Patrimoine Contemp
Patrimoine Contemp
Patrimoine Contemp
Guy Di Méo
Guy Di Méo
Professeur de Géographie à l’Université de Bordeaux 3
Directeur du Laboratoire ADES (UMR 5185 du CNRS)
Au cours de cette communication, je vais quelque peu m’éloigner des rivages des estuaires,
même si je ne les perds jamais de vue dans ce court exposé sur l’intense besoin de patrimoine
qu’expriment nos sociétés contemporaines. Il y a vingt ou trente ans, nous aurions en effet
éprouvé quelque difficulté à tenir ce colloque dans la mesure où l’idée patrimoniale n’avait
pas fait le chemin qu’elle a parcouru depuis lors. Elle n’avait pas encore investi la plupart des
domaines étrangers à ses origines (arts, monuments, biens familiaux), secteurs qu’elle a
désormais envahis, surtout depuis les années 80, qu’il s’agisse des sphères les plus variées de
la vie sociale, matérielle et culturelle, du monde géographique ou de celui de la pensée…
Quand on porte sur le patrimoine un regard scientifique comme on l’a fait tout ce jour,
on ne saurait échapper à l’exercice périlleux de sa définition. À ce titre, si l’on se penche sur
l’étymologie du mot patrimoine, si l’on remonte jusqu’aux premières mentions écrites de son
apparition dans notre langue, on le rencontre dans plusieurs textes du XIIè siècle. Il désigne
alors des « biens de famille », l’ensemble des biens privés appartenant au pater familias. Ce
sens premier, quelque peu trivial, est toujours d’actualité. Il imprègne toujours le mot et crée
dans sa structure sémantique un curieux décalage, presque une contradiction. En effet le
même terme ne désigne-t-il pas à la fois ces biens concrets dont on hérite personnellement et
le grand patrimoine des œuvres, des monuments, des sites, etc., qui fonctionne à diverses
échelles (locale, régionale, nationale…) comme un système symbolique générateur d’identité
collective.
Il n’empêche que la référence élémentaire aux biens et aux droits du père, dont on
hérite un jour ou l’autre par effet de filiation, introduit d’emblée l’idée fondamentale d’une
transmission générationnelle, signification étymologiquement présente dans l’idée générique
de patrimoine. On remarquera au passage que cette notion de transmission est, de nos jours,
fondamentale pour les conceptions et les politiques du développement durable. On sait que
celles-ci s’appuient justement sur la qualification patrimoniale de l’environnement, au sens
d’une transmission garantie aux générations futures de biens et de ressources communs et/ou
publics, tant sociaux (biens et valeurs de civilisation) qu’environnementaux (ressources
biotiques ou abiotiques).
Concernant le statut public ou collectif des biens patrimoniaux, c’est dès le Moyen-
Âge que l’on observe son apparition. Il sort alors de la sphère privée des familles et s’étend à
plusieurs formes de biens publics ou, tout au moins, de biens appartenant à une large
communauté. C’est le cas, très tôt, du « Trésor public » ou patrimonium populi, voire des
biens d’église ou de ceux de la croix… Cette idée de collectivité, de biens collectifs s’élargit
au XVIIIè siècle. Sans perdre sa fonction privée, qu’il conserve encore de nos jours, le
patrimoine devient aussi ce qui se transmet à une personne collective, ce qui est globalement
transféré par la génération des ancêtres à la suivante, aux suivantes…
Une autre forme de l’élargissement du sens tient à la nature même de ce qui est
transmis. Il ne s’agit plus seulement de biens matériels, même à forte teneur symbolique, mais
aussi de valeurs purement idéelles, d’idées, de connaissances et de croyances, de conceptions
et de pratiques, de savoir-faire et de techniques, etc.
Dans ce principe de cession par filiation, individuelle ou collective, il apparaît que le
patrimoine établit une relation verticale intergénérationnelle, une sorte de cheminement dans
le temps qui se perd, inévitablement, jusqu’aux origines des groupes sociaux. Il touche de ce
fait le religieux, le sacré, l’affect et les mythes fondateurs de toute entité sociale construite
1
dans une certaine durée. Échappant souvent aux rigueurs de l’histoire, ce rapport à d’obscures
origines s’inscrit dans une certaine intemporalité. Par cette résistance apparente au temps, il
acquiert une sorte de durabilité. Il s’enrichit des vertus représentées d’une reproductibilité
systématique et assurée. Ainsi, en partant d’un concept (le patrimoine) de nature surtout
économique (biens de familles ou biens communs), on glisse progressivement vers une
représentation à caractère affectif et symbolique, religieux et sacré, enracinée dans
l’intemporel et le durable.
