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Un Bébé À Bollywood

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Hanane MILOUDI
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Un Bébé À Bollywood

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1.

Zara Khan, la reine de Bollywood, plaquée par Vikram Raawal pour une femme
plus jeune après une relation de dix ans !
Une illustre inconnue prénommée Naina souffle son homme à Zara Khan juste
sous son nez !
Le biopic à grand spectacle de Vikram Raawal parti pour couler avant même sa
sortie !

Zara Khan lut les titres sur trois sites différents et posa son téléphone,
consternée. Elle jeta un coup d’œil à Naina, son assistante et la fiancée de
son meilleur ami, Vikram Raawal, assise dans le fond de la salle avec Anya,
la sœur de Vikram. Même de loin, le stress se lisait sur son visage.
Naina avait-elle vu ces titres ? Depuis une semaine elle avait perdu son
entrain. Était-ce à cause de ces insinuations ridicules selon lesquelles elle
lui avait « soufflé » Vikram ? Comment les médias pouvaient-ils publier des
mensonges aussi répugnants ?
À une semaine de leur mariage, la dernière chose dont avaient besoin
les deux fiancés, c’était que ses fans se déchaînent contre eux. Vikram lui
avait apporté le soutien indéfectible de son amitié dans toutes les épreuves
qu’elle avait traversées. Par ailleurs, il avait travaillé avec acharnement
pendant quinze ans pour rétablir la réputation et la situation financière de sa
famille comme de la société de production Raawal House of Cinema. Il ne
méritait vraiment pas que son bonheur et celui de Naina soient ternis par
toutes ces calomnies.
Elle avait eu beau faire une déclaration officielle pour assurer qu’elle
était heureuse pour Vikram et Naina, ça n’avait pas convaincu ses fans.
Si encore il avait suffi d’endurer ces rumeurs jusqu’à ce que d’autres
plus croustillantes les remplacent à la une des médias… Mais elles étaient
en train de brouiller toute la communication autour du biopic de Vijay
Raawal, grand-père de Vikram et créateur de la société de production
familiale. À chaque fois que Vikram avait tenté de donner une interview au
sujet de ce projet, toutes les questions des journalistes avaient porté sur le
prétendu imbroglio de sa vie sentimentale.
Zara s’efforça de garder le sourire malgré son irritation, tandis que sur
scène se poursuivait le programme de lancement du site du magazine
SuperWomen, dont elle était l’une des principales investisseuses.
Si elle n’avait pas promis aux jeunes femmes qui avaient créé le site de
participer au lancement et si elle n’avait pas fait jouer toutes ses relations
dans l’industrie pour pousser des hommes influents à y assister, elle serait
partie. Elle n’avait aucune envie de se montrer tout sourires sur scène
devant des gens qui se demanderaient tous secrètement si elle avait le cœur
brisé.
Pas question de se laisser réduire au rôle de victime. Même quand elle
aurait eu des raisons elle s’y était refusée. Ce n’était pas pour commencer
aujourd’hui. Le moment était venu de passer à l’action. Et pas seulement
pour soigner son ego. L’animosité du public envers Vikram risquait de
compromettre le succès du biopic, qui devait être terminé d’ici quelques
semaines et dans lequel il s’était énormément investi. Il était temps de
détourner l’attention des médias. De donner à ses fans un sujet de
discussion beaucoup plus excitant que les fiançailles de Vikram et de Naina.
Un plan germa dans l’esprit de Zara dès qu’elle vit Virat Raawal qui
arrivait du foyer avec ce mélange de désinvolture et d’assurance qui faisait
tout son charme. Les têtes se tournèrent vers lui et des murmures se firent
entendre, comme à chaque fois qu’il apparaissait.
Tandis que Vikram s’était imposé comme le roi des acteurs, Virat, son
frère, restait sans rival au sommet de la hiérarchie des réalisateurs. Connu
pour ses scénarios brillants à travers plusieurs films ayant rencontré un
succès international, Virat était un véritable rebelle. Les acteurs et les
actrices se battaient pour jouer dans ses films, tandis que les écrivains
créaient des histoires pour qu’il leur donne vie sur le grand écran.
Avec son nez grec et ses traits taillés à la serpe, il ne méritait pas d’être
qualifié de « beau » ou de « séduisant ». C’étaient des termes trop banals
pour le décrire. « Indompté » était le seul mot qui venait à l’esprit de Zara
quand elle le voyait. Un homme qui n’accepterait ni les contraintes d’une
relation ni les limites respectées par ses semblables.
Un frisson parcourut Zara – le frisson familier que déclenchait
systématiquement la présence de Virat. Il fit le tour de la salle, un sourire
impertinent aux lèvres. Elle avait toujours eu le sentiment qu’il se moquait
des autres. Avec un mépris non dissimulé. Comme si tous ceux qui
l’entouraient étaient des pions dans un jeu auquel il était le seul à savoir
jouer.
Alors que tous les hommes présents – la plupart très influents dans leur
domaine – étaient en costume trois-pièces, Virat dédaignait le code
vestimentaire en chemise blanche et pantalon noir. Une tenue qui mettait en
valeur sa silhouette athlétique et son mètre quatre-vingt-huit. La blancheur
de sa chemise, dont les trois premiers boutons étaient ouverts, offrait par
ailleurs un contraste délicieux avec sa peau brune.
Dix ans plus tôt, alors qu’à vingt ans tout juste il respirait déjà
l’assurance et la désinvolture, Zara avait été incapable de résister à son
charme. Aujourd’hui, la mâchoire recouverte d’une barbe naissante et un
cigare aux lèvres, il était l’image même du génie voyou, comme on
l’appelait. À le regarder il n’était que trop facile de croire à la révélation
récente de sa liaison avec la jeune épouse d’un ministre. Apparemment, il
vivait sa vie comme il faisait ses films. En se jouant des conventions
sociales. Personne à Bollywood n’ignorait les rumeurs selon lesquelles
moins d’une semaine plus tôt le ministre avait usé de tout son pouvoir pour
tenter de nuire à Virat.
Zara se réjouit silencieusement. Au moins, il n’était pas venu à ce
lancement en compagnie de l’épouse du ministre. En fait, elle s’était même
demandé s’il viendrait. Mais puisqu’il était présent, il n’y avait pas un
instant à perdre pour exécuter son plan. Si elle réfléchissait trop longtemps
à ce qu’elle envisageait de mettre en œuvre avec l’homme qui la détestait,
le seul homme pour qui elle aurait toujours un faible, elle renoncerait.
Elle prendrait ses jambes à son cou.
Zara se leva et inspira profondément en feignant de rajuster son
chemisier de soie blanche et sa jupe vert émeraude. Les jambes tremblantes,
elle se dirigea vers le groupe d’hommes qui riaient aux éclats suite à une
réflexion sans aucun doute pleine d’esprit de Virat. Autrefois elle n’était pas
son égale. Elle l’avait quitté parce qu’elle craignait de ne pas être à la
hauteur. Aujourd’hui le problème ne se posait plus, du moins si l’on s’en
tenait au critère superficiel de la réussite, et elle pouvait se permettre de
s’attaquer à Virat Raawal. Après tout, elle était parfois surnommée la Reine
de Bollywood en raison de son succès qui ne se démentait pas malgré ses
trente-cinq ans, dans une industrie qui privilégiait la jeunesse et mettait
prématurément les actrices au rebut.
Pour que Naina et Vikram puissent se marier dans un climat moins
hostile et que le biopic connaisse la carrière qu’il méritait, elle était prête à
tout. Même à affronter le play-boy insolent qui la détestait et qui sauterait
sur toutes les occasions de la tourmenter pour la punir de fautes
mystérieuses.

Elle mijotait quelque chose.


Zara Khan, actrice hors du commun et femme d’affaires avisée, aurait
dû être reléguée dans un coin du passé mais elle continuait de briller dans le
présent comme une lumière attrayante. Non, rien à voir. Elle était plutôt une
épine plantée dans son pied. Et bon sang, il vibrait d’une excitation qu’il
n’avait pas éprouvée depuis longtemps. Virat passa la main dans ses
cheveux. Dès l’instant où il était entré dans la salle et où il avait vu le
regard qu’elle fixait sur lui, il avait compris qu’il se préparait quelque
chose. Elle ne l’avait pas quitté des yeux, le faisant frissonner.
Son intérêt n’aurait pas été plus flagrant si elle s’était jetée à son cou –
avec cette grâce et cette assurance dont elle débordait. Et aussi cette peau
parfaite, ces rondeurs délicieuses…
Pas étonnant que sa libido réprimée depuis trop longtemps se réveille en
sursaut…
Zara avait gardé le pouvoir de le faire réagir comme un adolescent en
proie à un tourbillon irrésistible de désir et d’émotions. Malgré toutes les
années écoulées. Malgré le choix qu’elle avait fait depuis longtemps. Parce
qu’elle n’avait laissé aucun doute sur celui qu’elle préférait entre le célèbre
Vikram Raawal – le roi de Bollywood qui avait travaillé jour et nuit pendant
des années pour sauver de la ruine sa famille et la société de production
Raawal House of Cinema – et lui. Virat Raawal, l’homme dont la filiation
incertaine était depuis toujours un des sujets favoris de ses fans au cours des
talk-shows hebdomadaires.
Au cours des dix années écoulées depuis qu’elle s’était servie de lui
pour lancer sa carrière, il avait acquis une solide réputation en tant que
réalisateur à la fois dans l’industrie et auprès de la critique. Sa filmographie
était si prestigieuse que tous les artistes de Bollywood rêvaient de travailler
avec lui.
Même s’ils s’opposaient régulièrement en raison de points de vue
divergents sur la gestion de la société de production familiale, Virat avait
toujours pu compter sur le soutien de Vikram. Le lien qui unissait les deux
frères devait sa solidité à l’immaturité de leurs parents, qui n’avaient jamais
été capables de leur apporter un minimum de stabilité émotionnelle et
mentale. Virat avait donc pris sur lui pour éviter que ce lien soit mis en péril
par l’amertume qui l’avait rongé après qu’il avait été quitté par Zara pour
Vikram. Pour l’essentiel, il avait atteint son objectif. Mais à présent que
Vikram était sur le point d’épouser Naina et qu’il était l’objet de rumeurs
pernicieuses selon lesquelles il aurait brisé le cœur de Zara, Virat repensait
beaucoup à cette prétendue relation de dix ans.
Enfonçant les mains dans ses poches, il hocha distraitement la tête en
réponse à un commentaire de quelqu’un à sa gauche. Au même instant, le
parfum subtil de Zara lui chatouilla l’odorat. Il se raidit, comme pour se
préparer à une attaque. Sans avoir besoin de tourner la tête, il sut qu’elle
s’était glissée près de lui, beaucoup plus près que n’aurait dû le faire une
femme à qui il avait à peine adressé la parole en dix ans. Il sentit la chaleur
de son corps tandis que son bras nu frôlait le sien. Irrité, il s’apprêtait à lui
demander ce qui lui prenait quand le faisceau lumineux qui balayait la salle
s’immobilisa sur eux et des applaudissements éclatèrent.
Un message s’afficha sur l’immense écran installé dans le coin en haut à
droite de la scène, en même temps qu’une femme à lunettes les présentait,
Zara et lui, comme les principaux investisseurs dans le magazine en ligne.
Elle énuméra ensuite une liste de cadeaux incluant entre autres des bourses
destinées à des étudiantes de premier cycle, l’organisation mensuelle de
collectes de fonds pour des petites entreprises implantées dans des villages
à travers tout le pays, et pour la Superwoman du mois une rencontre avec
Zara et lui. En fonction de leurs emplois du temps respectifs, bien sûr.
— Nous y allons, chéri ? dit Zara de cette voix rauque si familière en lui
prenant le bras.
Il se tourna vers elle, abasourdi, avant de prendre conscience qu’ils
étaient le point de mire de l’assistance. Tous les spectateurs les regardaient
avec une fascination non feinte, contrairement à celle qui se lisait dans les
yeux que Zara fixait sur lui. Comme s’il était l’objet de ses rêves.
Leurs regards se croisèrent et ce fut comme si le monde se mettait sur
pause. Zara était une actrice-née. Dans son visage aux traits ciselés encadré
par une chevelure soyeuse, ses yeux brillaient d’un éclat qu’il ne parvenait
pas à interpréter, tandis que le large sourire qu’elle lui adressait semblait
parfaitement naturel. Et ses lèvres teintées de rose pâle représentaient une
tentation redoutable.
Posant une main sur son torse, elle cligna de l’œil avec une moue
aguichante. Toujours sous le coup de la stupeur, il fut assailli par une
bouffée de désir qui l’empêcha de reprendre son souffle.
— Je sais que tu n’aimes pas ce genre de soirée, mon chou, mais tu as
promis de faire ça avec moi, tu te souviens ?
Il sentit sa cuisse effleurer la sienne et faillit faire un bond en arrière. Ce
fut elle qui s’écarta, et il eut le temps de voir le trouble luire dans ses yeux.
La saisissant par la taille, il l’entraîna à l’écart du groupe et la poussa contre
le mur, dans le faisceau lumineux qui les suivait.
— À quoi joues-tu, shahzadi ? murmura-t-il tandis qu’elle nouait les
mains sur sa nuque.
Le contact de ses doigts fit courir des frissons le long de son dos et son
souffle fut comme une caresse sur sa mâchoire lorsqu’elle répondit dans un
murmure :
— C’est pour une bonne cause, Virat. Entre dans le jeu, tu veux bien ?
— Quel jeu ? Et dans quel rôle ? Celui de ton dernier gigolo en date ?
Elle haussa les épaules en riant.
— Quelque chose comme ça, oui.
Son rire rauque réveilla des souvenirs enfouis depuis dix longues
années, lui serrant le cœur. Il y avait toujours eu quelque chose de sensuel et
de magique dans sa capacité à rire. À la fois du monde et d’elle-même.
Était-il le seul à être aussi troublé par ces souvenirs ? À être encore hanté
par eux ? La laissaient-ils complètement froide ?
Leurs jambes se mêlèrent mais elle resta imperturbable. À part peut-
être… Oui, un léger tremblement qu’elle tentait visiblement de réprimer. Il
éprouva une satisfaction intense.
— J’aimerais beaucoup, Zara. Même si jouer avec les autres c’est ton
truc, pas le mien.
Il cala une mèche folle derrière son oreille et elle laissa échapper un
petit soupir qui l’électrisa. Pourquoi ne pas jouer un peu, après tout ? Mais
quel que soit ce jeu, cette fois il gagnerait. Plus question de laisser la
victoire à son frère aîné.
— Mais avant de jouer avec une femme, j’aime que les règles soient
bien claires, shahzadi. Même avec des ex-participantes comme toi qui
veulent refaire un tour de montagnes russes.
— C’est horrible de dire ça de moi. Et de toi, ajouta-t-elle en effleurant
son bras du bout des ongles sans cesser de sourire.
— Mais exact, non ?
Elle soupira.
— Tu te méprends sur mes intentions.
— Vraiment ?
Elle le foudroya du regard. Mais elle ne fléchit pas. Non, bien sûr que
non… Malgré ses griefs contre elle, Virat ne pouvait s’empêcher d’admirer
la ténacité avec laquelle elle avait bâti la brillante carrière dont elle avait
toujours rêvé.
En talons aiguilles de dix centimètres, elle était aussi grande que lui et
elle soutenait son regard sans ciller.
— Crois-moi si je te dis que c’est pour une bonne cause. Une petite
comédie à jouer pour…
Il suivit son regard et vit Naina, sa future belle-sœur, qui au fond de la
salle s’efforçait de masquer sa curiosité devant l’exubérance avec laquelle
Zara manifestait soudain son affection en public. Et envers lui, en plus. Une
curiosité partagée par toute l’assemblée, à en juger par les murmures qui
résonnaient dans la salle.
— Pour quoi ? demanda-t-il.
Naina avait des cernes impressionnants quand il l’avait croisée un peu
plus tôt dans la journée. Et il avait beau être absorbé par son travail, il
n’avait pas pu ignorer les rumeurs odieuses qui couraient au sujet de son
frère et de sa fiancée. Avec Zara dépeinte comme la pauvre ex-amante
rejetée.
— Pour libérer Naina et Vikram des calomnies. Pour t’éviter des
représailles de la part du ministre. Et pour empêcher que le biopic de
Vikram soit un fiasco avant même de sortir.
L’espace de quelques secondes le doute s’insinua dans l’esprit de Virat.
Zara aurait-elle lancé elle-même les rumeurs pour améliorer son image dans
la presse internationale ? Non, impossible. Non seulement ça manquait de
logique, mais elle était liée à son frère par une amitié sincère et elle avait
pris Naina sous son aile avec générosité.
— Oh ! je t’en prie, Virat, ne me regarde pas comme ça, reprit-elle
devant son silence. Tu ne peux pas être surpris que je sois au courant de ta
liaison dangereuse avec la femme du ministre. Quant aux problèmes
auxquels se heurte la production du biopic depuis le début, tu les connais
aussi bien que moi.
— En effet, je ne suis pas surpris que tu sois à l’affût des nouvelles,
comme d’habitude, rétorqua-t-il en souriant, conscient que tous les regards
étaient braqués sur eux.
Même si c’était rageant, il fallait reconnaître que l’idée de Zara était
brillante et qu’elle pouvait lui faciliter la vie. Il avait réuni presque tous les
éléments dont il avait besoin pour la série documentaire qu’il filmait dans le
plus grand secret. La dernière chose dont il avait besoin, c’était d’être
surveillé de près par le ministre corrompu dont il était sur le point de révéler
les exactions.
— Ni que tu aies des relations haut placées et que tu saches t’en servir.
Zara cilla. Comme si elle était blessée par ce dernier commentaire…
Mais il avait appris à ses dépens qu’avec elle il ne fallait jamais se fier aux
apparences. Et surtout pas à ces lueurs fugitives de vulnérabilité dans ses
grands yeux qui le fascinaient autrefois. Et encore aujourd’hui, à vrai dire…
— Alors quel est ton problème ? demanda-t-elle avec une pointe
d’agressivité.
— Je m’inquiète pour moi, bien sûr, répliqua-t-il avec un frisson
d’excitation.
Il n’y avait rien de plus addictif que d’affronter cette femme. Discuter
avec elle était plus stimulant pour sa libido que de rouler nu entre des draps
avec n’importe quelle autre femme de sa connaissance. Il effleura sa joue
du bout des doigts tout en s’efforçant de réprimer son désir.
— Je ne suis pas certain d’être de taille à jouer de nouveau le rôle de ton
esclave consentant, shahzadi. Je ne suis pas certain d’y survivre.
Visiblement suffoquée, elle lui donna une petite tape, et il eut le
sentiment qu’ils étaient filmés par au moins une centaine de caméras. Mais
bien sûr, c’était la raison pour laquelle elle avait choisi d’agir au cours de
cette soirée. Où elle jouait déjà le rôle central.
— Je n’ai pas l’intention de t’avaler tout cru pour te recracher ensuite.
Tu n’es pas une proie innocente entre les griffes d’une prédatrice affamée.
Il arqua un sourcil et ne put s’empêcher d’esquisser un sourire.
— L’expression est de toi, Zara. Pas de moi.
— Alors ?
— Alors quoi ?
— Vas-tu jouer le jeu et faire comme si nous étions en couple ?
— Pour l’instant, oui. Non que tu m’aies vraiment laissé le choix.
Il lui donna une chiquenaude sur le nez, refusant d’attacher de
l’importance à la souffrance qui se peignit furtivement sur son visage.
— Terminons ce que tu as commencé. Ensuite nous sortirons d’ici et
nous aurons une longue conversation.
— À propos de quoi ? demanda-t-elle d’une voix qui était mal assurée
pour la première fois de la soirée.
— On dirait que tu as peur, Zara.
— Bien sûr que non. Je n’ai pas peur de toi. C’est moi qui t’ai tendu une
embuscade, non ?
— Ah… Bien sûr. Le message sibyllin qui me promettait une source si
je venais ici ce soir, c’est toi qui me l’as envoyé.
Elle haussa les épaules.
— Tu ne m’as pas laissé le choix. J’ai fait appeler ton assistante par
Naina trois fois cette semaine, depuis que je suis revenue de mon tournage.
Tu étais injoignable.
— J’étais occupé.
— Avec la jeune épouse du ministre, bien sûr.
— Tu commences à être jalouse des femmes plus jeunes, comme le
suggère la presse ?
— Bien sûr que non. Tu devrais savoir que tout ce qu’on écrit au sujet
de ce triangle amoureux étrangement pervers entre Naina, Vikram et moi
n’est qu’un ramassis d’inepties. Et n’oublie pas que, si je peux me
permettre de traiter ces rumeurs par le mépris, ta future belle-sœur est
moins armée que moi. Cette campagne de dénigrement affecte beaucoup
Naina. Je serais vraiment navrée qu’ils se marient dans une atmosphère
aussi délétère.
— Dans ce cas, nous allons discuter des règles et des conditions de ce
nouveau jeu. Afin que chacun de nous puisse obtenir ce qu’il attend de cette
nouvelle… aventure.
— Je n’attends rien de toi, rétorqua-t-elle aussitôt, visiblement sur la
défensive.
— Après une soirée en ma compagnie, tu pourrais bien revenir sur cette
déclaration, objecta-t-il d’un ton narquois. En fait, je crois me souvenir
d’une soirée il y a dix ans, où nous étions censés aller à une réception de
lancement de Vikram pour qu’il te remarque. Mais au lieu de ça nous…
Elle le réduisit au silence en plaquant une main sur sa bouche et ils
s’affrontèrent du regard. L’électricité se mit à crépiter entre eux, aussi
intense que dix ans plus tôt.
— Si tu penses que j’ai oublié une seule seconde des choses que nous
avons faites, tu te trompes lourdement, Virat. Mais ce dont il s’agit ce soir,
c’est quelque chose qui ne concerne pas que toi et moi. Quelque chose qui
est plus important que nos différends mineurs et nos batailles d’ego.
— Différends mineurs, shahzadi ? Nous verrons ça.
Il referma la main sur son poignet pour l’écarter du mur, puis il finit par
détourner le regard et la prit par la taille en expirant longuement.
— Je te suis.
Elle hocha la tête et ils se dirigèrent vers la scène, hanche contre
hanche, marchant parfaitement en rythme, comme s’ils l’avaient déjà fait
des centaines de fois. Comme s’ils partageaient une intimité dont le monde
ignorait tout. Comme s’ils se connaissaient parfaitement. Autrefois, il avait
eu la stupidité de le croire. Mais du jour au lendemain elle lui avait prouvé
qu’elle n’était pas la femme qu’il croyait. Et pourtant, ce soir quelque chose
de nouveau avait déjà commencé. Quelque chose qui les dépassait l’un et
l’autre. Quelque chose qui le faisait vibrer tout entier.
Zara et lui se croisaient depuis dix ans sans jamais s’approcher l’un de
l’autre. Sans jamais travailler ensemble sur le même projet. Sans jamais
avoir la moindre relation. Ils n’avaient jamais rien eu à se dire tant que des
rumeurs couraient sur son histoire durable et compliquée avec son frère.
Aujourd’hui, entre cette soi-disant histoire d’amour et le tournage du
biopic qui allait les amener à se côtoyer pendant les prochaines semaines, le
passé allait sûrement se répéter. Malgré ses efforts pour paraître
indifférente, il avait surpris des lueurs d’intérêt dans son regard. Un intérêt
mutuel. Pourquoi se mentir ? Elle l’attirait toujours. Mais cette fois, leur
relation se terminerait de manière très différente. Tandis qu’ils montaient
les marches conduisant à la scène sous un tonnerre d’applaudissements,
Virat se rassura. Cette fois, ce serait lui qui la quitterait.
2.

La comédie imaginée par Zara fut une grande réussite. Pour un homme
réputé pour ne pas respecter les règles, Virat joua à la perfection le rôle
qu’elle lui avait assigné.
Alors que la soirée se terminait, Zara fit signe à Naina qu’elle pouvait
s’en aller. Elle n’avait ni le temps ni l’envie de satisfaire la curiosité qui
brillait dans les yeux de la jeune femme. Elle devait encore discuter avec
Virat « des règles et des conditions de ce nouveau jeu », comme il l’avait
dit.
Le moment était venu de découvrir ce que le diable allait exiger d’elle.
Parce qu’elle ne se faisait aucune illusion. Le prix à payer pour la
participation de Virat à la comédie qu’elle lui avait proposée allait être très
élevé…
Sa pochette à la main, Zara traversa le bar dissimulé derrière un
panneau lambrissé au rez-de-chaussée de l’hôtel. Un secret bien gardé qui
permettait de se cacher des médias. Sol de marbre sombre, décor rétro et
lumières tamisées créaient une atmosphère cosy. Virat était installé sur un
des tabourets entourant une table dans un coin isolé, un verre de rhum Old
Monk à la main. Le col de chemise toujours ouvert et les cheveux en
bataille, il était sublime.
Comme à son habitude, il avait devant lui une tablette sur laquelle il
concentrait toute son attention.
— Tu vas rester debout à me regarder, shahzadi ? demanda-t-il d’une
voix profonde, les yeux toujours fixés sur l’écran.
Zara eut un pincement au cœur. Autrefois elle aimait qu’il l’appelle
« princesse ». Et pour être honnête, il y avait une part d’elle-même qui
aimait toujours ça. Un peu trop. Mais aujourd’hui sa voix profonde avait
perdu ses inflexions tendres, et de son côté elle n’était plus une jeune fille
gauche et naïve avec des étoiles dans les yeux.
— Approche. Je ne te mordrai pas. À moins que tu en aies envie.
Elle resta immobile, le temps que les frissons déclenchés par ces paroles
s’estompent. Heureusement, elle avait de l’entraînement après l’avoir
observé de loin pendant plus de dix ans et l’avoir vu papillonner de femme
en femme. Il avait acquis la réputation d’être un réalisateur brillant et un
séducteur invétéré. Réputation méritée dans les deux domaines.
— Shahzadi était un terme qui ne me convenait déjà pas il y a dix ans,
déclara-t-elle en franchissant la distance qui les séparait. Vu mes origines
modestes, je n’ai jamais rien eu d’une princesse.
À son grand dam, il ne daigna pas lever les yeux vers elle.
— J’ai l’habitude de te considérer comme une princesse en formation,
shahzadi. Or comme tu le sais, les mauvaises habitudes sont difficiles à
perdre.
— Si je comprends bien j’étais une mauvaise habitude ? rétorqua-t-elle
avec une désinvolture qu’elle était loin de ressentir.
Au moins, elle ne s’était pas trahie. Elle n’avait pas laissé paraître
l’importance qu’elle attachait encore à son opinion.
— Oh ! de la pire espèce, shahzadi.
Il finit par lever sur elle un regard moqueur. Mais dans ses yeux bruns
elle vit luire autre chose, qu’elle ne parvint pas à identifier. Très vite, il
reporta son attention sur sa tablette et passa à la page suivante.
— Le genre d’habitude dans laquelle, si on ne fait pas attention, on
risque de replonger la tête la première… encore et encore.
Elle fut assaillie par une foule de souvenirs qui accrurent son trouble.
Quel amant fantastique il était… Si elle restait près de lui trop longtemps,
elle pourrait bien perdre la tête. Inspirant profondément, elle attendit que
son cœur reprenne son rythme normal. Non, il fallait garder la tête froide au
contraire. Et ne surtout pas oublier que cet homme était un incorrigible
séducteur.
— Ah… Donc tu étais sérieux tout à l’heure quand tu disais que tu étais
inquiet ? commenta-t-elle en se penchant pour éteindre la tablette. Tu as
peur de ce que je pourrais te faire ?
Sourire aux lèvres, Virat la considéra un instant en se frottant la
mâchoire. Puis il poussa un tabouret du pied pour l’inviter à s’asseoir.
— C’est pour ça que tu m’as choisi pour ce rôle, Zara ? Parce que tu
crois pouvoir faire de moi ce que tu veux ?
— Non, je t’ai choisi parce que cette comédie te sera utile à toi aussi. Et
parce que je pense que, malgré vos désaccords, tu es attaché à ton frère.
Le visage de Virat se ferma.
— Alors tout ça c’est pour lui ?
Elle fronça les sourcils.
— Vikram n’est pas le seul à avoir besoin de mon aide.
— Je n’ai pas besoin que tu me sauves, shahzadi.
— Des autres ? Non. De toi-même, oui, rétorqua-t-elle. Tu m’as
soutenue quand je traversais la pire période de ma vie. Disons que je te
renvoie enfin l’ascenseur. Et par la même occasion je pourrai peut-être
même ôter un poids à Vikram en te faisant entendre raison.
— J’avais oublié que tu as l’habitude de tout calculer. Que tu détestes
prendre des risques. Pas étonnant que mon frère et toi vous vous entendiez
aussi bien depuis aussi longtemps.
Zara eut un pincement au cœur. Quel mépris dans ces propos… Les
divergences entre Virat et Vikram concernant la gestion de Raawal House
of Cinema étaient de notoriété publique. Mais l’accuser elle d’être
calculatrice, c’était injuste. Ce n’était pas par calcul mais par prudence
qu’elle évitait de prendre des risques. Aussi bien dans sa carrière que dans
sa vie personnelle.
Surtout en ce qui concernait les hommes. Parce qu’elle avait appris à
ses dépens à réagir avec sa tête plutôt qu’avec son cœur. Virat croyait-il
vraiment les rumeurs selon lesquelles Vikram et elle avaient eu une relation
intermittente pendant dix ans ? Pensait-il qu’elle était simplement passée
d’un frère à l’autre sur un coup de tête ? Cette pensée était odieuse… Non,
l’idée que Virat était encore affecté par le passé n’était qu’une illusion.
Virat Raawal attirait les femmes comme le miel attirait les abeilles.
Peut-être parce qu’il était un amant très généreux. Peut-être parce qu’il ne
jouait pas à des jeux d’ego comme les autres hommes. Peut-être parce que,
lorsqu’il le voulait, il pouvait être l’homme le plus affectueux et le plus
drôle qu’une femme pouvait rencontrer.
Il donnait tout aux femmes, sauf son cœur.
Au cours des dix dernières années il avait eu d’innombrables
maîtresses. Il faudrait qu’elle soit stupide pour croire qu’il avait été
amoureux d’elle, même quelques jours.
— Le fait est que la situation inextricable créée par tes incartades avec
la femme de ce ministre nous dépasse l’un et l’autre. Vikram a passé plus de
quinze ans à reconstruire Raawal House, et il vient enfin de trouver le
bonheur avec Naina. Il a mis toute son âme dans ce biopic et il a investi tout
ce qu’il possède pour le produire. De ton côté tu es hors de contrôle et si
personne ne t’arrête, tu vas finir par provoquer un désastre.
Virat pinça les lèvres.
— Si je suis devenu un tel boulet, Vikram me licenciera et trouvera un
autre réalisateur. Comme toi il n’est pas sentimental.
— Je serais étonnée que Vikram te licencie. Non seulement le projet est
bien avancé, mais il porte déjà ta marque et c’est un gage de grande qualité.
Ce biopic n’est pas un film comme les autres. C’est l’histoire de votre
grand-père. Une œuvre capitale de Raawal House. Un héritage que vous
laisserez tous les deux aux futures générations.
Zara avait adouci sa voix, consciente que ses propos ne pouvaient que
raviver une blessure ancienne mal cicatrisée. Depuis plus de vingt ans, la
filiation paternelle de Virat Raawal était l’objet de conjectures dans une
partie de la presse et de la profession. C’était la raison présumée de la
deuxième séparation fracassante de ses parents. La cause de l’abîme qui le
séparait de son père. Depuis son plus jeune âge cette incertitude était pour
lui une humiliation permanente.
Sa mère – star de Bollywood du temps jadis – avait eu une liaison
secrète après sa première séparation d’avec son mari. Puis était venue la
réconciliation abondamment commentée dans la presse. Quelques mois plus
tard, Virat était né. Et depuis toujours il était en butte aux insinuations
répétées de la presse de caniveau concernant l’identité de son père. Qui de
son côté ne lui manifestait que du mépris.
— Es-tu prêt à être exclu de cet héritage, Virat ? As-tu décidé que tu ne
souhaites pas être un Raawal, en fin de compte ?
Virat se passa la main dans les cheveux en étouffant un grognement.
— Ça suffit avec les bons sentiments, shahzadi. Mama m’a déjà tenu ce
discours en utilisant le prestige du nom de Raawal pour me coincer.
Il lui lança un regard malicieux avant d’ajouter :
— Bien sûr, ce que tu offres est très… motivant.
— Je ne t’offre rien du tout, protesta-t-elle aussitôt.
Il eut un sourire ambigu.
— Tu es donc sûre que je vais accepter de me conduire comme tu le
souhaites ?
Elle inspira profondément. Pas question de se laisser manipuler par lui.
Même si son pouls s’accélérait à chacune de ses paroles, à chacun de ses
sourires…
— Pourquoi ne le serais-je pas ? Tu as besoin de détourner de toi
l’attention du ministre. Vikram et Naina ont besoin d’éviter que leur
mariage soit gâché par des rumeurs pernicieuses. Le biopic a besoin d’une
bonne publicité après tous les problèmes posés par ceux qui réclament la
tête de Vikram. Il me semble que tous ces arguments devraient suffire à te
convaincre. C’est une question de bon sens.
— Et si je t’en voulais toujours de m’avoir plaqué il y a dix ans pour
aller voir ailleurs parce que l’herbe y était plus verte ? Et si je saisissais
cette occasion de te faire tomber amoureuse et de te détruire une fois pour
toutes ? Et si…
— Je ne t’ai pas plaqué pour…
Elle s’interrompit. De quoi parlait-il ? À en juger par son regard
moqueur, il était inutile de lui demander des explications. Il ne lui en
donnerait pas. De toute évidence il n’attendait que ça, pour le seul plaisir de
la laisser dans le doute en ne lui répondant pas.
— Il semble que nous ne voyions pas le passé de la même manière,
reprit-elle.
Puis, sans lui laisser le temps de faire de commentaire, elle poursuivit.
— Est-ce que je me demande pourquoi tu as en permanence des liaisons
avec des femmes qui ne te conviennent pas ? Oui. Mais est-ce que je crains
que tu sois devenu un homme qui aime faire souffrir les femmes ? Non. En
vieillissant nous apprenons à nous protéger, nous nous mettons à porter des
masques, à dissimuler nos peurs, mais tout au fond nous restons ce que nous
avons toujours été. N’est-ce pas le thème de ton film plusieurs fois primé ?

