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Claude Tillier

Mon oncle
Benjamin

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Mon oncle Benjamin
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Titre de livre: Mon oncle Benjamin


Auteur(s): Claude Tillier

Genre: Roman

Numéro: Livre1618062020

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TABLE DES MATIÈRES.

À l’éditeur par Félix Pyat


Sur Claude Tillier par Lucien de Lahodde

Mon oncle Benjamin

TABLE DES CHAPITRES

CHAPITRE I. Ce qu’était mon oncle


— II. Pourquoi mon oncle se décida à se marier
— III. Comment mon oncle fit rencontre d’un vieux sergent
et d’un caniche, ce qui l’empêcha d’aller chez M. Minxit
— IV. Comment mon oncle se fit passer pour le Juif-Errant
— V. Mon oncle fait un miracle
— VI. Monsieur Minxit
— VII. Ce qui se dit à table de M. Minxit
2
— VIII. Comment mon oncle embrassa un marquis
— IX. M. Minxil se prépare à la guerre
— X. Comment mon oncle se fit embrasser par le marquis
— XI. Comment mon oncle aida son marchand de drap à le
saisir
— XII. Comment mon oncle appendit M. Susurrans à un
crochet de sa cuisine
— XIII. Comment mon oncle passa la nuit en prières pour
l’heureuse délivrance de sa sœur
— XIV. Plaidoyer de mon oncle devant le bailli
— XV. Comment mon oncle fut arrêté par Parlanta, dans
ses fonctions de parrain, et mis en prison
— XVI. Un déjeûner en prison. — Comment mon oncle
sortit de prison
— XVII. Un voyage à Corvol
— XVIII. Ce que dit mon oncle en lui-même sur le duel
— XIX. Comment mon oncle désarma trois fois M. de
Pont-Cassé
— XX. Enlèvement et mort de Melle Minxit
— XXI. Un dernier festin

FIN DE LA TABLE.

3
À L’ÉDITEUR.

──

MONSIEUR,

Mon embarras est grand, je l’avoue, de parler d’un


homme que je n’ai pas connu, que je n’ai même pas vu, et
d’en parler à ses concitoyens, à ses abonnés, à ses amis, à
ses parents, à tous ceux qui le savent par cœur, qui ont
entendu sa voix comme ils ont lu ses écrits, qui l’ont salué
vivant et enseveli mort, qui l’ont, pour ainsi dire, suivi du
berceau à la tombe, qui peuvent donc rendre de lui un
témoignage exact, absolu, l’ayant connu tout entier, l’ayant
vu commencer, hélas ! et finir ! Mais c’est une dette, dette
d’honneur et sacrée, qu’il me faut payer ici à la mémoire de
Claude Tillier ; et d’abord, la difficulté, le danger même, ne
m’arrêteront jamais devant un devoir. Puis, la fidèle
biographie qu’a publiée M. Parent (de Clamecy), m’aidera
au besoin dans la tâche ; je prendrai dans cet excellent
travail tout ce qui manquerait au mien. Enfin, comme l’a dit
Buffon, le style, c’est l’homme : et comme Cuvier avec un
os refaisait un corps, ou peut avec une page refaire l’auteur.

4
Donnez-moi quatre lignes d’un homme, et je le ferai
pendre, disait un procureur ; avec quatre lignes d’un auteur
on le fera connaître. Lire, c’est voir ; savoir l’œuvre, c’est
savoir l’ouvrier. L’auteur est dans le livre, comme Dieu est
dans l’homme. Toute création contient le créateur. C’est là
une vérité de la Bible, vérité éternelle, que les artistes ont
traduite à leur manière par cette phrase expressive sinon
correcte : On fait toujours dans sa nature.
En effet, peintre, sculpteur, poète, tout ce qui produit se
reflète plus ou moins dans sa production. Chacun fait son
œuvre à son image. La force de Michel-Ange se retrouve
dans ses types, la grace de Raphaël dans tous les siens ; la
beauté, la bonté de Molière empreint tous ses ouvrages. Les
enfants de l’esprit, comme les autres, ressemblent à leurs
pères. Même dans les œuvres les plus impersonnelles, dans
le roman et le drame, où l’auteur, par l’exigence du genre,
est obligé de s’effacer le plus possible, de s’en tenir à la
coulisse et à la préface, de laisser toute indépendance, toute
individualité aux êtres de sa fantaisie, aux personnages de
son invention, là où le poète doit ne plus être en action mais
faire place au héros, on reconnaît encore sur un profil
perdu, sur une figure accessoire sinon principale, quelque
faux air, quelque vague ressemblance de la paternité. Ce
sera un trait, un mot, que sais-je ? si peu que vous voudrez ;
mais ce sera quelque chose qui vous révélera l’auteur même
à son insu, qui vous donnera une idée suffisante de sa
physionomie, de son caractère, de son esprit et de son cœur,
de l’homme enfin. Est-ce que vous ne connaissez pas

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Molière après avoir entendu Cléante dans Tartufe ? Est-ce
que vous n’avez pas vu Byron après avoir lu Lara ? Les
connaîtrait-on mieux de les avoir vus passer, tousser et
marcher ? Mais je dis cela à plus forte raison de l’auteur de
pamphlets, ce genre d’écrits à part, où l’auteur est
véritablement le héros de son œuvre, où il est en même
temps, je le répète, le personnage et le poète, le créateur et
la fiction, où il est seul en scène, seul en cause avec ses
adversaires, où il est tout le sujet, toute l’action, l’alpha et
l’oméga du livre, où il se montre tout entier, tel qu’il est,
avec ses sentiments, ses intérêts et ses passions, avec tous
ses secrets, sympathies et répugnances, colères et
tendresses, haines et amours, où c’est toujours lui qui parle
et qui parle de lui ou des autres, se faisant juger en jugeant
autrui, ne pouvant se dissimuler ni se modérer, forcé qu’il
est à la franchise, à l’abandon, à l’aveu de toutes choses par
l’emportement de l’attaque, la crainte de la riposte, par la
nature même d’une œuvre au jour le jour, toute
d’improvisation et de soudaineté, de verve et d’audace, de
courage et de vérité.
Donc, je persiste, quelque redoutables que soient pour
moi mes lecteurs, quelque désavantage que j’aie à
m’adresser à des contemporains qui ont vu, de leurs deux
yeux vu, quoique je n’aie la ressource ni d’un passé
lointain, ni d’un présent confus qui vaut l’éloignement pour
donner licence à l’historien, bien que Claude Tillier soit
mort d’hier et ait vécu en province, c’est-à-dire en vue de
tous, qu’il n’ait pu ainsi rien cacher, rien dérober de lui-

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même aux nombreux témoins de sa vie, je persiste, dis-je, je
persiste témérairement peut-être, mais consciencieusement,
à parler de lui, sinon comme il le mérite, du moins comme
je le dois. Guidé par son biographe, et surtout par lui-même,
j’ose espérer que je ne me tromperai pas trop ; et si pourtant
je m’égare, le souvenir de ses lecteurs me rappellera, et je
m’égarerai seul alors, sans faire perdre les autres avec moi.
Mais voilà que l’assurance me vient maintenant que je
suis à la tache, comme l’appétit vient en mangeant. Oui,
maintenant, je vais plus loin… dussé-je même, pour
plusieurs, aller jusqu’au paradoxe, je dis qu’on connaît
mieux l’auteur par ses écrits que par sa personne, qu’il faut
être à une certaine distance de l’homme pour bien juger
l’écrivain, et j’ose affirmer, ainsi, que ceux qui ont vu de
près Claude Tillier, combattre si rudement les gens et les
choses de la ville, sont bien moins disposés que d’autres à
comprendre, à apprécier cette grande figure dans sa réalité.
Le pamphlétaire, et le pamphlétaire de province surtout, vu
de trop près, épouvante et irrite ou bien exalte et passionne,
en un mot, trouble les esprits qui sont plus ou moins en
cause avec ou contre lui, et leur ôte l’impartialité nécessaire
pour juger sa valeur intrinsèque et sa véritable nature. La
polémique de presse est terrible partout ; en province elle
l’est deux fois. Dans une petite ville, chacun se connaît et se
coudoie, amis et ennemis ; les généralités deviennent des
personnalités, et les principes des individus ; les questions
s’incarnent toutes vives ; à deux pas de soi, dans ses
voisins, souvent même dans ses parents on rencontre

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l’homme qu’on attaque ; on n’est séparé de ses adversaires
ni par la foule, ni par l’espace, ni par la différence de vie ;
les habitudes, les réunions, les familles aussi sont les
mêmes ; tout contact est un froissement, toute attaque porte
coup, tout coup fait blessure ; nul trait ne se perd comme il
arrive dans les grandes batailles de la presse parisienne qui
tire sur les masses sans viser ; là il faut, comme dit Tillier,
ajuster son homme pour le tuer ; ce n’est pas une guerre,
c’est un duel, duel à mort, qui n’a point les ivresses, les
excuses de la mêlée, qui a tous les inconvénients, toutes les
tristesses du combat singulier, une sorte d’assassinat.
Comment voulez-vous qu’on soit juste pour un homme à
qui l’on voit faire tous les jours cette besogne-là ?
Dire, par exemple, que le pamphlétaire peut être un
homme de cœur et de sentiment, de dévouaient et de bonté,
de poésie et d’amour, n’est-ce pas tout d’abord faire jeter
les hauts cris à tous les meurtris qui saignent encore de leurs
blessures, à tous ceux qui ont souffert de ses coups et même
à tous ceux qui s’en sont réjouis ? N’est-ce pas scandaliser
les uns et pour le moins étonner les autres ? Dire enfin que
Claude Tillier a eu plus que personne cette sensibilité
exquise, cette charité vive, cette ame vibrante et poétique,
pleine de commisération et de bienveillance, cet amour du
bon et du beau qui fait les ennemis du laid et du mal, qui a
fait les misanthropes de tous les temps depuis Timon
jusqu’à Rousseau, n’est-ce pas ce qui va surprendre, sinon
révolter bien du monde là bas ? Et pourtant, c’est ce que j’ai
vu dans ses écrits, ce que je veux montrer, prouver à tous

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ceux qui ne seront pas aveuglés d’avance ; et pour cela je
citerai plus que je n’écrirai ; je me servirai de sa parole, de
son œuvre, de lui-même enfin, pour le faire voir tel qu’il est
et doit être aux yeux de tout lecteur non prévenu.
Prenons d’abord le titre de ses œuvres principales, à
commencer par le commencement : Pamphlets de Claude
Tillier. Ce titre seul, pour beaucoup de gens, passe déjà
condamnation. Pour beaucoup de gens encore, tout
pamphlet est une énormité, une œuvre monstrueuse,
hideuse, faite de haine et d’envie : il n’y a que les Locustes
de la pensée qui manipulent ces poisons ; il n’y a que les
reptiles de la presse qui distillent ce venin ; tout
pamphlétaire est de fait une bête immonde, fourchue,
hostile à tous, une sorte de vipère qui a une vésicule de fiel
sous chaque dent, bref, qui n’est bonne qu’à mordre et qu’il
faut tuer sans merci ; un monstre qu’il faut étouffer en
naissant. Il y en a bien quelques-uns, sans doute, qui
ressemblent à cela ; mais croire que l’exception soit la
règle, c’est là une idée arriérée, une idée du bon vieux
temps, du temps que les écrivains étaient un peu plus mal
vus que Cartouche et Mandrin, du temps que le bourreau
était le censeur suprême des auteurs et des livres, que la
liberté de la presse en France s’appelait Amsterdam ou La
Haye, que tout écrivain ayant une vérité à dire devait être
forcément un libelliste infime, un vil pamphlétaire, et
s’attendre, pour le moins, à vivre en exil ou à mourir au
bûcher. Aujourd’hui, c’est un peu différent : pamphlétaire et
journaliste ne sont qu’un. Qu’est-ce que les journaux d’à-

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présent, si ce n’est des pamphlets ? pamphlets du matin et
du soir, hebdomadaires et quotidiens, pamphlets grands et
petits, de tous les formats et de tous les prix, de tous les
goûts et de toutes les couleurs, pamphlets établis, à
cautionnement, à subvention et en boutique, qui, devenus
souverains par la grâce de deux révolutions, ont changé de
nom plus que de fait, s’appellent maintenant journaux gros
comme le bras, et vivent avec tous les honneurs dûs à ce
titre nouveau et à leur patente de cent mille francs. Le
journal, c’est le pamphlet répété, faisant feu
périodiquement, à heure fixe, dans une bonne forteresse, au
lieu de tirailler de temps en temps derrière une haie. Il faut
donc voir la chose abstraction faite des mots.
Or, tant que le mal régira notre triste terre, l’intelligence
aura mission de le combattre et de le détruire ; l’homme de
paix et de bonne volonté aura à se manifester par l’attaque
et la lutte ; qu’importe alors le nom de l’arme ? Admettre le
journaliste, c’est admettre le pamphlétaire, deux créatures
humaines, en vérité. Tous deux également font œuvre de
violence et d’outrance ; mais leur animosité, leur virulence
ne sont au fond que mansuétude et charité. Pardonnons-leur
donc à tous deux beaucoup de haine, parce qu’ils ont
beaucoup d’amour ; car il faut beaucoup aimer pour haïr
comme eux ; car la passion contre le mal n’est que la
passion pour le bien. Les bonnes rages de Byron, les haines
vigoureuses de Molière ne sont que le revers, que le creux,
si je puis parler ainsi, d’une véritable tendresse, d’un
véritable amour ; et Jésus, la douceur même, s’armait du

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fouet contre les marchands. Ainsi donc, on peut être bon et
pamphlétaire ; bien plus, il faut être bon pour être
pamphlétaire ; et Claude Tillier, malgré son titre, quoiqu’on
dise, a été mieux qu’un grand homme : il a été un bon
homme ; il l’a été comme La Fontaine… j’en suis sûr des
deux, quoique je ne les aie pas plus vus l’un que l’autre,
parce que je les ai lus, parce que je les connais ainsi à fond
par eux-mêmes ; oui, monsieur, je les connais tous deux, en
dépit de l’inimitié de ceux-ci et de l’amitié de ceux-là ; je
les connais, passez-moi le mot, comme si je les avais faits ;
et tous les témoins du monde viendraient m’affirmer le
contraire, que je tiendrais, encore et quand même, tous les
témoins du monde pour trompeurs ou trompés.
La vie d’ailleurs de Claude Tillier, telle que le biographe
la donne, est parfaitement conforme à ses écrits. L’homme
se rapporte à l’auteur. Il est ensemble, comme dit encore
l’énergique langue des peintres.
Tenez ! Claude Tillier est un enfant de la révolution, un
enfant du peuple. Il est né à Clamecy, le 21 germinal an IX,
d’un père serrurier. Tout jeune encore, on voit déjà poindre
en lui la hardiesse et la générosité de son cœur. Ses
premiers jeux sont des combats. Sous Bonaparte, les enfants
jouaient aux soldats, comme ils jouaient à la chapelle sous
les Bourbons : Regis ad exemplar totus componitur orbis. Il
prélude donc, tout d’abord, aux luttes à venir du
pamphlétaire, et dans ses rixes d’enfant il a déjà la
magnanimité d’un homme. Voué au faible contre le fort,
prenant toujours le parti de l’opprimé contre l’oppresseur,

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battant ou battu, il rentre un jour chez sa mère avec un bras
cassé. C’est l’enfance d’Hercule, de Duguesclin, de Carrel,
que sais-je ? de tous ceux, athlètes, chevaliers, écrivains qui
ont mission de combattre à leur tour les monstres, les félons
et les tyrans. Bientôt son intelligence se développe comme
son courage ; il a la supériorité de l’esprit comme celle du
cœur. Il étudie, et ses premiers essais sont des triomphes ;
autant de succès que d’efforts. Aussi, l’an 1813, la ville de
Clamecy qui entretenait une bourse dans un lycée impérial,
choisit Claude entre tous ses rivaux, et l’envoie, comme le
plus digne, achever ses classes au lycée de Bourges. Sa ville
lui a donné l’éducation, il lui a rendu la gloire ; partant
quittes. Déjà le jeune homme succède à l’enfant ; alors sa
conscience se fait, son opinion se forme, son patriotisme
commence qui ne finira plus qu’à sa mort. En 1814, à la
première restauration, le fils de la révolution, le nourrisson
de l’empire qui a tété, comme il le dit lui-même, à la gourde
des vivandières, qui s’est réveillé jusqu’alors au bruit des
tambours du lycée, se révolte naturellement contre la cloche
du collège, répond au cri de vive le roi par le cri de vive
L’empereur, se met à la tête d’une insurrection d’écoliers, et
proteste tout enfant contre la trahison des hommes. Il
déchire la cocarde blanche, et écrit à sa mère une lettre
enthousiaste qui, tombée plus tard dans des mains
ennemies, tourne contre lui dans la seconde restauration et
lui ferme la porte de l’instruction publique. Fidèle
représentant de cette forte génération, de cette race virile
qui, avant d’avoir connu la vie, savait déjà mourir, qui
voulait vaincre avant d’avoir appris à combattre, jeunesse
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d’élite celle-là, vraiment noble et vaillante, toute à la patrie
et à l’honneur, qui était la même partout sous ce glorieux
empire, à Paris comme à Bourges, prête et mûre avant
l’âge ; qui demandait la bataille comme une récréation, la
mort comme un congé ; qui venait dire à Carnot : « Voulez-
vous nous permettre d’aller mourir pour la patrie ? » et à
qui Carnot était obligé de répondre, réponse digne de la
demande : « Pas encore ! » et qui, sublime alors de
désobéissance et d’impatience, s’évadait de l’école pour
aller se faire tuer avec les vétérans à la butte Montmartre et
à la butte Chaumont ! Ceux qui ont survécu de cette
héroïque jeunesse, Guinard, Thomas, Tillier, combattaient
encore l’ennemi en 1830, et plusieurs le combattent encore
aujourd’hui !
Cependant Tillier, ses classes finies, sort du collège de
Bourges en 1819. Il entre maître d’études au collège de
Soissons d’abord, puis chez un chef d’institution à Paris. De
maître d’études il devient soldat, afin de connaître toutes les
misères humaines. Compris dans le recrutement de 1821, il
est forcé, lui enfant de la liberté, d’aller combattre la liberté
en Espagne. Il fait la campagne de 1823 comme sous-
officier dans le train d’artillerie, et il a laissé un
commencement de journal manuscrit de cette néfaste
expédition. Voyez-vous d’ici le Claude Tillier que vous
savez déjà un peu, ce cœur généreux, cet esprit indépendant
soumis à la compression du régime militaire et contraint de
guerroyer au profil de la Sainte-Alliance ! Il faut qu’il
agisse contre sa propre pensée et qu’il vive pour ainsi dire à

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rebours. Voyez-vous cet homme intelligent, ardent, attelé
pendant six ans à un charriot du train avec les galons de
brigadier ! La société n’en fait pas d’autres. Ainsi va le
monde ; la nature lui donne un homme de génie, il en fait
un sous-officier.
Après six années de dégoût et d’ennui passées au service
militaire, années funestes où il contracta sans doute le
germe du mal qui devait le tuer, Tillier rentre dans ses
foyers au mois de novembre 1828, s’établit maître d’école
et se marie. Il est bientôt nommé instituteur de l’école
communale. C’est alors qu’il commence à se faire connaître
comme écrivain ; il collabore activement à un petit journal
d’opposition qui, en 1831, paraissait a Clamecy et se
nommait l’Indépendant. Non content de former les enfants,
Tillier veut réformer les hommes ; il veut être l’instituteur
des vieux comme des jeunes. Mais les gens qui prétendent
n’avoir pas besoin de leçons et n’aiment pas ceux qui les
donnent, vont se venger de l’écrivain sur le maître d’école.
Ils proposent à la commune un second instituteur qui
partagera la besogne et les appointements du premier.
Claude Tillier se défend avec ses terribles armes, armes
dures et pointues, comme il le dit lui-même ; il adresse au
conseil municipal une remontrance en forme de mémoire
dans laquelle il fait plaisamment ressortir l’absurdité de la
proposition, comparant l’union impossible de deux
instituteurs à un attelage composé d’un cheval et d’un âne.
Bref, il donne la démission du cheval, laisse la place
d’instituteur communal a l’autre et rouvre une école privée.

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Mais la police correctionnelle, prenant lé parti de l’âne,
survient pour finir, et comme tout finit aujourd’hui, non
plus par des chansons, mais par des prisons, Claude Tillier
est enfin condamné à huit jours d’emprisonnement.
En 1840, il publie son premier pamphlet, intitulé : Un
flotteur, à la majorité du conseil municipal de Clamecy.
Viennent ensuite les Lettres sur la réforme électorale, que
M. de Cormenin eût voulu signer et que le National a
reproduites. Dès lors, sa nouvelle vocation est fixée : le
maître d’école ne sera plus qu’écrivain. En 1841, sa
renommée déjà grande le fait appeler à Nevers pour diriger
le journal l’Association, feuilleton et premier-Paris,
littérature et politique, il suffit à tout, à la fois grave et
doux, pour parler comme Boileau, laborieux et fécond.
L’Association ayant cessé de paraître, Claude Tillier,
quoique malade, ne se repose pas ; il entreprend une
première série de vingt-quatre pamphlets, puis une seconde
série de douze dont il ne devait pas voir, hélas ! achever la
publication. Il est mort à la peine, à la tâche, la plume à la
main, mort comme d’Assas, à son poste, en criant encore :
France, voici l’ennemi ! Il est mort à Nevers, le 12 octobre
1844, âgé de 43 ans.
Voilà l’homme biographié, voilà toute cette vie si pleine
et si courte, si modeste et si méritante ! Enfant un bras
cassé, jeune homme une révolte, homme enfin la prison et
la lutte, la misère et la mort : voilà les faits et les dates
fidèlement racontés, énoncés par son biographe et ami, par
un témoin de toute sa vie, qui a su bien voir et bien dire !

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Voilà même encore son portrait placé ici en tête de ses
œuvres, portrait ressemblant, fait sur nature par un habile
artiste : cheveux et barbe incultes, large front, œil d’aigle,
pommettes fortes, bouche fine, amie de la pipe, voyez !…
Eh bien ! le connaissez-vous maintenant tout entier ? Eh
bien, non ! vous le connaîtrez encore mieux dans ses
œuvres. Certes, tous ces renseignements sont utiles,
précieux, importants, quand ils concordent bien avec le
reste ; mais ils ne valent pas, croyez-moi, les œuvres
mêmes. Non, tout ce que nous raconteront de lui ceux qui
l’ont vu et entendu, ne vaudra jamais ce qu’il vous dira lui-
même. Nous saurons encore mieux l’homme intérieur, et
même l’homme extérieur, tout lui, corps et ame, quand nous
l’aurons bien lu.
Nous saurons mieux, par exemple, toute l’énergie, toute
la vigueur de sa mâle personne, de sa ferme organisation,
quand nous aurons lu et relu ces lignes puissantes, cette
page robuste qui semble arrachée d’un livre même de
Juvénal :

« Un autre sujet d’étonnement pour moi, c’est que cette


Italie, si bien pourvue de reliques, si largement tonsurée et
qui a bu tant d’eau bénite, soit pourtant si malheureuse ; et
Rome elle-même, sa destinée est-elle bien brillante ? Tous
les jours je me demande pourquoi elle ne fait point du noir
animal de ses reliques. À quoi lui sert d’être non seulement
la capitale, mais l’église du monde chrétien ? Le sceptre de
l’univers s’échappait de sa main en même temps que la

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statue de Jupiter tombait des hauteurs du Capitole ; sa
puissance, sa gloire, ses grands hommes, tout s’en est allé
avec ses dieux, et ses mamelles épuisées ne peuvent plus
nourrir que des chanteurs et des capucins. Rome, Rome !
voilà donc où ta catholicité t’a réduite ! Au pied de ta croix,
il ne vient plus, au lieu de lauriers en fleurs, que du
chiendent et des orties ; ta terre désolée ne produit plus
qu’un peuple idiot et décrépit, triste regain d’une moisson
de héros ! Comment se fait-il donc que la reine des nations
se soit changée en un moine immonde ? À la place de ces
marches triomphales qui resplendissaient des dépouilles de
tout l’univers, qu’as-tu mis ? des processions, traînant à leur
suite des prêtres râpés et un long amas d’hommes en
guenilles. Un suisse de cathédrale, arlequin chamarré de
ridicules oripeaux, fait maintenant résonner sa hallebarde
sur les dalles du Capitole, et meurtrit la poussière des Paul-
Émile et des Scipion ! »

De même, sans avoir assisté à aucune des misères de sa


jeunesse, nous saurons mieux ses épreuves et ses patiences
de chaque jour, de les lire ensemble dans ce récit, clair et
net autant que la réalité :

« Moi qui vous parle, moi qui ris avec vous, j’ai passé
par les épreuves les plus rudes de la vie. J’ai été écolier,
maître d’études, soldat et maître d’école. Avec ces
professions, j’ai toujours cumulé celles de poète. Le
caporal, le chef d’institution, les enfants gâtés, les bonnes
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mères et l’hémistiche ont été pour moi cinq ennemis
implacables qui m’ont incessamment poursuivi… Vous
voyez que j’ai bien porté ma part de cette lourde croix que
Dieu a imposée à la société. Aujourd’hui je suis
pamphlétaire, pamphlétaire qui a la dent un peu aiguë et
dont aucuns portent les cicatrices ; mais je ne dirai jamais
de la société autant de mal qu’elle m’en a fait.
« Avant donc d’être soldat, j’étais maître d’études
· · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Or, de tous les valets le plus malheureux, c’est sans


contredit le maître d’études. J’ai marché, moi, quelque
temps dans ce rude chemin, et pour beaucoup je ne voudrais
y repasser. Je me rappelle encore avec effroi combien je me
trouvais à plaindre, quand, mon bouquet de rhétorique au
côté, comme un domestique à la Saint-Jean, j’allais offrir
mes services aux revendeurs grec et de latin de la capitale ;
combien j’en voulais à mon père de ne pas m’avoir fait une
place à son établi !… J’avais dix-neuf ans : vous voyez que
c’est commencer de bonne heure à souffrir. Et encore, ce
morceau de pain que trouve un mendiant, ce n’était pas sans
peine que j’étais parvenu à me le procurer. Depuis un mois
je battais le pavé de Paris avec ma grand’mère ; nous avions
exploré les faubourgs jusqu’à leur extrémité la plus
reculée ; nous avions heurté à toutes les portes des
institutions connues de l’Almanach royal ; mais ma
grand’mère avait beau dire que j’avais fait toutes mes
classes et même que j’avais eu un accessit en philosophie,
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mes malencontreux dix-neuf ans étaient pour tous un vice
rédhibitoire : partout on nous congédiait avec cette terrible
phrase : « Nous n’avons besoin de personne. » Il y eut
même un facétieux chef d’institution qui eut l’air de me
prendre pour un élève qu’on lui amenait.
« Enfin ma grand’mère me trouva un coin dans une
institution, avenue de Lamothe-Piquet, entre les Invalides et
l’École militaire, tout juste vis-à-vis une pension de chiens
savants, auxquels on enseignait à rapporter et à donner la
patte… »
Ce voisinage causa une méprise que Claude raconte
plaisamment : une dame étant venue mettre son chien en
pension chez l’instituteur, qui entendait alors recevoir
l’enfant de la dame. Mais poursuivons : « J’avais, dans cette
maison, le blanchissage, la nourriture et un lit au dortoir
entre ceux des élèves ; mon extrême jeunesse ne permettait
pas qu’il me fût alloué des appointements. Je faisais l’étude,
les répétitions, je surveillais les récréations, j’accompagnais
les élèves à la promenade. C’était un morceau de pain
chèrement acheté.
« Le chef de l’établissement n’avait d’un instituteur que
son nom sur l’enseigne. Il ne savait pas le latin ; il ne savait
même pas la cuisine. Il avait acheté une institution comme
un clerc de notaire achète quelquefois un fonds de
bonneterie. Pour couvrir son ignorance, il lui fallait une
réputation de savant ; aussi il avait publié les Beautés de
l’histoire de France, et il travaillait aux beautés historiques
d’une autre nation. Ce genre d’ouvrages était alors fort en

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vogue : chaque nation avait, en un volume in-12, les
beautés de son histoire ; pas un feuillet de plus à l’une qu’à
l’autre. Si l’on eût pensé alors au royaume de Monaco,
Monaco aurait eu aussi les beautés de son histoire, in-12
comme les autres.
« Il y a des hommes qui, avec une bonne page, font un
bon livre ; d’autres qui, avec un bon livre, ne peuvent faire
une bonne page. M. R. était de ces derniers. C’était un de
ces gâteurs d’esprit qui mutilent au lieu d’abréger ; qui
prennent un in-folio, le dissèquent, en mettent de côté la
chair et emportent les os avec eux ; un de ces marmitons de
la littérature qui, voulant peler une pomme, ne laissent rien
que le trognon. Ses Beautés de l’histoire de France lui
donnaient le droit de prendre le titre d’homme de lettres,
titre que rehaussait merveilleusement celui d’instituteur. Il
passait ses journées à compulser les bibliothèques
publiques, et ses soirées dans les salons du faubourg Saint-
Germain, où il était admis à cause de la pureté de son
royalisme.
« Pendant son absence, la couronne tombait en
quenouille. Celte quenouille, c’était M me R., une anglaise
rousse et pâle. Son teint ressemblait à la coquille d’un œuf
de dinde ou à du satin blanc longtemps exposé à la fumée
ou aux injures des mouches. Les élèves l’aimaient
beaucoup, parce qu’elle leur donnait toujours raison ; les
maîtres d’études la détestaient, parce qu’elle leur donnait
toujours tort.

20
« Il y avait, dans la pension de M. R., vingt à vingt-cinq
Anglais apportés en dot par sa femme, et environ autant de
Français amenés par lui. Ce mélange des deux nations était
un système d’éducation. Les Anglais de Madame devaient
apprendre aux Français de Monsieur la langue de Byron en
jouant à la marelle ou aux billes ; ceux-ci apprendre, par la
même occasion, la langue de Racine à ceux-là. Par suite de
ce malencontreux échange, les noms avaient perdu leurs
articles, les adjectifs leur genre, les verbes leurs
conjugaisons. C’était un tel galimatias et une telle confusion
des deux idiomes qu’on ne s’y entendait plus
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
« Les premiers jours que je passai dans la maison, je fus
horriblement malheureux. La perte de la liberté était pour
moi une privation insupportable. J’enviais en secret le sort
du décrotteur qui passait en chantant sous les fenêtres.
J’aurais volontiers donné tout mon petit trésor de science
pour sa sellette et ses mains noires. Quelquefois les larmes
m’étouffaient, mais je n’osais pleurer : il fallait attendre la
nuit pour me donner ce plaisir.
« Je me disais souvent : Pourquoi mon père ne m’a-t-il
pas fait apprendre son état ? c’était tout ce qu’il fallait pour
mes besoins : du pain et de la liberté, voilà tout ce que je
demandais à Dieu, et je n’ai ici ni pain ni liberté ! Le bon
homme a cru que je ferais mon chemin, comme tant
d’autres, avec l’éducation qu’il me donnait ; mais, au lieu
de pièces d’or, ce sont des jetons qu’il a mis dans ma
bourse. Je suis trop bête, trop lourd, trop maladroit, pas
21
assez intrigant, pour réussir dans l’Université. La fortune
est comme les grands arbres : il n’y a que l’insecte qui
rampe ou que l’oiseau qui vole qui puissent y établir leur
nid.
« Toutefois, je n’étais encore qu’au pied de mon petit
calvaire. Au bout de deux ou trois jours, mes administrés
avaient perdu toute espèce de respect pour ma personne.
Les deux nations, faisant trêve à leurs querelles
journalières, s’étaient coalisées contre moi.
« Mon habit gris, un habit gris fait par le meilleur tailleur
de mon pays, et avec lequel ma grand’mère me trouvait
superbe, était devenu le but de tous leurs sarcasmes et
quelques fois aussi de leurs projectiles. J’avais beau punir,
petits et grands se moquaient de mes punitions ; ils aimaient
autant la retenue que la récréation, car la retenue c’était moi
qui la faisais.
« Je fus tenté vingt fois de tirer une vengeance immédiate
et sommaire de cette insolente marmaille si cruelle par
espièglerie. Mais si j’étais renvoyé, que faire ? De quel
front me présenter à mes parents, qui me croyaient sur le
chemin delà fortune ? et quand bien même je prendrais ce
parti, comment payer ma place à la diligence ? « J’étais
sans le sou, littéralement sans le sou. Ma famille nie faisait
une subvention de cinq francs par mois, que je touchais par
les mains «le ma grand’mère ; mais ces cinq francs, je les
avais gloutonnement dissipés en brioches et en petits pains
que je mangeais dans les rues quand je sortais ; car j’étais
toujours tourmenté par la faim. »

22
Tillier quitte ainsi la pension de M. R. vers le mois
d’octobre 1820, à cause d’une verte correction qu’il avait
justement infligée à un des élèves anglais :
« J’avais réglé mon compte avec M. R. Il me revenait
vingt-deux francs cinquante centimes qu’il me donna. Je les
sentais tressaillir dans ma poche.
« J’eus bientôt rassemblé mes hardes. Je n’avais d’autre
malle qu’une vieille cravate noire nouée par les quatre
coins, et il y avait dedans plus de papiers griffonnés que de
linge. Je mis par hasard la main sur un vieux reste de cigare
qui se trouvait dans ma poche. Il me sembla que cela ferait
bon effet de sortir le cigare à la bouche. Je l’allumai à la
cuisine, puis je traversai fièrement la cour comme une
garnison qui sort de la place avec les honneurs de la guerre.
« Près de la grande porte était un enfant qui semblait
attendre quelqu’un. C’était un petit écolier de quatrième,
mon voisin de table dans la salle d’études et auquel j’aidais
souvent à faire ses versions.
« Aussitôt qu’il me vit, il courut à moi, et me présentant
un rectangle enveloppé de papier blanc :
« — Je vous en prie, monsieur, prenez cela ; c’est du
chocolat à la vanille ; je sais que vous ne gagniez pas
beaucoup d’argent chez M. R., cela vous fera quelques
déjeuners. Ne craignez pas de me priver, voici les étrennes,
maman me donnera d’autre chocolat, et vous, personne,
peut-être, ne vous donnera rien.

23
« Cette marque d’amitié si imprévue me bouleversa. J’ai,
moi, l’émotion fort niaise et le sentiment tout-à-fait
dépourvu de présence d’esprit. Au lieu de remercier ce
charmant enfant, je me mis à pleurer comme un grand
imbécile. Lui, cependant, cherchait à glisser son paquet
dans la poche de mon habit, et moi, les yeux troublés de
larmes, suffoqué de sanglots, incapable de prononcer un
seul mot, j’essayais, mais inutilement, d’arrêter ses mains.
Aussitôt que le chocolat fut dans ma poche, le cher petit
espiègle prit légèrement sa volée comme un oiseau qu’on
force à changer de buisson. Il alla se placer à quelques pas
de moi :
« — Monsieur, me dit-il, si vous voulez me promettre de
garder le chocolat, je vais revenir ; j’ai quelque chose à
vous communiquer.
« — Oh ! cher petit, je te le promets ; je le garderai
toujours, en souvenir de notre amitié.
« Il revint, et me prit les deux mains.
« — Eh bien ! il faut que vous me promettiez de me faire
savoir dans quelle institution vous serez entré. Je n’aime
pas M™e R. parce qu’elle est Anglaise et M. R. parce qu’il
est royaliste ; mais vous, je vous ai aimé tout de suite, je ne
sais pourquoi ; et je prierai tant maman de me mettre auprès
de vous, qu’il faudra bien qu’elle y consente.
« — Eh bien ! mon enfant, je te le promets encore ; et
détachant mes mains des siennes, je m’enfuis vers la rue,
car je sentis que j’allais pleurer encore.

24
« À quelque distance de là, j’aperçus mon jeune ami
placé sur la terrasse. Il me suivait d’un œil qui, j’en suis sûr,
était plein de larmes.
« Depuis, j’ai oublié cet enfant. J’ai mangé brutalement
son chocolat, et je ne l’ai pas informé de la pension où je
suis entré. Je l’ai oublié comme le voyageur oublie l’arbre
sous lequel il s’est reposé un instant en traversant le désert ;
je l’ai oublié comme la jeune fille oublie le rosier qui lui a
fourni sa première guirlande. Cette douce affection
trépassée, elle est là gisante dans un coin de mon cœur sous
un crêpe rose ; car le destin de l’homme est d’oublier. Le
fond de tout cœur humain est, hélas ! un amas de scories et
de cendres. Notre ame est un cimetière tout rempli de
tombes et d’épitaphes, un champ où les fleurs nouvelles
prennent racine sur les fleurs mortes. L’oubli est un bienfait
de Dieu ; car si l’homme, autour de qui tout change et tout
passe, n’avait le don d’oublier, il serait le plus malheureux
de tous les êtres ; la vie serait pour lui une éternelle douleur,
son œil une source intarissable de pleurs. »
Et ses doléances de maître d’école qui succèdent à celles
du maître d’étude, où les connaître mieux que dans cette
récrimination si expressive et si éloquente :
« Nous, si nous savions prêcher, que dirions-nous donc
des évêques ? De vous prélats, ou de nous autres maîtres
d’école, lesquels gagnent mieux leur salaire ? Nous sommes
là du matin au soir, entre vingt groupes qui glapissent
comme une meute, à faire marcher cette lourde et
paresseuse machine qu’ils appellent une école mutuelle, à

25
enfoncer, comme un manœuvre enfonce un coin dans un
tronc d’arbre, des lettres et des syllabes dans ces durs
cerveaux d’enfants, à nous fêler la poitrine et à nous aigrir
le sang dans des explications fastidieuses et cent fois
répétées ? Le pauvre cantonnier peut quitter un moment sa
pioche pour serrer la main à une vieille connaissance qui
passe et qu’il n’avait pas vue depuis longtemps ; le maçon,
sur son échafaud, tourne la tête et suit longtemps dans la
foule une jeune fille qui l’a salué d’un geste ami ; le
compagnon serrurier, en faisant descendre et monter sa
branloire, rêve de sa patrie absente et du jour où il reverra
sa mère ; le tailleur, en cousant son paletot, rencontre
quelquefois un bruyant hémistiche qu’il fait sonner
longtemps en lui-même, comme le paysan fait sonner une
pièce d’argent pour s’assurer qu’elle est de bon aloi ; et
quelquefois aussi il lui arrive de saisir dans un pli de son
drap, une rime bégueule qui lui a longtemps fait la nique ;
mais nous, il faut que nous veillions sur notre pensée
comme la sentinelle veille sur le terrain confié à sa garde,
que nous en écartions impitoyablement tout rêve, tout
souvenir, toute idée étrangère à notre école, que nous
regardions et que nous parlions à la fois, que nous
domptions celui-ci, que nous stimulions celui-là, que de ce
côté nous maintenions l’ordre, et que de cet autre nous
hâtions le progrès ; qu’à nous seuls, en un mot, nous
fassions la besogne de trois. Plusieurs d’entre nous sont
doués de brillantes facultés, mais quand leur intelligence
voudrait s’envoler vers de pures et hautes régions, il faut
qu’ils la clouent par les ailes aux planches de leur estrade ;
26
ils ont un outil d’or, et ils ne peuvent remuer avec que des
fanges et des graviers. Vous, cependant, nos seigneurs les
évêques, que faites-vous pendant ce temps ? Vous pérorez
dans une chaire, vous faites les petits dieux sous un dais,
vous vous faites encenser par des lévites, ou bien encore,
vous exilez d’un trait de plume quelque vieux prêtre d’une
paroisse amie. Pour cette rude besogne, le gouvernement
vous alloue dix mille francs par an ; mais vous n’êtes gens à
vous contenter de si peu de chose. Vous voyagez une fois
l’an ; quand vous avez fait une cinquantaine de lieues, vous
revenez, accablés de fatigue, vous reposer dans votre palais,
et pour cette pénible expédition vous n’exigez pas moins de
deux mille francs. Vous appelez cela des frais de tournées.
Hélas ! combien d’entre nous seraient au comble de leurs
vœux, si, pour leur labeur de toute une année, ils recevaient
seulement la moitié de ce que vous gagnez en huit jours, à
déjeuner, à dîner et « fournir des courses triomphales.
« Direz-vous que c’est votre capacité qu’on rétribue si
magnifiquement ? Où avez-vous pris qu’il faille plus de
capacité pour être évêque que pour être maître d’école ; un
bon instituteur doit tout savoir, même un peu de théologie ;
mais un évêque, la théologie exceptée, que faut-il qu’il
sache ? De bonne foi, croyez-vous qu’il ne soit pas plus
difficile de faire un bon arithméticien ou un bon
grammairien que de faire des saintes huiles ! Je parie que
M. Dupin aîné ferait bien dix évêques, mais je le défie de
faire un maître d’école. Prétendez-vous que c’est à l’utilité
de vos fonctions qu’on proportionne le chiffre de vos

27
appointements ? Eh bien ! détrompez-vous une seconde
fois, de ce côté-là nous avons encore sur vous l’avantage.
Le diocèse a été quatre mois sans évêque, personne ne s’en
est aperçu. Les cloches sonnaient, la grand’messe se disait,
les femmes allaient à confesse comme si de rien n’eût été ;
il y avait en ville un prêtre de moins, et depuis que vous
êtes arrivé, il y a un prêtre de plus, voilà tout. Mais si le
diocèse restait quatre mois sans instituteurs, croyez-vous
que ce serait la même chose ? L’année prochaine, donc, ne
nous accusez plus d’enseigner pour gagner de l’argent, car
vous voyez que nous avons de quoi vous répondre. »
Continuons, car toute sa vie est là dans ses écrits. L’arbre
est connu par ses fruits, dit le Christ, et les fruits d’un
auteur sont ses idées, ses actes, sont ses œuvres. Nous
saurons encore là combien il aimait et souhaitait la gloire,
cette maîtresse des artistes ; nous le saurons aussi bien que
d’avoir reçu ses confidences et ses soupirs, rien qu’à lire
cette déclaration passionnée, délirante, une vraie déclaration
d’amour, contenue tout au long dans son Cornélius :
« Ce doit être une bien belle chose que ces
applaudissements qu’on entend dans la postérité, que ce
lendemain tout resplendissant de soleil qu’on voit briller
après le jour sombre et pluvieux de la vie ! Combien il est
doux de songer qu’on a un de ces noms que les générations
se transmettent l’une à l’autre pendant une longue suite de
siècles, comme la sentinelle qui s’en va transmet le mot
d’ordre à la sentinelle qui vient ; que le temps qui passe et
qui fauche en passant les vieilles tours, qui jette à terre les

28
châteaux, qui fait des cités des champs d’herbe, ne touche
point à votre nom, qu’il ne peut en retrancher un accent,
qu’il ne saurait en effacer un point sur uni ! Les insectes, de
leur brin d’herbe, ont sans doute pitié de cette chenille qui
trace péniblement sa raie dans la poussière ; mais, s’ils
savaient qu’elle doit devenir papillon, ne lui porteraient-ils
point envie ? Ceux qui vous disent que la gloire est une
fumée, ne les croyez point : ils ne parlent ainsi que pour se
consoler d’être obscurs. Tous les hommes ont horreur du
néant ; ils ne veulent point s’éteindre comme une bougie sur
laquelle on souffle ; ceux qui ne peuvent être admirés, ils
veulent du moins qu’on les pleure. Depuis cet enfant qui
charbonne son nom sur la muraille jusqu’à ce vieillard qui
ordonne de mettre une statue sur sa tombe, tous aiment la
gloire et veulent avoir leur part de renommée.
« Pour moi, si le diable me disait, pour me tenter : Tombe
à genoux et adore-moi, tu auras de l’or plein tes caves, des
diamants plein tes coffres, des billets de banque à faire
ployer un mulet ; tu auras des châteaux partout, des bois sur
toutes les montagnes, des vignes sur tous les coteaux, des
champs dans toutes les plaines ; tu auras des chevaux de
toutes les couleurs, de toutes les qualités, de toutes les
races ; tu auras des femmes de toute façon : tu en auras des
brunes, des blondes, des rouges, des blanches, des roses,
des noires, des cuivrées ; tu en auras qui dansent comme
une fée ; tu en auras qui chantent comme une lyre ; tu en
auras qui parlent comme une tribune ; tu en auras qui font
des actes, des élégies, des mémoires à consulter, des

29
préfaces, et tu en auras qui brodent des pantoufles ; tu en
auras à longues queues, qui s’enveloppent d’un voile
comme une viande qu’on veut préserver des mouches, qui
vont majestueusement dans le velours et dans la soie, et tu
en auras qui s’en vont tout épanouies au soleil et qui se
trémoussent gaîment et gentiment dans le stoff et la
mousseline-laine. Si donc le diable me disait cela, je ferais
comme, en pareille occasion, a fait Jésus : je l’enverrais
se… promener. Si, d’autre part, M. Dupin, qui n’est pas le
diable, me disait, un jour d’élections : Donne-moi ta voix, et
tu auras des écharpes de maire, des banderolles de garde,
des robes de juge de paix, des toques de président, des
bérets de ministère public, des collets brodés de sous-préfet,
des ponts, des routes départementales, des jubés d’église,
des croix d’honneur plus que tu n’en voudras, des statues de
saints, des cloches, des bouquins bien reliés et même un
exemplaire de mes œuvres, je lui répondrais comme au
diable : Roi de Clamecy, je vous remercie. Mais s’il me
disait, lui qui a si ingénieusement découvert Jean Rouvet,
l’inventeur du flottage : Donne-moi ta voix, et je dirai au
ministre que tu as inventé l’Yonne, puis je te ferai fondre en
bronze, par souscription, un buste de grand homme que
nous placerons face à face avec celui de Jean Rouvet, je lui
répondrais : Majesté, la voilà ma voix, et si j’en avais
trente, elles seraient à votre service ! seulement je vous prie
de ne pas me faire ressembler à Napoléon, et de ne pas me
mettre votre nom en lettres d’or sur le côté. »

30
Où apprendrons-nous mieux encore sa ferveur, sa chaleur
d’ame pour le pauvre peuple, que dans ce passage si
foncièrement démocratique, sur les dotations de princes :
« Mais la majorité de la nation, savez-vous de quels
hommes elle se compose ? Vous, gens du domaine privé et
de la liste civile, qui vous faites si pauvres, êtes-vous,
comme le bûcheron, du matin au soir, dans l’herbe gelée de
la forêt, à abattre des ormes et des chênes secouant leur
neige et leur grésil sur votre tête ?
« Allez-vous, comme le vigneron, fouiller avec une
lourde pioche, le gravier ingrat de nos coteaux, et recevez-
vous pour le salaire de toute votre journée 1 fr. 25 cent, et
un litre de piquette ?
« Vous plongez-vous, comme le flotteur, jusqu’à la
ceinture, dans l’eau glacée, pour amener sur le rivage ces
longues traînées de bûches qui nagent au courant du
fleuve ?
« Comme le batteur en grange, battez-vous jusqu’au soir
la terre avec un lourd fléau dont le bruit matinal a éveillé les
coqs du voisinage ?
« Piétinez-vous dans la boue comme le porte-faix, sous
une charge qui suffirait à écraser une bête de somme ?
« Restez-vous courbés sur le sillon, comme le
moissonneur, pendant seize heures de soleil ?
« Vos femmes ont-elles durci la semelle de leurs pieds sur
la grève des fleuves, et vont-elles laver les lessives ?

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« Se tiennent-elles, comme la fruitière, grelottantes, et
souvent, hélas ! les entrailles vides, devant une pauvre
boutique qu’avec une pièce de cinq francs on achèterait tout
entière ?
« Quand vous reveniez de votre travail, accablés de
fatigue et vos outils sur l’épaule, avez-vous quelquefois été
jetés dans la boue par un carrosse de prince ? ou bien, un
orchestre de fête, pétillant et ricanant à travers les fenêtres
illuminées d’un palais, vous a-t-il poursuivis de son
ironique harmonie ?
« N’avez-vous, quand vous êtes rentrés sous vos noires
solives, que quelques broutilles ramassées le long des haies
pour sécher vos pieds et réchauffer vos mains, et ne
trouvez-vous, dans votre écuelle, pour vous refaire le sang
nécessaire aux travaux du lendemain, qu’une maigre soupe
de pain noir ou des herbes à peine salées ?
« Avez-vous vu quelquefois votre famille à jeun et
n’osant vous interroger de sa parole malade et altérée,
chercher dans vos yeux si vous lui apportiez quelque
nourriture, et vous êtes-vous enfuis, pour pleurer à votre
aise, dans la campagne, de rage et de désespoir, et jeter à
Dieu, sous son ciel, des blasphèmes qu’il pût entendre ?
« Vous êtes-vous trouvés quelquefois obligés d’envoyer
votre fils tendre ses petites mains, violettes de froid, aux
messieurs qui passent en manteau dans la rue, et vous est-il
revenu les yeux en pleurs et les mains vides ?

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« Votre femme, cette douce créature qui vous souriait,
quand du noir abîme de votre ame le chagrin montait à
votre front, qui pleurait sur vos mains quand vous vous
emportiez contre votre mauvaise fortune, qui se levait
doucement d’entre vos bras pour coudre et repasser aussitôt
que le sommeil avait raidi votre paupière, votre femme que
Dieu avait unie à vous comme il unit les lianes en fleurs aux
vieux arbres morts et desséchés, l’avez-vous vue s’éteindre
lentement de faim, de froid et de misère, et n’avez-vous pas
eu quelques gouttes de bouillon à verser sur ses lèvres ?
« Avez-vous imploré du curé de la paroisse un pan
d’étoffe noire pour habiller son cercueil, et vous l’a-t-il
refusé, parce que vous n’aviez pas dix francs à lui
compter ?
« Voilà la vie de ces hommes de sueur et de larmes dont
la majorité de la nation se compose ! et c’est en présence de
cette misère que vous osez vous dire pauvres, c’est à ces
gens que vous voulez faire demander l’aumône par vos
gendarmes ! Mais faites donc comparaison de leur situation
avec la vôtre ! eux, ils n’ont point de souliers, et vous, vous
avez vingt carrosses et cent chevaux pour vous emporter par
les rues ; eux, ils ont à peine le morceau de pain qui
empêche de mourir, vous, vous donnez à dîner tous les
jours ; eux, ils logent dans des caves pourries et enfumées,
dans des galetas délabrés, vous, vous avez entre dix
châteaux un château à choisir pour vous loger. Vous, pour
abriter les rats de vos greniers, vous avez plus de meubles
qu’il n’en faudrait pour meubler cent familles ; mais

33
demain, si vous passez sur la place publique, vous pourrez
voir les meubles d’une dizaine d’entre eux criés et vendus
par les huissiers.
« Et, depuis le temps qu’on prend dans leurs chaumières,
qu’y a-t-il donc encore à y prendre ? Est-ce le berceau de
leur enfant, le grabat de leur vieux père, la bague de noces
de leur femme, l’escabeau sur lequel ils se reposent quand
ils sont revenus du travail. Mais à quoi tout cela est-il bon
pour rehausser un prince ? Est-ce que l’aigle, pour monter
plus haut vers le soleil, arrache les plumes des petits
oiseaux et les attache à ses ailes. Toutefois, si vous trouvez
appendue à quelque vieille muraille une croix d’honneur
noircie de poudre, au milieu de laquelle rayonne la
glorieuse effigie de l’empereur, je vous conseille de la
prendre. »
Voulez-vous le voir voter aux élections pour connaître
son opinion sur les hommes et les choses du gouvernement,
quand vous avez sous les yeux cette profession de foi écrite
et très explicitement écrite assurément :
« Nous sommes des soldats, pourquoi voulez-vous nous
transformer en marchands ?… Avec votre système des
intérêts matériels, vous donnerez peut-être à la France de la
chair et du sang ; mais, l’embonpoint de la richesse, ce n’est
pas la santé. Pour qu’une nation soit forte, il faut qu’elle
soit maigre, et que dans ses doigts noueux elle ne tienne
qu’une épée ; il ne faut pas qu’elle rêve, au bivouac, d’un
comptoir laissé derrière elle. Et que ferait la France de ce
ventre plein d’entrailles qu’elle porterait devant elle, quand

34
il lui faudrait marcher au combat ? il faudrait, valétudinaire
impuissante, qu’elle se fit rouler dans son fauteuil contre
l’ennemi.
« Quand vous nous inoculez le virus de l’or, vous nous
faites plus de mal que si vous enclouiez nos canons, que si
vous brûliez nos vaisseaux, que si vous démolissiez nos
places fortes. Vous assassinez la France, comme les
Mexicains assassinaient les Espagnols, en lui versant de
l’argent fondu dans les veines. Si ses habitants n’étaient pas
des citoyens, que serait la France avec ses trente-deux
millions d’habitants, à côté de l’incommensurable Russie, et
que serait-elle à côté de l’Angleterre, tronc frêle, à la vérité,
mais qui couvre tout l’univers de ses branches ? La France,
c’est le lion qui, dans une peau étroite et sous des
dimensions resserrées, fait mouvoir une masse énorme de
muscles et de nerfs ; ce qui lui donne, à la Fiance, cette
force prodigieuse qui la jette d’un bond sur une capitale, et
lui fait, en quelques heures, déchirer une armée, c’est le
patriotisme de ses enfants, c’est leur passion désordonnée
pour la gloire. Si vous éteignez ce feu sacré qui vit encore
dans leur ame, sous les cendres de la République et de
l’Empire, comment voulez-vous qu’elle se défende contre
cet orage de Barbares que les vents du Nord poussent contre
elle ? Que fera-t-elle, lorsqu’elle ne sera plus qu’une faible
femme, et qu’elle aura dix hommes à combattre, quand, au
lieu de l’épée des Hoche, des Marceau, des Bonaparte, elle
n’aura plus dans sa main qu’une demi-aune ? Ne voyez-
vous pas que vous coupez au moderne Samson sa terrible

35
chevelure, et que vous le livrez, impuissant et chauve, aux
chaînes des Philistins. »

N’avons-nous pas aussi plus bas dans leur incontestable


vérité, toute sa probité, tout son désintéressement, une
probité de pauvre, un désintéressement de poète ? Faut-il
encore l’avoir vu s’abstenir, refuser, se contenter de son
pain sec gagné à la sueur de son front, après ces nobles
paroles qui témoignent aussi haut que des faits :
« Et dire que nous n’avons point de lois contre la
corruption !… qu’il faut la voir secouer de ses vastes ailes
ses miasmes désorganisateurs sur nos cités, et la laisser
faire !.. Si un militaire livrait aux Prussiens ou aux
Allemands la plus mauvaise bicoque de votre frontière,
vous le feriez périr dans un ignominieux supplice ; et quand
des misérables, pour avoir quelques arpents de terre de plus,
vendent nos libertés ; quand ils aident à mettre en lambeaux
votre pacte social ; quand ils tiennent la Nation à bras-le-
corps tandis qu’on lui rive aux jambes des entraves, on les
récompense par d’honorables emplois et par des sacs pleins
d’argent. Mais, quelle règle avez-vous donc pour apprécier
les actions humaines ? Lorsque la trahison, au lieu d’un
hausse-col, a un jabot ; qu’elle porte, au lieu d’épée au côté,
une plume derrière l’oreille, elle cesse donc d’être
trahison ? elle n’est donc plus un crime ? en changeant
d’habit, elle est donc devenue vertu ? Quelques pierres
moisies retranchées de vos frontières vous sont donc plus
précieuses que vos institutions ?

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« Et, pourtant, quelque infâme que soit, pour tout le
monde, la vénalité, pour un écrivain elle l’est encore
davantage. Ceux qui ont une voix assez forte pour se faire
entendre de la foule sont les avocats naturels des saintes
causes. Dieu leur a mis un peu de sa salive à la langue, et
leur a commandé d’aller prêcher aux hommes le culte de la
liberté. Quand ils trahissent leur mission sacrée, quand,
exécrables pasteurs, ils vendent au boucher leur troupeau,
ils sont dignes de tout le mépris qu’une ame humaine puisse
produire : c’est comme si le phare quittait la plage qu’il doit
indiquer aux navires battus par la tempête, pour aller
s’établir sur un écueil. Je suis le plus chétif et le plus
inconnu de ceux qui écrivent pour le peuple ; je n’ai dans
ma main qu’une pauvre plume de roitelet ; mais, à Dieu ne
plaise que je la vende jamais à nos oppresseurs ! Oh non !
quand la faim, entre ses doigts de fer me presserait les
entrailles, je ne voudrais pas descendre à une telle infamie !
Si je dois mendier mon pain, ce ne sera pas dans les
antichambres du ministère. J’aimerais mieux aller réciter
mes pamphlets de porte en porte, et tendre la main à ceux
qui ont encore l’amour de la liberté et de la patrie, et
j’aurais, sur ma paille, des rêves plus tranquilles que bien
d’autres sous leur alcôve de soie.
« Et, pourtant, voilà un monsieur qui tient d’un de mes
amis intimes que j’ai voulu me vendre à M. Dupin !…
Mais, c’est d’un de mes ennemis intimes qu’il voulait dire.
Singulier ami intime, en effet, que celui qui dénonce, au
premier voisin de table que lui donne le hasard, les

37
turpitudes de son ami !.. Il est possible que chez les gens
comme il faut il y ait des amis intimes de cet acabit, des
amis qui disent en eux-mêmes, tandis qu’ils vous serrent la
main : « Mon cher ami, quand te verrai-je déshonoré ou
ruiné ? » mais, chez nous autres, gens de rien, la langue est
plus près du cœur : nous avons des amis qui nous aiment,
qui viennent à notre aide quand nous avons besoin d’eux,
qui nous justifient quand on nous accuse ; mais nous
n’avons point d’amis qui nous calomnient. Du reste, la fable
de mon ami intime est assez mal imaginée, et je lui
conseille, en bon ami, de ne point consacrer son talent, s’il
en a, au genre de l’apologue.
« Si j’avais eu jamais l’intention de me vendre à M.
Dupin, j’aurais fait tout le contraire de ce qu’il suppose : au
lieu de me laisser aller à une folle rancune contre
l’autocrate, parce qu’il aurait déporté ma pétition dans ses
papiers à vendre, je l’aurais cajolé, je l’aurais encensé, je
l’aurais adoré ; j’aurais écrit des rames de papier sur ses
vertus politiques, sur sa fermeté de caractère, sur son
invincible adhérence à ses convictions, sur son
désintéressement, sur son abnégation de lui-même et de sa
famille, sur son antipathie pour l’argent du budget, sur
l’impartialité avec laquelle il use de son crédit, sur l’équité
qu’il met dans ses distributions de croix d’honneur, et
même sur ses vastes connaissances en agriculture. Il aurait
fallu que j’eusse une bien mauvaise chance contre moi, si je
n’étais parvenu, en procédant ainsi, à désarmer ses rigueurs,

38
et à ramener, sur sa figure d’ouragan, comme dit le
feuilletonniste de l’Écho, un placide rayon de bienveillance
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
« Et quand je vous dis, mes abonnés, que je ne me suis
jamais offert à M. Dupin, je ne prétends tirer de cela aucun
mérite. Je n’ai eu, pour conserver mon indépendance,
aucune mauvaise passion à vaincre, aucun germe
d’ambition à étouffer. À la vérité, je n’ai aucune antipathie
contre l’argent ; je regarde même quelques écus, tintant
ensemble, comme le plus bel ornement d’une poche ; mais
j’ai toujours préféré une pièce de vingt sous honorablement
gagnée, à une pièce d’or ramassée dans la boue. Et
pourquoi me vendrais-je donc à M. Dupin ? pourquoi me
vendrais-je à qui que ce soit ? J’ai de quoi satisfaire à tous
mes besoins ; quel roi, quel empereur pourrait me donner
davantage ? Allez demander à l’oiseau qui trouve
abondamment et surabondamment sa nourriture dans la
campagne, qu’il vous livre ses ailes à couper pour un sac de
graines, et vous verrez ce qu’il vous répondra.
« Entre les steppes glacées de la pauvreté et ce fastidieux
Éden de la richesse, où le ciel est toujours du même bleu,
où la terre est toujours peinte du même vert, il est une zone
tempérée où la disette et la profusion sont également
absentes. Là, le sol ne donne rien à qui ne veut point le
cultiver ; mais, quand on y ouvre un sillon, il y vient
aussitôt de bons épis. Il y a bien, dans ce ciel inégal, des
jours sombres et pluvieux ; mais, parfois, le soleil vous y
sourit, entre deux nuées, d’un sourire si doux et si
39
splendide, qu’il ferait volontiers éclore des couronnes de
roses sur la tête des jeunes filles. C’est là qu’entre deux
arbustes en fleurs j’ai planté mon humble tente. Je me
trouve très bien dans ces lieux, et jamais l’envie ne me
prendra de les quitter.
« Mes appétits sont modérés, et mon estomac est tout
petit. Quand il ne me faut qu’une côtelette pour le remplir,
pourquoi donc irais-je, pour avoir un aloyau, me faire le
garçon d’un boucher ? Ma table est étroite, mal servie, et
même très peu servie. Je croirais insulter un estomac tant
soit peu comme il faut que de l’y inviter. Je mange ma
maigre soupe dans des cuillers d’étain. Je fais ma boisson
quotidienne de la piquette du pays ; aussi, quand Dieu
m’envoie du bourgogne, je le trouve délicieux ! c’est un
avantage que n’ont pas les amis de M. Dupin. Comme je ne
liante pas les grandes dames, ma toilette me coûte fort peu,
et la leur ne me coûte rien. J’ai pour principe qu’on n’est
point vêtu d’un habit qu’on garde au porte-manteau ; aussi
n’ai-je pour toute garde-robe qu’un paletot d’agréable
épaisseur pour l’hiver, et qu’une chétive redingote pour les
jours légers de la belle saison ; et même les puristes en fait
de toilette trouvent qu’il manque à mon pantalon des sous-
pieds. Je recule autant que possible l’existence de ces
vêtements, et si je pouvais leur conférer la longévité des
habits de noces de nos grands-pères, sans scrupule je la leur
conférerais. Quand ils sont éraillés au coude ou ailleurs, je
n’en ai nul souci. Je m’inquiète fort peu que la mode, quand
je passe devant elle, me regarde de travers. Cela ne nuit

40
point à ma considération auprès de ceux qui me
connaissent, et je ne tiens guère à la considération éphémère
des passants. J’ai d’ailleurs, quand on me salue, la
satisfaction de me dire que ce n’est pas à mon habit qu’on
s’adresse. Je n’ai point de domestiques pour me mal servir :
j’ai mes deux enfants qui suffisent très bien à cette besogne.
Comme ils n’obéissent jamais à ma première injonction,
cela me procure l’avantage de m’indigner contre eux ; ainsi
mon humeur conserve toujours une salutaire âpreté, et mon
style de pamphlétaire se maintient toujours à la trempe qui
lui convient Quelque bornées que soient mes ressources,
elles me permettent encore d’être la dupe de certaines gens.
Je connais bien des riches qui n’ont pas le même avantage.
C’est un luxe dont je suis fier, et qui, Dieu merci, ne m’a
jamais manqué. J’aime mieux cela, du reste, que d’acheter
des cachemires à ma femme. Or, à qui vit ainsi et ne veut
pas vivre mieux, à quoi servirait-il d’être un nabab ? Quand
j’aurais dix fois plus d’argent, quand chaque ligne
mercenaire tracée par ma plume se couvrirait d’une
poussière d’or, que ferais-je de cette richesse ?
« — Ce que vous en feriez ? dit mon petit magistrat ;
vous feriez comme M. Dupin : quand l’occasion s’en
présenterait, vous achèteriez à bas prix de belles et bonnes
propriétés qui vous produiraient de belles et bonnes rentes.
Celui qui possède un arpent de terrain est plus roi dans ses
domaines que Louis-Philippe ne l’est en France.
« — Des propriétés, malheureux petit magistrat ! Mais
vous ne savez donc pas ce que c’est que des propriétés ? Si

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j’avais des propriétés, je serais l’homme le plus embarrassé
du globe, et mes métayers me feraient mourir de chagrin.
Jamais je ne pourrais porter cette longue queue d’affaires
que tout propriétaire traîne après lui. J’ai à Fiez, commune
de Saint-Pierre-du-Mont, un méchant pré que je n’ai point
acheté, je vous prie de le croire, mais qui me vient de ma
femme. Il me rapporte, à moi, tous les ans, dix écus et une
paire de poulets ou de canards, ad libitum, et il rapporte au
fisc six francs et des centimes de contributions, sans
compter les avertissements avec frais et les
commandements. Si notre petit magistrat voulait m’en
débarrasser, en me Tachetant, bien entendu, je le tiendrais
pour le plus grand homme du monde. Il pourrait s’adresser,
pour les conditions, à Me Bouquerot, notaire à Clamecy, ou
bien à l’huissier Gervais. Au cas où il n’aurait encore ni
chevaux, ni voiture, la récolte dudit pré pourrait lui servir à
assaisonner ces jambons que nous appelons jambons au
foin, et qui fournissent à nos déjeuners un excellent mets.
« Si vous faisiez appel à mes sentiments paternels, je
vous répondrais que j’aime bien mes enfants, mais que je ne
veux pas vendre ma conscience pour les enrichir. Je ne les
ai point, d’ailleurs, faits pour être riches ; je serais mortifié
qu’ils le devinssent. Ils sont nés dans un berceau de saule :
il serait mal séant qu’ils mourussent sur une couchette
d’acajou. Nous autres, les Tillier, nous sommes de ce bois
dur et noueux dont sont faits les pauvres. Mes deux grands-
pères étaient pauvres, mon père était pauvre, moi je suis
pauvre : il ne faut pas que mes enfants dérogent. Avec trois

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mille francs on peut vivre. Mon fils gagnera probablement
moins ; mais s’il se permettait de gagner davantage, je
reviendrais, ombre irritée, épancher ses sacs d’écus par les
fenêtres.
« Ne me dites point que je fais ici du paradoxe ! je vous
répondrais que cet homme empoissé qui raccommode des
vieux souliers au coin d’une borne, et que vous regardez
comme un être immonde, gagne sa vie plus honorablement
et plus innocemment que le plus haut empanaché de nos
grands seigneurs et le plus riche de nos financiers.
« Et d’ailleurs, pourquoi m’inquiéterais-je donc tant de
mes enfants ? Quand mon dernier accès de toux sera venu et
que j’aurai rendu à Dieu ma plume avec mon ame, est-ce
que le soleil s’éteindra ? est-ce que la terre cessera de se
couvrir de verdure ? Le père de tous, qui donne leur pâture
aux petits des oiseaux, la refusera-t-il aux petits du
pamphlétaire ? Le papillon ne trouve-t-il point au calice des
fleurs de la poussière à sucer, comme l’oiseau vorace des
hautes cimes trouve des chairs palpitantes à dépecer et du
sang chaud à boire ?
« Mes parents ne m’ont rien donné, à moi, et je leur en
suis reconnaissant ; s’ils m’avaient donné beaucoup, je
n’oserais peut-être pas mettre leur nom au bas de mes
pamphlets. En sortant du toit paternel, je n’avais pas même
de profession. Je suis tombé dans ce monde comme une
feuille secouée d’un arbre et que les vents orageux roulent
le long des chemins. Cependant, je n’ai point perdu
courage ; j’ai toujours espéré que de l’aile de quelque

43
oiseau traversant les airs il tomberait une plume que je
ramasserais et qui pourrait aller à mes doigts, et mon
espérance n’a pas été trompée. Le riche est une plante qui
sort de terre toute vêtue de feuilles et toute parée de fleurs.
Moi, j’étais un pauvre grain jeté au milieu des épines ; j’ai
soulevé de ma tête déchirée les fétus acérés qui pesaient sur
moi, et je suis arrivé au soleil. Pourquoi donc ces humbles
tiges que je laisse sur mes racines ne pousseraient-elles
point ainsi que j’ai poussé ? Au lieu de me vendre aux
puissants, j’ai fait la guerre à ceux qui se vendaient à eux ;
je ne m’en repens point. C’est encore, je crois, le meilleur
chemin pour arriver à une tombe honorée. J’en suis
tellement convaincu, que si cette plume de pamphlétaire,
que tant bien que mal j’ai portée, repoussait sur ma fosse, et
que mon fils eût les doigts assez forts pour la conduire, je
l’engagerais à s’en emparer, dût-il trouver une prison au
milieu de sa route ! Pouvoir se dire : « L’oppresseur me
craint et l’opprimé espère en moi, » voilà la plus belle des
richesses, la richesse pour laquelle je donnerais toutes les
autres !
« Et que me servirait-il, à moi, d’être, comme ces
messieurs, un des gros bourgeois de ma petite ville ? Le bel
honneur d’être la plus grosse allumette de sa botte, le plus
gros grain d’une poignée de graines de moutarde !… Je ne
suis pas de ceux qui, n’étant que de petits morceaux de
verre, veulent briller comme des diamants. Je ne sais point
marcher sur des échasses, et, pour être plus haut que les
autres, je ne veux point monter sur un tas d’immondices. Si

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j’étais fier, il faudrait que je susse pourquoi ; je serais
désolé qu’on me prit pour un homme gras, alors que je ne
serais qu’hydropique. Mais, eux, ces bourgeois de M.
Dupin, qui font tant les importants dans leur gros ventre, de
quoi sont-ils fiers ? Ils n’en savent rien, et ceux qui
descendent bien bas leur chapeau devant eux n’en savent
pas davantage. Ces messieurs méprisent le peuple, et à
cause de cela, ils se croient nobles ; mais ce sont des
papillons qui méprisent des chenilles
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
« Et, d’ailleurs, l’homme n’est point fait que pour vivre ;
il est fait aussi pour mourir. Qui de nous ne jette un regard
inquiet à travers les épaisses ténèbres qui bornent
l’existence, et ne cherche à deviner ce qu’il trouvera sur
l’autre rivage ? Tout ce qui meurt laisse, où il a existé,
quelque chose ; quand la brise haletante a expiré au milieu
des cieux, les feuilles qu’elle caressait frissonnent encore ;
la touffe de serpolet que le bœuf a broyée sous sa large
dent, laisse quelque temps son parfum à la prairie ; quand,
sous un archet brutal, la corde du violon s’est rompue, ses
deux tronçons frémissants rendent encore comme un
harmonieux murmure. Mais, tous ces hommes qui ont fait
trafic de leur conscience, quand la dernière vibration de leur
glas se sera perdue dans les airs ; quand les larmes blanches
avec lesquelles on les aura pleures seront renfermées dans
leur coffre ; quand les armes à feu qui auront fait le dernier
salut à leur dépouille mortelle auront jeté leur fumée, que
restera-t-il d’eux ? d’ignobles souvenirs, un nom dégradé, je

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ne sais quoi de semblable à cette puanteur qui survit à une
chandelle éteinte ! le peuple qu’ils ont trahi viendra, après
leurs flatteurs, cracher sur leur épitaphe. Moi, du moins, si
je n’ai ni marbre, ni lettres d’or sur mon cercueil, je veux
que l’humble gazon dont il sera couvert jette une bonne
odeur ; et peut-être quelque ami de la liberté, amené par un
pieux devoir dans le sombre jardin des morts, se détournera
de quelques tombes pour dire un petit bonjour à mon
ombre ! »
Et plus loin :
« Ce nom de pamphlétaire que vous me jetez, je le
ramasse, je m’en fais un titre de gloire. Dire la vérité aux
hommes ; c’est, quoique vous en écriviez, un noble métier.
Peu m’importe que quelques vieilles cigales et deux ou trois
scarabées qui n’ont plus d’ailes, fassent bourdonner autour
de moi leurs petites colères ; j’ai la conscience d’avoir fait
un bon usage du peu d’intelligence que Dieu m’a départi.
J’aime mieux être en paix avec moi-même qu’avec autrui,
et je préfère mon estime à celle d’un ramas de badauds qui
ne me connaissent ni ne me comprennent.
« Comme écrivain, qu’ont-ils à me reprocher ? J’ai
toujours pris parti pour le faible contre le fort, toujours
demeuré sous les tentes déchirées des vaincus, et couché à
leur dur bivouac. J’ai bien, à la vérité, biffé quelques
épithètes trop somptueuses que certains ajoutaient à leurs
noms ; j’ai bien crevé à quelques amours-propres bouffis
leur vessie ; mais les gens que j’ai traités ainsi, ils étaient du
parti ennemi, et j’avais le droit de rogner leur importance.

