4 Abeles Hermes
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4 Abeles Hermes
Marc Abélès
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L'un aura acces aux avantages d'un etat que l'autre n'acquerra jamais. Le rituel d'institution
apparait comme le coup de force symbolique par lequel un groupe fixe et fige des divisions et
des hierarchies. Magie, « delire bien fonde », selon I'expression de Durkheim reprise par
Bourdieu, cette production de discontinuites, porte la double marque de la reconnaissance et de
la meconnaissance.
En consacrant la difference comme legitime, le rituel est reconnaissance. Mais simultane-
ment en posant celle-d comme une qualite objective, en naturalisant les ecarts, le rite est
meconnaissance de l'arbitraire qui a preside a !'institution des distinctions. nne faut pas perdre
de vue cette insistance de Bourdieu a souligner la duplicite propre au rituel. Peu amene avec des
anthropologues qui ont deploye bien des efforts pour analyser les rites de passage et produit
nombre d'analyses qui meritent plus qu'un detour(« Van Gennep a nomme, voire decrit » le
phenomene; «}e ne crois pas qu'il ait fait beaucoup plus; non plus que ceux qui, comme Victor
Turner, ont reactive sa theorie »), Bourdieu vise surtout, semble-t-il, a integrer le rituel dans un
fonctionnement sociologique et mental plus general qui implique, pour etre intelligible,
!'existence d'une theorie de la pratique sociale. C'est pourquoi on ne saurait considerer ces
textes consacres au rituel, isolement d' autres analyses qui, quant a elles, ne le prennent pas
explicitement pour objet.
On peut en tout cas constater que ce n'est sans doute pas un hasard si I'auteur de Ce que
parter veut dire s'est interesse surtout a un genre de rites ayant trait plus particulierement a la
consecration, plutot que, par exemple a 1' expiation ou ala commemoration. En premier lieu, les
rituels d'institution auxquels il est fait reference permettent d'illustrer la notion de violence
symbolique chere a Bourdieu. lls font, au sens propre, advenir une qualite ou une position
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rites d'institution, semblables performances nous renvoient en derniere instance a la legitimite
de leur(s) producteur(s). Nous glissons insensiblement d'une problematique axee sur la parole,
le rite et le symbole, a une theorie globale de la representation : en effet dans 1' echange
linguistique comme dans 1' accomplissement des rites, la pertinence du discours et la credibilite
de 1' action impliquent que les recepteurs reconnaissent la legitimite des emetteurs. La croyance
implique comme son envers 1'accreditation.
lnstituer et consacrer
n faut ici signaler un premier probleme qui surgit ala lecture de ces analyses. C'est que
Bourdieu met tres justement 1' accent sur le caractere performati/ du rituel ; le traiter comme un
simple ornement, comme une forme vide equivaudrait a sous-estimer cette production
symbolique. Cette action n' est pas sans consequence ; il se passe quelque chose dans le rituel et
c'est pourquoi nous ne pouvons nous en passer. En attribuant a cette operation une positivite,
Bourdieu entend bien que le symbolique participe a la construction de la realite sociale. n n' est
pas seulement une bande neutre qui enregistre et retranscrit un ensemble de rapports de force
qui lui preexistent. Bien au contraire, le langage et le rite ont la capacite d'instituer, d'introniser,
d'investir: ils produisent des distinctions, des oppositions, des hierarchies. En ce sens on peut
considerer a bon droit le rituel comme une pratique : en utilisant des moyens adaptes,
l'operateur transforme le reel et atteint les objectifs qu'il s'est fixe.
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representation, qu'elle s'exprime par des mots ou par des act:es, est bien une reconnaissance
dans la mesure ou elle avalise une situation de fait : et si 1' on s' en tient a la lettre du texte de
Bourdieu, « pouvoir symbolique » equivaut a« autorite socialement reconnue » d'imposer une
vision du monde. En evoquant 1' ambigui:te de cette conception, nous n' avons fait que pointer le
balancement permanent de 1' actif au passif, tel qu'il se fait jour dans cette tentative pour penser
ala fois les determinations de l'ideologie et son efficacite, sa dynamique interne.. En realite c'est
de circularite qu'on devrait en !'occurrence parler, car dans ses analyses Bourdieu ne cesse
d'articuler l'actif et le passif sans qu'il soit au demeurant possible de determiner par quels
mecanismes un individu ou un groupe impose en s'imposant, institue en s'instituant, etc. En
effet, si la capacite de faire admettre un acte de parole resulte de la position socialement
reconnue au locuteur, il est clair aussi que cette reconnaissance est inseparable de 1' assignation
de discontinuites, d'ecarts qui con!erent au locuteur son« pouvoir symbolique ».Or ces ecarts
relevent a leur tour d'un univers d'interlocution, et par excellence du symbolique. Faut-il
admettre qu'ils existaient des avant la prise de parole? C'est alors repousser la question d'un
cran et se demander ce qui autorisait ceux qui ont pose les ecarts qui autorisent le locuteur a
imposer ses actes de parole.