Parler de patrimoine dans ce contexte de filiation et de transmission revient à poser le
principe d’une conservation des biens reçus par héritage, en vue de leur passation future, en
l’état ou sous forme substitutive de capital social. Le patrimoine recèle donc la perspective
d’une projection dans le futur. Il contient la possibilité d’un futur qui accroît son caractère
d’enjeu à la fois social, culturel, économique et symbolique.
Signalons que ces remarques valent potentiellement pour tous les biens car, en théorie,
tout objet, tout phénomène revêt une dimension patrimoniale. Cependant, en réalité, le
passage générationnel implique tout de même un minimum de sélection. La production des
règles de celle-ci obéit bien sûr à un processus assez classique de construction sociale. Pour
cette dernière raison, mais aussi parce qu’elle confère une forte allocation de valeur sociale
aux choses et aux faits qu’elle transforme, la construction patrimoniale et les formes de
sélections des objets qui l’accompagnent relèvent de critères variés : économiques,
idéologiques, politiques.
La patrimonialisation n’est donc nullement neutre. De manière tout aussi générale, on
observera qu’elle repose sur une conception occidentale, linéaire et ouverte du temps qui est
largement celle de la modernité européenne. En ce sens, elle rejoint, comme on l’a déjà vu,
l’idéologie du développement durable. Dès lors, le transfert de ces notions vers des sociétés
non occidentales se révèle particulièrement délicat. Il peut être justement taxé d’impérialisme
ou de néo-colonialisme. Il dénote sans doute des postures dites post-coloniales, celles
contenues dans le concept de patrimoine mondial défendu par l’UNESCO ou, plus encore,
dans celui de conservation de la nature proposé par de nombreuses ONG des pays du Nord
œuvrant dans ceux du Sud.
Quoi qu’il en soit le processus de patrimonialisation appliqué à un objet (chose,
œuvre, bien, bâtiment, site, paysage, etc.) ou à une réalité idéelle (idée, valeur, témoignage,
événement, pratique, etc.) n’a rien de naturel. Il ne va pas de soi. Il exprime au contraire une
affectation collective (sociale donc) de sens ; laquelle découle d’un processus de convention.
Ce dernier traduit un accord social implicite (souvent territorialisé et institutionnalisé) sur des
valeurs collectivement admises, témoignage tacite d’une indéniable identité partagée. Pour
qu’il y ait patrimoine, il faut donc un processus (social au sens complet du terme) de
patrimonialisation, soit la transformation d’un objet, d’une idée, d’une valeur en son double
symbolique et distingué, raréfié, conservé et frappé d’une certaine intemporalité (même s’il
est daté, paradoxe ?), soigneusement sélectionné…
Ce qui étonne dans ce contexte, c’est l’engouement contemporain sans précédent pour
un tel patrimoine ; c’est aussi la patrimonialisation (au sens second d’une distinction
symbolique) accélérée d’objets, d’événements, de phénomènes, de lieux naguère ordinaires et
banals. Nous faisons l’hypothèse que cet emballement, que cette frénésie illustre l’émergence
d’un nouveau besoin des sociétés. La recherche en sciences humaines et sociales doit se
pencher sur une double question : pourquoi cette demande tant accrue, pourquoi cette
diversification du patrimoine, des patrimoines appréhendés dans la figure de leur notoriété,
aujourd’hui ?
Dans un premier temps, nous évoquerons ici les modalités et les formes évolutives de
cette étonnante expansion patrimoniale. Dans un second, nous nous attaquerons aux causes
présumées de cette prolifération.
2
I- Formes originales de la production patrimoniale contemporaine
Aujourd’hui, tout est potentiellement patrimonial, au point que les estuaires eux-mêmes, dont
la singularité géographique se profile et s’identifie tout juste à partir du XVIè siècle, basculent
à leur tour dans l’ordre du patrimoine, ne serait-ce qu’à l’occasion du présent colloque. La
tendance au « tout patrimonial » en tant que principe de distinction, dont le départ date en fait
des années 80, s’accompagne, comme on l’a vu plus haut, d’un incontestable élargissement du
sens de ce terme repéré du fait de la multiplication des choses et de leurs contextes (temporel
ou spatial) désignés par le mot (phénomène de polysémie). Cet enrichissement de sens
s’opère, à notre avis, au prix d’un quintuple glissement sémantique.