46
Je n’ai point outrepassé, envers eux, les droits de la guerre :
quand ils se plaignent de moi, c’est comme si un vieux
kaiserlick se plaignait d’avoir été blessé à Austerlitz par un
soldat français.
« Ce sont des personnalités, soit ; mais chacun a sa
manière de faire la guerre : les uns tirent à ceinture
d’hommes et sur les masses ; moi je choisis mon ennemi et
je l’ajuste. Quand c’est un personnage empanaché qui passe
à ma portée, je lui donne toujours la préférence.
« Je n’ai qu’un nom ignoré, perdu parmi ces noms que la
cité roule tous les jours dans sa vaste bouche ; toutefois, j’ai
la prétention de croire que ma plume est utile à quelques-
uns. La haie est humble, ses rameaux trempent dans
l’herbe ; mais elle pique de ses épines le malfaiteur qui veut
envahir l’héritage d’autrui ; elle donne ses fleurs sauvages à
la bergère qui passe, et les petits oiseaux tressent en sûreté
leur nid entre ses branches : j’aime mieux être une humble
haie qu’un grand arbre inutile. Celui qui fait un métier
infâme, c’est celui qui vend au pouvoir un vieux couton de
plume dont une pauvre femme ne voudrait pas pour balayer
son foyer ; celui qui, dans un intérêt d’argent, passe sa vie à
mentir et à tromper ; et celui-là, je ne voudrais pas être à sa
place.
« Donc je suis un pamphlétaire ; mais suis-je bien un
impie, ainsi que les prêtres voudraient le faire croire à leurs
béates ? un impie selon la religion des prêtres, je ne m’en
défends pas ; mais, selon celle de Jésus-Christ, je proteste.
Et qu’est-ce que le juge suprême, si je comparaissais

47
demain à son tribunal, aurait donc tant à me reprocher ? Je
n’ai point empli mes mains d’argent ; je n’ai point trafiqué
de ma pensée ; je l’ai donnée aux hommes telle que Dieu
me l’envoyait, comme l’arbre leur donne ses fruits. J’ai pris
des mains de Dieu ma ration de pain quotidien, sans jamais
lui en demander une plus grosse. Quand ce pain est noir, je
ne me plains point ; quand il est blanc, je le mange de bon
appétit ; mais blanc ou noir, je n’en laisse jamais pour le
lendemain ; je vais droit devant moi sans regarder en avant,
sans regarder en arrière, ne cherchant qu’à éviter le caillou
qui est à mes pieds, et ne l’évitant pas toujours. Lorsque je
rencontre une mauvaise herbe sur mon chemin, je
l’arrache ; quand c’est une bonne graine, je fais un trou en
terre et je l’y dépose : si elle ne vient pas pour moi, elle
viendra toujours pour un autre. Je fais comme le papillon
qui jouit de l’été sans songer que l’hiver est au bout, et,
pour les quelques jours qu’il a à rester sur la terre, ne se
donne pas la peine de se bâtir un nid. J’engage mes enfants
à faire comme moi ; je leur lègue mon exemple : c’est la
meilleure des richesses, et pour celle-là, du moins, ils ne
paieront pas de frais de succession. Je prie rarement Dieu,
et voici pourquoi : parce que Dieu sait mieux que moi ce
qu’il doit faire ; parce que je crains de lui demander des
choses qui ne me soient pas bonnes ; parce que, sans que
nous le lui demandions, tous les matins il fait lever son
soleil, et tous les ans il couvre la terre d’herbes, de fruits et
de moissons ; enfin parce que Dieu, du moment qu’il nous a
créés, est obligé de pourvoir à nos besoins, et qu’il ne peut
ressembler à ces mauvais pères qui, ayant fait un enfant,
48
vont l’abandonner à la porte d’un hospice. Je ne l’adore pas
non plus, parce qu’il n’a pas besoin qu’on l’adore ; parce
que l’homme ne peut rien pour sa satisfaction, parce que,
d’ailleurs, ces hommages que la foule lui adresse, ce sont
les adulations de créatures intéressées, qui veulent aller en
paradis ; mais quand j’ai un sou qui ne me sert pas, je le
donne à un pauvre.
« J’ai dit ce que j’étais ; que ceux qui m’appellent impie
racontent sincèrement ce qu’ils sont, et on verra qu’ils ont
moins de religion que moi ! »
Quelle vertu ! Est-ce que cette austérité, cette intégrité
toute antique, ne brille, n’éclate pas là d’elle-même, comme
un morceau d’or pur ? N’est-on pas sûr tout d’abord de son
titre et de sa valeur ? Faut-il ensuite invoquer le biographe
qui a écrit cette noble vie, pour savoir de plus que Claude
avait coutume de se faire caution, de répondre, de payer
même pour ses amis ? Faut-il invoquer encore la parole
véridique de M. Frebault, qui l’a conduit au cimetière, et
qui a dit de lui sur sa tombe : « Il est mort pauvre comme il
a vécu ; son désintéressement tenait du détachement
raisonné du philosophe et de l’insouciance naturelle de
l’artiste, » et qui eût pu ajouter : « et de la vertu dévouée de
l’apôtre ! »
Et dire que cette vertu religieuse était presque sans
espoir, que c’était l’amour du bien et du juste pour le juste
et le bien lui-même ! Lisez plutôt ce morceau d’un
pamphlet cité par la Réforme et écrit pour M. Miot, qui
avait été assigné comme détenteur d’armes prohibées, parce

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qu’il avait pieusement acheté aux enchères publiques de
Moulins-Engilbert, deux vieux canons que la Convention
nationale avait donnés jadis à cette commune :
« Nous voyons bien, diraient les patriotes, que nous ne
sommes plus sous la protection de la loi. Ce bout de
manteau qu’elle étendait encore sur nos têtes, on l’on en
arrache impunément. Nous sommes sans défense contre les
attaques de nos ennemis. La logique n’a plus d’arguments
pour nous défendre. La vérité et la raison perdent toutes
leurs forces en passant par notre bouche. Nos raisonnements
les plus solides, semblables à une flèche qui a perdu son
dard en volant, ne pénètrent plus dans l’esprit de nos juges.
Il semble qu’ils entendent tout le contraire de ce que nous
leur disons, et qu’un mauvais esprit change en route nos
paroles ! La justice d’aujourd’hui n’a donc plus qu’une
oreille ? et comment se fait-il que nous nous trouvions
toujours du côté de son glaive ? Sur ce chemin qui a mené
Dupoty au Mont-Saint-Michel, verra-t-on toujours
quelqu’un qui passe ? liberté ! si c’est toi qui règnes ici,
jette ta coiffure phrygienne et prends le bonnet d’un
monarque ; car tu n’es que la tyrannie exercée par trois cent
mille maîtres sur des millions d’esclaves ! Déesse perfide !
nous le voyons bien maintenant, tu n’es funeste qu’à ceux
qui te rendent un culte sincère. Tu ressembles à ces féroces
idoles de l’Inde qui veulent que leur autel trempe dans le
sang de leurs adorateurs. Qu’as-tu fait de Jésus-Christ ?
Qu’as-tu fait des Gracques ? Qu’as-tu fait de la
Convention ? Qu’as-tu fait de la Montagne ?.... Qu’as-tu

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fait de tant d’autres qui sont morts en te servant ? Ton
temple n’a donc point de porte ? ceux qui vont à toi
n’arriveront donc jamais que sur le seuil, et les meilleurs
tomberont donc toujours frappés sur les marches ? S’il en
est ainsi, remets donc au moins dans les veines des enfants
tout le sang généreux que tu as pris aux pères. Mais cela, le
tribunal de Nevers ne le laissera point dire ; il prouvera à
tous que ce n’est point les opinions des accusés qu’il juge ;
il se fera un devoir de réparer l’erreur malheureuse de ses
collègues : il absoudra M. Miot ; car je n’ai jamais vu de
cause plus juste que la sienne, et c’est pourquoi je l’ai
défendue. »
Ce morceau, soit dit en passant, rappelle le cri d’un autre
pamphlétaire, d’un bon homme aussi, quoique
pamphlétaire, de l’auteur de Robinson Crusoé, de ce pauvre
Daniel Foc, qui perdit sa fortune, son honneur et ses oreilles
même au métier où Tillier perdit la vie, qui fut condamné
vivant au pilori, pour avoir écrit quelques vérités au clergé
anglican, comme Tillier, mort, fut exclus de l’église pour en
avoir écrit au clergé catholique, et qui disait de même au
peuple anglais du siècle dernier : « Ceux qui vous servent
seront toujours haïs et méprisés, toujours hués et toujours
pillés, toujours réduits à la misère et à la potence, ce qui ne
les empêchera pas de vous servir, et c’est ce que je fais. »
C’est le fais ce que dois, advienne que pourra, des preux
chevaliers, qui passe ainsi aux vils pamphlétaires.
Aujourd’hui la noblesse est aux vilains.

51
Il n’est pas besoin, non plus, d’avoir vu Claude Tillier,
pauvre malade, souffrir stoïquement, jouer avec son mal et
rire au nez de la mort, pour connaître sa philosophie et sa
force d’ame, quand on lit ce feuillet si triste et si gai, si
plein à la fois de raillerie et de résignation :
« Voici maintenant quelques pamphlets de la façon des
béates. Il y a, à mon égard, un schisme dans la congrégation
de M. Gaume [1] : beaucoup de ses vierges prétendent que je
me meurs par la protection de sainte Flavie ; beaucoup,
aussi, plus impatientes que les autres, veulent que je sois
déjà mort, très mort, et même enterré. Je me meurs, soit ;
cela est possible. Il y a long-temps, en effet, que les années
de la jeunesse, ces beaux oiseaux de passage, qui fuient aux
approches de l’hiver, se sont envolées de moi. J’ai fait plus
de la moitié de mon voyage ; déjà je suis sur l’autre versant
de la vie, terre morne où il reste à peine aux arbres quelques
feuilles, et dont le ciel gris et gypseux est plein de neiges
qui voltigent ! Or, quand on est est arrivé à cette pente, on
roule plutôt qu’on ne descend. Mais, que je sois mort, je le
conteste. Voilà, du reste, un miracle qui est h oc à sainte
Flavie ; que je meure aujourd’hui, que je meure demain,
que je meure dans dix ans, les vierges émérites de M.
Gaume ne manqueront pas de dire que c’est leur sainte qui
m’a tué.
« Ces menaces d’une mort prochaine m’effrayaient, je
l’avoue ; mais saint Claude, mon vénérable patron, m’est
apparu une de ces dernières nuits : « Ne crains rien, mon
cher Claude, m’a-t-il dit, Jésus-Christ a lu tes pamphlets, il

52
les approuve, et s’il ne s’y abonne point, c’est seulement
pour ne pas désobliger M. Dufètre. C’est toi qui défends la
religion, et ceux qui l’attaquent, c’est cette tourbe de
Jésuites qui la manipulent, qui la façonnent dans l’intérêt de
leur ambition, comme si elle était leur chose. Tu tousses, je
le sais ; de là haut je t’entends tousser, et, sans compliment,
je trouve que tu tousses très bien ; mais ne prends point de
sirop de gomme, c’est un liquide insignifiant ; couche-toi
tôt, lève-toi tard, et va t’imprégner de l’air salutaire de la
campagne. Je n’affirme pas que ce régime te guérira ; je ne
suis pas, moi, un de ces saints empiriques qui font la
médecine comme s’ils avaient besoin de cela pour gagner
leur vie. Mais si sainte Flavie touche à ta poitrine, elle
apprendra ce que c’est qu’un Claude : d’un coup de ma
crosse, je lui mets son fémur en cent morceaux.
— « Cher patron, lui répondis-je, est-ce que par hasard
votre crosse serait plombée ? Mais en tous cas, vous ne
voudriez pas en faire usage contre une femme, vous êtes
trop Franc-Comtois pour cela !
— « Une femme, me répondit-il, une femme ! qu’est-ce
que cela signifie ? La méchanceté est-elle donc inviolable,
du moment qu’elle est jointe à la faiblesse ? Et toi même,
Claude, tout Claude que tu es, t’abstiens-tu de tuer une puce
qui t’a mordu, par la raison que tu es plus fort qu’elle ? »
Et pour connaître et pour prouver ce sentiment poétique
que j’ai dit être le fond de sa nature, est-il nécessaire de
l’avoir rencontré marchant a pas lents sur les dépouilles de
l’automne ? ne le voyons-nous pas, ne l’entendons-nous pas

53
en personne dans sa prose vivante ? ne nous donne-t-il pas
la preuve irrécusable de la sensibilité et de la suavité de son
ame, quand il nous dit avec tant de mélancolie :
« Et cette plume de pamphlétaire qu’il faut toujours tenir
comme un glaive, croyez-vous qu’elle ne soit pas lourde à
porter, qu’elle ne fatigue point les doigts qui la conduisent ?
En ce moment je suis là, accoudé sur la fenêtre de mon
atelier, contemplant cette belle vallée de la Nièvre qui
s’emplit d’ombre, et ressemble, avec sa forêt de peupliers, à
un champ garni de gigantesques épis verts ; le soleil se
couche derrière moi : ses derniers rayons allument, comme
un brasier, les ardoises du moulin ; ils illuminent la cime
vacillante des peupliers, et bordent de franges roses les
petits nuages qui passent à l’horizon. Dans le lointain, les
pâles fumées de Pont-Saint-Ours ondoient et s’en vont,
emportées par le vent, comme une procession de blancs
fantômes qui défile. La Nièvre, cette laborieuse Naïade que
les tanneurs forcent du matin au soir à laver leurs peaux, a
fini sa journée ; elle se promène libre et tranquille entre ses
roseaux, et clapote doucement sous les racines des saules. À
cette heure si belle et si douce, je sens à ma vieille lyre de
poète une corde qui se réveille ; j’aimerais à décrire ces
riants tableaux, et peut-être, du fond de cette encre
immonde, amènerais-je quelque paillette d’or au bec de ma
plume. Mais, hélas ! quand je voudrais peindre et chanter, il
faut que j’écrive, que je martèle des phrases agressives
contre mes adversaires. Ce faisceau de flèches ébauchées
qui est là sur ma table, il faut que je le garnisse de pointes.

54
Quand mon âme s’emplit, comme ce vallon, de paix et de
silence, il faut que j’y tienne la colère éveillée ; quand je
voudrais pleurer peut-être, il faut que je rie !…
« Derrière cette verdure étrangère et cette traînée bleuâtre
de collines que je ne connais pas, sont les premiers arbres
qui m’ont abrité, les premières collines que j’ai foulées ;
c’est de ce côté que s’envolent mes pensées, semblables à
des pigeons qui, lâchés sur une terre lointaine, s’enfuient à
tire-d’aile vers le colombier natal. C’est là qu’est ma mère,
mon frère, mes amis, tous ceux que j’aime et dont je suis
aimé. Quelle destinée m’a donc éloigné de ces lieux !
Pourquoi ne suis-je point là avec ma femme et mes enfants !
Pourquoi ma vie ne s’y écoule-t-elle pas doucement et sans
bruit comme l’eau claire d’un ruisseau ! Hélas ! ce même
soleil qui s’est levé sur mon berceau, il ne se couchera donc
point sur ma tombe ! Maudits soient ces imprudents
persécuteurs qui m’ont appris que j’avais une arme
redoutable, en me forçant à me défendre ! Loup féroce,
c’est pourtant en léchant leur sang que cet appétit du sang
m’est venu ! Et que m’importe à moi que ce journal prêche
et que cet évêque fasse le journaliste ! Cruel pamphlet,
laisse-moi un instant avec mes rêves ! Ces oiseaux aux
plumes blanches et roses, tu les effarouches des éclats
stridents de ta plaisanterie. Laisse-moi passer et repasser la
main sur leurs ailes ; peut-être, hélas ! ne reviendront-ils
plus de sitôt, et d’ailleurs, ces messieurs sont-ils si pressés
qu’on les fustige ?

55
« Ô mes amis ! que faites-vous en ce moment ? Tandis
que je suis là pensant à vous et entouré de vos chères
images, vous entretenez-vous de moi sous vos tonnelles ?
Voici l’heure où ma mère se repose à l’ombre de son petit
jardin ; je suis bien sûr qu’elle rêve de moi en arrosant ses
fleurs ; peut-être dit-elle mon nom à sa petite fille. Ô ma
mère ! si je vous écris moins souvent, c’est ce dur métier de
pamphlétaire qui en est la cause ; mais, soyez tranquille, je
n’attendrai point pour vous revoir, que l’hiver ait mis entre
nous ses neiges. Quand le ciel commencera à blanchir, que
ces arbres se teindront de jaune, qu’un plus pale sourire sera
venu aux lèvres de l’automne, j’irai m’asseoir à votre foyer
et rajeunir ma poitrine à cet air que vous respirez. Ces
beaux chemins où j’ai tant rêvé, tant fait de vers perdus
comme le chant dans l’espace, je veux me promener encore
entre leurs grandes haies pleines déjà de pourpre et d’or et
toutes brodées de clochettes blanches ! et ce sera pour la
dernière fois peut-être…

« Je veux encore écouter les flots amis de ma rivière de


Beuvron, et les écouler long-temps. L’eau qui mord par le
pied mon vieux saule de la Petite-Vanne l’a-t-elle renversé ?
a-t-il encore à ses racines beaucoup de mousse et de petites
fleurs bleues ? Je veux encore passer une heure sous son
ombre, contemplant tantôt ces noirs rubans d’hirondelles
qui flottent dans les deux, tantôt ces longues traînées de
feuilles jaunes qui s’en vont tristement au courant de l’eau
comme un convoi qui passe, et tantôt aussi ces pâles

56
veilleuses, tant redoutées des jeunes filles, et qui sortent de
terre semblables à la flamme de la lampe qu’il leur faudra
bientôt allumer. Ces images de deuil plaisent à mon âme :
elles la remplissent d’une tristesse douce et presque
souriante. Je me représente l’année comme une femme
phtisique qui, sortant d’une fête, dépouille lentement et une
à une les parures dont elle était revêtue, pour se mettre dans
son cercueil. Mais adieu, ma mère ! adieu mon vieux
Clamecy ! on m’appelle ; je me suis fait l’exécuteur des
colères de la société, et il faut que ma tâche
s’accomplisse. »
Et, enfin, pour connaître toute sa tendresse de cœur, faut-
il l’avoir surpris consolant, rassurant, trompant sa mère,
pieuse fraude ! la trompant avec un sourire qui cache des
larmes, quand on lit cette dernière page si navrante, si
remplie de sollicitude, d’affection et d’amour :
« Ma mère est à côté de mon fauteuil de malade ; elle est
sourde, la pauvre femme, et nous ne pouvons guère nous
faire entendre ; mais elle est là qui m’enveloppe de tous ses
regards, qui cherche à deviner dans mes yeux ce que je
désire, et dans le moindre pli de mon front ce qui me
déplait ; elle a quitté l’autre moitié de sa famille, celle qui
n’a pas besoin d’elle, pour prendre sa part de mon agonie.
Les soins qu’elle avait donnés à mon enfance, elle les
prodigue à ma précoce vieillesse. Elle a déjà vu mourir un
fils, et elle vient encore me prêter l’appui de son bras pour
me faire descendre plus doucement les pentes de la vie…

57
« Pauvre mère ! de quelle lourde main Dieu vous a-t-il
donc mesuré les larmes qu’il a mises sous votre
paupière !… Dieu ne serait-il donc point juste envers les
mères ? Un fils ne peut enterrer qu’une fois sa mère ; mais
une mère, de combien de fils souvent ne porte-t-elle pas le
deuil !… Suis-je au moins le dernier enfant qu’elle
enterrera ? lui en restera-t-il un dernier pour lui fermer les
yeux et mêler à nos os ses chères dépouilles ? est-elle
destinée à emporter la clé de notre chétive maison ?…
« Oh ! combien je suis moins à plaindre qu’elle !… Je
meurs. quelques jours avant ceux de ma génération ; mais je
meurs dans cet âge où finit la jeunesse, et après lequel la vie
n’est plus qu’une longue décadence. Je rendrai à Dieu mes
facultés telles qu’il me les a données : mon imagination
vole toujours d’un vol libre dans l’espace, et le temps n’a
point blanchi les plumes de son aile. Je n’ai perdu que
quelques-uns de ceux que j’aimais, et quand je vais, à la
Toussaint, visiter le cimetière où dorment nos pauvres
ancêtres, à peine trouvé-je dans le gazon quelques débris de
noms qui me sont chers. Je suis semblable à l’arbre qu’on
coupe ayant encore des fruits entre le tronc dont il est
poussé et les jeunes rejetons qui poussent. Belle et pâle
automne ! tu ne m’as point vu, cette année, dans tes
chemins bordés d’herbes flétries ; je n’ai vu ton doux soleil
et je n’ai senti tes brises parfumées que de ma fenêtre ; mais
nous nous en irons ensemble ! Je veux mourir avec la
dernière feuille des peupliers, avec la dernière fleur de la
prairie, avec le dernier chant des oiseaux, enfin avec tout ce

58
qui est doux, avec tout ce qui est beau dans l’année. Il faut
que ce soit la première bise qui me dise : Il faut partir !…
Ne vaut-il pas mieux mourir à temps que de vieillir ? »
Rien d’aussi touchant dans Millevoye, rien de plus
passionné dans Rousseau ! Eh bien ! le pamphlétaire a-t-il
assez de cœur, assez d’ame, de sentiment et d’onction, de
délicatesse et de douceur, de poésie et d’amour ? Est-il bien
tel que je l’ai dit ? Oui, tous les trésors de sa belle ame
resplendissent, rayonnent à chaque ligne, à chaque mot de
cette admirable page ! Oui, l’homme, tout l’homme, le
citoyen, le père, le fils, apparaît, se révèle, se manifeste,
vrai comme la mort qu’il attend, dans tous ces extraits
autochtones, dans toutes ces preuves écrites, dans tous ces
témoignages signés de son génie comme de son nom, dans
cette infaillible mission. Oh ! maintenant, maintenant nous
le connaissons bien.
Et maintenant que je connais l’homme, je peux juger
l’écrivain : ma tache devient facile ; l’écrivain m’a appris
l’homme, et vice versa, l’homme m’apprend l’écrivain. Je
trouve là un esprit complet, entier, à la fois puissant par la
forme et par le fond, philosophe et artiste, penseur et poète,
ni trop idéaliste comme l’allemand, ni trop réaliste comme
l’italien, ayant bien le génie de notre nation, le bon sens, cet
équilibre parfait du spirituel et du matériel, un véritable
écrivain du dix-huitième siècle, un écrivain vraiment
français, qui devait naître, comme il est né, au centre même
de la France ; car, si l’homme c’est le style, on peut dire
aussi que la terre c’est l’homme. Telle patrie, tel génie ; tel

59
pays, tel auteur. Le génie est comme le vin, il a une saveur
particulière à son crû, un goût sui generis, qu’il doit au sol
natal, au terroir. Or, Claude Tillier est né à Clamecy, au
milieu de l’ancienne Gaule, auprès de la Loire, non loin de
cette zone centrale qui semble être dans la terre française la
patrie spéciale du sens commun, qui est comme la ligne de
démarcation du pays des troubadours et de celui des
trouvères, qui a produit tant de prosateur^ à l’esprit
narquois, à la raison caustique, à la verve moqueuse, qui a
vu naître enfin Claude Tillier, Paul-Louis Courrier, et le
premier de tous les pamphlétaires, de tous les écrivains
satiriques, sardoniques, sarcastiques, le père de Montaigne,
de Molière, de Voltaire et des autres, le comique par
excellence, le grand maître d’ironie, le railleur épique, le
prince des philosophes et des poètes modernes, le joyeux
Homère de la vieille France, François Rabelais !
Si la terre influe sur l’homme, la race y entre aussi pour
quelque chose, et Claude Tillier est fils d’ouvrier. Il est né
de souche rude et noueuse, comme il l’a dit lui-même, fait
de ce bois dur dont est fait ce qui est fort.
Enfin, l’éducation a aussi sa part dans l’ensemble.
L’enfant de la révolution, élève de l’empire, prend donc de
bonne heure des habitudes d’indépendance et de courage
qui le font homme de guerre avec la plume comme il eût été
avec l’épée. Sa vie d’homme de lettres est un combat
comme celle des soldats de la grande armée, et il meurt
aussi, lui, sans se rendre.

60
Esprit sain, libre et résolu, le voilà bien avec les trois
qualités essentielles, fondamentales qui le distinguent.
Dans toutes les questions, vous le verrez du côté de la
vérité, de la liberté et de la justice. Soit qu’il attaque la
superstition et l’intolérante des mauvais prêtres, soit qu’il
combatte l’égoïsme et la corruption des mauvais riches,
dans ses pamphlets ou dans ses contes, dans la polémique
sérieuse ou dans la fantaisie du roman, c’est toujours
l’homme de la raison, delà révolution et de l’audace. Sa
pensée est toujours droite, généreuse et hardie ; on y
retrouve toujours le triple élément que j’ai signalé,
dialectique puissante, sentiment démocratique, instinct de
lutte, le philosophe, le peuple et le soldat, tout Claude
Tillier. Prenez, par exemple, ses deux romans, Cornélius et
l’Oncle Benjamin, et vous direz deux contes inédits, l’un de
Voltaire, l’autre de Diderot, tant l’imagination s’y marie
bien à la raison, tant l’idée est juste et l’expression franche,
tant le style brille et tranche comme l’épée, tant la plume
qui les a écrits est déterminée. Oui, cela semble écrit il y a
soixante ans, par l’auteur de Candide, ou par celui de
Jacques le Fataliste, avec cette encre vive, avec cette prose
acre, ardente, incisive, avec cet acide sulfurique, ce sublimé
corrosif, ce vitriol pur de l’Encyclopédie qui mord, marque,
brûle, dissout, déchire et emporte la pièce.
Prenez de même ses pamphlets, ceux qu’il a composés
contre la recrudescence du parti-prêtre, contre ces
inventions surannées de reliques déterrées, de miracles
rajeunis, alors que le clergé trouvait des fémurs de martyrs,

61
des cœurs de saint Louis, l’eau où Pilate se lavait les mains,
la chemise de Jésus-Christ, le mouchoir de sainte
Véronique, que sais-je ? toutes les pieuses découvertes
faites naguères, afin de ranimer le zèle et de réchauffer la
foi ; prenez, dis-je, cette série de pamphlets religieux, et les
autres, les pamphlets politiques, écrits pour la réforme
électorale et contre la dotation du duc de Nemours, pour les
canons de M. Miot et contre les comices agricoles de M.
Dupin, pour ou contre tant d’hommes et de choses, pour
tout ce qui est équité, contre tout ce qui est abus
aujourd’hui, dans tous ces petits chefs-d’œuvre vous
retrouverez le même acharnement, la même fibre populaire,
la même force de raisonnement, une logique de fer, une
logique d’étau qui ne lâche plus ce qu’elle tient, et dont
n’ont pu sortir sainte Flavie et le duc de Nemours, toute
sainte et tout duc qu’ils sont.
Ah ! il est bien du pays de Paul-Louis Courier, il en a
bien l’esprit, il en a bien la langue ! Riverain de la Loire
comme lui, et chose remarquable encore, soldat d’artillerie
comme lui, Claude Tillier est à Paul-Louis Courier ce que le
soldat est à l’officier, ce que le peuple est au bourgeois, ce
que le vrai maître d’école est au vigneron honoraire, le
maître d’école pauvre au riche vigneron. S’il n’a pas toute
l’élégance, toute la finesse, la correction et la pureté,
L’artifice et le goût de son devancier, il en a la verve et
l’entrain, l’intensité et l’abondance, l’énergie et l’ampleur,
et bien que chez lui la force n’exclue pas la grâce, la raison
la poésie, l’ironie la sensibilité, ce qu’on a vu ; bien qu’il ne

62
manque, quand il veut, ni de charme, ni de science, ni
d’art ; bien que l’éducation, le travail et l’étude aient
amendé, cultivé, raffiné aussi cette nature brute, pourtant
c’est toujours un enfant du peuple, élevé dans un collège il
est vrai, mais enfin un enfant du peuple, un rejeton
d’ouvrier, un sauvageon du Morvand, un esprit neuf, naïf,
original, cultivé d’hier, où dominent l’exubérance et la
fougue, et l’élan et l’ardeur. C’est la spontanéité et la
fécondité d’une souche franche, d’un plant vierge où
poussent à la fois les feuilles et les fleurs, les végétations de
luxe et de fruit. Il vaut surtout par je ne sais quoi d’imprévu
et d’inconnu, d’âpre et de rustique, de vert et de vif, de
primitif, enfin, et de virtuel, comme la foule dont il sort ; il
est éclatant de sève et de vie, plein d’essor et de montant ;
c’est le peuple, le peuple à tous jets, avec tous ses défauts et
ses qualités, rude comme le chêne et fort comme lui !
C’est encore par la citation que nous connaîtrons mieux
l’homme de lettres aussi ; oui, nous connaîtrons encore
mieux l’auteur comme l’homme, peint par lui-même. « Que
m’importe, dit-il quelque part, qu’une comparaison soit
triviale, pourvu qu’elle soit juste, pittoresque, qu’elle
solidifie, pour ainsi dire, l’idée, et la fasse toucher au doigt
et à l’oreille. Belle raison, de ne pas se servir d’un mot
parce que trente-deux millions d’autres s’en servent !
Pourquoi ne pas écrire comme on parle ? »
Tillier avait suivi ce précepte de Socrate : Connais-toi
toi-même ! Il savait s’apprécier ; il savait que son style
n’était pas grand seigneur et que sa phrase n’avait pas de

63
manchettes. Révolutionnaire au fond, il l’est aussi dans la
forme ; il s’est délivré des tyrannies académiques et des
traditions impériales, de tout cet arrière-faix des écoles et
des instituts. Il est plébéien dans Famé, et comme l’homme
c’est le style, tous les mots ont droit de cité dans sa langue,
tous les mots sont égaux devant sa plume. Avec lui pas de
périphrase, point de circonlocution ; le naturel et le simple
avant tout ; la liberté avant l’autorité, l’inspiration avant la
convention. Il est ce qu’on appelle prime-sautier ; il a le
grand art du mot propre, la sainte horreur du synonyme, la
haine salutaire de l’a peu près et de l’équivalent ; il a
surtout la règle des règles, le secret qui fait les écrivains
coloristes, le secret que possédait si bien Molière, celui de
l’harmonie du sujet et de l’exécution, de l’unité de la pensée
et de l’expression. C’est ainsi que dans l’École des Femmes,
le rôle d’Arnolphe, qui monte sa grande tirade à Agnès
jusqu’à la passion la plus haute, jusqu’à toucher le drame,
retombe, juste à la fin, au vrai ton de la comédie par ce vers
si plaisant :
« Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ? »
De même, dans ses pamphlets, Tillier, au moment où
l’exaltation l’emporte jusqu’au lyrisme, où le pamphlétaire
s’élève et se perd parfois dans le poète, rencontre vite un
mot comique, un tour piquant, une sorte de lest qui vite
ramène l’œuvre à sa hauteur naturelle, à son vrai diapazon.
Voyez ! dans un de ses meilleurs pamphlets, après un élan
sublime qui sent l’épopée, sur les services et les martyres de
la Pologne, il finit ainsi :

64
« Vous ne pouviez, dites-vous, secourir la Pologne : la
Prusse vous barrait le passage ; mais qu’est-ce que la Prusse
pour la France qui marche en armes ? une poutre, une
paille ! J’aurais roulé mes canons jusqu’à sa frontière, et
j’aurais dit à la Prusse : Ces hommes qu’on assassine là-bas
sont nos frères ; laisse-nous aller à leur secours, ou nous
allons te trouer de part en part de nos boulets !… Et si elle
eût dit non, je l’aurais enfoncée comme un vitrage. »
Le vitrage vaut le côté de cheveux.
Ennemi de l’art pour l’art, écrivant pour prouver, il n’est
pas de ces sonneurs de mots qui font de la musique, comme
il le dit si bien, au lieu de faire de la littérature ; il n’est pas
non plus un de ces traîneurs d’idées qui ont remplacé
aujourd’hui les traîneurs de sabre, qui jettent chaque matin
leurs banales, leurs vaines rêveries, comme le fumier qu’on
met dans la rue pour endormir les gens. Non, chez lui,
autant de mots, autant de pensées ; autant de pensées, autant
d’effets ! il pense ce qu’il dit, et il veut ce qu’il pense. La
bouche, selon l’Évangile, parle toujours de l’abondance du
cœur.
Toute sa poétique s’explique clairement, du reste, dans ce
passage du Cornélius, à propos de ces vers d’Athalie :

Eh quoi ! Mathan, d’un prêtre est ce la le


langage ?
Moi, nourri dans la guerre aux horreurs du
carnage,
Des vengeances des rois ministre rigoureux

65
C’est moi qui prête ici ma voix aux malheureux !

« — Qu’est-ce que veut dire ce latin, monsieur


Guillerand ? dit le fermier.
« — Du latin ! vous plaisantez, monsieur Belle-Plante.
Quoi ! vous êtes dans votre maison et vous ne vous
reconnaissez point ! Ce n’est pas l’embarras, ce n’est pas
votre faute : il y a de fait deux langues en France, l’une
pour nous autres hommes lettrés et l’autre pour la tourbe
des indigènes. Mais la vérité est que ce sont des vers
français, et des magnifiques, encore. Je donnerais ma vigne
des Chaumes pour en avoir fait un hémistiche
· · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Mais, que trouvez-vous donc à redire à ces vers ?
« — Il y a trop de paroles pour une idée, monsieur
Guillerand, et ces paroles sont trop magnifiques pour une
idée assez commune. Cela ressemble au Mançanarès qui a
une trentaine d’arches et qui n’a à enjamber qu’un filet
d’eau Quand on n’a qu’un billet de deux lignes à écrire, on
ne le met pas sur une feuille de papier grand-raisin. Vous-
même, monsieur Guillerand, prendriez-vous trente aunes de
tresse noire pour vous faire un ruban de queue ?
······
Nourri dans la guerre, poursuivit Cornélius : image
désagréable, parce qu’elle est tirée de la vie animale, et qui

66
manque en outre d’exactitude. On dirait bien d’un athlète :
nourri à la guerre, au pugilat, parce que les athlètes sont
soumis à un régime particulier conforme à leur profession ;
mais un soldat, que lui donne-t-on à manger pour l’habituer
aux horreurs du carnage ? Cet hémistiche a, du reste, le tort
de signifier la même chose que le premier. Pourquoi Abner,
au lieu de nous faire une pétarade de quatre vers, n’a-t-il
pas dit tout simplement : Moi qui suis un soldat ?
L’antithèse eût été plus frappante. Si vous séparez par une
périphrase ou deux les objets que vous comparez entr’eux,
ils sont trop loin l’un de l’autre, le contraste ne s’aperçoit
plus, ou du moins il devient beaucoup moins saisissant.
Tout le monde sait bien qu’un soldat est un homme qui fait
la guerre, et que la guerre c’est le carnage.
« Pourquoi alors tout cet attirail ridicule de paroles ?
écrire trois fois je suis un soldat, ou le dire trois fois avec
des expressions différentes, ne serait-ce pas la même
chose ? Racine ressemble ici à un maladroit garçon de café
auquel je demande un verre de rhum et qui me le verse dans
une carafe d’eau. La périphrase, chez nos poètes, c’est, la
plupart du temps, un valet qui passe par le grenier pour aller
à la cave. Pour que la périphrase soit de bon aloi, il faut
qu’elle montre l’objet sous une image nouvelle et
pittoresque, qu’elle le fasse saillir d’entre les mots qui
l’encadrent, qu’elle l’illumine comme un éclair ; autrement
ce n’est qu’une vaine excroissance du discours, une inutile
queue de mots qui empêtre la phrase et l’empêche de
marcher. En général, je trouve que nos poètes sont trop

67
chiches d’idées et trop prodigues de paroles. Presque tous
les vers sont faits avec des mots sonores et n’ont d’autre
mérite que l’harmonie. Ils sont extrêmement contents d’eux
quand ils ont mis coursier au lieu de cheval, salpêtre au lieu
de poudre à canon ; ils croient avoir fait merveille quand ils
ont enveloppé une idée triviale et commune dans une
pompeuse période. Mais alors cette pauvre idée ressemble à
ces personnages vulgaires de toutes façons qu’on rencontre
partout dans les sociétés, habillés en hommes comme il
faut. Si vous n’avez qu’un hareng salé à m’offrir, ne me le
présentez pas sur un plat d’argent… »
Ici, enfin, l’auteur se montre bien comme il est, l’ennemi
de la prosodie, de la langue noble, de cette langue des dieux
et des rois, qui parle en synonymes et en rimes :
« Qu’est-ce que la poésie ? je ne le sais ; je ne le sais pas
plus que ce qu’est l’esprit, le génie, le sublime, le beau.
Mais celui qui m’inspire de riantes pensées, qui me saisit,
qui me frappe par une vive image, qui a l’art de solidifier
pour ainsi dire ses idées et de vous les montrer comme un
groupe de marbre, est un poète. Ainsi, c’est un poète celui
qui a dit : « L’égoïste brûlerait une maison pour faire cuire
un œuf ; » Gilbert était poète aussi, quand il disait que
Thomas — le faiseur d’éloges
— ouvrait pour ne rien dire une bouche immense. Il y a
de la poésie dans les choses même inanimées, souvent dans
les objets les plus simples. Une chaumière au bord d’un
ruisseau, ombragée par de vieux ormes ; un grand arbre
couvrant tout un chemin creux de son feuillage, une touffe

68
épaisse de ces longues plantes que file la Nature, tombant
du haut d’un vieux mur, m’ont souvent fait rêver et jeté
dans un doux état d’esprit que je ne saurais définir. C’est
qu’il y a dans ces herbes et dans ces plantes de la poésie !
Peignez-les telles qu’elles sont, d’un seul trait vous serez
poète. Mais quelle que soit la poésie, faut-il donc
absolument s’imposer, pour en faire, les mille gênes de la
versification ? Si vous aviez à faire un travail pénible qui
demandât de l’agilité, mettriez-vous une camisole de force ?
La prose ne vous offre-t-elle point tout ce dont vous avez
besoin ? n’a-t-elle point de phrases pour dire ce que vous
voulez dire ? Avez-vous quelque pensée à laquelle elle ne
puisse fournir des mots, et quelque caprice d’imagination
qu’elle ne puisse contenter ? Si vous voulez des images, ne
pouvez-vous faire des images aussi bien en vers qu’en
prose ? Ne les rendez-vous pas plus facilement, plus
nettement avec le secours de cette dernière qu’avec un vers
où souvent vous voudriez mettre lion, et où il ne peut tenir
que loup ; qui tantôt déborde de mots et tantôt n’en a pas
assez ? Vous ressemblez tantôt à l’homme qui a beaucoup
d’effets à emballer dans une petite malle, et tantôt à celui
qui a une grande malle et qui n’a qu’une paire de
chaussettes à mettre dedans. Quoi ! pauvre poète, on vous
donne pour dessiner un crayon fin, léger, qui se prête à tous
les traits, qui peut rendre toutes les nuances, et vous le jetez
pour un gros crayon qui vous lasse la main à vous
l’engourdir, tantôt marquant trop, tantôt pas assez ! Vous
conviendrez que c’est là de la duperie ; et pourtant, presque
tous ceux de nos jeunes gens qui ont la fantaisie d’écrire
69
commencent par faire des vers. Aux étalages des libraires
vous ne voyez qu’essais poétiques, premiers chants,
nouvelle lyre ! C’est qu’il est plus facile de faire des vers
que de la prose
··········
Faire des vers est un métier qui s’apprend, qui n’est
même pas bien difficile à apprendre, et où avec de
l’exercice on devient très habile ; il n’y a pas besoin d’idées
pour cela. J’ai connu des gens qui versifiaient très bien, et
pourtant tout à fait dépourvus de bon sens et incapables de
soutenir la discussion la plus simple.
« Mais lui, le poète, n’a pas besoin de sujet ; il ne lui faut
qu’un titre. Sur un mot, il vous bâtit une Ode, une
Méditation, un Crépuscule ; à propos d’une fourmi, il vous
parle de la terre, de la mer et des cieux ; ses images, s’il en
a, se suivent, mais ne se tiennent pas.
········
« Les Méditations poétiques de M. de Lamartine sont le
moule où ils jettent toutes leurs pièces, moule d’or où ils
fondent du plomb. Quand l’idée ne vient point, ils ont
recours au pathos ; le pathos est une des grandes ressources
du mauvais poète. Vous n’avez pas compris leurs strophes,
et vous vous en prenez à une distraction. Pourvu que leur
vers flatte l’oreille, il dit toujours assez. Vous l’écoutez,
quoique sans le comprendre, avec une sorte de plaisir, ainsi
qu’une paysanne écoute le langage élégant d’un amant bien
élevé. La poésie, c’est la prose devenue folle. Lui, le

70
prosateur, il lui faut un sujet ; il faut qu’il suive un
enchaînement d’idées, qu’il sache bien ce qu’il dise, que par
un raisonnement quelconque il arrive à une conclusion, et
cela n’est pas facile. Il n’a point d’oripeaux pour déguiser
sa pauvreté, de manteau barriolé pour couvrir sa nudité. Il
n’a point, lui, le privilège du pathos et de ces métaphores
vides de sens, faisant un bruit terrible, et pourtant muettes.
Cela n’est pas de mise dans ses sujets. Je vous assure qu’à
l’époque où je faisais des vers, j’aurais mieux aimé
composer cinquante vers comme je viens de dire, que de
rédiger convenablement un prospectus d’épicier. La vieille
poésie a fait beaucoup de dégât dans notre littérature : elle a
créé des mots roturiers et des mots gentilshommes ; elle
faisait ses vers avec des mots pompeux. Elle a gâté notre
langue ; elle en avait fait deux idiomes, l’un pour le peuple,
l’autre poulies gens comme il faut. Aussi était-elle d’un
ennui mortel. La Henriade, lue d’un bout à l’autre, pourrait
faire tomber un homme en catalepsie, mais au moins elle
savait ce qu’elle disait ; et vous, si vous bâillez, vous avez
la satisfaction de savoir pour quelle cause… Mais,
aujourd’hui, que de pièces qui ne sont qu’un amphigouri
sonore, qu’un galimatias retentissant !… »
Pour conclure, Claude Tillier, du reste, il faut l’avouer
ici, fut trop raisonnable et trop roturier dans ses vers.
Heureusement, il en a peu publié. Mais le peuple, du moins,
peut se vanter, n’est-ce pas, d’avoir un prosateur à opposer
fièrement à tous les écrivains nobles et bourgeois. Il en
devait être ainsi. Le tour du peuple devait venir ; il est à la

71
fin venu, comme dit Mahomet. En effet, si l’on suit le
mouvement de l’esprit humain en France, sinon ailleurs, on
voit la pensée, ce feu sacré, long-temps gardée d’abord
comme un monopole dans le giron de l’église, par les soins
des Grégoire de Tours et des autres religieux, passer ensuite
de l’église à la noblesse, et devenir laïque de cléricale, avec
les troubadours et les autres gentils auteurs, tels que
Commines et Montaigne ; puis descendre de la noblesse à la
bourgeoisie, aux lettrés de la classe moyenne, aux fils
d’avocats, de conseillers et de procureurs, comme
Corneille, Boileau et Voltaire ; et arriver enfin, des écrivains
poudrés du tiers-état, au crâne épais de la canaille, aux têtes
nues des prolétaires, des gens de rien, du peuple enfin. C’est
là, du reste, soit dit en passant, un signe certain
d’avènement, d’élévation, une grande preuve que le peuple
monte ; car ces manifestations puissantes de la pensée, ces
incarnations de son verbe, ces représentations sublimes de
son intelligence précèdent et prédisent toujours son
ascension dans le monde, son émancipation et son influence
politique. Elles prouvent que cette classe est digne de son
droit quand elle en est capable ; qu’elle peut avoir son
gouvernement, quand elle a sa littérature ; qu’elle doit avoir
ses hommes d’état après ses philosophes, son action après
sa pensée. Le peuple ne s’éclaire pas pour rien : s’éclairer,
c’est s’affranchir. Quand on comprend ses droits, on les
veut, et quand on les veut, on les a. Or, le progrès
intellectuel des classes inférieures est aujourd’hui
incontestable. Le peuple a maintenant des journaux, des
livres faits par lui et pour lui ; il a des écrivains de tout
72
genre, prosateurs et poètes. Le peuple peut dire à son tour :
Malheur à celui qui a des yeux pour ne pas me voir et des
oreilles pour ne pas m’entendre ! Il a enfin raison d’être,
parce qu’il sait, et de vouloir, parce qu’il peut. Une classe
qui a produit, entre tant d’autres, le poète Hégésippe
Moreau et le prosateur Claude Tillier, est depuis longtemps
majeure et n’a plus besoin de tutelle : elle mérite depuis
long-temps d’être émancipée ; elle a, dis-je, depuis long-
temps atteint sa majorité, car sa majorité c’est le génie ! Il y
a sept ans déjà, je suivais le cercueil d’un poète de vingt-
huit ans, d’un autre homme du peuple qui n’eut même pas
de famille, qui était né bâtard, avait vécu pauvre et était
mort phtisique à l’hôpital, dans la misère et dans l’oubli, à
la fleur de l’âge et du talent. La misère est une dure pierre
de meule qui n’aiguise pas le génie, elle l’use ; l’oubli est la
rouille des poètes, elle les ronge ! J’avais eu le bonheur
d’entendre pour la première fois les vers de ce poète obscur
dans une réunion d’ouvriers, qui les chantaient comme les
gondoliers chantent les vers du Tasse ; et plein d’admiration
pour cette belle poésie inconnue, je m’en allais, criant
comme les hérauts des funérailles antiques : « Ci gît un
grand poète ! Attention, vous tous ; il y a là, je vous le dis,
un poète, un rai poète, qui vient de mourir, comme Gilbert,
de misère et d’oubli ! » Et je récitais les vers de ce mort qui
devenait immortel !… Je fis sur lui un article comme celui-
ci, qui ne contenait que des extraits de son œuvre ; si bien
que, loué par lui-même, le poète fut connu aussitôt que
publié, et acheté aussitôt que connu. La gloire, ce soleil des
morts, la gloire tardive, la gloire posthume, hélas ! mais
73
bien juste et bien due, mais éternelle, se leva enfin pour le
pauvre défunt ; un rayon de triomphe put du moins traverser
la pierre et réjouir les mânes du poète dans sa tombe. Eh
bien ! je dois dire aujourd’hui encore, avec la même
conviction et de la même façon, par la propre voix de
l’auteur, à force de citations et de preuves tirées de ses
écrits, je dois dire encore, et au public et a la presse, à celle
de province qu’il honore, à celle de Paris qu’il abaisse, je
dois dire à tous : Il y a là dans ce tombeau un grand, un très
grand écrivain, un prosateur, ce qui est plus rare encore
qu’un poète ; un homme d’un véritable génie, qui est
l’héritier de Courier comme Moreau devait l’être de
Béranger ; le pendant, le frère d’Hegésippe Moreau même !
car tous deux sont nés du peuple et presque de la même
génération ; tous deux ont reçu une éducation de charité,
connu les mêmes besoins, subi les mêmes épreuves, servi le
même parti avec le même talent ; tous deux ont vécu de la
même vie et sont morts enfin de la même mort, morts au
service du peuple, dans l’isolement et l’obscurité. Attention
donc à celui-là aussi ! regardez-le encore, car il est digne de
la même faveur ! Saluez-le comme l’autre ; rendez-lui du
moins le même honneur, maintenant qu’il n’est plus aussi !
c’est son tour ! Une main amie a recueilli ses œuvres ; lisez-
le, louez-le, donnez-lui cette gloire qu’il a tant, souhaitée,
qu’il a tant méritée ; donnez-la lui pour tout ce qu’il a
voulu, pour tout ce qu’il a fait, pour ses souffrances et son
génie. Imitez ce peuple de la Nièvre qui l’aime et l’admire,
qui a déjà placé le maître d’école de Clamecy au dessus du
menuisier de Nevers, qui l’a placé, lui, Claude Tillier, avant
74
maître Adam dans sa mémoire, dans sa grande mémoire, le
seul trône qui soit digne des rois de la pensée ! Connaissez-
le, achetez-le : c’est son droit, c’est votre devoir ; c’est le
seul salaire qu’il ait espéré, le seul héritage qu’il ait laissé !
Il est mort obscur, ses enfants vivent pauvres. Il s’agit d’un
peu de gloire pour lui, d’un peu de pain pour eux. Je vous
avertis donc, j’ai fait mon devoir, à vous de faire le vôtre ! à
vous de m’écouter et de me croire quand je vous montre le
bien, comme vous m’écoutiez et me croyiez naguère quand
je vous signalais le mal ! à vous de m’être fidèles cette fois
encore dans mes sympathies comme dans mes colères, car
j’ai aussi, moi, Dieu merci ! comme le bon pamphlétaire,
autant de zèle pour le bien que de mépris pour le mal ; et si
vous m’avez suivi quand je mettais le pied sur le serpent qui
rampe dans la boue, battez, battez des mains comme moi
devant le cygne aux ailes pures qui plane dans les cieux !

FÉLIX PYAT.

Sainte-Pélagie, 18 février 1846.


1. ↑ M. Gaume est un abbé qui a rapporté de Rome à Nevers, pour son
évoque, M. Dufètre, le fémur de sainte Flavie, dont Tillier s’est si bien
moqué, comme on verra.

75
SUR CLAUDE TILLIER.

D’un génie étouffé ce livre est ce qui reste :


TILLIER vécut de foi, d’amour et de malheur ;
Mais en se consumant, son cœur, foyer céleste,
A gardé sa chaleur.

Ouvrez tous ce recueil, sépulture inconnue


Où vos yeux éblouis trouveront un trésor,
Comme au tombeau d’un prince on voit son arme nue
Et ses ornements d’or.

Quand vous aurez suivi dans nos sentiers de fange,


Son calvaire à l’épaule et ses ronces au front,
Ce fils de Dieu, tombé dans une lutte étrange,
Des soupirs vous viendront ;

76
Et si votre ame est droite et votre vie austère,
Si vous aimez les cœurs calmes, forts et pieux,
Vous direz tristement : « C’est un grand caractère
Effacé de nos cieux ! »

Si vous aimez la guerre aux loyales étreintes,


La guerre pour le bien, sans éclat, sans témoins,
Vous penserez que c’est pour les batailles saintes
Un bon soldat de moins.

Quand passe le génie à l’aile éblouissante,


Si votre cœur ému se soulève et bat fort,
Vous direz, en plaignant notre muse impuissante :
Un grand penseur est mort !

Surtout, ô citoyens, si vous savez comprendre


La douleur d’une mère au regard éperdu,
Vous pleurerez ; car c’est un fils vaillant et tendre
Que la France a perdu !

Un apôtre plus digne, en tête de ce livre,


Dans sa fervente foi t’a déjà révélé :
Dors aux sphères d’azur ; sa voix te fera vivre,
Pauvre Christ envolé !

77
Lucien DE
LAHODDE.

78
I

Ce qu’était mon oncle

JE ne sais pas, en vérité, pourquoi l’homme tient tant à la


vie ; que trouve-t-il donc de si agréable dans cette insipide
succession des nuits et des jours, de l’hiver et du
printemps ?… Toujours le même ciel le même soleil ;
toujours les mêmes prés verts et les mêmes champs jaunes ;
toujours les mêmes discours de la couronne, les mêmes
fripons et les mêmes dupes. Si Dieu n’a pu faire mieux,
c’est un triste ouvrier, et le machiniste de l’Opéra en sait
plus que lui.
Encore des personnalités ! dites-vous ; voilà maintenant
que vous faites des personnalités contre Dieu. Que voulez-
79
vous ! Dieu est, à la vérité, un fonctionnaire, et un haut
fonctionnaire encore, bien que ses fonctions ne soient pas
une sinécure ; mais je n’ai pas peur qu’il aille réclamer
contre moi à la jurisprudence Bourdeau des dommages-
intérêts, de quoi faire bâtir une église, pour le préjudice que
j’aurai porté à son honneur.
Je sais bien que messieurs du parquet sont plus
chatouilleux à l’égard de sa réputation qu’il ne l’est lui-
même ; mais voilà précisément ce que je trouve mauvais.
En vertu de quel titre ces hommes noirs s’arrogent-ils le
droit de venger des injures qui lui sont toutes personnelles ?
Ont-ils une procuration signée Jehova qui les y autorise ?
Croyez-vous qu’il soit bien content quand la police
correctionnelle lui prend dans la main son tonnerre et en
foudroie brutalement des malheureux, pour un délit de
quelques syllables ? Qu’est-ce qui prouve, d’ailleurs, à ces
messieurs, que Dieu a été offensé ? Il est là présent, attaché
à sa croix, tandis qu’ils sont, eux dans leur fauteuil. Qu’ils
l’interrogent ; s’il répond affirmativement, je consens à
avoir tort. Savez-vous pourquoi il a fait choir du trône la
dynastie des Capets, cette vieille et auguste salade de rois
qu’avait imprégnée tant d’huile sainte ? Je le sais moi, et je
vais vous le dire. C’est parce qu’elle a fait la loi sur le
sacrilége.
Mais ce n’est pas là la question.
Qu’est-ce que vivre ? se lever, se coucher, déjeuner,
dîner, et recommencer le lendemain. Quand il y a quarante

80
ans qu’on fait cette besogne, cela finit par devenir bien
insipide.
Les hommes ressemblent à des spectateurs, les uns assis
sur le velours, les autres sur la planche nue, la plupart
debout, qui assistent tous les soirs au même drame, et
bâillent tous à se détraquer la mâchoire ; tous conviennent
que cela est mortellement ennuyeux, qu’ils seraient
beaucoup mieux dans leur lit, et cependant aucun ne veut
quitter sa place.
Vivre, cela vaut-il la peine d’ouvrir les yeux ? Toutes nos
entreprises n’ont qu’un commencement ; la maison que
nous édifions est pour nos héritiers ; la robe de chambre que
nous faisons ouater avec amour, pour envelopper notre
vieillesse, servira à faire des langes à nos petits-enfants.
Nous nous disons : Voilà la journée finie ; nous allumons
notre lampe, nous attisons notre feu ; nous nous apprêtons à
passer une douce et paisible soirée au coin de notre âtre :
pan ! pan ! quelqu’un frappe à la porte ; qui est là ? c’est la
mort : il faut partir. Quand nous avons tous les appétits de la
jeunesse, que notre sang est plein de fer et d’alcool, nous
n’avons pas un écu ; quand nous n’avons plus ni dents ni
estomac, nous sommes millionnaires. Nous avons à peine le
temps de dire à une femme : « Je t’aime ! » à notre second
baiser c’est une vieille décrépite. Les empires sont à peine
consolidés qu’ils s’écroulent : ils ressemblent à ces
fourmilières qu’élèvent, avec de grands efforts, de pauvres
insectes ; quand il ne faut plus qu’un fétu pour les achever,
un bœuf les effondre sous son large pied, ou une charrette

81
sous sa roue. Ce que vous appelez la couche végétale de ce
globe, c’est mille et mille linceuls superposés l’un sur
l’autre par les générations. Ces grands noms qui retentissent
dans la bouche des hommes, noms de capitales, de
monarques, de généraux, ce sont des tessons de vieux
empires qui résonnent. Vous ne sauriez faire un pas que
vous ne souleviez autour de vous la poussière de mille
choses détruites avant d’être achevées.

J’ai quarante ans ; j’ai déjà passé par quatre professions :


j’ai été maître d’étude, soldat, maître d’école, et me voilà
journaliste. J’ai été sur la terre et sur l’Océan, sous la tente
et au coin de l’âtre, entre les barreaux d’une prison et au
milieu des espaces libres de ce monde ; j’ai obéi et j’ai
commandé ; j’ai eu des moments d’opulence et des années
de misère. On m’a aimé et on m’a haï ; on m’a applaudi et
on m’a tourné en dérision. J’ai été fils et père, amant et
époux ; j’ai passé par la saison des fleurs et par celle des
fruits, comme disent les poètes. Je n’ai trouvé, dans aucun
de ces états, que j’eusse beaucoup à me féliciter d’être
enfermé dans la peau d’un homme, plutôt que dans celle
d’un loup ou d’un renard, plutôt que dans la coquille d’une
huître, dans l’écorce d’un arbre ou dans la pellicule d’une
pomme de terre. Peut-être si j’étais rentier, rentier à
cinquante mille francs surtout, je penserais différemment.
En attendant, mon opinion est que l’homme est une
machine qui a été faite tout exprès pour la douleur ; il n’a
que cinq sens pour percevoir le plaisir, et la souffrance lui

82
arrive par toute la surface de son corps ; en quelque endroit
qu’on le pique, il saigne ; en quelque endroit qu’on le brûle,
il vient une vésicule. Les poumons, le foie, les entrailles ne
peuvent lui donner aucune jouissance ; cependant, le
poumon s’enflamme et le fait tousser ; le foie s’obstrue et
lui donne la fièvre ; les entrailles se tordent et font la
colique. Vous n’avez pas un nerf, un muscle, un tendon sous
la peau, qui ne puisse vous faire crier de douleur.
Votre organisation se détraque à chaque instant comme
une mauvaise pendule. Vous levez les yeux vers le ciel pour
l’invoquer, il tombe dedans une fiente d’hirondelle qui les
dessèche ; vous allez au bal : une entorse vous saisit au
pied, et il faut vous rapporter chez vous sur un matelas ;
aujourd’hui, vous êtes un grand écrivain, un grand
philosophe, un grand poète : un fil de votre cerveau se
casse, on aura beau vous saigner, vous mettre de la glace
sur la tête, demain vous ne serez qu’un pauvre fou.
La douleur se tient derrière tous vos plaisirs ; vous êtes
des rats gourmands qu’elle attire à elle avec un lardon
d’agréable odeur. Vous êtes à l’ombre de votre jardin, et
vous vous écriez : Oh ! la belle rose ! et la rose vous pique ;
oh ! le beau fruit ! il y a une guêpe dedans, et le fruit vous
mord.
Vous dites : Dieu nous a faits pour le servir et l’aimer.
Cela n’est pas vrai : il vous a faits pour souffrir. L’homme
qui ne souffre pas est une machine mal faite, une créature
manquée, un estropié moral, un avorton de la nature. La
mort n’est pas seulement la fin de la vie, elle en est le

83
remède. On n’est nulle part aussi bien que dans un cercueil.
Si vous m’en croyez, au lieu d’un paletot neuf, allez vous
commander un cercueil. C’est le seul habit qui ne gêne pas.
Ce que je viens de vous dire, vous le prendrez pour une
idée philosophique ou pour un paradoxe, cela m’est certes
bien égal. Mais je vous prie au moins de l’agréer comme
une préface ; car je ne saurais vous en faire une meilleure ni
qui convienne mieux à la triste et lamentable histoire que je
vais avoir l’honneur de vous raconter.
Vous me permettrez de faire remonter mon histoire
jusqu’à la deuxième génération, comme celle d’un prince
ou d’un héros dont on fait l’oraison funèbre. Vous n’y
perdrez peut-être pas. Les mœurs de ce temps valaient bien
celles du nôtre : le peuple portait des fers ; mais il dansait
avec, et leur faisait rendre comme un bruit de castagnettes.
Car, faites-y attention, la gaîté s’accoste toujours de la
servitude. C’est un bien que Dieu, le grand faiseur de
compensations, a créé spécialement pour ceux qui sont sous
la dépendance d’un maître ou sous la dure et lourde main de
la pauvreté. Ce bien, il l’a fait pour les consoler de leurs
misères, comme il a fait certaines herbes pour fleurir entre
les pavés qu’on foule aux pieds, certains oiseaux pour
chanter sur les vieilles tours, comme il a fait la belle
verdure du lierre pour sourire sur les masures qui font la
grimace.
La gaîté passe, ainsi que l’hirondelle, par-dessus les
grands toits qui resplendissent. Elle s’arrête dans les cours
des collèges, à la porte des casernes, sur les dalles moisies
84
des prisons. Elle se pose, comme un beau papillon, sur la
plume de l’écolier qui griffonne ses pensum. Elle trinque à
la cantine avec les vieux grenadiers ; et jamais elle ne
chante si haut — quand on la laisse chanter toutefois —
qu’entre les noires murailles où l’on renferme des
malheureux.
Du reste, la gaîté du pauvre est une espèce d’orgueil. J’ai
été pauvre entre entre les plus pauvres ; eh bien ! je trouvais
du plaisir à dire à la fortune : Je ne me courberai pas sous ta
main ; je mangerai mon pain dur aussi fièrement que le
dictateur Fabricius mangeait ses raves ; je porterai ma
misère comme les rois portent leur diadème ; frappe tant
que tu voudras, frappe encore : je répondrai à tes
flagellations par des sarcasmes ! je serai comme l’arbre qui
fleurit quand on le coupe par le pied ; comme la colonne
dont l’aigle de métal reluit au soleil tandis que la pioche est
à sa base !
Chers lecteurs, soyez contents de ces explications, je ne
saurais vous en fournir de plus raisonnables.
Quelle différence de cet âge avec le nôtre ! l’homme
constitutionnel n’est pas rieur, tant s’en faut.
Il est hypocrite, avare et profondément égoïste ; à
quelque question qu’il se heurte le front, son front sonne
comme un tiroir plein de gros sous.
Il est prétentieux et bouffi de vanité ; l’épicier appelle le
confiseur, son voisin, son honorable ami, et le confiseur prie

85
l’épicier d’agréer l’assurance de la considération distinguée
avec laquelle il a l’honneur d’être, etc., etc.
L’homme constitutionnel a la manie de vouloir se
distinguer du peuple. Le père est en blouse de coton bleu, et
le fils en manteau d’elbeuf. Aucun sacrifice ne coûte à
l’homme constitutionnel pour assouvir sa manie de paraître
quelque chose. Il veut ressembler aux bâtons flottants. Il vit
de pain et d’eau ; il se passe de feu en hiver, de bière en été,
pour avoir un habit de drap fin, un gilet de cachemire, des
gants jaunes. Quand on le regarde comme un homme
comme il faut, il se regarde, lui, comme un grand homme.
Il est guindé et compassé ; il ne crie point, il ne rit pas
tout haut, il ne sait où cracher, il ne fait pas un geste qui
dépasse l’autre. Il dit très bien : Bonjour monsieur, bonjour
madame. Cela c’est de la bonne tenue ; or, qu’est-ce que la
bonne tenue ? Un vernis menteur qu’on étale sur un
morceau de bois afin de le faire passer pour un jonc. On se
tient ainsi devant les dames, soit ; mais devant Dieu,
comment faudra-t-il se tenir ?
Il est pédant ; il supplée à l’esprit qu’il n’a pas par le
purisme du langage, comme une bonne ménagère supplée
aux meubles qui lui manquent par l’ordre et la propreté.
Il est toujours au régime. S’il assiste à un banquet, il est
muet et préoccupé ; il avale un bouchon pour un morceau
de pain, et se sert de la crème pour de la sauce blanche. Il
attend, pour boire, que l’on porte un toast. Il a toujours un
journal dans sa poche ; il ne parle que de traités de

86
commerce et de lignes de chemin de fer, et il ne rit qu’à la
Chambre.
Mais, à l’époque où je vous ramène, les mœurs des
petites villes n’étaient pas encore fardées d’élégance ; elles
étaient pleines d’un charmant laisser-aller et d’une
simplicité tout aimable. Le caractère de cet heureux âge,
c’était l’insouciance. Tous ces hommes, navires ou
coquilles de noix, s’abandonnaient, les yeux fermés, au
courant de la vie, sans s’inquiéter où ils aborderaient.
Les bourgeois ne sollicitaient pas d’emplois ; ils ne
thésaurisaient pas ; ils vivaient chez eux dans une joyeuse
abondance, et dépensaient leurs revenus jusqu’au dernier
louis. Les marchands, rares alors, s’enrichissaient
lentement, sans y mettre beaucoup du leur, et par la seule
force des choses ; les ouvriers travaillaient, non pour
amasser, mais pour mettre les deux bouts l’un à côté de
l’autre ; ils n’avaient point sur leurs talons cette terrible
concurrence qui nous presse, qui nous crie sans cesse :
Allons donc ! Aussi, ne s’en donnaient-ils qu’à leur aise ;
ils avaient nourri leurs pères, et quand ils étaient vieux,
leurs enfants devaient les nourrir à leur tour.
Tel était le sans-façon de cette société en goguette, que
tout le barreau et que les membres du tribunal eux-mêmes
allaient au cabaret et y faisaient publiquement des orgies :
de peur qu’on en ignorât, ils auraient volontiers appendu
leur bonnet carré aux rameaux du bouchon. Tous ces gens,
grands comme petits, semblaient n’avoir d’autres affaires
que de s’amuser ; ils ne s’ingéniaient qu’à mettre une bonne

87
farce à exécution, ou à imaginer un bon conte. Ceux qui
avaient alors de l’esprit, au lieu de le dépenser en intrigues,
le dépensaient en plaisanteries.
Les oisifs, et ils étaient en grand nombre, se
rassemblaient sur la place publique ; les jours de marché
étaient pour eux un jour de comédie. Les paysans qui
venaient apporter leurs provisions à la ville étaient leurs
martyrs ; ils leur faisaient les cruautés les plus bouffonnes
et les plus spirituelles ; tous les voisins accouraient pour
avoir leur part du spectacle. La police correctionnelle
d’aujourd’hui prendrait les choses sur le ton du
réquisitoire ; mais la justice d’alors s’amusait comme les
autres de ces scènes burlesques, et bien souvent elle y
prenait un rôle.
Mon grand-père, donc, était porteur de contraintes ; ma
grand’mère était une petite femme à laquelle on reprochait
de ne pouvoir voir, quand elle allait à l’église, si le bénitier
était plein. Elle est restée dans ma mémoire comme une
petite fille de soixante ans. Au bout de six ans de mariage,
elle avait déjà cinq enfants, tant garçons que filles ; tout
cela vivait avec le chétif bénéfice de mon grand-père, et se
portait à merveille. On dînait sept avec trois harengs, mais
on avait le pain et le vin à discrétion, car mon grand-père
avait une petite vigne qui était une source intarissable de
vin blanc. Tous ces enfants étaient utilisés par ma grand-
mère selon leur âge et leurs forces. L’aîné, qui était mon
père, s’appelait Gaspard ; il lavait la vaisselle et allait à la
boucherie : il n’y avait pas de caniche dans la ville mieux

88
apprivoisé que lui ; le cadet balayait la chambre ; le
troisième tenait le quatrième sur ses bras et le cinquième se
roulait dans son berceau. Pendant ce temps-là, ma
grand’mère était à l’église, ou causait chez la voisine. Au
demeurant, tout allait bien ; on arrivait cahin-caha, sans
faire de dettes, jusqu’au bout de l’année. Les garçons
étaient forts, les filles n’étaient pas mal, et le père et la mère
étaient heureux.
Mon oncle Benjamin était domicilié chez sa sœur, il avait
cinq pieds dix pouces, portait une grande épée au côté, avait
un habit de ratine écarlate, une culotte de même couleur et
de même étoffe, des bas de soie gris de perle, et des souliers
à boucles d’argent ; sur son habit, frétillait une grande
queue noire presque aussi longue que son épée, qui, allant
et venant sans cesse, l’avait badigeonné de poudre, de sorte
que l’habit de mon oncle ressemblait, avec ses teintes roses
et blanches, à une brique sur champ écaillée. Mon oncle
était médecin, voilà pourquoi il avait une épée. Je ne sais si
les malades avaient grande confiance en lui ; mais lui,
Benjamin, avait fort peu de confiance dans la médecine : il
disait souvent qu’un médecin avait assez fait quand il
n’avait pas tué son malade. Quand mon oncle Benjamin
avait reçu quelque pièce de trente sous, il allait acheter une
grosse carpe, et la donnait à sa sœur pour lui faire une
matelolle dont se régalait toute la famille. Mon oncle
Benjamin, au dire de tous ceux qui l’ont connu, était
l’homme le plus gai, le plus drôle, le plus spirituel du pays,
et il en eût été le plus… comment dirai-je pour ne pas

89
manquer de respect à la mémoire de mon grand-oncle ?… il
en eût été le moins sobre, si le tambour de la ville, le
nommé Cicéron, n’eût partagé sa gloire.
Toutefois, mon oncle Benjamin n’était pas ce que vous
appelez trivialement un ivrogne, gardez-vous de le croire.
C’était un épicurien qui poussait la philosophie jusqu’à
l’ivresse, et voilà tout. Il avait un estomac plein d’élévation
et de noblesse. Il aimait le vin, non pour lui-même, mais
pour cette folie de quelques heures qu’il procure, folie qui
déraisonne chez l’homme d’esprit d’une manière si naïve, si
piquante, si originale, qu’on voudrait toujours raisonner
ainsi. S’il eût pu s’enivrer en lisant la messe, il eût lu la
messe tous les jours. Mon oncle Benjamin avait des
principes : il prétendait qu’un homme à jeun était un
homme encore endormi ; que l’ivresse eût été un des plus
grands bienfaits du Créateur, si elle n’eût fait mal à la tête ;
et que la seule chose qui donnât à l’homme la supériorité
sur la brute, c’était la faculté de s’enivrer.
La raison, disait mon oncle, ce n’est rien ; c’est la
puissance de sentir les maux présents, de se souvenir des
maux passés, et de prévoir les maux à venir. Le privilège
d’abdiquer sa raison est seul quelque chose. Vous dites que
l’homme qui noie sa raison dans le vin s’abrutit : c’est un
orgueil de caste qui vous fait tenir ce propos. Croyez-vous
donc que la condition de la brute soit pire que la vôtre ?
Quand vous êtes tourmenté par la faim, vous voudriez bien
être ce bœuf qui paît dans l’herbe jusqu’au ventre ; quand
vous êtes en prison, vous voudriez bien être l’oiseau qui

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fend d’une aile libre l’azur des cieux ; quand vous êtes sur
le point d’être exproprié, vous voudriez bien être ce vilain
limaçon auquel personne ne dispute sa coquille.
L’égalité que vous rêvez, la brute en est en possession. Il
n’y a, dans les forêts, ni rois, ni nobles, ni tiers-état. Le
problème de la vie commune que cherchent en vain vos
philosophes, de pauvres insectes, les fourmis, les abeilles,
l’ont résolu depuis des milliers de siècles. Les animaux
n’ont point de médecins ; ils ne sont ni borgnes, ni bossus,
ni boiteux, ni bancals, et ils n’ont pas peur de l’enfer.
Mon oncle Benjamin avait vingt-huit ans. Il y avait trois
ans qu’il exerçait la médecine ; mais la médecine ne lui
avait pas fait des rentes, bien loin de là : il devait trois
habits d’écarlate à son marchand de draps, trois années
d’accommodage à son perruquier, et il avait dans chacune
des auberges les plus renommées de la ville un joli petit
mémoire, sur lequel il n’y avait que quelques médecines de
précaution à déduire.
Ma grand’mère avait trois ans de plus que Benjamin ;
elle l’avait bercé sur ses genoux, porté dans ses bras, et elle
se regardait comme son mentor. Elle lui achetait ses
cravates et ses mouchoirs de poche, lui raccommodait ses
chemises et lui donnait de bons conseils qu’il écoutait fort
attentivement, il faut lui rendre cette justice, mais dont il ne
faisait pas le moindre usage.
Tous les soirs, régulièrement après souper, elle
l’engageait à prendre femme.

91
— Fi ! disait Benjamin, pour avoir six enfants comme
Machecourt — c’est ainsi qu’il appelait mon grand-père —
et dîner avec les nageoires d’un hareng !
— Mais, malheureux, tu auras au moins du pain !
— Oui, du pain qui sera trop levé aujourd’hui, demain
pas assez, et qui après-demain aura la rougeole ! Du pain !
qu’est-ce que c’est que cela ? C’est bon pour empêcher de
mourir ; mais ce n’est pas bon pour faire vivre. Je serai, ma
foi, bien avancé quand j’aurai une femme qui trouvera que
je mets trop de sucre dans mes fioles et trop de poudre dans
ma queue ; qui viendra me chercher à l’auberge, qui me
fouillera quand je serai couché, et s’achètera trois mantelets
pendant moi un habit.
— Mais tes créanciers, Benjamin, comment feras-tu pour
les payer ?
— D’abord, tant qu’on a du crédit, c’est comme si on
était riche, et quand vos créanciers sont pétris d’une bonne
pâte de créancier, qu’ils sont patients, c’est comme si on
n’en avait pas. Ensuite, que me faut-il pour me mettre au
courant ? une bonne maladie épidémique. Dieu est bon, ma
chère sœur, et ne laissera point dans l’embarras celui qui
raccommode son plus bel ouvrage.
— Oui, disait mon grand-père, et qui le met si bien hors
de service qu’il faut le porter en terre.
— Eh bien ! répondait mon oncle, c’est là l’utilité des
médecins ; sans eux, le monde serait trop peuplé. À quoi
servirait-il que Dieu se donnât la peine de nous envoyer des

92
maladies, s’il se trouvait des hommes qui pussent les
guérir ?
— À ce compte, tu es un malhonnête homme ; tu voles
leur argent à ceux qui t’appellent.
— Non, je ne le leur vole pas, parce que je les rassure,
que je leur donne l’espoir, et que je trouve toujours moyen
de les faire rire. Cela vaut bien quelque chose.
Ma grand’mère, voyant que la conversation avait changé
d’objet, prenait le parti de s’endormir.

93
II

Pourquoi mon oncle se décida à se marier

CEPENDANT une catastrophe terrible que je vais avoir


l’honneur de vous raconter de suite, ébranla les résolutions
de Benjamin.
Un jour, mon cousin Page, avocat au bailliage de
Clamecy, vint l’inviter avec Machecourt à faire la Saint-
Yves. Le dîner devait avoir lieu à une guinguette
renommée, située à deux portées de fusil du faubourg ; les
convives étaient d’ailleurs gens choisis. Benjamin n’aurait
pas donné cette soirée pour toute une semaine de sa vie
ordinaire. Aussi, après vêpres, mon grand-père, paré de son
habit de noce, et mon oncle, l’épée au côté, étaient-ils au
rendez-vous.
Les convives étaient presque tous réunis. Saint Yves était
magnifiquement représenté dans cette assemblée. Il y avait
d’abord l’avocat Page, qui ne plaidait jamais qu’entre deux
vins ; le greffier du tribunal, qui s’était habitué à écrire en
dormant ; le procureur Rapin, qui ayant reçu en présent
d’un plaideur une feuillette de vin piqué, le fit assigner pour

94
qu’il eût à lui en faire tenir une meilleure ; le notaire
Arthus, qui avait mangé un saumon à son dessert ; Millot-
Rataut, poète et tailleur, auteur du Grand-Noël ; un vieil
architecte qui depuis vingt ans ne s’était pas dégrisé ; M.
Minxit, médecin des environs, qui consultait les urines ;
deux ou trois commerçants notables… par leur gaîté et leur
appétit, et quelques chasseurs qui avaient abondamment
pourvu la table de gibier.
À la vue de Benjamin, tous les convives poussèrent une
acclamation et déclarèrent qu’il fallait se mettre à table.
Pendant les deux premiers services, tout alla bien. Mon
oncle était charmant d’esprit et de saillies ; mais, au dessert,
les têtes s’exaltèrent : tous se mirent à crier à la fois. Bientôt
la conversation ne fut plus qu’un cliquetis d’épigrammes,
de gros mots, de saillies éclatant ensemble et cherchant à
s’étouffer l’une l’autre ; tout cela faisant un bruit semblable
à celui d’une douzaine de verres qui s’entrechoquent à la
fois.
— Messieurs, s’écria l’avocat Page, il faut que je vous
régale de mon dernier plaidoyer. Voici l’affaire :
« Deux ânes s’étaient pris de querelle dans un pré. Le
maître de l’un, mauvais garnement s’il en est, accourt et
bâtonne l’autre âne. Mais ce quadrupède n’était pas
endurant ; il mord notre homme au petit doigt. Le
propriétaire de l’âne qui a mordu est cité par-devant M. le
bailli comme responsable des faits et gestes de sa bête.