— Une femme qui a toutes les réponses, commenta Virat, réconforté


malgré lui par la confiance indéfectible que lui accordait Zara.
Peut-être commençait-il à en avoir assez que le monde entier – y
compris sa mère – le prenne pour un dangereux briseur de cœurs. Il était
rebelle, certes, mais pas comme les gens l’imaginaient. Il avait dix ans de
plus que lors de sa rencontre avec Zara. Il était plus lucide et plus cynique.
Tout le monde le considérait comme brillant et il était le premier à admettre
qu’il avait un point de vue unique. Mais plus il connaissait la vie moins il
avait envie d’être vulnérable. C’était seulement à travers ses films qu’il
pouvait se livrer un peu. Il avait commencé à apprendre à se protéger à neuf
ans, quand son père avait assisté à la fête de l’école de Vikram et de leur
sœur cadette, Anya, mais pas à la sienne. Puis à seize ans, quand son père
l’avait qualifié de secret honteux de sa mère.
Quand il avait rencontré Zara il avait cru trouver en elle une âme sœur.
Une femme qui comme lui cherchait sa place dans le monde. Mais elle lui
avait prouvé qu’il n’était pas à la hauteur de ce qu’elle cherchait, lui
confirmant ce qu’il avait toujours su. Il n’était pas assez bien pour être un
Raawal. Et pourtant, quand il avait cessé d’essayer de plaire aux autres il
avait trouvé son propre pouvoir. Dans son art et sa carrière. Et aussi dans sa
vie personnelle.
— Personne ne se rend vraiment compte des efforts à fournir pour être
une femme bien informée, déclara-t-elle avec un profond soupir.
Il sourit. Qu’il soit facile de lui parler ne devrait pas le surprendre. Ils
avaient toujours été unis par un lien mystérieux. Une entente indéniable.
Une étrange sorte de magie opérait quand ils étaient ensemble. Après son
bout d’essai pour le biopic – il n’engageait jamais aucun acteur sans en
tourner un – Vikram avait vu ce dont elle était capable quand lui, Virat, était
derrière l’objectif. Il avait dû l’aiguillonner, la pousser à abandonner toute
retenue pour donner le meilleur d’elle-même. Professionnelle jusqu’au bout
des ongles, elle avait accepté toutes ses remarques avec une bonne grâce
qu’il avait rarement vue sur un plateau de tournage. Et quand elle avait
rejoué la scène, elle avait été fantastique. Vibrante d’énergie et tout en
nuances. Avec lui derrière la caméra et Vikram et Zara devant, le film serait
extraordinaire. Il n’avait aucun doute à ce sujet.
Ce serait son chef-d’œuvre. Son legs.
Il ne pouvait pas abandonner la série documentaire qu’il avait
commencé à tourner en secret pour mettre en lumière la conduite indigne de
nombreux hommes de pouvoir, mais il ne voulait à aucun prix manquer
l’occasion d’apporter sa contribution à l’héritage artistique des Raawal.
Zara avait mis dans le mille, ce qui n’avait rien de réjouissant. Il aurait
préféré qu’elle ne le connaisse pas aussi bien. Il aurait préféré garder ses
distances avec elle. Mais puisqu’il était responsable des rumeurs de liaison
entre lui et la femme du ministre – qui en réalité ne couchait pas avec lui
mais l’aidait à réunir des preuves contre son mari – et parce qu’il tenait en
effet à son frère et à Naina, il allait faire ce qu’elle lui demandait.
Parce qu’il avait tout à y gagner. Et parce qu’il découvrait que faire
perdre son assurance souveraine à Zara était très amusant. Le seul fait de
discuter avec elle avait quelque chose d’excitant. Il plongea son regard dans
le sien.
— Si tu as l’intention d’être ma rédemptrice, la femme qui transformera
le briseur de ménage en homme respectable, sache que je ne suis plus aussi
malléable qu’autrefois.
Elle soutint son regard sans ciller malgré le rouge qui colorait ses joues.
— Toi, malléable ? Virat, tu es l’homme le plus résolu que j’aie jamais
rencontré. Même à vingt ans tu avais déjà cette énergie. Cette vitalité. Cette
soif de faire tes preuves. Peut-être que tes souvenirs sont déformés. Peut-
être que tu t’es convaincu que j’ai profité d’un homme plus jeune. Mais ce
n’est pas ce dont je me souviens.
— Parce que tu te souviens ? demanda-t-il malgré lui.
— Oui. Régulièrement, répliqua-t-elle, avant de s’empourprer de plus
belle.
Émoustillé par cette franchise, il sentit des frissons le parcourir.
— Une fausse liaison qui se terminerait au bout de quelques semaines
après que je t’aurais plaquée n’améliorerait pas mon image. Ni celle de
Vikram, d’ailleurs. J’imagine les gros titres. Les frères Raawal se refilent
Zara Khan ou quelque chose du même genre. Pour que cette comédie ait un
effet positif immédiat, il faudrait que nous annoncions nos fiançailles.
— Il n’en est pas question ! Ce serait aller trop loin, Virat. Je… Tu n’as
peut-être pas d’autres projets d’avenir que de continuer à jongler avec les
femmes des autres, mais moi…
— Toi quoi, Zara ? Tu attends toujours le prince charmant ?
Elle détourna les yeux et il eut une bouffée de tendresse. Qu’il réprima
aussitôt. Il lui en voulait toujours pour la manière dont elle l’avait traité dix
ans plus tôt, mais aujourd’hui il avait des années d’expérience dans
l’industrie du cinéma et il comprenait mieux l’importance vitale d’avoir des
relations quand on voulait réussir. Cependant, il n’était pas question de
croire à cette vulnérabilité qu’exprimait son regard par moments. Ce serait
une grave erreur.
— Réfléchis, Zara. Si tu veux faire cesser les ragots avant le mariage de
mon frère et de Naina la semaine prochaine, et par la même occasion créer
une bonne publicité pour le biopic, l’annonce de nos fiançailles est la
solution la plus efficace.
Elle soupira.
— Tu as toujours été très fort pour me convaincre avec ta logique.
Il haussa les épaules.
— L’attention du ministre et de ses puissants amis se reportera sur ma
belle fiancée, qui me détourne de leurs jeunes épouses. Après la sortie du
biopic, nous pourrons prendre des distances puis nous séparer en expliquant
que nous avons tous les deux commis une erreur.
— Je suis sûre qu’ils vont tous prier pour que j’aie le pouvoir de te
retenir. Franchement, Virat, je m’attendais à des tas de choses de ta part,
mais ça…
— Et à quoi t’attendais-tu, shahzadi ? Qu’attendais-tu de moi ? Il y a
longtemps que je me pose la question.

Virat parlait à voix basse mais sur un ton si véhément que Zara
frissonna. Peut-être n’avait-il pas complètement changé. Peut-être avait-il
juste appris à mieux masquer ses émotions.
— S’il y avait une chose à laquelle je ne m’attendais pas, c’était que tu
t’amuses avec les jeunes épouses innocentes d’hommes puissants…
La colère fit étinceler les yeux de Virat, mais il la réprima avec une
aisance qu’il ne possédait pas autrefois.
— Je te trouvais des tas de défauts, shahzadi, mais l’hypocrisie n’en
faisait pas partie.
— Je ne te fais pas la morale, Virat. Je…
— Tu sais aussi bien que moi que l’innocence n’a rien à voir avec l’âge,
Zara. Passer des nuits torrides avec moi quand j’avais à peine vingt ans ne
te posait pas de problèmes.
— C’est différent. Je n’ai que cinq ans de plus que toi et tu n’as jamais
été vraiment innocent, et puis je… tu… Nous tenions l’un à l’autre.
— Vraiment ? Aurais-tu réécrit notre histoire pour la transformer en
conte de fées, Zara ?
Cette question contenait un curieux mélange de mépris et de pitié… De
nouveau, Zara eut le sentiment d’avancer dans un champ de mines.
— Elle a été importante pour moi. Très importante, insista-t-elle en
soutenant le regard de Virat. Et je n’ai pas l’intention de te laisser déformer
notre passé pour en donner une image scabreuse. Ça ne marchera jamais si
tu veux me faire passer pour une séductrice perfide qui…
La surprise la réduisit au silence quand Virat lui prit la main. Il avait les
doigts plus rugueux que le chêne de la table en raison des années passées à
gratter des instruments à corde. Il jouait du corps des femmes avec la même
virtuosité.
— Tu as raison, dit-il d’un ton conciliant. Le passé est le passé.
Il sourit avant de poursuivre.
— Alors, c’est entendu ? Nous allons annoncer nos fiançailles. Peut-être
demain à la cérémonie de remise des prix. Et puis nous irons ensemble au
mariage la semaine prochaine.
Elle hocha la tête, en proie à un étrange cocktail d’inquiétude et
d’excitation.
— Dans ce cas, si nous nous entraînions, shahzadi ?
— À quoi ? demanda-t-elle dans un souffle.
— À nous conduire comme des fiancés. Si tu veux, je peux écrire un
scénario pour nous.
— Quel genre de scénario ? murmura-t-elle, aiguillonnée par un petit
diable intérieur.
Virat se leva, puis il se pencha vers elle et effleura ses lèvres.
— Quelques caresses furtives. Puis d’autres caresses un peu moins
furtives. Et ensuite, peut-être, si nous arrivons à le supporter l’un et l’autre,
un baiser ?
3.

Zara dut faire appel à toute sa volonté pour rester impassible. Il avait
donc l’intention de la torturer pendant les prochains mois. Pour quelle
raison, elle n’en avait aucune idée. Elle effleura les veines sur le dos de sa
main.
— Tu es d’humeur changeante, Virat. En un clin d’œil tu passes des
critiques aux caresses.
— Il y a un homme derrière le bar qui braque son téléphone sur nous,
murmura-t-il d’une voix rauque à son oreille. Couve-moi d’un regard
éperdu, shahzadi.
Déçue, elle eut un pincement au cœur, qu’elle s’efforça d’ignorer. Il
jouait juste la comédie ? Et alors ? Toujours perchée sur son tabouret, elle
posa la main sur le torse de Virat. À travers le tissu de sa chemise, les
battements de son cœur et la chaleur de son corps étaient nettement
perceptibles.
— Tu penses que ça fera une bonne photo ? murmura-t-elle en prenant
un air angélique.
Il posa une main sur son épaule avant de se pencher vers elle.
— Je pourrais presque croire que tu as vraiment envie de moi.
Impossible de ne pas remarquer la pointe de mépris dans sa voix. Elle
serra les dents. Le pire, c’était qu’elle avait vraiment envie de lui. Mais elle
n’en avait pas honte. Non, elle n’aurait plus jamais honte de ses désirs ni de
ses rêves. C’était lui qui lui avait appris à les assumer. En revanche elle était
furieuse de constater que quelques instants passés en sa compagnie
suffisaient à réveiller son désir pour lui. Et la lueur narquoise qui dansait
dans ses yeux n’arrangeait rien. Elle mourait d’envie de le déstabiliser. De
le pousser à reconnaître qu’elle ne lui était pas indifférente.
— Suis-je autorisée à tirer le meilleur parti de ce moment, Virat ? Puis-
je leur montrer pourquoi mon cœur n’est pas brisé par le mariage imminent
de Vikram ? lança-t-elle.
Les doigts de Virat se crispèrent imperceptiblement sur son épaule.
— Tu peux toujours essayer, shahzadi.
Elle descendit de son tabouret et se retrouva contre lui, dos à la table.
Les sourcils arqués, il la regardait toujours d’un air narquois. Visiblement
déterminé à lui prouver qu’elle ne lui faisait plus aucun effet. Que la
comédie qu’ils avaient décidé de jouer ne pouvait être que ça. Une comédie.
Qu’il n’y avait absolument plus rien entre eux. Après tout, c’était une
attitude raisonnable qu’elle ferait bien d’adopter également. Et pourtant,
quelque chose en elle s’y refusait.
Avec ses talons aiguilles, elle était à la bonne hauteur… Plongeant son
regard dans le sien, elle referma la main sur sa mâchoire et pressa ses lèvres
contre les siennes. Elles avaient un goût irrésistible, mélange de rhum, de
cigare et de masculinité. Les jambes tremblantes, elle étouffa un
gémissement. Elle avait oublié à quel point ses lèvres étaient douces. À quel
point elle aimait l’embrasser, l’avoir pour elle toute seule.
Virat Raawal, le sublime rebelle dont toutes les filles du pays étaient
folles. L’homme qui avait refusé de devenir acteur comme son père et son
frère. Qui avait choisi de rester dans l’ombre, derrière la caméra. Dire
qu’après tout ce qui s’était passé entre eux elle l’avait perdu… Cette pensée
raviva la souffrance qu’elle s’était infligée en renonçant à lui. Toute la
frustration accumulée pendant ces dix années au cours desquelles elle
l’avait vu devenir un brillant réalisateur et collectionner les maîtresses. Ces
dix années pendant lesquelles il avait superbement ignoré son existence, se
comportant comme si elle était transparente à chaque fois qu’ils s’étaient
croisés dans des cérémonies de remise de prix ou dans des galas de
bienfaisance.
Mon Dieu, elle avait envie de ce baiser depuis dix ans, depuis l’instant
où elle l’avait quitté. Elle en avait assez d’attendre. Assez de réprimer ses
sentiments. Assez de rester enfermée dans la cage qu’elle s’était construite
elle-même. Elle accentua son baiser. La respiration de Virat s’altéra
furtivement mais il resta immobile, les bras pendants. Imperturbable et
moqueur. Comme si elle n’était qu’une femme de plus dans son
impressionnante collection. Comme si elle était incapable de lui faire perdre
le contrôle de lui-même…
Pas question de se décourager. Au contraire. Elle noua les mains sur sa
nuque et quitta ses lèvres pour parsemer sa mâchoire de baisers. Elle enfouit
le visage dans son cou, l’embrassant et le mordillant tour à tour. Puis elle
lécha du bout de la langue la petite cicatrice au coin de ses lèvres, tout en
enfonçant les doigts dans ses cheveux et en effleurant son torse du bout des
seins.
Quand elle captura de nouveau sa bouche, il referma une main sur sa
nuque et posa l’autre au creux de ses reins pour la plaquer contre lui.
Triomphante, elle fut électrisée par le contact de son corps puissant.
— Je sais comment tu devrais m’appeler à la place de princesse,
murmura-t-elle avec un regard provocant.
Elle pouvait se permettre de manifester son désir pour lui, mais il fallait
à tout prix éviter de lui laisser voir qu’elle tenait encore à lui. Elle avait
travaillé avec acharnement et fait beaucoup de sacrifices pour arriver là où
elle était aujourd’hui. S’il y avait une chose qu’elle avait apprise pendant
ces dix années où elle avait réussi à survivre dans le cinéma, c’était qu’il ne
fallait jamais dévoiler sa vulnérabilité, ses regrets ou ses doutes à
quiconque.
Et surtout pas à cet homme, qui savait exactement comment elle avait
commencé.
— Comment ?
La voix de Virat était rauque et son regard étincelant de désir. De toute
évidence, il lui avait fallu un moment pour comprendre ce qu’elle avait dit.
Elle sourit. Peu importait pourquoi elle l’embrassait. Ou pourquoi il lui
rendait son baiser. Elle avait juste envie de lui.
— Reine, répondit-elle. Après tout, j’ai bâti mon propre royaume.
À sa grande joie il pouffa.
— Ça, je ne peux pas dire le contraire, Zara.
Il écarta une mèche de sa joue et le contact furtif de ses doigts attisa son
désir.
— Dois-je vérifier si je peux faire trembler la reine dans mes bras ? S’il
reste quelque chose de cette femme délicieuse que j’ai connue il y a
longtemps ?
— Cette femme avait très peur, Virat. De tout le monde et de ses
propres rêves. Aujourd’hui j’ai changé. La preuve, c’est que je n’ai pas
hésité à aborder le play-boy le plus en vue de Bollywood pour lui demander
de coopérer à l’exécution de mon plan.
Le regard de Virat n’avait plus rien de narquois. Elle fut parcourue d’un
frisson délicieux. Le désir qui brillait dans ses yeux bruns était grisant.
— Et tu es sûre de pouvoir supporter le degré de coopération que je suis
prêt à t’apporter ? Parce que je meurs d’envie de me jeter sur toi, shahzadi.
— Il suffit d’essayer pour le vérifier, rétorqua-t-elle sans se démonter
malgré les battements frénétiques de son cœur.
Il se pencha lentement et effleura ses lèvres avec une douceur qui la
stupéfia. Elle qui s’attendait à un baiser impérieux… Il goûtait sa bouche
comme s’il cherchait à vérifier si elle avait vraiment changé. Ce n’était pas
la passion qu’elle espérait mais ça ne l’empêchait pas de vibrer tout entière.
Les jambes tremblantes, elle s’alanguit contre lui en étouffant un
gémissement. Aussitôt, ce baiser de pure dégustation devint vorace.
Transportée, elle y répondit avec fougue tandis que Virat la couvrait de
caresses fébriles. Le temps s’arrêta. Plus rien n’existait que ce baiser.
Durait-il depuis une éternité ou depuis une seconde ? Elle n’en savait rien.
Elle ne se posait pas la question.
Mais tout à coup, Virat y mit fin. Et le juron furieux qu’il laissa
échapper dissipa brutalement la brume de désir dans laquelle elle flottait.
Elle s’écarta de lui et vacilla sur ses talons aiguilles. Il referma aussitôt la
main sur son bras pour l’empêcher de tomber. Elle leva les yeux vers lui, au
comble de la confusion.
— Virat ?
— Félicitations, shahzadi. C’était un super baiser de fiançailles, n’est-ce
pas ? Si j’avais su que tu deviendrais une comédienne aussi extraordinaire,
je t’aurais engagée depuis longtemps pour un de mes projets.
Outrée, elle lui donna un coup dans la poitrine.
— Je ne jouais pas la comédie. Toi non plus, d’ailleurs. La seule
différence, c’est que moi j’assume mes désirs et mes rêves. Et sais-tu qui
m’a appris que c’était très libérateur ? Toi.
Sans attendre sa réaction, elle quitta le bar d’une démarche altière.

Zara s’appuya contre une statue géante d’éléphant recouverte de


mosaïques et regarda le groupe de jeunes femmes hilares qui entouraient les
mariés dans le parc du palace où se déroulait sur trois jours le mariage de
Vikram et de Naina.
L’architecture de cet ancien palais transformé en hôtel de luxe ne cessait
de l’éblouir depuis qu’elle était arrivée deux jours plus tôt en compagnie de
Virat.
Comme prévu la nouvelle de leurs fiançailles s’était répandue comme
une traînée de poudre et leur baiser était devenu viral en quelques heures.
Ils avaient été l’un et l’autre assaillis par la presse à une cérémonie de
remise de prix – où il avait déclaré d’un air triomphant que la Reine avait
accepté de l’épouser – puis à la fête qui avait suivi. On ne parlait que d’eux
sur les réseaux sociaux, comme ils le souhaitaient.
Pendant le tournage du biopic, ils donneraient également plusieurs
interviews déjà programmées. La seule chose qu’ils n’avaient prévue ni l’un
ni l’autre était la réaction de Naina et de Vikram. À peine étaient-ils arrivés
à l’hôtel que les mariés les avaient pris à part pour exiger des explications.
Au comble de l’embarras, Zara cherchait ses mots quand Virat s’était
chargé de leur répondre. Un bras autour de ses épaules, il l’avait attirée
contre lui en disant à son frère :
— Que te dire, bhai – mon frère ? Elle ne peut pas se passer de moi.
Vikram les avait étudiés longuement l’un et l’autre puis il avait prévenu
d’un ton crispé :
— Ne la fais pas souffrir, Virat.
À ces mots, le faux fiancé avait éclaté de rire avant de demander :
— As-tu donné le même avertissement à Zara, bhai ? C’est peut-être
moi qui ai besoin d’être protégé contre elle.
À cet instant quelqu’un était venu chercher les mariés, coupant court à
la conversation au grand soulagement de Zara. Cependant, elle n’avait pu
s’empêcher d’être heureuse de se retrouver entre deux hommes qui avaient
toujours beaucoup compté pour elle, bien que de manière différente puisque
Vikram n’avait jamais été son amant. C’était seulement après sa rupture
avec son frère que sa carrière avait décollé et qu’une amitié profonde s’était
forgée entre eux.
Si la mère des deux hommes, Vandana Raawal, trouvait encore à redire
à ses relations avec ses fils – et c’était sûrement le cas – Zara ne se laisserait
plus jamais manipuler par elle. Son cœur se serra. Quel souvenir horrible…
Dix ans plus tôt, Vandana Raawal était venue la trouver et avait profité de
ses points faibles pour la pousser à quitter Virat.
« Et si je t’en voulais toujours de m’avoir plaqué il y a dix ans pour aller
voir ailleurs parce que l’herbe y était plus verte ? »
Poursuivie par ce commentaire amer de Virat, Zara souleva le bas de
son lehenga de velours émeraude – une des somptueuses créations d’Anya
Raawal – et se joignit à la foule des invités. À la nuit tombante, le parc
offrait un décor féerique. Les allées dallées de pierre blanche éclairées par
des guirlandes lumineuses sinuaient entre des bassins bleus sur lesquels
flottaient des fleurs aux couleurs vives et des diyas aux flammes vacillantes.
Des serveurs en uniforme proposaient des lassis, des cocktails et du thé aux
invités installés sur des divans garnis de coussins de velours moelleux.
Au centre de l’assemblée se trouvaient les mariés, assis face à face
chacun sur un divan, entourés de sœurs et de cousins qui les taquinaient,
conformément à un des nombreux rituels du mariage. Vêtue d’un sari
kanchivaram en soie blanc cassé, Naina avait autour du cou un lourd collier
de perles et des jhumkas assorties pendaient à ses oreilles. Son épaisse
chevelure bouclée était relevée en un chignon orné d’un gajra, une
guirlande de fleurs de jasmin. Parmi les femmes présentes la jeune mariée
était celle qui portait la tenue la plus sobre, mais elle était si rayonnante
qu’elle les éclipsait toutes.
Le cœur de Zara se serra à la vue des regards échangés par Naina et
Vikram. Les yeux des mariés exprimaient un amour éperdu. Autrefois Virat
la regardait avec la même adoration et elle en avait été transformée. Il
l’avait fait sortir de la carapace sous laquelle elle s’était retranchée pendant
son mariage désastreux.
De la musique diffusée par des haut-parleurs habilement dissimulés
couvrit soudain le bruit des conversations et Vikram se leva pour inviter
Naina à danser. Malgré la nostalgie qui lui nouait la gorge, Zara se joignit
au groupe qui les entourait. Un jour comme celui-ci, il était difficile de faire
comme si elle s’était libérée des griffes du passé. Comme si son image
d’actrice et de femme d’affaires comblée par la vie était le reflet fidèle de la
réalité. Devant tant d’amour et de bonheur, il était difficile de se mentir à
elle-même et de ne pas admettre qu’elle se sentait terriblement seule.
Un frisson la parcourut et elle leva les yeux. Virat se trouvait sur la
terrasse, juste en face d’elle. Dans son kurta blanc cassé à col Nehru, il
avait tout d’un roi contemplant son royaume. Son regard se promena sur
elle, s’attardant sur le dupatta doré couvrant ses épaules et le choli sans
manches en velours émeraude assorti à son lehenga, avant de s’immobiliser
sur son visage. Malgré la distance qui les séparait, elle sentit les ondes qui
circulaient entre eux et ravivaient le souvenir de leur baiser. Un baiser dont
il avait ressenti les effets aussi intensément qu’elle. Malgré la désinvolture
qu’il avait affichée par la suite, il n’y avait aucun doute là-dessus. Elle
l’avait vu dans ses yeux.
Ce baiser avait été comme un retour dans le passé. Dix ans plus tôt, elle
était subjuguée par Virat, mais elle n’avait pas encore surmonté le
traumatisme dû aux circonstances dans lesquelles son mariage avait pris fin.
Si bien qu’elle était sur ses gardes, hésitante. Aujourd’hui en revanche, elle
savait ce qu’elle voulait et elle n’hésitait pas à le réclamer. Et Virat, que
voulait-il ? Était-il prêt à lui donner ce dont elle avait envie ? Elle vit un
sourire narquois étirer ses lèvres et elle détourna les yeux. Aurait-il lu dans
ses pensées ?
Au même instant un groupe de jeunes filles exubérantes l’entoura. Elle
fut soulagée par cette distraction. Elle mit les lunettes noires que l’une
d’elles lui tendait et elles prirent toutes ensemble une pose amusante devant
un photographe. Ensuite, une des jeunes filles lança un coup d’œil à Virat et
lui demanda :
— Qu’est-ce que ça fait d’avoir séduit le play-boy le plus en vue de
Bollywood, connu pour ne pas garder ses petites amies plus d’un mois ?
Faisant appel à tout son talent de comédienne, Zara éclata de rire.
— Tout ce que je peux dire, c’est qu’un seul baiser de cet homme suffit
à me mettre des étoiles plein les yeux.
Feindre d’être folle de Virat Raawal était facile. Ne pas se mettre à rêver
à chaque fois qu’il la regardait… Ça l’était beaucoup moins.
4.

