Une Délicieuse Surprise - Rebecca Daniels

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 152

REBECCA DANIELS

Une délicieuse surprise

COLLECTION HORIZON
Résumé

Colt était dépité. Depuis qu’un certain Casey, cou-


vreur de son état, avait commencé à rénover le toit de
son ranch, Emma, sa fille, n’avait plus que ce nom à
la bouche ! Jaloux de l’affection que l’enfant portait à
un homme qu’il n’avait pas encore eu le loisir de ren-
contrer, Colt maudissait son métier trop prenant. Certes, élever
seul un enfant était difficile, mais s’il avait joué correctement
son rôle de père, Emma ne se serait pas entichée du premier
homme venu ! Décidé à voir enfin à quoi ressemblait son rival, il
ouvrit toute grande la porte du grenier… et découvrit, à califour-
chon sur un chevron du toit, une ravissante jeune femme en
bleu de travail !

N° 1696 / 15 août 2000


Cet ouvrage a été publié en langue anglaise
sous le titre :
FAMILY ADDITION

Traduction française de
DANY OSBORNE

HARLEQUIN®
est une marque déposée du Groupe Harlequin
et Horizon® est une marque déposée d’Harlequin S.A.

Originally published by SILHOUETTE BOOKS,


division of Harlequin Enterprises Ltd.
Toronto, Canada

© 1997, Ann Marie Fattarsi. © 2000, Traduction française : Harlequin S.A.


83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75013 Paris – Tél. : 01 42 16 63 63
Service Lectrices – Tél. : 01 45 82 47 47
ISBN 2-280-14109-4 – ISSN 0993-4456
1.

— Encore Casey, hein ? grommela Colt en se frottant les


yeux.
— Oui, Casey a dit que le banc sous la fenêtre sera assez
grand pour que j’y installe toutes mes peluches !
La voix de la fillette vibrait d’excitation. Agacé, Colt
écarta le combiné de son oreille. Oh, cette migraine…
Il s’adossa à la tête de lit, son regard dérivant sur la dé-
coration standardisée et dénuée de charme de sa chambre
de motel. Mieux valait qu’il évoque l’adorable visage de sa
fille de six ans plutôt que de contempler les murs orange et
la moquette usée. Les boucles blondes et les immenses
prunelles azur de Jenny étaient infiniment plus sédui-
santes.
Il l’imaginait assise sur sa petite chaise à bascule, tenant
le téléphone à deux mains, concentrée sur la conversation
avec son papa.
— Les idées de Casey sont vraiment extra ! reprit Jenny.
En plus du banc, il y aura des étagères et je pourrai ranger
tous mes albums. Après, je serai vraiment chez moi. Dans
ma chambre. Tu viendras me lire des histoires avant que je
m’endorme, Papa ? Casey dit que tu devrais le faire… Ca-
sey pense que, comme ça, je ferai de beaux rêves.
Colt poussa un soupir excédé. Casey par-ci, Casey par-là,
Casey toujours… Depuis cinq jours, la fillette n’avait que ce
nom à la bouche ! Décidément, ce type s’appropriait sa
maison et lui volait l’amour de sa fille ! Comment Jenny
avait-elle pu oublier que c’était lui, son père, qui avait eu
cette idée de banquette sous la fenêtre ? Casey avait fait
sien le projet, l’avait réalisé et maintenant recueillait tous
les lauriers. Il avait engagé un menuisier, pas un père de
substitution !
Sullivan Constructions, l’entreprise de Casey, lui avait
été chaudement recommandée. Par téléphone, Bob Sulli-
van, le directeur, lui avait assuré qu’il enverrait son meil-
leur ouvrier. Colt aurait aimé être là pour l’accueillir lors
de l’ouverture du chantier, mais ses affaires l’appelant à
Santa Barbara, où se tenait la réunion annuelle des éle-
veurs de chevaux, il avait quitté San Andreas avant
l’arrivée de Casey, se contentant de lui laisser des instruc-
tions écrites. Il n’avait pas prévu que le menuisier, tel un
coucou, s’installerait dans le cœur de sa fille !
Il fallait qu’il parle à Emma, la nounou qui veillait sur sa
fille depuis sa petite enfance. Qu’il la prie de tenir la ga-
mine éloignée de ce type. On ne savait jamais ce qui se
passait réellement dans la tête des gens… Mieux valait
jouer la prudence.
— Jenny, peux-tu me passer Emma ?
— Oui, elle est dans la cuisine. Mais attends, papa : je t’ai
pas dit que, hier, Casey m’a prise sur ses genoux et laissée
tenir le volant de la camionnette !
Colt tiqua. Tant de familiarité de la part de l’ouvrier le
choquait et l’inquiétait.
— Passe-moi Emma, répéta-t-il.
— Tu veux pas que je te raconte pour la grande scie ? Et
le truc qui projette des clous ? Casey m’a montré com-
ment…
— Je veux parler à Emma !
— Tout de suite, papa, tout de suite. Mais avant, il faut
que tu saches que Casey a…
De nouveau, Colt coupa sa fille. Il se sentait excédé. Non
par l’enfant mais par ce qu’elle lui racontait. Ce Casey, il en
avait soupé !
— Jenny, Casey doit suivre mes recommandations, un
point c’est tout. N’oublie pas que c’est moi qui ai suggéré
ces aménagements dans ta chambre.
Oui, le patron, c’était lui. Le donneur d’ordres s’appelait
Colt Wyatt. Et si Jenny devait s’enthousiasmer pour les
travaux réalisés, qu’elle ne perde pas de vue que le concep-
teur, c’était son père !
Un père qui ressentait les désagréables pinçons de la ja-
lousie, ainsi qu’une légitime anxiété.
— Alors, Jenny ? Tu appelles Emma ?
— D’accord. Dès que tu m’auras promis de rentrer très
vite.
— Oui, mon ange. Dans deux jours.
— J’aime pas quand tu t’en vas. Tu me manques.
— Tu me manques aussi, chérie.
— Je te manque combien ?
— Beaucoup, beaucoup.
— Quand tu seras de nouveau là ?
— Après-demain.
— Chouette.
— Maintenant, au lit, demoiselle. Passe-moi Emma et va
te coucher.
— D’accord. Bonne nuit, papa. Tiens, Emma arrive.
— Ne saute pas sur ce fauteuil, Jenny ! entendit Colt. Ce
n’est pas un trampoline !
Merveilleuse Emma, qui essayait de faire régner un
semblant d’ordre dans la maison, et surtout d’éduquer
Jenny… Mais la fillette se débrouillait toujours pour lui
faire faire ses quatre volontés.
— Bonsoir, Colt. Cette gosse me rend chèvre, vous savez.
— Je le sais, Emma. A part ça, comment ça se passe ?
— Sans problème majeur. La bonne vieille routine : Jen-
ny ne veut jamais aller se coucher quand je le lui dis, ne
mange pas ses céréales, en un mot, ne m’obéit jamais,
mais à part ça tout va bien. Ne vous faites pas de souci et
pensez plutôt à vous. Avez-vous fait des rencontres, à votre
congrès ?
Des rencontres… Euphémisme favori d’Emma pour dé-
signer des jeunes femmes. Honnêtes, aimant les enfants,
douces et jolies de préférence. Jenny avait besoin d’une
mère, assurait Emma.
Colt avait tendance à abonder dans son sens, sans le lui
avouer. Il envisageait de se remarier, oui. Dans cent ans :
la perle rare dont il rêvait semblait précisément appartenir
au domaine des fantasmes.
— Je vois du monde, Emma. Je ne passe pas mon temps
avec des chevaux.
— Parfait. Continuez. Et pas plus tard que tout de suite :
il n’est que 9 heures. Allez donc prendre un verre au bar de
votre hôtel.
— C’est un motel, Emma. Il n’y a que des distributeurs
automatiques.
— Vous auriez pu choisir un autre genre
d’établissement…
— Peut-être. Mais je suis là et j’y resterai. Parlons
d’autre chose. Des travaux, par exemple. Jenny semble
fascinée par Casey. Je n’aime pas qu’elle soit à tu et à toi
avec des étrangers.
— Soyez tranquille : elle ne risque rien avec Casey. C’est
vraiment une personne formidable.
La tension s’accentua dans les yeux de Colt, annoncia-
trice d’une vraie migraine. Quelle erreur d’avoir compté
sur Emma pour le rassurer ! Emma était sensible au
charme masculin. Un sourire avenant, quelques compli-
ments bien tournés et elle chavirait. Sa soixantaine bien
sonnée n’avait pas ralenti les battements de son cœur de
midinette.
— Je ne demande qu’à vous croire, Emma, mais ouvrez
l’œil, voulez-vous ? Et ne laissez pas Jenny seule avec le
menuisier !
Emma émit un gloussement qui acheva de l’angoisser.
Bon sang, elle était vraiment sous le charme de Casey, elle
aussi !
— Si vous continuez à vous tourmenter, vous aurez de
l’urticaire, Colt ! Dormez sur vos deux oreilles : votre petite
princesse est en pleine forme et c’est ainsi que vous la re-
trouverez dans deux jours. Bonne nuit.
Colt raccrocha en soupirant. Décidément, il détestait
s’éloigner du ranch et de sa fille. Mais la présence du vice-
président de l’association des éleveurs était obligatoire au
congrès. Or il assumait précisément cette fonction.
Chaque année, l’association organisait un concours
d’équitation qui attirait les meilleurs cavaliers du pays et
les plus beaux pur-sang. Colt avait à cœur de hisser cette
compétition au niveau national et il ne comptait pas son
temps pour y parvenir. Toute l’année, il restait en contact
avec les autres éleveurs et lors des quatre jours que durait
le congrès, il payait de sa personne, serrant des dizaines de
mains, s’entretenant avec les participants jusqu’à en avoir
la voix enrouée.
Ce soir, il se sentait épuisé. Il était resté des heures de-
bout. Son dos lui faisait mal, ses jambes lui paraissaient en
coton. Il avait besoin d’une douche et d’une bonne nuit de
sommeil.
Mais les soucis que lui causaient la présence de cet en-
vahissant Casey dans sa maison risquaient de le tenir
éveillé jusqu’à l’aube. Les paroles lénifiantes d’Emma res-
taient sans effet. Il se tracassait, surtout parce que ce qui
se passait au ranch était hors de son contrôle.
En principe, il affrontait sans peine les difficultés, y pre-
nait même plaisir. Sans doute était-ce pour cela qu’il réus-
sissait si bien dans son domaine : l’élevage et la vente de
chevaux.
Mais le problème que lui posait Casey était insoluble
parce qu’il se déroulait à mille kilomètres de là.
En colère et frustré par son impuissance, il imprima un
coup de poing au matelas. Zut ! Il avait beau tourner et
retourner le problème dans sa tête, il n’entrevoyait pas de
solution. Il fallait qu’il patiente deux jours et, jusque-là,
s’abrutisse de travail pour ne plus penser.
Cela devait être faisable. Il aimait tant son métier ! En-
fant, déjà, il s’était pris de passion pour les chevaux. A la
mort de ses parents, dans sa septième année, il avait été
recueilli par son oncle Sid et sa tante Mary, qui habitaient
un ranch. Dès son premier contact avec les chevaux, il
avait été conquis. Monter, faire travailler, puis plus tard
sélectionner les superbes bêtes de ses parents adoptifs
étaient devenus le but de son existence. Tout naturelle-
ment, il en avait fait son métier et était désormais l’un des
meilleurs éleveurs du pays. Aujourd’hui, son ranch produi-
sait de merveilleux appaloosas que les acheteurs se dispu-
taient. Ses revenus étaient plus que confortables et, s’il
n’avait pas préféré les jeans et les bottes de cow-boy, il au-
rait pu s’habiller de costumes Armani, porter des cravates
Hermès, se chausser de mocassins Gucci et jouer au gol-
den-boy. Il le faisait parfois, lors des congrès comme celui-
ci ou lorsqu’un important client venait le voir. Mais ses
goûts tendaient vers le naturel, la simplicité.
D’ailleurs, en cet instant, il était las de voir ses pieds
dans ces délicates chaussures de chevreau. Il les arracha
d’un coup de talon et les expédia à l’autre bout de la
chambre. Puis il quitta le lit et se rendit dans la salle de
bains. Pendant qu’il avalait deux cachets d’aspirine, il se
regarda dans le miroir. Vraiment, il ne ressemblait pas à
un homme d’affaires prospère : de profonds cernes mar-
quaient ses yeux, ses cheveux étaient en bataille et sa che-
mise de soie griffée Cerruti était un vrai chiffon. Quant à la
cravate, il y avait belle lurette qu’elle avait fini au fond de
sa poche.
Ce soir, il avait l’air d’un vieux type défraîchi, se dit-il
avec regret. Et tout cela parce qu’il s’usait au travail tout
en s’alarmant à cause de sa fille, qu’un menuisier proba-
blement pervers circonvenait en lui faisant croire qu’elle
conduisait un camion !
Mis en rage par cette pensée, il se défit de ses vêtements
et se précipita sous la douche.
Le jet glacé ne tarda pas à produire son effet régénéra-
teur. Lorsqu’il s’emmitoufla dans le peignoir de bain, il se
sentait mieux. Presque disposé à sortir de cette chambre
déprimante et à aller rejoindre un groupe de congressistes
au bar d’un grand hôtel tout proche.
Mais cela impliquerait qu’il parle à des femmes. Tous ces
hommes seraient accompagnés. Qui par son épouse, qui
par sa secrétaire, qui par sa petite amie… Certaines de ces
femmes seraient disponibles. Elles lui souriraient, tente-
raient de lier conversation.
Cette perspective le plongea dans un abattement subit.
Depuis la mort de Karen, il fuyait toutes les représen-
tantes du sexe féminin. L’épreuve qu’avait été son mariage
semblait l’avoir transformé en moine.
D’accord, l’échec de leur union était prévisible. Il était
même le seul à ne pas s’être rendu compte qu’il allait au-
devant d’une épouvantable déconvenue. Son oncle et sa
tante, ses amis, tout le monde l’avait averti : Karen était
instable, fragile, paranoïaque… Qu’elle eût succombé peu
de temps après leur mariage aux sirènes de la boisson
n’avait rien d’étonnant.
Mais elle était rarement ivre. Seulement hyper-excitée,
et capable dans ces moments-là d’une perversité redou-
table. Elle possédait à la perfection l’art de la manipula-
tion. Entre ses mains, Colt devenait une marionnette dont
elle actionnait les fils à sa guise. Se rendre compte qu’il
était devenu la chose d’une femme machiavélique, prête à
tout pour arriver à ses fins, lui avait pris du temps.
L’amour l’avait rendu aveugle et idiot, se disait-il avec le
recul.
Et il détestait se rappeler cette époque. Evoquer Karen le
déprimait. De même qu’envisager de recommencer de zéro
avec l’une de ses consœurs lui paraissait au-dessus de ses
forces. Parodiant l’adage prétendant que toutes les An-
glaises étaient rousses, il était persuadé que toutes les
femmes étaient des monstres de duplicité, à l’instar de Ka-
ren.
Et il les fuyait.
Ses seuls contacts avec des représentantes du beau sexe
se limitaient à Emma et à sa fille bien-aimée. Une sexagé-
naire et une enfant de six ans. Et par la grâce de cette der-
nière, il n’éprouvait aucune rancune envers Karen, ni
aucun regret pour les difficiles années vécues avec elle.
Jenny était au centre de son existence. Lorsqu’il serrait
dans ses bras son petit corps tiède, il frissonnait de bon-
heur.
Sans doute était-ce un bien pour l’enfant que sa mère ne
fût plus là. Dieu seul savait ce qu’elle en aurait fait. Elle
l’aurait probablement élevée dans le culte du mensonge,
dressée à l’art diabolique de la manipulation, lui apprenant
à se servir d’autrui pour parvenir à ses fins. Jenny était
orpheline mais pure, saine, débordant de joie de vivre, in-
telligente et malicieuse. Une vraie merveille. Cette enfant
était la plus belle réussite de Colt Wyatt.
Oui, la disparition de Karen était certainement un bien-
fait pour l’enfant. Et pourtant, lorsque Colt se remémorait
cette terrible soirée, trois ans auparavant, quand la police
était venue lui apprendre que sa femme, en état d’ivresse,
avait perdu le contrôle de sa voiture, percuté la barrière
d’un pont et fini dans la rivière Mokulumme, il se mettait à
trembler de tout son corps.
Son extrême jeunesse avait permis à Jenny d’oublier sa
maman. Elle la savait au ciel, avec les anges, et ne conser-
vait aucun souvenir d’elle. La fillette était épanouie, se liait
facilement, recevait quantité de camarades au ranch, et
était invitée à maints goûters d’anniversaire. Jenny avait
une vie sociale très riche, contrairement à son père.
Mais ce n’était pas pour autant qu’elle allait ajouter un
menuisier à la liste de ses copains, sacrebleu ! Un adulte
qui feignait d’être un enfant, ça n’était pas normal. Or
c’était exactement ce que faisait ce type. Il jouait avec Jen-
ny comme s’il avait lui-même eu six ans. Dans quel but,
bon sang ?
Deux jours. Plus que deux jours à se morfondre et ce
gars de chez Sullivan Constructions découvrirait de quel
bois se chauffait le père de Jenny Wyatt ! Il allait quitter
son ranch à grands coups de botte bien placés. Et ne
s’approcherait plus jamais de sa fille, foi de Colt !

— Casey ! Hé, Casey !


Casey chercha la fillette du regard. Elle se tenait au mi-
lieu de la pelouse, loin de la haute échelle. Bien. Elle avait
obéi. Elle respectait le périmètre déclaré « zone dange-
reuse ». Casey l’avait délimité ce matin, à cause de toutes
ces planches en équilibre instable sur le bord de la toiture.
Mais il suffisait de repousser les morceaux de bois pour
éliminer tout risque. Voilà, c’était fait. Maintenant, Jenny
pouvait s’avancer.
— Viens ! Je vais te faire monter sur les premiers bar-
reaux, et tu verras ce que je suis en train de fabriquer.
Mais il faut de nouveau me promettre que tu resteras tou-
jours à bonne distance du chantier, sauf autorisation de
ma part, compris ?
L’enfant arriva en courant. Casey redescendit de
l’échelle, cala Jenny sur ses épaules et reprit son ascen-
sion. Puis jugea préférable de s’arrêter à mi-chemin.
— Tu aurais peut-être le vertige, alors mieux vaut faire
halte ici. D’autant plus que tu vois très bien de là.
— Tu répares le toit, c’est ça ?
— Exactement. C’est pour ça qu’il y a une « zone dange-
reuse ». Il peut tomber des clous, des marteaux, des scies,
des bouts de bois…
Dès son plus jeune âge, Casey avait appris de son père,
charpentier et menuisier, à respecter cette zone. De la
sorte, aucun accident n’avait été à déplorer chez les Sulli-
van. Et pourtant, la gamine était toujours dans ses pattes,
se lamentait Buck à l’époque. D’ordinaire, les filles, ça
jouait à la poupée, non ? Ça ne passait pas son temps à en-
foncer des clous dans des lattes pour fabriquer des niches
à chien ou des maisons d’oiseaux ! Les autres fillettes, pro-
bablement pas, mais la sienne, sa Cassandra aux longs
cheveux noirs et aux yeux verts, si.
Alors, comprenant au fil des années qu’il s’agissait vrai-
ment chez Cassandra d’une passion, au lieu de la rabrouer
quand elle venait l’observer au tour à bois dans son atelier
ou sur un chantier, il avait renoncé à ses rêves de fille avo-
cate ou médecin et lui avait appris le métier.
Et Cassandra, appelée Casey parce que ce diminutif lui
allait mieux que son prénom un peu pompeux, était deve-
nue son bras droit. Plus efficace que la plupart des
hommes parce que plus minutieuse, elle s’attelait aux
tâches les plus délicates, ainsi qu’à celles qui requéraient le
plus de diplomatie : elle savait rendre tout sourires et tout
miel les clients grincheux.
Ce Colt Wyatt, qui avait commandé des travaux par télé-
phone et laissé à son intention un schéma détaillé de ce
qu’il souhaitait, appartenait-il à l’espèce des gens har-
gneux ? Elle ne tarderait pas à le savoir puisqu’il rentrait
dans deux jours. En attendant, elle se réjouissait de la
compagnie de sa fille, une adorable gosse vive et intelli-
gente.
Mais elle s’inquiétait de la savoir sans cesse si proche
d’elle : un chantier recelait tant de pièges… Elle avait pa-
tiemment expliqué à Jenny que les outils n’étaient pas des
jouets et que, par conséquent, elle ne devait en toucher
aucun sans autorisation. Jenny obéissait mais persistait à
rester dans les parages.
Craignant l’accident, Casey cherchait comment éloigner
l’enfant des échafaudages quand une idée lui vint.
— Jenny, j’ai besoin d’être secondée. Par quelqu’un qui
aurait un grand sens des responsabilités. J’ai donc pensé à
t’embaucher. Qu’en dirais-tu ?
— Que ce serait super ! Qu’est-ce que je dois faire ?
Casey marcha jusqu’à la camionnette. Elle souleva le
hayon et prit un gros rouleau de ruban jaune en plastique.
— Tu vas dérouler ça de l’arbre que tu vois là-bas
jusqu’au coin de la maison. Est-ce que tu peux lire ce qui
est écrit sur le ruban ?
La fillette se concentra longuement, les sourcils froncés,
puis ânonna :
— Dé… défense de… d’entrer.
— Parfait. C’est autoadhésif. Tu vas donc placer ça sur
toute la longueur que je t’ai indiquée, en ménageant un
large périmètre autour de la maison.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Qu’il faut me laisser de la place pour que je puisse ga-
rer la voiture, et bouger avec les échelles, les madriers, bref
tout ce qui est dangereux, et que tu devras rester en dehors
des limites que tu auras matérialisées. D’accord ?
— D’accord !
Jenny prit le rouleau sous son bras et courut jusqu’au
tilleul désigné par Casey. Elle entoura le tronc de bande
jaune puis continua à tendre le ruban en suivant scrupu-
leusement les consignes de Casey. Lorsque Jenny eut re-
joint l’angle de la maison, elle demanda des ciseaux à la
jeune femme.
— Voilà qui est parfait, dit cette dernière en coupant
elle-même la bande de plastique.
— Et puis c’est joli. On dirait une décoration de Noël.
Est-ce que je peux aller en placer du côté de la cuisine ?
Comme ça, il n’arrivera rien à Emma. Ni à papa quand il
sera là.
— Bonne initiative, Jenny. Tu me secondes vraiment
bien.
Manifestement enchantée du compliment, la fillette dis-
parut derrière le bâtiment, le rouleau à la main, appelant
Emma à tue-tête. Restée seule, Casey se mit à rire. Eh
bien, tant pis si Colt Wyatt se révélait mal embouché et
d’un commerce désagréable : le charme de sa fille compen-
serait largement le mauvais caractère du père.

— Une bobine de quoi ? s’impatienta Colt.


L’enfant lui expliquait avec ses mots à elle qu’elle dérou-
lait quelque chose comme un gros sparadrap jaune sur la
demande du menuisier, et il ne comprenait absolument
pas de quoi il s’agissait.
— Une bobine de truc qui colle et qui empêche qu’on se
fasse mal. Casey a dit que, comme ça, Emma et moi on ris-
querait rien. Alors j’ai tout mis en place et puis après je
suis montée dans le grenier avec Casey et à travers le trou
qu’il faut réparer dans le plancher, j’ai regardé Emma dans
la cuisine sans qu’elle le sache ! Comme les espions dans
les films !
Mon Dieu… Ce Casey était resté seul avec la fillette dans
les combles, là où se trouvaient des planches vermoulues
pouvant céder sous son poids. Et puis, qu’est-ce que c’était
que cette histoire d’espionnage ? On n’apprenait pas à une
enfant à épier les gens à leur insu !
— Jenny, c’est très vilain de regarder par un trou de ser-
rure… Ce que t’a fait faire Casey, c’est la même chose !
— Oh, papa, je sais bien que c’est pas poli. C’est pour ça
que j’ai appelé Emma. Elle a levé les yeux et m’a vue et a
bien ri.
— Je suis sûr que c’est faux, Jenny. Elle a d’abord dû
avoir la frayeur de sa vie. Elle ne s’attendait pas à te voir
dans le plafond !
— Bon, c’est vrai qu’Emma a fait un sacré bond. Mais
après, je t’assure qu’elle a ri.
Dans la solitude de sa chambre de motel, Colt se sentait
impuissant. Ce Casey prenait décidément trop de place
dans la vie de sa fille. Mais demain, il serait au ranch. Et il
remettrait ce type à sa place. Puis il essaierait de réparer
les dégâts que ce sale bonhomme avait faits dans l’esprit
innocent de Jenny. En espérant que rien d’irrémédiable
n’ait été commis : une âme d’enfant, c’était si fragile. Un
être pervers pouvait y graver des traumatismes définitifs.
Il poussa un soupir qui se mua en gémissement. Oh, Sei-
gneur… que demain arrive vite, et qu’il saute dans le pre-
mier avion !
2.

— Casey arrive ! s’écria Jenny, jaillissant de sa chaise.


Pour que la fillette délaisse son chocolat et sa brioche, il
fallait vraiment qu’elle adore ce Casey, songea Colt tout en
vidant sa tasse de café.
Il se leva à son tour. Depuis l’aube, deux ouvriers de Sul-
livan Constructions s’activaient, mais le fameux Casey, le
boss, ne s’était pas encore montré, et Colt rongeait son
frein.
Son avion avait atterri à l’aube à San Francisco, où il
avait loué une voiture et conduit à tombeau ouvert jusqu’à
San Andreas. Il voulait être présent lorsque Jenny se ré-
veillerait, mais surtout au moment où Casey Sullivan se
garerait dans la cour. Or, à 9 heures passées, il ne s’était
pas encore montré.
Sans doute craignait-il l’affrontement avec le père de
Jenny Wyatt…
Si tel était le cas, il avait raison : Colt Wyatt l’attendait
de pied ferme.
Il sortit sur le perron, que Jenny dévalait pour se préci-
piter vers le Cherokee qui soulevait un nuage de poussière
dans le chemin. Dans quelques secondes, le menuisier
descendrait de voiture. Et apprendrait très vite de quel
bois se chauffait son client. Casey Sullivan était payé pour
réparer les bardeaux de la toiture, la galerie du premier
étage, le plancher du grenier, mais pas pour laisser libre
cours à sa perversité en s’amusant de Jenny !
A travers le pare-brise de la camionnette maintenant ar-
rêtée, Colt apercevait une casquette à longue visière. Le
conducteur tournant la tête, il distingua une queue-de-
cheval. Pouah… Encore un de ces types à cheveux longs.
Peut-être même portait-il une boucle d’oreille et des ta-
touages sur les biceps…
La portière du Cherokee s’ouvrit et Casey Sullivan mit
pied à terre. Colt s’étonna de sa petite taille et de
l’étroitesse de ses épaules, que soulignait la combinaison
de travail très ajustée. Il s’était imaginé un ennemi du
genre armoire à glace. Découvrir un avorton le sidérait et
l’ennuyait : comment donner sans déchoir un bon coup de
poing à un nabot ? Il aurait l’impression de se colleter avec
une femme !
Une… femme ? Mais, bon sang, ce Casey, qui se penchait
sur Jenny, la soulevait dans ses bras et l’embrassait sur les
deux joues, avait une taille de guêpe et des hanches bien
arrondies…
Le souffle coupé, Colt se rapprocha du bord de la ter-
rasse.
La queue-de-cheval du menuisier lui balayait les reins.
Même le plus archaïque des babas cool n’avait pas d’aussi
longs cheveux.
Et puis il y avait ces mains qui enserraient le visage de
Jenny. Fines… si fines qu’elles ne pouvaient appartenir à
un homme !
Le dernier doute de Colt fut levé quand Casey Sullivan se
tourna vers lui après avoir reposé Jenny à terre.
Le menuisier appartenait indéniablement au beau sexe.
— Monsieur Wyatt ? entendit-il comme dans un songe.
Je suis ravie de faire votre connaissance. Je suis Cassandra
Sullivan, mais tout le monde m’appelle Casey.
De stupéfaction, Colt faillit lâcher sa tasse de café. Mé-
caniquement, il serra la main tendue, hochant la tête en
silence. Il n’osait prononcer le moindre mot de peur de
bredouiller. Il s’était préparé à lancer un salut glacial à un
hercule en salopette, pas à faire des civilités à une ravis-
sante jeune femme.
Car elle était ravissante, il ne pouvait qu’en convenir. Et
cette découverte le laissait coi.
— Jenny m’a tellement parlé de vous, reprit Casey, sans
doute pour l’arracher à la transe qui semblait s’être empa-
rée de lui. Savez-vous que vous avez une fille merveilleuse,
monsieur Wyatt ?
Toujours muet, Colt opina.
— C’est avec mon frère Bob que vous avez traité, n’est-ce
pas, monsieur Wyatt ? Alors ? Quelle est votre opinion ?
Les travaux se déroulent-ils comme vous le souhaitiez ?
Ah, oui… les travaux ! Tout à son obsession de remettre
illico le menuisier à sa place, Colt n’avait même pas jeté un
coup d’œil au chantier !
Maintenant que Casey Sullivan en parlait, il était bien
obligé de regarder.
Il ne vit que des échafaudages, des amas de planches en
mauvais état voisinant avec des neuves, des tas de bar-
deaux pourrissants jetés à même le sol et ceux de rempla-
cement, vernis de frais.
— On dirait qu’il y a pas mal à faire…, grommela-t-il.
Il se sentait stupide et mal à l’aise. Pas une seconde, il ne
s’était préparé à vivre pareille situation.
— Les matériaux ont été livrés dans les temps, poursui-
vit Casey comme si l’attitude de son client lui paraissait
normale. Je suis très pointilleuse sur les délais, vous savez.
J’exige que la marchandise soit là à la date et à l’heure pré-
vues, sinon je change de fournisseur. Et j’agis exactement
de même avec les corps de métier qui prennent le relais.
Vous avez chargé Sullivan Constructions d’assurer le con-
trôle du chantier de A à Z, n’est-ce pas ? Je m’occuperai
donc des plombiers, des électriciens et des peintres qui
commenceront dès que nous aurons achevé notre tâche.
Comptez dix semaines pour que tout soit fini. Jenny aura
sa nouvelle chambre pour la rentrée scolaire.
Tout en prononçant ces derniers mots, elle avait ébourif-
fé les boucles de Jenny qui se pressait contre ses jambes.
Le geste de Casey n’avait pas été une simple manifesta-
tion d’affection mais un moyen de camoufler son soudain
trouble. Dix semaines, c’était vraiment court pour mener à
terme un chantier de cette envergure, songeait-elle. Si son
frère l’avait consultée avant de signer le contrat avec Colt
Wyatt, elle aurait émis des réserves. Le moindre aléa, et les
délais ne seraient pas respectés.
Il ne lui restait plus qu’à croiser les doigts pour conjurer
le mauvais sort. Qu’il ne pleuve pas à verse pendant qu’elle
achevait la toiture, que les matériaux soient sans défaut,
aucun ouvrier malade… Bref, une gageure.
Si elle voulait la tenir, il fallait qu’elle se mette immédia-
tement au travail.
— Bon, je vous laisse, monsieur Wyatt. J’ai dû aller con-
trôler un autre chantier, ce matin. Ça m’a retardée. Je vais
voir comment s’en sortent Jake et Ronnie ici.
Elle marqua un temps, puis lança à l’adresse de Jenny :
— Pique-nique comme convenu, aujourd’hui ?
— Oh, oui ! Et papa sera avec nous ! C’est chouette,
hein ?
Casey se rendit compte qu’une légère grimace affectait le
sourire qu’elle dédiait à la fillette. Non, la compagnie de
cet ours de Wyatt n’était pas « chouette ». Elle n’avait pas
réussi à tirer trois mots à cet homme. Vraiment, elle
n’avait pas envie qu’il partage les sandwichs qu’elle avait
préparés pour Jenny et elle. Mais comment refuser ? Colt
Wyatt était un gros client, et de surcroît le père de Jenny à
laquelle elle s’était vraiment attachée en quelques jours.
— A midi sous le marronnier, alors, lança-t-elle en en-
jambant la bande jaune de délimitation du chantier.
Colt la suivit du regard. Comment diable une jeune
femme d’apparence aussi fragile pouvait-elle soulever des
planches, enfoncer des clous et effectuer toutes ces tâches
requérant une vraie force physique ? Qu’elle laisse donc
ses deux ouvriers mener l’ouvrage à bien et quitte son ter-
ritoire, cet endroit sacré où il vivait en harmonie avec sa
fille et une gouvernante ! Si Casey Sullivan s’imaginait
qu’elle gagnerait son cœur d’homme libre en s’accaparant
celui de sa fille, elle se fourvoyait complètement ! Plus ja-
mais aucune femme ne manipulerait son enfant pour
l’atteindre, lui.

