Une Nuit Pour Une Vie (PDFDrive)
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Une Nuit Pour Une Vie (PDFDrive)
de
Beverly Barton
-1-
Oliver Jackson Moody IV gara sa Mercedes blanche
devant la vieille demeure victorienne. Puis il coupa le
contact, ouvrit sa portière et déplia son mètre quatre-vingt-
cinq hors de la voiture.
Après avoir remonté ses lunettes de soleil sur son front, il
s'approcha du porche de la maison.
« Où est-elle? » Il savait qu'Allison était là. La Cadillac
rouge rangée presque en travers du chemin en témoi
gnait.
De son pas souple, Oliver passa le porche. Il allait sonner,
lorsque, jetant un coup d'œil par la fenêtre, il eut une
vision qui lui coupa le souffle.
De longues, longues jambes moulées dans un jean
venaient de passer devant ses yeux.
Sa respiration s'accéléra, les battements de son cœur se
précipitèrent, tout son corps se raidit. « Pourquoi est-elle
si belle? Pourquoi Allison Butlet est-elle si sexy? »
Il la regarda, fasciné, désespéré de ne pouvoir l'enlacer, la
toucher, la caresser. Puis, essuyant son front en sueur du
revers de la main, il tenta de chasser cette idée. En cette
première semaine de septembre, la température lui parut
soudain anormalement élevée!
Il poussa la porte d'entrée et pénétra dans la maison.
Il reconnut aussitôt l'odeur si particulière qui flotte dans les
vieilles demeures.
La maison avait été construite par son arrière-grand-père
à la fin des années 1880. Son grand-père et son père y
avaient ensuite vécu. Mais ce dernier était mort peu après
son mariage, laissant Théa, sa femme, enceinte du petit
Oliver. La jeune veuve avait préféré quitter cette maison
désormais vide, trop grande pour elle et chargée de
souvenirs. Depuis quarante ans, personne ne l'avait plus
habitée.
Pourquoi Théa avait-elle autorisé Allison Butlet à
transformer ce vieux bâtiment abandonné en restaurant?
Quand Oliver, perplexe, lui avait posé la question, sa mère
était restée très évasive. Quant à l'oncle Yancy, il n'avait
rien pu en obtenir.
Allison Butlet s'essuya machinalement les mains sur son
jean et poussa un profond soupir. Elle venait d'apercevoir
Oliver Jackson par la fenêtre. Elle savait pourquoi il était
là. Wheeler avait dû apprendre à son neveu qu'il avait
signé le contrat de location avec elle le matin même. Un
éclair d'orgueil passa dans les yeux noirs de la jeune
femme. Le puissant Yancy Wheeler concluant un marché
avec Allison Butlet, fille illégitime de Cindy Butlet et de
Matt Wicker, voyou notoire de la ville... Et pourtant, elle ne
rêvait pas. Elle était bel et bien partenaire officielle de la
société Wheeler-Moody.
Elle décida d'ignorer la présence d'Oliver. Il venait sans
doute lui faire mille reproches, l'accuser de tous les maux
de la terre. Avant peu, il en viendrait aux cris et c'était le
genre de scène qu'elle voulait éviter à tout prix. Il était
devenu si dur!
Et pourtant... Il n'en avait pas été toujours ainsi.
Autrefois...
Elle secoua la tête. « Je dois oublier. Autrefois n'existe
plus. Notre histoire est morte il y a longtemps. Il ne pourra
jamais me pardonner. Tout comme, de mon côté, je ne lui
ai jamais pardonné... »
Un coup de klaxon la fit sursauter.
« Quelle allure je dois avoir dans cet accoutrement. Eh
bien, tant pis pour lui! »
Elle s'étira en renversant la tête. Soudain, de troublantes
sensations resurgirent du passé. Oliver devait se trouver
tout près d'elle, observant tous ses gestes. Son instinct le
lui criait. Elle le sentait, le savait.
Rassemblant son courage, elle tourna lentement la tête. Il
était là, sur le pas de la porte. Elle lui fit face.
— Que fais-tu ici, Oliver Jackson?
— C'est à moi de te poser la question.
— Ne me fais pas croire que tu n'es pas au courant, lui dit-
elle d'un air soupçonneux. Je suis sûre que ton oncle t'a
parlé du contrat que je viens de signer avec la société
Wheeler-Moody... Je vais transformer cette belle vieille
maison en un grand restaurant.
— Pourquoi as-tu accepté ce marché, sachant que nous
aurions à travailler ensemble? demanda Jackson sur un
ton accusateur.
— L'initiative en revient à Yancy Wheeler. Et je la trouve
excellente, riposta Allison, irritée.
— En guise de remerciements pour certains... services
rendus?
Allison resta sans voix.
A peine avait-il prononcé ces mots, qu'Oliver les regretta.
Les relations qu'Allison entretenait avec Yancy Wheeler
ne le regardait pas. Ils étaient tous deux adultes et libres
d'agir à leur guise.
— Excuse-moi, Allison. Je n'avais pas le droit de...
— Non. En effet. Mais rien ne t'a jamais empêché de dire
n'importe quoi ni d'agir n'importe comment.