Virat se réfugia sur la terrasse alors que le crépuscule zébrait le ciel


d’orange vif. Il en avait assez de la fête. Assez d’être en représentation. Il
n’avait qu’une envie, reprendre le travail. Cependant, le plus contrariant
était la facilité avec laquelle il avait perdu le contrôle de lui-même quand il
avait embrassé Zara l’autre soir.
Mais après tout, était-ce vraiment un problème ? Serait-ce si grave de
céder à son désir ? De toute évidence, elle le partageait.
Oui, elle avait envie de lui. Et contrairement à autrefois, elle ne
craignait pas de manifester sa volonté. Avec cette comédie qu’elle lui avait
pour ainsi dire imposée, elle pensait qu’elle lui rendait service. Qu’elle le
sauvait. Et au moins jusqu’à ce que les choses se calment après ce dernier
scandale avec la femme du ministre, il allait jouer le jeu. Être sauvé, c’était
peut-être ce dont il avait besoin, en fin de compte.
Depuis quelque temps il avait de plus en plus tendance à se laisser
accaparer par son travail. Peut-être à cause du sujet sombre qu’il traitait
dans sa série documentaire. Mais impossible de se mentir. Son travail
commençait à être affecté par cet isolement qu’il s’imposait. Par son
désenchantement croissant. Par la distance qu’il avait prise avec ce qui était
l’essence même de la vie. L’amour et l’affection.
Être en colère contre le monde demandait beaucoup d’énergie. Virat eut
une moue de dérision. Quelle ironie… La proposition de Zara n’aurait pas
pu tomber à un meilleur moment. Au moins, il pourrait s’amuser à lui faire
perdre ce sang-froid qu’elle portait comme un masque, et peut-être lui voler
un ou deux autres baisers.
Il était minuit passé mais la fête battait toujours son plein. Virat trouva
Zara au deuxième étage, cachée sur un balcon en encorbellement surmonté
d’une coupole et clos sur l’extérieur par un jali. Cette cloison de pierre
ajourée la protégeait des regards tout en laissant filtrer le parfum du jasmin
grimpant qui recouvrait la façade de l’hôtel, ainsi que la musique provenant
de la piste de danse installée dans le parc.
Un calme bienfaisant régnait à cet étage où aucun invité ne logeait. Des
diyas, disposées dans des niches creusées à même la pierre des murs ornés
de fresques d’origine, répandaient une lumière diffuse dans la galerie
intérieure. Virat s’immobilisa devant l’arcade donnant accès au balcon.
Avec ses divans garnis de coussins moelleux et de couvertures multicolores,
éclairé lui aussi par des diyas, ce balcon offrait un refuge douillet où
échapper à la folie qui régnait au rez-de-chaussée. Dans ce décor, Zara avait
tout d’une belle prisonnière dérobée aux regards de convoitise par un
maharadjah jaloux.
Ils s’étaient amplement affichés ensemble et ils avaient répondu à assez
de questions inquisitrices pour la soirée. Sans compter qu’ils avaient pris
soin de se couver des yeux en permanence pour faire bonne mesure. Non
qu’ils aient eu besoin de feindre leur attirance mutuelle. Ce baiser… Il
mourait d’envie de renouveler l’expérience. Avec un peu de chance il
parviendrait à ne pas perdre complètement la tête. Non, il ferait mieux de
s’éclipser. De toute évidence, elle éprouvait le besoin d’être seule. Mais
toute la journée elle avait eu un regard hanté. C’était ce signe de
vulnérabilité qui l’avait poussé à partir à sa recherche…
Conscient que son cœur battait au rythme du hip-hop fusion des bandes
originales de Bollywood qui montait de la piste de danse, Virat s’appuya au
montant de l’arcade. Pas de doute, dès qu’elle se trouvait à proximité il
redevenait le gamin de vingt ans qu’il était à l’époque de leur rencontre…
Adossée à un coussin, les jambes repliées sur le côté, elle avait jeté un châle
sur ses épaules nues. En début de soirée elle avait troqué son lehenga et son
choli vert émeraude contre un corsage blanc court et une jupe bleue,
déployée en demi-cercle autour d’elle. Sculpturale, le front haut et les yeux
immenses, elle était d’une beauté singulière, qui s’était épanouie au cours
des dix dernières années pour devenir éclatante. Cette femme intrépide,
ardente, qui n’hésitait pas à lui tenir tête, était encore plus irrésistible que la
jeune fille timide d’autrefois.
— Tu te caches, Zara ? demanda-t-il avec curiosité.
— Peut-être. Je ne sais pas, répondit-elle en gardant les yeux fixés sur le
jali,à travers lequel on apercevait le ciel criblé d’étoiles.
— Tu ne t’étais pas posée un seul instant depuis le début des rituels à
l’aube.
Elle arqua les sourcils, visiblement surprise qu’il l’ait remarqué.
— Je prends très à cœur mon rôle de soutien de la jeune mariée. Il n’est
pas facile de la préserver de la Troisième Guerre mondiale que sa belle-
mère et ta mère sont décidées à se déclarer, dit-elle en lui lançant un coup
d’œil furtif. Naina tient absolument à faire plaisir à tout le monde. Vikram a
beau lui répéter que ce mariage est le sien et qu’elle doit penser d’abord à
elle, elle ne veut contrarier personne. C’est donc à moi qu’il revient
d’affronter les mécontents pour tenter d’arrondir les angles.
Virat s’avança sur le balcon.
— Tu sembles une amie précieuse pour Naina.
Zara se leva et darda sur lui un regard noir.
— Visiblement ça te surprend. Mais comme je te l’ai dit, je ne suis pas
une séductrice perfide. C’est tout de même étrange que tu veuilles
m’enfermer dans une case. N’est-ce pas toi le génie de la réalisation réputé
pour ses portraits de femmes tout en nuances ?
Il réprima un sourire. C’était cette façon qu’elle avait de l’interpeller sur
ses préjugés qui la rendait aussi attirante. Elle avait raison. Il s’efforçait de
l’enfermer dans une case. Dans l’espoir qu’elle cesserait de le hanter… Il se
pencha vers elle et plongea son regard dans le sien.
— Il n’est pas illogique d’imaginer qu’il pourrait y avoir un malaise
entre toi et la fiancée de mon frère. Après tout, toi et lui vous avez été très
liés…
— Il n’y a jamais eu la moindre attirance physique entre moi et Vikram,
le coupa-t-elle sèchement. Nous ne démentions pas les rumeurs parce que
ça nous arrangeait.
Le soulagement qui submergea Virat fut si intense qu’il en eut le souffle
coupé. Était-il donc encore traumatisé à ce point qu’elle ait choisi Vikram
autrefois parce qu’à l’époque il était le mieux placé pour l’aider à se faire
un nom à Bollywood ? Mais avait-elle réellement choisi Vikram ? De toute
évidence, ils avaient sur le passé des points de vue divergents.
— Si tu penses que je t’ai quitté pour Vikram parce que je me suis
lassée ou que…
La voix de Zara s’éteignit. Elle cilla comme pour refouler des larmes,
puis elle ramena ses cheveux en arrière d’une main tremblante.
— Oui, bien sûr. C’est exactement ce que tu penses. Tu as décidément
une bien piètre opinion de moi.
Elle se dirigea vers la sortie mais il la retint par le bras.
— Zara, attends ! Je ne suis pas venu ici pour te faire des reproches.
— Vraiment ? Pendant dix ans tu as fait comme si j’étais transparente !
lança-t-elle avec véhémence. Comme si je n’existais pas ! Comme s’il ne
s’était jamais rien passé entre nous. Mais en fin de compte j’aurais préféré
que tu m’accables de reproches. Ça m’aurait au moins donné l’occasion de
m’expliquer. Mais à tes yeux je ne méritais même pas ça, n’est-ce pas ?
— C’est toi qui es partie, Zara. Tu as accepté un rôle que Vikram t’a
proposé et tu es partie.
Et son départ avait été pour lui un séisme dévastateur.
— Parce que j’essayais de percer et que…
— Mademoiselle Khan, c’est vous ? demanda une voix féminine
provenant du couloir.
Virat serra les dents. Il ne manquait plus que ça ! Des fans de Zara
avides de participer à leur soi-disant conte de fées…
— Oh ! mademoiselle Khan, je ne sais pas comment vous remercier de
m’avoir invitée. J’ai rencontré des tas de gens, poursuivit la femme en
pénétrant sur le balcon.
Son regard se posa sur Virat, puis sur sa main refermée sur le bras de
Zara.
— Oh… Je… Je suis vraiment désolée, monsieur Raawal. Je ne vous
avais pas vu, sinon je n’aurais jamais…
— Ne vous inquiétez pas, Meera.
Zara dégagea son bras de la main de Virat en lui lançant un regard de
défi qui l’électrisa. Puis elle se tourna vers la jeune femme avec un sourire
qui ne laissait rien deviner de la colère qui la faisait vibrer quelques
secondes plus tôt.
— Vous ne nous dérangez pas du tout. Au contraire. J’étais en train
d’ennuyer mon fiancé avec des histoires sans importance, dit-elle en le
prenant par le bras pour l’inciter à se tourner lui aussi vers la jeune femme.
Il s’exécuta à contrecœur. Oui, il l’avait ignorée pendant dix ans. Parce
que son départ lui avait causé un tel dépit qu’il n’avait pas pu faire
autrement. Il avait puisé dans sa rancune l’énergie nécessaire pour atteindre
des sommets toujours plus élevés dans sa carrière. À l’époque sa colère lui
paraissait pleinement justifiée. Aujourd’hui, il ne savait plus que penser.
Une seule chose était claire. Chaque instant passé en sa compagnie
accroissait son désir pour Zara. Et celui-ci prenait des proportions
démesurées.

Zara sentit la réticence de Virat. Il avait la réputation d’être exigeant sur


les plateaux de tournage, mais c’était avec la presse qu’il se montrait
réellement intraitable. Il ne supportait pas les conjectures éternellement
recyclées dans les tabloïds lorsque sa mère, sa famille ou ses films étaient
sous les feux de l’actualité. La question de savoir s’il était un Raawal ou le
fils illégitime de Vandana revenait systématiquement à chaque fois.
— M. Raawal est enchanté de votre interruption, n’est-ce pas, jaan ?
demanda-t-elle en refermant la main sur son bras.
En le sentant se crisper sous ses doigts, elle réprima un sourire ravi.
Comment avait-elle pu oublier à quel point il était amusant de le taquiner ?
Dans ce domaine, il lui laissait une liberté qu’il n’accordait à personne
d’autre. Aujourd’hui comme autrefois.
— Enchanté, en effet. Tu as le don de trouver le mot juste en toutes
circonstances, shahzadi, ironisa-t-il.
Elle lui fit un sourire mielleux avant de s’adresser de nouveau à la jeune
femme, qui les dévorait des yeux.
— Êtes-vous bien installée, Meera ? Votre chambre vous convient-elle ?
Vikram sait que vous faites partie de mes invités. Si vous avez besoin de
quoi que ce soit…
— Oh ! tout est parfait, mademoiselle Khan. Tout le monde a été
charmant avec moi. Je voulais juste vous remercier de m’avoir envoyé une
invitation. J’ai l’impression de vivre un conte de fées. Et surtout, merci
d’avoir convaincu Vikram que notre association est sérieuse. Sans votre
recommandation, il ne nous aurait pas donné la moindre chance.
— Dans quoi avez-vous entraîné mon frère, mademoiselle ? demanda
Virat.
— Ma sœur et moi nous dirigeons un centre d’accueil destiné aux
femmes victimes de violences conjugales, à Bombay. Notre objectif est de
les aider à devenir indépendantes en leur proposant une formation
professionnelle qui leur convienne. Mlle Khan est notre soutien le plus
fidèle depuis le début. Contrairement à beaucoup d’organisations caritatives
qui se contentent de nous envoyer des chèques, elle nous accorde du temps
et nous fait profiter de son réseau pour trouver des emplois. Une de nos
membres aspire à devenir actrice et Vikram lui a fait passer une audition
pour un petit rôle dans un film. C’est Mlle Khan qui a tout arrangé, conclut
la jeune femme avec un sourire radieux.
Virat darda sur Zara un regard si intense qu’elle fut envahie par une
douce chaleur.
— Tu es décidément admirable, jaan. Mécénat, engagement solidaire…
Bravo.
— Meera exagère. Je veux juste aider les autres comme j’ai moi-même
été aidée. Je n’ai pas oublié qu’il est difficile de partir de rien. Cela
implique-t-il que mon ambition est plus acceptable ? Que je mérite
davantage tout ce que j’ai gagné ? Que je suis plus digne de toi, Virat ?
Ayant parlé d’un ton plus vif qu’elle ne l’aurait voulu, elle s’exhorta au
calme. Mieux valait éviter de déverser sa colère devant témoin.
— Meera écrit également pour SuperWomen. Elle prépare un article de
fond sur moi pour le mois prochain, précisa-t-elle.
Elle se rassit et invita la jeune femme à en faire autant. Pendant la
première partie de l’entretien, Virat resta silencieux, se contentant de scruter
le visage de Zara. Puis Meera finit par demander :
— À présent, puis-je vous poser quelques questions sur votre relation ?
— Quel genre de questions ? intervint-il aussitôt d’un ton agressif.
La jeune femme releva le menton.
— Nos lecteurs souhaitent mieux connaître l’homme qui a conquis
Zara. Ils veulent savoir si vous la méritez.
Il resta d’abord interdit, puis une lueur de respect s’alluma dans ses
yeux.
— C’est une question à laquelle je n’ai pas encore la réponse, répliqua-
t-il avec un sourire charmeur.
Amusée, Zara se contenta de l’observer tandis qu’il prenait le relais.
Esquivant adroitement la plupart des questions de Meera sur leur relation, il
orienta l’interview sur le biopic et leur collaboration sur le tournage. Il
fournit juste assez d’informations pour satisfaire la curiosité de la jeune
femme sans rien révéler de plus que ce qu’il souhaitait.
— Voulez-vous une photo de nous ? demanda-t-il en conclusion.
Meera sortit aussitôt de son sac un appareil de professionnel et se mit à
discuter avec lui d’éclairage, de cadrage et d’angle de prise de vue. Zara
était encore en train de se demander comment elle avait perdu le contrôle de
la situation quand il s’assit à côté d’elle et la souleva pour l’installer sur ses
genoux. Tandis qu’elle le prenait machinalement par les épaules, il glissa un
bras autour de sa taille et immobilisa sa main sur son ventre.
Le cœur battant à tout rompre, elle déglutit péniblement. À part en
tournage, il y avait longtemps qu’elle ne s’était pas retrouvée dans ce genre
de position avec un homme. Oh ! bien sûr, elle avait caressé une ou deux
fois l’idée d’avoir une brève aventure, mais ça n’avait pas dépassé le stade
du fantasme. Apparemment, les blessures datant de son mariage étaient trop
profondes pour qu’elle puisse baisser la garde avec un autre homme que
Virat. Il était tentant de considérer cette longue période d’abstinence comme
la cause du trouble intense qu’elle ressentait. Mais ce serait se mentir. Seul
Virat était capable de la troubler. Même encore aujourd’hui.
À son grand soulagement elle n’eut pas à garder la pose trop longtemps.
Après avoir pris plusieurs clichés, Meera demanda si elle pouvait faire un
selfie avec elle. Virat la congédia avec un énième sourire charmeur.
— J’aimerais rester seul avec ma fiancée.
Visiblement subjuguée, la jeune femme s’en alla avec un sourire
jusqu’aux oreilles. Le silence s’installa sur le balcon. Pour la première fois
depuis des années, Zara était en proie à un désir qui lui faisait oublier sa
peur et ses doutes.
— Merci de ne pas avoir été désagréable avec elle, déclara-t-elle.
— Je ne rejetterai jamais quelqu’un qui se bat pour une bonne cause.
Il lui pressa le genou avant d’ajouter :
— Tu fais du bon travail, Zara.
Il n’y avait pas la moindre trace de moquerie dans sa voix. De toute
évidence, ce compliment était sincère. Le cœur de Zara se gonfla de joie.
Décidément, son opinion avait toujours autant d’importance pour elle. Et à
travers le fin coton de son corsage, ses doigts semblaient brûlants sur son
ventre…
— Merci.
— Zara, il est clair que nous n’avons pas la même perception de ce qui
s’est…
Elle pressa la main sur sa bouche pour le faire taire.
— Je n’ai pas envie de discuter du passé. Pas aujourd’hui, s’il te plaît.
Je suis déjà trop abattue.
— Je sais, shahzadi.
Elle leva vers lui un regard surpris. Il haussa les épaules.
— Disons que je semble avoir un sixième sens en ce qui te concerne.
Toute la journée tu as été parfaite dans les rôles de meilleure amie, d’actrice
affable et de fiancée amoureuse. Mais tu avais un regard hanté.
Déglutissant péniblement, elle eut du mal à maîtriser son émotion. La
perspicacité de Virat n’avait rien de surprenant, mais la douceur de sa voix
menaçait de faire tomber les barrières dont elle avait entouré son cœur. Elle
menaçait de pulvériser la cuirasse sous laquelle elle s’était réfugiée pour se
protéger du remords et de la souffrance liés à ce jour particulier.
— Je… Mon mari est mort à cette date. C’est difficile pour moi de
parler de… S’il te plaît, ne me pose pas de questions.
En réalité cette prière était superflue, songea-t-elle. Parce que, même à
l’époque, Virat n’avait jamais posé de questions indiscrètes. Il n’avait
jamais cherché à en savoir plus que ce qu’elle était prête à dévoiler.
— D’accord, pas de questions.
Oh ! comme elle aimait cette compréhension dont il était capable…
Mais il était vrai qu’elle aimait tout de lui. La solidité de ses bras autour
d’elle, son odeur chaude et masculine qui la grisait et la réconfortait tout à
la fois.
— Nous allons juste rester assis ensemble aussi longtemps que tu le
souhaiteras, ajouta-t-il d’un ton apaisant. Oublie le passé, shahzadi, et
oublie l’avenir. Ici et maintenant, tu es en sécurité.
Ces paroles accrurent encore le désir de Zara. Elle voulait vivre
pleinement ce moment. Sans penser au passé. Ni à l’avenir. Seul le présent
comptait.
— J’ai envie d’autre chose, murmura-t-elle. Autre chose avec toi.
Il ne bougea pas, il ne dit rien, mais il se raidit imperceptiblement. Il
savait, comprit-elle. Il attendait juste qu’elle exprime clairement son désir.
Ce qui était inéluctable depuis l’instant où elle l’avait incité à jouer avec
elle la comédie du couple amoureux, à la soirée de lancement du magazine.
— Fais-moi l’amour, Virat. J’ai désespérément besoin de concret
aujourd’hui. J’ai besoin de sentir. Pas de penser.
5.

Virat passa en revue toutes les raisons de refuser. Au cours des quelques
jours qui s’étaient écoulés depuis leurs retrouvailles, Zara lui avait
démontré qu’il ne la connaissait pas. Mais comment résister au parfum de
sa peau ? Aux frôlements de son corps contre le sien ? Impossible.
Contrairement à l’image que tout le monde avait de lui, il ne couchait
pas avec n’importe qui. Cependant, il avait toujours été capable de dissocier
les sentiments et le désir. Zara était la seule femme avec laquelle la frontière
entre les deux avait été floue.
Mais il n’était plus un gamin de vingt ans, et elle n’était plus la même
femme. La nouvelle Zara savait ce qu’elle voulait et elle n’hésitait pas à
agir en conséquence. Animée d’une volonté farouche, elle était prête à tout
pour protéger ceux qu’elle aimait. Cette Zara, il en avait déjà eu des aperçus
à l’époque. Elle avait toujours été là, sous la surface, attendant de se libérer.
Cette nouvelle Zara était encore plus redoutable que celle d’autrefois et
elle risquait de lui faire de nouveau perdre la tête. Or c’était justement cette
perspective qui l’enflammait. La sagesse n’avait jamais été son fort. L’idée
de tenir cette Zara fougueuse et désinhibée dans ses bras faisait rugir le
fauve qui était en lui…
Du calme. Avant tout, il fallait mettre les choses au clair. Comme il le
faisait toujours.
— Ça restera purement sexuel. Il ne peut rien…
Elle se pencha vers lui et effleura du bout des lèvres sa mâchoire
recouverte d’une barbe naissante.
— Tout ce que je veux, c’est faire l’amour avec toi. J’ai envie de toi,
Virat. Je crois que je n’ai jamais cessé de te désirer…
À en juger par son débit précipité et sa voix étranglée, cet aveu avait
échappé à Zara. La lueur de consternation qu’il entrevit dans ses yeux
confirma à Virat qu’il ne se trompait pas. Pas de doute, elle ne jouait pas la
comédie. Elle était sincère. Cette certitude lui fit perdre le peu de sang-froid
qui lui restait.
Plongeant les doigts dans ses cheveux, il s’empara de sa bouche dans un
baiser passionné. Avec la plupart des femmes il jouait un rôle – il était le
rebelle, le benjamin de la dynastie la plus puissante de Bollywood, le
réalisateur qui faisait et défaisait les carrières. Mais Zara le dépouillait de
tous ses masques avec une facilité déconcertante. Elle ne lui laissait pas
d’autre choix que d’être lui-même. Et à cet instant, il n’était plus qu’un
homme fou de désir pour cette femme qui répondait à son baiser avec une
ardeur grisante. Un baiser qui s’approfondit encore et encore jusqu’à ce
qu’ils soient l’un et l’autre à bout de souffle.
S’arrachant à sa bouche, Virat promena les doigts dans le dos de Zara et
joua avec les liens qui fermaient son corsage.
— Ces cordons m’ont nargué toute la soirée, shahzadi. Juste un petit
coup sec et tu es à moitié nue. Tu veux bien, Zara ?
— Oui…
Elle lui vola un nouveau baiser gourmand, puis elle quitta ses genoux
pour fermer la porte donnant sur le couloir. Le déclic du verrou résonna
comme une promesse, qui décupla le désir de Virat.
— Ici ? demanda-t-il en promenant un regard avide sur elle dans la
pénombre du balcon, que seules quelques diyas éclairaient de leurs flammes
vacillantes.
— Ici. Maintenant, acquiesça-t-elle en avançant lentement vers lui. Je
ne présente pas de risques. Et toi ?
— Moi non plus.
Il se leva et la rejoignit en un pas.
— Mais le jali peut laisser passer les bruits.
— Il est plus de minuit et tout le monde est à moitié ivre. Je n’ai pas
envie d’aller dans ma chambre et de prendre conscience en chemin de
toutes les raisons pour lesquelles ce n’est peut-être pas une bonne idée.
— Déjà des doutes, shahzadi ?
Il la saisit par la taille et la fit pivoter. Le petit gémissement qu’elle
étouffa quand il referma les bras sur elle l’excita presque autant que le
contact de ses fesses rebondies contre son sexe.
— Des doutes, non. Plutôt la crainte que les vilains fantômes du passé
fassent une nouvelle apparition.
— La pénombre ne cache pas la vérité, Zara.
— Ne pas avoir envie de voir sa faiblesse en face n’est pas la même
chose que se cacher la vérité.
Il enfouit le visage dans le creux de son épaule et huma son odeur avec
délectation.
— Si je comprends bien, je suis une faiblesse ?
Elle posa les mains sur ses bras en se pressant contre lui. Il lui mordilla
la nuque, lui arrachant un rire rauque qui lui parut aussi mélodieux que son
ghazal favori.
— Tu serais plutôt une tentation. Comme un délicieux dessert. Et je ne
peux pas me permettre d’en abuser.
Il la couvrit de caresses en riant avant de refermer les mains sur ses
seins. Le gémissement qu’elle étouffa l’électrisa. La mémoire avait quelque
chose d’étrange. Il se souvenait que ses seins étaient extrêmement sensibles
aux caresses. Et de toute évidence, de ce point de vue elle n’avait pas du
tout changé. Lorsqu’il effleura les bourgeons hérissés, elle pressa les fesses
contre son sexe en ondulant des hanches.
Il tira sur les cordons de son corsage et le lui enleva. Au contact de sa
peau soyeuse sous ses doigts, il fut parcouru de longs frissons. Refermant
les mains sur les somptueux globes, il pinça délicatement les pointes
durcies. Elle tourna la tête vers lui avec un gémissement modulé et
s’empara de sa bouche avec une avidité qui menaça de lui faire perdre le
contrôle de lui-même. Son désir manifeste pour lui était un aphrodisiaque
surpuissant.
— Contre le jali ? murmura-t-il contre ses lèvres.
— Tout le palais va nous entendre…
Il sentit qu’elle souriait contre sa bouche.
— Penchés sur le divan ?
Le rythme syncopé du hip-hop fusion s’estompa, remplacé par un slow.
Il la fit tournoyer dans la pénombre et son éclat de rire joyeux le combla. Il
sentit ses ongles effleurer son torse avant que les boutons de sa chemise se
mettent à voler autour d’eux. Lorsque la chemise elle-même les eut rejoints
par terre, ses mains se promenèrent sur sa peau, épousant les contours de
ses pectoraux avant de descendre sur son ventre puis de remonter sur son
torse dès qu’elles atteignirent la ceinture de son pantalon. Elles refirent le
même circuit à plusieurs reprises, s’attardant un peu plus longuement sur sa
ceinture à chaque fois.
— Trop impersonnel, murmura-t-elle enfin, alors qu’il était au supplice.
— Zara, tu…
— Ce n’est pas juste un coup d’une nuit avec un inconnu, Virat. Même
s’il n’y a rien de mal à ce genre de chose. Mais ce n’est pas ce dont j’ai
envie. Je veux la chaleur d’un désir partagé. Je veux te regarder dans les
yeux quand tu jouiras en moi. Je veux retrouver l’ivresse de l’échange entre
deux personnes qui ne cherchent qu’à se donner mutuellement du plaisir.
Est-ce trop demander ?
— Bien sûr que non.
Il prit soudain conscience que tout en parlant elle l’avait entraîné vers le
divan. Au dernier moment il la fit tourner et ce fut elle qui tomba dessus. Il
s’empressa de la rejoindre et le contact de leurs deux poitrines nues leur
arracha un même soupir extatique. Il captura sa bouche dans un baiser
langoureux tandis qu’elle le couvrait de caresses. Mais de nouveau ses
mains fuyaient dès qu’elles atteignaient sa ceinture. Sans savoir pourquoi, il
sentit son cœur se serrer.
— Tout va bien, shahzadi ? murmura-t-il en déposant un baiser sur sa
tempe.
— Très bien. Très très bien, répondit-elle en soutenant son regard.
Il y avait dans ses yeux une lueur qu’il ne parvint pas à identifier mais il
n’insista pas. Après tout, ce n’était qu’une aventure sans lendemain. Il n’y
avait rien entre eux. La familiarité qui existait entre deux anciens amants,
oui. Mais rien d’autre.
— Je vais te caresser là, annonça-t-il en posant la main entre ses cuisses
sans relever sa jupe.
Elle hocha vivement la tête.
— Oh ! oui…
Il pouffa devant son enthousiasme.
— Tu peux en faire autant, ajouta-t-il avec un sourire malicieux.
Malgré la pénombre, il la vit rougir. Comme autrefois. Elle traça les
contours de son érection du bout des doigts à travers le tissu de son
pantalon.
— Comme ça ? murmura-t-elle en scrutant son visage.
Avec ces grands yeux noisette qu’il avait si souvent surpris sur lui
depuis dix ans… Il l’avait ignorée mais cela ne l’avait pas empêché de
remarquer certains regards nostalgiques. Éprouvait-elle des remords ?
Regrettait-elle de s’être servie de leur relation pour donner une impulsion à
sa carrière ? Cette question, il se l’était souvent posée.
— Oui, répondit-il d’une voix rauque.
— Montre-moi.
— Pardon ?
— Dis-moi ce dont tu as envie. Montre-moi.
Alors qu’il restait muet de surprise, elle lécha ses lèvres du bout de la
langue avant d’ajouter :
— S’il te plaît.
— Je voudrais que tu me caresses plus… franchement.
Elle posa la main sur son sexe.
— Comme ça ?
— Par exemple, mais sans mon pantalon, répliqua-t-il, au comble de la
frustration.
Le glissement de la fermeture Éclair de sa braguette fut une musique
divine à ses oreilles. Quand les doigts de Zara se refermèrent autour de son
sexe, il laissa échapper un juron assez sonore pour réveiller les plus ivres
des invités logés aux étages inférieurs. Elle pouffa puis elle commença à le
caresser en plongeant dans le sien un regard qui l’émut étrangement. Il
captura sa bouche et ils s’embrassèrent avec une ferveur inédite tandis
qu’elle poursuivait ses caresses. Lorsqu’elle effleura l’extrémité de son sexe
du bout du pouce, il rejeta la tête en arrière avec un grognement guttural.
— J’aime quand tu fais ça, commenta-t-elle aussitôt.
— Quoi donc, shahzadi ?
— Quand tu t’abandonnes.
— Je ne me refrène jamais, Zara.
— Ça marche peut-être avec les autres mais pas avec moi.
— Que veux-tu dire ?
— Tout le monde pense que tu es incapable de te contrôler. Que tu
cèdes à toutes tes impulsions. Mais on te pardonne pratiquement tout,
comme à la plupart des génies, parce que tu crées des œuvres admirables.
Il éclata de rire et l’embrassa avec une tendresse irrépressible.
— Ah… Le cynisme te va bien, shahzadi.
— Oh ! quel soulagement ! Enfin un homme qui n’attend pas de moi
que je passe mon temps à le flatter.
Il rit de plus belle, puis il traça un sillon de baisers entre ses seins.
— Tu me ferais presque perdre le fil de mes pensées.
— Presque ? Ça ne suffit pas.
Il souffla sur un bourgeon hérissé avant d’effleurer de sa barbe la peau
délicate qui l’entourait.
— Oh… tu exagères… Je n’ai pas fini. Les gens disent que ce sont tes
impulsions incontrôlables qui te rendent aussi brillant, aussi créatif. Mais je
sais que tout ça n’est qu’une comédie.
Il s’immobilisa.
— Qu’est-ce qui est une comédie, Zara ?
Une lueur de défi s’alluma dans les yeux noisette, malgré le désir qui les
voilait.
— Tu sais parfaitement te dominer en toutes circonstances. Quand tu
cèdes à une impulsion, c’est toujours en gardant le contrôle de la situation.
Rien n’entame la cuirasse de cynisme sous laquelle tu t’abrites.
Il accueillit cette déclaration par un silence stupéfait. Zara l’observait
avec une inquiétude non dissimulée. Comme si elle craignait d’être allée
trop loin et de le voir s’en aller. Bien sûr, sa perspicacité était troublante,
mais pas assez pour qu’il renonce à ce plaisir.
— Tu penses beaucoup trop, shahzadi, dit-il enfin d’un ton léger en
l’attirant contre lui. Je connais un excellent moyen de t’empêcher de
continuer à perdre ton temps en réflexions inutiles.
Sans attendre sa réaction, il remonta sa jupe et glissa les doigts sous
l’élastique de sa culotte. Elle faillit tomber du divan.
— Oh…
Chacun des soupirs qu’il lui arrachait décuplait son propre désir. Tout
en approfondissant son exploration, il se pencha sur un sein et aspira
goulûment sa pointe durcie. Les doigts enfoncés dans ses cheveux, elle
ondulait des hanches avec des gémissements modulés qui menaçaient de lui
faire perdre la raison. Interrompant ses caresses, il enleva son pantalon et la
débarrassa de sa jupe avec des gestes fébriles. Lorsqu’il plongea en elle
d’un seul coup de reins, il fut assailli par des sensations si incroyables qu’il
n’eut pas conscience tout de suite qu’elle s’était raidie, la tête tournée
comme pour fuir son regard. Elle semblait terriblement vulnérable et son
attitude trahissait un secret qu’il ne voulait surtout pas connaître.
Il n’avait qu’une envie. Donner libre cours sans attendre à la passion qui
le dévorait. Mais il était difficile de traiter comme une étrangère cette
femme qu’il avait si bien connue.
— Zara ?
Il frotta sa joue contre la sienne.
— Nous pouvons arrêter si c’est ce que tu veux, shahzadi.
Elle tourna la tête vers lui. Toute trace de vulnérabilité avait disparu de
son visage. Elle était redevenue la Zara qui tenait le monde à distance.
— Mais… Je n’ai même pas joui, protesta-t-elle avec une moue
faussement boudeuse.
Il sourit, mais tout au fond de lui il ne put s’empêcher d’être déçu que le
moment de vulnérabilité soit terminé.
— Continue, s’il te plaît, ajouta-t-elle.
— Tes désirs sont des ordres, shahzadi, murmura-t-il contre ses lèvres
avant de l’embrasser dans le cou.
Sa bouche poursuivit sa descente jusqu’à la pointe d’un sein, qu’il suça
et mordilla tour à tour jusqu’à ce qu’elle le supplie de lui faire l’amour.
— Lent ou endiablé ? demanda-t-il en souriant au souvenir d’une fois
où il l’avait taquinée à ce sujet.
— Lent, endiablé, fluide, frénétique… ça m’est égal, répondit-elle dans
un souffle. Je veux juste…
Il l’entraîna dans une valse tourbillonnante dont le rythme s’accéléra
inexorablement.
— Maintenant, Virat, s’il te plaît…
Glissant la main entre eux, il la fit basculer dans la jouissance d’une
seule caresse. Elle s’y abîma en gémissant et en répétant son nom.
Galvanisé, il la rejoignit quelques instants plus tard et enfouit le visage dans
son cou.
Un moment plus tard, au lieu d’un besoin urgent de se séparer d’elle et
de se lever, il éprouva tout le contraire. Il n’avait qu’une envie, prolonger ce
moment voluptueux. Lentement, sans se détacher d’elle, il se redressa sur
les coudes et l’étudia. La tête sur le côté, les yeux fermés, elle avait encore
la respiration haletante. Une perle de sueur roula le long de son cou et
poursuivit sa descente sur sa poitrine. Il attendit qu’elle arrive entre ses
seins pour la lécher du bout de la langue.
Elle gémit, tout entière parcourue de frémissements. Aussitôt, il sentit
son sexe se durcir en elle.
— Je pensais que tu n’en étais plus là, commenta-t-elle avec un sourire
malicieux, qui creusa sur sa joue la fossette sur laquelle tout le monde, les
femmes comme les hommes, s’extasiait.
Il voulut se retirer mais elle l’arrêta et plongea dans le sien un regard
effronté.
— Je ne me plains pas.
Il effleura du pouce les cernes qui creusaient ses yeux.
— Tu as l’air fatigué. Je ferais mieux de te ramener dans ta chambre.
— Ça doit faire environ vingt heures que je me suis levée.
Elle lui donna un petit coup sur le torse.
— Et tu n’es pas obligé de chercher des excuses si tu n’as pas envie de
recommencer. Tu peux me le dire franchement. Je suis capable de
l’entendre.
— Vraiment, Zara ? À chaque fois que je crois avoir réussi à
comprendre qui tu es, tu me lances une autre pièce du puzzle…
Au moment où il finissait sa phrase, Virat prit conscience d’une
évidence. Dans cet espace clos plongé dans la pénombre, Zara lui avait
dévoilé une part d’elle-même que personne d’autre ne voyait jamais. Sa part
de vulnérabilité. La part qui l’avait poussée à tenir tous les autres hommes à
distance pendant si longtemps. Ce pour quoi son frère lui avait servi
d’alibi… Non, décidément, il ne la connaissait pas du tout. Il lui manquait
encore de nombreuses pièces du puzzle.
Le désir de Virat s’éteignit instantanément. Il détestait les puzzles. À
cause de sa mère et de son père, toute sa vie en était un. Les mensonges
constants, les grandes scènes, l’emprise exercée sournoisement sur les
autres… Il fuyait tout ça comme la peste. Détournant le regard, il se retira
de Zara et se força à ignorer son petit cri étouffé ainsi que sa propre
frustration. Ce qui venait de se passer entre eux n’était qu’un coup d’une
nuit. Rien de plus.
Il n’avait pas envie de s’intéresser à cette femme. Ni d’en savoir
davantage sur le centre d’accueil qu’elle soutenait, sur la comédie qu’elle
avait jouée pendant dix ans en utilisant son frère pour éviter les hommes. Et
encore moins pourquoi c’était lui, Virat, qu’elle avait choisi pour lui faire
l’amour.
Un choix qu’elle n’avait pas fait à la légère. De ça, il était absolument
certain.

