Delib 009 0041
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Anne-Laure Maduraud
Dans Délibérée 2020/1 (N° 9), pages 41 à 48
Éditions La Découverte
ISSN 2555-6266
ISBN 9782348059070
DOI 10.3917/delib.009.0041
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À 1 chaque époque son support. Comme dangereuses 3 – que sur ce que les réseaux
ailleurs, comme en d’autres temps 2, la Justice sociaux révèlent, en creux, de questionnement
est régulièrement fustigée, questionnée, déni- et d’attentes citoyennes vis à vis de la Justice
grée, bousculée sur les réseaux sociaux. Mais, et d’une certaine incapacité de cette dernière
si chacune et chacun de rappeler que le débat à y répondre.
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nécessaires quant à la valeur probante à accorder à massivement des articles de médias mainstream
ces éléments 6. Mais la Justice, tant c’est au cœur de mais aussi indépendants, collaboratifs, de sites
son office que d’appliquer les règles de droit à toute ou blogs aux orientations politiques variées. Les
réseaux sociaux sont aussi un vaste forum où s’in-
5 V. notamment, sans prétendre à l’exhaustivité : Cass., terpellent des individus d’horizons divers : on y
1ère civ., 20 avril 2013 (sur la notion de publicité de publications
sur Facebook) ; Cass., 2è civ., 5 janvier 2017 (sur la question de trouve aussi bien des militant·es de tous bords
l’impartialité de membres de la juridiction ordinale du fait de politiques et toutes causes, des professionnel·les
liens d’ « amitié » Facebook) ; la récente polémique autour de la
vidéo raciste postée sur un réseau social par son auteur mettant de tous secteurs et notamment de la justice et du
en scène, dans le cadre d’une soirée privée, des employé·es droit, des comptes institutionnels gouvernemen-
de l’entreprise Le slip français a permis de rappeler que les diffé-
rentes questions soulevées sont loin d’être nouvelles (v. Marion taux, d’associations, de collectifs ou d’entreprises,
Peroud, « Slip français: un salarié peut-il être sanctionné au des stars de la chanson, du cinéma ou de la télé,
bureau pour une soirée «blackface»? », Challenges, 6 janvier 2020).
des humoristes, youtubeurs et youtubeuses, ou
6 Pour un exemple de l’enjeu en terme de valeur probante :
au Canada, la circonstance de préméditation a pu être retenue
contre un époux qui avait modifié son statut Facebook de 7 Alexis Delcambre, « Les réseaux sociaux prennent une place
« marié » à « veuf » et recherché sur les RS un avocat pénaliste croissante dans l’accès à l’information », Le Monde, 14 juin 2016.
quelques jours avant qu’il ne tue son épouse (« les réseaux 8 Aude Carrasco, « Baromètre des médias, les journalistes
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sociaux et la justice », lepetitjuriste.fr, 23 juillet 2011). sommés de se remettre en question », La Croix, 24 janvier 2019.
simples citoyen·nes 9 ne rentrant dans aucune de sous pseudonymat ou non, des greffier·es, avocat·es
ces catégories. Tout ce petit monde y devise sous ou magistrat·es, notaires, etc. s’y expriment et
son identité ou sous pseudonyme 10, et en fait un proposent des analyses critiques ou exposés péda-
usage divers, du plus sérieux au plus léger, du plus gogiques de telle décision de justice, telle réforme,
discret au plus tapageur. On y trouve également etc. Certains comptes Twitter de ces praticien·nes de
beaucoup de nos hommes et femmes politiques, la Justice sont désormais assez suivis. Les réseaux
qui en ont bien saisi les enjeux en terme de commu- sociaux ont ainsi permis la création d’un canal où
nication, et y multiplient du reste les contenus ad des justiciables, journalistes, avocat·es, et magis-
hoc et « phrases choc ». Y interpeller publiquement trat·es se parlent publiquement, et y devisent du
par certain·es élu·es ou Ministres sur une situation fonctionnement de la Justice, et ce de façon tota-
particulière qui y aura eu une certaine visibilité lement inédite dans l’histoire de l’institution judi-
peut du reste entraîner une réaction 11. On y trouve ciaire. Puis des comptes plus « officiels » (du porte
enfin... énormément de journalistes, qui, de plus en parole du ministère, de la Cour de cassation, de
plus, viennent y diffuser leur travail, mais égale- l’ENM, de l’ENG, de chef·fes de Cour ou juridictions
ment y glaner des sujets, témoins, interlocuteurs et de première instance, du CNB, de syndicats, etc.)
