Ey - Etudes Psychiatriques

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INDEX

VOLUME I TOME I
AVERTISSEMENT À LA PRÉSENTE ÉDITION : II
PRÉFACES : SITUATION DES ÉTUDES PSYCHIATRIQUES D’H. EY IV
Dans le Monde par J. GARRABÉ VII
Dans l’œuvre d’Henri Ey par P. BELZEAUX XIII

AVERTISSEMENT. 7
Préface à la deuxième édition. 9
Argument. 13

ÉTUDE N° 1
LA « FOLIE » ET LES VALEURS HUMAINES. 15-22

ÉTUDE N° 2
LE RYTHME MÉCANO-DYNAMISTE DE L'HISTOIRE
DE LA MÉDECINE. 23-49
Les tendances actuelles de la philosophie et l'évolution de la médecine. 31

ÉTUDE N° 3
LE DÉVELOPPEMENT « MÉCANICISTE » DE LA PSYCHIATRIE
à l'abri du dualisme « cartésien ». 51-66
Pulvérisation atomistique de la séméiologie. 56
Genèse mécanique des troubles psychiques. 58
Le développement de la nosographie des « entités cliniques ». 61

ÉTUDE N° 4
LA POSITION DE LA PSYCHIATRIE DANS LE CADRE DES SCIENCES
MÉDICALES.
(La notion de « maladie mentale »). 67-82
Médecine et psychiatrie dans l'évolution historique des sciences médicales. 67
Le dilemme psychiatricide. 69
La position de la psychiatrie dans le cadre des sciences médicales dépend d'une
saine conception des rapports du physique et du moral. 73
La maladie mentale. 75
Neurologie et psychiatrie. 78
Psychiatrie et pathologie organique. 78
Psychiatrie, psychologie et sociologie. 80
Conclusions. 81
ÉTUDE N° 5
UNE THÉORIE MÉCANICISTE
La doctrine de G. de Clérambault . 83-102
Les éléments primordiaux, nucléaires et basaux. 90
La genèse mécanique des psychoses. 92
L'auto-construction du délire. 97
La nosographie et la conception de G. de Clérambault. 99

ÉTUDE N° 6
UNE CONCEPTION PSYCHOGÉNÉTISTE
Freud et l'école psychanalytique. . 103-156
La psychologie freudienne. 108
Les manifestations normales de l'inconscient. 109
L'inconscient. 112
L'évolution et l'organisation de la vie instinctivo-affective : Les pulsions
(Triebe). 115
Le développement de la libido. 117
L'infrastructure pulsionnelle fondamentale. Les tendances
sado-masochistes. 119
La superstructure pulsionnelle. 122
La structure de la personnalité. 124
L'activité symbolique de l'esprit. 127
Technique psychanalytique. 128
L'analyse. 129
La dynamique du défoulement ou catharsis. Le transfert. 132
La psychopathologie freudienne. 136
Les mécanismes inconscients des états psychopathologiques. 137
Les caractères et comportements psycho-sexuels. 137
Les névroses d'angoisse. 140
La névrose obsessionnelle 141
La névrose hystérique. 142
Les délires systématisés. 144
Les états maniaco-dépressifs. 146
Les états schizophréniques. 148
La théorie psychogénétique des états psychopathologiques. 149
Théorie du traumatisme psychique pathogène. 150
Théorie de la régression libidinale. 150
La distinction entre névroses et psychoses. 152

ÉTUDE N° 7
PRINCIPES D'UNE CONCEPTION ORGANO-DYNAMISTE
DE LA PSYCHIATRIE. 157-186
Le sens et la portée de la conception organo-dynamiste de H. Jackson. 160
L'organicisme. 163
Le dynamisme. 168
Corollaires et conséquences pratiques de notre conception.. 172
Les racines historiques de l'organo-dynanisme. 178
La conception organo-dynamiste de Pierre JANET. 179
La hiérarchie des fonctions psychiques et la dissolution des fonctions
psychiques dans l'œuvre de Pierre JANET... 179
Troubles neurologiques et psychoses. 182
Les troubles de déficit et le mécanisme des symptômes. 184

ÉTUDE N° 8
LE RÊVE « FAIT PRIMORDIAL » DE LA
PSYCHOPATHOLOGIE . 187-277
La dissolution hypnique . 189
Structure de la pensée du sommeil . 189
La pensée des phases marginales du sommeil. 189
La conscience hypnagogique. 189
Les images hypnagogiques. 191
Les hallucinations hypnagogiques visuelles. 192
Les hallucinations hypnagogiques de l'ouïe. 193
Les hallucinations gustatives et olfactives. 193
Les hallucinations cénesthésiques. 193
Troubles du langage. 193
L'affectivité. 194
La psycho-motricité. 195
La pensée du sommeil. Le rêve. 195
Les conditions d'apparition du rêve. 196
Structure du rêve. 201
Analyse phénoménologique. 201
Analyse dynamique structurale. 204
Structure négative. 204
Structure positive. 207
Rêve et événement. 210
Les théories du rêve . 213
Théorie mécaniciste du rêve. 213
Théories psychogénétistes du rêve. 214
Théories organo-dynamistes. 215
Les rapports de la dissolution hypnique et les dissolutions
psychopathologiques. 218
Historique et position du problème. 218
Structure « fantasmique » des psychonévroses et des psychoses. 228
Psychoses aiguës. Accès, crises, bouffées de délire transitoires. 229
Confusions oniriques. États oniriques. 229
Les états oniroïdes, bouffées délirantes, états crépusculaires. 233
Syndrome oniroïde de dépersonnalisation. 237
Syndromes oniroïdes interprétatifs. 238
Syndromes oniroïdes Imaginatifs. 238
Les états fantasmiques de type maniaco-dépressif. 239
Les évolutions typiques de psychoses aiguës. 239
Psychoses à évolution chronique. 240
Les psychoses délirantes chroniques. 241
Les psychoses schizophréniques. 250
Les démences. 254
Les psychonévroses. 257
Hystérie. 258
La névrose obsessionnelle. 259

L'Inconscient, foyer de l'imaginaire. 261


Théorie organo-dynamiste de l'identité du rêve et du délire au cours des
dissolutions du psychisme. 262
Évolution et organisation de la vie psychique. 262
Structure dynamique et génétique de l'appareil psychique. 262
Le « noyau lyrique », le « foyer imaginaire », l'inconscient. 263
Les formes supérieures de l'activité psychique. 265
La dissolution hypnique et le rêve. 266
Dynamique des processus psychotiques. 268
Les psychoses aiguës. L'échelle des niveaux de dissolution de la conscience. 269
Psychoses chroniques. Niveaux de dissolution de la conscience et
altérations de la personnalité. 270
Dynamique des processus psychonévrotiques. 272
Le phénomène sommeil-rêve et la théorie générale des troubles négatifs et
positifs en psychiatrie. 274
Bibliographie

Principaux ouvrages à consulter sur le rêve. 279


Principaux travaux sur le rêve depuis 1930. 279
Principaux travaux sur les rapports du rêve et de la folie et les états oniriques. 282
Principaux travaux sur les états oniriques et oniroïdes depuis 1930. 282

Table alphabétique des auteurs. 285


Table analytique des matières. 293
Volume I, Tome II
ARGUMENT.par Henri EY…...……………………………………………………… 7

ÉTUDE N° 9
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE (9)
I. – ÉTUDE CLINIQUE.
L'EXPLORATION ET LA MESURE DES FONCTIONS MNESIQUES.
1° « TESTS DE MÉMOIRE » CONTENUS DANS LES ÉCHELLES COMPOSITES D'EFFICIENCE.
2° L ES BATTERIES DE TESTS DE MÉMOIRE .
L'échelle de mémoire de WELLS (1923)
L'échelle de mémoire de WECHSLER (1945)
L'échelle de « retentivité » de CATTELL
3° LES « TESTS DE MÉMOIRE » ISOLÉS.
4° ANALYSE FACTORIELLE. LE facteur « G ».
A. – LES SYNDROMES AMNÉSIQUES
I. – L ES AMNÉSIES GÉNÉRALES A FORME PROGRESSIVE ( RIBOT ).
1° L'AMNÉSIE ANTÉROGRADE (de « FIXATION »).
2° AMNÉSIE RÉTROGRADE (ou d'évocation).
3° AMNÉSIE ANTÉRO-RÉTROGRADE.
II. – LES AMNÉSIES PARTIELLES.
1° AMNÉSIES LACUNAIRES.
2° AMNÉSIES ÉLECTIVES.
3° AMNÉSIES ÉLÉMENTAIRES SYSTÉMATISÉES.
III. – LES AMNÉSIES PÉRIODIQUES ET LES « PERSONNALITÉS MULTIPLES ».
B. – LES SYNDROMES D'HYPERMNÉSIE
1° LES « VISIONS PANORAMIQUES DE L'EXISTENCE »
2° LES « CAPACITÉS MNÉSIQUES PRODIGIEUSES ».
C. – LES PARAMNÉSIES OU ILLUSIONS DE LA MÉMOIRE
1° LES ERREURS DE LOCALISATION DANS LE TEMPS OU L'ESPACE
2° C ONFUSION DU PRÉSENT ET DU PASSÉ .
a) Les ecmnésies.
b) Les fausses reconnaissances
c) L'illusion de sosie (CAPGRAS)
d) Le sentiment de jamais vu
3° CONFUSION DES SOUVENIRS PASSÉS ET DES SOUVENIRS IMAGINAIRES.
La fabulation
II - LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE DANS LES ÉTATS PSYCHOPATHOLOGIQUES.
A. – LES ANOMALIES DE LA MÉMOIRE ET LES ÉTATS D'ARRIÉRATION
B. – LES ÉTATS D'EXCITATION INTELLECTUELLE
C. – LES ÉTATS DE FLÉCHISSEMENT PAROXYSTIQUES DE LA CONSCIENCE
1° ÉPILEPSIE ET TROUBLERS MNÉSIQUES.
Les troubles de la mémoire consécutifs à la convulsivothérapie.
2° L ES AMNÉSIES HYSTÉRIQUES . (A MNÉSIES « PSYCHOGÈNES »).
3° L ES AMNÉSIES DES ÉTATS SYNCOPAUX , DES ICTUS ET DES COMAS .
4° LES ÉTATS CONFUSIONNELS.
La « Psychose de KORSAKOFF »
Les confusions toxiques.
5° LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE DANS LA MÉLANCOLIE .
D. – ÉTATS DE DÉTÉRIORATION CHRONIQUE
1° LES ÉTATS SCHIZOPHRÉNIQUES.
2° L ES ÉTATS DÉMENTIELS .
a) PARALYSIE GÉNÉRALE.
b) DÉMENCE SÉNILE ET DÉMENCE ARTÉRIOPATHIQUE
3° LES TROUBLES MNÉSIQUES POST-TRAUMATIQUES.
III. – LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE AU POINT DE VUE MÉDICO-LÉGAL
A. – R ESPONSABILITÉ DES AMNÉSIQUES .
B.– LA SIMULATION DES TROUBLES DE LA MÉMOIRE.
C.– L E TÉMOIGNAGE ET LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE .
IV. – THÉRAPEUTIQUE ET RÉÉDUCATION
V. – LES CONDITIONS NEURO-BIOLOGIQUES DE LA MÉMOIRE
PROBLÈME BIOLOGIQUE DE LA MÉMOIRE
PROBLÈMES NEUROLOGIQUES DE LA MÉMOIRE
VI. – APERÇU PSYCHOPATHOLOGIQUE SUR LA MÉMOIRE ET SES TROUBLES
BIBLIOGRAPHIE

ÉTUDE N° 10
LA CATATONIE (69)

§ I. – HISTORIQUE 1
1° LA « KATATONIE » MALADIE. C'est KAHLBAUM qui, en 1874…
2° LA CATATONIE INTÉGRÉE A D'AUTRES ENTITÉS NOSOGRAPHIQUES.
3° LA CATATONIE CONSIDÉRÉE COMME UN SYNDROME MOTEUR NEUROLOGIQUE :
§ II. – ÉTUDE CLINIQUE
A. – LE « SYNDROME CATATONIQUE TYPIQUE ».
1° Troubles du comportement :
a) C'est en premier lieu le NÉGATIVISME,
b) L'INERTIE PSYCHOMOTRICE
c) LES TROUBLES DE L'EXPRESSIVITÉ PSYCHO-MOTRICE. Le maniérisme
d) LES DÉCHARGES PSYCHO-MOTRICES.
1° Actes saugrenus et isolés. éclats de rire
2° Crises d'agitation impulsive
3° L'impulsivité verbale :
2° Troubles moteurs :
a) C ATALEPSIE , FLEXIBILITÉ CIREUSE :
b) S TÉRÉOTYPIES :
c) TROUBLES DE LA MIMIQUE :
SYN D R O M E S O M AT I Q U E D E L A C ATATO N I E
1°. SYNDROME NEUROLOGIQUE ASSOCIÉ
2°.TROUBLES DU MÉTABOLISME
3°.TROUBLES SOMATIQUES
4°. INFLUENCE DES AGENTS PHARMACODYNAMIQUES SUR LA CATATONIE :
SYNDROME PSYCHOLOGIQUE
a) AFFECTIVITÉ.
b) DÉLIRE
c) L'ORGANISATION DE CHAMP DE LA CONSCIENCE.

B.– ÉVOLUTION DE S É TAT S C ATATO N I Q U E S . L E U R S R E L AT I O N S AVEC


L'HÉBÉPHRÉNO-CATATONIE

C. – LES CATATONIES SYMPTOMATIQUES


I. – Les formes symptomatiques étiologiques
1° L ES SYNDROMES CATATONIQUES DE LA TYPHOÏDE :
2° SYNDROMES CATATONIQUES ENCÉPHALITIQUES (encéphalite épidémique) :
3° SYNDROMES CATATONIQUES MALARIQUES :
4° SYNDROMES CATATONIQUES COLIBACILLAIRES :
5° SYNDROMES CATATONIQUES SYPHILITIQUES SECONDO-TERTIAIRES
6° SYNDROMES CATATONIQUES TUBERCULEUX :
7° SYNDROMES CATATONIQUES AU COURS D'INFECTIONS DIVERSES
8° SYNDROMES CATATONIQUES EXOTOXIQUES
9° SYNDROMES CATATONIQUES ENDOTOXIQUES :
10° SYNDROMES CATATONIQUES DANS LES TUMEURS CÉRÉBRALES
11° SYNDROMES CATATONIQUES DANS LES TRAUMATISMES CRANIO-CÉRÉBRAUX.
12° SYNDROMES CATATONIQUES ARTÉRIOPATHIQUES CÉRÉBRAUX
13° SYNDROMES CATATONIQUES DES NOURRISSONS :
14° CATATONIE ET SÉNILITÉ :
II. – Les catatonies symptomatiques psychotiques.
1° LES SYNDROMES CATATONIQUES CHEZ LES ARRIÉRÉS PROFONDS:
2° SYNDROMES CATATONIQUES ET ÉPILEPSIE :
3° SYNDROMES CATATONIQUES CONFUSIONNELS AIGUS.
4° SYNDROMES CATATONIQUES AU COURS DE LA PARALYSIE GÉNÉRALE :
5° SYNDROMES CATATONIQUES DANS LES DÉMENCES PRÉSÉNILES ET SÉNILES :
6°SYNDROMES CATATONIQUES DANS LES PSYCHOSES PÉRIODIQUES OU MANIACO-DÉPRESSIVES
7° LES SYNDROMES CATATONIQUES NÉVROTIQUES. CATALEPSIE HYSTÉRIQUE ET CATATONIE
§ III. – PATHOGÉNIE DE LA CATATONIE
A. – A N A LY S E P H Y S I O L O G I Q U E D U S Y N D R O M E M O T E U R CATATONIQUE
1° Symptômes extrapyramidaux et catatonie
2° Recherches électromyographiques
3° Ergogramme
4° Chronaximétrie
5° Appareil labyrinthique et catatonie
6° Régime des réflexes:
7° Catatonie et physiopathologie du sommeil:
B . L E S A G E N T S C ATAT O N I G È N E S . L E S « C ATAT O N I E S E X P E R I M E N TA L E S »
1° La catatonie bulbocapnique
a) LA CATATONIE BULBOCAPNIQUE DANS LA SÉRIE ANIMALE

b) CHEZ L'HOMME. SYNDROME BULBOCAPNIQUE ET CATATONIE MÉCANISME PHYSIOPATHOLOGIQUE DE LA


« CATATONIE BULBOCAPNIQUE ».
2° Catatonie uréthanique:
3° Catatonie par la cumarine :
4° Catatonie par le somnifène :
5° Catatonie et amines:
6° Catatonie et adrénaline
7° Catatonie insulinique
8° Catatonie électrique
9° Catatonie et infections expérimentales
10° Catatonie hépatique
11° Catatonie et « catatonine »
12° Catatonie et asphyxie
13° Catatonie et « hypnose » des animaux:
C. – LA LOCALISATION CÉRÉBRALE DE SYNDROME CATATONIQUE
Théories méso-diencéphaliques
Théories corticales
§ IV. – THÉORIES GÉNÉRALES DE LA CATATONIE
A. – T H É O R I E S M É C A N I C I S T E S
B. – T H É O R I E S P S Y C H O G É N I S T E S
C. – THÉORIES ORGANO-DYNAMISTES
CONCLUSIONS
I. SÉMÉIOLOGIE
II. NOSOGRAPHIE
III. PATHOGÉNIE.
BIBLIOGRAPHIE

ÉTUDE N° 11
IMPULSIONS (163)
Définitons
§ I. – ANALYSE CLINIQUE DES DEUX FORMES
D'IMPULSIVITÉ
A. – LES PROTOPULSIONS
B. – LES COMPORTEMENTS IMPULSIFS
§ II. – LES IMPULSIONS AU COURS DES « MALADIES
MENTALES » ET DES « AFFECTIONS DU SYSTÈME NERVEUX »
A. – LES IMPULSIONS DANS LES DIVERSES FORMES PSYCHOPATHOLOGIQUES
1° Épilepsie et impulsions.
2° Alcoolisme et impulsions.
3° Schizophrénie et impulsions.
4° Les impulsions maniaco-dépressives.
5° L'impulsivité dans le déséquilibre psychopathique et les psycho-névroses.
Les tics
6° L'impulsivité dans les affections cérébrales et spécialement dans l'encéphalite épidé-
mique.
a) – PROTOPULSIONS KINÉTIQUES
b) – PROTOPULSIONS INSTINCTIVES
c) – COMPORTEMENTS IMPULSIFS.
§ III. – PATHOGÉNIE DES IMPULSIONS
A. – THÉORIES MÉCANICISTES
B. – THÉORIES PSYCHOGÉNISTES
C. – THÉORIES ORGANO-DYNAMISTES
1° Dissolution de l'activité volontaire
2° Classification des impulsions
I. – LES COMPORTEMENTS IMPULSIFS DANS LES NÉVROSES ET LES PSYCHOSES
II. – LES PROTOPULSIONS DÉTERMINÉES PAR DES DÉSINTÉGRATIONS PARTIELLE DES FONCTIONS
MOTRICES.
§ IV. – ESQUISSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DE L'IMPULSIVITÉ PATHOLOGIQUE

ÉTUDE N° 12
EXHIBITIONNISME (213)

§ I. – CARACTÈRES CLINIQUES GÉNÉRAUX DE L'EXHIBITIONNISME


§ II. – LES FORMES CLINIQUES DE L'EXHIBITIONNISME
A. – L'EXHIBITIONNISME IMPULSIF « ISOLÉ »
1° L'exhibitionnisme impulsif « type Lasègue »
2° Les exhibitionnismes névrotiques:
B. – LES EXHIBITIONS SYMPTOMATIQUES
1° Les exhibitionnismes au cours des états confuso-démentiels.
2° Les exhibitionnistes symptomatiques impulsifs.
§ III. – LE PROBLÈME MÉDICO-LÉGAL
§ IV. – ANALYSE PSYCHO-PATHOLOGIQUE DE L'EXHIBITION SEXUELLE
Observations
BIBLIOGRAPHIE

ÉTUDE N° 13
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS (233)

§ I. – POSITION DU PROBLÈME DE LA PERVERSITÉ ET DES PERVERSIONS PATHOLO-


GIQUES
A. – DÉVELOPPEMENT DE LA PERSONNE MORALE
B. – LA « PERVERSITÉ » NORMALE ET PATHOLOGIQUE
La pathologie de la conscience morale.
§ II – LES ANOMALIES DU DÉVELOPPEMENT ÉTHIQUE OU « MORAL INSANITY »
A. – HISTORIQUE
B. – FACTEURS ÉTIOLOGIQUES
1° Dégénérescence bio-psychique, hérédité.
2° Étiologie toxi-infectieuse.
3° Facteurs sociogéniques, éducatifs et familiaux. Le milieu.
C. – DESCRIPTION CLINIQUE DE LA PERVERSITÉ PATHOLOGIQUE
1° Le noyau caractériel pervers.
a) Rétivité.
b) Malignité.
2° Déséquilibre thymique.
3° L'organisation névrotique de L'affectivité.
4° L'appétence toxicomaniaque.
5° Les « crises ».
D. – FORMES CLINIQUES DE LA PERVERSITE INFANTILE
Descrptions classification de Wallon , de P. Male
E. – LE PROBLÈME MÉDICO-LÉGAL
F. – LE PROBLÈME D'ASSISTANCE
1° Les amoraux ou pervers pathologiques adultes.
2° Les pervers infantiles.
§ III. – LES PERVERSIONS « PARTIELLES » (PERVERSIONS SEXUELLES)
I. Les déformations de l'image du partenaire (anomalies du « choix objectal » )
II. Les déformations de l'acte sexuel (érotisations substitutives).
A. – ANOMALIES DU CHOIX OBJECTAL
1° Autoérotisme, narcissisme, onanisme.
2° Pédophilie, inceste, gérontophïlie.
3° L' homosexualité
L'homosexualité inconsciente.
Les formes mixtes d'homosexualité et d'hétéro-sexualité.
L'homosexualité ambiguë
L'homosexualité à forme d'inversion sexuelle
le travestissement ou éonisme
L'hermaphrodisme
B. PATHOGÉNIE DE L'HOMOSEXUALITÉ.
Comportements homosexuels infantiles et animaux (Babouins de Zuckermann)
Les mœurs homosexuelles sociogénétiques
Les fantasmes inconscients de l'homosexualité.
L'intersexualité anatomo-physiologique.
Les processus organiques de déviation homosexuelle.
C. LES NIVEAUX STRUCTURAUX ET LES FORMES D'EXISTENCE HOMOSEXUELLE.
1° L'homosexualité du niveau éthique
2° L'homosexualité du niveau de l'inconscient
3° L'homosexualité du niveau de la malformation hermaphrodite
4° Zoophilie érotique, bestialité
5° Le fétichisme.
B. – LES DÉFORMATIONS DE L'ACTE SEXUEL (ÉROTISATIONS SUBSTITUTUIVES)
1° L'algolagnie (le sado-masochisme).
La pyromanie la nécrophilie
L'érotique sado-masochiste. « L'equus eroticus ».
Le système pulsionnel sado-masochiste
2° Érotisation du regard.
3° Érotisation des fonctions digestives.
4° Érotisation urinaire.
§ III. – LES COMPORTEMENTS PERVERS « SYMPTOMATIQUES » OU « ACQUIS »
l'encéphalite épidémique
§ IV. – LA PATHOLOGIE DE LA CONSCIENCE MORALE
Perversité normales et pathologiques.

ÉTUDE N° 14
LE SUICIDE -PATHOLOGIQUE (341)

§ I. — ÉTUDE CLINIQUE DU SUICIDE PATHOLOGIQUE


A. — LES RAPTUS-SUICIDES
1° LE RAPTUS-SUICIDE DE LA MÉLANCOLIE STUPOREUSE ET ANXIEUSE
2° LE RAPTUS-SUICIDE DE LA DÉMENCE PRÉCOCE.
3° LE RAPTUS-SUICIDE DE L'ÉPILEPSIE.
4° LE RAPTUS-SUICIDE DE L'ENCÉPHALITE LÉTHARGIQUE.
5° LE RAPTUS-SUICIDE DE L'ALCOOLISME AIGU.
6° LE RAPTUS-SUICIDE DES ÉTATS DÉMENTIELS (PARALYSIE GÉNÉRALE), DÉMENCES ORGA-
NIQUES ET STUPOREUSES.
B. — LES COMPORTEMENTS SUICIDAIRES IMPULSIFS
1° LES RÉACTIONS SUICIDES DES ÉTATS DÉMENTIELS.
2° LES RÉACTIONS SUICIDES DANS LES ÉTATS CONFUSO-ONIRIQUES.
3° LES COMPORTEMENTS SUICIDES DE LA CRISE DE MÉLANCOLIE.
4° LES RÉACTIONS SUICIDES DANS LES ÉTATS SCHIZOPHRÉNIQUES.
5° LES RÉACTIONS SUICIDES DANS LES ÉTATS DE DÉSÉQUILIBRE ET PSYCHO-NÉVROTIQUE.
C. — LES RÉACTIONS SUICIDES DÉLIRANTES
D. — LES TECHNIQUES DU SUICIDE PATHOLOGIQUE.
Le suicide des enfants
§ II. — LE PROBLÈME SOCIOLOGIQUE
A. — ANALYSE STATISTIQUE ET GÉO-DÉMOGRAPHIQUE DU SUICIDE
B. — ANALYSE STATISTIQUE BIOPHYSIOLOGIQUE DU SUICIDE
C. — LES THÈSES SOCIOLOGIQUES ET PSYCHIATRIQUES SUR LE DÉTERMINISME DU
SUICIDE
La thèse sociologique de DURKHEIM et d'HALBWACHS
A CHILLE DELMAS, CHARLES BLONDEL, GABRIEL DESHAIES
§ III. — ESQUISSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DE LA
PROPENSION AU MEURTRE DE SOI-MÊME.
BIBLIOGRAPHIE
ÉTUDE N° 15
ANXIÉTÉ MORBIDE (379)
§ I. — ANALYSE PSYCHOLOGIQUE DES SENTIMENTS D'ANXIÉTÉ
1° L'AMPLIFICATION PÉJORATIVE.
2° L'ATTENTE DU DANGER.
3° LE DÉSARROI.
§ II. — LES FORMES CLINIQUES DE l'ANXIÉTÉ MORBIDE
A. — LES CRISES D'ANXIÉTÉ
B. — LA STRUCTURE ANXIEUSE DES PERSONNALITÉS MORBIDES
1° La névrose d'angoisse ou « anxiété constitutionnelle ».
LA FORME CYCLOTHYMIQUE. 2° LA FORME NEURASTHÉNIQUE 3° LA FORME HYPOCONDRIAQUE
2° Structure anxieuse des psychonévroses.
3° Structure anxieuse des personnalités délirantes.
§ III. — L'ANXIÉTÉ DANS LES AFFECTIONS DU SYSTÈME NERVEUX
§ IV. — LES THÉORIES PATHOGÉNIQUES
A.– LES DEUX PÔLES DE L'ANXIÉTÉ. ANGOR ET ORGANISATION ANXIEUSE DE LA CONSCIENCE
ET DE LA PERSONNALITÉ.
B.– LES CARACTÈRES DE L'ANXIÉTÉ PATHOLOGIQUE NÉVROTIQUE ET PSYCHOTIQUE.
C.– LES POSITIONS THÉORIQUES
I° POSITION MÉCANICISTE.
2° POSITION PSYCHOGÉNISTE
3° POSITION ORGANO-DYNAMISTE
§ V. — L'ANGOISSE HUMAINE
FREUD
KIERKEGAARD et l'existentialisme
Martin HEIDEGGER
JULIETTE BOUTONNIER
BIBLIOGRAPHIE

ÉTUDE N° 16
DÉLIRE DES NÉGATIONS (427)
Défintion

§ I. – HISTORIQUE
A. – ESSAI DE CONSTITUTION D'UNE NOUVELLE ENTITÉ (COTARD)
B. – LE « SYNDROME DE COTARD » SE RENCONTRE AU COURS DE DIVERSES AFFEC-
TIONS (SÉGLAS)
ANALYSE CLINIQUE DU THÈME DE NÉGATION SELON COTARD et SÉGLAS.
Lecture de l’exposé de Séglas
Lecture de l’esposé de Cotard (434)
§ II. – ÉTUDE CLINIQUE DES DÉLIRES DE NÉGATION
A. – BRÈVE ANALYSE STRUCTURALE DES DIVERS ASPECTS DU DÉLIRE DE NÉGATION
B. – LES FORMES CLINIQUES
1° Formes mélancoliques.
1° LES DÉLIRES DE NÉGATION DES ÉTATS MÉLANCOLIQUES
2° LES DÉLIRES DE NÉGATION POST-MÉLANCOLIQUES
2° Délires de négation hors de la mélancolie.
1° FORMES CONFUSO-DÉMENTIELLES.
2° DANS LES ÉTATS SCHIZOPHRÉNIQUES
C. – PRONOSTIC
§ III. – APERÇU DES PROBLÈMES PATHOGÉNIQUES
1° THÉORIES MÉCANICISTES
2° THÉORIES PSYCHOGÉNISTES.
3° ESQUISSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DANS LE CADRE D ' UNE THÉORIE ORGANO - DYNAMISTE
BIBLIOGRAPHIE

ÉTUDE N° 17
HYPOCHONDRIE (453)
§ I. – LES TROUBLES HYPOCHONDRIAQUES
A. – TROUBLES CÉNESTHOPATHIQUES (DUPRÉ)
B. – PRÉOCCUPATIONS HYPOCHONDRIAQUES
C. – DÉLIRES HYPONCHONDRAIQUES
1° Le délire hypochondriaque de préjudice corporel
2° Le délire hypochondriaque de transformation corporelle.
3° Le délire hypochondriaque de possession de zoopathie et de grossesse.
4° Le délire hypochondriaque d'agression corporelle.
§ II. – TABLEAUX CLINIQUES DE L'HYPOCHONDRIE
A. – L'HYPOCHONDRIE DANS LES ÉTATS DE DÉSÉQUILIBRE ET LES NÉVROSES.
L'HYPOCHONDRIA MINOR.
1° L'hypochondriaque anxieux constitutionnel.
2° L'hypochondriaque paranoïaque.
3° L'hypochondriaque obsédé.
4° L'hypochondriaque hystérique.
B. – L'HYPOCHONDRIE DANS LES PSYCHOSES. L'HYPOCHONDRIE DÉLIRANTE
1° Les formes hypochondriaques de la mélancolie et des psychoses cyclothymiques.
2° Les formes hypochondriaques de la démence précoce et des états schizophréniques
3° Les formes hypochondriaques de l'épilepsie
4° Les formes hypochondriaques des états démentiels
5° Les formes hypochondriaques des délires chroniques.
Les délires hypochondriaques systématisés
Les délires hypochondriaques paranoïdes.
Comportement et réactions antisociales des hypochondriaques
§ III. – DIAGNOSTIC
§ IV. – THÉORIES PATHOGÉNIQUES
A. – THÉORIES MÉCANICISTES
1° Hypochondrie et affections des voies et centres de la sensibilité.
2° Théorie sympathico-viscérale de Head.
3° Théorie du « Schéma corporel ».
B. – THÉORIES PSYCHOGÉNISTES
C. – THÉORIE ORGANO-DYNAMISTE
BIBLIOGRAPHIE

ÉTUDE N° 18
JALOUSIE MORBIDE (483)

§ I. – ANALYSE DE LA JALOUSIE
A. – LA JALOUSIE AMOUREUSE
1° La jalousie mélange d'amour et de haine.
2° La jalousie blessure d'amour-propre.
3° Le doute et les hésitations du jaloux.
4° Le comportement jaloux.
B. – JALOUSIE NORMALE ET JALOUSIE PATHOLOGIQUE
§ II. – ÉTUDE CLINIQUE
A. – LA JALOUSIE DÉLIRANTE LIÉE AU DÉVELOPPEMENT ANORMAL DE LA PERSONNALITÉ.
1° L' hyperesthésie jalouse de Mairet.
2° Le délire systématisé de jalousie.
B. – LA JALOUSIE DÉLIRANTE SECONDAIRE A L'ALTÉRATION PROCESSUELLE DE LA PER-
SONNALITÉ (JASPERS)
C. – LA JALOUSIE MORBIDE SYMPTOMATIQUE DE PROCESSUS ORGANIQUE
1° Le délire de jalousie alcoolique.
2° La jalousie morbide des toxicomanes.
3° Dans les affections cérébrales.
4° Dans la démence sénile.
§ III. – STRUCTURE DE LA JALOUSIE MORBIDE
BIBLIOGRAPHIE

ÉTUDE N° 19
MÉGALOMANIE (515)
Définition
§ I. – ANALYSE PSYCHOPATHOLOGIQUE DE LA MÉGALOMANIE
A. – MÉGALOMANIE ET PSYCHOLOGIE NORMALE
B. – DÉSÉQUILIBRE MÉGALOMANIAQUE DES VALEUR DU MOI AUX DIVERS NIVEAUX DE
RÉGRESSION PATHOLOGIQUE.
a) hâblerie fantastique et mythomanie
b) les états de rêverie pathologique du « délires aigus d'imagination », etc
c) Dans les états d'exaltation maniaque,
d) Dans les états oniriques et oniroïdes,
e) Dans les états démentiels.
C. – LES ASPECTS SÉMEIOLOGIQUES DES « IDÉES DE GRANDEUR »
1° Idées et sentiments euphoriques de satisfaction et de bonheur.
2° Les idées délirantes de grandeur.
3° Les délires de structure mégalomaniaque fondamentale.
§ II. – LES ASPECTS MÉGALOMANIAQUES DES DIVERSES « MALA-
DIES MENTALES »
A. – ASPECT MÉGALOMANIAQUE DES PSYCHOSES AIGUËS
1° Dans les états maniaques.
2° Dans les états mélancoliques.
3° Dans les états confuso-oniriques.
4° Dans l'épilepsie.
5° Dans les bouffées délirantes des dégénérés.
B. – MÉGALOMANIE ET ORGANISATIONS PSYCHOTIQUES ET NÉVROTIQUES CHRO-
NIQUES.
1° Dans les psycho-névroses et les états de déséquilibre psychique.
2° Dans les états schizophréniques.
3° Dans les délires chroniques.
Dans les délires systématisés
Dans les délires paraphréniques
4° Dans les démences. Dans la paralysie générale
§ III. – PATHOGÉNIE DE LA MÉGALOMANIE
(Le travail délirant de la projection du Moi dans le Monde)

BIBLIOGRAPHIE

INDEX DES NOMS PROPRES DU TOME II........................................549


VOLUME II, TOME III
STRUCTURE DES PSYCHOSES AIGUËS
ET DÉSTRUCTURATION DE LA CONSCIENCE

Avertissement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Argument . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

ÉTUDE N° 20
LA CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES ET
LE PROBLÈME DES PSYCHOSES AIGUES

§ I. – Le problème de la classification des maladies mentales. . . . . . . . 12


A.– Classifications anciennes 12
B.– Classifications classiques du XIXe siècle 14
C.– Classifications du XXe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
D.– Nouveaux points de vue . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . 27
E.– Application des principes méthodologiques et classification proposée . . . . . . . . .
. . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32

§ II. – Le problème des psychoses aiguës . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34


A.– Formes aiguës des maladies mentales chroniques . . . . 35
B.– Formes intermittentes maniaco-dépressives ou paroxystiques comitiales . . . . . . .
.......... 37
C.– Psychoses aiguës et psychoses symptomatiques . . . . . . . . . 38
D.– Psychoses aiguës et psychoses dégénératives . . . . . .. . . . . . 39

ÉTUDE N° 21
MANIE

§ I. - La crise de manie typique . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . 49


A.– Historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . 50
B.– Étude clinique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
Mode de début, 51. Période d'état et analyse clinique, 53 à 70 (Présentation, 53.
Excitation psychomotrice, 54. Tachypsychie et fuite des idées, 56. Anarchie instincti-
vo-affective, 61. Subdélire, 62. Syndrome physique, 67). Évolution de l'accès, 69.
Variétés cliniques, 70.
C.– Phénoménologie et analyse structurale . . . . . . . . . . . 70
Analyse de la Fuite des idées par Binswanger, 70. Structure négative, 87.
(Déstructuration de l'activité réflexive, 88. La pseudo-lucidité, 89. Déstructuration
temporelle -éthique, 90. Structure positive, 92. (jeu, 92. Fiction, 93. Jeu des fantasmes
et des pulsions. Psychanalyse, 94). La manie est un niveau de dissolution peu profond,
96. Caractère régressif de la Manie, 97. Manie et Mélancolie, 98.
§ II. – Les manies atypiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
A.– Formes séméiologiques . . . . . . . . . . . . . 99
Manies délirantes et hallucinatoires, 99. Manie confuse et incohérente, 101.
B.– Formes évolutives . . . . . . . . . . . . . . . . 103
Manie chronique simple, 104. Manie rémittente, 105. Démence vésanique, 105.
Formes délirantes chroniques, 106. Hypomanie, 107.
C.– Formes étiologiques . . . . . . . . . . . . . . . l09
D.– Formes mixtes maniaco-dépressives . . . 113
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116

ÉTUDE N° 22
MÉLANCOLIE
§ I. – Historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119
§ II. – La crise de mélancolie typique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
A.– Conditions d'apparition . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
B. – Tableau clinique typique . . . . . . . . . . . . . . . . 124
a) Mélancolie dépressive, 125. (Faciès-Habitus, 125. Syndrome fondamental
(Aboulie, 126. Inhibition, 127. Douleur morale, 130. Pessimisme, 131). b) Mélancolie
anxieuse, 133. c) La recherche de la mort, 134. d) Syndrome physique, 136. e) Évolu-
tion et pronostic, 138.
§ III. – Analyse structurale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140
A.– Analyse existentielle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140
B.– Psychanalyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
C.– Analyse structurale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161
(Structure négative - Perte de l'activité synthétique, 162. Trouble de la lucidité de la
conscience, 163. Déstructuration temporelle éthique, 164. Structure positive : Le
drame, 165. L'angoisse métaphysique, 167. Le retour aux fantasmes primaires.
Psychanalyse, 168).
§ IV.– Formes atypiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
1°) – Formes symptomatiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
Formes mineures (Dépression légère, 173. Dépression réactionnelle, 175). Formes
graves (Mélancolies délirantes, 177. Mélancolies confuso-stuporeuses, 185).
2°) – Formes évolutives. Mélancolies chroniques . . . . . 185
Évolution démentielle, 186. Évolution schizophrénique, 186. Évolution d'un délire
chronique, 187. Évolution névrotique, 189.
3°) – Formes étiologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193
Mélancolie d'involution, 193, Mélancolies symptomatiques d'affections du système
nerveux, 195.
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200
ÉTUDE N° 23
BOUFFÉES DÉLIRANTES ET PSYCHOSES
HALLUCINATOIRES AIGUES

§ I. – Dégagement historique et nosographique de ce niveau de déstructuration de


la conscience . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201
1°) – Magnan et son École . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 202
2°) – La notion d'expérience délirante primaire de Jaspers . 207

§ II. – Étude clinique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209


Observations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211
Variétés cliniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 220
Formes imaginatives, 220. Formes interprétatives, 222. Formes intuitives, 222.
Toutes ces formes sont essentiellement hallucinatoires , 223.
Niveaux structuraux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
Expériences de dépersonnalisation, 226. Expériences de dédoublement hallucina-
toire, 234. Expériences délirantes oniroïdes. Exposé de l'ouvrage de Mayer-Gross,
250.

§ III. – Phénoménologie et analyse structurale . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279

Phénoménologie des espaces vécus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279


1°) – Phénoménologie de la dépersonnalisation, de la conscience hallucinante et de
la conscience oniroîde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 282
2°) – Analyse structurale . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . 294
Structure négative : le vague de la pensée, 295. L'état crépusculaire» 295. La déstruc-
turation des espaces Vécus, 296. Structure positive : Actualisation dramatique du
Vécu, 298. Symbolisation du vécu, 298. Artificialisation du vécu, 299.

§ IV. – Les formes cliniques des bouffées délirantes et hallucinatoires aiguës . . . . . .


.................................................. 300

a) Formes symptomatiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 300


Extase, 300. Expérience érotique, 301. Expérience catastrophique, 302.
b) Formes évolutives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 303
États crépusculaires paroxystiques, 304. Formes à évolution chronique, 305.
c) Formes étiologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307
Toxiques hallucino-onirogènes, 308. Hachisch, 309- Mescaline, 312. Encéphalite
épidémique, 318. Le problème physiopathologique, 322.
ÉTUDE N°24
CONFUSION ET DÉLIRE CONFUSO-ONIRIQUE

§ I. – Historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 326

§ II. – La Psychose confuso-onirique typique . . . . . . . .. . . . . . . . . 334


Observations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 334
Début . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 336
Période d'état . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 336
Mimique, 337. Comportement, 337. Analyse clinique : Trouble de la pensée, 339.
Désorientation temporo-spatiale, 342. Obnubilation de la conscience, 344. Perplexité,
345. Troubles de la mémoire et fausses reconnaissances, 347. Le délire onirique, 349.
Analyse structurale. 1°) Structure négative. Indifférenciation des processus psy-
chiques, 357. Obnubilation, 357. Désorientation, 358. 2°) Structure positive. Intensité
du délire onirique, 359. Extraréalité du délire onirique, 360. Projection affective dans
l'imaginaire onirique, 361. État physique et physio-pathologique de la confusion men-
tale, 362. Pronostic, 368.

§ III. – Formes cliniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 369


A.–Formes symptomatiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 369
Forme stuporeuse, 369. Confusion hallucinatoire, 370. Syndrome de Korsakoff, 371.
(Historique, 371. Description clinique, 374. Formes cliniques, 378. Psychopathologie,
387. Anatomophysiopathologie, 390). Délire aigu, 396. (Historique, 396. La notion
d'encéphalite psychosique azotémique, 398, Conditions étiologiques, 399. Description
clinique, 401. Anatomo-physio-pathologie, 407). Stupeur et formes catatoniques, 413.
B.– Formes évolutives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 414
Formes périodiques ou récidivantes, 414. Formes chroniques démentielles, 416.
Formes chroniques délirantes, 417.
C.– Formes étiologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 419
Confusions alcooliques, 420. Confusions puerpérales, 422. Confusions émotionnelles,
423. Délires fébriles, 425.

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 428

ÉTUDE N° 25
LES PSYCHOSES PÉRIODIQUES MANIACO-DÉPRESSIVES

§ I. – Historique et problèmes généraux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 430


1°) – De l'Antiquité aux temps modernes . . . . . . . . . . . . . . . . 430
2°) – L'entité « psychose périodique » . . . . . . . . . . . . . . . . . . 431
3°) – État actuel des problèmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 433
§ II. – Types d'évolution, modalités des crises et pronostic. . . . . . . . . 434
1°) – Aspects étiologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 434
a) Age de début, 434. b) Sexe, 436. c) Race, 437. d) Conditions sociales et
économiques, 437.
2°) – Les crises et leurs modalités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 438
a) Principaux types, 438. b) Type de la crise initiale, 441. c) Durée moyenne, 441. d)
Longueur des rémissions, 443.
3°) – Pronostic à long terme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 444

§ III. – Autonomie et limites de la psychose périodique maniaco-dépressive . . . . . . .


.................................................. 446
1°) – Toute crise maniaco-dépressive est-elle récidivante? . . . . . . . . . 446
2°) – Les formes chroniques (Névroses, Délires, etc.) en font-elles partie ? . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . 450
3°) – Les formes réactionnelles ou symptomatiques entrent-elles dans les cadre de la
psychose maniaco-dépressive? …. . . . . . . . . . 455
4°) – Les formes atypiques entrent-elles dans le cadre de la psychose maniaco-
dépressive… 461
5°) – L'autonomie des formes d'involution . . . . . . . .. . . . 463
6°) – Coup d'œil d'ensemble sur la nosographie et la pathologie des psychoses péri-
odiques maniaco-dépressives . . . . . . . . . . . . . 469

§ IV. – Pathologie . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 471


1°) – Conditions biologiques constitutionnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . 471
a) Biotype, 47r. b) Lois de Mendel et psychoses maniaques-dépressivcs, 473. c) Les
jumeaux, 475. d) Le pronostic héréditaire, 477.
2°) – Conditions biologiques accidentelles . . . . . . . . . . . . 481
1. Pathologie nerveuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 481
2. Troubles organiques généraux . . . . . . . . . . . . . . . . . 487
A. Pathologie hormonale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 488
a) Thyroïde, 488. b) Hypophyse, 491. c) Gonades, 495. d) Surrénales, 497. e)
Pancréas, 500.
B. Fonctions organiques et homéostasie . . . . . . . . . 500
a) Protéides, 502. b) Glucides, 503. c) Métabolisme basal, 505. d)
Electrolytes, 506. d) Eau, 507. e) Cholestérol, 507.
3°) – Psychopathologie . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . 508
1. L'homme maniaco-dépressif . . . . . . . . . . . . . 508
2. Les crises de manie et de mélancolie et leur valeur d'expression . . . . . . . . . . .
.................................... 509
3. Psychogénèse du choix de la crise maniaque-dépressive . . . . . 512
4. Les crises et le sens de l'existence . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . 514

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 518

ÉTUDE N° 26
ÉPILEPSIE

§ I. – Les paroxysmes comitiaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 521


1°) Les Crises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 521
A. La crise icto-comitiale et l'absence . . . . . . . . . .. . . 521
B. La crise graduo-comitiale . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . 525
2°) Les auras . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . 526
Auras motrices, 528. Auras végétatives, 529. Auras paresthésiques et asomatog-
nosiques, 529. Auras sensorielles, 531. (visuelles, 532. Acoustiques, 533. Olfacto-gus-
tatives, Dreamy states, Crises de l'uncus, 535). Auras psychiques, 538.
Phénoménologie de l'aura, 540.
3°) Équivalents. Automatisme, crises psychomotrices . . . . 550

I. Le syndrome d'automatisme comitial des classiques . . . 553


II. Les crises psychomotrices des auteurs anglo-saxons . . 558
III. Phénoménologie des équivalents psychosensoriels et psychomoteurs . . . . . . .
. . ... . . . . . . . 561

§ II. – Les Psychoses aiguës comitiales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . 565


I. Les états comitiaux maniaco-dépressifs . . . . . . . . . . . . . . . 567
II. Les états crépusculaires épileptiques . . . . . . . . . . . . . . . . . 572
Le cas Jean-Pierre L. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 573
III. Les états confuso-oniriques . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . 599

§ III. – Les troubles mentaux comitiaux chroniques . . . . . . . . . . . . . . 601


I.Les délires chroniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 602
II.Les évolutions schizophréniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 603
III.La démence épileptique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 605

§ IV. – L'Homme épileptique . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . 610


1°) Biotype . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . .. . . . . . . . . 611
2°) Psychotype . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 614
Épileptoïdie, 614. Rorschach, 617. Structure affective et Psychanalyse, 622.
3°) La personne et le monde épileptiques . . . . . . . . . 625
La compression, 628. Les décharges, 629. La frénésie, 630, Structure existentielle et
processus organique, 633.
§ V. – Le problème de la classification des formes de l'épilepsie. . . . . 637
Statistique personnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 642
Les trois grands types . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 646
Type icto-comitial diencéphalique, 646. Type icto-comitial diffus, 647. Type graduo-
comitial. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 647

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 650

ÉTUDE N° 27
STRUCTURE ET DÉSTRUCTURATION DE LA CONSCIENCE

§ I. – La notion de troubles de la conscience au regard des positions psychiatriques


et psychanalytiques classiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 653

Les troubles de la conscience en psychiatrie . . . . . . . . .. . . . . . . . 654


La conscience et ses troubles devant la psychanalyse . . . . .. . . . . 665
De la notion de trouble de la conscience à celle de déstructuration du champ de la
conscience . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 673

§ II. – Déstructuration de la conscience . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . 681

A. - La déstructuration du champ de la conscience comme unité du groupe des psy-


choses aiguës . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 681
B. - Phénoménologie des divers niveaux de déstructuration des champs de la con-
science . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 683
C. - Étude clinique des psychoses aiguës considérées comme niveaux de déstructura-
tion du champ de la conscience . . . . . . . . . . . . . . . . 691

§ III. – Structure de la conscience . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 697


Généralités sur le problème philosophique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 697
I. - Développement génétique et variations de niveau de la conscience . . . . . . . . . . .
.... 703
II - Dynamique de la conscience et de l'inconscient . . . . . . . . . . . 708
III. - Définition de la conscience . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 715
IV. - La «place » de la conscience dans la vie psychique (Transcendance et imma-
nence de la conscience) . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . 717
V. - La structure de la conscience et la structure du cerveau 718
§ IV. – De la pathologie de la conscience à la pathologie de la personnalité . . . . . . .
............................................... 750

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 756
Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 761
Table analytique des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 781

INDEX GÉNÉRAL DES TOMES I, II ET III (796)


ISBN 10 : 2-9527859-0-2
ISBN 13 : 978-2-9527859-0-7

©Copyright pour le Cercle de Recherche et d’Édition Henri Ey (CREHEY)


2, rue Léon Dieudé, 66000 Perpignan.
Tous droits de reproduction, même partielle, par tous média, de traduction et d’adaptation réservés pour tous
pays.
ÉTUDES PSYCHIATRIQUES

Henri Ey

VOLUME I
TOMES I & II

Nouvelle édition
2006

CREHEY

LES DEUX VOLUMES DE LA PRÉSENTE ÉDITION DES ÉTUDES PSYCHIATRIQUES


D’HENRI EY ONT ÉTÉ PUBLIÉS AVEC LE CONCOURS DU CENTRE NATIONAL DU LIVRE.
AVERTISSEMENT

La présente réédition (en deux volumes) des Études psychiatriques d’HENRI EY initiale-
ment publiées en 3 tomes, successivement en 1948, 1950, 1954, a une origine double. D’une
part, elle est dans le prolongement de l’action de l’Association pour la Fondation Henri Ey
(APFHEY) qui a permis, sous la houlette de son secrétaire général et initiateur, Robert
Michel PALEM, de son président J. GARRABÉ et de son vice président J. CHAZAUD, le renou-
veau des études eyiennes, en organisant le sauvetage et la conservation par la ville de
Perpignan des archives et de la bibliothèque qu’Henri EY (1900-1977) avait rassemblées
dans sa maison de Banyuls dels Aspres, son lieu de naissance et de retraite. Claude-Jacques
BLANC avait pour sa part assumé, au sein du collège d’épistémologie Karl POPPER (Asso.
France-Copsyrep) les années sombres où l’œuvre d’Henri Ey fut l’objet d’un oubli ingrat.
D’autre part, elle est dans le prolongement des États généraux de la psychiatrie qui se sont
déroulés à Montpellier en juin 2003 sous la présidence d’Hervé BOKOBZA. Il fut évident pour
chacun des participants à cet effort de refondation que l’œuvre d’Henri Ey constituait désor-
mais pour la pensée psychiatrique contemporaine, le socle d’un recours constant aussi bien
sur le plan clinique et épistémologique, qu’institutionnel et syndical. Il nous apparaissait
désormais incontournable d’offrir à la communauté psychiatrique le texte devenu introu-
vable de ces fameuses Études psychiatriques, haut lieu d’une clinique soucieuse du Sujet et
de son corps, inséparable d’une réflexion approfondie sur la constitution de ses propres fon-
dements.
Le texte que nous présentons est la reprise typographique intégrale du texte original de
la deuxième édition revue et augmentée publiée chez Desclée de Brouwer dont les trois
tomes totalisaient quelque 1630 pages. Nous avons voulu, en effet, donner à ce texte majeur
de la psychiatrie du XXème siècle toute la qualité de présentation que la profondeur clinique
de son contenu et la hauteur de vue de sa réflexion pouvaient requérir. Ce faisant, nous
avons pu corriger les quelques éléments typographiques erronés que comportait l’original,
en particulier uniformiser la hiérarchie des titres et intertitres sans toutefois compromettre
la pagination de l’original. Cependant, nous nous sommes permis d’ajouter dans les marges,
des « reports » strictement conformes au texte original. Henri EY, dont nous pouvons témoi-
gner qu’il était soucieux d’un pragmatisme éditorial, l’avait préconisé et mis en œuvre pour
les éditions successives de son « Manuel » de psychiatrie. Il nous est, en effet, apparu que
ce texte très dense nécessitait un meilleur repérage, sans répéter pour autant les titres et
intertitres du texte original. En même temps, nous pensons, qu’au premier coup d’œil, le lec-
teur trouvera dans ces « citations de marge » l’occasion d’une découverte de la richesse du
AVERTISSEMENT

texte même et une invitation à y entrer plus avant. Afin d’éviter toute orientation par trop
subjective, ces « citations de marge » ont fait l’objet d’une double réévaluation critique par
les membres du comité de rédaction. Nous avons également ajouté en marge de la zone titre
de chaque Étude la liste de l’ensemble des études du tome dont elle fait partie, afin d’avoir
facilement en mémoire le plan général de l’ouvrage. Chaque fois que cela nous a été pos-
sible nous avons signalé par des notes de l’éditeur entre crochets [NdÉ] les rééditions
actuelles des ouvrages en référence, afin de donner aux plus jeunes lecteurs des facilités de
recherche. Enfin, la reprise typographique intégrale a permis de générer un index général
des noms propres, qui ne figuraient pas dans le texte original.
Nous avons doté cet immense somme psychiatrique de courtes préfaces faisant le point
de nos connaissances actuelles sur ce que fût l’enseignement d’Henri Ey, sur la « situation
» des Études psychiatriques dans son vaste projet d’une « Histoire naturelle de la folie », et
sur la « refonte du savoir psychiatrique » à partir des très nombreux travaux internationaux
sur lesquels s’appuient les Études. L‘un de nous a mis en lumière leur rôle de creuset au sein
du travail éditorial de la Bibliothèque Neuro-Psychiatrique de Langue Française dans
laquelles elles ont été initialement publiées chez l’éditeur Desclée de Brouwer ainsi qu’au
sein du projet encyclopédique à auteurs multiples : le traité de psychiatrie clinique et théra-
peutique de l’Encyclopédie Médico-Chirurgicale (E.M.C.) aux Éditions Techniques (Paris).
L’ensemble de ce travail éditorial, qui a couru sur près de trois années, n’a été rendu pos-
sible que par l’amitié et l’ardeur au travail de nos collègues, dont il est remarquable de noter
qu’il a mobilisé non seulement trois générations de psychiatre, des jeunes internes aux psy-
chiatres honoraires, mais aussi des spécialistes des sciences connexes. Nous voyons déjà
dans l’attrait transgénérationnel et l’intérêt des chercheurs que peuvent susciter la clinique
et la réflexion de EY, la récompense de tous nos efforts.
Notre gratitude de cœur ira à Mme Renée EY et Mr Louis EY qui, comprenant de suite
l’enjeu du projet éditorial, nous ont accordé toute leur confiance et surtout le temps de sa
réalisation. Nos remerciements iront en premier à notre complice Pierre NOËL, qui a bien
voulu mettre tout son professionnalisme, sa rigueur et sa relecture critique à l’établissement
des épreuves définitives. Jean GARRABÉ, président de l’APFHEY, dont le soutien fut essen-
tiel au démarrage du projet, a assumé l’indispensable actualisation des références présentes
dans le texte. Les doubles relectures et la constitution des « citations de marge » ont été
consciencieusement effectuées par nos chers amis psychiatres et neuro-psychiatres, publics
ou privés, psychanalystes, phénoménologues ou historiens des Universités qui n’ont ména-
gé ni leurs encouragements, ni leur temps personnel : Charles ALEZRAH, Raoul BELZEAUX,
Michel de BOUCAUD, Humberto CASAROTTI, Pierre CHENIVESSE, Jean-Christophe COFFIN,
AVERTISSEMENT

Jean-Pierre COLIN, Jean-Claude COLOMBEL, Sylvie DELMAS-ARBIOLS, Emmanuel DELILLE,


Annie GALAUP-BELZEAUX, Samah Ben HAOUAÏA, Eduardo Tomas MAHIEU, Cyril SAINT
MARC, Robert Michel PALEM Jean-Pierre PÉCASTAING, Philippe RAYNAUD de PRIGNY. Nos
remerciements vont également à Nadine RODARY ainsi qu’à Philippe BRUNIER-ZSIGRAY et
coll. de la Bibliothèque Henri Ey de Ste Anne (Paris) pour l’éclaircissement des bibliogra-
phies litigieuses. Enfin, nous nous excusons de n’avoir pu inclure dans ce comité rédac-
tionnel, forcement restreint, tous ceux qui l’auraient souhaité et de ne pouvoir citer tous
ceux, nombreux, qui, membres ou sympathisants de l’APFHEY, en France et dans les pays
francophones, en Amérique du Sud et au Japon, par leur témoignages chaleureux de sym-
pathie ont vivement encouragé ce projet de réédition.
Perpignan, le 30 septembre 2006
Patrice BELZEAUX
PRÉFACES

SITUATION DES ÉTUDES PSYCHIATRIQUES


DANS LE MONDE ET DANS L’ŒUVRE

par

J. GARRABÉ

P. BELZEAUX
SITUATION DES ETUDES.

Les Études psychiatriques d’Henri EY, confluence


de la pensée psychiatrique internationale.

Dr Jean GARRABÉ

L’écriture et la publication par Henri EY entre 1948 et 1954 des trois premiers
tomes de ses Études psychiatriques délimitent un espace où confluent et s’entrecroi-
sent son oeuvre personnelle depuis le premier de ses ouvrages Hallucinations et
Délire, paru en 1934, et la littérature psychiatrique internationale du milieu du XIXème
siècle. Comme ces grands fleuves formés par la rencontre d’eaux issues de plusieurs
sources, cette confluence de courants de pensée différents va donner un nouveau cours
à l’histoire de la psychiatrie mondiale.

L’entre-deux guerres.

Écrit dans le droit fil de la psychiatrie clinique française, le premier ouvrage d’H.
EY « Hallucinations et Délire. Les formes hallucinatoire de l’automatisme mental »
est couronné par la Société Médico-psychologique garante de cette glorieuse tradition.
Le texte est suivi d’une bibliographie très importante des textes des différentes écoles
qui ont traité la question depuis le XIXème siècle jusqu’aux années trente. Il est préfa-
cé par Jules SÉGLAS (1856-1939), alors âgé de quatre-vingt huit ans, qui écrit : « c’est
un excellente mise au point des travaux antérieurs… » (dont ceux du préfacier lui-
même) « …qui comporte en plus une part de recherches et de vues personnelles ».
On pourrait faire la même remarque que celle de SÉGLAS à propos des ouvrages
ultérieurs d’Henri EY jusqu’à y compris les Études : on y retrouve toujours un rappel
détaillé des travaux antérieurs et contemporains avant l’exposé des vues originales qui,
elles aussi, sont toujours suivies d’une bibliographie internationale balayant l’objet de
l’étude depuis son origine jusqu’aux textes des années cinquante. Nous en donnerons
des exemples.

IX
JEAN GARRABÉ

Dans la bibliographie de son premier ouvrage EY fait figurer son article sur « La
notion d’automatisme en psychiatrie » paru dans un des premiers numéros, le n°3 de
la seconde série de L’Evolution psychiatrique (1932, IV-2° ; 3: 11-35) qui est alors
une très jeune revue où peuvent s’exprimer des idées plus novatrices que celles diffu-
sées par des revues plus anciennes comme les Annales médico-psychologiques ou
L’Encéphale. C’est ainsi qu’Henri EY cite un article d’Eugène MINKOWSKI (1885-
1972) publié dans ce même numéro sur « Le problème des hallucinations et le pro-
blème de l’espace » dont il saura se souvenir dès 1932 au moment de ses premiers tra-
vaux sur les hallucinations, mais surtout dans l’approche phénoméno -structurale de
l’Étude N°23 consacrée aux « Bouffées délirantes », comme dans son analyse des
niveaux de destructuration de la conscience exposée dans l’Étude N°27, analyse que
l’on trouvera approfondie dans son ouvrage La conscience (1962-1969) et remaniée
enfin, en 1973, dans son Traité des hallucinations. La voie nouvelle tracée par E.
MINKOWSKI (1885-1972) dans son ouvrage phénoménologique de référence sur « Le
temps vécu. Études phénoménologiques et psychopathologiques » paru en 1933, sera
non seulement d’un recours essentiel dans la rédaction de l’Étude N°22 sur « La
mélancolie », mais aussi un modèle de psychopathologie structurale. C’est à lui et à
son épouse Françoise MINKOWSKA-BROKMAN (1882-1950) qu’Henri EY devra la dia-
lectique si souvent utilisée dans les Études, de la forme et du contenu, métaphore du
négatif et du positif.
Revenant à la bibliographie de ce premier travail sur l’automatisme, on trouve éga-
lement citée la récente thèse de son ami Jacques LACAN (1901-1981) qui est, elle aussi,
composée en deux parties : l’une qui traite de la formation historique du groupe des
psychoses paranoïaques depuis ses origines avec l’emploi du terme par HEINROTH
(1773-1842) en 1818 jusqu’à la définition proposée par Emil KRAEPELIN (1856-1926)
dans l’édition de 1915 de son Lherbuch non traduite en français. L’autre qui expose
brillamment le courant novateur partagé d’ailleurs par les surréalistes qui, dans la ligne
de la « psychogenèse » de KRETSCHMER, d’Eugène BLEULER et surtout de FREUD, bat-
tait en brèche, avec l’appui actif d’Henri EY, le courant constitutionaliste défendu alors
en France par Ernest DUPRÉ (1862-1921), GÉNIL-PERRIN (1882-1964). Henri EY, tou-
jours ouvert au dialogue fécond, fait dans les Études plusieurs références aux travaux
désormais psychanalytiques de J. LACAN.
Le second ouvrage d’Henri EY parut d’abord sous la forme de deux articles cosi-
gnés avec Julien ROUART dans L’Encéphale en 1936 puis en 1938 en un seul volume
chez Doin avec une préface du professeur Henri CLAUDE (1869-1965). Cet « Essai
d’application des principes de JACKSON à une conception dynamique de la neuro–psy-
chiatrie » comprend une première partie où sont rappelés ces principes tels que le
grand neurologue anglais les avait exposés dans les Croonian Lectures, conférences

X
PRÉFACES

faites à la fin du XIXème siècle, traduites en français et publiées dans les Archives
Suisses de neurologie et de Psychiatrie en 1921 et 22, puis recueillies dans les Selected
Writings of John Hughlings JACKSON (1838-1911) par James TAYLOR. La deuxième
partie de cet essai envisage la dissolution de l’activité psychique au cours des états
psychopathologiques sous l’angle des idées de JACKSON. Il y est fait référence à
d’autres travaux des deux auteurs (Hallucinations et Délire et congrès de Prangins
pour EY, thèse pour ROUART) sur « le principe peut-être le plus général qui régit le
domaine de la psychopathologie, celui de l’écart organo-clinique ».Cette question va
constituer l’axe de réflexion de toute l’œuvre de EY. S’il est un des premiers ou le pre-
mier à la poser et à tenter d’y répondre en ce qui concerne la psychopathologie je ne
suis pas sûr qu’il n’ait pas été précédé dans celui de la neuro-pathologie par des auteurs
comme Ludo Van BOGAERT.
EY écrit alors : « l’écart organo-clinique… assure à la science psychiatrique une
double originalité de fait et de droit. L’originalité de fait, celle qui lui est si injustement
reprochée c’est que dans le domaine des sciences médicales, aucune n’est autant res-
tée dans l’ignorance des processus étiologiques en raison de la réalité psychique qui
s’interpose entre la lésion et le tableau clinique. L’originalité de droit, si méconnue par
les psychiatres eux-mêmes, est qu’en raison même de cet écart la science psychia-
trique, plus qu’une autre branche de la pathologie, a le droit de s’intéresser, en deçà
même des recherches étiologique (même supposée entièrement achevées) au groupe-
ment syndromique, à l’analyse toujours pathogéniques des faits cliniques. Autrement
dit encore, si la science psychiatrique demeure la science des causes des maladies
mentales, elle a encore pour objet l’étude analytique de la folie »(p.162).

C’est dans cette même période de l’immédiat avant-guerre que nous percevons un
frémissement annonciateur de la survenue prochaine d’un nouveau paradigme en psy-
chopathologie, celui que le regretté Georges LANTÉRI-LAURA (1930-2004) a décrit
comme étant le troisième dans l’histoire de la psychiatrie, venant après ceux de l’alié-
nation mentale et des maladies mentales et qu’il a désigné comme étant celui des struc-
tures psychopathologiques. Ainsi les deux ouvrages d’Henri EY dont nous venons de
parler après ceux d’Eugène MINKOWSKI, et la fondation de la revue avec le groupe
d’études de L’Evolution psychiatrique en sont les premières manifestations à Paris.

Avant la deuxième guerre mondiale.


Mais la situation politique en Europe, puis la Seconde Guerre Mondiale avec les
terrifiantes conséquences qu’elle va entraîner sur le sort des malades mentaux va retar-
der ce changement de paradigme et en déplacer le centre où il va se produire.

XI
JEAN GARRABÉ

La fuite des psychanalystes d’Europe centrale menacés par la persécution raciale vers
d’autres pays européens ou américains est bien connue des historiens de la psychanalyse.
Pour notre propos d’aujourd’hui nous rappellerons les années passées par Rudolph
LOEWENSTEIN (1898-1976) en France où il sera mobilisé en 1939 après sa naturalisa-
tion. À la suite de son départ en 1941 pour Genève puis New- York, il retrouvera Heinz
HARTMANN (1894-1979) et Ernst KRIS (1900- 1957), autres fondateurs de l’Ego psy-
chology qui aura une influence marquée sur la psychanalyse et la psychiatrie nord-
américaine. LOEWENSTEIN parallèlement à ses interventions à la Société psychanaly-
tique de Paris où, se forment des psychanalystes conformément aux recommandations
de l’Association psychanalytique internationale (I.P.A.), intervient à plusieurs reprises
à partir de 1927 à L’Evolution psychiatrique, société fondée par les rédacteurs des
volumes parus sous ce titre en 1926-1927 et qui réunit des psychiatres venus de plu-
sieurs pays avec des formations très diverses.
Il faut aussi parmi ces psychiatres contraints à l’exil rappeler le nom de Wilhem
MAYER-GROSS (1889-1911), dont EY présente largement dans ses Étude n° 24
« Bouffées délirantes » et n° 25 « Confusion » les travaux allemands et notamment
Die Oneiroïde Erlesbnissform (1924) inspiré de la psychologie structurale de Karl
JASPERS (1883-1969) avant que le titulaire de la chaire de Groningen ne soit contraint
à l’exil pour l’Angleterre. La publication en 1954 dans ce pays du traité « Clinical
Psychiatry », par W. MAYER-GROSS, E. SLATER et M. ROTH fera pénétrer dans la psy-
chiatrie de langue anglaise certaines des conceptions psychopathologiques alle-
mandes, notamment celles de l’Ecole de Heidelberg.
C’est bien une remarque du même W. MAYER-GROSS suggérant l’intérêt qu’il y
aurait à faire un parallèle entre les symptômes dits par Eugen BLEULER « primaires »
et « secondaires » dans les psychoses schizophréniques et ceux dits « négatifs » et
« positifs » par Hughlings JACKSON dans les dissolutions de la conscience, qui a ins-
piré Henri EY dans sa tentative d’appliquer les idées du second à ce groupe de psy-
choses délirantes chroniques.
Le résultat de ces recherches psychopathologiques sur les psychoses chroniques
aurait dû être exposé dans le tome III des Études psychiatriques annoncé « à paraître »
dans le deuxième mais lorsque celui-ci parut en 1954 il ne traitait que des psychoses
aiguës et déstructuration de la conscience et n’abordait ni le champ des névroses ni
celui des psychoses chroniques. Les raisons pour lesquelles les Études sont restées
inachevées ont donné lieu à diverses hypothèses dont nous reparlerons. L’absence du
Tome IV qui, lui, devait être consacré aux processus somatiques générateurs s’ex-
plique en partie par cette originalité de droit de la science psychiatrique dont nous a
parlé EY de s’intéresser en deçà des recherches étiologiques à l’analyse toujours patho-
génique des faits cliniques.

XII
PRÉFACES

Signalons cependant qu’au cours d’un symposium réuni en 1956 à Madrid par le
professeur Juan José LOPEZ IBOR (1906-1991) pour préparer le IIème Congrès mondial
que devait organiser à Zurich Manfred BLEULER (1903-1996) sous la présidence de
C.G. JUNG (1871-1961) avec pour thème exclusif la schizophrénie, EY fit une impor-
tante communication sur La concepcion organo-dinamica de la esquizofrenia dans
lequel il donne la trame de ce qu’aurait pu être une application de ses principes psy-
chopathologiques à la schizophrénie. L’intérêt de ce symposium vient en outre de ce
qu’y participèrent les principaux auteurs européens qui faisaient alors des recherches
sur le sujet : J. BARAHONA FERNANDES (Lisbonne), Manfred BLEULER (Zurich), Julio
DELGADO (Séville), Charles DURAND (Prangins), Gonzalo LAFORA (Madrid), Ramon
SARRÓ (Barcelone), Kurt SCHNEIDER (Heidelberg), Jakob WYRSCH (Berne), etc… La
lecture de leurs communications respectives nous éclaire sur l’état de la question au
milieu du XXème siècle. Pour les uns le schizophrène est un patient atteint d’une mala-
die, pour les autres c’est avant tout, dans une perspective existentielle, une personne
confrontée à une expérience vitale. La conception organo - dynamique de EY combi-
ne les deux points de vue dans la mesure où la psychose schizophrénique par sa struc-
ture à la fois négative et positive témoigne de la tentative de reconstitution par la per-
sonne du schizophrène d’un nouveau destin vital.
Mais il ne faudrait pas oublier qu’avant même que n’éclate la Seconde Guerre
Mondiale, la Guerre d’Espagne avait conduit à l’exil des médecins républicains espa-
gnols dont de nombreux neuropsychiatres. Plusieurs d’entre eux s’exilèrent en
Amérique latine, après pour certains, une étape à Paris où ils furent aidés par Clovis
VINCENT ( 1879-1947). Le fondateur de la neurochirurgie faisait déjà pratiquer avant
la guerre l’examen histologique des tumeurs opérées à la Pitié par Pio del RIO ORTEGA
(1882-1945) qui s’exila à Oxford puis à Buenos-Aires. Deux noms sont encore à citer
:celui d’Angel GARMA ZUBIRAZETTA (1904-1993) qui, après une formation psychana-
lytique en Allemagne et un temps passé à Paris fut un des introducteurs de la psycha-
nalyse en Argentine. Et surtout Dionisio NIETO (1908-1985) formé en Allemagne dans
les années trente et qui, exilé à Mexico, y fonda l’Institut de neurobiologie. C’est
NIETO, parfait connaisseur de la psychiatrie française qu’il enseignait à ses élèves, qui
utilisa pour la première fois la chlorpromazine dont il avait appris la découverte à
Paris. Cela se passa à l’hôpital de la Castañeda de Mexico en 1955. Ce fut la premiè-
re utilisation sur tout le continent américain. NIETO sera connu internationalement lors
du IIéme Congrès mondial à Zurich à la suite de sa communication décrivant les modi-
fications de la névroglie observées en utilisant la méthode de del RIO ORTEGA dans les
régions diencéphalo - limbiques chez certains malades souffrant de schizophrénie. La
critique de l’antipsychiatrie que fit NIETO est plus tardive. Elle fait référence aux
Journées organisées en 1969 à Toulouse par L’Evolution psychiatrique sur la concep-

XIII
JEAN GARRABÉ

tion idéologique de « l’histoire de la folie » de Michel FOUCAULT. Mais nous évo-


quons là des moments de l’histoire de la psychiatrie bien postérieurs à 39-45. En fait
la Seconde Guerre Mondiale avait interrompu brutalement et pendant de longues
années les échanges entre les différentes écoles nationales, échanges qui seront longs
à se rétablir.
Les Annales Médico-Psychologiques avaient peu avant la guerre, entre 1936 et
1938, demandé aux représentants les plus éminents de ces principales écoles natio-
nales d’exposer ce qu’était l’état de la science psychiatrique dans leurs pays respectifs.
Nous sommes de nos jours stupéfaits lorsque nous lisons l’article de Robert GAUPP
(1878-1953), continuateur de l’œuvre de KRAEPELIN dans le domaine des psychoses
paranoïaques sur les tendances actuelles de la psychiatrie allemande (A.M.P.,1938,
92, 2). Non seulement GAUPP annexe les « voisins de langue allemande du Sud et de
l’Est », c’est à dire les auteurs suisses et autrichiens, mais il considère que la loi du 14
Juillet 1933 sur la stérilisation des malades atteints de maladies héréditaires (il recon-
naît l’antériorité dans ce domaine des législations nord-américaine et du canton de
Vaud) et les travaux de biologie héréditaire « rendus très zélés par les exigences de
l’Etat » font que « la psychiatrie allemande trouve de nouveau un contact plus étroit
avec la science française à qui, depuis un siècle, elle doit beaucoup de choses, et dont
elle suit l’évolution propre avec beaucoup d’intérêt ». Eugène MINKOWSKI protestera
dans un article publié la même année dans cette même revue contre cette hygiène
raciale.
Nous avons eu la surprise de retrouver dans les divers tomes des Études des réfé-
rences aux travaux sur la schizophrénie de Carl SCHNEIDER ou sur l’hérédité d’Ernst
RÜDIN qui échappèrent au Tribunal de Nuremberg, le premier par le suicide et le
second grâce à sa nationalité suisse. Après un long silence des historiens sur cette psy-
chiatrie nazie son étude a été reprise en Allemagne, notamment lors du XIème Congrès
Mondial de 1999 à Hambourg.

La Seconde guerre mondiale.


De fait les psychiatres français n’eurent pendant l’Occupation pratiquement aucu-
ne possibilité d’échanger leurs idées avec ceux d’autres pays. L’Evolution psychia-
trique en particulier interrompit ses réunions et la publication de sa revue pendant l’oc-
cupation, malgré les propositions de l’un des fondateurs du groupe d’études, René
LAFFORGUE (1894-1962) qui, né en Alsace annexée après 1870 et donc à l’origine de
nationalité et de formation allemande, de tenter d’obtenir des autorités d’occupation
les autorisations nécessaires.
Cependant dès 1942 Henri EY organise à l’hôpital de Bonneval, comme pour mar-

XIV
PRÉFACES

quer que cette situation ne doit pas tarir le cours de la pensée psychiatrique française,
les premières « Journées d’études » où il présente une Esquisse du plan de l’histoire
naturelle de la folie. Ce travail ne nous est connu que par des notes recueillies pendant
ces journées des 15 et 16 Août et récemment republiées par J. CHAZAUD chez
L’Harmattan (2006). EY précise dans l’Avertissement placé en tête du premier tome
des Études que celles-ci ne sont que des « pièces détachées » de l’ouvrage qu’il rêvait
d’écrire depuis vingt ans sous ce titre d’Histoire naturelle de la folie que la guerre l’a
empêché de réaliser. L’un de nous en rendra compte plus loin.
L’Étude N°1, La folie et les valeurs humaines est le texte d’une allocution pro-
noncée à la séance inaugurale des Journées psychiatriques de Mars 1945 à la Faculté
de Médecine de Paris après donc la libération de cette ville mais avant même la fin de
la guerre.
Les deuxièmes Journées de Bonneval consacrées aux Rapports entre la Neurologie
et la Psychiatrie avec la participation de Julian de AJURIAGUERRA (1911-1992) qui
d’origine espagnole avait fait ses études de médecine à Paris dans l’entre-deux guerres
et d’Henri HÉCAEN eurent lieu en 1944 mais le texte des rapports Neurologie et psy-
chiatrie par EY et Dissolutions générale et dissolutions générales des fonctions ner-
veuses par AJURIAGUERRA et HÉCAEN qui adoptent un point de vue jacksonien ne fut
publié qu’après la guerre en 1947 chez Hermann & Cie qui en a publié en 1998 une
deuxième édition avec un avant-propos de J.C. COLOMBEL et R.M. PALEM.

L’après guerre.
Hermann, éditeur des sciences et des arts, publiera dans les Actualités scientifiques
et industrielles en 1950 les six volumes de rapports au Premier Congrès International
de Psychiatrie puis, en 1952 ceux des compte-rendus de leurs discussions au Premier
Congrès Mondial, puisqu’il changea d’intitulé au cours de son déroulement en raison
de son succès même. Pas moins de 29 pays y furent représentés
Ce congrès organisé par Henri EY marque le rétablissement des échanges interna-
tionaux au moins entre les sociétés nationales de psychiatrie alors existantes ou entre
psychiatres exerçant dans des pays où leur nombre n’avait pas encore permis de consti-
tuer de telles sociétés. Il était prévu qu’il soit présidé par Pierre JANET alors mondiale-
ment connu mais la mort de celui-ci en 1947 fit qu’il le fut par Jean DELAY (1907-
1987). Ce dernier avait été confirmé à la Libération dans ses fonctions de professeur
titulaire à la Clinique des maladies mentales et de l’encéphale dont il assurait l’intérim
depuis 1942 à la suite de la déportation à Auschwitz de Joseph LÉVY-VALENSI (1879-
1943) qui, du fait de son origine juive, n’avait pu occuper le poste auquel il avait été
élu et dont on apprit qu’il avait été gazé quelques jours après l’arrivée du convoi au
camp d’extermination.

XV
JEAN GARRABÉ

Ce Premier Congrès de Paris permit à de nombreux psychiatres et psychanalystes


exilés de revenir en Europe continentale. On peut, parmi eux, citer les noms d’Anna
FREUD (1895-1982) et de Mélanie KLEIN (1882-1962) qui y exposèrent leurs idées sur
la psychanalyse des enfants, sujet alors de vifs débats.
Jean DELAY fut élu président de l’Association pour l’organisation de Congrès
Mondiaux de Psychiatrie, fondée pendant le déroulement du congrès et Henri EY
secrétaire général, fonction qu’il occupera pendant pas moins de seize ans, jusqu’au
IVème Congrès organisé à Madrid en 1966 par le professeur Juan-José LOPEZ-IBOR.
On retrouve trace de ce Premier Congrès dans les références nombreuses aux rap-
ports ou aux comptes-rendus qui figurent dans les tomes des Études publiés lors de sa
préparation ou à son issue. La première édition en 1948 du tome I « Historique.
Méthodologie. Psychopathologie générale » fut suivie en 1952 d’une deuxième édi-
tion revue et augmentée. Dans la préface Henri EY écrit « L’évolution de la psychia-
trie contemporaine telle que, notamment le premier Congrès mondial de Psychiatrie l’a
révélée, me confirme dans la stricte position organo-dynamiste que j’ai prise et que
j’estime la seule capable d’ouvrir, sur le champ de la psychiatrie, une perspective
ordonnée ». De fait après avoir dans ce premier tome comparé Une théorie mécani-
ciste. La doctrine de G. de Clérambault (Étude N°5) et Une conception psychogéné-
tiste. Freud et l’école psychanalytique (Étude N°6) il affirme les principes d’une
conception organo-dynamiste de la psychiatrie (Étude N°7) avant de faire du rêve le
« fait primordial » de la psychopathologie en établissant les rapports entre la dissolu-
tion hypnique et les dissolutions psychopathologiques (Étude N°8)
A partir du tome II, Aspects sémiologiques, chacune des Études est construite selon
le modèle des premiers ouvrages de EY : après un historique minutieux de la question
le point de vue de l’auteur est comparé à celui de ses contemporains et est suivie d’une
bibliographie internationale : allemande, espagnole, portugaise, italienne, suisse,
belge, scandinave, anglaise mais aussi largement tournée vers les Amériques non seu-
lement du Sud mais aussi du Nord. Elle peut prendre une extension considérable allant
des ouvrages classiques jusqu’aux plus récents.
On remarque parmi ces derniers d’autres volumes de la « Bibliothèque Neuro-
Psychiatrique de Langue Française » (B.N.P.L.F.) dont l’éditeur est Desclée de
Brouwer et où s’incluent les tomes des Études psychiatriques. Le comité de direction
de la B.N.P.L.F. bien que francophone, est lui aussi international puisqu’il comprend
Manfred BLEULER (Zurich), Ludo van BOGAERTH (Anvers), Henri EY (Bonneval)
Henri FLOURNOY (Genève), Jacques LACAN, Jean LHERMITTE et Eugène MINKOWSKI
tous trois de Paris. La bibliothèque finira par compter plus de vingt titres y compris les
trois tomes des Études et les deux volumes des IVème et VIème Colloques de Bonneval
comme sont désormais intitulées les Journées. On y relève les rééditions d’ouvrages

XVI
PRÉFACES

classiques de la littérature psychiatrique française du XXème siècle : les thèses de J.


FAVEZ-BOUTONNIER (dont s’inspire largement l’Études N°15 sur l’Angoisse), de
DALBIEZ (dont les thèses sont reprises dans certains chapitres des Études N°8 et 27),
d’Eugène MINKOWSKI, (Étude N°22 sur la Mélancolie) d’Alexandre VEXLIARD, mais
aussi des nouveautés comme les Epilepsies de MARCHAND et AJURRIAGUERRA, Le
Rorschach de Françoise MINKOWSKA, (travaux tous deux utilisés dans l’Études N°26
sur l’Epilepsie), L’Evolution des connaissances et des doctrines sur les localisations
cérébrales d’HÉCAEN et LANTÉRI-LAURA et des traductions en français d’ouvrages
importants comme Le cas Suzan Urban de Ludwig BINSWANGER, Phénoménologie du
masque à travers le Rorschach de Roland KUHN (avec une préface de Gaston
BACHELARD) et surtout Le cycle de la Structure (Die Gestaltkreiss) de Viktor von
WEIZSAECKER (1889- ) traduit de l’allemand par Michel FOUCAULT et Daniel ROCHER
avec une préface d’Henri EY. Un des derniers ouvrages de cette Bibliothèque est « La
notion de schizophrénie. Séminaire de Thuir » (Février-Juin 1975) où chacune des
sept séances est introduite par Henri EY qui donne les références de ses propres tra-
vaux sur le sujet et des ouvrages des autres auteurs qu’il y cite.
Enfin est annoncé dans cette Bibliothèque Neuro-Psychiatrique de Langue
Françaises une Histoire de la psychiatrie dans l’histoire de la médecine (en prépara-
tion) qui restera inachevée et dont seule paraîtra la première partie grâce à H. MAUREL
de façon posthume en 1981 chez Masson sous le titre Naissance de la Médecine.
Le IIIème Colloque de Bonneval sur Le problème de l’organogenèse et de la psy-
chogenèse des psychoses et des névroses qui s’était tenu en 1946 paraît dans la
B.N.P.L.F. en 1950, l’année du Premier Congrès Mondial de Paris mais le VIème sur
L’Inconscient célébré en 1960 ne pourra paraître en raison de l’extrême difficulté à
réunir les textes qu’en 1966, ce dont s’excuse EY.
Le IVème Colloque, Autour de la notion d’hérédité en 1950 ne sera jamais publié
bien que EY l’annonce « à paraître » dans les Études. Il aurait été intéressant de com-
parer les rapports présentés en 1950 au colloque par les rapporteurs français et ceux pré-
sentés cette même année au Congrès Mondial dans la Section VI Psychiatrie sociale sur
Génétique et eugénique par F.J. KALLMAN (New-York), L.S. PEROSE, J.A. FRASER-
ROBERTS et E. SLATER (Londres) et E. STROMGEN (Aarhus).Les auteurs français étaient
sans doute plus réticents à aborder la question sous l’angle de l’eugénisme encore mar-
qué par le nazisme qui avait conclu à l’euthanasie de malades atteints de maladies men-
tales considérées comme incurables rendant leur vie indigne d’être vécue.
Le Vème colloque qui s’était tenu à Bonneval en 1957 pour, comme le symposium
de Madrid de 1956, préparer le Deuxième Congrès Mondial de Zurich paraîtra mais en
1958 dans l’Évolution Psychiatrique : un premier fascicule consacré à des articles
d’auteurs français est suivi d’un deuxième avec des analyses en français de la biblio-

XVII
JEAN GARRABÉ

graphie internationale récente sur la schizophrénie : L. BINSWANGER, H. SCHUTZ,


HENCKE, S. ARIETI, Derek RICHTER, G. LANFELD, Ida MALCAPINE, Frieda FROMM-
REICHMAN, LEWIS B. HILL, Klaus CONRAD.
Dans « Etat actuel de nos connaissances sur le groupe des schizophrénies »
Henri EY rend brièvement compte du Congrès de Zurich, témoignant d’une certaine
déception, la seule nouveauté notable étant la confirmation de l’action des neurolep-
tiques dont Jean DELAY et Pierre DENIKER (1917-1998) présentèrent une classification
claire et complète.
Dans le même numéro de la revue Paul RACAMIER (1923-1996) présente l’œuvre
de Frieda FROMM-REICHMANN (1889-1957), qui décédée brutalement avant le IIéme
Congrès Mondial de Zurich n’avait pu y présenter comme prévu ses travaux sur le trai-
tement psychanalytique des patients schizophrènes pratiqué à la Chesnut Lodge Clinic.

Le Traité de psychiatrie clinique et thérapeutique.


Peu après le Premier Congrès de Paris, Henri EY avait entrepris une nouvelle
tâche éditoriale qui témoigne du même double souci :d’une part affirmer l’existence
de la psychiatrie en tant que spécialité médicale à part entière, d’autre part conquérir
la place que doit tenir la littérature psychiatrique de langue française dans cette
approche nouvelle de la pathologie mentale dont nous avons perçu les prémisses avant
la guerre et dont témoigne, après celle-ci, la Bibliothèque Neuro-Psychiatrique de
Langue Française où sont publiées les Études. L’occasion lui en a été fournie lorsque
lui fut confiée la direction du Traité de psychiatrie clinique et thérapeutique dont les
volumes devaient prendre place dans l’ensemble de ceux de l’Encyclopédie médico-
chirurgicale (E.M.C.). La première édition dirigée par Henri EY de ce Traité à révision
périodique parut en 1955. Un volume annexe traitant de La psychiatrie dans le monde
comprenait douze chapitres où autant d’auteurs présentaient l’état de la psychiatrie à
cette date dans leurs pays respectifs ; en raison de son caractère particulier, il ne devait
pas être révisé annuellement mais réédité globalement chaque fois que la nécessité
s’en ferait sentir. Il n’y a pas eu malheureusement de réédition de ce volume qui est
ainsi devenu un document très précieux pour l’histoire de la psychiatrie. Dans plu-
sieurs chapitres, les auteurs signalent les travaux psychiatriques les plus importants
parus dans leurs pays dans les années cinquante. On retrouve ainsi mentionnés :
- pour la République Fédérale allemande l’ouvrage de V. von WEIZSÄCHER Der Gestaltkreiss
que EY a fait traduire en 1958.(cité comme « vitaliste » allemand dans l’Étude N°2, p.30)
- pour la Belgique les travaux de Ludo Van BOGAERT notamment ceux sur les leuco- encé-
phalites subaiguës qui soulèvent la question de l’écart organo-clinique. (déjà mentionné dans
l’Étude N°23 et celle sur la Catatonie N°10)

XVIII
PRÉFACES

- pour la Grande-Bretagne ceux de MAYER-GROSS et d’Aubrey LEWIS (1900-1975) qui pré-


sentera vingt ans après, le glossaire et Guide de classification des troubles mentaux de la huitiè-
me révision de la Classification Internationales des Maladies (C.I.M.VIII). (MAYER-GROSS four-
nit une bonne partie du matériel clinique de l’Etude N°23, Bouffées délirantes)
- pour les Pays- Bas H.C. RUMKE donne une importante bibliographie où figurent ses propres
travaux. (RUMKE est argement cité dans l’Etude N°21, Manie)
- pour le Pérou Honorio DELGADO (1892-1969), cité dans l’Etude N°27, rappelle le Mémoire
sur La psychiatrie en Amérique du Sud qu’il avait publié avec O. TRELLES en 1939 dans la série
des Annales médico-psychologiques (C’est au cours d’une réunion au Premier Congrès de Paris
en 1950 que fut fondée l’Asociacion psiquiatrica latino-americana A. P. A. L.)
- pour la Suède Trosten SJÖGREN donne la liste des ouvrages de psychiatrie parus dans son
pays entre 1933 et 1955 dont les siens propres sur l’hérédité, comme si la neutralité de leur pays
avait permis aux psychiatres suédois de poursuivre en toute sérénité leurs recherches. (D’autres
auteurs suédois sont cités dans les Etudes)
- pour la Suisse Manfred BLEULER estime que l’on ne peut indiquer une tendance générale
des travaux car les recherches ne sont pas centralisées dans la Confédération Helvétique, cepen-
dant il souligne l’orientation vers la phénoménologie et la « Dasein-analyse » et cite les travaux
de BINSWANGER ; pour la psychanalyse il souligne l’influence de C.G. JUNG ; quant à ses propres
travaux il retient paradoxalement ceux sur la psychiatrie endocrinologique. (Tous auteurs large-
ment cités dans les Etudes, en particulier BINSWANGER essentiel à l’Etude N°21, Manie)
- pour la Turquie Ihsan Sükrir AKSEL, directeur de la clinique psychiatrique de l’Université
d’Istambul et formé dans les laboratoires de SPIELMEYER à Munich et de JACOB à Hambourg fait
remarquer qu’en raison du peu de place donnée lors du Premier Congrès Mondial à la neuropa-
thologie il avait fait adopter une proposition de rapport sur l’anatomie pathologique des psy-
choses au deuxième.
- pour l’U.R.S.S., N.I. OSERETZKI ne donne aucune indication sur des travaux scientifiques
récents sur la psychiatrie dans l’Union et lance un appel aux savants d’autres pays pour unir leurs
efforts avec ceux des soviétiques pour résoudre les difficiles problèmes concernant l’étiologie, la
pathogénie, la prophylaxie et le traitement des maladies psychiques.
- pas moins de trois textes sont consacrés à la psychiatrie aux Etats-Unis : le premier d’Oskar
DIETHELM (cité dans les Etudes Tome III) traite successivement de la psychiatrie clinique, des trai-
tements (à noter qu’en ce qui concerne l’usage des médicaments seul est mentionné celui des bar-
bituriques ce qui explique l’hécatombe que leur emploi va entraîner à Hollywood et que celui des
neuroleptiques n’est pas encore mentionné, la découverte de leurs effets antipsychotiques n’étant
pas encore connue aux Etats-Unis), de la psychiatrie à l’hôpital général, de l’enseignement, de
l’éducation du public, de la recherche, de la psychiatrie sociale et de la prévention, tous sujets
qui montrent l’avance considérable prise par la psychiatrie nord-américaine pendant la guerre. Le
second, écrit par Karl MENNINGER (1893-1990) lui-même, (largement cité dans les Etudes) le fon-

XIX
JEAN GARRABÉ

dateur de l’institution qui en était devenue la Mecque à Topeka au Kansas, décrit l’état de la psy-
chiatrie américaine en se référant au mouvement psychanalytique ; sa lecture nous montre que le
succès de la psychanalyse aux Etats-Unis paraît avoir eu moins d’influence sur le développement
de la psychiatrie qu’on l’a imaginé en Europe et que son efficacité thérapeutique s’est rapidement
heurté au scepticisme des travaux d’EYSENCK. MENNINGER mentionne sa propre contribution au
Congrès International de Paris : « Processus de régulation du Moi sous l’action d’un stress
majeur ». Le troisième article enfin, le plus intéressant du point de vue de l’histoire, traite de la
psychiatrie infantile dont la naissance aux Etats-Unis est marquée par la fondation en 1952 de
l’Académie Américaine de Psychiatrie Infantile ; les auteurs signalent les articles tout récents de
Leo KANNER (1894-1981) sur l’autisme de la première enfance et ceux de René SPITZ (1887-
1974) sur les maladies psychogéniques de l’enfance.

En ce qui concerne le corps même du Traité clinique et thérapeutique, EY confie


la rédaction des articles à plus de cent quarante collaborateurs, la plupart membre de
la société de l’Evolution psychiatrique mais il se réserve d’écrire lui-même les cha-
pitres qu’il considère essentiels. Ce sont :
-Tout d’abord L’histoire de la psychiatrie. La psychiatrie dans le cadre des
sciences médicales. Il y fait référence aux Études N°2 Le rythme mécano-dynamiste de
l’histoire de la médecine et N°3 Le développement « mécaniciste » de la psychiatrie
à l’abri du dualisme « cartésien » (Tome I) et N°24.
-Les mouvements doctrinaux dans la psychiatrie contemporaine où il fait référen-
ce à l’Étude N°5. Une théorie mécaniciste :la doctrine de G .de Clérambault.
-Et surtout l’important chapitre sur le « Groupe des psychoses schizophréniques
et des psychoses délirantes chroniques Les organisations vésaniques de la personna-
lité ».
EY donne, pour chacun des sous-chapitres, des références bibliographiques
récentes et, à la fin du chapitre, un important « index bibliographique » des princi-
paux ouvrages parus depuis 1874 sur la démence précoce et la schizophrénie.
Remarquons que si 1874 est la date de parution de l’article de KAHLBAUM « Die
Katatonie oder das Spannungsirresein » EY cite aussi celui de HECKER « Die
Hebephrenie » qui date de 1871 et surtout celui de KAHLBAUM de 1863 « Die
Gruppierung des psychischen Krankheiten und die Einteilung der Seelenstörungen »
ce qui avance la date d’apparition du concept dans l’histoire de la psychiatrie. Par
contre en ce qui concerne ses propres travaux sur le sujet, il se borne à citer l’Étude
N°10 sur la catatonie qui figure dans le tome II des Études psychiatriques. Aspects
séméiologiques.
Nous avons la surprise en lisant les légendes de deux des images choisies par EY
pour illustrer que « la personne du schizophrène devient une personne autiste dans la
mesure où l’inconscient éjecté devient la forme de l’être, sa surface » qu’il s’agit là des

XX
PRÉFACES

« extraits de l’Étude N°31, Schizophrénie « à paraître dans le tome IV des Études psy-
chiatriques ». (La figure n°2 est la reproduction du n°110 « Trous de vers… », aqua-
relle peinte par le Maître schizophrène KLOTZ et faisant partie de la collection réunie à
Heidelberg par Hanz PRINZHORN (1886-1933) dont une reproduction ornait la biblio-
thèque de Sainte-Anne ; et la figure n°3 celle d’un fragment du triptyque du « Jardin
des Délices » de Jérôme BOSCH dont une copie se trouvait dans le bureau-bibliothèque
de EY dans sa maison familiale de Banyuls dels Aspres où il s’était retiré).

Les derniers textes sur les psychoses schizophréniques.


En 1955, EY n’avait donc pas renoncé à publier un quatrième tome d’Études psy-
chiatriques où la schizophrénie aurait pris place au N°31 après les 27 des trois pre-
miers parus entre 1948 et 1952. Quels auraient été alors les sujets des Études N°28, 29
et 30 ? Le chapitre sur les psychoses délirantes chroniques du Traité ne le remplace
pas comme nous en avions nous-même fait l’hypothèse. Pourtant lorsque nous avons
rassemblés en 1999, sous le titre Schizophrénie. Études cliniques et psychopatholo-
giques vingt-deux textes publiés en français par Henri EY entre 1926 et 1973 sur le
sujet nous n’en avons trouvé aucun postérieur à 1955 qui ait la forme d’une étude. EY
se borne pendant les trois années qui suivent à commenter des ouvrages de la littéra-
ture internationale publiés par d’autres auteurs comme ceux de K. KOLE et de Jacob
WYRSCH sur les psychoses endogènes à l’occasion du centenaire de KRAEPELIN, et à
faire ses propres remarques après le Deuxième Congrès Mondial de Zurich sur l’état
actuel de nos connaissances sur le groupe des schizophrénies, et sur « L’intervention
psychothérapique dans la schizophrénie » de LEWIS B. HILL.
Ces commentaires traduisent une désapprobation de l’extension qu’est en train de
prendre le concept en s’éloignant du modèle proposé par Eugen BLEULER et la néces-
sité d’en préciser de nouveau les limites. Plusieurs articles publiés par EY dans
d’autres langues destinées à des lecteurs non francophones dans les années soixante,
ainsi que son intervention sur « Névrose et schizophrénie » pour le colloque de
Tbilissi, vont en ce sens.
Ce n’est que beaucoup plus tard en 1973 à propos du livre de Manfred BLEULER
paru l’année précédente « Die schizophrenen Geistetestorüngen in Lechte lanjährin-
gen Kraken im Familiengeschichte », ouvrage non encore traduit en français et depuis
peu en anglais, où l’auteur bouscule quelque peu les idées de son père, qu’EY écrit :
« le chapitre que j’ai écrit sur les Psychoses Schizophréniques dans l’Encyclopédie en
1955, je ne l’écrirais plus tout à fait dans la même forme 17 ans après, mais il m’a plu
en le relisant de constater que par avance -ou déjà en faisant état des recherches de
l’école de Zürich – je me trouvais d’accord avec M. BLEULER pour souligner la réver-

XXI
JEAN GARRABÉ

sibilité, la flexibilité, la non-fatalité de l’évolution psychotique ». (Nous ne savons pas


si c’est l’abandon par Manfred BLEULER de la dénomination « Schizophrénie » qui a
conduit les auteurs nord-américains à parler en 1980 dans le D.S.M.III de Troubles
schizophréniques avant de revenir en 1984 dans le D.S.M.IV à Schizophrenia). Nous
pouvons imaginer que l’Étude N°31 aurait pu être ce chapitre du Traité écrit sous une
autre forme mais laquelle ?
Henri EY inclut dans le Manuel de psychiatrie qu’il publie à partir de 1960, avec
Paul BERNARD et Charles BRISSET, un chapitre sur les psychoses schizophréniques ; on
constate en comparant les éditions successives jusqu’à la quatrième entièrement rema-
niée de 1972 qu’il y a peu de modifications sur le fonds et que c’est surtout l’index
bibliographique qui est complété par l’indication des publications internationales
récentes. On y retrouve la mention du livre de Manfred BLEULER, qui lui avait inspiré
son commentaire, ainsi que la référence à plusieurs dizaines de pages au début du
deuxième tome de son Traité des hallucinations qui traitent du « groupe des psy-
choses schizophréniques », puis, après celles consacrées aux « Délires systématisés »
(paranoïa) et aux « Délires fantastiques paraphréniques », celles sur « la transforma-
tion des trois espèces de Délire chronique et leur forme hallucinatoire », pages essen-
tielles car elles nous livrent peut-être la clé de ce qui aurait pu être le contenu du Tome
IV des Études psychiatriques, après les polémiques sur la réalité de la maladie menta-
le provoquées par le mouvement antipsychiatrique.

L’anti antipsychiatrie.
EY avait pris en 1974 position sur L’antipsychiatrie (Son sens et ses contresens)
dans une mise à jour du Traité de Psychiatrie qui comprend une importante bibliogra-
phie internationale sur le mouvement antipsychiatrique que l’on a pu considérer
comme un feu de paille n’ayant pas eu à terme d’influence sur l’évolution de la psy-
chiatrie, alors que nous pensons qu’il en a accéléré l’évolution dans nombre de pays.
EY écrit dans le Traité des hallucinations qui, de la même manière, lui donne l’oc-
casion de donner les références de la littérature internationale depuis les premiers tra-
vaux sur les rapports entre hallucinations et délire, c’est à dire depuis la genèse même
de la psychiatrie, jusqu’en 1973 ces lignes qui peuvent servir à situer les Études dans
son histoire au XXème siècle : « Quelques conclusions s’imposent au terme de cette
étude des Psychoses délirantes et hallucinatoires chroniques :
1° Il s’agit d’espèces d’un même genre et qui peuvent se transformer d’une espè-
ce à l’autre.
2° Toutes sont processuelles (c’est à dire des manifestations sur le plan clinique)
d’une désorganisation du corps psychique en tant qu’il constitue l’être conscient, en tant
qu’il est le Moi législateur du système de la réalité et de l’unité de sa propre personne.

XXII
PRÉFACES

3° mais le processus psychotique, pour négatif qu’il soit dans sa nature, libère les
forces de l’inconscient. Il a lui-même un pouvoir dynamogénique qui donne son sens
au Délire.
4° Dans une telle perspective organo-dynamique, les psychoses, même les plus
graves et les plus chroniques ne peuvent pas, ne doivent jamais être considérées
comme irréversibles. C’est en connaissant et suivant le travail du délire qui indexe si
exactement l’activité hallucinatoire, que l’on peut et que l’on doit en évaluer et en
modifier le cours, sans se laisser aller à trop d’illusions faciles et en prenant conscien-
ce de la gravité, de la réalité, de ces maladies de la réalité ».

Le Séminaire de Thuir.
Le dernier ouvrage publié par Henri EY dans la B. N. P. L. F., le vingt deuxième
de la collection, réunit les textes des sept séances du séminaire qu’il a animé de Février
à Juin 1975 à Thuir dans les Aspres de son Roussillon natal. EY maintenant proche de
la fin de sa vie y apparaît toujours comme le grand passeur d’idées que nous révèle la
lecture des Études mais il ne s’agit plus uniquement de faciliter les échanges entre les
différentes écoles nationales, il doit aussi être le nocher qui permet à une nouvelle
génération de franchir l’obstacle qui la sépare de la connaissance de la psychiatrie
mondiale.
EY introduit chacune des six premières séances avant de laisser la parole à un col-
lègue plus jeune pour traiter la question à l’ordre du jour, mais il prend le soin de pré-
ciser qu’il avait particulièrement veillé à chaque fois à la bibliographie correspondan-
te. Les références données sont tout à fait comparables à celles des Études allant des
travaux les plus anciens aux plus récents et l’on est frappé par la rigueur de la mise à
jour qui inclut des publications de l’ensemble de la littérature internationale jusqu’en
1974.
Au cours de la septième séance EY prend parti dans les discussions interminables
qui avaient alors lieu à propos de l’application de la notion de processus psychique au
sens de JASPERS à la schizophrénie : « Certains (et généralement les Psychanalystes,
spécialistes de l’interprétation, herméneutistes intrépides qui entendent tout com-
prendre et motiver jusqu’à évacuer les obscurités du délire pour les assumer dans leur
propre langage comme je l’ai souvent fait remarquer à propos des rapports de la psy-
chanalyse,du délire et de la schizophrénie), certains donc (de M. FOUCAULT et Th.
SZASZ jusqu’à R. LAING, B. COOPER et A. de WAELHENS) contestent la validité de cette
notion et en dénoncent l’abus, mais il suffit de se reporter à l’analyse du Président
Schreber par FREUD ou telle qu’elle a été reprise par J. LACAN, « Ecrits » pp.557-583)
pour se convaincre que le délire verbal du schizophrène manifeste la réalité même

XXIII
JEAN GARRABÉ

(l’ontologie) de la pathologie de la personne, c’est à dire la fatalité qui le pousse à par-


ler pour ne rien dire. Tout ce que nous avons dit, exposé et approfondi du processus
schizophrénique, nous montre … que le processus schizophrénique ne peut être réduit
à la psychogenèse d’une pure idéologie (GABEL), ou au flux d’un fluide verbal
(DELEUZE, etc.…) : il manifeste la réalité d’un bouleversement qu’introduit dans le
système de la réalité l’aliénation de la personne, comme une hétérogénéité ou comme
un dérèglement de son organisation. C’est d’ailleurs ce que FREUD lui-même admettait
en parlant à propos de la psychose (1916) d’une formation alloplastique du délire. »
EY note : « C’est la clinique et l’analyse structurale de processus schizophrénique
qui peuvent le mieux répondre à la question que je me posais à la fin du tome II de mes
études (Étude N° 27), lorsque je me demandais comment pouvons-nous théoriquement
passer (comme le malade le fait) de la structure aiguë de la déstructuration du champ
de la conscience à la structure chronique de la pathologie de la personnalité, de la folie
d’un instant à la folie de l’existence ». Bien entendu l’Étude N° 27, Structure et
déstructuration de la conscience, la dernière publiée, ne figure pas à la fin du tome II
mais du tome III. C’est là que EY annonce que le prochain volume traitera « des rap-
ports réciproques ou non (c’est là toute la question) – c’est nous qui soulignons – de
la pathologie de la conscience et de la pathologie de la personnalité ». EY se fondant
sur ce que dit du Moi dans les psychoses aigues Ludwig BINSWANGER dans son célèbre
essai Ideenflucht, si souvent cité dans ses propres études, répond ainsi à la question
qu’il avait lui même formulé vingt ans plus tôt : « devenir schizophrène c’est passer
par des phases « processuelles » aiguës ou subir un trouble analogue à celui de l’ex-
périence hypno-onirique, mais aussi ajouter à cette déstructuration du champ de l’ex-
périence actuelle un bouleversement des structures temporelles ou historiques de la
personnalité qui s’inscrit dans la conjugaison même du langage lequel devient l’ordre
idéo-verbal d’un discours si singulier qu’il ne doit pas s’entendre…le processus patho-
logique est une pathologie qui altère radicalement et tout à la fois les modalités syn-
chroniques et diachroniques de l’être conscient…et leurs rapports réciproques. »
Nous pouvons lire ce message posthume comme un testament spirituel nous indi-
quant quel aurait été le contenu de ce tome d’études annoncées et nous laissant le soin
de continuer à réfléchir sur les rapports réciproques entre les structures synchroniques
et diachroniques de l’être conscient.
Jean GARRABÉ
Président de l’Association pour une Fondation Henri EY

XXIV
PRÉFACES

Situation des « Études psychiatriques » dans


l’œuvre d’Henri EY.

Dr Patrice BELZEAUX

Les Études psychiatriques d’Henri EY resteront pour longtemps une référence non
seulement pour le souffle indépassé de ses descriptions cliniques et l’empan d’une
ampleur inimaginable aujourd’hui des références qu’il véhicule (qui en fait une mine
pour tous les historiens et les chercheurs), mais aussi pour la hauteur de vue des ques-
tions qu’il pose aux nosographies et aux classifications, aux théoriciens de tous bords,
comme au champ et aux limites de la psychiatrie elle-même, questions dont la plupart
demeurent d’une actualité brûlante.
Evidemment, ce texte d’une richesse aux ramifications multiples qui en fait une
œuvre, un opus magnum, peut féconder des approches érudites extrêmement diverses :
cliniques, nosographiques, méthodologiques, théoriques, épistémologiques, histo-
riques, sémiotiques, philosophiques, éthiques voire littéraires et esthétiques.
Nous nous limiterons dans le texte qui va suivre à décrire, en particulier grâce aux
recherches effectuées sur les documents d’archives 1, la situation des Études psychia-
triques dans l’œuvre d’Henri EY et de conclure sur quelques remarques d’ordre épis-
témologique. Le lecteur désireux d’approfondir l’œuvre d’Henri EY, sa philosophie et
son influence dans le monde pourra se reporter avec profit aux ouvrages de R.M.
PALEM 2 et à celui de J. GARRABÉ 3. Nous donnons à la fin du présent texte quelques
éléments chronologiques afin de situer plus facilement parmi les quelque 600 articles
et 15 ouvrages 4 que comprend l’œuvre d’Henri EY de 1926, date de sa thèse

1. Le Fonds Henri EY (archives et bibliothèque) est conservé, par la volonté de Renée EY et après
convention avec l’Association pour la Fondation H. EY, aux Archives Municipales de Perpignan,
rue de l’ancienne Université. Directrice Mme Michèle Ros.
2. PALEM Robert Michel « Henri EY psychiatre et philosophe » éd. Rive Droite, Paris,1997 et
« La modernité d’Henri EY. L’Organodynamisme » DdB, Paris, 1997 ; trad. en japonais T.
FUJIMOTO avec préface du Pr Haruo AKIMOTO, Soronsa édit. Tokyo, 2004– « Henri EY et les
Congrès Mondiaux de psychiatrie » Traboucayre éd. Perpignan, 2000 – « Organodynamisme et
neurocognitivisme » L’Harmattan éd. Paris, 2006.
3. GARRABÉ Jean : « Henri EY et la pensée psychiatrique contemporaine » Les Empécheurs de
penser en rond, Institut Synthélabo, Le Plessis-Robinson, 1997.
4. On trouvera sur le site internet de l’Association pour la Fondation Henri EY « www.ey.asso.fr »
le répertoire entier de ses œuvres établi par J. GRIGNON ainsi qu’une chronologie détaillée de ses
activités personnelles, nationales et internationales (P. BELZEAUX). On y trouvera également en
base de données le répertoire détaillé complet (27000 titres) de sa bibliothèque personnelle de tra-
vail (P. BELZEAUX).

XXV
PATRICE BELZEAUX

« Glycémie et maladie mentale » à 1981, date de parution de son ouvrage posthume,


« Naissance de la médecine », les articles et ouvrages auxquels nous ferons référen-
ce dans la suite de notre travail. Un simple coup d’œil sur cette bibliographie succinc-
te permettra de nous rendre compte que les Études psychiatriques des années 1950
sont le creuset où convergent et d’où partiront toutes les questions qui nourriront les
ouvrages d’H. EY ainsi que les débats et colloques qu’il organisera. Nous allons nous
en expliquer au fur et à mesure.

L’esquisse du plan de l’histoire naturelle de la folie :


Après ses premiers travaux sur les hallucinations de 32-34 et l’intégration du jack-
sonisme en 36 à une conception globale de la psychiatrie dont il ne cessait d’enseigner
la clinique, Henri EY réunissait les 15 et 16 août 1942, ses collègues, amis et élèves
pour la 1° Journée de Bonneval dont le thème n’était rien de moins que « L’esquisse
du plan de l’Histoire naturelle de la folie » qui fut l’objet d’un tirage à 100 exem-
plaires hors commerce en 1943 5, très bien reproduit en fac-similé dans le N°5 de mai
1999 de L’Information psychiatrique. Ce plan en 9 parties d’un ouvrage à venir n’est
donné, nous en avertit H. EY, que « comme indication d’une doctrine qui par sa cohé-
rence peut entraîner au travail d’équipe » (dernière ligne du document ; Info. psy.,
488). Il venait en outre de signaler : « Tel est le plan d’un ouvrage qui demandera
encore autant de temps peut-être que les dix ans au cours desquels il a déjà été prépa-
ré. » 1932-1942 ; 1942-1952 : Henri EY ne se trompait pas sur l’ampleur de la tâche
dans laquelle il s’était engagé en prenant à témoin ses amis. En effet, les Études psy-
chiatriques préparées pendant 10 ans au travers des « leçons du mercredi » à Ste
Anne, mettraient encore 10 ans avant de paraître au tournant des années 50 !
Ajoutons que ce numéro essentiel de L’Information psychiatrique de 1999,
reproduit également en fac-similé un document de travail dactylographié daté de
décembre 1939, provenant des Archives de H. EY répertoriées par R-M. PALEM. Le
document est intitulé « Études psychiatriques. Plan ». Il comprend 6 parties et fait
mention du nombre approximatif de pages pour chacun des chapitres :

5. « L’esquisse du plan de l’Histoire naturelle de la folie » de Henri EY (ouvrage en prépara-


tion), Notes recueillies pendant les Journées de Bonneval des 15 et 16 août 1942 par J.D. (Jacques
DELMONT) tirage à 100 ex. numérotés et hors commerce sur les presses de l’Imprimerie
Vendéenne à la Roche sur Yon le 30 juillet 1943. Réédition en fac-similé sous la direction de J.
CHAZAUD et L. BONNAFÉ avec la complicité de P. NOEL in L’Information psychiatrique N° 5 Vol.
75, mai 1999 pp.443-558. Nouvelle réédition augmentée de préfaces par J. CHAZAUD in « La
folie au naturel ; le premier colloque de Bonneval comme moment décisif de l’histoire de la psy-
chiatrie », sous la direction de J. CHAZAUD et de L. BONNAFÉ. L’Harmattan éd. Paris 2005.

XXVI
PRÉFACES

- 300 pages pour l’introduction, l’histoire de la psychiatrie et la psychopathologie


générale dans laquelle on retrouve les lignes de force du futur Tome I de 1948 : méca-
nicisme, psychanalyse, organodynamisme ; mais il prévoyait, en plus, un chapitre sur
la phénoménologie que nous regrettons, puis un sur Janet, et un autre intitulé de «
Jackson à Bleuler : le néojacksonisme ». Cette introduction se termine par le fameux
Chapitre « Rêve et Folie » basé sur une connaissance analogique, aristotélicienne,
des facteurs de folie. Il clôturera effectivement le tome I des étudess de 48.
- 1400 pages sur les psychoses dont H. EY nous dira très clairement dans le docu-
ment de 43 qu’« il en tirera la matière des « questions » des conférences dûment
documentées et mises au point. » (note 1 de la 4° partie du manuscrit de 43). Il décrit
trois grands cadres :
1) celui des Psychoses paroxystiques qui comprend les psychoses aiguës (confu-
sion, délire aigu, Korsakoff et délires transitoires ou Bouffées délirantes), psychoses
épileptiques, psychoses périodiques et se termine par un appendice : niveaux de sta-
bilisation chronique des psychoses paroxystiques.
2) celui des Psychoses chroniques divisé en : 1° Psychose à évolution non démen-
tielle (d’abord déséquilibre psychique et psychonévroses : hystérie et obsession, puis
délires chroniques : paranoïa, paraphrénie) 2° Psychose à évolution démentielle avec
les psychoses discordantes et les démences (hébéphréniques, vésaniques, organiques).
3) celui des Psychoses oligophréniques avec l’Idiotie et la débilité mentale.
De ces deux derniers paragraphes, c’est surtout ceux sur les psychoses et les psy-
chonévroses chroniques qui feront cruellement défaut aux Études psychiatriques bien
qu’annoncés en 1954 dans son texte par Henri EY comme une suite logique.
- 180 pages pour les neuropsychopathies (aphasies, hallucinoses, syndromes psy-
chomoteurs (chorée, parkinson) qui alimenteront le débat avec AJURIAGUERRA et
HÉCAEN aux 2° Journées de Bonneval sur « Neurologie et psychiatrie », avec la dis-
tinction jacksonienne et eyienne des dissolutions locales partielles et des dissolutions
uniformes globale, concepts qui délimitent pour EY les champs respectifs de la neuro-
logie et de la psychiatrie.
- 650 pages pour les maladies à symptomatologie psychopathiques (hérédité,
intoxications, processus endogènes, affection cérébrales) certainement ébauche de ce
que devait contenir le premier projet de tome IV tel qu’il fût annoncé jusqu’en 1952
sur les « Processus somatiques générateurs » dont fait partie l’hérédité chapitre jugé
« d’importance primordiale » par H. EY (dans le document de 43) et qui fera l’objet
des 3° Journées de Bonneval sur « L’Hérédité » avec H. DUCHÊNE dont le texte reste
non publié à ce jour. La problématique qui devait être examinée était celle du poly-
morphisme génétique, et du polymorphisme d’expression du trouble, c.a d. de l’écart
organo-clinique.
- 600 pages pour « l’étude de quelques problèmes particuliers » : hallucinations,
catatonie, anxiété, mémoire, troubles du comportement (dont impulsions, homicide,
suicide, refus d’aliments, fugues, mutisme, vol, exhibitionnisme) qui constitueront la
matière du futur tome II de 1950. Nous reviendrons en détail sur cette question.
- 200 pages sur « La folie et les valeurs humaines ». Mystique et folie, esthétique
et folie, réflexion sur la valeur scientifique et morale de la psychanalyse, problèmes
médico-légaux, problèmes d’assistance. Le premier thème fait l’ouverture du tome I
(Étude N°1). Les autres ont fait l’objet de publications séparées.

XXVII
PATRICE BELZEAUX

Soit comme le note R.M. PALEM un ouvrage en 6 parties de 3230 pages ! dont près
de la moitié était consacrée à la clinique des psychoses (1400 p. !). Beaucoup plus que
l’Esquisse du plan de l’histoire naturelle de la folie, objet du premier colloque de
Bonneval de 1942, ce plan de décembre 1939 est beaucoup plus proche de ce que sera
la publication réelle.

Enfin, nous avons, conservé aux archives H. EY, un cahier d’écolier manuscrit de
52 pages daté d’avril 1940 à Compiègne sous le titre « Plan de l’ouvrage : Histoire
naturelle de la folie ». Ce cahier contient des notations extrêmement intéressantes
pour situer l’origine des Études. L’ouvrage en 7 volumes, cette fois, devra s’appeler
écrit H. EY : « Essai d’histoire naturelle de la folie si l’ouvrage est assez complet et
assez riche ». H. EY note ensuite : « Il deviendra Études psychiatriques s’il n’est pas
achevé ou ne contient pas assez de documents cliniques et de développement analy-
tiques. » H. EY en était le seul auteur, mais J. ROUART devait rédiger le chapitre psy-
chothérapique…et en cas de décès, une équipe désignée était chargée d’en achever la
rédaction…(ROUART, BALVET, DELMONT, NODET, TUSQUES, DESHAIES, PICART, VIDART,
CARRIER, MIGNOT, BRISSET, FOUQUET, COLOMB). La préférence éditoriale était donnée
à Desclée de Brouwer. Mais en cas de défection Ch. DURAND était chargé de consti-
tuer une société d’édition. 6

De « L’esquisse » aux « Études » :


Plusieurs remarques s’en suivent :
1° L’Essai d’histoire naturelle de la folie est bien le projet auquel H. EY est
attaché depuis 1932 nous dit-il et qu’il n’abandonnera jamais tout à fait comme en
témoigne son ouvrage posthume sur « La Naissance de la médecine » où l’éclosion
originelle de la nature des maladies sera très finement exposée. Il déclarait d’ailleurs
peu avant sa mort dans son opuscule de combat antipsychiatrique (Défense et illustra-
tion de la psychiatrie, 1978) : « La psychiatrie est-elle une science de l’homme ou
une science de la nature [humaine] ? » Il concluait en insistant sur le fait que la notion
de maladie mentale implique qu’elle soit une maladie de la nature humaine et non une
variation contingente et corrélative à la culture… « c’est dans l’orbite de la biologie
et de la médecine et non de la psychosociologie qu’elle doit se mouvoir. »
Les Études psychiatriques ne forment donc que la matière de cet essai d’Histoire
naturelle de la folie, pour lequel H. EY a certainement jugé trop présomptueux de lui
donner ce titre lors de la publication. A lire les « Avertissements » des trois tomes des

6. Voir CHAZAUD J. : « Pour servir d’introduction à l’histoire des premières Journées de


Bonneval », Info psy N°5, 75, mai 1999, p.471 – Rééd. : J. CHAZAUD et L. BONNAFÉ : La folie
au naturel. Le premier colloque de Bonneval… op. cit.

XXVIII
PRÉFACES

Études, on comprend que le projet était en réserve et que ce n’est qu’en cas d’aboutis-
sement du projet caressé en 39-40-42, que les Études seraient devenues L’Essai d’his-
toire naturelle de la folie. Ainsi dans l’« Avertissement » du premier tome de 1948,
Henri EY déclare : « Les études que je me décide à présenter dans ces volumes consti-
tuent ‘ les pièces détachées ’ d’un ouvrage auquel je ne cesse depuis vingt ans de
consacrer l’effort que requiert, pour tous les instants, la volonté d’écrire une HISTOIRE
NATURELLE DE LA FOLIE… 7» Henri EY s’excuse ensuite qu’une « si présomptueuse
entreprise » l’amène à ne produire qu’une « série disparate et inégale de fragments,
privés à dessein de l’enchaînement que doit leur conférer, dans mon propos, leur forme
définitive. » Sans doute Henri EY pensait déjà aux fragments sémiologiques du tome
II, car cette remarque n’est pas valable pour le Tome I qui est, au contraire, déjà remar-
quablement construit.
Examinons les transformations opérées par ce passage de l’Esquisse aux Études.

Tome I : En effet, le premier tome des études correspond bien au projet final pré-
senté au colloque de 42. Il reprend l’ensemble des arguments historiques, théoriques
et psychopathologiques en insistant particulièrement comme il le soulignait dans son
Esquisse du Plan…, sur « l’aspect le plus profond du jacksonisme » « celui des rap-
ports entre le subjectif et l’objectif, le conscient et l’inconscient, la pensée vigile et le
rêve » 8 . C’est cet aspect « le plus profond du jacksonisme » qui formera la grande
Étude N°8 : Le rêve « fait primordial » de la psychopathologie. Cette étude clôture
magnifiquement la réflexion menée dans les chapitres antérieurs et l’ensemble s’avè-
re finalement beaucoup mieux construit et achevé que ne le laissait supposer le plan
de 42. De plus, à l’occasion de la deuxième édition de ce tome I en 1952, H. EY ajou-
tera à l’étude N°1 un chapitre de réflexions approfondies et actualisées sur la philoso-
phie de la médecine et de la biologie.

Tome II : Si H. EY avait respecté son Esquisse de plan de 42, les Études auraient
normalement du se poursuivre par l’exposé concernant « Les psychoses » (IV° par-
tie), puis par « Les dissolutions isolées » (aphasies, apraxies, chorées, hallucinoses)
(V° parties), puis par « Les processus à symptomatologie mentale » (hérédité, divers
processus étiologiques et réflexions sur l’écart du processus à son expression), par
« un gros volume consacré aux faux problèmes » de la sémiologie (VII° partie), enfin
par « La folie et la vie humaine » (VIII°) développant les problèmes soulevés par les
rapports de la folie avec le crime, la création esthétique et l’expérience mystique, pour
finir par les problèmes « Enseignement et assistance » (IX° partie).

7. En petites majuscules dans le texte original.


8. Esquisse du plan…, op. cit. Info psy, p.482.

XXIX
PATRICE BELZEAUX

Or, le tome II des Études psychiatriques publié en 1950 est, comme on l’a vu,
consacré aux « Aspects sémiologiques » « dépouillé à dessein » d’appareil théo-
rique, comme s’exprime H. EY dans son Argument. Constatons qu’il arrive donc bien
avant son tour (il passe de la VII° partie à la II°) et qu’il ne correspond d’ailleurs qu’en
partie au projet initial. Pour expliquer cette anticipation nous n’avons, à ce jour, aucun
document d’archive pouvant en rendre compte. Chacun, par contre aura noté, ne serait-
ce qu’en ouvrant ce second tome sémiologique, l’absence notable d’une étude portant
sur les hallucinations qui, comme on l’a vu, avait nourri presque tous les premiers tra-
vaux de H. EY en 1932-34. Cette Étude sur les hallucinations figurait pourtant dans le
tapuscrit de 39 et dans l’Esquisse du plan de 42…Nous reviendrons plus loin sur ce
point primordial et sur les hypothèses que nous nous sommes autorisés.
Par contre nous devons noter que la teneur générale des Études sémiologiques du
tome II de 50 correspond bien à l’esprit qui était indiqué dans l’Esquisse du plan :
examiner « les faux problèmes » qui sont générés par « l’atomisme sémiologique ».
« Ce sont des syndromes isolés artificiellement par l’atomisme, et dont on cherche
ensuite l’explication univoque » 9. Or, « ces phénomènes se présentent toujours en
réalité comme inclus dans un tout, dont ils dépendent, et sous des conditions structu-
rales avec lesquelles ils varient » 10. On peut être certain qu’en 1950 sur ce point de
doctrine H. EY n’aura pas lâché un pouce : « l’objet de la séméiologie psychiatrique
n’est ni un symptôme, ni une série de « troubles élémentaires », artificiellement iso-
lés », « chacun d’eux est un monde », « l’unité clinique psychiatrique est la structu-
re névrotique ou psychotique dans son mouvement évolutif » 11. Effectivement aucu-
ne des Études composant ce tome II ne traitera d’un symptôme isolé de son contexte
clinique ou de la structure qui le contient et l’exprime. Au contraire H. EY s’attachera
chaque fois à montrer la vanité du réductionnisme mécaniciste et de l’atomisme
sémiologique, particulièrement dans les Études sur la Mémoire (N°9), sur la Catatonie
(N°10), sur les Impulsions (N°11) à forte composante de travaux neurologiques. La
tâche lui sera très facilitée dans les Études portant sur l’Anxiété morbide (N°15),
l’Hypochondrie (N°17) et la Mégalomanie (N°19) qui sont par nature des troubles
transnosographiques et plus dimensionnels 12 que catégoriels. Mais l’organo-dyna-
misme ne sera pas pour autant omniprésent dans les Études du tome II, loin s’en faut.
Ainsi l’Étude N°12 sur l’Exhibitionnisme n’en comporte une référence que par son

9. Esquisse du plan…, VII° partie « Les faux problèmes » op. cit. Info psy, p.486
10. Esquisse du plan…, op. cit.
11. Études psychiatriques : Tome II, Argument.
12. Le mot « dimension » fait partie du vocabulaire employé par H. EY dans son texte de l’É-
tude N°15 sur l’anxiété pathologique. Il anticipe ainsi un débat très actuel à partir de la neuro-
psychologie tendant vers l’atomisme sémiologique avec un retour subreptice au travers du DSM
à la psychiatrie des entités que combattait avec détermination H. Ey (Étude N°20).

XXX
PRÉFACES

renvoi à l’Étude sur l’Impulsivité. De même celle, N°16, sur le Délire de négation et
N°18 sur la Jalousie n’en comportent que par son renvoi à la psychopathologie géné-
rale des délires. La phénoménologie structurale a d’ailleurs beaucoup de mal à trouver
sa portion congrue dans l’Exhibitionnisme et, dans l’Étude N°13, Perversité et perver-
sion, l’éthologie et la psychanalyse y tiennent une bonne place, comme dans l’Anxiété
morbide où, à côté des larges citations de KIERKEGAARD et de HEIDEGGER, la psycha-
nalyse est très présente par la référence constante aux travaux freudiens de J.
BOUTONNIER. Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement ? On voit là qu’H. EY
n’a pas voulu privilégier des aspects « utiles » à sa démonstration mais a été fidèle à
sa note de bas de page de l’Argument : « offrir les images les plus variées de l’éven-
tail clinique » et il s’en faudrait de peu pour que nous ajoutions de « l’éventail psy-
chopathologique », tellement ses points de vue sur les approches psychanalytiques et
existentielles des troubles sont pénétrants. On regrettera tout de même, pour le plaisir
de les lire qu’il n’ait pas retenu les quelques autres aspects du tapuscrit de 39 :
l’Homicide, le Refus d’aliment, les Fugues, le Mutisme, le Vol… Mais on remarque-
ra toutefois que rien n’était prévu de ces grands classiques de la sémiologie que sont
la discordance, la dissociation, l’ambivalence, les phobies et les obsessions, etc. H. EY
fidèle à lui-même se réservait de ne les traiter qu’avec les structures qui les contien-
nent comme il l’exprime également dans son argument de 48. Nous verrons également
ceci à propos du problème des hallucinations. Retenons pour l’instant qu’H. EY avait
choisi de présenter ses fragments sémiologiques dépouillés, autant que faire se peut,
d’une ossature psychopathologique.