— Je voulais dire... Je pense que... Oh ! A quoi bon
discuter ? Tu sais aussi bien que moi que notre associa
tion ne marchera jamais. Il ne nous faut pas plus de cinq
minutes ensemble pour nous prendre à la gorge.
Pendant qu'il parlait, Allison l'observait à la dérobée.
« Pourquoi est-il si séduisant? »
Il fallait bien l'avouer : la quarantaine seyait à merveille à
Oliver Jackson Moody IV. Ses cheveux et sa fine
moustache, autrefois noirs comme l'ébène, étaient deve
nus poivre et sel et cette nuance lui donnait le charme
discret de la maturité. Quant aux petites rides autour de
ses yeux et de sa boucha elles accentuaient encore la
profondeur de son regard et la sensualité de ses lèvres.
— Y a-t-il une chance que tu renonces à ce projet?
— Aucune. Je suis une excellente femme d'affaires. Le
contrat que je viens de signer avec la Wheeler-Moody me
satisfait pleinement et il est hors de question que je le
rompe parce que tu me le demandes. Aurais-tu peur de
moi ?
— Non, répliqua-t-il. Je n'ai pas peur de toi. Je te méprise.
Et tu le sais. Est-ce ce que tu désires : travailler avec
quelqu'un qui te méprise?
Allison serra les poings. Ses ongles pénétrèrent dou
loureusement dans la paume tendre de ses mains.
Comme Oliver était devenu cassant et cruel ! Et plus il la
redoutait, plus il la repoussait. Car il avait bel et bien peur
d'elle et de la fascination irrésistible qu'elle exerçait sur lui.
Oui, même s'il la détestait, Allison sentait qu'il la désirait
encore terriblement.
— Et... que dirais-tu d'une contre-proposition très
avantageuse? insista-t-il l'air très sûr de lui.
— Je crois que tu n'as pas bien compris, Oliver. Je désire
monter ce grand restaurant et le monter ici, déclara-t-elle
simplement.
— Et moi, je veux que tu reconsidères ton projet. Quel
serait ton prix?
— Ça suffit, maintenant, monsieur Jackson Machin
énième du nom, s'écria Allison, les joues en feu. Apprends
que si chaque chose a son prix, les gens, eux, ne sont pas
tous à vendre!
Oliver éclata d'un rire méchant.
— Oh si! Et tu es bien placée pour le savoir!
Allison ressentit l'envie violente de le gifler, mais elle
parvint à la surmonter. A quoi bon? Ce geste la calmerait
sur l'instant, mais ne ferait qu'envenimer une situation déjà
très tendue.
Pourtant, durant les dix-huit dernières années, ils avaient
réussi à s'éviter. Allison était partie s'installer à Nashville
pendant qu'Oliver parcourait le monde. Après s'être
mariés chacun de leur côté, ils s'étaient retrouvés veufs
quelques années plus tard, par un curieux caprice du
destin.
C'était quatre ans plus tôt, après la mort de son mari,
qu'Allison était revenue à Tuscumba. Oliver, lui, était déjà
rentré depuis six ans. Bien qu'ils se soient occa
sionnellement croisés en ville, ils avaient réussi à s'igno
rer. Mais tout avait changé lorsque Allison s'était liée
d'amitié avec un des amis d'Oliver. Amenée à rencontrer
son ancien amant plus souvent, Allison avait vite compris
qu'Oliver la désirait toujours, même s'il luttait contre ce
sentiment enfoui tout au fond de lui.
Mais pourquoi, aujourd'hui, ce désir se mêlait-il de
mépris ?
Les yeux noirs d'Allison flamboyèrent. Le moment de
l'affrontement était arrivé. Ils l'avaient retardé tant qu'ils
l'avaient pu, mais nul ne repousse indéfiniment
l'inévitable...
— Tes allusions perfides me passent au-dessus de la tête,
dit-elle en le regardant droit dans les yeux. Inutile de me
rappeler la naïveté dont j'ai fait preuve. J'ai évolué. J'ai
changé, figure-toi. Aujourd'hui, je ne serais plus
suffisamment sotte pour te croire capable de m'aimer et
de me faire confiance.
Oliver ferma les yeux pendant de longues secondes. Il
aurait tant voulu ne plus rien éprouver pour Allison ! Mais,
malgré toutes ces années, elle le troublait terriblement,
comme aucune femme ne l'avait jamais troublé.
Dix-huit ans plus tôt, il l'avait passionnément aimée et il lui
semblait qu'elle s'était infiltrée en lui comme une drogue
dont il ne pouvait plus se passer. Ses efforts acharnés
pour oublier leurs semaines tendres et passionnées après
l'été qui avait suivi l'obtention de leur diplôme n'avaient eu
aucun effet ! Quel fou il avait été ! Lui avoir fait confiance,
avoir cru en elle, alors que, tout comme sa mère, seul
l'argent l'intéressait.
— Tu mesures bien l'ampleur de la tâche que tu
t'imposes ? demanda-t-il soudain à Allison avec obstina
tion. Et tu sais ce que la rénovation de cette maison et sa
transformation en restaurant vont coûter à la Wheeler-
Moody ?
— Les investissements de départ seront vite amortis,
répliqua Allison, un sourire ironique aux lèvres. Ce
restaurant marchera très bien, sois tranquille. Entre la
clientèle locale et les touristes, les consommateurs ne
manqueront pas. Et puis, j'apporte à l'affaire mon propre
capital. Crois-moi, ce n'est pas une somme négligeable...
