Une Nuit Pour Une Vie (PDFDrive)

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Une nuit pour une vie

de
Beverly Barton

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre :


SUGAR HILL
Résumé : Allison et Oliver se sont aimés autrefois. Puis
Allison est partie et Oliver a cru qu'elle l'avait trahi. Des
années plus tard, la haine ne s'est pas éteinte. Le désir
non plus. Mais les tendres amoureux de jadis sont
devenues durs. Ils ne savent plus aimer simplement et
laisser libre cours à leurs émotions. Un soir, ils décident
de jouer leur réconciliation au poker.
- Quel sera exactement l'enjeu? demande Allison. Si tu
gagnes, quelle est la chose que je sois absolument la
seule à te donne ?
- Je te veux une nuit entière...
La partie commence, il n'y aura qu'une seule donne: la
dernière chance pour Allison et Oliver de transformer une
nuit en une vie, un coup de pocker en coup de foudre.
Prologue

— Je veux une réponse immédiatement, ordonna Yancy


Wheeler en jetant un regard courroucé à sa sœur. Es-tu
de mon côté ou contre moi?
— Tu ne trouves pas que tu en fais un peu trop? demanda
Théa en saisissant sa tasse de café et en la portant à ses
lèvres. Tu te conduis comme si la guerre venait d'éclater.
Quel camp choisissez-vous ? Vite !
Yancy toisa sa sœur d'un œil sévère. Mais il eut beau la
détailler de la tête aux pieds, il ne trouva rien à redire sur
son apparence extérieure. A soixante-deux ans, Théa
possédait encore la délicatesse d'une poupée de
porcelaine. Et ni les rides autour de sa bouche ou de ses
yeux ni les fils d'argent de sa chevelure de jais n'altéraient
sa grande beauté.
— Toute cette affaire pourrait se transformer en véritable
guerre beaucoup plus vite que tu ne penses..., déclara
Wheeler en reposant sa tasse vide sur le plateau d'argent.
Puis il haussa les épaules.
— Pourquoi ces tasses sont-elles si petites? J'aurais bien
bu trois fois plus de café! grommela-t-il.
— Encore un détail qui montre que tu n'as aucun sens de
la mesure. Les hommes comme toi redeviendraient vite
des barbares. Tu devrais te civiliser un peu, mon cher
frère.
Sur ces mots, Théa prit place dans un confortable fauteuil
de cuir devant l'âtre.
— Merci du conseil, riposta Yancy en s'adossant contre la
cheminée en marbre. Mais balaie donc un peu devant ta
propre porte. Tu as si bien « civilisé » ton fils, qu'à
quarante ans il est malheureux, seul, veuf, sans amour et
sans enfants. Beau résultat !
— On serait malheureux à moins! La femme qu'il voulait
épouser s'envole pour la Floride, se marier avec un autre
homme !
— Menteuse! Tu sais très bien qu'Oliver n'aurait jamais
épousé Eva. Ils étaient comme frère et sœur!
— Peut-être, mais ce n'est pas certain.
— Oh, si! Pourquoi prétendre le contraire? s'exclama
Yancy en levant les bras au ciel.
Par cette douce journée de fin d'été, la température était
clémente et une lumière légèrement voilée pénétrait dans
la pièce par la large baie vitrée. Yancy cligna les yeux et
posa le regard sur la pelouse qui s'étendait devant la
maison.
— Durant ces dix-huit dernières années, Oliver n'a jamais
été vraiment heureux, murmura-t-il.
Le superbe visage de Théa pâlit et ses yeux verts se
brouillèrent de larmes.
— Oliver a passé huit ans à sillonner le monde comme
reporter pour les plus grands journaux. Il adorait son
métier.
— S'il l'aimait tant, veux-tu m'expliquer pourquoi il est
rentré chez lui, il y a dix ans, amer et déçu? demanda
Yancy toujours tourné vers la fenêtre.
S'il se retournait, pensa-t-il, il ne pourrait soutenir le beau
regard triste de sa sœur. Il se précipiterait vers elle pour la
consoler et ne viendrait jamais à bout de ce qu'il avait à lui
dire.
— Il a épousé une fille charmante, poursuivit Théa d'une
voix brisée par le chagrin. Cathie venait d'une excellente
famille, l'une des meilleures d'Alabama.
Yancy haussa les épaules et glissa les mains dans ses
poches.
— Il n'aimait pas plus Cathie qu'elle ne l'aimait! Quand
cesseras-tu de te raconter des histoires? Nous savons
parfaitement que cette union était un mariage de raison,
arrangé par nos deux familles. Pour parler encore plus
franchement, je dirais que c'était un mariage d'argent.
Depuis, Oliver est devenu un snob assommant, coincé et
prétentieux, déclara Wheeler sans ambages.
Puis il fit soudain face à Théa. Il lui fallait se montrer
ferme. Le soutien de sa sœur lui était absolument indis­
pensable pour aider Oliver à se sortir de la mauvaise
passe qu'il traversait depuis trop longtemps. Si personne
n'intervenait, son neveu resterait toute sa vie malheureux
et solitaire.
— Tu penses à elle, n'est-ce pas ? murmura soudain Théa
en regardant intensément son frère. Tu penses que c'est
elle la solution?
— Je pense qu'elle peut le rendre heureux, répondit
Yancy avec détermination.
— Après tout ce temps, ils ne sont sûrement plus
amoureux l'un de l'autre.
— Je connais mon neveu et je connais Allison. Observe-
les attentivement lorsqu'ils sont en présence l'un de l'autre
et tu verras s'ils ne sont plus amoureux !
— Elle me déteste probablement toujours, observa Théa à
mi-voix, les yeux dans le vague. Et si je t'aide à les réunir,
qui me dit qu'elle ne cherchera pas à l'éloigner
définitivement de moi?
— Nous avons mal jugé cette jeune femme autrefois. Ne
commettons pas de nouveau la même erreur, répliqua
Yancy Wheeler en pointant l'index vers sa sœur.
Théa se leva, fit les quelques pas qui la séparaient de son
frère et s'arrêta devant lui.
— Le bonheur d'Oliver compte plus que tout pour moi. Je
suis avec toi. A cent pour cent. Mais j'ai peur que nous
envenimions la situation.
— Je reconnais que nous avons jadis commis une bévue
aux conséquences catastrophiques, admit Yancy en
entourant l'épaule de sa sœur d'un bras réconfortant. Ne
penses-tu pas qu'il serait grand temps de réparer nos
fautes ?
Théa hocha tristement la tête.
— Après toutes ces années?
— Il n'est peut-être pas trop tard.

-1-
Oliver Jackson Moody IV gara sa Mercedes blanche
devant la vieille demeure victorienne. Puis il coupa le
contact, ouvrit sa portière et déplia son mètre quatre-vingt-
cinq hors de la voiture.
Après avoir remonté ses lunettes de soleil sur son front, il
s'approcha du porche de la maison.
« Où est-elle? » Il savait qu'Allison était là. La Cadillac
rouge rangée presque en travers du chemin en témoi­
gnait.
De son pas souple, Oliver passa le porche. Il allait sonner,
lorsque, jetant un coup d'œil par la fenêtre, il eut une
vision qui lui coupa le souffle.
De longues, longues jambes moulées dans un jean
venaient de passer devant ses yeux.
Sa respiration s'accéléra, les battements de son cœur se
précipitèrent, tout son corps se raidit. « Pourquoi est-elle
si belle? Pourquoi Allison Butlet est-elle si sexy? »
Il la regarda, fasciné, désespéré de ne pouvoir l'enlacer, la
toucher, la caresser. Puis, essuyant son front en sueur du
revers de la main, il tenta de chasser cette idée. En cette
première semaine de septembre, la température lui parut
soudain anormalement élevée!
Il poussa la porte d'entrée et pénétra dans la maison.
Il reconnut aussitôt l'odeur si particulière qui flotte dans les
vieilles demeures.
La maison avait été construite par son arrière-grand-père
à la fin des années 1880. Son grand-père et son père y
avaient ensuite vécu. Mais ce dernier était mort peu après
son mariage, laissant Théa, sa femme, enceinte du petit
Oliver. La jeune veuve avait préféré quitter cette maison
désormais vide, trop grande pour elle et chargée de
souvenirs. Depuis quarante ans, personne ne l'avait plus
habitée.
Pourquoi Théa avait-elle autorisé Allison Butlet à
transformer ce vieux bâtiment abandonné en restaurant?
Quand Oliver, perplexe, lui avait posé la question, sa mère
était restée très évasive. Quant à l'oncle Yancy, il n'avait
rien pu en obtenir.
Allison Butlet s'essuya machinalement les mains sur son
jean et poussa un profond soupir. Elle venait d'apercevoir
Oliver Jackson par la fenêtre. Elle savait pourquoi il était
là. Wheeler avait dû apprendre à son neveu qu'il avait
signé le contrat de location avec elle le matin même. Un
éclair d'orgueil passa dans les yeux noirs de la jeune
femme. Le puissant Yancy Wheeler concluant un marché
avec Allison Butlet, fille illégitime de Cindy Butlet et de
Matt Wicker, voyou notoire de la ville... Et pourtant, elle ne
rêvait pas. Elle était bel et bien partenaire officielle de la
société Wheeler-Moody.
Elle décida d'ignorer la présence d'Oliver. Il venait sans
doute lui faire mille reproches, l'accuser de tous les maux
de la terre. Avant peu, il en viendrait aux cris et c'était le
genre de scène qu'elle voulait éviter à tout prix. Il était
devenu si dur!
Et pourtant... Il n'en avait pas été toujours ainsi.
Autrefois...
Elle secoua la tête. « Je dois oublier. Autrefois n'existe
plus. Notre histoire est morte il y a longtemps. Il ne pourra
jamais me pardonner. Tout comme, de mon côté, je ne lui
ai jamais pardonné... »
Un coup de klaxon la fit sursauter.
« Quelle allure je dois avoir dans cet accoutrement. Eh
bien, tant pis pour lui! »
Elle s'étira en renversant la tête. Soudain, de troublantes
sensations resurgirent du passé. Oliver devait se trouver
tout près d'elle, observant tous ses gestes. Son instinct le
lui criait. Elle le sentait, le savait.
Rassemblant son courage, elle tourna lentement la tête. Il
était là, sur le pas de la porte. Elle lui fit face.
— Que fais-tu ici, Oliver Jackson?
— C'est à moi de te poser la question.
— Ne me fais pas croire que tu n'es pas au courant, lui dit-
elle d'un air soupçonneux. Je suis sûre que ton oncle t'a
parlé du contrat que je viens de signer avec la société
Wheeler-Moody... Je vais transformer cette belle vieille
maison en un grand restaurant.
— Pourquoi as-tu accepté ce marché, sachant que nous
aurions à travailler ensemble? demanda Jackson sur un
ton accusateur.
— L'initiative en revient à Yancy Wheeler. Et je la trouve
excellente, riposta Allison, irritée.
— En guise de remerciements pour certains... services
rendus?
Allison resta sans voix.
A peine avait-il prononcé ces mots, qu'Oliver les regretta.
Les relations qu'Allison entretenait avec Yancy Wheeler
ne le regardait pas. Ils étaient tous deux adultes et libres
d'agir à leur guise.
— Excuse-moi, Allison. Je n'avais pas le droit de...
— Non. En effet. Mais rien ne t'a jamais empêché de dire
n'importe quoi ni d'agir n'importe comment.
— Je voulais dire... Je pense que... Oh ! A quoi bon
discuter ? Tu sais aussi bien que moi que notre associa­
tion ne marchera jamais. Il ne nous faut pas plus de cinq
minutes ensemble pour nous prendre à la gorge.
Pendant qu'il parlait, Allison l'observait à la dérobée.
« Pourquoi est-il si séduisant? »
Il fallait bien l'avouer : la quarantaine seyait à merveille à
Oliver Jackson Moody IV. Ses cheveux et sa fine
moustache, autrefois noirs comme l'ébène, étaient deve­
nus poivre et sel et cette nuance lui donnait le charme
discret de la maturité. Quant aux petites rides autour de
ses yeux et de sa boucha elles accentuaient encore la
profondeur de son regard et la sensualité de ses lèvres.
— Y a-t-il une chance que tu renonces à ce projet?
— Aucune. Je suis une excellente femme d'affaires. Le
contrat que je viens de signer avec la Wheeler-Moody me
satisfait pleinement et il est hors de question que je le
rompe parce que tu me le demandes. Aurais-tu peur de
moi ?
— Non, répliqua-t-il. Je n'ai pas peur de toi. Je te méprise.
Et tu le sais. Est-ce ce que tu désires : travailler avec
quelqu'un qui te méprise?
Allison serra les poings. Ses ongles pénétrèrent dou­
loureusement dans la paume tendre de ses mains.
Comme Oliver était devenu cassant et cruel ! Et plus il la
redoutait, plus il la repoussait. Car il avait bel et bien peur
d'elle et de la fascination irrésistible qu'elle exerçait sur lui.
Oui, même s'il la détestait, Allison sentait qu'il la désirait
encore terriblement.
— Et... que dirais-tu d'une contre-proposition très
avantageuse? insista-t-il l'air très sûr de lui.
— Je crois que tu n'as pas bien compris, Oliver. Je désire
monter ce grand restaurant et le monter ici, déclara-t-elle
simplement.
— Et moi, je veux que tu reconsidères ton projet. Quel
serait ton prix?
— Ça suffit, maintenant, monsieur Jackson Machin
énième du nom, s'écria Allison, les joues en feu. Apprends
que si chaque chose a son prix, les gens, eux, ne sont pas
tous à vendre!
Oliver éclata d'un rire méchant.
— Oh si! Et tu es bien placée pour le savoir!
Allison ressentit l'envie violente de le gifler, mais elle
parvint à la surmonter. A quoi bon? Ce geste la calmerait
sur l'instant, mais ne ferait qu'envenimer une situation déjà
très tendue.
Pourtant, durant les dix-huit dernières années, ils avaient
réussi à s'éviter. Allison était partie s'installer à Nashville
pendant qu'Oliver parcourait le monde. Après s'être
mariés chacun de leur côté, ils s'étaient retrouvés veufs
quelques années plus tard, par un curieux caprice du
destin.
C'était quatre ans plus tôt, après la mort de son mari,
qu'Allison était revenue à Tuscumba. Oliver, lui, était déjà
rentré depuis six ans. Bien qu'ils se soient occa­
sionnellement croisés en ville, ils avaient réussi à s'igno­
rer. Mais tout avait changé lorsque Allison s'était liée
d'amitié avec un des amis d'Oliver. Amenée à rencontrer
son ancien amant plus souvent, Allison avait vite compris
qu'Oliver la désirait toujours, même s'il luttait contre ce
sentiment enfoui tout au fond de lui.
Mais pourquoi, aujourd'hui, ce désir se mêlait-il de
mépris ?
Les yeux noirs d'Allison flamboyèrent. Le moment de
l'affrontement était arrivé. Ils l'avaient retardé tant qu'ils
l'avaient pu, mais nul ne repousse indéfiniment
l'inévitable...
— Tes allusions perfides me passent au-dessus de la tête,
dit-elle en le regardant droit dans les yeux. Inutile de me
rappeler la naïveté dont j'ai fait preuve. J'ai évolué. J'ai
changé, figure-toi. Aujourd'hui, je ne serais plus
suffisamment sotte pour te croire capable de m'aimer et
de me faire confiance.
Oliver ferma les yeux pendant de longues secondes. Il
aurait tant voulu ne plus rien éprouver pour Allison ! Mais,
malgré toutes ces années, elle le troublait terriblement,
comme aucune femme ne l'avait jamais troublé.
Dix-huit ans plus tôt, il l'avait passionnément aimée et il lui
semblait qu'elle s'était infiltrée en lui comme une drogue
dont il ne pouvait plus se passer. Ses efforts acharnés
pour oublier leurs semaines tendres et passionnées après
l'été qui avait suivi l'obtention de leur diplôme n'avaient eu
aucun effet ! Quel fou il avait été ! Lui avoir fait confiance,
avoir cru en elle, alors que, tout comme sa mère, seul
l'argent l'intéressait.
— Tu mesures bien l'ampleur de la tâche que tu
t'imposes ? demanda-t-il soudain à Allison avec obstina­
tion. Et tu sais ce que la rénovation de cette maison et sa
transformation en restaurant vont coûter à la Wheeler-
Moody ?
— Les investissements de départ seront vite amortis,
répliqua Allison, un sourire ironique aux lèvres. Ce
restaurant marchera très bien, sois tranquille. Entre la
clientèle locale et les touristes, les consommateurs ne
manqueront pas. Et puis, j'apporte à l'affaire mon propre
capital. Crois-moi, ce n'est pas une somme négligeable...
Oliver hocha la tête.
— J'ai entendu dire que ton mari et toi aviez bien réussi à
Nashville. Tu as dû épargner un beau petit magot avec le
succès des chansons de Bubba!
Allison acquiesça de la tête. Pour rien au monde elle
n'aurait avoué à Oliver que son mari n'avait jamais réussi
à percer dans le milieu de la musique. En fait, il gagnait
très mal sa vie et s'était vite noyé dans l'alcool pour
oublier ses échecs.
— Pourquoi es-tu revenue au pays après la mort de
Bubba? demanda brusquement Oliver, comme si la
question lui brûlait les lèvres depuis trop longtemps.
Pourquoi n'es-tu pas restée à Nashville?
— Parce que je voulais revenir chez moi, répondit-elle
simplement.
Et la jeune femme n'avait pas craint d'affronter les
fantômes du passé. Elle voulait retrouver la colline où elle
avait grandi, la colline de Sucre, comme on l'appelait par
ici à cause du sable très blanc qui la recouvrait. Elle
voulait surtout se faire une place respectable dans cette
ville qui l'avait si longtemps méprisée.
— Mais pourquoi revenir? insista Oliver. Tu n'avais
aucune attache ici.
— Tu te trompes, mon cher ami, s'exclama Allison d'une
voix tranchante. J'ai des amis, des connaissances, et
même... des associés.
— Et des souvenirs..., insinua Oliver avec une tristesse
trahissant qu'il était, lui aussi, hanté par ces mêmes
souvenirs.
— Eh oui..., répondit Allison sur un ton apparemment
léger. Ils m'ont accompagnée à Nashville et je les retrouve
ici. Ils font partie de moi. Personne n'échappe à ses
souvenirs. Même en rusant avec eux, même en courant
dans le vain espoir de les fuir, ils vous rattrapent toujours.
« Elle a cent fois raison. » Oliver baissa la tête. Gêné, il
traversa la pièce tête baissée et pénétra dans l'ancienne
salle à manger. Allison le suivit. Soudain, il se mit à
frapper le sol du pied plusieurs fois. Un nuage de
poussière s'éleva dans la pièce.
— Pourquoi fais-tu cela ?
— Regarde, fit-il en pointant l'index vers les empreintes
laissées par ses chaussures dans la poussière. Le
plancher est pourri. Tout est pourri ici. Il va falloir tout
refaire.
— Et alors? Je le sais bien, déclara-t-elle sans s'émouvoir.
Puis elle se rapprocha de lui, le touchant presque.
— Figure-toi que je suis venue ici aujourd'hui pour
constater l'état des lieux avant la venue des experts. J'ai
l'intention de suivre personnellement chaque étape de la
rénovation.
— J'espère que tu ne vas pas faire appel à Willis
Dehuston. La société Wheeler-Moody n'a jamais travaille
avec ce bon à rien. Ce n'est pas aujourd'hui qu'elle va
commencer.
— Il se trouve que Dehuston est un vieil ami à moi et ces
dernières années n'ont pas été faciles pour lui. Je...
— Tu veux dire qu'il est incapable de rester sobre plus de
huit jours, s'exclama Oliver en éclatant d'un rire
sardonique.
— Il n'a pas touché un verre d'alcool depuis un an !
répliqua Allison en s'emportant. Mais bien sûr, si personne
ne se décide à lui donner une seconde chance, il ne
pourra jamais prouver qu'il a changé.
Oliver ne cachait pas son dédain.
— Et tu as l'intention de risquer notre argent simplement
pour offrir une chance à cet ivrogne ? Laisse-moi t'avertir
que je ferai mon possible pour empêcher cette folie.
Choquée par tant de dureté, Allison frappa l'épaule
d'Oliver d'un poing rageur. Il baissa les yeux sur cette
main et son regard se troubla. Il y eut un silence. La jeune
femme aurait voulu retirer sa main, mais c'était impossible.
Elle avait, au contraire, tant envie de le toucher! Cela
aurait été si facile... Elle n'avait qu'à laisser glisser cette
main jusqu'à la chemise de soie blanche, ce fin rempart
qui la séparait de la peau nue et bronzée d'Oliver.
— Je... Je crois que toute personne mérite une deuxième
chance, dit-elle d'une voix étranglée.
Oliver ne répondit pas. Il ne pouvait détacher son regard
de la main de la jeune femme. Elle était si près de lui qu'il
en reconnaissait l'odeur, le parfum sucré et envoûtant.
Comme il détestait le pouvoir qu'elle exerçait encore sur
lui ! Il se savait en général maître de ses émotions, mais
dès qu'il s'agissait d'Allison, il ne se contrôlait plus.
Un jour, alors qu'il était encore grand reporter dans un
pays d'outre-mer ravagé par la guerre, il s'était juré, s'il
s'en tirait sain et sauf, de retourner à la vie simple et facile
du vieux Sud. Trois jours plus tard, sous ses yeux, une
bombe réduisait en charpie un de ses collègues. Le soir
même il était rentré en Alabama, vers une vie stable et
paisible.
Plus que jamais, l'éducation prodiguée par sa mère lui
semblait sage et raisonnable. Allison restait la seule
ombre au tableau. Elle lui rappelait sans cesse le garçon
intrépide et téméraire qu'il avait été durant ses jeunes
années. Celui qui avait eu l'audace de tomber amoureux
de la fille illégitime d'une prostituée de la ville.
Oliver passa une main lasse dans ses cheveux poivre et
sel, se détourna d'Allison et enfin quitta la pièce.
— Ne crois pas t'en tirer à si bon compte, Oliver Jackson
Moody ! Un jour, il faudra que nous ayons une longue
discussion toi et moi!
Oliver sentit des gouttes de sueur perler à son front. La
force de son désir était si grande qu'elle l'effrayait. Il avait
parcouru le monde pour essayer d'échapper au souvenir
cruel de la trahison d'Allison. Il avait même épousé une
autre femme, mais à chacune de leurs étreintes, c'était à
Allison qu'il pensait.
Il descendit lourdement les marches du perron. La jeune
femme le rejoignit et le saisit par le bras. Il s'arrêta
instantanément, mais ne se retourna pas, attendant la
suite des événements, immobile, crispé.
— Je vais employer Willis Dehuston, annonça-t-elle d'une
voix qu'il trouva désespérément douce et harmonieuse.
— Comme tu voudras, répondit-il, glacial, en dégageant
son bras et en s'éloignant sans la regarder.
— Oliver! cria-t-elle. Pourquoi ne veux-tu pas m'accorder
une seconde chance, à moi aussi ?
— C'est mon oncle que tu as embobiné, pas moi ! Il a
accepté de conclure un marché avec toi, qu'il en assume
seul les conséquences. Moi, je me lave les mains de toute
cette affaire.
— C'est parfait... Si tu le prends ainsi... Je prierai ton oncle
Yancy de ne pas m'imposer ta présence.
— Dans ce cas, nous n'avons plus aucune raison de nous
revoir. C'est bien ton avis? s'enquit-il sur un ton
condescendant.
Comme si elle n'avait même pas entendu la question, la
jeune femme déclara avec un large sourire :
— J'appellerai ce restaurant La Colline de sucre. Quand
elle vit le dos d'Oliver se raidir, son sourire s'élargit. Elle
savait que le gentleman fort mondain qu'il s'efforçait de
paraître n'apprécierait pas du tout son idée. La colline de
Sucre sur laquelle elle était née n'abritait que des familles
modestes, des pauvres, des laissés-pour-compte
méprisés de la bonne société de la ville.
Oliver fit volte-face et la rejoignit sous le porche. Ses yeux
verts lançaient des éclairs.
— Répète?
— Mon restaurant s'appellera La Colline de sucre, répéta
Allison avec un plaisir évident. Je pense que ce nom
gourmand sied à un restaurant. Pas toi?
Oliver resta sans voix.
Profitant de son avantage, elle ajouta :
— Ce sera aussi le nom du plus beau dessert de la carte.
Une véritable pièce montée à base d'œufs à la neige...
— Es-tu devenue folle?
Elle renversa la tête. Un léger rire très gai s'échappa de sa
gorge.
— J'espérais qu'il te restait suffisamment d'humour pour
apprécier mon idée. Et puis, que t'importe puisque tu te
laves les mains de toute cette affaire?
Oliver posa pesamment les mains sur les épaules de la
jeune femme et la secoua violemment.
— Oliver! Tu me fais mal.
En relâchant l'étau autour des frêles épaules d'Alli-son, il
s'aperçut qu'il avait serré si fort que ses doigts en étaient
gourds. Regrettant sa violence, il regarda la jeune femme
dans les yeux et voulut sonder le beau regard noir qui le
fixait sans ciller. Mais il eut l'impression qu'il ne pourrait
jamais le déchiffrer.
— Ote tes mains de mes épaules, demanda-t-elle d'une
voix tremblante.
Mais tandis qu'elle prononçait ces mots, Oliver crut lire
dans ses yeux : « Ne me laisse jamais partir. » Il regarda
les lèvres finement ourlées. Comme leur contact serait
doux, chaud et tendre contre les siennes!
Puis ses yeux errèrent le long du cou de cygne, des
épaules délicates et s'arrêtèrent sur les seins ronds
d'Allison. Oliver sentit ses muscles se durcir et se mit à
haïr l'emprise qu'exerçaient sur lui le tendre visage familier
et le ravissant sourire qui flottait sur les lèvres roses de la
jeune femme.
Effrayé par l'intensité du désir qu'il sentait monter en lui, il
s'apprêtait à lâcher Allison lorsqu'il aperçut un peu de
poussière blanche sur sa joue. D'un geste délicat, il l'en
débarrassa. Mais au moment même où ses doigts
frôlèrent la douceur satinée de la joue d'Allison, il se sut
perdu.
Il se noya dans les yeux noirs qui l'appelaient.
— Es-tu contente de toi, maintenant que tu me tiens?
demanda-t-il d'une voix étranglée autant de désir que de
colère.
Elle passa la langue sur ses lèvres desséchées par son
souffle brûlant mais ne répondit rien.
— Garde tes distances, Allison. Ou tu le regretteras. Ces
mots sonnaient comme un avertissement tandis qu'Oliver
ne réussissait ni à retirer sa main, ni à détacher son
regard.
— Tu te rends compte que ton orgueil stupide est en train
de ruiner nos chances de mener à bien une entreprise
commune? Ce restaurant n'a rien à voir avec notre histoire
!
Puis, d'un doigt à la fois hésitant et décidé, elle caressa le
nez aquilin, la fine moustache...
Oliver déglutit avec peine, ferma les yeux et prit une
profonde inspiration.
— Allison...
L'arrivée peu discrète de Yancy Wheeler dans sa
resplendissante Corvette les interrompit. Ils se séparèrent
aussitôt.
C'était un homme grand et robuste aux yeux noisette et
aux cheveux blancs, portant jean, boots et chemise de
coton.
— Quelle chaleur pour la saison! s'exclama-t-il en
essuyant son front avec un mouchoir à carreaux.
Allison poussa un profond soupir, se demandant si elle
devait se sentir soulagée ou contrariée par l'apparition
inopinée de son associé.
— Entrez donc vous protéger du soleil, proposa-t-elle au
vieil homme en s'éloignant d'Oliver.
— Que fais-tu là, mon garçon ? demanda Yancy à son
neveu.
Celui-ci lui lança un regard irrité et déclara :
— J'ignore à quel jeu tu joues, mais ne compte pas sur
moi pour y participer.
— Quelle humeur! Allison a eu l'excellente idée de vouloir
retaper cette vieille demeure et de la transformer en
restaurant. Où est le problème?
Puis, dans un élan spontané, il s'approcha d'Allison et
déposa un gros baiser sur ses joues :
— Bonjour, fillette.
— J'ai du mal à croire que mère approuve cette idée
saugrenue, maugréa Oliver tout en se dirigeant vers sa
Mercedes.
Avant de monter en voiture, il se tourna vers son oncle et
ajouta :
— Tu me ferais une grande faveur, oncle Yancy, en me
consultant avant d'engager l'argent de la Wheeler-Moody
dans des causes perdues d'avance...
— Cet endroit est une véritable mine d'or entre les mains
d'Allison. Par ailleurs, si tu t'intéressais un peu plus à la
Wheeler-Moody, je te consulterais davantage. Mais M.
Jackson Moody préfère jouer les patrons de presse avec
L'Observateur...
— Je n'ai pas l'intention de travailler avec elle, déclara
Oliver sans accorder un regard à la jeune femme. Si tu as
besoin de quelqu'un pour superviser le projet, adresse-toi
à un autre que moi !
Sur ces mots, il se glissa au volant de sa voiture, claqua
sa portière et démarra en trombe dans un nuage de
poussière. Allison et Yancy regagnèrent la maison.
— S'il continue à s'endurcir ainsi, observa le vieil homme,
il va devenir sec comme une branche de bois mort!
— Le départ d'Eva avec John Mason l'a terriblement
attristé...
— Vous voulez dire « vexé ». Mais Oliver n'était pas plus
amoureux d'elle que moi.
— De toute façon, il n'a pas de cœur...
— Voyons, Allison, dit Wheeler en lui entourant l'épaule de
son bras. Il fut un temps où ce garçon possédait un cœur
et vous l'avait donné.
— Cela a dû se passer dans une autre vie ! répondit
Allison d'une voix lasse. Nous avons tant changé l'un et
l'autre ! .
En proie à un terrible abattement, elle laissa aller sa tête
contre l'épaule de son ami.
— Il a besoin de connaître la vérité, dit Yancy. Il est trop
orgueilleux pour vous pardonner tant qu'il pensera que
vous vous êtes servie de lui et de l'argent de Théa pour
fuir avec Bubba.
Allison haussa les épaules.
— Il ne me croira plus, maintenant. Sa mère et vous êtes
les seuls à connaître la vérité et elle n'admettra jamais les
faits ni le rôle qu'elle a joué dans toute cette affaire.
— Je n'en suis pas si sûr. Ma sœur est intelligente et
sensible. Elle sait qu'Oliver est malheureux et ne songe
qu'à son bonheur. Presque autant qu'à devenir grand-
mère...
— Vous pensez sérieusement qu'elle me ferait une place
dans sa famille? Moi, la femme de son fils et la mère de
ses petits-enfants? Impossible!
— A cœur vaillant, rien d'impossible ! déclama Yancy.
Croyez-moi, faites de cet endroit le meilleur restaurant de
la région sans vous préoccuper des réactions stupides de
mon neveu. Je veillerai à ce qu'il ne puisse pas vous
mettre de bâtons dans les roues.
— Vous avez raison! Parfaitement raison! s'écria Allison,
soudain rassérénée par l'assurance de Yancy Wheeler.
Venez ! Je vais vous montrer comment je vois mon beau
restaurant : La Colline de sucre.
— La Colline de Sucre?
Yancy éclata de rire. Les yeux noirs d'Allison brillaient de
plaisir.
— La Colline de sucre, répéta-t-il songeur en reprenant
son souffle.
Puis, son rire enfantin résonna de nouveau dans toute la
vieille demeure.
— Diabolique! dit-il enfin, en prenant Allison par le bras.
Bravo, fillette! Voilà un nom qui me plaît!
-2-

Allison leva les yeux vers le ciel qui se teintait timidement


de la lueur rose de l'aube. Elle se pencha au-dessus de la
balustrade et respira à pleins poumons l'air si pur de ce
petit matin de septembre.
Comme elle se sentait bien dans sa maison! Elle y avait
passé les dix-huit premières années de sa vie et l'avait
quittée pour partir avec Bubba à Nashville en se jurant de
ne plus jamais revenir.
Mais le temps sait faire fléchir les décisions les plus
fermes, comme il sait aussi faire céder les volontés les
plus déterminées.
Après la mort de sa mère, elle avait pensé vendre cette
maison, mais, finalement, son intuition l'avait poussée à
conserver la demeure de brique rouge qui se dressait
fièrement sur cette hauteur qu'on appelait la colline de
Sucre.
Elle avait donc continué à vivre à Nashville jusqu'à la mort
de Bubba, quatre ans plus tôt. De retour chez elle, à
Tuscumba, sur la colline de Sucre, il lui avait fallu prouver
à toute la ville qu'elle avait changé. Montrer à tous qu'elle
n'avait plus rien de commun avec la jeune fille timorée qui
s'était enfuie, enceinte, avec le mauvais garçon du coin.
Tuscumba avait beaucoup évolué dans certains domaines
mais pas du tout dans d'autres. Allison avait renoué avec
quelques amis et fait de nouvelles connaissances. Hélas,
quelques irréductibles snobs refusaient toujours de
l'admettre au sein de leur communauté, la condamnant
sans appel, elle, la fille illégitime de Cindy Butlet.
Oliver Jackson Moody IV appartenait à ce groupe. Il
pensait pis que pendre d'Allison.
Depuis dix-huit ans, il la soupçonnait de trahison et avait
cherché à l'oublier. A oublier jusqu'à l'amour qui les avait
unis. Allison l'enviait presque d'avoir trouvé la force de la
mépriser et de la détester car, malgré ses efforts, elle ne
parvenait pas à en faire autant.
Soudain, un souvenir la fit éclater d'un rire joyeux qui se
mêla aux chants des oiseaux. Son amie Eva et lui se
fréquentaient très régulièrement. Pourtant, n'importe qui
aurait instantanément deviné qu'ils n'éprouvaient rien l'un
pour l'autre. Aussi, lorsqu'un grand jeune homme blond
était apparu deux mois plus tôt et que son regard avait
croisé celui d'Eva, Allison avait immédiatement compris
que la jeune femme n'épouserait jamais Oliver. Elle avait
également été la seule à déceler l'imperceptible
soulagement qu'il en avait ressenti.