On court ici le risque d'une regression a l:infini, dans cette recherche d'un fondement
qu'induit tout naturellement l'idee de reconnaissance. Si claire qu'elle puisse paraitre au travers
des exemples produits, 1' analyse de Bourdieu n' en est pas moins grevee par cette circularite que
reflete dans une certaine mesure le vocabulaire adopte. On aurait tort cependant de s'en tenir a
ce constat, car notre auteur s'est donne les moyens de conjurer le risque de regression a l'infini;
bien que ce ne soit pas ala maniere des philosophes classiques, par la position d'un fondement,
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En effet les coups de force symboliques dont il a ete question n'ont d'efficacite que parce qu'ils
portent la marque indelebile de la representation. Celui qui parle, 1'officiant du rite, est porteur
d'une legitimite. Et, de proche en proche, nous sommes amenes a nous interroger sur la nature
de la 16gitimite, ou du moins sur la maniere dont elle est ici definie.
ll n'y a pas de legitimite en dehors d'un acte de delegation par lequelle groupe mandate un
representant. Le porte-parole est investi par le groupe, il est le depositaire des pouvoirs de
celui-ci; en echange de quoi, il se doit d'accomplir la mission qui lui a ete impartie. Telle est
1'essence meme de la relation de delegation. Mais les choses se compliquent dans la m17sure ou
s'il est bien vrai que le representant n'existe en tant que tel que par !'investiture qu'il re<;oit du
groupe, ce dernier n'existe comme ensemble unifie que parce qu'un representant incame et
materialise son identite de groupe. Le mandataire est dans un rapport de metonymie au groupe,
puisqu'il en fait partie et simultanement fonctionne en tant que signe de cette unite. Par la
representation les sujets atomises deviennent un corps politique a part entiere ; la multitude
d'individus isoles acquiert le statut de personne morale. « C'est !'unite de celui qui represente,
non !'unite du represente, qui rend une la personne »: nous reconnaissons ici Ia celebre analyse
de Hobbes a propos de la genese du Leviathan. II importe de tirer les consequences theoriques
de cette bipolarite du phenomene de la delegation. II y a, selon Bourdieu, un « cercle originel »
de la representation : point de representant sans le groupe qui l'institue, point de groupe sans
!'incarnation qui en materialise l'unite.
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La delegation est un acte a la fois magique et necessaire. Or cet acte porte en lui la
potentialite d'une derive vers les formes les plus extremes de !'alienation. « L'usurpation est a
l'etat potentiel dans la delegation» (1984, p. 50). En effet parlant au nom de Ia collectivite,
l'homme politique dispose d'un capital fonde sur la confiance qui lui est accordee. Ce capital,
l'homme de la representation va essayer dele faire fructifier a son propre profit jusqu'a usurper
~ pouvoir dont il n' est que le simple mandataire. On reconnait la les strategies qui consistent a
s'identifier au groupe, a lui faire metaphoriquement don de sa personne, pour mieux apparaitre
comme le detenteur de la verite collective. La encore le langage, en 1'espece le discours
politique, traduit bien ce phenomene dans le passage de l'indicatif (« je pense que») a
l'imperatif (« il /aut que»). Toute contestation de la parole de l'elu equivaut alors a une mise en
cause de !'unite du groupe (le Peuple, la Nation). Cette strategie rhetorique, - « l'effet
d' oracle » - est revelatrice : elle offre au porte-parole Ia possibilite de prendre a son compte 1a
transcendance du groupe, tout en jouant Ia denegation (« ce n'est pas moi qui parle... »).