Zara sut qu’elle avait perdu Virat avant même qu’il se retire d’elle.
Cette froideur subite… C’était comme une gifle. Elle se redressa et remit sa
culotte tandis qu’il enfilait son pantalon. Pendant quelques secondes elle
s’autorisa à savourer les courbatures inhabituelles, les légères éraflures
laissées par la barbe de Virat sur sa peau, et le bien-être délicieux consécutif
au plaisir qui faisait encore vibrer tout son corps.
Elle ramassa sa jupe par terre en jetant un coup d’œil à Virat. Torse nu,
il contemplait le ciel obscur après avoir ouvert la petite fenêtre aménagée
dans le jali. Prise d’une envie irrésistible de le rejoindre et de couvrir son
dos musclé de baisers, elle parvint de justesse à se retenir. En revanche, elle
ne réussit pas à chasser de son esprit les pensées qui y tourbillonnaient. Que
s’était-il passé ? Pourquoi ce revirement de Virat ? Avait-elle été collante ?
Décevante ? Avait-elle… Stop ! Cette mauvaise habitude de s’interroger sur
les erreurs qu’elle avait forcément commises, elle l’avait prise pendant son
mariage. Avant même de rencontrer Virat sur le tournage de son premier
film, où elle jouait la meilleure amie de l’héroïne. Cette habitude, il n’était
pas question de la reprendre aujourd’hui sous prétexte que le seul homme
en qui elle avait jamais eu confiance se comportait tout à coup comme si
elle n’avait pas été à la hauteur de ses attentes.
Inspirant profondément, Zara s’efforça de se ressaisir. Ce soir elle avait
eu besoin de lui. Et elle l’avait eu. Pas de regrets. Pas de récriminations.
Elle était déçue parce qu’elle attendait de lui quelque chose qu’il n’était pas
prêt à donner ? Eh bien, il fallait se faire une raison.
Elle remonta la fermeture Éclair de sa jupe. Pour le corsage en
revanche, c’était plus compliqué… Elle l’enfila puis se dirigea vers Virat. Il
se retourna avant qu’elle ait prononcé un mot. Comme s’il avait senti sa
présence. Elle se retourna et s’efforça d’ignorer les frissons qui la
parcouraient tandis qu’il renouait les cordons. Le frottement du coton contre
les pointes hypersensibles de ses seins réveilla le souvenir de caresses
qu’elle aurait préféré effacer de sa mémoire. Dès qu’il eut terminé, elle
voulut s’écarter de lui, mais il l’immobilisa en refermant les mains sur ses
épaules.
Il appuya le front contre son crâne et murmura :
— Je m’en suis très mal sorti.
— Dans le rôle de l’homme qui regrette tellement ce qui s’est passé
qu’il se ferme comme une huître avant même que la femme soit partie ?
Non, je dirais que tu es excellent, au contraire.
Dieu merci, sa voix exprimait plus de colère que de souffrance,
constata-t-elle avec soulagement. La dernière chose qu’elle voulait était sa
pitié. Il pouffa et ce son lui fit chaud au cœur.
— Non, je parlais de ces cordons. Ils sont tout embrouillés, maintenant,
shahzadi. Un peu comme toi et moi. Tu ne vas pas pouvoir enlever ton
corsage.
— Je me débrouillerai, répliqua-t-elle en haussant les épaules pour les
dégager de ses mains.
Puis elle chercha ses sandales dans la pénombre.
— Zara… Je ne regrette rien.
Elle s’immobilisa. Où étaient passées ces fichues chaussures ?
— Inutile de tout disséquer, Virat.
Il se mit face à elle et chercha son regard avec une insistance qui lui
donna envie de fuir.
— Je… Tu n’as eu personne depuis nous, n’est-ce pas ?
À sa grande consternation, elle sentit tout son visage s’enflammer.
Allons bon, pourquoi ne s’était-elle pas contentée de le remercier poliment
et de s’en aller ? À présent elle avait l’air d’une demeurée qui faisait une
fixation sur lui… Faisant appel à son expérience d’actrice, elle parvint à
afficher un calme qu’elle était loin de ressentir.
— Waouh, je n’aurais jamais imaginé que tu réclamerais un historique
de ma vie sexuelle. Ni que tu étais le genre d’homme à juger une femme
d’après le nombre de ses partenaires.
Visiblement choqué, il eut un temps d’arrêt avant de répondre.
— Je n’ai jamais porté ce genre de jugement sur une femme. Jamais. Tu
le sais.
Il eut un large sourire avant d’ajouter :
— Tu sais comment me piquer au vif, n’est-ce pas, Zara ?
— J’aimerais le croire.
— Oh ! tu peux le croire, shahzadi. Tu es beaucoup trop perspicace.
— C’est toi qui m’as appris à l’être.
Il la prit par la taille et elle sentit son cœur se gonfler de joie.
Décidément, elle était vraiment mordue !
— Zara, pourquoi n’as-tu pas eu d’autre relation pendant toutes ces
années ? Pourquoi avoir utilisé mon frère pour le cacher ?
— Je n’accepte pas le cliché selon lequel mon existence devrait tourner
autour de l’amour, du sexe et du mariage sous prétexte que je suis une
femme.
— Je n’ai jamais dit ça.
Elle détourna les yeux. Il n’allait pas la laisser tranquille tant qu’elle
n’aurait pas répondu à sa question. Sincèrement, en plus. Elle hésita un
instant. Qu’avait-elle à perdre à lui dire la vérité ? Non. Elle ne supporterait
pas qu’il la voie comme une victime. Qu’il la traite différemment. Qu’il la
trouve trop faible. Elle haussa les épaules et fit un effort pour prendre un
ton désinvolte.
— Le succès est à double tranchant. Surtout pour les femmes. Après
notre séparation, j’ai été accaparée par ma carrière. Pendant longtemps, je
n’ai pas eu envie d’avoir un homme dans ma vie. Et par la suite, il s’est
trouvé que j’étais devenue plus exigeante. Il était plus facile de vivre dans
la solitude que de partager ma vie avec quelqu’un qui n’aurait pas été à la
hauteur de mes attentes. De faire confiance à quelqu’un de nouveau.
— Ah… Si je comprends bien, je présente l’avantage de…
Elle posa une main sur sa bouche.
— D’être un familier, oui. Mais je savais aussi que tu serais attentionné
et que tu ne t’estimerais pas en droit de me poser des tas de questions
inutiles par la suite.
Sur ces mots, Zara s’en alla avant qu’il ait le temps de la percer à jour. Il
la suivit jusqu’à sa suite et resta immobile pendant un moment devant la
porte fermée. De l’autre côté elle attendit qu’il s’en aille, le cœur battant à
tout rompre et les jambes tremblantes. En se disant que c’était pour une
seule raison. Leur entente sexuelle, toujours aussi parfaite.
Pour rien d’autre.
6.

— Si tu es incapable de lâcher ta femme pendant quelques heures pour


apprendre ton texte, et si une fois sur le plateau tu passes ton temps à lui
sourire béatement, on ferait aussi bien de tout arrêter et de plier bagage,
bhai !
Zara observait les deux frères avec fascination. N’ayant jamais joué
dans un de ses films, elle n’avait jamais vu Virat à l’œuvre sur un tournage.
Bien sûr, elle savait qu’il était aussi réputé pour son génie que pour son
exigence en matière de direction d’acteurs, mais elle n’en était pas moins
impressionnée par la scène en train de se dérouler sous ses yeux.
Il avait exigé de son frère et de Naina qu’ils écourtent leur lune de miel
dans les Alpes suisses pour des répétitions supplémentaires programmées
au dernier moment. C’était un tyran intraitable toujours sur la brèche, qui
dormait très peu et attendait que tout le monde en fasse autant. Et ce n’était
pas parce qu’elle était censée être sa fiancée qu’il la traitait différemment
des autres acteurs. Pire encore, il se comportait comme si rien ne s’était
passé entre eux.
Si elle ne s’était pas endormie et réveillée tous les jours avec le souvenir
de ses caresses et de ses baisers, elle aurait pu croire que ce qu’ils avaient
vécu ensemble quelques semaines plus tôt n’était qu’un pur fantasme. Non
seulement il avait quitté le mariage dès le lendemain matin, mais il était
resté invisible pendant au moins une semaine avant d’appeler la production
pour organiser ces séances de répétition supplémentaires.
Qu’avait-il fait – et surtout avec qui – pendant la semaine où il avait
disparu ? Elle avait élaboré des milliers de scénarios à ce sujet, mais bien
sûr il était exclu de lui poser la moindre question. Ce matin, il était d’une
humeur encore plus massacrante que d’habitude. Il avait déjà incendié le
chef opérateur, la maquilleuse et un électricien. À présent il s’en prenait à
l’acteur considéré comme le roi de Bollywood.
Son frère, Vikram.
Elle avait répété la même scène avec ce dernier toute la matinée, sous le
feu des critiques de plus en plus acerbes de Virat. Invoquant un début de
migraine, elle avait fait une pause pour boire un jus de fruits, et à présent
elle feuilletait ses notes tout en bavardant avec Richard Iyer, l’acteur anglo-
indien dont elle jouait la maîtresse. Charmeur et pince-sans-rire, il avait un
sens de l’humour irrésistible. Il lui racontait des anecdotes passionnantes
sur les nombreux tournages auxquels il avait participé, mais il s’intéressait
également à sa propre carrière et lui posait des tas de questions très
pertinentes.
Cette conversation lui offrait une distraction bienvenue en détournant
ses pensées des émotions multiples auxquelles elle était en proie depuis le
soir du mariage. Comme la joie intense qui l’avait assaillie quand Virat
avait convoqué les acteurs une semaine plus tôt que prévu dans ce luxueux
hôtel situé à deux kilomètres du complexe de Bollywood.
À force de se demander où il avait disparu pendant une semaine, elle
avait été obligée d’admettre l’évidence. Elle avait envie de se retrouver
dans ses bras. Elle avait envie de lui. Comme amant. Comme ami. Et pas
seulement pour quelques heures. Ce qui était très inquiétant. Elle ne pouvait
pas se permettre de caresser ce genre de rêves. Surtout avec lui.
Mais cette fébrilité étrange était peut-être tout simplement due à la
fatigue.
Oui, c’était sans doute ça. Elle était si épuisée qu’elle avait du mal à
tenir debout. Pour la première fois de sa vie elle se trouvait dans un état de
surexcitation permanent et elle manquait de sommeil. Et puis il y avait cette
impression très frustrante d’être passée à côté de l’essentiel. En principe
elle aurait dû avoir une seule chose en tête. Ce rôle. Le plus prestigieux et le
plus substantiel de sa carrière. Elle aurait dû concentrer toute son énergie à
préparer son incarnation de la prostituée espionne qui jonglait avec trois
hommes dans le cadre du Mouvement pour l’indépendance de l’Inde. Au
lieu de ça, elle passait son temps à se morfondre comme une adolescente
plaquée par son premier amour !
Si seulement elle parvenait à se calmer un peu… Elle avait pourtant des
journées de travail interminables. Dès 4 heures elle commençait par deux
ou trois heures de danse avec son professeur de kathak – parce que bien sûr,
à la dernière répétition, Virat avait trouvé qu’elle manquait de grâce et
d’assurance. Les jours de tournage elle enchaînait avec deux heures de
préparation dans les mains de la maquilleuse et de l’habilleuse, puis six
heures de jeu sur le plateau. En toute logique, le soir elle aurait dû tomber
d’épuisement et s’endormir à peine couchée. Mais non.
C’était peut-être l’âge. Après tout, elle avait trente-cinq ans.
C’était peut-être le fait d’entendre parler sans arrêt de mariage et
d’amour. Plus la discussion qu’elle avait eue avec sa mère deux jours plus
tôt…
Celle-ci n’avait qu’une idée très vague de ce qui s’était passé pendant
son mariage mais elle la connaissait bien. Quand Zara l’avait appelée pour
la troisième fois en une semaine, sa mère avait interrompu calmement son
bavardage pour lui demander si elle se sentait seule. Sa voix douce
suggérait qu’il n’y avait aucun mal à le reconnaître. Ni à agir en
conséquence. Qu’une carrière, quelle que soit l’importance qu’on lui
accordait, ne suffisait pas à remplir une vie.
— Sois forte aussi dans ta vie personnelle.
— Que veux-tu dire, mama ?
— Tu soutiens des centres d’accueil, tu aides des femmes en difficulté à
s’en sortir, tu affrontes les hommes puissants de Bollywood pour défendre
les droits des femmes, mais prends-tu des risques dans ta vie sentimentale,
Zara ?
La gorge nouée, elle avait failli fondre en larmes tandis que sa mère
poursuivait.
— Cuirasser son cœur, ce n’est pas être forte, ma chérie. Je ne voudrais
pas que tu passes à côté du bonheur parce que tu as peur.
Comme toujours, sa mère lui avait tenu des propos pleins de sagesse qui
l’avaient incitée à la réflexion.
Où était le problème ? Était-ce de voir Vikram, son meilleur ami,
baigner dans le bonheur conjugal après des années de complicité mutuelle
qui l’affectait davantage qu’elle ne l’avait prévu ? Était-ce sa stupide
horloge biologique qui sonnait l’alarme ? Ou bien était-ce un homme bien
précis qui était la cause de cette mélancolie ?
L’attention de Zara fut attirée par le soupir sonore poussé par Virat, qui
pressait la base de sa paume contre sa tempe. Un geste qu’elle avait appris à
identifier comme le signe d’une colère à peine contenue.
— Tu avais dit que tu préparerais cette scène pendant tes vacances, dit-
il d’un ton crispé à Vikram, qui venait de se placer à côté d’elle.
Elle retint son souffle. Voir les frères Raawal réunis sur un plateau de
tournage était un événement en soi. Leurs divergences concernant la gestion
de Raawal House étaient connues de tout Bollywood et les avaient conduits
à ne jamais collaborer sur le même projet. Jusqu’à celui-ci.
Cloués sur place, tous les membres de l’équipe attendaient avec
appréhension la riposte de Vikram. Mais à la surprise générale ce dernier se
contenta de répondre d’une voix très calme :
— C’était avant que tu interrompes ma lune de miel.
Puis il sourit à son épouse qui lui rendit aussitôt son sourire, les joues en
feu.
— Si tu continues à lancer des regards langoureux à Naina, je vais être
obligé de l’exclure du plateau, grommela Virat. Je vais la renvoyer à
Bombay.
— Il est hors de question qu’elle me quitte. Ou qu’elle quitte Zara. Je te
rappelle qu’elle est son assistante personnelle et que son contrat ne se
termine que dans deux mois.
Zara réprima une moue amusée. Personne à Bollywood ne pouvait
s’opposer à Vikram Raawal et espérer y survivre.
Sauf son frère cadet.
— Naina se précipitera si je lui dis qu’un producteur de ma
connaissance est intéressé par son script. Et Zara ne s’opposera pas à ce
qu’elle saisisse cette occasion. N’est-ce pas, Zara ? demanda Virat en se
tournant vers elle.
Elle regarda les deux frères tour à tour. Il était très tentant de défendre
Vikram, mais Virat avait raison et il le savait.
— En effet, je m’en voudrais d’empêcher Naina de réaliser son rêve.
— Bien sûr, tu prends le parti de ton fiancé, marmonna Vikram.
Elle ne put s’empêcher de pouffer devant son air dépité.
— Je sais de source sûre que c’est Zara qui a fortement incité ce
producteur à lire le script de Naina, reprit Virat.
Zara ne prit pas la peine de nier.
— Alors tu vas le réaliser ?
Virat secoua la tête.
— J’ai recommandé une réalisatrice que je connais. Elle est jeune mais
elle sera à la hauteur. Je trouve très intéressant que le script soit centré sur le
point de vue féminin, mais je ne suis pas le mieux placé pour raconter cette
histoire.
— Est-ce une de tes nombreuses ex-petites amies ?
Effarée, Zara se maudit. Que lui avait-il pris de poser cette question ? Et
devant tout le monde ! Elle lui avait échappé avant qu’elle ait le temps de la
retenir…
— Non, répondit Virat en arquant les sourcils.
Elle s’efforça de prendre un ton neutre pour masquer son embarras.
— Merci pour la recommandation.
— Vu la qualité du script, c’est la moindre des choses.
Virat se tourna vers son frère et ajouta :
— Donc, si tu ne te concentres pas sur ton rôle, je demande à ce
producteur d’organiser de toute urgence une réunion avec Naina pour
discuter du projet. Et à moins d’être un monstre sans cœur, tu n’exigeras pas
de ton épouse qu’elle reste ici pour te couver du regard au lieu de s’occuper
de sa carrière. Je me trompe ?
Vikram regarda Naina et ils échangèrent un nouveau sourire. Cet instant
de communication muette entre eux était chargé d’une telle émotion que
Zara se sentit presque coupable de voyeurisme. Elle détourna les yeux, le
cœur serré. Impossible de se voiler la face plus longtemps. C’était ça qui lui
manquait. L’amour. Le grand amour. C’était ça dont elle avait
désespérément besoin. Bouleversée par cette prise de conscience, elle
chercha Virat du regard. Pourquoi ? se demanda-t-elle aussitôt. Pourquoi
était-ce lui qui réveillait des aspirations auxquelles elle avait renoncé sans
effort pendant dix ans ?
Lorsque son regard croisa le sien elle vit s’y allumer furtivement une
lueur qu’elle ne parvint pas à identifier. Avait-il lu la détresse sur son
visage ? Avait-il compris qu’elle enviait le bonheur de Vikram et de Naina ?
— Très bien, déclara Vikram en se tournant vers son frère. Je vais me
pencher sur cette scène pour voir ce qui cloche dans mon jeu. Et ensuite
j’accompagnerai Naina à cette réunion. Il n’est pas question qu’elle aille
toute seule voir un producteur inconnu, conclut-il d’un ton sans réplique.
Virat se contenta de hocher la tête, puis il reporta son attention sur Zara.
Il l’enveloppa d’un regard possessif qui la surprit autant qu’il la troubla.
Assaillie par des souvenirs très précis des moments passionnés qu’ils
avaient partagés sur le divan du balcon au mariage de Vikram et Naina, elle
déglutit péniblement. Les personnes présentes sur le plateau pouvaient-elles
lire sur son visage le désir qui la faisait vibrer tout entière ? Percevaient-
elles le crépitement de l’air entre Virat et elle ?
Tout à coup les yeux de Virat perdirent leur éclat. Il se détourna et la
tension se dissipa instantanément. Prenant conscience de l’atmosphère de
travail qui régnait sur le plateau, Zara regarda autour d’elle avec perplexité.
Avait-elle imaginé ces quelques secondes électriques ? Avait-elle été
victime d’une hallucination à cause du soleil ? Les questions
tourbillonnaient dans son esprit quand Virat la rejoignit soudain et
s’immobilisa devant elle.
— Que vais-je faire de vous, mademoiselle Khan ?
Parcourue d’un long frisson, elle s’efforça de rester impassible. Non,
elle n’avait rien imaginé. Une note subtile dans la voix profonde de Virat le
prouvait. Elle n’était pas la seule à avoir ressenti un trouble profond.
— Qu’allez-vous faire de moi, monsieur Raawal ? rétorqua-t-elle en
prenant l’air subjugué qu’avaient certaines jeunes femmes de l’équipe
lorsqu’il leur adressait la parole.
Il la considéra d’un air songeur.
— Tu es devenue effrontée.
— Tu veux dire après l’autre nuit ou après toutes ces années ?
— Peu importe. Je suis juste agréablement surpris.
— Eh bien, s’il faut que je sois effrontée pour retenir l’attention de mon
fiancé je le serai plus souvent, ironisa-t-elle.
Des étincelles jaillirent dans les yeux de Virat. Il promena furtivement
son regard sur son décolleté puis sur ses jambes dévoilées par son short.
Comme un amant possessif. Comme un homme qui brûlait d’envie de
toucher tout ce qu’il voyait… Envahie par une vive chaleur, elle déglutit de
nouveau.
— Et si vous vous serviez de cette effronterie pour jouer cette scène,
mademoiselle Khan ?
Sans lui laisser le temps de répondre, il ajouta :
— Tu dis ton texte avec raideur. Et par moments tu perds la maîtrise de
ton accent. Il est beaucoup trop distingué pour une femme bazaari qui a
grandi dans la rue. Cette scène de la confrontation finale est ta grande
scène, Zara. Pour l’instant, Vikram et Richard te volent la vedette. Tu ne te
donnes pas à fond. N’oublie pas que c’est ton personnage qui tire les
ficelles, même si elle semble prise entre les deux hommes et impuissante. Je
croyais que tu avais travaillé l’accent ?
— Je fais de mon mieux, mon chéri, répondit-elle d’une voix suave,
consciente que toute l’équipe les observait.
Ces critiques étaient justifiées. Son jeu laissait à désirer. Peut-être parce
que, pour la première fois de sa vie, elle n’était pas entièrement concentrée
sur son rôle. Elle était distraite par l’homme qui la troublait. Beaucoup trop
distraite. Parce que beaucoup trop troublée.
Le couple que Virat et elle étaient censés former fascinait le public.
Surtout depuis que certaines des chaînes les plus racoleuses du câble
prétendaient que leurs fiançailles cachaient en réalité un triangle amoureux
entre Vikram, elle et Virat. Des insinuations qui avaient suscité un intérêt
renouvelé pour le biopic et qui avaient beaucoup amusé Vikram et Naina.
Mais pour sa part elle les trouvait détestables. Elles la mettaient d’autant
plus mal à l’aise qu’autrefois Virat avait cru qu’elle l’avait laissé tomber
pour son frère.
— Tu es sûre de ne pas pouvoir faire mieux ? insista-t-il avec un regard
scrutateur.
De toute évidence il était irrité contre elle. Pourquoi ? Parce qu’elle
n’avait pas répondu à ses questions indiscrètes l’autre nuit ? Parce qu’il
n’arrivait pas à la cerner ? Il aimait que les gens soient prévisibles et faciles
à cataloguer. Pour deux raisons essentielles. D’une part, ça l’aidait à
comprendre la nature humaine et à mettre en scène dans ses films des
personnages tout en nuances. D’autre part, ça l’aidait à tenir les gens à
distance.
Elle réprima un sourire ravi. Virat n’arrivait pas à la cerner et il en était
contrarié ? C’était une excellente nouvelle. Elle avait envie de rester un
mystère pour lui. Pour le perturber autant qu’il la perturbait… Elle posa la
main sur son torse en s’humectant la lèvre inférieure.
— C’est juste que je suis… distraite, jaanu.
— Ça se voit, Zara. Tu as l’esprit ailleurs. Tu es ailleurs.
— C’est possible. Puis-je te dire quelque chose qui n’a rien de
professionnel ? chuchota-t-elle pour que personne ne puisse l’entendre.
Il se raidit.
— Quoi donc ?
— Tu avais raison l’autre nuit.
— À quel sujet ?
— Ça faisait longtemps. Très longtemps. Mais à présent que j’ai pris
conscience de ce qui m’a manqué pendant tout ce temps, j’ai décidé…
— Que tu veux recommencer ?
— Et que je ne veux pas attendre encore dix ans.
— C’est ça que tu es en train de faire ici, shahzadi ? Tu cherches ton
prochain amant sur mon plateau au lieu de te concentrer sur ta scène ?
Elle haussa les épaules en prenant un air désinvolte. Cet homme devant
qui toutes les femmes se pâmaient était terriblement jaloux. Quelle
découverte délicieuse ! Même si ses critiques concernant son jeu et celui de
Vikram étaient justifiées, son irritation avait été visiblement avivée par la
jalousie. Il ne le reconnaîtrait jamais bien sûr, mais de son côté elle savait ce
qu’elle voulait et elle n’avait aucune raison de le cacher.
— J’ai envie de toi, Virat. De personne d’autre.
Pourquoi cette précision ? Décidément, elle parlait trop ! Les joues en
feu, elle ajouta :
— Du moins le temps que dureront ces fausses fiançailles.
Puis elle releva le menton. Elle assumait son désir mais pas question de
trahir sa vulnérabilité. Il lui caressa la joue du bout du pouce.
— De nouveau cette effronterie qui me soumet à la tentation…
— Mais ? souffla-t-elle, l’estomac noué.
Il fit glisser son pouce sur ses lèvres et ce geste la rassura. Il était
vraiment tenté. Il partageait son désir.
— Mais ? répéta-t-elle d’une voix plus ferme.
— Je pense que nous avons déjà épuisé le côté amusant de la chose au
mariage de mon frère. Maintenant ça risque de devenir trop compliqué. De
ressembler un peu trop à une relation.
— Inutile de jouer les play-boys blasés. Je sais que ce n’est qu’une
façade. Tu as autant envie que moi de recommencer. Pourquoi ne pas le
reconnaître ?
— D’accord. Je n’ai pas cessé de penser à cette nuit. À nous. À toi.
— Alors pourquoi fais-tu de la résistance ?
— Parce qu’il y a autre chose que je n’arrive pas à oublier, shahzadi.
Lorsque nous étions ensemble, tu m’as laissé tomber pour quelque chose de
plus précieux à tes yeux. Ta carrière. Et il se trouve que je suis aussi
rancunier que l’homme qui refuse d’admettre que je suis son fils. C’est pour
ça que c’est trop compliqué, Zara. Tu te souviens de tous ces idéaux à
propos desquels tu me taquinais ? Je les ai toujours. Et je n’aime pas
l’homme que je deviens quand je suis avec toi.
— Je vois… Tu n’aimes pas cet homme parce qu’il est troublé par moi.
Parce qu’il ne peut pas faire comme si j’étais comme toutes les autres
femmes, que tu choisis précisément parce qu’elles te laissent insensible. Tu
n’aimes pas cet homme parce qu’il est incapable de m’ignorer comme tu
l’as fait pendant dix ans.
Dans le silence qui suivit, elle retint son souffle. Comment allait-il
réagir ? À quel genre de représailles allait-elle avoir droit ? Tout le monde
les regardait. Même s’ils parlaient à voix basse, le fait qu’ils se querellaient
au lieu de roucouler ne devait échapper à personne. Mais quelle
importance ? Elle ne s’était jamais sentie aussi vivante. Ferrailler avec Virat
était si excitant…
Il la regarda sans rien dire pendant un long moment. Puis, avec un juron
étouffé, il jeta la feuille de script qu’il tenait à la main et cria à la cantonade
que la répétition était terminée. Puis il quitta le plateau à grands pas.
Zara resta immobile le temps de retrouver une respiration à peu près
normale, puis elle ramassa sa bouteille d’eau et son téléphone avec des
mains tremblantes. À cet instant, quelqu’un lui tapa sur l’épaule. Son cœur
fit un bond dans sa poitrine. Virat était revenu ? Elle se retourna et s’efforça
de masquer sa déception devant le regard songeur de Vikram. Naina avait
disparu, et la plupart des membres de l’équipe avaient détalé dès que le
grand méchant réalisateur les avait envoyés au diable.
Elle but une gorgée d’eau pour gagner quelques secondes, puis elle
arqua les sourcils en prenant un air taquin.
— Qu’as-tu fait de ta femme ?
— Elle a couru après mon ours de frère pour tenter d’en savoir plus sur
l’intérêt du producteur pour son script. Elle m’a donc abandonné, ajouta-t-il
en la prenant par le bras pour l’entraîner vers le salon voisin. Il y a
longtemps que nous n’avons pas bavardé, tous les deux.
— Vraiment ? lança-t-elle d’un ton qu’elle espérait désinvolte.
— Dois-je t’adresser mes félicitations et te souhaiter la bienvenue dans
la famille ?
Elle hésita une fraction de seconde. Vikram chercherait-il à en savoir
plus long sur ses fiançailles avec son frère ? Il avait des doutes, elle en était
convaincue.
— Oui, bien sûr.
— Alors bienvenue dans la famille, Zara.
Il la serra si fort dans ses bras qu’elle sentit sa gorge se nouer. Puis il
déposa un baiser sur sa tempe et s’écarta d’elle pour scruter son visage d’un
regard pénétrant qui lui rappela furieusement celui de Virat.
— Tout va bien entre vous ?
— As-tu parlé de nous avec ton frère ? s’enquit-elle.
Impossible de se confier à Vikram. S’il apprenait que Virat croyait
qu’elle l’avait quitté pour lui autrefois, il prendrait sa défense et une énième
querelle opposerait les deux frères.
— Surtout pas, répondit-il avec une moue de dérision. Je me ferais
incendier s’il pensait que je me mêle de vos affaires.
— Alors ne t’en mêle pas, rétorqua-t-elle machinalement.
Elle le regretta aussitôt, mais il sourit.
— Je pensais que je trouverais bizarre de te voir avec lui mais…
— Mais quoi ?
— C’est lui qui me surprend le plus. Il est… différent avec toi. Il a
toujours eu un tempérament passionné et ça transparaît dans son travail,
mais je ne l’ai jamais vu comme ça avec une femme. Il est jaloux de chaque
regard que tu échanges avec Richard sur le plateau.
Elle s’efforça de réprimer la joie qui lui gonflait le cœur. Inutile de se
réjouir. Si Virat donnait cette impression, c’était juste parce que bien
qu’ayant choisi la réalisation il était aussi bon comédien que le reste de sa
famille.
— Tu te souviens du premier film dans lequel nous avons joué
ensemble ?
Vikram laissa échapper un grognement dédaigneux.
— Mon Dieu, oui. Si ma mémoire est exacte, le seul point positif de
cette expérience a été de faire ta connaissance.
— M’as-tu engagée parce que ta mère m’avait recommandée pour le
rôle ?
— Non. Je t’ai fait passer une audition parce qu’elle m’avait parlé de
toi, c’est vrai. Mais quand j’ai regardé ton bout d’essai j’ai été
enthousiasmé. Si tu as eu le rôle, tu le dois à ton talent. Pas à une
recommandation quelconque.
Elle hocha la tête en silence. Une pièce du puzzle avait trouvé sa place.
— Tu me crois, j’espère ? demanda Vikram. Tu sais que je ne te
mentirais jamais.
— Oui, je sais. Merci, Vikram.
Virat avait cru qu’elle l’avait quitté pour Vikram par intérêt. Il se
trompait et sa rancune était infondée. Mais ce malentendu n’était pas dû au
hasard.

Ce soir-là, Zara décida d’aller voir Virat dans sa suite. Elle s’apprêtait à
frapper à la porte quand elle entendit un rire provenant de l’intérieur. Un
rire féminin qui lui fit prendre la fuite. De retour dans sa propre suite, elle
se traita de tous les noms.
Que lui avait-il pris ?
Pourquoi avait-elle tendance à oublier qu’elle n’avait aucun lien réel
avec Virat ? Elle était quand même bien placée pour savoir que leurs
fiançailles n’étaient qu’une comédie ! Et pourquoi s’imaginait-elle qu’après
le plaisir qu’ils avaient partagé il avait forcément envie de recommencer ?
Pourquoi se comportait-elle comme une adolescente surexcitée parce que
Vikram pensait que son frère était jaloux de Richard ? Alors qu’en réalité il
n’avait même pas pris la peine de la saluer décemment depuis son arrivée.
Si l’équipe de tournage n’avait pas été à l’affût de leurs moindres gestes, il
aurait sans doute fait comme si elle n’existait pas.
Cette agitation fébrile ne lui ressemblait pas. Rôder la nuit dans les
couloirs ne lui ressemblait pas. Espérait-elle que Virat s’engage dans une
relation durable ? Elle n’était tout de même pas stupide au point de tomber
amoureuse d’un homme qui l’ignorait depuis qu’ils avaient de nouveau
couché ensemble ?
Il était urgent de se ressaisir. Pas question de lui courir après. Pas
question de solliciter son attention ni d’insister pour s’expliquer au sujet du
passé. Elle allait se montrer professionnelle. Réprimer toutes ces émotions
qui la déstabilisaient et se concentrer sur son rôle.
Le travail était la seule valeur sûre dans sa vie. La seule constante sur
laquelle elle pourrait toujours compter.
7.

