Preparation A La Bonne Mort ST Alphonse
Preparation A La Bonne Mort ST Alphonse
Preparation A La Bonne Mort ST Alphonse
Mais rien ne tourmente cruellement les réprouvés, comme la pensée qu'ils ont perdu
leur âme et qu'ils se trouvent en enfer par leur propre faute. « Ta perte vient de toi, ô Israël, en moi
seul est ton secours » (Osée 13, 9). Sainte Thérèse (S. Thérèse d'Avila, Exclamations, XIV: « Oh!
Quelle folie et quel aveuglement! Car si nous perdons quelque chose, une aiguille, ou un épervier
qui ne sert qu'à procurer aux yeux le petit plaisir de le voir voler dans les airs, nous avons de la
peine, alors que nous n'en aurions point de perdre cet aigle impétueux de la majesté de Dieu, et un
royaume dont nous jouirons sans fin! » (MA, p. 533)) observe que si certaines personnes perdent
par leur faute un vêtement, un anneau, et même moins que cela, elles n'ont plus ni repos, ni appétit,
ni sommeil. O Dieu! Quel est donc le supplice du damné lorsqu'il fait son entrée en enfer et que, se
voyant renfermé dans cette horrible prison, il se met à réfléchir sur son malheur et à considérer qu'il
est là pour l'éternité, sans pouvoir jamais en sortir. Ainsi donc, se dira-t-il, j'ai tout perdu pour
toujours et cela par ma faute.
Mais, dira quelqu'un, si je commets ce péché, est-il donc si certain que je vais me
damner? Car enfin il se peut que je me sauve encore. -- Je réponds: Mais il se peut aussi que vous
vous damniez. J'ajoute même: il y a beaucoup plus à craindre que vous ne vous damniez; car l'Esprit
Saint menace de l'enfer les pécheurs obstinés, parmi lesquels vous vous rangez en ce moment:
« Malheur à vous, fils déserteurs, dit le Seigneur » (Isaïe 30, 1). « Malheur à eux puisqu'ils se sont
retirés de moi » (Osée 7, 13). Convenez au moins que, par ce péché, vous mettez votre salut éternel
en péril et qu'il y a lieu de craindre pour votre âme. Or le salut est-il une chose à mettre en péril? Il
ne s'agit pas d'une maison, d'une villa, d'un emploi; il s'agit, dit saint Jean Chrysostome (S. Jean
Chrysostome, Homélie 24, sur Matthieu, n. 2, PG 57, 326), de savoir si vous voulez être plongé
dans une éternité de tourments et privé d'un bonheur éternel. Et cette affaire, qui est tout pour vous,
voilà que vous avez le coeur de la risquer sur un Peut-être.
Vous dites encore: Qui sait? Peut-être ne me damnerai-je pas. J'espère que Dieu me
pardonnera plus tard. -- Mais en attendant? Hélas! En attendant, vous vous condamnez vous même
et tout de suite à l'enfer. Dites-moi: vous jetteriez-vous dans un puits sur cette parole: qui sait si je
n'aurai pas la chance d'échapper à la mort? Non, assurément. Et comment se fait-il que vous
exposiez votre salut éternel sur un si fragile espoir, sur un qui sait? Oh! Que cette maudite
espérance en a déjà jetés dans l'enfer! Ignorez-vous donc que la confiance de ceux qui s'obstinent à
vivre dans le péché, n'est pas de l'espérance, mais de la folie et de la présomption et qu'elle
provoque non pas les miséricordes de Dieu, mais ses plus vigoureux châtiments? Si maintenant, de
votre propre aveu, vous ne vous sentez pas de force à lutter contre la tentation et la passion qui vous
domine, comment résisterez-vous plus tard, alors que, par de nouveaux péchés, vous aurez non pas
augmenté mais diminué vos forces? Car d'un côté, votre intelligence sera plus obscurcie et votre
volonté plus pervertie, et d'un autre côté, les secours divins vous feront défaut; à moins de vous
flatter peut-être que plus vous aurez commis de péchés, plus il faudra que Dieu vous comble de ses
lumières et de ses grâces.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Mon Jésus, rappelez-moi sans cesse la mort que vous avez enduré pour moi et
donnez-moi une ferme confiance. Car je crains qu'à la mort le démon ne me jette dans le désespoir
en me mettant sous les yeux tant d'infidélités dont je me suis rendu coupable contre vous. Que de
fois, grâce aux lumières que vous me donniez, j'ai promis de ne plus jamais vous offenser; et puis,
comptant sur le pardon, j'ai recommencé le cours de mes ingratitudes! Ainsi donc, parce que vous
ne me punissiez pas, je multipliais mes insultes; et je vous outrageais d'autant plus que vous me
traitiez avec plus de miséricorde. Mon Rédempteur, donnez-moi une grande douleur de mes péchés,
avant que je parte de ce monde. Je me repens, ô souverain Bien, de vous avoir offensé; et je prends
pour l'avenir l'engagement de mourir plutôt mille fois que de vous abandonner encore. En attendant
adressez-moi comme à Madeleine, ces douces paroles: « Vos péchés vous sont remis » (Luc 7, 48);
et pour cela, faites-moi ressentir une grande douleur de mes péchés, avant que ma mort arrive.
Autrement, je crains de mourir dans le trouble et de faire une fin malheureuse. Ah! Mon Jésus
crucifié, « ne me soyez pas un objet de terreur, vous êtes mon espoir au jour de l'affliction »
(Jérémie 17, 17). Si je venais à mourir avant d'avoir pleuré mes péchés et avant de vous avoir aimé,
vos plaies et votre sang m'inspireraient en ce moment suprême bien plus de crainte que de
confiance. Je ne demande pas que, durant les jours qui me restent à vivre, vous m'accordiez vos
consolations et que vous me combliez des biens de ce monde, je vous demande de me repentir et de
vous aimer. Exaucez-moi, ô mon bien-aimé Rédempteur, au nom de l'amour qui vous fit sacrifier
pour moi votre vie sur le Calvaire.
Marie, ma Mère, obtenez-moi toutes ces grâces ainsi que la sainte persévérance jusqu'à
la mort.
TREIZIÈME CONSIDÉRATION
Vanité du monde
« Que sert à l'homme de gagner le monde entier s'il perd son âme? »
(Matthieu 6, 26)
PREMIER POINT
Un philosophe de l'antiquité, nommé Aristippe, faisant un voyage sur mer, le vaisseau
vint à périr et lui-même perdit toutes ses richesses. Mais il parvint au rivage et, grâce à la réputation
de science dont il jouissait parmi les habitants du pays, il fut amplement dédommagé de tout ce qu'il
avait perdu. Alors écrivant son aventure aux amis qu'il avait laissés dans sa patrie, il les engagea à
se pourvoir seulement des richesses que la tempête ne peut engloutir (D. Erasme, Apophtegmata,
lib. 3, n. 61, Lyon, 1556, p. 199). Nous aussi, entendons nos proches et nos amis qui, du sein de
l'éternité où ils sont parvenus, nous avertissent de ne nous appliquer en ce monde qu'à l'acquisition
des seuls biens, sur lesquels la mort ne peut mettre la main. L'Écriture sainte appelle le jour de la
mort un jour de perdition. « Il est proche, dit Dieu, le jour de la perdition » (Deutéronome 32, 35).
Et de ce fait, en ce jour-là tous les biens de la terre, honneurs, richesses, plaisirs, tous nous sont
enlevés. Aussi, saint Ambroise estime-t-il que nous ne pouvons pas les emporter avec nous, et que
nos vertus seules nous suivent au delà du tombeau (S. Ambroise, Traité sur l'Évangile de S. Luc,
liv. 7, n. 122, PL 15, 1730: « Nous n'avons pas à nous ce que nous ne pouvons emporter avec nous.
Seule la vertu accompagne les défunts... » (SC 52, trad. G. Tissot, p. 51)).
A quoi nous sert-il, dit Jésus Christ, de gagner le monde entier, si, à la mort nous
perdons notre âme et qu'ainsi nous perdions tout? Combien de jeunes gens ont pris la route du
cloître, combien d'anachorètes ont vécu dans les déserts, combien de martyrs ont donné leur vie
pour Jésus Christ, pénétrés qu'ils étaient de cette grande maxime: « Que sert à l'homme de gagner le
monde entier, s'il perd son âme? » (Matthieu 16, 26). Avec cette maxime saint Ignace de Loyola fit
à Dieu de nombreuses conquêtes et entre autre l'insigne conquête de saint François Xavier (O.
Torsellini, Vita del B. Francesco Saverio, lib. 1, c. 2, Milan, 1606, p. 6-7. D. Bartoli, Vita di S.
Ignazio, lib. 2, n. 2, Venise, 1735, p. 97). Celui-ci ne rêvait que grandeurs mondaines, quand un jour
Ignace lui dit: « François, pensez-y bien, le monde est un maître qui promet et qui ne tient pas
parole. Et quand même il tiendrait ses promesses à votre égard, jamais il ne pourra contenter votre
coeur. Mais supposons qu'il le contente, combien de temps durera votre bonheur? En tout cas,
pourra-t-il durer plus que votre vie; et à la mort qu'emporterez-vous dans l'éternité? A-t-on jamais
vu un riche emporter avec lui une pièce de monnaie ou se faire suivre d'un de ses serviteurs? Quel
roi a pu seulement conserver un fils de sa pourpre, afin d'être encore honoré dans l'autre vie? » --
Frappé de ces paroles, François quitta le monde, suivit saint Ignace et devint, lui aussi, un grand
saint. « Vanités des vanités! » Voilà ce qu'étaient aux yeux de Salomon tous les biens de la terre; et
pourtant il ne s'était refusé aucun des plaisirs que le monde peut procurer, comme il le confesse lui-
même: « De tout ce qu'ont désiré mes yeux, je ne leur ai rien refusé » (Ecclésiaste 2, 10). A quoi
servent les royaumes au moment de la mort? Disait la soeur Marguerite de sainte Anne, carmélite
déchaussée, fille de l'empereur Rodolphe (François de la Croix, Disinganni per vivere e morire
bene, t. 1, Naples, 1687, p. 167). Chose étonnante! Les saints tremblent en pensant à la grande
question de leur salut éternel. Le Père Paul Segneri tremblait et se tournant avec épouvante vers son
confesseur, il s'écriait: « Dites-moi, mon père, serai-je sauvé? » (G. Massei, Ragguaglio della vita
del... P. Paolo Segneri, n. 62, Florence, 1701, p. 94). -- Saint André Avellin tremblait et il disait en
versant un torrent de larmes: « Qui sait si je me sauverai! » (G. B. Bagatta, Vita del B. Andrea
Avellino, Naples, 1696, p. 189) – Saint Louis Bertrand était tellement tourmenté de cette pensée
qu'il passait ses nuits à trembler et à s'agiter dans son lit « Qui sait, se disait-il, si je ne serai pas
damné! » (Bollandistes, Acta Sanctorum, t. 53 (10 octobre), Paris, 1868, p. 376). – Et les pécheurs,
qui vivent en état de damnation, dorment, se divertissent et rient.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Mon Jésus, mon Rédempteur, soyez béni de me faire comprendre combien j'ai été
insensé et coupable en vous abandonnant, vous qui avez donné pour moi votre sang et votre vie.
Hélas! S'il me fallait mourir maintenant, que trouverais-je en moi, sinon des péchés et des remords
de conscience; et dès lors avec quelle frayeur ne verrais-je pas venir la fin de ma vie? Mon Sauveur,
je le confesse, j'ai mal fait, je me suis égaré en vous quittant, vous, le Bien suprême, pour courir
après les misérables plaisirs du monde; je m'en repens de tout mon coeur. Par cette douleur, qui
causa votre mort sur la croix, je vous supplie de m'accorder une si grande douleur de mes péchés
que, durant tout le reste de ma vie, je ne cesse plus de pleurer mes torts envers vous. Mon Jésus!
Mon Jésus! Pardonnez-moi; car je promets de ne plus vous déplaire et de vous aimer toujours. Il est
vrai, je ne mérite plus que vous m'aimiez; car j'ai, par le passé, tant méprisé votre amour! Mais vous
avez dit que « vous aimez ceux qui vous aiment » (Proverbes 8, 17). Je vous aime; aimez-moi donc
aussi! Je ne veux plus me voir dans votre disgrâce. Eh! Que m'importe toute les grandeurs et les
plaisirs du monde. J'y renonce, pourvu que vous m'aimiez. Mon Dieu, exaucez-moi pour l'amour de
Jésus Christ. Exaucez Jésus Christ lui-même qui vous supplie de ne pas me bannir de votre coeur.
Je me consacre entièrement à vous: je vous consacre ma vie, mes satisfactions, mes sens, mon âme,
mon corps, ma volonté, ma liberté. Agréez mon offrande et ne me repoussez pas, comme je le
mériterais pour avoir tant de fois repoussé votre amitié. « Non, ne me rejetez pas de devant votre
face » (Psaume 50, 13).
Vierge très sainte, ô Marie, ma Mère, priez Jésus pour moi; je mets toute ma confiance
dans votre intercession.
DEUXIÈME POINT
« Dans sa main est une balance trompeuse » dit le prophète (Osée 12, 7). Ce n'est pas
dans la balance du monde, qui trompe, mais dans celle de Dieu qu'il faut peser les biens d'ici-bas.
En vérité ces biens sont par trop misérables! Outre qu'ils ne contentent pas notre coeur, ils passent si
vite! « Mes jours, disait Job, ont été plus rapides qu'un coureur; ils ont passé comme des vaisseaux
qui portent des fruits » (Job 9, 25). Oui, ils passent et ils s'enfuient les jours de notre vie; et de tous
les plaisirs de ce monde que nous reste-t-il à la fin? Tous ont passé comme des vaisseaux. Or les
vaisseaux passent sans même laisser trace de leur passage! « Comme un navire qui fend l'eau agitée,
dit la Sagesse, lorsqu'il est passé, on ne peut trouver sa trace » (Sagesse 5, 10). Demandons à tous
ces heureux du monde, qui sont maintenant dans l'éternité, riches, savants, princes, empereurs, ce
qui leur reste du faste, des délices, des grandeurs dont ils ont joui sur cette terre. Tous répondent:
Rien! Rien! « Ah! S'écrie saint Augustin, vous admirez les biens que possède ce grand du monde;
mais considérez donc aussi ce qu'en mourant il emporte avec lui, un cadavre infect, un misérable
linceul qui vont pourrir ensemble » (S. Augustin, Sur le Psaume 48, sermon 2, n. 7, PL 36, 540
(Vivès, t. 12, p. 452)). Ils meurent, les heureux du siècle; à peine s'en entretient-on durant quelques
jours et bientôt on en perd jusqu'au souvenir. « Leur mémoire périt avec le bruit qu'ils faisaient »
(Psaume 9, 7). Et les malheureux, s'ils vont en enfer, que font-ils, que disent-ils? Ils se lamentent et
ils s'écrient: « De quoi nous a servi l'orgueil? Et que nous a rapporté l'ostentation des richesses?
Toutes ces choses ont passé comme une ombre » (Sagesse 5, 8), et maintenant que nous en reste-t-
il? Hélas! Des supplices, des regrets, un désespoir éternel.
« Les enfants du siècle sont plus prudents que les enfants de lumière » (Luc 16, 8).
Oui, quelle prudence que celle des mondains dans les choses de la terre! Quelles fatigues ils
s'imposent pour parvenir à un poste, à la fortune! Et pour conserver la santé du corps, que ne font-
ils pas! Avec quels soins ils choisissent les moyens les plus efficaces, les meilleurs médecins, les
meilleurs remèdes, le meilleur climat! Quant à leur âme, ils sont d'une insouciance complète. Et
cependant, santé, emploi, fortune, il est certain que tout cela doit finir un jour, tandis que l'âme et
l'éternité ne finiront jamais. « Voyez donc, dit saint Augustin, quelles peines les hommes se donnent
pour des choses qu'ils ne peuvent aimer sans crime! » (S. Augustin, La patience, ch. 3, n. 3, PL 40,
612 (BA, t. 2, trad. G. Combès, pp. 533-534). Ce vindicatif, ce voleur, cet impudique, que ne
souffrent-ils pas pour parvenir à leur fin criminelle? Et pour leur âme ils ne veulent se donner
aucune peine! O Dieu! Il faudra bien qu'un jour à la lueur du flambeau funèbre, les mondains
reconnaissent et avouent leur folie. Hélas! Se dit-on alors, que n'ai-je renoncé à tout pour me
sanctifier! Le pape Léon XI disait sur son lit de mort: « Il vaudrait bien mieux, pour moi, n'avoir
jamais été que le portier de mon couvent » (H. Engelgrave, Lux evangelica in omnes anni
domicicas, emblema 44, § 3, p. 1, Cologne, 1677, p. 315. Il s'agit plutôt de Léon IX (+ 1054) qui fut
élevé au monastère clunisien de St-Evre (cf. PL 143, 507)). – Le pape Honorius III disait également
à sa mort: « Que n'ai-je vécu dans la cuisine de mon couvent, occupé à laver la vaisselle! » (H.
Engelgrave, ibid., 315. C'est à Paul III, semble-t-il, qu'il faut attribuer cette parole). – Sur le point de
mourir, Philippe II, roi d'Espagne, appela son fils (François de la Croix, Disinganni per vivere e
morire bene, t. 1, Naples, 1687, p. 277), et, ouvrant son vêtement royal pour lui montrer sa poitrine
rongée par les vers: Prince, lui dit-il, voyez comment on meurt et comment finissent les grandeurs
de la terre. Ah! S'écria-t-il ensuite, que n'ai-je été simple frère convers plutôt que monarque! Puis, il
se fit passer une corde au cou avec une simple croix de bois, et, ayant tout disposé pour sa mort, il
ajouta: j'ai voulu, mon fils, que vous fussiez ici en ce moment, pour vous montrer comment le
monde traite enfin les rois eux-mêmes. Leur mort ne diffère pas de celle de leur propres sujets.
Après tout, celui qui a le mieux vécu obtiendra la meilleure place auprès de Dieu. – Et ce jeune
prince lui-même, devenu Philippe III et mourant à l'âge de quarante-trois ans, s'écriait (François de
la Croix, ibid., p. 280): Ah! Mes sujets, ne faites mon oraison funèbre, que pour retracer le spectacle
que vous avez sous les yeux. Dites qu'au moment de la mort la dignité des rois ne sert qu'a les
tourmenter davantage. Hélas! Ajouta-t-il, au lieu de servir Dieu! Maintenant je m'en irais avec plus
de confiance devant mon Juge et je ne serais pas en si grand danger de damnation! Mais à quoi
servent les regrets, sinon à augmenter la peine et le désespoir de ceux qui, pendant leur vie, n'ont
pas aimé Dieu! De là cette réflexion de sainte Thérèse: « Ne faisons aucun cas de ce qui finit avec la
vie. Vivre véritablement, c'est vivre de telle sorte qu'on ne craigne pas la mort » (S. Thérèse d'Avila,
Le Chemin de la perfection, ch. 12, n. 2: « Toute vie est courte, quelques-unes sont même
extrêmement courtes. Savons-nous si la nôtre n'est pas si courte qu'elle s'achèvera à l'heure et au
moment où nous déciderons de servir Dieu totalement? Ce serait possible; car enfin, nous n'avons
pas à faire cas de tout ce qui passe, et lorsqu'on pense que chaque heure est la dernière, qui donc ne
l'emploierait à travailler? » (MA, p. 401)). Si donc nous voulons savoir de quelle valeur sont les
biens de la terre, considérons-les du lit de la mort et disons-nous: Ces honneurs, ces
divertissements, ces richesses nous sont enlevés un jour. Il faut par conséquent travailler à nous
sanctifier et à nous enrichir des seuls biens qui nous suivront dans l'éternité et qui nous rendront
heureux pour toujours.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Mon bien-aimé Rédempteur, quelles souffrances et quelles ignominies n'avez-
vous pas endurées par amour pour moi! Et moi, j'ai tant aimé les plaisirs et les vanités du monde,
que, par amour pour eux, j'en suis venu tant de fois à fouler aux pieds votre sainte grâce! Mais si
vous n'avez pas cessé de me chercher, alors même que je vous méprisais, comment pourrais-je
craindre, ô mon Jésus, d'être repoussé de vous, maintenant que je vous cherche, que je vous aime de
tout mon coeur et que je me repens bien plus de vous avoir offensé que s'il m'était arrivé n'importe
quel autre malheur? O Dieu de mon âme! Je veux éviter désormais de vous causer même le plus
léger déplaisir! Faites-moi connaître ce qui vous déplaît, afin que je l'évite, dut-il m'en coûter tout
l'or du monde. Faites-moi connaître ce que je dois faire pour vous plaire; me voici prêt à tout
exécuter. C'est bien sincèrement que je veux vous aimer. J'embrasse, Seigneur, toutes les
souffrances et toutes les croix qui me viendront de votre main; donnez-moi la résignation dont j'ai
besoin. « Brûlez maintenant; coupez maintenant. Oui, châtiez-moi dans cette vie afin que dans
l'autre je puisse éternellement vous aimer » (La pensée est de S. Augustin, Cf. Sur le Psaume 33,
sermon 2, n. 20, PL 36, 319)
O Marie, ma Mère, je me recommande à vous; ne cessez jamais de prier Jésus pour
moi.
TROISIÈME POINT
« Le temps est court, dit l'apôtre, que ceux qui usent du monde, se conduisent, comme
s'ils n'en usaient pas, car la figure du monde passe » (1 Corinthiens 7, 29.31). La figure, c'est-à-dire
une pièce de théâtre, une représentation. Qu'est-ce en effet notre vie ici-bas, sinon un drame dont les
parties se succèdent et qui ne tarde pas à finir? « Il en est du monde, dit Cornelius a Lapide
(Cornelius a Lapide, Sur la 1ère aux Corinthiens, 8, 31, t. 18, Paris, 1861, p. 316), comme d'une
pièce de théâtre: une génération passe, une génération arrive. Le roi s'en va, sans emporter sa
pourpre. Et vous ô villa, ô maison, dites-nous combien vous avez eu de maîtres. » Quand la pièce
est jouée, celui qui a rempli le rôle de roi, n'est plus roi; et celui qui était maître et seigneur, ne l'est
plus. Cette villa, cette maison sont maintenant à vous; mais vienne la mort et elles passeront en
d'autres mains.
« Le mal de la dernière heure ôte le souvenir des plus grandes joies » (Ecclésiastique
11, 29). A l'heure funeste de la mort s'oublient et s'évanouissent les dignités, les titres, le faste du
monde. Casimir, roi de Pologne, se trouvant un jour à table avec les grands de son royaume, meurt
au moment où il approche la coupe de ses lèvres; ainsi disparut-il de la scène (S. Léonard de Port-
Maurice, Lezioni sopra la morte, 1ez. II, Opere, t. 1, Venise, 1868, p. 436). – Celse est élu
empereur, mais sept jours après on l'assassine: là finit le rôle de Celse (C. Baronius, Annales
Ecclesiastici, an. 264, n. 8, t. 3, Lucques, 1738, p. 147). – Ladislas, roi de Bohème, âgé de dix-huit
ans, attendait la fille du roi de France pour l'épouser, et déjà on préparait des fêtes splendides, quand
un matin il se sent mal et meurt; on expédie aussitôt des courriers pour faire retourner la princesse
dans son pays; car pour Ladislas la pièce venait de finir. – C'est en considérant la vanité du monde
que saint François de Borgia, comme nous l'avons vu plus haut, se fit saint (D. Bartoli, Della vita di
S. Francesco Borgia, Rome, 1681, p. 23). Il avait sous les yeux l'impératrice Isabelle, moissonnée
par la mort au milieu des grandeurs et dans la fleur de son âge; et c'est alors qu'il résolut de se
donner tout à Dieu: « Car, se disait-il, voilà donc où viennent aboutir les grandeurs de ce monde et
même la dignité royale! Ah! Je veux désormais servir un maître sur lequel la mort n'ait pas
pouvoir ».
Tâchons de vivre de telle sorte qu'au moment de la mort il ne soit pas dit comme à cet
insensé de l'Évangile: « Insensé! Cette nuit même on te redemandera ton âme; et ce que tu as
amassé, pour qui sera-t-il? » (Luc 12, 20). Ainsi, remarque saint Luc, en est-il de celui « qui
thésaurise pour lui-même et qui ne s'enrichit pas devant Dieu » (Luc 12, 21). Notre Seigneur ajoute
donc: « Amassez-vous dans le ciel, des trésors que ne peuvent ronger ni la rouille ni les vers »
(Matthieu 6, 20). Oui; ayez à coeur de vous enrichir non pas des biens du monde, mais de Dieu lui-
même, de vertus et de mérites, autant de biens qui vous suivront dans le ciel et dureront
éternellement. A cette fin travaillons de toutes nos forces pour acquérir le grand trésor de l'amour
divin. « Si un riche, dit saint Augustin, n'a pas la charité, que possède-t-il? Et si un pauvre a la
charité, que lui manque-t-il? (S. Augustin (plutôt S. Césaire d'Arles selon Glorieux, n. 39), Sermon
112, n. 2, PL, 1968). En effet, un homme a beau posséder tous les trésors du monde, s'il ne possède
pas Dieu, il est le plus pauvre des pauvres. Mais du moment qu'un pauvre possède Dieu, il possède
tout. Or qui est-ce qui possède Dieu? Celui qui l'aime. « Celui qui demeure dans la charité, demeure
en Dieu et Dieu en lui » (1 Jean 4, 16).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Non, ô mon Dieu, non je ne veux plus que le démon possède mon âme; je veux que
vous seul en soyez le maître et que vous seul fassiez la loi. De grand coeur je renonce à tout, pour
acquérir votre grâce; car je la préfère à toutes les couronnes et à tous les royaumes. A qui donc faut-
il que soit mon coeur, sinon, à vous, ô Amabilité infinie, ô Bien infini, ô Beauté, Bonté, Amour
infinis! Autrefois je vous ai laissé pour courir après les créatures. Ah! Quel glaive de douleur c'est
et ce sera toujours pour mon coeur que de vous avoir offensé, vous, qui m'avez tant aimé. Mais
maintenant qu'à force de grâces, vous êtes ô mon Dieu, redevenu le maître de mon âme, non, je ne
saurais plus me voir privé de votre amour. Prenez donc, ô mon Amour, toute ma volonté et tout ce
qui m'appartient; puis, faites de moi tout ce qu'il vous plaît. Si par le passé j'ai manqué de
résignation dans les adversités, je vous demande pardon. Je ne veux plus, ô mon bien-aimé
Seigneur, me plaindre de vos dispositions à mon égard; je sais que toutes sont saintes et qu'elles
sont toutes pour mon bien. Que votre volonté s'accomplisse, ô mon Dieu! Je vous promets d'y
trouver toujours mon bonheur et de toujours vous en remercier. Faites que je vous aime et je ne
vous demande pas autre chose. Eh! Que me parle-t-on de richesses, d'honneurs, du monde! Non,
non, Dieu seul! Je ne veux que Dieu.
O Marie, bienheureuse êtes-vous de n'avoir aimé ici-bas que Dieu! Obtenez que je
m'associe à vous du moins pour le reste de ma vie. Je me confie en vous.
QUATORZIÈME CONDIDÉRATION
La vie présente est un voyage vers l'éternité
« L'homme s'en ira dans la maison de son éternité »
(Ecclésiaste 12, 5)
PREMIER POINT
En voyant un si grand nombre de méchants vivre ici-bas dans la prospérité, et, par
contre, tant de justes passer leur vie dans les tribulations, les païens eux-même, avec les seules
lumières de leur raison naturelle, se sont dit: Puisque Dieu existe et que Dieu est juste, il faudra bien
que dans une autre vie les méchants soient punis et les bons récompensés. Or cette vérité que les
païens ont reconnue, grâce à la lumière de leur raison, nous, chrétiens, nous la confessons sur
l'autorité de la foi. « Nous n'avons point ici de cité permanente, dit saint Paul, mais nous cherchons
la cité future » (Hébreux 13, 14). Cette terre n'est pas notre patrie. Elle n'est qu'un lieu de passage et
nous ne faisons que la traverser pour nous rendre à la demeure de notre éternité. « L'homme ira dans
la maison de son éternité » (Ecclésiaste 12, 5). Ainsi mon cher lecteur, la maison que vous occupez
n'est pas votre maison; c'est une hôtellerie qu'il faudra quitter; et alors que vous y penserez le moins.
Sachez-le, la mort ne vous aura pas plutôt fermé les yeux, que vos proches et vos plus chers amis
seront les premiers à vous mettre hors de chez vous. Quelle sera donc enfin votre vraie demeure?
Une fosse sera la demeure de votre corps jusqu'au jour de jugement; et votre âme devra se rendre
dans la demeure de l'éternité, dans le ciel ou dans l'enfer. De là cet avis que vous donne saint
Augustin: « Voyageurs que vous êtes, vous passez et vous vous contentez de regarder » (S.
Augustin, Sermon 111, ch. 2, PL 38, 643: « Notre patrie est le ciel; là nous ne seront plus comme
des étrangers. Ici-bas, chacun de nous est voyageur jusque dans sa maison. S'il n'est pas voyageur, il
ne doit jamais en sortir. S'il doit un jour la quitter, il n'est qu'un voyageur » (Vivès, t. 17, p. 171)).
Bien insensé serait le voyageur qui, traversant un pays, voudrait consacrer toute sa fortune à
l'acquisition d'une campagne, d'une maison qu'il devrait abandonner quelques jours après! Pensez-y
donc, dit le saint Docteur, vous n'êtes en ce monde qu'un voyageur; n'attachez pas votre coeur aux
choses qui frappent vos regards; contentez-vous de les voir et passez; mais assurez-vous une bonne
demeure dans cette éternité où vous entrerez pour toujours.
Quel bonheur, si vous vous sauvez. Oh! La belle demeure que le ciel! Les plus
splendides palais des rois sont à peine des étables en comparaison de la cité céleste, qui seule peut
s'appeler la « Ville de toute beauté » (Lamentations 2, 15). Là, dans la compagnie des saints, de la
Divine Mère et de Jésus Christ, vous n'aurez plus rien à désirer et la crainte d'aucun mal ne vous
tourmentera plus: en un mot, vous serez plongé dans un océan de délices et vous goûterez sans
cesse les enivrements de la joie et cela pour toujours. « Une allégresse éternelle sera sur leur tête »,
dit Isaïe (Isaïe 35, 10). Et pour comble de félicité, à chaque instant durant toute l'éternité, votre
bonheur vous semblera toujours nouveau. Mais si vous vous damnez, hélas! Quel sera votre
malheur! Vous habiterez une mer de feu, en proie à tous les tourments, dans le plus affreux
désespoir, abandonné de tout le monde, loin de Dieu. Et pour combien de temps? Est-ce que peut-
être après cent ou mille ans, votre supplice finira? Quoi, finir? Cent et mille millions d'années et de
siècles passeront et votre enfer sera toujours à son commencement. Qu'est-ce auprès de l'éternité
que mille ans? Moins qu'un jour. « Mille ans devant vos yeux, dit le Prophète-Roi, sont comme le
jour d'hier qui est passé » (Psaume 89, 4). Or, voulez-vous savoir quelle demeure vous sera assignée
pour toute l'éternité? Eh bien! Ce sera celle que vous-même, par vos oeuvres, vous méritez et que
vous choisissez.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Hélas! ô mon Dieu, c'est donc l'enfer que, par ma coupable vie, j'ai mérité pour
demeure; oui, l'enfer où depuis le premier péché que j'ai commis, je devrais me trouver, abandonné
de vous et sans espérance de pouvoir jamais vous aimer. Ah! Bénie soit éternellement votre
miséricorde qui m'a attendu et qui me donne le temps de réparer le mal que j'ai fait! Béni soit aussi
le sang de Jésus Christ, qui a si puissamment plaidé en ma faveur! Non, mon Dieu, non, je ne veux
pas abuser davantage de votre patience. De tout mon coeur je me repens de vous avoir offensé à
cause de l'enfer que j'ai mérité, mais plus à cause de l'outrage que je vous ai fait, ô Bonté infinie.
Mais c'est fini, ô mon Dieu, oui, c'est fini. Plutôt mourir que de vous offenser encore! Si maintenant
j'étais en enfer je ne pourrais plus, ô mon Souverain Bien, vous aimer: et vous ne pourriez plus
m'aimer. Je vous aime et je veux que vous m'aimiez. Je ne le mérite pas. Mais Jésus Christ le
mérite, lui qui s'est, entre les bras de la croix, immolé à votre gloire afin que vous puissiez me
pardonner et m'aimer. Par amour pour votre Fils, accordez-moi donc, ô Père Éternel, la grâce de
vous aimer toujours et de vous aimer beaucoup. Je vous aime, ô mon Père, qui m'avez donné votre
Divin Fils. Je vous aime, ô vrai Fils de Dieu, qui êtes mort pour moi.
Je vous aime, ô Mère de Jésus, qui m'avez, par votre intercession, obtenu le temps de
faire pénitence. Et maintenant, ô Marie ma souveraine, obtenez-moi la douleur de mes péchés,
l'amour de Dieu et la sainte persévérance.
DEUXIÈME POINT
« Si l'arbre tombe soit au midi, soit à l'aquilon, en quelque lieu qu'il tombe, il y
restera » (Ecclésiaste 11, 3). Ainsi en est-il de l'arbre de votre âme: de quelque côté qu'il tombe à la
mort, c'est là qu'il restera durant toute l'éternité. Il n'y a pas de milieu: ou toujours roi dans le ciel,
ou toujours esclave en enfer, ou toujours bienheureux dans un océan de délices, ou toujours en proie
au désespoir dans un abîme de tourments. Le riche de l'Évangile passait en ce monde pour un
homme parfaitement heureux à cause de son opulence; mais ensuite il fut précipité dans l'enfer.
Lazare, au contraire, à cause de sa pauvreté, passait pour misérable; mais il fut ensuite introduit
dans les délices du ciel. Sur quoi saint Jean Chrysostome s'écrie: « O malheureuse félicité qui
précipita le riche dans l'éternelle misère! O bienheureuse misère, qui conduisit le pauvre dans
l'éternelle félicité! » (Cité d'après D. Bartoli, L'eternità consigliera, p. 1, c. 3, Venise, 1665, p. 36,
qui renvoie à l'homélie 1 sur le riche et Lazare où ne se trouve pas le texte allégué).
A quoi bon après cela s'agiter et dire, comme quelques-uns: Qui sait si je suis réprouvé
ou prédestiné? Quand on abat un arbre, de quel côté tombe-t-il? Du côté où il penche. Vous donc,
mon frère, de quel côté penchez-vous, c'est-à-dire, quelle vie menez-vous? Ayez soin de pencher
toujours du côté du midi, c'est-à-dire, conservez-vous dans la grâce de Dieu, fuyez le péché; ainsi
vous vous sauverez et vous serez prédestiné. Or, pour fuir le péché, ayez toujours devant les yeux la
pensée de l'éternité que saint Augustin appelle si bien la grande pensée (S. Augustin, Sur le Psaume
76, n. 8, PL 36, 976 (Vivès, t. 13, p. 403)). C'est cette pensée qui porta tant de jeunes gens à quitter
le monde et à vivre dans les déserts pour ne s'occuper que de leur âme. Ainsi ont-ils assuré leur
salut. Et maintenant que les voilà parvenus au port, ah! Que leur joie est grande et cela pour toute
l'éternité.
Une dame qui vivait dans la disgrâce de Dieu, se convertit, rien qu'à entendre de la
bouche du Vénérable Jean d'Avila ces paroles: « Madame, pensez à ces deux mots: Toujours;
jamais » (F. Pepe, Discorsi in lode di Maria..., t. 1, Naples, 1756, p. 303). Le père Paul Segneri fut
un jour tellement frappé de la pensée de l'éternité qu'il passa plusieurs nuits sans dormir; dès lors
aussi son genre de vie devint plus austère (G. Massei, Ragguaglio della vita del P. Paolo Segneri, n.
7, Florence, 1701, p. 9). – Drexel parle également d'un évêque qui se servait de cette pensée de
l'éternité pour s'animer à la sainteté; car, se disait-il sans cesse en lui-même, je me trouve toujours à
la porte de l'éternité (J. Drexel, Infernus damnatorum..., c. 10, § 3, Opera, t. 1, Lyon, 1658, p. 170).
– On raconte qu'un moine s'était enfermé dans un tombeau, et que là, il ne faisait que s'écrier: O
Éternité! O Éternité! (S. Jean Climaque, L'échelle du Paradis, 6è degré, PG 88, 798). Celui qui croit
à l'éternité et qui ne vit pas en saint, celui-là, disait Jean d'Avila, il faudrait l'enfermer dans une
maison de fous (S. Jean d'Avila, Trattato spirituale sopra il verso « Audi filia », c. 48, Rome, 1610,
p. 147. Jean d'Avila a été canonisé en 1970 par Paul VI).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Mon Dieu, ayez pitié de moi. Je n'ignorais pas qu'en péchant je prononçais moi-même
la sentence de ma condamnation à une éternité de tourments; et, malgré cela, j'ai voulu me donner le
plaisir de résister à votre volonté; et pourquoi? Hélas! Pour une vile satisfaction. Ah! Seigneur,
pardonnez-moi; car je me repens de tout mon coeur. Je ne veux plus me mettre en opposition avec
votre sainte volonté. Malheureux que je suis! Si vous m'aviez frappé de mort dans le temps de mes
désordres, je serais maintenant dans l'enfer et éternellement je haïrais votre volonté. Mais
maintenant je l'aime, cette sainte volonté; et je veux toujours l'aimer. « Apprenez-moi à faire votre
volonté » (Psaume 142, 10). Oui, enseignez-moi et aidez-moi à faire désormais votre bon plaisir. Je
ne veux plus vous résister, ô bonté infinie; et je vous demande pour toute grâce que votre volonté se
fasse sur la terre comme dans le ciel. Que vous me fassiez accomplir parfaitement votre volonté,
c'est tout ce que je vous demande. Et n'est-ce pas, ô mon Dieu, mon bien et mon salut que vous
voulez uniquement? Père Éternel, exaucez-moi par amour pour Jésus Christ qui m'apprit lui-même
à vous prier sans cesse, et en son nom je vous demande que votre volonté se fasse, que votre
volonté se fasse, que votre volonté se fasse. Quel bonheur pour moi, si je passe le reste de ma vie et
si je l'achève un jour en faisant votre volonté!
O Marie! Bienheureuse êtes-vous d'avoir toujours accompli si parfaitement la volonté
de Dieu! Obtenez, par vos mérites, qu'au moins je l'accomplisse désormais jusqu'à la fin de ma vie.
TROISIÈME POINT
« L'homme s'en ira dans la maison de son éternité » (Ecclésiaste 12, 5). Il ira! Le Sage
s'exprime ainsi pour marquer que chacun se rendra dans celle des deux demeures qui lui plaira. On
n'y sera pas porté; chacun s'y rendra de lui-même. Il est certain que Dieu nous veut tous sauvés;
mais il ne veut pas nous sauver de force. « Devant chaque homme sont la vie et la mort ». mais
Dieu place devant chacun de nous la vie et la mort; c'est nous qui devons choisir; et, dit
l'Ecclésiastique, « ce que chacun aura choisi, il l'obtiendra » (Ecclésiastique 15, 18). Jérémie nous
montre également le Seigneur qui ouvre devant nos pas deux routes: celle du ciel, et celle de l'enfer.
« Voilà, nous dit-il que je mets devant vous la voie de la vie et la voie de la mort » (Jérémie 21, 8);
à vous de choisir. Mais celui qui veut suivre la route de l'enfer, comment pourra-t-il aboutir au
paradis? Chose étrange! Il n'y a pas un pécheur qui ne veuille se sauver. En attendant, tous se
condamnent eux-mêmes à l'enfer; puis, ils nous disent: J'espère me sauver. Mais, dit saint Augustin,
« A-t-on jamais vu, un homme assez insensé pour prendre du poison sur je ne sais quel espoir de
guérison? » (S. Augustin (plutôt S. Fulgence, selon Glorieux, n. 40), De fide ad Petrum sive de
regula verae fidei, c. 3, n. 40, PL 10, 766). Et tant de chrétiens, tant d'insensés se donnent la mort
par le péché, en se promettant de recourir plus tard au remède! Lamentable illusion! Que d'âmes elle
a déjà jetées en enfer!
Ne soyons pas de ces insensés; pensons qu'il s'agit de l'éternité. Que de fatigues on
s'impose pour avoir une maison bien commode, bien saine et agréablement située; par la raison
qu'on veut y passer le reste de sa vie. Et pourquoi donc s'occupe-t-on si peu de cette demeure où l'on
devra passer toute l'éternité? Une affaire digne de tous nos efforts, c'est l'éternité, dit saint Eucher
(Bollandistes, Acta Sanctorum, t. 3 (23 janvier), Paris, 1863, p. 71). Il ne s'agit pas d'une maison
plus ou moins commode, plus ou moins saine; il s'agit de savoir si l'on habitera dans la plénitude de
tous les délices avec les amis de Dieu, ou bien dans l'abîme de tous les supplices au milieu de
l'infâme cohue de tant de scélérats, d'hérétiques et de païens. Et pour combien de temps? Non pas
pour vingt ou quarante ans, mais pour l'éternité. La grande question est celle-là! Non, non; ce dont
tout dépend. Condamné à mort par Henry VIII, Thomas More voit venir à lui sa femme qui le
supplie de consentir aux volontés du roi. Vous voyez que je suis déjà vieux, lui répond-il; eh bien!
Dites-moi combien d'années je puis vivre encore. – Vingt ans, dit-elle. Et alors Thomas More de
s'écrier: Oh! Que vous vous entendez peu en négoce! Comment! Pour vingt ans de vie en ce monde
vous voulez que je perde une éternité de bonheur et que je me condamne à une éternité de
tourments? (N. Sanders, De origine ac progressu schismatis anglicani, t. 1, Rome, 1586, p. 138).
O mon Dieu éclairez-nous! Quand même l'éternité serait une chose douteuse, ou une
opinion simplement probable, nous devrions encore nous appliquer de toutes nos forces à mener
une bonne vie, pour ne pas nous mettre en danger d'être éternellement malheureux, s'il arrivait que
cette opinion se trouvât véritable. Or ce n'est pas là une chose douteuse, mais certaine; ce n'est pas
une simple opinion, mais une vérité de foi. « L'homme, dit Dieu lui-même, s'en ira dans la maison
de son éternité » (Ecclésiaste 12, 5). Hélas c'est du manque de foi, disait sainte Thérèse, que
viennent tant de péchés et la damnation d'un si grand nombre de chrétiens. (S. Thérèse d'Avila, Le
Chemin de la Perfection, ch. 30, n. 3: « Nous sommes ainsi faits que si on ne nous donne pas ce que
nous voulons, nous usons de notre libre arbitre pour refuser ce que nous offre le Seigneur; même
lorsqu'il nous offre ce qu'il y a de meilleur, si ce n'est pas argent comptant, nous craignons de ne
jamais nous enrichir. O mon Dieu! Notre foi est si endormie que nous n'arrivons pas à comprendre
dans l'un et l'autre cas combien le châtiment est certain, et certaine la récompense » (MA, p. 467)).
Ranimons donc sans cesse notre foi et disons: « Credo, je crois à la vie éternelle ». je crois qu'après
cette vie il y en a une autre qui ne finit pas; et, les yeux toujours fixés sur cette grande vérité,
prenons les moyens pour assurer notre salut éternel. Approchons souvent des sacrements; et faisons
chaque jour la méditation; pensons à la vie éternelle; fuyons les occasions dangereuses. Et s'il faut
quitter ce monde, quittons-le; « car dit saint Bernard, nous ne saurions prendre trop de précautions
quand notre éternité est en péril » (H. Engelgrave, Lux evangelica, emblema I, § 4, t. 1, Cologne,
1677, p. 11, attribue ce texte à saint Bernard, de même que Drexel et Crasset).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Il n'y a donc pas de milieu, ô mon Dieu! Ou toujours heureux ou toujours malheureux,
dans un océan de délices ou bien dans un abîme de tourments; ou toujours avec vous dans le ciel, ou
loin, bien loin de vous en enfer; voilà ce qui m'attend. Et cet enfer, je le sais à n'en pouvoir douter,
que de fois je l'ai mérité! Mais je sais avec une égale certitude que vous pardonnez au coeur contrit
et que vous délivrez de l'enfer celui qui espère en vous. C'est vous-même qui m'en donnez
l'assurance, quand vous dites: « Il criera vers moi... je le délivrerai et je le glorifierai » (Psaume 90,
15). Hâtez-vous donc, ô mon bien aimé Seigneur de m'accorder mon pardon et de m'arracher à
l'enfer. J'ai plus de regrets, ô souverain Bien, de vous avoir offensé que s'il m'était arrivé n'importe
quel autre mal. Hâtez-vous de me rétablir dans votre grâce et de m'enflammer de votre saint amour.
Si j'étais maintenant en enfer, je ne pourrais plus vous aimer; je serais hélas! Dans la nécessité de
vous haïr éternellement. Ah! Mon Dieu, quel mal m'avez-vous fait, pour que je doive vous haïr?
Vous m'avez aimé jusqu'à mourir pour moi. Vous méritez qu'on vous aime d'un amour infini. De
grâce Seigneur, ne permettez pas que je me sépare encore de vous. Je vous aime et je veux toujours
vous aimer. « Qui me séparera de la charité de Jésus Christ » (Romains 8, 35)? Ah! Mon Jésus, seul
le péché peut me séparer de vous. Mais ne le permettez pas, je vous en supplie au nom du sang que
vous avez répandu pour moi. Faites-moi plutôt mourir. « Non, ne me permettez pas que je me
sépare de vous » (Prière: Âme du Christ, attribuée à S. Ignace de Loyola qui l'adopta dans ses écrits.
Mais elle lui est antérieure).
O Marie, ma Reine et ma Mère, aidez-moi de vos prières; obtenez que je meure, oui,
que je meure mille fois, plutôt que de me séparer de l'amour de votre Divin Fils.
QUINZIÈME CONSIDÉRATION
Malice du péché mortel
« J'ai nourri des enfants et je les ai élevés; mais eux m'ont méprisé »
(Isaïe, 1,2)
PREMIER POINT
Et d'abord le péché mortel est une injure qu'on fait à Dieu. La malice d'une injure se
mesure, selon saint Thomas (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, IIIa, qu. 1, art. 2, c: « Le
péché commis contre Dieu comporte une certaine infinité en raison de l'infinie majesté qu'il offense:
la faute, en effet, se mesure à la dignité de celui qu'elle outrage » (RJ, trad. Ch. V. Héris, p. 25)), sur
la personne qui la reçoit et sur celle qui la fait. Une injure faite à un homme de basse condition, est
un mal assurément; mais c'en est un plus grand, si elle s'adresse à un noble, et le mal est plus grand
encore si elle s'adresse à un monarque. Or qu'est-ce que Dieu? « Le Seigneur des seigneurs et le Roi
des rois », dit la Sainte Écriture (Apocalypse 17, 14). Infinie est la majesté de Dieu; et auprès de lui
tous les princes de la terre, tous les saints et tous les anges du ciel sont moins qu'un grain de sable,
et, comme dit Isaïe, « ils ne sont qu'une goutte d'eau, une poussière légère » (Isaïe 40, 15). Et même
ajoute-t-il, telle est, devant la grandeur de Dieu, la petitesse des créatures qu'elles semblent ne pas
même exister. « En sa présence toutes les nations sont comme si elles n'existaient pas » (Isaïe 40,
17). Voilà ce qu'est Dieu. Et l'homme qu'est-il? « Un amas de pourriture, répond saint Bernard, en
attendant qu'il devienne bientôt la proie des vers » (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Hugues de
Saint-Victor ou un auteur inconnu, selon Glorieux, n. 184), Méditations pieuses..., ch. 3, n. 8, PL
184, 485). O homme, dit l'Esprit Saint, « que tu es misérable et pauvre et aveugle et nu »
(Apocalypse 3, 17). Voilà donc l'homme, un ver de terre, si misérable qu'il ne peut rien, si aveugle
qu'il ne sait rien voir, si pauvre et si nu qu'il n'a rien. Et c'est ce misérable ver de terre qui ose
insulter ce grand Dieu. « Cette vile poussière, dit encore saint Bernard, ose provoquer une si grande
majesté » (S. Bernard de Clairvaux, Sermon 16 sur le Cantique des Cantiques, n. 7, PL 183, 852
(SC 431, trad. P. Verdeyen et R. Fassetta, p. 55)). Le Docteur angélique a donc raison d'attribuer au
péché de l'homme une malice en quelque sorte infinie. « Le péché, dit-il, renferme une malice
comme infinie, à cause de l'infinie majesté de Dieu » (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique,
IIIa, qu. 1, art. 2 (RJ, trad. Ch. -V. Héris, p. 25). Et saint Augustin va jusqu'à déclarer en termes
absolus que le péché est un mal infini (L'expression comme telle n'est pas d'Augustin. Dans son
opuscule Du libre arbitre, liv. 2, ch. 19, n. 53, PL 32, 1269, il écrit: « La volonté obtient, en
adhérant au bien immuable et universel, les premiers et les plus grands biens de l'homme... Mais
elle pèche en se détournant du bien immuable et universel pour se tourner vers son bien particulier,
soit extérieur, soit inférieur » (BA, t. 6, trad. F. J. Thonnard, p. 317)). Aussi, quand bien même tous
les hommes et tous les anges ensemble s'offriraient non seulement à perdre la vie mais encore à
s'anéantir, ils ne pourraient pas satisfaire pour un seul péché. Terribles sont les peines dont Dieu
châtie en enfer le péché mortel. Et bien! Si grandes soient-elles, tous les théologiens enseignent
qu'elles restent au-dessous de la faute, c'est-à-dire que le châtiment est bien inférieur à ce qu'il
devrait être (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, Supplément qu. 99, art. 2, ad. 1: « On peut
dire que même à leur égard (celui des damnés) la miséricorde intervient, en tant qu'ils sont punis
moins qu'ils le méritent, sans être totalement libérés de leur peine » (RJ, trad. Réginald-Omez, p.
458)).
Et de fait, quelle peine pourra-t-on jamais inventer pour punir, comme il le mérite, un
ver de terre en révolte contre son Seigneur? Dieu est le souverain maître de tout ce qui existe, parce
qu'il a tout créé. « Seigneur, toutes choses sont soumises à votre domination. C'est vous qui avez
fait le ciel et la terre » (Esther 13, 9). En effet nous voyons toutes les créatures lui obéir. « A Dieu
obéissent les vents et la mer », dit la Sainte Écriture (Matthieu 8, 27). « Le feu, la grêle, la neige, la
glace exécutent ses ordres » (Psaume 148, 8). Mais l'homme pèche; et alors que fait-il? Il dit à Dieu:
Seigneur je ne veux pas vous servir. « Tu as brisé mon joug, lui reproche le Très-Haut, et tu as dit:
je ne servirai pas » (Jérémie 2, 20). – Ne te venge pas, dit le Seigneur à l'homme. Et l'homme
répond: Je veux me venger. – Ne prends pas le bien d'autrui. Et moi je veux le prendre. – Abstiens-
toi de ce plaisir déshonnête. Non, je ne veux pas me l'interdire. – Il en est du pécheur comme du
Pharaon. Quand Moïse vint de la part de Dieu commander à Pharaon qu'il laissât aller son peuple en
liberté. « Et qui est le Seigneur, répondit le téméraire, pour que j'écoute sa voix? Je ne connais point
le Seigneur » (Exode 5, 2). Seigneur, dit également le pécheur, je ne vous connais pas; je veux faire
ce qui me plaît à moi. Bref, il outrage Dieu en face, puis il lui tourne le dos. Le péché mortel, c'est
proprement de tourner le dos à Dieu. « Par le péché mortel, dit saint Thomas, on se détourne du
bien immuable » (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, la – IIae, qu., 87, art. 4, c: « dans le
péché, il y a deux choses. L'éloignement d'un bien impérissable qui est infini: à cet égard, par
conséquent, le péché est infini. D'autre part, l'attachement déréglé au bien périssable: de ce côté, le
péché est fini... » (RJ, trad. R. Bernard, p. 188)). Et Dieu lui-même s'en plaint, quand il dit au
pécheur: « Tu m'as abandonné et tu es retourné en arrière » (Jérémie 15, 6), c'est-à-dire, tu es un
ingrat, puisque tu m'as abandonné; car moi, je ne t'aurais jamais quitté; oui, tu m'as tourné le dos; tu
es retourné en arrière.
De même donc que Dieu déclare qu'il hait le péché, ainsi il ne peut moins faire que de
haïr celui qui le commet, selon cette parole de la Sainte Écriture: « L'impie et son impiété sont
également abominables au yeux de Dieu » (Sagesse 14, 9). En péchant, l'homme ose se déclarer
l'ennemi de Dieu et lutter avec lui corps à corps. « Il ramasse ses forces contre le Tout Puissant »,
dit Job (Job 15, 28). Que penseriez-vous à la vue d'une fourmi qui voudrait se mesurer avec un
homme armé? Dieu est tout-puissant; c'est lui qui d'un signe a fait le ciel et la terre « en les tirant du
néant » (2 Maccabées 7, 28), et s'il le voulait, d'un signe encore il pourrait les y faire entrer. « D'un
clin d'oeil il peut, dit l'Écriture, détruire l'univers tout entier » (2 Maccabées 8, 18). Et c'est à ce
Dieu que le pécheur s'attaque quand il consent au péché! Voyez-le, s'écrie Job « étendre sa main
contre Dieu, courir sur lui la tête levée et dresser contre lui son cou fort et épais » (Job 15, 25). Il
lève la tête c'est-à-dire son orgueil, et il s'élance pour insulter Dieu; puis, dans son ignorance,
représentée par ce cou fort et épais, on l'entend s'écrier: Après tout qu'ai-je fait? J'ai commis le
péché; mais est-ce donc un si grand mal? D'ailleurs Dieu est un Dieu de miséricorde et il pardonne
au pécheur. Ah! Quelle insulte! Quelle témérité! Quel aveuglement!
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Voici à vos pieds, ô mon Dieu, un rebelle, un téméraire qui tant de fois eut la hardiesse
de vous outrager et de vous mépriser; le voici qui implore maintenant votre pitié. Vous l'avez dit:
« Crie vers moi et je t'exaucerai » (Jérémie 33, 3). C'est peu pour moi d'un enfer, je le confesse.
Mais sachez que j'ai plus de regret de vous avoir offensé, ô Bonté infinie, que si j'avais perdu tous
mes biens et même la vie. Ah! Seigneur, pardonnez-moi et ne permettez pas que je vous offense
encore. Si vous m'avez attendu, c'est afin que je bénisse à jamais votre miséricorde et que je vous
aime; et par les mérites de Jésus Christ j'espère que jamais plus je ne renoncerai à votre amour.
Votre amour! C'est lui qui m'a délivré de l'enfer et c'est lui qui doit désormais me préserver du
péché. Je vous remercie Seigneur, de toutes ces lumières et du désir que vous me donnez de vous
aimer toujours. Prenez-moi et possédez-moi tout entier: mon âme, mon corps, mes puissances, mes
sens, ma volonté, ma liberté. « Je suis tout à vous, sauvez-moi » (Psaume 118, 94). O vous qui êtes
mon unique bien, vous qui seul êtes aimable, soyez aussi mon unique amour et faites que je vous
aime de toute l'ardeur de mon âme. Je vous ai beaucoup offensé. Il ne suffit donc pas que je vous
aime; je veux vous aimer beaucoup afin de réparer les outrages dont je me suis rendu coupable
envers vous. Voilà ce que j'espère de vous, qui êtes tout puissant.
Et je l'espère aussi de vos prières, ô Marie! Car vos prières sont toutes puissantes
auprès de Dieu.
DEUXIÈME POINT
Le pécheur fait plus qu'outrager Dieu; il le déshonore. « En transgressant la loi, ô
pécheur, tu déshonores Dieu », dit l'apôtre saint Paul (Romains 2, 23). En effet, il renonce à la
divine grâce; et, pour une misérable satisfaction, il foule aux pieds l'amitié de Dieu. Si du moins il
sacrifiait l'amitié de son Créateur, pour acquérir un royaume ou même le monde entier, certes, il
ferait encore un grand mal; car l'amitié de Dieu vaut plus que le monde entier et que mille mondes.
Mais pourquoi cet homme offense-t-il Dieu? Oui, pourquoi « l'impie a-t-il irrité le Seigneur »
(Psaume 10, 13)? Pour un peu de terre, pour un accès de colère, pour un plaisir honteux, pour une
vanité, un caprice. « Ils me déshonoraient, dit le Seigneur, pour une poignée d'orge, pour un
morceau de pain » (Ezéchiel 13, 19). Quand le pécheur se met à délibérer s'il va ou non consentir au
péché, alors il prend, en quelque sorte, la balance pour voir ce qui pèse le plus, ou bien la grâce de
Dieu ou bien cette colère, cette vanité, ce plaisir; et lorsque enfin il donne son consentement, alors il
proclame qu'à ses yeux cette colère, cette satisfaction valent plus que l'amitié de Dieu. Et voilà le
cas que le pécheur fait à Dieu. « Seigneur, qui vous est semblable? » disait David (Psaume 34, 10)
en considérant la grandeur et la majesté divines. Mais en voyant les pécheurs, qui lui comparent et
lui préfèrent une misérable satisfaction, Dieu leur dit: « A qui m'avez-vous assimilé? A qui m'avez-
vous égalé, moi qui suis le Saint » (Isaïe 40, 25)? Ce vil plaisir valait donc plus que ma grâce? « Tu
m'as rejeté derrière ton corps » (Ezéchiel 23, 35). Non, ce péché, tu ne l'aurais pas commis, s'il eût
dû t'en coûter une de tes mains, une centaine de francs, et même moins que cela. Dieu seul, dit
Salvien (Salvien, De gubernatione Dei, lib. VI, n. 7, PL 53, 116), est-il donc assez vil selon vous
pour mériter d'être sacrifié à une colère, à quelque misérable plaisir? Il y a plus. Quand le pécheur,
pour se procurer quelque plaisir, offense Dieu, il fait son Dieu de ce plaisir, vu qu'il y place sa fin
dernière. « Ce que chacun convoite et vénère, dit saint Jérôme, c'est cela même qui devient son
Dieu » (S. Jérôme (auteur inconnu selon Glorieux, n. 26), Breviarium in Psalmos, in Ps. 80, PL 26,
1060). Saint Thomas dit dans le même sens: « Vous aimez les plaisirs, eh bien! Les plaisirs sont
votre Dieu » (S. Thomas d'Aquin, Commentaire sur la 2ème épître aux Corinthiens, ch. 4, leçon 2,
Turin, 1924, p. 440). Et saint Cyprien: « L'homme fait son Dieu de tout ce qu'il préfère à Dieu » (S.
Cyprien (auteur inconnu selon Glorieux, n. 4), Liber de duplici martyrio ad Fortunatum, n. 23, PL 4,
894). Lorsque Jéroboam se révolta contre le Seigneur, il voulut entraîner son peuple avec lui dans
l'idolâtrie; et pour cela, lui présenta ses idoles: « Voilà tes dieux, ô Israël », dit-il (1 Rois 12, 28).
Ainsi fait le démon. Il vient devant le pécheur avec certains plaisirs, et il lui dit: que veux-tu faire de
Dieu? Ton Dieu, le voici, c'est ce plaisir, cette colère; prends donc celui-ci et laisse l'autre. Ainsi fait
à son tour le pécheur au moment où il donne son consentement: dans son coeur, il adore ce plaisir
comme un Dieu. Le vice est une idole qui a pour autel notre coeur.
Au moins, si le pécheur déshonore Dieu, qu'il ne le déshonore pas en sa sainte
présence. C'est pourtant ce qu'il fait; il l'insulte et il le déshonore en face, puisque Dieu est présent
partout. « Je remplis le ciel et la terre », dit le Seigneur (Jérémie 23, 24). Et le pécheur le sait, mais
cela ne l'empêche pas de provoquer Dieu sous ses yeux: « Ils ne cessent de me provoquer en face »
(Isaïe 65, 3).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ainsi donc, ô mon Dieu, vous êtes un bien infini; et moi, je vous ai tant de fois préféré
un plaisir, un misérable plaisir qui, à peine goûté, s'évanouissait. Mais voici que, malgré tous mes
mépris, vous m'offrez mon pardon, si je le veux; voici que vous vous engagez à me rendre vos
bonnes grâces, si je me repens de vous avoir offensé. Oui, Seigneur, c'est de tout mon coeur que je
me repens de vous avoir outragé; je déteste mon péché plus que tout autre mal. Maintenant, je
reviens à vous; et vous, dès maintenant, j'en ai la confiance, vous m'accueillez et vous m'embrassez
comme votre enfant. Je vous rends grâce, Bonté infinie. Aidez-moi, et ne permettez pas que je vous
chasse encore de mon coeur. L'enfer ne laissera pas de me tenter. Mais vous êtes plus puissant que
l'enfer. Je le sais, je ne me séparerai plus de vous, si toujours je me recommande à vous. Aussi la
grâce que je sollicite, c'est que toujours, comme en ce moment, je vous adresse cette prière.
Seigneur, venez à mon secours. Donnez-moi lumière, force et espérance; donnez-moi le paradis;
mais surtout donnez-moi votre amour, ce vrai paradis des âmes. Je vous aime, ô Bonté infinie! Et je
veux toujours vous aimer. Pour l'amour de Jésus Christ, exaucez-moi.
O Marie, vous êtes le Refuge des pécheurs, secourez un pécheur qui veut aimer votre
Dieu.
TROISIÈME POINT
Le pécheur insulte Dieu; il le déshonore; de plus il lui cause une immense affliction.
Aucune peine n'est comparable à celle que nous ressentons en voyant notre affection et nos bienfaits
payés d'ingratitude. Or à qui s'en prend le pécheur? Il vient d'insulter le Dieu vivant qui l'a créé et
qui l'a aimé au point de donner son sang et sa vie par amour pour lui. Et maintenant, ce même Dieu,
voici que le pécheur le chasse de son coeur par le péché mortel. Dieu vient en effet habiter l'âme
dont il est aimé. « Si quelqu'un m'aime, mon Père l'aimera et nous viendrons à lui et nous établirons
en lui notre demeure » (Jean 14, 23). Remarquez cette parole: « Nous établirons en lui notre
demeure ». Car Dieu vient dans l'âme pour s'y établir à jamais; puisqu'il ne s'en sépare pas, sil elle-
même ne se sépare de lui; et, comme dit le concile de Trente (Concile de Trente, Session 6, Décret
sur la justification, ch. 11: « Car Dieu n'abandonne pas ceux qu'il a une fois justifiés par sa grâce, à
moins qu'eux d'abord ne l'abandonnent (S. Augustin) » (FC 570)), il ne nous quitte pas, à moins que
nous le quittions d'abord. Mais, Seigneur, vous savez déjà qu'il viendra un moment où vous serez
chassé de ce coeur ingrat. Pourquoi donc n'en sortez-vous pas immédiatement? Voulez-vous
attendre que lui-même vous chasse? Ah! Laissez-le et partez de vous-même, avant qu'il vous fasse
cette cruelle injure. Et Dieu répond: Non, je ne veux pas me retirer, qu'il ne me chasse lui-même.
Quand donc l'âme consent au péché, elle dit à Dieu: Seigneur, retirez-vous d'ici. « Les
impies ont dit à Dieu: Retire-toi de nous » (Job 21, 14). Ce n'est pas de bouche qu'on le dit,
remarque saint Grégoire (S. Grégoire le Grand, Morales sur Job, liv. 15, ch. 44, n. 50, PL 75, 1106:
« Voilà quelque chose que l'insensé n'a pas le front de dire en paroles et pourtant les pervertis disent
à Dieu: Retire-toi, non en paroles, mais par leur conduite » (SC 221, trad A. Bocognano, p. 87)),
mais de fait. Le pécheur sait fort bien que Dieu ne peut pas demeurer avec le péché; il comprend
parfaitement que, si son coeur s'ouvre au péché, Dieu doit en sortir; il lui dit donc: Puisque vous ne
pouvez pas demeurer avec mon péché, partez-vous même et allez-vous-en. Tandis que le pécheur
chasse Dieu de son âme, il fait en sorte que le démon vienne tout de suite s'y installer en maître. La
même porte, qui a vu sortir Dieu, voit entrer l'ennemi. « Alors l'esprit impur va et il prend sept
autres esprits plus méchants que lui, et entrant ils y demeurent tous » (Matthieu 12, 45). lorsque le
prêtre baptise un enfant, il intime au démon l'ordre de partir: Retire-toi de cette âme, esprit
immonde, et cède la place à l'Esprit Saint; et de fait, en recevant la grâce, l'âme devient le Temple
de Dieu. « Ignorez-vous, dit saint Paul, que vous êtes le Temple de Dieu » (1 Corinthiens 3, 16)?
Mais il en va tout autrement lorsque l'homme consent au péché. Il possède dieu dans son âme et il
lui dit: « Retirez-vous, Seigneur, et cédez la place au démon ». Dieu lui-même s'en plaignit un jour
à sainte Brigitte (S. Brigitte de Suède, Révélations, liv. 1, ch. 1: « Maintenant je suis oublié de tous,
négligé, méprisé, et chassé de mon propre royaume comme un roi à la place duquel le larron
pernicieux (le diable) est élevé et honoré » (Ferraige, t. 1, p. 2)), lorsque se comparant à un roi
dépossédé de son trône, il lui dit: Je suis comme un roi chassé de son propre royaume et c'est le plus
infâme brigand qu'on appelle à me remplacer.
Quelle ne serait pas votre douleur, si un homme, comblé de vos bienfaits, vous faisait
quelque grave insulte! Voilà précisément la peine que vous avez faite à votre Dieu, à celui qui vous
aima au point de donner sa vie pour vous sauver. Le Seigneur invite le ciel et la terre à compatir, en
quelque sorte, à la douleur que lui cause l'ingratitude des pécheurs: « Cieux, écoutez; terre, prête
l'oreille, j'ai nourri tes enfants, je les ai comblés de biens et ils m'ont méprisé » (Isaïe 1, 2). En un
mot, les pécheurs ne commettent jamais un péché sans affliger le coeur de Dieu: « Ils ont provoqué
sa colère, ils ont affligé son Esprit Saint! » (Isaïe 63, 10). Sans doute, Dieu ne peut pas souffrir.
Mais s'il se pouvait que Dieu fut accessible à la douleur, un péché mortel suffirait pour le faire
mourir de pure tristesse, ainsi que l'enseigne le Père Médina (J. Médina, De poenitentia, I, tr. 3, qu.
1, Ingolstadt 1581, p. 248). Le péché mortel anéantirait Dieu lui-même, si c'était possible; car Dieu
en ressentirait une peine infinie; par conséquent ajoute saint Bernard (S. Bernard de Clairvaux,
Sermon 3 sur le temps de la résurrection, n. 3, PL 183, 290: « Or, c'est ce qu'elle fait, dans la
mesure où elle le peut: oui, la volonté propre entend supprimer Dieu. Elle voudrait absolument que
Dieu ne puisse ou ne veuille – ou encore ne sache – punir ses péchés » (TZ, p. 497)), autant qu'il le
peut, le péché détruit Dieu. Lors donc que l'homme commet le péché mortel, il donne, pour ainsi
dire, à Dieu un breuvage empoisonné; et il ne tient pas à lui que Dieu n'en perde la vie. « Le
pécheur remplit Dieu d'amertume », dit David (Psaume 10, 4); et selon la parole de saint Paul, « il
foule aux pieds le Fils de Dieu » (Hébreux 10, 29); car il méprise tout ce qu'a fait et souffert Jésus
Christ pour ôter le péché au monde.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ainsi donc, ô mon Rédempteur, chaque fois que j'ai péché, je vous ai chassé de mon
âme et je n'ai rien négligé pour vous ôter la vie, si vous aviez pu la perdre. Et maintenant je vous
entends me demander: « Que t'ai-je fait, en quoi t'ai-je contristé? Réponds-moi » (Michée 6, 3).
Seigneur, vous m'avez tiré du néant, vous m'avez donné la vie et vous êtes mort pour moi, voilà le
mal que vous m'avez fait. Que puis-je donc vous répondre, sinon que je mérite mille fois l'enfer et
que vous auriez mille fois raison de m'y précipiter? Mais souvenez-vous de cet amour qui vous fit
endurer la mort pour moi sur la croix. Souvenez-vous du sang que vous avez versé par amour pour
moi, et ayez pitié de moi. Mais déjà je l'entends. Vous ne voulez pas que je désespère; vous
m'avertissez même que vous vous tenez à la porte de mon coeur, de ce coeur dont je vous ai banni,
et par vos inspirations vous frappez pour entrer. « Je me tiens à la porte et je frappe » (Apocalypse
3, 20). Et vous me dites d'ouvrir. « Ouvre-moi, ma soeur » (Cantique 5, 2). Oui, mon Jésus, je
chasse de mon coeur le péché, je le déplore souverainement et je vous aime par-dessus toutes
choses. Entrez, ô mon amour, la porte est ouverte, entrez et ne vous éloignez plus de moi. Unissez-
moi entièrement à vous par les liens de votre amour et ne permettez pas que je me sépare encore de
vous. Mon Dieu, puissions-nous ne plus nous séparer! Je vous embrasse; je vous presse contre mon
coeur; donnez-moi la sainte persévérance. Ah! Ne permettez pas que je me sépare de vous.
O Marie, ma Mère, venez sans cesse à mon secours; priez Jésus pour moi, obtenez-moi
la grâce de ne perdre plus jamais son amitié.
SEIZIÈME CONSIDÉRATION
De la miséricorde de Dieu
« La miséricorde s'élève au-dessus de la justice »
(Jacques 2, 13)
PREMIER POINT
La bonté est de sa nature communicative, c'est-à-dire portée à répandre ses biens
autour d'elle. Or Dieu est, par nature, la bonté infinie; et, comme dit saint Léon, la nature de Dieu
est la bonté (S. Léon le Grand, Sermon 2 sur la Nativité, ch. 1, PL 54, 194: « Notre Dieu, en effet,
tout-puissant et clément, dont la nature est bonté, dont la volonté est puissance, dont l'activité est
miséricorde (...) déterminé les remèdes qu'emploierait sa bonté pour la rénovation de l'humanité... »
(SC 22bis, trad. R. Dolle, p. 77)). Il a donc un immense désir de nous communiquer son bonheur.
Aussi son coeur incline-t-il, non pas à châtier les hommes, mais à les traiter tous avec miséricorde.
Isaïe déclare même que Dieu va, quand il punit, à l'encontre de toutes ses inclinations. « Il se mettra
en colère, dit-il, afin de faire son oeuvre, mais cela ne vient pas de lui; cela lui est étranger » (Isaïe
28, 21). Dieu ne châtie jamais ici-bas que pour exercer sa miséricorde dans l'autre vie. « Vous avez
été irrité et vous avez eu pitié de nous » (Psaume 59, 3). S'il se montre irrité, c'est afin que nous
rentrions en nous-mêmes et que nous détestions nos péchés. « Vous avez traité votre peuple bien
durement, vous nous avez fait boire du vin de componction » (Psaume 59, 5). Et s'il en vient à nous
infliger quelque châtiment, c'est parce qu'il nous aime et qu'il veut nous épargner le châtiment
éternel. « Vous avez donné un signal à ceux qui vous craignent, afin qu'ils fuient à la vue de l'arc,
afin que vos bien-aimés soient délivrés ». (Psaume 59, 6). Envers les pécheurs en particulier, qui
pourrait assez admirer et assez louer la miséricorde que Dieu met à les attendre, à les appeler, à les
accueillir quand ils reviennent? Quelle patience que la patience de Dieu, attendant les pécheurs à
résipiscence! Mon frère, quand vous offensez Dieu, il pouvait vous frapper à mort. Mais non; il a
mieux aimé vous attendre; et, au lieu de vous punir, il vous faisait du bien, il vous conservait la vie,
il vous entourait des soins de sa Providence. Quant à vos péchés, il feignait même de ne pas les
connaître, dans l'espoir que vous rentriez en vous-même. « Seigneur, vous dissimuliez les péchés
des hommes en vue de leur repentir » (Sagesse 11, 24). Mais, Seigneur, vos yeux ne peuvent
supporter la vue d'un seul péché; comment donc souffrez-vous en silence que tant d'hommes
commettent l'iniquité? « Vous ne pouvez, dit votre prophète, regarder l'iniquité. Pourquoi donc
regardez-vous ceux qui font des iniquités, et demeurez-vous en silence » (Habacuc 1, 13)? Vous
voyez ce débauché, ce vindicatif, ce blasphémateur, qui accumulent de jour en jour péché sur péché
et vous ne les frappez pas. Pourquoi une telle patience? « Voici, répond Isaïe, pourquoi le Seigneur
attend; c'est afin d'avoir pitié de nous » (Isaïe 30, 18). Dieu donc attend le pécheur, afin que le
pécheur s'amende et qu'il puisse ainsi recevoir le pardon et se sauver.
