Se Passer Du Père
Se Passer Du Père
Se Passer Du Père
Christian Demoulin
Dans L'en-je lacanien 2006/1 (n o 6), pages 61 à 78
Éditions Érès
ISSN 1761-2861
ISBN 2-7492-0594-8
DOI 10.3917/enje.006.0061
© Érès | Téléchargé le 23/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.99)
Se passer du père
Christian DEMOULIN
Père ou Nom-du-Père ?
Se passer du père évoque une formule attribuée à Lacan et qu’on
trouve souvent citée : se passer du père à condition de s’en servir. En réa-
lité, il s’agit d’une fausse citation. Les fausses citations de Lacan sont inté-
ressantes parce qu’elles nous éclairent sur les confusions que produisent
© Érès | Téléchargé le 23/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.99)
62 —— L’en-je lacanien n° 6
Se passer du père —— 63
ses fils et jouissant de l’ensemble des femmes. Une sorte de père orang-
outan. Il s’agit là d’une tentative de fonder la paternité dans le cadre de
la biologie évolutionniste. Cela le conduira à admettre dans son Moïse
l’hérédité des caractères acquis et un inconscient phylogénétique qui cor-
respondrait à l’instinct des animaux 1. Après coup, il est facile de voir que
cela ne résout pas le problème. Les mammifères vivant en horde ont
certes un chef, un mâle dominant, mais cela n’en fait pas un père. Là où
Freud imaginait un père originaire s’assurant l’exclusivité de l’usage
sexuel de toutes les femmes, la biologie ne peut connaître qu’un mâle
reproducteur, un géniteur, non un père. Personne ne nomme père le tau-
reau du village, même si c’est lui qui monte l’ensemble des vaches.
Plus personne ne croit à cette histoire de père de la Horde. Il s’agit
d’un mythe, comme Lacan ne manquait pas de le faire remarquer. En
même temps, Lacan s’interrogeait sur la nécessité qui avait conduit Freud
à inventer un tel mythe. Cela débouchera chez Lacan sur la théorie de la
sexuation. Mais ce que je veux relever ici, c’est que ce mythe permet à
Freud de croire pouvoir rester dans le cadre des sciences naturelles, qu’il
oppose à la philosophie. Il pense la psychanalyse comme une science et
affirme regretter que le dispositif de la cure s’écarte inévitablement de la
méthode expérimentale. Pour nous, au contraire, puisque Totem et tabou
est un mythe, cela démontre qu’il est impossible de rester dans le champ
© Érès | Téléchargé le 23/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.99)
64 —— L’en-je lacanien n° 6
Se passer du père —— 65
4. Cai Hua, Une société sans père ni mari. Les Na de Chine, Paris, PUF, 1997.
5. M. Godelier, Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004, p. 391.
En-je n° 6 13/06/06 11:24 Page 66
66 —— L’en-je lacanien n° 6
6. J. Lacan, « Préface à L’éveil du printemps », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001,
p. 561-563.