— Où est ton papa ? demanda Casey tout en étalant un


plaid sur l’herbe, à l’ombre de l’un des marronniers de
l’arrière-cour. Je pensais qu’il venait déjeuner avec nous.
— Il a des trucs à faire. Et puis, Lady a eu son poulain
cette nuit et ça l’a fatiguée. Lady, c’est la jument préférée
de papa, et il se fait beaucoup de souci pour elle. Un jour,
elle était à la pâture et il y a eu un orage. Papa s’est levé en
pleine nuit pour aller la chercher et la mettre à l’écurie. Et
puis une autre fois…
La voix de la fillette se fit doux bourdonnement : ados-
sée au tronc du vénérable arbre, Casey n’écoutait plus que
d’une oreille distraite le babil de l’enfant. Elle avait travail-
lé dur toute la matinée et aspirait à quelque repos. Que
Wyatt ne fût pas là à l’observer de près la soulageait : à
plusieurs reprises, elle avait surpris son regard peu amène
fixé sur elle, alors qu’elle s’activait sur le montage du
garde-fou de la galerie du dernier étage. Manifestement,
elle déplaisait à cet homme et ne comprenait pas pourquoi.
Elle avait lu dans ses yeux de la colère, de la rancœur… En-
fin, pas vraiment. Mais de l’hostilité, indéniablement. Il ne
lui avait pas souri une seule fois, ni adressé le moindre mot
gentil.
Elle éprouvait une profonde déception. Jenny était tel-
lement adorable qu’elle s’était imaginé son père doté d’un
charisme irrésistible. Or elle découvrait un homme taci-
turne et très distant.
Et tellement séduisant…
Dommage, vraiment. Elle se serait bien laissé faire un
brin de cour par son client. Hélas, elle l’avait laissé de
glace. Et s’interrogeait sur les raisons de cette froideur.
Que n’aimait-il pas ? Que le menuisier fût une femme, ou
les femmes en général ?
Sa défunte épouse était peut-être en cause… Jenny avait
expliqué que sa maman habitait au ciel, avec les anges.
Wyatt était donc veuf. Pleurant encore sa femme, il ne
voyait pas d’un bon œil la présence de l’une de ses sem-
blables dans sa maison.
Non. Ce n’était pas cela, se dit Casey in petto. En fait,
Wyatt semblait contrarié par l’intérêt qu’elle portait à Jen-
ny. Par jalousie ? Par souci de protéger sa fille de toute in-
fluence extérieure ? Par… peur de la voir s’attacher à une
femme ? Possible. Il devait craindre que Jenny, en mal de
mère, soit vulnérable et perde sa joie de vivre dans dix se-
maines lorsque, le chantier terminé, Casey s’en irait.
Abîmée dans ses pensées, la jeune femme ne prêta pas
tout de suite attention à la pression que l’enfant exerçait
sur son bras. Puis elle se rendit compte que Jenny la se-
couait par la manche.
— Alors, Casey ? Ça te dit ?
— Hein ? Excuse-moi, ma puce, j’étais ailleurs. Que
veux-tu ?
— Savoir si tu aimerais monter.
— Monter ? Où cela ?
Jenny éclata de rire.
— Sur le dos d’un cheval, tiens ! Papa et moi, on fait sou-
vent de grandes promenades.
— Je te remercie, ma chérie, mais non, cela ne me tente
pas. Je ne connais rien aux chevaux, tu sais.
— On t’apprendrait !
Casey imaginait mal Colt Wyatt se donnant la peine de
lui enseigner comment se tenir en selle, mais elle ne le dit
pas à la fillette.
— Il faut que je reprenne le travail, Jenny. Alors man-
geons notre dessert.
Lorsqu’elle découvrit la grosse part de gâteau au choco-
lat recouvert de nougatine, Jenny écarquilla des yeux
émerveillés.
— Ouah ! Merci, Casey ! C’est toi qui l’as fait ?
— Oui. Il y a deux jours, tu m’as avoué que le gâteau au
chocolat était ton préféré.
Jenny mordit à belles dents dans la pâtisserie. Comme il
était facile de rendre un enfant heureux ! Il suffisait de pe-
tites attentions, de douceur et de sourires… Plus tard, la
vie se chargeait de démontrer que le bonheur, ce n’était
pas si simple, mais à six ans on n’en demandait pas davan-
tage. Et il fallait à tout prix que les premières années de la
vie fussent un paradis. Ainsi, on disposait d’un bagage
pour l’avenir, fait de bons souvenirs.
Qui ne réussissaient pas toujours à effacer les autres,
ceux qui vous torturaient nuit après nuit…
Une vague de tristesse la submergea. Avoir été une fil-
lette heureuse ne l’aidait pas à dominer son chagrin. Elle
avait perdu son propre enfant. Elle l’avait gardé huit mois
dans son sein, puis il avait cessé de vivre. Cette épreuve
remontait à des années, et pourtant la souffrance était tou-
jours aussi vive, même si les larmes s’étaient taries, même
si elle offrait à ceux qui l’entouraient le visage d’une jeune
femme gaie et sereine. Simplement, elle savait désormais
cacher son chagrin, enfoui très profondément dans son
cœur.
Hélas, il remontait parfois au grand jour sans crier gare.
Rencontrer Jenny avait rouvert la plaie. Lorsqu’elle regar-
dait la fillette, elle s’interrogeait : comment aurait été ce
petit être qu’elle avait porté en elle ? Blond comme Jenny ?
Brun comme elle ?
Elle ne saurait jamais.
Pas plus qu’elle ne saurait ce qu’aurait été sa vie avec
Charlie si elle n’avait pas commis cette imprudence qui
avait causé la mort du bébé. Son mari lui avait répété à
l’envi d’arrêter de travailler, de se ménager. Sourde à ses
injonctions, elle n’avait pas ralenti le rythme et l’accident
était arrivé. Elle était tombée d’une échelle. L’enfant
qu’elle portait n’avait pas survécu à la chute et Charlie ne
lui avait pas pardonné son imprudence, qu’il qualifiait de
criminelle. Si seulement, pendant les derniers mois de sa
grossesse, elle avait pu se résoudre à rester derrière un bu-
reau, à faire de la comptabilité… Mais non. Incapable de
tenir en place, elle avait saccagé son existence. Plus de ma-
ri. Plus d’enfant à naître.
Le drame avait eu lieu six ans auparavant, et elle avait
réussi à le dominer. Mais à quel prix… Des nuits blanches,
passées à sangloter, et un désespoir lancinant, toujours
présent, qu’elle dissimulait à tous. Casey Sullivan était une
femme forte. Du moins était-ce là l’image qu’elle voulait
donner. Et elle parvenait, semblait-il, à leurrer tout son
entourage. Même son frère.
Et elle-même aussi, la plupart du temps.
Excepté depuis le début de ce chantier, chez Colt Wyatt,
où elle côtoyait une fillette de l’âge qu’aurait eu son enfant
s’il avait vécu. Le chagrin reprenait le dessus, parce qu’elle
était une mère sans enfant et Jenny une enfant sans mère.
Mais le destin se montrerait généreux, pensait-elle. Un
jour, elle aurait un bébé. Elle n’avait que trente ans, après
tout.
Hélas, l’homme qui lui donnerait ce bonheur semblait
appartenir au domaine du rêve. Dans les moments les plus
sombres de sa dépression chronique, elle se prenait à pen-
ser qu’elle ne rencontrerait jamais celui qui lui permettrait
de recommencer sa vie de zéro.
Alors elle redoublait d’énergie au travail, accumulant les
heures de présence sur les chantiers. Pour s’épuiser et ou-
blier la triste réalité de son existence vide et désolée.

*
**

Elias Milton, le vétérinaire, referma sa sacoche et donna


une petite tape sur la croupe rebondie de Lady.
— Tu es sûr que je ne dois pas m’inquiéter ? demanda
Colt en tendant une carotte à la jument, qui la prit avec
délicatesse.
— Non. Ne la fatigue pas, c’est tout. De petites balades,
du bon foin et ses vitamines, c’est tout ce dont elle a besoin
pour se remettre complètement. C’est vrai qu’elle n’a pas
assez de lait pour le poulain, mais avec le supplément que
tu lui donneras au biberon, il deviendra un superbe appa-
loosa, que tu pourras présenter au prochain concours. A
propos, comment s’est passée la convention ?
— Bien. Beaucoup de rencontres intéressantes, quelques
vieux copains, dont un de ta connaissance, au fait… un vé-
térinaire, Roger Scranton. Il m’a dit de te donner le bon-
jour.
— Ah, Roger ! Ça marche bien pour lui ? Je sais qu’il est
installé à Chula Vista.
— Apparemment, tout va pour le mieux.
Tout en bavardant, les deux hommes étaient sortis de
l’écurie. Dans la cour, Elias s’immobilisa, les yeux fixés sur
les bâtiments d’habitation.
— Eh bien, dis donc, c’est un sacré chantier que tu as en-
trepris là.
— J’avais promis à Jenny une grande chambre et une
salle de jeux. Dans la foulée, je me fais installer un nou-
veau bureau au rez-de-chaussée, la toiture va être retapée,
les rambardes des galeries remises à neuf, ainsi que le
plancher du grenier.
De là où il se trouvait, Colt apercevait Casey à cheval sur
l’arête du toit. A coups de marteau, elle enfonçait des coins
entre les bardeaux.
— C’est Sullivan Constructions qui te fait le boulot ?
Elias avait tendu l’index en direction de la camionnette
aux flancs marqués du sigle de la société.
— Ils sont parfaits, enchaîna le vétérinaire. J’ai souvent
fait appel à eux. Ils ont bâti ma clinique, tu sais. Ensuite,
ils ont eu quelques mois de flottement, à cause de
l’accident.
— De l’accident ?
— Un camion a écrasé la voiture de Bob Sullivan sur
l’autoroute. Sa femme est morte sur le coup, ainsi que son
fils. Sans Casey, sa sœur, Bob ne se serait jamais remis au
travail. Le malheureux était effondré. Casey a tout repris
en main, stimulé et consolé son frère, et a tenu les rênes
jusqu’à ce que le temps ait fait son œuvre d’apaisement.
C’est une fille du tonnerre. Tu l’as rencontrée, je suppose.
C’est elle l’acrobate que je vois au sommet de la maison.
Elias levait les yeux vers le faîte. Un étrange sourire se
dessina brusquement sur ses lèvres.
— J’aimerais bien embaucher de nouveau Casey, dit-il
d’une voix sourde. Mais ce coup-ci, comme dame de com-
pagnie…
Colt se rendit compte qu’il se crispait. Sa réaction
l’étonna. Pourquoi l’idée d’un flirt entre Elias et la jeune
femme lui déplaisait-elle tant ?
— Je me rappelle le père, Chuck, reprit Elias, apparem-
ment inconscient de la mine soudain renfrognée de Colt. Il
a pratiquement bâti tout San Andreas. A sa mort, Bob a
repris le flambeau mais, si Casey ne l’avait pas secondé, il
ne s’en serait pas sorti. Des deux enfants Sullivan, c’est
vraiment Casey la meilleure sur le plan professionnel. Elle
est douée, honnête, efficace… Une perle rare. Peu à peu,
Bob lui a laissé toute la maîtrise de l’entreprise. Il se con-
tente de faire les devis, de commander les matériaux et de
tenir la comptabilité. En fait, le boss, c’est Casey, mais ça
ne l’empêche pas d’être une vraie femme…
Colt regarda la silhouette fine et élégante qui se mouvait
sur le toit. Quelle grâce ! Sur elle, une combinaison de tra-
vail devenait aussi séduisante qu’une robe de soirée…
Dire qu’il s’était fait tout un cinéma à propos de ce Casey
qui tournait autour de sa fille… Quelle méprise ! Casey Sul-
livan n’avait vraiment rien de masculin. En dehors du mé-
tier qu’elle exerçait. Lorsqu’il avait fait sa connaissance, il
était resté pantois. Nul doute qu’elle avait dû le juger stu-
pide, et surtout peu aimable. Mais, en dépit de ses efforts,
il n’était pas parvenu à prononcer la moindre parole gen-
tille. Il s’était préparé à affronter une brute mal intention-
née, amateur de petites filles, et il avait découvert une
jeune femme souriante et inoffensive.
Inoffensive… ? Peut-être pas tant que cela. Sinon, com-
ment expliquer qu’elle se soit entichée de Jenny ? Son but
était de mettre le père de l’enfant dans sa poche, voilà la
vérité ! Et pour l’atteindre, elle se servirait de la fillette,
laquelle était, et c’était bien compréhensible, avide de con-
tacts féminins. Emma était trop vieille pour que Jenny vît
en elle un substitut de mère. Mais cette Casey, en re-
vanche… elle présentait toutes les qualités requises pour
occuper la fonction : elle s’occupait de la fillette, lui orga-
nisait des pique-niques, lui préparait des gâteaux au cho-
colat ; Colt le savait par Jenny. Elle était tout simplement
en train d’engluer l’enfant dans une toile d’araignée faite
de tendresse, d’attentions, de douceur… Elle s’arrangeait
pour occuper un espace dramatiquement vacant dans le
cœur de Jenny.
Elle agissait à l’instar de Karen, qui se servait de sa fille
pour obtenir ce qu’elle voulait de son mari.
Colt crispa les mâchoires. Il ne voulait pas d’une nou-
velle intrigante, d’une autre manipulatrice dans sa vie. Une
fois lui avait suffi.
Détournant son regard de Casey, qui maintenant des-
cendait l’échelle, les hanches oscillant gracieusement, il dit
au revoir au vétérinaire et rentra dans l’écurie.
Il décrocha la brosse métallique de son clou et
s’approcha de la jument.
— Allez, viens, ma belle. Je vais te faire une beauté.
Par petits coups, il commença à lustrer le poil de
l’échiné. La jument hennit doucement pour signifier sa
satisfaction.
Colt adorait s’occuper de cette bête splendide. La crainte
de la perdre lorsqu’elle avait pouliné le hantait encore.
Heureusement, tout s’était bien passé. Il pouvait de nou-
veau envisager de grandes chevauchées. Elias lui avait de-
mandé de patienter quelques jours, mais Colt pressentait
que Lady se remettrait très rapidement.
Il lui donna une autre carotte tout en continuant machi-
nalement ses va-et-vient avec la brosse. Lorsque sa main
s’approcha de la crinière, ses pensées dérivèrent vers Ca-
sey. Passer ses doigts dans sa longue chevelure sombre
devait évidemment procurer un plaisir infiniment plus
sensuel que lisser la crinière de la jument…
Mais il ferait en sorte que l’opportunité ne se présente
pas. Il ne se rapprocherait pas de cette Casey Sullivan. Elle
était trop dangereuse…
Peut-être avait-il tort de se méfier à ce point-là. Mais il
ne parvenait pas à lutter contre la suspicion qui
l’envahissait dès qu’il voyait la jeune femme bavarder avec
Jenny. C’était plus fort que lui : il ne s’était pas remis du
traumatisme causé par Karen. Un jour, sans doute, il ou-
blierait ses déconvenues, source de son amertume et de sa
défiance vis-à-vis des femmes.
Mais ce jour lui paraissait encore lointain. Pour l’instant,
il ne parvenait pas à croire que Casey Sullivan était gentille
avec Jenny par pure bonté d’âme. Dans son esprit tortueux
et intéressé, elle devait calculer comment circonvenir le
père en se servant de la fille. Heureusement, il restait sur
ses gardes. L’émule de Machiavel ne parviendrait pas à ses
fins ! Il y veillerait sans relâche ! Et il mettrait un terme à
ses manigances dès qu’il les jugerait par trop flagrantes.
Pour l’instant, remettre la jeune femme à sa place serait
peu judicieux. D’abord, Jenny ne comprendrait pas pour-
quoi il se montrait si sévère. Ensuite, Casey risquait de se
vexer et de rompre le contrat qui les liait, le laissant avec
un chantier inachevé sur les bras.
De la patience, donc. Comme avec Lady, et avec Holly,
autrefois.
Holly était l’institutrice de Jenny. A la mort de Karen, la
jeune femme s’était dévouée pour la fillette, ne ménageant
pas sa peine pour lui apporter quelque joie, l’aider à ou-
blier le drame qui l’affectait. Elle l’invitait à des goûters,
l’amenait au cinéma, l’accompagnait en promenade. Vrai-
ment, elle faisait montre d’une infinie gentillesse, et Colt
éprouvait de la reconnaissance.
Mais lorsque Jenny avait commencé à aller mieux, Holly
n’avait pas cessé de s’occuper d’elle.
Elle avait pris l’habitude d’arriver sans prévenir au
ranch, un panier plein de biscuits faits maison à la main.
Colt avait alors compris que l’intérêt de l’institutrice avait
dévié. Ce n’était plus sa petite élève malheureuse qu’elle
voulait soutenir, mais le père de cette dernière, ce veuf qui
vivait en reclus dans un superbe ranch… Aux biscuits
s’étaient ajoutées des bouteilles de bon vin, voire de
Champagne, ce qui trahissait ses intentions : elle espérait
que Colt la convierait à boire un verre lorsque Jenny serait
endormie… et finirait par lui proposer de remplacer la
maman disparue.
Sans faire le moindre effort pour adoucir ses propos,
Colt avait signifié à Holly son intention de rester seul. Un
remariage ne faisait pas partie de ses projets. Pas plus
qu’une liaison.
Holly avait reçu le message cinq sur cinq et était sortie
de sa vie. Non sans rancœur, comme le prouvait sa con-
duite ultérieure avec Jenny : elle s’était du jour au lende-
main désintéressée de la fillette qui, désormais traitée au
même titre que ses camarades de classe, avait eu beaucoup
de peine.
Mais Colt, à force d’amour, était arrivé à lui faire oublier
Holly. Et Jenny semblait avoir trouvé son équilibre, entou-
rée de la tendresse de son père et d’Emma. Tout allait donc
pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’à
l’arrivée de Casey Sullivan.
Colt remit la brosse en place et sortit de l’écurie : l’heure
du déjeuner avait sonné. Il fallait absolument qu’il en-
ferme sa fille dans la cuisine avec Emma et lui avant que
Casey ne lui propose de partager ses sandwichs.
Il franchissait le large portail quand il vit sa fille courir
vers Casey, qui la souleva dans ses bras et la fit tournoyer.
Le rire cristallin de l’enfant lui déchira le cœur.
Maudite Casey… Jusqu’où oserait-elle aller pour
s’approprier l’amour de l’enfant ?
3.

— Jenny dit que c’est vous qui lui avez donné ça ! tonna
Colt.
Casey sursauta et porta la main à son cœur tout en pivo-
tant sur elle-même. Bon sang, quelle frayeur… Elle était
absorbée dans ses calculs, mètre et équerre posés sur une
planche, quand son client avait hurlé derrière elle.
Elle le regarda en face et secoua la tête d’un air réproba-
teur.
— On n’a pas idée de crier comme ça. Vous m’avez fait
une de ces peurs !
Colt comprit qu’elle attendait des excuses, et qu’il justi-
fie son éclat. Mais non. Il n’allait pas lui demander pardon.
En revanche, elle ne serait pas longue à connaître les rai-
sons de sa colère.
Il brandit une grosse tranche de gâteau enveloppée dans
du papier sulfurisé sous le nez de la jeune femme.
— J’ai trouvé ça dans la mallette de Jenny. Elle allait
l’emporter pour son goûter ! Selon elle, c’est vous qui
l’avez préparé.
La colère faisait trembler la voix de Colt. Il se rendit
compte que les yeux de la jeune femme, écarquillés de stu-
péfaction, allaient de son expression courroucée au pa-
quet.
— Euh… C’est un cake aux fruits et aux noix de pécan.
Et, oui, je l’ai fait moi-même. Où est le problème ?
— Le problème, c’est que je veux que ma fille mange sai-
nement. Toutes ces pâtisseries gorgées de sucre, d’arômes
artificiels, de levure chimique sont du poison ! Je ne veux
pas de ce genre de saleté chez moi ! Je veux que Jenny
goûte avec des fruits, et je déteste que des étrangers lui
donnent à mon insu toutes sortes de préparations sus-
pectes sans se soucier de sa santé !
Casey cilla, puis fronça les sourcils. Quelle mouche pi-
quait Colt Wyatt ? il perdait la tête ! Comment pouvait-il se
mettre en fureur à cause d’un innocent morceau de gâ-
teau ? Depuis le début de la semaine, elle apportait des
friandises à Jenny, mais aussi des salades, de la viande
froide… L’alimentation de la fillette était parfaitement dié-
tétique. Davantage, en tout cas, que lorsqu’elle mangeait
ce que lui confectionnait Emma, qui n’était avare ni de
beurre ni de graisses végétales ! Pourquoi tout à coup le
père de l’enfant se mettait-il dans cet état ?
L’envie de lui rabattre le caquet la dévorait, mais elle sut
y résister : Wyatt était un important client. La diplomatie
était de mise, de son côté à elle du moins.
Casey leva les mains en signe d’apaisement tout en se
forçant à sourire.
— Monsieur Wyatt, si j’ai fait quelque chose qui vous
déplaît, sachez que j’en suis navrée. Je ne pensais vraiment
pas mal faire en gâtant un peu Jenny et…
— C’est exactement là la source du problème : vous ne
pensez pas. Alors à l’avenir, soyez gentille : réfléchissez
avant d’agir. Je ne veux plus que vous apportiez ce genre
de… de truc malsain pour Jenny.
Tout en parlant, il agitait le gâteau sous le nez de Casey.
Puis il se détourna, avisant la poubelle. D’un geste précis,
il lança le cake dedans avant de tourner les talons.
Casey resta pétrifiée alors qu’il pénétrait dans la maison.
Il ne lui avait même pas laissé la possibilité de
s’expliquer ! L’étonnement l’avait rendue muette, et main-
tenant que les mots se bousculaient dans sa gorge, Wyatt
avait disparu ! Mais elle aurait pu lui dire que rien n’était
artificiel dans le gâteau ! Pas davantage la levure, qu’elle
fabriquait elle-même, que le sucre roux, ou les fruits con-
fits par ses soins ! Les arômes étaient tous naturels : va-
nille, cannelle, gingembre…, et la farine d’origine
biologique. Ce gâteau ne contenait pas une once de produit
chimique ! Comment avait-il osé le qualifier de poison ?
La colère l’avait envahie, mais aussi une irrésistible en-
vie de pleurer. Elle se hâta d’essuyer les larmes qui lui brû-
laient les yeux. Ce type ne méritait pas qu’elle pleure à
cause de lui. Ce n’était qu’un goujat. Un grossier person-
nage. Un fou capable de monter en épingle le plus anodin
incident pour le transformer en drame !
D’accord, elle était en position de faiblesse. Le client
avait toujours raison, disait-on. Mais en l’occurrence, le
problème qu’elle avait avec lui n’était pas d’ordre profes-
sionnel.
Il n’y avait donc pas de raison pour qu’elle laisse passer
l’affront.
La colère avait maintenant pris le pas sur le chagrin. Elle
croissait, embellissait, tant et si bien que la jeune femme
s’avança jusqu’au perron que Colt venait de gravir et appe-
la d’une voix vibrante de fureur :
— Wyatt !
Il apparut sur le seuil.
— Qu’y a-t-il ? Vous voulez quelque chose ?
— Oui, je veux quelque chose.
Elle se rendait compte que son intonation était aussi
coupante que le fil d’un rasoir, mais c’était plus fort
qu’elle : elle ne parvenait pas à se raisonner. Colt Wyatt
allait apprendre ce qu’il en coûtait de piétiner la dignité de
Casey Sullivan.
— Je voudrais éclaircir un point, reprit-elle toujours
aussi durement. J’aimerais savoir ce que j’ai fait pour vous
mettre en pétard.
— En… pétard ?
Il paraissait choqué par la vulgarité de l’expression.
— Oui, en pétard. Au bord de l’explosion. Il me semble
que vous ne me connaissez pas assez pour me détester, ni
que vous ayez matière à me reprocher quoi que ce soit
dans mon travail. Donc il y a autre chose. Alors, quoi ?
Les yeux de Colt s’étrécirent. De là où elle se trouvait,
elle ne distinguait plus qu’une fine ligne gris acier entre les
cils.
— Je ne comprends rien à ce que vous racontez, made-
moiselle Sullivan.
— Non ? Alors je vais éclairer votre lanterne. Vous faites
une montagne d’une taupinière, vous inventez n’importe
quoi pour créer une situation conflictuelle. Et je vais vous
dire pourquoi : parce que vous êtes perpétuellement de
mauvaise humeur, vous en voulez au monde entier, alors
vous cherchez des boucs émissaires !
Casey ponctua sa tirade d’un vigoureux hochement de
tête puis croisa les bras sur sa poitrine et le défia du re-
gard.
Il glissa ses mains dans ses poches pour qu’elle ne vît
pas ses poings serrés. Il se rendait compte que son pouls
s’était emballé, que la colère décuplait ses battements.
Mais aussi, que le spectacle de la poitrine de Casey, sou-
levée à brefs intervalles par une respiration accélérée, con-
tribuait à perturber son rythme cardiaque.
— Vous délirez, mademoiselle Sullivan, lança-t-il d’un
ton qu’il espérait égal. Je ne fais que m’occuper de ma fille,
et je n’ai aucune excuse à vous fournir. Je veille sur elle et,
à ce titre, j’ai le droit de vous dire votre fait quand j’estime
que vous outrepassez vos fonctions… qui consistent à ré-
parer ma maison !
D’ailleurs, il aurait dû songer à cela avant de revenir sur
ses pas lorsqu’elle l’avait appelé ! Il n’avait pas de comptes
à rendre à son entrepreneur en menuiserie. Comment
avait-il été assez stupide pour se laisser embarquer dans
cette dispute ?
Il n’existait quasiment aucun moyen de ramener la si-
tuation à la normale. Casey se dressait sur ses ergots, et
lui, il s’apprêtait à rendre coup pour coup. Quelle sottise…
La consternation chassa tout à coup ce qui restait de co-
lère en lui. Sortant les mains de ses poches, il les présenta
à Casey, paumes ouvertes.
— Je… je suis peut-être allé un peu loin, mademoiselle
Sullivan.
— Parce que je suis une femme ?
Soudain, il eut peur. Seigneur, voilà qu’elle touchait là
où cela faisait mal… Comment avait-elle compris que, oui,
ce qui le gênait par-dessus tout, c’était son sexe ?
— Cela vous gêne qu’une femme fasse un métier
d’homme, enchaîna-t-elle. Vous êtes trop macho pour
supporter ça.
Il dissimula un soupir de soulagement : contrairement à
ce qu’il avait craint, elle ne soupçonnait pas la vérité. Elle
le traitait de macho alors qu’il admirait sa compétence
professionnelle, son ardeur au travail, son courage, car il
en fallait pour assumer un métier d’homme…
— Les types comme vous sortent tout droit du Moyen
Age ! reprit-elle, les joues joliment empourprées par
l’indignation. Ils voudraient que les femmes lavent encore
le linge à la main, ne sortent pas de la maison sans leur
autorisation, fassent autant d’enfants qu’ils le désirent et
reprisent leurs chaussettes ! Mais moi, Wyatt, je ne suis
pas de cette espèce-là ! Je suis une femme libre, et je traite
avec les hommes d’égale à égal. Et dans mon job, je suis la
meilleure du comté ! Fichez-moi donc à la porte et rempla-
cez-moi : vous vous en mordrez les doigts, parce que per-
sonne dans le coin n’est à la hauteur. Et c’est alors que, la
tête basse, vous reviendrez me chercher. Et moi, à ce mo-
ment-là, je vous enverrai sur les roses !
— Mademoiselle Sullivan, je ne…
— Trouvez quelqu’un qui respectera les délais comme je
le fais ! Vous en serez pour vos frais !
— Mademoiselle…
— Demandez à n’importe qui à des kilomètres à la
ronde : on vous dira que Casey Sullivan, c’est le top du top
dans sa branche !
— Je vous en prie, écoutez-moi…
— Pendez-vous au téléphone et parlez à qui vous vou-
drez, et vous n’entendrez que des louanges ! Jamais je n’ai
eu un procès pour malfaçon, jamais !
— Casey !
Pour faire enfin cesser le flot de paroles, il avait usé de la
seule arme qui lui restait : l’intimité que pouvait établir
l’usage réciproque du prénom.
Et cela marcha. Casey se tut dans l’instant et le fixa avec
stupéfaction.
— Vous m’avez appelée Casey…, murmura-t-elle, l’air
ébahie.
— Vous pouvez m’appeler Colt.
— Mais je ne…
— Vous avez dit tout ce que vous aviez sur le cœur. C’est
mon tour maintenant, Casey.
— Peut-être que…
— Chut… Je veux que vous sachiez que vous vous trom-
pez de A à Z. Vous faites fausse route lorsque vous imagi-
nez que je suis un macho borné. Je trouve admirable que
vous exerciez la profession de menuisier-charpentier. Je
mets chapeau bas dès que je rencontre une femme capable
de bousculer les traditions et de se faire sa place sous un
soleil qui ne profitait jusqu’alors qu’aux hommes. Mais…
— Mais… ?
— Mais dès que l’on touche à ma fille, je vois rouge. Je
vous prie donc de m’excuser.
Colt n’en revenait pas : il avait demandé pardon ! Et
s’était donné la peine de justifier son éclat !
Au point où il en était, autant boire la coupe jusqu’à la
lie…
Il offrit sa main.
— Pourrions-nous faire la paix et recommencer sur de
meilleures bases, Casey ?
La jeune femme hésitait. Tout balayer par la magie d’une
poignée de main, c’était un peu facile. Wyatt s’était montré
réellement odieux. Insultant, méprisant… Vraiment, effa-
cer le contentieux lui semblait difficile.
Mais, d’un autre côté, Wyatt était un gros client. Et il y
avait Jenny, qui n’aurait pas compris que sa nouvelle amie
disparaisse du jour au lendemain.
Alors, rengainant rancœur et rancune, Casey prit la
main tendue et la serra.
La sensation qu’elle éprouva lorsqu’elle logea sa paume
dans celle de Colt la saisit. Elle eut l’impression qu’une
douce chaleur s’insinuait dans ses veines et se répandait
dans ses membres. Troublée, elle retira sa main en hâte et
la plaqua contre son dos, à l’abri de tout contact.
Jamais aucun homme ne l’avait émue ni intimidée de
cette manière. Les paroles de Colt l’avaient mise en colère,
mais pas bouleversée. En revanche, une simple pression de
ses doigts autour des siens lui avait arraché des frissons…
délicieux.
Elle se recula d’un pas, vaguement effrayée.
— Hé, je ne vais pas vous mordre ! lança Colt.
Et il lui sourit. Pour la première fois depuis qu’elle le
connaissait.
Eperdue, elle découvrit que ce sourire achevait de la
troubler, de lui ôter toute sa pugnacité.
— Vous… vous serez gentil, désormais ? s’entendit-elle
demander avec consternation : elle s’exprimait comme une
enfant !
— Je ne mens jamais. Surtout pas aux femmes de votre
trempe.
— J’ai bien peur que ma trempe ne soit bien entamée…,
murmura Casey.