95
« J’étais l’avocat du défendeur. Avant d’arriver à la
question de fait, dis-je au bailli, je dois vous éclairer sur la
moralité de l’âne que je défends et sur celle du plaignant.
Notre âne est un quadrupède tout-à-fait inoffensif ; il jouit
de l’estime de tous ceux qui le connaissent, et le garde-
champêtre a pour lui une grande considération. Or, je défie
l’homme qui est notre partie adverse d’en dire autant. Notre
âne est porteur d’un certificat du maire de sa commune —
et ce certificat existait en effet — qui atteste sa moralité et
sa bonne conduite. Si le plaignant peut produire un pareil
certificat, nous consentons à lui payer mille écus de
dommages-intérêts. »
— Que Saint-Yves te bénisse ! dit mon oncle ; il faut que
le poète Millot-Rataut nous chante son grand Noël
À genoux, chrétiens, à genoux !

Voilà qui est éminemment lyrique. Ce ne peut être que le


Saint-Esprit qui lui ait inspiré ce beau vers.
— Fais-en donc autant, toi, s’écria le tailleur qui avait le
bourgogne très irascible.
— Pas si bête ! répondit mon oncle.
— Silence ! interrompit l’avocat Page frappant de toutes
ses forces sur la table ; je déclare à la cour que je veux
achever mon plaidoyer.
— Tout à l’heure, dit mon oncle ; tu n’es pas encore
assez ivre pour plaider.

96
— Et moi, je te dis que je plaiderai de suite. Qui es-tu,
toi, cinq pieds dix pouces, pour empêcher un avocat de
parler ?
— Prends garde, Page, fit le notaire Arthus, tu n’es qu’un
homme de plume, et tu as affaire à un homme d’épée !
— Il t’appartient bien, à toi, homme de fourchette,
mangeur de saumon, de parler des hommes d’épée ; pour
que tu fisses peur à quelqu’un, toi, il faudrait qu’il fût cuit.
— Benjamin est en effet terrible, dit l’architecte. Il est
comme le lion : d’un coup de sa queue il pourrait terrasser
un homme.
— Messieurs, dit mon grand-père se levant, je me porte
garant pour mon beau-frère ; il n’a jamais répandu de sang
qu’avec sa lancette.
— Oserais-tu bien soutenir cela, Machecourt ?
— Et toi, Benjamin, oserais-tu bien soutenir le contraire ?
— Alors, tu vas me donner satisfaction à l’instant même
de cette insulte ; et comme nous n’avons ici qu’une épée,
qui est la mienne, je vais garder le fourreau, et tu vas
prendre la lame.
Mon grand-père, qui aimait beaucoup son beau-frère,
pour ne point le contrarier, accepta la proposition. Comme
les deux adversaires se levaient :
— Un instant, messieurs, dit l’avocat Page, il faut régler
les conditions du combat.

97
Je propose que chacun des deux adversaires, de peur de
choir avant le temps, tienne son témoin par le bras.
— Adopté ! s’écrièrent tous les convives. Bientôt
Benjamin et Machecourt sont en présence.
— Y es-tu, Benjamin ?
— Et toi, Machecourt ?
De son premier coup d’épée, mon grand-père coupa par
le milieu le fourreau de Benjamin comme si c’eût été un
salsifis, et lui fit sur le poignet une entaille qui devait le
forcer, au moins pendant huit jours, à boire de la main
gauche.
— Le maladroit ! s’écria Benjamin, il m’a entamé.
— Eh ! pourquoi, répondit mon grand-père avec une
bonhomie charmante, as-tu une épée qui coupe ?
— C’est égal, je veux ma revanche ; et j’ai encore assez,
pour te faire demander grâce, de la moitié de ce fourreau.
— Non, Benjamin, reprit mon grand-père, c’est à ton tour
à prendre l’épée. Si tu me lardes, nous serons manche à
manche, et nous ne jouerons plus.
Les convives, dégrisés par cet accident, voulaient revenir
en ville.
— Non, messieurs ! s’écria Benjamin de sa voix de
stentor, que chacun retourne à sa place ; j’ai une proposition
à vous faire. Machecourt, pour son coup d’essai, s’est
conduit de la manière la plus brillante ; il est en état de se
mesurer avec le plus meurtrier des barbiers, pourvu que

98
celui-ci lui cède l’épée et garde le fourreau. Je propose de le
nommer prévôt d’armes ; ce n’est qu’a celle condition que
je pourrai consentir à le laisser vivre ; et même, si vous
vous rendez à mon avis, je me déciderai à lui tendre la main
gauche, attendu qu’il m’a estropié de la droite.
— Benjamin a raison ! s’écrièrent une foule de voix ;
bravo, Benjamin ! il faut recevoir Machecourt prévôt
d’armes. Et chacun de courir à sa place, et Benjamin de
demander un second dessert.
Cependant, la nouvelle de cet accident s’était répandue à
Clamecy. En passant de bouche en bouche, elle s’était
merveilleusement grossie, et, quand elle arriva à ma
grand’mère, elle avait pris les proportions gigantesques
d’un meurtre commis par son mari sur la personne de son
frère.
Ma grand-mère, dans un corps d’une aune de long,
portait un caractère plein de fermeté et d’énergie. Elle n’alla
point chez ses voisins pousser de grands cris et se faire jeter
du vinaigre à la figure. Avec cette présence d’esprit que
donne la douleur aux âmes fortes, elle vit de suite ce qu’elle
avait à faire. Elle fit coucher ses enfants, prit tout l’argent
qu’il y avait à la maison et le peu de bijoux qu’elle
possédait, afin de fournir à son mari les moyens de sortir du
pays s’il y avait lieu ; fit un paquet de linge propre à faire
des bandes et de la charpie pour panser le blessé en cas
qu’il fût encore vivant ; tira un matelas de son lit et pria un
voisin de la suivre avec ; puis, s’enveloppant dans sa cape,
elle se dirigea sans chanceler vers la fatale guinguette.

99
À l’entrée du faubourg, elle rencontra son mari qu’on
ramenait en triomphe couronné de bouchons. Il était appuyé
sur le bras droit de Benjamin qui criait à gorge déployée :
« À tous présents faisons connaître que le sieur
Machecourt, huissier à verge de Sa Majesté, vient d’être
nommé prévôt d’armes, en récompense… »
— Chien d’ivrogne ! s’écria ma grand’mère en
apercevant Benjamin ; et, ne pouvant résister à l’émotion
qui depuis une heure l’étouffait, elle tomba sur le pavé. Il
fallut la reporter chez elle sur le matelas qu’elle avait
destiné à son frère.
Pour celui-ci, il ne se souvint de sa blessure que le
lendemain matin en mettant son babil ; mais sa sœur avait
une grosse fièvre. Elle fut huit jours dangereusement
malade, et durant tout ce temps, Benjamin ne quitta pas son
chevet. Quand elle fut capable de l’entendre, il lui promit
qu’il allait mener dorénavant une vie plus réglée, et qu’il
songeait décidément à payer ses dettes et à se marier.
Ma grand’mère fut bientôt rétablie. Elle chargea son mari
de se mettre en quête d’une femme pour Benjamin.
À quelque temps de là, par un soir du mois de novembre,
mon grand-père arrivait crotté jusqu’à l’échiné, mais
rayonnant.
— J’ai trouvé au-delà de ce que nous espérions, s’écriait
l’excellent homme en pressant les mains de son beau-frère ;
Benjamin, te voilà riche maintenant, tu pourras manger des
matelottes tant que tu voudras.

100
— Mais, qu’as-tu donc trouvé ? faisaient, chacun de leur
côté, ma grand’mère et Benjamin.
— Une fille unique, une riche héritière, la fille du père
Minxit, avec lequel nous avons fait la Saint-Yves il y a un
mois !
— De ce médecin de village qui consulte les urines ?
— Précisément. Il t’accepte sans restriction ; il est
charmé de ton esprit ; il te croit très propre, par ton allure et
ta faconde, à le seconder dans son industrie.
— Diable ! faisait Benjamin en se grattant la tête, c’est
que je ne me soucie pas de consulter les urines.
— Eh ! grand niais ! une fois que tu seras le gendre du
père Minxit, tu l’enverras promener avec ses fioles, et tu
amèneras ta femme à Clamecy.
— Oui, mais c’est que mademoiselle Minxit est rousse.
— Elle n’est que blonde, Benjamin, je t’en donne ma
parole d’honneur.
— On dirait, tant elle est piolée, qu’on lui a jeté une
poignée de son par la figure.
— Je l’ai vue ce soir, je t’assure que ce n’est presque
rien.
— Avec cela, elle a cinq pieds trois pouces ; je crains
véritablement de gâter la race humaine : nous ferons des
enfans qui seront grands comme des perches.
— Tout ce que tu dis là, ce sont de mauvaises
plaisanteries, faisait ma grand’mère ; j’ai rencontré hier ton

101
marchand de draps, il veut absolument être payé, et tu sais
bien que ton perruquier ne veut plus l’accommoder.
— Ainsi vous voulez, ma chère sœur, que j’épouse
mademoiselle Minxit ; mais vous ne savez pas, vous, ce que
cela veut dire, Minxit.
Et toi Machecourt, le sais-tu ?
— Sans doute, je le sais ; cela veut dire le père Minxit.
— As-tu lu Horace, Machecourt ?
— Non, Benjamin.
— Eh bien ! Horace a dit : Num minxit patrios cineres.
C’est ce coquin de prétérit défini qui me révolte ! avec cela
que ma chère sœur n’est plus malade. M. Minxit, Mme e
Minxit, M. Rathery Benjamin Minxit, le petit Jean Rathery
Minxit, le petit Pierre Rathery Minxit, la petite Adèle
Rathery Minxit. Eh ! mais, dans notre famille il y aura de
quoi faire tourner un moulin. Puis, à te parler franchement,
je ne me soucie guère de me marier. Il y a bien une chanson
qui dit :

……Qu’on est heureux


Dans les liens du mariage !
Mais cette chanson ne sait ce qu’elle chante. Ce ne peut
être qu’un célibataire qui en soit l’auteur.
……Qu’on est heureux
Dans les liens du mariage !
Cela serait bon, Machecourt, si l’homme était libre de se
choisir une compagne ; mais les nécessités de la vie sociale
102
nous forcent toujours d’épouser d’une manière ridicule et
contraire à nos penchants. L’homme épouse une dot, et la
femme une profession. Puis, quand on a fait la noce avec
tous ses beaux dimanches, qu’on est rentré dans la solitude
de son ménage, on s’aperçoit qu’on ne se convient pas. L’un
est avare et l’autre prodigue, la femme est coquette et le
mari jaloux, l’un aime à la bise et l’autre à droit vent : on
voudrait être à mille lieues l’un de l’autre ; mais il faut
vivre dans le cercle de fer où on s’est enfermé, et rester
ensemble usque ad vitam aternam.
— Est-ce qu’il est gris ? dit mon grand-père à l’oreille de
sa femme.
— Pourquoi ? répondit celle-ci.
— C’est qu’il parle avec bon sens.
Cependant on fit entendre raison à mon oncle, et il fut
convenu qu’il irait le lendemain dimanche voir
mademoiselle Minxit.

103
III

Comment mon oncle fit la


rencontre d’un vieux sergent et
d’un caniche, ce qui l’empêcha
d’aller chez M. Minxit.

Le lendemain, à huit heures du matin, mon oncle était


frais et accommodé ; il n’attendait plus pour partir qu’une
paire de souliers que devait lui apporter Cicéron, ce fameux

104
préconiseur dont nous avons déjà parlé, et qui cumulait la
profession de cordonnier avec celle de tambour.
Cicéron ne tarda pas à arriver. À cette époque de bonne
franquette, c’était la coutume, quand un ouvrier apportait de
l’ouvrage dans une maison, qu’on ne le laissât pas sortir
sans lui avoir fait boire quelques verres de vin. C’était d’un
mauvais genre, j’en conviens ; mais ces procédés
bienveillants rapprochaient les conditions ; le pauvre savait
gré au riche des concessions qu’il lui faisait, et ne le
jalousait point. Aussi a-t-on vu, pendant la révolution,
d’admirables dévouements de serviteurs envers leurs
maîtres, de fermiers envers leurs seigneurs, d’ouvriers
envers leurs patrons, qui, à notre époque de morgue
insolente et de ridicule orgueil, ne se reproduiraient
certainement plus.
Benjamin pria sa sœur d’aller tirer une bouteille de vin
blanc, pour trinquer avec Cicéron. Sa sœur en tire une, puis
deux, puis trois et jusqu’à sept.
— Ma chère sœur, je vous en prie, encore une bouteille.
— Mais tu ne sais donc pas, malheureux, que tu en es à la
huitième.
— Vous savez bien, chère sœur, que nous ne comptons
pas ensemble.
— Mais tu sais bien, toi, que tu as un voyage à faire.
— Encore cette dernière bouteille, et je pars.
— Oui, tu es dans un bel état pour partir ! Et si on venait
te chercher pour visiter un malade ?
105
— Que vous savez peu, ma bonne sœur, apprécier les
effets du vin !… On voit que vous ne buvez que les eaux
limpides du Beuvron. Faut-il partir ? mon centre de gravité
est toujours à la même place. Faut-il saigner ?… Mais, à
propos, ma sœur, il faut que je vous saigne. Machecourt me
l’a recommandé en partant. Vous vous plaigniez ce matin
d’un grand mal de tête, une saignée vous fera du bien.
Et Benjamin de tirer sa trousse, et ma grand’mère de
s’armer des pincettes.
— Diable ! vous faites un malade bien récalcitrant. Eh
bien ! transigeons ; je ne vous saignerai point, et vous irez
nous tirer une huitième bouteille de vin.
— Je n’en tirerai pas un verre.
— Ce sera donc moi qui la tirerai, dit Benjamin ; et
prenant la bouteille, il se dirigea vers la cave.
Ma grand-mère, ne voyant rien de mieux à faire pour
l’arrêter, se pendit à sa queue ; mais Benjamin, sans
s’occuper de cet incident, s’en alla à la cave d’un pas aussi
ferme que s’il n’eût eu qu’un paquet d’oignons au bout de
la queue et revint avec sa bouteille pleine.
— Eh bien ! ma chère sœur, c’était bien la peine d’aller
deux à la cave pour une méchante bouteille de vin blanc ;
mais je dois vous prévenir que, si vous persistiez dans ces
mauvaises habitudes, vous me forceriez à faire couper ma
queue.
Cependant Benjamin, qui, tout à l’heure, regardait
comme une corvée assommante le voyage de Corvol,

106
s’obstinait maintenant à partir. Ma grand’mère, pour lui en
ôter la possibilité, avait enfermé ses souliers dans l’armoire.
— Je vous dis que je partirai !
— Je te dis que tu ne partiras pas !
— Voulez-vous que je vous porte jusque chez M. Minxit
au bout de ma queue ?
Tel était le dialogue qui avait lieu entre le frère et la sœur
quand mon grand-père arriva. Il mit fin à la discussion en
déclarant que le lendemain il avait besoin d’aller à la
Chapelle, et qu’il emmènerait Benjamin avec lui.
Mon grand-père était sur pied avant le jour. Quand il eut
griffonné son exploit et écrit au bas : « dont le coût est de
six francs quatre sous six deniers », il essuya sa plume sur
la manche de sa houppelande, serra précieusement ses
lunettes dans leur fourreau et alla éveiller Benjamin. Celui-
ci dormait comme le prince de Condé – si le prince ne
faisait semblant de dormir – la veille d’une bataille.
— Allons, eh ! Benjamin, debout ! il fait grand jour.
— Tu te trompes, répondit Benjamin avec un grognement
et se retournant du côté du mur, il fait nuit noire.
— Lève la tête, tu verras la clarté du soleil sur le
plancher !
— Je te dis, moi, que c’est la clarté du réverbère.
— Ah çà ! est-ce que tu ne voudrais pas partir ?
— Non ; j’ai rêvé toute la nuit de pain dur et de piquette,
et si nous nous mettions en route, il pourrait nous arriver

107
malheur.
— Eh bien ! je te déclare, moi, que si dans dix minutes tu
n’es pas levé, je t’envoie ta chère sœur ; si, au contraire, tu
es levé, je perce ce quartaut de vieux vin que tu sais bien.
— Tu es sûr que c’est du Pouilly, n’est-ce pas ? dit
Benjamin se mettant sur son séant ; tu m’en donnes ta
parole d’honneur ?
— Oui, foi d’huissier.
— Alors, va percer ton quartaut ; mais je te préviens que,
s’il nous arrive malencontre en route, c’est toi qui en
répondras à ma chère sœur.
Une heure après, mon oncle et mon grand-père étaient
sur le chemin de Moulot. À quelque distance de la ville, ils
rencontrèrent deux petits paysans dont l’un portait un lapin
sous son bras et l’autre avait deux poules dans son panier.
Le premier disait à son compagnon :
— Si tu veux dire à M. Cliquet que mon lapin est un
lapin de garenne et que tu me l’as vu prendre au lacet, tu
seras mon camarade.
— Je le veux bien, répondit celui-ci, mais à condition que
tu diras à Madame Deby que mes poules pondent deux fois
par jour et qu’elles font des œufs gros comme des œufs de
cane.
— Vous êtes deux petits larrons, dit mon grand-père ; je
vous ferai tirer l’un de ces jours les oreilles par M. le
commissaire de police.

108
— Et moi, mes amis, dit Benjamin, je vous prie
d’accepter chacun cette pièce de douze deniers.
— Voilà de la générosité bien placée, dit mon grand-père
haussant les épaules ; tu donneras sans doute du plat de ton
épée au premier pauvre honnête que tu rencontreras,
puisque tu prostitues ta monnaie à ces deux vauriens.
— Vauriens pour toi, Machecourt, qui ne vois que la
pellicule de chaque chose ; mais, pour moi, ce sont deux
philosophes. Ils viennent d’inventer une machine qui, bien
organisée, ferait la fortune de dix honnêtes gens.
— Et quelle est donc la machine, dit mon grand-père
d’un air d’incrédulité, que viennent d’inventer ces deux
philosophes que je rosserais d’importance, moi, si nous
avions le temps de nous arrêter ?
— Cette machine est simple, dit mon oncle ; la voici telle
qu’elle se comporte :
» Nous sommes dix amis qui, au lieu de nous réunir pour
déjeuner, nous réunissons pour faire fortune.
— Cela vaut au moins la peine de se réunir, interrompit
mon grand-père.
— Nous sommes, tous les dix, intelligents, adroits, rusés
même au besoin. Nous avons le verbe haut, la discussion
prestigieuse ; nous manions la parole avec la même adresse
qu’un escamoteur manie ses muscades. Pour la moralité de
la chose, nous sommes tous capables dans notre profession,
et les personnes de bonne volonté peuvent dire sans trop se
compromettre, que nous valons mieux que nos confrères.

109
» Nous formons, en tout bien et tout honneur, une société
pour nous préconiser les uns les autres, pour insuffler, pour
faire mousser et bulliférer notre petit mérite.
— J’entends, dit mon grand-père, l’un vend de la mort
aux rats et n’a qu’une grosse caisse, l’autre du thé suisse et
n’a qu’une paire de cymbales. Vous réunissez vos moyens
de faire du bruit, et…
— C’est cela même, interrompit Benjamin. Tu conçois
que si la machine fonctionne convenablement, chacun des
sociétaires a autour de lui neuf instruments qui font un
vacarme épouvantable.
» Nous sommes neuf qui disons : L’avocat Page boit
trop ; mais je crois que ce diable d’homme fait infuser les
feuillets de la coutume du Nivernais dans son vin, qu’il a
mis la logique en bouteille. Toutes les causes qu’il lui
convient de gagner, il les gagne ; et l’autre jour, il a fait
obtenir de forts dommages-intérêts à un gentilhomme qui
avait assommé un paysan.
» L’huissier Parlanta est un peu retors ; mais c’est
l’Annibal des huissiers. Sa contrainte par corps est
inévitable ; pour lui échapper, il faudrait que son débiteur
n’eût pas de corps. Il vous mettrait la main sur l’épaule d’un
duc et pair.
» Pour Benjamin Rathery, c’est un homme sans souci qui
se moque de tout et rit au nez de la fièvre, un homme, si
vous le voulez, d’assiette et de bouteille ; mais c’est
précisément à cause de cela que je le préférerais à ses

110
confrères. Il n’a pas l’air de ces médecins sinistres dont le
registre est un cimetière ; il est trop gai et digère trop bien
pour avoir beaucoup d’actes de décès à se reprocher.
» Ainsi, chacun des sociétaires se trouve multiplié par
neuf…
— Oui, dit mon grand-père, mais cela te donnera-t-il neuf
habits rouges ? Neuf fois Benjamin Rathery, qu’est-ce que
cela fait ?
— Ça fait neuf cents fois Machecourt ! répliqua vivement
Benjamin. Mais laisse-moi finir ma démonstration, tu
plaisanteras après.
» Voilà neuf réclames vivantes qui s’insinuent partout,
qui vous répètent le lendemain, sous une autre forme, ce
qu’elles vous ont dit la veille : neuf affiches qui parlent, qui
arrêtent les passants par le bras ; neuf enseignes qui se
promènent par la ville, qui discutent, qui font des dilemmes,
des enthymèmes, et se moquent de vous si vous n’êtes point
de leur avis.
» Il résulte de là que la réputation de Page, de Rapin, de
Rathery, qui se traînait péniblement dans l’enceinte de leur
petite ville, comme un avocat dans un cercle vicieux, prend
tout à coup un essor étourdissant. Hier elle n’avait pas de
pieds, aujourd’hui elle a des ailes. Elle se dilate comme un
gaz quand on a ouvert le bocal où il était renfermé. Elle
s’épand par toute la province. Les clients arrivent à ces
gens-là de tous les points du bailliage ; ils arrivent du sud et
de l’aquilon, de l’aurore et du couchant, comme dans

111
l’Apocalypse les élus arrivent à la ville de Jérusalem. Au
bout de cinq à six ans, Benjamin Rathery est à la tête d’une
belle fortune qu’il dépense, avec grands fracas de verres et
de bouteilles, en déjeuners et en dîners ; toi, Machecourt, tu
n’es plus porteur de contraintes ; je t’achète une charge de
bailli. Ta femme est couverte de soie et de dentelles comme
une sainte Reine ; ton aîné, qui est déjà enfant de chœur,
entre au séminaire ; ton cadet, qui est malingreux et jaune
comme un serin des Canaries, étudie la médecine ; je lui
cède ma réputation et mes vieux clients, et je l’entretiens
d’habits rouges. De ton puîné, nous faisons un robin. Ta
fille aînée épouse un homme de plume. Nous marions la
plus jeune à un gros bourgeois, et le lendemain de la noce
nous mettons la machine au grenier.
— Oui, mais ta machine a un petit défaut, elle n’est pas à
l’usage des honnêtes gens.
— Pourquoi cela ?
— Parce que.
— Mais enfin ?
— Parce que l’effet en est immoral.
— Pourrais-tu me prouver cela par or et par donc ?
— Va te promener avec tes or et tes donc. Toi qui es un
savant, tu raisonnes avec ton esprit ; moi qui suis un pauvre
porteur de contraintes, je sens avec ma conscience. Je
soutiens que tout homme qui acquiert sa fortune par
d’autres moyens que par son travail et ses talents n’en est
pas légitime possesseur.

112
— C’est très bien ce que tu dis là, Machecourt, s’écria
mon oncle ; tu as parfaitement raison. La conscience, c’est
la meilleure de toutes les logiques et le charlatanisme, sous
quelque forme qu’il se déguise, est toujours une
escroquerie. Eh bien ! brisons notre machine et n’en parlons
plus.
Tout en devisant ainsi, ils approchaient du village de
Moulot ; ils aperçurent, sur le seuil d’une porte de vigne,
une espèce de soldat encadré profondément entre des
ronces, dont les touffes brunes et rouges meurtries par la
gelée, tombaient pêle-mêle comme une chevelure en
désordre. Cet homme avait sur sa tête un morceau de
chapeau à cornes, sans cocarde ; sa figure en ruine avait une
teinte pierreuse, cette teinte dorée qu’ont les vieux
monuments au soleil. Deux grandes moustaches blanches
encadraient sa bouche comme deux parenthèses, il était
couvert d’un vieil uniforme. Sur une des manches s’étendait
transversalement un vieux galon effacé.
L’autre manche, dépouillée de son insigne, n’offrait plus
qu’un rectangle qui se distinguait du reste de l’étoffe par
une laine plus neuve et d’une nuance plus foncée. Ses
jambes nues, enflées par le froid, étaient rouges comme des
betteraves. Il laissait tomber d’une gourde quelques gouttes
d’eau-de-vie sur de vieux morceaux de pain noir ; un
caniche de la grande espèce, était assis devant lui sur son
derrière, et suivait tous ses mouvements, pareil à un muet
qui écoute avec ses yeux les ordres que lui donne son
maître.

113
Mon oncle eût plutôt passé outre devant un bouchon que
devant cet homme. S’arrêtant sur le bord du chemin :
— Camarade, dit-il, voilà un mauvais déjeuner !
— J’en ai fait de plus mauvais encore, mais Fontenoy et
moi nous avons bon appétit.
— Qui, Fontenoy ?
— Mon chien, ce caniche que vous voyez.
— Diable ! voilà un beau nom pour un chien. Au fait, la
gloire est bien pour les rois, pourquoi ne serait-elle pas pour
les caniches ?
— C’est son nom de guerre, poursuivit le sergent ; son
nom de famille est Azor.
— Eh ! pourquoi l’appelez-vous Fontenoy ?
— Parce qu’à la bataille de Fontenoy, il a fait un
capitaine anglais prisonnier.
— Eh ! comment donc cela ? fit mon oncle tout
émerveillé.
— D’une manière fort simple, en l’arrêtant par une des
basques de son habit, jusqu’à ce que je puisse lui mettre la
main sur l’épaule ; tel qu’il est Fontenoy a été mis à l’ordre
de l’armée et a eu l’honneur d’être présenté à Louis XV, qui
a daigné me dire : « Sergent Duranton, vous avez là un beau
chien ! »
— Voilà un roi bien affable pour les quadrupèdes ; je
m’étonne qu’il n’ait pas donné des lettres de noblesse à

114
votre caniche. Comment se fait-il donc que vous ayez quitté
le service d’un si bon roi ?
— Parce qu’on m’a fait un passe-droit, dit le sergent,
l’œil rutilant et la narine gonflée de colère ; il y a dix ans
que j’ai ces guenilles d’or sur le bras ; j’ai fait toutes les
campagnes de Maurice de Saxe, et j’ai sur le corps plus de
cicatrices qu’il n’en faudrait pour faire deux états de
service. Ils m’avaient promis l’épaulette ; mais nommer
officier le fils d’un tisserand, c’eût été un scandale à faire
horripiler toutes les ailes de pigeon du royaume de France
et de Navarre. Ils m’ont fait passer sur le corps une espèce
de petit chevalier tout frais éclos de sa coquille de page. Ça
saura se faire tuer tout de même, car ils sont braves ; on ne
peut leur refuser cela ; mais ça ne sait pas dire : Tête…
droite !
À cette parole de la théorie fortement accentuée par le
sergent, le caniche tourna militairement la tête à droite.
— Tout beau, Fontenoy ! fit son maître ; tu oublies que
nous sommes retirés du service ; et il reprit : Je n’ai pu
passer cela au roi très chrétien ; dès ce moment, je me suis
brouillé avec lui, et je lui ai demandé mon congé, qu’il m’a
gracieusement accordé.
— Vous avez bien fait, brave homme, s’écria Benjamin
en frappant sur l’épaule du vieux soldat, geste imprudent
qui faillit le faire dévorer par le caniche. Si mon
approbation peut vous être agréable, je vous la donne sans
restriction ; les nobles n’ont jamais nui à mon avancement ;

115
mais cela n’empêche pas que je les haïsse de tout mon
cœur.
— En ce cas, c’est une haine toute platonique,
interrompit mon grand-père.
— Dis plutôt une haine toute philosophique, Machecourt.
La noblesse est la plus absurde de toutes les choses. C’est
une révolte flagrante du despotisme contre le Créateur. Dieu
a-t-il fait plus hautes les unes que les autres les herbes de la
prairie, et a-t-il gravé des écussons sur l’aile des oiseaux ou
sur le pelage des bêtes fauves ? Que signifient ces hommes
supérieurs que fait un roi par lettres-patentes, comme il fait
un gabeleur et un regrattier ? « À dater d’aujourd’hui, vous
reconnaîtrez le sieur tel pour un homme supérieur. Signé
Louis XV, et plus bas Choiseul. » Oh ! que voilà une
supériorité bien établie !
» Un vilain est fait comte par Henri IV, parce qu’il a servi
une bonne oie à cette majesté ; un chapon avec l’oie, et il
était fait marquis ; il n’eût fallu ni plus d’encre ni plus de
parchemin pour cela. Maintenant, les descendants de ces
hommes ont le privilège de nous bâtonner, nous dont les
ancêtres n’ont jamais eu l’occasion d’offrir à un roi une aile
de volaille.
» Et voyez un peu à quoi tiennent les grandeurs de ce
monde ! si l’oie eût été un peu plus ou un peu moins cuite,
qu’on y eût mis une pincée de sel de plus ou une pincée de
poivre de moins, qu’il fût tombé un peu de suie dans la
lèchefrite ou un peu de cendre sur les tartines, qu’on l’eût
servie un peu plus tôt ou un peu plus tard, il y avait une
116
famille noble de moins en France. Et le peuple courbe le
front devant une pareille grandeur ! Oh ! je voudrais,
comme Calligula le voulait du peuple romain, que la France
n’eût qu’une seule paire de joues pour la souffleter.
» Mais dis-moi, peuple imbécile, quelle valeur trouves-tu
donc aux deux lettres que ces gens-là mettent devant leur
nom ? ajoutent-elles un pouce à leur taille ? ont-ils plus de
fer que toi dans le sang ? plus de moelle cérébrale dans la
boîte osseuse de leur tête ? pourraient-ils manier une épée
plus lourde que la tienne ? ce de merveilleux guérit-il les
écrouelles ? préserve-t-il son titulaire de la colique quand il
a trop dîné, ou de l’ivresse quand il a trop bu ? Ne vois-tu
pas que tous ces comtes, ces barons, ces marquis, sont des
majuscules qui, malgré la place qu’elles occupent dans la
ligne, n’ont toujours que la valeur des simples lettres ? Si
un duc et pair et un bûcheron étaient ensemble dans une
savane de l’Amérique ou au milieu du grand désert du
Sahara, je voudrais bien savoir lequel des deux serait le plus
noble ?
» Leur trisaïeul maniait la rondache, et ton père faisait
des bonnets de coton, qu’est-ce que cela prouve pour eux et
contre toi ? viennent-ils au monde avec la rondache de leur
trisaïeul au côté ? ont-ils ses cicatrices gravées sur leur
peau ? Qu’est-ce que cette grandeur qui se transmet de père
en fils, comme une bougie neuve qu’on allume à une bougie
qui s’éteint ? Les champignons qui naissent sur les débris
d’un chêne mort sont-ils des chênes ?

117
» Quand j’apprends que le roi a créé une famille noble, il
me semble voir un cultivateur planter dans son champ un
grand niais de pavot qui infectera vingt sillons de sa graine,
et ne rapportera tous les ans que quatre grandes feuilles
rouges. Cependant, tant qu’il y aura des rois, il y aura des
nobles.
» Les rois font des comtes, des marquis, des ducs, pour
que l’admiration monte jusqu’à eux par degrés. Les nobles,
ce sont, relativement à eux, les bagatelles de la porte, la
parade qui donne aux badauds un avant-goût des
magnificences du spectacle. Un roi sans noblesse, ce serait
un salon sans antichambre ; mais cette friandise de leur
amour-propre leur coûtera cher. Il est impossible que vingt
millions d’hommes consentent toujours à n’être rien dans
l’État, pour que quelques milliers de courtisans soient
quelque chose ; quiconque a semé des privilèges doit
recueillir des révolutions.
» Le temps n’est pas loin peut-être où tous ces brillants
écussons seront traînés dans le ruisseau et où ceux qui s’en
décorent maintenant auront besoin de la protection de leurs
valets.
— Eh ! me dites-vous, votre oncle Benjamin a dit tout
cela ?
— Pourquoi pas ?
— Tout d’une haleine ?
— Sans doute. Qu’est-ce qu’il y a d’étonnant en cela ?
mon grand-père avait un broc qui tenait une pinte et demie,

118
et mon oncle le vidait tout d’un trait ; il appelait cela faire
des tirades.
— Et ses paroles, comment ont-elles été conservées ?
— Mon grand-père les a écrites.
— Il avait donc là, en plein champ, tout ce qu’il fallait
pour écrire ?
— Quelle bêtise ! un huissier.
— Et le sergent, a-t-il encore quelque chose à dire ?
— Certainement, il faut bien qu’il parle pour que mon
oncle lui réponde.
Or donc, le sergent dit :
— Il y a trois mois que je suis en route ; je vais de ferme
en ferme et j’y reste tant qu’on veut me supporter. Je fais
faire l’exercice aux enfants ; je raconte nos campagnes aux
hommes, et Fontenoy amuse les femmes avec ses
gambades. Je ne suis pas pressé d’arriver, car je ne sais pas
trop où je vais. Ils me renvoient dans mes foyers, et je n’ai
pas de foyer. Il y a longtemps que le four de mon père est
défoncé, et j’ai les bras plus creux et plus rouillés que deux
vieux canons de fusil. Je crois tout de même que je
retournerai dans mon village. Ce n’est pas que j’espère y
être mieux qu’en tout autre pays. La terre y est aussi dure
qu’ailleurs, et l’on n’y boit pas de l’eau-de-vie dans les
ornières. Mais qu’importe ! j’y vais toujours. C’est comme
un caprice de malade. Je serai la garnison du pays. S’ils ne
veulent pas nourrir le vieux soldat, il faudra bien au moins
qu’ils l’enterrent, et, ajouta-t-il, ils auront bien la charité
119
d’apporter sur ma fosse un peu de soupe à Fontenoy jusqu’à
ce qu’il soit mort de chagrin ; car Fontenoy ne me laissera
pas en aller tout seul. Quand nous sommes seuls et qu’il me
regarde, il me promet cela, ce bon Fontenoy.
— Eh ! voilà le sort qu’ils vous ont fait, répondait
Benjamin. En vérité, les rois sont les plus égoïstes de tous
les êtres. Si les serpents, dont nos poètes parlent si mal,
avaient une littérature, ils feraient des rois le symbole de
l’ingratitude. J’ai lu quelque part que Dieu ayant fait le
cœur des rois, un chien l’emporta, et que, ne voulant pas
recommencer sa besogne, il mit une pierre à la place. Cela
me paraît assez vraisemblable. Pour les Capets, c’est peut-
être un oignon de lis qu’ils ont à la place du cœur. Je défie
qu’on me prouve le contraire.
» Parce qu’on a fait à ces gens-là une croix sur le front
avec de l’huile, leur personne est auguste ; ils sont majesté ;
ils sont nous au lieu de je ; ils ne peuvent mal faire ; si leur
valet de chambre les égratignait en leur passant leur
chemise, il serait sacrilège. Leurs petits sont des altesses,
eux, ces marmots, qu’une femme porte au poing, dont le
berceau tiendrait sous une cage à poulets ; ils sont des
hauteurs très hautes, des montagnes sérénissimes. On ferait
volontiers dorer par le bout les mamelles de leur nourrice.
Si tel est l’effet d’un peu d’huile, quel respect aurons-nous
donc pour les anchois qui marinent dans l’huile jusqu’à ce
qu’on les mange ?
» Chez la caste des sires, l’orgueil va jusqu’à la démence.
On les compare à Jupiter tenant la foudre, et ils ne se

120
trouvent pas trop honorés de la comparaison. La foudre de
moins, et ils se fâcheraient. Cependant Jupiter a la goutte, et
il faut deux valets pour le mener à sa table ou à son lit. Le
rimeur Boileau a, de son autorité privée, ordonné aux vents
de se taire, attendu qu’il allait parler de Louis XIV :
Et vous, vents, faites silence,
Je vais parler de Louis.
» Et Louis XIV n’a rien vu en cela que de très naturel ;
seulement il n’a pas songé d’ordonner aux commandants de
ses vaisseaux de parler de Louis pour apaiser les tempêtes.
» Ils croient tous, les pauvres fous, que l’espace de terre
où ils règnent est à eux ; que Dieu le donna à Eudes, fonds
et tréfonds, pour en jouir, sans trouble ni obstacle, lui et ses
descendants. Qu’un courtisan leur dise que Dieu a fait la
Seine tout exprès pour alimenter le grand bassin des
Tuileries, ils le tiendront pour homme d’esprit. Ils regardent
ces millions d’hommes qui sont autour d’eux comme une
propriété dont on ne saurait, sous peine de pendaison, leur
contester le titre ; les uns sont venus au monde pour leur
fournir de l’argent ; les autres, pour mourir dans leurs
querelles ; quelques-uns, qui ont le sang plus limpide et plus
rose, pour leur procréer des maîtresses. Tout cela résulte
évidemment de la croix qu’un vieil archevêque, de sa main
caduque, leur a faite sur le front.
» Ils vous prennent un homme dans la force de la
jeunesse, ils lui mettent un fusil entre les mains, un sac sur
le dos, ils le marquent à la tête d’une cocarde, puis ils lui
disent : Mon confrère de Prusse a des torts envers moi, tu
121
vas courir sus à tous ses sujets. Je les ai fait prévenir par
mon huissier, que j’appelle un héraut, que, le 1er avril
prochain, tu auras l’honneur de te présenter sur la frontière
pour les égorger, et qu’ils eussent à se tenir prêts à te bien
recevoir. Entre monarques ce sont des égards qu’on se doit.
Tu croiras peut-être au premier aspect que nos ennemis sont
des hommes ; mais ce ne sont pas des hommes, je t’en
préviens, ce sont des Prussiens ; tu les distingueras de la
race humaine à la couleur de leur uniforme. Tâche de bien
faire ton devoir, car je serai là, assis sur mon trône, qui te
regarderai. Si tu remportes la victoire, quand vous
reviendrez en France, on vous amènera sous les fenêtres de
mon palais ; je descendrai en grand uniforme et je vous
dirai : « Soldats, je suis content de vous ». Si vous êtes cent
mille hommes, tu auras pour ta part un cent millième de ces
six paroles. Au cas où tu resterais sur le champ de bataille,
ce qui pourrait fort bien arriver, j’enverrai ton extrait
mortuaire à ta famille afin qu’elle puisse te pleurer et que
tes frères puissent hériter de toi. Si tu perds un bras ou une
jambe, je te les paierai ce qu’ils valent, mais si tu as le
bonheur ou le malheur, comme tu voudras, d’échapper au
boulet, quand tu n’auras plus la force de porter ton sac, je te
donnerai ton congé et tu iras crever où tu voudras, cela ne
me regardera plus.
— Voilà bien l’affaire, dit le sergent ; quand ils ont
extrait de notre sang ce phosphore dont ils font leur gloire,
ils nous jettent de côté comme le vigneron jette sur le
fumier le marc du raisin après avoir pressuré la liqueur,

122
comme l’enfant jette au ruisseau le noyau du fruit qu’il
vient de manger.
— C’est très mal à eux, fit Machecourt, dont l’esprit était
à Corvol et qui eût voulu y voir son beau-frère.
— Machecourt, dit Benjamin le regardant de travers,
choisis mieux tes expressions ; il n’y a pas ici matière à
plaisanterie. Oui, quand je vois ces fiers soldats, qui ont fait
de leur sang la gloire de leur pays, obligés, comme ce
pauvre vieux Cicéron, de passer le reste de leur vie dans
une échoppe de savetier, tandis qu’un tas de pantins dorés
accaparent tout l’argent de l’impôt, et que des prostituées
ont pour s’envelopper négligemment le matin des
cachemires dont un seul fil vaut tous les vêtements d’une
pauvre ménagère, je suis exaspéré contre les rois ; si j’étais
Dieu, je leur mettrais sur le corps un uniforme de plomb, et
je les condamnerais à faire mille ans de service dans la lune,
avec toutes leurs iniquités dans leur sac. Les empereurs
seraient caporaux.
Après avoir repris haleine et s’être essuyé le front, car il
suait, mon digne grand-oncle, d’émotion et de colère, il tira
mon grand-père à part et lui dit :
— Si nous faisions déjeuner avec nous chez Manette ce
brave homme et ce glorieux caniche ?
— Heim ! heim ! objecta mon grand-père.
— Que diable ! répliqua Benjamin, on ne rencontre pas
tous les jours un caniche qui a fait un capitaine anglais

123
prisonnier, et tous les jours on donne des fêtes politiques à
des gens qui ne valent pas cet honorable quadrupède.
— Mais, as-tu de l’argent ? dit mon grand-père ; moi je
n’ai qu’une pièce de trente sous que ta sœur m’a donnée ce
matin, parce que, je crois, elle n’est pas bien marquée, et
elle m’a bien recommandé de lui en rapporter au moins la
moitié.
— Moi, je n’ai pas le sou, mais je suis le médecin de
Manette, de même qu’elle est de temps en temps ma
cabaretière, et nous nous faisons mutuellement crédit.
— Seulement le médecin de Manette ?
— Qu’est-ce que cela te fait ?
— Rien ; mais je te préviens que je ne veux pas rester
plus d’une heure chez Manette.
Mon oncle déclina donc son invitation au sergent. Celui-
ci accepta sans cérémonie et se plaça joyeusement entre
mon oncle et mon grand-père, ce qui, en style de soldat,
s’appelle emboîter le pas.
Un taureau, qu’un paysan menait au pré, venait à eux.
Offusqué sans doute par l’habit de Benjamin, il fondit
brusquement sur lui. Mon oncle esquiva ses cornes, et,
comme il avait des articulations d’acier, il franchit d’un
saut, sans faire plus d’effort que s’il eût exécuté un
entrechat, un large fossé qui séparait la route des champs.
Le taureau, qui tenait sans doute à faire une estafilade à
l’habit rouge, voulut opérer comme mon oncle ; mais il
tomba au milieu du fossé. « C’est bien fait, dit Benjamin,

124
voilà ce que c’est que de chercher querelle à ceux qui ne
songent pas à toi. » Mais le quadrupède, obstiné comme un
Russe qui monte à l’assaut, ne se rebuta pas pour ce
mauvais succès ; enfonçant ses sabots dans la terre à moitié
dégelée, il cherchait à grimper le talus. Mon oncle, voyant
cela, tira son épée, et tandis qu’il lardait de son mieux le
mufle de l’ennemi, il appelait le paysan, et s’écriait :
« Bonhomme, arrêtez votre bête, sinon je vous préviens que
je lui passe mon épée au travers du corps. » Mais, tout en
parlant ainsi, il laissa tomber son épée dans le fossé. « Ôte
ton habit et jette-le-lui bien vite ! », s’écria Machecourt.
« Sauvez-vous dans les vignes », disait le paysan. « Gzzi !
gzzi ! Fontenoy », fit le sergent. Le caniche se jeta sur le
taureau, et comme il savait son monde, il le mordit au jarret.
La colère de l’animal se tourna alors contre le chien ; mais,
tandis qu’il faisait rage de ses cornes, le paysan arriva, et
parvint à passer un nœud coulant autour des jambes de
derrière du taureau. Cette habile manœuvre eut un plein
succès et mit fin aux hostilités.
Benjamin redescendit sur la route ; il croyait que
Machecourt allait se moquer de lui, mais celui-ci était pâle
comme un linge et tremblait sur ses jambes.
— Allons, Machecourt, remets-toi, dit mon oncle, ou
bien il faudra que je te saigne. Et toi, mon brave Fontenoy,
tu as fait aujourd’hui une plus jolie fable que celle de La
Fontaine intitulée : la Colombe et la Fourmi. Vous voyez,
messieurs, qu’un bienfait n’est jamais perdu. La plupart du
temps le bienfaiteur est dans la nécessité de faire crédit

125
longtemps à l’obligé, mais lui, Fontenoy, m’a payé
d’avance. Qui diable m’aurait dit que j’aurais jamais de
l’obligation à un caniche ?
Moulot est caché entre une touffe de saules et de
peupliers sur la rive gauche du ruisseau du Beuvron, au pied
d’une grosse colline dans laquelle mord la route de La
Chapelle. Quelques maisons du village étaient déjà
remontées sur le bord du chemin, blanches et endimanchées
comme des paysannes qui vont dans un lieu fréquenté par le
monde ; de ce nombre était le cabaret de Manette. À
l’aspect du bouchon qui pendait couvert de givre à la
lucarne du grenier, Benjamin se mit à chanter de sa voix de
stentor :
Amis, il faut faire une pause, J’aperçois l’ombre d’un
bouchon.
À cette voix, qu’elle connaissait bien, Manette accourut
toute rouge sur le seuil de sa porte.
Manette était une personne vraiment fort jolie, potelée,
mafflue, toute blanche, mais peut-être un peu trop rose ;
vous eussiez dit de ses joues une flaque de lait sur laquelle
on eût fait tomber quelques gouttes de vin.
— Messieurs, dit Benjamin, permettez-moi avant tout
d’embrasser notre jolie cabaretière, comme arrhes du bon
déjeuner qu’elle va nous préparer de suite.
— Oui-dà ! monsieur Rathery, fit Manette se rejetant en
arrière, vous n’êtes pas fait pour les paysannes, vous ; allez
donc embrasser Mademoiselle Minxit.

126
— Il paraît, pensa mon oncle, que le bruit de mon
mariage est déjà répandu dans le pays. Ce ne peut être que
M. Minxit qui en ait parlé ; donc il tient à m’avoir pour
gendre, donc s’il ne reçoit pas aujourd’hui ma visite, ce ne
serait pas une raison pour que la négociation soit rompue.
» Manette, ajouta-t-il, il ne s’agit pas ici de Mademoiselle
Minxit ; avez-vous du poisson ?
— Du poisson, fit Manette, il y en a dans le vivier de
M. Minxit.
— Je vous le répète, Manette, dit Benjamin, avez-vous
du poisson ? Faites attention à ce que vous allez me
répondre.
— Eh bien ! dit Manette, mon mari est allé à la pêche, et
il reviendra bientôt.
— Bientôt n’est pas notre affaire ; mettez-nous sur le gril
autant de tranches de jambon qu’il y en pourra contenir, et
faites-nous une omelette de tous les œufs qui sont dans
votre poulailler.
Le déjeuner fut bientôt prêt ; pendant que l’omelette
allait, venait et sautait dans la poêle, le jambon grillait. Or,
l’omelette fut presque aussitôt expédiée que servie. Une
poule met six mois pour faire douze œufs, une femme met
un quart d’heure pour les convertir en omelette, et en cinq
minutes trois hommes absorbent l’omelette.
— Voyez, disait Benjamin, comme la décomposition va
plus vite que la recomposition ; les contrées couvertes d’une
nombreuse population s’appauvrissent tous les jours.

127
L’homme est un enfant gourmand qui fait maigrir sa
nourrice ; le bœuf ne rend pas à la prairie toute l’herbe qu’il
lui a prise ; les cendres du chêne que nous brûlons ne
retournent pas en chêne à la forêt ; le zéphyr ne rapporte pas
au rosier les feuilles du bouquet que la jeune fille disperse
autour d’elle ; la bougie qui brûle devant nous ne retombe
pas en rosée de cire sur la terre ; les fleuves dépouillent
incessamment les continents et vont perdre au sein des mers
les choses qu’ils enlèvent à leurs rivages ; la plupart des
montagnes n’ont plus de verdure sur leurs grands crânes
chauves ; les Alpes nous montrent à nu leurs ossements
déchirés, l’intérieur de l’Afrique n’est plus qu’un lac de
sable : l’Espagne est une vaste bruyère, et l’Italie un grand
ossuaire où il ne reste qu’une couche de cendre. Partout où
les grands peuples ont passé, ils ont laissé la stérilité sur
leurs traces. Cette terre parée de verdure et de fleurs, c’est
un phtisique dont les joues sont roses, mais dont la vie est
condamnée. Un temps viendra où elle ne sera plus qu’une
masse inerte, morte, glacée, une grande pierre sépulcrale sur
laquelle Dieu écrira : « Ci-gît le genre humain. » En
attendant, messieurs, profitons des biens que la terre nous
donne, et comme elle est assez bonne mère, buvons à sa
longue existence.
On en vint au jambon ; mon grand-père mangeait par
devoir, parce qu’il faut que l’homme mange pour se faire du
bien, et qu’il ait du sang pour faire des commandements ;
Benjamin mangeait pour s’amuser, mais le sergent mangeait

128
comme un homme qui ne s’est mis à table que pour cela, et
il ne sonnait mot.
À table, Benjamin était un grand homme ; mais son noble
estomac n’était pas exempt de jalousie, passion basse qui
ternit les plus brillantes qualités.
Il regardait faire le sergent de l’air de dépit d’un homme
surpassé, comme César eût regardé, du haut du Capitole,
Bonaparte gagnant la bataille de Marengo. Après avoir
contemplé quelque temps son homme en silence, il jugea à
propos de lui adresser ces paroles :
— Boire et manger sont deux êtres qui se ressemblent ;
au premier aspect, vous les prendriez pour deux cousins
germains. Mais boire est autant au-dessus de manger, que
l’aigle qui s’abat sur la pointe des rochers est au-dessus du
corbeau qui perche sur la cime des arbres. Manger est un
besoin de l’estomac ; boire est un besoin de l’âme. Manger
n’est qu’un vulgaire artisan, tandis que boire est un artiste.
Boire inspire de riantes idées aux poètes, de nobles pensées
aux philosophes, des sons mélodieux aux musiciens ;
manger ne leur donne que des indigestions. Or, je me flatte,
sergent, que je boirais bien autant que vous, je crois même
que je boirais mieux ; mais, pour manger, je ne suis auprès
de vous qu’une mazette. Vous tiendriez tête à Arthus en
personne ; je crois même que sur un dindon vous seriez
dans le cas de lui rendre une aile.
— C’est, répondit le sergent, que je mange pour hier,
aujourd’hui et demain.

129
— Permettez-moi donc de vous servir pour après-demain
cette dernière tranche de jambon.
— Grand merci, dit le sergent, il y a une fin à tout.
— Eh bien ! le Créateur qui a fait les soldats pour passer
subitement de l’extrême abondance à l’extrême disette, leur
a donné, comme au chameau, deux estomacs ; leur second
estomac, c’est leur sac. Mettez dans votre sac ce jambon
dont Machecourt ni moi ne voulons plus.
— Non, dit le soldat, je n’ai pas besoin de faire de
magasins, moi ; les vivres viennent toujours assez ;
permettez-moi d’offrir ce jambon à Fontenoy ; nous
sommes dans l’habitude de tout partager ensemble, les jours
de noce comme les jours de jeûne.
— Vous avez là, en effet, un chien qui mérite qu’on
prenne soin de lui, dit mon oncle ; voudriez-vous me le
vendre ?
— Monsieur ! fit le sergent jetant rapidement la main sur
son caniche…
— Pardon, brave homme, pardon, désolé de vous avoir
offensé ; ce que j’en disais, c’était seulement pour parler ; je
sais bien que proposer au pauvre de vendre son chien, c’est
proposer à une mère de vendre son enfant.
— Tu ne me feras pas croire, dit mon grand-père, qu’on
puisse aimer un chien autant qu’un enfant ; moi aussi j’ai eu
un caniche, un caniche qui valait bien le vôtre, sergent, soit
dit sans offenser Fontenoy, sauf qu’il n’a fait d’autres
prisonniers que la perruque du collecteur. Eh bien ! un jour

130
que j’avais l’avocat Page à dîner, il m’a emporté une tête de
veau, et, le soir même, je l’ai fait passer sous la roue du
moulin.
— Ce que tu dis là ne prouve rien ; toi, tu as une femme
et six enfants, c’est bien assez de besogne pour toi d’aimer
tout ce monde sans t’aller prendre d’une affection
romanesque pour un caniche ; mais je te parle, moi, d’un
pauvre diable isolé parmi les hommes et qui n’a pour toute
parenté que son chien. Mets un homme avec un chien dans
une île déserte, mets dans une autre île déserte une femme
avec son enfant ; je te parie qu’au bout de six mois
l’homme aimera le chien, si le chien est aimable toutefois,
autant que la femme aimera son enfant.
— Je conçois, répondit mon grand-père, qu’un voyageur
ait un chien pour lui tenir compagnie ; qu’une vieille femme
qui est seule dans sa chambre ait un roquet avec lequel elle
bavarde toute la journée. Mais qu’un homme aime un chien
d’affection, qu’il aime comme un chrétien, voilà ce que je
nie, voilà ce qui n’est pas possible.
— Et moi je te dis que dans telles circonstances données,
tu aimerais même un serpent à sonnettes ; la fibre aimante
chez l’homme ne peut rester complètement inerte. L’âme
humaine a horreur du vide ; qu’on observe avec attention
l’égoïste le plus endurci, on finira par trouver, comme une
petite fleur entre des pierres, une affection cachée sous un
pli de son âme.
» Règle générale et sans exception, il faut que l’homme
aime quelque chose. Le dragon qui n’a pas de maîtresse
131
aime son cheval ; la jeune fille qui n’a pas d’amant aime
son oiseau ; le prisonnier qui ne peut décemment aimer son
geôlier, aime l’araignée qui file sa toile à la lucarne de son
cachot, ou la mouche qui descend vers lui dans un rayon de
soleil. Quand nous ne trouvons rien d’animé où puissent se
prendre nos affections, nous aimons la matière brute, une
bague, une tabatière, un arbre, une fleur ; le Hollandais se
passionne pour ses tulipes, et l’antiquaire pour ses camées.
En ce moment, le mari de Manette entra avec une grosse
anguille dans son sac.
— Machecourt, dit Benjamin, il est midi, voilà l’heure de
dîner, si nous dînions avec cette anguille ?
— C’est l’heure de partir, dit Machecourt, et nous
dînerons chez M. Minxit.
— Et vous, sergent, si nous mangions cette anguille ?
— Moi, dit le sergent, je ne suis pas pressé d’arriver ;
comme je ne vais pas là plus qu’ailleurs, tous les soirs je
suis rendu à mon gîte.
— Très bien parlé, et le respectable caniche, quelle est
son opinion à cet égard ?
Le caniche regarda Benjamin et remua deux ou trois fois
la queue.
— Bien ! qui ne dit mot consent : ainsi, Machecourt,
nous voilà trois contre toi, il faut que tu te rendes à
l’opinion de la majorité. La majorité, vois-tu, mon ami,
c’est plus fort que tout le monde, cela. Mets dix philosophes

132
d’un côté et onze imbéciles de l’autre, les imbéciles
l’emporteront.
— L’anguille en effet est fort belle, dit mon grand-père,
et si Manette a un peu de lard frais, elle en fera une
excellente matelote. Mais diable ! et mon exploit ! il faut
bien que le service se fasse.
— Fais bien attention à ceci, dit Benjamin, il faudra
indubitablement que quelqu’un me prête son bras pour me
reconduire à Clamecy ; si tu t’affranchissais de ce pieux
devoir, je ne te tiendrais plus pour mon beau-frère.
Or, comme Machecourt tenait beaucoup à être le beau-
frère de Benjamin, il resta.
L’anguille étant prête, on se remit à table. La matelote de
Manette était un chef-d’œuvre ; le sergent ne se lassait pas
de l’admirer. Mais les chefs-d’œuvre de cuisinier sont
œuvres éphémères ; on leur donne à peine le temps de
refroidir. Il n’y a qu’une chose dans les arts qu’on puisse
comparer aux produits culinaires : ce sont les produits du
journalisme ; et encore, un ragoût peut se réchauffer, une
terrine de foie gras peut exister un mois entier, un jambon
peut revoir autour de lui ses admirateurs, mais un article de
journal n’a pas de lendemain. On n’en est pas à la fin qu’on
a oublié le commencement ; et, quand on l’a parcouru, on le
jette sur son bureau, comme on jette sa serviette sur la table
quand on a dîné. Ainsi, je ne comprends pas que l’homme
qui a une valeur littéraire consente à perdre son talent dans
les obscurs travaux du journalisme ; comment lui, qui peut
écrire sur du parchemin, se résout à griffonner sur le papier
133
brouillard d’un journal ; certes, ce ne doit pas être pour lui
un petit crève-cœur, quand il voit les feuillets où il a mis sa
pensée, tomber sans bruit avec ces mille feuillets que
l’arbre immense de la presse secoue chaque jour de ses
branches.
Cependant l’aiguille du coucou allait toujours pendant
que mon oncle philosophait. Benjamin ne s’aperçut qu’il
faisait nuit que quand Manette vint apporter une chandelle
allumée sur la table. Alors, sans attendre les observations de
Machecourt, qui du reste était peu capable de faire observer
quelque chose, il déclara que c’en était assez comme cela
pour un jour, et qu’il fallait retourner à Clamecy.
Le sergent et mon grand-père sortirent les premiers.
Manette arrêta mon oncle sur le seuil de la porte :
— Monsieur Rathery, lui dit-elle, voilà.
— Qu’est-ce que ce griffonnage ? dit mon oncle. « Le 10
août, trois bouteilles de vin et un fromage à la crème ; le 1er
septembre, avec M. Page, neuf bouteilles et un plat de
poissons. » Dieu me pardonne, je crois que c’est un
mémoire.
— Sans doute, dit Manette ; je vois bien qu’il est temps
de régler nos comptes, et j’espère que vous m’enverrez le
vôtre ces jours-ci.
— Moi, Manette, je n’ai pas de compte à vous faire.
Belle corvée, ma foi, que de toucher le bras blanc et potelé
d’une jolie femme comme vous l’êtes !

134
— Vous dites cela pour vous moquer de moi, monsieur
Rathery, fit Manette tressaillant d’aise.
— Je le dis parce que c’est vrai, parce que je le pense,
répondit mon oncle. Pour ton mémoire, ma pauvre Manette,
il arrive dans un moment fatal, je suis obligé de te déclarer
que je n’ai pas un petit écu à l’heure qu’il est ; mais, tiens,
voilà ma montre, tu la garderas jusqu’à ce que je t’aie
remboursée. Ça se trouve on ne peut mieux ; elle ne va plus
depuis hier.
Manette se mit à pleurer et déchira le mémoire.
Mon oncle l’embrassa sur la joue, sur le front, sur les
yeux, partout où il put la rencontrer.
— Benjamin, lui dit Manette se penchant vers son oreille,
si vous avez besoin d’argent, dites-le moi.
— Non ! non ! Manette, répondit vivement mon oncle, je
n’ai pas besoin de ton argent. Diable ! ceci deviendrait
grave. Te faire payer le bonheur que tu me donnes ! mais ce
serait une indignité, je serais vil comme une prostituée ! – et
il embrassa Manette comme la première fois.
— Ouais ! ne vous gênez pas, monsieur Rathery, fit Jean-
Pierre qui entrait.
— Tiens ! tu étais là, toi, Jean-Pierre ? Est-ce que tu
serais jaloux, par hasard ? Je te préviens que j’ai une
aversion profonde pour les jaloux.
— Mais il me semble que j’en ai bien le droit, d’être
jaloux.

135
— Imbécile ! tu prends toujours les choses à l’envers.
Ces messieurs m’ont chargé de témoigner à ta femme leur
satisfaction pour l’excellente matelote qu’elle nous a faite,
et je m’acquittais de la commission.
— Vous aviez un bon moyen, ce me semble, de
témoigner votre satisfaction à Manette, c’était de la payer,
entendez-vous ?
— D’abord, Jean-Pierre, nous n’avons pas affaire à toi ;
c’est Manette qui est ici la cabaretière ; quant à te payer,
sois tranquille, c’est moi qui me charge de l’écot ; tu sais
qu’il n’y a rien à perdre avec moi ; et d’ailleurs, si tu as
peur d’attendre trop longtemps, je vais te passer de suite
mon épée au travers du corps. Cela te convient-il, Jean-
Pierre ?
Et en disant cela, il sortit.
Benjamin jusqu’alors n’avait été que surexcité, il
renfermait tous les éléments de l’ivresse sans être encore
ivre. Mais, en sortant du cabaret de Manette, le froid le
saisit au cerveau et aux jambes.
— Holà ! eh ! Machecourt, où es-tu ?
— Me voici qui te tiens par le revers de ton habit.
— Tu me tiens, c’est bien, ça me fait honneur, c’est une
flatterie que tu m’adresses. Tu veux me dire que je suis en
état de soutenir mon hypostase et la tienne. Dans un autre
temps, oui ; mais maintenant je suis faible comme le
vulgaire des hommes quand il a dîné trop longtemps. Je t’ai
retenu ton bras, je te somme de venir me l’offrir.

136
— Dans un autre temps, oui, dit Machecourt ; mais il y a
une difficulté, c’est que je ne puis marcher moi-même.
— Alors, tu as forfait à l’honneur, tu as manqué au plus
sacré des devoirs ; je t’avais retenu ton bras, tu devais te
ménager pour nous deux ; mais je te pardonne ta faiblesse,
Homo sum…, c’est-à-dire, je te la pardonne à une
condition : c’est que tu vas m’aller chercher de suite le
garde-champêtre et deux paysans portant des flambeaux
pour me reconduire à Clamecy. Tu prendras un bras de
l’officier rural, et moi l’autre.
— Mais il est manchot, l’officier rural, dit mon grand-
père.
— Alors, le bras valide m’appartient ; tout ce que je puis
faire pour toi, c’est de te permettre de te tenir à ma queue, et
tu prendras garde de défaire le ruban. Si cela t’arrange
mieux, monte sur le dos du caniche.
— Messieurs, dit le sergent, pourquoi chercher si loin ce
qui est tout près de vous ? Moi j’ai deux bons bras que le
boulet a heureusement épargnés, je les mets à votre
disposition.
— Vous êtes un brave homme, sergent, dit mon oncle
prenant le bras droit du vieux soldat.
— Un excellent homme, dit mon grand-père prenant le
bras gauche.
— Je me charge de votre avenir, sergent.
— Et moi aussi, sergent, je m’en charge, quoique, à vrai
dire, toute charge dans ce moment-ci…
137
— Je vous apprendrai à arracher les dents, sergent.
— Et moi, sergent, j’enseignerai à votre caniche à être
garnisaire.
— Dans trois mois, vous serez dans le cas de courir les
foires.
— Dans trois mois, votre caniche, s’il se conduit bien,
pourra gagner trente sous par jour.
— Le sergent fera sur toi son apprentissage,
Machecourt ; tu as de vieux chicots tout délabrés qui te
tourmentent, nous t’en arracherons un tous les deux jours de
peur de te fatiguer, et quand nous aurons fini pour les
chicots, nous t’arracherons les gencives.
— Et moi, je mettrai mon garnisaire au service de tes
créanciers, mauvais payeur ! Je vais t’instruire d’avance des
devoirs que tu auras à remplir envers lui. Tu lui dois le
matin du pain et du fromage, ou, dans la saison, une botte
de petites raves ; à dîner, la soupe et le bouilli, et à souper,
un rôti et une salade ; la salade peut se remplacer par un
petit verre. Tu auras soin qu’il ne dépérisse pas entre tes
mains, car rien ne fait honneur à un débiteur comme un
garnisaire bien gras. De son côté, il doit se conduire
honnêtement envers toi ; il n’a pas le droit de te troubler
dans tes occupations, de jouer, par exemple, de la clarinette,
ou de sonner du cor de chasse.
— En attendant, j’offre un gîte au sergent à la maison ; tu
ne me désapprouveras pas, n’est-ce pas, Machecourt ?

138
— Pas précisément, mais j’ai grand peur que ta chère
sœur ne te désavoue.
— Ah çà, messieurs, dit le sergent, entendons-nous ; ne
m’exposez pas à recevoir un affront ; car, je vous en
préviens, il faudrait que l’un ou l’autre m’en fît compte.
— Soyez tranquille, sergent, dit mon oncle ; et si le cas
échéait, ce serait à moi que vous vous adresseriez ! car,
pour Machecourt, il ne sait se battre que quand son
adversaire lui cède la lame de son épée et garde le fourreau.
Tout en philosophant ainsi, ils arrivèrent à la porte de la
maison. Mon grand-père ne se souciait pas d’entrer le
premier, et mon oncle ne voulait entrer que le second.
Pour arranger la chose, ils entrèrent tous deux ensemble,
s’entrechoquant comme deux gourdes qu’on porte au bout
d’un bâton.
Le sergent et le caniche, dont l’intrusion fit gronder la
chatte comme une tigresse royale, tenaient l’arrière garde.
— Ma chère sœur, dit Benjamin, j’ai l’honneur de vous
présenter un élève en chirurgie et un…
— Benjamin s’apprête à te dire des bêtises, interrompit
mon grand-père, ne l’écoute pas, monsieur est un soldat
qu’on nous envoie en logement, et que nous avons
rencontré à la porte.
Ma grand’mère était bonne femme, mais un peu harpie ;
elle croyait que de crier bien fort ça la grandissait. Elle avait
la meilleure envie du monde de se mettre en colère, et elle
en avait d’autant plus envie qu’elle en avait le droit.
139
Mais elle se piquait de savoir-vivre, attendu qu’elle
descendait d’un robin ; la présence d’un étranger la contint.
Elle offrit à souper au sergent. Celui-ci ayant refusé, et
pour cause, elle le fit conduire par un de ses enfants au
cabaret voisin, avec recommandation de lui donner à
déjeuner le lendemain avant qu’il se remît en route.
Mon grand-père pliait toujours comme un jonc, le brave
homme paisible qu’il était, quand s’élevait une bourrasque
conjugale. Ce qui peut, jusqu’à un certain point, excuser en
lui cette faiblesse, c’est qu’il avait toujours tort.
Il avait bien vu l’orage s’amasser sur le front plissé de sa
femme ; aussi le sergent était encore sur le seuil de la porte,
que déjà il avait gagné son lit, où il s’introduisit de son
mieux. Pour Benjamin, il était incapable d’une telle lâcheté.
Un sermon en cinq points, comme une partie d’écarté, ne
l’eût pas fait coucher une minute avant son heure. Il voulait
bien que sa sœur le grondât, mais il ne consentait pas à la
craindre. Il attendait la tempête qui allait éclater avec
l’indifférence d’un écueil, les deux mains dans ses poches,
le dos appuyé contre le manteau de la cheminée, et
chantonnant entre ses lèvres :
Malbrough s’en va-t-en guerre, Mironton, mironton,
mirontaine, Malbrough s’en va-t-en guerre, Savoir s’il
reviendra.
Ma grand’mère eut à peine éconduit le sergent,
qu’impatiente d’en venir aux mains, elle vint se placer en
face de Benjamin.

140
— Eh bien ! Benjamin, es-tu content de ta journée ? te
trouves-tu bien comme cela ? faut-il que j’aille tirer une
bouteille de vin blanc ?
— Merci, chère sœur. Comme vous le dites très
élégamment, ma journée est finie.
— Belle journée, en effet ; il en faudrait beaucoup
comme celle-là pour payer tes dettes. Te reste-t-il au moins
assez de raison pour me dire comment vous a reçus
M. Minxit ?
— Mironton, mironton, mirontaine, chère sœur, fit
Benjamin.
— Ah ! mironton, mironton, mirontaine, s’écria ma
grand’mère, attends ! je vais t’en donner, moi, du mironton,
mirontaine, – et elle s’empara des pincettes.
Mon oncle recula de trois pas et tira son épée.
— Chère sœur, dit-il, se mettant en garde, je vous rends
responsable de tout le sang qui va être répandu ici.
Mais ma grand’mère, quoiqu’elle descendît d’un robin,
n’avait pas peur d’une épée ; elle porta à son frère un coup
de pincettes qui l’atteignit au pouce et lui fit lâcher sa lame.
Benjamin tournait autour de la chambre, serrant son
pouce blessé de sa main gauche. Pour mon grand-père,
quoiqu’il fût bon entre les meilleurs, il étouffait de rire sous
ses draps. Il ne put s’empêcher de dire à mon oncle :
— Eh bien ! comment trouves-tu cette botte-là ? Cette
fois tu avais bien le fourreau et la lame ; tu ne peux pas dire

141
que les armes n’étaient pas égales.
— Hélas ! non, Machecourt, elles ne l’étaient pas ; il
aurait fallu pour cela que j’eusse la pelle. C’est égal, ta
femme, car je ne puis plus dire ma chère sœur, mérite de
porter, au lieu d’une quenouille, une paire de pincettes au
côté. Avec une paire de pincettes, elle gagnerait des
batailles. Je suis vaincu, j’en conviens, et je dois subir la loi
du vainqueur. Eh bien ! non, nous ne sommes pas allés
jusqu’à Corvol ; nous nous sommes arrêtés chez Manette.
— Toujours chez Manette, une femme mariée ! tu n’as
pas honte, Benjamin, d’une telle conduite ?
— Honte ! et pourquoi, chère sœur ? Du moment qu’une
cabaretière est mariée, est-ce qu’on ne peut plus déjeuner
chez elle ? Ce n’est pas là ma manière de voir, moi ; pour
un vrai philosophe, un bouchon n’a pas de sexe. N’est-ce
pas, Machecourt ?
— Que je la rencontre au marché, ta Manette, je la
traiterai, la péronelle qu’elle est, comme elle le mérite !
— Chère sœur, quand vous rencontrerez Manette au
marché, achetez-lui des fromages à la crème tant que vous
voudrez, mais si vous l’insultez…
— Eh bien ! si je l’insultais, que me ferais-tu ?
— Je vous quitterais, je passerais aux îles, et
j’emmènerais Machecourt, je vous en préviens.
Ma grand’mère comprit que tous ces emportements
n’aboutiraient à rien, et elle prit de suite son parti.

