Le Prologue Antique Revisité Dans Juste La Fin Du Monde
Le Prologue Antique Revisité Dans Juste La Fin Du Monde
Le Prologue Antique Revisité Dans Juste La Fin Du Monde
A qui s’adresse la première voix que l’on entend au prologue de Juste la Fin du monde ?
Elle dit « je » parlant de Louis, « les » en évoquant les autres, ceux à qui l’annonce doit
être faite. Elle ne mentionne ni n’installe aucun destinataire, sinon un problématique
« toi, vous, elle » qui développe « aux autres » en fin de monologue.
D’où parle cette voix ? D’un ailleurs non spécifié, qui n’est pas l’ici de la pièce, de « la
maison de la Mère et de Suzanne », qui l’oblige à dire « retourner » et non revenir.
Mais surtout quand parle-t-elle ? La parole naît d’un après, d’un « plus tard », qui appelle
le passé simple : « je décidai ».
Le système énonciatif du prologue est ainsi celui d’un récit : non pas l’ici, le maintenant,
le vous et moi du discours, partant de la parole théâtrale, mais la distance temporelle,
spatiale et physique qui fait entendre la voix d’un narrateur, celle qu’installe
spécifiquement le recours au passé simple.
Un premier exercice, qui s’avérera plus d’une fois nécessaire pour la mise en place de la
voix, de la respiration, de l’adresse, voire du sens, peut être ici proposé : réduire cette
longue phrase unique à son noyau.
Réponse obtenue :
Proposition de réponse :
Plus tard (…) je décidai de retourner les voir pour annoncer (…) ma mort prochaine et
inévitable.
Ainsi réduite à sa substance nucléaire, l’information reçue appelle plusieurs
observations :
Sur la pauvreté de sa matière, qui est celle d’une sous-exposition, en même temps que
sur sa puissance tragique. Les questions se pressent autour d’un non dit qu’elle instaure
et qui jamais ne sera explicité : après quoi, notamment ? Le départ du fils prodigue ? La
mort du père, suggérée par « à mon tour » ? La découverte de la maladie incurable, plus
vraisemblablement ?
Entrée in medias res : le prologue n’est pas celui de la comédie grecque et latine, ni un
simple avant texte comme le discours de l’Annoncier dans Le Soulier de Satin ou des
bonimenteurs brechtiens ; il n’est pas un personnage comme dans les drames à la
grecque de Cocteau ou Anouilh. Il n’en met pas moins en place comme eux une mise en
perspective du drame. A l’énorme différence près qu’elle se donne non comme
dramatique, mais comme temporelle. Ce début est un après : pas seulement après
l’événement tabou, mais surtout après le drame qui va être représenté. Par là il mobilise
des critères d’analyse qui sont a priori ceux de la narratologie et non de la dramaturgie :
anamnèse, focalisation, narrateur intra-diégétique. On pourra s’en passer ici. On notera
en revanche cette transgression, qui se double d’une autre, propre justement au narratif.
Si l’on reprend la question « de quand parle-t-il ? » et qu’on relise les informations
temporelles, « j’allais mourir à mon tour », confrontée à « c’est à cet âge que je mourrai/
l’année d’après » (si on coupe le texte ainsi, l’écriture tabulaire permettant deux
lectures), s’instille l’hésitation inhérente au fantastique : le narrateur est-il mort ? La
narration est-elle d’outre-tombe ?
Changement de genre :
Improvisation : faire d’une nouvelle de Kafka un matériau dramatique. Par exemple Un
champion de jeûne ou Joséphine et le peuple des souris.
Choisir le narrateur. Divers procédés sont à explorer. Par exemple il est mis en situation,
son contenu s’anime, il devient didascalie…
Jouer le passage : le fragment « aux autres, à toi, à vous, à elle » fait surgir les autres
personnages.
Narration et drame
Les monologues de Louis confirment l’impression née du prologue. Scandés par les
notations temporelles, ils égrènent une histoire, ils racontent une agonie, le long - et si
bref ! – apprivoisement de la mort : « il y a dix jours je décidai de revenir ici » (I, 6) ; « au
début, ce que l’on croit […] c’est que le reste du monde disparaîtra avec soi,… ensuite,
mais c’est plus tard, …parfois, plus tard encore, c’était il y a quelque mois… mais
lorsque un soir …, parfois, « les derniers temps »… » (I, 10) ; « et plus tard …, les
semaines, les mois qui suivent … » (II, 1) ; « après, ce que je fais, je pars » (épilogue) :
juste la fin du monde. Et cette narration est bien d’outre tombe : « Je meurs quelques
mois plus tard, / une année tout au plus ».