interlocutrices. ont vu le jour – investis de façon inégale – afin de
communiquer sur leur action ou réagir à celle des
Ce mode d’échange et de diffusion des idées a autres. Le monde judiciaire commence donc évidem-
évidemment bousculé le petit monde judiciaire, cet ment à investir les réseaux sociaux et à s’interroger,
entre-soi habitué aux contraintes d’expression du comme en témoignent un récent colloque 12 ou des
débat juridique et à toutes sortes de ritualisations journées de réflexion organisées au sein de l’École
des échanges, même les plus informels. S’agissant nationale de la magistrature 13. Mais le propos se
des sujets ayant trait à la justice, c’est sans doute limite encore bien souvent à une mise en garde
sur Facebook et surtout Twitter que se partagent quant à de possibles manquements à la déontologie
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Marlène Schiappa « prête à intervenir », Actu.fr, 4 janvier 2019. le temps de comprendre et analyser finement ladite décision.
largement commentées sur les réseaux sociaux, acquis une certaine reconnaissance ainsi qu’une
ont montré un besoin criant de communication forme de consécration juridique 19 ; comment ne
de la part de l’institution, celle-ci n’a toujours pas s’enthousiasmer 20 devant l’incroyable publi-
pas résolu efficacement la question de savoir qui, cité offerte au débat judiciaire, par cette pratique
dans une affaire particulière 16, peut utilement – et qui a fait revenir davantage de journalistes dans
comment – communiquer en son nom 17. les salles d’audience, réveillé la curiosité des
citoyen·nes sur ce qui s’y joue, a rendu ses lettres
L’institution, pourtant sensible à l’image que de noblesses à l’oralité des débats et au rituel de
ses membres peuvent en donner et aux critiques l’audience judiciaire, pourtant tant ringardisés
formulées publiquement contre elle, peine donc par les gestionnaires zélés de l’institution judi-
encore à organiser sa communication et s’empare ciaire et fragilisés par les dernières réformes de
timidement des réseaux sociaux, lesquels, par l’ère Macron ?
ailleurs, peuvent être envisagés comme un nouvel
outil de critiques de la Justice (pour peu qu’on CETTE FORME MODERNISÉE
accepte de les entendre). DE PUBLICITÉ DES DÉBATS
ET QUESTIONS JUDICIAIRES
UNE VOIE VERS LA DÉMOCRATISATION EST UNE VOIE NOUVELLE POUR
DE LA CRITIQUE DE LA JUSTICE PERMETTRE UN CONTRÔLE CITOYEN
SUR LA FAÇON DONT LA JUSTICE
La critique de la Justice est nécessaire et utile
EST RENDUE
pour faire progresser le monde judiciaire 18, et les
réseaux sociaux peuvent contribuer à une élévation Surtout, cette forme modernisée de publicité des
du niveau de connaissance général du fonctionne- débats et questions judiciaires est une voie nouvelle
ment de l’institution judiciaire et à interroger cette pour permettre un contrôle citoyen sur la façon
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La pratique dite des live-tweets (LT) permet et ce de façon flagrante s’agissant des violences
en outre de suivre en direct tel ou tel procès, faites aux femmes, de l’enfance maltraitée et des
colloque ou moment de la vie politique ayant trait violences policières.