1- Le premier glissement ou transfert n’est pas neuf, il remonte sans doute au Moyen-
Âge, à coup sûr au XVIIIè siècle. C’est le passage de la dimension privée et familiale,
économique et affective du patrimoine, celui que l’on retrouve dans les testaments, dans les
archives notariales, à la sphère publique et collective. Cette dernière s’entend au sens des
collectivités locales et provinciales (ou régionales), puis nationales, à celle formée par l’Église
aussi, enfin à l’humanité toute entière, plus récemment. Cette translation marque également le
triomphe de la dimension politique du patrimoine, de sa valeur symbolique, de sa fonction
collective et sociale de signe.
Jusqu’à une période récente (années 60 ou 70), ce glissement ne concerna, dans une
première étape, que des œuvres, des bâtisses, sites et lieux monumentaux ou domaniaux
d’intérêt exceptionnel, du point de vue artistique ou esthétique, voire économique (notion par
exemple de patrimoine industriel). Il s’agissait alors d’objets très distingués, désignés avec
grand soin. Or, au cours des dernières décennies, on a pu noter un deuxième changement
majeur qui rejoint curieusement certaines formes très anciennes de la qualification
patrimoniale privée, la symbolique sociale collective en plus.
3
Ce n’est pas une quelconque valeur intrinsèque de ces objets courants qui fait leur
nouvelle qualité patrimoniale, au sens le plus fort du terme, mais leur poids, leur présence
encore vibrante dans les représentations sociales alors que souvent les contextes culturels et
sociaux de leur production se sont brutalement effondrés. Ainsi en va-t-il des objets de
l’industrie fordiste et de la société de consommation de l’après-guerre, récemment introduits
dans le cercle patrimonial. De plus, l’engouement pour de tels objets (patrimonialisés) opérant
à plein régime, une demande accrue se développe sur le marché. Elle favorise l’avènement du
« tout patrimoine » par des effets promotionnels de mode qui s’avèrent très rémunérateurs sur
le plan économique.
5- Le cinquième constat nous conduit en effet à observer que le patrimoine sous tous
ses aspects, jusqu’à ces dernières années, intégrait pour l’essentiel des objets de culture, des
artefacts fabriqués ou puissamment transformés par la créativité, par le travail humain,
auxquels s’ajoutaient éventuellement des valeurs esthétiques (ou artistiques) et des fonctions
symboliques. De nos jours, ce statut évolue. Le patrimoine annexe des objets appartenant à
l’ordre de la nature (estuaires donc), même s’il faut bien reconnaître que ceux-ci résultent, ne
serait-ce que dans leur désignation et leur délimitation, d’un processus de qualification sociale
(dans l’acception très générique et très large du terme) assimilable, souvent, à une fabrication,
à une production.
4
Amorcée aux Etats-Unis dès le XIXè siècle, la patrimonialisation de la nature n’a
cessé de progresser au cours des dernières décennies. Elle poursuit aujourd’hui cette avancée,
grâce notamment au succès des thématiques du développement durable et de la protection
comme de la conservation environnementale. Certains mouvements écologiste (deep ecology
par exemple) contribuent à l’accréditer et à lui conférer une réelle envergure internationale.
Ces différents glissements sémantiques, notamment mais pas uniquement les deux
derniers, ne sauraient laisser le géographe indifférent. En effet, cette intrusion du patrimoine
dans les sphères des territoires et de la nature (au sens de l’environnement) suppose une
certaine organisation structurelle des lieux en cause qui relève sans conteste du propos
géographique. Pour ne prendre que quelques exemples, on remarque que les domaines
(châteaux ou clos en particulier) et les paysages vini-viticoles ne revêtent leur plein sens
patrimonial qu’en regard des organisations géographiques plus globales qu’ils produisent : la
Côte des Nuits ou la Montagne de Saint-Émilion, voire à une échelle supérieure l’ensemble de
la Côte de Bourgogne ou du vignoble bordelais… De même une politique environnementale
et patrimoniale conduite à l’échelle de l’estuaire de la Gironde paraît plus cohérente que des
actions dispersées le long de rives, etc. De la même façon, les bastides du Sud-Ouest français,
ces bourgades de colonisation et de contrôle militaire de l’espace, construites selon un plan
très original aux XIIIè et XIVè siècles, n’acquièrent leur pleine valeur patrimoniale et
touristique qu’en regard du réseau géographique qu’elles forment et des contextes paysagers
ou monumentaux (abbayes et châteaux) dans lesquels elles s’inscrivent. Les promoteurs du
tourisme le savent bien.