Si Ia parole du mandataire cofucide parfois avec les interets de ses mandants, l'histoire et
1' actualite montrent que Ia manipulation n' est jamais bien loin. Lorsqu' en un vaste rituel
international on se livre a des ceremonies grandioses pour celebrer 1' anniversaire de Staline, on
invoque, au-dela de l'individu, le symbole et !'incarnation de Ia dynamique revolutionnaire.
Mais c'est bien la preeminence d'un homme, son pouvoir sans partage, qui se trouvent, une fois
encore, decuples dans cette operation symbolique. Nous sommes la sur le terrain de Ia violence
symbolique, selon 1'expression chere a Bourdieu. Dans ce « drole de jeu » qui aboutit au
desaisissement du corps politique, les hommes politiques se trouvent toujours en position
d'usurper Ia souverainete. A condition, objectera-t-on, que leurs mandants acceptent sans
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mesure de se reconnaitre dans son integrite, il est renvoye a !'image d'un Autre, il « s'altrophie »
en Dieu.
De maniere analogue chez Bourdieu ·le representant est la resultante d'une separation
primordiale: Separation qui resulte d'une contrainte objective, celled' assurer !'unite du groupe
et sa gestion, inais qui, interiorisee par les individus, engendre la meconnaissance. Avec
!'institution, c'est-a-dire ce qui resulte par definition de la representation, surgit l'opacite. Et
c'est precisement l'opacite qui demultiplie les pouvoirs du symbole. On peut suggerer que dans
cette theorie, la politique est par excellence « l'asile de !'ignorance». Nous avons vu que
l'homme politique fondait sa puissance sur la confiance, et la croyance. Tout son travail consiste
a ameliorer sa « credibilite », sa « notoriete ». Est-ce a dire qu'il abuse deliberement ses
mandants, puisqu'il exploite volens nolens l' ambivalence propre a la croyance ? En realite, de
par sa position de fetiche, le personnel politique est voue a alimenter la meconnaissance. La
politique porte en elle comme son /atum la deraison de son origine. Ce point n'est pas sans
consequences, car, par politique, il faut entendre plus largement la constitution du social: c'est
en effet la representation qui assure le passage du seriel (les individus atomises) au collectif (le
groupe unifie). On ne voit done pas comment une societe peut exister sans representants, et de
la meme maniere l'activite symbolique collective elle-meme trouve son origine dans la
representation.
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sophistique ? En tout cas ces analyses retiennent sunout 1' element le plus spectaculaire du
professionnalisme politique et tendent aignorer les autres composantes de 1' action politique (le
debat, Ia prise de decision, l'exercice du pouvoir). D'autre part, si l'on envisage cette theorie de
Ia croyance, le decalage entre representes et representants peut sembler surestime. ll est
symptomatique que Bourdieu en vienne a mettre sur le meme plan !'illusion religieuse et
!'usurpation politique, alors que dans ce dernier univers, humain trop humain, Ia transcendance
est absente. Cette difference est fondamentale, puisque c' est de cette absence meme, de ce « lieu
vide», comme dit Claude Lefort (1986), que s'engendre le debat, attribut par excellence du
politique. Si le theme de Ia croyance/meconnaissance peut a Ia rigueur se concretiser dans Ia
figure du pouvoir charismatique, il nous parait inadequat pour caracteriser les regimes
democratiques modernes. D'ailleurs Bourdieu ne cherche a aucun moment a prendre en
consideration, tel Max Weber, les differences pertinentes, ne serait-ce que du point de vue des
formes de 1' assujettissement, entre les divers types ideaux de gouvernement. n y a bien chez lui
une theorie politique, mais non une tbeorie coherente du politique. Cette theorie politique qui
culmine dans Ia critique de !'illusion et du spectacle politique ne laisse pas place a une
interrogation comparative, anthropologique des realites politiques.
Venons-en maintenant au second probleme auquel se trouvent confrontees tres directe-
ment les analyses de Bourdieu. En admettant que le champ politique soit de part en part greve
par !'illusion, en le traitant comme un theatre, on risque en effet de ne plus comprendre
pourquoi les acteurs gardent prise sur Ia societe. A pres tout, Ia dynamique de 1' alienation en ce
qu' elle induit d'imposture et d'usurpation devrait aboutir aexacerber Ia distance entre le peuple
et ses dirigeants, au point que le premier finisse par ne meme plus se reconnaitre dans le
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sera pas pour autant de~. Car le travail accompli par cette organisation satisfera objectivement
les interets de ses partisans. Et ceux-ci lui en sauront gre dans leurs futurs votes. Autrement dit,
il y a ajustement entre la demande des citoyens et l'offre des organisations politiques. En sorte
que, quand bien meme les premiers meconnaissent !'alienation dont ils sont !'objet, ils ne s'en
reconnaissent pas mains dans les actions accomplies par leurs mandataires. A ce point du
raisonnement, void en effet le ciel arrime a la terre, la mystification reconciliee avec la
rationalite. Et ceci par la grace d'un ajustement miraculeux entre le champ politique et les
interets des sujets.