142
— Tu vas faire comme cet ivrogne qui est dans son lit,
dit-elle ; tu as aussi besoin que lui de te coucher. Mais
demain, c’est moi qui te conduirai chez M. Minxit, et nous
verrons si tu t’arrêteras en route.
— Mironton, mironton, mirontaine, faisait Benjamin en
allant se coucher.
L’idée de la démarche qu’il devait faire le lendemain
agitait le sommeil ordinairement si paisible, si compact et si
dense de mon oncle ; il rêvait tout haut, et voici ce qu’il
disait :
— Vous dites, sergent, que vous avez dîné comme un roi.
Ce n’est pas cela le mot, c’est une litote que vous faites.
Vous avez dîné mieux qu’un empereur. Les rois et les
empereurs, malgré toute leur puissance, ne peuvent faire un
extra, et vous en avez fait un. Voyez-vous, sergent, tout est
relatif. Cette matelote ne vaut certainement pas un perdreau
truffé. Cependant elle a chatouillé plus agréablement vos
houppes nerveuses qu’un perdreau truffé ne chatouillerait
celles du roi ; pourquoi cela ? parce que le palais de Sa
Majesté est blasé sur les truffes, tandis que le vôtre n’a pas
l’habitude des matelotes.
» Ma chère sœur me dit : Benjamin, fais quelque chose
pour devenir riche. Benjamin, épouse Mlle Minxit pour
avoir une bonne dot. À quoi cela me servira-t-il ? Le
papillon, pour deux ou trois mois de beaux jours qu’il a à
vivre, se donne-t-il la peine de se bâtir un nid ? Je suis
convaincu, moi, que les jouissances sont relatives aux
positions, et qu’au bout de l’année, le gueux et le riche ont
143
eu la même somme de bonheur. Bonne ou mauvaise, chaque
individu s’habitue à sa situation. Le boiteux ne s’aperçoit
plus qu’il va sur une béquille, et le riche qu’il a un
équipage. Le pauvre escargot qui porte sa maison sur son
dos jouit autant d’un jour de parfums et de soleil que
l’oiseau qui gazouille au-dessus de lui sur sa branche. Ce
n’est point la cause qu’il faut considérer, c’est l’effet qu’elle
produit. Le manœuvre qui est assis sur un banc devant sa
chaumière ne se trouve-t-il pas aussi bien que le roi sur
l’édredon de son fauteuil ? Gros-Jean ne mange-t-il pas sa
soupe aux choux avec autant de plaisir que le roi son potage
aux écrevisses ? et le mendiant ne dort-il pas aussi bien
dans la paille où il s’épanouit que la grande dame sous ses
rideaux de soie et entre la batiste parfumée de son lit ? Un
enfant, lorsqu’il trouve un liard, est plus content que le
banquier qui a trouvé un louis, et le paysan qui hérite d’un
arpent de terre est aussi triomphant que le roi auquel ses
armées ont conquis une province et qui fait entonner un Te
Deum par son peuple.
» Tout mal ici-bas se compense par un bien, et tout bien
qui s’étale est atténué par un mal qu’on ne voit pas. Dieu a
mille moyens de faire des compensations ; s’il a donné à
l’un de bons dîners, à l’autre il donne un peu plus d’appétit,
et cela rétablit l’équilibre. Au riche il a donné la crainte de
perdre, le souci de conserver, et au gueux l’insouciance. En
nous envoyant dans ce lieu d’exil, il nous a fait à tous un
bagage à peu près égal de misère et de bien-être ; s’il en

144
était autrement, il ne serait pas juste, car tous les hommes
sont ses enfants.
» Et pourquoi donc, en effet, le riche serait-il plus
heureux que le pauvre ? il ne travaille point ; eh bien ! il n’a
pas le plaisir de se reposer.
» Il a de beaux habits ; mais tout l’agrément en revient à
celui qui le regarde. Quand le marguillier fait la toilette
d’un saint, est-ce pour le saint lui-même ou pour ses
adorateurs ? Au reste, n’est-on pas aussi bien bossu dans un
habit de velours que dans un habit de tiretaine ?
» Le riche a deux, trois, quatre, dix valets à son service.
Eh ! mon Dieu ! que fait cette quantité de membres inutiles
qu’on ajoute orgueilleusement à son corps, lorsqu’il n’en
faut que quatre pour faire le service de notre personne ?
L’homme habitué à se faire servir, c’est un malheureux
perclus de tous ses membres qu’il faut faire manger et
boire.
» Ce riche a un hôtel à la ville et un château à la
campagne ; mais qu’importe le château quand le maître est
à l’hôtel, l’hôtel quand il est au château ? Qu’importe que
son logis se compose de vingt chambres lorsqu’il ne peut
être que dans une seule à la fois ?
» Attenant son château, il a pour promener ses rêveries un
grand parc clos par un mur à chaux et à sable, de dix pieds
de haut ; mais d’abord, s’il n’a pas de rêveries ? et ensuite,
est-ce que la campagne qui n’est close que par l’horizon, et

145
qui appartient à tous, n’est pas aussi belle que son grand
parc ?
» Au milieu dudit parc, un canal entretenu par un filet
d’eau traîne ses eaux verdâtres et malades sur lesquelles se
collent, comme des emplâtres, les larges feuilles du
nénuphar ; mais le fleuve qui se promène librement dans la
pleine campagne n’est-il pas plus clair et plus liquide que
son canal ?
» Des dahlias de cent cinquante espèces différentes
bordent ses allées, soit ; je vous donne encore les quatre au
cent, ce qui fait cent cinquante-six espèces ; mais le chemin
ombragé d’ormes qui se glisse dans l’herbe comme un
serpent, ne vaut-il pas bien ses allées ? et les haies toutes
festonnées de roses sauvages et toutes parsemées
d’aubépines ; les haies qui mêlent au vent leurs touffes de
toutes couleurs et en jettent les fleurs sur le chemin ne
valent-elles pas bien ces dahlias dont l’horticulteur seul
peut deviner le mérite ?
» Ledit parc lui appartient exclusivement, dites-vous ;
vous vous trompez ; il n’y a que l’acte d’acquisition
enfermé dans son secrétaire dont il ait la propriété
exclusive, et encore il faut pour cela que les tiques ne le lui
mangent pas.
» Son parc lui appartient bien moins qu’aux oiseaux qui y
font leurs nids, qu’aux lapins qui en broutent le serpolet,
qu’aux insectes qui bruissent sous les feuilles.

146
» Son garde-champêtre peut-il empêcher que le serpent
ne s’y roule entre les herbes ou que le crapaud ne s’y
tapisse sous la mousse ?
» Le riche donne des fêtes, mais est-ce que les danses
sous les vieux tilleuls de la promenade, au son de la
musette, ne sont pas des fêtes ?
» Le riche a un équipage. Il a un équipage, le
malheureux ! mais il est donc cul-de-jatte ou paralysé ?
Voilà une femme qui porte un enfant sur ses bras tandis que
l’autre gambade autour d’elle, court après les papillons et
les fleurs. Lequel des deux marmots est dans la plus
agréable situation ? Un équipage ! mais c’est une infirmité
que vous avez ; qu’une roue se casse à votre voiture, que
votre cheval se déferre, et vous voilà boiteux. Ces grands
seigneurs qui, sous Louis XIV, se faisaient mener au bal en
litière, pauvres gens qui avaient des jambes pour danser et
n’en avaient pas pour marcher, combien ils devaient souffrir
de la fatigue de ceux qui les portaient !
» Aller en voiture, vous croyez que c’est une jouissance
du riche, vous vous trompez, ce n’est qu’une servitude que
sa vanité lui impose. S’il en était autrement, pourquoi ce
monsieur ou cette dame, qui sont maigres comme un fagot
d’épines et qu’un âne porterait surabondamment, feraient-
ils atteler quatre chevaux à leur carrosse ?
» Pour moi, quand je suis sur la pelouse, dans la mousse
jusqu’à la cheville du pied, quand je vais, les mains dans
mes poches, au gré d’un beau chemin de traverse, rêvant et
jetant derrière moi, comme un damné qui passe, les bleus
147
flocons de ma pipe culottée, ou que je suis lentement, par
un beau clair de lune, le chemin blanc que festonne d’un
côté l’ombre des haies, je voudrais bien voir qu’on eût
l’insolence de venir m’offrir une voiture.
À ces mots mon oncle se réveilla.
— Quoi, dites-vous, votre oncle a rêvé cela et tout haut ?
— Qu’a donc cela d’étonnant ? Mme Georges Sand a
bien fait rêver tout haut un chapitre d’un de ses romans au
révérend père Spiridion. M. Golbéry n’a-t-il pas rêvé tout
haut à la Chambre, pendant une heure, d’une proposition
sur le compte-rendu des débats parlementaires ? et nous-
mêmes ne rêvons-nous pas depuis treize ans que nous avons
fait une révolution ? Quand mon oncle n’avait pas eu le
temps de philosopher pendant le jour, par compensation, il
philosophait en rêvant. Voilà comme j’explique le
phénomène dont je viens de vous rapporter le résultat.

148
IV

Comment mon oncle se fit passer


pour le Juif-Errant, et ce qu’il en
advint.

Cependant ma grand’mère avait mis sa robe de soie


gorge-pigeon, qu’elle ne tirait de son tiroir que le jour des
grandes fêtes solennelles de l’année ; elle avait attaché sur
son bonnet rond, en guise de bandeau, le plus beau de ses
rubans, un ruban rouge-cerise qui était large comme la main
et au delà ; elle avait apprêté son mantelet de taffetas noir
bordé d’une dentelle de même couleur, et elle avait tiré de
son étui son manchon neuf de poil de loup-cervier, cadeau
que Benjamin lui avait fait le jour de sa fête et qu’il devait

149
encore au fournisseur. Quand elle fut ainsi attifée, elle
ordonna à un de ses enfants d’aller quérir l’âne de
M. Durand, un beau bourriquet qui, à la dernière foire de
Billy, avait coûté trois pistoles et se louait trente-six deniers
de plus que le vulgaire des ânes.
Puis elle appela Benjamin. Quand celui-ci descendit,
l’âne de M. Durand, ayant aux flancs ses deux paniers au
milieu desquels s’enflait un gros oreiller bien blanc, était
attaché devant la porte et mangeait sa provende de son
qu’on lui avait servie dans une corbeille sur une chaise.
Benjamin s’inquiéta d’abord si Machecourt était là pour
boire un verre de vin blanc avec lui. Sa sœur lui ayant dit
qu’il était sorti :
— J’espère au moins, ajouta-t-il, ma bonne sœur, que
vous me ferez l’amitié de prendre un petit verre de ratafia
avec moi ; – car l’estomac de mon oncle savait se mettre à
la portée de tous les estomacs.
Ma grand’mère n’avait aucune répugnance pour le
ratafia, au contraire ; elle agréa la proposition de Benjamin
et lui permit d’aller quérir la carafe. Enfin, après avoir bien
recommandé à mon père, qui était l’aîné, de ne pas battre
ses frères, à Prémoins, qui était indisposé, de demander
quand il aurait certains besoins, et avoir donné sa tâche de
tricot à la Surgie, elle monta sur son bourriquet.
Vive la terre et le soleil ! les voisines s’étaient mises sur
leur porte pour la voir partir ; car, à cette époque, voir une
femme de la classe moyenne parée un autre jour que le

150
dimanche, c’était un événement dont chacun des regardants
cherchait à pénétrer les causes, et sur lequel il établissait un
système.
Benjamin, bien rasé et surabondamment poudré, rouge
d’ailleurs comme un pavot qui s’étale au soleil du matin
après une nuit d’orage, allait derrière, lâchant de temps en
temps par un ut de poitrine un vigoureux ahï, et piquant le
bourriquet de la pointe de sa rapière.
L’âne de M. Durand, poussé l’épée dans les reins par
mon oncle, allait très bien ; il allait trop bien même au gré
de ma grand’mère, qui montait et descendait sur son oreiller
comme un volant sur une raquette. Mais, à quelque distance
de l’endroit où le chemin de Moulot se sépare de la route de
la Chapelle pour se rendre à son humble destination, elle
s’aperçut que l’allure de son âne s’assoupissait comme un
jet de métal ardent qui s’épaissit et devient plus lent à
mesure qu’il s’éloigne du fourneau ; son grelot, qui jusque-
là avait jeté un drelin dindin si fier, si énergiquement
accentué, ne poussait plus que des soupirs entrecoupés,
pareils à une voix qui agonise. Ma grand’mère retourna la
tête pour en référer à Benjamin ; mais celui-ci avait disparu,
fondu comme une boule de cire, escamoté, perdu comme un
moucheron dans l’espace ; personne ne pouvait lui en
donner des nouvelles. Vous devez vous faire une idée du
dépit que fit éprouver à ma grand’mère la disparition subite
de Benjamin. Elle se dit qu’il ne méritait pas la peine qu’on
prenait pour son bonheur, que son insouciance était
incurable, que toujours il croupirait, que c’était un marais

151
aux eaux duquel on ne pouvait donner un cours. Elle eut un
moment envie de l’abandonner à sa destinée, et même de ne
plus lui plisser ses chemises, mais son caractère de reine
l’emporta, elle avait commencé, il fallait qu’elle finît. Elle
jura de retrouver Benjamin, et de le conduire chez
M. Minxit, dût-elle l’attacher à la queue de son âne. C’est
par cette fermeté de résolution qu’on mène à leur fin les
grandes entreprises.
Un petit paysan, qui gardait ses moutons à
l’embranchement des deux chemins, lui dit que l’homme
rouge qu’elle avait perdu était descendu, il y avait à peu
près un quart d’heure vers le village ; ma grand’mère
poussa son âne dans cette direction, et tel était l’ascendant
que lui donnait son indignation sur ce quadrupède, qu’il se
mit à trotter de lui-même par pure déférence pour le
cavalier et comme s’il eût voulu rendre hommage à son
grand caractère.
Le village de Moulot avait un air de mouvement tout à
fait inusité ; les Moulotats, ordinairement si rassis et au
cerveau desquels il n’y a jamais eu plus de fermentation que
dans un fromage à la crème, semblaient tous avoir le
transport. Les paysans descendaient en toute hâte des
coteaux voisins ; les femmes et les enfants couraient en
s’appelant les uns les autres : tous les rouets étaient
délaissés et toutes les quenouilles chômaient. Ma
grand’mère s’informa de la cause de ce mouvement ; on lui
dit que c’était le Juif-Errant qui venait d’arriver à Moulot et
qui déjeunait sur la place. Elle comprit aussitôt que ce

152
prétendu Juif-Errant n’était autre que Benjamin ; et, en
effet, elle ne tarda pas à l’apercevoir du haut de son âne au
milieu d’un cercle de badauds.
Au-dessus de ce ruban mouvant de têtes noires et
blanches, le pignon de son tricorne s’élevait avec une
grande majesté, comme la flèche ardoisée d’une église au
milieu des toits moussus d’un village. On lui avait dressé
sur la place même une petite table où il s’était fait servir
une demi-bouteille et un petit pain, et devant laquelle il
allait et venait avec la gravité d’un grand sacrificateur,
tantôt avalant une gorgée de vin blanc, tantôt rompant un
morceau de son petit pain.
Ma grand’mère poussa son âne au milieu de la foule et se
trouva bientôt au premier rang.
— Que fais-tu là, malheureux ? dit-elle à mon oncle en
lui montrant le poing.
— Vous le voyez, madame ; j’erre, je suis Ahasvérus,
vulgairement dit le Juif-Errant. Comme j’ai beaucoup
entendu parler dans mes voyages de la beauté de ce petit
village et de l’amabilité de ses habitants, j’ai résolu d’y
déjeuner. Puis, s’approchant d’elle, il lui dit à voix basse :
Dans cinq minutes je vous suis, mais pas un mot de plus, je
vous en prie, le mal serait irréparable ; ces imbéciles
seraient capables de m’assommer s’ils découvraient que je
me moque d’eux.
L’éloge de Moulot, que Benjamin avait trouvé moyen
d’intercaler dans sa réponse à sa sœur, répara ou plutôt

153
prévint l’échec que l’apostrophe imprudente de celle-ci
devait lui faire essuyer, et un frémissement d’orgueil circula
dans l’assemblée.
— Monsieur le Juif-Errant, fit un paysan auquel il restait
encore quelque doute, quelle est donc cette dame qui tout à
l’heure vous montrait le poing ?
— Mon bon ami, répondit mon oncle sans se déconcerter,
c’est la sainte Vierge que Dieu m’a ordonné de conduire en
pèlerinage à Jérusalem sur cette bourrique. Elle est bonne
femme au fond, mais un peu diseuse ; elle est de mauvaise
humeur parce que ce matin elle a perdu son chapelet.
— Et pourquoi l’enfant Jésus n’est-il pas avec elle ?
— Dieu n’a pas voulu qu’elle l’emmenât parce que, dans
ce moment-ci, il a la petite vérole.
Alors les objections fondirent dru comme grêle sur
Benjamin ; mais mon oncle n’était pas homme à avoir peur
des hébétés de Moulot, le danger l’électrisait, et il parait
toutes les bottes qui lui étaient portées avec une dextérité
admirable, ce qui ne l’empêchait pas de temps en temps de
s’arroser le gosier d’un coup de vin blanc, et, pour dire la
vérité, il en était déjà à sa septième demi-bouteille.
Le maître d’école du lieu, en sa qualité de savant, se
présenta le premier dans la lice.
— Comment se fait-il donc, Monsieur le Juif-Errant, que
vous n’ayez pas de barbe ? Il est dit, dans la complainte de
Bruxelles, que vous êtes très barbu, et partout on vous

154
représente avec une grande barbe blanche qui vous descend
jusqu’à la ceinture.
— C’était trop salissant, monsieur le maître. J’ai
demandé au bon Dieu la permission de ne plus porter cette
grande vilaine barbe, et il l’a fait passer dans ma queue.
— Mais, poursuivit le barbacole, comment faites-vous
donc pour vous raser, puisque vous ne pouvez vous arrêter.
— Dieu y a pourvu, mon cher monsieur le maître.
Chaque matin, il m’envoie le patron des perruquiers sous la
forme d’un papillon, qui me rase du bout de son aile, tout
en voltigeant autour de moi.
— Mais, monsieur le Juif, poursuivit le maître d’école, le
bon Dieu a été bien chiche avec vous en ne mettant à votre
disposition que cinq sous à la fois !
— Mon ami, riposta mon oncle en se croisant les bras sur
la poitrine et en s’inclinant profondément, bénissons les
décrets de Dieu ; c’est probablement qu’il n’avait que cela
de monnaie dans sa poche.
— Je voudrais bien savoir, dit le vieux tailleur de
l’endroit, comment on a fait pour vous prendre mesure de
votre habit, qui vous va pourtant comme un gant, puisque
vous n’êtes jamais en repos.
— Vous auriez dû vous apercevoir, vous qui êtes du
métier, respectable pique Prune, que cet habit n’est pas
fabriqué de la main des hommes ; tous les ans, au premier
avril, il me pousse sur le dos un léger habit de serge rouge,
et à la Toussaint un habit épais de velours écarlate.

155
— Alors, dit un gamin, dont la figure espiègle était
inondée de tresses blondes, il faut que vous usiez
considérablement ; il n’y a pas quinze jours que la
Toussaint est passée, et votre habit est déjà tout râpé et tout
blanc sur les coutures.
Malheureusement le père du petit philosophe se trouvait
tout à côté de lui. « Va-t-en voir à la maison si j’y suis », lui
dit-il en lui donnant un coup de pied au derrière ; et il pria
mon oncle d’excuser l’impertinence de ce petit garçon
auquel son maître d’école négligeait d’apprendre sa
religion.
— Messieurs, s’écria le maître d’école, je vous prends
tous à témoins et M. le Juif-Errant aussi, que Nicolas porte
atteinte à ma réputation ; il attaque continuellement les
autorités du village, je m’en vais le prendre par sa langue.
— Oui ! dit Nicolas, en voilà une belle autorité ; attaque-
moi quand tu voudras ; je ne serai pas embarrassé pour
prouver que j’ai dit vrai ; M. le bailli interrogera Charlot.
L’autre jour, je lui ai demandé quel était le fils le plus
remarquable de Jacob, et il m’a répondu que c’était
Pharaon ; la mère Pintot en est témoin.
— Eh ! messieurs, dit mon oncle, ne vous fâchez pas à
cause de moi ; je serais désolé que mon arrivée dans ce
beau village fût entre vous l’occasion d’un procès ; la laine
de mon habit n’est pas encore entièrement poussée, attendu
que nous ne sommes qu’à la Saint-Martin ; voilà ce qui a
induit le petit Charlot en erreur. M. le maître ignorait cette
particularité, et par conséquent il ne pouvait en instruire ses
156
élèves ; j’espère que M. Nicolas est content de cette
explication.

157
V

Mon oncle fait un miracle.

Mon oncle allait lever la séance, lorsqu’il aperçut une


jolie paysanne qui cherchait à se frayer un passage parmi la
foule ; comme il aimait les jeunes filles au moins autant que
Jésus-Christ aimait les petits enfants, il fit signe qu’on la
laissât approcher.
— Je voudrais bien savoir, dit la jeune Moulotate avec sa
plus belle révérence, la révérence qu’elle faisait au bailli
quand, allant lui porter de la crème, elle le rencontrait sur
son passage, si ce que dit la vieille Gothon est la pure
vérité : elle prétend que vous faites des miracles.
— Sans doute, répondit mon oncle, quand ils ne sont pas
trop difficiles.
— En ce cas, pourriez-vous guérir par miracle mon père
qui est malade, depuis ce matin, d’une maladie que
personne ne connaît ?

158
— Pourquoi pas ? dit mon oncle ; mais, avant tout, la
belle enfant, il faut que vous me permettiez de vous
embrasser, sans cela le miracle ne vaudrait rien.
Et il embrassa la jeune Moulotate sur les deux joues, le
damné pécheur qu’il était.
— Tiens ! s’exclama derrière lui une voix qu’il reconnut
bien, est-ce que le Juif-Errant embrasse les femmes ?
Il se retourna et aperçut Manette.
— Sans doute, ma belle dame ; Dieu m’a permis d’en
embrasser trois par an, voilà la seconde que j’embrasse
cette année, et, si vous le voulez, vous serez la troisième.
L’idée de faire un miracle enflammait l’ambition de
Benjamin ; se faire passer pour le Juif-Errant, même à
Moulot, c’était beaucoup, c’était immense, c’était de quoi
rendre jaloux tous les beaux esprits de Clamecy. Il prenait
de suite rang parmi les mystificateurs illustres, et l’avocat
Page n’oserait plus lui parler si souvent de son lièvre
changé en lapin. Qui oserait se comparer, pour l’audace et
les ressources de l’imagination, à Benjamin Rathery, quand
il aurait fait un miracle ? Eh ! qui sait, peut-être la
génération future prendrait-elle la chose au sérieux. S’il
allait être canonisé, si l’on faisait de sa personne un gros
saint de bois rouge, si on lui donnait un office, une niche,
une place dans l’almanach, un Ora pro nobis dans les
litanies ; s’il devenait le patron d’une bonne paroisse, si
tous les ans on souhaitait sa fête avec de l’encens, qu’on le
couronnât de fleurs, qu’on le décorât de rubans, qu’on lui

159
mît un raisin mûr entre les mains ; si l’on enchâssait son
habit rouge dans un reliquaire, s’il avait un marguillier pour
le débarbouiller toutes les semaines, s’il guérissait de la
peste ou de la rage ! Mais le tout était de le mener à bien, ce
miracle ; encore s’il en avait vu faire quelques-uns ! Mais
comment s’y prendrait-il ? Et s’il échouait, il serait honni,
bafoué, vilipendé, peut-être battu ; il perdrait toute la gloire
de la mystification qu’il avait si bien commencée… Ah !
baste ! dit mon oncle en se versant un grand verre de vin
pour s’inspirer, la Providence y pourvoira : Audaces fortuna
juvat, et d’ailleurs tout miracle demandé, c’est un miracle à
moitié fait.
Il suivit donc la jeune paysanne, traînant à sa suite,
comme une comète, une longue queue de Moulotats ; étant
entré dans la maison, il vit sur son grabat un paysan qui
avait la bouche de travers et semblait vouloir manger son
oreille ; il demanda comment cet accident lui était survenu,
si ce n’était pas à la suite d’un bâillement ou d’un éclat de
rire.
— Ça lui est arrivé ce matin en déjeunant, répondit sa
femme, comme il voulait casser une noix entre ses dents.
— Très bien ! dit mon oncle, dont la figure s’illumina, et
avez-vous appelé quelqu’un ?
— Nous avons envoyé chercher M. Arnout, qui a déclaré
que c’était une attaque de paralysie.
— On ne peut mieux. Je vois que le docteur Arnout
connaît la paralysie comme s’il l’avait inventée ; et que

160
vous a-t-il ordonné ?
— Cette drogue qui est là dans cette fiole.
Mon oncle ayant examiné la drogue, reconnut que c’était
de l’émétique et jeta la fiole par la rue. Son assurance
produisit un excellent effet.
— Je vois bien, monsieur le Juif, dit la bonne femme, que
vous êtes capable de faire le miracle que nous vous
demandons.
— Des miracles comme celui-là, répondit Benjamin, j’en
ferais cent par jour si j’en étais fourni.
Il se fit apporter une cuiller de fer et en enveloppa
l’extrémité de plusieurs bandes de linge fin ; il introduisit
cet instrument improvisé dans la bouche du patient, souleva
la mâchoire supérieure qui avait enjambé sur la mâchoire
inférieure, et la remit en son lieu et place ; car ce Moulotat
n’avait pour toute maladie que la mâchoire détraquée, ce
que mon oncle, avec son coup d’œil gris qui s’enfonçait
comme un clou dans chaque chose, avait reconnu de suite.
Le paralysé du matin déclara qu’il était complètement guéri,
et il se mit à manger comme un forcené d’une soupe aux
choux préparée pour le dîner de la famille.
Le bruit se répandit dans la foule, avec la rapidité de
l’éclair, que le père Pintot mangeait la soupe aux choux. Les
malades et tous ceux dont la nature avait un tant soit peu
altéré les formes imploraient la protection de mon oncle. La
mère Pintot, toute fière de ce que le miracle avait eu lieu
dans sa famille, présenta à mon oncle, pour l’aplanir, un de

161
ses cousins qui avait l’épaule gauche comme un jambon ;
mais mon oncle, qui ne voulait plus compromettre sa
réputation, lui répondit que tout ce qu’il pouvait c’était de
faire passer la bosse de l’épaule gauche dans l’épaule
droite ; que, du reste, c’était un miracle fort douloureux, et
que sur dix bossus de l’espèce commune, il s’en trouvait à
peine deux qui eussent la force de le supporter.
Alors il déclara aux habitants de Moulot qu’il était désolé
de ne pouvoir rester plus longtemps avec eux, mais qu’il
n’osait faire attendre davantage la sainte Vierge, et il alla
rejoindre sa sœur qui se chauffait les pieds dans le cabaret
de la place et avait eu le temps de faire manger un picotin à
sa bourrique.
Mon oncle et ma grand’mère eurent la plus grande peine
du monde à se débarrasser de la foule, et l’on sonna la
cloche tant qu’on put les apercevoir sur la route. Ma
grand’mère ne gronda pas Benjamin ; elle était au
demeurant plus satisfaite que contrariée : la manière dont
Benjamin s’était tiré de cette épreuve difficile flattait son
orgueil de sœur, et elle se disait qu’un homme comme
Benjamin valait bien Mlle Minxit, même avec deux ou trois
mille francs de rente par-dessus le marché.
Le signalement du Juif-Errant et de la sainte Vierge, voire
même celui du bourriquet, était déjà arrivé à La Chapelle.
Quand ils entrèrent dans le bourg, les femmes se tenaient
agenouillées à la porte de leurs maisons, et Benjamin, qui
savait tout faire, les bénissait.

162
VI

M. Minxit.

Monsieur Minxit accueillit très bien mon oncle et ma


grand’mère. M. Minxit était médecin, je ne sais pourquoi. Il
n’avait pas, lui, passé sa jeunesse dans la société des
cadavres. La médecine lui était poussée un beau jour dans la
tête comme un champignon : s’il savait la médecine, c’est
qu’il l’avait inventée. Ses parents n’avaient jamais songé à
lui faire faire ses humanités ; il ne savait que le latin de ses
bocaux, et encore, s’il s’en fût rapporté à l’étiquette, il
aurait souvent donné du persil pour de la ciguë. Il avait une
très belle bibliothèque, mais il ne mettait jamais le nez dans
ses livres. Il disait que depuis que ses bouquins avaient été
écrits, le tempérament de l’homme avait changé. Aucuns
même prétendaient que tous ces précieux ouvrages n’étaient

163
que les apparences de livres figurés avec du carton, sur le
dos desquels il avait fait graver, en lettres d’or, des noms
célèbres dans la médecine. Ce qui les confirmait dans cette
opinion, c’est que toutes les fois qu’on demandait à
M. Minxit à voir sa bibliothèque, il en avait perdu la clef.
M. Minxit était du reste un homme d’esprit ; il était doué
d’une bonne dose d’intelligence, et à défaut de science
imprimée, il avait beaucoup de savoir des choses de la vie.
Comme il ne savait rien, il comprit que pour réussir il fallait
persuader à la multitude qu’il en savait plus que ses
confrères, et il s’adonna à la divination des urines. Après
vingt ans d’étude dans cette science, il était parvenu à
distinguer celles qui étaient troubles de celles qui étaient
limpides, ce qui ne l’empêchait pas de dire à tout venant
qu’il reconnaîtrait un grand homme, un roi, un ministre, à
son urine. Comme il n’y avait ni rois, ni ministres, ni grands
hommes dans les environs, il ne craignait pas qu’on le prît
au mot.
M. Minxit avait le geste incisif. Il parlait haut, beaucoup
et sans arrêter ; il devinait les mots qui devaient faire effet
sur les paysans et savait les mettre en saillie dans ses
phrases. Il avait le talent d’en imposer à la foule, talent qui
consiste dans un je ne sais quoi insaisissable, qu’il est
impossible de décrire, d’enseigner ou de contrefaire ; talent
inexplicable qui, chez le simple opérateur, fait tomber des
averses de gros sous dans sa caisse ; qui, chez le grand
homme, gagne des batailles et fonde des empires ; talent
qui, à plusieurs, a tenu lieu de génie, que Napoléon a

164
possédé entre tous les hommes à un degré suprême, et que
pour tous j’appellerai charlatanisme. Ce n’est pas ma faute,
à moi, si l’instrument avec lequel on débite du thé de Suisse
est le même avec lequel on se fait un trône. Dans tous les
environs, on ne voulait mourir que par la main de
M. Minxit. Celui-ci, du reste, n’abusait pas de ce privilège,
il n’était pas plus meurtrier que ses confrères, seulement il
gagnait plus d’argent avec ses fioles de toutes couleurs
qu’eux avec leurs aphorismes. Il s’était acquis une très belle
fortune ; il avait, d’ailleurs, le talent de dépenser à propos
son argent ; il avait l’air de donner tout, comme si cela n’eût
rien coûté, et les clients qui accouraient chez lui y
trouvaient toujours table ouverte.
Du reste, mon oncle et M. Minxit devaient être amis
aussitôt qu’ils se rencontreraient. Ces deux natures
d’hommes se ressemblaient parfaitement, elles se
ressemblaient comme deux gouttes de vin, ou, pour me
servir d’une expression moins désobligeante pour mon
oncle, comme deux cuillers jetées dans le même moule. Ils
avaient les mêmes appétits, les mêmes goûts, les mêmes
passions, la même manière de voir, les mêmes opinions
politiques. Ils se souciaient peu, tous deux, de ces mille
petits accidents, de ces mille catastrophes microscopiques
dont, nous autres sots, nous nous faisons de si grandes
infortunes. Celui qui n’a point de philosophie au milieu des
misères d’ici-bas, c’est un homme qui va tête nue sous une
averse. Le philosophe, au contraire, a sur le chef un bon
parapluie qui le met à l’abri de l’orage. Telle était leur

165
opinion. Ils regardaient la vie comme une farce, et ils y
jouaient leur rôle le plus gaiement possible. Ils avaient un
souverain mépris pour ces gens malavisés qui font de leur
existence un long sanglot. Ils voulaient que la leur fût un
éclat de rire. L’âge n’avait mis de différence entre eux que
quelques rides. C’étaient deux arbres de même espèce, dont
l’un est vieux et l’autre dans toute la vigueur de sa sève,
mais qui se parent tous deux des mêmes fleurs et qui
produisent les mêmes fruits. Aussi le beau-père futur avait-
il pris son gendre dans une prodigieuse amitié, et le gendre
professait-il pour le beau-père une haute estime, ses fioles
exceptées. Cependant, mon oncle n’acceptait l’alliance de
M. Minxit qu’à son corps défendant, par un effort de raison
et pour ne pas désobliger sa chère sœur.
M. Minxit, parce qu’il aimait Benjamin, trouvait tout
naturel qu’il fût aimé par sa fille. Car tout père, si bon qu’il
soit, s’aime lui-même dans la personne de ses enfants ; il les
regarde comme des êtres qui doivent contribuer à son bien-
être ; s’il se choisit un gendre, c’est d’abord beaucoup pour
lui et ensuite un peu pour sa fille. Quand il est avare, il la
met entre les mains d’un fesse-mathieu ; quand il est noble,
il la soude à un écusson ; s’il aime les échecs, il la donne à
un joueur d’échecs, car il faut bien, sur ses vieux jours,
qu’il ait quelqu’un pour faire sa partie. Sa fille, c’est une
propriété indivise qu’il possède avec sa femme. Que la
propriété soit enclose d’une haie fleurie ou d’un vilain
grand mur à pierres sèches, qu’on lui fasse produire des
roses ou du colza, cela ne la regarde pas. Elle n’a pas d’avis

166
à donner à l’agronome expérimenté qui la cultive. Elle est
inhabile à choisir les graines qui lui conviennent le mieux.
Pourvu que ces bons parents trouvent, dans leur âme et
conscience, leur fille heureuse, cela suffit. C’est à elle à
s’arranger de sa condition. Chaque soir la femme en faisant
ses papillotes, et le bonhomme en mettant son bonnet de
coton, s’applaudissent d’avoir si bien marié leur enfant. Elle
n’aime pas son mari, mais elle s’habituera à l’aimer : avec
de la patience on vient à bout de tout. Ils ne savent pas ce
que c’est, pour une femme, qu’un mari qu’elle n’aime pas :
c’est un fétu ardent qu’elle ne peut chasser de son œil ; c’est
une rage de dents qui ne lui laisse pas un moment de repos.
Quelques-unes se laissent mourir à la peine, d’autres vont
chercher ailleurs l’amour qu’elles ne peuvent se procurer
avec le cadavre auquel on les a attachées. Celles-ci glissent
doucettement à cet époux fortuné une pincée d’arsenic dans
son potage et font écrire sur sa tombe qu’il laisse une veuve
inconsolable. Voilà ce que produisent l’infaillibilité
prétendue et l’égoïsme déguisé des bons parents.
Si une jeune fille voulait épouser un singe naturalisé
homme et Français, le père et la mère n’y voudraient pas
consentir, il faudrait bien certainement que le jocko leur fît
des sommations respectueuses. Vous dites, vous : Voilà de
bons parents ; ils ne veulent pas que leur fille se rende
malheureuse. Moi je dis : Voilà de détestables égoïstes.
Rien n’est plus ridicule que de mettre votre manière de
sentir à la place de celle d’un autre : c’est vouloir substituer
votre organisation à la sienne. Cet homme veut mourir, c’est

167
qu’il a de bonnes raisons pour cela. Cette demoiselle veut
épouser un singe, c’est qu’elle aime mieux un singe qu’un
homme. Pourquoi lui refuser la faculté d’être heureuse à sa
fantaisie ?
Qui a le droit, quand elle se trouve heureuse, de lui
soutenir qu’elle ne l’est pas ? Ce singe l’égratignera en la
caressant. Qu’est-ce que cela vous fait, à vous ? C’est
qu’elle aime mieux être égratignée que caressée. Si,
d’ailleurs, son mari l’égratigne, ce n’est pas à la joue de sa
maman qu’elle saignera. Qui trouve mauvais que la
demoiselle des marais voltige le long des roseaux plutôt
qu’entre les rosiers des parterres ? Le brochet reproche-t-il à
l’anguille, sa commère, de se tenir sans cesse au fond de la
vase plutôt que de venir à l’eau courante qui bouillonne à la
surface du fleuve ?
Savez-vous pourquoi ces bons parents refusent leur
bénédiction à leur fille et à son jocko ? Le père, c’est qu’il
veut un gendre qui soit peut-être électeur, avec lequel il
puisse parler littérature ou politique ; la mère, c’est qu’il lui
faut un beau jeune homme qui lui donne le bras, qui la
mène au spectacle, et qui la conduise à la promenade.
M. Minxit, après avoir décoiffé, avec Benjamin,
quelques-unes de ses meilleures bouteilles, le conduisit
dans sa maison, dans sa cave, dans ses granges, dans ses
écuries ; il le promena dans son jardin et le força à faire le
tour d’une grande prairie arrosée d’une source vive et
plantée d’arbres, qui s’étendait derrière l’habitation, et à
l’extrémité de laquelle le ruisseau formait un vivier. Tout

168
cela, c’était très convoitable ; malheureusement la fortune
ne donne rien pour rien, et en échange de tout ce bien-être il
fallait épouser Mlle Minxit.
Au demeurant, Mlle Minxit en valait bien une autre ; elle
n’était trop longue que de 20 lignes ; elle n’était ni brune, ni
blanche, ni blonde, ni rousse, ni sotte, ni spirituelle. C’était
une femme comme sur trente il y en a vingt-cinq ; elle
savait parler très pertinemment de mille petites choses
insignifiantes, et faisait très bien les fromages à la crème ;
c’était bien moins elle que le mariage en général qui
répugnait à mon oncle, et si, au premier abord, elle lui avait
déplu, c’est qu’il l’avait vue sous la forme d’une grosse
chaîne.
— Voilà ma propriété, dit M. Minxit ; quand tu seras mon
gendre, elle sera à nous deux, et, ma foi, quand je n’y serai
plus…
— Entendons-nous, fit mon oncle, êtes-vous bien sûr que
Mlle Arabelle n’a aucune répugnance à m’épouser ?
— Et pourquoi en aurait-elle ? Tu ne te rends pas justice,
Benjamin. N’es-tu pas joli garçon entre tous ? n’es-tu pas
aimable quand tu le veux et autant que tu le veux ? et n’es-
tu pas homme d’esprit par-dessus le marché ?
— Il y a du vrai dans ce que vous dites, M. Minxit ; mais
les femmes sont capricieuses, et je me suis laissé dire que
Mlle Arabelle avait une inclination pour un gentilhomme de
ce pays, un certain de Pont-Cassé.

169
— Un hobereau, dit M. Minxit ; une espèce de
mousquetaire qui a mangé, en chevaux fins et en habits
brodés, de beaux domaines que lui avait laissés son père. Il
m’a, à la vérité, demandé Arabelle ; mais j’ai rejeté sa
proposition d’une lieue. En moins de deux ans, il eût dévoré
ma fortune. Tu conçois que je ne pouvais donner ma fille à
un pareil être. Avec cela c’est un duelliste forcené. Par
compensation, un de ces jours, il eût débarrassé Arabelle de
sa noble personne.
— Vous avez raison, M. Minxit ; mais, enfin, si cet être
est aimé d’Arabelle…
— Fi donc ! Benjamin, Arabelle a dans les veines trop de
mon sang pour s’amouracher d’un vicomte. Ce qu’il me
faut à moi, c’est un enfant du peuple, un homme comme toi,
Benjamin, avec lequel je puisse rire, boire et philosopher ;
un médecin habile qui exploite avec moi ma clientèle, et
supplée, par sa science, à ce que n’aura pu nous révéler la
divination des urines.
— Un instant, dit mon oncle, je vous préviens, monsieur
Minxit, que je veux pas consulter les urines.
— Et pourquoi, monsieur, ne voulez-vous pas consulter
les urines ? Va, Benjamin, c’était un homme d’un grand
sens, cet empereur qui disait à son fils : Est-ce que ces
pièces d’or sentent l’urine ? Si tu savais tout ce qu’il faut de
présence d’esprit, d’imagination, de perspicacité et même
de logique pour consulter les urines, tu ne voudrais faire
d’autre métier de ta vie. On t’appellera charlatan peut-être ;
mais qu’est-ce qu’un charlatan ? un homme qui a plus
170
d’esprit que la multitude. Et, je te le demande, est-ce la
bonne volonté ou l’esprit qui manque à la plupart des
médecins pour tromper leurs clients ? – Tiens, voilà mon
fifre qui vient probablement m’annoncer l’arrivée de
quelques fioles. Je vais te donner un échantillon de mon art.
» Eh bien ! fifre, dit M. Minxit au musicien, qu’y a-t-il de
nouveau ?
— C’est, répondit celui-ci, un paysan qui vient vous
consulter.
— Et Arabelle l’a-t-elle fait jaser ?
— Oui, monsieur Minxit ; il vous apporte de l’urine de sa
femme qui est tombée sur un perron et a roulé quatre ou
cinq marches. Mlle Arabelle ne se rappelle pas au juste le
nombre.
— Diable ! dit M. Minxit, c’est bien maladroit de la part
d’Arabelle ; c’est égal, je remédierai à cela. Benjamin, va
m’attendre dans la cuisine avec le paysan ; tu sauras ce que
c’est qu’un médecin qui consulte les urines.
M. Minxit rentra dans sa maison par la petite porte du
jardin, et cinq minutes après il arrivait dans sa cuisine,
harassé, courbaturé, une cravache à la main, et revêtu d’un
manteau crotté jusqu’au collet.
— Ouf ! dit-il en se jetant sur une chaise, quels
abominables chemins ! je suis brisé ; j’ai fait ce matin plus
de quinze lieues, qu’on me débotte bien vite et qu’on me
bassine mon lit.

171
— M. Minxit, je vous en prie ! lui dit le paysan lui
présentant sa fiole.
— Va-t-en au diable avec ta fiole ! dit M. Minxit ; tu vois
bien que je n’en peux plus. Voilà comme vous êtes tous ;
c’est toujours au moment où j’arrive de campagne que vous
venez me consulter.
— Mon père, dit Arabelle, cet homme aussi est fatigué ;
ne le forcez pas à revenir demain.
— Eh bien ! voyons donc la fiole, dit M. Minxit d’un air
extrêmement contrarié, et s’approchant de la fenêtre : Cela,
c’est de l’urine de ta femme, n’est-ce pas ?
— C’est vrai, monsieur Minxit, dit le paysan.
— Elle a fait une chute, ajouta le docteur, examinant de
nouveau la fiole.
— Voilà qui est on ne peut mieux deviné.
— Sur un perron, n’est-il pas vrai ?
— Mais vous êtes donc sorcier, monsieur Minxit ?
— Et elle a roulé quatre marches.
— Cette fois, vous n’y êtes plus, monsieur Minxit ; elle
en a roulé cinq.
— Allons donc, c’est impossible ; va recompter les
marches de ton perron, et tu verras qu’il n’y en a que
quatre.
— Je vous assure, monsieur, qu’il y en a cinq et qu’elle
n’en a pas évité une.

172
— Voilà qui est étonnant, dit M. Minxit, examinant de
nouveau la fiole ; cependant il n’y a bien là dedans que
quatre marches. À propos, m’as-tu apporté toute l’urine que
ta femme t’avait remise ?
— J’en ai jeté un peu par terre, parce que la fiole était
trop pleine.
— Je ne suis plus surpris si je ne trouvais pas mon
compte ; voilà la cause du déficit ; c’est la cinquième
marche que tu as renversée, maladroit ! Alors nous allons
traiter ta femme comme ayant roulé cinq marches d’un
perron. Et il donna au paysan cinq ou six petits paquets et
autant de fioles, le tout étiqueté en latin.
— J’aurais cru, dit mon oncle, que vous auriez d’abord
pratiqué une abondante saignée.
— Si c’eût été une chute de cheval, une chute d’arbre,
une chute sur la route, oui ; mais une chute sur un perron,
voilà toujours comme cela se traite.
Une jeune fille vint après le paysan.
— Eh bien ! comment va ta mère, lui dit le docteur.
— Beaucoup mieux, monsieur Minxit ; mais elle ne peut
reprendre ses forces, et je venais vous demander ce qu’elle
doit faire.
— Tu me demandes ce qu’il faut lui faire, et je parie que
vous n’avez pas le sou pour acheter des remèdes !
— Hélas ! non, mon bon monsieur Minxit, car mon père
n’a plus d’ouvrage depuis huit jours.

173
— Alors pourquoi diable ta mère s’avise-t-elle d’être
malade ?
— Soyez tranquille, monsieur Minxit, aussitôt que mon
père travaillera vous serez payé de vos visites ; il m’a bien
chargée de vous le dire.
— Bon ! voilà encore une autre sottise ! il est donc fou
ton père de vouloir me payer mes visites quand il n’a pas de
pain !… Pour qui me prend-il donc, ton imbécile de
père ?… Tu iras ce soir, avec ton âne, chercher un sac de
mouture à mon moulin, et tu vas emporter un panier de vin
vieux avec un quartier de mouton ; voilà, pour le moment,
ce qu’il faut à ta mère. Si d’ici à deux ou trois jours ses
forces ne reviennent point, tu me le feras dire. Va, mon
enfant.
— Eh bien ! dit M. Minxit à Benjamin, comment
trouves-tu la médecine des urines ?
— Vous êtes un brave et digne homme, monsieur
Minxit ; voilà ce qui vous excuse ; mais, diable ! vous ne
me ferez toujours pas traiter une chute de perron autrement
que par la saignée.
— Alors, tu n’es qu’un conscrit en médecine ; tu ne sais
donc pas qu’il faut des drogues aux paysans, sinon ils
croient que vous les négligez ?
» Eh bien donc, tu ne consulteras pas les urines ; mais
c’est dommage, tu aurais fait un joli sujet.

174
VII

Ce qui se dit à la table de


M. Minxit.

L’heure du dîner arriva ; quoique M. Minxit n’eût invité


que quelques personnes, autres que celles à nous connues,
le curé, le tabellion et un de ses confrères du voisinage, la
table était chargée d’une profusion de canards et de poulets,
les uns couchés dans une majestueuse intégrité au milieu de
leur sauce, les autres étalant symétriquement, sur l’ellipse
de leur plat, leurs membres désarticulés. Le vin était, du
reste, d’une certaine côte de Trucy, dont les ceps, malgré le
nivellement qui a passé sur nos vignobles comme sur notre
société, ont conservé leur aristocratie, et jouissent encore
d’une réputation méritée.
— Mais, dit mon oncle à M. Minxit, à l’aspect de cette
abondance homérique, il y a ici toute une basse-cour ; cela
suffirait à rassasier une compagnie de dragons après la

175
grande manœuvre. Est-ce que par hasard vous attendez
notre ami Arthus ?
— J’aurais fait mettre une broche de plus, répondit en
riant M. Minxit. Mais si nous ne pouvons venir à bout de
tout cela, il se trouvera bien des gens qui achèveront notre
besogne ; et mes officiers, c’est-à-dire ma musique, et les
clients qui viendront demain m’apporter leurs fioles, est-ce
qu’il ne faut pas que je songe à eux ? J’ai pour principe,
moi, que celui qui ne fait préparer à dîner que pour lui, n’est
pas digne de dîner.
— C’est juste, répliqua mon oncle. Et après cette
réflexion philosophique, il se mit à attaquer les poulets de
M. Minxit comme s’il eût eu contre eux une inimitié
personnelle.
Les convives se convenaient ; du reste, mon oncle
convenait à tout le monde, et tout le monde lui convenait.
Ils jouissaient très franchement et bruyamment de
l’hospitalité plantureuse de M. Minxit. « Fifre, dit celui-ci à
un des valets qui servait la table, fais apporter du bourgogne
et va dire à la musique qu’elle se rende ici avec armes et
bagages ; il n’y a point d’exemption pour les hommes
ivres. » La musique arriva bientôt et se rangea autour de la
salle. M. Minxit ayant décoiffé quelques bouteilles de
bourgogne, leva solennellement son verre plein.
« Messieurs, dit-il, à la santé de M. Benjamin Rathery, le
premier médecin du bailliage ; je vous le présente comme
mon gendre, et vous prie de l’aimer comme vous m’aimez.
– Allez musique ! ». Alors un bruit infernal de grosse

176
caisse, de triangle, de cymbales et de clarinette éclata dans
la salle, et mon oncle se trouva obligé de demander grâce
pour les convives. Cette notification un peu trop officielle et
trop prématurée fit faire à Mlle Minxit une grosse moue et
une large grimace. Benjamin, qui avait bien autre chose à
faire qu’à épiloguer sur ce qui se passait autour de lui, ne
s’aperçut de rien ; mais cette marque de répugnance
n’échappa pas à ma grand’mère. Son amour-propre en fut
vivement blessé ; car si Benjamin n’était pas pour tout le
monde le plus joli garçon du pays, il l’était au moins pour
sa sœur. Après avoir remercié M. Minxit de l’honneur qu’il
faisait à son frère, elle ajouta, mordant dans chaque syllabe
comme si elle eût tenu la pauvre Arabelle sous ses dents,
que la principale, l’unique raison qui avait déterminé
Benjamin à solliciter l’alliance de M. Minxit, c’était la
haute considération dont lui, M. Minxit, jouissait dans toute
la contrée.
Benjamin crut que sa sœur avait dit une sottise, et il se
hâta d’ajouter : « Et aussi les grâces et les charmes de toute
espèce dont Mlle Arabelle est si abondamment pourvue, et
qui promettent à l’heureux mortel qui sera son époux des
jours filés d’or et de soie. » Puis, comme pour apaiser le
remords qu’il éprouvait de ce triste compliment, le seul
qu’il eût encore dépensé avec Mlle Minxit et que sa sœur
l’avait obligé de commettre, il se mit à dévorer avec
acharnement une aile de poulet et vida d’un trait un grand
verre de vin de Bourgogne.

177
Il y avait là trois médecins, on devait parler médecine et
l’on en parla.
— Vous disiez tout à l’heure, monsieur Minxit, dit Fata,
que votre gendre était le premier médecin du bailliage. Je ne
proteste pas pour moi… quoiqu’on ait fait certaines cures…
mais que pensez-vous du docteur Arnout, de Clamecy ?
— Demandez cela à Benjamin, dit M. Minxit, il le
connaît mieux que moi.
— Oh ! monsieur Minxit, répondit mon oncle, un
concurrent !…
— Qu’est-ce que cela fait ? Est-ce que tu as besoin de
rabaisser tes concurrents, toi ? Dis-nous ce que tu en penses
pour obliger Fata.
— Puisque vous le voulez, je pense que le docteur
Arnout a une superbe perruque.
— Et pourquoi, dit Fata, un médecin à perruque ne
vaudrait-il pas un médecin à queue ?
— La question est d’autant plus délicate que vous avez
vous-même une perruque, monsieur Fata ; mais je vais
tâcher de m’expliquer sans blesser l’amour-propre de qui
que ce soit.
Voilà un médecin qui a des connaissances plein la tête,
qui a fouillé tous les bouquins écrits sur la médecine, qui
sait de quels mots grecs viennent les cinq à six cents
maladies qui atteignent notre pauvre humanité. Eh bien !
s’il n’a qu’une intelligence bornée, je ne voudrais pas lui
confier mon petit doigt à guérir ; je donnerais la préférence
178
à un bateleur intelligent, car sa science, à lui, c’est une
lanterne qui n’est pas éclairée. On a dit : Tant vaut
l’homme, tant vaut la terre ; il serait aussi vrai de dire : Tant
vaut l’homme, tant vaut la science ; et cela est surtout vrai
de la médecine, qui est une science conjecturale. Là il faut
deviner les causes par des effets équivoques et incertains.
Ce pouls qui reste muet sous le doigt d’un sot fait à
l’homme d’esprit des confidences merveilleuses. Allez,
deux choses sont surtout nécessaires pour réussir en
médecine, et ces deux choses ne s’acquièrent pas, c’est la
perspicacité et l’intelligence.
— Tu oublies, dit M. Minxit en riant, les cymbales et la
grosse caisse.
— Oh ! fit Benjamin, à propos de votre grosse caisse, il
me vient une excellente idée ; auriez-vous une place
vacante dans votre musique ?
— Pour qui donc ? dit M. Minxit.
— Pour un vieux sergent de ma connaissance et un
caniche, répondit Benjamin.
— Et de quel instrument peuvent s’escrimer tes deux
protégés ?
— Je ne sais pas, dit Benjamin ; de celui que vous
voudrez, probablement.
— Nous pourrons toujours faire panser mes quatre
chevaux à ton vieux sergent, en attendant que mon maître
de musique l’ait mis au courant d’un instrument
quelconque, ou bien il pilera mes drogues.

179
— À propos, dit mon oncle, nous pourrions en tirer un
meilleur parti ; il a une figure rissolée comme un poulet qui
sort de la broche ; on dirait qu’il n’a fait toute sa vie que de
passer et repasser sous la ligne ; vous le prendriez pour le
bonhomme Tropique en personne ; avec cela il est sec
comme un vieil os brûlé ; nous dirons que c’est un sujet
dont nous avons extrait la graisse pour composer nos
pommades ; cela se placera mieux que la graisse d’ours ; ou
bien nous le ferons passer pour un vieillard nubien de cent
quarante ans, qui aura prolongé ses jours jusqu’à cet âge
extraordinaire avec un élixir de longue vie, dont il nous aura
transmis le secret moyennant une pension viagère. Or, ce
précieux élixir, nous le vendrons pour la bagatelle de quinze
sous la fiole. Ce ne sera pas la peine de s’en passer.
— Fichtre ! dit M. Minxit, je vois que tu entends la
médecine à grand orchestre ; envoie-moi ton homme quand
tu voudras, je le prends à mon service, soit comme Nubien,
soit comme vieillard desséché.
En ce moment, un domestique entra dans la salle, tout
effaré, et dit à mon oncle qu’il y avait une vingtaine de
femmes qui arrachaient la queue de son âne, et que, comme
il avait voulu les disperser à coups de fouet, elles avaient
failli le mettre en pièces avec le tranchant de leurs ongles.
— Je vois ce que c’est, dit mon oncle éclatant de rire :
elles arrachent les crins de l’âne de la Sainte-Vierge, pour
faire des reliques.
M. Minxit voulut qu’on lui expliquât l’affaire.

180
— Messieurs, s’écria-t-il, quand mon oncle eut terminé
son récit, nous sommes des impies si nous n’adorons
Benjamin, pasteur ; il faut que vous en fassiez un saint.
— Je proteste, dit Benjamin ; je ne veux pas aller en
paradis, car je n’y rencontrerais aucun de vous.
— Oui, riez, messieurs, dit ma grand’mère, après avoir ri
elle-même ; cela ne me fait pas rire, moi ; voilà toujours le
résultat des mauvaises farces de Benjamin ; M. Durand
nous fera payer son âne si nous ne le lui rendons pas tel
qu’il nous l’a confié.
— En tout cas, dit mon oncle, il ne peut toujours nous en
faire payer que la queue. L’homme qui m’aurait coupé la
queue, à moi, – et ma queue vaut bien assurément, sans la
flatter, celle de l’âne de M. Durand, – serait-il donc aussi
coupable devant la justice que s’il m’eût tué tout entier ?
— Assurément non, dit M. Minxit, et s’il faut t’en dire
mon avis, je ne t’en estimerais pas une obole de moins.
Cependant, la cour s’emplissait de femmes qui se
tenaient dans une posture respectueuse, comme on se tient
autour d’une chapelle trop étroite tandis qu’on y célèbre
l’office, et dont un grand nombre étaient à genoux.
— Il faut que vous nous débarrassiez de ce monde, dit
M. Minxit à Benjamin.
— Rien de plus facile, répondit celui-ci ; il se mit alors à
la fenêtre et dit à ces bonnes gens qu’ils auraient tout le
temps de voir la sainte Vierge, qu’elle se proposait de rester
deux jours chez M. Minxit, et que le lendemain dimanche

181
elle ne manquerait pas d’assister à la grand’messe. Sur cette
assurance, le peuple se retira satisfait.
— Voilà, dit le curé, des paroissiens qui ne me font pas
beaucoup d’honneur, il faut que dimanche je leur en dise
quelque chose dans mon prône. Comment peut-on être si
borné de prendre pour une chose sainte la queue crottée
d’un bourriquet ?
— Mais, pasteur, répondit Benjamin, vous qui êtes à
table si philosophe, n’avez-vous pas dans votre église deux
ou trois os blancs comme du papier, qui sont sous verre et
que vous appelez les reliques de saint Maurice ?
— Ce sont des reliques épuisées, poursuivit M. Minxit ;
il y a plus de cinquante ans qu’elles n’ont fait de miracles.
M. le curé ferait bien de s’en débarrasser et de les vendre
pour composer du noir animal. Moi-même je les prendrais
pour faire de l’album græcum, s’il voulait me les céder à
juste prix.
— Qu’est-ce que c’est que cela, de l’album græcum ? fit
naïvement ma grand’mère.
— Madame, ajouta M. Minxit en s’inclinant, c’est du
blanc grec : je regrette de ne pouvoir vous en dire
davantage.
— Pour moi, dit le tabellion, petit vieillard en perruque
blanche, dont l’œil était plein de malice et de vivacité, je ne
reproche pas au pasteur la place honorable qu’il a donnée
dans son église aux tibias de saint Maurice : saint Maurice,
sans aucun doute, avait des tibias de son vivant. Pourquoi

182
ne seraient-ils pas ici, aussi bien qu’ailleurs ? Je suis même
étonné d’une chose, c’est que la fabrique ne possède pas les
bottes à l’écuyère de notre patron. Mais je voudrais qu’à
son tour le pasteur fût plus tolérant et qu’il ne reprochât pas
à ses paroissiens la foi qu’ils ont au Juif-Errant. Ne pas
croire assez est aussi bien une marque d’ignorance que de
trop croire.
— Comment ! reprit vivement le curé, vous, monsieur le
tabellion, vous croiriez au Juif-Errant ?
— Pourquoi donc n’y croirais-je pas aussi bien qu’à saint
Maurice ?
— Et vous, monsieur le docteur, dit-il en s’adressant à
Fata, croyez-vous au Juif-Errant ?
— Hum, hum, fit celui-ci en absorbant une grosse prise
de tabac.
— Pour vous, respectable monsieur Minxit…
— Moi, interrompit M. Minxit, je pense comme le
confrère, excepté qu’au lieu d’une prise de tabac, c’est un
verre de vin que je m’administre.
— Vous du moins, monsieur Rathery, qui passez pour un
philosophe, j’espère bien que vous ne faites pas au Juif-
Errant l’honneur de croire à ses éternelles pérégrinations.
— Pourquoi pas ? dit mon oncle, vous croyez bien à
Jésus-Christ, vous !
— Oh ! c’est différent, répondit le curé, je crois à Jésus-
Christ parce que ni son existence ni sa divinité ne peuvent

183
être révoquées en doute ; parce que les évangélistes qui ont
écrit son histoire sont des hommes dignes de foi ; parce
qu’ils n’ont pu se tromper ; parce qu’ils n’avaient pas
d’intérêt à tromper leur prochain, et que, quand bien même
ils l’eussent voulu, la fraude n’eût pu s’accomplir.
» Si les faits consignés par eux étaient controuvés ; si
l’Évangile n’était, comme le Télémaque, qu’une espèce de
roman philosophique et religieux, à l’apparition de ce livre
fatal qui devait répandre le trouble et la division à la surface
de la terre ; qui devait séparer l’époux de l’épouse, les
enfants de leurs pères ; qui réhabilitait la pauvreté ; qui
faisait l’esclave l’égal du maître ; qui heurtait toutes les
idées admises ; qui honorait tout ce qui jusqu’alors avait été
méprisé, et jetait comme ordures au feu de l’enfer tout ce
qui avait été honoré ; qui renversait la vieille religion des
païens, et sur ses débris établissait, à la place d’autels, le
gibet d’un pauvre fils de charpentier…
— Monsieur le curé, dit M. Minxit, votre période est trop
longue, il faut la couper par un verre de vin.
M. le curé, donc, ayant bu un verre de vin, poursuivit :
— À l’apparition de ce livre, dis-je, les païens eussent
jeté un immense cri de protestation, et les Juifs, qu’il
accusait du plus grand crime qu’un peuple puisse
commettre, d’un déicide, l’eussent poursuivi de leurs
éternelles réclamations.
— Mais, dit mon oncle, le Juif-Errant a pour lui une
autorité qui n’est pas moins puissante que celle de

184
l’Évangile, c’est la complainte des bourgeois de Bruxelles
en Brabant, qui le rencontrèrent aux portes de la ville, et le
régalèrent d’un pot de bière fraîche.
» Les évangélistes sont des hommes dignes de foi, soit.
Mais, au fait, ces évangélistes, à l’inspiration près, que sont-
ils ? Des hommes de rien, des hommes qui n’avaient ni feu
ni lieu, qui ne payaient point de contributions et que
poursuivrait aujourd’hui le parquet pour vagabondage. Les
bourgeois de Bruxelles, au contraire, étaient des hommes
établis, des hommes qui avaient pignon sur rue ; plusieurs,
j’en suis bien sûr, étaient syndics ou marguilliers. Si les
évangélistes et les bourgeois de Bruxelles pouvaient avoir
une discussion devant le bailli, je suis bien sûr que c’est aux
bourgeois de Bruxelles que le magistrat déférerait le
serment.
» Les bourgeois de Bruxelles n’ont pu se tromper ; car
enfin, un bourgeois, ce n’est pas un mannequin, un
gargamelle, un homme de pain d’épice, et il n’est pas plus
difficile de distinguer un vieillard de dix-sept cents ans
passés d’un moderne, que de distinguer un vieillard de
l’espèce commune d’un enfant de cinq ans.
» Les bourgeois de Bruxelles n’avaient aucun intérêt à
tromper leurs concitoyens : peu leur importait, à eux, qu’il y
eût ou qu’il n’y eût pas un homme qui marche toujours : et
quel honneur pouvait-il leur revenir de s’être attablés dans
une brasserie avec le superlatif des vagabonds, avec une
espèce de damné, plus méprisable cent fois qu’un galérien,
auquel je ne voudrais pas, moi, ôter mon chapeau, et d’avoir

185
bu avec lui de la bière fraîche ? Et même, à bien prendre la
chose, ils ont agi, en publiant leur complainte, plutôt contre
leur intérêt que dans leur intérêt ; car ce morceau de poésie
n’est pas de nature à donner une haute opinion de leur
valeur poétique. Et le tailleur Millot-Rataut, dont j’ai
mainte fois surpris le grand noël autour d’un morceau de
fromage de Brie, est un Virgile en comparaison d’eux.
» Les bourgeois de Bruxelles n’auraient pu tromper leurs
concitoyens, quand bien même ils l’auraient voulu. Si les
faits célébrés dans leur complainte étaient controuvés, à
l’apparition de cet écrit, les habitants de Bruxelles eussent
réclamé ; la police eût cherché sur ses registres si un sieur
Isaac Laquedem n’était pas passé tel jour à Bruxelles, et elle
eût réclamé. Les cordonniers, dont le procédé brutal du Juif-
Errant, qui tirait lui-même la manique, a déshonoré à tout
jamais la vénérable confrérie, n’eussent pas manqué de
réclamer ; c’eût été, en un mot, un concert de réclamations à
faire crouler les tours de la capitale du Brabant.
» D’ailleurs, sous le rapport de la crédibilité, la
complainte du Juif-Errant a sur l’Évangile de notables
avantages ; elle n’est point tombée du ciel comme un
aérolithe ; elle a une date précise. Le premier exemplaire en
a été déposé à la bibliothèque royale, bien et dûment revêtu
du nom de l’imprimeur et de la désignation de son domicile.
L’Évangile, cependant, n’a point de date. À la complainte
de Bruxelles est joint le portrait du Juif-Errant en tricorne,
en polonaise, en bottes à l’écuyère, et portant une canne
démesurée ; cependant aucune médaille qui nous transmette

186
l’effigie de Jésus-Christ n’est parvenue jusqu’à nous. La
complainte du Juif-Errant a été écrite dans un siècle éclairé,
investigateur, plus disposé à retrancher de ses croyances
qu’à y ajouter ; l’Évangile, au contraire, est apparu tout à
coup comme un flambeau allumé, on ne sait par qui, au
milieu des ténèbres d’un siècle livré à de grossières
superstitions, et chez un peuple plongé dans l’ignorance la
plus profonde, et dont l’histoire n’est qu’une longue suite
d’actes de superstition et de barbarie.
— Permettez, monsieur Benjamin, dit le notaire ; vous
avez dit que les bourgeois de Bruxelles n’avaient pu se
tromper sur l’identité du Juif-Errant ; cependant les
habitants de Moulot vous ont pris ce matin pour le Juif-
Errant ; vous avez vous-même, en cette qualité, fait, en
présence de tout le peuple de Moulot, un miracle
authentique ; votre démonstration pèche donc par un côté,
et vos règles relativement à la certitude historique ne sont
pas infaillibles.
— L’objection est forte, dit Benjamin en se grattant la
tête, je conviens qu’il m’est impossible d’y répondre ; mais
elle s’applique aussi bien au Jésus-Christ de monsieur qu’à
mon Juif-Errant.
— Ah çà, interrompit ma grand’mère, qui allait toujours
au fait, j’espère que tu crois en Jésus-Christ, Benjamin ?
— Sans doute, ma chère sœur, je crois à Jésus-Christ. J’y
crois d’autant plus fermement que sans croire à la divinité
de Jésus-Christ, on ne peut croire à l’existence de Dieu ;
que les seules preuves qu’il y ait de l’existence de Dieu, ce
187
sont les miracles de Jésus-Christ. Mais, fichtre ! cela
n’empêche pas de croire au Juif-Errant ou, pour mieux dire,
voulez-vous que je vous explique ce que c’est pour moi que
le Juif-Errant ?
» Le Juif-Errant, c’est l’effigie du peuple juif, crayonnée
par quelque poète inconnu d’entre le peuple, sur les murs
d’une chaumière. Ce mythe est si frappant qu’il faudrait
être aveugle pour ne pas le reconnaître.
» Le Juif-Errant n’a point de toit, point de foyer, point de
domicile légal et politique ; le peuple juif n’a point de
patrie.
» Le Juif-Errant est obligé de marcher sans repos, sans
s’arrêter, sans prendre haleine, ce qui doit être très fatigant
pour lui avec des bottes à l’écuyère. Il a déjà fait sept fois le
tour du monde. Le peuple juif n’est établi nulle part d’une
manière fixe ; il demeure partout sous des tentes ; il va et
vient incessamment comme les flots de l’Océan, et lui aussi
comme une écume qui flotte à la surface des nations,
comme un fétu emporté par le cours de la civilisation, a
déjà fait bien des fois le tour du monde.
» Le Juif-Errant a toujours cinq sous dans sa poche. Le
peuple juif, ruiné sans cesse par les exactions de la noblesse
féodale et par les confiscations des rois, revenait toujours,
comme un liège qui, du fond de l’eau, remonte à sa surface,
à une situation prospère. Son opulence repoussait d’elle-
même.

188
» Le Juif-Errant ne peut dépenser que cinq sous à la fois.
Le peuple juif, obligé de dissimuler ses richesses, est
devenu chiche et parcimonieux ; il dépense peu.
» Le supplice du Juif-Errant durera toujours.
» Le peuple juif ne peut pas plus se réunir en corps de
nation que les cendres d’un chêne frappé par la foudre ne
peuvent se réunir en arbre. Il est dispersé jusqu’à la
consommation des siècles à la surface de la terre.
» À sérieusement parler, c’est sans doute une superstition
de croire au Juif-Errant ; mais je vous dirai ce qui est dit
dans l’Évangile : que celui qui est exempt de toute
superstition jette aux habitants de Moulot le premier
sarcasme. Le fait est que nous sommes tous superstitieux,
les uns plus, les autres moins, et souvent celui qui a une
loupe sur l’oreille grosse comme une pomme de terre, se
gausse de celui qui a un poireau au menton.
» Il n’y a pas deux chrétiens qui aient les mêmes
croyances, qui admettent et rejettent les mêmes choses.
L’un fait maigre le vendredi et ne va pas aux offices ;
l’autre va aux offices et met le pot au feu le vendredi. Cette
dame se moque du vendredi comme du dimanche, et se
croirait damnée si elle n’était pas mariée à l’église.
» Soit la religion une bête à sept cornes. Celui qui ne
croit qu’à six des cornes se moque de celui qui croit à la
septième ; celui qui ne lui accorde que cinq cornes se
moque de celui qui en reconnaît six. Le déiste survient qui
se moque de tous ceux qui croient que la religion a des

189
cornes, et enfin passe l’athée qui se moque de tous les
autres, et pourtant l’athée croit à Cagliostro et se fait tirer
les cartes. En définitive, il n’y a qu’un homme qui ne soit
pas superstitieux, c’est celui qui ne croit qu’à ce qui lui est
démontré.
Il était nuit et même plus que nuit, quand ma grand’mère
déclara qu’elle voulait partir.
— Je ne laisserai partir Benjamin qu’à une condition, dit
M. Minxit, c’est qu’il me promettra d’assister dimanche à
une grande partie de chasse que je décrète en son honneur ;
il faut bien qu’il fasse connaissance avec ses bois et les
lièvres qui sont dedans.
— Mais, dit mon oncle, c’est que je ne sais pas les
premiers éléments de la chasse. Je distinguerais très bien un
civet ou un râble de lièvre d’une gibelotte de lapin, mais
que Millot-Rataut me chante son grand noël si je suis
capable de distinguer un lièvre qui court d’un lapin courant.
— Tant pis pour toi, mon ami ; mais c’est une raison de
plus pour que tu viennes ; il faut bien connaître un peu de
tout.
— Vous verrez, monsieur Minxit, que je ferai un
malheur : je tuerai un de vos instruments de musique.
— Fichtre ! ne t’avise pas de cela, au moins ; il faudrait
que je le payasse plus cher qu’il ne vaut à sa famille
désolée. Mais, pour éviter tout accident, tu chasseras avec
ton épée.
— Eh bien ! je promets, dit mon oncle.

190
Et là-dessus il prit congé, avec sa chère sœur, de
M. Minxit.
— Savez-vous, dit Benjamin à ma grand’mère, quand ils
furent sur le chemin, que j’aimerais mieux épouser
M. Minxit que sa fille ?
— Il ne faut vouloir que ce qu’on peut, et tout ce qu’on
peut il faut le vouloir, répondit sèchement ma grand’mère.
— Mais !…
— Mais… prenez garde à l’âne, et ne le piquez pas,
comme ce matin, de votre épée ; voilà tout ce que je vous
demande.
— Vous me boudez, ma sœur ; je voudrais savoir
pourquoi ?
— Eh bien ! je vais vous le dire : Parce que vous avez
trop bu, trop discuté, et que vous n’avez rien dit à
Mademoiselle Arabelle. Maintenant, laissez-moi tranquille.

191
VIII

Comment mon oncle embrassa un


marquis

Le samedi suivant, mon oncle alla coucher à Corvol.


On partit le lendemain au lever du soleil. M. Minxit était
accompagné de tous ses gens et de plusieurs amis, dont le
confrère Fata faisait partie. C’était par un de ces jours
splendides que le sombre hiver, semblable à un geôlier qui
sourit, donne de temps en temps à la terre : février semblait
avoir emprunté au mois d’avril son soleil ; le ciel était
limpide, et le vent du midi emplissait l’atmosphère d’une
molle tiédeur ; la rivière fumait au loin entre les saules ; la
gelée blanche du matin pendait en gouttelettes aux branches
des buissons ; les petits pâtres chantaient pour la première
fois de l’année dans les prés, et les ruisselets qui descendent
de la montagne du Flez, réveillés par la chaleur du soleil,
gazouillaient au pied des haies.

192
— Monsieur Fata, dit mon oncle, voilà une belle journée.
Est-ce que nous passerons entre les rameaux mouillés des
bois ?
— Ce n’est pas mon avis, confrère, répondit celui-ci. Si
vous voulez venir chez moi, je vous montrerai un enfant à
quatre têtes que j’ai serré dans un bocal. M. Minxit m’en
offre trois cents francs.
— Vous feriez bien de lui céder, dit mon oncle, et de
mettre du cassis à la place.
Cependant, comme il avait de bonnes jambes et qu’il n’y
avait que deux petites lieues de là à Varzy, il se décida à
suivre le confrère. Ils quittèrent donc, Fata et lui, le gros des
chasseurs, et s’enfoncèrent dans un chemin de traverse qui
s’égarait dans la prairie. Bientôt ils se trouvèrent vis-à-vis
Saint-Pierre du Mont. Or, Saint-Pierre du Mont est un gros
monticule situé sur la route de Clamecy à Varzy. Il est à sa
base revêtu de prairies et tout ruisselant de sources, mais ras
et nu à son sommet. Vous diriez une grande motte de terre
soulevée dans la plaine par une taupe gigantesque. Sur son
crâne pelé et teigneux était alors un reste de château féodal,
aujourd’hui remplacé par une élégante maison de
campagne, qu’habite un engraisseur de bestiaux ; car c’est
ainsi, que, par un travail insensible, les œuvres de l’homme
comme de la nature se décomposent et se recomposent.
Les murs du castel étaient démantelés, ses créneaux
édentés en maints endroits ; les tours semblaient avoir été
cassées par le milieu, et elles étaient réduites à l’état de
tronçons ; ses fossés, taris à moitié, étaient encombrés par
193
de grandes herbes et par une forêt de roseaux, et son pont-
levis avait fait place à un pont de pierre ; l’ombre sinistre de
ce vieux débris de la féodalité attristait tous les environs ;
les chaumières avaient reculé devant lui ; les unes étaient
allées sur le coteau voisin former le village de Flez, les
autres étaient descendues dans la vallée, et s’étaient
groupées en hameau le long de la route.
Le maître de cette vieille gentilhommière était alors un
certain marquis de Cambyse. M. de Cambyse était grand,
épais, fortement charpenté, et avait la force d’un géant.
Vous eussiez dit une ancienne armure faite de chair. Il était
d’un caractère violent, emporté, susceptible jusqu’à l’excès,
ne pouvant supporter aucune contradiction, et d’un orgueil
qui allait jusqu’à la sottise ; il était d’ailleurs entiché de sa
noblesse et s’imaginait que les Cambyse étaient une œuvre
hors ligne dans la création.
Il avait été quelque temps officier de mousquetaires, je ne
sais de quelle couleur ; mais il était mal à son aise à la
cour ; sa volonté s’y trouvait comprimée, sa violence ne
pouvait y faire explosion, et il était d’ailleurs étouffé au
milieu de cette poussière de hobereaux qui chatoyaient et
tourbillonnaient autour du trône. Il était revenu dans ses
terres et y vivait en petit monarque. Le temps avait emporté
un à un les vieux privilèges de la noblesse ; mais lui, il les
avait gardés de fait et il les exerçait dans toute leur
plénitude. Il était encore maître absolu non seulement de ses
domaines, mais encore dans tout le pays des environs.
C’était, à la rondache près, un véritable seigneur féodal. Il

194
rossait les paysans, il leur prenait leurs femmes quand elles
étaient gentilles, il envahissait leurs terres avec ses meutes,
foulait leurs récoltes aux pieds de ses valets et faisait mille
avanies aux bourgeois qui se laissaient rencontrer par lui
autour de sa montagne.
Il faisait du despotisme et de la violence par caprice, par
divertissement et surtout par amour-propre. Afin d’être le
personnage le plus éminent du pays, il avait voulu en être le
plus méchant. Il ne savait pas de meilleures manières de
démontrer sa supériorité aux gens que de les opprimer. Pour
être célèbre, il s’était fait méchant. C’était, au volume près,
la puce qui ne peut vous faire apercevoir de sa présence
entre vos draps qu’en vous piquant. Quoique riche, il avait
des créanciers. Mais il se faisait un point d’honneur de ne
pas les payer. Telle était la terreur de son nom que vous
n’eussiez pas trouvé dans le pays un huissier pour
l’assigner. Un seul, le père Ballivet, avait osé lui remettre
une cédule en main propre et parlant à sa personne, mais il
y avait risqué sa vie. Honneur donc au généreux père
Ballivet, huissier royal, qui exploitait par tout le monde et
deux lieues au-delà, ainsi que le disaient les mauvais
plaisants du pays, pour ternir la gloire de ce grand huissier.
Voici du reste comment il s’y était pris. Il avait
empaqueté sa cédule dans une demi-douzaine d’enveloppes
perfidement cachetées et l’avait présentée à M. de Cambyse
comme un paquet venant du château de Vilaine. Tandis que
le marquis démaillotait l’exploit, il s’était esquivé sans
bruit, avait gagné la grande porte et avait enfourché son

195
cheval qu’il avait attaché à un arbre à quelque distance du
château. Quand le marquis eut connaissance de ce que
contenait le paquet, furieux d’avoir été la dupe d’un
huissier, il ordonna à ses domestiques de courir sur ses
traces ; mais le père Ballivet était hors de leur portée et se
moquait d’eux par un geste que je ne puis reproduire ici.
Du reste, M. de Cambyse ne se faisait guère plus de
scrupule de décharger son fusil sur un paysan que sur un
renard. Il en avait déjà détérioré deux ou trois qu’on
appelait dans le pays les estropiés de M. de Cambyse, et
plusieurs habitants quasi notables de Clamecy avaient été
victimes de ses très mauvaises plaisanteries. Quoiqu’il ne
fût pas encore bien vieux, il y avait déjà dans la vie de cet
honorable seigneur assez de sanglantes espiègleries pour
faire deux forçats à perpétuité ; mais sa famille était bien à
la cour : la protection de ses nobles cousins le mettait à
l’abri de toute poursuite. Et au fait, chacun prend son plaisir
où il le trouve : Le bon roi Louis XV, tandis qu’il prenait à
Versailles de si doux et de si joyeux ébats, tandis qu’il
donnait des fêtes aux gentilshommes de sa cour, ne voulait
pas que ses gentilshommes de province s’ennuyassent dans
leurs terres, et il eût été très contrarié que les paysans à faire
crier sous le bâton, ou les bourgeois à désoler leur eussent
fait faute. Louis, dit le Bien-Aimé, tenait à mériter l’amour
que lui avaient décerné ses sujets. Ainsi donc, il est bien
entendu que le marquis de Cambyse était inviolable comme
un roi constitutionnel, et qu’il n’y avait pour lui ni justice ni
maréchaussée.