— C’est pour moi ? Un cadeau ?


Jenny fixait d’un air ravi le paquet emballé dans un joli
papier et fermé par un nœud de satin que Casey lui ten-
dait.
— Tu ne regardes pas ce qu’il y a dedans, Jenny ?
La fillette s’empressa de déchirer le papier, découvrant
une ceinture de cuir à laquelle était accrochée une multi-
tude d’outils miniatures : marteau, pinces, ciseaux à bois,
rabot, tenailles… La parfaite panoplie du petit menuisier,
chaque élément ayant des extrémités prudemment arron-
dies afin qu’une enfant de six ans ne risquât pas de se bles-
ser.
Jenny examina longuement chaque outil puis attacha la
ceinture autour de sa taille avant de se jeter dans les bras
de Casey.
— Maintenant, j’ai tout comme toi ! Merci, Casey ! Oh,
merci…
La jeune femme serra le corps gracile de la fillette contre
sa poitrine. Mon Dieu, quel bonheur… Elle sentait battre le
cœur de l’enfant, humait son parfum de savon à la lavande,
plongeait son visage dans ses cheveux aussi doux que de la
soie.
Sentant poindre les larmes, elle repoussa Jenny avec
douceur.
— Je vais t’apprendre comment te servir de tout ça, ma
chérie.
Elle s’éclaircit la gorge. Sa voix soudain enrouée risquait
de trahir son émotion et elle ne voulait pas inquiéter Jen-
ny.
Mais elle se rappelait le jour où Buck, son père, lui avait
offert la même panoplie. Et ce souvenir achevait de la bou-
leverser.
Elle avait le même âge que Jenny. Et les outils minia-
tures avaient été le plus beau cadeau qu’elle ait jamais re-
çu. Elle en avait pris si grand soin que les outils étaient
arrivés intacts jusqu’à aujourd’hui, où elle les offrait à son
tour à un enfant, ainsi qu’elle l’avait prévu.
Excepté le fait que cet enfant n’était pas le sien.
Mais Jenny saurait se montrer digne de ce cadeau, elle le
pressentait. La fillette aimait travailler de ses mains, pour
preuve cette maison de poupée en carton ou cet abri pour
les oiseaux du ciel, ou encore la mallette à compartiments
de léger contreplaqué encollé, qu’elle avait fabriqués.
— Tu es maintenant mon bras droit, Jenny. Néanmoins,
il te manque quelques accessoires…
Casey ouvrit la portière de son Cherokee, se pencha
entre les deux sièges, puis se redressa : elle tenait un
casque de protection à la main.
— Oh, là, là, Casey ! C’est super extra ! Et à ma taille en
plus !
L’enfant avait déjà coiffé le casque que Casey avait eu un
mal fou à trouver. Au cours du week-end précédent, elle
était allée à Oakland, dans un magasin de jouets bien
fourni. Elle y avait déniché le casque… et la combinaison
de chantier orange qu’elle tendait maintenant à Jenny.
— Quand tu auras enfilé ça, tu seras fin prête.
Jenny s’empressa de se glisser dans la cotte, remonta la
fermeture Eclair, puis simula un garde-à-vous.
— A vos ordres, chef Casey !

Colt s’immobilisa si soudainement que Lady le heurta de


la tête. La jument, à la longe, le suivait de si près qu’elle
n’avait pas anticipé cet arrêt brutal.
— Excuse-moi, ma belle, dit Colt en lui caressant les na-
seaux. Je ne suis pas très concentré aujourd’hui.
Sur le dressage de la jument tout au moins. Car en ce qui
concernait Jenny et Casey… Oh, si, il était concentré ! Il ne
pensait même qu’à elles. Voir sa fille auprès de la jeune
femme du matin au soir le perturbait au plus haut point.
Pour couronner le tout, Jenny arborait une ceinture
d’ouvrier, s’habillait d’une combinaison de chantier, se
coiffait d’un casque de protection… Vraiment, c’en était
trop. La fillette s’était muée en modèle réduit de Casey Sul-
livan. Et elle délaissait son père, ne lui tenant plus compa-
gnie lorsqu’il faisait travailler Lady, ne s’occupant guère du
poulain que Lady réclamait à sa manière, soufflant et
émettant de petits grondements tout en tirant sur la longe,
en direction de l’écurie.
— D’accord, on y va, concéda Colt. De toute façon, nous
ne faisions pas du bon travail.
Tout en ramenant la jument à sa stalle, il regarda Casey
et Jenny.
Accroupies sur la galerie du premier étage, elles assem-
blaient la nouvelle balustrade. Jenny polissait le bois de la
rampe pendant que Casey fixait les montants au plancher.
De là où il se trouvait, Colt voyait leurs lèvres bouger. Elles
bavardaient. Et il n’entendait rien de ce qu’elles se di-
saient. Il était exclu de la conversation, et ce serait le cas
même s’il s’approchait : Jenny préférait manifestement se
confier à la jeune femme plutôt qu’à son père. Et Casey
semblait prendre bien plus de plaisir au babillage de la fil-
lette qu’à une discussion entre adultes.
Comment réagirait Jenny lorsque, dans deux semaines,
Casey quitterait le ranch définitivement ? Elle serait triste.
Mais elle aurait sa nouvelle chambre, sa salle de jeux… et
elle retrouverait peut-être goût à l’équitation. Elle ferait du
manège, s’entraînerait au saut d’obstacles, prendrait enfin
soin du poulain… Non, décidément, il ne fallait pas se
mettre martel en tête : Jenny oublierait Casey Sullivan. Et
la vie reprendrait son cours antérieur. Chez les Wyatt, vi-
vraient une gouvernante, un père et sa fille. L’intruse au-
rait plié bagages.
Mais, en attendant, elle était bel et bien là, toujours
flanquée de Jenny ! Depuis le jour de l’altercation, Colt
attendait l’instant où elle commettrait une faute. Il la re-
mettrait alors à sa place, et expliquerait à Jenny pour
quelles raisons il n’était plus question qu’elle passe tout
son temps avec la jeune femme. Hélas, Casey ne méritait
aucun reproche. Elle veillait sans faillir à la sécurité de la
fillette. Une vraie mère poule !
Une mère tout court, songeait Colt avec amertume. La
prendre en défaut se révélait impossible. Pour la séparer
de Jenny, il n’existait qu’une possibilité : la fin du chantier.
Si au moins elle lui avait fait des avances… Il se serait
fait un plaisir de réduire ses espoirs à néant, comme il
l’avait fait avec Holly, l’institutrice, autrefois. Malheureu-
sement, Casey ne cherchait pas à établir la moindre intimi-
té avec lui. Leurs seuls échanges concernaient le chantier.
Elle persistait à apporter des gâteaux à Jenny, mais pre-
nait la précaution de demander son autorisation à Colt
avant de les donner à la fillette. Et elle détaillait les ingré-
dients qui entraient dans leur composition.
Colt ne pouvait que s’incliner lorsqu’elle lui montrait les
appétissantes pâtisseries. En fait, l’eau lui venait à la
bouche, et il n’aurait pas refusé une part de gâteau…
Exactement comme Lady, qui se délectait en cet instant
d’un croûton de pain…
Colt venait de lui retirer la longe. Henderson, son pale-
frenier, l’avait rejoint dans la stalle.
Le vieil homme se balançait d’un pied sur l’autre. Colt le
connaissait suffisamment pour comprendre qu’il voulait
lui faire part de quelque fait troublant.
Il l’encouragea du regard et Henderson se lança.
— Vous savez, patron, je la trouve bizarre, cette demoi-
selle…
— Casey Sullivan ?
— Ouais. C’est pas normal qu’elle porte une tenue
d’ouvrier, un casque de sécurité, et qu’elle fasse un boulot
d’homme. Une femme, ça doit s’occuper des gosses, de la
maison, de la cuisine. Et si elle a un métier, il faut qu’elle
soit, je ne sais pas, moi… infirmière, fleuriste, coiffeuse…
En tout cas, pas charpentier ni menuisier !
Colt hocha imperceptiblement la tête. Il ne voulait pas
apporter de l’eau au moulin de son employé. Ce n’était pas
la profession de Casey qui le gênait, mais l’influence qu’elle
exerçait sur Jenny.
— Je me demande où va le monde…, reprit Henderson.
Tout est à l’envers. Et si ça continue, votre gamine, elle
prendra le même chemin que la fille Sullivan. Elle voudra
être mécano ou électricien !
— Jenny a le temps de réfléchir. Elle n’a que six ans.
— Peut-être bien. Mais en attendant, elle prend goût à se
servir d’un marteau, d’une scie, de tous ces outils qui sont
pas à leur place dans des mains de femme.
— La société évolue, Henderson. Songez que des femmes
sont cosmonautes, pilotes d’avions à réaction. Même
l’armée les accepte en son sein. C’est un signe, ça, non ?
— Un bien triste signe, pour sûr. Et puis aussi…
Henderson s’interrompit : Jenny venait de débouler
dans l’écurie. Une nouvelle fois, le cœur de Colt se serra
lorsqu’il vit son expression radieuse. Jamais sa fille n’avait
paru si heureuse. A croire que, à lui seul, il était incapable
de lui apporter le bonheur…
— Elle est drôlement chouette, ma ceinture, hein, papa ?
Jenny pivota sur elle-même afin que son père admire
tous les outils qui s’entrechoquaient.
— C’est la même que celle de Casey, ajouta la fillette. Et
puis j’ai aussi des gants de cuir antidérapants. Pour quand
je dois me servir du tournevis. Ça donne plus de prise.
C’est ce que m’a expliqué Casey.
Colt s’était agenouillé devant l’enfant.
— Tu me prêteras ton équipement quand j’en aurai be-
soin, Jenny ?
Il mourait d’envie de défaire la boucle de la ceinture et
d’aller jeter tout l’attirail dans un puits, mais n’en montrait
rien. Jenny n’aurait pas compris. Alors il feignait de parta-
ger l’enthousiasme de la fillette.
Tout en songeant à la multitude de vrais jouets qu’elle
délaissait, à ces si jolies poupées aux figures de porcelaine
commandées en Angleterre que Jenny avait reçues pour
Noël… Casey influençait si fort l’enfant que celle-ci en ve-
nait à trouver un rabot plus joli que ses poupées !
Comme si elle avait perçu ces pensées, la fillette remar-
qua :
— Tu pourras réparer mes jouets avec ces outils… parce
que ce sont aussi des jouets ! Touche le marteau : c’est du
caoutchouc tout mou. Même si tu me tapes sur la tête, je
sentirai rien !
— Je vois. Casey a été très prudente.
— Maintenant, je fais partie de l’équipe ! Comme Jake et
Ronnie !
Colt se releva et prit Jenny par la main : il apercevait Ca-
sey au pied de l’échelle. Sa fille à son côté, il marcha vers la
jeune femme.
— J’espère que Jenny vous a remerciée ? dit-il d’un ton
plat.
— Oh, oui ! Plutôt deux fois qu’une !
Jenny lâcha la main de son père et se précipita contre
Casey.
Colt sentit un nœud douloureux se former dans sa gorge.
— Il fallait insérer des coins entre les bardeaux, ajouta
Casey. Ma nouvelle équipière s’est parfaitement acquittée
de cette tâche.
— C’est très gentil à vous de lui avoir permis de vous
donner un coup de main, assura Colt, se forçant à sourire.
Après tout, Jenny n’est qu’une petite fille et elle est tou-
jours dans vos pattes…
— Elle ne me gêne pas. Au contraire. Et puis, elle semble
si contente de ses nouveaux jouets…
— Des jouets de garçon, grommela Henderson qui s’était
approché.
— Je ne vois pas pourquoi les jouets les plus intéressants
devraient être réservés aux garçons, rétorqua Casey.
— Et les poupées ? insista le palefrenier.
— Les poupées sont intéressantes aussi. Mais les outils
sont bien plus amusants… et il n’y pas de raison pour que
seuls les garçons aient le droit de s’amuser !
4.

Colt buvait son café du matin sur la terrasse tout en li-


sant le journal. Chaque matin, il appréciait ce moment de
tranquillité, aussi ne parvint-il pas à retenir un geste
d’irritation lorsque Casey apparut devant le perron : il
froissa les pages du journal qu’il lisait paisiblement
quelques secondes auparavant.
Puis il posa les yeux sur la jeune femme et son mécon-
tentement céda comme par enchantement. Elle était si jo-
lie… Les premiers rayons du soleil paraient sa chevelure
sombre de reflets violines et soulignaient les contours sans
défaut de sa silhouette. Un charmant spectacle, vraiment.
Dommage que Casey Sullivan ait jeté un sort à Jenny…
Evoquer la relation de Casey avec sa fille remit aussitôt
Colt de mauvaise humeur.
— Que faites-vous ici ? Il est à peine 6 heures ! Je ne
vous ai même pas entendue arriver.
— J’ai mis la voiture en roue libre à l’entrée de la cour et
l’ai garée derrière la maison. Je ne voulais pas réveiller
Jenny.
Ah bon ? Et gâcher sa plage de sérénité matinale à lui,
elle n’en avait cure ? Quel aplomb !
Apparemment, la jeune femme se rendait enfin compte
qu’elle dérangeait. Elle retira le pied qu’elle avait posé sur
la première marche du perron.
— Je reviendrai vous voir plus tard…
— Puisque vous êtes là, autant en finir. Montez me re-
joindre.
Casey hésita. Quel charmant accueil… Mais ne savait-
elle pas désormais que Colt Wyatt était un ours ? Autant
s’en accommoder, donc.
Elle gravit l’escalier.
Colt abaissa son journal, révélant son torse nu. Casey
déglutit soudain avec peine. Elle ne s’était pas attendue à
le trouver à demi dévêtu… Discuter de problèmes tech-
niques avec lui risquait de se révéler difficile : elle riverait
son regard sur ses pectoraux ou ses biceps et perdrait le fil
de son argumentation…
— Alors ? insista Colt. Vous aviez quelque chose à me
dire ?
— Euh… Oui. J’ai pensé que…
— Café ?
L’offre était abrupte, la voix sans douceur, mais
l’invitation réelle, ce qui sidérait Casey : depuis qu’elle tra-
vaillait au ranch, c’était la première fois que Colt se mon-
trait avenant. Ou ce qui s’en rapprochait le plus.
D’ordinaire, ses clients lui proposaient toujours du café
le matin, voire du thé à 5 heures. Certains insistaient
même pour qu’elle prenne un vrai petit déjeuner en leur
compagnie, propositions qu’elle déclinait toujours afin de
ne pas établir de liens trop familiers avec des gens aux-
quels nécessairement elle finirait par demander de
l’argent. Elle s’installait donc systématiquement dans son
Cherokee pour y manger quelques sandwichs et boire
l’excellent café que contenait sa bouteille Thermos. Ainsi,
chacun restait à sa place. Lorsqu’elle s’asseyait avec ses
clients, c’était uniquement pour discuter travail.
L’ennui, c’était qu’elle ne se sentait pas à l’aise pour par-
ler affaires avec un homme aussi peu habillé que Colt : elle
venait de regarder ses jambes. Nues également. Colt ne
portait qu’un caleçon.
Elle se réfugia derrière le fauteuil qu’il lui désignait de la
main puis prit une profonde inspiration.
— Je voulais vous faire part d’une idée qui m’est venue.
— Oui ?
— A propos de l’aménagement de votre bureau. Com-
ment le voyez-vous ?
— Oh, tout simple, avec des rayonnages sur lesquels je
pourrai ranger mes dossiers. L’élevage de chevaux en-
traîne une avalanche de papiers. Pourquoi me demandez-
vous cela ?
Oui, pourquoi ? Et de quoi se mêlait-elle ? Voilà les
questions qu’elle aurait dû se poser avant de s’aventurer
sur le territoire privé de Colt Wyatt… Discuter avec lui im-
pliquait qu’elle l’approche, et donc subisse l’éclat de ses
yeux gris, et éprouve de nouveau cette troublante sensa-
tion de chaleur, qui la mettait si mal à l’aise.
— Je veux bien un café, dit-elle.
Le temps de le boire, elle se serait reprise.
Mais elle n’avait pas pensé que Colt se lèverait, se dépla-
cerait jusqu’à la table de teck, lui offrant le spectacle en
Cinémascope de son corps d’athlète. Tant qu’il était assis,
à demi dissimulé par le journal, le dessus de la table et les
accoudoirs de son siège, elle avait pu garder une conte-
nance, mais maintenant qu’il était debout…
Il remplit une tasse, puis ouvrit le sucrier.
— Combien ? demanda-t-il laconiquement.
La froideur de son intonation donna envie à Casey de re-
fuser le café. S’il le lui offrait avec une mauvaise grâce aus-
si manifeste, autant qu’il s’abstienne.
— Pas de sucre, merci.
Il se rassit sans lui présenter la tasse. Elle dut quitter son
refuge derrière le fauteuil pour la prendre sur le plateau.
— Asseyez-vous, répéta-t-il.
Elle obéit, croisant nerveusement les jambes. Il la fixait,
le journal posé sur ses genoux.
Elle s’éclaircit la gorge puis sortit un plan de sa poche, le
déplia et commença ses explications. A son avis, des pla-
cards vitrés seraient plus judicieux que des rayonnages à
cause de la poussière et du vieillissement du papier si on le
laissait à l’air libre. Elle connaissait un excellent vitrier qui
pourrait réaliser des portes coulissantes pour un bon prix.
Quant à elle, sa formation d’ébéniste, suivie en sus de celle
de menuisier et de charpentier, lui permettrait de fabri-
quer un bureau assorti aux placards. Ainsi, l’ensemble du
mobilier étant homogène, l’harmonie régnerait dans cette
pièce.
Elle développa son concept en détail sans que Colt
l’interrompe une seule fois. Il ne jeta qu’un bref coup d’œil
au plan, qu’elle suivait du doigt, montrant les schémas
qu’elle avait passé la soirée à dessiner. Mais plus elle avan-
çait dans ses explications, plus son trouble s’accroissait :
Colt ne regardait pas les croquis… C’était elle qu’il fixait,
une expression insondable sur les traits.
Heureusement qu’elle ne pouvait lire ses pensées, son-
geait-il, sinon elle serait partie en courant ! Lui aussi au-
rait aimé suivre un dessin du doigt… celui du visage à
l’ovale parfait de la jeune femme. Puis il aurait dévié vers
la bouche en forme de cœur, et effleuré les lèvres pleines,
avant de s’égarer vers le contour du menton piqué d’une
minuscule fossette… Ensuite, il aurait posé sa paume sur
cette joue dont la peau lui paraissait si douce et l’aurait
caressée longuement…
— Vous voyez ce que j’aimerais faire ? interrogea-t-elle
tout à coup, rompant le charme.
Colt cilla. Qu’avait-elle bien pu lui raconter ? Il n’avait
rien écouté.
— Euh… Je suis désolé, Casey, mais… quelques éléments
m’ont échappé.
— Vous avez néanmoins compris que je n’entendais pas
procéder à des changements majeurs ?
— Mmm.
— Si je fabriquais une vraie bibliothèque qui occuperait
tout ce pan de mur, vous pourriez ranger vos livres. Je
trouve dommage de les mélanger aux dossiers. Et puis
dans le bas du meuble, vous installeriez un bar. Comme ça,
quand vous recevez un client, vous lui offrirez un verre
sans avoir à quitter la pièce pour aller dans le salon cher-
cher les bouteilles. Une petite machine à glaçons serait ca-
chée dans ce compartiment et…
Casey s’interrompit. Colt ne semblait pas suivre du tout.
— Ecoutez, ce n’était qu’une suggestion, dit-elle sèche-
ment en repliant le plan. Oublions-la.
— Non, non, pas si vite ! Le matin, je suis un peu lent.
J’ai besoin qu’une bonne dose de caféine circule dans mes
veines avant d’être bon à quoi que ce soit. Verriez-vous un
inconvénient à me répéter tout ça, Casey ?
Elle hésita. Se moquait-il d’elle ? Non. En apparence,
tout au moins. Mais avec cet homme, allez donc savoir…
— D’accord, je recommence, concéda-t-elle.
Cette fois, Colt fut attentif et intéressé. Indubitablement,
les rangements tels que les concevait Casey seraient bien
plus rationnels que ceux qu’il avait souhaités et apporte-
raient un plus au bureau.
Il comprenait pourquoi la jeune femme était à la tête de
l’entreprise. Bob Sullivan n’avait pas fait montre de la
moindre initiative. Il s’était borné à entériner les proposi-
tions de Colt, alors qu’un homme du métier aurait norma-
lement dû lui donner des conseils. Manifestement, Bob ne
voyait pas plus loin que le bout de son nez. Casey, en re-
vanche, possédait des dons d’architecte d’intérieur en sus
de son savoir de menuisier-charpentier. Et puis, elle était
ébéniste. Le bureau en demi-cercle dont elle lui présentait
l’esquisse était tout bonnement superbe. Il serait de cèdre,
et le dessus taillé dans une planche unique. Par ses soins.
Seigneur… Lui qui savait dresser les chevaux les plus ré-
tifs, il était incapable d’assembler ne fût-ce qu’une tablette
en kit !
Si Casey enseignait vraiment à Jenny le maniement des
outils, elle lui apporterait davantage qu’en l’aidant à habil-
ler ses Barbie…
L’image de sa fille dans les bras de la jeune femme
s’imposa dans son esprit et, pour la première fois depuis
des jours, il ne ressentit pas de colère. Cette demoiselle
Sullivan dont Elias disait qu’elle portait la culotte dans
l’entreprise familiale était très maternelle. Sinon, Jenny
n’aurait pas été aussi totalement séduite. Une femme au
tempérament masculin n’aurait eu aucune chance de se
faire une place dans le cœur de la fillette.
Casey Sullivan exerçait un métier d’homme, mais elle
était néanmoins une vraie femme.
— … Et de la sorte, toujours de votre fauteuil, vous pour-
rez accéder à tous les tiroirs, entendit Colt.
Il sursauta. De nouveau, son esprit battait la campagne.
Il n’avait pas entendu un traître mot !
Mais il ne l’avoua pas. Au contraire, il hocha la tête d’un
air convaincu puis s’informa de l’augmentation de coût
qu’impliqueraient ces changements.
— Je vous dirai ça demain, Colt. C’est mon frère qui se
charge des calculs.
S’être lancée dans de longues explications concernant un
domaine qu’elle connaissait sur le bout des doigts avait
rassuré Casey. Que Colt Wyatt fût toujours en caleçon et
torse nu la perturbait moins. Leur relation était redevenue
normale : celle d’un entrepreneur face à un client. Que ce
dernier n’eût pas de chemise ni de pantalon ne changeait
pas la situation : Casey travaillait pour lui et il était celui
qui réglait les factures. Elle se trouvait en terrain familier,
son trac s’était donc envolé. Aussi accepta-t-elle une autre
tasse de café : elle se sentait décontractée. Elle pouvait res-
ter assise et déguster le revigorant breuvage sans se mettre
à trembler d’émotion.
Le problème, c’était que Colt levait sa propre tasse à
hauteur de sa poitrine, attirant involontairement le regard
de Casey sur ses pectoraux, qui se soulevaient au rythme
de sa respiration.
Tout à coup, elle éprouva des envies de douceur virile…
Poser sa tête sur ce buste d’homme, écouter les lents bat-
tements de son cœur, humer le parfum musqué de sa peau
bronzée… Comme ce serait enivrant !
— … En conclusion, je crois que ce serait parfait ! lança
la voix de Colt.
Casey tressaillit. Bon sang, ce coup-ci, c’était elle qui
était partie voguer sur les rives du rêve. Un moment aupa-
ravant, Colt ne l’avait pas écoutée, lui non plus. Sans doute
songeait-il à ses chevaux, plus exactement à sa jument fa-
vorite, Lady… S’il avait imaginé qu’il était l’objet de ses
fantasmes, comment aurait-il réagi ?
Mal, sans doute. Colt Wyatt ne l’aimait pas. Il appréciait
ses compétences professionnelles, mais ne prisait guère la
femme qu’elle était… en dehors de ses heures de travail.
— Vous… vous êtes donc d’accord pour changer les plans
et adopter mes nouvelles propositions ? demanda-t-elle,
espérant ne pas faire fausse route.
— Oui. Vos initiatives me plaisent. Vous avez une excel-
lente vision globale des travaux. Est-ce instinctif, ou votre
père vous a-t-il formée ?
C’était plus fort que lui : il fallait qu’il découvre qui était
Casey Sullivan, se dit Colt, stupéfait. Avide de la moindre
information la concernant, il voulait l’amener à se confier.
Et pourtant, il n’avait qu’un désir : qu’elle en finisse avec le
chantier, range tout son matériel et quitte sa maison.
Qu’elle s’éloigne de sa fille, surtout.
Alors ? Pourquoi cette curiosité ?
Casey ne lui laissa pas le temps de s’interroger plus
avant.
— Vous connaissiez mon père ?
— Non. Mais mon ami Elias, si. Il m’a dit que Buck Sulli-
van vous avait tout appris du métier. Que c’était lui-même
un as… et que vous êtes la digne fille de votre papa.
— C’est vrai. Mon père était le meilleur. Et j’essaie d’être
aussi bonne que lui. Mais c’est un challenge impossible à
remporter.
— Il a dû être heureux que ses deux enfants suivent la
même voie que lui.
Sans doute. Mais il aurait été bien plus heureux si sa fille
avait eu son bébé et était ensuite restée à la maison pour
l’élever. Etre grand-père lui tenait tant à cœur… Il avait été
le premier à dire à Casey d’arrêter de travailler pendant sa
grossesse.
— Il me manque…, murmura la jeune femme.
— Et votre mère ?
— Elle est morte quand j’étais toute petite. Je n’ai aucun
souvenir d’elle. Un peu comme Jenny, qui a oublié sa ma-
man.
— C’est ce qu’elle vous a raconté ?
Colt avait eu l’impression que son cœur manquait
quelques battements. Mon Dieu… Si Jenny ne se rappelait
vraiment pas Karen, cela expliquait qu’elle se jette dans les
bras de toutes les femmes un tant soit peu maternelles que
le hasard mettait sur son chemin. Holly l’institutrice
d’abord, Casey Sullivan ensuite… La fillette était en
manque. Il avait beau l’aimer, la choyer, il était incapable
de combler le vide creusé par la disparition de sa femme.
Pourtant, il avait cru avoir réussi. Jenny était épanouie.
Elle n’évoquait en rien une orpheline triste.
— Jenny a besoin de regarder les photos de sa maman
pour revoir son visage, ajouta Casey.
Colt déglutit avec peine. L’intimité qui s’était manifes-
tement établie entre son enfant et Casey allait au-delà de
tout ce qu’il imaginait.
— Cela m’ennuie, Casey.
— Que Jenny pense à sa maman ?
— Oui. Je préférerais qu’elle ne songe jamais à elle.
— Pourquoi donc ? Cela me semble normal.
Colt se leva et alla se placer devant la rambarde de la ter-
rasse. Son regard dériva sur la prairie puis se fixa sur un
groupe de chevaux, près de la lisière de la forêt.
Evoquer Karen le bouleversait. Non à cause des souf-
frances endurées par sa faute mais parce qu’il avait peur
que, même disparue, sa femme puisse encore perturber
Jenny.
Il n’en parlait jamais à personne. Et pourtant, ce matin,
peut-être en raison de la douceur et de la paix du moment,
ou parce qu’il avait la sensation de s’adresser à une per-
sonne à la sensibilité à fleur de peau, donc capable de
comprendre, il éprouvait le besoin de s’épancher.
— Karen…, commença-t-il lentement, Karen n’était pas
une bonne mère. Cela tenait à ses multiples névroses. Je
prie de toute mon âme pour que Jenny l’oublie.
Casey scrutait l’expression de Colt. Elle y lisait de la dé-
tresse, la rémanence d’un profond chagrin, et de la colère.
Que le glacial Colt Wyatt se livre à elle la stupéfiait et la
bouleversait en même temps. Ainsi, cet homme était vul-
nérable. Il pouvait, comme en cet instant, abaisser le rem-
part de froideur dont il s’était entouré et avouer ses
tourments.
Cette découverte l’émouvait jusqu’au fond de l’âme.
Elle s’était méprise. Colt n’était pas un être dur mais un
écorché vif qui cachait sa blessure sous une apparence de
rudesse.
Mais n’avait-elle pas déjà perçu cela au travers de son
comportement avec sa fille ? Si. Il adorait manifestement
l’enfant. Trop, peut-être. Ou mal. Cet immense amour
pouvait l’amener à commettre des erreurs.
Elle devait tenter de le lui faire comprendre.
— Colt, je pense qu’il est dur de grandir sans mère. Je
suis bien placée pour le savoir. Mais je sais aussi qu’un
père comme le mien, ou comme celui que vous êtes pour
Jenny, peut adoucir bien des chagrins ou des regrets.
Néanmoins, cela n’empêchera jamais un enfant de recher-
cher une présence féminine.
Colt contracta ses doigts autour de la rambarde. Com-
ment cette jeune femme réussissait-elle, en usant de mots
simples prononcés avec douceur, à le toucher si profon-
dément ? Elle parlait d’or… Un enfant avait besoin d’une
mère et un homme d’une épouse ! Il avait été aveugle de-
puis la mort de Karen ! Il avait nié l’évidence ! Il se sentait
seul, et Jenny également. Oh, Dieu… était-ce le destin qui
lui avait envoyé Casey Sullivan ? En trois années de célibat
obstiné, il ressentait pour la première fois des émotions,
aussi confuses que multiples, face à une femme. Il fallait
qu’elle le sache…
Retirant sa main de dessus la rampe, il la tendait vers
Casey, l’approchait de son bras, quand Jenny fit une entrée
en fanfare sur la terrasse.
Vêtue de sa combinaison, casque sur la tête, ses outils
s’entrechoquant tout autour de sa taille, elle se précipita
dans les bras de son père… qui se tenait si près de Casey
qu’elle se retrouva dans les siens en même temps.
Les deux adultes se penchèrent de concert pour
l’embrasser, puis se redressèrent vivement avant de
s’écarter, des expressions de gamins pris en faute sur le
visage. La fillette les regarda tour à tour, puis sourit d’un
air espiègle.
— Bonjour papa, bonjour Casey… Je ne vous embête
pas, au moins ?
Colt bredouillant quelque indistincte réponse, Casey vint
à son secours.
— Non, chérie, tu ne nous embêtes pas le moins du
monde. Mais que fais-tu debout de si bonne heure ?
L’enfant se lança dans des explications où il était ques-
tion de rayon de soleil qui l’avait réveillée, ainsi que d’un
merle qui chantait trop fort sur sa fenêtre.
L’ambiance s’était immédiatement détendue. Grâce à
Casey, songea Colt qui la regarda avec reconnaissance.