Tome III : Chacun sait que le tome III ne répond plus à ce plan d’ensemble et
intègre au cœur de chaque étude des psychoses aiguës cette structure jacksonienne et
cet « ordre systématique », pour reprendre ses mots, qu’il se réservait de ne présen-
ter que plus tard. Ainsi chaque étude sera « nourrie de la substance même de l’histoi-
re naturelle de la folie que je me réservais de n’écrire qu’après avoir publié ces frag-
ments dépouillés à dessein de leur naturelle articulation. Sans renoncer à publier un
jour cet ouvrage qui sera alors comme la conclusion de ces études, celles-ci en devien-
nent la partie intégrante. » (Argument du Tome III, 1954). Désormais les principes de
l’« Essai d’histoire naturelle de la folie » étaient intégrés dans le corps même de
chaque Étude psychiatrique. H. EY ne concevait plus un vaste chapitre central avec
son exposé théorique, ses exemples et ses « preuves » précédant la clinique comme
le prévoyaient les projets de 39-40-42, mais commençait à concevoir un ouvrage sépa-
ré des Études cliniques qui serait comme la synthèse théorico-clinique d’un travail
déjà là en puissance. Nous pouvons percevoir là une inflexion sensiblement différen-
te dans la conception organo-dynamique elle même : il devenait vain de vouloir iso-

XXXI
PATRICE BELZEAUX

ler une sémiologie dépouillée de son ensemble structural et de remettre à plus tard son
sens comme un deus ex-machina qui ordonnerait de l’extérieur un ensemble neutre à
priori. Au contraire H. EY rompt avec le passé : les pièces et les morceaux de la cli-
nique ne sont pas neutres, anidéiques ou dépouillés mais contiennent déjà tout un
« monde » en puissance qu’il y a lieu de mettre en valeur dans sa potentialité foison-
nante d’humanité vraie plutôt que de le dessécher en liste ou en index tout juste
propres aux statistiques 13. Autant donc que l’écriture elle-même soit en concordance
avec la psychopathologie de l’intégration organo-dynamique. Ce qui fera la beauté des
Études du tome III, leur poésie 14, tient certainement à cet accord jamais égalé entre le
style d’une écriture, l’objet qu’elle veut faire entendre et l’organisation psychopatho-
logique à laquelle elle se soumet. L’ordre du discours se doit d’être le reflet de la natu-
re ordonnée du monde et cet ordre est celui de la structure psychopathologique.

Changement de cap donc, dont il y a lieu de se demander par quoi, à part le temps
et l’ampleur accrue des tâches d’organisateur, il a été rendu nécessaire Nous pensons
pour notre part qu’il s’agit de l’effet « amplificateur » du 1° Congrès mondial de psy-
chiatrie de 1950 qui se situe après la rédaction du Tome II et qui retarde et, en fait,
conditionne la refonte du projet initial de 42.
La préface du 8 mai 51 (Tome I, 2° éd.) est à cet égard, très explicite :
« L’évolution de la psychiatrie contemporaine telle que, notamment, le premier
Congrès Mondial de Psychiatrie l’a révélée, me confirme dans la stricte position orga-
no-dynamiste que j’ai prise et que j’estime la seule capable d’ouvrir, sur le champ de
la psychiatrie une perspective ordonnée… » et même si son néo-jacksonisme a ren-
contré diverses critiques de bords opposés : de son point de vue « elles s’annulent »…
H. EY est donc déterminé à faire connaître, dès maintenant et complètement, ses
idées et à se jeter dans la bataille… Il construit donc ses Études sur les psychoses
aiguës suivant l’ordre rigoureux qu’impose l’organisation de la conscience et son plan
de l’histoire naturelle désormais intégré au corps du texte. Et il y met tout son maté-
riel clinique avec de nombreuses observations, qu’elles soient issues de la tradition
psychiatrique, qu’elles soient personnelles ou qu’elles soient traduites par ses élèves
d’importants auteurs contemporains allemands comme MAYER-GROSS. Il y expose de

13. H. EY ne se résout aux statistiques que dans l’Étude N°14 sur le Suicide pathologique et l’É-
tude N° 25 sur Les psychoses maniaco-dépressives et dans cette dernière comme à regret car son
expérience clinique sur le long terme ne lui indiquait aucune possibilité de spécifier pour un
même malade un quelconque ordre d’alternance, de fréquence ou de durée des crises et encore
moins de les prévoir. Au contraire, il était frappé par les formes de passage d’une variété de psy-
chose aiguë à une autre.
14. Ce terme de « poésie » nous a été soufflé par un des plus ardents relecteurs des épreuves
notre ami Jean-Claude COLOMBEL.

XXXII
PRÉFACES

très nombreuses références 15 dont certaines traductions de haut niveau, complètement


inédites à l’époque comme La fuite des idées de BINSWANGER (Étude N°21). Il produit
l’ensemble des approches nécessaires à l’obtention d’un travail ordonné qu’il veut
« multidimentionnel » : clinique, phénoménologique, psychanalytique mais toujours
entièrement centré sur l’analyse phénoméno-structurale : structure négative, structu-
re positive. C’est pourquoi ce tome III des Études sur les psychoses aiguës, porté par
un souffle formidable, apparaît à chacun comme un monument d’exhaustivité clinique
jamais égalé.

2° La deuxième remarque portera sur l’incomplétude de l’ouvrage publié entre


1948 et 1954 lorsqu’on le compare au manuscrit, tapuscrit et plan initial 16.

a) Les psychoses chroniques. Nous avons déjà souligné qu’il manque aux Études
un grand chapitre sur les psychoses chroniques qui comprenait, comme on l’a vu, les
déséquilibres psychiques, les psychonévroses hystériques et obsessionnelles, les para-
noïas et paraphrénies puis, séparées par leur évolution démentielle : les psychoses dis-
cordantes et les démences ; chapitre auquel se serait ajouté celui sur les psychoses oli-
gophréniques. EY s’en excuse : « Ce tome ne contient qu’une partie de ce que j’avais
annoncé » (Avertissement, Tome III).
Jean GARRABÉ a tout d’abord pensé, sans doute avec raison, qu’une partie de ce
matériel clinique, celui sur les schizophrénies, a nourri les textes des volumes psy-
chiatrie de 1955 de l’EMC-psy 17. Parallèlement celui sur les psychoses oligophré-
niques a nourri les chapitres que nous savons de la plume de EY dans le Manuel de
60 18. Si l’on fait le compte, seules les névroses hystériques et obsessionnelles et sur-
tout la « paranoïa » n’ont pas fait l’objet d’un traitement véritable mais d’évocation
partielle lors de l’examen de problèmes connexes (comme dans le plan d’ensemble des
troubles de la personnalité de l’Étude n°27). Pour la paranoïa le fait d’autant plus

15. Chaque Étude comprend environ 450 à 550 entrées différentes de Nom d’Auteur (de langue
anglaise, allemande, espagnole, italienne, …). Je peux apporter le témoignage qu’en 76-77, H. EY
connaissait toujours par cœur la cotation de la Bibliothèque de Ste Anne qu’il avait contribué à
établir et qui porte aujourd’hui son nom.
16. Rappelons que la somme des pages des Études psychiatriques totalise 1620 p.
(290+550+780), alors que la somme des pages du tapuscrit tel qu’H. EY lui-même l’avait envi-
sagé totalisait 3230p. !
17. GARRABÉ J. : Préface à l’édition des écrits disponibles de H. EY sur la schizophrénie sous le
titre : « Schizophrénie, études cliniques et psychopathologiques » Les Empêcheurs de penser en
rond, Institut Synthélabo Le Plessis-Robinson, 1996. Traduction en japonais par le Dr Toshiro
FUJIMOTO (Myasaki) en 2005. J. GARRABÉ a modifié son hypoyhèse de départ. (voir texte ci-joint).
18. Les documents d’archives du fonds EY montre une relecture-correction des épreuves avant
tirage de la plume de H. EY du Chapitre « Oligophrénie » (et non des autres chapitres) du
Manuel de 1960.

XXXIII
PATRICE BELZEAUX

étonnant qu’Henri EY écrit lors de son compte rendu dans les A.M.P. de la thèse de J.
LACAN de 34 avoir participé de tellement près aux débats qui entourèrent sa rédaction
qu’il avait « quelques scrupules à en faire un compte rendu impartial ». L’on pourrait
déduire de cette absence que la paranoïa, apparemment la plus psychogénétique des
psychoses, mettait H. EY dans l’embarras et objecterait à son Organo-dynamisme.
Nous pensons qu’il n’en est rien et qu’Henri EY n’était certainement ni embarrassé, ni
à cours d’idées pour intégrer à l’entrecroisement des expériences aiguës et de la patho-
logie de la personne, la clinique de la paranoïa, son analyse phénoméno-structurale, et
surtout ses « moments féconds ». On peut même penser que l’intégration du vécu de
ces expériences aiguës « fécondes » dans le développement de la personne était le
problème majeur qui lui tenait à cœur de résoudre comme il l’écrit à fin du tome III.
« Nous étudierons l’importance des crises dans l’évolution des névroses, des délires
chroniques, (c’est nous qui soulignons) des schizophrénies et des démences. Nous
devrons alors soigneusement étudier ces maladies mentales pour saisir l’exacte portée
pratique et théorique des anastomoses (qu’il appelle aussi trait d’union) qui lient […]
la folie d’un moment à la folie d’une existence. »(derniers mots écrits du tome III,
1954) Mais le fait est que s’il a bien posé le problème, il ne l’a jamais écrit et ce ne
sont pas les « tapuscrits » des leçons du mercredi qui peuvent remplacer la présenta-
tion qu’il s’apprêtait à faire à la suite des psychoses aiguës.
Par contre, nous avons dans l’ouvrage de 63-68 « La conscience » un condensé
de ce qu’aurait pu être ces études concernant la pathologie de la personne : il s’agit du
chapitre « De l’altération à l’aliénation du Moi » dont H. EY nous dit en note : « Ce
chapitre n’est qu’une approximation anticipée des Études que nous nous proposons de
consacrer aux « maladies mentales » qui sont « chroniques » dans la mesure où elles
altèrent ou aliènent le système permanent de la personne. » Suivent alors, dans le style
dense et phénoménologique de cet ouvrage majeur, les descriptions du moi caractéro-
pathique, névrotique (hystérie et obsession), aliéné (paranoïa et schizophrénie) et
démentiel. On le voit, encore dans les années 63-68, (c’est à dire même après la publi-
cation de ses articles sur la schizophrénie dans l’EMC-psy de 55 et après la publica-
tion du Manuel écrit en collaboration avec Paul BERNARD et Charles BRISSET) H. EY
pensait pouvoir développer la suite de ses Études en consacrant un tome à la patholo-
gie de la personne et la façon dont les « crises » altèrent son développement…

Ce tome, le IV° des Études, annoncé de multiples fois, tantôt par l’éditeur et par
EY lui-même (dans le tome II, en particulier à propos de l’encéphalite épidémique)
comme portant sur les processus somatiques générateurs et tantôt par EY dans de nom-
breux passages du tome III comme portant sur les psychoses chroniques et les altéra-
tions de la personnalité, ne verra jamais le jour.

XXXIV
PRÉFACES

E. DELILLE 19 a montré après plusieurs campagnes de consultation du fond d’ar-


chives H. EY de Perpignan et du fond d’archives ELLENBERGER de la Bibliothèque de
Ste Anne, portant en particulier sur la correspondance entre H. EY et ses éditeurs
comme entre H. EY et ses collègues, qu’il y eût au moins trois projets différents de
Tome IV : Les processus somatiques générateurs, Les Psychonévroses chroniques
puis La conscience corrélée aux avancées de la neurobiologie moderne qui le passion-
nait. En fait H. EY n’abandonnait ni l’idée de donner la suite logique et promise aux
psychoses aiguës par un tome sur la pathologie chronique ni l’idée de couronner son
ouvrage par la « nature » des processus cérébraux. Sans doute avec une oscillation
suivant les promesses, les contraintes de temps, les enjeux stratégiques et les enthou-
siasmes du moment.
Pour les psychonévroses chroniques – comme la note de 63 que nous avons déjà
citée l’indique- EY tenait toujours au projet des Études malgré sa longue contribution
à l’EMC-psy . En effet, en accord avec les dernières recherches de J. GARRABÉ (voir
son texte dans cette préface) cette contribution sur la schizophrénie de l’EMC-psy ne
remplit pas son projet d’étude :
D’une part, il n’y a pas d’analyse phénoméno-structurale de la schizophrénie dans
l’EMC-psy sauf en fin de texte une petite « esquisse Organo-Dynamique de la régres-
sion » d’une page et demi à peine sur 200 pages. Et H. EY déclare que tout reste à faire
: « Une doctrine cohérente de la schizophrénie qui dans cette perspective se propose-
rait d’articuler l’aspect régressif (négatif) et l’aspect constructif (positif) de la psycho-
se reste à faire. » (p.324).
D’autre part la question énoncée à la fin des Études et reprise quasiment dans les
mêmes termes dans le chapitre Schizophrénie de l’EMC-psy n’est pas résolue. Il s’agit
d’étudier s’il y existe des rapports réciproques ou non entre la pathologie de la
conscience et la pathologie de la personne : « ceci ne peut être rendu clair qu’après
une étude approfondie [qui n’existe pas encore] de la structure de la conscience et de
l’organisation de la personnalité ».
On le voit donc, en aucun cas H. EY ne considère que l’étude sur la schizophrénie
de l’EMC-psy a rempli le projet qu’il se proposait d’examiner à la fin du tome III 20.

19. DELLILE E. « Histoire d’un livre qui n’existe pas sur la schizophrénie. Le tome IV des Études
psychiatriques d’Henri EY » Les cahiers Henri EY N°10-11 Juin 2003 pp.243-256. Publication
de l’Asso. pour la Fondation Henri EY.
20. H. EY esquissera cette question de manière flamboyante et en se heurtant aux limites mêmes
de la méthode [R.M. PALEM, Cahiers H. Ey N°5 et N°10-11] dans le dernier chapitre du Séminaire
de Thuir (1975-77) : « Vers un modèle de compréhension et d’explication du processus schizo-
phrénique ».

XXXV
PATRICE BELZEAUX

Par contre, sur le plan de la psychopathologie générale, nous pensons que son
ouvrage « La conscience » annoncé en 60 au colloque sur L’Inconscient et publié en
63 répond parfaitement à ce programme. (« La conscience et l’organisation du cer-
veau » est d’ailleurs le titre qu’Henri EY donne dans sa correspondance au futur tome
IV, DELILLE op cit). Nous ferons de plus l’hypothèse qu’il tient lieu de cette histoire
naturelle de la folie, cet ouvrage mythique, cette superstructure psychopathologique
qu’il avait un temps envisagé de n’écrire qu’après ses Études. En effet, cet ouvrage qui
traite des niveaux de structuration et de déstructuration de la conscience et des niveaux
d’organisation et de désorganisation du moi de la personne (« de l’être conscient de
soi ») a la même fonction que le chapitre psychopathologie générale : Organisation
des niveaux de dissolution de 42, compte tenu, bien entendu, des modifications et des
apports considérables dont EY c’est nourri en 20 ans de lectures et de contact au plus
haut niveau de la réflexion de l’époque. Ainsi s’expliquerait d’ailleurs, ce grand cha-
pitre central d’une centaine de pages « Neurobiologie de la conscience » qui ferme
comme un point d’orgue la phénoménologie du champ de la conscience avant de s’en-
gager dans l’analyse de l’être conscient de soi. C’est pensons-nous qu’entre phéno-
ménologie, personnalisme, psychanalyse et linguistique, EY ne veut pas que la nature
(devenue entre temps biologie et ici neuro-anatomie) ne soit oubliée. Mais, ce faisant,
H. Ey semble admettre aussi que si la pathologie de la conscience et de ses crises peut
être étroitement corrélée à la neurobiologie du cerveau, il n’en est plus de même de la
construction de la personne qui, même si elle en émane, s’en dégage presque complè-
tement par l’organisation de ses superstructures linguistiques et éthiques.
Donc de notre point de vue « La conscience » dans son projet, dans son contenu
comme dans son plan en trois parties, avec la neurobiologie au centre 21, répond par-
faitement au projet initial de l’Histoire naturelle de la folie dont les études ne sont
qu’une partie.
Mais si l’on quitte le plan de la psychopathologie pour gagner celui de la clinique,
on cherchera en vain dans toute l’œuvre un travail approfondi sur cette « intrication
complexe » entre la conscience altérée et la trajectoire de la personnalité.
Mentionnons qu’un travail avec IGERT et RAPPARD sur « Bouffées délirantes et
Schizophrénie » 22 à partir du matériel clinique de son service à Bonneval peut tenir
lieu d’approche lointaine. Seules les Études N°25 sur Les psychoses périodiques
maniaco-dépressives, qu’H. EY est tenté de prendre comme paradigme de cette ques-

21. H. EY explorera son hypothèse avec les moyens scientifiques de l’époque (E.E.G.) et avec de
talentueux collaborateurs : Cath. LAIRY, M de BARROS-FERREIRA, L. GOLDSTEINAS : « Psycho-
physiologie du sommeil et psychiatrie », Masson, Paris, 1975, 315p.
22. H. EY, C. IGERT, Ph. RAPPART : « Psychoses aiguës et évolution schizophréniques dans un
service de 1930 à 1956, A.M.P., 1957, 115 II : 231.

XXXVI
PRÉFACES

tion, et l’Étude N°26 sur l’Épilepsie offrent une esquisse de ce problème de l’organi-
sation pathologique de la personnalité à partir des crises (voir Etude N°20). C’est dire
qu’il reste, à nous ses élèves, encore beaucoup de chemin à faire.
Ajoutons cependant que c’est encore ce même travail directeur qui, deux ans avant
sa mort, importe au plus haut point à H. EY. En effet il l’appelait de ces vœux en 75
(dans la réédition largement augmentée d’une préface et d’une postface du mémoire
de 36-38 de Des idées de Jackson…) : il questionnait « en quoi, de quelle manière, à
partir de quelles qualités, les crises, les expériences délirantes primaires, c’est à dire
les moments psychotiques aigus alimentent les déformations diachroniques de la per-
sonne ». C’est dire que pour EY une bonne part du chronique s’alimentait de l’aigu et
qu’il y avait là une question brûlante non résolue.
C’était sans doute, comme nous le verrons, donner une place prépondérante à l’ai-
guë.

b) Le problème des Hallucinations. La deuxième incomplétude marquante concer-


ne, comme nous l’avons vu, le tome II et l’absence surprenante, au premier abord, du
chapitre sémiologique sur les hallucinations pourtant prévu en 39-40-42. H. EY s’en
explique dans son Argument : « Je me suis abstenu de faire coïncider (ces images dis-
continues) avec les thèmes fondamentaux de toute science psychiatrique [que sont] les
délires, les hallucinations, la dissociation schizophrénique. » « J’attribue à ces pro-
blèmes une si décisive importance qu’ils ne m’ont pas paru « détachables » de l’en-
semble ultérieur dont ils constitueront la clé de voûte. » (souligné par nous). Ainsi
s’explique l’absence dans ce tome II « aspects séméiologiques » de ces problèmes
fondamentaux. H. EY ne pouvait concevoir de traiter du problème des hallucinations,
(des délires et de la dissociation schizophrénique) sans un appareil théorique et
conceptuel qui les rendrait intelligibles. Inversement sa psychopathologie ne pouvait
être exposée de façon valable et valide à ses yeux qu’en s’appuyant sur la clinique
complexe et ambiguë de la réalité (qui échappe sans cesse) des hallucinations.
H. EY tiendra promesse en publiant en 73, malgré les graves ennuis de santé qui
l’avaient retenu alité, son magistral Traité des hallucinations, deuxième opus magnum.
On voit donc que ce Traité occupe, lui aussi de façon explicite, la place et la fonction
de cet ouvrage mythique qui devait articuler et couronner l’Histoire naturelle de la
folie. Mais cette fois dans le Traité, à la différence de La conscience, il n’est plus ques-
tion de l’ouvrage projeté en 39-42, du moins à notre connaissance. De même, lorsqu’il
fût pris en 76 dans « la défense et l’illustration de la psychiatrie », devenu « anti-
antipsychiatre », il ne fera plus mention de son projet d’écrire son Histoire naturelle
de la folie. Mais il ancrera l’hallucination comme étant incontestablement « la clé de
voûte de la psychopathologie ». Nous le constatons donc, loin que l’hallucination ne

XXXVII
PATRICE BELZEAUX

soit qu’un fragment sémiologique dépouillé de toute psychopathologie, loin que les
symptômes ne servent qu’à illustrer des « faux problèmes », c’est l’hallucination qui
devient le paradigme de toute la psychopathologie. H. Ey n’a jamais été aussi loin
d’une conception atomiste de la sémiologie et inversement aussi loin dans la concep-
tion de la structure où chaque élément porte en lui les caractéristiques de tout l’en-
semble 23. Car d’évidence pour lui, le symptôme contient toute la psychopathologie.
La maladie mentale, quant à elle, et devenue « un phénomène naturel dépendant de
l’organisation spécifique du “ corps psychique ” humain » (préface IX). C’est le
terme de biologie (causalité biologique) nous allons y venir en conclusion, qui rem-
placera généralement celui de nature, et c’est la locution « corps psychique » qui
remplacera désormais le terme assez mal choisi de « conscience », de l’aveu d’H. EY
lui-même …

Une pensée en rupture avec une longue tradition psychiatrique

Comme nous l’avons compris, il y a une audace incroyable chez EY. Dans ses
Études, il ne veut rien moins que renverser le centre de gravité de la psychiatrie tout
entière qui doit passer des formes chroniques qui ont permis sa construction, aux
formes aiguës : « en faisant de la déstructuration de la conscience dans les psychoses
aiguës « la clé de voûte de la psychiatrie » nous rompons délibérément avec une
longue tradition qui a fondé d’abord l’aliénation mentale sur les « formes chroniques »
plus ou moins démentielle… ». L’ouvrage « La conscience » corrigera cet emballe-
ment, mais la question posée reste entière : « Que devient le « sujet » dans ces
« crises » plus ou moins longues », interroge EY « et que devient-il après ou entre ces
crises ? » passage des Études où l’on voit que EY ne dédaignait pas d’user du mot de
« sujet », en écho aux travaux psychanalytiques dont ceux de son ami J. LACAN 24…

Nous n’insisterons pas sur l’absence dans les Études de ses fameux processus
somatiques générateurs, tome IV intermittent, sur lequel EY est revenu dans son
Manuel et dans son Traité des hallucinations. On sait l’importance pour lui de l’in-
toxication expérimentale au Haschich et sa référence clinique et théorique à MOREAU
de TOURS, aux autres « drogues » aussi (mescaline, LSD, etc) et l’importance de la

23. G. LANTÉRI-LAURA a authentifié cet abord de la clinique comme paradigmatique. In « Essai


sur les paradigmes de la psychiatrie moderne » Edition du Temps, 1998. Voir également
« Penser la psychiatrie et son histoire » Les cahiers Henri EY : N°1, 2000. Publication de l’Asso.
pour la Fondation H. EY, Perpignan.
24. Dont il cite (oct. 53), en l’appelant « conférence de Rome » son discours de sept. 53 :
« Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » dans son Étude 27 p.729. Le mot
de « sujet » est employé plus de 200 fois dans le tome III, généralement en opposition à l’« objet ».

XXXVIII
PRÉFACES

fameuse Encéphalite épidémique léthargique qui l’avait tant frappé et qui a joué un
rôle de première importance dans l’épistémologie psychiatrique 25 . Rappelons briè-
vement que, combattant dès 39-40-42, le règne des entités, anti-Kraepelinien dans
l’âme, il inaugurait en psychiatrie, deuxième audace, le diagnostic à deux entrées, cli-
nique et étiologique, séparées par l’écart organo-clinique. Des étiologies diverses pro-
duisant le même tableau clinique, et réciproquement une étiologie unique produisant
des tableaux cliniques distincts, force était de traiter les deux séparément, ce qu’il fit.
Là encore EY ne voulait pas perdre de vue la nature de la maladie c’est à dire son
ancrage dans le bios. Tout ceci produisant une classification anti-nosographique, troi-
sième audace, qui répondait uniquement à des cohérences structurales de niveaux dont
le propre était d’être éventuellement variables dans le temps chez un même sujet.
Enfin, quatrième audace, on pourrait en énumérer encore bien d’autres, il rendait sa
classification des maladies mentales isomorphe à la conception « naturelle » qu’il
s’en faisait (Étude N°20), à savoir à la conception qu’il avait de cette organisation
naturelle du psychisme. Les Études vont désormais donner au champ de la psychiatrie
sa cohérence, avec « une perspective ordonnée », moment majeur qui permet de défi-
nir le champ d’application d’une science, sa définition et ses limites à partir de ce que
l’on sait des lois qui régissent son « objet » et non par des nomenclatures ou des
décrets extérieurs à son objet. Cette homogénéité est certainement un des moments les
plus forts de la psychiatrie du XXème siècle. On peut dès lors comprendre que tous ses
renversements théoriques et la réhabilitation du terme de « folie », audaces et rup-
tures épistémologiques voulues, à la fois, pour recueillir la parole de l’humain encore-
là malgré son trouble et pour réorganiser le champ entier de la psychiatrie d’après
guerre, aient pu séduire des personnalités aussi différentes que BONNAFÉ, FOLLIN,
DESHAIE 26, BRISSET, etc. et « entraîner au travail d’équipe »…

Après les Études psychiatriques


Ordre et métaphore
Incontestablement le déroulement de l’œuvre d’H. EY est puissamment ordonné
malgré ses interruptions, ses reprises, ses changements d’éditeur et sa construction
sans relâche renouvelée par les avancées des sciences, de la philosophie et de la psy-
chanalyse. L’œuvre obéit à des idées fortes dans lesquelles elle s’enracine pour s’y

25. BELZEAUX P . « De l’encéphalite épidémique à l’organisation des discours psychiatriques.


Essai d’épistémologie psychiatrique. » 1979 Thèse Toulouse Pr GAYRAL ; Mémoire Paris Pr A.
BOUGUIGNON, Pr G. LANTÉRI-LAURA.
26. H.EY fait largement référence à ses travaux dans son Étude N° 14 sur « Le suicide patholo-
gique ».

XXXIX
PATRICE BELZEAUX

développer, produire des rameaux parfois aussi importants que le tronc mais sans
jamais quitter sa souche. Il y a chez le catalan cette aspiration à la synthèse 27, à
l’ordre, à l’organisation du monde et des savoirs, à cette haute spiritualité d’un Ramón
LLUL 28 pour lequel la transformation de forme, comme une greffe, est une élévation
de l’être : « plus la sève de l’oléastre va à l’olivier et plus l’olivier se développe, mais
la sève qui monte prend la forme de celui-ci » « Le symptôme décrit un monde »
écrit H. EY dans ses Études, mais ceci sans jamais perdre le contact avec le sol des
choses simples de la terre.
Ainsi la crainte de s’éloigner du sol des choses-mêmes et d’encourir le reproche
d’un pur verbalisme l’engage à une vigilance de chaque instant. À l’instar de FREUD
dans le Président Schreber, il redoute que le psychiatre en épousant trop bien les
formes verbales du Délire, finisse par délirer avec le patient, – thème du tome I, inlas-
sablement repris dans son Traité des hallucinations– et inversement il redoute qu’à
condamner trop radicalement le courant mécaniciste qui « réalise » la métaphore
délirante (Étude N°5), il ne soit lui-même beaucoup trop entraîné dans la métaphore et
bien loin de ses « doigts solidement refermés sur une poignée de faits ; ces faits qui
ont soumis mon orgueil et ma révolte…» qu’il opposait à J. LACAN dans leur joute de
1946 aux troisièmes journées de Bonneval. Ainsi lorsque entraîné par le feu de sa des-
cription des Bouffées délirantes (Étude N°23) les métaphores jaillissent là où, précisé-
ment, dans le discours du patient, elles « perdent de leur épaisseur », il s’en explique
et s’en excuse presque : « C’est la raison pour laquelle une description phénoménolo-
gique de ce vécu exige un « style » lui-même métaphorique. Si nous l’avons trop
employé au gré du lecteur, il voudra bien convenir que c’était pure nécessité » (p.298).
Le lecteur attentif découvrira qu’il y a dans les Études une réflexion épistémologique
constamment sous jacente sur le pouvoir de la métaphore, sur l’idéalité, sur la réalité,
sur l’interprétation des signes et sur ce qui lie les faits aux théories. C’est ce problème
et celui de la validité du signe clinique qu’il approfondira plus tard magistralement
avec sa « Naissance de la médecine » dans son dialogue fécond avec le Michel
FOUCAULT de la « Naissance de la clinique » et de « Les mots et des choses ».

27. Il y a de la catalanité dans cette disposition d’esprit. Eugène d’ORS cité dans la grande Étude
N°8 du Tome I p.213, apôtre du Noucentisme, l’ordre du nouveau siècle en catalogne (1900) et
fondateur avec Pompeu FABRE de la langue catalane prescrit dans ses Glossari de «.porter l’anec-
docte au rang de la Catégorie.», esprit de système que tous les catalans, S. DALÍ en tête, que fré-
quentait de temps à autre H. EY, font couramment et comme naturellement…
28. « L’arbre de science de Ramon Llull refleurit » (Discours de réception prononcé le 31 mai
1972 lors de la cérémonie d’investiture d’H. EY, en qualité de Docteur Honoris Causa de
l’Université de Barcelone), Evolut. Psychiat, XXXVII, 2, pp. 61-87. Reproduit in « Henri EY, un
humaniste catalan dans le siècle et dans l‘histoire » R.M. PALEM et Coll. Trabucaire éd.
Perpignan, 1997.

XL
PRÉFACES

L’idée de nature, le corps et la mort dans la vie.


Dès leur introduction en 39-40-42 dans son plan d’une Histoire naturelle de la
folie, H. EY n’abandonnera plus jamais ni la nature ni le corps quels que soient ses
puissants attraits pour la culture et l’esprit. On sait que le « corps psychique » déve-
loppé en 73 est ce concept qui permet de rendre compte de l’organisation complexe
d’un psychisme en devenir, être de temps avec son plan d’organisation personnel tel
qu’il l’envisageait dans son Étude N°27 et l’a décrit minutieusement dans « La
conscience », mais d’un psychisme de vie – ce pourquoi il préfère ce terme à celui
d’appareil psychique employé par FREUD – et d’un psychisme enraciné dans le corps.
À cette idée d’un enracinement du psychisme dans le corps, il y tient plus que tout
comme en témoigne le chapitre V de son Étude N°27. Et d’un corps qui s’en nourrit
(ou en souffre) dans une boucle en retour. Il faut prendre garde, chez H. EY à cette
double acception du corps (dont rend mieux compte la langue allemande) : du corps
biologique émerge le psychisme qui, en retour, le constitue comme chair des mots,
corps en jeu dans les refoulements de la parole. Jamais il n’acceptera l’idée que le
corps en jeu dans la parole, le corps vécu – celui qu’il décrit magnifiquement dans ses
Études sur la Manie, la Mélancolie, les Délires ou l’Angoisse –, que la chair des mots
occulte jusqu’à l’effacement le corps biologique, l’homme dans sa nature, d’où sa
constante recherche tout au long des Études de cette fameuse structure négative
témoin direct des altérations, des désorganisations de l’organisme. Car enfin écrit-il en
75 mené par le courant dialectique de sa propre réflexion dans le chapitre qu’il intitu-
le de la naturalité de la maladie mentale : « le corps psychique (cet être de langage,
de temps et de devenir) est-il à l’intérieur ou à l’extérieur du tégument, en dehors ou
au dedans de l’organisation… ? » 29. La réponse à une telle question ne peut se faire
pour Henri EY que par la mort qui vient alors prendre sa place dans la conceptualisa-
tion : « mais la mort est là pour assigner à la vie son sens et les limites de son corps :
le « corps psychique » disparaît quand la mort détruit tout ce que le tégument conte-
nait de vie individuelle, jusqu’à et y compris lui-même. » H. EY fait constamment une
place à la mort dans la vie 30, c’est pourquoi il ne peut accepter « une psychosociolo-
gie qui ferait dépendre le « corps psychique » des acquisitions de l’expérience et de
l’influence du milieu ou de l’action des autres, car ce « corps psychique » qui cesse-
rait d’appartenir au corps serait condamné à n’être qu’extérieur au tégument ».(p.215,
op.cit.) Ce qui est logiquement inacceptable lorsque la mort est à sa place, la mort

29. H. EY « Des idées de Jackson à un modèle Organo-dynamique en psychiatrie ». Privat édi-


teur. Rééd. : avec préface de Cl. J. BLANC, Coll. Trouvailles et retrouvailles dirigées par J.
CHAZAUD, L’Harmattan Paris, 1997.
30. que l’on veuille bien relire « La corrida et l’esthétique de la violence » d’H. EY (pp. 23-27)
et le commentaire que nous en faisons à partir du Traité des hallucinations (pp.49-50) in « H. EY,
un humaniste catalan … », op.cit.

XLI
PATRICE BELZEAUX

naturelle, la nature comme proche parente de la mort.


Nous dirons pour conclure que rien n’est plus étranger à H. EY qu’une psychopa-
thologie qui, telle une combinatoire, vaudrait pour elle-même, et n’illustrerait pas les
différents niveaux d’organisation, les différents foyers de cohérence de l’être-encore-
là, c’est à dire de celui qui continue d’être jusqu’à son terme le Sujet de sa vie, mal-
gré les effets subreptices du « négatif » dans les infiltrations nivelées en nappe, en
paliers brisés ou en étrange rétroaction d’une mort dans sa vie. Il ne peut pas ne pas y
avoir cette hiérarchie des formes d’être qu’H. EY décrit magnifiquement dans ses
Études parce que « la réduction à l’unité n’existe pas en psychopathologie qui traite
précisément des pluralités d’être pour la mort » 31.
C’est en reprenant et précisant tous ces thèmes humanistes pour son dernier ouvra-
ge « La naissance de la médecine » qu’H. EY s’est éteint en novembre 77, non sans
avoir « bouclé la boucle » inaugurée en 39-40-42 avec son histoire naturelle de la
folie : il revisite longuement pour nous l’acte de naissance de la nature chez l’homme,
de la nature de la maladie et de la longue marche jamais acquise, toujours dialectique,
qui a séparé le mal moral, la souillure et le péché, de la nature de la maladie, de la phy-
sis et de la vie.

Patrice BELZEAUX
Président du CREHEY
Secrétaire gén. adjt de
l’Association pour la Fondation Henri Ey

31. Citation p. 194-195 de « La naissance de la médecine ». Masson édit., Paris, 1981.

XLII
PRÉFACES

Repérages chronologiques des Études psychiatriques dans l’œuvre de H. EY

1932 : suite de travaux souvent avec le Pr Henri CLAUDE sur les hallucinations et son travail
personnel sur l’automatisme que EY considérera toujours comme essentiel.
1934 : son premier ouvrage préfacé par J. SÉGLAS « Hallucinations et délire. Les formes
hallucinatoires de l’automatisme mental » 32 dans lequel le travail sur l’automatisme est repris
et dans lequel il est toujours question d’une possible psychogénèse directe des troubles mentaux
à laquelle H. EY préférera, sitôt après au grand regret de J. LACAN, la conception d’une psycho-
génèse indirecte.
1936 : le mémoire dans l’Encéphale avec J. ROUART qui introduit le jacksonisme comme axe
de la théorisation. Publié sous la forme d’une monographie préfacée par H. CLAUDE en 1938
« Essai d’application des principes de Jackson à une conception dynamique de la neuro-psy-
chiatrie ». Doin éd. Paris
1942 15-16 août : 1° journées de Bonneval dont le Compte rendu par Jacques DELMONT a
été édité à 100 exemplaires hors commerce en 1943, rééditées avec bonheur, en fac-similé, sous
la direction de J. CHAZAUD, L . BONNAFÉ et P. NOËL dans le N°5 de mai 1999 de L’Information
psychiatrique 33.
1943 : 2° Journées de Bonneval consacrées à « Les rapports de la neurologie et de la psy-
chiatrie » avec Ajuriaguerra et Hécaen. Editées en 1947 chez Hermann, Paris. Rééd. : Hermann
édit. 1998 avec une préface de R.M. PALEM et J.Cl.. COLOMBEL, 124p.
1946 : 3° Journée de Bonneval sur « Le problème de la psychogénèse des névroses et des
psychoses ». Éditées en 1950 chez Desclée de Brouwer (DdB) dans la Bibliothèque de Neuro-
Psychiatrie de Langue Française. Paris 34.
1947 : « La psychiatrie devant le surréalisme » texte majeur sur l’esthétique et la folie paru
dans la revue L’Évolution psychiatrique 35, dont on trouvera des fragments dans le Tome II des
Études en particulier comme contre point dans l’Etude N°13 : Perversité et perversion.
1948 : Tome I des Etudes psychiatriques. Historique, méthodologie, psychopathologie géné-
rale. (Bibliothèque Neuro-Psychiatrique de Langue Française, Desclée de Brouwer, 296 p.).
1950 : 4° Journée de Bonneval sur l’Hérédité avec H. Duchêne (non publié à ce jour).
1950 : Publication en Espagnol à Madrid de « Estudios sobre los délirios » 36 que H. EY
citera comme complément indispensable au tome III de ses Etudes.
1950 : Tome II des Etudes psychiatriques. Aspects sémiologiques. (Bibliothèque de Neuro-

32. Réédition : Coll. Trouvailles et retrouvailles dirigées par J. CHAZAUD, L’Harmattan, 1998.
33. Réédité avec une préface revue et augmentée « La folie au naturel ; le premier colloque de
Bonneval comme moment décisif de l’histoire de la psychiatrie », L’Harmattan éd. 2005. Le texte
de H. EY est agrémenté des notes prises par L. BONNAFÉ quelques mois après les Journées de 42
en préparation du 2° colloque de Bonneval en 43, des commentaires rétrospectifs de ce dernier et
d’une analyse de ces journées par J. CHAZAUD.
34. Réédition, Bibliothèque des introuvables, Coll dirigée par J. SEDAT, Tchou édit. Paris, 2004.
35. Réédité dans les Cahiers H. EY N°12-13 mars 2004 pp.21-78. Publication de l’Asso. pour la
Fondation Henri EY, Perpignan.
36. Réédition : 1998 Presentación J. GARRABÉ (Evocación de Henri EY) et H. CASAROTTI (La
aportación de Henri EY al diagnóstico de la psicosis delirante), Fundación archivos de
Neurobiologia, Ed Triacastela, Madrid, 199p.

XLIII
PATRICE BELZEAUX

Psychiatrie de Langue Française, Desclée de Brouwer,550 p.).


1950 : H. EY organise comme secrétaire général, le premier Congrès International de
Psychiatrie qui, pour répondre aussi bien aux attentes qu’aux critiques rencontrées, renforcera
l’auteur dans sa défense de l’Organo-dynamisme.
1952 : réédition revue et augmentée du tome I des Études psychiatriques. L’augmentation
concerne essentiellement l’Étude N°2. Ainsi la partie concernant la philosophie de la médecine
est originale. Dans notre exemplaire de 52, l’éditeur marque « à paraître » un tome IV concer-
nant « Les processus générateurs ».
1954 : Tome III des Etudes psychiatriques. Structure des psychoses aiguës et déstructura-
tion de la conscience. (Bibliothèque Neuro-Psychiatrique de Langue Française, Desclée de
Brouwer,788 p.). Dans les notes et le corps du texte de ce tome III, H. EY ne fait plus mention du
tome IV comme traitant « Les processus générateurs », mais comme traitant des « Psychoses
et Névroses chroniques ». L’éditeur quant à lui, ne fait plus mention d’un tome IV.
1955 : direction et publication des volumes du Traité de psychiatrie clinique et thérapeu-
tiques de l’Encyclopédie Médico-Chirurgicale (EMC) dont les grands textes sur la schizophrénie
ont été rédigé par H. EY lui-même . Ces textes ont fait l’objet d’une réédition en 1996 sous la
direction de J. GARRABÉ. (Voir supra).
1957 : 5° Journée de Bonneval sur la schizophrénie (publié en 1958 dans la revue
l’Evolution psychiatrique).
1960 : 6° Journée de Bonneval : c’est l’année du fameux colloque sur « L’Inconscient »
édité avec retard en 1966 toujours chez DdB éditeur. Bibliothèque de Neuro-Psychiatrie de
Langue Française. Rééd. Bibliothèque des introuvables, Coll. dirigée par J. SEDAT, Tchou édit.
Paris, 2004.
1963 : première édition de « La conscience ». p.u.f. éditeur.
1964 : Psychiatrie animale chez DdB éditeur. Bibliothèque de Neuro-Psychiatrie de Langue
Française.
1968 : deuxième édition revue et augmentée de « La conscience » éditée au p.u.f.. Rééd.
DdB, 1983.
1973 : parution du Traité des hallucinations en 2 tomes chez Masson édit. totalisant avec les
index 1540 p. Deuxième opus magnum d’Henri EY. Rééd. : avec préface de Cl. J. BLANC in
Bibliothèque des introuvables, Coll. dirigée par J. SEDAT, Cl. Tchou édit. Paris 2005.
1975 : réédition revue et largement augmentée par les apports de réflexion sur l’évolution
de la science biologique de « Des idées de Jackson à un modèle Organo-dynamique en psychia-
trie ». Privat éditeur. Rééd. : avec préface de Cl. J. BLANC, Coll. Trouvailles et retrouvailles diri-
gées par J. CHAZAUD, L’Harmattan Paris, 1997.
1981 : parution posthume 4 ans après sa mort (novembre 1977) de « La naissance de méde-
cine » (Masson éd.), ouvrage également majeur, mis en forme par H. MAUREL sur les indications
de l’auteur et qui devait être complété par « L’histoire de la psychiatrie dans l’histoire de la
médecine » noté (en préparation) en 1954 dans la collection Bibliothèque de Neuro-Psychiatrie
de Langue Française chez DdB et dont nous ne possédons qu’un fragment de la plume de EY
publié in « La naissance de la psychiatrie (Centenaire de l’Hôpital du Vinatier) », . Actualités
psychiatriques, 1977, 5 : 9.

XLIV
PRÉFACES

Les « tapuscrits » d’Henri EY

Témoins de l’enseignement d’Henri EY lors des « mercredi de Ste Anne » salle Magnan ou
dans la bibliothèque, les tapucrits sont aussi la première source des « Études psychiatriques ».
Nous donnons une liste non exhaustive de ces documents d’archives tels qu’on peut les consul-
ter à la Bibliothèque Henri Ey de Ste Anne et aux Archives Municipales de Perpignan qui abri-
tent le fonds EY (Directrice M. ROS).

Fonds Ey de Perpignan *

« Les Délires »: Monographies dactylographiées successives (1933, 39, 46, 49, 51, 53).
« Psychoses paranoïaques », revu et mise à jour en 1938, 43
« Les idées et les thèmes des délirants chroniques, les mécanismes d’édification, les délires fan-
tastiques et systématisés, la pathogénie des délires, le délire d’influence » (1935, 38, 41, 46),
« Délires d’imagination » (1933, 36). « Idées de persécution » (1935, 38), de « Jalousie mor-
bide » 36, 38, 41, 47 (pour l’Étude N°18).
« Délires systématisés chroniques et psychoses paranoïaques »: 151p. en 1951, 112p. en 1961.
« Les Etats paranoïdes » pour la Semaine des Hôpitaux de Paris (juillet 1931).
« Le Groupe des paraphrénies » (1935, 38, 43, 45, 46).
« Les délires d’imagination » (1936, 38).
« La confusion mentale » (1941).
« L’encéphalite léthargique » (43p.), « Délire aigu » (1951, 31p.), « Psychose de Korsakoff »
(1937, 39, 42, et 51, 37p.). « Troubles mentaux de l’encéphalite épidémique » 46p. (1953).
« Les psychoses alcooliques » (1942, 1952).
« L’Hystérie »: article de la Gazette des hôpitaux de 1935 et appendice dactylo. de 17p. en 38-
39, 45-46, 1951.
« Le vol pathologiques », « l’Homicide pathologique » (1933, 1942).
« Epilepsie » (1931), dactylo (E) et manuscrit ; « Pathogénie, étiologie et traitement de l’épi-
lepsie » 85p. (1944) ; « Étude clinique de l’Epilepsie » (1951).
« Les états d’arriération profonde (idiotie et imbécilité) » 1938, « L’Idiotie » (1932, 1942),
« La Débilité mentale », « Le Mongolisme », « L’orientation prof. des instables et des
débiles ».
« Troubles mentaux et troubles circulatoires d’involution »: 40p. (1948-51).
« Les Démences » (dactylo. et notes manuscrites), texte revu en 1939, 42, 45, 46.
« Les aphasies I »: 1935, 1943, 47, 53. « Les aphasies II »: 1950, 57 (162p. au total, en 2
volumes reliés).
« Hérédopsychiatrie »: L’Hérédité, Constitutions, Déséquilibre, Dégénérescence. Monographies
de 1937, 1949-50. Cela fera à terme un tapuscrit de 176pages : « Rapport des Journées de
Bonneval de juillet 1950 », dont la 1ère partie (Ey) s’intitule « Hérédopsychiatrie » et la 2ème
(H. Duchène): « De la dégénérescence à la génétique. Essai sur l’évolution des conceptions de
l’hérédité en psychiatrie ».

*. Répertorié sur support informatique par R.M.PALEM.

XLV
PATRICE BELZEAUX

Ste Anne, Paris : Bibliothèque H. Ey 37

Hystérie (1951) 133 p.


Les psychoses alcooliques (1952) 82 p.
Psychoses de Korsakoff (décembre 1951) 37 p.
Les aphasies (1950) 112 p.
Troubles mentaux de la sénilité (1951) 105 + 7 p.
Les délires (généralités) (1951) 63 p.
Psychoses paranoïaques (1951) 118 p.
Le groupe des paraphrénies (1951) 67 p.
Troubles mentaux et troubles circulatoires d’involution (1951) 30 p.
L’évolution des idées et les problèmes nosographiques et pathogéniques généraux concernant la
« démence précoce » et la schizophrénie de Kraepelin 1950 (juin 1950) 40 p.
Hérédo-psychiatrie (sans date) 110 p.
Psychoses maniaco-dépressives (décembre 1951) 2 vol. (48 p.).
Psychose périodique ou maniaco-dépressive (décembre 1951) 2 vol. (39 p.).
Les états maniaques (décembre 1951) 2 vol. 69 p.
La mélancolie (décembre 1951) 2 vol. 54 p.

37. Liste aimablement communiquée par Nadine RODARY, Bibliothèque H. Ey Ste Anne, Paris.

XLVI
ÉTUDES PSYCHIATRIQUES
HISTORIQUE - MÉTHODOLOGIE - PSYCHOPATHOLOGIE GÉNÉRALE
ÉTUDES PSYCHIATRIQUES

TOME II

Les aspects séméiologiques

L'étude des « Troubles de la Mémoire », de l'Anxiété, de la Catatonie, des


Impulsions, des Thèmes délirants, etc., montre qu'on ne peut séparer ces « symptômes »
des structures névrotiques et psychotiques dont elles ne constituent que des aspects
variables selon les niveaux de dissolution.

TOME III

Structure des psychoses aiguës


et déstructuration de la conscience

Etude n° 20: La classification des maladies mentales et le problème


des psychoses aiguës. - N° 21 : Manie. - N° 22: Mélancolie. -
N° 23 : Bouffées délirantes et psychoses hallucinatoires aiguës. - N° 24 :
Confusion et délire confuso-onirique. - N° 25 : Les psychoses périodiques
maniaco-dépressives. - N° 26 : Epilepsie. - N° 27 : Structure et déstructuration de la
conscience.

TOME IV (à paraître)

Les processus somatiques générateurs.

[NdÉ : page de garde telle qu’elle figure dans l’exemplaire de la 2ème édition de 1952]

4
BIBLIOTHÈQUE NEURO-PSYCHIATRIQUE DE LANGUE FRANÇAISE

ÉTUDES

PSYCHIATRIQUES

HISTORIQUE – MÉTHODOLOGIE –
PSYCHOPATHOLOGIE GÉNÉRALE

PAR

Henri EY

2ème ÉDITION
revue et augmentée

[NdÉ : 2ème édition parue en 1952 chez Desclée de Brouwer, Paris]


1ère ÉDITION : NOVEMBRE 1948
2ème ÉDITION : JANVIER 1952

NOUVELLE ÉDITION CORRIGÉE AVEC PRÉFACES ET INDEX, DÉCEMBRE 2006

Copyright pour le Cercle de Recherche et d’Édition Henri Ey (CREHEY), Perpignan, tous droits de reproduction,
de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

6
Avertissement

Les Études que je me décide à présenter dans ces volumes consti-


tuent des « pièces détachées » d'un ouvrage auquel je ne cesse depuis
vingt ans de consacrer l'effort que requiert, pour tous les instants, la
volonté d'écrire une HISTOIRE NATURELLE DE LA FOLIE. Je prie
le lecteur d'excuser d'avance l'imperfection d'une si présomptueuse
entreprise. Il ne la pourra juger, ici, que sur une série disparate et
inégale de fragments, privés à dessein de l'enchaînement que doit leur
conférer, dans mon propos, leur forme définitive.

Je me suis abstenu notamment, en mettant au point cette série


d'« images » discontinues, de les faire coïncider autrement que par
incidence occasionnelle avec les thèmes fondamentaux de toute scien-
ce psychiatrique : les délires, les hallucinations et la dissociation schi-
zophrénique, attribue en effet à ces problèmes une si décisive impor-
tance qu'ils ne m'ont pas paru « détachables » de l'ensemble ultérieur
dont ils constitueront la clé de voûte.

Je ne sais combien d'années me seront encore nécessaires pour


conduire à bonne fin une tâche qui dépasse trop manifestement les
forces que je peux mettre à son service. C'est pourquoi je me suis réso-
lu à livrer ces épures ou plutôt ces esquisses à la critique des psy-
chiatres qui, comme moi, cherchent à dresser la Psychiatrie dans sa
densité et ses contours naturels. C'est pourquoi, aussi, je les confie à
tout ceux qui, mieux que moi, pourraient éventuellement les porter, au
point de parachèvement où je n'aurais pu parvenir.

J'ai ainsi cédé aux amicales injonctions de ceux qui ont eu, certes,

7
beaucoup de peine à me démontrer qu'il y avait quelque urgence ou
quelque intérêt à la publication de ce « jeu de cartes » psychiatrique,
mais qui m'ont rapidement convaincu que je ne pouvais indéfiniment
passer sous silence un travail auquel ils ont puissamment collaboré,
soit par notre habituel commerce d'idées, soit par la stimulation que
n'a pas manqué d'apporter à mon labeur, le vivant témoignage de leur
sympathie.

8
PRÉFACE A LA DEUXIÈME ÉDITION

L'accueil qui a été fait aux premiers volumes de mes Études me donne l'occasion
de les revoir et de les quelque peu augmenter. Les suppléments que j'y apporte – sauf
pour ce qui est du développement sur les rapports de la philosophie et de la médecine
contemporaines – sont cependant assez minces. Ils consistent surtout en précisions sur
certains points de vue importants et en quelques références à des travaux parus depuis
la première édition de cet ouvrage.

L'évolution de la psychiatrie contemporaine telle que, notamment, le premier


Congrès Mondial de Psychiatrie l'a révélée, me confirme dans la stricte position orga-
no-dynamiste que j'ai prise et que j'estime la seule capable d'ouvrir, sur le champ de la
psychiatrie, une perspective ordonnée.

Si celle-ci s'inspire des principes d'Hughlings JACKSON et a pu être nommée


néo-jacksonisme, il est évident cependant que je n'entends être « ni le garant, ni l'es-
clave » de la pensée de l'illustre neurologiste anglais. Aussi le reproche que l'on croit
parfois pouvoir m'adresser de « travestir » – sinon de « trahir » – la « véritable »
conception de JACKSON , ne peut que me laisser indifférent puisque, aussi bien, mon
propos est d'aller – à partir des principes d'une théorie génétiste de l'évolution et de la
dissolution de l'être psychique – « jusqu'où précisément JACKSON n'est pas allé ».

Quant à l'argument contraire, lequel m'est également opposé et qui est celui d'une
trop grande servilité à l'égard de la pensée d'un « neurologiste », si grand fût-il, il est
bien clair – tout au moins pour moi – que ma fidélité à l'organicisme ne va pas jusqu'à
me faire assimiler purement et simplement la psychiatrie à la neurologie. Je crois
m'être suffisamment expliqué et avoir assez milité dans ce sens pour ne pas tomber
sous le coup de cette critique et de ce contresens.

Au vrai, ma position, non pas éclectique mais critique, est celle d'un équilibre
doctrinal qui entend échapper aux naïvetés de la psychogenèse ou de la sociogenèse
et aux absurdités du mécanicisme neurologique du siècle dernier. Je l'ai répété cent
fois et je le redis encore. Il convient de dépaser, tout en même temps, le monisme et
le dualisme – l'opposition somatique-psychique – l'antinomie des facteurs constitu-
tionnels ou de milieu – et celle de la forme et du contenu – mais il faut aussi mainte-

9
nir la « maladie mentale » dans sa structure originale, dans sa consistance naturelle,
sans la laisser glisser vers la simple « pathologie d'organe » ou de fonction et sans la
laisser s'évaporer dans la nuée des réactions socio- ou psychogénétiques du compor-
tement. C'est pourquoi, outre les faiblesses internes de son système que je ne suis pas
à même hélas ! de porter à son degré voulu de perfection, la conception que je défends
a nécessairement contre elle de dresser tout ensemble ceux qui demeurent attachés à
une conception neurologique (même de forme « jacksonienne » « senso strictu ») des
troubles mentaux et ceux qui ne voient dans la maladie mentale, et notamment dans
les névroses, qu'un produit, un événement des circonstances de l'histoire ou même de
l'Histoire.

J'ai la conviction trop profonde que la psychiatrie pour marquer sa place exacte
dans la classification des sciences et pour s'adapter rigoureusement à son objet doit se
garder de ces deux dangers (celui d'être « trop organiciste » et celui de ne l'être pas
assez) pour ne pas persévérer fermement dans la voie que je me suis tracée et dont ces
Études montreront (et ont peut-être déjà montré) qu'elle suit assez rigoureusement et
patiemment une direction tout à la fois, traditionnelle et nouvelle.

En dépit des critiques contradictoires et qui de ce fait s'annulent, je continue à


« faire » une psychiatrie qui intègre comme dans la nature des choses, la personne
humaine, son « être dans le monde », son intentionnalité dans l'accident qu'est tou-
jours une maladie. C'est-à-dire que je considère la « maladie mentale » pour ce qu'el-
le est : un « équilibre » dans le déséquilibre – une modalité d'existence, vivant le défi-
cit et l'impuissance – une façon de s'accommoder à une catastrophe, – mais sans
oublier que, tout de même que le rêve dépend du sommeil, cet équilibre, cette réac-
tion, cette forme d'existence dépendent du déséquilibre, du déficit, de la désorganisa-
tion vitale. Et cette « catastrophe vitale » c'est non pas seulement une situation « mal-
heureuse » passée ou présente, mais la maladie qui altère la « mise en situation » et ne
permet plus à l'être d'y réagir autrement qu'avec des moyens inférieurs et à des niveaux
inférieurs.

C'est cela qui représente pour moi l'essentiel d'une conception organodynamiste de
la psychiatrie et ce sont les corollaires de cette conception qui forment les diverses
parties de cet ouvrage qui par un paradoxal, sinon funeste, excès de vitalité, renaît déjà
avant d'être achevé.

Henri EY,
Bonneval, le 8 mai 1951.

10
Je dédie ces « Études » :

« A TOUS CEUX QUI EN ME CONFIANT LE SOIN DE LES AIDER À


APPRENDRE LA PSYCHIATRIE M'ONT FOURNI L'OCCASION D'EN
APPROFONDIR L'ÉTUDE. »

Henri EY.
PREMIÈRE PARTIE

MÉTHODOLOGIE - HISTOIRE
PSYCHOPATHOLOGIE GÉNÉRALE

ARGUMENT

C'est dans une perspective résolument dynamiste conforme


aux plus anciennes doctrines médicales que doit se développer
la Psychiatrie. Abandonnant le dilemme cartésien qui étrangle
la notion même de « maladie mentale », la Psychiatrie ne doit
être ni « mécaniciste » ni « psychogénétiste », car la « maladie
mentale » n'est ni un agrégat de symptômes mécaniques et sans
signification humaine ni une simple variation de comportement
sous l'influence de causes psychologiques ou sociales. La
« maladie mentale » est une forme de dissolution de l'activité
psychique conditionnée par un processus organique. Elle est à
cet égard analogue au rêve que libère le sommeil.

13
Étude n° 1 1. Folie et valeurs.
2. Rythme de la médecine.
3. Mécanicisme et psychiatrie.

LA « FOLIE » ET LES
4. La notion de « maladie mentale ».
5. La doctrine de De Clérambault.
6. Freud et la psychanalyse.

VALEURS HUMAINES
7. Conception Organo-dynamiste.
1 8. Rêve et psychopathologie.

La psychiatrie française, en tant que science et œuvre d'assistance, la première


en date et en prestige au siècle dernier, a subi un crépuscule auquel nos grands maîtres:
MAGNAN, SÉGLAS, RÉGIS, G. de CLÉRAMBAULT (pour ne parler que des disparus) n'ont
pas réussi à l'arracher. Et pourtant c'est bien chez nous, après la Révolution française ...c'est bien chez nous,
que la psychiatrie a pris son moderne essor. Cela ne saurait surprendre celui qui voit après la Révolution fran-
çaise que la psychiatrie a
clairement que les concepts qui constituent le fondement de notre science se groupent
pris son moderne essor...
et se déterminent sur le plan philosophique et social relativement au problème crucial ...ces concepts […] se
de la liberté, tout de même que ses règles pratiques, sur le plan de l'assistance, gravi- groupent et se détermi-
tent autour du respect de la liberté individuelle. Quoi qu'il en soit, après un brillant nent sur le plan philoso-
phique et social relative-
développement, la psychiatrie française a décliné. Cette crise, hors de nos frontières,
ment au problème crucial
est volontiers mise sur le compte de l'esprit français qui serait plus rationaliste, géo- de la liberté...
métrique et de surface, qu'intuitif, de finesse et de profondeur. Rien de plus faux. Et le ...pourtant la psychiatrie
malaise que tant de nos bons esprits éprouvent chez nous témoigne, au contraire, d'une française est en crise...

aspiration profonde restée insatisfaite et de dons inemployés. C'est le secret de tant de


vocations psychiatriques que j'ai vues se rompre ou s'éteindre dans l'indifférence et
l'apathie.

1. Reprise d'une allocution prononcée à la Faculté de Médecine de Paris à la séance inaugurale


des « Journées Psychiatriques » de mars 1945.
Cette allocution est restée naturellement sans grand effet et on ne peut que déplorer, sans trop
s'en étonner, que les Pouvoirs Publics continuent à ne pas prendre, sauf quelques exceptions (dont
il m'est particulièrement agréable de les remercier) les mesures nécessaires pour satisfaire aux
besoins grandissants de l'assistance psychiatrique. Sans doute la situation économique est-elle
responsable de l'indigence de l'équipement psychiatrique. Mais l'encombrement toujours crois-
sant des services rend impérieux et inéluctable le besoin de créer un puissant mouvement de cure
et de réadaptation sociale. La « machine psychiatrique » doit être portée à un plus haut degré de
rendement. Elle doit tourner plus vite et mieux et elle a besoin d'être servie et dirigée par un corps
de spécialistes beaucoup plus nombreux. Il n'y a que quatre cents « Psychiatres » en France. Il en
faudrait plus de mille. Tout le problème est là, à condition naturellement que la quantité soit
subordonnée à la qualité.

15
ÉTUDE N°1

Il faut saisir jusque dans leurs racines, dans les erreurs de l'esprit, les causes de
cette décadence où l'énergie des psychiatres se décourage et s'épuise en circuit fermé.
C'est tout d'abord le désintérêt presque total des pouvoirs publics et de l'opinion
publique à l'égard des problèmes sociaux de la psychiatrie. Cela peut et doit étonner
puisque l'aliénation mentale a, pour la société et dans la société, une telle résonance
qu'elle s'impose comme un phénomène médico-social de première grandeur et que
c'est, en effet, l'aspect de la pathologie qui requiert le plus immédiatement l'attention
des gouvernements. Rien de surprenant dès lors que la loi de 1838 ait été la première
loi d'assistance. Mais une fois défini, par elle (ou tout au moins par l'exercice devenu
rapidement traditionnel de ses dispositions), une fois défini l'aliéné comme un être
dangereux et à interner, une fois créé l'asile destiné à le recueillir et à le traiter, une fois
la part du feu faite, une fois « tuée la marionnette », le problème a pu paraître défini-
tivement résolu. Du même coup la société, ayant apaisé sa conscience collective et
assuré sa sécurité, a rejeté hors de son champ d'action ces êtres gênants et inquiétants
dont le bourdonnement importun et stérile menace son repos. Et plus aucun intérêt ne
Depuis la loi de 1838 ... le
désintérêt presque total s'est attaché aux « fous » autre que le devoir de subvenir tant bien que mal à leur oné-
des pouvoirs publics... et reuse existence. Qui oserait en effet s'intéresser à ces pauvres machines, à ces dange-
le peu d'empressement reux explosifs, opiniâtres si étrangement dans leur persévérance à persister dans leur
pour l'assistance psychia-
être et parfois leur lignée ? La mort est généralement le remède que, sans aller toute-
trique décidément recon-
nue comme un assez fois jusqu'à leur assurer, on souhaite à leur infortune.
médiocre tremplin... Si certaines expériences du passé nous ont montré quel parti pouvait être tiré de
la misère humaine par une exploitation démagogique bien orchestrée autour de
quelques « slogans » : lutte contre l'alcoolisme, lutte contre la tuberculose, lutte contre
les maladies vénériennes, etc., thèmes sans cesse renouvelés et peut-être, hélas! éter-
nels de la propagande politico-sanitaire, elles ont révélé peu d'empressement pour l'as-
sistance psychiatrique décidément reconnue comme un assez médiocre tremplin.
Faudrait-il penser que se doit établir comme une hiérarchie dans la misère et qu'elle
aurait, elle aussi, ses privilégiés et ses sacrifiés ?
Si c'est le critère de l'importance numérique qui doit mesurer l'intérêt à accor-
der aux fléaux sociaux, faut-il rappeler qu'un demi-million de familles sont, du fait des
affections psychopathiques, plus ou moins frappées d'inquiétude et de malheur ? Et si
c'est le critère pratique de la récupération sociale, est-il si éclatant d'évidence que les
guérisons et les récupérations sociales soient moins nombreuses chez nos malades
(chez qui elles atteignent un minimum de 30 à 35 pour cent) que dans ces maladies qui
suscitent le plus constamment la sollicitude de l'État et la pitié publique ?
A peine une exception est-elle cependant consentie pour cette portion de l'as-
sistance psychiatrique qui s'applique à l'enfance anormale. Certes les plus grands
espoirs que l'on peut fonder sur une plus grande plasticité de la pathologie psychia-

16
FOLIE ET VALEURS HUMAINES

trique infantile et la pitié qui s'attache à de si touchantes misères expliquent et justi-


fient ce choix, mais encore ne faudrait-il pas qu'il fût exclusif.
Une seconde cause de la crise psychiatrique est la méconnaissance sinon le Seconde cause de la crise
dédain dont témoigne le corps médical à l'égard du fait psychopathologique. Un méde- de la psychiatrie: la
méconnaissance sinon le
cin assure toujours volontiers et même parfois avec une paradoxale satisfaction qu'il
dédain dont témoigne le
n'entend rien à la psychiatrie. C'est même, parmi les banalités auxquelles nous sommes corps médical à l'égard
accoutumés, une des plus quotidiennes. De fait la formation médicale française exclut du fait psychopatholo-
(à l'exception de quelques stages brefs et non obligatoires pour tous) l'enseignement de gique...

la psychiatrie alors que dans certains pays étrangers, au contraire, il fait partie inté-
grante de la culture médicale. Je ne crois pas me tromper beaucoup en disant que 3 ou
4 pour cent seulement d'étudiants en médecine ont été placés dans des conditions d'en-
seignement ou simplement d'information telles qu'ils ont pu un moment se poser la
question de leur éventuelle vocation psychiatrique, la plupart d'entre eux ignorant tout
et de notre science et de notre carrière, alors que nous sommes 300 spécialistes pour
soigner quelque 300.000 malades psychopathes.
Les raisons d'un divorce aussi profond entre la médecine et la psychiatrie, entre
les hôpitaux et les asiles, entre la Salpétrière et Sainte-Anne, et qui va même jusqu'à
diviser le corps médical psychiatrique en deux parties, d'ailleurs inégales, les raisons
d'une telle séparation me paraissent résulter de la confusion même de la notion de
maladie mentale. Tantôt la psychose est considérée comme une maladie « non orga-
nique » (« puisqu'elle est psychique »!) et elle entre dans le domaine fantomatique du
« psychisme pur », de l'imagination et pour tout dire du néant. Tantôt entièrement
réduite aux affections organiques cérébrales, viscérales, humorales qui la déterminent
en effet, et confondue avec elles, elle devient « une maladie comme les autres » et rien
de plus. Autant dire que dans les deux cas la psychose perd toute existence, la psy-
chiatrie tout objet et le psychiatre toute importance ! Celui-ci plus ou moins incons-
ciemment assimilé à l'aliéné est regardé comme un jongleur de mots auquel on veut
bien reconnaître parfois quelque talent d'esprit bien plus propre à divertir qu'à forcer
l'estime.
On susciterait certainement bien des réactions et des protestations chez les
médecins, et spécialement les neurologistes, qui sont accoutumés à penser de la sorte,
si l'on se risquait à leur dire que leur attitude nihiliste à l'égard de la psychiatrie trou-
ve son origine dans la vieille conception cartésienne des rapports du physique et du
moral. C'est pourtant, je crois, ce qui explique que, chez nous plus qu'ailleurs, la sépa-
ration absolue du « mode de l'étendue » et du « mode de la pensée » se soit transpo-
sée et concrétisée en ce profond et néfaste fossé qui sépare dans l'esprit de tant de
médecins (lesquels prêtent et reprochent volontiers cette idée aux psychiatres) la
médecine de la psychiatrie. Il y a là, je supplie qu'on y prenne garde, un dangereux

17
ÉTUDE N°1

malentendu qui vicie, chez nous, l'enseignement de la psychiatrie et l'efficacité de l'as-


sistance aux psychopathes.
Une troisième cause de la décadence de la psychiatrie française provient des
psychiatres eux-mêmes. Certains par un goût assez paradoxal du « hara-kiri » adoptent
l'attitude si fréquente que je viens de dénoncer. Tantôt ils traitent les psychoses comme
un développement purement psychogénétique, une production purement psychique et
ils se perdent dans une « logomachie » sans objet. Tantôt ils réduisent la psychose à
ses seuls déterminants cérébraux ou humoraux, ne considèrent qu'eux et se réfugient
dans une psychiatrie du scalpel, du microtome ou du microscope, impuissante à saisir
la substance des troubles qui leur échappe parce qu'ils l'ont eux-mêmes systématique-
ment écartée. Beaucoup, vaincus par l'impossibilité de dominer les problèmes que la
dure exigence des faits propose insidieusement à leurs réflexions – ou bien (ce sont les
plus nombreux) se réfugient dans quelques travaux spéciaux minutieusement conduits
dont nos sociétés savantes portent le confidentiel témoignage – ou bien (et le cas est
certainement exceptionnel) érigeant leur impuissance en principe méthodologique,
s'abandonnent à un dilettantisme sceptique bien propre à assurer leur repos.
...Ce qui nous manque, Ne serait-ce pas que ce qui nous manque, à nous psychiatres, c'est LA PSY-
[…] c'est un corps de CHIATRIE ? Et par là j'entends, non certes les connaissances pratiques et cliniques
doctrine...
suffisantes pour exercer honorablement notre profession, mais un corps de doctrine.
Chez nous on n'aime pas les théories et on a, en un certain sens, bien raison si l'on
entend par là des abstractions sans référence à la clinique ou des dogmes qui ne souf-
friraient pas la discussion. Mais des théories scientifiques, des hypothèses qui harmo-
nisent et préparent les observations sont, qu'on le veuille ou non, indispensables à toute
science et la psychiatrie ne saurait s'en passer sans se condamner à son actuelle fai-
blesse. Elle doit s'imposer par la consistance de ses connaissances et de son appareil
théorique. C'est cela seul qui lui conférera sa décisive valeur scientifique dans le cadre
des sciences biologiques et médicales et assurera définitivement son prestige.
…Les remèdes à apporter Les remèdes à apporter à un tel état de choses ou bien découlent naturellement
dépendent de […] l'éla- de ce qui précède ou, pour ce qui est de l'exacte situation de la psychiatrie relativement
boration d'une psychia- aux sciences médicales en général et à la neurologie en particulier, dépendent de l'éla-
trie théorique, seule
boration d'une psychiatrie théorique, seule capable d'assurer un vigoureux système
capable d'assumer un
vigoureux système d'as- d'assistance, mais, leur exposé exigerait de telles discussions techniques que je m'en
sistance… voudrais, plus encore qu'on ne m'en voudrait, de les exposer ici. Qu'il me suffise de
dire qu'à mes yeux les principes essentiels d'un plan de réformes dans ce domaine
...la création d'une nou-
sont : l'aération et la diversité de l'assistance psychiatrique arrachée à l'unique adhé-
velle législation qui s'ap-
plique à l'étendue plus rence à son unique objet actuel : l'aliéné interné - la création d'une nouvelle législation
humaine et variée de l'ob- qui s'applique à l'étendue plus humaine et variée de l'objet de l'assistance, c'est-à-dire
jet de l'assistance... à toutes les formes et degrés de psychopathie - la nécessité d'un cadre unique et hié-

18
FOLIE ET VALEURS HUMAINES

rarchisé des médecins spécialistes pour tous les établissements publics de cures, d'as- …la nécessité d'un cadre
sistance et de prophylaxie psychiatriques. unique et hiérarchisé des
médecins spécialistes…
*
* *
Permettez-moi maintenant quelques brèves réflexions sur la valeur humaine
d'une psychiatrie non seulement médicale et biologique, mais qui doit se montrer réso- …La psychiatrie doit se
montrer résolument an-
lument « anthropologique » pour se trouver à la hauteur et à la mesure de son objet.
l
thropologique pour se
Pour bien saisir les exigences du problème pratique de la psychiatrie il faut, en trouver à la hauteur et à
effet, que soit exactement apprécié son objet la « folie », forme générique de toutes les la mesure de son objet…
psychoses et névroses. Rapportons-nous aux intuitions concrètes essentielles du pro-
blème, à ses « images d'Épinal ».
Regardons notre malade, comme un faisceau de forces tendues jusqu'à la mena-
ce dans la farouche concentration de son être hostile et irrité, investi de l'énigmatique
meurtre qui monte étrangement jusqu'à sa main. Ou voyons-le frappé de vertige, chan-
celant, trébuchant contre l'implacable réseau des contraintes logiques et sociales,
comme captif de la transparence perdue de son langage et ivre du rêve qui a éclaté en
lui, plein de vide, décimé et déchu.
Ces deux images, celle de l'effroi et celle de la pitié interfèrent et se mélangent
dans l'appréhension du problème humain que pose l'aliénation mentale. Le psycho-
pathe est en effet à la fois pitoyable et redoutable.
Mais, entre ces deux images extrêmes de l'intuition primitive, nous devons pla-
cer les cent images qui les mêlent. Ne voir dans la série qu'une de ces extrémités c'est
se condamner à vouloir ou laisser tous les aliénés en liberté ou écraser tous les psy-
chopathes sous le poids de la loi de 1838. Mais comme nos malades ne sont pas tous
des êtres dangereux ni tous des êtres déments, il faut que la psychiatrie assure son
contact bienfaisant avec toute l'étendue et la variété de son objet. Il faut, et ceci est plus
aisé à concevoir qu'à réaliser et à légaliser, il faut que le service fermé, unique pièce,

1. C'est de ce point de vue que se réclament la plupart des mouvements psychiatriques qui, un peu
partout, à la phase de « défense sociale » tentent de substituer une phase de « défense de l'homme
aliéné ». - Cet effort de « désaliénation », tâche fondamentale de la psychiatrie, a inspiré les
Journées psychiatriques Françaises de 1945 et de 1947 (BERNARD, BONNAFÉ, DAUMEZON,
FOUQUET, SIVADON, etc ... ). En Hollande avec RUMQUE, Van den HOLSTET, Van den BERG et en
Suisse avec BLEULER, BINSWANGER, etc..., dans les pays Anglo-Saxons avec de nombreuses
équipes, dans tous les pays peut-on dire, le vieil asile s'ouvre et le psychiatre s'ouvre avec lui. Les
travaux de l'école de Zurich comme ceux de celle d'Heidelberg s'inspirent plus nettement encore
de cet aspect « anthropologique » de la psychiatrie. Récemment, reprenant un des thèmes déve-
loppés chez nous par BONNAFÉ (Le personnage du Psychiatre, « Evolution Psychiatrique », 1948),
W. SCHULTE (Fortschritte der Neuro, octobre 1950) étudiait « le Psychiatre devant le miroir de son
malade ». De tels enthousiasmes - même et surtout s'ils doivent alarmer certains dans leur « mau-
vaise conscience » - sont l'honneur de notre profession.

19
ÉTUDE N°1

…il faut que le service jusqu'ici, de l'échiquier ne soit plus qu'une phase, ni nécessaire ni suffisante, d'un cycle
fermé, unique pièce, jus- d'assistance plus souple et plus varié comprenant des services d'observation, des ser-
qu'ici, de l'échiquier ne
vices de cures libres, des services de réadaptation sociale et de placement familial, des
soit plus qu'une phase, ni
nécessaire ni suffisante, colonies agricoles ; de telle sorte que l'internement ne puisse constituer ni la seule, ni
d'un cycle d'assistance même la plus fréquente solution d'assistance.
plus souple et plus Le remède administratif, qui paraît tenter quelques esprits et qui consisterait à
varié…
établir deux catégories artificielles de malades, l'une répondant au mélange assez obs-
cur de notions comme la « curabilité, l'acuité et la bénignité », et l'autre groupant les
« déchets » appelés à la fois « chroniques » « incurables » et « dangereux » (outre
qu'une telle organisation ne tarderait pas à faire éclater dans la pratique l'absurdité et
l'incohérence d'un tel assemblage) aggraverait encore tous les inconvénients du systè-
me actuel qui n'a justement pas su ou pu satisfaire, dans un même organisme juridico-
administratif, à la diversité des exigences naturelles du fait psychiatrique.
Mais revenons encore à l'objet de nos réflexions, au malade envisagé encore sous
son aspect générique. Il fut un temps (peut-être non révolu pour tous) où avec l'aliéné
tout psychopathe était considéré comme une machine. La maladie mentale, sorte de
monstre, semblait s'emparer de son être le posséder et en détruire totalement l'humani-
té. Cependant pour les techniciens modernes, plus attentifs aux mouvements de la vie
psychique de nos malades, la «folie », sous quelque forme psychopathique ou névro-
tique qu'elle se présente, ne saurait constituer une aliénation de substance, une forma-
tion mécanique hétérogène à la nature humaine. Le problème de la « folie » dans sa
généralité et sa multiplicité, tel qu'il se propose à notre sagacité, serait inintelligible si
tous les hommes ne possédaient des instincts et des passions qui, sans cesse, s'opposent
à leur unité, s'ils n'avaient ni mémoire ni imagination par quoi ils sont sollicités de s'éva-
der du présent et du réel, s'ils ne contenaient pas, dans les deux sens du mot, les sorti-
lèges et les enchantements de leur enfance et de leurs rêves. La « folie » brise seulement
le flacon de ces inconscientes vapeurs. C'est dire qu'elle est immanente à la nature
humaine, qu'elle est en puissance chez tous les hommes. Et ceci, qu'on veuille bien ne
pas s'y tromper, n'équivaut certes pas à reprendre, pour notre propre compte, cette
absurdité que l'on prête si souvent au psychiatre et qui serait la négation même de la
psychiatrie, savoir : que tous les hommes seraient « fous », - mais incline bien plutôt à
…ce malade est pour
nous, malgré sa maladie, considérer avec la profonde identité de matière, l'essentielle diversité de structure de
une surface de contact l'homme normal et du malade. Aussi est-il pour nous, ce malade, malgré sa maladie,
humain, une profondeur une surface de contact humain, une profondeur de résonance, un accent, un cri qui
de résonance, un accent,
émeut et blesse comme un écho du drame le plus authentiquement humain. Et cela l'as-
un cri qui émeut et blesse
comme un écho du drame sistance psychiatrique se doit de ne pas l'oublier. Les efforts des médecins ont répondu
le plus authentiquement depuis longtemps, sans que l'administration et la loi aient reconnu et consacré leurs ini-
humain… tiatives, à cette exigence du malade d'être traité avec le maximum d'égards dûs au maxi-

20
FOLIE ET VALEURS HUMAINES

mum d'humanité qu'il peut encore représenter. C'est ainsi que s'est constitué à l'intérieur … Il faut augmenter cet
de l'asile pour beaucoup de malades un nouveau monde, une néo-société. Il faut aug- effort, l'élargir et le faire
circuler au travers d'un
menter cet effort, l'élargir et le faire circuler au travers d'un système assez varié, pour
système assez varié, pour
permettre à chaque malade de se rapprocher le plus possible de la vie sociale. permettre à chaque mala-
de de se rapprocher le
* plus possible de la vie
sociale…
* *

De telles réformes, si elles ne constituent rien de plus que ce qui est voulu
depuis longtemps par la plupart des psychiatres, exigent cependant un enthousiasme et
une opiniâtreté qui doivent caractériser le renouveau psychiatrique que nous attendons
tous. Elles exigent aussi beaucoup de réflexion et de préparation car elles ne s'accom-
moderaient pas d'une trop hâtive improvisation. Enfin elles exigeront de puissants
moyens matériels. Il sera nécessaire, en effet, d'aménager des établissements, d'en
construire, de les équiper à la mesure des grands progrès thérapeutiques acquis depuis
30 ans. Il sera nécessaire notamment de renforcer le cadre, ridiculement restreint en
France, des médecins spécialistes chargés de tous les services de cette assistance. Nul
doute, cependant, en fin de compte, que les finances privées et publiques bénéficie-
raient du courant de réadaptation sociale et de l'effort thérapeutique accru qui ne man-
querait pas de se produire.

Permettez-moi en terminant d'ajouter que je ne pense pas, en formulant ici des


idées qui appartiennent pour la plupart à toute l'école psychiatrique française, expri-
mer seulement l'impatient désir de nos jeunes collègues mais certainement aussi le
souhait de tous les psychiatres avec nous qui, ne cessant de penser à égaler ceux qui,
chez nous, ont su s'acquérir tant de mérite dans les premières démarches de l'Esprit au
secours de l'Esprit, offrons notre expérience et notre bonne volonté au pays.

21
Étude n° 2

LE RYTHME MÉCANO-DYNAMISTE
1. Folie et valeurs.
2. Rythme de la médecine.
3. Mécanicisme et psychiatrie.

DE L’HISTOIRE DE LA MÉDECINE
4. La notion de « maladie mentale ».
5. La doctrine de De Clérambault.
6. Freud et la psychanalyse.
7. Conception Organo-dynamiste.
8. Rêve et psychopathologie.

Au cours des nombreuses discussions que nous avons depuis vingt ans avec notre
maître P. GUIRAUD, de ces discussions qui auront été pour nous à la fois un enseigne-
ment et un stimulant, cet excellent esprit nous déclara un jour: « Au fond, quand nous
sommes en présence d’un malade, je dis : il a une maladie - et vous, vous dites -il est
malade ». Nous lui fîmes remarquer que c’était dans cette opposition fondamentale
que résidaient les deux attitudes d’esprit qui se sont toujours combattues et ont alter-
né tout le long de l’évolution des doctrines médicales. Ce qui peut paraître un simple
jeu de mots est, en fait, le point de départ de deux conceptions entièrement différentes
de la pathologie. D’un côté une conception à la fois vitaliste, biologique, humorale et …« .Au fond, quand nous
totaliste, celle d’une pathologie synthétique relativement peu soucieuse de considérer sommes en présence d’un
la maladie comme un « corps étranger ». D’un autre côté une conception à la fois malade, je dis : il a une
maladie - vous, H. Ey,
mécaniciste, anatomiste, solidiste et atomistique d’une pathologie analytique appli-
vous dites - il est mala-
quée à isoler des « entités » « maladies ». C’est ce perpétuel (peut-être cet éternel) de... » (P. GUIRAUD)
balancement entre deux doctrines, leur interférence, leur opposition, leur succession
dans le succès de leur périodique hégémonie qui constitue le rythme de l’histoire de
la Médecine. Nous proposons d’appeler ces deux types de pathologie : la pathologie
dynamiste et la pathologie mécaniciste.
Cette idée a été lumineusement exprimée dans le livre de Gaston BAISSETTE sur
« HIPPOCRATE » 1. Cet historien de la médecine, en parlant de la fameuse, de la gran-
diose querelle dont les doctrines médicales sont nées, a écrit, à propos du primordial
antagonisme de deux cités, de deux écoles : COS et CNIDE : « cette rivalité est allée
s’amplifiant à travers les siècles, comme le rythme même des deux attitudes fonda-
mentales de l’esprit... Depuis lors deux théories sont en présence pour définir la cause
de la maladie : ou bien elle est due à une influence exogène extérieure étrangère à l’or-

1. G. BAISSETTE, Hippocrate, 1 vol., Éd. Grasset, Paris, 1931. [NdÉ: Rééd.: BAISSETTE G.:
Hippocrate, Paris, Plon, 1950.]

23
ÉTUDE N°2

ganisme qu’il faut déceler et combattre : aussi comme cette médecine étudie toujours
des faits isolés non rattachés à l’ensemble, certains auteurs l’ont appelée analytique.
Ou bien la maladie n’est pas étrangère à l’organisme, elle se rattache à tout un enchaî-
nement d’associations liées à la vie même du patient, elle est soudée au mécanisme
intrinsèque de la vie : on entendra appeler cause interne ou cachée ou endogène cette
cause morbifique et médecine synthétique celle qui s’y rattache parce qu’elle est liée
à l’ensemble des manifestations du corps humain. Ces deux positions ont tour à tour
occupé l’esprit suivant un rythme que nous retrouvons dans les alternances : COS et
CNIDE, hippocratisme et galénisme, vitalisme et organicisme, médecine synthétique et
médecine analytique... »
Les deux pôles d’attraction qui ont toujours sollicité et sollicitent l’esprit du patho-
logiste sont en effet le dynamisme et le mécanicisme pour autant qu’il s’agit de deux atti-
tudes doctrinales qui correspondent à une des plus profondes antinomies de la raison.
Le dynamisme est caractérisé, comme doctrine physio-pathologique par sa concep-
tion vitaliste et finaliste de l’organisme considéré comme un équilibre de force instinc-
tives déterminant ses formes et ses fonctions et subordonné au fonctionnement syner-
gique de ses parties dans la persévération de son être. Les corollaires de ce point de vue
... avec le dynamisme et le général sont l’humorisme, le totalisme et le physiologisme. En pathologie, le dynamisme
mécanicisme il s’agit de
est endogéniste et constitutionnaliste : les maladies sont comprises par lui comme des per-
deux attitudes doctrinales
qui correspondent à une turbations des fonctions vitales, leur étiologie est mixte, externe et interne. La cause inter-
des plus profondes anti- ne des maladies leur confère ce caractère d’être plutôt des affections que de purs et
nomies de la raison... simples accidents. La maladie n’est pas considérée seulement comme un traumatisme
mais comme une déchéance, un déséquilibre fonctionnel : elle est une réaction.
Le mécanicisme est caractérisé en tant que doctrine physio-pathologique par sa
conception matérialiste et déterministe de l’organisme considéré comme un agrégat
d’organes, de parties contribuant par l’addition de leurs forces et la juxtaposition de
leurs formes à former un ensemble soumis au hasard. Les corollaires de ce point de
vue général sont: le solidisme, l’atomisme et l’anatomisme. En pathologie, le mécani-
cisme est exogéniste : les maladies sont des processus parasites. La maladie n’est pas
considérée comme une déchéance, un déséquilibre fonctionnel mais comme l’effet
d’un simple traumatisme. La maladie n’est qu’un accident.
Le dynamisme est d’inspiration biologique et physiologique. Le mécanicisme est
d’inspiration physique et morphologique. Le premier admet une relative autonomie de
la vie par rapport à la matière. Le second fait de la vie une matière « simplement » plus
complexe. Le dynamisme accepte une certaine indétermination de la vie et de ses modi-
fications. Le mécanicisme est mathématiquement déterministe.
Chez beaucoup, chez la plupart des auteurs et dans beaucoup de systèmes toutes
ces thèses ne sont pas groupées correctement ni complètement mais chacune de ces

24
RYTHME DE LA MÉDECINE

attitudes fondamentales à l’égard des problèmes pathologiques définit un esprit,


c’est-à-dire une tendance philosophique à accepter l’un ou l’autre de ces systèmes.
C’est l’opposition de ces deux esprits qui constitue l’histoire de la médecine. Il est
facile de la dégager au travers des étapes essentielles : dans l’Antiquité, à la
Renaissance, au XVIIIe siècle, au XIX siècle et au XX siècle.
E E

Un premier aspect fondamental du système d’Hippocrate1 c’est le vitalisme.


L’univers et l’organisme dépendant d’un principe directeur : la Nature (tantôt appelée
« fusiw » tantôt « dunamiw »). Elle est une en tout mais infiniment variée. C’est un
agent inconnu dans son essence qui travaille tantôt pour le tout et les parties, quel-
quefois pour certaines et non pour d’autres. C’est le « principe » de ces réactions qui
s’accomplissent dans les maladies et les passions pour la sauvegarde de la santé et la
guérison des maladies. L’organisme est considéré comme une partie de la nature, sys-
tème de forces et de fonctions, animé par cet « enormon » qu’est l’âme ou « principe
vital » 2. L’âme est un mélange de feu et d’eau. Elle préside au développement de
toutes les parties. Chaque animal a son âme présente à toutes les parties, elle est sus-
... les aspect fondamen-
ceptible de plus ou de moins. C’est l’âme qui fait un grand animal d’un petit. L'âme taux du système
de l’homme se reproduit sans cesse jusqu’à la mort. Quand les maladies échauffent d'Hippocrate, c'est le
l’âme elle contribue ainsi à dévorer le corps. Vitalisme, l'Humorisme,
la Crise ( coction) comme
Un deuxième principe hippocratique c’est l’humorisme. L’organisme n’est pas
défense, le Naturisme
constitué par une seule humeur, mais encore par la pituite et les deux biles. Ces élé- réactionnel...
ments constituent la nature même de son corps. Le corps est formé d’un agrégat de
solides et de liquides. Les solides sont les parties contenantes. Les liquides sont les
humeurs. De l’action des liquides naissent les phénomènes vitaux. La juste proportion
des humeurs constitue la santé, c’est la crase. La rupture de l’équilibre c’est la dys-
crasie ou maladie.
La troisième caractéristique de l’Hippocratisme c’est la notion de crise. C’est
elle qui définit la maladie comme moyen de défense de l’organisme. Le processus
essentiel de la maladie c’est la coction. « HIPPOCRATE, dit BROUSSAIS, parait voir dans
la maladie aiguë une sorte d’incendie général du corps vivant qui tantôt se prononce
davantage dans une région et menace d’y produire un abcès, tantôt semble consumer
également tous les organes et qui, dans les deux cas, finirait, en s’évaporant, par anéan-
tir la vie si le feu ne s’éteignait par une hémorragie ou si certaines humeurs n’étaient
éliminées après avoir subi le changement qui de l’état de crudité, les fait passer à l’état
de coction. » La crise est l’expression phénoménale de la coction, c’est-à-dire le pro-

1. On trouvera dans le livre de G. BAISSETTE, Hippocrate et dans tous les ouvrages d’Histoire de la Médecine,
les indications bibliographiques, les analyses et commentaires nécessaires sur le Corpus Hippocraticum.
2. D’ailleurs M. BAISSETTE insiste sur le fait que l’âme n’est pas dans Hippocrate séparée du jeu des forces
matérielles. Rien de plus juste et rien de plus conforme à la grande tradition qui va d’ARISTOTE à BERGSON.

25
ÉTUDE N°2

cessus curateur. La Nature est médicatrice.


Un quatrième aspect du dogmatisme hippocratique est constitué par son naturis-
me, c’est-à-dire par le principe de la solidarité de l’organisme et de la nature, dont le
corollaire est la solidarité des parties dans le tout. C’est l’aspect totaliste de l’organi-
cisme hippocratique, c’est sa signification biologique la plus profonde. Dans la
Médecine tout est un, un est tout. Toute chose participe à l’Univers. Tout est semblable
étant dissemblable, tout est convergent étant divergent, parlant et non parlant, intelli-
gent et inintelligent : le mode de chaque chose est contraire, étant 1 concordant. Cet
« Hylozoïsme » se retrouve dans la conception hippocratique de l’organisme qui forme
un tout. De cette conception découle d’abord la théorie des tempéraments qui exprime
l’inter-réaction de l’Univers sur l’homme. Le tempérament est la manière d’être, l’ac-
tivité fonctionnelle totale de l’individu, envisagée à un moment de son évolution. Le
tempérament de chaque individu change à tout instant. C’est pourquoi Hippocrate
compare l’homme aux saisons, car tout dans la nature, l’histoire, l’homme, l’Univers
passe par des phases de naissance, de croissance, de maturité et de mort.
…« Voulant démontrer,
écrit HIPPOCRATE, avec Quant à la nature des maladies, elles proviennent de causes variées, le défaut de
exactitude les variétés de proportion entre l’aliment et l’exercice, les vents, les marécages, les eaux, l’air, les
chaque maladie, ils se variations dans l’organisme du chaud et du froid, l’hérédité, la contagion, les condi-
sont égarés...»
tions d’existence, la richesse ou la pauvreté, les excès vénériens, le mouvement des
astres et des saisons. Toutes ces forces naturelles peuvent produire des variations mor-
bides de l’équilibre des humeurs, c’est-à-dire des maladies. Aussi Hippocrate cri-
tique-t-il l’école de CNIDE : «Voulant démontrer, écrit-il, avec exactitude les variétés
de chaque maladie, ils se sont égarés. Car sans doute le dénombrement ne serait pas
facile si pour le caractère du partage d’une maladie en espèces on recherche en quoi
un cas diffère d’un autre, et si à chaque affection qui d’après ce principe ne paraîtrait
pas identique on imposait un nom qui ne fût pas le même. »
Telle est sommairement résumée la conception philosophico-médicale vitaliste,
finaliste, humoriste et totaliste de la pathologie hippocratique. Si, en dépit de ses
contingences surannées, le système a été érigé en modèle immortel ce n’est pas par
hasard : il représente, en effet, dans sa substance le premier et important mouvement
dynamiste dans l’histoire de la Médecine.
Naturellement l’attitude inverse a été celle de l’école de CNIDE, de cette petite cité
située sur le Chersonèse de CNIDE et qui était rattachée à l’Asie Mineure par une
langue de terre que l’oracle avait interdit de couper, de telle sorte qu’elle se dressait

1. On reconnaît dans cette philosophie de la nature l’influence des grands thèmes des spéculations
grecques ( contre les Eléates, la dialectique des contraires d’HÉRACLITE ). C’est une métaphysique
du Devenir et de l’unité dynamique du monde que celle d’HIPPOCRATE.
On saisit de quel tour « moderne » et « hégelien » elle peut paraître de nos jours.

26
FOLIE ET VALEURS HUMAINES

en face de COS, sa rivale. THÉOPOMPE n’a pas écrit moins de douze livres sur cette riva-
lité, cette opposition de doctrines! CTÉSIAS, EURYPION et plus tard CHRYSIPPE (336)
sont les représentants les plus connus de l’école de CNIDE. C’étaient surtout des ana-
tomistes. Leurs doctrines en font les premiers opposants au dynamisme hippocratique
et, en mécanicistes authentiques, on les voit, au travers de leurs travaux et théories,
appliqués à la morphologie, à l’empirisme, à l’isolement des entités et aux médica-
tions spécifiques.
Dans les siècles qui suivirent le Dogmatisme, avec POLYBE le gendre
d'HIPPOCRATE, THÉNATOS, DRACON, DIOCLES de Caryste et PRAXAGONAS de COS, animé
par la pensée de PLATON d’abord puis d’ARISTOTE, reprit à son compte le dogme hip-
pocratique. Tandis que l’empirisme des Égyptiens (ÉRASISTRATE, HÉROPHILE,
SÉRAPION, et PHILINUS) s’opposait à la tradition de COS par son solidisme anatomique
et son goût des entités morbides.
Plus tard, juste avant l’ère chrétienne, nous retrouvons la même opposition entre …Plus tard, juste avant
l’ère chrétienne, nous
le Pneumatisme (AGATHON de Sparte, ARCHIGÈNE d’Apennée, ARETÉE de Capadoce)
retrouvons la même oppo-
et le Méthodisme (ASCLÉPIADE, THÉMISON, SORANOS d’Éphèse). Tandis que les secta- sition entre le Pneuma-
teurs du pneumatisme s’appuyaient sur ZÉNON, les méthodistes se revendiquaient d’É- tisme et le Méthodisme…
PICURE. Or, comme l’écrit L. ROBIN 1, entre ÉPICURE et ZÉNON « l’opposition est par-
tout, sur le terrain du matérialisme entre le vitalisme et le mécanisme, sur le choix d’un
patronage présocratique (HÉRACLITE ou DÉMOCRITE ) : à la place des combinaisons
fortuites, le finalisme... ; à la place d’une agrégation des simples le mélange total. Bref
ce sont moins des différences que des réactions, et comme le corps à corps, de deux
philosophies ». Les deux mouvements doctrinaux cherchèrent enfin à se concilier dans
les doctrines éclectiques de CELSE et de GALIEN qui clôturèrent l’évolution médicale
de l’Antiquité.
A la Renaissance les mêmes principes doctrinaux dressèrent les médecins les uns …A la Renaissance les
mêmes principes doctri-
contre les autres. La chimiatrie de PARACELSE était d’inspiration dynamiste et néo-hippo-
naux dressèrent les méde-
cratique. Elle déclencha la réaction des Iatromécaniciens (HARVEY, SANCTORIUS, cins les uns contre les
BORELLI) qui s’abritaient sous le couvert du mécanicisme de DESCARTES. BAGLIVI autres…
lui-même finit par s’emporter « contre ceux qui ne voient dans l’estomac qu’une cornue,
dans le cœur qu’un ressort, dans les viscères que des cribles, dans les artères que des tubes
hydrauliques, dans les poumons qu’un soufflet, dans les muscles que des cordes... ».
L’hippocratisme prit sa revanche avec VAN HELMONT et avec « l’Hippocrate anglais »,
SYDENHAM, à la fin du XVII siècle; il acquit une vigueur nouvelle au cours du XVIIIe siècle avec
E

STAHL, HOFFMAN et plus tard avec l’école de Montpellier sous la direction de BARTHEZ 2.

1. L. ROBIN, La pensée grecque, Paris, 1923, p. 409.


2. W. RIESE (An outline of a history of ideas in Neurology, « Bulletin of the History of Médecine »,
XXIII, n° 2, 1949) a bien mis en évidence la position « antipodique » de STAHL et de VIRCHOW.

27
ÉTUDE N°2

Au XIXe siècle enfin le développement des sciences anatomiques et physiolo-


giques, le triomphe de l’analyse clinique et la naissance de la bactériologie, au travers
de mille vicissitudes, d’hésitations et controverses (BICHAT, HALLER, CLAUDE
BERNARD, BURDACH, VIRCHOW, etc.) aboutissent à une médecine radicalement méca-
niciste et anti-hippocratique à la fin du XIXe siècle et au début du nôtre.
*
* *
Notre siècle est cependant assez avancé et ses cinquante premières années for-
ment un cycle apparemment déjà si fermé qu’il est, certes, présomptueux mais
peut-être non tout à fait prématuré de tenter d’en pénétrer l’esprit et d’en faire le point
à l’égard du problème qui nous occupe. Les courants doctrinaux de la médecine de
1900 à nos jours semblent en effet déjà se dessiner et confluer en une vive réaction
... le développement nor- contre le XIXe siècle, selon le développement normal de l’esprit humain qui loin de
mal de l’esprit humain suivre une ligne ascendante et droite, celle du progrès, paraît obéir à quelque rythme
loin de suivre une ligne
ascendante et droite, celle
profond et obscur de la nature humaine qui alternativement brûle ce qu’elle a adoré et
du progrès, paraît obéir à adore ce qu’elle a brûlé. La science elle-même ne paraît pas hélas! suivre une trajec-
quelque rythme profond toire plus sûre ni plus inflexible. On se prend parfois à se demander si « elle ne tour-
et obscur de la nature ne pas en rond » pour peu que l’on aime à considérer son développement historique et
humaine qui alternative-
ment brûle ce qu’elle a
que l’on s’intéresse spécialement aux sciences biologiques et médicales. Que dans ce
adoré et adore ce qu’elle circuit un peu de vérité soit arraché à chaque tour de spirale, à la nature, cela est déjà
a brûlé... beau et réconfortant, mais combien nous trouvons-nous ainsi éloignés de l’euphorique
confiance des CONDORCET et des Auguste COMTE !
C’est bien par un retour - encore peu sensible mais qui se développera selon toute
vraisemblance -à l’Hippocratisme enterré par le XIXe siècle que le XXe siècle paraît vou-
loir se définir comme étape de l’histoire de la médecine. Le retour à une pathologie
plus synthétique, à l’humorisme, au vitalisme et au naturisme paraît constituer les tra-
vées d’organisation de cette évolution néodynamiste l.
Tout d’abord contre la théorie microbienne exogène, la notion de terrain a été res-
taurée. Cela était inévitable car il fallait bien expliquer l’immunité. Si les sérums pou-
vaient à première vue consacrer la place de la pathologie microbienne au rang des

1. On trouvera dans un grand nombre de travaux, articles et volumes l’indice de cette évolution.
Citons parmi eux le livre de P. MAURIAC : Aux confins de la Médecine (1926); celui de BONNIER :
Défense organique et centres nerveux; celui d’ALLENDY : Orientation des idées médicales
(1929) ; le livre de TZANK : Immunité, intolérance et biophylaxie (1932) et ses articles dans la
Presse médicale . Le volume de RAPPIN : Considérations sur les maladies infectieuses ; celui de
Ch. NICOLLE : Destin des maladies infectieuses ; celui de JACQUELIN : Directive en pratique médi-
cale (1935) ; celui de A. LUMIÈRE : La renaissance de la Médecine humorale (1935), celui de
DELORE : Les tendances de la médecine contemporaine (1936). Le développement de la
Médecine psycho-somatique particulièrement en Amérique sous l’influence des travaux de
WEISS et DUNBAR (1943) constitue un mouvement médical qui revient à la conception « totalis-
te » hippocratique traditionnelle. – Nous y insisterons plus loin pp. 33 et 34.

28
RYTHME DE LA MÉDECINE

pathologies exogènes, les vaccins posaient un problème physiopathologique irréduc-


tible à la seule virulence des agents pathogènes externes. Toutes les études sur l'im- ... Toutes les études sur
l'immunité, le choc ana-
munité, le choc anaphylactique, la sensibilisation, l'intolérance conduisent à l'impor-
phylactique, la sensibilisa-
tance de la réaction individuelle des facteurs internes ou endogènes et du rôle des tem- tion, l'intolérance condui-
péraments et de l'hérédité. Les faits d'absence de contagion, la marche même des épi- sent à l'importance de la
démies, le microbisme latent, l'incertitude touchant les « virus filtrants », les variations réaction individuelle des
facteurs internes ou endo-
des espèces microbiennes, les modalités du « génie épidémique » constituent autant de
gènes et du rôle des tempé-
faits qui rendent difficile la doctrine purement parasitaire de la maladie. C'est ainsi que raments et de l'hérédité...
Ch. NICOLLE a pu souligner « le rôle essentiel de l'homme » dans la genèse des mala-
dies infectieuses. Le microbe, dit DELORE, est seulement « le vecteur d'un rythme par-
ticulier », et, déclare encore cet auteur, « le processus morbide infectieux a deux
phases pathogéniques : le microbe et le terrain ». Le microbe agit en modifiant le ter-
rain ou bien il se développe sur un terrain préparé. La thérapeutique n'est d'ailleurs pas
toujours spécifique dans les maladies microbiennes et c'est là un argument crucial.
Tout se passe donc comme si très rapidement la bactériologie était parvenue au point
culminant de ses conquêtes et comme si elle avait trouvé ensuite dans la nature des
choses une résistance (échec de certains vaccins ou sérums, insuccès des recherches
d'agents pathogènes ou encore faillite des explications touchant la virulence).

Ensuite, contre les entités anatomo-cliniques la médecine actuelle paraît se pré-


senter également en réaction, en s'affirmant plus synthétique, en effaçant ce qu'il y a
eu souvent d'artificiel dans l'isolement d'un grand nombre de formes pathologiques,
…La notion toujours plus
d'entités. La notion toujours plus étendue de « syndrome » rend moins vives les limites
étendue de « syndrome »
réciproques de ces entités. Les processus décrits se présentent avec une grande abon- rend moins vives les
dance de formes de passage ou d'espèces voisines. De grands groupes pathologiques limites réciproques de ces
en dermatologie comme en gastro-entérologie, en cardiologie comme en neurologie entités. Les processus
décrits se présentent avec
tendent à se substituer aux affections particulières. Même dans le domaine des fièvres
une grande abondance de
infectieuses si on en croit NICOLLE, des groupements plus synthétiques se substituent formes de passage ou
aux infections spécifiques et particulières. A ce travail de synthèse clinique est liée d'espèces voisines…
l'importance des facteurs humoraux ou agents de liaison des diverses parties de l'or-
ganisme. Les apports de la chimie biologique, les notions de régulation hormonale, de
« colloïdoclasie », d'équilibre acide-base, l'étude des divers métabolismes (de l'eau,
des lipides, des glucides des protides, des ions, etc.) les acquisitions de l'endocrinolo-
gie, de l'hématologie, de la cytophysiologie, l'importance de la pathologie du système
réticulo-endothélial et des équilibres cellulaires 1 convergent toutes dans ce sens.

1. Nous avons tous lu, par exemple, avec intérêt les travaux considérables de Charles ACHARD ou
ceux de Noël FIESSINGER (Cf. spécialement : Les troubles des échanges nutritifs d'ACHARD, 1926,
et les Traversées biologiques de FIESSINGER, 1937).

29
ÉTUDE N°2

Deux autres aspects de cette réaction sont sensibles dans le développement des
études sur les types biotypologiques des écoles française, italienne ou allemande et l'im-
…Le livre d'Oswald portance des facteurs psychiques et sociaux dans les maladies. Le livre d'Oswald
SCHWARZ a constitué le SCHWARZ - et de ses collaborateurs 1 a constitué le point de rencontre du mouvement psy-
point de rencontre du
chanalytique et du « vitalisme » allemand de Von UEXKULL, de H. DRIESCH , de V. Von
mouvement psychanaly-
tique et du « vitalisme » WEIZSACKER et a constitué le prélude du mouvement qui aux U. S. A. a donné l'essor à
allemand de Von la Médecine psychosomatique (WEISS et DUNBAR, 1943). Celle-ci ne constitue, somme
UEXKULL, de H. DRIESCH , toute, qu'un retour au sein maternel de la Médecine, à « l'utérus » hippocratique.2
de V. Von WEIZSACKER et a
Naturellement, la thérapeutique « moderne » a suivi le mouvement, elle est deve-
constitué le prélude du
mouvement qui aux nue plus humorale et moins « spécifique » (hormones, chocs, antihistaminiques, etc.).
U.S.A. a donné l'essor à Enfin l'anatomie-physiologie du XIXe siècle, sans rien perdre de ses conquêtes,
la Médecine psychosoma- s'oriente également dans un sens plus profondément biologique et moins morpholo-
tique (WEISS et DUNBAR,
gique. La physiologie des organes est réintégrée dans le milieu intérieur « humoral ».
1943)…
Au lieu d'être, comme à l'époque nécessaire et féconde de l'analyse physiologique,
concentrée sur les fonctions spéciales des organes c'est maintenant sur les grands pro-
cessus biologiques de régulation et d'équilibre du milieu humoral que la physiologie
se tourne : intégration des métabolismes dans les équilibres cellulaires, les rythmes et
les circuits vitaux oscillants (physique biologique) – intégration des activités orga-
niques dans la vie de relation par les activités nerveuses etc. Tels sont les thèmes prin-
cipaux de la physiologie moderne où l'organe s'efface devant la fonction, la partie
devant le tout. Sans doute un très grand nombre de travaux sont encore conçus dans
un esprit différent, mais ce que nous voulons souligner, c'est qu'après le XIXe siècle,
alors que l'humorisme et le vitalisme paraissaient morts, le XXe siècle les voit non peut-
être prédominer encore mais déjà renaître.
*
* *
Au terme de cet exposé nous pouvons embrasser d'un regard le perpétuel balan-
cement des doctrines médicales. Tantôt l'une, tantôt l'autre des attitudes extrêmes a
dominé la médecine dans la succession des siècles. Peut-on faire un bilan du mouve-
ment le plus efficace, déterminer si les conceptions dynamistes hippocratiques ont

1. O. SCHWARZ, Psychogenie und Psychotherapie körperlichen Syndromen, Éd. Springer, Berlin,


1925, 481 p.
2. H. DELGADO, (La Medicina y la Psicologia, Revista de Neuro-Psiquiatria, 1945), rappelle à ce
propos le mot de JASPERS : « Les médecins sont à la hauteur de leur tâche dans la mesure où ils
sont psychiatres. » Cette vérité s'impose d'elle-même et notamment aux praticiens expérimentés.
En 1939, (Münch. Med. Woch.) Carl FEVERS ayant fait une enquête auprès de 300 praticiens
recueillit 80 à 90% de réponses favorables à la question de savoir s'il fallait apprendre dans les
Facultés de Médecine, la psychologie médicale.... Seuls, peut-être, certains « Psychiatres »
seraient d'un avis contraire !!!

30
RYTHME DE LA MÉDECINE

apporté plus de faits précis, se sont montrées plus fécondes que les doctrines mécani-
cistes anti-hippocratiques ? La balance paraît à peu près égale à cet égard entre les
deux mouvements. Il est juste cependant de faire remarquer que le mécanicisme du
XIXe siècle paraît avoir entraîné l'acquisition d'une masse de connaissances considé-
rables mais il semble actuellement avoir atteint ses limites et comme son épuisement.
En général d'ailleurs les théories mécanicistes paraissent avoir été toujours plus empi-
riques, plus cliniques et plus thérapeutiques dans leur application à la pathologie inter-
ne. Nous verrons qu'il n'en est pas de même pour cette partie de la médecine qu'est la
psychiatrie. Mais dans le domaine des maladies organiques, des affections des divers
appareils, elles semblent non seulement nécessaires mais peut-être supérieures aux
doctrines humorales. Il n'en reste pas moins que lorsque chaque phase du mouvement
mécaniciste atteint ses limites il doit être renouvelé et laisser la place au souffle hip-
pocratique qui ranime la pathologie que le mécanicisme a tendance à « dessécher » et
à « atomiser ». La médecine se régénère à chaque phase de son développement en ... La médecine se régénè-
renouant périodiquement avec l'esprit de synthèse dynamiste et vitaliste par quoi elle re à chaque phase de son
développement en renou-
reprend contact avec l'unité de la vie. Si donc les deux mouvements sont nécessaires
ant périodiquement avec
et féconds, si malgré son incontestable mérite d'avoir orienté la médecine, notamment l'esprit de synthèse dyna-
au XIXe siècle, vers des découvertes splendides et que nul ne peut sérieusement songer miste et vitaliste par quoi
à avilir, cependant le mécanicisme s'essouffle et atteint assez rapidement ses propres elle reprend contact avec
l'unité de la vie....
limites. Il est donc naturel qu'après les tendances anti-hippocratiques mécanicistes et
matérialistes de la médecine du siècle dernier, une nouvelle ère maintenant se lève...

D'ailleurs même quand l'une ou l'autre conception paraît avoir acquis une hégé-
[Mais en fait]: ... les deux
monie presque incontestée dans le détail des théories pathologiques, les deux ten-
tendances fondamentales
dances fondamentales de l'esprit médical ne cessent de s'affronter. Ce sont elles qui de l'esprit médical ne ces-
passionnent les débats de la médecine. Qui ne voit que, lorsque nous discutons sur l'or- sent de s'affronter...
ganisme, l'origine parasitaire ou cellulaire du cancer, sur la contagion de la tuberculo-
se, sur l'efficacité d'un vaccin, sur l'étiologie du diabète, sur l'autonomie des néphroses,
ou l'importance du facteur « rhesus », etc., ce sont encore les reflets de ces deux atti-
tudes d'esprit qui entrent en jeu et figurent comme l'écho, après vingt-cinq siècles, des
querelles qui, dans la mer Égée, opposèrent Cos et CNIDE...

LES TENDANCES ACTUELLES DE LA PHILOSOPHIE


ET L'ÉVOLUTION DE LA MÉDECINE.

Naturellement en envisageant ici le problème des rapports de la médecine et de


la philosophie, nous n'entendons pas dresser ce tableau à tous les progrès de la
Médecine. Nous savons bien que les connaissances sur l'incompatibilité des groupes

31
ÉTUDE N°2

sanguins, la découverte de l'A.C.T.H., l'exsanguino-transfusion, les greffes de tissus et


d'organes, les implantationss de placenta, la guérison des infections éberthiennes par
la chloromycétine, les découvertes électro-encéphalographiques, les succès de la chi-
rurgie cardiaque ou les formidables installations du cyclotron de LAWRENCE et mille
autres réalisations magnifiques de la médecine ou de la chirurgie sont, comme telles,
des progrès techniques n'ayant que des rapports nuls ou bien lointains avec1e mouve-
ment des « idées médico-philosophiques », Aussi n'en ferons-nous état dans ce travail
que dans la mesure où elles peuvent nous y aider.
Il existe cependant, comme nous venons de le voir, un « rythme mécano-dyna-
miste de l'histoire de la médecine ». Le corps doctrinal de la médecine de l'antiquité
gréco-latine a profondément lié la médecine hippocratique de l'école de COS aux spé-
culations d' Héraclite et des Éléates – celle de l'école médicale CNIDE au mécanisme
atomistique de l'école philosophique d'ABDÈRE – le fameux « dogmatisme » de POLYBE
à PLATON – le « pneumatisme » à ZÉNON – le « méthodisme » d'ASCLÉPIADE à ÉPICU-
RE. Nous retrouvons à la Renaissance et jusqu'au XVIIe siècle cette même oscillation
des doctrines entre la chimiatrie néo-hippocratique de PARACELSE et l'école des iatro-
mécaniciens qui trouvèrent dans la concentration mécaniciste « cartésienne » de la
physiologie un sérieux appui sinon leur inspiration. De nouveau l'hippocratisme reprit
sa revanche avec Van HELMONT et le célèbre SYDENHAM à la fin du XVIIe siècle, puis
avec STAHL, HOFFMAN et l'École de Montpellier sous la direction de BARTHEZ au XVIIIe
siècle.
…Avec le XIXe siècle et le Avec le XIXe siècle et le grand développement des techniques microscopiques et
grand développement des
physiologiques, la Médecine s'installa à nouveau dans une position mécaniciste
techniques microsco-
piques et physiologiques,
conforme à l'idéologie de l'ère positiviste et du matérialisme scientifique. Après
la Médecine s'installa à LOCKE, HELVETIUS et de La METTRIE la conception matérialiste et déterministe de la
nouveau dans une posi- biologie et de la psychologie devait facilement triompher, les esprits y étant tout pré-
tion mécaniciste confor-
parés par les progrès de l'anatomie pathologique (MORGANI), et de la physio-patholo-
me à l'idéologie de l'ère
positiviste et du matéria-
gie des appareils et des organes considérés comme des parties isolables et seulement
lisme scientifique... juxtaposées de l'organisme. La médecine analytique de l'école anatomo-clinique dont
les impérissables découvertes ont illustré les noms de grands cliniciens (LAËNNEC,
SKODA, TRAUBE) et de grands anatomopathologistes (CRUVEILHER, VIRCHOW) a connu
le triomphe de la médecine expérimentale issue des travaux de Johan MÜLLER , de
Claude BERNARD, de MAGENDIE, etc... La nosographie des « entités », la pathologie des
organes et des fonctions isolés s'installèrent en souveraines. La découverte des mala-
dies bactériologiques (PASTEUR, KOCH, EBERTH) apporta un argument de plus en faveur
d'une conception qui se représentait la maladie comme une sorte de « corps étranger »,
de « parasite », comme l'effet d'une « possession » accidentelle détruisant tel ou tel
organe et y déterminant des symptômes « pathognomoniques ». La naissance à la

32
RYTHME DE LA MÉDECINE

même époque de la pathologie du système nerveux grâce au développement des tech-


niques expérimentales et microscopiques d'une part (DUCHÈNE de Boulogne, VULPIAN,
BROCA, WERNICKE) et de l'usage universalisé du concept de « réflexe » d'autre part
confirma encore, en raison de la possibilité de « localiser » des affections d'après le
siège et la forme des symptômes (localisations nerveuses, centres cérébraux), les posi-
tions doctrinales de la médecine mécaniciste du XIXe siècle.
Il sembla alors qu'ayant « définitivement » échappé à l'étreinte des « doctrines
philosophiques » dont elle était pourtant tributaire, la médecine allait se développer
comme une science physico-chimique parfaitement construite sur les bases solides de
l'expérimentation et de l'observation. Mais cette expérimentation et cette observation ...L'expérimentation et
étaient seulement conçues comme des disciplines dont le paradigme devait être recher- l'observation étaient seu-
lement conçues comme
ché dans la physique, la chimie et les mathématiques, pour autant que celles-ci assu-
des disciplines dont le
raient le « triomphe de la science » déterministe conçue dans le style d'Auguste paradigme devait être
COMTE, de TAINE et de RENAN et dont les œuvres et découvertes de LAVOISIER, recherché dans la phy-
HELMOLTZ, GAY LUSSAC, CLAUDIUS, CARNOT, BERTHELOT, etc... apparaissaient comme sique, la chimie et les
mathématiques...
le modèle sinon le dernier mot.
*
* *
Or, cette « science médicale » à l'instar des autres sciences de la nature soumi- ... La « crise de la méde-
cine », de cette médecine-
se à la discipline d'une analyse rigoureuse, régie par les principes d'une causalité méca-
là, a été dénoncée dès la
nique installée dans une biologie sans vie et une « psychologie sans esprit », tout entiè- fin du premier lustre de
re dominée par des notions statiques, solidistes et atomistiques, s'est trouvée dans une notre siècle...
impasse. La « crise de la médecine », de cette médecine-là, si elle est encore ignorée
de certaines écoles, a été dénoncée dès la fin du premier lustre de notre siècle.
... l'éviction du domaine
Rappelons seulement les cris d'alarme de B. ASCHNER 1, de LUDOLF VON KREHL 2, d' de la maladie de la per-
ALLENDY 3, de DELORE 4 etc... Mais pour bien saisir la portée de ces « renversements sonnalité du malade
de vapeur » il faut voir clairement que cette prise de conscience exprimait une pro- devait particulièrement
être considérée comme
fonde aspiration qui de BICHAT à FREUD avait mal caché ses exigences et ses impa-
une lacune grave par les
tiences dans l'esprit des physiologistes et des cliniciens. Naturellement l'éviction du médecins psychologues et
domaine de la maladie de la personnalité du malade devait particulièrement être consi- psychiatres. Rien d'éton-
dérée comme une lacune grave par les médecins psychologues et psychiatres. Rien nant que FREUD à cet
égard ait été un des pre-
d'étonnant que FREUD à cet égard ait été un des premiers artisans de ce renversement
miers artisans de ce ren-
d'orientation des sciences médicales qui a fini par placer la pathologie psychique non versement d'orientation
des sciences médicales…
1. B. ASCHNER, Die Krise der Medizin, 1928.
2. L. von KREHL, Standpunkte in der innerers Medizin, 1926; Krankheitsform und Persönlichkeit,
1928.
3. ALLENDY, Orientation des idées médicales, 1929.
4. DELORE, Les tendances de la Médecine contemporaine, 1936.

33
ÉTUDE N°2

plus en queue mais en tête de la médecine. Rien d'étonnant non plus à ce que de nom-
breux neurologistes comme H. JACKSON au XIXe siècle, comme GOLSTEIN plus récem-
ment, aient grandement contribué à réagir contre la médecine mécaniciste. Depuis
vingt ans, tous les traités de médecine, de physiologie, de pathologie, l'ensemble même
de la littérature médicale portent la marque de cette nouvelle orientation « synthé-
tique ». C'est elle que nous allons maintenant tenter de définir en montrant qu'elle s'in-
sère dans un mouvement qui la dépasse Il faudrait une connaissance beaucoup plus
exacte et approfondie de la philosophie et de l'évolution des sciences que celle que je
puis mettre au service du lecteur, pour tracer un tableau fidèle de l'empreinte philoso-
phique sur ces nouvelles tendances de la médecine contemporaine.
*
* *
En s'éloignant du mécanisme et de la nosographie statique et morphologique, en
retournant à l' « utérus hippocratique » la médecine contemporaine a retrouvé l'aspect
...C'est une profonde dynamique de l'organisme et de ses altérations morbides. C'est une profonde modifi-
modification des concepts cation des concepts de causalité qui a accompagné et engendré cette volte-face. Rien
de causalité qui a accom-
de plus éloigné de la médecine du siècle dernier que ces notions qui correspondent à
pagné et engendré cette
volte-face...
des formules comme « crises salutaires », « défense de l'organisme », « réaction vita-
le », « évolution fonctionnelle de l'ensemble des organes », « évolution et dissolution
de fonctions ». « énergie psychique », « phénomène de suppléance », de « compensa-
tion», de « structure du comportement », « d'interactions du terrain constitutionnel et
des facteurs exogènes », idiosyncrasies de tempérament et de caractère, « cycles évo-
lutifs morbides - héréditaires ou acquis, engageant la totalité de l'organisme »,
…Tous ces concepts réin- (Gestalt), « réponses a-spécifiques », etc. Tous ces concepts réintroduisent la finalité
troduisent la finalité dans
dans l'étiologie et la pathogénie des maladies. Cette cause finale s'opposait, au temps
l'étiologie et la pathogé-
nie des maladies...
où KANT se préoccupait de garantir la valeur apodictique de la science newtonienne, à
la forme de finalité causale efficiente, comme une conation interne vers son objet s'op-
pose à la relation de l'effet relativement à la cause que le déterminisme de l'extérieur
transitivement, rigoureusement et entièrement. Ainsi, un abîme séparait le monde à
causalité physique du monde de la causalité téléologique que le génie du philosophe

1. On trouvera dans des livres comme celui de Th. BOVET, Einführung in die philosophischen
Grundprobleme der Medizin, Zurich, 1934, d'A. DOGNON, Biologie et médecine 1948 ou Il libro
della vita de B. DISERTORI (1947). Ou encore l’excellent et récent mémoire de P. LAIN ENTRALGO,
La enfermedad humana en la patologia contemporeana, « Arbor », Madrid, 1948, auquel j'aurai
l'occasion de me référer à plusieurs reprises vu sa bonne documentation sur tous ces problèmes.
Le gros ouvrage de ce dernier auteur (La historia clinica), I volume, 775 pages, Madrid, Investig.
Cientificas, 1950) constitue un monument de valeur inestimable qui permet de suivre pas à pas
dans l’Antiquité à la Renaissance. puis avec STAHL, BICHAT et H. JACKSON, la tradition ininter-
rompue de la médecine dynamiste contemporaine. [NdÉ: La Historia clinica (1950) de Pedro
LAIN ENTRALGO, référence essentielle pour EY, a été rééditée à Madrid en 1998 par Triacastella.]

34
RYTHME DE LA MÉDECINE

de KÖNIGSBERG n'a pu combler que par le prodigieux travail de la dialectique trans-


cendantale. A l'égard de la relativité de la science de notre temps, son effort eût peut-
être été facilité. Tout d'abord les sciences de la nature qui ont pour objet la vie des
organismes ont pris conscience à propos de problèmes comme par exemple ceux de
l'hérédité, de l'évolution des espèces, de la psychophysiologie des perceptions, etc...
que le propre des fonctions vitales est précisément d'intégrer le hasard dans la trajec- ... le propre des fonctions
toire significative de l'activité d'un organisme. Dans ce sens les idées de Hans vitales est précisément
d'intégrer le hasard dans
DRIESCH1 ont puissamment contribué à rétablir la notion de finalité dans les processus
la trajectoire significati-
vitaux. L'hérédité ne paraît actuellement réductible, ni à une juxtaposition de carac- ve de l'activité d'un
tères fortuitement acquis, ni au tirage au sort de la loterie des gènes. La constitution de organisme...
l'œuf et son développement c'est l'acte ou la série d'actes par lequel s'instaure l'origi-
nalité d'un organisme dans les limites des caractères de l'espèce. Il suffit, semble-t-il,
d'étudier l'inflexion des concepts qui étaient à la base de la génétique inspirée des
conceptions de WEISSMANN (depuis MENDEL jusqu'à BATESON et MORGAN) pour voir
clairement que la « pangenèse » est impensable et il suffit de considérer le système de
LAMARCK ou celui de MITCHOURINE pour que saute aux yeux qu’une « épigenèse »
totale est impuissante à nous rendre compte des faits. Quant aux activités perceptives,
depuis HELMOLTZ, MULLER, TAINE, FECHNER, les analyses de BERGSON en France et de
PÄLAGGI dans les pays de langue allemande ou encore des études comme celles de
STEIN ont montré en accord avec la Gestalt-psychologie et la phénoménologie des
actes perceptifs (cf. SCHNEIDER, MERLEAU-PONTY) que percevoir est un acte d'intégra-
tion, un acte vital irréductible à ses composants artificiels isolés.
L'intentionnalité des processus organiques définit la vie, mais il est clair qu'el- ... L'intentionnalité des
processus organiques
le constitue un mouvement qui se développe en structures et niveaux différents depuis
définit la vie, mais il est
les tropismes jusqu'aux actes volontaires. Ce concept a au fond la même fonction que clair qu'elle constitue un
celui de discontinuité pour le monde physique en ce qu'ils exigent le passage néces- mouvement qui se déve-
saire dans la durée ou l'espace de « l'un » à « l'autre ». Pour la science physique en loppe en structures et
niveaux différents depuis
effet, une révolution s'est opérée qui a exigé de l'esprit humain un effort de création
les tropismes jusqu'aux
qui eût paru inimaginable il y a seulement un siècle. Les concepts einsteiniens d'espa- actes volontaires...
ce-courbe, d'espace-temps, échappant à la géométrie euclydienne pour se conformer à
celle de RIEMANN et d'Élie CARTAN pour construire l'édifice de la relativité généralisée,
supposent une distorsion de l'appareil logique, et exigent des qualités intuitives qui
défient la logique rationnelle et lorsqu'au bout de l'atome c'est un monde que le physi-
cien découvre, et dont il peut libérer l'énergie, il est obligé, renonçant au modèle de
RUTHERDORF pour travailler sur celui de BOHR et SOMMERFELD, d'utiliser les principes
de la mécanique quantique qui, en dernière analyse, comme L. DE BROGLIE l'a génia-

1. H. DRIESCH, Philosophie des Organismus, 1ère édit. 1909 et Der Mensch und der Welt, 2e édit.
1944.

35
ÉTUDE N°2

lement montré 1, renvoie à la notion de comp1émentarité. Déjà l'idée d'un quantum


d'action (PLANCK) sorte de « tranchant du scalpel à disséquer la nature » et les « inéga-
lités d'incertitude » d' HEISENBERG exprimaient la nécessité de recourir à une causalité
« plus faible » de telle sorte que le substratum de la mécanique ondulatoire ce sont des
ondes de probabilité. On sait que pour réduire la dualité des aspects ondulatoires et
corpusculaires des entités élémentaires de la physique, NIELS BOHR a introduit la
notion capitale de complémentarité et De BROGLIE à ce sujet fait remarquer: « Sa por-
tée philosophique est apparue de suite comme considérable. Suggérée par l'étude des
faits dans le domaine de la micro-physique, elle peut avoir une portée qui s'étend au-
delà des limites de la science. Elle applique en effet que deux conceptions en appa-
rence incompatibles peuvent représenter chacune un aspect de la vérité ». BORH lui-
même a cherché à extrapoler l'idée de complémentarité, notamment dans le domaine
de la biologie. C'est précisément ce que P. DESTOUCHES FÉVRIER 2 a exposé avec beau-
coup de clarté : l'aspect physiochimique et l'aspect biologique global sont complé-
…RIEMANN, CARTAN, mentaires et doivent être pris en considération pour la théorie générale des prévisions.
EINSTEIN, HEISENBERG, Cette « indétermination » de la causalité dans ce domaine microphysique qui est pro-
BOHR modifient profonde- prement « métaphysique » a beaucoup frappé les esprits et pourtant, comme on l'a fait
ment le concept de causa-
justement remarquer, cette indétermination soumise au calcul des probabilités est
lité...
encore une forme de déterminisme. Mais il n'en reste pas moins que la causalité dans
la science physique tend à se rapprocher de celle des sciences vivantes. Tandis qu'au
siècle dernier on avait rêvé de rapprocher la biologie et la physique en appliquant à
celle-là le déterminisme mécanique de celle-ci, il semble que c'est par un renversement
des facteurs que tende à s'opérer aujourd'hui ce rapprochement. Et il n'est peut-être pas
tout à fait absurde de dire que le monde atomique apparaît en quelque sorte lui-même
comme un monde vivant. Sans doute depuis HÉRACLITE jusqu'à COURNOT et
BOUTROUX, depuis HEGEL surtout, l'aspect « contingent » et dialectique de la matière
comme celui de l'esprit s'est imposé à la pensée philosophique. Cette modification pro-
fonde du concept de causalité depuis cent ans, reflet de l'évolution de la physique, de
la biologie et de la métaphysique est passé dans l'esprit de notre temps, et si les méde-
cins ne sont pas toujours explicitement instruits et conscients de cette évolution, ils
n'en ont pas moins été influencés par elle.
Nous allons voir en effet que si la pathologie anatomique « atomistique » et
mécaniciste du XIXe siècle avait tendance à se dérouler, pour ainsi dire, dans l'espace
corporel où la maladie paraissait s'enfoncer passivement comme un clou, c'est vers des
concepts plus dynamiques qu'elle se tourne depuis cinquante ans. Si je ne craignais pas

1. Cf. notamment l'art. paru dans « Dialectica », vol. Il, Nos 3-4, 1948.
2. Dialectica, vol. LI, 11, n°8 3-4, 1948.

36
RYTHME DE LA MÉDECINE

de trop jouer sur les mots, je pourrais dire que la pathologie, d'externe est devenue de
plus en plus interne 1.