196
Benjamin aimait à déclamer contre M. de Cambyse ; il
l’appelait le Gessler des environs, et il manifestait souvent
le désir de se trouver en la présence de cet homme. Ses
souhaits ne furent que trop tôt accomplis, comme vous allez
le voir.
Mon oncle, en sa qualité de philosophe, se mit en
contemplation devant les vieux créneaux noirs et ébréchés
qui déchiraient l’azur du ciel.
— Monsieur Rathery, lui dit le confrère, le tirant par la
manche, il ne fait pas bon autour de ce château, je vous en
préviens.
— Comment, Monsieur Fata, vous aussi vous avez peur
d’un marquis ?
— Mais, Monsieur Rathery, c’est que je suis un médecin
à perruque.
— Voilà comme ils sont tous, s’écria mon oncle, donnant
un libre cours à son indignation ; ils sont trois cents
roturiers contre un gentilhomme et ils souffrent qu’un
gentilhomme leur passe sur le ventre ; encore s’aplatissent-
ils le plus qu’ils peuvent, de peur que ce noble personnage
ne trébuche !
— Que voulez-vous, Monsieur Rathery, contre la force…
— Mais c’est vous qui l’avez, la force, malheureux !
Vous ressemblez au bœuf qui se laisse conduire par un
enfant, de sa verte prairie à l’abattoir. Oh ! le peuple est
lâche, il est lâche ! je le dis avec amertume, comme une
mère dit que son enfant a mauvais cœur. Toujours il

197
abandonne au bourreau ceux qui se sont sacrifiés pour lui,
et s’il manque une corde pour les pendre il se charge de la
fournir. Deux mille ans ont passé sur la cendre des
Gracques et dix-sept cent cinquante ans sur le gibet de
Jésus-Christ, et c’est toujours le même peuple. Il a
quelquefois des lubies de courage ; il jette le feu par la
bouche et les naseaux ; mais la servitude est son état normal
et il y revient toujours, comme un serin apprivoisé revient
toujours à sa cage. Vous voyez passer le torrent gonflé par
un soudain orage et vous le prenez pour un fleuve. Vous
repassez le lendemain et vous ne retrouvez plus qu’un
honteux filet d’eau qui se cache sous les herbes de ses rives,
et qui n’a laissé de son passage que quelques pailles aux
branches des arbustes. Il est fort quand il veut l’être ; mais
prenez-y garde, sa force ne dure qu’un instant : ceux qui
s’appuient sur lui bâtissent leur maison sur la surface glacée
d’un lac.
En ce moment, un homme en riche costume de chasse
traversait la route, suivi de chiens aboyants et d’une longue
traînée de valets. Fata pâlit.
— M. de Cambyse ! dit-il à mon oncle ; et il salua
profondément ; mais Benjamin resta droit et couvert comme
un grand d’Espagne.
Or, rien n’était plus propre à choquer le terrible marquis
que l’outrecuidance de ce vilain qui lui refusait un banal
hommage sur la lisière de ses domaines et en présence de
son château. C’était d’ailleurs d’un très mauvais exemple et
qui pouvait devenir contagieux.

198
— Manant, dit-il à mon oncle avec son air de
gentilhomme, pourquoi ne me salues-tu pas ?
— Toi-même, répondit mon oncle en le toisant du haut en
bas de son œil gris, pourquoi ne m’as-tu pas salué ?
— Ne sais-tu pas que je suis le marquis de Cambyse,
seigneur de tout ce pays ?
— Et toi, ignores-tu que je suis Benjamin Rathery,
docteur en médecine de Clamecy ?
— Vraiment, dit le marquis, tu es un carabin ? je t’en fais
mon compliment, voilà un beau titre que tu as là.
— C’est un titre qui vaut bien le tien ! pour l’acquérir, il
m’a fallu subir de longues et sérieuses études. Mais toi, ce
de que tu mets devant ton nom, t’a-t-il coûté ? Le roi peut
faire vingt marquis par jour, mais je le défie avec sa toute-
puissance de faire un médecin ; un médecin a son utilité, tu
le reconnaîtras peut-être plus tard, mais un marquis, à quoi
cela sert-il ?
M. le marquis de Cambyse avait bien déjeuné ce jour-là,
il était de bonne humeur.
— Voilà, dit-il à son intendant, un plaisant original :
j’aime mieux l’avoir rencontré qu’un chevreuil. Et celui-là,
ajouta-t-il en montrant Fata du doigt, quel est-il ?
— M. Fata de Varzy, monsieur, dit le médecin, faisant
une seconde génuflexion.
— Fata, dit mon oncle, vous êtes un polisson, je m’en
doutais ; mais vous me rendrez compte de ce procédé.

199
— Ah çà ! dit le marquis à Fata, est-ce que tu connais cet
homme ?
— Très peu, monsieur le marquis, je vous le jure ; je ne
le connaissais que pour avoir dîné avec lui chez M. Minxit ;
mais du moment qu’il manque aux égards qu’il doit à la
noblesse, je ne le connais plus.
— Et moi, dit mon oncle, je commence à te connaître.
— Comment ! monsieur Fata de Varzy, poursuivit le
marquis, est-ce que vous dînez chez ce drôle de Minxit ?
— Oh ! par hasard, monseigneur, un jour que je passais
par Corvol ! je sais bien que ce Minxit n’est pas un homme
à voir, c’est une tête brûlée, un homme entiché de sa fortune
et qui se croit autant qu’un gentilhomme.
» Haïe ! haïe ! qui m’a frappé de son pied par derrière ?
— Moi, dit Benjamin, de la part de monsieur Minxit.
— Maintenant, dit le marquis, vous n’avez plus rien à
faire ici, monsieur Fata, laissez-moi avec votre compagnon
de voyage. Ainsi donc, ajouta-t-il, s’adressant à mon oncle,
tu persistes, toi, à ne pas me saluer ?
— Si tu me salues le premier, je te saluerai le second, dit
Benjamin.
— Et c’est là ton dernier mot.
— Oui.
— Tu as bien réfléchi à ce que tu fais ?
— Écoute, dit mon oncle ; je veux avoir de la déférence
pour ton titre et te prouver combien je suis coulant en tout
200
ce qui concerne l’étiquette.
Alors, il tira un gros sou de sa poche, et, le faisant tourner
en l’air :
— Demande pile ou face, dit-il au marquis, gentilhomme
ou médecin, celui que le sort désignera saluera le premier, il
n’y aura pas à y revenir.
— Insolent ! dit le gros intendant joufflu, ne voyez-vous
pas que vous manquez de respect à monseigneur de la
manière la plus scandaleuse ? Si j’étais à sa place, il y a
longtemps que je vous aurais bâtonné.
— Mon ami, répondit Benjamin, mêlez-vous de vos
chiffres. Votre seigneur vous paie pour le voler et non pour
lui donner des conseils.
En ce moment un garde-chasse passa derrière mon oncle,
et d’un revers de main lui enleva son tricorne, qui tomba
dans la boue. Benjamin était d’une force musculaire peu
commune ; il se retourne, le garde avait encore aux lèvres le
gros sourire qu’y avait fait épanouir son espièglerie. Mon
oncle, d’un coup de son poing de fer, envoie l’homme à
banderolle moitié dans le fossé, moitié dans la haie qui
bordait la route. Les camarades de celui-ci voulaient le tirer
de la position amphibie dans laquelle il se trouvait engagé,
mais M. de Cambyse s’y opposa. – Il faut, dit-il, que le
drôle apprenne que le droit d’insolence n’appartient pas aux
vilains.
Au fait, je ne conçois pas mon oncle, ordinairement si
philosophe, de n’avoir point cédé de bonne grâce à la

201
nécessité. Je sais bien que c’est vexant pour un fier citoyen
du peuple, qui sent ce qu’il vaut, d’être obligé de saluer un
marquis. Mais, quand nous sommes sous le coup de la
force, notre libre arbitre est supprimé ; ce n’est plus une
action qui se fait, c’est un résultat qui se produit. Nous ne
sommes plus qu’une machine qui n’est point responsable de
ses actes ; l’homme qui nous fait violence est le seul auquel
on puisse reprocher ce qu’il y a de honteux ou de coupable
dans notre action. Aussi ai-je toujours regardé comme une
obstination peu digne d’être canonisée la résistance
invincible des martyrs à leurs persécuteurs. Vous voulez,
vous, Antiochus, me jeter dans l’huile bouillante si je refuse
de manger de la viande de porc ? Je dois vous faire observer
d’abord qu’on ne fait pas frire un homme comme un
goujon ; mais, si vous persistez dans vos exigences, je
mange votre ragoût, et même je le mange avec plaisir s’il
est bien accommodé ; car c’est à vous, à vous seul,
Antiochus, que la digestion en sera funeste. Vous, monsieur
de Cambyse, vous exigez, votre fusil sur ma poitrine, que je
vous salue ? eh bien ! marquis, j’ai l’honneur de vous
saluer. Je sais bien qu’après cette formalité vous n’en
vaudrez pas plus et que je n’en vaudrai pas moins. Il n’y a
qu’un cas où nous devons, quelque chose qu’il arrive, nous
roidir contre la force : c’est quand on veut nous forcer de
commettre un acte préjudiciable à la nation ; car nous
n’avons pas le droit de faire passer notre intérêt personnel
avant l’intérêt public.

202
Mais enfin, telle n’était pas l’opinion de mon oncle ;
comme il se tenait ferme dans son refus, M. de Cambyse le
fit saisir par ses valets et ordonna qu’on retournât au
château. Benjamin, tiré par devant et poussé par derrière,
empêtré dans son épée, protestait cependant de toute sa
force contre la violence qu’on lui faisait subir, et trouvait
encore moyen de distribuer à droite et à gauche quelques
bourrades. Il y avait bien dans les champs voisins des
paysans qui travaillaient : mon oncle les appela à son
secours ; mais ils se gardèrent bien de faire droit à ses
interpellations, et même ils rirent de son martyre pour faire
leur cour au marquis.
Quand on fut arrivé dans la cour du château,
M. de Cambyse ordonna qu’on fermât la porte. Il fit appeler
tous ses gens au son de la cloche ; on apporta deux
fauteuils, un pour lui et un pour son intendant et il
commença avec cet homme un semblant de délibération sur
le sort de mon pauvre oncle. Lui, devant cette parodie de
justice, se tenait toujours fier, et même il avait conservé son
air dédaigneux et goguenard.
Le brave intendant opina à vingt-cinq coups de fouet et
quarante-huit heures de cachot dans le vieux donjon ; mais
le marquis était de bonne humeur ; il avait même, à ce qu’il
paraît, une pointe de sillery dans la tête.
— As-tu quelque chose à alléguer pour ta défense ? dit-il
à Benjamin.
— Viens avec moi, répondit celui-ci, avec ton épée, à
trente pas de ton château, et je te ferai connaître mes
203
moyens de défense.
Alors le marquis se leva et dit :
— La justice, après en avoir délibéré, condamne
l’individu ici présent à embrasser M. le marquis de
Cambyse, seigneur de tous ces environs, ex-lieutenant de
mousquetaires, capitaine louvetier du bailliage de Clamecy,
etc., etc., dans un endroit que mondit seigneur de Cambyse
va lui faire connaître. Et en même temps il défaisait son
haut-de-chausses. La valetaille comprit son intention ; elle
se mit à applaudir de toutes ses forces et à crier : Vive M. le
marquis de Cambyse !
Pour mon pauvre oncle, il rugissait de colère ; il dit plus
tard qu’il avait craint d’être frappé d’apoplexie. Deux
gardes-chasse le tenaient en joue, et ils avaient reçu ordre
du marquis de tirer à son premier signal.
— Une fois, deux fois, dit celui-ci.
Benjamin savait le marquis homme à exécuter sa menace,
il ne voulut pas courir la chance d’un coup de fusil, et…
quelques secondes après, la justice du marquis était
satisfaite.
— C’est très bien, dit M. de Cambyse, je suis content de
toi, tu peux te vanter maintenant d’avoir embrassé un
marquis.
Il le fit conduire par deux gardes-chasse au port d’armes
jusqu’à la porte cochère. Benjamin s’enfuit, pareil à un
chien auquel un mauvais garnement a attaché un sabot à la
queue. Comme il était sur la route de Corvol, il ne se donna

204
pas le temps de changer de direction et alla droit chez
M. Minxit.

205
IX

M. Minxit se prépare à la guerre.

Or, celui-ci avait été informé, je ne sais par qui, par la


renommée sans doute, qui se mêle de tout, que Benjamin
était retenu prisonnier à Saint-Pierre du Mont ; il ne trouva
point de meilleur moyen, pour délivrer son ami, que de
prendre d’assaut la gentilhommière du marquis et de la
raser ensuite. Vous qui riez, trouvez-moi dans l’histoire une
guerre plus juste. Là où le gouvernement ne sait pas faire
respecter les lois, il faut bien que les citoyens se fassent
justice eux-mêmes.
La cour de M. Minxit ressemblait à une place d’armes ;
la musique, à cheval et armée de fusils de toutes sortes, était
déjà rangée en bataille ; le vieux sergent, entré depuis peu
au service du docteur, avait pris le commandement de ce
corps d’élite. Du milieu de ses rangs s’élevait un ample
drapeau fait avec un rideau de croisée sur lequel M. Minxit
avait écrit en lettres moulées, afin que personne n’en

206
ignorât : LA LIBERTÉ DE BENJAMIN OU LES OREILLES DE
M. DE CAMBYSE ! c’était là son ultimatum.
En seconde ligne venait l’infanterie représentée par cinq
ou six valets de ferme portant leur pioche sur l’épaule, et
quatre couvreurs de l’endroit munis chacun de leur échelle.
La calèche figurait les bagages ; elle était chargée de
fascines pour combler les fossés du château, que le temps
avait comblé lui-même en plusieurs endroits. Mais
M. Minxit tenait à faire régulièrement les choses ; il avait
eu en outre la précaution de mettre dans une des poches de
la voiture sa trousse et un gros flacon de rhum.
Le belliqueux docteur, surmonté d’un chapeau à plumes
et une épée nue à la main, caracolait autour de sa troupe et
hâtait d’une voix tonnante les préparatifs du départ.
C’est l’usage qu’avant d’entrer en campagne une armée
soit haranguée. M. Minxit n’était pas homme à manquer à
cette formalité. Or, voici ce qu’il dit à ses soldats :
— Soldats, je ne vous dirai point que l’Europe a les yeux
fixés sur vous, que vos noms passeront à la postérité, qu’ils
seront burinés au temple de la gloire, etc., etc., etc., parce
que tout cela c’est de cette graine vide et inféconde qu’on
jette aux niais ; mais voici ce qu’il en est :
» Dans toutes les guerres, les soldats combattent au profit
du souverain ; ils n’ont pas même, la plupart du temps,
l’avantage de savoir pourquoi ils meurent ; mais vous, c’est
dans votre intérêt, c’est dans l’intérêt de vos femmes et de
vos enfants – ceux qui en ont – que vous allez combattre.

207
M. Benjamin, que vous avez tous l’honneur de connaître,
doit devenir mon gendre. En cette qualité, il régnera avec
moi sur vous, et quand je ne serai plus, c’est lui qui sera
votre maître ; il vous saura une obligation infinie des
dangers que vous allez courir pour lui, et il vous en
récompensera généreusement.
» Mais ce n’est pas seulement pour rendre la liberté à
mon gendre que vous avez pris les armes : notre expédition
aura encore pour résultat de délivrer le pays d’un tyran qui
l’opprime, qui écrase vos blés, qui vous bat quand il vous
rencontre et qui est très malhonnête avec vos femmes. Il
suffit à un Français d’une bonne raison pour combattre
courageusement ; vous, vous en avez deux : donc vous êtes
invincibles. Les morts seront enterrés décemment à mes
frais et les blessés seront soignés dans ma maison. Vive
M. Benjamin Rathery ! mort à Cambyse ! destruction à sa
gentilhommière !…
— Bravo ! Monsieur Minxit, dit mon oncle, qui arrivait
en vaincu par une porte de derrière. Voilà une harangue bien
touchée ; si vous l’eussiez faite en latin, j’aurais cru que
vous l’aviez pillée dans Tive-Live.
À la vue de mon oncle, il se fit un hourra universel dans
l’armée. M. Minxit commanda en place repos, et conduisit
Benjamin dans sa salle à manger. Celui-ci lui rendit compte
de son aventure de la manière la plus circonstanciée et avec
une fidélité que n’ont pas toujours les hommes d’État
lorsqu’ils écrivent leurs mémoires.

208
M. Minxit était horriblement exaspéré de l’insulte faite à
son gendre et il en grinça de tous ses chicots. D’abord, il ne
put s’exprimer que par des imprécations, mais, quand son
indignation se fut un peu calmée :
— Benjamin, dit-il, tu es plus ingambe que moi ; tu vas
prendre le commandement de l’armée, et nous allons
marcher contre le château de Cambyse ; il faut que là où
étaient ses tourelles, il pousse des orties et du chiendent.
— Si cela vous convient, dit mon oncle, nous raserons
jusqu’à la montagne de Saint-Pierre du Mont ; mais, sauf le
respect que je dois à votre avis, je crois que nous devons
agir de ruse ; nous escaladerons nuitamment les murailles
du château, nous nous emparerons de Cambyse et de tous
ses laquais plongés dans le vin et le sommeil, comme dit
Virgile ; et il faudra bien qu’ils nous embrassent tous.
— Voilà qui est bien pensé, répondit M. Minxit. Nous
avons une bonne lieue et demie à faire pour arriver devant
la place et il fera nuit dans une heure. Cours embrasser ma
fille et nous partons.
— Un instant, dit mon oncle. Diable ! comme vous y
allez ! Je n’ai rien pris de la journée, moi, et il me
conviendrait assez de déjeuner avant de partir.
— Alors, dit M. Minxit, je vais faire rompre les rangs, et
l’on distribuera une ration de vin à nos soldats pour les tenir
en haleine.
— C’est cela, répondit mon oncle, ils auront le temps de
s’achever pendant que je vais prendre ma réfection.

209
Heureusement pour la gentilhommière du marquis,
l’avocat Page, qui revenait d’une expertise, vint demander à
dîner à M. Minxit.
— Vous arrivez bien, monsieur Page, lui dit le belliqueux
docteur, je vais vous enrôler dans notre expédition.
— Quelle expédition ? dit Page, qui n’avait pas étudié le
droit pour faire la guerre.
Alors mon oncle lui raconta son aventure et la manière
dont il allait se venger.
— Prenez-y-garde, dit l’avocat Page, la chose est plus
grave que vous ne le pensez. D’abord, quant au succès,
espérez-vous avec sept ou huit hommes éclopés venir à bout
d’une garnison de trente domestiques commandés par un
lieutenant de mousquetaires ?
— Vingt hommes et tous valides, monsieur l’avocat,
répondit M. Minxit.
— Soit, dit froidement l’avocat Page ; mais le château de
M. de Cambyse est entouré de murailles ; ces murailles
tomberont-elles, comme celles de Jéricho au son des
cymbales et de la grosse caisse ? Je suppose, toutefois, que
vous preniez d’assaut le château du marquis ; ce sera sans
doute un beau fait d’armes, mais cet exploit n’est pas de
nature à vous faire obtenir la croix de Saint-Louis ; où vous
ne voyez qu’une bonne plaisanterie et de légitimes
représailles, la justice verra, elle, un bris de porte, une
escalade, une violation de domicile, une attaque de nuit, et
tout cela encore contre un marquis ! La moindre de ces

210
choses entraîne la peine des galères, je vous en préviens ; il
faudra donc qu’après votre victoire vous vous résigniez à
abandonner le pays, et cela pour quel résultat ? pour vous
faire donner l’accolade par un marquis.
» Quand on peut se venger sans risque et sans dommage,
j’admets la vengeance ; mais se venger à son propre
détriment, c’est une chose ridicule, c’est un acte de folie. Tu
dis, Benjamin, qu’on t’a insulté ; mais qu’est-ce donc
qu’une insulte ? presque toujours un acte de brutalité
commis par le plus fort au préjudice du plus faible. Or,
comment la brutalité d’un autre peut-elle porter atteinte à
ton honneur ? Est-ce ta faute à toi si cet homme est un
misérable sauvage qui ne connaît d’autre loi que la force ?
Es-tu responsable de ses lâchetés ? Si une tuile te tombait
sur la tête, courrais-tu sus pour en briser les morceaux ? Te
croirais-tu insulté par un chien qui t’aurait mordu et lui
proposerais-tu un combat singulier, comme celui du caniche
de Montargis avec l’assassin de son maître ? Si l’insulte
déshonore quelqu’un, c’est l’insultant ; tous les honnêtes
gens sont du parti de l’insulté. Quand un boucher maltraite
un mouton, dis-moi, est-ce contre le mouton qu’on
s’indigne ?
» Si le mal que vous voulez faire à votre insulteur vous
guérissait de celui qu’il vous a fait, je concevrais votre
ardeur de vengeance ; mais si vous êtes le plus faible, vous
vous attirerez de nouveaux sévices ; si au contraire vous
êtes le plus fort, vous avez encore pour vous la peine de
battre votre adversaire. Ainsi, l’homme qui se venge joue

211
toujours le rôle de dupe. Le précepte de Jésus-Christ qui
nous ordonne de pardonner à ceux qui nous ont offensés est
non seulement un beau précepte de morale, mais encore un
bon conseil. De tout cela, je conclus que tu feras bien, mon
cher Benjamin, d’oublier l’honneur que t’a fait le marquis,
et de boire avec nous jusqu’à la nuit pour te distraire de ce
souvenir.
— Pour moi, je ne suis pas du tout de l’avis du cousin
Page ; il est toujours agréable et quelquefois utile de rendre
loyalement le mal qu’on nous a fait : c’est une leçon qu’on
donne au méchant. Il est bon qu’il sache que c’est à ses
risques et périls qu’il se livre à ses instincts malfaisants.
Laisser aller la vipère qui vous a mordu quand on peut
l’écraser et pardonner au méchant, c’est la même chose ; la
générosité en cette occasion est non seulement une
niaiserie, c’est encore un tort envers la société. Si Jésus-
Christ a dit : Pardonnez à vos ennemis, saint Pierre a coupé
l’oreille à Malchus, cela se compense.
Mon oncle était très entêté comme s’il eût été le fils d’un
cheval et d’une ânesse, et, du reste l’entêtement est un vice
héréditaire dans notre famille ; cependant, il convint que
l’avocat Page avait raison.
— Je crois, dit-il, monsieur Minxit, que vous ferez très
bien de remettre votre épée dans le fourreau et votre
chapeau à plumes dans son étui : on ne doit faire la guerre
que pour des motifs extrêmement graves, et le roi qui
entraîne sans nécessité une partie de son peuple sur ces
vastes abattoirs qu’on appelle des champs de bataille est un

212
assassin. Vous seriez peut-être flatté, monsieur Minxit, de
prendre place parmi les héros ; mais la gloire d’un général,
qu’est-ce que c’est ? des cités en débris, des villages en
cendres, des campagnes ravagées, des femmes livrées à la
brutalité du soldat, des enfants emmenés captifs, des
tonneaux de vin défoncés dans les caves ; vous n’avez donc
pas lu Fénelon, monsieur Minxit ? Tout cela est atroce, je
frémis rien que d’y penser.
— Que me racontes-tu là ? répondit monsieur Minxit, il
ne s’agit que de quelques coups de pioche à donner à de
vieilles murailles toutes cassées.
— Eh bien ! dit mon oncle, pourquoi vous donner la
peine de les abattre, lorsqu’elles ont si bonne volonté de
tomber ? Croyez-moi, rendez la paix à ce beau pays ; je
serais un lâche et un infâme si je souffrais que, pour venger
une injure qui m’est toute personnelle, vous vous exposiez
aux dangers multiples qui doivent résulter de notre
expédition.
— Mais, dit M. Minxit, c’est que j’ai aussi, moi, des
injures personnelles à venger sur ce hobereau ; il m’a
envoyé par dérision de l’urine de cheval à consulter pour de
l’urine humaine.
— Belle raison pour encourir six ans de galères ! Non,
monsieur Minxit, la postérité ne vous absoudrait pas. Si
vous ne songez à vous, songez à votre fille, à votre Arabelle
chérie ; quel plaisir aurait-elle à faire de si bons fromages à
la crème, quand vous ne seriez plus là pour les manger !

213
Cette invocation aux sentiments paternels du vieux
docteur produisit son effet.
— Au moins, dit-il, tu me promets qu’il sera fait justice
de l’insolence de M. de Cambyse ; car tu es mon gendre, et
dès lors, en fait d’honneur, nous sommes solidaires l’un
pour l’autre.
— Oh ! pour cela, soyez tranquille, monsieur Minxit,
mon œil sera toujours ouvert sur le marquis ; je le guetterai
avec l’attention patiente d’un chat qui guette une souris ; un
jour ou l’autre, je le surprendrai seul et sans escorte ; alors,
il faudra qu’il croise sa noble épée avec ma rapière, ou bien
je le bâtonne à satiété. Tenez, je ne puis jurer, comme les
anciens preux, de laisser croître ma barbe, ou de manger du
pain dur jusqu’à ce que je sois vengé, parce que l’une de ces
choses ne conviendrait pas dans notre profession et que
l’autre est contraire à mon tempérament ; mais je jure de ne
devenir votre gendre que quand l’insulte qui m’a été faite
aura reçu une éclatante réparation.
— Non pas, répondit M. Minxit ; tu vas trop loin,
Benjamin ; je n’accepte pas ce serment impie ; il faut au
contraire que tu épouses ma fille ; tu te vengeras aussi bien
après qu’auparavant.
— Y pensez-vous, monsieur Minxit ? du moment que je
dois me battre à mort avec le marquis, ma vie ne
m’appartient plus ; je ne puis me permettre d’épouser votre
fille pour la laisser veuve peut-être le lendemain de ses
noces.

214
Le bon docteur essaya d’ébranler la résolution de mon
oncle ; mais, voyant qu’il n’y pouvait parvenir, il se décida
à aller changer de costume et à licencier son armée. Ainsi
finit cette grande expédition, qui coûta peu de sang à
l’humanité, mais beaucoup de vin à M. Minxit.

215
X

Comment mon oncle se fit


embrasser par le marquis.

Benjamin avait couché à Corvol. Le lendemain, comme il


sortait de la maison avec M. Minxit, la première personne
qu’ils aperçurent, ce fut Fata. Celui-ci, qui ne se sentait pas
la conscience nette, eût autant aimé rencontrer deux grands
loups sur sa route que mon oncle et M. Minxit. Cependant,
comme il ne pouvait s’esquiver, il se décida à faire contre
fortune bon cœur : il vint à mon oncle.
— Bonjour, monsieur Rathery. Comment vous portez-
vous, honorable monsieur Minxit ? Eh bien ! monsieur
Benjamin, comment vous en êtes-vous tiré avec notre
Gessler ? J’avais une peur terrible qu’il ne vous fît un
mauvais parti et je n’en ai pas fermé l’œil de toute la nuit.
— Fata, dit M. Minxit, gardez vos obséquiosités pour le
marquis quand vous le rencontrerez. Est-il vrai que vous

216
ayez dit à M. de Cambyse que vous ne connaissiez plus
Benjamin ?
— Je ne me souviens pas de cela, mon bon monsieur
Minxit.
— Est-il vrai que vous ayez dit au même marquis que je
n’étais pas un homme à voir ?
— Je n’ai pas pu dire cela, mon cher monsieur Minxit ;
vous savez combien je vous estime, mon ami.
— J’affirme sur l’honneur qu’il a dit tout cela, dit mon
oncle avec le sang-froid glacial d’un juge.
— C’est bien, dit M. Minxit ; alors nous allons régler son
compte.
— Fata, dit Benjamin, je vous préviens que M. Minxit
veut vous fustiger. Tenez, voilà ma houssine ; pour
l’honneur du corps, défendez-vous : un médecin ne peut se
laisser rosser comme un âne de dix écus.
— J’ai la loi pour moi, dit Fata ; s’il me frappe, chaque
coup qu’il me donnera lui coûtera cher.
— Je sacrifie mille francs, dit M. Minxit, faisant siffler sa
cravache ; tiens, Fata fatorum, destin, providence des
anciens ! tiens, tiens, tiens, tiens !
Les paysans s’étaient mis sur le seuil de leur porte pour
voir fustiger Fata ; car, je le dis à la honte de notre pauvre
humanité, rien n’est dramatique comme un homme qu’on
maltraite.

217
— Messieurs, s’écriait Fata, je me mets sous votre
protection.
Mais personne ne quitta sa place, car M. Minxit, par la
considération dont il jouissait, avait à peu près droit de
basse justice dans le village.
— Alors, poursuivit l’infortuné Fata, je vous prends à
témoin des violences exercées sur ma personne ; je suis
docteur en médecine.
— Attends, dit M. Minxit, je vais frapper plus fort, afin
que ceux qui ne voient pas les coups les entendent, et que tu
aies des cicatrices à montrer au bailli. Et en effet, il frappa
plus fort, le féroce roturier qu’il était.
— Sois tranquille, Minxit, dit Fata en s’éloignant, tu
auras affaire à M. de Cambyse ; il ne souffrira pas qu’on me
maltraite parce que je le salue.
— Tu diras à Cambyse, fit M. Minxit, que je me moque
de lui, que j’ai plus d’hommes que lui, que ma maison est
plus solide que son château, et que s’il veut venir demain
sur le plateau de Fertiant avec ses gens, je suis son homme.
Disons de suite, pour en finir avec cette affaire, que Fata
fit citer M. Minxit par-devant le bailli pour répondre des
violences commises sur sa personne ; mais qu’il ne put
trouver aucun témoin qui déposât du fait, bien que la chose
se fût passée en présence d’une centaine d’individus.
Lorsque mon oncle fut arrivé à Clamecy, sa sœur lui
remit une lettre timbrée de Paris, de la teneur suivante :
« Monsieur Rathery,
218
» Je sais de bonne part que vous voulez épouser
Mlle Minxit ; je vous le défends expressément.
» VICOMTE DE PONT-CASSÉ ».
Mon oncle envoya Gaspard lui quérir une feuille de
papier grand raisin ; il prit l’encrier de Machecourt et
répondit de suite à cette missive :
« Monsieur le Vicomte,
» Vous pouvez aller…
» Agréez l’assurance des sentiments respectueux avec
lesquels j’ai l’honneur d’être
» Votre humble et dévoué serviteur,
» B. RATHERY ».
Où mon oncle voulait-il envoyer son vicomte ? je ne le
sais ; j’ai fait d’inutiles recherches pour pénétrer le mystère
de cette réticence ; mais je vous ai toujours donné une idée
de la fermeté, de la netteté, du nerf et de la précision de son
style quand il voulait se donner la peine d’écrire.
Cependant, mon oncle n’avait pas renoncé à ses idées de
vengeance, tant s’en faut. Le vendredi suivant, après avoir
visité ses malades, il fit aiguiser son épée et mit par-dessus
son habit rouge la houppelande de Machecourt. Comme il
ne voulait point faire le sacrifice de sa queue et qu’il ne
pouvait la mettre dans sa poche, il la cacha sous sa vieille
perruque et s’en alla ainsi déguisé observer son marquis. Il
établit son quartier général dans une espèce de cabaret situé
sur le bord de la route de Clamecy, vis-à-vis du château de

219
M. de Cambyse. Le maître du logis venait de se casser une
jambe. Mon oncle, toujours prompt à venir en aide à son
prochain, quand il était fracturé, déclina sa profession et
offrit les secours de son art au patient. Il fut autorisé par sa
famille désolée à rétablir en leur lieu et place, les deux
fragments du tibia cassé ; ce qu’il fit prestement et à la
grande admiration de deux grands laquais à la livrée de
M. de Cambyse, qui buvaient dans le cabaret.
Mon oncle, quand son opération fut terminée, alla
s’établir dans une chambre haute de l’auberge, droit au-
dessus du bouchon, et il se mit à observer le château avec
une longue-vue qu’il avait prise chez M. Minxit. Il y avait
une bonne heure qu’il se morfondait là, et il n’avait encore
rien aperçu dont il pût tirer profit, lorsqu’il vit un laquais de
M. de Cambyse descendre ventre à terre la montagne. Cet
homme descendit à la porte du cabaret et demanda si le
médecin y était encore. Sur la réponse affirmative de la
servante, il monta à la chambre de mon oncle, et, l’abordant
chapeau bas, il le pria de venir donner ses soins à
M. de Cambyse qui venait d’avaler une arête. Mon oncle fut
d’abord tenté de refuser. Mais il réfléchit que cette
circonstance pouvait favoriser ses projets de vengeance, et
il se décida à suivre le domestique.
Celui-ci l’introduisit dans la chambre du marquis.
M. de Cambyse était dans son fauteuil, la tête appuyée sur
ses mains, les coudes sur ses genoux, et il semblait en proie
à une violente inquiétude. La marquise, jolie brune de
vingt-cinq ans, se tenait à côté de lui et cherchait à le

220
rassurer. À l’arrivée de mon oncle, le marquis leva la tête et
lui dit :
— J’ai avalé en dînant une arête qui s’est clouée à mon
gosier ; j’ai su que vous étiez dans le village et je vous ai
fait appeler, quoique je n’aie pas l’honneur de vous
connaître, persuadé que vous ne me refuseriez pas votre
secours.
— Nous le devons à tout le monde, répondit mon oncle
avec un sang-froid glacial ; aux riches aussi bien qu’aux
pauvres, aux gentilshommes aussi bien qu’aux paysans, au
méchant aussi bien qu’au juste.
— Cet homme m’effraye, dit le marquis à sa femme,
faites-le sortir.
— Mais, dit la marquise, vous savez bien qu’aucun
médecin ne veut se hasarder à venir au château ; puisque
vous avez celui-ci, sachez au moins le garder.
Le marquis se rendit à cet avis. Benjamin examina la
gorge du malade et secoua la tête d’un air d’inquiétude. Le
marquis pâlit.
— Qu’est-ce donc, dit-il, le mal serait-il encore plus
grave que nous ne l’aurions cru ?
— Je ne sais ce que vous avez cru, répondit Benjamin
d’une voix solennelle, mais le mal serait en effet très grave,
si l’on ne prenait de suite les mesures nécessaires pour le
combattre. Vous avez avalé une arête de saumon, et c’est
une arête de la queue, là où elles sont le plus vénéneuses.

221
— Cela est vrai, dit la marquise étonnée ; mais comment
avez-vous découvert cela ?
— Par l’inspection de la gorge, madame.
Le fait est qu’il l’avait reconnu par un moyen tout
naturel : en passant devant la salle à manger dont la porte
était ouverte, il avait vu sur la table un saumon dont le
tronçon de la queue avait seul été enlevé, et il en avait
conclu que c’était à la queue de ce poisson qu’avait
appartenu l’arête avalée.
— Nous n’avons jamais ouï dire, fit le marquis d’une
voix tremblante d’effroi, que les arêtes de saumon fussent
vénéneuses.
— Cela n’empêche pas qu’elles le soient beaucoup, dit
Benjamin, et je serais fâché que madame la marquise en
doutât, car je serais obligé de la contredire. Les arêtes du
saumon contiennent, comme les feuilles du mancenillier,
une substance si âcre, si corrosive, que si cette arête restait
une demi-heure de plus dans le gosier de M. le marquis, elle
produirait une inflammation dont je ne pourrais me rendre
maître, et l’opération deviendrait impossible.
— En ce cas, docteur, opérez donc de suite, je vous
supplie, dit le marquis, de plus en plus effrayé.
— Un instant, dit mon oncle : la chose ne peut aller si
vite que vous le désirez ; il y a une petite formalité à
remplir.
— Remplissez-la donc bien vite et commencez.

222
— C’est que cette formalité vous regarde ; c’est vous
seul qui devez l’accomplir.
— Dis-moi donc au moins en quoi elle consiste,
chirurgien de malheur ! veux-tu me laisser mourir là faute
d’agir ?
— J’hésite encore, poursuivit Benjamin avec lenteur.
Comment hasarder une proposition comme celle que j’ai à
vous faire ? Avec un marquis ! avec un homme qui descend
en droite ligne de Cambyse, roi d’Égypte !…
— Je crois, misérable, que tu profites de ma position
pour te moquer de moi ! s’écria le marquis, revenant à la
violence de son caractère.
— Pas le moins du monde, répondit froidement
Benjamin. Vous souvenez-vous d’un homme que vous fîtes,
il y a trois mois, traîner dans votre château par vos sbires,
parce qu’il ne vous avait point salué, et auquel vous fîtes
l’affront le plus sanglant qu’un homme puisse faire à un
autre homme ?
— Un homme à qui j’ai fait baiser… En effet, c’est toi ;
je te reconnais à tes cinq pieds dix pouces.
— Eh bien ! l’homme aux cinq pieds dix pouces, cet
homme que vous regardiez comme un insecte, comme un
grain de poussière que vous ne rencontreriez jamais que
sous vos pieds, vous demande maintenant réparation de
l’insulte que vous lui avez faite.
— Eh ! mon Dieu ! je ne demande pas mieux ; fixe la
somme à laquelle tu évalues ton honneur, et je m’en vais te

223
la faire compter de suite.
— Te crois-tu donc, marquis de Cambyse, assez riche
pour payer l’honneur d’un honnête homme ? me prends-tu
pour un robin ? crois-tu que je me fais insulter pour de
l’argent ? Non ! non ! c’est une réparation d’honneur qu’il
me faut. Une réparation d’honneur ! entends-tu, marquis de
Cambyse ?
— Eh bien ! soit, dit M. de Cambyse dont les yeux
étaient attachés sur l’aiguille de sa pendule, et qui voyait
avec effroi s’enfuir la fatale demi-heure ; je vais déclarer
devant Mme la marquise, je déclarerai par écrit, si vous le
voulez, que vous êtes un homme d’honneur, et que j’ai eu
tort de vous avoir offensé.
— Diable ! tu as bientôt payé tes dettes. Crois-tu donc,
quand on a insulté un honnête homme, qu’il suffise de
reconnaître qu’on a eu tort, et que tout soit réparé ? Demain,
tu rirais bien, avec ta société de hobereaux, du niais qui se
serait contenté de cette apparence de satisfaction. Non !
non ! c’est la peine du talion qu’il faut que tu subisses ; le
faible de hier est devenu le fort d’aujourd’hui, le ver s’est
changé en serpent. Tu n’échapperas pas à ma justice,
comme tu échappes à celle du bailli ; il n’est aucune
protection qui puisse te défendre contre moi. Je t’ai
embrassé, il faut que tu m’embrasses.
— As-tu donc oublié, malheureux, que je suis le marquis
de Cambyse ?

224
— Tu as bien oublié, toi, que j’étais Benjamin Rathery !
L’insulte, c’est comme Dieu, tous les hommes sont égaux
devant elle ; il n’y a ni grand insulteur ni petit insulté.
— Laquais, dit le marquis, auquel la colère avait fait
oublier le prétendu danger qu’il courait, conduisez cet
homme dans la cour et qu’on lui donne cent coups de
fouet ; je veux l’entendre crier d’ici.
— Bien, dit mon oncle. Mais dans dix minutes
l’opération sera devenue impossible, et dans une heure vous
serez mort.
— Eh ! ne puis-je donc envoyer quérir à Varzy un
chirurgien par mon coureur ?
— Si votre coureur trouve le chirurgien chez lui, celui-ci
arrivera juste pour vous voir mourir et donner ses soins à
Mme la marquise.
— Mais il n’est pas possible, dit la marquise, que vous
restiez inflexible. N’y a-t-il donc pas plus de plaisir à
pardonner qu’à se venger ?
— Oh ! madame, reprit Benjamin en s’inclinant avec
grâce, je vous prie de croire que si c’était de vous que
j’eusse reçu une pareille insulte, je ne vous garderais pas
rancune.
Mme de Cambyse sourit, et comprenant qu’il n’y avait
rien à gagner avec mon oncle, elle engagea elle-même son
mari à se soumettre à la nécessité et lui fit observer qu’il
n’avait plus que cinq minutes pour se décider.

225
Le marquis, vaincu par la terreur, fit signe à deux laquais
qui étaient dans sa chambre de se retirer.
— Non pas, dit l’inflexible Benjamin, ce n’est pas ainsi
que je l’entends. Laquais, vous allez au contraire avertir les
gens de M. de Cambyse de se rendre ici de sa part ; ils ont
été témoins de l’insulte, il faut qu’ils le soient de la
réparation. Mme la marquise seule a le droit de se retirer.
Le marquis jeta un coup d’œil sur la pendule et vit qu’il
ne lui restait plus que trois minutes ; comme le laquais ne
bougeait :
— Allez donc vite, Pierre, dit-il ; exécutez les ordres de
monsieur ; ne voyez-vous pas qu’il est seul maître ici pour
le moment ?
Les domestiques arrivèrent l’un après l’autre ; il ne
manquait plus que l’intendant ; mais Benjamin, rigoureux
jusqu’au bout, ne voulut pas commencer qu’il ne fût
présent.

— Bien, dit Benjamin ; maintenant nous voilà quittes et tout


est oublié, je vais à présent m’occuper en conscience de
votre gorge.
Il fit l’extraction de l’arête très vite et très bien, et la
remit entre les mains du marquis. Tandis que celui-ci
l’examinait avec curiosité :
— Il faut, dit-il, que je vous donne de l’air ; il ouvrit une
fenêtre, s’élança dans la cour, et, en deux ou trois
enjambées de ses grandes jambes, il eut gagné la porte

226
cochère. Tandis qu’il descendait en courant la montagne, le
marquis était à une fenêtre qui s’écriait :
— Arrêtez, monsieur Benjamin Rathery, de grâce, venez
recevoir mes remerciements et ceux de Mme la marquise ;
il faut bien que je vous paie votre opération.
Mais Benjamin n’était pas homme à se laisser prendre à
ces belles paroles. Au bas de la colline il rencontra le
coureur du marquis.
— Landry, lui dit-il, mes compliments à Mme la
marquise, et rassurez M. de Cambyse à l’égard des arêtes de
saumon ; elles ne sont pas plus vénéneuses que celles du
brochet ; seulement il ne faut pas les avaler. Qu’il se tienne
la gorge enveloppée d’un cataplasme, et dans deux ou trois
jours il sera guéri.
Aussitôt que mon oncle fut hors des atteintes du marquis,
il tourna à droite, traversa la prairie de Flez, avec les mille
ruisselets dont elle est entrecoupée, et se rendit à Corvol. Il
voulait régaler M. Minxit de la primeur de son expédition ;
il l’aperçut de loin qui était devant sa porte, et, agitant son
mouchoir en signe de triomphe :
— Nous sommes vengés ! s’écria-t-il.
Le bonhomme accourut au-devant de lui, de toute la
vitesse de ses grosses et courtes jambes, et se jeta dans ses
bras avec la même effusion que s’il eût été son fils ; mon
oncle dit même avoir vu couler sur ses joues deux grosses
larmes qu’il cherchait à escamoter. Le vieux médecin, qui
n’était pas d’un caractère moins fier et moins irascible que

227
Benjamin, exultait d’allégresse. Arrivé chez lui, il voulut
que, pour célébrer la gloire de ce jour, les musiciens
exécutassent des fanfares jusqu’au soir, et il leur ordonna
ensuite de s’enivrer, ordre qui fut exécuté ponctuellement.

228
XI

Comment mon oncle aida son


marchand de drap à le saisir.

Cependant Benjamin revint à Clamecy un peu inquiet de


son audace ; mais, le lendemain, le coureur du château lui
remit de la part de son maître, avec une somme d’argent
assez considérable, un billet ainsi conçu :
« M. le marquis de Cambyse prie M. Benjamin Rathery
d’oublier ce qui s’est passé entre eux, et de recevoir, pour
prix de l’opération qu’il a si habilement exécutée, la faible
somme qu’il lui envoie. »
— Oh ! dit mon oncle, après la lecture de cette lettre, ce
bon seigneur voudrait acheter ma discrétion ; il a même
l’honnêteté de la payer d’avance ; c’est dommage qu’il
n’agisse pas ainsi avec tous ses fournisseurs. Si je lui avais
extrait tout simplement, tout vulgairement et sans aucun
préliminaire, l’arête qu’il s’était plantée dans le gosier, il

229
m’aurait mis deux écus de six francs dans la main, et
m’aurait envoyé manger un morceau à l’office. La morale
de ceci, c’est qu’avec les grands il vaut mieux se faire
craindre que de se faire aimer… ; que Dieu me damne, si de
ma vie je manque à ce principe !
» Toutefois, comme je n’ai pas l’intention d’être discret,
je ne puis garder, en conscience, l’argent qu’il m’envoie
comme salaire de ma discrétion : il faut être honnête avec
tout le monde, ou ne pas s’en mêler. Mais comptons un peu
l’argent qui est dans ce sac ; voyons ce qu’il paie pour
l’opération, et ce qu’il donne pour le silence ; cinquante
écus ! fichtre ! le Cambyse est généreux ; il ne veut octroyer
que douze sous sans garantie aucune de n’être pas bâtonné,
au batteur en grange, qui a son fléau au bout des bras depuis
trois heures du matin jusqu’à huit heures du soir, et moi il
me paie cinquante écus un quart d’heure de ma journée :
voilà de la magnificence !
» Pour l’extraction de cette arête, M. Minxit eût exigé
cent francs ; mais, lui, il fait la médecine à grand orchestre
et à grand spectacle ; il a quatre chevaux et douze musiciens
à nourrir. Pour moi, qui n’ai à entretenir que ma trousse et
mon hypostase, une hypostase, il est vrai, de cinq pieds neuf
pouces, deux pistoles, c’est tout ce que cela vaut. Ainsi, de
cent cinquante ôtez vingt, c’est treize pistoles à renvoyer au
marquis ; encore j’ai presque des remords de lui prendre
son argent. Cette opération, que je lui fais payer vingt
francs, je ne voudrais pas pour mille francs – mille francs à
prendre, bien entendu, après ma mort – ne pas l’avoir faite.

230
Ce pauvre grand seigneur, comme il était chétif et rétréci
devant moi, avec sa face pâle et suppliante, et son arête de
saumon dans le gosier ! comme la noblesse faisait bien
amende honorable, dans sa personne, au peuple représenté
par la mienne ! Il aurait volontiers souffert que je lui
attachasse son écusson derrière le dos. S’il y avait alors
dans son salon quelque portrait de ses aïeux, son front doit
encore en être rouge de honte. Cette petite place où il m’a
embrassé, je voudrais qu’après ma mort on la défalquât de
mon individu et qu’on la transférât au Panthéon… quand le
peuple aura un Panthéon, bien entendu.
» Mais, marquis, vous n’en êtes pas quitte pour cela ;
avant trois jours, le baillage saura votre aventure ; je veux
même la faire raconter à la postérité par Millot-Rataut,
notre faiseur de Noëls ; il faut qu’il me fabrique à ce sujet
une demi-main d’alexandrins. Pour ces vingt francs, c’est
de l’argent trouvé ; je ne veux pas qu’ils passent par les
mains de ma chère sœur. Demain, c’est dimanche ; demain
donc, je donne aux amis, avec cet argent, un goûter comme
je ne leur en ai jamais donné, un goûter qui sera payé
comptant. Il est bon de leur apprendre comment un homme
d’esprit peut se venger sans avoir recours à son épée.
La chose ainsi arrangée, mon oncle se mit à écrire au
marquis pour lui annoncer le retour de son argent. Je serais
charmé de pouvoir donner à nos lecteurs un nouvel
échantillon du style épistolaire de mon oncle ;
malheureusement sa lettre ne se trouve pas parmi les
documents historiques que mon grand-père nous a

231
conservés ; peut-être mon oncle, le marchand de tabac, en
aura-t-il fait un cornet.
Tandis que Benjamin était en train d’écrire, son
marchand d’habits rouges entra avec une pancarte à la
main.
— Qu’est-ce cela ? fit Benjamin, déposant sa plume sur
la table ; encore votre mémoire, monsieur Bonteint,
toujours votre éternel mémoire. Eh ! mon Dieu ! voilà tant
de fois que vous me le présentez, que je le sais par cœur :
six aunes d’écarlate au grand large, n’est-ce pas, avec dix
aunes de doublure et trois garnitures de boutons ciselés ?
— C’est cela, monsieur Rathery, c’est bien cela ; total :
cent cinquante livres, dix sous, six deniers. Que je sois
exclu du paradis comme un gredin si je ne perds au moins
cent francs sur cette fourniture.
— S’il en est ainsi, reprit mon oncle, pourquoi perdre
encore votre temps à griffonner tous ces vilains morceaux
de papier ? Vous savez bien, monsieur Bonteint, que je n’ai
jamais d’argent.
— Je vois, au contraire, monsieur Rathery, que vous en
avez et que j’arrive dans un moment favorable. Voilà sur
cette table un sac qui doit contenir à peu près ma somme, et
si vous voulez le permettre…
— Un instant, dit mon oncle, portant rapidement la main
sur le sac, cet argent ne m’appartient pas, monsieur
Bonteint ; voilà précisément la lettre de renvoi que je viens
d’écrire et sur laquelle vous m’avez fait faire un pâté.

232
Tenez, ajouta-t-il en présentant la lettre au marchand, si
vous voulez en prendre connaissance.
— Inutile, monsieur Rathery, complètement inutile ; tout
ce que je désirerais savoir, c’est à quelle époque vous aurez
de l’argent qui vous appartiendra ?
— Hélas ! monsieur Bonteint, qui peut prévoir l’avenir ?
Ce que vous me demandez, je voudrais le savoir moi-même.
— Cela étant, monsieur Rathery, vous ne trouverez pas
mauvais que j’aille de suite chez Parlanta le prévenir qu’il
continue les poursuites commencées contre vous.
— Vous êtes de mauvaise humeur, respectable monsieur
Bonteint : sur quelle rognure d’étoffe avez-vous donc
marché aujourd’hui ?
— De mauvaise humeur, monsieur Rathery, vous
conviendrez qu’on le serait à moins ; voilà trois ans que
vous me devez cet argent et que vous me remettez de mois
en mois, sur je ne sais quelle maladie épidémique que je ne
vois pas arriver ; vous êtes cause que j’ai tous les jours des
querelles avec Mme Bonteint, qui me reproche que je ne
sais pas me faire payer, et qui pousse quelquefois la vivacité
jusqu’à me traiter de ganache.
— Mme Bonteint est assurément une dame fort aimable ;
vous êtes heureux, monsieur Bonteint, d’avoir une telle
épouse, et je vous prie de lui faire, le plus tôt possible, mes
compliments.
— Je vous remercie, monsieur Rathery, mais ma femme
est, comme on dit, un peu grecque : elle aime mieux

233
l’argent que les compliments et elle dit que si vous aviez eu
affaire à mon confrère Grophez, il y a longtemps que vous
seriez à l’hôtel Boutron.
— Que diable aussi ! s’écria mon oncle, furieux de ce
que Bonteint ne voulait pas lâcher pied, c’est de votre faute
si je ne suis pas libéré envers vous ; tous vos confrères ont
été ou sont malades : Dutorrent a eu deux fluxions de
poitrine cette année ; Arthichaut, une fièvre putride ;
Sergifer a des rhumatismes ; Ratine a la diarrhée depuis six
mois. Vous, vous jouissez d’une santé parfaite, je n’ai pas
eu l’occasion de vous fournir une médecine, vous avez une
mine comme une de vos pièces de nankin, et Mme Bonteint
ressemble à une statuette de beurre frais. Voilà ce qui m’a
trompé, j’ai cru que vous seriez l’honneur de ma clientèle ;
si j’avais su alors ce que je sais, je ne vous aurais pas donné
ma pratique.
— Mais, monsieur Rathery, il me semble que ni
Mme Bonteint ni moi ne sommes obligés d’être malades
pour vous fournir les moyens de vous libérer.
— Et moi je vous déclare, monsieur Bonteint, que vous y
êtes moralement obligé. Comment feriez-vous pour payer
vos traites, vous, si vos clients ne portaient pas d’habits ?
Cette obstination à vous bien porter est un procédé
abominable ; c’est un guet-apens que vous m’avez tendu ;
vous devriez à l’heure qu’il est avoir sur mon registre une
note de 50 écus ; je vous déduis 130 francs 10 sous 6
deniers pour les maladies que vous auriez dû faire. Vous
conviendrez que je suis raisonnable. Vous êtes bien heureux

234
d’avoir à payer la médecine sans avoir eu recours au
médecin, et j’en sais plusieurs qui voudraient être à votre
place. Ainsi donc, si de 150 francs 10 sous 6 deniers, nous
retranchons 130 francs 10 sous 6 deniers, c’est 20 francs
que je vous redois ; si vous les voulez, les voilà ; je vous
conseille en ami de les prendre, vous ne retrouverez pas de
sitôt une pareille occasion.
— Comme acompte, dit M. Bonteint, je les prendrais
volontiers.
— Comme solde définitif de tout compte, reprit mon
oncle, et encore j’ai besoin de toute ma force d’âme pour
vous faire ce sacrifice. Je destinais cet argent à un déjeuner
de garçons ; j’avais même l’intention de vous y inviter,
quoique vous soyez père de famille.
— Voilà encore de vos mauvaises plaisanteries, monsieur
Rathery, jamais je n’ai pu obtenir que cela de vous ; vous
savez bien pourtant que j’ai contre vous une saisie en bonne
forme et que je pourrais faire exécuter de suite.
— Eh bien ! voilà précisément ce dont je me plains,
monsieur Bonteint, vous n’avez pas de confiance en vos
amis ; pourquoi vous faire des frais inutiles ? ne pouviez-
vous venir me trouver et me dire : – Monsieur Rathery, je
suis dans l’intention de vous faire saisir ? Je vous aurais
répondu : – Saisissez vous-même, monsieur Bonteint, vous
n’avez pas besoin d’huissier pour cela, je vais même vous
servir de recors, si cela peut vous être agréable ; et
d’ailleurs, il en est encore temps, saisissez-moi aujourd’hui,
saisissez-moi à l’instant même, ne vous gênez pas, tout ce
235
que j’ai est à votre disposition ; je vous permets
d’empaqueter, d’emballer et d’emporter ce qui vous
conviendra ici.
— Quoi, monsieur Rathery, vous seriez assez bon…
— Comment donc ! monsieur Bonteint, mais enchanté
d’être saisi par vos mains ; je vais même vous aider à me
saisir.
Mon oncle ouvrit alors une vieille masure de commode, à
laquelle pendaient encore à un clou quelques loques de
cuivre doré, et tirant deux ou trois vieux rubans de queue
d’un tiroir :
— Tenez, dit-il à M. Bonteint en les lui présentant, vous
ne perdrez pas tout ; ces objets ne compteront pas dans le
total, je vous les donne par-dessus le marché.
— Ouais ! répondit Monsieur Bonteint.
— Ce portefeuille en maroquin rouge que vous voyez,
c’est ma trousse.
Comme M. Bonteint allait mettre la main dessus :
— Tout beau ! dit Benjamin, la loi ne vous permet pas de
toucher là. Ce sont les outils de ma profession, et j’ai le
droit de les conserver.
— Pourtant… fit M. Bonteint.
— Voilà maintenant un tire-bouchon à manche d’ébène et
incrusté d’argent ; pour cet objet, ajouta-t-il en le mettant
dans sa poche, je le soustrais à mes créanciers, et d’ailleurs
j’en ai plus besoin que vous.

236
— Mais, répliqua M. Bonteint, si vous gardez tout ce
dont vous avez plus besoin que moi, je n’aurai pas besoin
de charrette pour emporter mon butin.
— Un instant, fit mon oncle, vous ne perdrez rien pour
attendre. Tenez, voilà sur cette planche de vieilles fioles à
médecine, dont quelques-unes sont fêlées ; je ne vous en
garantis pas l’intégrité ; je vous les abandonne avec toutes
les araignées qui sont dedans.
» Sur cette autre planche est un grand vautour empaillé ;
il ne vous coûtera que la peine de l’aller dénicher, et il
pourra très bien vous servir d’enseigne.
— Monsieur Rathery ! fit Bonteint.
— Ceci, c’est la perruque de noce de Machecourt, qui se
trouve là je ne sais comment. Je ne vous l’offre pas, parce
que je sais que vous ne portez encore qu’un faux toupet.
— Qu’en savez-vous, monsieur Rathery ? s’écria
Bonteint de plus en plus irrité.
— Voici dans ce bocal, poursuivit mon oncle avec un
sang-froid imperturbable, un ver solitaire que j’ai conservé
dans l’esprit de vin. Vous pourrez vous en faire des
jarretières à vous, à Mme Bonteint et à vos enfants. Je vous
ferai d’ailleurs observer qu’il serait dommage de mutiler ce
bel animal ; vous pourrez vous vanter d’avoir chez vous
l’être le plus long de la création, sans excepter l’immense
serpent boa. Vous le coterez du reste ce que vous voudrez.
— Décidément vous vous moquez de moi, monsieur
Rathery, tout cela n’a pas la moindre valeur.

237
— Je le sais bien, dit froidement mon oncle, aussi vous
n’avez pas de recors à payer. Tenez, voilà par exemple un
objet qui vaut à lui seul toute votre créance : c’est la pierre
que j’ai extraite, il y a deux ou trois ans, de la vessie de
M. le Maire ; vous pourrez la faire ciseler en forme de
tabatière ; quand on aura mis à l’entour un cercle d’or, et
qu’on y aura ajouté quelques pierres fines, ce sera un joli
cadeau à offrir à Mme Bonteint pour le jour de sa fête.
Bonteint furieux fit un pas vers la porte.
— Un instant, dit mon oncle, l’arrêtant par le pan de son
habit. Comme vous êtes pressé, monsieur Bonteint ! je ne
vous ai encore montré que la moindre partie de mes trésors.
Tenez, voici une vieille gravure représentant Hippocrate, le
père de la médecine ; je vous garantis la ressemblance ; plus
trois volumes dépareillés de la Gazette médicale, qui feront
vos délices pendant ces longues soirées d’hiver.
— Encore une fois, monsieur Rathery…
— Eh mon Dieu ! ne vous fâchez pas, papa Bonteint,
nous voici arrivés au plus précieux de mon mobilier.
Mon oncle ouvrit alors une vieille armoire et en tira deux
habits rouges qu’il jeta aux pieds de M. Bonteint et desquels
il s’échappa un nuage de poussière qui fit tousser le bon
négociant, avec un essaim d’araignées qui s’éparpillèrent
dans la dernière chambre.
— Tenez, lui dit-il, voilà les deux derniers habits que
vous m’avez vendus ! vous m’avez outrageusement trompé,
monsieur Fauxteint : ils se sont fanés dans l’espace d’un

238
matin, comme deux feuilles de roses, et ma chère sœur n’a
pu seulement les utiliser pour teindre des œufs de Pâques à
ses enfants. Vous mériteriez bien que je vous fisse
déduction de la couleur.
— Oh ! pour le coup, s’écria Bonteint, horripilé, voilà qui
est trop fort, jamais on ne s’est moqué plus insolemment
d’un créancier. Demain matin, vous aurez de mes nouvelles,
monsieur Rathery.
— Tant mieux, monsieur Bonteint, je serai toujours
charmé d’apprendre que vous êtes en bonne santé. À
propos, hé ! monsieur Bonteint, et vos rubans de queue que
vous oubliez !
Comme Bonteint sortait, entra l’avocat Page. Il trouva
mon oncle qui riait aux éclats.
— Qu’as-tu donc fait à Bonteint ? lui dit-il, je viens de le
rencontrer sur l’escalier, presque rouge de colère ; il était
dans une crise si violente d’exaspération qu’il ne m’a pas
salué en passant.
— Ce vieil imbécile, dit Benjamin, ne se fâche-t-il pas
contre moi parce que je n’ai pas d’argent ! Comme si cela
ne devait pas me contrarier plus que lui !
— Tu n’as pas d’argent, mon pauvre Benjamin ! tant pis,
deux fois tant pis, car je venais te proposer un marché d’or.
— Propose toujours, dit Benjamin.
— C’est le vicaire Djhiarcos qui veut se défaire d’un
quart de bourgogne dont une de ses béates lui a fait présent,
parce qu’il a un catarrhe et que le docteur Arnout l’a mis à
239
la tisane ; comme le régime sera long, il a peur que son vin
ne se gâte. Il destine cet argent à mettre dans ses meubles
une pauvre orpheline qui vient de perdre sa dernière tante.
Ainsi, en même temps qu’un bon marché, c’est une bonne
action que je te propose.
— Oui, dit Benjamin, mais sans argent, ce n’est pas
chose facile à faire qu’une bonne action ; les bonnes actions
sont chères et n’en fait pas qui veut. Cependant, quelle est
ton opinion sur le vin ?
— Exquis, dit Page, faisant claquer sa langue contre son
palais ; il m’en a fait goûter ; c’est du beaune de première
qualité.
— Et combien le vertueux Djhiarcos en veut-il ?
— Vingt-cinq francs, dit Page.
— Je n’ai que vingt francs ; s’il veut le donner pour vingt
francs, c’est un marché conclu. Alors nous goûterions à
crédit.
— C’est vingt-cinq francs à prendre ou à laisser. Vingt-
cinq francs pour retirer une pauvre orpheline de la misère et
la préserver du vice, tu conviendras que cela n’est pas trop.
— Mais si tu avais cinq francs, toi, Page, reprit mon
oncle, nous l’achèterions à nous deux.
— Hélas ! dit Page, il y a bien quinze jours que je n’ai vu
un pauvre écu de six francs. Je crois que le numéraire a peur
de M. de Calonne ; il se retire…

240
— Ce n’est toujours pas chez les médecins, dit mon
oncle. Ainsi, il ne faut plus penser à ton quartaut.
Pour toute réponse, Page poussa un gros soupir.
En ce moment arriva ma grand’mère, portant comme un
Enfant-Jésus, un gros rouleau de toile entre ses bras. Elle
posa sa toile avec enthousiasme sur les genoux de mon
oncle.
— Tiens, Benjamin, lui dit-elle, je viens de faire un
superbe marché ; j’ai avisé cette toile ce matin en faisant un
tour de foire. Tu as besoin de chemises et j’ai jugé qu’elle te
convenait. Mme Avril en donnait soixante-quinze francs ;
elle a laissé partir le marchand, mais j’ai bien vu à la
manière dont elle le reluquait qu’elle avait l’intention de le
rappeler. Voyons votre toile, ai-je dit de suite au paysan. Je
lui ai donné quatre-vingts francs ; je ne croyais pas qu’il me
la laisserait pour le prix ; la toile vaut cent vingt francs
comme un liard, et Mme Avril est furieuse contre moi de ce
que je suis allée sur son marché.
— Et cette toile, s’écria mon oncle, vous l’avez achetée,
achetée ?
— Achetée, dit ma grand’mère, qui ne concevait rien à
l’exaspération de Benjamin. Il n’y a plus moyen de s’en
dédire, le paysan est en bas qui attend son argent.
— Eh bien ! allez-vous-en au diable ! s’écria Benjamin
en jetant le rouleau par la chambre, vous et… c’est-à-dire,
pardon, ma chère sœur, pardon, non ; n’allez pas au diable,

241
c’est trop loin, mais allez reporter votre toile au marchand ;
je n’ai pas d’argent pour la payer.
— Et l’argent que tu as reçu ce matin de
M. de Cambyse ? fit ma grand’mère.
— Mon Dieu, cet argent n’est pas à moi, M. de Cambyse
me l’a donné de trop.
— Comment, de trop ? reprit ma grand’mère, regardant
Benjamin avec des yeux ébahis.
— Eh bien ! oui, de trop, ma sœur, de trop, entendez-
vous, de trop ; il m’envoie cinquante écus pour une
opération de vingt francs ; comprenez-vous à cette heure ?
— Et tu es assez niais pour lui renvoyer son argent ? Si
mon mari m’avait fait un pareil tour !…
— Oui, j’ai été assez niais pour cela ; que voulez-vous,
tout le monde ne peut pas avoir l’esprit que vous exigez de
Machecourt ; j’ai été assez niais pour cela et je ne m’en
repens pas ; je ne veux pas me faire charlatan pour vous
plaire. Mon Dieu ! Mon Dieu ! qu’on a de peine ici-bas
pour rester honnête homme ! vos plus proches et vos plus
chers sont pourtant les premiers à vous induire en tentation.
— Mais, malheureux, tu manques de tout, tu n’as plus
une paire de bas de soie qui soit mettable, et tandis que je
raccommode tes chemises d’un côté, elles tombent en
loques de l’autre.
— Et parce que mes chemises tombent en loques d’un
côté pendant que vous les raccommodez de l’autre, il faut
que je manque à la probité, n’est-ce pas, ma chère sœur ?
242
— Mais, tes créanciers, quand les paieras-tu ?
— Quand j’aurai de l’argent, voilà tout ; je défie le plus
riche de faire mieux.
— Et le marchand de toile, que lui dirai-je ?
— Dites-lui tout ce que vous voudrez ; dites-lui que je ne
porte pas de chemises, ou que j’en ai trois cents douzaines
dans mes armoires ; il choisira celle de ces deux raisons qui
lui conviendra le mieux.
— Va, mon pauvre Benjamin, dit ma grand’mère en
emportant sa toile, avec ton esprit tu ne seras jamais qu’un
imbécile.
— Au fait, dit Page, quand ma grand’mère fut au bas de
l’escalier, ta chère sœur a raison, tu pousses la probité
jusqu’à la niaiserie.
Mon oncle se leva avec vivacité, et serrant le bras de
l’avocat dans sa main de fer à le faire crier :
— Page, lui dit-il, ceci n’est pas simplement de la
probité, c’est un noble et légitime orgueil ; c’est du respect,
non seulement pour moi-même, mais encore pour notre
pauvre caste opprimée. Veux-tu que je laisse dire à ce
hobereau qu’il m’a offert une espèce de pourboire, et que je
l’ai accepté ? qu’ils nous renvoient, eux dont l’écusson
n’est qu’une plaque de mendiant, ce reproche de mendicité
que nous leur avons si souvent adressé ? que nous leur
donnions le droit de proclamer que, nous aussi, nous
recevons l’aumône quand on veut bien nous la faire ?
Écoute, Page, tu sais si j’aime le bourgogne ; tu sais aussi,

243
d’après ce que vient de dire ma chère sœur, si j’ai besoin de
chemises ; mais pour tous les vignobles de la Côte-d’Or et
toutes les chenevières des Pays-Bas, je ne voudrais pas qu’il
y eût dans le baillage un regard devant lequel le mien dût
s’abaisser. Non, je ne garderai pas cet argent, quand il me le
faudrait pour racheter ma vie. C’est à nous, hommes de
cœur et d’instruction, à faire honneur à ce peuple au milieu
duquel nous sommes nés ; il faut qu’il apprenne par nous
qu’il n’est pas besoin d’être noble pour être homme, qu’il se
relève par l’estime de lui-même de l’abaissement où il est
descendu, et qu’il dise enfin à cette poignée de tyrans qui
l’oppriment : Nous valons autant que vous, et nous sommes
plus nombreux que vous ; pourquoi continuerions-nous à
être vos esclaves, et pourquoi voudriez-vous rester nos
maîtres ? Oh ! Page, puissé-je voir ce jour et boire de la
piquette le reste de ma vie !
— Voilà qui est bel et bon, dit Page, mais tout cela ne
nous donne pas de bourgogne.
— Sois tranquille, ivrogne, tu n’y perdras rien ;
dimanche, je vous donne à goûter à tous, avec ces vingt
francs que j’ai retirés du gosier de M. de Cambyse, et au
dessert je vous raconterai leur histoire. Je vais écrire de
suite à M. Minxit. Je ne puis avoir Arthus, attendu que je
n’ai que vingt francs à dépenser, ou bien il faudrait qu’il
voulût dîner copieusement ce jour-là ; mais si tu rencontres
avant moi Rapin, Parlanta et les autres, préviens-les afin
qu’ils ne s’engagent pas ailleurs.

244
Je dois dire de suite que ce goûter fut ajourné à huitaine,
parce que M. Minxit ne put se trouver au rendez-vous ; puis
indéfiniment remis, parce que mon oncle fut obligé de se
séparer de ses deux pistoles.