Debout dans l’angle de la terrasse, Colt observait Casey.


Agenouillée devant la fillette, elle rajustait la ceinture,
vérifiait la fixation du casque, resserrait le ruban de la
queue-de-cheval tout en bavardant à bâtons rompus avec
l’enfant. Adroitement, elle avait su désamorcer l’intérêt de
Jenny. Sans son intervention, l’enfant, voyant la main de
son père sur le bras de la jeune femme, aurait posé des
questions à n’en plus finir.
Et conçu de fous espoirs.
Jamais il ne remercierait assez Casey pour ses excellents
réflexes… et sa délicatesse. Elle l’avait vraiment tiré
d’embarras.
Se remémorant son instant d’égarement, il se traitait in
petto de tous les noms. Que lui avait-il pris pour s’oublier
de la sorte ? Depuis la mort de Karen, il n’avait permis à
aucune femme de trouver le chemin de son cœur. Il s’était
protégé, tout en protégeant Jenny des intrigantes. Et voilà
que ses résolutions s’étaient dissoutes dans l’eau verte des
yeux de Casey. Oh, Seigneur… Pourvu que la jeune femme
oublie cet épisode. Qu’elle ne s’imagine pas qu’il se repro-
duirait…
Car il ne se reproduirait pas, quoi qu’il lui en coûtât, se
promit Colt.
Rétrospectivement, il frémissait de peur. Si Jenny
n’avait pas surgi, il aurait fini par embrasser Casey… Par
essayer, tout au moins. Dieu seul savait alors comment il
se serait sorti de ce guêpier !
Il commençait à se faire sa petite idée de ce qui s’était
passé. Il avait abaissé sa garde et Casey l’avait perçu, tirant
profit de sa faiblesse passagère. Sentir que la solitude lui
pesait et qu’il n’était pas insensible à son charme ne rele-
vait pas du prodige. N’importe quelle femme en était ca-
pable. Casey, comme ses semblables, était dangereuse.
Assez fine pour l’amener insidieusement à la courtiser tout
en lui donnant l’impression que c’était lui qui prenait
l’initiative.
Mais il ne tomberait pas dans le panneau. A l’avenir, il
resterait aussi loin d’elle qu’il le pourrait. Leurs discus-
sions se limiteraient aux sujets concernant le chantier,
point final. Par exemple, il ne se mêlerait pas à cette con-
versation qu’elle avait en ce moment avec Jenny, qui lui
racontait avec quelle impatience elle attendait le 4 juillet,
jour de la fête de l’Indépendance, dans deux semaines. Les
travaux seraient achevés et Jenny recevrait ses camarades
d’école. Colt avait promis un gigantesque barbecue, des
promenades à dos de poney, une calèche attelée pour les
plus craintifs, un mât de cocagne… Pêle-mêle, la fillette
décrivait les attractions promises, les nombreuses variétés
de pâtisseries et les glaces… Casey riait, posait des ques-
tions, et émettait des suggestions que l’enfant s’empressait
d’accepter.
— Pourquoi pas une course en sac, Jenny ?
— Oh, oui ! Avec une médaille en chocolat pour le vain-
queur ! Emma saura en confectionner une ! Mais le plus
chouette des concours, ce sera celui du lancer de fer à che-
val ! Papa est un vrai champion ! Est-ce que tu sais lancer
le fer, Casey ?
— Euh… Je ne me débrouille pas trop mal.
C’était un euphémisme : tout au long de son adoles-
cence, elle avait remporté les parties organisées par Bob et
ses copains. A force d’entraînement, elle était devenue un
véritable as. Et en retirait une immense fierté : encore un
bastion masculin ébranlé par une femme…
— Tu sais quoi, Casey ? lui dit Jenny, l’arrachant à ses
pensées. Ce serait vraiment quelque chose d’avoir un feu
d’artifice, à la nuit, non ?
— Sûr. Il n’y a rien de plus beau que les fusées éclatant
sur un ciel sombre…
— Alors il faut le dire à papa ! Quand j’étais petite, il y
avait toujours un feu d’artifice, mais l’an dernier un buis-
son a pris feu. Papa a dit que c’était fini, que c’était trop
dangereux.
— Il n’a pas tort.
— Si ! On s’en fiche des buissons. Et puis, si on prépare
des tuyaux, ils ne risqueront rien !
Casey s’en voulait d’avoir involontairement déclenché
une polémique. Car telle qu’elle connaissait Jenny, la fil-
lette n’aurait de cesse d’amener son père à céder.
Gagné ! faillit-elle s’écrier quand elle entendit Jenny
lancer :
— Je vais demander à papa de changer d’avis ! Ce serait
extra qu’il y ait un feu d’artifice !
Casey se hâta de s’éloigner de quelques pas. Elle espérait
que Colt apprécierait sa discrétion et comprendrait qu’elle
ne se mêlait qu’indirectement des affaires de la famille
Wyatt.
N’empêche, elle s’en voulait de s’impliquer dans ce pro-
jet de barbecue. Personne ne lui avait rien demandé, sa-
pristi !
Personne… pas exactement. Jenny attendait qu’elle se
joigne à sa joie et à son enthousiasme. Mais l’organisateur,
c’était Colt. Et il ne paraissait pas disposé à partager les
préparatifs de la fête. Surtout pas avec cette femme qui
avait réussi à le faire sortir, l’espace d’un soupir, de sa ca-
rapace.
Qu’il campe de nouveau sur ses positions lointaines con-
venait à Casey. Elle ne devait à aucun prix se compro-
mettre avec l’un de ses clients. Jake et Ronnie ne seraient
pas longs à comprendre qu’il y avait anguille sous roche et
colporteraient la nouvelle dans tout le comté.
Il ne fallait pas que Casey Sullivan prête le flanc à la cri-
tique ou aux ragots. La réputation de Sullivan Construc-
tions en dépendait. Persuadées que Casey courait le
guilledou, les femmes mariées de San Andreas ne tolére-
raient plus que leurs maris signent des contrats avec sa
société.
Que l’entreprise fût mise au ban était déjà arrivé. Lors-
que Bob avait perdu sa famille dans un accident de voiture,
il avait eu tendance à oublier son chagrin dans la boisson.
Qu’il se montre fréquemment ivre avait causé beaucoup de
tort. Pourtant, Bob ne buvait qu’en fin de journée, jamais
sur les chantiers. Mais les cancans se propageant à la vi-
tesse de l’éclair, les gens avaient vite acquis le réflexe de
demander à ce que Bob ne fasse plus partie des équipes.
C’était à ce moment-là que Casey s’était impliquée à fond,
reléguant par sécurité son frère aux fonctions de comp-
table. Heureusement, Bob avait retrouvé sa tempérance et
les clients, repris confiance. Mais un second faux pas ne
serait pas pardonné. Dans une aussi petite communauté
que San Andreas, on était vite proscrit.
Non, décidément, le troublant épisode qu’elle avait vécu
avec Colt avant l’arrivée de Jenny ne devait pas se repro-
duire.
Même s’il lui en coûtait, elle garderait ses distances avec
le père de Jenny.
A condition que la fillette le permette : n’était-elle pas en
train de lui demander d’inviter Casey au barbecue ?
— Excuse-moi, Jenny, je pensais à autre chose, dit-il,
l’air égaré, comme s’il revenait d’un long voyage en lui-
même.
— Papa, il faut inviter Casey, répéta la fillette. Je veux
qu’elle soit là le 4 juillet ! Je veux que tu lui dises que tu
aimerais qu’elle vienne…
5.

Colt enleva le gros sac de charbon de bois de la brouette


et le posa à côté des autres, derrière le barbecue. Il avait
désormais de quoi faire cuire assez de grillades pour une
armée. Mais Jenny avait lancé tant d’invitations, une qua-
rantaine au moins, qu’il s’était montré prévoyant. Des ga-
mins de six ou sept ans dévoraient. Et ses amis à lui ne
seraient pas en reste. Des kilos de travers de porc mari-
naient donc dans une huile parfumée aux herbes, à l’abri
dans de grandes boîtes étanches rangées à l’ombre des til-
leuls.
Faire cuire toute cette viande ne serait pas une sinécure
par cette chaleur. Il transpirait déjà. Cette année, le mois
de juillet était vraiment caniculaire.
Mais les convives se protégeraient du soleil sous les
tentes dressées sur la pelouse. Il y en avait trois, stratégi-
quement placées autour du barbecue. Sur les tables, des
douzaines de bouteilles de soda, de bière et de vin rosé at-
tendaient dans des bacs remplis de glaçons. Tout semblait
fin prêt. Les invités seraient comblés.
Parmi eux, se trouverait Casey Sullivan.
Jenny avait obtenu gain de cause. Sa grande amie serait
de la fête. Le fait qu’elle fût présente lorsque la fillette avait
exigé de son père qu’il la conviât avait obligé Colt à accep-
ter. En dépit de sa répugnance, il avait cédé. Refuser, alors
que le regard de Casey était posé sur lui, aurait été par trop
grossier. Et pourtant, se disait-il maintenant, que venait-
elle faire là, au milieu de réjouissances privées ? Elle
n’était pas membre de la famille, ni mère ou sœur de l’un
des camarades de Jenny, encore moins amie avec Colt. Ca-
sey Sullivan était l’entrepreneur qui faisait des travaux au
ranch, pour lesquels elle était payée rubis sur l’ongle. En
aucune manière, elle n’appartenait au cercle de relations
de son client. Normalement, son chèque dans la poche, elle
aurait dû quitter la maison pour n’y plus revenir.
Et voilà que, à cause de l’insistance de Jenny, elle se
trouvait sur la liste des invités.
Cela contrariait Colt, mais il ne pouvait désormais que
subir.
Il essuya son front mouillé de transpiration et marcha
vers la maison. Il ferait frais à l’intérieur.
A hauteur du perron, il s’arrêta et regarda la façade. Pas
de doute, le bâtiment avait vraiment de l’allure, avec sa
galerie et ses auvents neufs. L’odeur de bois fraîchement
verni était délicieuse, dehors comme dedans, où le bureau
embaumait le cèdre. Il ne manquait désormais que
quelques finitions, que Casey réaliserait la semaine pro-
chaine.
Ce qui ennuyait Colt, c’était que ces finitions concer-
naient toutes les pièces d’habitation. Jusqu’à hier, Casey
s’était cantonnée à l’extérieur, mais dès lundi, elle travail-
lerait dans la chambre de Jenny, dans le bureau de Colt, au
grenier… L’idée qu’elle aille et vienne dans son foyer le
contrariait. Il n’aurait plus aucune intimité. Il la rencon-
trerait dans les couloirs, se heurterait peut-être à elle, se-
rait obligé de lui dire quelques mots…
De surcroît, il l’aurait parié, elle lui ferait part chaque
jour d’une nouvelle idée d’aménagement. La suggestion
serait bonne, il l’accepterait, et peu à peu Casey transfor-
merait la maison selon ses goûts !
Non. Il était injuste. Les goûts de la jeune femme étaient
excellents, et c’était pour cela qu’il les faisait siens.
N’empêche, Casey finirait par partir en laissant derrière
elle une maison comme elle l’aurait conçue.
Déjà, bien des gens l’avaient interrogé sur les améliora-
tions apportées par Sullivan Constructions dans les pièces
à vivre. Il avait loué les talents de Casey, et grâce à lui
l’éventail des activités de la jeune femme allait s’élargir.
Déjà, plusieurs personnes l’avaient appelée pour requérir
ses services. Colt Wyatt devenait l’agent de publicité de
Casey Sullivan.
Honnêtement, elle méritait cette promotion. Elle était
vraiment douée. D’ailleurs, il allait lui demander
d’arranger le salon. Cette cheminée de pierre, par exemple,
ne serait-elle pas plus belle en bois ? Et ce carrelage, pour-
quoi ne pas le supprimer et le remplacer par un parquet ?
Songeur, Colt examinait sa salle de séjour. Oui, elle ga-
gnerait à être refaite. Evidemment, cela impliquait que Ca-
sey reste plus longtemps chez lui. Qu’il la côtoie chaque
jour et frémisse de désir dès qu’il la frôlait. Il rajeunissait,
songea-t-il avec amusement ! Ses hormones lui jouaient
des tours, comme au temps de l’adolescence ! Heureuse-
ment, il veillait à ne pas susciter de situation propice aux
confidences. Une fois lui avait suffi. Il avait abaissé sa
garde, révélant sa vulnérabilité, et Casey n’aurait pas man-
qué d’en tirer profit sans l’irruption salvatrice de Jenny. Ce
matin-là sur la terrasse, il avait été à deux doigts de com-
mettre l’irréparable. Il aurait attiré Casey vers lui et
l’aurait embrassée. Et ensuite… ? Il aimait mieux ne pas
penser aux conséquences : une liaison, une vie quasi mari-
tale… Or il n’était pas prêt à s’engager dans une relation
stable avec une femme. Ce qu’aurait espéré Casey, qui
n’était certainement pas du genre à rechercher une nuit de
plaisir et à agir le lendemain matin comme si de rien
n’était.
Mais, grâce à Dieu et surtout à Jenny, tout allait bien.
Evidemment, il aurait préféré que Casey ne vienne pas au
barbecue, mais comment dire non à sa fille ?
L’entendant marcher dans le salon, elle était accourue.
— Papa, les invités ne vont plus tarder. Il faut que tu
prennes une douche et que tu te changes.
Il soupira lourdement. Rencontrer tant de gens, plaisan-
ter avec leurs enfants lui semblait au-dessus de ses forces.
Mais pour Jenny, il tiendrait le coup. Il jouerait la comé-
die. Il supporterait toutes ces mères souriantes qui allaient
le regarder à la dérobée, songeant sans doute qu’il était
bien triste que la petite Jenny Wyatt eût perdu sa ma-
man… Certaines iraient même, il en aurait mis sa main au
feu, jusqu’à lui suggérer de refaire sa vie, selon l’expression
consacrée. Et il leur rétorquerait qu’il était très heureux
comme ça, merci.
Le mariage l’avait à moitié brisé. On ne l’y reprendrait
pas deux fois.

Assise à son bureau, Casey étudiait un dossier quand son


frère entra dans la pièce. D’un seul coup d’œil, elle se ren-
dit compte qu’il n’allait pas bien. Chaque année, le
4 juillet, la dépression le menaçait.
Sa femme et son fils étaient morts dans un accident de
voiture quatre ans auparavant, un soir de fête de
l’Indépendance. L’anniversaire du drame mettait toujours
Bob dans un état pitoyable et Casey craignait par-dessus
tout qu’il essaie d’oublier son chagrin dans l’alcool.
Bob se laissa tomber lourdement dans un fauteuil, face à
Casey.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ? demanda-t-il.
— Je pourrais te poser la même question.
— J’avais besoin de compagnie et tu n’étais pas chez toi.
— Il fallait que je m’occupe de la paperasserie en retard.
Comme ça, tu pourras établir la facture de Colt Wyatt lun-
di et la lui envoyer.
— Je croyais que tu allais chez lui aujourd’hui.
— Plus tard.
— Tu trouves normal de travailler un jour férié ? Je sais
que cette facture n’est pas urgente.
— J’aime bien que tout soit à jour.
— A mon avis, tu essaies plutôt de gagner du temps. Ou
d’en perdre, au choix. Tu n’as pas envie d’aller à cette fête
de gamins.
Casey releva les documents devant son visage, de façon à
le dissimuler. Bob avait mis dans le mille. Elle cherchait à
repousser le moment de se rendre chez Colt. Aller travail-
ler au ranch était normal, mais y passer une demi-journée
de loisir, pas du tout. Quelle sottise de n’avoir pas refusé
l’invitation de Jenny ! Si elle s’était donné la peine de ré-
fléchir, elle aurait pu trouver une excuse qui ne lui fasse
pas de peine. Oui, c’était ce qu’elle aurait dû faire. Colt au-
rait apprécié qu’elle refuse. Elle l’avait lu sur ses traits
crispés et entendu dans son intonation sans conviction,
quand il lui avait offert d’être des leurs.
Hélas, elle avait accepté, et maintenant elle le regrettait
profondément.
Un début de migraine lui vrillant les tempes, elle posa le
dossier sur le bureau et se mit à les masser. Encore six se-
maines de travail chez Colt Wyatt… Mon Dieu, que ce se-
rait long ! Chaque jour, elle se reprocherait d’avoir
prolongé ce chantier. Si elle n’avait pas émis toutes ces
suggestions, Colt lui aurait donné son dernier chèque la
veille et elle se serait consacrée à un autre client dès lundi.
Mais non. Incapable de se taire, elle avait approuvé l’idée
d’un nouveau manteau de cheminée, d’un parquet dans le
salon… et Colt s’était enthousiasmé, prolongeant de la
sorte la torture : elle allait le rencontrer jour après jour
dans l’intimité de la maison. Se réfugier sur le faîte du toit
ne lui serait plus possible. Chaque matin, elle le verrait
torse nu, sortant de la douche ou prenant son café sur la
terrasse. Un supplice, voilà ce que serait sa vie pendant un
mois et demi !
Ses soucis devaient être apparents car Bob lança :
— Tu fais vraiment une drôle de tête. Qu’est-ce qui ne va
pas ?
— Hein ? Tu te fais des idées. Je vais bien.
— Ah bon ? Ta mine défaite n’a rien à voir avec Colt
Wyatt ?
— Evidemment pas.
— Mmm. Jake et Ronnie m’ont dit qu’ils ont vu des
choses…
— Des choses ? Quel genre de choses ?
— Des échanges de regards qui en disaient long, et puis
un tête-à-tête à l’aube, sur la terrasse… Ils en ont déduit
que Wyatt et toi, vous… vous passiez de bons moments
ensemble.
Casey sentit ses joues s’empourprer.
— Jake et Ronnie sont payés pour travailler. Pas pour
cancaner comme deux commères.
— Ils bossent bien, mais cela ne les empêche pas d’avoir
des yeux pour voir.
Bob s’interrompit, attendant manifestement une réac-
tion qui ne vint pas. Alors il reprit :
— Dois-je comprendre que tu considères ta participation
à ce barbecue comme une action publicitaire ? Tu espères
rencontrer des clients potentiels ?
— Non : il n’y aura que des enfants. En revanche, je fais
un petit geste gentil envers Colt Wyatt, qui est notre client
du moment.
— Et la petite fille ?
— Quoi, la petite fille ? Elle est adorable et j’aime bien
jouer avec elle. Et alors ?
— Alors… Eh bien, j’ai calculé que… qu’elle a l’âge
qu’aurait…
Casey frappa le bureau du plat de la main. Bob se tut
dans l’instant.
— Oublie ces idées fumeuses, Bob ! Je ne cherche pas à
remplacer mon mari et mon enfant par Colt Wyatt et sa
fille ! Sors-toi ces pensées de l’esprit et fiche-moi la paix !
Casey se rendait compte que des larmes devaient briller
dans ses yeux. Elle pencha la tête en avant de manière à ce
que ses cheveux tombent devant son visage comme un
voile.
— Je suis désolé de t’avoir fait de la peine, assura Bob.
Ainsi, il avait vu les larmes. Mais elle n’avouerait pas sa
détresse pour autant.
— Je ne suis pas triste, Bob, mais en colère. Contre Jake
et Ronnie, et contre toi.
Casey comprit que son frère n’était pas dupe lorsqu’il se
leva, contourna le bureau et vint la prendre par les
épaules. Il la serra contre lui.
— Je suis ton grand frère, ma chérie. Tout ce qui te
touche me touche, et je me fais du souci pour toi. Je con-
nais à peine ce Wyatt. Mais j’ai peur que ce ne soit un petit
malin qui cherche une mère pour sa gosse et qu’il se soit
dit que Casey Sullivan ferait très bien l’affaire.
— Rassure-toi, remplacer sa femme ne fait vraiment pas
partie de ses projets. Et il est persuadé qu’un seul parent
suffit à un enfant. En plus, il veille sur sa gamine comme
sur la prunelle de ses yeux. Il est jaloux de l’affection
qu’elle me porte. En un mot, il ne m’aime pas.
— Donc, il n’y a rien entre vous.
— Rien du tout.
— Eh bien, je suis soulagé.
Casey le repoussa et chercha son regard.
— Je ne comprends pas.
— En te voyant habillée comme ça, j’ai eu peur que tu ne
cherches à… séduire Wyatt.
— Qu’est-ce qu’elle a de spécial, ma tenue ?
— Casey, ce type t’a vue habillée comme un homme jour
après jour. Comme un ouvrier, plus exactement. Et tout
d’un coup, tu vas débarquer chez lui en short et polo jaune
canari, un bandeau dans tes cheveux, qui flottent sur tes
épaules… Tu ressembles à une collégienne, Casey. Celle
qui aurait été élue reine de beauté de l’école.
— Et… et alors ?
— Alors, si tu n’as que l’intention de parler boulot avec
Wyatt, tout ira bien. Mais si tu acceptes le moindre écart,
genre un verre sous une tonnelle à l’écart ou une prome-
nade en forêt… tu vas y laisser des plumes. Parce que,
quand il te verra comme ça, Wyatt deviendra aussi fou que
le loup de Tex Avery…

— Colt, ne te retourne pas tout de suite, sinon tu auras


une crise d’apoplexie…
L’avertissement d’Elias produisit bien entendu sur Colt
l’inverse de l’effet recherché : il pivota sur ses talons et
scruta l’assemblée réunie sous les tentes.
Il ne vit qu’une foule agglutinée devant les buffets, en-
fants et adultes mêlés en une joyeuse cohue.
— Qu’est-ce que je suis censé ne pas regarder ? deman-
da-t-il à Elias.
— Quelqu’un qui pourrait te changer en statue de sel…
Là-bas, à droite, à côté de la dame en robe fleurie…
Colt aperçut effectivement la robe ornée d’énormes bou-
quets de roses puis, marchant à côté de celle qui la portait,
une silhouette familière… qu’il mit néanmoins quelques
secondes à identifier avec précision.
Casey !
Quoi ? Casey ? Les jambes nues, le buste pris dans un
polo qui laissait son nombril dehors, les cheveux voletant
dans la brise ?
Comme l’avait prédit Elias, il se pétrifia, les lèvres en-
trouvertes, la main tenant un verre à mi-chemin de la
bouche.
Il ne retrouva un semblant de vie que lorsque son ami le
secoua par la manche.
— Hé ! Reviens sur terre ! Tu ne pourras pas dire que je
ne t’avais pas prévenu.
Colt exhala son souffle. Il se rendit compte qu’il l’avait
retenu jusque-là. Il n’en croyait pas ses yeux. Casey Sulli-
van était l’une des plus jolies femmes qu’il eût jamais vues.
Cela, il le savait déjà. Ce qu’il ignorait en revanche, c’était
qu’il s’agissait définitivement de la plus jolie. Comparées à
elle, toutes celles qui l’avaient séduit, aussi loin qu’il se
souvienne, devenaient banales. Et en ce qui concernait
l’assemblée, aucune des invitées ne pouvait rivaliser avec
une telle beauté.
Il avala à la hâte le fond de son verre de whisky qui tié-
dissait dans sa main depuis une heure. Un peu d’alcool lui
donnerait du courage.
Revigoré, il abandonna Elias, qui riait à gorge déployée
et marcha vers Casey, qui était déjà très entourée. Elle se
tourna dans sa direction au moment où un vétérinaire de
ses amis tentait de le happer au passage.
Colt se libéra en lançant :
— Je cherche ma fille. Il faut que je lui dise quelque
chose et… Oh, Casey… Je ne vous avais pas remarquée.
En dépit de sa résistance, le vétérinaire l’entraîna à
l’écart. Maudissant l’homme in petto, Colt se résigna à
l’écouter :
— Qu’y a-t-il, Doc ? Il faut que je trouve Jenny tout de
suite.
— Elle est sur la balançoire. Dis-moi, Colt, cette jeune
personne en short, qui est-ce ? Pas Cassandra Sullivan,
tout de même ?
— Si.
— Sapristi, quel beau brin de fille ! Je l’ai toujours vue en
salopette, les cheveux entortillés sous un casque, alors je
pensais avoir la berlue. Si j’avais vingt ans de moins, je me
jetterais à ses genoux.
— Il te faudrait d’abord me passer sur le corps, intervint
Elias qui les avait rejoints.
— Bon sang, mais vous êtes pires que des abeilles qui ont
senti du miel ! s’écria Colt. Ne vous gênez donc pas, allez
draguer Mlle Sullivan… J’espère seulement que vos épouses
le prendront bien !
Sur ces mots, Colt s’éloigna de ses deux amis à grandes
enjambées. Le barbecue. Il fallait activer le feu. Et com-
mencer à faire griller la viande. Une foule de tâches
l’attendait. Il était l’hôte de tous ces gens. Il n’avait pas de
temps à perdre avec Casey Sullivan. D’ailleurs, elle ne
l’intéressait pas. D’accord, c’était une femme ravissante,
sexy et intelligente. Mais en quoi cela le concernait-il ?
Seul il était, seul il resterait. Que ces deux imbéciles de Doc
et d’Elias fassent donc les jolis cœurs. Lui, il ne mangeait
pas de ce pain-là. Et il savait exactement où il en était.
Mais, dans ce cas, pourquoi une telle colère grondait-elle
en lui ? Pourquoi rêvait-il de flanquer un bon coup de
poing à Elias et à Doc ?
Pourquoi ?
Par jalousie…, découvrit-il avec consternation.
Soudain anéanti, il lâcha le tisonnier et se laissa tomber
dans un fauteuil de jardin. L’idée qu’un autre homme serre
Casey dans ses bras le rendait malade.
Frémissant d’appréhension, il se tourna vers Casey. Le
nœud qui bloquait sa poitrine disparut instantanément :
Casey ne parlait pas avec Doc et Elias, mais avec tante Ma-
ry ! Et elle tenait Jenny par la main ! Oh, quelle image
émouvante… la vieille dame aux cheveux gris et l’enfant
cernaient la jeune femme. Trois générations les séparaient,
et pourtant elles bavardaient avec entrain, riaient, en har-
monie, comme l’eussent été une grand-mère, sa fille et sa
petite-fille.
Colt se détourna, en proie à un profond trouble. Elias et
Doc, et sans doute les autres hommes présents, voyaient
en Casey une jeune femme très attirante qu’ils avaient en-
vie de séduire. Lui-même avait subi un incroyable choc
sensuel à l’arrivée de Casey. Mais tout à coup il éprouvait
un sentiment différent, qui l’inquiétait.
Casey n’était pas une conquête d’un soir. Elle possédait
toutes les qualités d’une épouse et d’une mère.
Non ! se morigéna-t-il aussitôt. Une femme mariée et
mère de famille ne se serait pas habillée comme une ado-
lescente !
A moins qu’elle n’ait cru que seuls des enfants seraient
invités au barbecue… Dans ce cas, sa tenue aurait été en
adéquation avec celle des gosses, avec lesquels elle avait
prévu de s’amuser au ballon, de disputer une course en
sac, ou de jouer à colin-maillard… Après tout, il ne lui avait
pas précisé qu’il inviterait des éleveurs, des vétérinaires,
des amateurs de chevaux, ni sa famille. Casey avait dû
s’imaginer que le barbecue serait donné par Jenny pour
ses petits camarades, et se vêtir en conséquence.
Elle ne portait pas ce short et ce polo pour aguicher les
hommes mais pour se rapprocher des enfants.
Mais le résultat était là : Colt frémissait dès qu’il posait
les yeux sur elle. Quant à ses amis… mieux valait qu’il
n’observe pas leurs réactions.
Il tourna donc carrément le dos et se remit à son feu. Il
parsemait les bûches incandescentes de brins de romarin
quand une voix s’éleva derrière lui.
— Besoin d’un coup de main ?
Il se rendit compte que sa tête pivotait comme dans un
film passant au ralenti. Il retardait autant que faire se pou-
vait le moment où il croiserait le regard vert émeraude.
— Merci, Casey, mais je crois que je me débrouille par-
faitement.
— Ça sent divinement bon. Ce sont des travers de porc ?
— Mmm.
— Ce serait bien de faire caraméliser une couche de ket-
chup mélangée à un peu de sucre en poudre. Ainsi, la peau
serait croustillante et dorée et les gosses adoreraient cela.
Mademoiselle Je-Sais-Tout…, songea Colt avec humeur.
Et installons donc un placard vitré ici, et une étagère là, et
ce bureau sera parfait… et pourquoi ne pas poser un plan-
cher ? Il en avait par-dessus la tête des conseils de Casey
Sullivan !
Et il ne pouvait qu’admettre qu’ils étaient toujours judi-
cieux. Le porc serait vraiment meilleur accommodé
comme elle le préconisait.
D’un geste brusque, il ramassa la bouteille de ketchup
rangée sous le barbecue et en badigeonna les côtelettes.
— Je vais aller demander du sucre à… comment
s’appelle votre gouvernante ? Emma ? dit Casey.
— Inutile de vous déranger : j’irai.
— Bien. Je voulais seulement vous aider, vous savez. Il
n’était pas nécessaire de me répondre aussi sèchement.
Colt se sentit honteux de lui-même. Il n’était qu’un gou-
jat.
Il s’apprêtait à s’excuser quand Casey enchaîna :
— Je vous remercie de m’avoir invitée. C’était très gentil
de votre part d’accepter de… de me recevoir. Mais… je
croyais ne trouver que des enfants.
— Et moi, je pensais que vous viendriez avec votre frère.
— Le 4 juillet n’est pas précisément un jour de fête pour
lui.
— Oh ? pourquoi donc ? Un pétard lui a explosé dans la
figure quand il était petit ? Il a eu une mauvaise expérience
avec une fusée de feu d’artifice ?
— Non. Avec un chauffard ivre.
En un éclair, Colt comprit. Il se sentit blêmir.
— Oh, Casey, je suis navré. Ne vous imaginez pas que
j’aie voulu faire de l’humour noir. Je… je n’avais pas prêté
attention à la date de l’accident lorsque Elias m’a mis au
courant.
— N’en parlons plus. Je ne sais même pas pourquoi j’ai
évoqué cela.
— Casey, je voudrais que vous me croyiez quand je vous
assure être désolé. La prochaine fois, je réfléchirai avant de
vous faire une remarque. Mais un mauvais sort semble
s’acharner sur moi : chaque fois que je vous dis quelque
chose, je vous blesse.
— Je ne me formalise pas, Colt.
— Laissez-moi quand même une chance de vous faire
plaisir… exceptionnellement.
— Oui ?
— Acceptez ce compliment : vous êtes ravissante, au-
jourd’hui.
— J’ai l’air d’une fille. Ça change.
— Indubitablement.
— Mais vous n’avez encore rien vu : dans mon armoire,
je range aussi des robes, des tailleurs… Pas seulement des
combinaisons de travail. Je me suis mise en short parce
que je pensais ne rencontrer que des gamins.
— J’aurais dû vous prévenir que le barbecue annuel des
Wyatt était organisé pour les adultes aussi. Mais n’ayez
aucun regret : vous êtes parfaite.
— Mmm. Je ne recherche pas le genre de regards aux-
quels j’ai eu droit de la part de vos amis. Quand je songe
aux réflexions qu’ils ont dû faire entre eux, je frémis.
Sans réfléchir, Colt prit la main de la jeune femme. Il
voulait la rassurer. Mais on pouvait le voir !
Et alors ? Il était libre, et chez lui. Et puis, il avait telle-
ment envie de toucher Casey… En fait, il se sentait capable
de l’étreindre, là, devant tout le monde, et de l’embrasser.
Il s’était bien menti à lui-même lorsqu’il s’était cru ca-
pable de rester à distance de la jeune femme. Dès qu’elle se
trouvait auprès de lui, il se comportait comme un papillon
de nuit face à une flamme. Si seulement il avait perçu les
sentiments de Casey, il se serait enhardi. Mais elle ne
l’encourageait pas, se bornant à lui laisser sa main, ce qui
représentait déjà un atout.
Il commençait à entrecroiser ses doigts aux siens quand
la voix d’Elias s’éleva dans son dos.
— Hé, vous deux, si vous continuez à roucouler, les côte-
lettes ne seront jamais cuites !
Colt reprit brutalement conscience de la réalité : Casey
et lui n’étaient vraiment pas seuls. Ainsi qu’il l’avait craint,
des dizaines de gens l’observaient pendant qu’il caressait
la main de la jeune femme.
6.