Saint Thomas (S. Thomas d'Aquin, Sermones dominicales, sermon 4 du 2e dimanche
de l'Avent, Opera, t. 16, Rome, 1570, fol. 2, col. 3-4) nous montre toutes les créatures, le feu, la
terre, l'air, l'eau qui, poussés par leur instinct naturel, se lèvent contre le pécheur pour le punir et
venger ainsi l'outrage fait à leur créateur. Car, dit-il en s'adressant à Dieu, chaque créature, vous
rendant le service qu'elle vous doit comme à son auteur, brûle de faire expier aux impies leurs
attentats contre vous. Or Dieu, n'écoutant que sa bonté, les retient toutes. Mais Seigneur, vous qui
attendez que ces impies rentrent en eux-mêmes, ne les voyez-vous pas, dans leur ingratitude, se
prévaloir de votre miséricorde pour vous offenser davantage? « Vous avez été indulgent, Seigneur,
vous avez usé de la plus grande indulgence; est-ce que vous en avez été glorifié » (Isaïe 26, 15)?
Encore une fois, pourquoi tant de patience? Parce que Dieu ne veut pas que le pécheur périsse; c'est
sa conversion et son salut qu'il veut, ainsi que lui-même le déclare: « Non; je ne veux pas la mort du
pécheur; mais qu'il se convertisse et qu'il vive » (Ezéchiel 33, 11). O patience divine! Saint
Augustin (S. Augustin (plutôt Baudri de Bourgueil selon Glorieux, n. 40), De visitatione
infirmorum, lib. 1, c. 5, PL 40, 1150) va jusqu'à dire que, si Dieu n'était pas Dieu, il y aurait de
l'injustice dans sa trop grande patience envers les pécheurs. Oui, Seigneur, souffrez que je vous le
dise, il faut que vous soyez Dieu, pour échapper ici à l'injustice. Épargner quelqu'un, qui se conduit
ensuite avec plus d'insolence, c'est en effet, semble-t-il, contraire à l'honneur de Dieu. Le saint
Docteur continue: nous commettons le péché, nous nous y attachons; car il en est qui font la paix
avec leurs crimes, qui s'y endorment des mois et des années; nous nous glorifions du péché; car il en
est qui vont jusqu'à se vanter de leurs scélératesses; et vous, conclut saint Augustin, vous, ô Dieu,
vous restez tranquille. Nous vous provoquerons à la colère; et vous ne nous offrez que la
miséricorde. Il semble en vérité que nous luttions avec Dieu à qui sera le plus fort, nous à provoquer
ses châtiments, lui, à nous offrir le pardon.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Seigneur, je comprends que je devrais maintenant me trouver en enfer; oui, « ma
demeure c'est l'enfer » (Job 17, 13). Mais, par votre miséricorde, ce n'est pas dans l'enfer, mais ici à
vos pieds que je me trouve maintenant; et dans le désir que vous avez d'obtenir mon amour, je vous
entends m'intimer ce précepte: « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu » (Deutéronome 6, 5). Et
vous me dites encore que vous voulez me pardonner, si je me repens des injures que je vous ai
faites. Oui, mon Dieu, puisque vous voulez être aimé de moi, malgré toutes mes honteuses révoltes
contre votre Majesté, je vous aime de tout mon coeur et j'ai bien plus de douleur de vous avoir
outragé que s'il m'arrivait n'importe quel autre malheur! Ah! Éclairez-moi, Bonté infinie; faites-moi
connaître la grandeur de mes torts à votre égard. Non; je ne veux plus résister aux appels de votre
tendresse et je ne veux plus contrister un Dieu qui m'a tant aimé et qui m'a, tant de fois avec tant
d'amour, accordé mon pardon. Plût à Dieu que je ne vous eusse jamais offensé, ô mon Jésus!
Pardonnez-moi; et faites que désormais je n'aime plus que vous; faites que je vive uniquement pour
vous qui êtes mort pour moi; faites que je souffre par amour pour vous, puisque vous avez tant
souffert par amour pour moi. Vous m'avez aimé de toute éternité, faites que, durant toute l'éternité,
je brûle d'amour pour vous. O mon Sauveur, j'attends tout de vos mérites.
Je me confie également à vous, ô Marie; à vous de me sauver par votre intercession.
DEUXIÈME POINT
Considérez, de plus, avec quelle miséricorde Dieu traite le pécheur en l'appelant à la
pénitence. Adam se révolte contre le Seigneur, et il se dérobe à ses regards. Mais Dieu, voyant
qu'Adam est perdu pour lui, se met à le chercher et à l'appeler en quelque sorte avec des
gémissements: « Adam, où es-tu? » (Genèse 3, 9). Paroles d'un père à la recherche de l'enfant qu'il
vient de perdre, remarque ici Pereira (B. Pereira, Commentaires sur la Genèse, liv. 6, ch. 3, Rome,
1589, p. 481). Mon frère, Dieu a tant de fois agi de même envers vous. Vous fuyiez loin de Dieu et
Dieu vous adressait appels sur appels; inspirations, remords de conscience, prédictions, épreuves, il
mettait tout en oeuvre, même la mort de vos amis. C'est de vous, semble-t-il, que Jésus Christ parle
en ces termes: « Je me suis fatigué à force de prier, j'ai presque perdu la voie » (Psaume 68, 4). Oui,
mon enfant, j'ai, en quelque sorte, perdu la voix à force de t'appeler. « Ah! Pécheurs, s'écrie sainte
Thérèse (S. Thérèse d'Avila, Exclamations, X: « Songez, songez qu'en ce moment le Juge qui doit
vous condamner vous supplie, et que pas un seul instant vous n'êtes certains de vivre. Pourquoi ne
voulez-vous pas vivre à jamais? O dureté des coeurs humains! Que votre immense pitié les
attendrisse, mon Dieu! » (MA, p. 528)), faites-y attention: ce Seigneur qui vous appelle, c'est lui-
même qui doit vous juger un jour. »
Chrétien, mon frère, que de fois n'avez vous pas fait la sourde oreille, quand Dieu vous
appelait? Vous méritiez de n'être pas appelé. Mais non, lui, votre Dieu, n'en a pas moins continué de
vous adresser ses invitations, parce qu'il voulait faire la paix avec vous et vous sauver. O ciel! Et
qui donc vous appelait de la sorte? Un Dieu d'infinie Majesté. Et vous, qu'étiez-vous, sinon un
misérable ver de terre? Et pourquoi vous appelait-il? Uniquement pour vous rendre cette vie de la
grâce que vous même aviez perdu. « Revenez à moi, vous disait-il, et vivez » (Ezéchiel 18, 32).
Pour obtenir la grâce de Dieu ce serait peu de passer toute notre vie dans un désert. Eh bien! Cette
grâce, Dieu s'offrait à nous la donner aussitôt, si vous la vouliez, moyennant un seul acte de
repentir. Mais vous, vous la refusiez! Et malgré tout, Dieu ne vous a pas abandonné, il n'a pas cessé
de vous poursuivre. Mon fils, vous disait-il comme en gémissant, pourquoi voulez-vous donc vous
damner? « O Maison d'Israël, pourquoi mourrez-vous? » (Ezéchiel 18, 31).
Quand l'homme commet un péché mortel, il chasse Dieu de son âme. « Ils ont dit à
Dieu: Retire-toi de nous » (Job 21, 14). Mais que fait Dieu? Il se place à la porte de ce coeur ingrat:
« Je me tiens à la porte et je frappe » (Apocalypse 3, 20). Il semble prier l'âme de lui donner entrée:
« Ouvre-moi, ma soeur » (Cantique 5, 20). Il se fatigue à la prier: « Je suis las de te prier » (Jérémie
15, 6). « Oui, dit saint Denys l'Aréopagite, les pécheurs s'éloignent de Dieu; mais Dieu, emporté par
l'ardeur de son amour, court après eux et il les conjure de ne pas se perdre » (Denys l'Aéropagite,
(pseudo), Lettre 8 au moine Démophile, PG 3, 1087). Voilà précisément ce que voulait dire l'Apôtre
saint Paul, lorsqu'il écrivait à ses disciples: « C'est de la part du Christ que nous vous conjurons,
réconciliez-vous avec Dieu » (2 Corinthiens 5, 20). Sur quoi saint Jean Chrysostome fait cette belle
réflexion: « Jésus Christ lui-même vous supplie. Et que veut-il donc obtenir? Que vous vous
réconciliiez avec Dieu. Car l'hostilité vient de vous et non de Dieu » (S. Jean Chrysostome, Homélie
11 sur la 2ème Épître aux Corinthiens, n. 3, PG 50, 478: « C'est le Christ lui-même, comme son
Père, qui vous prie par notre bouche... Et qui demande-t-il? Réconciliez-vous avec Dieu. Il ne dit
pas: réconciliez Dieu avec vous. Ce n'est pas lui qui nous hait, c'est vous qui voulez être ses
ennemis. Dieu éprouve-t-il jamais un sentiment de haine? (JEA, t. 10, p. 74)). Le saint veut dire que
le pécheur ne doit pas se donner beaucoup de peine pour obtenir que Dieu fasse la paix. Il suffit que
lui-même consente à la faire; car ce n'est pas Dieu, mais le pécheur, qui la refuse.
Oh! Comme le Seigneur, plein de bonté, est tout le jour à la poursuite d'une multitude
de pécheurs! Ingrats, leur répète-t-il, ne me fuyez pas davantage. Pourquoi me fuyez-vous? J'ai à
coeur votre bien, et je n'ai d'autre désir que de vous rendre heureux. Pourquoi voulez-vous vous
perdre? -- Mais vous-même, Seigneur, que faites-vous? Pourquoi traiter ces rebelles avec tant de
patience et leur témoigner tant d'amour? Quel bien en espérez-vous donc? N'est-ce pas déroger à
votre grandeur que de vous montrer si passionnément épris de ces misérables vers de terre qui vous
fuient? « Qu'est-ce que l'homme, pour que vous fassiez un si grand cas de lui? Et pourquoi lui
donnez-vous votre coeur? » (Job 7, 17).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Seigneur, voici à vos pieds un ingrat qui implore votre pitié. « Mon Père, pardonnez-
moi. » Je vous appelle mon Père, car vous-même, vous voulez que je vous donne ce nom.
Pardonnez-moi donc, ô mon Père. Je ne mérite pas de compassion; car, plus vous avez eu de bonté
envers moi, plus j'ai eu d'ingratitude envers vous. Mais au nom de cette même bonté, qui vous
empêchait de m'abandonner alors que je vous fuyais, de grâce, ô mon Dieu, accordez-moi, ô mon
Jésus, une grande douleur des injures que je vous ai faites et donnez-moi le baiser de paix. Hélas!
Que d'offenses j'ai commises contre vous! Mais je m'en repens plus que tout autre mal; je les
déteste; je les ai en horreur; et j'unis cette horreur à celle que vous avez éprouvée, ô mon
Rédempteur, dans le jardin de Gethsémani. Ah! Pardonnez-moi par les mérites de votre sang que
vous y avez répandu pour moi. Je prends la ferme résolution et je vous promets de ne plus
m'éloigner de vous, de chasser de mon coeur toute affection qui n'est pas pour vous. Mon Jésus,
mon amour, je vous aime par dessus toutes choses; je veux toujours vous aimer et je ne veux aimer
que vous. Mais donnez-moi vous même la force d'être fidèle à ma résolution; faites que je sois tout
à vous.
O Marie, mon espérance, vous êtes la Mère de la miséricorde, priez Dieu pour moi et
ayez pitié de moi.
TROISIÈME POINT
Les princes de la terre ne daignent pas même jeter un regard sur des sujets rebelles qui
viennent implorer leur pardon. Telle n'est pas la conduite de Dieu à notre égard. « Il ne détournera
pas sa face de vous, si vous revenez à lui » (2 Chroniques 30, 9). Dieu ne saurait dédaigner celui qui
vient se jeter à ses pieds. Que dis-je? Lui-même invite le pécheur et il s'engage à l'accueillir tout
aussitôt. « Reviens à moi, dit le Seigneur, et je te recevrai » (Jérémie 3, 1). « Tournez-vous vers moi
et je me tournerai vers vous », dit le Seigneur (Zacharie 1, 3). Oh! Avec quel amour, avec quelle
tendresse Dieu presse contre son coeur le pécheur qui revient à lui! C'est ce que Jésus Christ nous
donne à entendre par la Parabole de la brebis perdue. Elle s'était égarée; mais à peine le berger l'a-t-
il retrouvée que, tout joyeux, il la charge sur ses épaules; et il invite ses amis à se réjouir avec lui:
« Réjouissez-vous avec moi, leur dit-il, parce que j'ai trouvé ma brebis qui était perdue » (Luc 15,
6). Et saint Luc ajoute: « Grande sera dans le ciel la joie pour un seul pécheur qui fait pénitence ».
Mais le Rédempteur nous le fait encore mieux comprendre par la Parabole de l'enfant prodigue. Il se
donne lui-même pour ce père qui, voyant revenir son fils égaré, court au-devant de lui et, sans lui
laisser le temps de parler, le prend dans ses bras, l'embrasse et le caresse si tendrement qu'il semble
sur le point de s'évanouir. Tant est grande la consolation qu'il éprouve! « Il accourt vers lui, dit le
saint Évangile, il se jette à son cou et l'embrasse » (Luc 15, 20).
Bien plus, dès que le pécheur se repent, ses péchés sont oubliés comme s'il n'en avait
jamais commis aucun, ainsi que Dieu le déclare lui-même: « Si l'impie fait pénitence, il vivra de la
vie et je ne me souviendrai d'aucune de ses iniquité » (Ezéchiel 18, 21). Le Seigneur en vient même
jusqu'à dire: « Venez et accusez-moi, si vos péchés, fussent-ils comme l'écarlate, ne deviennent
blancs comme la neige » (Isaïe 1, 18). C'est comme s'il disait: Venez, pécheurs; venez et faites-moi
des reproches si je ne vous pardonne pas, accusez-moi et traitez-moi d'infidèle. Mais non; Dieu ne
sait pas mépriser un coeur qui s'humilie et se repent, comme dit le Prophète-Roi: « Vous ne
dédaignez pas, ô Dieu, un coeur contrit et humilié » (Psaume 50, 19).
Il met sa gloire à user de miséricorde envers les pécheurs et à leur pardonner. « Notre
Dieu, dit Isaïe, sera exalté en vous épargnant » (Isaïe 30, 18). Et combien de temps le Seigneur fait-
il attendre le pardon? Il pardonne aussitôt. « Les larmes ne couleront pas longtemps, dit encore
Isaïe, car s'abandonnant à sa compassion, Dieu aura pitié de toi; à la voix de ta prière dès qu'il
entendra, il répondra » (Isaïe 30, 10). Pécheur, dit donc le prophète, tu ne seras pas longtemps à
pleurer; car dès la première larme, le Seigneur aura pitié de toi; il ne t'aura pas plutôt entendu qu'il
te répondra. Non, non; Dieu ne nous traite pas comme nous le traitons nous-même. Dieu nous
appelle et nous faisons la sourde oreille. Mais nous, à peine avons-nous fait entendre notre prière,
que Dieu nous répond. Oui, aussitôt que vous vous repentez et que vous demandez grâce et
miséricorde, Dieu vous répond et vous pardonne.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Hélas! Mon Dieu, avec qui suis-je entré en lutte? Avec vous, la Bonté même, avec
vous qui m'avez créé et qui êtes mort pour moi. Et comment, après tant de trahisons, m'avez-vous
supporté? Ah! Le souvenir seul de votre patience envers moi devrait suffire pour transformer ma vie
en un continuel acte d'amour envers vous. Qui donc m'aurait supporté, comme vous m'avez
supporté, moi, qui vous ai si gravement insulté? Quel malheur si je recommençais à vous offenser!
Quel malheur si je me damnais! Toutes les miséricordes dont vous avez usé envers moi seraient, ô
mon Dieu, un enfer plus terrible pour moi que l'enfer avec tous ses tourments. Non, mon
Rédempteur, ne permettez pas qu'il m'arrive jamais de vous mépriser encore. Faites-moi plutôt
mourir. Je le comprends, c'est bien assez que votre miséricorde m'ait supporté jusqu'à présent. Je me
repens, ô mon souverain Bien, de vous avoir offensé. Je vous aime de tout mon coeur et je suis bien
résolu de vous consacrer entièrement tout le reste de ma vie. Exaucez-moi, ô Père éternel, par les
mérites de Jésus Christ et accordez-moi la sainte persévérance ainsi que votre amour. Exaucez-moi,
ô mon Jésus, par le sang que vous avez versé pour moi. « Nous vous en supplions, secourez vos
serviteurs que vous avez rachetés par votre précieux sang » (Hymne Te Deum).
O Marie, ma Mère, jetez les yeux sur moi: tournez vers moi vos regards, pleins de
miséricorde; et faites que je sois tout à Dieu.
DIX-SEPTIÈME CONSIDÉRATION
Abus de la miséricorde divine
« Ignores-tu que la clémence de Dieu t'invite à la pénitence? »
(Romains 2, 4)
PREMIER POINT
On lit dans la parabole de l'ivraie, au chapitre 13, de saint Matthieu, que, l'ivraie ayant
levé dans un champ avec le bon grain, les serviteurs voulaient aller l'arracher. « Voulez-vous?
Dirent-ils au maître; nous irons et nous l'enlèverons. » Mais le maître répondit: Non, laissez-là
croître; plus tard on l'arrachera et on la jettera dans le feu. « Quand le temps de la moisson sera
venu, je dirai aux moissonneurs: ôtez d'abord l'ivraie et liez-la en gerbes pour la brûler » (Matthieu
13, 30). Cette Parabole nous fait comprendre, d'une part, avec quelle patience Dieu traite les
pécheurs et, d'autre part, de quelles rigueurs il accable les obstinés. Saint Augustin dit que le démon
a deux moyens de tromper les hommes: « le désespoir et l'espoir » (S. , Augustin, Sur l'Évangile de
saint Jean, traité 33, n. 8, PL 35, 1651: « Les hommes se trouvent donc en danger Des deux côtés,
en espérant comme en désespérant, deux choses opposées, deux sentiments contraires » (BA, t. 72,
trad. M. F. Berrouard, p. 709)). Une fois le péché commis, il tente le pécheur de désespoir par la
crainte de la divine justice; avant le péché, il y pousse par l'espoir de la divine miséricorde. En
conséquence, le saint donne à chacun de nous cet avertissement: Après le péché, comptez sur la
miséricorde; avant le péché, craignez la justice (On trouve l'idée, sinon le texte, dans saint Augustin.
Voir, par exemple, notre précédente, ibidem, pp. 707-709). Sans nul doute, celui-là est indigne de
miséricorde qui se prévaut de la miséricorde de Dieu pour l'offenser. C'est envers celui qui craint
Dieu, que s'exerce la miséricorde, et non envers celui qui s'autorise de la bonté de Dieu pour
s'affranchir de la crainte. Après qu'on a offensé la justice, dit Tostat (A. Tostado, Sur l'Exode, ch. 9,
qu. 8; ch. 33, qu. 18, Opera, Venise, 1596, p. 58, col. 4; p. 160, col. 1), on peut bien se réfugier dans
la miséricorde; mais, après avoir offensé la miséricorde elle-même, quel refuge trouvera-t-on
encore?
Il est bien difficile de trouver un pécheur qui désespère au point de vouloir proprement
se damner. Tous veulent pécher, mais sans renoncer à l'espoir de se sauver. Ils pèchent et ils disent:
« Dieu est miséricorde. Je ferai ce qu'il me plaît; je commettrai ce péché; puis je m'en confesserai ».
Voilà, dit saint Augustin (Cf. Sermon 20; PL 38, 139-140), le langage des pécheurs. Hélas!
Combien n'y en a-t-il pas qui l'ont tenu et qui sont maintenant au fond de l'enfer!
On dit: les miséricordes de Dieu sont grandes; quelque péché que je commette, un acte
de repentir m'en obtiendra le pardon. Mais Dieu lui-même nous défend de tenir ce langage. « Ne dis
pas: La miséricorde du Seigneur est grande; de la multitude de mes péchés il aura pitié »
(Ecclésiastique 5, 6). Et pourquoi Dieu ne veut-il pas que nous parlions de la sorte? « C'est parce
que la miséricorde et la colère regarde attentivement les pécheurs ». Sans doute la miséricorde de
Dieu est infinie. Mais les actes de cette miséricorde, et par conséquent les grâces de pardon ont
leurs limites. Dieu est miséricorde, mais il est juste aussi. « Je suis dit un jour le Seigneur à sainte
Brigitte (S. Brigitte de Suède, Révélations, liv. 1, ch. 5: « Tous croient en moi et publient ma
miséricorde, mais presque pas un ne me publie juste juge ni ne croit que je juge justement »
(Ferraige, t. 1, p. 14)), juste et miséricordieux. Mais les pécheurs me regardent seulement comme
miséricordieux. » « Ils ne veulent voir, remarque saint Basile, qu'une moitié de Dieu, car s'il est
bon, il est également juste » (S. Basile de Césarée, Les Règles monastiques, Prologue, n. 4, PG 31,
898: « Dieu est miséricordieux, oui, mais il est juste... Ne nous faisons donc pas de Dieu une idée
tronquée et ne cherchons pas dans sa bonté un prétexte à la négligence » (trad. L. Lèbe, Maredsous,
1969, p. 40)). Or, supporter celui qui s'autorise de la miséricorde pour pécher davantage, ce ne serait
pas de la part de Dieu faire acte de miséricorde, dit le Père Avila (S. Jean d'Avila, Lettres
spirituelles, 3e p., lettre 12, Rome, 1668, p. 64), mais manquer de justice. La miséricorde est
promise à celui qui craint Dieu et non pas à celui qui abuse de la miséricorde. « Sa miséricorde,
s'écrie la divine Mère dans son sublime cantique, se répand sur ceux qui le craignent » (Luc 1, 50).
Quant aux obstinés, ils sont menacés de sa justice. Or, dit saint Augustin (S. Augustin (plutôt
anonymedu XIe siècle selon Glorieux, n. 40), De vera et falsa poenitentia, c. 7, n. 18, PL 40, 1119),
si Dieu ne trompe pas quand il promet, il ne trompe pas non plus quand il menace. Fidèle dans ses
promesses, il l'est également dans ses menaces.
Ce n'est pas Dieu, mais le démon qui vous pousse au péché dans l'espoir de la
miséricorde. Aussi tenez-vous bien sur vos gardes. Oui, dit saint Jean Chrysostome (S. Jean
Climaque, L'échelle du Paradis, 6e degré, PG 88, 795. Une erreur de transcription de saint
Alphonse, due peut-être à une lecture de Gisolfo qui cite ces deux auteurs, a attribué à Jean
Chrysostome ce qui appartient à Jean Climaque), gardez-vous de prêter l'oreille à ce monstre
infernal qui vient vous assurer de la miséricorde de Dieu. Malheur à celui qui se porte au péché par
l'espoir du pardon! « Espérer afin de pécher, s'écrie saint Augustin, ah! Maudite soit cette inique
espérance » (S. Augustin, Sur le Psaume 144, n. 11, PL 37, 1877: « Écoutez ce que dit le désespéré:
Je suis déjà condamné, pourquoi ne ferais-je pas tout ce que je veux? Écoutez ce que dit le
présomptueux: la miséricorde divine est grande; lorsque je me convertirai, Dieu me pardonnera tous
mes péchés; pourquoi ne ferais-je pas tout ce que je veux? Le premier désespère pour pécher, le
second espère pour pécher. Ces deux excès sont redoutables, ces deux excès sont un péril; malheur
ou désespoir! Malheur à l'espérance présomptueuse! » (Vivès, t. 15, p. 420)). « Ils sont
innombrables, ajoute le saint Docteur, ceux que cette ombre de vaine espérance à trompés » (S.
Augustin (plutôt Eusèbe le Gaulois ou Fauste selon Glorieux, n. 39), Sermon 154, n. 9, PL 39,
2040). Malheur à celui qui compte sur la bonté de Dieu pour l'outrager davantage! Saint Bernard (S.
Bernard de Clairvaux, Traité des degrés de l'humilité et de l'orgueil, ch. 10, n. 36, PL 182, 962:
« Pensant à la bonté de Dieu, tu as dit dans ton coeur: 'Il ne punira pas' (et ainsi, ô impie, tu as irrité
dieu) » (S. Bernard, coll. Les écrits des Saints, trad. E. de Solms, p. 62)) dit que le châtiment de
Lucifer ne se fit pas attendre, précisément parce qu'il s'est révolté dans l'espoir d'y échapper. Le roi
Manassès tomba dans le péché; mais ensuite il se convertit et Dieu lui pardonna. Son fils Ammon,
voyant la facilité de Dieu à pardonner, s'abandonna au désordre dans l'espoir que Dieu lui ferait
grâce aussi; mais il n'y eut pas de miséricorde pour Ammon. C'est ainsi que se perdit également
Judas; car il pécha, dit saint Jean Chrysostome (S. Jean Chrysostome, Homélie 83 sur Matthieu, n.
2, PG 58, 748), en comptant sur la douceur et la bonté de son divin maître. Bref, Dieu supporte,
mais il ne supporte pas toujours. Si Dieu supportait toujours, personne ne se damnerait. Or c'est
l'opinion la plus commune que, même parmi les chrétiens, le plus grand nombre de ceux qui
parviennent à l'usage de la raison se damnent. « Elle est large la porte et spacieuse la voie qui
conduit à la perdition; et nombreux sont ceux qui entrent par elle » (Matthieu 7, 13).
« Offenser Dieu en comptant sur sa bonté, c'est, dit saint Augustin, se moquer de Dieu
et non pas se repentir » (S. Augustin (auteur inconnu selon Glorieux, n. 40), Aux frères dans le
désert, sermon 2, PL 40, 1255. Cf. Dixième considération, note 2). Or Dieu ne souffre pas qu'on se
joue de lui. Non, dit saint Paul, « on ne se moque pas de Dieu » (Galates 6, 7). Et quelle moquerie
ne serait-ce pas que d'offenser Dieu tout à son aise et ensuite d'aller également en Paradis! « Ce que
chacun aura semé, ajoute l'apôtre, c'est cela même qu'il récoltera » (Galates 6, 8). Après donc qu'on
a semé des péchés, il n'y a nulle raison d'attendre autre chose que des châtiments et l'enfer. Le filet
dont se sert le démon pour traîner en enfer presque tous les chrétiens qui se damnent, c'est cette
folie qu'il leur insinue: Péchez hardiment; avec tous les péchés du monde, vous vous sauverez
encore. Mais Dieu « maudit celui qui pèche dans l'espérance » (Job 11, 20), c'est-à-dire avec l'espoir
du pardon. Autant il plaît à Dieu que le pécheur, après sa chute, vienne, plein de repentir, mettre en
lui sa confiance, autant l'espérance des obstinés lui inspire d'horreur, suivant cette parole: « Leur
espérance lui est en abomination » (Job 11, 20). Pareille espérance irrite Dieu et arme son bras,
comme s'irrite le maître qui voit son serviteur s'autoriser de sa bonté pour l'offenser.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Hélas! Ô mon Dieu, moi aussi je vous ai offensé, parce que vous me traitiez avec
bonté! Ah! Seigneur attendez-moi et ne m'abandonnez pas; car j'espère, avec votre grâce, que je ne
vous provoquerai plus à m'abandonner. Je me repens, ô Bonté infinie, de vous avoir offensée et
d'avoir tant abusé de votre patience. Soyez bénie de m'avoir attendu jusqu'aujourd'hui! Désormais,
je ne veux plus vous trahir, comme je l'ai fait par le passé. Vous m'avez tant supporté, afin de me
voir enfin un jour épris d'amour pour votre bonté. Voici ce jour enfin arrivé, je l'espère; je vous
aime par dessus toutes choses et j'estime votre grâce plus que tous les royaumes du monde. Plutôt
perdre mille fois la vie que de perdre votre sainte grâce! Mon Dieu, pour l'amour de Jésus Christ,
donnez-moi la persévérance jusqu'à la mort avec votre saint amour. Ne permettez pas que je vous
trahisse de nouveau et que je cesse de vous aimer.
O Marie, vous êtes mon espérance, obtenez-moi cette grâce de la persévérance et je ne
vous demande rien de plus.
DEUXIÈME POINT
Dieu, dira quelqu'un, m'a jusqu'ici traité avec tant de miséricorde, j'espère bien qu'il en
sera de même encore à l'avenir. Mais moi je réponds: Eh quoi! Parce que Dieu s'est montré si
miséricordieux à votre égard, vous voulez de nouveau l'offenser! Voilà donc comment vous
méprisez la bonté et la patience de Dieu. Et ne savez-vous pas que si le Seigneur vous a supporté
jusqu'ici, c'est pour que vous pleuriez vos péchés et non pour que vous y persévériez? « Vas-tu,
demande saint Paul, mépriser les richesses de sa bonté, de sa patience et de sa longanimité? Ignores-
tu que la bonté de Dieu t'invite à la pénitence » (Romains 2, 4)? Vainement, dans votre confiance en
la divine miséricorde, refusez-vous de lui reconnaître des bornes, Dieu saura bien lui en donner.
« Si vous ne vous convertissez pas, il brandira son glaive » (Psaume 7, 13). « A moi est la
vengeance et je l'exercerai en son temps » (Deutéronome 32, 35). Dieu attend, mais, vienne à
sonner l'heure de la vengeance, il n'attend plus et il frappe.
« Le Seigneur attend afin de vous faire miséricorde » (Isaïe 30, 18). Voilà donc
pourquoi Dieu attend le pécheur: afin que celui-ci se convertisse. Mais quand il voit le temps
accordé au pécheur pour pleurer ses péchés, ne lui servir qu'à commettre de nouveaux péchés, alors
il appelle le temps lui-même pour juger le coupable. « Contre moi, dit Jérémie, il a appelé le
temps » (Lamentations 1, 15). Oui, dit saint Grégoire (S. Grégoire le Grand, Homélie 11 sur
Ezéchiel, liv. 1, n. 25, PL 76, 916: « Miséricorde, en effet, Dieu nous laisse du temps pour le
repentir; mais quand nous faisons servir la patience de sa grâce à l'aggravation de notre faute, il fait
servir à frapper plus sévèrement le temps qu'il avait ménagé pour pardonner... » (SC 327, trad. C.
Morel, p. 483)), il n'y a pas jusqu'au temps qui ne vienne déposer contre le pécheur. Et de ce fait, le
temps et les miséricordes qui lui furent si libéralement concédés, lui attireront de plus rigoureux
châtiments et un plus prompt abandon de Dieu. « Nous avons soigné Babylone et elle n'a pas été
guérie; abandonnons-la » (Jérémie 51, 9). Or, comment Dieu abandonne-t-il le pécheur? Pour cela il
envoie la mort le frapper en état de péché ou bien il retire l'abondance de ses grâces afin de ne lui
laisser que la seule grâce suffisante, avec laquelle le pécheur pourrait à la vérité se sauver, mais
avec laquelle il ne se sauvera pas. L'aveuglement de l'esprit, l'endurcissement du coeur, la force de
la mauvaise habitude lui rendront le salut moralement impossible: ainsi restera-t-il, sinon
absolument, du moins moralement abandonné. « Voici ce que je ferai à ma vigne, dit le Seigneur;
j'arracherai sa haie et elle sera livrée au pillage » (Isaïe 5, 5). Oh! Quel châtiment! En effet, lorsque
le maître enlève la haie de sa vigne et qu'il y laisse pénétrer n'importe qui, hommes ou animaux,
n'est-ce pas un signe évident qu'il l'abandonne? Dieu fait de même, quand il abandonne une âme: il
lui enlève la haie de la crainte, des remords de conscience, et il la laisse au milieu des ténèbres;
alors pénètrent dans cette âme tous les vices, comme autant de bêtes féroces: « Vous avez établi les
ténèbres et la nuit a été faite; c'est durant la nuit que toutes les bêtes de la forêt feront leurs
courses » (Psaume 103, 20). Abandonné de la sorte et enveloppé de ces ténèbres, le pécheur
méprisera tout: grâce de Dieu, paradis, avertissements, excommunications; il se rira même de sa
damnation: « Arrivé au fond de l'abîme, l'impie méprise tout » (Proverbes 18, 3).
Que si Dieu laisse vivre ce pécheur sans lui faire sentir les rigueurs de sa justice, alors
l'impunité même devient le plus grand des châtiments. « Ayons pitié de l'impie et il n'apprendra pas
à être juste » (Isaïe 26, 10). « Que Dieu me garde de cette pitié, dit à ce propos saint Bernard, car
elle est plus terrible que sa colère! » (S. Bernard de Clairvaux, Sermon 42 sur le Cantique des
Cantiques, n. 4, PL 183, 989: « C'est lorsque Dieu ne se met pas en colère que vous pouvez
supposez que sa colère est la plus forte. Si nous avons pitié de l'impie, il n'apprendra pas à être juste
(Isaïe 26, 10). je ne veux pas de cette pitié-là, qui est au delà de toute colère et me ferme les voies
de la justice » (BEG, p. 469)). Oh! Quel châtiment, lorsque Dieu laisse le pécheur au pouvoir de son
péché et ne paraît pas lui en demander compte! « A cause de la grandeur de sa colère, il ne surveille
plus » (Psaume 10, 4). On dirait qu'il ne s'indigne plus contre lui. « Alors s'apaisera mon indignation
contre toi; je me tiendrai en paix et je ne m'irriterai plus » (Ezéchiel 16, 42); il semble même
permettre qu'ici-bas tous les désirs du pécheur soient comblés: « Je les ai abandonnés aux désirs de
leur coeur » (Psaume 80, 13). Qu'ils sont à plaindre ces pécheurs, auxquels tout réussit en ce
monde! Leur prospérité est une preuve que Dieu se réserve l'éternité pour faire alors de tous ces
criminels autant de victimes de sa justice. « Pourquoi, se demande Jérémie, la voie des impies est-
elle prospère? » Et il répond: « Seigneur, vous les assemblez comme un troupeau destiné à
l'immolation » (Jérémie 12, 1). Que Dieu laisse un pécheur accumuler péchés sur péchés: voilà le
plus grand des châtiments, selon ce que dit David: « Seigneur, laissez-les mettre iniquité sur
iniquité... Et qu'ils soient effacés du livre des vivants » (Psaume 68, 28). Le péché devenant le
châtiment du péché, remarque Bellarmin (S. Robert Bellarmin, Explanatio in Psalmos, in Ps. 68, v.
32, Lyon, 1682, p. 492) sur ce texte, quel châtiment comparable à celui-là? Assurément il aurait
mieux valu pour chacun de ces infortunés que Dieu l'eût frappé de mort après le premier péché.
Pourquoi? Parce que, la mort venant plus tard, autant le malheureux aura commis de péchés, autant
il aura d'enfer à subir.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Mon Dieu, dans l'état misérable où je me vois, je reconnais que j'ai mérité d'être pour
toujours privé de votre grâce et de vos lumières. Mais la lumière dont vous m'éclairez en ce moment
et cet appel à la pénitence que vous m'adressez, me prouvent que vous ne m'avez pas encore
abandonné. Eh bien! Puisque vous ne m'avez pas abandonné, de grâce, ô mon Dieu, redoublez de
miséricorde envers ma pauvre âme, augmentez vos lumières, augmentez en moi le désir de vous
servir et de vous aimer. Changez-moi, ô Dieu tout-puissant! De traître et de rebelle que j'ai été,
faites que je vive désormais, tout épris de votre volonté, afin qu'un jour j'aille au ciel louer
éternellement vos miséricordes.
Vous voulez donc me pardonner; et moi, je ne désire recevoir de vous que mon pardon
et votre amour. Je me repens, ô Bonté infinie! De vous avoir causé tant de déplaisirs. O souverain
Bien! Je vous aime parce que vous me le commandez; je vous aime parce que vous le méritez. Ah!
Mon Rédempteur, je vous en supplie par les mérites de votre sang, faites-vous aimer d'un pécheur
que vous avez tant aimé, et que vous avez, durant de si longues années, supporté avec tant de
patience. J'espère tout de votre bonté. J'espère désormais vous aimer jusqu'à la mort et durant toute
l'éternité. « A jamais je chanterai les louanges du Seigneur » (Psaume 88, 2). Oui, à jamais je
glorifierai votre bonté, ô Jésus.
A jamais aussi je chanterai vos miséricordes, ô Marie, ô vous qui m'avez obtenu tant
de grâces; car, je le reconnais, je les dois toutes à votre intercession. Et maintenant, ô ma
Souveraine, continuez de m'assister et de m'obtenir la sainte persévérance.
TROISIÈME POINT
On lit dans la vie du Père Louis la Nusa qu'à palerme vivaient deux amis (M.
Frazzetta, Vita e virtù del... P. Luigi La Nuza, lib. 3, c. 1, Palerme, 1709, p. 266 s). Un jour qu'ils se
promenaient ensemble, l'un des deux, appelé César, comédien de profession, dit à l'autre, qu'il
voyait tout pensif: Y aurait-il longtemps, que tu ne te serais pas confessé? Et serait-ce la cause de
ton inquiétude? Eh bien! Écoute: « Le Père la Nusa me dit un jour que Dieu m'accorderait encore
douze ans de vie et que, si je ne me convertissait pas dans cet espace de temps, je ferais un
mauvaise fin. Or, depuis ce jour, j'ai parcouru le monde entier, j'ai fait bien des maladies, une entre
autres qui me réduisait à l'extrémité; nous voici dans le mois où doivent s'accomplir les douze
années en question; et il se trouve que je me sens mieux portant que jamais ». Puis, il invita son ami
à venir le samedi suivant écouter une nouvelle comédie de sa composition. Mais qu'arriva-t-il? Le
samedi, 24 novembre 1668, au moment où César entre en scène, il est frappé d'apoplexie, il tombe
dans les bras d'une actrice, et il meurt à l'instant même. Ainsi se termina la comédie. Or, venons-en
à nous mêmes. Mon cher frère, quand le démon vous pousse à retourner au péché, si vous voulez
vous damner, libre à vous de commettre alors le péché; mais aussi, cessez de dire que vous voulez
vous sauver. Puisque vous voulez pécher, tenez-vous pour damné; et représentez-vous Dieu écrivant
en ce moment-là votre condamnation et vous disant: « Qu'ai-je dû faire à ma vigne, que je n'aie
point fait? » (Isaïe 5, 4). Après tout ce que j'ai fait, que me reste-t-il, ingrat, à faire encore pour toi?
Tu veux te damner. Eh bien! Sois damné; mais c'est ta faute.
Vous me direz: et la miséricorde de Dieu où est-elle? -- Ah! Malheureux, vous ne
voyez pas tout ce qu'il y a de miséricorde de la part de Dieu, à vous supporter durant tant d'années
malgré tant de péchés? Vous devriez être continuellement la face contre terre à le remercier et à lui
dire: C'est grâce aux miséricordes du Seigneur que nous n'avons pas été consumés. Par un seul
péché mortel, vous avez commis un plus grand crime que si vous aviez foulé aux pieds le premier
monarque du monde; et vous avez commis tant de péchés! Ah! Certes, si vos outrages, au lieu de
s'adresser à Dieu, se fussent adressés à l'un de vos frères selon la nature, jamais celui-ci ne les eût
supportés. Et Dieu vous a non seulement attendu, mais que de fois encore il vous a appelé! Que de
fois il vous a offert le pardon! Qu'ai-je dû faire de plus, vous dit-il? En vérité, si Dieu avait eu
besoin de vous ou si vous lui aviez fait quelque grande faveur, pouvait-il vous témoigner plus de
bonté? Sachez-le donc: si vous l'offensez de nouveau, toute sa bonté se changera, par votre faute, en
fureur et en châtiments.
Si ce figuier, que le maître trouva stérile et auquel il accorda un délai d'une année, eût
continué à ne pas porter de fruits, aurait-on pu espérer que le Seigneur lui accorda un nouveau délai
et lui épargna les coups de la cognée? Écoutez donc l'avertissement que vous donne saint Augustin:
« O arbre stérile, le coup de hache n'est que différé; mais ne t'y fie pas, tu seras abattu » (S.
Augustin, Sermon 110, n. 4, PL 38, 640 (Vivès, t. 17, p. 168)). Ainsi, d'après le saint Docteur, le
châtiment est différé, et non pas supprimé, de telle sorte que, si vous abusez davantage de la divine
miséricorde, on finira par vous abattre. Qu'avez-vous donc à attendre? Voulez-vous décidément que
Dieu vous jette en enfer? Mais, s'il vous y jette, sachez-le bien, dès lors pour vous plus de remède.
Le Seigneur se tait; mais il ne se tait pas toujours. Arrive enfin l'heure de la vengeance, et il sort de
son silence. « Tu as fait ces choses et je me suis tû. Tu as pensé, homme d'iniquité, que je te serai
semblable. Eh bien! Je te reprendrai durement et je te poserai toi-même en face de toi » (Psaume 49,
21). Il vous mettra devant les yeux ses miséricordes à votre égard; et il les chargera de se faire elles-
mêmes vos juges et de prononcer votre condamnation.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Mon Dieu! Malheur à moi, si désormais, après les lumières que vous m'accordez
en ce moment, je ne vous étais pas fidèle et si je recommençais à vous trahir! Vous voulez me
pardonner, puisque vous m'éclairez. Et moi, je me repens, ô Souverain Bien, de toutes les injures
que je vous ai faites; je les déteste parce que je vous ai offensé, ô Bonté infinie. C'est par les mérites
de votre sang que j'espère mon pardon et que je l'espère en toute assurance. Mais si je vous
trahissais de nouveau, en vérité, je mériterais un enfer à part. Et précisément ce qui me fait trembler,
ô Dieu de mon âme, c'est que je puis de nouveau perdre votre grâce. Que de fois je vous ai promis
fidélité! Et je vois qu'ensuite je me suis de nouveau révolté contre vous. Ah! Seigneur, ne le
permettez pas; ne me laissez pas tomber dans l'immense malheur de me voir encore au nombre de
vos ennemis. Infligez-moi n'importe quel châtiment, mais non celui-là. « Non, ne permettez pas que
je sois séparé de vous ». Si vous prévoyez que je doive encore offenser, faites-moi plutôt mourir.
Oui, même la mort la plus douloureuse, plutôt que d'avoir à déplorer le malheur d'être de nouveau
privé de votre grâce! Non, ne permettez pas que je sois séparé de vous. Je le répète, mon Dieu, et
faites que je ne cesse de le répéter: Ne permettez pas que je sois séparé de vous. Je vous aime, ô
mon bien-aimé Rédempteur, et je ne veux plus me séparer de vous. Par les mérites de votre mort,
donnez-moi un amour si grand, un amour qui m'unisse si étroitement à vous que je ne puisse plus
vous quitter.
O Marie, ma Mère, si jamais je venais à offenser de nouveau mon Dieu, je crains que
vous aussi, vous ne m'abandonniez. Aidez-moi donc de vos prières; obtenez-moi la sainte
persévérance et l'amour de Jésus Christ.
DIX-HUITIÈME CONSIDÉRATION
Du nombre des péchés
« Parce que la sentence n'est pas promptement portée contre les méchants, les fils des hommes
s'abandonnent sans crainte à faire le mal »
(Ecclésiaste 8, 11)
PREMIER POINT
Si Dieu punissait les péchés sitôt qu'ils se commettent, certainement on ne l'outragerait
pas comme on le fait. Mais parce qu'il ne châtie pas tout de suite et qu'il attend, les pécheurs
s'enhardissent à l'offenser davantage. Or, comprenons-le bien, Dieu attend et supporte, mais il
n'attend pas et ne supporte pas toujours. D'après un grand nombre de saints Pères, comme saint
Basile, saint Jérôme, saint Jean-Chrysostome, saint Augustin et plusieurs autres, de même que Dieu
a déterminé pour chaque homme le nombre de jours, le degré de santé ou de talent, qu'il veut lui
accorder, selon cette parole de la Sagesse: « Vous avez disposé toutes choses avec mesure et
nombre et poids » (Sagesse 11, 21) de même aussi il a déterminé pour chacun le nombre des péchés
dont il veut lui accorder le pardon, de telle sorte que, ce nombre une fois atteint, il ne pardonne plus.
« Sachons bien une chose, dit saint Augustin, c'est que la patience de Dieu supporte chaque homme,
mais à la condition qu'il ne dépassera pas une certaine limite; dès que celle-ci est atteinte, tout
espoir de pardon s'évanouit » (S. Augustin (plutôt Pélage, selon Glorieux, n. 40), De vita christiana,
c. 4, PL 40, 1035). Ainsi parle également Eusèbe de Césarée: « Dieu prend patience mais dans une
certaine mesure; après quoi, il abandonne » (Eusèbe de Césarée, Démonstrations évangéliques, liv.
8, c. 2, PG 22, 602). Les autres Pères, nommés plus haut, tiennent tous le même langage.
Et ce n'est pas au hasard, mais appuyés sur les divines Écritures que tous les saints ont
parlé de la sorte. Le Seigneur déclare dans un endroit qu'il suspendait la ruine des Amorrhéens
parce que le chiffre de leurs péchés n'était pas encore atteint: « Les iniquités des Amorrhéens ne
sont pas encore parvenus à leur comble » (Genèse 15, 16). « Désormais, dit-il autre part, je n'aurai
plus de pitié pour la maison d'Israël » (Osée 1, 6). Ailleurs: « Ils m'ont déjà tenté par dix fois, ils ne
verront pas la terre promise » (Nombres 14, 22). Job dit pareillement: « Vous avez mis mes offenses
en réserve comme dans un sac scellé » (Job 14, 17). Les pécheurs ne comprennent pas leurs péchés;
mais Dieu en tient bonne note, afin de châtier, quand la moisson est mûre, c'est-à-dire quand la
mesure est pleine. « Mettez les faucilles dans le blé, car la moisson est mûre » (Joël 3, 13). Dieu dit
ailleurs: « Au sujet du péché, même remis, ne sois pas sans crainte et n'ajoute pas péché sur péché »
(Ecclésiastique 5, 5); c'est-à-dire, tremble, pécheur, même pour les péchés que je t'ai pardonnés; car,
si tu en commets encore un seul, il se peut que ce péché, venant se joindre aux autres déjà remis,
comble la mesure; et alors il n'y aura plus pour toi de miséricorde. Autre part la Sainte Écriture dit
encore plus clairement: « Le Seigneur attend patiemment jusqu'à ce que, le jour du jugement étant
arrivé, il punisse les nations dans la plénitude de leurs péchés » (2 Maccabées 6, 14). Dieu attend
donc, mais seulement jusqu'au jour où la mesure des péchés est comble; et alors il frappe.
Les saints Livres nous fournissent beaucoup d'exemples de cette sorte de châtiment, et
en particulier l'exemple de Saül. La dernière fois qu'il enfreignit les ordres divins, Saül fut
abandonné de Dieu, au point qu'ayant prié Samuel d'intercéder pour lui, « Portez, lui avait-il dit,
portez, je vous prie, mon péché sur vous et retournez avec moi afin que j'adore le Seigneur », il
reçut cette réponse: « Je ne retournerai pas avec vous, car vous avez rejeté la parole du Seigneur, et
c'est pourquoi le Seigneur vous a rejeté » (1 Samuel 15, 24-26). Tel encore l'exemple de Balthasar.
Pendant qu'il est à table et qu'il y profane les vases du Temple, une main se fait voir qui écrit sur la
muraille: Mane-Thecel-Phares. Daniel arrive; et, expliquant ces paroles, il dit entre autres choses au
roi: « Vous avez été pesé dans la balance et vous avez été trouvé trop léger » (Daniel 5, 27). C'était
bien lui faire entendre que le poids de ses péchés, avait déjà fait pencher le plateau de la divine
justice; et, de fait, cette nuit-là même on le mit à mort. Dans la même nuit, dit Daniel, fut tué
Balthasar, roi de Chaldée. Oh! Que de malheureux subissent le même sort! Ils passent de longues
années dans le péché; puis, quand le nombre de leurs iniquités est atteint, la mort les frappe et les
précipite en enfer. « Ils passent leur jours dans le bonheur, dit Job, et en un moment ils descendent
au fond des enfers » (Job 21, 13). Il en est qui s'appliquent à rechercher le nombre des étoiles, le
nombre des anges, le nombre des années que chacun doit passer ici-bas. Mais quelqu'un eut-il
jamais la pensée de rechercher combien de péchés Dieu veut pardonner à chaque homme? Et c'est là
un bien grand sujet de crainte. Car qui sait, mon frère, si cette première jouissance indigne, cette
première mauvaise pensée à laquelle vous consentiriez, ce premier péché que vous commettez, Dieu
ne refusera pas de vous en accorder le pardon?
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Mon Dieu, je vous rends grâce. Que d'âmes se trouvent maintenant en enfer; et
pour elles il n'y aura plus de pardon, plus d'espérance. Et pourtant elles ont moins commis de
péchés que moi. Et moi, je vis, je ne gémis pas en enfer, et je puis, si je le veux, obtenir mon pardon
et le ciel. Oui, mon Dieu, je veux obtenir mon pardon. Je me repens souverainement de vous avoir
offensé, parce que c'est vous, Bonté infinie, que j'ai offensé. « Père éternel, jetez les yeux sur la face
de votre Christ » (Psaume 83, 10); regardez votre fils, mort pour moi sur cette croix; et, au nom de
ses mérites, faites-moi miséricorde. Je prends l'engagement de mourir plutôt que de vous offenser
encore. Après les péchés que j'ai commis et après tant de grâces que vous m'avez accordées, j'ai
bien sujet de craindre qu'un nouveau péché, venant s'ajouter aux autres, ne comble la mesure; et
alors je serai damné. Ah! Prêtez-moi le secours de votre grâce. J'espère de vous lumière et force
pour vous être fidèle. Et si vous prévoyez que je doive jamais vous offenser encore, faites-moi
mourir, maintenant que j'espère être en état de grâce. Mon Dieu, je vous aime par dessus toutes
choses. Plutôt mourir que de retomber dans votre disgrâce. Par pitié, ne le permettez pas.
O Marie, ma Mère, je vous en conjure, aidez-moi, obtenez-moi la sainte persévérance.
DEUXIÈME POINT
Dieu, dira ce pécheur, est un Dieu de miséricorde. Et qui donc le nie, lui répondrai-je?
Infinie est la miséricorde de Dieu. Cependant combien n'y en a-t-il pas chaque jour qui se damnent?
Le Seigneur m'a envoyé, dit le Messie, « pour guérir ceux qui ont le coeur contrit » (Isaïe 61, 1).
Dieu guérit les âmes de bonne volonté et il pardonne leurs péchés; mais la volonté de pécher, il ne
peut la pardonner. Je suis jeune encore, reprend le pécheur. Qu'importe que vous soyez jeune? Ce
ne sont pas les années que Dieu compte, mais les péchés. Or le nombre des péchés n'est pas le
même pour tous: à l'un Dieu pardonne cent péchés, à l'autre mille; celui-ci tombe en enfer dès son
second péché; combien même y ont été précipités après leur premier péché! Saint Grégoire le Grand
(S. Grégoire le Grand, Dialogues, liv. 5, ch. 18, PL 77, 349) rapporte qu'un enfant de cinq ans
tomba en enfer au moment où il proférait un blasphème. La très sainte Vierge apprit à la servante de
Dieu, Benoîte de Florence (Cf. F. A. Coppenstein, Beati Alani redivivi Rupensis tractatus mirabilis
de ortu atque progressu Psalterii Christi et Mariae, p. 5, c. 60, Venise, 1665, p. 432), qu'une petite
fille de douze ans avait été condamnée à son premier péché. Un autre enfant de huit ans mourut tout
de suite aussi après son premier péché et se damna. Nous lisons dans l'Évangile de saint Matthieu
que Notre Seigneur, apercevant pour la première fois le figuier stérile, le maudit aussitôt. « Que
jamais, lui dit-il, aucun fruit ne naisse de toi; et à l'instant même le figuier sécha » (Matthieu 21,
19). Autre part le Seigneur dit: « Damas a commis trois crimes, au quatrième je ne le convertirai
plus » (Amos 1, 3). Peut-être quelqu'un aura-t-il la témérité de demander à Dieu raison de sa
conduite et pourquoi il veut bien pardonner trois péchés et non pas quatre. Mais il faut adorer en
cela les jugements divins et dire avec l'Apôtre: « O profondeur des trésors de la sagesse et de la
science de Dieu! Que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables! » (Romains
11, 33). « Dieu sait, dit saint Augustin, quand il y a lieu de pardonner, et quand il y a lieu de ne pas
pardonner. Aux uns il fait miséricorde et c'est par libéralité; aux autres il la refuse et c'est justice »
(S. Augustin, La correction et la grâce, ch. 5, n. 8, PL 44, 920): « L'homme profite du reproche
quand celui qui fait progresser ceux qu'il veut, même sans qu'intervienne le reproche, prend pitié et
accorde son secours. Quant à savoir pourquoi les uns sont appelés à se convertir ainsi, d'autres
autrement, d'autres autrement encore, de façon diverses et innombrables, à Dieu ne plaise que nous
disions qu'il appartient à l'argile d'en juger: c'est au potier de le faire » (BA, t. 24, trad. J. Chéné et J.
Pintard, p. 283)).
L'obstiné réplique: J'ai déjà tant de fois offensé Dieu et Dieu m'a pardonné; j'espère
donc qu'il me pardonnera bien encore ce nouveau péché. Et moi je dis: Parce que Dieu vous a
jusqu'ici épargné devra-t-il toujours en être de même? La mesure se comblera, et alors viendra le
châtiment. Tout en continuant ses relations avec Dalila, Samson espérait néanmoins échapper aux
mains des Philistins, comme par le passé. « Je sortirai comme j'ai fait auparavant, pensait-il, et je
me dégagerai » (Judith 16, 20). Mais dans une dernière rencontre, il succomba et perdit la vie. Voici
en conséquence l'avis que vous donne le Seigneur: Ne dis pas: « J'ai péché; et que m'est-il arrivé de
fâcheux »? Non: ne dis pas, après tant de péchés que j'ai commis Dieu ne m'a pas châtié; « car le
Très Haut, quoique lent à punir, punit enfin » (Ecclésiastique 5, 4). C'est-à-dire qu'il viendra une
fois et qu'il réglera enfin les comptes. Alors plus la miséricorde aura été grande, plus sévère aussi
sera le châtiment. « Dieu est plus redoutable, lorsqu'il supporte un obstiné, dit saint Jean
Chrysostome, que lorsqu'il se hâte de frapper pour punir aussitôt » (S. Jean Chrysostome, Homélie
3 au peuple d'Antioche, n. 7, PG 49, 58: « Si vous avez péché et que vous n'ayez pas été puni, ne
vous croyez pas à l'abri de tout danger; mais au contraire, tremblez davantage, sachant bien qu'il est
facile à Dieu de se venger quand il le voudra; s'il ne vous a point puni alors, c'était pour vous
donner le temps de la pénitence » (JEA, t. 2, p. 564)). « Cet ingrat, remarque saint Grégoire, plus
Dieu met de patience à l'attendre, plus il punit ensuite avec rigueur » (S. Grégoire le Grand,
Homélie 13, sur les Évangiles, n. 5, PL 76, 1126). « Et souvent, ajoute le saint, ceux que Dieu a
supportés durant de longues années, sont subitement enlevés par la mort, sans avoir eu le temps de
se convertir et de pleurer leurs péchés » (S. Grégoire le Grand, Morales sur Job, liv. 15, ch. 43, PL
75, 1105: « Souvent ceux qui sont tolérés longtemps dans leur iniquité sont emportés par une mort
subite sans avoir le loisir de pleurer avant leur mort les péchés qu'ils ont commis » (SC 221, trad. A.
Bocognano, p. 85)). Vous, en particulier, vous que Dieu a plus favorisé de ses lumières, votre
aveuglement et votre obstination dans le péché n'en seraient que plus grands. « Il eût mieux valu
pour eux, dit saint Pierre, de ne pas connaître la voie de la justice que de retourner ensuite en arrière
après l'avoir connue » (2 Pierre 2, 21). Et saint Paul déclare impossible, moralement impossible,
qu'une âme se convertisse. « Il est impossible à ceux qui ont été une fois illuminés, qui ont goûté le
don du ciel, d'être renouvelés par la pénitence s'ils viennent à tomber » (Hébreux 6, 4).
Qu'elle est donc effrayante cette menace de Dieu contre ceux qui ferment l'oreille à ses
appels: « Parce que j'ai appelé et que vous avez refusé de m'entendre, moi aussi à votre mort je rirai
et je me moquerai » (Proverbes 1, 24)! Qu'on remarque ces deux mots: moi aussi; ils signifient que,
si le pécheur s'est moqué de Dieu en se confessant, en faisant de belles promesses, puis en
continuant de le trahir, Dieu, de son côté, se moquera de lui au moment de la mort. Écoutons cette
autre parole: « Comme le chien qui retourne à son vomissement, dit le sage, ainsi est l'imprudent
qui réitère sa folie » (Proverbes 26, 11). Ce que Denys le Chartreux explique de la manière
suivante: « De même qu'on est saisi d'horreur et de dégoût à la vue d'un animal qui reprend ce qu'il
vient de vomir, ainsi Dieu a en horreur celui qui réitère ses péchés après les avoir détestés aux pieds
du prêtre » (Denys le Chartreux, Enarrationes in Epist, secundam B. Petri, a. 2, in c. 2, 21, Opera, t.
13, Montreuil-Tournai, 1901, p. 691).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Me voici à vos pieds, ô mon Dieu. Je suis cet être méprisable qui s'est repu tant de fois
du fruit défendu après l'avoir détesté. Je ne mérite pas, ô mon Rédempteur, que vous ayez pitié de
moi. Mais le sang que vous avez répandu pour moi m'encourage et m'oblige à espérer. Que de fois
je vous ai offensé! Et vous, que de fois vous m'avez pardonné! Je vous promettais de ne plus vous
offenser, et sans cesse je recommençais à vous offenser. Mais vous, vous ne cessiez pas de me
pardonner. Eh quoi! Veux-je donc attendre qu'enfin vous me jetiez en enfer? Ou bien, châtiment
plus terrible que l'enfer même, veux-je attendre que vous m'abandonniez dans mon péché? Non,
mon Dieu; je veux me convertir et, pour vous être fidèle, je veux mettre en vous toute ma confiance.
Dans mes tentations, je veux à l'instant même et toujours réclamer votre secours. Par le passé, j'ai
compté sur mes promesses et sur mes résolutions; et j'ai négligé, dans les tentations, de me
recommander à vous: c'est ce qui m'a perdu. Désormais vous seul serez mon espérance et ma force;
et ainsi je pourrai tout. « Oui, je puis tout en celui qui me fortifie » (Philippiens 4, 13). Accordez-
moi donc, ô mon Jésus, je vous en conjure par vos mérites, la grâce de me recommander toujours à
vos et de vous demander assistance dans tous mes besoins. Je vous aime, ô souverain Bien, aimable
par-dessus tout bien, et je ne veux aimer que vous; mais c'est à vous de m'assister.
C'est à vous aussi, ô Marie, ma Mère, de me prêter le secours de votre intercession.
Mettez-moi au nombre de vos protégés et faites que toujours, quand je serai tenté, je vous appelle à
mon aide. O Marie, votre nom sera ma défense.
TROISIÈME POINT
« Mon fils, as-tu péché? Ne recommence pas de nouveau; mais prie pour les fautes
anciennes, afin qu'elles te soient remises » (Ecclésiastique 21, 1). Voilà, chrétien, mon frère,
l'avertissement que, dans sa bonté, vous donne votre Seigneur, parce qu'il veut nous sauver. Mon
fils, vous dit-il, au lieu de recommencer à faire le mal, ne songez plus désormais qu'à mériter le
pardon des péchés commis! Oui, mon frère, plus vous avez offensé Dieu, plus vous devez craindre
de l'offenser encore; car ce nouveau péché fera pencher la balance de la divine justice et vous serez
damné! Je ne dis pas absolument qu'après ce nouveau péché il n'y aura plus de pardon pour vous;
car personne n'en sait rien; mais je dis qu'il peut en être ainsi. Quand donc vous serez tenté, dites:
qui sait si Dieu me pardonnera cette fois encore et si je ne serai pas définitivement damné?
Répondez-moi, je vous prie; s'il était probable que tel mets fût empoisonné, le prendriez-vous? Si
vous aviez lieu de penser que sur tel chemin vous rencontrerez vos ennemis prêts à vous ôter la vie,
y passeriez-vous, alors que vous pouvez en prendre un autre parfaitement sûr? Or quelle assurance
et même quelle probabilité avez-vous d'abord qu'après être retourné au péché, vous en aurez ensuite
une vraie douleur et que vous en sortirez une bonne fois; et de plus, que Dieu ne vous fera pas
mourir dans l'acte du péché ou qu'il ne vous abandonnera pas après ce péché?
Eh quoi! Lorsque vous achetez une maison, avec quel soins ne prenez-vous pas vos
assurances, afin, comme on dit, de ne pas jeter votre argent par la fenêtre. Jamais vous ne prendrez
une médecine, sans vous être assuré qu'elle ne peut vous nuire. Que vous ayez à passer un torrent,
vous vous tenez bien sur vos gardes afin de n'y pas tomber. Et après cela, pour une misérable
satisfaction, pour un vil et honteux plaisir, vous voulez risquer votre salut éternel? Je vous entends:
J'espère me confesser, dites-vous. Mais je vous le demande: quand vous confesserez-vous?
Dimanche. Et qui vous a promis que vous vivrez jusqu'à dimanche? Demain alors. Et qui vous
garantit ce demain? Vous n'avez pas même une heure à vous, dit saint Augustin (S. Augustin, Sur le
Psaume 38, n. 7, PL 36, 419: « Qu'allez-vous me donner dans l'heure qui s'écoule maintenant?
Quelle partie m'en donnerez-vous pour lui appliquer ce mot: elle est? Mais, quand vous prononcez
ce mot est, il ne renferme qu'une syllabe prononcée en un seul moment, et cette syllabe contient
trois lettres; cependant, dans cette unique émission de voix, vous n'arrivez pas à la seconde lettre
que la première ne soit finie, et la troisième n'arrivera pas que la deuxième ne soit passée. Quelle
partie de cette syllabe unique me donnez-vous? Et vous croyez saisir un jour, vous qui ne saisissez
pas même une syllabe? » (Vivès, t. 12, p. 243)), et vous prétendez avoir une journée? Eh quoi! Vous
osez vous promettre de vous confesser demain, vous qui ne savez pas même s'il vous reste une
heure à vivre. Celui qui a promis le pardon au pécheur repentant, ajoute saint Augustin (Fusion,
semble-t-il, de textes de plusieurs auteurs, surtout S. Augustin, Sur le Psaume 101, sermon 1, n. 10,
PL 37, 1301; Sur le Psaume 144, n. 11, PL 37, 1877. S. Grégoire le Grand, Homélie 12 sur les
Évangiles, 1. 1, n. 6, PL 76, 1122. S. Jean Chrysostome, Homélie 22 sur la 2ème Épître aux
Corinthiens, PG 61, 552), n'a pas promis le lendemain au pécheur qui commet le mal; peut-être le
donnera-t-il, peut-être ne le donnera-t-il pas. Si donc vous péchez maintenant, il se peut que Dieu
vous accorde le temps de faire pénitence et il se peut aussi que Dieu vous le refuse. Et s'il vous le
refuse, que deviendrez-vous durant toute l'éternité? Voilà donc que, pour un misérable plaisir, vous
allez perdre votre âme et que vous l'exposez à être perdue pendant toute l'éternité? Or, risqueriez-
vous mille écus pour cette vile satisfaction? Que dis-je? Pour ce plaisir d'un instant, consentiriez-
vous à tout risquer: argent, maison, terres, liberté et jusqu'à votre vie? Assurément non. Et comment
donc pour ce misérable plaisir voulez-vous tout perdre à la fois, votre âme, le ciel et Dieu? Dites-
moi: ciel, enfer, éternité, sont-ce là des vérités que vous enseigne la foi, ou bien autant de fables?
Croyez-vous que, si la mort vous surprend dans le péché, vous êtes à jamais perdu? Quelle témérité
donc, quelle folie de vous condamner vous-même à une éternité de tortures, en vous disant: J'espère
bien me convertir un jour! Personne, dit saint Augustin (S. Augustin (plutôt S. Fulgence de Ruspe,
selon Glorieux, n. 40), De fide... ad Petrum, c. 3, n. 40, PL 40, 766. Qu'on nous permette ici
quelques réflexions. Certains prédicateurs, en se servant de cette Dix-huitième considération, mais
en forçant la signification des textes, on rendu S. Alphonse responsable de leurs idées trop rigides.
S. Alphonse n'a pas été l'inventeur du sermon sur le nombre des péchés, qui était de tradition chez
les missionnaires populaires aux XVIIe et XVIIIe siècles, comme on peut le voir dans les oeuvres
de P. Segneri, s. j., F. Nepveu, s. j., Pawlowski, s. j., S. Léonard de Port-Maurice, etc. Moraliste
réputé et modéré, mais aussi missionnaire de grande expérience, S. Alphonse prêchait d'habitude
sur la « mesure des grâces » avant de parler du péché et ensuite proclamait aux pécheurs l'infinie
miséricorde de Dieu. Il utilisait en somme une tactique opposée à celle du démon qui avant le péché
excite à la confiance dans le pardon et, après, pousse au désespoir. Jamais il n'eut l'intention de
construire une théorie qui refuse toute grâce aux pécheurs, passé un certain nombre de fautes; au
contraire, il combattit un tel système. Quelques-unes de ses expressions, isolées, pourraient prêter à
de fausses interprétations: elles doivent être examinées dans leur contexte pour ne pas le mettre à
tort en opposition avec la doctrine traditionnelle de la saine théologie. (Cf. O. Gregorio, Il calcolo
dei dannati, in Divinitas, 2, Rome, 1963, pp. 387-392)), ne consent à être malade, même avec
l'espoir de guérir. Il ne se trouve pas d'homme assez insensé pour prendre du poison, en disant:
peut-être pourrai-je guérir au moyen de remèdes. Et vous, sur un peut-être, vous voulez vous
condamner à une mort éternelle. Peut-être, dites-vous, se présentera-t-il une planche de salut. O
folie qui a jeté et qui jette encore tant d'âmes en enfer! Car voici la menace du Seigneur: « Tu as
péché en comptant sur ma bonté... un châtiment fondra sur toi, sans que tu en saches l'origine »
(Isaïe 47, 10-11).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Voici, Seigneur, un de ces insensés qui, sur un fol espoir de future conversion, a tant
de fois perdu son âme et votre grâce. Si vous m'aviez fait mourir à tel moment et durant ces nuits où
je me trouvais dans le péché, que serais-je devenu? Bénie soit votre miséricorde de m'avoir attendu
et de me faire maintenant connaître ma folie! Vous voulez mon salut, je le vois; je le veux aussi. Je
me repens, ô Bonté infinie, de m'être si souvent éloigné de vous; je vous aime de tout mon coeur, et
par les mérites de votre Passion, j'espère de ne plus retomber dans ma folie. Vite, ô mon Jésus,
accordez-moi mon pardon et rendez-moi votre sainte grâce; je ne veux plus me séparer de vous.
« Seigneur, j'ai espéré en vous et je ne serai pas confondu à jamais » (Psaume 30, 2). Non, ô mon
Rédempteur, je n'aurai plus, je l'espère, à subir encore le malheur et la honte de me voir privé de
votre grâce et de votre amour. Accordez-moi la sainte persévérance et faites que toujours je vous la
demande, spécialement quand je serai tenté. Qu'alors surtout j'invoque votre saint nom et celui de
votre sainte Mère, en disant: Mon Jésus, aidez-moi; Marie, ma Mère, venez à mon secours.
Tant que je recourrai ainsi à vous, ô ma Souveraine, jamais je ne serai vaincu; et si la
tentation persiste, obtenez-moi la grâce de persister également à vous invoquer.
DIX-NEUVIÈME CONSIDÉRATION
Quel grand bien est l'état de grâce
et quel mal, l'état de péché
« L'homme n'en connaît pas le prix »
(Job 28, 13)
PREMIER POINT
« Si tu sépares ce qui est précieux de ce qui est vil, dit le Seigneur, tu seras comme ma
bouche » (Jérémie 5, 19), c'est-à-dire que, le propre de Dieu étant de réprouver le mal et de choisir
le bien, on se rend semblable à Dieu, quand on distingue les choses précieuses des choses
méprisables. Voyons donc quel bien est l'état de grâce et quel mal est l'état de péché. « Les
hommes, selon la parole de Job, ne connaissent pas le prix de la divine grâce » (Job 28, 13). Aussi
l'échangent-ils contre un rien, une vanité, un peu de terre, un vil et honteux plaisir. Mais elle est ce
trésor dont parle la Sainte Écriture: « un trésor infini pour les hommes; et ceux qui en ont usé sont
devenus participants de l'amitié de Dieu » (Sagesse 7, 14). une âme en état de grâce est donc l'amie
de Dieu. Dépourvus qu'ils étaient des lumières de la foi, les païens regardaient comme impossible
qu'une créature parvint à lier amitié avec Dieu, et de fait, à ne parler que d'après les lumières
naturelles, ils avaient raison; car, ainsi que le remarque saint Jérôme (S. Jérôme, Commentaires sur
Michée, liv. 2, sur le ch. 7. vers. 5-7, PL 25, 1219), l'amitié n'existe qu'entre égaux; elle suppose ou
établit l'égalité. Mais Dieu nous déclare, en plusieurs endroits des divines Écritures, que par sa
grâce nous devenons ses amis, à condition toutefois que nous observions sa loi. « Vous êtes mes
amis, si vous faites ce que je vous commande. Je ne vous appellerai plus mes serviteurs... mais je
vous ai appelés mes amis » (Jean 15, 14-15). O bonté de Dieu, s'écrie saint Grégoire (S. Grégoire le
Grand, Homélie 27 sur les Évangiles, n. 4, PL 76, 1206), ô admirable condescendance de notre
Dieu, nous ne méritons même pas d'être appelés serviteurs, et voilà qu'il daigne nous donner le nom
d'amis!
Combien ne s'estimerait-il pas heureux, celui qui aurait la bonne fortune de devenir
l'ami de son roi! Mais quelle témérité ne serait-ce pas à son sujet s'il prétendait lier amitié avec son
prince? Et pourtant, c'est sans aucune témérité que l'âme aspire à devenir l'amie de son Dieu. Saint
Augustin (S. Augustin, Les Confessions, liv. 8, ch. 6, n. 15, PL 32, 755: « L'un d'eux se mit à lire
(la vie d'Antoine), et le voilà qui s'émerveille... Alors, tout d'un coup, lui que remplit un saint amour
et qu'une sage honte irrite contre lui-même, il jette les yeux sur son ami... Que cherchons-nous? A
quoi tend notre service (auprès de l'empereur)?... tout n'est-il pas fragile et plein de périls?... Et
quand y sera-t-on tandis que, ami de Dieu, si je veux le devenir, voici qu'à l'instant c'est fait » (BA,
t. 14, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, pp. 39-41)) rapporte que deux courtisans se trouvant un jour
dans un monastère, l'un d'eux se mit à lire la vie de saint Antoine, abbé. Il lisait, remarque le saint
Docteur, et son coeur se dépouillait du monde, c'est-à-dire que les affections pour les choses de ce
monde disparaissaient de son coeur, à mesure qu'il avançait dans sa lecture. Puis, se tournant vers
son compagnon: Insensés que nous sommes, s'écrie-t-il, que cherchons-nous? Pouvons-nous, en
servant l'empereur, espérer mieux que de devenir ses amis? Si nous réussissons, quels périls nous
auront courus, pour courir ensuite un péril plus grand encore: celui de nous perdre à jamais. Et puis,
combien de temps durera notre fortune? Mais non, il sera bien difficile que nous arrivions jamais à
avoir César pour ami. Si, au contraire, je veux devenir l'ami de Dieu, il ne tient qu'à moi de l'être
aussitôt.
L'homme qui est en état de grâce devient donc l'ami de Dieu. Ce n'est pas assez: il
devient son enfant. « Vous êtes des dieux: et tous, vous êtes les fils du Très Haut » (Psaume 81, 6).
Tel est l'immense bonheur que nous a procuré l'amour divin par le moyen de Jésus Christ. « Voyez
donc, s'écrie saint Jean, quelle grande charité le Père a eue pour nous, que nous soyons appelés et
que nous soyons réellement enfants de Dieu » (1 Jean 3, 1). De plus, l'âme en état de grâce devient
l'Épouse de Dieu. « Je te rendrai mon épouse éternelle par une inviolable fidélité » (Osée 2, 20).
Aussi le Père de l'enfant prodigue, non content de lui rendre ses bonnes grâces, voulut encore qu'on
lui donnât un agneau, signe des épousailles. « Mettez-lui un anneau au doigt » (Luc 15, 22).
En outre elle devient le temple de l'Esprit Saint. Un jour qu'on baptisait un enfant,
sainte Marie d'Oignies vit un démon sortir du nouveau chrétien, et en même temps le Saint-Esprit y
entrer, entouré d'une troupe d'anges (Bollandistes, Acta Sanctorum, t. 25 (23 juin), Paris, 1867, p.