Transformer la vieille demeure des Moody en un


restaurant huppé représentait un défi de taille qu'Allison
avait à cœur de relever. Et Yancy Wheeler le savait fort
bien.
— Écoutez, ma petite fille, lui avait-il annoncé un jour,
Théa et moi avons commis une erreur monumentale en
vous séparant d'Oliver par le passé. C'est pourquoi il est
aujourd'hui de notre devoir de vous réconcilier.
— Voilà une attitude qui vous honore, Yancy, avait
répondu Allison, mais il est trop tard. Je n'ai plus confiance
en Oliver et je ne le laisserai plus me faire de mal.
Le vieil homme avait balayé d'un revers de main les
réticences de la jeune femme et avait répliqué :
— Tout cela, c'est de l'histoire ancienne, voyons! Nous
vous avions mal jugée, Allison. Aujourd'hui, ma sœur est
persuadée que vous seule pourrez rendre son fils
heureux.
— C'est trop tard, Yancy. Trop tard...
— Les gens changent, Allison.
La jeune femme avait regardé son ancien ennemi et avait
compris l'allusion. Pendant longtemps, elle avait
farouchement détesté Yancy. Mais depuis ces quatre
dernières années, il s'était montré très chaleureux à son
égard, devenant peu à peu l'un de ses meilleurs amis.
Mais pouvait-on réveiller le feu sous la cendre ? Croire en
une seconde chance ? Avoir le courage de prendre des
risques sans craindre les erreurs du passé? Allison en
doutait.
Oliver et elle s'étaient passionnément aimés, avec toute
l'intensité d'un premier amour. Mais cet amour naissant
avait été piétiné par la malveillance et le complot de leurs
mères. « Si seulement Oliver m'avait crue lorsque j'ai
essayé de lui expliquer ce qui s'était réellement passé! Si,
au moins, il m'avait écoutée! »
Le vague à l'âme, Allison se remémorait tristement le
passé. Comme elle s'était montrée naïve et sotte! Mais
elle ne l'était plus. C'était maintenant une femme d'affaires
de trente-sept ans, avisée et sûre d'elle. Alors, pourquoi
souffrait-elle autant ? Était-il possible qu'après tout ce
temps elle aimât encore Oliver Jackson?

Oliver Jackson Moody IV jeta un bref coup d'œil à son


reflet dans le miroir de la salle de bains tout en caressant
son menton rasé de près. Puis, il passa dans la pièce
voisine, attrapa sa veste de lin et l'enfila.
Ce matin-là, il redoutait de rencontrer son oncle au petit
déjeuner. « Têtu comme il est, il ne va pas manquer de
me redemander de coopérer avec Allison ! » Oliver avait
d'ailleurs du mal à s'expliquer une telle insistance. L'oncle
Yancy n'ignorait rien du mépris de son neveu pour cette
femme ; c'était même grâce à lui qu'Oliver n'avait pas
sombré dans la dépression quand elle avait fui avec
Bubba. Durant cette période terrible, la présence attentive
de Yancy et ses soins quotidiens avaient permis au jeune
homme qu'était alors Oliver de surmonter la tragique
épreuve.
Il frissonna. D'atroces souvenirs remontèrent à sa
mémoire... Avec quel rire impertinent il avait tout d'abord
accueilli les propos de sa mère lorsque celle-ci avait voulu
lui faire croire qu'Allison avait monnayé son départ contre
dix mille dollars ! Il était encore alors si sûr d'elle, de lui et
de la force de leur amour!
Hélas, il avait bien dû se rendre à l'évidence. Allison était
une femme cupide que seul l'argent intéressait. Un soir, il
l'avait surprise entre les bras de Bubba, sur son lit. Fou de
douleur, il avait quitté le pays, se jetant tête la première
dans les aventures les plus risquées, s'engageant comme
envoyé spécial et grand reporter dans des pays lointains,
recherchant le danger en toute occasion. Quant à ses
tentatives pour se lier avec d'autres femmes, elles
s'étaient toutes soldées par des échecs.
Enfin, il était retourné au pays, avait refait sa vie en
épousant Cathie, une jeune femme très convenable mais
qu'il n'aimait pas...
En parfait gentleman du vieux Sud, il n'avait plus jamais
évoqué le passé, gardant dans le secret de son cœur
blessé le souvenir brûlant d'Allison Butlet.
Oliver traversa le vestibule. Sa maison était splendide et il
avait appris à l'apprécier à sa juste valeur.
Il descendit le grand escalier de marbre et pénétra dans la
vaste cuisine baignée de soleil. L'arôme du bacon et du
café d'Arabie lui firent monter l'eau à la bouche. Il regarda
Lula Mae, sa vieille gouvernante, verser le lait crémeux
dans une casserole de cuivre.
— Votre mère est déjà à table, annonça la grande et
robuste femme en lui souriant. Elle vous a déjà réclamé
deux fois.
— De toute façon, mère trouve toujours le moyen de
réclamer quelque chose, rétorqua-t-il en chapardant au
passage un petit morceau de brioche chaude.
— Ttt, Ttt..., fit simplement Lula en fronçant les sourcils.
— Délicieuse cette brioche, Lul, délicieuse.
Lul... Un grand sourire éclaira le visage de la vieille
gouvernante. Elle aimait ce petit nom qui datait de
l'enfance d'Oliver et par lequel il l'appelait encore quel­
quefois. Et, par-dessus tout, elle adorait les compliments
ayant trait à ses talents de cordon-bleu.
Oliver répondit à son sourire et passa dans la salle à
manger.
— Bonjour chéri, dit Théa d'une voix aimable. Oliver se
pencha vers la belle vieille dame et déposa
un baiser respectueux sur la joue poudrée de frais.
— Vous êtes ravissante, mère, ce matin. Comme
d'habitude. ,
Puis il s'immobilisa, surpris, et demanda en s'asseyant :
— Oncle Yancy n'est pas là? Où est-il passé?
— Eh bien..., commença Théa, en s'essuyant le coin de la
bouche avec sa serviette blanche.
— Il n'est tout de même pas déjà parti à la Wheeler-
Moody. Il n'est que 8 heures!
— Non. Il n'est pas au travail.
— Mais alors, où est-il?
Oliver vit la main de sa mère trembler légèrement. Dans
ses yeux, aussi verts que ceux de son fils, il y eut l'ombre
d'une hésitation. Que se passait-il donc?
— Vois-tu... Il a décidé de partir quelques jours en
vacances avec Mme Jeffrey. Ce matin, il a ressenti un
léger étourdissement. Tu sais que le médecin ne cesse de
lui recommander de prendre du repos...
— Il a... Il a quoi?
— Lui et Mme Jeffrey sont...
— Mais qui, bon Dieu, est cette Mme Jeffrey?
— Inutile de jurer ainsi dès le matin, Oliver.
— Qui est Mme Jeffrey et pourquoi est-elle partie avec
oncle Yancy?
— Mais, c'est... sa compagne... depuis quelques
semaines déjà, répondit Théa sans se départir de sa
dignité.
Secrètement, cette conversation et les yeux ronds d'Oliver
l'amusaient beaucoup.
— Je croyais que c'était Allison Butlet qui occupait ce
poste...
De surprise, Mme Jackson Moody faillit lâcher sa tasse de
café.
— Allison Butlet? Mais quelle idée ridicule! Comment
peux-tu dire une chose pareille?
— Pourquoi pas? Depuis qu'elle est revenue de Nashville,
on les voit sans arrêt ensemble. La plupart des gens, ici,
pensent que...
— Eh bien, ils ont tort, l'interrompit Théa. Je peux t'assurer
que l'affection de ton oncle pour Mme Butlet est tout à fait
amicale. Je dirais même paternelle.
— Et comment le savez-vous? demanda Oliver avec une
pointe d'ironie.
— Yancy et moi avons déjà eu l'occasion d'en parler.
Oliver resta bouche bée. Voilà que sa mère — qui
habituellement ne supportait même pas d'entendre pro­
noncer le nom d'Allison — se mettait soudain à parler
d'elle avec son frère!
— Pourquoi? demanda-t-il.
— Pourquoi quoi, Oliver?
— Pourquoi avez-vous discuté de ça avec oncle Yancy?
— Parce qu'il avait besoin de mon accord avant
d'entreprendre quoi que ce soit dans la vieille demeure de
ton père.
— Et pourquoi avez-vous accepté d'en confier la
restauration à Allison Butlet, mère? demanda Oliver d'une
voix pressante.
Leurs regards se croisèrent. Lentement, les joues de la
vieille dame s'empourprèrent sous le fard.
— Yancy m'a convaincue que ce serait un excellent
investissement. Souviens-toi que Mme Butlet possède et
dirige un restaurant fort prospère, La Plantation, et que...
— Mère ! s'exclama Oliver scandalisé. Qu'est-ce que c'est
que cet argument ! Je ne vais pas vous rappeler qui est
Allison Butlet, ni qui était sa mère!
De nouveau, le rose monta aux joues de Théa. Mais elle
se reprit aussitôt et contre-attaqua finement.
— En son absence, Yancy désire que tu supervises le
projet du nouveau restaurant. Il m'a chargé de te
l'annoncer.
— Nom de...
Un regard courroucé de sa mère, et Oliver retint le juron
qui lui était venu aux lèvres.
— Mon fils, je te conseille de remonter dans ta chambre et
de te recoucher immédiatement pour te relever du bon
pied. Car tu me sembles de bien mauvaise humeur, ce
matin. Quant à moi, je vais finir ma correspondance. Et
que t'arrive-t-il donc? Tu n'as même pas touché à la
bonne brioche de Mae!
Sur ces mots, Mme Jackson Moody posa sa serviette à
côté de son assiette et se leva.
— Combien de temps oncle Yancy sera-t-il absent?
— Environ trois semaines. Mais ne t'inquiète pas, déclara
Théa en pressant l'épaule de son fils. Je suis sûre que tu
te montreras à la hauteur de la situation. Yancy n'a cessé
de me louer ta compétence.
Elle le regarda dans les yeux et ajouta avec une
insistance amusée :
— Nous pouvons compter sur toi, n'est-ce pas, Oliver?
— Bien sûr, mère, répondit-il, pris au piège.

« Bien sûr. » C'était vite dit ! Après le départ de sa mère,


Oliver avala rageusement son petit déjeuner en
ressassant la situation. Même la brioche de Mae lui
paraissait fade maintenant.
Que ça lui plaise ou non, il se trouvait désormais obligé de
travailler avec Allison. Eh bien, il relèverait le défi ! Il était
grand temps de se prouver qu'il en avait fini avec cette
vieille histoire. Sa rancune l'avait trop longtemps rongé.
S'il ne voulait pas finir aigri, il lui fallait prendre le taureau
par les cornes. Et vite.
A quarante ans, il avait encore la vie devant lui. Et perdu
assez de temps. Le bonheur l'attendait peut-être, plus
près de lui qu'il ne voulait le croire. Il fallait le saisir, ne pas
le laisser filer sans même l'avoir reconnu.

Vingt minutes plus tard, il s'asseyait dans le confortable


fauteuil directorial de son bureau.
Il composa le numéro du restaurant qu'Allison avait monté
avec grand succès quatre ans plus tôt. Elle répondit
presque aussitôt.
— Restaurant La Plantation, bonjour...
— Jackson Moody à l'appareil. Il faut que je te voie
aujourd'hui même.
— Bonjour! Comment vas-tu?
— Yancy est parti pour trois semaines. J'aimerais te voir à
mon bureau à 10 heures.
— Non.
— Dans ce cas, quel moment te conviendrait mieux?
demanda-t-il sur un ton plus conciliant, tout en essayant
de masquer sa nervosité.
— Je suis bloquée ici toute la journée, répliqua Allison. Si
tu veux me voir, viens au restaurant.
— Il n'en est pas question.
— Dans ce cas, tant pis. A une autre fois. Salut.
« Elle a osé me raccrocher au nez ! » La main d'Oliver se
crispa sur le combiné. Comment pouvait-elle le traiter
ainsi ?

Il pénétra dans le restaurant d'Allison par la porte des


cuisines.
— Que faites-vous dans ma cuisine, monsieur Jackson?
Oliver sursauta et se retourna. La cuisinière en chef le
considérait avec suspicion.
— En général, les clients entrent par la porte principale,
fit-elle remarquer.
A ce moment, une jolie brune, portant l'uniforme noir et
élégant des serveuses et serveurs, posa un plateau sur
une haute desserte et s'approcha de lui.
— Vous êtes ici pour Allison?
— Où est-elle? s'enquit-il d'un ton hautain, tout en se
demandant où il avait déjà rencontré cette jeune fille.
— Dans la salle, avec les clients.
— Pouvez-vous lui dire que j'aimerais lui parler?
— Bien sûr. Mais vous auriez aussi vite fait d'aller la
trouver vous-même.
— Je préférerais la voir... en privé.
« Si on me voit ici, dans une heure au plus tard tout
Tuscumba sera au courant et jasera », se dit-il inté­
rieurement.
— Comme vous voulez..., répondit la jeune brune d'un air
surpris.
Avant de quitter la cuisine, elle échangea avec la chef
cuisinière un regard plein de sous-entendus qui exaspéra
Oliver.
Quelques minutes plus tard, la serveuse revenait.
— Allison m'a chargée de vous dire qu'elle vous attendait
à côté car elle ne peut pas quitter ses clients pour le
moment.
— Mais je ne...
Il ne termina pas sa phrase. A quoi bon? Allison
connaissait parfaitement la raison de sa venue. Elle
n'ignorait pas non plus qu'il tentait de passer incognito.
Tentative qui, du reste, semblait à Oliver de plus en plus
vaine. Déjà, la jeune brune avait dû raconter à tout l'office
qu'Oliver Jackson Moody IV en personne attendait leur
patronne, caché dans les cuisines...
Il traversa donc la pièce et poussa les portes battantes qui
la séparaient de la salle de restaurant. Il rasa les murs,
tâchant de se faire aussi discret que possible.
Allison, les yeux brillants et plus belle que jamais, discutait
à la table de trois hommes d'affaires.
Oliver les connaissait. L'un d'entre eux, John Meritt, était
même un ancien camarade de collège.
Les trois hommes dévoraient Allison des yeux, ce qui mit
immédiatement Oliver sur les nerfs. Ils buvaient aussi
littéralement ses paroles. De toute évidence, cette femme
faisait rêver les hommes. Nul doute que la nuit
prochaine...
A ce moment-là, la jeune femme jeta un coup d'œil en
direction d'Oliver. Celui-ci en profita pour essayer d'attirer
son attention et se dévissa la tête à lui faire signe,
espérant qu'elle viendrait le rejoindre. Dieu qu'elle était
belle! Mais elle ne bougeait pas...
Ses cheveux d'un blond vénitien étaient relevés en un
chignon mousseux d'où s'échappaient quelques mèches
folles, telles de petites flammèches.
Lorsqu'elle se tourna enfin vers Oliver, les trois hommes
suivirent son regard.
— Dites-moi si je me trompe, mais je crois que Jackson
cherche à se faire remarquer, fit observer John Meritt en
réprimant un sourire.
Ses deux amis éclatèrent de rire.
— En effet, répondit Allison, qui jubilait. Voulez-vous bien
m'excuser? Je vais voir ce qu'il veut. Bon appétit et à
demain!
Sur ce, elle posa la main sur l'épaule de Meritt qui la
gratifia d'un sourire enjôleur. Puis elle tourna les talons et
se dirigea vers Oliver.
« Ça y est! Elle a gagné, tout le monde nous regarde! »
Tout en s'approchant de Jackson de sa démarche altière,
Allison réfléchit rapidement. Visiblement, M. Jackson
Moody IV était en colère : c'est qu'il n'avait pas pour
habitude de se déplacer! D'ordinaire, c'était plutôt lui qui
convoquait les gens dans son bureau. Et ceux-ci
s'exécutaient de bonne grâce. Mais Allison était bien
décidée à lui faire perdre ses airs supérieurs. Surtout s'ils
devaient travailler ensemble pendant les semaines où son
ami Yancy Wheeler serait absent.
— Bonjour, Oliver! Que me vaut l'honneur? demanda-t-
elle en se plantant devant lui.
— Tu le sais fort bien, répondit-il d'une voix étouffée par la
colère.
— Tu as peut-être faim? Si nous déjeunions ensemble?
— Je n'ai nullement l'intention de déjeuner avec toi,
rétorqua-t-il.
La jeune serveuse brune passa devant eux, regarda
Oliver, puis Allison, marqua un temps d'arrêt, sourit et
disparut dans la cuisine.
— Qui est-ce? demanda-t-il.
— Elaine, ma belle-sœur.
— Que veux-tu dire?
— La sœur de Bubba. C'est mon assistante. Et lorsque
j'ouvrirai La Colline de sucre, elle prendra la direction de
La Plantation.
— Tu ne vas pas appeler le nouveau restaurant La Colline
de sucre!
— Bien sûr que si ! Ne recommence pas ! Mais nous
reparlerons de cela plus tard. Pour le moment, il y a plus
urgent.
Elle baissa la tête un moment. Puis, levant les yeux, elle
demanda :
— Pourquoi ne veux-tu pas déjeuner avec moi ? Ton
ancien camarade de collège, John Meritt, m'a invitée à
dîner pas plus tard qu'hier!
— Ça suffit, Allison, riposta Oliver en serrant les poings.
Tout le monde nous regarde.
— Je t'ai connu moins soucieux du qu'en-dira-t-on... Il la
saisit par le coude.
— Allons à l'office.
— Non, répondit-elle en se dégageant.
— Pourquoi?
— Parce que je n'ai nullement l'intention de me cacher à
l'office comme une coupable. Si la situation t'embarrasse,
ce n'est pas mon problème.
— Allison..., commença-t-il, le regard menaçant.
Sans paraître entendre, elle fit demi-tour pour accueillir un
client qui venait d'entrer. Déployant tout son charme, elle
lui serra la main avec chaleur avant de le confier au maître
d'hôtel. Puis elle fit le tour des tables, s'enquit auprès de
chacun de ses désirs, réclamant aux serveurs empressés
une corbeille de pain ici, une bouteille de vin là.
Raide de rage, Oliver ne la quittait pas des yeux. Mais
lorsqu'elle passa devant lui sans le regarder, il l'attrapa
brusquement par le bras, la serra contre lui et la poussa
dans la cuisine principale.
— Tu deviens fou? s'exclama-t-elle, les pommettes en feu,
lorsque la porte se fut refermée sur eux.
Sans lui lâcher le bras, il se serra si fort contre elle qu'elle
put sentir son torse musclé contre sa poitrine.
— Je veux te parler, répondit-il d'une voix blanche. Et
sans que tout Tuscumba profite de notre conversation.
— Fichez-moi la paix, monsieur Jackson.
— Je t'ai demandé de passer à mon bureau. Tu as refusé.
J'ai donc fait l'effort de venir jusqu'ici, et ce n'est pas pour
me laisser mener par le bout du nez. Je n'aime pas
beaucoup ces petits jeux, Allison.
La jeune femme essaya de se dégager, mais en vain.
Oliver la tenait fermement. Prenant une forte inspiration,
elle lui donna un grand coup de coude dans les côtes,
mais cela ne le fit pas reculer d'un pas. Il emprisonna
même les poignets de la jeune femme qu'il entoura de ses
mains fortes et puissantes et déclara :
— Quelle que soit la nature de tes projets avec Yancy, ils
n'aboutiront jamais.
— Lâche-moi... Lâche-moi..., répéta Allison que ce
combat inégal épuisait.
Il la regarda et, imperceptiblement, resserra son étreinte.
Elle gémit. Lentement, il se pencha vers elle. Il savait qu'il
devait arrêter ce prétendu bras de fer immédiatement,
mais, inexorablement, leurs lèvres se rapprochaient. Rien
n'aurait pu l'empêcher d'embrasser Allison dans un élan
de colère et de désir mêlés.
Enfin, il posa ses lèvres sur celles de la jeune femme.
D'abord, presque avec hésitation. Elle protesta douce­
ment. Alors il s'empara de sa bouche avec fièvre. Trem­
blants d'un désir trop longtemps contenu, leurs corps
s'épousèrent, leurs langues se cherchèrent. Ils perdirent
toute conscience du temps et de l'espace.

Le maître d'hôtel s'éclaircit la gorge.


— Le facteur vient d'apporter ce colis pour vous, madame.
Que dois-je...
Oliver lâcha aussitôt Allison.
— Plus jamais..., murmura-t-il en se dirigeant comme un
somnambule vers la porte de derrière.
— Plus jamais..., répéta-t-elle.
Et elle passa la langue sur ses lèvres légèrement
gonflées.
-3-

— Je n'arrive pas à croire que Théa Jackson Moody ait


finalement accepté de t'ouvrir son ancienne maison,
déclara Elaine. J'avais entendu dire qu'elle l'avait
condamnée quelques semaines après la mort de son
mari, il y a quarante ans de cela.
— Yancy ne doit pas être étranger à ce subit... revirement,
dit Allison en s'agenouillant pour soulever un coin de
linoléum.
Puis, passant brusquement du coq à l'âne, elle ajouta :
— Je me demande dans quel état se trouve le plancher là-
dessous.
— N'essaie pas de détourner la conversation, Allison. Je
n'ai que cinq minutes devant moi avant d'aller travailler à
La Plantation et j'aimerais avoir une conversation avec toi.
— Toi aussi... Décidément, c'est une épidémie, répondit la
jeune femme sans cesser de s'affairer.
— Que veux-tu dire?
— Rien... Rien... Mais pourquoi ne passes-tu pas plutôt
tes cinq minutes de liberté avec ton cher fiancé? II...
— Parlons-en, justement !
— De Nick?
— Mais non, voyons! De ta vie amoureuse. Allison se
releva et marcha jusqu'à la porte qui s'ouvrait sur un
porche en bois abrité par un auvent vitré.
— Il n'y a rien à dire.
Elaine s'approcha silencieusement de sa belle-sœur et
l'entoura gentiment de son bras.
— Tu étais amoureuse de Jackson lorsque tu as épousé
mon frère. Et, s'il te plaît, inutile de me dire que je me
trompe!
Au souvenir de cette époque lointaine, Allison ferma les
yeux, submergée par une ineffable douceur. La douceur
d'octobre et de cet air de blues mélancolique qui flottait
dans sa maison d'alors, sur la colline de Sucre. Enfin, elle
hocha la tête affirmativement.
— Je le savais, Allison. Je l'ai deviné tout de suite.
Pourtant, j'étais encore petite.
— J'ai essayé d'être une bonne épouse pour ton frère.
— Et tu y as réussi. Je ne te fais aucun reproche.
Simplement, rien n'a échappé à mon intuition de petite
fille. Comment dire... Bubba et toi ne... Vous ne vous
aimiez pas... d'amour.
Allison s'adossa contre la porte. Le bois fut dur et chaud à
son corps las.
— Tu as toujours été trop intelligente, Elaine, murmura-t-
elle.
— La petite fille que tu as eue n'était pas de Bubba, mais
de Jackson, n'est-ce pas? Et c'est pourquoi tu as épousé
mon frère si vite. Je me trompe?
— Ton frère et moi étions amis d'enfance. De sales
mômes nés du mauvais côté de la ville. Nous nous
comprenions. Alors, nous avons conclu un marché. J'avais
besoin d'un père pour mon bébé et lui de quelqu'un qui
veille sur sa petite sœur lorsqu'il partait sur les routes avec
son orchestre.
Les souvenirs affluèrent à l'esprit d'Allison. Comment
oublier ce jour où Bubba l'avait demandée en mariage? Ils
avaient tous deux dix-neuf ans et Elaine dix. Leur mariage
avait duré quatorze ans mais, sans nul doute, c'était la
plus grosse erreur qu'elle ait jamais commise.
— Lorsque tu as perdu la petite Clara, pourquoi n'as-tu
pas demandé le divorce?
— Un marché comme celui que j'avais conclu avec Bubba
se respecte jusqu'au bout. De plus, d'une certaine façon,
lui et moi nous entendions bien. Et puis... je t'étais très
attachée.
Elaine s'approcha d'Allison et la serra très fort dans ses
bras.
— Oh! Ma petite Allison! Crois-tu que j'ignore combien ta
vie a été dure? Crois-tu que j'ai oublié les soûleries de
Bubba et ses dettes de jeu?
— Il était malheureux, déclara simplement Allison.
Lorsqu'on est heureux, on n'a aucune raison de boire ni
de risquer son maigre écot au jeu. Tu sais bien qu'il ne
supportait pas de ne pas s'être fait un nom dans la
musique, pas même à Nashville.
Les grands yeux noirs d'Elaine se remplirent de larmes.
— Son accident de moto a mis fin à toute cette
souffrance...
Elle ferma les yeux.
A ce moment, un charmant jeune homme blond franchit le
porche. Allison lui sourit et lui désigna Elaine d'un
mouvement silencieux de la tête.
— Bonjour, mon amour, dit-il tendrement en pénétrant
dans la cuisine.
— Nick! s'écria-t-elle en ouvrant ses grands yeux encore
brillants de larmes.
Le jeune homme l'accueillit dans ses bras en lui souriant.
Allison se détourna discrètement.
Quelques minutes plus tard, Elaine avait recouvré son
calme. Nick s'adressa alors à Allison :
— Papa m'a chargé de te transmettre une nouvelle fois sa
gratitude. Il était très déprimé depuis son licenciement et il
se réjouit à l'idée de travailler pour toi. Il a retrouvé le
sourire, tu sais! Je ne l'avais pas vu si gai depuis des
années. Merci, Allison.
Un ange passa dans la pièce.
Allison, Elaine et Nick se regardèrent tour à tour sans
parler, les yeux et le cœur pleins d'espoir et d'émotion.
Comme ils s'entendaient bien et comme ils pourraient être
heureux!
— Je dois y aller maintenant, dit soudain Elaine d'une voix
timide qui regrettait de briser ce moment parfait.
— A ce soir! répondit tendrement Nick en lui embrassant
délicatement les lèvres.
Peu après, elle s'éloignait au volant de sa voiture.
Presque au même moment, une autre voiture arriva.
Allison regarda sa montre. 10 heures. Oliver était ponc­
tuel.
— C'est probablement Jackson, expliqua-t-elle à Nick.
— Ouais... Ça ne m'enchante pas du tout de travailler
avec lui. Mon père dit qu'il est dur et froid comme le
marbre.
— Oui. C'est vrai.
Oliver s'immobilisa dans l'embrasure de la porte d'entrée.
« Elle n'est pas seule. Il y a un homme ici. Qui est-ce
encore? » En entendant le timbre d'une voix masculine, il
avait été instantanément saisi d'une vive jalousie. Lui qui
s'attendait à ce que la jeune femme tente de le séduire...
Il s'avança en direction des voix et aperçut Nick entourant
Allison de son bras. Oliver eut envie de le saisir par la
peau du cou et de le jeter dehors. Et voilà maintenant
qu'Allison embrassait ce jeune Roméo sur la joue. Vingt-
cinq ans, pas plus. Mais rien d'un enfant. Et fort séduisant.
Il était sûrement amoureux d'elle. Quand cesserait-elle de
jouer? Cette femme n'avait donc aucun sens moral?
— J'ai d'autres projets pour ce soir, Nick, disait Allison.
— Tu sors avec Yancy Wheeler? Tu aimes bien ce vieux
monsieur, n'est-ce pas?
Puis, s'approchant de la glacière portative, il demanda :
— Un soda?
— Avec plaisir.
— Madame, vos désirs sont des ordres...
— Voilà un homme comme je les aime : obéissant !
Tandis qu'ils badinaient, Nick lui tendit un soda à l'orange
et s'assit tout près d'elle. Puis il la regarda et déclara
soudain :
— Tu es superbe, Allison, si féminine! Trop belle pour
rester longtemps seule.
« De quoi se mêle-t-il, celui-là ? se dit aussitôt Oliver qui
écoutait toujours, dans la pénombre. Ma parole, il joue les
jolis cœurs ! »
— C'est gentil de te soucier de moi, Nick, dit Allison un
peu confuse.
Ils se regardèrent en souriant. Oliver dut faire appel à
toute sa volonté pour ne pas regagner immédiatement sa
voiture.
— Tu ne m'as pas répondu tout à l'heure, Allison, reprit
Nick. Yancy Wheeler et toi, c'est sérieux?
Oliver ne s'attendait pas du tout à un tel éclat de rire.
— Allison! s'exclama Nick, les yeux écarquillés. Qu'ai-je
donc dit de si drôle?
— Mais enfin, Nick ! Quelle idée loufoque tu as là ! Yancy
et moi ! C'est trop drôle ! Et puis d'abord, il est beaucoup
trop âgé. Je n'ai que trente-sept ans!
— Je suis sûr qu'il t'aime beaucoup.
— Oui, c'est vrai, admit Allison dont le rire se transforma
en sourire attendri. Et, de mon côté, j'ai appris à
l'apprécier. Mais il s'agit entre nous d'affection et d'estime.
D'autre part, Yancy pense avoir une dette envers moi; il
veut réparer.
A ce moment de la discussion, une porte claqua au fond
de la maison.
— C'est toi, Oliver? Nous sommes dans la cuisine, s'écria
la jeune femme.
Profitant de l'occasion, Oliver attendit encore quelques
secondes, puis s'avança dans la pièce et pénétra dans la
cuisine.
— J'espère que je ne dérange pas, déclara-t-il sitôt entré,
sans saluer personne.
Allison le connaissait suffisamment pour remarquer au
premier coup d'œil qu'il était hors de lui.
— Que t'arrive-t-il ? demanda-t-elle.
— Rien. Mais j'avais dit que je viendrais à 10 heures et il
est 10 heures. Cela étant, si je vous importune, je peux
revenir plus tard.
Évidemment, Oliver n'en pensait pas un mot. Jamais il
n'aurait abandonné Allison à ce séduisant blondinet.
— Que signifie tout ce charabia? s'écria Allison. Je
t'attendais. Tu ne nous déranges absolument pas.
— Bien sûr que non, renchérit Nick qui aurait mieux fait de
se taire. Désirez-vous un soda?
La réponse ne se fit pas attendre.
— Non.
— Je ne vous ai même pas présentés, déclara alors
Allison pour tenter de détendre l'atmosphère. Après tout,
vous allez travailler tous les deux pour moi... Oliver, je te
présente Nick Dehuston. Son père et lui sont les
concepteurs du nouveau restaurant.
— Enchanté, marmonna Oliver en ignorant la main que
Nick lui tendait.
Le jeune homme se tourna alors vers Allison.
— Bien... Je crois avoir fait le tour des problèmes. Avec
papa, nous allons travailler sur les plans et les devis. Nous
te tiendrons au courant dès que nous aurons un dossier
présentable à te soumettre.
— Merci, Nick. Tu m'appelles quand tu veux.
— A plus tard, dit alors le jeune homme en la prenant
dans ses bras pour lui déposer un baiser sur chaque joue.
Puis, ignorant à son tour Jackson, il passa devant lui sans
le saluer et sortit.
Dès que Nick eut quitté la cuisine, Oliver se tourna vers
Allison. Il détesta le sourire qu'elle avait encore sur les
lèvres.
— Intéressant... N'est-ce pas?
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire, répondit-elle
en se dirigeant vers son magnétophone. En tout cas, quel
rustre tu fais ! Dire que tu voudrais te faire passer pour un
personnage exemplaire.
Puis, les yeux toujours rivés à l'appareil, elle rembobina la
cassette qu'il contenait et appuya sur « lecture ». La voix
superbe de Patsy Cline dans Sweet Dreams envahit alors
la pièce.
« Oh, non! Pas celle-là... » se dit-elle. Le regard d'Allison
s'emplit d'effroi et chercha celui d'Oliver. Elle rencontra
des yeux verts pleins d'une haine et d'une rage qu'il ne
cherchait même pas à dissimuler. Mais lui, lisait-il dans
ses prunelles la peur et la douleur qu'elle ressentait ?
« Comment a-t-elle osé passer cette chanson ? Elle le fait
exprès? Pour me provoquer? Pour me faire comprendre
que cet air ne représente plus rien pour elle ? » Les
questions se bousculaient à une vitesse foudroyante dans
l'esprit d'Oliver. Soudain, il porta la main à son ventre.
Allison suivit son mouvement.
Dix-huit ans plus tôt, ils avaient écouté des dizaines de
fois cette chanson. La mère d'Allison la passait à longueur
de journée dans la maison sur la colline de Sucre. Et le
soir où Allison était partie avec Bubba, cette maudite
chanson résonnait encore dans toute la maison.
Recouvrant soudain ses esprits, Allison, le visage en feu,
arrêta brutalement la musique et éjecta la cassette.
En voulant la retirer de l'appareil, elle la laissa tomber à
terre. Oliver fit les deux pas qui le séparaient du magné­
tophone, s'en saisit et le jeta sur le sol. Après quoi il le
piétina, incapable de contrôler sa rage et son désir de
vengeance.
Allison se demandait comment elle avait pu oublier que
Sweet Dreams se trouvait en début de bande. Son acte
avait-il été guidé par son inconscient ? Car même si elle
pouvait écouter cette chanson sans être précipitée dans
des souvenirs pénibles, ce n'était manifestement pas le
cas d'Oliver.
Elle ne se pencha même pas pour ramasser les morceaux
du magnétophone. Elle resta là, faisant face à l'homme en
colère qui la regardait comme s'il allait elle aussi la réduire
en poussière. Impossible de parler. Les mots restaient
coincés dans sa gorge.
Soudain, Oliver la secoua vivement par les épaules et
hurla :
— J'aurais pu vous tuer tous les deux cette nuit-là !
Et le vert de ses yeux était devenu si vénéneux qu'Allison
baissa les paupières, effrayée par la violence de cette
souffrance.
Après tant de temps, toute tentative d'explication se
révélerait vaine. Comment pourrait-il la croire après dix-
huit ans ? Et elle, où trouverait-elle la force de le
convaincre ?
Et pourtant... Ce n'était pas par hasard que Bubba se
trouvait là, cette fameuse nuit. La scène avait été montée
de toutes pièces par Cindy Butlet.
Vers 8 heures du soir, Bubba s'était présenté à la porte de
Cindy pour parler à sa fille.
Cindy l'avait donc mené à la chambre d'Allison où tournait
un disque de Patsy Cline. Après quelques minutes de
conversation, Allison avait entendu arriver la voiture
d'Oliver. Elle allait se lever de sa chaise lorsqu'elle s'était
sentie projetée sur le lit. Horrifiée, elle avait senti Bubba
se coucher sur elle et lui bâillonner la bouche de sa main.
Le piège avait parfaitement fonctionné. Quelques instants
plus tard, Oliver entrait dans la pièce, voyait le couple
couché sur le lit, criait des mots terribles et se jetait sur
Bubba.
Les deux hommes avaient roulé à terre, se rouant de
coups jusqu'au moment où Bubba avait sorti son couteau
à cran d'arrêt.
La lame avait atteint Oliver au ventre, transperçant ses
habits et lui tailladant la peau. Allison s'était précipitée
vers lui en hurlant, mais il l'avait violemment repoussée et
avait couru jusqu'à sa voiture. Le sang s'échappait de sa
blessure, coulant entre les doigts de sa main pressée sur
son ventre.
Avant de perdre connaissance, Allison avait eu le temps
de voir sa mère sortir de l'ombre pour venir vers elle...
La jeune femme secoua la tête, comme pour chasser les
atroces souvenirs de cette nuit fatale.
Elle n'avait plus revu Oliver. Il avait quitté la ville presque
aussitôt. Quelques jours plus tard, elle apprenait qu'elle
attendait un enfant de lui, épousait Bubba et quittait
Tuscumba pour Nashville.
Allison s'avança lentement vers Oliver et posa sa main à
l'endroit où le pull-over masquait l'ancienne blessure.
— Je suis... Je suis désolée, murmura-t-elle, les yeux
inondés de larmes.
Il la saisit par les épaules et ferma les yeux.
« Que regrettes-tu le plus, Allison? D'avoir accepté
l'argent de Théa pour quitter la ville? d'avoir fait l'amour
avec Bubba ? le coup de couteau que j'ai reçu ? » se
demanda-t-il intérieurement.
— Je ne peux... Je ne pouvais pas supporter l'idée qu'un
autre homme te touche, déclara-t-il soudain en
enfouissant ses mains dans les cheveux de la jeune
femme. A cause de toi, cette nuit-là, je suis devenu une
bête sauvage. Ce genre de bête à figure humaine que j'ai
appris plus tard à reconnaître. Oui, j'étais comme eux et il
m'a fallu beaucoup de temps pour redevenir un être
humain. Dix ans. Et je suis revenu à Tuscumba après
m'être fait le serment de laisser derrière moi tout ce qui
était mauvais et sale. Je...
Les mots ne franchirent pas ses lèvres. L'émotion était
trop forte.
— Je sais..., je sais..., chuchota-t-elle d'une voix blanche.
Et Allison savait qu'à cause de cette épouvantable
malentendu, Oliver avait beaucoup changé. Sa gaieté, son
insouciance avaient laissé place à une impitoyable
sévérité, à une froideur extrême. Elle savait aussi que,
pour lui, elle représentait une terrible menace pesant sur
sa nouvelle vie, paisible certes mais stérile et sans amour.
« Mais je suis peut-être aussi ta dernière chance de
redevenir l'être plein de vie, d'ardeur et de chaleur que j'ai
connu autrefois, Oliver... »
Elle entoura la taille d'Oliver de ses bras tendres et posa
sa tête contre son cou.
A ce contact, il soupira. Sa respiration s'accéléra. Il prit le
visage d'Allison entre ses mains et plongea son regard
dans les yeux noirs de la jeune femme.
— Je te déteste, Allison Butlet..., murmura-t-il avant de
poser les lèvres sur la bouche frémissante de la jeune
femme.
Ce fut un baiser ardent et désespéré. Les mains d'Oliver
glissèrent le long du dos de sa compagne dans une
caresse possessive et passionnée. Lorsqu'il toucha les
reins de la jeune femme, elle se cambra en gémissant. Il
sut alors de manière fugitive mais certaine qu'elle seule
avait le pouvoir de le ramener à la vie. Oui. Il n'y avait
aucun doute. Il détacha ses lèvres, ébloui par cette
révélation et resta serré contre elle. Pourquoi l'avait-elle
trahi? Il eut envie de hurler. L'écartant nerveusement de
lui pour briser leur étreinte brûlante, il la supplia.
— Je t'en prie, Allison, romps le contrat qui te lie à la
Wheeler-Moody. Je n'ai pas le pouvoir de le faire et je sais
que Yancy ne le fera pas. Si ce n'est pour moi, fais-le pour
nous. Pour nous épargner d'autres souffrances et d'autres
peines.
— Le restaurant La Colline de sucre n'est pas ton affaire.
Il ne concerne que moi, Allison Butlet. Il représente ma
seule chance de retrouver ma dignité aux yeux des
habitants de ma ville natale. Et peut-être à mes propres
yeux. Je mérite cette chance, Oliver.
Elle semblait si désespérée, si vulnérable... Mais Oliver
savait combien cet air d'innocence pouvait être trompeur.
Comment cette traîtresse pouvait-elle paraître si pure, si
douce? Comment pouvait-elle poser ce regard si
désemparé sur lui? « Menteuse! Tu me regardes comme
si j'étais le seul homme que tu aies jamais aimé. » Dieu,
comme il aurait été merveilleux de la croire! A ce moment,
elle prit la parole :
— Ce que je veux, ce que je mérite, c'est qu'on me laisse
vivre en paix. Qu'on ne se mette plus en travers de ma
route.
Elle hocha la tête, le visage terriblement pâle et ajouta :
— Et c'est pourquoi je ne dénoncerai pas mon contrat.
— Bon Dieu ! hurla Oliver en se détournant d'elle et en
projetant son poing contre le mur avec une force
incroyable.
L'impact fut terrible et défonça le bois humide. Le sang
perla immédiatement aux jointures des mains tout à
l'heure si caressantes.
— Oliver! Qu'as-tu fait?
Courant vers lui, elle saisit délicatement la main meurtrie
et la porta à ses lèvres. Mais il se dégagea et répliqua
d'une voix glaciale :
— Laisse-moi tranquille!
— Tu dois voir un médecin. Remettons cet entretien à
plus tard.
— Il n'en est pas question. Finissons-en au plus vite, au
contraire.
— Non. Je passerai à ton bureau demain. Va-t-en,
maintenant. Je n'aurai jamais dû te faire venir ici.
Elle prit Oliver par le bras. Il se laissa emmener sans
opposer de résistance car il avait vu les beaux yeux noirs
de la jeune femme s'emplir de larmes. Mais sa pitié ne
dura pas et, la froideur reprenant aussitôt le dessus, il se
sentit satisfait de la voir enfin souffrir.
— Appelle-moi plutôt quand tu auras reçu les devis de tes
concepteurs, ordonna-t-il, tranchant.
Allison fit signe qu'elle avait entendu, quitta la pièce et
gravit l'escalier qui menait à l'étage.
Quelques secondes plus tard, Oliver entendit une porte
claquer au premier, puis un cri sauvage à peine humain
suivi d'un profond et terrible silence.
La douleur qu'il ressentit alors fut aussi vive que celle qu'il
avait éprouvée au coup de couteau de Bubba. Il aurait
voulu se précipiter vers Allison pour la consoler, sécher
ses larmes, lui faire l'amour, mais son implacable orgueil
l'en empêcha. Il tourna résolument le dos à l'escalier et se
dirigea vers le grand porche.
Oliver Jackson Moody IV sortit donc sous le doux soleil
d'octobre, se glissa au volant de sa Mercedes blanche et
s'éloigna.