— Non, mademoiselle Sullivan, non, vous n’allez pas me


donner un coup de main en cuisine ! s’écria Emma tout en
poussant gentiment Casey par les épaules en direction de
la porte. Tout se passe bien ici, alors rejoignez les autres et
prenez du bon temps !
— Je vous assure que je prends plaisir à vous aider. Et
puis, la glace commence à manquer dans les bacs et…
— Je m’occuperai de la glace mais, s’il vous plaît, sortez
de mon domaine, sinon Jenny va me faire tourner en
bourrique ! Je n’en peux plus de la voir apparaître toutes
les trois minutes. Elle veut que vous soyez avec elle, alors
faites-lui plaisir !
Casey chercha un argument susceptible d’infléchir la vo-
lonté de la gouvernante. Elle préférait rester à l’intérieur,
loin des regards des invités. Et puis, elle avait vraiment
envie de participer à l’organisation du déjeuner.
Mais Emma se montra implacable.
— Vous êtes ici pour vous amuser, moi pour travailler,
mademoiselle Sullivan.
Pour s’amuser ? Mais elle venait de se donner en spec-
tacle devant quatre-vingts personnes ! Colt lui avait cares-
sé la main au vu et au su de tous. Maintenant, les paris
devaient aller bon train : Colt Wyatt renonçait-il enfin à
son célibat pour les beaux yeux d’une excentrique qui
exerçait un métier d’homme ? Oh, comme elle détestait
attiser la curiosité d’autrui et être le point de mire de tous
ces gens qui l’attendaient dehors… Sans compter qu’avec
sa tenue elle deviendrait la cible de réflexions peu amènes
dès qu’elle tournerait le dos. Elle était venue échauffer les
esprits des hommes, celui du sage Colt Wyatt surtout…
Allons, le petit geste tendre qu’il avait eu n’était pas
compromettant, et elle avait tort de dramatiser.
Quoique… Pourquoi Colt se serait-il montré tendre, tout
à coup ? Ne tentait-il pas plutôt de lui faire comprendre
qu’il était très sensible à son charme… à ses charmes, plu-
tôt ? Ce qu’elle prenait pour de la tendresse n’était qu’un
élan sensuel. Il avait touché sa main en public, espérant
qu’elle lui accorderait bien davantage dans l’intimité.
C’était un message qu’il lui avait fait passer. Devant tout le
monde, il lui avait déclaré sa flamme sexuelle.
Soudain déprimée, elle ferma les yeux et s’adossa au
mur, dans le couloir. Un trou de souris. Pour s’y enfermer.
C’était tout ce qu’elle voulait. Et non pas les exhortations
de Jenny, qui lui tapotait le bras pour attirer son attention.
— Allez, Casey, viens ! On va s’asseoir entre oncle Sid et
tante Mary pour regarder le lancer de fer à cheval ! Et puis
quand ce sera notre tour, on fera équipe, toutes les deux !
Avec tante Mary, bien sûr : la pauvre, on ne va pas la lais-
ser sur la touche.
Casey regarda la fillette. Sur son visage réjoui, le ketchup
caramélisé avait laissé de grandes traces brunâtres.
Sortant un mouchoir de sa poche, Casey commençait à
les essuyer quand Jenny se déroba :
— M’en fiche, des taches. Viens.
Casey se résigna. Main dans la main avec la fillette, elle
sortit de la maison, le cœur serré par la sensation de péné-
trer dans l’arène aux lions.
*
**

— Tu sais, mon neveu, je me demande si ces deux-là ne


vont pas nous mettre la pile, dit l’oncle Sid.
Colt hocha la tête. Indéniablement, Casey se débrouillait
très bien. Son fer à cheval atterrissait sur le pieu avec une
régularité de métronome. Elle marquait point après point.
Et il commençait à perdre sa bonne humeur : personne,
jamais, ne l’avait battu à ce jeu d’adresse ! Lors des précé-
dents barbecues, aussi loin que sa mémoire remontait, Sid
et lui avaient écrasé les autres concurrents. Mais Casey
paraissait invincible. Pour qu’il puisse lancer à son tour, il
fallait qu’elle manque sa cible. Or son fer paraissait aiman-
té.
Lorsque Jenny avait annoncé que tante Mary et elle
s’associaient avec Casey, Colt avait dissimulé un sourire :
une vieille dame, une fillette et une jeune femme contre
Sid, Elias et lui… Peuh !
Il avait vite déchanté.
Et peu à peu, au fond de lui, chassant l’agacement, une
immense fierté s’était installée : cette jeune femme était
réellement extraordinaire. Elle réussissait tout ce qu’elle
entreprenait. Etre aussi douée relevait du prodige. Elle
avait avoué à Jenny ne pas savoir monter à cheval, mais
Colt était prêt à parier qu’en deux leçons d’une demi-heure
elle apprendrait à galoper aussi vite que lui, et sauterait
haies et ruisseaux sans sourciller.
Lui qui s’était répété à l’envi qu’il n’y aurait plus de
femme dans sa vie, voilà qu’il se prenait à rêver à un avenir
avec Casey. Car son existence avec elle ne ressemblerait en
rien à une union classique. Casey ne serait pas seulement
une compagne, mais une amie, une complice.
Partager ses jours et ses nuits avec un être aussi rare que
la jeune femme ne lui semblait plus, tout à coup, relever de
l’impossible.
De même que se faire battre à plates coutures au lancer
de fer à cheval. Mais qu’importait ? Finalement, il ne se
plaignait pas que Casey joue et joue encore : ainsi, il pou-
vait admirer à loisir les pleins et les déliés de son corps, la
grâce de ses mouvements, l’harmonie de ses gestes sans
qu’elle s’en formalisât. Lui tournant le dos, elle ne voyait
pas le regard mi-concupiscent mi-admiratif qu’il posait sur
elle.
La première partie s’achevant sur une écrasante victoire
de l’équipe Casey, Jenny et Mary, sa tante se tourna vers
lui.
— A toi, maintenant, Colt. Et essaie donc de faire mieux
que Mlle Sullivan ! Jenny et moi n’avons même pas eu une
chance de jeter le fer ! Elle a remporté la manche à elle
seule !
Colt se mit debout, son sac chargé de fers à la main, puis
s’approcha de la ligne de tir à l’instant où Casey s’en écar-
tait. Leurs yeux se croisèrent. Il lut dans les prunelles cou-
leur de forêt un profond amusement, mais aussi du défi.
Casey se recula de quelques pas, puis se détourna pour
dissimuler sa satisfaction : quel plaisir de mettre à mal
l’orgueil d’un macho ! songeait-elle. Elle se souvenait de
ses disputes avec Bob, étant enfant puis adolescente. Ja-
mais il ne voulait qu’elle participe au moindre match de
foot, de ping-pong, de basket. Les filles devaient jouer à la
poupée, assurait-il, et ne pas gâcher le plaisir des garçons
en mesurant vainement leurs maigres forces aux leurs. Ca-
sey se mettait aussitôt en colère, refusant cette discrimina-
tion, ce mépris. Et elle s’entraînait en cachette. Le jour où
elle était enfin arrivée à arracher un pari à son frère, elle
avait triomphé de toutes les épreuves imposées. Bob l’avait
dans un premier temps très mal pris, puis avait avoué son
admiration. Depuis ce jour, plus jamais il n’avait émis la
moindre remarque sexiste.
Eh bien, Colt Wyatt allait apprendre la même leçon. On
ne cantonnait pas les femmes aux travaux domestiques ou
intellectuels. Nul doute que son ego en prendrait un coup,
mais il tirerait les leçons qui s’imposaient. Et ses suppor-
ters avec lui : ses amis l’acclamaient alors qu’il se position-
nait sur la ligne de lancer. On verrait bien qui ils
porteraient en triomphe, à la fin du tournoi…
Le premier fer de Colt s’envola, tournoya sur lui-même
et retomba avec une précision diabolique sur le piquet. Ca-
sey se rendit compte qu’elle avait retenu son souffle.
Elle voulait que Colt perde la partie… mais en même
temps, aspirait à sa victoire, qui le rendrait heureux.
A moins qu’un match nul ne règle tous les problèmes…
Colt paraissait s’acheminer vers cette issue : il ne man-
quait aucun lancer et la somme de ses points s’approchait
de celle de Casey. Il ne lui restait plus qu’un fer.
Il le plaça soigneusement dans sa main puis se tourna
brièvement vers Casey. Son expression trahissait sa rage
de vaincre et, en même temps, du regret. Comme si lui
aussi avait voulu gagner… sans qu’elle perde.
Le fer traversa l’espace qui le séparait de la cible… et
l’atteignit.
Dix à dix, calcula Casey in petto. Parfait.
Mais elle avait compté sans les cris du public : les invités
de Colt exigeaient un tie-break. Ils ne se satisfaisaient pas
d’un score à égalité.
Ecartant les bras en signe d’impuissance, Colt interrogea
Casey du regard : si elle refusait les lancers supplémen-
taires qui les départageraient, il ne pourrait que s’incliner,
au grand dam de ses supporters, se dit Casey.
Or Colt était chez lui. Maître des lieux. S’il désirait pour-
suivre, elle se devait d’accepter.
D’un mouvement du menton, elle acquiesça.
— Un fer chacun, annonça Elias sous les applaudisse-
ments. Et ainsi de suite jusqu’à ce que l’un des deux adver-
saires manque son coup.
Un tirage à pile ou face décida que Colt commencerait le
premier. Il lança son fer, avec succès.
Casey prit alors sa place. Elle se rendit compte que
l’enjeu était trop élevé, qu’elle en perdait sa concentration.
Les regards braqués sur elle étaient sans indulgence. Per-
sonne ne l’encourageait, mis à part Jenny.
Déstabilisée, elle comprit bien avant d’ajuster son tir
qu’il manquerait de précision : trop de pression négative
pesait sur elle.
Son fer tomba à côté du piquet.
Un concert d’acclamations s’éleva. Les oreilles bourdon-
nantes, elle entendit que l’on congratulait Colt, le cham-
pion imbattable.
Elle réussit à ne pas pleurer grâce à Jenny, qui avait ac-
couru vers elle.
Et grâce à Colt, qui lui sourit tout en disant :
— Lorsqu’il y aura une vraie compétition, nous jouerons
en tandem. A nous deux, nous serons invincibles.

Casey ramassa sa besace et cala la bandoulière sur son


épaule. Il était tard, mais elle ne se sentait pas vraiment
fatiguée. Pourtant, la journée avait été longue, s’achevant à
la nuit sur un feu d’artifice. Quelques invités étaient ren-
trés chez eux, et elle s’apprêtait à en faire autant.
Pourtant, ce feu de camp était bien agréable. Quelqu’un
avait sorti une guitare d’un étui et chantait des ballades
nostalgiques. On faisait griller des guimauves sur des bro-
chettes tout en buvant de la bière et du thé glacé.
Tout au long de la soirée, elle était restée assise entre
Jenny et Colt, jusqu’au moment où des amis de ce dernier,
les McKenna avaient commencé à lui parler des travaux et
émis le souhait de visiter les pièces réaménagées. Colt et sa
fille les avaient donc accompagnés dans la maison, et Ca-
sey était restée seule.
Elle regarda sa montre. 22 heures. Il était temps de par-
tir. Elle prierait tante Mary de dire au revoir à son neveu et
à sa petite-nièce pour elle.
— Je n’y manquerai pas, assura la vieille dame en sou-
riant.
Puis elle ajouta :
— Quelle journée ! Mais vous n’allez pas nous quitter si
vite…
— Je travaille demain dès l’aube. Il faut que je dorme.
— Casey… Vous permettez que je vous appelle Casey,
n’est-ce pas ?
— Je vous en prie.
— Merci. Casey, donc, j’étais sidérée qu’une jeune
femme aussi… féminine que vous fasse un travail
d’homme. Mais maintenant que je vous ai vue lancer le fer
à cheval, je comprends que lorsqu’on est déterminée rien
n’est impossible. Je regrette de n’avoir pas su cela du
temps de ma jeunesse.
— Les nouvelles générations sont plus audacieuses. C’est
cela, la liberté. Une femme doit pouvoir tout entreprendre.
Mary leva les yeux vers la galerie illuminée. Les nou-
velles balustres apportaient vraiment un plus à la beauté
de la maison.
— Quand pensez-vous avoir fini ce chantier ?
— Vers la fin du mois, j’espère. Les électriciens doivent
commencer dans la semaine, il reste aussi à placer des
panneaux isolants dans le grenier… Je dirais que dans six
semaines tout sera achevé.
— Six semaines… Et ensuite ?
Ensuite ? Eh bien, les McKenna lui avaient demandé un
devis pour l’addition d’une chambre. Bob irait les voir lun-
di. Il y avait aussi le projet de construction d’une grange
chez les Henderson… Le travail ne manquait pas.
D’ordinaire, Casey quittait une maison pour passer dans
une autre sans le moindre état d’âme, satisfaite du labeur
accompli. Mais cette fois, à la perspective de s’en aller de
chez les Wyatt, elle se sentait triste. A en pleurer.
Par chance, la pénombre masquait les larmes qui af-
fluaient à ses yeux. Mary n’en vit rien.
— Dès qu’on n’aura plus besoin de moi ici, je commence-
rai un autre chantier. C’est toujours ainsi que je procède.
— Vous partirez. Et vous laisserez un cœur brisé derrière
vous, Casey. Jenny se remettra mal de votre départ. Dans
l’après-midi, elle m’a fait les honneurs de sa nouvelle
chambre. Elle était si heureuse ! De son endroit à elle, sur-
tout, ce coffre aménagé sous le banc. Ah, elle était enthou-
siaste ! Elle n’avait que votre prénom à la bouche. Moins à
cause des merveilles que vous avez réalisées dans la mai-
son que parce que vous y êtes du matin au soir. C’était
vraiment émouvant, Casey. Cette enfant vous aime.
Et la réciproque était vraie, ô combien… Casey aussi ai-
mait la fillette. Se séparer d’elle serait un crève-cœur. Mais
comment faire autrement ?
— Mary, il faut vraiment que je m’en aille. Puis-je comp-
ter sur vous pour remercier Colt et embrasser Jenny à ma
place ?
— Je vous le promets mais… permettez-moi de vous
faire une petite suggestion.
— Oui ?
— Vous pourriez attendre que mon neveu et Jenny re-
viennent. Ainsi, vous les embrasseriez tous les deux.
Se sentant rougir, Casey se détourna. Puis se rappela la
pénombre. Que ses joues s’empourprent ou que des larmes
coulent sur ses joues resterait son secret.
— Votre idée ne me paraît pas très judicieuse, Mary. Colt
est mon employeur. Je trouve que j’ai outrepassé la bien-
séance, cet après-midi, lorsque je me suis mise en compé-
tition avec lui lors du concours de lancer de fer à cheval.
J’aurais dû rester à ma place, qui était celle d’une em-
ployée conviée par son patron du moment.
— Casey, que vous arrive-t-il tout à coup ? Pourquoi
vous rabaisser ? Vous êtes une merveilleuse jeune femme
que tout homme, à commencer par mon neveu, serait fier
d’avoir à son bras.
Casey laissa son regard dévier vers les flammes du feu de
camp. Mary avait tort. Elle n’était qu’une travailleuse ma-
nuelle qui, telle Cendrillon, s’était crue princesse le temps
d’une soirée. Minuit ne tarderait pas à sonner et le prince
charmant serait à ranger au rayon des rêves.
— Bonne nuit, Mary, murmura-t-elle en s’éloignant.
Elle traversa la pelouse et se dirigea vers l’allée le long
de laquelle étaient garées les voitures. Tout en fouillant
dans son sac à la recherche de ses clés, elle songea qu’elle
était bien lasse. Trop d’agitation, de bavardages, de têtes
nouvelles, de soleil… Oui, là devait être la cause de sa fa-
tigue. D’ordinaire, elle se tenait à l’écart des manifesta-
tions mondaines. Et n’acceptait jamais une invitation de
l’un de ses clients. C’était un sacro-saint principe, auquel
elle avait dérogé pour Jenny. Avec pour résultat un ma-
laise sourd, tant physique que psychologique. L’espace
d’une journée, elle était sortie de sa condition, comme ces
héroïnes de feuilletons télévisés, que les hasards des ren-
contres projetaient dans des châteaux pendant un épisode.
Ensuite, elles retrouvaient le salon de coiffure ou le su-
permarché qui les employaient, pleines d’amertume et de
regrets.
Non, c’était inexact. Parfois, le riche châtelain les épou-
sait. Comme dans les contes de fées.
Oh, voilà que le syndrome de Cendrillon la frappait ! En
quelques minutes, elle s’était comparée à deux reprises à la
pauvre jeune fille en hardes ! Que lui arrivait-il ? Elle ne
vivait pas dans la misère ! Elle était chef d’entreprise, ga-
gnait largement sa vie et aurait pu, si elle n’avait pas eu
tant de principes, profiter des mondanités organisées à
San Andreas !
D’accord. Mais, comme Cendrillon, elle était seule. Et si
elle n’aspirait pas à conquérir un mari fortuné et de haute
lignée, elle rêvait d’une famille où régnerait l’amour.
Jenny lui avait fait prendre la mesure de son manque,
rendu pénible sa solitude pourtant bien assumée jusque-
là.
Quant à Colt, il lui avait involontairement démontré
qu’elle n’était pas insensible aux hommes, et que le souve-
nir de sa douloureuse expérience avec Charlie pouvait être
aisément effacé. Elle ne pouvait plus en douter : elle était
amoureuse de Colt Wyatt. Et les six semaines qu’elle allait
encore passer chez lui ne seraient que tourment perma-
nent. Car le temps passant, elle n’en aimerait que davan-
tage Colt, l’inaccessible Colt qui avait peut-être envie d’une
aventure mais en aucune manière d’une remplaçante pour
la mère de Jenny.
Soupirant lourdement, elle insérait la clé dans la serrure
de sa voiture quand un claquement de sabots l’amena à se
retourner.
Une calèche attelée arrivait dans sa direction. Deux lan-
ternes à pétrole étaient fixées de part et d’autre de la ca-
pote relevée. A la faveur de leur clarté, Casey distingua le
cocher : Jenny. Puis, à côté d’elle, Colt.
— Une petite promenade nocturne, mademoiselle Sulli-
van ? offrit-il dès qu’il eut immobilisé le cheval à hauteur
du Cherokee.
— Oh, oui, Casey ! Viens faire un tour avec papa et moi !
— Un tour… en carriole ? A cette heure-ci ?
— Bien sûr ! Tu vas adorer, Casey !
— Je ne…
— Oh, allez, monte ! Tu verras : c’est extra !
Colt avait commencé à se pousser sur le côté de manière
à faire de la place. Casey apercevait une minuscule portion
de banc. Si elle s’asseyait dessus, elle se trouverait tout
contre Colt…
— Merci pour l’invitation, mais ce ne serait vraiment pas
raisonnable. Je me lève tôt, demain. Et à ce propos, ne de-
vrais-tu pas être au lit, Jenny ?
— J’ai pas sommeil. Et puis papa a dit qu’un jour de fête
je pouvais veiller.
— C’est vrai, Casey. Je tiens à ce qu’elle profite de ce
4 juillet jusqu’au dernier moment. Jenny a la permission
de minuit.
Moi aussi, faillit rétorquer Casey. Comme Cendrillon.
A la place, elle lança d’un ton léger :
— Il faut que je sois à l’heure sur le chantier demain ma-
tin, sinon mon client me fichera dehors…
— Oh, Casey, papa fera jamais ça !
— Sait-on jamais… Il a la réputation d’être très dur en
affaires… C’est sa tante Mary qui me l’a dit.
— Papa est redoutable quand il vend des chevaux. Mais
le reste du temps, il est doux comme un agneau.
— Un agneau, vraiment ?
Casey usait du ton de la plaisanterie, tout en s’inquiétant
à part elle : que pensait Colt de ces réflexions ? Il risquait
de se vexer…
Elle perçut un bêlement, puis un grand rire et la voix de
Colt.
— Je suis un agneau plus vrai que nature, non ?
— A s’y méprendre, assura Casey.
— L’ennui, c’est que je suis un agneau autoritaire. Mon-
tez dans ma calèche, belle demoiselle. Je veux vous ame-
ner voir le lac sous la lune.
— Je ne doute pas que ce soit un magnifique spectacle
mais, non, merci. Mon lit m’attend.
— Il patientera. Allez, Casey.
Colt avait sauté à bas de la calèche avant de s’avancer
vers la jeune femme. Il lui tendit la main, paume offerte.
— Gente dame, me ferez-vous l’honneur ?
Casey secoua la tête.
— Je vous en prie, insista Colt. C’est une soirée très spé-
ciale. Vous ne pouvez y mettre un terme pour une banale
envie de dormir…
Dans la lumière dorée des lanternes, les yeux de Colt
brillaient d’un éclat magnétique. Casey sentait sa détermi-
nation faiblir. Déjà, elle tendait sa main vers celle de Colt.
Tout en se répétant en esprit qu’elle commettait une er-
reur, que cette promenade sous la lune achèverait de la
déprimer… parce que ce serait la première mais aussi la
dernière. Jenny avait poussé son père à partir à sa re-
cherche. De lui-même, il n’aurait pas souhaité sa compa-
gnie. Pour cette soirée spéciale, comme il l’avait précisé, il
tenait à satisfaire tous les caprices de sa fille. Mais demain,
la vie reprendrait son cours, et Casey Sullivan serait de
nouveau l’employée d’un homme qui n’appréciait pas
qu’elle soit trop intime avec son enfant.
Elle se faisait ces réflexions tout en regardant sa main se
tendre, puis se poser dans celle de Colt.
Mon Dieu… Sa volonté la trahissait… et elle en aurait
crié de plaisir.
L’étreinte des doigts de Colt était ferme. S’en libérer re-
querrait un mouvement brusque qu’elle ne se sentait pas la
force d’accomplir.
Alors elle abandonna toute résistance.
Colt la prit par la taille pour l’aider à se hisser dans la ca-
lèche. Sur le point de lui lancer qu’elle était capable de
grimper et de marcher sur des toits pentus sans le con-
cours de personne, elle se ravisa. Finalement, elle goûtait
la galanterie. Même si la main de Colt s’attardait un peu
trop sur sa hanche, même si, maintenant qu’elle était as-
sise, il se pressait trop étroitement contre elle. Le banc
était petit, d’accord. Mais de là à ce que le manque de place
oblige Colt à passer son bras autour de ses épaules…
D’un coup d’œil, elle vérifia que Jenny ne prêtait pas at-
tention à ce geste. La fillette semblait bien trop absorbée
par la tenue des rênes pour s’intéresser à la posture de son
père.
Alors Casey décida de se laisser aller à la magie de
l’instant. Une calèche, la pleine lune, les grelots du cheval
lorsqu’il s’ébranla, la lueur dansante des lampes à pé-
trole… Tout cela était si romantique !
Demain, sans doute, elle paierait le prix de ces minutes
enchanteresses.
Dans l’immédiat, elle allait savourer le bonheur de cette
escapade avec l’enfant et l’homme qu’elle aimait de tout
son cœur. Le monde, tout à coup, se limitait à cet attelage
dans lequel était assise une famille.
— Qu’est-ce qu’on est bien…, murmura Jenny alors que
les échos de la fête semblaient s’être dissous dans la nuit.
Puis elle bâilla.
— Je croyais que tu n’avais pas sommeil, remarqua Colt.
— J’ai pas sommeil.
Elle se tourna vers Casey et entortilla une mèche de che-
veux de la jeune femme autour de son index.
— Je suis superheureuse, papa.
7.