563. Jacques de Vitry a écrit la vie de la bienheureuse Marie d'Oignies (1177-1213), la mystique
brabançonne).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ainsi donc, ô mon Dieu, quand mon âme avait le bonheur de posséder votre grâce, elle
était votre amie, votre fille, votre épouse, votre temple. Hélas! Par le péché elle a tout perdu et elle
est devenue votre ennemie et l'esclave du démon. Mais vous me donnez encore le temps de
recouvrer votre grâce. Soyez-en béni, ô mon Dieu. Je me repens par-dessus tout de vous avoir
offensé et par-dessus tout je vous aime, ô Bonté infinie; de grâce, recevez-moi et ne me rejetez pas.
Je sais bien que je mériterais d'être chassé de votre présence. Mais le sacrifice que Jésus Christ fit
de lui-même sur le Calvaire mérite bien que vous me receviez encore, car je me repens de mes
péchés. « Que votre règne arrive. » Mon Père, oui, mon Père, puisque votre Fils m'a lui-même
recommandé de vous donner ce nom, mon Père, venez avec votre grâce régner dans mon coeur,
faites que ce coeur vous serve uniquement, qu'il vive uniquement pour vous, et qu'il vous aime
uniquement. « Ne nous laissez pas succomber à la tentation. » Non, ne permettez pas que mes
ennemis puissent jamais me tenter au point que je succombe dans la lutte. « Mais délivrez-nous du
mal. » Délivrez-moi de l'enfer; mais d'abord délivrez-moi du péché qui peut seul me conduire en
enfer.
O Marie priez pour moi et défendez-moi, afin que jamais je n'aie cet épouvantable
malheur de me voir dans le péché, privé de la grâce de Dieu, votre Seigneur et le mien.
DEUXIÈME POINT
D'après saint Thomas d'Aquin (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, Ia – IIae, qu.
112, art. 1, c: « Le don de la grâce surpasse la puissance de toute nature créée, puisque la grâce est
une participation à la nature divine, laquelle surpasse toute autre nature » (RJ, trad. R. Mulard, p.
120)), entre tous les dons qu'une créature peut recevoir, la grâce est de beaucoup le plus grand,
attendu qu'elle est une participation à la nature même de Dieu. Saint Pierre l'avait déjà dit: « Par
elle, nous devenons participants de la nature divine » (2 Pierre 1, 4). Tel est le don que Jésus Christ
nous a mérité par sa passion: cette même splendeur qu'il tient de son Père il nous la communique.
Oui, disait-il, « je leur ai donné la gloire que vous m'avez donnée » (Jean 17, 22). En un mot, celui
qui est en état de grâce devient une même chose avec Dieu. « Celui qui s'unit au Seigneur est un
même esprit avec lui » (1 Corinthiens 6, 17). Et le Rédempteur assure que dans son âme où règne
l'amour de Dieu, la Sainte Trinité toute entière vient établir sa demeure: « Si quelqu'un m'aime, mon
Père l'aimera et nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure » (Jean 14, 23).
Une âme en état de grâce est si belle aux yeux de Dieu que lui-même en fait l'éloge:
« Que tu es belle, ô mon amie, que tu es belle » (Cantique 4, 1)! Il semble que le Seigneur ne puisse
détacher ses yeux d'une âme qui l'aime, ni fermer ses oreilles à aucune des demandes qu'elle lui
adresse: « Les yeux du Seigneur sont sur les justes et ses oreilles sont attentives à leurs prières »
(Psaume 33, 16). Sainte Brigitte disait que personne ne pourrait, sans mourir de joie, voir la beauté
d'une âme en grâce avec Dieu (S. Brigitte de Suède, Révélations, liv. 2, ch. 18: « Si vous pouviez
voir l'éclat et la beauté spirituelle des anges et des âmes bienheureuses, votre corps ne pourrait le
supporter, mais il romprait en deux... à raison de la joie que l'âme recevrait de cette vision »
(Ferraige, t. 1, p. 288)). Et sainte Catherine de Sienne (B. Raymond de Capoue, Vie de S. Catherine
de Sienne, 2e partie, ch. 4, n. 5-6, t. 1, Paris, 1877, pp. 132-136: « Il m'a montré (mon sauveur) la
beauté de cette âme, et depuis, il est bien rare que je voie quelqu'un sans connaître aussitôt son état
intérieur. Et elle ajoutait: O mon Père, si vous pouviez voir la beauté d'une âme douée de raison,
vous sacrifieriez cent fois votre vie, s'il le fallait, pour assurer son salut. Non, il n'y a rien dans ce
monde matériel qui puisse être comparé à sa beauté »), ayant un jour vu une âme en état de grâce,
disait que, pour lui conserver toujours cette admirable beauté, elle eût volontiers sacrifié sa propre
vie. Aussi, pénétrée de cette pensée que les âmes recouvrent la grâce de Dieu par le ministère des
prêtres, la voyait-on baiser sur le sol la trace de leurs pas.
Ensuite, quels trésors de mérites peut s'amasser une âme en état de grâce! A chaque
instant elle peut acquérir une gloire éternelle; et, comme s'exprime saint Thomas (S. Thomas
d'Aquin, Somme théologique, Ia – IIae, qu. 114, art. 7, ad. 3: « Il faut donc dire que n'importe quel
acte de charité mérite la vie éternelle d'une façon absolue » (RJ, trad. R. Mulard, p. 233)), c'est un
nouveau paradis qu'elle mérite par chacun de ses actes d'amour. Comment pourrions-nous encore
porter envie aux grands du monde? Car, si nous sommes en grâce avec Dieu, il ne tient qu'à nous de
nous assurer sans cesse un trône plus élevé dans le ciel. Un frère coadjuteur de la compagnie de
Jésus, comme le rapporte le père Patrignani dans ses Ménologes (Patrignani, Menoligio, t. 3,
Venise, 1730, pp. 6-8. Patrignani ne parle pas de la vision mais bien Schinosi, Istoria della
Compagnia di Gesù al Regno di Napoli, lib. 4, c. 4, t. 1, Naples, 1706, p. 300), apparut après sa
mort et déclara qu'il était sauvé ainsi que Philippe II roi d'Espagne. Il ajouta qu'ils se trouvaient déjà
tous les deux en possession de la gloire; mais qu'autant il avait été au-dessous de ce prince sur la
terre, autant il était au-dessus de lui dans le ciel. Enfin de quelle paix ne jouit pas, dès cette vie,
l'âme en grâce avec Dieu! Ceux-là seuls peuvent le comprendre, qui le savent par expérience:
« Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux » (Psaume 33, 9). Il faut bien que se réalise cette
parole des Saintes Écritures: « Une grande paix est le partage de ceux qui accomplissent votre loi »
(Psaume 118, 165). Et cette paix, que goûte l'âme avec Dieu, l'emporte sur tous les plaisirs que
procurent les sens et le monde. « La paix de Dieu, dit l'Apôtre, surpasse tous les sentiments »
(Philippiens 4, 7).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
O mon Jésus, vous êtes ce bon Pasteur, qui se laisse immoler pour nous donner la vie à
nous, vos pauvres brebis. Lorsque je fuyais loin de vous, vous n'avez pas cessé de me poursuivre et
de me chercher; maintenant donc que je vous cherche et que, plein de repentir, je reviens me jeter à
vos pieds, recevez-moi. Rendez-moi votre sainte grâce que j'ai si misérablement perdue par ma
faute. Je me repens de tout mon coeur. Quand je pense que je vous ai tant de fois trahi, je voudrais
en mourir de douleur. Pardonnez-moi par les mérites de cette mort douloureuse que vous avez
endurée pour moi sur la croix. Unissez-moi étroitement à vous par les douces chaînes de votre
amour et ne permettez pas que je m'éloigne encore de vous. Donnez-moi la force de porter avec
patience toutes les croix que vous m'enverrez; aussi bien j'ai mérité les peines éternelles de l'enfer.
Faites que j'accepte avec amour les injures qui me viendront des hommes; car je devrais pour
l'éternité me trouver sous les pieds des démons. Faites en un mot que j'obéisse en tout à vos
aspirations et qu'en toute circonstance je remporte par votre amour la victoire sur le respect humain.
C'est vous seul que désormais je suis résolu de servir; et, quoique puissent dire les autres, je ne veux
aimer que vous, ô mon Dieu, infiniment aimable; je ne veux plaire qu'à vous. Vous-même prêtez-
moi votre secours sans lequel je ne puis rien. Je vous aime de tout mon coeur, ô mon Jésus, et j'ai
confiance en votre précieux sang.
O Marie, mon Espérance, aidez-moi de vos prières. Je me glorifie d'être votre
serviteur; et vous, puisque vous vous glorifiez de sauver les pécheurs qui recourent à vous,
secourez-moi et sauvez-moi.
TROISIÈME POINT
Voyons maintenant quelle est la misère d'une âme tombée dans la disgrâce de Dieu.
Elle est séparée de Dieu, son souverain Bien! « Vos péchés ont élevé une séparation entre vous et
votre Dieu » (Isaïe 59, 2). Cette âme n'est donc plus à Dieu et Dieu n'est plus à cette âme. « Non, dit
le Seigneur lui-même, vous n'êtes plus mon peuple, et moi, je ne serai plus votre Dieu » (Osée 1, 9).
Non seulement elle n'est plus à Dieu, mais Dieu la hait et il da destine à l'enfer. Le Seigneur ne hait
aucune de ses créatures, pas même les bêtes sauvages, les vipères et les animaux les plus immondes.
« Vous aimez, Seigneur, tout ce qui existe et vous ne haïssez rien de tout ce que vous avez créé »
(Sagesse 11, 25). Mais Dieu ne peut faire autrement que de haïr les pécheurs. « Vous haïssez, s'écrie
David, tous ceux qui opèrent l'iniquité » (Psaume 5, 7). En effet le péché est un ennemi tout à fait
opposé à la volonté divine et par conséquent Dieu le hait, il le hait nécessairement. Haïssant de sorte
le péché, il doit nécessairement haïr aussi le pécheur, lequel a fait alliance avec le péché. « Ils sont
également abominables à Dieu et l'impie et son impiété » (Sagesse 14, 9).
O ciel! Si quelqu'un a pour ennemi un prince de la terre, impossible qu'il goûte encore
un instant de repos, tant il y a lieu de trembler incessamment pour ses jours. Et celui qui a Dieu
même pour ennemi, comment peut-il vivre en paix? Car on peut échapper à la fureur d'un prince, en
se cachant dans une forêt ou bien, en fuyant sur une terre lointaine. Mais qui peut se soustraire aux
mains de Dieu? « Seigneur, disait David, si je monte au ciel, vous y êtes; si je descends dans l'enfer,
vous vous y trouvez car c'est votre main qui m'y conduira » (Psaume 138, 8), et partout votre main
peut m'atteindre.
Pauvres pécheurs! Ils sont maudits de Dieu, maudits des anges, maudits des saints, et
même sur la terre ils sont à toute heure maudits des prêtres et des religieux, lesquels en récitant
l'office divin profèrent contre eux cette malédiction: « Maudits soient ceux qui s'écartent de la voie
de vos commandements » (Psaume 118, 21). ce n'est pas tout; la disgrâce de Dieu entraîne la perte
de tous les mérites. Un homme aura acquis autant de richesses spirituelles qu'un saint Paul ermite
durant ses quatre-vingt-dix-huit ans passés dans une grotte, autant qu'un saint François-Xavier,
lequel eut le bonheur de gagner à Dieu dix millions d'âmes, autant qu'un saint Paul, dont les mérites,
au dire de saint Jérôme (S. Jérôme, Lettre 58 à Paulin, n. 1, PL 22, 580), dépassèrent ceux de tous
les autres Apôtres, si cet homme commet un seul péché mortel, il perd tout. « Toutes les oeuvres de
justice qu'il a faites seront oubliées » (Ezéchiel 18, 24). Telle est la ruine que produit la perte de la
grâce. On était l'enfant de Dieu et on est plus qu'un esclave de Lucifer; d'ami cher au coeur de Dieu,
on devient son ennemi, un ennemi souverainement odieux; au lieu d'être un héritier du paradis, on
n'est plus qu'un condamné à l'enfer. Saint François de Sales (S. François de Sales, Traité de l'amour
de Dieu, liv. 4, ch. 3: « Hélas, Théotime, quel pitoyable spectacle aux Anges de paix, de voir ainsi
sortir le Saint Esprit et son amour de nos âmes pécheresses! Hé, je crois certes, que s'ils pouvaient
alors pleurer, ils verseraient des larmes infinies » (RVP, p. 536)) disait que si les anges pouvaient
pleurer, ils se mettraient certainement à verser des larmes de compassion sur la misère d'une âme
qui commet un péché mortel et qui perd la grâce de Dieu.
Mais le comble de la misère, c'est que les anges pleureraient s'ils le pouvaient, tandis
que le pécheur lui ne pleure pas. Pour un misérable animal, une brebis que l'on perd, dit saint
Augustin (Les sermonnaires attribuent ce texte tantôt à S. Augustin, tantôt à S. Bonaventure, mais
on ne le trouve ni chez l'un ni chez l'autre, du moins cité de cette façon. L'idée est exprimée dans S.
Augustin, Sur le Psaume 101, sermon 1, n. 6, PL 37, 1298: « Un homme a perdu de l'argent, il en
gémit; il a perdu la foi, il n'en gémit pas » (Vivès, t. 14, p; 197)), on n'a plus ni appétit ni sommeil et
on verse des larmes; vient-on à perdre la grâce de Dieu, on mange, on dort, on ne verse pas une
seule larme.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Voilà donc, ô mon Rédempteur, l'état misérable auquel je me suis réduit. Vous, vous
avez dépensé trente-trois années de fatigues et de souffrances, pour me rendre digne de votre grâce;
et moi, pour un plaisir empoisonné d'un instant, je l'ai méprisée et je l'ai échangée contre une
bagatelle, un rien. Mais bénie soit votre sainte grâce, si je le veux. Oui, je veux faire tout ce que je
puis pour la recouvrer. Dites-moi ce que je dois faire pour obtenir mon pardon. Voulez-vous que je
me repente? O mon Jésus, je me repens de tout mon coeur d'avoir offensé votre bonté infinie.
Voulez-vous que je vous aime? Je vous aime par-dessus toutes choses. Que j'ai eu tort, par le passé,
de laisser aller mon coeur à aimer les créatures, les vanités! Dorénavant je veux vivre pour vous
seul, je ne veux aimer que vous seul, ô mon Dieu, mon trésor, mon espérance et ma force. « Je vous
aimerai, Seigneur, vous qui êtes ma force » (Psaume 17, 2). Vos mérites, ô mon Jésus, vos saintes
plaies doivent être mon espérance, et mon appui. J'espère que vous me donnerez la force de vous
être fidèle. Recevez-moi donc dans votre amitié, ô mon Sauveur, et ne permettez pas que je vous
abandonne encore. Ôtez de mon coeur toute affection aux choses de la terre et enflammez-le de
votre saint amour. Oui, allumez-y le feu de votre amour.
O Marie, ma Mère, faites qu'à votre exemple je sois tout enflammé d'amour pour Dieu.
VINGTIÈME CONSIDÉRATION
Folie du pécheur
« La sagesse de ce siècle est folie devant Dieu »
(1Corinthiens 3, 19)
PREMIER POINT
Le vénérable Jean d'Avila (S. Jean d'Avila, Trattati del SS. Sacramento
dell'Eucharistia, tr. 9-10, Rome, 1608, pp. 138, 161; Trattato spirituale sopra il verso « Audi filia »,
c. 48, Rome, 1610, p; 147) aurait voulu ouvrir dans le monde deux prisons: une pour renfermer
ceux qui ne croient pas, et l'autre, ceux qui croient et qui vivent dans le péché, loin de Dieu; et,
ajoutait-il, c'est une prison de fous qui convient à ces derniers. Les malheureux! Ils en viennent dans
les excès de leur misère et de leur infortune, à se regarder comme des sages et prudents, eux les plus
vains et les plus insensés de tous les hommes! Et pour comble de désolation, « leur nombre, dit
l'Ecclésiaste, est infini » (Ecclésisate 1, 15). Leur folie, c'est pour celui-ci les honneurs, pour celui-
là les plaisirs, pour un autre les misérables biens de la terre; avec cela, ils ont l'audace de traiter de
folie la conduite des Saints qui foulent aux pieds les avantages de ce monde pour conquérir le salut
éternel et Dieu, le vrai Bien. Ainsi, c'est folie à leurs yeux que d'embrasser les mépris et de
pardonner les injures; folie encore de se priver des plaisirs des sens pour s'adonner à la
mortification; folie de renoncer aux honneurs et richesses, folie d'aimer la solitude, la vie humble et
cachée. Hélas! Ils ne veulent pas entendre la parole du Seigneur, proclament leur sagesse une vraie
folie: « La sagesse de ce siècle est folie devant Dieu » (1 Corinthiens 3, 19).
Ah! Un jour viendra bien où ils confesseront hautement leur folie. Mais quand? Alors
qu'il n'y aura plus de remède. « Insensés que nous étions, s'écrieront-ils dans leur désespoir, nous
estimions leur vie une folie et leur fin sans honneur » (Sagesse 5, 4). Mais, nous le voyons à
présent, la folie n'était pas de leur côté. « Car voilà qu'ils sont comptés parmi les fils de Dieu et que
leur sort est au milieu des saints » (Sagesse 5, 5). Éternelle sera leur gloire et leur bonheur n'aura
jamais de fin. Pour nous, nous voici relégués parmi les esclaves de Satan, condamnés à brûler
durant toute l'éternité dans cet abîme de tourments. « Nous avons donc erré hors du chemin de la
vérité et la lumière de la justice n'a pas lui sur nous » (Sagesse 5, 6). Oui, nous avons voulu fermer
les yeux à la lumière de Dieu et nous nous sommes égarés. Hélas! Pour comble d'infortune, notre
erreur est sans remède et jamais nous n'en reviendrons tant que Dieu sera Dieu.
Quelle folie donc de perdre la grâce de Dieu, et cela pour un vil intérêt, pour un peu de
fumée, pour un plaisir qui passe si vite! Que ne fait pas un sujet pour gagner les bonnes grâces de
son prince? Et voilà que, pour une misérable satisfaction, on va perdre le souverain Bien, Dieu lui-
même, perdre le ciel, perdre encore la paix ici-bas en livrant son âme au péché qui la déchirera de
continuels remords et se condamner ainsi de gaieté de coeur à un malheur éternel! Prendriez-vous
ce plaisir défendu, s'il fallait en retour avoir une main brûlée ou seulement passer une année dans un
obscur cachot? Commettriez-vous ce péché, s'il devait vous en coûter cent écus? Et vous croyez,
vous savez qu'en péchant vous perdez le ciel et Dieu et que vous vous condamnez pour toujours à
l'enfer; et néanmoins vous péchez!
AFFECTIONS ET PRIÈRES
O Dieu de mon âme, quel serait maintenant mon sort, si vous ne m'aviez traité avec
tant de miséricorde? Hélas! Je me trouverais en enfer, dans la compagnie de tous les insensés,
auxquels je n'ai que trop ressemblé! Je vous remercie, Seigneur, de votre bonté et je vous prie de ne
pas ma laisser dans mon aveuglement. Je méritais que votre lumière me fût retirée pour toujours;
mais je vois que votre grâce ne m'a pas encore abandonnée. Je sens qu'elle m'appelle avec tendresse
et qu'elle me presse de vous demander pardon et d'espérer de vous en de grandes choses malgré la
grandeur de mes offenses. Oui, mon Sauveur, je l'espère, vous m'accueillerez encore comme votre
enfant. « Il est vrai, ô mon Père, que je ne mérite plus d'être appelé votre fils, moi qui ai péché
contre le ciel et sous vos yeux » (Luc 15, 18). Mais je sais que vous allez à la recherche des brebis
égarées et que vous vous faites un bonheur d'accorder à l'enfant prodigue le baiser de paix. O mon
Père bien-aimé, je me repens de vous avoir offensé, je me jette à vos pieds et je les tiens embrassés.
« Non, je ne vous quitterai pas que vous ne m'ayez béni et pardonné » (Genèse 32, 26). Bénissez-
moi donc, ô mon Père, et que, par votre bénédiction, je conçoive une grande douleur de mes péchés
et un grand amour pour vous. Je vous aime, ô mon Père, de tout mon coeur; ne permettez pas que je
vous quitte de nouveau. Ôtez moi tout, mais ne m'ôtez pas votre amour.
O Marie, si Dieu est mon Père, vous êtes ma Mère, bénissez-moi donc, vous aussi. Et
puisque je ne mérite pas d'être votre enfant, au moins acceptez-moi pour votre serviteur; mais faites
de moi un serviteur qui vous aime toujours avec tendresse et qui se confie toujours en votre
protection.
DEUXIÈME POINT
Pauvres pécheurs! Ils se fatiguent, ils s'épuisent pour acquérir les sciences mondaines,
c'est-à-dire l'art d'amasser les biens de cette vie qui doit sitôt finir; et les biens de l'autre vie, de celle
qui ne finira jamais, ils les regardent avec indifférence. Que dis-je? Ils en viennent, dans leur
stupidité, à perdre le sens commun et à se rendre semblables aux animaux sans raison. En effet, à la
façon des brutes, ils vivent sans considérer ce qui est bien et ce qui est mal; mais n'ayant d'autre loi
que l'instinct brutal de leurs sens, ils s'attachent à ce qui flatte leur chair pour le moment et ils ne
songent aucunement à ce qu'ils perdent et à la ruine éternelle qu'ils se préparent. Évidemment ce
n'est pas là se conduire en homme, mais comme un animal sans raison, ainsi que l'explique saint
Jean Chrysostome (S. Jean Chrysostome, Homélie 23 sur la Genèse, n. 3, PG 53, 191). « A nos
yeux, dit-il, un homme, c'est celui qui conserve intact le trait distinctif de l'homme. Or ce trait n'est
autre que la raison. » Être homme, c'est être raisonnable et par conséquent c'est agir, non suivant
l'attrait des sens, mais d'après la raison. Si Dieu donnait la raison à un animal et que celui-ci dans sa
conduite s'inspirât des lumières de la raison, on dirait de cet animal qu'il agit en homme; par contre,
on doit donc dire qu'un homme se conduit en animal, quand il refuse d'écouter sa raison pour obéir
aux sens.
« Plût à Dieu qu'ils fussent sages, qu'ils comprissent et qu'ils songeassent à leur fins
dernières » (Deutéronome 32, 29)! L'homme prudent et qui se conduit selon les règles de la raison
se préoccupe de l'avenir, c'est-à-dire de ce qui l'attend au terme de ses jours; il a donc devant les
yeux la mort, le jugement et ce qui doit les suivre: le ciel ou l'enfer. Oh! Qu'un paysan, qui se sauve,
l'emporte en sagesse sur un monarque qui se damne! « Mieux vaut un enfant pauvre et sage qu'un
roi vieux et insensé qui ne sait pas prévoir pour l'avenir » (Ecclésiaste 4, 13). O Dieu! Ne
regarderait-on pas comme un insensé celui qui s'exposerait à perdre toute sa fortune pour gagner
sur-le-champ une pièce de monnaie? Et celui qui pour un plaisir d'un instant perd son âme et
l'expose à une perte éternelle, on ne devra pas le regarder comme un insensé! Ce qui cause la ruine
et la damnation de tant d'âmes, c'est qu'elles ont uniquement en vue les biens et les maux de la vie
présente, sans songer aux biens et maux éternels.
Assurément Dieu ne nous a pas placés ici-bas, pour que nous nous procurions
richesses, honneurs, plaisirs des sens, mais bien que nous méritions la vie éternelle. « Vous avez
pour fin, dit l'Apôtre, la vie éternelle » (Romains 6, 22). Par conséquent, parvenir à cette fin, telle
doit être notre unique sollicitude. « Car une seule chose est nécessaire » (Luc 10, 42). Or c'est
surtout cette fin que les pécheurs mettent de côté: ils ne pensent qu'au présent, ils s'acheminent vers
la mort, ils se trouvent à la veille d'entrer dans l'éternité, sans même savoir où ils vont. « Que diriez-
vous, dit saint Augustin (S. Augustin, Sur le Psaume 31, sermon 2, n. 4, PL 36, 259-260 (Vivès, t.
12, p. 7) d'un pilote à qui l'on demanderait où il va, et qui répondrait: Je n'en sais rien? Est-ce que
tout le monde ne dirait pas de cet homme qu'il conduit le navire à sa perte, à un naufrage assuré?
Ainsi, conclut le saint Docteur, en est-il de celui qui court hors du vrai chemin. » Et ainsi en est-il
des sages du monde. Ils savent bien s'enrichir, se divertir, s'avancer dans les honneurs; mais ils ne
savent pas sauver leur âme. Ce fut un sage que le mauvais riche, si habile à grossir ses trésors;
« mais il mourut et fut enseveli dans l'enfer » (Luc 16, 22). Ce fut un sage qu'Alexandre le Grand,
étendant son sceptre sur tant de royaumes; mais, à quelques années de là, il mourait et se damnait
pour toujours. Ce fut un sage que Henri VIII, assez heureux pour se maintenir sur le trône, malgré
sa révolte contre l'Église; mais à la fin il vit lui-même que c'en était fait pour son âme et il s'écriait:
« Nous avons tout perdu! » (N. Anders, De origine ac progressu schismatis anglicani, lib. 1, Rome,
1586, p. 244). Aussi, que de malheureux gémissent et s'écrient maintenant en enfer: « De quoi nous
ont servi l'orgueil et l'ostentation des richesses? Toutes ces choses ont passé comme une ombre »
(Sagesse 5, 8); et de toutes ces choses, ainsi évanouies, il ne nous reste que des larmes et des peines
éternelles.
« Devant l'homme est la vie ou la mort... Ce qui lui plaira, lui sera donné » (Ecclésiaste
15, 18). Oui, chrétien, mon frère, devant vous sont placées en ce moment la vie et la mort; renoncer
aux plaisirs défendus, c'est mériter la vie éternelle; vous accorder ces plaisirs, c'est encourir la mort
éternelle. Qu'en dites-vous? Que choisissez -vous? Ah! Choisissez en homme et non pas en être
sans raison, choisissez en chrétien qui a la foi et qui dit: « Que sert à l'homme de gagner le monde
entier, s'il perd son âme » (Matthieu 16, 26)?
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Mon Dieu, vous m'avez donné la raison, vous m'avez donné la lumière de la foi; et
moi, par le passé, je me suis conduit en être sans raison, puisque j'ai perdu votre grâce pour de
misérables plaisirs sensuels. Les plaisirs se sont évanouis comme un souffle léger et maintenant il
ne me reste que des remords de conscience et un compte terrible à présenter devant votre tribunal.
Ah! Seigneur, « n'entrez pas en jugement avec votre serviteur » (Psaume 142, 2), et ne me jugez pas
selon mes iniquités; mais traitez-moi selon votre miséricorde. Éclairez-moi, donnez-moi une grande
douleur de vous avoir offensé; et pardonnez-moi. « J'ai erré comme une brebis qui s'est perdue;
cherchez votre serviteur » (Psaume 118, 176). Je suis cette pauvre brebis perdue; si vous ne me
cherchez pas, je suis perdu sans ressource. Par le sang que vous avez répandu pour mon amour,
ayez pitié de moi. O mon souverain Bien, je me repens de vous avoir quitté et d'avoir de gaieté de
coeur renoncé à votre grâce. Je voudrais en mourir de douleur: vous-même donnez-moi la plus
grande douleur. Faites qu'un jour j'aille au ciel chanter vos miséricordes.
O Marie, ma Mère, vous êtes mon refuge, priez Jésus pour moi; priez-le qu'il
m'accorde mon pardon et qu'il me donne la sainte persévérance.
TROISIÈME POINT
Comprenons-le bien, les vrais sages sont ceux qui savent acquérir la grâce de Dieu et
mériter le ciel. Prions donc continuellement le Seigneur qu'il nous donne la science des saints. Car il
la donne à ceux qui lui en font la demande. « Dieu lui a donné la science des saints, dit le livre de la
Sagesse » (Sagesse 10, 10). Oh! La belle science que de savoir aimer Dieu et sauver son âme, c'est-
à-dire de prendre le chemin du salut éternel et les moyens d'y parvenir! De toutes les études la plus
nécessaire c'est celle qui nous apprend à sauver notre âme. En vain aurions-nous toutes les autres
connaissances, si nous ne savons pas faire notre salut, tout ne nous servira de rien et éternellement
nous serons malheureux. Au contraire, si nous savons aimer Dieu, encore que nous fussions
ignorants en tout le reste, éternellement nous serons heureux. O mon Dieu, dit saint Augustin (S.
Augustin, Les Confessions, liv. 5, ch. 4, n. 7, PL 32, 708: « Est-il possible que, Seigneur, Dieu de
vérité, quiconque possède ces connaissances te plaise déjà! Car il est malheureux, l'homme qui
connaît toutes ces vérités mais ne te connaît pas; bienheureux au contraire qui te connaît, même s'il
ne les connaît pas » (BA, t. 14, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, p. 473)), bienheureux celui qui
vous connaît, ignorât-il toutes les autres choses. Un jour le frère Gilles disait à saint Bonaventure
(Marc de Lisbonne, Chroniques de l'Ordre des Frères Mineurs, liv. 7, ch. 14, t. 1, Venise, 1582, p.
131): Que vous êtes heureux, Père Bonaventure, de savoir tant de choses. Moi, pauvre ignorant, je
ne sais rien. Aussi vous pouvez devenir plus saint que moi. -- Écoutez, mon frère, lui répondit le
saint, si une pauvre vieille femme, toute ignorante, sait aimer Dieu plus que moi, elle sera plus
sainte que moi. -- Sur quoi le frère Gilles se mit à crier de toutes ses forces: Écoutez, vieille femme,
écoutez: si vous aimez Dieu, vous pouvez devenir plus sainte que le Père Bonaventure.
« Les ignorants se lèvent, dit saint Augustin, et ils ravissent le ciel » (S. Augustin, Les
Confession, liv. 8, ch. 8, n. 19, PL 32, 757: « Alors, au milieu de ce grand combat qui se livrait dans
ma maison intérieure et que j'avais violemment engagé dans mon âme... je me jette sur Alypius, je
crie: Quoi! Nous supportons cela! Quoi, tu as entendu? Des ignorants se dressent, ils enlèvent le
ciel, et nous, avec notre science sans coeur, voilà où nous roulons! Dans la chair et le sang! » (BA,
trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, p. 47)). Que de pauvres gens se sauvent, qui ne savent pas lire,
mais qui savent aimer Dieu! Et combien de savants du monde, qui se damnent misérablement! Ce
ne sont pas ceux-ci, mais les autres qu'il faut tenir pour de vrais savants. Oh! Quel savant qu'un
saint Pascal, un saint Félix, capucin, un saint Jean de Dieu, si étranger pourtant aux sciences
humaines! Quels savants encore que tous ces hommes qui, renonçant au monde, sont allés
s'enfermer dans les cloîtres ou vivre dans les déserts, un saint Benoît, un saint François d'Assise, un
saint Louis de Toulouse, qui renonça à un trône! Quels savants que ces innombrables martyrs, ces
légions de vierges, qui refusèrent les plus brillantes alliances, afin d'aller à la mort pour Jésus
Christ! Les mondains eux-mêmes le reconnaissent bien. Aussi ne manquent-ils pas de dire, en
voyant une personne se donner à Dieu: Elle est heureuse, celle-là! Elle comprend bien les choses et
elle sauve son âme. Bref, ceux qui quittent les biens de ce monde pour se vouer au service de Dieu,
ne les appelle-t-ion pas des hommes désabusés? Par conséquent, ceux qui abandonnent Dieu pour
les biens du monde, que sont-ils, sinon des dupes?
Vous, mon frère, desquels voulez-vous être? Pour éclairer votre choix, saint Jean
Chrysostome vous conseille de vous rendre dans un cimetière. « Allons, dit-il, auprès des
tombeaux » (S. Jean Chrysostome, Homélie 76 sur Matthieu, n. 5, PG 58, 700-701: « Allons
ensemble aux tombeaux des morts. Venez me montrer votre père ou votre femme. Faites-m'y voir
ceux qui étaient ici revêtus de pourpre... Je ne vois maintenant que des os secs et pourris, que des
vers, que des araignées, qu'un peu de poussière et de pourriture. Toutes ces grandeurs se sont
évanouies comme un ombre, comme un songe, comme une fable et comme un tableau, si l'on peut
dire toutefois qu'il s'y trouve même la réalité d'une image » (JEA, t. 7, p. 595)). L'excellente école
en effet qu'un cimetière pour connaître la vanité des biens de ce monde et pour apprendre la science
des saints! Dites-moi, ajoute saint Jean Chrysostome, pouvez-vous y discerner encore celui qui a été
prince, noble, savant? Pour moi, je n'aperçois rien que de la pourriture, des ossements et des vers.
Tout se réduit donc à une vaine apparence, un rêve, une ombre fugitive. Oui, toutes les choses de ce
monde passeront vite comme une pièce de théâtre, toutes s'évanouiront comme un songe et une
ombre. Mais, pour devenir un vrai sage, il ne suffit pas, mon frère, de connaître l'importance de
votre fin, il faut encore prendre les moyens de l'atteindre. Tous voudraient se sauver et se sanctifier,
mais, faute d'en prendre les moyens, combien ne se sanctifient pas et sa damnent! Il faut fuir les
occasions dangereuses, fréquenter les sacrements, faire oraison, et, avant tout, graver profondément
dans son coeur ces maximes du saint Évangile: « Que sert à l'homme de gagner le monde entier, s'il
perd son âme » (Matthieu 16, 26)! « Celui qui aime son âme, la perdra » (Jean 12, 25), c'est-à-dire
qu'il faut même sacrifier sa vie pour le salut de son âme. « Celui qui veut venir après moi, qu'il
renonce à lui-même » (Matthieu 16, 24). Pour suivre Jésus Christ nous devons refuser à l'amour-
propre les satisfactions qu'il réclame. La vie est dans sa volonté, c'est-à-dire, votre salut consiste à
faire la volonté de Dieu. Il importe que nous ayons sans cesse devant les yeux ces maximes et autres
semblables.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
O Père de miséricorde! Jetez les yeux sur toutes mes misères et ayez pitié de moi;
éclairez-moi et faites-moi bien connaître ma folie du passé, afin que je la déplore, et votre Bonté
infinie, afin que je l'aime. Mon Jésus, « ne livrez pas aux bêtes infernales les âmes qui vous louent »
(Psaume 73, 19). O vous, qui avez versé votre sang pour me sauver, ne permettez pas que je
redevienne encore l'esclave du démon. Je me repens, ô souverain Bien, de vous avoir abandonné;
maudits soient tous ces instants où, par ma faute, j'ai livré ma volonté au péché. Maintenant je l'unis
à la vôtre, à cette sainte volonté qui désire uniquement mon bien. Père Éternel, au nom des mérites
de Jésus Christ, donnez-moi la force d'accomplir tout ce qui vous est agréable. Faites que je meure
plutôt que de résister encore à vos divines volontés. Aidez-moi de votre grâce, afin que je place en
vous seul tout mon amour et que j'ôte de mon coeur toutes les affections qui ne tendent pas à vous.
Je vous aime, ô Dieu de mon âme; je vous aime par dessus toute chose; et j'espère de vous tous les
biens, le pardon de mes péchés, la persévérance dans votre amour, et enfin le ciel pour vous aimer
éternellement.
O Marie, demandez pour moi toutes les autres grâces. Votre divin Fils ne vous refuse
rien. O mon espérance, je me confie en vous.
VINGT ET UNIÈME CONSIDÉRATION
Vie malheureuse du pécheur et vie heureuse du juste
« Il n'y a point de paix pour les impies, dit le Seigneur »
(Isaïe 48, 22)
« Paix abondante pour ceux qui aiment votre loi »
(Psaume 118, 165)
PREMIER POINT
Les hommes se fatiguent tous ici-bas pour trouver la paix. Ce marchand, ce soldat, ce
plaideur, pourquoi se donnent-ils tant de peine? Ils espèrent qu'une fois ce gain obtenu, ce poste
acquis, ce procès gagné, ils auront fait leur fortune et par là même trouvé la paix. Mais hélas!
Pauvres mondains, ils demandent la paix au monde et le monde ne peut la donner. Dieu seul peut
nous donner la paix, ainsi que l'Église le proclame dans une de ses prières: « Donnez à vos
serviteurs cette paix que le monde ne peut donner ». Non, le monde, avec tous ses biens, ne peut
satisfaire le coeur de l'homme, parce que l'homme a été créé non pas pour ces biens, mais pour Dieu
seul; par conséquent, pour le satisfaire. Créés pour les plaisirs des sens, les animaux trouvent leur
contentement dans les choses de la terre. Donnez à un cheval une poignée de foin, à un chien un
morceau de viande, les voilà contents, ils ne désirent plus rien. Mais l'âme, créée uniquement pour
aimer Dieu et pour vivre dans l'union avec Lui, en vain aurait-elle tous les plaisirs des sens, jamais
elle n'y trouvera sa quiétude; Dieu seul peut la satisfaire pleinement.
Le riche, dont parle saint Luc, qui avait retiré de ses champs une abondante récolte, se
disait à lui-même: « Mon âme, tu as beaucoup de biens en réserve pour plusieurs années; repose-toi,
mange et bois » (Luc 12, 19). Or le Seigneur l'appelle un insensé. Et saint Basile (S. Basile de
Césarée, Homilia in illud Lucae 'Destruam horrea mea', n. 6, PG 31, 274), lui adressant la parole,
s'écrie: « O homme insensé et misérable, aurais-tu par hasard une âme de brute, une âme de porc ou
de quelque autre animal, puisque tu prétends rassasier ton âme à force de manger, de boire et de
jouir? » Va donc, lui dit un autre auteur, sois en paix, mange et bois. L'homme, dit saint Bernard (S.
Bernard de Clairvaux, Sermon sur la conversion, ch. 14, n. 26, PL 182, 848-849) peut, à la vérité, se
gorger des biens de ce monde, mais non s'en rassasier. Le même saint (S. Bernard de Clairvaux
(plutôt Geoffroy d'Auxerre selon Glorieux, n. 184), Declamationes de colloquio Simonis cum Iesu,
c. 25, n. 30, PL 184, 454-456) commentant l'Évangile: « Voilà que nous avons tout quitté »
(Matthieu 19, 27), déclare avoir rencontré plusieurs sortes de fous suivant leurs différentes espèces
de folie. Tous, dit-il, souffraient d'une grande faim; mais les uns, figure des avares, se remplissaient
de terre; les autres, figure des ambitieux qui courent après les honneurs, se gonflaient d'air; ceux-ci,
placés autour d'une fournaise, aspiraient avec avidité les étincelles qui en jaillissaient, ainsi font les
vindicatifs; ceux-là enfin, images des impudiques, rangés autour d'un lac fétide, en buvaient les
eaux corrompues. Et se tournant vers eux: « Insensés! Leur dit le saint, ne voyez-vous pas qu'au lieu
d'apaiser votre faim, vous ne faites que l'irriter? » Les biens de ce monde ne sont que des
apparences de biens; aussi ne peuvent-ils satisfaire le coeur de l'homme: « Vous avez mangé, dit le
prophète Aggée, et vous n'avez pas été rassasiés » (Aggée 1, 6). Voyez l'avare; plus il possède de
richesses, plus il cherche à s'enrichir. « Plus l'avarice, dit saint Augustin, possède de trésors, plus
elle crie pour en avoir davantage » (S. Augustin, Sermon 50, ch. 4, n. 6, PL 38, 328 (Vivès, t. 16, p.
333)). Plus cet impudique se roule dans les honteux plaisirs, plus il sent augmenter et ses dégoûts et
ses désirs; et de fait, est-ce que la fange et les basses voluptés sont de nature à contenter notre
coeur? Et cet ambitieux, lui non plus, ne parvient pas à se rassasier avec les fumées de la gloire; car
il considère bien plus ce qui lui manque que ce qu'il a déjà. Alexandre le Grand, après avoir conquis
tant de royaumes, pleurait de ce que tous les autres ne lui étaient pas soumis (Valère Maxime,
Factorum dictorumque mirabilium, lib. 8, c. 14, § 2, n. 2). Au surplus, si les biens de la terre
pouvaient faire le bonheur de l'homme, les riches, les monarques seraient tous pleinement heureux.
Or, l'expérience fait voir le contraire. Salomon en convenait hautement, lui qui assure n'avoir jamais
rien refusé à ses sens: « De tout ce que mes yeux ont désiré, je ne leur ai rien refusé » (Ecclésiaste 2,
10); et cependant il s'écrie: « Vanité des vanités, tout n'est que vanité » (Ecclésiaste 1, 2). En
d'autres termes: Tout ce que présente le monde est pure vanité, pure illusion, pure folie.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Mon Dieu, que me reste-t-il des offenses dont je me suis rendu coupable envers
vous, sinon des peines, des tristesses et des titres en enfer? Ce qui m'afflige, ce n'est pas la douleur
que je ressens, elle me console plutôt, parce qu'elle est un don de votre grâce et parce que, venant de
vous, elle me donne la confiance que vous voulez me pardonner. Ce qui m'afflige, c'est la peine que
je vous ai faite, à vous, mon Rédempteur, qui m'avez tant aimé. Seigneur, j'ai mérité d'être
abandonné de vous. Mais voici qu'au lieu de m'abandonner, vous m'offrez le pardon et même vous
me demandez le premier à faire la paix. Oui, ô mon Jésus, je veux faire la paix avec vous et je
désire votre grâce plus que tout autre bien. Je me repens, ô bonté infinie, de vous avoir offensée et
j'en voudrais mourir de douleur. Ah! Par cet amour, que vous me portiez en mourant pour moi sur la
croix, pardonnez-moi et recevez-moi dans votre coeur; puis changez mon coeur, de telle sorte
qu'autant je vous ai fait de peine par le passé, autant à l'avenir je vous donne de consolation. Par
amour pour vous, je renonce en ce moment à tous les plaisirs que le monde peut m'offrir et je
prends la résolution de perdre la vie plutôt que votre grâce. Dites-moi ce que j'ai à faire pour vous
plaire; je veux m'y conformer entièrement. Plaisirs, honneurs, richesses, qu'est-ce que tout cela? O
mon Dieu, c'est uniquement vous que je veux, vous, ma joie, ma gloire, mon trésor, ma vie, mon
amour, mon tout. Donnez-moi, Seigneur, votre secours, afin que je vous sois fidèle; donnez-moi la
grâce de vous aimer et faites de moi tout ce qu'il vous plaît.
Marie, ma Mère, vous êtes, après Jésus, mon espérance. Prenez-moi donc sous votre
protection et faites que je sois tout à Dieu.
DEUXIÈME POINT
Les biens de ce monde ne sont pas seulement, au dire de Salomon, des vanités
incapables de nous satisfaire; au contraire ce sont encore, ajoute-t-il, autant de peines qui affligent
l'esprit: « Tout n'est que vanité et affliction d'esprit » (Ecclésiaste 1, 14). Pauvres pécheurs! Ils
prétendent trouver le bonheur dans leurs péchés et il n'y trouvent qu'amertume et remords. « La
désolation et le malheur sont sur leurs voies; mais la voie de la paix, ils ne l'ont pas connue »
(Psaume 13, 3). La paix! La paix! Non, non, dit Dieu, « il n'y a point de paix pour les impies »
(Isaïe 48, 22). D'abord le péché traîne à sa suite la crainte des vengeances divines. Que quelqu'un ait
pour ennemi un homme puissant, il lui devient dès lors impossible de manger et de boire
tranquillement. Et celui qui a Dieu lui-même pour ennemi pourra goûter les douceurs de la paix!
« L'effroi est sur ceux qui font le mal » (Proverbes 10, 21). S'il survient un tremblement de terre ou
que le tonnerre gronde, quelle frayeur n'éprouve pas celui qui est dans l'état du péché. Une feuille
qui s'agite suffit pour l'effrayer. « Le bruit de la terreur est toujours dans ses oreilles » (Job 15, 21).
Et même « l'impie prend la fuite, sans que personne le poursuive » (Proverbes 28, 1). Qui donc le
force à fuir? Son propre péché. « Quiconque me trouvera me tuera » (Genèse 4, 14), disait Caïn,
après qu'il eut tué son frère Abel. En vain, pour l'assurer que personne ne lui ferait de mal, « le
Seigneur lui dit: Il n'en sera pas ainsi », l'Écriture Sainte nous apprend néanmoins de Caïn « qu'il
parcourut la terre en fugitif, sans pouvoir se fixer nulle part ». Qui donc poursuivait Caïn, sinon son
péché?
En outre, le péché traîne à sa suite le remords de la conscience, ce ver impitoyable qui
ne cesse de ronger le coeur. Le malheureux pécheur court les théâtres, les festins, les bals; mais tu
es dans la disgrâce de Dieu, lui dit sa conscience, et si tu meurs, où iras-tu? Le remords de la
conscience est, même dès cette vie, une peine si grande que plusieurs, pour s'y dérober, en vinrent
jusqu'à se donner volontairement la mort; entre autres Judas, lequel, comme on sait, se pendit de
désespoir. On raconte d'un autre criminel qu'ayant tué un enfant, il alla, pour échapper aux tortures
de sa conscience, s'enfermer dans un couvent. Et encore ne trouva-t-il pas la paix, même en
religion; c'est pourquoi il se présenta devant le juge, pour lui confesser son crime et se faire ainsi
condamner à mort (Jean Moschus, Le pré spirituel: Vies des Pères, liv. 10, ch. 166, PL 74, 203).
Qu'est-ce qu'une âme privée de Dieu? Une mer agitée par la tempête, comme dit
l'Esprit Saint: « Les impies sont comme une mer impétueuse qui ne peut s'apaiser » (Isaïe, 57, 20).
Je le demande: si l'on conduisait quelqu'un à une partie de plaisir où il y eut musique, danses et
rafraîchissements et que là on le suspendit par les pieds, la tête en bas, est-ce qu'il se divertirait un
seul instant? Tel est l'homme dont l'âme se trouve bouleversée: tel est-il, comblé, si l'on veut, des
biens de ce monde, mais privé de Dieu. Il mangera, boira, dansera, portera avec grâce de riches
vêtements, recevra des honneurs, obtiendra tel poste, acquerra telle propriété; mais la paix, il ne
l'aura jamais. « Il n'y a pas de paix pour les impies » (Isaïe 57, 21). La paix vient de Dieu seul et
Dieu l'accorde non pas à ses ennemis, mais à ses amis.
Les biens de la terre sont hors de nous, ils ne pénètrent pas dans le coeur. Ce sont, dit
saint Vincent Ferrier, des eaux qui n'entrent pas où est le siège de la soif (S. Vincent Ferrier,
Sermones aestivales, Dom. XV post festum SS. Trinitatis, sermon 3, Venise, 1573, p. 436). Le
pécheur a beau se vêtir richement, avoir au doigt un diamant précieux et faire de délicieux festins,
jamais il n'y aura dans son pauvre coeur que des épines et du fiel; aussi, avec toutes ses richesses,
ses plaisirs, ses divertissements, est-il en proie à de continuelles inquiétudes et, pour la moindre
contradiction, le voyez-vous s'irriter, se mettre en fureur et ne ressembler plus qu'à une chien pris de
rage. Celui qui aime Dieu se résigne à la volonté de Dieu dans toutes les adversités; et ainsi trouve-
t-il la paix. Mais celui qui s'est mis en état de révolte contre la volonté de Dieu, comment peut-il s'y
résigner? Impossible par conséquent qu'il trouve le repos. Le malheureux! Il est au service du
démon, c'est-à-dire d'un tyran qui, pour prix de ses services, l'accable d'inquiétudes et d'amertumes.
Dieu l'a déclaré, et ses paroles ne peuvent recevoir de démenti: « Parce que tu n'auras pas servi le
Seigneur, ton Dieu, dans la joie de ton coeur, tu serviras ton ennemi dans la faim et la soif, dans la
nudité et une pénurie absolue » (Deutéronome 28, 47). Que ne souffre pas ce vindicatif, après avoir
assouvi sa vengeance? Cet impudique, après qu'il a satisfait ses désirs? Cet ambitieux et cet avare?
Oh! Combien n'y en a-t-il pas qui deviendraient de grands saints, et cela sans souffrir pour Dieu
autre chose que ce qu'ils endurent pour se damner.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Hélas! Vie perdue que la mienne! Si j'avais souffert pour vous servir ce que j'ai enduré
pour vous offenser ô mon Dieu, que de titres j'aurai maintenant à votre Paradis! Ah! Seigneur,
pourquoi vous ai-je abandonné et pourquoi ai-je perdu votre grâce? Pour des plaisirs empoisonnés
et éphémères que j'eus à peine le temps de goûter et qui m'ont laissé le coeur rempli d'angoisses et
d'amertumes. Ah! Mes péchés, je vous déteste, je vous maudis mille fois; et je bénis, ô mon Dieu,
votre bonté de m'avoir supporté avec tant de patience. Je vous aime, ô mon Créateur et mon
Rédempteur, qui avez donné votre vie pour moi; et parce que je vous aime, c'est de tout mon coeur
que je me repens de vous avoir offensé. Mon Dieu! Mon Dieu! Pourquoi vous ai-je sacrifié et qu'ai-
je obtenu en échange? Maintenant je comprends le mal que j'ai fait et je suis résolu de perdre tout,
même la vie plutôt que votre amour. Éclairez-moi, ô Père Éternel, au nom des mérites de Jésus
Christ; faites-moi connaître le grand bien que vous êtes et la misère des biens que le démon me
présente pour me faire perdre votre grâce. Je vous aime; mais je désire vous aimer davantage. Faites
que vous soyez mon unique pensée, mon unique désir, mon unique amour. J'espère tout de votre
bonté, par les mérites de votre divin Fils.
Marie, ma Mère, je vous supplie, par l'amour que vous portez à Jésus Christ, de
m'obtenir lumière et force afin que je le serve et que je l'aime jusqu'à la mort.
TROISIÈME POINT
Tous les biens et tous les plaisirs du monde sont donc incapables de satisfaire le coeur
de l'homme. Qui donc pourra le satisfaire? Dieu seul. « Mets ton bonheur à plaire au Seigneur et il
comblera de lui-même les désirs de ton coeur » (Psaume 36, 4). Le coeur de l'homme est toujours à
la recherche du bien qui puisse le contenter. Il rencontre, à la vérité, les richesses, les jouissances,
les dignités, mais elles ne le contentent pas, parce que tous ces biens sont finis et que lui même est
créé pour un bien infini. Mais s'il vient à trouver Dieu et à s'unir avec lui, le voilà content et il ne
désire plus rien. Mets ton bonheur à plaire au Seigneur et lui-même te comblera les désirs de ton
coeur. Saint Augustin avait passé de longues années dans les plaisirs sans pouvoir jamais trouver la
paix. Mais ensuite, il ne se fut pas plutôt donné au Seigneur, qu'il poussa ce cri convaincu: « Notre
coeur est toujours dans l'inquiétude, jusqu'à ce qu'il se repose en vous » (S. Augustin, Les
Confessions, liv. 1, ch. 1, PL 32, 661: « C'est toi qui le pousses à prendre plaisir à te louer, parce
que tu nous as faits orientés vers toi et que notre coeur est sans repos tant qu'il ne repose pas en toi »
(BA, t. 13, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, p. 273)). « Mon Dieu, disait-il encore, je le vois
présentement, tout est vanité, tout est peine d'esprit, vous seul êtes le vrai repos de l'âme » (S.
Augustin, Ibid, liv. 6, ch. 16, PL 32, 732 (BA, t. 13, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, p. 573)). Puis,
devenu maître et docteur à ses dépens, il disait: « Pauvre créature, pourquoi t'égarer à la recherche
de toutes sortes de biens? Cherche le bien unique, en qui sont tous les biens » (S. Augustin (auteur
inconnu selon Glorieux, n. 40), Manuale, c. 34, PL 40, 966). En vain, tandis qu'il était dans l'état du
péché, le roi David avait-il à sa disposition toutes les ressources de la royauté, chasse jardins
somptueux, festins; les festins, les jardins, et toutes les autres créatures, auxquelles il demandait des
jouissances, n'avaient qu'une voix pour lui dire: « Où est ton Dieu? » (Psaume 41, 4). Tu veux
trouver ton contentement en nous; mais nous sommes impuissants à te satisfaire. Va trouver ton
Dieu qui seul peut te contenter. Aussi David, au milieu de toutes ses délices, ne cessait-il de pleurer.
Mes larmes m'ont servi de pain le jour et la nuit pendant qu'on me dit sans cesse: « Où est ton
Dieu? »
Par contre, quelles joies Dieu ne fait-il pas goûter aux âmes fidèles, qui l'aiment
véritablement. Saint François d'Assise avait tout quitté pour Dieu, et ainsi allait-il nu-pieds, couvert
de pauvres haillons, mourant de froid et de faim. Mais il lui suffisait de s'écrier: Mon Dieu et mon
tout! Pour goûter les joies du Paradis (Marc de Lisbonne, Chroniques de l'Ordre des Frères Mineurs,
liv. 1, ch. 8, t. 1, Venise, 1582). -- Devenu religieux et réduit à ne trouver dans ses voyages qu'un
peu de paille pour lit, saint François de Borgia éprouvait néanmoins une telle joie, qu'il ne pouvait
en dormir de bonheur (D. Bartoli, Della vita di S. Francesco Borgia, lib. 4, c. 7, Rome, 1681, p.
254). -- Pareillement saint Philippe Néri, après avoir tout quitté, recevait de Dieu une telle
abondance de consolations que la nuit, ne pouvant s'endormir, il lui arrivait de s'écrier: Mais, mon
Jésus, laissez-moi donc prendre un peu de sommeil (G. Bacci, Vita di S. Filippo Neri fiorentino, lib.
2, c. 5, n. 4, Bologne, 1686, p. 96). -- Le Père Charles de Lorraine, de prince devenu jésuite, se
mettait parfois à danser de contentement dans sa pauvre cellule (Patrignani, Menologio, t. 2 (28
avril), Venise, 1730, p. 260. Cf. F. Galluzzi, Vita del P. Carlo di Lorena, Rome, 1725, p. 40). --
Saint François-Xavier, au milieu des vastes plaines de l'Inde, se découvrait la poitrine et disait à
Dieu: Assez, Seigneur, assez. Suspendez vos consolations, mon coeur n'est pas capable d'en
supporter davantage (O. Torsellini, Vita del B. Francesco Saverio, lib. 6, c. 5, Milan, 1606, p. 253).
-- Une seule goutte des célestes consolations, disait sainte Thérèse, donne plus de joie que tous les
plaisirs et tous les divertissements du monde (S. Thérèse d'Avila, Autobiographie, ch. 27, n. 12: « Je
ne puis traduire ce que l'âme ressent quand le Seigneur lui fait entendre ses secrets et ses
magnificences... Je répugne à les comparer, même si je devais en jouir sans fin et si le Seigneur ne
me donnait qu'une goutte d'eau du fleuve torrentiel qui nous est préparé » (MA, p. 189)). Et de fait,
Dieu pourrait-il oublier sa promesse de donner, dès cette vie, le centuple en paix et en joie à ceux
qui, pour son amour, renonceraient aux biens de ce monde? « Quiconque aura quitté sa maison ou
ses frères, etc... à cause de mon nom, recevra le centuple et aura pour héritage la vie éternelle »
(Matthieu 19, 29).
Qu'avons-nous donc à chercher encore? Allons trouver Jésus Christ qui nous appelle et
nous dit: « Venez à moi, vous tous qui souffrez et qui êtes chargés et je vous soulagerai » (Matthieu
11, 28). Quelle paix que celle d'une âme qui aime Dieu! Car elle goûte « la paix de Dieu lui-même,
laquelle surpasse tout sentiment » (Philippiens 4, 7), c'est-à-dire tous les plaisirs et toutes les
satisfactions que peuvent donner les sens et le monde. Il est vrai qu'ici-bas les saints eux-mêmes ont
à souffrir parce que cette terre est un lieu de mérites et qu'on ne peut mériter sans souffrir. Mais,
semblable au miel, l'amour divin, dit saint Bonaventure (S. Bonaventure, Vitis mystica, c. 44, addit.
6, n. 154, Opera, t. 8, Quaracchi, 1898, p. 222), rend douces et agréables les choses les plus amères.
Celui qui aime Dieu, aime la volonté de Dieu et par conséquent son âme est dans la joie, même au
milieu des afflictions, car il sait combien, en les embrassant courageusement, il fait plaisir au
Seigneur et combien il le contente. O Dieu! Les pécheurs prétendent déprécier la vie spirituelle sans
en avoir fait l'expérience. « Ils aperçoivent la croix, dit saint Bernard, mais ils ne voient pas
l'onction qui l'accompagne » (S. Bernard de Clairvaux, Sermon 1 pour la dédicace de l'église, n. 5,
PL 183, 520: « Voilà la raison pour laquelle beaucoup ont la croix en horreur et fuient la pénitence:
c'est qu'ils voient la croix, oui, mais pas l'onction » (TZ, P. 815)). Ils considèrent bien les
mortifications qu'endurent et les plaisirs auxquels renoncent les amis de Dieu. Quant aux délices
spirituels dont Dieu enivre ceux qui lui sont chers, les pécheurs n'en soupçonnent rien. Ah! S'ils
pouvaient goûter cette paix, dont jouit une âme qui ne veut autre chose que Dieu! « Goûtez et
voyez, dit David, combien le Seigneur est doux » (Psaume 33, 9). Pour vous, mon frère, désormais
faites chaque jour la méditation, communiez fréquemment, visitez le Saint Sacrement, commencez
à laisser là le monde pour vivre avec Dieu et vous verrez que, même dans les courts instants passés
à vous entretenir avec lui, il vous fera sentir plus de consolations que le monde vous en a procurées
par tous ses plaisirs. Oui, goûtez et voyez. Celui qui n'en fait pas l'expérience ne peut comprendre
combien Dieu sait combler de joie une âme qui l'aime.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Mon bien-aimé Rédempteur, j'ai donc été si aveugle par le passé que de vous délaisser,
vous le Bien infini, la source de toutes consolations, et cela pour les misérables et fugitives
satisfactions des sens! Mon aveuglement m'étonne, mais votre miséricorde m'étonne bien
davantage, elle qui m'a supporté avec tant de bonté. Soyez béni de me faire voir à présent ma folie
et l'obligation que j'ai de vous aimer. Je vous aime, ô mon Jésus, de toute mon âme, et je désire vous
aimer encore davantage. Augmentez vous-même et mon désir et mon amour. Oui, faites que je brûle
d'amour pour vous, ô Amabilité infinie, qui avez épuisé toutes les ressources pour vous faire aimer
de moi et qui désirez tant mon amour. « Si vous voulez, vous pouvez me guérir » (Matthieu 8, 2).
Ah! Mon Rédempteur bien-aimé, purifiez mon coeur de tant d'affections impures qui m'empêchent
de vous aimer comme je le voudrais. Je ne puis faire que mon coeur s'embrase tout entier pour vous
et n'aime que vous; mais votre grâce peut le faire, car elle peut tout ce qu'elle veut. Détachez-moi
donc de tout, chassez de mon âme toute affection qui n'est pas pour vous et faites que je sois
entièrement à vous. Je me repens par dessus tout des déplaisirs que je vous ai causés et je prends la
résolution de consacrer tout entier à votre amour le temps que je dois encore passer ici-bas. Mais, ô
mon Dieu, c'est à vous de faire que je tienne ma résolution. Faites-le au nom du sang que vous avez
répandu pour moi avec tant de douleur et tant d'amour. Oui, qu'à la gloire de votre puissance, mon
coeur, autrefois plongé dans les affections terrestres, devienne tout de flamme pour vous, ô Bien
infini.
O Marie, mère du bel amour, faites par vos prières qu'à votre exemple je m'embrase
tout entier pour Dieu.
VINGT-DEUXIÈME CONSIDÉRATION
De la mauvaise habitude
« Quand l'impie arrive au fond de l'abîme, il méprise tout »
(Proverbes 18, 3)
PREMIER POINT
Parmi les plus grands dommages que nous a causés le péché d'Adam, il faut compter
notre funeste inclination au mal. L'Apôtre gémissait de se sentir poussé par la concupiscence vers
ces mêmes péchés qu'il avait tant en horreur. « Je vois, disait-il, dans mes membres une autre loi qui
me captive sous la loi du péché » (Romains 7, 23). Aussi, infectés que nous sommes de cette
concupiscence et entourés de tant d'ennemis qui nous poussent au mal, quelle difficulté n'avons-
nous pas pour parvenir sans péché à la patrie bienheureuse! Et maintenant, puisque telle est la
fragilité de notre nature, voici la question que je pose: Un voyageur doit traverser la mer pendant
une tempête furieuse; il ne peut disposer que d'une barque à demi brisée; et encore veut-il la charger
d'un poids, capable de faire sombrer la barque la plus solide et pendant le plus grand calme. Que
diriez-vous de ce voyageur? Quel pronostic porteriez-vous sur la vie de cet homme? Eh bien!
Augurez de même d'un esclave des mauvaises habitudes. Lui aussi, il doit traverser l'océan de la
vie, cet océan si agité et qui engloutit un si grand nombre d'hommes. Il monte une barque bien
fragile et toute avariée, je veux dire ce corps auquel nous sommes unis; et il voudrait encore la
charger du poids de ses péchés d'habitude. Ah! Qu'il est difficile à cet homme de se sauver! La
mauvaise habitude, en effet, aveugle l'esprit, endurcit le coeur et ainsi jette facilement l'homme dans
l'obstination jusqu'à la mort.
En premier lieu la mauvaise habitude aveugle. Pourquoi les saints demandent-ils sans
cesse à Dieu sa lumière et craignent-ils de devenir les plus grands pécheurs du monde? Parce qu'ils
savent que, la lumière de Dieu leur faisant défaut, ne fût-ce qu'un instant, ils peuvent commettre
toutes les scélératesses. Pourquoi tant de chrétiens ont-ils obstinément voulu vivre dans le péché au
point que finalement ils ont abouti à l'enfer? « Leur malice les avait aveuglés », répond la Sagesse
(Sagesse 2, 21). Le péché leur avait enlevé la vue et ainsi ils se sont perdus. Tout péché entraîne
après soi l'aveuglement; par conséquent, à mesure que se multiplient les péchés, l'aveuglement
augmente. En effet Dieu est notre lumière; plus donc une âme s'éloigne de Dieu, plus elle s'enfonce
dans les ténèbres. « Leurs dérèglements pénétreront jusque dans leurs os », dit Job (Job 20, 11). De
même que la lumière du soleil ne peut entrer dans un vase plein de terre, de même dans un coeur
plein de vices ne peut entrer la lumière de Dieu. Et c'est ainsi que certains pécheurs en viennent
dans la suite à ce point de dissolution qu'ils perdent toute lumière, marchent de péché en péché et ne
songent plus même à s'amender. Car, dit l'Écriture, « les impies tournent dans leur cercle » (Psaume
11, 9). Tombés dans ce gouffre ténébreux, les malheureux ne savent faire que des péchés, ne parlent
que de péchés, ne pensent qu'à pécher et ils ne savent en quelque sorte plus que c'est un mal de
pécher. « L'habitude du mal, dit saint Augustin, ne laisse plus voir aux pécheurs le mal qu'ils font »
(S. Augustin, Sermon 98, ch. 5, n. 5, PL 38, 594 (Vivès, t. 17, p. 101)). En sorte qu'ils vivent,
comme s'ils ne croyaient plus à l'existence d'un Dieu, d'un ciel, d'un enfer, d'une éternité.
Tel péché faisait horreur d'abord; mais il arrive, par l'effet de la mauvaise habitude,
que ce même péché n'inspire plus aucune horreur. « Mon Dieu, placez-les comme une roue mobile
et une paille légère en face du vent » (Psaume 82, 14). Voyez dit saint Grégoire (S. Grégoire le
Grand, Morales sur Job, liv. 16, ch. 65, n. 79, PL 75, 1159: « Et l'on est en droit de les comparer
aussi (les impies) à la paille exposée au vent, puisque, si vient à fondre sur eux la brise de la
tentation, comme ils ne s'appuient pas sur une raison qui ait du poids, ils ne sont soulevés que pour
s'effondrer; et souvent, ils s'imaginent manifester quelque mérite, quand ils sont portés sur les cimes
par le souffle de l'erreur » (SC 221, trad. A. Bocognano, p. 261)), avec quelle facilité le plus léger
souffle du vent se joue d'une petite paille; ainsi verrez-vous une personne résister d'abord, au moins
quelque temps, et lutter contre la tentation avant de succomber; mais une fois la mauvaise habitude
prise, elle succombe à la moindre tentation, à la plus petite occasion de péché qui se présente. Et
pourquoi? Parce que la mauvaise habitude l'aveugle. Selon saint Anselme, le démon fait avec
certains pécheurs, comme on fait avec un oiseau attaché par un fil. On laisse voler l'oiseau; mais,
quand on le veut, rien de plus facile que de le faire tomber à terre. Voilà, dit le saint, ce qui arrive:
ces pécheurs, pris dans les filets d'une mauvaise habitude, sont au pouvoir de l'ennemi; en vain
s'élancent-ils, bientôt ils se trouvent rejetés dans l'abîme des mêmes vices (Eadmer, Vita S.
Anselmi, lib. 2, c. 3, n. 28, PL 158, 92). On en vient même à commettre le péché, sans attendre
l'occasion; et, comme dit saint Bernardin de Sienne (S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale
dictum Seraphim, sermon 15, Opera, t. 3, Venise, 1745, p. 192, col. 2. Ces sermons ne se trouvent
pas dans l'édition critique de Quaracchi), les esclaves des mauvaises habitudes deviennent
semblables aux moulins qui tournent à tout vent, c'est-à-dire qui tournent, même quand ils n'ont pas
de grains à moudre et que leur maître les voudrait en repos. Ainsi verrez-vous un de ces pauvres
pécheurs s'entretenir dans de mauvaises pensées, même sans occasion, sans plaisir et presque sans
le vouloir, uniquement entraîné par la force de la mauvaise habitude. « Quelle chose tyrannique,
s'écrie saint Jean Chrysostome, que la mauvaise habitude, puisque bien souvent elle nous fait
commettre malgré nous des actions coupables! » (S. Jean Chrysostome, Aux Cathéchumènes,
catéchèse 1, n. 5, PG 49, 230: « C'est une chose dangereuse que l'habitude, capable de nous faire
terriblement trébucher, dont il est difficile de se garder et qui souvent nous entraîne malgré nous et à
notre insu » (SC 366, trad. A. Piédagnel, p. 157)). Et de fait, ainsi que le remarque saint Augustin,
« La mauvaise habitude, ne trouvant plus de résistance, devient comme une nécessité » (S.
Augustin, Les Confessions, liv. 8, c. 5, n. 10, PL 32, 735: « L'ennemi tenait mon vouloir; il m'en
avait fait une chaîne et il me serrait étroitement. Oui, de la volonté perverse naît la passion, de
l'esclavage de la passion naît l'habitude, et de la non-résistance à l'habitude naît la nécessité » (BA,
t. 14, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, p. 29)); et, ajoute saint Bernardin, « elle se tourne en une
seconde nature » (S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale dictum Seraphim, sermon 15, Opera, t.
3, Venise, 1745, p. 192). De même donc que c'est pour nous une nécessité de respirer, ainsi semble-
t-il que les pécheurs d'habitude, devenus esclaves du vice, se trouvent en quelque sorte dans la
nécessité de pécher. J'ai dit: esclaves du vice et non pas serviteurs; car ceux-ci servent moyennant
salaire; mais de même que les esclaves servent par force et sans recevoir de salaire, ainsi se trouve-
t-il des malheureux qui font le mal sans aucune satisfaction.
« Quand l'impie arrive au fond de l'abîme, il méprise » (Proverbes, 18, 3). C'est
précisément au pécheur d'habitude que saint Jean Chrysostome applique ce texte (S. Jean
Chrysostome, Homélie 22 sur la Genèse, n. 4, PG 53, 191: « C'est une chose grave, bien grave,
bien-aimés, de tomber dans les pièges du diable. L'âme saisie dans ces filets est entraînée...
ensevelie sous ses habitudes vicieuses, elle ne sent même plus l'infection de ses péchés » (JEA, t. 5,
p. 139). La comparaison entre le pécheur invétéré et le vautour se trouve aussi dans P. Segneri,
Cristiano istruito, p. II, ragion. X; elle est reprise par S. Alphonse dans ses Sermons abrégés,
sermon 45, n. 8, mais il ne l'attribue plus à S. Jean Chrysostome). Au fond de son ténébreux abîme,
il méprise corrections, prédications, censures, enfer, Dieu; il méprise tout et, dans son malheur, il
devient comme le vautour qui s'abat sur un cadavre et se laisse tuer par les chasseurs plutôt que de
lâcher sa proie. Le Père Recupito raconte qu'un condamné à mort, en route vers le lieu de son
supplice, ayant levé les yeux, aperçut une jeune fille et consentit à une mauvaise pensée (I. C.
Recupito, De signis praedestinationis, tr 2, c. 7, n. 32, Naples, 1634, p. 74). -- Le Père Gisolphe
raconte aussi d'un blasphémateur également condamné à mort, qu'il proféra encore un blasphème au
moment de recevoir le coup fatal (P. Gisolfo, La guida de' peccatori, p. I, disc. I, n. 1, t. 1, Naples,
1667, p. 4). -- Saint Bernard va jusqu'à dire qu'il est inutile de prier pour les pécheurs d'habitude et
qu'il faut pleurer sur eux comme sur des damnés (S. Bernard de Clairvaux, Traité des degrés de
l'humilité et de l'orgueil, ch. 21, n. 51 – ch . 22, n. 52, PL 182, 969-970: « Le douzième degré peut
donc s'appeler l'habitude du péché. On y perd la crainte de Dieu; on entre dans le mépris de Dieu »
(coll. Les écrits des Saints, trad. E. de Solms, p. 79)). Et comment auraient-ils la volonté de sortir de
leur abîme, s'ils ne savent pas même qui ils sont? Il leur faudrait un miracle de la grâce. Les
malheureux! C'est en enfer qu'ils ouvriront les yeux, mais alors, il ne leur servira de rien de les
ouvrir, sinon pour pleurer plus amèrement leur folie.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Mon Dieu, plus qu'aucun autre j'ai été par vous comblé de bienfaits; et vous, plus que
par tout autre à ma connaissance, vous avez été outragé par moi! O coeur de mon Rédempteur,
coeur plein de douleurs, que la vue de mes péchés a si affligé et si tourmenté sur la Croix, donnez-
moi, par vos mérites, une vive connaissance et une vive douleur de mes péchés. Ah! Mon Jésus, je
suis rempli de vices; mais vous êtes tout-puissant et vous pouvez faire que je sois rempli de votre
saint amour. Je mets donc en vous ma confiance, en vous qui êtes une bonté, une Miséricorde
infinie. Je me repens, ô souverain Bien, de vous avoir offensé. Ah! Que ne suis-je mort avant de
vous avoir causé aucun déplaisir. Je vous ai oublié; mais vous, vous ne m'avez pas oublié, je le vois
à la lumière que vous m'accordez en ce moment. Puisque vous me donnez la lumière, donnez-moi
aussi la force de vous être fidèle. Je vous promets de mourir mille fois plutôt que de vous trahir
encore. Mais c'est en votre secours que je place toutes mes espérances. « En vous, Seigneur, j'ai
espéré; je ne serai pas confondu à jamais » (Psaume 30, 1). Je compte donc sur vous, ô mon Jésus,
et j'espère que je n'aurai plus jamais le malheur de me voir retombé dans l'abîme du péché et privé
de votre grâce.
Je me tourne aussi vers vous, ô Marie, ma souveraine. En vous, ô ma Reine, j'ai espéré
et je ne serai pas confondu à jamais. J'ai confiance que, grâce à votre intercession, ô mon espérance,
je n'encourrai plus l'inimitié de votre Fils. Ah! Demandez-lui qu'il me fasse mourir plutôt que de me
laisser tomber de nouveau dans ce malheur des malheurs.
DEUXIÈME POINT
Un autre effet de la mauvaise habitude, c'est d'endurcir le coeur. A force de pécher, dit
Cornelius a Lapide, le coeur devient dur (Cornelius a Lapide, Commentaire sur l'Ecclésiastique, III,
27, t. 9, Paris, 1859, p. 133); et Dieu le permet justement en punition de nos résistances à ses appels.
« Dieu, dit l'Apôtre, a pitié de qui il veut et il endurcit qui il veut » (Romains 9, 18). Ce que saint
Augustin explique ainsi: « De la part de Dieu, endurcir c'est refuser d'avoir pitié (S. Augustin, A.
Simplicien, sur diverses questions, liv.1, question 2, n. 15, PL 40, 120 (BA, t. 10, trad. G. Bardy, J.
A. Beckaert, J. Boutet, p. 477)). Dieu n'endurcit donc pas positivement le pécheur d'habitude, mais
il lui retire sa grâce, et cela pour le punir d'avoir répondu par l'ingratitude à ses grâces antérieures;
ainsi tombe dans l'endurcissement le coeur du pécheur, ainsi devient-il comme une pierre. « Son
coeur, dit Job, se durcira comme une pierre et il se resserrera comme l'enclume du forgeron » (Job
41, 15).