-4-

Les semaines suivantes furent une véritable torture pour


Allison comme pour Oliver. La situation ne s'arrangeait
pas. Sitôt que l'un semblait vouloir faire un pas vers
l'autre, celui-ci, aveuglé par l'orgueil, repoussait ses
avances.
En revanche, grâce à l'efficacité des Dehuston père et fils,
les travaux avançaient bien dans l'ancienne demeure de
Théa. Aussi, à la fin du mois d'octobre, Allison décida
d'inaugurer son restaurant le jour du réveillon du 31
décembre.
Elle évitait Oliver. Lui, de son côté, gardait ses distances.
Leurs relations se limitaient à des discussions purement
professionnelles et toujours en présence d'une tierce
personne.
Quant à Yancy Wheeler, il était rentré en pleine forme de
ses vacances. Mais quelle déception, quand Allison lui fit
comprendre qu'aucun rapprochement ne semblait
possible entre Oliver et elle !
Allison et certains de ses amis étaient fans de rodéo.
Aussi, les odeurs de poussière, de cuir, de tabac et de
sueur animale qui régnaient ce jour-là à la compétition de
Tuscumba ne les indisposaient pas le moins du monde.
Une voix grave, à l'accent sudiste, amplifiée par de
puissants haut-parleurs, annonça le numéro suivant. Un
frisson parcourut l'assistance.
— Tiens. Voici ton soda à l'orange, annonça Nick à Allison
en lui tendant une canette avant de s'asseoir entre elle et
Elaine. Regardez ces nuages! Le ciel se couvre. Nous
aurons de la chance si le rodéo n'est pas interrompu par
la pluie.
— Pessimiste, va! plaisanta Elaine. De toute façon,
quelques gouttes de pluie ne te feront pas fondre, tu sais !
Et puis tu serais très sexy avec ta chemise mouillée collée
contre ta peau.
— Savez-vous que vous choquez mes chastes oreilles ?
intervint Allison en riant.
— Regardez ça! dit soudain Yancy en s'essuyant le front
d'un revers de manche.
Au centre de l'arène, un jeune cow-boy couchait un
bouvillon sur le flanc et essayait de le ligoter avec sa
corde.
— Il ne se débrouille pas mal, commenta Elaine. Et puis, il
est très mignon...
— Dis donc, toi, protesta aussitôt Nick en riant. Tu es
priée de ne pas remarquer ce genre de choses.
— Je ne le trouve ni très bon ni très mignon, observa
Allison en se tournant vers Yancy.
— Moi non plus, renchérit le vieil homme. Mais je ne
parlais pas de lui. Je faisais allusion au spectacle qui se
déroule dans l'assistance. Vous voyez? Au premier rang à
gauche.
Allison le vit immédiatement. Oliver Jackson Moody, tiré à
quatre épingles et superbement séduisant. Il était assis en
face d'eux de l'autre côté de la piste circulaire.
Vêtu d'un jean noir et d'une chemise de coton vert, il
portait un magnifique Stetson gris. Lorsqu'il croisa les
jambes, Allison vit briller le cuir fauve d'une paire de boots
neuves.
— Je savais qu'il ne résisterait pas à la tentation de venir
ici aujourd'hui, dit-elle avec un petit sourire.
— Forcément... Quand on a le rodéo dans le sang...
— Pourquoi me regardez-vous ainsi?
— S'il vous avait épousée, au lieu de se marier avec cette
trop convenable Cathie, il n'aurait jamais abandonné le
sport.
— Oui mais voilà, il ne l'a pas fait ! répondit Allison sur un
ton faussement désinvolte tout en s'efforçant de ne pas
détacher son regard du jeune cow-boy qui finissait
d'immobiliser le bouvillon. Il s'est marié avec la dame que
sa maman lui avait choisie.
— Je me demande si elle a également choisi celle qui est
à son côté aujourd'hui.
Allison n'avait même pas remarqué cette femme. Elle jeta
un coup d'œil.
— Je crois reconnaître Barbra Massey...
— C'est elle. Et, à côté, son frère, John Meritt.
— Je ne connais pas de gens plus snobs que ces deux-là.
J'ai dîné l'autre soir avec lui et j'ai cru mourir d'ennui.
— De plus snobs et de plus bêtes ! Deux imbéciles qui ont
malheureusement hérité de vastes propriétés et d'un beau
capital, ajouta Wheeler.
— La voilà, la femme qu'il faut à Oliver ! Théa serait ravie
s'il se fiançait avec Barbra. Ils appartiennent tous deux au
même monde et sont aussi riches l'un que l'autre.
— Oliver ne laissera plus sa mère ni personne choisir une
femme à sa place. De plus, il a horreur des petites
femmes... et celle-ci est minuscule!
— Et deux fois divorcée...
Tous deux éclatèrent d'un rire complice.
— Non. Ce n'est certainement pas Oliver qui a amené
Barbra ici aujourd'hui. Elle a dû venir avec John, ren­
contrer Oliver et s'asseoir à côté de lui.
— Possible. Je crois qu'elle était un peu amoureuse de lui
quand nous étions tous trois au lycée.
— Ce genre de femmes ne tombe pas amoureuse,
Allison, elles calculent...
— Veux-tu que j'aille rabattre la capote de ta voiture,
Allison?
— Que dis-tu, Nick? demanda la jeune femme qui n'avait
pas entendu, absorbée par la conversation.
— Tu as laissé ta voiture décapotée et il commence à
pleuvoir, expliqua le jeune homme.
— Ah oui! Non. Ce n'est pas la peine. Tu es gentil, mais je
vais rentrer. J'ai besoin d'air. On étouffe ici. Ça ne vous
ennuie pas, Yancy?
— Cette dérobade ne vous ressemble pas, Allison,
répondit seulement Wheeler en la regardant d'un air
pénétrant. Vous n'abandonnez pas le combat, j'espère?
— J'ai du travail. Je perds mon temps, ici expliqua
évasivement Allison, éludant la question de Yancy.
Puis elle se pencha vers le vieil homme qu'elle embrassa
sur les deux joues.
Oliver se forçait à sourire. Sans grand succès. La
conversation de Barbra l'ennuyait mortellement et il ne
savait plus comment se défaire d'elle.
Dès qu'elle l'avait vu, elle s'était ruée sur lui en le saluant
à grands cris. Puis elle s'était pendue à son bras sans
paraître remarquer sa réaction peu enthousiaste. John
avait immédiatement suivi sa sœur.
Bien sûr, elle était jolie, mais sans fraîcheur ni naturel. Et
Oliver ne supportait pas qu'une femme lui arrive à la
poitrine ! Sans parler de cette assommante frivolité ! La
futilité de Barbra n'avait pas de limites... On ne pouvait
pas en dire autant de son intelligence, hélas.
Lorsqu'ils étaient encore lycéens, ils étaient sortis deux
fois ensemble. Aussitôt, Oliver l'avait cataloguée comme
une abominable petite snob. De toute évidence, seuls
l'argent et la position sociale des Jackson Moody l'avaient
attirée en lui, car ils n'avaient absolument aucun point
commun. Huit ans plus tard, lorsqu'ils s'étaient revus
après le retour d'Oliver à Tuscumba, il s'était aperçu
qu'elle n'avait pas changé. Au contraire. Bêcheuse, elle le
vouvoyait maintenant, comme si elle ne le connaissait que
depuis la veille!
— J'ai horreur des rodéos, déclara-t-elle soudain en
passant ses doigts aux ongles laqués de rouge dans ses
cheveux décolorés. Mais John a tellement insisté... Dites-
moi, Oliver, je suis invitée comme membre d'honneur à la
vente de charité du mois prochain. Vous viendrez ?
Elle approcha son visage savamment maquillé de celui
d'Oliver.
— C'est que..., marmonna-t-il en apercevant, de l'autre
côté de la piste, Allison se pencher vers Yancy pour
l'embrasser.
« Où s'en va-t-elle maintenant? » se demanda-t-il sans
pouvoir contrôler la jalousie qui le gagnait.
— Vous viendrez? répéta Barbra.
— Excusez-moi, maugréa Oliver en se levant. J'avais
oublié... Une urgence...
Plantant là sa voisine interloquée, il se leva, quitta sa
rangée et joua des coudes pour se frayer un chemin à
travers la foule. Autour de lui, tous ceux qui avaient laissé
leurs voitures décapotées se précipitaient, sous la pluie,
en direction de leurs véhicules.
A quelques pas de lui, Allison se hâtait vers sa vieille
Cadillac rouge.
Oliver porta les mains à ses tempes. « Qu'est-ce qui
m'arrive? Je crois que je deviens fou. » Pourquoi suivait-il
cette femme qui ne représentait plus rien pour lui ?
Pourquoi était-il jaloux? Lorsqu'il l'avait vue quitter
Wheeler et le jeune Dehuston, il s'était brusquement
imaginé qu'elle allait rejoindre un homme. Pourtant, on ne
lui connaissait aucune aventure depuis son retour à
Tuscumba...
Il la regarda se débattre avec la capote de sa vieille
voiture. A présent, la pluie tombait à verse et, au loin, des
éclairs zébraient le ciel. Allison était déjà trempée et ses
efforts demeuraient vains.
Oliver hésitait. Devait-il lui venir en aide? Et s'ils allaient se
disputer de nouveau? Il cessa soudain de réfléchir, et en
quelques enjambées, il fut près d'elle. Sans un mot, il
l'aida à ajuster la capote de sa voiture.
Lorsqu'ils eurent terminé, ils se regardèrent longuement,
séparés par la largeur du véhicule. L'orage se rapprochait.
— Entrons nous protéger, dit Oliver, après un grondement
de tonnerre plus fort que les précédents.
Ils s'installèrent à l'intérieur et s'adossèrent à leur siège, la
nuque contre l'appuie-tête. Allison frissonnait.
— Merci. Je n'y serais jamais arrivée seule.
— Tu aurais pu appeler Nick au secours, remarqua Oliver.
Encore une insinuation perfide qui n'échappa pas à la
jeune femme.
La pluie tambourinait maintenant contre la carrosserie. A
l'intérieur, la buée commençait à recouvrir toutes les
vitres.
— Dans quelques minutes, on ne verra plus rien dehors,
dit Oliver, en passant la main dans ses cheveux qui,
mouillés, paraissaient plus noirs.
Allison ramassa ses genoux sous elle. Puis elle défit les
deux premiers boutons de sa chemisette de coton rose,
attrapa quelques mouchoirs en papier dans la boîte à
gants et sécha sa nuque, son cou et le haut de son
décolleté. Sa chemisette mouillée lui collait à la peau,
soulignant la rondeur de ses seins aux pointes dressées.
— Pourquoi n'as-tu pas demandé à Nick de
t'accompagner? insista Oliver.
Allison soupira.
— Tu recommences? Parce que je ne voulais pas le
déranger. Et toi? Pourquoi as-tu abandonné ta
compagne ?
— Quelle compagne?
— Tu en avais plusieurs?
— Tu parles de Barbra?
— C'est ça.
Oliver se réjouit secrètement de la question. Si Allison
pouvait souffrir autant que lui chaque fois qu'il l'imaginait
avec un autre homme... Il se hâta néanmoins de chasser
toute ambiguïté :
— C'est elle qui s'est assise à côté de moi. Et puis, c'est
une vieille connaissance. Tu te souviens, au lycée?
— Parfaitement, parfaitement. Et je suis sûre que ta mère
l'apprécie énormément.
— Sans plus, je crois. Mais elles fréquentent les mêmes
clubs.
— Elle a un beau pedigree, c'est sûr. Comme toi. Mais à
part cela, je ne vous imagine pas ensemble.
Soudain, Allison se rappela une anecdote et, oubliant son
air ironique et froid, éclata de rire.
— Tu te souviens, en quatrième, quand elle a déclaré à
notre prof de sciences naturelles que son père connaissait
tout sur les avocatiers parce qu'il était avocat?
Oliver ne put retenir un franc sourire. La sottise de Barbra
avait commencé de bonne heure... Et, à son tour, il céda à
l'envie de se moquer de Barbra.
— Je me demande qui de son frère ou d'elle est le plus
bête...
— Tu veux dire que John est un génie à côté d'elle ! Je
sais de quoi je parle, j'ai dîné avec lui l'autre soir.
Pourtant, la conversation n'était pas bien brillante.
— On dit qu'il apprécie beaucoup ta compagnie, déclara
alors Oliver que sa gaieté venait soudain de quitter. J'ai
appris qu'il déjeunait plusieurs fois par semaine à La
Plantation.
— Il aime plaire. Je ne me fais aucune illusion sur la
sincérité de ses sentiments. Et j'aime autant cela, d'ail­
leurs. Surtout qu'il est beaucoup trop conventionnel pour
respecter une femme qui travaille. Pour lui, une vraie
dame doit rester à la maison...
— Et Dehuston, Nick Dehuston, demanda très vite
Oliver comme si sa question lui échappait, que pense-t-il
de ta profession?
— Que veux-tu qu'il en pense ? Je fournis du travail à son
père et à lui, c'est tout ce qui compte pour eux, répondit
patiemment Allison que l'interrogatoire d'Oliver
commençait à agacer.
— Pourquoi ne choisis-tu pas un homme de ton âge ? Tu
as trente-sept ans, mais Nick en a vingt-cinq et Yancy
soixante...
— Et alors? riposta immédiatement Allison. Je n'ai pas
l'intention de les épouser! Nick est le fiancé d'Elaine, et,
accessoirement, mon meilleur ami.
— Nick Dehuston est le fiancé d'Elaine ! répéta Oliver,
rouge de honte. J'imagine que tu es contente de m'avoir
fait marcher...
— Oliver, tu m'exaspères. Je n'ai aucun compte à te
rendre sur ma vie privée. Ni à toi ni à personne. Si tu
imagines que tous les hommes de mon entourage sont
mes amants, libre à toi !
— C'est ce que j'ai tendance à croire, en effet, reconnut
Oliver à voix basse. J'imagine toujours le pire à ton sujet.
— Je sais.
— Si Nick est fiancé et que Yancy n'est pas ton amant,
quel homme partage ta vie en ce moment? Sensuelle et
belle comme tu es, tu dois...
— Où as-tu été éduqué, Oliver? On ne t'a donc jamais
appris à te mêler de tes affaires ? Je vais satisfaire ta
curiosité afin que les choses soient claires entre nous une
fois pour toutes. Mais sache que c'est la première et la
dernière fois car tout cela ne te regarde pas. Il n'y a
personne dans ma vie en ce moment.
— Et Eddie Mac William? reprit Oliver qui n'en démordait
pas.
Allison écarquilla les yeux avant d'éclater d'un rire joyeux.
Eddie Mac William! Mon Dieu! Elle l'avait complètement
oublié, celui-là.
— Oliver... J'ai beaucoup d'amis, car, certains soirs, je
trouve plus agréable de passer le temps en leur
compagnie que de rester seule... Mais, de grâce, cesse de
m'inventer des liaisons abracadabrantes! Yancy, Nick,
John, et Eddie! Qui d'autre? Toi, peut-être...
Et, terriblement tentatrice, elle se rapprocha de lui, le
défiant du regard.
— Allison...
— Merci de m'avoir parlé d'Eddie, susurra-t-elle. Je vais
l'appeler. Justement, il y a longtemps que je ne l'ai...
Avant qu'elle ait pu terminer sa phrase, Oliver l'avait saisie
dans ses bras et l'embrassait avec passion.
Elle se fondit contre lui, le corps brûlant de désir. Il la prit
par la taille, la souleva et l'assit sur ses genoux. Comment
en était-il arrivé là? Ou plutôt, comment aurait-il pu
l'éviter? Cette femme le rendait fou. Dieu que sa bouche
était douce! Et ses lèvres tendres!
Son baiser se fit plus profond. Allison plongea ses longs
doigts dans la masse des cheveux d'Oliver. Lorsqu'elle
glissa son autre main sous la chemise verte, son
compagnon tressaillit.
— Tu me fais perdre la tête, murmura-t-il en défaisant les
derniers boutons de la chemisette rose.
Muette, elle regarda, fascinée, les grandes mains brunes
d'Oliver se poser sur ses petits seins que faisait palpiter
son souffle précipité.
— Tu ne portes toujours pas dé soutien-gorge?
— En ai-je besoin? demanda-t-elle, provocante, en
écartant complètement les deux pans de sa chemisette.
Le regard d'Oliver se voila de désir.
— Non, dit-il d'une voix rauque. Alors, Allison se pressa
contre lui.
— Si tu savais comme j'ai envie de toi, confessa-t-il à voix
basse.
— Moi aussi, répondit-elle en laissant sa tête trop lourde
rouler en arrière.
— Allison! Comment peux-tu faire l'amour avec d'autres
hommes?
— Et toi avec d'autres femmes?
— Qu'est-ce qui te fait croire cela?
— Et à toi, qui te le fait croire?
— Que veux-tu dire?
— Que personne n'a vraiment compté pour moi depuis la
mort de Bubba. Me croiras-tu enfin si je te dis que je n'ai
rien à voir avec ma mère ? Que les hommes n'ont jamais
défilé dans ma vie comme tu sembles l'imaginer. A trente-
sept ans, j'ai connu quelques aventures, bien sûr, mais je
ne me suis jamais donnée à personne comme je l'ai fait
avec toi.
Elle le regarda sans ciller. Bien qu'elle ait dit la vérité, elle
sentait qu'Oliver doutait encore.
— Comme j'aimerais te croire! murmura-t-il.
Et il disait vrai. Ce besoin était si vital qu'il en avait la
gorge nouée..
— Alors... crois-moi.
— Je ne peux pas, avoua-t-il en refermant sur les seins
offerts la chemisette de coton. Je te connais depuis trop
longtemps. Je sais malheureusement d'où tu viens et qui
était ta mère.
— Je ne suis pas responsable de qu'elle a fait avant de
me mettre au monde. Pas plus que du fait d'être sa fille.
Et, à une époque, tu le pensais aussi.
— Tu n'es qu'un animal sauvage, ma belle. Un charmant
petit animal. Et, avec toi, je me comporte aussi en animal.
Mais je jure que tu ne m'embobineras plus.
Un animal sauvage... Allison, les joues en feu, croisa
rageusement les bras et se cala sur son siège. Elle en
avait assez de ces accusations ! Qu'il regarde un peu ce
que sa sainte mère et son étriquée de femme avaient fait
de lui : un parfait gentleman morne et triste! Aujourd'hui,
Oliver Jackson n'était plus qu'une pâle copie du jeune
homme qu'elle avait connu.
— Justement, Oliver, c'est l'animal que j'aime en toi.
Car, quoi que tu en penses, il est cent fois plus intéressant
que M. Jackson Moody IV!
Oliver blêmit. Il attrapa son Stetson sur la banquette
arrière et ouvrit la portière. Une bouffée d'air frais
s'engouffra dans la voiture. Allison s'apprêtait à descendre
aussi lorsqu'Oliver la retint par le bras.
— Reste loin de moi, Allison. Je saurai faire taire ce désir
bestial que je ressens pour toi.
— A ton aise. Tel que tu es aujourd'hui, il n'y a pas de
place pour toi dans ma vie.
Oliver resta quelques secondes immobile, puis sortit sous
la pluie battante. Allison le regarda s'éloigner tête baissée.
Soudain, il se mit à courir comme un fou aussi loin que
ses longues jambes pouvaient l'emmener. Loin de cette
femme fatale qui le hantait depuis presque vingt ans.
Comment lui faire confiance? Comment croire en la pureté
de son visage, de son regard? Était-il possible qu'elle ait
dit la vérité? Que nul homme, à part lui, n'ait compté pour
elle?
Hors d'haleine, il s'arrêta de courir sous l'averse. La pluie
coulait sur ses joues comme d'inavouables larmes. Et,
dans le geste qu'il fit pour essuyer ses yeux, on aurait cru
voir quelqu'un qui séchait ses pleurs.

Allison ferma la portière. Les doigts tremblants, elle


reboutonna sa chemise encore humide. Puis, elle inclina
le dossier de son siège en arrière pour essayer de trouver
le repos.
Elle ferma les yeux. Des larmes coulèrent silencieusement
sur ses joues.