C'est que Bourdieu met en evidence une « homologie entre la structure du theatre politique
et la structure du monde represente, entre la lutte des classes et la forme sublimee de cette lutte qui
se joue dans le champ politique » (ibid). De meme que l'espace social a ses dominants et ses
domines, 1'espace politique a les siens : la gauche et la droite. Celui qui occupe une position de
gauche est a celui qui occupe une position de droite dans 1' espace politique ce que celui qui
occupe une position de domine est a celui qui oppose une position de dominant dans 1'espace
social. ll y a done bien correspondance entre les deux espaces, le social et le politique. Meme s'il
n' a en vue que son propre interet, l'homme politique s' affirmera en attaquant ses adversaires ; ce
faisant il servira objectivement les interets de ses mandants. Ce « devouement oblige » assure le
fonctionnement adequat et la perennite du jeu politique. Les professionnels « se servent en les
servant [leurs mandants] ». Cette coincidence objective joue dans la sociologie politique de
Bourdieu un role analogue a l'harmonie preetablie leibnizienne. C'est en effet la correspon-
dance entre les ecarts existant dans chacun des « champs » ou « espaces » (politique, social,
intellectuel, symbolique) qui assure, en derniere instance le fonctionnement du systeme et sa
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qui Ct:ait imparti a la metaphore du reflet dans la perspective marxiste classique. Elle offre le
raccord necessaire - ce qui permet 1' « ajustement » - entre la structure sociale et ces
domaines qui portent en eux la trace d'une alienation originaire - l'ideologie, le droit, la
politique, le travail intellectuel. Ce qui se construit dans ces « champs » est inseparable de la
determination qui les parcourt et en realise l'homologie. Determination qui se resume dans
1'opposition entre do mines et dominants qui modele la societe et dont elle est le primum mavens.
La lutte pour la domination est ainsi la verite ultime de cet univers d' apparences ou se meuvent
les politiques. Dans ces conditions on ne s'etonnera guere que la sociologie ait vocation d'etre
critique; analyser un rituel ou un discours, c'est dans le meme mouvement participer a sa
demystification : de la sociologie comme reuvre de prise de conscience ... Cette intentionnalite
est presente dans toute l'reuvre de Bourdieu. Celui-ci s'inscrit dans une longue tradition qui
reprend ason compte la position socratique al'egard des pouvoirs. Mais le contrepoids d'une
telle position, c' est 1' assomption d'un grand partage qui n' est bien sur jamais explicite, mais dont
les effets s'exercent dans le champ de !'analyse: d'un cote l'apparence, !'illusion, de l'autre
1'essence, la verite.
Si, comme la religion, le politique ressortit du fetichisme, c' est que peu ou prou il
appartient au monde des apparences. La suspicion qui plane sur les professionnels et les
notables est le corollaire de ce constat : autant voter pour Coluche qui a le merite de rendre
visible la mystification, que pour les politiciens enfermes dans un jeu dont ils tirent toutes leurs
ressources. Ce qui n'empeche pas d'ailleurs notre analyste d'etre fascine par cette logique au
point de s'en emerveiller parfois. Mais la position d'une ligne de partage entre le reel et la
representation (politique et/ou symbolique) marque aussi la limite heuristique de la doctrine de
Bourdieu. Car elle a pour consequences d'une part I'exaltation du reel (les rapports de classes)
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sous-estiment simultanement la maniere dont celles-ci modelent les rapports sociaux, et la
difficulte qu'elles ont a cemer le temps politique autrement qu'en termes d'evolution lineaire ou
de reproduction simple.