Deux jours plus tard, peu avant 7 heures, Virat pénétra dans le vaste
studio de danse situé au rez-de-chaussée de l’hôtel où étaient logés Vikram,
Zara et trois autres stars qui jouaient dans le film. Le reste de l’équipe
occupait des chambres dans le complexe de Bollywood à proximité du
studio de tournage.
Zara, accompagnée d’un groupe de six danseurs, répétait sur la musique
d’une des séquences dansées du biopic. Désireux de ne pas la distraire,
Virat s’adossa au mur du fond.
En débardeur rose et leggings noires, des ghunghurus aux chevilles et
les cheveux relevés en chignon flou, elle était aussi belle que la veille au
soir au dîner d’équipe dans sa robe bain de soleil habillée. Une robe qui
dénudait une telle proportion de peau soyeuse qu’il avait été au supplice
toute la soirée avec son bras autour de ses épaules ou de sa taille.
Ils avaient tous les deux joué les fiancés amoureux à la perfection, mais
elle était si tendue et il y avait une telle résignation dans son regard qu’il
avait eu des remords. Se comporter comme un crétin qui soufflait le chaud
et le froid avec la femme qui le rendait fou de désir… Ce n’était vraiment
pas glorieux.
Ce matin il était là… mais sans véritable plan. Pendant dix ans il avait
été facile de faire comme si elle n’existait pas. Mais à présent qu’il la
côtoyait de nouveau, à présent qu’il se surprenait à admirer la femme
qu’elle était devenue… Comment continuer à l’ignorer ?
Il avait une suite à l’hôtel, mais la plupart du temps il préférait dormir
au studio pour être en mesure de voir à tout instant n’importe quel problème
technique. Comme quand il avait eu besoin que la costumière – sa sœur –
effectue des modifications de dernière minute sur une des tenues de Zara.
Ayant terminé de dessiner les costumes six mois plus tôt, Anya n’avait pas
apprécié cette « exigence déraisonnable », selon ses termes. Mais cette
tenue, dans laquelle Zara devait exécuter cette danse particulièrement
rapide, s’était révélée trop lourde pour lui permettre de bouger avec aisance.
Si bien qu’Anya avait fini par accepter de reprendre sa planche à dessin. Ou
son carnet à croquis.
Loger au studio lui donnait par ailleurs une excellente excuse pour ne
pas partager la suite de sa fiancée à l’hôtel. Vu l’état dans lequel il était, il
se retrouverait à coup sûr dans son lit. Ce qui ne serait pas une bonne idée.
Elle le perturbait beaucoup trop, mentalement et physiquement.
Le plancher de la salle vibrait sous les pieds des danseurs. Cette
chorégraphie était si rapide qu’il avait fallu deux mois au directeur musical,
AJ Kumar, pour la mettre au point. Zara et la troupe qui l’accompagnait
virevoltaient à travers la salle à une vitesse vertigineuse, tout en effectuant
des mouvements des mains et en prenant des poses très élaborées. Devant
ce spectacle enthousiasmant qui se reflétait dans les miroirs tapissant les
murs de la salle du sol au plafond, Virat éprouva une intense satisfaction.
Zara dansait le kathak comme si elle n’avait fait que ça toute sa vie.
Mais ce n’était pas seulement une question de virtuosité et de grâce dans
l’exécution des mouvements et des poses qu’elle maîtrisait à présent
parfaitement. Il y avait ce je-ne-sais-quoi indéfinissable et flagrant à la fois,
qui réduirait au silence tous les critiques susceptibles de suggérer qu’il
aurait dû prendre une actrice plus jeune. Cette Zara tenait toutes les
promesses qu’il avait pressenties lors de leur rencontre sur un plateau, au
tout début de leurs carrières respectives.
Elle était si adorable, si drôle et si fragile, qu’elle l’avait bouleversé.
C’était la première et unique femme qui lui avait donné envie de devenir
meilleur et de changer le monde. Il était deuxième assistant-réalisateur – un
poste de garçon de courses amélioré qu’il avait obtenu en raison de ses
qualités. Du moins c’était ce qu’il pensait jusqu’à ce qu’il découvre des
années plus tard que sa mère l’avait imposé au réalisateur. Parce qu’elle
l’avait entendu dire au cours d’une dispute avec son frère que c’était le seul
homme pour lequel il pourrait envisager de travailler.
Toujours adossé au mur du fond de la salle, Virat réprima un
grognement. Sa mère se mêlait toujours de ses affaires, autrefois. Et elle
essayait encore aujourd’hui. Pour apaiser ses remords sans doute. Et parce
qu’elle n’avait jamais réussi à empêcher son père de le traiter différemment
de Vikram et d’Anya. Même à l’époque il ne la condamnait jamais quand
elle prenait des amants au cours des multiples séparations de ses parents.
Comment aurait-il pu lui en vouloir de chercher du réconfort quand son
mari était jaloux de son talent et de son succès parce que sa propre carrière
était sur le déclin ? Ce qu’il n’avait jamais pu lui pardonner, c’était son
incapacité à quitter un homme qui n’avait pas cessé de traumatiser ses
enfants.
Le réalisateur, une des rares personnes qu’il respectait encore dans
l’industrie, avait dit à sa mère que la seule chose dont son fils était capable
c’était de lui servir son thé et de nettoyer son matériel. Déterminé depuis
toujours à tracer sa propre voie, il n’y avait vu aucun inconvénient.
Le souvenir de sa première rencontre avec Zara, qu’il avait refoulé
pendant dix ans, s’imposa à Virat, aussi précis que s’il datait de la veille.
Elle jouait la meilleure amie de l’héroïne, un rôle sans dialogue
n’apparaissant que dans deux scènes. Il l’avait tout de suite remarquée sur
le plateau, réservée, avec des grands yeux étonnés, d’une beauté saisissante.
Un peu méfiante avec les hommes. Elle avait déjà une présence inouïe et
elle volait presque la vedette à l’héroïne. C’était en faisant la queue pour le
café qu’ils avaient fini par se rencontrer. Lorsqu’il lui avait demandé
comment se passait la journée, elle lui avait répondu que le réalisateur
venait de l’accabler de reproches parce qu’elle surjouait.
— Comment peut-on surjouer une scène où on meurt ? s’était-il
exclamé en riant.
— Vous êtes le frère de M. Raawal. Vous êtes Virat Raawal, avait-elle
dit, soudain méfiante.
Il avait acquiescé, la mort dans l’âme. Être considéré comme un Raawal
uniquement quand ça arrangeait ses interlocuteurs, c’était douloureux. Être
connu seulement comme le frère du brillant aîné bien-aimé qui veillait à la
préservation du patrimoine familial, c’était insupportable. Son frère s’était
déjà fait un nom grâce à des blockbusters très appréciés du public.
— Je suis le deuxième assistant-réalisateur, avait-il dit fièrement alors
que jusque-là il n’avait approché le matériel que pour s’assurer qu’il était
bien rangé à la fin de la journée.
— Vous voulez dire que votre frère et votre mère n’ont pas déjà prévu
un film à gros budget pour lancer votre carrière d’acteur ? avait-elle
demandé en le regardant vraiment pour la première fois.
Après s’être attardé sur son visage, son regard était descendu vers ses
épaules, puis il s’était promené fugitivement sur son corps et elle avait
dégluti péniblement. Il avait su alors qu’elle avait ressenti elle aussi ces
vibrations soudaines. Cette attirance.
— Pourquoi feindre de vouloir rester derrière la caméra ? Vous avez le
physique d’un héros, avait-elle murmuré entre ses dents.
Mais il l’avait entendue. Le gamin de vingt ans qu’il était alors avait
paradé sur le plateau tout le reste de la journée avec un sourire béat. Jusque-
là il avait eu trois petites amies – des filles d’amis ou de relations de sa
famille qui appartenaient toutes au même milieu privilégié que lui. Des
filles qui ne s’intéressaient qu’à la mode et aux voitures. Des filles qui
trouvaient que son nom et le doute au sujet de sa filiation faisaient de lui un
« héros sentimentalement tourmenté », selon la formule de l’une d’entre
elles. Comme si sa vie était un drame romantique dans lequel sa petite amie
pourrait jouer le rôle de l’héroïne et le « sauver » de son existence sans
amour. Après sa rencontre avec Zara, une évidence s’était imposée à lui.
S’il était désenchanté et s’il méprisait les filles qu’il avait fréquentées il ne
pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Après tout, c’était lui qui les avait
toutes choisies bâties sur le même modèle.
Toujours adossé au mur tandis que Zara continuait de danser, Virat se
passa la main sur le visage. En fait, avant et après Zara il avait toujours
recherché des femmes avec qui les relations restaient superficielles.
Dix ans plus tôt il lui avait répondu :
— Je ne travaille avec le réalisateur que pour l’été.
C’était Vikram qui avait insisté pour qu’il prenne le poste alors qu’il
était prêt à partir sac au dos après un énième affrontement avec son père.
— Je ne veux rien avoir à faire avec le milieu factice du cinéma. Et de
toute façon, je préférerais raconter une histoire plutôt que de recevoir des
consignes sur la façon de jouer un rôle.
— Vous tenez à garder en permanence le contrôle de la situation, c’est
ça ?
Ce commentaire l’avait désarçonné. Elle était la première personne à
deviner ce qu’il cachait derrière son masque de désinvolture.
— Un rebelle parmi les Raawal ? avait-elle ajouté.
— Je n’ai pas besoin du nom de Raawal pour entreprendre, avait-il
affirmé.
À ce souvenir, il réprima un grognement. Comme il était imbu de lui-
même à l’époque ! Et il passait son temps à répandre son ressentiment et sa
colère contre tout et tout le monde. Il était un rebelle sans cause, un jeune
homme plein de talent, certes, mais sans objectif. Il ne cessait pas de
critiquer son frère parce qu’il estimait qu’il se compromettait en produisant
des films trop commerciaux, alors que Vikram avait tout simplement choisi
de préserver la société de production créée par leur grand-père et qu’il était
prêt à utiliser tous les moyens à sa disposition pour y parvenir.
De son côté, il jurait sans cesse qu’un jour il partirait et qu’il tournerait
définitivement le dos à ce fichu héritage familial. Quand il l’avait dit à Zara,
elle avait laissé échapper un rire si méprisant qu’il avait exigé qu’elle lui
explique le fond de sa pensée.
— Laissez tomber, beau gosse, avait-elle éludé.
Au lieu de s’offenser, il avait payé leurs cafés en riant. Mais tout de
suite après, ça avait été plus fort que lui. Il n’avait pas pu s’empêcher
d’insister.
— Pourquoi avez-vous ri comme ça ? J’aimerais le savoir, s’il vous
plaît.
Lorsqu’elle avait hoché la tête, il avait eu le sentiment grisant d’avoir
gagné une bataille.
— Ce n’est pas quelque chose dont vous pouvez simplement décider de
vous débarrasser, avait-elle déclaré. Vos privilèges… Penser qu’ils ne
gardent pas leur poids partout où vous allez, penser que votre visage en lui-
même n’est pas une carte de visite, c’est non seulement stupide mais c’est
insultant pour les autres.
Elle s’était interrompue, visiblement embarrassée, et elle avait soupiré.
— Excusez-moi. Je ne vous connais pas. S’il vous plaît, ne me faites
pas avoir des ennuis.
Il était resté un long moment sans voix, horrifié qu’elle puisse imaginer
qu’il risquait de se plaindre d’elle à sa superstar de frère, ou à son ami le
directeur musical, ou à n’importe quel autre personnage influent qu’il
appelait par son prénom sur le plateau. Il avait pris conscience que la
carrière de beaucoup d’acteurs – et surtout de beaucoup d’actrices – était à
la merci d’un mouvement d’humeur d’hommes puissants comme son père,
son frère ou même lui.
Il avait réalisé qu’elle avait raison. Il était bel et bien stupide de croire
qu’il ne bénéficiait pas de tous les privilèges attachés au nom de Raawal,
même si Bollywood et les médias relançaient régulièrement le débat sur sa
filiation paternelle.
Ni ses grands-parents, ni sa mère, ni son frère, ni sa sœur, ni même son
père malgré les doutes qui le rongeaient sur sa paternité, ne l’avaient jamais
privé de quoi que ce soit. C’était lui qui ne cessait pas de leur jeter leurs
privilèges à la figure.
Pour la première fois de sa vie, il avait rencontré une femme qui lui
avait démontré en quelques mots qu’avoir des idéaux était souvent un luxe
réservé aux riches et aux puissants.
— Tu as raison, avait-il reconnu, déterminé à gagner son respect.
La vague attirance qu’il éprouvait depuis la première fois où son regard
s’était posé sur elle avait pris à cet instant une autre dimension.
— Mon raisonnement était stupide. Et sache qu’il ne me viendrait
jamais à l’idée de te faire renvoyer. Ce serait monstrueux.
Elle avait eu un pâle sourire.
— Mes propos étaient déplacés. Je suis juste un peu nerveuse
aujourd’hui, c’est tout.
— Mon idéalisme et mes principes peuvent te paraître artificiels mais
ils sont sincères. Cependant, tu as raison. Je dois reconnaître mes privilèges.
— Oui. Au lieu de les nier il vaut mieux les assumer et les utiliser à bon
escient. Parce que les gens comme moi ne peuvent pas exprimer leur
désaccord avec ceux qui détiennent le pouvoir sans risquer le renvoi.
— Tu crains de te faire renvoyer si tu discutes avec le réalisateur ?
Des larmes avaient noyé les yeux de Zara et elle avait tourné la tête.
— Viens t’asseoir avec moi, avait-il dit, désireux d’en apprendre
davantage à son sujet. Nous ne sommes pas obligés de parler.
Elle l’avait suivi jusqu’à un banc dans le jardin où son personnage se
faisait tuer. Ils avaient bu leur café en silence et il avait savouré pleinement
ce moment, enchanté qu’elle accepte de le partager avec lui.
— J’ai refusé de laisser ma robe se soulever quand je tombe là, blessée
à mort, avait-elle enfin déclaré en regardant la dalle de béton sur laquelle
elle s’était entraînée à tomber. Le fait que cette mort soit un épisode de
violence gratuite destiné à susciter la compassion et à justifier la violence
du héros envers le coupable n’est-il pas déjà suffisant ? Faut-il en rajouter
une couche en montrant mes cuisses nues et ma culotte rose ?
Ce soir-là, pour la première fois de sa vie il avait demandé une faveur à
son frère. Et il fallait reconnaître que celui-ci l’avait écouté quand il lui
avait dit qu’il était indécent d’exhiber les cuisses et la culotte de la victime
dans cette scène pour flatter les mauvais instincts des spectateurs. Le film
étant produit par Raawal House, le réalisateur avait tenu compte des
suggestions de Vikram.
Le lendemain matin, après le tournage, Zara était venue le trouver et
elle l’avait serré dans ses bras juste assez longtemps pour qu’il sente son
corps tout chaud contre le sien. Quand elle avait murmuré « merci », il avait
répliqué que cette fois c’était à elle de lui offrir un café. Elle avait eu un
sourire si éclatant qu’il avait eu le sentiment d’être un héros. Pour la
première fois de sa vie, il avait entrevu la possibilité d’être autre chose
qu’une tache à la réputation des Raawal.
Zara avait toujours eu le don de faire ressortir le meilleur de lui-même.
De l’inciter à formuler les rêves qu’il ne s’était jamais autorisé à s’avouer.
Elle lui avait prêté l’oreille dont il avait besoin pour développer les idées de
scénarios qu’il portait en lui depuis si longtemps. Elle lui avait fait prendre
conscience que, même s’il avait beau être très critique envers l’industrie, le
cinéma était sa passion.
Elle avait été la première personne à voir en lui un homme qui avait un
potentiel créatif.
— Je sais que tout le monde considère ton frère comme le véritable
héritier de votre grand-père, mais moi je pense que c’est toi, avait-elle
déclaré un jour après qu’il lui eut exposé une idée qu’il avait eue pour un
film. Tu es fait pour raconter des histoires, Virat. Pourquoi fuir cette
vocation ?
Ils étaient restés ensemble pendant trois mois mais ils ne s’étaient pas
vus très souvent parce qu’elle passait de plus en plus de temps en
déplacement pour passer des auditions. Elle lui avait confié que son mari
était mort l’année précédente mais à part ça, elle n’avait jamais voulu parler
du passé. Malgré son envie de tout connaître d’elle, il n’avait jamais insisté,
pour ne pas l’importuner. Et bien que blessé par cette requête, il avait
accepté de garder leur liaison secrète comme elle le lui avait demandé.
Il était tombé amoureux d’elle. Éperdument. Au point d’être obsédé par
elle de façon presque maladive. C’était aujourd’hui seulement qu’il prenait
conscience que leur liaison clandestine lui avait servi de point d’ancrage.
Mais heureusement, à l’époque il avait eu la prudence de ne pas lui avouer
ses sentiments. De ne pas lui laisser voir à quel point elle comptait pour lui.
Il avait continué à faire la fête avec sa bande de copains et à cultiver son
image de raté de la famille Raawal. Tout en cherchant des investisseurs
pour une comédie à petit budget qu’il avait écrite. Jusqu’au jour où… il
avait entendu dire que Zara avait décroché le premier rôle dans le prochain
blockbuster intergénérationnel et multi-star de Vikram. Qu’elle avait déjà
quitté le pays pour le tournage.
C’était sa mère qui lui avait annoncé la nouvelle. Moins de sept mois
plus tard, Zara avait une relation sentimentale avec son propre frère.
Les applaudissements du professeur de danse et de ses assistants
ramenèrent Virat au présent. Il regarda, fasciné, le visage rayonnant de Zara
tandis que le tonnerre d’applaudissements qui saluait son travail et celui des
danseurs se prolongeait. Alors s’imposa à lui la question qu’il aurait dû se
poser dix ans plus tôt. La question qui ne lui était même pas venue à l’esprit
parce qu’il avait simplement pensé que Zara le rejetait. Au cours des trois
mois qu’ils avaient passés ensemble, elle ne lui avait jamais demandé son
aide pour trouver un rôle. Pas une seule fois elle n’avait cherché à obtenir
de lui des informations sur son frère – dont les productions figuraient déjà
en très bonne place au box-office – ou sur ses projets. Même un tout petit
coup de pouce de Vikram lui aurait évité des mois de désenchantement pour
s’être vu préférer la sœur, la fille ou la cousine d’une star ou d’un
producteur. Elle ne lui avait jamais demandé de parler d’elle à son frère.
Elle savait pourtant qu’il ne lui aurait rien refusé.
Pourquoi avoir fini par utiliser leur liaison après lui avoir demandé de la
garder secrète ? Et surtout, pourquoi avoir traité avec sa mère alors qu’elle
savait que leurs relations étaient tendues ?
Les pensées tourbillonnaient dans l’esprit de Virat, toujours adossé au
mur. Il avait refoulé le passé pendant tant d’années… Convaincu que Zara
l’avait trahi, il avait multiplié les aventures passagères avec des femmes
superficielles.
Mais à présent qu’ils travaillaient de nouveau ensemble, à présent qu’il
avait de nouveau fait l’amour avec elle, il ne savait plus quoi penser de ce
qui s’était passé autrefois. Et de toute façon, le passé avait-il encore de
l’importance ?
Il n’était plus ce jeune homme rebelle qui ne savait pas ce qu’il voulait
faire de sa vie. Aujourd’hui il était Virat Raawal, un homme qui avait
acquis sa réputation et sa fortune sans s’appuyer sur celles de sa famille. Il
avait investi chaque roupie qu’il avait gagnée dans des hôtels de luxe afin
de faire fructifier son argent et de pouvoir financer ses propres films. Il
avait fait beaucoup de chemin depuis leur rencontre et à présent il était
largement à sa mesure. D’ailleurs elle avait manifesté ouvertement son
intérêt pour lui.
Zara, assise par terre dans la position inconfortable sur laquelle elle
terminait sa danse, tourna soudain la tête comme si elle sentait sa présence.
Lorsque leurs regards se croisèrent, il eut l’impression de recevoir une
décharge électrique. Elle détourna très vite les yeux mais tout dans son
attitude trahissait son trouble. Il sourit. Comme il était tentant de la
rejoindre pour déposer un baiser au creux de son épaule… Ensuite il la
hisserait sur ses pieds, il capturerait sa bouche et elle lui rendrait son baiser
en se serrant contre lui avec cette fièvre qui le rendait fou.
Elle grimaça en dénouant les jambes. Aussitôt, l’assistant du
chorégraphe, un jeune homme visiblement fou d’elle et plein d’une énergie
qui donnait à Virat le sentiment d’être centenaire, se précipita pour lui
tendre la main et l’aider à se lever. Elle le remercia d’un sourire mais il ne
lui lâcha pas la main et se mit à lui parler. À en juger par le rouge qui se
répandait sur les joues de Zara, il la complimentait. Quand il lui lâcha la
main ce fut pour écarter les bras. Elle se montra du doigt comme pour lui
expliquer qu’elle était en sueur mais il secoua la tête. Et elle le laissa la
serrer dans ses bras.
« Tu es si possessif que tu sembles prêt à étrangler tous les hommes qui
la regardent ou qui lui sourient. Ils sont tous terrorisés. » Son frère était
hilare quand il lui avait expliqué pourquoi un des éclairagistes laissait
toujours tomber quelque chose dès qu’il le voyait s’approcher. « La jalousie
te va bien, Virat », avait ajouté Vikram avec un sourire jusqu’aux oreilles.
Virat réprima un soupir. Malheureusement, son frère avait raison. Il
n’arrêtait pas de penser à elle. Il mourait d’envie d’accepter sa proposition
de lui refaire l’amour. Et il en avait assez de résister à la tentation. Que lui
avait-il pris de revenir sur le passé et de la rejeter quand elle lui avait avoué
qu’elle avait envie de lui ? Soit il lui pardonnait ce qui s’était passé dix ans
plus tôt et il tournait la page, soit il prenait définitivement ses distances dès
maintenant.
Ne plus jamais toucher Zara. Ne plus jamais discuter avec Zara. Non,
c’était impensable.
Tourmenter une femme parce qu’il était incapable de contrôler ses
propres émotions, c’était la spécialité de son père. Or depuis toujours il
faisait tout pour ne pas ressembler à un homme capable de nourrir
indéfiniment sa rancune contre sa femme et un petit garçon innocent.
Il n’y avait qu’une chose à faire. Reconnaître ses torts.
8.

— Puis-je parler à ma fiancée ?


En entendant la voix rauque derrière elle, Zara fut parcourue d’un long
frisson. Allons bon, son fiancé errant n’avait même pas besoin de la toucher
pour la faire vibrer de désir… Devant la mine horrifiée de l’assistant du
chorégraphe, elle eut toutes les peines du monde à ne pas pouffer. Le pauvre
s’attendait visiblement aux pires représailles de la part de leur irascible
réalisateur.
Virat avança encore d’un pas et le jeune homme la lâcha si brusquement
qu’elle bascula en arrière, les jambes en coton après plus de deux heures de
danse. Virat la retint en glissant un bras autour de sa taille. Le cœur battant
à tout rompre, elle se laissa aller contre lui tout en s’exhortant à faire
l’inverse. Faire semblant d’être sa fiancée alors qu’il la rejetait et qu’il
s’amusait avec d’autres femmes la rendait folle. Malheureusement, elle
n’avait pas assez de volonté pour s’écarter de lui…
L’assistant grimaça un sourire embarrassé, puis il s’esquiva à reculons.
Comme si présenter son dos à Virat était un risque à ne surtout pas courir.
Zara prit une serviette propre sur un tabouret et s’essuya le visage. Non,
elle n’allait pas jouer les crampons. Elle n’allait pas se comporter comme
une adolescente désespérée parce que son amoureux l’avait laissée tomber.
Elle n’allait pas…
— Je ne vais pas disparaître parce que tu marmonnes dans cette
serviette, shahzadi.
Elle reposa la serviette en serrant les dents puis elle arrangea son
chignon. Elle rencontra le regard de Virat et elle fut électrisée. Si seulement
il pouvait lui faire un peu moins d’effet… Avec sa chemise de lin blanc à
moitié déboutonnée, son jean moulant et ses cheveux ébouriffés, il était
irrésistible.
— Arrête de terroriser tout le monde sur le plateau, dit-elle en
s’efforçant de prendre un ton neutre. Je ne veux pas que les gens n’osent
plus me parler franchement parce que tu rôdes autour de moi d’un air
furieux. Ce jeune homme que tu viens de faire fuir m’a aidée pendant des
heures à perfectionner ma position et mes mouvements.
— Je ne rôde pas autour de toi. En fait, bien que je sois l’homme avec
qui tu es fiancée, l’homme avec qui tu devrais… batifoler, je ne peux jamais
t’approcher parce qu’il y a toujours un type ou un autre qui prend ma place.
Elle roula les yeux en se mordant la lèvre pour ne pas pouffer.
— Tu ne penses qu’au travail. Sais-tu seulement folâtrer ?
— Tu es vexante, Zara. Comme tu le sais, le batifolage professionnel est
une carrière que j’ai sérieusement envisagée autrefois. Mais pour en revenir
à ce qui se passe sur le plateau, je reconnais que ce n’est pas ta faute si tu es
si belle et si charmante que tout le monde est aux petits soins avec toi. Je
viens de comprendre que tu fais partie des gens qui donnent envie aux
autres de donner le meilleur d’eux-mêmes.
— Belle et charmante ? répéta-t-elle en s’efforçant d’ignorer les
battements frénétiques de son cœur.
Dans l’absolu elle n’avait pas besoin de ce genre de compliment. Mais
Virat avait toujours été très exigeant. Elle était aussi fière que si on lui avait
décerné une médaille. Décidément, elle était pathétique…
— Tous ces compliments alors que tu m’as à peine regardée ces
dernières semaines sur le plateau. J’ai l’impression d’être la victime
expiatoire et je crains le pire… Tu es venu ici pour me renvoyer ?
— Si je faisais ça, je déclencherais une mutinerie, tu ne crois pas ? Toi
et Vikram vous êtes très doués pour apaiser les gens, alors que moi je les
terrifie.
Une constatation s’imposa soudain à Zara. Avec Virat, on en revenait
toujours à Vikram et elle. Pas parce qu’il n’avait pas confiance en son frère.
Mais parce que toute sa vie il avait été comparé à lui par leur père. Et jugé
décevant.
Il avait beaucoup souffert de la décision qu’elle avait prise dix ans plus
tôt. Ça paraissait évident. De son point de vue elle l’avait trahi, alors qu’elle
avait été la seule femme avec laquelle il avait noué des liens étroits.
— Justement, ce serait bien que tu ne passes pas ton temps à aboyer des
ordres à l’équipe et à rouler des yeux furibonds dès que quelqu’un me
regarde. On peut dire que tu es vraiment très crédible dans ton rôle de
fiancé gaga.
Virat se rembrunit.
— Est-ce que quelqu’un a été désagréable avec toi parce qu’il n’est pas
possible de s’en prendre à moi ?
— Bien sûr que non. Mais je ne veux pas être… associée à « l’ours mal
léché », comme tout le monde t’appelle.
— Ah, mais il est trop tard pour rompre ton association avec moi,
shahzadi.
— Ce n’est pas moi qui romps notre association, il me semble, rétorqua-
t-elle. Mais je suppose que je dois te remercier pour ta discrétion. Pour tes
efforts pour ne pas me ridiculiser.
Il plissa le front.
— Je ne vois pas de quoi tu veux parler.
Irritée, elle jeta la serviette sur lui. Il la rattrapa et la lança dans le petit
panier posé à proximité. Le studio de danse était vide, constata-t-elle
soudain. Tout le monde s’était éclipsé prudemment. Sur le plateau Virat
détenait le pouvoir, mais il n’était pas question qu’elle fasse partie des gens
éblouis par son talent au point de se laisser marcher sur les pieds.
— Que veux-tu, Virat ?
Elle consulta sa montre et prit un air étonné.
— Et comment se fait-il que tu sois debout ? Il est à peine plus de
7 heures et tu es un oiseau nocturne qui ne se lève pas avant midi les jours
où il n’y a pas de tournage.
— Je ne me suis pas couché.
Elle détourna les yeux avec un pincement au cœur. D’abord, il l’avait
ignorée. Et ensuite, il avait amené une femme dans sa chambre. Et pourtant,
elle n’avait pas le droit de se plaindre. Pas le droit d’exiger quoi que ce soit.
Mais bien sûr, une fois de plus il la surprit.
— Demande-moi, Zara.
— Te demander quoi, Virat ?
— N’importe quoi. Ce que tu veux.
Le passé flottait entre eux, comme un spectre dont ils ne parviendraient
jamais à se débarrasser.
« Tu m’as plaqué il y a dix ans pour aller voir ailleurs… »
Ces paroles la poursuivaient. La hantaient. Mais elle ne voulait surtout
pas mettre en péril cette trêve qu’il lui offrait. De toute évidence, il avait
décidé de jeter le passé aux oubliettes. Devait-elle en faire autant ? Après
tout, ces fiançailles étaient factices et temporaires. Bien sûr, mais s’ils ne
revenaient pas sur le passé, il la considérerait toujours comme la femme qui
l’avait trahi. Elle ferait mieux de lui expliquer, les yeux dans les yeux, la
raison de sa conduite. Il comprendrait, non ? Peut-être. Mais elle n’avait pas
l’énergie de discuter avec lui maintenant. Et surtout, elle ne voulait pas
risquer de perdre une occasion d’être seule avec lui. Même très peu de
temps. Peut-être serait-elle toujours lâche.
De près elle voyait mieux la barbe de deux jours sur sa mâchoire. La
fatigue dans son regard. Les sillons profonds autour de sa bouche.
— Tu sembles épuisé, dit-elle en levant la main pour montrer sa
mâchoire.
— Toi aussi, Zara. J’ai été odieux avec toi, n’est-ce pas ?
— Tu veux dire que tu m’as traitée comme n’importe quelle autre
actrice ? Que tu as exigé de moi l’impossible pour que je me surpasse ?
Oui, en effet.
Il éclata de rire.
Elle voulut retirer sa main alors que son doigt effleurait sa joue, mais il
la saisit par le poignet et pressa le visage contre sa paume. Elle sentit son
cœur se gonfler d’une joie indicible. Comment réprimer plus longtemps ses
sentiments ? Sa conversation avec sa mère lui revint en mémoire. « Prends-
tu des risques dans ta vie sentimentale, Zara ? » Elle se jeta à l’eau.
— Je suis venue te voir l’autre soir pour te parler. Mais au moment de
frapper à ta porte j’ai entendu un rire de femme. Vikram m’a dit qu’il t’a vu
faire sortir la femme du ministre à l’aube le lendemain matin.
Il resta imperturbable.
— Ah… C’est pour ça que Naina fait tellement d’efforts pour le tenir
éloigné de moi. Il a peur que je sois un sale coureur indigne de toi.
— Tout est un jeu pour toi, n’est-ce pas ?
— Et moi qui croyais que tu étais la seule femme à comprendre mon
âme tourmentée, shahzadi…
Zara sentit des larmes perler à ses paupières. Virat ne pouvait pas ne pas
les voir… Mais quelle importance. Si jusque-là elle avait toujours feint de
ne pas être affectée par son attitude, c’était par fierté. Mais aujourd’hui elle
en avait assez de faire comme s’il ne comptait pas pour elle. Il se pencha
vers elle et enfouit son visage dans son cou.
— Je préférerais que tu me frappes plutôt que de te voir pleurer à cause
de moi. Je ne suis pas digne de tes larmes, Zara.
— Aucun homme n’est digne de mes larmes. C’est ce que je me suis
toujours dit.
— Ah, je retrouve ma reine.
Elle ferma brièvement les yeux.
— Pourquoi était-elle dans ta chambre, Virat ?
— Elle avait peur. Je suis en train de tourner une série documentaire sur
des hommes puissants et le harcèlement qu’ils infligent aux femmes
censées être sous leur protection. Ma soi-disant liaison avec elle n’était
qu’une couverture pour justifier nos fréquentes rencontres. Elle me fournit
des informations sur les victimes de son mari et de mon côté je l’aide à
trouver le courage de le quitter.
— Une série documentaire ? Sur des hommes puissants ?
La peur noua l’estomac de Zara.
— Hmm. Jusqu’ici j’ai un juge de la Cour suprême et le ministre.
— Et tu comptes faire quoi ? Les démasquer ?
Il haussa les épaules.
— Quelque chose comme ça. Elle est dans une situation délicate. Je lui
ai dit que tu prendrais contact avec elle. Je suis conscient de te forcer la
main, mais si tu pouvais la prendre sous ton aile et l’aider à comprendre que
sa vie ne fait que commencer…
Elle referma les doigts sur son menton et plongea son regard dans le
sien.
— Même Vikram n’est pas au courant, n’est-ce pas ?
— Il a suffisamment de responsabilités sans que j’en rajoute une
couche. Ce projet, c’est moi qui le produirai. Pas Raawal House.
— Parce que tu penses qu’il n’approuverait pas ?
Virat sourit et son regard s’éclaira.
— Parce que c’est risqué. Vikram ne mérite pas d’être obligé de régler
de nouveaux problèmes créés par quelqu’un de la famille.
— Mais tu me fais confiance pour m’occuper de cette fille ?
— Pourquoi ne te ferais-je pas confiance ? L’aide aux femmes victimes
de mauvais traitements est visiblement une cause qui te tient à cœur et tu as
de l’expérience dans ce domaine.
Zara hocha la tête et détourna les yeux, la gorge nouée. Si elle laissait
couler une larme elle ne pourrait pas arrêter le flot qui suivrait. Pourquoi
était-elle aussi émotive ? Le regard pénétrant de Virat indiquait qu’il était
conscient de son état, mais à son grand soulagement il ne fit aucun
commentaire à ce sujet.
— Si nous en venions à l’essentiel ? Je sais que j’ai la réputation d’être
totalement insensible, mais il se trouve que j’ai des principes, shahzadi.
— Alors elle et toi vous n’avez jamais… ?
Il eut une moue réprobatrice.
— Elle est engluée dans un mariage désastreux avec un homme qui la
tient sous sa coupe. Il ne me viendrait pas à l’idée de profiter de la situation.
— Et elle est venue te voir dans ta suite l’autre soir. Pour te demander
des explications à propos de tes fiançailles, je suppose.
— Comment le sais-tu ?
— Elle fait une fixation sur toi parce que tu représentes l’espoir
d’échapper à une relation malsaine. Il est même probable qu’elle se croie
amoureuse de toi.
Virat fixa sur elle un regard si intense que Zara eut l’impression qu’il
voyait au plus profond de son âme.
— Comment peux-tu la comprendre aussi bien ? Si je ne te connaissais
pas, je penserais que tu as entendu notre conversation.
Elle eut l’impression très désagréable de vaciller au bord d’un précipice
mais elle parvint à se ressaisir et haussa les épaules d’un air qu’elle espérait
désinvolte.
— Peu importe comment je le sais. J’espère que tu la décourages avec
ménagement, Virat.
— Tu as si peu confiance en moi, Zara ? dit-il en riant avant de
poursuivre sur un ton plus sérieux. Il l’a épousée quand elle avait dix-neuf
ans. Elle ne connaît pas la liberté. Je lui ai expliqué que la dernière chose
qu’il lui faut c’est un autre despote comme moi dans sa vie. À ce moment-là
elle m’a dit qu’elle était désolée pour toi.
Zara arqua les sourcils.
— Pourquoi ?
— Parce que tu es obligée de me supporter, je suppose.
Il déposa un baiser au creux de son épaule et elle vacilla sur ses jambes.
— Je lui ai répondu que tu me menais par le bout du nez et que c’était
plutôt moi qu’elle devrait plaindre. Que tu es la femme la plus forte que
j’aie jamais rencontrée. Puis elle est partie et j’ai rejoint Anya. Nous
devions apporter des modifications à un de tes costumes et ensuite j’avais
rendez-vous avec le décorateur.
— Si je comprends bien, je me suis trompée à ton sujet.
— À quel propos ?
— Je croyais que si tu avais accepté aussi facilement de faire semblant
d’être mon fiancé c’était parce que ça te donnerait l’occasion de me
tourmenter.
— Mais ?
— Mais en réalité c’était pour détourner l’attention de ta prétendue
aventure avec la femme du ministre. Tu ne veux pas que ton projet de
documentaires soit découvert.
— Mais il y a très peu de femmes capables de me convaincre aussi
facilement de jouer ce genre de comédie. Il n’y en a même qu’une seule.
Celle que je n’ai jamais cessé de désirer.
Incapable de résister plus longtemps à l’envie de le toucher, elle enfonça
les doigts dans ses cheveux et l’embrassa. Il lui rendit son baiser avec une
ardeur qui lui donna le vertige.
— Viens au lit, shahzadi. Je préfère ne pas prendre le risque de
m’évanouir comme une jeune vierge victorienne. Imagine les rumeurs sur le
plateau. « Virat Raawal tombe évanoui aux pieds de sa fiancée, terrassé par
son baiser brûlant. »
Zara pouffa et il effleura ses cernes du bout du doigt.
— Je sais que je t’ai mené la vie dure. Allons nous reposer un peu et
ensuite…
— Pardon ? Tu me proposes de… dormir ? Dormir avec toi ?
Il se frotta les yeux puis passa la main dans ses cheveux avec un soupir
las.
— Je ne te serai pas d’une grande utilité avant d’avoir un peu dormi,
étant donné que je suis réveillé depuis… environ quarante-huit heures.
Mais…
Une lueur gourmande éclaira le regard de Virat.
— Je pensais que ce serait bien de t’avoir à côté de moi à mon réveil.
Nous pourrions passer aux choses sérieuses sans perdre une minute de plus.
Et puis ça m’éviterait d’être assailli par tes fans si j’étais obligé de te
rejoindre dans ta chambre.
— Tu as toujours du mal à t’endormir ?
Il passa de nouveau la main dans ses cheveux.
— Tu te souviens ?
— Bien sûr. Tu travailles comme un forcené jusqu’à frôler le burn-out
et ensuite c’est la spirale de l’insomnie. Une nuit torride avec une femme
enthousiaste est ta réponse habituelle, mais…
— Mais je n’ai pas envie d’une étrangère dans mon lit.
Elle eut un sourire ravi.
— On rompt avec les vieux schémas ?
— Disons plutôt qu’on trouve du réconfort dans les vieux jouets.
Avec un petit cri étranglé elle cribla son torse de coups de poing mais il
lui saisit les poignets et lui immobilisa les mains dans le dos. Puis il l’attira
contre lui et captura sa bouche avec voracité. Elle sentit son cœur battre
furieusement contre sa poitrine et son sexe durci contre son ventre.
— Viens au lit avec moi, shahzadi, lui murmura-t-il à l’oreille. Je vais te
présenter mes excuses pour t’avoir incendiée devant tout le monde, tu auras
au moins trois orgasmes avant la fin de la journée, et en prime quelques
indications sur les raisons pour lesquelles Vikram et toi vous sabotez cette
scène.
— Pas étonnant que tu aies la réputation de mener tes équipes à la
baguette.
— À vrai dire, j’ai pas mal de choses au programme en ce qui te
concerne, commenta-t-il avec un sourire malicieux.
Elle le suivit, vibrante de joie et d’excitation. Tous ses doutes et toutes
les questions qu’elle avait à lui poser attendraient. Cet instant était
beaucoup trop précieux pour ne pas le vivre pleinement. Et tant pis si ça
revenait à prendre le plus grand risque de sa vie.
9.