Tout d'abord, la pathologie des maladies infectieuses a subi depuis cinquante


ans une évolution importante. Si tout d'abord les agents microbiens visibles ou connus
seulement par leurs effets (ultravirus, infra-microbes) ont paru déterminer presque
exclusivement les processus morbides par leurs toxines spécifiques, il est apparu assez
rapidement que cette action est plus complexe et moins strictement spécifique. Chaque
espèce microbienne est d'une part moins différenciée qu'on ne l'avait cru, évolue et
peut se transformer; elle a, selon le mot de Ch. NICOLLE 2, une vie, c'est-à-dire un cycle
évolutif. D'autre part, un micro-organisme pathogène produit une « mosaïque d'anti-
gènes », c'est-à-dire des substances capables de provoquer dans l'organisme une
« mosaïque d'anticorps ». Le phénomène d'immunité acquise ou provoquée (vaccins)
est un phénomène vital de résistance, de défense de l'organisme, de telle sorte que
toute la pathologie infectieuse est l'histoire d'un combat, d'une lutte entre l'organisme
atteint et les microbes qui l'envahissent. L'importance de la défense phagocytaire des
leucocytes, de la production massive d'anticorps est évidente aussi bien dans la crise
que représente une maladie infectieuse aiguë que dans les formes chroniques ou long-
temps évolutives d'une affection qui, comme la tuberculose ou la syphilis, déroulent
dans la vie du malade comme une série de péripéties où interviennent, tout au long, les
forces de résistance de l'organisme dans la totalité de ses énergies tissulaires ou humo-
rales. La mobilisation en masse, ou par secteur, de ces forces entre dans le processus
et, lui ôtant une partie de sa « spécificité », entre dans la constitution des symptômes.
Ce n'est pas seulement dans les maladies nerveuses que le principe mis en évidence ...Ce n'est pas seulement
dans les maladies ner-
par HUGHLINGS JACKSON est applicable : la maladie libère les instances vitales qui
veuses que le principe mis
ajoutent aux symptômes négatifs de déficit fonctionnel les symptômes positifs de la en évidence par
réaction de défense de l'organisme ; si bien étudiées en France par les écoles de WIDAL Hughlings JACKSON est
et d'ACHARD (fièvre, crise, choc, allergie, réaction anaphylactique, homéoclassique, applicable : la maladie
libère les instances vitales
histaminique, etc.), c'est la totalité de ces actions et réactions qui constitue la maladie
qui ajoutent aux symp-
infectieuse. Chacune dans son action pathogène n'agit pas sur un système inerte mais tômes négatifs de déficit
pénètre dans un monde où elle rencontre l'activité des tissus et substances antibiotiques fonctionnel les symp-
qu'elle déclenche. Elle y rencontre aussi d'autres micro-organismes qui peuvent s'allier tômes positifs de la réac-
tion de défense de l'orga-
aux défenses de l'organisme (BESREDKA). C'est ainsi que le bacille pyocyanique ou le
nisme...
bacille subtilis sont connus depuis longtemps (1899) pour leurs propriétés antibacté-
riennes. Il appartenait cependant à FLEMING de démontrer et de faire entrer dans l'ar-

1. Cela est si vrai qu'il y a un aspect Psychosomatique de la pathologie externe.


2. Ch. NICOLLE, La vie et la mort des maladies infectieuses.

37
ÉTUDE N°2

senal thérapeutique les substances antibiotiques qui, d'abord recueillies à partir de moi-
sissures, puis synthétisées industriellement, sont en train, grâce aux recherches de
DUBOS, WAKSMAN, etc., de vaincre la virulence de tant de maladies (streptomycine,
tyrothricine, actinomycine, dihydro-streptomycine, chloromycétine, auréomycine et
d'autres encore issues de bactéries comme les subtilines, la bacitricine, etc., ou d'acti-
nomycètes comme la terramycine et peut-être encore issues de tissus animaux comme
le lait, le miel, le sang, les larves, etc.). Autrement dit, la vie vient au secours de la vie
soit qu'il s'agisse de la vie du malade lui-même soit qu'il s'agisse de la vie d'organismes
capables de lutter avec lui et qui lui fournissent sinon la substance, tout au moins le
modèle de leurs propriétés médicatrices.
Cette « réaction » vitale de l'organisme dans la maladie infectieuse dépend natu-
rellement du terrain. Et si nous venons de voir, comme l'affirmait déjà Cl. BERNARD,
le terrain conditionne l'action des microbes, son rôle ne se limite pas à cette partie de
la pathologie. Les notions de tempérament, de biotype, sont devenues aussi familières
au médecin actuel que celles de diathèse et d'idiosyncrasie au temps de la Renaissance
et de l'Antiquité. Qu'il s'agisse des biotypes de SIGAUD, de PENDE, de CORMAN, de
KRETSCHMER, de SCHELDON, etc., toutes ces études convergent vers une conception
holistique de l'individualité biologique et morphologique qui lie le mode de réaction
de l'organisme à sa forme et aux propriétés caractérielles de ses « résistances », de ses
« méiopragies », de toutes les modalités anatomophysiologiques de tolérance ou
d'agressivité à l'égard de la maladie. Or ces dispositions tempéramentales sont évi-
...C'est justement la fonc- demment héréditaires et familiales. C'est justement la fonction du concept d' « hérédi-
tion du concept d' « héré- té » que d'opérer également dans la pathologie un groupement synthétique où chaque
dité » que d'opérer égale-
malade efface sa propre individualité au profit d'un cycle morbide plus large.
ment dans la pathologie
un groupement synthé- L'application des principes de la génétique à la pathologie humaine, si elle a pu mettre
tique où chaque malade en évidence des affections ou malformations à caractère dominant ou récessif, s'est
efface sa propre indivi- assez rapidement heurtée à d'extrêmes difficultés. Ces difficultés sont faciles à com-
dualité au profit d'un
prendre par la crise même que traverse la génétique Weissmanienne. Le gène conçu de
cycle morbide plus
large... plus en plus comme un monde infra-atomique ou un monde dynamique, et dont la spé-
cificité et la fixité des caractères sont rendues conjecturales (pleïtropisme, plurifacto-
rialité, etc.) ne parait plus avoir l’autonomie absolue qu'on lui attribuait il y a quelques
années. La notion d'épistase, d'hypostase, d'effet de position exprime que la structure
du milieu génotypique influe sur chacun des gènes mais surtout que le milieu extérieur
paraît influer aussi sur le déterminisme de la répartition factorielle. Sous le nom de
« Dauervariationen » ou de « mutations provoquées », cette influence a fortement
orienté la génétique vers une conception moins rigide où l'hérédité cytoplasmique, la
matroclinie, trouvent bon gré, mal gré, leur place. L'assouplissement de ces méca-
nismes génétiques rend mieux compte de l'écart qui sépare les manifestations phéno-

38
RYTHME DE LA MÉDECINE

typiques d'un individu à l'égard de sa formule génotypique (fait rendu évident par la
discordance - si faible qu'en soit le taux - entre jumeaux mono-ovulaires). C'est enco-
re ce que rend sensible l'introduction de concepts comme ceux de penétrance ou d'ex-
pressivité (TIMOFEEF-RESSOVSKY). L'évolution de la génétique vers une conception
plus dynamique revient à introduire dans le champ de l'hérédité le conflit vital qui
oppose les forces de constance et celles de variation, le germen et le soma n'étant pas
deux parties séparées de l'être mais deux systèmes énergétiques en équilibre comme
l'organisme organisé et son milieu organisant. De telle sorte que dans cette perspecti-
ve, la maladie héréditaire, loin de nous apparaître comme une entité spécifique, pour
ainsi dire immuable et soumise seulement au jeu de cache-cache de la récessivité et de
la dominance, se présente à nous comme un processus dynamique et plastique à carac-
tère familial. Rien de plus instructif à ce sujet que les études comme celles de Van
BOGAERT ou de M. BLEULER 1. Pour Van BOGAERT l'étude de la Chorée de
HUNTINGTON, telle qu'elle résulte des recherches de KEHRER, aboutit à rattacher au
« noyau » choréodémentiel une choréocinésie ou choréodystonie constitutionnelle, un
tremblement constitutionnel progressif, les tempéraments et psychoses choréiques
sans hypercinésie, des équivalents épileptiques, des hyperalgésies épisodiques, des
formes de parésies avec l'ataxie, le tic convulsif, la myoclonie familiale. L'étude des
familles atteintes de sclérose tubéreuse (BOURNEVILLE) conduit à y voir la manifesta-
tion de formes neuro- et viscéropathologiques extrêmement diverses. Ainsi l'indivi- ...Ainsi l'individualité de
dualité de la « maladie héréditaire » tend-elle à s'effacer au profit d'un trouble méta- la « maladie héréditaire »
tend-elle à s'effacer au
bolique plus global et à manifestations multiples où intervient non seulement la for-
profit d'un trouble méta-
mule génotypique qui a constitué son support chromosomique mais encore toutes les bolique plus global et à
influences du milieu individuel. De telle sorte que, dans ce domaine de l'hérédité, la manifestations multiples
médecine contemporaine a précisé les notions fécondes d'une dynamique interne où intervient non seule-
ment la formule génoty-
« endogène » de la maladie, liée à la formation même de l'organisme sans verser dans
pique qui a constitué son
les excès d'abstractions d'une pathologie « purement » héréditaire d'entités génétiques. support chromosomique
Nous venons d'indiquer comment l'idée d'une « maladie » considérée comme un mais encore toutes les
« être de raison » et pour ainsi dire matérialisée, « hypostasiée » dans le microbe ou influences du milieu indi-
viduel....
le gène, a perdu du terrain conformément à une conception plus large de la vitalité de
l'organisme malade. Cette résistance à la notion de « maladie isolée » d'organe ou de
fonction, de maladie spécifique se retrouve encore dans la médecine contemporaine
dans la répugnance à dire d'un malade qu'il « a » 2 telle ou telle maladie et dans le fait

1. Van BOGAERT, Maladies nerveuses systématisées et problèmes de l'hérédité. Rapport au XXVIe


congrès français de Médecine, 1947. On trouvera dans le rapport de M. BLEULER (rapport à la Sté
Suisse de Psychiatrie de la même époque) des idées semblables.
2. R. SIEBECK (Medizin in Bewegung, 1949) remarque que les Français ont raison de dire qu'un
malade « fait » telle maladie.

39
ÉTUDE N°2

qu'on dit plus généralement qu'il présente tel ou tel « syndrome », (anémie, septicé-
mie, insuffisance ventriculaire gauche, etc.). Ainsi, le champ de la clinique tend-il à se
différencier en fonction de grands groupements symptomatiques exprimant des
troubles anatomiques et fonctionnels en relation avec des systèmes vitaux de régula-
tion et de coordination de fonctions. C'est ainsi que le système de coordination fonc-
tionnelle hormonal, sans s'éclairer beaucoup dans la mesure même où il s'agit de
« cycles » qui se pénètrent, s'engendrent et se recoupent, a, depuis trente ans, acquis
une importance toujours plus considérable dans la pathologie des échanges de l'orga-
nisme et la constitution des maladies des différents organes. Les acquisitions de la
physiopathologie du cycle hormonal, des gonades, de l'hypophyse et de la cortico-sur-
rénale pour ne parler que de celles qui ont été ces dernières années l'objet d'investiga-
tions et de progrès les plus sensationnels (folliculine, lutéine, cortisone, A.C.T.H., etc.)
l'intérêt physiologique et pathologique de ce vaste système de corrélation aneurale a
un peu supplanté celui de système nerveux autonome ou système neurovégétatif qui
...Ces tendances de la lui est immédiatement et profondément associé. Ces tendances de la pathologie
pathologie moderne à moderne à s'intéresser aux « ensembles », aux « systèmes fonctionnels » est remar-
s'intéresser aux « en-
quable dans deux aspects caractéristiques de la médecine actuelle. Tout d'abord l'im-
sembles », aux « systèmes
fonctionnels » est remar- portance de la pathologie du système réticulo-endothélial (EPSTEIN, IJEHLINGER,
quable dans deux aspects PITTALUCA, etc.). Ce système pour ainsi dire nouveau est disséminé dans l'ensemble de
caractéristiques de la l'économie (rate, ganglions, moelle osseuse, foie, endocrines, téguments). L'étude de
médecine actuelle...
sa pathologie (hystiocymatoses dysplasiques de surcharge, réticuloses de réserve ou
hyperplasiques, etc.) a permis de grouper un certain nombre de maladies dysmétabo-
liques ou infectieuses. C'est ainsi que dans le même groupe des réticuloses entrent la
maladie de NIEMANN-PICK (phosphatide), la maladie de GAUCHER (cérébroside), de
SCHULLER-CHRISTIAN (Cholesterol) rapprochées des lipoïdoses et peut-être de l'athé-
rome et du syndrome d'obésité. C'est ainsi encore que dans le groupe des réticuloses
métaplasiques (SEZARY), il y a lieu de ranger dans un même groupe d'affections à évo-
lution lente le mycosis fongoïde, la maladie d' HODGKIN et un certain nombre d'autres
formes leucémiques et dermato-musculaires. Ainsi s'établit une large voie de commu-
nication entre les affections dont les parentés n'étaient pas évidentes.
...Plus caractéristique Plus caractéristique encore est la conception du « syndrome d'adaptation » de
encore est la conception SELYE 1. La thèse générale qu'il défend (et constituerait une sorte de banalité dans le
du « syndrome d'adapta-
mouvement actuel de la médecine si elle ne s'appuyait sur une expérimentation consi-
tion » de Selye
dérable) c'est qu'il existe une modalité univoque de réponse de l'organisme à une
...Ce « stress »... agression quelle qu'elle soit. Ce « stress » ( processus et notion où se combinent et se
complètent l'allergie et la défense) se déroule selon SELYE en quatre phases : Choc

1. Hans SELYE, Stress, 3e édition, 1950.[NdÉ: Stress a été analysé par H. AUBIN in L'Évolution
psychiatrique, XVI, 2, 1951, 315-319.]

40
RYTHME DE LA MÉDECINE

(variation de la tension, hypo- puis hyperthermie et syndrome humoral avec hyper-


azotémie, hypochlorémie, hypocaliémie, diminution du volume sanguin), résistance
caractérisée par l'adaptation au stimulus spécifique avec, par contre, abaissement de la
résistance aux autres stimuli pathogènes, épuisement enfin, si le stimulus pathogène
persiste. A ce déroulement dramatique que traduit en langage physiologique moderne
l'évolution de la « coction » hippocratique, SELYE a superposé un certain nombre d'ob-
servations expérimentales. Tout d'abord la réaction première est hypophysaire ou dien-
céphalo-hypophysaire. C'est-à-dire que l'hypophyse augmente sa production d'hor-
mones corticotrope, d'où augmentation des corticoïdes (hyperactivité de la
cortico-surrénale) soit des métallo-corticoïdes soit des glucocorticoïdes. Or, cette réac-
tion cortico-surrénale est susceptible de provoquer à son tour des désordres (lésions ...la maladie engage non
vasculaires et myocardiques, hypertension, néphrosclérose articulaire, etc.). Le remè- seulement les forces
pathogènes mais aussi les
de de la nature est alors pire que le mal et nous voyons, ici comme nous le soulignions
forces de défense dans un
plus haut, que la maladie engage non seulement les forces pathogènes mais aussi les « stress » qui peut guérir
forces de défense dans un « stress » qui peut guérir ou tuer. ou tuer...
Si nous voulons bien comprendre – par delà leur importance médicale et thérapeu-
tique qui est énorme – l'intérêt général et philosophique de ces nouveaux aspects de la
pathologie générale, nous devons donc apercevoir qu'ils expriment tous ou à peu près
tous (humorisme, finalité de la réaction morbide, mobilisation des moyens de défense,
prise en masse plus ou moins globale de la maladie dans l'organisme, la « constitution »
et l'héritage biologique) l'idée que la maladie même, si elle n'occupe qu'une partie de
l'espace corporel, est un moment, une phase de l'existence qui dépend à des niveaux
divers de l'altération non point de tel ou tel organe mais de tel ou tel cycle fonctionnel
dans lequel est intégré tel ou tel organe. La maladie apparaît comme une dérégulation ... La maladie apparaît
comme une dérégulation
d'un cycle vital. D'où la nécessité d'envisager ces cycles vitaux sur un modèle qui rap-
d'un cycle vital...
pelle le système nerveux, système qui se découvre en effet à nous comme un système
général de coordination et d'intégration de l'organisme. Nous avons déjà eu l'occasion
de souligner que les sciences physiques paraissaient incliner à se rapprocher de la bio-
logie et nous pourrions noter ici que la pathologie générale tend à se rapprocher de la
pathologie nerveuse. Sans doute l'utilise-t-elle toujours davantage (par le truchement du
système neuro-végétatif et l'importance reconnus des troubles fonctionnels) mais elle
tend même à s'y identifier en se référant à une physiologie des corrélations, de
« Gestalt », de l'activité organique de défense et d'adaptation.
Ceci nous conduit à dire un mot sur les nouvelles conceptions sur l'activité fonc-
tionnelle de ce « système nerveux ». L'étude de l'influx nerveux et de ses médiateurs
synoptiques, chimiques et électriques des variations rythmiques de son potentiel élec-
trique a conduit à de remarquables synthèses comme celles de LORENTE de NO ou de
BERCY. Elle est généralement et peut-être nécessairement conduite dans le sens méca-

41
ÉTUDE N°2

niste de « dispositifs » de « circuits fermés » tendus entre diverses parties de l'écorce


entre elles ou en relation avec les formations diencéphaliques (Mac CULLOCH).
Naturellement, l'idée d'apparenter ces dispositifs aux « servomécanismes», aux élec-
tro-intégrateurs, aux « engins à penser », aux « feed-back » capables d'introduire dans
le « circuit réflexe » de leur activité, une « information » qui varie selon les péripéties
…La « cybernétique » des circonstances, ne pourrait manquer de venir à l'esprit. La « cybernétique » 1 pour
pour autant qu'elle grou- autant qu'elle groupe dans une même technique mathématique et expérimentale des
pe dans une même tech-
neurologistes ou des neurophysiologistes comme Mac CULLOCH, N. WIENER, GREY
nique mathématique et
expérimentale des neuro- WALTER, etc.. et des psychiatres comme ASHBY, est orientée vers cette assimilation.
logistes ou des neurophy- L'appareil construit par Mac CULLOCH pour permettre la lecture aux aveugles, appa-
siologistes comme Mac reil qui traduit en signes sonores les signes optiques, arracha à Von BONIN un cri de
CULLOCH, N. WIENER, Grey
stupéfaction quand il s'aperçut qu'elle reproduisait « le diagramme de la quatrième
WALTER, etc.. et des psy-
chiatres comme ASHBY… couche du cortex occipital » ! La tortue électrique de GREY WALTER se comportant
comme une « intelligence », c'est-à-dire une capacité de réactions adaptées et prévues
est un « homéostat » dont les 400 000 combinaisons possibles entre ses quatre élec-
tro-aimants et autant de possibilités de variations dites d' « information » dépendent
du fonctionnement même du mécanisme (feed-back), conduit aussi à la même idée
que le cerveau est un système de feed-back réalisant une homéostase complexe. Cela
ne saurait étonner, et il n'y a aucune raison, comme le fait remarquer COSSA, de ne pas
trouver qu'il va de soi que le cerveau fonctionne comme une machine exactement
comme l'œil fonctionne, « comme une chambre noire d'un appareil photographique ».
Mais toute la question est de savoir si le cerveau comme l'organisme, en général, n'est
que cela, car enfin reste toujours ouverte la question de savoir si la machine possède
autant que l'organe qui le voit ou l'esprit de celui qui l'a construite. Et même si ces cer-
veaux électroniques étaient capables de produire ou de « reproduire » des cerveaux
électroniques, cela ne serait possible qu'en vertu de ce qu'aurait créé le cerveau
humain. On comprend que les opinions soient divisées ! ! ... Le seul point que nous
...la cybernétique utili-
désirons souligner, à ce sujet, c'est que si la cybernétique conduit à n'envisager que des
sant le concept d'infor-
mation qui est à l'opposé « mécanismes », elle ne saurait ni surprendre ni prétendre « révolutionner » la phy-
de l' « entropie », elle siologie et la psychologie. Mais il est possible que, non pas en tant que science des
ouvre de nouvelles pers- servo-mécanismes et des appareils automatiques, mais en tant qu'utilisant, comme le
pectives sur l'énergétique
fait remarquer SCHUTZENBERGER, le concept d' « information » qui est à l'opposé de
cérébrale...
l' « entropie », elle ouvre de nouvelles perspectives sur l'énergétique cérébrale.

1. Les travaux de N. Wiener (Cybernetics or control and communication in the animal and the
machine, 1948), de ASHBY (The electronic Brain, 1946) etc... ont donné lieu en France à trois
articles importants : celui de GASTAUD (Semaine des Hôpitaux, 1949), celui de SCHUTZENBERGER
(Evolution Psychiatrique, 1949), celui de COSSA (Annales Médico-Psychologiques, 1950). On
trouvera une bonne mise au point de ce problème dans l’excellent petit livre de J. LHERMITTE
(Incarnation de l'esprit. Le cerveau de la pensée. Paris, Éd. Bloud, 1951).

42
RYTHME DE LA MÉDECINE

Celle-ci, si elle suppose le jeu de mécanismes particuliers, requiert en effet, essentiel-


lement, une activité d'intégration dont la pathologie n'a jamais été clairement définie
face aux fonctions intégrées, car toutes les explications physiologiques y compris les
travaux de la Gestalt-théorie se heurtent à la difficulté de concevoir le fonctionnement
global autrement que réglé par un fonctionnement partiel. C'est tout le drame, la gran-
deur et la décadence, mais aussi l'exigence, à laquelle on ne saurait entièrement se
soustraire, des « localisations cérébrales ».
Quoi qu'il en soit, le système nerveux, s'il est composé de parties et de systèmes,
constitue le système global de l'intégration, et c'est pourquoi nous pouvons dire que
c'est sur son modèle que tend à s'aligner toute pathologie qui tend à concevoir la mala-
die comme une réaction globale et adaptée à l'organisme.
*
* *
Presque tous les auteurs, dans tous les pays, quand ils écrivent sur les « principes »
ou l' « orientation » plus synthétique de la médecine moderne, soulignent son caractè-
re plus nettement « humaniste » ou « anthropologique ». C'est une sorte de leitmotiv
que l'on retrouve sous la plume de KRAUS 1, de A. CARREL 2 de DELORE 3, de LERICHE 4
, de SIBEECK 5 , de Von WEIZSACKER 6, etc. comme naturellement dans tous les écrits
des écoles psychosomatiques américaines ou allemandes. L'œuvre du grand neurolo- …L'œuvre du grand neu-
rologiste K. GOLDSTEIN
giste K. GOLDSTEIN 7 constitue pour nous le trait d'union entre ce que nous venons de
constitue pour nous le
dire de l'orientation dynamique de la pathologie et ce que nous allons maintenant envi- trait d'union entre ce que
sager: l'aspect « personnaliste » de la médecine contemporaine. Il met en évidence le nous venons de dire de
principe de la totalité (Ganzheitsprinzip) en conformité avec la Gestalt-theorie et cer- l'orientation dynamique
de la pathologie et ce que
tains aspects du behaviorisme. C'est, en effet, une sorte de point de convergence des
nous allons maintenant
idées de KOHLER, KOFFKA, KANTOR, TOLMAN, et de celles de RITTER, BUYTENDISK et envisager: l'aspect « per-
de VON MONAKOW que se situe GOLDSTEIN. Pour lui, la maladie est une réaction catas- sonnaliste » de la médeci-
trophique qui se substitue au comportement ordonné. Cette réaction dans la patholo- ne contemporaine…
gie nerveuse met en évidence une différenciation des troubles de premier plan
(Vordergrund) et d'arrière-plan (Hintergrund) de telle sorte que les fameuses localisa-
tions cérébrales perdent à ses yeux une bonne partie de leur raison d'être sans cepen-
dant être entièrement rejetées. Le foyer de la maladie quand elle frappe électivement
telle fonction de l'organisme est débordé par le retentissement qu'elle provoque dans

1. F. KRAUS, Allgemeine und spezielle Pathologie der Person 1919 et 1926.


2. A. CARREL, L'homme, cet inconnu.
3. DELORE, Les tendances de la médecine contemporaine, 1936.
4. LERICHE, Médecine de France, 1950.
5. SIBEECK, Medizin in Bewegung, 1949.
6. WEIZSACKER, Zum Begriff der Krankheit...,1909 ; Der Arzt und der Kranke, 1926.
7. GOLDSTEIN, Die Aufbau des Organismus, 1934. [NdÉ: GOLDSTEIN K.: La structure de l’orga-
nisme.(1934), traduction française, Paris : Gallimard ; 1951.]

43
ÉTUDE N°2

le comportement humain. Et si les malades nerveux, auxquels il s'est spécialement


intéressé, sont des malades qui ont perdu la « possibilité de s'adapter au possible », on
peut dire que tout malade qu'étudie la pathologie générale a perdu la possibilité de
s'adapter à la nécessité. Ce qui revient à distinguer dans la pathologie le plan des com-
portements morbides du niveau des contingences et de l'adaptation de la vie de rela-
tion et le plan de comportement du niveau des fonctions proprement vitales. On
conçoit que la « maladie nerveuse » apparaît à cet égard plus « humaine » que la
« maladie organique ».
Pourtant l'extension progressive des concepts dynamistes et holistiques à tout le
champ de la pathologie générale est un fait qui caractérise la médecine moderne. Elle
…la médecine psychoso- s'exprime principalement dans les tendances de la médecine psychosomatique qui
matique qui introduit tou- introduit toujours plus de « sens », de finalité et d'humanité dans la pathologie même
jours plus de « sens », de des organes et des appareils. Ce qui nous importe, ici, ce n'est pas de marquer la valeur
finalité et d'humanité
et les limites d'un tel mouvement mais de comprendre de quelles exigences il est né.
dans la pathologie même
des organes et des appa- Le « dualisme cartésien » séparait la pensée de l'étendue, l'esprit du corps. De telle
reils… sorte que, livrant à la physiologie un corps mécanique, il ouvrait la voie à une patho-
logie « inanimée ». Le mouvement positiviste basé sur le matérialisme déterministe a
suivi cette voie qui, d'ailleurs - on ne saurait le nier -, a favorisé des découvertes d'une
grande importance. Mais cette physiologie et cette psychologie « parallèles » à la vie
de l'âme considérée comme un pur esprit ou un pur néant épiphénoménal ne pouvait
satisfaire longtemps. Le drame de l'existence humaine, son déroulement dans l'histoi-
re individuelle et l'histoire de l'humanité devait conduire d'abord les philosophes puis
les médecins à une modification profonde de leurs perspectives.
…BERGSON a secoué un C'est ainsi que BERGSON a secoué un des premiers le joug d'un mécanicisme qui,
des premiers le joug d'un appliqué à l'étude de la vie et de la pensée, lui apparaissait impropre à les saisir réel-
mécanicisme…
lement. En donnant à la fois l'exemple et le conseil de recourir à une méthode plus
intuitive, il réincarnait l'esprit dans le corps, dans la totalité de l'être humain. Même si,
aux yeux de ses critiques actuels, il n'est jamais parvenu à échapper tout à fait à une
juxtaposition dualiste des valeurs spirituelles et du corps, l' « Évolution créatrice », en
tant qu'elle retrace les démarches d'une action dans la durée, constitue et demeure un
…mais c'est surtout la aspect fondamental de la pensée contemporaine. Mais c'est surtout la philosophie alle-
philosophie allemande- mande qui, depuis HEGEL, n'a cessé de spéculer sur la dialectique des essences et de
qui, depuis HEGEL, n'a
l'existence en s'attachant à expliquer la totalité de l'être, soit par les étapes évolutives
cessé de spéculer sur la
dialectique des essences de son destin, soit par les démarches successives à une causalité interne.
et de l'existence en s'atta- Le matérialisme historique de K. MARX et le matérialisme dialectique de ses suc-
chant à expliquer la tota- cesseurs, tout en s'appuyant sur la logique « idéaliste » de HEGEL dans la dialectique
lité de l'être…
des contraires et en faisant usage de la fameuse « négation de la négation », a préten-
du fonder la réalité des changements sur la reconstitution concrète du contenu concret

44
RYTHME DE LA MÉDECINE

des phénomènes. Parallèlement, mais non sans point de contact originel ou conflictuel,
est issu, profondément enraciné dans l'existence dramatique de KIERKEGAARD et la
philosophie de HUSSERL, un mouvement de pensée, la phénoménologie existentialiste,
qui a mis l'accent sur l'activité nucléaire de l'existence de l'homme comme foyer de
rayonnement du monde dans lequel il existe et qui existe « pour lui ». La réduction
phénoménologique des essences (Wesen) de HUSSERL a été souvent opposée à la phé-
noménologie du « Dasein » de HEIDEGGER ou de JASPERS, mais pour autant que l'un et
l'autre se fondent sur l'intentionnalité opérante du sujet ou plutôt de l'existant et de
l'historicité qui lui dévoile son monde, l'une et l'autre forme de cette « psychologie
descriptive », l'une exposant les articulations de l'homme avec sa vérité, et l'autre sa
mise en situation dans le monde, elles se complètent. Elles se ramifient en multiples
bourgeons dont l'existentialisme français (SARTRE, MERLEAU-PONTY, G. MARCEL, etc.)
est l'un des plus vigoureux. Cet entrechoc de doctrines, de morales, de politiques,
d'idéologies confuses et parfois qui se pénètrent là où elles prétendent s'opposer,
constitue la trame philosophique de notre époque. Au lieu de chercher ce qui les dis-
tingue, tâche que chacune d'elles se propose sans y parvenir toujours, si nous tenons à
dégager leur orientation humaine la plus générale, nous pourrions dire que toutes met-
…la nature de l'homme,
tent au premier plan de leur horizon l'acte créateur de la personne humaine. Cet acte
son existence, son
est, certes, envisagé dans des perspectives différentes : génétique avec BERGSON, his- Dasein, sa spiritualité, sa
torique avec le marxisme, psychologique avec la phénoménologie. Sans doute est-il liberté ou son historicité
envisagé tantôt comme l'effet de la liberté, tantôt comme sa cause, ou encore confon- constituent le centre de la
philosophie actuelle.
du avec l'acte de la conscience ou considéré comme un acte plus total qui engage toute
Tandis que des siècles qui
la personne, etc... Mais la nature de l'homme, son existence, son Dasein, sa spirituali- nous ont précédé avaient
té, sa liberté ou son historicité constituent le centre de la philosophie actuelle. Tandis mis au premier plan de
que des siècles qui nous ont précédés avaient mis au premier plan de leurs préoccu- leurs préoccupations le
monde physique, son
pations le monde physique, son accord logique avec l'esprit et la nature de ses lois,
accord logique avec l'es-
c'est une vaste réflexion sur l'homme en tant qu'il s'identifie avec son destin qui consti- prit et la nature de ses
tue le foyer de la pensée philosophique de nos temps troublés. lois…
Envisager l'humanité de notre corps et non pas seulement son animalité, sa végé-
tativité, sa minéralité, c'est fatalement introduire dans la nature et l'existence humaine
un conflit entre la corporéité et la spiritualité, la juxtaposition cartésienne d'un corps
séparé de son âme ou seulement et parallèlement coexistant avec elle, est impensable
pour tous, il semble que tous visent et doivent s'accorder, bon gré mal gré, à voir que
les rapports du physique et du moral ne sont pas des rapports topographiques dans l'es-
pace mais des rapports conflictuels dans la durée. De sorte que l'idée que la vie psy-
chique émerge 1 de la vie organique devrait être - et au fond est l'intuition fondamen-

1. Terme dialectique qui dépasse les concepts de transcendance et d'immanence.

45
ÉTUDE N°2

… l'idée que la vie psy- tale de notre conception de la nature des choses pour autant qu'elle peut nous être com-
chique émerge de la vie mune. C'est elle qui oriente la médecine vers une pathologie de la personne incom-
organique devrait - et au
préhensible sans elle.
fond est l'intuition fonda-
mentale de notre concep- Si, en effet, le psychisme était seulement « coextensif » à la totalité de l'organis-
tion de la nature des me, le rapport du physique et du moral se trouverait réglé dans le sens où on peut dire
choses… qu'un compte est réglé, c'est-à- dire quand il n'existe plus. L'idée s'impose alors d'el-
le-même que ces rapports sont des relations dynamiques entre ce par quoi nous
… ces rapports (du phy-
sique et du moral) sont sommes « en soi » de la nature et ce par quoi nous existons « pour nous » dans le
des relations dynamiques monde. C'est ce que justement personne mieux que FREUD n'a saisi et c'est le sens déci-
entre ce par quoi nous sif de l'opposition du « Moi » et du « Ça » dans la réalité de notre être.
sommes « en soi » de la
Ainsi, n'est-ce pas, me semble-t-il, par hasard, que la Psychanalyse est née à notre
nature et ce par quoi nous
existons « pour nous » époque dont elle est un des reflets les plus authentiques. Si, comme le disait HEGEL, l'in-
dans le monde. C'est ce conscient est la « corporéité de l'esprit », nous pouvons mieux saisir que ces reflets de l'or-
que justement personne ganisme que sont les imagos et les complexes liés à la vie de nos instincts et qui passent
mieux que FREUD n'a saisi
dans l'épanouissement, le déploiement de notre vie de relation, de notre « être-dans-le-
et c'est le sens décisif de
l'opposition du « Moi » et monde », sont comme les liens qui nous enchaînent à notre corps. Rien d'étonnant, dès
du « Ça » dans la réalité lors, à ce que, tout comme le rêve est un reflux vers le corps qu'il symbolise et comme les
de nôtre être… névroses et les psychoses qui ont la même signification, notre corps lui- même quand il
est malade épouse la forme des complexes qu'il a lui-même engendrés. C'est le sens le
plus authentique du principe même de la Médecine Psychosomatique.
Naturellement, elle ne pouvait se présenter que comme une application de la théo-
rie psychanalytique de l'inconscient. Celui-ci, d'après FREUD, constitue, en effet, un
système de forces que symbolisent les besoins de l'organisme (libido), qui figurent
dans la vie psychique la pesée de l'organisme et des formes « historiques » de ces ins-
tincts réfractés dans les péripéties de leur développement. Ce système instinctuel est
en opposition avec la conscience personnelle, le Moi, en tant que forme d'existence
humaine morale et sociale, il subit donc, pour entrer dans l'existence et la conscience,
une déformation symbolique au niveau de la couche d'images. Le déplacement des
intentions et significations du monde complexuel s'opère dans les fonctions du corps,
par le moyen du « langage des organes » et, grâce à la « complaisance somatique »,
c'est-à-dire à la plasticité du clavier corporel. La projection de conflits inconscients sur
le plan somatique, leur conversion sur la surface ou les organes du corps constitue l'en-
semble de la théorie « psychogénétique » des affections somatiques.
Cet aspect psychogénétique des maladies avait été, depuis longtemps - et
même depuis toujours - étudié par les neurologistes et les psychiatres (D EJERINE
et G LAUCKER 1, par exemple). Le traité de O. S CHWARZ 2, les ouvrages de

1. DEJERINE et GLAUCKER, Les manifestations fonctionnelles des psychonévroses, Paris, 1911


2. SCHWARZ, Psychogenese und Psychotherapie Körperlicher Symptome, Vienne, 1925.

46
RYTHME DE LA MÉDECINE

H EYER 1, de VON WYSS 2, VON WEISZACKER, etc., avaient, avant la guerre, familiarisé
la médecine allemande avec ces points de vue exposés d'ailleurs par FREUD magistra-
lement et à plusieurs reprises. Mais, c'est aux U. S. A. que le mouvement psychosoma-
tique a pris véritablement son plus grand essor 4. Malgré les fortes oppositions qu'il sus-
cite, il n'en représente pas moins un des aspects les plus caractéristiques de l'évolution
de la médecine.
C’est naturellement, aux troubles fonctionnels, c'est-à-dire à ces désordres
variables, réversibles, « engagés » dans la vie psychique, dans les « situations vitales »,
sans lésions organiques bien déterminées que la médecine psychosomatique s'est d'abord
adressée. De pareils troubles sont très fréquents, WEISS et ENGLISH ont montré qu'un tiers
des malades qui se présentent aux consultations des médecins aux U. S. A. se plaignent
de ces troubles. A la Clinique Mayo, 82% de 20.000 malades souffrant de troubles diges-
tifs ont paru entrer dans ce groupe. Les relations de ces symptômes avec les émotions et
les tendances affectives ont été mises en évidence dans l'hypertension artérielle, l'asth-
me, l'ulcus gastrique, la migraine, les troubles de la menstruation, etc... Et les revues spé- … Le symptôme physique,
cialisées américaines sont remplies d'observations de ce genre qui montrent que la la « souffrance » des
pathologie de divers organes est en rapport avec la personnalité du malade. Le symptô- fonctions et des organes
est en relation avec l'an-
me physique, la « souffrance » des fonctions et des organes est en relation avec l'an- goisse. Il n'y a plus de
goisse 5. Il n'y a plus de « monarchie du symptôme physique ». (Lain Entralgo). « monarchie du symptôme
Pour chaque type d'affection de ce genre comme pour chacune d'elles, on a envi- physique » … (LAIN
sagé de mettre en évidence un « psychoma », c'est-à-dire le complexe psychique qui ENTRALGO)…

l'accompagne.
Prenons comme exemple l'ulcus peptique. FRENCH et ALEXANDER ont décrit un
« type gastrique » de réaction de la personnalité qui se rencontre chez 1'ulcéreux.
Celui-ci a une personnalité fragile, infantile, un besoin de protection constant. Il com-
pense cette infériorité par une vie active, forcée et orientée vers la puissance et le
triomphe de ses entreprises. La dynamique de sa personnalité est conditionnée par la
bipolarité de sa vie affective - pôle de l'angoisse et de la passivité, pôle de l'activité

1. R. HEYER, Das körperlich seeliches Zusammenwirken in der Lebensvorgänge, Munich, 1931.


2. WYSS, Körperlich seeliches Zuzammenhängen in Gesundheit und Krankheit. Leipzig, 1931.
3. WEISZACKER, Arzt1iche Fragen, Leipzig, 1933.
4. F. ALEXANDER publie en 1930 un mémoire Psychoanalysis of the total personnality, New-York,
1930. Les ouvrages de WEISS et ENGLISH, Psychosomatic Medicin, Philadelphie et Londres 1943
et F. DUNBAR, Psychosomatic diseases, New-York 1943, firent sensation. Le livre d’ALEXANDER
et T. FRENCH, Studies in Psychosomatic Medicin, New-York, 1948, a été le point de départ de
multiples études de l'école de Chicago. Le premier Congrès Mondial de Psychiatrie, Paris, 1950,
a largement reflété ce mouvement. [NdÉ: Les rapports et les comptes rendus du Premier Congrès
Mondial de Psychiatrie ont été publiés par Hermann & Cie, Paris, 1950-1952.]
5. C'est à propos du problème de la pathologie de l'angoisse vitale que LOPEZ IBOR vient d'écrire
un livre axé sur la Médecine Psychosomatique, La Angustia Vital, Madrid, 1950.
6. HELPACH, Klinische Psychologie, Stuttgart, 1949.

47
ÉTUDE N°2

extérovertie. L'affection ulcéreuse est l'expression de ce conflit. BERG étudiant l'ulcus


chez les soldats allemands au cours de ces dernières années a distingué un type rigide
(A) propre à la race nordique avec de fortes tendances ambitieuses et à l’exaltation et
un type faible (Z) pusillanime et hypocondriaque. DRAPER, DUPERTIS et CAUGHEY ont
noté chez 80 % d'ulcéreux des sentiments d'insécurité liés au complexe d'Œdipe, etc.
… Naturellement, l'effica- Naturellement, l'efficacité de la psychothérapie constitue l'argument majeur de toutes
cité de la psychothérapie
ces études qui, par leur caractère un peu vague, diffus et parfois contradictoire, n'em-
constitue l'argument
majeur de toutes ces portent pas toujours la conviction.
études… Outre ces troubles fonctionnels dont nous devons à HALLIDAY 1 une bonne énu-
mération, il est évident que toutes les maladies - et même les plus organiques - sont
justiciables de pareils rapprochements. Mais c'est toujours à FREUD qu'il faut remon-
ter ; le peu que nous avons dit de la caractéristique de l'ulcéreux nous renvoie, en
effet, tout naturellement à la caractérologie freudienne du « sadique-anal », du
« masochiste », etc. Mais nous devons davantage encore à FREUD une intuition qui,
certainement, plane sur toutes les études psychosomatiques : il a émis cette idée que
le système musculaire strié est l'instrument de l'agression contre le monde extérieur
tandis que la musculature lisse, celle des organes creux de l'économie, (tube digestif,
système vasculaire, etc.) est l'instrument de l'auto-agression. Dès lors, qu'il s'agisse
d'une coronarite, d'une thrombo-angéite, etc., on peut émettre l'hypothèse et la véri-
fier par l'analyse et l'épreuve psychothérapique que ces lésions sont l'expression d'un
complexe auto-punitif 2.
Il n'est pas jusqu'à la pathologie externe et traumatique qui ne puisse s'intégrer
dans cette perspective puisque les accidents et les fonctions qu'ils entraînent paraissent
exprimer un mécanisme psychologique analogue. Reportons-nous aux statistiques de
F. L. DUNBAR. Aux U. S. A., 74 personnes sur 1000 sont blessées et les médecins des
usines (accidents du travail) et des compagnies d'assurance (accidents de la circula-
tion) sont parvenus à cette conclusion que 80 à 90 %, de ces accidents ne sont expli-
… ce mouvement psycho-
somatique, poussant jus- cables ni par des causes extérieures (outillage) ni par un défaut ou infirmité du sujet.
qu'à une manière d'absur- Ils envisagent donc un trouble x de la personnalité. Ce facteur X a retenu l'attention de
dité la « finalité » du phé- DUNBAR qui a montré la profondeur considérable des récidives individuelles et fami-
nomène « maladie » ... ne
liales, ce qui laisse supposer qu'il n'est autre qu'un facteur psychique inconscient.
peut pas indéfiniment se
développer sans limiter Naturellement, ce mouvement psychosomatique, poussant jusqu'à une manière d'ab-
toute la pathologie des surdité la « finalité » du phénomène « maladie », jusqu'à supprimer son caractère acci-
facteurs pathogènes for- dentel pour lui substituer celui d'une intentionnalité inconsciente, ne peut pas indéfi-
tuits…
niment se développer sans limiter toute la pathologie des facteurs pathogènes fortuits.

1. Psychosocial Medicine, New-York, 1948.


2. Cf. par exemple les études Pathologia psicomatica publiées à Buenos Aires, 1948 sous la
direction d'Arnaldo RASCOVSKY.

48
RYTHME DE LA MÉDECINE

*
* *
Par cette dernière remarque, nous revenons à notre point de départ touchant l'as-
pect philosophique de la médecine en tant que science biologique. Nous avons vu que
l'orientation générale de cette science tend à lui faire abandonner les concepts de cau-
salité mécanique pour revenir à une causalité « interne » plus exactement « vitaliste et
humaniste ». Elle ne peut pas, cependant, aboutir à une conception de la maladie qui
la réduirait à n'être qu'une volonté de mort sans renoncer à toutes les acquisitions que
nous devons à l'anatomie pathologique, à la chimie, à la physique, à la microbiologie,
etc... Il faut donc recourir à une forme « multidimensionnelle » – et en quelque sorte
« complémentaire » – de la causalité en pathologie humaine. Les phénomènes mor-
bides s'inscrivent en effet en fonction d'une double coordonnée, le déterminisme –
même s'il n'est que relativement déterminé – de la nature et la finalité de l'organisme
dans sa totalité psychosomatique. Si la médecine du XIXe siècle ne considérait que le
déterminisme de la nature qui faisait de la médecine une « Science naturelle », si la … la médecine doit trou-
médecine du XXe siècle a tendance - sans d'ailleurs que cette tendance soit générale et ver la ligne de ses progrès
dans l'équilibre de ces
exclusive - à ne considérer que le « sens de la maladie » qui transforme la médecine
deux tendances qui sont
en anthropologie, il semble que, sollicitée comme au temps d’HIPPOCRATE entre CNIDE comme les contraires
et COS, elle doive trouver la ligne de ses progrès dans l'équilibre de ces deux tendances qu'elle a pour mission de
qui sont comme les contraires qu'elle a pour mission de concilier. concilier…

49
Étude n° 3

LE DÉVELOPPEMENT « MÉCANICISTE »
1. Folie et valeurs.
2. Rythme de la médecine.
3. Mécanicisme et psychiatrie.
4. La notion de « maladie mentale ».

DE LA PSYCHIATRIE
5. La doctrine de G. de Clérambault.
6. Freud et la psychanalyse.
7. Conception Organo-dynamiste.

à l'abri du dualisme « cartésien ».


8. Rêve et psychopathologie.

C'est un fait que la Psychiatrie en tant que Science est née chez nous en France …la Psychiatrie en tant
après la Révolution française. Pour bien comprendre les conditions de cette naissance que Science est née chez
il faudrait déterminer par quelles racines profondes morales, philosophiques et sociales nous en France après la
Révolution française…
elle plonge dans l'histoire des siècles précédents 1. Ils nous semble que si le fait psy-
chiatrique s'est constitué comme objet de la Science médicale, c'est 1°) parce que dans
l'évolution du monde social chrétien, après l'humanisme de la Renaissance et de la
Réforme, et après la libération des valeurs individuelles qu'il a commandées, le problè- …le problème de la liber-
té et de la responsabilité
me de la liberté et de la responsabilité s'est trouvé si brutalement posé qu'il a dû, du
s'est trouvé brutalement
même coup et nécessairement, susciter le problème corollaire de ses limites, c'est-à-dire posé…
celui de la « folie ». Ce n'est pas par hasard qu'un des tout premiers psychiatres, Paul
ZACCHIAS 2 , était médecin légiste du Pape ; 2°) parce que dans l'évolution de la pensée
philosophique et le développement des Sciences naturelles, les rapports du physique et
du moral se sont situés sur le plan de la physiologie nerveuse et ont exigé une science
des troubles mentaux fondée sur une théorie de ces rapports. Ce n'est pas par hasard que
le premier ouvrage de psychologie pathologique fût le fameux traité de CABANIS 3; 3°)
parce que les progrès de l'assistance aux malades et malheureux devaient s'intéresser
davantage aux « malades mentaux » dont l'existence posait des problèmes pratiques
d'organisation et de législation. Ce n'est pas par hasard qu'on fait remonter au geste phi-

1. Naturellement on trouve dans la « nuit » du Moyen Age, des traces de préoccupations psy-
chiatriques. Indiquons spécialement les aspects psychopathologiques du thomisme (cf. à ce sujet
KOPP, Zeitschr. f.d.g. Neuro., 152, p.178 et plus récemment le travail de E. KRAPF (Thomas
d’Aquino, Monografias Index Neurologia y Psiquiatria, 1943).
2. Paul ZACCHIAS (1582 - 1659). (Cf. L'étude que C. VALLON et G. GENIL-PERRIN lui ont consa-
crée dans L'Encéphale en 1912).[NdÉ: VALLON C. et GENIL-PERRIN C. La psychiatrie médico-
légale dans l’œuvre de Paul Zacchias (1584-1659). Paris : Doin ; 1912.]
3. CABANIS, Rapports du Physique et du Moral. 1ère édition, 1802.

51
ÉTUDE N°3

lanthropique de PINEL1 la naissance de la Psychiatrie. De ces trois racines morale, phi-


losophique et philanthropique c'est cette dernière seule qui est généralement reconnue.
Certes le grand aliéniste français a bien dans un geste décisif mais, somme toute, déjà
traditionnel révélé avec éclat la misère des aliénés, mais il n'a pas fondé la Psychiatrie.
…la triple exigence que C'est la conséquence de la triple exigence que nous mettons en évidence qui a rendu
nous mettons en évidence inéluctable et pressante la nécessité de fournir à la Médecine ce nouvel et troublant
– morale, philosophique
objet de son savoir: la folie. Certes, la Médecine mentale existait déjà depuis vingt-cinq
et philantropique – a
rendu inéluctable et pres- siècles mais malgré ses progrès lents quoique toujours continus il lui manquait encore,
sante la nécessité de four- avant 1800, l'étincelle qu'est à défaut d'une grande découverte cette merveilleuse curio-
nir à la Médecine ce nou- sité qui fonde une science qui se cherche avant d'avoir pris conscience de son objet et
vel et troublant objet de
de sa méthode. D'un seul coup, avec PINEL, l'étincelle a jailli et, un peu plus tard, dans
son savoir: la folie…
tous les pays se sont multipliés les efforts, l'opiniâtre labeur de compréhension, les
observations minutieuses, les âpres discussions, de nombreux médecins qui ont consa-
cré leur existence à l'étude de l'aliénation mentale. Ce fut une extraordinaire proliféra-
tion de « manigraphes », d'aliénistes qui, partout, se sont répandus dans le monde et
avant même que la Psychiatrie prît son véritable nom, avaient trouvé le leur. Ils se sont
acharnés dès ce moment-là avec une ardeur parfois méconnue ou injustement décriée à
approfondir les causes de ces troubles étranges, de ces affections déconcertantes, si
insaisissables pour qui a l'habitude de voir, de toucher, de palper, d'écouter et de mesu-
rer les effets ordinaires des maladies. C'est sur leurs épaules que s'est édifiée l'œuvre de
connaissance et d'assistance de la folie dont on ne peut sans vertige embrasser tous les
progrès, lorsque par exemple avec KRAEPELIN 2 on tente de saisir d'un coup d'œil cet
immense travail collectif de plus d'un siècle de durée. C'est par les qualités d'observa-
tion, de pénétration et d'analyse des grands cliniciens de la Psychiatrie que s'est consti-
tuée cette vue systématique de la folie qui à travers les divergences d'école est devenue

1. Si l'état misérable des malades entassés à Bicêtre ou à « Bedlam » est connu de tous, si on n'ou-
blie pas cependant le mérite de DAQUIN (1792) ni celui de CHIARUGI (1793), ni ceux d’ HAYPER
(1807) ou de MULLER (1799) à Wurzburg, etc… il convient de rappeler les efforts faits dans les
pays musulmans dès le VIIIe siècle (FERREDIN KOCIM cité par BIRNBAUM dans le Traité de BUMKE
- DESRUELLES et BERSOT, Ann. Med. Psycho. 1938), la fondation de l'asile de Valencia par le Père
J.G. JOFRE, et l'œuvre des Frères Saint Jean de Dieu dans les « Charités » (P. SÉRIEUX), des
Franciscains (Lille, Saint Venant), des Lazaristes (St. Lazare), etc…
2. Outre le livre de KRAEPELIN (Hundert Jahre von Psychiatrie, 1918) [NdÉ: KRAEPELIN E. Cent
ans de psychiatrie (1918) ; traduction française : Bordeaux : Mollat; 1997.], il faut consulter celui
de LAIGNEL-LAVASTINE et VINCHON (Les malades de l'esprit et leurs Médecins, 1930), l'article de
BIRNBAUM (Traité de Bumke, 1928), l'ouvrage de W. BROMBERG (The mind of man, New-York,
1920) le volume d’ ADAM (Uber Geisteskrankheit im alter und neuem Zeit, 1928), et surtout « A
History of Medical Psychology » [NdÉ: New-York: Norton & company ; 1941] de Gregory
ZILBOORG et G.W. HENRY. Rappelons aussi de quel secours est le fameux index « Die Literatur
der Psychiatrie, Neurologie und Psychologie von 1459-1799 » de Heinrich LAEHR, (Berlin,
1900), pour ce qui concerne les précurseurs de la Science Psychiatrique.

52
DÉVELOPPEMENT MÉCANICISTE DE LA PSYCHIATRIE

un corps de doctrine utile et enseignable, capable de guider, dans les problèmes pra-
tiques, l'esprit de leurs héritiers.
Sans doute c'est bien des aspirations profondes de l'humanité qu'est monté leur
enthousiasme mais c'est lui qui, dans sa forme résolue, a créé, codifié, formé la
Psychiatrie. Il n'a fallu rien de moins que le desséchement, opéré, comme nous allons voir,
par le Mécanicisme dans lequel leur époque les a fourvoyés pour attiédir à la fin du siècle,
et spécialement dans notre pays ce zèle, qui déjà pourtant avait soulevé des montagnes.
Dès son institution, par cet élan collectif de recherches, la Psychiatrie devait médi- …Dès son institution, par
ter et les psychiatres discuter sur la nature de son objet, c'est-à-dire, dans leur essence et cet élan collectif de
recherches, la Psychiatrie
leur signification, décrire les rapports du physique et du moral. De la grandeur de cet
devait méditer et les psy-
objet dépend la difficulté de la tâche du psychiatre mais aussi la particulière éminence de chiatres discuter sur la
sa fonction. Qu'il se soit parfois trouvé dépassé par la difficulté de l'entreprise, que lui- nature de son objet, c'est-
même parfois se soit interdit d'y appliquer son esprit, il n'en reste par moins que le pas- à-dire, dans leur essence
et leur signification,
sionnant intérêt qui s'attache à une telle démarche fait de lui l'artisan par excellence d'une
décrire les rapports du
œuvre médico-psychologique pleine d'embûches, d'obscurité et de dangers: la science physique et du moral…
des rapports du corps et de l'esprit. Même s'il en est parfois saisi d'effroi, même s'il
cherche, dans la fausse humilité positiviste, à s'évader du problème qui l'étreint, même
s'il cherche par les solutions faciles à assurer son repos, c'est toujours vers ce vertige qu'il
est ramené par la considération de l'objet même de ses investigations. C'est dire que par
le débat qu'il suscite dans l'esprit du psychiatre, ce problème redoutable s'institue enco-
re comme objet perpétuel de discussion des psychiatre entre eux 1.
Le « cartésianisme » […]
Le « cartésianisme », 2 en rendant particulièrement urgent et inéluctable le pro-
a certainement servi la
blème des rapports du « physique » et du « moral, considérés comme deux substances cause psychiatrique, mais
juxtaposées (l'ordre de la pensée et l'ordre de l'étendue), a certainement servi la cause il a engagé la science
psychiatrique, mais il a engagé la science psychiatrique dans une impasse. C'est ce que psychiatrique dans une
impasse…
nous allons examiner.
***
Tout d'abord il est aisé de comprendre que le dilemme cartésien: « ou c'est phy-
sique ou c'est psychique » constitue bien un système dualiste de deux termes qui s'op-
posent et s'excluent. Aussi cette position, métaphysique a-t-elle pesé de tout le poids
de sa simplicité dans toutes les discussions psychiatriques où se pose le problème des
relations causales et structurales du physique et du moral. D'où l'éternel et stérile

1. Une preuve de ce que nous avançons, nous est fournie par le dernier numéro des Annales medi-
co-psychologiques (Octobre 1948), à propos de la communication de P. ABELY sur le
Diencéphale, carrefour psycho-somatique.
2. Nous disons le « cartésianisme », pensant plus à MALEBRANCHE qu'au philosophe des
Méditations dont les spéculations si vivantes et concrètes ont pu être considérées comme à l'ori-
gine du mouvement phénoménologique qui pose la pensée comme un mode d'existence en soi et
pour soi.

53
ÉTUDE N°3

débat sur la psychogenèse ou l'organogenèse, sur les causes « morales » ou physiques


des maladies mentales, sous lequel se retrouve latente et lancinante l'opposition des
« spiritualistes » et des « matérialistes » posée comme nous le verrons plus loin, en
porte à faux. Cette « batrachomyomachie » s'est déroulée et se poursuit encore à
grand fracas dans la mesure même où les psychiatres n'ont pas su dépasser cette
conception traditionnelle.
En France, ce débat a été naturellement très vif. Tout d'abord au début du XIXe

siècle tandis que PINEL, ESQUIROL, FODÉRÉ, DUBOIS (d'Amiens), LELUT 1, etc... incli-
naient à soutenir l'origine morale de la folie, FERRUS, CALMEIL, BROUSSAIS, GEORGET,
BOTTEX, VOISIN, FOVILLE, LUYS, etc...avançaient l'étiologie organique des maladies
…On se tournait alors mentales. On se tournait alors vers la statistique pour vider le débat : ESQUIROL estimait
vers la statistique pour que 409 hommes sur un total de 1578, et que 580 femmes sur un total de 1940 étaient
vider le débat sur les
aliénés pour des raisons morales, tandis que, en Angleterre, KNIGHT en 1827 trouvait un
causes morales ou phy-
siques de la folie… seul cas de ce genre sur 700... – On connaît également la fameuse controverse qui, en
1843, opposa PARCHAPPE à MOREAU. Celui-ci prouvait, par la statistique, que les causes
physiques l'emportent sur les causes morales et celui-là démontrait par le même procé-
dé « la prédominance des causes morales dans la génération de la folie ». Naturellement
la statistique ne pouvait résoudre des questions qui la dépassaient dans l'ignorance où
l'on se trouvait (et où nous sommes encore) de toutes les causes « physiques » et
« morales ». Les discussions les plus vives, le heurt le plus brutal entre « matérialistes »
et « spiritualistes » paraît s'être produit vers 1840 et on trouvera de ces préoccupations
passionnées un écho très vivant dans les premiers tomes des Annales Médico-psycho-
logiques (CERISE, LELUT, BAILLARGER, etc.). Il suffit de lire les grandes controverses du
milieu et de la fin du XIXe siècle, telles les fameuses discussions de 1854 sur les mono-
manies, de 1845 et de 1855 sur les analogies du rêve et de la folie, de 1855 sur les hal-
lucinations, de 1861sur la classification des maladies mentales, pour se convaincre que
toujours et sans cesse le même « dilemme » écrase et stérilise tous les débats.
Ce qui paraît avoir tempéré cependant dans le pays même de DESCARTES la lutte
des « organicistes » et des « psychistes », c'est que, après le développement de la psy-
chologie sensationniste et l'énorme poussée mécaniciste et atomistique qui, comme
nous le verrons, s'est poursuivie pendant tout le XIXe siècle, la plupart des esprits
étaient gagnés, parfois à leur insu même, mais d'avance, à la cause « organiciste ». Une
autre raison c'est l'indifférence que certains cliniciens (et non des moindres) opposè-
rent à ces discussions, tout occupés qu'ils étaient à inventorier et explorer la riche et
neuve moisson de faits qui se proposaient à leur observation. – Dans notre période

1. Tous ces auteurs ne s'opposaient pas toujours à l'étiologie organique de la folie mais admet-
taient souvent à côté de cas où les psychoses morales étaient déterminantes, des cas où les causes
physiques étaient déterminantes.

54
DÉVELOPPEMENT MÉCANICISTE DE LA PSYCHIATRIE

contemporaine l'introduction de la psychanalyse a passionné encore davantage la dis-


cussion sur les névroses, les schizophrénies, l'hystérie, etc...
Et récemment encore, à Bonneval en septembre 1947 1, nous avons envisagé …Et récemment encore, à
l'ensemble de ce problème dans une atmosphère d'émotion métaphysique, qui nous a Bonneval en septembre
1947, nous avons envisa-
peut-être, un instant, égalés aux premiers pionniers de notre Science !
gé l'ensemble de ce pro-
En Allemagne, la lutte fut d'autant plus vive que les tendances nouvelles du matéria- blème dans une atmo-
lisme mécaniciste vinrent heurter un spiritualisme qui, ayant trouvé en STAHL 2 son sphère d'émotion méta-
doctrinaire, gardait encore intacte, dans bon nombre d'écoles, sa Foi, renouvelée par physique, qui nous a peut-
être, un instant, égalés
l'esprit d'une métaphysique spiritualiste qui plongeait ses racines dans KANT et HEGEL.
aux premiers pionniers de
Le choc fut très violent. Ce fut la célèbre querelle des « somatistes » et des « psy- notre Science !…
chistes », des « organicistes » et des « romantiques ». D'un côté JACOBI, SPURZHEIM,
FRIEDREICH, etc. (somatistes) et de l'autre HEINROTH, IDELER, ESCHENMAYER, etc. (psy-
chistes). Vers le milieu du XIXe siècle le procès parut jugé en Allemagne comme en
France, les « organicistes » dont les « leaders » étaient pourtant moins en vedette que
les chefs de l'école psychiste l'emportèrent. Il fut acquis que la folie est une maladie …En Allemangne, ce fut
dont les causes sont somatiques et principalement cérébrales. C'est GRIESINGER qui la célèbre querelle des
« somatistes » et des
donna à cette thèse la consécration de son autorité. Il pouvait écrire à cette époque « la
« psychistes »…
Neurologie et la Psychiatrie ne sont pas seulement deux domaines conjoints mais un
seul domaine où l'on parle le même langage et qui est régi par les mêmes lois » 3 . Et
si dans son fameux ouvrage 4 il n'a pas entièrement succombé aux tentations d'un
mécanicisme atomistique et neurologique, il n'en fut plus de même pour ses brillants
successeurs à la tête de la psychiatrie allemande. WERNICKE, MEYNERT, CRAMER,
WESTPHAL, KAHLBAUM furent entre 1860 et 1890 les champions des doctrines neuro-
mécanicistes en psychiatrie.
Si nous venons de rappeler avec quelques détails le fracas de ces grandes que-
relles qui rythment l'histoire de la Psychiatrie depuis sa naissance, c'est pour marquer
que, posé dans ces termes antinomiques, le problème du physique et du moral laisse tou-
jours en suspens sa solution et se prête à des discussions toujours passionnées et sans fin.
*
* *

1. Discussion sur la « Psychogenèse » des troubles psychiques (HENRI EY, J. ROUART, J. LACAN,
L. BONNAFE, S. FOLLIN, H. NODER, BELEY, LAROQUE, DUCHÊNE, COURCHET, FREY, etc.) [NdÉ: IVe
colloque de Bonneval. Le problème de la psychogenèse des névroses et des psychoses. Paris:
Desclée de Brouwer; 1950. Réédition Bibliothèque des Introuvables. Paris :Tchou ; 2004.]
2. Georg. Ernst STAHL. De anima morbis (1708). Cf. à propos de cette fameuse discussion des
« Psychistes » et des « Somatistes » l'article de BIRNBAUM dans le Traité de BUMKE (Tome I).
3. Fondation des « Archiv » für Psychiatrie (1874)
4. Traité des maladies mentales. 1ère édition 1845. La 2e édition a été traduite en français en 1865
par le Dr. DOUMIC et copieusement annotée par BAILLARGER qui joua dans la Psychiatrie françai-
se le même rôle important et déterminant que GRIESINGER dans la Psychiatrie allemande.

55
ÉTUDE N°3

…Mais le « cartésianis- Mais le « cartésianisme » ne pose pas seulement mal le problème, il l'engage
me » ne pose pas seule- nécessairement vers une solution « mécaniciste » qui aboutit rapidement à une impas-
ment mal le problème, il
se 1. Rapidement, en effet, spiritualistes et matérialistes se mirent d'accord sur une for-
l'engage nécessairement
vers une solution « méca- mule qui assurait aux premiers le repos et aux seconds la victoire. L'esprit, dans la
niciste » qui aboutit rapi- perspective même que prête le dualisme cartésien à la discussion, l'esprit est ou abso-
dement à une impasse… lu (spiritualistes) ou rien (matérialistes). Cela revient, à peu près, au même et tout le
monde se trouve du même côté de la barricade et d'accord pour déclarer que les phé-
nomènes psychiques (en tant que « parallèles » au cerveau ou identifiés aux parties du
cerveau) ne sont rien d'autre pour notre connaissance scientifique que des atomes céré-
braux. C'est ainsi que la « psychologie » associationniste et sensationniste et le méca-
nicisme physiologique des localisations cérébrales ont collaboré pour orienter l'évolu-
tion de la Psychiatrie vers le mécanicisme intégral auquel vers la fin du XIXe siècle tous
les psychiatres se sont à peu près ralliés. Ce mécanicisme intégral peut se résumer en
quelques propositions qui rejoignent les thèses anti-hippocratiques du « mécani-
cisme » de la Pathologie générale : l'atomisme séméiologique – la pathogénie méca-
nique des symptômes – et la notion d'entités spécifiques. Aussi allons-nous voir le
développement des idées s'effectuer tout au long du XIXe siècle dans ce triple sens.

a) Pulvérisation atomistique de la séméiologie.

Le travail de dissection de la vie psychique morbide s'est opéré dès le début du


XIXe siècle. Certes, les grands cliniciens de cette époque se sont abstenus d'aller trop loin

dans cette voie ou même de s'y engager (FALRET père, notamment) mais la tendance se
trouve indiquée chez presque tous. La notion de monomanie consacrait cette idée, fon-
damentale dans le système théorique en développement, qu'il existait des troubles psy-
chiques partiels (« localisés » paraphrasera-t-on selon le mot de MOURGUE).
…c'est surtout le concept
Mais c'est surtout le concept d'hallucinations qui constitue le ferment « psy-
d'hallucinations qui
constitue le ferment cholytique » par excellence. Par son truchement en effet la structure globale des délires
« psycholytique » par va disparaître et ceux-ci vont se briser et s'émietter en mille morceaux, séparés du tout
excellence… dont les hallucinations ne sont pourtant qu'une partie. L'hallucination devient en effet
d'abord un phénomène sensoriel élémentaire (REIL - BROUSSAIS - MICHEA). Ensuite
elle devient l'effet d'une excitation, d'une « épilepsie » des centres sensoriels
(TAMBURINI, LEUBUCHER, RITTI, WERNICKE, KAHLBAUM, SÉGLAS jusqu'en 1895, etc...).
Il faut lire dans la thèse de MOURGUE 2 le récit de cette réduction du délire à une de ces

1. Le Dualisme renvoie nécessairement au Monisme comme à son reflet dans la dialectique inter-
ne de ce couple de notions antinomiques par quoi l'un se définit par l'autre, suppose l'autre.
2. R. MOURGUE. Etude clinique sur l'évolution des idées relatives à la nature des hallucinations
vraies. Thèse Paris, 1919.

56
DÉVELOPPEMENT MÉCANICISTE DE LA PSYCHIATRIE

parties, l'hallucination, et les controverses qui s'élevèrent alors sur la nature et la genè-
se de l'hallucination. Rappelons notamment la grande discussion de 1855 à la Société
médico-psychologique 1 et celle de 1874 à l'Académie de Berlin. Peu à peu l'idée
gagne et s'infiltre dans toute la Psychiatrie. Elle sape l'unité structurale du délire pour
le présenter comme basé sur des « accidents » sensoriels et naturellement cent varié-
tés d'hallucinations furent décrites: hallucinations psycho-sensorielles (BAILLARGER),
– pseudo-hallucinations de HAGEN et de MICHEA, – hallucinations aperceptives de
KAHLBAUM, – pseudo-hallucinations de KANDINSKI, – auto-représentations apercep-
tives de G. PETIT, – hallucinations aperceptives de SÉGLAS, etc. Bien plus la notion
d'hallucinations réputée d'abord phénomène sensoriel, admettant toujours davantage
dans sa compréhension les hallucinations psychiques (BAILLARGER) synonymes de
pensée étrangère où la sensorialité ne joue plus de rôle, c'est tout le cortège des idées
« autochtones » (WERNICKE), du « Gedankenlautwerden », de l'écho de la pensée, du
vol et du devinement de la pensée, du commentaire des actes qui, avec G. DE

CLÉRAMBAULT va s'enrichir de tous les éléments innombrables du syndrome d' « auto-


matisme mental »... Ainsi se « pulvérise » la séméiologie de l'activité hallucinatoire; …Ainsi se « pulvérise » la
séméiologie de l'activité
elle se brise en mille morceaux arbitrairement définis et artificiellement isolés et le sort
hallucinatoire; elle se
subi par l'aphasie va être celui de l'hallucination. Dissoute dans ses mille aspects, cha- brise en mille morceaux
cun réputé autonome et mécaniquement produit par des excitations de centres arbitrairement définis et
d'images, le clinicien assistera à cet éparpillement d'atomes hallucinatoires, impuissant artificiellement isolés et
le sort subi par l'aphasie
à en recomposer l'ensemble autrement que par une sorte de collection caricaturale de
va être celui de l'halluci-
ses éléments et résigné à n'en faire que le laborieux décompte. A ce pointillisme nation…
séméiologique a correspondu une interprétation toujours plus mécaniste de ces élé-
ments inertes, décharnés, squelettiques que sont devenues les hallucinations. Leurs
théoriciens jusqu'à BLEULER, FREUD, JASPERS, et CLAUDE n'ont cessé de les traiter
comme des éléments dépourvus de vie psychique, si détachés du délire qu'elles parais-
saient assumer vis-à-vis de celui-ci une fonction de génération, cessant d'être son effet
pour devenir sa cause, chassé-croisé qu'a rendu seule possible la dévitalisation du déli-
re réduit à n'être qu'une juxtaposition d'idées ou de sensations anormales.
Naturellement les notions d'hallucination cénesthésique, de trouble cénesthésique, de
cénesthopathie, ou des troubles du schéma corporel, concepts essentiellement sensa-
tionnistes, servent également à « expliquer » les délires de négation ou de déperson-
nalisation par des troubles de la sensibilité...
Le même travail d'isolement artificiel s'est opéré dans les obsessions séparées
du mode de pensée morbide dont elles ne constituent pourtant que les conséquences.

1. HENRI EY : La discussion de 1855 sur les hallucinations, « Annales medico-psychologiques »,


avril 1935.

57
ÉTUDE N°3

Et on connaît les étiquettes à vrai dire assez burlesques par quoi l'analyse clinique
atteint dans ce domaine une manière de perfection dans l'emploi de sa technique abs-
traite. La distinction des obsessions « idéatives », « phobiques », « impulsives », le raf-
finement d'une subtilité toujours plus atomistique qui conduit à opposer l'obsession et
les moyens de défense de l'obsédé, à sectionner tous les liens entre l'obsession et le
délire ou l'activité hallucinatoire, le souci de la réduire à un corps étranger comme une
escarbille sur la conjonctive, participent de cette même opération systématique qui
coupe et tue la matière vivante des névroses et des psychoses.
Nous pourrons illustrer ailleurs et bien facilement encore la continuité histo-
rique de cette vivisection dans le domaine des délires, de la catatonie, de l'hystérie, de
l'épilepsie tour à tour « ramenés » à des mécanismes simples, « basés » sur des troubles
élémentaires selon un procédé qui ne peut paraître réussir qu'au prix d'une perte de
substance et d'une abstraite simplification. Au terme de cet écartèlement, la Psychiatrie
ne présente que des pièces et des morceaux et pour avoir voulu l'engager dans la voie
de ses explications neuro-mécanicistes, l'aliéniste ne peut plus que contempler comme
des objets inertes, ces « membra disjecta » que, sous son microscope, il ne parvient
plus ni à reconnaître ni à utiliser.

b) Genèse mécanique des troubles psychiques

Quoi qu'il en soit, le mouvement étant donné, la machine psychiatrique s'étant


…à ce travail de dissec- mise en marche pour broyer les états psychopathiques, elle les a pulvérisés, les a
tion analytique a corres- réduits à une juxtaposition d'atomes et à ce travail de dissection analytique a corres-
pondu une théorie de la pondu une théorie de la genèse mécanique des symptômes que cette analyse avait pour
genèse mécanique des
but précisément de préparer et de rendre possible.
symptômes que cette ana-
lyse avait pour but préci- Pour bien saisir le sens et les modalités de cette mécanisation de la psychiatrie
sément de préparer et de il n'est qu'à se rapporter à un des problèmes qui historiquement a reçu du neuro-méca-
rendre possible… nicisme sa première interprétation et dont la solution dans ce sens s'est présentée à l'es-
prit de tant de neurologistes et de psychiatres comme une sorte de modèle du genre,
nous voulons dire la question de l'aphasie. Un homme a perdu l'usage de la parole, son
langage a plus ou moins disparu. On s'est représenté alors que le langage qui ne se pro-
duit plus était constitué d'éléments, les images verbales. Ces images verbales pouvant
être de plusieurs variétés on estimait que le langage n'est qu'une combinaison, une jux-
taposition d'images sensorielles auditives, ou visuelles ou encore kinesthésiques. On
en est venu à cette idée que si l'aphasique n'émet pas de sons c'est tout simplement
parce que ces images kinesthésiques ont disparu. Jusqu'ici, on le voit, la théorie consis-
te à résoudre le problème d'une manière purement verbale. Mais pour donner plus de
valeur à l'explication on suppose que si les images kinesthésiques ont disparu, c'est que

58
DÉVELOPPEMENT MÉCANICISTE DE LA PSYCHIATRIE

le centre moteur du langage est détruit: quand ce sont les images auditives c'est le
centre acoustico-verbal qui est détruit, etc... Tel est le schéma de ce que MOURGUE …ce que MOURGUE appel-
appelle une théorie neurologique « paraphrase » de l'atomisme séméiologique, parce le une théorie neurolo-
gique « paraphrase » de
qu'elle consiste à paraphraser la question dans la réponse qu'elle prétend lui apporter.
l'atomisme séméiolo-
Certes une telle conception de l'aphasie est bien loin d'être purement imaginaire. Elle gique, consiste à para-
repose sur des faits: les lésions incontestables des centres sensori-moteurs qui corres- phraser la question dans
pondent au syndrome aphasie. Mais elle dépasse ces faits quand elle prétend que les la réponse qu'elle prétend
lui apporter….
innombrables variétés que son analyse atomistique lui présente, répondent à des faits
précis et qu'elle prétend localiser aussi aisément sur la surface du cerveau ces atomes
de langage qu'elle le fait sur ses schémas. On sait à quelle infinité de formes et de sous-
formes d'aphasie l'analyse atomistique a conduit et au prix de quels artifices les sché-
mas interprétateurs (« paraphraseurs ») s'adaptaient péniblement à ce découpage des
fonctions du langage. On le voit – et nous aurons l'occasion d'y revenir – ce que l'on
peut reprocher au neuro-mécanicisme atomiste dans son application à l'aphasie ce n'est
pas d'affirmer qu'il y a des lésions et des lésions assez bien localisées – ce que tout le
monde, même GOLDSTEIN, admet – mais c'est de faire si intimement dépendre le
tableau clinique de la topographie des lésions que se puisse décalquer chaque symptô-
me isolé sur des points isolés du cerveau. Nous en avons assez dit pour faire com-
prendre que c'est sur le modèle de ce travail que vont s'exercer toutes les entreprises,
désormais classiques, qui se sont ingéniées à présenter une théorie mécaniciste des
états psychopathologiques.
Le concept de centres d'images qui correspond plus exactement aux exigences
de la psychologie atomiste qu'aux faits eux-mêmes, a constitué en effet la pièce maî-
tresse de toute psychopathologie mécaniciste. Toute la vie de l'esprit pouvant à ses
yeux se réduire au jeu des images ou souvenirs de sensations, tout trouble de la vie de
l'esprit pourra se réduire à des perturbations de centres d'images. Le problème de
l'aphasie proposait aux théoriciens un trouble négatif: l'absence de langage ou des
…La théorie accentuait
troubles de la fonction du langage et on trouvait la solution du problème dans la dis-
encore son caractère de
parition des images des mots. Les études et expériences de physiologie cérébrale ne paraphrase en traduisant
tardèrent pas à rendre plausible pour la sphère motrice l'usage de la notion d'excitation en termes pathogéniques
des centres. Dès lors il ne restait plus qu'un pas à franchir pour transposer ce concept les symptômes, ou en
matérialisant les méta-
aux centres d'images et expliquer pathogéniquement par leur « excitation » tous ces
phores dont se servent les
troubles de la vie de l'esprit qui se présentent cliniquement non comme des opérations malades pour nous dire
qui ne se produisent pas mais comme des phénomènes qui apparaissent anormalement « On me transmet des
à la conscience. Ainsi la théorie accentuait encore son caractère de paraphrase en tra- paroles... On me fabrique
des idées », « On m'en-
duisant en termes pathogéniques les symptômes, ou en matérialisant les métaphores
voie un courant élec-
dont se servent les malades pour nous dire « On me transmet des paroles... On me trique »…
fabrique des idées », « On m'envoie un courant électrique ». Ainsi se satisfaisait enco-

59
ÉTUDE N°3

re et au maximum cette tendance de toute psychologie atomiste à ne jamais considé-


rer un aspect de la pensée autrement que comme un « phénomène » isolé. L'explication
par l'explication des centres d'images, ou, dans ce centre, par l'excitation mécanique
d'une image, représente en effet au suprême degré un processus partiel, laissant intact
tout le reste de l'esprit. Un corollaire tout naturel de cette psychopathologie, a été de
négliger, de méconnaître l'ensemble des troubles qu'un symptôme, même apparem-
…Nous pouvons nous
étonner, à notre tour,
ment isolé, exprime toujours. GRÜHLE a finement noté 1 que jusqu'en 1850 la notion
qu'en France la notion de de « Bewusstsein » (de conscience) n'a jamais été employée en psychopathologie.
troubles de la conscience, Nous pouvons nous étonner, à notre tour, qu'en France la notion de troubles de la
c'est-à-dire de change-
conscience, de modifications de la conscience, c'est-à-dire de changements structuraux
ments structuraux dans la
qualité de la vie de l'es-
dans la qualité de la vie de l'esprit n'ait jamais (en dehors des troubles grossiers comme
prit n'ait jamais retenu ceux qui s'imposent dans l'état confusionnel) retenu sérieusement l'attention des
sérieusement l'attention auteurs (à l'exception naturellement de grands cliniciens comme J.P. FALRET et
des auteurs…
MOREAU (de Tours) 2.
Aussi à une séméiologie atomistique a correspondu une pathogénie des troubles
mécaniciste qui a expulsé la vie psychologique de la pathogénie des troubles mentaux.
C'est vers la fin du siècle entre 1880 et 1890 qu'en Allemagne comme en France cette
« Psychiatrie neurologique » a atteint son apogée. Si à partir de ce moment, sous l'in-
fluence d'un esprit plus synthétique, certains psychiatres et certaines Ecoles psychia-
triques sont parvenus à se soustraire au maléfice du neuro-mécanicisme psychiatrique,
…la Psychiatrie a atteint la plupart y ont sombré et la Psychiatrie a atteint une sorte de point mort, surtout chez
une sorte de point mort,
nous. A quelques rares exceptions près, autant la Psychiatrie française, en effet, a été
surtout chez nous…elle
est demeurée à partir de
brillante et paraît même avoir dépassé et devancé toute école étrangère, autant elle est
1890 comme figée dans demeurée à partir de 1890 comme figée dans une position mécaniciste où elle n'a puisé
une position mécaniciste que péniblement la force de poursuivre son travail de desséchement et de « fignoler »
où elle n'a puisé que péni-
son artificialisme. Notamment, la « fine », la toujours « plus fine » analyse des troubles
blement la force de pour-
suivre son travail de des-
psychiques, la fragmentation des délires réduit à des mécanismes toujours plus simples
séchement… et particuliers, l'isolement de variétés définies par des symptômes « partiels » va faire
lever chez nous une floraison d'études cliniques, dont l'effort, empruntant aux « fines »
nuances d'une psychologie toujours plus analytique les règles de ses distinctions,
constituera pour le dilettantisme psychiatrique un plaisir savoureux, raffiné, et inutile,
où se délecteront à la fois les mandarins de la subtilité et les amateurs de précieux
divertissements. Et c'est ainsi que pour avoir banni de l'essence même du trouble psy-
chique la vie de l'esprit, le mécanicisme parti d'une psychologie atomistique fausse
aboutit nécessairement à une psychopathologie creuse, faite d'une brillante poussière

1. Traité de BUMKE, tome IX, p. 16.


2. HENRI EY et H. MIGNOT, La psychopathologie de Moreau de Tours, « Annales médico-psy-
chologiques », 1947, II.

60
DÉVELOPPEMENT MÉCANICISTE DE LA PSYCHIATRIE

de mots. Et c'est en vain qu'il tente de communiquer au jeu épars des symptômes qu'il
entrechoque dans ses mains, parfois habiles, cette profonde vie qu'il lui a retirée en les
séparant de leur structure significative, naturelle. Il s'ingénie par la richesse des détails,
la boursouflure de l'expression à enfler le symptôme, à orner l'élément, à surcharger la
fonction de l'atome, à l'étaler, le grandir jusqu'à en faire l'égal du tout dont il ne reste
pourtant que la partie.
Un trait, en définitive, caractérise en effet d'une manière décisive le mécanicis- …Un trait, en définitive,
me: c'est l'explication du tout par la partie, du supérieur par l'inférieur: c'est l'hallu- caractérise en effet d'une
manière décisive le méca-
cination phénomène sensoriel mécanique qui explique le délire – c'est le trouble du
nicisme: c'est l'explica-
schéma corporel qui explique la dépersonnalisation – la perte des engrammes qui tion du tout par la
explique l'amnésie – les troubles du tonus qui expliquent le comportement catatonique, partie…
etc... Nous retrouverons dans toutes nos études particulières ce type d'explication
essentiellement mécaniciste. Et « mécanicistes » nous apparaîtront les conceptions de
WERNICKE, G. De CLÉRAMBAULT, de KLEIST ou de PAVLOV exactement dans la mesure
où elles expliquent un état psychopathologique par un trouble basal et partiel. C'est
dire combien le mécanisme a fait de ravages dans toute la Psychiatrie et pas seulement
ancienne mais contemporaine et pas seulement française mais mondiale.

c) Le développement de la Nosographie des « entités cliniques ».


C'est là encore un aspect de la position du cartésianisme et de la position méca-
niciste qu'il implique nécessairement en Psychiatrie. La folie est une maladie. Les
diverses formes de la folie sont des maladies. Les maladies ne pouvant atteindre l'âme
(sauf en cessant d'être maladies pour devenir « péché » comme dans la théorie
d'HEINROTH), ces maladies mentales ne peuvent être que des maladies somatiques: la
maladie mentale est une maladie organique. Jusque-là l'argumentation est parfaitement
correcte. Mais là où le mauvais génie du mécanicisme va intervenir c'est quand il va
prétendre expurger de la maladie mentale toute structure psychique pour la réduire au
processus mécanique qui la fonde, selon sa thèse essentielle. Or l'idéal du mécanicis-
me n'est pas seulement de pouvoir considérer la maladie mentale comme une maladie

1. La « réflexologie » de PAVLOV se présente sous un double aspect, ainsi que nous l'avons souli-
gné dans notre étude critique [NdÉ: « Les théories réflexologiques de .I.P. PAVLOV et la psychia-
trie.», L'Évolution psychiatrique, XII, 1, 1947, 197-219.]. Tantôt elle s'érige en théorie psychogé-
nétique du conditionnement par les événements du milieu. Tantôt elle « périphrase » selon le mot
de MOURGUE, l'analyse de comportement en termes de physiologie cérébrale et elle « explique »
les délires par exemple et les névroses par des troubles partiels de la dynamique cerébrale. A cet
égard, les traductions récemment publiées par « la Raison » (1951) ne font que confirmer la posi-
tion strictement mécaniste prise par le célèbre physiologiste russe telle que nous avons pu en
prendre déjà connaissance notamment dans l'article (publié dans l'Encéphale, 1933) sur la para-
noïa et dans la fameuse lettre à Pierre JANET (Journal de Psychologie, 1933) sur la paranoïa et les
obsessions.

61
ÉTUDE N°3

…Or l'idéal du mécani- d'origine organique, position qui définit l'organicisme psychiatrique en général, mais
cisme n'est pas seulement encore de considérer la maladie mentale comme n'étant pas mentale du tout, comme
de pouvoir considérer la
étant une maladie identique à la scarlatine ou au rétrécissement mitral. On conçoit que
maladie mentale comme
une maladie d'origine cet effort soit demeuré assez vain et cet idéal illusoire; mais en cet effort, en cet idéal
organique, position qui réside l'esprit mécaniciste authentique, celui qui en se développant a précipité la
définit l'organicisme psy- Psychiatrie vers une nosographie rigide dans l'espoir, généralement déçu mais toujours
chiatrique en général,
renouvelé, de découvrir sous chaque espèce clinique bien délimitée une étiologie spé-
mais encore de considé-
rer la maladie mentale cifique, c'est-à-dire de découvrir des maladies mentales où les symptômes seraient si
comme n'étant pas menta- étroitement unis à leurs causes organiques qu'ils s'identifieraient avec elles, c'est-à-dire
le du tout… par conséquent de faire de chaque « maladie mentale » une « maladie particulière ».
Dans l'ensemble il y a une profonde unité de conception entre ces deux doctrines dont
l'une affirme la mécanicité du processus et l'autre sa spécificité. Cela se conçoit clai-
rement d'ailleurs si l'on veut bien convenir que rien ne spécifie davantage un tableau
clinique relativement à un autre que d'identifier chacun d'eux à un dérangement molé-
culaire cérébral différent. Si en raison des attitudes d'esprit parfois contradictoires de
certains auteurs (attitudes qui mesurent plus exactement la difficulté de rester cohérent
avec sa propre théorie, qu'elles ne compromettent la profonde unité de ces positions
doctrinales) on était tenté de nous accuser de « forcer les choses », d'artificialisme, et
peut-être aussi d'aveuglement passionné, nous nous contenterions de rappeler que
l'histoire des doctrines médicales a toujours montré que la tradition hippocratique dont
le mécanicisme est le plus authentique adversaire s'est toujours caractérisée, depuis la
lutte qui opposait COS à CNIDE, par son peu d'attraits pour les « entités spécifiques »;
tandis qu'au contraire, avec le développement de la Médecine anti-hippocratique au
XIXe siècle, devaient nécessairement fleurir une infinité d'entités anatomo-cliniques,
expressions dans la pathologie générale du même esprit atomistique dont nous avons
plus haut mis en lumière les ravages dans la Psychiatrie, à la même époque. Nous
sommes donc, il me semble, fondés à critiquer dans le mouvement mécaniciste lui-
même cette tendance, corollaire de l'atomisme, à découper les tableaux et évolutions
cliniques en maladies distinctes, en entités, unes et indivisibles.
Naturellement en dehors de cette obligation doctrinale qui a pesé sur les esprits
plus qu'on ne se l'imagine, la nécessité de mettre un peu d'ordre et de clarté dans l'in-
ventaire de ce nouveau domaine récemment conquis par la Médecine a contribué éga-
lement à poursuivre et même à accentuer ce travail nosographique.
…Dès ses premiers pas la Dès ses premiers pas la Psychiatrie scientifique « tomba » sur une « maladie »,
Psychiatrie scientifique
une entité clinique dans le sens le plus fort du terme. Avec BAYLE et plus tard FOURNIER
« tomba » sur une « mala-
die », une entité clinique et NOGUCHI l'histoire de cette affection a été entièrement connue. La « démence para-
dans le sens le plus fort lytique » isolée, rattachée à la syphilis, par une hypothèse vérifiée anatomiquement et
du terme. Avec BAYLE… bactériologiquement, constitue une sorte de modèle de travail scientifique. L'esprit des

62
DÉVELOPPEMENT MÉCANICISTE DE LA PSYCHIATRIE

psychiatres a été depuis hanté par l'idée d'affections psychiatriques bien caractérisées.
Et c'est ainsi que l'historique des problèmes particuliers des diverses psychoses met en
évidence l'espoir chaque fois renouvelé et régulièrement déçu que l'on avait mis la
main sur une nouvelle entité de ce genre. La Psychose périodique, Le Délire chro-
nique, Le Délire des négations, La Catatonie, L'hystérie, La démence précoce, La
Schizophrénie, La Confusion mentale primitive, etc...ont été et restent encore considé-
rés souvent comme des « affections » autonomes. Il serait bien facile de retracer l'his-
torique des études qui ont permis, à travers mille difficultés cliniques, de définir, de
préciser, d'approfondir les tableaux cliniques qui correspondent à ces « Entités », mais
cela nous entraînerait trop loin. Il nous suffit de souligner ici que cette préoccupation
« nosographique » est devenue obsédante et que la Psychiatrie « classique » présente
tous ces syndromes comme des maladies qui attendent encore la détermination de leur
agent spécifique, de leur pathogénie particulière, de leur anatomie pathologique spé-
ciale et de leur traitement étiologique approprié. Certains mettant moins d'espoir dans
l'avenir et le progrès de la science, prétendent déjà s'en passer en plaçant leur confian-
ce dans l'idée d'une maladie « essentiellement » autonome (c'est le concept d'entité
« génétique », « factorielle » acceptée avec tant de faveur par la Psychiatrie alleman-
de depuis vingt ans...)
Ne serait-il pas possible cependant de se demander si la notion de « Psychose » … Ne serait-il pas possible
n'est pas précisément contradictoire avec l'idée d' « entité » et cela en analysant sim- cependant de se demander
si la notion de
plement la pathologie de la Paralysie Générale. La méningo-encéphalite syphilitique
« Psychose » n'est pas pré-
se traduit en effet par un tableau clinique assez caractéristique pour avoir une valeur cisément contradictoire
pratique. Mais il y a assez de formes cliniques différentes du processus et d'autres pro- avec l'idée d' « entité »…
cessus qui par ailleurs peuvent ressembler tellement dans leur expression clinique à
celui-là (pseudo-paralysies générales) 1 qu'en théorie on ne peut pas parler d'une « enti-
té » absolument spécifique. La notion même de psychose dans une perspective plus
dynamiste apparaît comme une forme caractéristique des modifications de la vie psy-
chique par un processus organique à quoi elle ne se résume pas, ni dans sa pathogénie
ni même dans son étiologie. Autrement dit, ce que nous appelons psychose n'est qu'une
forme typique de dissolution sous l'influence de plusieurs processus possibles.
Nous pouvons alors concevoir avec clarté pourquoi les « entités« cliniques sont
si peu distinctes les unes des autres dans la nature, c'est qu'elles ne sont jamais, en
fonction d'un processus donné (syphilis, sénilité, etc...) que des formes cliniques au
travers desquelles une même maladie et un même malade peuvent passer. Nous pou-
vons aussi clairement juger pourquoi les maladies mentales, dès que leur nature méca-
no-spécifique n'est plus soutenable deviennent nécessairement des syndromes. Or c'est

1. Le concept de « pseudo » a une fonction générale dans la pathologie, c'est de définir à la fois
quelles sont les « vraies » maladies et combien elles ressemblent aux « fausses ».

63
ÉTUDE N°3

ce double mouvement qui s'est de plus en plus accentué à partir de la fin du XIXe siècle,
l'importance des formes symptomatiques n'a fait que croître avec les progrès des
études étiologiques et la valeur syndromique des maladies mentales est devenu
presque une banalité pratique sinon théorique. Mais il faut aller plus loin et s'il n'est
pas nécessaire de considérer les psychoses comme des maladies, il n'est même pas suf-
fisant de les définir comme des syndromes. Elles constituent des formes morbides dont
l'originalité pathologique est de constituer des anomalies d'évolution de la vie psy-
chique sous l'influence d'une « somatose » , anomalies impliquant la mise en jeu des
forces psychiques qui organisent les « troubles mentaux » , les « maladies mentales »,
les « psychoses », les « névroses » selon les lois propres au niveau de la dissolution
correspondant à l'action du processus organique pathogène.
C'est dans la mesure même où l'on envisage la maladie comme un processus
mécanique simple tout entier donné dans son action, tout entier passivement subi que
l'on se figure les maladies comme des entités en soi. Rien d'étonnant à ce que le mou-
vement mécaniciste psychiatrique se soit pour ainsi dire épuisé dans ses dernières
démarches en persévérant dans un effort stérile pour compartimenter, détailler, morce-
ler la psychiatrie comme il s'était stérilisé en essayant de s'appliquer à pulvériser les
symptômes et à faire des troubles psychiques un schéma statique, mécanique, confor-
me au mécanicisme cartésien.
*
* *
…L'évolution de la L'évolution de la Psychiatrie embourbée dans le mécanicisme au XIXe siècle
Psychiatrie embourbée nous paraît donc dépendre d'un « noxus » primordial, la mauvaise position « carté-
dans le mécanicisme au sienne » du problème des rapports du physique et du moral. Si après notre argumenta-
XIXe siècle nous paraît
donc dépendre d'un
tion un doute persistait, nous renvoyons purement et simplement aux quelque cin-
« noxus » primordial, la quante pages écrites par PEISSE sous le titre Notice historique et philosophique sur la
mauvaise position « car- vie, les travaux et les doctrines de Cabanis, en forme de préface du fameux ouvrage 1
tésienne » du problème et on se convaincra de l'influence qu'a exercée au travers de CABANIS, le cartésianisme
des rapports du physique
et du moral…
1. Rapports du physique et du moral par Pierre, Jean-Georges CABANIS, 8e édition. Baillière, édi-
teur, 1844 - (1ère édition en 1802) - CABANIS, ami de MIRABEAU et de CONDORCET, était un fami-
lier du salon de Mme. HELVÉTIUS où il rencontrait TURGOT, CONDILLAC, VOLNEY, DEGERANDO, LA
ROMIGUIÈRE, etc. Il était à la fois médecin et philosophe de l'école sensationniste. PEISSE nous dit
à ce sujet « qu'il n'avait qu'une connaissance générale et assez incomplète des travaux de ses pré-
décesseurs ». Son érudition philosophie « ne remontait pas plus haut qu'à LOCKE ». « On n'étudie
pas, remarque PEISSE, ce qu'on méprise ». Pour lui, comme pour la plupart de ses contemporains,
l'histoire de la philosophie n'était guère que celle des aberrations de l'esprit humain. Les écrits de
CONDILLAC, de BONNET et des philosophes vivants de la même école, étaient les principales
sources où il puisa les éléments psychologiques de son système. L'ouvrage de CABANIS eut non
seulement un grand retentissement à son époque mais encore une influence profonde sur le déve-
loppement de la science psychiatrique française. Le dogme du matérialiste sensationniste se ../..

64
DÉVELOPPEMENT MÉCANICISTE DE LA PSYCHIATRIE

sur tout le développement de la Psychiatrie qui a glissé vers une conception de la psy-
chopathologie sur le modèle de la mécanique animale.
Naturellement contre cette « mécanisation » toutes les grandes œuvres des cli-
niciens se sont toujours dressées (contre eux-mêmes parfois, quand ils n'ont été que
des théoriciens hasardeux). Qu'il s'agisse d' ESQUIROL, de GRIESINGER, de J.P. FALRET, …ESQUIROL, GRIESINGER,
de MOREL, de MOREAU (de Tours), de KRAEPELIN, de MAGNAN, de SÉGLAS ou de J.P. FALRET, MOREL,
MOREAU (de Tours),
BLEULER, tous ont toujours su retrouver la substance vivante de la folie vue et obser-
KRAEPELIN, MAGNAN,
vée dans sa nature et non déformée par sa réfraction dans la doctrine traditionnelle. SÉGLAS ou BLEULER, tous
Mais un certain nombre de « mouvements » caractérisant la phrase contemporaine de ont toujours su retrouver
l'évolution de notre science ont secoué le joug du vieux mécanicisme. Dans la ligne de la substance vivante de la
folie vue et observée dans
MOREAU (de Tours), de HUGHLINGS JACKSON, les conceptions de P. JANET s'inscrivent
sa nature et non déformée
dans cette salutaire réaction. FREUD, Adolf MEYER, KRETSCHMER en remontant aux par sa réfraction dans la
sources du dynamisme hippocratique ont puissamment contribué à l'affranchissement doctrine traditionnelle…
de la Psychiatrie. Et enfin la phénoménologie et la psychologie structurale de Martin
HEIDEGGER, de JASPERS, de MINKOWSKI, de BINSWANGER, ont remis en honneur l'ana-
lyse psychologique et concrète des maladies mentales qui paraissait définitivement
compromise ou périmée aux yeux d'une psychiatrie devenue purement formaliste et
abstraite.
Pour bien prendre conscience de ce nouvel élan « dynamiste » et lui donner sa
pleine efficacité il faut précisément remonter à la source même de l'erreur du « dua-
lisme cartésien » et trancher une fois pour toutes le nœud gordien. Pour cela il ne suf-
fit pas de dire comme certains psychiatres, et surtout certains psychiatres américains,
que « le physique et le moral » c'est la même chose ou parler de l'unité « somato-psy-
chique », car en même temps que l'on paraît renoncer au dualisme statique on l'énon-
ce de nouveau par la « copule » qui exprime cette solution purement verbale. Il faut au

../.. trouve par lui érigé en une véritable institution. PEISSE, sensationniste également, déploie un
immense effort pour disculper son auteur des reproches de « matérialisme » sans y réussir. Il est
vrai de dire pourtant que si l'ouvrage Rapports du physique et du moral de l'homme est conçu en
conformité absolue avec l'associationnisme, la lettre à M.F. sur les causes premières témoigne,
selon le mot de PEISSE, que CABANIS se tenait « éloigné de l'étroit et absurde matérialisme ensei-
gné dans les livres d'HOLBACH et de la METTRIE ». Mais ce sont les Rapports qui nous intéressent
spécialement ici et qui ont été déterminants. C'est une collection, de douze Mémoires dont les six
premiers furent lus à l'Institut national au cours des ans IV et V. La lecture de cet ouvrage consi-
dérable est assez fastidieuse, il constitue une très longue paraphrase des travaux de CONDILLAC et
des sensationnistes. C'est une sorte d'exposé de la psychologie associationiste telle qu'elle va
devenir la base de ce que l'on appellera plus tard la « psycho-physiologie ». La sensation et l'ima-
ge et leur « degré », l'idée y sont identifiés aux traces cérébrales, au « mouvement moléculaire »
du cerveau de telle sorte que le moral étant de même nature que la physique, il ne s'agit plus que
de déterminer la réversibilité de leur action. La pensée n'est que la sécrétion mécanique par le cer-
veau des phénomènes psychiques, telle est la formule qui devait connaître l'extraordinaire fortu-
ne que l'on sait.

65
ÉTUDE N°3

contraire se faire une idée théorique claire des rapports dynamiques et évolutif ou, si
…il faut se représenter l'on veut, « dialectiques » 1. C'est-à-dire qu'il faut se représenter dans une hypothèse
dans une hypothèse qui
qui doit être féconde que le physique est le substratum nécessaire mais non suffisant
doit être féconde que le
physique est le substra- du psychique, que c'est le mouvement même de la vie qui nous fait passer de l'orga-
tum nécessaire mais non nique au psychique. Le psychisme constitue dans cette perspective la forme supérieu-
suffisant du psychique, re de notre existence en tant qu'intégration de nos fonctions organiques. Le sens de la
que c'est le mouvement
folie alors apparaît aisément, elle est ce trouble de la vie psychique, cette dissolution
même de la vie qui nous
fait passer de l'organique de ses structures qu'entraîne un trouble du substratum organique. Il n'y a pas lieu de se
au psychique… demander si la maladie mentale est purement psychogène, elle ne l'est pas. Il n'y a pas
lieu de se demander si elle est purement physique, elle ne l'est pas. Elle est une moda-
lité inférieure de la vie psychique troublée dans et par son propre substratum orga-
nique. Elle est organiquement conditionnée et psychiquement structurée, par consé-
quent psychogenèse et mécanicisme sont également faux et à renvoyer dos à dos en
tant qu'ils représentent les deux termes antinomiques du « dualisme cartésien ». Le
« monisme » n'est pas plus satisfaisant que le « dualisme ». Il faut renoncer à l'un
comme à l'autre et les dépasser. Ce n'est qu'à ce prix que se peut arracher la Psychiatrie
aux tenailles qui l'enfermaient nécessairement dans un « mécanicisme intégral » faute
de pouvoir aisément s'orienter vers une « psychogenèse pure ».
Ainsi peut s'ouvrir largement la voie d'une Psychiatrie organo-dynamiste fon-
dée non plus sur le dualisme cartésien mais sur une conception dynamiste et dialec-
tique des rapports des structures vitales et des structures psychiques, de l'Organisme et
de l'Esprit.

1. C'est évidemment la formule à laquelle MERLEAU PONTY parvient en examinant ce problème à


la fin de la « Structure du comportement », formule qui s'était imposée à notre esprit depuis déjà
longtemps.
2. On trouvera dans l’article d’AUBREY LEWIS (Philosophy and Psychiatry, « Archives of
Neuro », 1950, reproduction de l’original paru dans « Philosophy », avril 1949) quelque chose
de cet embarras.
3. Le « monisme » à double aspect de P. GUIRAUD (Psychiatrie générale, 1950) rejoint à cet égard
les positions logiquement honteuses de tous ceux qui ayant une certaine position (moniste ou dua-
liste comme ils disent) qui leur paraît à leurs propres yeux insoutenable préfèrent rester dans
l’ambiguïté.

66
Étude n° 4
1. Folie et valeurs.

LA POSITION DE LA PSYCHIATRIE
2. Rythme de la médecine.
3. Mécanicisme et psychiatrie.

DANS LE CADRE
4. La notion de « maladie mentale ».
5. La doctrine de De Clérambault.

DES SCIENCES MÉDICALES


6. Freud et la psychanalyse.
7. Conception Organo-dynamiste.
8. Rêve et psychopathologie.

(LA NOTION DE « MALADIE MENTALE »)

Il existe parmi les médecins de graves malentendus au sujet de la position de la


Psychiatrie dans le cadre des sciences médicales 1. La Psychiatrie est tantôt considé-
rée comme une sorte de science annexe, « paramédicale » – tantôt envisagée comme
une simple spécialité à peine différenciée de la pathologie générale. Parfois même on
lui reproche de n'être pas assez une science médicale en même temps qu'on la répudie
…les malentendus [au
comme telle. De pareils malentendus risquent de durer longtemps ; car ils proviennent
sujet de la psychiatrie],
en effet de raisons profondes et notamment de positions doctrinales d'autant plus indé- proviennent de positions
racinables qu'elles sont le plus souvent inconscientes. Il nous paraît nécessaire d'en- doctrinales d'autant plus
treprendre sans trop d'espoir d'y réussir, un effort sincère capable de déterminer les indéracinables qu'elles
sont le plus souvent
causes véritables d'un malaise qui vicie à leur base les rapports de la Médecine et de
inconscientes…
la Psychiatrie, des Neurologistes et des Psychiatres, des « Hôpitaux » et des « Asiles »,
des « Internistes » et des « Psychothérapeutes ».

I.– Médecine et psychiatrie dans l'évolution historique des Sciences


Médicales.

On va répétant comme s'il s'agissait d'une vérité « sensationnelle » et enfin révé-


lée par les récents progrès de la science, que la Psychiatrie « est enfin entrée » ou « va
enfin entrer » dans le cadre de la médecine générale! Mais la Psychiatrie n'a pas atten-

1. On trouvera un exemple de ces préoccupations dans le travail de N. HARRIS, The Place of


Psychiatry in Medecine, « J. of Mental Science », 1948, p.143

67
ÉTUDE N°4

du l'enthousiasme de ces zélés néophytes pour « rentrer dans le giron de la médeci-


ne », puisque ce sein maternel elle ne l'a jamais quitté. Il faut être ignorant comme il
n'est pas permis de l'être pour ne pas savoir que c'est à la médecine, à la pathologie
générale qu'a été soudée dans les temps les plus anciens la Psychiatrie. Celle-ci a
même eu toutes les peines du monde à se dégager de la pathologie générale pour se
constituer en spécialité indépendante. Rapportons-nous aux travaux psychiatriques de
l'Antiquité, à ceux d'HIPPOCRATE , de GALLIEN, d'ALEXANDRE de TRALLES, d'ARETÉE de
CAPADOCE. Référons-nous aux connaissances des scolastiques en cette matière et
notamment à l'exposé si « psycho-somatique » des maladies mentales de SAINT

THOMAS. Consultons les œuvres psychiatriques de la Renaissance et du XVIIe siècle ;


celles de Daniel SENNERT, de Félix PLATTER, de Paul ZACCHIAS et de Thomas WILLIS.
Suivons dans leur développement clinique et pathogénique la pensée des grands alié-
nistes du XIXe siècle et de nos jours : PINEL, ESQUIROL, J. P. FALRET, GRIESINGER,
BAILLARGER, LASÈGUE, MOREL, KRAFFT-EBING, KAHLBAUM, MOREAU (de Tours),
KRAEPELIN, SÉGLAS, MAGNAN, RÉGIS, BLEULER, JANET et qui pourra dire, ayant bien
compris le sens de leurs conceptions, si depuis plus de deux mille ans les psychiatres
ne se sont pas toujours placés sur le terrain même de la science médicale. Insistons-y
…dès leurs premiers pas encore : dès leurs premiers pas les psychiatres médecins qui se sont occupés de la folie
les psychiatres médecins ont eu un mal inouï à dégager les états psychopathologiques des affections somatiques
qui se sont occupés de la
et nerveuses proprement dites. Pendant des siècles, phrénitis, méningites, mélancolie,
folie ont eu un mal inouï à
dégager les états psycho- délire, épilepsie, manie, hystérie ont représenté aux yeux des observateurs des formes
pathologiques des affec- de ce que nous appelons aujourd'hui des encéphalites, et ont été confondues purement
tions somatiques et ner- et simplement avec la neurologie de chaque époque.
veuses proprement dites...
Ce n'est que par l'intégration, toujours plus importante – jusqu'à devenir peut-être
même excessive surtout dans les pays anglo-saxons – des variations de la vie psycho-
logique individuelle dans le cadre de la Psychiatrie, que s'est posée, avec une brutale
acuité, la question de savoir si vraiment tout ce qui correspondait à l'extension de son
objet devait être considéré dans la perspective habituelle de la pathologie générale.
Cette extension continuelle (monomanies, névroses, passions, tendances caracté-
rielles, inadaptations sociales, etc.) aurait dû poser la question de sa légitimité mais
elle a donné plutôt lieu à des querelles retentissantes ; les mêmes que celles qui oppo-
sèrent au XIXe siècle en France et surtout en Allemagne les somatistes (JACOBI,
FRIEDREICH) et les psychistes (HEINROTH, IDELER), combat où les psychistes furent
d'ailleurs mis rapidement en déroute.
C'est que cette querelle ne cesse d'être depuis sa naissance, nous l'avons vu, le mal
congénital de la Psychiatrie qui s'épuise dans une controverse portant sur l'incertitude
de la position de la Psychiatrie dans le cadre des sciences médicales et sur la nature
mal comprise de son objet.

68
LA NOTION DE « MALADIE MENTALE »

Le caractère irritant et vain de cette discorde procède du terrain mal assuré sur
lequel elle se déroule et qu'acceptent également ses protagonistes : l'absurde concep-
tion qui dans le domaine de la psychopathologie considère que « maladie organique »
et « psychisme » sont deux termes qui s'excluent dans la notion (dès lors contradic-
toire) de maladie mentale.

II.– Le dilemme psychiatricide 1.

Essayons de nous placer sur le terrain même où s'opposent ces deux conceptions.
L'une plaide l'origine « purement psychique » des variations pathologiques qu'étudie
la psychiatrie. L'autre identifie « purement et simplement » le trouble psychopatholo-
gique à un « simple accident anatomophysiologique ». On nomme les partisans de la
première théorie « psychistes », « psychologues » ou mieux « psychogénétistes », car
ils défendent ce que l'on est convenu d'appeler la psychogenèse des « maladies men-
tales ». On nomme les seconds « organicistes » ou « somatistes » ou mieux « méca-
nicistes 2 », en tant qu'ils défendent, le caractère « purement physique » des « mala-
dies mentales ».

1°) THÈSE PSYCHOGÉNÉTISTE : La « maladie mentale » doit, selon elle, être consi- …Dans la thèse psycho-
dérée comme une variation déterminée par des facteurs exclusivement « psychiques ». génétiste, la « maladie
Ce sont par exemple des facteurs inconscients pathogènes (FREUD) ou des influences mentale » est mentale
deux fois, une fois dans
de milieu (suggestion dans la théorie de BABINSKI, réactions aux situations vitales
ses symptômes et une fois
comme dans la théorie d'Adolphe MEYER ou d'ADLER). La « maladie mentale » est dans son étiologie…
mentale deux fois, une fois dans ses symptômes et une fois dans son étiologie.
Prenons, par exemple, un cas d'un délire hallucinatoire. Voici une malade qui se
plaint d'être « hypnotisée », « envoutée » par un homme dont la « voix » l'importune
en pénétrant dans toutes ses pensées. Il lui tient des propos orduriers et obscènes et lui
envoie des sensations sexuelles, affreuses ». Un tel état psychopathologique, dit-on,
n'a rien à voir avec les méthodes et les notions habituelles de Médecine générale. Ici
tout est psychique et relève entièrement de la compréhension psychologique : cette
femme a refoulé ses désirs sexuels, ses « pulsions » dans son inconscient et elles trans-
paraissent sous forme de délire hallucinatoire, elles sont projetées. Comprendre sa
psychose c'est l'expliquer.
Prenons un autre exemple qui mette encore mieux en évidence la position des psy-
chogénétistes à l'égard de la Médecine. Il s'agit cette fois d'une jeune fille immobili-

1. Ce néologisme est certes bâtard mais il nous paraît trop expressif pour devoir y renoncer.
2. Il importe à ce sujet de dissiper cette ambiguïté, car, comme nous le verrons plus loin, on peut être
partisan d'une théorie « organiciste » de la Psychiatrie sans tomber dans l'excès du « mécanicisme ».

69
ÉTUDE N°4

sée par une paralysie complète des membres inférieurs mais sans aucun signe « objec-
tif » de lésion de la moelle. Nous l'hypnotisons et lui suggérons qu'elle peut marcher.
Elle guérit et au cours de l'hypnose nous apprenons qu'elle préférait rester « clouée sur
place » plutôt que de se marier. Il s'agit d'une « fausse maladie », ses troubles étaient
« purement psychique ». Il y a un abîme (BABINSKI) entre cette paralysie et une para-
lysie « organique », car si c'est psychique ce ne peut être organique et inversement.
Ainsi aux yeux des «psychogénétistes » de telles variations anormales de la vie
psychique relèvent de la motivation psychologique, elles doivent être l'objet d'une
analyse compréhensive au sens de JASPERS et d'une thérapeutique psychique. Par là la
Psychiatrie apparaît comme le champ de ces variations psychiques ou « fonction-
nelles » qui « n'ont rien à voir » avec la pathologie générale. On « corse » cette posi-
tion parfois de quelques sarcasmes à l'adresse de ces Psychiatres de la vieille école qui
s'obstinent à considérer qu'il n'y a pas seulement un jeu de mot dans la notion de
« maladie » mentale.
Nous ne désirons pas trop insister ici pour montrer que cette conception ne tend à
…aucune psychogénèse
intégrale ne pourrait rien moins qu'à ôter du « trouble » son caractère pathologique, car aucune psychogé-
expliquer pourquoi chez nèse intégrale ne pourrait expliquer pourquoi chez tel sujet l'inconscient ou telle situa-
tel sujet l'inconscient ou tion deviennent « pathogènes ». Elle sera toujours contrainte à réintroduire le « fac-
telle situation deviennent
teur organique » dont elle prétend si légèrement se passer...
« pathogènes »…
…Elle sera toujours Ce que nous voulons par contre souligner c'est que dans une telle perspective la
contrainte à réintroduire Psychiatrie se confond avec la Psychologie, c'est-à-dire avec l'étude des « réactions »
le « facteur organique » ou des « situations » ou des « mécanismes » purement psychologiques et perd par
dont elle prétend si légè-
conséquent, avec toute autonomie, tout droit d'existence. La « maladie mentale » n'est
rement se passer...
pas une maladie.

2°) THÉORIE MÉCANICISTE. Rappelons-le, elle aime à s'attribuer le monopole de


l'organicité des conditions d'apparition des psychoses. Mais elle ne constitue dans le
groupe des « théories organiques » que la plus « extrémiste », celle qui se situe à l'an-
tipode du psychogénisme, des explications psychologiques et qui entend n'envisager
les psychoses que comme des modifications physiques excluant toute ingérence de la
vie psychique dans la formation des symptômes des « maladies mentales ». Pour elle,
la « maladie mentale » est constituée par une juxtaposition de symptômes en tous
points identiques aux signes, des maladies que la médecine générale étudie. Chacun
de ces symptômes est considéré par elle comme le produit d'une lésion d'un organe et
notamment d'une région, d'un « centre du cerveau ». De même que le souffle tubaire
émane du bloc pneumonique, que le « syndrome de KONIG » décèle une sténose intes-
tinale, que l'hypertension portale est la conséquence directe d'un processus cirrhotique,
que la leucopénie est un symptôme du choc colloïdoclasique etc., une impulsion,

70
LA NOTION DE « MALADIE MENTALE »

l'euphorie pathologique, un accès d'anxiété, une idée délirante, une hallucination sont
uniquement et directement le produit d'un trouble pathologique localisé des centres
nerveux tout au plus admet-elle comme un « épiphénomène » un certain « contenu »
psychologique, contingent, des troubles neurologiques « basaux » : la méningo-encé-
phalite syphilitique créée de l'euphorie et de la mégalomanie comme l'intoxication
alcoolique provoque par ses excitations sensorielles des zoopsies. En fait, les symp-
tômes qui constituent la « maladie mentale » apparaît comme une sorte d' « artefax »,
de corps étranger. La maladie Paralysie Générale, c'est l'encéphalite syphilitique. Tout
le reste n'est que « contingence » et sans intérêt.

Revenons, par exemple, au cas du délire hallucinatoire auquel nous faisions allu-
sion plus haut. En fait, dit-on, cette malade a des lésions cérébrales qui déclenchent au
niveau de ses centres corticaux un automatisme anormal, des sensations anormales,
des perceptions sans objet. Elle a des hallucinations et des troubles de la sensibilité
générale, qui font partie si intimement d'un processus de névraxite que c'est lui qui
cause directement et immédiatement ses hallucinations dans le mécanisme desquelles
n'interviennent que le siège et l'intensité de son action pathogène. – Revenons à notre
hystérique, il ne s'agit pas d'une paralysie, certes, mais en fait il s'agit d'une affection
neurologique « plus haut située », plus « fonctionnelle », c'est une atteinte des centres
psycho-moteurs, d'où l'aspect pseudo-volontaire de la contracture ou de la paralysie.
Sans doute certains. facteurs « psychiques » peuvent occasionnellement intervenir,
notamment l'émotion, mais c'est en provoquant un trouble fonctionnel des centres cor-
ticaux 1. Ainsi dans tous les cas il n'y a pas de psychisme qui entre dans l'élaboration …[Dans le mécanicisme]
et la structure des troubles. Toute psychose est soigneusement expurgée de toute struc- toute psychose est soi-
ture psychique. Elle n'est plus qu'une forme vide identifiée avec le processus qui l'en- gneusement expurgée de
toute structure psychique.
gendre. Même dans le cas où en se trouve en présence d'un délire il ne faudra pas
Elle n'est plus qu'une
« perdre son temps » à le parcourir « en long et en large », à l'approfondir. Rien n'est forme vide identifiée avec
plus « ennuyeux » ni plus « inutile ». Il faut bien plutôt se demander de quelle tumeur le processus qui l'en-
cérébrale, de quelle induction, de quel trouble hormonal il provient. Tout se résume à gendre…

cela, car le délire lui-même ne représente rien d'autre que l'effet direct de ce processus
sur les divers centres idéo-sensoriels ou psycho-moteurs du cerveau. Ainsi l'objet de
la Psychiatrie n'est pas autre chose que celui de la Pathophysiologie ordinaire. Cet
objet « n'a rien à voir » avec le psychisme. On ne saurait sans scandale mêler les fac-
teurs psychiques et les troubles physiopathologiques à quoi se réduisent les psychoses.

1. Beaucoup de mécanicistes effrayés par le caractère sommaire et insoutenable de leurs «expli-


cations » parvenus au seuil de l'absurdité hésitent, s'arrêtent et font volte-face. « C'est purement
psychique » disent-ils, et ils invoquent le mécanisme « chauve-souris » des réflexes condition-
nels qui leur permet d'introduire, pensent-ils, l'événement dans le mécanique.

71
ÉTUDE N°4

Quant à la méthode, loin également de toute analyse psychologique « qui coupe les
cheveux en quatre » ce qu'il faut, c'est perfectionner les méthodes anatomo-clinique,
physiologique, expérimentale qui, ayant si bien réussi à Claude BERNARD pour étudier,
les fonctions du foie, doit encore servir au médecin pour déterminer les fonctions iso-
lées du cerveau et leurs troubles dont la mosaïque constitue ce qu'on appelle par un
abus évident des « Psychoses ».
…Dans une telle pers- Dans une telle perspective la « maladie mentale » est physique deux fois dans ses
pective la « maladie symptômes qui sont mécaniquement formés et dans son étiologie. Elle perd sa struc-
mentale» est physique
ture psychique, elle n'est qu'une maladie du viscère cérébral et la psychiatrie se
deux fois dans ses symp-
tômes qui sont mécani-
confondant avec la neurologie perd tout droit à l'existence. La « maladie mentale »
quement formés et dans n'existe pas, elle est « une maladie » comme les autres1.
son étiologie... Pour achever de décrire cette violente opposition de doctrines qui volatilise la
Psychiatrie dans l'étau d'un dilemme entre les termes desquels il n'y a pas de place
pour elle, nous devons nous attarder quelque peu à considérer le cadavre de la
Psychiatrie et la falote silhouette du psychiatre passé dans ce laminoir.
La Psychiatrie n'existe ni pour les uns, ni pour les autres. En tant qu'aspect pur et
simple de la pathologie générale elle est rejetée par les psychogénétistes. En tant que
« pure psychologie » elle est niée par les mécanicistes. Mais pour tous, elle n'est éga-
lement qu'un mythe dans la mesure même où la notion de « maladie mentale » leur
apparaît à chacun en tant qu'il répudie un des termes qui la constitue comme une
« contradictio in adjecto ». Le délire hallucinatoire est une forme « réactionnelle » de
la vie psychique et non pas une maladie entrant dans le cadre de la pathologie géné-
rale pour les Psychogénétistes. C'est une production mécanique de symptômes par la
syphilis ou une tumeur cérébrale et non pas une « maladie mentale » aux yeux des
Mécanicistes... Ceci donne l'occasion d'entendre parfois dans les milieux de
Neurologie et de Psychiatrie des réflexions d'une naïveté savoureuse. Recueillons
quelques « perles » de ce florilège ou plutôt de ce « sottisier ». Ce savant professeur
dit : « De deux choses l'une ou c'est organique et ce n'est pas psychique ou c'est psy-
chique et ce n'est pas organique ». Dans une société savante, on présente un délire au
cours d'un état crépusculaire épileptique et un ardent contradicteur s'écrie : « Je ne
comprends pas, vous expliquez ce délire en faisant intervenir l'inconscient et c'est un

1. Nous aurions pu craindre de nous voir accusé de dresser de toutes pièces l'argumentation que
nous entendons combattre comme pour en mieux triompher. Fort opportunément, Mr HARTENBERG
en écrivant son article intitulé : Il n'y a pas de maladies mentales, (Presse Médicale, 1er novembre
1947) et en y développant par avance toute l'argumentation de la thèse mécaniciste nous soustrait
au reproche de lutter contre des moulins à vent... Dans la réponse de M. GELMA (Presse Médicale,
3 janvier 1948) c'est le deuxième terme de l'a1ternarive cartésienne qui une fois de plus reparaît
avec la notion de maladie mentale ou maladie « sine materia ». Éternel balancement...

72
LA NOTION DE « MALADIE MENTALE »

épileptique. C'est donc organique et ça n'a rien ,à voir avec l'inconscient ». Un neuro-
logiste soucieux de garnir son service de malariathérapie s'insurge contre le placement
des P. G. dans les hôpitaux psychiatriques. « La P. G. étant une méningo-encéphalite
syphilitique, qu'a-t- elle à voir avec la Psychiatrie ?» – Un médecin s'étonne que des
épileptiques soient placés dans un asile avec des délirants. « je ne comprends pas, un
délire c'est de l'imagination, bon ! je comprends que vous le preniez, c'est pour vous.
Ça n'a pas de réalité. C'est purement psychique. » – Dans un service de neuro-chirur-
gie on s'indigne. « Ils ont fait le diagnostic de confusion mentale et l'ont interné et
c'était une tumeur cérébrale ! » Ou encore et inversement: « C'est une simple réaction
psychogénétique due aux événements », c'est une inadaptation à une situation vitale
qui n'a rien à voir avec la médecine somatique », etc. Et voilà comment, faute de se
voir reconnaître un objet précis à sa science par une saine notion de la « maladie men-
tale », la Psychiatrie se voit réduite soit à n'être qu'une vague fumée philosophique, un
flux verbal sans réalité ou une orthopédie morale, soit à être confondue avec l'étude
des déterminants organiques des troubles qu'elle vise. Placée entre ces deux termes
contradictoires elle perd toute substance, toute consistance et toute vie.

Mais qu'est donc le psychiatre qui a ainsi perdu l'objet propre de sa science ? Eh …Mais qu'est donc le psy-
bien ! il subit le même sort et il disparaît. Il s'évanouit accablé sous les sarcasmes ou chiatre qui a ainsi perdu
l'objet propre de sa scien-
torturé par sa propre perplexité quand, s'engageant lui-même dans l'étau du dilemme
ce ? Eh bien ! il subit le
mécano-psychiste, il se fait « hara-kiri ». Tantôt il se réfugie dans une fausse psychia- même sort et il disparaît…
trie « purement médicale » où il consume son complexe d'infériorité à la recherche de …Tantôt il se réfugie dans
la pierre philosophale, sans se consoler du paradis « vraiment médical » perdu. – une fausse psychiatrie
« purement médicale»…
Tantôt, renonçant à être médecin, il devient redresseur de torts, directeur de conscien-
…Tantôt, renonçant à être
ce, psychohygiéniste, orienteur professionnel, psychotechnicien quand il ne s'engage médecin, il devient redres-
pas dans les spéculations philosophiques à la recherche de l'absolu, jonglant avec des seur de torts, directeur de
mots, jouant avec des bulles de savon et collant des étiquettes auxquelles il croit à conscience, psychohygié-
niste, orienteur profes-
peine, car « son royaume n'est pas de ce monde ». – Tantôt enfin il se détourne de tant
sionnel,...
de difficultés et de mystères pour se réfugier dans un dilettantisme délicat et désabusé...

III.– La position de la Psychiatrie dans le cadre des sciences médicales


dépend d'une saine conception, des rapports du physique et du moral.

