Crii 011 0015
Crii 011 0015
Crii 011 0015
Françoise Rigaud
Dans Critique internationale 2001/2 (no 11), pages 15 à 24
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1290-7839
ISBN 2724629132
DOI 10.3917/crii.011.0015
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suspendu
de l’embargo
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manents du Conseil de sécurité, a tout l’air de sombrer lentement dans l’oubli.
À l’intérieur, la situation politique paraît inchangée. Saddam Hussein continue
à diriger un régime certes assiégé mais qui a su, au fil des années, s’accommoder
des restrictions et développer des instruments de survie ; ce faisant, il peut narguer
le reste du monde en affichant l’image d’un pays sans tensions apparentes. Isolée
et massivement paupérisée, la population s’est installée dans la temporalité de
l’embargo, celle d’un temps suspendu, d’une situation d’exception qui se perpétue
et tend à s’instituer en système, façonnant le quotidien et imposant la norme de
l’aléatoire et de l’imprévisible. Absorbée par sa survie matérielle, elle ne fait plus
de projets à long terme : tout est ajourné, comme si penser l’avenir devait être remis
à plus tard. Aucun mouvement ne se fait jour, qui pourrait canaliser son très vif
sentiment de déchéance nationale et d’injustice, ou porter ses espoirs.
Pourtant, le diagnostic d’immobilisme sur lequel s’accordent la plupart des « ira-
kologues » ne résiste pas à l’observation. L’embargo a produit des changements en
profondeur, que l’on peut appréhender tout en se gardant d’en tirer des conclu-
sions prématurées. La relation entre l’État et la société n’a plus le même contenu :
elle relève dorénavant de ce que l’on pourrait appeler une « dictature des besoins »1,
la rareté des biens et le besoin de régulation contraignant les deux parties à forger
de nouveaux discours et pratiques. C’est à partir de cette dimension dynamique et
interactive d’une crise multiforme – et non du débat habituel sur l’efficacité des sanc-
tions – que l’on peut mieux saisir le paradoxe d’un État désargenté, placé sous
tutelle, interdit de présence dans une partie de son territoire, largement délégitimé,
et qui néanmoins résiste et s’adapte à l’inédit.
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ture du système de rationnement des denrées de base géré par le gouvernement.
En effet, le pouvoir d’achat des Irakiens, jadis envié dans la région, demeure
très faible. L’État rémunère, fort mal, près des deux tiers des salariés du pays, dans
des administrations devenues squelettiques pour cause d’absentéisme chronique
et dans des entreprises publiques tournant au tiers de leur capacité. Une carrière
dans la fonction publique n’offre plus les avantages, la sécurité matérielle et le
prestige social de naguère. L’émigration économique apparaît alors comme
l’unique moyen de survie pour un grand nombre d’enseignants, d’ingénieurs et
de médecins. Pour les autres, l’économie informelle, notamment les petits métiers
urbains (vendeurs ambulants, chauffeurs de taxi utilisant des voitures privées...)
ainsi que le retour à des formes de production rudimentaires, fournissent un
maigre complément de revenus.
Aussi une certaine nostalgie pour l’« âge d’or » baasiste se fait-elle sentir, celui
de l’État fort et modernisateur, de l’État-providence des années d’opulence pétro-
lière, garant de l’accès à un certain bien-être matériel. Le pacte social inspiré d’une
variété de « socialisme de classes moyennes », qui avait jusque-là prévalu entre le
régime baasiste et la société, est matériellement rompu. Les magasins d’État où,
avant la guerre, la population trouvait de quoi satisfaire l’essentiel de ses besoins
à prix subventionnés sont aujourd’hui vides. La gratuité de la santé et de l’éduca-
tion a quasiment disparu, le pouvoir ayant décrété une « politique d’autofinan-
cement » en vertu de laquelle les administrations et les établissements publics
répercutent leurs coûts de fonctionnement sur les usagers. Testée en 1997 dans
quelques hôpitaux où l’on a prié les patients d’apporter les médicaments et les
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toirs du fameux souq al-mr’aidi de Bagdad où l’on peut tout acheter (passeport, acte
de naissance, carte de rationnement, dispense de service militaire...). L’intensité des
besoins est telle que tout fragment du domaine public peut faire l’objet d’accapa-
rement privé. Tout ce qui appartient à l’État est bon à voler, de l’éclairage des rues
au matériel des entreprises publiques en passant par les pièces archéologiques du
Musée national.