S’il avait pensé qu’en passant deux jours entiers dans la plus grande
intimité avec Zara il finirait par se lasser d’elle, il se serait complètement
trompé.
Mais puisqu’il avait juste voulu partager des moments divins avec une
femme qu’il trouvait de plus en plus irrésistible à bien des égards, il avait
complètement réussi.
Du moment que Zara et lui laissaient le passé à sa place, du moment
qu’il parvenait à ne pas ruminer le fait qu’aujourd’hui elle l’avait choisi
parce qu’il était réputé, puissant et riche, leur complicité d’autrefois les
unissait de nouveau.
Cette pause était une des meilleures idées qu’il avait jamais eues. Elle
s’était endormie avant lui, et la chaleur de son corps tout proche l’avait aidé
à sombrer dans un profond sommeil. Puis au réveil, sentir ses bras et ses
jambes autour de lui, quelle sensation incroyable ! Et la fougue avec
laquelle ils s’étaient jetés l’un sur l’autre…
À ce souvenir, Virat fut parcouru d’un long frisson, et un large sourire
étira ses lèvres. Il était assis sur un canapé dans la suite de Zara. Allongée
les pieds sur ses genoux, elle relisait son texte pour la scène finale, qu’ils
commenceraient à tourner le lendemain. Encore une semaine et le tournage
serait terminé. Il commencerait le travail de postproduction avec son équipe
et elle enchaînerait probablement sur le film suivant dans la liste de ses
nombreux engagements.
Alors qu’il pensait à tout ce qui l’attendait après ce petit interlude, Virat
était conscient de baigner dans une douce béatitude qu’il n’avait pas
éprouvée depuis très longtemps. Pourquoi ? Impossible de se mentir. C’était
la présence de Zara qui depuis quelques semaines faisait pétiller son sang
dans ses veines. Il fallait reconnaître que la perspective de ne plus la voir et
de retourner à sa vie d’avant n’avait rien de réjouissant. Mais c’était
inévitable. Il n’y avait pas d’avenir possible avec elle. Parce qu’il ne
pourrait jamais avoir pleinement confiance en elle.
C’était la nature éphémère de cette relation qui la rendait aussi
exaltante.
— Tu as un air très sérieux tout à coup, dit-elle d’une voix douce,
cachée derrière les feuilles du script.
Il se raidit. Elle avait le don de lire dans ses pensées, ce qui était très
déstabilisant…
— Je vais partir un peu plus tôt que prévu à la fin du tournage, annonça-
t-il, se surprenant lui-même.
Elle ne baissa pas les feuilles mais ses pieds se tendirent
imperceptiblement sur ses genoux.
— D’accord.
Après un bref silence, elle déclara :
— J’ai une longue période de vacances après ce tournage. Je me suis
trop surmenée ces derniers temps. Si tu me tiens au courant de ton emploi
du temps, j’irai te voir.
— Regarde-moi, Zara.
Elle baissa les feuilles en soupirant. Son débardeur couleur rouille
mettait en valeur sa peau cuivrée. Ses cheveux étaient ébouriffés parce que,
lorsqu’elle était sortie de la douche, il avait plongé les doigts dedans tout en
dénouant la serviette dans laquelle elle s’était enveloppée. Elle était
splendide, mais comment ne pas remarquer ces cernes profonds sous ses
grands yeux noisette ? Et elle avait les traits tirés. Et puis tous ses costumes
étaient à présent trop grands pour elle, se rappela-t-il. Les deux assistantes
costumières devaient travailler toute la nuit pour les reprendre avant le
tournage de demain matin.
— De toute façon, il y a la soirée de lancement et quelques autres
événements auxquels nous devons assister ensemble, dit-elle d’un ton léger.
Bien sûr, ils devraient continuer à jouer les fiancés amoureux au moins
jusqu’à la sortie du film. Il oubliait toujours avec quelle efficacité elle
parvenait à gérer le chevauchement de leurs vies publiques et privées. Dans
laquelle de ces deux vies prévoyait-elle de le revoir ?
— C’est à cette soirée que tu faisais allusion ?
— Non. Il y a des événements auxquels nous devrons assister en jouant
la comédie des fiançailles. Mais ce que je voulais dire, c’est que j’ai envie
de te voir après le tournage. En dehors de cette comédie. Et en dehors de la
promotion du film. Chez toi. Chez moi. Où ce sera possible.
Il fallait garder ses distances, se dit-il aussitôt. Ne pas hésiter à être
désagréable. Répondre « Je ne peux pas te garantir que j’aurai envie de te
voir », par exemple. Mais son cœur tambourinait dans sa poitrine et le désir
l’envahissait déjà. Sa main remonta sur la cuisse de Zara, enveloppa sa
hanche. Il promena les doigts sur son ventre, les glissa sous la ceinture
déboutonnée de son short, puis les immobilisa et plongea son regard dans le
sien dans une question muette.
— Oui, souffla-t-elle, les joues en feu.
Un seul mot. Brûlant. Qui sonnait comme une vérité immuable. Mais
pendant combien de temps encore continuerait-elle à lui dire oui ? Cette
question et toutes les autres qu’il avait à poser à Zara s’effacèrent de l’esprit
de Virat devant le regard étincelant de ses yeux noisette. Il glissa les doigts
dans sa culotte de coton et laissa échapper un grognement étranglé. Oui, pas
de doute, elle partageait son désir… Elle creusa les reins en se mordant la
lèvre inférieure. La tête renversée en arrière, les yeux fermés, la respiration
hachée, elle était d’une beauté déchirante.
Il la débarrassa de son short et de sa culotte, caressa son ventre.
— Ouvre les yeux, Zara, dit-il en glissant la main entre ses cuisses.
Elle continuait de soutenir son regard, les paupières mi-closes.
— De quoi as-tu envie, shahzadi ?
Il avait besoin de savoir. Comme toujours avec elle. Il avait besoin de
l’entendre exprimer son désir.
— J’ai envie de toi.
— Alors viens plus près, murmura-t-il d’une voix rauque en la hissant
sur ses genoux. Je voudrais goûter ton sexe, Zara. L’embrasser. Je peux ?
Dans le silence qui suivit, il lut l’espoir et le désir sur son visage, plus
autre chose qu’il ne parvint pas à identifier.
— Seulement si tu en as envie, shahzadi. Pas de règles entre…
— … amants. Juste du plaisir, termina-t-elle à sa place.
Puis elle demanda en s’humectant les lèvres :
— Aurai-je l’autorisation de te rendre ce plaisir ?
Il fut assailli par une bouffée de désir qui lui coupa le souffle. Dire
qu’autrefois elle avait été effarouchée par cette même suggestion…
Aujourd’hui, leur intimité était marquée par une spontanéité et une sincérité
si exaltantes qu’elles en devenaient presque inquiétantes.
— Ce n’est pas une transaction, Zara.
Elle se redressa pour capturer sa bouche dans un baiser avide qui
décupla son excitation.
— Dix années n’ont rien changé à ce que j’éprouve pour toi, Virat.
Doutes-tu toujours de moi ? Doutes-tu de ça ?
Elle plongea son regard dans le sien.
— Cette fois je veux tout le plaisir que tu peux me donner. Je veux aussi
être la maîtresse intrépide et effrontée que je ne pouvais pas être il y a dix
ans.
Submergé par une vague de tendresse, il referma la main sur sa nuque et
frotta le nez contre sa joue.
— Zara, tu étais parfaite il y a dix ans. Pourquoi penses-tu que… ?
— Non, j’étais loin d’être parfaite. J’avais peur que quelqu’un découvre
notre liaison. Peur de te décevoir. Peur que tu prennes conscience que je
n’étais qu’une source de problèmes…
Zara s’interrompit quelques secondes avant de reprendre.
— J’avais peur de mes propres désirs. Si nous sommes devenus proches
c’est uniquement parce que tu étais irrésistible, attentionné et patient avec
moi.
Pourquoi cette véhémence contenue dans sa voix ? Il scruta son visage,
et la lueur étrange qui brillait dans ses yeux lui serra le cœur. Une fois de
plus, le doute s’insinua dans son esprit. Et s’il s’était trompé à son sujet
autrefois ? Elle porta sa main à ses lèvres et déposa un baiser au creux de sa
paume. Lorsqu’il caressa sa lèvre inférieure du bout d’un doigt, elle lécha
ce dernier puis elle le suça d’un air gourmand en plongeant son regard dans
le sien.
— Cette fois j’exige tout ce que tu peux me donner, annonça-t-elle.
— Alors je peux te goûter, shahzadi ?
— Oui…
Il traça un sillon de baisers dans son cou puis vers la pointe d’un sein
qu’il mordilla à travers le fin coton de son débardeur avant de relever le
vêtement pour mieux sucer tour à tour les deux bourgeons hérissés. Ses
lèvres poursuivirent ensuite leur lente descente jusqu’à son sexe qu’il
dégusta avec délectation, approfondissant peu à peu ses caresses. Jusqu’à ce
qu’elle fonde de plaisir et se dissolve contre sa bouche en répétant son nom
encore et encore d’une voix entrecoupée de soupirs. Lorsqu’il leva la tête, il
vit une larme rouler sur sa joue.
— Shahzadi ?
Lui aurait-il fait mal ? Non, ses réactions indiquaient tout le contraire.
Ce qui était inquiétant en revanche, c’était le tourbillon d’émotions qu’elle
déclenchait en lui… Elle poussa un long soupir d’aise, puis elle ouvrit sa
braguette et referma les doigts sur son sexe gorgé de désir. Ses caresses
faillirent le faire basculer à son tour dans le précipice de la jouissance, mais
elle les interrompit à temps et intima d’une voix rauque :
— Viens…
Il plongea en elle et donna libre cours à la passion qui le consumait. Son
désir pour elle finirait-il par s’émousser un jour ? Cette question eut à peine
le temps de se former dans son esprit avant que le plaisir le prive de toute
pensée cohérente.

Le soleil couchant nimbait d’une lumière dorée le corps de Zara lorsque


ses paupières s’entrouvrirent. Virat traça du bout des doigts la courbe d’une
épaule. Elle s’était rendormie très vite quand ils avaient quitté le canapé
pour le lit. Et elle avait toujours les traits tirés après deux jours de repos.
Il déposa un baiser sur son épaule.
— Tu as maigri depuis le mariage de Vikram, non ?
Elle plissa le front.
— Pourquoi cette question ?
— Tu semblais avoir encore plus besoin de cette pause que moi. Et
après deux jours de cure spéciale Virat Raawal…
Elle laissa échapper un cri indigné et lui donna un coup de poing dans le
torse.
— … tu es encore pâle, shahzadi.
— Peut-être parce que ces deux jours n’étaient pas réellement une pause
pour moi.
Il poussa un juron qui résonna dans la pièce.
— Bon sang, Zara. Tu aurais pu me dire que tu apprenais toujours ton…
— Je ne veux pas être traitée comme une petite chose fragile. Je voulais
faire l’expérience de toutes les positions que nous avons essayées. D’après
une étude suédoise, les femmes atteignent leur épanouissement sexuel
optimal vers trente-cinq ans. Je parie que tu dis ça pour masquer le fait que
tu n’arrives pas à suivre le rythme de ma libido.
Il pouffa et elle le dévora du regard. Il lui caressa la joue.
— Tu as les traits tirés, Zara.
Elle fronça le nez, une mimique habituelle qui le faisait sourire.
— Je ne me nourris pas très bien ces derniers temps. Et oui, en effet, ma
nutritionniste et mon coach trouvent que je perds du poids. Mais comme je
le leur ai rappelé, je danse trois heures par jour depuis trois semaines. Je
n’ai jamais fait autant de cardio de toute ma vie.
— C’est vrai, admit-il en s’asseyant et en s’appuyant à la tête de lit.
Les cheveux tout ébouriffés, elle se redressa en tenant le drap contre sa
poitrine et chercha ses vêtements du regard. Il tira sur le drap et celui-ci lui
glissa des doigts, dénudant ses seins somptueux. Transpercé par une flèche
de désir, il déglutit péniblement. Avec une moue faussement agacée, elle
ramassa son débardeur, qu’il avait jeté par terre après le lui avoir enlevé un
peu plus tôt, et l’enfila.
— Je veux revoir la scène avec toi. Je n’ai aucune envie qu’une
nouvelle rumeur se répande, du genre « Zara Khan a perdu le peu de talent
qu’elle possédait parce qu’elle ne peut plus se passer du corps de son
fiancé ».
Il croisa les bras derrière la tête et surprit le regard gourmand qu’elle
promenait sur son torse. Il sourit.
— D’accord. Retournons dans le salon.
— Ne t’inquiète pas, Virat. Je suis capable de respecter la frontière entre
l’amant sexy et le réalisateur exigeant.
Elle s’installa dans un fauteuil en face du lit, le script dans une main et
un stylo dans l’autre. Il soupira.
— Bien. Ton monologue sonne faux. Comme une récitation apprise par
cœur. Dans cette scène tu n’es pas vraiment dans la peau du personnage.
Surtout au moment de la décision finale de Mayavati, précisa-t-il en
nommant la prostituée espionne qu’elle incarnait.
Elle le regarda avec une surprise manifeste.
— Comment sais-tu que je n’aime pas cette scène ?
Il haussa les épaules, satisfait d’avoir visé juste.
— C’est mon job de comprendre ce qui te bloque. Je dois t’aider à te
mettre dans sa peau. Qu’est-ce qui te gêne chez elle, Zara ?
— J’ai du mal à comprendre comment Mayavati arrive à jouer double
jeu non pas avec un ni deux mais trois hommes différents – l’acteur en
herbe qui crée la plus grande société de production qui sera plus tard à
l’origine de Bollywood, le général britannique et le soldat devenu valet de
chambre.
« Elle risque constamment sa vie pour le premier, joue à des jeux
dangereux avec le deuxième et profite du dévouement du troisième. Tous
les trois l’adorent et pourtant… elle est beaucoup trop inconstante. Je ne
comprends pas comment une femme peut être à la fois aussi… immorale,
machiavélique et… courageuse », conclut-elle en prononçant le dernier mot
dans un murmure.
— Je pensais que son parcours intéressant t’aiderait à mieux la
comprendre. Que tu t’identifierais plus facilement à elle qu’une actrice de
vingt ans dont le plus grand exploit est d’avoir convaincu son puissant papa
d’investir quelques millions de roupies pour lancer sa carrière.
« Mayavati, bien qu’étant une prostituée appartenant à la couche la plus
basse de la société, sait manœuvrer. Elle sait comment amener les hommes
qui l’entourent à lui rendre justice. »
Zara leva vivement la tête.
— C’est comme ça que tu me vois ? Comme quelqu’un qui manœuvre ?
Qu’aurait-il répondu quelques semaines plus tôt ? Il n’en savait rien.
Mais aujourd’hui il avait une certitude.
— Je te vois comme quelqu’un qui gagne en dépit des obstacles. Quand
tu as commencé ta carrière dans des films grand public de Vikram, j’ai
pensé que tu n’irais pas très loin. Pendant un certain temps tu as été
cantonnée dans des rôles secondaires de copine mignonne au mieux ou dans
des silhouettes parlantes au pire.
— Aïe, commenta sobrement Zara.
Il avait raison. Impossible de le nier.
— Jusqu’à cette série de moyens métrages pour la télé. Tu… J’ai été
ébloui par la richesse et la profondeur de ton jeu dans ces films.
— Tu les as regardés ?
Il esquissa un sourire.
— Dès que j’ai eu l’occasion. C’était une initiative remarquable. Tu as
cloué le bec à la plupart des critiques. C’était juste le bon moment pour
faire prendre un tournant à ta carrière. Tu nous as tous impressionnés et
convaincus qu’il fallait compter avec toi.
— Merci.
Zara sentit son cœur se gonfler de joie et de fierté. Et aussi d’une autre
émotion.
— Ça me touche beaucoup.
— Parce que je vous ai si souvent critiqués mon frère et toi ?
Elle secoua la tête.
— Parce qu’il y a dix ans tu étais déjà plein de talent. J’ai toujours
attaché beaucoup d’importance à ton opinion, Virat.
Il lui lança un regard étrange. Sans doute appréciait-il son compliment
mais il y avait autre chose. Quoi ? Elle n’en avait aucune idée.
— Dis-moi ce qui te plaît chez Mayavati, demanda-t-elle pour dissiper
la tension qu’elle sentait monter.
Il réfléchit un instant avant de répondre.
— C’est le personnage féminin le plus complexe que j’aie jamais filmé.
Il faut dire que les personnages féminins complexes sont assez rares. Elle
est rusée et obstinée. Malgré toutes les pressions que la société exerce sur
elle et toutes les exigences des deux premiers hommes, elle ne vit que pour
elle-même. En ne suivant que ses propres règles.
« Mais c’est sa décision finale qui la révèle dans toute sa complexité.
Son choix de passer le reste de sa vie avec le valet de chambre – le seul
homme qui l’aime vraiment bien qu’il sache exactement qui elle est – au
lieu du général qui pourrait lui offrir une vie aisée ou du visionnaire Vijay
Raawal qui lui promet une grande carrière d’actrice montre au public qu’au
fond Mayavati veut avant tout être aimée. Être acceptée telle qu’elle est. Or
c’est une aspiration universelle. »
Il plongea son regard dans le sien avant de poursuivre.
— Si tu as du mal à te mettre dans sa peau c’est peut-être parce que tu
ne comprends pas comment elle peut faire un choix aussi désintéressé ?
Pourquoi elle dédaigne l’occasion de devenir une actrice célèbre avec le
personnage de mon grand-père ou de mener une existence à la fois
confortable et aventureuse avec le général ?
Elle soutint son regard. L’ombre de la rancœur qu’elle avait vue si
souvent dans ses yeux était de retour.
— Tu penses que je n’arrive pas à m’identifier à elle parce que je ne
comprends pas pourquoi elle place l’amour et l’approbation au-dessus de
tout le reste.
Ce n’était même pas une question. La réponse était si flagrante… Sans
répondre, il bondit du lit comme si elle l’avait retenu prisonnier trop
longtemps. Il enfila son pantalon et se détourna d’elle. Deux évidences
s’imposèrent à elle. Accablantes.
— Tu n’as aucune confiance en moi, n’est-ce pas ? Après tout ce que
nous nous sommes dit et tout ce que nous avons vécu ces dernières
semaines ? Après tout ce temps ? Aie au moins le courage de me le dire en
face, Virat.
Il se retourna et elle lut la vérité dans ses yeux.
— Parlons de la scène, Zara.
Elle lança les feuilles du script à travers la pièce et bondit avec une
fougue que Mayavati, son personnage, aurait admirée.
— Non, Virat. Parlons du sujet que nous avons évité tous les deux
pendant trop longtemps. Dis-moi pourquoi il est si difficile pour ton brillant
cerveau d’assimiler que tu es l’un des deux seuls hommes en qui j’ai une
confiance absolue ?
— Arrête, Zara, intima-t-il, les traits crispés par la colère.
— Arrête quoi, Virat ?
— Arrête de parler de confiance, comme si ce qu’il y a entre nous avait
un rapport quelconque avec une relation normale. Comme si c’était autre
chose qu’une aventure qui nous arrange l’un et l’autre.
— C’est comme ça que ça a commencé, en effet. Mais je me racontais
des histoires. C’est la première relation que j’ai depuis dix ans. Dix longues
années pendant lesquelles je n’ai pas manqué d’hommes qui s’intéressaient
à moi. Des hommes bien, même. Mais je me suis fait une raison. Tu es le
seul homme avec qui je peux baisser ma garde. Tu es le seul avec qui je
peux partager mon intimité, même si c’est seulement pour une aventure. Et
je ne supporte pas que tu me manifestes le même mépris qu’à tout le
monde.
— Je ne manifeste aucun mépris.
— Si. Je te l’ai dit, Virat. Je te connais mieux que personne. Je sais à
quel point tu es sensible. Je sais que tu n’as rien à voir avec ton personnage
de play-boy superficiel. Je… Je te connais, Virat.
— Laisse tomber, Zara.
— Je ne peux pas. Je ne supporte pas que tu souffles le chaud et le froid
avec moi. Je ne supporte pas que tu me regardes comme si j’étais une
étrangère pour toi.
Il ferma brièvement les yeux puis il les détourna.
— C’est ce que tu es.
— Non.
Elle finit par poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis le début.
— À ton avis, pourquoi t’ai-je quitté pour Vikram, comme tu dis ?
— Bon sang, Zara ! Parce que c’est ce que tu as fait. Tu as construit
toute ta carrière sur ta relation avec moi. Tu m’as utilisé pour accéder à lui.
Je sais bien qu’il est très difficile de se faire des relations dans ce milieu. Je
le sais. C’est le genre de comportement auquel je pouvais m’attendre de la
part de tout le monde. Mais de toi…
Le cœur de Zara se serra à la vue de la souffrance qui altérait les traits
de Virat.
— J’avais la plus grande estime pour toi. Mais de ton côté tu étais avec
moi uniquement par intérêt.
Ces paroles lui firent l’effet d’une gifle et elle vacilla sur ses jambes.
Dire que c’était elle qui était revenue sur le passé pour abattre la barrière
qu’il avait laissée entre eux… À présent elle n’avait qu’une envie. Tout
laisser tomber. Le passé. Virat. Mais c’était impossible. L’idée qu’il la
jugeait aussi mal ne la laisserait pas en paix. Inspirant profondément, elle
croisa les bras.
— C’est vraiment ce que tu penses ?
— Ne fais pas l’innocente, s’il te plaît. Je peux te pardonner n’importe
quoi sauf de faire comme si tu n’avais pas accepté de l’argent de ma mère
pour me quitter. De faire comme si elle n’avait pas usé discrètement de son
influence pour t’obtenir ce rôle avec Vikram – celui qui a lancé ta carrière et
qui en prime a marqué le début de ton amitié avec lui. Tout ça pour m’avoir
quitté.
Suffoquée, elle resta un instant sans voix. Elle avait envie de se jeter sur
lui en hurlant que ce n’étaient que des mensonges odieux. Mais elle restait
clouée sur place, tremblant d’indignation
— Et d’où tiens-tu cela ? demanda-t-elle enfin, bien que connaissant la
réponse.
— Mama m’a expliqué que tu avais conclu un marché avec elle. Elle
m’a dit qu’un jour où elle était allée te voir tu ne lui avais parlé que du film
de Vikram et de ton désir de jouer dedans. Tu répétais que tu étais
désespérée parce que ta carrière ne démarrait pas. Que tu aies considéré
mon frère comme mieux placé pour favoriser ta carrière m’a blessé, mais à
l’époque c’était un fait indéniable. Il était tout et je n’étais rien.
« Mais le plus insupportable pour moi, malgré tous mes efforts pour
m’en remettre, c’est que tu te sois servie de notre relation pour négocier
avec ma mère. Tout ce que nous avions vécu ensemble en a été sali. C’était
encore pire que de t’avoir perdue pour… lui. »
— Il n’y a jamais rien eu entre Vikram et moi. Tu n’as pas encore
compris ça ?
— Si, Zara. Aujourd’hui je le sais. Mais à l’époque j’ai cru que tu
m’avais rejeté pour lui.
— Ce n’est pas vrai. Tu ne comprends pas que si je suis revenue vers toi
c’est parce qu’il y a une bonne raison ?
— L’odieux individu rancunier que je suis pense que c’est parce que je
suis devenu à mon tour un homme puissant.
Zara se laissa tomber dans le fauteuil, les jambes tremblantes.
— Ouah… Tu penses que je suis revenue parce que tu peux m’être
utile ?
— Non. Tu ne m’inspires que du respect, Zara. Mais le passé…
Virat laissa échapper un grognement de dépit.
— … est une ombre qui me hante.
— Alors peut-être que tu es devenu comme l’homme que tu hais depuis
toujours, commenta-t-elle d’une voix douce. Peut-être que tu ressembles
davantage à ton père que tu ne le penses. Que tu es comme lui un homme
prisonnier de son passé au point de gâcher son avenir.
Contre toute attente, il ne rétorqua pas d’un ton sarcastique qu’elle ne
faisait pas partie de son avenir.
— Tu crois que cette possibilité ne m’est pas venue à l’esprit ? Tu crois
que je ne fais pas tout mon possible pour oublier le passé ?
Le cœur de Zara se serra. Il était sincère, elle le savait. Il voulait
vraiment se libérer du passé. Ces deux jours de pause en tête à tête en
étaient la preuve. Malheureusement, il n’y parviendrait peut-être jamais.
Bien sûr, Vandana Raawal avait menti. Elle avait déformé la vérité pour se
montrer sous un jour plus favorable à Virat. Elle avait saisi l’occasion de se
rapprocher de ce fils à qui elle avait fait tellement de mal.
La vérité, c’était que Vandana avait pris ses bouts d’essai parmi des
centaines d’autres et les avait mis sous les yeux de Vikram. À la limite, elle
pouvait comprendre cette femme désespérée. Quand Vandana était venue la
voir, elle croyait agir pour le bien de son fils. Parce qu’elle estimait que
cette jeune actrice n’était pas assez bien pour lui.
Mais que Virat ait cru qu’elle avait accepté de l’argent de sa mère pour
le quitter… qu’il ait pensé que leur relation n’avait pas compté pour elle…
C’était déchirant. S’il savait le mal qu’elle avait eu à quitter le seul homme
qui lui avait redonné le sentiment d’être vivante ! Quand elle l’avait
rencontré elle n’était pas prête pour une nouvelle relation durable après son
mariage désastreux et la mort de son mari. À l’époque elle ne savait même
plus qui elle était.
Les mains de Virat se refermèrent sur ses épaules et un long frisson la
parcourut malgré elle.
— Zara, murmura-t-il en se penchant vers elle. Je ne suis pas mesquin
au point de t’en vouloir pour la carrière que tu t’es construite. Je… Je ne
veux pas être…
Elle écarta ses mains et se leva. Elle s’était juré de ne plus jamais laisser
un homme l’humilier. Et plus jamais son bonheur ne dépendrait d’un
homme. Pas plus de Virat que d’un autre. Même si elle pouvait comprendre
son désarroi quand il avait cru qu’elle l’avait quitté pour de l’argent et pour
un rôle dans le film de Vikram.
— Je te suis très reconnaissante d’avoir de nouveau couché avec moi
malgré ce que tu penses de moi. Tu ne peux pas savoir…
— Arrête, Zara. J’ai essayé d’oublier le passé. Je t’ai pardonné. Je suis
conscient qu’à l’époque j’étais un odieux moralisateur intransigeant. Ce que
je pensais de toi ou de nous n’a plus d’importance. Avec le recul, ce qui
s’est passé m’apparaît moins comme une trahison que comme la démarche
d’une femme sans pouvoir, obligée d’utiliser tous les moyens à sa portée
pour réussir dans un milieu où les relations sont primordiales.
— Ouah… Tu me pardonnes ?
La colère qui la submergea lui fit presque oublier sa souffrance
— Eh bien, laisse-moi te dire que tu es toujours un moralisateur
intransigeant. Tu… tu as raison. Notre relation sera toujours compliquée.
Trop compliquée.
La gorge nouée, elle lui tourna le dos. Non ! Pas question de verser une
seule larme. Elle sentit son menton se poser sur son crâne, ses mains se
refermer sur ses épaules, son souffle caresser sa nuque. Comme il était
tentant de se laisser aller contre lui ! Comme elle avait envie de sentir ses
bras autour d’elle ! C’était ce qu’il attendait, d’ailleurs. Il la laissait décider
de la suite. Par son silence, il lui faisait savoir qu’il avait toujours envie
d’elle. Qu’ils pouvaient enterrer le passé. Qu’ils pouvaient poursuivre leur
histoire aussi longtemps qu’elle en aurait envie. Oh ! comme elle en avait
envie ! Elle brûlait qu’il la serre dans ses bras, qu’il l’embrasse et qu’il lui
fasse l’amour jusqu’à ce qu’elle soit trop étourdie de plaisir pour pouvoir
réfléchir.
Elle prit une profonde inspiration.
— Il y a longtemps, je me suis juré que je ne pleurerais plus jamais
devant un homme. Va-t’en, s’il te plaît, Virat.
Il la lâcha et sortit, puis le bruit de ses pas s’estompa.
Elle ne versa pas une seule larme. Accablée de fatigue, elle sentit se
réveiller la nausée qui s’emparait d’elle par intermittence depuis quelque
temps. Elle se jeta sur le lit et enfouit son visage dans l’oreiller. L’odeur de
Virat lui rendit son absence encore plus insupportable. Pourquoi ne lui
avait-elle pas tout simplement dit la vérité ? Pourquoi ne s’était-elle pas
défendue ? Vandana Raawal avait menti à son fils. De manière éhontée.
Comment avait-elle pu lui dire qu’elle avait accepté de l’argent pour le
quitter ? Non seulement elle avait réussi à la convaincre qu’elle n’était pas
assez bien pour son fils et qu’elle compromettait le brillant avenir qui
l’attendait, mais elle avait brisé le cœur de ce dernier.
Zara laissa échapper un gémissement de dépit. Elle avait sa part de torts
dans ce désastre. Parce que de son côté elle avait été incapable de faire
confiance à Virat, à l’époque. Parce que l’expérience malheureuse de son
mariage l’avait laissée pleine de doutes à propos de l’avenir. C’était parce
qu’elle n’avait pas suffisamment cru à leur avenir commun qu’elle avait fui
Virat. Elle avait choisi la solution de facilité en se persuadant que c’était la
meilleure chose à faire, pour lui comme pour elle.
Allait-elle renouveler cette erreur ? Le moment n’était-il pas venu de lui
dire enfin la vérité sur ce qu’avait fait sa mère ? Et de lui parler enfin de son
mariage ?
10.