Tant qu'une solution dépassant le « dualisme » et le «monisme », également faux,


n'aura pas été trouvée le problème de la « maladie mentale » oscillera entre ces deux
termes contradictoires sans pouvoir se définir.
Il existe une conception courante, vulgaire et naïve des rapports du physique et du
moral. C'est le parallélisme. Certes la grande autorité de la tradition cartésienne est en

73
ÉTUDE N°4

grande partie responsable de son succès chez les gens cultivés et très probablement les
médecins, mais elle ne fait qu'exprimer une intuition simpliste et quasi-universelle
celle d'une séparation, d'une simple juxtaposition de la matière et de l'esprit, du mode
de l'étendue et du mode de la pensée comme s'il s'agissait des deux termes d'une
essentielle contradiction. Cette doctrine de la transcendance est l'idée fondamentale
du parallélisme et elle paraît satisfaire à la fois le « matérialisme moyen » qui pense
le psychique comme un simple épiphénomène et ne s'en soucie plus et le « spiritua-
liste moyen » qui, après une vague génuflexion à l'adresse de l'Esprit, s'empresse à
l'orgie du mécanicisme, se tenant pour garanti par l'abîme que son dualisme établit
entre l'âme et le corps, contre toute intervention du principe « spirituel » autre que
« surnaturelle ». Mais l'accord entre matérialistes et spiritualistes n'est pas seulement
de surface et d'irréflexion, il est en un certain sens plus profond. Les uns et les autres
adoptent le parallélisme. Pour les uns il s'agit de deux PLANS parallèles. Pour les autres
il s'agit de deux faces du même PLAN. A cette différence près la conception reste la
même qui ou bien développe les deux ordres d'existence en séries parallèles de telle
…Un trait reste égale-
ment commun à ces deux sorte que seule importe la série mécanique, l'autre restant d'un autre monde, – ou bien
manières de voir qui pro- envisage la réalité selon deux perspectives différentes, deux « façons de parler » et
cèdent de la même rejette l'une dans le pur verbalisme et l'autre dans la pure mécanicité. Un trait reste
erreur : c'est l'absence de
également commun à ces deux manières de voir qui procèdent de la même erreur :
développement dyna-
mique, de mouvement c'est l'absence de développement dynamique, de mouvement génétique et dialectique
génétique et dialectique entre le physique et le moral. Pour les uns comme pour les autres la vie psychique ne
entre le physique et le se déploie pas.
moral…
Or, c'est précisément cette perspective dynamiste et vitaliste, qui fait également
…Pour les uns comme
pour les autres la vie psy- défaut à ces théories, qu'il faut introduire dans le vertigineux problème qui nous occu-
chique ne se déploie pe. Ce n'est que dans cette nouvelle position du problème des rapports du physique et
pas… du moral que nous arracherons la Psychiatrie au dilemme psychiatricide qui l'étrangle.
Et cette position peut se résumer d'un mot : elle substitue au monisme ou au dualisme
l'idée des rapports d'une vivante dialectique entre l'infrastructure vitale et la super-
structure psychique de la personne 1.
Nouvelle position? Oh! c'est une façon de parler, car elle est aussi vieille que le
monde. On en suit les modalités diverses de présentation au travers les philosophies
d'ARISTOTE, de SAINT THOMAS et, plus près de nous, de HEGEL et de BERGSON. Elle est
inséparable en médecine du véritable esprit hippocratique.
Entre le physique et le « moral » il y a la vie. C'est dire que les rapports du phy-
sique et du moral ne sont pas des rapports de contiguïté, ne se situent pas dans un
parallélisme de plans ou de faces, mais qu'ils doivent être envisagés dans une pers-
pective plus naturelle comme des formes d'évolution de la vie. C'est comme deux

1. Cf. page 66.

74
LA NOTION DE « MALADIE MENTALE »

aspects formels de ce mouvement qui s'inscrit dans l'histoire d'un organisme qu'il y a
lieu de concevoir la vie organique et la vie psychique, non point séparées, non point
juxtaposées, mais l'une étant engendrée par l'autre, par son épanouissement, sa
« vivante dialectique ». Si la nature, envisagée plutôt comme « naturante » que comme
« naturée » ne fait pas de sauts, elle se déploie cependant en structures de réalité telles
qu'elles constituent une hiérarchie allant du monde physique au monde organique et
du monde organique au monde psychique sans qu'il soit possible d'expliquer entière-
ment les formes supérieures par les échelons inférieurs. Sans pouvoir ici tracer la cour-
be complète de cette évolution, pour le moment il nous suffira d'en définir le sens 1.

Tout se passe comme si les fonctions organiques s'intégraient par l'action. du sys-
tème nerveux dans des cycles fonctionnels constituant une forme, une organisation par
quoi l'organisme, se retirant de plus en plus de l'emprise immédiate du milieu externe,
s'incorporant l'expérience passée, prenant une sorte de distance à l'égard des condi-
tions extérieures du présent, crée une causalité interne: le psychisme. Cette vie psy-
chique, profondément engagée dans la morphologie même du système nerveux, tend
à s'en dégager par une activité qui ne parvient toutefois jamais à s'en affranchir tota-
lement. Ainsi se constituent des automatismes des fonctions associatives et verbales et
aussi un système de valeurs, fonction du développement historique de la personnalité
qui entrent en jeu dans les opérations d'intégration de la conscience et de la volonté. …Cet édifice, ce progrès
Ainsi s'échafaude la personnalité qui doit être conçue comme une trajectoire contenant fonctionnel profondément
enraciné dans l'activité
des instances virtuelles et inconscientes. Cet édifice, ce progrès fonctionnel profondé-
organique se déploie dans
ment enraciné dans l'activité organique se déploie dans les formes supérieures de la les formes supérieures de
vie psychique selon un élan propre, celui de la liberté. Le psychisme en tant qu'il est la vie psychique selon un
et constitue la forme d'organisation personnelle et adaptée, enveloppe et contient l'or- élan propre, celui de la
liberté….
ganisme dont il émane mais qu'il dépasse.

IV. – La Maladie mentale.


La causalité psychique (la psychogenèse) ainsi définie introduit une différencia-
tion entre les personnalités. Ces variations font l'objet de l'analyse psychologique des
motifs et des mobiles du Moi de la structure de « l'être au monde » sur le registre de
la norme et des relations compréhensibles entre le Moi et autrui. C'est à elles que s'ap-
pliquent les mécanismes psychogénétiques profondément soudés au déterminisme de
l'instinct, mais réfractés dans la « sphère de la causalité personnelle » comme disent
en un certain sens MONAKOW et MOURGUE. Ce sont des variations normales « com-
préhensibles » au sens de JASPERS.

1. Cf. notre travail « Troubles nerveux et système nerveux », Évolution Psychiatrique, 1947, no 1.

75
ÉTUDE N°4

Mais d'autres variations peuvent être introduites dans le système fonctionnel psy-
chique. Elles proviennent du « poids » de l'organisme, de ses perturbations et notam-
ment des altérations cérébrales qui altèrent le mouvement spirituel de l'être.
Voyez cet homme: il pense et agit, il est adapté au réel, fait son métier, converse
avec ses semblables, s'applique, réfléchit. Mais que se passe-t-il? Sa pensée se trouble,
son psychisme se distend, il n' « y est plus », ses paupières se ferment, son tonus s'ef-
fondre, il s'endort. Et sa pensée retirée du pôle de l'action régresse, se dissout, sa
conscience troublée se remplit de fantasmes, reflue vers l'inconscient. Et c'est le rêve.
Voyez maintenant cet autre, il était bien adapté, capable de travail, sa pensée était
nette et juste, mais sa conscience a perdu sa netteté, le monde du rêve envahit sa pen-
sée encore vigile mais amoindrie. Il projette son inconscient dans la réalité. Il délire.
Et c'est la folie.
Tel est le schéma fondamental de la « maladie mentale » de toute « maladie men-
…car la folie est une tale», car la folie est une forme, à aspects multiples, de niveaux variés de la dissolu-
forme, à aspects mul- tion hypnique décontractée, ralentie et organisée selon ces modalités typiques d'évo-
tiples, de niveaux variés
lution qui constituent les Psychoses et les Névroses 1.
de la dissolution hyp-
nique décontractée, Les psychoses (et pour ne pas compliquer nous assimilerons ici celles qui pro-
ralentie et organisée viennent d'un arrêt du développement et celles qui expriment une dissolution d'un édi-
selon ces modalités fice qui a atteint son développement, de même que nous envisagerons les névroses et
typiques d'évolution qui
les psychoses comme des niveaux simplement différents de « maladies mentales »)
constituent les Psychoses
et les Névroses… sont donc des « maladies » en ce qu'elles sont déterminées par un processus morbide
organique qui dépend de la pathologie générale et elles sont « mentales » en tant
qu'elles représentent des types de régression de la vie psychique.
Nous voyons maintenant par ce changement radical de perspective que discuter
sur la causalité « psychique » ou « organique » de telle ou telle forme de différencia-
tion de la vie psychique, cela revient à discuter sur le caractère normal ou morbide de
cette variation. Mais la « batrachomyomachie psycho-organique » appliquée à l'inté-
rieur du champ de la psychopathologie est absurde, car toutes les « maladies men-
tales » (comme le rêve est conditionné par le sommeil) sont déterminées par des pro-
cessus organiques pathogènes qui altèrent l'être psychique.
Et c'est pourquoi la Psychiatrie est une branche de la médecine.

Mais la « maladie mentale » est une bien étrange maladie. Elle ne se résume pas
en effet dans le processus générateur (la syphilis dans la P. G.). Elle représente une
forme de régression de la vie psychique. Sa structure est complexe. Elle comprend un
aspect négatif : Absence et altération des fonctions supérieures atteignant un degré
plus ou moins profond et un aspect positif : la nouvelle organisation de la vie psy-

1. Cf. notre étude, n° 8.

76
LA NOTION DE « MALADIE MENTALE »

chique subsistante. Aussi entre le processus organique générateur et le tableau clinique


qui en est l'effet s'interpose un travail psychique considérable . celui-là même de la
psychose. C'est à quoi correspond ce que nous avons proposé d'appeler l'écart orga- …l'écart organo-clinique
no-clinique qui est à la fois structural comme nous venons de le préciser et aussi chro- est à la fois structural …
et aussi chronologique…
nologique en ce sens que l'action d'un processus à un moment donné peut lui survivre.
Par là, la « Maladie mentale » si elle est toujours organique dans son étiologie
est toujours psychique dans sa pathogénie. C'est une « ALTÉRATION1 MENTALE DE

NATURE ORGANIQUE ».

Et c'est pourquoi la Psychiatrie est une branche de la médecine mais une


branche spéciale qui a pour objet propre la « maladie mentale » : « maladie » en
tant qu' effet d'un processus pathologique et « mentale » en tant qu' effet de l'or-
ganisation de la vie psychique à un niveau inférieur.

Les maladies organiques sont des menaces à la vie, les « maladies mentales » …Les maladies orga-
sont des atteintes à la liberté. Et ceci rend compte de ce fait que l'aspect le plus niques sont des menaces
à la vie, les « maladies
caractéristique de la Psychiatrie est médico-légal. En effet le processus morbide en
mentales » sont des
entravant, en dissolvant l'activité psychique, amoindrit la liberté et la responsabilité atteintes à la liberté. Et
du malade mental. Une telle vérité d'évidence est cependant méconnue parfois par ceci rend compte de ce
des psychiatres qui ne voient pas clairement que le propre de l'activité psychique fait que l'aspect le plus
caractéristique de la
étant l'intégration des fonctions dans une série d'actes de plus en plus indéterminés,
Psychiatrie est médico-
elle ne peut se définir que par la marche vers la liberté, l'autonomie de la raison et légal…
de la personnalité, tandis que le propre des « maladies mentales » est justement, en
la faisant régresser, de « sous-intégrer » l'activité psychique dans des cycles de plus
en plus automatiques et déterminés. La psychiatrie est une pathologie de la liberté,
c'est la Médecine appliquée aux amoindrissements de la liberté. Toute psychose et
toute névrose est essentiellement une somatose 2, qui altère l'activité d'intégration
personnelle (conscience et personnalité). La Psychiatrie est, à cet égard, la
Pathologie de la liberté.

1. L'aliénation qui en représente seulement l'aspect le plus total n'est en quelque sorte qu'un
concept abstrait et limite, car aucun de nos malades n'est complètement « étranger » à l'humanité.
2. C'est la conclusion à laquelle parvient également P. HABERLIN ( « Der Gegenstand der
Psychiatrie », Archives suisses de Neurologie et Psychiatrie, 1947, 60, p. 132-144) au terme de son
excellente et pénétrante analyse de la notion de maladie mentale. – C'est dans ce sens également que
conclut l'étude si réfléchie et documentée de ERIK ESSEN MÜLLER (« Uber den Begriff des Funktionel
und organischen in der Psychiatrie », Acta Psychiatrica, 1943). Il dénombre dans le concept de
maladie organique quatre sens (somatose – affection centrale – hétérogénéité à l'égard du psychis-
me normal – non conditionnement psychologique). Ces critères varient dans leur proportion, selon
le niveau des troubles mentaux considérés, mais les uns ou les autres existent toujours.

77
ÉTUDE N°4

V . – Neurologie et Psychiatrie.
Ce que nous venons de dire notamment de la structure dynamique des psychoses
peut paraître s'appliquer à certains aspects des troubles neurologiques. Les rapports de
la Neurologie et de la Psychiatrie ont fait l'objet ailleurs d'une discussion très appro-
…Le déploiement, l'évo- fondie 1. Contentons-nous de préciser ici notre position. Le déploiement, l'évolution,
lution, la dialectique des la dialectique des fonctions neuro-psychiques suppose l'organisation, inscrite généra-
fonctions neuro-psy- lement dans l'anatomie du système nerveux – de fonctions – qui, relativement aux
chiques suppose l'organi-
intégrations supérieures et globales dont elles sont l'objet quand le système fonction-
sation…
nel est complètement « mûr » et parvenu au terme de son évolution, se comportent
comme des fonctions basales élémentaires et instrumentales. Un processus cérébral
peut les atteindre « isolément » et entraîner ainsi leur désintégration. Ce genre d'acci-
dent, le seul qui soit unanimement reconnu comme constituant un fait neurologique
est différent des dissolutions globales et apicales des fonctions d'intégration globales
et supérieures qui constituent les opérations de la vie psychique la plus organisée. Ces
dissolutions globales apicales sont les « maladies » mentales telles que nous les avons
définies et sont l'objet de la Psychiatrie. Ainsi notre organicisme est garanti contre la
thèse mécaniciste qui confond purement et simplement Neurologie et Psychiatrie.

VI.– Psychiatrie et Pathologie organique.

Pour nous, une névrose, comme une psychose, est avant tout une somatose. Nous
repoussons donc l'idée fausse d'une séparation radicale entre les « maladies orga-
niques » et les « maladies mentales ». Mais nous ne saurions cependant souscrire à
cette autre idée fausse que la pathologie organique et la pathologie mentale se confon-
dent purement et simplement ; soit qu'avec les mécanicistes, nous les fassions coïnci-
der l'une et l'autre par la production également mécanique des symptômes qui consti-
tuerait au fond de la même manière l'infarctus pulmonaire ou la schizophrénie ; soit
qu'avec certains « psychosomatistes », nous considérions la maladie de BÜRGER et
l'hystérie comme ressortissant du même mécanisme « de conversion 2 ».

1. Pour le moment nous nous contentons de renvoyer simplement à la discussion qui nous a oppo-
sé à J. de AJURIAGUERRA et à H. HÉCAEN (Les rapports de la Neurologie et de la Psychiatrie, Édit.
Hermann, Paris, 1947). [NdÉ : rééd. Hermann, Paris, 1998]
2. L'École « psychosomatique » ou « psycho-somatique » ne répudie souvent le dualisme que
pour le remplacer par un principe aussi faux, celui de l'unité ou de la totalité, ce qui la conduit à
une solution purement verbale et à une véritable confusion de plans.
« Un-malade-qui-vomit » toutes les fois qu'il prend un potage chez son frère n'est pas le même
selon que le médecin découvre qu'on lui sert à son insu chez celui-ci, une semoule à l'égard de
laquelle il est (ou son estomac est) intolérant – ou que le psychiatre découvre que c'est un hysté-
rique qui exprime par son vomissement névrotique qu'il ne peut « tolérer » son frère…/…

78
LA NOTION DE « MALADIE MENTALE »

Les processus organiques nous paraissent s'étager en niveaux fonctionnels hiérarchi-


sés. Ceux qu'étudie la pathologie organique (cardiologie, entérologie, etc) sont des
accidents des fonctions organiques de base, intégrées dans et par la vie psychique et
dont la causalité et la symptomatologie psychiques sont secondaires. Ceux qu'étudie
la Psychiatrie sont des troubles organiques dont la causalité psychique est également
secondaire, mais dont la symptomatologie et la pathogénie se déroulent au niveau de
l'activité globale d'intégration personnelle, en ce sens qu'elles réalisent précisément
ces altérations de la conscience et de la personnalité que nous appelons névroses ou
psychoses. Quelque « facteurs psychiques » qu'admette le coryza – et il en admet – il

…/… Réfléchissons un peu sur ces cas cliniques grossiers et de pratique constante sous mille et
mille aspects variés. Ce qu'il y a de commun entre ces deux aspects de la pathologie, c'est que l'un
et l'autre trouble est déterminé par un certain désordre somatique. Pour le vomissement « orga-
nique » il s'agit d'un désordre neuro-végétatif (dans la constitution duquel entre d'ailleurs certai-
nement une part instinctivo-complexuelle) mais qui reste de l'ordre d'un trouble essentiellement
physiologique et en quelque sorte, comme dit HÄBERLIN (Archives Suisses de Neurologie, 1947)
« périphérique ». Pour le vomissement « névrotique » sa pathogénie le situe sur un autre plan,
celui de l'organisation névrotique de la personnalité. Mais cette « organisation défectueuse », cette
– « inorganisation congénitale » ou cette « désorganisation acquise » est, à son tour, une somato-
se et ne peut être qu'une somatose. – Voyons ce qu'il y a de différent : c'est que l'une et l'autre affec-
tion ne se situent pas sur le même plan d'organisation ; l'une se joue sur celui de la vie « végétati-
ve », pour si soudée qu'elle soit à la dynamique des instincts et des aspects, et l'autre se joue sur
celui de la vie de relation, celui pas lequel l'être s'ouvre au monde. Il s'agit de structures différentes.
Tel est le sens concret que nous entendons donner et conserver à une distinction, qui nous
paraît nécessaire, entre la Pathologie « organique » et la Pathologie « mentale », sans tomber
dans les absurdités du dilemme « cartésien ». Mais si nous entendons sortir des difficultés du
« dualisme », ce n'est pas, répétons-le, pour tomber de Charybde en Scylla, dans la confusion du
« monisme ». Il suffit de lire par exemple les réflexions si consciencieuses et si sérieuses de
JOSEPH PERLSON (Journal of Nervous and Mental Disease, 1944, 100, pp. 606 à 612) et ses efforts
pour échapper au « dilemme des concepts étiologiques de maladie mentale et organique », pour
se convaincre que le « principe de totalité et d'unité » constitue chez la plupart des « psychoso-
matistes » une solution très a à la mode, certes, mais purement verbale. Sans cesse reparaît sous
leur plume la « dualité » ou si l'on veut la « variété », qu'ils voudraient bannir de « l'unité » de
l'organisme. C'est que, qu'on le veuille ou non, l'organisme n'est pas un « tout » homogène, il est
organisé et c'est comme une organisation de structures « comme un certain ordre composé » qu'il … C'est que, qu'on le
s'offre à nous. C'est pourquoi, malgré les efforts de ceux qui ne cessent de nous parler d'unité et veuille ou non, l'organis-
de réversibilité, ou encore de leur « indifférence à l'égard de toute différenciation » on ne saurait, me n'est pas un « tout »
en définitive, situer sur le même plan la pathologie organique et la pathologie mentale : elles ont
homogène, il est organisé
pour objet des somatoses de structures différentes.
et c'est comme une orga-
Pour une compréhension plus complète de toute cette discussion il faudrait se reporter aux tra-
vaux de DUNBAR, de WEISS et d'ENGLISH, connus de tous, au livre de ZILBOORG et HENRY (A History nisation de structures
of Medical Psychologie, New-York 1941), à celui de STANLEY COBB (La frontière de la Psychiatrie, « comme un certain ordre
Harvard Press, Cambridge, Massachusetts, 1943), etc. Chez nous, L'Évolution Psychiatrique composé » qu'il s'offre à
(1948) a discuté à plusieurs reprises de ce problème (NACHT, PARCHEMINEY) et nous avons eu l'oc- nous…
casion d'y préciser notre position (notamment dans l'analyse de la « Patologia Psicosomatica »
publiée par la Société de Psychanalyse de Buenos-Aires sous la direction de ARNALDO RASCOVSKY,
dans notre récent travail « Objet et limites de la Psychiatrie », Semaine des Hôpitaux, juin 1951
[NdÉ: 1710: 27-39. Voir aussi Info.Psy. 1972, 48 1: 37-45] et dans le chapitre « Psychiatrie et
Médecine psycho-somatique » de la « Somme de Médecine contemporaine » dirigée par LERICHE).
[NdÉ: Leriche, Mondor, Debré et coll.: in tome 2: La pathologie, 1952, 465p.]

79
ÉTUDE N°4

constitue une maladie organique différente d'une manie pour autant que. celle-ci
admette des « facteurs organiques » – et elle en admet. Et cette différence ne dépend
pas seulement du « lieu affecté »1 de l'organe atteint, elle dépend d'une structure dif-
… D'où il résulte claire-
ment que la neurologie férente des troubles : ici perturbation des fonctions végétatives (ou même
dans ce nouvel aspect de sensori-motrices) intégrées dans le substratum vital de l'organisme, là altération de
la question se rapproche l'activité psychique en tant que forme d'intégration. D'où il résulte clairement que la
davantage de la « patho-
neurologie dans ce nouvel aspect de la question se rapproche davantage de la « patho-
logie organique de l'in-
frastructure » que de la logie organique de l'infrastructure » que de la « pathologie organique de la super-
« pathologie organique structure psychique ». Ainsi nous ne confondons pas la Psychiatrie et la Médecine
de la superstructure somatique générale, fût-elle « psychosomatique ».
psychique….

VII.– Psychiatrie, Psychologie, et Sociologie.


Nous l'avons assez répété pour qu'il nous soit permis de ne pas y insister davanta-
ge : la maladie mentale ne se définit pas par sa causalité psychique. Les causes psy-
chiques (la psychogénèse) des névroses comme des psychoses ne constituent qu'une
causalité de second degré 1. Lorsqu'une variation, un écart de comportement, si inten-
se qu'il soit ou étrange qu'il paraisse, est réductible à une causalité « purement » psy-
chique ou « pratiquement » telle, ils font partie des variations, oscillations et adapta-
tions ou « réactions » qui se déroulent sur le plan de l'interpsychologie humaine et qui,
à ce titre, constituent la base de notre « vie de relation ». C'est dire que lorsque nous
…C'est dire que lorsque
nous pouvons « réduire »
pouvons « réduire » un comportement « paradoxal », « criminel », « inusité » ou « ori-
un comportement [...] à ginal » à un « déterminisme psychologique », ou, plus exactement, à une réaction jus-
un « déterminisme psy- ticiable d'une « analyse compréhensive » exhaustive, nous lui refusons ipso facto toute
chologique » […] nous lui nature pathologique. La « maladie mentale » n'est donc pas constituée seulement par
refusons ipso facto toute
nature pathologique…
sa structure psychique et la Psychiatrie n'est pas une science essentiellement psycho-
logique. Même quand on fait appel, comme nous le faisons à chaque instant, à l'action
de l'Inconscient, nous sommes contraints de recourir à l'idée d'une « fixation » ou
« régression », c'est-à-dire à autre chose qu'à un facteur « purement psychique » .
Ces facteurs « purement psychiques », on se les représente en clinique et en théo-
rie sous une double forme - les événements et l'environnement social. Nous savons
combien la Gestaltpsychologie, le behaviourisme, la réflexologie, l'étude des
« névroses expérimentales », une certaine conception archaïque de la psychanalyse

1. Nous examinerons ce problème dans nos Études N°6 et N°7 notamment et il a fait l'objet de
notre réunion de 1945 à Bonneval (La psychogénèse des troubles psychiques, 1950), [NdÉ: H.Ey
a du ajourner ce colloque prévu en 1944 puis 1945, daté de 1946 dans ses C.R. (voir p.85). J.
LACAN date, par contre, son exposé de sept. 47. Publié en 50 chez DDB, rééd. Tchou, 2004].
L'article de J. REID, The concept of Psychogenesis, Amer. J. of Psych., avril 1948, montre que
plus qu'on le dit ou qu'elle le croit, l'École Américaine est préoccupée de ce problème central.
2. Cf. p. 133 à 135.

80
LA NOTION DE « MALADIE MENTALE »

(rôle pathogène du trauma psychique, de la « Urszène »), et la considération des chocs … la Gestaltpsychologie,
émotionnels engendrés par les situations, sont à la base de la Psychiatrie américaine, le behaviourisme, […]
tout imprégnée de l'importance attribuée par Adolf MEYER à la « Sociogenèse ». Pour une certaine conception
archaïque de la psycha-
nous, nous ne saurions même sous le poids d'une si écrasante autorité nous plier à cette
nalyse […], et la considé-
manière de voir, qui prend les effets des « maladies mentales » pour leurs causes... ration des chocs émotion-
Pour si importants, et nous l'admettons comme une évidence que soient ces facteurs nels engendrés par les
de milieu (la configuration sociale des troubles mentaux, leur inclusion dans une struc- situations, sont à la base
de la Psychiatrie améri-
ture familiale ou un développement « historique » d'événements) notre observation
caine…
clinique, et l'hypothèse théorique qui en découle, nous interdisent de voir dans les dif-
ficultés, les « maladjustments » à la vie sociale, des causes de troubles qui nous parais-
sent leur préexister, leur survivre, ou mieux encore les conditionner. Ce renversement
de perspective qui exige le courage d'aller contre une certaine « mode » actuelle, nous
paraît nécessaire, si la Psychiatrie veut rester appliquée à son objet, pour si étendu
qu'on le conçoive dans la pratique et pour si humain qu'il soit dans son essence. Il y a …Il y a dans le trouble
dans le trouble mental pour nous, quelque chose de plus profond que ces variations de mental pour nous,
quelque chose de plus
comportement que nouent ou dénouent les « fonctions de la vie de relation » à la sur-
profond que ces varia-
face de notre être. C'est le propre du trouble mental en effet que de désadapter l'indi- tions de comportement
vidu dans le groupe. Mais sa désadaptation dépend du trouble, elle ne le détermine que nouent ou dénouent
pas. Nous ne confondons pas la Psychiatrie avec la Psychologie ou la les « fonctions de la vie
de relation » à la surface
Psychosociologie même « psychanalytiques ».
de notre être…

VIII.– Conclusions.

La Psychiatrie est une science médicale qui a son objet propre : la « Maladie men- …La Psychiatrie est une
science médicale qui a son
tale », c'est-à- dire la somatose à symptomatologie mentale. Elle s'intègre nécessaire-
objet propre : la « Maladie
ment dans la pathologie générale pour expliquer la genèse des régressions de la vie mentale », c'est-à- dire la
psychique, ces niveaux de dissolution que représentent les psychoses et les névroses. somatose à symptomatolo-
Mais celles-ci ne pouvant se réduire dans leur structure réelle à leur processus géné- gie mentale…

rateur (la P. G. est causée par la méningo-encéphalite mais le tableau clinique ne peut
être entièrement expliqué par elle) et admettant un mécanisme psychologique dans la
formation de leurs symptômes font l'objet d'une Science médicale spéciale. La psy-
chiatrie a une relative autonomie, comme son objet; le fait psychiatrique a une origi-
nalité propre.
Elle se distingue de la Neurologie non pas en ce que celle-ci est le domaine de la
pathologie cérébrale (puisqu'elle l'est également) mais en ce que leurs objets sont dif-
férents : La Neurologie étant la science médicale des désintégrations partielles des
fonctions neuro-psychiques élémentaires, provoquées par les processus cérébraux qui
altèrent les voies et centres de ces fonctions – et la Psychiatrie étant la science médi-

81
ÉTUDE N°4

cale des dissolutions globales des fonctions neuro-psychiques d'intégration supé-


rieures, provoquées par les processus cérébraux qui altèrent la régulation de l'énergie
psychique.
Elle se distingue de la Psychologie et de la Psycho-sociologie en ce qu'elle a pour
objet, non pas les variations de comportement « en relation » avec l'histoire person-
nelle, les événements et l'environnement, mais des modifications de l'être qui ne per-
mettent plus ces variations plastiques et adaptées 1.
…La formation du psy- La formation du psychiatre exige donc qu'il soit d'abord un médecin, ensuite un
chiatre exige donc qu'il neurologue et un psychologue, car l'originalité du fait psychiatrique réside dans la col-
soit d'abord un médecin, laboration intime de ces trois disciplines, chacune d'elles étant insuffisante à faire un
ensuite un neurologue et
bon psychiatre.
un psychologue, car l'ori-
ginalité du fait psychia- Telles sont les conclusions nettes et pratiques auxquelles nous aboutissons au
trique réside dans la col- terme de cette analyse qui n'a tenté à rien moins qu'à dénouer un nœud solide et
laboration intime de ces presque inextricable. Nous n'avons pu y parvenir qu'en pénétrant jusqu'à la racine de
trois disciplines, chacune
l'erreur qui fausse avec le problème des rapports du physique et du moral toute
d'elles étant insuffisante à
faire un bon psychiatre… conception naturelle de la Psychiatrie considérée comme science médicale relative-
ment autonome, ayant un objet précis et original: la maladie à symptomatologie men-
tale telle que nous l'avons définie.
Rappelons-nous le mot de BOERHAVE « simplex in vitalitate, duplex in humanita-
te » pour bien comprendre que l'humanité, le psychique en tant que forme d'intégra-
tion et de « vigilance » se place au sommet, au faîte, au couronnement des fonctions
de l'organisme. De telle sorte que si la pathologie générale a pour objet, à l'hôpital, des
malades qui souffrent dans leur animalité, leur vitalité, la psychiatrie a pour objet,
dans les services spécialisés, des « psychopathes » 2 qui sont des malades atteints dans
leur vitalité de telle sorte qu'ils sont amoindris, « altérés » dans leur humanité.

1. Ce souci de définir l'objet et les limites de la Psychiatrie a inspiré mon travail paru sous ce
titre dans la Semaine des Hôpitaux, juin 1951.
2. Soulignons qu'ici nous utilisons le terme de « psychopathe » dans son sens général et non
dans le sens restreint de son emploi à l'étranger où il correspond à celui de « déséquilibré ».

82
Étude n° 5
1. Folie et valeurs.
2. Rythme de la médecine.
3. Mécanicisme et psychiatrie.
4. La notion de « maladie mentale ».
5. La doctrine de G. de Clérambault.

UNE THÉORIE MÉCANICISTE :


6. Freud et la psychanalyse.
7. Conception Organo-dynamiste.
8. Rêve et psychopathologie.

LA DOCTRINE DE G. de CLÉRAMBAULT

Une conception mécaniciste de la Psychiatrie en général ou d'un problème psy-


chiatrique particulier est toujours caractérisé par : le Platonisme psychologique ; 1° la
théorie de la genèse mécanique des troubles ; 2° l'interprétation de la maladie comme
un ensemble de troubles engendrés par un dysfonctionnement basal, élémentaire et
partiel ; 3° la tendance à une nosographie d'entités morbides nettement tranchées.
Nous allons voir que ces quatre thèmes sont étroitement dépendants les uns des autres
et forment un bloc : la doctrine mécaniciste.
1° Toute conception psychiatrique mécaniciste repose sur une théorie psycho-
logique atomiste. Elle suppose que l'esprit est fait de pièces et de morceaux, d'élé-
ments, qu'il n'est même qu'une juxtaposition de ces éléments. De telle sorte que le pre- …le premier travail exigé
par la clinique « mécani-
mier travail exigé par la clinique « mécaniciste » est celui d'une analyse qui isole tou-
ciste » est celui d'une
jours plus minutieusement chaque partie du tout. Voici un malade : il est confus ; il analyse qui isole toujours
conviendra d'abord d' « analyser » cette confusion, de lui décrire de multiples facettes plus minutieusement
et de faire l'inventaire des unités qui la composent : désorientation dans le temps et chaque partie du tout…

dans l'espace, inattention, perte de certains souvenirs ou de certaines fonctions de la


mémoire, impulsivité, images hallucinatoires visuelles, auditives, tactiles, etc. En un
mot il faudra se représenter la confusion comme la somme d'un nombre plus ou moins
grand de troubles partiels comme si la mémoire, les associations, les perceptions, les
…On comprend quels
images, les mouvements étaient des phénomènes psychiques non seulement séparables
progrès une telle concep-
par l'analyse, mais séparés dans la nature des choses et que la maladie altère par une tion analytique a pu per-
sorte de processus « pointilliste ». On comprend quels progrès une telle conception mettre à la description
analytique a pu permettre à la description clinique des maladies mentales. A ce titre clinique des maladies
mentales…
nous lui devons beaucoup. Mais ce travail de découpage et d'analyse ne va pas sans

83
ÉTUDE N°5

quelque danger. On a tendance, en effet, à isoler des phénomènes toujours plus petits ;
à chercher derrière la molécule, l'atome et, sous celui-ci, l'électron cliniques. On sait
ce que ce travail a donné dans deux domaines bien connus : les formes cliniques de
l'aphasie et celles de l'activité hallucinatoire. Si bien qu'on n'arrivait plus à se recon-
naître dans les mille formes d'aphasie et d'hallucinations psycho-sensorielles, psy-
chiques ou psycho-motrices verbales. Il y a donc dans toute conception mécaniciste
une sorte de tendance à « pulvériser » la symptomatologie clinique en une myriade de
petits syndromes et de petits symptômes toujours de plus en plus artificiellement iso-
lés et subtilement distingués. Ce travail de désintégration analytique est même réputé
mesurer le degré de finesse clinique du psychiatre et permet à chacun d'innombrables
travaux sur de « petits points particuliers » auxquels seul l'autoriserait, affirme-t-il, le
« vrai » esprit scientifique. Cette tendance atomiste se révèle encore par la répulsion
corollaire que manifeste le psychiatre mécaniciste à l'égard des notions qui désignent
la totalité, la cohésion du tout dont il s'ingénie à ne voir que les parties. C'est ainsi que
des termes comme « délire » se sont vidés de leur sens primitif pour exprimer seule-
ment une partie de leur contenu (idée délirante) et non plus l'état général d'erreur et
d'illusion dans lequel se trouve plongée la conscience. C'est ainsi que certains troubles
ou mieux certains « états » de troubles comme ceux qui altèrent la lucidité et le degré
d'efficacité de la synthèse psychique (troubles de la conscience, de la personnalité,
états de dépersonnalisation, états oniroïdes, états crépusculaires, etc.) sont systémati-
quement négligés parce que difficilement, sinon tout à fait, irréductibles, aux éléments
qui les composent. C'est pourquoi enfin certains psychiatres témoignent tant de répu-
gnance à étudier la « conscience morbide », les « structures » de pensée normale ou
…le degré de tendances pathologique et manifestent tant de malaise à entendre parler de l'activité onirique ou
mécanicistes de chacun
de l’importance du délire ou du rêve qui se prêtent si mal à l'analyse de parties trop
pourrait se mesurer à son
attitude d'opposition à évidemment conditionnées par le tout. On pourrait dire plaisamment que le degré de
l'égard de la notion tota- tendances mécanicistes de chacun pourrait se mesurer à son attitude d'opposition à
liste de « structure »... l'égard de la notion totaliste de « structure »...

2° Le deuxième critère d'une conception mécaniciste en Psychiatrie c'est la


théorie de la genèse mécanique des troubles. Il existe en pathologie des phénomènes
qui paraissent être et sont susceptibles d'une interprétation simple et mécanique. Un
coup de rasoir dans la carotide crée une hémorragie. Un « embolus » lancé dans la cir-
culation y déclenchera un infarctus pulmonaire. Malgré les réserves qui s'imposent,
certes, quant à l'origine purement mécanique de tels troubles, il en existe cependant qui
paraissent se prêter assez naturellement à cette manière de voir. En pathologie ner-
veuse la section d'un nerf produit des phénomènes « mécaniques »en ce sens que l'in-
terruption du courant nerveux détermine par elle seule et directement certains troubles.

84
DOCTRINE DE G. DE CLÉRAMBAULT

Nous touchons par ce dernier exemple à ce qu'il y a d'essentiel et d'insatisfaisant dans


la notion de genèse mécanique des troubles. On peut dire que l'explication mécanicis-
te, faisant appel à la notion d'un choc capable à lui seul et immédiatement de détermi-
ner un symptôme, se heurte en effet même dans le « simple » cas de la section d'un
tronc nerveux à un autre concept qui le limite : l'équilibre fonctionnel que cette section
perturbe et qui entre aussi, dans un certain sens et pour une part, dans la formation du
symptôme (constitution par exemple du « membre fantôme »). Dans l'hémorragie trau-
matique les données physiologiques (élasticité des artères, pression artérielle, etc.) ne
sont que de second plan par rapport au choc mécanique : aussi constitue-t-elle de toute
la pathologie le phénomène peut-être « le plus mécanique ». Mais si nous prenons nos
exemples dans la pathologie générale et spécialement nerveuse nous constatons que
des chocs même les plus mécaniques (traumatismes) engendrent des troubles comme
ceux de la mémoire, de l'équilibre émotionnel, dont il sera difficile d'affirmer qu'ils
sont des troubles « mécaniques » relevant immédiatement, directement et exclusive-
ment de la lésion sans tenir compte de l'équilibre fonctionnel, sur lesquels s'exerce l'ac-
tion du choc qui les a produits et par conséquent de la « réaction » propre du système
des fonctions qu'il représente.
Les mécanicistes, quand ils sont logiques avec eux-mêmes, traitent les symp-
tômes comme s'ils étaient des objets du monde physique entièrement engendrés par la
cause physique dont ils dépendent. Une théorie mécaniciste d'un phénomène patholo-
gique ne consiste pas seulement, en effet, à se représenter ce phénomène comme le
produit du choc d'une force hétérogène (la maladie, le traumatisme), car à ce titre
toutes les théories organicistes seraient peu ou prou nécessairement mécanicistes
comme l'a fait remarquer M. de MORSIER, croyons-nous, et comme nous l'ont objecté … une théorie mécanicis-
BONNAFÉ et FOLLIN récemment 1. Mais elle consiste encore et surtout à se représenter te consiste encore et sur-
tout à se représenter les
les conséquences pathologiques du « choc » lésionnel comme directement, immédia-
conséquences patholo-
tement et exclusivement liées à ce choc et à lui seul. Or, répétons-le, si cela paraît pos- giques du « choc » lésion-
sible pour des phénomènes simples (comme par exemple dans le cas de l'hémorragie) nel comme directement,
ce genre d'explication ne vaut évidemment rien pour des troubles dans la genèse des- immédiatement et exclusi-
vement liées à ce choc et
quels interviennent toute la dynamique des fonctions préexistantes, des fonctions per-
à lui seul…
turbées et le jeu d'inhibition des fonctions supérieures et d'émancipation des fonctions
inférieures comme c'est le cas, au maximum, pour les troubles nerveux et psychiques.
Le propre de la conception mécaniciste des troubles mentaux (en quoi elle s'oppose
aux théories non mécanicistes) est donc d'aller jusqu'au bout de la théorie mécaniciste
et de se représenter par conséquent les troubles mentaux sur le modèle du simple choc
mécanique 2. D'où l'usage que cette conception fait de la notion d'excitation, sorte de

1. Discussions sur la Psychogénèse à Bonneval en septembre 1946. [voir NdÉ p. 80]


2. On fait parfois remarquer (GUIRAUD) qu'en physique la dynamique n'est qu'un cas particulier…/…

85
ÉTUDE N°5

choc qui produit « proprio motu » de lui-même et par lui-même des mouvements, de
…l'esprit mécaniciste se la pensée, des hallucinations, du délire, des impulsions, etc. Nous pouvons dire à cet
mesure à l'emploi qu'il
égard que l'esprit mécaniciste se mesure à l'emploi qu'il fait de la notion d'excitation,
fait de la notion d'excita-
tion… concept essentiellement mécaniciste.
Les corollaires « extrêmes » de cette théorie de la genèse mécanique des
troubles sont facile à comprendre : 1° La pathologie mentale n'a que faire de l'étude
des fonctions psychiques et des études psychologiques. Tout se résumant dans l'action
de l'agent physique et notamment cette modalité du choc qu'est l'excitation, les
troubles mentaux sont justiciables d'une pathologie complètement « apsychique » ou
psychique seulement, comme le disait de CLÉRAMBAULT par pure contingence et
comme par ricochet. 2° Les troubles mentaux sont des produits accidentels méca-
niques qui, « n'ayant rien à voir» avec les fonctions psychiques de l'individu qui consti-
tuent les tendances de sa personnalité, doivent être envisagés comme des inclusions de
« corps étrangers » dans le psychisme sain de l'individu. 3° Les troubles mentaux doi-
vent être considérés comme une sorte de juxtaposition dans l'espace de phénomènes
mécaniques constituant non des structures psychiques mais des figures géométriques,
matérielles qui se posent sur le psychisme de par ailleurs (au sens spatial du terme)
parfaitement sain, du « malade » qui n'est pas fou mais simplement porteur de lésions
produites par des chocs et génératrices de phénomènes physiques.
Ainsi toute théorie mécaniciste court toujours sans pouvoir jamais l'atteindre
après le trouble psychique. Celui-ci fuit plus exactement devant une hypothèse qui
l'exclut totalement dès ses prémisses...
3° La troisième thèse impliquée dans la conception psychiatrique mécaniciste
est que tout le tableau clinique repose comme une pyramide sur sa pointe, sur un ou
quelques-uns de ses éléments. Cette thèse est tout à fait essentielle dans la perspective
mécaniciste, car, après avoir divisé le tableau clinique en éléments et avoir tenté de
réduire la genèse de l'ensemble à une production fortuite et mécanique d'un ou de
… l'esprit mécaniciste
n'a-t-il de trêve ni de quelques uns de ces éléments, on en vient à l'idée que ce ou ces éléments sont basaux
repos qu'il n'ait expliqué et constituent une sorte de « clé de voûte » du tableau clinique. Aussi l'esprit mécani-
le supérieur par l'infé- ciste n'a-t-il de trêve ni de repos qu'il n'ait expliqué le supérieur par l'inférieur, la
rieur, la structure psycho-
structure psychopathologique par le développement d'un de ces éléments fondamen-
pathologique par le déve-
loppement d'un de ces taux. C'est ainsi qu'on a essayé de réduire la démence à un trouble de l'attention, la
éléments fondamentaux… catatonie à un trouble du tonus musculaire ou à « un trouble psycho-moteur », la psy-

…/… de la mécanique et que par conséquent être dynamiste c'est être nécessairement mécaniste.
Mais ce qui distingue en pathologie le mécaniste et le dynamiste demeure essentiel, c'est que pour
l'un l'aspect physique suffit à expliquer tout le trouble, tandis que pour l'autre doit intervenir la
notion d'un équilibre de forces antagonistes. Ceci est en psychopathologie d'une extrême impor-
tance puisque de ces deux perspectives dépend la possibilité de faire intervenir les fonctions psy-
chiques dans le déterminisme des troubles, dans la formation des symptômes.

86
DOCTRINE DE G. DE CLÉRAMBAULT

chose hallucinatoire à l'écho de la pensée, l'onirisme à la production d'hallucinations


visuelles juxtaposées, l'activité hallucinatoire à la production d'un élément sensoriel, la
schizophasie à un trouble aphasique, le délire à l'éclosion d'hallucinations, l'hypo-
chondrie à un trouble cénesthopathique, l'hystérie à un trouble associatif, etc. Comme
on le voit l'explication des psychoses par des symptômes neurologiques « bien locali-
sés » est le type d'une théorie mécaniciste. Et l'erreur consiste non point à dire qu'il y
a des processus cérébraux qui conditionnent la psychose, ce que nous croyons plau-
sible, mais que la psychose se développe à partir d'un trouble inférieur isolé, ce qui
constitue l'illusion suprême de l'esprit mécaniciste. Or il existe plus souvent qu'on ne
se l'imagine cet esprit chez les cliniciens. Rien peut-être ne démontre mieux à quel
point les psychiatres en général sont « possédés » de cet esprit mécaniciste qui leur fait
rechercher dans un état donné naturellement comme un tout, une partie privilégiée du
tout pour en faire la génératrice de ce tout, que le fait qu'ils parlent constamment d'un
délire à base d'hallucinations ou d'interprétations... Quand ils croient mettre en évi-
dence un trouble cénesthésique ou un « phénomène d'influence » dans un délire de per-
sécution, quand ils disent d'un mélancolique qu'il est anxieux parce qu'il entend une
voix qui le damne ou parce que le centre de ses expressions émotionnelles est « exci-
té », ils se plient plus ou moins consciemment aux exigences de cette thèse fonda-
mentale du mécanicisme, ils oublient ou semblent ne pas voir que ces symptômes
réputés générateurs ne sont eux-mêmes qu'un aspect, que la résultante du trouble glo-
bal qui étreint l'esprit de leur malade. Ils réduisent l'état de folie de ce délirant ou de …Ils (les mécanicistes)
ce mélancolique à un « simple accident » de sa sensibilité ou de son humeur. Ils confondent de « simples
accidents » de surface
confondent de « simples accidents » de surface avec une modification de structure ou,
avec une modification de
pire, ils font de ces accidents de surface la cause modificatrice de la structure. Et c'est structure ou, pire, ils font
ainsi que se dessine et se développe cette étrange conception, du fou-machine qu'im- de ces accidents de surfa-
plique toute théorie mécaniciste. Tout se passe, selon elle, comme si se déroulait ce la cause modificatrice
de la structure…
autour d'un rouage central un système mécanique mû par la lésion entraînant dans son
déterminisme propre et dévastateur tout ou partie de sa personnalité ; pour elle le pro- …On ne peut davantage
cessus mécanique constructif des états psychopathiques engendre des phénomènes iso- confondre la folie et ses
lés qui, en se juxtaposant, composent leur ensemble. On ne peut davantage confondre attributs, la partie et le
tout, l'effet et la cause…
la folie et ses attributs, la partie et le tout, l'effet et la cause.

4° Enfin le quatrième aspect fondamental du « mécanisme psychiatrique » c'est


la tendance à considérer les troubles mentaux comme une mosaïque caractéristique
d'entités nosographiques. Naturellement il s'agit là d'un emprunt à la base commune
de la pathologie mécaniciste, telle que nous l'avons vue se développer dans l'histoire
de la médecine et interférer avec les doctrines dynamo-vitalistes. Nous avons déjà sou-
ligné la nécessité pour toute conception mécaniciste en pathologie de se représenter les

87
ÉTUDE N°5

maladies comme des espèces absolument distinctes, comme des entités spécifiques.
Nous avons également montré que la naissance de la Psychiatrie à une époque où
régnait le mécanisme antihippocratique du XIXe siècle, l'avait tout naturellement orien-
tée vers l'isolement nosographique d'entités. C'est ainsi, et pour cette raison qui méri-
tait d'être approfondie, que le travail des psychiatres s'est modelé sur celui des patho-
logistes qui ont considéré, tout au long du siècle dernier, les formes particulières des
maladies comme des « êtres de raison », des « entités ». Seulement, si en pathologie
interne les « maladies » se prêtent encore relativement bien à ce découpage et à l'iso-
lement des formes, l'application du procédé à la Psychiatrie ne pouvait pas manquer de
prendre un caractère presque dérisoire. Aux yeux mêmes des autres médecins (qui
pourtant poursuivent le même travail d'isolement des entités) les psychiatres « décou-
vrant » des maladies mentales comme « le délire de persécution », etc... ont été et sont
plus ou moins finement raillés. Si ceux qui se livrent à ces critiques n'ont guère le droit
de les formuler généralement, il n'en reste pas moins qu'elles sont fondée et qu'il faut
en tenir compte. Nous sommes, peut-être, nous, autorisés à nous les permettre, dans la
mesure même où nous avons fait le procès du mécanicisme en général avant de faire
celui du mécanicisme psychiatrique en particulier. S'imaginer l'esprit découpé en
petites facultés particulières, qu'un processus cérébral mécaniquement abolit ou exci-
te de telle sorte qu'il se produit des symptômes partiels et fondamentaux, c'est se faire
nécessairement une idée du processus pathologique telle qu'il apparaît comme créa-
teur, formateur de symptômes particuliers et bien distincts, c'est-à-dire pathognomo-
niques. A l'inverse en effet d'une doctrine que nous préciserons plus loin et qui voit
dans tout processus morbide une modification de l'organisme et de ses fonctions, appe-
…La maladie est considé- lant une réaction du tempérament et de la personnalité psychique, la conception méca-
rée dans un tel système,
niciste, qui attribue tout au processus mécanique, tend nécessairement à lui conférer
comme une sorte de corps
étranger, d'être toujours
l'autonomie même d'une nature spécifique. La maladie est considérée dans un tel sys-
semblable à lui-même et tème, comme une sorte de corps étranger, d'être toujours semblable à lui-même et tou-
toujours capable de com- jours capable de communiquer à l'organisme, de lui « coller », de faire passer en lui,
muniquer à l'organisme,
sa nature spéciale et pathognomonique. Et c'est ainsi que le psychiatre classique et
de lui « coller », de faire
passer en lui, sa nature
mécaniciste (toujours obsédé par la magnifique mais assez mal comprise découverte
spéciale et pathognomo- de la paralysie générale) s'oriente sans cesse et nécessairement vers la prospection de
nique… formes et d'entités toujours plus distinctes.
*
* *

Cette conception mécaniciste de la psychiatrie, fille de celle de WERNICKE, a été


poussée à son extrême limite par un Psychiatre génial GAÉTAN GATIAN de
CLÉRAMBAULT.

88
DOCTRINE DE G. DE CLÉRAMBAULT

De 1920 à 1933 l'Infirmerie spéciale de la préfecture de police de Paris a été animée


par celui qui apparaîtra probablement comme une des plus grandes figures psychiatriques
du début du XXe siècle en France. C'était un assez étrange et très émouvant spectacle que
celui de ses conférences du vendredi où son magnifique esprit clinique se déployait dans
le cadre le plus exigu, le plus sombre et le plus désuet. Là, à la même place où avaient
enseigné LEGRAND du SAULE, GARNIER, DUPRÉ, les dépassant tous, le maître de l'Infirmerie
du Dépôt faisait briller un enseignement oral où, assidus se pressaient tous ceux de notre
génération. Son verbe prestigieux, la concision substantive de sa pensée, la perfection de
ses formules, l'art de « manœuvrer » les malades et celui de draper leurs gestes, leurs pro-
pos, dans les lignes exactes et rigides de ses fameux certificats, semblables à des statues, …ses fameux certificats,
éblouissaient l'esprit de ses jeunes auditeurs. Il ensorcelait par un véritable génie clinique, semblables à des statues,
éblouissaient l'esprit de
par ses dons exceptionnels d'observation et de perspicacité. On voudra bien nous pardon-
ses jeunes auditeurs. Il
ner dans ce sévère exposé des doctrines, de manquer à la réserve dont il ne sied pas de se ensorcelait par un véri-
départir. Mais nous tenions à rendre cet hommage à la mémoire d'un homme si digne d'es- table génie clinique, par
time et d'admiration, isolé par son propre génie. Nous y tenions d'autant plus que sa doc- ses dons exceptionnels
d'observation et de pers-
trine a fait l'objet de nos critiques incessantes. Ce grand clinicien, paru à une époque où
picacité…
l'inspiration mécaniciste des doctrines régnantes constituait la tradition classique, n'a su
trouver la voie de sa «révolution » que dans l'excès même de son classicisme. Engagé dans
cette voie, son esprit n'a pu que porter jusqu'à ses plus extrêmes conséquences les doctrines
mécanicistes et atomistiques que son remarquable esprit clinique aurait dû lui faire rejeter.
Il a contribué ainsi par ses théories, et comme malgré son propre génie, à dessécher enco-
re la Psychiatrie qu'il savait rendre pourtant si vivante. On comprend que pour qui l'a enten-
du, l'a suivi, a pénétré, avec lui, dans la pensée même de ses malades, il paraisse un plus
grand clinicien qu'un bon doctrinaire. On comprend aussi que E. MINKOWSKI ait aperçu
…On comprend aussi que
dans l'œuvre de G. de CLÉRAMBAULT, de ce doctrinaire mécaniciste, d'authentiques ten- E. MINKOWSKI ait aperçu
dances phénoménologiques et structuralistes. Mais l'homme, son talent, sa valeur clinique, dans l'œuvre de G. de
les excellentes analyses structurales qu'en dépit et comme par trahison de son système nous CLÉRAMBAULT, de ce doc-
trinaire mécaniciste,
lui devons ne sauraient nous empêcher d'exposer et de critiquer ce monument de mécani-
d'authentiques tendances
cisme que constitue, n'en déplaise à M. GUIRAUD, son œuvre théorique, le « Dogme » phénoménologiques et
comme on l'appelait en terme d'École du « Dépôt ». C'est lui, et lui seul, que nous devons structuralistes…
considérer ici.
Sa doctrine se trouve publiée dans une série de communication de 1920 à
1934 1. G. de CLÉRAMBAULT avait annoncé à plusieurs reprises la publication d'un

1. Société clinique de Médecine mentale (avril 1920, décembre 1923, janvier 1934), dans les
Annales médico-psychologiques (1921 p. 359, 360 et 460 – 1924, p. 85, 86 et 87 et 172-173);
dans deux articles fondamentaux parus dans la Pratique médicale française (mai 1925 et juin
1926) et dans la communication au Congrès de Blois de 1927 (p.176 à 189).[NdÉ: Textes réunis
par G. FRETET in G. de CLÉRAMBAULT : Œuvres psychiatriques. Paris: puf, 1942, 2 tomes 455p.
et 822p., Rééd.par les éd. Frénésie, coll. Les introuvables de la psychiatrie,1998]

89
ETUDE N°5

volume L'Automatisme mental et de deux volumes Études cliniques sur l'Automatisme


mental. Il est mort sans avoir pu les publier. L'énoncé de sa théorie était donc éparpillé
en une vingtaine d'articles ou de communications importantes. Depuis 1942 par les
soins de ses élèves son Œuvre psychiatrique a été réuni et publié. Ceux qui ne le
connaissaient pas encore dans son ensemble ont pu en admirer le style si personnel où
foisonnent les expressions pittoresques, les mots qui font image, les prestigieuses for-
mules, les métaphores ingénieuses. Mais on ne trouve nulle part un exposé complet et
clair de sa conception. Même ses deux articles de la Pratique médicale française
condensent davantage sa pensée qu'ils ne l'explicitent. Tous ses écrits sont comme son
discours très brillants, très condensés, chargés de concret mais parfois obscurcis par
les trouvailles mêmes d'un style auquel la pensée pour atteindre sa forme lapidaire a
sacrifié son travail dialectique. Nous ne pensons, de cette doctrine, trahir ni la lettre ni
l'esprit, en la présentant sous ses quatre aspects fondamentaux. Nous avons, en effet,
relevé quatre thèses essentielles et générales d'inspiration spécifiquement mécaniciste
et ce sont elles que nous allons retrouver dans la doctrine de G. de CLÉRAMBAULT,
comme les piliers du Dogme tels qu'il les a lui-même dressés, et non point comme des
« façons de dépasser sa pensée » ainsi qu'affectent de le croire ses zélateurs, comme
honteux pour lui de son incroyable courage intellectuel 1.

I.– Les éléments primordiaux, nucléaires et basaux.

…sa Théorie de
G. de CLÉRAMBAULT s'est occupé spécialement des psychoses hallucinatoires
l'Automatisme mental chroniques et des délires. Nous verrons d'ailleurs que sa Théorie de l'Automatisme
constitue une véritable mental constitue une véritable doctrine de psychopathologie générale. C'est donc à
doctrine de psychopatho-
propos de ces psychoses qu'il a mis en évidence un ensemble d'éléments séméiolo-
logie générale.
giques fondamentaux. Ces éléments en se groupant constituent le syndrome basal ou
C'est donc à propos de nucléaire commun à une grande quantité d'états psychopathologiques. Il a appelé lui-
ces psychoses qu'il a mis même ce groupement « Syndrome S »2 mais on ne continue pas moins de l'appeler
en évidence un ensemble
généralement syndrome d'automatisme mental. Il comprend tout d'abord ce qu'il
d'éléments séméiolo-
giques fondamentaux…
appelle des phénomènes positifs3 ou phénomènes d'intrusion. Parmi les plus caracté-

1. Le 23 février 1946 une émission « culturelle » de la T. S. F. a présenté « l'Œuvre » de G. de


…mais tout à l'inverse
CLÉRAMBAULT sous sa forme la plus bénigne et descriptive, semblant presque l'excuser d'avoir
d'une conception jackson-
accédé à sa doctrine. On n'a pas craint de terminer en promettant au lecteur de l'ouvrage
nienne pour G. de
« d'agréables distractions » ! ... Il est difficile de croire que quelqu'un de ses élèves ou de ses
CLÉRAMBAULT un trouble
admirateurs ait pu trahir ainsi l'esprit du maître. N'y a-t-il pas plus de respect pour ce doctrinaire
positif ne dépend pas d'un
à le combattre qu'à l'édulcorer?
trouble négatif…
2. Congrès de Blois, 1927.
3. On remarquera que tout à l'inverse d'une conception jacksonnienne pour G. de CLÉRAMBAULT
un trouble positif ne dépend pas d'un trouble négatif. Ceci est absolument capital et constitue le
point de divergence des deux conceptions.

90
DOCTRINE DE G. DE CLÉRAMBAULT

ristiques il énumère les hallucinations, les troubles de la sensibilité, les sensations


parasites, les troubles cénesthésiques, les mots éjaculatoires fortuits, l'écho de la pen-
sée, la production de souvenirs et d'images, les émotions sans objet, les jeux verbaux,
le psittacisme, le mentisme, etc. Parmi les phénomènes qu'il nomme négatifs (des «
ratés ») ou phénomènes d'inhibition, il range les arrêts de la pensée, le vide et le vol
de la pensée, les perplexités, les doutes, l'aprosexie, les anidéismes divers, etc...
Cliniquement ces phénomènes se présentent soit comme des phénomènes grossiers,
soit comme des phénomènes subtils 1. Leur production d'ailleurs dépend des lois de
l'âge, de la massivité et de la latence, C'est-à-dire que plus un sujet est agé, plus est
latent et moins intense le processus étiologique, plus sont nombreux les phénomènes
subtils2. Si nous envisageons ce qu'il a écrit sur les délires passionnels nous allons
encore retrouver cette exigence essentielle de sa conception : la recherche des éléments
basaux. Tout délire passionnel, qu'il s'agisse d'un cas d'érotonamie, d'un délire de
revendication ou de jalousie est réductible à un postulat. A ce sujet G. de
CLÉRAMBAULT a écrit des pages d'un magnifique style : « Supprimez, dit-il, dans le … « Supprimez, dit de
CLÉRAMBAULT, dans le
délire passionnel cette seule idée que j'ai appelée postulat; tout le délire tombe. Toutes
délire passionnel cette
les idées en chaîne se raccordaient à ce point. Ce délire est semblable à la larme bata- seule idée que j'ai appe-
vique qui s'évanouit si vous cassez sa pointe... Le postulat a une valeur d'embryon lée postulat; tout le délire
logique ». On saisit la parenté théorique de ce « postulat » avec « l'idée autochtone » tombe. Toutes les idées en
chaîne se raccordaient à
de WERNICKE : tous deux sont des « embryons logiques ». Certes on ne trouve, à ma
ce point»…
connaissance, nullement écrit par G. de CLÉRAMBAULT que ce phénomène élémentai-
re, ce postulat a une origine mécanique comme l'idée autochtone de WERNICKE ou
l'hallucination des psychoses hallucinatoires, mais, constamment, on trouve des ana-
logies soulignées entre les hallucinations, l'obsession parasitaire ou l'idée de persécu-
tion qui tendent bien à réduire la diversité des symptômes à un même mécanisme de
base. C'est bien dans ce sens, imaginons-nous, qu'il a pu écrire cette phrase fantas-
tique 3 : « Le prurit lié aux dermatoses peut provoquer l'idée de persécution ». Il a écrit
encore 4 : « La formation de l'idée de persécution est spontanée, automatique, en
quelque sorte inévitable. Elle est le résultat mécanique d'une sélection péjorative avec
amplification ». Sur ce point d'ailleurs il a soin d'accorder une grande importance aux
tendances paranoïaques antérieures qui sont destinées à aller dans le délire jusqu'où
les fameux phénomènes élémentaires ne peuvent manifestement aller. Il précise
aussi les rapports entre la psychose paranoïaque d'interprétation et les phénomènes
d'automatisme 5.

1. Pratique médicale française, 1925.


2. Société Médecine mentale, 1924.
3. Pratique médicale française, p.193.
4. Pratique médicale française, 1925, p. 201.
5. Pratique médicale française, 1925, p.201.

91
ETUDE N°5

Il est bien curieux de remarquer que ce sont justement les psychoses « en


réseau » ou les psychoses à troubles plus diffus qu'il réduit plus facilement à des
troubles plus élémentaires tandis que, pour les psychoses « monomaniaques »
anciennes, dites « passionnelles », ou qu'il appelle « en secteur », la réduction lui parait
plus difficile. Mais quoi qu'il en soit, on retrouve dans la pathologie du délire passion-
nel ce même souci de « réduire » la psychose à un élément fondamental, ou plus exac-
tement à une multiplicité, à une véritable pullulation d'éléments fondamentaux. Il suffit
de se rapporter à ces principaux travaux pour saisir sur le vif ce travail incessant d'ana-
lyse qui pulvérise le tableau clinique et « réduit » le délire à une poussière d'hallucina-
tions, les psychoses vésaniques à une myriade d'atomes et d'électrons « basaux ». Pour
…Pour lui, la psychose lui, la psychose est une « mosaïque », une « chaîne », toujours une figure composée de
est une « mosaïque », une points. Telle est l'exigence de sa doctrine. Il est juste de faire remarquer (comme nous
« chaine », toujours une
l'avons souligné en parlant de ses dons d'observation clinique) qu'il trahit parfois son
figure composée de
points. Telle est l'exigence système comme lorsqu'il analyse la structure en réseau du délire d'interprétation ou qu'il
de sa doctrine… fait une véritable analyse structurale des psychoses hallucinatoires. Mais ce ne sont là
…et il trahit parfois son qu'occasionnelles contingences. En fait, sa psychopathologie est essentiellement ato-
système comme lorsqu'il
miste. Il découpe sans cesse des « phénomènes » isolés dont la juxtaposition constitue
analyse la structure en
réseau du délire d'inte- la psychose. D'où le caractère extraordinairement artificiel de ses analyses cliniques
prétation ou qu'il fait une doctrinales où il accumule, comme un « pointilliste », un grand nombre des « élé-
véritable analyse structu- ments » qui, pour lui, sont à la base des psychoses (hallucinations notamment). Sa dis-
rale des psychoses hallu-
tinction entre troubles positifs et négatifs est à cet égard tout à fait significative. Elle n'a
cinatoires…
pas du tout, comme nous l'avons noté plus haut, la valeur que nous lui assignons avec
JACKSON. Les symptômes positifs ne représentent en aucune manière l'envers des
troubles négatifs. Ils leur sont juxtaposés purement et simplement. D'ailleurs l'énumé-
ration (que nous avons plus haut simplifiée) comporte dans le texte1 des confusions
étonnantes. Ainsi les « non-sens, les fausses reconnaissances, la fuite des idées, le sen-
timent d'étrangeté » sont considérés comme des phénomènes positifs. Tous entrant
d'ailleurs, on ne sait trop pourquoi, dans la classe des « anidéismes ». C'est là, naturel-
lement, le risque d'une classification artificielle de phénomènes artificiellement isolés.

II.– La genèse mécanique des psychoses.


Par une première approximation, G. de CLÉRAMBAULT souligne le caractère de
neutralité, d'anidéisme des éléments basaux et nucléaires, c'est-à-dire qu'il les montre
dépouillés « de tout caractère psychique » comme si initialement (phase athématique
des psychoses) il s'agissait de purs phénomènes physiques, véritables éléments sau-
grenus, hétérogènes et extrinsèques inclus dans la vie psychique (parasites, corps

1. Pratique médicale française, 1926, p. 237.

92
DOCTRINE DE G. DE CLÉRAMBAULT

étrangers). L’analyse prend acte des déclarations des malades : « Je ne sais ce qu'ils
veulent dire... je n'y comprends rien... je n'y suis pour rien... Ça se passe en dehors de
moi... C'est absurde... C'est drôle... Voilà ce que j'entends ou je sens, c'est tout ce que
je puis vous dire. » Comme si de telles formules, banales chez nos délirants, ne pou-
vaient s'expliquer autrement par les processus de « neutralisation » et tout simplement …le groupement de tous
par l'activité automatique et inconsciente inhérente à toute pensée normale ou patho- ces symptômes, le fameux
syndrome d'automatisme,
logique. Mais pour G. de CLÉRAMBAULT, l'inconscience des significations et les
[…] ne soutient avec la
déchets pourtant constants et « physiologiques » de l'exercice même de toute activité personnalité que des rap-
psychique constituait une manière de preuve de la genèse apsychique des troubles ! Il ports contingents et même
suit de là que le groupement de tous ces symptômes, le fameux syndrome d'automa- nuls…
tisme, le syndrome S., le syndrome de passivité, le syndrome de contrainte, le syndro-
me d'interférence, le syndrome de parasitisme comme il l'a appelé tour à tour, il suit de
là que ce syndrome basal et nucléaire ne soutient avec la personnalité que des rapports
contingents et même nuls, fait contre lequel s'inscrit en faux l'observation clinique la
plus simple et la moins exercée.
Le deuxième caractère que G. de CLÉRAMBAULT confère à ces éléments basaux
c'est d'être des éléments générateurs, constructifs, des facteurs de néoformation.
Chacun d'eux est animé d'une sorte de puissance créatrice qui lui est propre et qu'il tire
directement du processus générateur par voie d'excitation et d'irritation. C'est là, nous
l'avons souligné, la thèse la plus caractéristique des conceptions mécanicistes. Elle
s'exprime chez G. de CLÉRAMBAULT en une formule essentielle : les éléments du syn-
drome sont le produit direct d'excitations des cellules nerveuses. Pour ce qui est de
cette origine mécanique, irritative et de la nature primitivement apsychique du « syn-
drome d'automatisme » il n'est que de se rapporter à certains passages de ses articles.
C'est ainsi qu'il a écrit au sujet de la nature irritative des troubles: « Quelques-uns des
phénomènes négatifs, prodromes éloignés de démence, peuvent résulter d'atteintes
directes et destructives. Négligeons-les. D'autres, plus subtils, peuvent résulter d'inhi-
bitions autrement dit d'interférences. Ces interférences résulteront elles-mêmes d'irri-
tation avec ou sans dérivation. Quant aux phénomènes positifs que nous groupons sous
le nom de phénomènes d'intrusion, ils semblent relever d'un processus de dérivation,
lui-même suite d'une irritation » 1. On ne saurait mieux dire que tous les phénomènes
(sauf ceux « qu'il néglige », notons-le) sont d’origine irritative, des produits de l’exci-
tation des cellules nerveuses. Les processus nerveux qui engendrent ainsi du psychis-
me sont évoqués presque à chaque page de l'oeuvre de G. de CLÉRAMBAULT. Ils y sont
décrits parfois comme des métaphores par lesquelles l'auteur passe sans cesse du plan
physiologique au plan psychique comme s'ils se correspondaient point par point ou
même comme s'ils se confondaient exactement. Pour lui par exemple, dire qu'on passe

1. Pratique médicale française, 1926, p. 239.

93
ETUDE N°5

d'une idée à l'autre ou dire que l'influx nerveux dérive sont des expressions équiva-
…C'est cette « analogie » lentes. C'est cette « analogie » qui préside à tous ses développements sur ce thème, de
qui préside à tous ses telle sorte qu'en définitive c'est un véritable « délire » histologique qu'il superpose
développements sur ce
purement et simplement au psychisme du délirant :
thème, de telle sorte qu'en
définitive c'est un véri-
table « délire » histolo- « Donc l'irritation supposée irradie par cycles préformés : autrement dit des associations
gique qu'il superpose physiologiques servent du courant dans quelque mesure comme directions préférentielles. Une
purement et simplement phrase complète, soit pourvue, soit dépourvue de sens, suscite une autre phrase complète et un
au psychisme du déli- dialogue à se constituer. Le courant tourne dans des anneaux intriqués, passant quelquefois par
rant… forçage de l'un à l'autre, tout circuit nouvellement gagné restant acquis ; de là un réseau toujours
croissant ; lui-même dépend d'autres réseaux et ainsi de suite. L'extension graduelle des réseaux
de dérivation a pour corollaire l'extension de l'idéation artificielle : ce sont là deux faces d'un
même processus1. L'extension graduelle des réseaux (c'est-à-dire des zones d'influence de chaque
foyer d'irritation) rencontre en chemin des agrégats tous constitués (souvenirs et tendances) qu'el-
le englobe, exalte et s'annexe. Ces souvenirs et tendances bien loin d'être à la source de la psy-
chose sont passifs : ils y figurent seulement au titre d'inclusion dans le processus neurologique.
La dérivation a ses habitudes. Tout influx morbide se diffuse surtout en descendant ; la dérivation
ascensionnelle est rare et n'est jamais que partielle... ! (P.M.F. 1926, p. 247) ». - Lisons encore :
« Dans les raisonnements hallucinatoires ces mêmes processus et coups de temps se retrouvent,
mais déclenchés et entretenus par une irritation organique ; ils deviennent de ce fait plus intenses,
plus continus, plus extensifs. L'irritation non seulement élargit ses zones d'influence mais s'avan-
ce elle-même, portée par des lésions histologiques dans un trajet serpigineux projetant des pru-
rits dispersés de plus en plus confluents... Le processus qui primitivement exalte des points iso-
lés exalte actuellement des systèmes ; des lots d'idées sont constitués qui vont s'exploiter comme
d'eux-mêmes. L'organisation automatique est un résultat naturel de la constitution cérébrale
même... Les lésions en cause sont, au moins pour les zones qui les entourent, stimulantes et non
destructives » (P. M. F. 1926, P. 251)

Nous pourrions multiplier ces citations que le lecteur pourra lui-même choisir
avec facilité…

Pour G. de CLÉRAMBAULT tous ces troubles basaux identifiés à des troubles de


l'influx nerveux, ces processus d'irritation et secondairement de dérivation 2, sont des
troubles de la chronaxie :

…notons cette sorte de 1. C'est nous qui soulignons pour bien noter cette sorte de paralogisme qui consiste à « réaliser »
paralogisme qui consiste une métaphore, à la prendre à la lettre. Si quelqu'un pouvait penser que nous tenons à offrir ici
à « réaliser » une méta- une image caricaturale de la théorie de l'automatisme mental, nous le prions de se rapporter aux
phore, à la prendre à la textes et de les lire complètement. Nous soupçonnons en effet beaucoup des plus fervents adeptes
lettre… (note 1) de la doctrine de n'avoir jamais lu comme nous avons nous-mêmes lu et relu les travaux de G. de
CLÉRAMBAULT.
2. Malgré ce que nous lui avons vu affirmer plus haut, à savoir que c'était le processus d'irrita-
tion qui est majeur et primitif, il parle constamment de dérivation, sans doute pour préparer
l'identification des troubles avec des troubles chronaxiques.

94
DOCTRINE DE G. DE CLÉRAMBAULT

« Les changements de la formule chronaxique, les dystonies, les syntonies artificielles


cadrent pour le mieux avec le débordement des influx, frayages, forçages : iIs nous fournissent
des métaphores qui, se superposant si exactement aux faits psychiques, pourraient bien être
l'exact énoncé des faits physiques » 1 (P. M. F. 1926, p. 261).
Dans sa communication au Congrès de Blois 2 il souligne encore :
« Dans tous les cas envisagés le syndrome résulte d'une incitation mécanique, exactement
comparable à une électrisation. Dans les cas chroniques cette incitation part d'une épine histolo-
gique. Suivant les zones ou points d'attaques surviennent des émotions, des sensations, des idées,
des phénomènes intermédiaires entre sensation et idée, des troubles du caractère, des mouve-
ments et inhibitions. L'électrisation d'un filet périphérique un résultat linéaire, l'électrisation des
zones idéatives se distribue en réseaux, elle sera productive d'un complexe : entre l'un et l'autre
résultat il n'y aura pas plus de différence qu'entre une étincelle isolée et un jeu de tubes de
GEISSLER. »
Ces extraits caractéristiques et choisis parmi cent autres de l'œuvre écrite et
orale de G. de CLÉRAMBAULT montrent avec assez de netteté que pour lui la lésion
moud de la pensée et qu'il n'y a pour ainsi dire aucun intervalle entre les « inflexions …il n'y a pour ainsi dire
serpigineuses du processus » électrique cérébral et les néoformations parasites qu'il aucun intervalle entre les
« inflexions serpigineuses
engendre, lesquelles constituent les éléments du syndrome basal ou nucléaire.
du processus » électrique
Telle est la théorie de la genèse mécanique du syndrome d'automatisme mental. cérébral et les néoforma-
En dehors des critiques physiologiques qui peuvent lui être faites et qui se résume- tions parasites qu'il
raient en ceci que l'œuvre de G. de CLÉRAMBAULT ne comporte aucune vérification engendre…

expérimentale de la théorie, il va de soi que sont valables au maximum les difficultés


que nous avons déjà soulevées en exposant la critique générale des conceptions méca-
nicistes dont cette théorie constitue une manière de « comble », un maximum. Elle se
heurte notamment à ces trois critiques : 1° Ce n'est qu'une explication purement ver-
bale, simple paraphrase neurologique d'une analyse atomistique ; 2° elle utilise le
concept d'excitation nerveuse dans le sens d'un processus créateur, ce qui est une pure
vue de l'esprit, car tout ce que nous pouvons voir et observer objectivement nous
apprend qu'une lésion, qu'un trouble modifie, diminue, altère ou abolit les fonctions
existantes et c'est tout ; 3° elle ne tient aucun compte de la structure dynamique des
instances impliquées dans la vie psychique et notamment de l'inconscient.
L'intervention de celui-ci est interprétée par lui comme une production mécanique
d'idées, d'images, etc… hétérogènes.
On a pu être frappé de l'analogie déjà soulignée entre la conception de
WERNICKE et celle de G. de CLÉRAMBAULT. Mais le maître de l’infirmerie du Dépôt est
allé plus loin encore que WERNICKE. Pour ce dernier, en effet, le trouble essentiel était
la « séjonction », c'est-à-dire en définitive un trouble négatif, lié au processus dont

1. C'est nous qui soulignons pour bien montrer que G. de CLÉRAMBAULT paraît ici conscient du
procédé qu'il emploie et que nous avons dénoncé dans une note précédente.
2. p. 182 des Comptes Rendus.

95
ETUDE N°5

dépendait dans une certaine mesure l'ensemble des autres troubles. Or G. de


CLÉRAMBAULT a répudié à plusieurs reprises une pareille façon de voir. Pour lui, l'en-
semble des troubles élémentaires, produits directs d'un processus nerveux, qui consti-
tuent le fameux syndrome, s'il comporte des troubles négatifs ne dépend pas du tout de
ceux-ci. Il est en lui-même Positif, surajouté, juxtaposé à la conscience calme, lucide
et sans troubles du malade qui en est simplement « porteur sain ».

« Le syndrome S. est présent dans les formes ou dans les moments comportant lucidité,
calme, parfois euphorie, plus rarement un peu de dépression, bref laissant les sujets susceptibles
de perceptions fines et d'introspection 1. Il disparaît dans les états aigus comportant agitation,
anxiété ou dépression grave, dans les onirismes généraux, les confusions et les démences, c'est-
à-dire les états où pour raisons variées le sentiment du moi inférieur est diminué. La démence ou
la confusion ne coïncident jamais avec lui que transitoirement et dans une proportion inverse 2 ;
le syndrome et elles tendent réciproquement à s'exclure. Ainsi les sentiments généraux tels que
dépersonnalisation ne sauraient expliquer le syndrome bien qu'en vertu d'une cause commune ils
puissent parfois coïncider » (Congrès de Blois, p. 177).

On ne saurait mieux répondre par avance et par la négative à l'invite posthume


de M. GUIRAUD d'entrer dans une perspective jacksonienne qui aurait pu être, selon lui,
la sienne 3. Non, pour G. de CLÉRAMBAULT l'automatisme mental n'est pas un phéno-
mène de libération, un trouble positif dépendant d'un trouble négatif, il est positif par
lui-même, par sa mécanicité. Ne pas comprendre cela c'est méconnaître, c'est trahir G.
de CLÉRAMBAULT.
Par là en effet se complète le dogme de G. de CLÉRAMBAULT de la néoproducti-
vité mécanique des troubles. Nous allons voir jusqu'à quel point véritablement extraor-
dinaire et systématique il l'a porté dans sa conception de l’autoconstruction du délire.

1. Ceci est peut-être le seul argument valable de toute l'argumentation théorique de la doctri-
…[Reconnaissons que] la ne. La grande difficulté pour les théories structurales et dynamistes est de s'appliquer à ces cas
grande difficulté pour les de conscience claire, lucide et apparemment sans trouble. Il semble cependant, et nous le ver-
théories structurales et rons à propos des obsessions, de la paranoïa et des paraphrénies, que l'analyse clinique per-
dynamistes [comme la mette le plus souvent de retrouver un ensemble de troubles sous-jacents et des troubles néga-
nôtre] est de s'appliquer à tifs des hautes sphères de l'activité psychique. Il semble surtout que le facteur temps doive
ces cas de conscience clai- intervenir en ce sens que, dans ces cas, si « l'esprit » ne paraît plus troublé, il l'a été profondé-
re, lucide et apparemment ment mais antérieurement.
sans trouble…(note 1) 2. Ceci est une exigence de la doctrine plus qu'une constatation clinique valable. Car inversement
à ce que nous soulignons dans la note précédente, la doctrine mécaniste se trouve mal à l'aise dès
qu'il s'agit de s'appliquer à des états de troubles globaux et de forme très dégradée de la pensée.
C'est la raison peut-être pour laquelle un clinicien comme G. de CLÉRAMBAULT s'est peu intéres-
sé à l'onirisme et aux états de désagrégation schizophrénique qui comportent des troubles néga-
tifs si évidents et si profonds qu'ils se prêtent mal à ses interprétations mécanistes.
3. Ce que nous nions catégoriquement (Cf. les premiers paragraphes de la page XIII de la préface
de P. GUIRAUD à l’Œuvre de G. de CLÉRAMBAULT).

96
DOCTRINE DE G. DE CLÉRAMBAULT

III.– L'auto-construction du délire.


Un autre aspect fondamental de la doctrine « de l'Automatisme mental » cor-
respond à la troisième thèse mécaniciste ; celle que nous avons formulée ainsi :
« L'ensemble des troubles est engendré par un dysfonctionnement élémentaire et par-
tiel ». Le noyau d'abord apsychique, athématique va se développer comme un embryon
pour constituer par agrégation de nouveaux éléments une véritable « personnalité
seconde » factice et artificielle, juxtaposée à la personnalité du sujet, car il y a une
« continuité entre les phénomènes parcellaires du début et les constructions idéiques
de la période d'état ». Rapportons-nous encore aux textes : « Aux phrases courtes suc-
cèdent les propos suivis, suivent les propos développés avec personnages définis,
thèses inverses, attaque et défense, produits d'une constructivité subconsciente à la fois
imaginative et ingénieuse où nous ne voyons qu'un résultat d'une excitation irradiée »1.
— Certes, G. de CLÉRAMBAULT, là encore, a soin de nous avertir que « le terme de …il (de CLÉRAMBAULT)
paraît bien lui-même et
Personnalité seconde comme celui de Pensée néoplasique ne peut être qu'une méta-
parfois explicitement se
phore », mais selon le même procédé déjà signalé et chez lui constant il paraît bien lui- prendre à la lettre de cette
même et parfois explicitement 2 se prendre à la lettre de cette métaphore, pièce maî- métaphore, pièce maîtres-
tresse du Dogme. Voyons ce qu'il nous dit, en effet, de la constitution de cette person- se du Dogme…
nalité seconde :

« La Personnalité seconde n'est pas une zone définie du cerveau réservée à une idéation
spéciale. C'est un système d'associations constitué par des irradiations fixées, superposé ou intri-
qué aux systèmes antérieurs normaux. C'est un ensemble fonctionnel utilisant pour conducteurs
les mêmes réseaux que les fonctions normales, mais avec des sélections et des suppressions.
Probablement des commutations dues au genre même de l'influx font que le courant passe selon
telle figure ou selon telle autre, peut-être aussi, comme en physique, plusieurs courants peuvent
être transmis sur un seul fil. Quoi qu'il en soit, le courant factice tend à modifier la substance
conductrice; le réseau devient de plus en plus propice aux courants factices partant de points nou-
veaux qui consistent en des épines neurologiques. Ainsi la Personnalité Seconde se résume en des « Ainsi la Personnalité
habitudes de conduction. Tout un système d'associations se constitue par dérivation et s'accroît Seconde se résume en des
par dérivation. Il constitue un but d'idées et de tendances susceptibles d'alterner en bloc avec la habitudes de conduction.
Personnalité Prime, de la combattre et de la diriger. La Personnalité Seconde commence à l'écho Tout un système d'asso-
de la pensée et aux non-sens ; elle s'achève par les hallucinations organisées... Ainsi la ciations se constitue par
Personnalité Seconde est faite des résultats accumulés de dérivations incessantes et innom- dérivation et s'accroît par
brables. Ces dérivations sont de cause mécanique et obéissent à des lois mécaniques. Leur face dérivation…Ces dériva-
physiologique présente une descente dans l'axe nerveux ; leur face psychologique peut être défi- tions sont de cause méca-
nie: majoration péjorative. Par suite la Personnalité Seconde doit se révéler inférieure intellec- nique et obéissent à des
tuellement et moralement à la Personnalité Prime et le plus souvent y règne une dominante hos- lois mécaniques.» (de
tile. L'idée de persécution est ainsi d'origine mécanique. La préséance organisatrice, sensible dès CLÉRAMBAULT)
le début, réside dans les forces intrinsèques, non dans un plan préétabli, exactement comme pour
tant de complexes naturels tels que cristaux et polypiens » (P. M. F. 1926, p. 254 et 255).

1. Pratique médicale française, 1926, p. 248.


2. Œuvre, p. 571 et 573.

97
ETUDE N°5

Ainsi nous voici éclairés: la Personnalité Seconde est une sorte d'inclusion néo-
plasique, une manière de polichinelle et de « robot » physiologique sinon anatomique,
moins même : un objet, un corps étranger. Ce que G. de CLÉRAMBAULT n'explique pas
ou n'explique que par des lointaines et vagues « explications » pseudo-physiologiques
c'est comment se constitue, se crée cet interlocuteur mécanique doté de tous les attri-
buts, des pensées, des désirs, des tendances de la Personnalité Prime tout en lui restant
radicalement hétérogène. C'est à ce point extrême d'obscurité et de verbalisme que le
conduit toute sa doctrine. Refusant une participation efficiente et active aux couches
profondes de la personnalité inconsciente du sujet (comme nous l'avons déjà souligné)
dans l'édification du délire, il se trouve contraint d'admettre une sorte de génération
spontanée et mécanique d'un personnage qui ressemble au sujet comme un frère mais
…Cette image que le déli- ne saurait, à ses yeux avoir sans scandale, de parenté avec lui. Cette image que le déli-
re construit, G. de re construit, G. DE CLÉRAMBAULT la réalise dans sa doctrine, la matérialise pour la jux-
Clérambault la réalise
taposer à la personnalité du malade et la justifie, pour ainsi dire, en lui conférant un
dans sa doctrine, la maté-
rialise… caractère de « réalité ». Devant cette conséquence si étrange de la conception mécani-
ciste, devant cette sorte de « démonstration par l'absurde » l'esprit inflexible de G. DE
CLÉRAMBAULT n'a pas reculé et il n'est qu'à lire les dernières paroles qu’il a prononcées
peu de temps avant sa mort 1 pour se convaincre de la place que tenait cette concep-
tion dans sa doctrine et dans ses définitives cogitations. En voici quelques passages
caractéristiques :

« La pensée extrapersonnelle est inférieure à l'idéation personnelle. Elle est plus proche
« Les hallucinations pen- de la Démence : elle représente la forme mentale qui sera dans plusieurs années celle du mala-
sent. ». (de CLÉRAMBAULT) de... Les hallucinations pensent. Nous pouvons saisir en partant de l'écho la complication idéique
qui progressivement extensive aboutira à l'exploitation très active d'un thématisme très étendu.
Déjà dans l'écho pur et simple la transposition syntactique de « je » et « il » (il sort au lieu de je
sors) est le travail personnel de l'hallucination... Chaque formule lancée reste acquise et le travail
d'idéation se continuant les formules vont se complétant d'un jour à l'autre ; ainsi se forme tout
un roman d'origine extrapersonnelle : c'est le délire auto-constructif. Ce délire auto-constructif est
plus absurde que le délire personnel du sujet... Toutes les fois que la malade exprime une idée
dont l'absurdité contraste avec son apparente intégrité mentale, nous pouvons être sûrs qu'elle lui
a été fournie par les voix... En résumé il existe un délire autoconstructif, dont une activité idéo-
hallucinatoire fait tout le travail. Ce travail organisateur peut être suivi depuis l'écho jusqu'à la
période des stéréotypies. »

Telle est la forme extrême de la doctrine. Tel est son aboutissant naturel. Là où
certains affectent de ne voir qu'une simple exagération verbale et pour ainsi dire une
« clause de style », une sorte de « façon de parler », ou une pure métaphore, il faut au

1. Société médico-psychologique, novembre 1934, p. 435-437. [NdÉ: CLÉRAMBAULT G.de. Le


délire auto constructif. Annales médico-psychologiques, octobre 1934, p. 435. Œuvres psychia-
triques. Paris: puf, 1942, T.II, p. 610. Voir rééd. éd. Frénésie, 1998]

98
DOCTRINE DE G. DE CLÉRAMBAULT

contraire voir la clé de voûte du système 1. La doctrine mécaniciste implique la conclu- …La doctrine mécanicis-
sion à laquelle G. DE CLÉRAMBAULT aboutit : il se crée une petite machine parlante et te implique la conclusion
à laquelle G. de
pensante dans le cerveau du délirant. Alors de deux choses l’une. Ou bien la person-
CLÉRAMBAULT aboutit : il
nalité secondaire autoconstruite, hallucinante et délirante (dans le sens fort et transitif se crée une petite machi-
de ces participes) pense, choisit, parle, fût-ce automatiquement et alors on ne voit pas ne parlante et pensante
comment elle ne se confond pas, à quelque niveau, avec la personnalité prime ; et alors dans le cerveau du déli-
rant…
on ne voit pas pourquoi il est nécessaire de lui attribuer une origine hétérogène extrin-
sèque et mécanique. Ou bien la personnalité seconde n'est qu'un agrégat, un polypier
de phénomènes automatiques sans continuité avec la personne prime et alors on ne
comprend qu'elle pense, qu'elle parle, qu'elle choisisse, qu'elle hallucine, qu'elle déli-
re. Il n'y a pas d'échappatoire théorique à ce dilemme qui condamne avec l'argument
le plus simple et le plus profond la doctrine. C'est avec intention que nous avons
employé en énonçant les deux termes du dilemme les mots automatiquement et auto-
matiques pour bien illustrer quelle ambiguïté se cache sous cette notion 2. On peut sup-
primer dans ce dilemme ces deux mots et tout est clair. On peut, comme nous l'avons
fait, les y introduire et la pensée perd sa clarté. C'est grâce à cette ambiguïté, et à elle
seule, que le sens profond de la théorie de l'automatisme mental de G. DE

CLÉRAMBAULT échappe à tant de psychiatres qui en sont férus. Mais il importe de le


faire remarquer, ce n'est que de la pénétration de la doctrine jusqu'à ce degré de pro-
fondeur que peut dépendre son acceptation ou son rejet raisonnés.

IV.– La Nosographie et la conception de G. de CLÉRAMBAULT.

L'inspiration si profondément mécaniciste de sa pensée ne pouvait pas ne pas


influer sur la conception nosographique de DE CLÉRAMBAULT. Nous avons vu plus haut
que l'esprit mécaniciste et atomistique inclinait nécessairement à compartimenter la
pathologie en entités irréductibles les unes aux autres. Malgré le caractère contingent
de cet aspect des idées défendues par l'auteur dont nous nous occupons, il n'est pas
sans intérêt de remarquer chez lui ces tendances. Elles s'affirment d'abord dans sa
conception des symptômes spécifiques et des mécanismes électifs. Il est assez naturel,

1. Nous pourrions illustrer par une petite anecdote cet état d'esprit. En sortant de la séance de la
Société médicopsychologique où G. de CLÉRAMBAULT venait de prononcer les paroles dont nous
venons de rapporter l'essentiel, un de nos distingués collègues nous raillait un peu de l'émotion
dans laquelle l'intervention de G. de CLÉRAMBAULT nous avait plongé. Il s'étonnait de notre émoi
car, disait-il : « Ses mots avaient certainement dépassé sa pensée » et il s'agissait là, selon lui, seu-
lement de métaphores. L'analyse de la doctrine de CLÉRAMBAULT montre bien, pour qui connaît
son œuvre, qu'il s'agit au contraire de la clé de voùte du système, telle qu'il nous l'a léguée dans
ce solennel testament.
2. Pour l'analyse complète de cette ambiguîté voir la première partie de notre livre Hallucinations
et Délires, Alcan, Paris, 1934. [NdÉ: Rééd. L'Harmattan, Paris, 1999]

99
ETUDE N°5

lorsqu'on se représente les symptômes si directement liés aux processus étiologiques


qui les engendrent, de rechercher dans la symptomatologie, qui dépend de processus
différents, des caractères spécifiques. C'est ainsi que les premières études de G. DE

CLÉRAMBAULT l'ont conduit à rechercher les caractères spécifiques des hallucinations


dues au chloral et à la cocaïne 1.
En 1927 (pour citer, presque au hasard, un texte où se répète une fois, parmi tant
d'autres, sa manière habituelle de penser, nous nous rapportons à sa communication « sur
le rôle de l'affectivité dans les psychoses hallucinatoires chroniques ») il écrit: « Les
agents toxiques, banals ou rares, produisent directement des troubles affectifs, moteurs,
…chaque toxique pro- sensoriels, idéiques qui ne dépendent pas les uns des autres... chaque toxique provoque un
voque un état affectif spé- état affectif spécial incoercible... ; ces états sont: anxiété, jalousie, érotisme, euphorie,
cial incoercible , écrit de
hilarité. Un facteur important dans le jeu des idées est la forme spéciale que tend à lui
CLÉRAMBAULT…
imprimer chaque toxique : ingéniosité dialectique, ingéniosité constructive, alacrité. Les
…Nous ne pensons pas, ivresses pathologiques font souvent un choix arbitraire dans les souvenirs. Les toxiques
quant à nous, que cela différents domineront des délires différents : la manie, les ivresses, l'épilepsie composent
soit vrai…
temporairement aux sujets atteints des aptitudes, des talents, des vices... etc. »
C'était donc pour lui une évidence clinique incontestable que cet aspect particulier et
réputé spécifique de certains troubles engendrés par des agents pathogènes bien déterminés.
Il partageait cette opinion d'ailleurs avec la plupart des psychiatres. Nous ne pensons pas,
quant à nous, que cela soit vrai. Les idées de jalousie ne sont pas pathognomoniques de l'al-
cool, pas plus que les zoopsies, les idées de grandeur ne se rencontrent pas seulement dans
la P. G. ni dans toutes les P. G. et les caractéristiques des hallucinations de chloral ou de la
cocaïne sont celles de la mescaline, de l'encéphalite épidémique ou de l'alcool.
Quant à l'individualité des maladies mentales, malgré certaines tendances synthé-
tiques incontestables et fort judicieuses (rapprochement des psychoses hallucinatoires et
des états schizophréniques, de l'obsession et de l’hallucination), c'était un dogme pour lui
que de distinguer radicalement des entités pures, irréductibles les unes aux autres. Les
démences, les confusions, les psychoses hallucinatoires, les psychoses passionnelles et
parmi elles l'érotomanie constituent des affections spéciales, pures et autonomes qui n'ont
que des rapports de contingence entre elles. Certaines de ses discussions passionnées sur
l'autonomie de l'érotomanie 2 ou des délires de revendication par exemple témoignent de
son « Nosographisme » de stricte observance 3. C'est ainsi qu'il est demeuré très attaché
au concept des « associations » morbides toutes les fois que chez un même malade (ce qui
arrive souvent !) il rencontrait des traits de psychoses réputées différentes. Cette tendan-

1. Annales médico-psychologiques, 1909.


2. L'emploi même - chez lui constant - de majuscules pour tous les noms correspondant pour lui
à des entités est tout à fait caractéristique.
3. Cf. par exemple Société Médecine Mentale, 1923.

100
DOCTRINE DE G. DE CLÉRAMBAULT

ce se retrouve notamment dans un grand nombre de ses certificats et quelques publica-


tions. Elle est, répétons-le, très caractéristique des conceptions mécanicistes dont la théo-
rie de l'automatisme mental constitue la forme la plus « parfaite », la plus excessive, c'est-
à-dire la plus critiquable.
*
* *
Nous n'avons voulu envisager ici la doctrine de G. de CLÉRAMBAULT que sous …De CLÉRAMBAULT est
l’aspect le plus général et pour en dégager les postulats, principes et théories essen- demeuré très attaché au
concept des « associa-
tielles. De telle sorte qu'il suffira, pensons-nous, de se rapporter à un texte quelconque
tions » morbides toutes
de cet auteur systématique pour y voir l'application constante des quatre thèses princi- les fois que chez un même
pales du dogme qui constitue le paradigme le plus authentique d'une théorie mécaniciste malade (ce qui arrive
des troubles mentaux. C'est d'ailleurs certainement pour cette raison que la plupart des souvent!) il rencontrait
des traits de psychoses
psychiatres de notre époque et de notre pays, demeurés très attachés à l'esprit mécani-
réputées différentes…
ciste traditionnel, lui ont fait un grand succès, même quand ils n'en ont pas analysé ni
explicitement reconnu, comme nous venons de le faire, le « mécanicisme intégral ».

Il y a une autre raison de cette extraordinaire fortune : c’est un malentendu.


Certainement la théorie de l'automatisme mental est une théorie organiciste. Elle a
bénéficié de la séduction qu'exerce, à juste titre, sur tout psychiatre, digne de ce nom,
toute solution des problèmes psychiatriques dans le sens d'une étiologie biologique qui
insère profondément notre science dans le cadre de la pathologie générale. Pour beau-
coup, en effet, qui ne paraissent pas avoir suffisamment réfléchi sur ce problème, toute
théorie organiciste doit être mécaniciste. Or c'est ce malentendu qui a tant profité à la
doctrine de G. de CLÉRAMBAULT. Parmi les conceptions organicistes de la psychiatrie il
en existe de nombreuses qui sont mécanicistes et sont, à notre sens, fausses et péri-
mées, parmi elles figure celle de G. de CLÉRAMBAULT. Mais il en est d'autres, plus rares
ou plus récentes, qui auraient le droit comme les doctrines mécanicistes de profiter,
elles aussi, du préjugé favorable dont, à juste raison, toutes les théories organicistes
doivent bénéficier. En effet les théories mécanicistes ne sont que les espèces d'un
genre : les théories organicistes. On peut fort bien ne pas adhérer à une théorie méca-
niciste sans cesser pour cela d'être organiciste. C'est faute d'avoir vu clairement cette
distinction que beaucoup d'auteurs n'ont pas ménagé leur fervent appui, sans peut-être
le connaître exactement et sans en mesurer l’exacte portée, au dogme de l' « automa-
tisme mental » de G. de CLÉRAMBAULT. On peut d'ailleurs, et nous le montrerons, inter-
préter dans un sens différent les faits invoqués par la théorie de l' « automatisme men-
tal » et cela dans une perspective organiciste et dynamiste.

101
ETUDE N°5

Certes G. de CLÉRAMBAULT connaissait trop profondément les psychoses pour


qu'il soit hors de doute que l'on puisse trouver dans son œuvre, même sans trop les
chercher, des descriptions ou des théories particulières conformes à la doctrine orga-
no-dynamiste que nous présenterons plus loin, mais il est hors de doute aussi que ce
ne peut être que dans la mesure où, sous la pression de ses rigoureuses observations
cliniques, il a dévié de son propre dogme, qu'il n'était plus l'inflexible cartésien dog-
matique, qu'il n'était plus lui-même.

102
Étude n° 6
1. Folie et valeurs.
2. Rythme de la médecine.

UNE CONCEPTION PSYCHOGÉNÉTISTE:


3. Mécanicisme et psychiatrie.
4. La notion de « maladie mentale ».
5. La doctrine de G. de Clérambault.
6. Freud et la psychanalyse.

FREUD ET L'ÉCOLE PSYCHANALYTIQUE


7. Conception Organo-dynamiste.
8. Rêve et psychopathologie.

Les dernières années du XIXème siècle ont vu naître une doctrine psychologique
et psychopathologique qui a eu une influence décisive sur la Psychiatrie de notre
temps. Des études sur les névroses et notamment sur l'hystérie, SIGMUND FREUD a tiré
une méthode, une doctrine et une thérapeutique qui ont vraiment et justement révolu-
tionné le monde des psychiatres et des psychologues. La conception freudienne tient
– pour ce qui est de l'essentiel – en quelques mots : la vie psychique est gouvernée par
des forces instinctives inconscientes ; elle subit sous l'empire de ces forces des dévia-
tions qui constituent les psychonévroses. Le rôle ainsi attribué à l'Inconscient rap-
proche la psychologie freudienne de la psychologie et de la métaphysique de
l'Inconscient, telles qu'on les trouve, par exemple, chez SCHOPENHAUER, chez
NIETZSCHE 1 et chez HARTMANN, d'une part, et de la psychopathologie, issue de l'étu-
de de l'hystérie ou de l'hypnose par l'école française (BERNHEIM, JANET) d'autre part.
…quelles que soient ses
Mais quelles que soient ses sources médicales ou philosophiques, la psychopathologie sources médicales ou phi-
de FREUD constitue une telle innovation, qu'il n'est guère possible, dans le domaine des losophiques, la psychopa-
sciences psychologiques, de trouver une autre découverte qui n'ait, comme celle-ci, thologie de FREUD consti-
tue une telle innovation…
aucun précurseur véritable.
Dès que parurent les premiers travaux de FREUD 2, ils suscitèrent un grand mouve-
ment d'enthousiasme dans les pays de langue allemande, où de nombreux et véritables
apôtres de la psychanalyse se levèrent (MAEDER, JUNG, SILBERER, STECKEL). Certains
psychiatres, JUNG et surtout BLEULER, tirèrent rapidement parti des données psychanaly-
tiques pour pénétrer la psychopathologie de la démence précoce (Schizophrénie). Une

1. Cf. spécialement le livre de F. WITTELS, Sigmund Freud, Vienne, 1924. - LOPEZ IBOR (Nietzsche
y su psicologia, « Arbor », 1950) souligne la parenté du « Dionysios » nietzschéen et du « Ça »
freudien.
2. Article dans la « Revue Neurologique » de 1895; Studien uber Hysterie, en collaboration avec
BREUER en 1895; Traumdeutung, 1900; Psychopathologie des Alltagslebens, 1901; etc.

103
ÉTUDE N°6

énorme littérature ne tarda pas à être publiée sur les thèmes psychanalytiques. De
grandes publications périodiques ont vu le jour (Imago – Jahrbuch der Psycho-analyse
– Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse – The International Journal of
Psychoanalysis – The Psychoanalytic Quarterly – The Psychoanalytic Review – Revista
de Psicoanalisis – Revue Française de Psychanalyse – Zentralblatt für Psychoanalyse
– etc ... ). Mais surtout de grands centres d'études, des instituts, parfois de véritables
« chapelles », se sont constitués un peu dans tous les pays. À Vienne, autour de FREUD
naturellement, aidé par sa fille Anna FREUD, maintenant à Londres. À Budapest, autour
de S. FERENCZI qui a particulièrement étudié les névroses, la technique thérapeutique et
la sexualité infantile. À Berlin, où K. ABRAHAM a développé ses travaux sur l'application
de la psychanalyse aux psychoses (démence précoce, mélancolie) et au caractère. À
Prague, autour d'OTTO FENICHEL. En Suisse, soit à Zurich autour de JUNG, soit à
Genève-Lausanne, avec BAUDOUIN, FLOURNOY, ODIER, de SAUSSURE. En Angleterre,
avec E. JONES, gardien de l'orthodoxie freudienne tout au moins jusqu'au schisme de
Mélanie KLEIN (1940) et à qui on doit des travaux importants sur la sexualité chez la
…Une énorme littérature
ne tarda pas à être femme, sur le Sur-Moi, sur la culpabilité et la peur. À Londres, ces dernières années,
publiée sur les thèmes Mélanie KLEIN a particulièrement étudié la technique chez les enfants et sur le Sur-Moi
psychanalytiques… pré-œdipien et a conçu pendant la guerre, en conflit avec les « vrais freudiens », les
« complexes » sous une forme nouvelle et révolutionnaire. Mais c'est surtout aux
États-Unis, où FREUD donna des conférences à l'université de Clark déjà en 1909, que le
mouvement psychanalytique a pris, dès avant la guerre et durant ces dernières années,
beaucoup d'ampleur, d'abord avec WILLIAM A. WHITE, JELLIFFE, BRILL et ultérieure-
ment 1 avec 0. RANK, (Études sur les mythes et légendes et sur le « Traumatisme de la
naissance »), F. ALEXANDER (Le caractère névrotique, Les Névroses organiques) et T.
REIK, (Les dogmes religieux), etc. Le mouvement très actif de la médecine psychoso-
matique (DUNBAR, WEISS) des centaines de psychanalyses didactiques chez de jeunes
médecins témoignent de l'énorme actualité de ce puissant mouvement. En Amérique du
Sud avec Arthur RAMOS, Pizzarro CRESPO, A. GARMA, RASCOVSKY, PICHON RIVIÈRE,
etc... ont pu se constituer des groupes analytiques importants 2.
Toutes ces branches, ces écoles de l'orthodoxie freudienne ont été, ou sont encore en
lutte ouverte avec certaines tendances « dissidentes » et la Psychanalyse a déjà connu de

1. RANK, ALEXANDER, REIK, etc., ont publié leurs principaux ouvrages alors qu'ils étaient encore en Europe.
2. L'excellent livre de Honorio DELGADO, de Lima: « Sigmund FREUD » (1926), témoigne de l'intérêt
que la Psychiatrie Sud-américaine n'a cessé de porter à la Psychanalyse. [NdÉ: Honorio DELGADO
(1892-1949) a publié en 1919 le premier ouvrage en espagnol sur la psychanalyse et a dirigé en
1926 un numéro du Mercurio peruano consacré à FREUD (c’est de ce volume dont parle Ey).
Nommé titulaire de la première chaire de psychiatrie du Pérou il devint un farouche ennemi des
idées freudiennes pour des raisons mal connues, la correspondance entre ces deux auteurs n’ayant
pas été publiée.]

104
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

grands schismes (ADLER, STECKEL, RANK, REICH, SCHULZ-HENCKLE, etc.). Celui de …toutes ces branches,
STECKEL (de Vienne), qui envisagea la psychanalyse comme une simple psychothérapie ces écoles de l'orthodoxie
freudienne ont été, ou
et se désintéressa de tout ce qui n'est pas de caractère actuel dans les névroses, c'est-à-dire,
sont encore en lutte
par exemple, des conflits infantiles anciens. L'hérésie de JUNG (de Zürich) constitue un ouverte avec certaines
des mouvements dissidents les plus connus. Pour JUNG, en effet (et nous verrons plus loin tendances « dissidentes »
l'intérêt de ces antithèses), la libido est une sorte d'élan vital qui soutient l'organisme et le et la Psychanalyse a déjà
connu de grands
maintient dans un état de perfection normale et les névroses sont le résultat d'une aspira-
schismes…
tion contraire. C'est dire combien JUNG rejoint la pensée d' HEINROTH. Une autre diffé-
rence fondamentale sépare JUNG et FREUD. Alors que, pour ce dernier, l'inconscient
contient des complexes individuels, ceux-là mêmes qui sont liés au développement psy-
chologique ontogénique de l'individu, pour JUNG, l'inconscient est essentiellement collec-
tif et ses manifestations ne sont pas autre chose que des symboles de la vie collective.
JUNG se sépare de FREUD par son « moralisme » et ses tendances sociologiques. Plus
récemment à la Société de Psychanalyse de Londres, Mélanie KLEIN s'est faite le cham-
pion d'une dissidence vraiment en opposition avec le freudisme par sa conception du
Sur-Moi et des mécanismes préœdipiens (le sado-masochisme constituant le noyau struc-
tural de la personnalité). Nous donnerons un peu plus loin un bref compte rendu de cette
mémorable discussion. Aux U. S. A. les idées de F. ALEXANDER, de REICH, Karen
HORNEY, etc., ont profondément modifié la technique et la doctrine freudienne. .
Certains pays, cependant, comme l'Italie, la Belgique, la Suède où s'est poursuivi
depuis cinquante ans un grand développement des études psychiatriques, sont demeu-
rés à peu près complètement réfractaires à la psychanalyse. En Allemagne, la doctri-
ne psychologique et psychiatrique « sensu stricto » a beaucoup influencé l'analyse
psychopathologique, Mais depuis 1930, il n'y a presque plus de mouvement psycha-
nalytique allemand. Il faut d'ailleurs souligner que la psychiatrie allemande, malgré
une intégration massive de cette nouvelle psychologie de l'Inconscient, a toujours
marqué une grande résistance à l'égard de la « psychogenèse » freudienne. BUMKE (qui
a été un des plus grands opposants de la doctrine de FREUD) a, pour ainsi dire, banni
de l'immense « Traité » qu'il a dirigé, les points de vue trop psychanalytiques
(1928-1931). Le développement des études phénoménologiques et de la
Daseinsanalyse de JASPERS à Ludwig BINSWANGER a limité dans la psychiatrie de
langue allemande la marée freudienne.
En France, la doctrine de FREUD a été connue très tard. Avant la guerre de 1914-
1918, seuls quelques articles, et le livre de RÉGIS et HESNARD 1 avaient pu mettre les
psychiatres français au courant de cette conception et « en garde » contre elle. Ce n'est
qu'après la guerre, vers 1918 ou 1920, que l'on a vu se constituer chez nous une véri-

1. RÉGIS et HESNARD: La Psychanalyse des Névroses et des Psychoses, Paris, Alcan, 1e édit.,
1914, 2e édit., 1922. [NdÉ: Rééd.: L'Harmattan, 2002]

105
ÉTUDE N°6

…Et cela sous le patrona- table école psychanalytique. Et cela sous le patronage de notre maître CLAUDE, qui
ge de notre maître voulut introduire – sans y adhérer d'ailleurs – l'esprit psychanalyste dans les études
CLAUDE, qui voulut intro-
psychiatriques. Malgré beaucoup de sarcasmes, il eut le courage et le mérite d'intro-
duire – sans y adhérer
d'ailleurs – l'esprit psy- duire la psychanalyse dans l'enseignement officiel de la Faculté de Paris. La princes-
chanalyste dans les se Marie Bonaparte aida par la suite beaucoup à la diffusion des travaux de l'École
études psychiatriques… parisienne. A peine connue, la conception du Maître de Vienne, et à peine publiés les
premiers travaux de Mme SOKOLNIKA, de LAFORGUE, de HESNARD, d'ALLENDY, etc...,
les réactions d'opposition furent et sont restées très violentes contre cette manière d'en-
visager la psychologie et surtout la psychiatrie (BLONDEL, GENIL-PERRIN, etc..).
L'irritation n'est d'ailleurs pas encore calmée, et la profonde et dédaigneuse indiffé-
rence de la plupart des psychiatres français a longtemps maintenu le « clan » psycha-
nalyste hors de toute efficacité doctrinale et psychopathologique 1. Cependant la
Société de Psychanalyse de Paris a groupé des esprits fort distingués, comme E.
PICHON, CODET, Mme CODET, BOREL, ALLENDY, LOEVENSTEIN, LAFORGUE, LACAN,
MALE, PARCHEMINEY, NACHT, etc... Son Institut et sa publication, la Revue Française
de Psychanalyse, étaient, avant la guerre de 1939, en pleine activité. Les jeunes géné-
rations de psychiatres paraissent s'être intéressés davantage que leurs aînés au mouve-
ment psychanalytique. Le cercle d'études « L'Évolution psychiatrique » groupe à Paris
depuis vingt ans des psychiatres soit psychanalystes, soit sympathisants au mouve-
ment freudien, tout en gardant à son égard une attitude de compréhension qui n'exclut
pas la critique. Depuis la fin de la guerre 1939-45, l'activité de l'École psychanalyste
française a repris et à certains égards dépassé son niveau antérieur si nous en croyons
…à l'égard de la psycha-
le nombre toujours croissant de jeunes psychiatres qui subissent des analyses didac-
nalyse nous sommes à la
fois « sympathisants » et tiques. Nous pouvons exprimer assez justement, semble-t-il, l'état d'esprit des psy-
méfiants. Notre sympathie chiatres français de notre génération, en disant qu'à l'égard de la psychanalyse nous
va aux nouveautés de sommes à la fois « sympathisants » et méfiants. Notre sympathie va aux nouveautés
l'exploration et de la
de l'exploration et de la compréhension des psychonévroses et en général de
compréhension des psy-
chonévroses […] Notre l'Inconscient qui nous sont ainsi offertes. Notre méfiance va aux interprétations trop
méfiance va aux interpré- exclusivement psychogénétiques d'une part, et aux spéculations métapsychologiques
tations trop exclusive- d'autre part. Nous étudierons ailleurs 2 les problèmes généraux que soulève la psy-
ment psychogénétiques
chologie freudienne, et nous les placerons dans la perspective rigoureusement critique,
d'une part, et aux spécu-
lations métapsycholo- qui est celle dans laquelle s'est situé ROLAND DALBIEZ, à qui l'on doit l'ouvrage fran-
giques d'autre part… çais le plus remarquable sur la méthodologie de la psychanalyse. Pour l'instant, dans

1. C'est ainsi que les communications et discussions de la Société Médico-Psychologique ne


reflètent pour ainsi dire rien de la doctrine freudienne ou des discussions auxquelles elle peut
donner lieu. Non, certes que notre académique Société, foncièrement libérale y mette obstacle,
mais tout bonnement parce que la plupart de ses membres les plus actifs y demeurent sinon hos-
tiles tout au moins indifférents.
2. Dans le sens déjà indiqué dans notre travail Valeur scientifique et morale de la Psychanalyse,
« Encéphale », 1939.

106
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

cette étude, après avoir ainsi fixé l'étendue du mouvement psychanalytique, il nous
suffira d'exposer les principales thèses de la doctrine du point de vue psychopatholo-
gique général, en nous en tenant à un résumé tout à fait succinct.
La conception psychanalyste est une conception antimécaniciste au premier chef.
Son aspect antimécaniciste « extrémiste » réside dans sa théorie psychogénétique des
troubles mentaux. Pour çà, elle s'oppose, au maximum, aux théories mécanicistes qui
font dépendre si étroitement les symptômes des lésions. Pour les psychanalystes, les
symptômes dépendent si peu des lésions, qu'il n'y en a pas du tout ou qu'elles sont tout
à fait contingentes, et que, pour certaines mêmes, elles devraient plutôt être considé-
rées comme un effet que comme une cause des névroses. C'est cette thèse que l'on a
vu se généraliser depuis FREUD jusqu'aux conceptions de l'École Américaine en pas-
sant par Adolf MEYER. Elle constitue donc sous cette forme la position la plus diamé-
tralement opposée aux conceptions mécanicistes. Et pourtant, si la théorie psychana- …si la théorie psychana-
lytique est profondément et au maximum antimécaniciste, la conception psycholo- lytique est profondément
et au maximum antiméca-
gique freudienne n'a cessé d'emprunter à la psychologie atomiste et mécaniciste un
niciste, la conception psy-
certain nombre de ses concepts. C'est ainsi que quelques-unes de ses explications se chologique freudienne n'a
décalquent sur le modèle des réflexes conditionnels 1. Effectivement la psychologie cessé d'emprunter à la
freudienne a une certaine tendance à s'opposer aux conceptions phénoménologiques et psychologie atomiste et
mécaniciste un certain
structuralistes, et à retrouver une certaine forme de l'atomisme psychologique (inclus
nombre de ses concepts…
d'ailleurs peut-être dans une méthode associationniste, dont le nom même – psycha-
nalyse – est tout un programme). Par exemple, la conception presque spatiale de la
théorie des instincts, des rapports du Conscient et de l'Inconscient, ou de la structure
de la personnalité. Par exemple, encore, ces interminables analyses casuistiques de
pulsions, sous-pulsions, contre-pulsions, etc... ou ces démontages de mécanismes
complexuels qui aboutissent à quelque chose d'assez analogue à un morcellement
d'éléments ou à une mosaïque de pièces et de morceaux.
Ainsi, si la psychanalyse, en tant que théorie de la genèse des troubles mentaux,
est à l'opposé des conceptions mécanicistes, ce serait une erreur de croire qu'elle repré-
sente sous tous ses aspects l'exacte et constante antithèse du mécanicisme. Mais telle
qu'elle est, la psychanalyse constitue un puissant mouvement révolutionnaire contre la
psychiatrie mécaniciste classique. Disons, avant d'aborder cet exposé, que la doctrine
a subi depuis vingt ans de profondes modifications encore inachevées. C'est générale-
ment à la forme première (psychogénèse de l'affect refoulé et inconscient) que l'on se
réfère, même encore maintenant dans les milieux psychiatriques. Mais c'est surtout la

1. Cf. à ce sujet l'ouvrage de R. DALBIEZ qui fait, assez paradoxalement, grand état de cette ana-
logie, soulignée d'ailleurs par un grand nombre d'auteurs – et les discussions de L'Évolution psy-
chiatrique en 1941 (n° 1 - 1947). [NdÉ: La deuxième édition de l’ouvrage de R. DALBIEZ La
méthode psychanalytique et la doctrine freudienne a été publiée dans la Bibliothèque Neuro-psy-
chiatrique de Langue Française. Paris : Desclée de Brouwer; 1950 où paraîtront les Etudes.]

107
ÉTUDE N°6

théorie des instincts, de la régression, des réactions du Moi qui constituent les aspects
les plus actuels du « Freudisme », comme nous allons le voir. On peut même se
demander si avec les travaux d’ALEXANDER (1937) la psychanalyse ne tend pas à deve-
nir une « psychosynthèse », ce qui a pu faire craindre à Charles BAUDOUIN 1 que « ce
…il ne nous est pas inter-
retour lorsqu'il sera jugé du dehors par des personnes étrangères à l'analyse (et surtout
dit en abordant l'exposé
de la doctrine de FREUD si les analystes ne veulent pas convenir franchement de ce qui, dans leurs conclusions
et de son École et tout en actuelles, marque en effet un retour) sera interprété superficiellement comme une
proclamant notre admira- simple abdication et une palinodie mal dissimulée... Or ce serait injuste... » Certes.
tion et, à certains égards,
Mais il ne nous est pas interdit en abordant l'exposé de la doctrine de FREUD et de son
notre adhésion à la psy-
chanalyse, de bien École et tout en proclamant notre admiration et, à certains égards, notre adhésion à la
prendre conscience qu'el- psychanalyse, de bien prendre conscience qu'elle a fortement évolué, ce qui est tout à
le a fortement évolué… son honneur sinon à son avantage doctrinal.

§ I – LA PSYCHOLOGIE FREUDIENNE

Elle a été toute entière, et reste naturellement encore (malgré l'importance tou-
jours grandissante accordée, ces dernières années, à la structure et aux forces du
« Moi ») basée sur l'Inconscient. Il existe au centre de notre personnalité un foyer de
forces psychiques inconscientes qui meuvent et manœuvrent l'action et la pensée
humaines. Comment, autour de cette idée fondamentale, se groupent toutes les thèses
de la théorie psychanalytique, c'est ce que nous allons essayer d'exposer le plus rapi-
dement et le plus clairement possible. Certains ne manqueront pas de trouver cet expo-
sé banal ou trop simpliste. Nous croyons pourtant nécessaire qu'il soit élémentaire, car
il est parfois difficile aux psychanalystes de parler clairement et aux psychiatres
non-psychanalystes d'être en ce domaine de bonne volonté 2.

1. Ch. BAUDOUIN : La Psychanalyse, « Collection des actualités scientifiques et industrielles »,


Éd. Hermann, Paris, 1939, p. 49.
2. Nous avons essayé de tirer de nos nombreuses lectures d'ouvrages de psychanalyse, et de nos
fréquentes discussions avec les psychanalystes, une sorte de « concentré », comme une image
composite de la théorie freudienne. Nous ne citerons donc qu'accessoirement et en donnant peu
de références, tel ou tel auteur. De tous les ouvrages écrits sur ce sujet, ceux de FREUD consti-
tuent, et de loin, la base la plus importante de la psychologie de l'Inconscient. C'est à eux qu'il
faut se rapporter, et particulièrement à L'Introduction à la Psychanalyse. Il existe traduits en fran-
çais, une grande quantité d'ouvrages de FREUD : La Psychopathologie de la vie quotidienne (Tr.
JANKELEVITCH), La science des rêves (la fameuse Traumdeutung, traduite par I. Meyerson ;
Essais de Psychanalyse (Tr. JANKELEVITCH) ; Cinq leçons sur la Psychanalyse (Tr. Le LEY) ; Trois
essais sur la théorie de la Sexualité (Tr. REVERCHON) ; Le Rêve et son interprétation (Tr. Hélène
Legros) ; Le mot d'esprit et ses rapports avec l'Inconscient (Tr. M. BONAPARTE et NATHAN) ;
L'Avenir d'une illusion (Tr. M. BONAPARTE) ; Totem et tabou (Tr. JANKELEVITCH). C'est dans
Hemmung, Symptom und Angst (1926), Les Essais (trad. fr. 1929), et les Nouvelles Conférences
(Tr. fr. 1936) que l'on trouvera l'exposé de la dernière conception de FREUD sur les instincts.../...

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FREUD ET LA PSYCHANALYSE

I.– Les manifestations normales de l'Inconscient.


La présence et l'efficience d'un système de forces psychiques inconscientes se
révèle au cours de notre existence à longueur de journée (Psychanalyse de la vie quo-
tidienne) et, peut-on dire aussi, à longueur de nuit (Psychanalyse du rêve).
Dans l'exercice normal et usuel de notre activité psychique nous pouvons consta- …les associations d'idées
ter tout d'abord que les associations d'idées s'opèrent 1 selon un certain ordre, qui ne s'opèrent selon un certain
peut s'expliquer qu'en les supposant reliées par un trait d'union inconscient. Ce trait ordre, qui ne peut s'expli-
quer qu'en les supposant
d'union lie ensemble une constellation d'images, de mots, d'idées ou de souvenirs.
reliées par un trait
Sous l'apparence du hasard et de la spontanéité, les associations qui meublent notre d'union inconscient…
esprit obéissent à une signification, à une causalité, à un déterminisme sous-jacent.
Cela est si vrai que l'étude même superficielle des associations d'idées nous permet de
comprendre mieux parfois que lui-même les véritables intentions ou préoccupations
d'un interlocuteur. Nous mêmes reconnaissons facilement que nous pensions « sans le
savoir » à des choses dont nous ne prenons conscience qu'ensuite. Ce sont ces faits
d'observation vulgaire qui constituent la première base empirique de la notion
d'Inconscient d'après FREUD.
Si nous envisageons maintenant toute une série d'erreurs, de maladresses ou d'im-
puissances de notre comportement, nous nous apercevons qu'il existe des actes per-
turbés par l'intervention d'une tendance plus ou moins consciente. Que nous disions,
écrivions ou lisions tel mot pour tel autre, que nous fassions des lapsus 2 par inter-
vention de mécanismes psychologiques automatiques ou d'habitudes motrices domi-

.../...D'autres ouvrages en français sont extrêmement importants pour l'étude approfondie du freu-
disme, ce sont par exemple: le Traité de JONES (traduit de l'anglais par JANKELEVITCH) ; l'ouvra-
ge de WITTELS (traduit de l'anglais par HERBERT) ; le livre de RÉGIS et HESNARD : La Psychologie
des névroses et des psychoses; le livre de LAFORGUE et ALLENDY. La Psychanalyse et les
Névroses ; l'ouvrage de Ch. BAUDOUIN (Genève) : La Psychanalyse (1939) ; le Petit livre de S.
NACHT : Psychanalyse des Psychonévroses (1935) ; l'importante thèse de Lettres de R. DALBIEZ:
La méthode psychanalytique et la doctrine freudienne (1936), etc... Les études critiques dirigées
contre la psychanalyse sont nombreuses : deux ont eu un grand succès chez nous, ce sont le livre
de Ch. BLONDEL : La Psychanalyse, et celui de GENIL-PERRIN: Psychanalyse et criminologie.
1. C'est à partir de la méthode d'exploration par associations d'idées que la pensée de FREUD s'est
élancée vers la conquête de l'Inconscient. En tout cas, l'école de Zürich avec BLEULER et JUNG a
beaucoup développé l'étude des associations d'idées en fonction d'un trait d'union caché et ses
études ont eu beaucoup de faveur au début de l'ère psychanalytique. - Cf. spécialement le cha-
pitre du Traité de JONES : Valeur pratique de l'association verbale.
2. Certains « lapsus linguae » ou « calami » ont été classés par MERINGER et MAYER, selon leur
mécanisme, en lapsus d'interversion (Milo de Vénus, au lieu de Vénus de Milo), en lapsus d'an-
ticipation (Molo, au lieu de Milo), en lapsus de rappel (Vénus de Milus), en lapsus de contami-
nation (Veno de Milus). Ce sont des lapsus liés à des caractères formels. Les psychanalystes, et
notamment FREUD (Psychopatho. vie quotid., p. 60-70), contrairement à ce que paraissent penser
certains de leurs critiques, ne font aucune difficulté pour en admettre l'existence.

109
ÉTUDE N°6

nantes, ou selon les lois psychologiques de la « bonne forme », de la


« Gestaltpsychologie », tout le monde l'admet. Mais il existe aussi des lapsus dans les-
quels les couches plus affectives de l'Inconscient interviennent. Les exemples fournis
par les psychanalystes ne sont pas toujours probants, car ils présentent à foison des
lapsus dont le mécanisme psychologique est superficiel et souvent conscient ou pré-
conscient, mais il existe pourtant incontestablement des mots mis pour d'autres qui
expriment des tendances absolument inconscientes du sujet. De telles tendances ont
subi un refoulement (Verdrangung), elles n'émergent à la conscience que dans cer-
taines conditions, et notamment au cours du traitement psychanalytique.
…il y a encore des actes Mais les lapsus ne sont pas les seuls actes perturbés, il y a encore des actes man-
manqués (Vergreifen), des qués (Vergreifen), des actes faits les uns pour les autres, ou incomplets, qui corres-
actes faits les uns pour les pondent à ces verbes qui, en allemand, sont souvent précédés du préfixe « ver » (ver-
autres, ou incomplets, qui
greifen, verlesen, verlegen, etc ... ). Il faut également rapprocher des actes perturbés
correspondent à ces
verbes qui, en allemand, les erreurs des perceptions et fausses reconnaissances.
sont souvent précédés du A côté de ces actes perturbés, il existe des actes inhibés, parmi lesquels les plus
préfixe « ver » (vergrei- caractéristiques sont les oublis. A l'oubli des mots ou des événements, il y a bien sou-
fen, verlesen, verlegen,
vent des conditions purement négatives (inattention, déficit amnésique, etc ... ), mais
etc ... )…
il y a aussi des causes positives : les tendances inhibitrices inconscientes qui font dis-
paraître des souvenirs, les empêchent d'émerger ou écartent ceux qui sont désagréables
(refoulement hédonique).
Il existe aussi des actes symptomatiques (Symptomenhandlungen), c'est-à-dire
des actes qui paraissent accomplis « inintentionnellement », « automatiquement »,
« sans faire attention », mais qui sont l'effet et l'expression d'une causalité incons-
ciente. Il faut ranger, comme ayant la même signification qu'eux, à côté de ces actes
symptomatiques, les actions de jeu chez l'enfant, et même chez l'adulte, surtout lors-
qu'il s'agit de jeux « rituels » ou stéréotypés, de « manies » et d' « habitudes ».
De même le mécanisme de la spontanéité, du jaillissement du mot d'esprit, de la
répartie, de la « saillie », du « jeu de mots », projette le thématisme significatif en
constellations d'images, de mots et de souvenirs inconscients.
Enfin la psychologie des erreurs de jugement et des croyances montre à quels res-
sorts secrets de notre être psychique elles se trouvent profondément liées.
C'est à propos de telles manifestations de l'inconscient que FREUD a écrit ces
phrases très simples, mais si lourdes de sens: « Lorsque je m'imposai la tâche de rame-
ner au jour ce que les hommes cachent, non par crainte de l'hypnose, mais par ce qu'ils
disent et laissent voir, je croyais cette tâche plus difficile qu'elle ne l'était en réalité.
Celui qui a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, se convainc que les mor-
tels ne peuvent cacher aucun secret. Celui dont les lèvres se taisent, bavarde avec le
bout des doigts ; il se trahit par tous les pores. C'est pourquoi, la tâche de rendre

110
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

conscientes les parties les plus cachées de l'âme est parfaitement réalisable 1 ». Ainsi
la vie mentale quotidienne révèle que les actes et les pensées des hommes obéissent à
des principes, de détermination secrets et inconscients 2. Tout se passe dès lors,
comme si des tendances inconnues, refoulées, parvenaient à se faire jour et à diriger
nos actions et nos pensées malgré le refoulement qu'elles subissent. Tel est le premier
et le fondamental schéma de la vie de l'esprit dans la psychologie freudienne : il exis-
te des manifestations concrètes d'une force qui, malgré son refoulement, parvient
encore à se révéler. Ces manifestations sont l'expression, l'effet de l'Inconscient. Elles
subissent, pour aboutir à la surface de la conscience, une déformation, une véritable
réfraction psychologique.
Mais si, chez le sujet lucide et vigilant, on note ces coulées, ces poussées du psy-
chisme inconscient, chez le dormeur l'Inconscient bourgeonne plus richement et direc-
tement dans le rêve. Le rêve est une manifestation plus ou moins directe de
l'Inconscient, il en constitue une sorte d'émanation transposée et transfigurée ; il est
comme un bourgeon plein d'une sève inconsciente tout imprégnée d'instincts. C'est …le rêve est comme un
une production thématique de l'Inconscient. Les images, les événements, les péripé- bourgeon plein d'une sève
inconsciente tout impré-
ties, tout le contenu concret, représentatif et émotionnel du rêve constituent un thème
gnée d'instincts…
et ont un sens. Ce sens, le rêve le reçoit du contenu affectif qu'il exprime. Car l'essen-
ce de la pensée du rêve, c'est d'être une poussée complexuelle affective qui exprime
les désirs refoulés. Le rêve est toujours l'expression d'un désir, et particulièrement d'un
désir infantile, a d'abord proclamé FREUD (il a ensuite admis d'autres mécanismes
affectifs du rêve). C'est dans ce sens que STECKEL a écrit : « Im Traume ist der Affekt
das einzige Wahre » (l'affectivité est la seule chose qui soit vraie dans le rêve). Le
thème du rêve, c'est son contenu manifeste. Le sens du rêve, c'est son contenu latent
ou réel. La production onirique est ainsi le type même de toute production de
l'Inconscient à structure double : un contenu manifeste qui symbolise le contenu réel.
Le rêve est relativement au complexe affectif, comme le signe à la chose signifiée. Il
n'exprime pas, cependant, directement le désir du dormeur (ou tout autre complexe
affectif) ; il ne constitue qu'une sorte d'allégorie supportable pour la conscience assou-
pie, au prix et à la condition d'un certain travestissement. Car, chez le dormeur, la
« Censure » veille encore. Et cette « Censure » ne permet à certaines idées ou com-
plexes inconscients de pénétrer dans la conscience qu'après qu'elle leur ait infligé une
déformation, qu'elle les ait « travestis ». … notre conviction ne
provient pas de l'accumu-
1. Fragment d'une analyse d'hystérie (Dora), « Revue française de Psychanalyse », tome II, n° 1, p. 70. lation des exemples sou-
2. Ces faits ne nous paraissent pas douteux, et notre conviction ne provient pas de l'accumulation vent naïfs […], mais de
des exemples souvent naïfs et même un peu niais que l'on trouve dans tous les traités de l'expérience que nous
Psychanalyse (où un bon tiers de l'exposé doctrinal comprend un grand luxe de développement avons pu acquérir per-
sur ces divers points), mais de l'expérience que nous avons pu acquérir personnellement de la psy- sonnellement de la psy-
chanalyse, condition indispensable à une véritable certitude vécue. chanalyse…(note 2)

111
ÉTUDE N°6

Les procédés de travestissement qui assurent au rêve son caractère de bizarrerie et


d'incohérence apparente, sont au nombre de cinq : la condensation ou le déplacement,
la dramatisation, la symbolisation et l'élaboration secondaire. La condensation est ce
travail syncrétique par lequel plusieurs idées du rêve sont concentrées en chaque élé-
ment (chaque élément du rêve est « surdéterminé »). C'est le mécanisme au moyen
duquel la ressemblance, la concordance, les relations affectives entre deux personnes,
par exemple, se trouvent exprimées par une image composite unique. – Le déplace-
ment est un procédé de déformation qui place l'accent sur des éléments accessoires, il
constitue une substitution de valeurs (deux modalités : la partie pour le tout et la méto-
nymie ou allusion). – La dramatisation est une figuration de la pensée conceptuelle en
représentations plastiques, en images concrètes, en enchaînements scéniques. – La
symbolisation, c'est l'expression figurée, métaphorique du contenu réel, par la forme
apparente, grâce à l'emploi de signes, de « symboles », d'images. (On conçoit que l'on
ait pu se demander si la symbolisation et la dramatisation n'étaient pas identiques, fond
du débat entre les freudiens purs et l'école de Zürich, représentée par JUNG, MAEDER
et SILBERER). – Enfin l'élaboration secondaire est le processus par lequel le rêveur en
s'éveillant et l'intégrant dans sa conscience, remanie le contenu de son rêve. Tels sont
les mécanismes essentiels de la formation du rêve, tel qu'il est livré par le rêveur qui
l'a vécu et en fait le récit. L'analyse d'un rêve consiste, au contraire, à démonter ces
divers mécanismes pour pénétrer jusqu'à son sens, jusqu'à son secret, à aller du signe
au signifié.