Au terme de ce parcours critique qui prenait pour point de depart 1' approche du rituel
proposee par Pierre Bourdieu, nous pouvons constater que celle-d est inseparable d'une theorie
plus generale de 1' articulation du politique, du symbolique et des autres « champs » de
pratiques. Pour stimulante que cette entreprise puisse apparaitre, dans la mesure ou elle prend
au serieux 1' element superstructure! et ideologique dans sa coherence intrinseque, ellen' en patit
pas mains d'un presuppose qui consiste a opposer reel et representation en depreciant le second
terme toujours deja conc;u comme enjeu d'une manipulation dont la portee par definition lui
echappe. n est clair que les efforts des anthropologues pour decortiquer tel ou tel rituel, quitte a
en preserver la « gratuite », mais pour mieux mettre au jour les differents plans symboliques qui
s'y conjuguent, ne peuvent satisfaire Bourdieu ; d' ou la deception dont il fait etat a propos des
rites de passage et de leurs ethnologues. En meme temps, le va-et-vient qu'il nous propose entre
les «coups de forme» et les «coups de force», la violence symbolique et la lutte des classes, les
uns et les autres participant a la reproduction de la societe est revelateur du fonctionnalisme qui
anime cette conception.
Un tel fonctionnalisme, conjugue ala thematique de l'harmonie preetablie des champs et
au primat du represente sur le representant, pese lourdement sur cette theorie politique. n tend
a interdire, en particulier, une approche fine de la symbolique politique con~_;ue comme
processus d' engendrement du sens et non pas seulement comme contrepoint oblige des luttes et
des strategies. Le point de vue de 1' anthropologue consiste bien plutot a privilegier ces
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tousles membres de la collectivite. Edmund Leach (1971) a mis !'accent sur !'importance des
fonctions de stockage et de transmission de !'information du rituel. C'est dire que la question de
la communication est presente dans 1' approche anthropologique. Cette idee trouve son
prolongement dans les travaux de Victor W. Turner - auquel Bourdieu, on l'a vu, faisait
reference - qui insiste sur les composantes symboliques du rituel en soulignant que « ces
symboles peuvent etre traites comme des unites de stockage qui renferment une quantite maximum
d'in/ormation » (1972, p. 12). En une expression imagee, Turner indique que« chaque type de
rituel tient lieu de magasin du savoir traditionnel. » (Ibid.) On ne saurait en effet sous-estimer la
fonction cognitive de ces pratiques, notamment dans les societes sans ecriture. Le fait que des
symboles identiques circulent d'un rituel a 1'autre - la recurrence des significations - joue un
role essentiel au niveau meme de l'apprentissage et de la transmission d'une culture donnee.
Definir le rituel comme un agregat de symboles, c'est reconnaitre que les autochtones
accomplissent un travail d'interpretation en fonction des differents contextes ou ils appa-
raissent.
Un autre aspect caracteristique du rituel, selon Turner, c'est que les messages qu'il vehicule
« proviennent des dieux ou les concernent et sont charges d'une efficacite mystique» (idem). Ce
type de communication s' opere dans des circonstances sacrees. De plus les informations
transmises ont trait aux valeurs essentielles de la communaute. Le rituel est decoupe en phases,
elles-memes divisibles en sous-unites: episodes, actions ou gestes, note Turner. Ces actions sont
ordonnees ; elles comportent une progression. Le rituel comporte une structure dramatique,
qu'il s'agisse d'un sacrifice qui culmine avec le meurtre de !'animal ou d'un rituel de separation
qui pivote autour de la phase de reclusion pours' achever par la reintegration de la fiancee et son
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symboliques, et la multiplicite d'interpretations que peut induire simultanement un meme rite.
Dans nos societes, les rituels mobilisent de maniere analogue des instruments d'interpretation
qui permettent d' apprecier de maniere adequate le deroulement du ceremonial. Par exemple,
tel motif musical sera immediatement interprete comme un hommage aux soldats morts. En
meme temps, on peut se demander si le savoir mobilise par ce type de rites n'est pas infiniment
plus restreint que celui qui intervient dans les rituels des societes traditionnelles. Ceci tiendrait
notamment a la desacralisation des pratiques dites laiques.
b) le rapport au sacre: les rites que decrivent Turner et ses collegues, quand bien
meme ils concernent les aspects laiques de la vie sociale (la politique, le mariage, etc.) mobilisent
egalement le divin. C' est une des raisons de leur complexite, car 1'exegese doit prendre en
compte un corpus de croyances relatives aux divinites et aleurs relations al'univers humain.