Oliver hocha la tête.
— J'ai entendu dire que ton mari et toi aviez bien réussi à
Nashville. Tu as dû épargner un beau petit magot avec le
succès des chansons de Bubba!
Allison acquiesça de la tête. Pour rien au monde elle
n'aurait avoué à Oliver que son mari n'avait jamais réussi
à percer dans le milieu de la musique. En fait, il gagnait
très mal sa vie et s'était vite noyé dans l'alcool pour
oublier ses échecs.
— Pourquoi es-tu revenue au pays après la mort de
Bubba? demanda brusquement Oliver, comme si la
question lui brûlait les lèvres depuis trop longtemps.
Pourquoi n'es-tu pas restée à Nashville?
— Parce que je voulais revenir chez moi, répondit-elle
simplement.
Et la jeune femme n'avait pas craint d'affronter les
fantômes du passé. Elle voulait retrouver la colline où elle
avait grandi, la colline de Sucre, comme on l'appelait par
ici à cause du sable très blanc qui la recouvrait. Elle
voulait surtout se faire une place respectable dans cette
ville qui l'avait si longtemps méprisée.
— Mais pourquoi revenir? insista Oliver. Tu n'avais
aucune attache ici.
— Tu te trompes, mon cher ami, s'exclama Allison d'une
voix tranchante. J'ai des amis, des connaissances, et
même... des associés.
— Et des souvenirs..., insinua Oliver avec une tristesse
trahissant qu'il était, lui aussi, hanté par ces mêmes
souvenirs.
— Eh oui..., répondit Allison sur un ton apparemment
léger. Ils m'ont accompagnée à Nashville et je les retrouve
ici. Ils font partie de moi. Personne n'échappe à ses
souvenirs. Même en rusant avec eux, même en courant
dans le vain espoir de les fuir, ils vous rattrapent toujours.
« Elle a cent fois raison. » Oliver baissa la tête. Gêné, il
traversa la pièce tête baissée et pénétra dans l'ancienne
salle à manger. Allison le suivit. Soudain, il se mit à
frapper le sol du pied plusieurs fois. Un nuage de
poussière s'éleva dans la pièce.
— Pourquoi fais-tu cela ?
— Regarde, fit-il en pointant l'index vers les empreintes
laissées par ses chaussures dans la poussière. Le
plancher est pourri. Tout est pourri ici. Il va falloir tout
refaire.
— Et alors? Je le sais bien, déclara-t-elle sans s'émouvoir.
Puis elle se rapprocha de lui, le touchant presque.
— Figure-toi que je suis venue ici aujourd'hui pour
constater l'état des lieux avant la venue des experts. J'ai
l'intention de suivre personnellement chaque étape de la
rénovation.
— J'espère que tu ne vas pas faire appel à Willis
Dehuston. La société Wheeler-Moody n'a jamais travaille
avec ce bon à rien. Ce n'est pas aujourd'hui qu'elle va
commencer.
— Il se trouve que Dehuston est un vieil ami à moi et ces
dernières années n'ont pas été faciles pour lui. Je...
— Tu veux dire qu'il est incapable de rester sobre plus de
huit jours, s'exclama Oliver en éclatant d'un rire
sardonique.
— Il n'a pas touché un verre d'alcool depuis un an !
répliqua Allison en s'emportant. Mais bien sûr, si personne
ne se décide à lui donner une seconde chance, il ne
pourra jamais prouver qu'il a changé.
Oliver ne cachait pas son dédain.
— Et tu as l'intention de risquer notre argent simplement
pour offrir une chance à cet ivrogne ? Laisse-moi t'avertir
que je ferai mon possible pour empêcher cette folie.
Choquée par tant de dureté, Allison frappa l'épaule
d'Oliver d'un poing rageur. Il baissa les yeux sur cette
main et son regard se troubla. Il y eut un silence. La jeune
femme aurait voulu retirer sa main, mais c'était impossible.
Elle avait, au contraire, tant envie de le toucher! Cela
aurait été si facile... Elle n'avait qu'à laisser glisser cette
main jusqu'à la chemise de soie blanche, ce fin rempart
qui la séparait de la peau nue et bronzée d'Oliver.
— Je... Je crois que toute personne mérite une deuxième
chance, dit-elle d'une voix étranglée.
Oliver ne répondit pas. Il ne pouvait détacher son regard
de la main de la jeune femme. Elle était si près de lui qu'il
en reconnaissait l'odeur, le parfum sucré et envoûtant.
Comme il détestait le pouvoir qu'elle exerçait encore sur
lui ! Il se savait en général maître de ses émotions, mais
dès qu'il s'agissait d'Allison, il ne se contrôlait plus.
Un jour, alors qu'il était encore grand reporter dans un
pays d'outre-mer ravagé par la guerre, il s'était juré, s'il
s'en tirait sain et sauf, de retourner à la vie simple et facile
du vieux Sud. Trois jours plus tard, sous ses yeux, une
bombe réduisait en charpie un de ses collègues. Le soir
même il était rentré en Alabama, vers une vie stable et
paisible.