Une médiation
La scansion narrative tend a priori à médiatiser le drame. Elle le donne, si on reste dans
la veine de ce fantastique discret, comme une évocation. Évocation inversée puisque
c’est ici le mort qui convoque les vivants. Ainsi peut-on relire le passage des « autres »
lointains à « toi, vous, elle » en conclusion du prologue : il est en même temps
proprement acte de théâtre, puisqu’il suscite la re-présentation. Si le narrateur s’y fond
par la suite, mais non sans interruption, dans les scènes restituées, le souvenir de sa
parole liminaire impose, comme dans toute narration, et contrairement à tout théâtre, un
point de vue : les échanges sont donnés comme issus de sa mémoire, et le protagoniste
est par là auteur. Ainsi se voient motivés certains des traits les plus frappants du
dépouillement dramaturgique. A l’évidence, le montage brutal des scènes, qui n’a même
plus besoin des signes d’ellipse que l’on trouvera entre les séquences de Nous les
héros : la fragmentation est prélèvement dans le vécu, et cette sélection apparaît comme
le travail de la mémoire. Sans doute aussi l’absence de didascalies : la scène est
mentale ; toute indication de décor, – cadre de vie trop connu, depuis longtemps fui ? –,
d’activité, - depuis longtemps ritualisée ? N’est-on pas « un dimanche évidemment » ? –
est superflue.
Une dédramatisation
Juste la fin du monde : le modalisateur suggère qu’il ne faut pas « en faire un drame ».
Le spectateur, averti d’emblée que le protagoniste mourra, ou plutôt invité à admettre
qu’il est mort, porte a priori sur la scène de famille un regard détaché, distancié. L’enjeu
est au terme du prologue recentré sur une seule question : Louis mènera-t-il à bien son
projet d’annoncer sa mort et de donner par là « l’illusion [qu’il est s]on propre maître » ?
Tragique intime, infinitésimal, qui trouve tout naturellement son micro-sommet dans
l’incipit de la deuxième partie, dans le constat d’échec : « sans avoir osé dire ce qui me
tenait à cœur […] je repris la route ». De partager avec le protagoniste narrateur ce qui
reste secret aux autres personnages, le spectateur est nourri envers leur agitation d’un
double sentiment, porté à se dire « comme tout cela est dérisoire, à la lumière de la
mort » aussi bien que « c’est atroce que des moments ultimes et voulus décisifs
n’apportent pas la clarté et la paix ». C’est cette double postulation que devra prendre en
compte l’interprétation.
La réécriture dans Le Pays lointain, qui explicite certains traits de la fable et lève
certaines ambiguïtés, va radicaliser cette forme épique. Qu’on pense :
- aux prises de parole déclaratives, plus proches de Brecht que de Novarina, malgré
une forme que l’on croit reconnaître : « Histoire d’un jeune homme qui décide de revenir
sur ses traces… », « Histoire donc, ce que tu as dit, histoire d’un jeune homme » ; « je
raconte (…) On écoute. »
- aux installations chorales : » Et parfois nous les filles nous mettrons ensemble, les
filles, les femmes de ta vie, le groupe de des femmes de ta vie. Cela fera choral. »
- au débat métathéâtral : « On fera la scène sans argent » Louis. – Je ne suis pas sûr
qu’on fera la scène UN GARÇON, TOUS LES GARÇONS. – Je raconte. »
- aux prises de parole qui sonnent comme des prises de rôle : « LA MÈRE. – Je suis
sa mère. (On se met comment ?)
L’échange, le drame se jouent ici sur deux plans : entre la narration et le drame noyau
de Juste la fin du monde se glisse une strate, qui est celle de la reconstitution, de la mise
en place du revivre. On pourra mesurer combien ce jeu doit autant à Pirandello qu’à
Brecht, et comment il se libère des deux influences. On appréciera avant tout comment
l’installation ludique de ce théâtre dans le théâtre se démarque du léger décalage, de la
discrétion et de l’économie dans une évocation fantastique de l’épique qui font la marque
de l’énonciation dans Juste la fin du monde.