à la justice, au droit et aux libertés. Certains LT de
procès par des journalistes, de grande qualité, sont Ainsi, après les déferlantes #MeToo et
particulièrement suivis et la pratique semble avoir #BalanceTonPorc sur Twitter a-t-on vu relayer
nombre de tribunes antiféministes et autres
papiers anglés sur une fantasmatique inquisi-
16 Le seul cas qui est organisé de façon claire étant celui des
enquêtées pénales en cours, pour lesquelles seul le Ministère
tion 2.0, mais également de nombreux articles,
public est habilité à communiquer (article 11 du Code de procé-
dure pénale). Et même dans ce cas de figure, la « fausse révéla-
tion » autour de l’arrestation Xavier Dupont de Ligonnès devrait 19 Marine Babonneau, « le Conseil constitutionnel reconnaît
amener à repenser la communication à l’heure de l’immédiateté implicitement le droit de live-tweeter les audiences », Dalloz
et de la diffusion massive via les réseaux sociaux. actualité, 9 décembre 2019.
17 Lire, sur ce sujet, l’entretien croisé avec Jacques Dallest et 20 Sur cette thématique particulière, v. Marie Barbier, « les
Pierre Januel dans ce numéro. réseaux sociaux dans les tribunaux. Les live-tweet d’audience, un
18 On pourra relire le dossier « une autre critique de la Justice danger pour la justice ? », L’Humanité, 4 mars 2009 (avec notam-
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est-elle possible ? » paru dans Délibérée n° 1. ment notre contribution avec Elsa Johnstone).
en charge des enfants par l’Aide sociale à l’en-
fance et de la maltraitance institutionnelle 22. Leur
mobilisation a sans doute été facilitée par la possi-
bilité, via les réseaux sociaux, de faire connaître
leurs histoires, entrer en relation (anonymement
le cas échéant), mutualiser leurs expériences,
constituer des collectifs, mais également d’en-
trer en synergie avec certains relais politiques 23,
associatifs et professionnels déterminés à porter
ces questions. Sur Twitter encore, en décembre
2018, le journaliste David Dufresne initiait une
interpellation du ministère de l’Intérieur avec le
mot dièse #AlloPlaceBeauvau et relayait des vidéos,
photos ou récits de scènes mettant en cause des
agissements policiers lors des manifestations des
Gilets jaunes ; rapidement assailli de sollicitations
et témoignages, il entreprenait un travail de recen-
sion et vérification plus complet, continuant à le
diffuser par le seul canal de son compte Twitter,
de plus en plus relayé 24. Cette séquence est sans
doute importante 25 dans la place désormais
accordée aux violences policières dans le paysage
médiatique, même s’il est vrai que les atteintes de
reportages, partages de parcours de plaignantes plus en plus fréquentes subies en parallèle par des
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Face à ces interpellations massives et récur- Les réseaux sociaux ont ainsi contribué à faire
rentes, le déficit de communication masque mal émerger des récits individuels, incarnés, qui, par
un certain déni de réalité de la part de l’institution leur multiplicité et leur mise en relation avec le
et certains de ses représentants ou membres. Il est travail de terrain et pédagogique de militant·es,
ainsi certainement plus simple de « conseiller » celui de chercheurs et chercheuses, journalistes,
à une victime de porter plainte 26 ou de signer de certain·es professionnel·les, pointent certaines
une tribune faisant part de sa bonne volonté et défaillances systémiques de la Justice, un besoin
de son engagement quotidien 27, que de détailler de davantage de compréhension du fonctionne-
de façon précise sa politique pénale, au niveau ment de l’institution, et des interrogations légi-
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27 Tribune d’un collectif de magistrat·es, « En matière 29 Sur ce point, v. Elsa Dorlin, « Vies à défendre », Délibérée
d’agressions sexuelles, « l’impartialité de la justice n’est pas de n° 8, octobre 2019.