-5-
— Comment a-t-il osé amener cette femme ici? s'exclama
Barbra Massey en regardant entrer Yancy Wheeler et
Allison Butlet au club de charité Addie Fenner.
Oliver émit un son incompréhensible, les yeux rivés sur le
couple qui passait sans l'avoir vu.
— Oliver, je trouve que votre oncle ne devrait pas
s'afficher avec cette créature. N'est-ce pas, Polly?
Polly Drew, la meilleure amie de Théa, se tourna vers
Barbra.
— Je doute qu'Oliver vous ait entendue. N'est-ce pas,
Oliver...
Il sursauta, dérangé dans ses réflexions.
— Je disais que M. Wheeler ne devrait pas se
compromettre avec une femme de cette espèce, répéta
Barbra.
— A quelle espèce pensez-vous donc que Mme Butlet
appartienne? intervint Théa Jackson Moody sur un ton
aigre-doux.
— Eh bien... tout le monde sait qui était sa mère. Et ce
n'est un secret pour personne qu'elle est tombée enceinte
de cet affreux Bubba avant de quitter la ville Comme une
voleuse, dit Barbra à voix basse, un méchant sourire aux
lèvres.
— C'est de l'histoire ancienne, rétorqua Théa sur un ton
qui n'admettait pas de réplique. Depuis son retour à
Tuscumba, elle a mené une vie irréprochable. Et c'est une
excellente femme d'affaires. Yancy m'a appris que La
Plantation marchait fort bien.
— Si nous passions à côté? suggéra Oliver dès que sa
mère eut fini de parler.
Il était fort surpris et gêné qu'elle ait pris la défense
d'Allison en public, mais n'aurait pas supporté que Barbra
la contredise.
— Il est bientôt 2 heures. La vente aux enchères ne va
pas tarder à commencer, ajouta-t-il.
— Très bien, répondit Barbra de son air pincé.
Mais elle n'osa pas donner le signal du départ, attendant
que Théa se lève. Se tournant vers Oliver, elle susurra :
— Oliver, soyez un ange de faire monter les enchères sur
la pendule en merisier. Elle me plaît beaucoup mais,
malheureusement, en tant qu'invitée d'honneur, je n'ai pas
le droit de participer à la vente. Vous savez, c'est bientôt
mon anniversaire...
— Désolé, mais je me suis promis de ne pas dépasser
une certaine somme pour cette pendule ainsi que pour le
manteau de cheminée en marbre de Carrare qui va avec,
répliqua froidement Oliver sans relever l'allusion à
l'anniversaire de Barbra.
Depuis sa rencontre avec Allison au rodéo, il avait invité
plusieurs fois Barbra. Au moins, quand il sortait avec elle,
il était protégé d'Allison. Il préférait subir l'inepte
caquetage de Mme Massey qu'affronter sa solitude
hantée par les souvenirs et le désir.
Il entra dans la salle des ventes au bras de sa mère et de
Barbra. Polly Drew fermait la marche, adressant sourires
et signes amicaux à ses connaissances.
— Il y a quatre sièges libres, remarqua-t-elle en désignant
le côté de la pièce opposé à celui où Allison et Yancy
avaient pris place.
Oliver attendit que les trois femmes soient installées pour
s'asseoir à son tour et embrassa la salle du regard.
Il y avait foule. On était en train d'ajouter des sièges pour
les derniers arrivants. Au milieu de la pièce, sur une
estrade, le commissaire-priseur, debout derrière son
pupitre, observait l'assistance. Oliver le vit s'attarder avec
admiration sur Allison.
Il la regarda à son tour. Elle était splendide, surpassant
toutes les autres femmes de sa sobre élégance. Une
véritable lady.
Il se rappela la jeune fille qu'elle était dix-huit ans plus tôt
et qui voulait à tout prix devenir une « dame » pour lui. Lui
mentait-elle déjà à cette époque?
A trente-sept ans, elle était encore plus belle qu'autrefois,
plus féminine, plus gracieuse, plus épanouie. Et plus
sensuelle encore... Oliver remarqua que de nombreux
hommes de la haute société la contemplaient, troublés.
Oui, elle était bien devenue une véritable lady.
A tous ces hommes, il aurait voulu crier : « Regardez-la
mais ne la touchez pas, elle est à moi! » Mais il savait
qu'Allison ne lui appartenait pas. Et il se demanda si elle
lui avait jamais vraiment appartenu.
Il posa de nouveau son regard sur elle. Ses cheveux d'un
blond vénitien naturel étaient noués en un chignon souple
d'où s'échappaient quelques boucles. Des perles nacrées
brillaient à ses oreilles et son tailleur bleu roi cintré
soulignait la finesse de sa taille, la rondeur de ses seins et
le galbe de ses jambes gainées de soie noire. N'importe
quel homme aurait été fier de l'avoir à son bras.
A cet instant, Yancy Wheeler se pencha vers elle et lui
murmura un mot à l'oreille. Elle rit et le regarda, les yeux
brillants.
Oliver avait beau être sûr que seule une sincère amitié les
liait, il ne put s'empêcher d'être jaloux. Mais l'attitude de sa
mère l'intriguait encore davantage. Dix-huit ans plus tôt,
elle s'était catégoriquement opposée à la relation de son
fils avec la fille de Cindy Butlet. Et lorsqu'il lui avait
annoncé son intention de l'épouser tout de même, elle
était entrée dans une colère noire. Comment expliquer,
dans ces conditions, que, depuis quelques mois, elle ne
perde pas une occasion de défendre Allison?
La vente aux enchères commença. Une quinzaine de
retardataires restaient debout.
Oliver essaya de se concentrer sur le premier objet mis à
prix. Un joli vase en cristal ciselé. Mais, sans qu'il l'ait
voulu, ses yeux se portèrent vers Allison. Il tressaillit. Elle
aussi le regardait. Depuis combien de temps? Elle lui
sourit et lui adressa un petit signe de la main.
Oliver se figea sur son siège. Quelqu'un avait-il été témoin
de leur silencieux échange? Embarrassé, il se tourna vers
Barbra.
— Le sans-gêne de cette femme ne connaît pas de
limites, fit-elle aussitôt remarquer. Vous devriez parler à
votre oncle. S'il veut poursuivre sa liaison avec cette
femme, c'est son affaire. Mais discrètement! Sans l'affi­
cher dans les lieux publics. Cela pourrait nuire à la
réputation de votre famille.
Oliver se raidit. Il cherchait une réponse satisfaisante
lorsqu'il entendit la voix de sa mère.
— Barbra, je vous croyais suffisamment perspicace pour
ne pas faire écho à cette stupide rumeur...
— Bien sûr, confirma Polly. Yancy fréquente depuis près
de six mois Gene Jeffrey. Théa a raison, Barbra. Oubliez
donc ces sornettes. Elles sont indignes de vous.
Barbra, confuse, allait répliquer lorsque Théa attira
l'attention de son fils.
— Regarde, Oliver... Ces deux flacons à épices! Ne serait-
ce pas un délicieux cadeau de Noël pour ta cousine
Constance ?
Et sans attendre de réponse, elle leva aussitôt la main
pour faire une offre.
Les nerfs d'Oliver se relâchèrent. Il ne put s'empêcher de
jeter un nouveau coup d'œil en direction d'Allison. Prenant
grand soin de ne pas bouger la tête pour ne pas attirer
l'attention, il lui jeta un regard de biais. Il rencontra alors
les yeux noirs de la jeune femme dans lesquels brillaient
une étincelle triomphante. Rouge jusqu'aux oreilles, Oliver
détourna alors les yeux, mais trop tard...
Barbra Massey observait également la jeune femme, mais
sans tendresse. Allison ne s'en émut pas. Elle était
devenue suffisamment mûre et sûre d'elle pour ne plus se
laisser impressionner par des Barbra Massey.
Mais si elle se moquait éperdument de cette écervelée, en
revanche, Allison se souciait du jugement de la mère
d'Oliver. Récemment, Théa avait fait preuve de bien­
veillance envers elle et elle espérait que les inévitables
commérages de Barbra n'avaient pas entamé les bonnes
dispositions de Théa à son égard.
— Cinquante dollars! annonça Yancy, surenchérissant sur
un vieux décrottoir de bottes ayant appartenu au dernier
trappeur de la région.
Allison ne put retenir un sourire quand un profond silence
succéda à cette enchère. Personne n'avait l'intention de
disputer le vieil objet à Wheeler.
— Qu'allez-vous en faire ? Nettoyer vos bottes avec ? lui
demanda-t-elle avec une tendre ironie.
Yancy lui fit une sorte de grimace complice.
— C'est malin...
— La pièce suivante, commença le commissaire-priseur,
est exceptionnelle. Un authentique manteau de cheminée
en marbre de Carrare portant l'illustre signature de John
Townsend. Vous remarquerez les fines sculptures de
coquillages, caractéristiques de la fin du XVIIIe.
— Je comprends pourquoi vous convoitez ce manteau de
cheminée, Allison, déclara Yancy en hochant la tête d'un
air approbateur. Il serait parfaitement adapté au style de
votre nouveau restaurant.
Le commissaire-priseur annonça la mise à prix. Allison fit
un rapide calcul et se fixa une somme à ne pas dépasser.
Après les deux premières enchères, elle leva la main et
annonça :
— Trois cents dollars!
— Merci madame. Trois cents dollars... Trois cents
dollars... Qui dit mieux?
— Trois cent cinquante!
Allison sursauta. Elle avait reconnu la voix de Jackson.
Surenchérissait-il pour la contrarier ou simplement parce
qu'il désirait cet objet?
— Trois cent soixante-quinze! annonça-t-elle. Quelqu'un,
dans l'assistance, fit une nouvelle enchère puis
abandonna. Le duel se jouait maintenant entre Allison et
Oliver. Le prix atteignit rapidement le plafond qu'elle s'était
fixé. Le cœur battant, elle fit une offre, sachant que ce
serait la dernière. De longues secondes s'écoulèrent.
Très lentement, Oliver se tourna vers elle, froid et
triomphant, comme s'il avait senti qu'elle n'irait pas plus
loin. Il surenchérit de trois cents dollars en ne la quittant
pas des yeux.
Yancy se pencha alors vers elle pour lui souffler :
— Allez-y, fillette. Je paierai le supplément. « Adorable
Yancy! » se dit-elle.
— Non, c'est inutile. Il a tellement envie de me faire rater
la vente qu'il y laisserait sa fortune. C'est un jeu stupide.
Mais merci pour votre gentillesse, Yancy !
Comme si ce duel avait enfiévré la salle, les prix des
objets suivants flambèrent.
Polly venait d'acquérir une table à thé en bois de
jacaranda, quand Barbra Massey pressa le bras d'Oliver.
— Ma pendule vient ensuite...
Il dégagea poliment son bras, tout à l'écoute des qualités
de la pendule que vantait le commissaire-priseur.
— Il me la faut, confiait au même moment Allison à Yancy.
Pour le petit salon du restaurant... C'est exactement la
pièce qu'il me faut.
La mise à prix fut fixée. Lorsque la jeune femme entendit
Oliver faire une offre, elle en eut le souffle coupé. Il n'allait
tout de même pas recommencer!
« Cette fois-ci, tu ne m'auras pas. J'aurai cette pendule.
Quel que soit le prix à payer. » Et ses yeux noirs se mirent
à briller d'un éclat sauvage.
Les enchères grimpèrent très vite. Le prix réel de la
pendule fut rapidement dépassé. Oliver regardait de
temps en temps Allison qui lui souriait en retour.
— Ne la laissez pas gagner, lui dit soudain Barbra. Peu
importe ce qu'il faudra payer. Nous nous arrangerons,
mais ne cédez pas.
Les enchères s'envolèrent. La pendule était maintenant
proposée au double de sa valeur. L'assistance
commentait, poussait des « oh! » et des « ah! » à chaque
nouvelle offre. Tous les regards convergeaient
alternativement vers Allison et Oliver. Et on commençait à
prendre parti : manifestement, Allison avait gagné la
sympathie de tous les hommes présents.
Il surenchérit à cent dollars.
Le silence tomba. Les regards se tournèrent vers Allison.
Portant négligemment une main gracieuse à l'un de ses
pendants d'oreille, elle prit tout son temps avant
d'annoncer :
— Cent dollars... bien sûr!
Les rires fusèrent. Presque toute l'assistance était
maintenant de son côté. Oliver serra les poings. Il se
moquait bien que Barbra veuille cette pendule. Son seul
désir était d'écraser Allison, de l'humilier en public. Mais la
situation tournait à son désavantage, il était en train de
devenir la risée de tous. Demain, toute la ville apprendrait
ce qui s'était passé et ferait des gorges chaudes de sa
défaite. Décidément, rien n'avait changé. Dix-huit ans plus
tôt, Tuscumba riait déjà d'eux et de leur histoire. A cette
pensée, Oliver réprima un soupir et se sentit soudain très
las. Dieu que cette situation était sordide ! Qu'Allison
garde cette pendule si elle y tenait tant ! Il allait arrêter ce
jeu mesquin immédiatement.
— Une fois..., compta le commissaire-priseur en tapant
sur la console avec son maillet.
Oliver garda le silence.
— Deux fois...
— Je veux cette pendule, répéta alors Barbra à Oliver en
fronçant les sourcils.
Il ferma les yeux. Elle s'agrippait à son bras et ce contact
lui était insupportable. Il aurait voulu l'envoyer au diable
mais il n'osait pas. Un parfait gentleman doit savoir rester
courtois en toute occasion et garder pour lui certaines
remarques désobligeantes...
Il leva le bras.
— Cent dollars pour monsieur, annonça aussitôt le
commissaire-priseur.
Allison tourna les yeux vers Yancy.
— Vas-y, ma belle, montre-leur! lui chuchota-t-il. Je
t'aiderai.
Ni l'un ni l'autre ne se rendirent compte que, pour
l'occasion, il venait de la tutoyer...
Allison prit une profonde inspiration et leva le bras.
Parmi l'assistance, quelques vieilles dames manifestèrent
bruyamment leur indignation. Théa Jackson tamponna
son mouchoir de dentelle contre ses tempes humides et
Polly éclata de rire aussi discrètement qu'elle le put.
Oliver se maudissait de s'être laissé entraîner dans une
histoire pareille.
— Jackson! siffla Barbra entre ses dents, le visage
haineux.
— Une fois..., commença le commissaire-priseur.
— Par pitié, Barbra, laissez-le tranquille, intervint Polly.
Voulez-vous qu'il fasse une syncope? Regardez-le, il est
blême!
— Faites une autre enchère, commanda la petite femme
sur un ton hargneux.
La voix de Théa s'éleva pour prononcer un seul mot :
— Non.
Barbra toisa la mère d'Oliver. Son visage n'avait plus rien
de celui d'une lady. C'était une furie!
— Deux fois..., continua le commissaire-priseur.
— Dans ce cas, tant pis, c'est moi qui vais le faire,
annonça Barbra.
— Non, ordonna Oliver à son tour.
On aurait entendu une mouche voler. Le commissaire-
priseur annonça enfin :
— Trois fois.
Son petit marteau retomba dans le silence. La pendule fut
adjugée à Mme Butlet et la foule put enfin respirer.
Oliver se leva et quitta son siège.
De l'autre côté de la salle, Yancy se pencha vers Allison.
— Je crois qu'un peu d'air frais nous ferait le plus grand
bien. Qu'en pensez-vous?
Elle hocha la tête. Ils quittèrent tous deux la salle,
traversèrent les luxueux salons du club et sortirent.

Allison avait vu Oliver sortir. Sa défaite l'avait-elle affecté


au point de lui faire oublier les bonnes manières ? Que
pensait donc sa mère de ce départ précipité?
Il traversa le jardin et marcha jusqu'à sa Mercedes. Il
s'adossa contre la portière de la voiture et sortit un
mouchoir de soie rouge de sa poche pour essuyer son
front et ses mains. Pourquoi avait-il, une fois de plus, agi
de manière stupide? Il faudrait fuir cette Allison, mettre
entre eux des dizaines de milliers de kilomètres.
Son attention fut alors attirée par des exclamations. Il
tourna la tête. Allison, très animée, sortait du club en
compagnie de Yancy. Elle riait aux éclats. Oliver serra les
poings. Sans doute se moquait-elle encore de lui. Puis elle
tourna la tête dans sa direction et leurs regards se
croisèrent.
Elle s'approcha de la Mercedes avec un sourire très doux.
Aussitôt, cette douceur gagna Oliver. Il se sentit sourire en
retour et n'essaya pas de réprimer ce sourire.
Depuis ces dernières semaines, Allison avait le don de le
rendre littéralement fou. Mais il devait bien reconnaître
qu'il ne s'était pas senti aussi vivant depuis des années.
Aucune femme ne réussissait comme elle à animer sa vie.
Si l'attirance physique avait toujours été primordiale entre
eux, leur relation ne s'était pas limitée à cela. Leur amour
avait été si fort que, même dix-huit ans plus tard, il en
restait quelque chose. Sans parler de tout ce qui les
rapprochait : l'humour, la gaieté, le simple bonheur d'être
ensemble, l'intelligence...
Cette pensée lui fit l'effet d'un choc électrique. Bien sûr, il
craignait Allison, il se méfiait d'elle, mais tout cela ne
l'empêchait pas de se rappeler avec délices leurs défis,
leur entente parfaite, leurs accords subtils, leurs jeux
erotiques, leurs discussions interminables. Grâce à elle, il
se sentait de nouveau frémir et vibrer.
Allison s'arrêta à quelques centimètres d'Oliver, toujours
adossé à sa Mercedes. Il baissa les yeux.
— Je ne cherchais pas à ce que les choses prennent ce
tour, déclara-t-elle sans préambule.
— Si.
— Pourquoi me soupçonner toujours du pire?
— Tu as peut-être gagné aujourd'hui, mais la guerre entre
nous n'est pas terminée...
— Pourquoi nous faire la guerre?
— Tu as mieux à me proposer? demanda-t-il, l'air buté.
Il aurait voulu la secouer par les épaules et lui demander
de jurer qu'elle n'avait pas aimé Bubba. Qu'elle ne l'avait
pas trahi avec cet homme.
— Je suggère que nous cessions de nous donner en
spectacle comme nous venons de le faire, dit Allison d'une
voix douce.
— Est-ce ma faute?
— Oui. Si tu ne m'avais pas défiée, je n'aurais pas réagi
de manière si provocante.
— Ah ! Tu reconnais donc que ton comportement à mon
égard est provocant!
Allison éclata de rire.
— Ne te fais pas plus bête que tu n'es, Oliver. Et regarde
les choses en face. Nous sommes plus que jamais attirés
l'un par l'autre et nos provocations en sont la preuve.
— Pff! fit Oliver en haussant les épaules. Je me réjouis
simplement à l'idée que ton nouveau restaurant rapportera
de l'argent à la Wheeler-Moody. C'est tout.
Mais en prononçant ces paroles, il se sentit rougir jusqu'à
la racine des cheveux. Pourquoi continuer à mentir? Ces
fausses affirmations ne le trompaient pas sur son propre
compte et Allison n'y croyait même plus !
— Je t'en prie, Oliver! Plus de mensonges entre nous!
s'exclama-t-elle en se serrant soudain contre lui.
Il sentit la sueur couler lentement le long de son dos et
son cœur battre plus fort.
Allison était si proche de lui, si désirable. Il plongea son
regard dans le sien et se sentit sombrer au fond des
grands yeux noirs. Comme il la voulait ! Mais s'il cédait à
la tentation, il ne pourrait plus jamais revenir en arrière et
la laisser partir.
— Ce n'est pas seulement moi que tu combats, Oliver,
mais surtout toi-même. Et c'est une bataille perdue
d'avance pour nous deux. Il n'y aura pas de vainqueur,
seulement deux vaincus. Crois-moi, si tu continues ainsi,
tu vas nous détruire.
Ils ne pouvaient plus se quitter des yeux. Oliver savait
qu'Allison avait raison. L'attraction mutuelle qu'ils
exerçaient l'un sur l'autre était indiscutable et lui faisait
une peur bleue.
Comme si elle lisait dans les pensées d'Oliver, Allison
déclara brusquement :
— J'ai peur de toi. Peur que tu me blesses à nouveau.
Mais je te désire tant... Follement...
— Vraiment? demanda-t-il d'une voix rauque en se
rapprochant d'elle.
Allison chercha son souffle. Puis, délicatement, elle
entoura les épaules d'Oliver et blottit sa tête dans son cou.
Il l'enlaça et la serra contre son corps. Une vague de
chaleur irradia les reins de la jeune femme. Elle ferma les
yeux, appelant silencieusement Oliver de tout son désir
ardent.
Il la serra avec une force désespérée avant de s'écarter
d'elle doucement. Toute cette folie entre eux devait
cesser. Il se félicita que le moment et l'endroit l'aient
empêché de céder à la tentation et pria pour trouver la
force de résister au charme ensorcelant de cette femme.
Allison posa de nouveau les mains sur les épaules
d'Oliver.
A ce moment, un groupe de femmes sortit du club. Parmi
elles, Théa et Polly. Comme un enfant pris en faute, Oliver
repoussa Allison si brusquement qu'elle faillit perdre
l'équilibre. Il regretta aussitôt sa brutalité involontaire et lui
tendit la main.
La jeune femme l'ignora superbement et lança :
— Ne t'inquiète donc pas comme ça. Tu n'as plus douze
ans. Et puis, de toute façon, ta mère ne nous a pas vus
enlacés. C'est bien ce que tu craignais?
Elle éclata alors d'un étrange rire rauque, tandis que des
larmes lui montaient aux yeux.
— Je t'ai fait mal? demanda-t-il, brisé.
Il ne voulait pas la blesser. Jamais. Seulement l'aimer, lui
assurer que le passé ne comptait plus et oublier toute
souffrance entre ses bras.
Elle rit plus fort, le visage en feu.
— Est-ce que je raccompagne ta mère et Polly? demanda
à ce moment Yancy à son neveu, en restant à distance
respectable de la Mercedes.
Oliver regarda Allison, mais elle s'éloigna de lui. Au
moment où elle croisait le groupe de femmes, Polly la
salua courtoisement.
— Comment allez-vous, Allison?
— Le mieux du monde, Polly. Et vous?
— Il y avait longtemps que je n'avais passé un après-midi
si distrayant...
Allison sourit à l'allusion et se tourna vers Yancy.
— Si nous partions? proposa-t-elle au vieil homme. Je
voudrais passer à La Plantation avant l'ouverture.
— Je vous conduis, répondit le vieil homme en attrapant la
jeune femme par le bras et en la guidant vers sa Cadillac.

Oliver contourna sa Mercedes pour ouvrir la portière à sa


mère et à Polly. Théa monta tandis que son amie posait
une main délicate sur celle d'Oliver.
— Ne te fie jamais aux apparences et ne laisse pas ton
orgueil te dominer, dit-elle en le regardant dans les yeux.
Puis, elle se glissa à l'arrière du véhicule.
Oliver referma la portière sur elle et jeta un dernier coup
d'œil à la longue silhouette d'Allison qui s'éloignait au bras
de Yancy.
Pourquoi, après tant d'années, désirait-il toujours cette
femme avec tant de force?

-6-

Quelques nuages flottaient dans le ciel comme de la ouate


blanche et épaisse. Un vent étonnamment chaud pour la
saison soufflait dans les arbres dont les feuilles se
détachaient et, semblant hésiter, tourbillonnaient lon­
guement avant de venir se poser délicatement à terre.
Oliver Jackson Moody IV tenait une tasse de café bien
serré dans une main et le journal dans l'autre.
Il regarda attentivement la publicité qui annonçait sur une
demi-page l'« ouverture du restaurant Butlet » pour le 31
décembre.
Il sourit, posa le journal sur la table de verre et traversa le
patio. Puis, il descendit les marches de l'escalier qui
menait au jardin. Respirant l'air frais à pleins poumons, il
contempla la vaste propriété qui appartenait à la famille de
sa mère depuis six générations. Cette terre était habitée
par les indiens Chickqsow avant d'être acquise par
Obediah Wheeler, l'ancêtre d'Oliver.
Allison avait-elle déjà vu la publicité? Certainement pas.
Autrement, elle serait déjà venue forcer la porte d'Oliver...
Il n'avait pas agi de manière très loyale, mais c'était la
seule astuce qu'il ait trouvée pour empêcher Allison
d'appeler son restaurant La Colline de sucre.
Tous les menus, toutes les cartes étaient déjà imprimés à
ce dernier nom... Eh bien, tant pis ! Il suffirait d'en
commander d'autres, même si cette fantaisie devait
s'avérer inutilement coûteuse. Et puis, c'était bien la faute
de cette entêtée d'Allison ! Pourquoi s'obstiner sur ce nom
provocant? C'était elle, se dit-il avec la plus grande
mauvaise foi, qui l'avait amené à de telles extrémités.
Bientôt, elle ferait irruption chez lui ou à son bureau
comme une furie. Elle lui rappellerait qu'elle était dans son
droit et elle aurait raison. Le contrat passé avec la
Wheeler-Moody stipulait très clairement que le choix final
d'un nom pour le restaurant lui revenait. Mais Oliver la
savait aussi beaucoup trop avisée pour traîner ses
associés devant les tribunaux.
Bien sûr, si elle ne voulait pas céder, Oliver devrait lui
proposer un compromis. Il avait déjà une idée en tête à
laquelle elle ne résisterait pas...
Il termina sa tasse de café.
— Quelle vue splendide! s'exclama Wheeler à cet instant.
Enfant, j'aimais déjà venir ici pour contempler le paysage.
Puis, se tournant vers Oliver, il ajouta :
— Il te faut des enfants qui hériteront de tout cela.
— Oncle Yancy, répliqua Oliver sans dissimuler son
sourire, je m'étonne qu'une telle remarque vienne de toi!
De toi... qui ne t'es, jamais marié...
— C'est vrai, reconnut Wheeler, le visage grave. Pourtant,
autrefois, il y a eu une femme dans ma vie. Il y a
longtemps.
— Pourquoi ne l'as-tu pas épousée?
— Elle est morte. De la tuberculose. On soignait encore
mal cette maladie à l'époque. Et elle était si fragile...
Quelques secondes passèrent. Yancy poussa un profond
soupir et remarqua d'une voix plus ferme :
— Ta mère et moi avons connu le même destin. Nous
avons tous deux perdu de manière prématurée la per­
sonne que nous aimions et n'avons jamais pu la rempla­
cer.
— Oui. Je suppose que c'est le destin de la famille,
déclara Oliver en pensant à Allison.
Il s'était donné à elle corps et âme et constatait que,
même séparé d'elle, il lui appartenait pour toujours.
— Ton cas est différent, Oliver. La femme que tu aimes
est en vie et plus belle que jamais. Il suffirait de peu pour
que vous vous retrouviez.
— Dis-moi, oncle Yancy, pourquoi, après toutes ces
années, mère et toi tenez-vous tant à ce qu'Allison et moi
nous réconciliions? Si ma mémoire est bonne, il fut un
temps où vous étiez catégoriquement opposés à ce que
j'épouse la fille de Cindy Butlet. Souviens-toi... Vous ne
l'appeliez même pas par son prénom.
— Ta mère et moi avons commis une terrible erreur, mon
garçon, admit Yancy en se frottant le menton d'un air
embarrassé. Allison est une fille très bien. Pourquoi ne lui
accordes-tu pas une seconde chance ? Pourquoi ne
t'accordes-tu pas, à toi aussi, une seconde chance?
Oliver répondit d'une voix enrouée :
— Nous n'en voulons ni l'un ni l'autre. Celle que j'aimais
est morte pour moi il y a dix-huit ans. Et elle m'aimait tant
qu'elle a accepté les dix mille dollars que lui proposait
mère en échange de ma... liberté!
A ce souvenir, la douleur, la rage, les anciennes blessures
se réveillèrent dans le cœur d'Oliver.
— Elle m'a trompé, elle s'est jouée de moi et nous le
savons tous les deux. C'est ce Bubba qu'elle aimait.
— Ne te fie pas aux apparences, Oliver.
— De toute façon, il est trop tard.
— Il n'est jamais trop tard. Seule la mort est définitive.
— Allison doit disparaître de ma vie. Après l'inauguration
du restaurant, je ne veux plus jamais la revoir.
Sur ces mots, Oliver quitta le jardin, traversa le patio et
regagna l'intérieur de la maison.
*
**
Allison finit sa dernière tartine et alla déposer le plateau de
son petit déjeuner sur la desserte de la cuisine. Puis elle
avala un cachet d'aspirine avec un grand verre d'eau
fraîche.
Un mal de tête lancinant l'avait saisie dès son réveil.
Après une nuit agitée où elle avait en vain cherché le
sommeil, elle ne s'était assoupie qu'aux premières lueurs
de l'aube, en pensant à Oliver. A son réveil, il la hantait
toujours.
De toute évidence, ils étaient toujours fortement attachés
l'un à l'autre. Mais cette attirance n'était-elle pas purement
physique? Comment construire une relation durable sur
ces bases-là? Si seulement il se laissait un peu aller! Mais
il était devenu si têtu et si renfermé!
Certes, Allison avait bien souvent songé à lui raconter la
vérité sur les événements du passé. Leurs deux mères
avaient comploté contre eux. Théa dans le but de se
débarrasser d'Allison et Cindy pour gagner dix mille
dollars.
Allison avait appris cela par Bubba, des années plus tard.
Un soir d'ivresse, défiguré par l'alcool et la jalousie, Bubba
avait dit à sa femme : « Inutile de continuer à rêver de ce
Jackson. Il ne reviendra pas. Sa mère lui a raconté que
c'est à toi qu'elle avait donné les dix mille dollars. Il te
prend pour une putain. Il ne reviendra jamais ! Jamais !
Qu'est-ce que tu t'imaginais ? Sa mère est une Wheeler et
la tienne ne connaît même pas le nom de son père! Tu
crois que ces gens-là se mêlent à des pauvres filles
comme toi? »
Allison avait alors compris dans quelle toile d'araignée
Oliver et elle se trouvaient prisonniers. Compris qu'un
mensonge en avait entraîné un autre jusqu'à former un
réseau inextricable. Même si, aujourd'hui, elle expliquait la
vérité à Oliver, comment pourrait-elle jamais lui avouer
qu'elle avait eu une petite fille ? Un petit ange avec les
cheveux noirs et les yeux verts de son père qu'il n'avait
jamais eu la joie de connaître... Si Oliver apprenait que
Clara était sa fille, il ne pardonnerait jamais à Allison la
mort de cet enfant.
Un petit coup frappé à la fenêtre tira la jeune femme de
ses réflexions. Elle leva les yeux. Yancy Wheeler lui faisait
des signes amicaux à travers la vitre en souriant. Elle se
leva, lui sourit en retour et lui fit signe d'entrer.
— Qui offrirait une tasse de café à un vieux bonhomme?
claironna-t-il en poussant la porte d'entrée.
— Un vieux bonhomme? Je ne vois pas de vieux
bonhomme ici, répliqua Allison tendrement.
Yancy vint vers elle, l'embrassa très affectueusement et
dit :
— Merci pour ce pieux mensonge, ma douce Allison...
— Mais que faites-vous donc de si bon matin? s'enquit-
elle en se dirigeant vers la cafetière.
— Je vous ai apporté les nouvelles, répondit-il en posant
le journal sur la table de la vaste cuisine. Des nouvelles
pas très agréables. Oliver a fait insérer une demi-page de
publicité pour annoncer l'ouverture de votre restaurant.
— Vraiment? Mais c'est une excellente nouvelle au
contraire ! s'écria-t-elle tout en tendant à Yancy un bol de
café fumant.
— Hum... Attendez d'avoir vu la publicité en question, dit
prudemment Yancy en prenant place dans le grand
fauteuil de rotin.
Allison lui lança un coup d'œil inquiet, prit le journal et
l'ouvrit. La publicité s'étalait en deuxième page.
— Le sal...
— Allons, allons, Allison, l'interrompit Yancy. Vous ne
vous attendiez tout de même pas à ce qu'il vous laisse
faire sans bouger? Il déteste le nom que vous voulez
donner à' votre restaurant. Vous avez eu l'occasion de
vous en apercevoir!
— Le restaurant Butlet! Vraiment... Le... Le... Oh! Mais il
ne va pas s'en tirer si facilement. Notre contrat est très
clair sur ce point. C'est à moi et à moi seule qu'incombe le
choix du nom de l'établissement.
— Tout à fait.
— J'appelle mon avocat sur-le-champ.
— Je ne pense pas que cela soit nécessaire. Allison,
surprise, regarda Yancy en arquant les sourcils.
— Il a un arrangement à vous proposer. Mais je n'en
connais pas la nature.
— Au diable son arrangement! Cette histoire est la goutte
qui fait déborder le vase. Il est allé trop loin. C'est la
rupture définitive.
— Peut-être n'était-ce pas là son intention? risqua Yancy.
La réponse ne se fit pas attendre :
— Eh bien, c'est la mienne.
Allison pénétra comme une tornade, le journal à la main,
dans le bâtiment de la Wheeler-Moody et se dirigea droit
vers le bureau d'Oliver sous les yeux ahuris des
employés.
— Madame Butlet, j'ai peur que vous ne puissiez entrer,
lui dit la secrétaire d'Oliver. M. Jackson Moody est en
communication.
— Ah oui ? Moi, je suis prête à parier qu'il s'attend à ma
visite, répliqua Allison en posant la main sur la poignée de
la porte.
De surprise, la secrétaire resta sans voix. Allison entra.
Oliver, assis dans son imposant fauteuil directorial, lui
tournait le dos. Il tenait le combiné du téléphone dans la
main gauche et, de la droite, prenait des notes.
Affolée, la secrétaire se précipita derrière Allison pour
l'annoncer.
— Je suis vraiment désolée, monsieur Jackson, mais
Mme Butlet n'a pas voulu patienter.
Tout en parlant, elle fusillait Allison du regard.
Lentement, très lentement, Oliver fit pivoter son fauteuil et
regarda Allison. Il avait ôté sa veste et desserré son nœud
de cravate. Le premier bouton de sa chemise blanche
était défait.
— C'est très bien, Kristin, dit-il à sa secrétaire, en posant
sa main sur l'émetteur du combiné. A vrai dire... j'attendais
Mme Butlet.
— Gagné! fit remarquer Allison à la secrétaire. Je gagne
toujours mes paris...
Kristin, dépassée par les événements, battit en retraite.
Lorsqu'elle fut sortie, Oliver poursuivit sa conversation
téléphonique, feignant d'ignorer la présence d'Allison.
Elle traversa la pièce et alla jusqu'à la fenêtre panora­
mique qui donnait sur Main Street.
Tuscumba, comme toutes les petites villes du Sud, offrait
un étonnant mélange architectural. Les vieilles maisons y
côtoyaient les édifices les plus modernes. Allison adorait
cette ville, ses rues larges et ses habitants chaleureux.
Même si, parmi eux, se trouvait une poignée
d'insupportables snobs.
Soudain, l'attente qu'Oliver lui imposait lui parut trop
longue pour être honnête. « Il fait exprès de prolonger la
conversation ! Je suis sûre qu'il n'a plus rien à dire. » Elle
fit alors volte-face, s'approcha du bureau de chêne, lança
le journal sur les notes d'Oliver et cria :
— Arrête de te moquer de moi immédiatement et dis que
tu rappelleras plus tard. Autrement, je file tout de suite
chez mon avocat!
— A demain, donc, pour déjeuner, dit alors Oliver. Au
revoir, cher ami...
Puis il raccrocha et regarda Allison d'un air innocent.
— Que puis-je pour vous, madame Butlet?
— Épargne-moi tes madame Butlet, espèce de sale type!
— Quel langage ! Si on t'entendait, on te soupçonnerait de
ne pas être une vraie dame...
— Je me fiche royalement de l'opinion des gens, répliqua
Allison, hors d'elle. Surtout de ceux que tu fréquentes.
Puis, attrapant le journal, elle le secoua sous le nez
d'Oliver.
— J'exige une publicité rectificative dès demain ! Et la
même pendant une semaine!
— Sinon? demanda Oliver en s'adossant tranquillement
contre son fauteuil.
— Je te traîne en justice. Compris?
— Qu'en pense ton avocat?
— C'est ce que je saurai en quittant ce bureau. J'y vais de
ce pas.
— Inutile. Je peux déjà t'apprendre ce qu'il te dira :
qu'après tout, je suis... enfin... la société Wheeler-Moody
est ton associée dans ce restaurant. Et que si cette
société préfère un nom à un autre, il n'y a pas lieu d'en
faire toute une histoire.
Oliver fit pivoter son fauteuil vers une petite table roulante
en bois où se trouvait une cafetière électrique. Il se servit.
— Accepteras-tu une tasse?
— Tu n'as pas agi loyalement, Oliver, fit remarquer Allison
sur un ton curieusement calme.
— Parce que tu crois avoir agi loyalement avec moi,
Allison?
— Je ne joue pas au parfait gentleman sudiste, moi. Je
m'accorde le droit de déraper, de prendre des risques.
— Un parfait gentleman sudiste doit sortir vainqueur de
toute situation.
Il reposa sa tasse et, dans ce mouvement, le soleil fit
briller le petit diamant qui ornait sa chevalière. Puis il se
leva, contourna son bureau et s'approcha à pas lents
d'Allison. Il ne s'arrêta que lorsqu'il fut à quelques
centimètres d'elle.
— J'ai une proposition à vous faire, madame Butlet. Ses
yeux brillèrent et Allison comprit qu'il l'invitait au duel final.
Qu'Oliver fît preuve d'initiative et d'audace excita Allison.
Même si elle devinait que leurs chances de se réconcilier
étaient désormais à peu près nulles.
Un méchant rictus tordit la bouche d'Oliver tandis
qu'Allison défiait son adversaire du regard.
— Tu étais bonne au poker autrefois...
— Et alors?
— Que dirais-tu d'une petite partie? Elle le regarda,
soupçonneuse.
— Tu veux que nous fassions une partie de poker, comme
avant?
— Exactement. Une seule donne.
Allison recula d'un pas et le jaugea, les mains sur les
hanches, la tête légèrement inclinée.
« Jouer au poker? Quelle idée a-t-il derrière la tête... » se
demanda-t-elle.
En fait, Oliver avait un plan. Il nourrissait le fol espoir que
son attirance pour Allison ne résisterait pas à cette partie
de cartes. Si elle acceptait de jouer chez Cody comme au
bon vieux temps, à l'endroit même où ils se retrouvaient
dix-huit ans plus tôt dans la passion de leur premier
amour, l'enchantement s'évanouirait et il serait libéré
d'elle. Il la verrait sous son vrai jour et s'apercevrait
probablement que, loin d'être devenue une dame, elle
était restée la fille de Cindy Butlet, la putain de la colline
de Sucre. Il allait la retrouver dans son véritable élément,
le tripot de Cody.
— Et... quel sera l'enjeu de cette partie ? demanda la
jeune femme d'une voix bien assurée. Le nom du restau­
rant, je suppose...
— Exactement. Si tu gagnes, il s'appellera La Colline de
sucre. Si c'est moi, Butlet.
— Sur un coup de poker?
— Oui. Bien sûr, si nous passons tous les deux, nous
referons une donne jusqu'à ce que l'un de nous ouvre. Et
alors... le sort en sera jeté.
Allison réfléchit rapidement. Oliver ignorait sûrement
qu'elle avait disputé quelques parties acharnées pour le
plaisir, contre Yancy. Elle décida d'être franche.
— Il m'arrive de jouer avec ton oncle des parties terribles.
Méfie-toi, je suis encore meilleure qu'avant.
— Ton fair-play t'honore. Aussi, je vais être franc à mon
tour. C'est lui qui m'a appris à jouer lorsque j'étais petit. Et
comme c'est souvent le cas, l'élève a dépassé le maître.
Alors, je ne me fais aucun souci.
— Dans ce cas... Chez moi?
— Non. Chez Cody. Ce soir.
Allison commençait à y voir plus clair. La proposition
d'Oliver était beaucoup trop fantasque pour ne rien
cacher. Que cherchait-il?
— Entendu, répondit-elle néanmoins. Tu peux préparer
les publicités rectificatives dès maintenant. Car, ce soir,
j'aurai gagné.
Et ses yeux brillèrent d'un éclat métallique.
— Cela ne te dérange pas de retourner chez Cody?
insista Oliver qui s'était attendu à un refus. Je pensais que
tu déclinerais mon offre.
— Pourquoi?
— Pour une lady...
— C'est tout?
— N'est-ce pas suffisant?
— Si. Je viens juste de comprendre ce que tu trames.
Puis, s'approchant lentement d'Oliver, elle passa un bras
autour de son cou et attira son visage près du sien, tête
renversée, reins cambrés.
— Tu essaies de me remettre à la place que tu crois être
la mienne.
— C'est-à-dire?
— Chez Cody, par exemple.
— Tu ne t'y déplaisais pas, dans le temps...
— Toi non plus..., lui susurra-t-elle à l'oreille en se collant
contre lui. Ça ne marchera pas, ajouta-t-elle dans un
souffle.
— De quoi veux-tu parler? demanda Oliver, embarrassé.
« La finaude, pensa-t-il au même moment, elle me connaît
par cœur. Elle a tout deviné. »
— Tu sais très bien ce que je veux dire, Oliver, Quoi qu'il
se passe ce soir chez Cody, tu me désireras tout autant
ensuite... Et même encore plus qu'en ce moment.
Puis elle tourna les talons et se dirigea nonchalamment
vers la sortie. La main sur la poignée de la porte, elle se
retourna une dernière fois pour ajouter :
— De toi et moi, je crois que ce soir, chez Cody, c'est moi
qui serai la plus déplacée des deux.
Sur ce verdict perfide, elle sortit sans hâte et referma
calmement la porte derrière elle.