II.– L'Inconscient.

…L'Inconscient L'Inconscient (Unbewusste) est cette partie du non-conscient, qui n'est pas acces-
(Unbewusste) est cette sible à l'évocation volontaire par suite du refoulement (Verdrängung). Le caractère
partie du non-conscient,
d'inaccessibilité à l'évocation volontaire est pour FREUD ce qui distingue l'Inconscient
qui n'est pas accessible à
l'évocation volontaire par proprement dit du préconscient (Vorbewüsste). L'Inconscient est le domaine psy-
suite du refoulement chique qui ne peut être évoqué à la conscience que par des procédés spéciaux, comme
(Verdrängung)… l'hypnose ou la psychanalyse.
L'autre trait fondamental de la psychologie freudienne de l'Inconscient, c'est que
celui-ci est lui-même un produit du refoulement. Les processus inconscients sont
maintenus à l'écart, « refoulés » par certaines forces répressives exerçant une action
inhibitrice. Ces forces de répression ne sont pas des forces conscientes, ce sont des
inhibitions, elles-mêmes inconscientes qui constituent la « Censure ». La force qui
empêche une idée ou un sentiment de passer de l'état inconscient à l'état préconscient
c'est la « Censure ». C'est elle qui produit les refoulements et cause les résistances qui
s'opposent à la prise de conscience. Mais comme l'a écrit excellemment de SAUSSURE :

112
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

« Il ne faudrait pas entendre par ce terme une sorte d'entité psychique placée à la fron-
tière de l'inconscient et du préconscient, et arrêtant au passage toute tendance contrai-
re aux désirs conscients de l'individu. Le mot de censure indique l'ensemble des idées,
souvenirs, sentiments, etc... qui produisent sur d'autres groupes d'idées une action
inhibitrice. C'est un terme synthétique analogue, par exemple, au mot de nature,
lorsque nous l'employons dans l'ensemble des forces qui agissent dans la nature l. »
FREUD a soin de dénoncer lui-même toute interprétation anthropomorphiste de la
« Censure ». « Ne vous représentez pas le censeur du rêve sous les traits d'un petit bon-
homme sévère ou d'un esprit logé dans un compartiment du cerveau, d'où il exercerait
ses fonctions 2. »
Comme le souligne DALBIEZ 3, cette conception de l'Inconscient le fait dépendre
moins de sa faiblesse intrinsèque que des forces qui s'opposent à sa propre force. Aussi …Aussi l'Inconscient de
l'Inconscient de FREUD se présente-t-il comme une partie du non-conscient mais une FREUD se présente-t-il
comme une partie du
partie seulement, FREUD n'ayant jamais songé à dire que tout ce qui n'était pas
non-conscient mais une
conscient (les mécanismes habituels, les automatismes montés, l'activité associative partie seulement, FREUD
fortuite) faisait partie de l'Inconscient proprement dit, c'est-à-dire résultait de la n'ayant jamais songé à
contre-action de la « Censure ». dire que tout ce qui n'était
pas conscient (…) faisait
Mais de quoi est fait cet « Inconscient »? Il a une constitution essentiellement
partie de l'Inconscient
dynamique 4 il est fait de forces, de tendances, de pulsions en conflit. Par là, proprement dit, c'est-à
l'Inconscient se présente comme cette partie de l'esprit qui est animée par les instincts dire résultait de la
(Le Ça. Das Es). Cependant l'Inconscient ne doit pas être confondu avec la sphère ins- contre-action de la
« Censure »…
tinctive proprement dite, il représente aussi une dérivation, une intégration énergé-
tique des forces instinctives dans un système antagoniste de répressions dirigées
contre elles-mêmes, d'où la notion de conflits intrapsychiques inconscients et plus
généralement de complexes affectifs inconscients lesquels sont des groupements de
tendances inconscientes, où l'instinct élaboré s'oppose à ses propres pulsions. Ce
caractère conflictuel et complexuel des instances inconscientes provient de l'époque de
l'élaboration primaire des instincts durant l'enfance. Car un autre aspect fondamental
de l'Inconscient, c'est d'être un mode de pensée de type infantile. Enfin un autre carac-
tère primordial également de la structure de l'Inconscient, c'est sa nature sexuelle ou
plutôt libidinale, mais comme tous les instincts ne sont pas libidinaux, ainsi que nous
le verrons, ce caractère n'est pas aussi exclusif que les premières études de FREUD le
laissaient supposer.
Nous pourrions donc, avec JONES, définir l'Inconscient, comme « cette région

1. De SAUSSURE, La méthode psychanalytique, p. 9-10, Paris, Payot, 1922.


2. FREUD, Introduction à la psychanalyse, p. 156.
3. DALBIEZ, Tome I, p. 636.
4. Cf. spécialement le troisième essai des Trois essais sur la Psychanalyse de FREUD.

113
ÉTUDE N°6

de l'esprit dont les éléments se trouvent en état de refoulement. Ces éléments sont de
nature dynamique, présentent un caractère instinctif, infantile, irraisonné et ont une
forte teinte de sexualité ». A ces attributs « cliniques » de l'Inconscient, JONES ajoute
encore un certain nombre de caractères psychologiques 1. Les processus mentaux
inconscients sont régis uniquement par le principe de plaisir et non comme les pro-
cessus conscients, à la fois par le « principe de plaisir » et le « principe de réalité ».
Ils sont sans rapport avec l'idée de temps. Ils sont très éloignés de la réalité extérieu-
re. Ils ignorent la contradiction. Ils ignorent la négation : les idées inconscientes ne
peuvent s'exprimer que dans des termes positifs (ceci équivaut au stade asséritif des
croyances d'après JANET). Dans l'Inconscient des idées opposées peuvent être inter-
changeables et avoir une signification identique. Les processus inconscients subissent
très facilement les processus « primaires » de condensation et de déplacement (ce qui
s'observe au maximum dans ce bourgeon de l'Inconscient qu'est le rêve). Les idées
dans l'Inconscient n'ont pas une forme verbale.
Nous verrons plus loin que FREUD a légèrement modifié son schéma 2 de l'appa-
reil psychique en attribuant un plus grand rôle encore aux forces refoulantes (appelées
alors non plus « Censure » mais désormais « Ueberich » ou Sur Moi), qu'il place dans
la sphère de l'Inconscient.
Telle est la conception aussi simple et fidèle que possible de l'Inconscient selon la
psychologie freudienne. La nouveauté a étonné et a suscité naturellement de nom-
breuses critiques. Disons en un mot et fixons brièvement notre position à l'égard de ce
problème crucial.
Pour certains, en effet, l'Inconscient « n'existe pas ». La notion de psychisme et
celle de conscient coïncident si exactement qu'il n'y a pas de psychisme inconscient.
Pour d'autres, l'Inconscient existe, mais est considéré comme une infrastructure psy-
chique qui n'a pour ainsi dire, par définition, aucune efficience. Ces deux critiques nous
paraissent inexactes, car il paraît évident, pour parler très simplement, que si nous igno-
rons beaucoup de choses de nos propres pensées et de nos propres sentiments, nous
agissons et pensons souvent « malgré nous ». Mais nous ferons volontiers à la concep-
…Pour nous l'Inconscient tion freudienne de l'Inconscient une troisième critique qui lui est parfois adressée.
ne constitue pas une per- L'Inconscient ne constitue pas une personnalité dans la personnalité. Cette conception
sonnalité dans la person- nucléaire, fermée, autonome, rappelle un peu trop l'auto-construction de G. de
nalité…
CLÉRAMBAULT, d'inspiration si nettement mécaniciste. Certes, on comprend que les psy-
chanalystes demeurent attachés à cette conception de FREUD, car elle constitue la garan-
tie et l'exclusivité de la thérapeutique psychanalytique : l'Inconscient ne peut jamais

1. Cf. p. 18 de son livre.


2. Nous ne présentons pas au lecteur ces fameux schémas de FREUD ou de ses adeptes sur l'ap-
pareil psychique. Ils traînent partout et sont tellement naïfs, qu'ils en deviennent superflus.

114
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

devenir conscient sans psychanalyse. Mais une telle théorie rend cependant l'efficacité
du traitement psychanalytique assez obscure. De plus, l'étanchéité des deux « parties »
du psychisme conduit nécessairement à doter la partie inconsciente de tous les attributs …L'Inconscient, pour les
de la partie consciente (raisonnement logique, volonté, puissance de mensonge, etc ... ). psychanalystes, n'est plus
seulement une infrastruc-
L'Inconscient n'est plus seulement une infrastructure de la conscience, une phase vers
ture de la conscience, une
la conscience, mais une autre « Conscience », il est considéré, somme toute, comme phase vers la conscience,
une Conscience et même une « Sur-conscience » ! En fait, s'il paraît absolument néces- mais une autre « Cons-
saire pour la psychologie freudienne, de concevoir l'Inconscient comme l'effet d'un cience », il est considéré,
somme toute, comme une
refoulement par des forces instinctives, il doit suffire pour accepter l'essentiel de la
Conscience et même une
conception psychanalytique de se figurer l'Inconscient comme le poids de la structure « Sur-conscience » !…
instinctuelle, et de son organisation primitive restée sous-jacente à l'activité conscien-
te. Cela n'enlève rien à son « existence » ou à son « efficience » dans la vie psychique,
et cela le débarrasse d'un certain anthropomorphisme.

III.– L' évolution et l'organisation de la vie instinctivo-affective:


Les pulsions (TRIEBE).

La force qui anime la vie instinctive, c'est la libido. Elle a la valeur d'une force
sexuelle. C'est une sorte de faim sexuelle 1. Cette énergie sexuelle est à la base de toute
l'évolution de la personnalité. Elle se fixe sur des activités physiologiques diverses avant
de se concentrer, comme nous allons le voir, sur la sphère génitale, et cette évolution de
la « Libido » va imposer des transformations profondes à toute la personnalité.
C'est que les processus mentaux dans leur ensemble, les opérations, les forces qui
constituent la personnalité psychique ont un aspect dynamique qu'ils empruntent pré-
cisément à la « Libido ». Il existe à la base de la personnalité une dynamique de désirs.
Il paraît y avoir 2, dès le début de la vie, deux systèmes d'activité mentale qui sont pour
ainsi dire les embryons de ce que sera ultérieurement le Conscient et l'Inconscient.
Lorsque le système primitif réceptif de stimulations extérieures est mis en action, il se
produit un état d'agitation qui est ressenti comme un malaise (Unlust), auquel se sub-
stitue un état de plaisir (Lust), par la satisfaction d'une tendance appelée désir. Ainsi
se créent des cycles de satisfaction qui substituent au malaise, le plaisir, par le jeu des
tendances imaginatives. Ce n'est qu'ultérieurement que se forme le deuxième système
qui va satisfaire le désir, non plus par l'imagination, mais par des actions. Dans le pre-
mier stade entièrement soumis au principe du plaisir, l'énergie circule librement dans
tout le système, à travers les souvenirs et les images satisfaisantes.

1. On sait que pour JUNG la libido a plutôt la valeur du « potentiel affectif », en général
(BAUDOUIN).
2. Cf. la Traumdeutung (chapitre 11).

115
ÉTUDE N°6

Dans le second, l'énergie psychique ne peut plus se déplacer librement, elle se heurte
à la barrière des choses, au principe de réalité.
…à partir de 1920, FREUD Mais à partir de 1920, FREUD s'est occupé d'un autre groupe d'instincts fonda-
s'est occupé d'un autre mentaux, les « instincts de mort 1 ». Ces instincts ont été désignés par WEISS 2 sous le
groupe d'instincts fonda- nom de Destrudo pour bien les opposer à la Libido. Les tendances qui représentent, en
mentaux, les « instincts de
effet, les besoins de satisfaction hédonique, selon le principe de plaisir, sont les ten-
mort »…
dances de la Libido, ce sont les instincts narcissiques libidinaux du Moi. Mais il exis-
te aussi des tendances connues généralement sous le nom d'instinct de conservation,
et qui admettent, pour si paradoxale que la chose paraisse, à côté des formes de l'ins-
tinct libidinal, un instinct « léthal ». Cette forme d'instinct n'est pas un réflexe contre
la mort en général, mais seulement contre la mort accidentelle. Car, l'instinct de
conservation est aussi une tendance de l'organisme vers la mort naturelle.
« L'organisme, dit FREUD (Essais de Psychanalyse), ne veut mourir qu'à sa manière ;
et ces gardiens de la vie que sont les instincts ont été primitivement des satellites de
la mort. » C'est ainsi que la masse des processus instinctifs se partage ces deux ver-
sants d'une même tendance qui unit irrémédiablement la Vie et la Mort. « A chacune
de ces deux variétés d'instincts se rattacherait un processus physiologique (construc-
tion et destruction) ; l'une et l'autre seraient à l'œuvre dans chacune des parties de la
substance vivante, mais elles y seraient mélangées dans des proportions variables, si
bien qu'une de ces parties pourrait à un moment donné, s'affirmer comme étant plus
particulièrement représentatives d'Éros 3 ». Ainsi la Libido ou instinct de vie et l'ins-
tinct de mort ou léthal, constituent les deux tendances instinctives fondamentales (en
quoi le sexualisme de FREUD rejoint le vitalisme). Mais, comme le fait remarquer
excellemment DALBIEZ, « il subsiste toujours (aux yeux de FREUD) un couple d'ins-
tincts opposés, Éros et Thanatos. Pour lui, comme pour le vieil HÉRACLITE, la
recherche philosophique s'arrête devant une contrariété primitive et irréductible. Le
conflit est le père des choses ». Un autre aspect fondamental de cette dialectique des
instincts de vie et de mort réside dans la dualité des systèmes pulsionnels conformes
selon FREUD 4 aux deux principes d'EMPÉDOCLE: « filia »et « ne›kow » (Liebe-Streit
– Amour-Agressivité).
Tel est l'aspect le plus général de la théorie des instincts d'après FREUD, allant
depuis la seule considération initiale de la Libido jusqu'à la doctrine des instincts de
destruction qui limite le champ de la Libido et soustrait – en un certain sens – FREUD
au reproche de « pansexualisme ». On consultera sur la dialectique des instincts ou des

1. Au delà du principe du plaisir, 1920.


2. WEISS, Masochismus und Todestrieb, « Imago », 1935.
3. Les deux variétés d'instincts dans Essais de Psychanalyse.
4. FREUD, Die endliche und unendliche Analyse, « Int. Zeitsch f. Psychanalyse », 1937, p. 235.

116
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

pulsions le livre de Mme Marie BONAPARTE 1 et celui de Mlle BOUTONIER 2. Nous


reviendrons sur ce point fondamental un peu plus loin et ailleurs (notamment quand
nous étudierons l'Anxiété et le Suicide).

A) – LE DÉVELOPPEMENT DE LA LIBIDO :

Nous devons examiner tout d'abord l'évolution de la vie des instincts et d'abord de
la Libido qui, rappelons-le, a été presque exclusivement étudiée par FREUD (au moins
jusqu'en 1920). La Libido, en franchissant une série d'étapes, va transformer sa forme
subjective primitive en Libido objectale. Car au début, la Libido reste fixée, accrochée
au corps propre (phase de l'auto-érotisme), et ce n'est qu'ensuite qu'elle s'en détache
pour se projeter sur un objet. Cet objet s'élargit ensuite, jusqu'à englober, non plus le
corps propre ni la propre personne (phase narcissique), mais une autre personne
(phase hétéro-érotique).
La PHASE AUTO-ÉROTIQUE correspond aux stades les plus primitifs du développe- Les étapes de la libido…
ment de la Libido. Une loi domine ce développement: c'est celle de la double fonction
des organes. La bouche donne bien des satisfactions gustatives, mais elle est aussi sus-
ceptible de procurer des satisfactions sexuelles. Quand un organe déterminé devient le
siège de cette double fonction, FREUD l'appelle zone érogène. Or la sexualité infantile
se développe de telle sorte que ces divers plans d'organisation correspondent à des
zones érogènes déterminées. Il existe d'abord un érotisme buccal ou oral, dont la
forme la plus caractéristique est la succion, – il se forme ensuite une nouvelle zone
érogène qui correspond à l'érotisme anal, la Libido envahit alors les sensations issues
soit de la muqueuse ano-rectale, soit de l'acte de défécation, soit du produit de la défé-
cation (les jeux et préoccupations infantiles sont très fréquemment orientés vers des
satisfactions de ce dernier genre, tirées de la manipulation des matières ou de leurs
divers substituts). L'érotisme urétral est à peu près contemporain, mais paraît généra-
lement moins typique. – Ce n'est « qu'en dernier ressort » que l'érotisme se concentre
sur l'appareil génital proprement dit – c'est l'érotisme génital ou stade phallique carac-
térisé par le fait que la zone érogène prévalente est constituée par les muqueuses du
gland et du clitoris.
Après cette période auto-érotique, s'observe la PHASE NARCISSIQUE, la Libido res-
tée attachée jusqu'ici à des parties du corps investit l'ensemble de la propre personne,
qui vient de s'organiser sous la double pression de la Libido et de la formation du Moi.
Ce tout fonctionnel, centre, cause et effet de la Libido, s'érige en objet privilégié sur
lequel se réfléchit comme dans son miroir tout le système pulsionnel érotique.

1. Marie BONAPARTE, Introduction à la théorie des instincts, 1934.


2. Mlle BOUTONIER, L'Angoisse, Paris, 1946.

117
ÉTUDE N°6

Enfin survient la PHASE HÉTÉRO-ÉROTIQUE, où la Libido se fixe sur une personne


autre. Cette fixation héréto-érotique s'opère en deux temps vers 2 ou 5 ans d'abord et
d'une manière définitive à la puberté, au moment où se soudent définitivement la
sexualité et l'appareil génital. C'est au cours du premier temps que survient un drame
qui peut orienter profondément le développement instinctif ultérieur : ce drame repré-
sente le complexe d'Œdipe.
Au cours de ce développement de la Libido, il existe en effet des accidents évo-
lutifs qui fixent et arrêtent pour un temps parfois très long le libre développement des
tendances sexuelles. C'est ainsi qu'il se forme parfois ce que FREUD appelle des ten-
dances partielles : ce sont par exemple des impulsions au plaisir visuel (regarder ou
être vu), à la cruauté (sadisme), à l'érotisation de la douleur (masochisme) qui se pro-
duisent à telle ou telle phase du développement de la Libido, complexes qui vont agir
par l'organisation de l'Inconscient, sur tout le psychisme de l'individu.
Parmi ces complexes, trois méritent une attention spéciale : le complexe d'Œdipe,
le complexe de castration et le complexe d'auto-punition.
…Le complexe d'œdipe… Le complexe d'Œdipe. Il résulte de la fixation objectale de la Libido sur un des
parents (complexes d'Œdipe et complexes d'Électre peuvent en effet se confondre dans
un aussi bref exposé). Le petit garçon fixe sa Libido sur la personne de sa mère. Il résul-
te de là nombre de corollaires affectifs et sexuels et de situations libidinales. D'abord
l'enfant peut haïr de ce fait son rival, le père. Il peut jalouser aussi ses frères et sœurs.
Pour sortir de cette situation érotique malaisée et dramatique, l'enfant peut dans son
inconscient (où règne seule la loi du principe de plaisir) réaliser la mort du père, ce qui
engendrera la crainte du père et un sentiment tenace de culpabilité envers celui-ci, etc...
La petite fille subit à l'égard de l'image du père un processus libidineux analogue. Les
modalités des réactions psychiques groupées sous le nom de complexe d'Œdipe sont
très nombreuses et parfois très compliquées (identification au père ou à la mère. par
introjection, manifestations paradoxales de l'attachement érotique, déplacements de
celui-ci.) Les psychanalystes ont parfois exploité le concept d'inversion symptomatique
des sentiments et des camouflages qui s'ensuivent, dans un sens à la fois arbitraire et
artificiel. Mais il est vrai que les modalités de fixation de la Libido à ce stade sont ambi-
valentes, ambiguës et équivoques, à un tel point qu'elles engendrent une multitude de
pulsions obscures et souvent « mixtes ». Quoi qu'il en soit, il arrive le plus souvent que
l'Inconscient « absorbe » ce complexe, qu'il le liquide, soit qu'une formule de compro-
mis psychologique soit trouvée, soit que le développement ultérieur du Moi poursuive
normalement sa marche qui refoule, désactualise et sublime le complexe. Mais il peut
arriver aussi que toute la sexualité s'édifie sur cette situation « triangulaire » œdipien-
ne de telle sorte qu'il en résulte une forte empreinte sur la personnalité que définit le
caractère ou la névrose de l'oedipien qui « a mal liquidé son Œdipe ».

118
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

Le complexe de castration est généralement lié à l'Œdipe. Il trouve son fonde- …Le complexe de castra-
ment physiologique ; pour ainsi dire plastique, dans la comparaison que les enfants font tion…

du sexe du petit garçon et de la petite fille. Le garçon craint d'être amputé du phallus.
La fille croit qu'elle en a été amputée. C'est cette différence morphologique qu'investit
l'angoisse du complexe de castration. Chez le petit garçon l'angoisse de pouvoir être
châtré, et chez la petite fille, le regret de l'avoir été (l'envie du pénis) constituent les
formes les plus fréquentes de l'anxiété inhérente à ce complexe. Aussi le complexe de
castration est-il avant tout un complexe de frustration. On comprend dès lors que les
études des psychanalystes aient rapproché cet affect de privation de la crainte de se
séparer des matières fécales identifiées au pénis (JONES), du complexe de sevrage
(STARCKE) et du moment primordial de la séparation d'avec le corps maternel, lors du
traumatisme de la naissance (FERENCZI, etc ... ). Il s'incorpore à ce complexe un fort sen-
timent de culpabilité par la signification de châtiment sanglant impliquée dans la cas-
tration et ensuite explicitée sous forme d'images de menaces vengeresses, de blessures,
d'instruments tranchants, d'opérations chirurgicales, de plaies, images qui se présentent
dans les fantasmes et les rêves de castration. L'éveil de la sexualité infantile étant, sous
forme d'auto-érotisme avec masturbation et ses équivalents, ou sous forme de complexe
d'Œdipe, l'objet d'une forte réaction d'angoisse, première ébauche du complexe de cul-
pabilité, trouve dans l'image de la castration un point d'équilibre constant.
Le complexe de culpabilité si intimement lié, comme nous venons de le voir, aux …Le complexe de culpa-
précédents traduit la peur qui est une composante fondamentale de la sexualité comme bilité…
inversement l'angoisse peut s'érotiser. La peur, l'angoisse est donc intimement liée au
développement et même au point de départ de la Libido 1. Elle se canalise et se concré-
tise dans le complexe de castration, dans le désir et la crainte intimement mêlés d'être
puni (autopunition), dans l'interdit, le « tabou » plein d'horreur, de dégoût, de honte et
de frayeur dont est frappée la sexualité. Et à mesure que va se développer la person-
nalité, ce complexe va s'incorporer par « introjection » à l'inflexible sévérité du Sur-
Moi, système d'images de la cruauté des disciplines premières et des premiers châti-
ments, liés à l'image parentale.

B) - L'INFRASTRUCTURE PULSIONNELLE FONDAMENTALE. LES TENDANCES


SADO-MASOCHISTES :

Par de là ce problème de la culpabilité et de l'angoisse qui lui est profondément


lié, la question se pose de savoir si le conflit qui leur confère tout leur sens est une
conséquence du développement « historique » des instincts tel que nous venons de le
retracer aussi succinctement et clairement que possible ou si elle provient d'une dia-

1. Cf. Le traumatisme de la naissance d'OTTO RANK, 1924, trad. fr. Payot, 1928.

119
ÉTUDE N°6

lectique conflictuelle encore plus archaïque et primitive et proprement structurelle de


la nature humaine, celle à laquelle nous nous référions au début de ce paragraphe en
indiquant que le conflit pourrait bien être dans la personne, à son origine, dans sa
constitution la plus intime. Si nous avons bien compris les travaux de Mélanie KLEIN
et les discussions fameuses de Londres, où son point de vue a prévalu, il paraît résul-
ter de la nouvelle conception de l'École anglaise 1 sur la structure instinctuelle
pré-œdipienne, que le Sur-Moi s'établit déjà à partir du stade oral.

Plusieurs années, déjà, avant 1939, se déroulait à Londres une violente discussion
entre Anna FREUD et Mélanie KLEIN, à la Société de Psychanalyse de Londres 2. Tout
d'abord la controverse se cantonna autour de la technique des psychanalyses d'enfants.
Mélanie KLEIN ayant introduit la Thérapeutique de Jeu 3, Anna FREUD reproche à cette
méthode de se situer hors du plan essentiel : le transfert 4.
Un peu plus tard, Mélanie KLEIN acquit la conviction que les phantasmes primitifs
sont déterminés par des processus d'identification antérieurs à la phase de l'Œdipe et
consistent essentiellement en une introjection ou une projection de l'image maternel-
Anna FREUD et Mélanie le. Tantôt cette image, la mère, est vécue comme un bon objet à absorber, à s'incorpo-
KLEIN… rer, tantôt comme un mauvais objet à rejeter, ce double mouvement pulsionnel s'opé-
rant sur le mode oral 5.
S. ISAACS 6 dans une note inédite que nous a communiquée S. LEBOVICI, résume
ainsi cette position sur ce stade « psychotique » du développement instinctif du nour-
risson normal :
« Le contenu primaire de tout processus mental est le phantasme inconscient. C'est
la base de tout processus conscient et inconscient. A un stade primitif, l'introjection est
vécue comme une incorporation. A un stade ultérieur, elle est imaginée comme une
incorporation. Quand l'enfant imagine qu'il a déchiré sa mère, sa vie mentale est déchi-
rée et désintégrée. Le bébé vit comme si « la-mère-qui-est-en-moi-est-en-morceaux ».
C'est par conséquent toute une capacité hallucinatoire qui s'attache à ces fantasmes
d'introjection du sein maternel ».
Cette théorie, basée sur l'étude psychanalytique d'enfants de moins de trois ans,

1. C. F. R. WAELDER, The genesis of psychical conflict, « Int. J. of Psych. », 1937, 4.


2. Nous remercions bien vivement le Dr LEBOVICI de nous avoir aidé à mettre au point cette dis-
cussion, qui avait fait l'objet d'une conférence (encore inédite) de J. LACAN au Groupe de l'Évolu-
tion Psychiatrique, en 1947. [NdÉ: rééd. J. LACAN, Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, pp.101-120]
On trouvera dans les articles de RIVIÈRE (International journal of Psychoanalysis, 1936) et dans
Article de Ed. GLOVER, La Conception Kleinienne de la Psychologie de l'Enfant (« The psychoa-
nalytical Study of the Child », 1945) des exposés de cette théorie et de la fameuse discussion.
3. M. KLEIN, The psychoanalysis of Children (Londres, 1929), dont certains extraits ont été
publiés dans la « Revue Française de Psychanalyse » en 1930.
4. Anna FREUD, La Psychanalyse des Enfants, « Revue Française de Psychanalyse », 1929.
5. M. KLEIN, Funérailles et leurs relations avec le stade dépressif (non publié), et Zur
Psychogenese des Manischdepressive Zustände, « Intern. Zeitsch. f .Psychoanalyse », 1937,
XXIII, pp. 275-305.
6. ISAACS S., Un cas d'anxiété psychotique aiguë chez un enfant de quatre ans (inédit, commu-
niqué par S. LEBOVICI).

120
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

met donc l'accent sur la structure sadique orale et les courants d'agressivité dirigés sur
soi, en soi ou hors de soi chez le nourrisson. A cette conception « hétérodoxe » Anna
FREUD a vivement réagi, mettant en évidence le narcissisme, l'absence de choix objec-
tal chez le nourrisson, qui est plongé dans une vie purement hédonique.

Nous comprenons de quelle importance pour le développement dialectique de la vie


des instincts, est ce « schisme », qui fait du « complexe » non plus une conséquence du
développement historique de la personne, mais une structure primordiale du psychisme.
Effectivement la conduite orale la plus primitive de toutes, celle qui rive le nour-
risson au sein de sa mère, développe une série de pulsions attractives et répulsives
d'affects de frustration, de plaisir et de douleur où transparaît déjà la double tendance
fondamentale de la vie instinctuelle, dirigée tout à la fois vers la possession et la des-
truction, vers le « sucer » et le « mordre », vers l'attraction et l'agressivité. Ceci nous
conduit au plus profond déchirement de « l'inconscience malheureuse » : sa structure
sado-masochiste. Si la douleur et le déplaisir sont des buts aussi profondément inscrits …Si la douleur et le
dans nos instincts que la recherche de plaisir, nous pouvons bien dire qu'au fond de déplaisir sont des buts
aussi profondément ins-
notre nature nous sommes « existentiellement » partagés. La Libido, nous l'avons déjà
crits dans nos instincts
fait remarquer, correspond au versant attractif, les instincts de mort aux tendances des- que la recherche de plai-
tructrices, mais les deux trajectoires demeurent primordialement liées. sir, nous pouvons bien dire
Rapportons-nous à ce passage si émouvant de FREUD 1 : qu'au fond de notre nature
nous sommes « existentiel-
lement » partagés…
« Dans les organismes règne l'instinct de mort et de destruction : il voudrait en
détruire la structure cellulaire, pour pouvoir, au moins dans une mesure relative, en
réduire les éléments à l'état de stabilité anorganique. Cet instinct destructeur, la Libido
l'affronte et c'est à elle qu'il incombe de le rendre inoffensif. Pour ce faire, elle le
déverse en grande partie, au moyen de ce système particulier qu'est la musculature,
vers le dehors, sur les objets, au monde extérieur. Il se réalise alors sous la forme de
tendance à la destruction, à la possession, d'ambition vers la puissance. Une partie de
cet instinct est mise directement au service de la fonction sexuelle où son rôle est
important : c'est le sadisme proprement dit. Enfin une autre partie non déversée exté-
rieurement reste enclose dans l'organisme : c'est en cette dernière part de l'instinct des-
tructeur qu'il faut reconnaître le masochisme érogène primitif. »

Tel est le syncrétisme, la fusion qui soumet à sa loi biologique le double principe
de plaisir et de déplaisir comme deux termes également positifs du binôme pulsionnel.
On comprend mieux dès lors que les tendances sado- masochistes du stade oral se
retrouvent au stade anal sous une forme encore plus différenciée et qu'elles investis-
sent ensuite d'agressivité ou d'agressivité tournée contre soi dans le désir d'autopuni-
tion, la structure complexuelle de l'Œdipe et de la castration ou encore des fixations
narcissiques ou homosexuelles.

1. Le problème économique du Masochisme, Trad. in « Revue française de Psychanalyse », 1928.

121
ÉTUDE N°6

C) – LA SUPERSTRUCTURE PULSIONNELLE :

Nous connaissons maintenant l'organisation de la vie affective selon FREUD et son


École. Elle est caractérisée par la structure dynamique du Conscient et de
l’Inconscient. La Libido dont le développement réalise l'épanouissement le plus
typique des instincts va constituer le refoulé de l'Inconscient de l'adulte, qui sous l'in-
fluence des forces elles-mêmes inconscientes, forces refoulantes (Censure ou
Sur-Moi), ne se manifestera jamais directement, mais seulement à travers un traves-
tissement, soit sous forme de sentiments contraires, opposés ou ambivalents, soit sous
forme de substituts ou symboles. La Libido 1 se développe, en effet, en suivant quel-
qu'une des directions suivantes : ou bien l'instinct se transforme en son contraire, ou
bien s'inversant il se dirige contre le sujet lui-même, ou bien il est refoulé dans
l'Inconscient, ou bien il subit une « sublimation ». Il arrive que l'instinct se transfor-
me en son opposé : un instinct actif peut devenir passif (sadisme-masochisme, exhibi-
tionnisme-voyeurisme, inversion de l'amour en haine). En deuxième lieu, il peut y
Destin des pulsions…
avoir une sorte de retournement de l'instinct contre le sujet (c'est tout le problème du
masochisme et des mécanismes d'auto-punition). – L'instinct peut être refoulé de telle
sorte que la conscience n'en connaît pas les véritables pulsions. La conséquence du
refoulement est de permettre que parviennent seulement à la conscience des forma-
tions dérivées de l'instinct refoulé ou des formations substitutives. – Enfin l'instinct
peut être sublimé et passer alors sous forme intellectuelle, sentimentale, esthétique ou
même morale, dans la production psychique consciente, le caractère et les représenta-
tions collectives (folklore, mythes religieux, culture, civilisation).
Ainsi agissent les instincts et ces qualifications particulières des instincts que l'on
appelle les complexes affectifs inconscients. Une telle efficience de la vie instinctive,
de la sexualité, de la Libido sur la vie de l'esprit en général a fait l'objet des études que
FREUD a consacrées à la Métapsychologie 2. Nous n'envisagerons ici avec quelques
détails que deux aspects de cette action de l'Inconscient sur l'organisation dynamique
instinctivo-affective de la personnalité : la caractérologie freudienne et le comporte-
ment sexuel habituel.
Dès 1908, FREUD s'est intéressé à la Caractérologie, en décrivant le « caractère
anal ». Après ce que nous avons exposé plus haut, on comprendra mieux à quoi une
telle dénomination se réfère 3. Si l'on se rapporte au stade anal de l'auto-érotisme pri-
mitif, on voit que la satisfaction de l'enfant, connue sous le nom d'érotisme anal, pro-

1. Cf. Les Cinq Essais de FREUD.


2. Totem et Tabou ; L'avenir d'une illusion ; Trois Essais ; Au delà du principe du plaisir ;
Malaise dans la civilisation.
3. On trouvera dans le Traité de JONES une étude très pénétrante de ce type de caractère (p. 863
à 894 de la traduction française).

122
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

vient soit des sensations de la défécation, soit des sensations issues du produit de l'ac- …Le caractère anal…
te de défécation, soit encore des deux. Or les trois éléments essentiels du caractère anal
sont, d'après FREUD, l'autoritarisme, la ponctualité et la parcimonie. C'est que l'enfant
au stade de l'érotisme anal présente trois attitudes caractéristiques : il cherche à obte-
nir le maximum de plaisir, il retarde la défécation autant que possible, – il se retient,
ne « fait » qu'à sa volonté et selon le seul rythme de ses désirs, – il considère le pro-
duit de la défécation comme sa propriété. Ces trois attitudes caractéristiques devien-
nent caractérielles chez des sujets qui restent fixés à ce stade, d'où l'autoritarisme, la
culture de son pouvoir d'agir à volonté, d'être maître chez soi, le plaisir de ranger les
objets qui vous appartiennent, l'attachement aux objets de la propriété et notamment à
l'argent (particulièrement symbolique des matières fécales dans le folklore universel).
L'avarice, la méticulosité, une vie orientée et étriquée, de fortes pulsions auto- et hété-
ro-agressives, l'esprit de système, un rigorisme sévère, un mélange paradoxal de
besoin, de propreté et de pratique sordides constituent les traits caractériels de « l'ana-
lité ». Il existe deux sous-variétés de ce caractère anal, c'est l'anal érotique (traits de
caractère correspondant au barbouillage et à la manipulation des matières fécales), et
le sadique-anal, chez qui les pulsions agressives contre autrui, contemporaines du
stade auto-érotique anal, sont très fortes.
…Le caractère narcis-
D'autres traits de caractère ou de comportement habituel constituent le caractère
sique…
narcissique : sentiment de son importance, attitude égo-centrique à l'égard du monde,
croyance à la toute puissance des idées et des désirs, surestimation de l'objet aimé,
désir d'être aimé plus que d'aimer.
…Le caractère d'autopu-
Le caractère d'auto-punition se manifeste par ce que les psychanalystes appellent
nition…
la névrose d'échec (LAFORGUE). Tout se passe comme si le sujet détruisait lui-même
inconsciemment toutes ses chances de réussir, d'arriver, d'être heureux, défaisant dans
un perpétuel travail de Pénélope la trame de son existence
Nous pouvons indiquer encore ici quelques traits du comportement sexuel habi-
tuel qui par leur forme stéréotypée témoignent du privilège complexuel qui s'attache,
pour ces sujets à certaines images contemporaines d'un stade érotique auquel ils sont
demeurés rivés. Tel est le cas dans le choix du partenaire ou de l'objet érotique (dilec-
tion pour les femmes viriles, pour les prostituées, pour les personnes du même sexe,
etc ... ), dans les attachements sentimentaux passionnels (dilection pour les femmes
mariées, don Juanisme, etc ... ), dans les pratiques sexuelles « perverses », etc... C'est
bien dans ce chapitre consacré à la psychologie normale freudienne que devraient en

1. Les études psychanalytiques caractérologiques sont celles qui offrent le plus grand effet
« comique » sur les lecteurs profanes ou non prévenus. C'est que l'écart est maximum entre les
manifestations du caractère et du comportement et la situation affective primitive, entre l'avare
et l'enfant sur son pot.

123
ÉTUDE N°6

effet être étudiés ces cas soignés et souvent guéris par les psychanalystes sous les dia-
gnostics de « névroses de caractère » –de perversions sexuelles – frigidité – impuis-
sance – de névroses d'échec – de timidité – et plus généralement de « névroses ». Nous
nous expliquerons plus loin sur ce point, en étudiant la théorie psychanalytique des
névroses.
Naturellement les psychanalystes ont étendu leurs études et leurs analyses jus-
qu'aux types intellectuels, au choix d'une profession, etc... Un des aspects les plus
curieux de la métapsychologie freudienne des processus sociaux de sublimation c'est
la psychanalyse de la pensée primitive, soit des mœurs et de la structure sociale des
sociétés archaïques ou primitives (sacrifice, totémique, exogamie, sorcellerie, canni-
balisme, etc ... ) soit des mythes (mythes universels de l'ogre, du Père terrible, des per-
sonnages phalliques, démoniaques, etc ... ).
Enfin certains psychanalystes (notamment REIK, LAFORGUE, de SAUSSURE, etc ...)
voient dans la métaphysique et l'appareil logique de l'esprit des reflets de la libido
sublimée 1.
Pour le moment, sans qu'il soit nécessaire d'insister davantage, il nous a suffi de
bien montrer que le développement instinctivo-affectif du système pulsionnel et son
organisation dans l'Inconscient commanderaient, d'après FREUD et ses disciples, l'es-
prit humain de l'adulte, du savant ou du saint, comme ils conduisent le comportement
…C'est là un des aspects instinctif et primitif de l'enfant dans ses langes, ou gouvernent celui du névrosé. C'est
les plus discutables de la là un des aspects les plus discutables de la « Métapsychologie » freudienne pour qui
« Métapsychologie » freu-
la vie de l'esprit ne serait que le reflet ou même l'effet de l'Inconscient. Nous aurons à
dienne pour qui la vie de
l'esprit ne serait que le examiner ce problème ailleurs. Disons simplement ici qu'une forte réaction contre
reflet ou même l'effet de cette manière de voir s'est inscrite récemment dans le livre d'ODIER 2 et dans l'ouvra-
l'Inconscient… ge de Viktor E. FRANKL 3.

IV. – La Structure de la Personnalité.

Nous avons déjà indiqué ce qu'est la conception freudienne en ce qui regarde la


structure de la personnalité. Au centre de cette personnalité se trouve l'Inconscient
dont le moteur est constitué par les pulsions instinctives et notamment la Libido. Nous
devons cependant jeter un coup d'œil plus attentif sur le schéma fondamental de la
psychologie psychanalytique.
L'appareil psychique est constitué par un système de pulsions instinctives soli-

1. LAFORGUE, Relativité de la Réalité, 1937. - R. de SAUSSURE, Le miracle grec, « Rev, fr. de


Psychanalyse », I, 1938.
2. ODIER, Les deux sources consciente et inconsciente de la vie morale, 1941, 2e édition, 1947.
3- V. E. FRANKL, « Der unbewusste Gott », Vienne, 1948. Ed. Amandus.

124
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

daires des activités et des besoins organiques. C'est l'instance du ça (das Es), le domai-
ne obscur des désirs latents et primitifs de l'animalité. Dans cette couche psychique, le
principe de plaisir (et celui du déplaisir) règne en maître. C'est l'activité dévorante,
insatiable et tyrannique de la Libido bestiale ou des pulsions destructrices.
Au-dessus de cette tendance qui constitue la partie refoulée de l'Inconscient, il y a
l'instance du Sur-Moi (Ueber-Ich) ou de la Censure, instance également inconsciente. Ce
que FREUD appelle le Sur-Moi, (et qu'il place en fait « en dessous » du Moi) c'est, insis-
tons-y, la partie refoulante de l'Inconscient. FREUD fait dériver ces forces refoulantes
inconscientes de l'introjection de l'image parentale : « Le Sur-Moi par un choix unilaté-
ral semble n'avoir adopté que la dureté et la sévérité des parents, leur rôle prohibitif,
…En fait ce que FREUD
répressif, » Ceci demande un éclaircissement. En fait ce que FREUD appelle le Sur-Moi,
appelle le Sur-Moi, mal-
malgré les dénégations de ceux de ses disciples qui sont ou feignent d'être sensibles au gré les dénégations de
reproche d'amoralisme ou d'antimoralisme, c'est un sévère système d'interdictions, c'est ceux de ses disciples qui
la conscience morale de l'homme. Pour lui, la moralité, l'impératif moral simplement sont ou feignent d'être
sensibles au reproche
« hypothétique » ne serait qu'un artifice d'éducation provenant du mécanisme d'intro-
d'amoralisme ou d'anti-
jection 1 ou d'identification lorsque le sujet incorpore à son Moi, la répression qui lui moralisme, c'est un sévè-
vient d'abord d'autrui. C'est un aspect de l'identification. Comme le fait remarquer re système d'interdictions,
DALBIEZ, la célèbre phrase de Mme de SÉVIGNÉ est un exemple frappant du mécanisme c'est la conscience mora-
le de l'homme…
psychologique d'identification : « J'ai mal à votre poitrine ». Mais ici l'identification est
à l'opposé du processus de désir. Quand l'objet du désir ne peut pas être atteint, il est
incorporé, identifié au Moi (je désire mon Père... je suis mon père... je suis en partie
double mon père et moi 2) et c'est l'introjection. L'enfant placé dans la situation univer-
selle du complexe d'Œdipe s'incorpore l'image de ses parents et notamment de celui qui
représente l'autorité, l'interdiction, le châtiment : « Petits enfants, nous avons connu ces
êtres supérieurs qu'étaient pour nous nos parents, nous les avons admirés, craints et plus
tard assimilés, intégrés à nous-mêmes » (FREUD) 3. Ainsi le Sur-Moi est l'héritier direct
du complexe dŒdipe 4. Il s'établit une sorte de « conversion », de « transfert » de l'éner-
gie psychique d'abord tendue vers la réalisation du désir, ensuite employée à le contra-
rier. Tel est le schéma de l'introjection de l'image du « Maître » qui constitue le point de
départ du système refoulant inconscient, de la Censure, disait d'abord FREUD, du
Sur-Moi, a-t-il dit ensuite, sans que cette désignation constituât un progrès bien sensible
pour sa théorie. De là découle la structure de l'appareil psychique inconscient : un sys-
tème de forces refoulées et un système de forces refoulantes.

1. Notion introduite par FERENCZI (1909). Nous renvoyons au passage du petit volume de Ch.
BAUDOUIN des Actualités scientifiques et industrielles, édité par Hermann (1939), que l'auteur
consacre aux débuts de l'introjection selon l'École anglaise, p. 30 à 42.
2. Essais de Psychanalyse, p. 194-196.
3. Essais de Psychanalyse, p. 203.
4. Ibidem, p. 203.

125
ÉTUDE N°6

Tous les débats qui se sont institués et risquent de durer encore longtemps sur
« l'amoralisme » freudien ont tourné sur la notion et la nature du « Sur-Moi ». Si le
« Sur-Moi » est au-dessus du Moi, il est évident que celui-ci est tenu sous la dépen-
…le livre d'O DIER et dance de cette instance inconsciente et primitive et tout idéal du Moi n'est que le pro-
même celui que A. duit d'une conjonction du Sur-Moi 1. Par contre, le livre d'ODIER et même celui que A.
HESNARD vient de publier HESNARD 2 vient de publier tout récemment et qui est si riche en réflexions et obser-
tout récemment …insis-
vations, insistent sur le fait que le Sur-Moi n'est qu'une caricature de la morale, ne
tent sur le fait que le
Sur-Moi n'est qu'une constitue qu'une « prémorale » analogue aux premières ébauches de l'intelligence qui
caricature de la morale, constituent une « prélogique », mais on comprend qu'il y a là un danger inhérent à la
ne constitue qu'une théorie de FREUD et à sa « topique » de l'appareil psychique. Ce danger c'est celui de
« prémorale »…
réduire tous les impératifs moraux à des interdits ou des tabous primitifs et enfantins.
…La seule manière La seule manière d'échapper à cette perspective « amoraliste » pour les psychanalystes
d'échapper à cette pers- qui peuvent être sensibles à ce reproche, c'est de voir dans le « Sur-Moi », un
pective « amoraliste » « Sous-Moi », un « Contre-Ça » contemporain du système pulsionnel lui-même.
pour les psychanalystes
Au-dessus de cet appareil, ou plutôt à sa surface existe l'instance du Moi,
qui peuvent être sensibles
à ce reproche, c'est de c'est-à-dire l'ensemble des fonctions psychiques soumises au principe de réalité, des
voir dans le « SurMoi », fonctions d'adaptation au réel, c'est-à-dire encore l'ensemble des processus psychiques
un « Sous-Moi », un conscients ou préconscients (pouvant être évoqués à la conscience). Si nous avons
« Contre-Ça » contempo-
bien compris la pensée de Freud sur ce point, le Moi, c'est-à-dire le lieu ou plutôt la
rain du système pulsion-
nel lui-même… forme de la conscience, représenterait toutes les opérations et toutes les instances psy-
chologiques non « inconscientes », puisque la psychologie freudienne admet par défi-
nition un Inconscient toujours et nécessairement inconscient. Nous touchons ici à l'un
des points les plus faibles de la psychanalyse ou psychologie de l'Inconscient qui
néglige ou « met de côté » le processus conscient et préconscient dans la même mesu-
re où la psychologie universitaire ignore l'Inconscient. Ce qui caractérise en effet le
plus profondément la conception freudienne de la personnalité humaine, c'est qu'elle
la réduit ou tend à la réduire à n'être qu'un bourgeon de la vie instinctive, comme elle
réduit ou tend à réduire la nature et la structure de l'esprit à un de ses « éléments », à
un de ses « mécanismes de base », reprise assez inattendue, soulignons-le encore, de
la psychologie atomistique...

1. C'est ainsi que H. HARTMAN et R. LŒWENSTEIN dans leurs Comments on the formation of psy-
chic structure, « The psychoanalytic study of the child », 1946, écrivent que la fonction du
« sur-moi », est la formation des « idéaux ». C'est ainsi encore que NACHT dans son récent ouvra-
ge (De la pratique à la théorie psychanalytique, Presse Universitaire, Paris, 1950, p. 27) écrit :
« On voit à quel point le « moi » est tributaire de l'inconscient élémentaire qui lui fournit un
apport constant d'énergie pulsionnelle ». Et comme pour mieux faire saisir encore que le
« sur-moi », selon lui, ne se constitue qu'après le « moi », il ajoute : « C'est cette énergie qui lui
permettra (au « moi ») quand se formera le « sur-moi » etc... ».
Nous pourrions, à foison, multiplier les citations qui montrent bien que pour la plupart des ana-
lystes le « sur-moi » « coiffe » le moi.
2. L'univers Morbide de la Faute, Presse Universitaire, Paris, 1949.

126
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

Le « Moi », c'est-à-dire la conscience, ne figure dans la psychologie freudienne


première que comme une quantité négligeable puisque le moteur du psychisme n'y est
constitué que par le jeu des forces inconscientes. Cette idée est restée très enracinée
même chez ceux qui attribuent le plus d'importance à la « Structure du Moi ». N'est-ce
pas ainsi que doit être interprétée, parmi cent autres du même genre dans tous les tra-
vaux psychanalytiques, cette phrase de NACHT : « Le Moi ne semble pas posséder
d'énergie propre : elle lui vient de l'inconscient 1 ».
Il est juste cependant de marquer quelle révolution s'est opérée à cet égard et dont
on trouvera dans le récent travail de LŒWENSTEIN 2, et un peu plus loin à propos du
mécanisme même de la cure, l'écho sans cesse grandissant. On ne saurait surestimer
cette évolution du mouvement théorique de la Psychanalyse qui, avec F. ALEXANDER,
s'intéresse toujours davantage au développement, à l'importance, à l'existence du Moi,
considéré d'abord par FREUD comme une sorte d' « épiphénomène ».

V. – L'Activité symbolique de l'esprit.

Pour la psychologie freudienne, l'activité psychique dans ses diverses modalités,


sous toutes ses formes et dans toutes ses productions, est le symbole de l'Inconscient.
Nous avons déjà vu que la vie quotidienne était parsemée d'actes et de pensées « signi-
ficatives » de cet Inconscient, que le rêve en était le signe le plus authentique, et même
que notre façon d'entrer en relation avec les autres, notre façon de parler (langage),
notre façon de penser (logique), notre façon d'agir (morale), notre façon de nous repré-
senter le monde (métaphysique et croyances religieuses) constituaient également des …pour Freud la vie psy-
expressions « significatives » et symboliques de notre Inconscient. Si nous ajoutons à chique tout entière n'est
qu'une expression de
cela que notre activité somatique elle-même, dans ses faiblesses ou ses variations, est
l'Inconscient, de telle
également significative ou si l'on veut expressive de notre Inconscient (maladies - sorte que tous les aspects,
maladresses - malaises - efforts - variations des fonctions végétatives, etc ... ), nous tous les actes de notre
pouvons bien affirmer que pour FREUD la vie psychique tout entière n'est qu'une existence somato-psy-
chique sont des signes de
expression de l'Inconscient, de telle sorte que tous les aspects, tous les actes de notre
l'Inconscient qui nous
existence somato-psychique sont des signes de l'Inconscient qui nous anime et nous anime et nous dirige…
dirige. De telle sorte encore que, toujours et sans cesse, dans tous nos actes, nos pen-
sées, le psychanalyste cherche dans l'épaisseur et les arcanes de l' « Inconscient », les
raisons, les causes, les ressorts, les inhibitions, les déterminations, les complexes, dont
dépendent les contenus manifestes de notre vie psychique et les formes mêmes de
notre existence. Certes, sous cette forme bien des psychanalystes hésitent à professer
leur foi freudienne et concèdent qu'il existe « d'autres » facteurs de causalité de l'acti-

1. S. NACHT, La thérapeutique psychanalytique, « Le Médecin français », 1941 n° 4-5.


2. R. LŒWENSTEIN, Les tendances de la psychanalyse, « Évolution psychiatrique », 1948, n° 1.

127
ÉTUDE N°6

vité humaine, mais cela ne peut être qu'en acceptant le risque d'une attitude hérétique
à l'égard du dogme freudien. Admettre en effet la psychologie freudienne et notam-
ment la conception d'un Inconscient, principe de détermination du conscient, c'est bien
admettre que, puisque l'Inconscient est la cause profonde de notre psychisme, celui-ci
n'est, en fin de compte, que l'effet, le signe de celui-là. Et c'est bien ainsi qu'il faut
entendre la conception purement freudienne de l'activité symbolique de l'esprit et du
Moi. La mémoire, l'association des idées, l'organisation des habitudes, nos actions
volontaires, nos actes les plus désintéressés ou les plus libres en apparence comme les
lapsus, les images de nos rêves, nos sentiments, nos passions, nos émotions ne sont
que des expressions de notre Inconscient à la fois refoulant et refoulé.
Le principe de toute explication psychanalytique est de voir dans l'oubli ou l'évo-
cation de nos souvenirs, les fantasmes de notre imagination, les ratés de notre pensée
ou de notre comportement, dans nos désirs, nos craintes, dans les intentions ou les
choix de notre volonté, – des signes d'une mémoire, d'une imagination, d'une intelli-
gence et d'une volonté autonomes et primitives, véritable personnalité seconde incar-
cérée dans l'Inconscient, et exclusivement déterminante de notre personnalité. Le psy-
…Le psychanalyste a hor- chanalyste a horreur du hasard et de la surface. Tout pour lui a un sens caché. Il flai-
reur du hasard et de la re partout le mystère et cherche sous toutes les manifestations psychiques, traitées
surface. Tout pour lui a
comme des symboles les « véritables mobiles », les causes non seulement de leurs
un sens caché…
formes, mais encore de leurs déformations. Si nous nous sommes complu à souligner
et à décrire ce « travers » des psychologues freudiens, c'est qu'en répétant avec eux
La psychanalyse tend à que sous les contenus manifestes il y a les contenus réels, que sous les signes il y a les
une extension indéfinie
choses signifiées, nous admettons bien que leur conception de l'activité symbolique
qui lui nuit, puisqu'elle se
heurte nécessairement, à repose, certes, sur une base réelle, mais aussi que, pour si justifiée qu'elle soit (et, nous
un certain niveau, à une le croyons, en grande partie justifiée, comme nous aurons l'occasion de le dire, quand
impossibilité logique et nous examinerons à la fin de ces Études la valeur scientifique et morale de la psycha-
de fait : la limite que le
nalyse), elle tend à une extension indéfinie qui lui nuit, puisqu'elle se heurte nécessai-
Moi conscient impose à
l’Inconscient… rement, à un certain niveau, à une impossibilité logique et de fait : la limite que le Moi
conscient impose à l’Inconscient. Cette impossibilité constitue l'impasse dans lequel
se débat actuellement la doctrine freudienne.

§ II – TECHNIQUE PSYCHANALYTIQUE

C'est en découvrant le sens de certaines manifestations psychiques que FREUD est


parvenu d'abord à les modifier, ensuite à les comprendre. C'est dire que la technique
de la psychanalyse est la base même, le point de départ du système, plutôt que son
aboutissement. Nous allons d'abord envisager la méthode elle-même dans les applica-
tions pratiques, et ensuite nous étudierons rapidement les processus du défoulement au
point de vue théorique.

128
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

I.– L'Analyse:

Elle repose sur trois techniques, à vrai dire inséparables mais d'importance inéga-
le : les associations de mots – l'onirocritique – et l'association libre

La méthode des mots inducteurs (à laquelle on peut rattacher également la …Les mots inducteurs…
méthode du « test de Rorschach ») a été anciennement employée, notamment par
l'école de Zürich. Elle a été rapidement délaissée. Elle consistait à éveiller par des
mots des associations d'idées ou d'autres mots. Les réactions ainsi obtenues sont ran-
gées soit dans la catégorie des associations intrinsèques fondées sur une ressemblan-
ce essentielle entre le sens du mot stimulation et du mot-réaction (coordination, par
exemple pomme-poire – prédication, par exemple serpent-venimeux – dépendance
causale, par exemple chagrin-larmes), soit dans la catégorie des associations extrin-
sèques (couplement formel plume-plumeau – ressemblance phonétique : encre-ancre
– rime : carte-charte), soit dans la catégorie des rapports mixtes (rapports médiats ou
indirects : associations dépourvues de sens – absence de toute réaction – ou simple
répétition du mot indicateur). Les réponses du sujet le classent soit dans le type objec-
tif, à prédominance de réactions impersonnelles déterminées, soit par le sens objectif
du mot ou par ses caractères linguistiques, soit dans le type subjectif à caractère égo-
centrique qui se manifeste dans les associations prédicatives et surtout dans les
constellations. Ce sont ces constellations idéo-affectives qui ont la plus grande signi-
fication pour le psychanalyste 1.
La méthode d'analyse des rêves ou onirocritique est la pièce maîtresse de toute …L'analyse des rêves ou
onirocritique est la pièce
psychanalyse. Le sujet évoque un rêve dans tous ses détails et il est prié ensuite d'as-
maitresse de toute psy-
socier librement ses idées sur chaque détail évoqué à la mémoire. Il se produit alors chanalyse…
généralement un débloquage des souvenirs inhibés et un envahissement progressif
d'images ou de représentations qui explicitent le thème fondamental du rêve. Les rap-
prochements opérés par le sujet lui-même, les constellations idéo-affectives qui se
révèlent peuvent ainsi restituer la signification générale du rêve par rapport aux com-
plexes dont il est l'expression symbolique. L'analysé cherche lui-même des interpréta-
tions de ce symbolisme et ses tâtonnements, ses résistances, ses « scotomisations »,
ses « sur-déterminations », ses « images-écrans », etc... se déroulent devant le psy-
chanalyste, à peu près muet, et lui permettent de pénétrer dans le mécanisme profond
de l'élaboration du rêve et par conséquent des processus de l’Inconscient dont il
témoigne. A cet égard, l'analyse du rêve opère « au ralenti », en sens inverse et en plei-

1. Nous avons insisté sur ce point pour bien montrer que la méthode des associations verbales
n'exclut pas la possibilité d'associations autres que celles de type « complexuel ». Nous avons
puisé les éléments de cet exposé dans le chapitre XXIII du traité de JONES.

129
ÉTUDE N°6

ne clarté sur le travail synthétique de formation, qui, lui, s'est opéré d'un seul coup
pendant le sommeil. Comme sur un cliché photographique plongé dans un bain révé-
lateur, certains détails se précisent, s'enchaînent et se rejoignent pour composer les
Figures signifiées. C'est un puzzle de substance vive qui se construit par un lent tra-
…Quiconque n'a jamais vail de patience et s'éclaire brusquement de vives et fulgurantes illuminations.
analysé un rêve ne peut se Quiconque n'a jamais analysé un rêve ne peut se faire une idée du travail complexe
faire une idée du travail
que représentent et ce rêve et l'analyse qui le reproduit et le reconstitue en sens inver-
complexe que représentent
et ce rêve et l'analyse qui se. Le sujet qui « associe » autour des images de ce rêve est dans une sorte d'état d'hyp-
le reproduit et le reconsti- nose, état analogue à celui où nous nous trouvons quand nous laissons flotter notre
tue en sens inverse… esprit au gré de ses fantasmes, durant la rêverie 1.
C'est précisément cet état de relâchement et d'automatisme psychique qui est
recherché dans la méthode des associations libres, qui est « la règle d'or » de toute
psychanalyse. Le sujet pense tout haut, incorporant pour ainsi dire la présence du psy-
chanalyste à sa propre pensée sans en être gêné. Quand l'association libre atteint son
degré maximum de liberté, non seulement la présence du psychanalyste, mais même
le contrôle de la censure du sujet disparaissent : ce qui parle alors, c'est presque direc-
tement l'Inconscient du sujet. Le psychanalyste note alors les points autour desquels
s'ordonnent les associations, et il pénètre avec le malade lui-même dans le secret de
son Inconscient. Naturellement, cette liberté d'association idéale est très rare. Au début
des analyses, on ne l'obtient jamais et sa possibilité indique que les « résistances » ont
cédé ; elle est un test autant qu'un moyen de guérison.
Tels sont les trois procédés habituels. Tous trois sont à la base des procédés de
dévidement des contenus de conscience sans retenue. Les résistances qui s'opposent à
cet exercice, le plus libre possible, d'associations retiennent principalement et presque
exclusivement l'attention du psychanalyste, de même que toutes les manifestations de
l'Inconscient – lapsus, actes manqués, actes symptomatiques, etc...
L'ensemble de ces procédés d'analyse sont utilisés au cours des séances de psy-
…Les séances durent une
heure. Elles sont le plus chanalyse. Ces séances durent une heure. Elles sont le plus rapprochées possible (au
rapprochées possible (au moins trois fois par semaine) parfois, surtout au début, elles doivent être quotidiennes.
moins trois fois par Le sujet est étendu sur un divan, ayant le psychanalyste derrière lui, de façon à être le
semaine) parfois, surtout
moins gêné possible par sa présence, à être placé dans une situation qui favorise l'as-
au début, elles doivent
être quotidiennes. Le sociation libre. Contrairement à ce que beaucoup de profanes croient, l'attitude du psy-
sujet est étendu sur un chanalyste est celle d'un observateur impartial et silencieux, indulgent mais réservé. Il
divan … se borne à orienter de temps en temps les associations et à proposer, quand le travail
spontané de prise de conscience des processus inconscients lui paraît assez avancé, des

1. Au lieu de travailler sur le rêve fait, le psychanalyste peut travailler sur le rêve en train de se
faire par l'emploi de la méthode du Rêve éveillé (R. DESOILLE, Exploration de l'activité sub-
consciente par la méthode du rêve éveillé, Paris, éd. d'Artrey, 1938).

130
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

interprétations qui découlent déjà des interprétations amorcées dans l'esprit du patient. …proposer des interpré-
Naturellement ces séances sont très diverses : parfois le « matériel » est très abondant, tations qui découlent déjà
des interprétations amor-
parfois il est nul et la séance se passe dans un silence total, symptomatique de l'ac-
cées dans l'esprit du
croissement des résistances, de la négativation du transfert, etc... patient…
Les conditions exigées d'un psychanalyste pour être un bon analyste sont: d'abord
être lui-même psychanalysé 1 pour ne pas participer aux résistances et aux divers « tru-
quages » de l'Inconscient du malade, savoir, au contraire, les déjouer, et ne pas apporter
…[ L'analyse laïque ] a
dans l'analyse la projection de son propre Inconscient, – ensuite, d'être informé de la ouvert le cercle psycha-
théorie psychanalytique, – enfin, devrions-nous dire, il doit être médecin et médecin psy- nalytique à une foule de
chiatre. Cette dernière condition, que le bon sens exige, non seulement n'est pas requise « psychanalystes », qui
n'ont aucune idée de ce
de FREUD, mais a même été formellement répudiée par lui, ce qui a ouvert le cercle psy-
qu'est la clinique psycho-
chanalytique à une foule de « psychanalystes », qui n'ont aucune idée de ce qu'est la cli- pathologique; de telle
nique psychopathologique; de telle sorte que les problèmes qui sont soumis à leur saga- sorte que les problèmes
cité sont dangereusement mutilés et incompris, pour n'être point sinon confondus au qui sont soumis à leur
sagacité sont dangereuse-
moins confrontés avec ceux qui constituent l'objet de la psychopathologie.
ment mutilés et incom-
Quant au sujet psychanalysé, il doit être assez jeune pour que son psychisme soit pris…
encore plastique ; il doit être aussi assez intelligent et enfin il doit payer des séances
de psychanalyse pour stimuler son effort de libération et garantir sa persévérance 2. …la durée du traitement,
elle est généralement très
Quant à la durée du traitement, elle est généralement très longue et dure toujours
longue et dure toujours
plusieurs mois, et même plusieurs années. On sait à ce propos que STECKEL s'est fait plusieurs mois, et même
le champion des psychanalyses courtes. FERENCZI et RANK (1924) ont préconisé des plusieurs années…

1. K. JASPERS dans son récent et violent « factum » antifreudien (Zur Kritik der Psychoanalyse,
« Nervenarzt », 20 novembre 1950) fait un grief aux « Sectes » psychanalytiques d'imposer non
seulement un dogme, mais une foi et d'en faire la condition même de l'exercice de la pratique psy-
chanalytique. Il souligne que « en dernière analyse », si l'on peut s'exprimer ainsi, l'analyse didac-
tique n'est régulièrement terminée que lorsque le candidat est parvenu à récipiscence, lorsqu'il
s'est identifié à son analyste et que, pour soi disant dégager sa personnalité, il s'en remet à un
autre du soin de la former. Cette abdication de sa propre liberté comme fondement à l'aptitude
d'analyser autrui lui paraît constituer un dangereux péril. C'est ce que pour notre propre compte
nous avons toujours pensé. Il est certes souhaitable que la technique psychanalytique s'apprenne
et l'analyse didactique est certainement la meilleure école, mais reste à savoir si toutes les garan-
ties exigées pour l'initiation ne dépassent pas leur but. A cet égard, il est certainement regrettable
que FREUD ait commis l'immense erreur de consacrer de son autorité l'exercice de la psychanaly-
se hors du cadre de la médecine. Si la psychanalyse était considérée simplement comme une
forme de l'art de guérir, si les psychanalystes renonçaient à ce particularisme qui leur fait et leur
fera tant de tort, les garanties d'une spécialisation médicale n'exigeraient certainement pas autant
de « rites ».
2. Ceci est incontestablement juste du point de vue psychologique et il serait grossier de prétendre
qu'il y a dans l'établissement de cette règle seulement un souci d'intérêt matériel. Mais le carac-
tère absolu qu'on a voulu lui donner peut paraître excessif, car tous, nous connaissons des psy-
chanalyses conduites en dehors de ce que nous pourrions appeler cette « règle d'argent » et qui
ont, peut-être, réussi aussi bien que celles qui s'y sont conformées.

131
ÉTUDE N°6

techniques « actives ». CODET, chez nous, a conseillé également des psychothérapies


d'inspiration psychanalytique de quelques semaines. Nous croyons qu'en pratique, les
psychanalystes recourent beaucoup plus souvent qu'on ne le croit ou qu'ils ne le disent,
à ces sortes de méthodes accélérées, pour toutes sortes de raisons pratiques et peut-être
aussi parce qu'ils savent que certaines psychanalyses très longues n'aboutissent pas, ne
se terminent pas. Mais c'est surtout F. ALEXANDER (1937 et 1944) qui ces dernières
années a orienté la technique psychanalytique vers une psychothérapie plus brève et
…il y a de plus en plus
des partisans de l' « inter- « activiste »1. Ceci nous conduit à dire un mot de la nécessité doctrinale pour le psy-
ventionnisme » thérapeu- chanalyste de s'abstenir de toute psychothérapie active. C'était là une règle freudienne
tique, c'est-à-dire d'une absolue : le défoulement obtenu par le transfert seul doit opérer la guérison des symp-
intervention directe, acti-
tômes. Cependant, il y a de plus en plus des partisans de l' « interventionnisme » thé-
ve et directive sur le plan
du Conscient (BIBRING). rapeutique, c'est-à-dire d'une intervention directe, active et directive sur le plan du
Conscient (BIBRING). On peut se demander en effet si la psychanalyse ne doit pas se
On peut se demander en terminer par une psychosynthèse (BJERRE) réformatrice et rééducative. Quoi qu'il en
effet si la psychanalyse ne
soit, il n'était pas inutile de souligner, jusqu'où va la doctrine freudienne quand elle
doit pas se terminer par
une psychosynthèse assigne au psychanalyste un rôle de simple « catalyseur », et qu'elle lui défend de
(BJERRE) réformatrice et prendre à l'égard du patient cette attitude de « directeur » qu'on lui prête si générale-
rééducative… ment et qui demeure si contraire à la rigoureuse règle de son orthodoxie 2.

II. – La Dynamique du défoulement ou Catharsis. Le Transfert.

Tout processus inconscient qui parvient à être évoqué à la conscience perd son
pouvoir d'action. Telle est la première proposition, d'où FREUD est parti, qui demeure
fondamentale dans ses conceptions psychopathologiques et qui est restée longtemps la
base de la technique psychanalytique. C'est la force refoulante de l'Inconscient, de la
« Censure » ou du « Sur-Moi », qui incarcère dans l'Inconscient tel ou tel « com-
plexe ». Comment peut être rompu, dès lors, cet équilibre? Par la méthode psychana-
lytique que nous venons d'exposer dans ses grands traits : par la méthode des associa-
tions « libres », le complexe inconscient est assiégé et forcé à « sortir » de son retran-
chement. Dès que le patient entrevoit le sens des métaphores, des déplacements, des

1. Fr. ALEXANDER, Psychoanalysis of the total personality, « Nervous and Mental Diseases
Monographs », n° 52, 1933. On se rapportera au sujet des modifications de la technique aux dis-
cussions du Symposium des Résultats thérapeutiques (« Intern. Zeitsch. Psychanalyse », 1937, n°
1 – « Internationnal journal of Psychan. », 1937, n° 2-3) et au livre de S. LORAND, The Technique
of Psychoanalytic therapy, 1947.
2. De nouvelles techniques de « psychanalyse collective » ont vu le jour et semblent aux U. S. A.
avoir gagné la faveur de certains Psychothérapeutes. La plus connue est le « Psychodrame » de
MORENO ; mais il existe d'autres variantes : discussions analytiques, pseudotraumatismes com-
plexuels cathartiques, scénarios destinés à obtenir une « abréaction » violente des complexes
etc.... Les essais de Narcoanalyse qui ont été si efficaces pendant la guerre prétendent jouer sur
le clavier de l'Inconscient des psychanalyses abrégées.

132
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

subterfuges dont son Inconscient use, il apprend à le déjouer et pénètre, de ce chef,


dans la réalité vraie de ses tendances pulsionnelles et de leur organisation com-
plexuelle. L'édifice s'écroule, les résistances tombent, et l'angoisse, la gêne qui l'étrei-
gnaient se résolvent : tel est le mécanisme de la catharsis. La méthode psychanaly-
tique ne parvient à ce résultat qu'au travers d'un grand nombre de péripéties que
constituent les processus de résistance. Ces résistances marquent l'adhérence profon-
de de toute la personnalité à l'instance inconsciente, au jeu du refoulement. La liqui-
dation de ces résistances constitue le travail majeur d'une analyse. Cependant le
mécanisme curateur du défoulement, le premier envisagé par FREUD s'est trouvé
dépassé par la pratique psychanalytique.
Il doit se produire au cours d'une analyse, en effet, un phénomène encore plus
important, condition profonde de la liquidation des résistances : un déplacement des
forces psychiques. Fixées d'abord sur l'Inconscient et les complexes affectifs, elles
investissent l'angoisse, l'inhibition, certaines idées ou certains actes conscients ou bien
elles se dépensent en pensées ou actions de dérivation. Il existe donc un foyer des
forces qui entravent la bonne adaptation du sujet et son libre épanouissement. Tout
l'effort de la psychanalyse va consister à libérer ces forces néfastes et à les orienter
vers un but plus utile. Le premier acte et le plus important de ce processus de libéra- …Le premier acte et le
tion des forces refoulantes, c'est le transfert (Uebertragung). Le transfert de la libido, plus important de ce pro-
cessus de libération des
c'est-à-dire des forces de l'Inconscient sur la personne du psychanalyste est une phase
forces refoulantes, c'est le
primordiale de la dynamique du défoulement. Il a pour double objet de diminuer la transfert (Uebertra-
puissance des forces refoulantes et de rendre disponible les énergies refoulées pour gung)…
leur meilleure utilisation. Lorsque le transfert s'opère correctement, le processus de …Lorsque le transfert
s'opère correctement, le
défoulement s'effectue avec plus de rapidité et de facilité. Le travail de l'analyse s'opè-
processus de défoulement
re alors « à chaud » et « dans l'actuel », comme dit excellemment NACHT 1. Parfois, au s'effectue avec plus de
contraire, les résistances du sujet s'exagèrent sous forme d'agressivité projetée sur le rapidité et de facilité. Le
psychanalyste (transfert négatif). Parfois aussi l'Inconscient du sujet s'identifie par le travail de l'analyse s'opè-
re alors « à chaud » et
mécanisme de l'introjection au psychanalyste et cette assimilation, quand elle s'opère
« dans l'actuel »…
mal ou trop tôt, au lieu de rendre possible le déplacement des forces de l’Inconscient,
les fixe au profit de l'idéal du moi névrotique. Dans le couple psychothérapique que
composent analyse et analyste, celui-ci joue le rôle d'un personnage écran. C'est sur
lui que se projette l'Inconscient du sujet analysé, que cette projection prenne le carac-
tère d'une identification aux images oedipiennes ou d'une fixation des valeurs affec-
tives rendues libres par le travail analytique. C'est quand le transfert est achevé, que le
psychanalyste incorporé à tout le système pulsionnel et chargé de toutes les valeurs
libidinales complexuelles, véritable bouc émissaire de l'angoisse névrotique, redevient
neutre et objet d'une relation affective libre, que le résultat cathartique est atteint.

1. NACHT, La thérapeutique psychanalytique, « Le Médecin français », mars 1947.

133
ÉTUDE N°6

Mais il y a plus encore : le deuxième acte corollaire et presque contemporain du


précédent est l'intégration du refoulé au moi. Il repose (selon un mot de NACHT) sur
l'acceptation puis l'intégration de ce qui émerge de l'inconscient 1. Ainsi le « retour du
refoulé » doit subir une transformation, une assimilation qui le rende utilisable comme
tel par le Moi. Autrement dit, l'analyse crée une nouvelle situation qui engage dans de
nouvelles perspectives le passé et l'infrastructure inconsciente de la personnalité. C'est
en ce sens que le rôle et l'intégrité du Moi sont capitaux. ALEXANDER (1937) a, répé-
tons-le, beaucoup insisté sur la notion de « force du Moi » qui, en dernière analyse, se
confond, dit-il, avec le courage. Pour lui l'analyse suppose l'abréaction ou reproduc-
tion extériorisée du passé, la connaissance intellectuelle des faits et de leurs rapports,
le souvenir senti du vécu, c'est-à- dire qu'elle exige bien le défoulement mais aussi et,
peut-être surtout, la prise de possession du défoulé par la synthèse du Moi. C'est en ce
sens, répétons-le, que la méthode découverte par FREUD et définie par lui comme une
Psychanalyse tend à devenir une Psychosynthèse. (C. G. JUNG).

L'étude des processus de défoulement, comme le problème du symbolisme ont


donné lieu à de violentes polémiques et à des critiques souvent très approfondies de la
conception freudienne. Nous n'en retiendrons ici que trois sans d'ailleurs nous y attarder.

Le retour du défoulé à la conscience a-t-il une action thérapeutique par


lui-même? FREUD et son école ont d'abord affirmé que oui ! Il semble cependant exis-
ter des cas d'analyses, où malgré l'abondance extrême du matériel défoulé, les symp-
tômes névrotiques ne disparaissent pas. C'est le cas de ces analyses interminables qui
échouent ou tournent en rond. Certes les psychanalystes disent alors que le défoule-
ment n'a pas été entièrement obtenu, que le transfert s'est mal opéré, qu'il existe des
« surdéterminations », une atteinte du « moi », etc... Mais le fait cependant ne paraît
pas niable. Inversement dans certaines cures accélérées, type STECKEL, FERENCZI,
CODET, ALEXANDER, le défoulement n'est pas total et le résultat thérapeutique est
cependant atteint. Une grande partie des troubles mentaux, d'autre part, se présentent
…O. RANK (1937) estime comme un défoulement spontané des complexes de l'Inconscient (schizophrénie,
que la prise de conscience délires hallucinatoires, etc) et ce sont précisément ceux qui se montrent les plus
est plutôt qu'un mécanisme rebelles... Ceci montre que le défoulement, comme nous l'avons souligné, n'est qu'une
curateur, un indicateur de
partie du travail psychothérapique curateur. C'est dans ce sens que O. RANK (1937)
la modification écono-
mique survenue dans les estime que la prise de conscience est plutôt qu'un mécanisme curateur, un indicateur
quantités d'énergie en pré- de la modification économique survenue dans les quantités d'énergie en présence
sence (BAUDOUIN)… (BAUDOUIN).

1. NACHT, Du Moi et de son rôle dans la thérapeutique psychanalytique, « Revue fr. de


Psychanalyse », 1, 1948.

134
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

L'action thérapeutique de l'analyse ne dépend-elle pas d'une simple suggestion?


Nous ne pouvons ici mieux faire que de citer ce que JONES a dit excellemment à cet
égard dans l'étude très approfondie qu'il a consacrée à cet important problème 1.

« Le terme de suggestion recouvre deux processus : la « suggestion verbale » et


la « suggestion affective », celle- là étant la condition nécessaire sans laquelle l'action …De la suggestion…
de celle-ci est impossible. La suggestion affective est un rapport qui dépend du trans-
fert de certains processus affectifs positifs se déroulant dans la région inconsciente de
l'esprit... La suggestion joue le principal rôle dans toutes les méthodes de traitement
des psychonévroses à l'exception de la méthode psychanalytique. Elle agit en mettant
en liberté les désirs réprimés, qui viennent ainsi se manifester sous la forme de symp-
tômes, et en leur offrant la possibilité de s'attacher à l'idée du médecin : psychologi-
quement parlant cela signifie la substitution d'un symptôme à un autre, le malade tom-
bant sous la dépendance psycho-sexuelle du médecin. Il en résulte pour le malade un
bénéfice souvent temporaire, parfois permanent. Mais dans les cas graves cette sub-
stitution d'un symptôme à un autre est inopportune et nuisible. La psychanalyse, au
contraire, libère des tendances refoulées en les rendant conscientes et en les orientant
par la sublimation vers des fins utiles, non sexuelles, sociales » (p. 489).
« La suggestion est essentiellement un processus libidinal, dû à l'unification des
différentes formes du narcissisme et de ses différents dérivés. Cette unification a pour
condition le renoncement aux impulsions allo-érotiques refoulées. Et ce renoncement,
à son tour, est rendu possible par une régression de la libido dans le sens de l'autoéro-
tisme. Lorsque le narcissisme primitif est ré-évoqué et réanimé directement, on se
trouve en présence de ce qui peut être qualifié d'auto-suggestion ; dans l'hétéro-sug-
gestion, au contraire, il existe une phase préalable dans laquelle l'idéal du moi se trou-
ve ramené à l'idéal du père qui lui est antérieur » (p. 510-511).

Autrement dit, les psychanalystes acceptent l'idée qu'ils « font de la suggestion »,


mais à condition que l'on veuille bien admettre que « faire de la suggestion », c'est en
fin de compte manœuvrer, parfois sans le savoir, les leviers de l'Inconscient dont le
psychanalyste, lui, joue directement et en connaissance de cause.
Quelle garantie a-t-on de ne pas se tromper dans le travail d'interprétation? Cette
question, corollaire des problèmes que nous pose l'étude de l'activité symbolique de
l'esprit est celle des critères de l'interprétation psychanalytique. Aussi y revien-
drons-nous plus tard quand nous étudierons ailleurs la valeur scientifique de la psy-
chanalyse. Nous nous contentons de renvoyer ici à l'ouvrage de H. HARTMANN 2 . au
livre de M. DALBIEZ, à la conférence de M. ODIER et à la discussion qui l'a suivie 3.
D'un mot nous pouvons dire qu'il semble exister, en effet, des critères démonstratifs et
probants de l'interprétation psychanalytique et par conséquent du travail correct de
refoulement. Mais personne ne pourra être entièrement convaincu, s'il ne réalise

1. Traduction française, p. 441 à 516.


2. H. HARTMANN, Die Grundlagen der Psychoneurosen, Thieme, Leipzig, 1927.
3. L'Évolution psychiatrique, 1939, fasc. II. La phéno-analyse et les critères de l'interprétation
psychanalytique.[NdÉ: 1939, XI, 2: 39-83]

135
ÉTUDE N°6

…personne ne pourra lui-même cette expérience véritablement convaincante qui consiste à conduire une
être entièrement convain- analyse 1. En dehors des critères « scientifiques » signalés par DALBIEZ, de similitude,
cu, s'il ne réalise
de vérification, d'évocation et de fréquence, il reste le plus important, purement intui-
lui-même cette expérience
véritablement convain- tif, celui que DALBIEZ appelle de convergence et que nous appellerions plutôt le critè-
cante qui consiste à re thématique, inséparable de cet art qu'est la technique analytique 2.
conduire une analyse… Nous pouvons donc conclure que la technique psychanalytique, même si elle
n'obtient pas les résultats thérapeutiques qu'on lui attribue généralement (et peut-être
en grande partie à tort), est une excellente méthode psychothérapique. Elle justifie en
tout cas pleinement l'importance de la psychologie de l'Inconscient.

§ III – LA PSYCHOPATHOLOGIE FREUDIENNE

C'est de l'étude des Névroses que FREUD est parti, rappelons-le encore une fois.
De là, il a édifié une Psychologie et précisé une Technique. Nous devons maintenant
envisager comment cette Psychologie et cette Technique lui ont permis, à lui et à ses
élèves, de présenter une conception générale de la Psychopathologie 3. Nous divise-
rons cet exposé en deux paragraphes : l'étude de la structure des états psychopatholo-
giques du point de vue de la psychologie freudienne, – la théorie psychogénétique des
Névroses et des Psychoses.

1. Nous nous sommes toujours étonnés du peu de curiosité des psychiatres en général, pour la
technique même de l'analyse. C'est pourtant la seule façon de se faire une opinion sur la valeur
de la psychanalyse. Cette technique est particulièrement simple dans les cas de délire, où la vie
inconsciente est pour ainsi dire « à fleur de peau », où le matériel psychanalytique est encore plus
abondant et plus accessible que dans un rêve. Cela nous paraît un exercice facilement réalisable
pour tous les psychiatres. Nous avons nous-mêmes tiré le plus grand bénéfice de quelques ana-
…Nous avons nous-
lyses poursuivies pendant des mois. Le milieu de l'asile, par ses défenses naturelles et la situation
mêmes tiré le plus grand morale du médecin, permet d'ailleurs d'éviter les inconvénients de la cure libre (réactions
bénéfice de quelques ana- anxieuses, irrégularités, désintérêt) et facilite certainement beaucoup le processus de transfert.
lyses poursuivies pendant Nous pensons qu'une petite expérience de ce genre éviterait à beaucoup de parler de la psycha-
des mois… nalyse, simplement par oui-dire, et permettrait également à beaucoup une connaissance bien plus
approfondie de la psychopathologie des délires. Quant aux résultats thérapeutiques, s'il n'y faut
pas toujours compter, notre expérience nous a montré qu'ils étaient loin d'être négligeables et
sont parfois même surprenants.
Nous avons récemment trouvé sous la plume à DARCY MENDUÇA UCHOA (Arquivos de
Neuro-Psychiatria, Brésil, 1950) un point de vue qui se rapproche beaucoup du nôtre. Sa brève
étude conclut à la nécessité d'organiser des services de psychanalyse dans les hôpitaux psychia-
triques. Nous pensons que les thérapeutiques psychanalytiques de groupe telles qu'elles existent
à Paris (DIATKINE, LEBOVICI, PASCHE, etc ... ) indiquent dans quelle voie les progrès doivent être
réalisés.
2. Cf. Notre étude Réflexions sur la valeur scientifique et morale de la Psychanalyse,
« Encéphale », 1939, 1, n° 4
3. C'est généralement aux Névroses que la théorie Psychanalytique est appliquée. Certains
Psychanalystes (JUNG, ABRAHAM, S. RADO, M. KLEIN , etc. et FREUD lui-même) ont tenté d'inter-
préter les Psychoses dans le même sens. Le travail de M. GLOVER, Psychoanal. approach to the
classif. of mental diseases, « J. Mental Sc. », 1932, est un des plus caractéristiques de ces efforts.

136
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

LES MÉCANISMES INCONSCIENTS DES ÉTATS PSYCHOPATHOLOGIQUES.

Certes, les études psychanalytiques se sont plus particulièrement appliquées à la


pathologie des névroses, mais elles se sont intéressées aussi aux psychoses, et c'est
l'ensemble de la psychopathologie psychanalytique que nous voudrions brièvement
exposer ici.

I.– Les caractères et comportements psycho-sexuels.

Nous avons déjà parlé plus haut, à titre d'exemple, du « caractère anal », du carac-
tère narcissique, des traits du caractère relevant des complexes d'Œdipe ou d'autopu-
nition. Tous ces développements complexuels de la personnalité se manifestent sous
forme de « névroses caractérielles », de « personnalités psychopathiques », de
« névroses d'échec », etc... Mais nous n'y insisterons pas ici. Ce qui retiendra spécia-
lement notre attention, au contraire, c'est la structure des « anomalies » de la vie
Inhibitions et perversions
sexuelle soit sous forme d'inhibitions sexuelles, soit sous forme de perversions de la vie sexuelle…
sexuelles (« pulsions partielles »).
Les inhibitions sexuelles constituent des troubles parfois très graves qui frappent
de gêne et parfois d'interdit l'activité sexuelle normale. Il existe un premier type cli-
nique : c'est celui du tabou sexuel, investi d'angoisse, qui engendre la timidité, la
pudeur paralysante, l'anxiété et la crainte exagérée, en ce qui concerne l'exercice des
fonctions sexuelles. Les plus fortes inhibitions se rencontrent à propos de l'impuis-
sance chez l'homme, de la frigidité chez la femme. Qu'il s'agisse d'impuissance totale
par manque d'érection, ou partielle (éjaculation précoce ou retardée), ou de frigidité,
on retrouve dans la structure de ces phénomènes une intensité anormale, une survi-
vance des complexes de castration, en rapport avec le complexe d'Œdipe, ou encore
de fortes tendances auto-érotiques ou homosexuelles, qui détournent inconsciemment
la fonction sexuelle de son objet normal et de son exécution complète ou enfin, dans
certains cas plus nettement obsessionnels, un désir inconscient d'autopunition et un
sentiment inconscient de culpabilité.
Les perversions sexuelles ou déplacements objectaux anormaux de la sexualité se
présentent, soit comme des fixations ou des régressions de la Libido à une phase
archaïque de l'évolution des instincts, soit comme des développements anormaux et
anarchiques des « pulsions partielles ».
Ces fixations de la Libido, peuvent se faire au stade auto-érotique, oral, anal ou
uréthral : coprophilie, ondinisme, recherche des plaisirs anaux, sadisme et masochis-
me, – soit au stade génital auto-érotique : masturbation, – soit au stade narcissique :
homosexualité narcissique, exhibitionnisme, – soit au stade hétéro-érotique du com-

137
ÉTUDE N°6

plexe d'Œdipe . homosexualité par identification avec l'objet du premier choix objec-
tal (la mère pour le garçon, par exemple).
Les développements anormaux des pulsions partielles consistent en ceci que cer-
taines pratiques ou émotions faisant partie des « plaisirs préliminaires » (Vorlust) cessent
d'être de simples « moyens », pour devenir des « fins » : voir, être vu, frôler, plaisirs
venant des objets liés à l'objet aimé (voyeurisme, exhibitionnisme 1, fétichisme, etc ... ).
Naturellement les deux séries de faits ne peuvent pas être complètement distin-
gués, car les raisons du développement de certaines pulsions partielles sont précisé-
ment des fixations à des stades dont ces pulsions sont essentiellement contemporaines.
On voit le schéma général de la structure de ces perversions. Certaines de par leur
importance (inversion sexuelle, sado-masochisme, exhibitionnisme) constituent des
domaines privilégiés pour des investigations psychanalytiques et ont donné lieu à des
milliers d'études et d'analyses. L'étude de ces fixations instinctives, ces pulsions tyran-
niques, obsédantes, électives, qui façonnent la personnalité entière du sujet selon des
types humains éternels se prête, en effet, à des développements historiques, mytholo-
giques, sociologiques, esthétiques infinis. Et ce n'est pas un des moindres mérites de
la Psychanalyse, d'avoir suscité un approfondissement considérable du sadisme, du
masochisme, du don Juanisme, et de l'homosexualité.
…À propos du masochis- Nous désirons ici simplement développer quelque peu ce qui a trait au masochis-
me… me cette perversion touchant le plus profond de la vie psychique au point de conver-
2

gence du plaisir et de la douleur là où s'épanouit cette « fleur du mal » par quoi se défi-
nit l'« érotisation de la douleur ».
L'École psychanalytique distingue avec FREUD le masochisme érogène, le maso-
chisme féminin et le masochisme moral. Ces diverses formes de conduite masochiste
étant dérivées du masochisme primaire.
Le masochisme primaire est en effet, comme nous l'avons vu, fondamental. Voici
d'après FREUD 3 son point d'application à la couche instinctuelle primitive :

« La peur d'être dévoré par l'animal-totem (père) a son origine dans l'organisation
orale primitive ; le désir d'être battu par le père dans la phase suivante sadique anale ;
la représentation de la castration quoique reniée plus tard, figure dans le contenu des
fantasmes masochistes, comme un résidu du stade d'organisation phallique ; quant aux

1. Cf. notre étude n° 12, consacrée à cette perversion.


2. Naturellement celui-ci est intimement lié au sadisme, c'est-à-dire à la libération de la compo-
sante agressive partielle de la libido chaque fois qu'à celle-ci est opposé un refus de satisfaction.
Tant il est vrai que le sadisme est « le réservoir du masochisme » (NACHT). C'est aux rapports de
NACHT et de LŒWENSTEIN (10e Conférence des Psychanalystes de langue française, 1938) que
nous nous référons pour cet exposé. Une nouvelle édition du rapport de NACHT, «Le
Masochisme », vient d'être publiée à Paris, 1948 (Édit. Le François).
3. FREUD, Le problème économique du Masochisme, 1924. Trad. française « Revue de
Psychanalyse », 1928.

138
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

situations du rôle passif dans le coït et l'accouchement qui sont caractéristiques à la


féminité, c'est naturellement de l'organisation génitale qu'elles proviennent. »
Nous avons précédemment souligné que pour FREUD c'est une partie de l'instinct des-
tructeur qui retenue et déversée vers soi constitue la pulsion masochiste fondamentale.
Le masochisme érogène ou perversion masochiste proprement dite a tiré son nom
des confessions de SACHER MASOCH 1. On connaît dans les « Confessions » de
ROUSSEAU 2 ce comportement masochiste typique de Jean-Jacques à l'égard de Mlle
Lambercier. NACHT cite dans son rapport une magnifique observation tirée de la
Psychopathia sexualis de KRAFFT-EBING, un exemple de masochisme homosexuel
emprunté à MOLL et rapporté également par KRAFFT-EBING et enfin le cas publié par
R. DUPOUY 3. Il n'est guère besoin de rappeler ici les techniques habituelles de cette
perversion. Recherche des positions érotiques passives dont « l'equus eroticus »
constitue l'image la plus saisissante, flagellation, éperons, coups de cravaches, humi-
liations, fessées, fustigation, s'associent au fétichisme du soulier, des bottes et aux fan-
tasmes du châtiment et de la cruauté comme si le masochisme exigeait du sadisme …comme si le masochis-
me exigeait du sadisme
qu'il soit comme son complément naturel dans le couple érotique ou la source de son
qu'il soit comme son com-
inspiration dans la division du travail imaginatif 4. Le plus souvent il s'agit de scènes plément naturel dans le
où les fantasmes jouent un rôle essentiel soit par l'organisation théâtrale de scènes couple érotique ou la
masochistes dans un décor rituel où la souffrance et l'humiliation sont plus « jouées » source de son inspiration
dans la division du travail
que vécues. Les psychanalystes n'ont pas de peine (REICH, Jeanne LAMPL DE GROOT)
imaginatif…
à mettre en évidence le rôle des complexes de frustration, de castration et des imagos
infantiles de châtiment dans la satisfaction de ce masochisme érogène qui jouit et joue
de la souffrance et même de la douleur sur un registre artificiel de volupté.
Le masochisme féminin est pour ainsi dire physiologique aux yeux de Hélène
DEUTSCH 5 et de Marie BONAPARTE 6. La femme doit en effet accepter d'être châtiée,
frustrée pour remplir son rôle dans l'acte sexuel. FREUD lui-même n'a-t-il pas écrit que
le masochisme est « une expression de la nature de la femme ». NACHT n'accueille
cependant cette interprétation qu'avec des réserves. LŒWENSTEIN met au premier plan
du mécanisme de ce caractère sexuel féminin l'angoisse dont est investi, à la phase

1. Ce personnage né en 1837 en Galicie sans avoir acquis la réputation littéraire du Marquis de


Sade a écrit un ouvrage très connu La Vénus aux fourrures. - Cf. Les Choses vécues in « Revue
Bleue » (1888) et les livres de SCHLICHTEGROLL, Sacher Masoch und Masochismus, Dresden,
1901, et de Léopold STERN, Sacher Masoch, B. GRASSET, éd.
2. LAFORGUE, Étude sur J. J. Rousseau, « Revue fr. de Psychanalyse », 1927.
3. R. DUPOUY, Masochisme chevalier, 1929, I, p. 393.
4. FREUD, On bat un enfant. Trad. française « Revue française de Psychanalyse », 1935.
5. Hélène DEUTSCH, Psychanalyse der weiblichen Sexualonctionen. Édition Intern. Psych. 1925
et article dans « Int. Zeitsch. f. Psychanalyse », 1930, intitulé Der feminisme Masochismus und
seine Bezeihung zur Frigidität.
6. M. BONAPARTE, Passivité, Masochisme et Féminité, « Rev. fr. de Psychanalyse », 1928.

139
ÉTUDE N°6

génitale, le coït (peur d'être pénétrée, violée) de telle sorte que c'est dans l'érotisation
normale de ce danger que réside le masochisme de la femme.
Le masochisme moral est ici inconscient et de ce fait il engendre des goûts, des
situations, un caractère qui ne sont que virtuellement ou indirectement masochistes.
L'algolagnie est purement morale. Le sujet crée « le procès 1 » qui, dirigé contre
lui-même, assouvit sa soif de persécution, et de châtiment ou moins dramatiquement,
plus subrepticement, introduit l'échec, la maladresse, l'accident et la peur dans son
existence. Un des traits le plus caractéristique de son « bilanisme » (ODIER) écono-
mique 2 est de ne pouvoir jamais accéder au plaisir sexuel sans s'accabler tant pour le
choix de partenaire que pour la situation où s'engagent ses aventures amoureuses, de
tourments, déceptions, déconvenues, tracas ou remords compensateurs. Il ne peut
accepter l'amour sans souffrance.

II. - Les névroses d'angoisse.


On sait que la névrose d'angoisse a toujours été considérée par FREUD comme
L'angoisse… « une névrose actuelle » sans lien avec le passé affectif du sujet, comme une neuras-
thénie d'origine sexuelle par épuisement nerveux. FREUD faisait jouer le plus grand
rôle au « coïtus interruptus » dans la névrose d'angoisse. Mais il semble que l'angois-
se morbide, même sous cette forme, ait reçu de la part des autres psychanalystes une
explication plus conforme à la doctrine. L'angoisse est liée au refoulement de la sexua-
lité. Les pulsions refoulées entretiennent de l'angoisse. L'angoisse est l'effet secondai-
re de ces pulsions, car elle est inconsciemment désirée. La peur est engendrée par le
désir. L'angoisse morbide exprime essentiellement des pulsions investies du sentiment
de culpabilité, et qui satisfont dans l'anxiété le besoin de châtiment. Le type même de
la névrose anxieuse, de la peur, de l'existence, du sentiment de crainte, et de l'impres-
sion de danger imminent est réalisé par le complexe de castration plus ou moins subli-
mé, conséquence lui-même du complexe d'œdipe. Toutes les autres organisations
défectueuses de la Libido (homosexualité, auto-érotisme, sado-masochisme) peuvent
également entraîner les réactions anxieuses dans la conscience. La conscience souffre
de ces tendances pulsionnelles inconscientes qui se reflètent à sa surface sous forme
d'angoisse. Telle est la théorie psychanalytique première de l'angoisse névrotique.
Avec la nouvelle théorie des deux variétés d'instincts, FREUD a distingué l'angoisse
libidineuse névrotique et l'angoisse de mort 3, qui dépend de la composante léthale des
instincts et notamment des instincts agressifs 4.

1. FRANZ KAFKA, Der Prozesz.


2. ODIER, L'Évolution psychiatrique, 1937.[NdÉ: Le bilanisme et l'horreur du discontinu, IX,2:35-80]
3. FREUD, Essais de Psychanalyse.
4. Nous n'insisterons pas sur ce point car nous le développerons dans notre étude sur l'anxiété.
Étude n° 15.

140
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

III.– La névrose obsessionnelle.

Elle est caractérisée par la structure compulsionnelle de la pensée, c'est-à-dire que


les divers phénomènes de la vie psychique prennent le caractère de contrainte et d'in-
coercibilité. Or il y a un contraste étrange et paradoxal entre les obsessions et leur
caractère incoercible, entre l'angoisse intense de l'obsédé et le contenu anodin de l'ob-
session. Mais dans le système freudien « l'état émotif comme tel est toujours justi-
fié 1 », et il faut donc expliquer ce paradoxe. L'explication est la suivante : il y a un
déplacement de l'angoisse. Ce qui angoisse si fort l'obsédé, ce n'est pas l'objet de son
obsession, c'est autre chose. L'obsession n'est que le substitut de la cause véritable de
l'angoisse. Bien plus, l'angoisse, elle-même, se transforme en impulsion, en vertige. Il
y a donc un mécanisme de substitution à la base du processus obsessionnel. Tout dans
la pensée de l'obsédé s'ordonne par rapport au foyer profond et parfois inconscient de
l'angoisse : les obsessions changent de forme ou d'objet, elles se multiplient. Sous pré-
texte d'user de procédés de défense, l'angoisse investit des portions toujours plus éten-
dues de l'activité psychomotrice : se défendre consiste pour l'obsédé à dresser des bar-
rières toujours plus pénibles, à s'imposer des règles toujours plus dures, à se fixer des
consignes ou des cérémoniaux toujours plus ridicules, à s'empêtrer, à s'engluer dans
des rites, des trucs, des cérémoniaux, des manies, des actions conjuratoires, etc... Mais
…L'obsédé subit un mar-
l'anxiété n'est qu'un aspect de l'obsession. L'obsédé subit un martyre, mais un marty- tyre, mais un martyre qui
re qui le satisfait. Il s'accroche à son obsession, y tient. Il en a besoin, et en même le satisfait…
temps qu'il s'épuise en actes vains, ridicules et infinis, il s'enfonce de plus en plus dans
l'obsession qui l'attire et le fascine. Ce paradoxe de l'obsession ne peut être expliqué
qu'en admettant que l'angoisse névrotique satisfait profondément le complexe d'auto-
punition. L'obsession est donc liée à un complexe inconscient qui provoque de l'an-
goisse sous forme obsédante. Dans les premières études sur la psychanalyse, on l'ex-
pliquait presque uniquement par un souvenir refoulé dans l'inconscient. Les études
plus récentes de FREUD et de son École ont ensuite mis l'accent sur l'aspect régressif
de la pensée compulsionnelle. Celle-ci correspond au « caractère sadique-anal » (cf.
ce que nous avons dit plus haut à ce sujet en parlant de l'évolution des instincts).
L'obsédé présente tous les caractères psychiques de l'anal (méticulosité, autoritarisme,
parcimonie) auxquels s'ajoutent les tendances agressives des pulsions sadiques soit
hétéro-sadiques, soit masochistes. Dès lors, c'est en fonction de cette régression au
stade sadique anal que s'explique la névrose obsessionnelle. Elle traduit la férocité, la
cruauté sadique du Sur-Moi qui s'infléchit sur le moi, et lui administre une constante
punition. Elle se manifeste sous forme ambiguë d'angoisse et de satisfaction dans l'an-

1. FREUD, Revue Neurologique, 1895, p.34.

141
ÉTUDE N°6

goisse (ambivalence affective de l'obsédé) qui résulte de l'action double des pulsions
érotiques et agressives également satisfaites par la satisfaction libidinale régressive et
par la satisfaction du désir inconscient de punition. On ne saurait trop souligner l'écart
qui sépare la première conception de l'obsession (déplacement de l'angoisse d'un com-
plexe refoulé sur un objet neutre) et de la seconde (régression au stade sadique anal),
point sur lequel nous aurons à revenir.

IV.– La névrose hystérique.

L'hystérique n'est pas anxieux, il est « porteur » d'accidents, de troubles fonc-


tionnels dans lesquels il paraît jusqu'à un certain point se complaire. Pour FREUD
l'énergie qui se trouve ainsi utilisée pour produire des symptômes, c'est la libido. Des
tendances psycho-sexuelles de l'individu se trouvent contrariées ou arrêtées par un
traumatisme psychique et elles cherchent à se manifester sur un autre plan. Les mani-
festations symptomatiques de l'hystérie ont donc un sens. Elles répondent à une fina-
lité, à une velléité profonde de l'Inconscient qui leur confère ce caractère bien vu par
tous les cliniciens, de paraître simulées, voulues et de ne l'être pas. Le conflit dans
l'Inconscient entre certaines pulsions et certaines contrepulsions, trouve un compro-
mis dans la réalisation des désirs dans un autre ordre de phénomènes : les fonctions
…cette conversion [hys-
somatiques. Ce transfert, cette conversion d'un système psychique sur le plan soma-
térique] d'un système
psychique sur le plan tique, cette « métaphore » du moral sur le physique obéit naturellement dans son
somatique, cette « méta- mécanisme profond aux règles du symbolisme. L'Inconscient utilise, pour s'exprimer,
phore » du moral sur le la « complaisance somatique » de l'organisme. Le facteur déterminant de ce proces-
physique obéit naturelle-
sus de conversion, c'est, comme nous venons d'y faire allusion, un traumatisme psy-
ment dans son mécanis-
me profond aux règles du chique. Il s'agit généralement d'un traumatisme ancien, infantile, lequel se trouve le
symbolisme… plus souvent « actualisé » par un choc affectif, une situation nouvelle, à l'occasion
desquels s'opère la cristallisation des symptômes hystériques. Dans les cas d'hystérie,
le retour à la conscience du refoulé, soit au cours de l'hypnose (comme dans les pre-
miers essais thérapeutiques de BREUER et FREUD) soit au cours de la psychanalyse, fait
disparaître la symptomatologie hystérique. Comme on le voit, la conception freu-
dienne de l'hystérie, première en date des théories freudiennes, est restée tout à fait
conforme aux conceptions initiales de FREUD sur la psychogénèse des névroses par un
traumatisme refoulé dans l'Inconscient. Elle a peu bénéficié, dans la suite, du déve-
loppement des études sur l'évolution des instincts. Enfin, nous devons signaler que
sous le terme « d'hystérie de fixation », on désigne des processus hystériques qui se
fixent sur des réactions somatiques anormales, comme l'asthme, les troubles mens-
truels, l'énurésie, l'eczéma, etc..., par exemple. Ainsi pour certains psychanalystes, un
grand nombre de maladies ne sont que le produit d'un mécanisme de transfert ou de

142
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

conversion 1sur le plan somatique d'un conflit inconscient. PARCHEMINEY 2 s'est par-
ticulièrement intéressé à ce point de vue aux effets somatiques de l'hypnose, sorte de
vérification expérimentale de l'expressivité psychosomatique.
C'est précisément ce terme qui désigne depuis 1943 un des mouvements médicaux …C'est précisément ce
et psychanalytiques les plus importants des États-Unis d'Amérique 3. Le fondement terme ( de psychosoma-
tique) qui désigne depuis
théorique de cette médecine psycho-somatique est la réversibilité sinon l'identité des
1943 un des mouvements
facteurs somatiques et psychiques. D'après WEISS et ENGLISH un tiers des malades médicaux et psychanaly-
venus consulter pour troubles organiques ne présentent aucun signe objectif de mala- tiques les plus importants
die somatique, ce sont de purs « fonctionnels », un deuxième tiers sont atteints de des États-Unis d'Amé-
rique …
maladies organiques partiellement liées à des facteurs psychiques (in part dependent
upon emotional factors), la troisième partie enfin étaient des malades du système
neuro- végétatif (asthme, migraine, hypertension) c'est-à-dire que les facteurs psy-
chiques y étaient de première importance. Somme toute il s'agit de constatations qui
sous cette forme statistique sont assez banales, c'est-à-dire sur l'importance psychogé-
nétique attribuée à la pathogénèse de ces diverses catégories. Pour nous, nous sommes
disposés à accorder à la médecine psycho-somatique toute la valeur que tous les vrais
médecins de tous les temps et de tous les pays n'ont jamais cessé de leur attribuer. Mais

1. Avant les travaux américains récents de DUNBAR, WEISS, ENGLISH, JAMES, L. HALLIDAY, etc.,
bien des études de médecine psycho-somatique avaient été entreprises par les psychothérapeutes
et les psychanalystes. Citons par exemple le vieux livre de DÉJÉRINE et GAUCKLER, Les manifes-
tations fonctionnelles des psychonévroses, Paris, 1911 ; le traité d'Oswald SCHWARZ,
Psychogenese und Psychotherapie körperlicher Symptome, Vienne, 1925 (articles de L. BRAUN
sur les maladies cardio-vasculaires, de HEYER sur les affections de l'appareil digestif, de G.
STRAUSBERG sur les maladies de la peau, de A. MEYER sur les troubles de l'appareil génital, etc.);
l'ouvrage de G. R. HEYER, Das körperlich-seelische Zusammenwirken in den Lebensvorgänge,
Munich, 1925 ; celui de T. BRUGSCH, CURT ELZE, L. R. GROTE, E. LIEK et W. MAYER GROSS,
Grundlagen und Ziele der Medizin der Gegenwart, Leipzig, 1928; celui de Erwin LIEK, Das
Wunder in der Heilkunde, Munich, 1930; celui de W. STECKEL, « Les états d'angoisse nerveux et
leur traitement » (Trad. française, Payot, 1930) ; celui de W. H. VON WYSS, Körperlich-seelische
Zusammenhängen in Gesundheit und Krankheit, Leipzig, 1931 ; de Viktor VON WEIZSACKER,
Aerztliche Fragen, Leipzig, 1933 ; de PIZARRO CRESPO, Alergias y anafylaxias, Rosario, 1935 ;
de Franz ALEXANDER, The medical value of Psychoanalysis, New-York, 1936 ; celui de R.
SIEBECK, H. SCHULTZ-HENCKE et V. VON WEIZSACKER, Ueber seelische Krankheitentstehung,
Leipzig, 1939; de Forster KENNEDY, The interrelationship of mind and body, Baltimore, 1939 ; et
d'autres encore dont on trouvera la bibliographie dans le travail de H. DELGADO, La Medicina y
la Psicologia, « Revista de Neuro-Psiquiatria », 1945 (pp. 251 et 252).
2. PARCHEMINEY, Évolution Psychiatrique, 1932.
3. Flanders DUNBAR, professeur à l'Université de Columbia, a publié son ouvrage Psychosomatic
Diagnosis (éd. Hoelner à New-York et Londres) en 1943 et la même année, E. WEISS et ENGLISH,
l'un professeur de clinique médicale, l'autre de psychiatrie à Philadelphie, publièrent leur livre
Psychosomatic Medicine (éd. Sanders Company, Philadelphie, Londres). NACHT a fait au groupe
de l'Évolution psychiatrique (1947) une remarquable conférence sur cette question (Évolution
psychiatrique, 1948, n° 1). La Patologia psicosomatica (1 vol., 788 p. Buenos Aires, 1948)
publiée sous la direction de Arnoldo RASKOVSKY est le fruit de la collaboration des psychana-
lystes argentins. (cf. plus haut notre Étude n° 4, p.78 et 79).

143
ÉTUDE N°6

il y a quelques distinctions à faire et capitales. L'objet de la pathologie interne orga-


nique est le dérèglement des appareils et fonctions qui assurent la vie végétative et les
facteurs psychiques (milieu social, événements, émotions, variations de la vie affecti-
ve), y jouent un rôle évident à titre de participation aux forces de « réactions », d'im-
munité, etc... L'objet de la psychiatrie est le dérèglement des fonctions (et peut-être des
appareils – mais qui précisera lesquelles avec quelque exactitude ?) qui assurent 1a vie
de relation sous son aspect de régulation globale du comportement. Ces dérèglements
sont comme les autres maladies dépendants de processus où s'intègrent les facteurs
… L'hystérie ne doit pas organiques et psychiques. L'hystérie ne doit pas être confondue avec les troubles orga-
être confondue avec les
niques qui admettent une « part psychique », car elle engloberait purement et simple-
troubles organiques qui
admettent une « part psy-
ment toutes les maladies qui sont toutes à un degré divers « fonctionnelles » et, comme
chique », car elle englo- le soulignaient récemment encore F. DUNBAR et J. ARLOW 1, sont toutes « psychoso-
berait purement et sim- matiques ». L'hystérie ne commence qu'avec la structure hystérique de la personnalité
plement toutes les mala-
qui, elle, est une névrose. Tout le problème que posent les mécanismes de conversion
dies qui sont toutes à un
degré divers « fonction-
hystérique se réduit donc, non pas à exiger une explication de la conversion corrélati-
nelles »… ve aux fonctions d'expression somato-psychique mais à exiger une explication de la
… L'hystérie ne commen- névrose hystérique. Voilà pourquoi il faut prendre conscience clairement de ce fait que,
ce qu'avec la structure
à moins d'admettre une psychogénèse pure à la fois des névroses et des maladies orga-
hystérique de la person-
nalité qui, elle, est une
niques, ce qui est impossible, la médecine psycho-somatique constitue une forme de
névrose… pathologie – d'ailleurs traditionnelle – qui ne nous fait pas avancer d'un pas dans le pro-
blème étiologique de l'hystérie. Nous reviendrons sur ce point quand nous examine-
rons la théorie proprement psychogénétique de l'École de FREUD.

V. – Les délires systématisés.

Le délire de persécution d'évolution systématique a été étudié spécialement par


FREUD dans un travail paru en 1911 sur la « paranoïa ». Pour lui, il y a à la base du déli-
re de persécution une réaction contre l'homosexualité inconsciente. La personnalité subit
de véritables assauts mais ce sont ceux des tendances homosexuelles. Cependant ces ten-
dances sont neutralisées et rendues supportables par le mécanisme de la projection (attri-
bution à autrui ou à des forces extérieures de ce qui vient de soi). Par ce mécanisme de
la projection, l'affect fondamental subsiste, mais change de sens (je l'aime devient il me
hait). Ceci rend compte du caractère sexuel fondamental des agressions persécutrices qui
sont à la fois odieuses et complaisamment accueillies. Le persécuteur est toujours, ou
tout au moins dans la majorité des cas, du même sexe que le persécuté (?). FREUD pré-
cise même qu'il n'est jamais qu'un homme auparavant aimé (pour un persécuté homme).

1. Flanders DUNBAR et Jacob ARLOW, Criteria for therapy in psychosomatic Disorders,


« Psychosomatic Medicine », 1944, 6, p. 183.

144
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

L'analyse de FREUD la plus connue est celle du fameux cas SCHREBER, Président de la
Cour d'Appel de Saxe, qui a écrit son auto-observation dans un livre paru en 1903 ; ce
cas, en effet, est très démonstratif de la composante homosexuelle du système persécu-
tif. Les raisons pour lesquelles éclate la psychose délirante sont assez obscures. Il exis-
te chez le persécuté un point faible du développement libidinal (fixation à un stade de la
sexualité infantile). C'est par cette brèche que va se faire le retour du refoulé. L'occasion
va être soit une « frustration libidinale » par perte de l'objet aimé, ou par impossibilité
de continuer à l'investir d'amour, soit surtout l'état de tension créé par l'impossibilité de
se fixer sur un nouvel objet, d'opérer un choix objectal. C'est cette impossibilité qui est
sous la dépendance de la fixation infantile de la libido. Dès lors, le délire apparaît
comme une construction, une fiction destinée à satisfaire par son ambiguïté les ten-
dances homosexuelles refoulées qui vont s'assouvir et se disculper dans la fable d'une
persécution constante, d'une cohabitation affreuse mais désirée.
Il n'est pas jusqu'à l'efficience du complexe d'autopunition qui ne se retrouve com- …l'efficience du com-
plexe d'autopunition qui
plice naturel de la secrète complaisance à la persécution et aux châtiments qu'elle
ne se retrouve complice
comporte, point que LACAN a admirablement mis en évidence dans sa thèse 1. naturel de la secrète com-
Le délire de jalousie utilise également un processus de projection et comporte une plaisance à la persécu-
composante homosexuelle. La formule de cette projection est: « je ne l'aime pas lui, il tion et aux châtiments
qu'elle comporte, point
aime celle que j'aime », ou encore, « je l'aime, elle, mais c'est elle qui ne m'aime pas ».
que LACAN a admirable-
Formule qui met en évidence la part de haine qui anime le sentiment de jalousie ment mis en évidence
« amoureuse ». dans sa thèse…
Le délire érotomaniaque travestit encore davantage la tendance homosexuelle.
« Je ne l'aime pas, lui, c'est elle qui m'aime et que j'aime », formule qui, plus encore
que pour la jalousie, rend compte de la profonde agressivité impliquée dans la fixation
érotomaniaque.
Le mécanisme de la projection peut aller bien au delà de la simple inversion des
« formules » passionnelles et non seulement c'est d'elle que dépend la construction
symptomatique du délire, mais elle constitue le mouvement même du mécanisme hal-
lucinatoire. L'hallucination, a dit FREUD, est un bourgeon de l'instinct. Les psychoses
hallucinatoires systématiques sont constituées par la forme sensorielle du mécanisme
de la projection. L'acte projectif atteint la profondeur des mécanismes perceptifs et
assure ainsi sa pleine efficacité, son maximum d'objectivité et de travestissement. Ceci
est une des vues les plus profondes de la psychopathologie freudienne appliquée à
l'étude des psychoses et des hallucinations.
Le rapport de SCHIFF 2 contient des indications précieuses sur les rapports de
l'analité, de l'homosexualité et des psychoses paranoïaques selon l'École psychanaly-

1. J. LACAN : La paranoïa dans ses rapports avec la personnalité, Paris, 1932.[NdÉ: rééd.: Seuil, 1975]
2. SCHIFF : Rapport sur la Réunion des Psychanalystes de langue française, 1935.

145
ÉTUDE N°6

tique hollandaise (STIRCKE et van OPHUIJSEN). Pour ces auteurs qui ont beaucoup étu-
dié – avec combien de raison! – les rêves de leurs malades, le persécuteur serait situé
dans la sphère anale et le délire reproduirait la situation infantile centrée sur le cylindre
fécal, prototype du corps étranger. ABRAHAM et Mélanie KLEIN ont retrouvé chez des
enfants névropathes l'idée que les excréments étaient des poisons, ou des armes
empoisonnées. L'homosexualité contemporaine de ces stades primitifs serait due à une
identification au parent du même sexe dans la même situation persécutive imaginée
sur la base en complexe anal.

VI.– Les états maniaco-dépressifs 1

C'est surtout à la mélancolie que l'École freudienne s'est intéressée. D'emblée, en


effet, comme le fait remarquer NACHT, « le mélancolique dans ses paroles se montre
dominé par un « conflit de conscience », marqué par la souffrance morale qu'il éprou-
ve, les reproches dont il s'accable, les accusations qu'il formule contre lui-même, les
châtiments sévères ou cruels qu'il réclame, le jeûne qu'il s'inflige et enfin le suicide qui
doit activer sa propre destruction ». K. ABRAHAM, dès 1911 2 s'est le premier intéres-
sé à l'ambivalence du sentiment mélancolique et a mis en évidence l'autoagressivité et
la fixation au stade de sadisme oral. FREUD 3 a consacré une étude très pénétrante à ce
problème. L'état psychologique du deuil traduit un curieux travail de retraite de la libi-
do qui, ayant perdu son objet, se retire à l'intérieur du Moi, pour investir ensuite un
nouvel objet. Le mélancolique réagit, tout au début de la crise, comme s'il subissait le
même travail. Mais, le plus souvent, la perte de l'objet est une perte non de l'objet
…Le mélancolique se lui-même (ce qui se voit parfois) mais seulement de l'objet en tant qu'objet d'amour.
plaint comme si la véri- Généralement le mélancolique, bien que n'ayant rien perdu réellement, se comporte
table perte qu'il a faite
comme s'il avait cependant perdu quelque chose. Il sent qu'il a perdu, sans savoir quoi
était celle de son moi (je
ne suis plus rien, je n'ai- ni qui. Il se plaint comme si la véritable perte qu'il a faite était celle de son moi (je ne
me rien, je ne peux rien, suis plus rien, je n'aime rien, je ne peux rien, etc ... ). Ses plaintes, ses accusations, ses
etc… dénigrements révèlent qu'une forte agressivité s'est retournée contre son propre moi.
Le malade confond son moi avec l'objet perdu. Tout le mal qu'il désire est dirigé vers
l'objet perdu. L'identification du moi à l'objet explique la rage avec laquelle il s'achar-
ne contre lui-même. Une telle identification exprime, certes, un choix objectal narcis-
sique, mais le mélancolique va plus loin encore dans sa régression vers les stades pri-
mitifs de l'évolution de la libido, jusqu'au stade primaire sadique-oral. L'identification

1. Cf. le livre Psicoanalisis de la Melancolia, (1 vol., 519 pages, Ed. Assoc. Psicoanal. Arg.,
Buenos-Aires, 1948) où A. GARMA et L. RASCOVSKY ont réuni l'ensemble des études psychana-
lytiques sur les États maniaco-dépressifs (S.FREUD, K. ABRAHAM, M. KLEIN, etc.).
2. ABRAHAM, Zentralblatt für Psychanalyse, 1911 et 1916
3. FREUD, Trauer und Melancolie (Deuil et mélancolie), Ges. Sch. V. (paru en 1916).

146
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

de son moi à l'objet se fait sur le modèle primitif de l'incorporation orale, cannibale.
Cette composante orale-sadique a été relevée chez les mélancoliques par tous les psy-
chanalystes qui, depuis ABRAHAM et FREUD, ayant tenté de pénétrer dans la structure
instinctuelle de la mélancolie1, ont souligné la régression orale et les tendances
sado-masochistes du mélancolique. C'est ainsi que NACHT résume de la sorte les méca-
nismes inconscients : – 1) un investissement narcissique de l'objet, – 2) de ce fait, la
perte réelle ou symbolique de l'objet est ressentie par le moi comme une perte cruelle
de lui-même, – 3) il réagit contre cette perte en s'identifiant à l'objet pour le garder en
lui, – 4) mais cette identification, en raison des fortes fixations prégénitales orales
ayant marqué le sujet, s'effectue régressivement sur le mode oral d'incorporation de
l'objet par le moi, – 5) à ce stade oral, la composante agressive est particulièrement
intense, le mélancolique fait donc une régression orale-sadique.
C'est sur ce thème que brodent généralement tous les travaux de l'École psycha-
nalyste sur la régression mélancolique. Parmi ces travaux celui de Mélanie KLEIN 2 est … Parmi ces travaux [sur
un des plus connus et des plus originaux. Elle accepte l'idée de FREUD et d'ABRAHAM la mélancolie], celui de
Mélanie KLEIN est un des
que le processus inconscient fondamental est la perte de l'objet aimé (Verlust der
plus connus et des plus
Liebesobjektes), ce qui conduit à son incorporation en soi, incorporation qui réalise originaux…
une véritable introjection par le jeu des pulsions cannibaliques. Cette incorporation de
l'objet constitue le noyau interne de l'angoisse par quoi la mélancolie se distingue de
la paranoïa qui projette l'objet dans une persécution extérieure (expulsion,
Ausstossen).
Quant à la manie, les psychanalystes ont certainement moins eu l'occasion de
l'étudier. Signalons cependant quelques travaux importants 3. Pour FREUD, la manie a
le même contenu que la mélancolie et constitue seulement une fuite devant la mélan-
colie. M. KLEIN croit qu'elle constitue aussi une défense contre l'invasion paranoïaque
et son élément central est le sentiment de toute puissance qu'expriment la domination
et la conquête de l'objet introjecté. Le Moi, ajoute-t-elle, s'empare de l'objet par un
mouvement de cannibalisme, que FREUD a appelé lui-même le festin ou le banquet
(Fest) mais avec une sorte d'insouciance qui l'en détache, alors que dans la dépression
il s'y concentre.

1. SANDOR RADO, Das Problem der Melancolie, « Int. Z. f. Psychanalyse », 1927, XIII, p. 439 ;
Hélène DEUTSCH, Zur Psychopathologie der manisch-depressiven Zustände, « Int. Z. E
Psychanalyse », XIX, 1933 ; GERÖ : Die Aufbau der Depression, « Int. Z. f. Psychanalyse »,
1936 ; NACHT, Le masochisme, 1938.
2. Mélanie KLEIN, Zur Psychogenese der manisch-depressiven Zustände, « Inter. Z. f.
Psychanalyse », 1937, XXIII, p. 275 à 305.
3. Ceux de M. KLEIN et de H. DEUTSCH que nous venons de citer et l'article de LAGACHE, Le Deuil
maniaque, « Semaine des Hôpitaux », 1937.

147
ÉTUDE N°6

VII.– Les états schizophréniques.

La régression dans ces états se fait essentiellement vers le stade narcissique,


auto-érotique, soit qu'il s'agisse des délires paranoïdes ou de la paraphrénie, soit qu'il
…Ils ont perdu la capaci- s'agisse de catatonie. Ces malades vivent repliés en eux-mêmes. Ils ont perdu la capa-
té d'investissement libidi- cité d'investissement libidinal d'un objet autre qu'eux-mêmes. Leur contact avec leurs
nal d'un objet autre semblables ou avec la réalité extérieure est nul, ou tend à être nul. Toutes leurs forces
qu'eux-mêmes…
affectives sont dépensées et satisfaites en eux-mêmes et par eux-mêmes. Le détermi-
nisme de cette situation psychique particulière relève de deux conditions. Tantôt ces
malades sombrent dans la schizophrénie après un choc affectif (perte de l'objet aimé)
qui les précipite dans cette régression auto-érotique. Tantôt ce sont des sujets (schi-
zoïdes) qui n'ont jamais franchi le stade prégénital auto-érotique et narcissique. Ce
sont des êtres dont le Moi faible ne permet pas une adaptation à la réalité et aux vicis-
situdes de l'existence. Il résulte de cette régression que toute la pensée et l'activité de
ces malades se réduit à des processus auto-érotiques et narcissiques. Un exemple
typique en est la pensée délirante autistique (BLEULER) par laquelle ils satisfont d'em-
blée et actuellement toutes les tendances de leur inconscient, tous leurs désirs (délires
mégalomaniaques, fictions poétiques, fantasmes féeriques et incohérents). Un autre
exemple en est l'état de stupeur catatonique: cette immobilité, ce refus de contact,
cette dilection pour tous les comportements et attitudes de la vie archaïque, primitive
et végétative, devenue l'expression directe et seule désirée de leurs instincts auto-éro-
tiques, témoignent de l'introversion narcissique de leur Moi qui peut aller jusqu'au
désir et au regret de la vie intra-utérine.
L'état schizophrénique si près de l'hypnose cataleptique dans ses formes catato-
niques est très voisin du rêve dans son aspect autistique. C'est pourquoi les psychana-
lystes et BLEULER avec eux, ont pu traiter la pensée paranoïde selon les principes
mêmes de l'analyse des rêves, en déchiffrant leur symbolisme et l'apparence d'incohé-
rence des manifestations délirantes de leur inconscient. Tel est le thème habituel de tous
les travaux analytiques sur la schizophrénie. Ils sont depuis BLEULER si nombreux et si
sommaires que nous nous bornerons à cette simple indication. Signalons cependant que
Mme CAVÉ 1 a récemment publié une observation détaillée qui démontre clairement à
quelles banalités peut se réduire l'explication psychanalytique de la schizophrénie...
Nous ne saurions, sans ridicule, prétendre être complets, même en résumant au
maximum (comme nous venons de le faire) la psychopathologie freudienne, mais nous
devons cependant encore ajouter que, même dans des états psychopathologiques, dont
le conditionnement organique est grossier et admis par tout le monde (ce qui était déjà

1. Mme CAVÉ, Guérison psychique d'une schizophrénie, ses complexes de base, « Annales médi-
co-psychologiques », déc. 1947.