En d’autres termes, les relations entre politique et économique, public et privé,
licite et illicite se sont transformées au fur et à mesure du délitement de la capa-
cité administrative de l’État. Ne pouvant plus mettre en avant ses réalisations, le
régime n’a d’autre choix que de prêcher les vertus de l’économie de marché et du
secteur privé, confirmant ainsi que le « retrait » de l’État ou sa « privatisation »
sont un mode d’adaptation aux contraintes externes et internes2. Saddam Hussein
répète à satiété à ses compatriotes à quel point il les a gâtés – allant même jusqu’à
importer, à une certaine époque, des bananes par avion – et à quel point il leur faut
désormais faire preuve de parcimonie et d’esprit d’entreprise. Les logiques
d’extraction et de redistribution des ressources ainsi que l’idéologie et les symboles
qui tissent la domination du pouvoir sur la société ont dû s’adapter à cette conjonc-
ture inédite. D’où un surinvestissement du registre symbolique par un régime
autoritaire sur le déclin, qui s’efforce d’atténuer son image d’impuissance et de para-
lysie aux yeux de la population. Après avoir brièvement essayé du registre des
droits de l’homme, de la démocratie et du multipartisme en 1992-93, le régime a
jeté son dévolu sur l’islam. Une « Campagne pour la foi » (hamla imaniyya) a été
décrétée à l’échelle nationale et se traduit par la multiplication des émissions
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système politique ont été ébranlés et ont désormais besoin d’être recomposés.
Certes, l’embargo unit contre l’extérieur, dans un même nationalisme de ressentiment,
la population et le régime, mais n’occulte pas la crise de légitimité qui frappe ce dernier.
La réponse à cette crise pousse d’abord le pouvoir à recentrer son assise terri-
toriale autour de la capitale et à s’accommoder de l’autonomie de facto du Kurdistan
et de la guérilla de faible intensité dans le Sud, pourvu que Bagdad soit sanctuarisée,
comme au temps du Calife al-Mansour retranché dans sa « ville ronde » ; d’ailleurs,
la rhétorique officielle désigne aujourd’hui la capitale comme Dar al-salam – terri-
toire de la paix – et Saddam Hussein comme al-Mansour billah, le Victorieux en Dieu.
Vitrine de la résistance et de la reconstruction d’après-guerre entreprise par le
régime, Bagdad, avec ses palais présidentiels, sa Tour Saddam et son Pont suspendu,
ne laisse apparaître aucun signe de déchéance. Ses marchés bien achalandés regor-
gent de produits importés, et les conditions de vie y contrastent fortement avec le
délabrement du reste du pays, la misère et la détresse de certaines grandes villes
de province qui, comme Basra, donnent l’impression de cités mortes. Aucune
contestation n’y est tolérée : le quartier al-Thaoura, gigantesque enclave chiite de
la capitale, rêve toujours de révolution contre le tyran mais, au moindre soubre-
saut, il est entièrement bouclé par la Garde républicaine. En dehors de Bagdad,
les structures tribales restées très fortes, notamment dans les zones rurales, sont
apparues au pouvoir central comme un précieux appui au maintien de l’ordre.