Dans les societes occidentales la separation entre le religieux et le profane est une donnee
incontournable. Ce qui n' empeche pas que les rituels de commemoration, d'intronisation jouent
un role important dans la vie sociale. Doit-on y voir des rites desenchantes, ou le divin n' a pas sa
place? La question merite d'etre posee, et l'on peut aussi se demander si la part mystique du rite
n'est pas tout aussi presente, bien qu'elle evoque des substituts du divin.
c) le rapport au temps: il prend deux formes selon qu'on envisage le rituellui-meme
ou sa place dans la societe. Analyse de l'interieur, le rituel comme processus est un ensemble
d'operations qui se deploient dans un continuum; il y a un temps specifique du rite, deconnecte
du temps de I' action quotidienne. Replace dans le contexte social global, c'est 1~ periodicite du
rite qui merite notre attention. Recurrence de l'identique, le rituel intervient soit a intervalles
reguliers, soit eu egard a des circonstances particulieres ou, il apparait comme indispensable.
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En ce qui conceme 1' aspect cognitif propre au symbolisme laic et republicain, Agulhon est tres
a a
clair : «En inventant sa definition visuelle partir de !'image de la Liberti, et par rapport elle, la
Republique a porte au grand jour le probleme de sa definition intellectuelle. Choisir pour la
femme-Republique une posture calme au lieu d'une posture vebemente, c'est bien evidemment
signifier qu'on misera sur la puissance apaisante de la Raison pluto! que sur l'ardeur d'un appel au
combat permanent» (1979, p. 238).
L'invention de symboles et de rituels et les avatars qu'ils connaissent au cours des ages
mettent en jeu un processus intellectuel creatif. Processus qu'interagit sur notre « etre
politique » : en effet notre approche spontanee en ce domaine est d' emblee modelee par le
dispositif symbolique existant. Et les gouvemants ne sauraient faire abstraction de ce stock
d'informations et de representations dont nous disposons, que nous endossons en meme temps
que notre vetement de citoyen. En analysant le travail symbolique effectue par Fran~ois
Mitterrand, on voit a quel point celui-ci se conforme aces savoirs de Ia Republique transmis au
fil des generations. Ceci n'exclut pas cependant des remodelages qui, tout en tenant compte du
donne cognitif, l'enrichissent sans toutefois le contredire. Cette demarche peut prendre deux
formes : soit Ia reinterpretation des symboles qui modifie le plan de 1' exegese sans empieter sur
les contenus: c'est le cas du defile realise specialement pour le Bicentenaire de 89 par Jean-Paul
Goude; soit Ia modification partielle ou !'innovation affectera directement les rites et les
symboles qu'ils vehiculent, avec par exemple l'adjonction de representations inedites: ainsi du
rituel de Solutre pratique annuellement par Mitterrand.
Envisageons maintenant' le rapport au saere : Agulhon, toujours a propos de Marianne
parle d'une «mystique republicaine », d'une attitude «para- ou quasi religieuse » (op. cite, p.
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communaute. Le rituel viendrait ainsi reenchanter la prose du monde, exaltant en l'individu le
tresor d'une citoyennete partagee. Cette conception nous semble reductrice. Elle a surtout
!'inconvenient de faire table rase de l'histoire, en faisant du culte laic un·derive superstructure!
d'une situation bien precise, celle qui procede de la Revolution et de I'abolition de la royaute. ll
y aurait une essence republicaine se substituant purement et simplement a l'essence monar-
chique et deployant tous ses attributs dans une temporalite deconnectee de l'histoire qui 1' a
precedee. Pour seduisante que soit cette hypothese qui prend au pied de la lettre l'idee de
Revolution, comme regeneration et inauguration d'un temps radicalement neuf, elle fait
abstraction des continuites qui existent, et tout particulierement quand on a affaire au
symbolique politique, entre 1' Ancien regime et la democratie modeme.
Nous retrouvons a ce point la question du rapport du rituel au temps, les « longues
chaines » symboliques qui unissent des conceptions en apparence tres eloignees les unes des
autres. Qu'y a-t-il de commun, dira-t-on, entre la presidence de la Republique contemporaine
ou font rage les strategies de communication, ou les images semblent pensees a raison de leur
diffusion et des effets qu' elles sont censees produire dans la masse des spectateurs via les divers
medias d'une part, et d'autre part les rituels traditionnels de la royaute de droit divin qui
mettaient en scene une metaphysique des pouvoirs et des rapports entre Dieu et le gouveme-
ment des hommes sans se soucier des effets produits sur les spectateurs? Tout en reconnaissant
les transformations capitales qui affectent l'espace public et modifient la communication des
gouvernants avec leurs sujets, nous devons cependant porter !'investigation sur les contenus
symboliques, sur les filiations qui a ce niveau s'observent de 1'ancienne royaute ala Republique.