245
XII

Comment mon oncle appendit


M. Susurrans à un crochet de sa
cuisine

Voyez comme les fleurs sont merveilleusement


fécondes ; elles jettent autour d’elles leurs graines comme
une pluie ; elles les abandonnent au vent comme une
poussière ; elles les envoient, ainsi que ces aumônes qui
montent jusqu’aux noirs galetas, sur la cime des rocs
désolés, entre les vieilles pierres des murailles fêlées, au
milieu des ruines qui tombent et pendent, sans s’inquiéter si
elles trouveront une pincée de terre qui les féconde, une
goutte de pluie que suce leur racine, et après un rayon pour
les faire croître, un autre rayon pour les peindre. Les brises
du printemps qui s’en va emportent les derniers parfums de
la prairie ; voilà la terre toute jonchée de feuilles qui se
fanent ; mais quand les brises d’automne passeront,

246
secouant sur la campagne leurs ailes humides, une autre
génération de fleurs aura revêtu la terre d’une robe neuve,
leur faible parfum sera le dernier souffle de l’année qui se
meurt et qui en mourant nous sourit encore.
Sous tous les rapports, les femmes ressemblent à des
fleurs ; mais sous celui de la fécondité, elles n’ont aucune
ressemblance avec elles ; la plupart des femmes, les
femmes comme il faut surtout, et je vous prie, prolétaires
mes amis et mes frères, de croire que c’est seulement pour
me conformer à l’usage que je me sers de cette expression,
car, pour moi, la femme la plus comme il faut, c’est la plus
aimable et la plus jolie ; les femmes comme il faut, donc, ne
produisent plus ; ces dames sont mères de famille le moins
possible ; elles se font stériles par économie. Quand la
femme du greffier a fait son petit greffier, la femme du
notaire son petit notaire, elles se croient quittes envers le
genre humain, et elles abdiquent. Napoléon, qui aimait
beaucoup les conscrits, disait que la femme qu’il aimait le
plus était celle qui faisait le plus d’enfants. Napoléon en
parlait bien à son aise, lui qui avait à donner à ses fils des
royaumes au lieu de domaines !… Le fait est que les enfants
sont fort chers, et que cette dépense n’est pas à la portée de
tout le monde ; le pauvre seul peut se permettre le luxe
d’une nombreuse famille. Savez-vous que les mois de
nourrice d’un enfant coûtent seuls presque un cachemire ?
Puis, le poupon grandit vite, arrivent les notes boursouflées
du maître de pension et les mémoires du cordonnier et du
tailleur ; enfin, le bambin d’aujourd’hui demain se fera

247
homme, les moustaches lui poussent, et le voilà bachelier-
ès-lettres. Alors vous ne savez plus qu’en faire. Pour vous
débarrasser de lui, vous lui achetez une belle profession ;
mais vous ne tardez pas à vous apercevoir, aux traites qu’on
tire sur vous aux quatre coins de la ville, que cette
profession ne rapporte à votre docteur que des invitations et
des cartes de visite ; il faut que vous l’entreteniez, jusqu’à
trente ans et au-delà, de gants glacés, de cigares de la
Havane et de maîtresses. Vous conviendrez que cela est fort
désagréable. Allez, s’il y avait un tour pour les jeunes gens
de vingt ans, comme il y en a un, ou plutôt comme il n’y en
a plus pour les petits enfants, je vous assure que l’hospice
aurait presse !
Mais, dans le siècle de mon oncle Benjamin, les choses
allaient tout autrement : c’était l’âge d’or des accoucheurs
et des sage-femmes. Les femmes s’abandonnaient sans
inquiétude et sans arrière-pensée à leurs instincts ; riches ou
pauvres, elles faisaient toutes des enfants, et même celles
qui n’avaient pas le droit d’en faire. Mais, ces enfants, on
savait alors où les mettre ; la concurrence, cette ogresse aux
crocs d’acier qui dévore tant de petites gens, n’était pas
encore arrivée. Tout le monde trouvait place au beau soleil
de la France, et dans chaque profession on avait ses coudées
libres. Les emplois s’offraient d’eux-mêmes, comme le fruit
qui pend à la branche, aux hommes capables de les remplir,
et les sots eux-mêmes trouvaient à se caser, chacun selon la
spécialité de sa sottise ; la gloire était aussi facile, aussi
bonne fille que la fortune ; il fallait deux fois moins d’esprit

248
qu’à présent pour être homme de lettres, et avec une
douzaine d’alexandrins on était poète. Ce que j’en dis, ce
n’est pas que je regrette cette fécondité aveugle de l’ancien
régime, qui produisait comme une machine sans savoir ce
qu’elle faisait : je me trouve bien assez de voisins comme
cela ; je voulais seulement vous faire comprendre comment,
à l’époque dont je parle, ma grand’mère, quoiqu’elle n’eût
pas encore trente ans, en était déjà à son septième enfant.
Ma grand’mère donc en était à son septième enfant.
Mon oncle voulait absolument que sa chère sœur assistât
à sa noce, et il avait fait consentir M. Minxit à remettre le
mariage après les relevailles de ma grand’mère. Le
trousseau du nouvel arrivant était tout fait, tout blanc, tout
festonné, et de jour en jour on attendait son entrée dans
l’existence. Les six autres enfants étaient tous vivants, tous
enchantés d’être au monde. Il manquait bien quelquefois à
l’un une paire de sabots, à l’autre une casquette, tantôt
celui-ci était percé au coude, et tantôt celui-là au talon, mais
le pain quotidien abondait ; tous les dimanches ils avaient
leur chemise blanche et repassée ; somme toute, ils se
portaient à merveille et fleurissaient dans leurs guenilles.
Mon père, cependant, qui était l’aîné, était le plus beau et
le mieux nippé des six : cela tenait peut-être à ce que mon
oncle Benjamin lui repassait ses vieilles culottes courtes, et
que pour en faire à Gaspard des pantalons, il n’y avait
presque rien à y changer, que souvent même on n’y
changeait rien du tout. Par la protection du cousin
Guillaumot, qui était sacristain, il avait été promu à la

249
dignité d’enfant de chœur, et, je le dis avec orgueil, il était
un des meilleurs enfants de chœur du diocèse ; s’il eût
persisté dans la carrière que le cousin Guillaumot lui avait
ouverte, au lieu d’un beau lieutenant de pompiers qu’il est
aujourd’hui, il eût fait un curé magnifique. Il est vrai que je
dormirais encore dans le néant, comme dit ce bon
M. de Lamartine qui dort lui-même quelquefois ; mais le
sommeil est une excellente chose, et puis vivre pour être
rédacteur d’un journal de province et être l’antagoniste du
bureau de l’esprit public, cela vaut-il la peine de vivre ?
Quoi qu’il en soit, mon père devait à ses fonctions de
lévite l’avantage d’avoir un superbe habit bleu de ciel. Voici
comment cette bonne fortune lui était arrivée : la bannière
de saint-Martin, patron de Clamecy, avait été mise à la
réforme ; ma grand’mère, avec ce coup d’œil d’aigle que
vous lui connaissez, avait découvert que dans cette étoffe
bénite il y avait de quoi faire à son aîné une veste et un
pantalon, et elle s’était fait adjuger à vil prix, par la
fabrique, la bannière révoquée. Le saint était peint au beau
milieu ; l’artiste l’avait représenté au moment où il coupe
avec son sabre un pan de son manteau pour en couvrir la
nudité d’un mendiant ; mais ce n’était pas là un obstacle
sérieux au projet de ma grand’mère. L’étoffe avait été
retournée, et saint Martin avait été mis à l’envers, ce qui, du
reste, était bien égal au bienheureux.
L’habit avait été mené à bonne fin par une couturière de
la rue des Moulins. Il serait allé à mon oncle Benjamin tout
aussi bien peut-être qu’à mon père ; mais ma grand’mère

250
l’avait fait faire de telle sorte qu’après avoir été usé une
première fois par l’aîné, il pût l’être une seconde fois par le
cadet. Mon père se carra dans son habit bleu de ciel, je crois
même qu’il avait contribué de ses appointements à en payer
la façon. Mais il ne tarda pas à s’apercevoir qu’une
magnifique parure est souvent un cilice. Benjamin, pour
lequel il n’y avait rien de sacré, l’avait surnommé le patron
de Clamecy. Ce sobriquet, les enfants l’avaient ramassé, et
il avait valu à mon père bien des horions. Plus d’une fois, il
lui était arrivé de rentrer à la maison avec un revers de
l’habit bleu de ciel dans sa poche. Saint Martin était devenu
son ennemi personnel. Souvent vous l’eussiez vu au pied de
l’autel plongé dans une sombre méditation. Or, à quoi
rêvait-il ? au moyen de se débarrasser de son habit ; et un
jour, au Dominus vobiscum du desservant, il répondit,
croyant parler à sa mère :
— Je vous dis que je ne porterai plus votre habit bleu de
ciel !
Mon père était dans cette disposition d’esprit, lorsque le
dimanche après la grand’messe, mon oncle ayant à faire une
visite au Val-des-Rosiers, lui proposa de l’accompagner.
Gaspard, qui aimait mieux jouer au bouchon sur la
promenade que de servir d’aide à mon oncle, répondit qu’il
ne le pouvait pas, parce qu’il avait un baptême à faire.
— Cela n’empêche pas, dit Benjamin ; un autre le fera à
ta place.
— Oui, mais il faut que j’aille au catéchisme à une heure.

251
— Je croyais que tu avais fait ta première communion ?
— C’est-à-dire que j’ai été tout près de la faire. C’est
vous qui m’en avez empêché en me faisant griser la veille
de la cérémonie.
— Et pourquoi te grisais-tu ?
— Parce que vous étiez gris vous-même, et que vous
m’avez menacé de me battre du plat de votre épée si je ne
me grisais pas.
— J’ai eu tort, dit Benjamin ; mais c’est égal, tu ne
risques rien de venir avec moi, je n’en ai que pour un
moment ; nous serons revenus avant le catéchisme.
— Comptez là-dessus, répondit Gaspard ; où un autre
n’en aurait que pour une heure, vous en avez, vous, pour
une demi-journée. Vous vous arrêtez à tous les bouchons ;
et M. le curé m’a défendu d’aller avec vous, parce que vous
me donnez de mauvais exemples.
— Eh bien ! pieux Gaspard, si vous refusez de venir avec
moi, je ne vous inviterai pas à ma noce ; si, au contraire,
vous m’accordez cette faveur, je vous donnerai une pièce de
douze sous.
— Donnez-la-moi tout de suite, dit Gaspard.
— Et pourquoi la veux-tu de suite, polisson ? est-ce que
tu te défies de ma parole ?
— Non, mais c’est que je ne me soucie pas d’être votre
créancier. J’ai entendu dire dans la ville que vous ne payez

252
personne et qu’on ne peut pas vous faire saisir parce que
votre mobilier ne vaut pas trente sous.
— Bien parlé, Gaspard, dit mon oncle ; tiens, voilà
quinze sous, et va prévenir ma chère sœur que je t’emmène.
Ma grand’mère s’avança jusque sur le seuil de la porte
pour recommander à Gaspard d’avoir bien soin de son
habit, car, disait-elle, il fallait qu’il lui servît pour la noce de
son oncle.
— Vous moquez-vous ? dit Benjamin ; est-il besoin de
recommander sa bannière à un enfant de chœur français ?
— Mon oncle, dit Gaspard, avant de nous mettre en
route, je vous préviens d’une chose, c’est que si vous
m’appelez encore porte-bannière, oiseau bleu ou patron de
Clamecy, je me sauve avec vos quinze sous et je retourne
jouer au bouchon.
À l’entrée du hameau, mon oncle rencontra
M. Susurrans, épicier, tout petit, tout menu, mais fait,
comme la poudre, de charbon et de salpêtre. M. Susurrans
avait une espèce de métairie au Val-des-Rosiers ; il s’en
revenait à Clamecy, portant sous son bras un toulon qu’il
espérait bien faire entrer en fraude, et au bout de sa canne
une paire de chapons que Mme Susurrans attendait pour les
mettre à la broche. M. Susurrans connaissait mon oncle et il
l’estimait, car Benjamin achetait chez lui le sucre dont il
édulcorait ses drogues, et la poudre qu’il mettait dans sa
queue. M. Susurrans, donc, lui proposa de venir à la ferme
se rafraîchir. Mon oncle, pour lequel la soif était un état

253
normal, accepta sans cérémonie. L’épicier et son client
s’étaient établis au coin du feu, chacun sur un escabeau : ils
avaient mis le toulon entre eux deux ; mais ils ne se
laissaient pas aigrir à sa place, et quand il n’était pas dans
les bras de l’un, il était aux lèvres de l’autre.
— L’appétit vient aussi bien en buvant qu’en mangeant :
si nous mangions les poulets ? dit M. Susurrans.
— En effet, répondit mon oncle, cela vous épargnera la
peine de les emporter, et je ne conçois pas comment vous
avez pu vous charger de cette corvée.
— Et à quelle sauce les mangerons-nous ?
— À la plus tôt faite, dit Benjamin, et voici un excellent
feu pour les faire rôtir.
— Oui, dit M. Susurrans, mais il n’y a ici de batterie de
cuisine que tout juste pour faire une soupe à l’oignon : nous
n’avons pas de broche.
Benjamin, comme tous les grands hommes, n’était jamais
pris au dépourvu par les circonstances.
— Il ne sera pas dit, répondit-il, que deux hommes
d’esprit comme nous n’aient pu manger une volaille rôtie
faute de broche. Si vous m’en croyez, nous embrocherons
nos poulets avec la lame de mon épée et Gaspard que voilà
la tournera par la garde.
Vous n’auriez jamais pensé à cet expédient, vous, ami
lecteur, mais aussi mon oncle avait assez d’imagination
pour faire dix romanciers de notre époque.

254
Gaspard, qui ne mangeait pas souvent de poulet, se mit
joyeusement à la besogne ; au bout d’une heure les poulets
étaient rôtis à point. On retourna un cuvier à lessive et on le
traîna auprès du feu ; le couvert fut dressé dessus, et, sans
sortir de leur place, les convives se trouvèrent à table. Les
verres manquaient ; mais le toulon ne chômait pas pour
cela ; on buvait par la bonde comme au temps d’Homère ;
cela n’était pas commode, mais tel était le caractère stoïque
de mon oncle qu’il aimait mieux boire ainsi le bon vin que
de la piquette dans des verres de cristal. Malgré les
difficultés de toute espèce que présentait l’opération, les
poulets furent bientôt expédiés. Depuis longtemps les
infortunés volatiles n’étaient plus qu’une carcasse dénudée,
et cependant les deux amis buvaient toujours. M. Susurrans,
qui n’était, ainsi que nous vous l’avons dit, qu’un tout petit
homme, dont l’estomac et le cerveau se touchaient presque,
était ivre autant qu’on peut l’être ; mais Benjamin, le grand
Benjamin, avait conservé la majeure partie de sa raison, et il
prenait en pitié son faible adversaire ; pour Gaspard, auquel
on avait passé quelquefois le toulon, il alla un peu au delà
des limites de la tempérance, le respect filial ne me permet
pas de me servir d’une autre expression.
Telle était la situation morale des convives lorsqu’ils
quittèrent le cuvier. Il était alors quatre heures, et ils se
disposaient à se mettre en route. M. Susurrans, qui se
souvenait très bien qu’il devait apporter des poulets à sa
femme, les cherchait pour les remettre au bout de sa canne ;
il demanda à mon oncle s’il ne les avait point vus.

255
— Vos poulets, dit Benjamin, plaisantez-vous ? vous
venez de les manger.
— Oui, vieux fou, ajouta Gaspard, vous les avez
mangés ; ils étaient embrochés à l’épée de mon oncle, et
c’est moi qui ai tourné la broche.
— Cela n’est pas vrai, s’écria M. Susurrans, car si j’avais
mangé mes poulets je n’aurais plus faim, et je me sens un
appétit à dévorer un loup.
— Je ne dis pas le contraire, répondit mon oncle ; mais
toujours est-il que vous venez de manger vos poulets.
Tenez, si vous en doutez, en voilà les deux carcasses ; vous
pouvez les mettre au bout de votre canne si cela vous
convient.
— Tu en as menti, Benjamin, je ne reconnais point là les
carcasses de mes poulets ; c’est toi qui me les as pris, et tu
vas me les rendre.
— Eh bien ! soit, dit mon oncle, envoyez-les chercher
demain à la maison et je vous les rendrai.
— Tu vas me les rendre de suite, dit M. Susurrans
s’élevant sur la pointe des pieds pour mettre le poing sous la
gorge de mon oncle.
— Ah ! papa Susurrans, dit Benjamin, si vous plaisantez,
je vous préviens que c’est pousser trop loin la plaisanterie,
et…
— Non, malheureux, je ne plaisante pas, fit M. Susurrans
se plaçant devant la porte, et vous ne sortirez pas d’ici, ni
toi ni ton neveu, que vous ne m’ayez rendu mes poulets.
256
— Mon oncle, dit Gaspard, voulez-vous que je passe la
jambe à ce vieil imbécile ?
— Inutile, Gaspard, inutile, mon ami, dit Benjamin ; tu es
un homme d’église, toi, et il ne te convient pas d’intervenir
dans une querelle. Ah çà ! ajouta-t-il, une fois, deux fois,
monsieur Susurrans, voulez-vous nous laisser sortir ?
— Quand vous m’aurez rendu mes poulets, répondit
M. Susurrans faisant demi-tour à gauche et présentant le
bout de sa canne à mon oncle comme si c’eût été une
baïonnette.
Benjamin abaissa la canne de sa main, et, prenant le petit
homme par le milieu du corps, il l’accrocha par la ceinture
de sa culotte à un morceau de fer qui était au-dessus de la
porte et auquel on suspendait la batterie de cuisine.
Susurrans, assimilé à un poêlon, se démenait comme un
scarabée attaché par une épingle à une tapisserie. Il hurlait
et gesticulait, criant tantôt au feu, tantôt à l’assassin.
Mon oncle avisa un almanach de Liège qui était sur la
cheminée :
— Tenez, dit-il, monsieur Susurrans, l’étude, a écrit
Cicéron, est une consolation dans toutes les situations de la
vie ; amusez-vous à étudier jusqu’à ce qu’on soit venu vous
dépendre ; car, pour moi, je n’ai pas le temps de faire
conversation avec vous, et j’ai l’honneur de vous souhaiter
le bonsoir.
À vingt pas de là mon oncle rencontra le fermier qui
accourait et qui lui demanda pourquoi son maître criait au

257
feu et à l’assassin.
— C’est probablement que la maison brûle et qu’on
assassine votre maître, répondit tranquillement mon oncle :
et, sifflant Gaspard qui était resté en arrière, il continua son
chemin.
Le temps s’était radouci ; le ciel, auparavant
resplendissant, était devenu d’un blanc mat et sale, comme
un plafond de gypse qui n’est pas encore sec. Il tombait une
petite pluie, fine, dense, acérée, qui ruisselait en gouttelettes
le long des rameaux dépouillés, et faisait pleurer les arbres
et les buissons.
Le chapeau de mon oncle s’imbiba comme une éponge
de cette pluie, et bientôt ses deux cornes devinrent deux
gouttières qui lui versaient une eau noire sur les épaules.
Benjamin, inquiet pour son habit, le retourna, et, se
ressouvenant de la recommandation de sa sœur, il ordonna à
Gaspard d’en faire autant. Celui-ci, sans penser à Saint
Martin, se conforma à l’injonction de mon oncle.
À quelque distance de là, Benjamin et Gaspard
rencontrèrent une troupe de paysans qui revenaient de
vêpres. À la vue du saint qui se trouvait sur l’habit de
Gaspard, la tête en bas et son cheval les quatre fers en l’air
comme s’il fût tombé du ciel, les rustres poussèrent d’abord
de grands éclats de rire, et bientôt ils en vinrent aux huées.
Vous connaissez assez mon oncle pour croire qu’il ne se
laissa pas impunément bafouer par cette canaille. Il tira son
épée ; Gaspard, de son côté, s’arma de pierres, et, emporté
par son ardeur, il s’avança à l’avant-garde. Mon oncle
258
s’aperçut alors que Saint Martin avait tous les torts dans
cette affaire, et il fut pris d’une telle envie de rire que, pour
ne point tomber, il fut obligé de s’appuyer sur son épée.
— Gaspard, s’écriait-il d’une voix étouffée, patron de
Clamecy, ton saint qui est à l’envers, le casque de ton saint
qui va tomber.
Gaspard, comprenant qu’il était l’objet de toute cette
risée, ne put supporter cette humiliation ; il ôta son habit, le
jeta à terre et le foula aux pieds. Quand mon oncle eut
achevé de rire, il voulut le forcer à le ramasser et à le
remettre ; mais Gaspard se sauva à travers les champs et ne
reparut plus. Benjamin releva piteusement l’habit et le mit
au bout de son épée. Sur ces entrefaites, arriva
M. Susurrans ; il était un peu dégrisé, et il se ressouvenait
très distinctement qu’il avait mangé ses poulets ; mais il
avait perdu son tricorne. Benjamin, que les vivacités du
petit homme réjouissaient beaucoup, et qui voulait, comme
nous dirions, nous autres professeurs, gens de bas lieux et
de mauvais ton, le faire monter à l’échelle, lui soutint qu’il
l’avait mangé ; mais la force musculaire de Benjamin en
imposait tellement à Susurrans, qu’il refusa tout net de se
fâcher ; il poussa même l’esprit de contrariété jusqu’à faire
des excuses à mon oncle.
Benjamin et M. Susurrans s’en revinrent ensemble à
Clamecy. Vers le milieu du faubourg, ils rencontrèrent
l’avocat Page.
— Où vas-tu ainsi ? dit celui-ci à mon oncle.

259
— Eh parbleu, tu t’en doutes bien, je vais dîner chez ma
chère sœur.
— Ce n’est pas du tout cela, fit Page, tu t’en vas dîner
avec moi à l’hôtel du Dauphin.
— Et si j’acceptais, à quelle circonstance devrais-je donc
cet avantage ?
— Je vais t’expliquer cela en deux mots : c’est un riche
marchand de bois de Paris auquel j’ai gagné une importante
affaire et qui m’a invité à dîner avec son procureur qu’il ne
connaît pas. Nous sommes dans le carnaval ; j’ai décidé que
ce serait toi qui serais son procureur, et j’allais au-devant de
toi pour t’en prévenir. C’est une aventure digne de nous,
Benjamin, et je n’ai pas sans doute présumé de ton génie en
espérant que tu y prendrais un rôle.
— C’est, en effet, dit Benjamin, une partie de masques
fort bien conçue. Mais je ne sais, ajouta-t-il en riant, si
l’honneur et la délicatesse me permettent de faire le
personnage de procureur.
— À table, dit Page, le plus honnête homme est celui qui
vide le plus consciencieusement son verre.
— Oui, mais si ton marchand de bois me parle de son
affaire ?
— Je répondrai pour toi.
— Et si demain il lui prend fantaisie de rendre visite à
son procureur ?
— C’est chez toi que je le conduirai.

260
— Tout cela c’est très bien, mais je n’ai pas, j’ose du
moins m’en flatter, l’effigie d’un procureur.
— Tu la prendras, tu as bien déjà su te faire passer pour
le Juif-Errant.
— Et mon habit rouge ?
— Notre homme est un badaud de Paris, nous lui ferons
croire que tels sont en province les insignes des procureurs.
— Et mon épée ?
— S’il la remarque, tu lui diras que c’est avec cela que tu
tailles tes plumes.
— Mais quel est donc son procureur, à ton marchand de
bois ?
— C’est Dulciter. Aurais-tu l’inhumanité de me laisser
dîner avec Dulciter ?
— Je sais bien que Dulciter n’est pas amusant ; mais s’il
sait que j’ai dîné pour lui, il m’attaquera en restitution.
— Je plaiderai pour toi ; allons, viens, je suis sûr que le
dîner est servi ; mais à propos, notre amphitryon m’a
recommandé d’amener avec moi le premier clerc de
Dulciter ; où diable vais-je pêcher un clerc de Dulciter ?
Benjamin se mit à éclater d’un rire fou.
— Oh ! s’écria-t-il en frappant entre ses mains, j’ai ton
affaire ! tiens, ajouta-t-il en mettant sa main sur l’épaule de
M. Susurrans, voilà ton clerc.
— Fi donc ! dit Page, un épicier !…

261
— Qu’est-ce que cela fait ?
— Il sent le gruyère.
— Tu n’es pas gourmet, Page ; il sent la chandelle.
— Mais il a soixante ans.
— Nous le présenterons comme le doyen de la basoche.
— Vous êtes des drôles et des polissons ! dit
M. Susurrans, en revenant à son caractère impétueux ; je ne
suis pas un bandit, moi, un coureur de cabarets.
— Non, interrompit mon oncle, il s’enivre seul dans sa
cave.
— C’est possible, monsieur Rathery, mais je ne m’enivre
pas toujours aux dépens des autres, et je ne veux pas
prendre part aux flibusteries.
— Il faut pourtant, dit mon oncle, que vous y preniez part
ce soir, sinon je dis partout où je vous ai accroché.
— Et où l’as-tu donc accroché ? fit Page.
— Imagine, dit Benjamin…
— Monsieur Rathery !… s’écria Susurrans mettant un
doigt sur sa bouche…
— Eh bien ! consentez-vous à venir avec nous ?
— Mais, monsieur Rathery, considérez que ma femme
m’attend ; on me croira mort, assassiné, on me cherchera
sur la route du Val-des-Rosiers.
— Tant mieux, on trouvera peut-être votre tricorne.

262
— Monsieur Rathery, mon bon monsieur Rathery ! fit
Susurrans joignant les mains.
— Allons donc, dit mon oncle, ne faites donc pas
l’enfant ! vous me devez une réparation, et moi je vous dois
un dîner ; d’un seul coup nous nous acquittons ensemble.
— Souffrez au moins que j’aille prévenir ma femme.
— Non pas, dit Benjamin en se plaçant entre lui et Page ;
je connais Mme Susurrans pour l’avoir vue à son comptoir.
Elle vous enfermerait chez vous à double tour, et je ne veux
pas que vous nous échappiez ; je ne vous donnerais pas
pour dix pistoles.
— Et mon toulon, dit Susurrans, qu’en vais-je faire à
présent que je suis clerc de procureur ?
— C’est vrai, dit Benjamin, vous ne pouvez vous
présenter à notre client avec un toulon.
Ils étaient alors au milieu du pont de Beuvron, mon oncle
prit le toulon des mains de Susurrans et le jeta à la rivière.
— Coquin de Rathery ! scélérat de Rathery ! s’écria
Susurrans, tu me paieras mon toulon ; il m’a coûté six
livres, à moi ; mais toi, tu sauras ce qu’il te coûtera.
— Monsieur Susurrans, dit Benjamin prenant une pose
majestueuse, imitons le sage qui disait : Omnia mecum
porto, c’est-à-dire : tout ce qui me gêne, je le jette à la
rivière. Tenez, voilà au bout de cette épée un habit
magnifique, l’habit des dimanches de mon neveu ; un habit
qui pourrait figurer dans un musée et qui a coûté, de façon
seulement, trente fois autant que votre misérable toulon. Eh
263
bien ! moi je le sacrifie sans le moindre regret ; jetez-le par-
dessus le pont, et nous serons quittes.
Comme M. Susurrans n’en voulait rien faire, Benjamin
lança l’habit par-dessus le pont, et, prenant le bras de Page
et celui de Susurrans :
— Maintenant, dit-il, marchons ; on peut lever le rideau,
nous sommes prêts à entrer en scène.
Mais l’homme propose et Dieu dispose ; en montant les
escaliers de Vieille-Rome, ils se trouvèrent face à face avec
Mme Susurrans. Celle-ci ne voyant pas revenir son mari,
allait au-devant de lui avec une lanterne.
Lorsqu’elle le vit entre mon oncle et l’avocat Page, qui
avaient tous deux une réputation suspecte, son inquiétude fit
place à la colère.
— Enfin, monsieur, vous voilà ! s’écria-t-elle, c’est
vraiment heureux ; j’ai cru que vous n’arriveriez pas ce
soir ; vous menez là une jolie vie, et vous donnez un bel
exemple à votre fils.
Puis, parcourant son mari d’un coup d’œil rapide, elle
s’aperçut combien il était incomplet.
— Et vos poulets, monsieur ! et ton chapeau, misérable !
et ton toulon, ivrogne ! qu’en as-tu fait !
— Madame, répondit gravement Benjamin, les poulets
nous les avons mangés ; pour le tricorne, il a eu le malheur
de le perdre en route.

264
— Comment ! le monstre a perdu son tricorne ! un
tricorne tout frais retapé !
— Oui, madame, il l’a perdu, et vous êtes bien heureuse,
dans la position où il était, qu’il n’ait pas aussi perdu sa
perruque ; quant au toulon, on le lui a saisi à l’octroi, et la
régie lui a déclaré procès-verbal.
Comme Page ne pouvait s’empêcher de rire :
— Je vois ce que c’est, dit Mme Susurrans ; c’est vous
qui avez débauché mon mari, et par-dessus le marché vous
nous plaisantez. Vous feriez bien mieux de vous occuper de
vos malades et de payer vos dettes, monsieur Rathery !
— Est-ce que je vous dois quelque chose, madame ?
répondit fièrement mon oncle.
— Oui, ma bonne amie, répondit Susurrans, se sentant
fort de la protection de sa femme, c’est lui qui m’a
débauché ; il m’a mangé mes poulets avec son neveu ; ils
m’ont pris mon tricorne et ils m’ont jeté mon toulon dans la
rivière ; il voulait encore, l’infâme qu’il est, me forcer à
aller dîner avec lui au Dauphin et à faire, à mon âge, le
personnage d’un clerc de procureur.
» Allez, indigne homme ! je m’en vais de ce pas chez
M. Dulciter le prévenir que vous voulez dîner à sa place et à
celle de son clerc.
— Vous voyez madame, fit mon oncle, que votre mari est
ivre, et qu’il ne sait ce qu’il dit ; si vous m’en croyez, vous
le ferez coucher aussitôt que vous serez de retour à la
maison, et vous lui ferez prendre, de deux en deux heures,

265
une décoction de camomille et de fleurs de tilleul : en le
soutenant, j’ai eu l’occasion de lui toucher le pouls, et je
vous assure qu’il n’est pas bien du tout.
— Oh ! scélérat, oh ! coquin, oh ! révolutionnaire, tu oses
dire encore à ma femme que je suis malade d’avoir trop bu,
tandis que c’est toi qui es ivre ! Attends, je m’en vais de
suite chez Dulciter, tu auras tout à l’heure de ses nouvelles.
— Vous devez vous apercevoir, madame, dit Page, avec
le plus grand sang-froid du monde, que cet homme bat la
campagne ; vous manqueriez à tous vos devoirs d’épouse si
vous ne faisiez prendre à votre mari de la camomille et de la
fleur de tilleul, ainsi que vient de le prescrire M. Rathery,
qui est assurément le médecin le plus habile du baillage, et
qui répond aux insultes de ce fou en lui sauvant la vie.
Susurrans allait recommencer ses imprécations.
— Allons, lui dit sa femme, je vois que ces messieurs ont
raison ; vous êtes ivre à ne pouvoir plus parler ; suivez-moi
de suite, ou je ferme la porte en rentrant, et vous irez
coucher où vous voudrez.
— C’est cela, dirent ensemble Page et mon oncle, et ils
riaient encore lorsqu’ils arrivèrent à la porte du Dauphin. La
première personne qu’ils rencontrèrent dans la cour fut
M. Minxit, qui allait monter à cheval pour retourner à
Corvol.
— Parbleu, dit mon oncle, prenant la bride du cheval,
vous ne partirez pas ce soir, monsieur Minxit ; vous allez

266
souper avec nous ; nous avons perdu un convive, mais vous
en valez bien trente comme lui.
— Puisque cela te fait plaisir, Benjamin… Garçon,
ramenez mon cheval à l’écurie, et dites qu’on me prépare
un lit.

267
XIII

Comment mon oncle passa la nuit


en prières pour l’heureuse
délivrance de sa sœur.

Mon temps est précieux, chers lecteurs, et je suppose que


le vôtre ne l’est pas moins ; je ne m’amuserai donc pas à
vous décrire ce mémorable souper ; vous connaissez assez
les convives pour vous faire une idée de la manière dont ils
soupèrent. Mon oncle sortit à minuit de l’hôtel du Dauphin,
avançant de trois pas et reculant de deux, comme certains
pèlerins d’autrefois qui faisaient vœu de se rendre avec
cette allure à Jérusalem. En rentrant, il aperçut de la lumière
dans la chambre de Machecourt, et, supposant que celui-ci
griffonnait quelque exploit, il rentra avec l’intention de lui
souhaiter le bonsoir. Ma grand’mère était alors en mal
d’enfant ; la sage-femme, tout effrayée de l’apparition de
mon oncle qu’on n’attendait pas à cette heure, vint le

268
prévenir officiellement de l’évènement qui allait avoir lieu.
Benjamin se rappela, à travers les brouillards qui
obscurcissaient son cerveau, que sa sœur, la première année
de son mariage, avait eu une couche laborieuse qui avait
mis sa vie en danger ; aussitôt le voilà qui se fond en deux
gouttières de larmes.
— Hélas ! s’écriait-il d’une voix à réveiller toute la rue
des Moulins, ma chère sœur va mourir, hélas ! elle va…
— Madame Lalande, s’écria ma grand’mère du fond de
son lit, mettez-moi ce chien d’ivrogne à la porte.
— Retirez-vous, monsieur Rathery, dit Mme Lalande, il
n’y a pas le moindre danger ; l’enfant se présente par les
épaules et dans une heure votre sœur sera délivrée.
Mais Benjamin criait toujours : – Hélas ! elle va mourir,
ma chère sœur.
Machecourt, voyant que la harangue de la sage-femme ne
produisait aucun effet, crut devoir intervenir à son tour.
— Oui, Benjamin, mon ami, mon bon frère, l’enfant se
présente par les épaules, fais-moi le plaisir d’aller te
coucher, je t’en supplie.
Ainsi parla mon grand-père.
— Et toi, Machecourt, mon ami, mon bon frère, lui
répondit mon oncle, je t’en supplie, fais-moi le plaisir
d’aller…
Ma grand’mère, comprenant qu’elle ne pouvait compter
sur un acte de rigueur de Machecourt à Benjamin, se décida

269
à mettre elle-même celui-ci à la porte.
Mon oncle se laissa pousser dehors avec la docilité d’un
mouton. Son parti fut bientôt pris : il se décida à aller
coucher à côté de Page qui ronflait comme un soufflet de
forge sur une des tables du Dauphin. Mais, en passant sur la
place de l’église, l’idée lui vint de prier Dieu pour
l’heureuse délivrance de sa chère sœur ; or, le temps s’était
remis à la gelée comme de plus belle, et il faisait un froid de
cinq à six degrés. Nonobstant cela, Benjamin s’agenouilla
sur les marches du portail, joignit les mains comme il
l’avait vu pratiquer à sa chère sœur, et se mit à marmotter
quelques bribes de prière. Comme il entamait son second
Ave, le sommeil le prit, et il se mit à ronfler à l’instar de son
ami Page. Le lendemain matin, à cinq heures, lorsque le
sacristain vint sonner l’Angelus, il aperçut quelque chose
d’agenouillé qui avait comme une forme humaine. Il
s’imagina d’abord, dans sa simplicité, que c’était un saint
qui était sorti de sa niche pour faire quelque exercice de
pénitence, et il s’apprêtait à le faire rentrer dans l’église ;
mais, s’étant approché davantage, à la lueur de sa lanterne,
il reconnut mon oncle, qui avait un pouce de verglas sur le
dos et à l’extrémité du nez un filet de glace d’une demi-
aune.
— Holà, oh ! monsieur Rathery ! s’écria-t-il dans
l’oreille de Benjamin.
Comme celui-ci ne répondait pas, il alla tranquillement
sonner son Angelus, et quand il l’eut achevé et parachevé, il
revint à M. Rathery. Au cas qu’il ne fût pas mort il le

270
chargea comme un sac sur ses épaules et l’alla porter à sa
sœur. Ma grand’mère était délivrée depuis deux bonnes
heures ; les voisines qui passaient la nuit auprès d’elle
reportèrent leurs soins sur Benjamin. Elles le placèrent sur
un matelas devant le foyer, l’enveloppèrent de serviettes
chaudes, de couvertures chaudes, et lui mirent aux pieds
une brique chaude ; dans l’excès de leur zèle, elles
l’auraient volontiers mis au four. Mon oncle se dégela peu à
peu ; sa queue, qui était aussi raide que son épée,
commença à pleurer sur le traversin, ses articulations se
détendirent, l’exercice de la parole lui revint, et le premier
usage qu’il en fit fut de demander du vin chaud. On lui en
fit vivement une chaudronnée ; quand il en eut bu la moitié,
il fut pris d’une telle sueur qu’on crut qu’il s’allait liquéfier.
Il avala le reste, se rendormit, et, à huit heures du matin, il
se portait le mieux du monde. Si M. le curé eût dressé le
procès-verbal de ces faits, mon oncle eût été infailliblement
canonisé. On l’eût probablement donné pour patron aux
cabaretiers ; et, sans le flatter, il eût fait, avec sa queue et
son habit rouge, une magnifique enseigne d’auberge.
Une semaine et plus s’était écoulée depuis l’heureux
accouchement de ma grand’mère, et déjà elle songeait à ses
relevailles. Cette espèce de quarantaine que lui imposaient
les canons de l’Église avait de graves inconvénients pour
elle en particulier, et pour toute la famille en général.
D’abord, lorsque quelque évènement un peu saillant,
quelque bon scandale par exemple, ridait la surface
tranquille du quartier, elle ne pouvait aller en disserter chez

271
son prochain de la rue des Moulins, ce qui était pour elle
une cruelle privation ; ensuite elle était obligée d’envoyer
Gaspard, enveloppé d’un tablier de cuisine, au marché et à
la boucherie. Or, ou Gaspard perdait l’argent du pot-au-feu
au bouchon, ou il rapportait du collet pour de la cuisse, ou
bien encore, quand on l’envoyait quérir un chou pour mettre
dans la marmite, la soupe était trempée que Gaspard n’était
pas encore de retour. Benjamin riait, Machecourt enrageait,
et ma grand’mère fouettait Gaspard.
— Pourquoi aussi, lui dit un jour mon grand-père, irrité
d’être obligé, par suite de l’absence de Gaspard, de manger
une tête de veau sans ciboules, ne fais-tu pas ta besogne toi-
même ?
— Pourquoi ! pourquoi ! repartit ma grand’mère, parce
que je ne puis aller à la messe sans payer Mme Lalande.
— Que diable aussi, chère sœur, dit Benjamin,
n’attendiez-vous pas pour accoucher que vous eussiez de
l’argent ?
— Demande donc plutôt à ton imbécile de beau-frère
pourquoi depuis un mois il ne m’a pas apporté un pauvre
écu de six livres.
— Ainsi donc, dit Benjamin, si vous étiez six mois sans
recevoir d’argent, six mois vous resteriez enfermée dans
votre maison comme dans un lazaret ?
— Oui, répliqua ma grand’mère, parce que si je sortais
avant d’être allée à la messe, le curé parlerait de moi en
chaire, et qu’on me montrerait du doigt dans les rues.

272
— En ce cas, sommez donc M. le curé de vous envoyer
sa femme de charge pour tenir votre ménage ; car Dieu est
trop juste pour exiger que Machecourt mange de la tête de
veau sans ciboules, parce que vous lui avez fait un septième
enfant.
Heureusement, l’écu de six livres si impatiemment
attendu arriva accompagné de quelques autres, et ma
grand’mère put aller à la messe.
En rentrant à la maison avec Mme Lalande, elle trouva
mon oncle étendu dans le fauteuil de cuir de Machecourt,
les talons appuyés sur les chenets et ayant devant lui une
écuelle pleine de vin chaud ; car il faut vous dire que,
depuis sa convalescence, Benjamin, reconnaissant envers le
vin chaud qui lui avait sauvé la vie, en prenait tous les
matins une ration qui aurait suffi à deux officiers de marine.
Il disait, pour justifier cet extra monstre, que sa température
était encore au-dessous de zéro.
— Benjamin, lui dit ma grand’mère, j’ai un service à te
demander.
— Un service ! répondit Benjamin, et que puis-je faire,
chère sœur, pour vous être agréable ?
— Tu devrais l’avoir deviné, Benjamin, il faut que tu sois
parrain de mon dernier.
Benjamin qui n’avait rien deviné du tout et qu’au
contraire cette proposition prenait à l’improviste, secoua la
tête et fit un gros : Mais…

273
— Comment, dit ma grand’mère lui jetant un regard
plein d’étincelles, est-ce que tu me refuserais cela, par
hasard ?
— Non pas, chère sœur, bien au contraire, mais…
— Mais quoi ? Tu commences à m’impatienter avec tes
mais.
— C’est que, voyez-vous, je n’ai jamais été parrain, moi,
et je ne saurais comment m’y prendre pour remplir mes
fonctions.
— Belle difficulté, on te mettra au courant ; je prierai le
cousin Guillaumot de te donner quelques leçons.
— Je ne doute ni des talents ni du zèle du cousin
Guillaumot ; mais s’il faut que je prenne des leçons de
parinologie, je crains que cette étude n’aille pas à mon
genre d’intelligence ; vous feriez mieux peut-être de
prendre un parrain tout instruit ; Gaspard, par exemple, qui
est enfant de chœur, vous conviendrait parfaitement.
— Allons donc, monsieur Rathery, dit Mme Lalande, il
faut que vous acceptiez l’invitation de votre sœur ; c’est un
devoir de famille dont vous ne pouvez vous exempter.
— Je vois ce que c’est, madame Lalande, dit Benjamin ;
quoique je ne sois pas riche, j’ai la réputation de faire bien
les choses, et vous aimeriez autant avoir affaire avec moi
qu’à Gaspard, n’est-ce pas ?
— Fi donc ! Benjamin, fi donc ! monsieur Rathery,
s’exclamèrent ensemble ma grand’mère et Mme Lalande.

274
— Tenez, ma chère sœur, poursuivit Benjamin, à vous
parler franchement, je ne me soucie pas d’être parrain. Je
veux bien me conduire avec mon neveu comme si je l’avais
tenu sur les fonts de baptême ; j’écouterai avec satisfaction
le compliment qu’il m’adressera tous les ans le jour de ma
fête, et fût-il de Millot-Rataut, je m’engage à le trouver
charmant. Je lui permettrai de m’embrasser le premier jour
de chaque année et je lui donnerai pour ses étrennes un
polichinelle à ressort ou une paire de culottes, selon que
vous l’aimerez mieux. Je serai même flatté que vous le
nommiez Benjamin ; mais aller me planter comme un grand
imbécile devant les fonts baptismaux, avec un cierge à la
main, ma foi non, chère sœur, n’exigez pas cela de moi, ma
dignité d’homme s’y oppose ; j’aurais peur que Djhiarcos
ne me rît au nez. Et d’ailleurs, comment puis-je affirmer,
moi, que ce petit braillard renonce à Satan et à ses œuvres ?
Qu’est-ce qui me prouve qu’il renonce aux œuvres de
Satan ? Si la responsabilité du parrain n’est qu’une frime,
comme le pensent quelques-uns, à quoi bon un parrain, à
quoi bon une marraine, à quoi bon deux cautions au lieu
d’une, et pourquoi faire endosser ma signature par un
autre ? Si au contraire cette responsabilité est sérieuse,
pourquoi en encourrais-je les conséquences ? Notre âme
étant ce que nous avons de plus précieux, n’est-ce pas être
fou que de la mettre en gage pour celle d’un autre ? Et,
d’ailleurs, qu’est-ce qui vous presse donc tant de faire
baptiser votre poupon ? Est-ce une terrine de foie gras ou un
jambon de Mayence qui se gâterait s’il n’était salé de suite ?
Attendez qu’il ait vingt-cinq ans ; au moins, il pourra
275
répondre lui-même, et alors, s’il lui faut une caution, je
saurai ce que j’ai à faire. Jusqu’à dix-huit ans, votre fils ne
pourra prendre un enrôlement dans l’armée : jusqu’à vingt
et un ans, il ne pourra contracter d’engagements civils ;
jusqu’à vingt-cinq ans, il ne pourra se marier sans votre
consentement et celui de Machecourt, et vous voulez qu’à
neuf jours il ait assez de discernement pour se choisir une
religion. Allons donc ! vous voyez bien vous-même que
cela n’est pas raisonnable.
— Oh ! ma chère dame, s’écria la sage-femme,
épouvantée de la logique hétérodoxe de mon oncle, votre
frère est un damné. Gardez-vous bien de le donner pour
parrain à votre enfant, cela lui porterait malheur !
— Madame Lalande, dit Benjamin d’un ton sévère, un
cours d’accouchement n’est pas un cours de logique. Il y
aurait lâcheté de ma part à discuter avec vous ; je me
contenterai de vous demander si Saint Jean baptisait dans le
Jourdain, moyennant un sesterce et un cornet de dattes
sèches, des néophytes apportés de Jérusalem sur les bras de
leur nourrice.
— Ma foi ! dit Mme Lalande, embarrassée de l’objection,
j’aime mieux le croire que d’y aller voir.
— Comment, madame, vous aimez mieux le croire que
d’y aller voir ! est-ce là le langage d’une sage-femme
instruite de sa religion ? Eh bien ! puisque vous le prenez
sur ce ton, je me ferai l’honneur de vous poser ce
dilemme…

276
— Laisse-nous donc tranquilles avec tes dilemmes,
interrompit ma grand’mère, est-ce que Mme Lalande sait ce
que c’est qu’un dilemme ?
— Comment, madame, fit la sage-femme piquée de
l’observation de ma grand’mère, je ne sais pas ce que c’est
qu’un dilemme ! l’épouse d’un chirurgien, ne pas savoir ce
que c’est qu’un dilemme ! Continuez, monsieur Rathery, je
vous écoute.
— C’est fort inutile, répliqua sèchement ma grand’mère,
j’ai décidé que Benjamin serait parrain et il le sera ; il n’y a
pas de dilemme au monde qui puisse l’en exempter.
— J’en appelle à Machecourt ! s’écria Benjamin.
— Machecourt t’a condamné d’avance : il est allé ce
matin à Corvol inviter Mlle Minxit à être la commère.
— Ainsi donc, s’écria mon oncle, on dispose de moi sans
mon consentement, on n’a pas même l’honnêteté de me
prévenir ! Me prend-on pour un homme empaillé, pour un
gargamelle de pain d’épice ? La belle figure que vont faire
mes cinq pieds neuf pouces à côté des cinq pieds trois
pouces de Mlle Minxit, qui aura l’air, avec sa taille plate et
calibrée, d’un mât de cocagne couronné de rubans ! Savez-
vous que l’idée d’aller à l’église côte à côte avec elle me
tourmente depuis six mois, et que j’ai failli, en répugnance
de cette corvée, renoncer à l’avantage de devenir son mari ?
— Voyez-vous, madame Lalande, dit ma grand’mère, ce
Benjamin comme il est facétieux : il aime Mlle Minxit avec
passion, et cependant il faut qu’il se raille d’elle.

277
— Hum ! fit la sage-femme.
Benjamin, qui n’avait pas songé à Mme Lalande,
s’aperçut qu’il avait fait un lapsus linguæ ; pour échapper
aux reproches de sa sœur, il se hâta de déclarer qu’il
consentait à tout ce qu’on voudrait exiger de lui, et détala
avant que la sage-femme fût partie.
Le baptême devait avoir lieu le dimanche suivant ; ma
grand’mère s’était mise en frais pour cette cérémonie ; elle
avait autorisé Machecourt à inviter à un dîner solennel tous
ses amis et ceux de mon oncle. Pour Benjamin, il était en
mesure de faire face aux dépenses qu’exige le rôle de
parrain magnifique ; il venait de recevoir du gouvernement
une gratification de cent francs pour le zèle qu’il avait mis à
propager l’inoculation dans le pays, et à réhabiliter la
pomme de terre attaquée à la fois par les agronomes et les
médecins.

278
XIV

Plaidoyer de mon oncle devant le


bailli.

Le samedi suivant, veille de la cérémonie du baptême,


mon oncle était cité à comparaître devant M. le bailli pour
s’entendre condamner par corps à payer au sieur Bonteint la
somme de cent cinquante francs dix sols six deniers pour
marchandises à lui vendues ; ainsi s’exprimait la cédule,
dont le coût était de quatre francs cinq sols.
Un autre que mon oncle eût déploré son sort, sur tous les
tons de l’élégie ; mais l’âme de ce grand homme était
inaccessible aux atteintes de la fortune. Ce tourbillon de
misère que la société soulève autour d’elle, cette vapeur de
larmes dont elle est enveloppée, ne pouvaient monter
jusqu’à lui ; il avait son corps au milieu des fanges de
l’humanité : quand il avait trop bu, il avait mal à la tête ;
quand il avait marché trop longtemps, il était las ; quand le
chemin était boueux, il se crottait jusqu’à l’échine ; enfin,
279
quand il n’avait pas d’argent pour payer son écot,
l’aubergiste le couchait sur son grand livre ; mais comme
l’écueil dont le pied est battu par les vagues et dont le front
rayonne de soleil, comme l’oiseau qui a son nid dans les
buissons du chemin et qui vit au milieu de l’azur des cieux,
son âme planait dans une région supérieure, toujours calme
et sereine ; il n’avait, lui, que deux besoins : la faim et la
soif, et si le firmament fût tombé en éclats sur la terre et
qu’il eût laissé une bouteille intacte, mon oncle l’eût
tranquillement vidée à la résurrection du genre humain
écrasé, sur un quartier fumant de quelque étoile. Pour lui, le
passé n’était rien et l’avenir n’était pas encore quelque
chose. Il comparait le passé à une bouteille vide, et l’avenir
à un poulet prêt à être mis à la broche.
— Que m’importe, disait-il, quelle liqueur a contenu la
bouteille ? et pour le poulet, pourquoi me ferais-je rôtir
moi-même à le faire passer et repasser devant l’âtre ? peut-
être, quand il sera cuit à point, que le couvert sera dressé,
que je me serai revêtu de ma serviette, surviendra un
molosse qui emportera la volaille fumante entre ses dents.
Éternité, néant, passé, sombres abîmes !
s’écrie le poète ; pour moi, tout ce que je voudrais retirer
de ce sombre abîme, c’est mon dernier habit rouge s’il
surnageait à ma portée ; la vie est tout entière dans le
présent, et le présent c’est la minute qui passe ; or, que me
fait à moi un bonheur ou un malheur d’une minute ? Voici
un mendiant et un millionnaire ; Dieu leur dit : Vous n’avez
qu’une minute à rester sur la terre ; cette minute écoulée, il

280
leur en accorde une seconde, puis une troisième, et il les fait
vivre ainsi jusqu’à quatre-vingt-dix ans. Croyez-vous que
l’un est bien plus heureux que l’autre ? Toutes les misères
qui affligent l’homme, c’est lui qui en est l’artisan ; les
jouissances qu’il s’élabore ne valent pas le quart de la peine
qu’il se donne pour les acquérir. Il ressemble à un chasseur
qui bat toute la journée une campagne pour un lièvre étique
ou une carcasse de perdrix. Nous nous vantons de la
supériorité de notre intelligence, mais qu’importe que nous
mesurions le cours des astres, que nous puissions dire à une
seconde près à quelle heure la lune se trouvera entre la terre
et le soleil ; que nous parcourions les solitudes de l’Océan
avec des nageoires de bois ou des ailes de chanvre, si nous
ne savons pas jouir des biens que Dieu a mis dans notre
existence ? Les animaux, que nous insultons du nom de
brutes, en savent bien autrement long que nous sur les
choses de la vie. L’âne se vautre dans l’herbe et la broute,
sans s’inquiéter si elle repoussera ; l’ours ne va point garder
les troupeaux d’un fermier afin d’avoir des mitaines et un
bonnet fourré pour son hiver ; le lièvre ne se fait pas
tambour d’un régiment dans l’espoir de gagner du son pour
ses vieux jours ; le vautour ne se fait pas facteur de la poste
pour avoir autour de son cou chauve un beau collier d’or :
tous sont contents de ce que la nature leur a donné, du lit
qu’elle leur a préparé dans l’herbe des bois, du toit qu’elle
leur a fait avec les étoiles et l’azur du firmament.
» Aussitôt qu’un rayon luit sur la plaine, l’oiseau se met à
gazouiller sur sa branche, l’insecte bourdonne autour du

281
buisson, le poisson se joue à la surface de son étang, le
lézard flâne sur les pierres chaudes de sa masure ; si
quelque ondée tombe du nuage, chacun se réfugie dans son
asile et s’y endort paisiblement en attendant le soleil du
lendemain. Pourquoi l’homme n’en fait-il pas autant ?
» N’en déplaise au grand roi Salomon, la fourmi est le
plus sot des animaux ; au lieu de jouer pendant la belle
saison dans la prairie, de prendre sa part de cette
magnifique fête que le ciel pendant six mois donne à la
terre, elle perd tout son été à mettre l’un sur l’autre des
petits brins de feuilles, puis, quand sa cité est achevée,
passe un vent qui la balaie de son aile.
Benjamin, donc, fit griser l’huissier de Bonteint, et
enveloppa l’onguent de la Mère avec le papier timbré de la
cédule.
M. le bailli, devant lequel devait comparaître mon oncle,
est un personnage trop important pour que je néglige de
vous faire son portrait. D’ailleurs, mon grand-père, à son lit
de mort, me l’a expressément recommandé, et pour rien au
monde je ne voudrais manquer à ce pieux devoir.
M. le bailli, donc, était né, comme tant d’autres, de
parents pauvres. Son premier lange avait été taillé dans une
vieille capote de gendarme, et il avait commencé ses études
de jurisprudence par nettoyer le grand sabre de monsieur
son père et par étriller son cheval rouge. Je ne saurais vous
expliquer comment, du dernier rang de la hiérarchie
judiciaire, M. le bailli s’était élevé à la plus haute
magistrature du pays ; tout ce que je puis vous dire, c’est
282
que le lézard parvient aussi bien que l’aigle au sommet des
grands rochers.
M. le bailli, entre autres manies, avait celle d’être un
grand personnage. L’infériorité de son origine faisait son
désespoir. Il ne concevait pas comment un homme comme
lui n’était pas né gentilhomme. Il attribuait cela à une erreur
du Créateur. Il aurait donné sa femme, ses enfants et son
greffier pour un chétif morceau de blason. La nature avait
été assez bonne mère envers M. le bailli ; à la vérité, elle lui
avait fait sa part d’intelligence ni trop grosse ni trop petite,
mais elle y avait ajouté une bonne dose d’astuce et
d’audace. M. le bailli n’était ni sot ni spirituel ; il se tenait
sur la lisière des deux camps, avec cette différence toutefois
qu’il n’avait jamais posé le pied dans celui des gens
d’esprit, mais que sur le terrain facile et ouvert de l’autre, il
faisait de fréquentes excursions. Ne pouvant avoir l’esprit
des hommes spirituels, M. le bailli s’était contenté de celui
des sots : il faisait des calembours. Ces calembours, les
procureurs et leurs femmes se faisaient un devoir de les
trouver fort jolis ; son greffier était chargé de les répandre
dans le public et même de les expliquer aux intelligences
émoussées qui d’abord n’en comprenaient pas le sens.
Grâce à cet agréable talent de société, M. le bailli s’était
acquis, dans un certain monde, comme une réputation
d’homme d’esprit ; mais cette réputation, mon oncle disait
qu’il l’avait payée en fausse monnaie.
M. le bailli était-il honnête homme ? Je n’oserais vous
dire le contraire. Vous savez que le Code définit les voleurs,

283
et que la société tient pour honnêtes gens tous ceux qui sont
en dehors de la définition ; or, M. le bailli n’était point
défini par le Code. M. le bailli, à force d’intrigues, était
parvenu à diriger non seulement les affaires, mais encore
les plaisirs de la ville. Comme magistrat, M. le bailli était
un personnage assez peu recommandable ; il comprenait
bien la loi, mais quand elle contrariait ses aversions ou ses
sympathies, il la laissait dire. On l’accusait d’avoir à sa
balance un plateau d’or et un plateau de bois, et, au fait, je
ne sais comment cela arrivait, mais ses amis avaient
toujours raison et ses ennemis toujours tort. S’il s’agissait
d’un délit, ceux-ci avaient encouru le maximum de la
peine ; encore s’il avait pu le faire plus gros, il l’aurait
amplifié de bon cœur. Toutefois, la loi ne peut pas toujours
fléchir ; quand M. le bailli se trouvait dans la nécessité de se
prononcer contre un homme dont il craignait ou espérait
quelque chose, il se tirait d’affaire en se récusant, et il
faisait vanter par sa coterie son impartialité. M. le bailli
visait à l’admiration universelle ; il détestait cordialement,
mais en secret, ceux qui l’effaçaient par une supériorité
quelconque. Si vous aviez l’air de croire à son importance,
si vous alliez lui demander sa protection, vous le rendiez le
plus heureux du monde ; mais, si vous lui refusiez un coup
de chapeau, cette injure s’incrustait profondément dans sa
mémoire, elle y faisait plaie, et, eussiez-vous vécu cent ans
et lui aussi, jamais il ne vous l’eût pardonnée. Malheur donc
à l’infortuné qui s’abstenait de saluer M. le bailli. Si
quelque affaire l’amenait devant son tribunal, il le poussait
par quelque avanie bien combinée à lui manquer de respect.
284
La vengeance devenait alors pour lui un devoir, et il faisait
mettre notre homme en prison, tout en déplorant la fatale
nécessité que lui imposaient ses fonctions. Souvent même,
pour mieux faire croire à sa douleur, il avait l’hypocrisie de
se mettre au lit, et dans les grandes occasions, il allait
jusqu’à la saignée.
M. le bailli faisait la cour à Dieu comme aux puissances
de la terre ; il ne se passait jamais de la grand’messe, et il se
plaçait toujours au beau milieu du banc d’œuvre. Cela lui
rapportait tous les dimanches une part de pain béni avec la
protection du curé. S’il eût pu faire constater par un procès-
verbal qu’il avait assisté à l’office, sans aucun doute, il l’eût
fait. Mais ces petits défauts étaient compensés chez M. le
bailli par de brillantes qualités. Personne ne s’entendait
mieux que lui à organiser un bal aux frais de la ville ou un
banquet en l’honneur du duc de Nivernais. Dans ces jours
solennels, il était magnifique de majesté, d’appétit et de
calembours. Lamoignon ou le président Molé eussent été
auprès de lui de bien petits hommes. En récompense des
éminents services qu’il rendait à la ville, il espérait, depuis
dix ans, la croix de Saint-Louis ; et quand, après ses
campagnes d’Amérique, Lafayette en fut décoré, il cria tout
bas à l’injustice.
Tel était, au moral, M. le bailli ; au physique, c’était un
gros homme, quoiqu’il n’eût pas atteint toute sa majesté ; sa
personne ressemblait à une ellipse renflée par le bas ; vous
eussiez pu le comparer à un œuf d’autruche qui eût deux
jambes. La perfide nature, qui a donné sous un ciel de feu

285
au mancenillier un vaste et épais ombrage, avait accordé à
M. le bailli l’effigie d’un honnête homme ; aussi aimait-il
beaucoup à poser, et c’était un beau jour dans sa vie quand
il pouvait aller, escorté de pompiers, du tribunal à l’église.
M. le bailli se tenait toujours raide comme une statue sur
son piédestal ; si vous ne l’eussiez connu, vous eussiez dit
qu’il avait un emplâtre de poix de Bourgogne ou un vaste
vésicatoire entre les deux épaules ; il allait dans la rue
comme s’il eût porté un sacrement ; son pas était invariable
comme une demi-aune ; une averse de hallebardes ne le lui
eût pas fait allonger d’un pouce ; avec M. le bailli pour
unique instrument, un astronome eût pu mesurer un arc du
méridien.
Mon oncle ne haïssait point M. le bailli ; il ne daignait
pas même le mépriser ; mais en présence de cette abjection
morale, il éprouvait comme un soulèvement de son âme, et
il disait quelquefois que cet homme lui faisait l’effet d’un
gros crapaud accroupi dans un fauteuil de velours.
Pour M. le bailli, il haïssait Benjamin avec toute l’énergie
de son âme bilieuse. Celui-ci ne l’ignorait pas ; mais il s’en
mettait peu en souci.
Pour ma grand’mère, craignant un conflit entre ces deux
natures si diverses, elle voulait que Benjamin s’abstînt de
paraître à l’audience ; mais le grand homme, qui avait
confiance dans la force de sa volonté, avait dédaigné ce
timide conseil ; seulement le samedi matin, il s’était abstenu
de prendre sa ration accoutumée de vin chaud.

286
L’avocat de Bonteint prouva du reste que son client avait
le droit de réclamer contre mon oncle. Quand il eut achevé
et parachevé sa démonstration, le bailli demanda à
Benjamin ce qu’il avait à alléguer pour sa défense.
— Je n’ai qu’une simple observation à faire, dit mon
oncle, mais elle vaut mieux que tout le plaidoyer de
monsieur, car elle est sans réplique : j’ai cinq pieds neuf
pouces au-dessus du niveau de la mer et six pouces au
dessus du vulgaire des hommes, je pense…
— Monsieur Rathery, interrompit le bailli, tout grand
homme que vous êtes, vous n’avez pas le droit de plaisanter
avec la justice.
— Si j’avais envie de plaisanter, dit mon oncle, ce ne
serait pas avec un personnage aussi puissant que M. le
bailli, dont la justice, d’ailleurs, ne plaisante pas ; mais
quand j’affirme que j’ai cinq pieds neuf pouces au-dessus
du niveau de la mer, ce n’est pas une plaisanterie que je
fais, c’est un moyen sérieux de défense que je présente.
M. le bailli peut me faire mesurer s’il doute de la vérité de
ma déclaration. Je pense donc…
— Monsieur Rathery, répliqua vivement le bailli, si vous
continuez sur ce ton, je serai obligé de vous retirer la parole.
— Ce n’est pas la peine, répondit mon oncle, car j’ai fini.
Je pense donc, ajouta-t-il en précipitant ses syllabes l’une
sur l’autre, qu’on ne peut saisir un homme de ma taille pour
cinquante misérables écus.

287
— À votre compte, dit le bailli, la contrainte par corps ne
pourrait s’exercer que sur un de vos bras, une de vos
jambes, peut-être même sur votre queue.
— D’abord, répliqua mon oncle, je ferai observer à M. le
bailli que ma queue n’est pas en cause, ensuite je n’ai pas la
prétention que m’attribue M. le bailli : je suis né indivis, et
je prétends rester indivis toute ma vie ; mais, comme le
gage vaut au moins le double de la créance, je prie M. le
bailli d’ordonner que la sentence par corps ne pourra être
exécutée qu’après que Bonteint m’aura fourni trois autres
habits rouges.
— Monsieur Rathery, vous n’êtes pas ici au cabaret, je
vous prie de vous souvenir à qui vous parlez ; vos propos
deviennent aussi inconsidérés que votre personne.
— Monsieur le bailli, répondit mon oncle, j’ai bonne
mémoire et je sais très bien à qui je parle. J’ai été trop
soigneusement élevé par ma chère sœur dans la crainte de
Dieu et des gendarmes pour que je l’oublie. Quant au
cabaret, puisqu’il est ici question de cabaret, il est trop
apprécié des honnêtes gens pour qu’il ait besoin que je le
réhabilite. Si nous allons au cabaret, nous, c’est que, quand
nous avons soif, nous n’avons pas le privilège de nous
rafraîchir aux frais de la ville. Le cabaret, c’est la cave de
ceux qui n’en ont point ; et la cave de ceux qui en ont une,
ce n’est autre chose qu’un cabaret sans bouchon. Il sied mal
à ceux qui boivent une bouteille de bourgogne et autre
chose à leur dîner, de vilipender le pauvre diable qui se
régale par-ci par-là au cabaret d’une pinte de Croix-Pataux.

288
Ces orgies officielles où l’on s’enivre en portant des toasts
au roi et au duc de Nivernais, c’est tout simplement, et
euphonie à part, ce que le peuple appelle une ribote.
S’enivrer à sa table, c’est plus décent, mais se griser au
cabaret c’est plus noble et, surtout, plus profitable au trésor.
Pour la considération qui s’attache à ma personne, elle est
moins étendue que celle que peut revendiquer M. le bailli
pour la sienne, attendu que moi je ne suis considéré que des
honnêtes gens. Mais…
— Monsieur Rathery ! s’écriait le bailli, ne trouvant
point, aux épigrammes dont le harcelait mon oncle, de
réponse meilleure et plus facile, vous êtes un insolent !
— Soit, répliqua Benjamin, secouant un fétu qui s’était
attaché au revers de son habit ; mais je dois en conscience
prévenir monsieur le bailli que je me suis renfermé ce matin
dans les bornes de la plus stricte tempérance : qu’ainsi, s’il
cherchait à me faire sortir du respect que je dois à sa robe, il
en serait pour ses frais de provocation.
— Monsieur Rathery, fit le bailli, vos allusions sont
injurieuses à la justice, je vous condamne à trente sous
d’amende.
— Voilà trois francs, dit mon oncle, mettant un petit écu
sur la table verte du juge, payez-vous.
— Monsieur Rathery ! s’écria le bailli exaspéré, sortez.
— Monsieur le bailli, j’ai l’honneur de vous saluer ; mes
compliments à Mme la baillive, s’il vous plaît.
— Quarante sous d’amende de plus ! hurla le juge.

289
— Comment ! dit mon oncle, quarante sous d’amende
parce que je présente mes compliments à Mme la
baillive ?… Et il sortit.
— Ce diable d’homme, disait le soir M. le bailli à sa
femme, jamais je ne me serais imaginé qu’il fût si modéré.
Mais qu’il se tienne bien ! j’ai lâché contre lui une
contrainte par corps, et je parlerai à Bonteint pour qu’il la
fasse exécuter de suite. Il apprendra ce que c’est de me
braver. Quand je l’inviterai aux fêtes données par la ville, il
fera chaud, et si je peux lui écorner sa clientèle…
— Fi donc ! monsieur le bailli, lui répondit sa femme,
sont-ce là les sentiments d’un homme de banc d’œuvre ? Et
que vous a donc fait M. Rathery ? C’est un homme si gai, si
bien tourné, si aimable !
— Ce qu’il m’a fait, madame la baillive, il a osé me
rappeler que votre beau-père était un gendarme, et d’ailleurs
il a plus d’esprit et il est plus honnête homme que moi.
Croyez-vous que ce soit peu de chose ?
Le lendemain, mon oncle ne pensait plus à la contrainte
par corps obtenue contre lui ; il se dirigeait vers l’église,
poudré et solennel, Mlle Minxit au côté droit et son épée au
côté gauche ; il était suivi de Page, qui faisait le coquet dans
son habit noisette ; d’Arthus, dont l’abdomen était
enveloppé jusqu’au delà de son diamètre d’un gilet à grands
ramages, entre lesquels voltigeaient de petits oiseaux ; de
Millot-Rataut, qui portait une perruque couleur de brique, et
dont les tibias gris de lin étaient jaspés de noir, et d’un
grand nombre d’autres, dont il ne me plaît pas de livrer les
290
noms à la postérité. Parlanta manquait seul à l’appel. Deux
violons piaulaient à la tête du cortège ; Machecourt et sa
femme fermaient la marche. Benjamin, toujours
magnifique, semait sur son passage les dragées et les liards
de l’inoculation. Gaspard, tout fier de lui servir de poche, se
tenait à ses côtés, portant dans un grand sac les dragées de
la cérémonie.

291
XV

Comment mon oncle fut arrêté par


Parlanta dans ses fonctions de
parrain, et mis en prison.

Mais voici bien une autre fête ! Parlanta avait reçu de


Bonteint et du bailli l’ordre exprès d’exécuter la contrainte
par corps pendant la cérémonie ; il avait embusqué ses
recors dans le vestibule du tribunal et lui-même attendait le
cortège sous le portail de l’église. Aussitôt qu’il vit le
tricorne de mon oncle déboucher par l’escalier de Vieille-
Rome, il alla à lui et le somma au nom du roi de le suivre en
prison.
— Parlanta, répondit mon oncle, ce que tu fais là est peu
conforme aux règles de la politesse française ; ne pourrais-
tu pas attendre à demain pour opérer ma confiscation et
venir aujourd’hui dîner avec nous ?

292
— Si tu y tiens beaucoup, dit Parlanta, j’attendrai : mais
je te préviens que les ordres du bailli sont précis, et que je
cours risque, si je passe outre, d’encourir son ressentiment
dans cette vie et dans l’autre.
— Cela étant, fais ton devoir, dit Benjamin ; et il alla
prier Page de prendre sa place à côté de Mlle Minxit ; puis,
s’inclinant devant celle-ci avec toute la grâce que
comportaient ses cinq pieds neuf pouces :
— Vous voyez, mademoiselle, que je suis forcé de me
séparer de vous ; je vous prie de croire qu’il ne faut rien
moins qu’une sommation au nom de Sa Majesté pour m’y
déterminer. J’aurais voulu que Parlanta me laissât jouir
jusqu’au bout du bonheur de cette cérémonie ; mais, ces
huissiers, ils sont comme la mort : ils saisissent leur proie
partout où elle se rencontre, ils l’arrachent violemment du
bras de l’objet aimé, comme un enfant qui arrache par ses
ailes de gaze un papillon du calice d’une rose.
— C’est aussi désagréable pour moi que pour vous, dit
Mlle Minxit, faisant une moue grosse comme le poing ;
votre ami est un petit homme rond comme une pelote et qui
porte une perruque à marteaux ; je vais avoir l’air, à côté de
lui, d’une grande perche.
— Que voulez-vous que j’y fasse ? répliqua sèchement
Benjamin, offensé de tant d’égoïsme, je ne puis ni vous
rogner, ni amincir M. Page, ni lui prêter ma queue.
Benjamin prit congé de la société, et suivit Parlanta en
sifflant son air favori :

293
Malbrough s’en va-t-en guerre.
Il s’arrêta un moment sur le seuil de la prison pour jeter
un dernier regard sur ces espaces libres qui allaient se
fermer derrière lui ; il aperçut sa sœur immobile au bras de
son mari, qui le suivait d’un regard désolé ; à cette vue, il
tira violemment la porte derrière lui et s’élança dans la cour.
Le soir, mon grand-père et sa femme vinrent le voir ; ils
le trouvèrent perché au haut d’un escalier qui jetait à ses
compagnons de captivité le reste de ses dragées, et qui riait
comme un bienheureux de les voir se bousculer pour les
prendre.
— Que diable fais-tu là ? lui dit mon grand-père.
— Tu le vois bien, répondit Benjamin, j’achève la
cérémonie du baptême. Ne trouves-tu pas que ces hommes,
qui s’agitent à nos pieds pour ramasser de fades sucreries,
représentent fidèlement la société ? N’est-ce pas ainsi que
les pauvres habitants de cette terre se poussent, s’écrasent,
se renversent, pour s’arracher les biens que Dieu a jetés au
milieu d’eux ? N’est-ce pas ainsi que le fort foule le faible
aux pieds, ainsi que le faible saigne et crie, ainsi que celui
qui a tout pris insulte par sa superbe ironie à celui auquel il
n’a rien laissé, ainsi enfin que quand celui-ci ose se
plaindre, l’autre lui donne de son pied au derrière ? Ces
pauvres diables sont haletants, couverts de sueur ; ils ont les
doigts meurtris, la figure déchirée ; aucun n’est sorti de la
lutte sans une écorchure quelconque. S’ils avaient écouté
leur intérêt bien entendu, plutôt que leurs farouches

294
instincts de convoitise, au lieu de se disputer ces dragées en
ennemis, ne se les seraient-ils pas partagées en frères ?
— C’est possible, répondit Machecourt ; mais tâche de
ne pas trop t’ennuyer ce soir et de bien dormir cette nuit, car
demain tu seras libre.
— Et comment cela ? fit Benjamin.
— C’est, répondit Machecourt, que, pour te tirer
d’affaire, nous avons vendu notre petite vigne de Choulot.
— Et le contrat est-il signé ? demanda Benjamin.
— Pas encore, dit mon grand-père ; mais nous avons
rendez-vous pour le signer ce soir.
— Eh bien ! toi, Machecourt, et vous, ma chère sœur,
faites bien attention à ce que je vais vous dire : Si vous
vendez votre vigne pour me tirer des griffes de Bonteint, le
premier usage que je ferai de ma liberté, ce sera de quitter
votre maison, et de votre vie vous ne me reverrez.
— Cependant, dit Machecourt, il faut bien qu’il en soit
ainsi ; on est frère ou on ne l’est pas. Je ne veux pas te
laisser en prison quand j’ai entre les mains les moyens de te
rendre la liberté. Tu prends les choses en philosophe, toi,
mais moi je ne suis pas philosophe. Tant que tu seras ici, je
ne pourrai manger un morceau ni boire un verre de vin
blanc qui me profite.
— Et moi, dit ma grand’mère, crois-tu que je pourrai
m’habituer à ne plus te voir ? Est-ce que ce n’est pas à moi
que notre mère t’a recommandé à son lit de mort ? Est-ce
que ce n’est pas moi qui t’ai élevé ? Est-ce que je ne te
295
regarde pas comme l’aîné de mes enfants ? Et ces pauvres
enfants, c’est pitié de les voir ; depuis que tu n’es plus avec
nous, on dirait qu’il y a un cercueil dans la maison. Ils
voulaient tous nous suivre pour te voir, et la petite Nanette
n’a jamais voulu toucher à sa croûte de pâté, disant qu’elle
la gardait pour son oncle Benjamin qui était en prison, et
qui n’avait que du pain noir à manger.
— C’en est trop ! dit Benjamin poussant mon grand-père
par les épaules, va-t’en, Machecourt, et vous aussi, ma
chère sœur, allez-vous-en, je vous en prie, car vous me
feriez commettre une faiblesse ; mais, je vous en préviens,
si vous vous avisez de vendre votre vigne pour payer ma
rançon, jamais de ma vie je ne vous reverrai.
— Allons, grand niais, poursuivit ma grand’mère, est-ce
qu’un frère ne vaut pas mieux qu’une vigne ? Ne ferais-tu
pas pour nous ce que nous faisons pour toi, si l’occasion se
présentait, et quand tu seras riche, ne nous aideras-tu pas à
établir nos enfants ? Avec ton état et tes talents, tu peux
nous rendre au centuple ce que nous te donnons
aujourd’hui. Et que dirait-on de nous, mon Dieu ! dans le
public, si nous te laissions sous les verrous pour une dette
de cent cinquante francs ? Allons, Benjamin, sois bon frère,
ne nous rends pas tous malheureux en t’obstinant à rester
ici.
Pendant que ma grand’mère parlait, Benjamin avait sa
tête cachée entre ses mains et cherchait à comprimer les
larmes qui s’amassaient sous sa paupière.

296
— Machecourt, s’écria-t-il tout à coup, je n’en puis plus,
fais-moi apporter un petit verre par Boutron, et viens
m’embrasser. Tiens, dit-il en le pressant sur sa poitrine à le
faire crier, tu es le premier homme que j’embrasse, et
depuis la dernière fois que j’ai eu le fouet, voilà les
premières larmes que je verse.
Et en effet il fondait en larmes, mon pauvre oncle ; mais
le geôlier ayant apporté deux petits verres, il n’eût pas plus
tôt vidé le sien qu’il devint calme et azuré comme un ciel
d’avril après une averse.
Ma grand’mère chercha de nouveau à l’attendrir ; mais il
resta froid sous ses paroles comme un glaçon sous les
rayons de la lune.
La seule chose qui le préoccupât, c’était que le geôlier
l’eût vu pleurer ; il fallut donc, bon gré, mal gré, que
Machecourt gardât sa vigne.

297
XV

Comment mon oncle fut arrêté par


Parlanta dans ses fonctions de
parrain, et mis en prison.

Mais voici bien une autre fête ! Parlanta avait reçu de


Bonteint et du bailli l’ordre exprès d’exécuter la contrainte
par corps pendant la cérémonie ; il avait embusqué ses
recors dans le vestibule du tribunal et lui-même attendait le
cortège sous le portail de l’église. Aussitôt qu’il vit le
tricorne de mon oncle déboucher par l’escalier de Vieille-
Rome, il alla à lui et le somma au nom du roi de le suivre en
prison.
— Parlanta, répondit mon oncle, ce que tu fais là est peu
conforme aux règles de la politesse française ; ne pourrais-
tu pas attendre à demain pour opérer ma confiscation et
venir aujourd’hui dîner avec nous ?