Jenny avait dit qu’elle était heureuse… Casey se deman-


dait si c’était le même sentiment qu’elle éprouvait. Il y
avait si longtemps qu’elle n’avait pas connu de vrai bon-
heur qu’elle n’était plus certaine de le reconnaître. Il lui
semblait néanmoins que ce qu’elle éprouvait s’en rappro-
chait. Une sensation de plénitude, de sérénité qui la ren-
dait presque léthargique. La tête appuyée au dossier,
veillant bien à ne pas l’incliner de crainte de la poser sur
l’épaule de Colt, elle soupira de plaisir.
Jenny somnolait, aussi Colt avait-il pris les rênes. Le
cheval, baptisé Snapper, obéissait au moindre frémisse-
ment des lanières de cuir. Sa croupe ronde et pommelée
oscillait doucement devant les yeux de Casey, la berçant.
L’animal ne se pressait pas, comme s’il avait disposé de
tout le temps du monde. Il connaissait manifestement le
chemin conduisant au lac. Colt ne lui donnait aucune indi-
cation et Snapper se dirigeait d’un train de sénateur le long
du chemin.
Colt savait que l’attelage allait atteindre une section ra-
vinée, sur laquelle la calèche cahoterait. Mais Snapper an-
ticiperait les accidents de terrain et ralentirait. Il était
passé tant de fois sur ces ornières qu’elles n’avaient plus de
secret pour lui. L’expérience lui dictait ce qu’il convenait
de faire.
Quel dommage qu’il n’en ait pas eu autant que le cheval,
se disait Colt. Si seulement il avait invité d’autres jeunes
femmes au bord du lac, lors des nuits de pleine lune, il au-
rait tiré profit de ses souvenirs pour agir. Devait-il accen-
tuer la pression qu’il exerçait sur les épaules de Casey ?
L’embrasser lorsque l’attelage basculait vers la gauche,
amenant la jeune femme à peser contre lui ? Il l’ignorait, et
craignait de se faire rabrouer s’il se montrait entreprenant.
Il avait dit à Casey que cette nuit était spéciale. Elle
n’avait pas tenté de savoir pourquoi. Et il en était soulagé :
que lui aurait-il dit ? Que pour la première fois depuis la
disparition de Karen il recevait une femme dans sa mai-
son, et lui proposait une promenade nocturne ? Qu’il avait
amené sa fille non pour qu’elle servît de chaperon mais
parce qu’il acceptait enfin qu’elle fût attachée à Casey Sul-
livan ?
Sans doute n’aurait-elle pas compris qu’il y avait là
quelque chose d’exceptionnel. Ni cru qu’il s’agissait d’une
grande première.
Et encore moins, qu’il était heureux.
— Papa ? demanda Jenny d’une voix ensommeillée, on
est arrivés ?
— Presque, mon poussin.
Jenny s’allongea à demi sur ses genoux. Il caressa ses
cheveux bouclés tout en murmurant :
— Dors, ma chérie. Je te réveillerai quand nous serons
au lac.
— Dis à Snapper de se dépêcher. Je languis de montrer
les bébés grenouilles à Casey.
— Elle verra les têtards, Jenny, ne t’inquiète pas. J’ai
pensé à emporter une torche.
Jenny se redressa d’une pièce.
— C’est vrai ? Même si je suis endormie, tu les lui mon-
treras ? Promis, papa ?
— Promis. Casey sera contente.
La fillette approuva d’un sourire puis sa tête dodelina.
De nouveau, elle se laissa aller, mais cette fois dans les
bras de Casey, qui la recueillit contre sa poitrine avec émo-
tion. Comme ce petit corps plein de vie était doux et
chaud… Elle sentait le souffle délicat de la fillette sur son
cou, humait le parfum de lavande de sa chevelure… Un
enfant, quel enchantement…
— Je crois que ce coup-ci elle est vraiment partie au pays
des songes, constata Casey après avoir jeté un regard sur
les yeux clos de Jenny.
— Elle a tenu bon aussi longtemps qu’elle le pouvait.
Mais à six ans, on n’est pas noctambule.
— A trente non plus.
— Ça ira quand même ?
— Oh, oui ! Mais tout de même, la journée n’a pas été
calme. Tous ces jeux, ce soleil, la chaleur…
— Vous vous êtes bien amusée, non ?
— C’est vrai. J’avais la délicieuse impression d’être re-
tombée en enfance. Cela fait du bien.
— J’espère que vous n’avez pas des égratignures partout
ni les genoux écorchés.
— J’avoue que, lorsque j’étais gosse, j’étais sans cesse
couverte de plaies et de bosses. Je jouais tout le temps avec
Bob, qui bien entendu ne fréquentait que des garçons.
Alors, pour être à la hauteur, il me fallait faire mes
preuves.
— Et puis, les outils de votre père étaient vos jouets.
— Oui. Scies, marteaux, clous n’étaient pas inoffensifs,
comme je l’ai appris à mes dépens.
— Mais maintenant il ne vous arrive plus rien.
— Non. J’ai appris la prudence.
Un silence s’installa, ponctué de la petite musique des
grelots.
— Merci de m’avoir invitée, Colt, dit enfin Casey.
— Vous me remercierez quand la journée sera vraiment
finie.
— Il est bien tard…
— Nous y sommes presque. Et j’ai promis à Jenny de
vous montrer les têtards.
Quelques instants plus tard, Colt immobilisait la calèche
à quelques mètres de la rive du petit lac. Les roselières qui
bordaient les rives ondulaient doucement dans la brise, la
lune se mirait sur la surface calme, des rossignols lan-
çaient leurs trilles en hommage à l’astre resplendissant…
Casey se crut au paradis.
Colt mit pied à terre, imité par la jeune femme qui au
préalable avait précautionneusement allongé Jenny sur la
banquette. Colt récupéra un plaid rangé dans la malle ar-
rière et en enveloppa sa fille.
Puis il tendit la main à Casey.
— Si mademoiselle veut bien me suivre, je vais lui mon-
trer les bébés grenouilles si chers à Jenny…

Casey s’accroupit devant la mare naturelle qui s’était


formée au centre d’un amas de roches. Colt darda le rayon
de la torche dans l’eau peu profonde et limpide et des cen-
taines de minuscules créatures d’un noir vernissé
s’agitèrent.
Des têtards… Avec émotion, Casey se rappela celui
qu’elle avait arraché à son milieu naturel et gardé dans un
bocal. Il était devenu une ravissante grenouille tachetée
qu’elle avait relâchée dans une mare après l’avoir baptisée
prince charmant. Décidément, depuis ce matin, la légende
de Cendrillon la poursuivait : le prince ne se tenait-il pas à
côté d’elle ?
— Certains deviendront des grenouilles, d’autres
d’affreux crapauds, remarqua Colt.
— C’est vrai. J’en ai eu un, un jour. C’était mon deu-
xième têtard. Le premier s’était révélé être ce que
j’attendais. Mais ensuite, j’ai eu moins de chance. En re-
vanche, il m’a permis de gagner pas mal de paris ?
— De… paris ?
— Oui. Mon frère et ses copains organisaient des con-
cours de saut et mon crapaud était le meilleur. Bien nourri
d’insectes, en pleine forme, il remportait toutes les compé-
titions. Bob passait son temps à écumer mares et ruisseaux
dans l’espoir de trouver un champion capable de battre le
mien, en vain. Pour se venger, il glissait ses pensionnaires
dans mon lit, dans mes vêtements. Et je hurlais. Jusqu’au
jour où j’ai appris à garder mon sang-froid. Le jeu perdit
alors de sa saveur pour Bob, qui m’a fichu la paix. Mais j’ai
toujours conservé une profonde répulsion pour ces peaux
squameuses, grisâtres et couvertes de verrues. Autant je
peux caresser une grenouille, autant toucher un crapaud
me révulse.
— Vous voulez renouveler l’expérience ? Il y a une foule
de crapauds adultes sous ces pierres.
— Non, merci.
— Jenny fait ça sans problème.
Instinctivement, Casey plaqua ses mains derrière son
dos.
— Non, vraiment, Colt.
— Vous êtes une drôle de jeune femme. Vous maniez des
outils dangereux, des matériaux lourds, et vous avez peur
de caresser un innocent crapaud…
— Je n’ai pas peur : je suis écœurée.
— C’est étonnant.
Casey se releva.
— Je ne comprends pas bien votre raisonnement. Sous
prétexte que je fais un métier d’homme, je devrais être ca-
pable de toucher des animaux répugnants ? Parce que je
suis une femme, il faudrait que je sois capable d’en faire
plus qu’un homme ? C’est une pensée sexiste, Colt. Tous
les êtres humains ont des faiblesses. Hommes comme
femmes !
Colt se remit debout à son tour.
— Je pensais que nous avions réglé ce problème, que
vous aviez compris que je partageais votre point de vue sur
l’égalité entre les sexes.
— Je le pensais aussi. Mais, dans ce cas, pourquoi exiger
de moi que je me montre supérieure aux hommes ?
— Je crois que vous interprétez mal ce que j’ai dit. Je
n’estime pas que votre refus de toucher un crapaud soit un
signe de faiblesse. Simplement, cela m’amuse qu’un petit
amphibien sans défense, ami des jardins, vous fasse peur.
Casey sentait la colère monter en elle. L’exprimer ne la
tentait pas. Elle ne voulait pas que la promenade roman-
tique aboutisse sur une dispute. Elle regarda donc Colt,
s’efforçant de lire son état d’esprit sur ses traits. Et ne vit
aucune acrimonie.
Il l’agaçait malicieusement, donc. Son intention n’était
pas de la fâcher. Elle avait tort de prendre la mouche.
En signe de paix, elle laissa un sourire se former sur ses
lèvres.
Colt se rapprocha d’elle, tendit le bras et lui enserra la
taille.
— Casey… Belle Casey… vous avez un tempérament de
feu, dit-il à voix basse. Quand on vous taquine, vous dé-
marrez au quart de tour…
Casey se crispa. Elle ne savait plus où elle en était. Colt
soufflait le chaud et le froid. Il prenait un évident plaisir à
l’agacer, puis se faisait tout miel… La personnalité de cet
homme était décidément incernable !
— Je vous en prie, Colt… Lâchez-moi.
— Vous ne voulez pas que je vous touche ? Que je vous
serre contre moi ? Que je fasse… cela.
Il se pencha et l’embrassa au creux du cou.
— … ni cela ?
Il lui mordilla l’oreille.
— … et pas davantage cela ?
Il effleura ses lèvres du bout de la langue.
Casey resta coite. Elle ne répondait pas à ses élans, mais
ne parvenait pas non plus à trouver l’énergie de s’arracher
aux bras de Colt.
— Vous me rendez fou, Casey Sullivan. Je ne dors plus,
je pense à vous jour et nuit, j’en perds l’appétit… Je n’ai
même plus envie de m’occuper de mes chevaux ! Vous
seule comptez ! Je veux vous aimer…
— Non, Colt, non… ceci ne doit pas arriver…
— Et pourtant, c’est le cas. En ce moment même.
Il marqua un temps, puis ajouta d’une voix enrouée :
— Je vous désire, Casey. Et je sais désormais que je vous
ai désirée dès la première minute. Le jour où j’ai découvert
que sous la combinaison de chantier se cachait le plus
beau des corps de femme. Je vous en prie, dites-moi que
cette attirance est réciproque, que je ne vous laisse pas in-
différent…
Il parlait de sexe alors qu’elle aurait voulu parler
d’amour. Elle entendait des mots traduisant le désir alors
que ceux dont elle rêvait exprimaient la tendresse…
Elle aurait dû protester, lui jeter au visage que, s’il vou-
lait une maîtresse, il aille donc chercher ailleurs.
Elle n’en avait ni l’envie ni la force. Son corps la trahis-
sait, répondant avec enthousiasme aux caresses de Colt.
Elle se pressait contre lui, brûlant de se donner sans res-
triction. Sous ses paupières closes passaient des images du
buste nu de Colt, tel qu’elle l’avait vu un matin. Ses doigts
fourmillaient soudain du désir de caresser la peau bronzée
dont le grain satiné brillait, ce jour-là, dans le soleil de
l’aube.
La tête lui tournait. Une ivresse sensuelle telle qu’elle
n’en avait jamais connue s’était emparée d’elle.
— Oui, Colt, je… je…
Elle bredouillait, les pensées en déroute, la raison anes-
thésiée.
Mais Colt comprit le sens de la phrase informulée. Sa
bouche se posa sur celle de la jeune femme.
Casey accueillit le baiser dans un soupir d’extase. Des
sensations étourdissantes naquirent dans son ventre, se
propagèrent dans tout son être. Elle se rendait compte que
Colt avait glissé sa main sous son T-shirt, caressant ses
seins soumis à une tension presque douloureuse. Il soule-
vait le léger vêtement de coton, le faisait passer pardessus
ses épaules et le lui ôtait… La brise caressait soudain sa
peau nue… et elle adorait cela.
Elle inclina la tête en arrière, offrant son cou, sa poi-
trine… Colt les constellait de baisers, lui arrachant de pe-
tits cris de plaisir.
Fébrilement, elle déboutonnait sa chemise, avide de se
presser contre son torse enfin dénudé quand Colt la soule-
va dans ses bras et la porta pendant quelques mètres,
jusqu’à une minuscule plage cernée de roseaux. Il l’étendit
sur le sable fin puis s’allongea à côté d’elle. En appui sur
un coude, il la regarda longuement, et elle n’éprouva au-
cune pudeur à être observée de la sorte : elle voyait de
l’admiration dans les yeux de Colt. Et une flamme qu’elle
seule pourrait éteindre après l’avoir longuement attisée.
Elle s’y employa en l’embrassant passionnément. A son
tour, il gémissait, accroissant l’excitation de la jeune
femme, qui ne se rebella pas quand elle s’aperçut qu’il fai-
sait coulisser la fermeture à glissière de son short.
En un éclair, elle songea que peut-être, en s’habillant
aussi succinctement ce matin, en négligeant de mettre un
soutien-gorge, elle avait pressenti ce qui se passerait… In-
consciemment, elle s’était préparée à ce moment. En rêvait
depuis… depuis sa première rencontre avec Colt !
Mais elle n’avait pas envisagé qu’ils s’aimeraient en plein
air, avec Jenny qui dormait si près d’eux, dans la calèche !
— Colt… Il faut arrêter !
Elle le repoussait d’une main tout en tâtant fébrilement
de l’autre le sable à la recherche de son T-shirt.
Colt resta sourd à sa protestation.
Le désir lui faisait perdre toute notion de la réalité, il le
savait mais se laissait submerger par son exigence. Il avait
atteint un point de non-retour. Il pesa soudain de tout son
corps sur la jeune femme et acheva de la déshabiller. Fai-
sant fi des plaintes qu’elle émettait à voix basse, il jeta le
bermuda derrière lui et enfouit sa tête entre les seins de
Casey pour ne plus entendre ses murmures de protesta-
tion : elle feignait de se raviser, c’était tout. Sinon, elle eût
crié, se dit-il tout en enhardissant ses caresses.
Il la sentait réceptive, et en même temps sur la défen-
sive, comme si un événement inopiné s’était produit. Que
se passait-il ? Pourquoi tout à coup cessait-elle d’osciller
sous ses hanches ? Pourquoi ne répondait-elle plus à ses
baisers ? Par peur ? Sans doute. Casey appréhendait que
quelqu’un vînt.
Mais personne ne s’approchait de son lac sans son auto-
risation, ne le comprenait-elle pas ? Il était chez lui. Il
agissait comme bon lui semblait. Et si faire l’amour en
pleine nature, à même le sol, avec la femme la plus envoû-
tante qu’il eût jamais connue lui chantait, eh bien, il le fe-
rait !
A condition que cette femme, un instant auparavant
pleinement consentante, ne devienne pas rétive… Il n’était
pas ce genre d’homme. Si Casey ne voulait plus de lui, Sei-
gneur, non, il ne la forcerait pas !
Bras tendus, il se souleva au-dessus d’elle.
— Casey, ma belle Casey, qu’as-tu ?
— Jenny…
Il sut brusquement pourquoi Casey murmurait.
A cause de la petite fille. Sa propre fille, qu’il avait ou-
bliée !
— Elle dort, objecta-t-il sans conviction.
— Elle pourrait se réveiller. C’est pour cela que je parle si
doucement.
Colt lutta contre lui-même. Jenny avait le sommeil pro-
fond. Aucun son ne l’en arracherait. Surtout pas des gé-
missements d’extase.
Il tenta d’en persuader Casey, qui secoua la tête.
— Non, Colt, je ne veux pas prendre ce risque. Et puis…
nous ne serions pas bien. Tant que je n’ai pas pensé à Jen-
ny, c’était parfait. Mais dès que j’ai songé à elle…
— … Tu es devenue de glace, je m’en suis aperçu.
Mais il s’était aussi aperçu, au cours des minutes précé-
dentes, que Casey pouvait s’embraser au point de lui faire
perdre la tête. Avoir goûté aux prémices du plaisir et de-
voir maintenant les interrompre abruptement le boulever-
sait. Car il craignait que Casey ne se reprît définitivement.
— Casey, allons chez moi. Dans ma chambre. Nous cou-
cherons Jenny dans la sienne, puis la nuit sera à nous. Il y
a une énorme serrure sur la porte de ma chambre. Et le
bois en est bien épais. Jenny ne nous entendra pas. Je
pourrai t’aimer aussi longtemps que tu le souhaiteras. Je
te conduirai au paradis…
Tout en parlant, il s’était écarté de la jeune femme, qui
s’était rhabillée en un clin d’œil. Elle essuyait le sable collé
à ses jambes, secouait ses cheveux… et expliquait :
— Ce ne sera pas possible, Colt. Tout est trop… précipité.
J’ai besoin de réfléchir.
— Mais tu ne m’as pas repoussé pour réfléchir ! Tu l’as
fait à cause de Jenny !
— C’est vrai. Mais maintenant, mon coup de folie est
passé et je pense calmement.
— Et ta conclusion est que nous devons reporter sine die
notre nuit de bonheur.
— Oui.
Il la reprit dans ses bras et chercha sa bouche. Elle se dé-
roba.
Il n’insista pas. A quoi bon ? Depuis le début, il avait
compris que Casey Sullivan n’était pas influençable.
— Casey, n’étions-nous pas heureux, tout à l’heure ?
— Si.
— Alors ?
Alors, elle supportait bien trop de soucis comme cela. La
gestion de l’entreprise, avec tous les problèmes de person-
nel, le soutien permanent qu’elle apportait à Bob, toujours
susceptible de sombrer de nouveau dans la boisson, les
aléas de la météo qui affectaient les chantiers… Non, déci-
dément, elle n’avait pas le moindre désir d’ajouter un
amant à la liste.
— N’insiste pas, Colt : nous ne passerons pas la nuit en-
semble.
De nouveau, il l’embrassa. Ils se tenaient maintenant
debout au bord de l’eau. Des vaguelettes clapotaient dou-
cement. Au-dessus d’un massif de joncs, voletaient des lu-
cioles.
Casey releva la tête. Le vent lui caressa le visage. Sa fraî-
cheur acheva de lui éclaircir les idées.
— Il ne se passera rien, Colt.
— Que veux-tu dire ? Qu’il ne se passera rien ce soir… ou
jamais ? Parce que, si ta réponse est « jamais », j’en dédui-
rai que tu simulais. Sinon, tu n’aurais pas envie d’en rester
là.
Elle percevait un début de colère dans l’intonation de
Colt.
— Je ne simulais pas ! s’écria-t-elle, oubliant un instant
Jenny. Comment oses-tu l’insinuer ?
Il se radoucit aussitôt.
— Excuse-moi, Casey. Mais il m’est si difficile de com-
prendre pourquoi tu me rejettes tout à coup… Je te désire,
tu me désires, du moins est-ce ce que tu m’affirmes. Alors
pourquoi nous priver de ce que nous désirons tant ?
— Parce que nous ne sommes pas seulement deux.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Il s’agit de toi et de moi !
— De Jenny aussi.
— Jenny n’est pas concernée, sapristi ! Elle n’a rien à
voir dans notre histoire. D’ailleurs, elle ne sera même pas
au courant !
Casey dut déglutir à plusieurs reprises avant de parvenir
à dénouer sa gorge, soudain bloquée. Ses fragiles rêves ve-
naient de se dissiper. Inutile qu’elle se fasse des illusions,
Colt Wyatt ne voulait pas d’une mère pour sa fille ni d’une
épouse pour lui.
Mais elle ne lui montrerait ni sa peine ni sa déception.
— Colt, tout ce que tu entreprends affecte ta fille. Qu’elle
soit dans l’ignorance d’un événement n’y change rien : ton
comportement vis-à-vis d’elle se modifiera parce que tu
auras la tête ailleurs. Tu te soucieras moins d’elle, tu seras
moins attentif, ton humeur sera inégale… et je ne veux pas
de ça. Alors nous allons sagement remonter tous les deux
dans la calèche, faire en sorte de ne pas réveiller Jenny et
revenir au ranch, et je prendrai ma voiture pour rentrer
chez moi.
Casey marqua un temps, afin que ses paroles pénètrent
bien l’esprit de Colt, puis reprit :
— Je n’aime pas la clandestinité et je déteste les secrets.
Particulièrement ceux que je devrais cacher à Jenny.
Elle pivota sur ses talons et commença à marcher en di-
rection de la calèche.
— Casey, attends !
Il la rattrapa et la retint par le bras.
Il se sentait mal. Egaré et honteux. Quel pouvoir déte-
nait cette jeune femme sur lui pour parvenir à tout lui faire
oublier, même sa fille ?
Car il l’avait oubliée ! Oh, pendant si peu de temps que
ce n’était certainement pas grave. Mais Jenny lui était sor-
tie un moment de la tête.
Alors que Casey, elle, s’était rappelé la fillette. Exacte-
ment comme l’eût fait une mère, qui plaçait son enfant
avant toute autre préoccupation.
Ah, il faisait un fameux père… Capable, sous le coup de
l’excitation sensuelle, de manquer à tous ses devoirs, qui
étaient de veiller sur Jenny, de toujours songer à elle en
priorité… Comment diable avait-il pu faillir de la sorte ?
La réponse était simple : parce qu’il avait fait entrer le
loup dans la bergerie.
Casey Sullivan était ce loup, il l’avait compris dès le
premier jour. Lui laisser franchir le seuil de sa maison ne
pouvait que déclencher des catastrophes. Il s’était leurré,
en imaginant que l’inviter une seule nuit sous son toit ne
porterait pas à conséquence. Jenny en pâtirait, comme elle
venait déjà d’en pâtir quelques minutes plus tôt sans le
savoir.
Il l’avait tout bonnement abandonnée. Et devait rendre
grâce à Casey de lui avoir remis les idées en place.
— Merci, murmura-t-il.
— Merci ?
— Oui. Merci d’avoir pensé alors que j’en étais incapable.
— Effectivement, tu étais… ailleurs.
— Sache aussi, Casey, que je te suis reconnaissant de
t’être souciée des réactions et des sentiments de Jenny
quand je n’y songeais même pas. A l’avenir, ma fille ne sor-
tira plus jamais de mon esprit. Je garderai mon sang-froid.
D’ailleurs, je te promets de ne plus essayer de… de t’attirer
dans mon lit.
Il détacha sa main du bras de Casey et l’enfonça dans sa
poche. Casey se remit alors à marcher, les yeux rivés sur le
sable. A ses épaules voûtées, il devina qu’elle était triste.
Mais il ne devait à aucun prix essayer de la réconforter en
la touchant. Désormais, le corps de Casey Sullivan était,
pour lui, territoire interdit.
Arrivée à hauteur de la calèche, Casey s’immobilisa et se
tourna vers lui.
— J’apprécie ta promesse, Colt. Et en ce qui concerne
mon… brusque revirement, tout à l’heure, tu n’as pas à me
remercier, tu sais. Ce n’est pas pour toi que j’ai… j’ai dit
stop.
— Je sais. C’est pour Jenny.
— Oui. Je ne permettrai pas que quiconque lui fasse du
mal.
— Alors nous sommes deux.
— Crois-tu ?
— Evidemment ! Je suis son père !
— C’est vrai, tu es son père… et pourtant, tu as été bien
près de la blesser.
Casey s’interrompit, le temps de pousser un soupir qui
s’acheva sur un tremblement, comme un sanglot.
— Et je ne permettrai pas même à son propre père de lui
faire du mal.
8.

— Voilà les têtards, annonça Jenny en se penchant sur


un seau placé à l’ombre, sous la terrasse.
Casey s’accroupit pour les regarder, ne tarissant pas
d’éloges sur leur beauté, admirant leurs petites pattes ar-
rière, leur vélocité… Elle voulait à tout prix amener Jenny
à rire et bavarder : la fillette s’était montrée si peu com-
municative, si silencieuse depuis ce fameux soir du
4 juillet ! Ce matin, enfin, elle semblait redevenue elle-
même.
— Pourquoi sont-ils ici, Jenny ?
— Parce que papa est allé les chercher pour moi au lac.
Le soir où on y est allés, je dormais.
La promenade au lac… Casey n’oublierait jamais ce qui
s’était passé sur la petite plage, trois jours auparavant. Sa
vie durant, elle chérirait ces moments magiques vécus
dans les bras de Colt. Et sentirait ses yeux se mouiller
parce que ce qui était arrivé ne se reproduirait pas.
Par moments, elle avait du mal à croire qu’elle avait été
à deux doigts de faire l’amour avec Colt. Un peu comme si
elle avait rêvé cet épisode merveilleux, puis qu’il était de-
venu réalité avant de repartir de nouveau dans le monde
des fantasmes. Souvent, elle posait son index sur ses
lèvres. Mais les baisers enfiévrés de Colt n’y avaient laissé
aucune trace tangible. En revanche, son corps vibrait
chaque fois qu’elle évoquait les étreintes, les caresses,
jusqu’à en devenir douloureux. Il y avait si longtemps
qu’aucun homme ne l’avait touchée… Charlie avait été le
premier… et le dernier.
Jusqu’à Colt.
Le souvenir de ses nuits avec Charlie s’était dissipé. Colt,
lui, semblait l’avoir marquée d’un sceau de volupté. Elle
frissonnait dès qu’elle pensait à lui ou l’apercevait.
Heureusement, aujourd’hui, il s’était absenté. Elle pou-
vait tenter de faire le point.
Colt l’avait suppliée de lui laisser de l’espoir. Depuis le
4 juillet, il se montrait tendre, lui faisant une cour discrète
mais pressante. Elle se refusait à céder à ses avances, cam-
pant sur ses positions : elle ne serait pas sa maîtresse. Sa
résolution ne l’empêchait toutefois pas d’être sensible aux
attentions de Colt. Dès qu’il en avait l’occasion, il lui cares-
sait la nuque, lui prenait la main. Il déployait toute la pa-
noplie de la séduction romantique. Casey résistait de
toutes ses forces. S’il n’y avait pas eu Jenny, et ce désir vis-
céral de fonder une famille dont la fillette serait l’aînée des
enfants, elle aurait capitulé.
Mais elle ne voulait pas d’une liaison. Or c’était ce type
de relation qui intéressait Colt.
Casey avait essayé de lui expliquer qu’un bonheur dont
Jenny ne serait pas partie prenante ne serait qu’un ersatz
de bonheur, Colt s’obstinait quand même.
Aussi les jours s’écoulaient-ils sur un statu quo : Colt
s’évertuait à séduire Casey, qui ne fléchissait pas. Mais elle
éprouvait un vif plaisir à être courtisée. Et, très loin au
fond de son esprit, un petit espoir brillait.
Peut-être Colt finirait-il par l’aimer. Peut-être son atti-
rance cesserait-elle de n’être que physique. Peut-être envi-
sagerait-il de faire d’elle sa femme et la mère de ses
enfants.
Elle n’y croyait guère, pourtant. Le soir du 4 juillet, il
avait insisté pour la raccompagner chez elle. Il voulait la
suivre avec sa propre voiture pour s’assurer, affirmait-il,
qu’elle rentrait sans problème. Elle avait opposé son veto.
Devant son appartement, il aurait quémandé un dernier
verre… et l’irréparable aurait été commis. Elle n’aurait pas
trouvé assez d’énergie et de détermination pour le rejeter.
Au moins, aujourd’hui, elle n’aurait pas ce problème de
la tentation permanente. Colt ne se trouverait pas comme
par hasard sur son chemin pour lui susurrer des mots
doux à l’oreille ou la prendre par la taille et tenter de
l’embrasser. Elle passerait une journée paisible, à travailler
et essayer de rendre sa gaieté à Jenny.
— Papa n’a presque pas dormi, cette nuit, dit la fillette.
— Que lui est-il arrivé ?
— Je sais pas. C’est Emma qui m’a dit qu’il avait pris son
petit déjeuner comme une tomate et…
— Un automate, Jenny.
— Ah, oui. Un automate. Et qu’il avait une tête à faire
peur. Une expression toute fermée. Il a pas dit un mot.
Mais comme il s’était levé très tôt, il est allé au lac me
chercher des têtards.
Jenny plongea la main dans le seau et ramena deux pe-
tites créatures gigotantes dans le creux de sa main.
— Papa m’a dit que tu aimais pas les toucher, Casey.
— Ah, il a trahi mon secret !
Jenny se mit à rire.
— Les têtards ne te feront pas mal, tu sais. Regarde.
Jenny passa le bout de son index sur le dos brillant du
petit animal.
— C’est tout doux, on dirait du satin, Casey. Vas-y, fais
comme moi.
Dominant sa répulsion, Casey imita la fillette.
Indéniablement, le contact n’était pas désagréable. La
peau lisse et noire n’avait rien en commun avec celle des
crapauds.
Jenny remit le têtard dans le seau.
— Tu as aidé papa à me mettre au lit, l’autre soir ? de-
manda-t-elle.
Le changement de sujet prit Casey au dépourvu. Pas une
seule fois depuis trois jours, Jenny n’avait parlé de la pro-
menade au lac… et de ses suites.
— Comment sais-tu cela, Jenny ?
Elle appréhendait d’entendre que la fillette, simplement
somnolente, se souvenait de ce qui s’était passé au bord du
lac.
— Papa me l’a dit.
— Mmm. Et que t’a-t-il dit d’autre ?
— Que tu étais très jolie en short… Que tu étais la dame
la plus jolie qu’il ait jamais vue et qu’il aimerait qu’un jour
tu portes une robe.
— Eh bien, on dirait que ton papa n’a pas été avare de
commentaires…
— Nous parlons tout le temps, papa et moi.
Seigneur… Pourvu que Colt n’ait pas de conversations
d’adultes avec sa fille !
Mal à l’aise, Casey se releva.
— Je crois qu’il est temps que je retourne au travail. J’ai
déjà pris du retard sur mon planning d’aujourd’hui.
Casey descendait les marches du perron quand Jenny la
rappela.
— Casey ?
— Oui ?
— Pourquoi tu n’as pas de mari ?
Casey eut l’impression de se pétrifier. Un pied en sus-
pens au-dessus d’une marche, elle s’était immobilisée, in-
capable de se tourner vers la fillette.
— Pour… pourquoi cette question, Jenny ?
— Pour savoir, tiens ! Est-ce que je t’ai fait de la peine ?
Abandonnant ses têtards, Jenny s’était précipitée vers
Casey. Elle enserra ses jambes tremblantes de ses bras.
— Ça va aller, Jenny. Je n’ai pas besoin d’être consolée.
— Alors tu peux me répondre ?
— Mmm.
— Tante Mary et Emma disent que tu as eu un mari et
que tu n’en as plus.
— C’est vrai.
— Est-ce qu’il est allé au ciel, comme ma maman ?
— Non. Il est bien vivant. Il habite près du lac Tahoe, il a
une nouvelle femme et… un nouveau bébé.
— Oh ! Il ne voulait plus être ton mari à toi ?
— C’est à peu près ça, oui.
— Mais comment ça se fait que tu n’aies pas trouvé un
autre mari ?
— Je ne sais pas. Sans doute n’ai-je pas rencontré
l’homme qui convenait.
Jenny se recula et leva la tête de manière à bien river son
regard dans celui de Casey.
— Papa n’a pas de femme.
Casey sentit son pouls s’emballer et son front se mouiller
de transpiration. Il fallait absolument qu’elle mette un
terme à cet interrogatoire, qu’elle coure se réfugier au
sommet du toit et se mette au travail. Sans faire de pause-
déjeuner.
Mais Jenny n’était manifestement pas de cet avis. Elle
lui prit la main et la serra.
— Tante Mary et Emma pensent que papa devrait se re-
marier. A cause de moi.
— De toi ?
— Oui. Elles pensent que j’ai besoin d’une maman.
Casey reprit sa descente du perron. Jenny ne la retint
pas, mais resta à son côté, ses petits doigts étroitement
noués autour de la main de Casey.
Arrivée devant la bande jaune, la jeune femme tenta de
se libérer et d’entrer dans le périmètre délimité par ses
soins, mais Jenny ne la lâcha pas.
— T’en vas pas, Casey, et écoute-moi.
— Je suis pressée et…
— C’est pas vrai. Je t’ai entendue dire à Jake que tu avais
pris de l’avance.
S’avouant vaincue, Casey renonça à franchir la limite
matérialisée par le ruban de plastique.
— Je t’écoute, Jenny.
— Bien. Alors voilà : je pense que papa devrait se marier
avec toi.
Casey crut avoir rêvé.
— Qu’as-tu dit ?
— Que papa devrait t’épouser.
Les jambes flageolantes, Casey s’accroupit devant la fil-
lette.
— D’où te vient cette idée, Jenny ? Qui te l’a suggérée ?
— Personne. Elle vient de ma tête.
— Jenny, ma chérie, il ne faut pas divaguer comme ça.
— Qu’est-ce que ça veut dire, divaguer ? C’est comme
pour les chevaux quand ils s’en vont trop loin ?
— Cela revient au même : cela signifie que tes idées vont
trop loin, oui. Et je suis curieuse : qu’est-ce qui les a susci-
tées ?
— Je t’ai vue, avec papa. Plusieurs fois, il t’a embrassée.
Surtout le soir du 4 juillet.
Casey crut défaillir.
— Que… qu’as-tu vu exactement ?
— Pas grand-chose. Qu’il t’amenait vers la petite plage,
et puis après, plus rien, à cause des roseaux.
Ouf ! Dieu, merci !
— Et quoi encore ?
— Que papa te touche toujours quand tu passes à côté de
lui. Il te prend la main, la taille… Il te sourit… Je crois qu’il
t’aime.
— Jenny, ce… ces gestes, ces baisers n’ont pas plus de
sens ni de poids que… que ceux que les acteurs se donnent
dans les séries comme « Les feux de l’amour ».
— Je ne regarde pas les « Feux de l’amour ». Emma ne
veut pas. Elle dit que je suis trop petite.
— Bon. Mais tu as quand même déjà vu des films ?
— Oui, bien sûr.
— Et tu as compris que, souvent, les personnages
s’embrassaient sans que cela prête à conséquence ?
— Tu veux dire qu’ils ne s’aiment pas ?
— Voilà. Ils ont envie de se toucher, alors ils le font, mais
ça ne va pas plus loin. Ils ne sont pas forcément amoureux.
Jenny secoua énergiquement sa jolie tête auréolée de
boucles blondes.
— Je te crois pas, Casey. Les gens dans les films sont
toujours amoureux. Comme papa et toi.
— Admettons. Ils le sont. Mais seulement après un cer-
tain temps. D’abord, ils apprennent à se connaître, à
s’apprécier, et puis un jour ils comprennent qu’ils
s’aiment. Mais ce n’est pas toujours le cas. Certains ne
s’embrassent que pour le plaisir.
— Mais qu’est-ce qu’il se passe pendant tout ce temps où
ils apprennent à se connaître ?
— Eh bien… Leurs sentiments naissent… croissent… et
embellissent jusqu’à devenir un véritable amour.
Casey se sentait vraiment égarée. Elle ne s’était pas pré-
parée à une telle conversation et regrettait que Jenny n’eût
pas préféré son père comme interlocuteur. Elle ne trouvait
pas les mots qui convenaient, ni les exemples. Elle se dé-
couvrait incapable de faire comprendre à la fillette sans la
heurter que les adultes pouvaient faire l’amour… sans
s’aimer et que c’était précisément ce que Colt attendait
d’elle. Qu’elle devînt sa maîtresse, point final.
Alors que, elle, elle n’aspirait qu’à lui révéler l’immense
amour qu’elle lui vouait.
Mais Jenny n’avait pas besoin que l’on brise ses illu-
sions. A six ans, on s’imaginait qu’un homme et une
femme qui s’embrassaient étaient nécessairement épris
l’un de l’autre.
Néanmoins, elle pouvait tenter de lui faire percevoir
cette subtilité.
— Ces sentiments du début deviennent parfois de
l’amour, et parfois s’éteignent d’eux-mêmes.
Elle se tut, attendant une remarque qui ne vint pas. Ap-
paremment, Jenny ne comprenait pas.
— Pourquoi n’as-tu pas parlé de cela à ton papa ?
— Je… j’avais peur qu’il se mette en colère.
— En colère ?
— Oui. J’aurais été obligée de lui avouer que je vous
avais espionnés, au bord du lac, et il m’aurait grondée. Je
ne dois pas piller les gens.
— Piller ? Oh, épier !
— Oui.
— Inutile de lui préciser que tu nous as vus ce soir-là,
Jenny. Si tu omets ce détail, tu peux lui parler du reste.
Des baisers, des sourires… Après tout, il ne s’est pas caché.
Alors pose-lui toutes les questions que tu m’as posées à
moi et tu verras bien ce qu’il te répond.
— D’accord.
Casey se releva. Mission accomplie. Que Jenny mette
donc son père sur le gril…
Elle enjambait la bande jaune quand Jenny l’arrêta une
nouvelle fois.
— Casey ?
— Oui ?
— Tu crois que ces… sentiments entre papa et toi vont
devenir du vrai amour ?
Ainsi, Jenny avait bien saisi le sens de l’explication.
— Je ne sais pas, ma chérie. Seul le temps le dira. Il faut
que tu sois patiente.
— Mais vous allez vous marier, hein ?
— J’aimerais me marier, oui. Mais…
Casey n’acheva pas. Si elle se remariait un jour, ce serait
forcément avec Colt Wyatt. S’il ne voulait pas d’elle, elle
pressentait que son cœur se briserait et que jamais plus
elle ne pourrait s’attacher à un autre homme.
— Je suis complètement perdue, Casey : tu as besoin
d’un mari, papa d’une femme, moi d’une maman. Alors
qu’est-ce qu’on attend ? On serait tous heureux si… si…
Un sanglot brisa la voix cristalline de Jenny. Elle
s’essuya vivement les yeux. Lorsqu’elle les leva sur Casey,
celle-ci vit une lueur de colère dans les prunelles bleues, à
l’expression si semblable à celles de son père.
— Je veux que papa te demande de l’épouser, Casey ! Je
le veux ! Tu ne dois pas partir. Jamais. Tu dois rester ici.
C’est ta maison. Notre maison à tous les trois !
L’émotion gagna Casey. Oh, oui, elle voulait rester au
ranch, et donner des frère et sœur à Jenny.
Mais la décision ne lui appartenait pas.

