesurables
A ⊂ Rd , sous-ensembles auxquels nous pourrons attribuer — en procédant différem-
ment — une mesure :
mesure(A) ∈ [0, ∞[ ,
et nous verrons (Exercice 5) que pour ces sous-ensembles, mais seulement pour ces sous-
ensembles, la formule en question :
1
mesure(A) = lim Card A ∩ n1 Zd ,
n→∞ n
est effectivement valide. De plus, les ensembles Jordan-mesurables conserveront leur
mesure par une translation quelconque. Nous verrons alors aussi que le sous-ensemble
Q ∩ [0, 1] n’est pas mesurable au sens de Jordan, ce qui expliquera le paradoxe exhibé ci-
dessus. En fait, seule la théorie supérieure de Borel-Lebesgue sera capable d’attribuer une
mesure à Q ∩ [0, 1], et ce sera une mesure égale à 0, exactement comme nous l’avons déjà
vu à la fin du chapitre sur l’intégrale de Riemann.
D’une certaine façon, les ensembles mesurables au sens de Jordan sont ceux qui sont
« presque élémentaires », si l’on s’imagine qu’ils sont bien approximés à l’intérieur et à
l’extérieur par des ensembles élémentaires. Plus précisément, on a la caractérisation sui-
vante.
Proposition 7.4. [Exercice : caractérisation de la Jordan-mesurabilité] Soit A ⊂ Rd un
sous-ensemble borné. Alors les trois conditions suivantes sont équivalentes :
(i) A est Jordan-mesurable ;
(ii) pour tout ε > 0, il existe deux ensembles élémentaires :
E 0 ⊂ A ⊂ E 00
tels que :
mesure E 00 \E 0 6 ε;
9. Exercices
Exercice 1. [Unicité de la mesure de Jordan, 1] En dimension arbitraire d > 1, soit une application :
m0 : E (Rd ) −→ R+ ,
définie sur la collection E (Rd ) des sous-ensembles élémentaires de Rd qui satisfait la propriété d’additivité
finie disjointe ainsi que l’invariance par translation. Montrer qu’il existe une constante c ∈ R+ telle que :
m0 (E) = c mesure(E),
pour tout sous-ensemble élémentaire E ⊂ Rd , où mesure(·) désigne la mesure de Jordan. Indication: Intro-
d
duire c := m0 [0, 1]d et calculer m0 0, n1 pour tout entier n > 1.
Exercice 2. [Interprétation géométrique de l’intégrale de Riemann] Soit un intervalle compact [a, b] b R,
et soit f : [a, b] −→ R une fonction réelle bornée.
(a) Montrer que f est Riemann-intégrable si et seulement si les deux sous-ensembles de R2 :
Γ+ (f ) := (x, y) ∈ R × R : 0 6 y 6 f (x) ,
Γ− (f ) := (x, y) ∈ R × R : f (x) 6 y 6 0 ,
sont Jordan-mesurables dans R2 .
(b) Dans ce cas, montrer alors que :
Z b
f (x) dx = mJ,R2 Γ+ (f ) − mJ,R2 Γ− (f ) .
a
Exercice 3. [Jordan-mesurabilité des hypographes] Soit R ⊂ Rd un rectangle fermé et soit une fonction
continue f : R −→ R.
(a) Montrer que le graphe de f :
x, f (x) ∈ Rd × R : x ∈ R
est Jordan-mesurable dans Rd+1 , de mesure de Jordan égale à 0. Indication: Utiliser le fait que f est unifor-
mément continue.
18 François DE M ARÇAY, Département de Mathématiques d’Orsay, Université Paris-Sud
Exercice 8. [Unicité de la mesure de Jordan, 2] En dimension arbitraire d > 1, soit une application :
m0 : J (Rd ) −→ R+ ,
définie sur la collection J (Rd ) des sous-ensembles bornés de Rd Jordan-mesurables, qui satisfait la propriété
d’additivité finie disjointe ainsi que l’invariance par translation. Montrer qu’il existe une constante c ∈ R+
telle que :
m0 (A) = c mJ (A),
pour tout sous-ensemble borné Jordan-mesurable
A ⊂ Rd , où mesure(·) désigne la mesure de Jordan. En
0 d 0
particulier, si on impose m [0, 1] = 1, alors m = mJ .
Exercice 9. Soient deux entiers quelconques d1 > 1 et d2 > 1.
(a) Si E1 ⊂ Rd1 et E2 ⊂ Rd2 sont deux sous-ensembles élémentaires, montrer que leur produit E1 × E2 ⊂
Rd1 × Rd2 est encore élémentaire, et montrer que :
mesureRd1 +d2 E1 × E2 = mesureRd1 E1 · mesureRd2 E2 .
(b) Si A1 ⊂ Rd1 et A2 ⊂ Rd2 sont deux sous-ensembles bornés Jordan-mesurables, montrer que leur produit
A1 × A2 ⊂ Rd1 × Rd2 est encore Jordan-mesurable, avec :
mJ,Rd1 +d2 A1 × A2 = mJ,Rd1 A1 · mJ,Rd2 A2 .
Exercice 10. [Caractérisation de type Carathéodory] Soit A ⊂ Rd un sous-ensemble borné Jordan-
mesurable. Montrer que pour tout ensemble élémentaire E ⊂ Rd , on a :
m∗J (A) = m∗J A ∩ E + m∗J A\E .
S∞
Exercice
T∞ 11. Montrer par des exemples que la réunion dénombrable n=1 An , et l’intersection dénombrable
n=1 An , de sous-ensembles bornés An ⊂ R Jordan-mesurables, ne sont en général pas Jordan-mesurables,
même quand elles restent bornées.
9. Exercices 19
Exercice 12. EE
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