Soigneusement cooptés et réarmés, les chefs tribaux font d’excellents auxiliaires de
police. L’appareil coercitif (essentiellement la Garde républicaine dirigée par
Qossaï, le fils cadet du Président) peut ainsi opérer à la fois comme une garde
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télévision al-Shabab) se font les champions, constituent en réalité un mode de sur-
veillance et de gouvernement à part entière. L’arbitraire, le flou des frontières
entre le toléré et l’accepté, le légal et l’illégal sont ainsi placés au cœur du politique
et visent à « casser » d’éventuels rivaux politiques et économiques.
L’omniprésence du centre se fait également sentir dans la gestion de l’économie
et des flux financiers qui sont ainsi de facto « privatisés » et empruntent le canal des
réseaux informels et des relations personnelles avec tout ce que cela implique
d’intermédiation et de délégation à des acteurs privés. Toutes les ressources régu-
lières (fiscalité, douanes, production des entreprises d’État) ou occasionnelles
(commissions sur contrats, revenus de la contrebande pétrolière) remontent au
Cabinet présidentiel, pour être ensuite affectées selon son bon vouloir. Celui-ci
désigne, d’une part, les commissionnaires qui, à leurs risques financiers personnels,
acceptent d’exporter, en dehors du cadre onusien, du pétrole ou des dérivés par
l’intermédiaire de Kurdes ou d’acheteurs du Golfe et, d’autre part, les relais à
l’étranger qui importent pour le compte de l’État en contournant l’embargo. De
plus, il exerce directement une fonction de redistribution individualisée au béné-
fice de milliers de personnes appartenant aux catégories sociales les plus diverses.
Cette redistribution constitue, plus que jamais, un facteur de cohésion et de sta-
bilité du régime en ce sens qu’elle opère selon une logique de coercition-transaction
dont l’efficacité n’est plus à démontrer.
En même temps, la « maison » présidentielle se taille la part du lion dans l’éco-
nomie informelle en répartissant les créneaux d’activité et de prédation entre ses
membres et leurs affidés. Ceux-ci sont aujourd’hui les principaux détenteurs de
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devises étrangères, donc les maîtres de l’approvisionnement. Les prix sont ainsi direc-
tement contrôlés par le centre, qui inonde les marchés de produits lorsqu’ils sont
à la hausse ou, inversement, crée des pénuries. Au besoin, il lui est toujours pos-
sible de rejeter la responsabilité sur les contraintes extérieures ou sur l’incivisme
de certains « spéculateurs » qu’on s’empresse de pendre, comme ce fut le cas en
1992. Il en est de même pour le taux de change du dinar par rapport au dollar. Le
régime a ainsi pu contrôler la chute du dinar et résorber l’énorme masse moné-
taire provoquée par son recours massif à la planche à billets jusqu’en 1994-95
grâce à un « vilain tour »3 à l’origine du fameux nuzul (crash) qui a suivi son accep-
tation de la formule « pétrole contre nourriture ». Il s’agissait d’une pure et simple
extorsion de fonds à la population. Le mécanisme était le suivant : des sociétés de
placement promettant une véritable « multiplication » de l’argent grâce à des ren-
dements de l’ordre de 100 % sont apparues à Bagdad et dans certains gouvernorats.
La population s’est ruée sur l’occasion, allant jusqu’à vendre maison et voiture pour
placer le plus d’argent possible. Au bout de quelques mois, ces sociétés ont disparu
et leurs responsables ont pris la fuite. La dépréciation du dinar par rapport au
dollar est alors revenue à un niveau supportable. Il y eut quelques arrestations, mais
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tous les spoliés ont vu la main du pouvoir derrière cette vaste opération.
laire n’a pu voir le jour, cette rébellion spontanée contre le pouvoir, ses institutions
et ses symboles (destruction des statues de Saddam Hussein et de certains bâtiments
officiels, assassinat de responsables baasistes) a constitué un indéniable moment de
rupture. Le pouvoir est soudain apparu vulnérable et près de s’effondrer dans la
foulée de la défaite militaire. Du coup, la peur n’est plus aussi paralysante que par
le passé. Dans ce contexte de régime autoritaire déclinant, mais dont les capacités
coercitives restent dissuasives, l’opposition est souvent spontanée, non armée,
individuelle et dépourvue de capacités organisationnelles, et elle débouche rare-
ment sur des formes d’action collective à même de transformer l’ordre politique.