298
— Si tu y tiens beaucoup, dit Parlanta, j’attendrai : mais
je te préviens que les ordres du bailli sont précis, et que je
cours risque, si je passe outre, d’encourir son ressentiment
dans cette vie et dans l’autre.
— Cela étant, fais ton devoir, dit Benjamin ; et il alla
prier Page de prendre sa place à côté de Mlle Minxit ; puis,
s’inclinant devant celle-ci avec toute la grâce que
comportaient ses cinq pieds neuf pouces :
— Vous voyez, mademoiselle, que je suis forcé de me
séparer de vous ; je vous prie de croire qu’il ne faut rien
moins qu’une sommation au nom de Sa Majesté pour m’y
déterminer. J’aurais voulu que Parlanta me laissât jouir
jusqu’au bout du bonheur de cette cérémonie ; mais, ces
huissiers, ils sont comme la mort : ils saisissent leur proie
partout où elle se rencontre, ils l’arrachent violemment du
bras de l’objet aimé, comme un enfant qui arrache par ses
ailes de gaze un papillon du calice d’une rose.
— C’est aussi désagréable pour moi que pour vous, dit
Mlle Minxit, faisant une moue grosse comme le poing ;
votre ami est un petit homme rond comme une pelote et qui
porte une perruque à marteaux ; je vais avoir l’air, à côté de
lui, d’une grande perche.
— Que voulez-vous que j’y fasse ? répliqua sèchement
Benjamin, offensé de tant d’égoïsme, je ne puis ni vous
rogner, ni amincir M. Page, ni lui prêter ma queue.
Benjamin prit congé de la société, et suivit Parlanta en
sifflant son air favori :

299
Malbrough s’en va-t-en guerre.
Il s’arrêta un moment sur le seuil de la prison pour jeter
un dernier regard sur ces espaces libres qui allaient se
fermer derrière lui ; il aperçut sa sœur immobile au bras de
son mari, qui le suivait d’un regard désolé ; à cette vue, il
tira violemment la porte derrière lui et s’élança dans la cour.
Le soir, mon grand-père et sa femme vinrent le voir ; ils
le trouvèrent perché au haut d’un escalier qui jetait à ses
compagnons de captivité le reste de ses dragées, et qui riait
comme un bienheureux de les voir se bousculer pour les
prendre.
— Que diable fais-tu là ? lui dit mon grand-père.
— Tu le vois bien, répondit Benjamin, j’achève la
cérémonie du baptême. Ne trouves-tu pas que ces hommes,
qui s’agitent à nos pieds pour ramasser de fades sucreries,
représentent fidèlement la société ? N’est-ce pas ainsi que
les pauvres habitants de cette terre se poussent, s’écrasent,
se renversent, pour s’arracher les biens que Dieu a jetés au
milieu d’eux ? N’est-ce pas ainsi que le fort foule le faible
aux pieds, ainsi que le faible saigne et crie, ainsi que celui
qui a tout pris insulte par sa superbe ironie à celui auquel il
n’a rien laissé, ainsi enfin que quand celui-ci ose se
plaindre, l’autre lui donne de son pied au derrière ? Ces
pauvres diables sont haletants, couverts de sueur ; ils ont les
doigts meurtris, la figure déchirée ; aucun n’est sorti de la
lutte sans une écorchure quelconque. S’ils avaient écouté
leur intérêt bien entendu, plutôt que leurs farouches

300
instincts de convoitise, au lieu de se disputer ces dragées en
ennemis, ne se les seraient-ils pas partagées en frères ?
— C’est possible, répondit Machecourt ; mais tâche de
ne pas trop t’ennuyer ce soir et de bien dormir cette nuit, car
demain tu seras libre.
— Et comment cela ? fit Benjamin.
— C’est, répondit Machecourt, que, pour te tirer
d’affaire, nous avons vendu notre petite vigne de Choulot.
— Et le contrat est-il signé ? demanda Benjamin.
— Pas encore, dit mon grand-père ; mais nous avons
rendez-vous pour le signer ce soir.
— Eh bien ! toi, Machecourt, et vous, ma chère sœur,
faites bien attention à ce que je vais vous dire : Si vous
vendez votre vigne pour me tirer des griffes de Bonteint, le
premier usage que je ferai de ma liberté, ce sera de quitter
votre maison, et de votre vie vous ne me reverrez.
— Cependant, dit Machecourt, il faut bien qu’il en soit
ainsi ; on est frère ou on ne l’est pas. Je ne veux pas te
laisser en prison quand j’ai entre les mains les moyens de te
rendre la liberté. Tu prends les choses en philosophe, toi,
mais moi je ne suis pas philosophe. Tant que tu seras ici, je
ne pourrai manger un morceau ni boire un verre de vin
blanc qui me profite.
— Et moi, dit ma grand’mère, crois-tu que je pourrai
m’habituer à ne plus te voir ? Est-ce que ce n’est pas à moi
que notre mère t’a recommandé à son lit de mort ? Est-ce
que ce n’est pas moi qui t’ai élevé ? Est-ce que je ne te
301
regarde pas comme l’aîné de mes enfants ? Et ces pauvres
enfants, c’est pitié de les voir ; depuis que tu n’es plus avec
nous, on dirait qu’il y a un cercueil dans la maison. Ils
voulaient tous nous suivre pour te voir, et la petite Nanette
n’a jamais voulu toucher à sa croûte de pâté, disant qu’elle
la gardait pour son oncle Benjamin qui était en prison, et
qui n’avait que du pain noir à manger.
— C’en est trop ! dit Benjamin poussant mon grand-père
par les épaules, va-t’en, Machecourt, et vous aussi, ma
chère sœur, allez-vous-en, je vous en prie, car vous me
feriez commettre une faiblesse ; mais, je vous en préviens,
si vous vous avisez de vendre votre vigne pour payer ma
rançon, jamais de ma vie je ne vous reverrai.
— Allons, grand niais, poursuivit ma grand’mère, est-ce
qu’un frère ne vaut pas mieux qu’une vigne ? Ne ferais-tu
pas pour nous ce que nous faisons pour toi, si l’occasion se
présentait, et quand tu seras riche, ne nous aideras-tu pas à
établir nos enfants ? Avec ton état et tes talents, tu peux
nous rendre au centuple ce que nous te donnons
aujourd’hui. Et que dirait-on de nous, mon Dieu ! dans le
public, si nous te laissions sous les verrous pour une dette
de cent cinquante francs ? Allons, Benjamin, sois bon frère,
ne nous rends pas tous malheureux en t’obstinant à rester
ici.
Pendant que ma grand’mère parlait, Benjamin avait sa
tête cachée entre ses mains et cherchait à comprimer les
larmes qui s’amassaient sous sa paupière.

302
— Machecourt, s’écria-t-il tout à coup, je n’en puis plus,
fais-moi apporter un petit verre par Boutron, et viens
m’embrasser. Tiens, dit-il en le pressant sur sa poitrine à le
faire crier, tu es le premier homme que j’embrasse, et
depuis la dernière fois que j’ai eu le fouet, voilà les
premières larmes que je verse.
Et en effet il fondait en larmes, mon pauvre oncle ; mais
le geôlier ayant apporté deux petits verres, il n’eût pas plus
tôt vidé le sien qu’il devint calme et azuré comme un ciel
d’avril après une averse.
Ma grand’mère chercha de nouveau à l’attendrir ; mais il
resta froid sous ses paroles comme un glaçon sous les
rayons de la lune.
La seule chose qui le préoccupât, c’était que le geôlier
l’eût vu pleurer ; il fallut donc, bon gré, mal gré, que
Machecourt gardât sa vigne.

XVI

Un déjeuner en prison – Comment


mon oncle sortit de prison.

303
Le lendemain matin, comme mon oncle se promenait
dans la cour de la prison, sifflant un air connu, Arthus entra,
suivi de trois hommes qui portaient des hottes couvertes de
linge blanc.
— Bonjour, Benjamin ! s’écria-t-il, nous venons déjeuner
avec toi, puisque tu ne peux déjeuner avec nous.
En même temps défilaient Page, Rapin, Guillerand,
Millot-Rataut et Machecourt. Parlanta se tenait en arrière,
un peu décontenancé ; mon oncle alla à lui et, lui prenant la
main :
— Eh bien ! Parlanta, lui dit-il, est-ce que tu me gardes
rancune de ce que je t’ai fait hier manquer un bon dîner ?
— Au contraire, répondit Parlanta, j’avais peur que tu
m’en voulusses toi-même de ce que je ne t’avais pas laissé
achever ton baptême.
— Sais-tu bien, Benjamin, interrompit Page, que nous
nous sommes cotisés pour te tirer d’ici ; mais, comme nous
ne sommes pas en argent comptant, nous faisons comme si
l’argent n’était pas inventé, nous donnons à Bonteint nos
services respectifs, chacun selon sa profession. Moi, je lui
plaiderai sa première affaire ; Parlanta lui griffonnera deux
assignations ; Arthus lui fera son testament ; Rapin lui
donnera deux ou trois consultations qui lui coûteront plus
cher qu’il ne pense ; Guillerand donnera, tant bien que mal,
des leçons de grammaire à ses enfants ; Rataut, qui n’est
rien, attendu qu’il est poète, s’engage sur l’honneur à
acheter chez lui tous les habits dont il aura besoin pendant

304
deux ans, ce qui, selon moi et lui, ne l’engage pas à grand
chose.
— Et Bonteint accepte-t-il ? fit Benjamin.
— Comment, dit Page, s’il accepte ! il reçoit des valeurs
pour plus de cinq cents francs. C’est Rapin qui a arrangé
cette affaire hier avec lui ; il n’y a plus qu’à rédiger les
conditions.
— Eh bien ! dit mon oncle, je veux prendre ma part de
cette bonne action ; je m’engage, moi, à le traiter, sans
mémoire aucun, des deux premières maladies qui lui
viendront. Si je le tue de la première, sa femme aura la
survivance pour la seconde ; quant à toi, Machecourt, je te
permets de souscrire pour un broc de vin blanc.
Pendant ce temps-là, Arthus avait fait dresser la table
chez le geôlier. Il tirait lui-même de leur hotte ses plats, qui
s’étaient un peu transvasés les uns dans les autres, et il les
mettait dans leur ordre et place sur la table.
Quand tout fut arrangé à sa fantaisie :
— Allons, s’écria-t-il, à table, et trêve de bavardage, je
n’aime pas être dérangé quand je mange, vous aurez tout le
temps de jaser au dessert.
Le déjeuner ne se ressentait nullement du lieu où il se
célébrait. Machecourt seul était un peu triste, car
l’arrangement pris avec Bonteint par les amis de mon oncle
lui semblait une plaisanterie.
— Allons donc, Machecourt ! s’écria Benjamin, ton verre
est toujours dans ta main plein ou vide ; est-ce moi qui suis,
305
ou toi qui es prisonnier ? À propos, messieurs, savez-vous
que Machecourt a failli hier commettre une bonne action : il
voulait vendre sa bonne vigne de Choulot, pour payer ma
rançon à Bonteint.
— C’est magnifique ! s’écria Page.
— C’est succulent ! dit Arthus.
— C’est un trait comme j’en vois dans la morale en
action, poursuivit Guillerand.
— Messieurs, interrompit Rapin, il faut honorer la vertu
partout où l’on a le bonheur de la posséder ; je propose
donc que, toutes les fois que Machecourt sera à table avec
nous, il lui soit décerné un fauteuil.
— Adopté ! s’écrièrent ensemble tous les convives, et à
la santé de Machecourt !
— Ma foi, dit mon oncle, je ne sais pas pourquoi on a si
peur de la prison. Ce chapon n’est-il pas aussi tendre et ce
bordeaux aussi parfumé de ce côté-ci que de l’autre côté du
guichet ?
— Oui, dit Guillerand, tant qu’il y a de l’herbe le long du
mur où elle est attachée, la chèvre ne sent pas son lien :
mais, quand la place est nette, elle se tourmente et cherche à
le rompre.
— Aller de l’herbe qui croît dans la vallée, répondit mon
oncle, à celle qui croît sur la montagne, voilà la liberté de la
chèvre ; mais la liberté de l’homme, c’est de ne faire que ce
qui lui convient. Celui dont on a confisqué le corps et
auquel on laisse la faculté de penser à son gré, est cent fois
306
plus libre que celui dont on tient l’âme captive aux chaînes
d’une occupation odieuse. Le prisonnier passe sans doute de
tristes heures à contempler, à travers ses barreaux, le
chemin qui fuit dans la plaine et va se perdre sous les
ombrages bleuâtres de quelque lointaine forêt. Il voudrait
être la pauvre femme qui mène sa vache le long du chemin
en tournant son fuseau, ou le pauvre bûcheron qui s’en va
couvert de ramées vers sa chaumine qui fume par dessus les
arbres. Mais cette liberté d’être où l’on voudrait, d’aller
droit devant soi tant qu’on n’est pas las ou qu’on n’est pas
arrêté par un fossé, à qui appartient-elle ? Le paralytique
n’est-il pas en prison dans son lit, le marchand dans sa
boutique, l’employé dans son bureau, le bourgeois entre
l’enceinte de sa petite ville, le roi entre les limites de son
royaume et Dieu lui-même entre cette circonférence glacée
qui borne les mondes ? Tu vas haletant et ruisselant de
sueur sur un chemin brûlé par le soleil : voici de grands
arbres qui étalent à côté de toi leurs hauts étages de verdure
et qui secouent comme par ironie leurs feuilles jaunes sur ta
tête : tu voudrais bien, n’est-ce pas, te reposer un instant
sous leurs ombres et essuyer tes pieds dans la mousse qui
tapisse leurs racines ; mais entre eux et toi il y a six pieds de
murs ou les barreaux acérés d’une grille. Arthus, Rapin, et
vous tous qui n’avez qu’un estomac, qui ne savez que dîner
après avoir déjeuné, je ne sais si vous comprenez ; mais
Millot-Rataut, qui est tailleur et qui fait des Noëls, me
comprendra, lui. J’ai souvent désiré suivre dans ses
pérégrinations vagabondes le nuage qui s’en allait aux vents
par le ciel. Souvent quand, accoudé sur ma fenêtre, je
307
suivais en rêvant la lune qui semblait me regarder comme
une face humaine, j’aurais voulu m’envoler comme une
bulle d’air vers ces mystérieuses solitudes qui passaient au-
dessus de ma tête et j’aurais donné tout au monde pour
m’asseoir un instant sur un de ces gigantesques pitons qui
déchirent la blanche surface de la planète. N’étais-je pas
alors aussi captif sur la terre que le pauvre prisonnier entre
les hautes murailles de la prison ?
— Messieurs, dit Page, il faut convenir d’une chose : la
prison est trop bonne et trop douce pour le riche. Elle le
corrige en enfant gâté, comme cette nymphe qui donnait le
fouet à l’Amour avec une rose. Si vous permettez au riche
d’apporter dans sa prison sa cuisine, sa cave, sa
bibliothèque, son salon, ce n’est plus un condamné qu’on
punit, c’est un bourgeois qui change de logis. Vous êtes là
devant un bon feu, enchâssé dans la ouate de votre robe de
chambre ; vous digérez les pieds sur vos chenets, l’estomac
tout parfumé de truffes et de champagne ; la neige voltige
aux barreaux de votre fenêtre ; vous, cependant, vous jetez
vers le plafond la fumée blanche de votre cigare. Vous
rêvez, vous pensez, vous faites des châteaux en Espagne ou
des vers. À côté de vous est votre gazette, cette amie qu’on
quitte, qu’on rappelle et qu’on congédie définitivement
quand elle devient trop ennuyeuse. Qu’y a-t-il donc, dites-
le-moi, dans cette situation, qui ressemble à une peine ?
N’avez-vous pas ainsi passé, sans sortir de chez vous, des
heures, des jours, des semaines entières ? Que fait
cependant le juge qui a eu la barbarie de vous condamner à

308
ce supplice ? Il est à l’audience depuis onze heures du
matin, grelottant dans sa robe noire, qui écoute les
patenôtres d’un avocat qui rabâche. Pendant ce temps, le
catarrhe aux griffes engourdies le saisit aux poumons, ou
l’engelure de sa dent aiguë le mord aux orteils. Vous dites
que vous n’êtes pas libre ! au contraire, vous êtes cent fois
plus libre que dans votre maison ; toute votre journée vous
appartient : vous vous levez, vous vous couchez quand il
vous plaît, vous faites ce qui vous convient, et vous n’êtes
plus obligé de vous faire la barbe.
» Voici Benjamin, par exemple, qui est prisonnier :
croyez-vous que Bonteint lui ait joué un si mauvais tour en
le faisant enfermer ici ? Il était obligé de se lever souvent
avant que les réverbères fussent éteints. Il allait un bas à
l’envers, de porte en porte, visiter la langue de celui-ci,
expertiser le pouls de celui-là. Quand il avait fini d’un côté,
il lui fallait recommencer de l’autre ; il se crottait dans les
chemins de traverse jusqu’à sa queue, et son paysan n’avait
la plupart du temps à lui offrir que du caillé et du pain
violet. Quand il était rentré chez lui bien harassé, qu’il était
bien établi dans son lit, qu’il commençait à goûter les
douceurs du premier sommeil, on venait l’éveiller
brutalement pour aller au secours de M. le maire qui
étouffait d’une indigestion, ou de la femme du bailli qui
accouchait de travers. Maintenant, le voici débarrassé de
tout ce tracas. Il est ici comme le rat dans son fromage de
Hollande. Bonteint lui a fait une petite rente qu’il mange en
philosophe. C’est véritablement le pavot de l’Évangile, qui

309
ne saigne ni ne purge et qui cependant est bien nourri, qui
ne coud ni ne file et qui est vêtu d’une magnifique robe
rouge. En vérité, nous sommes bien dupes de le plaindre et
bien ennemis de son bien-être de chercher à le tirer d’ici.
— On est bien ici, soit, répondit mon oncle ; mais
j’aimerais tout autant être mal ailleurs. Cela ne
m’empêchera pas de convenir, ainsi que vous l’a démontré
Page, non seulement que la prison est trop douce pour le
riche, mais encore qu’elle l’est trop pour tout le monde. Il
est dur sans doute de crier à la loi quand elle flagelle un
malheureux : « Frappe plus fort, tu ne lui fais pas assez de
mal ; » mais il faut bien se garder aussi de cette
philanthropie inintelligente et myope qui ne voit rien au-
delà de son infortune. De véritables philosophes comme
Guillerand, comme Millot-Rataut, comme Parlanta, en un
mot comme nous le sommes tous, ne doivent considérer les
hommes qu’en masse, ainsi qu’on considère un champ de
blé. C’est toujours du point de l’intérêt public qu’une
question sociale doit être examinée. Vous vous êtes
distingué par un beau fait d’armes et le roi vous décore de
la croix de Saint-Louis, croyez-vous que c’est parce qu’il
vous veut du bien et dans l’intérêt de votre gloire
individuelle que Sa Majesté vous autorise à porter sa
gracieuse effigie sur votre poitrine ? Hélas ! non, mon
pauvre brave ; c’est dans son intérêt d’abord et ensuite dans
celui de l’État ; c’est pour que ceux qui ont, comme vous,
du sang chaud dans les veines, vous voyant si
généreusement récompensé, imitent votre exemple.

310
Maintenant, au lieu d’une bonne action, c’est un crime que
vous avez commis ; ce ne sont plus trois ou quatre hommes
qui diffèrent de vous par le collet de leur habit, c’est un bon
bourgeois de votre pays que vous avez tué. Le juge vous a
condamné à mort et le roi a refusé de vous faire grâce. Il ne
vous reste plus maintenant qu’à rédiger votre confession
générale et à commencer votre complainte. Or, quel
sentiment a donc dicté au juge votre sentence ? A-t-il voulu
débarrasser la société de vous, comme quand on tue un
chien enragé, ou vous punir comme quand on fouette un
enfant maussade ? D’abord, s’il n’eût voulu que vous
retrancher de la société, un cachot bien profond avec portes
bien épaisses et une meurtrière pour toute fenêtre suffisaient
très bien pour cela. Ensuite, le juge condamne souvent à la
mort un homme qui a tenté de se suicider, et à la prison un
malheureux auquel il sait que la prison sera hospitalière.
Est-ce donc pour les punir qu’il octroie à ces deux vauriens
précisément ce qu’ils demandent ? qu’il fait à celui-ci, pour
lequel l’existence est une torture, l’opération de la vie, et
qu’il accorde à celui-là, qui n’a ni pain, ni toit, un lieu de
refuge ? Le juge ne veut qu’une chose, il veut effrayer par
votre supplice ceux qui seraient tentés d’imiter votre
exemple.
» Peuple, garde-toi de tuer, voilà tout ce que signifie
votre sentence. Si vous pouviez mettre à votre place sous le
couteau un mannequin qui vous ressemblât, cela serait fort
égal au juge ; si même, après que le bourreau vous a coupé
la tête et l’a montrée au peuple, il pouvait vous ressusciter,

311
je suis bien sûr qu’il le ferait volontiers : car au demeurant
le juge est bonhomme et il ne voudrait pas que sa cuisinière
tuât un poulet sous ses yeux.
» On crie bien haut, et vous le proclamez vous-mêmes,
qu’il vaut mieux absoudre dix coupables que de condamner
un innocent. C’est la plus déplorable des absurdités qu’ait
enfantées la philanthropie à la mode ; c’est un principe
antisocial. Je soutiens, moi, qu’il vaut mieux condamner dix
innocents que d’absoudre un seul coupable.
À ces mots tous les convives crièrent haro sur mon oncle.
— Non, parbleu ! s’écrie mon oncle, je ne plaisante pas,
et ce sujet n’est pas de ceux à la face desquels on puisse
rire. J’exprime une conviction ferme, puissante et depuis
longtemps arrêtée. Toute la cité s’apitoie sur le sort d’un
innocent qui monte à l’échafaud ; les gazettes retentissent
de lamentations, et vos poètes le prennent pour le martyr de
leurs drames. Mais combien d’innocents périssent dans vos
fleuves, sur vos grands chemins, dans le creux de vos
mines, et jusque dans vos ateliers, broyés sous la dent
féroce de vos machines, ces gigantesques animaux qui
saisissent un homme par surprise et qui l’engloutissent sous
vos yeux sans que vous puissiez lui porter secours !
Cependant, leur mort vous arrache à peine une
exclamation ; vous passez, et, quelques pas plus loin, vous
n’y pensez plus. Vous ne songez pas même en dînant à en
parler à votre épouse. Le lendemain, la gazette l’enterre
dans un coin de sa feuille, elle jette sur lui quelques lignes
de lourde prose et tout est fini ! Pourquoi cette indifférence

312
pour l’un et cette surabondance de pitié pour l’autre ?
Pourquoi sonner le glas de celui-ci avec une clochette et le
glas de celui-là avec une grosse cloche ? Un juge qui se
trompe, est-ce un accident plus terrible qu’une diligence qui
verse ou qu’une machine qui se détraque ? Mes innocents, à
moi, ne font-ils pas un aussi grand trou que les vôtres dans
la société ? ne laissent-ils pas comme les vôtres une femme
veuve et des enfants orphelins ?
» Sans doute il n’est pas agréable d’aller à l’échafaud
pour un autre, et moi qui vous parle je conviens que si la
chose m’arrivait, j’en serais très contrarié. Mais, par rapport
à la société, qu’est-ce que ce peu de sang que verse le
bourreau ? la goutte d’eau qui suinte d’un réservoir, le
gland meurtri qui tombe d’un chêne. Un innocent condamné
par un juge, c’est une conséquence de la distribution de la
justice, comme la chute d’un couvreur du haut d’une
maison est la conséquence de ce que l’homme s’abrite sous
un toit. Sur mille bouteilles que coule un ouvrier, il en casse
au moins une ; sur mille arrêts que rend un juge, il faut qu’il
y en ait au moins un de travers. C’est un mal prévu, et
contre lequel il n’y aurait d’autre remède nécessaire que de
supprimer toute justice. Soit une vieille femme qui épluche
des lentilles : que diriez-vous d’elle si, dans la crainte d’en
jeter une bonne à terre, elle conservait toutes les ordures qui
s’y trouvent ? N’en serait-il pas de même d’un juge qui,
dans la crainte de condamner un innocent, absoudrait dix
coupables ?

313
» Puis la condamnation d’un innocent est chose rare ; elle
fait époque dans les annales de la justice. Il est presque
impossible qu’il se réunisse contre un homme un concours
fortuit de circonstances telles qu’elles fassent peser sur lui
des charges dont il ne puisse se justifier. Quand bien même,
du reste, il en serait ainsi, je soutiens, moi, qu’il y a dans la
pose d’un accusé, dans son regard, dans son geste, dans le
son de sa voix, des éléments de conviction auxquels le juge
ne peut se soustraire. Puis la mort d’un innocent, ce n’est
qu’un malheur particulier, tandis que l’absolution d’un
coupable est une calamité publique. Le crime écoute à la
porte de vos salles d’audience ; il sait ce qui se passe, il
calcule les chances de salut que lui laisse votre indulgence.
Il vous applaudit quand, par une circonspection exagérée, il
vous voit absoudre un coupable ; car c’est lui-même que
vous absolvez. Il ne faut pas, sans doute, que la justice soit
trop sévère ; mais, quand elle est trop indulgente, elle
abdique, elle s’annule elle-même. Dès lors, les hommes
prédestinés au crime s’abandonnent sans crainte à leurs
instincts, ils ne voient plus dans leurs rêves la face sinistre
du bourreau ; entre eux et leurs victimes il n’y a plus
d’échafaud qui se dresse ; ils vous prennent votre argent
pour peu qu’ils en aient besoin, et votre vie pour peu qu’elle
les gêne. Vous vous applaudissez, bonhomme, d’avoir
sauvé un innocent de la hache, mais vous en avez fait périr
vingt par le poignard. C’est dix-neuf meurtres qui restent à
votre compte.

314
» Et maintenant je reviens à la prison. La prison, pour
qu’elle inspire une salutaire terreur, doit être un lieu de gêne
et de misère. Cependant, il y a en France quinze millions
d’hommes qui sont plus misérables dans leurs maisons que
le prisonnier sous vos verrous. Trop heureux l’homme des
champs, s’il connaissait son bonheur ! dit le poète. Cela est
bon dans une églogue. L’homme des champs, c’est le
chardon de la montagne ; il ne passe pas un ardent rayon de
soleil qui ne le brûle, pas un souffle de bise qui ne le morde,
pas une averse qu’il ne l’essuie ; il travaille depuis l’angélus
du matin jusqu’à celui du soir ; il a un vieux père, et il ne
peut adoucir pour lui les rigueurs de la vieillesse ; il a une
belle femme, et il ne peut lui donner que des haillons ; il a
des enfants, marmaille affamée qui demande incessamment
du pain, et souvent il n’y en a pas une miette dans la huche.
Le prisonnier, au contraire, lui, est chaudement vêtu, il est
suffisamment nourri ; avant d’avoir un morceau de pain à se
mettre sous la dent, il n’est pas obligé de le gagner. Il rit, il
chante, il joue, il dort tant qu’il veut sur sa paille, et il est
encore l’objet de la pitié publique. Des personnes
charitables s’organisent en société pour lui rendre sa prison
moins rude, et elles font si bien qu’au lieu d’une peine elles
lui en font une récompense. De belles dames font mijoter
son pot et lui trempent sa soupe ; elles le moralisent avec du
pain blanc et de la viande. Assurément, à la liberté
besogneuse des champs ou de l’atelier, cet homme préférera
la captivité insouciante et pleine de bon temps de la prison.
La prison, ce doit être l’enfer de la cité : je voudrais qu’elle
s’élevât au milieu de la place publique, sombre et vêtue de
315
noir comme le juge ; qu’à travers ses petites fenêtres
grillées, elle jetât comme des sinistres regards aux
passants ; qu’au lieu de chants, il ne surgît de son enceinte
que des bruits de chaînes ou des aboiements de molosses ;
que le vieillard craignît de se reposer sous ses murs ; que
l’enfant n’osât jouer sous son ombre ; que le bourgeois
attardé se détournât de son chemin pour l’éviter et
s’éloignât d’elle comme il s’éloigne du cimetière. Ce n’est
qu’à cette condition que vous obtiendrez de la prison le
résultat que vous en attendez.
Mon oncle discuterait peut-être encore si M. Minxit ne
fût arrivé pour couper court à ses arguments. Le brave
homme ruisselait de sueur, il humait l’air comme un
marsouin échoué sur la grève et était rouge comme la
trousse de mon oncle.
— Benjamin ! s’écria-t-il en s’essuyant le front, je venais
te chercher, pour déjeuner avec moi.
— Comment cela, monsieur Minxit ? s’écrièrent tous les
convives à la fois.
— Eh ! parbleu, c’est que Benjamin est libre ; voilà toute
l’énigme. Ceci, ajouta-t-il en tirant un papier de sa poche et
le remettant à Boutron, c’est la quittance de Bonteint.
— Bravo, monsieur Minxit ! Et tout le monde se levant,
le verre à la main, but à la santé de M. Minxit. Machecourt
essaya de se lever, mais il retomba sur sa chaise : la joie lui
avait fait perdre presque l’usage de ses sens. Benjamin jeta
par hasard sur lui un coup d’œil.

316
— Ah çà ! Machecourt, s’exclama-t-il, est-ce que tu es
fou ! Bois à la santé de Minxit, ou je te saigne à l’instant
même.
Machecourt se leva machinalement, vida son verre d’un
seul trait et se mit à pleurer.
— Mon bon monsieur Minxit, poursuivit Benjamin, que
j…
— Bon, dit celui-ci, je vois ce que c’est : tu te disposes à
me remercier ; eh bien, je t’en dispense, mon pauvre
garçon ; c’est pour mes beaux yeux et non pour les tiens
que je te tire d’ici ; tu sais bien que je ne peux me passer de
toi. Allez, messieurs, dans toutes les actions qui vous
paraissent les plus généreuses, il n’y a que l’égoïsme. Si
cette maxime n’est pas consolante, ce n’est pas ma faute,
mais elle est vraie.
— Monsieur Boutron, fit Benjamin, la quittance de
Bonteint est-elle en règle ?
— Je n’y vois de défectueux qu’un gros pâté que
l’honnête marchand de drap y a ajouté sans doute pour
paraphe.
— En ce cas, messieurs, dit Benjamin, permettez que
j’aille annoncer moi-même cette bonne nouvelle à ma chère
sœur.
— Je te suis, dit Machecourt, je veux être témoin de sa
joie ; jamais je n’ai été aussi heureux depuis le jour que
Gaspard est venu au monde.

317
— Vous permettez…, dit M. Minxit, se mettant à table.
Monsieur Boutron, un couvert ! Du reste, messieurs, à
charge de revanche : ce soir, je vous invite à souper à
Corvol.
Cette proposition fut accueillie avec acclamation par tous
les convives. Après déjeuner, ils se retirèrent au café en
attendant l’heure de partir.

318
XVII

Un voyage à Corvol.

Le garçon vint prévenir mon oncle qu’il y avait à la porte


une vieille femme qui demandait à lui parler.
— Fais-la rentrer, dit Benjamin, et sers-lui quelque chose
dont elle se rafraîchisse.
— Oui, répondit le garçon, mais c’est que la vieille n’est
pas ragoûtante du tout ; elle est éraillée, et elle pleure des
larmes grosses comme mon petit doigt.
— Elle pleure ! s’écria mon oncle, et pourquoi, drôle, ne
m’as-tu pas dit cela tout de suite ?
Et il se hâta de sortir.
La vieille femme qui réclamait mon oncle versait en effet
de grosses larmes qu’elle essuyait avec un vieux morceau
d’indienne rouge.
— Qu’avez-vous, ma bonne ? lui dit Benjamin d’un ton
de politesse qu’il ne prenait pas avec tout le monde, et que
puis-je pour votre service ?
319
— Il faut, dit la vieille, que vous veniez à Sembert voir
mon fils qui est malade.
— Sembert ! ce village qui est au sommet des Monts-le-
Duc ? mais c’est à moitié chemin du ciel !… C’est égal, je
passerai demain chez vous dans la soirée.
— Si vous ne venez aujourd’hui, dit la vieille, demain,
c’est le prêtre avec sa croix noire qui viendra, et peut-être
est-il déjà trop tard, car mon fils est atteint du charbon.
— Voilà qui est fâcheux pour votre fils et pour moi ;
mais, pour arranger tout le monde, ne pourriez-vous pas
vous adresser à mon confrère Arnout ?
— Je me suis adressée à lui ; mais comme il connaît
notre misère et qu’il sait qu’il ne sera pas payé de ses
visites, il n’a pas voulu se déranger.
— Comment ! dit mon oncle, vous n’avez pas de quoi
payer votre médecin ? En ce cas, c’est autre chose, cela me
regarde. Je ne vous demande que le temps d’aller vider un
petit verre que j’ai laissé sur la table, et je vous suis. À
propos, nous aurons besoin de quinquina : tenez, voilà un
petit écu, allez chez Pétrier en acheter quelques onces ; vous
lui direz que je n’ai pas eu le temps de faire l’ordonnance.
Un quart d’heure après, mon oncle se hissait côte à côte
avec la vieille femme le long de ces pentes incultes et
sauvages qui prennent leurs racines dans le faubourg de
Bethléem et se terminent par le vaste plateau au faîte duquel
le hameau de Sembert est perché.

320
De leur côté, les hôtes de M. Minxit partaient dans une
charrette attelée de quatre chevaux. Les habitants du
faubourg de Beuvron s’étaient mis, leur chandelle à la main,
sur le seuil de leurs portes, pour les voir passer, et c’était en
effet un phénomène plus curieux que celui d’une éclipse.
Arthus chantait : Aussitôt que la lumière ; Guillerand,
Malbrough s’en va-t’en guerre ; et le poète Millot, qu’on
avait attaché à une ridelle de la voiture parce qu’il ne
paraissait pas très solide, entonnait son grand Noël.
M. Minxit s’était piqué d’une magnificence extraordinaire ;
il donna à ses convives un souper mémorable et dont on
parle encore à Corvol. Malheureusement, il avait tellement
prodigué les rasades, que, dès le second service, ses hôtes
ne pouvaient plus lever leur verre. Benjamin arriva sur ces
entrefaites : il était harassé de fatigue et d’une humeur à
tout massacrer, car son malade lui était passé entre les
mains, et il était tombé deux fois en route. Mais il n’était
chez lui ni chagrins ni contrariétés qui tinssent pied devant
une nappe bien blanche et parée de bouteilles : il se mit
donc à table comme si de rien n’eût été.
— Tes amis, lui dit M. Minxit, sont des mazettes ; pour
des huissiers, des fabricants et des maîtres d’école, je les
aurais crus plus solides ; je n’aurai pas la satisfaction de
leur offrir du champagne. Tiens, voici Machecourt qui ne te
reconnaît plus, et Guillerand qui présente à Arthus sa
tabatière au lieu de son verre.
— Que voulez-vous, répondit Benjamin, tout le monde
n’est pas de votre force, monsieur Minxit.

321
— Oui, répliqua le brave homme, flatté du compliment,
mais qu’allons-nous faire de tous ces poulets mouillés ? Je
n’ai pas de lit pour eux tous, et ils sont hors d’état de
pouvoir retourner ce soir à Clamecy.
— Parbleu ! vous voilà bien embarrassé, dit mon oncle ;
qu’on étende de la paille dans votre grange, et au fur et à
mesure qu’ils s’endormiront vous les ferez porter sur cette
litière ; on les couvrira, de peur qu’ils ne s’enrhument, avec
le grand paillasson que vous mettez sur votre couche de
petites raves pour la garantir de la gelée.
— Tu as ma foi raison, dit M. Minxit.
Il fit venir deux musiciens commandés par le sergent, et
le plan donné par mon oncle fut exécuté dans toute sa
teneur. Millot ne tarda pas à s’endormir : le sergent le prit
sur son épaule et l’emporta comme une boîte d’horloge. Le
transport de Rapin, de Parlanta et des autres ne présenta pas
de sérieuses difficultés ; mais, quand on en vint à Arthus, on
le trouva si pesant qu’il fallut le laisser dormir sur place.
Quant à mon oncle, il avait vidé sa dernière rasade de
champagne ; il se dirigea à son tour vers la grange et leur
souhaita le bonsoir.
Le lendemain matin, quand les hôtes de M. Minxit se
levèrent, ils ressemblaient à des pains de sucre qu’on tire de
leurs caisses, et il fallut mettre tous les domestiques du logis
en réquisition pour les débarrasser de la paille dont ils
étaient enveloppés. Après avoir déjeuné avec le second
service qu’ils avaient laissé intact la veille, ils repartirent au
grand trot de leurs quatre chevaux.
322
Ils fussent arrivés fort heureusement à Clamecy sans un
petit incident qui leur survint en route : la voiture,
surexcitée par le fouet, versa dans un des mille cloaques
dont le chemin était alors semé, et ils tombèrent tous pêle-
mêle dans la boue. Le poète Millot, qui était toujours
malheureux, eut la maladresse de se trouver sous Arthus.
Benjamin, heureusement pour son habit, était resté à
Corvol. M. Minxit avait à dîner ce jour-là tous les notables
du pays, et, entre autres, deux gentilshommes. L’un de ces
illustres convives était M. de Pont-Cassé, mousquetaire
rouge ; l’autre était un mousquetaire de la même couleur,
ami de M. de Pont-Cassé, et que celui-ci avait invité à
passer quelques semaines dans son reste de Castel. Or,
M. de Pont-Cassé, dans la confidence duquel nous avons
mis nos lecteurs, n’aurait pas été fâché de réparer les
avaries qu’avait éprouvées sa fortune avec celle de
M. Minxit, et il flairait Arabelle, bien qu’il dît souvent à son
ami que c’était un insecte né dans l’urine. Celle-ci s’était
laissé piper par l’extravagance de ses belles manières ; elle
le trouvait bien plus beau avec ses plumes fanées, et bien
plus aimable avec son fatras de cour, que mon oncle avec
son esprit sans prétention et son habit rouge. Mais
M. Minxit, qui était un homme non seulement d’esprit, mais
de bon sens, n’était pas du tout de cet avis ; M. de Pont-
Cassé eût été colonel, qu’il ne lui eût point donné sa fille. Il
avait retenu Benjamin à dîner afin qu’Arabelle pût établir
entre ses deux adorateurs une comparaison qu’il croyait ne
devoir pas être à l’avantage du mousquetaire, et aussi parce

323
qu’il comptait sur mon oncle pour effacer le clinquant des
deux gentilshommes et mortifier leur orgueil.
Benjamin, en attendant le dîner, alla faire un tour dans le
village. En sortant de chez M. Minxit, il avisa une paire
d’officiers qui tenaient le haut de la rue et ne se seraient pas
dérangés pour une malle-poste, ce dont les paysans étaient
fort ébahis. Mon oncle n’était pas homme à se préoccuper
de si peu ; cependant en passant près d’eux, il ouït très
distinctement l’un des hobereaux qui disait à son
compagnon : « Tiens, voici le drôle qui prétend épouser
Mlle Minxit. » Mon oncle eut un instant envie de leur
demander pourquoi ils le trouvaient si drôle, mais il
réfléchit qu’il serait peu séant, quoiqu’il se souciât assez
ordinairement fort peu des bienséances, de se donner en
spectacle aux habitants de Corvol. Il fit donc comme s’il
n’avait rien entendu, et entra chez son ami le tabellion.
— Je viens, lui dit-il, de rencontrer dans la rue deux
espèces de homards empanachés qui m’ont presque insulté ;
pourriez-vous me dire à quelle famille de crustacés
appartiennent ces drôles ?
— Ah ! diable, fit le tabellion quasi effrayé, n’allez pas
tourner de ce côté vos plaisanteries ; l’un d’eux,
M. de Pont-Cassé, est le plus dangereux duelliste de notre
époque, et de tous ceux qui sont allés avec lui sur le pré,
personne n’est encore revenu sain et sauf.
— Nous verrons bien, dit mon oncle.

324
Deux heures ayant sonné au clocher du bourg, il prit son
ami le tabellion par le bras et se rendit avec lui chez
M. Minxit ; la société était déjà réunie dans le salon, et l’on
n’attendait plus qu’eux pour se mettre à table.
Les deux hobereaux, qui se croyaient avec ces manants
comme dans un pays conquis, s’emparèrent de prime abord
de la conversation. M. de Pont-Cassé ne cessait de friser ses
moustaches, de parler de la cour, de ses duels et de ses
prouesses amoureuses. Arabelle, qui n’avait jamais ouï
choses si magnifiques, prenait un grand plaisir à ses
discours. Mon oncle s’en aperçut bien, mais comme
Mlle Minxit lui était indifférente, cela ne le regardait,
pensait-il, en aucune façon. M. de Pont-Cassé, piqué du peu
d’effet qu’il produisait sur Benjamin, lui adressa quelques
allusions qui effleuraient l’insolence ; mais mon oncle, sûr
de sa force, dédaignait d’y faire attention, et ne s’occupait
que de son verre et de son assiette. M. Minxit se scandalisa
de la voracité insoucieuse de son champion.
— Tu ne comprends donc pas ce que veut dire
M. de Pont-Cassé ! s’écria le bonhomme ; à quoi penses-tu
donc, Benjamin ?
— À dîner, monsieur Minxit, et je vous conseille d’en
faire autant ; car c’est pour cela que vous nous avez invités,
je pense.
M. de Pont-Cassé avait trop d’orgueil pour croire qu’on
pût l’épargner ; il prit le silence de mon oncle pour un aveu
de son infériorité, et il en vint à des attaques plus directes.

325
— Je vous ai entendu appeler de Rathery, dit-il à
Benjamin ; j’ai connu, c’est-à-dire j’ai vu, car on ne connaît
pas de pareilles gens, un Rathery dans les palefreniers du
roi ; serait-ce, par hasard, votre parent ?
Mon oncle dressa les oreilles comme un cheval qui reçoit
un coup de fouet.
— Monsieur de Pont-Cassé, répondit-il, les Rathery ne se
sont jamais faits domestiques de cour, sous quelque livrée
que ce fût. Les Rathery ont l’âme fière, monsieur ; ils ne
veulent manger que le pain qu’ils gagnent, et ce sont eux
qui paient, avec quelques millions d’autres, les gages de
cette valetaille de toutes les couleurs qu’on veut bien
appeler courtisans !
Il se fit un silence solennel dans l’assemblée, et chacun
applaudissait mon oncle du regard.
— Monsieur Minxit, ajouta-t-il, un morceau, s’il vous
plaît, de ce pâté ; il est excellent, et je parierais bien que le
lièvre avec lequel on l’a fait n’était pas gentilhomme.
— Monsieur, dit l’ami de M. de Pont Cassé, prenant une
attitude martiale, que voulez-vous dire avec votre lièvre ?
— Qu’un gentilhomme, répondit froidement mon oncle,
ne serait pas bon dans un pâté ; voilà tout ce que je voulais
dire.
— Messieurs, dit M. Minxit, il est bien entendu que vos
discussions ne doivent pas dépasser les bornes de la
plaisanterie.

326
— Entendu, dit M. de Pont-Cassé ; à la rigueur, les
allusions de M. de Rathery seraient bien de nature à
offenser deux officiers du roi, qui n’ont pas l’honneur
d’être, comme lui, de la roture ; cependant, à son habit
rouge et à sa grande épée, je l’avais pris d’abord pour un
des nôtres, et je tressaille encore, comme l’homme qui a été
sur le point de prendre un serpent pour une anguille, en
songeant que j’ai failli fraterniser avec lui. Il n’y a que cette
grande queue qui frétille sur ses épaules qui m’a détrompé.
— Monsieur de Pont-Cassé, s’écria M. Minxit, je ne
souffrirai point…
— Laissez, mon bon monsieur Minxit, fit mon oncle ;
l’insolence est l’arme de ceux qui ne savent pas manier la
flexible houssine de la plaisanterie. Pour moi, je n’ai aucune
erreur à me reprocher à l’égard de M. de Pont-Cassé, car je
n’ai pas encore fait attention à lui.
— À la bonne heure, dit M. Minxit.
Le mousquetaire, qui se piquait d’être un mystificateur
fort plaisant, et qui savait que, dans les combats de l’esprit
comme dans ceux de l’épée, la fortune est journalière, ne se
découragea pas pour cela.
— Monsieur Rathery, poursuivit-il, monsieur le
chirurgien Rathery, savez-vous qu’entre nos deux
professions il y a plus d’analogie que vous ne le pensez ; je
parierais mon cheval alezan brûlé contre votre habit rouge
que vous avez tué plus de monde cette année que moi dans
ma dernière campagne.

327
— Vous gagneriez, monsieur de Pont-Cassé, répondit
froidement mon oncle, car cette année j’ai eu le malheur de
perdre un malade ; il est mort hier du charbon.
— Bravo, Benjamin ! bravo, le peuple ! s’écria
M. Minxit, ne pouvant plus contenir sa joie. Vous voyez,
mon gentilhomme, que tous les gens d’esprit ne sont pas à
la cour.
— Vous en êtes plus que tout autre la preuve, monsieur
Minxit, répondit le mousquetaire, déguisant la mortification
de sa défaite sous un front serein.
Pendant ce temps, tous les convives, excepté les deux
gentilshommes, présentaient leurs verres à Benjamin et
entre-choquaient cordialement le sien.
— À la santé de Benjamin Rathery, le vengeur du peuple
méconnu et insulté ! s’écria M. Minxit.
Le dîner se prolongea fort avant dans la soirée. Mon
oncle remarqua bien que Mlle Minxit avait disparu quelque
temps après M. de Pont-Cassé ; mais il était trop préoccupé
des applaudissements qu’on lui prodiguait pour faire
attention à sa fiancée. Vers les dix heures, il prit congé de
M. Minxit. Celui-ci le reconduisit jusqu’au bout du village
et lui fit promettre que le mariage aurait lieu dans la
huitaine. Comme Benjamin se trouvait vis-à-vis du moulin
de Trucy, il entendit un bruit de paroles qui venait à lui, et il
crut distinguer la voix d’Arabelle et celle de son illustre
adorateur.

328
Benjamin, par égard pour Mlle Minxit, ne voulait pas la
surprendre à cette heure dans la campagne avec un
mousquetaire. Il se cacha sous les rameaux d’un gros noyer,
et attendit pour continuer sa route que les deux amants
l’eussent dépassé. Il ne songeait nullement sans doute à
dérober les petits secrets d’Arabelle ; mais le vent les lui
apportait, et il fallut, bien malgré lui, qu’il en reçût la
confidence.
— Je sais, disait M. de Pont-Cassé, un moyen de le faire
déguerpir : je lui enverrai un cartel.
— Je le connais, répondit Arabelle, c’est un homme d’un
orgueil intraitable, et, fût-il sûr d’être tué sur place, il
acceptera.
— Tant mieux ! alors je vous en débarrasserai pour
toujours.
— Oui, mais d’abord je ne veux pas être complice d’un
meurtre ; ensuite, mon père aime cet homme plus que moi
peut-être qui suis sa fille unique ; je ne consentirai jamais à
ce que vous tuiez le meilleur ami de mon père.
— Vous êtes charmante, Arabelle, avec vos scrupules ;
j’en ai tué plus d’un pour un mot qui sonnait mal à mon
oreille, et ce vilain, dont l’esprit est féroce, s’est
cruellement vengé de moi ; je ne voudrais pas pour tout au
monde qu’on sût à la cour ce qui s’est dit ce soir à la table
de votre père. Cependant, pour ne pas vous contrarier, je me
contenterai de l’estropier. Si, par exemple, je lui coupais le
nerf tibio-rotulien, ce serait un vice rédhibitoire qui vous

329
autoriserait suffisamment à ne plus vouloir de lui pour votre
époux.
— Mais vous-même, Hector, si vous succombiez ? faisait
Mlle Minxit de sa voix la plus tendre.
— Moi qui ai mis à l’ombre les plus fins tireurs de
l’armée : le brave Bellerive, le terrible Desrivières, le
redoutable de Château fort, je succomberais par la rapière
d’un chirurgien ! Mais vous m’insultez, belle Arabelle,
quand vous émettez un pareil doute. Vous ne savez donc pas
que je suis sûr de mes coups d’épée, comme vous de vos
coups d’aiguille ? Désignez vous-même l’endroit où vous
voulez qu’il soit frappé, je serai enchanté de vous faire cette
galanterie.
Les voix s’éloignèrent ; mon oncle sortit de sa cachette et
se remit tranquillement en route pour Clamecy, devisant en
lui-même sur le parti qu’il avait à prendre.

330
XVIII

Ce que dit mon oncle en lui-même


sur le duel.

« Monsieur de Pont-Cassé veut m’estropier, il l’a promis


à Mlle Minxit, et un preux des mousquetaires n’est pas
homme à manquer à sa parole.
» Voyons un peu : que vais-je faire dans cette
circonstance ? Dois-je me laisser estropier par M. de Pont-
Cassé avec la docilité d’un caniche qu’explore le scalpel, ou
déclinerai-je l’honneur qu’il daigne me faire ? Il entre dans
les intérêts de M. de Pont-Cassé que j’aille sur des
béquilles, soit ; mais je ne vois pas bien, moi, pourquoi je
lui ferais ce plaisir. Je tiens très peu à Mlle Minxit, bien
qu’elle soit parée d’une dot de cent mille francs ; mais je
tiens beaucoup à la régularité de ma personne, et je suis,
j’ose m’en flatter, assez joli garçon pour qu’on ne trouve
pas cette prétention ridicule. Il faut, dites-vous, qu’un
homme provoqué en duel se batte ; mais, s’il vous plaît, où
331
cela se trouve-t-il ? est-ce dans les Pandectes, dans les
capitulaires de Charlemagne, dans les commandements de
Dieu ou dans ceux de l’Église ? Et d’abord, monsieur de
Pont-Cassé, entre vous et moi la partie est-elle bien égale ?
Vous êtes mousquetaire et je suis médecin ; vous êtes artiste
en fait d’escrime, et moi je ne sais guère manier que le
bistouri ou la lancette ; vous ne vous faites pas plus de
scrupule, à ce qu’il paraît, de supprimer un membre à un
homme que d’arracher une aile à une mouche, et moi j’ai
horreur du sang, et surtout du sang artériel ; accepter votre
cartel, ne serait-ce pas aussi ridicule de ma part que si je
consentais à courir sur la corde tendue d’après la
provocation d’un funambule, ou de traverser un bras de mer
sur le défi d’un professeur de natation ? Et quand bien
même les chances seraient égales entre nous, quand on
conclut un traité, il faut qu’on espère y gagner quelque
chose ; or, si je vous tue, qu’y gagnerai-je et si je suis tué
par vous qu’y gagnerai-je encore ? Vous le voyez donc bien,
dans les deux cas je ferais un marché de dupe.
Il faut, répétez-vous, que tout homme provoqué en duel
se batte. Quoi ! si un meurtrier de grand chemin m’arrêtait à
la corne d’un bois, je ne me ferais aucun scrupule de lui
échapper à l’aide de mes bonnes jambes, et quand c’est un
meurtrier de salon qui me met un cartel sous la gorge, je me
croirais obligé d’aller me jeter sur la pointe de son épée ?
» À votre compte, quand un individu que vous ne
connaissez que pour lui avoir par mégarde marché sur le
pied, vous écrit : « Monsieur, trouvez-vous à telle heure, à

332
tel endroit, afin que j’aie la satisfaction de vous égorger, en
réparation de l’insulte que vous m’avez faite, » il faut qu’on
se rende aux ordres du quidam et qu’on prenne bien garde
encore de le faire attendre. Chose étrange ! il y a des
hommes qui ne risqueraient pas mille francs pour sauver
l’honneur à leur ami, la vie à leur père, et qui risquent leur
vie dans un duel pour une parole équivoque ou pour un
regard de travers ; mais alors, qu’est-ce donc que la vie ? ce
n’est donc plus un bien sans lequel tous les autres sont fort
peu de chose ? c’est donc un haillon qu’on jette au
chiffonnier qui passe, ou une pièce de monnaie effacée
qu’on abandonne au premier aveugle qui vient chanter sous
votre fenêtre ? Ils exigent que je joue ma vie à l’épée contre
celle de M. de Pont-Cassé, et si je jouais cent francs avec
lui à l’impériale, ou à la triomphe, je serais un homme
perdu de réputation, le moindre savetier d’entre eux ne
voudrait pas de moi pour gendre. Il faut donc, selon eux,
que je sois plus prodigue de ma vie que de mon argent ? Et
moi qui me pique d’être philosophe, je réglerais ma
conscience sur l’opinion de tels casuistes !
» Au fait, qu’est-ce donc que ce public qui s’établit juge
de nos actions ? Des épiciers qui vendent à faux poids, des
drapiers qui aunent mal, des tailleurs qui habillent leurs
marmots aux dépens de leurs pratiques, des rentiers qui font
l’usure, des mères de famille qui ont des amants, et en
somme, un tas de grillons et de cigales qui ne savent ce
qu’ils chantent, des niais qui disent oui et non sans savoir
pourquoi, un aréopage d’imbéciles qui n’est pas capable de

333
motiver ses conclusions. Il serait beau, ma foi, que, moi qui
suis médecin, je m’avisasse, parce que ces badauds croient
que saint Hubert guérit de la rage, d’envoyer un
hydrophobe dans les Ardennes s’agenouiller devant la
châsse de ce grand saint ! Choisissez, du reste, ceux qui se
décorent parmi eux du nom de sages, et vous verrez comme
ils sont conséquents avec eux-mêmes. Leurs philosophes
jettent les hauts cris lorsqu’on leur parle de ces pauvres
femmes du Malabar qui se jettent toutes vives et toutes
parées sur le bûcher de leur époux ; et quand deux hommes
se coupent la gorge pour un fétu, ils leur décernent une
couronne d’intrépidité.
» Vous dites que je suis un lâche quand j’ai le bon sens de
refuser un cartel ; mais, selon vous, la lâcheté, qu’est-ce
donc ? Si la lâcheté consiste à reculer devant un danger
inutile, où trouverez-vous un homme courageux ? Qui de
vous, quand son toit craque et flamboie au-dessus de sa tête,
reste à rêver tranquillement dans son lit ? qui, lorsqu’il est
sérieusement malade, n’appelle le médecin à son secours ?
qui, enfin, lorsqu’il tombe dans un fleuve, ne cherche à
s’accrocher aux arbustes du rivage ? Encore une fois, ce
public, qu’est-il ? un lâche qui prêche la témérité.
Supposons qu’au lieu de moi, Benjamin Rathery, ce soit lui,
le public, que M. de Pont-Cassé provoque en duel, combien
y en aura-t-il parmi cette foule qui oseront accepter son
défi ?
» Et d’ailleurs, est-ce qu’il y a pour le philosophe d’autre
public que les hommes qui pensent et qui raisonnent ? Or,

334
aux yeux de ces gens-là, le duel n’est-il pas le plus absurde
comme le plus barbare des préjugés ? Que prouve cette
logique qu’on apprend dans une salle d’armes ? Un coup
d’épée bien appliqué, n’est-ce pas là un magnifique
argument ? Parez tierce, parez quarte, vous pouvez
démontrer tout ce que vous voudrez. C’est bien dommage,
ma foi, quand le pape excommuniait comme hérétique le
mouvement de la terre autour du soleil, que Galilée n’ait
pas songé à appeler Sa Sainteté en duel pour lui prouver que
ce mouvement existait.
» Au moyen-âge, le duel avait au moins un motif ; il était
la conséquence d’une idée religieuse. Nos grands-parents
croyaient Dieu trop juste pour laisser l’innocent tomber
sous les coups du coupable, et l’issue du combat était
regardée comme un arrêt d’en haut. Mais chez nous qui
sommes, grâce au ciel, bien revenus de ces folles idées et
qui ne croyons à la justice temporelle de Dieu que sous
bénéfice d’inventaire, comment le duel peut-il se justifier, et
à quoi sert-il ?
» Vous craignez qu’on vous accuse de manquer de
courage si vous refusez un cartel, mais ces malheureux qui
font le métier d’égorgeurs et qui vous défient parce qu’ils se
croient sûrs de vous tuer, quel croyez-vous donc que soit
leur courage ? celui du boucher qui égorge un mouton qui a
les pattes liées, celui du chasseur qui tire sans pitié sur un
lièvre en forme ou sur l’oiseau qui chante sur un arbre. J’ai
connu, moi, plusieurs de ces gens-là qui n’avaient pas
seulement la fermeté de se faire arracher une dent ; et dans

335
le nombre, combien y en a-t-il qui oseraient obéir à leur
conscience contrairement à la volonté de l’homme dont ils
dépendent ? Que le cannibale des îles du nouveau monde
égorge des hommes de sa couleur pour les faire rôtir et les
manger quand ils seront cuits à point, je conçois cela ; mais
toi, duelliste, cet homme que tu provoques, quand tu l’auras
tué, à quelle sauce mangeras-tu son cadavre ? Tu es plus
coupable que l’assassin que la justice condamne à mourir
sur l’échafaud ; lui du moins c’est la misère qui le pousse
au meurtre, c’est peut-être un sentiment louable dans sa
cause, bien que déplorable dans ses conséquences. Toi,
cependant, qu’est-ce donc qui t’a mis l’épée à la main ? Est-
ce la vanité, est-ce l’appétit du sang, ou bien la curiosité de
voir comment un homme se tord dans les convulsions de
l’agonie ? Te représentes-tu une femme se jetant à moitié
folle de douleur sur le corps de son époux, des enfants
remplissant la maison veuve et tendue de noir de leurs
lamentations, une mère qui demande à Dieu de la recevoir à
la place de son fils dans son cercueil ? Et c’est toi qui, par
un amour-propre de tigre, as fait toutes ces misères ? Tu
veux nous égorger si nous ne te donnons pas le titre
d’homme d’honneur ! mais tu n’es pas digne du nom
d’homme ; tu n’es qu’une brute altérée de sang, qu’une
vipère qui mord pour le plaisir de tuer sans profiter du mal
qu’elle fait, et encore la vipère se respecte elle-même dans
ses semblables. Quand ton adversaire est tombé, tu
t’agenouilles dans la boue détrempée par son sang, tu
cherches à étancher les blessures que tu as faites, tu le
secours comme si tu étais son meilleur ami ; mais alors,
336
pourquoi le tuerais-tu donc, misérable ? La société a bien à
faire de tes remords ! Sont-ce tes larmes qui remplaceront le
sang que tu as fait couler ? Toi, assassin à la mode, toi,
meurtrier comme il faut, tu trouves des hommes qui te
pressent la main, des mères de famille qui t’invitent à leurs
fêtes ; ces femmes qui s’évanouissent à l’aspect du bourreau
osent presser leurs lèvres sur les tiennes et te laissent dormir
la tête sur leur sein. Mais, ces hommes et ces femmes, ils ne
jugent des choses que par leur nom : l’homicide qui
s’appelle assassinat, ils en ont horreur, et celui qui s’appelle
duel, ils l’applaudissent. Toutefois, ces applaudissements
dont on t’environne, combien de temps as-tu à en jouir ?
Là-haut, à côté de ton nom, est écrit homicide. Tu as sur le
front une tache de sang caillé que les baisers de tes
maîtresses n’effaceront pas. Tu n’as point trouvé de juge sur
la terre ; mais il est au ciel un juge qui t’attend et qui ne se
laissera pas prendre à tes grands mots d’honneur. Quant à
moi, je suis médecin non pour tuer, mais pour guérir,
entendez-vous, monsieur de Pont-Cassé ? Si vous avez du
sang de trop dans les veines, c’est avec la pointe de ma
lancette seule que je puis vous en débarrasser.
Ainsi raisonnait mon oncle en lui-même. Nous verrons
bientôt comment il mit sa doctrine en pratique.
La nuit ne donne pas toujours de bons conseils. Mon
oncle se leva, le lendemain, bien décidé à ne point s’aplatir
devant les provocations de M. de Pont-Cassé, et, pour en
avoir plus vite fini avec son aventure, ce jour-là même il
partit pour Corvol. Soit qu’il fût à jeun, soit que la

337
transpiration se fît mal, soit que la digestion de la veille ne
se fût pas bien accomplie, il se sentait infiltrer malgré lui
par une mélancolie inusitée. Il suivait tout pensif, comme
l’Hippolyte de Racine, les pentes étagées de la montagne de
Beaumont ; sa noble épée, qui tombait autrefois avec une
perpendicularité rigoureuse le long de son fémur et
menaçait la terre de sa pointe, affectant maintenant
l’attitude triviale d’une broche, semblait se conformer à sa
triste pensée ; et son tricorne, qui se tenait auparavant fier et
debout sur son front, légèrement incliné du côté de l’oreille
gauche, était alors assis tout penaud sur sa nuque et
semblait lui-même occupé de sinistres idées ; son œil de
pierre s’était amolli. Il contemplait avec une sorte
d’attendrissement la vallée de Beuvron, qui s’étendait raide
et grelottante à ses pieds ; ces grands noyers en deuil, qui
ressemblaient, avec leurs noirs branchages, à un vaste
polype, ces longs peupliers qui n’avaient plus que quelques
feuilles rousses à leurs panaches, à la cime desquels se
balançaient quelquefois de lourdes grappes de corbeaux, ce
taillis fauve tout rissolé par la gelée, cette rivière qui s’en
allait toute noire entre ces rives de neige vers les pelles du
fouloir, le donjon de la postaillerie, grisâtre et vaporeux
comme une colonne de nuages, le vieux château féodal de
Pressure, tapi entre les roseaux bruns de ses fossés et qui
semblaient avoir la fièvre, les cheminées du village qui
jetaient ensemble leur fumée légère et chétive comme
l’haleine d’un homme qui souffle entre ses doigts. Le tic tac
du moulin, cet ami avec lequel il avait conversé si souvent
lorsqu’il revenait de Corvol par les beaux clairs de lune de
338
l’automne, était plein de notes sinistres ; il semblait dire
dans son langage saccadé :
Porteur de rapière, Tu vas au cimetière.
À quoi mon oncle répondait :
Tic tac indiscret, Je vais où il me plaît ; Si c’est au trépas,
Ça n’te r’garde pas.
Le temps était sombre et malade ; de gros nuages blancs
poussés par la bise se traînaient pesamment dans les cieux
comme un cygne blessé ; la neige, dépolie par un jour
grisâtre, était terne et blafarde, et l’horizon était fermé de
toutes parts par une ceinture de brouillards qui se traînaient
le long des montagnes. Il semblait à mon oncle qu’il ne
reverrait plus, éclairé par le joyeux soleil du printemps et
paré de ses festons de verdure, ce paysage sur lequel l’hiver
étendait maintenant un voile si épais de tristesse.

Votre oncle avait peur, dites-vous, soit ; mais permettez-


moi de vous poser cette question : « Quel est le plus
courageux de l’homme qui n’a pas peur d’un danger, ou de
celui qui brave ce danger, bien qu’il en ait peur. » Quoi
qu’il en soit, Benjamin arriva à Moulot sans s’en
apercevoir ; il se trouva tout à coup vis-à-vis le bouchon de
Manette, qui se dandinait au bout de sa perche comme un
gros paysan qui veut faire le beau, ou comme un chien qui
frétille de la queue pour vous faire accueil. Comme
Benjamin était ce jour-là tout à fait sentimental, il se
reprocha d’avoir délaissé si longtemps la jolie cabaretière et

339
il lui prit fantaisie de déjeuner une heure ou deux avec elle.
Lorsqu’il entra, Manette était seule qui filait au rouet. À la
vue de mon oncle, Manette poussa un petit cri étouffé et sa
quenouille lui tomba des mains. Mon oncle n’était pas un
rhéteur en amour, ni Manette une précieuse.
— Manette, lui dit Benjamin, où est ton mari ?
— À la foire d’Entrains, où il est allé vendre notre vache,
et ajouta-t-elle d’un ton plus bas, il ne reviendra que ce soir.
— Tant mieux, sacrédieu, fit mon oncle ; en ce cas-là
ferme la porte, car je veux déjeuner avec toi.
— Déjeuner avec moi, quel honneur ! monsieur Rathery ;
mais que dira la belle Arabelle Minxit lorsqu’elle apprendra
que vous vous êtes arrêté ici ?
— Toujours Arabelle Minxit ! Tu n’as que ce mot à la
bouche lorsque je suis ici. Je sais que j’ai eu des torts envers
toi, mais aussi, il faut se payer de raison, quand on ne peut
se payer d’autre chose. Si par exemple on te donnait à
choisir à toi, Manette, entre une blanche colombe aux pieds
roses et une grosse vache tout ébouriffée, mais pleine de
lait, laquelle préférerais-tu ?
— La grosse vache pleine de lait, dit Manette. Pourquoi
me demandez-vous cela, monsieur Rathery ?
— C’est que j’avais choisi comme toi, ma pauvre
Manette, en demandant Mlle Minxit en mariage, et toi-
même je suis très sûr que tu en as fait autant ; sois franche,
n’aurais-tu pas laissé de côté un jeune villageois qui avait le
menton frais et les joues roses et qui dansait gentiment la

340
bourrée carrée, pour ton gros lourdeau de mari, parce qu’il
avait quelques morceaux de terre ?
— Dame, monsieur Rathery, c’est possible.
— Que veux-tu, ce n’est pas à nous qu’il faut faire un
crime de cela ; c’est à ces abominables marchands qui ne
veulent rien nous donner sans écus ; mais rassure-toi, ma
très belle, je n’épouse plus Mlle Minxit ; un autre se charge
de la corvée, et, ma foi, je lui souhaite bien du plaisir.
— Dites-vous vrai, monsieur Rathery ? fit Manette
haletante d’émotion.
— Oui, mon enfant, je dis vrai ; c’est toi que j’ai toujours
aimée, toi que j’aime, et que j’aimerai autant qu’il te plaira.
— En ce cas-là, dit Manette, je cours fermer la porte ; les
voisines en penseront ce qu’elles voudront.
— Mais n’as-tu pas peur qu’elles jasent auprès de ton
mari ? fit mon oncle.
— Elles feront bien comme elles voudront, répondit
Manette ; si mon mari me bat, ça m’est bien égal à présent
que vous m’aimez ; allez, monsieur Rathery, il m’a déjà
battue bien des fois parce qu’il voulait que je vous
défendisse la maison, mais je ne vous en ai pas parlé, de
peur que cela ne vous empêchât de revenir.
Mon oncle, touché de cet amour si désintéressé et si naïf,
la prit entre ses bras et la couvrit de baisers.
— Oh ! laissez-moi, monsieur Rathery, disait Manette
d’une voix entrecoupée de soupirs, vous me brûlez ; je sais

341
que je vais me trouver mal.
En ce moment, sa coiffe se détacha, et ses longs cheveux
se répandirent autour d’elle comme un voile de reine.
— Oh ! que tu es belle ainsi, disait mon oncle, se repliant
en arrière pour l’admirer ; je connaissais toute la puissance
du vin, mais je n’aurais jamais cru qu’il y eût tant d’ivresse
dans l’étreinte d’une femme.
Manette, fascinée par son regard, lui jeta ses bras autour
du cou, et, attirant sa tête à elle, elle lui rendait lentement et
un à un tous ses baisers ; vous eussiez dit d’elle une chèvre
s’élevant sur l’extrémité de ses pattes pour atteindre une
grappe de fleurs qui pend à une liane le long d’un rocher.
Mon oncle n’était pas homme à faire longtemps l’amour
debout.
— J’ai l’air, dit-il à Manette, d’un poteau le long duquel
tu cherches à grimper, ne pourrions-nous nous aimer d’une
façon plus commode ?
Il ôta son épée qu’il jeta sur la table, posa Manette sur ses
genoux, et passant un bras autour de sa taille, il la pressa
avec amour contre son gilet à ramage.
— Tu m’aimes donc bien, Manette ? lui dit-il.
— Oh ! si je t’aime, fit Manette ; quand je suis avec toi, il
me semble que je suis au ciel. Si le bon Dieu voulait
permettre que je fusse toujours ainsi, assise sur tes genoux,
appuyée sur ton bras, ma joue auprès de la tienne, je ne lui
demanderais pas d’autre éternité.

342
— Merci, dit mon oncle, c’est que tu n’es pas une feuille
de rose, Manette, et, à la longue, cela deviendrait fatigant.
En ce moment, on frappa à la porte, Manette s’arracha
tout éperdue des bras de son amant, car elle avait reconnu
son mari à sa manière d’arriver. Elle posa un doigt sur ses
lèvres, ramassa sa coiffe, et, entraînant mon oncle dans une
petite chambre dont la fenêtre ouvrait sur le jardin, elle lui
fit signe de s’échapper par cette issue. Quand mon oncle fut
à terre. Manette se jeta entre ses bras et il la posa mollement
sur un carré de salsifis ; tout cela fut fait dans l’espace
d’une minute. Manette n’avait oublié qu’une chose, c’était
d’emporter l’épée que Benjamin avait laissée sur la table ;
elle se hâta de couper un chou et de courir à sa porte. Pour
mon oncle, il se cacha du mieux qu’il put derrière un tas de
fagots qui se trouvait au pied du mur. Manette ne s’était
point trompée ; c’était en effet son mari qui, ayant vendu sa
vache en route, revenait trois bonnes heures plus tôt qu’on
ne l’attendait.
— Et d’où diable viens-tu, dit-il à sa femme, il y a un
siècle que je suis là à grelotter.
— Tu le vois bien d’où je viens, répondit Manette, je
viens du jardin couper un chou pour mettre dans la marmite.
Jean-Pierre lui fit observer qu’elle était bien rouge et bien
émue pour quelqu’un qui vient de couper un chou.
— C’est, dit Manette, que j’ai une migraine et que je suis
venue courant, de peur de te faire attendre.

343
— Bien, dit le cabaretier, nous allons éclaircir cela dans
la maison ; tu as peut-être besoin d’être saignée ; veux-tu
que j’aille chercher Benjamin Rathery ?
Le premier objet qu’il aperçut en rentrant fut l’épée de
mon oncle, nonchalamment étendue sur la table.
— Eh bien ! malheureuse, s’écria-t-il, me soutiendras-tu
encore que tu n’étais pas avec ton Benjamin, quand voilà ici
son épée ?
— Et qui te dit, vilain jaloux, que c’est l’épée de M.
Rathery ? fit Manette, qui se défendait avec le courage du
désespoir.
— Parbleu, répliqua Jean-Pierre, je la reconnais bien ; il
m’a battu du plat de cette épée pendant plus de dix minutes
parce que je me suis hasardé à dire, dans le cabaret de la
mère Edmée, que le Juif-Errant qui avait paru à Moulot et
lui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau.
— Je t’en prie, Jean-Pierre, dit Manette, joignant les
mains, ne me bats pas ; je vais t’expliquer comment cette
épée se trouve ici. M. Rathery est venu déjeuner ce matin,
et comme il n’avait pas d’argent, et que tu m’as défendu de
lui faire crédit, je l’ai obligé à laisser son épée ; tu ne peux
pas me maltraiter pour m’être trop bien conformée à tes
ordres.
— Vraiment, fit Jean-Pierre, Rathery déjeune de bon
matin ; et que lui as-tu donc servi pour son épée ? il n’y a
pas seulement de feu dans le foyer.

344
Les choses se seraient fort mal passées pour Manette si
mon oncle qui entendait dans sa cachette, car la fenêtre du
cabinet était restée ouverte, tout ce qui se disait dans la
maison, ne fût venu à son secours.
— Je viens, dit-il au cabaretier, reprendre mon épée que
ta femme m’a forcé de laisser ici en plan pour vingt-quatre
sous. Tiens, ajouta-t-il en posant une pièce de 24 sous sur la
table, voici ton argent ; j’ai rencontré en route un ami à qui
je l’ai emprunté.
— Eh bien ! dit Manette, affectant un air de triomphe, me
croiras-tu une autre fois ? Imaginez-vous, monsieur
Rathery, que le gros butor voulait me battre parce qu’il a
trouvé ici votre épée.
— Ce n’est pas à cause de cela, drôlesse, dit Jean-Pierre,
qui avait une peur terrible de l’épée de mon oncle et qui
n’était pas bien convaincu qu’il ne fût pas le diable ; c’est
que tu as désarmé M. Rathery pour un écot de vingt-quatre
sous.
— Mon bon Jean-Pierre, dit Benjamin, je te remercie ;
mais je suis le médecin de Manette et, à ce titre, je dois
veiller sur sa santé ; si j’apprends que tu la battes, pour
quelque cause que ce soit, tu referas connaissance avec le
plat de mon épée et peut-être bien aussi avec le tranchant,
ajouta-t-il après un moment de réflexion ; car, s’il n’était
pas si tard, aujourd’hui même, je te couperais les deux
oreilles.

345
M. Minxit était absent lorsque mon oncle arriva à
Corvol ; il entra dans le salon. M. de Pont-Cassé était
installé, à côté d’Arabelle, sur un sofa. Benjamin, sans faire
attention à la moue de sa fiancée et aux airs provocateurs du
mousquetaire, se jeta dans un fauteuil, se croisa les jambes
et posa son chapeau sur une chaise, comme un homme qui
n’est pas pressé de partir. Lorsqu’on eut parlé quelque
temps de la santé de M. Minxit, des probabilités du dégel et
de la grippe, Arabelle garda le silence, et mon oncle n’en
sut plus tirer que quelques monosyllabes aigres et criards
comme les notes qu’un apprenti musicien arrache à
grand’peine et d’intervalle en intervalle de sa clarinette. M.
de Pont-Cassé se promenait dans le salon, frisant ses
moustaches et faisant résonner ses grands éperons sur le
parquet ; il semblait étudier en lui-même de quelle façon il
s’y prendrait pour chercher querelle à mon oncle.
Benjamin avait deviné ses intentions, mais il eut l’air de
ne pas faire attention à lui et s’empara d’un livre qui traînait
sur un canapé ; d’abord il se contenta de le feuilleter,
observant M. de Pont-Cassé du coin de l’œil ; mais comme
c’était un ouvrage de médecine, il se laissa bientôt absorber
par l’intérêt de sa lecture et oublia le mousquetaire. Celui-ci
était décidé à en finir ; il s’arrêta devant mon oncle et le
regardant de bas en haut :
— Savez-vous, monsieur, lui dit-il, que vos visites céans
sont bien longues !…
— Il me semble pourtant, répondit mon oncle, que vous
étiez ici avant moi.