Les objets et les lieux patrimoniaux (patrimonialisés) contribuent à forger des
territoires en fournissant quelques symboles clés aux schèmes structuraux qui les sous-tendent
et les charpentent. Inversement, les territoires, leurs représentations sociales de nature
éminemment culturelle jouent un rôle très puissant dans toute qualification patrimoniale des
objets comme des lieux qui les parsèment et les caractérisent.
Quelles sont, au total, les raisons variées et complexes de ces divers glissements et
transformations sémantiques enregistrés par le concept patrimonial, c’est ce que nous allons
maintenant tenter d’analyser.
5
valeurs intemporelles et universelles, de caractère esthétique (universalité du beau) et
historique (occupation d’une place spécifique dans un continuum temporel immuable). Ils
retenaient surtout des critères de réputation fondés sur la durée, l’ancienneté. Ces références à
des valeurs universelles (canons esthétiques, puissance, prouesse technique, historicité,
contexte événementiel, etc.) se sont traduites par la sélection, au nom du patrimoine collectif
de la nation, voire de l’humanité, des grands monuments, œuvres d’art et espaces mémoriels
legs de l’Histoire, ou par celle de ces sites paysagers grandioses, dons de la nature et fruits de
son accommodation par les sociétés humaines…
Après la deuxième guerre mondiale, les Trente Glorieuses familiarisèrent et
accoutumèrent les populations des pays développés avec un certain nombre de phénomènes
qui furent rapidement assimilés à des logiques universelles et (quasi) éternelles. Ainsi en fut-il
du principe d’ascension sociale, du progrès scientifique linéaire, de l’avènement d’une société
plus juste et égalitaire, etc. Bref, une similitude conceptuelle (même paradigme ?) affectait les
deux approches, celle de la constitution patrimoniale et celle de la production des valeurs
sociales.
Avec les années 70, un violent changement de registre intervient. Le doute s’installe
quant à l’universalité et l’intemporalité des idées comme des valeurs. Les grands référents
théoriques construits au Siècle des Lumières, plus encore à partir du XIXè et au XXè siècle
(marxisme, structuralisme, etc.) s’effritent. Dans le domaine économique de la production, le
post ou plutôt le néo-fordisme remplace les méthodes de production de masse, standardisées
et stéréotypées. L’idée de post-modernité prend corps. Elle se concrétise par une
fragmentation des représentations et des convictions sociales, par un retour assez
contradictoire à l’individualisme d’une part, à l’esprit communautaire de l’autre, ces deux
tendances n’étant pas forcément séparées ni antagonistes dans les comportements des
personnes.
Devant ce recul de l’universel, chaque objet, chaque évènement, chaque lieu affiche en
toute légitimité une potentialité, voire une prétention patrimoniale. En ce qui concerne les
échelles géographiques et les institutions, on enregistre un retour au local : idéologie, par
exemple, du « vivre au pays », mais aussi décentralisations politiques et administratives
partout observées dans le monde… Tout lieu, tout pays, toute ville représentés par leurs élites
ou par de plus larges couches de leurs populations, souhaite se démarquer de ce qui l’entoure,
de ses voisins, s’efforce de se distinguer. On bricole parfois de toutes pièces des patrimoines
locaux dans le souci de consolider d’identité collective ou d’imposer la reconnaissance du lieu
considéré par les autres. Cette entreprise est d’autant plus active que dans une situation de
concurrence territoriale accrue, du fait de la crise économique et de la reconversion des
systèmes productifs, le patrimoine territorialisé devient un argument économique de premier
ordre. Cet argumentaire ne vaut pas pour la seule activité touristique. Il joue également pour
l’ensemble des services et pour l’industrie renouvelée qui cherchent désormais, dans les
espaces sociaux où ces activités s’implantent, des externalités stimulantes : environnement
gratifiant, fortes capacités relationnelles de transport et de communication, ressources
historiques, culturelles, sociales, intellectuelles, savoirs et savoir-faire variés, systèmes
dynamiques de formation, rapports flexibles au travail et aux lieux, etc. Parmi ces nouveaux
facteurs favorables à la production et au développement, le patrimoine, sous diverses formes,
intervient de manière assez constante. Les nouvelles gouvernances locales ne s’y trompent pas
et procèdent à sa mise en évidence publique, parfois quelque peu ostentatoire, quand elles ne
se livrent pas à sa fabrication pure et simple. Ainsi, dans le cadre du département de la
Dordogne, on a pu observer que depuis quelques années de nombreuses communes
s’engagent dans une définition scrupuleuse et détaillée de leur patrimoine. Leurs élus
n’hésitent pas, pour ce faire, à embaucher des chargés d’études. Ces derniers ont pour mission
d’étudier et de proposer des Zones de Protection du Patrimoine Architectural Urbain et
6
Paysager servant de cadre à une véritable mise en scène patrimoniale de l’espace communal.