Le probleme de leur propre perennite se pose aux societes humaines, quel que soit le
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En insistant sur 1'ancrage du rituel politique en longue dun~e, on ne saurait cependant
sous-estimer les phenomenes de dramatisation qu'impliquent de telles performances. Comme
l'indique D. Kertzer, a propos de la .«construction rituelle de !a realite politique« : «Political
ritual creates an emotional state that makes the message uncontestable, because it is framed in such
a way as to be seen as inherent in the way things are» (1988, p. 101). L'analyse de la campagne
electorale de George Bush proposee par J.R Me Leod (1990) est a cet egard significative.
L' auteur met 1' accent sur la manipulation dans la rhetorique et dans le spectacle, offert par le
candidat, d'un contexte symbolique qui entreme.Ie des references aux valeurs sacralisees par les
Americains. Dans le grand discours prononce a la Convention republicaine de 1988, le candidat
deploie une rhetorique ou sont successivement invoques le Drapeau, la famille, la liberte et
Dieu, qui veille sur la Nation americaine : «And I believe that power must always be kept close to
the individual, close to the hands that raised the family, and run the home. I am guided by certain
traditions. One is that there is a God, and he is good, and his love, while free, has a self imposed
cost.» Ainsi parle George Bush: l'hebdomadaire Neesweek voit dans ce discours «the creation
of an instant mythic persona for a man who had got through two decades of public life without
one» (11/21/88 p. 110).
Penser le rituel et le symbolique politique propre a nos mises en scene politiques modemes,
cela ne signifie pas seulement s'assurer d'instruments conceptuels qui ont fait leurs preuves dans
le domaine de 1' anthropologie. nne s'agit pas d' «importer» purement et simplement un mode
d' analyse efficace dans ses applications aux societes exotiques. Cette approche porte en elle, on
a tente de le montrer, une hypothese plus generale concernant les rapports du symbolisme
politique modeme au savoir, au sacre et au temps. En affirmant la consistance et la polysemie du
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processus de desagregation d'un regime qui a toujours fait la part belle aux expressions
publiques de sa cohesion et de son absolue preeminence. On voit comment une celebration
devenue presque routiniere devient l'enjeu d'un combat qu'on se livre dans larue, non par Ia
force, mais en faisant assaut de symboles, quitte a inventer des comportements et des discours
qui sont immediatement interpretes par les Polonais d'une part en reference ala memoire (les
grandes commemorations), d'autre part en tenant compte d'elements contextuels immediats (le
face-a-face politique entre Solidarite et les communistes). L'etude de ces donnees montre toute
la complexite du travail symbolique qui ne saurait etre reduit a une re-presentation d'un reel qui
lui preexisterait. La est sans doute la veritable nature du rituel politique : moins une
ponctuation de !'action qu'un ensemble de pratiques qui fa~_;onnent l'espace public entendu
comme jeu de rapports, antagonistes ou non, entre des groupes.
Penser le travail du rituel, comme constitutif de l'espace du politique, telle est l'une des
taches de l'anthropologue qui tente d'analyser des phenomenes qu'on a trop tendance a reduire
a un theatre d' apparences. En proposant quelques elements de reflexion sur les rituels
politiques, nous avons voulu penetrer dans cet univers qui offre une matiere de choix aux
analystes perspicaces. Sans succomber a 1' obsession des medias, il apparait de plus en plus
necessaire d' approfondir Ia connaissance de Ia dimension symbolique de 1' action politique. Mais
pour ce faire, peut-c~tre faudrait-il se garder de deux ecueils qui menacent les recherches en ce
domaine. S'il est clair qu'en « sociologisant » le rituel et la symbolique politique, on risque de
perdre de vue ce qui fait leur consistance, inversement, il serait pour le moins partial de voir
dans !'approche anthropologique la de magique pour acceder a cet univers, en evacuant
purement et simplement Ia question de leur inscription socio-historique. Nous n' avons fait ici
qu 'esquisser un certain nombre de questions posees par 1' analyse du rituel politique, et que nous
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Marc ABELES
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