346
— Et en même temps bien fréquentes, ajouta le
mousquetaire.
— Je vous assure, monsieur, répliqua mon oncle, qu’elles
le seraient beaucoup moins si je croyais devoir vous y
rencontrer.
— Si c’est pour Mlle Minxit que vous venez ici,
poursuivit le mousquetaire, elle vous prie par ma bouche de
la débarrasser de votre longue personne.
— Si Mlle Minxit, qui n’est pas mousquetaire, avait des
ordres à me donner, elle le ferait d’une manière plus polie ;
en tout cas, monsieur, vous trouverez bon que j’attende
pour me retirer qu’elle se soit expliquée elle-même et que
j’aie eu à ce sujet un entretien avec M. Minxit.
Et mon oncle continua son chapitre.
L’officier fit encore quelques tours dans le salon, et se
plaçant de nouveau en face de mon oncle :
— Je vous prie, monsieur, lui dit-il, d’interrompre un
moment le cours de votre lecture, j’aurais un mot à vous
dire.
— Puisque ce n’est qu’un mot, dit mon oncle, faisant un
pli à la feuille qu’il lisait, je puis bien perdre un moment à
vous entendre.
M. de Pont-Cassé était exaspéré du sang-froid de
Benjamin.
— Je vous déclare, lui dit-il, monsieur Rathery, que si
vous ne sortez à l’instant même par cette porte, je vais vous

347
faire sortir, moi, par cette fenêtre.
— Vraiment, fit mon oncle ; eh bien ! moi ! monsieur, je
serai plus poli que vous, je vais vous faire sortir par cette
porte. Et, prenant l’officier par le milieu du corps, il le porta
sur le palier et ferma derrière lui la porte à double tour.
Comme Mlle Minxit tremblait :
— Ne vous effrayez pas trop de moi, lui dit mon oncle ;
l’acte de violence que je me suis permis envers cet homme
était surabondamment justifié par une longue série
d’insultes. Et, d’ailleurs, ajouta-t-il avec amertume, je ne
vous embarrasserai pas longtemps de ma longue personne ;
je ne suis pas de ces épouseurs de dot qui prennent une
femme au bras de celui qu’elle aime et l’attachent
brutalement au pied de leur lit. Toute jeune fille a reçu du
ciel son trésor d’amour ; il est juste qu’elle choisisse
l’homme avec lequel il lui plaît de le dépenser ; nul n’a le
droit d’épancher sur le chemin et de fouler sous ses pieds
les blanches perles de sa jeunesse. À Dieu ne plaise qu’un
vil appétit d’argent me fasse commettre une mauvaise
action ! Jusqu’ici j’ai vécu pauvre, je sais les joies de la
pauvreté et j’ignore les misères de la richesse ; en
échangeant ma folle et rieuse indigence contre une opulence
maussade et hargneuse, peut-être ferais-je un mauvais
marché ; en tout cas je ne voudrais pas que cette opulence
m’arrivât avec une femme qui me détesterait. Je vous prie
donc de me dire, dans toute la sincérité de votre âme, si
vous aimez M. de Pont-Cassé ; j’ai besoin de votre réponse
pour régler ma conduite envers vous et envers votre père.

348
Mlle Minxit fut émue du ton de loyauté qu’avait mis
Benjamin dans ses paroles :
— Si je vous avais connu avant M. de Pont-Cassé, c’est
peut-être vous que j’aimerais maintenant.
— Mademoiselle, interrompit mon oncle, ce n’est pas de
la politesse, mais de la sincérité que je vous demande ;
déclarez-moi franchement si vous croyez être plus heureuse
avec M. de Pont-Cassé qu’avec moi.
— Que vous dirai-je, monsieur Rathery ? répondit
Arabelle, une femme n’est pas toujours heureuse avec celui
qu’elle aime, mais elle est toujours malheureuse avec celui
qu’elle n’aime pas.
— Je vous remercie, mademoiselle, je sais à cette heure
ce que j’ai à faire. Maintenant, voulez-vous me faire servir
à déjeuner ; l’estomac est un égoïste qui ne compatit guère
aux tribulations du cœur.
Mon oncle déjeuna comme déjeunaient probablement
Alexandre ou César la veille d’une bataille. Il ne voulut pas
attendre le retour de M. Minxit ; il ne se sentait pas le
courage d’affronter sa mine désolée lorsqu’il apprendrait
que lui, Benjamin, qu’il traitait presque en fils, renonçait à
devenir son gendre ; il aimait mieux l’informer par lettre de
son héroïque détermination.
À quelque distance du bourg, il aperçut l’ami de
M. de Pont-Cassé qui se promenait majestueusement de
long en large sur le chemin. Le mousquetaire s’avança à sa
rencontre et lui dit :

349
— Vous faites attendre bien longtemps, monsieur, ceux
qui ont une réparation à vous demander.
— C’est que je déjeunais, répondit mon oncle.
— J’ai à vous remettre, de la part de M. de Pont-Cassé,
une lettre dont il m’a chargé de lui apporter la réponse.
— Voyons donc ce que me marque cet estimable
gentilhomme : « Monsieur, vu l’énormité de l’outrage que
vous m’avez fait… » – Quel outrage ! je l’ai porté d’un
salon sur un escalier ; je voudrais bien qu’on m’outrageât
ainsi jusqu’à Clamecy… – « je consens à croiser le fer avec
vous. » – La grande âme !… quoi ! il daigne m’accorder la
faveur d’être estropié par lui !…, voilà de la générosité, ou
je ne m’y connais pas ! – « j’espère que vous vous rendrez
digne de l’honneur que je vous fais en l’acceptant. » –
Comment donc ! mais ce serait de ma part une noire
ingratitude si je refusais. Vous pouvez dire à votre ami que
s’il me met à l’ombre comme le brave Desrivières,
l’intrépide Bellerive, etc., etc., je veux qu’on écrive sur ma
tombe en lettres d’or : Ci-gît Benjamin Rathery, tué en duel
par un gentilhomme. – Post-scriptum. Tiens, le billet de
votre ami a un post-scriptum. « Je vous attendrai demain à
dix heures du matin au lieu dit la Chaume-des-Fertiaux. »
Au lieu dit la Chaume-des-Fertiaux ! parole d’honneur, un
huissier ne libellerait pas mieux. Mais c’est que la Chaume-
des-Fertiaux est à une bonne lieue de Clamecy : moi qui
n’ai pas d’alezan brûlé, je n’ai pas le temps de faire tant de
chemin pour me battre. Si votre ami daignait se rendre au

350
lieu dit la Croix-des-Michelins, ce serait moi qui aurais
l’honneur de l’y attendre.
— Et où se trouve cette Croix-des-Michelins ?
— Sur le chemin de Corvol, au sommet du faubourg de
Beuvron. Il faudrait que votre ami fût bien pessimiste pour
qu’il n’agréât pas ce lieu ; de cette place, on jouit d’un
panorama digne d’une Majesté ; devant lui il verra les
monts de Sembert avec leurs terrasses chargées de vignes,
et leurs grands crânes chauves portant à leur nuque la forêt
de Frace. Dans une autre saison, le coup d’œil serait plus
beau ; mais je ne puis d’un souffle faire renaître le
printemps. À leur pied, la ville, avec ses mille panaches de
fumée, qui ondoie, se presse entre ses deux rivières et
grimpe les pentes arides du Crot-Pinçon, comme un homme
qu’on poursuit. Si votre ami a quelque talent pour le dessin,
il pourra enrichir son album de ce point de vue. Entre ces
grands pignons, semblables, avec leurs mousses sombres, à
de pièces de velours cramoisi, se dresse la tour de Saint-
Martin, vêtue de son aube de dentelle et parée de ses bijoux
de pierre. Cette tour vaut à elle seule une cathédrale ; à son
côté s’étend la vieille basilique, qui jette à droite et à
gauche, avec une admirable hardiesse, ses grands contre-
forts taillés en arche. Votre ami ne pourra s’empêcher de la
comparer à une gigantesque araignée se reposant sur ses
longues pattes. Vers le midi, courent, comme une traînée de
sombres nuages, les montagnes bleuâtres du Morvan,
puis…

351
— Trêve de plaisanterie, s’il vous plaît ! je ne suis pas
venu ici pour que vous me montriez la lanterne magique. À
demain donc, à la Croix-des-Michelins !
— À demain !… un instant, l’affaire n’est pas si pressée
qu’elle ne puisse se remettre. Demain, je vais à Dornecy
goûter d’une feuillette d’un vin vieux que Page se propose
d’acheter ; il s’en rapporte à moi pour la qualité et pour le
prix, et vous sentez que je ne peux, pour les beaux yeux de
votre ami, manquer aux devoirs que l’amitié m’impose ;
après-demain, je déjeune en ville ; décemment, je ne puis
donner le pas à un duel sur un déjeuner : jeudi, je fais la
ponction à un hydropique ; comme votre ami veut
m’estropier, plus tard il ne me serait plus possible de faire
l’opération, et le docteur Arnout la ferait mal ; pour
vendredi… oui, c’est un jour maigre, je ne crois point avoir
d’engagement pour ce jour-là, et je ne vois rien qui
m’empêche de faire la partie de votre ami.
— Il faut bien en passer par ce que vous exigez ; du
moins, me ferez-vous la faveur de vous faire accompagner
par mon second, afin de m’épargner l’ennui du rôle de
spectateur.
— Pourquoi non ? je sais que vous êtes une paire d’amis,
vous et M. de Pont-Cassé ; je serais fâché de vous
dépareiller. J’amènerai mon barbier, s’il a le temps, et si
cela vous arrange.
— Insolent ! fit le mousquetaire.

352
— Ce barbier, répondit mon oncle, n’est pas un homme à
mépriser : il a une rapière assez longue pour mettre quatre
mousquetaires à la broche, et d’ailleurs, si vous me préférez
à lui, je tiendrai volontiers sa place.
— Je prends acte de vos paroles, dit le mousquetaire, et il
s’éloigna.
Mon oncle, aussitôt qu’il fut levé, alla quérir l’encrier de
Machecourt. Il se mit à composer, avec son plus beau style
et sa bâtarde la plus nette, une magnifique épître à
M. Minxit, dans laquelle il lui déduisait comme quoi il ne
pouvait plus devenir son gendre. Mon grand-père, qui avait
eu l’avantage de la lire, m’a affirmé qu’elle eût fait pleurer
un garde-chiourme. Si le point d’exclamation n’eût pas
existé alors, mon oncle l’eût certainement inventé.
Il y avait à peine un quart d’heure que la lettre était à la
poste, lorsque M. Minxit en personne arriva chez ma
grand’mère, accompagné du sergent, lequel était
accompagné lui-même de deux masques, de deux fleurets et
de son respectable caniche.
Benjamin déjeunait alors avec Machecourt d’un hareng et
du vin blanc patrimonial de Choulot.
— Soyez le bienvenu, monsieur Minxit ! s’écria
Benjamin, un morceau de ce poisson de mer vous agréerait-
il ?
— Fi donc ! me prends-tu pour un batteur en grange ?
— Et vous, sergent ?

353
— Moi, j’ai renoncé à ces sortes de choses depuis que
j’ai l’honneur d’être dans la musique.
— Mais votre caniche, que penserait-il de cette tête ?
— Je vous remercie pour lui, mais je crois qu’il a peu de
goût pour le poisson de mer.
— Il est vrai qu’un hareng ne vaut pas un brochet au
bleu…
— Et une étuvée de carpes donc ? surtout quand elle est
au vin de Bourgogne, interrompit M. Minxit.
— Sans doute, dit Benjamin, sans doute, vous pourriez
même parler d’un civet de lièvre préparé de votre main ;
mais toujours est-il que le hareng est excellent quand on n’a
pas autre chose. À propos, il y a un quart d’heure que j’ai
mis une lettre à la poste ; vous ne l’avez probablement pas
reçue, monsieur Minxit ?
— Non, dit M. Minxit, mais je viens t’en apporter la
réponse. Tu prétends qu’Arabelle ne t’aime pas, et à cause
de cela tu ne veux pas l’épouser !
— M. Rathery a raison, dit le sergent. J’avais un
camarade de lit qui ne m’aimait pas et auquel je rendais
bien cordialement la pareille ; notre ménage était une
véritable salle de police. Au logement, quand l’un voulait
des navets dans la soupe, l’autre y mettait des carottes ; à la
cantine, si je demandais du cassis, il faisait venir du
genièvre. Nous nous disputions pour savoir qui mettrait son
fusil à la meilleure place. S’il avait un coup de pied à
donner, c’était à mon caniche, et lorsqu’il était mordu par

354
une puce, c’était toujours de ce pauvre Azor qu’elle
provenait. Imaginez-vous qu’un jour nous nous sommes
battus au clair de la lune, parce qu’il prétendait coucher à la
droite du lit, et que moi je prétendais qu’il devait prendre la
gauche. Pour me débarrasser de lui, j’ai été obligé de
l’envoyer à l’hôpital.
— Vous avez très bien fait, sergent, dit mon oncle ;
quand les gens ne savent pas vivre ici-bas, on les envoie à
perpétuité dans l’autre monde.
— Il y a bien quelque chose de bon dans ce que vient de
dire le sergent, fit M. Minxit. Être aimé, c’est plus qu’être
riche, car c’est être heureux ; aussi je ne désapprouve point
tes scrupules, mon cher Benjamin. Tout ce que je réclame
de toi, c’est que tu continues comme par le passé à venir à
Corvol. Parce que tu ne veux pas être mon gendre, ce n’est
pas une raison pour que tu cesses d’être mon ami. Tu ne
seras plus obligé de filer le parfait amour avec Arabelle, de
tirer de l’eau pour arroser ses fleurs, de t’extasier sur les
manchettes qu’elle me brode et sur la supériorité de ses
fromages à la crème. Nous déjeunerons, nous dînerons,
nous philosopherons, nous rirons ; c’est un passe-temps qui
en vaut bien un autre. Tu aimes les truffes, j’en parfumerai
toute mon office ; tu as une prédilection pour le volnay,
prédilection que du reste je ne partage point, j’en aurai
toujours dans ma cave ; s’il te prend la fantaisie de chasser,
je t’achèterai un fusil à deux coups et une paire de lévriers.
Je ne donne pas trois mois à Arabelle pour se dégoûter de
son gentilhomme et pour t’aimer à la folie. Acceptes-tu ou

355
n’acceptes-tu pas ? Réponds-moi par oui ou non. Tu sais
que je n’aime point les doreurs de phrases.
— Eh bien, oui, monsieur Minxit, fit mon oncle.
— Très bien, je n’attendais pas moins de ton amitié. Et
maintenant, tu te bats en duel ?
— Qui diable a pu vous dire cela ? s’écria mon oncle. Je
sais que les urines n’ont rien de caché pour vous, est-ce que
vous auriez à mon insu consulté mes urines ?
— Tu te bats avec M. de Pont-Cassé, mauvais plaisant ;
vous devez vous rencontrer dans trois jours à la Croix-des-
Michelins, et au cas où tu me débarrasserais de M. de Pont-
Cassé, l’autre mousquetaire prendra sa place ; tu vois que je
suis bien informé.
— Comment, Benjamin ! s’écria Machecourt, devenu
plus pâle que son assiette.
— Comment, misérable ! acheva ma grand’mère, tu te
bats en duel ?
— Écoutez-moi, toi Machecourt, vous ma chère sœur, et
vous aussi, monsieur Minxit ; la vérité est que je me bats
avec M. de Pont-Cassé. Ma résolution est bien arrêtée ;
ainsi, épargnez-vous des représentations qui m’ennuieraient
sans me faire renoncer à mon dessein.
— Je ne viens pas, répondit M. Minxit, mettre des
obstacles à ton duel ; je viens, au contraire, t’apporter un
moyen d’en sortir victorieusement, et, de plus, de rendre ton
nom célèbre par toute la contrée. Le sergent sait un coup
superbe avec lequel il désarmerait dans une heure toute la
356
corporation des maîtres d’armes. Aussitôt qu’il aura bu un
verre de vin blanc, il te donnera ta première leçon ; je le
laisse avec toi jusqu’à vendredi, et moi-même je resterai ici
à te surveiller de peur que tu ne perdes ton temps dans les
auberges.
— Mais, dit mon oncle, je n’ai que faire de votre coup, et
d’ailleurs, si votre coup est infaillible, quelle gloire aurais-
je de triompher par ce moyen de notre vicomte ? Homère,
en rendant Achille invulnérable, lui a ôté tout le mérite de
sa vaillance. J’ai réfléchi : mon intention n’est plus de me
battre à l’épée.
— Quoi, tu voudrais te battre au pistolet, imbécile !… Si
c’était avec M. Arthus, qui est large comme une armoire, à
la bonne heure !
— Je ne me bats ni au pistolet ni à l’épée ; je veux servir
à ces spadassins un duel de mon métier ; je vous garde le
plaisir de la surprise, vous verrez, monsieur Minxit.
— À la bonne heure ! répondit celui-ci ; mais apprends
toujours mon coup : c’est une arme qui ne t’embarrassera
pas, et l’on ne sait de quoi on peut avoir besoin.
La chambre de mon oncle était au premier étage, au-
dessus de celle occupée par Machecourt. Après déjeuner
donc, il s’enferma dans sa chambre avec le sergent et
M. Minxit pour commencer son cours d’escrime. Mais la
leçon ne fut pas de longue durée : au premier appel que fit
Benjamin, le plancher vermoulu de Machecourt se creva
sous ses pieds, et il passa au travers jusqu’aux aisselles.

357
Le sergent, ébahi de la subite disparition de son élève,
resta le bras gauche moelleusement arrondi à la hauteur de
l’oreille, et le bras droit tendu dans l’attitude d’un homme
qui va porter une botte. Pour M. Minxit, il fut pris d’une
telle envie de rire, qu’il faillit en suffoquer.
— Où est Rathery, s’écria-t-il, qu’est devenu Rathery ?
sergent, qu’avez-vous fait de Rathery ?
— Je vois bien la tête de M. Rathery, répondit le sergent,
mais du diable si je sais où sont ses jambes.
Gaspard était seul alors dans la chambre de son père :
d’abord, il fut un peu étonné de la brusque arrivée des
jambes de son oncle, que certes il n’attendait pas. Mais
bientôt sa surprise se changea en fous éclats de rire qui se
mêlèrent à ceux de M. Minxit.
— Ohé ! Gaspard, s’écria Benjamin qui l’entendait.
— Ohé ! mon cher oncle, répondit Gaspard.
— Traîne jusqu’ici le fauteuil de cuir de ton père et mets-
le sous mes pieds, je t’en prie, Gaspard.
— Je n’en ai pas le droit, répliqua le drôle, ma mère a
défendu qu’on montât dessus.
— Veux-tu bien m’apporter ce fauteuil, maudit porte-
croix !
— Ôtez vos souliers, et je vous l’apporterai !
— Et comment veux-tu que j’ôte mes souliers ? mes
pieds sont au rez-de-chaussée et mes mains au premier
étage.

358
— Eh bien ! donnez-moi une pièce de vingt-quatre sous
pour me payer de ma peine !
— Je t’en donnerai une de trente, mon bon Gaspard, mets
de suite le fauteuil, je t’en prie ; mes bras ne tiennent plus à
mes épaules.
— Crédit est mort, fit Gaspard, donnez-moi les trente
sous de suite, sinon point de fauteuil.
Heureusement que Machecourt arrivait en ce moment : il
donna de son pied au derrière de Gaspard et mit fin à la
suspension de son beau-frère. Benjamin alla achever sa
leçon d’escrime chez Page, et il ferrailla si bien qu’au bout
de deux heures il était aussi habile que son maître.

359
XIX

Comment mon oncle désarma trois


fois M. de Pont-Cassé.

L’aurore, une aurore terne et grimaçante de février, jetait


à peine des teintes plombées sur les murs de sa chambre,
que mon oncle était déjà debout. Il s’habilla à tâtons et
descendit l’escalier en assourdissant ses pas, car il craignait
surtout de réveiller sa sœur. Mais, comme il allait franchir
le palier, il sentit une main de femme se poser sur son
épaule.
— Eh quoi ! chère sœur, s’écria-t-il avec une sorte
d’effroi, vous êtes déjà éveillée ?
— Dis que je ne suis pas encore endormie, Benjamin.
Avant que tu ne partes, j’ai voulu te dire adieu, peut-être un
adieu suprême, Benjamin. Conçois-tu que je souffre quand
je songe que tu sors d’ici plein de vie, de jeunesse et
d’espérance, et que tu y rentreras peut-être porté sur les bras

360
de tes amis, et le corps traversé d’une épée ? Ton dessein
est-il donc arrêté ? Avant de le prendre, as-tu pensé au deuil
que ta mort allait jeter dans cette triste maison ? Pour toi,
quand ta dernière goutte de sang se sera écoulée, tout sera
fini ; mais nous, bien des mois, bien des années se passeront
avant que notre douleur soit tarie, et les larmes blanches de
ta croix seront depuis longtemps effacées que nos larmes
couleront toujours.
Mon oncle s’éloignait sans répondre, et peut-être il
pleurait, mais ma grand’mère l’arrêta par le pan de son
habit.
— Cours donc à ton rendez-vous de meurtre, bête
féroce ! s’écria-t-elle, ne fais pas attendre M. de Pont-
Cassé ; peut-être l’honneur exigera-t-il que tu partes sans
embrasser ta sœur ; mais prends du moins cette relique que
le cousin Guillaumot m’a prêtée, peut-être te préservera-t-
elle des dangers où tu vas te jeter si étourdiment.
Mon oncle jeta la relique dans sa poche et s’esquiva.
Il courut éveiller M. Minxit à son auberge. Ils prirent en
passant Page et Arthus et s’en allèrent déjeuner dans un
cabaret à l’extrémité de Beuvron. Mon oncle, s’il devait
succomber, ne voulait pas s’en aller l’estomac vide. Il disait
qu’une âme qui arrivait entre deux vins au tribunal de Dieu
a plus de hardiesse et plaide bien mieux sa cause qu’une
pauvre âme qui est pleine de tisane et d’eau sucrée. Le
sergent assistait au déjeuner ; lorsqu’on fut au dessert, mon
oncle le pria d’aller à la Croix-des-Michelins porter une
table, une boîte et deux chaises dont il avait besoin pour son
361
duel, et d’y allumer un grand feu avec les échalas de la
vigne voisine ; puis il demanda du café.
M. de Pont-Cassé et son ami ne tardèrent pas d’arriver.
Le sergent leur fit de son mieux les honneurs du bivouac.
— Messieurs, dit-il, donnez-vous la peine de vous
asseoir, et chauffez-vous. M. Rathery vous prie de l’excuser
s’il vous fait un peu attendre, mais il est à déjeuner avec ses
témoins, et dans quelques minutes il sera à votre
disposition.
En effet, Benjamin arrivait un quart d’heure après, tenant
Arthus et M. Minxit par le bras et chantant à gorge
déployée :
Ma foi, c’est un triste soldat Que celui qui ne sait pas
boire !
Mon oncle salua gracieusement ses deux adversaires.
— Monsieur, dit M. de Pont-Cassé avec hauteur, il y a
vingt minutes que nous vous attendons.
— Le sergent a dû vous expliquer la cause de notre
retard, et j’espère que vous la trouverez légitime.
— Ce qui vous excuse, c’est que vous êtes roturier, et
que voilà probablement la première fois que vous avez
affaire à un gentilhomme.
— Que voulez-vous, nous avons coutume, nous autres
roturiers, de prendre du café après chacun de nos repas, et
parce que vous vous faites appeler le vicomte de Pont-
Cassé, ce n’est pas une raison pour que nous dérogions à

362
cette habitude. Le café, voyez-vous, c’est bienfaisant, c’est
tonique, ça surexcite agréablement le cerveau, ça donne du
mouvement à la pensée ; si vous n’avez pas pris de café ce
matin les armes ne sont pas égales, et je ne sais si, en
conscience, je puis me mesurer avec vous.
— Riez, monsieur, riez bien tandis que vous pouvez rire,
mais rira bien qui rira le dernier, je vous en avertis.
— Monsieur, reprit Benjamin, je ne ris pas quand je dis
que le café est tonique ; c’est l’avis de plusieurs célèbres
médecins, et moi-même je l’administre comme stimulant
dans certaines maladies.
— Monsieur !
— Et votre alezan brûlé ? je suis bien étonné de ne point
le voir là ; est-ce qu’il serait indisposé, par hasard ?
— Monsieur, dit le second mousquetaire, trêve de
plaisanterie ; vous n’avez pas sans doute oublié pourquoi
vous êtes venu ici ?
— Ah ! c’est vous, numéro deux ? enchanté de
renouveler connaissance avec vous ; en effet je n’ai pas
oublié pourquoi je viens ici, et la preuve, ajouta-t-il en
montrant la table sur laquelle la boîte était placée, c’est que
j’ai fait des préparatifs pour vous recevoir.
— Eh ! qu’est-il besoin de cet appareil d’escamoteur
pour se battre à l’épée ?
— Mais, dit mon oncle, c’est que je ne me bats pas à
l’épée.

363
— Monsieur, dit M. de Pont-Cassé, je suis l’insulté, j’ai
le choix des armes, je choisis l’épée.
— C’est moi, monsieur, qui ai la priorité de l’insulte, je
ne vous la céderai pas, et je choisis les échecs.
En même temps il ouvrit la boîte que le sergent avait
aussi apportée, et, en ayant tiré un échiquier, il invita le
gentilhomme à prendre place à la table.
M. de Pont-Cassé devint blême de colère.
— Est-ce que, par hasard, vous voudriez me mystifier ?
s’écria-t-il.
— Point du tout, fit mon oncle ; tout duel est une partie
où deux hommes mettent leur vie pour enjeu ; pourquoi
cette partie ne se jouerait-elle pas aussi bien aux échecs
qu’à l’épée ? Du reste, si vous vous sentez faible aux
échecs, je suis prêt à vous jouer cela à l’écarté ou à la
triomphe. En cinq points, si vous le voulez, sans revanche
ni repentir, cela sera aussitôt fait.
— Je suis venu ici, dit M. de Pont-Cassé, se contenant à
peine, non pour jouer ma vie comme une bouteille de bière,
mais pour la défendre avec mon épée.
— Je conçois, dit mon oncle ; vous êtes d’une force
supérieure à l’épée, et vous espérez avoir bon marché de
moi, qui ne tiens jamais la mienne que pour la mettre à mon
côté. Est-ce donc là la loyauté d’un gentilhomme ? Si un
faucheur vous proposait de se battre avec lui à la faux, ou
un batteur en grange avec un fléau, accepteriez-vous, je
vous prie ?

364
— Vous vous battrez à l’épée ! s’écria M. de Pont-Cassé,
hors de lui, sinon… ajouta-t-il en levant sa cravache.
— Sinon quoi ? dit mon oncle.
— Sinon je vous coupe la figure avec ma cravache !
— Vous savez comment je réponds à vos menaces,
repartit Benjamin. Eh bien ! non, monsieur, ce duel ne
s’accomplira pas comme vous l’avez espéré. Si vous
persistez dans votre déloyale obstination, je croirai et je
dirai que vous avez spéculé sur votre adresse de spadassin,
que c’est un guet-apens que vous m’avez tendu, que vous
êtes ici non pour risquer votre vie contre la mienne, mais
pour m’estropier, entendez-vous, monsieur de Pont-Cassé ?
et je vous tiendrai pour un lâche, oui, pour un lâche, mon
gentilhomme, pour un lâche, oui, pour un lâche !
Et les paroles de mon oncle vibraient entre ses lèvres
comme une vitre qui tinte.
Le gentilhomme n’en put supporter davantage ; il tira son
épée et se précipita sur Benjamin. C’en était fait de celui-ci
si le caniche, en se jetant sur M. de Pont-Cassé n’eût
dérangé la direction de son épée. Le sergent ayant rappelé
son chien :
— Messieurs, s’écria mon oncle, je vous prends à témoin
que, si j’accepte le combat, c’est pour épargner un
assassinat à cet homme.
Et, mettant à son tour sa rapière au vent, il soutint, sans
rompre d’une semelle, l’attaque impétueuse de son
adversaire. Le sergent ne voyant pas son coup intervenir,

365
piétinait sur l’herbe comme un coursier lié à un arbre, et
tournait le poignet à se le démancher, afin d’indiquer à
Benjamin le mouvement qu’il devait faire pour désarmer
son homme. M. de Pont-Cassé, exaspéré de la résistance
inattendue qu’il éprouvait, avait perdu son sang-froid et
avec lui sa meurtrière adresse. Il ne s’inquiétait plus de
parer les coups que pouvait lui porter son adversaire, et ne
cherchait qu’à le percer de son épée.
— Monsieur de Pont-Cassé, lui dit mon oncle, vous
auriez mieux fait de jouer aux échecs ; vous n’êtes jamais à
la parade ; il ne tiendrait qu’à moi de vous tuer.
— Tuez, monsieur, dit le mousquetaire, vous n’êtes ici
que pour cela.
— J’aime mieux vous désarmer, fit mon oncle, et,
passant rapidement son épée sous celle de son adversaire,
d’un tour de son vigoureux poignet il l’envoya au milieu de
la haie.
— Très bien ! bravo ! s’écria le sergent, moi je ne l’aurais
pas envoyée si loin. Si vous aviez seulement six mois de
mes leçons, vous seriez la meilleure lame de France.
M. de Pont-Cassé voulut recommencer le combat ;
comme les témoins s’y opposaient :
— Non, messieurs, dit mon oncle, la première fois ne
compte pas, et il n’y a pas de partie sans revanche ; il faut
que la réparation à laquelle a droit monsieur soit complète.
Les deux adversaires se remirent en garde ; mais à la
première botte l’épée de M. de Pont-Cassé s’envola sur la

366
route. Comme il courait la ramasser :
— Je vous demande bien pardon, monsieur le comte, lui
dit Benjamin de sa voix sardonique, de la peine que je vous
donne ; mais c’est de votre faute ; si vous aviez voulu jouer
aux échecs, vous n’auriez pas eu la peine de vous déranger.
Une troisième fois le mousquetaire revint à la charge.
— Assez, s’écrièrent les témoins, vous abusez de la
générosité de M. Rathery.
— Point du tout, dit mon oncle ; monsieur veut sans
doute apprendre le coup : permettez que je lui en donne
encore une leçon.
En effet, la leçon ne se fit pas attendre, et l’épée de
M. de Pont-Cassé s’échappa pour la troisième fois de sa
main.
— Au moins, dit mon oncle, vous auriez bien dû amener
un domestique pour aller ramasser votre épée.
— Vous êtes le démon en personne, dit celui-ci ;
j’aimerais mieux que vous m’eussiez tué que de m’avoir
traité d’une manière aussi ignominieuse.
— Et vous, mon gentilhomme, dit Benjamin, se tournant
vers l’autre mousquetaire, vous voyez que mon barbier
n’est pas ici. Tenez-vous à ce que je mette à exécution la
promesse que je vous ai faite ?
— En aucune façon, dit le mousquetaire ; à vous les
honneurs de la journée ; il n’y a pas de lâcheté à se retirer
devant vous, puisque vous ne portez point le fer sur le

367
vaincu. Bien que vous ne soyez pas gentilhomme, je vous
tiens pour le meilleur tireur et pour l’homme le plus
honorable que je connaisse ; car votre adversaire voulait
vous tuer, vous avez eu sa vie entre les mains et vous l’avez
respectée. Si j’étais roi, vous seriez au moins duc et pair. Et
maintenant, si vous attachez quelque prix à mon amitié, je
vous l’offre de tout mon cœur et je vous demande la vôtre
en échange.
Et il tendit la main à mon oncle, qui la serra cordialement
dans la sienne. M. de Pont-Cassé se tenait devant le foyer,
morne et farouche, l’œil plein de sombres éclairs et le front
chargé d’une nuée d’orage. Il prit le bras de son ami, fit un
salut de glace à mon oncle et s’éloigna.
Mon oncle avait hâte de retourner chez sa sœur ; mais le
bruit de sa victoire s’était rapidement répandu dans le
faubourg ; à chaque instant, il était intercepté par un soi-
disant ami qui venait le féliciter de son beau fait d’armes et
lui secouer le bras jusqu’à l’épaule, sous prétexte de lui
donner une poignée de main. Les gamins, cette poussière de
la population que soulève tout événement éclos dans la rue,
venaient tourbillonner autour de lui et l’assourdir de leurs
hourras. En quelques instants, il devint le point central
d’une foule horriblement tumultueuse qui lui marchait sur
ses talons, éclaboussait ses bas de soie et faisait tomber son
tricorne dans la boue. Il pouvait encore échanger quelques
mots avec M. Minxit ; mais, sous prétexte de compléter son
triomphe, Cicéron, ce tambour que vous connaissez déjà,
vint se placer à la tête de la foule avec sa caisse et se mit à

368
battre la charge de manière à faire écrouler le pont de
Beuvron ; encore fallut-il que Benjamin lui donnât trente
sous pour son vacarme. Tout ce qui manqua à son infortune,
c’est qu’il ne fut point harangué. Voilà comment mon oncle
fut récompensé d’avoir joué sa vie en duel.
— Si là-haut à la Croix-des-Michelins, se disait-il à lui-
même, j’avais donné quelques louis à un malheureux
mourant de faim, tous ces badauds qui acclament
maintenant autour de moi me laisseraient passer fort
tranquille. Qu’est-ce donc, mon Dieu, que la gloire et à qui
s’adresse-t-elle ! Ce bruit qu’on fait autour d’un nom, est-ce
un bien si rare et si précieux qu’il faille sacrifier, pour
l’avoir, le repos, le bonheur, les douces affections, les belles
années et quelquefois la paix du monde ! Ce doigt levé qui
vous montre au public, sur qui ne s’est-il donc pas arrêté ?
Cet enfant que l’on mène à l’église au bruit des cloches
sonnant à grande volée ; ce bœuf qu’on promène par la
ville, paré de fleurs et de rubans, ce veau à six pattes, ce boa
empaillé, cette citrouille monstre, cet acrobate qui marche
sur un fil d’archal, cet aéronaute qui fait son ascension, cet
escamoteur qui avale des muscades, ce prince qui passe, cet
évêque qui bénit, ce général qui revient d’une lointaine
victoire, n’ont-ils pas eu tous leur moment de gloire ? Tu te
crois célèbre, toi qui as semé tes idées dans les arides
sillons d’un livre, qui as fait des hommes avec du marbre, et
des passions avec du noir d’ivoire et du blanc de céruse ;
mais tu serais bien plus célèbre encore si tu avais un nez
long seulement de six pouces. Quant à cette gloire qui nous

369
survit, elle n’appartient pas à tout le monde, j’en conviens ;
mais la difficulté est d’en jouir. Qu’on me trouve un
banquier qui escompte l’immortalité, et dès demain je
travaille à me rendre immortel.
Mon oncle voulut dîner en famille chez sa sœur avec
M. Minxit ; mais le brave homme, quoique son cher
Benjamin fût là devant lui, sain, sauf, et victorieux, était
triste et préoccupé. Ce que mon oncle avait dit le matin à
M. de Pont-Cassé lui revenait sans cesse à l’esprit. Il disait
qu’il avait dans les oreilles comme une voix qui l’appelait
vers Corvol. Il était en proie à une agitation nerveuse,
semblable à celle qu’éprouvent les personnes qui, n’étant
pas habituées au café, en ont pris une forte dose. À chaque
instant, il était obligé de quitter la table et de faire un tour
dans la chambre. Cet état de surexcitation effraya Benjamin
et il l’engagea lui-même à partir.

370
XX

Enlèvement et mort de
Mademoiselle Minxit.

Toutefois, mon oncle reconduisit M. Minxit jusqu’à la


Croix-des-Michelins, et il revint se mettre au lit. Il était
dans cet anéantissement profond que produit un premier
sommeil, lorsqu’il fut réveillé par un heurt violent contre sa
porte. Ce coup frappa mon oncle d’une commotion
douloureuse. Il ouvrit sa fenêtre ; la rue était noire comme
un fossé profond ; cependant il reconnut M. Minxit et il crut
apercevoir dans son attitude quelque chose de désolé. Il
courut vers sa porte ; à peine le verrou fut-il tiré, que le
digne homme se jeta dans ses bras et éclata en larmes.
— Eh bien ! qu’est-ce, monsieur Minxit ? Voyons,
parlez ! les pleurs n’aboutissent à rien ; du moins, ce n’est
pas à vous qu’il est arrivé malheur ?

371
— Partie ! partie ! s’écria M. Minxit suffoqué par les
sanglots, partie avec lui, Benjamin !
— Quoi ! Arabelle est partie avec M. de Pont-Cassé ? fit
mon oncle, devinant de suite de quoi il s’agissait.
— Tu avais bien raison de m’avertir de me défier de lui ;
pourquoi aussi ne l’as-tu pas tué ?
— Il en est encore temps, dit Benjamin ; mais, avant tout,
il faut se mettre à sa poursuite.
— Et tu m’accompagneras, Benjamin ; car en toi est
toute ma force, tout mon courage.
— Comment, je vous accompagnerai ! mais je vous
accompagne de suite. Et, à propos, avez-vous eu au moins
l’idée de vous munir d’argent ?
— Je n’ai plus un écu comptant, mon ami ; la
malheureuse m’a emporté tout l’argent qu’il y avait dans
mon secrétaire.
— Tant mieux ! dit mon oncle, au moins vous serez sûr
que d’ici à ce que nous l’ayons rattrapée elle ne manquera
de rien.
— Aussitôt qu’il fera jour, j’irai chercher des fonds chez
mon banquier.
— Oui, dit mon oncle, croyez-vous qu’ils s’amuseront à
faire l’amour sur les pelouses du chemin ? Quand il fera
jour, ils seront loin d’ici, il faut de suite aller réveiller votre
banquier, et frapper à sa porte jusqu’à ce qu’il vous ait

372
compté mille francs. Au lieu de quinze, il vous fera payer le
vingt pour cent, voilà tout.
— Mais quelle route ont-ils suivie ? il faut toujours que
nous attendions le soleil pour prendre des renseignements.
— En aucune façon, dit mon oncle, ils ont pris la route de
Paris ; M. de Pont-Cassé ne peut aller qu’à Paris ; je sais de
bonne part que son congé expire dans trois jours. Je vais de
suite arrêter une voiture et deux bons chevaux ; vous me
rejoindrez au Lion d’Or.
Comme mon oncle allait sortir :
— Mais tu es en chemise, lui dit M. Minxit.
— C’est parbleu vrai, dit Benjamin, je n’y songeais plus ;
il fait si noir, que je ne m’en suis pas aperçu ; mais dans
cinq minutes je serai habillé, et dans vingt minutes je serai
au Lion d’Or ; je dirai adieu à ma chère sœur quand je serai
revenu de notre voyage.
Une heure après, mon oncle et M. Minxit suivaient, dans
une mauvaise patache attelée de deux haridelles, l’exécrable
chemin de traverse qui menait alors de Clamecy à Auxerre.
Le jour, l’hiver passe encore ; mais la nuit, il est horrible.
Quelque diligence qu’ils eussent faite, il était dix heures du
matin lorsqu’ils arrivèrent à Courson. Sous le porche de la
Levrette, l’unique auberge de l’endroit, un cercueil était
étalé, et tout un essaim de vieilles, hideuses et déguenillées,
croassaient alentour.
— Je tiens du sacristain Gobi, disait l’une, que la jeune
dame s’est engagée à donner mille écus à M. le curé, pour

373
être distribués aux pauvres de la paroisse.
— Cela nous passera devant le nez, mère Simonne.
— Si la jeune dame meurt, comme on le dit, le maître de
la Levrette s’emparera de tout, répondait une troisième ;
nous ferions bien d’aller chercher le bailli pour qu’il veille
sur notre succession.
Mon oncle appela une de ces vieilles et la pria de lui
expliquer ce que cela signifiait. Celle-ci, fière d’avoir été
distinguée par un étranger qui avait une voiture à deux
chevaux, jeta un regard de triomphe à ses compagnes, et
dit :
— Vous avez bien fait de vous adresser à moi, mon bon
monsieur, car je sais mieux qu’elles tous les détails de cette
histoire. Celui qui est maintenant dans ce cercueil était ce
matin dans cette voiture verte que vous voyez là-bas sous la
remise. C’était un grand seigneur, riche à millions, qui allait
avec une jeune dame à Paris, à la cour ; que sais-je, moi, et
il s’est arrêté ici, et il restera dans ce cimetière à pourrir
avec ces paysans qu’il a tant méprisés. Il était jeune et beau,
et moi, la vieille Manette qui suis toute éreintée et qui ne
tiens plus à rien, j’irai jeter de l’eau bénite sur sa tombe, et
dans dix ans, si je vais jusque-là, il faudra que sa pourriture
fasse place à mes vieux os ; car ils ont beau être riches, tous
ces grands messieurs, il faut toujours qu’ils aillent où nous
allons ; ils ont beau s’attifer de velours et de taffetas, leur
dernier habit, ce sont toujours les planches de la bière ; ils
ont beau soigner et parfumer leur peau, les vers de la terre
sont faits pour eux comme pour nous. Dire que moi, la
374
vieille laveuse de lessive, je pourrai, quand cela me fera
plaisir, aller m’accroupir sur la tombe d’un gentilhomme !
Allez, mon bon monsieur, cette pensée fait du bien, elle
nous console d’être pauvres et nous venge de n’être pas
nobles. Du reste, c’est bien la faute à celui-ci s’il est mort. Il
a voulu s’emparer de la chambre d’un voyageur parce
qu’elle était la plus belle de l’auberge. Il s’en est suivi du
grabuge entre eux : ils sont allés se battre dans le jardin de
la Levrette, et le voyageur lui a mis une balle dans la tête.
La jeune dame était enceinte à ce qu’il paraît, la pauvre
femme ! Quand elle a su que son mari était mort, le mal
d’enfant l’a prise et elle ne vaut guère mieux à l’heure qu’il
est que son noble époux. Le docteur Débrit sort de sa
chambre : comme c’est moi qui lave son linge, je lui ai
demandé des nouvelles de la jeune femme, et il m’a
répondu : – Allez, mère Manette, j’aimerais encore mieux
être dans votre vieille peau ridée que dans la sienne.
— Et ce grand seigneur, dit mon oncle, n’avait-il pas un
habit rouge, une perruque blonde et trois plumes à son
chapeau ?
— Il avait bien tout cela, mon bon monsieur ; est-ce que
vous l’auriez connu, par hasard ?
— Non, dit mon oncle, mais je l’ai peut-être vu en
quelque endroit.
— Et la jeune dame, dit M. Minxit, n’est-elle pas de
haute taille, et n’a-t-elle pas des taches de rousseur par la
figure ?

375
— Elle a bien cinq pieds trois pouces, répondit la vieille,
elle a une peau comme la coquille d’un œuf de dinde.
M. Minxit s’évanouit.
Benjamin emporta M. Minxit dans son lit et le soigna ;
puis il se fit conduire auprès d’Arabelle ; car la belle dame
qui devait mourir dans les douleurs de l’enfantement, c’était
la fille de M. Minxit. Elle occupait la chambre que son
amant lui avait conquise au prix de sa vie, triste chambre en
vérité ! et dont la possession ne valait guère la peine qu’on
se la disputât.
Arabelle était là gisant dans un lit de serge verte. Mon
oncle ouvrit les rideaux et la contempla quelque temps en
silence. Une pâleur humide et mate, semblable à celle d’une
statue de marbre blanc, était répandue sur son visage ; ses
yeux à demi ouverts étaient fanés et sans regard ; sa
respiration s’arrachait par sanglots de sa poitrine. Benjamin
souleva son bras qui pendait immobile le long du lit ; ayant
interrogé les battements de son pouls, il secoua tristement la
tête et ordonna à la garde d’aller quérir le docteur Débrit.
Arabelle à sa voix, tressaillit comme un cadavre qui
éprouve les premières atteintes du galvanisme.
— Où suis-je ? dit-elle, promenant autour d’elle un
regard en démence ; ai-je donc été le jouet d’un sinistre
rêve ? Est-ce vous, monsieur Rathery, que j’entends, et suis-
je encore à Corvol, dans la maison de mon père ?
— Vous n’êtes point dans la maison de votre père, dit
mon oncle ; mais votre père est ici. Il est prêt à vous

376
pardonner ; il ne vous demande qu’une chose, c’est que
vous vous laissiez vivre afin qu’il vive aussi.
Les regards d’Arabelle s’arrêtèrent par hasard sur
l’uniforme de M. de Pont-Cassé, qu’on avait suspendu,
encore trempé de sang, à la muraille. Elle essaya de se
mettre sur son séant, mais ses membres se tordirent dans
une horrible convulsion, et elle retomba lourdement sur son
lit comme un cadavre qu’on a soulevé dans son cercueil.
Benjamin mit la main sur son cœur, il ne battait plus ; il
approcha un miroir de ses lèvres, la glace resta nette et
brillante. Misère et bonheur, tout était fini pour la pauvre
Arabelle. Benjamin restait debout à son chevet, tenant sa
main dans la sienne et plongé dans un abîme d’amères
réflexions.
En ce moment un pas lourd et mal assuré se fit entendre
dans l’escalier. Benjamin se hâta de tourner la clé dans la
serrure. C’était M. Minxit qui frappait à la porte et
s’écriait :
— C’est moi, Benjamin, ouvre-moi ; je veux voir ma
fille, il faut que je la voie ! Elle ne peut mourir sans que je
l’aie vue.
C’est une cruelle chose que de supposer vivante une
personne trépassée et de lui attribuer des actes comme si
elle existait encore. Cependant, mon oncle ne recula point
devant cette nécessité.
— Retirez-vous, monsieur Minxit, je vous en supplie.
Arabelle va mieux ; elle repose ; votre présence subite

377
pourrait provoquer une crise qui la tuerait.
— Je te dis, misérable, que je veux voir ma fille ! s’écria
M. Minxit, et il fit un si violent effort contre la porte que la
gâche de la serrure tomba sur le carreau.
— Eh bien ! dit Benjamin, espérant encore l’abuser, vous
le voyez, votre fille dort d’un tranquille sommeil. Êtes-vous
satisfait à présent et vous retirez-vous ?
Le malheureux vieillard jeta un coup d’œil sur sa fille.
— Tu as menti ! s’écria-t-il d’une voix qui fit tressaillir
Benjamin, elle ne dort pas, elle est morte !
Il se jeta sur son corps et la pressa convulsivement contre
sa poitrine.
— Arabelle ! criait-il, Arabelle ! Arabelle ! Oh ! était-ce
donc ainsi que je devais la retrouver ! elle, ma fille, mon
unique enfant ! Dieu laisse le front du meurtrier se couvrir
de cheveux blancs, et il ôte à son père son seul enfant !
comment peut-on nous dire que Dieu est bon et juste ? –
Puis, sa douleur se changeant en colère contre mon oncle : –
C’est toi misérable Rathery, qui es cause que je l’ai refusée
à M. de Pont-Cassé ; sans toi elle serait mariée et pleine de
vie.
— Plaisantez-vous ? dit mon oncle. Est-ce que c’est ma
faute, à moi, si elle s’est amourachée d’un mousquetaire ?
Toutes les passions, ce n’est que du sang qui se précipite
vers le cerveau. La raison de M. Minxit se fût brisée sans
doute sous l’effort de cette puissante douleur ; mais dans le
paroxysme de son délire, sa veine à peine fermée (on se
378
rappelle que mon oncle venait de le saigner) se rouvrit.
Benjamin laissa couler le sang, et bientôt une défaillance
salutaire succéda à cette surabondance de vie et sauva le
pauvre vieillard. Benjamin donna des ordres et de l’argent
au maître de la Levrette pour qu’Arabelle et son amant
reçussent une sépulture honorable ; puis il revint s’établir au
chevet de M. Minxit, et veilla sur lui comme une mère sur
son enfant malade. M. Minxit resta trois jours entre la vie et
la tombe ; mais, grâce aux soins habiles et affectueux de
mon oncle, la fièvre qui le dévorait s’amortit peu à peu, et
bientôt il fut en état d’être transporté à Corvol.

379
XXI

Un dernier festin.

Monsieur Minxit avait une de ces constitutions


antédiluviennes qui semblent faites d’une matière plus
solide que les nôtres. C’était une de ces plantes vivaces qui
conservent encore une végétation vigoureuse, alors que les
autres sont flétries par l’hiver. Les rides n’avaient pu
entamer ce front de granit ; les années s’étaient accumulées
sur sa tête sans y laisser aucune trace de décadence. Il était
resté jeune jusqu’au delà de sa soixantième année, et son
hiver, comme celui des tropiques, était encore plein de sève
et de fleurs ; mais le temps et le malheur n’oublient
personne.
La mort de sa fille venant après sa fuite et après la
révélation de sa grossesse, avait frappé d’un coup mortel
cette organisation puissante ; une fièvre lente le minait
sourdement. Il avait renoncé à ses goûts bruyants qui
avaient fait de sa vie une longue partie de fête. Il avait mis
de côté la médecine comme un embarras inutile. Les
380
compagnons de longue jeunesse respectaient sa douleur, et,
sans cesser de l’aimer, ils avaient cessé de le voir. Sa
maison était muette et fermée comme une tombe ; et à
peine, par quelques persiennes entr’ouvertes, jetait-elle à la
dérobée quelques regards sur le village. Les cours ne
retentissaient plus du bruit des allants et des venants ; les
premières herbes du printemps s’étaient emparées de
l’avenue, de hautes plantes domestiques croissaient le long
des murs et formaient à l’entour comme un lambris de
verdure. Cette pauvre âme en deuil n’avait plus besoin que
d’obscurité et de silence. Il avait fait comme une bête fauve
qui se retire, lorsqu’elle veut mourir, dans les profondeurs
les plus sombres de sa forêt. La gaieté de mon oncle venait
échouer contre cette incurable mélancolie. M. Minxit ne
répondait à ses joyeusetés que par un morne et triste sourire,
comme pour lui dire qu’il avait compris, et qu’il le
remerciait de sa bonne intention. Mon oncle avait compté
sur le printemps pour le ramener à la vie ; mais ce
printemps, qui revêt toute terre aride de fleurs et de verdure,
n’a rien à faire reverdir dans une âme désolée, et tandis que
tout renaissait, le pauvre homme se mourait lentement.
C’était un soir du mois de mai. Il se promenait dans sa
prairie, appuyé sur le bras de Benjamin. Le ciel était
limpide, la terre était verte et parfumée, les rossignols
chantaient dans les peupliers, les demoiselles voltigeaient
avec un harmonieux frôlement de leurs ailes entre les
roseaux du ruisseau, et l’eau toute couverte de fleurs
d’aubépine murmurait sous les racines des saules.

381
— Voilà une belle soirée, dit Benjamin, cherchant à tirer
M. Minxit de cette sombre rêverie qui enveloppait son
esprit comme un linceul.
— Oui, répondit celui-ci, une belle soirée pour le pauvre
paysan qui va entre deux haies fleuries, sa pioche sur
l’épaule, vers sa chaumière qui fume, et où l’attendent ses
enfants ; mais, pour le père qui porte le deuil de sa fille, il
n’y a plus de belles soirées.
— Et à quel foyer, dit mon oncle, n’y a-t-il pas une place
vide ? Qui n’a pas au champ de repos un tertre de gazon où,
tous les ans, à la Toussaint, il vient verser de pieuses
larmes ? Et dans les rues de la cité, quelle foule, si rose et si
dorée qu’elle soit, n’est tachée de noir ? Quand les fils
vieillissent, ils sont condamnés à mettre leurs vieux parents
dans la tombe ; quand ils meurent au milieu de leur âge, ils
laissent une mère désolée, à genoux auprès de leur cercueil.
Croyez-moi, les yeux de l’homme ont été faits bien moins
pour voir que pour pleurer, et toute âme a sa plaie, comme
toute fleur a son insecte qui la ronge. Mais aussi, dans le
chemin de la vie, Dieu a mis l’oubli qui suit à pas lents la
mort, qui efface les épitaphes qu’elle a tracées et répare les
ruines qu’elle a faites. Voulez-vous, mon cher monsieur
Minxit, suivre un bon conseil ; croyez-moi, allez manger
des carpes sur les bords du lac de Genève, du macaroni à
Naples, boire du vin de Xérès à Cadix, et savourer des
glaces à Constantinople ; dans un an vous reviendrez aussi
rond et aussi joufflu que vous l’étiez avant.

382
M. Minxit laissa pérorer mon oncle tant qu’il voulut, et
quand il eut fini :
— Combien ai-je encore de jours à vivre, Benjamin ? lui
dit-il.
— Mais, fit mon oncle, abasourdi de la question, et
croyant avoir mal entendu, que dites-vous, monsieur
Minxit ?
— Je te demande, répéta M. Minxit, combien de jours il
me reste encore à vivre ?
— Diable, dit mon oncle, voici une question qui
m’embarrasse fort ; d’un côté, je ne voudrais pas vous
désobliger ; de l’autre, je ne sais si la prudence me permet
de satisfaire votre désir. On n’annonce au condamné la
nouvelle de son exécution que quelques heures avant d’aller
au supplice, et vous…
— C’est, interrompit M. Minxit, un service que j’impose
à ton amitié, parce que toi seul peux me le rendre. Il faut
bien que le voyageur sache à quelle heure il doit partir, afin
qu’il puisse faire son portemanteau.
— Le voulez-vous donc franchement, sincèrement,
monsieur Minxit ; ne vous effraierez-vous pas de l’arrêt que
je vais prononcer, m’en donnez-vous votre parole
d’honneur ?
— Je t’en donne ma parole d’honneur, dit M. Minxit.
— Eh bien ! alors, dit mon oncle, je vais faire comme
pour moi-même.

383
Il examina la face pâlie du vieillard, il interrogea sa
prunelle terne et dépolie, où la vie reflétait à peine quelques
lueurs, il consulta son pouls comme s’il en eût écouté les
battements avec ses doigts, et il garda quelque temps le
silence ; puis :
— C’est aujourd’hui jeudi, dit-il ; eh bien ! lundi il y aura
une maison de plus en deuil à Corvol.
— Très bien diagnostiqué, dit M. Minxit ; ce que tu viens
de dire, je le pensais ; si tu trouves jamais l’occasion de te
produire, je prédis que tu feras une de nos célébrités
médicales ; mais, le dimanche m’appartient-il tout entier ?
— Il vous appartient, pourvu que vous ne fassiez rien qui
avance le terme de vos jours.
— Je n’en veux pas plus, dit M. Minxit ; rends-moi
encore le service d’inviter nos amis pour dimanche à un
dîner solennel ; je ne veux pas m’en aller fâché avec la vie,
et c’est le verre à la main que je prétends lui faire mes
adieux. Tu insisteras auprès d’eux pour qu’ils acceptent
mon invitation, et tu leur en feras, s’il le faut, un devoir.
— J’irai moi-même les inviter, dit mon oncle, et je me
fais fort qu’aucun d’eux ne nous fera défaut.
— Maintenant, passons à un autre ordre d’idées. Je ne
veux pas être enterré dans le cimetière de la paroisse ; il est
dans un fond, il est froid et humide, et l’ombre de l’église
s’étend sur toute sa face comme un crêpe, je serais mal en
cet endroit, et tu sais que j’aime mes aises. Je désire que tu
m’ensevelisses dans ma prairie, au bord de ce ruisseau dont

384
j’aime l’harmonieuse chanson. – Il arracha une poignée
d’herbe et dit : – Tiens, voici le lieu où je veux qu’on creuse
mon dernier gîte. Tu y planteras un berceau de vigne et de
chèvrefeuille, afin que la verdure en soit entremêlée de
fleurs, et tu iras quelquefois y rêver à ton vieil ami. Afin
que tu y viennes plus souvent, et aussi, pour qu’on ne
dérange pas mon sommeil, je te laisse ce domaine et toutes
mes autres propriétés ; mais c’est à deux conditions : la
première, c’est que tu habiteras la maison que je vais laisser
vide, et la seconde, que tu continueras à mes clients les
soins que depuis trente ans je leur donnais.
— J’accepte avec reconnaissance ce double héritage, dit
mon oncle, mais je vous préviens que je ne veux pas aller
aux foires.
— Accordé, dit M. Minxit.
— Quant à vos clients, ajouta Benjamin, je les traiterai en
conscience et d’après le système de Tissot, qui me paraît
fondé sur l’expérience et la raison. Allez, le premier qui
s’en ira là-bas vous donnera de mes nouvelles.
— Je sens le froid du soir qui me gagne ; il est temps de
dire adieu à ce ciel, à ces vieux arbres qui ne me reverront
pas, à ces petits oiseaux qui chantent, car nous ne
reviendrons plus ici que lundi matin.
Le lendemain, il s’enferma avec son ami le tabellion ; le
jour suivant il s’affaissa de plus en plus et garda le lit ; mais
le dimanche venu, il se leva, se fit poudrer et mit son plus
bel habit. Benjamin, ainsi qu’il l’avait promis, était allé à

385
Clamecy faire lui-même ses invitations ; pas un de ses amis
n’avait manqué à ce funèbre appel, et à quatre heures ils se
trouvaient tous réunis dans le salon.
M. Minxit ne tarda pas à paraître, chancelant et appuyé
sur le bras de mon oncle ; il leur serra à tous la main et les
remercia affectueusement de s’être conformés à son dernier
désir qui était, disait-il, le caprice d’un moribond.
Cet homme qu’ils avaient vu, il y avait quelque temps, si
gai, si heureux, si plein de vie, la douleur l’avait brisé et la
vieillesse était venue pour lui tout d’un coup. À sa vue, tous
versaient des larmes, et Arthus lui-même sentit subitement
s’évanouir son appétit.
Un domestique annonça que le dîner était servi.
M. Minxit se plaça comme à l’ordinaire au haut bout de la
table.
— Messieurs, dit-il à ses convives, ce dîner est pour moi
un dîner suprême ; je veux que mes derniers regards ne
s’arrêtent que sur des verres pleins et des visages riants ; si
vous voulez me faire plaisir, c’est de donner un libre cours à
votre gaieté accoutumée.
Il se versa quelques gouttes de bourgogne et tendit son
verre à ses convives.
— À la santé de M. Minxit ! dirent-ils tous ensemble.
— Non, dit M. Minxit, pas à ma santé ; à quoi sert un
souhait qui ne peut s’exaucer ? mais à votre santé, à vous
tous, à votre prospérité, à votre bonheur, et que Dieu garde
ceux d’entre vous qui ont des enfants de les perdre.

386
— M. Minxit, dit Guillerand, a aussi pris les choses trop
à cœur ; je ne l’aurais pas cru susceptible de mourir de
chagrin. Moi aussi j’ai perdu une fille, une fille que j’allais
mettre en pension chez les religieuses. Cela m’a fait de la
peine pour le moment ; mais je ne m’en suis pas plus mal
porté pour cela, et quelquefois, je l’avoue, je songeais que
je n’avais plus de mois d’école à payer pour elle.
— Une bouteille cassée dans ta cave, dit Arthus, ou un
écolier retiré de ta pension t’aurait causé plus de chagrin.
— Il t’appartient bien, dit Millot, de parler ainsi, toi,
Arthus, qui ne crains d’autre malheur que de perdre
l’appétit.
— J’ai plus d’entrailles que toi, faiseur de noëls, répondit
Arthus.
— Oui, pour digérer, dit le poète.
— Cela sert à quelque chose de bien digérer, répliqua
Arthus ; au moins, quand vous allez en voiture, vos amis ne
sont pas obligés de vous attacher aux ridelles de peur de
vous perdre en route.
— Arthus, dit Millot, point de personnalités, je t’en prie.
— Je sais, répondit Arthus, que tu me gardes rancune
parce que je suis tombé sur toi dans le chemin de Corvol.
Mais chante-moi ton grand noël, et nous serons quittes.
— Et moi je soutiens que mon noël est un beau morceau
de poésie ; veux-tu que je te montre une lettre de Mgr
l’évêque qui m’en fait compliment ?

387
— Oui, mets ton noël sur le gril, et tu verras ce qu’il
vaudra.
— Je te reconnais bien là, Arthus ; toi, tu n’estimes que
ce qui est rôti ou bouilli.
— Que veux-tu ? ma sensibilité, à moi, réside dans les
houppes de mon palais ; et j’aime autant qu’elle soit là
qu’ailleurs. Un appareil digestif organisé solidement vaut-il
moins, pour être heureux, qu’un cerveau largement
développé ? voilà la question.
— Si nous nous en rapportions à un canard ou à un
pourceau, je ne doute pas qu’ils ne la décidassent en ta
faveur ; mais je prends Benjamin pour arbitre.
— Ton noël me convient beaucoup, dit mon oncle :
À genoux, chrétiens, à genoux !
C’est superbe. Quel chrétien pourrait refuser de
s’agenouiller quand tu lui en fais deux fois l’invitation dans
un vers de huit syllabes ? mais je suis de l’avis d’Arthus,
j’aime encore mieux une côtelette en papillote.
— Une plaisanterie n’est pas une réponse, dit Millot.
— Eh bien ! crois-tu qu’il y ait une douleur morale qui
fasse autant souffrir qu’une rage de dents et qu’un mal
d’oreille ? Si le corps souffre plus vivement que l’âme, il
doit également jouir avec plus d’énergie ; cela est logique ;
la douleur et le plaisir résultent de la même faculté.
— Le fait est, dit M. Minxit, que si j’avais le choix entre
l’estomac de M. Arthus et le cerveau suroxygéné de J.-J.

388
Rousseau, j’opterais pour l’estomac de M. Arthus. La
sensibilité est le don de souffrir ; être sensible, c’est
marcher pieds nus sur les cailloux tranchants de la vie, c’est
passer à travers la foule qui vous heurte et vous coudoie,
une plaie vive au côté. Ce qui fait le malheur des hommes,
ce sont les désirs non satisfaits. Or, toute âme qui sent trop,
c’est un ballon qui voudrait monter au ciel et qui ne peut
dépasser les limites de l’atmosphère. Donnez à un homme
une bonne santé, un bon appétit, et plongez son âme dans
une somnolence perpétuelle, il sera le plus heureux de tous
les êtres. Développer son intelligence, c’est semer des
épines dans sa vie. Le paysan qui joue aux quilles est plus
heureux que l’homme d’esprit qui lit dans un beau livre.
Tous les convives se turent à ce propos.
— Parlanta, dit M. Minxit, où en est mon affaire avec
Malthus ?
— Nous avons obtenu une contrainte par corps, dit
l’huissier.
— Eh bien ! tu jetteras au feu toute cette procédure, et
Benjamin te remboursera les frais. Et toi, Rapin, où en est
mon procès avec le clergé relativement à ma musique ?
— L’affaire est remise à huitaine, dit Rapin.
— Alors ils me condamneront par défaut, répondit
M. Minxit.
— Mais, dit Rapin, il y aura peut-être une forte amende ;
le sacristain a déposé que le sergent avait insulté le vicaire

389
lorsqu’il l’avait sommé d’évacuer la place de l’église avec
sa musique.
— Cela n’est pas vrai, dit le sergent ; j’ai seulement
ordonné à la musique de jouer l’air : Où allez-vous,
monsieur l’abbé ?
— En ce cas, dit M. Minxit, Benjamin bâtonnera le
sacristain à la première occasion ; je veux que ce drôle ait
de moi un souvenir.
On était arrivé au dessert. M. Minxit fit faire un punch et
mit dans son verre quelques gouttes de la liqueur
enflammée.
— Cela vous fera du mal, monsieur Minxit, lui dit
Machecourt.
— Et quelle chose peut maintenant me faire du mal, mon
bon Machecourt ? il faut bien que je fasse mes adieux à tout
ce qui m’a été cher dans la vie.
Cependant, ses forces diminuaient rapidement, et il ne
pouvait plus s’exprimer qu’à voix basse.
— Vous savez, messieurs, dit-il, que c’est à mon
enterrement que je vous ai conviés ; je vous ai fait préparer
à tous des lits, afin que vous vous trouviez tout prêts
demain matin à me conduire à ma dernière demeure. Je ne
veux point que ma mort soit pleurée ; au lieu de crêpes,
vous porterez une rose à votre habit, et, après l’avoir
trempée dans un verre de champagne, vous l’effeuillerez sur
ma tombe ; c’est la guérison d’un malade, c’est la

390
délivrance d’un captif que vous célébrez. Et, à propos,
ajouta-t-il, qui de vous se charge de mon oraison funèbre ?
— Ce sera Page, dirent quelques-uns.
— Non, répondit M. Minxit ; Page est avocat, et il faut
dire la vérité sur les tombes. Je préférerais que ce fût
Benjamin.
— Moi ? dit mon oncle ; vous savez bien que je ne suis
pas orateur.
— Tu l’es assez pour moi, répondit M. Minxit. Voyons,
parle-moi comme si j’étais couché dans mon cercueil ; je
serais bien aise d’entendre vivant ce que dira de moi la
postérité.
— Ma foi, dit Benjamin, je ne sais trop ce que je vais
dire.
— Ce que tu voudras, mais dépêche-toi, car je sens que je
m’en vais.
— Eh bien ! dit mon oncle : « Celui que nous déposons
sous ce feuillage laisse après lui d’unanimes regrets. »
— « Unanimes regrets » ne vaut rien, dit M. Minxit ; nul
homme ne laisse après lui d’unanimes regrets. C’est un
mensonge qu’on ne peut débiter que dans une chaire.
— Aimez-vous mieux « des amis qui le pleureront
longtemps » ?
— C’est moins ambitieux, mais ce n’est pas plus exact.
Pour un ami qui nous aime loyalement et sans arrière-
pensée, nous avons vingt ennemis cachés dans l’ombre, qui

391
attendent en silence, comme le chasseur en embuscade,
l’occasion de nous faire du mal ; je suis sûr qu’il y a dans ce
village bien des gens qui se trouveront heureux de ma mort.
— Eh bien ! « laisse après lui des amis inconsolables »,
dit mon oncle.
— « Inconsolables » est encore un mensonge, répondit
M. Minxit. Nous ne savons, nous autres médecins, quelle
partie de notre organisation affecte la douleur, ni comment
elle nous fait souffrir ; mais c’est une maladie qui se guérit
sans traitement et bien vite. La plupart des douleurs ne sont
au cœur de l’homme que de légères escarres qui tombent
presque aussitôt qu’elles sont formées ; il n’y a
d’inconsolables que les pères et les mères qui ont des
enfants dans le cercueil.
— « Qui garderont longtemps son souvenir », cela vous
conviendrait-il mieux ?
— À la bonne heure ! dit M. Minxit ; et pour que ce
souvenir reste plus longtemps dans votre mémoire, je fonde
à perpétuité un dîner qui aura lieu le jour de l’anniversaire
de ma mort, et où vous viendrez tous assister tant que vous
serez dans le pays ; Benjamin est chargé de l’exécution de
ma volonté.
— Cela vaut mieux qu’un service, fit mon oncle ; et il
continua en ces termes : « Je ne vous parlerai point de ses
vertus ! »
— Mets « qualités », dit M. Minxit, cela sent moins
l’amplification.

392
— « Ni de ses talents ; vous avez tous été à même de les
apprécier. »
— Surtout Arthus, à qui j’ai gagné, l’an passé, quarante-
cinq bouteilles de bière au billard.
— « Je ne vous dirai pas qu’il fut bon père ; vous savez
tous qu’il est mort pour avoir trop aimé sa fille. »
— Hélas ! plût au ciel que cela fût vrai ! répondit
M. Minxit, mais une vérité déplorable que je ne puis me
dissimuler, c’est que ma fille est morte parce que je ne l’ai
pas assez aimée. J’ai agi envers elle comme un exécrable
égoïste, elle aimait un noble et je n’ai pas voulu qu’elle
l’épousât, parce que je détestais les nobles ; elle n’aimait
pas Benjamin, et j’ai voulu qu’il devînt mon gendre, parce
que je l’aimais. Mais j’espère que Dieu me pardonnera. Ce
n’est pas nous qui avons fait nos passions et nos passions
dominent toujours notre raison. Il faut que nous obéissions
aux instincts qu’il nous a donnés, comme le canard obéit à
l’instinct qui l’entraîne vers la rivière.
— « Il fut bon fils, » poursuivit mon oncle.
— Qu’en sais-tu ? répondit M. Minxit. Voilà pourtant
comme se font les épitaphes et les oraisons funèbres. Ces
allées de tombes et de cyprès qui s’étalent dans nos
cimetières, ce ne sont que des pages pleines de mensonges
et de faussetés comme celles d’une gazette. Le fait est que
je n’ai jamais connu ni mon père, ni ma mère, et il n’est pas
bien démontré que je sois né de l’union d’un homme et
d’une femme ; mais je ne me suis jamais plaint de

393
l’abandon où on m’avait laissé ; cela ne m’a pas empêché
de faire mon chemin, et si j’avais eu une famille, je ne
serais peut-être pas allé si loin : une famille vous gêne, vous
contrecarre de mille façons ; il faut que vous obéissiez à ses
idées et non aux vôtres ; vous n’êtes pas libre de suivre
votre vocation, et dans la voie où elle vous jette, souvent
dès le premier pas vous vous trouvez embourbé.
— Il fut bon époux, dit mon oncle.
— Ma foi ! je n’en sais trop rien, dit M. Minxit ; j’ai
épousé ma femme sans l’aimer, et je ne l’ai jamais
beaucoup aimée ; mais elle a fait avec moi toutes ses
volontés : quand elle voulait une robe, elle s’en achetait
une ; quand un domestique lui déplaisait, elle le renvoyait.
Si à ce compte on est bon époux, tant mieux ; mais je saurai
bientôt ce que Dieu en pense.
— Il a été bon citoyen, fit mon oncle : vous avez été
témoins du zèle avec lequel il a travaillé à répandre parmi le
peuple des idées de réforme et de liberté.
— Tu peux dire cela maintenant sans me compromettre.
— Je ne vous dirai pas qu’il fut bon ami…
— Mais alors, que diras-tu donc ? fit M. Minxit.
— Un peu de patience, dit Benjamin. Il a su, par son
intelligence, s’attacher les faveurs de la fortune.
— Pas précisément par mon intelligence, dit M. Minxit,
quoique la mienne valût bien celle d’un autre ; j’ai profité
de la crédulité des hommes : il faut avoir plutôt de l’audace
que de l’intelligence pour cela.
394
— Et ses richesses ont toujours été au service des
malheureux.
M. Minxit fit un signe d’assentiment.
— Il a vécu en philosophe, jouissant de la vie et en
faisant jouir ceux qui l’entouraient, et il est mort de même,
entouré de ses amis, à la suite d’un grand festin. Passants,
jetez une fleur sur sa tombe !
— C’est à peu près cela, dit M. Minxit. Maintenant,
messieurs, buvons le coup de l’étrier, et souhaitez-moi un
bon voyage.
Il ordonna au sergent de l’emporter dans son lit. Mon
oncle voulut le suivre, mais il s’y opposa et exigea qu’on
restât à table jusqu’au lendemain. Une heure après il fit
appeler Benjamin. Celui-ci accourut à son chevet ;
M. Minxit n’eût que le temps de lui prendre la main, et il
expira.
Le lendemain matin, le cercueil de M. Minxit, entouré de
ses amis et suivi d’un long cortége de paysans, allait sortir
de la maison. Le curé se présenta à la porte et ordonna aux
porteurs de conduire le corps au cimetière.
— Mais, dit mon oncle, ce n’est pas au cimetière que
M. Minxit a l’intention d’aller, il va dans sa prairie, et
personne n’a le droit de l’en empêcher.
Le prêtre objecta que la dépouille d’un chrétien ne
pouvait reposer que dans une terre bénite.
— Est-ce que la terre où nous portons M. Minxit est
moins bénite que la vôtre ? est-ce qu’il n’y vient point de
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l’herbe et des fleurs comme dans le cimetière de la
paroisse ?
— Voulez-vous donc, dit le curé, que votre ami soit
damné ?
— Permettez, dit mon oncle : M. Minxit est depuis hier
devant Dieu, et à moins que la cause n’ait été remise à
huitaine, il est maintenant jugé. Au cas où il serait damné,
ce ne serait pas votre cérémonie funèbre qui ferait révoquer
son arrêt ; et, au cas où il serait sauvé, à quoi servirait cette
cérémonie ?
M. le curé s’écria que Benjamin était un impie et ordonna
aux paysans de se retirer. Tous obéirent, et les porteurs eux-
mêmes étaient disposés d’en faire autant ; mais mon oncle
tira son épée et dit :
— Les porteurs ont été payés pour porter le corps à son
dernier gîte, et il faut qu’ils gagnent leur argent. S’ils
s’acquittent bien de leur besogne, ils auront chacun un petit
écu ; si au contraire l’un d’eux refusait d’aller, je le battrai
du plat de mon épée, tant qu’il ne sera pas sur le carreau.
Les porteurs, plus effrayés encore des menaces de
Benjamin que de celles du curé, se résignèrent à marcher, et
M. Minxit fut déposé dans sa fosse avec toutes les
formalités qu’il avait indiquées à Benjamin.
À son retour du convoi, mon oncle avait une dizaine de
mille francs de revenu. Peut-être verrons-nous plus tard
quel usage il fit de sa fortune.

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FIN

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