Ce fut dans un état d’intense nervosité que Zara arriva à la soirée de


lancement, dans un autre hôtel de luxe dans lequel Virat avait investi.
Il devait arriver au dernier moment en avion d’elle ne savait où, si bien
qu’ils n’avaient pas été obligés de se retrouver avant pour venir ensemble.
Elle se joignit avec plaisir à Vikram et Naina, malgré leurs coups d’œil
incessants. Quelques jours plus tôt elle s’était évanouie, et ils étaient
inquiets pour elle. Heureusement, c’était arrivé après le départ de Virat, si
bien qu’elle avait eu le temps de faire face à la situation avant de se
retrouver de nouveau devant lui.
Auparavant elle l’avait côtoyé sur le plateau pendant la dernière
semaine du tournage, ainsi que pendant la fête de fin de tournage organisée
par Vikram. Mais ayant tous les deux des emplois du temps chargés, ils
s’étaient juste croisés à cette dernière et ils n’avaient pas eu besoin de jouer
les amoureux transis devant les autres.
Dix jours après leur dispute, elle était moins blessée par l’image qu’il
avait d’elle et du passé. Mais elle s’en voulait davantage de ne jamais lui
avoir donné de détails sur son mariage et d’avoir pris la fuite. Son attitude
avait favorisé les manipulations et les mensonges de Vandana. Il avait lui
aussi sa part de responsabilité, bien sûr. Mais elle savait quels ravages
pouvaient provoquer les vieilles blessures mal cicatrisées.
Désormais, plus question de fuir. Non seulement elle en avait assez,
mais les circonstances le lui interdisaient.
Elle était enceinte. De Virat.
De six semaines. Mais en raison de ses cours de danse intensifs et de ses
journées de travail de seize heures, elle n’avait pas eu conscience des
changements qui se produisaient dans son corps. À présent, le manque
d’appétit et l’épuisement s’expliquaient. Trois jours après le test sanguin
qui avait confirmé sa grossesse, elle n’arrivait toujours pas à maîtriser ses
émotions. Elle pouvait passer de la joie la plus intense à l’angoisse la plus
profonde en quelques secondes à la perspective d’annoncer la vérité à Virat.
Lâchement, elle avait même envisagé de ne pas assister à cette soirée.
Elle aurait pu prétexter qu’elle ne se sentait pas bien, ce qui n’aurait pas été
entièrement faux. Mais elle avait refusé de céder à la tentation. Elle
craignait sa réaction, bien sûr, mais elle ne voulait plus fuir. Plus de
mensonges entre eux.
Et pas d’attentes. Elle se le répétait comme un mantra. Quelle que soit
sa réaction, elle ne serait ni surprise ni déçue. Il était hors de question de
l’obliger à assumer un rôle pour lequel il n’était pas prêt. Mais c’était à lui
qu’elle voulait l’annoncer en premier. Elle avait envie de partager avec lui
tout ce qu’elle ressentait, elle avait envie de…
Non ! Pas d’attentes !
Cet événement était le premier d’une longue série qui s’étalerait jusqu’à
la sortie du film, trois mois plus tard. Zara trouvait ce programme de
promotion très chargé, et elle se réjouissait d’autant plus d’avoir prévu une
pause dans son emploi du temps personnel à la suite du biopic. Cette soirée,
au cours de laquelle devaient être présentées des photos du film et une
bande-annonce, avait suscité un intérêt bien plus grand que ne l’espéraient
Virat et Vikram. Zara ne se souvenait pas avoir jamais serré autant de mains
ni souri à autant de personnes – familières ou inconnues.

La bande-annonce avait déclenché un tel tonnerre d’applaudissements


qu’elle en avait encore les oreilles qui bourdonnaient. Et bien qu’ayant été
présente sur le plateau pendant toute la dernière semaine du tournage, elle
avait été elle-même très impressionnée. Y compris par son propre jeu, alors
qu’on ne la voyait que quarante-cinq secondes. Malgré la pénombre qui
régnait dans l’auditorium, elle chercha machinalement Virat du regard. Il
n’avait pas eu un seul sourire quand ils s’étaient retrouvés ni même quand
ils avaient dû s’embrasser sur scène pour faire plaisir au public. Et pourtant,
le désir brûlait toujours entre eux. Flagrant. Impossible à nier. De toute
évidence, malgré leur dispute rien n’avait changé.
Et en même temps, tout avait changé.
Elle se cala dans son siège et ferma les yeux. Il fallait absolument
qu’elle parvienne à faire bonne figure encore un moment. Les lumières se
rallumèrent, et sur scène Vikram expliqua que le projet était l’aboutissement
d’années de réflexion et de travail. Un hommage à son grand-père Vijay
Raawal. Un témoignage du prestige de l’héritage des Raawal.
Zara sentit une douce chaleur l’envahir et elle posa la main sur son
ventre encore plat. Son enfant serait un Raawal. Son enfant serait…
Quand Virat arriva sur scène, un murmure parcourut la foule. Il
remercia son frère de lui avoir offert la possibilité de réaliser un tel film,
puis il poursuivit en soulignant que Vijay Raawal inspirait tout le monde à
Bollywood, mais il ne fit aucune allusion à la famille Raawal. Zara déglutit
péniblement. Comment allait-il prendre la nouvelle qu’elle avait à lui
annoncer ? En revanche, avant de quitter la scène, il remercia nommément
chaque membre de l’équipe du film pour l’avoir supporté. Zara applaudit à
tout rompre, submergée par une profonde gratitude et une grande fierté.
Comme s’il lui appartenait.
Quelques instants plus tard, alors qu’elle circulait parmi la foule des
célébrités ayant eu le privilège d’avoir un premier aperçu du projet le plus
ambitieux de Raawal House, elle avait encore du mal à croire ce qu’elle
avait vu de ses propres yeux. Vikram avait toujours eu une présence
extraordinaire et son incarnation de son grand-père était brillante. Mais
elle… Elle avait fait des étincelles. Virat avait eu raison. Ce personnage
était pour elle l’occasion de voler la vedette au premier rôle du film et elle
avait réussi. C’était comme si en quelques semaines elle avait acquis
l’expérience et le talent d’une vie entière. Virat était vraiment un génie de la
direction d’acteurs. Tout ce qu’il parvenait à leur insuffler sur le plateau
pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes relevait du prodige.
Dire que dans la vie réelle il tenait à rester seul sur l’île déserte qu’il
s’était fabriquée… En fait, il utilisait la caméra comme un bouclier entre lui
et le monde.
Zara prit un verre d’eau gazeuse sur le plateau d’un serveur et le vida
d’un trait dans l’espoir de calmer son estomac. Il y avait plus de trois heures
que la soirée avait commencé… Elle n’avait qu’une envie. Prendre Virat
par la main et disparaître avec lui. Comme par enchantement, il arriva
aussitôt. Elle sentit la chaleur de son corps dans son dos et un frisson la
parcourut.
— Tu t’es évanouie peu après mon départ ? Je te manquais donc à ce
point, shahzadi ? murmura-t-il à son oreille d’un ton malicieux.
La prenant par les épaules, il la fit pivoter pour déposer un baiser sur ses
lèvres. Au même instant un photographe déclencha son flash, et elle prit
conscience des regards curieux fixés sur eux. Irritée, elle serra les dents.
Elle supportait de moins en moins cette comédie. Dire que c’était elle qui
en avait eu l’idée… Elle en avait assez de ce fiancé courtois et attentionné
dont il jouait le rôle en public. Elle voulait retrouver l’homme qu’il était
vraiment, avec sa fougue et sa véhémence. Alors qu’il relevait la tête, elle le
retint en posant la main sur sa nuque.
— Tu veux encore prendre la pose, shahzadi ? Si je dois continuer à te
tenir dans mes bras et à t’embrasser en public, je vais exiger d’en faire
autant en privé, murmura-t-il en frottant sa joue recouverte d’une barbe
naissante contre la sienne.
Électrisée par le désir qui brillait dans ses yeux, elle répliqua :
— Quoi que tu penses du passé, ne te moque pas de ce que je ressens
pour toi…
— Je ne me moque pas, Zara. C’est juste que je refuse de jouer cette
comédie devant tout le monde pour aller ensuite me coucher tout seul. J’ai
envie de toi, shahzadi. Je n’arrive pas à dormir quand tu n’es pas à côté de
moi. Je reconnais que je veux continuer cette histoire et voir où elle nous
mènera.
Le cœur de Zara se mit à battre si fort qu’elle en fut assourdie. Comme
il était tentant d’accepter ce qu’il offrait. Si elle n’avait pas été enceinte, si
elle était libre de prendre des risques…
— Vas-tu m’accorder ton pardon chaque matin ? rétorqua-t-elle malgré
elle.
Il la considéra d’un air perplexe.
— Je n’ai jamais prétendu être parfait, Zara. Mais j’essaie de ne pas
ressasser le passé.
Elle secoua la tête. Pourquoi revenait-elle sur le sujet alors qu’il y avait
des problèmes beaucoup plus importants à aborder avec lui ?
— J’ai déjà vécu le cercle vicieux d’être maltraitée tous les soirs par un
homme qui promettait le lendemain matin de ne plus jamais recommencer.
Pendant mon mariage. Pendant trois longues années. À la fin j’étais
complètement déboussolée. Je ne savais même plus qui j’étais.
Il se figea, visiblement horrifié.
— Vraiment, Zara ? Tu choisis de me dire ça maintenant ?
Elle se maudit. Que lui avait-il pris ?
— Excuse-moi, c’était un coup bas.
Elle le retint alors qu’il faisait un pas en arrière.
— Je suis désolée. C’était injuste de te comparer à… lui. Je… Je ne
voulais pas.
Il passa son bras autour d’elle avec une telle douceur qu’elle crut qu’elle
allait s’effondrer pour la première fois depuis des années.
— Non, Zara. Ne t’excuse pas.
Elle sentit son estomac se nouer.
— Je ne veux pas que ce poison se répande entre nous, Virat. Quoi que
nous réserve l’avenir, je ne veux pas que…
— Chut… shahzadi. Chut… Ça ne nous arrivera pas. Ne t’en fais pas,
Zara. Je suis… si…
Non, la dernière chose qu’elle voulait était qu’il s’excuse. Surtout pas.
Oubliant toute prudence, elle enfonça les doigts dans ses cheveux et captura
sa bouche. Passé le premier moment de surprise, il répondit à son baiser et
elle fut submergée par un immense soulagement. C’était comme si elle se
retrouvait enfin chez elle après des années et des années d’absence. Il
l’embrassait avec une telle tendresse qu’elle en eut les larmes aux yeux. Ce
baiser était comme un nouveau départ pour eux, qui effaçait la souffrance
du passé.
— Je n’ai pas l’intention de m’excuser pour ce baiser, murmura-t-elle
contre ses lèvres. Ni de prétendre qu’il était destiné aux photographes.
Il arqua un sourcil taquin.
— Non ?
— Non. J’avais besoin de ce baiser.
Il rit et elle resserra les doigts sur ses cheveux, s’accrochant
désespérément à lui. Il prit son visage entre ses mains.
— Quelque chose te tracasse, Zara. Tu n’es pas toi-même.
Elle plongea son regard dans le sien. La lueur malicieuse avait disparu
de ses yeux. Il savait. Elle hocha la tête en effleurant ses lèvres.
— Il faut que nous parlions. J’attendais ton retour.
Il plissa le front.
— Nous partons immédiatement. Tu es souffrante ?
— Oui. Non. Je veux dire… Je ne suis pas en pleine forme et je sais
pourquoi.
— J’ai une suite dans cet hôtel. Nous y serons plus tranquilles pour
discuter.
Elle regarda autour d’elle.
— Vikram va me tuer si je t’arrache à la soirée.
— Il sait que ce n’est pas dans ce genre de soirée que je brille le plus.
C’est davantage son domaine.
Comme elle hésitait, il la prit par la taille.
— Viens, shahzadi. Ta carrière ne souffrira pas si tu t’esquives le temps
d’une soirée.
Elle eut l’impression qu’une seconde à peine s’était écoulée lorsqu’ils
sortirent de l’ascenseur pour gagner sa suite. D’élégants meubles en teck et
des plantes vertes qui égayaient les murs blancs créaient dans l’immense
salon une atmosphère intime.
Virat restait silencieux. Parce qu’il attendait qu’elle parle, bien sûr. Elle
prit une profonde inspiration et se tourna vers lui. Il avait enlevé sa veste et
remonté les manches de sa chemise de lin blanc. Un long frisson la
parcourut et elle détourna les yeux. Il était si sexy… Se contenter de le
regarder demandait un immense effort.
Il s’approcha d’elle et murmura :
— Zara ?
Elle le regarda et lâcha de but en blanc :
— Je suis enceinte. De six semaines.
Elle reprit son souffle, puis devant son absence de réaction elle ajouta
stupidement :
— Il est de toi, Virat. Le bébé est de toi.

Virat laissa échapper un rire étranglé.


— Je n’en doute pas, Zara. Mais merci pour la précision.
— Oh ! je ne voulais pas insinuer que tu doutais de moi. Je… Je ne sais
pas comment on procède dans ce genre de circonstance et je n’aurais pas dû
lancer ça comme ça…
— Arrête. Je t’en prie, arrête de t’excuser.
Il se massa les tempes avec un rire aussi étranglé que le premier.
— Il n’existe aucune formule qui aurait pu me préparer à cette
révélation. Alors, ne t’inquiète pas.
Elle restait immobile. Se contentant de le regarder. Comme si elle
attendait patiemment qu’il digère la nouvelle.
Était-il dans un de ces rêves étranges et fiévreux qu’il faisait quand il
manquait de sommeil ? Il ne voulait pas s’engager envers Zara. Parce qu’il
n’avait toujours pas pleinement confiance en elle. Parce qu’elle continuait à
hanter ses pensées et que ça ne lui plaisait pas. Parce qu’elle commençait à
compter beaucoup trop pour lui. Non. La dernière chose qu’il souhaitait,
c’était que Zara attende un enfant de lui.
Son enfant. Une fille ou un garçon qui risquerait de l’admirer. Un enfant
innocent qui serait affecté par chacune de ses paroles, chacun de ses gestes,
chacune de ses actions. Ou par l’absence de paroles, de gestes ou d’actions
de sa part. Il crut qu’il allait vomir sans avoir bu d’alcool pour la première
fois de sa vie.
— Virat ?
Zara semblait sur la défensive. Comme si elle s’attendait à tout de sa
part. Alors que c’était elle qui avait mis sa vie sens dessus dessous dès
l’instant où elle y était revenue.
— Tu es déterminée à me faire couler, n’est-ce pas, shahzadi ?
Les mots étaient sortis automatiquement, comme si son cerveau pouvait
envoyer des réponses machinales, tandis que son cœur… son cœur se
débattait avec l’avalanche d’émotions qui menaçaient de l’engloutir. S’il les
laissait faire…
— Te faire couler ? répéta-t-elle en faisant un pas vers lui.
— D’abord tu me révèles que tu… que ton mariage était…
Il passa la main devant son visage, incapable de prononcer les mots.
Mon Dieu, comment avait-il pu être aussi aveugle ? Cette souffrance qu’il
avait vue si souvent dans ses yeux… Tous les signes de maltraitance avaient
été là dès le début. Quand ils s’étaient rencontrés elle était constamment sur
ses gardes. Toujours sur le qui-vive. Comme si elle se sentait surveillée par
quelqu’un jaugeant la moindre de ses réactions. Et après toutes ces années,
elle lui avait avoué qu’elle n’avait pas eu un seul amant en dix ans. Qu’elle
ne parvenait à baisser sa garde qu’avec lui. Dire qu’il se considérait comme
un fin psychologue… Il n’avait absolument rien vu.
— Virat… Je n’aurais pas dû en parler. Pas comme ça et surtout pas ce
soir.
— Tu aurais dû me le dire il y a très longtemps, shahzadi.
Il regretta aussitôt ses paroles. La dernière chose à faire était de
l’accabler de reproches.
— Zara, je veux à tout prix éviter de te faire souffrir. C’était déjà vrai
avant que tu me parles de ton mariage. C’est pour cette raison que j’ai pris
de la distance.
— Je le sais. Mais si je t’avais expliqué plus tôt quel désastre a été mon
mariage et combien de temps il m’a fallu pour retrouver un semblant de
confiance en moi, tu m’aurais regardée comme tu me regardes en ce
moment. Comme si tu étais obligé de peser chaque mot que tu me dis.
Comme si je n’étais rien d’autre qu’une victime. J’ai gagné le droit d’être
considérée autrement. Ne m’enlève pas ça maintenant, Virat. Si tu me
regardais comme une victime je ne le supporterais pas.
— Personne ne peut t’enlever ça, Zara.
Il la comprenait parfaitement. Mais à son grand dépit, il se sentait aussi
peu à la hauteur que lorsqu’elle lui avait demandé de s’en aller dix jours
plus tôt. Il choisit ses mots avec soin.
— Je ne vais pas te demander d’en parler. Pas ce soir. Ni jamais, si tu
n’en as pas envie. Mais, Zara, j’aimerais savoir. Quand tu seras prête.
Quand tu estimeras que j’ai gagné le droit de partager cet épisode de ta vie.
— D’accord, acquiesça-t-elle aussitôt, visiblement pressée de changer
de sujet. Maintenant, pouvons-nous parler… du bébé ?
Il passa nerveusement la main dans ses cheveux. Jamais il ne s’était
senti aussi oppressé… Mais ce qui comptait, ce n’était pas lui. Ce n’était
pas son angoisse ni son désir ou son non-désir d’être père. Ce qui comptait,
c’était Zara et le soutien dont elle avait besoin de sa part. C’était là-dessus
qu’il fallait se concentrer. Il la rejoignit et lui prit la main. Une certaine
vulnérabilité se lisait encore sur son visage, mais son regard était déterminé.
Soulagé, il se détendit un peu. De toute évidence, elle gérait mieux la
situation que lui.
— Tu as décidé de garder le bébé, n’est-ce pas ?
— Oui. Je ne me suis jamais imaginée mère, mais… une fois que j’ai eu
la confirmation que j’étais enceinte je me suis sentie incroyablement bien.
Si j’ai appris une chose, c’est que les choses ne se passent jamais comme on
s’y attend.
« J’ai rencontré Saleem à un mariage et je suis tombée amoureuse le
soir même. Je n’ai pas tenu compte des avertissements de mes parents qui
nous trouvaient trop jeunes et je l’ai épousé. J’avais des tas de projets pour
ma vie avec lui. Et puis… Quelques jours après notre mariage il a changé. Il
a voulu que j’arrête de jouer alors qu’il savait que c’était ma passion. Il a
sapé ma confiance en moi.
« Depuis sa mort, j’ai appris à apprécier ma chance à chaque fois
qu’elle se manifeste. Il y a dix ans, c’est le fait de t’avoir rencontré dans la
queue pour le café. Aujourd’hui c’est cette occasion de devenir mère alors
que je ne l’avais pas prévu. Je choisis de voir ça comme une chance. Peux-
tu comprendre ça ? »
Il y avait une telle assurance et une telle joie dans la voix de Zara
qu’une pensée s’imposa à Virat. Cet enfant avait beaucoup de chance. Parce
que Zara serait une mère fantastique. Elle était si sûre d’elle qu’il sentit ses
doutes se dissiper un peu.
— Comment te sens-tu ?
Elle sourit.
— Bien. Maintenant que je connais la cause des étranges migraines et
de la fatigue, je suis soulagée. C’était la première fois de ma vie que je
perdais connaissance et j’ai eu du mal à convaincre Vikram et Naina de me
laisser seule avec le médecin.
— Et elle a dit que le…
Il s’éclaircit la voix.
— … bébé va bien ?
Le visage de Zara s’illumina.
— Oui. Il est en excellente santé. Je…
Elle soupira.
— Je lui ai dit que je n’avais jamais oublié ma pilule. Pas une seule fois.
Mais j’ai pris des antibiotiques quand j’ai été malade en voyage juste avant
le mariage de Vikram, et elle m’a dit que…
Il posa la main sur sa joue.
— Tu ne me dois pas d’explications, Zara.
— Je sais. C’est juste que je suis au courant depuis trois jours… et
j’étais inquiète parce que nous ne nous étions pas quittés en bons termes.
Mais en fait, je…
— Quoi, Zara ? demanda-t-il alors qu’elle hésitait. Dis-moi ce que tu
penses.
— Je suis prête à assumer ma décision seule. Je ne veux pas que tu te
sentes obligé de quoi que ce soit. Tu… Tu peux décider quel rôle tu veux
jouer dans la vie de l’enfant.
Il se dirigea d’un pas vif vers la baie vitrée, envahi par une étrange
colère qu’il était incapable d’expliquer. Il regarda les lumières de la ville
sans les voir. Toute sa vie il avait été parfaitement conscient de ses rêves et
de ses angoisses. Même enfant, parce que ça lui était indispensable pour
affronter la froideur de son père. Et pourtant, il avait soudain l’impression
de ne pas se connaître du tout.
— Je ne veux pas que mon enfant endure ce que j’ai enduré. Je ne veux
pas qu’il ou elle puisse douter de ses racines, Zara.
— Bien sûr ! Il ne me viendrait pas à l’idée de priver notre enfant d’une
famille. Ni de te priver de la relation que tu choisiras d’établir avec lui ou
elle. Tu sais ce qui m’a apaisée quand j’ai reçu le choc de cette nouvelle ?
Quand j’ai pensé : « Oh ! mon Dieu, je vais être mère et je n’y connais rien
du tout ! »
— Quoi donc ?
Il la sentit approcher. Ses bras se glissèrent autour de sa taille. Comme
si elle savait que son calme n’était qu’apparent. Elle posa la joue contre son
épaule.
— Toi. C’est de penser à toi qui m’a apaisée. C’est la certitude que,
quelle que soit la solution que nous adopterons, je pourrai compter sur ton
soutien. La certitude que nous nous en sortirons ensemble.
Il laissa échapper un grognement de dérision.
— Tu as davantage confiance en moi que moi-même, shahzadi. Je ne
connais absolument rien à l’éducation des enfants.
Il la sentit pouffer contre son dos. Et à cet instant, l’évidence s’imposa à
lui. Il avait là l’occasion de construire tout ce dont il avait été privé toute sa
vie.
— Moi non plus je n’y connais rien, dit-elle. Mais c’est en nous que j’ai
confiance. Je sais que, quelle que soit ta décision, notre enfant pourra
compter sur ses deux parents. Quoi qu’il arrive, il grandira au sein d’une
famille. Sa famille.
Il se retourna et s’empara de sa bouche dans un baiser fervent. Elle lui
répondit avec un gémissement étouffé, le confortant dans sa décision avant
même qu’il ait pleinement conscience de l’avoir prise. Glissant un bras
autour de sa taille, il l’attira contre lui tout en promenant sa main libre sur
tout son corps. Plus il l’embrassait, plus il était sûr de lui. Il finit par
s’arracher à sa bouche et par appuyer son front contre le sien.
— Je peux te dire ce dont j’ai envie, Zara ?
— Oui. Mais plus d’ombres entre nous, Virat. Plus de blessures qui
s’enveniment.
— Un nouveau départ, alors, shahzadi ?
Elle sourit et la joie illumina son visage.
— Oui, exactement. Nous allons commencer une nouvelle scène. Tirer
un trait sur le passé.
— Alors transformons nos fausses fiançailles en vraies. Marions-nous.
— Quoi ?
Comme il s’y attendait, elle eut un mouvement de recul, mais il ne la
lâcha pas. Le meilleur moyen de la convaincre était de faire appel à la
logique, décida-t-il.
— Nous sommes jusqu’au cou dans des fiançailles qui doivent se
poursuivre encore trois mois. Au moins jusqu’à la sortie du biopic. C’est ce
qui était prévu, d’accord ? Et d’ici là… je suppose que ta grossesse va
commencer à se voir.
— Oui, mais…
— As-tu envie que nous nous séparions à ce moment-là ? As-tu envie
de subir le stress d’une séparation qui fera la une de tous les médias ? Veux-
tu que je joue le rôle du minable sans cœur qui laisse tomber sa fiancée
enceinte ? Veux-tu que nous commencions notre vie de parents dans ces
conditions ?
— Mais…
— Ou veux-tu que nous la commencions en tant que couple marié
déterminé à bien agir envers son enfant ? Un couple fondé sur la confiance
mutuelle ? Y a-t-il une meilleure façon de commencer notre vie de parents ?
— Tu es prêt à renoncer au célibat ? À te lier à moi de manière
permanente ?
— Comme tu l’as dit nous sommes déjà liés, Zara. Ce bébé a déjà tout
changé. Il s’agit juste d’officialiser la situation.
Elle se mit à rire et il la serra contre lui. Oui, c’était la bonne solution.
Pour la première fois depuis des années, il fut envahi par une étrange
sérénité.
11.