— Tu ne veux pas changer d’avis ? Il faut vraiment que


tu rentres ? demanda Joël McAllister à Colt, qui refermait
son attaché-case.
Les deux hommes étaient assis à une vaste table de con-
férence, entourés d’éleveurs de chevaux venus des Etats
voisins.
— Nous avons réglé tous les problèmes, fait le point sur
l’ordre du jour, établi le planning des mois à venir… On n’a
plus besoin de moi ici, Joël.
— Que tu dis… Mais je flaire des activités autrement plus
excitantes que des discussions à n’en plus finir avec des
éleveurs… Tu as rendez-vous avec une belle dame pour
dîner, hein ?
Colt hésita. Oui, il avait prévu de passer la soirée avec
une merveilleuse jeune femme prénommée Casey. Mais il
ne l’en avait pas avertie, et n’était donc pas certain qu’elle
accepte son invitation.
— Oh, oh ! lança Joël d’un air matois, je crois qu’il s’agit
bien plus que d’un dîner… Mon petit doigt me dit que tu as
de sacrés projets, Colt ! Allez, vieux, sois sympa, raconte :
qui est-ce ?
Consterné, Colt se rendit compte que son ami s’était ex-
primé à haute et intelligible voix. Tous les participants à la
réunion étaient désormais tournés vers lui, attendant sa
réponse.
— De qui me parles-tu ? demanda-t-il, tentant de gagner
du temps.
— D’elle ! la femme mystérieuse !
— Celle qui a su faire battre le cœur du vieux cow-boy
solitaire ! renchérit un quinquagénaire au visage rubicond.
— … Qui est arrivée à dégeler l’iceberg Colt Wyatt !
Les réflexions fusaient de toutes parts.
Colt se sentit rougir. Il détestait être le point de mire et,
pis, la cible de l’ironie collective.
Dale Wilson, un producteur d’anglo-arabes destinés à la
course d’obstacles, se mit de la partie.
— Quand je pense à tous ces congrès qu’on a passés en-
semble ! Les réunions finies, Colt se réfugiait toujours
dans un motel sinistre ! Dès que l’un de nous, charitable,
s’offrait à lui présenter une douce compagne, il fuyait à la
vitesse de l’éclair ! Trois ans… Ça fait trois ans que notre
copain Colt nous laisse en carafe dès qu’arrive le crépus-
cule et tout d’un coup, sans doute parce qu’il a reçu un
coup de baguette magique, il découvre les charmes d’une
soirée aux chandelles… et plus si affinités !
Tous s’esclaffèrent et Colt ne dit mot. Il verrouilla sa
mallette et repoussa sa chaise.
— Tu ne nous tromperas pas, Colt ! lança McAllister. Tu
es mûr pour le mariage ! Un type qui reste seul pendant
tant d’années finit par craquer. Il en a marre de rentrer
dans une maison vide. C’est pas ton genre, Colt. Tu es
quelqu’un qui a besoin de vivre à deux.
— Vous êtes tous mariés, et cela ne vous empêche pour-
tant pas d’aller faire la nouba en ville, quand nous sommes
en congrès, rétorqua Colt acidement.
— Non, c’est sûr. Mais c’est justement ce que je voulais
dire : tu n’es pas de la même espèce que nous. Tu as besoin
d’un foyer. Pas de raouts dans les grands hôtels de la ville.
— Moi, je suis étonné, remarqua Dale. Je pensais que
Colt était le gros poisson qu’aucune femme n’arriverait
jamais à ferrer parce qu’il vit en solitaire dans les grands
fonds. Et que c’est là son choix de vie depuis trois années.
Si vous voulez mon avis, celle qui est arrivée à le retourner
comme une crêpe doit être une sacrée bonne femme.
Une sacrée bonne femme… Oui, Casey correspondait à
ce qualificatif. Sa beauté, sa personnalité faisaient d’elle
une femme rare et unique.
— Vous avez raison, les gars… Celle qui m’attend est
vraiment exceptionnelle.

— Hé, patronne, c’est l’heure ! lança Ronnie en tapotant


sa montre du doigt. La journée est finie.
Casey hocha la tête.
— Jake et toi pouvez rentrer chez vous. Moi, je vais res-
ter encore un peu : j’ai deux ou trois trucs à vérifier.
Assise à cheval sur le cadre de fenêtre qu’elle renforçait,
Casey suivit ses deux employés du regard pendant qu’ils
montaient dans la camionnette de l’entreprise. Elle était
venue avec son Cherokee afin d’être libre de ses mouve-
ments.
La camionnette disparut au détour du chemin.
Enfin, elle était seule. Emma avait emmené Jenny à un
anniversaire et Colt ne serait pas de retour avant minuit.
Elle allait pouvoir peaufiner quelques détails laissés de cô-
té par Jake et Ronnie. Par exemple, polir l’arrondi du banc
sous la fenêtre de la chambre de Jenny.
Elle inséra la dernière cornière de cuivre dans l’angle du
châssis puis prit son équerre. Le moindre millimètre en
plus ou en moins fausserait l’équilibre de la fenêtre, qui
s’ouvrirait en grinçant.
Casey Sullivan ne fabriquait pas des fenêtres qui grin-
çaient.
Elle fit jouer le cadre. Parfait. Pas un bruit.
Quittant son perchoir, elle s’avança au milieu de la
chambre et regarda autour d’elle. Jenny serait vraiment
heureuse. Elle avait désormais un petit nid bien à elle. Ses
peluches seraient alignées comme à la parade sur le banc,
dont le couvercle se soulevait, révélant un immense coffre,
ses livres seraient bien en ordre et tous à sa portée dans les
rayonnages. Vraiment, la fillette aurait la plus jolie des
chambres. Avec son endroit bien à elle, comme elle disait
en parlant du coffre : elle l’appelait sa caverne, et projetait
de s’y cacher si des méchants entraient dans la maison.
Une bouffée de nostalgie saisit Casey.
Elle se rappelait ses plans sur la comète, alors qu’elle
n’était enceinte que de deux mois. Elle avait espéré at-
tendre une fille, précisément pour avoir le plaisir de lui
aménager un domaine confortable et sécurisant.
Il n’y avait pas eu d’enfant. Et elle ne se remettait pas de
cette perte.
Elle avait reporté sur Jenny son besoin d’aimer, cher-
chait à la gâter, à l’aider à s’épanouir. Un puissant instinct
maternel vibrait en elle, elle s’en rendait compte. Et il de-
meurait frustré depuis six ans. Mon Dieu… aurait-elle une
deuxième chance ? Aurait-elle de nouveau un mari et des
enfants ?
Elle priait pour que ses rêves se réalisent. Et espérait :
elle ne demandait pas la lune, tout de même ! Seulement
un mari et des bébés… et une fille aînée qui s’appellerait
Jenny. Le bonheur se trouvait dans ce ranch. Si un dieu
bienveillant voulait bien se pencher sur son cas… et rendre
Colt amoureux d’elle.
Le temps dirait si ses souhaits étaient exaucés. En atten-
dant, elle se consacrait à Jenny, s’épuisant au travail pour
que sa chambre devînt son éden privé.
Elle se souvenait des esquisses confiées à Bob par ce Colt
Wyatt qu’elle ne connaissait pas encore. Le soin apporté
par ce père, qui avait dessiné en perspective la future
chambre de sa fillette, l’avait émue. Rien ne manquait
pour rendre une enfant heureuse. Colt avait pensé à tout.
Aux peluches, aux poupées, à la coiffeuse aux pieds à al-
longement variable, afin que Jenny puisse s’en servir
jusqu’à l’adolescence…
Ce jour-là, elle avait eu l’impression de partager quelque
chose avec cet homme inconnu : le désir de rendre une en-
fant heureuse. Elle s’était dit qu’il s’agissait là d’un père
parfait. Et que celle qui était sa femme avait bien de la
chance…
Et puis, un beau matin, elle avait appris de la bouche de
Jenny qu’il n’y avait plus de maman. Sans avoir rencontré
Colt Wyatt, elle s’était alors mise à rêver de lui.
Le jour où il était rentré de voyage, son cœur s’était em-
ballé. Colt était encore plus séduisant que dans ses songes.
Mais autrement moins agréable.
Pourtant, le temps passant, sa mauvaise humeur s’était
dissipée et Casey avait pu apprécier sa personnalité atta-
chante. Elle l’avait aimé follement à partir de ce moment.
Hélas, elle n’était pas payée de retour. Colt n’aspirait
qu’à une liaison. Casey lui plaisait indéniablement. Mais
pas au point de faire d’elle sa femme.
A moins que… que Jenny réussisse à l’amener à voir
l’avenir sous un autre jour. Qu’il finisse par se rendre
compte que ce n’était pas seulement une attirance phy-
sique qu’il éprouvait, mais un véritable amour ?
Allons, elle se leurrait. Colt brûlait de l’attirer dans son
lit, rien d’autre !
Comme en réponse à ses pensées, la voix de Colt s’éleva,
prononçant les mots qui sonnaient le glas de ses illusions :
— Je suis désolé, Casey, mais je n’arrive pas à tenir ma
promesse.
9.

Casey n’eut pas le temps de se retourner.


Les bras de Colt se tendirent puis enserrèrent la taille de
la jeune femme, qu’il attira contre lui, manifestement in-
soucieux de sa résistance. Il pressa ses lèvres sur sa nuque,
lui souleva les cheveux et constella son cou de petits bai-
sers.
Le souffle coupé, elle sentit son corps réagir à la se-
conde. Le désir qu’elle espérait dominer l’enflamma, et en
un instant elle oublia toutes ses bonnes résolutions. Pivo-
tant sur ses talons, elle fit face à Colt et lui offrit sa bouche,
qu’il prit avidement.
Lorsque, après ce qui sembla à Casey une éternité de fé-
licité, il s’écarta d’elle, il murmura :
— J’ai rêvé de ce moment toute la journée. Je sais que je
t’avais promis de ne plus te toucher… Mais c’est plus fort
que moi : j’ai l’impression d’être possédé, ma chérie. Tu
m’as jeté un sort.
Il marqua un temps, l’embrassant de nouveau, puis
ajouta :
— Tu dois être en colère…
— Furieuse…, chuchota-t-elle en lui mordillant l’oreille.
Tellement en rage que je vais te torturer… comme cela.
Avec ses lèvres, elle suivit les contours du menton de
Colt avant de revenir sur sa bouche.
— Tes actes démentent tes paroles, remarqua Colt d’une
voix rauque.
— Hélas… Je voudrais pourtant te repousser, crois-moi.
Mais je n’y arrive pas.
Tant d’honnêteté et de candeur émurent Colt. Il se re-
prochait son attitude. Un homme digne de respect se serait
immédiatement repris, aurait respecté la volonté de Casey.
Mais un tel besoin vibrait dans son ventre qu’il ne se
dominait plus.
— Je suis navré, Casey, dit-il néanmoins, espérant un
pardon spontané.
— Je le suis aussi.
Elle s’interrompit, le regardant droit dans les yeux,
avant d’ajouter :
— Comment se fait-il que tu sois de retour à cette heure-
ci ? Tu ne devais rentrer que dans la nuit.
— Tu me manquais trop. J’ai tenu bon ces jours derniers
parce que je te voyais du matin au soir. Mais aujourd’hui,
j’ai compté les minutes passées loin de toi. Elles m’ont été
insupportables.
— Tu m’as manqué aussi, mais j’ai mis ton absence à
profit pour réfléchir.
Un frisson d’appréhension le traversa : Casey avait-elle
décidé de mettre un terme à leur relation ?
Il n’osa poser la question. A la place, il demanda :
— Où sont Emma et Jenny ? Et tes ouvriers ?
— Jake et Ronnie sont repartis chez eux. Quant à Jenny,
elle était invitée à un goûter d’anniversaire. Emma l’a ac-
compagnée.
— Nous sommes donc seuls…
Casey se recula jusqu’au banc sous la fenêtre et s’y assit.
— Nous sommes seuls, mais cela ne change rien, Colt. Je
te désire, c’est indéniable. Pourtant, il ne se passera rien
entre nous.
— C’est à cela que tu as réfléchi ? Tu n’as donc pas chan-
gé d’avis ? Il n’y aura ni rupture, ni rapprochement ?
— Exactement.
En un sens, il se sentait soulagé. Il avait eu si peur que
Casey n’ait choisi de le rejeter à tout jamais.
— Nous allons donc nous comporter comme deux êtres
civilisés, reprit-elle, qui parlent de la pluie et du beau
temps. Par exemple, tu vas me raconter comment s’est
passée ta réunion.
Colt scruta l’expression de la jeune femme. Voulait-elle
bavarder dans le seul but de meubler le silence, ou était-
elle réellement intéressée ?
A ses yeux brillants, à sa mine sérieuse, il jugea que, oui,
elle avait vraiment envie de savoir comment s’était déroulé
le colloque.
Il en fut touché. Jamais Karen n’avait prêté la moindre
attention à son métier. Les chevaux, pour elle, n’étaient
que de stupides animaux qui permettaient à son mari de
gagner sa vie.
En revanche, Casey semblait vouloir partager sa passion.
Fugacement, la pensée d’une épouse qui s’associerait à lui
dans les périodes de soucis ou de grands bonheurs que lui
apportait son travail le séduisit.
Il se hâta de la chasser. Il ne se marierait pas et garderait
inquiétudes et plaisirs pour lui, comme il le faisait depuis
trois ans.
Mais pourquoi, dans ce cas, commençait-il à expliquer à
la jeune femme ce qui s’était passé à Sacramento ? Pour-
quoi n’omettait-il aucun détail, rapportait-il fidèlement ce
que les autres éleveurs lui avaient dit, et achevait-il sa
longue tirade d’un ton triomphal en lançant :
— L’hippodrome de Sacramento sera mis aux normes,
ainsi que je le demandais, et nous pourrons organiser des
concours hippiques internationaux ! Il y a eu un vote et ma
proposition l’a emporté à l’unanimité !
— Oh, Colt, c’est formidable ! Tu en rêvais ! Tu as su te
montrer persuasif, mais ton idée était tellement bonne que
tes confrères ne pouvaient que l’adopter !
Il se rendait compte que Casey ne lui avait pas accordé
qu’une simple attention polie, mais l’avait vraiment écou-
té. Et maintenant, elle paraissait ravie.
Une femme pouvait donc devenir une partenaire ?
C’était là un constat bien nouveau pour lui. Karen atten-
dait de lui qu’il la protège, lui procure une existence con-
fortable, la sécurité du statut de femme mariée, mais elle
ne donnait rien en retour. De surcroît, lorsqu’elle exigeait
quelque chose qui déplaisait à Colt, elle s’arrangeait pour
que la demande passe par Jenny, de manière à ce qu’il ne
puisse la refuser. Voyages, bijoux, vêtements coûteux… elle
obtenait tout ce qu’elle désirait en se servant de sa fille qui
venait quémander pour que sa maman ne soit pas malheu-
reuse. Karen circonvenait l’enfant, n’hésitant pas à la faire
pleurer en jouant les martyres, et Jenny les larmes aux
yeux courait supplier son papa de faire plaisir à maman.
Karen avait mis au point ce stratagème machiavélique très
tôt : Jenny avait à peine trois ans lorsque la jeune femme
avait commencé à la manipuler. Las de voir le visage fer-
mé, les traits durcis par la colère de Karen et l’expression
constamment douloureuse de sa fille, Colt cédait.
Et sa rancune s’accumulait : Karen ne pouvait-elle, au
moins une fois, lui demander comment il s’en sortait au
haras ? Par exemple lorsqu’une épidémie de tuberculose
avait mis ses juments en péril ? Ou bien quand un trou-
peau de pouliches s’était échappé des enclos pour divaguer
sur la route ? Les rattraper avait impliqué l’intervention
des pompiers et le concours des autres éleveurs de la ré-
gion. Pendant deux jours, Colt avait vécu dans un branle-
bas de combat permanent, sans dormir, sans manger. Et à
son retour au ranch, les bêtes enfin de nouveau parquées,
Karen ne lui avait rien demandé.
Mais Casey, elle, l’interrogeait, faisait des remarques
pertinentes, semblait vibrer de satisfaction lorsqu’il mani-
festait son contentement ou se désoler quand il était dé-
sappointé.
Il voulait lui faire part de sa reconnaissance, ainsi que de
l’émotion qui s’était emparée de lui, aussi s’assit-il à côté
d’elle, assez près pour la toucher, mais sans l’enlacer.
— Casey, je… je ne sais comment te dire ce que je res-
sens.
Les mots le fuyant, il les remplaça par des gestes. Une
caresse sur les cheveux de soie, un baiser sur le front, une
longue pression sur la main…
Casey inclina la tête contre son épaule. C’était plus fort
qu’elle, elle ne parvenait pas à résister. Si Colt se faisait
pressant, elle perdrait tous ses moyens et fondrait dans ses
bras.
A moins que… Oui ! Elle entendait du bruit dans le ves-
tibule ! Des pas, des voix…
Elle était sauvée.
— Colt, nous ne sommes plus seuls. Jenny et Emma sont
rentrées…
Il se mit debout et lissa les pans de sa veste.
— Tu es satisfaite, n’est-ce pas, Casey ? Je suis obligé de
renfiler l’uniforme du père parfait et du digne maître de
maison parce que ma fille et ma gouvernante sont là…
— J’avoue que leur arrivée m’ôte une épine du pied.
Vois-tu, Colt, je ne vais pas te mentir : il y a une minute
encore, j’étais prête à succomber à… au désir.
— Tu reconnais en éprouver.
— Je ne l’ai jamais caché, n’est-ce pas ? Alors pourquoi
t’adresser à moi sur un tel ton de reproche ?
— Excuse-moi. Je suis irrité. Ces interruptions me lais-
sent vidé et malheureux.
— Il faut nous accommoder de la frustration, Colt, parce
qu’elle sera dorénavant notre lot.
— A moins que nous ne l’apprivoisions en jouant la carte
du Tendre.
— C’est-à-dire ?
— Recommençons de zéro. Comme si nous venions de
nous rencontrer. Dans ces cas-là, le monsieur se montre
courtois, galant. Il invite la dame à dîner…
— C’est une séduisante idée mais…
— … mais tu as peur de ce qui pourrait advenir après le
dîner. Donc, pour t’épargner cette crainte, nous emmène-
rons Jenny. Qu’en penses-tu ?
— J’en pense que je serai ravie. Je te remercie, Colt.
Pour ton invitation et ta délicatesse.
Il lui tendit la main. Elle la prit et se leva.
— D’accord pour le dîner, donc ? demanda-t-il en lui
baisant les doigts.
— Je file chez moi me changer. Tu auras enfin l’occasion
de me voir en robe et escarpins.

— C’était super d’aller au restaurant avec Casey ! s’écria


Jenny pendant que Colt remontait les couvertures sous
son menton.
— Nous en parlerons demain. Dans l’immédiat, dors, jo-
lie poupée.
— Je peux pas : je suis trop énervée.
Comme Casey, à qui il avait caressé le genou sous la
table toute la soirée… Il avait vu la jeune femme rougir
puis pâlir, se trémousser sur sa chaise et lui lancer des
coups d’œil brûlants.
— Tu aimes Casey, ma chérie ?
— Oh, oui ! Mais toi aussi, papa.
— C’est vrai, je l’aime… beaucoup.
— Casey et moi, on est devenues vraiment très, très
amies.
— Jenny, ne te rassieds pas. Tu dois dormir !
— J’ai pas sommeil.
— Je vais éteindre la lumière et tu auras sommeil tout de
suite.
— Non. Je veux parler.
Colt soupira. Il adorait bavarder avec sa fille. Mais pas ce
soir, par pitié ! Il voulait s’installer dans le salon, un verre
de vieux whisky à la main, et revivre en pensée les mo-
ments passés avec Casey… s’imaginer ce qu’ils auraient été
sans la présence de Jenny. Et voilà que la fillette était
d’humeur loquace. Flûte.
— Qu’as-tu à me raconter, ma chérie ? Rien qui puisse
attendre demain, tu en es sûre ?
— Oui. Et puis, Casey m’a dit de le faire.
— De faire quoi ?
— Mais te parler, tiens !
— Oh, oh ! De quel sujet ?
— Le mariage.
Colt eut l’impression qu’un liquide glacé coulait soudain
le long de son dos.
— Quel mariage, Jenny ? Le tien ou le mien ?
Il voulait gagner du temps, amener la fillette à évoquer
ses rêves de mariage avec Brad Pitt comme elle le faisait
souvent en riant. Qu’elle oublie cet autre mariage qui le
concernait, lui…
Mais Jenny ne se laissa pas distraire.
— Je voulais savoir quand tu te remarierais.
— Pourquoi cette question ? c’est Casey qui t’a demandé
de me la poser ?
— Mmm…
— Comment en es-tu venue à discuter de ça avec elle ?
— A cause de l’autre soir.
— Que s’est-il passé l’autre soir ?
La sensation de froid s’accentuait le long de sa colonne
vertébrale.
— Papa, tu m’as toujours défendu d’espionner. Mais je
ne dormais pas vraiment, dans la calèche. Et… et j’ai re-
gardé. Je t’ai vu conduire Casey dans les roseaux. Et puis,
déjà, dans l’après-midi, tu lui avais pris la main, quand tu
t’occupais du barbecue. Mais ça, c’était rien. Tu ne l’avais
pas encore embrassée comme tu l’as fait au bord du lac.
— Mon Dieu, Jenny, si j’avais su que… que… oh, je suis
désolé ! Est-ce que ça t’a choquée que j’embrasse Casey ?
Dans ce cas-là, il fallait me le dire au lieu de garder ça pour
toi… Je t’ai traumatisée, mon ange. Mais je te jure que je
ne ferai plus jamais une chose pareille ! Je n’approcherai
plus de Casey !
Tout à coup, il se sentait des ailes. Jenny venait de justi-
fier sa répugnance envers un nouvel engagement avec une
femme. Il avait eu raison de persister dans son célibat !
— Tu n’y es pas du tout, papa. Je voudrais que tu em-
brasses Casey beaucoup, beaucoup !
— Tu… tu…
Colt hoquetait. La surprise le rendait bègue et idiot, pen-
sait-il.
— Parce que, si tu embrasses Casey tout le temps, reprit
Jenny, imperturbable, les sentiments que vous épousez…
euh, non, éprouvez, elle a dit, deviendront de l’amour.
— C’est… l’opinion de Casey ?
— Oui. Comme ça, vous pourrez vous marier.
— Et Casey t’a demandé de m’en parler ?
— Oui.
Colt était éberlué. Comment avait-il pu faire fausse route
à ce point ? Après avoir supposé que Casey, à l’instar de
Karen, manœuvrerait la fillette pour parvenir à ses fins, il
s’était convaincu que, non, décidément, non, la jeune
femme était incapable d’une telle duplicité.
Et maintenant, il recevait la preuve du contraire.
La peine et la déception ne tarderaient pas à prendre le
pas sur l’étonnement, il n’en doutait pas. Mais pour
l’instant, la stupéfaction prédominait.
— Casey t’a vraiment demandé de…, commençait-il
quand Jenny le coupa.
— On avait l’air d’être une vraie famille, ce soir, au res-
taurant, hein, papa ? Si tu te maries avec Casey, elle reste-
ra toujours avec nous. On sera d’abord tous les trois, et
puis j’aurai un petit frère ou une petite sœur…
La voix de Jenny se faisait paresseuse. Comprenant que
le sommeil gagnait l’enfant, Colt éteignit la lampe de che-
vet puis attendit quelques instants. Jenny restant silen-
cieuse et sa respiration s’étant faite régulière, il en déduisit
qu’elle dormait.
Il sortit de la pièce et alla se réfugier dans la nouvelle
chambre de la fillette. Il s’assit sur le banc sous la fenêtre,
à l’endroit exact où il s’était tenu avec Casey un peu plus
tôt… Pourtant, il lui semblait que c’était mille ans aupara-
vant, en un temps où il faisait confiance à la jeune femme,
où elle avait cessé d’être, à ses yeux, une intrigante, et où il
envisageait de laisser libre cours à l’amour qui palpitait
dans son cœur.
Il était si près de le lui avouer… L’idée du mariage ne
l’affolait plus. Il s’était apprivoisé. Il avait décidé de pren-
dre un nouveau départ avec la jeune femme, de lui faire la
cour, de vivre avec elle une idylle qui pourrait aboutir à un
mariage.
Et voilà que tout était remis en question. Parce qu’il dé-
couvrait que Casey complotait, qu’elle utilisait Jenny… au
lieu de laisser leurs relations suivre un cours naturel.
Pourquoi avait-elle refusé de faire l’amour avec lui ? Pour
lui tenir la dragée haute ? Espérait-elle que, à force de se
faire désirer, elle serait demandée en mariage ? Que Colt
ne verrait que cette issue pour l’amener dans son lit ?
Mon Dieu, comme toutes ces manigances étaient
laides…
Les larmes aux yeux, Colt prit sa tête entre ses mains et
s’abandonna au chagrin.