Dès lors on verra ce pécheur habitudinaire demeurer insensible, tandis qu'autour de lui
tous s'attendriront et pleureront en entendant prêcher les rigueurs des jugements de Dieu, les peines
des damnés, la Passion de Jésus Christ. Ces vérités, il en parle, il en entend parler avec indifférence,
comme de choses qui ne le concernent pas; et sous de tels coups il ne fait que s'endurcir davantage,
comme l'enclume du forgeron. Morts subites, tremblements de terre, coups de tonnerre, éclats de la
foudre, rien ne l'épouvante plus. Que dis-je? Au lieu de le réveiller et de le faire rentrer en lui-
même, tout cela lui donne ce sommeil de mort dans lequel il s'enfonce et se perd. « A votre voix
pleine de reproches, ô Dieu de Jacob, ils se sont endormis » (Psaume 75, 7). La mauvaise habitude
finit par étouffer peu à peu les remords de conscience. A l'esclave de la mauvaise habitude, les
crimes les plus énormes ne paraissent que des bagatelles. « Les péchés les plus horribles, dit saint
Augustin, lorsqu'on en contracte l'habitude, semblent tout petits ou même des riens » (S. Augustin,
Manuel de la foi, de l'espérance et de la charité, liv. 1, ch. 80, PL 40, 270 (BA, t. 9, trad. J. Rivière,
p. 249)). A toute mauvaise action s'attache naturellement une certaine honte. Mais saint Jérôme
remarque que « Les esclaves des mauvaises habitudes pèchent sans pudeur aucune » (S. Jérôme,
Commentaire sur Ezéchiel, liv. 1, ch. 1, v. 7, PL 25, 22). Saint Pierre compare ces sortes de
pécheurs « à l'animal immonde qui se vautre dans la fange » (2 Pierre 2, 22). De même que l'animal
ne sent pas l'odeur fétide de la boue où il se roule, ainsi cette odeur infecte que tous les autres
sentent, le pécheur d'habitude seul ne la sent pas. Quelle merveille dès lors qu'aveuglé par la fange,
le pécheur ne se reconnaisse même pas sous la main de Dieu qui le frappe! Ce peuple, dit saint
Bernardin (S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale de Evangelio oeterno, sermon 20, art. 2, c. 5,
Opera, t. 3, Quaracchi, 1956, p. 348-349), se roule dans toutes sortes d'iniquités, comme l'animal
dans la boue; pourquoi donc nous étonner que les coups de la colère divine ne lui ouvrent pas les
yeux sur les châtiments de la vie future? Ainsi en vient-il, non certes à s'attrister, mais à se réjouir, à
s'applaudir, à se vanter de ses péchés. « Ils se réjouissent, dit la Sainte Écriture, après qu'ils ont fait
le mal » (Proverbes 2, 14). « L'insensé commet le crime, comme en se jouant » (Proverbes 10, 23).
Oh! Que voilà bien autant de caractères d'une insensibilité vraiment diabolique et par conséquent
autant de signes de damnation! « Oui, dit saint Thomas de Villeneuve, l'endurcissement est un signe
de réprobation » (S. Thomas de Villeneuve, In feria sexta post domin. 1 Quadrag., concio 1, n. 4-5,
Conciones, t. 1, Milan, 1760, col. 315). Mon frère, tremblez que vous ne tombiez dans ce malheur.
Si peut-être vous aviez quelque mauvaise habitude, hâtez-vous d'en sortir, maintenant que Dieu
vous appelle. Et si vous sentez encore les remords de votre conscience, ah! Réjouissez-vous; car
c'est un signe que Dieu ne vous a pas encore abandonné. Mais hâtez-vous de vus amender et de
sortir de votre triste état; sinon la gangrène se mettra dans la plaie et vous serez perdu.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Seigneur, comment pourrai-je vous remercier dignement des grâces sans nombre dont
je vous suis redevable? Vous m'avez si souvent appelé: et moi j'ai résisté. Quelle reconnaissance et
quel amour ne vous devais-je pas pour m'avoir délivré de l'enfer et attiré à vous avec tant d'amour!
Mais loin de là; j'ai continué de provoquer votre colère en continuant de vous offenser. Non, mon
Dieu, non, je ne veux plus insulter à votre patience. Je vous ai bien assez offensé. Vous seul, qui
êtes une Bonté infinie, vous seul avez pu me supporter jusqu'à présent. Mais maintenant, je le
comprends, la mesure est comble et vous ne pouvez plus me supporter. Pardonnez-moi donc, ô mon
Dieu et mon souverain Bien, toutes les injures que je vous ai faites. Je m'en repens de tout mon
coeur et je prends la résolution, de ne plus vous offenser à l'avenir. Hé quoi! Voudrais-je continuer
toujours à vous irriter? Ah! Soyez-moi miséricordieux, ô Dieu de mon âme, non certes pour mes
mérites, car je ne mérite que des châtiments et l'enfer; mais à cause des mérites de votre divin Fils
qui est mon Rédempteur et dont les mérites font toute mon espérance. Pour l'amour donc de Jésus
Christ, rendez-moi vos bonnes grâces et accordez-moi la persévérance dans votre amour. Détachez-
moi de toute affection déréglée et attirez-moi entièrement à vous. Je vous aime, ô Bien suprême, ô
souverain aimant des âmes. Hélas! Que ne vous ai-je toujours aimé, vous qui êtes dignes d'un
amour infini!
O Marie, ma Mère, faites que j'emploie tout le reste de ma vie, non pas à offenser
encore votre Fils, mais uniquement à l'aimer et à pleurer les déplaisirs que je lui ai causés.
TROISIÈME POINT
Quand la lumière divine aura disparu de la sorte et que le coeur se sera endurci, il
deviendra moralement impossible que le pécheur ne fasse pas une mauvaise mort, en s'obstinant
jusqu'à la fin dans son péché. « Le coeur dur sera malheureux à la fin » (Ecclésiastique 3, 27).
« Tandis que le juste ne cesse de marcher par le droit chemin », comme dit Isaïe (Isaïe 26, 7); c'est
tout au contraire par un chemin tournant que marchent toujours les pécheurs d'habitude: « les impies
tournent dans leur cercle », dit le Roi Prophète (Psaume 11, 9), c'est-à-dire qu'ils laissent le péché
pour un peu de temps et qu'ils y retournent ensuite. Ceux-là, d'après saint Bernard, n'ont plus que
l'enfer en perspective. « Malheur, s'écrie-t-il, malheur à celui qui s'engage dans ces circuits! » (S.
Bernard de Clairvaux, Sur le Psaume 'Qui habite', sermon 12, n. 1, PL 182, 231: « Qui marche en
rond (Psaume 11, 9) avance, oui, mais sans réaliser le moindre progrès. Malheur à l'homme qui suit
un tel cercle, qui ne sort jamais de sa volonté propre. Si tu t'efforces de l'en arracher, il paraîtra te
suivre quelque peu, mais ce sera par ruse. En réalité, il aura tourné en rond pour regagner son point
de départ, dont il ne s'éloignera jamais beaucoup » (TZ, p. 350)). Mais, dira ce malheureux, je veux
me corriger avant de mourir. -- Or voilà précisément la difficulté, à savoir, qu'un homme livré aux
mauvaises habitudes se corrige, même dans la vieillesse. L'Esprit Saint le dit: « Le jeune homme
suit sa voie; lors même qu'il sera vieux, il ne s'en écartera pas » (Proverbes 22, 6). Saint Thomas de
Villeneuve en donne pour raison que notre force est bien faible (S. Thomas de Villeneuve, In
domin. III Quadra., concio 2, n. 5, conciones, t. 1, Milan, 1760, col. 377): car elle n'est, d'après
Isaïe, que « comme la cendre chaude de l'étoupe » (Isaïe 1, 31); « de telle sorte, conclut le saint, que
l'âme privée de la grâce ne peut demeurer longtemps sans commettre de nouveaux péchés ». Et
même, à part cela, quelle folie ne serait-ce pas de vouloir engager au jeu et de perdre
volontairement toute sa fortune, dans l'espoir de la regagner à la dernière partie? Telle est
précisément la folie de celui qui continue à vivre dans le péché en se promettant bien de tout réparer
au dernier moment. « Un Éthiopien peut-il changer sa peau ou un léopard ses couleurs variées?
Comment donc pourrez-vous faire le bien après avoir tant appris le mal » (Jérémie 13, 23)? Aussi
arrive-t-il que ces pécheurs finissent par se jeter et terminer leur vie dans le désespoir? « L'homme,
qui est d'un coeur dur, finira dans le mal » (Proverbes 28, 14).
Sur ce passage de Job: « Il m'a criblé de blessures; il s'est lancé sur moi comme un
géant » (Job 16, 15), voici ce que dit saint Grégoire (S. Grégoire le Grand, Morales sur Job, liv. 13,
ch. 18, PL 75, 1027: « Il est facile, en effet, de résister à l'ennemi si, dans de nombreuses chutes,
dans une seule même, on ne lui donne pas trop longtemps son consentement. Mais que l'âme prenne
l'habitude de se soumettre à ses insinuations, plus fréquentes sont ses capitulations, plus elle rend
l'ennemi irrésistible; elle n'a plus la force de soutenir la lutte, car en face de cette âme dominée par
une habitude perverse, le Malin notre adversaire combat comme un géant » (SC 212, trad. A.
Bocognano, p. 277)): Si quelqu'un est assailli par son ennemi, peut-être, après un premier coup
reçu, lui restera-t-il encore assez de force pour se défendre; mais plus il reçoit de coups, plus ses
forces déclinent, jusqu'à ce qu'il finisse par expirer. Ainsi en est-il du pécheur: après une première,
une seconde faute, le pécheur conserve encore un peu de force, moyennant bien entendu la grâce
divine qui l'assiste; mais s'il continue à commettre le péché, le péché devient un géant qui s'élance
sur lui; et comme, de son côté, le pécheur se trouve si faible et percé de tant de coups, comment
pourra-t-il échapper à la mort? Le péché est comparé par Jérémie à une grosse pierre qui pèse sur
l'âme pour l'écraser. « Ils ont posé, dit-il, une pierre sur moi » (Lamentations 3, 53). Or, d'après
saint Bernard, il est aussi difficile à un esclave des mauvaises habitudes de se relever qu'il est
difficile à un homme de se remettre sur pieds, quand, écrasé sous une grosse pierre, la force lui
manque pour la soulever et se tirer de là. « Bien difficilement, dit-il, se relève celui qu'accable le
poids de la mauvaise habitude » (Pour rendre la pensée de S. Bernard, S. Alphonse cite en fait un
texte de S. Augustin, Sur l'Évangile de saint Jean, tr. 49, n. 24, PL 35, 1756: « Qu'il est difficile de
se lever à celui qui est écrasé par le poids de l'habitude mauvaise! Mais cependant il se lève: par une
grâce cachée il reprend vie intérieurement » (BA, t. 73B, trad. M. F. Berrouard, p. 249). S. Bernard
parle de l'habitude du péché dans le Traité des règles de l'humilité et de l'orgueil, ch. 21, n. 51, PL
182, 969).
C'en est donc fait de moi, dira le pécheur? Non pas; mais il faut que ce pécheur
emploie des remèdes. Or aux grands maux les grands remèdes. « Aux grandes maladies, dit fort
bien un auteur, il faut dès le principe appliquer de grands remèdes » (G. Campadelli, Sermoni sacri
morali, Venise, 1751, p. 196). Or, qu'un malade en danger de mort et qui repousse les remèdes
prescrits, parce qu'il ignore la gravité de son état, entende les médecins lui dire: Mon ami, vous êtes
mort, si vous ne prenez pas ce remède. -- Me voici, s'écriera-t-il aussitôt, je suis prêt à tout, puisqu'il
y va de ma vie. Et vous, chrétiens, mon frère, si vous êtes l'esclave de quelque mauvaise habitude,
je vous dis la même chose: Quel état que le vôtre! Vous êtes de ces malades qui guérissent
rarement, comme dit saint Thomas de Villeneuve (S. Thomas de Villeneuve, In feria sexta post
domin. 1 Quadrag., concio 1, n. 4-5, Conciones, t. 1, Milan, 1760, col. 315); et vous êtes sur le point
de vous damner. Cependant, si vous voulez vous guérir, il y a remède; mais ne comptez pas sur un
miracle de la grâce. Qu'avez vous à faire? Il faut que vous vous fassiez violence pour éloigner les
occasions dangereuses, pour fuir les mauvaises compagnies, pour résister aux tentations en
implorant le secours de Dieu. Il faut encore que vous preniez les moyens suivants: Vous confesser
souvent, faire chaque jour une lecture spirituelle, pratiquer la dévotion envers la très sainte Vierge
Marie. La priant continuellement qu'elle vous obtienne la force de ne plus retomber. Il faut
absolument vous faire violence; sinon, la menace du Seigneur contre les obstinés tombera sur vous:
« Vous mourrez dans votre péché » (Jean 8, 21). Et si vous ne remédiez pas à l'état de votre âme,
maintenant que Dieu vous éclaire, difficilement pourrez-vous dans la suite y remédier. Entendez
Dieu qui vous crie: « Lazare, sors du tombeau » (Jean 11, 43). Pauvre pécheur, que la mort a déjà
saisi, sortez du sépulcre de votre mauvaise vie. Vite, répondez à l'appel de Dieu; donnez-vous à lui
et tremblez que cet appel ne soit le dernier.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Mon Dieu, qu'ai-je encore à attendre? Que vous m'abandonniez absolument et que
vous me jetiez en enfer? De grâce, Seigneur, épargnez-moi, car je veux changer de vie et me donner
à vous. Dites ce que je dois faire, car je suis prêt à tout. O sang de Jésus, aidez-moi. O Marie,
avocate des pécheurs, venez à mon secours. Et vous, ô Père éternel, par les mérites de Jésus et de
Marie, ayez pitié de moi. Je me repens, ô Dieu infiniment bon, de vous avoir offensé et je vous aime
par-dessus toutes choses. Pour l'amour de Jésus Christ, pardonnez-moi et donnez-moi votre amour.
Donnez-moi aussi une grande crainte de la ruine à laquelle je m'exposerais, en vous offensant de
nouveau. Éclairez-moi, ô Dieu, oui, éclairez-moi et donnez-moi de la force. J'espère tout de votre
miséricorde. Vous m'avez accordé tant de grâces quand j'étais loin de vous; j'en espère beaucoup
plus, maintenant que je reviens à vous avec la résolution de n'aimer que vous seul. Je vous aime, ô
mon Dieu, ma vie, mon tout.
Je vous aime aussi, ô Marie, ma tendre Mère, et c'est à vous que je confie mon âme.
Préservez-la, par votre intercession, du malheur de retomber dans la disgrâce de Dieu.
VINGT-TROISIÈME CONSIDÉRATION
Illusions dont le démon berce l'esprit du pécheur
(On retrouvera dans cette considération beaucoup de pensées déjà exposées plus haut. Mais il était
bon de les représenter ici toutes ensemble, afin de dissiper les illusions qui servent d'ordinaire au
démon pour faire retomber l'homme dans le péché.)
(Cette Vingt-troisième considération, ajoutée par S. Alphonse à la troisième édition napolitaine
« revue et corrigée » (1762), est la seule qui ne porte pas de texte biblique en épigraphe et qui
omette les « Affections » après chacun des trois points.)
PREMIER POINT
Représentons-nous un jeune homme, coupable autrefois de grands péchés, mais qui
s'en est confessé et qui a retrouvé la grâce de Dieu. Voici le démon qui le tente de nouveau pour le
faire retomber. Le jeune homme commence par résister; mais peu à peu il se laisse ébranler par les
idées trompeuses que lui suggère l'ennemi. Jeune homme, lui dis-je, qu'allez-vous faire? Dites-moi:
voulez-vous, par cette misérable satisfaction, perdre la grâce de Dieu que vous venez de recouvrer
et qui vaut plus que le monde entier? Voulez-vous écrire vous-même la sentence de votre mort
éternelle et vous condamner à brûler pour toujours en enfer? Non, me répondez-vous, je ne veux pas
me damner; je veux me sauver; et quant à ce péché, si je le commets, je m'en confesserai ensuite. Or
voilà bien la première ruse du tentateur. Vous me dites donc qu'ensuite vous irez à confesse. Mais,
en attendant, vous perdez votre âme. Dites-moi, si vous aviez une perle précieuse de la valeur de
mille ducats, la jetteriez-vous dans un fleuve, en disant: Je la chercherai ensuite avec soi et je
compte bien la retrouver? Vous avez en main cette belle perle de votre âme, que Jésus Christ a bien
voulu racheter au prix de son sang; et de gaieté de coeur vous la jetez dans l'enfer. Car enfin, par le
péché, même selon la justice qui a cours présentement, vous vous mettez en état de damnation et
vous dites: je compte bien recouvrer mon âme au moyen de la confession. Mais, si pourtant vous ne
la recouvrez pas? Car, pour la recouvrer, il faut un vrai repentir, et ce repentir est un don de Dieu. Et
si Dieu ne vous l'accorde pas, ou bien si la mort arrive sans vous laisser le temps de faire votre
confession?
Je vous entends: une semaine, m'assurez-vous, ne s'écoulera pas avant que vous ne
vous confessiez. Et qui donc vous promet cette semaine? -- Alors, dites-vous, je veux me confesser
dès demain. Mais ce demain, qui donc vous le promet? « Dieu n'a pas promis le lendemain, dit saint
Augustin, peut-être le donnera-t-il; peut-être aussi ne le donnera-t-il pas » (Cf. Dix-septième
considération, note 11). Il en sera peut-être de vous comme de tant d'autres qui le soir s'endormirent
pleins de vie et qu'on trouva morts le lendemain. Combien n'en est-il pas que le Seigneur a frappés
de mort dans l'acte même du péché et envoyé en enfer? Et s'il agit de la sorte avec vous, comment
pourrez-vous remédier à votre ruine éternelle? Sachez qu'avec cette illusion: Je m'en confesserai, le
démon a jeté dans l'enfer des milliers et des milliers de chrétiens. En effet, on aurait bien de la peine
à trouver un pécheur, assez désespéré pour vouloir formellement se damner. Lorsqu'ils pèchent,
tous le font avec l'espoir de se confesser. Mais cet espoir, combien de malheureux n'a-t-il pas jetés
en enfer? Et maintenant ils sont perdus sans ressource.
Mais vous ajoutez: Pour le moment, je ne me crois pas en état de résister à la tentation.
Voilà la seconde illusion. Le démon vous fait accroire que vous n'avez pas la force de résister aux
assauts actuels de la passion. Mais d'abord sachez, comme dit l'Apôtre, que « Dieu est fidèle et qu'il
ne souffrira pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces » (1 Corinthiens 10, 13). De plus, je
vous le demande, si vous ne croyez pas pouvoir résister maintenant, quelle espérance pouvez-vous
avoir de triompher plus tard? Plus tard, le démon ne cessera de vous porter à d'autres péchés; par
conséquent, il sera beaucoup plus fort contre vous; et vous, plus faible en face de lui. Si donc vous
ne vous croyez pas en état d'éteindre aujourd'hui cette flamme, comment vous flattez-vous de
l'éteindre quand elle aura grandi encore? Vous répliquez: Dieu me donnera bien son secours. --
Mais ce secours, Dieu vous le donne présentement. Pourquoi donc ne voulez-vous pas en profiter
pour tenir tête à la tentation? Vous imaginez-vous par hasard que Dieu devra multiplier ses secours
et ses grâces, quand vous aurez multiplié vos péchés? Et si sur l'heure même vous désirez une plus
puissante intervention de la grâce, que ne la demandez-vous? Mettez-vous en doute par hasard la
fidélité de Dieu, de ce Dieu qui a promis d'accorder tout ce qu'on lui demande: « Demandez et vous
recevrez » (Jean 16, 24)? Dieu ne peut manquer à sa parole. Vous n'avez donc pas à réclamer son
secours; et la force dont vous aurez besoin pour résister ne vous manquera certainement pas. « Dieu
ne commande rien d'impossible, dit le Concile de Trente, mais en vous donnant ses
commandements, il vous avertit de faire ce que vous pouvez; puis, pou ce que vous ne pouvez pas,
d'implorer son aide; et il vient à votre secours pour vous mettre en état de faire sa volonté »
(Concile de Trente, Session 6, Décret sur la justification, ch. 11: « Car Dieu ne commande pas de
choses impossibles, mais en commandant il t'invite à faire ce que tu peux et à demander ce que tu
ne peux pas (S. Augustin), et il t'aide à pouvoir » (FC 570)). Ainsi, Dieu nous avertit de faire ce que
nous pouvons moyennant la grâce actuelle qu'il nous donne; et cette grâce ne suffisant pas pour
résister, il nous presse d'en demander une plus puissante; et à ceux qui la demandent comme il faut,
nul doute qu'il ne l'accorde.
PRIÈRE
Eh quoi, ô mon Dieu! est-ce donc pour répondre à vos bontés envers moi, que j'ai
montré tant d'ingratitude envers vous? Que n'avons-nous pas tenté l'un et l'autre, moi pour vous fuir,
vous pour me poursuivre; vous, pour me faire du bien, moi pour vous faire du mal? Ah! Seigneur,
n'y eut-il aucun autre motif, votre bonté pour moi devrait m'enflammer d'amour pour vous, puisque
vous avez multiplié vos grâces, tandis que je multipliais mes péchés. Et qu'ai-je fait pour mériter les
lumières que vous me donnez en ce moment? Seigneur, je vous en remercie de tout mon coeur et
j'espère au ciel vous en remercier durant toute l'éternité. Oui, j'espère que, par les mérites de votre
sang, je me sauverai; et je l'espère avec d'autant plus d'assurance que vous m'avez traité avec plus de
miséricorde. En attendant, j'espère que vous m'accorderez la force de ne plus vous trahir. Je suis
résolu, avec le secours de votre grâce, de mourir plutôt mille fois que de recommencer encore à
vous offenser. Je vous ai bien assez offensé; je veux employer tout le reste de ma vie à vous aimer.
Et comment n'aimerais-je pas un Dieu qui, non content de mourir pour moi, m'a supporté avec tant
de patience malgré les insultes que je lui ai prodiguées? Dieu de mon âme, je me repens de tout mon
coeur et je voudrais en mourir de douleur. Et si par le passé je vous ai lâchement trahi; maintenant
je vous aime plus que toutes choses, je vous aime plus que moi-même. Père éternel, par les mérites
de Jésus Christ, secourez un misérable pécheur qui veut vous aimer.
Marie, mon espérance, assistez-moi; obtenez-moi la grâce de recourir toujours à votre
divin Fils et à vous, ô ma mère, chaque fois que le démon tentera encore de me jeter dans le péché.
DEUXIÈME POINT
On dit encore: Dieu est un Dieu de miséricorde. Voici la troisième illusion familière
aux pécheurs et qui en perd un si grand nombre. D'après un savant auteur (P. Gisolfo, La guida
de'peccatori, p. I, disc. 6, n. 1, t. 1, Naples, 1694, p. 165), la miséricorde de Dieu précipite plus
d'âmes en enfer que sa justice, parce que, comptant témérairement sur la miséricorde, tant de
malheureux continuent à pécher et finissent par se perdre. Que Dieu soit un Dieu de miséricorde,
personne ne le nie. Cependant, combien d'âmes n'envoie-t-il pas chaque jour en enfer? Car s'il est
miséricordieux, il est juste aussi; et par conséquent, obligé de punir celui qui l'offense. Ah! Certes,
il use de miséricorde. Mais envers qui? Envers ceux qui le craignent. « Il a étendu sa miséricorde
sur ceux qui le craignent, dit David, et c'est de ceux qui le craignent que le Seigneur a compassion »
(Psaume 102, 11). Mais contre ceux qui le méprisent et qui s'autorisent de sa miséricorde pour le
mépriser davantage, il en appelle à sa justice. Et il doit en être ainsi. Car Dieu pardonne le péché,
mais il ne peut pardonner la volonté de pécher. Celui qui pèche avec le dessein de se repentir
ensuite, celui-là, dit saint Augustin (S. Augustin (auteur inconnu selon Glorieux, n. 40; cf. Dixième
considération, note 2), Aux frères dans le désert, sermon 11, PL 40, 1255), ne se repent pas, mais il
se moque. Or l'Apôtre nous apprend que Dieu ne se laisse pas tourner en dérision: « Ne vous y
trompez pas: on ne se rit pas de Dieu » (Galates 6, 7). Et ne serait-ce pas le tourner en dérision que
de l'offenser comme il nous plaît, autant qu'il nous plaît, et de prétendre ensuite au Paradis?
Dieu m'a toujours traité avec tant de miséricorde et il m'a épargné jusqu'ici; j'espère
donc qu'il ne se départira pas à l'avenir de sa miséricorde envers moi. Quatrième illusion. Ainsi,
parce que le Seigneur a eu compassion de vous, le voilà donc tenu d'user toujours de miséricorde à
votre égard et de jamais vous punir. Eh bien, non. Plus ses miséricordes envers vous ont été
grandes, plus aussi vous devez craindre qu'il ne vous refuse le pardon et qu'il vous punisse, si vous
l'offensez de nouveau. « Ne dis pas: j'ai péché; et que m'est-il arrivé de triste? Car le Très Haut,
quoique patient, rend selon les mérites » (Ecclésiastique 5, 4). Dieu supporte, mais il ne supporte
pas toujours. La limite de sa miséricorde envers chaque pécheur est déterminée d'avance; une fois
cette limite atteinte, il frappe de façon à punir pour tous les péchés ensemble. « Et plus il aura
attendu qu'on fasse pénitence, dit saint Grégoire, plus l'enfer sera terrible » (S. Grégoire le Grand,
Homélie 13, sur les Évangiles, n. 5, PL 76, 1126).
Vous donc, mon frère, qui reconnaissez avoir si souvent offensé Dieu, sans qu'il vous
ait précipité en enfer, vous avez bien sujet de vous écrier: « C'est grâce aux miséricordes du
Seigneur que nous n'avons pas été consumés » (Lamentation 3, 22). Oui, Seigneur, je vous remercie
de ne m'avoir pas précipité en enfer comme je le méritais! Car pensez combien d'âmes sont
maintenant damnées pour avoir commis moins de péchés que vous. Que cette pensée vous anime à
la pénitence et à d'autres bonnes oeuvres, afin de réparer les offenses dont vous vous êtes rendu
coupable envers Dieu. Ne faites pas de sa patience à votre égard un motif pour l'outrager davantage.
Au contraire, servez-le et aimez-le d'autant plus que vous voyez avec quelle miséricorde il vous
traite, de préférence aux autres.
PRIÈRE
Mon Jésus crucifié, mon Rédempteur et mon Dieu, je me jette à vos pieds. Traître que
j'ai été, je rougis de paraître devant vous. Que de fois je me suis joué de vous! Que de fois je vous ai
promis de ne plus vous offenser! Hélas! Toutes mes promesses n'ont été que des trahisons; car, à
chaque occasion qui se présentait, je vous oubliais pour recommencer mes infidélités. Soyez béni de
me retenir en ce moment, non pas dans les flammes de l'enfer, mais à vos pieds afin de m'éclairer et
m'attirer à votre amour. Oui, je veux vous aimer, mon Sauveur et mon Dieu, et je ne veux plus vous
mépriser. Vous ne m'avez jusqu'ici que trop supporté; je vois bien que vous ne pouvez pas me
supporter davantage. Malheur à moi, si, après tant de grâces, je vous offensais de nouveau!
Seigneur, c'en est fait, je veux changer de vie et autant je vous ai offensé, autant je veux vous aimer.
Ce qui me console, c'est d'avoir affaire à une Bonté infinie comme la vôtre! Je me repens
souverainement de vous avoir ainsi méprisé et c'est de tout mon coeur, je vous le promets, que je
vous aimerai à l'avenir. Vous, ô mon Dieu, pardonnez-moi par les mérites de votre Passion; oubliez
les injures que je vous ai faites et donnez-moi la force de vous être fidèle tout le reste de ma vie. Je
vous aime, mon souverain Bien, et j'espère vous aimer toujours. Mon Dieu, mon amour, je ne veux
plus me séparer de vous.
O Mère de Dieu, ô Marie, unissez-moi étroitement à Jésus Christ et obtenez-moi la
grâce de ne plus m'éloigner de ses pieds sacrés; je mets en vous toute ma confiance.
TROISIÈME POINT
Mais je suis jeune; Dieu est plein d'indulgences pour la jeunesse; plus tard je me
donnerai à Dieu. Nous voilà à la cinquième illusion. Oui, vous êtes jeune. Mais ignorez-vous que
Dieu ne compte pas les années, mais les péchés de chaque homme? Oui, vous êtes jeune. Mais
combien de péchés vous avez déjà commis! Il se trouvera beaucoup de vieillards qui n'en auront pas
commis la dixième partie. Et ne savez-vous pas que le Seigneur a déterminé pour chaque homme le
nombre et la mesure des péchés qu'il veut lui pardonner? « Le Seigneur attend patiemment que le
jour du jugement soit venu, afin de les punir dans la plénitude de leurs péchés » (2 Maccabées 6,
14). Cela veut dire que Dieu patiente et attend, mais seulement jusqu'à ce que la mesure des péchés
qu'il veut pardonner soit comble; car alors il ne pardonne plus; mais il punit le pécheur, soit en le
frappant de mort subite dans son état de damnation, soit, châtiment plus terrible encore, en
l'abandonnant dans son péché. « Je lui ôterai sa haie et elle sera livrée au pillage » (Isaïe 5, 5). Vous
possédez une terre. Après l'avoir entourée d'une haie et après avoir fait, pendant plusieurs années,
de grandes dépenses pour la cultiver, vous constatez qu'elle ne vous rapporte rien. Alors que faites-
vous? Vous enlevez la haie et vous laissez tout à l'abandon. Ah! Tremblez que Dieu ne vous en
fasse autant. Si vous continuez à pécher, les remords de votre conscience iront en s'éteignant; ni
l'éternité, ni votre âme n'occuperont plus vos pensées; vous perdrez toute lumière; vous perdrez
jusqu'à la crainte; voilà que la haie est enlevée et voilà que l'abandon de Dieu a déjà commencé.
Venons-en à la dernière illusion. Il est vrai, dites-vous, que, par ce péché, je perds la
grâce de Dieu et que je me mets en état de damnation; peut-être même est-ce aussi que je m'en
confesserai et qu'ainsi je me sauverai. Oui, mon frère, je vous l'accorde, il est possible encore que
vous vous sauviez; car enfin je ne suis pas prophète et par conséquent je ne puis affirmer comme
chose certaine,, qu'après ce péché Dieu n'usera plus de miséricorde à votre égard. Mais, de votre
côté, vous ne pouvez non plus nier que si vous recommencez à offenser le Seigneur, après en avoir
reçu tant de grâces, il est bien à craindre que vous ne vous perdiez définitivement. Voici comment
parlent les Saintes Écritures: « Le coeur dur sera malheureux à la fin » (Ecclésiastique 3, 27); en
d'autres termes, l'homme au coeur obstiné fera une mauvaise mort. « Ceux qui font le mal seront
exterminés » (Psaume 36, 9); ils tomberont sous les coups de la vengeance divine. « Ce que
l'homme aura semé, c'est cela qu'il recueillera » (Galates 6, 8). Si donc on sème des péchés, on ne
recueillera non plus à la fin que des peines et des tourments. « J'ai appelé et vous avez refusé de
m'entendre; à votre mort, je rirai et je me moquerai » (Proverbes 1, 24). « A moi est la vengeance et
c'est moi qui ferai la rétribution en son temps » (Deutéronome 32, 35). Ainsi s'expriment les Saintes
Écritures au sujet des pécheurs obstinés; ainsi l'exigent la justice et la raison. Vous me direz encore:
mais il se peut qu'avec tout cela je me sauve. Et je vous réponds de nouveau: oui, cela est possible;
mais quelle folie, je vous le demande, de faire reposer le salut de son âme sur un peut-être et un
peut-être si périlleux! Est-ce donc une chose qu'on puisse exposer à un si grand péril?
PRIÈRE
Prosterné à vos pieds, je vous remercie, ô mon bien-aimé Rédempteur, de ne m'avoir
pas abandonné après tant de péchés. Combien n'y en a-t-il pas de moins coupables que moi et
cependant vous ne leur accorderez pas les lumières que vous me donnez en ce moment! Je vois que
véritablement vous voulez me sauver; et moi, je le veux aussi, principalement en vue de vous plaire.
Je veux aller au ciel chanter éternellement vos immenses miséricordes envers moi. J'ai la confiance
que déjà vous m'avez pardonné les offenses dont je me suis rendu coupable envers vous; mais si
malheureusement je me trouvais encore dans votre disgrâce, faute de m'être assez repenti de mes
péchés, maintenant je m'en repens de toute mon âme et je les déteste plus que tout autre mal. De
grâce, pardonnez-moi et donnez-moi une douleur toujours plus grande de vous avoir offensé, vous,
ô mon Dieu, qui êtes si bon! Donnez-moi de la douleur; donnez-moi aussi de l'amour! Je vous aime
par dessus toutes choses; mais je vous aime trop peu; je veux avoir pour vous un grand amour! Et
cet amour, je vous le demande, c'est de vous que je l'attends. Exaucez-moi, ô mon Jésus, vous qui
avez promis d'exaucer celui qui vous prie.
O Mère de Dieu, ô Marie, tout le monde m'assure que jamais vous ne laissez aller, sans
le consoler, celui qui se recommande à vous. O vous qui êtes, après Jésus, toute mon espérance, je
me confie en vous, recommandez-moi à votre divin Fils et sauvez-moi.
VINGT-QUATRIÈME CONSIDÉRATION
Du jugement particulier
« Tous nous devons comparaître devant le tribunal du Christ »
(2Corinthiens 5, 10)
PREMIER POINT
Considérons la comparution de l'âme devant son juge, l'accusation, l'examen et la
sentence. Commençons par la comparution de l'âme devant son juge. C'est un sentiment commun
parmi les théologiens que le jugement particulier se fait au moment où l'homme expire et que, dans
le lieu même où l'âme se sépare de son corps, elle est jugée par Jésus Christ. Jésus Christ, n'envoie
personne à sa place; c'est lui-même qui vient pour le jugement. « A l'heure que vous ne penserez
pas, dit saint Luc, le Fils de l'homme viendra » (Luc 12, 40). « Objet de joie pour les justes, la
venue de Jésus Christ, dit saint Augustin, sera terrible pour les impies » (S. Augustin (auteur
inconnu, selon Glorieux, n. 39), Sermon 181, n. 3, PL 39, 2087). Oh! Quelle épouvante s'emparera
de celui qui, se trouvant pour la première fois en face du Rédempteur, le verra tout indigné.
« Devant la face de son indignation, qui subsistera? » (Nahum 1, 6) se demande le prophète. A cette
pensée, le vénérable Père Louis du Pont était saisi d'un tel tremblement qu'il faisait trembler même
sa cellule (G. Patrignani, Menologio... di alcuni religiosi della Compagnia di Gesù, t. 1 (16 février),
Venise, 1730, p. 143). Le vénérable Père Juvénal Ancina, entendant un jour chanter le Dies irae, et
se représentant les terreurs de l'âme sur le point d'être jugée, prit aussitôt la résolution de quitter le
monde et il le quitta en effet (G. Forti, Vita del Vener... Giovenale Ancina, c. 4, Macerata 1679, p.
15-16); « L'indignation du roi est un message de mort » (Proverbes 16, 14); et pour le pécheur la
vue de son juge irrité sera le prélude de sa condamnation. D'après saint Bernard, l'âme souffrira plus
de voir le courroux de Jésus Christ que de se trouver même en enfer. « Oui, dit le Saint, elle
aimerait mieux être au fond de l'enfer » (Texte cité d'après S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale
de christiana religione, sermon 11, art. 3, c. 1, Opera, t. 1, Quaracchi, 1950, p. 45, qui l'attribue à S.
Grégoire le Grand où nous ne l'avons pas trouvé. La pensée se lit chez le disciple de S. Bernard,
Gueric d'Igny, In festo S. Benedicti, sermon 4, n. 6, PL 185, 116).
On a parfois vu des criminels se couvrir d'une sueur froide rien qu'à se trouver en
présence d'un juge sur la terre. Pison, comparaissant devant le Sénat en habit d'accusé, éprouva une
telle confusion qu'il se donna lui-même la mort (Tacite, Annales, liv. 3, n. 14-16). Quelle peine pour
un enfant ou pour un sujet de savoir, l'un son père, l'autre son roi gravement irrité contre lui! Mais
quelle peine bien plus grande encore éprouvera l'âme en voyant ce Jésus Christ, qu'elle aura méprisé
pendant sa vie. « Ils verront, dit l'Écriture, celui qu'ils auront transpercé » (Jean 19, 37). Cet
Agneau, qui l'a traitée jusque-là avec tant de patience, l'âme alors le verra plein d'une indignation
qu'elle désespérera de jamais apaiser. Aussi demandera-t-elle aux montagnes de l'écraser et de la
dérober ainsi au courroux de l'Agneau divin. « Montagnes et rochers, tombez sur nous, et cachez-
nous de la colère de l'Agneau » (Apocalypse 6, 16). « A cette heure ils verront le Fils de l'homme »,
dit saint Luc en parlant du jugement (Luc 21, 27). C'est dans son humanité que le juge se fera voir
et quel supplice en ressentira le pécheur! Car à la vue de celui qui s'immola pour son salut, sa
conscience ne lui reprochera que plus vivement son ingratitude. Quand le Sauveur s'élevait vers les
cieux, les anges disaient aux disciples: « Ce Jésus qui, du milieu de vous, a été enlevé au ciel,
viendra de la même manière que vous l'avez vu allant au ciel » (Actes 1, 11). Il viendra donc,
comme juge, avec les mêmes plaies qu'il avait en quittant cette terre. Quelle joie pour ceux qui sont
avides de le contempler, s'écrie l'abbé Rupert, mais pour ceux qui sont réduits à l'attendre quel sujet
de crainte! (Ruppert de Deutz, De Trinitate et operibus eius, lib. IX, c. 8, PL 167, 1861). Comme la
vue de ces plaies consolera les justes et comme elle épouvantera les pécheurs! Lorsque Joseph dit à
ses frères: « Je suis Joseph que vous avez vendu », ceux-ci, raconte la Sainte Écriture, « furent
terrifiés au point de ne pouvoir même plus proférer une seule parole » (Genèse 45, 3). Que répondra
donc le pécheur à Jésus Christ? « Aura-t-il par hasard, dit Eusèbe d'Emèse, le front d'en appeler à sa
miséricorde, quand il devra précisément rendre compte du mépris qu'il aura fait de cette même
miséricorde? » (Eusèbe d'Emèse, De Symbolo, hom. 2, Opera, Paris, 1575, fol. 257. Dans la
Maxima Bibliotheca Patrum, t. 6, Lyon, 1677, col. 631, cette homélie est attribuée à Eusèbe le
Gaulois). « Que fera-t-il donc, s'écrie saint Augustin? Où fuira-t-il, alors qu'il verra au-dessus de lui
son juge irrité, sous ses pieds l'horrible enfer, à sa droite tant de péchés qui l'accablent, à sa gauche
les démons tout prêts à exécuter la sentence, au-dedans de lui-même sa conscience qui le déchire?
Ainsi cerné de toutes parts, où fuira-t-il? » (S. Bonaventure (plutôt Guillaume de Lancia, cf. éd.
Quaracchi, VIII, CXI), Diaeta salutis, tit. 9. Le texte est attribué à S. Augustin; en fait, il vient de S.
Anselme, Prières et méditations, médit. 2, PL 158, 724: « O angoisses! D'un côté des péchés qui
accusent, de l'autre une justice qui effraie. En bas l'horrible chaos de l'enfer qui s'ouvre, en haut le
juge en colère; à l'intérieur la conscience brûlante, au-dehors le monde ardent. Le juste à grand
peine sera sauvé. Le pécheur, pris en cet état, à quel parti se rangera-t-il? » (L'Oeuvre de S.
Anselme de Cantorbéry, t. 5, Paris, 1988, médit. 1 (et non 2), trad. M. Corbin et H. Rochais, p. 405-
407).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
O mon Jésus! C'est ainsi que je veux toujours vous appeler; car votre nom de Jésus me
console et m'encourage en me rappelant que vous êtes mon Sauveur, mon Sauveur mort pour me
sauver. Me voici donc à vos pieds. Je le confesse, autant de fois je vous ai offensé par le péché
mortel, autant j'ai mérité d'enfers. Je ne mérite point de pardon; mais vous êtes mort pour me
pardonner. O bon Jésus, daignez vous en souvenir, c'est à cause de moi que vous avez vécu ici-bas.
Pardonnez-moi, tout de suite, ô mon Jésus; oui, avant que vous veniez me juger. Car alors je ne
pourrai plus implorer mon pardon; mais maintenant je puis vous le demander et je l'espère. Alors
vos plaies seront pour moi un objet d'épouvante; mais maintenant elles m'inspirent confiance. Mon
bien-aimé Rédempteur, j'ai un souverain repentir d'avoir offensé votre bonté infinie. Je fais le ferme
propos de tout souffrir, de tout perdre, plutôt que de perdre votre grâce. Je vous aime de tout mon
coeur. Ayez pitié de moi. Oui, « ayez pitié de moi, mon Dieu, selon l'étendue de votre miséricorde »
(Psaume 50, 1).
O Marie, Mère de miséricorde, ô Avocate des pécheurs, obtenez-moi une grande
douleur de mes péchés, le pardon et la persévérance dans l'amour de Dieu. Je vous aime, ô ma
Reine, et je mets en vous ma confiance.
DEUXIÈME POINT
Considérez l'accusation et l'examen. « Le jugement se tint, dit Daniel, et , les livres
furent ouverts » (Daniel 7, 10). Il y aura deux livres: l'Évangile, on lira ce que l'accusé devait faire;
dans la conscience, on verra ce qu'il a fait. « Chacun, dit saint Jérôme, verra ses oeuvres » (S.
Jérôme, Commentaire sur Daniel, ch. 7, vers. 10, PL 25, 532). Richesses, dignité, titres de noblesse,
rien de tout cela ne sera placé dans la balance de la justice divine; on n'y placera que nos oeuvres.
« Vous avez été pesé dans la balance, dit Daniel au roi Balthasar, et vous avez été trouvé trop
léger » (Daniel 5, 27). Sur quoi le P. Alvarez fait cette remarque: « Ce n'est pas l'or du roi, ce ne
sont pas ses royaumes que l'on met dans la balance; c'est le roi seul qu'on pèse » (A. Spanner,
Polyanthea sacra, t. 1, Venise, 1709, p. 476). Voici venir les accusateurs; et d'abord le démon.
« Debout tout à côté du tribunal de Jésus Christ, le démon, dit saint Augustin, lira notre profession
de foi et il nous mettra sous les yeux tout ce que nous aurons fait de péchés; à quel jour, à quelle
heure nous les aurons commis » (S. Augustin (plutôt S. Paulin d'Aquilée, selon Glorieux, n. 40), De
salutaribus documentis, c. 62, PL 99, 271. Cet ouvrage est publié en Appendice aux oeuvres de S.
Augustin, PL 40, 1073). Il lira notre profession de foi, c'est-à-dire qu'il nous rappellera parmi nos
promesses, celles que nous aurons violées; après quoi il présentera la liste de tous nos péchés avec
le jour et l'heure où nous y serons tombés. Alors, selon saint Cyprien, s'adressant au souverain Juge,
il s'écriera: « Je n'ai été ni souffleté ni flagellé pour eux » (S. Cyprien, Liber de opere et
eleemosynis, n. 22, PL 4, 618). Non, Seigneur, je n'ai rien souffert pour ce coupable; mais vous,
vous êtes mort pour le sauver. Eh bien! Il vous a abandonné pour se faire mn esclave; par
conséquent il m'appartient. Les anges gardiens se présentent aussi comme accusateurs. « Chaque
Ange gardien, dit Origène, vient rendre témoignage. Il rappelle combien d'années il a entouré cet
homme de ses soins et avec quel mépris il en fut repoussé » (Origène, Homélie 11 sur les Nombres,
n. 4, PG 12, 647). Ainsi se vérifiera cette parole: « Ses amis l'ont tous méprisé » (Lamentations 1,
2). Il n'y a pas jusqu'aux murs qui ne se fassent accusateurs, ces murs qui ont vu le coupable à
l'oeuvre. « Du milieu de la muraille, di Habacuc, la pierre criera » (Habacuc 2, 11). Quelle
accusatrice aussi que la propre conscience du coupable! « Leur conscience rendra témoignage
contre eux... au jour où Dieu jugera » (Romains 2, 15-16). Et, dit saint Bernard, les péchés eux-
mêmes parleront. « C'est toi, s'écrieront-ils, c'est toi qui nous a faits; nous sommes ton ouvrage:
nous ne te quitterons pas » (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Hugues de Saint-Victor ou au auteur
inconnu, selon Glorieux, n. 184), Méditations pieuses... ch. 2, n. 5, PL 184, 488). Enfin, pour
derniers accusateurs, il y aura, dit saint Jean Chrysostome, les plaies de Jésus Christ. Les clous se
plaindront de toi; les cicatrices du Sauveur prendront une voix contre toi; sa croix se fera ton
accusateur (G. Mansi, Bibliotheca moralis praedicabilis, tr. 41, disc. 3, n. 12, t. 3, Venise, 1703, p.
921, attribue ce texte à S. Vincent de Beauvais, Speculum morale, lib. 2, p. 2, dist. IX, Venise,
1591, fol. 143). On passera ensuite à l'examen.
« En ce jour-là, dit le Seigneur, je scruterai Jérusalem avec des lampes » (Sophonie 1,
12). La lampe, dit Mendoza (A. Spanner, Polyanthea sacra, t. 1, Venise, 1709, p. 477), projette sa
lumière dans tous les coins et recoins de la maison. Et Cornelius a Lapide (Cornelius a Lapide,
Commentaires sur Sophonie, c. 1, v. 12, Opera, t. 14, Paris, 1860, p. 282), expliquant aussi cette
expression: avec des lampes, dit qu'en ce moment Dieu mettra sous les yeux du coupable les
exemples des saints, toutes les inspirations et les lumières qu'il lui aura données pendant sa vie,
comme aussi toutes les années qu'il lui aura concédées pour opérer le bien. « Il appellera le temps
contre moi » (Lamentations 1, 15). Il faudra, dit saint Anselme (S. Anselme, Prières et méditations,
médit. 2, PL 158, 723): « Que répondras-tu en ce jour-là, quand il te sera demandé compte, jusqu'au
moindre coup d'oeil, de tout le temps de vie à toi octroyé et de la manière dont tu l'auras employé? »
(L'Oeuvre... t. 5, Paris, 1988, médit. 1, trad. M. Corbin et H. Rochais, p. 403), « que le pécheur
rende compte du moindre clin d'oeil ». Le prophète ajoute: « Le Seigneur purifiera les fils de Lévi et
il les fera passer par le creuset » (Malachie 3, 3), c'est-à-dire que, comme on purifie l'or, en le
dégageant de toutes les scories, ainsi seront examinées même les bonnes oeuvres, confessions,
communions, etc. « Car dit le Seigneur, lorsque le temps en sera venu, je jugerai les justices »
(Psaume 74, 3). Que dis-je? C'est à peine si le juste lui-même se sauvera, comme saint Pierre le
déclare: « Le juste aura de la peine à se sauver; mais l'impie et le pécheur, où se présenteront-ils? »
(1 Pierre 4, 18). « Mais, reprend saint Grégoire, si l'on doit rendre compte de la moindre parole
oiseuse, quel compte ne faudra-t-il pas rendre d'une parole impure? » (S. Grégoire le Grand,
Morales sur Job, liv. 7, ch. 37, PL 75, 800). Que sera-ce donc de tant de mauvaises pensées,
auxquelles on aura consenti, et de cette multitude de paroles déshonnêtes qu'on aura proférées? Et
quant aux scandaleux en particulier, voici ce que le Seigneur dit à l'adresse de ces ravisseurs d'âmes:
« J'irai à leur rencontre comme une ourse qui vient de se voir arracher ses petits » (Osée 13, 8).
Enfin le juge prononcera sur les oeuvres du pécheur. « Donnez-lui, dira-t-il, le fruit de ses mains »
(Proverbes 31, 31); payez-le selon les oeuvres qu'il a faites.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Mon Jésus, si vous vouliez maintenant me traiter selon mes oeuvres, je n'aurais en
partage que l'enfer. Mon Dieu, que de fois, écrivant moi-même ma sentence de mort, je me suis
condamné à ce lieu de tourments! Soyez béni de m'avoir jusqu'ici supporté avec tant de patience!
S'il me fallait en ce moment comparaître à votre tribunal, hélas! Quel compte vous rendrais-je de
ma vie? « Seigneur, n'entrez donc pas en jugement avec votre serviteur » (Psaume 142, 2). Mais
plutôt attendez-moi un peu et ne me jugez pas encore. Si vous vouliez me juger maintenant, que
deviendrais-je? Oui, attendez-moi, et puisque vous m'avez fait jusqu'ici tant de miséricordes,
accordez-moi encore celle-ci, que j'aie une grande douleur de mes péchés. Je me repens, ô mon
souverain Bien, de vous avoir tant de fois méprisé. Je vous aime par dessus toutes choses. Père
éternel, pardonnez-moi pour l'amour de Jésus Christ et par ses mérites, accordez-moi la sainte
persévérance. Mon Jésus, j'espère tout de votre sang divin.
Très sainte vierge Marie, je me confie en vous. « De grâce, ô mon Avocate, tournez
vers moi os yeux pleins de miséricorde. » Regardez mes misères et ayez pitié de moi.
TROISIÈME POINT
En définitive, pour obtenir le salut éternel, il faudra que l'âme se présente au jugement
avec des oeuvres conformes à celles de Jésus Christ. « Car ceux qu'il a connus par sa prescience, il
les a aussi prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils » (Romains 8, 29). Voilà
précisément ce qui faisait trembler Job: « Que ferais-je, s'écriait-il, lorsque Dieu se lèvera pour me
juger? Et lorsqu'il m'interrogera, que lui répondrai-je? » (Job 31, 14). Un serviteur de Philippe II,
ayant proféré un mensonge, en fut repris par le roi qui lui dit: Eh quoi! Vous me trompez. Il n'en
fallut pas davantage pour que le malheureux, rentré chez lui, mourût de douleur (E. Nieremberg,
Della virtù coronata, c. 4, § 2, Opera, t. 3, Venise, 1715, p. 643). Or, en face de Jésus Christ, son
juge, que fera le pécheur et que répondra-t-il? Hélas! Il imitera cet homme de l'Évangile, lequel,
étant entré sans la robe nuptiale et ne sachant que répondre, « resta muet » (Matthieu 22, 12). Son
péché même lui fermera la bouche, et, comme dit le Psalmiste, « chacune de ses iniquités lui servira
de bâillon » (Psaume 106, 42). D'après saint Basile, la confusion qu'éprouvera le pécheur en ce
moment lui sera un plus grand tourment que le feu même de l'enfer. « Horrible sera le feu, mais plus
horrible sera la honte » (S. Basile de Césarée, Homélie sur le Psaume 33, n. 4, PG 29, 359).
Enfin voici que le juge va prononcer la sentence. « Va-t'en loin de moi, maudit, au feu
éternel » (Matthieu 25, 41). « Oh! Quel épouvantable coup de tonnerre, s'écrie Denys le Chartreux »
(Denys le Chartreux, De quatuor novissimis, art. 26, Opera, t. 41, Montreuil-Tournai 1912, p. 530).
« Celui que ce coup de foudre ne fait pas trembler, dit saint Anselme, n'est pas seulement endormi,
il est mort » (S. Anselme, Prières et méditations, médit. 2, PL 158, 722: « Âme stérile, que fais-
tu?... Le jour du jugement vient... Pourquoi dors-tu? Celui qui ne s'éveille pas, qui ne tremble pas à
un tel tonnerre, ne dort pas, il est mort » (L'Oeuvre..., t. 5, Paris, 1988, médit. 1, trad. M. Corbin et
H. Rochais, p. 403)). Et Eusèbe ajoute: « Telle sera l'épouvante des pécheurs, en entendant retentir
la sentence de leur condamnation, que, s'ils n'étaient immortels, ils mourraient une seconde fois »
(A. Calamato, Selva novissima di concetti, Padoue 1717, p. 157, attribue cette citation à Eusèbe de
Césarée. A. Giardina, Sacrum stagnum sententiarum, Messine 1645, p. 410, l'attribue à S. Jérôme.
Nous ne l'avons trouvée ni chez l'un ni chez l'autre). « Il ne s'agira pas alors, dit saint Thomas de
Villeneuve, de recourir à la prière; personne non plus ne lèvera une voix suppliante; plus d'amis,
plus de père » (S. Thomas de Villeneuve, In dominica I Adventus, concio 2, n. 14, Conciones, t. 1,
Milan, 1760, col. 21). Aussi bien à qui recourraient les pécheurs? A Dieu, peut-être, après l'avoir
tant méprisé? « Malheureux! Dit saint Basile, qui te sauvera alors et comptes-tu sur ce Dieu, que tu
as tant outragé? » (S. Basile de Césarée, Homélie sur le baptême, n. 7, PG 31, 442). Est-ce aux
saints, à la Vierge Marie qu'ils vont avoir recours? Non. « Car alors les étoiles, c'est-à-dire nos
saints Patrons, tomberont du ciel, et la lune, c'est-à-dire Marie, ne donnera plus sa lumière »
(Matthieu 24, 29). « La Vierge Marie s'enfuira, dit saint Augustin, de la porte du paradis » (S.
Augustin (plutôt Hugues de Saint-Victor ou un auteur inconnu, selon Glorieux, n. 184), Aux frères
dans le désert, sermon 16, PL 40, 1262).
« Hélas! S'écrie saint Thomas de Villeneuve, avec quelle indifférence nous entendons
parler du jugement, comme si la sentence de condamnation ne pouvait pas nous frapper et que le
jour de notre propre jugement ne dût jamais arriver » (S. Thomas de Villeneuve, In dominica I
Adventus, concio 1, n. 18, Conciones, t. 1, Milan, 1760, col. 12). « Quelle folie, dit encore le même
saint, que nous soyons en si grande assurance au milieu d'un si grand péril! » (S. Thomas de
Villeneuve, De S. Martino, concio 1, n. 4, Conciones, t. 2, Milan 1760, col. 486). Écoutez, mon
cher frère l'avertissement que vous donne saint Augustin: « Ne dites jamais en vous-même: Est-il
possible que Dieu se décide à me damner? » (S. Augustin, Sur le Psaume 73, n. 25, PL 36, 945:
« Maintenant encore, le Serpent ne cesse de murmurer à nos oreilles et de dire: Est-ce que
véritablement Dieu condamnera de si grandes fautes et ne sauvera qu'un si petit nombre
d'hommes? » (Vivès, t. 13, p. 356)). Non, ne parlez pas de la sorte; car les Juifs, non plus ne
voulaient pas admettre qu'ils dussent être exterminés; et tant de damnés ne croyaient pas davantage
qu'ils seraient précipités dans l'abîme. Mais le châtiment a fini par éclater. « La fin vient. Elle vient
la fin. C'est maintenant que je répandrai ma colère sur toi et que je te jugerai » (Ezéchiel 7, 6).
« Pour vous aussi, dit saint Augustin, arrivera le jour du jugement, et vous verrez combien étaient
véritables les menaces du Seigneur » (S. Augustin, Ibid: « Si vous écoutez les suggestions du
démon, et si vous méprisez les commandements de Dieu, le jour du jugement viendra, et vous
reconnaîtrez la vérité des menaces de Dieu et la fausseté des promesses du démon »). « Et
maintenant, ajoute saint Eloi, à nous de décider ici même quel jugement nous voulons avoir » (S.
Eloi (auteur inconnu du IXe siècle, selon Glorieux, n. 87), Homélie 8, PL 87, 616). Pour cela
qu'avons-nous à faire? Régler nos comptes avant le jugement, d'après le conseil du Saint-Esprit:
« Avant le jugement prépare la justice » (Ecclésiastique 18, 19). Saint Bonaventure (S. Bonaventure
(auteur inconnu, cf. Opera, éd. Quaracchi, X, 30), De vera confessione, t. I, fol. 15.33) dit que les
négociants prudents ont soin, pour éviter la ruine, de réviser leurs comptes, et de les tenir en bon
état; et saint Augustin: « Nous pouvons apaiser le juge avant le jugement; mais une fois à son
tribunal, nous ne le pouvons plus » (S. Grégoire le Grand, Morales sur Job, liv. 14, ch. 59, PL 75,
1082: « Car on ne peut éviter la terreur du Juge qu'avant le jugement. Maintenant on ne le voit pas,
mais on l'apaise par la prière. Le jour où il sera sur son trône pour ce jugement redoutable, on
pourra le voir et on ne pourra plus l'apaiser, car les fautes des méchants qu'aura supportés longtemps
son silence, seront toutes châtiées d'un seul coup par sa prière » (SC 212, trad. Bocognano, p. 445).
S. Augustin est cité par inadvertance). Disons donc au Seigneur avec saint Bernard: « C'est avec
mon jugement tout fait et non pas à faire, que je veux me présenter devant vous » (S. Bernard de
Clairvaux, Sermon 55 sur le Cantique des Cantiques, n. 3, PL 183, 1046: « J'ai grand peur de
tomber aux mains du Dieu vivant: je souhaite paraître devant sa face de colère jugé d'avance, plutôt
que pour être jugé » (BEG, p. 577)). O Jésus, mon juge, je veux que vous me jugiez et que vous me
punissiez en cette vie; car maintenant c'est le temps de la miséricorde et vous pouvez me pardonner;
mais après la mort ce sera le temps de la justice.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Si je ne vous fléchis à présent, ô mon Dieu, alors il n'en sera plus temps. Mais
comment vous apaiserai-je, moi qui ai tant de fois méprisé votre amitié pour de misérables et vils
plaisirs, moi qui ai répondu par l'ingratitude à votre immense amour. Et comment une créature peut-
elle dignement satisfaire pour des offenses faites à son Créateur? Ah! Seigneur, soyez béni de
m'avoir, dans votre miséricorde, fourni le moyen de vous apaiser et de satisfaire à votre justice. Je
vous offre le sang et la mort de Jésus Christ, votre Fils; et voilà qu'à l'instant même je vois votre
justice apaisée et surabondamment satisfaite. Mais encore faut-il que j'y joigne mon repentir. Eh
bien! Oui, mon Dieu, de tout mon coeur je me repens de toutes les injures dont je me suis rendu
coupable envers vous. Et maintenant, ô mon bien-aimé Rédempteur, jugez-moi. Je déteste plus que
tout autre mal les déplaisirs que je vous ai donnés. Je vous aime par dessus toutes choses et de tout
mon coeur. Je me propose de vous aimer toujours et de mourir plutôt que de vous offenser. Vous
avez promis de pardonner à celui qui se repent. Maintenant donc jugez-moi et accordez-moi le
pardon de mes péchés. J'accepte la peine que j'ai méritée; mais, rétablissez-moi dans votre grâce et
veuillez m'y conserver jusqu'à la mort. Voilà ce que j'espère.
O Marie, ma mère, je vous remercie des miséricordes sans nombre que vous m'avez
obtenues. De grâce, continuez à me protéger.
VINGT-CINQUIÈME CONSIDÉRATION
Du jugement général
« On connaîtra le Seigneur quand il fera justice »
(Psaume 9, 17)
PREMIER POINT
A bien considérer les choses, personne ici-bas n'est présentement plus méprisé que
Jésus Christ. On a plus d'égards pour le dernier des hommes que pour Dieu; car on craint que cet
homme, exaspéré par trop d'injures, n'en vienne, dans un accès de colère, à se venger. Mais Dieu, on
l'insulte, on lui prodigue sans crainte toutes sortes d'injures, absolument comme s'il ne pouvait pas,
à son gré, punir ceux qui l'insultent. « Ils estimaient, dit Job, que le Tout-Puissant ne pouvait rien
faire » (Job 22, 17). Aussi notre Rédempteur s'est-il réservé un jour, le jour du jugement général,
que l'Écriture appelle pour cette raison « le jour du Seigneur » (1 Corinthiens 3, 13); afin de se faire
alors reconnaître pour ce qu'il est réellement: le souverain Seigneur. » On connaîtra le Seigneur
quand il fera justice » (Psaume 9, 17). En conséquence, ce jour ne s'appelle plus un jour de
miséricorde et de pardon: mais, dit le prophète Sophonie, « c'est un jour de colère, un jour de
tribulations et d'angoisse, un jour de calamité et de misère » (Sophonie 1, 15). Et de ce fait, le
Seigneur dans sa justice viendra reprendre alors l'honneur que les pécheurs avaient voulu lui ravir
ici bas. Voyons comment se fera le jugement en ce jour solennel.
Avant de paraître en personne, le juge, dit la Sainte Écriture, « fera marcher le feu
devant lui » (Psaume 96, 3). Il tombera donc du ciel un feu qui consumera tout ici-bas. « La terre et
toutes les choses de la terre seront, dit l'apôtre saint Pierre, consumées par le feu » (2 Pierre 3, 10).
Ainsi, palais, églises, maisons de campagne, cités, royaumes, tout doit être réduit en un monceau de
cendre. Il faut que le feu purifie cette demeure, infectée par tant de péchés. Voilà le sort réservé à
toutes les richesses, aux pompes, aux délices de ce monde. Les derniers hommes ont à peine cessé
de vivre; déjà la trompette retentit et tous les morts ressuscitent. « Oui, dit saint Paul, le son de la
trompette se fera entendre et les morts ressusciteront » (1 Corinthiens 15, 52). « Jamais, disait saint
Jérôme, je ne pense au jour du jugement sans trembler et toujours il me semble entendre la
trompette crier à mon oreille: Morts, levez-vous et venez au jugement » (La citation est attribuée à
S. Jérôme par plusieurs auteurs anciens, par exemple Vincent de Beauvais, Speculum morale, lib.
II, p. 2, dist. 5, Venise, fol. 140, qui renvoie à S. Jérôme, Lettre 14 à Héliodore, n. 11, PL 22, 354.
La citation semble composée de bouts de textes extraits de diverses oeuvres de Jérôme). Pendant
que la trompette retentit, les Bienheureux descendent du Ciel et l'on voit ces âmes, toutes
resplendissantes de beauté, s'unir à ces mêmes corps avec lesquels elles ont servi Dieu en cette vie;
les malheureuses âmes des damnés s'élancent du fond des enfers pour entrer dans ces corps maudits
avec lesquels elles ont offensé Dieu.
Oh! Quelle différence entre les corps des Bienheureux et ceux des damnés! Beaux,
éclatants, plus resplendissants que le soleil, « car les justes brilleront alors comme le soleil »
(Matthieu 13, 43), tels se montrent les justes. Bienheureux donc celui qui, à l'exemple des saints,
sait ici-bas mortifier sa chair, en lui refusant les plaisirs défendus, et qui, pour mieux la tenir dans le
devoir, lui interdit même les jouissances licites et ne craint pas le la maltraiter. Quel ne sera pas
alors son bonheur et avec quelle joie il dira ce que saint Pierre d'Alcantara disait, après sa mort, à
sainte Thérèse: « Heureuse pénitence, qui me vaut une si grande gloire! » (S. Thérèse d'Avila,
Autobiographie, ch. 27, n. 19 (MA, p. 192)). Quant aux réprouvés, leurs corps hideux et noirs
exhalent une odeur infecte! Aussi quelle peine n'éprouve pas le damné à reprendre son corps! --
Corps maudit, s'écrie l'âme, c'est pour te contenter que je me suis perdue. -- Et toi, âme maudite,
répond le corps, toi qui avais la raison en partage, pourquoi m'as-tu accordé ces plaisirs qui nous ont
perdus l'un et l'autre pour toute l'éternité?
AFFECTIONS ET PRIÈRES
De grâce, ô mon Jésus et mon Rédempteur, vous qui devez être un jour mon juge,
pardonnez-moi, avant que ce grand jour arrive. « Ne détournez pas de moi votre visage » (Psaume
26, 9). Soyez-moi maintenant un père; et avec la bonté d'un père, recevez dans votre grâce un fils
qui vient, plein de repentir, se jeter à vos pieds. Mon Père, je vous demande pardon. J'ai eu tort de
vous offenser et de vous abandonner! Non, vous ne méritez pas d'être traité comme je vous ai traité.
Je m'en repens et j'en ai le coeur navré de douleur. Pardonnez-moi; ne détournez pas de moi votre
visage; ne me repoussez pas, comme je le mériterais. Souvenez-vous du sang que vous avez
répandu pour mon salut et ayez pitié de moi. Mon Jésus, je ne veux d'autre juge que vous. « Quel
bonheur, s'écriait saint Thomas de Villeneuve, que je doive être jugé par celui qui voulut mourir
pour moi et qui se laissa condamner à la mort afin de ne pas me condamner à l'enfer! » (S. Thomas
de Villeneuve, In dominaca I Adventus, concio I, n. 1, Conciones, t. 1, Milan, 1760, p. 10). Et déjà
l'apôtre saint Paul avait dit: « Quel est celui qui me condamnera? Est-ce le Christ Jésus, lui qui a
voulu subir la mort pour moi? » (Romains 8, 34).
Mon Père, je vous aime, et à l'avenir je ne veux plus m'éloigner de vos pieds. Oubliez
les injures que je vous ai faites et donnez-moi un grand amour pour vous, qui êtes la Bonté infinie.
Je voudrais vous aimer encore plus que je ne vous ai offensé; mais si vous ne m'aidez, impossible
que jamais je vous aime.
Aidez-moi donc, ô mon Jésus, faites-moi vivre de telle sorte qu'ayant eu le bonheur de
répondre à votre amour, je me trouve, dans la vallée de Josaphat, parmi vos plus fervents serviteurs.
O Marie, ma Reine et mon Avocate, aidez-moi maintenant, parce que, si je me perds,
vous ne pourrez plus venir à mon aide au jour du jugement. Vous qui priez pour tous, priez aussi
pour moi; car je me fais gloire d'être votre dévoué serviteur et j'i une grande confiance en vous.
DEUXIÈME POINT
A peine ressuscités, les hommes recevront des anges l'ordre de se rendre tous dans la
vallée de Josaphat pour y être jugés. « Peuples! Peuples! A la vallée du carnage! Car le jour du
Seigneur est proche » (Joël 3, 14). Quand tous seront réunis, les anges viendront faire la séparation
des justes d'avec les réprouvés. « Les anges s'élanceront, dit Jésus Christ, et ils sépareront les
méchants du milieu des justes » (Matthieu 13, 49). Les élus prendront place à droite, tandis que les
damnés seront chassés à gauche. Quelle peine n'éprouverait pas une personne de se voir
honteusement chassée d'une réunion, d'une église! Mais combien plus grande sera la peine de ceux
qui se verront alors chassés de la compagnie des saints! De quelle confusion ne seront pas couverts
les impies en se voyant abandonnés, après qu'on aura soigneusement réuni les justes? Et quand bien
même, dit saint Jean Chrysostome, les damnés n'auraient aucune autre peine à souffrir, cette honte
seule suffirait pour faire leur enfer » (S. Jean Chrysostome (plutôt un évêque arien du VIe siècle, cf.
Dekkers, Clavis, n. 707), L'Oeuvre imparfaite sur Matthieu, homélie 54, PG 56, 943). Séparation du
fils d'avec le père, de l'époux d'avec l'épouse, du maître d'avec le serviteur. « L'un sera pris, l'autre
sera laissé » (Matthieu 24, 40). Dites-moi, mon cher frère, quelle place comptez-vous obtenir alors?
Si c'est à droite que vous voulez vous trouver, commencez par quitter la route qui mène à gauche.
Ici-bas on regarde présentement comme heureux les princes et les riches. Quant aux
saints, qui vivent dans leur pauvreté et leur humilité, on les méprise. Mais, ô fidèles amis de Dieu,
ne vous désolez pas de vous voir si vilipendés et si affligés dans ce monde. « Votre tristesse se
changera en joie » (Jean 16, 20). Viendra ce jour, où vous serez appelés à l'honneur de faire partie
de la cour de Jésus Christ. Alors on vous proclamera les vrais heureux. Oh! La belle figure que
feront alors un saint Pierre d'Alcantara (Bollandistes, Acta Sanctorum, t. 56 (19 oct. ), Paris, 1865,
p. 759), méprisé de son vivant comme un apostat, un saint Jean de Dieu (Bollandistes, Ibid., t. 7 (8
mars), Paris, 1865, p. 836), traité d'insensé, un saint Pierre Célestin (Bollandistes, Ibid., t. 16, (19
mai), Paris, 1866, p. 427), expirant dans une prison après avoir abdiqué le souverain Pontificat!
Quels honneurs recevront alors ces innombrables martyrs, déchirés si cruellement par leurs
bourreaux! « Alors chacun recevra de Dieu sa louange » (I Corinthiens 4, 5). Quelle horrible figure
feront au contraire un Hérode, un Pilate, un Néron, tombés du faîte de la grandeur dans l'enfer! O
partisans du monde, c'est à la vallée, à la vallée de Josaphat que je vous attends. Là, il vous faudra
bien changer de sentiment. Là, vous pleurerez votre folie. Malheureux! Pour cette gloire éphémère
qui vous environne sur la scène de ce monde, vous aurez à jouer le rôle de damnés dans la tragédie
du jugement général. Déjà si glorieusement placés à la droite, voici que les élus, pour comble
d'honneur, s'élèvent dans les airs par-dessus les nuées, afin d'aller avec les anges au-devant de Jésus
Christ qui va descendre du Ciel. « Nous serons, dit saint Paul, emportés avec eux dans les airs au-
devant du Christ » (I Thessaloniciens 4, 17). Et les damnés, comme autant de boucs marqués pour
la boucherie, resteront confinés à gauche, attendant que leur Juge vienne prononcer publiquement la
condamnation de tous ses ennemis.
Les cieux s'ouvrent. Les anges arrivent, avec les insignes de la Passion, pour assister
au jugement. « Quand le Seigneur viendra juger le monde, dit saint Thomas, la Croix et les autres
instruments de la Passion de Jésus Christ seront exposés à la vue de tous » (S. Thomas d'Aquin,
Compendium theologiae ad Fr. Reginaldum, opusc. 1, c. 244, n. 539, Opuscula theologica, t. 1,
Turin, 1954, p. 125). La Croix surtout frappera les regards. « Alors on verra le signe du Fils de
l'homme dans le ciel; alors pleureront toutes les tribus de la terre » (Matthieu 24, 30). Oh! Quels
gémissements, dit Cornélius a Lapide (Cornelius a Lapide, Commentaires sur Matthieu, t. 15, Paris,
1860, p. 515), pousseront à la vue de la Croix tous ces pécheurs qui, pendant leur vie, n'auront fait
aucun cas de leur salut éternel, tandis que le Fils de Dieu l'eut tant à coeur! « Pécheur, ajoute saint
Jean Chrysostome, les clous du Sauveur se plaindront de toi; ses cicatrices prendront une voix
contre toi; sa croix se fera ton accusateur » (S. Alphonse prend pour un texte de Chrysostome ce qui
est un commentaire de Vincent de Beauvais. Cf. Vingt-quatrième condération, note 15).