7. R. Graves, The White Goddess, Faber and Faber, 1948.
8. R. Graves, Les mythes celtes, éditions du Rocher, 1979.
En-je n° 6 13/06/06 11:24 Page 67
Se passer du père —— 67
travail énorme qui part des mythes celtes mais défend la thèse d’une
mythologie archaïque commune aux religions britanniques, grecques et
hébraïques, mythologie matriarcale centrée sur la Déesse blanche. Voilà
ce qu’il en dit page 26 : « La Déesse est une belle femme élancée, au
nez aquilin, au visage mortellement pâle, aux lèvres rouge orangé
comme les fruits du sorbier, aux yeux d’un bleu saisissant et à la longue
chevelure blonde. Elle peut se transformer tout soudain en truie, en
jument, en chienne, en renarde, en ânesse, en belette, en serpent, en
chouette, en louve, en tigresse, en sirène ou en sorcière repoussante. Ses
noms et ses titres sont innombrables. Dans les histoires de fantôme, elle se
présente souvent comme la Dame blanche. » J’ajoute un extrait de la
prosopopée de la Déesse selon Apulée que Robert Graves cite page 80 :
« Je suis celle qui est la mère naturelle de toute chose, maîtresse et gou-
vernante de tous les éléments, origine des mondes, détentrice des pou-
voirs divins, reine de tous les habitants des enfers, souveraine de ceux qui
vivent dans le ciel, manifestation absolue, sous une forme unique, de tous
les dieux et déesses. Ma volonté dispose des planètes du ciel, de l’en-
semble des vents des mers et du lugubre silence des enfers. Mon nom, ma
divinité sont adorés à travers l’univers de mille façons, en mille coutumes
et sous bien des noms. » Robert Graves utilise une méthode poétique qu’il
oppose au prosaïsme du discours universitaire. Il n’hésite pas à opposer
© Érès | Téléchargé le 23/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.99)
68 —— L’en-je lacanien n° 6
dans une note de son Moïse et il évoque le fait qu’« en Crète comme pro-
bablement partout dans le monde égéen, l’on adorait la grande divinité
mère ». Ce serait la destruction de Cnossos par un tremblement de terre
d’origine volcanique qui aurait entraîné le passage du matriarcat au
patriarcat, Zeus et son collègue hébreux Jahvé étant à l’origine des dieux
des volcans.
À l’époque des « Complexes familiaux », Lacan reprend la thèse
des « matriarcats partout sous-jacents à la culture antique 9 ». Il attribue
au matriarcat la rigueur la plus cruelle dans ses rites de sacrifice agissant
la relation primordiale à la mère, ce que confirme Robert Graves. Mais il
lui attribue aussi la stagnation culturelle, qui serait le propre des sociétés
archaïques. Le matriarcat ne permettrait pas la sublimation. Celle-ci
nécessite l’idéal du moi paternel. Il se réfère notamment aux travaux de
Malinowski. Mais la Crète est un contre-exemple. Comme le note
A. Severyns 10, le culte minoen de l’élégante déesse s’est accompagné
d’énormes progrès dans tous les domaines de la civilisation. Reste à
savoir comment se structurait le lien social dans ces sociétés à divinité
matriarcale.
La déesse Aboagdu comme Nom-du-Père, ce n’est pas loin de la
Déesse blanche du poète Robert Graves. Mais cela fait valoir le carac-
© Érès | Téléchargé le 23/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.99)
9. J. Lacan, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », dans Autres écrits,
op. cit., p. 57.
10. A. Severyns, Grèce et Proche-Orient avant Homère, Bruxelles, Office de publicité,
1960.
11. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 136.
En-je n° 6 13/06/06 11:24 Page 69
Se passer du père —— 69
Monothéisme athée
Freud était un juif athée mais profondément marqué par le mono-
théisme. En inventant le Nom-du-Père, Lacan formalise le point de vue de
Freud. Il considère que, même athée, on n’est pas sorti du monothéisme
dans la mesure où le discours de la science repose sur le Dieu non trom-
peur de Descartes, garant des certitudes scientifiques. C’est le témoi-
gnage d’Einstein, tel que le rapporte Lacan dans le Séminaire III, Les psy-
choses 12 : Dieu est malin mais il est honnête ; il ne s’amuse pas à nous
tromper. Cela reste-t-il aussi vrai aujourd’hui que du temps d’Einstein ? Les
scientifiques croient-ils encore au Dieu non trompeur de Descartes ou
sont-ils devenus sceptiques, réfugiés dans un « ça marche » provisoire ?
De même, le discours capitaliste, en subordonnant la science à l’innova-
tion technologique, ne substitue-t-il pas le fonctionnement à la certitude ?