— Et voici maintenant une chanson de Hank William


Junior : Tous les copains seront là ce soir, annonça la voix
de l'animateur dans le poste de radio géant qui trônait
derrière le bar.
Un épais nuage de fumée de cigares et de cigarettes
planait au-dessus de la salle d'où s'.élevait la cacophonie
des conversations mêlées.
Allison se renversa sur sa chaise, surveillant la porte
d'entrée. Elle jeta un coup d'œil à la pendule murale. Sept
heures moins cinq. Oliver allait arriver d'une minute à
l'autre. Un parfait gentleman ne pouvait se permettre
d'être en retard.
— Il a intérêt à venir ! déclara Elaine en se levant. Je
n'arrive toujours pas à croire qu'il t'ait fixé rendez-vous ici.
Et si c'était une mauvaise blague?
Allison se leva à son tour, passa un bras autour de la taille
de sa belle-sœur et dit en souriant :
— Je n'avais jamais remarqué combien cet endroit était
louche à l'époque où Oliver m'y amenait. De toute façon, il
aurait pu me conduire n'importe où, j'aurais tout trouvé
merveilleux...
— Je vais te laisser maintenant, Allison. Je n'ai aucune
envie de le rencontrer. Bonne chance. Je sais que tu vas
gagner, dit Elaine, pourtant plus tendue que sa belle-
sœur. Et je ne parle pas seulement de la partie de ce soir.
— Oliver joue bien. Mais... pas aussi bien que moi. Merci,
Elaine, de m'avoir accompagnée.
Les deux femmes s'embrassèrent affectueusement. Elaine
ramassa ses gants sur la table et s'éloigna. Allison la
regarda se diriger vers la sortie.
L'endroit n'avait guère changé. Les mêmes tables rondes.
Le même ballet des serveurs remplaçant les verres vides
par des verres pleins. Le même vacarme étourdissant.
Si Oliver s'imaginait qu'Allison serait perturbée par cette
atmosphère familière, il se trompait. Elle retrouvait l'endroit
avec calme et sérénité. Elle se dit tout de même qu'Oliver
était diabolique : il essayait non seulement de l'humilier,
mais aussi de la priver de ses moyens pour augmenter
ses chances de la battre.
Elle sourit. Oliver ignorait encore que leur sort était entre
ses mains. Ce soir, elle le tirerait de sa vie étriquée. A
malin, maligne et demie...
Ses yeux se portèrent de nouveau vers la porte d'entrée.
Juste à temps pour voir Oliver pénétrer dans la grande
salle. Il prit le temps de saluer quelques connaissances.
Des mains se tendaient vers lui. Chacun voulait saluer M.
Jackson Moody.
En dépit de ces manifestations de sympathie, Oliver se
rendait-il bien compte que, demain, toute la ville parlerait
de son escapade dans les lieux mal famés de Tus-
cumba? Qui plus est, en compagnie d'Allison Butlet. Oui.
Ce soir, Oliver avait pris un risque en toute connaissance
de cause et avait choisi d'en assumer les conséquences
jusqu'au bout. Cette idée excita terriblement la jeune
femme.
Vêtu d'un pantalon en velours côtelé bleu marine et d'une
marinière en épais coton bordeaux, il ressemblait à une
gravure de mode. Ses cheveux poivre et sel brillaient sous
les lampes tandis que sa moustache paraissait presque
noire.
Allison fut grisée. Une subite chaleur lui monta aux joues.
Elle poussa un profond soupir. Pourquoi cet homme lui
faisait-il tant d'effet?
D'une démarche faussement assurée, il s'approchait de la
table.
Elle sourit, jubilant de le sentir légèrement mal à l'aise, et
se cala plus confortablement sur sa chaise. Maintenant,
elle se sentait totalement sûre d'elle et de sa victoire.
Oliver leva les yeux vers elle et eut aussitôt la réponse à
ce qu'il était venu chercher : il n'y avait aucune vulgarité
chez Allison Butlet, pas plus ici, dans ce tripot, qu'à la
vente de charité. Au contraire, son maintien, son élégance
innée et son allure racée la faisaient briller comme un
diamant au milieu des gens ordinaires qui l'entouraient.
Non, la sensualité naturelle d'Allison, son éblouissante
audace n'avaient rien à voir avec de la vulgarité...
Ses longues jambes au galbe parfait, ses seins ronds et
fermes, l'éclat de son regard et ce sourire indolent et doux
comme une caresse... Oliver sentit son cœur chavirer. Il
s'efforça de n'en rien laisser paraître, mais, plus il
s'approchait, plus son désir devenait violent. Allison sourit
davantage. Aucune femme ne lui avait jamais fait un tel
effet. Il n'avait ressenti et ne ressentait de passion que
pour elle.
Dans sa longue chemise couleur de feu, sa jupe de soie
verte et ses chaussures plates, elle était splendide. Deux
simples anneaux d'or pendaient à ses oreilles et un
troisième cerclait son poignet délicat. Allison Butlet avait
une classe, un charme qui n'appartenaient qu'à elle.
Oliver regarda autour de lui et vit que la table voisine était
occupée par des joueurs. Pas d'autres femmes que
Rebecca, la serveuse, et Allison.
Il arriva près d'elle, sortit un jeu de trente-deux cartes de
sa poche, le posa sur la table et s'assit.
— A nous deux, annonça-t-il sans autre préambule. Tu es
toujours d'accord?
— Parfaitement.
— Tu veux vérifier les cartes?
— J'espère que c'est inutile.
— Une seule donne?
— Une seule. Et je vais gagner. Oliver haussa les
épaules.
— Que le meilleur gagne...
Il voulait paraître beau joueur, mais en son for intérieur il
était inquiet. Il devait gagner pour que le restaurant
change de nom. Que penserait la bonne société de
Tuscumba, les amis de son cercle, les relations de Théa
de cette allusion triomphante au quartier le plus mal coté
de la ville? Certains riraient peut-être, mais la plupart
seraient choqués.
— Pour pimenter un peu le jeu, je te propose un petit
extra, annonça soudain Allison.
Oliver la regarda sans comprendre. Qu'avait-elle en tête?
— Si je gagne, je veux être officiellement invitée au
réveillon de Noël qu'organise Théa chaque année.
— Quoi?
— Il y a dix-huit ans, tu m'avais promis de m'y amener. Tu
devais même m'y présenter comme ta fiancée, rappela
Allison en regardant attentivement Oliver.
Malheureusement, notre histoire n'a pas duré jusqu'à
Noël. Ce jour-là, tu voguais sur la mer et j'étais partie pour
Nashville où j'avais épousé Bubba.
— Dont tu attendais un enfant.
— Oui.
« Quelle garce ! pensa-t-il. Elle évoque le passé sans le
moindre remords de m'avoir trahi... »
— Tu veux être introduite dans le cercle intime des amis
de ma mère, c'est ça? demanda-t-il en sachant très bien
qu'Allison lui dissimulait ses véritables projets.
— Je veux que tu tiennes ta promesse d'alors. Je veux
passer ce Noël en famille avec toi, au milieu des tiens.
Depuis dix-huit ans, chaque fois que Noël approchait, la
promesse d'Oliver lui revenait en mémoire et elle essayait
d'imaginer leur bonheur dès qu'elle lui aurait raconté la
vérité. Mais elle ne l'avait jamais fait, par manque de
confiance en elle.
— Si j'accepte ce risque et que je gagne, qu'obtiendrai-je
en contrepartie? demanda Oliver.
— Que voudrais-tu ? Quelle est la seule chose que je sois
la seule à pouvoir te donner?
Sans la regarder, il répondit aussitôt :
— Une nuit entière. Ensuite, je ne veux plus jamais te
revoir.
Elle éclata de rire et renversa la tête en arrière. Mais
quand son regard rencontra celui d'Oliver, elle sut qu'il ne
plaisantait pas. Cette révélation la frappa comme une gifle
et son visage devint de marbre. Oliver pensait-il vraiment
qu'il se débarrasserait d'elle de cette façon ? Ne sentait-il
pas qu'une seule nuit d'amour ne suffirait pas à combler
l'insatiable besoin qu'ils avaient l'un de l'autre?
Elle le regarda bien en face et conclut le pacte.
— D'accord.
« Bon sang ! Elle accepte ça ! » pensa Oliver qui n'y
croyait pas.
— Maintenant que les enjeux sont définis, jouons, dit-elle
sans attendre. Et voyons qui va gagner.
Allison distribua cinq cartes à chacun. C'était à Oliver de
parler. N'ayant même pas une paire, elle pria pour qu'il
passe. Il passa.
Il ramassa les cartes, lui fit couper le paquet et, à son tour,
distribua.
Elle avait une paire de sept et c'était à elle d'annoncer. Le
risque n'était pas grand à passer. Au pire, si Oliver ouvrait,
elle se défausserait des trois autres cartes et, parmi les
trois nouvelles auxquelles elle aurait droit, il se trouverait
peut-être une autre paire, ou un troisième sept, ou, qui
sait, les deux autres sept. Un carré! Ce serait inespéré!
— Je passe, annonça-t-elle.
— Moi aussi, dit Oliver en reposant son jeu.
Elle le fit couper et distribua la troisième donne. Puis elle
ramassa ses cartes et ouvrit son jeu très lentement. Trois
rois! Son visage resta parfaitement impassible pendant
que les battements de son cœur s'accéléraient
subitement. C'était à Oliver de parler.
— J'ouvre à cinquante dollars.
S'il ouvrait, c'était qu'il avait aussi du jeu. Très bien. La
partie ne serait pas inégale, se dit Allison, fair-play. Mais
elle conservait un avantage certain sur lui : il ignorait
qu'elle avait une bonne main.
— Je te suis : cinquante dollars, fit-elle simplement.
— Combien de cartes? demanda Oliver.
Allison avait préparé son coup. Elle ne se défausserait pas
de deux cartes, mais d'une seule. Ainsi, il la croirait
détentrice de seulement deux paires et ne devinerait pas
qu'elle avait un brelan.
— Une, demanda-t-elle donc.
— Moi aussi, dit-il en se défaussant d'une carte. Puis, il se
servit et reposa le jeu au milieu de la table.
Allison lui jeta un regard perçant. Avait-il, lui aussi, un
brelan ou seulement deux paires? Bien que le visage
d'Oliver restât parfaitement impénétrable, l'instinct de la
jeune femme lui souffla qu'il n'avait pas de brelan.
Elle retourna très lentement la carte qu'Oliver lui avait
distribuée. Serait-ce un roi? Elle n'en crut pas ses yeux.
Comme un présage ironique, le roi de pique apparut.
Elle le rangea aussitôt dans son jeu sans qu'un seul
frémissement de son visage ne l'ait trahie et leva les yeux
vers Oliver.
Elle le surprit en train de l'observer, cherchant à percer
ses pensées. Heureusement qu'elle n'avait pas bronché!
Elle tenta, à son tour, de deviner le jeu d'Oliver. Il lui
sembla voir un éclair furtif traverser son regard lorsqu'il
retourna la carte qui lui revenait. Ce fut l'affaire d'une
fraction de seconde. Pourtant...
Oliver n'avait pas pu se maîtriser et il le savait. Il savait
que son visage s'était brièvement éclairé à la vue de l'as
qui transformait ses deux paires initiales en full. Cette
sorcière d'Allison l'avait-elle remarqué? Il la regarda mais
elle conservait les yeux sagement baissées sur son jeu.
« Avec un full aux as, je suis tranquille, pensa-t-il. Même si
elle a aussi un full, il sera moins élevé que le mien et je
gagne. A moins... A moins qu'elle ait bluffé en ne
demandant qu'une carte et qu'elle ait eu un brelan servi.
De toute façon, il y a bien peu de chances pour qu'elle soit
arrivée au carré. »
— Cent dollars, annonça-t-il.
— Cent dollars et cent de plus, répondit Allison d'une voix
parfaitement neutre.
Oliver hésita. Le sort en était jeté. Mais il voulait finir en
beauté, ne pas lui laisser le dernier mot.
— Je vois tes cent dollars.
Allison abattit ses cartes une par une. Roi de carreau, roi
de trèfle, roi de cœur. Elle s'arrêta et regarda Oliver, un
étrange sourire aux lèvres.
— Et voilà le quatrième, ajouta-t-elle doucement en
abattant le quatrième roi. Le plus beau, celui qui me fait
gagner, celui que tu m'as distribué, monsieur Jackson,
voilà le roi de pique. Carré!
Oliver serra les dents et enfouit son inutile full aux as dans
le jeu.
— Tu as gagné.
Ils se regardèrent. Le petit groupe de curieux qui s'était
massé autour de leur table se dispersa sans bruit.
Oui, Allison avait gagné. Mais curieusement, elle
n'éprouvait pas de joie. Pourquoi? Elle avait obtenu ce
qu'elle voulait : son restaurant s'appellerait La Colline de
sucre et elle aurait enfin droit au Noël si longtemps
convoité.
— Félicitations, lui dit Oliver. Tu es une joueuse
diabolique. Je t'avais sous-estimée... Voilà quelque chose
qui ne m'arrivera plus.
— Merci. Tu t'es bien défendu aussi, répondit Allison en
se levant pour aller lui serrer la main.
Oliver dut fournir un terrible effort pour empêcher ses
doigts de trembler lorsqu'il tendit la main à son tour.
— Je te promets que tu ne regretteras pas d'avoir perdu,
dit-elle en laissant sa main dans la sienne.
— Trop tard. Je regrettais déjà ce stupide défi avant
d'arriver ici ce soir, répondit-il d'une voix mal assurée.
Oliver n'avait qu'un désir, la prendre dans ses bras et
goûter le fruit délicieux de sa bouche. Il la saisit par les
épaules sans prêter attention aux joueurs et aux serveurs
qui les regardaient.
Sans hésiter, Allison noua ses bras autour du cou d'Oliver
et chuchota :
— Je suis la meilleure chose qui te soit jamais arrivée.
Puis, elle l'embrassa.
Surpris, il ne réagit pas immédiatement. Quand elle passa
le bout de sa langue autour des belles lèvres d'Oliver, il la
serra contre lui et l'embrassa passionnément. Dieu,
comme il la désirait ! Il la voulait comme un fou et tout de
suite. Mais il relâcha doucement son étreinte.
— Je passerai te prendre le 24 au soir à 7 heures pour le
réveillon, annonça-t-il. La tenue de soirée est de rigueur.
Jusque-là, je ne veux pas te voir.
Puis il tourna les talons, abandonnant sur la table le jeu de
cartes qui ne lui avait pas porté chance. Elle l'appela
doucement, mais il ne se retourna pas, ne ralentit même
pas et sortit comme un automate.
Dans le fond de son cœur, Allison avait confiance. Noël
était une fête magique, le seul jour de l'année où un
miracle n'était pas impossible. Ce soir-là, peut-être le
destin se montrerait-il enfin clément ? Lui qui s'était tant
acharné contre eux!
Elle regarda machinalement en direction de la table. Les
quatre rois oubliés semblaient la regarder. Allison décida
de voir en eux un heureux présage...

-7-

Oliver Jackson Moody passa son nœud papillon autour du


col relevé de sa chemise et baissa la tête pour le nouer.
Puis il replia son col, enfila son smoking de soie noire et
se regarda dans le miroir de sa chambre. Passant la main
sur son menton rasé de près, il se détailla.
« Eh bien que vois-tu là, Oliver? » se dit-il.
La glace lui renvoyait l'image d'un homme mûr, de belle
prestance, élégant et en pleine forme physique. Mais le
reflet caché, que seul Oliver pouvait apercevoir, était celui
d'un homme malheureux qui ne savait plus aimer. Et
depuis bien longtemps.
Tant que des milliers de kilomètres l'avaient séparé
d'Allison, il avait pu prétendre que leur amour était mort.
Mais le jour même du retour de la jeune femme à
Tuscumba, il avait su qu'il n'en était rien. Et maintenant
qu'il devait la côtoyer presque chaque jour, Oliver se
sentait devenir fou. Il ne pouvait se trouver dans la même
pièce qu'elle sans ressentir l'envie obsédante de la
déshabiller, de posséder son corps splendide et de se
perdre en elle éperdument.
Bien sûr, il était évident que le feu ne s'était pas non plus
éteint en Allison. Mais s'ils faisaient l'amour, qu'en
résulterait-il? Une nouvelle trahison? Il en mourrait.
La porte de sa chambre s'ouvrit et Théa entra. Elle tenait
un long collier de perles à la main.
— Pourrais-tu m'aider à attacher cela, chéri? demanda-t-
elle.
Oliver s'exécuta.
— Vous êtes magnifique, mère, ce soir.
— Merci, Oliver. Et toi, aussi beau que d'habitude.
— Vous ne m'avez pas donné votre avis sur notre invitée
surprise de ce soir...
A vrai dire, Oliver avait été stupéfié par l'attitude de sa
mère. Après qu'il lui eut appris qu'Allison serait des leurs
le soir du réveillon, elle s'était contentée de lui sourire et
de lui déclarer que ses amis étaient tous les bienvenus.
— En fait... c'est une des raisons de ma présence ici,
reconnut Théa en inspectant son image dans le miroir. J'ai
beaucoup pensé à cette invitée et j'en ai longuement
discuté avec Yancy.
Oliver remarqua la tension de sa mère et en ressentit un
étrange malaise.
— Que voulez-vous dire?
— Je me suis trompée sur Allison, répondit Théa d'une
voix soudainement voilée.
Mais elle se reprit aussitôt, s'éclaircit la gorge et fit face à
son fils.
— De quelle manière pensez-vous vous être trompée,
mère? demanda Oliver qui n'en croyait pas ses oreilles.
Sa mère ne reconnaissait jamais ses erreurs. Tout au plus
concédait-elle parfois s'être mal fait comprendre.
— Je ne pensais pas qu'Allison était la femme qu'il te
fallait.
— Et vous aviez raison, répliqua Oliver en passant sa
Rolex en or autour de son poignet gauche. C'est à Bubba
qu'elle convenait, pas à moi.
— Je ne connais pas bien tous les détails de la relation
d'Allison avec son mari, mais je suis convaincue qu'avant
votre... séparation, une simple amitié les liait tous deux.
Une peur irraisonnée s'empara d'Oliver. Quelque chose
n'allait pas, quelque chose sonnait faux dans la scène qu'il
était en train de vivre.
— Oubliez-vous qu'elle est venue vous trouver pour vous
proposer de me laisser tomber contre dix mille dollars?
Moi pas. Oubliez-vous que je l'ai trouvée au lit, dans sa
chambre, enlacée à Bubba? Que j'ai reçu un coup de
couteau dans le ventre? riposta Oliver d'une voix blanche.
Théa prit une profonde inspiration. Elle était d'une pâleur
extrême. Elle regarda son fils, les yeux agrandis par le
terrible secret qu'elle allait enfin lui révéler.
— Allison n'est jamais venue me voir, Oliver. Elle ignorait
tout de cette histoire d'argent. C'est moi qui suis allée
trouver Cindy Butlet.
De longues secondes s'écoulèrent dans un silence
absolu. La mère et le fils se regardaient sans bouger.
Enfin, la révélation de Théa se fraya lentement un chemin
dans l'esprit embrumé d'Oliver.
— Que dites-vous? demanda-t-il enfin.
— J'ai offert de l'argent à Cindy pour qu'elle trouve le
moyen de vous séparer, Allison et toi.
— Vous m'aviez dit que c'était Allison qui était venue vous
proposer ce marché.
— J'ai menti. ,
Oliver saisit sa mère par les épaules. La vieille dame
ferma les yeux. Des larmes roulèrent sur ses joues.
— Mais de quoi parlez-vous à la fin ? Qu'êtes-vous en
train de me dire?
— Allison t'aimait et ne t'a jamais trahi.
— Mais alors, pourquoi ?...
— Je pensais qu'un mariage entre vous serait voué à
l'échec. J'étais convaincue que tu pouvais l'oublier et
épouser une femme de ton rang.
Oliver prit, les mains de sa mère, les serra entre les
siennes. Elles étaient glacées. Puis il les lâcha et
demanda :
— Et Bubba?
— La présence de Bubba cette nuit-là était une idée de
Cindy. Elle savait que tu ne pardonnerais jamais à Allison.
La voix de Théa parvenait maintenant à Oliver tel un
grondement de tonnerre et les battements de son propre
cœur lui faisaient l'effet d'un roulement de tambours
assourdissant. Pendant toutes ces années, il avait haï une
femme qui l'avait aimé sans jamais le tromper.
— Vous êtes en train de m'apprendre qu'Allison n'a jamais
rien su à propos de l'argent. C'est bien cela? demanda
Oliver pour entendre à nouveau la phrase qui rendait à la
jeune femme son innocence et sa pureté.
— Elle n'a rien su pendant des années. Elle a raconté à
Yancy que Bubba lui avait tout révélé plus tard, un soir où
il était ivre.
— Mais alors, pourquoi est-elle partie à Nashville pour
l'épouser s'il n'y avait rien entre eux?
— Seule Allison pourrait répondre à cette question, mon
fils.
Et pourquoi, se demanda-t-il, Allison n'était-elle jamais
venue lui expliquer ce qui s'était réellement passé à
l'époque ? Pourquoi ne lui avait-elle pas raconté ce que
leurs mères avaient comploté ? Comment Théa avait-elle
pu...?
— Et vous, mère, pourquoi, après tout ce temps, avez-
vous décidé de me révéler la vérité?
— Parce que je t'aime, Oliver, et que je veux te voir
heureux, répondit-elle d'une voix cassée qu'Oliver ne lui
avait jamais entendue.
Puis, passant une main douce le long de la joue de son
fils, elle ajouta :
— Et parce que j'ai enfin compris que tu ne pourrais
jamais être heureux sans Allison.

— J'aurais dû me douter qu'il ne tiendrait pas sa


promesse ! s'exclama Allison. Encore heureux qu'il vous
ait envoyé me chercher. J'aurais pu avoir droit à un taxi...
Yancy Wheeler réprima un sourire et engagea sa Corvette
noire sur l'autoroute. Son corps élancé et robuste
paraissait bien à l'étroit dans cette petite voiture de sport.
— A vrai dire, j'ai trouvé Oliver très bizarre, déclara le vieil
homme. Il est entré dans ma chambre, m'a demandé
d'aller vous chercher et il a disparu. Théa m'a dit ensuite
qu'il était sorti, mais elle ne savait pas où il était allé.
Quand j'ai essayé d'en apprendre davantage, elle est
restée muette comme une carpe. Vous avouerez que tout
cela est bien mystérieux...
— Peut-être Théa lui a-t-elle reproché de m'avoir invitée ?
— J'en doute fort. Elle continue à prendre de vos
nouvelles et votre sort l'intéresse beaucoup.
— Peut-être est-ce une erreur, remarqua Allison. Je
n'appartiens pas plus à la soirée de réveillon organisée
par Mme Jackson-Moody qu'à son fils.
— Qui sait, fillette? Qui sait?...
Yancy emprunta la bretelle de sortie et se dirigea vers la
maison familiale des Wheeler.
— J'espère qu'à l'heure qu'il est, Oliver s'est enfin avoué
qu'il vous aimait toujours. C'est qu'il est si têtu !...
— Peut-être ne m'aime-t-il plus?
— Bien sûr que si. Il vous aime et il vous désire
passionnément. Tout comme vous l'aimez et le désirez
vous-même.