Les saints Apôtres et ceux qui les ont imités se présentent aussi comme assesseurs du
Divin Juge. Tous, de concert avec Jésus Christ, vont juger les nations. « Les justes, dit la Sagesse,
seront revêtus de gloire et ils jugeront les peuples » (Sagesse 3, 7). Puis apparaît, pour prendre
également part au jugement, la Reine des anges et des Saints, la Très Sainte Vierge Marie. Enfin sur
un trône de lumière arrive le Juge éternel dans tout l'éclat de sa majesté. « Ils verront le Fils de
l'homme venir sur les nuées du ciel avec une grande puissance et une grande majesté » (Matthieu
24, 30). « Et tous les peuples, en le voyant, seront dans un affreux tourment » (Joël 2, 6). A la vue
de Jésus Christ, tous les élus ont tressailli de joie, tandis que les réprouvés sont en proie à des
tourments plus cruels que l'enfer lui-même. « Oui, dit saint Jérôme, les damnés aimeraient mieux
endurer tous les supplices de l'enfer que la seule présence du Seigneur » (P. Gisolfo, La guida
de'peccatori, et C. G. Rosignoli, Il buon pensiero, attribuent ce texte à S. Jérôme. Nous ne l'avons
pas trouvé dans ses oeuvres authentiques). De là cette prière de sainte Thérèse: « Mon Jésus,
envoyez-moi tous les châtiments; mais en ce jour-là ne me faites pas voir votre visage indigné
contre moi » (S. Thérèse d'Avila, Exclamations, XIV: « Vous savez, mon Seigneur, que j'ai été
souvent plus effrayé de songer que je verrais peut être de la colère contre moi sur votre divin visage
en cet épouvantable jour du jugement dernier que d'imaginer toutes les peines et fureurs de l'enfer;
j'ai supplié votre miséricorde de me délivrer de chose si lamentable pour moi, et je vous en supplie
maintenant, Seigneur. Que peut-il m'arriver sur terre qui atteigne cela? » (MA, p. 532-533)). « Que
sont toutes les peines, dit saint Basile, auprès de cette confusion? » (S. Basile de Césarée, Homélie
sur le Psaume 33, n. 4, PG 29, 359). Alors, selon la prédiction de saint Jean, les damnés demandent
aux montagnes de tomber sur eux et de les dérober aux regards de leur Juge irrité: « Ils crieront aux
montagnes et aux rochers: Tombez sur nous et cachez-nous de celui qui est assis sur le trône et de la
colère de l'Agneau » (Apocalypse 6, 16).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
O mon bien-aimé Rédempteur, ô Agneau de Dieu, qui êtes venu en ce monde, non
pour punir, mais pour pardonner les péchés, ah! Pardonnez-moi dès maintenant et avant qu'arrive le
jour où vous aurez à me juger. Avec quelle patience vous m'avez supporté! Aussi, ô Agneau divin,
si je me perdais, votre vue serait pour moi en ce grand jour l'enfer de mon enfer. Encore une fois
pardonnez-moi dès maintenant et que votre miséricordieuse main m'arrache tout de suite au
précipice où je me vois tombé par mes péchés. Je me repens, ô Bien suprême, de vous avoir tant
offensé. Je vous aime, ô mon divin Juge, qui m'avez tant aimé. Ah! Par les mérites de votre mort,
donnez-moi une grâce assez puissante pour que, d'un pécheur, elle fasse de moi un saint. Vous avez
promis d'exaucer celui qui vous prie. « Criez vers moi, avez-vous dit, et je vous exaucerai »
(Jérémie 33, 3). Je ne vous demande pas les biens de la terre; je vous demande votre grâce, votre
amour et rien de plus. Exaucez-moi, ô mon Jésus, par l'amour que vous m'avez porté en mourant
pour moi sur la croix. Mon bien-aimé Juge, je suis un coupable, mais un coupable qui vous aime
plus que lui même; ayez pitié de moi.
Marie, ma Mère,hâtez-vous; oui, hâtez-vous de me secourir, car maintenant vous le
pouvez encore. Vous ne m'avez pas abandonné quand je vivais loin de vous et de Dieu; secourez-
moi, maintenant que je suis résolu de vous servir toujours et de ne plus offenser mon bien-aimé
Seigneur. O Marie, vous êtes mon espérance.
TROISIÈME POINT
Mais déjà le jugement commence. Les débats s'ouvrent, c'est-à-dire que chaque
conscience est mise à découvert. « Le jugement se tient, dit Daniel, et les livres sont ouverts »
(Daniel 7, 10). Contre les réprouvés se présentent, comme témoins, d'abord les démons. « On les
entend, dit saint Augustin, s'écrier: O Dieu infiniment juste, décidez que cet homme soit à moi,
puisqu'il ne voulut pas être à vous » (S. Augustin (plutôt Paulin d'Aquilée, selon Glorieux, n. 40),
Liber exhortationis, c. 62, PL 40, 1073). Puis leur propre conscience. « Elle rendra témoignage
contre eux », dit saint Paul (Romains 2, 15). A leur tour, les murs de ces demeures, où les pécheurs
ont offensé Dieu, se transforment eux-même en témoins et crient vengeance. « La pierre criera du
milieu de la muraille » (Habacuc 2, 11). Enfin, comme dernier témoin, se lève le juge lui-même; car
il était là, à chaque insulte que lui faisait le pécheur. « C'est moi le juge et le témoin », dit le
Seigneur (Jérémie 29, 23). Et saint Paul nous apprend qu'alors « le Seigneur illuminera le secret des
ténèbres » (1 Corinthiens 4, 5). Il découvrira au genre humain tout entier les péchés les plus honteux
et les plus secrets des réprouvés, ceux que les confesseurs eux-même ne connurent point. « Je te
jetterai tes turpitudes à la face » (Nahum 3, 5). D'après le Maître des sentences et d'autres
théologiens (Pierre Lombard, In Psalterio, Ps. 31, 1, Paris, 1541, fol. 66), les péchés des élus ne
seront pas manifestés en ce jour, mais ils resteront couverts, selon cette parole de David:
« Bienheureux ceux dont les iniquités ont été remises et les péchés couverts » (Psaume 31, 1).
« Mais pour les péchés des réprouvés, le monde entier, dit saint Basile, les verra tous d'un seul coup
d'oeil et comme dans un tableau » (S. Basile de Césarée (auteur incertain), Liber de vera virginitatis
integritate, n. 30, PG 30, 730). Si, au jardin de Gethsémani, observe saint Thomas (S. Thomas
d'Aquin (auteur incerain, cf. Opuscula theologica, t. 1, Turin 1954, XV), De humanitate Iesu
Christi, opusc. 60, c. 25, Opera, t. 17, Rome, 1570, fol. 78. Même texte dans S. Augustin, Sur
l'Évangile de saint Jean, traité 112, n. 3, PL 35, 1931), Jésus Christ par ce seul mot: C'est moi, fit
tomber à la renverse les soldats venus pour se saisir de lui, que sera-ce quand, du haut de son
tribunal, il dira aux réprouvés: Je suis celui que vous avez tant méprisé? S'il eut tant de puissance au
moment où il allait être jugé, que fera-t-il quand lui-même sera le Juge.
Et maintenant, la sentence va être prononcée. Jésus Christ tourne d'abord vers les élus
et il leur adresse ces douces paroles: « Venez, les bénis de mon Père; possédez le royaume préparé
pour vous depuis l'origine du monde » (Matthieu 25, 34). Saint François d'Assise, ayant appris par
révélation qu'il était prédestiné, ne se possédait plus de bonheur (Marc de Lisbonne, Chroniques de
l'Ordre des Frères Mineurs, p. 1, liv. 1, ch. 60, t. 1, Venise, 1582, p. 97). Avec quelle joie par
conséquent les justes entendront le souverain Juge leur dire: Venez, enfants de bénédiction, venez
au royaume céleste! Pour vous plus de peines, plus de craintes. Vous êtes sauvés et sauvés pour
l'éternité. Je bénis le sang que j'ai répandu pour vous et je bénis les larmes que vous avez répandues
sur vos péchés. Allons en paradis, où nous serons toujours ensemble durant toute l'éternité. La très
sainte Vierge Marie bénit, elle aussi, ses fidèles serviteurs et elle les invite à monter au ciel avec
elle. Alleluia! Alleluia! S'écrient les élus; et c'est en poussant ce cri de joie qu'ils entrent en
triomphe dans le ciel pour posséder Dieu, le louer et l'aimer à jamais.
Et nous, disent alors les réprouvés, en se tournant vers Jésus Christ, qu'allons-nous
devenir, malheureux que nous sommes? Vous, leur répond le souverain Juge, puisque vous avez
rejeté et méprisé ma grâce, « retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel » (Matthieu 25, 41).
Oui, retirez-vous et allez-vous-en loin de moi. Je ne veux plus vous voir ni vous entendre. Maudits,
partez et partez avec ma malédiction, puisque vous avez méprisé ma bénédiction. Et où donc
Seigneur, où doivent-ils aller, ces misérables? Au feu, brûler corps et âme; dans l'enfer. Et pour
combien d'années, et pour combien de siècles? Quoi! Des années et des siècles. Au feu éternel!
Pour toute l'éternité, tant que Dieu sera Dieu. La sentence est prononcée. Alors, dit saint Ephrem,
les réprouvés font leurs adieux aux anges, aux saints, à leurs parents, et à la divine Mère: « Adieu,
juste; adieu, Croix; adieu, Paradis! Pères et enfants, adieu, puisque nous ne verrons plus jamais
aucun de vous! A vous aussi, adieu, sainte Vierge Marie Mère de Dieu » (S. Ephrem, Sermo in...
crucem et in secundum adventum, Opera, t. 2, Rome, 1743, p. 288). Au milieu de la vallée s'ouvre
aussitôt un vaste abîme, où tombent tous ensemble démons et damnés; puis ils entendent, grand
Dieu! Se fermer sur eux pour toute l'éternité ces portes qui ne doivent plus s'ouvrir à jamais, jamais,
non jamais. O Péché maudit, voilà donc où, pour leur malheur éternel, tu conduiras un jour tant de
pauvres âmes! Malheureuses ces âmes auxquelles est réservée une fin si lamentable!
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Mon sauveur et mon Dieu, quelle sera la sentence que vous prononcerez un jour
sur moi? Si maintenant, mon Jésus, vous me demandiez compte de ma vie, qu'aurais-je à répondre,
sinon que je mérite mille enfers? Oui, il n'est que trop vrai, mon bien-aimé Rédempteur, je mérite
mille enfers. Mais, vous le savez, je vous aime, et je vous aime plus que moi-même; et si je vous ai
tant offensé, vous le savez également, je le déplore et j'aimerais mieux avoir enduré tous les
tourments que de vous avoir déplu. Vous condamnez, ô mon Jésus, les pécheurs obstinés; mais vous
ne condamnez pas ceux qui se repentent et qui veulent vous aimer. Me voici à vos pieds, le coeur
plein de repentir. Ah! Faites-moi entendre la parole du pardon. Mais déjà vous me l'adressez par
votre prophète: « Convertissez-vous à moi et je me convertirai à vous » (Zacharie 1, 3). Je quitte
tout: je renonce à tous les plaisirs et à tous les biens du monde et je m'unis à vous de toutes les
forces de mon âme, ô on bien-aimé Rédempteur. De grâce, recevez-moi dans votre coeur; là,
embrasez-moi de votre amour, mais embrasez-moi tellement que je n'aie plus même la pensée de
me séparer de vous. Mon Jésus, sauvez-moi et que mon salut soit de vous aimer toujours et de louer
vos miséricordes. « Éternellement je chanterai les miséricordes du Seigneur » (Psaume 88, 2).
Marie, mon espérance, mon refuge, et ma mère, secourez-moi et obtenez-moi la sainte
persévérance. Personne ne s'est perdu après avoir eu recours à vous. Je recours à vous; ayez pitié de
moi.
VINGT-SIXIÈME CONSIDÉRATION
Des peines de l'enfer
« Ceux-ci s'en iront à l'éternel supplice »
(Matthieu 25, 46)
PREMIER POINT
L'homme en péchant, fait un double mal: il se détourne de Dieu, le souverain Bien, et
il se tourne vers les créatures. « Car, dit le Seigneur, mon peuple a fait deux maux: ils m'ont
abandonné, moi, la source d'eau vive, et ils se sont creusé des citernes, des citernes rompues qui ne
peuvent retenir les eaux » (Jérémie 2, 13). Puisque le pécheur se tourne ainsi vers les créatures, au
mépris de Dieu, il sera de toute justice qu'en enfer ces mêmes créatures, le feu, les démons le
tourmentent: voilà la peine du sens. Mais comme la plus grande faute, celle qui constitue
proprement le péché, consiste à se détourner de Dieu, par suite la plus grande peine des damnés,
celle qui fera vraiment leur enfer, ce sera la peine du dam, ou la peine qui résulte de la perte de
Dieu.
Considérons d'abord la peine du sens. Il est de foi que l'enfer existe. C'est au centre de
la terre que se trouve cette prison destinée à punir les pécheurs révoltés contre Dieu. Qu'est-ce que
l'enfer? « Le lieu des tourments », comme l'appelle le mauvais Riche qui s'y trouve(Luc 16, 28).
Lieu de tourments, où tous les sens et toutes les puissances du réprouvé ont à subir chacun son
supplice spécial, et chaque sens sera d'autant plus tourmenté qu'il aura servi davantage à l'offense de
Dieu. « Par où quelqu'un a péché, c'est par là qu'il est tourmenté » (Sagesse 11,17). « Autant il a été
dans les délices, autant infligez-lui de tourments » (Apocalypse 18,7). La vue sera tourmentée par
les ténèbres. Terre ténébreuse et « couverte des ombres de la mort », dit Job (Job 10, 21). Quelle
compassion n'éprouvons-nous pas à savoir qu'un malheureux est enfermé pour la vie, pour quarante,
pour cinquante ans dans un obscur cachot! L'enfer est un cachot, fermé de toutes part, où jamais ne
pénétrera le moindre rayon de soleil ni aucune autre lumière. « Durant toute l'éternité il sera privé
de lumière » (Psaume 48, 20). En ce monde le feu éclaire: mais en enfer il sera tout obscur. « La
voix du Seigneur partage en deux la flamme du feu » (Psaume 28, 7), c'est à dire, selon l'explication
de saint Basile (S. Basile de Césarée, Homélie sur le Psaume 33, n. 8, PG 29, 371), le Seigneur
séparera le feu d'avec sa lumière, de telle sorte qu'il ne fera plus l'office d'éclairer, mais seulement
de brûler; et comme le dit plus brièvement Albert le Grand (S. Albert le Grand, Summa theologica,
p. II, qu. 2, Opera, t. 18, Lyon, 1651, p. 85), il séparera la clarté de la chaleur. De ce feu sortira une
fumée, qui formera, pour aveugler les damnés, cet ouragan de ténèbres dont parle saint Jude: « Une
tempête de ténèbres leur est réservée pour l'éternité » (Jude 13). A quoi saint Thomas ajoute que les
réprouvés auront bien quelque lumière, mais « seulement ce qu'il faudra pour leur faire voir tout ce
qui est de nature à les torturer (S. Thomas D'Aquin, Somme théologique, Supplément, qu. 97, art. 4,
c: « L'enfer sera disposé en vue de procurer la plus grande souffrance des damnés. La lumière et les
ténèbres y seront donc dans la mesure où ils procurent le plus de souffrance... absolument parlant,
ce lieu est ténébreux. Pourtant, par une disposition divine, il y a là assez de lumière pour qu'on
puisse voir ce qui peut faire souffrir l'âme » (RJ, trad. Réginald-Omez, pp. 387-377). C'est ainsi qu'à
ce faible rayon de lumière ils apercevront la laideur des autres damnés et qu'ils verront les démons
prendre les formes les plus horribles et les plus épouvantables.
L'odorat aura son tourment. Quel supplice d'être enfermé dans un chambre avec un
cadavre putréfaction! « De leurs cadavres, dit Isaïe, s'élèvera une odeur fétide » (Isaïe 34,3). Le
damné est contraint de rester parmi ces millions et ces millions de damnés, tous vivants pour
souffrir et néanmoins à l'état de cadavres par l'infection qu'ils exhalent. D'après saint Bonaventure,
si le corps d'un réprouvé était rejeté sur la terre, il suffirait, par son odeur infecte, à faire mourir tous
les hommes. (Plusieurs auteurs anciens citent fréquemment ce texte mais sans jamais donner de
référence à une oeuvre précise de S. Bonaventure.) Après cela, des insensés viendront nous dire: Si
je vais en enfer, je n'y serai pas seul. Les malheureux! Plus il y a de monde dans l'enfer, plus on y
souffre. « Réunis tous ensemble, ces malheureux, dit saint Thomas, loin de soulager leur misère, ne
feront que l'aggraver » (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, Supplément, qu. 89, art. 4, c:
« Cela ne réduit en rien la peine des démons, car en tourmentant les autres, ils sont tourmentés eux-
mêmes. La société de ces malheureux ne diminue pas leur malheur, elle l'augmente » (RJ, trad.
Réginald-Omez, p. 68-69). En effet tout contribue à les faire souffrir davantage: cette infection, les
hurlements et aussi l'étroitesse de leur prison. Car dans l'enfer ils sont entassés, comme les brebis
qui se pressent pendant l'hiver les unes contre les autres. « Ils sont jetés en enfer comme des
brebis », dit David (Psaume 48, 15). Bien plus, ils y sont entassés, comme des raisins qu'on foule
dans le pressoir. « Son pied foule le pressoir du vin de la fureur et de la colère de Dieu »
(Apocalypse 19, 15). De là résulte un nouveau supplice: celui de l'immobilité. « Qu'ils deviennent
immobiles comme la pierre » (Exode 15, 16). Par conséquent, dans quelque position que le damné
tombe en enfer, au jour du jugement général, il devra la garder sans pouvoir jamais changer de
place, ni même remuer le pied ou la main, tant que Dieu sera Dieu.
L'ouïe sera tourmentée par les hurlements continuels et les lamentations de tous ces
misérables désespérés, outre que les démons ne cesseront de faire le vacarme le plus assourdissant.
« Des bruits terribles retentiront toujours à leurs oreilles », dit Job (Job 15, 21). Pour quelqu'un qui
veut dormir, quel supplice n'est-ce pas d'entendre sans cesse un malade qui se lamente, un chien qui
aboie, un enfant qui pleure? Malheureux réprouvés! Il leur faut entendre sans cesse et durant toute
l'éternité les clameurs et les hurlements de tant de suppliciés. Pour le goût, le supplice de la faim.
Dévorante est la faim qu'endure le damné. « Comme des chiens affamés, dit l'Écriture, ainsi
souffriront-ils de la faim » (Psaume 58, 15). Mais jamais le damné n'aura même une miette de pain.
De plus, telle est sa soif que toute l'eau de l'océan ne suffirait pas pour l'étancher. Mais il n'en
recevra pas une seule goutte. Une goutte! Le Mauvais Riche la demandait, mais il ne l'a pas encore
obtenue; et jamais, jamais il ne l'obtiendra.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Seigneur, voici à vos pieds un malheureux, coupable d'avoir si peu tenu compte de
votre grâce et de vos châtiments. Quel serait à présent mon malheur, ô mon Jésus, si vous n'aviez
pas eu pitié de moi! Depuis combien d'années je serais plongé dans cette fournaise horrible où
brûlent déjà tant d'autres pécheurs! Ah! Mon Rédempteur, comment cette pensée ne m'enflamme-t-
elle pas d'amour pour vous? Et comment pourrais-je jamais songer à vous offenser encore? De
grâce, qu'il n'en soit pas ainsi, ô Jésus Christ, ô mon Dieu! Faites-moi plutôt mourir mille fois.
Puisque vous avez commencé l'oeuvre, achevez-là. Vous m'avez tiré du bourbier de mes nombreux
péchés et vous m'avez appelé avec tant d'amour à vous aimer. Faites que j'emploie entièrement à
votre service tout ce temps que vous m'accordez. Ah! Comme les damnés désireraient un jour, une
heure de ce temps que me donne votre miséricorde. Et moi, que ferai-je? Vais-je continuer à le
dissiper en choses qui vous déplaisent? Ne le permettez pas, ô mon Jésus; je vous en supplie par les
mérites de ce sang qui m'a jusqu'ici délivré de l'enfer. Je vous aime, ô Bien suprême; et, parce que je
vous aime, je me repens de vous avoir offensé. Non, je ne veux plus vous offenser, mais toujours
vous aimer.
Ma Reine et ma Mère, ô Marie, priez Jésus pour moi et obtenez-moi le don de la
persévérance et de son saint amour.
DEUXIÈME POINT
De toutes les peines que le damné souffre dans ses sens, la plus cruelle c'est celle du
feu, qui affecte le toucher. « La chair de l'impie, dit l'Ecclésiastique, aura pour bourreaux le feu et le
ver » (Ecclésiastique 7, 17). Aussi, dans la sentence finale, le Seigneur en fait-il mention à part:
« Retirer-vous de moi, maudits, allez au feu éternel » (Matthieu 25, 41). Même en ce monde, la
peine du feu est la plus grande de toutes les peines. Et pourtant notre feu et le feu de l'enfer diffèrent
tellement que, mis à côté l'un de l'autre, le premier ne conserve plus que l'apparence du feu; et,
comme dit saint Augustin, « ce n'est du feu qu'en peinture » (S. Augustin, Sur le Psaume 49, n. 7,
PL 36, 569 (Vivès, t. 12, p. 465)). Saint Vincent Ferrier ajoute qu'auprès du feu de l'enfer, le nôtre
perd toute sa chaleur (S. Alphonse fait référence à une pensée chère à S. Vincent Ferrier qui parle
souvent du feu « intolérable » et « inextinguible » de l'enfer. Cf., par exemple, Sermones oestivales,
Venise, 1573, pp. 195, 230, 472, 478). La raison en est que Dieu à crée le feu d'ici-bas pour notre
utilité, tandis que le feu de l'enfer, il l'a formé tout exprès pour tourmenter. « Autre est le feu qui
sert aux usages de l'homme, dit Tertullien, autre le feu qui sert à la justice de Dieu » (Tertullien,
Apologétique, c. 48, 14-15, PL 1, 527-528). C'est au souffle de la colère que ce feu vengeur
s'alluma, comme Dieu le déclare lui-même: « Un feu s'est allumé dans ma fureur » (Jérémie 15, 14).
Aussi Isaïe l'appelle-t-il un esprit d'ardeur: « Vienne le Seigneur laver les souillures par un esprit
d'ardeur » (Isaïe 4, 4). Le damné ne sera pas seulement exposé au feu, mais plongé dans le feu:
« Maudits, allez dans le feu éternel ». Aussi le malheureux damné sera tout environné de flammes,
comme le bois dans une fournaise. Il aura donc un abîme de feu sous ses pieds, un abîme de feu
par-dessus la tête; un abîme de feu autour de lui. Ce qu'il touche, ce qu'il voit, ce qu'il respire, c'est
du feu, rien que du feu. Il sera dans le feu, comme le poisson dans l'eau. Que dis-je? Non content de
l'entourer, le feu, pénétrant à l'intérieur, ira tourmenter le damné jusque dans ses entrailles. Son
corps ne sera plus que du feu, en sorte que les entrailles lui brûleront dans le corps, le coeur dans la
poitrine, le cerveau dans la tête, le sang dans les veines, la moelle même dans les os. « O Dieu!
S'écrie le Roi Prophète, vous en ferez autant de fournaises embrasées. » (Psaume 20, 10). Voilà
donc ce que deviendra chaque damné: une fournaise ardente au dedans de lui-même. Combien de
personnes qui ne voudraient pour rien au monde voyager par un chemin exposé aux rayons du
soleil, demeurer dans une chambre trop chauffée, supporter une étincelle qui jaillit d'un cierge,
d'une bougie. Et ces mêmes personnes ne craignent pas le feu de l'enfer! « Qui de vous, s'écrie Isaïe,
pourra séjourner dans ce feu dévorant? » « Isaïe 23, 14). Oui, dévorant; car de même qu'une bête
féroce dévore un chevreau, ainsi le feu de l'enfer dévore le damné; il dévore, mais sans jamais le
faire mourir. « Continue, dit saint Pierre Damien s'adressant à l'impudique, continue, ô insensé, à
tenter ta chair. Un jour viendra, ou plutôt une nuit, où tes impuretés se changeant en une poix
brûlante raviveront dans tes entrailles et rendront d'autant plus terrible la flamme qui te brûlera sans
cesse en enfer » (S. Pierre Damien, De caelibatu sacerdotum, c. 3, 145, 385). Saint Jérôme ajoute
que ce feu fera ressentir tous les tourments, toutes les douleurs que l'on souffre sur cette terre,
douleurs de côté, de tête, d'entrailles, de nerfs. « Par le seul supplice du feu, dit-il, les pécheurs
subissent en enfer tous les supplices ». (S. Jérôme selon G. Mansi, Bibliotheca moralis
praedicabilis, tr. 34, disc. 7, t. 2, Venise, 1703, p. 614. Mansi renvoie à une lettre de S. Jérôme à
Pammachius, mais le texte cité ne se trouve dans aucune lettre authentique.) Il n'y a même pas
jusqu'au supplice du froid que ce feu ne fasse endurer. « Que le damné, dit Job, passe du froid le
plus glacial à la plus excessive chaleur » (Job 24, 19)! Mais, qu'on y fasse attention, toutes ces
tortures d'ici-bas ne sont qu'une ombre, d'après saint Jean Chrysostome, en comparaison des peines
de l'enfer. « Entassez flammes sur flammes, aiguisez le fer; comparés à ceux de l'enfer, que sont ces
supplices? Une ombre légère », répond le saint docteur. (S. Jean Chrysostome, Homélie 31 sur
l'épître aux Romains, n. 5, PG 60, 674: « Car enfin de quel mal prétendez-vous me parler? De la
pauvreté, de la maladie, de la captivité, de la mutilation de nos corps? Mais tous ces maux ne sont
que risibles, comparés à l'autre châtiment » (JEA, t. 10, p. 421)).
Chaque puissance de l'âme aura pareillement son tourment à part. Le damné sera
tourmenté dans sa mémoire par le souvenir des années que le ciel lui donna pour se sauver et qu'il
fit servir à se perdre, et des grâces qu'il reçut de Dieu et dont il ne voulut pas profiter. Il sera
tourmenté dans son intelligence, parce qu'il comprendra d'une part la grandeur du bien qu'il a perdu
en perdant le ciel et Dieu, et d'autre part, son impuissance de jamais les recouvrer. Il sera tourmenté
dans sa volonté, en voyant que de toutes ses demandes aucune ne sera plus exaucée. « Le désir des
pécheurs périra » (Psaume 111, 10). Le malheureux! Jamais il n'aura rien de ce qu'il désire et
toujours il aura ce qu'il abhorre, c'est-à-dire ces éternels supplices. Il voudrait sortir de ces
tourments et trouver la paix; mais sans cesse il sera tourmenté et jamais il n'aura la paix.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Mon Jésus, c'est votre sang et c'est votre mort qui font toute mon espérance. Vous avez
voulu mourir pour me délivrer de la mort éternelle, mais moi, misérable que j'étais, tant de fois j'ai
mérité l'enfer! Et pourtant, Seigneur, à qui donc avez-vous fait part, plus qu'à moi, des mérites de
votre Passion? Je vous en conjure, ne me laissez pas vivre plus longtemps, oublieux des grâces sans
nombre que vous m'avez faites. Vous m'avez délivré du feu de l'enfer parce que vous ne voulez pas
que je brûle de ce feu horrible, mais bien du feu si doux de votre amour. Aidez-moi donc afin que je
puisse répondre à votre désir. Si je me trouvais maintenant en enfer, je ne pourrais plus vous aimer.
Je vous aime, ô Bonté infinie; je vous aime, ô mon Rédempteur, qui m'avez tant aimé. Comment ai-
je pu vivre si longtemps sans penser à vous? Vous au contraire, vous n'avez jamais cessé de penser
à moi; soyez-en béni, Seigneur! Car si vous m'aviez oublié, ou bien je serai maintenant dans l'enfer
ou bien je n'aurais pas la douleur de mes péchés. Cette douleur que je ressens de vous avoir offensé,
ce désir que j'éprouve de vous aimer beaucoup sont des dons de votre bonté et me prouvent que
votre grâce continue à m'assister. Je vous en remercie, ô mon Jésus! Désormais j'espère vous
consacrer tout le reste de ma vie. Je renonce à tout. Je ne veux plus penser qu'à vous servir et à vous
plaire. Rappelez-moi toujours l'enfer que j'ai mérité et les grâces que vous m'avez faites. Ne
permettez pas que j'aille de nouveau vous trahir et me condamner moi-même à cet affreux abîme.
Sainte Mère de Dieu, priez pour moi, pauvre pécheur. C'est votre intercession qui m'a
délivré de l'enfer. Qu'elle me délivre également, ô ma mère, du péché qui seul peut de nouveau me
condamner à l'enfer.
TROISIÈME POINT
Mais toutes ces peines ne sont rien, comparées à la peine du dam. Ténèbres, infections,
hurlements, feu dévorant, tout cela ne fait pas l'enfer. Ce qui fait l'enfer, c'est le malheur d'avoir
perdu Dieu. « Qu'on ajoute tourments à tourments, dit saint Bruno, qu'importe, s'il n'y avait pas la
privation de Dieu » (G. Mansi, Bibliotheca moralis praedicabilis, tr. 34; disc. 22, t. 2, Venise, 1703,
p. 646, attribue ce texte à saint Bruno). « Mettez mille enfers, dit également saint Jean
Chrysostome, vous n'aurez encore rien de comparable à la peine du dam » (S. Jean Chrysostome,
Homélie 13 sur l'épître aux Philippiens, ch. 4, n. 4, PG 62, 280: « Multipliez tant qu'il vous plaira
les douleurs de l'enfer, vous n'aurez pas encore la douleur, l'angoisse d'une âme à cette heure terrible
où l'univers s'ébranle... » (JEA, t. 11, p. 86)). Et saint Augustin ajoute que si les damnés jouissaient
de la vue de Dieu, ils ne sentiraient plus aucune peine et l'enfer se changerait en paradis. (S.
Augustin (auteur inconnu, selon Glorieux,n. 40), De triplici habitaculo, c. 4, PL 40, 995). Pour
comprendre quelque peu la peine du dam, représentons-nous, par exemple, une personne qui vient
de perdre une pierre précieuse d'une valeur de cent écus. Assurément elle a un grand chagrin. Mais
si le diamant vaut deux cents écus, son chagrin croît d'autant. Bref, plus est considérable la valeur
de l'objet perdu, plus aussi est grande la peine qu'on ressent de sa perte. Or, quel bien le damné a-t-il
perdu? Un bien infini qui est Dieu. C'est pourquoi il ressent en quelque sorte une peine infinie, ainsi
que s'exprime saint Thomas: « La peine du damné est infinie, parce qu'il y a pour lui perte d'un bien
infini ». (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, la - IIae, qu. 87, art. 4, c: « Ce qui correspond à
l'éloignement de Dieu dans le péché, c'est la peine du dam, laquelle est infinie comme cet
éloignement, puisqu'elle est la perte d'un bien infini, c'est-à-dire de Dieu même » (RJ, trad. R.
Bernard, p.188)).
Les saints sont les seuls ici-bas à redouter cette peine. « Autant, dit saint Augustin, elle
est sensible à ceux qui aiment Dieu, autant elle est étrangère à ceux qui la méprisent » (S. Augustin,
Sur le Psaume 49, n. 7, PL 36, 569 (Vivès, t. 12, p. 465)). Saint Ignace de Loyola disait: « Seigneur,
je consens à tout, excepté au malheur de me trouver séparé de vous! » (Orlandini, Historia
Societatis Iesu, lib. 10, n. 55-62, Rome, 1615, p. 318). Quant aux pécheurs, ils ne comprennent rien
à cette peine, eux qui, de gaieté de coeur, passent des mois et des années loin de Dieu parce qu'ils
vivent dans les ténèbres. Mais à la mort, ils devront reconnaître la grandeur du bien qu'ils perdent.
Au sortir de cette vie, l'âme comprend sur-le-champ que Dieu est sa fin suprême. « Libre des
entraves du corps, dit saint Antonin, elle voit que Dieu est le souverain bien et qu'elle a été créée
pour lui » (S. Antonin de Florence, Summa theologica, p. I, tit. 5, c. 3 § 3, t. 1, Vérone, 1740, p.
402). La voilà donc qui s'élance aussitôt pour le posséder. Mais si elle est en état de péché, Dieu la
repousse. Qu'un chien, tenu à la chaîne, aperçoive un lièvre, quels efforts ne fait-il pas pour rompre
sa chaîne et s'élancer sur sa proie? Ainsi l'âme, à sa sortie du corps, est naturellement attirée vers
Dieu; mais le péché la tient au loin et la jette dans l'enfer. « Vos iniquités ont mis une séparation
entre vous et votre Dieu » (Isaïe 59,2). L'enfer est donc tout entier dans cette première parole de la
sentence de condamnation: « Maudits, retirez-vous de moi ». Allez, dira Jésus Christ, je ne veux pas
que vous voyiez jamais ma face. « Que l'on parle de mille enfers, s'écrie saint Jean Chrysostome,
jamais on ne dira quel est le malheur de celui qui devient pour Jésus Christ un objet d'horreur » (S.
Jean Chrysostome, Homélie 23 (al. 24) sur saint Matthieu, n. 8, PG 57, 317: « L'enfer est sans doute
une chose terrible; cependant dix mille enfers ensemble ne seraient encore rien en comparaison de
ces autres maux: d'être chassé de la gloire, d'être haï de Jésus Christ, d'entendre de sa bouche: Je ne
vous connais pas » (JEA, t. 7, p. 199)). Quand David fit signifier à son fils Absalon de ne plus
paraître en sa présence, ce fut pour le jeune prince une telle douleur qu'il répondit: « Dites à mon
père qu'il me permette de voir sa face ou qu'il me donne la mort » (2 Samuel 14, 32). Philippe II (L.
Siniscalchi, La scienza della salute, médit. 5, p. 2, Padoue, 1773, p. 136), voyant un grand de sa
cour se tenir avec irrévérence dans l'église, lui dit: Ne paraissez plus devant moi. Ce seigneur en
conçut un tel chagrin que, rentré chez lui, il mourut de douleur. Que sera-ce donc quand, à l'heure
de la mort, Dieu dira au réprouvé: Retire-toi; je ne veux plus te voir? « Je lui cacherai ma face; et
tous les maux viendront fondre sur lui » (Deutéronome 31, 17). Vous n'êtes plus à moi, dira Jésus
Christ aux réprouvés dans la vallée de Josaphat, et je ne suis plus à vous. « Et Dieu dit: Voici son
nom; nomme-le celui qui n'est plus mon peuple; parce que vous n'êtes plus mon peuple et que moi
je ne serai plus rien pour vous » (Osée 1, 9).
Quelle douleur pour un fils, une épouse, de dire à son père, à son époux expirant: Mon
père, mon époux, je ne vous verrai plus! Si en ce moment nous entendions une âme damnée gémir
et se lamenter, et que nous lui disions: O âme, pourquoi verses-tu tant de larmes? Certainement elle
ne nous répondrait que par ces mots: Je pleure parce que j'ai perdu Dieu et que jamais je ne le
verrai. La malheureuse! Si du moins elle pouvait aimer Dieu dans l'enfer et se résigner à la divine
volonté! Si elle le pouvait, l'enfer ne serait plus l'enfer. Mais non; elle ne peut, infortunée qu'elle est,
se résigner à la volonté de Dieu; parce qu'elle s'est constituée l'ennemie de cette divine volonté. Elle
ne peut pas non plus aimer son Dieu; mais elle le hait et toujours le haïra; et ce sera son enfer de
reconnaître Dieu pour le Bien suprême et de se voir forcée de le haïr dans le temps même où elle
comprend qu'il est digne d'un amour infini. « Je suis ce pervers privé de l'amour de Dieu »: ainsi
répondit le démon à sainte Catherine de Gênes, quand celle-ci lui demanda qui il était. (F. Pepe,
Discorsi in lode di Maria SS... t . 2, Naples, 1756, p. 228. Cf. C. Marabotto-E. Vernazza, Vita... di
S. Caterina Fiesca Adorna, c. 14, n. 12, Padoue, 1743, pp. 59-60)
Le réprouvé haïra et il maudira Dieu; en maudissant Dieu, il maudira tous les bienfaits
qu'il a reçus de Dieu: la Création, la Rédemption, les sacrements; spécialement le Baptême et la
Pénitence et surtout le très Saint Sacrement de l'autel. Il maudira tous les anges et tous les saints,
mais surtout son Ange Gardien et ses saints Patrons, et plus particulièrement encore la très sainte
Mère de Dieu. Mais ses plus furieuses malédictions seront pour les trois Personnes Divines et en
particulier pour le Fils de Dieu, qui s'immola sur la croix afin de le sauver et dont il maudira les
plaies, le sang, les douleurs et la mort.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Mon Dieu, vous êtes donc mon souverain Bien, un Bien infini! Et moi, j'ai
consenti tant de fois à vous perdre. Je savais qu'en péchant je vous causais la plus grande des peines
et que je perdais votre grâce; néanmoins j'ai péché. Si je ne vous voyais pas attaché à la croix,
donnant votre vie pour moi, non certes, ô Fils de Dieu! Je n'aurai pas l'audace de vous demander ni
d'espérer de vous mon pardon. Père éternel, ne jetez pas les yeux sur moi, mais sur votre Fils bien-
aimé, qui vous demande pour moi grâce et miséricorde, exaucez-le et pardonnez-moi. A cette heure,
je devrais depuis tant d'années me trouver en enfer, sans espérance de pouvoir jamais vous aimer ni
recouvrer votre grâce que j'ai perdue. Mon Dieu, je me repens par-dessus toutes choses de vous
avoir outragé au point de renoncer à votre amitié et de mépriser votre amour, et cela pour les
misérables plaisirs de ce monde. Ah! Que ne suis-je mort plutôt mille fois! Et comment ai-je pu
venir à cet excès d'aveuglement et de folie? Soyez béni, Seigneur, de me donner le temps nécessaire
pour réparer le mal que j'ai fait. Puisque, par votre miséricorde, je me vois hors de l'enfer et que je
puis encore vous aimer. Non, je ne veux plus différer de me convertir et de me donner tout à vous.
Je vous aime, Bonté infinie; je vous aime, ma vie, mon trésor, mon amour, mon tout. Rappelez-moi
sans cesse, Seigneur, l'amour que, vous m'avez porté et l'enfer où je devrais me trouver, afin que
cette pensée m'anime sans cesse à vous offrir des actes d'amour et à vous dire continuellement: Je
vous aime, je vous aime, je vous aime.
O Marie, ma Reine, mon Espérance et ma Mère, si j'étais en enfer, je ne pourrais plus
vous aimer. Je vous aime, ô ma Mère, et j'espère que, grâce à votre secours, je ne cesserai plus de
vous aimer, vous et mon Dieu. Aidez-moi; priez Jésus pour moi.
VINGT-SEPTIÈME CONSIDÉRATION
Éternité de l'enfer
« Et ceux-ci s'en iront à l'éternel supplice »
(Matthieu 25, 46)
PREMIER POINT
Si l'enfer n'était pas éternel, ce ne serait pas l'enfer. Une souffrance qui ne dure pas
longtemps n'est pas une grande souffrance. A ce malade on perce un abcès, à cet autre on brûle un
membre gangrené; certes, la douleur est vive; mais, comme elle passe vite, ce n'est pas un grand
tourment. Au contraire quelle souffrance ne serait-ce pas, si l'une ou l'autre de ces deux opérations
se prolongeait durant toute une semaine, tout un mois? Quand la douleur dure longtemps, fut-elle
légère, comme un mal d'yeux, un mal de dents, elle devient insupportable; et que serait-ce si elles
duraient un mois, une année? Que sera-ce donc de l'enfer? Car ce n'est pas la même comédie ni la
même musique, qu'on y entend toujours; ce n'est pas un simple mal d'yeux ou de dents qu'il s'agit
d'endurer; et ce n'est pas seulement au supplice de la taille ou du fer rougi qu'on se voit condamné;
en enfer se trouvent réunis tous les tourments et toutes les douleurs. Et pour combien de temps?
Pour toute l'éternité. « Ils seront tourmentés jour et nuit dans les siècles des siècles » (Apocalypse
20, 10).
L'éternité de l'enfer est de foi. Ce n'est pas là une opinion quelconque, mais une vérité,
fréquemment attestée par Dieu dans les Saintes Écritures: « Retirez-vous de moi, maudits, allez au
feu éternel... Ceux-ci s'en iront à l'éternel supplice » (Matthieu 25, 41-46). Ils subiront les peines de
la perdition éternelle » (2 Thessaloniciens 1, 9). « Tous seront salés par le feu » (Marc 9, 48).
Comme le sel conserve les aliments, ainsi le feu de l'enfer tourmente les damnés, de telle sorte qu'à
l'instar du sel il leur conserve la vie. « Là, dit saint Bernard, le feu consume de manière à conserver
toujours ». (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Hugues de Saint-Victor ou un auteur inconnu, selon
Glorieux, n. 184), Méditations pieuses..., ch. 3, n. 10 PL 184, 491).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Mon Dieu, si vous m'aviez envoyé en enfer, comme je l'ai déjà tant de fois mérité,
et qu'ensuite vous m'en eussiez fait sortir par votre miséricorde, quelles obligations je vous aurais et
quelle vie sainte je me serais empressé de mener! Et maintenant que, par votre miséricorde bien
plus grande, vous m'avez empêché de tomber en enfer, que ferais-je? Vais-je de nouveau vous
offenser et provoquer votre colère pour qu'enfin vous m'envoyiez brûler dans cette prison, où
brûlent déjà tant de rebelles, moins coupables que moi? Hélas! Oui, mon Rédempteur telle a été ma
conduite par le passé: dans votre miséricorde, vous me donniez du temps; et moi, au lieu de
l'employer à pleurer mes péchés, je l'employais à vous irriter davantage. Bénie soit votre bonté
infinie de m'avoir tant supporté! Si elle n'était pas infinie, comment aurait-elle pu me souffrir? Je
vous remercie donc de m'avoir attendu avec tant de patience jusqu'à ce jour, mais surtout je vous
remercie de m'accorder en ce moment votre lumière et de me montrer ainsi ma folie et le tort que
j'ai eu de vous outrager par tant de péchés. Mes péchés, je les déteste, ô mon Jésus, et je m'en repens
de tout mon coeur. Pardonnez-moi par les mérites de votre Passion et assistez-moi de votre grâce
afin que je ne vous offense plus. J'ai bien lieu de craindre que désormais vous ne m'abandonniez dès
mon premier péché mortel! Seigneur, je vous en prie, ranimez dans mon coeur cette trop juste
crainte chaque fois que le démon viendra de nouveau me pousser au péché. O mon Dieu! Je vous
aime et je ne veux plus vous perdre; assistez-moi de votre grâce.
Vous aussi, ô très sainte Vierge Marie, aidez-moi; faites que dans mes tentations, je
recoure toujours à vous, afin que je ne perde plus mon Dieu. O Marie, vous êtes mon Espérance.
DEUXIÈME POINT
Quand on entre en enfer, c'est pour toute l'éternité. On n'en sort jamais plus. Cette
pensée faisait trembler David. « Que l'abîme ne m'engloutisse pas, disait-il, et que le puits ne ferme
pas sa bouche sur moi. » (Psaume 68, 16). Le réprouvé n'est pas plutôt tombé dans cet abîme de
tourments que l'ouverture se ferme et se ferme pour toujours. En enfer il y a une porte pour entrer,
et il n'y en a pas pour sortir; et, comme dit Eusèble d'Emèse, « on y descend, mais jamais on ne
remonte » (Eusèbe d'Emèse (ou Eusèbe le Gaulois), Homélie 3 sur l'Épiphanie, Opéra, Paris, 1575,
fol. 247. Sur l'attribution de ces homélies à Eusèbe d'Emèse ou Eusèbe le Gaulois, voir PG 86, 287-
291, 461-464); et c'est ainsi qu'il explique les paroles du Psalmiste: « que le puits ne ferme pas sa
bouche sur moi »; car, au fur et à mesure qu'il engloutit ses victimes, le gouffre se ferme en haut et
ne s'ouvre qu'en bas. Tant que le pécheur conserve un souffle de vie, on peut toujours espérer sa
conversion; mais si la mort vient à le frapper dans l'état de péché, toute espérance s'évanouit.
« Quand la mort sera venue, il n'y aura plus pour l'impie aucune espérance » (Proverbes 11, 7). Si
du moins les damnés pouvaient se bercer de quelques fausses espérances et trouver ainsi un certain
allégement à leur désespoir. Voyez ce malheureux, tout couvert de plaies et abandonné sur son lit de
douleur. En vain les médecins désespèrent de le guérir, lui se nourrit d'illusions et il se console
encore: Qui sait, se dit-il, si on ne finira pas par trouver quelque médecin ou quelque remède
capable de me guérir? Le malheureux, condamné aux galères pour toute sa vie, trouve également le
moyen de se consoler: Qui sait, pense-t-il, ce qui peut arriver et si je ne verrai pas tomber mes
chaînes? Le damné pourrait-il, lui aussi, se flatter au moins d'une fausse espérance et se dire en lui-
même: Qui sait si je ne sortirais pas un jour de cette prison? Non; en enfer il n'y a nulle espérance,
ni vraie, ni fausse; ce terme: qui sait? N'y a pas cours. « Je te poserai, dit Dieu, devant ta propre
face » (Psaume 49, 21). Le malheureux aura toujours écrite devant ses yeux la sentence qui le
condamne à gémir toujours dans cet abîme de tourments. « Ils s'éveilleront, les uns pour la vie
éternelle, et les autres pour l'opprobre, afin qu'ils l'aient toujours sous les yeux » (Daniel 12, 2).
Conséquemment ce que le damné souffre, il le souffre non pas instant par instant, mais à chaque
moment il endure la peine de l'éternité; car, se dit-il, ce que je souffre actuellement je dois toujours
le souffrir! « Oui, s'écrie Tertullien, ils supportent le poids de l'éternité ». (Tertullien, Apologétique,
c. 48, PL 1, 527).
Adressons donc au Seigneur la prière de saint Augustin: « Brûlez, taillez; frappez sans
pitié dans le temps afin que vous m'épargniez dans l'éternité » (La phrase, citée par beaucoup
d'auteurs ascétiques, ne se trouve pas telle quelle chez S. Augustin. Mais on y trouve l'idée dans:
Sur le Psaume 33, sermon 2, n. 20, PL 36, 139; Sermon 70, n. 2, PL 38, 443). Les châtiments de
cette vie passent; mais ceux de l'autre vie ne passeront jamais. « Vos flèches traversent l'air, la voix
de votre tonnerre roule comme dans une roue » (Psaume 76, 18-19). Redoutons les châtiments de
l'autre vie; oui, redoutons cette voix du tonnerre divin, c'est-à-dire cette sentence de l'éternelle
damnation qui sortira de la bouche du Juge suprême au jour du jugement général pour frapper les
réprouvés: « Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel ». Il est dit: comme dans une roue.
La roue est la figure de l'éternité; car on n'en trouve pas le bout. « Voilà que j'ai tiré de son fourreau
mon glaive irrévocable » (Ezéchiel 21, 5). Grand sera le supplice de l'enfer; mais ce qui doit surtout
nous épouvanter, c'est son irrévocable durée.
Eh quoi, dira quelque incrédule, est-ce là de la justice? Comment, pour un péché d'un
instant une peine est éternelle! Et moi, je dis: Comment le pécheur peut-il, précisément pour un
plaisir d'un instant, avoir l'audace d'offenser un Dieu d'une Majesté infinie? Même auprès des
tribunaux de la terre, la peine ne se mesure pas à la durée, mais à la qualité du délit. « Bien qu'un
homicide se commette en un clin d'oeil, dit saint Thomas, ce n'est pourtant pas une peine d'un
instant qu'on lui applique » (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, la – IIae, u. 87, art. 3, ad. 1:
« Aussi bien dans les jugements de Dieu que dans ceux des hommes, la peine est, quant à sa
rigueur, proportionnée au péché. Mais... dans aucun jugement, il n'est requis que la peine soit égale
à la faute quant à la durée. Car, parce que l'adultère ou l'homicide se commettent en un moment, ce
n'est pas une raison de les châtier par une peine d'un moment » (RJ, trad. R. Bernard, p. 184)). Pour
un péché mortel, c'est encore trop peu d'un enfer. Car l'offense, faite à une Majesté infinie, appelle
un châtiment infini. « Tout péché mortel fait à Dieu une injure infinie, dit saint Bernardin de
Sienne, et pour une injure infinie il faut une peine infinie » (S. Bernardin de Sienne,
Quadragesimale de Evangelio aeterno, sermon 12, a. 2, c. 2, Opera, t. 3, Quaracchi, 1956, p. 237).
Mais, parce que la créature ne peut endurer une peine infinie en intensité, c'est justice, dit le docteur
Angélique, que Dieu rende cette peine infinie en durée. (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique,
Supplément, qu. 99, art. 1, c (RJ, trad. Réginald-Omez, p. 450)).
Outre cela, cette peine doit nécessairement être éternelle, d'abord parce que le damné
ne peut plus satisfaire pour son crime. Ici-bas, le pécheur peut, en faisant pénitence, satisfaire dans
la mesure que les mérites de Jésus Christ lui sont appliqués. Mais il n'y a plus pour le damné aucune
application des mérites de Jésus Christ. C'est pourquoi, lui-même ne pouvant apaiser Dieu et son
péché devenant ainsi éternel, éternelle aussi doit être sa peine. « Dieu ne recevra pas de satisfaction
et le pécheur sera éternellement dans la douleur » (Psaume 48, 8). De là cette parole de Vincent de
Beauvais: « Toujours il y aura lieu de punir la faute et jamais il y aura moyen de l'expier » (Vincent
de Beauvais, Speculum morale, lib. 2, p. 3, dist. 3, Venise, 1591, p. 147). Car, remarque saint
Antonin, en enfer le pécheur ne peut se repentir, et par conséquent Dieu reste toujours irrité contre
lui. (S. Antonin de Florence, Summa theologica, p. 4, tit. 14, c. 5, § 2, t. 4, Vérone, 1740, col. 792).
« Peuple, s'écrie Malachie, peuple, contre lequel Dieu s'est irrité à jamais » (Malachie 1, 4). J'ajoute
ceci: encore que Dieu voulût accorder le pardon, le pécheur n'en voudrait pas, parce que sa volonté
est obstinée et confirmée dans la haine de Dieu. « Bien loin que les réprouvés s'humilient jamais, dit
Innocent III, la malignité de leur haine ira toujours en augmentant » (Innocent III, De contemptu
mundi, lib. 3, c. 10, PL 217, 741). Et saint Jérôme ajoute: « Ils sont en proie au plus insatiable désir
de pécher » (W. Strabus, Glossa ordinaria in Prov. 27, 20, PL 113, 1110). La guérison du damné est
donc désespérée puisqu'il refuse de guérir. « Ma douleur est devenue perpétuelle et ma plaie
désespérée refuse de guérir » (Jérémie 15, 18).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Mon Rédempteur, si maintenant je me trouvais en enfer, comme je ne l'ai que trop
mérité, je m'obstinerais donc à vous haïr, vous, mon Dieu, qui êtes mort pour moi. Grand Dieu!
Quel enfer que cet enfer! Vous haïr, vous, qui m'avez tant aimé! Vous haïr, vous, une Beauté
infinie, une Bonté infinie, digne par conséquent d'un amour infini! Oui; si je me trouvais en enfer,
telle serait présentement ma misère que je ne voudrais pas même du pardon que vous m'offrez en ce
moment. Soyez donc béni, ô mon Jésus! de m'avoir traité avec tant de miséricorde; et puisque
maintenant je puis être pardonné et que je puis vous aimer, je veux être pardonné et je veux vous
aimer. Vous m'offrez mon pardon; et moi je vous le demande et j'espère que, par vos mérites, je
l'obtiendrai. Je me repens de toutes les offenses dont je me suis rendu coupable envers vous, ô
Bonté infinie! Daignez me pardonner. Je vous aime de tout mon coeur. Ah! Seigneur, quel mal
m'avez-vous fait pour que j'aille en enfer vous haïr à jamais comme mon ennemi? Lequel de mes
amis a fait et souffert pour moi ce que pour moi vous avez fait et souffert, ô mon Jésus? De grâce,
ne permettez pas que j'encoure encore votre inimitié et que je perde de nouveau votre amour; faites-
moi mourir plutôt que de me laisser retomber dans ce malheur suprême.
O Marie, cachez-moi sous votre manteau et ne permettez pas que je m'en éloigne
jamais pour me révolter contre Dieu et contre vous.
TROISIÈME POINT
En cette vie, il n'y a rien que les pécheurs redoutent comme la mort. Mais en enfer ce
sera la chose qu'ils désireront le plus. « Ils chercheront la mort et ils ne la trouveront pas; ils
souhaiteront de mourir et la mort s'enfuira d'eux » (Apocalypse 9,6). Aussi saint Jérôme s'écrie-t-il:
« O mort, que tu serais maintenant douce à ceux qui te trouvaient si cruelle! » (S. Bonaventure,
Soliloquium, c. 3, § 3, Opera, t. 8, Quarrachi, 1898, p. 54. Dans l'édition critique de ce livre,
l'attribution du texte à S. Jérôme a été supprimée). « Les damnés, dit David, serviront de pâture à la
mort » (Psaume 48, 15). Ce que saint Bernardin explique ainsi (S. Bernardin de Sienne ( et non S.
Bernard), Quadragesimale de Evangelio aerterno, sermo 11 art. 3, c. 3 § 3, Opera, t. 3, Quaracchi,
1956, p. 227): De même que la brebis, en paissant l'herbe, prend la verdure sans s'attaquer aux
racines; de même la mort se repaît des damnés. Elle les tue à chaque instant, mais elle les conserve
en vie, pour continuer éternellement de les tuer à force de souffrances. Il arrive ainsi que le damné
meurt à chaque minute sans jamais mourir. « En proie aux flammes vengeresses, dit saint Grégoire,
la vie ne sera jamais qu'une mort continuelle ». (S. Grégoire le Grand, Morales sur Job, liv. 15, ch.
17, n. 21, PL 75, 1092 « Il paiera tout ce qu'il a fait et il ne sera pas consumé. Il paie, en effet, dans
la torture les désirs qu'en ce monde il a gardés intacts en dépit de la loi, et livré aux flammes
vengeresses, il meurt toujours parce qu'il est toujours gardé intact de la mort » (SC 221, trad. A.
Bocognano, p. 43)). Qu'un homme expire de douleur, il n'y a personne qui ne lui porte compassion.
Ah! Si du moins le damné avait quelqu'un pour compatir à son sort! Mais non; le malheureux meurt
de moment en moment à force de douleurs, et il n'y a pas et il n'y aura jamais personne pour le
plaindre. Ouvrez-moi par pitié, criait l'empereur Zénon, enfermé dans un cachot (C. Baronius,
Annales Ecclesiastici, an 491, n. 1, t. 8, Lucques, 1741, p. 532). Mais on n'y prit pas seulement
garde; et après sa mort, on trouva que, dans son désespoir, il avait dévoré la chair de ses bras. Du
fond de leur prison les damnés poussent des cris affreux. Mais personne ne leur vient en aide; et
même personne ne leur porte la moindre compassion. « Ils se lamentent, dit saint Cyrille, mais
aucune main secourable n'est tendue vers eux; ils pleurent, mais ils n'obtiennent aucune
compassion » (S. Cyrille d'Alexandrie, De exitu animi et de secundo adventu, homélie 14, PG 77,
1075).
Et cette misère, combien de temps ont-ils à l'endurer? Toujours, toujours. On lit, dans
les Exercices spirituels du Père Segneri le jeune, publiés par Muratori (L. A. Muratori, Esercizi
spirituali esposti secondo il metodo del P. Paolo Segneri iuniore, Venise, 1739, p. 222), qu'à Rome,
un démon qui tenait le corps d'un possédé, ayant été interrogé sur le nombre d'années qu'il avait à
rester dans l'enfer, répondit avec rage et en frappant de la main sur un siège: Toujours, toujours!
L'épouvante fut telle que beaucoup de jeunes gens du Séminaire Romain, témoins de cette scène,
firent une confession générale et changèrent de vie, grâce à cette grande prédication en deux mots:
Toujours, toujours! Malheureux Judas! Voilà dix-sept cents ans et plus qu'il est en enfer; et son
enfer ne fait encore que de commencer. Malheureux Caïn! Voilà cinq mille sept cents ans qu'il est
dans le feu, et pour lui aussi l'enfer en est à son commencement. Un jour on demandait à un autre
démon depuis combien de temps il se trouvait en enfer: depuis hier, répondit-il. Comment! Depuis
hier, lui dit-on. Mais n'es-tu pas damné depuis plus de cinq mille ans? Ah! Reprit-il, si vous saviez
ce que veut dire ce mot: Éternité, vous comprendriez que cinq mille ans ne comptent pas même
pour un instant (F. Pepe, Discorsi in lode di Maria SS.... , t. 1, Naples, 1756, p. 305). Si un ange
disait à un damné: Vous sortirez de l'enfer, mais seulement quand il se sera écoulé autant de siècles
qu'il existe de gouttes d'eau dans l'océan, de feuilles sur les arbres, de grains de sable au bord de la
mer, le damné en aurait plus de joie qu'un mendiant à la nouvelle de son élévation à la royauté. Oui;
parce que tous les siècles s'écouleront et se multiplieront une infinité de fois et l'enfer sera toujours
à son commencement. Volontiers chaque damné ferait à Dieu cette proposition: Seigneur,
augmentez mon supplice, tant qu'il vous plaît; faites-le durer autant que vous voulez; mettez-y
seulement un terme et je serai content. Mais non; ce terme n'arrivera jamais. En enfer, la trompette
de la justice divine ne sonnera que ces mots: Toujours! Toujours! Jamais! Jamais!
« Où en sommes-nous de la nuit », demanderont les damnés au démon (Isaïe 21, 11)?
Quand finira-t-elle? Quand cesseront ces sons lugubres de la trompette, ces hurlements, cette
infection, ces flammes, ces tortures? Réponse: Jamais! Jamais! Combien de temps durera tout cela?
Réponse: Toujours! Toujours! Ah! Seigneur, éclairez tant d'aveugles. On les supplie de ne pas se
damner; et ils répondent: Après tout, si je vais en enfer, patience. Grand Dieu! Ils n'ont pas la
patience de supporter un léger froid, de demeurer dans un appartement trop chaud, d'endurer une
contusion; et après cela, ils auront la patience d'être plongés dans un océan de feu, foulés aux pieds
des démons, abandonnés de Dieu et des hommes, durant toute l'éternité.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Père des miséricordes, « Seigneur, mon Dieu, vous n'abandonnez pas ceux qui vous
cherchent » (Psaume 9, 11). Par le passé, je vous ai tant de fois trahi et méprisé et vous ne m'avez
pas abandonné; ne m'abandonnez donc pas, maintenant que je reviens à vous. Je me repens, ô mon
souverain Bien, d'avoir fait assez peu cas de votre grâce pour l'échanger contre de misérables
bagatelles. Regardez les plaies de votre divin Fils; entendez-les élever vers vous leurs voix
suppliantes pour implorer mon pardon; et pardonnez-moi. Et vous, mon Rédempteur, rappelez-moi
sans cesse les peines que vous avez endurées pour moi et l'amour que vous m'avez porté; rappelez-
moi aussi mes ingratitudes et l'enfer qu'elles m'ont tant de fois mérité afin que je pleure sans cesse
mes torts envers vous et que je brûle continuellement de votre saint amour. Et comment, ô mon
Jésus, ne brûlerais-je pas de votre amour, quand je pense que depuis tant d'années je devrais brûler
dans l'enfer et continuer d'y brûler durant toute l'éternité; et quand ensuite je vous vois, non content
d'être mort pour m'en délivrer, vous employer encore avec tant de bonté pour m'en arracher? Si
j'étais en enfer, je vous haïrais maintenant et je devrais vous haïr à jamais. Mais maintenant je vous
aime et je ne veux point cesser de vous aimer. J'espère que, par les mérites de votre sang, je vous
aimerai toujours. Vous m'aimez et je vous aime à cette heure. Toujours vous m'aimerez, si je ne
m'éloigne pas de vous. M'éloigner de vous! Ah! Seigneur, préservez-moi de ce malheur et faites
ensuite de moi tout ce qu'il vous plaît. Je mérite toutes sortes de châtiments et je les accepte tous
pour que vous ne me punissiez pas en me privant de votre amour.
O Marie, mon refuge, que de fois je me suis condamné moi-même à l'enfer! Et vous
m'en avez préservé! Ah! Préservez-moi maintenant du péché, qui seul peut me faire perdre la grâce
de Dieu et me conduire en enfer.
VINGT-HUITIÈME CONSIDÉRATION
Remords du damné
« Le vers qui les ronge ne meurt pas »
(Marc 9,47)
PREMIER POINT
Par ce ver qui ne meurt pas, il faut entendre, d'après saint Thomas, « les remords de la
conscience », qui tourmenteront éternellement le damné dans l'enfer.(S. Thomas d'Aquin, Somme
théologique, Supplément qu. 97, art. 2, c: « Le ver qui sera infligé aux damnés ne doit donc pas être
considéré comme corporel, mais comme spirituel: c'est le remords de la conscience qui est ainsi
appelé, parce qu'il naît de la pourriture du péché, et fait souffrir l'âme, comme le ver corporel, né de
la pourriture, fait souffrir en mordant » (RJ, trad. Réginald-Omez, pp. 381-382)). A quel remords le
coeur du pauvre réprouvé ne sera-t-il pas en proie! Mais on en compte trois qui le feront plus
particulièrement souffrir, savoir: la pensée qu'il s'est damné pour si peu de chose; la connaissance
du peu qu'il avait à faire pour se sauver; enfin la grandeur du bien qu'il a perdu. Le premier remords
du damné consistera donc à penser qu'il s'est perdu pour si peu de chose. Après qu'il eut mangé le
plat de lentilles, obtenu en échange de son droit d'aînesse, Essaü se prit à hurler de douleur et de
regrets d'avoir fait une si grande perte. Il poussa, dit la Sainte Écriture, « un grand cri de fureur »
(Genèse 27, 34). Oh! Quels hurlements et quels rugissements poussera le damné, en pensant que,
pour quelques satisfactions passagères et empoisonnées, il a perdu l'éternel bonheur du ciel et qu'il
se voit pour toujours condamné à une mort de tous les instants. Bien amère fut la douleur de
Jonathan, quand il se vit condamné par Saül, son père, pour avoir pris un peu de miel: « Je n'ai fait
que goûter un peu de miel, disait-il, et voici que je meurs » (1 Samuel 14, 43). Plus amère sera la
douleur du damné. O Dieu! Qu'il souffrira cruellement à la pensée des choses pour lesquelles il s'est
perdu! Toutes les années déjà écoulées de notre vie ne nous semblent présentement qu'un songe,
une minute. Que pensera donc un habitant de l'enfer des cinquante ou soixante années qu'il aura
vécu sur cette terre, lorsque, se trouvant au fond de l'éternité, il verra qu'après cent et mille millions
d'années, son éternité vient seulement de commencer? Et encore, ces cinquante années de vie, peut-
il se les rappeler comme cinquante années de bonheur? Ah! Tant s'en faut. Qui croira en effet qu'en
vivant loin de Dieu, le pécheur ne trouve dans ses péchés que satisfaction? Les plaisirs coupables ne
durent qu'une minute, et tout le reste du temps, passé dans la disgrâce de Dieu, n'est que peines et
amertumes. Que pensera donc le malheureux damné de ces instants de plaisirs? Et en particulier,
que pensera-t-il du dernier péché qui, à lui seul, décida de sa perte? Ainsi donc, se dira-t-il, pour un
misérable, pour un vil plaisir, qui ne dura qu'un instant et qui, à peine goûté, s'est évanoui comme
un souffle, il me faut brûler dans ces flammes et rester ici, en proie au désespoir et abandonné de
tous, tant que Dieu sera Dieu, durant toute l'éternité.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Seigneur, donnez-moi votre lumière pour me faire comprendre et l'injustice que j'ai
commise contre vous en vous offensant et le châtiment éternel que je me suis attiré! Mon Dieu, je
me sens une grande douleur de vous avoir offensé. Mais cette douleur fait ma consolation. Si vous
m'aviez envoyé en enfer, comme je l'ai mérité, l'enfer de mon enfer serait précisément ce remords
causé par la pensée de m'être damné pour si peu de chose. Mais maintenant je le répète, c'est ce
remords même qui fait ma consolation; car il m'anime à espérer le pardon que vous avez promis au
coeur repentant. Oui, mon bien-aimé Seigneur, je me repens de vous avoir outragé. J'accepte avec
bonheur cette peine; elle m'est douce. Je vous prie même de l'accroître et de me la conserver jusqu'à
la mort, pour que je ne cesse de déplorer, dans l'amertume de mon coeur, les déplaisirs que je vous
ai causés. O mon Jésus pardonnez-moi. O mon Rédempteur, qui ne vous êtes pas épargné vous-
même afin de m'épargner, et qui vous êtes condamné à mourir de douleur afin de me délivrer de
l'enfer, ayez pitié de moi. Faites que le remords de vous avoir offensé me donne un continuel regret
de mes fautes et m'enflamme en même temps d'un continuel amour pour vous, qui m'avez tant aimé,
qui m'avez supporté si patiemment et qui, à cette heure encore, au lieu de m'accabler de châtiments,
me prodiguez vos lumières et vos grâces. Je vous en remercie, ô mon Jésus, et je vous aime; je vous
aime plus que moi-même; je vous aime de tout mon coeur. Vous ne savez point repousser celui qui
vous aime. Je vous aime; ne me chassez donc pas de votre présence; mais recevez-moi dans votre
grâce et ne permettez pas que je la perde encore.
O Marie, ma Mère, acceptez-moi pour votre serviteur et unissez-moi étroitement à
Jésus, votre divin Fils. Demandez-lui qu'il me pardonne et qu'il m'accorde son amour et la grâce de
la persévérance jusqu'à la mort.
DEUXIÈME POINT
« La principale peine des damnés consistera, dit saint Thomas, à voir qu'ils se sont
perdus pour rien et qu'ils pouvaient si facilement, avec de la bonne volonté, mériter la gloire du
paradis ». (Il s'agit sans doute d'un texte condensé par S. Alphonse. Cf. S. Thomas, Compendium
theologiae, c. 175, n. 348, Opuscula theologica, t. 1, Turin, 1954, p. 82). Le second remords du
damné sera donc de penser qu'il s'était damné pour si peu de chose et qu'il avait si peu à faire pour
se sauver. Un damné apparut à saint Humbert (C. G. Rosignoli, Verità eterne, lez. 6, § 2, Bologne,
1689, p. 114) et lui dit précisément que rien ne l'affligeait et ne le tourmentait en enfer comme de
penser qu'il s'était damné pour si peu de chose et qu'il avait si peu à faire pour se sauver. Alors le
malheureux se dira: si j'avais interdit à mes yeux de regarder tel objet, si, dans telle circonstance,
j'avais vaincu le respect humain, si j'avais fui telle occasion, tel ami, telle conversation, je ne me
serais pas damné. Si j'avais eu soin de me confesser chaque semaine, d'assister fidèlement aux
réunions de la Congrégation, de faire une lecture spirituelle, de me recommander à Jésus et à Marie,
je ne serais pas retombé dans mes péchés. Pourtant, j'en avais pris souvent la bonne résolution. Mais
je n'en ai rien fait; ou plutôt, après avoir mis la main à l'oeuvre, je ne persévérais pas, et voilà
comment je me suis perdu.
Ce qui rendra ce remords plus déchirant ce sera le souvenir des bons exemples que lui
auront donnés ses amis et ses compagnons; ce sera plus particulièrement le souvenir des dons que
Dieu lui avait départis en vue de son salut: dons naturels, tels que santé, fortune, talents, autant de
faveurs qu'il avait reçues de la bonté de Dieu et qu'il devait faire servir à sa sanctification; dons
surnaturels: tant de lumières, d'inspirations, d'appels, tant d'années qui lui furent accordées pour
réparer sa vie désordonnée; et voilà que, dans le misérable état où il se trouve, il n'a plus le temps de
rien réparer. Pour lui aussi, selon la parole de l'Apocalypse, « l'Ange qui se tenait debout jura par
celui qui vit dans les siècles des siècles, disant: il n'y aura plus de temps » (Apocalypse 10, 5-6)
Oh! Quels terribles coups de poignard pour le coeur du pauvre damné que le souvenir
de toutes ces grâces de Dieu, quand il verra que, faute de temps, il est à jamais dans l'impuissance
de réparer son éternelle ruine. Il dira donc en pleurant, avec ses compagnons de désespoir: « La
moisson est passée; l'été est fini; et nous, nous n'avons pas été sauvés » (Jérémie 8, 20). Oh!
S'écriera-t-il, si j'avais souffert pour Dieu seulement ce que j'ai souffert pour me damner, je serais à
présent un grand saint; et, au lieu de cela, qu'est-ce que j'ai maintenant, sinon des remords et des
supplices qui me tourmenteront éternellement? Ah! Comme cette pensée torturera le pauvre damné
plus encore que le feu et que tous les autres supplices de l'enfer: je pouvais être éternellement
heureux et me voilà malheureux pour toujours.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Mon Jésus, comment avez-vous pu me supporter avec tant de patience! Je vous ai
si souvent abandonné et vous avez continué à me rechercher. Je vous ai si souvent offensé et vous
m'avez pardonné. Je commençais et je recommençais sans cesse à vous offenser et vous ne vous
lassiez pas de me pardonner. De grâce, donnez-moi un peu de cette douleur que vous ressentiez de
mes péchés, quand ils vous faisaient suer du sang au jardin de Gethsémani. Je me repens, ô
Rédempteur, d'avoir si mal répondu à votre amour. O mes misérables plaisirs, je vous déteste et je
vous maudis! Vous m'avez fait perdre la grâce de mon Dieu. Mon bien-aimé Jésus, maintenant je
vous aime par-dessus toutes choses je renonce à toute satisfaction défendue et je me propose de
mourir mille fois plutôt que de vous offenser encore. Par cet amour, que vous me portiez sur la
croix et qui vous porta à sacrifier pour moi votre vie divine, accordez-moi, je vous supplie, lumière
et force pour résister aux tentations et pour implorer votre assistance aussitôt que je serai tenté.
O Marie, mon Espérance, vous êtes toute-puissante sur le coeur de Dieu, obtenez-moi
la sainte persévérance, obtenez-moi de ne plus jamais cesser d'aimer mon Dieu.
TROISIÈME POINT
Le damné verra la grandeur du bien qu'il a perdu: ce sera son troisième sujet de
remords. D'après saint Jean Chrysostome, la perte qu'ils ont faite du Ciel fera souffrir les damnés
beaucoup plus que tous les supplices de l'enfer. « Le ciel, dit-il, les torturera plus que l'enfer » (S.
Jean Chrysostome, A Théodore, liv. 1, n. 12, PG 47, 292: « J'affirme pour ma part qu'il y a un
châtiment beaucoup plus terrible que la Géhenne, celui de ne point jouir de cette gloire » (SC 117,
trad. J. Dumortier, p. 145)). L'infortunée Elisabeth, reine d'Angleterre, s'était un jour écriée: Que
Dieu me donne seulement quarante ans de règne et je lui fais grâce de son Paradis. (G. F. Barbieri,
Considerazioni sopra alcune verità pricipali della nostra santa fede, p. I, cons. 5, t. 1, Venise, 1739,
p. 232. Nous pensons que la légende de la « perdition » de la reine Elisabeth Ière (1558-1603)
provient de l'interprétation d'une vision de S. Marie-Madeleine de Pazzi (+ 1607) répandue parmi
les prédicateurs populaires. Cf. Una carmelitana del Monastero di S. M. M. de'Pazzi, Santa Maria
Maddalena de'Pazzi, Florence, 1942, p. 72) Eh bien! Ces quarante années de règne, elle les a eues.
Mais, maintenant que son âme a quitté ce monde, la malheureuse! Que dit-elle? Certainement elle
ne pense plus ainsi. Quelle affliction à présent et quel désespoir de penser que, pour quarante ans de
règne ici-bas, parmi tant de craintes et d'angoisses, elle s'est éternellement privée du royaume
céleste!
Mais surtout, ce qui affligera sans cesse le damné, ce sera de voir qu'il a perdu le Ciel
et Dieu, son souverain Bien, non pas par quelque malheureux accident ou par la malice du prochain,
mais par sa propre faute. Il verra qu'il était créé pour le Ciel; il verra que, constitué par Dieu le
maître de sa destinée, il pouvait faire le choix de la vie ou de la mort éternelle. « Devant l'homme
sont la vie et la mort: ce qui lui plaira lui sera donné » (Ecclésiastique 15, 18). Il verra par
conséquent qu'il pouvait, à son gré, jouir éternellement du bonheur et qu'il s'est de lui-même
précipité dans cet abîme de tourments, à jamais sans issue et d'où personne ne pourra jamais
l'arracher. Bon nombre de ses amis qui se sont trouvés aux prises avec les mêmes tentations, peut-
être avec de plus grandes, il les verra sauvés. Il les verra sauvés parce qu'ils seront parvenus à se
maintenir, en implorant le secours de Dieu; ou bien parce que, tombés dans le péché, ils auront su se
relever promptement et se donner à Dieu; tandis que lui, pour n'avoir pas voulu en finir une bonne
fois avec le péché, le voilà misérablement réduit à gémir dans l'enfer, dans cet océan de peines, sans
espoir d'être jamais délivré.
Mon frère, si par le passé, vous aussi, vous avez poussé la folie jusqu'à vouloir, pour
un misérable plaisir, perdre le Ciel et votre Dieu, hâtez-vous de porter remède au mal, tandis qu'il
en est temps encore. Ne persévérez pas dans votre folie. Tremblez d'aller éternellement gémir sur
votre malheur. Qui sait si cette Considération que vous lisez n'est pas le dernier appel de Dieu à
votre âme? Et si à l'heure même vous ne changez pas de vie, ne se peut-il pas qu'après un nouveau
péché mortel, le Seigneur vous abandonne et vous envoie souffrir éternellement pour ce péché avec
cette tourbe d'insensés, qui sont maintenant dans l'enfer et qui confessent leur erreur? « Nous nous
sommes donc trompés », s'écrient-ils (Sagesse 5, 6). Hélas! Ils confessent leur erreur, mais c'est par
désespoir, la voyant irréparable. Quand donc le démon vous tente de retourner au péché, rappelez-
vous l'enfer, implorez le secours de Dieu et de la très sainte Vierge. La pensée de l'enfer vous
délivrera de l'enfer. -- « Rappelez-vous vos fins dernières et jamais vous ne pécherez »
(Ecclésiastique 7, 40), parce que la pensée de l'enfer vous fera recourir à Dieu.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Mon Souverain Bien, que de fois je vous ai perdu pour un rien! Que de fois par
conséquent j'ai mérité de vous perdre pour toujours! Mais je me rassure à la voix de votre prophète:
« Que la joie, dit-il, remplisse le coeur de ceux qui cherchent le Seigneur » (Psaume 104, 3). Je ne
dois donc pas désespérer de vous retrouver, ô mon Dieu! Si je vous cherche avec sincérité.