Plus que jamais, l'éducation prodiguée par sa mère lui
semblait sage et raisonnable. Allison restait la seule
ombre au tableau. Elle lui rappelait sans cesse le garçon
intrépide et téméraire qu'il avait été durant ses jeunes
années. Celui qui avait eu l'audace de tomber amoureux
de la fille illégitime d'une prostituée de la ville.
Oliver passa une main lasse dans ses cheveux poivre et
sel, se détourna d'Allison et enfin quitta la pièce.
— Ne crois pas t'en tirer à si bon compte, Oliver Jackson
Moody ! Un jour, il faudra que nous ayons une longue
discussion toi et moi!
Oliver sentit des gouttes de sueur perler à son front. La
force de son désir était si grande qu'elle l'effrayait. Il avait
parcouru le monde pour essayer d'échapper au souvenir
cruel de la trahison d'Allison. Il avait même épousé une
autre femme, mais à chacune de leurs étreintes, c'était à
Allison qu'il pensait.
Il descendit lourdement les marches du perron. La jeune
femme le rejoignit et le saisit par le bras. Il s'arrêta
instantanément, mais ne se retourna pas, attendant la
suite des événements, immobile, crispé.
— Je vais employer Willis Dehuston, annonça-t-elle d'une
voix qu'il trouva désespérément douce et harmonieuse.
— Comme tu voudras, répondit-il, glacial, en dégageant
son bras et en s'éloignant sans la regarder.
— Oliver! cria-t-elle. Pourquoi ne veux-tu pas m'accorder
une seconde chance, à moi aussi ?
— C'est mon oncle que tu as embobiné, pas moi ! Il a
accepté de conclure un marché avec toi, qu'il en assume
seul les conséquences. Moi, je me lave les mains de toute
cette affaire.
— C'est parfait... Si tu le prends ainsi... Je prierai ton oncle
Yancy de ne pas m'imposer ta présence.
— Dans ce cas, nous n'avons plus aucune raison de nous
revoir. C'est bien ton avis? s'enquit-il sur un ton
condescendant.
Comme si elle n'avait même pas entendu la question, la
jeune femme déclara avec un large sourire :
— J'appellerai ce restaurant La Colline de sucre. Quand
elle vit le dos d'Oliver se raidir, son sourire s'élargit. Elle
savait que le gentleman fort mondain qu'il s'efforçait de
paraître n'apprécierait pas du tout son idée. La colline de
Sucre sur laquelle elle était née n'abritait que des familles
modestes, des pauvres, des laissés-pour-compte
méprisés de la bonne société de la ville.
Oliver fit volte-face et la rejoignit sous le porche. Ses yeux
verts lançaient des éclairs.
— Répète?
— Mon restaurant s'appellera La Colline de sucre, répéta
Allison avec un plaisir évident. Je pense que ce nom
gourmand sied à un restaurant. Pas toi?
Oliver resta sans voix.
Profitant de son avantage, elle ajouta :
— Ce sera aussi le nom du plus beau dessert de la carte.
Une véritable pièce montée à base d'œufs à la neige...
— Es-tu devenue folle?
Elle renversa la tête. Un léger rire très gai s'échappa de sa
gorge.
— J'espérais qu'il te restait suffisamment d'humour pour
apprécier mon idée. Et puis, que t'importe puisque tu te
laves les mains de toute cette affaire?
Oliver posa pesamment les mains sur les épaules de la
jeune femme et la secoua violemment.
— Oliver! Tu me fais mal.
En relâchant l'étau autour des frêles épaules d'Alli-son, il
s'aperçut qu'il avait serré si fort que ses doigts en étaient
gourds. Regrettant sa violence, il regarda la jeune femme
dans les yeux et voulut sonder le beau regard noir qui le
fixait sans ciller. Mais il eut l'impression qu'il ne pourrait
jamais le déchiffrer.
— Ote tes mains de mes épaules, demanda-t-elle d'une
voix tremblante.
Mais tandis qu'elle prononçait ces mots, Oliver crut lire
dans ses yeux : « Ne me laisse jamais partir. » Il regarda
les lèvres finement ourlées. Comme leur contact serait
doux, chaud et tendre contre les siennes!
Puis ses yeux errèrent le long du cou de cygne, des
épaules délicates et s'arrêtèrent sur les seins ronds
d'Allison. Oliver sentit ses muscles se durcir et se mit à
haïr l'emprise qu'exerçaient sur lui le tendre visage familier
et le ravissant sourire qui flottait sur les lèvres roses de la
jeune femme.
Effrayé par l'intensité du désir qu'il sentait monter en lui, il
s'apprêtait à lâcher Allison lorsqu'il aperçut un peu de
poussière blanche sur sa joue. D'un geste délicat, il l'en
débarrassa. Mais au moment même où ses doigts
frôlèrent la douceur satinée de la joue d'Allison, il se sut
perdu.
Il se noya dans les yeux noirs qui l'appelaient.
— Es-tu contente de toi, maintenant que tu me tiens?
demanda-t-il d'une voix étranglée autant de désir que de
colère.
Elle passa la langue sur ses lèvres desséchées par son
souffle brûlant mais ne répondit rien.
— Garde tes distances, Allison. Ou tu le regretteras. Ces
mots sonnaient comme un avertissement tandis qu'Oliver
ne réussissait ni à retirer sa main, ni à détacher son
regard.