l’indifférence », Le Monde, 25 novembre 2019. 30 Ce qui supposerait au préalable, sans doute, que le ou la
28 Pour quelques exemples de questions sur lesquelles on garde des Sceaux n’entende plus céder aux pressions du ministère
entend peu l’institution s’exprimer : quid par exemple des de l’Intérieur, ou, encore mieux, l’indépendance du parquet. Et,
directives de politique pénale concernant la correctionnalisa- dans cette attente, d’accepter de poser et répondre publiquement
tion, qu’est-il fait concrètement en matière de formation et de à ces questions : le lien hiérarchique entre les services d’enquête
sanction de comportements professionnels inadaptés, de la et le ministère de l’Intérieur n’affaiblit-il pas de façon structurelle
vérification du registre des mains courantes, quels moyens sont le pouvoir judiciaire, et de façon plus saillante encore s’agissant
alloués aux services d’enquête en charge des violences sexuelles d’affaires de violences policières ? Le travail nécessairement étroit
et sexistes dans tel ressort, quelle est la charge de travail des des magistrat·es pénalistes d’un ressort avec leurs services d’en-
magistrat·es du parquet et juges d’instruction en charge de ces quête locaux, ne doit-il pas conduire à envisager un dépaysement
affaires et ont-ils les moyens réels de diriger, suivre et contrôler systématique des affaires mettant en cause des représentant·es
leurs enquêtes dans un délai raisonnable, quid de la qualité des des forces de l’ordre de leur territoire ? Comment faire en sorte
rapports d’expertises médicales, psychiatriques et psychologiques que l’obligation de port du RIO soit respectée ? Les magistrats
(en lien avec le nombre d’experts, leur formation et rémunération du parquet ont ils encore les moyens véritables de contrôler les
46
l’opinion publique ? » , Participations 2014/1 (N° 8). 37 On parle alors de « procédures baillons ».
Muller 38, pose la question du possible usage d’un par le discours de haine en ligne ne s’y sont d’ail-
réseau social comme moyen de libération d’une leurs pas trompées, et n’entendent pas sacrifier la
parole encore difficilement audible en matière de liberté d’expression alors même qu’elles savent les
violences sexistes et sexuelles, et celle, plus géné- outils judiciaires sous-utilisés, faute d’accès simple
rale, de l’exigence d’un usage public de termes dési- et de moyens alloués suffisants 40.
gnant désormais des infractions pénales de façon
nécessairement conforme à leur définition légale. Les réseaux sociaux nous renvoient souvent
Si les femmes, comme beaucoup en témoignent, une image bien noire de la Justice. Parfois de façon
ne dénoncent pas les faits dont elles sont victimes injuste, parfois de façon mal informée. Il ne s’agit
notamment du fait des défaillances du système pas de nier le risque d’une instrumentalisation
policier et judiciaire ; si elles ne peuvent pas non des médias en général et des réseaux sociaux en
plus s’exprimer de façon spontanée dans l’espace particulier, à des fins de fragilisation de la Justice :
public (notamment sur les réseaux sociaux) sur l’exemple italien 41 nous montre suffisamment
leur vécu de crainte d’être condamnées en Justice la nécessité de contre-pouvoirs (Justice comme
pour l’emploi d’un terme de façon non conforme presse) organisés et suffisamment solides pour être
à sa définition légale, comment espérer qu’elles à même de garantir tant les libertés fondamentales
ne perçoivent pas la Justice comme un système qu’une information pluraliste sachant se déjouer
qui renforce l’oppression patriarcale qu’elles des communicant·es de tous types. Il ne s’agit
subissent ? pas non plus de croire à l’illusion d’un espace
de liberté et d’égalité où chacun·e pourrait faire
À CES JOUTES ENTRE DOMINANT·ES, entendre sa voix et peser pareillement dans le
S’AJOUTENT DE VÉRITABLES débat politique. Mais les réseaux sociaux portent
ÉPISODES DE CHASSES également une colère et des interrogations légi-
AUX DOMINÉ·ES QUE LA JUSTICE times en lien avec certaines défaillances de notre
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Pour autant, on ne saurait se satisfaire de solu- entamée – des citoyen·nes en la Justice 42, sans
tions liberticides et revenant à reléguer encore doute le mieux à faire est-il de continuer à révéler
davantage le rôle du juge judiciaire, telles que et sans cesse interroger publiquement nos petites
celles promues dans la proposition de loi contre cuisines, et lutter, collectivement, contre nos trop
les contenus haineux sur internet en cours grandes dépendances.
d’examen 39. Beaucoup des personnes les plus visées
contenus.html). la-justice-4/).