Elle n’est pas pour autant insignifiante. Des pratiques minuscules d’« incivilité »
s’expriment au jour le jour dans les rapports de pouvoir et les relations sociales ;
ce sont elles qui décrédibilisent chaque jour davantage les instances politiques aux
yeux de tous. La société irakienne en offre un vaste éventail, et l’on ne doit pas sous-
estimer ses capacités de contournement, d’obstruction et de travail de sape de
l’autorité. Des coups de feu tirés en l’air, la nuit, dans certains quartiers de la capi-
tale défient les forces de police et leur signifient l’existence d’enclaves récalci-
trantes. Des actions spectaculaires telles que les récents attentats à la voiture piégée
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ou encore les attaques à la roquette contre des bâtiments officiels en plein cœur
de Bagdad (printemps 2000) visent à démontrer la capacité de nuisance de certains
segments de la population. Chez les jeunes sont apparus des rituels de rébellion.
Le vandalisme vise tout ce qui appartient à l’État. Les désertions de soldats ne se
comptent plus. La transgression sexuelle est également mise à contribution : en juin
1998, lors de la cérémonie de remise des diplômes de la Faculté d’agronomie de
Bagdad, les étudiants se sont travestis, les hommes en femmes, et les femmes en
habit masculin « tribal », raillant ainsi l’instrumentalisation du folklore tribal par
le pouvoir, qui n’a pas manqué de sanctionner lourdement les plaisantins en refu-
sant de leur délivrer leur diplôme.
À l’échelle de l’ensemble de la population, la prolifération des rumeurs diffuse
un bruit de fond qui, souvent, « se construit en accusation et nomme des cou-
pables »5. Le thème de la collusion de Saddam Hussein avec les États-Unis en nour-
rit un flot constant. En 1996, lors de la tentative d’assassinat contre son fils Oudaï,
le bruit s’est répandu que les agresseurs avaient cherché à le châtrer, pour le punir
de sa légendaire prédation sexuelle et pour le priver de descendance. À la rumeur
s’ajoute le nombre infini de blagues qui tournent en ridicule le pouvoir et ses
détenteurs, brocardent les symboles officiels, sans oublier l’autodérision relative
aux conditions de vie sous embargo. Les rites religieux, surtout chiites, sont, quant
à eux, systématiquement transformés en symboles de résistance, jetant ainsi dans
l’embarras le régime qui oscille sans cesse entre l’interdiction et le parrainage.
Enfin, une « culture de l’ombre » (thaqafat al-dhil) commence également à se
constituer en réaction à la culture d’État ; de nombreux recueils de nouvelles et de
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considérer que le phénomène tribal est entièrement manipulé et instrumentalisé
par le pouvoir7. Il n’en demeure pas moins que la tribu est opportunément apparue
aux yeux de bon nombre d’Irakiens comme une entité à même de répondre à leurs
besoins à la fois matériels et symboliques. Elle leur permet de se repositionner par
rapport au pouvoir dans un contexte d’incertitude politique, de compétition et de
pénurie, où tout s’évalue en termes d’avantages relatifs. Elle est aussi, à bien des
égards, l’un des derniers remparts psychologiques de la sécurité individuelle. La
généralisation actuelle de la pratique de l’arbitrage tribal (façl asha’iri) le confirme :
l’autorité tribale se substitue désormais à un appareil judiciaire corrompu et inef-
ficace dans le règlement de la plupart des litiges. Et pour tous ceux qui, comme bon
nombre de Bagdadis, ne peuvent se prévaloir d’aucune affiliation tribale, il est
toujours possible de louer les services d’un shaykh le temps d’une qa’ada (séance
d’arbitrage tribal). Quant aux identités confessionnelles, elles ne constituent pas
vraiment des blocs politiques, mais plutôt des structures de solidarité et d’entraide.