— Tu te rends compte que ton orgueil stupide est en train
de ruiner nos chances de mener à bien une entreprise
commune? Ce restaurant n'a rien à voir avec notre histoire
!
Puis, d'un doigt à la fois hésitant et décidé, elle caressa le
nez aquilin, la fine moustache...
Oliver déglutit avec peine, ferma les yeux et prit une
profonde inspiration.
— Allison...
L'arrivée peu discrète de Yancy Wheeler dans sa
resplendissante Corvette les interrompit. Ils se séparèrent
aussitôt.
C'était un homme grand et robuste aux yeux noisette et
aux cheveux blancs, portant jean, boots et chemise de
coton.
— Quelle chaleur pour la saison! s'exclama-t-il en
essuyant son front avec un mouchoir à carreaux.
Allison poussa un profond soupir, se demandant si elle
devait se sentir soulagée ou contrariée par l'apparition
inopinée de son associé.
— Entrez donc vous protéger du soleil, proposa-t-elle au
vieil homme en s'éloignant d'Oliver.
— Que fais-tu là, mon garçon ? demanda Yancy à son
neveu.
Celui-ci lui lança un regard irrité et déclara :
— J'ignore à quel jeu tu joues, mais ne compte pas sur
moi pour y participer.
— Quelle humeur! Allison a eu l'excellente idée de vouloir
retaper cette vieille demeure et de la transformer en
restaurant. Où est le problème?
Puis, dans un élan spontané, il s'approcha d'Allison et
déposa un gros baiser sur ses joues :
— Bonjour, fillette.
— J'ai du mal à croire que mère approuve cette idée
saugrenue, maugréa Oliver tout en se dirigeant vers sa
Mercedes.
Avant de monter en voiture, il se tourna vers son oncle et
ajouta :
— Tu me ferais une grande faveur, oncle Yancy, en me
consultant avant d'engager l'argent de la Wheeler-Moody
dans des causes perdues d'avance...
— Cet endroit est une véritable mine d'or entre les mains
d'Allison. Par ailleurs, si tu t'intéressais un peu plus à la
Wheeler-Moody, je te consulterais davantage. Mais M.
Jackson Moody préfère jouer les patrons de presse avec
L'Observateur...
— Je n'ai pas l'intention de travailler avec elle, déclara
Oliver sans accorder un regard à la jeune femme. Si tu as
besoin de quelqu'un pour superviser le projet, adresse-toi
à un autre que moi !
Sur ces mots, il se glissa au volant de sa voiture, claqua
sa portière et démarra en trombe dans un nuage de
poussière. Allison et Yancy regagnèrent la maison.
— S'il continue à s'endurcir ainsi, observa le vieil homme,
il va devenir sec comme une branche de bois mort!
— Le départ d'Eva avec John Mason l'a terriblement
attristé...
— Vous voulez dire « vexé ». Mais Oliver n'était pas plus
amoureux d'elle que moi.
— De toute façon, il n'a pas de cœur...
— Voyons, Allison, dit Wheeler en lui entourant l'épaule de
son bras. Il fut un temps où ce garçon possédait un cœur
et vous l'avait donné.
— Cela a dû se passer dans une autre vie ! répondit
Allison d'une voix lasse. Nous avons tant changé l'un et
l'autre ! .
En proie à un terrible abattement, elle laissa aller sa tête
contre l'épaule de son ami.
— Il a besoin de connaître la vérité, dit Yancy. Il est trop
orgueilleux pour vous pardonner tant qu'il pensera que
vous vous êtes servie de lui et de l'argent de Théa pour
fuir avec Bubba.
Allison haussa les épaules.
— Il ne me croira plus, maintenant. Sa mère et vous êtes
les seuls à connaître la vérité et elle n'admettra jamais les
faits ni le rôle qu'elle a joué dans toute cette affaire.
— Je n'en suis pas si sûr. Ma sœur est intelligente et
sensible. Elle sait qu'Oliver est malheureux et ne songe
qu'à son bonheur. Presque autant qu'à devenir grand-
mère...
— Vous pensez sérieusement qu'elle me ferait une place
dans sa famille? Moi, la femme de son fils et la mère de
ses petits-enfants? Impossible!
— A cœur vaillant, rien d'impossible ! déclama Yancy.
Croyez-moi, faites de cet endroit le meilleur restaurant de
la région sans vous préoccuper des réactions stupides de
mon neveu. Je veillerai à ce qu'il ne puisse pas vous
mettre de bâtons dans les roues.
— Vous avez raison! Parfaitement raison! s'écria Allison,
soudain rassérénée par l'assurance de Yancy Wheeler.
Venez ! Je vais vous montrer comment je vois mon beau
restaurant : La Colline de sucre.
— La Colline de Sucre?
Yancy éclata de rire. Les yeux noirs d'Allison brillaient de
plaisir.
— La Colline de sucre, répéta-t-il songeur en reprenant
son souffle.
Puis, son rire enfantin résonna de nouveau dans toute la
vieille demeure.
— Diabolique! dit-il enfin, en prenant Allison par le bras.
Bravo, fillette! Voilà un nom qui me plaît!
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— Comment a-t-il osé amener cette femme ici? s'exclama
Barbra Massey en regardant entrer Yancy Wheeler et
Allison Butlet au club de charité Addie Fenner.