Seigneur, c'est votre grâce que je désire maintenant plus que tout autre bien; et volontiers je perdrais
tout, même la vie, plutôt que de perdre votre amour. Je vous aime, ô mon Créateur, par dessus
toutes choses; et parce que je vous aime, je me repens de vous avoir offensé. Mon Dieu, vous que
j'ai perdu et méprisé, hâtez-vous de me pardonner et faites que je vous trouve, puisque je ne veux
plus vous perdre. Si je consentais encore à vous perdre, je n'aurais que trop lieu de craindre que
vous n'en veniez à m'abandonner.
O Marie, ô Médiatrice des pécheurs, réconciliez-moi avec Dieu; et pour que je ne le
perde plus, retenez-moi sous l'égide de votre maternelle protection.
VINGT-NEUVIÈME CONSIDÉRATION
Le Paradis
« Votre tristesse se changera en joie »
(Jean 16, 20)
PREMIER POINT
Efforçons-nous, tant que nous sommes ici-bas, de supporter avec patience les misères
de cette vie; offrons-les à Dieu, en les unissant aux peines que Jésus Christ endura pour notre
amour, et soutenons notre courage par l'espérance du Paradis. Elles finiront un jour toutes ces
angoisses, ces douleurs, ces persécutions, ces craintes; et, après avoir servi à notre salut, elles
serviront à notre joie et à notre félicité dans le royaume des Bienheureux. « Votre tristesse, dit Jésus
Christ pour nous inspirer du courage, votre tristesse se changera en joie » (Jean 16, 20). Essayons
donc aujourd'hui de comprendre un peu ce qu'est le ciel. Mais que dire du ciel, puisque, parmi les
saints, ceux même qui furent favorisés des plus hautes lumières n'ont pu nous donner une idée des
délices que Dieu réserve à ses fidèles serviteurs? Tout ce que David a pu dire, c'est que le ciel lui
paraissait un bien infiniment désirable: « Que vos tabernacles sont aimables, ô Dieu des vertus »
(Psaume 83, 2)! Mais vous du moins, grand apôtre, vous qui avez eu le bonheur d'être « ravi dans le
ciel » (2 Corinthiens 12, 4), et d'en contempler la beauté, dites-nous quelque chose de ce que vous
avez vu. Non, répond l'Apôtre, ce que j'ai vu, il ne m'est pas possible de le faire entendre. Elles sont
si grandes les délices du Paradis; « ce sont des choses si mystérieuses que personne ne peut les
expliquer » (2 Corinthiens 12, 4), à moins d'en jouir. Voici, ajoute l'Apôtre, tout ce que je puis vous
en dire: « L'oeil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu, il n'est point monté dans le coeur de
l'homme ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment » (1 Corinthiens 2, 9). Non, personne ici-bas
n'a vu, personne n'a entendu, personne ne s'est imaginé quelles beautés, quelles harmonies, quelles
félicités Dieu tient en réserve pour ses fidèles serviteurs.
Nous ne pouvons pas parvenir maintenant à comprendre tous les biens du Paradis, et
cela par la raison que nous n'avons ici-bas que l'idée des biens de ce monde. Si de vils animaux, des
chevaux par exemple, doués pour un instant d'intelligence, apprenaient que leur maître, à l'occasion
de ses noces, prépare un grand festin, ils ne s'imagineraient pas qu'on dût présenter aux convives
autre chose, sinon de la paille, de l'avoine et de l'orge aussi bonne que possible; car les chevaux
n'ont l'idée d'aucune autre nourriture. Ainsi raisonnent les hommes à l'égard des biens du Paradis. Il
fait beau s'arrêter, pendant une nuit d'été, à regarder le ciel parsemé d'étoiles; il est délicieux, au
printemps, de se trouver sur le bord de la mer et de considérer, à travers ses eaux tranquilles, les
rochers recouverts de verdure et les poissons qui prennent leurs ébats; on est ravi de contempler un
jardin où abondent les fruits et les fleurs, où jaillissent partout de rafraîchissantes fontaines, où
voltigent et chantent à l'envi toutes sortes d'oiseaux! Quel Paradis, s'écrie-t-on! Eh quoi! Cela le
paradis, le ciel! Ah! Qu'il y a loin de là aux biens du Paradis! Pour entrevoir un peu ce qu'est le ciel,
il faut se représenter un Dieu tout-puissant, occupé à combler de délices les âmes qui lui sont
chères. Voulez-vous savoir ce qu'il y a dans le ciel? Dit saint Bernard. Eh bien! Dans le ciel « il n'y
a rien de ce qui déplaît et il y a tout ce qui plaît » (S. Bernard de Clairvaux, Sermons divers, sermon
16, n. 7, PL 183, 582: « Là rien ne manque: la voilà l'abondance capable de combler la passion de
posséder qui habite l'homme. Qu'est donc cette abondance où rien ne se trouve que tu ne veuilles,
où rien ne manque de ce qui tu désires? » (éd. Cisterciensia, t. 1, trad. P.-Y. Emery, p. 149)).
O Dieu! Quels sentiments éprouve une âme à son entrée dans ce bienheureux
royaume! Représentons-nous cette jeune personne, ce jeune homme, parvenus au terme d'une
existence qu'ils ont consacrée à l'amour de Jésus Christ. La mort arrive; l'âme quitte cette terre et
elle se présente au tribunal de Dieu: son juge l'embrasse et lui déclare qu'elle est sauvée. L'Ange
Gardien s'empresse de venir lui adresser ses félicitations; elle-même le remercie des services qu'il
lui a rendus; puis il s'écrie: Allons, réjouissons-nous, âme chérie; vous voilà sauvée; venez
contempler la face de votre Seigneur. Mais déjà l'âme plane par-dessus les nuées, les sphères, les
étoiles, et voici qu'elle entre dans le Ciel. O Dieu! Que dira-t-elle en touchant pour la première fois
le seuil de la bienheureuse patrie et en jetant son premier regard sur cette cité de délices! Les anges
et les saints viendront à sa rencontre avec des transports de joie pour lui souhaiter la bienvenue.
Quelle consolation de trouver parmi eux ses parents, ses amis entrés avant elle au Paradis! Quelle
joie aussi de voir tous ses saints Patrons! Volontiers elle fléchirait le genou devant eux pour les
vénérer. « Mais, lui diront les saints, gardez-vous de le faire, car nous ne sommes comme vous que
des serviteurs » (Apocalypse 22, 9). Ensuite on la conduit baiser les pieds de Marie, la Reine du
ciel. Quelle tendresse n'éprouve pas l'âme quand ses yeux se fixent pour la première fois sur cette
divine Mère, qui l'aida si puissamment à se sauver! Alors, en effet, elle connaît toutes les grâces
dont elle fut redevable à l'intercession de Marie. Et après lui avoir donné un baiser plein d'amour, la
Reine du ciel elle-même la conduit vers Jésus. Jésus la reçoit comme son épouse. « Venez du Liban,
lui dit-il, venez, mon épouse, et soyez couronnée » (Cantique 4, 8). Réjouissez-vous, ô mon épouse;
les larmes, les craintes sont passées; recevez la couronne éternelle que je vous ai acquise au prix de
mon sang. Enfin Jésus Christ la présente lui-même à son Père céleste pour qu'il la bénisse. Et Dieu
la bénit; et l'embrassant avec amour: « Entrez lui dit-il, dans la joie de votre Seigneur » (Matthieu
25, 21), et il la rend heureuse de son propre bonheur.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Voici à vos pieds, ô mon Dieu! Un ingrat que vous avez créé pour le ciel, mais qui tant
de fois et avec tant d'audace y renonça pour de misérables plaisirs et qui s'est ainsi, de gaieté de
coeur, condamné à l'enfer. Mais déjà, j'en ai la confiance, vous m'avez pardonné toutes les injures
que je vous ai faites. C'est toujours avec une nouvelle douleur que je m'en repens et que je veux
m'en repentir jusqu'à la mort; et vous, je veux que toujours aussi vous m'en accordiez de nouveau le
pardon. Et pourtant, ô mon Dieu, bien que vous m'ayez déjà pardonné, toujours il est vrai que j'ai eu
le coeur de vous affliger, vous, mon Rédempteur, qui, pour me donner une place dans votre
royaume, avez donné votre vie. Mais que votre miséricorde soit éternellement louée et bénie, ô mon
Jésus, de m'avoir supporté avec une si grande patience et d'avoir multiplié à mon égard non pas les
châtiments, mais les grâces, les lumières, les appels! Je le vois, mon bien-aimé Rédempteur, vous
voulez véritablement que je me sauve; vous voulez que j'aille dans votre royaume vous aimer
éternellement; mais vous voulez que d'abord je vous aime ici-bas. Oh! Oui, je veux vous aimer.
Quand bien même il n'y aurait pas de paradis, je n'en veux pas moins, tant que je vivrai, vous aimer
de toute mon âme, de toutes mes forces. Il me suffit de savoir que vous, ô mon Dieu, vous désirez
que je vous aime. O mon Jésus, aidez-moi de votre grâce et ne m'abandonnez pas. Mon âme est
immortelle: je suis donc dans l'alternative de vous aimer ou de vous haïr à jamais. Ah! Je veux
éternellement vous aimer et je veux vous aimer beaucoup en cette vie pour vous aimer beaucoup
dans l'autre. Disposez de moi comme il vous plaît; punissez-moi maintenant, comme vous le
voulez: pourvu que vous ne me priviez pas de votre amour, faites de moi tout ce qu'il vous plaît. O
mon Jésus, vos mérites sont mon espérance.
O Marie, je me confie entièrement en votre intercession. Vous m'avez délivré de
l'enfer, quand j'étais dans le péché; maintenant que je veux servir Dieu, c'est à vous de me faire
arriver au salut et à la sainteté.
DEUXIÈME POINT
Voilà donc l'âme entrée dans la béatitude de Dieu. Désormais elle est à l'abri de toute
souffrance. « Car, dit saint Bernard, dans le ciel il n'y a rien qui déplaise. » Dieu essuiera toute
larme de leurs yeux, et il n'y aura plus de mort, plus de deuil, plus de cri, plus de douleur; car le
premier état est passé. Alors celui qui est assis sur le trône dit: « Voici que je vais faire toutes
choses nouvelles » (Apocalypse 21, 4). Dans le ciel il n'y a plus ni maladie, ni pauvreté, ni
incommodités; on n'y connaît plus toutes ces vicissitudes de jours et de nuits, de froid et de chaleur;
il y règne un jour d'une inaltérable sérénité et un printemps toujours également délicieux. Là, plus
de persécutions, ni de jalousies: dans ce royaume de l'amour, tous s'aiment tendrement et chacun se
réjouit du bonheur des autres comme de son propre bonheur. Là, plus de craintes, parce que l'âme,
confirmée en grâce, ne peut plus pécher ni perdre Dieu. « Voici que je vais faire toutes choses
nouvelles ». Tout y est nouveau et tout y est de nature à réjouir et à consoler les bienheureux. « Il y
a là, dit saint Bernard tout ce qui plaît ». Dans le ciel, la vue jouira du ravissant spectacle que
présente « la cité d'une beauté parfaite » (Lamentations 2, 15). Quel charme on éprouverait à
parcourir une ville dont le cristal formerait le pavé et dont les palais, tous d'argent, seraient garnis
de lambris d'or et ornés de guirlandes de fleurs. Plus belle, beaucoup plus belle est la cité céleste!
Quelle joie encore de voir tous les élus, décorés des insignes de la royauté; tous en effet sont rois,
comme dit saint Augustin: « autant de citoyens, autant de rois » (L'idée, sinon l'expression, se
trouve dans S. Augustin, Annotationes in Job, c. 36, PL 34, 865; Sur le Psaume 67, n. 20-21, PL 36,
825). Et que sera-ce donc de voir Marie, plus belle à elle seule que tout le Paradis! Que sera-ce
surtout de voir l'Agneau divin, Jésus, l'époux des âmes, puisqu'une de ses mains, à peine entrevue,
suffit pour ravir d'admiration l'âme de sainte Thérèse? (S. Thérèse d'Avila, Autobiographie, ch 28,
n. 1: « Un jour où j'étais en oraison, il plut au Seigneur de me montrer uniquement ses mains, si
admirablement belles que je ne saurais les décrire... Quelques jours plus tard, je vis aussi ce divin
visage qui, ce me semble, m'absorba tout entière » (MA, p. 193)). Pour la satisfaction de l'odorat,
quels parfums du paradis! Et pour l'ouïe, quelles harmonies que les harmonies célestes! Si saint
François d'Assise (S. Bonaventure, Legenda Major, c. 5, n. 11 (DV, p. 629)) pensa mourir de joie,
un jour qu'un Ange lui fit entendre une seule note sur un instrument de musique, quelle joie ce sera
d'entendre tous les saints et tous les anges chanter en choeur les louanges de Dieu! « Ils vous
loueront, Seigneur, s'écrie le Psalmiste, dans toute la durée des siècles » (Psaume 83, 5). Et surtout
quelle joie d'entendre Marie exalter la gloire de Dieu! La voix de Marie est dans le ciel, dit saint
François de Sales, ce qu'est dans une forêt la voix du rossignol, dont le chant surpasse celui de tous
les autres oiseaux (S. François de Sales, Traité de l'amour de Dieu, liv. 5; ch 11: « Ainsi, Théotime,
entre tous les choeurs des hommes et tous les choeurs des anges, on entend cette voix hautaine de la
très sainte Vierge, qui, relevée au-dessus de tout, rend plus de louange à Dieu que tout le reste des
créatures » (RVP, p. 597). C'est à la voix du Sauveur qu'est comparée (p. 598) l'admirable voix d'un
maître rossignol). Bref, là sont réunies toutes les jouissances qu'on peut désirer.
Mais la réunion de toutes ces délices ne constitue que la moindre partie du ciel. Ce qui
fait vraiment le ciel, c'est le souverain Bien, c'est Dieu lui-même. Deux syllabes nous suffisent, dit
saint Augustin, pour exprimer tout ce que nous attendons: Deus, Dieu! (S. Augustin, Sur l'épître de
saint Jean, traité 4, n. 6, PL 35, 2009: « Et, quand nous disons Dieu, que disons-nous? Ces deux
syllabes, est-ce là seulement ce à quoi nous aspirons? » (SC 75, trad. P. Agaësse, p. 233). L'édition
de Lyon (1562) a une autre leçon retenue par S. Alphonse (et le texte latin de SC): « est-là tout ce
que nous attendons? »). Au-dessus de ces beautés, de ces harmonies, et de toutes les autres délices,
que le Seigneur promet de nous donner en récompense, la principale béatitude de la cité céleste,
c'est Dieu, c'est de voir et d'aimer Dieu face à face. « Moi-même, dit le Seigneur au patriarche
Abraham, je serai ta récompense infiniment grande » (Genèse 15, 1). Saint Augustin assure que, si
Dieu se faisait seulement voir aux damnés, l'enfer serait converti sur-le-champ en un délicieux
paradis (S. Augustin (auteur inconnu selon Glorieux, n. 40), De triplici habitaculo, c. 4, PL 40,
995). Il ajoute que si une âme, au sortir de cette vie, avait le choix ou bien d'être en enfer, mais de
telle sorte qu'elle y verrait Dieu, elle choisirait les peine de l'enfer avec la vision de Dieu (P.
Gisolfo, La guida de' peccatori, t. 1, Naples, 1694, p. 537, attribue ce texte à saint Augustin).
Impossible que nous comprenions en cette vie quelle joie c'est de voir et d'aimer Dieu
face à face. Toutefois, nous pouvons nous en former quelque idée par ce que nous savons de
l'amour divin. Et de fait, tel est son charme que, même ici-bas, il a parfois soulevé de terre non
seulement l'âme, mais même le corps des saints. Saint Philippe Néri s'éleva un jour en l'air avec le
siège auquel il avait voulu se retenir (PG. Bacci, Vita di S. Filippo Neri fiorentino, lib. 3, c. 1, n. 10-
17, Bologne, 1686, p. 192 s). On vit une fois saint Pierre d'Alcantara se soulever de terre avec
l'arbre qu'il tenait embrassé et qui fut déraciné (F. Marchese, Vita di S. Pietro Alcantara, Venise,
1702, pp. 7, 37, 53, 176 etc...). Sachons en outre que les saint martyrs, au milieu de leurs supplices,
tressaillaient de joie, enivrés qu'ils étaient des douceurs de l'amour divin. Au plus fort de ses
tourments, saint Vincent parlait avec une telle liberté d'esprit qu'il semblait, remarque saint
Augustin, « qu'un autre souffrît et qu'un autre parlât » (S. Augustin, (plutôt S. Césaire, selon
Glorieux, n. 39), Sermon 270, n. 1, PL 38, 1254). Saint Laurent, étendu sur son gril ardent, insultait
au bourreau. « Tourne-moi, lui disait-il, et mange » (S. Augustin, Sermon 303, n. 1, PL 38, 1394
(Vivès, t. 18, p. 613)). Ainsi, remarque encore saint Augustin (S. Augustin (plutôt Maxime de
Turin, selon Glorieux, n. 39), Sermon 206, n. 1, PL 39, 2127), Laurent ne sent pas même les ardeurs
de la flamme; car il est embrasé d'un autre feu, du feu de l'amour divin. Ici-bas, quelle consolation
ne goûte pas le pauvre pécheur, rien qu'à pleurer ses péchés! « Ah! Seigneur, disait saint Bernard,
s'il est si doux de pleurer pour vous, combien sera-t-il doux de jouir de vous? » (S. Bernard de
Clairvaux (plutôt Guigues II le Chartreux, selon Glorieux, n. 184), L'échelle des moines, c. 6, n. 7,
PL 184, 479 (SC 163, trad. par un Chartreux, p. 99)). Quelle suavité n'éprouve pas une âme,
lorsque, éclairée d'un rayon de lumière divine, elle découvre dans l'oraison la bonté de Dieu, ses
miséricordes envers elle, l'amour que lui a porté et que lui porte toujours Jésus Christ! L'âme se sent
toute consumée et défaillante d'amour. Et pourtant, en cette vie, nous ne voyons pas Dieu
clairement comme il est. Nous voyons maintenant, dit saint Paul, « à travers un miroir, en énigme;
mais alors nous verrons face à face » (1 Corinthiens 13, 12). Pour le moment nous avons un
bandeau devant les yeux; et Dieu de son côté, se dérobant derrière le voile de la foi, ne se montre
pas à nos regards. Mais que sera-ce quand le bandeau tombera de nos yeux et que, le voile
disparaissant, nous verrons Dieu face à face? Alors nous admirerons combien Dieu est beau,
combien il est grand, combien il est juste, combien il est parfait, combien il est aimable, et combien
il nous aime.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Malheureux que je suis! Je vous ai abandonné, ô mon souverain Bien, et j'ai renoncé à
votre amour. Je mériterais donc de ne jamais vous voir et de ne jamais vous aimer. Mais vous, ô
mon Jésus, vous avez eu pitié de moi, au point que, n'ayant aucune pitié de vous-même, vous vous
êtes condamné à mourir de douleur et dans un océan d'ignominies sur un infâme gibet. Votre mort
me fait donc espérer qu'un jour j'aurai la joie de contempler votre face et que dès lors je vous
aimerai de toutes mes forces. Mais maintenant que je suis en danger de vous perdre pour toujours,
maintenant que je sais vous avoir déjà perdu par mes péchés, que ferai-je pendant le temps qu'il me
reste à vivre? Continuerai-je donc à vous offenser? Non, ô mon Jésus: je déteste autant que je le
peux les offenses dont je me suis rendu coupable envers vous. Grande, aussi grande que possible est
ma douleur de vous avoir outragé, et c'est de tout mon coeur que je vous aime. Repousserez-vous
une âme qui se repent et qui vous aime? Non; car, ô mon bien-aimé Rédempteur, je sais que vous
avez dit: « Celui qui vient plein de repentir se jeter à mes pieds, je ne le rejetterai pas » (Jean 6, 37).
Mon Jésus, je quitte tout et je reviens à vous; je me jette dans vos bras et je vous presse sur mon
coeur: à votre tour, ouvrez-moi vos bras et recevez-moi sur votre coeur. J'ose tenir ce langage, parce
que je parle et je m'adresse à une Bonté infinie; je m'adresse à un Dieu, qui mit son bonheur à
mourir par amour pour moi. O mon bien-aimé Sauveur, donnez-moi la persévérance dans votre
amour.
O ma bien-aimée Mère Marie, au nom du grand amour que vous portez à Jésus Christ, obtenez-moi
cette grâce de la persévérance. Ainsi j'espère. Amen.
TROISIÈME POINT
Pour les âmes qui aiment Dieu et qui se trouvent dans la désolation, il n'y a pas de plus
grande peine ici-bas que la crainte de ne pas l'aimer et de n'en être pas aimé. « L'homme ne sait s'il
est digne d'amour ou de haine » (Ecclésiaste 9,1). Mais en Paradis, l'âme est assurée qu'elle est
aimée de Dieu; elle se voit heureusement perdue dans l'amour de son Seigneur qui la tient
étroitement embrassée comme sa fille chérie; et elle comprend en même temps que leur mutuel
amour ne se brisera plus jamais durant toute l'éternité. Dans le Ciel, elle connaîtra plus parfaitement
l'amour que Dieu nous a témoigné en se faisant homme et en donnant sa vie pour nous, en instituant
le Très Saint Sacrement: cette merveille où un Dieu devient la nourriture d'un ver de terre; alors
s'accroîtront en elle les heureuses flammes de la charité. En même temps elle verra distinctement
toutes les grâces que Dieu lui fit pour l'arracher si souvent à la tentation et au danger de se perdre.
Alors aussi tribulations, maladies, persécutions, revers de fortune, toutes choses qu'elle appelait des
malheurs et des châtiments ne lui apparaîtront plus que comme des oeuvres d'amour et des
industries de la divine Providence pour la conduire au ciel. Comme elle admirera particulièrement
la patience de Dieu à la supporter après tant de péchés et sa miséricordieuse bonté à multiplier
envers elle ses lumières et ses appels pleins d'amour! Du haut de cette bienheureuse montagne elle
verra tant d'âmes, moins coupables qu'elle, gémir au fond de l'enfer; et elle-même, elle se verra
sauvée, en possession de Dieu et certaine de conserver le souverain Bien durant toute l'éternité.
C'est donc pour toute l'éternité que le bienheureux se trouve en possession de sa
félicité. Bien plus, durant toute l'éternité et à chaque instant, sa félicité sera sans cesse nouvelle,
comme s'il ne faisait sans cesse que la goûter pour la première fois. Toujours il désirera ce bonheur
et toujours il l'obtiendra; toujours satisfait et toujours avide; toujours avide et toujours rassasié; oui,
car au Ciel le désir est sans souffrance, comme la possession est sans ennui. En un mot, de même
que les damnés sont des vases pleins de colère, ainsi les bienheureux sont des vases débordants de
joie, tellement qu'il ne leur reste plus rien à désirer. Sainte Thérèse dit que, même en cette vie,
quand Dieu introduit une âme dans ses divins celliers, c'est-à-dire dans les secrets de son divin
amour, il la remplit d'une sainte ivresse, au point de lui faire perdre toute affection pour les choses
de la terre (S. Thérèse d'Avila, Pensées sur l'amour de Dieu, ch 6, nn. 3, 6, 13 (Ma, 596-599)). Mais
à leur entrée dans le ciel, de quel enivrement plus profond ne seront pas saisis les Bienheureux! « Ils
seront enivrés, s'écrie David, de l'abondance de votre maison » (Isaïe 35, 9). Alors, voyant à
découvert son souverain Bien et s'unissant intimement avec lui, l'âme entrera dans une telle ivresse
d'amour qu'elle se perdra heureusement en Dieu, c'est-à-dire qu'elle s'oubliera complètement elle-
même et ne pensera désormais qu'à aimer, louer et bénir le bien infini qu'elle possède.
Au milieu donc des croix et des afflictions de la vie présente, excitons-nous, par
l'espérance du Paradis, à les porter avec patience. L'abbé Zozime demandait à sainte Marie d'Égypte
parvenue au terme de sa carrière, comment elle avait pu passer de si longues années dans son
affreux désert. « Grâce à l'espérance du Ciel », répondit la sainte pénitente (Sophrone, Vie de S.
Marie l'Égyptienne, c. 19, PL 73, 685). Comme on offrait à saint Philippe Néri la pourpre romaine:
Paradis! Paradis! S'écria-t-il en jetant en l'air sa barrette (P.G. Bacci, Vita di S. Filippo Neri
fiorentino, lib. 2, c. 16, n. 6, Bologne, 1686, p. 153). Au seul nom de Paradis, le frère Gilles, de
l'ordre de saint François, éprouvait de tels élans de joie qu'il en était soulevé de terre (Marc de
Lisbonne, Chroniques de l'Ordre des Frères Mineurs, liv. 7, ch 11, t. 1, Venise 1582, p. 127).
Et nous, soumis ici-bas à tant de misères, élevons aussi notre regard vers le Ciel, et,
pour nous consoler, soupirons et répétons: Paradis! Paradis! (Sur le thème du Paradis, S. Alphonse a
composé une poésie: Anima che sospira il paradiso: L'ennui, mon doux Jésus! Ici-bas me dévore. /
je me meurs chaque jour du désir de te voir./ Et ce n'est pas trop cruel, ô Dieu! D'y vivre encore/
Soupirant loin de toi, je dis/ Et répète sans cesse/ Comptant sur ta promesse:/ Paradis! Paradis!
(L'âme qui soupire après le paradis, 1er couplet, trad. Hayois). Ne l'oublions jamais: si nous
sommes fidèles à Dieu, elles finiront un jour toutes ces peines, toutes ces tribulations, toutes ces
inquiétudes; et nous serons admis dans la bienheureuse patrie et nous y serons au comble de la
fidélité, à jamais, tant que Dieu sera Dieu. Déjà les saints nous attendent. Marie est là, Jésus est là,
déjà il tient en sa main la couronne royale qui doit ceindre notre front dans son royaume éternel.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
« Que votre règne arrive. » Ainsi, ô mon bien-aimé Sauveur, m'avez-vous enseigné à
vous prier et c'est ainsi que je vous prie en ce moment. Que votre règne arrive dans mon âme, pour
que vous la possédiez toute entière et qu'à son tour elle vous possède, vous, le souverain Bien! O
mon Jésus, vous n'avez rien épargné pour me sauver et pour m'obtenir mon amour. Sauvez-moi
donc; et que mon salut consiste à vous aimer toujours dans cette vie et dans l'autre. Que de fois je
vous ai abandonné! Néanmoins vous m'assurez qu'au Ciel vous ne dédaignerez pas de me recevoir
entre vos bras pour toute l'éternité, avec autant d'amour que si je ne vous avais jamais offensé; et
moi je sais cela; et je pourrais encore aimer autre chose que vous, quand je vous vois persister à
m'offrir le Paradis, après que j'ai si souvent mérité l'enfer. Ah! Mon Jésus, puissé-je ne vous avoir
jamais offensé! Si j'avais à recommencer le cours de ma vie, je ne voudrais que vous aimer. Mais ce
qui est fait est fait. Tout ce que je puis vous donner maintenant, c'est le temps qui me reste à vivre.
Je vous le donne tout entier, ô mon Rédempteur, mon Amour, mon Dieu. Désormais je ne veux plus
penser qu'à faire votre bon plaisir; aidez-moi de votre sainte grâce. Ah! J'espère que par vos mérites
elle ne me fera pas défaut. Donnez-moi toujours plus d'amour pour vous et un plus grand désir de
vous satisfaire en tout. Paradis! Paradis! Quand sera-ce enfin, Seigneur, que je vous verrai face à
face et que je m'unirai étroitement à vous sans craindre de jamais plus vous perdre. Ah! Mon Dieu,
que votre main me soutienne toujours afin que je ne vous offense plus.
O Marie, quand me verrai-je à vos pieds en Paradis? Secourez-moi, ô ma Mère; ne
permettez pas que je me damne et que je sois réduit à vivre éternellement loin de vous et loin de
votre Fils.
TRENTIÈME CONSIDÉRATION
De la prière
« Demandez et il vous sera accordé...
car quiconque demande, obtient »
(Luc 11, 9)
PREMIER POINT
Ce n'est pas seulement en un seul endroit, mais en mille de l'Ancien et du Nouveau
Testament que Dieu promet d'exaucer celui qui prie. « Crie vers moi et je t'exaucerai » (Jérémie 33,
3). « Invoque-moi et je te délivrerai du péril » (Psaume 49, 15). « Si vous me demandez quelque
chose en mon nom, je le ferai » (Jean 14, 14). « En mon nom, dit Jésus Christ, c'est-à-dire par mes
mérites. Vous demanderez tout ce que vous voudrez; et il vous sera fait » (Jean 15, 7). Quoi que ce
soit donc que vous désirez, il suffit que vous le demandiez; rien ne vous fera défaut. Et cent autres
passages semblables. De tout cela Théodoret conclut que la prière, bien qu'elle se présente seule,
suffit néanmoins pour obtenir toutes les choses dont nous avons besoin. « A elle seule, la prière peut
tout » (Texte cité d'après A. Rodriguez, Esercizio di perfezione e di virtù cristiane, p. I, tr. V, c. 14,
Venise, 1686, col. 317, Cf. Théodoret, Religiosa historia, c. 15, PG 82, 1418). Jamais ajoute saint
Bernard (S. Bernard de Clairveaux, Pour le Carême, sermon 5, n. 5, PL 183, 180: « Voici donc
l'espérance incontestable que nous avons: de deux choses l'une – ou bien il nous donne ce que nous
lui demandons (cf. Jean 16, 23), ou bien il a en vue pour nous quelque chose de plus utile » (TZ, p.
269)), nous ne prions, sans que le Seigneur ne nous accorde la grâce demandée ou quelque autre
faveur qu'il sait nous être plus utile! En conséquence le Prophète-Roi nous presse de prier, parce
que Dieu est toute bonté pour ceux qui l'appellent au secours: « Seigneur, s'écrie-t-il, vous êtes
bienveillant et doux et d'une grande miséricorde pour tous ceux qui vous invoquent » (Psaume
85,5). Et saint Jacques nous y encourage encore davantage: « Que celui d'entre vous à qui manque
la sagesse, la demande à Dieu; car il donne à tous en abondance et ne reproche rien » (Jacques 1, 5).
Ainsi, d'après l'apôtre saint Jacques quand nous prions Dieu, aussitôt Dieu ouvre largement ses
mains, il nous donne même plus que nous lui demandons et il ne nous reproche pas les déplaisirs
que nous lui avons causés; c'est assez de le prier pour qu'il semble oublier tous nos torts envers lui.
Saint Jean Climaque disait que la prière force en quelque sorte Dieu à nous accorder
tout ce que nous lui demandons: « elle fait une pieuse violence à Dieu » ( S. Jean Climaque,
L'échelle du Paradis, 28è degré, PG 88, 1139). Oui, violence; mais une violence qui lui est chère et
qu'il désire de nous; cette violence, dit Tertullien, « Dieu l'a pour agréable » (Tertullien,
Apologétique, ch. 39, n. 2, PL 1, 468). Et de fait, comme parle saint Augustin, « Dieu désire bien
plus de répandre sur nous ses bienfaits que nous ne désirons les recevoir » (S. Augustin, Sermon
105, ch. 1, n. 1, PL 38, 619 (Vivès, t. 17, p. 136)). Car Dieu est de sa nature la bonté infinie, et
comme s'exprime saint Léon, « La bonté, telle est la nature de Dieu » (S. Léon le Grand, 2è sermon
en la Nativité du Seigneur, c. 1, PL 54, 194 (SC 22 bis, trad. R. Dolle, p. 77)). Il a donc un
souverain désir de nous faire part de ses biens. Aussi sainte Marie Madeleine de Pazzi disait que
Dieu se tient en quelque sorte pour obligé envers l'âme qui le prie, parce que, grâce à elle, il peut
contenter son désir de nous dispenser ses bienfaits (V. Puccini, Vita della veneranda Madre Suor
Maddalena de' Pazzi, p. III, Florence, 1611, pp. 126-127). Et David avait déjà dit qu'il reconnaissait
le Seigneur pour son vrai Dieu, rien qu'à voir la bonté avec laquelle il exauce sur-le-champ tous
ceux qui le prient. « En quelque jour que je vous ai invoqué, j'ai connu que vous êtes mon Dieu »
(Psaume 55, 10). Quelques-uns se plaignent, dit saint Bernard, que le Seigneur leur fait défaut: mais
ils ont tort. Combien au contraire le Seigneur n'est-il pas en droit de se plaindre qu'eux-mêmes lui
font défaut, et cela par leur négligence à lui demander ses grâces: « Tous, nous nous plaignons de ce
que la grâce nous manque; plus justement peut-être serait-ce à la grâce de se plaindre que beaucoup
d'entre nous lui manquent » (S. Bernard de Clairvaux, Sermons divers, sermon 17, n. 1, PL 183, 583
(éd. Cisterciensia, t. 1, trad. P.-Y. Emery, p. 152). C'est précisément de cette négligence que le
Rédempteur semblait se plaindre un jour à ses disciples: « Jusqu'ici vous n'avez rien demandé en
mon nom: demandez et vous recevrez afin que votre joie soit complète » (Jean 16, 24). C'est comme
s'il leur avait dit: Ne vous plaignez pas de moi, si vous ne vous trouvez pas pleinement heureux.
Plaignez-vous de vous-même; car vous ne m'avez pas demandé de grâces; désormais ayez soin de
m'en demander et vous serez satisfaits.
De tout cela les anciens moines (Cf. J. Cassien, Institutions cénobitiques, liv. 2, ch. 10,
n. 3, PL 49, 99: « C'est pourquoi les Pères estiment préférable de faire des prières brèves mais très
fréquentes: fréquentes, afin que nous puissions, en priant Dieu plus souvent, adhérer constamment à
lui; brèves, pour éviter par ce moyen les traits dont le diable nous attaque et dont il s'efforce de nous
accabler surtout au temps de la prière » (SC 109, trad. J.-C. Guy, p. 77)), réunis en conférence, ont
conclu que le plus petit utile exercice pour se sauver, c'est d'adresser sans cesse à Dieu cette prière:
« Mon Dieu, venez à mon aide » (Psaume 75, 2). Le vénérable Père Paul Ségneri disait, en parlant
de lui-même, que dans ses méditations il s'était appliqué d'abord à produire des affections; mais
ensuite, convaincu de la grande efficacité de la prière, il ne s'était plus guère occupé que de prier (G.
Massei, Ragguaglio delle vita del... P. Paolo Segneri, n. 51, Florence, 1701, p. 76). Faisons toujours
ainsi. Notre Dieu nous aime tant et il désire si vivement notre salut. Aussi s'empresse-t-il toujours
d'exaucer celui qui le prie. « Les princes de la terre, dit saint Jean Chrysostome, ne donnent
audience qu'à fort peu de personnes; mais Dieu écoute tous ceux qui se présentent » (ce ne sont pas
les mots, mais c'est bien la pensée de S. Jean Chrysostome qui souligne souvent la bonté et la
promptitude avec lesquelles Dieu écoute celui qui le prie. Voir, par exemple, Homélie 2 sur la
prière, PG 50, 779).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Dieu éternel! Je vous adore et je vous remercie pour tant de bienfaits, dont je vous suis
redevable. Vous m'avez créé; vous m'avez racheté par Jésus Christ; vous m'avez élevé à la dignité
de chrétien; lorsque j'étais dans le péché, vous m'avez attendu et tant de fois vous m'avez pardonné.
Ah! Mon Dieu! Jamais je n'en serais venu à vous offenser, si dans les tentations, j'avais réclamé
votre secours. Je vous remercie de m'éclairer en ce moment et de me faire comprendre que tout mon
salut consiste à prier et à vous demander vos grâces. Je vous prie donc, au nom de Jésus Christ, de
m'accorder une grande douleur de mes péchés, la sainte persévérance dans votre grâce, une bonne
mort, le paradis, mais, par dessus tout, le don, le don suprême de votre amour, ainsi, qu'une parfaite
résignation à votre très sainte volonté. Je le sais, de toutes ces grâces je n'en mérite aucune; mais
vous les avez promises à celui qui vous les demande par les mérites de Jésus Christ. C'est donc par
les mérites de Jésus Christ que je les demande et que je les espère.
O Marie, par vos prières, vous obtenez tout ce que vous demandez: Priez donc pour
moi.
DEUXIÈME POINT
Considérons en second lieu la nécessité de la prière. De même, dit saint Jean
Chrysostome, que le corps sans l'âme est mort, ainsi l'âme sans la prière est morte. Il dit encore
qu'autant l'eau est nécessaire aux plantes pour empêcher qu'elles ne se dessèchent, autant avons-
nous besoin de la prière pour ne pas nous perdre (S. Jean Chrysostome, Homélie 1 sur la prière, PG
50, 776-779). « Dieu veut que nous soyons tous sauvés » (I Timothée 2, 4); et il ne veut pas que
personne se perde. « Il agit patiemment, dit saint Pierre, à cause de vous, ne voulant pas qu'un seul
périsse, mais que tous recourrent à la pénitence » (2 Pierre 3, 9). Seulement, il veut aussi que nous
lui demandions les grâces nécessaires pour nous sauver. D'un côté, nous ne pouvons, sans le secours
actuel de Dieu, observer les commandements et faire notre salut; et de l'autre, Dieu ne veut pas,
ordinairement parlant, nous accorder ses grâces à moins que nous ne lui en fassions la demande.
C'est pourquoi le Concile de Trente (Concile de Trente, Session 6, Décret sur la justification, ch. 11:
« Car Dieu ne commande pas de choses impossibles, mais en commandant il t'invite à faire ce que
tu peux et à demander ce que tu ne peux pas (S. Augustin), et il t'aide à pouvoir » (FC 585))
enseigne que Dieu n'impose pas de commandements impossibles; car il nous donne ou bien la grâce
prochaine et actuelle pour les observer, ou bien il nous donne au moins la grâce de lui demander
cette grâce actuelle: Dieu ne nous impose aucune chose impossible; mais en même temps qu'il nous
donne ses ordres, il nous avertit de faire ce que nous pouvons et de demander son secours pour ce
que nous ne pouvons pas faire. De son côté, saint Augustin (S. Augustin, Le don de la persévérance,
ch. 6, n. 39, PL 45, 1017(BA, t. 24, trad. J. Chéné et J. Pintard, p. 695) enseigne que, si nous
exceptons les premières grâces, telles que la vocation à la foi et l'appel à la pénitence, toutes les
autres grâces, et en particulier la persévérance finale, Dieu les accorde seulement à ceux qui prient.
Les théologiens concluent là, d'accord avec saint Basile, saint Augustin, saint Jean
Chrysostome, Clément d'Alexandrie et autres, que la prière est nécessaire aux adultes de nécessité
de moyen: en sorte que, si on ne prie pas, il est impossible de se sauver. Et le très docte Lessius veut
même que cela soit de foi: « Il faut, dit-il, tenir comme vérité de foi que la prière est nécessaire aux
adultes pour le salut, ainsi qu'on le conclut des Saintes Ecritures » (Lessius, De iustitia et iure, lib.
II, c. 37, dub. 3, Lyon 1653, p. 416).
Rien de plus clair en effet que les textes suivants: « Il faut toujours prier » (Luc 18,1).
« Priez pour que vous n'entriez point en tentation » (Luc 22, 40). « Demandez et vous recevrez »
(Jean 16, 24). « Priez sans relâche » (1 Thessaloniciens 5, 17). Or ces expressions: il faut, priez,
demandez, selon l'avis commun des docteurs et de saint Thomas, impliquent un précepte qui oblige
sous peine de péché grave, spécialement dans trois cas: 1° quand on se trouve en état de péché; 2°
en danger de mort; 3° lorsqu'on est gravement exposé a pécher. Au surplus, les docteurs enseignent
que, dans le cours ordinaire de la vie, on ne peut excuser de péché mortel celui qui reste un mois, ou
au plus deux mois, sans prier (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, IIIa, qu. 39, art. 5, c:
« Après le baptême, pour que l'homme entre au ciel, la prière continuelle lui est nécessaire » (RJ,
trad. P. Synave, p. 172)). Et ils en donnent pour raison que la prière est le moyen indispensable pour
obtenir les secours nécessaires au salut.
« Demandez et vous recevrez » (Jean 16, 24). Celui qui demande obtient; par
conséquent, dit sainte Thérèse, celui qui ne demande pas, n'obtient pas! (Cf. Lettre di S. Teresa con
annotazioni di Mons. Giovanni Palafox y Mendoza, Lettera VIII, Annotazione 10, t. 1, Venise,
1739, p. 35. Cette lettre n'est pas authentique (cf. Obras, t. IX, p. 280), mais la doctrine est bien de
Thérèse. Cf. Autobiographie, ch 8 (MA, p. 54); Le Chemin de la perfection, ch 23 (MA, p. 444)). Et
saint Jacques l'avait déjà dit: « Vous n'avez pas, parce que vous ne demandez pas » (Jacques 4, 2).
La prière est spécialement nécessaire pour obtenir la vertu et la chasteté. « Comme je savais que je
ne pouvais être continent, si Dieu ne m'en faisait la grâce, je recourus au Seigneur et je le
suppliais » (Sagesse 8, 21). Concluons ce point. Celui qui prie se sauve certainement; celui qui ne
prie pas se damne certainement. Tous ceux qui se sont sauvés, se sont sauvés par la prière; tous
ceux qui se sont damnés, se sont damnés pour n'avoir pas prié. Ils pouvaient si facilement se sauver
en priant; et maintenant ce n'est plus le temps de prier: voilà ce qui fait et fera toujours leur plus
grand désespoir en enfer.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Mon Rédempteur, comment ai-je pu par le passé vous oublier si complètement?
Vous vous teniez prêt à répondre par une grâce à chacune de mes prières; vous attendiez seulement
que je vous en fisse la demande; et moi, tout occupé à satisfaire mes sens, je comptais pour peu de
vivre privé de votre amour et de vos grâces. Seigneur, oubliez tant d'ingratitudes et ayez pitié de
moi; pardonnez-moi tant de peines que je vous ai causées et accordez-moi la persévérance;
accordez-moi la grâce de réclamer sans cesse votre secours, afin que je ne vous offense plus, ô Dieu
de mon âme! Ne permettez pas que je retombe dans ma négligence à vous prier. Donnez-moi
lumière et force afin que je vous implore toujours, et en particulier quand mes ennemis me porteront
de nouveau à vous offenser. Accordez-moi cette grâce. O mon Dieu! Par les mérites de Jésus Christ
et en considération de l'amour que vous lui portez. Assez longtemps je vous ai offensé, Seigneur;
c'est à vous aimer que je veux désormais employer le reste de mes jours. Donnez-moi votre saint
amour et que votre amour m'inspire la pensée de réclamer votre secours, chaque fois que je serai en
danger de vous perdre par le péché.
Marie, mon Espérance, j'espère de vous la grâce de me recommander toujours à votre
Fils dans mes tentations. Exaucez-moi, ô ma Reine, au nom de votre grand amour pour Jésus Christ.
TROISIÈME POINT
Considérons en dernier lieu les conditions de la prière. Beaucoup de personnes prient,
mais sans rien obtenir, parce qu'elles ne prient pas comme il faut. « Vous demandez et vous ne
recevez rien, dit saint Jacques, parce que vous demandez mal » (Jacques 4, 3).
Avant tout, ce qu'il faut pour bien prier, c'est l'humilité. « Dieu, dit encore saint
Jacques, résiste aux superbes et il donne sa grâce aux humbles » (Jacques 4, 6). Il n'exauce donc pas
les demandes des orgueilleux; mais quant à la prière des humbles, elle ne reste jamais sans résultat.
« La prière de celui qui s'humilie pénétrera les nues et elle ne se retirera pas, que le Très Haut ne l'ai
regardée » (Ecclésiastique 35, 21), et cela, malgré tous les péchés qu'on a commis par le passé.
« Non, Seigneur, vous ne mépriserez jamais un coeur contrit et humilié » (Psaume 50, 19). En
second lieu, il faut prier avec confiance. « Personne n'a espéré dans le Seigneur et n'a été
confondu » (Ecclésiastique 2, 11). Si Jésus Christ nous recommande de donner à Dieu aucun autre
nom que celui de Père – Pater noster – quand nous lui demandons ses grâces, c'est précisément afin
que nous le priions avec la confiance d'un enfant qui recourt à son père. On obtient donc tout quand
on demande avec confiance. « Tout ce que vous demanderez dans la prière, croyez que vous
l'obtiendrez et il vous arrivera » (Marc 11, 24). « Et comment est-il possible qu'une chose, promise
par Dieu, la vérité même, vienne jamais à nous faire défaut? » (S. Augustin, Les Confession, liv. 12,
ch. 1, n. 1, PL 32, 826: « Nous avons une promesse... oui, quiconque demande reçoit, et qui cherche
trouvera et à qui frappe on ouvrira (Mt 7, 7). Ce sont tes promesses; et qui craindrait d'être trompé
lorsque c'est la vérité qui promet? » (Ba, t. 14, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, p. 345)). Il n'en est
pas de Dieu comme des hommes; ceux-ci promettent, mais ensuite ils ne tiennent pas parole, soit
parce qu'ils mentent en promettant, soit parce que leur volonté change. Non, non, dit la Sainte
Écriture, « Dieu n'est pas comme un homme pour qu'il mente, ou comme un fils de l'homme pour
qu'il change. Il a dit; et croit-on qu'il ne le fera pas? » (Nombres 23, 19). Mais pourquoi donc, dit
encore saint Augustin, le Seigneur nous presserait-il tant de demander ses grâces, s'il ne voulait pas
nous les accorder? (S. Augustin, Sermon 105, c. 1, n. 1, PL 38, 619 (Vivès, t. 17, p. 136)). Il y met
tant d'insistance , précisément parce qu'il veut nous exaucer. En effet il n'a pas pu nous promettre,
sans s'obliger à nous donner les grâces que nous lui demandons; et, comme dit saint Augustin, « Sa
promesse l'a constitué notre débiteur » (S. Augustin, Sermon 110, c. 4, n. 4, PL 38, 641 (Vivès, t.
17, p. 168)).
Mais, dira quelqu'un, je suis un pécheur; par conséquent je ne mérite pas que Dieu
m'exauce. Saint Thomas répond: ce n'est pas à cause de nos mérites, mais par suite de la
miséricorde de Dieu que la prière est exaucée (S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, IIa – IIae,
qu. 178, art. 2, ad 1: « On l'a dit ailleurs à propos de la prière: si elle est exaucée, ce n'est pas à
cause du mérite de celui qui la fait, mais par suite de la miséricorde divine, qui s'étend jusque sur les
méchants. Aussi Dieu exauce-t-il parfois même la prière des pécheurs » (RJ, trad. P. Synave et P.
Benoit, p. 221)). Jésus Christ l'a dit: « Quiconque demande reçoit » (Matthieu 7, 8), c'est à dire,
selon que l'explique l'auteur de l'Ouvrage imparfait, quiconque soit juste ou pécheur (S. Jean
Chrysostome (plutôt un évêque arien du Viè siècle d'après Dekkers, Clavis, n. 707), L'oeuvre
imparfaite sur Matthieu, homélie 18, PG 56, 732). Mais notre Rédempteur lui-même nous ôte ici
toute crainte, quand il dit: « En vérité, en vérité je vous le dis, si vous demandez quelque chose à
mon Père en mon nom, il vous le donnera » (Jean 16, 23). C'est comme s'il avait dit: Pécheurs, si
vous n'avez pas de crédit auprès de mon Père, moi j'en ai; demandez donc en mon nom; et je vous le
promets, tout ce que vous demanderez vous l'obtiendrez. Toutefois il faut bien le comprendre, cette
promesse n'a point trait aux grâces temporelles, comme la santé, la fortune et autres grâces
semblables; car il arrive souvent que ces grâces, pouvant devenir un obstacle à notre salut éternel, le
Seigneur dans cette prévision ne nous l'accorde pas. « Mieux que le malade, dit saint Augustin, le
médecin sait ce qui est utile au malade » (S. Augustin, Sur l'Évangile de saint Jean, traité 73, n. 3,
PL 35, 1825: « Le médecin sait en effet ce que le malade demande pour sa santé et ce qu'il demande
contre sa santé, et c'est pourquoi il ne fait pas la volonté de celui qui demande ce qui est contraire à
sa santé, afin de lui donner la santé » (BA, t. 74A, trad. M. F Berrouard, p. 307). Le texte cité vient
de S. Prosper, Liber sentitiarum ex operibus S. Augustini, sent. 213, PL 51, 457). Et il ajoute:
« Dieu refuse à l'un par miséricorde ce qu'il accorde à l'autre par colère » (S. Augustin, Ibid., traité
73, n. 1, PL 35, 1824: « Dès lors, si l'homme lui demande quelque chose qui le blesserait s'il était
exaucé, il faut craindre plutôt qu'il ne lui donne dans sa colère ce qu'il pourrait ne pas lui donner
dans sa miséricorde » (BA, t. 74A, trad. M. F. Berrouard, p. 301-302); Sermon 354, c. 7, PL 39,
1567). En conséquence, nous ne devons jamais demander les grâces temporelles que sous cette
condition: si elles sont utiles à notre âme. Par contre, les grâces spirituelles, comme le pardon des
péchés, la persévérance, l'amour divin et autres semblables, nous devons les demander d'une
manière absolue et avec la plus entière assurance de les obtenir: « Si donc, vous qui êtes mauvais,
vous savez donner à vos enfants des choses bonnes, dit Jésus Christ, combien à plus forte raison,
votre Père céleste donnera-t-il un esprit bon à ceux qui le lui demanderont » (Luc 11, 13).
C'est surtout avec persévérance qu'il faut prier. Cornélius a Lapide dit que « Dieu veut
nous voir persévérer dans la prière jusqu'à l'importunité » (Cornelius a Lapide, Commentaires sur
Luc, XI, 8, Opera, t. 16, Paris 1860, p. 161). Et c'est ce qui signifient ces paroles de l'Écriture: « Il
faut toujours prier » (Luc 18, 1), « Veillez et priez en tout temps » (Luc 21, 36). « Ne cessez pas de
prier » (I Thessaloniciens 5, 17). C'est également ce que signifie la répétition qui se remarque dans
ces autres paroles: « Demandez et vous recevrez; cherchez et vous trouverez; frappez et l'on vous
ouvrira » (Luc 11, 9). Il eût été suffisant de dire: Demandez; mais non; le Seigneur veut nous
donner à entendre que nous devons faire comme les mendiants: ils ne cessent de demander,
d'insister, de frapper à la porte, tant qu'ils n'ont pas reçu l'aumône. La persévérance finale, en
particulier, est une grâce qui ne s'obtient pas sans une prière continuelle. Cette persévérance, nous
ne pouvons pas la mériter, si ce n'est d'une certaine manière et par des prières continuelles, comme
dit saint Augustin: « ce don de Dieu peut se mériter par voie de supplication, c'est-à-dire, qu'on
l'obtient en le demandant » (S. Augustin, Le don de la persévérance, ch. 6, n. 10, PL 45, 999: « Ce
don de Dieu peut donc être mérité en priant » (BA, t. 24, trad J. Chéné et J. Pintard, p. 621). La fin
de la phrase est extraite de H. Habert, Theologia dogmatica et moralis, t. 4, Venise, 1747, p. 447).
Prions donc toujours et ne cessons pas de prier, si nous voulons nous sauver. Que les confesseurs et
les prédicateurs ne se lassent pas, s'ils veulent sauver les âmes, de les exhorter à prier. Recourrons
toujours aussi, comme le recommande saint Bernard, à l'intercession de Marie: « Cherchons la
grâce, s'écrie-t-il, et cherchons-la par Marie; car ce qu'elle cherche elle le trouve et jamais elle ne
demande en vain » (S. Bernard de Clairvaux, Sermon pour la Nativité de la B. V. Marie,
L'Aqueduc, n. 8, PL 183, 441: « Recherchons la grâce, et recherchons-la par Marie, car ce qu'elle
cherche, elle le trouve (Mt. 7, 7) et ne saurait en être privée » (TZ, p. 704)).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
J'espère, ô mon Dieu, que vous m'avez déjà pardonné. Mais mes ennemis ne cesseront
de me combattre jusqu'à la mort; et par conséquent, si vous ne me prêtez aide et assistance, je me
perdrai de nouveau. Par les mérites de Jésus Christ, je vous demande la sainte persévérance. Ne
permettez pas que je me sépare de vous; et ne permettez pas non plus que, de toutes les âmes qui
sont maintenant en votre grâce, une seule se sépare de vous. Je tiens pour certain, car j'en ai pour
garant votre promesse, que vous m'accorderez la persévérance, si je continue à vous la demander.
Hélas! Ce que je crains, c'est précisément que dans les tentations je cesse de vous appeler à mon
secours et qu'ainsi je fasse de nouvelles chutes. Je vous demande donc la grâce de ne jamais cesser
de prier. Faites que, dans les occasions de péché, je me recommande toujours à vous et que
j'invoque humblement les saints noms de Jésus et de Marie. Mon Dieu, c'est ainsi que je veux et
c'est ainsi que j'espère me conduire avec votre grâce. Exaucez-moi pour l'amour de Jésus Christ.
O Marie, ma mère, obtenez que jamais je ne sois en danger de perdre mon Dieu, sans
recourir à vous et à votre divin Fils.
TRENTE ET UNIÈME CONSIDÉRATION
De la persévérance
« Celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé »
(Matthieu 24, 13)
PREMIER POINT
Grand est le nombre de ceux qui commencent bien, mais il est petit le nombre de ceux
qui persévèrent; et, comme le dit saint Jérôme, « commencer est le fait de beaucoup, persévérer est
le privilège de quelques uns » (S. Jérôme, Contre Jovinien, liv. 1, n. 36, PL 23, 259). Saül, Judas,
Tertullien commencèrent bien; mais ils finirent mal, faute de persévérer dans la bonne voie. Ce
qu'on demande des chrétiens, dit encore saint Jérôme (S. Jérôme, Lettre 54 à Furia, n. 6, PL 22,
552), ce ne sont pas de bons commencements, mais une bonne fin; ou plutôt, ajoute-t-il, le Seigneur
veut que notre vie ait non seulement un bon commencement, mais encore une bonne fin. Seule, la
fin obtiendra la récompense. Saint Bonaventure dit également: « la couronne n'est donnée qu'à la
persévérance » (S. Bonaventure, Exposition super regulam Fratrum Minorum, opusc. 16, c. II, n. 5,
Opera, t. 8, Quaracchi, 1898, p. 398). C'est pourquoi saint Laurent Justinien appelle la persévérance
la Porte du ciel (S. Laurent Justinien, Liber de obedientia, c. 26, Opera, Venise, 1721, p. 547). Par
conséquent celui qui ne trouve pas cette porte ne peut entrer dans le ciel. Mon frère, vous avez
présentement quitté le péché et vous avez lieu d'espérer que le pardon vous a été accordé. Vous
voilà donc devenu l'ami de Dieu. Mais, sachez, vous n'êtes pas encore sauvé. Quand serez-vous
sauvé? Quand vous aurez persévéré jusqu'à la fin. « Celui qui persévère jusqu'à la fin sera sauvé »
(Matthieu 24, 13). Vous avez commencé de bien vivre; remerciez-en le Seigneur; mais tenez-vous
pour averti: ceux qui commencent ne tiennent la palme qu'en espérance; ceux-là seuls la tiennent en
réalité, qui ont persévéré. « Promise à ceux qui commencent, dit saint Bernard, la récompense est
accordée à ceux qui persévèrent » (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Thomas de Froidmont, selon
Glorieux, n. 184), De modo bene vivendi, c. 6, n. 15, PL 184, 1209). Il ne suffit pas de courir vers le
but; mais dit l'apôtre saint Paul, « courez de telle sorte que vous y parveniez » (1 Corinthiens 9, 24).
Maintenant donc vous avez mis la main à la charrue, je veux dire que vous avez
commencé de vivre chrétiennement. Mais maintenant aussi vous avez plus que jamais à craindre et
à trembler. « Opérez votre salut avec crainte et tremblement » (Philippiens 2, 12). Et pourquoi?
Parce que s'il vous arrivait, ce qu'à dieu ne plaise! De regarder en arrière ou de reprendre votre
mauvaise vie, Dieu vous déclarerait exclus du Paradis: « Quiconque, ayant mis la main à la charrue,
regarde en arrière, n'est pas propre au Royaume de Dieu » (Luc 9, 62) (En se basant sur ce texte et
en l'isolant, certains taxeront S. Alphonse de rigorisme moral. Mais ces paroles doivent être
comprises dans le contexte. Cf. dix-septième considération, 2é point). Maintenant, par la grâce de
Dieu, vous vous appliquez à fuir les occasions dangereuses, à fréquenter les sacrements, à faire
chaque jour la méditation, quel bonheur pour vous, si vous continuez à vivre de la sorte et si Jésus
Christ vous trouve en cet état lorsqu'il viendra vous juger. « Heureux ce serviteur que son maître,
quand il viendra, trouvera agissant ainsi » (Matthieu 24, 46)! mais, parce que vous vous êtes mis à
servir Dieu, ne croyez pas que les tentations vont cesser ou seulement diminuer. Écoutez cet
avertissement que vous donne l'Esprit Saint: « Mon fils, entrant au service de Dieu, prépare ton âme
à la tentation » (Ecclésiastique 2, 1). Et même, sachez-le, maintenant plus que jamais vous devez
vous préparer à la lutte, parce que vos ennemis, le démon, le monde et la chair, seront plus que
jamais armés pour vous combattre et pour vous faire perdre tout ce que vous avez gagné. Denys le
Chartreux dit que plus une âme se donne à Dieu avec ferveur et s'applique à le servir, plus l'enfer
s'acharne contre elle, pour l'abattre (Denys le Chartreux, Summa de vitiis et virtutibus, lib. 2, art.
43, Opera, t. 39, Montreuil-Tournai, 1910, p. 232). Et l'Évangile le dit assez clairement dans ce
passage de saint Luc: « Lorsque l'esprit impur sort de l'homme, il va par des lieux arides, cherchant
du repos; et n'en trouvant pas, il dit: Je retournerai dans ma maison, d'où je suis sorti. Alors il s'en
va et prend avec lui sept autres esprits pires que lui; et, étant entrés dans cette maison, ils y
demeurent. Et le dernier état de cet homme devient pire que le premier » (Luc 11, 24).
A l'oeuvre donc; et sachez quelles armes il faut que vous employiez pour triompher du
démon et pour vous maintenir dans la grâce de Dieu. Pour ne pas succomber sous les coups du
démon, nous n'avons d'autre défense que la prière. « Ce n'est pas, dit saint Paul, avec la chair et le
sang que nous sommes en lutte, c'est-à-dire, avec des hommes de chair et de sang comme nous,
mais avec les princes et les puissances des ténèbres » (Ephésiens 6, 12). L'apôtre nous avertit par là
qu'étant incapables de résister à de semblables ennemis, nous avons besoin que Dieu nous aide.
Mais aussi, avec l'aide de Dieu, il n'y a rien dont nous ne soyons capables. « Je puis tout en celui qui
me fortifie » (Philippiens 4, 13). Ainsi parlait le grand Apôtre; ainsi doit parler chacun de nous. Or
ce secours se donne seulement à celui qui prie pour l'obtenir. « Demandez et vous recevrez » (Jean
16, 24). Ne comptons donc aucunement sur nos bonnes résolutions; si nous mettons en elles notre
confiance, nous sommes perdus. Dans toutes les tentations du démon, c'est en Dieu que nous
devons mettre notre confiance, en nous recommandons à Jésus Christ et à la très sainte Vierge
Marie. Ainsi devons-nous agir, particulièrement dans les tentations, celles-ci sont les plus terribles,
celles qui font remporter au démon le plus de victoires. Par nous-mêmes nous n'avons pas la force
de conserver la chasteté; cette force doit nous venir de Dieu; aussi Salomon disait-il: « Dès que j'ai
su que je ne pouvais être continent, si Dieu ne m'en faisait pas la grâce, je recourus au Seigneur
pour le supplier » (sagesse 8, 21). Il faut donc, dans toutes ces tentations, recourir immédiatement à
Jésus Christ et à sa sainte Mère en invoquant fréquemment leurs noms bénis. Agir de la sorte, c'est
s'assurer la victoire; agir autrement, c'est se perdre.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
« Ne me rejetez pas de devant votre face » (Psaume 50, 13). Non, mon Dieu, ne me
repoussez pas loin de vous. Je le sais bien, vous ne m'abandonnerez jamais, si je commence moi-
même à vous abandonner. Hélas! C'est précisément ce qu'une malheureuse expérience me fait
craindre de ma faiblesse. Seigneur, cette force sans laquelle je ne puis triompher des assauts que me
livre l'enfer pour me réduire de nouveau en l'esclavage, c'est à vous de me la donner et c'est à vous
que je la demande pour l'amour de Jésus Christ. Faites régner entre vous et moi, ô mon Sauveur,
une paix continuelle, une paix à jamais indissoluble. A cette fin donnez-moi votre saint amour.
« Celui qui n'aime pas demeure dans la mort » (1 Jean 3, 14). C'est à vous, ô Dieu de mon âme, de
me préserver de cette mort malheureuse. J'étais perdu, vous le savez; et je ne dois qu'à votre infinie
bonté d'être rentré dans vos bonnes grâces. Ah! J'espère bien ne les perdre plus jamais. O mon
Jésus, par cette mort douloureuse que vous avez endurée pour moi, ne souffrez pas que j'aille
encore, de gaieté de coeur, perdre votre amitié. Je vous aime par-dessus toutes choses. Les chaînes
de votre saint amour, j'espère les porter toujours; j'espère mourir avec elles et vivre avec elles durant
toute l'éternité.
O Marie, vous vous appelez la Mère de la persévérance; vous êtes la dispensatrice de
ce grand don. C'est donc à vous que je le demande, et de vous que j'espère.
DEUXIÈME POINT
Venons-en maintenant à la manière de vaincre le monde. Le démon est un ennemi
redoutable, mais le monde est plus redoutable encore. Si le démon n'avait pas à son service le
monde, c'est-à-dire, les hommes pervers qui constituent le monde, nous ne le verrions pas remporter
autant de victoires. Aussi le Rédempteur nous avertit d'être bien plus sur nos gardes contre les
hommes que contre le démon: « Gardez-vous des hommes » dit-il (Matthieu 10, 17). Et, en effet, les
hommes sont souvent pires que les démons; car ceux-ci au moins s'enfuient devant la prière et
l'invocation des saints noms de Jésus et Marie. Mais pour les méchants, en vain, quand ils veulent
perdre une âme, leur propose-t-on quelque sainte parole, non seulement ils ne prennent pas la fuite,
mais ils redoublent d'efforts; ils appellent le ridicule à leur secours; on n'est plus qu'un homme de
rien, sans éducation, sans capacité; et, à défaut d'autres accusations, c'est, disent-ils un hypocrite qui
joue la sainteté. Et certaines âmes faibles, pour se dérober à ces critiques et à ces moqueries,
pactisent misérablement avec ces ministres de Satan et retournent à leur vomissement. Mon frère,
persuadez-vous bien que, si vous voulez mener une vie chrétienne, vous ne pouvez échapper aux
railleries et aux mépris des impies. « Car les impies ont en abomination ceux qui sont dans la voie
droite » (Proverbes 29, 27). Celui qui vit mal ne peut supporter la vue de ceux qui mènent une
bonne vie. Et pourquoi? Parce que leur vie est une continuelle censure de la sienne. Aussi, pour
mettre fin aux remords que lui cause le spectacle de la vertu, l'impie voudrait-il que tout le monde
l'imitât dans ses désordres. Celui qui sert Dieu ne peut échapper aux persécutions du monde, selon
ce que dit l'Apôtre: « Tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus Christ, souffriront
persécution » (2 Timothée 3, 12). Tous les saints ont été persécutés. Qui fut plus saint que Jésus
Christ? Aussi le monde l'a-t-il persécuté, au point de le faire mourir de douleur sur une croix.
Impossible de changer cet état de choses; car les maximes du monde sont entièrement
opposées à celles de Jésus Christ. Ce que le monde estime, Jésus Christ l'appelle folie: « La sagesse
de ce siècle est folie devant Dieu » (1 Corinthiens 3, 19). Le monde, en revanche, traite de folie tout
ce que Jésus Christ estime, telles les croix, les souffrances, les humiliations: « La parole de la croix
est folie pour ceux qui se perdent » (1 Corinthiens 1, 18). Mais consolons-nous: si les méchants
nous méprisent, Dieu nous bénit et nous loue. « Ils le maudiront; mais vous, Seigneur, vous le
bénirez » (Psaume 108, 28). Au surplus, ne nous suffit-il pas d'être loués par Dieu, par Marie, par
tous les anges, par tous les saints et par tous les hommes de bien? Laissons les pécheurs dire ce qu'il
leur plaît et continuons de contenter notre Dieu, lui, si libéral et si fidèle envers ceux qui le servent.
Plus nous rencontrons d'obstacles et d'oppositions dans la pratique de la vertu, plus nous ferons
plaisir à Dieu et plus aussi notre mérite sera grand. Quand les méchants nous tournent en ridicule,
recommandons-les au Seigneur, et, pleins de reconnaissance pour la lumière que Dieu nous donne
et qu'il ne donne pas à ces malheureux, poursuivons notre chemin. Ne rougissons pas de paraître
chrétiens; car, si nous rougissons de Jésus Christ, Jésus Christ proteste qu'à son tour il rougira de
nous et nous refusera de nous mettre à sa droite au jour du jugement. « Quiconque aura rougi de
moi, et de mes paroles, le Fils de Dieu rougira de lui lorsqu'il viendra dans sa sainteté » (Luc 9, 26).
Si nous avons à coeur de nous sauver, il faut que nous nous résignions à souffrir, à
faire des efforts et même à nous faire violence. « Combien est resserrée la voie qui conduit à la
vie! » dit Jésus Christ (Matthieu 7,14). Il ajoute: « Le Royaume des cieux souffre violence et seuls
les violents le ravissent » (Matthieu 11, 12). Donc sans efforts pas de salut. Car, bon gré, mal gré,
pour pratiquer la vertu il faut que nous allions à l'encontre de notre nature rebelle. Ces efforts, il est
particulièrement nécessaire de les faire dès le commencement, afin de déraciner ainsi nos mauvaises
habitudes et d'en acquérir de bonnes; car la bonne habitude, une fois prise, vous rend facile, douce
même l'observation de la loi de Dieu. On ne pratique pas la vertu sans rencontrer des épines; mais,
disait Jésus Christ à sainte Brigitte, pour celui qui en souffre les premières piqûres avec patience et
courage, les épines ne sont bientôt plus que des roses (S. Brigitte de Suède, Révélations, liv. 1, ch.
15, « Ce qui semblait fort pesant devient léger, et ce qui semblait âpre et poignant devient doux »
(Ferraige, t. 1, p. 38). Attention donc, chrétien, mon frère. Jésus Christ nous dit en ce moment,
comme au paralytique: « Vous voilà guéri; ne péchez plus, de crainte qu'il ne vous arrive pire »
(Jean 5, 14). « Sachez-le, reprend saint Bernard, et pensez-y bien, si vous avez le malheur de
retomber, votre chute vous sera plus funeste que toutes vos chutes précédentes » (S. Bernard de
Clairvaux, Sermon 54 sur le Cantique des Cantiques, n. 11, PL 183, 1043: « La rechute est donc
pire que la chute, et devant un péril accru, la crainte doit s'accroître » (BEG, p. 573). Malheur, dit
Dieu, à ceux qui prennent le bon chemin et qui le quittent ensuite! « Malheur à vous fils de
désertion » (Isaïe 30, 1). « Ils furent rebelles à la lumière », s'écrie Job (Job 24, 13); eh bien; ils
seront punis comme rebelles à la lumière. Or, à ceux qui, favorisés d'abord de grandes lumières d'en
haut, sont ensuite devenus infidèles, le châtiment que Dieu inflige, c'est de les abandonner dans leur
aveuglement et de les laisser ainsi mourir dans leur péché. « Si le juste se détourne de la justice, est-
ce qu'il vivra? Toutes les oeuvres de justice qu'il avait faites, seront oubliées et il mourra dans son
péché » (Eséchiel 18, 24).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Hélas! Mon Dieu, plus d'une fois déjà j'ai mérité ce châtiment, puisque plus d'une fois
sorti du péché, grâce à la lumière que vous m'aviez donnée, j'y suis misérablement retombé. Je bénis
infiniment votre miséricorde de ne m'avoir pas abandonné dans mon aveuglement, en me privant
entièrement de votre lumière, comme je le méritais. Que d'obligations je vous ai, ô mon Jésus, et
combien je serais ingrat envers vous, si je vous abandonnais de nouveau. Non, ô mon Rédempteur.
« Éternellement je chanterai les miséricordes du Seigneur » (Psaume 88, 2). Tout le temps qui me
reste à vivre et durant toute l'éternité, j'espère chanter et louer sans cesse vos grandes miséricordes,
en vous aimant toujours et en demeurant toujours dans votre grâce. Mes ingratitudes passées, non
seulement je les déteste et je les maudis maintenant plus que tout autre mal, mais je veux m'en
servir encore pour déplorer toujours avec d'autant plus de douleur les offenses que je vous ai faites
et pour m'animer davantage à vous aimer, puisque après avoir reçu de moi tant d'injures, vous
m'avez accordé tant de grâces. Oui, ô mon Dieu, vous êtes digne d'un amour infini et je vous aime.
Désormais c'est vous que je choisis pour mon unique amour, mon unique bien. Père éternel, je vous
demande, par les mérites de Jésus Christ, la persévérance finale dans votre grâce et dans votre
amour. Je le sais, chaque fois que je vous demanderai la persévérance, vous me l'accorderez. Mais
hélas! Qui m'assure que j'aurais toujours soin de vous la demander? C'est pourquoi ô mon Dieu, je
vous demande et la persévérance et la grâce de toujours vous la demander.
O Marie, mon avocate, mon refuge, mon espérance, obtenez-moi par votre intercession
la constance à solliciter sans cesse de Dieu la persévérance finale. Obtenez-moi cette grâce, je vous
en supplie au nom de tout l'amour que vous avez pour Jésus Christ.
TROISIÈME POINT
Venons-en au troisième ennemi, le pire de tous, la chair; et voyons par quels moyens
nous devons lui résister. Premier moyen: la prière; il en étais question plus haut. Second moyen: la
fuite des occasions; ce second moyen demande une particulière attention. D'après saint Bernardin
de Sienne, « de tous les conseils donnés par Jésus Christ, voici le plus important, celui qui sert en
quelque sorte de fondement à la vie chrétienne: fuir les occasions du péché » (S. Bernardin de
Sienne, Quadragesimale de christiana religione, sermon 21, art. 3, c. 3, Opera, t. 1, Quaracchi, 1950,
p. 268). Le démon lui-même, contraint un jour par les exorcismes de l'Église, confessa que de tous
les sermons aucun ne lui déplaît comme le sermon sur la fuite des occasions (S. Léonarde de Port –
Maurice, Manuale sacro, p. I, n. 4, Rome, 1734, p. 19). Et cela se comprend. Car le démon se
moque bien de toutes les résolutions et de toutes les promesses d'un pécheur qui se repent de ses
péchés, mais qui ne s'éloigne pas de l'occasion. L'occasion, spécialement en matière de plaisirs
sensuels, est pour l'homme comme un bandeau qui s'applique sur les yeux, ne lui laisse plus voir ni
résolutions prises, ni lumières reçues, ni vérités éternelles, bref, elle lui fait tout oublier et le frappe
d'une sorte de cécité. C'est pour n'avoir pas fui l'occasion que nos premiers parents succombèrent.
Dieu ne voulait même pas qu'ils touchassent au fruit défendu, comme Ève s'en expliquait avec le
serpent: « Dieu nous a commandé de n'en point manger et de n'y point toucher » (Genèse 3, 3).