Beaucoup a été dit et écrit sur le chiisme irakien, mais, dix ans après l’intifadat
muharram (soulèvement de 1991), il est plus que jamais divisé et ne parvient pas
à se doter d’une direction politique unifiée. Les accusations échangées entre les
diverses factions de l’opposition chiite en exil au lendemain de l’assassinat, début
1999, de l’ayatollah Mohammed al-Sadr en apportent l’éclatante démonstration.
Beaucoup plus que la tribu ou la confession, la famille (ou la maisonnée) appa-
raît aujourd’hui comme l’entité de survie des Irakiens confrontés au retrait de
l’État. Elle constitue une unité cruciale de production et de circulation des ressources.
Des familles entières vivent quasi-exclusivement de l’envoi de fonds par l’un de leurs
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déchiffrement des relations entre l’État et la société en Irak, pas plus que la person-
nalité de Saddam Hussein ne subsume à elle seule toute la vie politique du pays.
L’ordre social qui prévaut depuis 1991 ne s’appuie pas que sur la coercition : tout
pouvoir, fût-il une dictature, repose en grande partie sur la coopération d’une
majorité d’individus et sur la prise en compte de leurs intérêts matériels. Ce qui
frappe aujourd’hui, c’est la volonté du pouvoir non pas de s’imposer à tous, mais
de montrer sa présence, fût-ce de façon intermittente et non officielle. Dans la
mesure où ses capacités sont limitées, le régime se défausse sur des intermédiaires
privés et des agents de liaison anciens ou nouveaux, restant ainsi au centre de
toutes les alliances et coalitions d’intérêts. Son ingéniosité à gérer la crise, sa capa-
cité de réaction et d’initiative, démentent les analyses en termes d’incompétence
ou d’« irrationalité ». L’ambivalence de la situation actuelle résulte du paradoxe sui-
vant : la capacité régulatrice de l’État est formellement érodée, mais son pouvoir
demeure en se redéployant. On est bien loin de la décomposition annoncée au
lendemain de la terrible défaite infligée à l’Irak il y a tout juste dix ans8.
Françoise Rigaud prépare à l’Institut d’études politiques de Paris une thèse sur la société et
l’État irakiens sous le régime des sanctions internationales. E-mail : f.rigaud@yahoo.fr
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1. Cette notion est empruntée à un contexte différent, celui des sociétés soviétiques. Voir F. Fehér, A. Heller, G. Markus,
Dictatorship Over Needs. An Analysis of Soviet Societies, Oxford, Basil Blackwell, 1983.
2. Voir B. Hibou (dir.), La privatisation des États, Paris, Karthala, 1999, p. 6.
3. Voir la notion de « dirty tricks politics » développée par J.S. Migdal dans Strong Societies and Weak States. State-Society Relations
and State Capabilities in the Third World, Princeton University Press, 1988.
4. Thèse défendue par P.-J. Luizard, « Introduction », dans Mémoires d’Irakiens : à la découverte d’une société vaincue, numéro
spécial de Maghreb-Machrek, 163, janvier-mars 1999, p. 15.
5. F. Nassif Tar Kovacs, Les rumeurs dans la guerre du Liban. Les mots de la violence, Paris, CNRS Éditions, 1998, p. 12.
6. H. Al-Alawi, Dawlat al-Isti’ara min Fayçal al-awal ila Saddam Hussein, Londres, Dar al Zawra, 1993.
7. A. Baram, « Neo-tribalism in Iraq : Saddam Hussein’s tribal policies 1991-96 », International Journal of Middle East
Studies, 29, 1997, pp. 1-31.
8. Je remercie le Middle East Centre de St. Anthony’s College (Oxford) pour son accueil et son soutien dans le cadre de cette
recherche.
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