Oliver émit un son incompréhensible, les yeux rivés sur le
couple qui passait sans l'avoir vu.
— Oliver, je trouve que votre oncle ne devrait pas
s'afficher avec cette créature. N'est-ce pas, Polly?
Polly Drew, la meilleure amie de Théa, se tourna vers
Barbra.
— Je doute qu'Oliver vous ait entendue. N'est-ce pas,
Oliver...
Il sursauta, dérangé dans ses réflexions.
— Je disais que M. Wheeler ne devrait pas se
compromettre avec une femme de cette espèce, répéta
Barbra.
— A quelle espèce pensez-vous donc que Mme Butlet
appartienne? intervint Théa Jackson Moody sur un ton
aigre-doux.
— Eh bien... tout le monde sait qui était sa mère. Et ce
n'est un secret pour personne qu'elle est tombée enceinte
de cet affreux Bubba avant de quitter la ville Comme une
voleuse, dit Barbra à voix basse, un méchant sourire aux
lèvres.
— C'est de l'histoire ancienne, rétorqua Théa sur un ton
qui n'admettait pas de réplique. Depuis son retour à
Tuscumba, elle a mené une vie irréprochable. Et c'est une
excellente femme d'affaires. Yancy m'a appris que La
Plantation marchait fort bien.
— Si nous passions à côté? suggéra Oliver dès que sa
mère eut fini de parler.
Il était fort surpris et gêné qu'elle ait pris la défense
d'Allison en public, mais n'aurait pas supporté que Barbra
la contredise.
— Il est bientôt 2 heures. La vente aux enchères ne va
pas tarder à commencer, ajouta-t-il.
— Très bien, répondit Barbra de son air pincé.
Mais elle n'osa pas donner le signal du départ, attendant
que Théa se lève. Se tournant vers Oliver, elle susurra :
— Oliver, soyez un ange de faire monter les enchères sur
la pendule en merisier. Elle me plaît beaucoup mais,
malheureusement, en tant qu'invitée d'honneur, je n'ai pas
le droit de participer à la vente. Vous savez, c'est bientôt
mon anniversaire...
— Désolé, mais je me suis promis de ne pas dépasser
une certaine somme pour cette pendule ainsi que pour le
manteau de cheminée en marbre de Carrare qui va avec,
répliqua froidement Oliver sans relever l'allusion à
l'anniversaire de Barbra.
Depuis sa rencontre avec Allison au rodéo, il avait invité
plusieurs fois Barbra. Au moins, quand il sortait avec elle,
il était protégé d'Allison. Il préférait subir l'inepte
caquetage de Mme Massey qu'affronter sa solitude
hantée par les souvenirs et le désir.
Il entra dans la salle des ventes au bras de sa mère et de
Barbra. Polly Drew fermait la marche, adressant sourires
et signes amicaux à ses connaissances.
— Il y a quatre sièges libres, remarqua-t-elle en désignant
le côté de la pièce opposé à celui où Allison et Yancy
avaient pris place.
Oliver attendit que les trois femmes soient installées pour
s'asseoir à son tour et embrassa la salle du regard.
Il y avait foule. On était en train d'ajouter des sièges pour
les derniers arrivants. Au milieu de la pièce, sur une
estrade, le commissaire-priseur, debout derrière son
pupitre, observait l'assistance. Oliver le vit s'attarder avec
admiration sur Allison.
Il la regarda à son tour. Elle était splendide, surpassant
toutes les autres femmes de sa sobre élégance. Une
véritable lady.
Il se rappela la jeune fille qu'elle était dix-huit ans plus tôt
et qui voulait à tout prix devenir une « dame » pour lui. Lui
mentait-elle déjà à cette époque?
A trente-sept ans, elle était encore plus belle qu'autrefois,
plus féminine, plus gracieuse, plus épanouie. Et plus
sensuelle encore... Oliver remarqua que de nombreux
hommes de la haute société la contemplaient, troublés.
Oui, elle était bien devenue une véritable lady.
A tous ces hommes, il aurait voulu crier : « Regardez-la
mais ne la touchez pas, elle est à moi! » Mais il savait
qu'Allison ne lui appartenait pas. Et il se demanda si elle
lui avait jamais vraiment appartenu.
Il posa de nouveau son regard sur elle. Ses cheveux d'un
blond vénitien naturel étaient noués en un chignon souple
d'où s'échappaient quelques boucles. Des perles nacrées
brillaient à ses oreilles et son tailleur bleu roi cintré
soulignait la finesse de sa taille, la rondeur de ses seins et
le galbe de ses jambes gainées de soie noire. N'importe
quel homme aurait été fier de l'avoir à son bras.
A cet instant, Yancy Wheeler se pencha vers elle et lui
murmura un mot à l'oreille. Elle rit et le regarda, les yeux
brillants.
Oliver avait beau être sûr que seule une sincère amitié les
liait, il ne put s'empêcher d'être jaloux. Mais l'attitude de sa
mère l'intriguait encore davantage. Dix-huit ans plus tôt,
elle s'était catégoriquement opposée à la relation de son
fils avec la fille de Cindy Butlet. Et lorsqu'il lui avait
annoncé son intention de l'épouser tout de même, elle
était entrée dans une colère noire. Comment expliquer,
dans ces conditions, que, depuis quelques mois, elle ne
perde pas une occasion de défendre Allison?