Mais l'imprudente regarda, prit et mangea. Ève commence donc par regarder la pomme; puis, elle la
prend en main et elle finit par la manger. Quiconque, de propos délibéré, s'expose au péril, y
trouvera sa perte. « Celui qui aime le danger y périra » (Ecclésiastique 3, 27). Saint Pierre nous
apprend que « le démon rôde sans cesse, cherchant qui dévorer » (1 Pierre 5, 8). Or, pour rentrer
dans une âme d'où il a été chassé, que fait-il? Se demande saint Cyprien (S. Cyprien, Liber de zelo
et livore, c. 2, PL 4, 639). Il épie l'occasion, répond le saint, il examine s'il ne découvrira pas
quelque part une issue pour pénétrer. Et si l'âme consent à se laisser entraîner dans l'occasion,
bientôt elle sera envahie et dévorée par l'ennemi. L'abbé Guerric observe que Lazare ressuscita les
mains et pieds liés; aussi, ajoute-t-il, ressuscité de la sorte, Lazare subit une seconde fois la mort
(Guerric d'Igny, Sermonum miscella, Lyon, 1630, p. 382). L'auteur veut par là nous faire
comprendre combien est à plaindre l'infortuné qui, sortant de la tombe du péché, demeure enlacé
dans quelque occasion. C'est pourquoi quiconque veut se sauver doit nécessairement quitter, non
pas seulement le péché, mais encore l'occasion du péché, c'est-à-dire, tel ami, telle maison, telle
correspondance.
Mais direz-vous, j'ai maintenant changé de vie et je ne me sens plus, à l'égard de cette
personne, aucune mauvaise intention, pas même de tentation. Je réponds. Il se trouve, dit-on, en
Mauritanie certains ours qui vont à la chasse des singes (Cf. Aelianus, De natura animalium, lib. 5,
n. 54, Paries, 1858, p. 92). Dès que ceux-ci les voient venir, ils se sauvent sur les arbres. Que fait
alors l'ours? Ils se couche au pied de l'arbre et fait le mort. Mais à peine les singes sont-ils
descendus que l'ours se redresse, se jette sur eux et les dévore. Ainsi fait le démon. A l'en croire, la
tentation est morte. Alors l'âme descend et se met dans l'occasion du péché; mais aussitôt le démon
réveille la tentation et l'âme est dévorée. Oh! Combien d'âmes, qui pratiquaient l'oraison,
fréquentaient les sacrements et qu'on pouvait regarder comme autant de saintes, devinrent
misérablement la proie de l'enfer pour s'être exposées à l'occasion! On rapporte, dans l'histoire
ecclésiastique (H. Engelgrave, Lux evangelica in omnes anni dominicas, embl. 41, § 1, t. 1,
Cologne, 1677, p. 291), qu'une sainte dame, pieusement occupée à donner la sépulture aux corps
des martyrs, trouva une fois un de ces martyrs qui donnait encore signe de vie. Elle le recueillit dans
sa maison: et il guérit. Mais qu'arriva-t-il à ces deux saints; car on pouvait bien les tenir pour tel? Eh
bien, exposés qu'ils étaient à l'occasion prochaine, ils perdirent d'abord la grâce de Dieu et ensuite la
vraie foi.
« Va, disait le Seigneur à Isaïe, et crie: Toute chair est comme l'herbe » (Isaïe 40, 6).
Sur quoi saint Jean Chrysostome fait la réflexion suivante: « Mettez le feu à l'herbe sèche et osez
prétendre qu'elle ne brûle pas! » (S. Jean Chrysostome (auteur incertain), Homélie 1 sur le Psaume
50, n. 5, PG 55, 570) « Est-il possible, s'écrie dans le même sens saint Cyprien, de se trouver au
milieu des flammes et de ne pas brûler? » (S. Cyprien (auteur inconnu, selon Glorieux, n. 4), De
singularitate clericorum, c. 2, PL 4, 837). Le prophète Isaïe nous avertit encore que « notre force est
semblable à celle de l'étoupe jetée dans le feu » (Isaïe I, 31). Et Salomon demande pareillement:
« Est-ce qu'un homme peut marcher sur des charbons sans se brûler la plante des pieds? »
(Proverbes 6, 28). De même, bien insensé serait l'homme qui prétendrait se jeter dans l'occasion,
sans pécher. Il faut donc de toute nécessité fuir devant le péché, comme devant un serpent, ainsi que
l'ordonne l'Écriture. « Fuis le péché comme à l'aspect du serpent » (Ecclésiastique 21, 2). Ce n'est
pas assez d'éviter la morsure du serpent, remarque Walfrie, il faut de plus éviter de le toucher et
même de l'approcher (Cf. G. Mansi, Bibliotheca moralis praedicabilis, tr. 55, disc. 2, n. 3, t.3,
Venise, 1703, p. 495). Mais, dites-vous au sujet de cette maison, de cette liaison, il y va de mes
intérêts. Qu'importe! Vous voyez que « cette maison est pour vous le chemin de l'enfer » (Proverbes
7, 27), dès lors il faut absolument la quitter, si vous avez à coeur votre salut. Ce serait même votre
oeil droit, du moment qu'il devient pour vous une cause de damnation, vous devez l'arracher et le
jeter loin de vous. « Si ton oeil droit te scandalise, dit le Seigneur, arrache-le et jette-le loin de toi »
(Mattieu 5, 29). Qu'on remarque cette parole: loin de toi; il faut jeter non à deux pas, mais au loin;
autrement dit, il faut en finir tout à fait avec l'occasion. Parlant des personnes de piété qui se sont
données à Dieu, saint François d'Assise disait que le démon ne les tente pas de la même manière
que les mauvais chrétiens (S. Bonaventure, Legenda Major, c. 5, n. 5 (DV, p. 625)). Ce n'est pas au
moyen d'une corde qu'il songe à les lier tout d'abord; il se contente, pour commencer, de les lier
avec un cheveu, puis il les lie par un fil, ensuite par une ficelle, jusqu'à ce qu'enfin, les tenant avec
une corde, il les entraîne dans le péché. Aussi, pour échapper à ce dernier, est-il de toute nécessité
que de prime abord on écarte tous les cheveux, c'est-à-dire toutes les occasions: Politesses, présents,
billets et choses semblables. Et pour parler en particulier de celui qui a vécu dans l'habitude du vice
impur, ce ne sera pas assez qu'il fuie les occasions prochaines; à moins de fuir même les occasions
éloignées, il retombera dans son péché.
Celui qui veut véritablement faire son salut, doit s'affermir et se retremper sans cesse
dans la résolution de ne plus vouloir jamais se séparer de Dieu; et, pour cela, qu'il se rende familière
cette parole des saints: « Tout perdre plutôt que de perdre Dieu ». Toutefois la résolution de ne plus
vouloir se séparer de Dieu ne suffit pas, il faut en outre employer les moyens. Le premier moyen,
c'est la fuite des occasions. Nous venons d'en parler. Le second, c'est la fréquentation des
sacrements de Pénitence et d'Eucharistie. Quand on balaye souvent une maison, la propreté y règne
partout. Ainsi, par la confession l'âme se conserve nette et pure, parce que par la confession elle
n'obtient pas seulement la rémission de ses péchés, mais encore les secours nécessaires pour résister
aux tentations. Quand à la Sainte Communion, elle est appelée le pain céleste, parce que, comme le
corps ne peut vivre sans la nourriture tirée de la terre, ainsi l'âme ne peut vivre sans ce pain
descendu du ciel. « Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et si vous ne buvez son sang,
vous n'aurez point la vie en vous » (Jean 6, 54). Par contre, à celui qui s'en nourrit souvent,
promesse est faite qu'éternellement il vivra: « Celui qui mangera de ce pain aura la vie éternelle »
(Jean 6, 52). Et c'est pourquoi le concile de Trente appelle la sainte communion: « un remède qui
nous délivre des péchés véniels et nous préserve des mortels » (Concile de Trente, Session 13,
Décret sur le T.S. Sacrement de l'Eucharistie, ch. 2: « Mais il a voulu que ce sacrement fût reçu
comme l'aliment spirituel des âmes qui nourrisse et fortifie ceux qui vivent de la vie de celui qui a
dit: Qui me mange vivra aussi par moi (Jean 6, 58), et qu'il fût l'antidote qui nous libère de nos
fautes quotidiennes et nous préserve des péchés mortels » (737)). Le troisième moyen, c'est la
méditation, ou l'oraison mentale. « Rappelez-vous vos fins dernières et jamais vous ne pécherez »
(Ecclésiastique 7, 40). Celui qui a toujours devant les yeux les vérités éternelles, la mort, le
jugement, l'éternité, ne commettra pas le péché. Dans la méditation, Dieu nous éclaire.
« Approchez-vous de moi et soyez éclairés » (Psaume 33, 6). C'est là qu'il nous parle et qu'il nous
montre ce que nous devons fuir et ce qui nous devons faire: « Je la conduirai dans la solitude et je
lui parlerai au coeur » (Osée 2, 14). Là encore, comme dans une bienheureuse fournaise d'amour, il
nous embrase de son saint amour: « Dans ma méditation le feu s'est embrasé » (Psaume 38, 4). Ce
n'est pas tout: plusieurs fois déjà nous avons dit que, pour persévérer dans la grâce de Dieu, il est
absolument nécessaire de toujours prier et de demander sans cesse les grâces dont nous avons
besoin. Or celui qui ne fait point d'oraison mentale priera difficilement; et, ne priant pas, nul doute
qu'il ne se perde.
Nécessité donc d'employer les moyens pour se sauver; de là, nécessité de se tracer un
règlement de vie: Le matin, dès le lever, réciter les actes du chrétien: actes du remerciement,
d'amour, d'offrande et de bon propos, prière à Jésus Christ et à Marie de nous préserver en ce jour
de tout péché. Puis, faire sa méditation et entendre la sainte messe. Pendant la journée faire la
lecture spirituelle ainsi que la visite au Très Saint Sacrement et à la divine Mère. Le soir, chapelet et
examen de conscience. La sainte communion, plusieurs fois par semaine, selon le conseil du
directeur qu'on a choisi et qu'il faut bien se garder de quitter. Il serait aussi fort utile de faire une
retraite dans quelque maison religieuse. Il faut encore honorer la très Sainte Vierge Marie par
quelque hommage spécial, tel par exemple que le jeûne du samedi. Elle s'appelle la Mère de la
persévérance; et cette grande grâce de la persévérance, elle la promet à ses serviteurs. « Ceux qui
agissent à l'ombre de ma protection ne pécheront pas » (Ecclésiastique 24, 30). C'est surtout la
sainte persévérance que nous devons sans cesse demander à Dieu et particulièrement au moment de
la tentation, et cela, en invoquant alors plus souvent, et tant que la tentation dure, les saints noms de
Jésus et de Marie. Si vous agissez de la sorte, certainement vous vous sauverez; et si vous n'agissez
pas ainsi, certainement vous vous damnerez.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Mon bien aimé Rédempteur, je vous remercie de m'éclairer en ce moment et de me
faire connaître les moyens que je dois prendre pour me sauver. Je forme la résolution et je vous fais
la promesse de les mettre constamment à exécution. Accordez-moi votre secours afin que je vous
sois fidèle. Ah! Je le vois, vous voulez mon salut; et moi aussi je le veux, principalement pour plaire
à votre coeur, qui désire tant de me voir sauvé. Non, mon Dieu, non, je ne veux pas résister
davantage à l'amour que vous me portez. C'est parce que vous m'aimez tant que vous m'avez
supporté avec tant de patience alors que je vous offensais. Vous m'invitez à vous aimer; et moi, je
ne désire que de vous aimer. Je vous aime, ô Bonté infinie; je vous aime, ô Bien infini. Je vous en
conjure par les mérites de Jésus Christ, ne permettez pas que je persévère dans mon ingratitude,
faites que je cesse d'être ingrat ou que je cesse de vivre. Seigneur, vous avez commencé l'oeuvre;
achevez-là. « Confirmez, Seigneur, ce que vous avez opéré en nous » (Psaume 67, 29). Que votre
lumière me guide, que votre force me soutienne, que votre amour m'embrase!
O Marie, ô vous qui êtes la trésorière des grâces, secourez-moi. Vous-même décernez-
moi ce titre de serviteur de Marie; et priez Jésus pour moi. Les mérites de Jésus Christ d'abord, puis
vos prières, voilà ce qui doit me sauver.
TRENTE-DEUXIÈME CONSIDÉRATION
De la confiance en la protection de Marie
« Celui qui m'aura trouvé trouvera la vie et il puisera le salut dans le Seigneur »
(Proverbes 8, 35)
PREMIER POINT
Quels remerciements ne devons-nous pas à la miséricorde de notre Dieu pour nous
avoir donné, dans la très sainte Vierge Marie, une avocate capable, par ses prières, de nous obtenir
toutes les grâces que nous désirons! « O bonté vraiment étonnante de notre Dieu, s'écrie saint
Bonaventure, nous sommes coupables; et néanmoins, ô Marie, il vous a établie notre avocate avec
un pouvoir assez grand pour nous obtenir tout ce que vous voulez! » (S. Bonaventure (plutôt F.
Jacques de Milan, cf éd. Quaracchi VIII, CXI), Stimulus amoris, p. 3, c. 19, medit. Super Salve
Regina, Opera, t. 7, Lyon, 1668, p. 233). Pécheurs, mes frères, quelles que soient nos dettes envers
la Justice divine et quant même nos péchés nous auraient déjà condamnés à l'enfer, ne désespérons
pas, mais recourons à cette divine Mère; réfugions-nous sous le manteau de sa protection et elle
nous sauvera. Elle demande seulement que nous désirions avoir la bonne volonté de changer de vie.
Désir sincère, et grande confiance en Marie; et nous voilà sauvés. Pourquoi? Parce que Marie est
une Avocate puissante, une Avocate miséricordieuse, une Avocate désireuse de nous sauver tous.
Considérons premièrement que Marie est une avocate puissante, en sorte quelle peut
tout en faveur de ses serviteurs auprès du souverain juge; c'est là une prérogative toute spéciale et
qu'elle tient du souverain Juge lui-même, lequel n'est autre que sont Fils. « Oui, s'écrie saint
Bonaventure, c'est le grand privilège de Marie, de pouvoir tut auprès de son Fils! » (S. Bonaventure
(plutôt Conrad de Saxe, cf. éd. Quaracchi VIII, CXI), Sepculum B. Mariae Virginis, lect. 6, Opera,
t. 4, Lyon, 1668, p. 439). Jamais, dit Jean Gerson (Jean Gerson, Sur le Magnificat, traité 6, Opera, t.
4, Anvers, 1706, col. 316), la Sainte Vierge ne demande rien à Dieu d'une volonté absolue, qu'elle
ne l'obtienne; et même, en sa qualité de Reine, elle envoie les anges vers ses serviteurs pour les
éclairer, les purifier et les conduire à la perfection. Aussi la sainte Église, pour nous inspirer la
confiance en cette grande Avocate, veut que nous l'invoquions sous le titre de Vierge puissante:
Vierge puissante, priez pour nous. Et pourquoi Marie Jouit-elle d'un si puissant crédit? Parce qu'elle
est la Mère de Dieu. « Dans la prière de la Mère de Dieu, il y a, dit saint Antonin, comme un
commandement; impossible, dès lors, qu'elle ne soit pas exaucée » (S. Antonin de Florence, Summa
theologica, p. 4, tit. 15, c. 17, § 4, t. 4, Vérone, 1740, col. 1029). Ses prières sont toujours celles
d'une mère et jamais elles ne perdent aux yeux de Jésus un certain caractère d'autorité. Par
conséquent il ne se peut pas que Marie prie et que Jésus ne l'exauce point. « Et ajoute saint
Grégoire, archevêque de Nicomédie, c'est en quelque sorte pour acquitter sa dette envers sa Mère
que le Rédempteur l'exauce toujours, car il en a reçu l'être humain, et toutes les demandes qu'elle lui
adresse, il les accueille favorablement, comme pour satisfaire à un devoir de piété filiale » (Georges
de Nicomédie, Oratio VI in SS. Deiparae ingressum, PG 100, 1439). Saint Théophile, évêque
d'Alexandrie, va même jusqu'à dire: Le Fils aime à être prié par sa Mère; car il veut lui accorder
tout ce qu'elle demande, pour reconnaître ainsi le service qu'elle lui rendit en le revêtant de la chair
humaine (S. Ephrem, Oration ad Deiparam, Opera, t. 3, Rome, 1746, p. 531. Quelques éditions
anciennes attribuent certaines de ces prières à Théophile d'Alexandrie). « Réjouissez-vous, s'écriait
en conséquence le martyr saint Méthode, réjouissez-vous, ô Marie! Car tel est votre bonheur que
vous avez pour débiteur le Fils de Dieu lui-même. Tous, nous sommes les débiteurs de Dieu; vous
seule, l'avez pour débiteur ».
C'est donc, conclut Cosme de Jérusalem (Cosme de Jérusalem, Hymnus VI ad
Deiparam, PG 978, 482), un crédit tout-puissant que celui dont vous jouissez, ô Marie! Oui, tout-
puissant: et voici comment le prouve Richard de Saint Laurent: « Il est juste que la Mère partage la
puissance avec son Fils; et ainsi, leur puissance devant être la même, le Fils tout-puissant a rendu sa
Mère toute-puissante. » (Richard de Saint-Laurent, De laudibus B.M. Virginis, lib. 4, c. 29, n. 1.
L'ouvrage se trouve parmi les écrits de S. Albert le Grand, Opera, t. 20, Lyon, 1651, p. 146).
Seulement, le Fils est tout-puissant par nature, la Mère est toute-puissante par grâce, c'est-à-dire
qu'elle obtient par ses prières tout ce qu'elle demande, selon ce vers célèbre qu'on lui adresse:
« Dieu peut tout, s'il commande; et vous, si vous priez » (Ce distique est cité dans plusieurs
ouvrages, toujours sans indication de la source). Telle est précisément la révélation faite à sainte
Brigitte (S. Brigitte de Suède, Révélations, liv. 6, ch. 23: « Vous êtes publiée Mère de miséricorde,
et l'êtes, attendu que vous considérez les misères de tous, et me fléchissez à miséricorde; demandez
donc ce que vous désirez, car votre charitable demande ne peut être vaine » (Ferraige, t. 3, p. 249)).
Un jour elle entendit Jésus adresser à Marie ces paroles: « Ma Mère, demandez-moi ce que vous
voulez; car, vous le savez, quelle que soit votre demande, impossible que je ne l'exauce point ». Et
il en donna tout aussitôt la raison: « De même que vous ne m'avez rien refusé, quand j'étais avec
vous sur la terre, ainsi je ne puis, à mon tour, rien vous refuser, maintenant que vous êtes avec moi
dans le ciel » (S. Brigitte de Suède, Ibid. lib. 1, ch. 24: « Comme vous ne m'avez rien refusé sur la
terre, je ne veux rien vous refuser dans le ciel » (Ferraige, t. 1, p. 68)).
En somme, il n'y a personne, si criminel soit-il, que Marie ne puisse sauver par son
intercession. « O Mère de Dieu, lui disait saint Grégoire de Nicomédie, vous avez une puissance qui
dépasse tout; afin que la multitude des péchés ne dépasse jamais votre clémence. Rien ne résiste à
votre pouvoir; car le Créateur regarde votre gloire comme la sienne propre » (Georges (et non
Grégoire) de Nicomédie, Oratio VI in SS. Deiparae ingressum, PG 100, 1439). « Rien ne vous est
impossible, lui dit également saint Pierre Damien, ô vous qui pouvez sauver même les désespérés »
(S. Pierre Damien (plutôt Nicolas de Clairvaux, selon Glorieux, n. 144), Sermo 44 in Nativitate B.
M. Virginis, sermon 1, PL 144, 740).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
O ma reine et ma Mère bien aimée, ô Marie, je vous dis avec saint Germain: « Vous
êtes toute-puissante pour sauver les pécheurs, et vous n'avez pas besoin que personne vous appuie
auprès de Dieu, car vous êtes la Mère de la véritable vie » (S. Germain, In beatam SS. Deiparae
dormitionem, sermon 2, PG 98, 350). Si donc je recours à vous, ô ma souveraine, tous mes péchés
ne peuvent me faire désespérer de mon salut. Vous obtenez par vos prières tout ce que vous voulez;
si vous priez pour moi, certainement je serai sauvé. Sainte Mère de Dieu, ajouterai-je donc avec
saint Bernard, « priez pour moi, pauvre pécheur, car votre Fils vous écoute toujours et vous accorde
tout ce que vous lui demandez » (S. Bernard de Clairvaux (plutôt Ekbert de Schönau, selon
Glorieux, n. 184), Deprecatio ad gloriosam Virginem, n. 7, PL 184, 1014). Il est vrai que je suis
pécheur; mais je veux me convertir et je me fais gloire de vous appartenir d'une manière spéciale. Il
est vrai encore que je suis indigne de votre protection; mais je sais que vous n'avez jamais
abandonné aucun de ceux qui ont mis en vous leur confiance. Vous pouvez me sauver; vous voulez
me sauver; et moi je me confie en vous. Quand j'étais perdu et que je ne pensais pas à vous, vous
avez pensé à moi et vous m'avez obtenu la grâce de rentrer en moi-même. Combien plus dois-je me
confier en vous, maintenant que je suis consacré à votre service et que, plein de confiance, je me
recommande à votre bonté! O Marie, priez pour moi et rendez-moi saint. Obtenez-moi la sainte
persévérance; obtenez-moi un grand amour pour votre Fils et pour vous, ô ma Mère tout aimable. Je
vous aime, ô ma Reine, et j'espère vous aimer toujours. Et vous, aimez-moi aussi et que votre amour
me change de pécheur en saint.
DEUXIÈME POINT
Considérons en second lieu qu'autant Marie est une avocate puissante, autant elle est
miséricordieuse, tellement miséricordieuse qu'elle ne saurait exclure de sa protection aucun de ceux
qui l'implorent. « Les yeux du Seigneur sont arrêtés sur les justes », dit David (Psaume 33, 16).
Mais, observe Richard de Saint Laurent, cette mère de miséricorde tient ses yeux fixés non
seulement sur les justes, mais encore sur les pécheurs, pour empêcher les âmes de succomber, ou,
tout du moins, pour relever par ses prières celles qui viennent à tomber. Telle une mère, les yeux
attachés sur son enfant, l'empêche de tomber, ou, s'il tombe, s'empresse de le relever (Richard de
Saint Laurent, De laudibus B. M. Virginis, lib. 5, c. 2, n. 10, op. cit. 162). Saint Bonaventure disait
qu'en regardant Marie il lui semblait ne plus apercevoir que la miséricorde même. Aussi saint
Bernard veut-il que, dans toutes nos nécessités, nous nous recommandions avec la plus grande
confiance à cette puissante Avocate, parce qu'elle est toute douceur et toute bonté envers ceux qui
réclament son secours. « Pourquoi, s'écrie le saint, la faiblesse humaine craindrait-elle de s'adresser
à Marie? Elle n'a rien d'austère, rien de terrible; elle est toute suavité » (S. Bernard de Clairvaux,
Sermon pour le dimanche dans l'octave de l'Assomption, n. 2, PL 183, 430: « Que pourrait redouter
notre humaine fragilité à s'approcher de Marie? Il n'est rien de sévère en elle, rien de terrifiant: elle
se révèle toute tendresse, offrant à tous le lait et la laine » (TZ, p. 683)). De là ce texte où Marie se
compare à l'olivier: « Je suis comme un bel olivier dans les champs » (Ecclésiastique 24, 19). De
l'olive on ne retire que de l'huile, symbole de la bonté; et des mains de Marie il ne découle que grâce
et miséricordes en faveur de tous ceux qui se placent sous sa protection. De là encore ce titre que lui
décerne Denys le Chartreux: « Avocate de tous les pécheurs qui se réfugient près d'elle » (Denys le
Chartreux, De dignitate et laudibus B. V. Mariae, lib. 2, art. 3, Opera, t. 36, Montreuil-Tournai
1908, p. 99). O Dieu! Quelle peine n'éprouvera pas le chrétien, quand au fond, de l'enfer, il pensera
qu'il pouvait si aisément faire ici-bas son salut en implorant cette Mère de miséricorde et qu'il ne l'a
pas fait, et que désormais il se trouve dans l'impossibilité de le faire! La Très Sainte Vierge dit un
jour à sainte Brigitte: « Tout le monde m'appelle la Mère de miséricorde et je le suis en effet; parce
que la miséricorde de mon Fils m'a rendu miséricordieuse » (S. Brigitte de Suède, Révélation, lib.
2, c. 23: « Je suis appelée de tous Mère de miséricorde. Vraiment, ô ma fille! La miséricorde de
mon Fils m'a rendue miséricordieuse; et moi, ayant vu ses miséricordes, j'ai été compatissante »
(Ferraige, t. 1, p. 314)). Et de fait, à qui sommes-nous redevable d'une telle Avocate et d'une telle
protectrice, sinon à la miséricorde de Dieu, qui veut nous sauver tous? En conséquence, ajoute
Marie, « malheur à celui qui n'aura pas imploré ma miséricorde, alors qu'il le pouvait! » Oui,
malheur et éternel malheur à lui, d'avoir pu sur la terre m'implorer, moi, si bienfaisante et si bonne
pour tous, et de s'être ainsi, par sa négligence, misérablement damné.
Mais ce secours que nous réclamons de Marie, n'est-il pas à craindre, se demande saint
Bonaventure, qu'elle nous le refuse? Non, répond le saint; il est impossible que Marie n'ait pas
compassion des misérables; et jamais elle n'eut le coeur de les abandonner dans leur misère (S.
Bonaventure (plutôt F. Jacques de Milan), Stimulus amoris, p. 3, c. 13). Elle ne peut donc et jamais
elle n'a pu refuser sa compassion et son assistance aux malheureux, quels qu'ils soient, qui ont
réclamé son secours. Et cela par la raison que Dieu lui-même l'a constitué Reine et Mère de
miséricorde. Et d'abord, comme Reine de miséricorde, il faut que Marie prenne à coeur les intérêts
des misérables. « Vous êtes Reine de miséricorde, lui dit saint Bernard; et quels sont les sujets de la
miséricorde, sinon les misérables? » (S. Bernard de Clairvaux (inauthentique, cf. Glorieux, 184),
Meditatio in Salve Regina, n. 1, PL 184, 1077. Cette Meditatio est identique, selon Glorieux, au
Stimulus amoris, pars. 3, c. 19, du pseudo-Bonaventure cité plusieurs fois dans ce chapitre). « Et
ajoutait-il par humilité, puisque vous êtes Reine de miséricorde, et que je suis le plus misérable de
tous les pécheurs, j'ai plus que personne le droit de me regarder comme votre sujet et vous devez
avoir soin de moi plus que de tout autre, ô Reine de miséricorde ». Elle est en outre Mère de
miséricorde; et, comme telle, il lui faut veiller sur ses enfants malades, afin de les préserver de la
mort; car, grâce à sa bonté et à sa bonté toute seule, voilà ceux dont elle est devenue la Mère. Saint
Basile l'appelle en conséquence un « hôpital public » (Basile de Séleucie, Orationes, oratio 17, PG
85, 222). Les hôpitaux sont faits pour tous les malades pauvres; et plus on est pauvre, plus on a le
droit d'y entrer. Ainsi, d'après saint Basile, plus sont misérables les pécheurs qui recourent à Marie,
plus elle doit leur accorder sa bienveillance et ses soins.
Gardons-nous bien de douter un seul instant de la bonté de Marie. Un jour sainte
Brigitte entendit le Sauveur dire à sa Mère: « Vous feriez miséricorde au démon lui-même, s'il vous
en priait avec humilité » (S. Brigitte de Suède, Révélations extravagantes, c. 50: « Vous feriez en
quelque sorte miséricorde au diable s'il la demandait humblement » (Ferraige, t. 4, p. 255). Jamais
l'orgueilleux Lucifer ne voudra s'humilier jusqu'à prier Marie. Mais si le misérable s'humiliait
devant la divine Mère et qu'il implorât son secours, Marie par son intercession le délivrerait de
l'enfer. Ce que Jésus Christ a voulu nous faire entendre par là, c'est précisément ce que la Très
Sainte Vierge Marie elle-même dit à la sainte: « Lorsqu'un pécheur, si coupable soit-il, se présente
avec un vrai désir de s'amender, aussitôt je me sens disposée à l'accueillir. Je n'examine pas
combien il a péché, mais quelle volonté l'amène en ma présence. Car je n'ai pas la moindre
répugnance à panser et à guérir ses blessures, puisqu'on me proclame et que je suis la Mère des
miséricordes » (S. Brigitte de Suède, Révélations, liv. 2, c. 23; liv. 6, c. 117 (cf. Ferraige, t. 1, p.
314 et t. 3, p. 459). S. Alphonse réunit ici deux textes tirés de deux livres différents). De là ces
encourageantes paroles de saint Bonaventure: « Pauvres pécheurs, déjà perdus sur la route de
l'enfer, ne vous désespérez pas; mais levez les yeux vers Marie et respirez en toute confiance; car,
dans sa miséricorde, cette bonne Mère vous conduira jusqu'à la mort » (S. Bonaventure (auteur
inconnu, cf. éd. Quaracchi VIII, CXI), Psalterium B. M. Virginis, Ps. 18, Opera, t. 6, Lyon, 1668).
« Cherchons donc, dit saint Bernard, la grâce que nous avons perdue et cherchons-la par Marie » (S.
Bernard de Clairvaux, Sermon pour la Nativité de la B. V. Marie, L'Aqueduc, n. 8, PL 183, 441:
« Recherchons la grâce, et recherchons-la par Marie, car ce qu'elle cherche, elle le trouve (Mt 7, 7)
et ne saurait en être privée » (TZ, p. 704)). Cette grâce que nous avons perdue, elle l'a retrouvée,
ajoute Richard de Saint-Laurent; c'est donc à elle que nous devons nous adresser pour la recouvrer
(Richard de Saint-Laurent, De laudibus B. M. Virginis, lib. 2, c. 3). Quand l'archange Gabriel vint
annoncer à Marie quelle deviendrait Mère de Dieu, il lui dit entre autres choses: « Ne craignez
point, Marie; vous avez trouvé la grâce » (Luc 1, 30). Mais Marie, n'a jamais été privée de la grâce
et même elle en a été toujours remplie; comment alors l'Ange pouvait-il affirmer qu'elle avait trouvé
la grâce? Le cardinal Hugues répond que Marie retrouva la grâce non pas pour elle, puisqu'elle en
avait toujours joui, mais pour nous, qui l'avons réellement perdue. C'est pourquoi, ajoute-t-il, nous
devons aller à Marie et lui dire: O Reine, une chose perdue doit faire retour à son propriétaire; cette
grâce que vous avez retrouvée ne vous appartient pas, car vous n'avez jamais perdu la grâce; mais
elle est à nous qui l'avons perdue par le péché; rendez-nous donc ce qui est à nous: « Qu'ils
accourent donc aux pieds de Marie; qu'ils accourent les pécheurs, et qu'ils lui disent avec confiance:
Par nos péchés nous avons perdu la grâce; vous l'avez trouvée: rendez-nous notre bien » (Hugues de
Saint-Cher, Postilla super Lucam, in 1, 30, Opera, t. 6, Venise, 1703, p. 133).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Voyez à vos pieds, Auguste Mère de Dieu, un misérable pécheur qui tant de fois par sa
faute a perdu la grâce divine que votre Fils lui avait acquise par sa mort. O Mère de miséricorde, je
viens à vous l'âme toute blessée et meurtrie; ne me repoussez pas à cause de mes plaies; mais que
votre coeur s'ouvre d'autant plus à la compassion et secourez-moi. Voyez ma confiance en vous et
ne m'abandonnez pas. Je ne vous demande pas les biens de la terre; ce que je vous demande, c'est la
grâce de Dieu et l'amour de votre Fils. O ma Mère; priez et ne cessez jamais de prier pour moi. Mon
salut doit me venir des mérites de Jésus Christ et de votre intercession. Puisque votre office est
d'intercéder en faveur des pécheurs, je vous dirai avec saint Thomas de Villeneuve: O notre
Avocate, remplissez votre office; recommandez-moi à Dieu et défendez-moi (S. Thomas de
Villeneuve, in festo Nativitatis B. M. Virginis, concio 3, Conciones, t. 2, Milan, 1760, col. 406). Si
désespérée que soit ma cause, entre vos mains elle ne peut se perdre, vous êtes mon espérance. O
Marie, je ne cesserai de vous servir, de vous secourir, surtout recourir à vous. Et vous, ne cessez de
me secourir, surtout lorsque vous me verrez en danger de me perdre encore une fois la grâce de
Dieu. O Marie, ô sainte Mère de Dieu, ayez pitié de moi.
TROISIÈME POINT
Considérons en troisième lieu que Marie est une Avocate si miséricordieuse que non
seulement elle secourt ceux qui l'implorent, mais elle-même se met à la recherche des malheureux
pour les défendre et les sauver. Voici l'invitation qu'elle nous adresse, afin de nous encourager tous
à espérer toutes sortes de biens, si nous l'invoquons: « En moi est toute l'espérance de la vie et de la
vertu, venez tous à moi » (Ecclésiastique 24, 25). Elle nous appelle tous, justes et pécheurs, dit le
dévot Pelbart, commentant ce passage (Pelbart de Themeswar, Stellarium coronae gloriosissimae
Virginis, lib. 1, p. 4, art. 1, quarto, Venise, 1586, fol 19). « Le démon, dit saint Pierre, rôde sans
cesse cherchant qui il pourra dévorer » (1 Pierre 5, 8). Cette divine Mère remarque Bernardin de
Bustis, est, elle aussi, toujours en mouvement, mais pour trouver l'occasion d'arracher quelqu'un au
danger (Bernardin de Busto, Mariale, p. 3, sermon 1, Milan, 1493, fol 1). Et en effet Marie ne serait
plus une mère de miséricorde si elle n'avait assez de bonté pour compatir à nos maux et pour veiller
toujours à notre salut, comme une mère ne peut voir ses enfants en danger de se perdre, sans
qu'aussitôt elle vole à leur secours. « Et qui donc, dit saint Germain, qui donc, après Jésus Christ,
votre Divin Fils, s'intéresse plus à notre salut que vous, ô Mère de miséricorde? » (S. Germain, In
Encaenia venerandae aedis SS. Deiparae..., PG 98, 379). « Vous montrez, ajoute saint Bonaventure,
tant de miséricorde à secourir les misérables que votre plus grand désir semble être de faire
miséricorde » (S. Bonaventure (plutôt F. Jacques de Milan), Stimulus amoris, medit. super Salve
Regina, Opera, t. 8, Lyon, 1668, p. 231).
Nul doute donc que la Très Sainte Vierge ne nous secoure quand nous l'implorons; et
jamais elle ne répond à nos prières par un refus. Sa bonté est si grande, dit l'Idiota (Raymon Jourdan
(dit l'Idiota), Contemplationes super vita gloriosae V. Mariae, prooemium, Summa aurea, t. 4, Paris,
1862, col. 851), qu'elle ne repousse personne. Mais c'est encore trop peu pour le coeur
miséricordieux de Marie. Elle prévient nos demandes et s'emploie à nous secourir avant même que
nous l'en priions. « Sa bonté, dit Richard de Saint-Victor (Richard de Saint-Victor, Explicatio in
Cant. Canticorum, c. 23, PL 196, 475), est plus prompte que nos prières et elle plaide d'avance la
cause des misérables. » Le même auteur dit encore: « Marie est si miséricordieuse qu'elle ne peut
voir aucune misère sans y subvenir aussitôt; à la vue d'une âme en peine, le lait de la miséricorde
s'échappe de son coeur compatissant ». Ainsi faisait-elle durant les jours de sa vie terrestre, comme
nous le voyons par ce qui arriva aux noces de Cana en Galilée. Le vin venant à manquer, elle
n'attend pas qu'on la prie; mais touchée de l'affliction et de la honte des époux, elle demande à son
Fils de les consoler: « Ils n'ont plus de vin », lui dit-elle (Jean 11, 3); et c'est ainsi qu'elle obtient de
Jésus le miraculeux changement de l'eau en vin. « Or, dit saint Bonaventure, si telle était la bonté de
Marie pour les affligés, pendant qu'elle vivait encore ici-bas, bien plus grande est sa bonté,
maintenant qu'élevée sur son trône dans le ciel, elle connaît mieux nos misères et y compatit
davantage » (S. Bonaventure (plutôt Conrad de Saxe, cf. éd. Quaracchi VIII, CXI), Speculum B. M.
Virginis, lect. 10, Opera, t. 6, Lyon, 1668, p. 444). « Et, ajoute Novarin (A. Novarinus, Electa sacra,
lib. 4, exc. 72, n. 668, Venise, 1632, p. 287), puisque Marie fut si prompte à porter secours alors
qu'on ne l'en priait pas, que ne fera-t-elle pas pour celui qui la prie; et avec quel empressement ne
lui viendra-t-elle pas en aide.
Ne cessons donc jamais de recourir dans tous nos besoins à cette Divine Mère.
« Toujours, dit Richard de saint Laurent, vous la trouverez prête à vous accorder tous les secours
que vous demanderez » (Richard de Saint-Laurent, De Laudibus B. M. Virginis, lib. 2, c. 1, n. 7). Et
Bernardin de Bustis ajoute: « Elle désire plus nous faire du bien et de nous accorder ses faveurs que
nous ne désirons de les recevoir » (Bernardin de Busto, Mariale, p. 2, sermon 5, Milan, 1493, fol. k
3). Marie est animée d'un tel désir de nous faire du bien et de nous sauver que, d'après saint
Bonaventure, elle se tient pour offensée non seulement quand on l'insulte positivement, mais encore
quand on ne lui demande aucune grâce. « O notre Reine, lui dit-il, ceux-là pèchent contre vous, non
seulement qui vous font quelque injure mais encore qui ne vus prient pas » (Cité par Salazar, In
Proverbiis, 8, 36, Paris, 1619, 725. Ces paroles, attribuées par Salazar au Speculum B. M. V., ne s'y
trouvent pas). Par contre, affirme le saint docteur, celui qui recourt à Marie, toujours bien entendu
avec la volonté de s'amender, celui-là est déjà sauvé. Aussi la proclame-t-il le salut de ceux qui
l'invoquent. Recourons donc sans cesse à cette divine Mère et sans cesse disons-lui avec saint
Bonaventure: « O ma Reine, j'ai mis en vous ma confiance et je ne serai pas confondu pour
l'éternité. Non, non, je ne me damnerai pas, après avoir espéré en vous » (S. Bonaventure (inconnu,
cf. éd. Quaracchi VIII, CXI), Psalterium B. M. Virginis, Ps. 30, Opera, t. 6, Lyon, 1668, p. 480).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
O Marie, voici qu'un malheureux esclave de l'enfer se jette à vos pieds pour implorer
votre pitié. A la vérité, il ne mérite aucune faveur; mais vous êtes la Mère de la miséricorde et c'est
envers les plus indignes que la pitié s'exerce plus particulièrement. Tous le monde vous proclame le
refuge et l'espérance des pécheurs; vous êtes donc mon refuge et mon espérance. Je suis une pauvre
brebis perdue; mais, pour sauver les brebis perdues, le Verbe Éternel descendit du ciel et se fit votre
fils; et maintenant il veut que je recoure à vous et que vous me secouriez par vos prières,. Sainte
Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs. O Sainte Mère de Dieu, priez pour tous;
priez aussi votre fils pour moi. Dites-lui que je suis votre fidèle serviteur et que vous m'avez pris
sous votre protection. Dites lui que j'ai mis en vous toutes mes espérances. Dites-lui qu'il me
pardonne; dites-lui que je me repens de toutes les offenses dont je me suis rendu coupable envers
lui. Dites-lui que, s'inspirant de la miséricorde, il me donne la sainte persévérance. Dites-lui qu'il
m'accorde la grâce de l'aimer de tout mon coeur. En un mot, dites-lui que vous voulez me sauver.
Car il fait tout ce que vous voulez.
O Marie, mon Espérance, je m'abandonne à vous; ayez pitié de moi.
TRENTE-TROISIÈME CONSIDÉRATION
De l'amour de Dieu
« Nous donc aimons Dieu, parce que Dieu nous a aimés le premier »
(2Jean 4, 19)
PREMIER POINT
Considérez en premier lieu que Dieu mérite l'amour de votre coeur, parce qu'il vous
aima bien avant d'être aimé de vous et qu'il fut le premier de tous à vous aimer. « Je t'ai aimé d'un
amour éternel » (Jérémie 31, 3), vous dit-il. Les premiers qui vous aient aimé ici-bas, ce sont vos
parents; mais ils ne vous ont aimé qu'après vous avoir connu, tandis que Dieu, bien avant que vous
eussiez l'être, vous aimait déjà. Et même votre père ni votre mère n'étaient pas encore au monde,
que déjà Dieu vous aimait. Bien plus, ce monde n'existait pas encore et Dieu vous aimait. Et, avant
la création, depuis combien de temps Dieu vous aimait-il? Depuis mille ans, peut-être, depuis mille
siècles? Il s'agit bien ici de compter les années et les siècles. Sachez que Dieu vous aime de toute
éternité. « Je t'ai aimé d'un amour éternel; c'est pour cela que je t'ai attiré par pitié pour toi »
(Jérémie 31, 3). Bref, depuis qu'il est Dieu, toujours Dieu vous a aimé et jamais il ne s'est aimé lui-
même sans vous aimer aussi. Elle avait donc bien raison cette douce et héroïque vierge, sainte
Agnès (Bollandistes, Acta Sanctorum, t. 2 (21 janvier), Paris (s. d. ), p. 715), de répondre au monde
et aux créatures qui lui demandaient l'amour de son coeur: C'est trop tard; je ne m'appartiens plus.
Non, non, je ne puis vous aimer, ô monde, ô créatures; mon Dieu m'a aimée le premier; il est donc
juste que je consacre à Dieu seul toutes mes affections.
Ainsi, mon frère, c'est depuis toute une éternité que votre Dieu vous aime; et c'est
uniquement par amour que, pouvant créer tant d'autres hommes, il a fixé son choix sur vous, vous a
donné l'être et vous a placé dans ce monde. Par amour pour vous encore, il a fait toutes ces
admirables créatures, afin que toutes vous servent et vous rappellent combien il vous a aimé et
combien de votre côté vous devez l'aimer. « Le ciel et la terre, disait saint Augustin, et tout ce qui
existe me disent de vous aimer » (S. Augustin, Les confessions, liv. 10, ch. 6, n. 8, PL 32, 782:
« D'ailleurs, et ciel et terre et tout ce qui est en eux, les voici de partout qui me disent de t'aimer et
ils ne cessent de le dire à tous les hommes, pour qu'ils soient sans excuse » (BA, t. 14, trad. E.
Tréhorel et G. Bouissou, p. 153). Lorsque le saint considérait le soleil, la lune, les étoiles, les
montagnes, les fleuves, il lui semblait entendre autant de voix, qui lui criaient: Augustin, aime Dieu:
car il nous a créés pour toi, afin que tu l'aimes. -- A la vue des collines, des sources, des fleurs,
l'abbé de Rancé, fondateur de la Trappe; disait que toutes ces belles créatures lui rappelaient quel
amour Dieu lui avait porté (De Marsollier, La vie de Dom Amand-Jean Le Bouthillier de Rancé, liv.
6, ch. 1, t. 2, Paris, 1703, p. 332). -- Pareillement sainte Thérèse disait que les créatures lui
reprochaient son ingratitude envers Dieu (S. thérèse d'Avila, Autobiographie, ch. 9, n. 5: « Quant à
moi, il m'était également favorable de voir la campagne, ou de l'eau, ou des fleurs. Ces choses
évoquaient pour moi le Créateur, je dis bien qu'elles m'éveillaient, me recueillaient, me servaient de
livre; et je me rappelais mon ingratitude et mes péchés » (MA, p. 61)). -- Et sainte Marie Madeleine
de Pazzi, quand elle tenait en main quelque belle fleur ou quelque fruit, sentait comme une flèche
qui pénétrait dans son coeur et le blessait d'amour pour Dieu; car, pensait-elle alors en elle-même,
de toute éternité mon Dieu songeait à créer cette fleur, ce fruit, afin de gagner mon amour (V.
Puccini, Vita della B. M. Maddalena de' Pazzi, c. 69, Venise, 1642, p. 102).
Considérez en outre l'amour spécial que Dieu vous a porté en vous faisant naître dans
un pays chrétien et dans le sein de la véritable Église. Combien qui viennent au monde parmi les
idolâtres, parmi les Juifs, parmi les Mahométans ou les hérétiques et qui se perdent tous! Il est bien
petit le nombre de ceux qui ont le bonheur de naître dans les régions où règne la vrai foi! Et voilà
que, par la bonté de Dieu, vous appartenez à ce petit nombre! Oh! Quel don immense que ce don de
la foi! Que de millions de personnes vivent sans sacrements, sans prédications, sans bons exemples
et sans tous les autres secours que la véritable Église offre à ses enfants pour leur salut! Et tous ces
précieux secours, Dieu a voulu vous les accorder sans aucun mérite de votre part, que dis-je?
Malgré tous vos démérites dont il avait dès lors la prévision; car en même temps que Dieu décidait
de vous créer et de vous combler de ses faveurs, il voyait d'avance les injures que vous deviez lui
faire.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
O Souverain Seigneur du ciel et de la terre, Bien infini, infinie Majesté, vous avez tant
aimé les hommes et les hommes après cela vous ont tant méprisé! Et moi que vous avez si
spécialement aimé, ô mon Dieu, et que vous avez de préférence aux autres comblé de vos grâces
particulières, j'ai surpassé les autres en insultes et en mépris contre vous. Je me jette à vos pieds, ô
Jésus, mon Sauveur. « Ne me rejetez pas de devant votre face » (Psaume 50, 13). Je n'ai que trop
mérité, par toutes mes ingratitudes, d'être chassé de votre présence. Mais, vous l'avez dit, « celui qui
revient à moi, avec un coeur contrit, je ne le jetterai pas dehors » (Jean 6, 37). Je me repens, ô mon
Jésus, de vous avoir offensé. Par le passé, je vous ai méconnu, mais en ce moment je vous reconnais
pour mon Seigneur et mon Rédempteur, mort sur la croix afin de me sauver et de gagner mon
amour. Quand commencerai-je à vous aimer véritablement? Voici que la résolution en est prise:
désormais je vous aimerai de tout mon coeur et je n'aimerai que vous. O Bonté infinie, je vous
adore pour ceux qui ne vous aiment pas. Je crois en vous; j'espère; je vous aime et je m'offre à vous.
Aidez-moi par votre sainte grâce. Vous connaissez bien ma faiblesse. Mais si vous m'avez ainsi
favorisé quand je ne vous aimais pas, quand je ne désirais même pas de vous aimer, que ne dois-je
pas espérer de votre miséricorde maintenant que je vous aime et que je désire uniquement vous
aimer? Mon Seigneur, donnez-moi votre amour, mais un amour fervent qui me fasse oublier toutes
les créatures, un amour fort qui me fasse surmonter toutes les difficultés pour vous plaire, un amour
perpétuel qui unisse à jamais votre coeur et le mien. J'entends tout de vos mérites, ô mon Jésus; et
vous, ô Marie ma Mère, j'espère tout de votre intercession.
DEUXIÈME POINT
Dieu ne nous a pas seulement donné tant de belles créatures. Mais pour contenter
entièrement son amour, il lui fallu encore à tous ces dons ajouter le don de lui-même. « Il nous a
aimés et il s'est livré lui-même pour nous » (Ephésiens 5, 22). Le maudit péché nous avait ravi la
grâce de Dieu et le ciel; en même temps il avait fait de nous autant d'esclaves de l'enfer. Mais, par
un prodige qui frappa de stupeur le ciel et la nature, le Fils de Dieu voulut descendre sur la terre et
se faire homme pour nous racheter de la mort éternelle; nous rendre la divine grâce et nous ouvrir
de nouveau les portes du ciel. Avec quels étonnement ne verrions-nous pas un monarque, par amour
pour des vermisseaux, se faire vermisseau lui-même! Mais de quel étonnement infiniment plus
grand ne faut-il pas que nous soyons saisis à la vue d'un Dieu, fait homme par amour pour les
hommes! « Il s'est anéanti lui-même en prenant la forme d'esclave et en se faisant semblable aux
hommes » (Philippiens 2, 7). Un Dieu revêtu de notre chair! « Le Verbe s'est fait chair », dit saint
Jean (Jean 1, 14). Mais notre étonnement augmente encore quand nous considérons ce qu'ensuite le
Fils de Dieu a fait et souffert par amour pour nous. Il suffisait, pour nous racheter, d'une seule
goutte de sang, d'une seule de ses larmes, et même d'une prière, parce que cette prière, venant d'une
personne divine, avait une valeur infinie et par conséquent était suffisante pour sauver le monde
entier et une infinité de mondes. Mais non, dit saint Jean Chrysostome, « ce qui suffisait à notre
Rédemption ne suffisait pas à l'amour » (de qui est ce texte? Les écrivains que S. Alphonse
consultait l'attribuent tantôt à Jean Chrysostome, tantôt à Pierre chrysologue; notre auteur les suit.
Mais en 1771, doutant de la paternité de ce texte, il écrira dans les Sermons abrégés, sermon 4, n. 2:
« Chrysostome ou un autre auteur ancien ». On trouve cependant l'idée dans S. Jean Chrysostome,
par exemple, dans l'Homélie sur la parabole des dix mille talents, n. 1, PG 51, 17) immense que
Dieu nous portait! Il ne voulait pas seulement nous sauver. Mais, parce qu'il nous aimait beaucoup,
il voulait être beaucoup aimé de nous.
En conséquence, il voulait se choisir d'abord une vie toute remplie de souffrances et
d'humiliations, puis la plus amère de toutes les morts, et cela pour nous faire comprendre l'amour
infini que son coeur nous avait voué. « Il s'est humilié lui-même, s'étant fait obéissant jusqu'à la
mort et à la mort sur la croix » (Philippiens 2, 8). O excès de l'amour divin, que tous les hommes et
tous les anges ensemble ne parviendront jamais à comprendre! Oui, excès; et n'est-ce pas ainsi que
Moïse et Elie, s'entretenant sur le Thabor, appelèrent la Passion de Jésus Christ? « Ils parlaient, dit
saint Luc, de ce grand excès qu'il devait accomplir à Jérusalem » (Luc 9, 31). « Excès de douleur et
excès d'amour », s'écrie saint Bonaventure (S. Bonaventure, Commentaire sur l'Évangile de Luc, ch.
9, 31, n. 54; Opera, t. 7, éd. Quaracchi, 1895, p. 234). Si le Rédempteur avait été non pas Dieu, mais
simplement notre ami ou l'un de nos proches, quelle plus grande preuve d'affection aurait-il pu nous
donner que de mourir pour nous? « Car personne n'a un plus grand amour que celui qui donne sa vie
pour ses amis » (Jean 15, 13). Ou encore, si Jésus Christ avait eu à sauver son Père lui-même,
qu'aurait-il pu faire davantage pour lui? Et vous-même, mon frère, si vous aviez été Dieu et le
Créateur de Jésus Christ, aurait-il pu faire pour vous plus que de sacrifier sa vie dans un océan
d'opprobre et de douleurs? Si le dernier des hommes avait fait pour vous ce qu'a fait Jésus Christ,
pourriez-vous vivre sans l'aimer?
Qu'en dites vous? Croyez en l'Incarnation et à la mort de Jésus Christ? Vous y croyez
et vous n'aimez pas Jésus Christ, et vous pouvez songer un seul instant à aimer quelque chose en
dehors de Jésus Christ! Peut-être en êtes-vous encore à vous demander s'il vous aime. « Mais, dit
saint Augustin, s'il est venu sur la terre pour souffrir et mourir pour nous, c'est uniquement pour
nous faire connaître combien il nous aime » (S. Augustin, La catéchèse des débutants, ch. 4, n. 8,
PL 40, 415: « Si donc le Christ est venu avant tout afin de faire connaître à l'homme combien Dieu
l'aime... ». (BA, t. 11, trad. G. Combès et J. Farges, p. 35)). Avant l'Incarnation, l'homme pouvait
douter que Dieu l'aimât jusqu'à la tendresse. Mais depuis l'Incarnation et la mort de Jésus Christ,
comment est-il possible d'en douter encore? Et pouvait-il mieux nous prouver la tendresse de son
amour qu'en sacrifiant pour vous la vie divine? Création! Rédemption! Un Dieu dans sa crèche! Un
Dieu sur une croix! Autant de mystères avec lesquels nous sommes malheureusement familiarisés.
O sainte foi, éclairez-nous.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
O mon Jésus, je le confesse, vous avez fait tout ce qu'il était possible de faire pour me
mettre dans la nécessité de vous aimer, et moi, je le confesse, aussi, j'ai tout fait, par mon
ingratitude, pour vous mettre dans la nécessité de m'abandonner. Bénie soit à jamais votre patience
de m'avoir si longtemps supporté! Il faudrait un enfer à part pour me punir; mais votre mort me
donne confiance. De grâce, faites-moi comprendre les droits que vous avez à l'amour de mon coeur,
ô Bien infini, et l'obligation où je suis de vous aimer. Je n'ignorais pas, ô mon Jésus, que vous étiez
mort pour moi; comment ai-je pu, ô mon Dieu, vous oublier ensuite durant tant d'années! Ah! Que
ne puis-je reprendre une à une toutes les années ainsi écoulées! Je voudrais, ô mon Seigneur, vous
les consacrer entièrement. Mais tout est passé sans retour. Faites du moins que j'emploie
uniquement à vous aimer et à vous plaire tout le reste de ma vie. Mon bien-aimé Rédempteur, je
vous aime de tout mon coeur; mais augmentez vous-même en moi cet amour; rappelez-moi sans
cesse ce que vous avez fait pour moi et ne permettez pas que je persévère plus longtemps dans mon
ingratitude. Non, je ne veux pas résister davantage aux lumières que vous m'avez données. Vous
voulez que je vous aime et moi je veux vous aimer. Et qui donc voudrai-je aimer, sinon un Dieu qui
est l'infinie Beauté, l'infinie Bonté, un Dieu qui est mort pour moi, un Dieu qui m'a supporté avec
tant de patience et qui, au lieu de me châtier comme je le méritais, a changé ses châtiments en
grâces et en faveurs? Oui, je vous aime, ô Dieu digne d'un amour infini, et je ne cherche, je n'aspire
qu'à vivre tout occupé de vous aimer, sans même me souvenir de ce qui n'est pas vous. O charité
infinie de mon bien-aimé Seigneur, secourez mon âme, toute embrasée du désir d'être entièrement à
vous.
Et vous ô Marie, auguste Mère de Dieu, prêtez-moi le secours de votre intercession;
obtenez que Jésus me fasse la grâce d'être tout à lui.
TROISIÈME POINT
L'étonnement augmente encore quand on considère le désir qu'avait Jésus Christ de
souffrir et de mourir pour nous. « Je dois être baptisé d'un baptême, disait-il durant sa vie mortelle,
et combien je me sens pressé du désir de le recevoir » (Luc 12, 50). C'était dans son propre sang
qu'il devait recevoir ce baptême; et il se sentait mourir, tant il avait un vif désir de voir bientôt
arriver sa Passion et sa mort, afin que bientôt aussi nous puissions connaître son amour pour nous.
Et durant la nuit qui précéda sa Passion, il disait, toujours pressé par son amour: « J'ai désiré d'un
grand désir de manger cette Pâque avec vous » (Luc 22, 15). « En vérité, s'écrie saint Basile de
Séleucie, il semble que notre Dieu ne peut contenter sa soif d'amour pour les hommes » (Basile de
Séleucie, Orationes, oratio 5, n. 2, PG 85, 79).
Ah! Mon Jésus, si les hommes ne vous aiment pas, c'est parce qu'ils ne pensent pas à
l'amour que vous leur avez porté! O ciel! Si une âme considère un Dieu mort pour son amour et
mort avec un tel désir de mourir, précisément afin de lui montrer quel est son amour pour elle,
comment peut-elle vivre sans aimer Dieu? « La charité du Christ nous presse » (2 Corinthiens 5,
14); ce qui nous oblige donc, ce qui nous contraint en quelque sorte d'aimer Jésus Christ, ce n'est
pas seulement ce qu'il a fait et souffert pour nous, mais, dit l'apôtre saint Paul, c'est surtout l'amour
qu'il nous a témoigné en souffrant ainsi pour nous. Nous avons vu, s'écriait saint Laurent Justinien
(S. Laurent Justinien, Sermo in festo Nativitatis Domini, Opera, Venise, 1721, p. 328) en
contemplant ce mystère, nous avons vu un Dieu, qui est la sagesse suprême, aller, pour ainsi dire,
jusqu'à la folie par excès d'amour. En effet, si la foi ne nous en donnait pas l'assurance, pourrait-on
jamais croire que le Créateur ait voulu mourir pour ses créatures? Dans une de ses extases, sainte
Marie Madeleine de Pazzi ne cessait, en s'adressant au Crucifix qu'elle tenait entre ses mains,
d'appeler Jésus Christ « fous d'amour » (V. Puccini, Vita della B. M. Maddalena de' Pazzi, c. 86,
Venise, 1642, 157-158). C'est également ce que disaient les païens, quand ils entendaient prêcher la
mort de Notre Seigneur; elle leur semblait une folie impossible à croire, ainsi que l'atteste l'Apôtre:
« Nous prêchons le Christ crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens » (1 Corinthiens 1,
23). Comment, disaient-ils, comment un Dieu, souverainement heureux par lui-même et n'ayant
besoin de rien, a-t-il pu descendre sur terre, se faire homme et mourir pour l'amour des hommes ses
créatures? Autant vaudrait croire à un Dieu devenu fou par amour pour les hommes. Et pourtant il
est de foi que Jésus Christ, vrai Fils de Dieu, se livra par amour pour nous à la mort de la croix. « Il
nous a aimés et il s'est livré lui-même pour nous » (Ephésiens 5, 2).
Et pourquoi l'a-t-il fait? Il l'a fait afin que nous ne vivions plus pour le monde ni pour
nous même, mais uniquement pour ce Seigneur qui a voulu mourir pour nous. « Le Christ, dit saint
Paul, est mort pour nous, afin que ceux qui vivent, ne vivent plus pour eux, mais pour celui qui est
mort pour eux » (2 Corinthiens 5, 15). Il l'a fait afin de gagner, par cette preuve éclatante de son
amour, toutes les affections de nos coeurs. « Le Christ, dit encore saint Paul, est mort et il est
ressuscité, afin de régner sur les morts et sur les vivants » (Romains 14, 9). Aussi les saints, en
considérant la mort de Jésus Christ, estimaient-ils faire bien peu de chose, alors même que, pour
l'amour de ce Dieu si aimant, ils renonçaient à tout et sacrifiaient jusqu'à leur vie. Que de
gentilshommes et de princes ont quitté parents, richesses, patrie, le trône même, afin de s'enfermer
dans un cloître et de vivre uniquement pour aimer Jésus Christ! Que de martyrs lui ont immolé leur
vie! Que de vierges, sacrifiant les plus brillantes alliances, s'en sont allées joyeuses à la mort afin de
pouvoir ainsi reconnaître, au moins un peu, l'amour d'un Dieu mort pour leur amour. Et vous, mon
frère, qu'avez-vous fait jusqu'ici pour l'amour de Jésus Christ? Comme il est mort pour pour les
saints, pour saint Laurent, pour sainte Lucie, pour sainte Agnès, ainsi est-il également mort pour
vous. Du moins, que pensez-vous faire pour lui durant le temps que vous avez encore à vivre et que
Dieu vous accorde précisément afin que vous l'aimiez? Désormais, jetez souvent les yeux sur le
crucifix; et, cette vue vous rappelant l'amour que Jésus Christ vous a porté, dites vous alors: O mon
Dieu! Vous êtes donc mort pour moi! -- Oui, faites au moins cela; mais faites-le souvent; et alors il
ne se pourra pas qu'au moins vous ne vous sentiez doucement contraint d'aimer un Dieu qui vous a
tant aimé.
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Hélas! Il n'est que trop vrai, ô mon bien-aimé Rédempteur, si je ne vous ai pas aimé,
c'est pour n'avoir point pensé à l'amour que vous m'avez porté. O mon Jésus, que j'ai donc été ingrat
envers vous! Pour moi vous avez sacrifié votre vie dans les souffrances de la mort la plus amère; et
moi, dans l'excès de mon ingratitude, je n'ai pas même voulu penser à vous. Pardonnez-moi; je vous
promets que désormais, ô mon Amour crucifié, vous serez l'unique objet de mes pensées et de
toutes mes affections. Et quand le démon ou le monde me présentera quelque fruit défendu, de
grâce, ô mon bien-aimé Sauveur, rappelez-moi alors les peines que vous avez endurées pour mon
amour, afin que je vous aime et que je ne vous offense plus. Si l'un de mes serviteurs avait fait pour
moi ce que vous avez fait, je n'aurais pas le coeur de lui causer le moindre déplaisir. Et vous qui
êtes mort pour moi, hélas! J'ai tant de fois eu le triste courage de vous trahir. O belles flammes
d'amour, vous qui avez contraint un Dieu de donner sa vie pour moi; venez dans mon coeur,
embrasez-le, possédez-le tout entier et détruisez-y toute affection aux choses créées. O mon bien-
aimé Rédempteur, comment est-il possible que je vous considère à Bethléem dans la crèche, au
Calvaire sur la croix, dans le Sacrement de l'autel, sans me sentir tout transporté d'amour pour vous?
Mon Jésus, je vous aime de toute mon âme. Durant les années qui me restent à vivre, vous serez
mon unique bien, mon unique amour. C'est bien assez d'avoir misérablement passé tant de
malheureuses années dans l'oubli de votre Passion et de votre amour. Je me donne tout entier à
vous, et si je ne sais pas me donner comme je le dois, prenez-moi et soyez le maître de tout mon
coeur. Que votre règne arrive! Que je ne connaisse plus d'autre esclavage que celui de votre amour!
Que ne parle plus que de vous aimer et de vous êtres agréable! Que je n'aie plus d'autre occupation,
d'autre pensée, d'autre désir! Assistez-moi toujours de votre grâce, afin que je vous sois fidèle. Je
me confie en vos mérites, ô mon Jésus.
O Mère du bel amour, faites que j'aime beaucoup votre bien-aimé Fils, qui est si digne
d'amour et qui m'a tant aimé.
TRENTE QUATRIÈME CONSIDÉRATION
De la sainte communion
« Prenez et mangez: ceci est mon corps »
(Matthieu 26, 26)
PREMIER POINT
Voyons quel grand don est le Très Saint Sacrement; quel grand amour Jésus nous a
témoigné en nous faisant un tel don; et quel désir il a que nous recevions ce don, qui est le sien par
excellence. Considérons d'abord la grandeur du don que Jésus Christ nous fit, quand il se donna lui-
même tout entier à nous en nourriture dans la sainte Communion. « Bien que Jésus Christ soit tout-
puissant, dit saint Augustin, il n'a pas pu nous donner davantage » (Ce texte, attribué à S. Augustin
par plusieurs auteurs anciens, ne se trouve pas aux endroits auxquels ils renvoient). Et, ajoute saint
Bernardin de Sienne, quel plus grand trésor une âme peut-elle désirer ou recevoir que l'adorable
corps de Jésus Christ? (S. Bernardin de Sienne, Sermones eximii de Christo Domino, sermon 12, a.
1, c. 4, Opera, Venise, 1745, p. 67, col. 1 (Ces sermons ne figurent pas dans l'édition critique de
Quaracchi)). « Faites partout connaître ses inventions », s'écriait le prophète Isaïe (Isaïe 12, 4). O
hommes! Publiez les inventions pleines d'amour que nous devons à la bonté de Dieu. En vérité, si
notre Rédempteur ne nous avait fait ce don, quel homme serait avisé de le lui demander? Car qui
aurait jamais eu la hardiesse de lui dire: Seigneur, si vous voulez nous prouver votre amour, placez-
vous sous les espèces du pain et permettez que nous vous prenions en nourriture? On eût regardé
comme une folie, rien que d'y penser. Ne semble-t-il pas, dit saint Augustin, que ce soit folie de
dire: Mangez mon corps, buvez mon sang? (S. Augustin, Sur le Psaume 33, sermon 1, n. 8, PL 36,
305 (Vivès, t. 12, p. 75)). Et de fait, lorsque Jésus Christ s'ouvrit à ses disciples du dessein qu'il
avait de leur laisser ce grand don de la divine Eucharistie, ils ne purent parvenir à le croire et ils
disaient, en s'éloignant: « Comment celui-ci peut il nous donner sa chair à manger? Ces paroles sont
dure, et qui peut les écouter » (Jean 6, 61) ? Mais ce que les hommes étaient même incapables
d'imaginer, le grand amour de Jésus Christ y a pensé et il l'a réalisé.
C'est en souvenir de l'amour qu'il nous a témoigné dans sa Passion que le Seigneur a
voulu nous laisser ce sacrement. Aussi saint Bernardin l'appelle-t-il le « mémorial de l'amour
divin » (S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale de Evangelio aeterno, sermon 54, a. 1, Opera, t. 5,
Quaracchi, 1956, p. 7). Et cela est conforme à ce que Jésus Christ lui-même dit dans saint Luc:
« Faites ceci en mémoire de moi » (Luc 22, 19). « Telle était, ajoute saint Bernardin, l'ardeur de son
amour que l'excès de sa charité le contraignit d'opérer, au moment où il allait mourir pour nous, un
prodige plus grand encore: ce fut de nous donner sa propre chair en nourriture » (S. Bernardin de
Sienne, Ibid., p. 7). L'abbé Guerric dit que, dans ce sacrement, Jésus faisant un dernier effort
d'amour épuisa toute sa force d'aimer en faveur de ses amis (Guerric d'Igny, Sermo in die
Ascensionis Domini, n. 1, PL 185, 155). Et le concile de Trente le dit bien mieux, quand il déclare
que, dans l'Eucharistie, Jésus Christ a voulu en quelque sorte tirer de son sein et répandre sur les
hommes les richesses de l'amour qu'il leur portait (Concile de Trente, Session 13, Décret sur le Très
Saint Sacrement de l'Eucharistie, ch. 2: « Notre Sauveur, près de quitter ce monde pour aller à son
Père, a institué ce sacrement dans lequel il a, pour ainsi dire, répandu les richesses de son divin
amour pour les hommes, laissant le mémorial de ses merveilles (Ps 111, 4) » (FC 737)).
Quelle délicatesse d'amour, dit saint François de Sales (S. François de Sales, Sermon
20 sur le Saint-Sacrement, début, Oeuvres, t. 7, Annecy, 1896, p. 182), ne serait-ce pas de la part
d'un prince que, durant son repas, il envoyât à quelque pauvre un plat de sa table? Que serait-ce s'il
lui envoyait tous ses mets? Et surtout que serait-ce s'il lui envoyait en nourriture de la chair même
de son bras? Dans la sainte Communion, ce n'est pas seulement une portion de son repas, ni même
une partie de son corps que Jésus Christ nous donne en nourriture, mais son propre corps tout entier.
« Prenez et mangez, ceci est mon corps » (Matthieu 26, 26). Et en même temps que son corps, il
nous donne également son âme et sa Divinité. Bref, Jésus Christ se donnant à vous dans la sainte
Communion, « vous donne, dit saint Jean Chrysostome, tout ce qu'il possède sans rien se réserver »
(S. Jean Chrysostome, Sur le Psaume 44, n. 11, PG 55, 200). Et un autre auteur écrit: « Tout ce qu'il
est et tout ce qu'il a, Dieu nous le donne dans l'Eucharistie » (S. Thomas (auteur incertain, cf.
Opuscula theologica, t. 1, Turin 1954, XV), Opusculum 63 de beatitudine, c. 2, Opera, t. 17, Rome,
1570, fol. 99. Dans les premières éditions de Naples, et de Venise, S. Alphonse avait attribué le
texte à S. Thomas. Ensuite, suspectant l'authenticité, il supprima le nom « Angelico » et le remplaça
par « un autre auteur » dan s les rééditions de 1777 et 1780 faites à Naples. Remondini, l'imprimeur
de Venise, ne fit jamais la correction). « Le voilà donc, s'écrie avec admiration saint Bonaventure,
ce grand Dieu que le monde ne peut contenir, le voilà devenu notre prisonnier dans le saint
Sacrement! » (S. Bonaventure (apocryphe, cf. éd. Quaracchi VIII, CXIII), Expositio Missae, c. 4,
Opera, t. 7, Lyon, 1668, p. 78). Et si le Seigneur se donne ainsi tout entier à nous dans l'Eucharistie,
comment pouvons-nous craindre que, sollicitant une grâce quelconque, nous essuyons jamais un
refus. « Comment, dit saint Paul, ne nous aurait-il pas donné toutes choses avec son propre Fils? »
(Romains 8, 32).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
O mon Jésus, qui donc vous inspira de vous donner ainsi tout entier à nous pour
nourriture? Et, après un pareil don, que vous reste-t-il encore à nous donner pour nous mettre dans
l'obligation de vous aimer? Ah! Seigneur, éclairez-nous; et faites-nous comprendre par quel excès
d'amour vous vous êtes réduit en nourriture afin de vous unir à nous, pauvres pécheurs. Mais si vous
vous donnez tout entier à nous, il est juste que, de notre côté, nous nous donnions tout entier à vous.
Mon Rédempteur, comment ai-je pu vous offenser, vous qui m'avez tant aimé et qui n'avez rien
négligé pour gagner mon amour? Vous vous êtes fait homme pour moi; vous êtes mort pour moi;
vous vous êtes réduit en nourriture pour moi. Que pouviez-vous faire de plus en ma faveur? Je vous
aime, ô Bonté infinie. Je vous aime, ô amour infini. Seigneur, venez fréquemment dans mon âme;
enflammez-moi tout entier de votre saint amour et faites que j'oublie tout le reste pour ne plus
penser qu'à vous, pour ne plus aimer que vous.
Très sainte Vierge Marie, priez pour moi et, par votre intercession, rendez-moi digne
de recevoir souvent votre Fils dans son divin Sacrement.
DEUXIÈME POINT
Considérons ensuite le grand amour que nous a témoigné Jésus Christ en nous faisant
un tel don. Le Très Saint Sacrement est un don qui procède uniquement de l'amour. Selon le décret
divin, il est nécessaire pour notre salut que le Rédempteur mourût et que, par le sacrifice de sa vie, il
donnât satisfaction à la justice divine irritée par nos péchés. Mais quelle nécessité y avait-il que
Jésus Christ, après avoir subi la mort, se laissât à nous en nourriture? Ainsi le voulut son amour.
Jésus Christ, dit saint Laurent Justinien, n'eut, en instituant l'Eucharistie, aucun autre motif que de
nous donner un témoignage de son insigne charité (S. Laurent Justinien, De Christi corpore sermo,
Opera, Venise, 1721, p. 390). Et c'est précisément ce que dit saint Jean: « Sachant que son heure
était venue de passer de ce monde à son Père, Jésus, qui avait aimé les siens, les aima jusqu'à la
fin » (Jean 13, 1). Il ne voulut donc pas quitter la terre sans nous laisser, à cette heure suprême, la
plus grande marque de son amour dans le don qu'il nous fit de son auguste Sacrement. Voilà bien ce
que signifie cette parole: « il les aima jusqu'à la fin », c'est-à-dire, d'un amour extrême,
extraordinaire ainsi que l'expliquent Théophylacte et saint Jean Chrysostome (Théophylacte, Sur
l'Évangile de Jean, ch. 13,1, PG 124, 446. S. Jean Chrysostome, Homélie 70 sur Jean, n. 1, PG 59,
382).
Qu'on remarque en outre, avec saint Paul, quel temps Jésus Christ a choisi pour nous
faire ce don. Or, dit saint Paul, « en cette nuit où il était livré, le Seigneur Jésus prit du pain, et,
rendant grâce, le rompit et dit: Prenez et mangez; ceci est mon corps » (1 Corinthiens 11, 23). Les
hommes lui préparaient donc des fouets et des épines ainsi que la croix pour le mettre à mort, et
c'est en ce moment-là même que notre très aimant Sauveur voulut nous donner cette suprême
marque de son amour. Et pourquoi ne le fit-il pas plus tôt, mais seulement au temps de sa mort? »
C'est, répond saint Bernardin de Sienne, parce que de toutes les marques d'amitié celles qui se
donnent à l'approche de la mort se gravent plus profondément dans la mémoire et nous tiennent plus
au coeur » (S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale de Evangelio aeterno, sermon 54, art. 1, c. 1,
Opera, t. 5, Quaracchi, 1956, p. 7). Jésus Christ s'était auparavant donné à nous de plusieurs
manières. Déjà nous le possédions comme ami, maître, père, lumière, modèle de victimes. Il ne lui
restait plus qu'à se donner sous forme de nourriture, afin de ne faire qu'un avec celui qui la prend; et
ce suprême effort d'amour il le fit en se donnant à nous dans le Saint Sacrement. Voilà bien, dit
encore saint Bernardin de Sienne (S. Bernardin de Sienne, Ibid., p. 28-29), « le dernier terme
possible de son amour; Jésus qui se donne à nous en nourriture et qui s'identifie avec nous aussi
réellement que s'identifient avec nous les aliments dont nous vivons ». Ainsi, non content de s'unir à
la nature humaine, notre Rédempteur voulut, par ce Sacrement, trouver le moyen de s'unir avec
chacun de nous en particulier.
« Non, disait saint François de Sales, le Sauveur ne peut être considéré en une action ni
plus amoureuse, ni plus tendre que celle-ci, en laquelle il s'anéantit par manière de dire et se réduit
en viande, afin de pénétrer nos âmes et s'unir entièrement au coeur et au corps de ses fidèles » (S.