148
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

un peu le cas des états schizophréniques et de la psychose maniaque-dépressive), les


recherches freudiennes ont essayé de mettre en évidence une structure particulière de
la personnalité conforme à la psychologie freudienne. C'est ainsi que pour l'épilepsie …pour l'épilepsie des
des analyses ont été tentées. Ed. H. REEDE 1 a publié une observation d'une épileptique analyses ont été tentées.
Ed. H. REEDE a publié une
dont les crises étaient en relation avec un traumatisme psycho-sexuel, et qui disparu-
observation d'une épilep-
rent par le traitement psychanalytique. DALBIEZ qui cite longuement cette observa- tique dont les crises
tion 2 , donne quelques indications sur la « psychogénèse de l'épilepsie ». E. PICHON étaient en relation avec
RIVIÈRE 3 est revenu récemment sur cette question. Il estime qu'il y a deux parts à faire un traumatisme psycho-
sexuel, et qui disparurent
dans la pathogénie de l'épilepsie, l'atteinte du Moi et celle du système pulsionnel. C'est
par le traitement psycha-
dans ce sens que nous avons conduit une étude que nous publierons dans un autre nalytique…
volume, observation qui situe le rôle de l'inconscient dans le déroulement crépuscu-
laire comitial. – On a pu même étudier du point de vue psychanalytique, les troubles
mentaux de la Paralysie Générale 4 . En ce qui concerne les psychoses et démence
séniles, nous renvoyons aux études de JERGELSMA 5 et de W. SCHEID 6, à titre
d'exemples d'application de la théorie psychanalytique à l'étude des troubles mentaux
acceptés par tous comme déterminés par un processus organique cérébral.

LA THÉORIE PSYCHOGÉNÉTIQUE DES ÉTATS PSYCHOPATHOLOGIQUES

C'est par l'organisation répressive des instincts que FREUD rend compte de la psy-
chologie normale. En matière de psychopathologie, l'école freudienne a mis en évi-
dence, de manière plus ou moins claire et démonstrative, les mécanismes inconscients
des névroses et des psychoses. Mais il y a plus. FREUD entend donner une explication
causale des troubles mentaux par les mécanismes psychologiques. Pour lui, l'état psy-
chopathologique n'est qu'une déformation infligée à la vie par les ressorts de la vie
inconsciente. Toute autre explication lui paraît superflue ou tout au moins purement
occasionnelle. Cet aspect de la doctrine de FREUD est un de ceux qui, avec le symbo-
lisme, ont été les plus défendus et les plus combattus. Nous croyons que c'est le plus
critiquable. Il l'est d'autant plus, que la doctrine elle-même reste flottante, et qu'à cer-
tains égards elle se dérobe et, sans faire trop nettement appel à d'autre facteurs étiolo-
giques, en pose cependant constamment la nécessité. Nous avons assez souligné la

1. REEDE, The Psycho-analytic Review, janvier 1922.


2. DALBIEZ, tome 1, p. 467 à 480.
3. Enrique PICHON RIVIÈRE, Patogenia y dinamismos de la Epilepsia, « Revista de Psicoanalisis »,
1945, et son article Los dinamismos de la Epilepsia dans la « Patologia psicosomatica » de
Arnoldo RASCOVSKY, Buenos-Aires, 1948.
4. JOLLOS et FERENCZI, 1 Vol., 1922.
5. JERGELSMA, Zeitsch. f. d. g. Neuro, 1931, 135, p. 657.
6. W. SCHEID, Zeirsch. f, d. g. Neuro, 1933, 141 p. 437.

149
ÉTUDE N°6

révolution qui s'était opérée au sein des écoles psychanalystes et dans la pensée de
FREUD lui-même pour ne pas nous étonner que la « psychogénèse » des troubles men-
taux, la « causalité psychique » dont ils dépendent dans la doctrine originelle, aient
subi une assez substantielle transformation. Il y a, en effet, deux théories et non pas
une théorie de la nature et de la causalité psychique des états psychopathologiques : la
théorie du traumatisme psychique pathogène et la théorie de la régression libidinale.
C'est l'une et l'autre de ces théories que nous examinerons successivement. Il y aura
lieu ensuite d'examiner la fonction théorique de la distinction des névroses et des psy-
choses que la plupart des psychanalystes défendent.

I.– Théorie du traumatisme psychique pathogène.

Dès les premières investigations de FREUD, dès son travail fait en collaboration
avec BREUER, le rôle de certains souvenirs refoulés lui parut primordial. Tout se passait
dans les névroses - seules étudiées - comme si l'obsession, les phénomènes hystériques,
le traumatisme psychique
infantile (Urszene)… l'angoisse provenaient directement et exclusivement 1 de l'action perturbatrice, vérita-
blement pathogène du souvenir inconscient. C'est sur cette base qu'a été entreprise la
tentative de traitement des névroses le souvenir inconscient paraissant lié à un trauma-
tisme psychique infantile (Urszene). Les premières analyses faites et tous les grands tra-
vaux de psychanalyse de la première heure s'évertuaient à mettre en évidence ce trau-
matisme dans l'histoire des névroses. Tantôt, on retrouvait l'action traumatique d'une
scène (perception des rapports sexuels des parents, – masturbation par une nourrice, –
pratiques homosexuelles, – tentatives de viol, – acte d'exhibitionnisme ou tout autre
incident de promiscuité familiale, d'attentats aux mœurs ou d'émoi sexuel). Tantôt on
« montait en épingle » certaines émotions sexuelles ou affectives de la première enfan-
ce (sevrage, le traumatisme de la naissance lui-même, fixations incestueuses, etc ... ).
Ces situations affectives « montaient » dans l'inconscient des mécanismes plus ou
moins stéréotypés, des complexes idéo-affectifs. C'est de cette constatation que sont
parties les études des analystes sur les complexes d'Œdipe, de castration, de sevrage,
etc... Mais, d'une part, force était bien de se rendre compte que ces « complexes » se
retrouvaient chez tous les êtres humains d'une part et que, d'autre part, le souvenir
refoulé de la « Urszene » traumatisante faisait complètement défaut dans beaucoup de
cas. D'où l'évolution de la psychogénèse freudienne vers une conception un peu diffé-
rente, celle de la régression libidinale dont nous parlerons plus loin.

1. Notons cependant que FREUD, dans son fameux article de la Revue Neurologique (1895) relè-
ve l'importance de certains facteurs étiologiques organiques, notamment l'hérédosyphilis dans le
déterminisme des névroses. Mais ceci est resté un peu comme une simple « clause » de style dans
le développement de ses études psychopathologiques.

150
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

Cette théorie du traumatisme pathogène a donc dans l'histoire de la psychanalyse …Cette théorie du trau-
un caractère un peu « primitif », un peu « primaire », un peu « périmé ». Certes, il matisme pathogène a
donc dans l'histoire de la
demeure théoriquement fondamental, mais nous ne craignons pas d'être contredit par
psychanalyse un caractè-
les psychanalystes les plus orthodoxes, en affirmant qu'il est passé petit à petit au re un peu « primitif », un
deuxième plan de la psychopathologie freudienne. Aussi l'apologie que M. DALBIEZ a peu « primaire », un peu
fait de ce point de vue, nous a-t-elle toujours paru s'inspirer d'un freudisme un peu « périmé »…

désuet. On sait que M. DALBIEZ assimile (comme bien d'autres auteurs d'ailleurs) le
mécanisme pathogène du traumatisme psycho-sexuel infantile au déterminisme des
réflexes conditionnels dans l'adaptation de la personnalité 1. On peut, en effet, se
représenter le rôle de l'événement dans l'histoire de l'individu, comme ayant une
influence déterminante sur la plasticité des fonctions psychiques de la vie de relation.
Cela est d'une évidence que personne ne peut contester. Mais c'est une toute autre
question que celle de savoir si de telles actions de « milieu », de telles « situations …comment peut-il se
vitales », peuvent imposer à un être sain une déformation pathologique aussi profon- faire que des mécanismes
psychologiques, com-
de que l'est un état de névrose ou de folie. Les explications psychogénétiques de ce
muns à tous les hommes
genre ont toujours quelque chose de superficiel et d'embarrassé, quand elles n'ont pas (d'après les psychana-
un caractère absolument fantaisiste 2. Car toujours et sans cesse se pose la question : lystes eux-mêmes) provo-
comment peut-il se faire que des mécanismes psychologiques, communs à tous les quent des bouleverse-
ments si considérables
hommes (d'après les psychanalystes eux-mêmes) provoquent des bouleversements si
seulement chez quelques-
considérables seulement chez quelques-uns d'entre eux ? Et c'est pourquoi l'école psy- uns d'entre eux ?…
chanalytique s'est tournée vers la notion de « régression ».

II.– Théorie de la régression libidinale.

Il faut, disent alors les psychanalystes, se référer à la théorie générale de l'évolution


de la vie instinctive. Si certains événements agissent comme agents pathogènes, c'est
qu'il existe une faille dans l'organisation de la personnalité, c'est qu'il existait une fixa-

1. C'est l'aspect « théorie de l'action pathogène du milieu » ou la conception de PAVLOV qui est ici
utilisée, ainsi que nous le soulignons plus haut. Mais il est bien clair que dans les « névroses expé-
rimentales » qu'elles aient été réalisées dans le laboratoire à « Pétrograd » ou qu'elles soient
« conditionnées » par MASERMAN ou GANTT, il s'agit de variations et de fixations de comporte-
ments ou d'habitudes qui s'inscrivent dans la gamme des réactions adéquates aux variations du
milieu. L'angoisse y est par exemple une « Realangst » (une angoisse réelle), une angoisse prove-
nant d'un « stimulus » ou d'une rupture de stimulus pénible. Dès que l'on met en évidence une réac-
tion anormale, on cesse de faire appel à ces conditions de surface et de plasticité pour faire inter-
venir soit une « prédisposition » soit un « trouble de la dynamique cérébrale », car les névroses
sont non pas des troubles « par conditionnement » mais des maladies « du conditionnement ».
2. Comme par exemple, quand elles expliquent un état schizophrénique par un complexe de
sevrage ou le narcissisme, et plus généralement quand elles présentent la structure psychanaly-
tique d'un état psychopathique comme la cause de la maladie... dont il serait plus juste de dire
qu'elle est l'effet. Ce renversement de la causalité a été justement dénoncé par une psychanalys-
te Karen HORNEY (1943).

151
ÉTUDE N°6

tion à un stade archaïque de la libido, ou qu'il y a eu régression vers un stade archaïque


des tendances instinctives. Cette notion de phases successives de l'évolution de l'ins-
tinct constitue, en effet, la base des études psychanalytiques les plus modernes 1. Elle
constitue, nous l'avons vu, un des côtés les plus intéressants du freudisme, dont elle
représente l'aspect génétique, si nécessaire à toute conception dynamiste. Mais la « psy-
chogénèse » freudienne envisagée dans cette perspective perd beaucoup de sa force pri-
mitive, car enfin, si la maladie représente un retour ou un arrêt à un stade de l'évolu-
tion, il reste encore à déterminer les conditions de cette régression ou de cette fixation.
…Les conditions [de la Et ces conditions ne paraissent pas être exclusivement psychiques. C'était d'ailleurs
Régression] ne paraissent l'opinion de FREUD lui-même, quand il écrivait 2 cette petite phrase pleine de sens:
pas être exclusivement
« Nous ne pouvons pas affirmer que la régression de la libido soit un processus pure-
psychiques. C'était
d'ailleurs l'opinion de ment psychologique... Bien qu'elle exerce sur la vie psychique une influence très pro-
FREUD lui-même… fonde, il n'en reste pas moins vrai que c'est le facteur organique qui domine chez elle »
l'importance des facteurs organiques acquis et surtout héréditaires est effectivement une
donnée de fait que l'on ne peut systématiquement révoquer en doute chez les névro-
pathes et les psychopathes. Si bien que beaucoup de psychanalystes, forts de leur doc-
trine moniste et vitaliste, ne font pas de difficulté pour admettre un déterminisme orga-
nique contemporain des processus psychiques. C'est sur ce point que porte le malen-
tendu : dire qu'un processus organique comporte « une autre face » psychique, ou qu'un
processus organique s'exprime par une structure psychique, c'est admettre le primat de
l'organique quand il s'agit d'expliquer pourquoi telle ou telle structure psychopathique
existe, car un reflet s'explique par une chose et non une chose par son reflet ou son effet.
Or les faits se chargent de dire laquelle des deux séries est cause et laquelle est l'effet.
Ces faits sont d'abord le caractère « commun », « banal » du mécanisme inconscient
des structures psychopathologiques et ensuite l'observation expérimentale que des
causes organiques produisent des structures psychopathologiques. Envisagée donc,
sous sa forme « modérée » et « atténuée », la théorie psychogénétique freudienne s'avè-
re impuissante à résister à la plus sommaire analyse. Quand on la serre de près, elle
s'évanouit... Mais, dira-t-on encore, nous avons pour prouver le primat du psychique
sur l'organique, d'autres faits: ce sont les résultats thérapeutiques. Voire ?

III.– La distinction entre névroses et psychoses.

D'abord les psychanalystes ont bien soin d'indiquer qu'il y a une « barrière infran-
chissable » entre névroses et psychoses. Aussi, ils circonscrivent avec netteté le champ

1. Le travail de J. J. MICHAELS, Integration in Psychoanalysis, « Journal of nerv. and ment.


diseases », juillet 1945, est tout à fait démonstratif à cet égard.
2. p. 379 de l' Introduction à la Psychanalyse.

152
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

des névroses ou, selon eux, joue à plein la psychogénèse. Ils font la « part du feu 1 »
et garantissent au maximum, en le restreignant, le domaine de la psychogénèse pure.
Dans ce champ de névroses, ils s'ébattent à plaisir, ils analysent, psychothérapisent et
prétendent guérir, démontrant ainsi le bien-fondé de leur doctrine.
On peut se demander, cependant, si la prétention des psychanalystes à guérir sûre- …On peut se demander,
ment et radicalement les « névroses » est bien justifiée. Depuis trente ans, nous cependant, si la préten-
tion des psychanalystes à
connaissons tous de telles cures d'hystériques, d'obsédés, ou plus généralement de
guérir sûrement et radi-
névrosés et il est bien certain que la psychothérapie freudienne est de toutes les psy- calement les « névroses »
chothérapies certainement la plus efficace. Nous ne songeons pas naturellement est bien justifiée…
comme d'autres l'ont fait à en détourner les psychiatres pour lesquels elle est une
méthode de cure remarquable. Mais enfin ne voyons-nous pas souvent des obsédés
« guéris » recouvrer, quelques années, et même quelques mois après leurs obsessions,
les mêmes et d'autres ? N'a-t-on pas vu aussi des cas de névroses rebelles à toute ana-
lyse... On ne compte plus, je pense, les psychanalyses interminables qui tournent « en
rond ». Pour tous ces cas, la réponse des disciples de FREUD est toute prête : « Il s'agis-
sait de troubles du Moi, de psychoses ». Mais cette distinction entre les troubles du
Moi, et les troubles névrotiques ne peut valoir que dans l'exacte et seule mesure où le
Moi et l'Inconscient constituent des domaines distincts, ce qui est très peu démontré
dans la théorie de FREUD, et encore moins dans les travaux des psychanalystes. De
telle sorte qu'après avoir si nettement tranché les limites qui séparaient les névroses
des psychoses, elles finissent par se réduire au critère de la réussite ou de l'échec de la
psychothérapie. A ce compte, on comprend combien souvent, en effet, le psychana-
lyste, après quelques essais, renvoie le sujet au psychiatre, en arguant de son impuis-
sance devant le cas où « il existe des troubles du Moi »... « où le Moi n'a pas assez de
force » etc... (PARCHEMINEY).
Et pourtant, répétons-le, les psychanalystes ont des succès. Ils parviennent à modi-
fier des inhibitions ou des déviations de la vie psychique. On peut se demander, à cet
égard, si le terrain de choix de la psychanalyse ne serait pas dans certaines contraintes,
dans certaines gênes, dans certaines faiblesses psychiques, elles, psychogénétiques et
particulièrement plastiques. Il ne faut pas perdre de vue que la personnalité normale est
soumise à des variations « psychologiques 2 ». Certains comportements, certaines
« réactions » ou « maladjustements », certaines organisations du caractère, certains

1. Exactement comme les mécanicistes qui, gênés par toute la structure psychique des névroses,
tiennent également à une distinction qui « garantit » au domaine des psychoses leurs interpréta-
tions mécanicistes. Cette double attitude prise pour des raisons doctrinales opposées mais en
vertu de la même « tactique » explique que soit si solide une distinction « valable seulement pour
le sergent de ville et le préfet de police », comme disait plaisamment P. JANET.
2. Nous employons ici ce terme comme celui de « physiologique », c'est à dire « normal par oppo-
sition au terme « pathologique ».

153
ÉTUDE N°6

« plis » de la vie psychique, certains « nœuds » de la vie instinctivo-affective dont les


sujets souffrent, paraissent bien justiciables du traitement. Mais malgré les ressem-
blances de surface qu'ils présentent avec les psychonévroses, celles-ci en restent bien
différentes et spécialement à l'égard de la psychothérapie. Inversement, si les psycha-
nalystes ne guérissent pas complètement les névroses, celles-ci se trouvent de ce fait
rapprochées, selon leur parenté naturelle, des psychoses. Il convient, en effet, de bien
…il n'est pas vrai que les faire remarquer qu'il n'est pas vrai que les psychoses soient absolument irréductibles à
psychoses soient absolu-
l'action psychothérapeutique. Si, dans beaucoup d'états d'anxiété ou d'états dépressifs
ment irréductibles à l'ac-
tion psychothérapeutique. de type mélancolique, cette influence est certainement faible, il n'en reste pas moins
Si, dans beaucoup d'états que, même chez de grands maniaques-dépressifs, il existe souvent des états obsession-
d'anxiété ou d'états nels de formes frustes et des séquelles délirantes parfaitement justiciables des tentatives
dépressifs de type mélan-
psychothérapiques freudiennes. De même certaines organisations délirantes peuvent
colique, cette influence
est certainement faible, il être heureusement modifiées – et dans certaines conditions guéries – par la psychothé-
n'en reste pas moins que, rapie freudienne. Avec les états schizophréniques, sauf pour certaines formes peu évo-
même chez de grands lutives ou de début qui, en fait, se situent presque au niveau des névroses, l'inefficaci-
maniaques-dépressifs, il
té psychothérapique est habituelle, mais certains symptômes (négativisme, attitudes
existe souvent des états
obsessionnels de formes catatoniques, etc...) peuvent être favorablement modifiés.
frustes et des séquelles Ainsi est, à notre avis, à la fois justifié et limité le rayon d'action, le champ d'effi-
délirantes parfaitement cacité thérapeutique de la psychanalyse 1. Il résulte de ce qui précède que la césure
justiciables des tentatives
doit plutôt se placer entre les « variations psychologiques » normales et les névroses,
psychothérapiques freu-
diennes… et non entre les névroses et les psychoses. Ce que les psychanalystes guérissent ce sont
des « névroses normales » (selon un mot de M. ODIER que RÜMKE a repris à Zurich en
novembre 1947). Dès qu'ils abordent les états psychopathologiques, y compris les psy-
chonévroses, leur action thérapeutique est comme dans les psychoses, quoique à un
degré moindre, inconstante et partielle, car il existe dans le conditionnement de tous
ces états, autre chose que des mécanismes psychologiques, fussent-ils inconscients.
Au contraire dans toutes ces variations individuelles du psychisme, dans les différen-
ciations psychologiques du caractère, et des comportements psycho-sexuels ou
sociaux qui constituent des anomalies non pathologiques et purement psycho- ou
sociogéniques, le psychanalyste qui les décore souvent du diagnostic de « névrose »
obsessionnelle ou d'hystérie, etc... rend de grands et inappréciables services. Mais on
ne saurait y voir une preuve de la psychogénèse de ces états psychopathologiques qui
restent, dans leur essence profonde, incomplètement vulnérables par l'action de la psy-
chanalyse. La psychogénèse, conditionnant et constituant les variations d'un psychis-
me plastique et normal, ne saurait expliquer ces formes anormales de la vie psychique

1. C'est ce que nous avons développé à la Société Suisse de Psychiatrie à Zurich le 23 novembre
1947, au cours de la réunion consacrée aux limites et aux possibilités de la psychothérapie. [NdÉ:
Efficacité de la psychothérapie, L'Évolution psychiatrique 1949, XIV, 3, 1949, 289-302.]

154
FREUD ET LA PSYCHANALYSE

que nous appelons psychoses ou névroses et qui sont caractérisées précisément par le
défaut de plasticité et de psychogénèse pure. Tout Psychiatre, tout Homme qui réflé-
chit en tombe fatalement d'accord.

Comme nous l'avons souligné au début de cette étude, l'apport de FREUD et de son
École a été et reste si important pour la connaissance et le traitement de troubles men-
taux qu'aucun psychiatre ne peut davantage refuser d'admettre le rôle de la vie incons-
ciente dans la « folie » (psychoses et névroses) qu'elle ne peut l'écarter d'une théorie
du rêve. Aucune polémique, aucun préjugé ne peut retirer à la psychanalyse la place …Aucune polémique,
aucun préjugé ne peut
éminente qu'elle a conquise dans la science psychiatrique.
retirer à la psychanalyse
Mais il suffit de se rapporter à l'exposé des diverses situations concrètes que nous la place éminente qu'elle
venons de rappeler pour saisir que, malgré certaines « réserves de principe », certaines a conquise dans la scien-
« clauses de style » qui formulent que les troubles organiques et les troubles psy- ce psychiatrique…

chiques ne doivent pas être séparés ou encore qu'il existe « aussi » des facteurs orga-
niques actuels ou constitutionnels, FREUD et tous les psychanalystes sont nécessaire-
ment entraînés, comme malgré eux mais par leur propre mouvement, à considérer
constamment les troubles auxquels ils appliquent leur méthode, non seulement comme
étant en relation avec le système pulsionnel inconscient mais comme causés par lui :
– l'obsédé a des obsessions parce que son Sur-Moi est devenu anormalement exigeant
– l'hystérique est paralysée de ses jambes parce qu'elle refuse d'entrer dans la vie
conjugale – le catatonique est replié sur lui-même parce qu'il aspire à revenir dans le
sein maternel – le persécuté est terrassé parce qu'il a un sentiment inconscient de cul-
pabilité, etc... Qu'on le veuille ou non, c'est à une causalité psychique pure de la patho-
logie mentale, c'est-à-dire, en dernière analyse, à des rapports de signification à inten-
tion que tend la théorie freudienne.
Or une telle conception se heurte fatalement, par son approfondissement même, à
l'impossibilité de rendre compte de la constitution du trouble, puisque ce qu'elle trou-
ve au fond de tous les comportements normaux ou pathologiques, c'est la forme spé-
cifique de la vie instinctuelle qui nous est commune ou la forme personnelle de nos
tendances qui nous distingue les uns des autres, sans que pour cela nous soyons
« malades ». Autrement dit, aucune explication d'une « maladie », de « troubles mor-
bides » ou de « formes pathologiques » ne pourra jamais satisfaire en faisant appel à
des formes d'organisation vitale ou psychique pour rendre compte de la désorganisa-
tion des fonctions vitales ou psychiques 1.
C'est pourquoi du reste tous les psychanalystes depuis FREUD lui-même, dès qu'ils
sont poussés ou qu'ils vont eux-mêmes jusqu'au bout de leur argumentation, ne man-

1. Seule l'extension abusive du concept de « névrose » à toutes les variations de comportement


humain peut paraître justifier cette illusion si répandue.

155
ÉTUDE N°6

quent jamais d'admettre que les « facteurs organiques », les « désordres somatiques »,
…Nous avons soumis ou, ce qui revient au même, une « altération du Moi » jouent un rôle déterminant. Nous
cette étude à l'apprécia-
avons soumis cette étude à l'appréciation de S. NACHT. Il a bien voulu nous donner
tion de S. NACHT. Il a bien
voulu nous donner quelques conseils qui nous ont été précieux pour sa rédaction et a poussé l'amabilité
quelques conseils qui jusqu'à commenter notre texte. C'est ainsi qu'à propos de la « causalité psychique »,
nous ont été précieux c'est-à-dire de la thèse proprement psychogénétique que nous considérons comme l'es-
pour sa rédaction…
sence de la théorie freudienne, il a écrit une petite note que nous nous permettons de
reproduire ici : « La causalité psychique n'est qu'une causalité de second degré, le
conflit psychique n'acquiert une valeur pathogène que sur certains terrains. » En cela,
répétons-le, il nous parait être d'accord avec la plupart des psychanalystes, qui se
défendent d'être purement psychogénétistes... et avec nous !
Il est clair en effet que la conception freudienne, tout en étant et restant dans son
essence psychogénétiste, car son intuition la plus profonde est de trouver un sens,
c'est-à-dire une cause psychique à la « folie », se trouve contrainte de renoncer à son
postulat pour autant qu'il est en contradiction avec les faits : les troubles psychiques
étant autre chose que des expressions purement significatives de l'Inconscient. De
telle sorte que la doctrine psychanalytique a subi depuis ses prémisses une inflexion
profonde dont nous venons de retracer la courbe. En disant avec NACHT et au terme
actuel du mouvement psychanalytique que la psychogénèse n'est qu'une causalité de
deuxième degré, nous devrions tous tomber d'accord, par conséquent, pour condam-
ner toute psychogénèse pure, c'est-à-dire le pouvoir exclusivement pathogène de
l'Inconscient. C'est pourquoi, quant à nous, nous nous sentons forcés et justifiés par
cette contrainte même, de chercher dans une autre direction une hypothèse qui place
l'organogénèse des troubles mentaux au premier rang, la psychogénèse à sa place à la
fois considérable mais subordonnée et qui situe exactement le problème de la projec-
tion de l'Inconscient dans les symptômes. Cette projection ne constitue pas le proces-
sus causal primordial mais l'effet de ce processus qui constitue ce que nous appelons
une fixation archaïque, une régression ou une dissolution du psychisme.
Bien entendu, une telle entreprise, pour être menée à bien, ne devra jamais perdre
de vue tout ce que la psychanalyse nous a révélé du sens des symptômes névrotiques
…Toute théorie des
et psychotiques. Toute théorie de troubles mentaux qui risquerait en effet d'écarter des
troubles mentaux qui ris-
querait en effet d'écarter connaissances, de la science, de l'anthropologie psychiatriques tous les faits que les
des connaissances, de la psychanalystes ont, grâce à FREUD, découverts, serait tout simplement dérisoire. C'est
science, de l'anthropolo- dire combien l'œuvre de FREUD et de son École à condition d'être soustraite à l'idée
gie psychiatriques tous
d'une psychogénèse pure des troubles psychiques, nous apparaît prodigieusement
les faits que les psychana-
lystes ont, grâce à FREUD, féconde. Ce que les psychanalystes n'ont pas su faire en demeurant rivés, en dépit par-
découverts, serait tout fois de leurs affirmations, au concept de « psychogénèse pure », nous devons le faire
simplement dérisoire… dans le cadre d'une conception organo-dynamiste plus large.

156
Étude n° 7

PRINCIPES D'UNE CONCEPTION


1. Folie et valeurs.
2. Rythme de la médecine.

ORGANO-DYNAMISTE DE LA
3. Mécanicisme et psychiatrie.
4. La notion de « maladie mentale ».

PSYCHIATRIE 1
5. La doctrine de G. de Clérambault.
6. Freud et la psychanalyse.
7. Conception Organo-dynamiste.
8. Rêve et psychopathologie.

Si la vieille conception « purement » mécaniciste de la Psychiatrie s'avère inca-


pable de nous rendre compte du travail psychique constitutif des troubles psychoné-
vrotiques et psychotiques ; si une conception « purement » psychogénétiste, aux yeux
mêmes de ceux qui s'en sont fait les champions, est dans l'impossibilité de nous expli-
quer comment et pourquoi « autre chose » que le mouvement et les péripéties de la vie
psychique intervient dans le déterminisme des névroses comme des psychoses – alors
peut-être sommes-nous fondés à chercher dans une autre direction, sans renoncer ni au
principe de causalité qui fonde notre science, ni à celui de signification qui la caracté-
rise – et, prenant acte de l'impuissance de toutes ces théories, à tenter de les « dépas-
ser ». Mais pour cela, il faut bien que nous répudiions à la fois le dualisme qui sépa-
re trop et le monisme qui ne sépare pas assez, le psychisme de la vie. Il convient de
voir dans l'organisme en tant que forme de l'existence, non pas seulement une archi- …Il convient de voir dans
l'organisme en tant que
tecture mais un devenir, un mouvement qui nous fait passer de l'ordre de la « vitalité »
forme de l'existence, non
à celui de « l'humanité ». Autrement dit, nous devons envisager la vie psychique pas seulement une archi-
comme une forme d'organisation dont la vie organique est une condition nécessaire tecture mais un devenir…
mais non suffisante. C'est seulement, nous l'avons vu 2 , dans une telle conception
dynamiste et dialectique des rapports du physique et du moral que nous pouvons
orienter délibérément tous les problèmes psychiatriques vers des solutions qui échap-

1. La conception que nous défendons est celle que nous appliquons à tous les problèmes particu-
liers et concrets et que nous présenterons dans notre ouvrage Histoire naturelle de la folie. Aussi
voudra-t-on excuser la sécheresse théorique de cette étude ici nécessairement abstraite et sommai-
re. Quand nous aborderons les « Études » consacrées aux faits concrets il sera facile,
espérons-nous, de se convaincre que ce que nous présentons ici comme un assez sec « système »
est nourri de la substance même de la clinique. [NdÉ : Les premières journées de Bonneval consa-
crées à L'Histroire naturelle de la folie enrent lieu les 15-16 août 1942 ; L'esquisse du plan recueilli
par J. DELMONT a été édité hors commerce en 1943. rééd. in Info. Psy. 1999 : 5, pp. 477-488]
2. pp. 53 à 55.

157
ÉTUDE N°7

peront peut-être ainsi à la fastidieuse et vaine querelle des « organicistes » et des


« psychistes » puisqu'il sera entendu une fois pour toutes que toute névrose comme
toute forme psychopathologique exige pour sa formation, à la fois et ensemble, un
trouble organique primordial (condition « sine qua non ») et une structure psycholo-
gique nécessaire qui en constitue la phénoménologie, la base existentielle.
En désirant « dépasser » les deux termes rituels des antinomies doctrinales habi-
tuelles, nous savons bien que nous nous exposons à une incompréhension quasi géné-
rale de notre point de vue 1 qui apparaîtra encore longtemps aux « organicistes » trop
« psychologique » et aux « psychogénétistes » trop « organiciste ». Nous n'espérons
pas convaincre, ici, en quelques mots, ni les uns ni les autres. Il nous sera cependant
permis de dire aux premiers que dans la mesure où leur théorie fait appel à un « apsy-
chologisme » de principe, ils se sentent eux-mêmes impuissants à faire une théorie de
l'engagement de la vie psychique dans la névrose et la psychose et qu'au surplus, ce à
…ce que nous admettons quoi ils tiennent le plus généralement, est précisément ce que nous admettons par
par hypothèse, la nature hypothèse, l'origine « organique » des troubles « mentaux ». Aux seconds nous rap-
« psychique » des symp-
pellerons qu'ils ne cessent eux-mêmes constamment de faire appel à un facteur « orga-
tômes névrotiques et psy-
chotiques, c'est-à-dire
nique » concomitant (hérédité, troubles hormonaux, facteurs psycho-somatiques) pour
leur étroite solidarité avec « compléter » ce que la psychogénèse est impuissante, de leur propre aveu, à expli-
la vie psychique conscien- quer et que, au surplus, ce à quoi ils tiennent le plus généralement est précisément ce
te et inconsciente…
que nous admettons par hypothèse, la nature « psychique » des symptômes névro-
tiques et psychotiques, c'est-à-dire leur étroite solidarité avec la vie psychique
consciente et inconsciente.
Un deuxième point doit être encore une fois et préalablement éclairci, c'est l'équi-
voque sur lequel repose la synonymie des deux termes : « organicisme » et « mécani-
cisme. ». Pour les mécanicistes, qui prétendent au monopole exclusif de toute théorie
organiciste, dire qu'une mélancolie est conditionnée par un trouble somatique suffirait
à justifier une explication par les thèses spécifiquement mécanicistes. Pour les « psy-
chogénistes », être organiciste c'est être également et « ipso facto » « mécaniciste ».
Or, et ceci est capital, notre propre conception des rapports vitaux de l'organisme et du
psychisme, répétons-le sans cesse, nous garantit contre cette exclusivité et cette
impasse. Nous pensons que l'on peut concevoir une théorie organiciste qui ne soit pas
mécaniciste, et que l'on doit cesser d'envisager que seule une théorie mécaniciste est
possible dans le cadre théorique de l'organogénèse des troubles mentaux.

C'est à quoi précisément nous nous employons de toutes nos forces, non point
certes pour faire triompher une sorte de conciliation ou de « synthèse » plus ou moins

1. Ainsi qu'il nous est loisible de le constater depuis plusieurs années.

158
CONCEPTION ORGANO-DYNAMIQUE

éclectique des deux courants habituels d'idées et de doctrines, mais pour les dépasser et
les intégrer dans une hypothèse psycho-biologique plus vaste : l'organo-dynamisme.
C'est dans cet esprit qu'avec J. ROUART, en 1936, nous avons pensé que les prin-
cipes de HUGHLINGS JACKSON pouvaient être appliqués à la Psychiatrie au delà de ce
que l'illustre neurologue anglais avait lui-même imaginé. Si jusque là ils avaient été
seulement utilisés – et on sait avec quelle fécondité – par la neurologie, c'est pour une
double raison (qui nous ramène encore à l'antagonisme doctrinal que nous entendons
« dépasser »). Les principes de JACKSON ont été appliqués en effet d'une part aux seules
« dissolutions locales » des fonctions nerveuses, de telle sorte qu'ils apparaissent aux
…Ajoutons à ces résis-
psychogénistes comme suspects pour utiliser trop la notion de « localisation » étroite et
tances théoriques des inhi-
absurde des phénomènes psychotiques et psychonévrotiques et que, d'autre part, ils bitions métaphysiques sur
semblent aux mécanicistes peu satisfaisants par leur constante référence au concept de lesquelles il est inutile
« dissolution » pour expliquer des symptômes qui, selon un de leurs postulats les plus d'insister, et nous com-
prendrons pourquoi ja-
essentiels, doivent ressortir dans leur forme la plus typique du seul processus d'excita-
mais, même pas par
tion ou d'un mécanisme partiel analogue... Ainsi en est-il pour la catatonie, les halluci- JACKSON lui-même, aucune
nations, les impulsions, les idées délirantes, etc... Ajoutons à ces résistances théoriques tentative complète n'avait
des inhibitions métaphysiques sur lesquelles il est inutile d'insister, et nous compren- été entreprise pour coor-
donner en un système
drons pourquoi jamais, même pas par JACKSON lui-même, aucune tentative complète
théorique cohérent les
n'avait été entreprise pour coordonner en un système théorique cohérent les principes principes de H. JACKSON…
de H. JACKSON sur l'évolution et la dissolution des fonctions psychiques 1.

1. Nous avons pris connaissance seulement, pendant la correction des épreuves de la première
édition de cet ouvrage, du livre de Herman F. HOFFMANN, Die Sichttheorie, Eine Anschauung von
Natur und Leben (un vol. de 103 pages, édité à Stuttgart en 1935). Nous n'avions jamais pu nous
procurer ce livre, paru peu avant notre monographie de 1936, et ce n'est que sa traduction espa-
gnole que nous avons pu consulter (traduction Peraita, Madrid, 1946). C'est, avec la Psychologie
Médicale de KRETSCHMER (3e édition, 1926), l'essai de Max LEVIN (On the causation of Mental
Symptome... psychiatric application of H. Jackson vieuws... with partic. reference to delirium and
schizophrenie, « Journal of Mental Science », 1936, 82, pp. 1 à 27) le livre de MONAKOW et
MOURGUE (Introduction à la Neurobiologie, 1930) et le travail de F. BARAHONA-FERNANDES sur
les Hypercinésies (Lisbonne, 1938), un des travaux qui se rapprochent le plus de notre manière
de voir, et qui puise notamment son inspiration dans les principes de JACKSON. Cependant ces
principes restent, dans l'œuvre de HOFFMANN, comme dans celle de LEVIN et de MONAKOW et
MOURGUE, trop abstraits et insuffisamment élaborés. C'est à partir des analyses caractérologiques
de KLAGES et de la « stratification » des états psychopathiques (déséquilibre psychique ou consti-
tution psychopathique) de Kurt SCHNEIDER que HOFFMANN tente de montrer à quelle hiérarchie
des fonctions neuro-psychiques correspondent ces « niveaux », cette stratification des comporte-
ments. Mais aucun approfondissement n'est tenté de ces principes et aucune perspective vraiment
nouvelle ne s'ouvre avec cet ouvrage dont l'intérêt est pourtant certain. Smith Ely JELLIFFE avait,
lui aussi, présenté une vue « jacksonienne » des niveaux du système nerveux et de la vie psy-
chique (vues que l'on trouve réexprimées dans la grande Introduction de son traité avec WHITE,
Diseases of the Nervous System, Philadelphie, Lea, 1935). Le premier travail de JELLIFFE sur ce
sujet est de 1923 et est intitulé : Paleopsychology (Essai de schéma de l'évolution des fonctions
symboliques), (Psychoanalytic Review, janvier 1923) Le chapitre du traité se réfère à HUGHLINGS
JACKSON d'après l'édition des Collected Works, Londres, 1931. Mais en fait l'objectif recherché à
travers cette référence jacksonierme n'était que d'étayer sa psychiatrie psychanalytique.…/…

159
ÉTUDE N°7

C'est à la vieille, et sans doute périmée, philosophie de SPENCER que JACKSON se


référait comme à la seule philosophie du développement qu'il connut lui-même à son
époque. Il n'est naturellement pas question pour nous de revenir aux conjectures de
l'« évolutionnisme », mais seulement de rester fidèle au concept même d'évolution
d'un organisme. Il nous semble que, à cet égard, la pensée contemporaine est toujours
davantage attirée vers une philosophie de rapports génétiques de la nature et de l'es-
prit et qu'elle demeure concentrée sur cette idée. Qu'il s'agisse de BERGSON ou de
PALAGYI, de VON WEIZSACKER, ou de MONAKOW et MOURGUE, des conceptions hégé-
…cette philosophie qui liennes ou marxistes et, à certains égards même, de cette philosophie qui envisage
envisage l'homme dans l'homme dans son existence en tant que développement de sa liberté, tous les mouve-
son existence en tant que
ments des idées convergent vers une conception du devenir infiniment plus riche et
développement de sa
liberté, tous les mouve- féconde que celle de SPENCER. Si nous ajoutons que toutes les études contemporaines
ments des idées conver- de Psychologie avec la théorie de JANET, la Psychanalyse, le Gestaltisme « goldstei-
gent vers une conception nien » ou la « Daseinsanalyse », tous les travaux sur le développement des fonctions
du devenir infiniment plus
nerveuses avec la neurophysiologie anglo-saxonne, issue précisément de JACKSON, ou
riche et féconde que celle
de SPENCER… le « néovitalisme » allemand, appliqué au système nerveux par l'École d'Heidelberg,
ou encore avec les principes d'Adolf MEYER, de MASSERMANN, etc... toutes mettent
l'accent sur le caractère dynamique de l'acte psychique considéré comme une phase du
mouvement vital qui se développe et se déploie dans le temps comme « l'ordre archi-
tectonique du drame de la vie » (selon le mot de VON WEIZSACKER), ne sommes-nous
pas en droit de penser, dès lors, que le point de vue que nous inspire notre refus de
n'accepter ni le mécanicisme, ni le psychogénisme, est précisément celui où, de notre
temps, tout le monde tend à se placer, sans peut-être apercevoir encore clairement
cette exigence.

I – LE SENS ET LA PORTÉE DE LA CONCEPTION


ORGANO-DYNAMISTE DE H. JACKSON.

Ayant à propos du problème de l'automatisme et des hallucinations (1933) éprou-


vé le besoin de « reconsidérer » les principes mêmes de la Psychiatrie, nous avions
déjà rencontré une conception ancienne mais dont les principes nous avaient vivement
séduits, celle de HUGHLING JACKSON. Plus tard avec ROUART, nous avons plus com-
plètement étudié l'œuvre de JACKSON et notamment ses propres efforts pour orienter

../.. Les travaux d'O. KANT (notamment Differential diagnosis of schizophrenie in the light of the
concept of personality stratification, Amer. J. of Psych., 1940) inspirée par la conception de Kurt
SCHNEIDER nous paraissent s'intégrer dans le même mouvement doctrinal. La position de beaucoup
d'auteurs à l'égard des notions d'évolution et de dissolution de l'activité psychique est souvent assez
ambiguë comme l'a montré la discussion au 1er Congrès Mondial de Psychiatrie. Nous ne sommes pas
en mesure actuellement d'approfondir l'étude de cette discussion. Mais nous le ferons prochainement.

160
CONCEPTION ORGANO-DYNAMIQUE

l'application à la psychiatrie, des notions d'évolution et de dissolution. Certes, tout ce


que nous avons essayé de tirer des textes de l'illustre neurologiste anglais n'est pas
explicitement formulé dans son œuvre : nous avons largement interprété sa doctrine,
nous attachant plus à son esprit qu'à sa lettre. Nous sommes allés plus loin qu'il n'était
allé, et même là où il n'était pas allé 1. C'est ainsi qu'en les élargissant jusqu'au point
de les confondre avec certaines conceptions psychiatriques anciennes (MOREAU de
Tours) ou contemporaines (JANET, BLEULER, KRETSCHMER, MONAKOW et MOURGUE)
nous avons pensé que les bases fondamentales de sa doctrine pouvaient constituer un
excellent point de départ pour l'élaboration d'une conception organo-dynamiste, qui
engage la psychiatrie dans une voie plus féconde et vivante.
La première des thèses « jacksoniennes » est celle de la hiérarchie des fonctions
psychiques. Tout se passe comme si, intégrée dans le développement du système ner-
veux et de l'organisme tout entier, s'opérait une évolution des fonctions de la vie de
relation, subordonnant les phases primitives et inférieures aux organisations supé-
rieures. Tout se passe, selon l'évidence, comme si un certain ordre se composait, assu-
rant à chaque niveau une intégration des niveaux inférieurs. Mais (et c'est le complé-
ment que nous ajoutons à cette thèse) si cette évolution et cette hiérarchie sont, en ce
qui concerne les fonctions inférieures, spatialement représentées par l'étagement des
appareils dans le système nerveux, on ne saurait oublier, comme MONAKOW et
MOURGUE l'ont si bien souligné, que l'évolution fonctionnelle s'opère à ces niveaux …l'évolution fonctionnel-
supérieurs comme un système énergétique se développant dans le temps. Ceci rejoint le s'opère à ces niveaux
supérieurs comme un sys-
exactement l'idée que JANET 2 se fait de la hiérarchie des fonctions psychiques inté-
tème énergétique se déve-
grées dans le système énergétique de la tension psychologique. Nous insisterons plus loppant dans le temps…
loin sur ce point fondamental, indiquons-le simplement comme une dimension nou-
velle et nécessaire qui doit parfaire le système jacksonien. Cette thèse de la hiérarchie
des fonctions constitue une réaction contre l'atomisme mécaniciste qui ne voit pas et
ne peut voir dans la vie psychique normale ou pathologique qu'un agrégat d'atomes
distribués sur un plan.
La seconde proposition spécifie que les états pathologiques représentent un mou-
vement de dissolution des fonctions existantes. A ce mouvement de dissolution cor-
respond, dans la théorie de JACKSON, la libération des instances sous-jacentes. C'est
dire que la maladie représente une régression du système fonctionnel à un niveau infé-

1. Parmi ceux qui ont bien voulu accorder quelque attention à nos travaux, beaucoup, tout en nous
rendant un discret hommage, nous considèrent comme de « brillants vulgarisateurs » de la pen-
sée jacksonienne. Nous ne sommes ni garants ni esclaves de l'illustre JACKSON. Nous avons, en
reprenant ses études où il les avait laissées, c'est-à-dire à un point de perfection géniale pour son
époque, tenté d'en tirer le maximum de fécondité pour notre propre conception.
2. Nous reviendrons plus loin sur cette analogie (p. 178 à 186).

161
ÉTUDE N°7

rieur antécédent et sous-jacent. La théorie pathogénique de JACKSON s'oppose donc à


cet égard à celle de la genèse mécanique des troubles. Pour elle, en effet, il existe des
troubles négatifs ou de déficit (effet direct du processus générateur) et des troubles
positifs manifestant le travail « réactionnel », de reconstruction ou de « réintégration »
au niveau subsistant. Par là s'éclaire vivement le caractère évolutif, vivant, psychique,
la structure dynamique de ces états de dissolution. A ce propos, nous avons fait remar-
…nous avons fait remar- quer ce qui ne paraissait pas avoir été aperçu, combien la conception de JACKSON se
quer combien la concep- rapprochait de la théorie des symptômes de BLEULER 1. Celui-ci étudiant sous le nom
tion de JACKSON se rap-
de schizophrénie le mouvement de dissolution peut-être le plus commun, a distingué
prochait de la théorie des
symptômes de BLEULER… dans la pathogénie de ces symptômes la double série des troubles primitifs et secon-
daires, clé de toute sa psychopathologie. Cette distinction nous paraît exactement
équivalente à la fameuse et fondamentale classification des troubles négatifs et posi-
tifs que nous devons à JACKSON.
…Le troisième aspect de Le troisième aspect de la théorie, pour nous fondamentale, mais à peine esquissé
la théorie, pour nous fon- par JACKSON, c'est la distinction des dissolutions globales (qu'il appelle uniformes) et
damentale,[…] c'est la les dissolutions partielles (qu'il appelle locales). L'importance de cette distinction
distinction des dissolu-
paraît avoir échappé à son auteur lui-même, car sa portée exacte suppose un élargis-
tions globales (qu'il
appelle uniformes) et les sement du principe des hiérarchies fonctionnelles, celui-là même que nous avons tenté
dissolutions partielles d'indiquer plus haut. Si, en effet, il y a lieu de considérer le développement des fonc-
(qu'il appelle locales)… tions de relation en une série de niveaux allant des fonctions primitives localisées sous
forme d'appareils dans le névraxe jusqu'aux fonctions énergétiques supérieures opé-
rant les synthèses fonctionnelles les plus vastes de la vie psychique, les actes de
conscience et de la personnalité, il est aisé de comprendre le sens profond de la dis-
tinction que JACKSON établit entre dissolutions globales et dissolutions partielles. La
désintégration des fonctions partielles, inscrites et organisées dans des dispositifs ner-
veux dont l'activité est normalement intégrée dans le comportement, s'identifie aux
désintégrations sensori-motrices qu'étudie la Neurologie. Les dissolutions des cycles
fonctionnels supérieures qui ne peuvent être que globales puisqu'il est de leur nature
de « contrôler » l'ensemble de la vie psychique et de la porter à son plus haut degré
d'intégration constituent l'objet de la Psychiatrie.
…Le quatrième principe Le quatrième principe jacksonien, à peine indiqué également par JACKSON, est un
jacksonien, à peine indi- principe anti-nosographique, corollaire nécessaire de ce qui précède. L'idée qu'on se
qué également par
fait dans une conception jacksonienne de l'élaboration du tableau clinique par les ins-
JACKSON, est un principe
anti-nosographique… tances sous-jacentes intactes diminue d'autant l'action directe du processus étiologique
et éloigne de la notion d'entité anatomo-clinique spécifique. Ce que la clinique étudie,

1. Cf. notre étude Des principes de JACKSON à la psychopathologie de BLEULER, Communication


du Congrès de Genève-Lausanne, 1946. [NdÉ: Congrès des aliénistes et neurologistes de langue
française. Comptes rendus ,175-185.]

162
CONCEPTION ORGANO-DYNAMIQUE

ce sont des niveaux de dissolution plus ou moins typiques engendrés par des facteurs
étiologiques différents. Or, cette nature « syndromique » des psychoses si souvent
admise d'ailleurs mais en contradiction avec les conceptions classiques, s'oppose à
l'hypothèse d'entités anatomo-cliniques spécifiques.
Tels sont les principes qui doivent constituer l'inspiration jacksonienne de la concep-
tion organo-dynamiste dont nous allons exposer très brièvement les deux versants. Il suf-
fit de les énoncer pour montrer qu'il est parfaitement vain de reprocher à notre organi-
cisme d'être « mécaniciste » puisqu'il révoque en doute toutes les thèses spécifiquement
« mécanicistes », telles que nous les avons définies précédemment (Étude n° 5).

II – L'ORGANICISME.

Une psychiatrie qui prend son point de départ dans la vieille conception jackso-
nienne ne peut qu'être organiciste en ce sens qu'elle admet comme son postulat fon-
damental qu'un état d'altération mentale 1 est nécessairement conditionné par des
troubles des fonctions organiques et spécialement nerveuses. A cette altération corres-
pond une désorganisation. Cependant certains dualistes impénitents, tout en acceptant
le « jacksonisme » dans le domaine de la neurologie, le répudient en psychiatrie. Leur
idée de « derrière la tête » est toujours la même : la psychiatrie, c'est du « psychique »,
ça ne peut donc pas être « organique » !
Cette question de la nature organique de la cause des troubles mentaux dépend,
en effet, répétons-le, d'une exacte compréhension des rapports du physique et du
moral. Nous avons vu qu'il fallait écarter le dualisme cartésien, lequel favorise et
implique même le développement du mécanicisme et place la psychiatrie dans son
ensemble et les diverses psychoses en particulier dans une alternative (ou c'est orga-
nique et c'est mécanique, ou c'est psychique et ce n'est pas organique) qui leur ôte
toute autonomie sinon toute réalité. Quelle idée pouvons-nous nous faire dans une tra-
dition philosophique à la fois aristotélicienne, thomiste, spinoziste, hégélienne et berg-
sonienne 2 des rapports que soutiennent entre eux la vie et l'esprit? L'organicisme et le …L'organicisme et le psy-
psychisme ne sont pas deux substances hétérogènes, mais deux plans structuraux de chisme ne sont pas deux
substances hétérogènes,
niveau différent. Telle est l'idée qui doit nous guider. Le monde s'offre à nous dans
mais deux plans structu-
cette perspective comme une hiérarchie de « structures » ou de « formes » qui se raux de niveau différent…
déploient et s'organisent de telle sorte qu'une structure supérieure implique les struc-

1. L'aliénation mentale n'est en définitive qu'un concept-limite par rapport à l'ensemble des alté-
rations mentales que nous étudions sous le nom de névroses et de psychoses.
2. Ceci pour bien indiquer notre indifférence à nous conformer à tel ou tel système philosophique
quand il s'agit de mettre sur pied une hypothèse scientifique qui doit coïncider avec ce qu'ils ont
précisément tous de commun.

163
ÉTUDE N°7

tures inférieures mais les dépasse, et qu'une structure inférieure, tout en constituant
une condition nécessaire de celle qui est plus élevée dans la hiérarchie, ne suffit jamais
à l'expliquer. Il existe des formes structurales minérales, physico-chimiques – des
structures organiques biologiques – il existe aussi des structures psychiques. De même
que la biologie est irréductible à la physico-chimie, le psychisme est irréductible pure-
…La vie psychique est ment et simplement aux fonctions organiques. La vie psychique est certes intimement
certes intimement liée à la liée à la vie tout court, mais elle se déploie en une réalité qui, dépassant celle de l'or-
vie tout court, mais elle se ganisme, la prolonge. Les fonctions physiques ont une réalité sous-tendue par l'effort
déploie en une réalité qui,
d'organisation, le système de forces à elles propre, qui constitue les formes supérieures
dépassant celle de l'orga-
nisme, la prolonge… de la vie de relation. Ce serait donc à la psychologie de MAINE de BIRAN, à celle de
BERGSON que nous nous rallierions le plus volontiers. Mais ce n'est pas tout, il nous
paraît encore nécessaire de distinguer grossièrement dans la masse des fonctions psy-
chiques deux pôles : celui de fonctions intimement liées à la structure du système ner-
veux dont elles épousent la forme, ce sont les fonctions instrumentales de la vie de
relation (gnosies, praxies, fonctions du langage, systèmes de réflexes conditionnels,
etc ... ), l'autre est celui des fonctions psychiques énergétiques (fonctions d'adaptation
au réel selon le schéma de JANET, ensemble des activités d'intégration et de synthèse
de la conscience, etc). Ces dernières constituent un type d'activité indéfiniment (nous
ne disons pas infiniment) ouverte au progrès de la connaissance et de la volonté.
L'exercice de cette activité fonctionnelle supérieure introduit dans la vie de chacun de
nous des variations que l'on peut appeler « purement » psychologiques (passions,
idéaux, réactions aux événements, etc ... ). Mais, il est une autre sorte de variations
qui, elles, représentent des régressions. Elles proviennent de l'action empêchante, per-
turbatrice ou destructive que les troubles des fonctions organiques déterminent sur
l'activité psychique. Ce sont ces variations de l'infrastructure qui, se manifestant sous
la forme de dissolutions, de régressions de l'activité psychique, constituent l'objet
propre de la psychiatrie. En aucun cas, si nous désirons définir une masse homogène
de faits, les variations pathologiques dues à des troubles organiques ne sauraient être
confondues avec les variations dues au jeu normal des instances purement psycholo-
giques. Le « psychologique pur » est une notion-limite qui marque l'affranchissement
maximum, quoique toujours relatif, de la vie psychique à l'égard de ses déterminations
organiques. Ainsi se trouve répudiée de la façon la plus formelle, au point de vue doc-
trinal, la psychogenèse pure des troubles mentaux. Par là, nous nous écartons des psy-
chanalystes, et aussi de ces éclectiques (pour la plupart neurologistes acceptant le dua-

1. T'out ce que nous venons d'exposer ici en quelques lignes et que nous avons exposé à la fin de
notre Étude n° 6, se trouve développé et âprement discuté dans Le problème de la psychogénèse des
troubles psychiques (discussion qui a duré pendant trois journées à Bonneval en septembre 1946).
Éd. Bibliothèque neuro-psychiatrique de langue française, DDB, 1950. [NdÉ: Rééd. Tchou, 2004.]

164
CONCEPTION ORGANO-DYNAMIQUE

lisme cartésien bien propre à assurer leur quiétude métaphysique) qui admettent à la
fois l'organogenèse des psychoses et la psychogenèse des névroses, par exemple. Pour
nous, névroses et psychoses sont des structures psychopathologiques, effets à des
degrés divers de perturbations organiques 1.
Nous devons définir maintenant, et encore une fois, quelle est notre position à
l'égard des relations de la Neurologie et de la Psychiatrie, car, et c'est, croyons-nous,
l'originalité de notre position, dire que les psychoses dépendent des troubles cérébraux
n'équivaut pas à confondre Neurologie et Psychiatrie. Nous devons rappeler ce que
nous avons déjà avancé au sujet de la différence structurale qui sépare les dissolutions
partielles et les dissolutions globales des fonctions de la vie de relation. Cette distinc-
tion que nous devons à JACKSON n'avait pour lui ni le sens ni l'importance décisive que
nous lui attribuons. Il n'a pas vu ce qui nous a paru, à nous, évident, savoir qu'elle
constituait la seule base possible d'une discrimination naturelle entre la neurologie et
la psychiatrie 2. Aussi pouvons-nous en revendiquer à la fois le mérite et la responsa-
bilité, ce qui paraît avoir échappé jusqu'ici à plus d'un auteur...
Le type de dissolution psychiatrique (globale) la plus authentique est le sommeil …Le type de dissolution
qui engendre le rêve. Cette dissolution hypnique constitue en effet un schéma d'expli- psychiatrique (globale) la
plus authentique est le
cation valable pour toute la série des états psychopathologiques, comme nous le ver-
sommeil qui engendre le
rons dans l'étude que nous consacrons à ce problème capital. Tandis que dans le som- rêve…
meil et le rêve normaux il s'agit d'une dissolution très brusque et très profonde, on peut
considérer que tous les degrés intermédiaires de vitesse et de profondeur constituent
une échelle de niveaux qui nous rend explicable ce qui se passe dans les formes anor-
males de la vie psychique. Ceci explique que notre conception de la psychiatrie s'ap-
plique avec plus de facilité aux niveaux profonds là où les troubles négatifs plus mani-
festement analogues à ceux du sommeil sont les plus considérables, tandis qu'elle
paraît plus difficile à admettre dans les cas de niveaux plus élevés où les troubles néga-
tifs étant plus minimes peuvent paraître inexistants. Et c'est précisément pour ces cas
qu'il importe de mettre en évidence l'existence d'une structure négative, ce qui consti-
tue la principale tâche de la psychiatrie clinique à laquelle nous consacrons tous nos
efforts. Au contraire, quand ce sont les fonctions instrumentales qui sont soumises à
un processus de désintégration, dans la mesure même où elles ne commandent pas

1. Nous avons précisé encore ce point dans notre communication à la Société Suisse de
Psychiatrie (Zurich, 1947). Ce travail a paru dans « L'Évolution Psychiatrique » sous le titre
Efficacité de la psychothérapie. Nous y montrons que notre conception non seulement ne rejette
pas mais implique la psychothérapie. Le travail de RUMKE (paru vers la même époque dans les
Acta Belgica Neurologica) coïncide très exactement avec notre point de vue. Il l'avait d'ailleurs
exposé à la réunion à Zurich.
2. Notre point de vue a été exposé et discuté aux « Journées de Bonneval » de 1942. [NdÉ: Rééd.
L'Info. Psy. 1999: 5. Voir note 1 p. 157] (cf. les Rapports de la Neurologie et de la Psychiatrie par
H. Ey, J. de AJURIAGUERRA et HECAEN éd. Herman, Paris, 1947, [NdÉ: Rééd. Hermann, 1998).

165
ÉTUDE N°7

l'ensemble du psychisme elles peuvent rester, à l'égard de son activité, fragmentaires


et isolées. C'est le cas notamment des aphasies, des agnosies, des apraxies, de ces
formes spéciales d'activité hallucinatoire que nous avons étudiées sous le nom d'hal-
lucinoses, etc... Les troubles de ce genre s'apparentent ainsi aux syndromes de désin-
tégration des autres fonctions instrumentales de la vie de relation et notamment à la
désintégration des activités sensorimotrices qu'étudie traditionnellement la neurologie.

Ceci nous amène à préciser un des aspects fondamentaux de notre organicisme.


Pour nous, répétons-le, dire que les « maladies mentales » sont dues à des processus
organiques et notamment cérébraux ne veut pas dire que nous assimilons purement et
simplement la psychiatrie à la neurologie. Ce qui distingue pour nous en effet la
Neurologie de la Psychiatrie, ce n'est pas que la Neurologie est la pathologie cérébra-
le et que la Psychiatrie n'est rien du tout ou, ce qui revient au même, que son objet n'est
rien autre que des variations « purement » psychologiques, mais c'est bien plutôt que,
l'une et l'autre étant des pathologies cérébrales, l'une, la Neurologie, a pour objet
propre les désintégrations fonctionnelles partielles ou instrumentales, sans modifica-
tions substantielles de la vie psychique, tandis que l'autre, la Psychiatrie, a pour objet
les dissolutions globales des fonctions psychiques supérieures qui altèrent sinon aliè-
nent la vie psychique.
En ce qui concerne la conception des centres cérébraux, il nous semble justement
possible de distinguer entre appareils fonctionnels instrumentaux, (analyseurs percep-
… un « centre régula-
tifs, centres du langage, etc...) et centres énergétiques ou de régulation de la vie psy-
teur » peut indifférem-
ment occuper un point ou chique. La localisation stricte de ces centres, à quelque point du système nerveux, n'est
correspondre à une infini- pas contraire à notre hypothèse, qui ne l'exige pas non plus car un « centre régulateur »
té de points. C'est une peut indifféremment occuper un point ou correspondre à une infinité de points. C'est
question de fait que les
une question de fait que les études de pathologie cérébrale à venir trancheront
études de pathologie
cérébrale à venir tran- peut-être ; de même que la question de savoir si de tels centres sont toujours et néces-
cheront peut-être … sairement corticaux ou même cérébraux.
Nous voudrions illustrer, à l'aide de quelques exemples, notre façon de penser. La
paralysie générale, c'est-à-dire la forme mentale démentielle que provoque la ménin-
goencéphalite syphilitique, est une affection évidemment organique et cérébrale. Elle
est cependant et demeure une des formes les plus authentiques de la folie qu'étudie la
Psychiatrie : elle appartient à la Psychiatrie et non à la Neurologie. Pourquoi? Parce
qu'elle représente une dissolution globale des fonctions psychiques, parce que dans
leur aspect essentiel ces symptômes constituent une régression de la conscience et de
la personnalité. Le tabès par contre (sans troubles mentaux globaux) est une affection
neurologique non seulement parce qu'il représente une maladie du névraxe, ce qui est
aussi le cas de la paralysie générale, mais parce qu'il se manifeste par des désintégra-

166
CONCEPTION ORGANO-DYNAMIQUE

tions partielles de fonctions élémentaires, en l'espèce par des troubles sensitifs pri-
mordiaux. Prenons maintenant le cas de cet ensemble d'évolutions typiques de
troubles mentaux que nous rangeons sous le terme générique de « schizophrénie ». Il
ne s'agit pas à nos yeux d'une affection psychogénétique, c'est-à-dire due à des facteurs
purement psychiques comme le serait le « refuge dans la maladie », une « réaction à
une situation vitale », une « introversion plus ou moins consciente », etc... S'il s'agis-
sait uniquement de modifications de la pensée et du comportement de cet ordre, ou
mieux de ce niveau, nous serions en face de variations psychiques entièrement « com-
préhensives » au sens de JASPERS, plastiques et réversibles, c'est-à-dire de réactions
normales et nous ne pourrions pas distinguer le comportement d'un ermite de celui
d'un schizophrène. Or, ce qui confère à de tels états leur caractère pathologique, c'est …ce qui confère à de tels
(indépendamment des facteurs étiologiques si souvent inconnus de nous) que, à l'ana- états leur caractère
pathologique, c'est […]
lyse structurale, ils apparaissent sous l'aspect d'une régression, d'une dissolution dont
que, à l'analyse structura-
les troubles négatifs constituent la preuve et qu'aucune psychogénèse ne parviendra à le, ils apparaissent sous
expliquer. Donc, à nos yeux la « schizophrénie » est une affection d'origine organique, l'aspect d'une régression,
une « somatose » et probablement une affection cérébrale. Cela veut-il dire que nous d'une dissolution dont les
troubles négatifs consti-
assimilons purement et simplement la « schizophrénie » à une affection neurolo-
tuent la preuve et qu'au-
gique ? Elle ne nous parait pas du tout être faite d'une mosaïque de troubles élémen- cune psychogénèse ne
taires comme l'est par exemple un, syndrome parkinsonien avec ses troubles du tonus, parviendra à expliquer…
la bradylalie, l'écholalie, les hallucinoses, etc... ou comme le serait, d'après certains
auteurs, une hébéphrénie conçue, par hypothèse, comme une simple juxtaposition de
phénomènes dits justement neurologiques parce que élémentaires et partiels : stéréo-
typies, impulsions, catalepsie, hallucinations, idées délirantes, phénomènes d'automa-
tisme mental, etc... Dans ces deux cas (assimilation à une affection neurologique
authentique ou conception de l'état mental pathologique comme une collection de phé-
nomènes psycho-sensoriels ou psycho-moteurs, élémentaires et isolés) la « schizo-
phrénie » ne devrait cesser d'être une affection psycho-génétique que pour devenir une
affection neurologique. Mais pour nous, dire de ces états nommés « schizophrénie »
qu'ils sont des affections cérébrales (d'étiologie multiple) entraînant sous forme de
régression typique une dissolution globale de ces fonctions supérieures qui assurent le
fonctionnement d'ensemble de la conscience et la cohésion de la personnalité équivaut
à affirmer, à la fois, leur origine organique et cérébrale et leur appartenance non pas à
la Neurologie mais à la Psychiatrie.
Il nous est difficile de nous exprimer plus clairement et nous renonçons à nous
faire comprendre si nous ne parvenons pas ainsi à faire saisir notre position en ce qui
concerne la genèse organique des psychoses, objets non pas de la Neurologie ou
pathologie des fonctions sensori-motrices élémentaires et partielles, mais de la
Psychiatrie ou pathologie neurosomatique des fonctions psychiques et supérieures.

167
ÉTUDE N°7

Nous savons cependant combien est fort le préjugé qui lie indissolublement dans les
esprits les termes d'affection mentale et psychogénèse d'une part et ceux d'organicité
des psychoses et neurologie d'autre part; nous savons aussi combien est enracinée la
méconnaissance de la distinction entre organicisme et mécanicisme (peu d'entre nous
apercevant que celui-ci n'est qu'une des formes possibles de celui-là) de sorte que nous
redoutons encore bien des malentendus. Quoi qu'il en soit nous disons, avec le maxi-
…la conception organo-
mum de netteté, que la conception organo-dynamiste, en répudiant à la fois la psy-
dynamiste est la seule
capable de préciser,
chogénèse des psychoses et leur interprétation mécaniciste (qui consiste à les décou-
comme nous l'avons mon- per en fragments fonctionnels isolés et à les assimiler purement et simplement à ces
tré ailleurs, la situation phénomènes élémentaires qui sont l'objet propre et nécessaire de la neurologie), est à
de la Psychiatrie dans les
notre sens la seule capable de préciser, comme nous l'avons montré ailleurs, la situa-
sciences médicales et spé-
cialement son autonomie
tion de la Psychiatrie dans les sciences médicales et spécialement son autonomie rela-
relative à l'égard de la tive à l'égard de la neurologie, branche comme elle de la pathologie des fonctions ner-
neurologie… veuses de la vie de relation.
Enfin, un dernier aspect de notre organicisme, soulignons-le après avoir montré
notre opposition à la psychogénèse et établi notre conception des rapports réciproques
…l'écart organo-clinique. de la Neurologie et de la Psychiatrie, c'est l'écart organo-clinique. Nous appelons ainsi
Nous appelons ainsi cette cette marge d'indétermination, d'élasticité qui s'interpose entre l'action directe et défici-
marge d'indétermination,
taire des processus encéphalitiques ou plus généralement somatiques et leur expression
d'élasticité qui s'interpose
entre l'action directe et
clinique. Ceci situe notre position aux antipodes de l'explication mécaniciste et consti-
déficitaire des processus tue le fondement de notre organicisme essentiellement dynamiste en ce qu'il suppose
encéphalitiques ou plus un ensemble de réactions, de mouvements évolutifs, conditionnés certes par le méca-
généralement somatiques
nisme de dissolution mais qui mettent en jeu également la « dynamique » des instances
et leur expression cli-
nique…
psychiques subsistantes. C'est ce que nous allons mettre en évidence en exposant main-
tenant l'aspect proprement dynamique de la conception organo-dynamiste 1.

III – LE DYNAMISME.

Notre conception de la psychiatrie est organiciste et dynamiste. Dynamiste! Que


voilà bien un mot que l'on met à toutes les sauces et cela d'autant plus facilement que

1. Notre conception heurte évidemment celle de P. GUIRAUD (Psychiatrie générale, 1 vol., 664
pages. Éd. Le François, Paris, 1950) en ceci surtout que la vulnérabilité psychique est toujours
conçue par GUIRAUD comme spatiale et soumise au hasard de la localisation (cf. spécialement p.
146 à 162). Dans l'analyse critique que j'ai faite de son ouvrage (L'Évolution Psychiatrique, n° 4,
1950) je me suis attaché à mettre en évidence nos positions respectives et foncièrement opposées
comme pour démontrer qu'une conception organiciste comme la nôtre peut être organiciste sans
être mécaniciste comme celle de GUIRAUD. Nos divergences portent sur ce point essentiel : le
trouble résulte-t-il de la localisation de La lésion en psychiatrie comme en neurologie. Pour nous,
nous ne le pensons pas, la pathogénie du trouble mental supposant une organisation évolutive et
une désorganisation énergétique de l'ensemble de la vie psychique.

168
CONCEPTION ORGANO-DYNAMIQUE

sa signification est très vague. Être « dynamiste », cela ne signifie pas grand-chose si
l'on ne définit pas rigoureusement ce que l'on entend par là. Pour nous, le « dynamis-
me » se définit dans les sciences médicales par sa position antithétique à l'égard du
mécanicisme. Le totalisme, l'intégration du psychisme, du système de forces qu'il …Le totalisme, l'intégra-
tion du psychisme, du sys-
représente dans la pathogénie des troubles et l'antinosographisme constituent en psy-
tème de forces qu'il repré-
chiatrie ses traits caractéristiques. On reproche parfois à une telle définition, ou plus sente dans la pathogénie
exactement aux termes choisis pour la résumer, d'opposer « mécanique » et « dyna- des troubles et l'antinoso-
mique », alors que la dynamique n'est en physique qu'une partie de la mécanique. graphisme constituent en
psychiatrie les traits
Nous ne l'ignorons pas! Mais ce qui nous importe ce n'est pas le mot mais le courant
caractéristiques [du
d'idées qu'il représente. Or, s'il est vrai (revenons-y encore) que l'évolution des Dynamisme en psychia-
sciences médicales est pour ainsi dire rythmée par l'alternance de deux altitudes fon- trie]…
damentales et antinomiques, s'il est vrai que l'une se définit par l'esprit d'analyse, son
goût pour les notions anatomiques, spatiales et statiques et l'autre par l'usage de
concepts énergétiques et vitalistes, s'il est vrai que ces deux positions doctrinales se
traduisent en psychiatrie par le choix soit d'un système de schèmes statiques (éléments
inertes, mosaïque de phénomènes mécaniques, accidents n'affectant qu'un plan et
comme une seule surface), soit celui d'un ensemble de notions énergétiques (forces,
mouvement évolutif, dissolution, reconstruction, variations de niveau envisagées dans
une perspective temporo-spatiale), s'il en est ainsi ne sommes-nous pas fondés à dési-
gner par ces deux termes « mécanicisme » et « dynamisme » les deux pôles entre les-
quels, comme dans la médecine en général, oscillent les théories en psychiatrie? S'il
fallait une preuve pour ainsi dire pittoresque du bien-fondé de ces désignations et de
l'opposition véritable qu'elles expriment, il n'est qu'à traiter un « mécaniciste » de
« dynamiste » et inversement, ou de proposer par exemple à un mécaniciste des termes
qui témoignent d'un esprit dynamiste (comme « structure », « niveau de dissolution »,
etc ... ). Mais il nous importe surtout de dégager le sens doctrinal dont nous chargeons
notre conception dynamiste.
Par hypothèse, nous admettons que les psychonévroses et les psychoses sont l'ef-
fet d'un déficit énergétique. C'est une certaine énergie, une « tension psychologique »
qui maintient normalement à l'état de vigilance l'équilibre de nos instincts et assure la
précision et l'efficacité de nos actes et de nos pensées; leur adaptation au réel suppo-
sant une infinité de fonctions, d'actes de mémoire, d'attention, de perception, de
contrôle, etc... La vie psychique se déroule comme une série d'opérations de basse ou
de haute tension ainsi que l'a admirablement montré Pierre JANET. C'est parce que cette
réalité a été jusqu'ici peu étudiée que cette notion nous est généralement peu familiè-
re et que notre langage psychologique et clinique dispose de si peu ou de si mauvais
mots pour l'exprimer. Aussi est-elle généralement méconnue et nous avons entendu
dire que si la tension artérielle était quelque chose, la « tension psychologique » n'était

169
ÉTUDE N°7

rien car elle ne se mesure pas. Cette boutade est une naïveté d'abord parce qu'il est de
l'essence de la vie psychique de se dérouler sur un plan qualitatif et ensuite parce que,
si l'on ne veut pas accorder de valeur à l'analyse phénoménologique qui la justifie, les
manifestations de cette réalité peuvent, en un certain sens, se mesurer. Et n'est-ce pas
ce que l'on fait par l'emploi de toutes les méthodes de tests, les comparaisons
d'épreuves et de performances qui déterminent le degré de détérioration d'un « fond
mental » ou le degré d'efficience de l'activité psychique? Ce qui nous paraît encore
plus décisif, c'est la considération objective du développement génétique. L'étude du
long et difficile développement des fonctions psychiques chez l'enfant qui dure des
années aboutit nécessairement au concept de niveaux et de degrés qui ne s'ordonnent
que par rapport à celui d'une force tout comme la notion des phases de développement
somatique implique celle d'instinct. C'est donc ce système de forces réelles qui, pour
nous, en fléchissant, entraîne la régression des fonctions mentales vers des niveaux
inférieurs.
Notre conception implique encore un autre aspect dynamique, c'est la libération
…Régression, Libération,
Travail évolutif de la psy- de la part subsistante. Le processus morbide n'agit pas sur une matière inerte mais sur
chose… un système héréditaire ou acquis d'énergies organisées 1. C'est peut-être là l'intuition
la plus profonde du « jacksonisme ». La psychose est faite de la libération anarchique
des instances sous-jacentes jusque-là disciplinées et réprimées, et maintenant inté-
grées à un niveau inférieur. Toute diminution des forces psychiques supérieures entraî-
ne une libération des énergies désignées par les termes d'Inconscient ou d'instinct. La
folie libère les tendances animales, l'hallucination est un bourgeon de l'instinct, le
sommeil déchaîne la « folle du logis », autant d'images qui illustrent une façon de pen-
ser restée jusqu'ici davantage du domaine vulgaire qu'utilisée par une théorie scienti-
fique. Or, c'est à cette référence à un système naturel d'explication que nous entendons
revenir et c'est le sens de la notion « d'échappement: au contrôle » bien plus évident
encore, nous semble-t-il, dans le domaine de la Psychiatrie où on répugne de l'accep-
ter que dans celui de la Neurologie où elle est devenue classique.
Le troisième aspect dynamique de notre perspective doctrinale est constitué par
l'extrême importance, par nous attribuée, au travail évolutif de la psychose. Nous
appelons ainsi les transformations qui s'opèrent dans la conscience et la personnalité
du malade sous la double influence du déficit énergétique et des vivantes réactions des
instances psychiques subsistantes ou encore des tendances que constitue sa personna-
lité. Ce travail, cette activité n'est à nos yeux limitée ni par le concept de processus
exclusivement mécanique (il a fallu à G. de CLÉRAMBAULT l'immense talent que nous

1. Otto RANK, Evolution of Dynamics etc., « J. of Nerv. and ment. Diseases », janvier 1948, se réfé-
rant aux concepts psychobiologiques de A. MEYER et aux principes du « diagnostic pluri-dimen-
sionnel » de BIRNBAUM et KRETSCHMER, nous paraît se rapprocher de notre point de vue.

170
CONCEPTION ORGANO-DYNAMIQUE

lui avons connu et reconnu pour introduire dans une psychose qu'il se figurait radica-
lement différente de l'activité psychique ce mouvement dès lors artificiellement créé
par une combinaison de phénomènes purement mécaniques) ni par celui d'entités n'ad-
mettant entre elles aucun mouvement évolutif. Pour nous l'ensemble des psychoses et …Pour nous l'ensemble
des psychoses et des
des névroses représente les formes d'évolution typiques qu'affectent les niveaux de dis-
névroses représente les
solution relativement au système de la personnalité. Ceux-ci représentent les degrés de formes d'évolution
régression que la maladie inflige à une évolution psychique normale 1. L'échelle des typiques qu'affectent les
niveaux de dissolution est solidaire d'un schéma de la hiérarchie des fonctions, l'un et niveaux de dissolution
relativement au système
l'autre ne pouvant être établis qu'après de longues et minutieuses analyses nous ne
de la personnalité…
pouvons en donner ici, à titre d'indication, qu'un aperçu tout provisoire.
Certains paliers paraissent d'ores et déjà importants : 1. La dissolution des fonc-
tions élevées qui assurent l'intégration de la personnalité sur le plan social (conduites
d'adaptation, disciplines morales et sociales, etc ... ). – II. La dissolution des fonctions
qui assurent « l'équilibre thymique », c'est-à-dire l'intégration des forces instinctives …Les états d'altérations
et affectives dans l'adaptation au réel. – III. La dissolution des fonctions qui assurent de la structure de la
l'organisation perceptive du monde extérieur et du monde intérieur et la discrimination conscience […] se carac-
térisent phénoménologi-
clairement vécue du subjectif et de l'objectif. – IV. La dissolution des fonctions intel-
quement par des
lectuelles fondamentales. Ces divers niveaux, objets des études de psychopathologie « vécus » psychopatholo-
générales, se présentent en clinique sous forme de troubles du comportement (I), giques qui s'offrent dans
d'états de type maniaque ou mélancolique (II), d'états oniroïdes, hallucinatoires, de l'actualité de la « ren-
contre » (Begegnung) du
délires d'influence ou de dépersonnalisation (III), d'états confuso-oniriques (IV). Tous
malade et du psychiatre…
ces états constituent un premier groupe d'aspects typiques de troubles mentaux en tant
qu'il s'agit d'altérations de la structure de la conscience, c'est-à-dire des fonctions de
vigilance qui nous permettent de nous adapter à chaque moment présent. Ils se carac-
térisent phénoménologiquement par des « vécus » psychopathologiques qui s'offrent
dans l'actualité de la « rencontre » (Begegnung) du malade et du psychiatre. Ils cor- …ils corresspondent aux
respondent notamment à ce que JASPERS a appelé des « expériences délirantes pri- « expériences délirantes
maires » et font l'objet d'une « Daseinsanalyse » qui révèle les altérations dans les primaires » de JASPERS…
échanges de l'être et de son milieu, c'est-à-dire le bouleversement de la vie psychique
actuelle pour autant qu'elle se prête à une « section transversale ».
Mais la dynamique structurale des psychoses ne s'arrête pas là, elle exige d'être
élargie et complétée dans une autre dimension : l'organisation des niveaux de dissolu- …Mais [aussi] l'organi-
sation des niveaux de dis-
tion comme formes d'altération de la structure de la personnalité. A cet égard, cer-
solution comme formes
taines psychoses, dites alors « aiguës », se comportent comme de simples états transi- d'altération de la structu-
toires de dissolution de la conscience sans incorporation durable de leur « vécu » dans re de la personnalité…
la trajectoire de la personnalité. D'autres constituent des altérations « chroniques » de
la personnalité sur fond de permanence stable ou progressive de troubles de la

1. Ou de « non-évolution » d'un psychisme se développant anormalement.

171
ÉTUDE N°7

conscience (schizophrénies, démences). D'autres, enfin, constituent des altérations


chroniques névrotiques ou délirantes de la personnalité, secondaires au travail
sous-jacent ou antécédent des troubles de la conscience. Elles se caractérisent les unes
et les autres par un bouleversement conceptuel et moral de la personnalité en tant que
…Elles correspondent système idéologique et programme vital. Elles correspondent aux élaborations déli-
aux élaborations déli- rantes secondaires de JASPERS et font l'objet d'une « Daseinsanalyse » qui saisit la
rantes secondaires de
modification de la personnalité pour autant que celle-ci constitue un système de
Jaspers et font l'objet
d'une « Daseinsanalyse » valeurs et un développement « historique », susceptible d'être soumis à une « coupe
qui saisit la modification longitudinale ». C'est ce que nous étudierons, plus loin, à propos des relations du rêve
de la personnalité… et des formes de la vie psychopathologique.
Dans une telle perspective plus de naturelle plasticité est reconnue au développe-
ment de ce mouvement qui organise ces évolutions typiques de troubles mentaux que
nous appelons psychoses. Nous n'éprouvons aucun embarras doctrinal à les voir
enjamber les barrières nosographiques classiques, progresser ou régresser, se ralentir
ou s'accélérer au gré du jeu complexe des conditions négatives qui dissolvent plus ou
moins et de l'activité psychique subsistante qui construit ou reconstruit plus ou moins.
Nous n'ignorons pas ce qu'un tel « héraclitisme » appliqué à la Psychiatrie peut avoir,
pour beaucoup d'entre nous, de désagréable et même d'irritant. C'est pourtant vers lui
que doit tendre une Psychiatrie arrachée à l'immobilisme statique dans lequel le méca-
nicisme l'a figée pour être intégrée dans une conception plus difficile certes, moins
géométrique mais plus conforme à la nature des choses.

IV – COROLLAIRES ET CONSÉQUENCES PRATIQUES


DE NOTRE CONCEPTION

Nous voulons laisser entrevoir d'un mot vers quelles solutions nous paraissent
devoir dès lors s'engager certains problèmes théoriques et pratiques. Pour une concep-
tion organodynamiste qui répudie également le mécanicisme et la psychogénèse, la
cause profonde des psychoses réside dans les troubles organiques héréditaires ou
acquis qui perturbent l'exercice des fonctions psychiques, entraînent l'activité psy-
chique à régresser vers des niveaux inférieurs d'organisation et produisent des formes
archaïques ou « primitives » de pensée et de comportement. La pathologie dernière
des psychoses doit conduire, sinon peut-être nécessairement à une anatomie patholo-
gique cérébrale (ce qui est possible), tout au moins à une physiopathologie somatique
des troubles mentaux. Cependant toute la Psychiatrie serait et resterait incompréhen-
sible s'il n'était fait appel en même temps et nécessairement à une psychologie géné-
tique de l'évolution des fonctions psychiques dont les psychoses représentent le mou-

172
CONCEPTION ORGANO-DYNAMIQUE

vement inverse. A cet égard deux grands problèmes dominent la psychopathologie


générale – la dynamique de l'instinct et de l'inconscient libérés par le « travail » des
psychoses.

Parmi les corollaires des principes généraux d'inspiration jacksonienne que nous
avons faits nôtres, quelques-uns peuvent être indiqués ici en manière moins de conclu-
sion que d'orientation.

A l'égard du premier principe jacksonien, celui de la hiérarchie et de l'aspect glo-


bal des fonctions psychiques supérieures, c'est le totalisme (opposé à l'atomisme
mécaniciste) qu'il faut mettre en évidence. Les diverses psychoses représentent des …A la séméiologie analy-
tique classique doit se
modifications globales de la structure de la personnalité et de la conscience. A la
substituer une phénomé-
séméiologie analytique classique doit se substituer une phénoménologie structurale nologie structurale plus
plus vivante et réelle, essayant de pénétrer les ensembles significatifs, les « expé- vivante et réelle, essayant
riences vécues » de la pensée morbide à chaque niveau et « l'être-dans- le-monde » des de pénétrer les ensembles
significatifs, les « expé-
personnalités morbides. C'est faute d'avoir appliqué cette méthode que tant de faux
riences vécues » de la
problèmes se sont posés devant la Psychiatrie classique et mécaniciste, celui des hal- pensée morbide à chaque
lucinations désinsérées de l'ensemble délirant, celui de la catatonie, des troubles de la niveau et « l'être-dans-
mémoire, des impulsions, des obsessions, etc... isolés artificiellement de leur contex- le-monde » des personna-
lités morbides…
te psychique l.
A l'égard du second principe, celui de la double pathogénie négative et positive des
psychoses, tout un travail doit être entrepris pour rechercher la condition négative (le
déficit fonctionnel) qui engendre chaque niveau et le spécifie. Soulignons que la ten-
dance de toutes les névroses ou psychoses (ceci n'a jamais échappé aux vieux et grands
cliniciens) c'est d'incliner chez l'individu ou la lignée, par une sorte de penchant natu-
rel, vers la schizophrénie ou la démence, ce qui constitue, à nos yeux, une preuve glo-
bale de l'existence des troubles négatifs même quand ils ne paraissent pas évidents au
début des psychoses et dans les niveaux les plus élevés de celles-ci (névroses). Quant
au travail de reconstruction, à la part positive dans l'organisation de ces psychoses, elle
est d'une extrême importance pour la compréhension notamment des formes chro-
niques, c'est-à-dire de celles qui intègrent les niveaux de dissolution dans la personna-
lité ou les stabilisent à tel ou tel échelon. Les facteurs « constitutionnels » de la per-
sonnalité jouent ici un rôle considérable en collaborant à cette part positive, et cela d'au-
tant plus qu'il s'agit de psychoses à niveau élevé, c'est-à-dire admettant un travail psy-
chique considérable. D'où l'aspect particulièrement « constitutionnel » des états de
déséquilibre, des névroses, des formes maniaco-dépressives, etc... c'est-à-dire les
niveaux de dissolution les plus élevés.

1. Cf. le deuxième volume de ces « Études ».

173
ÉTUDE N°7

La troisième thèse, celle de la distinction de la Neurologie et la Psychiatrie, en


conformité avec celle des dissolutions partielles ou globales, permet d'intégrer résolu-
ment la psychiatrie dans la pathologie générale sans la confondre purement et simple-
ment avec la neurologie. L'une et l'autre doivent s'appliquer à chercher la genèse des
troubles qu'elles étudient dans les désordres somatiques ou cérébraux, mais leur objet,
respectivement dissolutions globales apicales et désintégrations partielles basales, est
distinct. Il est clair cependant qu'un même processus cérébral, une tumeur, une encé-
phalite, peut engendrer soit des syndromes neurologiques, soit des psychoses ; les uns
et les autres étant de structure différente. De telle sorte qu'il est nécessaire que la for-
mation des psychiatres et des neurologistes soit mixte . les psychiatres devant être
aussi des neurologistes et les neurologistes devant être aussi des psychiatres.
…l'antinosographisme, Enfin l'antinosographisme, c'est-à-dire le refus de voir dans les psychoses des
c'est-à-dire le refus de
entités, est d'une importance théorique et pratique considérable. Ce qui définit une
voir dans les psychoses
des entités, est d'une entité c'est le rattachement d'un ensemble de symptômes à une cause bien caractérisée.
importance théorique et C'est le facteur étiologique, et non son expression clinique, pour « si spécifique »
pratique considérable… qu'elle paraisse, qui définit l'entité. La paralysie générale est devenue une entité lors-
qu'elle a été définie comme une méningo-encéphalite syphilitique. Mais alors, le syn-
drome « démence paralytique » a perdu sa spécificité puisque nous connaissons des
paralysies générales qui n'ont pas du tout cet aspect et des syndromes ressemblant à la
paralysie générale qui relèvent d'une autre cause. Les entités comme « la psychose
périodique », la « schizophrénie », la « démence précoce », « l'épilepsie », etc... sont
des mythes. Et cela parce que, à supposer qu'un jour une étiologie unique leur soit
reconnue, l'exemple si souvent invoqué de la paralysie générale peut justement nous
faire prévoir que cette cause apparaîtra ipso facto capable d'engendrer également
d'autres formes psychosiques 1. On a eu une forte tendance récemment à considérer
les psychoses comme des entités « génétiques », c'est-à-dire comme le développement
de « gènes » héréditaires. Quant à nous, qui admettons par hypothèse que ces entités
n'existent pas, nous pensons que l'importance considérable de l'hérédité en psychiatrie
doit s'interpréter beaucoup plus facilement et naturellement en recherchant une théo-
rie de l'hérédité qui dépasse à la fois le concept trop « élastique » de dégénérescence
et les notions trop fixes et statiques qu'utilise la « génétique ».
Nous ne pouvons entrer dans le détail des points de vue nouveaux qu'introduit la
conception organodynamiste dans une foule de problèmes particuliers (hallucinations,
hystérie, classification des délires, etc ... ) mais nous devons encore noter combien la
théorie organodynamiste dont nous venons de résumer les principes essentiels s'adap-

1. Il est très remarquable que B. LLOPIS (La Psicosis pelagrosa, Barcelone, 1946) à propos de
l'étude d'un facteur pathogène, la Pellagre, aboutisse justement à une conception des psychoses
envisagées comme « niveaux de dissolution » sans avoir connu nos propres travaux.

174
CONCEPTION ORGANO-DYNAMIQUE

te à l'interprétation des extraordinaires effets observés sous l'influence de la thérapeu- … La thérapeutique par les
tique par les chocs dans l'évolution des psychoses. Il s'agit là d'une thérapeutique non chocs, place dans le plus
cruel embarras la noso-
spécifique qui transforme profondément les tableaux cliniques, fait qui place dans le
graphie classique d'inspi-
plus cruel embarras la nosographie classique d'inspiration mécaniciste. Pour nous, au ration mécaniciste…
contraire, nous comprenons que des modifications introduites dans le processus géné-
rateur, la mobilisation des plans de niveau puisse réveiller un travail de reconstruction,
sorte de « cicatrisation psychique », jusque-là assoupi. Et nous comprenons aussi que
le travail de réévolution puisse faire passer la psychose par des niveaux différents de
celui auquel elle avait paru se stabiliser.
Enfin, nous devons souligner de la façon la plus formelle que la répudiation de la
psychogénèse pure comme facteur pathogène déterminant et notre conception généra-
le des rapports du physique et du moral assigne nécessairement à la psychiatrie des
limites. Ceci notamment à l'égard des activités supérieures humaines, des valeurs spi-
rituelles (génie, expérience mystique, actes moraux ou immoraux, esthétique, etc ... ).
Le domaine de la psychiatrie s'oppose à cet égard à celui de la liberté et sans cette
opposition la psychiatrie ne peut exister.
Une des objections – nous devrions dire un des contresens – que l'on retrouve le
plus souvent dans les commentaires critiques de cette conception organo-dynamiste
…aucun psychiatre, digne
est celle de ne pouvoir pas réserver à la psychothérapie la part qui lui convient. S'il
de ce nom, ne peut refuser
était mérité ce serait effectivement un reproche qui ruinerait notre entreprise doctrina- de placer la psychothéra-
le, car il est bien évident qu'aucun psychiatre, digne de ce nom, ne peut refuser de pla- pie au centre de sa théorie
cer la psychothérapie au centre de sa théorie comme de sa pratique. Voyons donc les comme de sa pratique…

choses de plus près.


En pathologie générale, c'est à une conception dynamiste de la maladie que nous
nous référons, en remontant à sa source hippocratique : la maladie est une altération, une
affection de l'organisme somatique où accident et réaction forment, par leur organisa-
tion structurale, les symptômes. En psychiatrie, la « maladie mentale » sous toutes ses
formes et à tous ses degrés est une affection de l'infrastructure somatique qui altère et
fait régresser la superstructure psychologique à un niveau inférieur ou à une phase anté-
rieure à son développement, de telle sorte que ses symptômes sont constitués, tout à la
fois, par les effets structuralement organisés du processus et par la libération des ins-
tances inférieures subsistantes. D'où un double corollaire : la maladie ne crée pas, mais
« libère » – la symptomatologie des maladies mentales, de toutes les maladies mentales
a un double versant, l'un primaire, déficitaire ou négatif, l'autre secondaire, réactionnel
ou positif. Ce qui se passe dans le phénomène « sommeil-rêve » est aussi ce qui se passe
dans les névroses et les psychoses. L'idée d'une genèse « purement mécanique » des
symptômes est aussi peu acceptable que l'idée d'une genèse « purement psychique » des
symptômes. Ceci conduit, nous l'avons vu, à considérer l'évolution et la dissolution de

175
ÉTUDE N°7

la vie psychique dans une perspective qui n'est, répétons le, ni celle du dualisme parallé-
liste ni celle du monisme statique, mais qui est celle d'un mouvement dialectique par
lequel la vie passe de sa forme organique et spécifique à sa forme psychique et person-
nelle. C'est à cette théorie dynamiste des rapports du physique et du moral que corres-
pond notre propre conception organo-dynamiste des névroses et des psychoses. Celles-ci
constituent des régressions de structure et de niveaux divers.
Une telle manière de voir les choses situe au centre de toute « maladie mentale »
la vie psychique (c'est-à-dire l'ensemble de la vie de relation) de l'individu qui en est
atteint de telle sorte que cette maladie mentale apparaît certes comme une manière
d'être inférieure quant à son adaptation au réel, à la société, aux événements mais aussi
comme une façon, d'être-au monde », un « Dasein » perturbé, objet d'une analyse
structurale ou d'une « Daseinsanalyse » indispensable, tout en faisant dépendre cette
organisation anormale de la vie psychique d'un trouble hérité ou acquis de l'infra-
structure organique, objet d'une physiopathologie indispensable. Il est clair, par consé-
quent, qu'elle postule à la fois la nécessité et la limite de la psychothérapie.
Si l'on consent à ne pas commettre le contresens que GRASSET 1 dénonçait quand
il écrivait : « L'électrothérapie, l'hydrothérapie, ce ne sont pas des traitements de l'élec-
tricité et de l'eau, mais des traitements par l'électricité et par l'eau et la psychothérapie
est un traitement non de l'esprit, mais par l'esprit ), il est clair que l'ancienne définition
de CAMUS et PAGNIEZ demeure la seule satisfaisante : « La psychothérapie est l'en-
semble des moyens par lesquels nous agissons sur l'esprit malade ou sur le corps
malade par l'intervention de l'esprit » 2.
Toute psychothérapie exige en effet deux conditions essentielles l'action de la per-
sonnalité du psychothérapeute, la réaction de la personnalité du malade. C'est entre
ces deux coordonnées que s'inscrit le mouvement même du processus curateur. Toute
…Toute psychothérapie psychothérapie est une action sociale où se mêlent et se pénètrent au moins deux per-
est une action sociale où sonnalités : elle est à la fois, comme l'acte même de l'amour, une possession et un don.
se mêlent et se pénètrent
Toutes les formules psychothérapiques peuvent se ramener à ce schéma. Dans l'hyp-
au moins deux personna-
lités : elle est à la fois, nose et la suggestion, l'hypnotiseur se substitue à l'hypnotisé, il transmet et impose une
comme l'acte même de forme de pensée saine et toute formée à l'être malade. Dans la psychanalyse, le psy-
l'amour, une possession et chanalyste, personnage écran contraint l'inconscient du psychanalysé à se modifier par
un don…
sa réfraction dans le conscient d'autrui. Dans l'ergothérapie et la psychothérapie de
groupe, le psychothérapeute délègue son pouvoir à une forme sociale et humaine qu'il
anime de sa personne et par laquelle il maintient et prolonge son contact. Ainsi l'acte
essentiel de la Psychothérapie c'est l'attitude du Psychothérapeute et RUMKE 3 fait jus-

1. Cité dans les « Médications psychologiques », t. III, p. 402, par Pierre JANET.
2. CAMUS, PAGNIEZ, Isolement et Psychothérapie, 1094, p. 26.
3. RUMKE, Personnalité et Psychothérapie, « Acta Neurologica et Psychiatrica Belgica », mai 1949.

176
CONCEPTION ORGANO-DYNAMIQUE

tement remarquer que la « raideur et la rigidité mentale du médecin c'est la fin de sa


faculté psychothérapeutique ». Tant il est vrai que l'action thérapeutique est celle d'un
acte complémentaire, dont la figure fondamentale est celle d'une compensation. Dans
tous les cas, la psychothérapie est centrée par le personnage du psychothérapeute qui
joue le rôle que ne joue plus le Moi du malade.
Dans toute cure psychothérapique, inversement, le malade concourt à sa propre
psychothérapie dans la mesure même où son être psychique est « altéré » dans les deux
sens du mot 1. Soit que, comme dans la thérapeutique par l'hypnose ou ses succéda-
nés 2 il se rue sur l'image qui lui est offerte et imposée et l'absorbe « tout de go », – soit ...Ainsi, comme dans
encore, comme pour la psychanalyse, que par le mécanisme fondamental du transfert 3 l'amour,[...] les « parte-
il se reconstruise sur le modèle de l'analyste – soit enfin, comme dans l'ergothérapie, naires » vont au-devant
l'un de l'autre dans une
en ce que sa propre activité dirigée, l'entraîne hors de lui-même et le réadapte.
démarche essentiellement
Ainsi, comme dans l'amour, répétons-le ou encore dans l'émotion esthétique, les complémentaire. L'un
« partenaires » du groupe psychothérapique vont au-devant l'un de l'autre dans une devant aller jusqu'où
démarche essentiellement complémentaire. L'un devant aller jusqu'où l'autre ne peut aller. l'autre ne peut aller...
Une telle rencontre (Begegnung), atmosphère essentielle, ou si l'on veut existentielle de
…Une telle rencontre
toute psychothérapie, telle qu'elle a été envisagée, par exemple, par Van den Berg 4, n'a (Begegnung), atmosphère
aucun sens pour une conception mécaniste de la psychiatrie. Elle en a au contraire un et essentielle, ou si l'on veut
profond et pratique dans notre conception organo-dynamiste. Elle s'y adapte non pas seu- existentielle de toute psy-
chothérapie, telle qu'elle a
lement comme une heureuse ou heuristique contingence de notre système théorique mais
été envisagée, par
comme un de ses aspects les plus fondamentaux : la force requise du psychothérapeute exemple, par Van den BERG
correspond à la faiblesse que creuse la maladie, en tant que processus déficitaire. a un sens pratique et pro-
Ainsi éclate aux yeux, avec ses limites naturelles – qu'il faut bien voir aussi – la fond dans notre conception
organo-dynamiste…
nécessité de la psychothérapie dans la conception que nous défendons.

../.. Dans ce même numéro se trouve un article de VAN DER HOOP sur « la structure des névroses
et la psychothérapie ».
1. Altéré c'est-à-dire « troublé » mais aussi « assoiffé » ce qui révèle assez combien la maladie
est un vide, un besoin, une forme de néantisation.
2. L'hypnose en tant que sommeil suggéré constitue une sorte de forme maximum de la théra-
peutique de suggestion. Elle a été provisoirement abandonnée chez nous où elle était née. Par
contre elle a connu et connaît à l'étranger et particulièrement aux États-Unis une grande vogue.
C'est ainsi que Lewis R. WOLBERG a consacré deux gros volumes aux principes et à la pratique
de cette psychothérapie (Medical hypnosis, 1948). Mais l'hypnothérapie constitue comme théra-
peutique de la suggestion allant depuis l'hétérosuggestion jusqu'à l'autosuggestion, une gamme de
procédés thérapeutiques innombrables depuis la méthode de COUÉ jusqu'à « l'autogène Training »
de J. H. SCHULTZ (dont on trouvera dans le Nervenarzt, 1949, p. 77 à 81 , un exposé par KUHNEL).
Dans cette dernière psychothérapie il s'agit d'une véritable rééducation ou tout au moins d'un
entraînement par le relâchement musculaire et fonctionnel.
3. Le transfert est le dénominateur commun de toute psychothérapie. C'est dans ce sens qu'il faut
entendre la proposition 28 de H. SCHULTZ-HENKE, 29 Thesen zum heutige Stande dur analytischen
Psychotherapien, « Nervenarzt », avril 1949.
4. [NdÉ: BERG H. van den. .Bref exposé de la position phénoménologique en psychiatrie,
« L'Évolution psychiatrique »: XII, 2, 1947, 23-41.]

177
ÉTUDE N°7

V – LES RACINES HISTORIQUES


DE L'ORGANO-DYNAMISME.

Nous avons nous-mêmes placé l'organo-dynamisme sous le patronage et l'inspira-


tion de HUGHLINGS JACKSON et c'est justice. Ce puissant esprit a fait plus que tout autre
pour orienter la psychiatrie – ce que l'on ne voit pas clairement – et la neurologie – ce
que tout le monde sait – dans une perspective doctrinale inégalable par sa fécondité.
Mais d'autres grands maîtres de la psychiatrie ont pris une position à peu près identique.
Tout d'abord MOREAU (de Tours), dans son ouvrage fondamental sur le Haschich
(1845) et dans son fameux Mémoire sur « l'identité du rêve et de la folie 1 » par sa théo-
rie du fait primordial, est un précurseur de JACKSON dans la tradition organo-dynamiste.
Avec le développement des études de FREUD et des psychanalystes, c'est surtout
dans le sens psychogénétique que la psychiatrie antimécaniciste s'est développée
notamment aux U. S. A. depuis Adolf MEYER jusqu'à MASSERMAN. Il est évident que
…MOREAU (de TOURS), beaucoup des points de vue développés par toutes les Écoles issues de ce mouvement
RIBOT, E. BLEULER, P.
ont beaucoup de traits communs avec la conception que nous défendons, mais elles en
JANET, E. KRETSCHMER …
diffèrent par l'importance primordiale et, à notre sens, abusive qu'elles accordent aux
« facteurs moraux » et sociaux, aux situations, aux affects, etc... dans la genèse des états
psychopathiques sans nous fournir de justification empirique et théorique suffisante.
Par contre à la fin du siècle dernier, un psychologue, RIBOT 2 et trois grands psy-
chiatres de la première moitié du xx° siècle, E. BLEULER 3, P. JANET et E. KRETSCHMER
se situent dans cette tradition doctrinale. Enfin, les travaux de MONAKOW et MOURGUE,
de HOFFMANN, de JELLIFFE, de SPRANGER, de BARAHONA FERNANDES, etc... doivent être
mentionnés comme d'inspiration identique et ont, comme tous les travaux consacrés à
ce que l'on a appelé la « Schichttheorie » des psychoses, le même sens profond.
En raison de l'importance que nous attribuons à son œuvre, nous désirons rappro-
cher des principes de JACKSON, la théorie de Pierre JANET sur l'évolution et les disso-
lutions des fonctions psychiques, Il sera facile de constater le profond accord qui exis-

1. Nous renvoyons au travail qu'avec R. MIGNOT nous avons consacré à la Psychopathologie de


Moreau (de Tours), « Annales Médico-Psychologiques » octobre 1947. On se rendra compte de
l'importance capitale de la conception d'un des plus grands maîtres de la psychiatrie française,
d'un des plus grands mais aussi peut-être des plus méconnus.
2. A. RIBOT a certainement beaucoup fait, comme J. DELAY (Encéphale, 1951) vient de le faire
judicieusement remarquer, pour introduire en France la psychologie évolutionniste. Malgré le
caractère un peu abstrait de sa « psychologie fonctionnelle », nul doute qu'il n'ait rendu de grands
services à la psychopathologie. Cependant le plus important dans ce domaine ce n'est pas les
principes mais leur application à la réalité clinique, à toute la réalité clinique.
3. Cf. notre étude Des Principes de JACKSON à la Psychopathologie de E. BLEULER, Congrès des
Aliénistes de langue française, Genève-Lausanne, 1946.

178
CONCEPTION ORGANO-DYNAMIQUE

te entre l'œuvre du grand neurologiste anglais, celle du maître de Zurich et celle du


plus grand des psychiatres français de ce siècle.

LA CONCEPTION ORGANO-DYNAMISTE DE PIERRE JANET

Si nous confrontons notre propre manière de voir avec la psychopathologie de P.


JANET, nous sommes frappés de l'identité foncière de la conception dynamique qui
anime l'une et l'autre. La chose est particulièrement évidente à la lecture du recueil de
leçons que P. JANET a publié, sous le titre : La force et la faiblesse psychologiques 1
Les trois grands principes « jacksoniens » sont, rappelons-le, les suivants:
1°) La maladie dissout des fonctions hiérarchisées, il y a donc lieu d'étudier des
« niveaux de dissolution » typiques.
2°) Il y a deux modes de dissolution : les dissolutions isolées et les dissolutions
uniformes des fonctions de la vie de relation. Les premières correspondent aux
troubles qu'étudie la neurologie, les secondes constituent les états de folie qu'étudie la
psychiatrie.
3°) Toute étude des troubles des fonctions hiérarchisées doit être conduite en
partie double, puisque certains de ces troubles sont les conséquences d'un déficit
(troubles négatifs), et que les autres manifestent la part subsistante des fonctions
neuro-psychiques (troubles positifs).
Voyons donc quelles ressemblances et quelles différences peuvent être mises en évi-
dence entre la psychopathologie de Pierre JANET et notre conception organo-dynamiste 2.

I.– La hiérarchie des fonctions psychiques et la dissolution des fonctions psy-


chiques dans l'œuvre de P. JANET. …Tout se passe pour P.
L'aspect fondamental de la pensée de Pierre JANET est constitué par sa hiérarchie JANET, comme si l'activité
de l'homme se déployait
des fonctions du réel, sous-tendue par la tension psychologique. Pour lui, ce que nous
en une échelle de niveaux
appelons les fonctions psychiques ne sont pas autre chose qu'une série de conduites, de pensée de plus en plus
qui nous rapprochent plus ou moins de la réalité. Tout se passe comme si l'activité de compliqués et difficiles
l'homme se déployait en une échelle de niveaux de pensée de plus en plus compliqués jusqu'à l'appréhension du
monde des objets…
et difficiles jusqu'à l'appréhension du monde des objets.
Il y a ainsi une série de fonctions ou de degrés du réel, que nous pouvons sans trop
trahir la pensée de JANET, présenter ainsi (cf. Force et Faiblesse psychologiques, p. 24) :
Le premier degré (le moins objectif), est celui où nous nous sentons plus ou moins
confusément penser ; c'est, peut-on dire, celui de la prise de conscience de la pensée,
le premier terme cartésien de la connaissance.

1. Maloine, éd. Paris, 1932.


2. Depuis la première édition de cet ouvrage J. ROUART (L'Évolution Psychiatrique, 1950, n°3) a
étudié à son tour les relations de la théorie de JANET avec la conception de JACKSON.

179
ÉTUDE N°7

– Le second est celui des idées, de ces combinaisons psychiques subjectives, qui
s'élancent vers le réel et déjà se détachent du pur subjectif – Le troisième, celui de
l'imaginaire, où nous construisons sous forme de fictions des réalités auxquelles cor-
respondent nos conduites de jeu. – Le quatrième est celui du passé mort qui est un réel,
déjà plus réel si on peut dire; ce sont des souvenirs de choses réelles auxquelles cor-
respondent nos conduites de la mémoire. – Le cinquième est le degré du futur lointain
que règlent nos conduites de prévision. – Le sixième, le degré de l'idéal qui correspond
à nos conduites de direction. – Le septième, le degré du passé récent, qui est presque
vécu comme le présent et comporte une série de sentiments de « présence ». Le hui-
tième est celui du futur proche, réglé par les conduites d'attente et de préparation. – Le
neuvième, celui de notre présent psychique, de notre réalité psychique actuellement
consciente. – Le dixième, celui de nos actions présentes, correspondant aux senti-
ments régulateurs de nos actions. – Le onzième, celui des événements actuels,
construction plus synthétique encore du présent. – Le douzième, celui de la réalité spi-
rituelle et sociale, groupant toutes les conduites qui nous rattachent aux autres. – Le
treizième enfin, celui de la réalité des objets, de l'existence des corps extérieurs, déta-
chés de notre esprit par cette opération qu'est la perception du réel.
Certes, une telle classification peut paraître arbitraire, en ce qui concerne le
nombre de degrés, lequel peut être augmenté indéfiniment, mais ce serait une grande
erreur (celle qui est si généralement commise), que de considérer cette hiérarchie des
fonctions du réel comme une vue purement abstraite. En réalité, Pierre JANET aimait
…le caractère didactique présenter ses études sous un aspect simple, mais le caractère didactique et mer-
et merveilleusement veilleusement socratique de son enseignement révèle, à qui veut bien le comprendre,
socratique de l'enseigne-
une pénétration du réel puissamment « phénoménologique », profondément vécue.
ment de P. JANET, révèle, à
qui veut bien le com- Qu'il étudie la « conduite du panier de pommes » ou celle de « Faguet et de l'attente »,
prendre, une pénétration ou celle « du commandement et de l'obéissance », son œuvre est entièrement concen-
du réel puissamment trée sur des faits concrets. Du point de vue qui nous intéresse, la hiérarchie des fonc-
« phénoménologique »,
tions du réel correspond au développement des fonctions dans une perspective géné-
profondément vécue…
tique, qui transparaît souvent, d'ailleurs, dans les analyses. La perpétuelle référence à
des types primitifs, archaïques, de pensée en se confondant avec l'idée même de l'évo-
lution des fonctions de JACKSON, s'identifie à son inspiration spencérienne. Si, nous
nous permettions à cet égard un regret, ce serait celui de ne pas voir JANET plonger
plus profondément dans les couches de la vie instinctive et de ne pas envisager sous
cet angle, et de ce point de vue plus résolument génétique, la hiérarchie des fonctions
du réel selon l'évolution de la vie instinctive. C'est par là que, sans s'exclure, JANET et
FREUD peuvent et doivent se compléter.
On sait comment Pierre JANET s'est principalement occupé tout d'abord des
névroses, et combien restent actuelles ses études sur l'hystérie et sur les obsessions.

180
CONCEPTION ORGANO-DYNAMIQUE

L'hystérie (on en a fait la remarque trop souvent pour qu'il soit utile d'y insister) aurait
dû, semble-t- il, conduire JANET, par ses études sur l'hypnose, à un approfondissement
des mécanismes instinctifs de l'Inconscient. Il a envisagé ces troubles d'une manière
purement « formelle », en faisant appel à la notion du rétrécissement du champ de la
conscience, notion identique à celle de régression. Mais ce sont surtout ses études et
ses interprétations de l'obsession, ou mieux de la psycho-névrose obsessionnelle, qui
ont été le point de départ du « janétisme ». L'obsession n'est pas un phénomène isolé,
c'est un état de faiblesse de l'activité psychique de la tension psychologique, faiblesse
telle que, ne pouvant plus se déployer dans ses actes supérieurs, la force psychique
s'éparpille, à des niveaux inférieurs, en conduites et idées de dérivation.
Depuis lors, ce schème fondamental d'une baisse de la tension psychologique et
des troubles des fonctions du réel a été justement étendu par JANET à la plupart des
autres états psychopathiques. Il a dit que « la démence précoce » était à cet égard une
manière de « démence psychasthénique ». – En ce qui concerne les états maniaques,
il a montré combien l'agitation (p. 105-106), loin d'être un état de force, est au contrai-
re un gaspillage des forces, entraîné par une faiblesse de contrôle, ce qui peut, dans
une certaine mesure, les rapprocher des « décharges épileptiques » (p. 92 à 104). Ce
qu'il a écrit sur l'épilepsie est entièrement d'esprit jacksonien, et on peut s'étonner que,
parlant de la crise d'épilepsie comme d'un échappement de contrôle, comme d'un phé-
nomène de désinhibition, pas une fois Pierre JANET, dans le livre auquel nous nous
référons, ne se soit tourné vers l'œuvre de HUGHLINGS JACKSON. Tout ce livre consti-
tue d'ailleurs un effort très heureux pour rattacher à la faiblesse de la tension psycho-
logique, ou si l'on veut à la dissolution des fonctions psychiques, toute une série d'états
psychopathologiques que l'auteur envisage, de façon parfois plaisante, comme des
« équilibres économiques » de niveau inférieur. Mais c'est surtout à l'égard des délires
et des hallucinations que sa pensée coïncide très exactement avec la conception dyna-
mique qui s'inspire des principes de JACKSON. Ceci vaut d'être souligné. En effet, ces
aspects psychopathologiques, les délires de persécution, d'influence, toutes les activi-
tés hallucinatoires délirantes sont telles que la conception dynamique leur parait diffi-
cilement applicable si on ne les soumet pas auparavant à une analyse rigoureuse. Sur
ce point l'œuvre de JANET, dépassant de beaucoup (avons-nous besoin de le souli-
gner ?) nos propres efforts dans ce sens, a apporté des éclaircissements définitifs. On
ne peut concevoir ces troubles que comme des perturbations dans les conduites de
croyance et des sentiments qui leur correspondent. « Le délirant c'est un individu qui « Le délirant c'est un
place mal sa parole dans la hiérarchie des degrés de réalité » (p. 15). C'est encore un individu qui place mal sa
parole dans la hiérarchie
individu chez qui les opérations psychiques se décomposent en leurs éléments primi-
des degrés de réalité » P.
tifs, essentiellement doubles de par la structure même des fonctions sociales et notam- JANET.
ment du langage. Pour ceux qui ont compris cela, le délire et l'hallucination, envisa-

181
ÉTUDE N°7

gés dans cette perspective dynamique, deviennent d'une compréhension très claire.
Ainsi l'ensemble de la psychopathologie de Pierre JANET coïncide pleinement
avec le premier principe jacksonien. Elle considère les maladies mentales comme des
manifestations régressives, inférieures, d'une pensée qui, en s'affaiblissant, s'écarte du
réel et produit, avant de s'éteindre, nous allions écrire de s'endormir, toute la gamme
des états de folie.

II.– Troubles neurologiques et psychoses.

Nous venons de rappeler en peu de mots l'essentiel de la psychopathologie de


JANET pour ce qui est des états névrotiques et psychotiques. Soulignons d'ailleurs que,
…pour lui comme pour pour lui comme pour nous, la séparation des psychoses et des névroses, « commode
nous, la séparation des en pratique, est absolument fausse au point de vue clinique... c'est une différence qui
psychoses et des
compte pour le sergent de ville et le préfet de Police, mais une différence qui n'est pas
névroses, « commode en
pratique, est absolument intéressante pour le médecin » (p. 3)
fausse au point de vue Mais les choses, a dit JANET, se compliquent beaucoup, dans les problèmes psy-
clinique...» chologiques, du fait qu'il y a une pathologie des troubles moteurs et sensoriels de type
neurologique, pathologie à laquelle, si on a « des tendances psychologiques », on
répugne d'assimiler la psychiatrie et à laquelle on rapporte purement et simplement la
médecine mentale si on a « des tendances neurologiques ».
Aussi JANET a-t-il pris très nettement position à l'égard de ce problème dans les
pages qu'il a consacrées (p. 9 à 15) à la distinction des troubles organiques et des
troubles fonctionnels. Après avoir repoussé la division entre psychoses acquises et
constitutionnelles (qui d'ailleurs à un certain point de vue est analogue à la suivante), il
estime qu'il y a une différence entre les « maladies organiques et les maladies fonc-
tionnelles ». Voici quelques passages (p. 9 et 10) caractéristiques de sa manière de voir :

« je serais disposé à conserver une distinction qui est encore aujourd'hui très
incomplète, l'étrange distinction de ce qu'on appelle les maladies organiques et les
maladies fonctionnelles. Cette distinction, on l'applique assez souvent. Par exemple,
voilà un homme qui vient d'avoir une hémorragie cérébrale et qui présente une hémi-
plégie avec destruction de la parole. Le diagnostic consiste à dire : cet homme présente
une destruction de certains organes indispensables pour la fonction de la marche ou de
la parole. C'est un diagnostic de destruction organique. Au contraire, voici une jeune
personne qui présente la même paralysie du côté droit et des phénomènes de mutisme.
On peut, par certaines observations précises, par l'étude de tous les réflexes, l'étude
psychologique de toutes ses fonctions, dire : c'est étrange, il n'y a pas d'organes
détruits, il n'y a pas de destruction organique qui corresponde à sa paralysie du côté
droit ou à son mutisme. Au fond, elle a des organes sains : elle pourrait parfaitement
parler et marcher ; pourquoi ne le fait-elle pas ? Nous disons : elle ne le fait pas parce
qu'elle ne fonctionne pas. Nous pouvons comprendre mieux cet exemple en considé-

182
CONCEPTION ORGANO-DYNAMIQUE

rant les instruments mécaniques : voici une automobile qui a marché pendant quelque
temps sur la route et qui, devant une petite pente, une pente légère, s'arrête : elle
n'avance plus. On a beau toucher des mécanismes, rien ne bouge ; il y a quelque chose
qui ne marche pas dans cette voiture. Vous pouvez avoir deux accidents différents,
deux formes d'accident et il est très important pour le chauffeur de faire le diagnostic
pour le traitement. Pourquoi cette machine ne marche-t-elle pas ? – Parce qu'elle est
cassée. Cela arrive souvent. Une des roues est cassée qui empêche les autres de rou-
ler ; c'est une destruction organique. Il va falloir démonter l'auto et rechercher la pièce
brisée il y a une lésion organique. Cependant, après examen, vous pouvez dire aussi il
n'y a rien de cassé dans cette voiture ; si elle ne marche pas, ce n'est pas par suite d'une
blessure, ni d'une rupture intérieure; elle ne marche pas parce que le réservoir d'es-
sence est vide, tout simplement. Ce n'est pas la même chose que l'accident précédent.
Cette distinction implique immédiatement une discussion. Cette notion que je viens
d'exprimer devant vous : lésion organique et troubles fonctionnels, est-elle bien clai-
re, bien logique? Cette distinction suppose un principe étrange : elle suppose que, dans
un être vivant et tout en même temps, il puisse y avoir des troubles graves sans aucu-
ne modification organique, ce qu'on appelait autrefois des troubles fonctionnels, ce
qu'on appelle maintenant troubles psychasthéniques. Tous ces troubles étaient compris
comme des troubles qui portent sur le principe spirituel, sur l'élément qui n'est pas
visible en nous. Or, cette conception est-elle aujourd'hui admissible? Est-il vrai que
dans les troubles fonctionnels du névropathe qui n'a pas d'altération cérébrale, il n'y ait
pas d'altération ailleurs ? je viens de vous dire qu'il y a des maladies de foie, de l'in-
testin, qu'il peut y avoir des intoxications de toute espèce, il n'y a pas de maladie sans
lésion, ce n'est pas logique de le soupçonner, et ce n'est pas exact » 1
Sans forcer les choses on peut dire que la distinction admise par JANET, entre …Sans forcer les choses
troubles « organiques » et troubles « fonctionnels », n'est rien d'autre que la distinc- on peut dire que la dis-
tinction admise par
tion jacksonienne entre les dissolutions isolées de type neurologique et les dissolutions
JANET, entre troubles
uniformes de type psychiatrique. Seulement, lorsqu'on emploie ces termes « orga- « organiques » et troubles
niques » et « fonctionnels », on obscurcit à plaisir une classification qui, sous cette « fonctionnels », n'est
forme : dissolutions isolées ou dissolutions uniformes, est parfaitement claire. Dire en rien d'autre que la dis-
tinction jacksonienne
effet que certains troubles de la vie de relation, certains troubles de nos mouvements,
entre les dissolutions iso-
de nos sensations, de notre comportement sont les uns organiques et les autres non lées de type neurologique
organiques c'est comme le souligne très bien JANET, assez étrange, puisque tous et les dissolutions uni-
dépendent de lésions organiques. Dire, pourrions-nous ajouter, que parmi ces troubles, formes de type psychia-
trique…
les uns sont « fonctionnels » et les autres « non fonctionnels », c'est se faire également
l'idée la plus étrange des fonctions psycho-motrices, car tous, qu'il s'agisse d'un
trouble de la motilité ou d'une obsession, sont des troubles qui perturbent les fonctions
de la vie de relation.
Nous croyons que la distinction que nous avons « exhumée » de la conception de
JACKSON, celle entre dissolutions isolées partielles (ou « locales ») des fonctions sen-

1. Cette dernière et importante phrase surprendrait étrangement tous ceux qui voyant en JANET un
« psychologue » ne peuvent pas même concevoir, et en tout cas, ignorent que sa conception non
seulement n'exclut pas, mais exige un conditionnement organique aux psychoses.

183
ÉTUDE N°7

sori-motrices de base et dissolutions uniformes de l'activité psychique, distribuées en


une série de niveaux psychopathologiques, peut seule apporter un peu de clarté sur ce
point., dont dépend l'exacte appréciation des rapports de la Neurologie et de la
Psychiatrie. Arrêtons-nous-y un instant.
Voici un nerf coupé, et une série de mouvements disparaissent, voici encore un
ramollissement cérébral, et des troubles des fonctions visuelles : dans les deux cas il
s'agit de troubles partiels ; certains mouvements et certaines perceptions ne se produi-
sent plus ou sont perturbés. Voici maintenant un malade atteint de catatonie, il délire,
il est troublé dans toute sa vie sociale, il refuse de manger, il ne prononce pas une paro-
le ; voici encore un homme qui est angoissé parce que toutes ses actions sont frappées
d' « interdits » ; il ne peut rien faire sans croire que chacune de ses actions va lui don-
ner le croup : dans ces deux cas il s'agit de troubles de la personnalité et de la vie psy-
chique dans son entier ; tout se passe comme si les fonctions d'adaptation au réel ou
les fonctions psychiques supérieures ne fonctionnaient plus normalement. Tel est le
sens concret de la distinction.
Posons-nous un problème à ce sujet. Y a-t-il des lésions dans l'une et l'autre occur-
rence? JANET – et nous avec lui – croyons que oui. Seulement nous admettons que la
structure de trouble n'est pas la même ; Pierre JANET va peut-être plus loin que nous,
lorsqu'il pense que dans les cas de névrose ou de psychose ce sont des troubles soma-
tiques généraux, congénitaux ou acquis, et non pas nerveux, qui réalisent les syn-
dromes psychopathologiques. Cela doit être exact parfois, mais il paraît évident que
beaucoup de processus cérébraux font également régresser les fonctions psychiques,
d'une manière uniforme et globale, à des niveaux caractéristiques des diverses psy-
choses. La pathologie des intoxications, des tares héréditaires, de la syphilis, de l'en-
céphalite épidémique, des tumeurs cérébrales, des troubles atrophiques du cerveau,
etc... en fournit de surabondantes preuves.
Ainsi, sauf en ce qui concerne ce dernier point, nous retrouvons dans l'œuvre de
Pierre JANET, sous des termes que lui-même juge inadéquats, une parfaite concordan-
ce avec la distinction jacksonienne (fondement de la définition du fait neurologique et
du fait psychiatrique), des dissolutions fonctionnelles sensori-motrices isolées et des
dissolutions uniformes de l'activité psychique.
Mais le point où l'accord entre les deux conceptions est le plus frappant est
celui-ci : dans les deux cas – (et pour les psychoses et psychonévroses comme pour
« Il n'y a pas de maladie
les troubles neurologiques) – ces deux types de troubles de la vie de relations sont
sans lésion, ce n'est pas
logique de le soupçonner déterminés par des troubles organiques, car comme JANET l'a écrit dans le passage cité
et ce n'est pas exact. » plus haut : « Il n'y a pas de maladie sans lésion, ce n'est pas logique de le soupçonner
Pierre JANET. et ce n'est pas exact. »

184
CONCEPTION ORGANO-DYNAMIQUE

III.– Les troubles de déficit et le mécanisme des symptômes.

Dans la conception jacksonienne des états psychopathiques on distingue les signes


négatifs de destruction ou d'altération des fonctions, et les signes positifs qui témoi-
gnent de la part fonctionnelle subsistante. On sait comment une telle distinction se
superpose à celle établie par BLEULER entre les signes primaires et les signes secon-
daires. C'est aussi un des aspects fondamentaux d'une conception dynamique, qui envi-
sage les symptômes d'une maladie comme conditionnés, certes, par des facteurs étiolo-
giques organiques, mais qui se refuse à admettre que la lésion crée mécaniquement tous
les symptômes. Nous avons souvent indiqué à cet égard que nous ne pouvions com-
prendre les relations qui unissent le symptôme à la lésion qu'en supposant un écart entre
eux, l'écart organo-clinique, rempli par les forces psychiques subsistantes.
Une telle vue des choses rend sensible le caractère actif des symptômes, qui ne
peuvent être expliqués sans être rapportés aux systèmes de forces, aux fonctions
sous-jacentes. C'est, nous semble-t-il, ce point de vue qui est, dans la conception de
Pierre JANET, le moins « poussé ». On le retrouve, certes, comme nécessairement
impliqué dans toute conception dynamique, mais JANET paraît s'être plus spécialement
intéressé aux troubles de déficit, et moins à la part psychique subsistante, d'où le
manque de netteté de cette distinction dans son œuvre. C'est dans ce sens que l'on
pourrait voir dans la conception de JANET une conception dynamique plus « formel-
le » et « intellectualiste » (appliquée presque exclusivement aux fonctions supérieures
et notamment sociales), qu'affective et instinctive. C'est par là notamment que les
études de Pierre JANET marquent son désintérêt à l'égard de la vie affective notamment
des instances inconscientes des fonctions instinctives. C'est par là qu'il s'écarte de
FREUD. Et pourtant, dans la conception jacksonienne, que jusqu'ici nous avons pu
adapter rigoureusement à la théorie de JANET, il parait naturel et évident d'intégrer
dans les divers niveaux de dissolution de l'activité psychique ces forces inconscientes
qui l'organisent. Toute régression n'est pas seulement une faiblesse, comme dit JANET,
mais elle est encore une libération des forces inférieures, qui ont elles-mêmes leur his-
toire. De telle sorte qu'une véritable « histoire naturelle » des états psychopatholo-
giques doit être à la fois une pathologie des fonctions perdues, admirablement étudiées
par JANET, et une pathologie des symptômes positifs, pleins des instances psychiques
subsistantes. C'est là, nous semble-t-il, comme nous l'avons déjà indiqué plus haut, le …les études de Pierre
point où les études de Pierre JANET devraient être complétées par celles de FREUD, tout JANET devraient être com-
plétées par celles de
au moins dans la perspective d'une conception organo-dynamiste. Par là peut- être la
FREUD, tout au moins
psychopathologie de JANET, en intégrant à la base même de son système la notion dans la perspective d'une
d'une force instinctive qui lui fait défaut, pourrait cesser d'être aussi indifférente aux conception organo-dyna-
contenus, aux tendances, aux instances affectives, et pour tout dire aux sentiments, miste…

185
ÉTUDE N°7

envisagés, non plus seulement comme des régulateurs des fonctions, mais comme des
réalités phénoménologiques. Ce qui parait être dans la théorie de JANET comme une
lacune que ses géniales conceptions n'ont jamais pu complètement combler, c'est l'ab-
sence d'un moteur : l'instinct.
Nous croyons, pour notre part, que toute conception dynamique est nécessairement
« vitaliste ». C'est pourquoi elle heurte si fort les théories médicales, issues de l'ato-
misme mécaniste du XIX° siècle. C'est pourquoi aussi il nous sera peut-être permis de
regretter que JANET, qui a tant fait en Psychiatrie pour lutter contre les doctrines méca-
nistes, n'ait pas été assez « jacksonien » et « vitaliste » pour admettre l'importance de
l'instinct dans l'évolution même et la dissolution des fonctions neuro-psychiques.
Si maintenant nous confrontons la psychopathologie de Pierre JANET, la théorie
jacksonienne et la doctrine freudienne, les points de ressemblance et de différence vont
nous apparaître en clair. JANET se sépare de la conception jacksonienne seulement en
ceci qu'il ne donne pas autant d'importance aux instances sous-jacentes instinctives et
subconscientes, aux troubles positifs. JANET se sépare de FREUD comme le jacksonisme
lui-même, en ce qu'il n'admet pas une psychogénèse pure des états psychopathiques, et
que de plus il n'intègre pas dans sa psychopathologie l'efficience de la vie instinctive.
Il est facile de voir l'intérêt du « jacksonisme » comme doctrine dynamiste syn-
thétique : elle permet d'étendre le « Janétisme » jusqu'au « Freudisme » sans tomber
dans les erreurs et les excès de celui-ci.
…MOREAU (de Tours)
mettant en évidence Telles sont les lettres de noblesse d'un mouvement doctrinal qui se rattache aux
comme « fait primordial » plus anciennes traditions de la science médicale et à l'œuvre monumentale du plus
la chute du niveau de
grand psychiatre français de notre temps. Si, en psychiatrie, il a été littéralement étouf-
l'activité psychique sous
l'influence d'un toxique, fé par le développement mécaniciste du XIX° siècle, s'il s'est ensuite laissé déborder
par les théories psychogénistes en vive et nécessaire réaction contre la Psychiatrie
JACKSON étudiant le mou- mécaniciste, il a, sans avoir pu jusqu'ici trouver sa forme d'hypothèse systématique,
vement de dissolution épi-
été défendu par d'illustres précurseurs de notre science. MOREAU (de Tours) mettant en
leptique,
évidence comme « fait primordial » la chute du niveau de l'activité psychique sous
JANET analysant la dété- l'influence d'un toxique, JACKSON étudiant le mouvement de dissolution épileptique,
rioration fonctionnelle JANET analysant la détérioration fonctionnelle des psychonévroses, BLEULER décou-
des psychonévroses,
vrant le travail complexe de l'autisme dans le processus schizophrénique, tous nous
BLEULER découvrant le ont indiqué « la voie royale » qui conduit au cœur de tous les problèmes psychia-
travail complexe de l'au- triques : l'étude des relations qui unissent la courte folie du rêve qui s'empare de nous
tisme dans le processus quand nous dormons et les formes plus ou moins profondes et durables des troubles
schizophrénique,
mentaux. Le caractère le plus authentique de toute conception organodynamiste, sa
tous nous ont indiqué « la véritable « pierre angulaire » c'est, en effet, l'intérêt qu'elle attache au rêve que nous
voie royale »… portons en nous, comme le noyau virtuel de la folie, et au sommeil qui le libère.