Allison but une deuxième gorgée de gin et fit de son mieux


pour prendre part à la conversation. Polly Drew avait pris
la jeune femme sous son aile protectrice dès son arrivée.
Lorsque Allison était entrée dans la pièce, les invités,
abasourdis, avaient immédiatement cessé de parler. Un
épais silence avait alors pesé sur le salon. Certains
convives lui avaient fait mauvaise figure. Puis, lentement,
les conversations avaient repris lorsque Théa s'était
approchée d'elle pour lui souhaiter la bienvenue avec une
chaleur et une cordialité sincères.
Il se trouvait là au moins une trentaine de personnes
disséminées sur la piste de danse du salon où jouait un
orchestre de jazz et autour du buffet abondant de la salle
à manger. Mais pas d'Oliver.
Wheeler tenait gentiment Gene Jeffrey par la taille, tout en
s'adressant à Eugène Drew, le neveu de Polly. La femme
d'Eugène, Gertrude, s'approcha du buffet en dévorant le
pâté de lièvre des yeux. Quelques minutes plus tard,
Allison sentit qu'elle l'observait. Mais lorsqu'elle regarda
Gertrude à son tour, celle-ci détourna la tête d'un air
hautain.
— Je brûle d'impatience d'assister à la fête d'inauguration
de La Colline de sucre, dit Polly à Allison. Harvey m'a
promis de me faire danser toute la nuit!
— Vous devez être si fière de votre nouveau restaurant,
ajouta Clintelle Simpson.
— Oh! Euh... Oui... Je... Je suis extrêmement contente...
Les réservations sont déjà closes pour la soirée du 31,
bredouilla Allison, fort mal à l'aise.
Les regards braqués sur elle semblaient tous poser la
même question : « Pourquoi la fille de Cindy Butlet a-t-elle
été invitée à l'une des soirées les plus chics de
Tuscumba? »
— J'espère pour vous que le temps va rester aussi
clément jusqu'au 31, déclara Peter Simpson en souriant
gentiment à Allison.
— Mais bien sûr, voyons ! s'exclama Clintelle en prenant
son mari par le bras. Pourquoi inquiéter cette jeune
femme avec des questions pareilles? Elle doit avoir
suffisamment de soucis comme ça! Et puis, tu sais bien
qu'il fait beau jusqu'à la mi-février par ici !
— Tiens! Voilà Oliver..., annonça soudain Polly.
Tout le corps d'Allison se tendit. Elle le regarda pénétrer
dans la pièce.
Il semblait chercher quelqu'un des yeux. Lorsque son
regard vert et intense se posa sur elle, elle se sentit rougir.
Et lorsqu'il marcha vers elle sans hésiter, elle crut défaillir.
— Bien, bien, bien, apprécia Polly en souriant. Alors qu'il
arrivait presque à la hauteur de Barbra Massey sans la
saluer, celle-ci se leva et lui passa un bras autour de la
taille.
— Eh bien, Oliver chéri, où étiez-vous donc passé?
demanda-t-elle très haut pour se faire entendre de tous.
Vous m'avez tellement manqué...
Allison aurait voulu détacher son regard de cette scène,
mais elle ne pouvait pas. Elle aurait voulu faire taire cette
sotte de Barbra, mais elle ne le pouvait pas non plus...
Oliver fit face à l'insupportable chipie et déclara :
— Oubliez-moi un peu, Barbra. J'ai fait attendre mon
invitée trop longtemps.
Un murmure emplit le salon de réception lorsque Oliver
Jackson Moody IV se libéra vivement des griffes de
Barbra Massey. Il fixa de nouveau Allison et, alors qu'il se
dirigeait vers elle, les gens s'effacèrent pour le laisser
passer.
La plainte déchirante d'un saxophone s'éleva dans la
pièce. L'orchestre commençait une improvisation sur un
air de Duke Ellington.
Oliver s'arrêta exactement devant Allison et lui tendit la
main. Pendant quelques interminables secondes, elle
l'observa simplement, puis baissa les yeux vers la main
tendue. Enfin, sans un mot, elle entrelaça ses doigts à
ceux d'Oliver. Il l'attira alors contre lui et, penchant la tête
tout contre son oreille, il lui murmura :
— Tu es très belle, ce soir.
Allison sentit son cœur s'emballer. Une vague de chaleur
la parcourut de la tête aux pieds. Elle ouvrit la bouche
pour lui retourner le compliment, mais aucun mot ne
franchit ses lèvres. La gorge nouée d'émotion, elle
s'enivra de l'odeur raffinée d'Oliver, mélange de son
parfum délicatement poivré et d'un arôme naturel plus
subtil qui n'appartenait qu'à lui.
Avec de l'aisance pour deux, Oliver la conduisit vers un
petit groupe de couples qui dansaient sur la piste installée
à cet effet.
Elle se laissa aller entre ses bras tandis qu'une foule de
questions tourbillonnaient dans sa tête. Pourquoi s'était-il
présenté en retard à la soirée de sa mère ? Où était-il
allé? Et surtout, pourquoi cette prévenance extrême
envers elle depuis son arrivée? Il agissait comme s'il était
heureux de la voir, comme s'il avait attendu impatiemment
de pouvoir la prendre dans ses bras...
Oliver la serrait contre lui. La mélopée sensuelle qui
s'élevait dans la grande salle encourageait leurs corps à
s'épouser dans l'intimité d'une danse lente et voluptueuse.
Infiniment troublée, Allison leva les yeux vers lui et ce
qu'elle vit la stupéfia. Le regard d'Oliver brillait de bonheur.
— Oliver? murmura-t-elle d'une toute petite voix.
Il la regarda en souriant et, très lentement, très ten­
drement, fit glisser sa main le long du dos d'Allison,
s'arrêtant juste au-dessus de ses reins.
— Je me rappelle notre première danse. C'était notre
troisième rendez-vous, en avril, l'année de mon diplôme.
Allison resta pétrifiée. Elle n'aurait jamais imaginé
qu'Oliver se soit souvenu de cette date.
— Tu étais une jolie fille, alors. Mais aujourd'hui, tu es
encore beaucoup plus belle. Et tu es une femme.
— Oliver, si tu continues sur ce ton, je vais m'imaginer des
choses...
— Et tu auras raison.
Il la sentit se raidir et comprit qu'elle avait mal interprété
ses paroles.
Il fit de nouveau glisser sa main le long de la longue robe
de satin crème qui moulait les formes splendides du corps
d'Allison. Sans aucune explication, il la serra plus fort
contre lui et embrassa tendrement ses cheveux. Il lui
restait encore beaucoup à découvrir sur ce qui s'était
passé entre eux dix-huit ans plus tôt, mais une chose était
certaine : il adorait Allison. Et après la confession tardive
de sa mère, il avait compris qu'il était grand temps de
donner à la seule femme de sa vie, de se donner, une
seconde chance d'être heureux.
Après la révélation de Théa, il avait longuement roulé
sous la pluie, se répétant, fou de bonheur, ce qu'il venait
d'apprendre : Allison n'avait jamais trahi leur amour.
Allison n'avait jamais trahi leur amour. Allison n'avait
jamais...
Il l'embrassa sur la tempe, ses lèvres caressant les
cheveux couleur de miel. Elle frémit et il sentit, sous
l'étoffe bruissante de la robe de satin, le corps d'Allison
parcouru de frissons. Ses pendants d'oreille, irisés comme
deux larmes, brillèrent contre son cou blanc. Une des
fines bretelles de sa robe glissa sur sa peau nue. Quelle
beauté ! Toutes les femmes de l'assistance devaient lui
envier cet extraordinaire éclat. Allison était une lady. Sa
lady.
Ils ondulaient en parfaite harmonie sur la musique.
— Tu as la fragrance des fleurs exotiques et des épices
vanillées des îles lointaines, lui dit-il à l'oreille.
Allison pensait rêver. Depuis qu'Oliver avait pénétré dans
la salle de réception, elle marchait sur des nuages.
— C'est mon parfum, dit-elle simplement.
— Peut-être, répondit Oliver en faisant glisser sa main
quelques centimètres plus bas jusqu'à l'endroit où, sous la
fine ceinture de perles, les hanches d'Allison prenaient
naissance. Mais qu'elle qu'en soit la provenance, ce
parfum m'enivre.
Que répondre ? Allison avait tant désiré ce moment ! Ce
précieux moment où Oliver la traiterait avec respect et
tendresse. Elle leva les yeux vers son visage souriant
pour constater à nouveau que toute trace de haine et de
défiance l'avait quitté. N'y subsistait que la pure et tendre
lumière de son désir.
— Je me suis conduit comme un imbécile, Allison,
déclara-t-il soudain.
Sa voix profonde et grave paralysa la jeune femme. Au
milieu des autres danseurs, ils avaient l'air de deux
étranges statues de sel que l'on regardait à la dérobée en
se posant mille questions.
— Je crois que nous sommes en train de nous faire
remarquer..., murmura-t-il tendrement.
— Je sais. Je suis désolée, mais je ne me sens pas très
bien. Je préférerais arrêter de danser.
— Pourquoi? Ce n'est qu'une danse..., lui dit-il en
l'empêchant de s'éloigner.
— Ce n'est pas la danse, c'est ce que tu viens de dire,
précisa-t-elle, profondément troublée.
Cette fois, Oliver la laissa s'éloigner mais la suivit jusqu'au
buffet. Elle prit machinalement une assiette et commença
à longer la grande table recouverte d'une nappe blanche.
Les mets les plus variés s'offraient à elle. Pendant qu'elle
les contemplait, pensive, Oliver lui tendit une flûte de
Champagne.
— Tu as faim? demanda-t-il.
— Oui. Non. Enfin...
— Je crois que je vais nous trouver un endroit calme pour
que nous puissions parler.
— Parler? répéta-t-elle, complètement perdue. Puis elle
parut se ressaisir et acquiesça en silence.
A vrai dire, tout se bousculait dans sa tête. Que se
passait-il dans l'esprit d'Oliver et que signifiait son brusque
changement d'attitude?
Il la prit par le bras et l'entraîna à l'écart. Toutes les pièces
semblaient avoir été transformées en salles de réception
où se pressait, sous les lustres scintillants, une foule
d'invités toujours plus nombreux.
Ils arrivèrent enfin devant une pièce close. Oliver ouvrit la
porte, s'effaça pour faire entrer Allison et alluma une
lampe de chevet.
— Où sommes-nous ? s'enquit Allison, étonnée par le
charme de cette chambre où se reflétaient, grâce à un jeu
très astucieux de miroirs, de magnifiques toiles de
maîtres.
— C'est la chambre de repos de ma mère, répondit Oliver.
— Oh...
Il déposa un baiser tendre sur sa tempe si vite que, sous
l'effet de la surprise, elle recula d'un pas.
Il lui saisit la main et lui demanda avec une pointe
d'ironie :
— Me fuirais-tu?
— Oliver! Tu es ivre?
— Ivre de ton odeur, je te l'ai dit, répondit-il en passant un
bras autour de la taille d'Allison. Et si tu ne me laisses pas
t'embrasser, je vais mourir.
— Tu quoi...?
Mais Allison n'eut pas le temps de s'étonner davantage.
Déjà, Oliver avait resserré son étreinte et l'embrassait
fougueusement. Elle répondit à ce baiser avec toute la
fièvre qui l'habitait. Sous le satin de sa robe légère, ses
seins se durcirent.
— Oui..., murmura-t-elle.
— Encore?
Pour toute réponse, elle se serra davantage contre lui,
plaquant son corps brûlant contre celui d'Oliver qui se
balançait avec elle.
— Sens-tu combien j'ai envie de toi? Et depuis combien
de temps je souffre de ne pouvoir te posséder? lui
demanda-t-il d'une voix rauque. Je sais qu'une discussion
s'impose entre nous, mais...
— Plus tard...
Il fit lentement glisser la robe d'Allison, dénudant des seins
ronds et tendus par le désir. Il posa les mains en
coquillage sur la poitrine superbe et ferma les yeux de
bonheur.
D'une main fébrile, elle se mit à le déshabiller à son tour.
— Moi aussi, j'ai très envie de toi, chuchota-t-elle en
caressant le torse viril et puissant qui s'offrait à son regard
émerveillé.
Puis elle se serra contre lui et le couvrit de baisers. Oliver
enfouit les mains dans les cheveux de la jeune femme et
la força doucement à relever la tète.
— Sans toi, j'ai vécu comme un automate, un pantin privé
de vie. Mon désir pour toi est plus fort que tout ce que j'ai
pu ressentir jusqu'ici.
Il la souleva soudain dans ses bras et la porta jusqu'au
fond de la pièce où se trouvait un canapé couvert de
coussins. Il retendit délicatement et posa ses lèvres
entrouvertes sur les pointes dures des seins de sa
compagne. Doucement, il l'embrassa, faisant glisser sa
langue sur la peau douce d'Allison qui gémissait de plaisir.
Soudain, la porte s'ouvrit et quelqu'un alluma le plafonnier.
Une lumière crue se répandit dans la pièce pendant
qu'une voix féminine trop haut perchée s'exclamait :
— Je suis sûre qu'ils sont ici !
Oliver se coucha sur Allison pour dissimuler son corps nu
aux regards. Barbra Massey, son frère et un ami se
tenaient dans l'embrasure de la porte.
— Mais... que se passe-t-il ici? demanda Barbra.
— Fichez-moi le camp, ordonna Oliver sans se relever.
— Oliver... dit Whit Lowery, rouge comme une tomate. Je
suis désolé. Nous te cherchions... Barbra voulait porter un
toast à...
— Je vous ai dit de ficher le camp! C'est clair! commanda
Oliver sur un ton glacial.
John quitta la pièce, mais Barbra et son ami ne bougèrent
pas.
— Je ne veux pas te faire de reproche, commença John
Meritt. Mais pourquoi ici, dans la chambre de ta mère? Tu
aurais pu attendre et l'emmener à l'hôtel.
— Elle n'a aucune pudeur. C'est elle qui pousse Oliver à
de telles extrémités, ajouta Barbra en regardant la jeune
femme avec un mélange d'envie et de mépris.
Puis elle tourna les talons, suivie par son frère. Oliver se
releva alors et aida Allison à se rhabiller.
— Je suis désolé, lui dit-il tendrement.
Mais elle ne répondit pas et ne leva même pas les yeux
vers lui. Elle se sentait couverte de honte. Barbra Massey
avait raison. Cette situation ne se serait jamais produite si
elle avait su se comporter en vraie lady et non en fille
facile comme sa mère. Mon Dieu, quelle opinion Oliver
allait-il avoir d'elle? Elle avait tout gâché...
Il la saisit par les épaules et essaya de la forcer à le
regarder.
— Allison! dit-il en la secouant doucement.
Elle garda la tête baissée, les yeux obstinément rivés au
sol.
— Je t'en prie, laisse-moi partir. Me faire inviter ici ce soir
était une erreur monumentale.
Puis elle rajusta sa robe. Elle était en train de remettre de
l'ordre dans sa coiffure, lorsque Théa entra dans la pièce,
suivie de près par Yancy.
— Je viens de prier Barbra Massey et son frère de quitter
immédiatement cette maison et de ne plus jamais y
remettre les pieds, déclara-t-elle aussitôt tandis que son
regard allait de son fils à la jeune femme décoiffée et
blême qui fixait tristement ses pieds.
— Vous n'aurez pas besoin d'en faire autant vis-à-vis de
moi, dit alors Allison en levant humblement les yeux. Je
vais partir tout de suite...
— Tu restes ici, dit Oliver.
— Pourquoi n'irais-tu pas vérifier avec ta mère que Barbra
et John sont bien partis? dit alors Yancy à son neveu.
Juste le temps pour Allison de se rafraîchir un peu.
— Très bien, dit Oliver.
Puis il regarda Allison. Sa souffrance fut immense de voir
la femme qu'il aimait injustement entachée de honte.
— Je veux bien quitter la pièce, mais à une seule
condition : Allison doit rester ici. Tu m'entends, Al? insista-
t-il en retrouvant le petit nom tendre par lequel il l'appelait
dix-huit années plus tôt. Nous devons parler, toi et moi.
— Laisse-lui le temps de recouvrer ses esprits ! intervint
Théa. Viens. Allons nous assurer que cette peste de
Barbra et son fléau de frère sont définitivement partis.
Dès que Théa et Oliver eurent quitté la pièce, Allison
tomba en larmes dans les bras de Yancy. Il lui caressa
doucement les cheveux.
Enfin, elle s'éloigna et tendit la main.
— Quoi? demanda-t-il.
— Les clés de la voiture.
— Oliver a dit de ne pas vous laisser partir.
— S'il vous plaît, Yancy. Je suis sûre que Barbra et John
sont allés clamer partout ce qu'ils avaient vu.
— En effet, répondit Yancy en souriant. Et c'est là que
Théa est intervenue. Je suis fier d'elle, vous ne pouvez
pas savoir. Je retrouve ma petite sœur, juste et
intelligente. Elle vous a défendue. Elle a répondu que tout
cela lui semblait fort naturel puisque Oliver et vous étiez
fiancés. Ensuite, elle a...
— Fiancés? Mais... ce n'est pas vrai!
Sans répondre, Yancy glissa la main dans la poche de
son smoking, en sortit le trousseau de clés de sa voiture
et dit :
— Tiens, fillette, prends-les et sauve-toi si tu crois toujours
que c'est la bonne solution...
Il la tutoyait, et cette marque d'affection réconforta Allison.
Elle se sentit encore plus proche du vieux monsieur. Elle
attrapa machinalement le trousseau de clés et déclara :
— Ce soir, Oliver était vraiment épris de moi. Et
maintenant, il va me détester de nouveau. Comment ai-je
pu me conduire de manière si... si...?
Wheeler éclata de rire. Il s'adossa au mur et se frotta le
menton.
— Oliver et toi êtes comme la poudre et le feu. Que l'on
vous mette ensemble et c'est l'explosion !
Allison regarda pensivement son ami et sembla prendre
soudain une décision :
— S'il vous plaît, dites à Théa combien je suis désolée.
Puis elle passa devant Yancy et quitta la pièce.
Elle récupéra son manteau au vestiaire et sortit dans la
nuit. Lorsqu'elle entendit Oliver crier son nom, elle pressa
le pas, ouvrit en toute hâte la porte de la Corvette, se
glissa au volant, mit le contact et démarra en trombe.
Elle se sentait glacée, vidée de toute énergie dans l'air
froid de cette nuit de décembre. Elle essuya d'une main
tremblante les larmes qui coulaient sur ses joues.
Des phares puissants vinrent soudain aveugler son
rétroviseur. Une voiture la suivait et son conducteur
cherchait à lui faire signe, klaxonnait. Oliver. Pourquoi ne
la laissait-il donc pas seule?

-8-

« Mais pourquoi ne s'arrête-t-elle pas? » se demanda


Oliver pour la dixième fois. Il suivait Allison depuis plus
d'un quart d'heure, effrayé à l'idée qu'elle puisse avoir un
accident tant la visibilité était mauvaise.
Quand elle quitta l'autoroute, il la suivit, remerciant le ciel
lorsqu'elle freina enfin avant de pénétrer dans le parking
du bar de Cody. Il gara sa Mercedes blanche à côté de la
Corvette noire au moment où Allison sortait de voiture. Il la
vit claquer la portière à toute volée et se diriger vers le
bar. Il l'appela et crut la voir hésiter. Mais elle ne se
retourna pas et pénétra à l'intérieur du tripot.
Il descendit à son tour de son véhicule et fut saisi par l'air
glacé de cette nuit de Noël. Mais, sans attendre, il
s'élança derrière Allison.
La douce chaleur qui régnait chez Cody se répandit
immédiatement en ondes bienfaisantes à travers son
corps transi.
Il jeta un rapide coup d'œil autour de lui. L'endroit était
désert.
La jeune femme lui tournait le dos. Elle était assise sur
une chaise, tête baissée. Au moment où Oliver fit un pas
dans sa direction, une chanson de Roy Orbison s'éleva
dans la pièce. De sa voix brisée, il interprétait Tout est fini.
Et Allison qui semblait déjà si abattue!
Oliver se tourna alors vers Cody, accoudé derrière le bar,
qui le regardait de ses yeux ronds.
— Fais-moi une faveur, Cody, lui dit-il. Allison et moi
avons besoin de rester seuls quelques instants.
Le gros homme attrapa une bouteille de whisky, remplit
deux verres et annonça d'une voix grasse :
— Ma réserve personnelle... Pas à vendre... Pour vous
deux... De toute façon, j'allais partir. Tenez, prenez la clé.
Vous fermerez pour moi.
— Merci, Cody, dit Oliver en attrapant la clé. Je te
revaudrai ça.
Le patron du bar hocha la tête, s'essuya les mains et se
dirigea vers la porte. Après avoir enfilé son manteau, il
sortit en déclarant sans entrain :
— Allez... Joyeux Noël, tous les deux.
Oliver verrouilla la porte derrière lui et retourna vers le bar.
Il défit sa veste de smoking trempée par la pluie, la posa
sur l'un des hauts tabourets, attrapa les deux verres et
s'approcha d'Allison.
Depuis son arrivée, elle n'avait pas du tout bougé. Oliver
la regarda, inquiet. Elle semblait prostrée sur sa chaise,
coupée du monde extérieur. Il posa les verres sur la table
et dit doucement :
— Tu devrais retirer ton manteau. Il est tout mouillé. Tu
vas attraper mal.
Allison ne réagit pas. Oliver n'était même pas sûr qu'elle
l'eût entendu. A ce moment, à la radio, l'animateur
annonça qu'en hommage au grand Roy Orbison, il allait
diffuser deux heures ininterrompues de sa musique et de
ses chansons.
— Si tu buvais un peu? proposa Oliver à Allison. Tu es
trempée jusqu'aux os.
Elle avait l'air d'une petite fille perdue et apeurée, avec
ses cheveux ruisselants et ses joues rosies par le froid.
Oliver ne savait pas comment se faire pardonner. La
responsabilité de tout ce qui s'était passé lui incombait
totalement. Jamais il n'aurait dû essayer d'entraîner
Allison dans la chambre de sa mère le soir de Noël. Mais il
avait perdu la tête. Après la confession de Théa, son désir
pour Allison avait soudain repris tous ses droits, toute sa
violence inouïe.
— Allison, déclara-t-il enfin, je regrette vraiment ce qui
s'est passé ce soir.
La jeune femme sembla sortir de sa torpeur. Elle leva
lentement les yeux vers lui et répondit d'une voix blanche :
— Oui... Je sais.
Oliver lut tant de tristesse dans les yeux noirs qu'il comprit
qu'Allison, une fois de plus, avait mal interprété ses
paroles. Elle pensait qu'il regrettait de l'avoir amenée dans
la chambre de sa mère.
— Tu as mal compris, précisa-t-il. Je ne regrette
absolument pas nos étreintes ni nos caresses. Ce que je
ne peux pas supporter, c'est de t'avoir mise dans une
situation si embarrassante.
— De toute façon, répondit Allison, en essuyant d'une
main tremblante les larmes qui roulaient sur ses joues, je
n'ai toujours été qu'un embarras pour toi. Depuis dix-huit
ans, je suis un obstacle, le principal obstacle à ton
bonheur.
C'en était trop. La souffrance d'Allison pénétrait dans le
cœur d'Oliver comme un poignard. Il la souleva et la serra
contre lui. Elle se laissa faire, pantelante.
— Que t'arrive-t-il, Oliver? Ton comportement éveille tant
de confusion en moi ! Pourquoi ce brusque revirement
d'attitude?
Oliver éloigna Allison de quelques centimètres pour
pouvoir la regarder dans les yeux tant ce qu'il avait à dire
était important. Il garda ses mains bien serrées dans les
siennes et annonça soudain :
— Mère est venue me parler avant la soirée... pour me
dire ce qu'elle aurait dû m'apprendre il y a dix-huit ans.
Allison écarquilla les yeux et son regard plongea plus
profondément dans celui d'Oliver. Elle se mit à trembler et
demanda :
— Que... que t'a-t-elle dit?
— La vérité.
— A propos des... dix mille dollars? s'enquit Allison d'une
voix incrédule.
— Oui.
— Alors tu sais que je n'avais jamais réclamé cette
somme et que je n'en ai jamais touché le moindre cent.
— Oui.
Allison renversa la tête en arrière. Oliver l'attrapa et la
serra à nouveau contre lui. Elle tremblait comme une
feuille.
— Viens... Viens, mon amour. Viens retirer ce manteau
trempé.
Comme une enfant docile, Allison se laissa faire. Oliver lui
ôta son pardessus, mais lorsqu'il tenta de la prendre entre
ses bras, elle résista.
— Théa t'a expliqué à propos de Bubba? demanda-t-elle.
— Elle m'a dit ce qu'elle savait, répondit Oliver en
essayant de l'enlacer.
Mais Allison lui échappa une fois encore.
— Pour l'amour du ciel, Allison, pourquoi ne m'as-tu
jamais raconté ce qui s'était passé? Pourquoi ce silence?
Comment as-tu pu laisser mère et Cindy détruire notre
histoire ?
— Tu ne comprends toujours pas? Même aujourd'hui? lui
dit-elle en s'adossant contre le mur, les mains derrière le
dos.
— Je comprends seulement ceci : à cause de ton silence,
nous avons passé dix-huit années en enfer! s'écria
soudain Oliver avec une violence qui le surprit.
Il mesurait soudain combien il était furieux contre Allison.
Mains jointes, elle lui adressa une supplique muette pour
qu'il n'en dise pas davantage. Mais Oliver ne pouvait plus
se taire, impuissant à contenir les phrases qui fusaient
comme autant d'aveux de son amour blessé :
— Tu m'as abandonné ! Toi, la seule femme que j'aie
jamais aimée. Tu as détruit ma vie. Après toi, je suis
devenu incapable d'amour!
— Et toi, répliqua Allison à l'agonie, crois-tu m'avoir
épargnée? Si c'était à refaire, je...
Elle ne trouvait pas ses mots, arpentant à présent la pièce
à grandes enjambées nerveuses.
— Le passé est le passé, intervint Oliver plus doucement
touché par la détresse de la jeune femme. Personne ne
peut revenir en arrière.
— Mais... je n'ai jamais désiré que toi, protesta-t-elle, en
larmes, les bras convulsivement serrés autour de sa taille.
Je t'aimais tant!
— Et... maintenant?
— Quoi, maintenant?
— M'aimes-tu toujours? Désires-tu toujours ta... cette...
seconde chance dont tu m'as tant parlé?
— Oui. De toutes mes forces.
— Alors, apprends-moi à aimer de nouveau.
Sans un mot, Allison vola dans les bras d'Oliver. Ils se
regardèrent, tremblants d'amour et de désir. Leurs corps
tout entiers parlaient pour eux.
— Je veux t'embrasser à t'en faire perdre le souffle,
murmura-t-il d'une voix cassée. Je veux sentir tes seins
sous la paume de mes mains, et les caresser, te caresser
tout entière jusqu'à ce que tu cries de plaisir.
Puis il s'empara avidement de sa bouche. Allison sentit
l'urgence de son désir, et se plia à la douce violence de ce
baiser impérieux. Elle sentit la langue brûlante d'Oliver
pénétrer sa bouche et de voluptueux frissons la
parcoururent de la tête aux pieds. Ils n'étaient plus que
don d'eux-mêmes, soudés comme ils ne l'avaient jamais
été.

Hors d'haleine, Oliver dénoua doucement son étreinte. Il


se pencha sur la jeune femme et promena les lèvres sur
sa gorge. Puis il s'agenouilla devant elle, posa la tête sur
son ventre qu'il couvrit de baisers chauds et fous.
— Comme j'ai envie de toi, Allison! Lentement, il se
releva, embrassant la taille, puis les seins, le cou et le
visage de sa compagne. Elle se serra contre lui. Il l'enlaça
et commença à faire glisser la fermeture Eclair de la robe
en satin. D'un geste rapide, elle se défit de ses
chaussures. Le choc mat de leurs talons frappant le sol
précéda d'une seconde le début de la chanson de Roy
Orbison, Pretty Woman.
Cette musique sauvage, presque barbare, embrasa leurs
sens et imposa son rythme primitif à leur désir exacerbé.
Les mains fiévreuses, Oliver s'ouvrit un chemin entre les
jambes d'Allison et se glissa entre elles.
Le regard de la jeune femme n'était qu'amour. Un soupir
de pure volupté s'échappa de sa bouche entrouverte. Elle
se sentit fondre de plaisir, doucement, si doucement, se
préparant à la communion qui viendrait bientôt.
— Comment ai-je pu vivre sans toi ? Sans cela ? murmura
Oliver en posant ses mains sur les genoux d'Allison et en
remontant sa robe le long de ses cuisses.
Centimètre après centimètre, le satin doux et bruissant
découvrit les belles jambes d'Allison. Oliver retroussa la
robe jusqu'aux hanches.
— Al... Al..., montre-moi que tu n'appartiens qu'à moi, dit-il
d'une voix basse et sensuelle.
— Je n'ai jamais appartenu à personne d'autre.
— Prouve-le-moi, murmura-t-il à son oreille tout en y
déposant des baisers humides et brûlants.
Allison gémit. Oliver passa le bout de la langue le long du
lobe de son oreille. De longs tressaillements voluptueux
s'emparèrent de tout son corps. Un cri monta de sa gorge.
Elle se cambra. Oliver posa ses mains sur les seins
gonflés, les caressa, les pressa doucement entre ses
doigts, agaçant les pointes dressées. Allison perdait la
tête, ne savait plus si elle devait crier « pitié » ou
« encore ». Privée de toute volonté mais enivrée, elle
réclamait un plaisir sans fin, se livrant corps et âme aux
tourments et aux délices du désir partagé.
— Je continuerai à souffrir tant que je ne serai pas à
l'intérieur de toi, chuchota Oliver d'une voix altérée par le
désir.
— Viens... Je t'attends, je te veux.
— Al, je te donnerai tout. Tout, dit Oliver en se
débarrassant de ses vêtements.
Puis, doucement, il frôla le ventre d'Allison et se réfugia
dans les régions secrètes et tendres de sa féminité.
— Oliver..., gémit-elle en entourant la taille de l'homme de
ses jambes fuselées.
— Tu me rends fou...
Il se pencha soudain vers elle et s'empara de ses lèvres
avec une ferveur qui la laissa sans défense.
— Cela fait dix-huit ans que je te désire, jour et nuit.
— Moi aussi, répondit-elle.
— Il ne s'est pas passé un seul jour sans que me revienne
le souvenir de mon corps contre le tien. Et, chaque nuit,
j'ai rêvé de te posséder encore et encore. Je t'entendais
même crier mon nom dans le plaisir.
Allison glissa les mains dans la masse épaisse des
cheveux de l'homme qui n'avait jamais cessé de l'aimer,
embrassant son cou, son torse viril, ses épaules.
— Je te veux. Je te veux en moi. Maintenant.
— Maintenant?
— Ne me fais pas attendre. J'ai tellement envie de toi que
j'en ai mal.
— Tu es si belle, si douce et... chaude, chuchota Oliver en
approfondissant sa caresse entre les jambes de la jeune
femme.
Puis, n'y tenant plus, il retira sa main, saisit les jambes de
la jeune femme, les plia, les ouvrit.
— Regarde-moi, lui demanda-t-il doucement. Allison ouvrit
les yeux. Leurs regards se mêlèrent tandis qu'Oliver,
lentement, venait en elle. De leurs gorges s'échappa le
même étrange soupir qui ressemblait à un sanglot.
— Tu es si délicieusement douce, Al... Encore plus que
dans mes souvenirs les plus heureux.
La jeune femme s'enroula autour de lui comme une liane.
Des frissons de plaisir allaient de son corps à celui
d'Oliver, puis revenaient en elle en une vague incessante
et familière.
Il lui imprimait un mouvement de crescendo tout en
murmurant :
— Tu es à moi, Al... A moi.
— Toujours, répondit-elle dans un souffle.
Ils étaient maintenant confondus l'un à l'autre dans
l'irrépressible quête du plaisir. Leurs hanches ondulaient
en cadence. Bouches et souffles mêlés, ils sentaient
monter irrésistiblement en eux la volupté qu'ils s'étaient si
longtemps interdite. Dans un cri de bonheur et de
délivrance, ils accueillirent enfin la jouissance qui les
submergea, les laissant anéantis comme la première fois.

Un peu plus tard, alors qu'ils reprenaient lentement


conscience dans les bras l'un de l'autre, Oliver dit à
Allison :
— Je me rappelle que Cody possédait une petite chambre
derrière le bar. Il m'a laissé y dormir plus d'une fois
lorsque je ne voulais pas rentrer à la maison. Grâce à
cela, j'avais l'impression d'être libre, d'échapper un peu à
l'autorité de Théa.
— Es-tu en train de me proposer de passer la nuit ici avec
toi ?
— Je veux te faire l'amour toute la nuit. Avec douceur et
lenteur. Avec passion et rage. Je veux réapprendre toutes
les parties de ton corps, chaque centimètre de ta peau.
— Tout ce que tu voudras, Oliver, murmura Allison. Mais...
— Mais?
— Nous devrions parler un peu.
— Si nous devons parler, parlons, Al.
— Ce soir, Théa a dû t'apprendre ce que ma mère et
Bubba avaient tramé pour que tu nous trouves dans les
bras l'un de l'autre, cette fameuse nuit. Sache que seule
une ancienne et solide amitié nous avait liés, lui et moi.
Jusqu'à cette mise en scène.
— Maudite Cindy! s'exclama Oliver dans un élan qu'il ne
put retenir. Et ma mère ne vaut pas mieux. Dans cette
histoire, elle a autant de responsabilité que ta mère et
Bubba.
— Je n'ai jamais aimé Bubba. Je voulais que tu le saches.
— Pourquoi l'as-tu épousé?
Le temps semblait être venu pour Allison d'avouer la vérité
à Oliver à propos de la petite Clara, mais la peur la
paralysait. Que se passerait-il si Oliver ne pouvait lui
pardonner la mort de leur fille? « Pas cela, pas encore. »
Que leur bonheur retrouvé dure au moins toute la nuit.
Une nuit de félicité... Etait-ce se montrer trop exigeante?
Elle se promit de lui dire toute la vérité. Mais plus tard. Un
peu plus tard.
Elle éluda donc la question.
— Assez parlé du passé pour l'instant. Cette nuit nous
appartient.
Oliver sentit la gêne d'Allison mais n'osa pas insister.
Quels que fussent les secrets qu'elle gardait dans le fond
de son cœur, il saurait les découvrir, sans la blesser, ni la
forcer. Il avait dû vivre des années et des années sans
cette femme et n'avait plus l'intention de passer une seule
nuit supplémentaire sans elle.
— On a gagné? Enfin? demanda Allison, la voix altérée
par une dernière inquiétude. Aurons-nous enfin droit à
notre seconde chance?
— Je crois qu'après tout ce temps perdu, j'ai un peu repris
mes esprits. Mais j'ai peur de ne plus savoir aimer. Après
dix-huit ans passés à me construire une carapace de
haine, de mépris et d'indifférence...
— Oh, Oliver! Oliver! s'écria Allison au bord des larmes.
— S'il existe une seule personne au monde capable de
me faire renaître à l'amour, Al, c'est toi.
— Je te jure que je vais essayer. Que je vais essayer de
toutes mes forces et... que je vais réussir.