Jamais elle n’aurait pu imaginer qu’organiser un mariage – surtout le


sien – pouvait être aussi amusant. Zara eut un sourire rêveur. Bien sûr, cette
fois elle ne s’apprêtait pas à épouser contre l’avis de ses parents un homme
qu’elle connaissait à peine. Elle n’était plus une jeune fille impulsive qui
cherchait à fuir sa vie monotone.
Et puis cette fois elle avait les moyens d’organiser un mariage digne de
ce nom. Le seul problème, c’était de convaincre son fiancé d’arrêter
d’insister pour que premièrement elle le laisse payer et deuxièmement elle
engage une organisatrice de mariages.
Elle avait commandé à Anya Raawal un lehenga et un sari sur mesure
pour chacune des deux cérémonies. La jeune femme avait accepté avec
enthousiasme. « Il a l’air si heureux, mademoiselle Khan. Je n’ai jamais vu
mon frère comme ça. »
Bien sûr, Zara lui avait aussitôt demandé de l’appeler bhabhi, belle-
sœur, comme Naina.
Ce serait un mariage intime auquel n’assisteraient qu’une dizaine
d’invités, dont la moitié appartenait à la famille Raawal. La perspective de
se retrouver face à Vandana Raawal était un peu perturbante, mais elle avait
décidé que rien, pas même sa perfide future belle-mère, ne gâcherait le
plaisir qu’elle prenait à organiser les cérémonies.
Par une manœuvre subreptice qu’elle n’avait pas vue venir, Virat avait
séduit sa mère en lui rendant visite à son insu. « Il n’a pas promis de te
rendre heureuse. Il te connaît bien, beta. Il a simplement dit qu’il ferait de
son mieux pour suivre le rythme de ma fille. » Zara avait fermé les yeux
pour contenir les larmes qui menaçaient d’inonder ses joues. Oui, il la
connaissait bien en effet… La voix vibrante avec laquelle sa mère avait
déclaré « Il est si… séduisant et si… sexy, Zara » l’avait fait hurler de rire.
« Tu as bien choisi, avait-elle ajouté. Il semble très attentionné. »
Il y avait un mois que leurs fausses fiançailles étaient devenues réelles.
Le soir où il l’avait demandée en mariage, Virat lui avait simplement
suggéré de réfléchir à sa proposition. Il était resté avec elle toute la nuit et il
lui avait fait l’amour avec une telle tendresse qu’elle avait fini par pleurer
dans ses bras.
Elle s’était réveillée au petit matin avec sa main sur son ventre. Il avait
les yeux dans le vague, et quand elle l’avait embrassé sur la joue elle avait
vu une immense solitude assombrir fugitivement son regard.
— Quoi que tu décides, Zara, nous formerons une famille.
À cet instant elle avait su qu’elle avait déjà pris sa décision. Cependant,
il n’avait pas considéré son accord comme acquis. Il avait mené pendant
une semaine une campagne de séduction à laquelle elle avait été trop
heureuse de succomber. Si jusque-là elle s’était sans doute préservée sans
en avoir conscience, elle était désormais irrémédiablement amoureuse de
lui. Elle aimait sa façon de faire des projets d’avenir. De la réprimander
quand il trouvait qu’elle se fatiguait inutilement. D’être aux petits soins
avec elle. D’être un amant aussi tendre que passionné.
« Je suis très heureuse pour vous deux, Zara », lui avait dit Naina quand
ils avaient annoncé qu’ils allaient se marier.
Quant à Vikram, il avait paru soulagé, et il l’avait serrée si longtemps
dans ses bras que Virat avait fini par les séparer en protestant. Ce qui avait
fait beaucoup rire Naina.
Curieusement, elle avait éprouvé une certaine réticence à partager la
nouvelle de sa grossesse avec son meilleur ami et sa femme. Virat avait
admis cette réticence sans qu’elle ait besoin de la formuler. Elle avait alors
compris à quel point c’était un homme secret. Surtout en ce qui concernait
les choses qui comptaient le plus pour lui. Même avec son frère – auquel
des liens solides l’unissaient en dépit de leurs divergences professionnelles
– il gardait ses distances. Comme s’il n’osait laisser personne pénétrer dans
son intimité. Sauf elle. Malgré la trahison dont il la croyait coupable, il
s’était montré à elle tel qu’il était. Hypersensible, aimant et vulnérable.
Malgré cela, elle ne se faisait aucune illusion. S’il l’avait demandée en
mariage c’était parce qu’elle était enceinte. Et il lui arrivait parfois de se
réveiller au milieu de la nuit avec le sentiment qu’elle l’avait de nouveau
perdu. Elle tendait la main et elle sentait son corps chaud et musclé près du
sien. Il était toujours là. D’ailleurs… pendant les semaines qui s’étaient
écoulées depuis leurs fiançailles – leurs vraies fiançailles – il avait passé
presque toutes ses soirées avec elle. Comme s’il avait décidé, comme elle,
de s’engager pleinement.
Quand elle lui avait demandé s’ils ne devraient pas se marier le jour de
la sortie du film il l’avait foudroyée du regard. Ce qui ne l’avait pas
impressionnée le moins du monde.
— Ne me regarde pas comme ça, avait-elle repris en fermant les bras
sur lui et en appuyant la joue contre son torse. C’est juste une suggestion.
Non seulement tu es tout le temps débordé de travail mais c’est un jour où
tout le monde est disponible et où…
— Ça me serait complètement égal qu’il n’y ait que nous deux, Zara. Et
ta mère, bien sûr. Je n’ai aucune envie d’affronter sa colère si elle ne peut
pas assister à notre mariage.
Il avait eu un sourire désarmant, puis il avait poursuivi d’un ton ferme.
— Mais il est hors de question qu’il soit utilisé à des fins de promotion.
Si Vikram tente de te convaincre que notre arrivée à la première après un
mariage romantique top secret le matin même parce que « nous ne pouvions
pas attendre un jour de plus » serait une excellente publicité pour le film et
boosterait la fréquentation, je lui flanquerai le coup qu’il aurait mérité
l’autre soir pour t’avoir serrée dans ses bras pendant des heures.
Zara n’avait pas tout à fait réussi à garder son sérieux et elle avait eu de
nouveau droit à un regard furieux.
— Ne perdons pas la tête, mon chéri, avait-elle murmuré en pressant ses
lèvres contre les siennes. C’est la dernière chose à faire à présent que les
rumeurs concernant notre soi-disant triangle amoureux se sont enfin
éteintes. Je vais prévenir ton frère qu’il n’est pas invité au mariage. Qu’en
dis-tu ?
— Tenterais-tu de me manipuler, shahzadi ? avait-il demandé d’un ton
faussement indigné.
— Manipuler le réalisateur le plus brillant de sa génération ? Je ne m’y
risquerais pas.
Elle lui avait enlevé la cravate qu’il avait passé un temps fou à nouer et
elle avait glissé les mains sous sa chemise avant de s’emparer de sa bouche
avec avidité. Il s’était laissé faire sans protester, victime consciente et
consentante d’une tentative de manipulation. Il s’était écoulé un certain
temps avant qu’ils reprennent leur conversation.
— Je veux qu’il y ait une cloison parfaitement étanche entre notre vie
privée et notre vie professionnelle, avait-il décrété en mettant ses
chaussures. Pas de mises en scène pour les médias. Aucune allusion à notre
mariage ni à notre enfant devant un objectif, quel qu’il soit. Pas même pour
aider une des nombreuses associations que tu soutiens. Pas même devant
mon frère ou ma mère. C’est clair ?
Elle avait hoché la tête, consciente de l’importance que ça avait pour
lui.
— Je comprends, Virat.
— Je n’ai aucune envie d’envoyer notre enfant en pension à des
centaines de kilomètres, mais si c’est le seul moyen de le préserver du
cirque médiatique nous le ferons. Je ne supporte pas l’idée qu’il puisse
souffrir de quelque manière que ce soit à cause de notre célébrité.
Elle l’avait longuement serré dans ses bras pour lui signifier de nouveau
qu’elle le comprenait. Qu’elle serait toujours d’accord avec lui sur ce point.
Que leur vie n’aurait rien d’artificiel ni de glamour comme celle qu’avaient
choisie ses parents. Il s’était contenté de hocher la tête, puis il était parti.

Elle venait de raccrocher après une conversation téléphonique avec sa


mère quand Virat entra dans le salon, où elle regardait un vieux film tout en
goûtant des échantillons de desserts qu’un traiteur lui avait envoyés. Elle
avait un faible pour le gulab jamun. Son parfum de cardamome était
irrésistible et il fondait dans la bouche. Oui, il fallait absolument en
commander pour leur réception.
— Serais-tu très fâché si je disais au traiteur que tu as exigé de goûter le
gulab jamun avant que nous passions une commande et si je mangeais la
part qui sera livrée ? demanda-t-elle d’un ton léger en s’essuyant les mains
avant de se tourner vers lui.
Un seul coup d’œil lui suffit pour comprendre que quelque chose
n’allait pas. Elle se redressa dans son fauteuil.
— Que se passe-t-il, Virat ?
Il traversa la pièce à grands pas.
— Tu avais dit « plus de mensonges », Zara.
Son regard étincelant de colère lui noua l’estomac.
— Je ne savais même pas que tu étais de retour, éluda-t-elle. Je croyais
que tu arrivais demain matin.
— Ne te paie pas ma tête, s’il te plaît.
— Je ne me moque pas de toi…
Il s’assit dans le fauteuil le plus éloigné du sien et enfouit brièvement le
visage dans ses mains pour étouffer un grondement de fureur.
— J’avais prévu une fête de fiançailles pour ce soir et je voulais te faire
la surprise, dit-il en jetant un coup d’œil à la Rolex qu’elle lui avait offerte
moins de deux semaines plus tôt. Ta mère est censée arriver en avion dans
une heure et Vikram devait l’amener chez ma grand-mère. Naina m’a aidé à
tout organiser.
Sous le coup de la surprise elle fut envahie par un immense
soulagement, mais celui-ci fut de courte durée. La colère n’avait pas disparu
du regard de Virat. Bien au contraire.
— J’ai aussi invité ma mère et mon père. Ce dont nous avons parlé
l’autre jour… Ce désir que notre enfant grandisse au sein d’une famille. Ça
me poursuivait. Malgré le chaos provoqué par mes parents, mes grands-
parents, Vikram et Anya m’ont sauvé. Ils m’ont aidé à tenir le coup. Je veux
que notre enfant soit aussi entouré que je l’ai été. Alors j’ai décidé dans ma
grande magnanimité…
Il eut un rire de dérision.
— … d’essayer au moins d’oublier le passé si je ne parvenais pas à
accorder mon pardon. J’ai décidé que ce n’était pas si grave si ma mère
avait joué un rôle dans ton départ, si mon père continuait à refuser de me
reconnaître comme son fils jusqu’à son dernier souffle. Je me suis dit
qu’étant un Raawal à part entière il ne tenait qu’à moi de faire en sorte que
mon enfant éprouve ce sentiment d’appartenance dont j’avais toujours été
privé. Quand j’ai annoncé à ma mère mon intention de repartir sur de
nouvelles bases, elle a exprimé sa joie et elle n’a pas arrêté de chanter tes
louanges.
« Puis elle a annoncé – avec son air mélodramatique habituel – qu’elle
allait avouer tous ses péchés afin d’obtenir l’absolution pour mon père et
pour elle, après tous les torts subis par Vikram, Anya et moi en raison de
leurs extravagances en tout genre. »
Zara sentit un étau se resserrer autour de sa poitrine.
— Dans le cadre de cette confession, poursuivit Virat d’un ton plein de
mépris, elle m’a révélé qu’elle m’avait menti il y a dix ans. À ton sujet. Que
c’était elle qui t’avait poussée à me quitter, parce que dans son esprit tordu
éloigner de moi la seule femme auprès de qui je m’épanouissais était un
acte d’amour maternel. Parce que selon elle tu n’étais pas la femme qu’il
me fallait. Parce qu’elle avait d’autres ambitions pour moi…
— Virat, s’il te plaît, écoute-moi…
— Apparemment, elle t’a débarrassée d’un beau-frère gênant, déterminé
à prouver que tu étais une meurtrière.
Zara fut prise de vertige. C’était un cauchemar…
— Saleem, mon mari, s’est suicidé parce que j’avais enfin trouvé le
courage de lui annoncer que je le quittais. J’avais réussi à me libérer de sa
tyrannie. Mais son frère estimait que j’étais responsable de sa mort et il était
déterminé à me punir. Quitte à porter de fausses accusations.
« Ta mère m’a proposé de faire jouer ses relations pour que l’affaire soit
étouffée. Je savais que s’il y avait le moindre écho dans la presse ma
réputation serait ruinée et ma carrière tuée dans l’œuf, quel que soit le
résultat du procès. En plus, si par malchance il avait réussi à le gagner
j’aurais pu me retrouver en prison. Alors oui, j’ai accepté l’aide de ta mère.
Mais je ne pouvais pas me douter qu’elle allait te mentir et te faire croire
que je t’avais trahi pour obtenir un rôle. »
— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ? demanda-t-il sans la regarder.
— Parce que tu avais vingt ans et un avenir brillant devant toi…
La voix de Zara se brisa, mais elle se força à poursuivre.
— Moi j’étais veuve, traumatisée par les mauvais traitements subis
pendant mon mariage et terrorisée à l’idée d’être accusée de meurtre.
Qu’avais-je à t’offrir ? Je ne voulais pas t’entraîner dans ma chute si les
choses se passaient mal.
— Tu étais la première femme qui me faisait vibrer.
— Justement, l’intensité de tes émotions… ça me terrifiait.
Elle s’agenouilla devant lui, les mains sur ses genoux, et il ferma les
yeux.
— Ce n’était pas en toi que je n’avais pas confiance, Virat. C’était en
moi. J’étais pétrifiée par les sentiments que tu m’inspirais. Je craignais par-
dessus tout que tu finisses par voir qui j’étais réellement.
— C’est-à-dire ?
— Rien. J’estimais que je n’étais rien. Une usurpatrice indigne de ton
attention. Après trois ans de mariage avec Saleem, son suicide et les
accusations de son frère, je n’avais plus aucune confiance en moi. Tout me
faisait peur. Y compris et surtout l’importance que prenait notre relation. Je
ne me sentais pas à la hauteur et j’étais persuadée que tu me verrais bientôt
comme un boulet. Si bien que lorsque ta mère est venue me voir pour me
faire remarquer que je n’étais pas assez bien pour toi, elle n’a eu aucun mal
à me convaincre que la meilleure chose qui pouvait t’arriver était d’être
débarrassé de moi. Que je n’étais qu’une tocade pour toi et que tu
m’oublierais très vite.
« J’ai accepté son aide pour échapper aux accusations du frère de
Saleem mais je n’ai jamais essayé de tirer profit de notre relation. Quand
j’ai été retenue pour un bout d’essai j’ai cru à une coïncidence. Et j’ai pris
ça pour un signe. J’ai pensé qu’il valait mieux que je me concentre sur ma
carrière plutôt que de m’accrocher à un homme qui méritait beaucoup
mieux que moi. »
— Alors pourquoi ne pas m’avoir dit la vérité quand je t’ai accusée
d’avoir accepté de l’argent de ma mère ? Pourquoi ne pas t’être défendue ?
Tu sais à quel point je déteste les mensonges.
Elle déglutit péniblement. Comment avait-elle pu commettre une telle
erreur ?
— Parce que je ne voulais pas te blesser en te révélant ce qu’elle avait
fait. Je voulais éviter que vos relations se détériorent encore davantage. Et
je dois reconnaître que je n’avais pas très envie d’avouer à quel point
j’avais été lâche à l’époque.
Il resta silencieux, les yeux toujours fermés. Le cœur serré, elle prit son
visage entre les mains.
— Parce que malgré ta mauvaise opinion de moi, tu m’étais quand
même revenu. Tu m’avais donné une chance. Tu avais essayé de me
pardonner. Tu avais besoin de moi autant que j’avais besoin de toi. C’est ça
qui m’a convaincue que nous sommes faits l’un pour l’autre. Et cette fois,
j’ai suffisamment de courage pour reconnaître que…
Il ouvrit les yeux, et devant son regard éteint elle eut l’impression
qu’une poigne d’acier lui broyait le cœur.
— Tais-toi, Zara.
— Je t’aime, Virat. Avec toi je me sens vivante. Avec toi je suis
heureuse même quand nous nous disputons et que je te trouve
insupportable. À chaque fois que j’ai tendu les bras vers toi tu m’as donné
bien plus que ce que j’aurais pu espérer dans mes rêves les plus fous.
Elle lui prit la main et la posa sur son ventre.
— Y compris ce bébé que nous n’attendions ni l’un ni l’autre.
— Zara…
— Je n’ai jamais cessé de t’aimer. Je t’ai aimé dès le premier instant
malgré ma peur. Parce que tu me donnais une meilleure image de moi-
même. Tu me faisais rire. Tu me faisais redécouvrir la joie. Et finalement,
tu m’as aidée à me reconstruire. Même si je m’en suis rendu compte trop
tard. Aujourd’hui je suis beaucoup plus forte. Je t’aime et je sais qu’à ton
côté je peux survivre à tout. Tant que nous sommes ensemble…
— Non, Zara. Arrête.
Il se leva et s’écarta d’elle.
— Je ne peux pas faire ça. Je suis désolé. Je croyais pouvoir mais je me
trompais.
Envahie par un grand froid, elle s’efforça de lutter.
— Tu ne peux pas faire quoi ? M’épouser ? Construire la famille que
nous désirons tous les deux ? Nous avons déjà décidé de tirer un trait sur le
passé, alors regarde-moi et explique-moi.
Il se retourna et la détresse qu’elle lut sur son visage la fit tressaillir.
— Je t’ai proposé de nous marier parce que je voulais offrir à mon
enfant tout ce dont j’ai été privé. Parce que je croyais que nous savions
exactement à quoi nous attendre l’un et l’autre. Mais… L’amour, Zara… ça
complique tout. Je ne me suis pas engagé à ça. Ma mère et mon père ont
gâché leur vie et celle de leurs enfants à force de chercher vainement
l’amour.
— Nous ne sommes pas comme eux, Virat, protesta-t-elle en
s’exhortant à ne pas perdre espoir. Tu ne vois pas ça ? Nous nous sommes
évités pendant dix ans mais nous avons fini par nous retrouver. Je n’attends
rien de plus aujourd’hui qu’hier. Rien n’a changé.
Il pressa la main contre sa tempe. Comme s’il n’en pouvait plus.
Comme si l’entendre dire qu’elle l’aimait était son pire cauchemar.
— Tout a changé. Ton amour… Si je l’accepte, il ne fera que me rendre
vulnérable. Il me submergera… et quand… quand il me sera de nouveau
retiré…
— Il ne le sera pas. Je ne cesserai jamais de t’aimer. Crois-moi. Crois-
moi, s’il te plaît, supplia-t-elle en tendant les mains.
Il quitta la pièce sans un mot.
12.

Deux mois plus tard, par une soirée de printemps inhabituellement


fraîche, Zara arriva à la première du biopic réservée à un public de critiques
et de décideurs de Bollywood. Elle était vêtue d’un corsage sans manches
en soie grège et d’un superbe sari en soie tissée à la main de la même teinte,
bordé de rouge. Le sari avait été livré précousu, comme si le créateur avait
su qu’il était destiné à une femme enceinte de quatre mois et demi. Elle
avait donc juste eu à l’enfiler, puis une de ses amies, Anna – qui avait
chanté la bande originale du film –, l’avait épinglé facilement sur son
épaule. Ses cheveux avaient été tressés et relevés en un chignon orné d’un
gajrade fleurs de jasmin blanches.
Avec le sari et le corsage on lui avait livré un lourd collier de perles et
de rubis et des jhumkasassorties. Les couleurs de sa tenue seraient
coordonnées à celles de la tenue de Vikram, en compagnie de qui elle
apparaîtrait à la projection et à la réception qui suivrait.
Elle avait toujours beaucoup aimé les saris pour leur élégance et leur
simplicité, mais celui-ci – très proche par sa teinte et sa texture de celui
qu’elle avait choisi pour la cérémonie hindoue de son mariage avec Virat –
avait un drapé particulièrement beau, même autour de son ventre bombé. Il
donnait l’impression d’être constitué de petits nuages qui flottaient autour
d’elle.
Après le départ d’Anna, Zara s’était contemplée un instant dans la
psyché de sa chambre.
Jusqu’à cette soirée elle avait porté essentiellement des robes amples et
fluides lors des soirées de promotion. En raison de sa silhouette sculpturale
et de ses longues jambes, il avait été très facile de cacher sa grossesse.
Comme Virat, elle n’avait aucune envie de parler de leur relation ni de sa
grossesse à la presse. Seules mama, Naina et son amie Anna savaient
qu’elle était enceinte. Parce que lorsqu’elle leur avait annoncé que le
mariage était reporté, elles étaient venues la voir ensemble un soir pour lui
demander ce qui se passait. Elle leur avait expliqué en partie la situation,
certains détails n’appartenant qu’à elle et à Virat. De toute façon, ayant
prévu des vacances, elle s’était très peu montrée.
Cette soirée marquerait sa première apparition publique avec son ventre
arrondi. Nul doute qu’elle allait faire sensation, mais elle n’avait pas
l’intention de continuer à se cacher.
Leur relation, elle, semblait dans l’impasse.
Virat n’avait pas annoncé officiellement qu’il avait laissé tomber sa
fiancée enceinte parce qu’elle lui avait avoué son amour. Et de son côté, elle
avait gardé le silence également. Ce n’était pas elle qui était partie. S’il
voulait annoncer au public que c’était fini entre eux, il n’avait qu’à le faire
lui-même. Au début, sa détresse avait été si grande que sans l’arrivée de sa
mère pour cette fête surprise organisée par Virat elle aurait erré dans sa villa
comme une âme en peine pendant des jours entiers.
Le chauffeur fit le tour de la place en direction du théâtre vieux de
plusieurs siècles et récemment rénové, où Vijay Raawal avait projeté son
premier film des décennies plus tôt. Zara inspira profondément alors que la
Mercedes s’immobilisait devant l’entrée, de chaque côté de laquelle la foule
des journalistes était contenue par des agents en uniforme. Sa portière
s’ouvrit avant que le chauffeur ait ouvert la sienne.
Elle accrocha un sourire éclatant à ses lèvres et descendit de voiture,
prête à saluer Vikram. Mais son cœur cessa de battre et son sourire se figea.
Devant elle se tenait l’homme qui l’avait quittée sans un regard en arrière,
deux mois plus tôt. Elle faillit remonter en voiture et ordonner au chauffeur
de redémarrer. Simultanément, elle faillit se jeter au cou de Virat pour
l’embrasser à perdre haleine.
Résistant à cette double tentation, elle prit la main qu’il lui tendait.
— Je m’attendais à voir Vikram, déclara-t-elle d’un ton
miraculeusement calme. Tu sais, l’homme qui n’a pas la fâcheuse habitude
de disparaître de ma vie pendant des mois.
— Tu sais frapper là où ça fait mal, n’est-ce pas, shahzadi ?
— Vraiment ? répliqua-t-elle en battant des cils.
Pour les photographes qui les guettaient ils devaient avoir l’air de deux
fiancés amoureux, main dans la main, yeux dans les yeux. Et à vrai dire, ce
qu’elle voyait briller dans les yeux de Virat c’était un désir brûlant,
désespéré. Elle le savait parce qu’elle avait vu le même dans ses propres
yeux, jour après jour, debout devant le miroir de la salle de bains, pendant
deux mois.
— Puisque tu as disparu Dieu sait où sans un mot pendant deux mois et
que c’est Vikram qui a veillé sur moi, il est logique que ce soit lui que je
m’attende à voir ce soir, tu ne crois pas ?
Passant un bras autour de ses épaules, il l’attira contre lui et déposa un
baiser sur sa joue. Elle eut l’impression que sa peau prenait feu.
— Il a toujours été un bon frère pour moi. La preuve, il a accepté de
veiller sur toi sans me demander d’explications sur le gâchis dont je suis
responsable.
— Pardon ?
Elle sentit son cœur s’affoler dans sa poitrine, mais elle réprima son
espoir de peur d’être déçue.
— Je n’ai pas besoin que tu charges quelqu’un de veiller sur moi. Je
suis parfaitement capable de me débrouiller seule.
— Je n’en doute pas, shahzadi. Si je l’ai fait c’était pour ma propre
tranquillité d’esprit. J’étais obligé de partir en Suisse et je savais que la
présence de mon frère ne te pèserait pas.
— Je retire tout ce que j’ai dit sur mon envie d’élever ce bébé avec toi.
Tu ne peux pas entrer et sortir de ma vie selon ton humeur et…
— J’ai su que je commettais la plus grosse erreur de ma vie à l’instant
où je t’ai quittée, Zara.
Elle sentit son cœur s’affoler de plus belle.
— Et il t’a fallu deux mois pour te décider à me prévenir ?
— Le temps que Vikram me trouve en train de regarder en boucle le
bêtisier du biopic, une bouteille à portée de main, tel Devdas se lamentant
sur son amour perdu, puis que je me remette de ma gueule de bois, j’étais
en retard pour mon vol pour la Suisse. Et une fois là-bas… je ne pouvais
plus m’en aller avant d’avoir terminé la postproduction de ma série
documentaire. Je ne suis rentré que depuis quelques heures, Zara…
Elle ne sut jamais ce que Virat s’apprêtait à lui dire parce qu’à cet
instant une meute de photographes se précipita sur eux. Accrochant un
sourire à ses lèvres, elle se dirigea vers l’entrée du théâtre à son bras.
Le biopic déclencha l’enthousiasme et les critiques furent
dithyrambiques. L’interprétation de Zara comme celle de Vikram furent
qualifiées d’éblouissantes. Quant à Virat, il fut reconnu une fois encore
comme le réalisateur le plus brillant de sa génération. Mais si cette soirée
resta la plus inoubliable de sa vie, le succès du film n’y fut pour rien. Les
trois heures de projection puis les deux heures d’échanges avec les médias
et les professionnels du cinéma furent une véritable torture. Ensuite, le trajet
en voiture jusqu’à Raawal Mahal, la demeure de ses grands-parents, avec
Zara endormie, la tête sur son épaule, lui parut interminable.

Zara se réveilla, la joue contre une épaule musclée, et un cocktail


familier de bois de santal et de cigare assaillit ses narines. Parcourue d’un
long frisson, elle ouvrit les yeux et rencontra le regard de Virat. Ce regard
éperdu qu’elle aimait tant.
— Tu t’es endormie dans la voiture.
— Oui, je dors environ seize heures par jour, en ce moment…
Elle prit conscience qu’elle était dans ses bras et qu’il la portait. Il
franchissait le seuil d’une splendide demeure dans laquelle elle était venue
une fois ou deux. La villa de ses grands-parents. Décorée comme pour une
fête. Avec des lumières autour de l’imposante porte d’entrée, des guirlandes
de fleurs suspendues un peu partout. Des notes de shehnai ? Comme si elle
était dans son rêve favori… ou son pire cauchemar, selon le point de vue.
— Pose-moi par terre, Virat, s’il te plaît.
— On est presque arrivés, shahzadi.
Ils parvinrent dans la cour intérieure. Au centre trônait une estrade
décorée elle aussi de lumières et de guirlandes de fleurs. Comme un
mandap de mariage… Avec des gens autour. Vikram et Naina, les yeux
brillants. La grand-mère de Virat, un sourire très doux aux lèvres, avec
Anya à côté d’elle. De l’autre côté, le meilleur ami de Virat, AJ, et sa
femme, son amie Anna. Et devant le mandap, sa mère qui lui adressait un
sourire radieux, les parents de Virat un peu à l’écart. C’était le mariage
qu’elle avait organisé… Tout était conforme à ce qu’elle avait choisi. Zara
baissa les yeux sur son sari. Bien sûr ! C’était celui qu’elle avait choisi avec
Naina dans le catalogue d’un créateur… Son cœur se gonfla d’une joie si
intense qu’elle crut qu’il allait exploser. Virat la posa délicatement sur ses
pieds puis il l’enveloppa de ses deux bras et elle sentit son corps vibrer
contre le sien.
— Veux-tu m’épouser, shahzadi ? Aujourd’hui ? Maintenant ?
Elle faillit fondre en larmes.
— Pourquoi ?
Il s’agenouilla et pressa son visage contre son ventre. Puis il leva vers
elle un regard éperdu.
— Parce que je ne peux pas vivre sans toi. Parce que tu es la femme de
ma vie depuis toujours. Parce que je n’ai jamais cessé de t’aimer. Tu me
stimules et tu m’inspires, shahzadi. Je regrette de ne pas avoir eu confiance
en toi. Aujourd’hui je comprends pourquoi tu t’es sentie obligée de me
quitter il y a dix ans. Laisse-moi te prouver à quel point je t’aime. Laisse-
moi être le père de notre enfant. Laisse-moi être un mari digne de ma reine.
Elle enfonça les doigts dans ses cheveux, les joues ruisselantes de
larmes.
— Pourquoi avoir attendu deux mois pour me dire tout ça, Virat ? Je
croyais que tu m’avais réellement abandonnée.
— J’avais besoin de temps pour faire mon examen de conscience. Pour
être sûr que je ne te ferais plus jamais souffrir. Que je ne répéterais pas mes
erreurs. Dis-moi oui, Zara. Je passerai le reste de nos vies à te prouver que
je t’aime et que je te mérite.
Elle voulut s’agenouiller pour se mettre à sa hauteur mais il se releva et
la serra contre lui.
— Oui. C’est oui depuis toujours, Virat.
Il l’embrassa avec ferveur et elle crut de nouveau que son cœur allait
exploser de joie. Lorsqu’ils se dirigèrent vers le mandap, elle se pencha
vers lui pour lui murmurer :
— C’est un garçon.
Devant son visage radieux, elle ne résista pas à la tentation de lui voler
un nouveau baiser. Des cris de joie, des rires et des applaudissements
fusèrent de toutes parts.
— Que dirais-tu de vivre ici ? demanda-t-il alors.
Elle jeta un regard surpris à sa grand-mère.
— Mais ta grand-mère vit ici…
— Daadi a décidé de retourner vivre avec mama et papa. Et puisque
Vikram a pris la bague qu’elle avait reçue de daadu, je lui ai demandé si
nous pouvions nous installer dans cette villa.
— Et ?
— Elle m’a répondu en riant qu’elle se demandait quand je finirais par
me décider à lui poser la question. Elle m’a confié qu’ils en avaient parlé
avec daadu et qu’il voulait que la maison me revienne. Elle m’a assuré
qu’elle avait toujours été à moi. Elle attendait juste que je la revendique.
Zara lui prit la main et il eut un sourire contrit.
— J’ai toujours été aimé et soutenu par daadi, daadu, Vikram et Anya,
mais je tenais absolument à gagner l’amour du seul homme trop mesquin
pour me le donner. N’est-ce pas étrange ?
Elle hocha la tête. C’était étrange, certes, mais il fallait beaucoup de
temps à certaines blessures pour cicatriser.
— Daadu m’appelait Choté Raawal Sahib, poursuivit-il. Je l’avais
oublié. C’est daadi et Vikram qui me l’ont rappelé il y a deux jours. Je les
ai longtemps tenus à distance eux aussi, alors que j’aurais dû tout
simplement leur dire que je souffrais. C’est toi qui m’as donné le courage
d’exprimer mes sentiments et de réclamer ce qui me manquait. C’est toi
encore qui m’as fait prendre conscience que j’avais déjà tout ce dont je
rêvais. Que j’étais un Raawal dans mon cœur et que c’était ça l’essentiel.
Il referma les bras sur elle et la serra contre lui.
— Mon grand-père a construit cette maison pour ma grand-mère. Elle
représente tout ce que j’aimais chez lui. Tout ce qu’il estimait indispensable
pour être un Raawal digne de ce nom. La loyauté, la générosité, et par-
dessus tout, l’amour. Daadi et daadu ont été mariés pendant cinquante-sept
ans, Zara. Tu te rends compte ? Toute une vie à s’aimer ?
— Oui.
Un sourire attendri étira les lèvres de Zara. Elle était tombée amoureuse
d’un homme romantique.
— Et c’est l’ombre bienfaisante de leur mariage qui a fini par nous
préserver, Vikram, Anya et moi, de la relation toxique de nos parents. Cela
nous a démontré la puissance de l’amour. C’est un mariage comme le leur
que je veux avec toi, Zara. Je veux croire qu’il durera cent ans.
Elle hocha la tête, la gorge nouée, puis elle lui prit la main et déposa un
baiser au creux de sa paume.
— À cent ans d’amour. À l’éternité.

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2. Un bébé à Bollywood
TITRE ORIGINAL : THE SURPRISE BOLLYWOOD BABY
Traduction française : Élisabeth Marzin
© 2021, Tara Pammi.
© 2021, HarperCollins France pour la traduction française.
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2804-6667-7

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Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, des entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence.

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