La vente aux enchères commença. Une quinzaine de
retardataires restaient debout.
Oliver essaya de se concentrer sur le premier objet mis à
prix. Un joli vase en cristal ciselé. Mais, sans qu'il l'ait
voulu, ses yeux se portèrent vers Allison. Il tressaillit. Elle
aussi le regardait. Depuis combien de temps? Elle lui
sourit et lui adressa un petit signe de la main.
Oliver se figea sur son siège. Quelqu'un avait-il été témoin
de leur silencieux échange? Embarrassé, il se tourna vers
Barbra.
— Le sans-gêne de cette femme ne connaît pas de
limites, fit-elle aussitôt remarquer. Vous devriez parler à
votre oncle. S'il veut poursuivre sa liaison avec cette
femme, c'est son affaire. Mais discrètement! Sans l'affi
cher dans les lieux publics. Cela pourrait nuire à la
réputation de votre famille.
Oliver se raidit. Il cherchait une réponse satisfaisante
lorsqu'il entendit la voix de sa mère.
— Barbra, je vous croyais suffisamment perspicace pour
ne pas faire écho à cette stupide rumeur...
— Bien sûr, confirma Polly. Yancy fréquente depuis près
de six mois Gene Jeffrey. Théa a raison, Barbra. Oubliez
donc ces sornettes. Elles sont indignes de vous.
Barbra, confuse, allait répliquer lorsque Théa attira
l'attention de son fils.
— Regarde, Oliver... Ces deux flacons à épices! Ne serait-
ce pas un délicieux cadeau de Noël pour ta cousine
Constance ?
Et sans attendre de réponse, elle leva aussitôt la main
pour faire une offre.
Les nerfs d'Oliver se relâchèrent. Il ne put s'empêcher de
jeter un nouveau coup d'œil en direction d'Allison. Prenant
grand soin de ne pas bouger la tête pour ne pas attirer
l'attention, il lui jeta un regard de biais. Il rencontra alors
les yeux noirs de la jeune femme dans lesquels brillaient
une étincelle triomphante. Rouge jusqu'aux oreilles, Oliver
détourna alors les yeux, mais trop tard...
Barbra Massey observait également la jeune femme, mais
sans tendresse. Allison ne s'en émut pas. Elle était
devenue suffisamment mûre et sûre d'elle pour ne plus se
laisser impressionner par des Barbra Massey.
Mais si elle se moquait éperdument de cette écervelée, en
revanche, Allison se souciait du jugement de la mère
d'Oliver. Récemment, Théa avait fait preuve de bien
veillance envers elle et elle espérait que les inévitables
commérages de Barbra n'avaient pas entamé les bonnes
dispositions de Théa à son égard.
— Cinquante dollars! annonça Yancy, surenchérissant sur
un vieux décrottoir de bottes ayant appartenu au dernier
trappeur de la région.
Allison ne put retenir un sourire quand un profond silence
succéda à cette enchère. Personne n'avait l'intention de
disputer le vieil objet à Wheeler.
— Qu'allez-vous en faire ? Nettoyer vos bottes avec ? lui
demanda-t-elle avec une tendre ironie.
Yancy lui fit une sorte de grimace complice.
— C'est malin...
— La pièce suivante, commença le commissaire-priseur,
est exceptionnelle. Un authentique manteau de cheminée
en marbre de Carrare portant l'illustre signature de John
Townsend. Vous remarquerez les fines sculptures de
coquillages, caractéristiques de la fin du XVIIIe.
— Je comprends pourquoi vous convoitez ce manteau de
cheminée, Allison, déclara Yancy en hochant la tête d'un
air approbateur. Il serait parfaitement adapté au style de
votre nouveau restaurant.
Le commissaire-priseur annonça la mise à prix. Allison fit
un rapide calcul et se fixa une somme à ne pas dépasser.
Après les deux premières enchères, elle leva la main et
annonça :
— Trois cents dollars!
— Merci madame. Trois cents dollars... Trois cents
dollars... Qui dit mieux?
— Trois cent cinquante!
Allison sursauta. Elle avait reconnu la voix de Jackson.
Surenchérissait-il pour la contrarier ou simplement parce
qu'il désirait cet objet?
— Trois cent soixante-quinze! annonça-t-elle. Quelqu'un,
dans l'assistance, fit une nouvelle enchère puis
abandonna. Le duel se jouait maintenant entre Allison et
Oliver. Le prix atteignit rapidement le plafond qu'elle s'était
fixé. Le cœur battant, elle fit une offre, sachant que ce
serait la dernière. De longues secondes s'écoulèrent.
Très lentement, Oliver se tourna vers elle, froid et
triomphant, comme s'il avait senti qu'elle n'irait pas plus
loin. Il surenchérit de trois cents dollars en ne la quittant
pas des yeux.
Yancy se pencha alors vers elle pour lui souffler :
— Allez-y, fillette. Je paierai le supplément. « Adorable
Yancy! » se dit-elle.
— Non, c'est inutile. Il a tellement envie de me faire rater
la vente qu'il y laisserait sa fortune. C'est un jeu stupide.