-9-

Allison essaya de bouger mais elle put à peine soulever


un bras. Oliver reposait sur elle, la tête nichée dans le
creux de son cou. Ouvrant lentement les yeux, la première
chose qu'elle aperçut fut le plafond de la chambre de
Cody. Puis elle tourna la tête vers l'homme endormi contre
elle. La chaleur de son corps nu contre le sien fit aussitôt
naître le désir qui les avait tenus éveillés jusqu'au petit
matin.
Elle ne pouvait détacher son regard d'Oliver. Il semblait si
calme, si tranquille, apaisé. Une légère barbe ombrait ses
joues et son menton, lui donnant un air sauvage qu'elle ne
lui connaissait plus. La couverture ne recouvrait que ses
jambes, laissant voir son torse viril et ses épaules
superbes.
D'une main douce, elle caressa la peau mate d'Oliver. Il
frissonna. Elle suspendit son geste, craignant de l'avoir
éveillé. Mais il ne bougea pas et garda les yeux fermés.
Elle se sentit alors sourire et, avant d'avoir compris ce
qu'elle faisait, elle roulait sur le lit et s'étendait sur son
amant.
— Bonjour, dit-il en lui souriant. Belle matinée, n'est-ce
pas?
Elle éclata de rire devant ces considérations prosaïques et
déposa un petit baiser furtif sur les lèvres entrouvertes
d'Oliver.
— Comment peux-tu savoir s'il fait beau ? Il n'y a pas de
fenêtre dans cette chambre!
— Je me moque complètement de savoir si cinquante
centimètres de neige nous attendent dehors. Il fait beau
ici, dans ce lit, un point, c'est tout, répliqua-t-il en
l'enlaçant. Et je pense même que la température va
encore monter...
Sur ces mots, il la fit rouler sur les draps et caressa les
seins blancs qu'il sentit durcir sous ses doigts.
— Oliver, j'ai terriblement envie de toi, avoua-t-elle, d'une
voix brisée.
Alors il enlaça Allison et la pénétra avec une urgence, un
besoin de possession que rien, semblait-il, ne pouvait
apaiser.
Ils se soudèrent l'un à l'autre en gémissant.
Allison s'accorda d'abord au rythme d'Oliver. Mais, très
vite, elle lui imposa une nouvelle cadence, plus lente et
plus profonde à la fois. Oliver la suivit tout en caressant
ses seins. Il se sentait prendre possession d'elle de plus
en plus profondément. Bientôt, son plaisir fut tel qu'il se
demanda s'il pourrait le retenir encore longtemps.
— Plus vite... Plus vite..., implora Allison, les reins en feu.
Oliver lui obéit, l'accompagnant jusqu'à l'explosion finale.
Lorsqu'elle poussa un cri étranglé et qu'il vit son beau
visage transfiguré par la jouissance, alors seulement il
devint attentif à son propre plaisir qui s'épanouit en Allison
avec toute la puissance de l'amour retrouvé.
Ils se serrèrent l'un contre l'autre comme des naufragés
qui ont peur de se perdre et ce moment de tendresse leur
sembla durer une éternité. Puis, Oliver se redressa
doucement et, embrassant tendrement Allison, il déclara :
— Je meurs de faim!
Elle éclata de rire.
— Cody a une cafetière. Une tasse de café, ça te
conviendrait ?
— En attendant mieux...
Sur ces mots, elle se leva, complètement nue, et chercha
autour d'elle.
— Tu as perdu quelque chose?
— Mes vêtements! répondit-elle en riant Oliver se leva à
son tour, aussi nu qu'elle.
— C'est drôle... Il me semble avoir aussi égaré les miens
quelque part... Ah ! Ce chiffon bleu pourrait bien avoir été
ma chemise. C'est ça... Tiens! Enfile-la en attendant. Nous
allons boire un bon petit café, et puis nous irons manger
quelque chose.
Allison attrapa la chemise. Elle la boutonna à moitié et en
releva les manches qui lui tombaient lamentablement
jusqu'aux genoux. Oliver la regardait se débrouiller en
souriant.
— Tu devrais peut-être téléphoner chez toi pour dire que
tu es toujours vivant, lui fit-elle remarquer.
— Je vais appeler, en effet, répondit Oliver en enfilant son
pantalon. Pour annoncer notre présence à tous deux, au
dîner de ce soir.
— Oh, Oliver, es-tu sûr de ce que tu fais? Je veux dire...
— Crois-moi, mère sera ravie, l'interrompit-il en la prenant
entre ses bras pour l'embrasser. Elle y verra la preuve que
nous lui avons pardonné.
— Il y a longtemps que je lui ai pardonné, répliqua Allison
en prenant le visage d'Oliver entre ses mains. Elle ne
savait pas, en agissant comme elle l'a fait, qu'elle
détruisait nos vies. Elle a agi par amour pour toi.
— Tu es très généreuse, Al, déclara Oliver en la regardant
dans les yeux. Moi, je lui en veux terriblement. Mais tu as
raison, je ne peux pas haïr ma propre mère parce qu'elle a
fait ce qu'elle croyait être son devoir. On ne peut ni revenir
en arrière, ni reconstruire le passé.
— Café ! J'ai besoin de café, s'écria Allison qui ne voulait
plus songer au passé ni à la petite Clara dont elle n'avait
pas encore parlé à Oliver.
Elle passa dans la grande salle où la radio, qu'ils avaient
oubliée d'éteindre la nuit précédente, jouait Joyeux Noël.
Oliver se dirigea vers le téléphone.
Pour tromper son impatience, Allison s'occupa du café et,
quand Oliver revint, un délicieux arôme embaumait la
pièce tandis qu'Allison remplissait deux bols. Oliver vint
vers elle, s'appuya au comptoir.
— Qu'allons-nous faire après ce qui nous est arrivé cette
nuit et ce matin? demanda-t-elle d'une voix douce.
Oliver hocha la tête. Allison avait parfaitement raison de
poser cette question. Mais il était difficile pour lui de savoir
où il en était. Un fait était certain : il la désirait corps et
âme. Il était fou d'elle et voulait pouvoir la prendre à
nouveau, encore et encore. Mais dans quelle mesure son
cœur était-il toujours capable d'aimer? S'était-il trop
longtemps réfugié dans la haine et la jalousie?
— Faire l'amour avec toi est ce qui m'est arrivé de plus
fort et de plus beau depuis dix-huit ans, déclara-t-il
sincèrement. Je te désire plus que je ne l'ai jamais fait.
— Je sais, répondit Allison. J'éprouve la même chose.
— Nous savons tous deux que nous ne pourrons pas
changer le passé. Que cela nous plaise ou non, nous
n'effacerons pas ces dix-huit dernières années.
— Mais nous pouvons penser au présent et au futur.
— Je... Je veux nous donner une seconde chance,
précisa alors Oliver.
Puis il hésita légèrement avant de poursuivre, de peur de
s'exprimer maladroitement et de blesser la sensibilité de la
jeune femme.
— Al, je suis devenu un homme dur. Quelquefois même
froid et indifférent.
— Oliver..., commença Allison.
Mais il ne la laissa pas finir, plaça un doigt sur la bouche
de la jeune femme et poursuivit :
— J'aime ma mère et oncle Yancy, et je t'ai aimée.
Mais je n'ai jamais aimé personne d'autre depuis dix-huit
ans.
— Et ta femme?
— Il n'a jamais été question d'amour entre Cathie et moi.
Nous étions liés par un respect et une affection mutuels,
non par l'amour.
— Mais alors, pourquoi..., dit Allison, envahie par un
mélange de joie et de tristesse.
Malgré tout, elle était heureuse de savoir qu'Oliver ne
l'avait jamais oubliée, même en épousant une autre
femme. Mais, à l'idée de cette liaison sans amour, elle ne
pouvait s'empêcher de pleurer.
Dans un geste très doux, il essuya les larmes qui
glissaient le long des joues d'Allison et déposa un tendre
baiser sur son front.
— Ne pleure pas pour moi, Al. Je me suis engagé en toute
connaissance de cause. C'était un mariage de raison et
d'argent. Et puis... nous désirions tous deux un enfant.
Le sang d'Allison se glaça. Clara... Lorsqu'elle parlerait de
Clara à Oliver, comment réagirait-il? Lui en voudrait-il
comme elle s'en était toujours voulu? Elle baissa la tête.
Qu'adviendrait-il s'il lisait son secret au fond de ses yeux
noirs?
— Bien sûr, à ce moment-là, nous ignorions que Cathie ne
pouvait pas avoir d'enfant, ajouta Oliver d'une voix à peine
perceptible.
Il se remémora cette époque pénible. Barbra Massey lui
avait alors appris qu'Allison et Bubba avaient eu un
enfant. Jamais il n'avait autant souffert. L'enfant qu'il aurait
pu avoir... L'enfant qu'il aurait dû avoir. Ce n'est que
lorsque Allison était revenue à Tuscumba, après le fatal
accident de moto de Bubba, qu'Oliver avait appris que
l'enfant était morte depuis plusieurs années.
— J'ai appris que tu avais eu une petite fille, fit-il l'effort de
dire.
Quoi qu'il leur en coûtât, ils devaient aborder le sujet. Pour
crever l'abcès.
— Oui. J'ai eu un enfant.
« Je ne peux pas lui parler de Clara tout de suite, se dit-
elle. Mon Dieu, donnez-moi encore un peu de temps. »
— Cela a dû être terrible pour toi et Bubba lorsque vous
l'avez perdue, continua Oliver en essayant d'enlacer la
jeune femme.
Mais elle se dégagea.
— Je ne peux pas parler de notre... de ma fille pour le
moment. Pas maintenant. Plus tard, je te raconterai tout.
Puis elle se dirigea vers la porte-fenêtre, écarta le rideau
et regarda dehors. Sur le parking, une voiture se garait.
Oliver la rejoignit et la prit dans ses bras. Cette fois,
Allison ne chercha pas à lui échapper.
— J'espère, au moins, que tu as vécu de belles années
avec Bubba, dit-il tendrement.
— Mon mariage avec lui a été un véritable cauchemar.
Nous étions bons amis. Jamais nous n'aurions dû aller au-
delà.
— Mais alors, pourquoi t'es-tu enfuie avec lui à Nash-ville?
Et pourquoi l'avoir épousé?
— A cette époque, je pensais que c'était la meilleure
solution. Et puis... Elaine avait à peine dix ans. Je m'y suis
considérablement attachée. C'est moi qui l'ai élevée.
— Qu'est-ce qui n'allait pas entre Bubba et toi? demanda
Oliver, honteux de la joie qu'il ressentait à savoir qu'Allison
n'avait pas connu le bonheur avec un autre homme que
lui.
— Il savait combien je tenais à toi. Cela n'a pas... facilité
nos rapports, expliqua Allison sans oser avouer qu'elle
n'avait pu supporter leur relation physique qu'en pensant à
Oliver chaque fois que son mari la touchait.
— Je comprends... Cathie aussi était jalouse de toi.
— Tu lui avais parlé de moi?
— La première fois que je lui ai fait l'amour, j'ai crié ton
nom.
Un silence de mort tomba dans la pièce. Allison et Oliver,
immobiles, s'étreignaient comme deux enfants
malheureux en se murmurant des mots de réconfort,
essayant désespérément d'adoucir un passé qu'aucun
des deux ne pouvait changer.

Oliver escorta Allison de la salle à manger au salon et lui


offrit une place sur le sofa vieux rose d'époque
victorienne, devant l'âtre. Des bûches de bois de cèdre
craquaient doucement, diffusant une bonne chaleur et une
délicieuse senteur.
— Quelqu'un verrait-il un inconvénient à ce que nous
buvions un verre avant d'ouvrir nos cadeaux ? demanda
Théa à la ronde avant de s'asseoir dans un fauteuil de
velours vert à côté du sofa.
— Théa, s'il te plaît, déclara Yancy, j'ouvrirai une bouteille
de Champagne plus tard. Mais pour le moment, j'ai hâte
de voir ce que ce bon Père Noël a déposé dans mes
souliers!
Oliver sourit à Allison et s'approcha de l'immense sapin
décoré au pied duquel se trouvaient les paquets
enrubannés
— Si oncle Yancy veut savoir tout de suite s'il a été sage
ou non, déclara-t-il, nous n'avons pas le droit de le faire
attendre.
Théa éclata de rire. Lorsque Allison la regarda en
souriant, elle lui rendit son sourire et posa sa main sur
celle de la jeune femme.
— Je n'ai pas vu Oliver aussi heureux depuis des années,
murmura-t-elle. Et c'est à vous que je dois ce bonheur.
Merci, Allison.
— Et voilà, oncle Wheeler! Ton cadeau!
Le vieil homme ôta le papier qui entourait la boîte. Il en
sortit une très belle arme de collection qu'il inspecta avec
un sourire ravi.
— J'ai dû être sage, murmura-t-il, ému, car cet objet est
superbe...
Puis Oliver remit son présent à sa mère. Une paire de
pendentifs en émeraude qu'il avait commandée tout
spécialement pour elle à cause de la couleur de ses yeux.
Il ne resta bientôt plus que trois paquets sous l'arbre. Ils
étaient tous trois de petite taille. Il les posa donc devant
Allison et lui chuchota :
— Ouvre d'abord ceux de mère et de Yancy.
— Ces cadeaux sont pour moi? demanda la jeune femme,
très émue. Mais... mais... je ne t'ai rien apporté. Ni à ta
maman. Et j'ai oublié le cadeau pour Yancy chez moi. Je
lui avais acheté il y a trois semaines. Ce n'est pas
possible, je...
Allison sentait les larmes rouler sur ses joues, mais ne
parvenait pas à les retenir.
— Ne vous inquiétez pas, Allison, dit alors gentiment
Théa. Vous n'aurez qu'à m'offrir deux cadeaux l'année
prochaine !
— Je... je ne sais vraiment que dire...
— Si vous ouvrez vos cadeaux, intervint à son tour Yancy,
vous pourrez dire merci. Qu'en pensez-vous?
Alors, Allison ouvrit le premier de ses trois présents. Celui
de Yancy. Elle découvrit, émerveillée, une ravissante
petite boîte à musique qui égrenait, sur un timbre cristallin,
le Clair de lune de Debussy.
— Oh, Yancy, c'est tout simplement magnifique ! s'écria-t-
elle. Merci.
— De rien, fillette. De rien, répondit le vieil homme,
sensible à l'émotion de la jeune femme. J'étais sûr que
cela vous plairait.
Nerveusement, Allison entreprit ensuite d'ouvrir le présent
de Théa. Il était enveloppé de papier d'argent et noué par
un ruban blanc. La jeune femme n'en croyait pas ses
yeux. La mère d'Oliver lui offrant un cadeau de Noël ! La
boîte était minuscule et son contenu protégé par du papier
de soie noire. Allison déplia précautionneusement le
papier. Un dé à coudre en porcelaine émaillée, merveille
de finesse et de délicatesse, apparut à ses yeux
incrédules.
— Il vient de ma collection personnelle, annonça Théa
d'une voix qui tremblait un peu.
Allison leva les yeux vers la vieille dame et lut de
l'appréhension dans son regard vert. Elle comprit soudain
que ce cadeau, au-delà de sa valeur marchande,
représentait, pour Théa, le symbole éclatant de sa pro­
fonde affection.
— C'est ravissant... superbe, madame Jac... Théa.
Avec un rien d'anxiété dans la voix, la vieille dame ajouta :
— C'est une de mes pièces favorites. J'ai... j'ai pensé que
vous pourriez peut-être vous lancer vous aussi dans une
collection.
En prononçant ces paroles, elle guettait, timidement,
l'approbation d'Allison.
— Bien sûr, ce n'est qu'une suggestion, ajouta rapidement
la vieille dame.
Les yeux d'Allison se remplirent de larmes. Des larmes de
joie.
— C'est une excellente idée. Mais j'aurai besoin de vous
pour m'expliquer comment les choisir, où les trouver et
tout cela...
— Oh, mon enfant, avec joie, répondit aussitôt Théa, les
yeux humides et le sourire radieux.
Oliver saisit le dernier cadeau et le tendit à Allison.
— Ouvre-le vite pour qu'oncle Yancy puisse aller chercher
son Champagne. D'ailleurs, il ne sera pas seul à en boire.
Nous avons tous quelque chose d'important à célébrer
cette année.
Allison prit le présent. C'était une toute petite boîte
rectangulaire et plutôt plate. La jeune femme se demanda
ce qu'elle pouvait bien contenir et à quel moment Oliver
avait trouvé le temps de l'acheter. Elle retira le papier
d'emballage et découvrit un petit mot sur la boîte blanche
qu'il protégeait. De sa belle écriture élégante, Oliver avait
tracé des mots bouleversants : « Plus de mauvais
souvenirs. Plus de haine ni de souffrance. L'avenir sera ce
que nous en ferons. Apprends-moi à aimer de nouveau. »
Allison frémit. A l'intérieur de la boîte, une cassette. La
jeune femme comprit immédiatement et se jeta dans les
bras d'Oliver en murmurant entre deux baisers :
— Je le ferai. Je te le promets.
— Pour l'amour du ciel, ne nous faites pas languir ainsi,
s'écria Théa en riant. On dirait une sorte de cassette.
C'est cela?
Yancy s'approcha du cadeau et le retourna entre ses
doigts.
— C'est une cassette de Patsy Cline.
— Oh, dit simplement Théa.
Allison prit la cassette des mains de Yancy, les yeux noirs
et brillants. Elle exultait de bonheur.
— C'est le plus beau cadeau. Le plus grand. Le plus...
Oliver éclata de rire devant la mine étonnée de sa mère et
l'expression perplexe de Yancy.
— Le moment du Champagne est arrivé, oncle Yancy,
lança-t-il, le visage transfiguré par la joie, en embrassant
une fois encore Allison. Allons le chercher.
Les deux hommes quittèrent la pièce. Après qu'ils furent
sortis, Théa Jackson Moody se tourna vers Allison :
— Je veux vous remercier pour votre gentillesse, ma
chérie. Je sais que je ne la mérite pas.
— Oliver et moi sommes bien conscients que nous ne
changerions pas le passé en rejetant la responsabilité sur
qui que ce soit, répondit doucement Allison. Nous... nous
avons tous agi en notre âme et conscience il y a dix-huit
ans.
Posant sa main sur celle de la vieille dame, elle
poursuivit :
— Vous ne pouvez imaginer combien votre attitude,
aujourd'hui, me comble de bonheur.
— Si seulement j'avais fait preuve de la même sagesse, il
y a dix-huit ans...
— Ce n'est pas votre faute. Si j'avais été plus mûre, plus
sûre de moi...
— Je n'avais pas vu Oliver si rayonnant depuis de longues
années. Il est évident que vous saurez le rendre heureux.
— Je ferai de mon mieux.
Théa serra davantage la main d'Allison.
— Avez-vous pu affronter le passé, tous les deux? Tout le
passé? Je veux dire... avez-vous été parfaitement
honnêtes l'un envers l'autre à propos de Cathie, de
Bubba, de...
— Nous avons parlé de nos sentiments. De ceux que
nous avons éprouvés dans le passé et de ceux que nous
ressentons aujourd'hui. Je sais que le mariage d'Oliver a
été un échec désespérant pour lui. De son côté, il n'ignore
plus que le mien a été un cauchemar.
— Lui avez-vous dit... à propos de l'enfant? insista Théa
en saisissant les deux mains de la jeune femme et en
rivant ses beaux yeux verts dans les yeux noirs.
— Non. Je voulais nous octroyer un peu de répit.
Quelques jours J'ai si peur... si peur.
Théa vint s'asseoir plus près de la jeune femme blême.
Elle la prit dans ses bras et lui caressa les cheveux.
— Vous devez le lui dire. Il comprendra.
— Croyez-vous? Pourra-t-il jamais me pardonner, à moi
qui ai toujours été incapable de me pardonner moi-même?
— Oh, ma chérie, ce qui s'est passé n'était pas votre
faute. Vous étiez seule, sans secours. Si seulement je
vous avais apporté quelque soutien ! Ne pensez-vous pas
que je porte une lourde responsabilité ? Si je ne m'étais
pas détournée de vous, si je n'avais pas refusé de vous
donner l'adresse d'Oliver, vous n'auriez jamais épousé
Bubba et fui pour Nashville. Si seulement je vous avais
recueillies, vous et votre petite fille...
— Champagne, mesdames! annonça Yancy en entrant
dans la pièce, une bouteille de Dom Pérignon à la main,
tandis qu'Oliver le suivait avec les flûtes
Il remplit les quatre verres et tout le monde se leva
lorsqu'il annonça :
— A ce nouveau soir de Noël et à la nouvelle vie qui
commence !

Allison et Oliver se trouvaient seuls dans le salon devant


l'âtre crépitant. Théa et son frère étaient partis se coucher.
Le grand lustre était éteint et seuls le clignotement des
guirlandes multicolores du sapin et le rougeoiement des
bûches incandescentes éclairaient la pièce. Dans le seau
à glace en argent, la bouteille de Champagne était vide.
Allison se sentait... presque pleinement heureuse.
— Quelle soirée merveilleuse, murmura-t-elle.
— Oui. Et j'ai remarqué combien mère et toi sembliez
proches l'une de l'autre, remarqua Oliver avec un plaisir
évident.
— Oui. Je crois que nous sommes réellement en train de
devenir amies.
— J'en suis si heureux, Al, lui dit Oliver en portant la main
de la jeune femme à ses lèvres pour l'embrasser.
— Sais-tu qu'il est minuit passé? Il va te falloir me
raccompagner...
— Tu pourrais rester ici et dormir dans mon lit, lui
proposa-t-il en prenant son visage entre ses mains.
— Tu sais bien que je ne peux pas faire cela, rétorqua-t-
elle. Ce serait irrespectueux vis-à-vis de ta mère.
— Alors, c'est moi qui passerai la nuit chez toi.
— Tout Tuscumba le saura avant demain midi.
— Ma chère madame Butlet, ne pensez-vous pas que
toute la ville est probablement déjà en train de papoter sur
le fait que nous avons passé la nuit dernière enfermés
chez Cody?
— Oh, mon Dieu ! s'exclama Allison en quittant brus­
quement les bras d'Oliver, je n'avais pas songé à cela.
Oh, non... Ta mère va être bouleversée. Et toi, Oliver,
comme tu dois être gêné! Je ne...
L'attirant de nouveau entre ses bras, Oliver la fit taire par
un tendre baiser et répliqua :
— Tu vas trouver cela difficile à croire, mais je me moque
complètement de ces bavardages.
Puis il éclata d'un rire puissant, heureux. De ce genre de
rire qui vient de l'âme. D'une âme libre et sans entraves.
— Aussi longtemps que nous nous verrons, nous ferons
l'objet de toutes sortes de commérages. Peux-tu
honnêtement prétendre que tu te moques des allusions
perfides de John Meritt et de sa clique?
— S'il se permet la moindre remarque à notre sujet, je lui
ferai avaler son dentier, déclara Oliver, avec un sourire
triomphant.
— Oh ! Oliver ! Quel langage ! Où est passé le parfait
gentleman ?
— Tu as raison, répondit-il en lui caressant la taille et les
hanches. Pour rester fidèle à mon image, je le
provoquerait plutôt en duel.
— Oliver! s'écria Allison lorsque les mains de son amant
quittèrent soudain sa taille pour s'insinuer entre ses
cuisses.
— Je ne laisserai rien ni personne gâcher notre histoire,
cette fois-ci. Et surtout pas le passé et ses souffrances.
— Il reste pourtant tant d'obstacles entre nous! déclara
alors Allison en le tenant fort contre elle, comme si elle
craignait de le voir disparaître. Nous allons avoir
beaucoup à faire pour chasser les fantômes du passé.
— La vie n'offre pas de garanties mais nous tenons notre
chance, maintenant.
— Oui, mon chéri. Oui...
Le baiser passionné qui les unit dura une éternité.
Finalement, ils se levèrent, quittèrent la vaste propriété et
roulèrent vers la colline de Sucre.
C'est là que, dans la demeure de Cindy Butlet, Allison et
Oliver firent l'amour jusqu'à l'aube.
Et pas une seule fois ils ne pensèrent au lendemain.
- 10 -

En ce soir de réveillon de la nouvelle année, le restaurant


La Colline de sucre était plein à craquer. On refoulait
courtoisement de nouveaux clients qui n'avaient pas
réservé. Au rez-de-chaussée et aux étages, on dansait
entre les tables, et la musique de jazz, douce et
voluptueuse, flottait dans toute la demeure. Serveuses et
serveurs vêtus de noir et blanc s'affairaient comme les
abeilles d'une ruche. Les plats les plus raffinés côtoyaient
les simples et savoureux filets de bœuf, à la demande.
Des tables roulantes garnies de desserts succulents et
originaux tentaient même ceux qui n'avaient plus faim.
Quant au champagne, il coulait à flots.
Assis devant l'âtre, une flûte à la main, Oliver Jackson IV
entendait à peine le brouhaha. Perdu dans ses pensées, il
regardait la belle pendule en merisier qu'Allison lui avait
arrachée de haute lutte à la vente aux enchères. Il
souriait, aux anges. Lorsque Polly Drew et Harvey Grimes
passèrent devant lui, il les salua chaleureusement. C'était
vraiment un autre homme.
Mû par une soudaine intuition, il tourna les yeux vers la
droite. Allison, escortée d'un maître d'hôtel plein de classe
et d'autorité, accueillait les arrivants, passait entre les
tables, trouvant pour chacun quelques paroles de
bienvenue.
Radieux, Oliver la regarda s'approcher de lui. Son corps
s'enflamma de désir et il dut prendre une profonde
inspiration pour se dominer. Allison n'était pas seulement
belle, ce soir, elle était aussi habitée d'un rayonnement
intérieur terriblement sensuel. Et surtout... surtout, elle
était sienne. C'était si bon de savoir que, quand le
restaurant fermerait et que l'éclat de ses lustres pâlirait
sous les premières lumières de l'aube, Allison serait dans
ses bras!
Toute la semaine précédente, ils avaient passé chaque
nuit ensemble, partageant les plaisirs si longtemps inter­
dits entre eux.
D'un commun et tacite accord, ils n'avaient plus évoqué le
passé, vivant au jour le jour, sans même penser au futur.
Mais chacun d'eux savait que cette parenthèse
paradisiaque ne durerait pas éternellement et qu'ils ne
pourraient prétendre encore très longtemps que le passé
n'existait pas.
Oliver ne pouvait détacher ses yeux d'Allison tandis qu'elle
se déplaçait avec aisance et lenteur au milieu de
l'agitation ambiante. De minuscules boucles de saphirs et
de rubis brillaient à ses oreilles et un collier entourait son
joli cou. Oliver lui en avait fait cadeau en l'honneur de
l'inauguration du restaurant, mais il lui avait fallu faire
preuve d'une grande persuasion pour qu'elle les accepte...
A chacun de ses pas, les hanches d'Allison faisaient
légèrement danser sa robe de velours grenat et ses seins
se soulevaient doucement. Oliver la dévorait des yeux. Il
constata, avec une pointe de jalousie, qu'il n'était pas le
seul...
Enfin, elle arriva près de lui. Il la saisit aussitôt entre ses
bras et l'embrassa avec délices.
— Tu es belle. Magnifiquement belle, chuchota-t-il à son
oreille.
— Tu n'es pas mal non plus, répondit-elle en lui dédiant
un sourire à croquer.
A la vérité, Oliver était superbe dans son smoking de soie
noire aux revers moirés.
Sans rien ajouter, ils commencèrent à danser sur la
musique lascive. Dès cet instant, il n'y eut plus qu'eux au
monde. Oliver n'avait d'yeux que pour Allison, la femme
de sa vie, la femme dont il était en train de tomber plus
amoureux encore que dix-huit années auparavant. Et
Allison ne voyait qu'Oliver, l'homme auquel elle s'était
donnée pour la vie, le seul homme qu'elle ait jamais aimé.
Ils s'embrassèrent avec une tendresse infinie.
Se hissant sur la pointe des pieds, elle lui murmura alors à
l'oreille :
— Je nous ai réservé une petite pièce à l'étage. Salon
privé. Rien que pour nous...
— Alors, viens, Al, la pressa-t-il aussitôt, les yeux fous de
désir.
— Écoute! Pas maintenant! répondit-elle en riant, mais
secrètement flattée par l'urgence qu'elle lisait dans le
regard vert de son amant. Je ne peux pas disparaître
avant la fin de la soirée. Cette chambre est pour nous,
pour que nous puissions célébrer la nouvelle année à
notre façon. Mais... un peu plus tard.
— Je me demande si je pourrai attendre de... célébrer.
Elle éclata de rire.
— Nous avons promis à Théa et Yancy d'être près d'eux
juste après minuit. N'oublie pas.
— Je n'oublie pas... Nous avons promis..., répéta Oliver
en poussant un gros soupir.
Ils continuèrent à danser, prenant un immense plaisir au
simple contact de leurs corps rivés l'un à l'autre par la
musique langoureuse. La danse se termina. Ils ne se
séparèrent pas. Une seconde danse allait commencer
lorsqu'une pluie de confettis tomba sur l'assistance. Des
ballons multicolores et des serpentins furent lâchés du
haut de la maison par le personnel. Il était presque minuit.
La foule commença à compter à l'unisson :
— Cinq! Quatre! Trois! Deux! Un! Bonne année!
Rires et exclamations fusèrent alors de toutes parts.
Allison et Oliver échangèrent un long regard grave,
chacun gardant en mémoire les réveillons qu'ils avaient
passés loin l'un de l'autre. Mais aujourd'hui, heureux et
reconnaissants, ils remerciaient le ciel d'être enfin réunis.
Leurs lèvres se joignirent en un baiser hésitant — presque
timide — et émerveillé. Ils se serrèrent l'un contre l'autre,
tremblants de bonheur.
Puis Oliver murmura :
— C'est le moment d'aller rejoindre mère et oncle Yancy.
Ensuite, je t'emmène dans nos... appartements privés.
Ils s'écartèrent et gagnèrent la table de Théa, son frère,
Poîly et leurs amis qui s'embrassaient affectueusement.
Autour d'eux, l'assistance, en liesse, manifestait
bruyamment son effusion.
La belle vieille dame sourit tendrement à Allison lorsque
celle-ci se pencha vers elle pour l'embrasser.
— Eh bien, fillette, s'exclama Yancy en la prenant par la
taille, votre restaurant est une totale réussite.
— Merci, Yancy, c'est aussi mon avis, répondit Allison en
glissant ses mains dans les siennes.
Tandis qu'Oliver remplissait les flûtes de champagne,
Allison déclara :
— Puisque La Colline de sucre va me prendre tout mon
temps, maintenant, j'ai décidé d'offrir une grande fête à
Elaine et Nick pour leur mariage, dans deux mois.
— Comme c'est généreux de votre part! s'exclama Théa
en souriant. Cette jeune femme est presque comme une
fille pour vous, n'est-ce pas?
— Oui, répondit simplement Allison. Comment aurait-elle
pu expliquer que, sans Elaine, elle n'aurait jamais pu
supporter de vivre avec Bubba ? Et que, après la mort de
celui-ci, seule la petite Elaine lui avait permis de
s'accrocher à la vie?
— Portons un toast à la nouvelle année, déclara Yancy.
— Oh! Nous devons tous porter un toast, intervint Gene
Jeffrey en lui souriant tendrement. Mais... les femmes
d'abord.
— Alors, à toi l'honneur, chérie.
Levant son verre, l'amie de Yancy déclara :
— A la famille, aux amis et aux amants! Devant l'audace
de Gene, Théa ne put retenir un petit cri étouffé, tandis
que Yancy éclatait d'un rire franc plein de gaieté. Allison et
Oliver échangèrent un regard complice.
— A vous, mère, dit alors Oliver.
— Aux nouveaux départs! répondit Théa en regardant
Allison.
La jeune femme inclina la tête pour remercier. Lorsque
vint son tour, elle n'hésita pas :
— Au bonheur de réinventer l'amour, déclara-t-elle. Et
bien qu'elle ne touchât pas Oliver, elle le sentait aussi
proche d'elle que s'il avait été dans ses bras.
— A une nouvelle génération de Jackson Moody! lança
alors Yancy avant de vider sa flûte d'un trait.
Allison sourit et regarda Théa. Surprise, elle vit des larmes
briller dans les beaux yeux verts. Puis, elle se tourna vers
Oliver. C'était à lui de porter un toast. Tout le monde
attendait qu'il parle.
— A Allison, dit-il simplement.
La jeune femme sentit un sanglot lui nouer la gorge. Sa
main trembla légèrement lorsqu'elle porta son verre à ses
lèvres pour boire.
« Tout ceci est trop beau pour être vrai, se dit-elle. Ce
bonheur ne peut pas durer. Quand je raconterai toute la
vérité à Oliver, notre belle histoire fondra comme neige au
soleil. Et je ne peux plus retarder indéfiniment le moment
de lui parler. Je dois me montrer parfaitement honnête,
parce qu'il est en train de m'aimer de nouveau avec une
force inouïe. Je n'ai pas le droit de le laisser plus
longtemps dans l'ignorance. »

Assis sur le sofa, Oliver enveloppa Allison de ses bras


tendres et la serra contre lui. Déjà, à l'horizon, l'aube
tentait de faire basculer la nuit dans la lumière. Les vitres
de leur chambre secrète étaient recouvertes d'une fine
pellicule de givre et, dehors, les longues branches d'un
saule pleureur se balançaient à la brise de ce très frileux
petit matin.
Une paix absolue semblait baigner le refuge où Allison et
Oliver, blottis l'un contre l'autre, étaient venus abriter leur
amour, après la folle nuit de ce réveillon. Seul le
craquement des bûches dans l'âtre rompait le silence.
Oliver caressa la nuque d'Allison.
— Il ne faudra jamais louer cette pièce, dit-il doucement.
Mais la garder pour nous. Rien que pour nous.
Allison tourna lentement la tête, savourant l'atmosphère
intime et chaude qu'elle avait su créer dans ce lieu. Puis
elle se nicha dans les bras de son amant, les yeux pleins
d'amour et de désir.
— Je n'ai jamais été si heureuse, dit-elle d'une voix
émerveillée.
— Te retrouver... Réapprendre le bonheur d'aimer et la
tendresse à ton contact... Je revis, Allison, et c'est grâce à
toi.
Le désespoir étreignit soudain la jeune femme. Jamais
elle ne pourrait supporter de perdre Oliver de nouveau.
Elle s'accrocha à lui, de toutes ses forces, cherchant ses
lèvres.
« Un baiser. Un dernier baiser et je lui parle, se dit-elle.
Oh ! sentir une dernière fois ses mains sur mon corps...
Lire l'amour dans l'eau calme de son regard... Encore
quelques minutes! »
— Quoi qu'il arrive, mon amour, dit-elle gravement,
n'oublie jamais que je t'aime, que je t'ai toujours aimé.
— Je te trouve bien solennelle, tout à coup. Tu parles
comme s'il allait se produire une catastrophe. La souf­
france et la peine sont révolues. C'est le bonheur qui nous
attend, à partir d'aujourd'hui.
— Oh, Oliver, promets-moi. Promets-moi de ne jamais
oublier que je t'aime.
— Al, que se passe-t-il?
— Rien, murmura-t-elle en calant sa tête tout contre la
chaleur du cou d'Oliver. Promets-moi. S'il te plaît.
— Je promets, dit gravement Oliver en recouvrant la
bouche d'Allison de ses lèvres brûlantes. Mais, mainte­
nant, explique-moi ce qui ne va pas?
Elle mentit.
— Ce n'est rien, mentit-elle. Je suis stupide. Pardonne-
moi.
— As-tu peur de ça?
Et il l'étreignit avec passion.
— Ou bien de ça?
Et il l'embrassa, plein d'un tendre abandon.
— Ou encore que notre histoire ne dure pas? Tu crains
qu'elle soit trop belle pour être vraie? Vois-tu, Allison, je ne
pourrais pas supporter de te perdre une seconde fois. Ma
vie serait finie.
Il passa un doigt sur les lèvres finement ourlées d'Allison.
— Nous avons besoin de Champagne, déclara-t-il. Et de
musique.
Allison le regardait. Elle aurait tout donné pour n'être pas,
au plus profond de son cœur, rongée par ce terrible secret
qui avait pour nom Clara... Leur petite Clara...
Soudain, avec toute l'énergie du désespoir, elle quitta le
sofa et se dirigea vers la chaîne haute fidélité qu'elle avait
fait installer. Elle glissa un disque compact et appuya sur
« lecture ». La Sonate au clair de lune de Beethoven
s'éleva dans la chambre. La simplicité et la pureté de la
mélodie plongèrent la petite pièce dans une atmosphère
romantique et calme.
— Musique, annonça-t-elle.
Puis, elle ouvrit le petit réfrigérateur et en sortit une
bouteille de Dom Pérignon.
— Et Champagne...
— Madame, vous pensez à tout, la félicita Oliver en se
levant.
Allison servit deux verres.
— A nous!
Elle renversa la tête et but avec délices le vin pétillant.
— A nous ! répéta Oliver, en saluant Allison avec son
verre avant de le porter à ses lèvres.
La jeune femme posa la flûte sur la table. Le pied en
cristal émit une note très haute.
— Je veux faire l'amour, Oliver.
Elle se tourna vers lui avec une lenteur voluptueuse.
Chacun de ses pas invitait à l'amour. Arrivée devant lui,
elle leva la main, lui caressa la joue du bout des doigts et
descendit doucement le long de son cou et de ses
épaules. Puis elle s'approcha plus près, lui entoura la taille
de ses bras et commença à embrasser son torse viril. Ses
baisers d'abord légers et brefs se firent plus insistants et
plus chauds. Délicatement, elle promena sa langue sur la
peau brûlante de son amant.
— Tu me rends fou, Al...
— Je sais. Je le veux. Je le désire.
Elle le prit alors par la main et le guida vers le lit. Oliver
s'allongea. Allison le déshabilla puis s'agenouilla à côté de
lui et, lentement, très lentement, fit glisser sa robe de
velours grenat. Ses longues jambes apparurent d'abord,
puis ses hanches, sa taille fine et, enfin, ses seins
dressés.
La robe tomba à terre.
Oliver tendit les bras vers Allison, mais elle ne le laissa
pas la toucher.
Langoureusement, avec une souplesse féline, elle se
coucha sur lui et caressa de son visage le torse puissant
d'Oliver. Bientôt, elle s'attarda sur la cicatrice qui barrait le
ventre de son amant.
— Je veux te faire oublier ce coup, murmura-t-elle en
passant sa langue le long de la marque brune qui s'éten­
dait du nombril à l'aine de son amant. Tu es à moi, dit-elle.
Je t'aime.
Lorsqu'elle atteignit le creux de la hanche, Oliver poussa
un cri rauque.
— Al, laisse-moi te prendre maintenant.
Mais la jeune femme ne répondit pas. Elle demeura au
creux du ventre d'Oliver qui ne bougeait plus, recherchant
son plaisir. Consumée par la passion, elle l'amena jusqu'à
la volupté, et le plaisir de l'homme devint le sien.