Pour la seule Dordogne, une trentaine de communes se sont lancées dans ce travail.
Comme souvent, ces changements sociaux qui tiennent à de profondes raisons
structurelles sont relayés par des effets de mode. Celle-ci contribue en effet à diffuser sans
mesure ce nouvel engouement pour le patrimoine, et ceci sous ses multiples facettes. Cette
mode se manifeste, entre autres, par des pratiques culturelles accrues de visites des sites, des
musées, des monuments. Elle se traduit aussi par l’invention des journées du patrimoine, par
la nuit blanche parisienne, par la fête lyonnaise des lumières, etc. De nouvelles pratiques
culturelles de l’environnement voient également le jour. Elles concernent la plupart des
classes d’âge. Bref, le patrimoine s’élargit, explose, se fragmente, devient effet de mode. Sa
polysémie et sa complexité s’accroissent. Sa lisibilité sociale en souffre. Il est de plus en plus
difficile à cerner, à définir. En fait, dans ce contexte de remise en cause des valeurs de la
modernité, outre l’effet de mode, quatre circonstances supplémentaires ont sans doute
augmenté ce besoin social de patrimoine. On peut globalement parler, à leur égard, de
mutations et d’effets sociaux patrimogènes.
7
surabondance, par sa fragmentation même, multiplie de fait les opportunités, les formes et les
niches de son enracinement. Il fournit ainsi des refuges identitaires lovés au sein des
territoires.
De plus, le patrimoine cristallise des valeurs culturelles qu’on ne peut expatrier ni
internationaliser, qui ne sauraient donc nous échapper. Si les élus, en France notamment, plus
généralement en Europe se sont battus et combattent encore en faveur de l’exception
culturelle, n’est-ce pas qu’ils souhaitent sauvegarder des domaines de singularité et donc de
légitimité dans le concert mondial des échanges, des interférences et des brassages ?
-La frénésie patrimoniale résulte également, sans doute, d’une autre crise culturelle
liée à la mondialisation, mais aussi au double processus d’industrialisation et de massification
de la culture, des cultures… À la différence de ces nouvelles cultures de masse véhiculées par
les mass media et les industries culturelles, le patrimoine instaure une mystique de l’unique et
de l’authentique : il n’y a qu’une abbaye de la Sauve-Majeure, qu’une citadelle de Blaye ! Le
patrimoine repose dans ses formes matérielles sur le principe fondamental de l’unicité, de
l’unique, du non reproductible et, par conséquent du systématiquement rare.
Conclusion
Ce serait donc à la fois parce qu’il est source d’identité et de diversité, créateur de lieux et de
territoires, de repères spatio-temporels solides et tangibles dans un monde mobile, changeant
et unificateur, uniformisateur même, que le patrimoine constituerait, de nos jours, un besoin
social particulièrement essentiel. À ce compte, il devient aussi un enjeu économique,
idéologique et politique.
Les milieux géographiques, les estuaires en l’occurrence, leurs particularités physiques
comme les formes originales de leur occupation humaine, toutes évoquées au cours de ce
colloque, n’échapperaient pas, dans ces conditions, à cette règle patrimoniale de la production
identitaire unique s’effectuant cependant dans un contexte de diversité.