186
Étude n° 8

LE REVE « FAIT PRIMORDIAL »


1. Folie et valeurs.
2. Rythme de la médecine.

DE LA PSYCHOPATHOLOGIE
3. Mécanicisme et psychiatrie.
4. La notion de « maladie mentale ».
5. La doctrine de G. de Clérambault.
6. Freud et la psychanalyse.
7. Conception Organo-dynamiste.
Étude dédiée à la mémoire 8. Rêve et psychopathologie.

de MOREAU (de TOURS)


(1804-1884).

Nous passons plus de la moitié de notre existence dans le rêve du sommeil et la


rêverie de la veille 1. Ce fait ne peut pas être tenu en dehors d'une théorie psychiatrique
générale. Il doit, au contraire, en constituer le centre et c'est un des mérites de la
Psychiatrie française de ne l'avoir jamais complètement oublié. Notre étude de cet
aspect fondamental de la psychopathologie doit s'inspirer de la nécessité d'élargir dans
trois directions le problème jusqu'ici traité de façon trop étroite et parfois dérisoire.
Tout d'abord, le rêve lui-même ne nous apparaîtra plus, après FREUD, comme un
accident pour ainsi dire hétérogène à la masse de la vie psychique, mais comme un
aspect de celle-ci, en continuité directe avec son développement et son mouvement.
En second lieu, le rêve, en tant que pensée relâchée, nous apparaîtra non plus
comme une monstruosité propre au sommeil, mais comme une forme de pensée infé-
rieure, de basse tension psychologique analogue dans sa structure aux divers niveaux
de la « conscience imageante ».
Enfin les rapports du rêve et des psychoses ne se limiteront plus à la seule consi- …le rêve étant au som-
dération d'une analogie phénoménologique entre ce qui est vécu dans le rêve et ce qui meil ce que le délire est
au processus générateur
est vécu dans certains états psychotiques ou névrotiques, mais s'inscriront dans une
des psychoses et des
perspective plus totale et naturelle : ils nous apparaîtront comme régis par la loi géné- névroses…
rale de la dissolution des fonctions psychiques : le rêve étant au sommeil ce que le

1. Sir Thomas BROWNE (1605-1682) écrivait dans son Essai sur les Rêves: « La moitié de nos
jours, nous les passons dans l'ombre de la terre et le frère de la mort s'arroge la tierce partie de
notre existence. » (Cité par A. STOCKER )

187
ÉTUDE N°8

délire est au processus générateur des psychoses et des névroses, c'est-à-dire, dans
l'un et l'autre cas, l'activité psychique subsistante ou positive. C'est en passant par le
foyer « imaginaire » de l'être que les deux séries de phénomènes se recoupent et coïn-
cident, les uns comme les autres délivrant sous des formes et à des degrés divers « la
folle du logis »... Telle est la pièce maîtresse d'une théorie organo-dynamiste des psy-
choses et des psychonévroses. Elle emprunte l'essentiel de son hypothèse à un fait : la
dissolution hypnique – et suppose que celle-ci contient le rêve, exactement comme les
dissolutions pathologiques contiennent le délire sous toutes ses formes et à tous ses
degrés.

188
PREMIÈRE PARTIE

LA DISSOLUTION HYPNIQUE

I. – STRUCTURE DE LA PENSÉE DU SOMMEIL.

Nous étudierons tout d'abord la pensée des phases marginales du sommeil et le


rêve. Nous montrerons ensuite le prolongement du rêve dans la vie de la veille. Enfin
nous étudierons les principales conceptions théoriques appliquées à l'explication du
rêve.

A. – LA PENSÉE DES PHASES MARGINALES DU SOMMEIL.

L'endormissement (phase « hypnagogique ») et le réveil (phase « hypnopom-


pique ») constituent les états liminaires de la dissolution hypnique 1. Leur brièveté –
particulièrement pour le réveil, – l'amnésie qui les recouvre ou le peu d'intérêt qui s'y
attache pour la conscience du dormeur, en train de se détacher de la réalité ou de s'y
rattacher, expliquent la carence d'études systématiques et approfondies dont nous dis-
posons sur ces points d'importance majeure. Il y aurait une étude très importante à
entreprendre sur ce sujet. La phase hypnagogique a été plus étudiée que la phase de
réveil ; nous devons signaler pourtant un travail intéressant sur la phase de réveil, celui
de Martin GROTIAHN 2.

1. – La conscience hypnagogique.

Nous devons à J.-P. SARTRE, une des meilleures analyses de la conscience hypna- …Nous devons à J.-P.
gogique : S ARTRE , une des
meilleures analyses de
« Me voici donc le tronc fléchi, les muscles relâchés, les yeux clos, couché sur le la conscience hypnago-
côté ; je me sens paralysé par une sorte d'autosuggestion ; je ne peux plus suivre mes gique : la conscience
pensées : elles se laissent absorber par une foule d'impressions qui les détournent et captive …
les fascinent, ou bien encore elles stagnent ou se répètent indéfiniment. A chaque ins-

1. Nous n'insistons pas ici sur la physiologie de l'état hypnagogique et notamment sur les études
de l'école de PAVLOV. Nous signalons à ce sujet une analyse psychophysiologique de LAWRENCE,
S. KUBIE et S. MARGOLIN (American Journal of Psych., 1944).
2. Martin GROTIAHN, Ueber selbstbeobachtung beim Erwachen, « Zeit. f. Neuro », 1932.

189
ÉTUDE N°8

tant, je suis pris par quelque chose dont je ne puis plus sortir, qui m'enchaîne, m'en-
traîne dans un cercle de pensées prélogiques, et disparaît. La paralysie de mes
membres et la fascination de mes pensées ne sont que les deux aspects d'une structu-
re nouvelle : la conscience captive. Le terrain est préparé pour les images hypnago-
giques : je suis dans un état spécial, comparable à celui de certains psychasthéniques,
c'est la première chute de potentiel, la première dégradation de la conscience avant le
rêve. Les images hypnagogiques ne représentent pas une seconde dénivellation : elles
paraissent sur ce fond ou ne paraissent pas, voilà tout. Il en est ici comme de certaines
psychoses qui ont une forme simple et une forme délirante. Les images hypnagogiques
seraient la forme délirante. Je puis encore réfléchir, c'est-à-dire produire des
consciences de consciences 1. Mais, pour garder l'intégrité des consciences primaires,
il faut que les consciences réflexives se laissent fasciner à leur tour, qu'elles ne posent
pas devant elles les consciences primaires pour les observer et les décrire. Elles doi-
vent partager leurs illusions, poser les objets qu'elles posent, les suivre dans la capti-
vité. A vrai dire, il faut de ma part une certaine complaisance. Il reste en mon pouvoir
de secouer cet enchantement, de faire tomber ces murailles de carton et de retrouver
le monde de la veille. C'est pourquoi, en un sens, l'état hypnagogique, transitoire, sans
équilibre, reste un état artificiel. Il est « le rêve qui ne peut pas se former ». La
conscience ne veut pas se prendre tout entière, au sens où l'on dit qu'une crème ne veut
pas se prendre. Les images hypnagogiques apparaissent avec une certaine nervosité,
une certaine résistance à l'endormissement, comme autant de petits glissements arrê-
tés vers le sommeil. Dans un état de calme parfait on glisse, sans s'en rendre compte,
de l'état de fascination simple au sommeil. Seulement, en général, nous voulons nous
endormir, c'est-à-dire que nous avons conscience d'aller vers le sommeil. Cette
conscience retarde l'évolution en créant un certain état de fascination consciente qui
est précisément l'état hypnagogique » 2.

On ne saurait mieux exprimer que ce qui caractérise la « conscience hypnago-


gique », c'est qu'elle constitue une métamorphose de la conscience qui devient
« conscience imageante ». Ce qui circule dans son mouvement, ce n'est plus une idée ;
ce qui l'organise, ce n'est plus un effort ; ce qui l'anime, ce n'est plus une volonté. Elle
…Ainsi rien ne naît dans est concrète, passive et automatique, comme dépouillée de ce que, à l'état vigile, intro-
cette conscience qui n'y duisent dans sa structure la réflexion, la contrainte et la perspective. Elle se prend à
éclate comme une image,
son propre piège et reflue vers le spectacle qu'elle produit, dans et par son propre mou-
comme une fulgurance
parée de couleurs, de vement. Tout entière fascinée par l'imagerie qu'elle engendre, et comme dédoublée
lumières et de sons, qui dans la coalescence magique de ce qu'elle est et de ce qu'elle fait, elle brise sa totalité
ne concentre en formes en fragments étrangers à sa spontanéité. Ainsi rien ne naît dans cette conscience qui
sensorielles intenses et
n'y éclate comme une image, comme une fulgurance parée de couleurs, de lumières et
séparées les significa-
tions de la pensée qui de sons, qui ne concentre en formes sensorielles intenses et séparées les significations
s'endort… de la pensée qui s'endort. Mais ce bouleversement du monde qui l'éloigne de moi,
auquel se substitue mon être, vu et senti sur l'écran de l'imaginaire, il ne va pas jusqu'à

1. Pour SARTRE, « conscience » est prise dans le sens de « vécu ». Il n'y a pas une conscience de
tel ou tel vécu. Chaque vécu est une forme de conscience, une conscience.
2. J.-P. SARTRE : L'Imaginaire, Paris, 1940, p. 64 et 65.

190
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

abolir toute conscience du jeu auquel je me livre. Le miracle qui s'accomplit reste fra-
gile et à ma portée. Je sens que le merveilleux naît de moi, et si je m'y abandonne, c'est
avec le vague sentiment qu'il prend la forme de mon désir de rêve. C'est en ce sens que
Igor A. CARUSO parle de ces images comme de tentatives pour rêver (Traumversuche).
C'est également ce qu'a fort bien vu J.-P. SARTRE quand il a écrit que cette conscience
enchaînée aux « images » demeure « mal enchaînée ». A ce titre, il la rapproche davan-
tage de la fascination des « paréidolies » et des « Gestalten » du « Rorschach » que du
rêve « où la captivité est complète ».

2. – Les images hypnagogiques.

Rappelons-nous les descriptions de B. LEROY 1 : « Ce qui caractérise la vision


hypnagogique, écrivait-il, c'est une modification d'ensemble de l'état du sujet, c'est
l'état hypnagogique ». De fait, les images vivent, dans cette atmosphère, d'une vie ori- …les images (…) se pré-
ginale. Elles se présentent, s'offrent, naissent et se constituent avec une conscience qui sentent, s'offrent, nais-
sent et se constituent
n'est ni celle de leur objectivité, ni celle de leur réalité, mais celle de leur présence. avec une conscience qui
Comme l'exprime encore SARTRE, « notre conscience vient adhérer à un muscle relâ- n'est ni celle de leur
ché, et, au lieu de constater purement et simplement l'hypotonus, elle se laisse char- objectivité, ni celle de
mer au sens propre par lui, c'est-à-dire qu'elle ne le constate pas, mais le consacre ». leur réalité, mais celle de
leur présence…
Ainsi se forment les figures qui, sur le fond obscur des écrans sensoriels, s'inscrivent
en traits concrets, vifs, « esthésiques », dont la conscience s'empare par le mouvement
qui les constitue, les pose et les saisit dans l'opération par quoi elles se dressent comme
de vivantes images, Ce sont elles qui ont été admirablement étudiées par MAURY 2,
DELAGE 3, et B. LEROY 4 et plus récemment par TOURNAY 5, LHERMITTE et SIGWALD 6
et ROUQUES 7. Le marquis HARVEY DE SAINT-DENIS (1867) notait: « Si l'on pense à
quelque personne ou à quelque site, les visages, les vêtements, les arbres ou les mai-
sons qui font partie de ces images, cessent peu à peu de n'être que des silhouettes
confuses pour se dessiner et se colorer de plus en plus nettement. » Et B. LEROY pou-
vait souligner 8 que « c'est même souvent à cela que se reconnaît l'approche du som-

1. B. LEROY : Les visions du demi-sommeil, 1926.


2. MAURY, p. 42 à 79, 1865.
3. DELAGE, p. 68 à 85, 1920.
4. B. LEROY, 1926.
5. TOURNAY, Sur mes propres visions du demi-sommeil, « Revue Neuro », 1944, p. 209.
6. LHERMITTE et SIGWALD, Hypnagogisme, Hallucinose, Hallucinations, « Revue Neuro », 1941, p. 225.
7. ROUQUES, Les images prémonitoires au sommeil, « Revue Neuro », 1946, p. 371.
8. Nous pouvons signaler l'observation personnelle d'un phénomène que nous n'avons jamais vu
décrit : je suis averti que le sommeil vient par la couleur des images hypnagogiques. Si elles figu-
rent des fleurs colorées c'est que je vais m'endormir. Quand ce sont des feuillages verts c'est que
je vais avoir de la difficulté à me laisser gagner par le sommeil.

191
ÉTUDE N°8

meil », et que l'on passe de la rêverie au rêve. HERBERT SILBERER 1 rapporte que réflé-
chissant aux jugements transsubjectifs, il a vu soudainement dans une hallucination
hypnagogique les têtes de tous les hommes renfermées dans une sphère. Cette drama-
tisation concrète de la conscience est, en effet le premier stade de la pensée hypnago-
gique 2. Lorsque je lis ou que je laisse aller mes pensées, ma lecture, ma pensée flot-
tent, perdent leur précision et ce que je perds en sens abstrait ou en représentation
idéique, m'est restitué sous forme de tableaux, qui découpent mais concrétisent le
thème significatif. C'est dans mes yeux, dans mes oreilles, que brusquement surgissent
les images impliquées dans ma lecture ou ma méditation. Et non seulement se forment
des images d'Épinal qui les illustrent, s'arrêtant pour ainsi dire devant mes yeux, au
…des formes émergent
également des profon- lieu de coïncider avec mon esprit, mais des formes émergent également des profon-
deurs de mon inconscient, deurs de mon inconscient, dans une montée soudaine d'imaginaire qui, faisant brus-
dans une montée soudai- quement irruption, s'actualisent en scènes ou éclosent en figures parfaitement diffé-
ne d'imaginaire…
renciées, précises et incongrues.

LES HALLUCINATIONS HYPNAGOGIQUES VISUELLES.


…Ce sont – écrivait Telles sont, tout d'abord, les formes géométriques ou ornementales. « Ce sont –
HARVEY de SAINT-DENIS – écrivait HARVEY DE SAINT-DENIS – de petites roues lumineuses, de petits soleils qui
de petites roues lumi-
tournent rapidement sur eux-mêmes, de petites bulles de couleurs variées qui montent
neuses, de petits soleils
qui tournent rapidement
et qui descendent, ou bien de légers fils d'or, d'argent, de pourpre, de vert-émeraude
sur eux-mêmes… qui semblent se croiser ou s'enrouler symétriquement de mille manières avec un fré-
missement continuel, forment une infinité de petits cercles, de petits losanges et
d'autres figures régulières assez semblables à ces fines arabesques qui ornent le fond
des tableaux byzantins. » B. LEROY a décrit : « des images, rappelant par leurs dispo-
sitions, leurs dessins, la variété de leurs couleurs, les rosaces des tapis, certains tissus
bigarrés ou certaines mosaïques ornées de fleurs très stylisées, de fonds composés de
hachures, de carrelages, de grilles, de billettes, de dentelures, de festons. » Ces formes
affectent une structure géométrique par l'intégration de motifs, répondant à la loi de
constitution de « la bonne forme », selon les lois de formation mises en évidence par
WERTHEIMER et la Gestaltpsychologie (symétrie, régularité, rythme), – Ce sont aussi
des figurations d'objets, de visages ou de scènes, qui se présentent en images nettes,
de contours et de couleurs précis, mais sans grande continuité entre elles : il s'agit
d'images qui « se détachent » les unes des autres et ne s'enchaînent pas. Tout au plus,
peut-on, parfois, remarquer une tendance aux métamorphoses, par développement des

1. HERBERT SILBERER, Yahrb. f. Psych., 1909.


2. Igor A. CARUSO, Uber den Symbolismus der hypnagogischen Vorstellungen, « Revue Suisse
de Psychologie », 1948, a attaché une particulière importance à ces images parce que, dit-il, elles
permettent de saisir sur le vif « la formation des symboles préservant le sommeil ».

192
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

relations matérielles et plastiques de leur contenu et comme par un jeu purement inter-
ne de transformation progressive de la forme. La plupart des auteurs insistent sur l'as-
pect « hallucinosique » de ces images : elles se présentent comme des images « ciné-
matographiques » devant le sujet qui s'endort et assiste à leur spectacle (TOURNAY,
LHERMITTE, ROUQUES).

LES HALLUCINATIONS HYPNAGOGIQUES DE L'OUÏE.


Tout en étant moins fréquentes, elles sont également banales. « Elles ont souvent,
dit B. LEROY, un caractère musical..., et parfois aussi un caractère verbal. » MAURY
avait noté qu'il s'entendait assez souvent appeler par son nom 1. Ce phénomène paraît … l'audition de courtes
être relativement fréquent, de même que l'audition de courtes phrases, prononcées phrases, prononcées avec
avec une netteté, une sonorité remarquables et étonnantes. A tel point qu'elles brisent une netteté, une sonorité
remarquables et éton-
parfois l'enchantement de la conscience assoupie et qui glisse vers le sommeil.
nantes…
MAURY 2 raconte qu'il s'entendit parler très distinctement, comme s'il prononçait un
discours. L'écho de la lecture paraît un phénomène plus observable qu'on ne le signa-
le généralement : le texte en retentit aux oreilles 3.

LES HALLUCINATIONS GUSTATIVES ET OLFACTIVES.


Elles sont beaucoup plus rares. C'est encore MAURY qui en donne quelques
exemples personnels 4.

LES HALLUCINATIONS CÉNESTHÉSIQUES.


Elles sont très fréquentes, et notamment les sensations de chute ou d'élévation, ou
encore des impressions kinesthésiques bizarres, des paresthésies ou cénestopathies
ineffables qui n'affluent à la conscience que sous forme d'images métaphoriques
confuses à tonalité agréable ou pénible le plus souvent ineffables.

3. – Troubles du langage.

L'alexie et la paraphasie sont des phénomènes aisément observables dans l'endor-


missement et le réveil. Il est assez facile de se surprendre parler intérieurement un lan-
gage complètement incohérent. Mais l'étude analytique de ces faits est pleine de diffi-
cultés, car il s'agit là de troubles très brefs, fugaces, et qui requièrent des troubles de la
conscience, incompatibles avec leur observation et même leur notation. Il semble que
l'étude classique de KRAEPELIN sur les troubles du langage dans le rêve 5 puisse fort
bien s'appliquer aux formes d'expression verbale de la pensée hypnagogique ou hyp-

1. MAURY : ibidem, p. 65.


2. MAURY : ibidem, p. 146-147.
3. CH. DURAND, L'Écho de la Pensée, Thèse, Paris, 1939. [NdÉ : Rééd. : L'Harmattan, Paris,1998].
4. MAURY : ibidem, p. 74 à 76.
5. KRAEPELIN, Ueber Sprachstörungen im Traume, Psych. Arbeiten, 1910.

193
ÉTUDE N°8

nopompique. Cette étude porte sur 281 exemples de troubles du langage, et l'auteur dis-
tingue des troubles de la formation verbale (Wortfindung), consistant surtout en altéra-
tions des formes verbales (morcellement, substitutions, néologismes, etc ... ), des
troubles de la parole (déficit verbal amnésique et syntaxique), et enfin des troubles
sémantiques ou du schématisme de la pensée sous-jacent au langage. O. MIYAGI 1, un
psychiatre japonais, a fait une étude des néologismes hypnagogiques. Signalons le livre
de Emil A. GUTHEIL 2 sur le langage du rêve et le travail d' HALBWACHS 3 (1946) qui est
revenu récemment sur le langage onirique sans que son étude nous apporte rien de bien
nouveau. A. L. EPSTEIN (de Léningrad) a publié, il y a quelques années, un travail 4 où
il a étudié les troubles « aperceptognosiques » sensoriels et idéatoires dans le sommeil.

4. – L'affectivité.

Les phases marginales du sommeil sont intensément affectives. La fascination de


la conscience, par ses contenus, soude le monde des images aux sollicitations de l'ins-
tinct. Cette merveilleuse floraison produit une sorte d'état « nirvanique », l'ensorcelan-
te fiction du rêve pressenti ou dont on ne s'est pas encore complètement dépris ; l'at-
traction du monde des images exerce son sortilège, et celui qui s'endort se sent « ravi »
par le monde des songes. Mais dans le mouvement même de cet abandon s'inscrivent
des sentiments, des états affectifs originaux : sentiments de lutte contre la représenta-
tion obsédante qui tend à se fixer, quand le sommeil même ne la détermine pas com-
…mentisme, exagération plètement, mentisme, exagération des préoccupations de la veille, que le rétrécissement
des préoccupations de la du diaphragme psychique grossit démesurément, extension mégalomanique, exaltation
veille, que le rétrécisse-
des fantasmes érotiques 5, élaboration de sentiments paroxystiques et passionnels, etc...
ment du diaphragme psy-
chique grossit démesuré- C'est tout le monde subliminaire à l'affectivité consciente qui s'agite, se libère et tend à
ment, extension mégalo- se former en blocs. Les images ne « se prennent » pas seules dans la conscience para-
manique, exaltation des hypnique ; il se constitue des systèmes affectifs, des courants fluides et estompés, ou
fantasmes érotiques…
compacts et puissants, qui tantôt compromettent le sommeil, tantôt en révèlent la solli-
citation et le progrès. L'angoisse même qui, sous forme d'attente plus ou moins hale-
tante, constitue le fond affectif du rêve se concrétise en sursauts, surprises et perplexi-
té prémonitoires comme à l'approche du songe mystérieux « qui va arriver »...

1. O. MIYAGI, Les néologismes du demi-sommeil, « The japanese Journal of exper. Psychology »,


déc. 1937.
2. EMIL A. GUTHEIL, The language of the Dream, Mac Millam, 1939.
3. HALBWACHS, Journal de Psychologie, 1946. Le rêve et le langage inconscient dans le sommeil.
4. Archives Suisses de Neurologie et de Psychiatrie, 1934, tome 34.
5. PROUST : les premières pages de Du côté de chez Swann décrivent admirablement ces fan-
tasmes qui cristallisent dans la conscience qui se réveille.

194
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

5. – La Psycho-motricité.
L'endormissement étant essentiellement caractérisé par la chute synchrone du tonus
et de la conscience, déroule sous les yeux de l'observateur un film, généralement rapide,
de phénomènes psycho-moteurs : engourdissements, myoclonies, spasmes, chutes par-
tielles du tonus dans certains groupes musculaires, modification des réflexes'. La brady-
kinésie, les tendances aux fixations et itérations stato-cinétiques caractérisent le réveil
qui déroule en sens inverse la mélodie psycho-motrice de la phase hypnagogique.

Tels sont, brièvement décrits, les phénomènes qui caractérisent la dissolution hyp-
nique en train de s'opérer ou de disparaître. Ce qui caractérise une telle dissolution, …Ce qui caractérise une
c'est sa rapidité, sa profondeur et son rythme nycthéméral physiologique. Mais, pour telle dissolution, c'est sa
rapidité, sa profondeur et
si rapide qu'elle soit, elle contient une multitude d'états, aussi nombreux que les
son rythme nycthéméral
images nécessairement impliquées dans le mouvement d'un film. La courbe de cette physiologique…
chute verticale du tonus et de la conscience peut cependant, selon les sujets et les cir-
constances, s'infléchir et se ralentir. Ainsi les états de fatigue, d'énervement, d'intoxi-
cation ou de fièvre prolongent et perturbent son évolution régulière et, dans le
« demi » ou « quart » de sommeil, les rêvasseries cauchemardesques 2 peuplent les
discontinuités et irrégularités qui se glissent dans sa rapide et normale profondeur.

B. – LA PENSÉE DU SOMMEIL. LE RÊVE.

Nous allons, avant d'esquisser une étude plus synthétique et concrète du rêve, pas-
ser en revue les principaux points discutés ou acquis par tous les médecins et psycho-
logues, qui se sont occupés de ce passionnant problème. Il est en effet un certain
nombre de questions que l'on se pose toujours à son sujet.

1. Cf. la thèse de TOURNAY, L'Homme endormi, 1909, son Rapport au Congrès de Genève, 1926,
et son livre Séméiologie du Sommeil, 1934.
2. Le cauchemar exprime essentiellement le trouble du sommeil, les modifications de la rapidité
et de la profondeur de la dissolution. C'est dans les sommeils difficiles entrecoupés de dissolu-
tion peu profonde, qu'il se rencontre. Le monde des images est alors soumis à une angoissante
vague d'imaginaire où s'exprime en images effrayantes, en événement monstrueux, en figures,
scènes, objets ou situations baroques, le désordre tumultueux d'une pensée chavirée, incapable
des synthèses sereines et mélodiques qui caractérisent le rêve calme et reposant. Il est fort pro-
bable que les troubles neuro-végétatifs qui perturbent le sommeil confèrent à sa structure psy-
chique, au rêve cauchemardesque, sa puissance d'angoisse en livrant l'être au vertige des pulsions.
L'angoisse conflictuelle entre dans le rêve pour autant justement que les images constituent une
tentative de satisfaction d'un désir. Ce point a été étudie récemment par G. DUBAL, « Revue Suisse
de Psycho. », 1948. KOURETAS et SCOURAS (« Progrès médical », 1933) ont approfondi l'étude du
tonus musculaire et neuro-végétatif dans le cauchemar. Leur travail comprend quelques indica-
tions bibliographiques. On consultera aussi SCHMIDT, Die Psychopathologie des Alpdrücks.
« Zeitsch. f. d. g. Neuro », 1944, 177, p. 84.

195
ÉTUDE N°8

1. – Les conditions d'apparition du rêve.

1° FRÉQUENCE DU RÊVE.

SANTE DE SANCTIS 1, d'une statistique portant sur 165 hommes et 55 femmes tirait
les conclusions suivantes : 14 %, d'hommes contre 33 % de femmes, rêvent toujours.
10% d'hommes et 5 % de femmes ne se rappellent pas avoir rêvé. Il estimait que les
enfants au-dessous de 4 ans « sont incapables de distinguer les rêves et la réalité 2 ».

2° EXISTE-T-IL UN SOMMEIL SANS RÊVE ?

Cette question, relativement à la précédente, pose celle du souvenir des rêves. Il est
évident que, le rêve n'ayant qu'un seul et même acteur et témoin, son existence se
confond avec le souvenir du rêveur. Il est évident aussi que nous sortons souvent du
sommeil sans garder le souvenir « d'un rêve ». Le problème consiste donc à se deman-
der si, quand on ne se souvient pas d'avoir rêvé, on a tout de même et toujours rêvé.
HARVEY DE SAINT-DENIS, ayant soutenu la thèse de la continuité de la pensée de la veille
et du sommeil, supposait comme une nécessité cette constance. Avec lui, VASCHIDE,
GOBLOT, FOUCAULT, CLAPAREDE, admettent que le sommeil implique le rêve. FREUD est
de cet avis et, pour la psychanalyse, tout sommeil sans rêve est un sommeil dont le rêve
a été refoulé par la conscience vigile. De fait, l'analyse consciente, l'exercice et l'en-
traînement permettent de se rappeler des rêves engloutis par l'amnésie, et la psychana-
lyse « débloque », ressuscite un matériel onirique oublié. Par contre, MOURLY-VOLD,
MEUNIER et DELAGE ont soutenu qu'il y avait un sommeil sans rêves.

3° A QUEL MOMENT DU SOMMEIL SE PRODUIT LE RÊVE ?

GOBLOT a proposé une formule curieuse : « le rêve n'est pas la pensée du sommeil,
…Cette idée d'un rêve mais la pensée du réveil ». D'après EGGER, les rêves tomberaient dans l'oubli, au fur et à
concentré à l'instant du mesure qu'ils se produisent. Seul, le rêve interrompu par le réveil pourrait être évoqué.
réveil (…) est donnée
Mais de nombreux faits 3 montrent que le rêve peut se produire au cours du sommeil,
comme l'explication du
fameux rêve, dit de bien avant le réveil et être rappelé (rêves liés à des événements extérieurs et repérables
« MAURY guillotiné », qui par un observateur). Cette idée d'un rêve concentré à l'instant du réveil et représenté, par
a fait l'objet de ces extra- une illusion de la mémoire, comme ayant occupé une longue durée dans le sommeil, est
ordinaires controverses…
donnée comme l'explication du fameux rêve, dit de « MAURY guillotiné », qui a fait l'ob-
jet de ces extraordinaires controverses dont sont remplis tous les livres français et même
étrangers sur le Rêve. (MAURY raconte un rêve de la période révolutionnaire avec de

1. SANTE DE SANCTIS, I Sogni, Turin, 1899. Nouvelle édition, 1920.


2. ALLENDY (Rêves expliqués, Paris, 1938) donne un très joli exemple de rêve d'un très jeune
enfant, qui a pu enregistrer et comprendre beaucoup plus de choses qu'on l'aurait pu supposer (p.
205).
3. DELAGE (1920), p. 27 à 44.

196
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

longues péripéties et qui se termine par la sensation du billot sur son cou, au moment où
son « ciel de lit » tombait sur sa nuque, accident considéré par lui comme ayant provo-
qué et achevé, tout à la fois, en un clin d'œil, l'ensemble de son rêve ... )

4° LE RÊVE ET LES « RÉSIDUS DIURNES » DES SOUVENIRS RÉCENTS.

Pour beaucoup de gens, le rêve « n'est qu'un tissu de souvenirs disparates et


récents ». Effectivement, comme l'a bien montré FREUD, les souvenirs récents de la jour-
née ou de la veille entrent comme éléments constitutifs des images de rêve avec une
remarquable constance. FOUCAULT 1 a noté que les images qui « passent » dans le rêve
sont celles qui n'ont pas été retenues par la veille, celles sur lesquelles l'attention s'est le
moins portée. O. PÖTZL 2 a fait des expériences décisives sur ce point et son travail est
véritablement prodigieux d'intérêt. Il a fait défiler des images au tachistoscope pendant
la journée, devant les yeux de plusieurs sujets, et il a pu noter que c'étaient les images
ou fragments d'images non « perçus» qui « passèrent » dans les rêves. Pour FREUD, le
rêve utilise comme matériaux les « résidus diurnes » de la veille, soit qu'ils soient insi-
gnifiants, comme nous venons de le souligner, soit qu'ils soient importants. Cette éven-
tualité, la continuité du rêve avec les préoccupations de la veille, sera examinée plus loin.

5° LE RÊVE ET LES « PERCEPTIONS ACTUELLES » DU DORMEUR.

Tous les observateurs et penseurs ont aperçu un lien, qu'ils ont plus ou moins sur-
estimé dans leurs théories, entre les perceptions actuelles du rêveur et la production
onirique. Selon le mot de DESCARTES, « il suffit d'être piqué par un moustique pour
rêver d'un coup d'épée ». L'importance de ce processus métaphorique, dans la
construction du rêve, à partir d'éléments perçus dans les champs perceptifs non entiè-
rement abolis du rêveur, est reconnue universellement et parfois exclusivement.
MAURY 3 donne huit exemples curieux de rêves provoqués expérimentalement par des
excitations sensorielles. Tout le monde connaît le fameux « Rêve du Vivarais », …Tout le monde connaît
d'HARVEY DE SAINT-DENIS : le célèbre marquis, ayant solidement associé un parfum à le fameux « Rêve du
une situation et à un paysage, revivait en rêve, et après de longs intervalles de temps, Vivarais », d' HARVEY de
SAINT-DENIS ...
ces souvenirs, quand son valet de chambre, méthodiquement stylé, lui présentait pen-
dant son profond sommeil le flacon de parfum... Les excitations proprioceptives ont
été souvent considérées comme sources du rêve. Elles sont à la base de l'oniro-
diagnostic. DOUBLE, MAURY, MACARIO, RADESTOK, SPITTA, M. SIMON, TISSIE,
MEUNIER, MASSELON, etc..., ont rapporté de nombreuses observations sur ce point. La

1. MARCEL FOUCAULT, L'évolution du rêve pendant le sommeil, « Revue Philosophique », 1904.


et Le Rêve, « Études et observations », Alcan, Paris, 1906.
2. 0. PÖTZL, Exper. erregte Trawnbilder in ihren Beziehungen zum indirekte Sehen, « Zeitsch. f.
d. g. Neuro », 1917, 37, p. 279 à 349.
3. MAURY, p. 131 à 136.

197
ÉTUDE N°8

lecture de la thèse d' ARTIGUES 1, des pages que FREUD 2 et DELAGE 3 ont consacrées à
cette question, l'article de SOESMANN 4 permettent de se documenter suffisamment Sur
ce point. Mais il convient surtout de signaler le travail très connu de MOURLY-VOLD 5
sur les « rêves musculaires ». D'après ses expériences, la position des membres, impo-
sée pendant le sommeil, a une influence directe sur la production onirique. On sait
quel parti SCHOPENHAUER et BERGSON ont tiré de ces faits pour leur théorie du rêve.
Mais, peut-être, personne n'est allé aussi loin dans ce sens que KRAUSS 6. Ce psy-
chiatre a déduit l'origine du rêve exclusivement des excitations organiques actuelles,
perçues par le dormeur.

6° CONTINUITÉ DU RÊVE ET DES SENTIMENTS ACTUELS.

Les opinions sont sur ce point très partagées. Depuis CICERON, la plupart des
savants ont, comme la plupart des « profanes », pensé que nous rêvons, surtout « de
…Ce que FREUD a expli- quibus, vigilantes, aut cogitavimus aut egimus ». FREUD, qui fait cette remarque tout
qué par l'intervention de
au début de son ouvrage, cite cependant l'opinion du physiologiste BURDACH et de
l'Inconscient, est assez
évident : la production de FICHTE, lesquels ont souligné combien le rêve constituait une sorte d'événement vécu
l'événement onirique met en dehors des événements réels, comme s'il se trouvait, non point en continuité avec
rarement en jeu, directe- les préoccupations, les sentiments ou les pensées de la veille, mais plutôt en relation
ment et principalement,
avec un autre système de tendances, un autre courant psychique. Ce que FREUD a
les tendances affectives
actuelles et dominantes expliqué par l'intervention de l'Inconscient, est assez évident : la production de l'évé-
de la vie vigile et nement onirique met rarement en jeu, directement et principalement, les tendances
consciente.… affectives actuelles et dominantes de la vie vigile et consciente.

7° VALEUR INTELLECTUELLE DE LA PENSÉE DU RÊVE.

Si l'on est généralement enclin à dévaloriser la pensée du rêve au point de se la


représenter comme un « tissu d'images fortuites, insignifiantes et disparates », certains
auteurs se sont plu, au contraire, à surestimer les capacités intellectuelles des rêveurs.
On rappelle à ce propos que BERLIOZ composa en rêve une symphonie, TARTINI une
sonate, que DESCARTES découvrit ainsi le plan de sa méthode, et que NEWTON trouva,
parait-il, en dormant, la solution d'un problème jusque-là vainement cherchée. On sait
aussi, combien paraissent illusoires de telles capacités intellectuelles du rêve, au grand

1. ARTIGUES, Essai sur la valeur séméiologique des Rêves, Thèse de Paris, 1884.
2. FREUD, La science des rêves. Édition française, p. 31 et 32.
3. DELAGE, p. 534-550 (1920).
4. SOESMANN, Les rêves organo-génisiques, « Annales Médico-Psycho. », 1928, Il, p. 64.
5. MOURLY-VOLD, Ueber den Traüme (vol. 1, 1910 – vol. 11, 1912, Leipzig).- DELAGE (p. 158 à
162) donne un bon exposé de ses expériences.
6. A. KRAUSS, Der Sinn in Wahnsinn, « Allg. Zeitsch. für Psych. », 1858-1859. Cité longuement
dans la Science des Rêves de FREUD, p. 35 (éd. fr.).

198
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

jour de la pensée vigile... BURDACH et HARVEY DE SAINT-DENIS avaient beaucoup insis-


té sur la fonction créatrice de la pensée du rêve. Mais c'est surtout DELBŒUF 1 qui s'est
fait le champion d'une théorie du rêve, qui admet que l'esprit du rêveur reste éveillé.
Naturellement, FREUD, en dotant le rêve d'une signification, et l'Inconscient d'un pou-
voir de raisonnement, a repris en un certain sens cette thèse. Aussi donne-t-il de nom-
breux exemples d'activité intellectuelle dans l'élaboration du rêve 2. DELAGE, égale-
ment, nous fournit des exemples de « cérébration inconsciente » et d'activité logique 3.
Cependant KAPLOUN 4 et la plupart des médecins, psychologues et psychiatres, voient
dans la pensée de rêve une régression de l'activité psychique, une forme inférieure de
pensée. Plus récemment E. SHARPE 5 a beaucoup insisté sur la valeur de travail du rêve
qui constituerait une tentative pour prendre position ( attempt to deal with ), à l'égard
de certains problèmes et conflits. Ceci ne saurait étonner de la part d'un psychanalys-
te. A. MEYERSON 6 admet également que l'activité onirique pour si différente qu'elle
soit de la pensée vigile ne lui est pas inférieure....

8° SIGNIFICATION DU RÊVE.

De tous temps, les rêves ont paru aux hommes avoir une signification, et l'oniro- …l'oniromancie s'est
mancie s'est constituée en science destinée de tout temps à chercher cette signification. constituée en science des-
tinée de tous temps à cher-
Les Babyloniens 7, les Grecs (la fameuse Clé des Songes d' ARTÉMIDOR), la Bible
cher cette signification…
(songes de JACOB, le songe de MADIONITE qui prédit la victoire de GÉDÉON, les inter-
prétations des rêves de NABUCHODONOSOR par DANIEL) considéraient surtout la valeur
prophétique des songes. La tradition talmudique 8, les Chinois (LIE-TSIU), les Indous
(Clé des Songes de JAGGADEVA), les Arabes (les fameux traités, KARUIL al TABIR et
KITAL al TABIR ou IBN SHAHLIN) ont interprété les songes dans le même sens. Avec les
temps modernes, et notamment Luis VIVES au XVIe siècle et Sir Thomas BROWNE au
XVIIe, l'idée que le songe reflète non le monde ou l'histoire, mais les profondeurs de
l'individu, fait son apparition. Toutefois, c'est depuis 1900, et, naturellement, avec
l'œuvre monumentale de S. FREUD, que cette vieille mais obscure idée que le rêve
exprime l'Inconscient, s'est imposée avec une évidence que personne ne songe plus
sérieusement à nier. Le sommeil est une fonction biologique qui assure une certaine
tâche. Le rêve qu'il contient est, lui aussi, nécessairement lié à une fonction vitale et

1. DELBŒUF, Le sommeil et les rêves, « Revue Philo. » 1879 et 1880 et son livre, Paris, 1885.
2. FREUD, p. 390 à 410.
3. DELAGE, p. 313 à 372 (1920).
4. KAPLOUN, Psychologie générale tirée de l'étude du rêve, Lausanne, 1919.
5. ELLA SHARPE, Dream Analysis, Hugarth Press, Londres, 1937.
6. I. MEYERSON, Remarques sur la théorie du rêve, « Journal de Psycho. », 1937 p.135.
7. G. TABOUIS , Nabuchodonosor.
8. KRISTIANPOLLER, Traum und Traumdeutung, 1923.

199
ÉTUDE N°8

exprime une activité instinctive, il assumerait une fonction d'assimilation, selon


BJERRE 1, des événements qu'il élabore et reflète. FREUD fait hommage à KANT, à
FECHNER, à SCHLEIERMACHER, à BURDACH, à DELBŒUF, à PURKINJE, etc... de l'inspira-
tion qui a animé ses propres travaux. Il ne fait pas de doute, cependant, que si certains
auteurs avant lui avaient parlé, comme BURDACH 2, d'une activité spontanée de l'âme,
ou comme PURKINJE 3, d'une activité rafraîchissante et salutaire du rêve, ou encore,
comme SCHERNER 4, d'une activité symbolique de l'imagination, ou enfin comme
ROBERT 5, « d'une impulsion interne et psychique du rêve, c'est à lui que revient le
mérite d'avoir, dans sa fameuse Traumdeutung, fourni la démonstration de la signifi-
cation du rêve. Cette signification est celle de l'expression travestie d'une tendance
inconsciente. Les images qui constituent le rêve, ne sont ni l'effet du hasard d'associa-
tions moléculaires cérébrales, ni le produit de perceptions fortuites, actuelles ou
récentes – elles représentent plastiquement un complexe affectif refoulé. C'est lui qui
anime le rêve et qui s'épanouit en lui. La pensée du rêve est essentiellement symbo-
lique. Qu'elle exprime des couches de l'Inconscient personnel (FREUD) ou spécifique
(JUNG), elle reflète à sa surface les « images » qui vivent dans la profondeur de l'être.

Telles sont les expériences, observations et controverses, qui depuis cent ans ont
pris le rêve pour objet jusqu'aux travaux de FREUD, et encore aujourd'hui dans l'esprit
de beaucoup d'auteurs, le rêve n'est qu'une fortuite aventure, pour ne pas dire un acci-
dent. Il se confond avec le récit que le rêveur est capable d'en faire, et il n'a d'existen-
ce que par cette mémoration au niveau de la conscience vigile. Il se trouve ainsi désin-
séré de la structure psychique, de la conscience du rêveur et de son inconscient. De
telle sorte que les savants en parlent, ainsi que le rêveur lui-même, comme d'une pure
contingence, qui ne prend de consistance, de valeur et même d'existence que s'il forme
…le rêve est, en tant que
un « scénario » narrable. C'est à cette scène, à cette série de péripéties, qu'est réservé
« contenu vécu » de la
conscience, indépendant seulement le nom de rêve. Il suffit cependant d'étudier ces phénomènes de plus près,
de l'élaboration secon- pour s'apercevoir que le rêve est, en tant que « contenu vécu » de la conscience, indé-
daire que constitue pour pendant de l'élaboration secondaire que constitue pour lui son récit, qu'il est imma-
lui son récit, qu'il est
nent, comme le voulait le marquis HARVEY DE SAINT-DENIS, à la pensée du dormeur.
immanent, comme le vou-
lait le marquis HARVEY de C'est en tant qu'expression plastique, que « vécu » de la structure psychique du dor-
SAINT-DENIS, à la pensée meur qu'il doit être envisagé, et non point réduit à n'être qu'une succession de scènes,
du dormeur… sans portée sinon sans signification et surtout sans continuité avec l'ensemble de la vie

1. Paul BJERRE, Das Traumen als Heflungsweg der Seele, Zurich et Leipzig, 1936.
2. BURDACH, Die Physiologie als Erfahrungswissenschaft, tome 111, 1830.
3. PURKINJE, articles Wachen-Schlaf, « Traum und verwandte Zustände » in Wagners Handwort.
der Physiol., 1846.
4. R. A. SCHERNER, Das Leben des Traumes, Berlin, 1861.
5. W. ROBERT, Der Traum als Naturnotwendigkeit erklärt, Hambourg, 1886.

200
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

psychique. Par là s'évanouissent ou se désactualisent tant de problèmes que nous


venons de passer en succincte revue.

2. – Structure du Rêve.

1° ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE.

Je glisse dans le sommeil, et s'abolit le cadre même de ma conscience. Je deviens


image. Je coïncide avec mon inconscient par l'intime coalescence de mon être à des
formes significatives, tour à tour précises, enchaînées, entraînantes ou fulgurantes. Je
me sens, cependant, au cœur d'une ambiguïté fondamentale, spectacle et spectateur,
comme si ce que je vis était profondément et obscurément lié à Moi mais s'en déta-
chait. Je suis la source même de mon inspiration et de ma production à cette charniè-
re, où ce que je produis, jaillit de moi. Pris dans l'exigence de cette présentation, atti- …Pris dans l'exigence de
ré par elle, je me fonds dans la durée et le sens de ce que je vois, entends et éprouve. cette présentation, attiré
par elle, je me fonds dans
Et, ce que je vis, c'est une suite de péripéties, un flux d'événements qui glissent en moi
la durée et le sens de ce
et devant moi et dont j'épie et suis le déroulement. Je me sens engagé dans une situa- que je vois, entends et
tion où figurent des fragments de mon passé, des blocs scéniques, des physionomies éprouve. Et, ce que je vis,
connues ou bizarres, des personnages qui, tous et tout entiers 1 figurés dans l'instant, c'est une suite de péripé-
ties, un flux d'événements
cessent, sans que je m'en aperçoive, d'être identiques dans la succession des moments
qui glissent en moi …
du temps. Chacun des instants, intensément vécu du drame, ou de la comédie, ou de
la scène qui épuise les possibilités de ma conscience, rassemble comme en un tout
sans conséquence logique ou chronologique, une signification qui capte mon être,
aimante ma curiosité ou mon intérêt, satisfait mon engagement complet dans chacune
des images, dont se compose seulement ma durée. Et ce développement chaotique
d'une histoire, qui peut à tout moment s'écrouler ou se déployer, s'amenuiser ou s'en-
richir, se métamorphoser ou durer, se ralentir ou s'accélérer, me tient en haleine et
comme en vie pendant la mort de mon sommeil. Ce que ma mémoire se rappellera de
cette germination, ce qu'elle tirera de récits plus ou moins fragmentaires ou déformés,
de cette merveilleuse respiration de mon être psychique, ne sera jamais que le témoi-
gnage de mon émotion ou de mon intérêt pour son souvenir. Ce qu'elle ne restituera
qu'à des conditions exceptionnelles de réveil brusque, mais assez incomplet pour me
faire percevoir la nature des liens magiques qui m'enchaînaient à mon rêve, ce sera
l'atmosphère silencieuse et noire qui servait de fond et d'accompagnement au « déta-

1. La structure totale, massive et sans différenciation de la pensée du rêve, a été très bien analy-
sée dans le travail de P. SCHENK (Thèse de Leipzig, 1929, et dans son article in « Monatschr. f.
Psych. », 1929).

201
ÉTUDE N°8

chement » d'images dans ma conscience, ni systématique, ni pleine, ni claire, mais


entièrement fascinée. C'est dire comme l'a fort bien noté J.-P. SARTRE, que si le rêve
est, en une certaine manière, un Monde et une Histoire, il est très loin de constituer
une réalité « objective » pour le rêveur, ni même d'équivaloir exactement à l'objecti-
vité. La conscience « imageante » du rêve est celle d'un « imaginaire ». « La thèse (la
position de la réalité) du rêve, écrit-il, ne saurait être celle de la perception. C'est que
la conscience du rêveur ne peut pas être comparée à celle de la veille. Elle est profon-
dément modifiée dans sa structure, et elle ne peut sortir de l'attitude imageante. » Nous
estimons nécessaire de citer longuement, ici, ce que J.-P. SARTRE, toujours dans
« l'Imaginaire », a merveilleusement décrit :

« ... On voit donc à présent la modification noétique de la conscience lorsqu'elle


tombe du préonirisme dans le rêve : l'image hypnagogique était la brusque persuasion
où tombait soudain la conscience ; j'étais subitement persuadé que telle tache entop-
tique était du poisson en image. Maintenant je rêve et cette brusque croyance s'alour-
dit et s'enrichit : je suis persuadé soudain que ce poisson a une histoire, qu'il a été
…« La conscience a pêché dans telle rivière, qu'il va figurer à la table de l'archevêque, etc. Rivière, pois-
entièrement perdu la son, archevêque, sont également imaginaires, mais ils constituent un monde. Ma
fonction du réel et tout ce conscience est donc conscience du monde, j'ai projeté tout mon savoir, toutes mes pré-
qu'elle sent, tout ce qu'el- occupations, tous mes souvenirs et jusqu'à cette nécessité d'être-dans-le-monde qui
le pense, elle ne peut le s'impose à l'être humain, j'ai projeté tout cela, mais sur le mode imaginaire dans l'ima-
sentir ni le penser autre- ge que je constitue présentement. Que s'est-il passé, sinon que la conscience s'est prise
ment que sous la forme tout entière, elle est entrée tout entière dans le jeu et elle s'est déterminée elle-même à
imagée »...( J.-P. SARTRE) produire des synthèses avec toutes ses richesses, mais sur le seul mode imaginaire.
Ceci n'est jamais possible que dans le rêve : même le schizophrène, dont l'état se rap-
proche beaucoup de celui du dormeur, garde une possibilité de se saisir comme « en
train de jouer ». Mais ici l'attention n'existe plus, ni son pouvoir de poser l'objet
comme transcendant, la conscience se fascine sur un fourmillement d'impressions, elle
les saisit comme étant tel ou tel objet en image, comme valant pour ceci ou cela, et
puis, tout à coup, la voilà tout entière dans le jeu, elle appréhende ces impressions cha-
toyantes comme valant pour un objet qui est à l'extrême pointe d'un monde dont les
contours se perdent dans la brume. Tant que le rêve durera, la conscience ne pourra se
déterminer elle-même à réfléchir, elle est entraînée par sa propre chute et elle conti-
nue indéfiniment à saisir des images. C'est là la véritable explication du symbolisme
onirique : si la conscience ne peut jamais saisir ses propres soucis, ses propres désirs
que sous la forme de symboles, ce n'est point, comme le croit FREUD, à cause d'un
refoulement qui l'obligerait à les déguiser, c'est parce qu'elle est dans l'incapacité de
saisir quoi que ce soit de réel sous sa forme de réalité 1 . Elle a entièrement perdu la
fonction du réel et tout ce qu'elle sent, tout ce qu'elle pense, elle ne peut le sentir ni le
penser autrement que sous la forme imagée... Il n'y a pas, dans un monde imaginaire,
rêve de possibilités puisque les possibilités supposent un monde réel, à partir duquel
elles sont pensées comme possibilités. La conscience ne peut pas prendre du recul par
rapport à ses propres imaginations pour imaginer une suite possible à l'histoire qu'el-

1. Ceci est capital et exprime excellemment ce que nous avons toujours soutenu (notamment in
Encéphale, 1939).

202
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

le se représente . ce serait le réveil. C'est ce que nous faisons par exemple lorsque,
réveillés, nous imaginons une fin rassurante au cauchemar que nous venons de faire.
En un mot, la conscience ne peut pas prévoir, car ce serait ici imaginer la seconde
puissance, donc posséder la connaissance réflexive de l'imagination du premier degré.
Toute prévision, à partir d'un moment donné de l'histoire, devient du fait même qu'el-
le apparaît, un épisode de l'histoire. Je ne peux pas me retenir, concevoir une autre fin,
je suis sans répit, sans recours, obligé de me raconter l'histoire : il n'y a pas de « coups
pour rien ». Ainsi chaque moment de l'histoire se donne comme ayant un avenir ima-
ginaire, un avenir que je ne puis prévoir, qui viendra de lui-même, en son temps, han-
ter la conscience, contre lequel la conscience s'écrasera. Ainsi, contrairement à ce
qu'on pourrait croire, le monde imaginaire se donne comme un monde sans liberté : il
n'est pas non plus déterminé, il est l'envers de la liberté, il est fatal. Aussi n'est-ce point
par la conception d'autres possibles que le dormeur se rassure, se tire d'embarras. C'est
par la production immédiate, dans l'histoire même d'événements rassurants. Il ne se dit
pas : j'aurais pu avoir un revolver, mais tout à coup il a un revolver dans la main. Mais
malheur à lui si à ce moment-là lui vient une pensée qui, dans la veille, s'exprimerait
sous la forme « et si le revolver s'était enrayé » 1. Ce « si » ne peut exister dans le rêve :
ce revolver sauveur, au moment même où l'on veut s'en servir, il est tout à coup enrayé.
Mais le monde du rêve n'est pas un monde clos, tant que le rêveur lui-même ne vient …l'événement onirique
pas y jouer son rôle. Aussi bien la plupart des rêves se donnent-ils comme des aven- tout entier nous engage
tures du rêveur lui-même. « J'ai rêvé que j'étais... etc. » est, en général, la phrase par dans son déroulement
laquelle nous commençons le récit de nos rêves. Comment devons-nous comprendre comme auteur, spectateur
cette apparition du dormeur lui-même' dans ce monde imaginaire ? Faut-il penser que et acteur, sans que notre
c'est vraiment lui, en personne, comme conscience réelle, qui s'introduit au milieu de rôle central et vague soit
l'imagerie onirique ? A vrai dire, cette hypothèse me paraît dépourvue de sens. Car, autrement défini…[voir
pour que le dormeur s'introduise lui-même, comme conscience réelle dans le drame note 1]
imaginaire qui se joue en rêve, il faudrait qu'il puisse avoir conscience de lui-même,
comme être réel, c'est-à-dire existant dans un monde réel, dans un temps réel et jalon-
né de souvenirs réels. Mais ces conditions sont précisément celles qui définissent l'état
de veille. Introduisez tout à coup une personne réelle dans le rêve et le rêve craque de
toutes parts, la réalité reparaît... (p. 215-216, 218- 219).

1. J. P. SARTRE soulève là un problème intéressant. Il est bien vrai que le rêveur est le « sujet » de
son rêve et que la fiction se conjugue , avec lui dans une relation vécue sans être clairement déter-
minée. Le rêveur est partout et nulle part. Parfois il figure cependant sur la scène du rêve qui lui
renvoie sa propre image « héautoscopique ». Mais le cas est rare de ces « rêves du double »
(DELAGE). Dans certains rêves comme dans la fiction d'un rêve de Jerome K. Jerome, le rêveur voit
sa propre image représentée un grand nombre de fois et à des âges différents. Tel est le cas aussi
du conseiller aulique Inssmann dans un conte d' HOFFMANN : « il se vit dansant une valse éperdue
avec un balai. Tandis que autour de lui dansaient une multitude de petits Inssmann « avec autant
de balais, faits à leur taille ». – Ce jeu de miroirs dans le rêve nous paraît exceptionnel pour deux
raisons. C'est d'abord que l'image de soi est plus affective et intuitive que plastiquement représen-
tée : notre voix, notre démarche, notre profil nous étonnent toujours. C'est aussi parce que l'évé-
nement onirique tout entier nous engage dans son déroulement comme auteur, spectateur et acteur,
sans que notre rôle central et vague soit autrement défini. L'être au monde du rêveur c'est son rêve
qui exclut son existence pour soi : l'imaginaire exige à ce degré la transparence du sujet. C'est
d'ailleurs ce qui se produit aussi dans l'onirisme et le délire paraphrénique. – On trouvera quelques
indications sur les images héautoscopiqucs du rêve dans le livre de LHERMITTE (L'image de notre
corps, Paris, 1939), dans les travaux de LHERMITTE et HÉCAEN (Rev. Neuro et A. M. P., 1942) et
dans le volume que LHERMITTE vient de consacrer aux Hallucinations (1951).

203
ÉTUDE N°8

... Le seul moyen dont dispose le dormeur pour sortir d'un rêve, c'est la constata-
tion réflexive : je rêve. Et pour faire cette constatation, il n'est besoin de rien, si ce n'est
de produire une conscience réflexive. Seulement cette conscience réflexive, il est
presque impossible qu'elle se produise parce que les types de motivation qui la solli-
citent d'ordinaire sont précisément de ceux que la conscience « enchantée » du dor-
meur ne se permet plus de concevoir. A ce sujet rien n'est plus curieux que les efforts
désespérés que fait le dormeur dans certains cauchemars pour se rappeler qu'une
conscience réflexive est possible. Efforts vains, la plupart du temps, parce qu'il est
contraint, par « l'enchantement » même de sa conscience, de produire ces souvenirs
sous forme de fiction. Il se débat mais tout glisse à la fiction, tout se transforme mal-
gré lui en imaginaire. Finalement le rêve ne peut s'interrompre que pour deux motifs.
Le premier c'est l'irruption d'un réel qui s'impose, par exemple la peur réelle qui a pro-
voqué le cauchemar, se « prend » au cauchemar lui-même et finit par devenir si forte
qu'elle brise l'enchantement de la conscience et motive une réflexion. Je prends
conscience de ce que j'ai peur et du même coup de ce que je rêve. Ou bien un stimu-
lus externe s'impose, soit parce qu'il surprend, soit à cause de la persistance de cer-
taines consignes à travers le sommeil. Le second motif qui peut entraîner la cessation
du rêve se trouve souvent dans le rêve lui-même : il se peut en effet que l'histoire rêvée
…« la conscience s'est aboutisse à un événement qui, par lui-même, se donne comme un terme, c'est-à-dire
déterminée elle-même à comme quelque chose dont la suite est inconcevable. Par exemple je rêve souvent
transformer tout ce qu'el- qu'on va me guillotiner, et le rêve s'arrête au moment même où j'ai le cou pris dans la
le saisit en imaginaire : lunette. Ce n'est pas ici la peur qui motive le réveil – car, si paradoxal que cela puisse
de là le caractère fatal du paraître, ce rêve ne se présente pas toujours sous la forme d'un cauchemar – mais plu-
rêve.»…(J.-P. SARTRE) tôt l'impossibilité d'imaginer un après. La conscience hésite, cette hésitation motive
une réflexion, et c'est le réveil. Nous pouvons conclure : le rêve ne se donne point –
contrairement à ce que croit DESCARTES – comme l'appréhension de la réalité. Au
contraire, il perdrait tout son sens, toute sa nature propre s'il pouvait un instant se poser
comme réel. Il est avant tout une histoire et nous y prenons le genre d'intérêt passion-
né que le lecteur naïf prend à la lecture d'un roman. Il est vécu comme fiction et c'est
seulement en le considérant comme une fiction qui se donne pour telle que nous pou-
vons comprendre le genre de réactions qu'il provoque chez le dormeur. Seulement
c'est une fiction « envoûtante » : la conscience – comme nous l'avons montré dans
notre chapitre sur l'image hypnagogique - s'est nouée. Et ce qu'elle vit, en même temps
que la fiction appréhendée comme fiction – c'est l'impossibilité de sortir de la fiction.
De même que le roi Midas transformait en or tout ce qu'il touchait, la conscience s'est
déterminée elle-même à transformer tout ce qu'elle saisit en imaginaire : de là le carac-
tère fatal du rêve. C'est la saisie de cette fatalité comme telle qu'on a souvent confon-
due avec une appréhension du monde rêvé comme réalité. » (p. 224-225.)

2° ANALYSE DYNAMIQUE STRUCTURALE.

Telle est l'analyse phénoménologique la plus concrète que l'on puisse faire de la
pensée du rêve. C'est à elle que nous ne cesserons de nous référer, en entreprenant d'en
fixer la structure.

204
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

Structure Négative
a) DISSOLUTION DU CADRE TEMPORO-SPATIAL.
L'effacement des intuitions fondamentales qui fournissent l'encadrement de l'ob-
jectivité, constitue à lui seul, une modification fondamentale du psychisme. Ce qui est
vécu sans lui est un chaos. La métamorphose des personnes et des lieux, le défaut de
perspective temporelle de l'événement, tout entier vécu dans le présent, les baroques
ou fantastiques déformations de l'espace, le télescopage des situations, l'enchevêtre-
ment et la confusion du décor de l'action, manifestent cette incapacité de mettre de
l'ordre dans le temps et l'espace. Sans doute quelque chose persiste-t-il de l'exigence
des formes sensibles de notre vie psychique, mais c'est sous une forme paradoxale et
caricaturale. L'attente opère d'interminables stagnations, des piétinements et des inca-
pacités « d'aller plus loin ». La précipitation contracte la durée en bonds prestigieux et
vitesses foudroyantes. C'est que toute conscience, même à ce point troublée, ne peut
se détacher entièrement de la forme de son organisation. Et ici, ne persiste dans ces
courants monstrueux du « vécu », que juste ce qu'il faut pour l'arracher au néant.

b) DISSOLUTION DES CAPACITÉS INTELLECTUELLES..


Le mouvement dialectique qui intègre la réalité, dans des formes intelligibles et
conceptuelles (raisonnement, jugement, idées claires) et assure la synthèse logique, la
« mise en forme » de notre réalité, réalité du monde, réalité de notre existence
déployée dans une histoire vraie, réalité du milieu social, réalité de notre vie intérieu-
re, ce mouvement logique et réflexif est brisé. Les principes de notre connaissance
sont faussés ou abolis. Les lois de constitution du monde objectif (identité, causalité),
n'opèrent plus les « opérations » nécessaires à notre pensée. Mais là encore subsistent
quelques simulacres, demeurent quelques exigences fondamentales des lignes de force
purement intuitives. Elles servent plus à déformer qu'à former, à opérer un certain
ordre dans le désordre. Au lieu d'épurer, de classer et de canaliser, elles agglutinent et
condensent le flux noétique. Le mécanisme des croyances n'est plus soumis au contrô-
le des capacités rationnelles. La croyance devient « asséritive ». Elle adhère à ce qui …La croyance devient
se présente 1. Ce qui se présente étant la substance même du désir. Ainsi s'établit une « asséritive ». Elle adhère
à ce qui se présente. Ce
« logique » purement affective, instinctive. C'est en ce sens que la pensée du rêve est
qui se présente étant la
essentiellement affective. C'est précisément sur ce point que G. SCHMIDT a insisté dans substance même du
ses études sur la mémoire affective, comme fondement du rêve vécu 2. désir…

C) DISSOLUTION DE LA CONSCIENCE.
La régression de l'activité de la conscience ne peut faire l'objet que d'analyses

1. Cet aspect structural de la pensée du rêve a été profondément analysé par KAPLOUN,
Psychologie générale tirée de l'étude du rêve, Lausanne, 1919.
2. Zeitschrift f. Neuro, 1936, tome 137.

205
ÉTUDE N°8

phénoménologiques, comme celles qui nous ont fait pénétrer plus haut, dans l'essence
de la pensée du rêve. En ce sens, cette dissolution de la conscience enveloppe, condi-
tionne et résume toute la structure négative du rêve, considérée comme pensée du
sommeil. Nous pouvons ramener à trois aspects essentiels cette dissolution.
Tout d'abord, la conscience est obnubilée, opaque, confuse. Son champ est indis-
tinct et ténébreux. Le fond, sur lequel se détachent les contenus est lourd : c'est un
gouffre d'ombre qui se reflète invinciblement dans le « vécu » onirique. L'obscurité
pénètre toutes les images et interpose entre elles, comme une épaisseur et une profon-
deur du néant. Le propre de la conscience en état de tension, c'est d'être claire, lucide
et « mise au point », c'est cette transparence et cette netteté des contours qui font
défaut à celle du rêveur.
Ensuite, le déficit de synthèse psychique, l'amoindrissement de la tension créatri-
ce entraînent une régression de tous les processus psychiques vers des formes
archaïques, syncrétiques, indifférenciées, confuses, sans ordre et sans encadrement
schématique, conceptuel. C'est ce que nous avons eu l'occasion de souligner plus haut,
à propos de la dissolution du cadre temporo-spatial et de l'activité intellectuelle. Les
troubles de la formulation verbale, que KRAEPELIN a si minutieusement étudiés, pro-
cèdent de la même dégradation générale de la conscience. Il résulte de ce déficit deux
aspects fondamentaux de la pensée de rêve : le manque de perspective et l'inachève-
ment. Le rêve exige comme condition même de sa production, l'abolition de la
réflexion, des schèmes temporaux-spatiaux, de la prévision, de la critique, c'est-à-dire
de toutes ces opérations qui engagent notre vie psychique dans une perspective, dans
un ordre de subordination qui fait de chaque instant une phase d'un processus continu
…La pensée devient dans son intentionalité. La pensée devient plane, instantanée, comme ramassée dans
plane, instantanée, comme une totalité momentanée et dépourvue de discursivité. Ce défaut d'engagement, de
ramassée dans une totalité
finalité dialectique, la soustrait à l'exigence d'un terme, d'un but qui l'entraîne à s'ache-
momentanée et dépourvue
de discursivité… ver. Un rêve ne finit pas, ou il ne finit que par le réveil du rêveur, en cessant d'être rêve.
Il est de son essence de rester perpétuellement inachevé, en suspens, d'être et de
demeurer un mouvement virtuel.
Enfin la conscience du rêveur adhère au concret de l'image. Le mouvement même
qui l'engendre, l'absorbe et l'épuise dans une contemplation qui hypnotise le rêveur sur
sa propre production éidétique. Une telle « flexion », sans « réflexion », enferme la
conscience du rêveur dans un cercle profond et étroit, « diaphragme » son pouvoir de
connaître, au point de ne lui permettre rien d'autre que de vivre les mouvements et les
forces des contenus actuels de cette tranche de la durée qui se contracte dans l'instan-
tané de sa prise. Soudé aux fantasmes qu'il « sécrète », il en demeure le prisonnier. Sa
production est si peu libre, n'étant que le «libre jeu » de ses automatismes, qu'il est rivé
à sa propre spontanéité comme à une causalité impersonnelle. Chacune des phases

206
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

nécessaires du déroulement de sa pensée est un « court-circuit », où s'engage à fond


un psychisme réduit à sa matière sensible. Matière sensible, toute traversée encore,
comme nous allons le voir, de significations, de courants, et comme orientée, tel un
champ magnétique, entre les pôles de la vie affective.

Structure Positive
L'objet de cette analyse ne peut viser que « la partie subsistante » du psychisme,
l'organisation de la conscience, quand, à la limite de son éclipse syncopale ou coma-
teuse, celle-ci est tellement écrasée ou réduite, qu'elle ne semble plus pouvoir étreindre
ou contenir que du vide. Son existence, le mouvement même de sa forme intentionnel-
le la préserve pourtant de ce néant. Une conscience est toujours pleine à la mesure de
son effort. Que représente son contenu? Ce contenu est solidaire dans son essence
structurale de sa forme, au point que si nous prenons deux attitudes pour étudier la
forme et le contenu, la structure négative et positive, ce n'est jamais que pour considé-
rer l'unité de son existence dans une perspective explicative, nécessaire et complémen-
taire. Mais le contenu d'une conscience au seuil de l'évanouissement, c'est la forme
constituée et, en un certain sens, constituante de la conscience, qu'est l'Inconscient.
Les rapports de la conscience à l'Inconscient sont des rapports génétiques.
L'Inconscient est cette instance antécédente qui permet la constitution de la conscien-
ce par contraste avec ce qu'elle n'est pas ou n'est plus et qui est en conflit avec elle.
C'est le « substratum » de la conscience et aucune notion claire de l'Inconscient ne par-
viendra à le soustraire à cette idée, qu'il est un sous-conscient et un pré-conscient.
C'est dire qu'il est formé et de l'instinct et du passé. C'est dire aussi qu'à titre de « psy-
choïde » (BLEULER 1 ), il représente dans l'être organisé l'infra-structure d'une virtua- …[l'inconscient] repré-
sente dans l'être organisé
lité, où est contenu en germe l'épanouissement de la conscience, quelque chose
l'infra-structure d'une vir-
comme un psychisme « inférieur », par rapport à notre conscience, ce qui nous situe tualité, où est contenu en
résolument dans une perspective, sinon évolutionniste, du moins génétiste. C'est dire germe l'épanouissement
aussi que, lorsque la conscience régresse jusqu'à ne plus être que conscience d'une de la conscience…
« matière » rebelle à la conscience, elle est tout près de sombrer, certes, mais reste
encore tout investie de significations, qui sont l'effet du travail sourd des pulsions de
l'instinct et de la sédimentation active du passé.
La fiction est l'aspect positif de la pensée du sommeil. C'est à elle que l'on réser-
ve vulgairement le nom de rêve. Mais la science ne peut pas la détacher de sa « sur-
face de génération », de la structure de la conscience onirique, dont elle dépend et avec
laquelle elle forme un tout. Cette fiction, c'est la pensée même du sommeil. Tout ce
que nous avons dit jusqu'ici de sa qualité propre, nous permet de comprendre que la
fiction est un produit nécessaire de la décomposition de la pensée, de la régression de

1. E. BLEULER, Die Psychoïde als Prinzip der organischen Entwicklung, Berlin, 1925.

207
ÉTUDE N°8

la conscience. En se retirant de « l'être au monde », par son impuissance à s'y trouver


placée, la conscience crée des fantasmes auxquels elle se prend. Les objets hybrides,
les mélanges de situations, les fantaisies qui déjouent les lois physiques, les trajets
…le renversement mira- télescopés dans le temps, le renversement miraculeux du réel, les métamorphoses, les
culeux du réel, les méta- monstres, les jeux lyriques, les constructions fantastiques, les volatilisations, les
morphoses, les monstres,
emboîtements magiques, les cocasseries, les jongleries, les extravagantes prestidigita-
les jeux lyriques, les
constructions fantas- tions qui constituent la trame baroque du drame onirique, témoignent de ce travail
tiques, les volatilisations, imaginatif, où collaborent l'inspiration du rêve et le génie esthétique. C'est le rêve qui
les emboîtements ma- constitue le point où convergent, en effet, tous les aspects irréels ou « surréels » de la
giques, les cocasseries,
pensée humaine : la poésie dans son expression métaphorique, des arts plastiques des
les jongleries, les extra-
vagantes prestidigitations gargouilles de cathédrales, des formes étranges de HIERONYMUS BOSCH jusqu'aux
qui constituent la trame caprices de PICASSO, à « l'Humour noir », aux fantasmagories de la peinture abstraite
baroque du drame oni- et aux constructions d'objets surréalistes 1. Le rêve est un « drame » qui nous contraint
rique…
à une perpétuelle référence à la structure essentiellement spectaculaire de la conscien-
ce onirique. La fiction vécue se déploie en effet en scènes, péripéties, fragments
romancés et scénarios. Elle crée un thème significatif et plastique qui se déroule en
mille actes divers. La prédominance visuelle de la pensée du rêve correspond à cet
aspect structural. LASÈGUE 2 l'avait finement noté, lorsqu'il écrivait : « La situation du
rêveur n'est pas sans analogie avec celle d'un spectateur au théâtre qui accepte qu'on
parle français en Chine, mais qui n'admettrait à aucun prix que la scène chinoise se
passe dans un appartement parisien. »
Les formes d'organisation de la fiction de rêve procèdent selon FREUD de quatre
mécanismes fondamentaux : la condensation, le déplacement, la dramatisation et la
symbolisation. Certes, comme l'écrit DALBIEZ, « le rêve est un organisme, on ne peut
le disséquer sans le tuer ». C'est dire que ces mécanismes, au fond, sont ceux de la for-
mation d'une fiction selon les lois propres au psychisme subconscient.
a) LA CONDENSATION. La signification du rêve déborde ses expressions plastiques.
Celles-ci concentrent en formes « simultanéistes », formules ou figures « compo-
sites », la pluralité des êtres, des objets ou des individus. Un personnage, par exemple,
sera constitué des parties de plusieurs personnes. Un détail vestimentaire, inclus dans
sa présentation, exprimera l'aversion ou la peur dont il est l'objet et la couleur de ses
cheveux sera celle d'un ami comme pour le rapprocher de lui. L'ensemble résume ainsi
et rassemble de multiples significations « surdéterminées » d'identité, de rapports
affectifs, etc... Ce procédé « syncrétique » de la pensée aboutit à la production d'êtres

1. Cf. ma conférence faite au groupe de « L'Évolution Psychiatrique » en juin 1947, La Psychiatrie


devant le Surréalisme .[NdÉ: « L'Évol. Psychiatrique », XIII, 4, 1948, 3-52. Rééd.: « Les Cahiers
H. Ey » N°13-14, 2004, 21-78.]
2. LASÈGUE, Le délire alcoolique n'est pas un délire mais un rêve, « Études Médicales », I, p. 205.

208
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

ou de formes bizarres, cocasses, saugrenues ou illogiques, dont le secret de fabrication


est la charge « complexuelle » qui rassemble les parties de ces monstres.

b) LE DÉPLACEMENT. Certaines valeurs de réalité, morales, affectives, ou d'identité


sont transférées de leur objet réel à un objet fictif. Autrement dit, un être ou un objet
sont mis à la place d'un autre. Ce mécanisme de substitution peut être total ou partiel.
Telle pièce, où se déroule l'action, est étrangère à son milieu naturel : elle est para-
doxalement autre. Un ami est remplacé par un chien, un frère par son frère, un homme
par une femme, un enfant par une poupée, un mariage par un enterrement, etc... Le
déplacement peut s'opérer dans le temps, et il s'inscrit en métamorphose dans l'aven-
ture onirique. Telle physionomie devient une autre physionomie, un personnage se
transforme, tel paysage en devient un autre, etc...
C) LA DRAMATISATION. « La pensée conceptuelle semble se dissoudre en représenta-
tions plastiques. » Cette formule, empruntée encore à DALBIEZ, définit excellemment
un des procédés fondamentaux de la production onirique. Elle substitue des images
concrètes aux idées ou aux représentations abstraites. Ce que dans l'expression de notre
pensée vigile réserve l'emploi de la métaphore, la signification immédiatement vécue
et incommunicable par voie rationnelle devient dans cette forme de dissolution de l'ac-
tivité psychique la matière concrète de nos contenus de conscience. Une seule voie …Les personnages d'un
reste ouverte à l'expression, c'est celle de l'image concrète de la représentation de ceci rêve sont comme ceux de
PIRANDELLO qui, « en
ou de cela de particulier, le rêve s'engage en situation et est composé de fragments de
quête d'auteur », enfer-
réalité sensible. Les personnages d'un rêve sont comme ceux de PIRANDELLO qui, « en
més dans le particulier
quête d'auteur », enfermés dans le particulier d'une scène ou d'un événement, cherchent d'une scène ou d'un évé-
un moule conceptuel où ils pourront s'identifier, sans jamais pouvoir le trouver ni nement, cherchent un
échapper à l'étreinte de leur forme concrète et instantanée. Ils restent rivés à des situa- moule conceptuel où ils
tions particulières et dramatiques, seule condition, unique loi de leur fatale existence. pourront s'identifier…
d) LA SYMBOLISATION. C'est la véritable clé de la production onirique, celle que nous
a donnée FREUD et que l'expérience nous livre, même si nous n'acceptions pas l'inter-
prétation que le créateur de la psychanalyse a proposée. Ce procédé réside essentiel-
lement en la génération d'un contenu manifeste, à partir d'un contenu latent. Ce que
représente, ce qu'exprime, ce que symbolise le rêve, c'est un complexe idée-affectif
sous-jacent. Et tout ce que nous venons de dire de la condensation, du déplacement et …la symbolisation nous
de la dramatisation, rend précisément compte de la nécessité de trouver à ces trois pro- apparaît, non pas comme
la cause efficiente du tra-
cédés de construction une commune mesure : la symbolisation. Elle nous apparaît, non
vail onirique, mais
pas comme la cause efficiente du travail onirique, mais comme l'effet et, en un certain comme l'effet et, en un
sens, « la fin » de la dialectique du rêve 1. La symbolisation, c'est essentiellement la certain sens, « la fin » de
substitution d'un signe à la chose signifiée. Ce que nous avons dit plus haut, du rôle la dialectique du rêve…

1. FREUD soutient la thèse inverse et fait, du déplacement, de la condensation et de la dramatisa-


tion, l'effet d'une intention de déguisement. Mais ce déguisement peut être conçu comme un
aspect fondamental de la structure, dont tous les autres mécanismes procèdent. Nous examinons
ailleurs ce problème théorique primordial.

209
ÉTUDE N°8

de l'Inconscient, dans l'élaboration de la structure positive de la pensée du sommeil,


c'est-à-dire de la fiction, prend ici toute sa valeur. Les pulsions de l'Inconscient orga-
…Le rêve est un effet de nisent, structurent le rêve. Le rêve est un effet de l'Inconscient, il laisse la finalité pul-
l'Inconscient, il laisse la sionnelle en deçà de son expression, du fait même de la structure amoindrie de la
finalité pulsionnelle en conscience. Les pulsions sont relativement défoulées, mais sans parvenir cependant à
deçà de son expression,
organiser la conscience selon une modalité qui les exprime en forme précise et adé-
du fait même de la struc-
ture amoindrie de la quate. Leurs manifestations sont travesties, défigurées, caricaturées ; elles se pressent
conscience… dans la conscience onirique comme un flux d'instinct, un torrent complexuel, jailli des
sources obscures, mais jamais « pur », toujours imagé. Elles sont chargées d'un sens
« en puissance » qui n'aboutit pas et se subtilise dans la structure profonde des péri-
péties et détails du rêve. Elles signifient les désirs, les craintes que, en tant que repré-
sentants d'une espèce ou comme individus, nous portons au fond de nous-mêmes. Le
sommeil libère ces instances archaïques et virtuelles. Il les actualise, mais frappe du
même coup d'impuissance leur adéquate, claire et complète expression. Il suffit d'avoir
analysé quelques rêves pour être convaincu de leur valeur symbolique 1. Il suffit de
réfléchir un instant à la structure de l'appareil psychique, pour apercevoir qu'il ne peut
pas ne pas en être ainsi. Le rêve est donc, par sa fiction, révélateur de tendances pro-
fondes ensevelies ou ignorées. C'est un «bourgeon de l'Instinct ». La symbolisation
opère un « brouillage » du contenu latent, et obéit aux lois de la symbolisation des
images spécifiques (JUNG) comme aux règles propres d'une production personnelle de
fantasmes dans cette création de formes essentiellement ambiguës, à quoi se réduit
l'essentiel de la fiction onirique 2.
Ainsi nous saisissons quelle erreur est celle de ceux qui ont cru ou pourraient
encore croire que le rêve n'a pas de sens, est une imagerie futile, un « accident » sans
rapport avec les tendances et l'histoire de la personnalité.

1. Une autre forme de démonstration est peut-être fournie par le symbolisme éclatant de certains
rêves publiés par des auteurs ignorants ou adversaires de la psychanalyse. Ainsi dans le livre de
SCHATZMAN (1925, Rêves et Hallucinations) la série des rêves d'une même nuit (p. 104 et 105).
Signalons que ce livre contient un matériel onirique considérable et extrêmement intéressant.
2. L'ouvrage de Paul BJERRE (Das Traumen als Heilungsweg der Seele, éd. Rascher,
Zurich-Leipzig, 1937) envisage le travail du rêve, nous l'avons déjà noté, comme une activité
psychique d'assimilation d'une situation qui admet une série d'opérations : la représentation figu-
rée (Gestaltung) - la liaison (Anknüpfung) de la situation actuelle avec une situation passée -
l'éveil de la conscience à une tâche nouvelle - la décision en tant qu'intention spontanée - la prise
de distance (Distanzierung) - l'objectivation par laquelle la situation est traitée comme une
« expérience de mondanité » - la dénégation par quoi certains éléments en sont éliminés - l'élan
(Aufschwung) qui constitue une prise de possession et de conquête de la situation - l'identifica-
tion à un modèle extérieur au sujet - la révision du système des valeurs - la modification de la vie
affective (Umtimmung) et enfin l'assimilation défendue et triomphale. Ce processus de liquida-
tion, de conquête, d'intégration est dévolu au rêve qui apparaît ainsi dans toute l'éminence de sa
fonction comme un comportement qui opère à l'aide de fantasmes une digestion psychologique.

210
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

C. – RÊVE ET ÉVÈNEMENT.
Comme nous le disions tout au début de cette étude, nous passons un tiers de notre
vie au moins dans le rêve. Cette « existence seconde » est en profonde continuité avec
notre « existence prime » ou vigile, mais nous « oublions » l'une quand nous vivons
l'autre. Il n'y a toutefois pas étanchéité complète entre ces deux pôles de notre existen-
ce, ces deux monde. D'où la constance du thème philosophique des relations « de la vie
et du songe » que l'on trouve, par exemple, chez DESCARTES, PASCAL, MONTAIGNE (que
l'on cite traditionnellement) qui se trouve condensé dans la fameuse phrase de
CALDERON : « ... toda la vida es sueño, y los sueños sueños son ». Le monde de l'imagi-
naire est celui du rêve qui est vécu comme une expérience qui ne s'organise pas dans la
trame des événements. C'est seulement dans, et par l'Inconscient d'où il tire sa source,
qu'il demeure soudé à l'histoire de l'individu. Il reste enveloppé et obscur et comme « mis
entre parenthèses ». Aussi bien, tout comme à la rêverie, on reconnaît facilement au rêve
une valeur « déréelle », de jeu. On sait combien CLAPARÈDE (1905), ou plus récemment
F. SCHNEERSOHN 1 ont approfondi cette fonction ludique du rêve.
Mais il a aussi une certaine « réalité », et c'est un problème que nous pouvons à
peine indiquer ici, que celui de la valeur et de la structure de la « réalité » du rêve 2.
Nous sentons tous qu'il est, en nous et pour nous, une certaine expérience de …Nous sentons tous que
nous-mêmes, et qu'il est là comme pour nous attirer, non seulement vers les souvenirs [le rêve] est, en nous et
ensevelis, comme le voulait VASCHIDE 3 et le monde merveilleux de notre enfance pour nous, une certaine
expérience de nous-
(HAVELOCK ELLIS) 4, mais vers la source et le nœud de toute réalité. Puisque aussi bien
mêmes, et qu'il est là
le monde est nécessairement un aspect, non seulement de notre conscience, mais aussi
comme pour nous attirer,
de ce « médiateur » qu'est notre Inconscient profondément engagé dans notre corps. non seulement vers les
Même quand il se présente comme négation de la réalité, envers de la réalité, le rêve souvenirs ensevelis, mais
est encore « mondanité », réalité. Mais, abandonnons ce plan métaphysique de la vers la source et le nœud
conjonction de l'être et du néant, pour examiner simplement sous quelle forme le rêve de toute réalité…
passe dans notre histoire, nos croyances et notre personnalité. Quelle sorte d'événe-
ment représente-t-il pour nous ? En quoi contribue-t-il aussi à former les événements
de notre monde et de notre existence.
On a pensé que l'expérience onirique est à la base de la formation des mythes 5.
On connaît les idées défendues par Charles NODIER 6 sur l'origine onirique des
croyances religieuses, et, surtout, les vieux livres de TAYLOR et de SPENCER 7, qui ont

1. F. SCHNEERSOHN, « Archives suisses de Neuro. et de Psych.», 1936.


2. Thomas M. FRENCH a consacré à ce problème du point de vue psychanalytique deux études
« Reality and the Unconscious » et « Reality testing in dreams » dans le « Psychan.Quarterl.»,
1937.
3. VASCHIDE, « Le sommeil et les rêves », Flammarion, Paris, 1911.
4. HAVELOCK ELLIS, Le monde des rêves. Un volume, Édit. Mercure de France, 1912.
5. Cf. sur ce point notamment La science des rêves de FREUD (p. 488 à 505 de la traduction fran-
çaise) et O. RANK, Die Symbolschichtung im Wecktraum und ihre Wiederkehr im mystischen
Denken, « Jahrb. für Psychanal. », l912.
6. Ch. NODIER, Le pays des rêves et Contes de la veillée, Paris, 1875.
7. TAYLOR, La civilisation primitive. – SPENCER, Essais sur le Progrès et Principes de sociologie.

211
ÉTUDE N°8

fondé l'animisme sur l'expérience du rêve. La croyance aux Incubes et aux Succubes,
aux horreurs du vampirisme, aux fantasmagories du Sabbat, puisent dans le matériel
onirique leurs inspirations les plus concrètes. De telle sorte que si le rêve apparaît au
savant comme une machine à fabriquer de la fiction, il constitue pour le rêveur vul-
gaire, surtout s'il est enfant ou « primitif », une forme de réalité surnaturelle, une « sur-
réalité ». Dans les deux cas en effet, l'événement que constitue le rêve est en marge et
…Le problème reste verti- en dehors de la réalité objective. Le problème reste vertigineusement ouvert, de savoir,
gineusement ouvert, de quelle valeur les hommes doivent attribuer dans leur conception du monde à ce foyer
savoir, quelle valeur les
imaginaire, d'où émanent, psychologiquement, l'art et la religion liés dans l'intuition,
hommes doivent attribuer
la contemplation et le culte de l'image vécue. Aller jusqu'au bout de cette idée conduit
dans leur conception du
monde à ce foyer imagi- à voir dans le rêve une sorte de réalité suprême, et, à l'occasion, non seulement pré-
naire, d'où émanent, psy- éminente, mais prévue (valeur mystique, divinatoire et prophétique du rêve) 1.
chologiquement, l'art et Le rêve passe dans la conscience, la vie et l'existence, d'une autre manière enco-
la religion liés dans l'in-
re. Il s'infiltre non plus dans notre conception du monde, mais dans notre histoire.
tuition, la contemplation
Certains « événements », (à la condition d'être peu importants), ne sont qu'illusions ou
et le culte de l'image
vécue… souvenirs du rêve (faux souvenirs, mélange de réel et de rêve).
Mais un travail, plus inconscient encore, peut s'opérer, qui établit une continuité de
la pensée de rêve et de l'existence vigile. HARVEY DE SAINT-DENIS 2 a souligné avec ce
qui, après FREUD, nous apparaît une manière de naïveté, l'influence des songes sur la
vie de la veille : « Elle est, écrit-il, sur le moral et les actions, infiniment plus forte qu'on
ne le croit généralement. Des gens graves m'ont assuré que l'attraction ou l'éloignement
qu'ils avaient éprouvé instinctivement pour quelques personnes, n'avaient peut-être pas
eu d'autre origine, qu'un rêve agréable ou désagréable, auquel des personnes s'étaient
trouvées mêlées. Je connais quelqu'un qui devint tout à coup épris d'une jeune fille qu'il
voyait chaque jour depuis longtemps sans y faire la moindre attention, et cela unique-
ment parce qu'elle lui apparut dans un de ces songes passionnés et pleins d'enivrements,
où l'imagination déploie toutes ces résonances ». L'observation de la «vie quotidienne
» fournit, en effet, de multiples exemples de « cristallisations passionnelles » et de
croyances « issues » du rêve. Rappelons ce vers de Paul ÉLUARD : « Tous mes désirs
sont nés de mes rêves 3 ». Mais ces relations que l'observation naïve ou l'intuition poé-
tique inversent, tout ce que nous savons sur le rôle de l'Inconscient dans le rêve nous
aide à les comprendre. Le rêve est un événement qui a plus de réalité psychologique

1. Les articles de H. PASTOURAU et de J. SYLVEIRE (Arts et Lettres, 1948, 3° année, n° 11), abor-
dent, sans les saisir, ces problèmes.
2. HARVEY DE SAINT-DENIS: Les rêves et les moyens de les diriger (1867), p. 348.[NdÉ: L’ouvrage
du marquis de Saint-Denis (Marie-Jean Léon LECOQ, baron d’HERVEY, marquis de Saint-Denis,
1822-1892) admiré des surréalistes et dont EY indique que l’on peut en trouver un exemplaire à
la Bibliothèque de la Faculté de Médecine de Paris a été réédité avec une préface et des notes de
Robert DESOILLE: Paris, Bibliothèque du Merveilleux,Tchou, 1964.]
3. Paul ÉLUARD, Choix de poèmes, N. R. F., p. 84.

212
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

qu'on ne se le figurait. Étant issu de notre histoire, il exerce sur notre histoire, par une
sorte de choc en retour, une action. L'expérience onirique n'est qu'une phase du déve-
loppement de notre vie inconsciente. Elle en constitue une forme d'événement,
c'est-à-dire la forme dans laquelle l'existence de notre Inconscient est vécue. Et comme
notre vie de veille suppose un courant de pensée inconsciente dont elle règle le débit,
le rêve et la pensée vigile ne sont pas radicalement séparés. Les formes intermédiaires
de la rêverie, du jeu, non seulement sont des événements, comme tels, de notre exis-
tence, mais l'engagent elle-même, et elles peuvent non seulement se présenter à nous,
mais nous présenter ou nous représenter des réalités.
Si l'expérience du rêve est phénoménologiquement distincte des événements réels
de notre existence, en tant que « nous sommes au monde », c'est qu'elle est vécue sur
un registre propre, celui de la structure de la pensée du sommeil en tant que nous
sommes dans notre monde. Mais, et nous le verrons plus loin, des formes plus subtiles
de sommeil et les charges dégradées de rêve qu'elles comportent, peuvent, en consti-
tuant des « expériences délirantes primaires », créer l'équivoque de l'événement.

D. – LES THÉORIES DU RÊVE.

Ce que nous avons déjà exposé ailleurs sur l'histoire des doctrines en psychiatrie,
va trouver ici une explication typique et décisive. Nous estimons qu'il y a seulement
trois types d'explications en psychiatrie : les théories mécanicistes, les théories psy-
…Lisez et relisez tous les
chogénétistes et les théories organodynamistes. Lisez et relisez tous les travaux sur le
travaux sur le rêve, et
rêve, et Dieu sait s'il y en a, et dites-nous si l'intuition fondamentale – généralement Dieu sait s'il y en a…
d'ailleurs tempérée d'éclectisme – de chacun des auteurs ne correspond pas à une de
ces attitudes typiques ? Il suffit de lire la classification des théories du rêve par
FREUD 2 pour bien saisir que celle que nous proposons atteint plus profondément leurs
respectives et fondamentales intuitions.

1. – Théorie Mécaniciste du Rêve.

C'est celle qui coïncide avec l'opinion vulgaire la plus répandue. Ses postulats
essentiels sont que le rêve n'est fait que « de pièces et de morceaux », d'images for-
tuitement associées, sans signification globale et sans continuité avec la personnalité.
Le rêve est, à ses yeux, un mélange baroque de représentations, dont l'assemblage
mécanique fait une production futile et accidentelle. Le corollaire psychologique de

1. « Si la vie est un songe, le songe est une vie » fait remarquer EUGENIO d'ORS (Le Jardin des
plantes, p. 26). On trouvera à la fin du livre de A. GARMA, « Psicoanalisis de los Sueños », 2e
édition (1948), d'intéressants développements sur ce point.
2. p. 69 à 80, de la « Science des rêves ».

213
ÉTUDE N°8

cette analyse du rêve, c'est qu'il est réductible à des éléments sensoriels (sensations
actuelles ou récemment perçues), les idées qui forment le rêve ayant leur point de
départ dans ces sensations. Son corollaire pathogénique est que le rêve est le résultat
d'une excitation mécanique de centres d'images et notamment d'images visuelles 1 qui,
les sens se trouvant mis en mouvement par une excitation centrale ou une excitation
périphérique, sont à la base même du déclenchement de l'imagerie onirique. Presque
tous les psychophysiologues, depuis ÉPICURE, LUCRÈCE, jusqu'à DESCARTES et TAINE,
se sont inspirés de cette théorie du rêve, et elle « traîne » plus ou moins claire ou atté-
nuée dans tous, ou presque tous les livres sur le Rêve. PURKINJE 2 et BAILLARGER 3 en
sont les défenseurs les plus célèbres. A titre d'exemple caractéristique, rappelons,
d'après FREUD 4, la conception du psychiatre KRAUSS (1856- 1859). Pour lui, l'origine
du rêve, comme celle des délires, peut se déduire d'un même élément. C'est à partir
des sensations organiques que se constituent les images du rêve. La sensation éveillée
« évoque d'après une quelconque loi d'association » une représentation parente ; il y a
« transsubstantiation » de la sensation en image de rêve. Une telle conception détache
le rêve de la structure de la pensée du sommeil ; sans doute, les auteurs s'y réfèrent-ils,
car ils ne peuvent point prétendre s'en passer entièrement, mais ils la considèrent
comme un épiphénomène simplement juxtaposé au jeu de la production mécanique de
ces images disparates et incohérentes qui s'associent fortuitement... et simplement.

2. – Théories psychogénétistes du Rêve.

…il faut bien souligner Malgré ce pluriel, il faut bien souligner qu'une seule théorie psychogénétiste com-
qu'une seule théorie psy-
plète a été, avec une rare vigueur, présentée, celle de FREUD. Le postulat est absolu-
chogénétiste complète a
été, avec une rare ment inverse de celui des théories mécanicistes : le rêve a un sens... Et non seulement
vigueur, présentée, celle il a un sens, mais il dépend de ce sens, il répond à un désir. Nous avons à peine besoin
de FREUD : … de rappeler ici les principales thèses de FREUD : le rêve est la voie royale qui conduit
à l'Inconscient – le rêve satisfait un désir refoulé et singulièrement un désir infantile –
…le rêve a un sens... Et
non seulement il a un le rêve est un fragment de l'enfance, de la vie psychique, passée et dépassée – le carac-
sens, mais il dépend de ce tère absurde du rêve résulte d'un travestissement, d'un « camouflage » par la censure,
sens, il répond à un c'est une fausse apparence – les fantasmes du rêve symbolisent les complexes incons-
désir…

1. La visualisation de rêve n'est qu’un aspect et non une qualité structurale de la pensée du som-
meil, ainsi que le démontrent les études sur les rêves des aveugles (cf : Lucien BELLI, Le rêve des
aveugles, « Journal de Psychologie », 1932, p. 20 à 73 et 258 à 309).
2. PURKINJE, Wagners Handwortbuch Physiologie, 1846.
3. BAILLARGER, Mémoire sur les Hallucinations (1846), p. 468-470.
4. FREUD S. : Science des rêves, trad. fr. p. 35.

214
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

cients, et notamment les complexes sexuels. – Mais ce n'est pas l'aspect significatif,
dynamique, conféré au rêve qui constitue le trait le plus authentiquement psychogé-
nétiste de cette théorie, puisque aussi bien il peut être, comme nous le verrons plus
loin, interprété dans une perspective organo-dynamiste. La théorie du rêve gardien du
sommeil est, par contre, elle, typiquement psychogénétiste. Relisons FREUD : « On
peut résumer notre attitude psychique dominante pendant le rêve, sous la forme d'un
avertissement que le préconscient donnerait à la conscience, quand le rêve irait par
trop loin : laisse donc et dors, ce n'est qu'un rêve... 1 – Tous les rêves sont des rêves
de commodité, faits pour nous permettre de continuer à dormir. Le rêve est le gardien
du sommeil et non son ennemi... Le désir de dormir, qui est celui du moi conscient et
qui se joint à la censure, représente la contribution de celui-ci au rêve, doit donc être
compté chaque fois au nombre des facteurs qui ont contribué à former le rêve, et
chaque rêve qui réussit est un accomplissement de ce désir. » Ainsi, pour FREUD, ce
qui engendre essentiellement le rêve, c'est un double désir, désir inconscient de se
satisfaire par des fantasmes et désir de dormir. Le rêve n'est pas la conséquence du …Pour FREUD […], le
sommeil, il en est la cause ; le désir du rêve engendre et entretient le sommeil. C'est rêve n'est pas la consé-
quence du sommeil, il en
ce renversement de valeurs qui constitue l'originalité de l'attitude psychogénétiste. Il
est la cause ; le désir du
n'y a pas lieu de s'étonner, par conséquent, que FREUD traite avec tant de dédain la rêve engendre et entre-
« théorie organique régnante », qui, dit-il, « n'accorde au rêve, qu'un fragment de notre tient le sommeil. C'est
vie intellectuelle paralysée par le sommeil. C'est celle que préfèrent les écrivains ce renversement de
valeurs qui constitue
médicaux et le monde scientifique, en général : c'est en somme la théorie régnante. Il
l'originalité de l'attitude
faut souligner la légèreté avec laquelle cette théorie évite le plus rude écueil de l'ex- psychogénétiste…
plication des rêves : les contrastes qu'il y rencontre... » (p. 70). Effectivement FREUD
insiste perpétuellement sur le paradoxe du rêve et se plaît à montrer que la pensée du
rêve n'a pas subi d'amoindrissement. Le rêveur, pour lui, pense avec un préconscient
intelligent, rusé, hyperanmésique et même génial. Mais ne peut-on pas souligner la
légèreté avec laquelle cette théorie évite le plus rude écueil : le sommeil ?

3. – Théories organo-dynamistes.

C'est précisément le sommeil qui constitue le centre de toute interprétation orga-


no-dynamiste du rêve. Toutes nos tentatives d'approfondissement de la structure noé-
tique du rêve conduisent à voir dans celui-ci un type de pensée régressive, le type
même d'une régression psychique globale et profonde. Nous insistons sur ce double
caractère, car il permet d'échapper, semble-t-il, aux critiques de FREUD, qui s'insurge

1. Science des rêves, ibid. p. 563 de la traduction française.

215
ÉTUDE N°8

contre la notion de « sommeil partiel » 1. C'est bien à tous les théoriciens du rêve qui
ont mis en évidence cette dissolution hypnique comme condition génétique du rêve,
que toutes les théories organo-dynamistes vont se référer, comme à celles qui se fon-
dent le plus naturellement sur les faits. Chez nous, de MAINE DE BIRAN 2 à BERGSON 3,
en Allemagne avec HERBART 4, en Angleterre avec H. JACKSON 5, tous les médecins et
philosophes qui se sont situés dans la perspective que nous appelons « organo-dyna-
miste », ont mis en premier plan l'aspect régressif de la pensée de rêve. Les travaux de
MAURY (1878), TOULOUSE et MIGNARD (l912), KAPLOUN (1919), DELAGE (1920), s'ins-
crivent dans ce mouvement. Mais ce qui est frappant, c'est l'impossibilité pour tous,
sans 1'aide de la théorie jacksonienne, de parvenir à une conception cohérente et
exhaustive. Si l'on se place, au contraire, résolument dans le cadre de la conception de
JACKSON, tout s'éclaire et s'ordonne. Signalons que SANTE DE SANCTIS (1899) est
peut-être celui qui a le mieux pressenti et approfondi cette théorie organo-dynamiste.

…Tout ce que nous Tout d'abord, une telle théorie du rêve est organiciste. Le sommeil en tant que
savons du sommeil le pré- processus de dissolution généralisée et rapide des fonctions psychiques est lié au pro-
sente comme une atteinte cessus organique. Ou bien ces mots n'ont pas de sens, ou bien ils désignent un phé-
du système nerveux en
nomène qui par sa nature même est constitué par une modification somatique. Tout ce
étroite relation avec le
métabolisme… que nous savons du sommeil 6 le présente comme une atteinte du système nerveux en
étroite relation avec le métabolisme. Aucune discussion, ni aucun jeu de mots ne pour-
…Aucune discussion, ni ra empêcher de voir dans ces modifications électriques, chimiques de la substance
aucun jeu de mots ne
cérébrale, un processus organique. Pour si sensible qu'il soit aux conditions de la vie
pourra empêcher de voir
dans ces modifications de relation, aux événements extérieurs et intérieurs, il reste par sa nécessité, son
électriques, chimiques de « besoin », une variation biophysiologique et organique.
la substance cérébrale,
un processus organique… De plus, cette théorie peut être appelée dynamique, car elle se représente l'effet du

1. C'est ainsi qu'en citant BINZ, FREUD détache la phrase de celui-ci : « le travail isolé de ces
groupes de cellules nerveuses ». Mais, pour nous, qui avons dissipé la confusion entre les théo-
ries organo-mécanicistes et les théories organo-dynamistes, parler d'une certaine profondeur de
dissolution n'équivaut pas au jeu de mots qui consiste à parler de sommeil « partiel ».
2. MAINE de BIRAN, Nouvelles considérations sur le sommeil, les songes et le somnambulisme,
éd. Causin, Paris, 1792.
3. La théorie de BERGSON (Matière et Mémoire et Le rêve, « Revue Scientifique », XV, 1901, p.
703 à 713) en ce qui concerne le rêve est ambiguë et assez paradoxale. Alors qu'il fait appel à
une régression générale à l'activité psychique (désintéressement, analyse du moi décomposé du
rêveur) il tente par la suite de donner aux lueurs entoptiques un rôle générateur des images oni-
riques.
4. HERBART, Psychologie.
5. Cf. notre mémoire : H. EY et J. ROUART, Application des principes de JACKSON, etc. édit. Doin,
Paris, 1938, [NdÉ: Rééd.: L'Harmattan, 1997], et notre Étude N° 7.
6. Il suffit de consulter les travaux dont nous donnons, page 266, une bibliographie pour s'en
convaincre.

216
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

processus organique comme un déroulement de phénomènes, ayant une certaine vites-


se, une certaine profondeur, une certaine structure temporelle, en fonction du jeu des
forces qui représentent l'édifice fonctionnel de la vie psychique. Quand le processus
hypnique s'installe, il entraîne une dissolution des fonctions neuro-psychiques.

La structure de la vie psychique correspondant à cette dissolution, à cette régres-


sion, est faite de symptômes négatifs (le sommeil), c'est-à-dire de l'ensemble des phé-
nomènes déficitaires observables, et de troubles positifs (la pensée du rêve),
c'est-à-dire de l'ensemble des phénomènes vécus par la conscience amoindrie.

Les troubles négatifs sont sous la dépendance directe du processus et font corps
avec lui. Les troubles positifs répondent à l'activité restante. C'est dire que dans l'éla-
boration de la structure de la pensée du sommeil, les instances psychiques subsistent,
introduisant une organisation significative, propre à leur activité.

Envisagée de la sorte, la dissolution hypnique suppose que le rêve est vécu


comme une pensée à la fois confuse et symbolique. Les études capitales de FREUD et
des psychanalystes prennent leur place naturelle et entrent donc nécessairement dans
l'hypothèse.

Mais de même que l'organo-dynamisme s'oppose à l'organo-mécanicisme par sa …C'est lui, le sommeil,
théorie de l'activité psychique subsistante et de la structure régressive et globale de la qui par la courbe même
de la vitesse et de la pro-
pensée du rêve, il s'oppose à la psychogénèse par sa théorie de la dissolution des fonc-
fondeur de la dissolution
tions psychiques, sous l'influence primordiale d'un processus organique : le sommeil. qu'il entraîne, constitue le
phénomène biologique
C'est lui, le sommeil, qui par la courbe même de la vitesse et de la profondeur de déterminant…

la dissolution qu'il entraîne, constitue le phénomène biologique déterminant et typique


de cette variation physiologique. C'est lui qui nous fait chavirer dans la pensée du rêve,
dont le « songe » n'est qu'un fragment remémoré.

217
ÉTUDE N°8

DEUXIÈME PARTIE
1. Folie et valeurs.
2. Rythme de la médecine.
3. Mécanicisme et psychiatrie.

LES RAPPORTS DE LA DISSOLUTION


4. La notion de « maladie mentale ».

HYPNIQUE ET DES DISSOLUTIONS


5. La doctrine de De Clérambault.
6. Freud et la psychanalyse.

PSYCHOPATHOLOGIQUES
7. Conception Organo-dynamiste.
8. Rêve et psychopathologie.

I. – HISTORIQUE ET POSITION DU PROBLÈME

Combien de fois déjà un tel historique a-t-il été établi dans les livres, articles et
mémoires touchant ce problème ? Nous ne saurions cependant nous soustraire à cette
obligation de rappeler combien est, à la fois, rebelle et séduisante, l'idée d'une profon-
de liaison entre la folie et le rêve. On ne manque guère de citer à ce propos
HIPPOCRATE, GALIEN, CELSE, AVICENNE, ALEXANDRE DE TRALLES, ni la phrase
…« II est évident que la d'ARISTOTE : « Il est évident que la cause, qui fait que dans certaines maladies on se
cause, qui fait que dans trompe, même tout éveillé, est celle qui, dans le sommeil, produit en nous le rêve ».
certaines maladies on se
MOREAU (de Tours), cherchant parmi les philosophes une autorité qui consacrât sa doc-
trompe, même tout éveillé,
est celle qui, dans le som- trine, rappelait la proposition de SPINOZA : « L'erreur n'est que le songe d'un homme
meil, produit en nous le éveillé : à un certain degré, elle devient le délire... » La fameuse formule de KANT :
rêve »… (ARISTOTE). « Le fou est un dormeur éveillé », par son admirable concision, résume l'opinion de
tant de penseurs qui, à travers tous les âges et les continents, ont eu l'intuition de cette
identité. Rappelons encore le mot de SCHOPENHAUER : « Le rêve est une courte folie,
et la folie un long rêve ».
Naturellement le XIXe siècle, avec le développement d'une psychiatrie toute fraîche
et à ses premiers étonnements, devant la masse imposante et mystérieuse des faits que
le magnétisme animal, l'hypnotisme, le somnambulisme, l'hystérie, les délires et les
névroses proposaient à son observation, et jetaient pêle-mêle à la face de ses philo-
sophes et de ses savants, devait être le siècle des rapports du rêve et de la folie.
CABANIS, dans son Dixième Mémoire, attribue à CULLEN (1819) l'idée d'établir une
analogie « entre les points d'excitation partielle des points du cerveau », qui troublent
ses fonctions dans le sommeil, et ce qui se passe dans le délire. C'est cette notion de l'in-
égalité des fonctions endormies que CABANIS développe et qui, pour lui, rend compte
de l'incohérence des sensations, des sentiments et des idées dans le rêve, comme dans
la folie. C'est l'origine de toutes les théories mécanicistes et du rêve et des psychoses.
Assez rapidement, le problème s'est circonscrit, et c'est l'analogie du rêve et des

218
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

hallucinations qui a retenu l'attention des aliénistes. BAILLARGER 1 a étudié l'état hyp-
nagogique comme cause favorisante de la production hallucinatoire. Pour lui, les hal-
lucinations ou délires, prennent corps plus aisément dans cette phase intermédiaire à
la veille et au sommeil. A propos de la stupidité 2, il a noté que « les malades vivent
dans une sorte de rêve, et il leur semble, en effet, au moment de la guérison, qu'ils sor-
tent d'un long sommeil, traversé par des rêves pénibles ». C'est dans le cadre de sa
« théorie de l'automatisme », qu'il a aperçu ces « analogies » et, pour lui, ce qui est
altéré dans l'état hallucinatoire, comme dans le rêve, « ce n'est pas la puissance d'at-
tention, mais bien l'état des instruments auxquels elle s'applique »... C'est dans le
même esprit que MAURY (1865), rapprochant plus ou moins explicitement le rêve et le
jeu des hallucinations hypnagogiques, devait « admettre ces analogies de l'hallucina-
tion et du rêve avec l'affaiblissement pathologique de l'intelligence ». Cependant, les
aliénés, à ses yeux, « font par l'énergie de la réflexion » ce que le rêveur « fait par la
faiblesse de l'intelligence ». CALMEIL (1845) acceptait moins formellement l'analogie
entre l'état de rêve et certains délires hallucinatoires. Et MACARIO 3, étudiant les rêves,
en distinguait une variété proprement hallucinatoire : les « rêves sensoriaux intracrâ-
niens ». J.-P. FALRET 4 soulignait « l'analogie remarquable qui existe entre les rêves et
la folie, avec ou sans hallucination ». Il distinguait les hallucinations des rêves malgré
leur « analogie » par le fait que : « le rêve est un état dans lequel le monde intérieur
prédomine sur le monde extérieur... (tandis que) dans l'hallucination, au contraire, l'es-
prit, au lieu de se replier sur lui-même, retourne en quelque sorte vers le monde exté-
rieur, et ce retour est un des éléments les plus essentiels de l'hallucination ». Il y a
encore, ajoutait-il, une distinction « plus saillante » entre l'aliéné et « l'homme qui
rêverait tout éveillé », c'est que le rêve intéresse tous les sens, tandis que le délirant
n'est halluciné que « pour un sens, un objet, ou une série identique d'objets ».
C'est à MOREAU (de Tours) que revient le mérite d'avoir vu, non pas « l'analogie » du …C'est à M OREAU (de
rêve et de la folie, mais l'identité même de leur mécanisme. En 1845, dans son ouvrage Tours) que revient le
mérite d'avoir vu, non
fondamental 5, il a présenté une théorie, pour la première fois complète, des rapports du
pas « l'analogie » du
rêve et des psychoses, dans laquelle la relation particulière de l'hallucination et du rêve rêve et de la folie, mais
est remarquablement mise à sa place. Il est nécessaire de relire quelques passages de ce l'identité même de leur
magnifique ouvrage. Leur intérêt nous fera pardonner la longueur de ces citations : mécanisme…

1. BAILLARGER, De l'influence de l'état intermédiaire à la veille et au sommeil sur la production


et la marche des hallucinations, 1842.
2. Recherches sur les maladies mentales, I, p. 668.
3. MACARIO, Annales Médico-Psycho., 1846.
4. J. P. FALRET, 5ème Leçon, 1864.
5. MOREAU (de Tours), Du Haschisch et de l'aliénation mentale, « Études Psychologiques »,
Paris, Librairie de Poitiers, 1845, I vol., 431 pages.[NdÉ: L’ouvrage de MOREAU (de Tours) a été
réédité avec une préface d’Henri EY: Paris: SEMP; 1970.]

219
ÉTUDE N°8

« ... Au fur et à mesure que, sous l'influence du hachisch, se développe le fait psy-
chique que je viens de signaler, une profonde modification s'opère dans tout l'être pen-
sant. Il survient insensiblement, à votre insu et en dépit de tous vos efforts pour n'être
pas pris au dépourvu, il survient, dis-je, un véritable état de rêve, mais de rêve sans
sommeil ! car le sommeil et la veille sont, alors, tellement confondus, qu'on me passe
le mot, amalgamés ensemble, que la conscience la mieux éveillée, la plus clairvoyan-
te, ne peut faire entre ces deux états aucune distinction non plus qu'entre les diverses
opérations de l'esprit qui tiennent exclusivement à l'une ou à l'autre. De ce fait, dont
l'importance n'échappe à personne, et dont les preuves se trouvent consignées à chaque
page de ce livre, nous avons déduit la nature réelle de la folie dont il embrasse et
explique tous les phénomènes, sans exception. (p. 37.)
... Il semble donc que deux modes d'existence morale, deux vies ont été départies
à l'homme. La première de ces deux existences résulte de nos rapports avec le monde
extérieur, avec ce grand tout qu'on nomme l'univers ; elle nous est commune avec les
êtres qui nous ressemblent. La seconde n'est que le reflet de la première, ne s'alimen-
te, en quelque sorte, que des matériaux que celle-ci lui fournit, mais en est cependant
parfaitement distincte. Le sommeil est comme une barrière élevée entre elles deux, le
point physiologique où finit la vie extérieure, et où la vie intérieure commence. Tant
MOREAU (de Tours), Du que les choses sont dans cet état, il y a santé morale parfaite, c'est-à-dire régularité des
Haschisch et de l'aliéna- fonctions intellectuelles dans l'étendue des limites qui ont été tracées pour chacun de
tion mentale, « Études nous. Mais il arrive que, sous l'influence de causes variées, physiques et morales, ces
Psychologiques », Paris, deux vies tendent à se confondre, les phénomènes propres à l'une et à l'autre, à se rap-
Librairie de Poitiers, procher, à s'unir dans l'acte simple et indivisible de la conscience intime ou du moi.
1845. Une fusion imparfaite s'opère, et l'individu, sans avoir totalement quitté la vie réelle,
appartient, sous plusieurs rapports, par divers points intellectuels, par de fausses sen-
sations, des croyances erronées, etc., au monde idéal. Cet individu, c'est l'aliéné, le
monomaniaque surtout, qui présente un si étrange amalgame de folie et de raison, et
qui, comme on l'a répété si souvent, rêve tout éveillé, sans attacher autrement d'im-
portance à cette phrase qui, à nos yeux, cependant traduit avec une justesse absolue le
fait psychologique même de l'aliénation mentale. Suivant BICHAT, les rêves ne sont
qu'un sommeil partiel, « une portion de la vie animale échappée à l'engourdissement
où l'autre portion est plongée » (p. 41, 42 et 43).
... A nos yeux, quelque simple qu'on la suppose, de quelques apparences de raison
qu'elle s'enveloppe, l'idée fixe ne peut être que le résultat d'une modification profon-
de, radicale, de l'intelligence, d'un bouleversement général de nos facultés. Elle est
l'indice d'une transformation totale de l'être pensant, du moins dans les limites d'une
certaine série d'idées. On l'a quelquefois, surtout dans ces derniers temps, confondue
avec l'erreur. C'est une faute contre toutes les notions psychologiques. Un fou ne se
trompe pas. Il agit intellectuellement dans une sphère essentiellement différente de la
nôtre, de celle « in qua movemur et sumus ». Comme aliéné, il a une conviction contre
laquelle ni la raison d'autrui ni la sienne propre ne sauraient prévaloir ; non plus que
nul raisonnement, nulle pensée de l'état de veille, ne sauraient redresser les raisonne-
ments et les pensées de l'état de rêve. La même différence existe entre l'homme aliéné
et l'homme raisonnable (j'entends toujours parler du même individu), qu'entre l'hom-
me qui rêve et l'homme qui est éveillé. Les idées fixes ne sont, pour ainsi dire, que des
parties détachées, de véritables phénomènes épisodiques d'un état de rêve qui, dans les
limites de ces idées, se continue pendant la veille. De tout temps, le langage vulgaire
a consacré cette vérité, en appliquant particulièrement aux aliénés, dominés par des
idées fixes, la dénomination de rêveur ! (p. 122-123.)

220
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

... A nos yeux, l'aliénation mentale constitue un mode d'existence à part, une sorte
de vie intérieure dont les éléments, les matériaux ont nécessairement été puisés dans
la vie réelle ou positive, dont elle n'est que le reflet et comme un écho intérieur. L'état
de rêve en est l'expression la plus complète ; on pourrait dire qu'il en est le type nor-
mal ou physiologique. A quelques égards, l'homme en état de rêve éprouve au suprê-
me degré tous les symptômes de la folie : convictions délirantes, incohérence des
idées, faux jugements, hallucinations de tous les sens, terreurs paniques, emporte-
ments, impulsions irrésistibles, etc., etc. Dans cet état, la conscience de nous-mêmes,
de notre individualité réelle, de nos rapports avec le monde extérieur, la spontanéité,
la liberté de notre activité intellectuelle sont suspendus ou, si l'on veut, s'exercent dans
des conditions essentiellement différentes de l'état de veille. Une seule faculté survit et
acquiert une énergie, une puissance qui n'a plus de limites. De vassale qu'elle était dans
l'état normal ou de veille, l'imagination devient souveraine, absorbe, pour ainsi dire, et
résume en elle toute l'activité cérébrale ; la folle du logis en est devenue la maîtresse.
De ces données générales il résulte : 1° qu'il n'existe pas, ainsi que nous l'avons dit pré-
cédemment, à proprement parler, d'hallucinations, mais bien un état hallucinatoire. 2°
Il faut voir dans les hallucinations un phénomène psychologique très complexe qui
n'est, pour ainsi dire, qu'un côté, une face de l'activité de l'âme vivant de la seule vie
intra-cérébrale. 3° L'état hallucinatoire comprend nécessairement tout ce qui, dans …« il n'existe pas, ainsi
l'exercice des facultés morales, a trait aux sens spéciaux, à la sensibilité générale exter- que nous l'avons dit pré-
ne et interne. Dans cet état, identique (au point de vue psychique) à l'état de rêve, cédemment, à proprement
l'âme, livrée tout entière à la vie intérieure, diversement impressionnée dans ses facul- parler, d'hallucinations,
tés auditives, visuelles, tactiles, transporte dans la vie réelle ou extérieure les produits mais bien un état halluci-
ou créations de son imagination, et se persuade avoir entendu, vu, touché, comme dans natoire »… MOREAU (de
l'état ordinaire, tandis que, en réalité, elle n'a fait qu'imaginer, voir, entendre et toucher. Tours) 1845.
Dans l'état ordinaire ou normal, s'imaginer être impressionné de telle ou telle manière,
diffère essentiellement d'être impressionné réellement. Mais il n'en est pas ainsi quand
nous sommes en état de rêve ; car alors plus de différence aucune, et le rêveur est aussi
réellement impressionné que l'homme qui est en état de veille. Ce qui est vrai de l'état
de rêve l'est également de l'état de folie hallucinée où les sensations sont aussi vives,
j'ai presque dit aussi réelles que dans l'état sain. Comme le rêveur, l'halluciné n'enten-
dra pas seulement des sons qui auront autrefois frappé son oreille, mais il entendra des
discours plus ou moins suivis. Dans l'état normal, penser c'est parler intérieurement ;
dans le cas où se trouve l'halluciné, c'est parler haut : car l'âme ne peut alors parler sa
pensée sans l'entendre, en vertu de l'état particulier où elle se trouve, état dans lequel
toutes les créations de la faculté imaginative prennent nécessairement des formes sen-
sibles. Quand donc nous pensons, nous parlons mentalement. Nulle idée ne s'éveille en
nous, si ce n'est par l'intermédiaire du signe écrit ou sonore qui la représente. Que l'on
s'étudie avec soin, et l'on reconnaîtra sans peine que, quand nous pensons, nous enten-
dons en quelque sorte les sons des paroles ou des mots qui traduisent notre pensée ;
nous les entendons d'une certaine manière, en imagination, cela est vrai ; mais on sent
qu'il n'y a pas loin de là à la réalité. L'hallucination, ou plutôt l'erreur de l'halluciné, se
rapportera donc à ses propres pensées, à celles principalement qui le préoccuperont
davantage, sur lesquelles son attention aura été concentrée. Il pensera, c'est-à-dire
jugera, comparera, raisonnera en lieu et place d'êtres imaginaires dont il entendra les
paroles ; en d'autres termes, il attribuera, transportera à des êtres fictifs, créés par son
imagination, ses propres pensées qui arriveront à son oreille comme si elles venaient
réellement d'autres que lui-même » (p. 350-351-352-353).

221
ÉTUDE N°8

En 1855, fameuse année pour la psychiatrie française, tandis que se poursuivait la


célèbre discussion, à la Société Médico-Psychologique sur les hallucinations, un
mémoire de MOREAU (de Tours) permettait à l'Académie Impériale de Médecine, au
cours de plusieurs séances, d'entamer profondément le débat sur les relations du rêve
et de la folie 1, tant il est vrai que ces deux problèmes sont profondément et indissolu-
blement liés. Dans ce travail intitulé De l'identité de l'état de rêve et de la folie 2,
MOREAU (de Tours) revient sur sa formule : « la folie est le rêve de l'homme éveillé »,
pour la mieux assurer contre les critiques que DELASIAUVE3 lui avait opposées. Pour
clarifier cette discussion, il suffit de la traduire en termes « jacksoniens ». MOREAU (de
Tours) admet que cette identité ne porte que sur l'activité positive, commune au rêve
et aux psychoses, la structure négative étant différente, comme diffèrent également les
processus générateurs :

« Il est bien certain que des causes ou conditions physiologiques spéciales impri-
ment aux rêves de la nuit des caractères qui leur sont propres et qui ne se retrouvent
« De l'identité de l'état de pas dans ceux qui ont lieu sous l'influence d'une congestion cérébrale, d'un spasme
rêve et de la folie », nerveux, d'une accumulation de fluides dans les centres cérébraux, d'un narcotique,
MOREAU (de Tours), 1855. d'une lipothymie, d'une excitation cérébrale, d'une cause de délire quelconque : mais
encore une fois, ce n'est pas à dire que la modification que subit alors la faculté pen-
sante, ne soit pas identique dans tous les cas quant à sa nature essentielle et purement
psychique... (Dans le rêve) on perd sa spontanéité d'action, le moi se transforme : une
autre individualité, celle du rêve, remplace celle de la veille. On voit qu'il ne se passe
rien que ce qui se passe dans le délire, donc le rêve = délire. Dans le premier : action
d'une cause physiologique inconnue ou à peu près inconnue ; dans le second : action
d'une cause pathologique inconnue (folie spontanée), ou bien connue (dans la folie par
intoxication). Résultat dans les deux cas : extinction, anéantissement lent ou brusque
de la spontanéité intellectuelle, métamorphose du moi, rêve. »

Le 8 mai 1855, BOUSQUET, chargé avec FERRUS et LONDE de rendre compte à


l'Académie Impériale de Médecine du Mémoire de MOREAU (de Tours), dont nous
venons de citer ces extraits, partit « en flèche » contre la conception organiciste de
notre illustre aliéniste. Ce rapport et sa discussion par BAILLARGER, LONDE, FERRUS,
PIORRY et COLLINEAU, fort peu connus, figurent dans les Annales Médico-
Psychologiques, dans le même numéro où se trouve l'article de MOREAU (de Tours) 4.
Cet académique tournoi, où les orateurs ne craignirent pas d'engager à fond leurs res-
sources dialectiques, représente certainement, et de loin, la meilleure discussion sur le
problème central qui nous occupe. BOUSQUET s'insurge contre l'idée défendue avec

1. Une longue discussion avait eu lieu en 1845, à la Société Médico-Psychologique (II, p. 123),
autour d'un rapport de DUBOIS (d'Amiens) sur ce même thème.
2. Annales Médico-Psychologiques, 1855, tome I, n° 3, p. 360 à 408.
3. DELASIAUVE, Revue Médicale, mars 1846.
4. De la page 455 à la page 520 (1855).

222
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

force par MOREAU (de Tours) de vouloir intégrer la folie « dans l'organisation 1 » et le
rêve dans un dérangement du cerveau ; il observe que « s'il n'y a pas de folie sans
lésion cérébrale, il faut dire la même chose du sommeil », et prétend que ce qui peut
valoir pour le « délire » (au vieux sens du mot delirium) ne saurait valoir pour la folie
« qui est avant tout erreur 2 ». BAILLARGER se lève pour défendre le point de vue de
MOREAU (de Tours), et attaque la position « psychogénétiste » de BOUSQUET qui réduit
la folie à une pure erreur :

« En oubliant, déclarait BAILLARGER, l'influence de l'hérédité et des causes patho-


logiques pour voir surtout dans la folie le résultat des mauvaises passions, on se rap-
proche beaucoup, à mon avis, de l'opinion d'HEINROTH... On peut parfaitement
admettre qu'il y a une lésion dans la folie sans que la même lésion existe pendant le
sommeil. Est-il donc nécessaire de supposer qu'il y a une lésion cérébrale pendant la
veille, parce qu'il en existe une pendant l'insomnie prolongée. Ce qu'il importe de faire
admettre, ce n'est pas l'identité de l'état organique3 dans les deux cas, mais seulement
l'analogie extrême que présente, au point de vue psychologique 4, l'état de sommeil et
l'état de folie... (Or) dans la folie, l'exercice involontaire des facultés affecte deux …BAILLARGER se lève
formes et se présente dans deux conditions différentes... Le maniaque ne peut fixer ses pour défendre le point de
idées... Le monomaniaque est, au contraire, en proie à des idées fixes... En cherchant vue de MOREAU (de
à établir que la condition première du délire est l'automatisme de l'intelligence, j'ai en Tours), et attaque la posi-
même temps essayé de démontrer l'analogie qui existe entre ces états et les rêves, tion « psychogénétiste »
puisque, dans les deux cas, la condition principale serait la même... L'état intermé- de BOUSQUET…
diaire à la veille et au sommeil... permet d'assister pour ainsi dire pendant la veille à
des rêves anticipés... La production si facile des hallucinations dans l'état intermédiai-
re à la veille et au sommeil est un rapprochement de plus à invoquer entre les rêves et
la folie... Parmi les variétés d'aliénation mentale, il en est une qui offre avec les rêves
une analogie très grande, je veux parler de la mélancolie avec stupeur. »

Et à la fin de son discours, BAILLARGER évoque, comme une preuve plus directe,
ces cas où la clinique nous montre le délire en continuité avec le rêve. — LONDE
remarque que « M. BOUSQUET repousse l'analogie que l'on veut établir entre la folie et
le sommeil 5, et en cela, ajoute-t-il, il a raison. Mais il ne veut pas davantage qu'on
assimile la folie au rêve 6, et en cela, il a tort. » — FERRUS souligne que BOUSQUET a
fait entre le « délire 7 » et la folie un diagnostic de fantaisie, quand il s'est attaché à
montrer que, dans le délire, il y a des troubles fonctionnels cérébraux qui feraient

1. C'est-à-dire l'organisme.
2. Point de vue récemment soutenu à notre réunion d'études à BONNEVAL en 1947, par J. LACAN
dans son Rapport sur la « Psychogénèse » qui a paru dans le n° 1, 1947 de l'Évolution
Psychiatrique. [NdÉ: voir commentaire note 1 p.80]
3. Du processus, dirions-nous.
4. De la part positive, dirions-nous.
5. Du point de vue négatif, dirions-nous.
6. Du point de vue positif, dirions-nous.
7. Au sens ancien du mot (delirium).