François de Sales, Introduction à la vie dévote, 2è partie, ch. 21: « Non, le Sauveur ne peut être
considéré en une action ni plus amoureuse ni plus tendre que celle-ci, en laquelle il s'anéantit, par
manière de dire, et se réduit en viande afin de pénétrer nos âmes et s'unir intimement au coeur et au
corps de ses fidèles » (RVP, p. 120)). « Ainsi, dit saint Jean Chrysostome, c'est à ce Seigneur sur
lequel les anges n'osent fixer leurs regards, que nous nous unissons; c'est avec lui que nous
devenons un même corps, une même chair. » « Quel est, continue le même saint, le pasteur qui
nourrisse ses brebis de son propre sang? Que dis-je: un pasteur? Souvent les mères elles-mêmes
confient leurs enfants à des nourrices. Bien loin que Jésus Christ ait jamais consenti à les imiter,
c'est de son propre sang qu'il nous nourrit et c'est ainsi qu'il nous unit à lui » (Le texte cité reprend
littéralement la version de l'ancien bréviaire, au deuxième nocturne de l'office du dimanche pendant
l'octave du Saint-Sacrement, avec la référence, ancienne aussi, à l'Homélie 60 au peuple d'Antioche.
Cf. S. Jean Chrysostome, Homélie 82 sur Matthieu, n. 5, PG 58, 260: « Voilà pourquoi il a uni,
confondu son corps avec le nôtre, afin que nous soyons tous comme un même corps, joint à un seul
chef. En effet, c'est là la marque d'un ardent amour » (JEA, t. 8, p. 323)). Mais pourquoi se faire
notre nourriture? « C'est, répond le saint, pour s'unir tellement avec nous que nous devenions une
seule et même chose avec lui; car voilà l'amour dans ses plus ardentes aspirations » (Citation tirée
de l'office du bréviaire, au samedi dans l'octave de Saint-Sacrement, deuxième nocturne (Homélie
61 au peuple d'Antioche). Cf. S. Jean Chrysostome, Homélie 46 sur Jean, n. 3, PG 59, 260: « Voilà
pourquoi il a uni, confondu son corps avec le nôtre, afin que nous soyons tous comme un même
corps, joint à un seul chef. En effet, c'est là la marque d'un ardent amour » (JEA, t. 8, p. 323)). Jésus
Christ a donc voulu faire le plus grand de ses miracles et, comme dit le Psalmiste, « le Seigneur,
tout miséricordieux et animé de la plus paternelle tendresse, a consacré la mémoire de toutes ses
autres merveilles; il a donné la nourriture à ceux qui le craignent » (Psaume 110, 4), et cela pour
satisfaire le désir qu'il avait de rester avec nous et pour ne faire de son Très Saint Coeur et du nôtre
qu'un seul coeur. « Combien votre amour est admirable, Seigneur Jésus, s'écrie saint Laurent
Justinien, car vous avez voulu nous incorporer tellement à votre chair qu'indissolublement unis nous
fissions avec vous un seul coeur et une âme » (S. Laurent Justinien, De incendio divini amoris, c. 5,
Opera, Venise, 1721, p. 621).
Le Père de la Colombière, ce grand serviteur de Dieu, disait: « Si quelque chose
pouvait ébranler ma foi sur le mystère le l'Eucharistie, ce ne serait pas de cette puissance infinie que
Dieu y fait voir que je douterais: ce serait plutôt de l'amour extrême qu'il nous témoigne. Comment
ce qui est pain devient-il chair sans cesser de paraître pain? Comment le corps de Jésus se trouve-t-
il en même temps en plusieurs lieux? Comment peut-il être renfermé dans un espace presque
indivisible? A tout cela je n'ai qu'à répondre que Dieu peut tout. Mais si l'on me demande comment
il se peut faire que Dieu aime une créature aussi misérable que l'homme et qu'il l'aime à tel point, je
confesse que je n'ai nulle réponse et que c'est une vérité qui me passe » (B. Claude de la
Colombière, Sermon 20 pour le jour du Corps de Dieu, Sermons prêchez devant S. A. R. Madame
la Duchesse d'York, t. 2, Lyon, 1692, p. 2: « Si quelque chose pouvait ébranler ma foi sur ce
mystère, ce ne serait pas de cette puissance infinie que Dieu y fait voir que je douterais, ce serait
plutôt de l'amour extrême qu'il nous y témoigne. Comment ce qui est pain devient-il chair, sans
cesser de paraître pain? Comment le corps d'un homme se trouve-t-il en même temps en plusieurs
lieux? Comment peut-il être renfermé dans un espace presque indivisible? A tout cela je n'ai qu'à
répondre que Dieu peut tout. Mais si l'on me demande comment il se peut faire que Dieu aime une
créature aussi faible, aussi imparfaite, aussi misérable que l'homme, et qu'il l'aime avec passion,
avec transport; qu'il ait pour cet homme des empressements qu'un homme même n'aurait pas pour
un autre homme; je confesse, Messieurs, que je n'ai nulle réponse, et que c'est une vérité qui me
passe »). Mais, Seigneur, vous réduire en nourriture, n'est-ce pas un excès d'amour qui ne semble
pas convenir à votre majesté? « L'amour, répond saint Bernard, ne se soucie pas de dignité » (S.
Bernard de Clairvaux, Sermon 64, sur le Cantique des Cantiques, n. 10, PL 183, 1088 (BEG, p.
661)). « L'amour, répond également Saint Pierre Chrysologue, ferme les yeux quand il s'agit de se
faire connaître à l'objet aimé, toutes les raisons de convenance ne lui sont plus rien; il va non pas où
il convient, mais où le portent ses désirs » (S. Pierre Chrysologue, Sermo 147, PL 52, 595). « Saint
Thomas, le Docteur angélique, avait donc raison d'appeler ce Sacrement le Sacrement de l'amour, le
gage de l'amour (S. Thomas d'Aquin (auteur inconnu, cf. Opuscula theologica, t. 1, Turin 1954,
XV), Opusculum 58 de sacramento altaris, c. 25, Opera, t. 17, Rome, 1570, fol. 56. L'idée se trouve
dans les oeuvres authentiques de S. Thomas: Somme théologique, IIIa, qu. 75, art. 1, c), et saint
Bernard « L'amour des amours » (S. Bernard de Clairvaux (auteur inconnu selon Glorieux, n. 184),
Sermo de excellentia ss. Sacramenti, n. 10, PL 184, 987). Combien aussi saint Marie Madeleine de
Pazzi avait donné raison de n'appeler le jeudi saint, jour de l'institution du Très Saint Sacrement,
que le jour de l'amour! (V. Puccini, Vita della B. M. Maddalena de'Pazzi, c. 92, Venise, 1642, p.
170).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
O Amour infini de Jésus, vous méritez qu'on vous aime infiniment! Quand donc, ô
mon Jésus, vous aimerai-je comme vous m'avez aimé? En vérité, vous ne pouvez rien ajouter à tout
ce que vous avez fait pour obtenir l'amour de mon coeur, et moi j'ai pu vous abandonner, vous, le
Bien infini, pour m'en aller après de vils objets et de misérables créatures! Ah! Mon Dieu, éclairez-
moi; découvrez-moi toujours de plus en plus vos immenses bontés afin que je m'enflamme d'amour
pour vous et que je m'applique sans cesse à vous plaire. Je vous aime, mon Jésus, mon amour, mon
tout; et je veux m'unir souvent à vous dans ce Sacrement, pour me détacher de tout et n'aimer que
vous, ô ma vie. Et vous, ô mon Rédempteur, secourez-moi par les mérites de votre Passion.
Vous aussi, ô Mère de Jésus et ma mère, assistez-moi; demandez à Jésus qu'il
m'embrase tout entier de son saint amour.
TROISIÈME POINT
Considérons, en troisième lieu, combien Jésus Christ désire que nous le recevions dans
la sainte Communion. « Jésus sachant que son heure était venue » (Jean 13, 1). Mais comment Jésus
pouvait-il appeler son heure, cette nuit-là même où devait commencer sa douloureuse Passion? Il
l'appelle son heure, parce qu'en cette nuit-là il devait nous laisser ce Divin Sacrement pour s'unir
tout entier aux âmes qui lui sont chères. En même temps, pour nous faire comprendre avec quelle
ardeur il désirait contracter cette union avec chacun de nous dans son Sacrement, le Rédempteur
disait à ses disciples: « J'ai brûlé du désir de manger cette Pâque avec vous » (Luc 22, 15). Ces
paroles: J'ai brûlé du désir, viennent de l'immense amour qu'il nous porte. « Elles sont, dit saint
Laurent Justinien, le cri de l'amour le plus brûlant » (S. Laurent Justinien, De triumphali Christi
agone, c. 2, Opera, Venise, 1721, p. 229). Et s'il se donna de préférence sous les espèces du pain,
c'est afin que chacun puisse le recevoir. En effet, s'il s'était placé sous les espèces d'un aliment de
grand prix, les pauvres se verraient dans l'impossibilité de le recevoir; ou même s'il avait fait choix
de tout aliment, celui-ci aurait pu être d'un bas prix, sans pour cela se rencontrer dans tous les lieux
de la terre. Jésus Christ a donc voulu se mettre sous les espèces du pain, parce que le pain coûte peu
et qu'on le trouve partout; et ainsi tous peuvent en tout lieu trouver Jésus Christ et le recevoir.
Enfin, pressé par son grand désir de se donner à nous, le Rédempteur ne se contente
pas de nous adresser invitations sur invitations pour que nous allions le recevoir: « Venez, mangez
mon pain et buvez le vin que je vous ai préparé » (Proverbes 9, 5). « Mangez mes amis, et buvez,
enivrez-vous, mes bien-aimés » (Cantique 5, 1). Il nous en fait en même temps une loi: « Prenez et
mangez: ceci est mon corps » (Matthieu 26, 26). De plus, pour nous décider à le recevoir, il nous
excite par la promesse de la vie éternelle: « Celui qui mange ce pain vivra éternellement » (Jean 6,
58), comme aussi il menace d'exclure du Ciel ceux qui résistent à son appel: « Si vous ne mangez la
chair du Fils de l'homme et ne buvez son sang vous n'aurez pas la vie en vous » (Jean 6, 53).
Invitations, promesses, menaces, tout est inspiré à Jésus Christ par son désir de s'unir avec nous
dans ce Sacrement. Et ce désir lui-même vient du grand amour qu'il nous porte. Car, dit saint
François de Sales (S. François de Sales, Traité de l'amour de Dieu, liv. 1, ch. 10: « Comme l'amour
tend à l'union, ainsi l'union étend bien souvent et agrandit l'amour » (RVP, p. 379)), comme l'amour
ne veut que l'union à l'objet aimé et comme dans ce Sacrement Jésus s'unit tout entier à notre âme, -
- « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui », -- voilà pourquoi il
désire si ardemment que nous le recevions. Une abeille, dit un jour Notre Seigneur à sainte
Mechtilde (G. Lansperge, Libreo... delle visioni della B. Metilde, lib. 2, c. 4, Venise, 1710), ne se
jette pas sur les fleurs pour en sucer le miel, avec autant d'ardeur que j'en mets à me donner aux
âmes désireuses de me recevoir.
Oh! Si les fidèles comprenaient le grand bien que l'âme retire de la Sainte
Communion! Entre les mains de Jésus se trouvent toutes les richesses, puisque « son Père l'a
constitué le maître de toutes choses » (Jean 13, 3). Quand donc Jésus Christ vient dans une âme par
la Sainte Communion, il apporte avec lui d'immenses trésors de grâces. « Avec elle, dit Salomon en
parlant de la Sagesse éternelle, me sont venus ensemble tous les biens » (Sagesse 7, 11).
Saint Denys attribue au Saint Sacrement une souveraine vertu de sanctification. « Là,
dit-il, se trouve au suprême degré la force qui nous élève au sommet de la perfection » (Denys
l'Aéropagiste (pseudo), La Hiérarchie ecclésiastique, ch. 3, PG 3, 423, 426). Et d'après saint Vincent
Ferrier, on gagne plus à communier une fois que si l'on jeûnait pendant une semaine au pain et à
l'eau. (S. Vincent Ferrier, Sermones aestivales, sermo 2 in festo Corporis Christi, Venise, 1573, p.
221). La Sainte Communion, ainsi que l'enseigne le concile de Trente, est le grand remède institué
par Dieu pour nous délivrer des fautes vénielles et nous préserver des péchés mortels (Concile de
Trente, Session 13, Décret sur le Très Saint Sacrement de l'Eucharistie, ch. 2: « Mais il a voulu que
ce sacrement fût reçu comme l'aliment spirituel de nos âmes... et qu'il fût l'antidote qui nous libère
de nos fautes quotidiennes et nous préserve des péchés mortels » (FC 737)). Aussi saint Ignace,
martyr, appelait-il ce Sacrement « Le remède de l'immortalité » (S. Ignace d'Antioche, Lettre aux
Ephésiens, ch. 20, PG 5, 662: « ... pour obéir à l'évêque et au presbyterium, dans une concorde sans
tiraillements, rompant un même pain qui est remède d'immortalité, antidote pour ne pas mourir,
mais pour vivre en Jésus Christ pour toujours » (SC 10 bis, trad. TH. Camelot, p. 91)). Et Innocent
III a dit: « Par sa passion, Jésus Christ nous a retiré de la puissance du péché, par l'Eucharistie il
nous ôte la volonté de pécher » (Innocent III, De sacro altaris mysterio, lib. 4, c. 44, PL 217, 285).
En outre, ce Sacrement allume dans nos coeurs la flamme de l'amour divin. « Le roi
m'a introduit dans son cellier; il a réglé en moi la charité. Soutenez-moi avec des fleurs, fortifiez-
moi avec des fruits, parce que je languis d'amour » (Cantique 2, 4). Saint Grégoire de Nysse dit que
ce mystérieux cellier c'est précisément la sainte Communion, car l'âme s'y enivre tellement d'amour
pour Dieu qu'elle oublie la terre et toutes les choses créées; et voilà cette langueur d'amour que
ressentait l'Épouse sacrée (S. Grégoire de Nysse, Homélie 4 sur le Cantique, PG 44, 846). Le
vénérable Père François Olympio, Thétin, disait également que rien au monde n'est propre à nous
enflammer d'amour pour Dieu, comme la sainte Communion ( G. Silos, Vita del Venerabile...
Francesco Olimpio, lib. 2, c. 5, Naples, 1685, p. 169).
« Dieu est amour », dit saint Jean (I Jean 4, 8); et il est aussi « un foyer d'amour pour
se consumer » (Deutéronome 4, 24). Or, c'est ce foyer d'amour que le Verbe éternel vint allumer sur
terre. « Je suis venu jeter un feu sur la terre; et qu'est-ce que je veux, sinon qu'il s'allume » (Luc 12,
49)? ah! Quelles belles flammes du saint amour Jésus allume dans les âmes, qui ont soif d'amour en
le recevant par la sainte Communion! Saint Catherine de Sienne vit un jour, dans les mains d'un
prêtre, la sainte Hostie sous la forme d'une fournaise d'amour et elle s'étonnait qu'au contact de ce
vase incendié tous les coeurs ne fussent pas tout de flammes et entièrement consumés (B. Raymond
de Capoue, Vie de S. Catherine de Sienne, 2e partie, ch. 6, n. 3, t. 1, Paris, 1877, p. 168: « Jamais
elle ne s'approchait de l'autel sans voir des choses supérieures aux sens, surtout quand elle recevait
la sainte communion. Souvent elle apercevait entre les mains du prêtre un enfant nouveau-né, ou un
tout jeune homme. Quelquefois c'était une fournaise d'un feu ardent, dans laquelle le prêtre semblait
entrer au moment où il consommait l'Eucharistie »). Sainte Rose de Lima disait qu'en communiant
il lui semblait recevoir le soleil; aussi de son visage s'échappait-il des rayons qui éblouissaient et de
sa bouche il sortait une telle chaleur qu'on ne pouvait, après la Communion, lui présenter à boire
sans se sentir la main brûlante comme en présence d'un brasier. (L. Hannssen, Vita... Rosae de S.
Maria Limensis, c. 22, Rome, 1664, p. 216 s). Le saint roi Wenceslas, rien qu'en allant visiter le
Saint Sacrement, éprouvait même dans son corps une ardeur si grande que le serviteur, dont il se
faisait accompagner, ne sentait plus le froid, dès qu'en cheminant sur la neige il posait le pied dans
les traces laissées par le saint (Bollandistes, Acta Sanctorum, t. 47 ( 28 septembre), Paris, 1867, p.
780). L'Eucharistie, disait saint Jean Chrysostome, est un feu qui nous embrase, de telle sorte que,
transformés par la sainte Communion en autant de lions, et ne respirant plus que l'amour de Dieu,
nous devenons l'effroi de l'enfer, au point qu'il n'a plus même le courage de nous tenter! (Citation
tirée de l'office de l'ancien bréviaire, au samedi dans l'octave du Saint-Sacrement, deuxième
nocturne (Homélie 61 au peuple d'Antioche). Cf. S. Jean Chrysostome, Homélie 46 sur Jean, n. 3,
PG 59, 260: « Sortons donc de cette table, comme des lions remplis d'ardeur et de feu, terribles au
démon » (JEA, t. 8, p. 323)).
Si je ne communie pas souvent, me dira quelque chrétien, c'est parce que je me sens
froid dans l'amour de Dieu. Mais répond Gerson (J. Gerson, De praeparatione ad Missam, cons. 4,
Opera, t. 3, Anvers 1706, col. 323), agir de la sorte n'est-ce pas se défendre d'approcher du feu, par
la raison qu'on a froid? Or, plus nous nous sentons froids, plus aussi nous avons besoin de nous
rapprocher fréquemment de la sainte Table, si tant est que nous ayons le désir d'aimer Dieu!
« Quand on vous demande, disait saint François de Sales, pourquoi vous communiez si souvent,
dites que deux sortes de personnes doivent souvent communier, les parfaits et les imparfaits: les
premiers, pour se maintenir dans la perfection; et les autres, pour y arriver » (S. François de Sales,
Introduction à la vie dévote, 2e partie, ch. 21: « Dites-leur (aux mondains) que deux sortes de gens
doivent souvent communier: les parfaits, parce qu'étant bien disposés, ils auraient grand tort de ne
point s'approcher de la source et fontaine de perfection, et les imparfaits, afin de pouvoir justement
prétendre à la perfection » (RVP, p. 120-121)). Et saint Bonaventure dit également: « Allez à la
sainte Table, toute tiède que soit votre âme. Mais allez-y plein de confiance en la miséricorde de
Dieu. Plus on se sent malade, plus on a besoin de médecin » (S. Bonaventure (plutôt David
d'Augsbourg, cf. éd. Quaracchi VIII, XCV), De prodectu religiosorum, lib. 2, c. 77, Opera, t. 7,
Lyon, 1668, p. 612). Ma fille, dit un jour Jésus Christ à sainte Mechtilde, avant chacune de tes
communions souhaite d'avoir tout l'amour dont jamais coeur a été embrasé pour moi. De mon côté,
je tiendrai compte de ce bon désir comme si tu avait réellement tout cet amour (G. Lansperge, Libro
delle... visioni della B. Metilde, lib. 3, c. 23, Venise, 1710, p. 86).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Mon Jésus, ô vous qui aimez tant les âmes, non, il n'est pas possible que, pour nous
convaincre de votre amour, vous nous en donniez de plus grandes preuves. En vérité, que pourriez-
vous inventer encore pour vous faire aimer de nous? Faites donc, ô bonté infinie, que désormais je
vous aime de toutes mes forces et de toute la tendresse de mon coeur. A qui mon coeur doit-il
s'attacher avec plus d'amour qu'à vous, ô mon Rédempteur, qui, après avoir donné votre vie pour
moi, vous êtes donné à moi vous-même tout entier dans ce Sacrement? Que ne puis-je, ô mon bien-
aimé Seigneur, me rappeler sans cesse votre amour, de telle sorte qu'oubliant toutes choses je vous
aime vous seul, sans cesse et sans réserve? Mon Jésus, je vous aime par dessus toutes choses et je
ne veux aimer que vous. Chassez, je vous en conjure, chassez de mon coeur toutes les affections qui
ne sont point pour vous. Soyez béni de me donner encore du temps pour vous aimer et pour pleurer
les déplaisirs que je vous ai causés. O mon Jésus, ce que je désire, c'est que vous soyez l'unique
objet de mes affections. Secourez-moi; sauvez-moi; et que mon salut consiste à vous aimer toujours
et de tout mon coeur, en cette vie et en l'autre.
Marie, ma Mère, aidez-moi afin que j'aime Jésus et priez-le pour moi.
TRENTE-CINQUIÈME CONSIDÉRATION
De la demeure pleine d'amour que fait Jésus dans le Très Saint Sacrement
« Venez à moi, vous tous qui souffrez et qui êtes chargés, et je vous soulagerai! »
(Matthieu 11, 28)
PREMIER POINT
Notre très aimant Sauveur, voyant approcher l'heure où il devait quitter ce monde après
avoir opéré par sa mort l'oeuvre de notre Rédemption, ne voulut pas nous laisser seuls dans cette
vallée de larmes. « Aucune langue, dit saint Pierre d'Alcantara, ne pourra jamais parvenir à
exprimer la grandeur de l'amour que Jésus porte aux âmes. Aussi, sur le point de quitter ce monde,
et afin que son absence ne devint pas pour ses épouses une occasion de l'oublier, ce tendre Époux
leur laissa, comme souvenir, cet adorable Sacrement dans lequel il demeure en personne. Entre elles
et lui, il ne voulut, pour tenir leur mémoire toujours en éveil, d'autre gage que lui-même » (S. Pierre
d'Alcantara, Trattato dell' orazione e meditazione, p. 1, c. 4, Rome, 1706, p. 96). Quel grand amour
ne devons-nous pas en conséquence à Jésus Christ pour cette grande marque de son amour! S'il a
voulu que, dans ses derniers temps, on instituât la Fête du Sacré-Coeur, c'est précisément, comme il
le révéla lui-même à sa servante, Marguerite Marie Alacoque ( S. Marguerite-Marie Alacoque, Vie
et oeuvres, t. 2, Paris, (s. d. ), p. 355: « C'est pour cela que je te demande que le premier vendredi
d'après l'octave du Saint Sacrement soit dédié à une fête particulière pour honorer mon Coeur, en
communiant ce jour-là, et en lui faisant réparation d'honneur par une amende honorable, pour
réparer les indignités qu'il a reçues pendant le temps qu'il a été exposé sur les autels »), afin que par
nos hommages et les affections de notre coeur nous payions en quelque sorte de retour son
amoureuse présence sur les autels; c'est encore afin que nous fassions amende honorable pour les
mépris, dont les hérétiques et les mauvais chrétiens l'ont abreuvé et ne cessent de l'abreuver dans le
Sacrement de son amour.
Jésus Christ demeure dans le Très Saint Sacrement: 1° pour être à la portée de tous; 2°
pour donner audience à tous; 3° pour accorder ses grâces à tous. Et d'abord, s'il veut résider sur tant
d'autels différents, c'est afin de se tenir à la portée de tous ceux qui désirent le trouver. Dans cette
nuit, où le Rédempteur, avant d'aller à la mort, prit congé de ses disciples, ceux-ci, se voyant sur le
point de perdre leur maître bien-aimé, se désolaient et se lamentaient. Mais Jésus, pour les consoler,
leur dit, à eux et à nous en même temps: Mes enfants, je vais mourir pour vous, pour vous montrer
l'amour que je vous porte; mais je ne veux pas, même en mourant, vous laisser seuls; tant que vous
serez sur la terre, je veux y rester avec vous dans le Saint Sacrement de l'autel. Je vous laisse mon
corps, mon âme, ma divinité, moi-même. Tant que vous resterez sur la terre, je ne veux pas me
séparer de vous. « Voici que je suis avec vous tous les jours, jusqu'à la consommation des siècles »
(Matthieu 28, 20). « L'Époux divin, dit saint Pierre d'Alcantara, ne voulait pas laisser son Épouse
sans quelque compagnie afin que, durant une si longue absence, elle ne demeurât pas seule. Il lui
laissa donc ce Sacrement; et comme il y réside en personne, c'était bien la meilleure compagnie qu'il
pût lui laisser » (S. Pierre d'Alcantara, op. cit., p. 97). Les païens se sont donné toutes sortes de
dieux; mais jamais ils n'ont pu s'imaginer un Dieu plus aimant que le nôtre, un Dieu qui se tient
aussi près des hommes et qui les assiste avec autant de tendresse. « Aucune autre nation, si grande
qu'elle soit, n'a des dieux s'approchant d'elle, comme notre Dieu s'approche de nous »
(Deutéronome 4, 7). Ainsi parle Moïse dans le Deutéronome, et l'Église chante ce texte précisément
à la fête du Très Saint Sacrement.
Voilà donc que Jésus Christ se tient renfermé dans nos Tabernacles, comme dans
autant de prisons d'amour. Les prêtres l'en retirent pour l'exposer sur l'autel ou pour le distribuer aux
fidèles; puis ils l'y remettent, et Jésus consent à demeurer la nuit et le jour. Mais, ô mon
Rédempteur, à quoi bon rester dans tant d'églises, même la nuit, alors que les hommes retirés chez
eux, vous laissent absolument seul? Ne suffisait-il pas de vous y trouver durant le jour? Non, Jésus
veut y demeurer même la nuit; dans la plus complète solitude, il est vrai tout prêt à accueillir dès le
matin celui qui le cherchera. Elle allait çà et là, l'Épouse sacrée, cherchant son bien-aimé, et
demandant à ceux qu'elle rencontrait: « N'avez-vous pas aperçu celui que chérit mon âme »
(Cantique 3, 3). Et ne le trouvant pas, elle élevait la voix pour lui demander à lui-même où elle le
trouverait: « O vous que chérit mon âme, disait-elle, indiquez-moi où vous arrêtez, où vous prenez
votre repos » (Cantique 1, 6). Alors l'Épouse ne trouvait pas l'Époux parce que le Saint Sacrement
n'existait pas encore. Mais à présent, dès qu'une âme veut trouver Jésus Christ, elle prend le chemin
de l'église ou de quelque couvent où se trouve son bien-aimé qui l'attend. Il n'y a pas de village si
misérable soit-il, il n'y a pas de couvent où ne se trouve le Saint Sacrement, et là le roi du ciel
consent à demeurer enfermé dans un pauvre tabernacle de bois ou de pierre; souvent même il est
seul, à peine une lampe brûle-t-elle en sa présence et personne ne lui tient compagnie. Mais,
Seigneur, s'écrie saint Bernard (S. Bernard de Clairvaux, Sermon 59 sur le Cantique des Cantiques,
n. 1-2, PL 183, 1062: « C'est le langage de l'amour qui ignore toute domination... Comprenez-vous
que la majesté même cède à l'amour? » (BEG, p. 610-611)), cela ne convient pas à votre Majesté.
N'importe, répond Jésus, si cela ne convient pas à ma Majesté, cela convient à mon amour.
Quels tendres sentiments d'amour éprouvent les pèlerins à visiter la sainte maison de
Lorette, à parcourir les stations de la Terre Sainte, la grotte de Bethléem, le Calvaire, le Saint
Sépulcre, tous ces lieux marqués par la naissance, le séjour, la mort, la sépulture de Jésus Christ! Et
nous, quels sentiments plus tendres encore notre coeur ne doit-il pas éprouver dans une église en
face du tabernacle où Jésus lui-même est réellement présent! Le Vénérable Père Jean d'Avila disait
que, dans aucun sanctuaire, il ne pouvait goûter de dévotion et de consolation comme dans une
église où réside Jésus au Saint Sacrement de l'autel (L. Mugnos, Vita dell' apostolico predicatore il
P. Maestro Giov. Avila, lib. 3, c. 15, Milan, 1667, p. 317). Par contre, le Père Balthazar Alvarez
pleurait de voir les palais des princes remplis de monde, tandis que les églises, où se trouvent Jésus
Christ, sont abandonnées et désertes (Louis du Pont, Vita del Vert. P. B. Alvarez, c. 6 § 2, Rome,
1692, p. 61). O Dieu! Si Notre Seigneur n'avait établi sa demeure qu'en une église du monde, par
exemple, à Saint-Pierre de Rome, et qu'il n'y fût accessible qu'un seul jour de l'année, que de
pèlerins, que de gentilshommes, que de monarques feraient en sorte de s'y trouver ce jour-là, afin de
faire leur cour au Roi du ciel, descendu de nouveau parmi les hommes! Quel magnifique tabernacle,
tout étincelant d'or et de pierres précieuses, on lui préparerait! Quelle pompe et quelles lumières
environneraient sa courte apparition au milieu de nous! Mais non, dit le Rédempteur, je ne veux pas
demeurer dans une église seulement ni pour un seul jour; je n'exige ni tant de richesses, ni tant de
lumières; je veux continuellement et tous les jours demeurer dans tous les lieux où sont mes fidèles,
afin que toujours et à toute heure chacun ait la facilité, s'il le veut, de me trouver.
Ah! Certes, si Jésus Christ n'avait eu lui-même l'idée de cette merveille d'amour, qui
donc aurait pu jamais y penser? Si quelqu'un lui eût dit lors de son Ascension au ciel: Seigneur,
voulez-vous nous donner une preuve de votre amour? Eh bien! Demeurez avec nous sur les autels,
cachez-vous sous les espèces du pain, afin que nous puissions vous y trouver quand nous le
voudrons, combien cette demande n'aurait-elle pas paru téméraire? Or ce qu'aucun homme n'a pu
même imaginer, notre Sauveur l'a imaginé et il l'a réalisé. Mais hélas! Où est notre reconnaissance
pour un tel bienfait? Si un prince venait de loin dans quelque bourgade, expressément pour fournir à
un villageois l'occasion de lui faire visite, quelle ingratitude ne serait-ce pas à ce villageois de ne
vouloir pas même se rendre près du prince ou de ne lui accorder que quelques instants à la dérobée?
AFFECTIONS ET PRIÈRES
O Jésus, mon Rédempteur! O amour de mon âme, combien il vous en a coûté pour
demeurer avec nous dans ce Sacrement! Et d'abord vous avez dû mourir, avant de pouvoir résider
sur les autels. Puis, que d'injures il vous a fallu souffrir dans l'Eucharistie, pour nous faire jouir de
votre présence! Et nous, quelle n'est pas notre lâcheté et notre négligence à vous rendre visite!
Cependant nous savons quel plaisir vous prenez à nous voir prosternés devant vous, afin de nous
combler alors de vos biens. Seigneur, pardonnez-moi; car moi aussi, j'ai été du nombre des ingrats.
Désormais, ô mon Jésus, je veux souvent vous rendre visite et me tenir le plus que je pourrai en
votre présence, tout occupé à vous remercier, à vous aimer et à vous demander des grâces; car c'est
à cette fin que vous demeurez ici-bas dans nos tabernacles et que vous vous constituez notre
prisonnier d'amour. Je vous aime, Bonté infinie; je vous aime, ô Dieu d'amour; je vous aime ô
souverain Bien, aimable par dessus tous les biens. Faites que j'oublie toutes choses et que je
m'oublie moi-même pour ne me souvenir que de votre amour et pour m'employer tout le reste de ma
vie uniquement à vous plaire. Faites que désormais mon plus grand bonheur soit de me tenir à vos
pieds. Enflammez-moi tout entier de votre amour.
O Marie, ma Mère, obtenez-moi un grand amour envers le Saint Sacrement; et, quand
vous me verrez retomber dans ma négligence, rappelez-moi la promesse que je fais en ce moment
d'aller le visiter tous les jours.
DEUXIÈME POINT
En second lieu, Jésus Christ, dans le Saint Sacrement, donne audience à tout le monde.
Il n'est pas permis à tout le monde, dit sainte Thérèse (S. Thérèse d'Avila, Autobiographie », ch. 37,
n. 5-6 (MA, p. 282)), de parler au roi. A peine les pauvres peuvent-ils espérer parvenir jusqu'à lui et
de lui exposer leurs nécessités par l'intermédiaire d'une tierce personne. Mais avec le Roi du ciel il
n'est pas besoin de tierces personnes: tous, riches et pauvres, peuvent l'aborder dans son Sacrement
et lui parler face à face. C'est pour cela que Jésus Christ s'appelle lui-même la fleur des champs:
« Je suis la fleur des champs et le lys des vallées » (Cantique 2, 1). Les fleurs des jardins sont
enfermées, et seul le maître y a droit; tandis que les fleurs des champs se trouvent à la disposition de
tout le monde. « Je suis la fleur des champs, lui fait dire le cardinal Hugues, car je me tiens ici pour
tous, et tous peuvent me trouver » (Hugues de Saint-Cher, Postilla super librum Canticorum, in c. 2,
1, Opera, t. 3, Venise, 1703, fol. 112).
Et non seulement Jésus Christ dans le Saint Sacrement donne audience à tout le
monde, mais il la donne à toute heure. Saint Jean Chrysostome, parlant de la naissance du
Rédempteur dans l'étable de Bethléem, observe que les rois ne donnent pas continuellement
audience. Souvent il arrive qu'on se présente pour leur parler; mais les gardes arrêtent au passage,
en disant que ce n'est pas l'heure de l'audience et qu'il faut venir à un autre moment. La grotte, où le
Rédempteur veut naître, n'a ni portes ni gardes; elle est ouverte de toutes parts, afin que tout le
monde obtienne audience à toute heure. « Vous ne voyez là, dit le saint, aucune garde pour vous
dire: Ce n'est pas l'heure » (S. Jean Chrysostome, Sur le Psaume 4, n. 2, PG 55, 42). Ainsi en est-il
pour Jésus au Saint Sacrement. Continuellement nos églises sont ouvertes; libre à chacun d'y entrer,
quand il lui plaît, pour s'entretenir avec le Roi du ciel. Ce que veut encore Jésus Christ, c'est que
nous conversions avec lui en toute confiance; et voilà pourquoi il se cache dans son Sacrement sous
les espèces du pain. Si Jésus s'y montrait sur un trône resplendissant comme il le fera au jugement
universel, qui de nous oserait l'approcher et se tenir à ses pieds? « Mais, dit sainte Thérèse, Notre
Seigneur désire que nous l'entretenions et que nous lui demandions ses grâces avec confiance et
sans crainte; c'est pourquoi il a voilé sa Majesté sous les espèces du pain » (S. Thérèse d'Avila, Le
Chemin de la perfection, ch 34, n. 9: « Devant une si grande Majesté, comment une pauvre petite
pécheresse comme moi, qui l'ai tant offensé, oserait-elle se tenir tout près de lui? Sous les
apparences de ce pain, il est accessible » (MA, p. 487)). « Il souhaite, dit également Thomas a
Kempis, que nous traitions avec lui comme un ami avec son ami » (Thomas a Kempis, L'imitation
de Jésus Christ, liv. 4, ch. 13).
A l'âme, qui se tient ainsi au pied des autels, Jésus semble adresser ces paroles du
Cantique: « Lève-toi et approche, ô mon amie, ma toute belle, et viens » (Cantique 2, 10). Lève toi,
âme fidèle, et dépose toute crainte. Approche, et prends place près de moi. Mon amie; non tu n'es
plus mon ennemi, puisque tu m'aimes et que tu te repens de m'avoir offensé. Ma toute belle; ta
difformité a disparu et te voilà, par ma grâce, redevenue tout belle à mes yeux. Viens donc, et dis-
moi les désirs de ton coeur; car je ne suis sur cet autel que pour les entendre. Quelle joie
n'éprouveriez-vous pas, mon cher lecteur, si le roi vous appelait dans son appartement et s'il vous
disait: Que désirez-vous et de quoi avez-vous besoin? Parlez; car je vous aime et je veux vous faire
du bien. Ce langage, le Roi du ciel, Jésus Christ, le tient à tous ceux qui le visitent: « Venez à moi,
vous tous qui souffrez et qui êtes chargés, et je vous soulagerai » (Matthieu 11, 28). Oui, venez,
pauvres, malades, affligés; venez à moi: je puis et je veux vous enrichir, vous guérir, vous consoler.
C'est pour cela que je demeure sur les autels. « Tu appelleras, il dira: Me voici » (Isaïe 52, 6).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ainsi, ô mon bien-aimé Jésus, vous demeurez sur les autels pour écouter les demandes
des malheureux qui ont recours à vous. Écoutez donc celle qu'un pauvre pécheur vous adresse en ce
moment. O Agneau de Dieu, offert en sacrifice et immolé sur la croix, je suis une âme rachetée par
votre sang. Pardonnez-moi toutes les injures que je vous ai faites et aidez-moi, afin que, moyennant
votre grâce, je ne vous perde plus. Donnez-moi, ô mon Jésus, un peu de cette douleur que, dans le
jardin de Gethsémani, vous avez ressentie à cause de mes péchés. Pourquoi faut-il que je vous aie
offensé, ô mon Dieu? Hélas! Si j'étais mort dans mon péché, je me verrais déjà, ô mon bien-aimé
Seigneur, dans l'impossibilité de vous aimer. Mais vous m'avez attendu, précisément pour que je
vous aime. Soyez béni de m'en donner le temps; et puisque je peux maintenant vous aimer, je veux
vous aimer. Vous-même accordez-moi le don de votre saint amour, mais d'un amour tel qu'il me
fasse oublier toutes les créatures et que je m'applique uniquement à contenter votre Coeur très
aimant. Ah! Mon Jésus, vous m'avez consacré toute votre vie, faites qu'au moins je vous consacre le
reste de ma vie. Attirez-moi tout entier à votre amour et ne me laissez pas mourir avant que je vous
appartienne entièrement. C'est dans les mérites de votre Passion que je place toutes mes espérances.
Et c'est aussi dans votre intercession, ô Marie, que je mets ma confiance. Vous savez
que je vous aime, ayez pitié de moi.
TROISIÈME POINT
Si Jésus, dans le Saint Sacrement, donne audience à tout le monde, c'est pour répandre
ses grâces sur tout le monde. Notre Seigneur désire bien plus de nous dispenser ses grâces que nous
désirons les recevoir; « et, comme le dit saint Augustin, sa volonté de donner surpasse notre avidité
à recevoir » (S. Augustin, Sermon 105, ch. 1, n. 1, PL 38, 619 (Vivès, t. 17, p. 136)). En effet Dieu
est la Bonté infinie. Or, de sa nature, la bonté est expansive; voilà pourquoi Dieu désire faire part de
ses biens à tout le monde. Et même il se plaint des âmes qui ne lui demandent pas ses grâces: « Est-
ce que je suis devenu pour Israël une solitude ou une terre tardive? Pourquoi donc mon peuple a-t-il
dit: nous nous sommes retirés et nous ne viendrons plus à vous » (Jérémie 2, 31)? Oui, dit le
Seigneur, pourquoi ne voulez-vous plus venir à moi? Quoi donc? Lorsque vous m'avez prié, ai-je
une seule fois été pour vous comme une terre stérile ou lente à produire? « J'ai vu, dit saint Jean, le
fils de l'homme avec une ceinture d'or autour de la poitrine » (Apocalypse 1, 13). Ainsi se montrera
Notre Seigneur: sa poitrine était pleine de lait, c'est-à-dire de miséricordes, et il portait une ceinture
d'or, image de l'amour qui le presse de nous dispenser ses grâces. Sans doute, Jésus Christ est
toujours disposé à nous faire du bien; mais, dit le Disciple (J. Herolt (dit le Disciple), Sermones de
tempore et de sanctis, sermon 48, VII, t. 2, Venise, 1598, p. 158), c'est dans la sainte Eucharistie
spécialement qu'il se plaît à distribuer ses grâces avec le plus d'abondance. C'est là, disait le
bienheureux Henri Suso (Cf. I. Del Niente, Vita ed opere spirituali del B. E. Susone, c. 25, Padoue,
1686, p. 90), que Jésus se plaît davantage à exaucer nos prières.
De même qu'une mère va cherchant ses enfants pour leur offrir son sein rempli de lait,
et se décharger de son fardeau, ainsi, du fond de son Sacrement d'amour, Notre Seigneur nous
appelle tous: « Vous serez portés à la mamelle, nous dit-il; comme une mère caresse son enfant,
ainsi moi je vous consolerai » (Isaïe 66, 12). Et de fait, le Père Balthazar Alvarez vit un jour Jésus
au Saint Sacrement les mains pleines de grâces cherchant à les distribuer aux hommes (Louis du
Pont, Vita del Ven. P. B. Alvarez, c. 7, § 2, Rome, 1692, p. 66). Mais il ne se trouvait personne qui
en voulut.
Oh! Heureuse l'âme qui se tient devant le tabernacle à prier Jésus Christ! La comtesse
de Féria, devenue religieuse de sainte Claire, passait en présence du Saint Sacrement tout le temps
dont elle pouvait disposer et elle ne cessait d'y recevoir des trésors de grâces. Comme on lui
demandait un jour ce qu'elle faisait durant ses longues visites au Saint Sacrement: « J'y demeurerais
toute l'éternité. Ce qu'on fait devant le Saint Sacrement? Mais que n'y fait-on pas? Que fait un
pauvre devant un riche, un malade devant un médecin? Ce qu'on y fait? On remercie, on aime, on
demande » (Martin de Rosa, Vida, lib. 3, c. 1, Rome, 1666, p. 67). Oh, combien précieuses ces
dernières paroles pour se tenir avec profit devant le tabernacle!
Avec quelle douleur Jésus Christ se plaignit un jour à sa fidèle servante soeur
Marguerite Marie Alacoque, de l'ingratitude des hommes envers son Sacrement d'amour. Il lui
montra sur un trône de flammes son Sacré-Coeur, entouré d'épines et surmonté d'une croix; et après
lui avoir fait comprendre ainsi quel amour il nous témoigne en demeurant dans le Très Saint
Sacrement, il ajouta: « Voilà ce coeur qui a tant aimé les hommes qu'il n'a rien épargné, jusqu'à
s'épuiser et se consommer pour leur témoigner son amour; et en reconnaissance, je ne reçois de la
plupart que des ingratitudes, par leurs irrévérences et leurs sacrilèges, et par les froideurs et les
mépris qu'ils ont pour moi dans ce Sacrement d'amour. Mais ce qui m'est encore plus sensible est
que ce sont des coeurs qui me sont consacrés qui en usent ainsi » (S. Marguerite-Marie Alacoque,
Vie et oeuvres, t. 1, Paris, (s. d.), p. 87: « Le Coeur divin me fut représenté comme sur un trône de
feu et de flammes, rayonnant de tous côtés, plus brillant que le soleil et transparent comme un
cristal. La plaie qu'il reçut sur la croix y paraissait visiblement; il y avait une couronne d'épines
autour de ce divin Coeur, et une croix au-dessus. Mon divin Maître me fit entendre que ces
instruments de sa passion signifiaient que l'amour immense qu'il a eu pour les hommes avait été la
source de toutes ses souffrances »; t. 2, p. 355: « Voilà ce Coeur qui a tant aimé les hommes... »).
Hélas! C'est faute de l'aimer que les hommes ne vont pas s'entretenir avec Jésus Christ! C'est un
plaisir pour eux de converser des heures entières avec un ami; et puis, ils éprouvent de l'ennui à
s'entretenir une demi-heure avec Jésus Christ. Pourquoi aussi, me dira quelqu'un, Jésus Christ ne me
fait-il pas la grâce de l'aimer? -- A cela je réponds: Si vous ne chassez pas de votre coeur les
affections terrestres, comment voulez-vous que l'amour divin puisse y pénétrer? Si vous pouviez
vraiment dire de tout votre coeur ce que disait saint Philippe Néri à la vue du Saint Sacrement:
« Voilà mon amour! Voilà mon amour! » (P. G. Bacci, vita di S. Filippo Neri fiorentino, lib. 4, c. 1,
n. 4, bologne, 1686, p. 273) bien certainement vous n'éprouveriez pas de l'ennui à vous tenir des
heures et des journées entières au pied du saint tabernacle.
Pour une âme embrasée de l'amour divin, les heures, en présence de Jésus au Saint
Sacrement, ne semblent plus que des moments. Quand saint François-Xavier s'était, toute la journée
dépensé pour le prochain, allait-il peut-être se reposer durant la nuit? Non; son repos c'était de se
tenir devant le Saint Sacrement (O. Torsellini, Vita del B. Francesco Saverio, lib. 6, c. 5, Milan,
1606, p. 251). De même, saint François Régis (G. Daubenton, La vie du Bx Jean-François Régis,
liv. 4, Lyon, 1803), ce grand apôtre de France, après avoir employé tout le jour à confesser et à
prêcher, s'en allait passer la nuit dans quelque église. Plus d'une fois il arriva de la trouver fermée;
et alors, malgré le froid et le vent, il demeurait devant la porte pour tenir compagnie au moins de
loin à son bien-aimé Seigneur. Saint Louis de Gonzagues aurait voulu se tenir sans cesse en
présence du Saint Sacrement. Mais comme il avait reçu de ses supérieurs la défense de s'y arrêter,
on le voyait, chaque fois qu'il passait devant l'autel, réduit à se faire violence. Car il se sentait d'un
côté attiré aux pieds de Jésus Christ, et il se voyait d'autre part contraint par l'obéissance de
s'éloigner. « Laissez-moi Seigneur, laissez-moi », disait alors le saint jeune homme avec l'accent du
plus tendre amour; ne me retenez pas; laissez-moi m'en aller; ainsi le veut l'obéissance (V. Cepari,
Vita del B. Luigi Gonzaga, p. II, c. 3, Rome, 1606, p. 155. Sur ce thème, S. Alphonse a composé et
mis en musique une poésie qu'il envoya au P. Tannoia, maître des novices, en 1755: « moi povero
Core... »). Quant à vous, mon cher frère, si vous ne vous sentez pas le coeur tout brûlant d'amour
pour Jésus Christ, soyez fidèle à le visiter chaque jour au tabernacle, et lui-même saura bien allumer
dans votre coeur la flamme de son amour. Vous vous sentez froid, disait sainte Catherine de Sienne;
eh bien! Approchez-vous du feu (S. Catherine de Sienne, Lettre 87 (41) à l'abbé de Marmoutier, n.
2, Lettres, t. 2,Paris, 1858, trad. E. Cartier, p. 49-50). Quel bonheur pour vous si Jésus vous fait la
grâce de brûler d'amour pou lui! Alors certainement vous n'aimerez plus, que dis-je! Vous
mépriserez toutes les choses de la terre. « Quand le feu est à la maison, disait saint François de
Sales, on jette tous les meubles par la fenêtre » (J.-P. Camus, L'esprit de S. François de Sales, liv. 3,
ch. 27, éd. Pierre Collot, Avignon, 1770, p. 121: « Quand le feu est dans une maison, disait-il,
voyez-vous comme l'on jette les meubles par les fenêtres? Quand le vrai amour de Dieu possède un
coeur, tout ce qui n'est point Dieu nous semble fort peu de choses »).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Mon Jésus, faites-vous connaître et faites-vous aimer! Vous êtes si digne d'amour
et vous avez vraiment épuisé tous les moyens pour vous faire aimer des hommes. Et, après cela,
comment y a-t-il si peu d'hommes qui vous aiment? Moi-même, j'ai eu le malheur d'être hélas! du
nombre de ces ingrats. J'ai bien su pratiquer la reconnaissance envers les créatures, lorsqu'elles me
faisaient quelque don, ou me rendaient quelque service. C'est envers vous seulement que j'ai été si
souvent ingrat. Vous vous êtes donné vous-même à moi; et moi, par mes péchés, je vous ai causé
tant de déplaisirs et je vous ai insulté avec tant d'audace. Mais, je le vois, au lieu de m'abandonner,
vous continuez à vous tenir près de moi et à me demander que je vous aime. Je vous entends
m'intimer sans cesse ce commandement, plein d'amour: Vous aimerez le Seigneur, votre Dieu, de
tout votre coeur. Puisqu'il en est ainsi et que, malgré mes ingratitudes, vous voulez encore l'amour
de mon coeur, je veux vous aimer. Vous désirez mon amour; et moi, favorisé en ce moment de
votre grâce, je ne désire que de vous aimer. Je vous aime, mon amour, mon tout. Par le sang que
vous avez répandu pour moi, aidez-moi à vous aimer. Mon bien-aimé Rédempteur, c'est dans ce
sang précieux que je mets toutes mes espérances: et aussi dans l'intercession de votre très sainte
Mère puisque vous voulez que votre salut dépende aussi de ses prières.
O Marie, ma Mère, priez Jésus pour moi; vous allumez la flamme du divin amour dans
tous les coeurs qui vous aiment; je vous aime beaucoup; embrasez-moi donc d'amour pour Dieu.
TRENTE-SIXIÈME CONSIDÉRATION
Union de notre volonté à la volonté de Dieu
« Notre vie est dans sa volonté »
(Psaume 29, 6)
PREMIER POINT
Aimer Dieu: voilà en quoi consiste tout notre salut et toute la perfection. « Celui qui
n'aime pas demeure dans la mort », dit saint Jean (1 Jean 3, 14); et saint Paul: « Ayez la charité, qui
est le lien de la perfection » (Colossiens 3, 4). Mais, de son côté, la perfection de l'amour consiste
dans la conformité de notre volonté à celle de Dieu; car l'amour, comme dit l'Aéropagite, a pour
principal effet, dans ceux qui aiment, d'unir si bien leur volonté qu'ils n'aient plus qu'un seul coeur
et un seul vouloir (Denys l'Aéropaggite (pseudo), Des Noms divins, ch. 4, § 15, PG 3, 714). Nos
oeuvres, pénitences, communions, aumônes, ne plaisent au Seigneur qu'à la condition d'être en
conformité avec sa divine volonté; autrement, ce ne sont plus des oeuvres de vertu, mais des
oeuvres défectueuses et dignes de châtiment.
C'est principalement pour nous enseigner cette doctrine par ses exemples, que notre
Sauveur descendit du ciel. Voici, d'après l'apôtre saint Paul, le langage qu'il tint en entrant dans le
monde: « Vous n'avez pas voulu d'hostie ni d'oblation; me voici, ô mon Dieu, pour faire votre
volonté » (Hébreux 10, 5). Vous avez, ô mon Père, rejeté toutes les victimes offertes par les
hommes; le sacrifice que vous voulez, c'est celui de ce corps que vous m'avez donné. Eh bien! Me
voici tout à votre disposition, pour faire votre volonté. Que de fois il renouvela dans la suite cette
protestation! « Je suis descendu du ciel, disait-il, non pour faire ma volonté, mais la volonté de celui
qui m'a envoyé » (Jean 6, 38). Immense était son amour envers son Père. Or cet amour, il voulait
qu'on le reconnût à la mort qu'il allait endurer, précisément afin d'accomplir la divine volonté:
« Pour que le monde sache que j'aime mon Père, je fais comme mon Père m'a commandé. Levez-
vous et allons » (Jean 14, 31). Il déclare enfin qu'il reconnaîtra pour siens ceux-là seulement qui
accompliront la volonté de Dieu: « Quiconque aura fait la volonté de mon Père qui est dans les
cieux, celui-là est mon frère et ma soeur et ma mère » (Matthieu 12, 50). Tel a toujours été le but
unique, l'unique désir de tous les saints dans toutes leurs actions: accomplir la volonté de Dieu. Le
bienheureux Henri Suso disait: « J'aimerais mieux être le plus vil des vermisseaux par la volonté de
Dieu que de me trouver par ma propre volonté parmi les séraphins du ciel » (G. Pinamonti, La
religiosa in solitudine, 6e jour, Opera, Parme 1710, p. 185). Et sainte Thérèse a écrit: « Tout ce que
doit ambitionner celui qui s'adonne à l'oraison, c'est de mettre sa volonté en conformité avec la
volonté divine. Au surplus, ajoute-t-elle, il faut bien se persuader qu'en cela consiste la plus haute
perfection. Celui qui pratiquera le plus excellemment cet exercice, c'est celui-là qui recevra de Dieu
les plus grandes faveurs et qui fera le plus de progrès dans la vie intérieure » (S. Thérèse d'Avila, Le
Château intérieur, Deuxièmes Demeures, ch. Unique, n. 8: « Quiconque débute dans l'oraison
(n'oubliez pas cela, c'est très important), doit avoir l'unique prétention de peiner, de se déterminer,
de se disposer, aussi diligemment que possible, à conformer sa volonté à celle de Dieu; et comme je
le dirai plus loin, soyez bien certaines que telle est la plus grande perfection qu'on puisse atteindre
dans la voie spirituelle » (MA, P. 889)). Au ciel les bienheureux aiment Dieu parfaitement. Mais
pourquoi? Parce qu'ils ont leur volonté conforme en tout à la volonté de Dieu. Aussi Jésus Christ
nous enseigne-t-il à demander la grâce d'accomplir la volonté de Dieu sur la terre comme les saints
l'accomplissent dans le ciel: « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel » (Matthieu 6,
10). Celui qui fait la volonté de Dieu deviendra un homme selon le coeur de Dieu. Tel était David,
comme le Seigneur nous l'apprend: « J'ai trouvé dans David un homme selon mon coeur, qui fera
toutes mes volontés » (Actes 13, 22). Et en effet David se tenait toujours à la disposition de Dieu,
pour faire sa divine volonté: « Mon coeur est prêt, mon Dieu, mon coeur est prêt » (Psaumes 56, 8
et 107, 2). Et tout ce qu'il demandait ensuite au Seigneur, c'était de savoir exécuter ses ordres:
« Apprenez-moi à faire votre volonté » (Psaume 142, 10).
Oh! Qu'un acte de parfaite conformité à la volonté de Dieu est d'un grand prix! Il suffit
pour faire une saint. Pendant que saint Paul persécute l'Église, Jésus lui apparaît, l'éclaire et le
convertit. Or, en ce moment le Saint ne fait qu'une chose: il s'offre à faire la volonté de Dieu:
« Seigneur, que voulez-vous que je fasse? » (Actes 9, 6)? Et voilà que Jésus Christ le proclame
aussitôt vase d'élection et apôtre des nations. « Cet homme n'est un vase d'élection pour porter mon
nom devant les païens » (Actes 9, 15). Jeûnes, aumônes, mortifications, faire tout cela pour Dieu,
c'est donner à Dieu une partie de nous-même; mais lui donner notre volonté, c'est lui donner tout.
Or, c'est ce tout que Dieu nous demande: « Mon fils, donne-moi ton coeur » (Proverbes 23, 26),
c'est-à-dire ta volonté. Accomplir la volonté de Dieu: tel est, en définitive, le but où tout doit tendre:
désirs, dévotions, méditations, communions, etc. Et dans toutes nos prières, nous devons avoir en
vue d'obtenir la grâce nécessaire pour exécuter ce que Dieu veut de nous. Oui, réclamons
l'intercession de nos saints patrons et tout particulièrement de la très sainte Vierge Marie; mais afin
qu'ils nous obtiennent lumière et force pour nous conformer en toutes choses à la volonté de Dieu,
spécialement lorsqu'il s'agit d'embrasser ce qui répugne à notre amour-propre. Le vénérable Père
Jean d'Avila disait: un seul « Dieu soit béni » dans l'adversité vaut plus que mille actions de grâces
dans la prospérité (S. Jean d'Avila, Lettre 81, Obras, t. 1, Epistolario, 2e p. , Madrid, 1952, p. 608).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Mon Dieu, quelle vie j'ai menée jusqu'ici pour n'avoir pas voulu me conformer à
votre sainte volonté! Je déteste et je maudis mille fois ces jours et ces moments où, pour faire ma
volonté, j'ai contrevenu à la vôtre, ô Dieu de mon âme. Mais maintenant je vous donne toute ma
volonté. Recevez-la, Seigneur, et unissez-la tellement à votre amour qu'elle ne puisse plus se
révolter. Je vous aime, ô bonté infinie; et par l'amour que je vous porte, je m'offre entièrement à
vous. Disposez de moi et de tout ce qui m'appartient, comme il vous plaît; je me soumets en tout à
vos saintes dispositions. Préservez-moi du malheur d'agir encore contre votre bon plaisir. Père
Éternel exaucez-moi par l'amour de Jésus Christ. Mon Jésus, par les mérites de votre Passion,
exaucez-moi.
Vous aussi, ô très sainte Vierge Marie, assistez-moi. Obtenez-moi la grâce d'accomplir
la volonté de Dieu. Là est tout mon salut, et c'est aussi ce que je vous demande.
DEUXIÈME POINT
Nous devons unir notre volonté à la volonté divine non seulement dans les événements
fâcheux qui nous viennent directement de Dieu, comme les maladies, les désolations intérieures, les
revers de fortune, la mort de nos proches, mais encore dans ceux qui ne nous viennent
qu'indirectement de Dieu, c'est-à-dire par l'intermédiaire des hommes, comme les calomnies, les
humiliations, les injustices et toutes les autres espèces de persécutions. Lorsqu'on nous fait quelque
tort dans nos biens ou dans notre honneur, Dieu ne veut pas, il est vrai, le péché de celui qui lèse
nos droits; mais remarquons-le soigneusement, il veut notre appauvrissement et notre humiliation.
Quoi qu'il arrive, nul doute que cela n'arrive par la volonté de Dieu. « Je suis le Seigneur et il n'y en
a pas d'autre; c'est moi qui forme et qui crée les ténèbres, qui fais la paix et qui crée les maux dont
les hommes sont affligés » (Isaïe 45, 6). L'Ecclésiastique le dit également: « Les biens et les maux,
la vie et la mort, la pauvreté et les richesses viennent de Dieu » (Ecclésiastique 11, 14). Bref, tout
vient de Dieu, les biens et les maux.
Et même les maux, en quel sens sont-ce des maux? Parce que nous les appelons ainsi
et que nous les faisons tels; car si nous les recevions comme il convient, c'est-à-dire avec
soumission et des mains de Dieu, ce ne seraient plus pour nous des maux, mais autant de biens. Les
perles qui forment la plus belle partie de la couronne des saints, ce sont les tribulations de cette vie
qu'ils endurèrent pour Dieu, avec la persuasion que tout vient de ses mains. Quand le saint homme
Job apprit que les Sabéens lui avaient tut enlevé, il ne répondit autre chose que ces paroles: « Le
Seigneur m'a donné, le Seigneur m'a ôté » (Job 1, 21). Il ne dit pas: Le Seigneur m'a donné ces
biens et les Sabéens me les ont enlevés, mais: « Le Seigneur me les a donnés, le Seigneur me les a
ôtés ». Puis il se met à bénir Dieu, bien convaincu que tout était arrivé par sa volonté. « Comme il a
plu au Seigneur, ainsi il a été fait. Que le nom du Seigneur soit béni » (Job 1, 21). Pendant que les
bourreaux déchiraient avec des ongles de fer et brûlaient avec des torches ardentes les saints
martyrs Epiclète et Astion (J.-B. Saint-Jure, De la connaissance et de l'amour de Notre Seigneur
Jésus Christ, liv. 3, ch. 8, section 7, Paris, 1688, p. 295. Cf. Vita SS. Epitecti presbyteri et Astionis
monachi, ch. 13-17, PL 73, 402 s), on ne les entendait l'un et l'autre que répéter ces mots: Seigneur,
que votre volonté se fasse en nous! Et leurs dernières paroles, en expirant, furent celles-ci: Soyez
béni, ô Dieu éternel, de ce que vous nous faites la grâce d'accomplir en nous votre bon plaisir!
Césaire (Césaire d'Arles, Dialogus miraculorum, dist. 10, c. 6, Anvers, 1604, p. 603) parle d'un
moine dont la vie n'était pas plus austère que celle des autres religieux et qui faisait néanmoins
beaucoup de miracles. Son abbé, tout étonné, lui répondit qu'il était le plus imparfait de tous les
religieux, mais qu'il s'appliquait seulement à ne vouloir en toutes choses que ce que Dieu voulait.
« Mais, reprit le supérieur, ces dégâts que notre ennemi causa l'autre jour sur nos terres, n'en avez-
vous ressenti aucune peine? Aucune, mon Père, répondit-il, et même j'en ai remercié le Seigneur;
car c'est lui qui fait ou permet tout pour notre bien ». A ces mots, l'abbé reconnut la sainteté du bon
religieux.
Voilà ce que nous devons faire nous-même quand surviennent les adversités.
Recevons-les toutes des mains de Dieu, non seulement avec patience, mais encore avec allégresse, à
l'exemple des Apôtres qui se réjouissaient d'êtres maltraités pour l'amour de Jésus Christ. « Sortis
du Conseil ils s'en allaient plein de joie de ce qu'ils avaient été jugés dignes de souffrir des outrages
pour le nom de Jésus » (Actes 5, 41). Et de fait, quelle plus grande joie pouvons-nous avoir que
celle de porter la croix et de savoir qu'en la portant généreusement nous réjouissons le coeur de
Dieu? Si donc nous voulons vivre dans une paix continuelle, faisons en sorte de nous unir
étroitement à la volonté de Dieu. Quoi qu'il arrive, disons-nous toujours: « Oui, mon Père, qu'il en
soit ainsi parce qu'ainsi il vous a plu » (Matthieu 11, 26)! Méditations, communions, visites, prières,
conjurons sans cesse le Seigneur qu'il nous fasse pratiquer la conformité à sa divine volonté! En
même temps offrons-nous à lui, disant et répétant: Mon Dieu, me voici; faites de moi ce qu'il vous
plaît. Sainte Thérèse s'offrait à Dieu au moins cinquante fois par jour, pour qu'il disposât d'elle selon
son bon plaisir (S. Thérèse d'Avila, Avis, 30: « Offre-toi à Dieu cinquante fois par jour, cela avec
grande ferveur et désir de Dieu » (MA, p. 1051)).
AFFECTIONS ET PRIÈRES
Ah! Mon divin roi, mon bien-aimé Rédempteur, venez et désormais régnez seul dans
mon âme! Emparez-vous si bien de toute ma volonté qu'elle ne désire ni ne veuille plus rien, sinon
ce que vous voulez. O mon Jésus, que de déplaisirs je vous ai causés jusqu'ici, en m'opposant aux
saintes volontés! Mais aussi, que ma douleur est grande, bien plus grande que si j'avais à souffrir
n'importe quel autre mal! Oui, je me repens de mes révoltes contre vous et je les déteste de tout mon
coeur. Bien loin de vouloir me dérober au châtiment que je mérite, volontiers je l'accepte.
Seulement ne me punissez pas en me privant de votre amour; et puis, faites de moi tout ce qu'il vous
plaît. Je vous aime, ô mon bien-aimé Rédempteur! Je vous aime, ô mon Dieu! Et parce que je vous
aime, je veux faire tout ce que vous voulez. O volonté de Dieu, vous êtes mon amour. O sang de
mon Jésus, vous êtes mon espérance, et par vous j'espère vivre désormais uni en toutes choses à la
divine volonté. La volonté de Dieu sera mon guide, mon désir, mon amour, ma paix. En elle je veux
vivre et me reposer toujours. « Je m'endormirai dans la paix et je me reposerai » (Psaume 4, 9).
Quoi qu'il puisse m'arriver, toujours je dirai: Mon Dieu, vous l'avez ainsi voulu, ainsi je le veux
moi-même! Mon Dieu, ce que vous voulez, voilà ce que je veux! Que votre volonté se fasse
toujours en moi. Mon Jésus, par vos mérites, accordez-moi la grâce de dire et de répéter sans cesse
cette belle maxime d'amour: Que votre volonté soit faite! Que votre volonté soit faite.
O Marie, ma Mère; bienheureuse êtes-vous d'avoir toujours et en toutes choses
accompli la divine volonté. Obtenez que moi aussi je l'accomplisse désormais. Ma Reine, par le
grand amour que vous portez à Jésus Christ, obtenez-moi cette grâce; c'est de vous que j'espère.
TROISIÈME POINT
Celui qui se tient uni à la volonté de Dieu jouit, même ici-bas, d'une paix continuelle.
« Quoi qu'il arrive, rien ne contristera le juste » (Proverbe 12, 21). En effet, notre âme ne peut
goûter une plus douce satisfaction que de voir ses désirs se réaliser. Or, si elle veut uniquement ce
que Dieu veut, elle a tout ce qu'elle désire, puisque rien n'arrive que par la volonté de Dieu. « Les
âmes résignées à la volonté de Dieu, dit Salvien, reçoivent, il est vrai, des humiliations, mais elles
veulent être humiliées; elles tombent dans la pauvreté, mais la pauvreté leur plaît; bref, tout ce qui
leur arrive, elles le veulent; ainsi mènent-elles une vie heureuse » (Salvien, De gubernatione Dei,
lib. 1, n. 2, PL 53, 31). Vienne le froid, le chaud, la pluie, le vent, celui qui se tient uni à la volonté
de Dieu dit: Je veux tout cela, parce qu'ainsi Dieu le veut. Vienne un revers de fortune, la
persécution, une maladie, même la mort: Je veux, dit-il, ce malheur, cette disgrâce, je veux être
malade et même mourir, parce qu'ainsi Dieu le veut. Celui qui s'abandonne à la volonté divine et
trouve bon tout ce que fait le Seigneur, est comme un homme élevé au-dessus des nuages et qui voit
les tempêtes se déchaîner à ses pieds, sans être atteint ni troublé. C'est là cette paix dont parle
l'Apôtre, « laquelle surpasse tout sentiment et toutes les délices du monde » (Philippiens 4, 7).
De plus, cette paix est solide et à l'abri de toutes les vicissitudes. « L'homme saint
demeure dans la sagesse, comme le soleil, dit l'Ecclésiastique, l'insensé est changeant comme la
lune » (Ecclésiastique 27, 12). Cet insensé, c'est le pécheur; il change comme la lune; et de même
que celle-ci croît aujourd'hui et décroît demain, ainsi on voit d'un jour à l'autre le pécheur qui passe
du rire au larmes; aujourd'hui d'humeur aimable et prévenante, demain il sera triste et furieux; en un
mot, il change avec les événements et, comme eux, il est heureux ou malheureux. Par contre, le
juste ressemble au soleil: quelque chose lui arrive, on le trouve toujours égal à lui-même, toujours
calme et tranquille, parce que la paix dont il jouit consiste dans sa conformité à la volonté du Dieu.
« Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté » (Luc 2, 14). Sainte Marie Madeleine de Pazzi ne
pouvait entendre ces mots: volonté de Dieu, sans ressentir une consolation qui la mettait hors d'elle-
même et la jetait dans une extase d'amour (V. Puccini, Vita della B. M. Maddalena de' Pazzi, c. 83,
Venise, 1642, p. 152). Sans doute, pour avoir sa volonté unie à celle de Dieu, on ne laissera pas que
de sentir, dans la partie inférieure de l'âme, les coups de l'adversité, mais en même temps on goûtera
une paix inaltérable dans la partie supérieure. « Personne, dit Jésus-Christ, ne vous ravira votre
joie » (Jean 16, 22). Quelle folie de ne pas vouloir se soumettre à la volonté de Dieu! Ce que Dieu
veut doit s'accomplir, car, dit saint Paul, « qui peut résister à sa volonté » (Romains 9, 19)? Les
malheureux qui se révoltent ne peuvent se dérober à la croix, mais ils la portent sans profit et dans
le trouble. « Qui lui a résisté et a joui dans la paix » (Job 9, 4)?
Et qu'est-ce que Dieu veut, sinon notre bien? « Votre sanctification, voilà, dit saint
Paul, la volonté de Dieu à votre égard » (1 Théssaloniciens 4, 3). Il veut que nous soyons saints,
parce qu'il veut que nous soyons contents en cette vie et bienheureux dans l'autre. Comprenons-le:
les croix, comme toutes les choses qui viennent de Dieu, « coopèrent à notre bien » (Romains 8,
28). Et même les châtiments, Dieu nous les inflige en ce monde, non pas pour nous perdre, mais
afin que nous nous corrigions et que nous obtenions la béatitude éternelle. « Croyons qu'ils nous
viennent pour notre amendement et non pour notre perte » (Judith 8, 27). Tel est l'amour de Dieu
pour nous, que non seulement il désire le salut de chacun de nous, mais encore qu'il s'en inquiète.
« Dieu, s'écrie David, est pour moi plein de sollicitude » (Psaume 39, 18). Pourra-t-il jamais nous
refuser quelque chose, ce Dieu qui nous a donné son Fils unique? « Lui qui n'a pas épargné son
propre Fils, mais qui l'a livré pour nous, comment ne nous aurait-il pas donné toutes choses avec
lui » (Romains 8, 32)? Tant que nous sommes ici-bas, ayons donc toujours soin de nous abandonner
entre les mains de ce Dieu, qui nous porte un si tendre intérêt. Oui, « jetez en lui toute votre
sollicitude, parce qu'il a lui-même soin de vous » (1 Pierre 5, 7). « Ma fille, disait Notre Seigneur à
sainte Catherine de Sienne, pense à moi et je penserai toujours à toi » (B. Raymond de Capoue, Vie
de S. Catherine de Sienne, 1e p. , ch. 10, n. 6, Paris, 1877, p. 76: « Il lui dit dans une autre
apparition: Ma fille, pense à moi: si tu le fais, je penserai sans cesse à toi... Elle me disait que Dieu
lui ordonnait par là d'ôter toute pensée de son coeur, de n'y garder que la sienne sans s'inquiéter
d'elle-même et de son salut, pour que rien ne pût l'en distraire »). Disons souvent avec l'Épouse
sacrée: « Mon bien-aimé pense à mon bonheur; et moi, je veux que mon unique pensée soit de lui
plaire et de m'unir à sa sainte volonté. Nous ne devons pas prier, disait le saint abbé Nil (S. Nil,
Abbé, De oratione, c. 31, PG 79, 1174), pour amener Dieu à faire ce que nous voulons, mais pour
faire nous-même ce qu'il veut.
Se conduire constamment ainsi, c'est se ménager d'abord une vie heureuse, puis une
sainte mort. Celui qui meurt entièrement soumis à la volonté de Dieu donne à ses proches et à ses
amis une certitude morale qu'il est sauvé. Mais celui qui ne se sera pas conformé durant sa vie à la
volonté de Dieu, ne s'y conformera pas non plus au moment de la mort et ne se sauvera pas. Ayons
donc soin de nous rendre familières certaines paroles de la Sainte Écriture et servons-nous-en pour
nous tenir constamment unis à la volonté divine: « Seigneur, que voulez-vous que je fasse » (Actes
9, 6)? Oui, dites-moi ce que vous voulez de moi: je veux vous obéir. « Voici la servante du
Seigneur » (Luc 1, 38). Voici mon âme; elle est votre servante; commandez et vos ordres seront
exécutés. « Je suis à vous: sauvez-moi » (Psaume 118, 94). Seigneur, sauvez-moi et faites ensuite
de moi ce qu'il vous plaît; je suis à vous; je ne m'appartiens plus. Survient-il quelque crois plus
lourde, disons aussitôt: « Oui, Père, qu'il en soit ainsi, parce qu'ainsi il vous a plu » (Matthieu 11,
26). Que surtout la troisième demande du Pater nous soit chère: « Que votre volonté soit faite sur la
terre comme au ciel » (Matthieu 6, 10)! Disons-la souvent; répétons-la plusieurs fois de suite et
toujours avec amour. Quel bonheur de vivre et de mourir et nous écriant: Que votre volonté soit
faite, oui, qu'elle soit faite à jamais!
AFFECTIONS ET PRIÈRES
O Jésus, mon Rédempteur vous avez voulu, à force de tourments, consommer votre vie
sur la croix, afin de devenir ainsi le principe de mon salut. Ayez donc pitié de moi et sauvez-moi.
Ne permettez pas qu'une âme, rachetée par vous au prix de tant de peines et avec un tel amour, ait le
malheur de vous haïr éternellement dans l'enfer. En vérité, il ne vous reste plus rien à faire pour
m'obliger de vous aimer; et vous me le donniez bien à entendre lorsque, au moment d'expier sur le
Calvaire, vous disiez avec tant d'amour: « Tout est consommé » (Jean 19, 30)! Mais moi, de quelle
manière ai-je répondu à votre amour? Hélas! Je puis bien dire que par le passé j'ai absolument tout
fait pour vous déplaire et pour vous obliger de me haïr. Je vous remercie de m'avoir supporté avec
tant de patience et de me donner encore le temps de réparer mon ingratitude et de vous aimer avant
de mourir. Oui, mon Dieu, je veux vous aimer et je veux faire tout ce qui vous plaît. Je vous donne
toute ma volonté, toute ma liberté, et tout ce qui m'appartient. Dès ce moment je vous offre le
sacrifice de ma vie et j'accepte la mort que vous m'enverrez avec toutes les peines et toutes les
circonstances qui l'accompagneront. O mon Jésus, j'unis maintenant ce sacrifice au grand sacrifice
de votre vie que vous avez offert pour moi sur la croix. Je veux mourir pour faire votre volonté. Ah!
Par les mérites de votre Passion, accordez-moi la grâce de me résigner toujours pendant ma vie à
toutes vos saintes dispositions; et quand viendra la mort, faites que je l'accepte avec la plus entière
conformité à votre bon plaisir. Je veux mourir, en disant: « Que votre volonté soi faite! »
Marie, ma Mère, ainsi avez-vous eu le bonheur de mourir; obtenez qu'ainsi je meure
moi-même.