Mais merci pour votre gentillesse, Yancy !
Comme si ce duel avait enfiévré la salle, les prix des
objets suivants flambèrent.
Polly venait d'acquérir une table à thé en bois de
jacaranda, quand Barbra Massey pressa le bras d'Oliver.
— Ma pendule vient ensuite...
Il dégagea poliment son bras, tout à l'écoute des qualités
de la pendule que vantait le commissaire-priseur.
— Il me la faut, confiait au même moment Allison à Yancy.
Pour le petit salon du restaurant... C'est exactement la
pièce qu'il me faut.
La mise à prix fut fixée. Lorsque la jeune femme entendit
Oliver faire une offre, elle en eut le souffle coupé. Il n'allait
tout de même pas recommencer!
« Cette fois-ci, tu ne m'auras pas. J'aurai cette pendule.
Quel que soit le prix à payer. » Et ses yeux noirs se mirent
à briller d'un éclat sauvage.
Les enchères grimpèrent très vite. Le prix réel de la
pendule fut rapidement dépassé. Oliver regardait de
temps en temps Allison qui lui souriait en retour.
— Ne la laissez pas gagner, lui dit soudain Barbra. Peu
importe ce qu'il faudra payer. Nous nous arrangerons,
mais ne cédez pas.
Les enchères s'envolèrent. La pendule était maintenant
proposée au double de sa valeur. L'assistance
commentait, poussait des « oh! » et des « ah! » à chaque
nouvelle offre. Tous les regards convergeaient
alternativement vers Allison et Oliver. Et on commençait à
prendre parti : manifestement, Allison avait gagné la
sympathie de tous les hommes présents.
Il surenchérit à cent dollars.
Le silence tomba. Les regards se tournèrent vers Allison.
Portant négligemment une main gracieuse à l'un de ses
pendants d'oreille, elle prit tout son temps avant
d'annoncer :
— Cent dollars... bien sûr!
Les rires fusèrent. Presque toute l'assistance était
maintenant de son côté. Oliver serra les poings. Il se
moquait bien que Barbra veuille cette pendule. Son seul
désir était d'écraser Allison, de l'humilier en public. Mais la
situation tournait à son désavantage, il était en train de
devenir la risée de tous. Demain, toute la ville apprendrait
ce qui s'était passé et ferait des gorges chaudes de sa
défaite. Décidément, rien n'avait changé. Dix-huit ans plus
tôt, Tuscumba riait déjà d'eux et de leur histoire. A cette
pensée, Oliver réprima un soupir et se sentit soudain très
las. Dieu que cette situation était sordide ! Qu'Allison
garde cette pendule si elle y tenait tant ! Il allait arrêter ce
jeu mesquin immédiatement.
— Une fois..., compta le commissaire-priseur en tapant
sur la console avec son maillet.
Oliver garda le silence.
— Deux fois...
— Je veux cette pendule, répéta alors Barbra à Oliver en
fronçant les sourcils.
Il ferma les yeux. Elle s'agrippait à son bras et ce contact
lui était insupportable. Il aurait voulu l'envoyer au diable
mais il n'osait pas. Un parfait gentleman doit savoir rester
courtois en toute occasion et garder pour lui certaines
remarques désobligeantes...
Il leva le bras.
— Cent dollars pour monsieur, annonça aussitôt le
commissaire-priseur.
Allison tourna les yeux vers Yancy.
— Vas-y, ma belle, montre-leur! lui chuchota-t-il. Je
t'aiderai.
Ni l'un ni l'autre ne se rendirent compte que, pour
l'occasion, il venait de la tutoyer...
Allison prit une profonde inspiration et leva le bras.
Parmi l'assistance, quelques vieilles dames manifestèrent
bruyamment leur indignation. Théa Jackson tamponna
son mouchoir de dentelle contre ses tempes humides et
Polly éclata de rire aussi discrètement qu'elle le put.
Oliver se maudissait de s'être laissé entraîner dans une
histoire pareille.
— Jackson! siffla Barbra entre ses dents, le visage
haineux.
— Une fois..., commença le commissaire-priseur.
— Par pitié, Barbra, laissez-le tranquille, intervint Polly.
Voulez-vous qu'il fasse une syncope? Regardez-le, il est
blême!
— Faites une autre enchère, commanda la petite femme
sur un ton hargneux.
La voix de Théa s'éleva pour prononcer un seul mot :
— Non.
Barbra toisa la mère d'Oliver. Son visage n'avait plus rien
de celui d'une lady. C'était une furie!
— Deux fois..., continua le commissaire-priseur.
— Dans ce cas, tant pis, c'est moi qui vais le faire,
annonça Barbra.
— Non, ordonna Oliver à son tour.
On aurait entendu une mouche voler. Le commissaire-
priseur annonça enfin :
— Trois fois.
Son petit marteau retomba dans le silence. La pendule fut
adjugée à Mme Butlet et la foule put enfin respirer.
Oliver se leva et quitta son siège.
De l'autre côté de la salle, Yancy se pencha vers Allison.
— Je crois qu'un peu d'air frais nous ferait le plus grand
bien. Qu'en pensez-vous?
Elle hocha la tête. Ils quittèrent tous deux la salle,
traversèrent les luxueux salons du club et sortirent.
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