*
**

Casey immobilisa le Cherokee derrière la camionnette de


l’entreprise dont se servaient Jake et Ronnie. Quel soula-
gement de la voir là ! Au moins, quelqu’un de chez Sullivan
travaillait depuis le début de la matinée. Cela compense-
rait l’absence de la patronne…
Elle coupa le contact, puis se passa la main sur le front.
La migraine la taraudait. A son réveil, elle avait cru que du
brouillard envahissait sa chambre, avant de comprendre
qu’elle voyait trouble. Deux cafés serrés n’avaient pas ob-
tenu l’effet revigorant escompté, et c’était la tête lourde
qu’elle s’était habillée et avait conduit jusque chez Colt.
Elle descendit du Cherokee, ouvrit sa bouteille Thermos
et but une longue gorgée de café. Toujours sans résultat,
mis à part des palpitations et une sensation de nausée. Ah,
c’était malin d’être restée debout pratiquement toute la
nuit… Pourquoi ne s’était-elle pas mise au lit ? Le télé-
phone l’aurait réveillée. Mais non, elle avait attendu au-
près de l’appareil qu’il sonne.
Mais Colt n’avait pas appelé.
Elle dirigea son regard sur la façade de la maison. Se
trouvait-il à l’intérieur ? Sans doute. Frais et dispos de sur-
croît, lui. Il n’avait pas veillé jusqu’à l’aube devant un télé-
phone muet.
Mais elle n’allait tout de même pas le lui reprocher. Ni
continuer à guetter, appuyée à sa voiture, son apparition
comme une adolescente anxieuse qui, lors d’un bal, aurait
craint qu’aucun cavalier ne se présente. Elle n’était plus
une gamine, ni Colt un adolescent. Ils étaient deux adultes
censément capables de gérer leur existence. Ainsi que de
tenir parole : l’homme qu’était Colt avait dit qu’il appelle-
rait. Or il ne l’avait pas fait, et cette négligence était in-
digne, précisément, d’un adulte.
Quoique… de quelle maturité faisait-elle montre, elle ?
Sa propre conduite laissait à désirer sur le plan sagesse… A
trente ans, on se montrait plus avisé. Passer une nuit
blanche parce que Colt avait oublié de lui téléphoner,
c’était stupide.
Ils étaient rentrés du restaurant à 21 heures. Casey avait
refusé un dernier verre. Elle voulait se coucher tôt pour
être en forme le lendemain, et surtout savourer rétroacti-
vement, dans la paix de son appartement, les moments
délicieux passés avec Colt.
A 23 heures, elle avait commencé à s’interroger : il était
tard. Il aurait déjà dû appeler pour lui souhaiter bonne
nuit.
Minuit avait sonné, puis 1 heure.
Casey avait alors compris qu’elle ne parlerait pas à Colt
avant de s’endormir.
Et s’était découverte incapable de se mettre au lit.
Elle avait fait les cent pas d’une pièce à l’autre jusqu’à
l’épuisement, survenu à 5 heures du matin. Elle s’était ré-
signée à se coucher, pour ne s’endormir que deux heures
plus tard.
Et maintenant, la matinée était largement entamée, la
fatigue la terrassait et, pourtant, il fallait qu’elle travaille.
Elle attacha sa ceinture, mit son casque et marcha vers
la maison.
Que dirait-elle à Colt lorsqu’il apparaîtrait ? Qu’à cause
de sa promesse non tenue elle n’avait pas fermé l’œil et se
sentait maintenant en aussi mauvaise forme qu’un zom-
bie ?
Non, peut-être pas. Elle ne tenait pas à ce qu’il la
plaigne. Ni la juge sotte.
En revanche, il méritait quelques reproches pour son
impolitesse. Oui, elle marquerait le coup en lui faisant ob-
server qu’il n’était guère courtois.
Sa décision prise, elle marcha d’un pas plus assuré. Con-
tournant la maison, elle aperçut Jake et Ronnie travaillant
sur la galerie du premier étage, devant la chambre de Jen-
ny.
Jake plaçait les volets pendant que son collègue vérifiait
les fixations de la rambarde.
Bien. Elle irait contrôler leur besogne tout à l’heure.
Elle s’immobilisa à hauteur du perron et dévissa de nou-
veau le bouchon de son Thermos. Encore un peu de café,
et elle se sentirait tout à fait bien : elle avait retrouvé sa
pugnacité. La caféine finirait par chasser sa fatigue et en
quelques heures, elle rattraperait le retard pris ce matin.
Elle remplissait la timbale de plastique du breuvage
odorant quand elle entendit cliqueter le store de la cuisine.
Quelqu’un le remontait.
Elle dirigea son regard vers la fenêtre : Colt se penchait
par-dessus l’appui.
— Je pensais que tu faisais la grasse matinée, Casey.
10.

Casey sourit à Colt. Comme par magie, le voir lui avait


fait oublier sa colère, sa fatigue et sa peine.
— Je suis en retard, c’est vrai, admit-elle. Heureusement
que je n’ai pas de patron, sinon il m’aurait mise à la porte.
Colt se pencha plus avant sur l’appui de la fenêtre alors
qu’elle gravissait le perron.
Elle s’arrêta sur la deuxième marche : de près,
l’expression de Colt n’était guère engageante. Quelque
chose n’allait pas.
— Que se passe-t-il, Colt ? Jenny ?
La fillette était malade ! Ou s’était fait mal avec les ou-
tils !
— Jenny va bien.
Casey poussa un soupir de soulagement.
— Ah… J’ai eu peur, tout d’un coup.
Elle scruta le regard de Colt. Il était sombre, dur.
— Si ce n’est pas Jenny qui a un problème, c’est toi. Tu
parais… troublé. De mauvaise humeur.
— D’après toi, pourquoi serais-je de mauvaise humeur ?
Ai-je une raison ?
— A toi de me le dire.
Il enjamba l’appui de la fenêtre puis resta là, debout,
sans faire un pas vers la jeune femme.
— Jenny m’a parlé, hier soir, lâcha-t-il après un temps.
Croisant les bras, il attendit. Casey comprendrait-elle
qu’il savait tout ? Qu’il avait compris qu’elle se servait de
sa fille pour arriver à ses fins, à savoir lui passer la corde
au cou ? Mmm. Jamais Casey n’avouerait. Elle était bien
trop rusée pour cela. Et pourtant, qu’elle reconnaisse avoir
joué au plus fin, admette sa duplicité, aurait arrangé la si-
tuation. Il était prêt à se laisser attendrir. Il avait trop en-
vie de pardonner.
Mais Casey ne semblait pas du tout honteuse. Son re-
gard limpide le fixait bien en face. La jeune femme se
comportait comme si son âme avait été pure. Elle osait
même sourire ! Et paraître soulagée ! Dieu du ciel, mais
elle était satisfaite que Jenny eût transmis le message !
— Eh bien, tout est clair maintenant, non ? dit-elle d’un
ton léger.
— Rien n’est clair. Je veux que tu m’expliques.
— Que je… Mais je l’aurais fait si tu m’avais téléphoné
comme prévu ! Je me doutais que Jenny se ferait mon
émissaire… J’imaginais que tout de suite après l’avoir
écoutée, tu aurais à cœur de me parler. Mais non. Tu n’as
pas oublié d’appeler, je le comprends maintenant. Tu l’as
fait exprès.
— Effectivement, je pensais qu’il valait mieux que nous
discutions de vive voix.
Il avait longuement réfléchi aux paroles de la fillette.
Tard dans la nuit, il avait attelé la jument et s’était rendu
au bord du lac, espérant que la sérénité de l’endroit
l’aiderait à démêler l’écheveau de ses pensées et de ses
sentiments en pleine confusion. Peine perdue. De guerre
lasse, il avait fini par rentrer au ranch, toujours en plein
désarroi… et en colère.
Sa seule certitude, à l’aube, était qu’il désirait toujours
Casey et n’avait aucune envie de la perdre.
— Discutons, donc, dit-elle sans se démonter, croisant
les bras à son tour.
Le défiait-elle ? Sans doute pas. Simplement, habituée à
traiter sur un plan d’égalité avec les hommes, elle calquait
son attitude sur la sienne.
— Jenny m’a dit que tu lui avais demandé d’intervenir.
— Je suppose que c’est vrai.
— Tu le supposes ? N’en es-tu pas sûre ? A moins que tu
n’insinues que Jenny ment ?
L’intonation de Colt sidérait Casey. L’homme qui
s’adressait à elle aussi acidement, était-ce bien celui qu’elle
fréquentait depuis des semaines ? Celui qu’elle aimait ?
Tout à coup, elle ne le reconnaissait plus.
Quoique… Colt s’était montré si désagréable, les pre-
miers jours… Avait-il momentanément chassé un naturel
qui, brusquement, revenait au galop ?
— Je n’ai jamais laissé entendre que Jenny mentait !
lança-t-elle, bien décidée à ne pas se laisser impressionner.
— Alors pourquoi avoir dit que tu « supposais » ?
— Façon de parler, c’est tout.
— Donc, tu reconnais avoir donné un ordre à ma fille.
— Un ordre ? Jamais de la vie ! Une simple suggestion !
Colt eut un rire sans joie.
— Une suggestion… Quel euphémisme ! Tu t’es bel et
bien servie de ma fille. Je me doute que ton ordre n’était
pas direct, que tu l’as manipulée jusqu’à ce qu’elle com-
prenne ce que tu voulais. Et elle, innocente, elle a dû te
proposer de me parler. Tu l’as amenée à le faire, Casey ! Tu
l’as manœuvrée !
Casey se recula et s’appuya à la rampe de l’escalier. Elle
s’y accrocha. Ses jambes flageolaient.
— Colt… Comment peux-tu… imaginer une telle hor-
reur… Tu penses vraiment que j’ai utilisé Jenny, que je me
suis débrouillée pour… Oh, Seigneur ! Mais l’initiative de
la discussion que nous avons eue est venue d’elle ! Elle
nous a vus, au bord du lac. Elle voulait savoir ce que cela
impliquait. Dans son esprit d’enfant, nous nous aimions.
Je n’allais tout de même pas lui expliquer que, en ce qui te
concernait du moins, il ne s’agissait que de sexe ! Donc
nous avons bavardé longtemps. J’ai fait très attention aux
formules que j’employais, aux mots que je prononçais pour
ne pas la choquer. Et j’y suis parvenue, mais cela ne l’a pas
empêchée de conclure que nous devions nous marier.
Dans les contes de fées ou les films de Walt Disney, les
gens qui s’embrassent se marient toujours. Et Jenny ne
possède que ces références-là, puisqu’elle n’a pas le droit
de regarder des séries télévisées comme « Les feux de
l’amour ». Elle ignore qu’un homme et une femme puis-
sent faire l’amour et se quitter aussitôt après pour ne plus
jamais se revoir !
— Cette idée de mariage ne venait donc pas de toi ?
Seule Jenny l’envisageait ?
Casey se sentit pâlir. Poussée dans ses derniers retran-
chements, elle ne pouvait que reconnaître la vérité.
— Je… je la partage, oui. Inutile d’utiliser l’imparfait.
— Dans ce cas, je ne comprends plus. Pourquoi n’as-tu
pas été honnête ? Tu aurais pu m’avouer que c’était là ton
seul but.
— Colt, je n’ai pas songé à devenir ta femme dès le dé-
but, ainsi que tu as l’air de le penser. Mes sentiments ont
évolué peu à peu, en grande partie à cause de Jenny. C’est
elle que j’ai aimée en premier. C’était auprès d’elle que je
voulais rester. Et le destin a voulu qu’elle ait un père… qui
m’a attirée.
— Pas au point de faire l’amour avec lui, hein ? Pas au
point de te comporter en adulte, capable d’avoir de plai-
santes relations sexuelles sans lendemain, pour le seul
bonheur de l’instant. Tu calcules en permanence, Casey.
Tu as voulu te servir de l’attrait que tu exerçais sur moi
pour atteindre ton dessein suprême : te faire passer la
bague au doigt. Tu m’as tenu la dragée haute, espérant
qu’à bout de désir je finirais par me jeter à tes pieds et te
demander en mariage !
Il marqua un temps, que Casey aurait aimé mettre à pro-
fit pour riposter vertement, crier son indignation.
Mais Colt reprit avant qu’elle ait pu trouver des mots as-
sez forts pour traduire sa fureur et son humiliation :
— Comme tu es prudente, tu as fait d’une pierre deux
coups. D’un côté, tu te servais de ton charme comme appât
et, de l’autre, de Jenny pour atteindre mon cœur. Cerné de
toutes parts, j’aurais dû finir par crier grâce et t’épouser.
Mais tu as commis une petite erreur, ma chère : que tu te
sois servie de Jenny ne m’a pas attendri, bien au contraire.
Ni étonné : j’avais envisagé cette possibilité depuis le dé-
but. Tel est pris qui croyait prendre, hein ?
Un sourire sarcastique relevait les lèvres de Colt, ces
lèvres qu’elle avait jugées si sensuelles… Comment avait-
elle pu se méprendre à ce point ? La bouche de Colt était
amère, son pli méchant…
— Tu es un monstre ! s’écria-t-elle en dévalant le perron.
Elle s’immobilisa sur le gravillon de la cour.
— Un monstre…, répéta-t-elle, ravalant ses sanglots. Je
ne sais pas ce que t’a fait ta femme pour que tu portes tant
de venin en toi… J’ignore si c’est par sa faute que tu es de-
venu un sale individu, ou si la hargne faisait déjà partie de
ta personnalité… peu importe, le résultat est là : tu as si
mauvais fond que tu vois le mal partout. Tu es parano, Colt
Wyatt ! Et tu ne mérites pas une fille aussi merveilleuse
que Jenny ! Tu ne sais pas ce qu’est aimer, tu n’es capable
que de faire le vide autour de toi. Tu ne veux pas partager
l’affection de Jenny, hein ? Eh bien, dis-toi que ton
égoïsme te retombera sur le nez ! Un jour, ta fille te repro-
chera de ne pas avoir su ouvrir ton cœur quand il le fallait
pour son bonheur ! Et tu découvriras que tu es passé à côté
de quelque chose de très beau : un couple et une famille.
Casey s’interrompit un bref instant, le temps de re-
prendre sa respiration. Puis elle enchaîna :
— Ne t’inquiète pas, Colt Wyatt, je ne veux plus de toi.
Même si tu m’arrivais un soir de Noël enrubanné comme
un paquet-cadeau, je te ficherais à la poubelle ! Comme tu
l’as fait avec le gâteau que j’avais apporté à Jenny ! Au re-
voir !

Les larmes ruisselaient sur le visage de Jenny.


— Je veux pas que tu t’en ailles, Casey ! Je comprends
pas pourquoi tu dois partir !
Casey cilla. Les larmes menaçaient. Elle posa la main sur
la joue de la fillette.
— Je sais que tu es triste, ma chérie. Je suis navrée.
— Mais tu avais dit que papa avait des sentiments pour
toi ! Qu’ils deviendraient de l’amour !
— Apparemment, je me suis trompée. Mais rien ne sera
changé entre nous. Nous serons toujours amies ; je te télé-
phonerai, je viendrai te rendre visite de temps à autre si
ton papa le veut bien, je t’amènerai en promenade…
— Ce sera pas pareil ! Pas comme si tu habitais ici !
Non, ce ne serait pas pareil. Plus rien ne serait jamais
pareil. Perdre Colt et Jenny était aussi douloureux que la
disparition du bébé et le départ de Charlie. Tout le travail
de deuil accompli en six ans était réduit à néant.
— Il faut que j’y aille, maintenant, Jenny.
Elle détacha de son cou les petits bras de l’enfant et la
posa à terre.
— Casey, non !
Jenny n’avait pas crié, mais gémi. Une vague de douleur
submergea Casey. Mon Dieu, comme c’était difficile…
Elle se dirigea vers le Cherokee. Avant de se mettre au
volant, elle regarda la petite silhouette immobile au milieu
de la cour. Tout à coup, elle lui semblait si fragile, si vulné-
rable…
Elle s’obligea à tourner la clé de contact. Le moteur
vrombit. Elle passa en première et démarra.
Le Cherokee roulait dans le chemin quand elle leva les
yeux sur le rétroviseur. Jenny n’avait pas bougé, vivante
image de la détresse.
— Que le diable t’emporte, Colt Wyatt ! gronda-t-elle
tout en accélérant.

La sonnerie du téléphone arracha Casey à un sommeil


peuplé de cauchemars. Elle décrocha et entendit la voix de
Colt.
— Je t’en supplie, si elle est chez toi, dis-le-moi, Casey !
Cela faisait une semaine qu’elle avait quitté le ranch. Elle
n’avait revu ni Colt ni Jenny. Le chantier tirant à sa fin,
elle avait donné de très précises consignes à Jake et Ron-
nie afin qu’ils se débrouillent sans elle et chargé Bob
d’aller encaisser le dernier chèque. Puis elle s’était occupée
des devis établis par son frère, visitant ensuite chaque site,
discutant avec les clients… Ses journées commençaient à
7 heures et s’achevaient à la nuit. Epuisée, elle rentrait
chez elle, mangeait sur le pouce et se mettait au lit, où elle
s’endormait comme une masse. La fatigue et le chagrin
représentaient les plus efficaces des somnifères, consta-
tait-elle soir après soir.
Mais son sommeil demeurait léger, car elle avait décro-
ché le téléphone à la première sonnerie.
Entendre Colt acheva de la réveiller. Elle consulta sa
montre : 3 heures du matin.
Un appel à cette heure n’apportait jamais de bonne nou-
velle.
— Colt, essaie d’être clair, veux-tu ? Je ne comprends
rien à ce que tu racontes !
— Jenny. Elle a disparu. Dis-moi qu’elle est avec toi !
— Non, elle n’est pas ici. Crois-tu que si elle était venue,
je te l’aurais caché ? Mais pour qui me prends-tu ? Oh,
Colt, tu es… Peu importe.
Casey s’interrompit, le temps d’assimiler l’affreuse in-
formation.
— Jenny est partie du ranch ? demanda-t-elle enfin.
— Oui.
— Grand Dieu… Quand ?
— Vers minuit, je crois.
— Et tu pensais que je la gardais… Mon Dieu, ce que tu
peux être moche, Colt !
— Je le sais. Oh, oui, je le sais. Casey, pourrais-tu faire
abstraction de la triste opinion que tu as de moi et venir ?
— J’arrive.
Une demi-heure plus tard, Casey se garait entre trois
voitures de police dans la cour du ranch. A peine était-elle
descendue du Cherokee que Colt jaillissait de la maison et
se précipitait vers elle.
Un instant, elle crut qu’il allait la prendre dans ses bras.
Elle se crispait déjà, prête à le repousser, quand il
s’immobilisa à un mètre d’elle.
— Alors ? demanda-t-elle sans tendre la main ni énoncer
la moindre parole réconfortante.
L’angoisse qui la dévorait occultait toute considération.
Elle ne trouvait pas en elle une once de charité à offrir à
Colt Wyatt.
— Alors… rien. Les policiers vont organiser une battue.
On a fouillé la maison, les communs, les écuries… En vain.
Oh, Casey…
La voix de Colt se brisa. Il plaqua ses mains sur son vi-
sage.
— Tout est ma faute, Casey, murmura-t-il. Depuis que tu
es partie, Jenny ne voulait plus manger, ni jouer. Elle était
triste… elle ne parlait plus… Alors je l’ai grondée, pensant
qu’elle se rebifferait, et qu’il valait mieux qu’elle ait une
réaction violente, que ce serait plus positif que cette apa-
thie qui la rongeait. Mon système a fonctionné au-delà de
toutes mes attentes. Elle m’a jeté au visage qu’elle nous
avait entendus nous disputer, le matin de ton départ. Elle
m’a dit que j’avais tout gâché, que j’étais un… un sale type.
Ce sont ses mots, Casey. Elle m’a traité de sale type. Oh,
mon Dieu… Elle a ajouté qu’elle ne voulait plus vivre avec
moi et qu’elle allait se rapprocher de toi. Fou de rage, de
jalousie, de douleur, je suis sorti de sa chambre en cla-
quant la porte et j’ai fermé à clé. Alors…
— … alors ?
— Jenny est partie par la fenêtre. Elle a sauté sur la gale-
rie et, de là, a emprunté l’escalier extérieur. Du moins, je le
suppose : la croisée était entrebâillée.
— Elle n’est pas venue chez moi, Colt. Elle ne sait pas où
j’habite : je ne l’ai jamais amenée à mon appartement. Je
ne me le serais pas permis sans ton autorisation.
— Mais elle a pu trouver ton adresse dans l’annuaire ?
— Non. Il n’y a que Sullivan Constructions. Moi, je suis
sur la liste rouge.
— Seigneur… où a-t-elle pu aller ? et qui aura-t-elle ren-
contré en chemin ?
Casey frissonna. Une fillette de six ans seule dans la
nuit…
— Le lac, Colt ! As-tu pensé au lac ? demanda-t-elle avec
fièvre.
— Oui. Les policiers ont même commencé par là. Mais
les abords sont de terre meuble et humide. Si Jenny avait
marché dans ce secteur, ils auraient trouvé les empreintes
de ses petits pieds.
Casey se concentrait si profondément qu’elle ne s’était
pas rendu compte que Colt avait pris sa main. Lorsqu’elle
s’en aperçut, il l’entraînait vers la maison… illuminée
comme le soir du 4 juillet, songea-t-elle avec tristesse.
Mais ce soir, on ne donnait pas de fête au ranch.
— Viens dans la cuisine. Emma a fait du café.
Casey accompagna Colt. Ses doigts s’étaient entrecroisés
aux siens. Instinctivement, se dit-elle. Cette intimité
n’avait aucune signification.
La jeune femme s’assit à table et accepta d’un hoche-
ment de tête la tasse que lui tendait Colt.
— Voyons, commença-t-elle, réfléchissant à voix haute.
Jenny aime bien des gens. Il faut trouver la personne au-
près de laquelle elle aura cherché refuge. Ton oncle Sid ?
Ta tante Mary ? Des amies d’école ?
— Nous avons déjà fait le tour. Ses amies ont son âge.
Aucune d’entre elles n’aurait pu accueillir Jenny en pleine
nuit à l’insu de ses parents. Quant à Sid et Mary, ils se
morfondent chez eux, porte grande ouverte, espérant que
Jenny apparaîtra.
— La police fait des rondes, j’imagine ?
— Oui. Dans toute la ville, en permanence depuis mi-
nuit. Et des volontaires accompagnés de chiens vont partir
à travers les bois. Tout mon personnel est sur la brèche,
passant le ranch au peigne fin, stalle après stalle, fouillant
tous les bâtiments de fond en comble. Ils ont même vérifié
les puits, pourtant fermés par de solides verrous. Et regar-
dé dans les citernes. Ainsi qu’à l’intérieur des véhicules,
voitures, camionnettes ou calèches. Rien n’a été laissé au
hasard, Casey.
— Bon. Alors essayons de nous mettre à la place de Jen-
ny. Faisons fonctionner notre cerveau d’adulte comme si
c’était celui d’une enfant de six ans. Qu’a-t-elle dit exacte-
ment ? Qu’elle ne voulait plus vivre avec toi, ou plus vivre
ici ?
— Qu’elle ne voulait plus vivre avec moi. Que c’était au-
près de toi qu’elle désirait être.
— Mais elle ne sait pas où j’habite.
— C’est ce que tu affirmes.
— Et je ne me trompe pas. Donc, elle n’a pas envisagé
d’aller me retrouver chez moi. En revanche, elle a trouvé le
moyen de ne plus rester avec toi…
— Hélas !
— Colt, je joue peut-être avec les mots, mais à mon avis
c’est aussi ce qu’a fait Jenny. Elle est très intelligente. Elle
n’ignorait pas qu’elle ne pouvait pas me rejoindre, et pour-
tant elle t’a fui. Et s’est rapprochée de moi, selon ses
termes. Elle s’est… attends une minute ! Te rappelles-tu
son expression favorite ? Mon endroit bien à moi… Elle
tenait absolument à posséder un endroit bien à elle. Où
personne d’autre ne pénétrerait… et elle l’a eu ! Je le lui ai
fabriqué. De mes mains. Pour Jenny, s’y cacher, c’est se
rapprocher de moi !
Colt écarquilla les yeux. Puis son expression s’éclaira, vi-
siblement animée par l’espoir. Il se leva si brusquement
que sa chaise bascula en arrière. En deux enjambées, il
sortit de la cuisine, Casey sur ses talons. Ils s’élancèrent en
courant dans le couloir et poussèrent de concert la porte
de la nouvelle chambre de Jenny.
Colt et la jeune femme se penchèrent en même temps
sur le couvercle du banc, sous la fenêtre. Ils le soulevèrent.
Etendue sur un édredon, son petit corps cerné de pe-
luches, Jenny dormait.
— Jenny ! s’écrièrent Colt et Casey d’une seule voix.
Les paupières de la fillette papillotèrent, puis s’ouvrirent
complètement.
— Casey ?
L’enfant serrait la ceinture à outils sur son cœur !
— Je suis là, mon ange. Et ton papa aussi.
Colt glissa un bras sous les épaules de sa fille, l’autre au-
tour de sa taille, et l’arracha à son lit secret.
Il la serra contre lui, le visage enfoui dans sa chevelure.
A son dos qui tressautait, Casey comprit que Colt pleurait.
Mais Jenny, elle, paraissait ravie. Elle regardait Casey
d’un air incrédule et heureux à la fois.
— Tu es revenue…
— Bonsoir… ou bonjour, je ne sais plus, ma chérie. Tu
nous as fait peur, tu le sais ?
— Oui ? C’est extra. Parce que ça a marché, hein ? Papa a
eu si peur qu’il t’a demandé de revenir. Maintenant, vous
allez vous aimer !
Casey se détourna. Décevoir Jenny en lui apprenant que,
non, l’amour n’était pas au rendez-vous, était par trop
cruel.
Abandonnant la fille et le père, elle revint dans la cuisine
et contacta les policiers sur la radio qu’ils avaient laissée
dans ce but. Puis elle appela Sid et Mary.
Ensuite, elle sortit et héla l’un des palefreniers qui tra-
versait la cour à ce moment-là.
— Prévenez tout le monde que Jenny est retrouvée.
— Hourrah ! Oh, c’est formidable ! Je vais commencer
par avertir Emma : elle soulève la paille du fenil à coups de
fourche, persuadée que Jenny aurait pu se cacher des-
sous !
Le jeune homme partit en courant. Casey rentra dans la
cuisine.
Colt, Jenny toujours dans ses bras, se tenait devant la
table.
— Nous t’attendions, Casey.
— Pour me dire au revoir ? Oui, oui. Je vais m’éclipser. Il
faut que je dorme un peu et il est déjà 5 heures.
— Tu reviendras, Casey ? demanda Jenny.
— Je passerai t’embrasser dans la journée. A condition
que tu me promettes de ne plus jamais recommencer à me
faire des inquiétudes comme ça.
— Promis, Casey. Si tu me dis que ça y est.
— Que… quoi ?
— Que l’amour est là.
Casey ouvrait la bouche, cherchant les mots qui ne fe-
raient pas de peine à l’enfant et réussiraient néanmoins à
la rassurer, quand la voix de Colt s’éleva :
— En ce qui me concerne, oui, l’amour est là.
La tête de Jenny pivota vers son père.
— C’est vrai, papa ? Tu aimes Casey ?
— Oui, j’aime Casey. Et je t’aime aussi, mon poussin.
D’émotion, Casey se laissa tomber sur une chaise. Rê-
vait-elle, ou Colt venait-il vraiment de lui faire une décla-
ration d’amour ?
Comme dans un songe, elle le vit poser la fillette par
terre, puis s’approcher d’elle. Il s’agenouilla devant sa
chaise et enserra entre les siennes ses mains, qu’elle avait
posées sur les genoux.
— Casey, me pardonneras-tu jamais ? Je sais que je te
demande l’impossible, mais il faut que tu comprennes que,
pour moi, le passé, jusqu’ici, régissait le présent.
L’expérience que j’ai vécue autrefois m’a fait bien du mal.
Elle a failli saccager mon avenir. Notre avenir. Mais je vais
la ranger au rayon des mauvais souvenirs. Elle
n’influencera plus ma conduite future. Je t’aime, Casey.
La jeune femme libéra ses mains et se mit debout.
— Il est tard. Nous sommes tous fatigués et…
— Casey, coupa Colt, je t’en prie, ne fais pas comme si tu
n’avais pas entendu. Je t’ai dit que je t’aimais ! Et je veux
faire amende honorable pour ma déplorable conduite de
l’autre jour. Ne peux-tu m’accorder une chance ?
— Eh bien, je… peut-être… Oui, peut-être que si nous re-
commencions de zéro…
— Il n’en est pas question ! A quoi bon perdre du
temps ? L’épouvantable nuit que nous venons de vivre
m’aura servi, tu sais. J’ai compris que je n’étais qu’un idiot
qui fichait sa vie en l’air ! Je ne veux plus gâcher une seule
minute de bonheur ! Je t’aime ! Oh, Casey, je t’aime…
— Et moi aussi, je t’aime, intervint Jenny.
— Epouse-moi, Casey.
— Epouse-nous, rectifia Jenny.
Eperdue, Casey regardait Colt et la fillette alternative-
ment. Un miracle… Elle avait droit à un miracle. Le ciel le
lui offrait sur un plateau d’argent.
C’était tellement merveilleux qu’elle n’osait y croire.
— Je ne sais que dire…
— Dis oui, Casey, c’est aussi simple que ça, assura Colt.
Casey ne se rendit compte qu’elle pleurait que lorsque sa
vue se brouilla. L’émotion, en elle, le disputait à la joie.
Pourtant, n’aurait-elle pas dû prendre un peu de recul ?
Se méfier ? Après tout, Colt n’avait pas que des qualités.
Mais elle non plus, qui avait pu risquer la vie de son en-
fant… et rendre Charlie fou de douleur. Sans parler de
Chuck, son père… Personne n’était parfait sur cette terre,
et son cœur lui dictait de ne pas tergiverser.
Elle s’essuya les yeux puis regarda Colt et Jenny. Ils lui
souriaient, attendant d’elle ce mot qui changerait leur exis-
tence à tous les trois. Pour le meilleur. Le pire était der-
rière eux.
— Oui, Colt Wyatt, je serai ta femme et… oui, Jenny
Wyatt, je serai ta maman.
11.

— Hé, ho ! Où êtes-vous ?
— Nous sommes ici, Colt !
Casey se tourna vers la porte, un ours en peluche à la
main : en compagnie de Jenny, elle rangeait les jouets
dans la chambre de la fillette.
— Quelle chance vous avez, mesdames, dit Colt en en-
trant dans la pièce. Il fait un froid de loup, dehors. Je crois
qu’il va neiger.
— C’est normal, papa : c’est Noël. A Noël, il doit y avoir
de la neige.
— Mmm. On s’enrhume, quand il gèle. A propos, Casey,
comment vas-tu ? Tu ne te sens plus patraque ?
Casey échangea un discret regard de connivence avec
Jenny, puis se tourna vers son mari, qui l’embrassa.
— Ça va très bien, Colt. En superforme. Nous pourrons
décorer le sapin ce soir.
— Il ne faut pas te fatiguer, ma chérie. Un gros rhume,
c’est mauvais. As-tu encore eu des nausées ce matin ?
— Non.
— Ah ! Les sinus devaient être responsables de ces ma-
laises. Je suppose qu’ils ne sont plus infectés.
Jenny éclata de rire.
— Qu’as-tu, fillette ? Une sinusite n’a rien d’amusant,
remarqua Colt en soulevant l’enfant dans ses bras.
Cette fois, le regard qu’échangèrent sa femme et sa fille
n’échappa pas à Colt.
— Oh, oh ! On complote contre moi, ou je n’y connais
rien ! Deux femmes contre un seul homme, ce n’est pas
juste !
Casey rit à son tour, ce qui déclencha une quinte de toux.
Indiscutablement, elle était enrhumée. Mais les nausées ne
venaient pas d’un coryza.
— Colt, que dirais-tu si nous agrandissions ?
— Hein ? Tu veux encore ajouter une pièce à la maison ?
Mais c’est de la folie ! Emma n’est pas surhumaine ! Elle
ne tiendra jamais le coup !
— Mais si. Il ne s’agirait que de casser le mur de la salle
de jeux et de bâtir une chambre supplémentaire. J’en ai
déjà parlé à Jake et Ronnie et…
Colt leva les mains.
— Une chambre supplémentaire… mais nous n’allons
pas ouvrir un hôtel, tout de même !
— Papa, où dormira mon petit frère, si Casey ne fait pas
sa chambre ?
Colt ouvrit la bouche. Aucun son n’en sortit tout d’abord,
puis il bredouilla :
— Un… un bébé ? c’est vrai, Casey ?
— Oui, mon amour. Un garçon. Est-ce que cela te con-
vient ?
Colt lui ouvrit les bras. Elle se nicha contre sa poitrine.
— Si ça me convient ? Oh, mon Dieu, oui !
— On était une vraie famille, bientôt on sera une vraie
grande famille ! lança Jenny en se faisant une place entre
Casey et son papa.

Vous aimerez peut-être aussi