On peut se demander si cette évolution ne tend pas à nous faire passer
du monothéisme athée du temps de Freud à un polythéisme athée fondé
sur la fétichisation de la marchandise, le culte du gadget, ce qui pourrait
© Érès | Téléchargé le 23/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.99)
12. J. Lacan, Le séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 77.
En-je n° 6 13/06/06 11:24 Page 70
70 —— L’en-je lacanien n° 6
Se passer du père —— 71
Symptôme père
Que dire du père d’aujourd’hui ? Il n’a pas encore disparu comme
© Érès | Téléchargé le 23/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.99)
72 —— L’en-je lacanien n° 6
n’est pas la vertu paternelle par excellence, mais l’important est qu’il ait
le symptôme père. Cela ne veut pas dire qu’il lui faille se prendre pour
l’Éducateur ou le Législateur de ses enfants, car se prendre pour la Loi
ramène au pire, soit à la forclusion du Nom-du-Père et à la psychose,
comme le montre l’histoire du président Schreber. « Pas de père éduca-
teur surtout, mais plutôt en retrait sur tous les magisters », précise Lacan.
Il ne s’agit pas pour autant de prôner un père démissionnaire. Pour incar-
ner la fonction d’exception qui doit être celle du père, Lacan préconise
plutôt ce qu’il appelle « le juste mi-dieu », formule qui me paraît renvoyer
au juste milieu entre le père interventionniste et le père absent. Que veut
dire « prendre soin paternel de ses enfants » ? Cela comporte, me semble-
t-il, la notion de souci. Ce qui caractérise le père, ce n’est pas qu’il soit
plus ou moins autoritaire, plus ou moins présent, plus ou moins proche de
ses enfants. Sur toutes ces questions, sans doute le juste milieu est-il pré-
férable, avec un degré de variation qui dépend des styles de chacun, des
époques et aussi des circonstances. Pas de modèle idéal du père donc.
Mais ce qui compte vraiment, c’est qu’il se soucie de ses enfants et de
leur avenir, quelle que soit la manière dont il l’appréhende. Cela implique
une certaine générosité envers sa progéniture. La lecture de l’ouvrage de
Jean Delumeau et Daniel Roche, Histoire des pères et de la paternité 13,
me semble confirmer ce point de vue : il y a des styles de père mais l’in-
© Érès | Téléchargé le 23/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.99)
13. Jean Delumeau et Daniel Roche, Histoire des pères et de la paternité, Paris, Larousse,
2000.
En-je n° 6 13/06/06 11:24 Page 73
Se passer du père —— 73
14. J. Lacan, Le séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998,
p. 207.
15. J.-P. Sartre, Les mots, Paris, Gallimard, 1964.
En-je n° 6 13/06/06 11:24 Page 74
74 —— L’en-je lacanien n° 6
Se passer du père —— 75
Dans ce passage, il est question d’un sujet qui n’arrive pas à justi-
fier son existence et qui ne peut vivre son corps que dans ce malaise
douillet qu’il décrit si bien. Il n’est qu’un objet inutile, vaguement décora-
tif, une fleur en pot. Il y a bien un problème de nouage qui est aussi un
problème de place dans le discours.
Sartre conclut lui-même : « L’enchaînement paraît clair : féminisé
par la tendresse maternelle, affadi par l’absence du rude Moïse qui
m’avait engendré, infatué par l’adoration de mon grand-père, j’étais pur
objet, voué par excellence au masochisme si seulement j’avais pu croire
à la comédie familiale. » Pour justifier son existence, et aussi son corps, le
jeune Sartre va chercher à se faire valoir aux yeux des grandes per-
sonnes. C’est de cette façon qu’il cherche à sortir de son statut d’objet pot
de fleurs pour venir en position de représenter le phallus imaginaire pour
l’Autre et d’acquérir par là une reconnaissance, une place dans le dis-
cours qui fasse de lui un héros, lui qui n’est pas dans la succession d’un
père. Plutôt que d’être le bête pot de fleurs, il s’agit de devenir la fleur
rare qui attire sur soi l’attention et l’admiration. Et c’est l’échec de ces ten-
tatives qui le reconduit en position d’objet, non plus simple pot de fleurs
mais objet honteux, déchu, abjet.
Sartre rapporte deux scènes de honte en faisant valoir la dimen-
© Érès | Téléchargé le 23/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.99)
76 —— L’en-je lacanien n° 6
Se passer du père —— 77
78 —— L’en-je lacanien n° 6