Alors qu'Allison reposait encore sur le ventre d'Oliver, elle


se sentit soudain saisie par la taille. Avec une tendresse
presque sauvage, Oliver la serrait contre lui, le visage
encore illuminé par le plaisir.
Il se leva et conduisit la jeune femme près de la cheminée.
Après avoir saisi le couvre-lit de fourrure et l'avoir posé à
terre, Oliver y étendit sa compagne.
— Je veux te rendre le bonheur que tu viens de me
donner, Al.
Puis il se coucha sur elle, enfouissant sa tête dans les
longs cheveux dénoués. Il l'embrassa sur tout le corps,
n'oubliant pas une parcelle de la peau dorée où les
flammes faisaient jouer mille reflets mystérieux.
— Prends-moi maintenant, supplia-t-elle, les reins
cambrés. Je te désire tant...
Oliver continua son voluptueux voyage sur le corps
d'Allison, sur son ventre, ses seins.
— Je veux que tu perdes la tête, chuchota-t-il d'une voix
rauque.
Il continua de la caresser, tout en cherchant sa bouche.
Allison, offerte, n'était plus que douceur et consentement.
— Tu me veux, Al... Je veux t'entendre dire que tu me
veux.
— Oui..., murmura-t-elle d'une voix presque imperceptible.
Plus que tout au monde.
— Parle-moi encore. Tout est si merveilleux. Parle-moi,
Al...
— Tu as été le premier, chuchota-t-elle dans un souffle. Je
veux que tu sois le dernier.
Alors Oliver la pénétra avec une ardeur qui les stupéfia
tous deux. Son grand corps la bousculait, s'imposait en
elle dans une recherche de possession absolue. A chaque
mouvement de ses hanches, il disait son prénom,
cherchant à effacer tous les autres hommes, toutes les
autres femmes...
— Il n'y a jamais eu personne entre nous, Al. Jamais...,
dit-il enfin d'une voix altérée par le plaisir tout proche.
Quand ils atteignirent ensemble l'extase dans une
communion parfaite de leurs corps, ils poussèrent un cri
de bonheur qui résonna longtemps. Bien longtemps après
qu'ils se furent tus.

Premier de l'an. Jouets oubliés par terre Familles


endormies. Récepteurs de télévision éteints. Dans tous
les foyers, la fête venait, de finir.
Mais au restaurant La Colline de sucre, elle n'était pas
terminée. Car Allison et Oliver célébraient de la plus belle
manière qui soit la fête païenne de l'amour dans un
hymne à la foi et à l'espoir...

- 11 -

Le soleil de janvier déclinait déjà lorsque Allison et Oliver


s'attablèrent pour savourer un tardif mais copieux petit
déjeuner.
Ils avaient éprouvé beaucoup de mal à s'arracher à la
douceur enivrante de leur secret nid d'amour. Enfin, ils
avaient rejoint la maison d'Allison. Après s'être douchés
ensemble et s'être vêtus, ils s'étaient installés dans la
cuisine.
A présent, la jeune femme déposait devant Oliver un plat
de gâteaux et se versait une troisième tasse de café
fumant.
Saisissant son bol, elle se renversa sur sa chaise en rotin
sans quitter Oliver des yeux. Elle aimait cet homme de
toute son âme. Personne d'autre n'avait jamais compté
pour elle. Après dix-huit ans de séparation, la vie leur
offrait enfin une seconde chance. Et la même question
revenait sans cesse troubler son bonheur : devait-elle ris­
quer de tout sacrifier en dévoilant le secret qui entourait la
naissance de Clara ? Et si elle choisissait de garder le
silence, pourrait-elle vivre avec ce lourd secret entre eux?
Oliver tendit sa main au-dessus de la table et saisit celle
d'Allison.
— Pourquoi cette mine de petite fille sérieuse?
— Je pensais à ces souvenirs. Il serra sa main.
— Les pensées tristes sont interdites en ce premier jour
de l'année. Et... jusqu'au dernier.
— Nous ne pouvons plus continuer à ignorer le passé.
Elle retira sa main, écarta sa chaise de la table.
— Il y a des années, se sont produits certains événements
qui nous ont faits ce que nous sommes aujourd'hui. Nous
avons traversé tant d'expériences en dix-huit ans!
Oliver se leva de son siège, contourna la table et vint la
rejoindre. Gentiment, il la fit se lever et la prit par les
épaules.
— Je sais que nous ne pouvons pas faire semblant d'avoir
oublié. Mais pourquoi ressasser tout cela? Nous nous
sommes expliqués et je suis plus heureux que je l'ai
jamais été de ma vie. Je suis redevenu moi-même.
Lorsqu'il la serra contre lui, Allison s'abandonna avec un
plaisir presque douloureux à cette étreinte. Comme si
c'était la dernière.
— Et si quelque chose te faisait changer d'état d'esprit
envers moi?
— Rien ne pourra altérer mes sentiments. Je t'aime. Je
t'aime, Al.
Elle se pelotonna contre lui, sachant que le moment de
vérité était venu. Non, jamais elle ne pourrait supporter de
lui cacher une partie de sa vie. Elle l'aimait trop pour cela.
— Je n'ai jamais cessé de t'aimer, déclara-t-elle avec
conviction. Jamais. Et aujourd'hui je t'aime comme je ne
pensais pas qu'il soit possible d'aimer. C'est pourquoi je
veux te confier quelque chose. Quelque chose qui nous
concerne.
— Tu peux tout me dire, Al, répondit-il doucement en la
regardant avec confiance.
Devant la pâleur de la jeune femme, il l'aida à s'asseoir de
nouveau sur la chaise en rotin et posa la main sur son
épaule.
— Parle-moi, je t'en prie...
— J'aurais voulu t'en parler plus tôt, mais...
Les mots s'étranglèrent dans sa gorge. Oliver s'approcha
tout près d'elle pour qu'elle puisse enfouir sa tête contre
son ventre. Il lui caressa doucement les cheveux. Enfin,
elle redressa la tête et s'empara de la main d'Oliver. Ses
doigts étaient glacés. Oliver s'agenouilla près d'elle.
— Oui. J'aurais voulu te parler plus tôt, mais j'avais si peur
que tu cesses de m'aimer. Je ne voulais pas que tu me
compares à ma mère, que tu me croies capable de...
— Si je t'avais aimée avec respect et confiance, je ne
t'aurais jamais crue capable de trahison à mon égard.
Tout est ma faute. J'étais orgueilleux, follement orgueil­
leux. Mais la page est tournée.
— Tu ne sais pas tout, dit alors Allison précipitamment.
Il la regarda, surpris, et le pauvre visage exsangue de la
jeune femme lui fit mal. Quel terrible secret la terrorisait à
ce point? Il ne voulait pas qu'elle souffre.
— Parle-moi, Al... Je ne te jugerai plus. Je ne me
conduirai plus jamais comme je l'ai fait en te soupçonnant
du pire.
— Peut-être ne comprendras-tu pas. Peut-être vas-tu me
haïr de nouveau, dit-elle accablée en baissant la tête.
— C'est à propos de Bubba?
— Non. De ma fille.
Oliver se sentait suffisamment fort pour tout entendre.
Pourtant, quelques années, plus tôt, la nouvelle de
l'existence de cette petite fille, née de la chair d'un autre
homme, lui avait causé la plus grande souffrance de sa
vie.
— Sa mort a dû te causer une douleur terrible, dit-il en
s'efforçant de chasser la jalousie qu'il sentait tapie au fond
de son cœur.
— J'ai cru devenir folle, répondit Allison d'une voix
blanche comme si elle revivait ces tragiques moments.
Elaine n'avait même pas douze ans et c'est pourtant grâce
à elle que j'ai pu m'en sortir. J'ai dû vivre pour elle. Elle
dépendait totalement de moi.
— Et Bubba? Ne t'a-t-il pas aidée?
— Il n'était pas là lorsque Clara est morte, expliqua Allison
en tentant de contenir ses tremblements nerveux. Il se
trouvait sur la route, en... tournée avec des copains.
Clara... C'était la première fois qu'Oliver entendait le
prénom de la petite fille. Et il pensa immédiatement à sa
grand-mère, Clara. Elle avait été la seule personne à ne
pas repousser Allison, et Oliver lui était très attaché.
Hélas, elle était morte quelques jours avant la fameuse
nuit. Clara... Était-il possible qu'Allison ait baptisé sa fille
ainsi en souvenir de cette douce vieille dame aux cheveux
blancs ? En souvenir d'elle ? En souvenir... de lui?
— Elle avait dix-huit mois, continua Allison, sans
remarquer le trouble d'Oliver. Elle était belle, adorable.
Elle parlait et elle marchait déjà. Elle commençait même à
faire des phrases. Et puis, elle a attrapé froid. Un simple
rhume...
Il l'interrompit.
— Pourquoi l'as-tu appelée Clara?
— A cause de ta grand-mère.
— Pourquoi? répéta-t-il, avec des yeux soudain si grands
qu'ils semblaient lui manger le visage.
— Tu as déjà deviné.
— Dis-moi, insista-t-il en posant deux mains tremblantes
sur ses épaules.
— Clara n'était pas la fille de Bubba. Clara était ta fille.
— Ma fille... Ma fille, répéta-t-il, hypnotisé.
— Je ne savais pas que j'étais enceinte le fameux soir
où..., commença Allison sans oser regarder Oliver.
Lorsque je l'ai découvert, tu avais déjà quitté la ville. Je...
je suis allée trouver Théa et je l'ai suppliée de me donner
ton adresse, ou un numéro de téléphone où je pourrais te
joindre, mais... elle a refusé. Elle m'a simplement dit que
tu étais parti outre-mer, que tu avais signé un contrat avec
un grand journal.
— Lui as-tu dit que tu attendais un enfant?
— Oui, murmura Allison, la tête toujours baissée. Une
colère aveugle s'empara d'Oliver. Son agitation traduisait
sa rage et son impuissance.
— Alors, pendant toutes ces années, elle a su? Et oncle
Yancy?
— Aussi. Mais, s'il te plaît, ne les blâme pas. Ta mère, tout
comme Yancy, n'a pas voulu croire que l'enfant était de
toi. Ils... ils pensaient que c'était celui de Bubba et que
j'essayais de faire pression sur eux en leur racontant que
c'était le tien.
— Tu t'es mariée avec Bubba parce que tu attendais un
enfant de moi et que tu n'avais aucun moyen de me
prévenir? C'est cela? résuma Oliver d'une voix incrédule.
C'était plus qu'il ne pouvait supporter. Il se mit à arpenter
la pièce. Puis, mâchoires crispées, il se posta devant la
fenêtre.
Pour ne pas laisser la colère l'éloigner d'elle, Allison se
leva et alla le rejoindre. Elle posa une main sur son
épaule, mais le sentit se raidir. Elle retira aussitôt sa main
mais resta près de lui et poursuivit :
— Bubba et moi avons conclu une sorte de marché. Nous
avons décidé de vivre ensemble en pensant que nous
constituerions, avec Elaine et le bébé, une sorte de
famille. Hélas, les choses ne se sont pas passées comme
nous l'espérions. Bubba savait que je ne l'aimais pas. Il
me reprochait tout le temps de penser à toi et... de me
refuser à lui. Je ne supportais pas son contact.
— Vous a-t-il maltraitées, toi et Clara? demanda-t-il
toujours sans la regarder.
— Non, pas au début. Et jamais physiquement. Mais...
— Raconte-moi.
— A sa façon, il m'aimait. Sentir que je ne pouvais pas lui
rendre son amour et que je ne parvenais pas à t'oublier l'a
peu à peu rendu jaloux, aigri, injuste.
— Et ma fille ? Comment s'est-il comporté avec elle ?
Quelle était la nature de ses sentiments?
— Il ne ressentait pas grand-chose pour la petite. A vrai
dire, il l'ignorait. Mais cela ne changeait rien, puisque, de
toute façon, il n'était jamais à la maison.
Oliver se tourna enfin vers Allison et la regarda. Le soleil
continuait à décliner, dardant ses derniers rayons obliques
par les grandes vitres de la cuisine.
— Que lui est-il arrivé? Comment est-elle morte?
« Maintenant, il va me haïr, pensa alors Allison. Quand il
saura qu'elle est morte par ma faute, il ne me le
pardonnera pas. »
— Elle a attrapé froid, commença-t-elle d'une petite voix
en se tordant les mains d'angoisse. Je lui ai donné le sirop
et les comprimés habituels. A cette époque...
Le regard dans le vide, se reportant des années en
arrière, Allison s'interrompit brusquement. Puis, elle
s'approcha de la porte-fenêtre comme un automate.
— A cette époque, reprit-elle, je travaillais à mi-temps
comme serveuse. C'était une voisine qui gardait Elaine et
la petite Clara. Bubba partait pendant des semaines sans
envoyer d'argent. Sans mon salaire, nous serions mortes
de faim. Ce que je gagnais suffisait à peine à nous nourrir.
C'est pourquoi je... je n'ai pas pu faire venir tout de suite le
médecin.
— Bon Dieu ! jura Oliver hors de lui.
Avec toute la fortune des Jackson, Allison s'était retrouvée
seule, sans ressources, avec deux petites filles à sa
charge. Et Clara était morte parce que sa mère n'avait
même pas de quoi payer le médecin !
— Quand je suis rentrée du travail, son état avait empiré.
Je l'ai alors tout de suite amenée à l'hôpital de l'Assistance
publique.
Allison appuya sa tête contre la vitre glacée de la porte-
fenêtre.
— C'est ma faute, poursuivit-elle, la voix brisée. J'aurais
dû l'y conduire plus tôt. Mais... mais je pensais qu'il
s'agissait d'un rhume, d'un simple refroidissement. Et rien
que pour le sirop et les comprimés, j'avais dû emprunter
de l'argent à une autre serveuse du restaurant.
— Clara..., commença Oliver, bouleversé de prononcer
pour la première fois le nom de sa fille. Clara avait-elle
attrapé une pneumonie?
— A l'Assistance publique, c'était si... Il y avait tant de
malades, tant d'enfants malades. Ils ont inscrit Clara sur
une liste d'attente.
En la questionnant, Oliver savait qu'il mettait Allison à
l'agonie. Il aurait voulu la prendre dans ses bras, la
réconforter, la bercer. Mais il n'en avait pas encore la
force. Il devait d'abord affronter sa propre souffrance.
— Quand un médecin est enfin venu l'examiner, continua
Allison les lèvres blanches, la petite brûlait de fièvre. Il a
demandé son admission à l'hôpital.
— Qu'a-t-il diagnostiqué?
— Une méningite.
— Combien de temps... Combien de temps a-t-elle encore
survécu?
— Ils l'ont mise immédiatement sous antibiotiques, mais...
c'était trop tard. J'avais trop attendu. J'aurais dû faire plus
vite. Beaucoup plus vite. Je... Je l'ai laissée mourir.
La jeune femme se tourna alors vers Oliver, les yeux secs,
le visage blême.
— Je sais que c'est ma faute. Tu as parfaitement le droit
de me haïr.
Elle aurait voulu l'entendre hurler son mépris pour elle, le
voir manifester sa colère. Mais il ne bougeait pas, la fixant
de ses yeux verts, plus pâle que jamais.
— Pourquoi ne m'as-tu rien dit lorsque tu es revenue à
Tuscumba? Et même avant, lorsque tu as su que j'y étais
moi-même rentré ?
— M'aurais-tu crue, alors?
La question frappa Oliver en plein cœur.
— Non. Je ne t'aurais pas crue, admit-il.
Après de longues et lourdes secondes de silence, il alla
décrocher son manteau suspendu à la patère de la
cuisine, le plia sur son bras, parut hésiter, et se dirigea
vers la porte d'entrée.

Hébétée, Allison le regarda partir. Elle n'était pas vraiment


surprise. Elle savait depuis le début qu'il la détesterait,
qu'il la quitterait et, cette fois-ci, pour toujours. C'était tout
ce qu'elle avait mérité. Toutes les erreurs accumulées et
déjà si chèrement payées se retournaient une ultime fois
contre elle. Et demain, il n'y aurait pas de troisième
chance...

Le vent se refroidit subitement au-dessus du cimetière


lorsque le soleil disparut à l'horizon.
Allison sentit ses veines se glacer.
Au lointain, les rumeurs de la ville lui parvenaient,
étouffées, avec les coups de klaxon traditionnels saluant
la nouvelle année. Elle glissa ses mains gelées dans les
poches de son manteau et s'approcha de la tombe de
Clara. C'était une tombe si petite...
Il avait plu le matin de l'enterrement de sa fille. Elle était
restée dans le cimetière jusqu'à ce que Bubba l'éloigne de
force. Ce jour-là, elle avait pensé à Oliver avec plus
d'ardeur que jamais. Mais il se trouvait alors en Asie et
n'en savait pas plus sur la mort de sa fille qu'il n'en avait
appris sur sa naissance.
Allison se rappela aussi la haine qu'elle avait éprouvée à
l'époque envers Théa et Yancy. Et même envers sa
propre mère qu'elle accusait d'être indirectement res­
ponsable de la mort de la petite. Et puis, le temps était
passé, apaisant un peu les anciennes blessures. Allison
avait fini par comprendre qu'ils n'étaient pas seuls res­
ponsables de son malheur. Si elle avait fait preuve d'un
peu plus de confiance en elle... Si Oliver ne s'était pas
laissé aveugler par l'orgueil... Si elle avait su vaincre ses
complexes d'infériorité... Si... Si...
Mais personne ne pouvait lui rendre ce qu'elle avait
perdu : Clara. Encore aujourd'hui, Allison n'avait qu'à
fermer les yeux pour revoir son bébé tout rond, tout rose,
les cheveux noirs tout bouclés et les yeux verts. C'était le
portrait de son père. Belle, attachante, parfaite.
La haine d'Oliver devait être immense! Allison n'oublierait
jamais la manière dont il l'avait regardée avant de quitter
la maison de la colline de Sucre pour toujours. Comme s'il
la rayait définitivement de sa vie. Alors qu'avec la
complicité de Yancy et de Théa, ils n'avaient jamais été
aussi près du bonheur, ce bonheur qui leur avait échappé
dix-huit ans plus tôt... Mais un dernier et terrible secret
avait fini par détruire leur fragile édifice.
Les yeux d'Allison s'emplirent de larmes qui inondèrent
ses joues. Yancy avait payé le monument funéraire de la
petite et avait fait graver en lettres d'argent : « Clara
Butlet ». Clara... Une enfant conçue dans l'amour, dont la
venue au monde avait rendu à Allison sa raison de vivre et
dont la mort avait détruit une part d'elle-même pour
toujours.

Au volant de sa Mercedes, Oliver tourna dans une des


allées les plus larges du cimetière. Il cherchait Allison
depuis des heures et venait enfin de l'apercevoir.
Après l'avoir quittée, il avait marché longtemps dans le
froid pour essayer de mettre de l'ordre dans ses idées.
Cette petite fille qui était la sienne... Morte d'une
méningite, faute d'argent... Cette petite fille dont l'exis­
tence l'avait abominablement tourmenté tant qu'il avait cru
qu'elle était le fruit d'Allison et de Bubba... Mais dont la
mort le laissait aujourd'hui vide, atrocement dépossédé.
Une haine farouche l'avait d'abord saisi. Il avait pensé
aller trouver sa mère et son oncle pour leur demander
réparation. Puis il avait finalement renoncé. Théa et Yancy
avaient déjà payé. Leurs remords n'avaient d'égal que leur
détermination farouche à le réconcilier avec Allison.
Depuis ces derniers mois, Oliver voyait sa vie complè­
tement bousculée. Et Allison, seule, en était la cause. Elle
l'avait rendu heureux, malheureux. Elle l'avait fait rire et
pleurer. Elle l'avait obligé à repousser ses limites. Grâce à
elle, l'homme à l'esprit étroit qu'il était devenu dix-huit ans
auparavant n'existait plus. Et surtout, il aimait
passionnément cette femme, plus que la vie même.
Or, sans nul doute, elle se sentait responsable de la mort
de la petite Clara. Oliver savait combien ce sentiment de
culpabilité était injustement lourd à porter. Car il ne doutait
pas un seul instant qu'elle ait fait tout ce qui était alors
humainement possible lorsque l'enfant était tombée
malade, compte tenu de leur pauvreté extrême. Lui seul
pouvait l'aider à poser ce lourd fardeau. C'était sa tâche la
plus urgente.
Lentement, il gara sa Mercedes à côté de la vieille
Cadillac et sortit de voiture. Profondément recueillie
devant la tombe de la fillette, Allison n'avait rien entendu.
Mais, bien qu'il se trouvât à plusieurs dizaines de mètres
d'elle, Oliver, le cœur serré, distingua les sanglots qui
secouaient la jeune femme.
Il s'avança en toute hâte. Bientôt, ses enjambées
s'allongèrent et ce fut en courant qu'il parcourut les
derniers mètres qui le séparaient d'Allison. Sans lui laisser
le temps de comprendre, il la prit dans ses bras avec une
immense tendresse.
— Oliver? bredouilla-t-elle entre ses larmes
Sans la quitter des yeux, du bout de ses doigts tremblants,
il essuya les larmes qui roulaient sur les joues de la jeune
femme. Elle le regardait, éperdue, égarée. Il la serra
contre lui, caressant ses cheveux, répétant son prénom
comme une litanie.
— Allison... Al... ma petite Al... J'aurais tant aimé connaître
notre fille, tu sais.
— Elle te ressemblait tellement... Quand je la regardais, il
me semblait toujours te voir.
— Allison, poursuivit Oliver très doucement, tu ne dois pas
te blâmer. Je suis convaincu que tu as été une bonne
mère et que tu as agi au mieux.
— J'aurais dû appeler le médecin plus tôt, dit-elle en
baissant la tête.
Et Oliver comprit que, pour la millième fois, Allison se
répétait ce reproche, toujours le même, et qu'elle ne se
trouvait pas d'excuse.
— Ce qui est arrivé n'est pas ta faute, répéta-t-il en
scandant ses mots comme pour mieux la persuader. Ce
sentiment de culpabilité doit quitter ton esprit, j'y veillerai.
— Que dis-tu? demanda-t-elle, interloquée, en le fixant de
ses grands yeux sombres encore numides.
Le regard d'Oliver se fit pénétrant. Puis, lentement, il se
posa sur la petite tombe.
— Je veux que mon nom de famille soit également gravé
sur cette pierre tombale. Clara Butlet-Jackson, déclara-t-il
à mi-voix.
— Quoi?
— Tu l'as portée et mise au monde seule. Plus tard, tu l'as
élevée, toujours seule, dans des conditions plus que
difficiles. Il est normal qu'elle porte ton nom. Mais je veux
que le mien soit également gravé, car elle est de mon
sang.
Les derniers mots furent prononcés de manière à peine
audible. Des yeux d'Oliver, des larmes s'échappèrent
silencieusement.
Allison se serra davantage contre lui, éperdue de
reconnaissance.
— Oliver, je t'aime, murmura-t-elle.
— Allison, je t'aime aussi, murmura-t-il à son tour en la
regardant dans les yeux sans songer à retenir ses larmes.
Et mon amour pour toi est plus fort et plus intense qu'il ne
l'a jamais été.

— Mais... je ne veux pas d'un grand mariage! s'exclama


Allison en se retournant dans le lit.
Elle remonta un oreiller derrière sa tête, plia le bras en
équerre et posa sa main contre sa nuque tout en fixant
Oliver.
— Mais il le faut, lui expliqua-t-il, attendri. Et puis, je
connais mère, elle insistera. D'ailleurs, tu ne voudrais tout
de même pas priver la ville d'un événement dont on
parlera encore après notre mort!
— Quelle histoire..., soupira Allison. Je les entends d'ici :
« Croyez-vous, cette Allison Butlet a enfin réussi à mettre
le grappin sur Oliver Jackson Moody! Cette pauvre Théa
doit être effondrée. Et puis, quelle idée, ce mariage en
grande pompe... Ils auraient au moins pu faire cela
discrètement! Et... »
Oliver endigua ce flot de paroles par un tendre baiser.
— C'est justement pourquoi nous ne devons pas nous
marier discrètement. Ce serait le meilleur moyen de faire
croire à Tuscumba que nous avons honte. Non, je veux un
mariage splendide, extravagant, en présence de toutes les
grandes familles d'Alabama. Je veux présenter, à tous, ma
somptueuse fiancée.
Puis il serra Allison contre lui.
— Tai-je déjà dit que je t'aimais ? lui demanda-t-il, le
visage illuminé de bonheur.
— Une centaine de fois. Mais tu peux recommencer. Et
même, me le prouver, répondit-elle, taquine.
— Avec plaisir, déclara-t-il en s'allongeant aussitôt sur
elle.
Allison gémit lorsqu'elle sentit les lèvres chaudes d'Oliver
se poser sur les siennes.
Mais soudain, il s'écarta et, la regardant dans les yeux
avec une intensité nouvelle, déclara :
— Je veux un autre enfant de toi.
— Oui.
— Et cette fois-ci, je serai là. Nous partagerons chaque
moment.
— Chaque moment, répéta-t-elle, les larmes aux yeux.
— Je t'aime.
— Je t'aime aussi.
Ils fermèrent les yeux, confiants, sereins, blottis l'un contre
l'autre. Pour la première fois, la nuit qui s'annonçait ne
serait troublée d'aucun nuage. Ils étaient enfin réunis.
Toutes les ombres de leur passé avaient été chassées.
Ils glissèrent dans le velours noir de la nuit, apaisés, libres
enfin de s'aimer pour la vie.

- 12 -

— Ma parole, on se croirait chez le fleuriste! claironna


Yancy Wheeler en pénétrant dans la chambre d'hôpital
d'Allison. Regardez-moi ça : des bouquets, des fleurs, des
plantes, des rubans multicolores. Même des ballons au
plafond!
— Chut, fit Théa, sans détourner le regard du bébé qu'elle
tenait dans les bras. Je te rappelle, à toutes fins utiles,
que c'est toi qui as envoyé les ballons et ces deux
magnifiques gerbes de roses.
— Et alors? répondit Yancy sur un ton bourru en couvant
du regard l'autre bébé qu'Allison serrait contre elle. Ce
n'est pas tous des jours que l'on apprend la naissance
d'une petite-nièce et d'un petit-neveu qui portera son
prénom. En outre, je me demande si tu n'as pas envoyé
encore plus de fleurs que moi. Cette composition
d'orchidées, par exemple...
Théa sourit, le regard toujours posé sur l'enfant.
— Ce n'est pas tous les jours non plus que l'on devient
marraine de la plus jolie petite fille du monde et, par la
même occasion, deux fois grand-mère!
Les bras encombrés de cadeaux, Oliver pénétra à cet
instant dans la pièce.
— Mon Dieu, Oliver! s'exclama Allison, qu'as-tu donc
apporté?
— Des cadeaux de Noël pour toi et les bébés, répondit-il,
un sourire radieux aux lèvres, en déposant tous les
paquets sur le lit. Et, puisque vous devez passer tous trois
Noël à l'hôpital, j'ai décidé de le passer avec vous.
D'ailleurs, le Père Noël m'a accompagné.
Sous les yeux éberlués de la petite assistance, le Père
Noël en personne, plus vrai que nature, botté et vêtu de
rouge, affublé d'une longue barbe blanche et bouclée,
pénétra dans la chambre, une caméra vidéo au poing.
Tout le monde éclata de rire et Oliver se pencha sur
Allison pour l'embrasser.
— Il n'y a aucune raison pour ne pas célébrer le premier
Noël de ces deux enfants! s'exclama-t-il.
Puis il tendit une boîte à sa mère et une autre à son oncle.
— C'est de la part des bébés, déclara-t-il. Oncle Yancy, tu
ouvriras ceux de Yancy Junior et vous, mère, ceux de
Bonnie-Jean, votre filleule.
Lorsque Théa et son frère eurent accompli leur agréable
tâche, Oliver prit le bébé des bras d'Allison et le tendit à
Yancy.
— Tiens, garde cette petite merveille pour que ma femme
adorée puisse ouvrir ses cadeaux.
Le vieil homme se pencha sur la petite fille.
— C'est vrai qu'elle est belle, fit-il en souriant béatement.
Cependant, elle a beau être l'aînée de quelques minutes,
je trouve Yancy Junior plus gros.
— Ridicule ! intervint alors Théa. Ils avaient exactement la
même taille et le même poids à la naissance, il y a deux
jours. En revanche je suis sûre que Bonnie-Jean sera
brune comme son père et Yancy Junior du même roux
clair que sa mère.
Yancy leva les yeux et regarda la jeune maman avec
tendresse.
— Je me demande encore où vous les avez mis,
remarqua-t-il. C'est vrai... On n'aurait jamais cru que vous
en portiez deux à vous voir si belle !
Oliver se rapprocha de sa femme et la serra tendrement
contre lui. Ils restèrent ainsi de longues minutes.
Théa les regardait, les larmes aux yeux.
— Ils sont si heureux, murmura-t-elle doucement à son
frère. Si jamais deux personnes furent créées l'une pour
l'autre...
— C'est l'évidence même, approuva Yancy en hochant la
tête. Le destin les a enfin réunis et... nous lui avons donné
un petit coup de pouce, n'est-ce pas sœurette?
Théa sourit.
— Je suis sûre qu'Allison sera une bien meilleure mère
que moi.
— Eh bien, à toi de prouver maintenant que tu es capable
de devenir la meilleure des grands-mères et la plus
parfaite des marraines pour Bonnie-Jean.
Théa sourit à son frère, se tourna vers Allison et déclara
spontanément :
— Allison, vous m'avez offert mon plus beau, mon plus
précieux cadeau de Noël. Merci, ma chérie.
— Je suis heureuse du bonheur que ces enfants vous
apportent, Théa, répondit Allison en souriant tendrement à
sa belle-mère.
Oliver respirait la fierté et la joie.
— Je suis bien certain, mère, que lorsque vous avez dit à
Allison, à Noël dernier, qu'elle n'aurait qu'à vous offrir deux
présents l'année suivante, vous ne pensiez pas qu'elle
vous prendrait au mot!
Tous quatre éclatèrent de rire. Mais Théa, laissant flotter
sur ses lèvres un sourire mystérieux, ajouta :
— Qui sait? J'avais peut-être déjà mon idée...

FIN

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