223
ÉTUDE N°8

défaut dans la folie :


« Nous sommes, M. BOUSQUET et moi, dit FERRUS, à mille lieues ou à un demi-
siècle l'un de l'autre... Cependant aujourd'hui, M. BOUSQUET ne place plus la folie aussi
carrément en dehors de l'organisation qu'il l'a fait dans un précédent discours : « c'est
là une heureuse contradiction ».
PIORRY poursuit la critique contre la distinction du délire et de la folie :

« Les raisons sur lesquelles il se fonde pour établir cette séparation si tranchée
pour lui sont les suivantes : le délire est passager, de peu de durée, tandis que la folie
persiste quelquefois toute la vie... (Il) dit que le délire d'un jour ne suffit pas pour faire
un fou. »
Et, avec une argumentation qu'il faudrait citer tout entière (p. 479 à 485), car elle
touche au nœud même du problème, PIORRY démontre avec une magnifique clarté que
les états aigus (le « délire » comme on disait à l'époque) ont souvent été considérés à
tort comme radicalement étrangers au délire (la « folie » comme on disait à cette
époque avant « le chassé-croisé » qui a inversé le sens du mot délire). Il conclut :
…« Je dois donc déclarer
que je crois aux analogies « M. MOREAU a parfaitement raison de rapprocher le « délire » de la « folie », de
des rêves et de la folie... chercher dans les songes et dans les troubles intellectuels observés dans l'ivresse et le
Cependant, si j'admets
narcotisme l'image, le degré initial de l'aliénation mentale, et que c'est un blasphème
entre les rêves et la folie
de dire que l'anatomie et la physiologie pathologiques n'ont point éclairé l'histoire de
la déraison humaine. »
des analogies, je ne crois
pas que l'on puisse ici La discussion se termine après une nouvelle intervention de BOUSQUET et de
prononcer le mot identi- FERRUS et enfin par une longue argumentation de BAILLARGER, à propos des « mono-
té…» BAILLARGER, 1855. manies », objection naturellement levée par BOUSQUET. BAILLARGER conclut :

« M. BOUSQUET n'admet pas les analogies des rêves et de la folie. Il n'admet pas au
moins qu'on les regarde comme très intimes et très étroites ; c'est encore un rappro-
chement qui lui paraît des plus bizarres. A cet égard même, notre collègue serait
presque tenté de douter de ma conviction, et il me demande si je crois sincèrement ce
que j'affirme avec tant d'assurance... Il est évident, messieurs, qu'en persistant dans les
idées que j'ai émises, je m'expose à perdre beaucoup dans l'opinion de notre collègue,
mais avant tout il faut être sincère. Je dois donc déclarer que je crois aux analogies des
rêves et de la folie... Cependant, si j'admets entre les rêves et la folie des analogies, je
ne crois pas que l'on puisse ici prononcer le mot identité... Il y a d'ailleurs, dans la folie,
deux éléments ; c'est dans l'un de ces éléments que consiste son analogie avec l'état de
rêve ; c'est par l'autre qu'elle tient à l'état de veille ; chez l'halluciné, par exemple, le
premier élément c'est l'hallucination, qui n'a lieu que dans l'état d'indépendance des
facultés ; le second, c'est la conviction délirante que cette hallucination entraîne,
conviction active et qui se continue dans l'état le plus complet de veille. Telles sont les
raisons qui me font croire aux analogies très étroites entre les rêves et la folie, et qui
m'empêchent en même temps d'admettre l'identité de ces deux états. »
Encore une fois, seule une théorie que l'on sent presque achevée dans l'esprit de
MOREAU (de Tours) et « mal venue » dans la doctrine de BAILLARGER, souvent ambi-
gu et toujours éclectique, seule cette théorie aurait pu fournir sur la base de l'identité

224
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

de la part positive du rêve et de la folie et de la différence de la structure négative des …seule une théorie sur la
niveaux de dissolution, un point de départ fulgurant pour le développement ultérieur base de l'identité de la
part positive du rêve et
de la psychiatrie. Mais après être passé si près du but, on va s'en éloigner...
de la folie et de la diffé-
C'est, en effet, sur le terrain de la pure description clinique, des « analogies » et rence de la structure
non plus sur une théorie de la profonde identité de mécanisme que le problème des rap- négative des niveaux de
ports du rêve et des psychoses va maintenant se trouver placé jusqu'à FREUD. NOUS dissolution [aurait pu
fournir] un point de
avons examiné ailleurs 1 les raisons de ce « déraillement ». Nous venons de voir que
départ fulgurant pour le
BAILLARGER insistait sur une variété d'aliénation particulière qui ressemblait particu- développement ultérieur
lièrement au rêve : la stupeur ou la mélancolie stuporeuse. C'est ce travail de compa- de la psychiatrie…
raisons et d'analogies (le seul qui soit généralement bien connu dans les milieux psy-
chiatriques), qui va se poursuivre avec les travaux de DELASIAUVE, MEYNERT, CHASLIN,
LASÈGUE, RÉGIS, etc.. DELASIAUVE (1851), dans sa magnifique étude sur la stupidité,
signalait « des scènes fantastiques, dont le rapprochement avec les images du rêve per-
met une interprétation plausible » ; mais pour lui, cette comparaison restait particuliè-
re à cette psychose. Le fameux article de LASÈGUE Le délire alcoolique n'est pas un
délire mais un rêve (1881), par la richesse et la beauté de sa description du délire
alcoolique, a connu un grand et mérité retentissement. Mais il appartenait à RÉGIS, en …Mais il appartenait à
RÉGIS, en 1894, de créer
1894, de créer le mot que tout le monde attendait et qui fit fortune : l'onirisme. Son
le mot que tout le monde
premier travail sur ce point semble avoir été une communication sur « Les hallucina- attendait et qui fit fortu-
tions oniriques des dégénérés 2 ». Plus tard, dans son mémoire à l'Académie de ne: l'onirisme…
Médecine, il assimila ce que tout le monde va désormais appeler l'onirisme confu-
sionnel, au délire somnambulique, aux « états seconds » hystériques. Il proposait
d'ailleurs, à cette époque, l'hypnose comme moyen curatif. Depuis cette date, onirisme
et psychose confusionnelle, d'origine toxique et infectieuse, sont devenus, notamment
dans la psychiatrie française, des synonymes que la pratique courante a automatisés.
Le rapport de DELMAS 3 consacra définitivement cette traditionnelle soudure de la
« confusion toxi-infectieuse » et de « l'onirisme », dont le délire alcoolique représen-
te la forme la plus typique. Ainsi s'est concentré, amenuisé et « vidé » le sens des rela-
tions entre le rêve et les psychoses. Ceci est allé si loin que l'on considère dans beau-
coup d'ouvrages ou travaux classiques ce problème uniquement sous l'angle des
« rêves morbides » au cours des psychoses, point de vue symétrique à celui des rêves
dans les affections organiques, en pathologie générale 4.
Cependant le problème n'a pu se détacher complètement de son sens profond dans
certaines études qui n'ont cessé depuis un siècle de montrer la continuité « étiolo-

1. Remarques historiques sur les rapports des états psychopathiques avec le rêve, « Annales
Médico-Psycho. », juin 1934.
2. Congrès des aliénistes français, 1894.
3. Congrès des aliénistes français, Strasbourg, 1920.
4. Cf. par exemple parmi dix autres, le livre de MEUNIER et MASSELON, Les rêves, Paris, 1910.

225
ÉTUDE N°8

gique » du délire et du rêve, et que nous devons signaler tout particulièrement.


On trouve chez bon nombre d'auteurs (PINEL, ESQUIROL, CALMEIL, BAILLARGER,
DUBOIS (d'Amiens), MACARIO, IDELER, etc.) au début du XIXe siècle des observations
de délires ayant débuté pendant le sommeil, ou tirant leur origine du sommeil. Mais
…c'est CHASLIN qui a le c'est CHASLIN 1 qui a le mieux étudié, après MOREAU (de Tours) naturellement, ces
mieux étudié, après faits, en leur donnant une certaine importance. Les observations qu'il rapporte ne sont
Moreau (de Tours) natu-
guère intéressantes toutefois ; mais, en revanche, le problème y est bien posé dans sa
rellement, ces faits…
monographie : « Si tout délire ne débute pas par un rêve, ou n'est pas influencé par un
songe, nous croyons cependant que les cas où cela arrive sont encore plus nombreux
qu'on ne le pense actuellement, où l'on n'est pas habitué à chercher ce point spécial. »
…Presque à la même Presque à la même époque, SANTE DE SANCTIS s'est occupé d'une manière très appro-
époque, SANTE de SANCTIS fondie de la question, et son ouvrage 2 est d'une lecture absolument nécessaire à qui-
s'est occupé d'une maniè-
conque veut s'intéresser aux rapports du rêve et des états psychopathiques. Il a nette-
re très approfondie de la
question… ment abandonné la simple considération du rapport de similitude symptomatique pour
s'appliquer à chercher un rapport pathogénique. C'est ainsi qu'il a été amené à étendre
les états analogues au rêve, pour mieux saisir l'étendue et l'importance de cette rela-
tion. Il a décrit à côté des stati sognanti proprement oniriques, des stati pseudoso-
gnanti, dont nous verrons plus loin l'intérêt majeur. Pour lui, les rêves peuvent donner
naissance à des désordres psychiques, soit en représentant un véritable traumatisme
affectif, soit en faisant passer le vécu onirique dans la vie de la veille. La systématisa-
tion délirante peut dépendre du rêve, en effet, dans deux conditions, selon que le rêve
joue à son égard le rôle de simple révélateur ou de source d'expériences délirantes. A
la fin de son ouvrage, SANTE DE SANCTIS, profondément organo-dynamiste, se réfère à
une théorie qui répudie celle d'une néo-formation mécanique des images du rêve,
comme des hallucinations du délire. En France, au début du siècle, un certain nombre
de travaux intéressants ont été publiés par KLIPPEL et ses élèves. Il faut se rapporter à
l'article de KLIPPEL 3, à la thèse de LOPEZ Y RUIZ 4, à la thèse et aux travaux de
TRENAUNAY 5, de VIGOUROUX 6, de LAIGNEL-LAVASTINE 7, au livre de P. MEUNIER et R.
MASSELON 8, au travail de MIGNARD 9, et enfin au plus récent ouvrage, celui de
BERTHIER 10, pour trouver un assez riche répertoire de cas intéressants à cet égard.

1. Ph. CHASLIN, DU rôle du rêve dans l'évolution du délire, Thèse, Paris, 1887.
2. SANTE DE SANCTIS, I Sogni, Turin, 1899, 2e édition en 1920.
3. KLIPPEL, Revue de Psychiatrie, 1897.
4. LOPEZ Y RUIZ, Thèse, Paris, 1900.
5. TRENAUNAY, Revue de Psychiatrie, Thèse 1901.
6. VIGOUROUX, Arch. gén. de Méd., 1903.
7. LAIGNEL-LAVASTINE, Gazette des Hôpitaux, 1910.
8. P. MEUNIER et R. MASSELON, Les Rêves, p. 148 à 177.
9. MIGNARD, Rêve et délires, « Biologica », février 1912.
10. BERTHIER, Du rêve au délire Thèse, Lyon, 1937.

226
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

Enfin, depuis la révolution opérée par FREUD, des travaux de psychopathologie


générale nombreux et groupés autour de la conception bleulerienne de « schizophré-
nie » (MAYER-GROSS, BERZE, GRUHLE, MINKOWSKI, RORSCHARCH), n'ont pas tardé à
redécouvrir le problème des relations du rêve et des psychoses. BLEULER, dans son
magistral ouvrage, conduit toute son analyse de la pensée autistique de la « Spaltung »
et de la dissociation schizophrénique, en se référant presque constamment à la pensée
du rêve. De telle sorte qu'il aboutit à cette conclusion 1 : « Malgré la genèse différen- …« Malgré la genèse dif-
te et quelques particularités, il est possible que toute la symptomatologie secondaire de férente et quelques parti-
cularités, il est possible
la schizophrénie concorde avec celle du rêve ». Et si l'on veut bien se rappeler que,
que toute la symptomato-
pour lui, presque toute la symptomatologie est « secondaire » aux troubles primaires logie secondaire de la
(l'autisme dépend de la Spaltung), on se rendra compte que le concept de schizophré- schizophrénie concorde
nie coïncide avec la notion même de dissolution, laquelle à son tour enveloppe la pen- avec celle du rêve »…
(E. BLEULER, 1911)
sée du rêve 2. Dès lors, on ne saurait s'étonner qu'un des ouvrages qui ont le plus appro-
fondi la phénoménologie de la pensée schizophrénique, celui de CARL SCHNEIDER 3,
aboutisse lui aussi à cette conclusion, que la structure de la conscience schizophré-
nique est celle-là même de l'état hypnagogique.
*
* *

Nous voici donc ramenés par le courant même de la science psychiatrique au véri-
table et fondamental problème pathogénique, dont l'exigence n'a pu être que momen-
tanément masquée par une psychiatrie atomistique et purement descriptive : celui des
rapports de la dissolution hypnique et des dissolutions psychopathologiques. Tant il est
vrai que, selon le mot de JACKSON, notre science ne progresse que dans la mesure où
progresse la science du sommeil et des rêves. Nous n'avons pas parlé de lui dans cet
historique, mais nous avons parlé de MOREAU (de Tours), qui a été le véritable
« JACKSON français 4 ». Qu'il s'agisse d'ailleurs des idées de JACKSON, de JANET, de
BLEULER, de celles de MOREAU (de Tours), ou encore de celles que nous défendons,
toutes sont fondamentalement les mêmes, et leur commune mesure est l'esprit organo-
dynamiste qui se définit presque exclusivement par cette référence constante à l'iden-
tité du mécanisme du rêve et de la folie, avec toute la gamme des structures psychia-
triques (psycho-névroses et psychoses) qu'il comporte.
C'est dans cet esprit que nous allons aborder maintenant et le problème clinique et
le problème pathogénique des rapports du sommeil-rêve et des processus-psychoses.

1. E. BLEULER, Dementia precox oder Gruppe der Schizophrenen, 1911, p. 357.


2. Cf. ma communication au Congrès de Genève, Lausanne, 1946.
3. Carl SCHNEIDER, Die Psychologie der Schizophrenen, 1930.
4. Cf. notre Mémoire, en collaboration avec H. MIGNOT, sur la Psychopathologie de Moreau (de
Tours) in « Annales Médico-Psycho. », octobre 1947.

227
ÉTUDE N°8

C'est dire que nous répudierons également deux attitudes qui ont empoisonné l'at-
mosphère naturelle de ces rapports.
1°) La perspective atomistique et mécaniciste qui réduit le rêve à n'être qu'un jeu
d'images fortuites, et le délire à n'être qu'une mosaïque d'éléments mécaniques. Car,
dans cette conception des choses, le rêve est envisagé hors de la pensée du rêve, et le
délire hors de la pensée délirante, ce qui supprime leur dénominateur commun.
2°) La superficielle considération d'une simple analogie qui naturellement se
concentre sur un aspect particulier de ce rapport de similitude, celui des états « oni-
riques » senso strictu.
…Sur le plan clinique, Sur le plan clinique, nous allons rechercher à tous les niveaux et sous toutes leurs
nous allons rechercher à formes, ce qui identifie les structures psychopathologiques et la structure de la
tous les niveaux et sous
conscience hypnagogique et hypnique, c'est-à-dire la projection d'images, de fan-
toutes leurs formes, ce qui
identifie les structures tasmes, de délire.
psychopathologiques et la Tel est le but de notre effort constant. Dans la mesure, où il n'est pas encore atteint,
structure de la conscience on nous pardonnera de ne présenter ici que l'esquisse d'un tableau...
hypnagogique et hyp-
nique…

II. — STRUCTURE « FANTASMIQUE » DES


PSYCHONÉVROSES ET DES PSYCHOSES

Comme nous venons de le voir, les cliniciens se sont simplement appliqués à iso-
ler une forme onirique des psychoses. Ils n'ont pas eu beaucoup de mal à trouver dans
les états de « stupidité » ou de « confusion », le modèle le plus vivant de l'activité du
rêve. Le but que nous poursuivons de notre côté n'est pas d'isoler un type de « psy-
chose onirique », mais, par un mouvement inverse, de rechercher la structure onirique,
« fantasmique » de toutes les psychoses. Nous n'aurons pas beaucoup de mal non plus
à la trouver, car l'onirisme déborde largement, et de toute part, le cadre trop étroit où
on le tient enfermé. Il suffit de se rappeler que les « états oniriques » sont constam-
ment décrits dans les travaux d'auteurs ou les quotidiens « certificats » du clinicien
hors des états strictement confuso-oniriques. On parle constamment d'onirisme chez
les mélancoliques et les maniaques, et chez les déments précoces, du délire onirique
des catatoniques, de celui des presbyophrènes, des épileptiques, d'accès oniriques et de
délires postoniriques chez les paralytiques généraux et dans les psychoses hallucina-
toires chroniques, des états crépusculaires oniriques des hystériques, des rêves du schi-
zophrène, et des rêveries des délires d'imagination, etc... Nous entendons bien que l'on
se représente alors l'onirisme comme associé à d'autres psychoses et non point comme
intégré aux autres psychoses ; mais si l'interprétation peut varier, les faits cliniques
demeurent. Ce sont eux que nous allons exposer ici dans un bref raccourci qui visera

228
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

plus à être complet qu'approfondi. Ce n'est qu'à propos de nos études particulières 1 et
quand notre travail sera terminé que nous pourrons présenter un tableau complet et
approfondi des psychoses et des psychonévroses, dans cette perspective, celle-là
même explicitement recommandée par MOREAU (de Tours) et JACKSON 2.

A. — PSYCHOSES AIGUËS. ACCÈS, CRISES, BOUFFÉES DE DÉLIRE


TRANSITOIRES.
C'est naturellement dans cette catégorie de troubles mentaux, équivalant à ce que
l'on appelait anciennement les délires (delirium) que la structure onirique va se mani-
fester avec le plus d'évidence.

1. — Confusion onirique. — États oniriques.

On a décrit après LASÈGUE (1881) et RÉGIS (1894) des états oniriques typiques de
la confusion mentale (DELASIAUVE-CHASLIN). Et l'onirisme s'est défini depuis lors …Le délire onirique…
comme un état de rêve pathologique, d'origine généralement toxi-infectieuse dont l'ex-
pression clinique est une activité hallucinatoire à prédominance visuelle et à caractère
scénique, intensément et normalement vécue par une conscience troublée qui n'en
garde pas ou en garde peu le souvenir.
Le type même de la description d'un accès onirique ou d'un délire onirique est
fourni par l'accès alcoolique subaigu. Rapportons-nous, par exemple, à la description
fameuse de MAGNAN 3, OU plus simplement à notre quotidienne expérience. Un sujet
intoxiqué devient brusquement confus et agité. Il assiste à des spectacles terrifiants. Il
voit et vit les préparatifs de l'échafaud, des massacres, des luttes à l'arme blanche. Il
voit et « vit » des monstres, des assauts, du feu, du sang. Le cadre banal de ses per-
ceptions s'anime et se dramatise. Cette chaise devient « électrique » : ce chapeau, une
caisse d'explosifs ; le médecin, un policier ; une ombre, un serpent. La scène onirique
peut réaliser un véritable spectacle à transformation, un scénario qui se déroule avec
une précipitation cinématographique, ou se ramasser dans une immobilité menaçante,
lourde de péril imminent. Les principaux caractères de cet onirisme sont :
a) LA VISUALISATION DE L'ACTIVITÉ HALLUCINATOIRE. C'est dans son champ percep-
tif, visuel par les yeux, devant ses yeux : sous forme de « visions » plus ou moins pla-
quées au monde extérieur, ou plus ou moins bien ajustées au champ objectif que le
rêve est vécu. Parfois ces hallucinations visuelles sont colorées et ornementales. Elles

1. Notamment dans le Tome III de ces « Études ».


2. Ce sera alors notre Histoire Naturelle de la Folie.
3. MAGNAN, L'alcoolisme. Éd. Delahaye, Paris 1874, p. 50.

229
ÉTUDE N°8

…On lira les somptueuses s'ordonnent en péripéties ou en défilés kaléidoscopiques de figures aux formes
descriptions de G. de étranges. Les images peuvent être lilliputiennes, s'ordonner en défilés, subir des méta-
CLÉRAMBAULT à propos du morphoses, se déployer en cavalcades ou cortèges pittoresques, etc. On peut cependant
délire chloralique… 1909,
voir s'associer aux hallucinations visuelles des hallucinations acoustisco-verbales,
Annales Médico-Psych.
cénesthésiques, tactiles ou olfactives 1.

b) LA TRAME DRAMATIQUE.
C'est une composante caractéristique de ces états, qu'il s'agisse de simples frag-
ments scéniques ou d'aventures complexes à enchaînement baroque, il y a une sorte
d'unité d'action et de signification thématique qui organise en péripéties dans la
conscience onirique un événement ou une suite d'événements.

c) LA FORTE CHARGE ÉMOTIONNELLE.


Le courant de la conscience est comme polarisé par un fort sentiment axial. C'est
le plus souvent l'angoisse, la terreur, la pantophobie. Mais, comme il y a une sorte de
raison inverse entre l'émotion et le caractère esthétique de l'onirisme, il arrive aussi que
ce soit dans une sorte d'extase ou de fascination euphorique que se déroule la succes-
sion des images. Les instincts érotiques, les aspirations mystiques organisent aussi fré-
quemment l'ensemble significatif qui est vécu et se développe comme une suite
d'aventures et de spectacles libidineux et lascifs, comme une féerie céleste ou encore
comme une infernale fantasmagorie.

d) LE DÉLIRE DES ACTES.


Cette « réalité » hallucinatoire est vécue intensément. Le sujet s'y engage à fond,
et, comme il ne dort pas profondément, il engage sa conduite dans sa fiction ; il joue
avec elle, s'y enfonce, s'en défend, comme happé par le mirage. Il épuise les images de
son rêve jusqu'à leur plus complète expression. Il crie, parle, se débat, et l'on sait com-
bien l'agitation délirante fait partie intégrante de l'onirisme. Quelquefois l'onirique
garde une certaine « distance » à l'égard de son rêve, il l'observe curieusement, comme
ensorcelé par lui, mais détaché de son jeu automatique.

e) LES TROUBLES DE LA CONSCIENCE.


…les troubles de la
conscience constituent la Ils constituent la structure négative de l'onirisme et se caractérisent par la confu-
structure négative de sion. L'effondrement du cadre temporo-spatial, les altérations des fonctions du réel, les
l'onirisme et se caractéri- fausses-reconnaissances, la dramatisation de la conscience, son obscurcissement, l'ef-
sent par la confusion…
facement des divers plans de la perspective psychique, la perplexité, le défaut des

1. Cf., par exemple, les somptueuses descriptions de G. DE CLÉRAMBAULT à propos du délire chlo-
ralique. Annales Médico-Psycho., 1909.

230
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

capacités de synthèse de la pensée, caractérisent ou rendent sensible l'obnubilation de


la conscience onirique.
f) L'AMNÉSIE CONSÉCUTIVE
Elle peut être totale ou partielle, globale ou fragmentaire, permanente ou transitoi-
re. Mais l'accès confuso-onirique laisse après lui plus d'émotions que de souvenirs
dans la plupart des cas.
— Telle est la description sommaire de la crise confuso-onirique. Il y a lieu de
remarquer naturellement que tout ce que nous avons dit de la pensée du sommeil et
notamment du rêve s'applique ici intégralement. Mais on ne saurait cependant oublier
que, si la conscience est ici obnubilée, elle n'est pas totalement endormie, et pour si
« analogue » que l'onirisme soit au rêve, il s'en sépare par le fait que le sujet ici est en
proie à son rêve et le vit avec toutes les ressources intactes de sa psychomotricité épar-
gnée. Il y a, à cet égard, une grande différence entre le rêve du rêveur couché dans son
lit, à peine haletant, frappé de paralysie dans ses membres, à peu près sourd et aveugle,
…le délirant onirique
dont le tonus est effondré, et le délirant onirique capable de décupler son rêve, en le capable de décupler son
vivant sur le plan de l'action. Nous verrons que l'identité est ailleurs et plus profonde rêve, en le vivant sur le
que dans cette relative analogie. plan de l'action.…

— LES FORMES CLINIQUES DE L'ONIRISME.


On décrit une série d'états oniriques atypiques ou spéciaux. D'abord, selon la tona-
lité affective, on distingue des onirismes anxieux, euphoriques, extatiques. On parle
aussi de petit onirisme nocturne ne survenant qu'au cours des phases hypnagogiques
ou de demi-sommeil. BROUSSEAU et LOGRE ont décrit un onirisme auditivo-verbal 1 où,
comme pour le rêve des aveugles, l'onirisme se déroule sur le plan auditif.
Les formes étiologiques les plus typiques sont : l'onirisme toxique, dont le délire
alcoolique est le type 2. Le chloral (DE CLÉRAMBAULT), la mescaline (BÉRINGER,
ROUHIER, ZUCKER et ZADOR, EY et RANCOULE), la cocaïne (MAYER), l'opium et la mor-
phine (LEGRAIN, DUPOUY) sont les toxiques les plus onirogènes, mais il faudrait passer
ici en revue presque tous les poisons — l'onirisme infectieux, celui des états fébriles,
de l'encéphalite (STECK, CLAUDE et EY, RANCOULE, MAYER-GROSS, etc..), de la syphi-
lis cérébrale (PLAUT), du paludisme (PORROT, HESNARD), etc., tous étudiés spéciale-
ment par RÉGIS et ses élèves, exigeraient encore une description qui serait par trop fas-
tidieuse. — L'onirisme dans les affections cérébrales mériterait également un déve-
loppement que nous ne pouvons songer à introduire dans cette étude 3. Nous nous
contenterons de rappeler : « l'uncinate fits » de JACKSON, les « dreames states » de

1. Annales Médico-Psycho., 1923, p. 230.


2. Cf. les descriptions célèbres de LASÈGUE, MAGNAN et GARNIER.
3. Nous renvoyons à nos études particulières sur les troubles mentaux des traumatismes, tumeurs,
les processus d'involution, le syndrome de KORSAKOFF, etc...

231
ÉTUDE N°8

KENNEDY et CUSHING dans les lésions temporales, l'hallucinose « pédonculaire »


(LHERMITTE) qui déroule une véritable imagerie onirique — et enfin l'onirisme dans les
syndromes confusionnels et korsakoviens, étudiés par GAMPER et KLEIST dans leurs
rapports avec les lésions du tronc cérébral, et des corps mamillaires en particulier.

— LE DIAGNOSTIC DE L'ONIRISME.
Il doit classiquement se poser par rapport à trois états :

a) Le rêve ordinaire. Le sommeil est évidemment le critère essentiel. Mais cer-


tains « onirismes » se prolongent ou naissent dans le sommeil. On invoque alors la pré-
sence de « véritables hallucinations », l'agitation, l'émotion, la vivacité de l'impression
mnésique que laisse le cauchemar « véritablement » onirique.

b) Les rêveries et les fabulations. Lisons à ce sujet ce qu'écrivait DUPRÉ :


« L'état imaginatif s'oppose à l'onirisme par les caractères suivants : il n'apparaît
…Le Délire imaginatif de
tout d'abord que sur le fond confusionnel propice à l'éclosion du rêve pathologique...
DUPRÉ…
Il ne comporte pas généralement d'hallucinations. Les troubles psycho-sensoriels, lors-
qu'ils existent, sont accessoires, épisodiques et ne possèdent pas, comme dans les états
oniriques, le caractère des hallucinations toxiques. Les délires imaginatifs ne compor-
tent pas dans leur sémiologie habituelle les troubles profonds de la mémoire qui, joints
à la confusion mentale, spécifient la nature onirique des délires toxiques... D'une
manière générale le délire onirique évolue sur un fond de torpeur, d'hébétude, d'obtu-
sion, qui voile plus ou moins complètement la réalité objective aux yeux et à la
conscience du malade. Le délire imaginatif, au contraire, est compatible avec la clarté
des perceptions, la lucidité de la conscience et la persistance de l'activité intellectuel-
le ; le malade présent au monde extérieur, bien orienté, improvise un roman qu'il rat-
tache non pas par voie hallucinatoire, mais par affirmation pure et simple à la réalité,
au milieu de laquelle il continue à vivre en homme éveillé, et non pas en rêveur. Mais
il existe entre le délire onirique et le délire imaginatif des faits d'association et de tran-
sition aussi nombreux que ceux qui relient le sommeil et la veille, le rêve, le rêveur et
l'improvisation romanesque » (p. 184 à 186).

c) L'autisme schizophrénique. BLEULER a écrit : « L'unique différence que j'ai


… « L'unique différence
que j'ai pu voir jusqu'à pu voir jusqu'à maintenant entre les phénomènes schizophréniques et le rêve, consiste
maintenant entre les phé- dans la plus forte dislocation (Spaltung) de la personnalité. Le rêveur est dominé par
nomènes schizophré- un complexe ou un mélange mnésique de complexes. Le schizophrène procède à un
niques et le rêve, consiste
double enregistrement... dans le sens de la réalité et dans le sens du délire. La diffé-
dans la plus forte disloca-
tion (Spaltung) de la per- rence ne saurait être cependant essentielle 1. »
sonnalité…» BLEULER. Nous ne voulons pas insister davantage : cela suffit pour montrer avec les classiques,
que le « diagnostic » entre l'onirisme et ce qui ne l'est pas présente de grandes difficul-

1. E. BLEULER (1911), p. 357.

232
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

tés... Nous verrons plus loin que le débordement de l'onirisme vers les formes d'organi-
sation délirantes ne rend pas moins floues les limites de l'onirisme et des délires...

2. — Les états oniroïdes, bouffées délirantes, états crépusculaires.


A partir des états crépusculaires ou « seconds » hystériques et des états extatiques
longuement étudiés par les aliénistes du XIXe siècle, beaucoup d'auteurs ont entrepris
la description d'états « semi-oniriques » BREUER et FREUD parlaient d'états hypnoïdes,
MEYNERT d'Halbtraumzustände, RADESTOCK de Traumzustände, ZIEHEN de
Dämmerzustände, SANTI DE SANCTIS de stati sognanti. MAYER, en 1892, tentait de
détacher de 1' « Amentia » de MEYNERT (notre « confusion ») des états délirants voi-
sins du rêve. Chez nous la thèse de l'identité, établie entre confusion et onirisme par
les travaux classiques de RÉGIS et de son École, s'est opposée à ce que soit considérée
hors du concept, à trois termes, « confuso-onirique-toxique », une catégorie d'états rap-
pelant le rêve, sans toutefois qu'il existe des troubles confusionnels caractérisés.
Cependant, certaines descriptions de SÉRIEUX et CAPGRAS (1908), sur les « états inter-
prétatifs aigus », de DUPRÉ sur « les psychoses imaginatives aiguës », de R.
CHARPENTIER (1919) sur « l'onirisme pur » ont assez clairement indiqué que s'il n'était
pas possible de considérer certains troubles comme des états confuso-oniriques, ils
n'en présentaient pas moins une structure onirique. C'est à cette exigence qu'a répon- …C'est à cette exigence
du MAYER-GROSS. Dans sa belle monographie 1, il est parti de quelques riches et très qu'a répondu MAYER-
GROSS. Dans sa belle
longues auto-observations, de véritables « pathographies » dont quelques-unes assez
monographie (1924), il est
anciennes (Cas d'ENGELTEN 1849, cas de FOREL 1901, etc..) et il a entrepris, avec une parti de quelques riches et
rare pénétration, une analyse phénoménologique véritablement exhaustive de ces très longues auto-obser-
observations remarquables par le merveilleux concret des descriptions. Il faudrait pou- vations, de véritables
« pathographies »…
voir donner ici un aperçu de la « compréhension » si profondément intuitive de ces
états par l'auteur, mais nous ne pouvons y songer. Disons simplement que c'est à pro-
pos de l'analyse de tels cas impossibles à résumer, qu'il définit la « conscience onéi-
roïde » (p. 11). Elle se caractérise par un fort courant significatif d'unification drama-
tique, qui contraste avec son incapacité à opérer une synthèse réelle et par sa concen-
tration sur un événement dramatique dont le déroulement reste inachevé. Ce n'est
qu'au fur et à mesure des exigences de sa description que MAYER-GROSS fournit les
aperçus théoriques, auxquels il accède, comme porté par la nature même de la vie psy-
chique qu'il étudie, et à laquelle il adhère par l'effort d'une « Einfühlung » opiniâtre et
pénétrante. L'étude de la « conscience onéiroïde » paraît ainsi s'inscrire entre la des-
cription phénoménologique de la « Benommenheit » (torpeur, atonie de la conscience)
qui glisse vers l'inconscient et le vide, et le « verändertes Bewusstsein » (la conscien-
ce altérée), encore organisée et vigile, mais toute traversée et infiltrée de significations

I. Die oneiroïden Erlebnisformen (Berlin, 1924)

233
ÉTUDE N°8

fantastiques. Les « expériences onéiroïdes » oscillent entre ces deux formes de


troubles de la conscience. Aux états confusionnels (Amentia de MEYNERT), correspond
la « Benommenheit » ; aux états typiquement onéiroïdes, la « conscience altérée ».
Ceci peut nous suffire pour nous faire une première idée de la structure des états oni-
roïdes, selon MAYER-GROSS.

Essayons maintenant de pénétrer à l'aide de nos propres observations dans le


monde oniroïde. Il est caractérisé par une forme de conscience imageante plus proche
à certains égards de l'état hypnagogique que de la pensée du sommeil. Les contenus de
la conscience s'organisent en trame fortement significative qui reste adhérente à la réa-
lité encore perçue ou pressentie. L'osmose du subjectif et de l'objectif 1 n'exclut pas
complètement ce dernier terme. Le sujet s'adapte encore au réel, agit et réagit avec une
apparente régularité de telle sorte que le trouble est moins manifeste, plus « transpa-
rent », pour la conscience d'autrui que pour lui-même. Il est en effet perplexe, sentant
chanceler et se dérober l'assise logique du réel. Le monde prend pour lui une signifi-
…Essayons maintenant
de pénétrer à l'aide de cation tragique ou comique ; il « tinte » d'une résonance inaccoutumée. Chaque objet,
nos propres observations chaque personnage se double d'une fiction qui le métamorphose. Tout ce qui se pré-
dans le monde oniroïde… sente à la conscience est fortement déformé par des intuitions dramatiques qui tendent
…il « tinte » d'une réso-
à s'enchaîner entre elles et à enchaîner à elles le sujet lui-même. Ainsi se forme un
nance inaccoutumée.
Chaque objet, chaque réseau significatif qui se « prend » autour de lui, et le prend dans ses mailles. Ce qui
personnage se double dans l'onirisme total est vécu sous forme de spectacle, d'événement présent et direct,
d'une fiction qui le méta- n'est ici qu'imminent, caché et pressenti. Les événements délirants sous le décor oni-
morphose…
rique, dans le cadre d'une « mondanité » artificielle se passent dans les coulisses, dans
la pénombre, l'ombre de la réalité. Tandis que dans le rêve et l'onirisme, le corps et la
réalité psychique s'évanouissent ou deviennent transparents, ici ils figurent dans la
conscience et constituent le cadre privilégié de l'action magique qui se déroule dans un
monde encore réel, mais sans cesser tout à fait d'être sentie comme une altération ima-
ginaire du Moi. Ambiguïté de cette forme de conscience qui « se vit » étrangère à elle-
même, et est encore elle-même. D'où les impressions constantes d'énigme, de mystè-
re, d'artifice, et par une sorte de pente naturelle de l'esprit, glissement vers les grands
mythes, qui expriment tout à la fois la catastrophe, l'ineffable et la fantastique évanes-
cence du Temps et du Monde (la Fin du Monde 2, le Néant, la Résurrection, la Mort,

1. Nous devons à OTOYA MIYAGI (Le Nirvanisme morbide, « Japanese Journal of Exp.
Psychology », octobre 1939) une étude sur la perte de sentiment, de la distinction du subjectif et
de l'objectif. Il est curieux de voir se rejoindre sur ce point l'Occident et l'Extrême-Orient dans la
description de ce qui est ici extase et là, nirvana.
2. Cf par exemple la belle description de ce fantasme dans l'autobiographie du malade « Lionel »
dans le travail de P. SCHIFF. La paranoïa de destruction : réaction de Samson et fantasme de la fin
du monde. Annales Médico. Psycho., 1946, 1, p. 283. Mais c'est le fameux travail de ../..

234
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

le Jugement dernier, le Mal, l'Enfer, l'Infini, etc...). D'où aussi les sentiments d'artifi-
ce, de passivité, de pénétration et d'influence qui expriment et assument la semi-objec-
tivité d'événements se déroulant dans la confusion du monde et du moi. Un des carac-
tères les plus typiques encore de ces états oniroïdes, est l'organisation possible et
durable des souvenirs du délire. Ils demeurent même parfois particulièrement vivaces
et émouvants, et si les événements réels, concomitants restent flous dans le souvenir,
les expériences oniroïdes s'inscrivent en traits de feu dans la personnalité et y déposent
une empreinte parfois indélébile, car ils représentent un événement et un événement
crucialement chargé d'émotion et de mystère.
Comme type de description, nous pouvons rappeler l'observation que nous avons
publiée avec CLAUDE, DUBLINEAU et RUBÉNOVITCH 1. Il s'agissait d'une jeune fille de
trente et un ans, infirmière très mystique et schizoïde, mais sans caractère patholo-
gique très accusé. Elle fut prise brusquement des troubles que nous allons résumer :
« ... Très rapidement apparaît une inquiétude croissante, confinant bientôt à
l'anxiété. Elle craint d'avoir contracté la syphilis accidentellement avec une piqûre, elle
interprète bizarrement l'attitude de ses collègues et de l'interne à ce sujet. Par ailleurs, …Il s'agissait d'une
elle a, un jour, l'intuition soudaine que ce dernier est tombé amoureux d'elle. « Je jeune fille de trente et un
vivais, dit-elle, en parlant de ses troubles, dans un rêve. Cette histoire de syphilis me ans, infirmière très mys-
revenait toujours. Je sentais comme la présence réelle, c'est-à-dire que je pensais avoir tique et schizoïde, mais
le pouvoir de guérir les malades de la syphilis en les touchant par le contact sexuel. sans caractère patholo-
J'ai voulu aller dans la cellule d'un homme pour cela. Elle était fermée. Les idées de gique très accusé. Elle
ma retraite, je les revivais comme si les textes évangéliques étaient actuels, je m'entê- fut prise brusquement
tais dans certaines voies, je faisais des séries d'actes avec une foi aveugle... J'avais la des troubles que nous
foi dans ce qui me passait par l'esprit. » .... La nuit suivante est pénible : une « odeur allons résumer…
de mort » l'incommode, qui lui rappelle l'odeur dégagée par le corps de son père décé-
dé pendant les grandes chaleurs... ; elle a des sensations sexuelles anormales. Elle croit
qu'elle va mourir ; elle sent une chaleur aux mains, pense alors qu'elle va recevoir les
stigmates : elle essaie de s'enfoncer dans la chair d'anciennes épingles à cheveux, mais
s'arrête, car elle n'a pas le droit de se donner la mort. L'angoisse dure toute la nuit, L.
ayant l'impression de « vivre pendant cette nuit les dernières heures de la Passion de
N.-S. ». Au petit jour, elle se met à écrire des textes de l'Écriture. Depuis quelques
jours, elle avait déjà classé tous les objets qu'elle possédait. Les textes qu'elle écrit
s'adaptent à chacune des personnes à qui elle destine ces objets. Elle pense qu'ils lui
venaient par intuition : ils lui étaient inspirés par le Saint-Esprit. Ce n'étaient pas des
réminiscences. Ils lui étaient « réellement inspirés ». Elle est ravie de voir que les ver-
sets s'adaptaient parfaitement aux gens. Certains comportent des prédictions (tel neveu
sera prêtre, une nièce entrera au Carmel, etc.). Le matin, elle va à la messe, hésite et
demande l'Extrême-Onction, communie. « Elle sent alors la présence réelle, ce qu'el-
le sentait obscurément depuis quelques jours ». Elle sentait en elle un courant de vie,
comme s'il y avait deux vies en elle, mais une vie bien plus intense. Elle avait l'im-

../.. WETZEL (Zeitsch. f. und g. Neuro., 1922) qui constitue encore la contribution la plus impor-
tante à cette expérience délirante apocalyptique.
1. CLAUDE, DUBLINEAU, Henri EY et RUBÉNOVITCH, État schizomaniaque, crises délirantes par
poussées à caractère oniroïde, « Annales Médico-Psycho. », 1934, I, p. 557.

235
ÉTUDE N°8

pression qu'il lui venait des « séries d'intuitions ». « Cela m'obligeait à rester là, à ado-
rer la présence réelle. » « Je me pensais en Notre-Seigneur, j'étais étonnée et ravie. »
Cependant, elle était toujours extrêmement anxieuse, souffrant d'être venue seule à la
messe, pensant à chaque instant qu'un fanatique allait venir lui transpercer le cœur.
Elle se rend alors sur la zone, à l'adresse d'un chômeur rencontré la veille (elle la lui
avait demandée pour aller visiter les pauvres gens qui vivaient dans les baraques).
Mais en arrivant, elle est prise d'un tremblement, d' « une peur formidable », se deman-
dant tout à coup ce que cet homme avait pu faire de sa compagne avec qui elle l'avait
laissé la veille. Elle ne le trouve pas chez lui, et aussitôt a l'intuition qu'elle a été cou-
pée en morceaux et cachée chez une voisine. Terrifiée, elle appelle Police-Secours. Les
policiers fouillent la zone sans résultat. Le commissaire parvient enfin à calmer son
inquiétude (sans paraître d'ailleurs, à aucun moment, soupçonner la nature patholo-
gique de son état). Bouleversée, elle revient prendre son service à l'hôpital. Chemin
faisant, elle se remémore, comme elle le faisait souvent, un sermon entendu au cours
de sa retraite et, en particulier, il lui revient à la mémoire le récit de la Résurrection de
Lazare. Elle se demande aussi quel acte de charité Dieu va lui donner à accomplir ce
jour-là. Comme elle franchit le porche de l'hôpital, elle voit une femme en larmes, à
qui l'on vient d'apprendre la mort de son mari. Elle s'empresse auprès de cette mal-
…Mise en présence du heureuse, la console, l'entraîne doucement afin de la mener à l'amphithéâtre où repose
cadavre, elle s'approche, le corps de son mari. A ce moment précis, il lui vient « tout naturellement » à l'esprit
dénoue la mentonnière et l'idée que Dieu l'a choisie pour ressusciter le mari de cette femme, comme il avait
dit d'une voix forte : choisi Jésus pour ressusciter Lazare : tel était le « superbe acte de charité qu'elle devait
« Lazare, sors du tom- accomplir ce jour-là ». Mise en présence du cadavre, elle s'approche, dénoue la men-
beau ! » Elle répète cette tonnière et dit d'une voix forte : « Lazare, sors du tombeau ! » Elle répète cette phra-
phrase trois fois… se trois fois. Devant l'inanité de ses efforts, elle se dit qu'elle s'y prend mal, et décide
soudain d'agir « comme il est dit dans les Prophètes » : elle s'étend brusquement de
tout son long sur le cadavre, colle les lèvres à sa bouche, et souffle de toutes ses forces
« pour lui insuffler la vie ». Le garçon d'amphithéâtre l'écarte enfin. Elle résiste. Les
autres personnes, frappées de stupeur, sortent pour appeler à l'aide. Le garçon court
chercher du renfort. Restée seule, elle s'enferme, et se rappelle alors l'épisode de saint
Julien-le-Pauvre guérissant un lépreux en se substituant à lui. Elle décide, sur-le-
champ, de se substituer au mort pour lui donner la vie. Elle le découvre, elle-même se
dévêt entièrement, et au moment où elle allait lui passer sa tenue d'infirmière, on
pénètre de force dans l'amphithéâtre. On lui arrache le corps qu'elle étreignait. A ce
moment précis elle croit reconnaître dans ce cadavre un jeune Cubain qu'elle avait
soigné, et qui était mort 18 mois auparavant. Elle avait pour lui un sentiment très pro-
noncé, que ses principes religieux avaient vite fait dévier vers un plan idéaliste. Le
cadavre avait pris soudain la même position que prenait le Cubain quand il priait
avant sa mort : donc c'était lui.
Elle nous a dit depuis, en parlant de cette période qui a duré cinq ou six jours : « Je
fabriquais des histoires avec tout. Je me croyais enceinte. Les lumières de la rue m'ont
excitée d'une façon épouvantable. Les étincelles des tramways, il me semblait que
c'étaient des rayons infra-violets. La lueur intermittente au passage des tramways me
paraissait sanctionner ce que je disais comme s'il y avait correspondance. J'ai vécu la
fin du monde. Je croyais qu'il y avait la guerre. Je m'imaginais que l'on pouvait se
marier comme on voulait, que ma sœur pouvait se remarier. Les pensées défilaient...
J'ai cru, un instant, que j'étais dans un couvent, que des événements affreux allaient se
déclencher. L'état de raison s'est présenté brusquement. »
On crut avoir affaire à une perverse qui se serait livrée à une manifestation de

236
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

nécrophilie, et on la dirigea sur la Salpétrière. Elle demeura un mois chez le Dr …on la dirigea sur la
CROUZON, se comportant comme une maniaque. Son état persistant, elle fut internée. Salpétrière. Elle demeura
Notons qu'elle ne paraissait pas confuse et qu'elle était bien orientée. ... Dans les der- un mois chez le Dr
niers jours de janvier, L... était calme, avec dans le service une activité adaptée. Elle CROUZON, se comportant
n'aimait pas qu'on l'interrogeât sur les faits passés. Néanmoins, quand elle consentait comme une maniaque…
à décrire son état antérieur, elle insistait spontanément, sur l'impression qu'elle avait
éprouvée de vivre « comme dans un rêve ». Les idées lui venaient en trop grande abon- …Les idées lui venaient
dance ; elle les prenait pour des réalités, elle sentait, intuitivement, entre les choses, les en trop grande abondan-
personnes et les situations des relations significatives (valeurs symboliques, interpré- ce ; elle les prenait pour
tations, reconstruction de l'ambiance, remaniement des valeurs de réalité, impressions des réalités, elle sentait,
de présages, de comédies, de collusions, de compénétration des choses et des gens, éla- intuitivement, entre les
boration de fictions, d'aventures, etc...). Un tel état, au dire de la malade, dura en tout choses, les personnes et
quatre à cinq jours. D'ailleurs, en l'interrogeant avec soin, on s'aperçoit qu'elle a pré-
les situations des rela-
senté au moins une fois, lors de la mort d'une belle-sœur, il y a cinq ans environ, un
tions significatives…
état spécial, différent du précédent, mais qui déjà l'avait vivement frappée : « J'ai été à
l'enterrement, je marchais sans faire de bruit. J'étais absorbée..., sans être prise par ma
pensée ; c'était le vide autour de moi... le Vide et le Silence... » Cet état dura deux
jours, dont L... a gardé le souvenir très précis, insistant sur la sensation de néant qu'el-
le éprouva à ce moment. Cela rappelait l'état d'oraison, mais s'en différenciait cepen-
dant. Une autre fois, elle eut subitement un jour l'idée que, même quand on a été « prise
par le Bon Dieu »... même « après avoir passé par ces moments délicieux, on peut
encore pécher ». A ce moment, elle eut l'impression de tomber dans le néant, « la vie
lui faisait subitement très peur ». Enfin, assez souvent, il lui arrivait de « tomber dans
le vague ». Elle a alors la sensation de ne plus pouvoir « rattraper ses pensées pendant
quelques heures, ou même un jour entier ». Les idées qui lui viennent alors « sont infi-
nies ». Il lui faut « se faire violence pour sortir de ces états, qui confinent à l'extase, et
dans lesquels elle s'évade sans perdre complètement pied ». Tout en évoquant ces faits,
et en critiquant son récent accès, L... gardait à son propos sur certains points une véri-
table conviction délirante et l'on pouvait se demander dans quelle mesure il n'y avait
pas lieu de redouter le passage vers un état chronique à forme paranoïde. »

Des observations de ce genre sont fréquentes, bien plus fréquentes en clinique que
les états confuso-oniriques ! Et on peut décrire à foison des types d'états oniroïdes
anxieux et expansifs. Dans ces derniers la fabulation est plus vive, mobile ; l'exalta-
tion, l'inspiration souvent plus esthétique. Signalons aussi que des états oniroïdes
affectent des formes structurales particulièrement importantes :

a) SYNDROME ONIROÏDE DE DÉPERSONNALISATION.


De la conscience oniroïde jaillissent, nous l'avons noté, des fantasmes qui ont pour
objet et cadre la réalité somatique ou psychique. De curieuses et étranges transforma-
tions corporelles, des interpénétrations des personnes, une sorte d' « osmose » inter-
psychologique, par substitution, métamorphose ou mélange d'identité morale et phy-
sique, l'intrusion d'une pluralité dans le Moi, des distorsions, transfixions, duplications
et transfigurations des images de la personne physique et morale, forment une luxu-
riante floraison d'expériences délirantes. L'étrangeté du Moi, sa dislocation, son

237
ÉTUDE N°8

dédoublement, sa dispersion, sont d'ailleurs ressenties non seulement comme des


impressions, mais comme des phases d'événements qui s'enchaînent dans une histoire
: expériences scientifiques ou érotiques, martyre, etc...1
b) SYNDROMES ONIROÏDES INTERPRÉTATIFS.
La projection délirante s'opère dans le monde extérieur et particulièrement dans le
monde social. Des significations fulgurantes s'infiltrent dans le monde matériel et
social et l'animent. L'entourage, la famille, le milieu professionnel, le voisinage
deviennent des foyers d'hostilité, où se trament des complots. Des mascarades, des
déguisements, des allusions, des farces, d'innocentes plaisanteries ou de sinistres des-
seins emplissent l'ambiance. Les objets, les gestes, les visages les plus familiers subis-
sent une transfiguration et dans leurs contours ou leurs mouvements s'amassent des
gouffres de mystérieuses significations. Un monde magnétique double celui jusque-là
familier et neutre. Le monde est tendu vers le sujet, comme une énigme, un imbroglio,
il s'offre comme un rébus qu'il faut déchiffrer 2.
c) SYNDROMES ONIROÏDES IMAGINATIFS.
Ici la fiction se déploie, soit dans le passé, soit dans l'avenir, soit encore dans l'es-
pace lointain. Elle romance et s'épanouit en mille fantaisies. Ce sont des rêveries qui
devancent le temps ou le déjouent. Elles foisonnent, s'entrelacent et, dans un somp-
tueux travail de tapisserie, ajoutent aux prodiges et miracles mille merveilleuses fée-
ries. Elles jaillissent et se déploient dans une conscience tout entière prise aux sorti-
lèges de l'imagination, donnant au sujet l'impression d'une féconde et inépuisable créa-
tion de formes 3.
— C'est dire que l'état oniroïde marque, par rapport à la conscience proprement
…La conscience oni- onirique, un certain « détachement ». La conscience onirique, dit SARTRE, est captive ;
rique, dit SARTRE, est cap- elle est fatalement prise et comme identifiée, enchaînée à ses contenus. La conscience
tive ; elle est fatalement
oniroïde, dirions-nous, est plus disponible, plus noétique. Les images qui la constituent
prise et comme identifiée,
enchaînée à ses contenus. forment la trame thématique d'un événement original miraculeux et artificiel qui reste
ouvert sur le monde. L'effacement ou, si l'on veut, la transparence du monde subjectif,
La conscience oniroïde, effet de la coalescence du vécu et de l'imaginaire qui caractérise et le rêve et l'oniris-
dirions-nous, est plus dis-
me, n'est pas complet. Ici, le rêve est vécu à travers le rêveur et le sujet, gardant une
ponible, plus noétique…
certaine épaisseur, une certaine opacité, un certain poids, ne vit pas seulement des évé-
nements : il les vit dans son monde, dans son corps et dans son esprit, dans la char-
nière vivante de sa réalité. Si bien que de tels « états » sont négligés pour la double rai-
son qu'ils ne sont pas aussi « analogues » aux rêves que les états confuso-oniriques et

1. Cf. p. ex. l'observation que nous avons publiée avec CLAUDE et MIGAULT sous le titre d'État
dysesthésique etc. in « Annales Médico-Psycho. », février 1934, p. 257.
2. Cf. thèse de VALENCE, Les états interprétatifs aigus, Paris, 1927.
3. Cf. la description de DUPRÉ in Pathologie de l'Imagination et de l'Émotivité, Payot, Paris,
1925, p. 182-183.

238
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

que, détachés de l'activité du rêve, ils perdent leur valeur et leur existence. Mais ils
constituent précisément les expériences délirantes les plus fréquentes et les plus
importantes dans révolution des psychoses et notamment des délires chroniques
comme nous le verrons plus loin.

3. — Les états fantasmiques de type maniaco-dépressif.


Ils touchent de si près ceux que nous venons d'étudier, notamment sous leur forme
expansive ou anxieuse, que nous pouvons les caractériser d'un seul mot, puisque
d'autre, part, nous avons étudié ailleurs leur structure particulière 1.
Les états fantasmiques d'excitation correspondent à la phénoménologie des états
maniaques. Le jeu, la fuite des idées, l'improvisation, l'inspiration, la fabulation inconsis- …[pour] la phénoméno-
logie des états
tante créent un mirage oniroïde, la buée du monde imaginaire du maniaque ; de son exal-
maniaques, nous ren-
tation s'évapore comme une nuée de rêve. C'est ainsi que DÉRON 2 note que « lorsqu'il se voyons spécialement aux
réveille, le malade s'aperçoit qu'il était comme le rêveur, jouet d'une illusion ». Nous ren- études de DÉRON, J.
voyons spécialement aux études de J. ROUART 3 et de BONNAFÉ et TOSQUELLES 4. ROUART et de BONNAFÉ et
TOSQUELLES…
Les états fantasmiques anxieux correspondent à une organisation mélancolique de
la conscience qui sécrète une fiction noire, macabre, faite de larmes et de sang. C'est
une conscience catastrophique, une « conscience malheureuse », partagée comme celle
de HEGEL et de KIERKEGAARD par le dramatique conflit qui déchire l'humanité. Ici le
drame latent devient actuel et dispose pour se dérouler des images à la fois les plus som-
maires et les plus tragiques : la damnation, la mort, le crime. Elles s'organisent dans la
conscience troublée du mélancolique comme le plus authentique « cauchemar 5 ».

4. — Les évolutions typiques de psychoses aiguës.


Quand nous avons affaire à de brusques dissolutions plus ou moins profondes et
souvent très profondes d'emblée, sous formes d'accès uniques ou séparées par de longs
intervalles, et se produisant à l'occasion de circonstances diverses, nous sommes en
présence de psychoses paroxystiques isolées. C'est le cas des états confusionnels, des
bouffées délirantes, des délires d'emblée ou dégénérés. La structure « fantasmique »
de la psychose dépend du niveau de dissolution qui la caractérise. Il peut être de type

1. Cf. nos études sur la Manie et la Mélancolie. Tome III.


2. DÉRON, Le syndrome maniaque, Thèse, Paris, 1928.
3. J. ROUART, Les états oniriques dans la Psychose maniaque dépressive et la Paranoïa, « Évo-
lution Psychiatrique », 1936.
4. BONNAFÉ et TOSQUELLES, Expérience onirique, début d'un décès maniaque, « Annales Médico-
Psycho. », 1944.
5. L'étude récente d'Emil A. GUTHEIL (Dream and Suicide, « Amer. J. of Psychotherapy »,
avril 1948) souligne la continuité de la production onirique et du désir de la mort chez les
mélancoliques.

239
ÉTUDE N°8

confuso-onirique, comme de type oniroïde ou anxieux ou expansif. Plus la dissolution


est brusque et profonde, plus elle ressemble au sommeil, et plus la restauration est pro-
bable et complète.
L'épilepsie réalise un type de dissolution comateuse, c'est-à-dire très profonde et
très brève, mais l'épileptique peut passer par tous les degrés et toutes les formes de la
conscience fantasmique. Si les accès confuso-oniriques sont bien connus, les états cré-
pusculaires ne le sont pas moins, ni les états d'excitation ou d'anxiété oniroïdes. C'est
dire que la structure même de la psychose implique un passage obligatoire à travers
toutes les couches et tous les niveaux de la pensée onirique. On trouvera dans nos
Études Psychiatriques 1 un magnifique exemple d'état oniroïde comitial.
Les psychoses maniaco-dépressives sont des types de psychoses périodiques
caractérisées généralement par des accès maniaques ou mélancoliques. Ces accès com-
portent, comme nous l'avons vu, plus qu'on ne l'imagine généralement une structure
fantasmique. ROUART, dans son travail Du rôle de l'onirisme dans les psychoses de
type paranoïaque et maniaque dépressif 2, l'a très bien mis en évidence. Et nos revues
et ouvrages abondent, comme nos services, en exemples cliniques typiques. Il suffit de
vouloir les observer. Les psychoses périodiques provoquent parfois des dissolutions
plus « atypiques » de niveau plus profond allant jusqu'à des états confuso-oniriques.
Cela aussi est une vérité d'expérience constante que seule empêche de voir et d'utiliser
l'idée que, « si c'est un périodique, ce n'est pas un confus ».
Tel est le rapide inventai- — Tel est le rapide inventaire que nous pouvons dresser de tous ces accès, de
re que nous pouvons dres-
toutes ces bouffées paroxystiques, de ces crises à structure constamment mais plus ou
ser de tous ces accès, (…)
ce qui les identifie au rêve
moins oniriques. Toutes comportent dans leur structure éventuelle une dissolution de
de l'homme qui dort, c'est la conscience et par conséquent son organisation fantasmique. Mais ce par quoi elles
le mécanisme même de sont identiques à la dissolution hypnique et à son aspect positif, le rêve, ce n'est pas
leur constitution et de
leurs traits de similitude phénoménologique, ce qui les identifie au rêve de l'homme
leur organisation…
qui dort, c'est le mécanisme même de leur constitution et de leur organisation.
D'accord-nous dira-t-on, pour les psychoses « aiguës », mais pour les formes chro-
niques et lucides ? C'est ce que nous allons envisager.

B. — PSYCHOSES A ÉVOLUTION CHRONIQUE.

Lorsque BOUSQUET reprochait à MOREAU (de Tours), en 1855, d'établir une identi-
té entre le rêve et la folie, il lui faisait grief effectivement de confondre le délire (état
aigu) avec la « folie » lucide et chronique. Le point le plus délicat des relations entre

1. Dans le tome III.


2. ROUART, Évolution Psychiatrique, 1936, n° 4. Cf. également le travail de BONNAFÉ et
TOSQUELLES, Annales Médico-Psycho., 1944.

240
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

rêve et psychoses est, en effet, celui des relations du rêve et des formes chroniques et
lucides de la folie que, après un curieux « chassé-croisé », nous appelons maintenant
les « délires » chroniques. C'est donc à cette difficulté que nous entendons maintenant
nous attaquer, réservant pour un autre paragraphe de surmonter un dernier obstacle :
celui des psycho-névroses.

1. — Les psychoses délirantes chroniques.

Disons d'emblée que, pour donner tout son relief et toute sa force à l'objection à
laquelle se heurte toute théorie des relations de rêve et des psychoses, nous envisage- …nous envisagerons
rons d'abord les organisations délirantes chroniques en dehors des états de dissociation d'abord les organisations
délirantes chroniques en
ou de démence, celles qui se manifestent cliniquement, « avec ordre et clarté », dans
dehors des états de disso-
une conscience « lucide », et où se manifeste un violent contraste entre le délire et une ciation ou de démence,
« parfaite intégrité des fonctions intellectuelles » (KRAEPELIN). celles qui se manifestent
Lorsque nous avons étudié le rêve, nous avons souligné sa fonction et sa valeur cliniquement, « avec
ordre et clarté »…
d'événement dans certaines conditions. Ce fait a toujours frappé tous les auteurs,
même les moins avertis. Le rêve est, d'une part, en continuité avec la personnalité et,
d'autre part, peut représenter « un événement de l'histoire de la personnalité ». Les
« rêves pathologiques », c'est-à-dire ces rêves vécus dès que le seuil de « l'imaginai-
re » s'est abaissé et que la conscience est trop facilement et abondamment envahie de
fiction, ont à cet égard une influence plus active et constante que les rêves du sommeil.
C'est que si, comme nous venons de le voir, l'onirisme même suppose une activité
encore intense de la vie psychique, à plus forte raison en est-il de même au cours des
états oniroïdes, expansifs ou anxieux.
La structure fantasmique de ces états aigus constitue une trame, non seulement
d'événements actuellement vécus, mais qui peuvent même survivre à leur formation, se
continuer, s'intégrer à la biographie et au programme vital du délirant. Le délire d'un
moment pourra devenir le délire d'une existence. C'est ce point capital de la psychopa-
thologie des délires qui avait attiré notre attention, il y a quelque vingt ans, lors de nos
premières études1. C'est celui-là même qui fit l'objet de la thèse de CHASLIN (1886), des
travaux de SANTE DE SANCTIS, de RÉGIS, de l'École de KLIPPEL et que C. BERTHIER 2 a
réexaminé plus récemment. On trouvera dans tous ces travaux des observations intéres-
santes par le fait qu'elles montrent la continuité chronologique du délire et du rêve. Nous
ne nous attarderons pas ici sur les délires post-oniriques, et nous renvoyons spécialement
au rapport de A. DELMAS (1920) sur ce sujet, mais nous devons en faire état.

1. Nous avons rédigé en 1929, pour être publié avec CLAUDE et MORLAAS, un mémoire sur les
« États oniroïdes et les syndromes délirants d'action extérieure », qui n'a jamais vu le jour et ne
le verra jamais...
2. C. BERTHIER, Thèse, Lyon, 1937.

241
ÉTUDE N°8

DELASIAUVE 1 avait remarqué que « certaines impressions délirantes survivent à


l'amélioration cérébrale et deviennent la base d'un véritable délire partiel ». MAGNAN
et SÉRIEUX, dans leur fameux ouvrage sur « le Délire chronique », rapportent une
observation fameuse, où le délire de forme hallucinatoire avait succédé à un accès
d'onirisme. CHASLIN rappelle l'observation du malade de LEURET (monomanie ambi-
tieuse, survenue après un délire typhique) et cite un cas de SÉGLAS (psychose systé-
matique secondaire à prédominance hypocondriaque). RÉGIS 2 distingue à ce sujet « les
délires systématisés secondaires nettement vésaniques, succédant chez les prédisposés
à un accès de confusion et les cas où il s'agit d'une confusion mentale qui, en dispa-
raissant a laissé chez le sujet des reliquats souvent tenaces et systématiques, tout
comme les états seconds laissent après eux des idées fixes post-hypnotiques ». Mais
c'est surtout en 1911 que le même auteur 3 a étudié la « phase de réveil du délire oni-
rique » et les séquelles délirantes qu'elle peut déterminer. A cette même époque plu-
sieurs observations furent publiées, celles de la thèse d'ALLAMAGNY 4, celles de
… le rapport de DELMAS DELMAS et GALLAIS 5, de VALLON et BESSIÈRE 6, de MARCHAND et USSE 7. Le rapport
(1911) sur la psychose de DELMAS constitue une excellente mise au point de ce mouvement psychopatholo-
post-onirique constitue gique dont la source remonte à la meilleure tradition psychiatrique française. Cet
une excellente mise au
auteur définit la psychose post-onirique par ces deux caractères : elle est consécutive
point de ce mouvement
psychopathologique dont directement et immédiatement à l'accès onirique, — elle emprunte tout ou partie des
la source remonte à la éléments au rêve onirique. Ces psychoses post-oniriques peuvent être, elles-mêmes,
meilleure tradition psy- transitoires ou durables. Parmi les transitoires figurent les « idées fixes post oni-
chiatrique française…
riques ». Parmi les formes durables, délirantes et hallucinatoires, il y a lieu de distin-
guer les délires permanents post-oniriques et les psychoses hallucinatoires post-oni-
riques. Ces reliquats oniriques délirants représentent un véritable délire d'évocation :
« Ce sont, précise-t-il, des convictions délirantes posthumes par rapport au délire », le
trouble morbide n'ayant d'existence actuelle que par l'évolution de l'état délirant passé.
Les formes hallucinatoires de ces délires d'évocation paraissent liées à des accès sub-
aigus. DELMAS analyse très bien la structure de tous ces délires et les apparente aux
phénomènes d'hypnose 8 et il ne manque pas de se référer aux travaux de LEGRAIN et
de KLIPPEL, et TRENAUNAY sur les « délires de reviviscence », « délires à éclipse »,
« délires de rêve à rêve », etc...
Depuis cette époque peu d'observations ont été publiées ou se trouvent éparses

1. DELASIAUVE, Journal de Médecine Mentale, IX, p. 68, 1864.


2. RÉGIS, Congrès de Marseille, 1899.
3. Encéphale, p. 409.
4. ALLAMAGNY, Les séquelles de l'onirisme alcoolique, Thèse, Paris.
5. DELMAS et GALLAIS, Encéphale, 1911.
6. VALLON et BESSIÈRE, Encéphale, 1912.
7. MARCHAND et USSE, Encéphale, 1913.
8. p. 43-44.

242
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

dans des travaux ne traitant pas directement du sujet. On pourrait, en raison du soin
que nous apportons à citer tous ces travaux et ces observations, penser qu'il s'agit là
d'une éventualité exceptionnelle. Mais nous devons faire appel, ici encore, à l'expé-
rience clinique quotidienne que nous pouvons, tous, avoir. N'est-il pas vrai que l'orga-
nisation délirante consécutive aux états aigus est le grand problème pratique et théo-
rique de la pathologie des délires ? Les anciennes discussions, dont le fracas est à peine
assourdi par le temps, sur la nature « primitive » ou « secondaire » des délires chro-
niques en France et de la paranoïa en Allemagne, seraient-elles donc oubliées ? Et
faut-il rappeler que la notion de « Délires secondaires » aux accès maniaco-dépressifs
est une des plus classiques ?
Ainsi la clinique de tous les jours établit le pont entre « psychoses délirantes …Ainsi la clinique de
aiguës » et « psychoses délirantes chroniques ». MOREAU (de Tours), avec sa perspica- tous les jours établit le
pont entre « psychoses
cité géniale, nous a donné la raison profonde de la « scotomisation » des phases aiguës
délirantes aiguës » et
des délires, et par le malade lui-même et, par voie de conséquence, par le médecin : « psychoses délirantes
chroniques ». MOREAU (de
« Étudié à l'époque où son évolution est complète, le délire est et demeure toujours Tours), avec sa perspica-
incompréhensible. A cette époque le malade est tout entier sous l'influence de ses cité géniale, nous a donné
idées... ; il est devenu incapable, le plus souvent, de les distinguer des actes les plus la raison profonde de la
réguliers de son intelligence, presque aussitôt après que l'excitation physique et mora- « scotomisation » des
le qui les a accompagnés, à leur origine, a cessé, il a été forcément dupe de ses illu- phases aiguës des
sions dès qu'il ne lui a plus été possible d'en apercevoir le mécanisme. Cela est vrai, délires…
tout aussi bien de celui qui, en dehors de l'état aigu ou d'excitation aiguë dont je par-
lais à l'instant, croit pouvoir et paraît être en mesure de rendre compte de son état, que
des autres malades en général. La preuve de ce que j'avance, c'est que si l'on demande
à ce même individu des renseignements sur ce qu'il a éprouvé lors de l'invasion de ses
conceptions délirantes ou même lorsque le cours de la maladie, l'état aigu, s'est repro-
duit, comme cela a lieu fréquemment, on remarquera, tout d'abord, que sa manière
d'expliquer l'idée qu'il s'en fait lui-même diffère considérablement de la manière dont
il s'en rend compte plus tard. Dans l'état aigu... la plupart des malades ne croient jamais
pouvoir mieux caractériser leur idée délirante qu'en se servant du mot rêve... ; ils s'y
abandonnent sans réserve ; l'erreur est absolue, irrémédiable... De là, l'erreur où l'on
tombe concernant la matière vraie des pensées délirantes, erreur d'autant plus répan-
due et d'autant plus accréditée, qu'elle se fonde sur le dire même des malades. »l

Ainsi se trouve par avance décrit le mécanisme de l'élaboration secondaire des


expériences délirantes primaires, élaboration qui efface la trace de ce que ces « expé-
riences » ont eu d'original, comme pour les volatiliser dans un système « d'événe-
ments » qui en étant pourtant nés, effacent le rêve.

1. Mémoire sur l'identité de l'état de rêve et de la folie (A.M.P., 1855, p. 315). Tout le mémoire
serait à citer. De même les profondes analyses de J. P. FALRET à ce sujet (Maladies Mentales,
1864, notamment la fameuse « Introduction » et ce qu'il écrit sur la « non-existence de la mono-
manie » (p. 424 à 448).

243
ÉTUDE N°8

Les DÉLIRES SYSTÉMATISÉS (ou PARANOÏAQUES) comprennent une foule de variétés


« de mécanismes » que la psychiatrie atomistique s'est plu à séparer : délires « d'inter-
prétation », « d'imagination », « hallucinatoires ». Ils correspondent aux concepts
anciens de « délires lucides », de « monomanies ». Nos propres analyses structurales
que nous ne publierons que plus tard..., nous ont montré, une fois encore, le bien-fondé
des conceptions de MOREAU (de Tours). Ces délires ne sont pas produits par des méca-
nismes actuels élémentaires et morbides, ils sont le résultat psychologique et actuali-
sé, comme les séquelles et les cicatrices, d'expériences délirantes passées ou intermit-
tentes. SÉRIEUX et CAPGRAS 1 avaient signalé, avec leur intuition clinique si sûre, l'im-
portance de ces états subaigus, voisins du rêve dans l'édification de pareils systèmes
…Toute l'histoire clinique délirants. Toute l'histoire clinique du caractère « secondaire » de ces constructions
du caractère « secondai- délirantes, à partir de crises matricielles, de « moments féconds » (LACAN), d'états
re » de ces constructions
d'excitation ou d'anxiété (infiltrés, comme nous l'avons vu, de fantasmes oniriques),
délirantes, à partir de
crises matricielles, de constitue donc une base empirique solide de notre théorie. Nous ne pouvons, sans
« moments féconds » entrer ici dans l'analyse structurale de la paranoïa, ce qui nous entraînerait trop loin,
(LACAN), d'états d'excita- développer cette idée comme l'exigerait l'intérêt qui s'y attache. Qu'il nous suffise de
tion ou d'anxiété (infil-
renvoyer encore au travail de ROUART 2 sur « Le rôle de l'onirisme dans les psychoses
trés, comme nous l'avons
vu, de fantasmes oni- paranoïaques et maniaco-dépressives », et dans lequel il souligne que « les expériences
riques), constitue donc oniriques, qu'elles apparaissent fugitives en pleine veille ou qu'elles appartiennent
une base empirique solide selon les dires du malade lui-même au sommeil habituel, sont en continuité avec les
de notre théorie…
croyances du sujet : elles font partie de son activité psychique qu'elles influencent ».
Que l'on veuille aussi se rapporter pour se convaincre de ce fait à des observations
comme celle de « Madeleine » 3 , ou celles qui figurent dans la thèse de CHASLIN, dans
les travaux de KLIPPEL et TRENAUNAY, de BERTHIER que nous avons signalés ou enco-
re dans le travail de Mlle PETIT 4. Qu'il nous suffise surtout de rappeler, si c'est néces-
saire, l'abondance des « expériences délirantes nocturnes » auxquelles les malades se
réfèrent avec une si remarquable constance. Qu'il nous suffise de suggérer enfin ici,
que les délires « systématisés » ne sont que des délires résiduels, comme cristallisés
autour de quelques « événements » cruciaux, dont le déroulement dure encore et s'ins-
crit sur le registre « normal » du psychisme des malades de telle sorte qu'ils ne restent
malades que du fait de cette fixation inébranlable.
La structure même de ces psychoses se révèle à l'observateur le moins prévenu, dès
qu'il veut l'approfondir, comme étant constituée par un jeu de fantasmes fixés, comme
par un rêve à la fois sous-jacent et antécédent, mais agissant et si intégré, qu'il gou-

1. SÉRIEUX et CAPGRAS, Les folies raisonnantes, p. 147 et 148, vol. 1, Paris, 1909.
2. ROUART, Évolution Psychiatrique, 1936.
3. De l'angoisse à l'extase de P. JANET.
4. Paule PETIT, Les délires de persécution curables, Thèse, Paris, 1937.

244
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

verne l'existence et constitue le centre du rayonnement de la personnalité.


Pour illustrer ce que cette brève analyse pourrait avoir d'abstrait, voici une des lettres
quotidiennes prises au hasard, parmi des centaines de semblables qu'une malade nous
remet régulièrement depuis des années (c'est une paranoïaque typique avec érotomanie
et délire d'influence, qui mêle intimement son délire et ses rêves tout au moins dans ses
écrits, car dans son comportement habituel elle est très « lucide », très « sthénique ».
« Mardi 16 novembre, 7 h. 1/2 matin, Mr le Docteur, — « II faut venir ici, ma sœur,
pour voir qui nous vole la littérature française. » — Voilà ce que je viens de dire pen-
dant qu'elle sert le déjeuner ! Pas de réponse ! la sœur se contente de tenir les deux anses
de la soupière de métal. Quelle nuit révélatrice ! Au dortoir, j'avais dit à Désirée (infir-
mière), que j'avais eu un mauvais sommeil : « Attendez, répond-elle, vous irez dans la
cellule, cela vous fera du bien », je lui réponds : « Croyez-vous que je vais me laisser
voler comme cela toujours ? » J'ai eu un sommeil de songes et cependant j'ai reposé, car
l'autre nuit d'avant je n'avais que peu dormi. Que je vous dise d'abord, M. le Dr, que je
trouve que vous ne me défendez pas ni personne. — Je trouve en ce moment que l'on
me piétine à un degré dérisoire et que vous ne dites rien pour réprimer cela. — Je suis
très à bout de courage et d'assurance morale, et je pense pourtant que cette bataille avec
…Lettre d'une para-
l'homme de la littérature française, qui s'est révélé cette nuit est signe de la fin. Voici
noïaque typique avec éro-
mes songes : Le plus important, c'est que j'ai vu Mr F.1, l'homme de lettres que je
connais et dont je vous ai parlé, il me paraissait bafoué, ridiculisé ; il jouait du piano et tomanie et délire d'in-
on le montrait comme une loque. Dans la salle, hier soir, Mlle L. (autre malade) s'était fluence, qui mêle intime-
amusé à jouer du piano sur la table, et cette femme qui prêche avait tant de plaisir à ment son délire et ses
retourner ses mains sur ses genoux, et Mme G... avec ses mains encore faisait des tours. rêves tout au moins dans
Voilà donc Léontine (autre malade) qui crie dans l'escalier et chante une chanson popu- ses écrits…
laire, elle aussi je l'ai vue en songe, sous l'apparence de ma sœur, Léontine, habillée en
femme séculière et elle disait que sa Supérieure la rappelle à St-Malo et qu'elle part mal-
gré mon étonnement. Ensuite je vois l'idiote N... (autre malade) qui se promène vers
moi, je dis que je ne veux pas être près d'elle. Dans la chambre de ma nièce, Thérèse B.
à X., on installe trois bougies du côté du lit. Puis, une garde met mes lunettes et rit de
moi, en les regardant. Marie B. (autre malade) est à câliner la sœur 2, et elle parle de
quelque chose disant : cela coule bien moins. Puis, j'explique à Sœur Agnès les efforts
de volonté à faire pour acquérir de la force, de la volonté en parlant de Thérèse B., mais
elle ne veut pas m'écouter. Ensuite, Mr F... sentant qu'il est attaqué me serre contre lui,
appuyant sa tête et moi, je suis ennuyée d'être devant tout le monde. Il dit que cela ne
fait rien au contraire. Dans un corridor au loin, arrive, en surplis, un prêtre avec sa bar-
rette sur la tête, il y a une femme près de lui qui arrive 3. Je dis cela à Mr F. Il regarde
et répond que cela ne le dérange pas de prier celle qui doit le sauver. Ensuite arrive dans
la salle un jeune moine en blanc ; il me regarde avec Mr F... me serrer et passe un autre
curé, qui va se laver les mains ; il ressemble à B.4 Je regardais un crucifix et je deman-

1. Un homme avec qui elle a eu une furtive idylle et qui s'occupait de littérature.
2. La fixation homosexuelle est constante dans l'analyse du comportement du délire et des rêves
de cette malade.
3. Le rêve identifie ici le personnage « travesti » prêtre et la femme, qui constituent dans le déli-
re l'objet érotomaniaque (cf. à ce sujet les études de FRETET sur l'érotomanie homosexuelle tra-
vestie, Évolution Psychiatrique, 1937).
4. Prêtre objet initial de l'érotomanie et devenu ensuite le persécuteur principal.

245
ÉTUDE N°8

dais du courage devant les folles et les malades qui me regardent ; il y a surtout Thérèse
R. et une autre qui me remarquent. Pendant que j'écris, je me sens vraiment très inquiè-
te. Je n'ai pas de forces dans l'esprit ; je n'ai que des idées décourageantes qui accablent
complètement ma foi, et mes relations avec un autre esprit. Où êtes-vous, Mr le Docteur,
que dites-vous et de moi, vraiment, qu'allez-vous faire ; ce sont des combats insoute-
nables ; je me demande ce que cela va devenir à la fin de lutter comme cela sans arri-
ver à gagner de la force et de la paix. Que de voix qui crient contre la vie mystique, que
de voix qui crient contre la pensée, la vie intellectuelle en attaquant la vraie vie qui en
est la base. Ah ! quelle lutte intellectuelle en ce moment entre ceux qui dans le désordre
traînent les lettres, la littérature, le génie de l'intelligence. Qu'allons-nous devenir ? sur-
tout moi, qui suis tellement trafiquée, tellement poursuivie, tellement harcelée. On
abuse honteusement de moi. Ici toutes les malades ont des attaches coupables et se sou-
tiennent pour me faire sombrer 1. Que c'est grave en ce moment, jamais je n'ai été atta-
quée à ce degré-là et tellement épuisée à fond. Voyons, qu'y a-t-il et qu'allez-vous faire ?
Je voyais en songe mes sœurs qui sont mécontentes avec Mr F... Je me rappelle avoir
été au cinéma Le Royal avec lui, pendant mon stage à Rennes, chez les L... et qu'il était
représenté un film, où il y avait un chanoine et un général (tourné en homme bizarre,
un peu « gaga » et j'avais pensé que c'était de Mr F... dont on se moquait). C'était pen-
…« si je ne soutiens pas dant un repas très mondain et le chanoine, plutôt c'était un évêque, avait beaucoup ri des
cette réalité tout croule. marques de respect et d'amabilité. Le titre du film était celui-ci : II faut réparer Sophie.
De grâce, du repos ! »… J'en déduis qu'en ce moment, L... est au combat avec Mr F... Ensuite en songe, on me
fait changer de chemise de façon que les malades et jeunes filles ne me voient pas. On
me donne des leçons d'infirmière pour me faire une situation dans un hôpital. Puis la
sœur Agnès me montre quelque chose à regarder, une broderie, je crois. Après tous ces
songes, mentalement je chantais : « il en est temps pécheur, revenez au seigneur ». Ah !
en ce moment quel combat, entre les gens de mauvaise vie et les gens honnêtes dans la
littérature, et dire que nous y voyons des idiots, des vicieux, des folles, qui sont là-
dedans à patauger avec la pureté, avec les âmes si dégagées, quel désordre, quel mélan-
ge infect. C'est la mêlée de la bataille. Quand ce sont des guerres de corps à corps, il y
a les deux parties en vis-à-vis, en lutte — il y a alors contact et mélange de tous les
corps de chaque classe ; les ouvriers, les riches, les pauvres, les intelligents, les brutes,
etc... dans cette guerre spirituelle, tout est en jeu aussi ; on se sert de toutes les activi-
tés, même des idiotes comme la N... d'ici et des femmes ivrognes. « Vous jouez à la
balle avec les yeux bandés », me dit la femme qui prêche, pendant que Désirée M. vient
chercher sur le fil de fer les toiles d'emballage qui séchaient près de moi. Ah ! comment
vais-je tenir bon, dans cet acharnement extérieur, puisqu'on me jette par terre, en me
donnant des coups de pied et en me tracassant dans les facultés de la pensée comme on
ne cesse de le faire. Dans ce trouble, je suis à me répéter, que oui, c'est dans la vie sacri-
fiée que tout est basé, que c'est dans le Don intime de la vie 2 que tout repose, si je ne
soutiens pas cette réalité tout croule. De grâce, du repos ! De grâce, arrêtez les discus-
sions, les influences contraires qui me chavirent. Je ne peux plus me soutenir, vous
m'accablez tous. Vous n'avez pas le courage de montrer que je travaille pour vous tous.
— Sortez-moi de cet enfer, la guerre spirituelle se termine tout de même avec ce chaos

1. Tous les liens qui l'unissent aux autres (compagnes ou infirmières) sont dans la veille comme
dans le rêve des liens affectifs à forte charge sexuelle.
2. Le don intime c'est la masturbation, procédé par lequel elle s'unit à divers personnages (Sa
Mère — l'objet de son érotomanie, etc.).

246
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

de cette nuit qui en ce moment se dégage. Je suis dans l'attente de l'heure de la visite ;
il est presque 9 heures et j'attends la cloche qui va sonner pour annoncer que vous allez
enfin remettre de l'ordre et m'appeler à la confiance. On attend que tout soit réglé pour
me faire sortir, car la vérité et la réalité des choses, il faut qu'elles s'opèrent sans les amis
qui doivent donner des preuves de leur fidélité au programme. Je sentais, en dormant,
vraiment être portée par Mr F...,mais de grâce, il faut maintenant que tout se règle, que
vous m'entouriez tous pour me consolider ma pauvre tête et alimenter le cœur qui a
besoin de contact et de vie. Ah ! quelle existence de dangers on me fait endurer ! Ce
sont des dangers perpétuels, prête à sombrer dans l'écroulement, et en cessant le contact
et l'adaptation avec une âme, avec la vôtre qui me portez ici mais pour me faire cribler
de toutes façons. Assez, assez et finissons et que ce soit la dernière bataille et la victoi-
re sur la reprise de l'âme littéraire, le latin, le grec, la pensée que nous volent les mau-
vaises religieuses, les mauvais prêtres et les femmes et hommes séculiers qui pataugent
sans droit. — 9 heures — la cloche tinte seulement aujourd'hui et faiblement. Ah ! …L'activité hallucinatoi-
pauvre Mr F., lui aussi, il a enduré de terribles assauts ! et sa femme est professeur je re constante qui réalise
crois ; il a une de ses filles (petite sœur des pauvres) et une autre fille qui, m'avait-il dit,
cliniquement un syndro-
était dans le même esprit que sa femme. Il me fait bien pitié et puisqu'il me montre fran-
me d'influence à thème
chement qu'il m'approche je l'en aime que davantage, et forcément il m'encourage. On
d'érotomanie et d'homo-
entend des avions ce matin. »
sexualité se réfère au
Toutes les lettres remises chaque jour par cette malade font état de l'intime élabo- noyau inconscient et ses
ration onirique du délire. Tout ce qui est vécu dans la vie diurne l'est à travers les fan- rêves constituent la trame
tasmes des rêves. L'activité hallucinatoire constante qui réalise cliniquement un syn- des événements de son
délire…
drome d'influence à thème d'érotomanie et d'homosexualité se réfère au noyau incons-
cient et ses rêves constituent la trame des événements de son délire.
LES DÉLIRES PARAPHRÉNIQUES ont une histoire différente, mais non sans que puisse …Les délires paraphré-
s'y découvrir bien plus aisément encore la même et plus luxuriante structure fantas- niques : il s'agit, en effet,
d'une variété de délires
mique, puisque justement celle-ci s'y trouve projetée au premier plan. Il s'agit, en effet,
que nous croyons bien
d'une variété de délires que nous croyons bien être à peu près les seuls à étudier, depuis être à peu près les seuls à
que, décrits par KRAEPELIN et rapprochés par STORCH de la pensée archaïque 1, ils ont été étudier […]nous nous
absorbés par le concept tentaculaire de schizophrénie en Allemagne, et la notion trop réservons de publier seu-
lement plus tard leur
générale et vague de délire d'imagination en France. Comme nous nous réservons de
étude approfondie…
publier seulement plus tard leur étude approfondie, nous nous bornerons à indiquer, ici,
sommairement ce qui éclate d'ailleurs aux yeux, à savoir que leur fantasmagorie obéit
aux lois mêmes du rêve, mais d'un rêve élargi par l'intensité d'une pensée vigile, appli-
quée à enrichir la fiction, et parfois par des dons exceptionnels, porté jusqu'à la splen-
deur d'une véritable floraison esthétique. En contraste avec l'intégrité du fond mental,
superposée à une adaptation raisonnable à la réalité, la fiction se déploie en une mer-
veilleuse féerie qui obéit aux lois de la production onirique (dramatisation, symbolisa-
tion, structure para-logique). Sa richesse, son lyrisme, ses intuitions bouleversantes, sa

1. STORCH, Das archaïsch primitiven Erleben und Denken der Schizophrenen, Springer éd.,
Berlin, 1922.

247
ÉTUDE N°8

fantastique « surréalité » l'apparentent à un travail d'épanouissement noétique de rêve,


comme soudée seulement par sa base aux expériences délirantes vécues dont elle jaillit.
Elle ne se détache pas du sujet, comme un poème se sépare de son auteur, par l'acte
même de sa création, elle constitue au contraire un plan, une dimension, un pôle, auquel
adhère toute la vie psychique. C'est qu'elle est née dans une « expérience délirante »,
dans un état aigu qui a engendré non pas seulement une métaphore, mais une métamor-
phose. La coexistence du rêve et de la veille n'est jamais et nulle part, et de manière plus
éclatante, réalisée. Que l'on veuille bien consacrer seulement une heure à écouter un
paraphrène, et nous ne doutons pas que l'on soit alors et pour toujours convaincu que la
structure fantasmique de la paraphrénie, non seulement permet, mais exige qu'intervien-
ne dans son explication la notion d'identité de mécanisme de rêve et du délire. On pour-
…ce délire (paraphré- rait, à cet égard, dire que ce délire est un rêve qui a survécu à sa condition première et
nique) est un rêve qui a s'enrichit sans cesse de toute la puissance d'une pensée vigile tendue dans un effort
survécu à sa condition
lyrique de création. Nous n'avons pas besoin de chercher loin un exemple de fiction para-
première et s'enrichit sans
cesse de toute la puissan- phrénique. Il nous suffit de placer sous les yeux du lecteur la lettre, que le jour même où
ce d'une pensée vigile ten- nous écrivons ce paragraphe, une malade nous remet, comme un de ces documents que
due dans un effort lyrique l'on peut collectionner par milliers en quelques mois dans n'importe quel service.
de création…
« Bonneval, ce 28 novembre 1946 — Monsieur le Docteur, après vérification j'ai à
demander l'interdiction de la guillotine et de la condamnation à mort sur la chaise élec-
trique. Nous sommes tous dupes de cette atrocité, vu que nos Nourritures sont mangées
par les condamnées à qui, elles, servent de généalogies. Veuillez, Monsieur, avoir la
bonté de faire circuler parmi les Docteurs et dans les Palais de Justice. Nos courants de
Vies passent depuis très longs Temps dans des plaques électrisées sur les Terrains
d'Amérique, et cela sans mon Autorisation. Les cieux sont envahis. Les Terrains Rochers
et Coquillages renfermant énormément de Richesses selon les Formations des Races ne
sont pas les mêmes. Nous avons des quantités de Parents qui meurent de faim transfor-
més en pelotes de gomme à jouer fabriquées avec de l'Eau de Mer composée. J'ai été par
la Puissance de l'Esprit au plus loin où les flots s'arrêtent et durcissent c'est un horrible
abîme d'où il y a beaucoup de mal à s'en dégager à cet endroit plus loin que Philadelphie.
Beaucoup de prudence est nécessaire dans cette affaire. Veuillez agréer Monsieur et croi-
re à l'assurance de ma haute considération. L'Épousée ? Née le XIV novembre
MDCCCXXXXV, signature. — Je ne veux pas que des Tramways ni Buffalos ni autres
Fabriques renfermant des mauvais métaux cuivres ou autres dont les poudres en usant se
dégagent dans l'air soient faits sur mon compte ni sur le compte de ma Race. Il va falloir
l'interdiction de toutes mauvaises fabrications sans qu'il y ait de répliques ou si non nous
allons tous tomber sous le terrible joug de tuberculose. Les Pays qui tolèrent des mau-
vaises fabriques n'ont pas le Droit de déclarer de guerres pour déplacer des créations en
bonnes Santés. Des mauvaises arithmétiques ont été mises en circulations pour faire croi-
re que des alliages de mauvais métaux étaient nécessaires avec des bons métaux. C'est
affreux ce qui s'est passé à Rome il y a quelques années les chambres en Métaux
Précieux et ceux qui étaient dedans ont été projetées dans du métal impur et les mauvais
esprits qui ont été retirés par des impositions de Mains et Oraisons ont pénétré dans ceux
qui les ont retirés qui ne sont plus reconnaissables j'ai vu ce que je dis et je suis préve-
nue pour faire savoir voilà ce qui s'est passé après avoir entendu dire : « faites du bien à

248
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

ceux qui vous font du mal. Plusieurs créations de bontés étant restées endormies ont été
influencées à croire que des malfaisants seraient devenus meilleurs. » —
Voici encore un extrait pris au hasard dans la masse des écrits (plus de 10 kilos !)
de cette malade :
« Dans un pays où les rues sont très étroites et où les boucheries sont carrelées, les
parquets en carrelage rouge, les murs en carrelage blanc, j'ai été coupée vivante, n'im-
porte laquelle de mes Créations sont coupées ou brûlées et je sens leur supplice. Ce sont
mes vies, mes courants de vie. C'est nuit et jour sans arrêt. De mes ventres d'énormes …Voici la lettre du jour où
blocs ont été retirés des Terrains qui avaient été nommés Iles Britanniques et Londres nous mettons au point
pour en faire des pneus d'auto. C'était facile à faire sauter des bateaux remplis de cuivre notre texte [28 nov. 1946]:
et de ferrailles dans de bons Océans. » Voici la lettre du jour où nous mettons au point « J'ai une nouvelle à vous
notre texte : « J'ai une nouvelle à vous annoncer. Je me suis vue dans un coin de mer et annoncer. Je me suis vue
nous étions tous deux avec le Dr Lacan, votre ami et nous étions tous deux en forme de dans un coin de mer et
pieuvres, nous avions nos photographies sur le corps des pieuvres d'un seul coup j'ai vu nous étions tous deux avec
Jean Timothée (son Père) apparaître et couper presque entièrement le bout d'une des le Dr LACAN, votre ami et
membranes de la pieuvre représentant ce Docteur. J'ai senti la douleur en même temps nous étions tous deux en
car mon métal passait à l'intérieur. J'ai vu aussi à l'intérieur de mes organes un corps forme de pieuvres…
mesurant environ six ou sept centimètres de Métal précieux vivant... »
Il est facile de parler à propos de cette malade d'imagination, d'hallucinations
visuelles (voire « héauto-scopiques ») ou de réminiscences de rêve, mais en quoi, pré-
… le délire, soudé aux
senté sous cette forme, son délire est-il saisi dans sa substance ? En fait cette humble pulsations vitales des ins-
Bretonne est devenue un rêve vivant. Comme du sommeil monte la marée de toutes les tincts […] éclate en
« images » qui forment et déforment la sourde, monstrueuse et luxuriante végétation du images privilégiées, en
thèmes de l'éternelle
rêve, le délire, soudé aux pulsations vitales des instincts et remontant aux sources même
condition humaine, en
de la création de l'être, éclate en images privilégiées, en thèmes de l'éternelle condition mythes millénaires où se
humaine, en mythes millénaires où se mêlent, comme dans un tableau d'Hieronymus mêlent, comme dans un
Bosch, les corps sexués et les corps célestes, le monde minéral et la chaleur des organes, tableau d'Hieronymus
BOSCH, les corps sexués et
la vie profonde des océans et le fantastique baroque des machines. Et comme des points
les corps célestes, le
d'orgue de cette étrange symphonie du monde, les complexes majeurs — celui de la cas- monde minéral et la cha-
tration et de l'Œdipe — coups de boutoirs de la vie, s'élancent en tourbillons ou s'épa- leur des organes, la vie
nouissent dans la magique efflorescence du Délire. profonde des océans et le
fantastique baroque des
Pourtant la plupart des auteurs, qui depuis cent ans ont traité cette question du rêve
machines…
et de la folie, l'ont à la suite de BAILLARGER circonscrite abusivement aux rapports de
l'hallucination et du rêve, envisageant l'hallucination comme le « dénominateur com-
mun » du rêve et du délire. Nous ne saurions entrer dans une perspective qui nous est
totalement étrangère, car l'hallucination du délirant c'est son délire 1, comme l'halluci-
nation du rêveur c'est son rêve, et réduire le problème des rapports du rêve et du déli-
re à un dénominateur commun, qui n'est qu'un phénomène artificiellement isolé de l'un
comme de l'autre, c'est le fausser entièrement.

1. C'est le thème de notre livre Hallucination et Délire, Alcan, 1934. [NdÉ: Préface SÉGLAS. rééd.
1999, Paris, L'Harmattan (avt prop. R.M. PALEM).]

249
ÉTUDE N°8

Au vrai, nous pouvons mieux le saisir maintenant, tous les délires ont une structu-
re « fantasmique » et nous nous acheminons progressivement ainsi vers notre conclu-
sion que LA STRUCTURE « FANTASMIQUE » DES PSYCHOSES, C'EST PRÉCISÉMENT LEUR

ASPECT DÉLIRANT. Mais parmi tous les délires, ceux qui sont le plus immédiatement
vécus, c'est-à-dire les plus hallucinatoires, sont ceux qui, séméiologiquement parlant, se
rapprochent le plus du rêve. Si jusqu'ici ceux-là seuls ont été considérés dans cette pers-
pective, on ne saurait abusivement considérer que les autres en doivent être exclus.

2. — Les psychoses schizophréniques.


Tous les délires chroniques qui n'entrent pas dans les formes que nous venons d'en-
visager (paranoïa et paraphrénie), entrent dans le cadre des délires schizophréniques et
c'est leur évolution vers la désagrégation psychique qui les définit. Ils ne constituent
que des aspects, des reflets du travail de dissociation qui aboutit à l'incohérence idéo-
verbale, à cette « paradémence » (Verblödung), caractérisée par la fragmentation, la
…le travail de dissocia- dislocation de la personnalité et sa régression jusqu'aux limites de la démence et par-
tion qui aboutit à l'inco- fois au-delà. Nous allons maintenant retrouver ici, à propos de ces psychoses chro-
hérence idéo-verbale, à niques à évolution démentielle ou quasi-démentielle, l'ombre portée de la condition
cette « paradémence »
négative, qui était si peu sensible dans les structures délirantes systématisées ou para-
(Verblödung), caractéri-
sée par la fragmentation, phréniques. Et ceci nous rapprochera d'autant de la dissolution hypnique. C'est natu-
la dislocation de la per- rellement à propos des états catatoniques que la plupart des auteurs ont observé la
sonnalité et sa régression structure onirique des troubles présentés par ces malades. Nous renvoyons sur ce point
jusqu'aux limites de la
au travail d'ELLENBERGER 1 et surtout de BARUK 2. Nous avons publié 3 une observa-
démence et parfois au-
delà… tion intéressante à cet égard. C'est celle d'une grande catatonique de notre service, que
nous observons depuis quinze ans :
« ... Les troubles de la série catatonique deviennent progressivement très marqués.
La malade prenait un aspect cachectique. Inconscience apparente complète. Refus
d'aliments. Catalepsie. Grimaces. Mutisme. Impulsions. Durant les visites de ses
parents indifférence totale. Le 10 avril 1936 brusque rémission des troubles. Amenée
au bain a parlé, a mangé, n'est plus contracturée. Son abord est facile. Elle est conten-
te. Elle va bien manger pour engraisser. Le 12 avril elle écrit un billet à sa famille :
« Très pressée de rentrer chez nous, bien que soignée parfaitement par les Sœurs. Je
vous envoie mes plus affectueux baisers. » Les jours suivants elle fait sa toilette toute
seule, est gaie, reçoit sa famille avec joie. Tout le temps que ses parents étaient auprès
d'elle, elle n'a pas quitté sa mère des yeux. Voici ce qu'elle nous dit de la période de
catatonie qu'elle vient de traverser : « Je me sens mieux... Mon cerveau est mieux. Je
rêvais quand j'étais malade. Je rêvais de l'Armée du Salut. Il me semblait que vous
étiez un faux Docteur. Maintenant c'est mieux. Mais ça revient quand je m'endors, ça
me fait comme quand j'étais malade mais alors je rêvais éveillée. Je voyais beaucoup

1. ELLENBERGER H. , Le syndrome psychologique de la Catatonie (Thèse, Paris, 1934).


2. BARUK, A. M. P., mars 1934.
3. Henri EY, Quelques aspects de la pensée paranoide, «L'Évolution Psychiatrique », 1936, 4.

250
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

d'images de personnes que je ne connaissais pas, que je me figurais connaître. Toutes


les personnes de la salle avaient des expressions de personnes de ma famille... Je me
rappelle tout ça... Mais quand j'y pense, ça a tendance à revenir. Ça me fait peur sur-
tout le soir... Je croyais que ma grand-mère, qui est morte, était vivante. Il me semblait
qu'elle était ressuscitée. Quand j'avais le goût du chocolat, je croyais que je ne devais
pas en manger, parce que je croyais que c'était l'odeur du chocolat que j'avais mangé
chez elle... J'étais sûre que c'était vrai. C'était un mélange de choses de rêve et des
choses que je me rappelais. Je croyais que ma voisine était ma grand'mère et qu'on lui
faisait du mal en mangeant. Quand on me lavait les dents, je pensais que c'était ma
grand'mère à cause d'une amie. Il me semblait que ce n'était pas mes dents. J'avais peur
qu'on me lave dans la baignoire, il me semblait qu'on allait m'étouffer... Je ne parlais
pas parce que j'avais peur aussi qu'on me donne un bain. J'avais peur aussi qu'on me
mette sur une balance... Je me rappelle que plusieurs médecins m'ont examinée et que
j'avais très peur de bouger, il me semblait que s'ils me touchaient je faisais un péché
mortel. J'avais très peur. Je me raidissais. Ce qui me faisait peur, c'était la balance et le
bain. Je pensais que maman ne voulait pas que je me pèse et que ma sœur ne le savait
pas. Je vivais dans la terreur. Je ne me rendais pas compte du temps. Je pensais qu'on
était à la Noël. Je n'ai jamais eu l'impression d'entendre des voix. Ah ! oui, pourtant, il
me semblait que j'entendais ma famille dans la salle, j'ai eu l'impression de transmis- …J'étais sûre que c'était
sions de pensées toutes les fois que je rêvais d'eux. Ça me disait qu'il fallait essayer de vrai. C'était un mélange
rentrer. Je me tenais en équilibre sur le bout des pieds... Oui, c'était parce que j'avais de choses de rêve et des
un oncle qui avait un ami qui s'appelait Talon, alors je pensais qu'il ne fallait pas que choses que je me rappe-
je marche sur les talons... Je ne sais pas pourquoi, c'était par respect peut-être pour le lais. Je croyais que ma
nom. J'avais peur que ça le réveille. Ah ! oui, c'est ça... Je crois qu'il est mort, alors voisine était ma grand'
j'avais peur que ça le ressuscite. Je ne me sentais pas raide ni gênée dans mes mouve- mère et qu'on lui faisait
ments. J'ai l'impression de ne pas avoir assez dormi. Tout me fatigue... J'étais tout le du mal en mangeant…
temps dans une rêverie éveillée qui ne me reposait pas, comme un demi-sommeil. Tout
l'hiver je n'ai pas dormi. Actuellement j'ai peu d'idées. Quand j'étais si troublée j'en
avais beaucoup. Maintenant j'ai l'impression d'être apaisée. J'avais très faim et si je ne
mangeais pas c'est qu'il me semblait que c'était un péché, qu'il allait arriver des mal-
heurs ». A ce moment cependant des troubles moteurs persistaient ainsi qu'une attitu-
de d'ensemble bizarre, maniérée, lointaine. Voici ce que nous avons noté : Parle volon-
tiers. Mange énormément. Assez bonne adaptation à l'ambiance. Inactivité foncière.
Velléités, puis refus d'action. Reste couchée ; trouve mille prétextes pour ne pas lire,
ne pas faire de tricot. Langage bref. Longues pauses. Coq à l'âne. Retours de thèmes
paradoxaux. Propos vagues, lointains. Débit brusque, précipité. Bégaiement.
Blepharospasme. Mimique atone et rigide. Démarche sautillante « d'oiseau ». Attitudes
cataleptiques. — Fixation des postures spontanées et provoquées. Interrogée sur ce
point déclare que c'est par un acte de volonté qu'elle maintenait ses attitudes.
Minutieusement observée, elle paraît être absente de ces phénomènes cataleptiques. Sa
distraction est manifeste. Elle paraît distraite et pour ainsi dire « agnosique » à l'égard
des mouvements passifs qui lui sont imposés. A l'épreuve de la « roue dentée » elle
continue indéfiniment le rythme flexion-extension, comme si elle « ne s'en apercevait
pas ». Les mouvements sont pauvres mais assez vifs. Le comportement, les gestes, les
attitudes sont stéréotypés. La musculature est atrophiée dans son ensemble. Les
réflexes cutanés sont normaux. Hyporéflexie tendineuse. Tremblement des extrémités
et notamment des mains avec ébauche d' « endettement ». Pas de troubles de la sensi-
bilité. Équilibre correcte. Marche sautillante, bizarre. Postures privilégiées. Pas d'exa-
gération du tonus de posture. Pas de troubles de la convergence. Pas de troubles de la

251
ÉTUDE N°8

roue dentée. Depuis qu'elle s'alimente elle a repris en deux semaines plus de cinq kilos.
Le 26 avril elle écrit une lettre qui traduit le retour des troubles par son incohérence
terminale. Voici cette lettre qu'elle écrit à un ami de sa famille : « Cher Monsieur, je
vous envoie de mes nouvelles de cette maison... Je suis ici depuis septembre dernier.
Je suis restée tout l'hiver à rêver éveillée de toutes les personnes de ma famille mortes
et vivantes en me figurant que c'était vrai et aussi que je ne devais pas manger jusqu'au
jour où j'ai rêvé que je tombais d'un grand mur sans être perdue et où l'on m'a persua-
dée qu'il fallait manger. J'ai perdu 50 livres en 18 mois. J'en ai déjà repris 11, et le
moral est excellent, mes parents sont fous de joie et c'est pour jusqu'à mon dernier jour
que j'ai pris la résolution de mettre tous mes efforts à garder ma santé, premièrement
c'est le plus grand service que l'on peut rendre à l'humanité, la chose la plus importan-
te du monde. Je suis bien contente de pouvoir me soigner puisque je reste ici jusqu'en
septembre et même après ce n'est que dans le ménage avec maman que je m'occupe-
rai. Nous sommes une famille très nombreuse. C'est tout aussi utile qu'autre chose de
ne rien faire, je veux dire vivre sans travailler pour moi, ce ne doit pas être cela, perdre
l'unique talent que l'on a reçu, mais plutôt un état d'esprit à regarder la vie, et il est
toujours possible d'en espérer un deuxième dans l'autre vie, quand bien même il ne soit
pas du tout question de ce cas dans l'évangile. Car si on le désire sérieusement on ne
peut manquer, à mon avis, de s'endormir en bon état d'esprit et de se réveiller de même
pour la venue du Seigneur et il me semble que qui aura gardé sa santé (même par inté-
rêt) en tâchant de gagner deux talents, ne pourra pas dire une semblable parole. La
chose qui me tourmente encore c'est la robe blanche (l'habit de noce) exigée par le
maître de maison mais peut-être à mon avis que cela est la même chose ( ?) et qu'une
fois les portes fermées il n'y aura plus à trembler qu'on vous mette dehors, d'ailleurs
cela doit être en cela que consiste l'habit de noce. Bien des choses je vous prie à chère
Madame B..., et recevez je vous prie l'expression de mes sentiments très respectueux
et reconnaissants... L'apocalypse place dans le livre peut-être un mystère de vie, un
nombre tout à fait limité de personnes, mais il ne doit pas falloir se laisser impres-
sionner par cela qui est. » Peu à peu les infiltrations autistiques reprennent le dessus,
l'opposition se fait plus violente, la parole plus rare, les attitudes plus négativistes et la
malade chavire de nouveau dans l'état catatonique » (p. 46 à 49).

…La pensée schizophré- La pensée schizophrénique, si admirablement analysée par BLEULER (1911),
nique, si admirablement MINKOWSKI (1927), CLAUDE et ses élèves BOREL et ROBIN (1924 à 1927), BERZE,
analysée par BLEULER
GRUEHLE (1929), MAYER-GROSS (1932), C. SCHNEIDER (1930), Otto KANT (1940), n'est
(1911), MINKOWSKI (1927),
CLAUDE et ses élèves
elle-même qu'une pensée infiltrée de rêve, et l'autisme, comme nous y avons fait allu-
BOREL et ROBIN (1924 à sion plus haut, ne peut-être conçu que comme un type de pensée fantasmique. BLEULER
1927), BERZE, GRUEHLE a souligné dans un passage que nous avons déjà cité, que la structure de la vie psy-
(1929), MAYER-GROSS
chique est analogue dans le rêve et l'autisme. Ramassée, condensée en masse, aggluti-
(1932), C. SCHNEIDER
(1930), Otto KANT
née dans le rêve, et comme soudée au puissant flux affectif, jaillie aux sources incons-
(1940)… cientes complexuelles, elle est au contraire, dans la schizophrénie, éparpillée, scindée,
anarchique, sans pour cela que les mécanismes de symbolisation soient essentielle-
ment différents. C'est naturellement dans les états aigus, les poussées schizophré-
niques, les états crépusculaires, que le dément précoce glisse le plus près du sommeil
et du rêve. Mais la dissociation, la discordance de ses fonctions psychiques produit une

252
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

efflorescence constante de « rêveries » et de constructions fantasmiques, telle qu'on


peut dire qu'il n'existe dans nos services aucune observation, ni dans la littérature aucu-
ne étude des délires, du comportement ou de la désagrégation de ces malades, qui ne
soient nécessairement remplies de rêves, de fabulations, de fantasmes, d'images et de
modes de pensée oniriques...
Un autre aspect de la pensée schizophrénique, l'aspect négatif, a été admirablement …l'aspect négatif, a été
analysé par Carl SCHNEIDER 1 qui, en conclusion de son travail très approfondi, le admirablement analysé
par Carl SCHNEIDER qui,
déclare identique dans son aspect formel (Flüchtigkeit, Uneindrücklichkeit,
en conclusion de son tra-
Unabgegrenzheit) à la structure de la conscience dans l'endormissement. Il y a chez le vail très approfondi, le
schizophrène une sorte de relâchement de l'activité synthétique formative, liant la déclare identique dans
signification à ses constituants formels, qui impose aux opérations et au rythme psy- son aspect formel à la
structure de la conscience
chique ces caractères d'incohérence, de bizarrerie, de mélange, et de dissociations clas-
dans l'endormissement…
siques. La pensée perd sa cohésion et sa clarté significative, et se déroule selon les lois
propres d'une emprise des éléments formels sur les contenus intuitifs. La phénoméno-
logie des expériences intuitives révèle leur teneur imageante : les données réelles de la
perception sont modifiées dans le sens d'une volatilité superficielle, d'un déroulement
kaléidoscopique — la richesse et la vivacité des représentations est accrue — la vie
affective s'affaiblit dans ses expressions vives et nuancées ; elle est terne, émoussée,
perplexe — l'appareil pulsionnel psycho-moteur est déréglé, ataxique, fragmentaire,
raide et impulsif. Tous ces traits de la régression schizophrénique rappellent évidem-
ment cette phase de glissement vers le sommeil, qu'est l'état hypnagogique, le « vécu »
de l'endormissement. C'est au fond dans le même sens que BERZE a étudié l'hypotonie
de la conscience du schizophrène, malgré les critiques qu'il a adressées à C.
SCHNEIDER, car, pour lui, l'engourdissement (Erstarrung) du dément précoce ressort,
comme pour DIDE et GUIRAUD, d'un épuisement, d'une atonie des forces vitales et
affectives. Que l'on se rapporte aux travaux de CLAUDE et de son École 2, à ceux de
BERZE 3,de GRUHLE 4, de MAYER-GROSS 5, de MINKOWSKI 6, de BERLUCCHI 7. A
chaque page de tous ces travaux, chaque analyse, chaque symptôme, chaque cas par-
ticulier nous renvoie nécessairement à la psychologie du rêve, dont l'autisme est le

1. Carl SCHNEIDER, Die Psychologie der Schizophrenen, 1930.


2. CLAUDE, et ses élèves Adrien BOREL et Gilbert ROBIN ont publié toute une série de travaux
entre 1924 et 1926 dans l'Encéphale, Les Annales Psychologiques et le premier numéro de
L'Évolution Psychiatrique (1925).
3. C. BERZE, Psychologie der Schizophrenie, éd. Springer, Berlin, 1929, 128 pages.
4. H. W. GRUHLE. Même volume que celui de Berze (1929). On trouvera un écho en langue fran-
çaise de sa conception dans le livre d'ENGELSON, Évolution et structure de la Schizophrénie,
Lausanne, 1934.
5. MAYER-GROSS, Traité de Bumke, tome IX, 1932.
6. E. MINKOWSKI, La Schizophrénie, éd. Payot, Paris, 1927.[NdÉ: Nouvelle édition revue et aug-
mentée: Bibliothèque Neuro-psychiatrique de Langue Française, Paris: Desclée de Brouwer;
1953.]
7. BERLUCCHI, Rivista di Neurologia, 1933. Psicologia dello schizofrenico.

253
ÉTUDE N°8

reflet l. Malgré leurs discussions de détail, on peut dire que s'impose aux yeux de tous
les auteurs l'idée que la conscience schizophrénique est un premier degré de la
conscience imageante, telle qu'elle se constitue dans les premières phases de la disso-
lution hypnique 2. Ainsi, ce qui est éclatant pour la structure positive de la schizo-
phrénie, devient également plausible pour sa structure négative.
La tendance des processus schizophréniques à s'approfondir, à vider la conscience
de ses contenus vivants et harmonisés, à rompre les synthèses de la personnalité et des
activités idéo-verbales, va, on le sait, jusqu'à une destruction démentielle dans certains
cas. Et la pensée schizophrénique apparaît ainsi comme une forme de transition, mal-
gré sa structure propre, entre la fantasmagorie délirante et la démence.

3. — Les Démences.
Dans ces formes de régression continue et profonde de la vie mentale le trouble
négatif domine. L'ombre du sommeil s'étend encore davantage sur un rêve progressi-
vement réduit à n'être plus qu'une simple marge, une étroite bande fantasmique. Cette
« part subsistante » ne manque cependant presque jamais, même dans les états de stu-
peur et d'inconscience les plus « démentiels » : les faux souvenirs, la fabulation, les
idées délirantes absurdes, les conduites extravagantes ou désordonnées témoignent
régulièrement du travail positif, du délire sous-jacent à l'état crépusculaire de la
« conscience démentielle ».
Nous n'envisagerons ici que deux aspects particulièrement typiques de ces états :
la paralysie générale et la démence presbyophrénique.
— Il n'est pas rare, chacun le sait, que la paralysie générale débute par des états
confuso-oniriques, ou des fictions absurdes mégalomaniaques et expansives qui méri-
…Parfois l'énorme pro- tent le qualificatif de « paranoïdes 3 ». Parfois l'énorme production psychique anor-
duction psychique anor- male (type « Ecce homo » de NIETZSCHE ou « le Horla » de Guy de MAUPASSANT) est
male [de la P.G.] (type
caractérisée par une création imaginative, où s'épuise dans la formation d'un monde
« Ecce homo » de
NIETZSCHE ou « Le Horla » bouleversé et bouleversant d'images, une soif inextinguible de drame et de lyrisme, qui
de Guy de MAUPASSANT) s'apparente au bouillonnement de certains rêves. — Les délires des paralysies géné-
est caractérisée par une
création imaginative, où
1. On trouvera dans mon article : Quelques aspects de la pensée paranoïde et catatonique, « Évo-
s'épuise dans la formation lution Psychiatrique », 1936, une analyse clinique qui impose nécessairement l'idée de ce rap-
d'un monde bouleversé et prochement. — O. KANT, (Dreams of schizophrenic patients, « Jour. of Nerv. Ment. Diseases »,
bouleversant d'images, 1942) et DOUGLAS NOBLE (Amer. Journal of Psych. 1951), ont étudié les rêves des schizophrènes
une soif inextinguible de dans une perspective différente mais qui recoupe nécessairement la nôtre.
drame et de lyrisme, qui 2. Le Dr BURCKARD a bien voulu nous signaler un Travail de PROTOPOPOV (Bases physiopatho-
s'apparente au bouillon- logiques d'un traitement rationnel de la schizophrénie. Édition d'État (Kiew, 1946) où cet auteur,
nement de certains utilisant la technique de PAVLOV, a mis en évidence chez ces malades des « phases hypnoïdes »
rêves… qui lui paraissent constituer le processus cérébral fondamental.
3. Mlle SERIN, Les Psychoses paranoïdes des P. G., Thèse, Paris, 1926.

254
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

rales, caractérisés par un ensemble « d'idées délirantes, multiples, mobiles, obscures et


contradictoires » selon la formule de J. FALRET sont tout infiltrés de la pensée du rêve.
On sait qu'ils naissent parfois dans le rêve. Il est classique de rappeler l'observation
rapportée par FAURE l. C'est celle d'un banquier espagnol qui avait toutes les nuits des
rêves, dans lesquels il faisait de grandes affaires : « ces rêves continuèrent, chaque fois
avec une augmentation merveilleuse dans les bénéfices, jusqu'au moment où l'on
s'aperçut qu'il était paralytique général ». On ne saurait oublier non plus l'observation
jumelle de MAUDSLEY. Il s'agissait cette fois d'un marchand grec, paralytique général
également, « qui rêva pendant quinze nuits qu'il était à la tête d'immenses richesses,
avant que le délire ne s'établisse dans la veille ». Les très belles études de P. BOREL 2
sur les relations de la pensée onirique et de l'idée de grandeur doivent être mention-
nées à ce propos. S'il notait assez paradoxalement la rareté de l'idée de grandeur dans
le rêve, il a mis en évidence le rôle que jouaient les « états imaginatifs » dans l'élabo-
ration de ces délires, et en donne des exemples très intéressants.
Tous les cliniciens connaissent, au demeurant, les relations que soutiennent les
…tous les cliniciens
formes hallucinatoires paranoïdes de la paralysie générale (les délires sensoriels de connaissent…les rela-
SÉRIEUX et MIGNOT) avec l'onirisme. Il suffit de se rapporter, par exemple, aux obser- tions que soutiennent les
vations de KLIPPEL, MIGNOT et SÉRIEUX, DUCOSTE et Mlle PASCAL, LEROY et formes hallucinatoires
paranoïdes de la paraly-
MEDAKOVITCH, TARGOWLA, etc...3 Mlle SERIN 4 estime que dans ces cas « il peut s'agir
sie générale … avec
d'un délire onirique se développant sur la méningo-encéphalite et qui devient le point l'onirisme…
de départ d'un délire systématisé post-onirique ».
Un autre aspect « onirique » de la paralysie générale est constitué par les fameux
« délires secondaires à la malariathérapie ». L'action de la malaria, en entraînant une
régression de l'évolution démentielle, révèle la structure fantasmique de la pensée déli-
rante du paralytique général. C'est seulement dans cette perspective que peuvent être
comprises ces floraisons oniro-paranoïdes « libérées » par la pyrétothérapie 5.
La clinique banale révèle constamment que la démence paralytique est moins
vide qu'on ne le suppose, quand on est victime d'un usage trop restrictif du terme de
démence : l'état démentiel plus ou moins euphorique où sombre le paralytique géné-
ral reste peuplé de fantasmes et de fabulations, et ce n'est pas parce que ces malades
sont des « déments », qu'ils ne sont pas aussi des « délirants oniriques ». Leur « oni-
risme » n'est pas « associé » à la démence, ne constitue pas une contingente et for-
tuite juxtaposition, comme certains « primaires » de la psychiatrie se le représentent

1. FAURE, Étude sur les rêves morbides, « Arch. gén. de Médecine », mai 1876.
2. P. BOREL, Journal de Psychologie, 1914.
3. Le livre si important de PLAUT sur l'Hallucinose des Syphilitiques (1 vol., Berlin, 1913) doit
être spécialement signalé à ce propos.
4. Mlle SERIN : Les Psychoses paranoïdes des P. G. (Thèse, Paris, 1926).
5. BARISON, Rivista di Freniatria, 1936.

255
ÉTUDE N°8

aisément, mais il fait partie intégrante de leur démence. Ce phénomène est peut-être
encore plus évident dans la presbyophrénie.
La structure presbyophrénique de la démence sénile (nous l'analyserons ailleurs, à
propos des psychoses d'involution) est caractérisée, au point de vue positif, par une fabu-
lation onirique intégrée dans une « organisation » démentielle de la vie psychique 1. On
sait que par le grand spécialiste, en France, de la « pathologie de l'imagination », DUPRÉ,
…Rien de plus vivant à elle a été rapprochée des psychoses de KORSAKOFF. Rien de plus vivant à cet égard que
cet égard que la magistra- la magistrale description que RÉGIS consacre dans son Traité 2 de la fabulation onirique
le description que RÉGIS
du presbyophrène. Rappelons justement que ses premières études sur l'onirisme ont été
consacre dans son Traité
de la fabulation onirique faites sur les vieillards. Tout le monde sait d'ailleurs combien l'onirisme et l'activité hal-
du presbyophrène… lucinatoire visuelle sont fréquents chez ceux-ci. Qu'il s'agisse de grands délires oniriques
ou de phénomènes présentés comme de simples faits d'hallucinations visuelles (souvent
discutables), la fabulation onirique est extrêmement riche dans la sénilité. Nous ren-
voyons, pour illustrer ce point, à la fameuse auto-observation de FLOURNOY, rapportée
intégralement à la fin du livre de MOURGUE 3 : on suivra avec un intérêt émerveillé le
cocasse et poétique déroulement d'une fantasmagorie visuelle qui n'est rien d'autre qu'un
rêve méticuleusement perçu dans tous ses détails sensoriels, comme un film.
C'est par ce caractère « onirique » spécialement frappant du délire des vieillards
que se révèle la structure propre de la « conscience presbyophrénique ». Son identité
avec la conscience du rêveur est manifeste et la vie de ces sujets est évidemment un
songe, dont ils ne peuvent jamais complètement sortir. Dans le crépuscule de leurs
perspectives vitales, c'est avec une modification structurale du temps qu'est en relation
l'extraordinaire fabulation de ces malades. M. MINKOWSKI 4 a parfaitement pénétré
cette structure temporelle de la fabulation. Le sénile se situe constamment dans le
temps et dans le temps passé : « C'est le passé qui exerce ici, avant tout, son emprise.
La fréquence des fabulations en est par elle-même déjà une preuve suffisante. Certes,
l'avenir n'est pas entièrement exclu..., mais à y regarder de plus près, il est entièrement
subordonné ici au passé ; la malade établit un raccord entre le passé et l'avenir, en pro-
jetant dans celui-ci sa fabulation (son fils vient de revenir et reviendra encore demain :
il lui a pris de l'argent et a dit, en partant, qu'il fallait qu'elle lui en donne encore), ou
alors il escompte un retour prochain d'un passé éloigné et durable (elle retournera pro-
chainement dans un appartement qu'elle a occupé pendant longtemps ; elle y retrou-
vera sa bonne, son mobilier, sa concierge), exprimant ainsi, dirait-on, un certain souci

1. Car la démence est bien naturellement et essentiellement une désorganisation du psychisme,


mais dans la mesure où elle admet encore un trouble positif, elle est aussi et encore une certaine
forme d'organisation.
2. RÉGIS, Traité, 6° édition.
3. MOURGUE, Neurobiologie de l'Hallucination, 1932, p. 216 à 235.
4. M. MINKOWSKI, Le temps vécu, 1933. [NdÉ: Nouvelle édition Paris: P.U.F.; 1995.]

256
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

de la stabilité des « choses. » De telle sorte que la pensée presbyophrénique est ici un
rêve intégré à une certaine structure conservée, mais altérée du temps. Il double
constamment la pensée de la veille, s'y infiltre et toujours tend sous forme de fabula-
tion à le dominer. Il figure, comme le délire lui-même avec lequel il s'identifie, comme
la forme d'organisation d'une pensée qui, assoupie, n'est pas entièrement endormie ou,
si l'on veut, qui déjà à l'agonie, n'est pas encore morte.

C. — LES PSYCHONÉVROSES.

Nous allons maintenant aborder une autre difficulté, qui ne paraît insurmontable …Nous allons aborder
que dans la mesure où on se représente les structures névrotiques comme radicalement une autre difficulté, qui
ne paraît insurmontable
différentes des psychoses. Le fait que ces formes morbides se présentent avec une inté-
que dans la mesure où on
grité remarquable des fonctions intellectuelles, que les malades « sont normaux, sauf se représente les struc-
sur un point », et que « ce point » est généralement un foyer affectif (anxiété, impul- tures névrotiques comme
sion, idée fixe, obsession, troubles fonctionnels isolés, etc.) accrédite assez facilement radicalement différentes
des psychoses…
cette erreur. Mais c'est une erreur, car tout cela peut être dit aussi bien de
certains « délires » de certaines psychoses « affectives », de certaines formes de schi-
zophrénie, et inversement, l'évolution d'une psychonévrose chez un individu ou dans
sa lignée apprend à qui veut simplement voir, qu'il y a non pas une différence radica-
le, mais au contraire une profonde unité entre les névroses et les psychoses 1.
En fait, tout se comprend et se résout dans ce débat, si on veut envisager l'hypothèse
d'une série de niveaux de dissolution, laissant intactes des formes d'organisation psy-
chique plus ou moins grandes. Les psychonévroses ne représentent alors que la forme la
plus élevée de ces dissolutions conditionnant des formes psychopathiques, où la person-
nalité presque intacte se trouve engagée de telle sorte que les psychonévroses « se jouent »
sur le plan du déséquilibre interne ou de l'édification constituante d'une personnalité ; tan-
dis que les psychoses constituent des altérations plus ou moins profondes et durables de
l'édifice constitué de la personnalité. A condition de ne voir entre ce déséquilibre et ces
altérations que des formes d'un même travail de dissolution (ou de non-évolution), il est
aisé alors de se faire une idée exacte de ce qui les distingue et de ce qui les unit.
Les rapports de ces formes de déséquilibre avec les psychoses et, par-delà les psy-
choses avec la dissolution hypnique risquent évidemment, de par leur structure même,
d'être moins apparents que dans la plupart des cas de psychoses, que nous venons d'en-
visager. Mais en examinant même très sommairement cette question, nous ne tarderons
pas à nous apercevoir que si le « noyau onirique » reste plus profond dans l'hystérie ou

1. Ainsi lorsque VON GEBSATTEL (Archiv. f. Psych. 1938) étudie la phénoménologie de la pensée
compulsionnelle il conclut qu'elle est une modalité de « Spaltung » sans doute différente de celle
de la Schizophrénie... mais assez analogue pour être désignée du même mot.

257
ÉTUDE N°8

la névrose obsessionnelle que dans les délires ou les schizophrénies, il est immanent
aux troubles et se laisse apercevoir dans leurs structures comme l'agent de leur organi-
sation. Il nous suffira de retrouver quelques vérités premières et de rappeler les études
les plus connues sur ces variétés de troubles, pour qu'éclate avec évidence la profonde
identité du travail des rêves et des névroses. Ce travail d'analyse de la production fan-
tasmique de névroses destinée à le rapprocher du rêve n'est pas autre chose que ce que
le psychanalyste fait à longueur de journée. Rien d'étonnant dès lors que cette idée de
voir dans la névrose un mécanisme identique au processus du rêve soit largement et sys-
tématiquement exploitée dans un livre comme celui de Paul BJERRE 1. Pour lui ces
diverses manifestations névrotiques constituent des formes anormales du processus
même du rêve tel que nous l'avons exposé, selon lui, précédemment.

1. — Hystérie.
Les relations de l'hystérie et de l'hypnose, les états crépusculaires cataleptiques ou
seconds, l'onirisme hystérique, les attaques de délires somnambuliques, les états hyp-
… c'est toujours au rêve noïdes, tous ces faits observés par RICHET, JANET, CHARCOT, SOLLIER, FREUD et BREUER
que nous renvoie l'hysté- (pour ne parler que des psychopathologistes du siècle dernier) ne font-ils pas néces-
rie…
sairement penser au problème qui nous occupe. Qu'avec Ch. FERE 2, on observe une
paralysie hystérique, consécutive à un rêve, qu'avec CHARCOT on « cultive » par l'hyp-
nose une floraison d'accidents hystériques, qu'avec AZAM, on fasse passer Felida de la
condition cataleptique à la condition seconde sous l'influence de l'hypnose, qu'avec
JANET on suive (chez sa fameuse malade Justine) le développement dramatique d'une
« idée fixe » se métamorphosant en formes successives, comme les scènes d'un rêve
plastique 3, qu'avec FREUD, on plonge dans le travail du rêve pour comprendre celui de
la névrose, qu'avec BABINSKI même, on rattache le trouble fonctionnel à une auto-sug-
gestion, à une sorte d'ensorcellement par le miroir de ses propres images, qu'avec L. S.
KUBIE et S. MARGOLIN 4 on rapproche l'état d'hypnose et l'état hypnagogique, c'est tou-
jours au rêve que nous renvoie l'hystérie. Ceci sera rendu plus évident encore par notre
étude sur l'hystérie. Il sera alors aisé de comprendre que cette névrose, en tant qu'ex-
pressive d'un système d'images inconscientes, est absolument impensable, si on ne
situe pas le rêve dans ses mouvements, le rêve dans ses inhibitions, le rêve dans ses
crises, le rêve dans ses troubles fonctionnels, car ces troubles fonctionnels, ces crises,
ces inhibitions, ces mouvements expriment un rêve. Et ce rêve névrotique, ces fan-
tasmes, cette imagination, ce travail projectif de l'Inconscient, c'est le mécanisme

1. Paul BJERRE, DaS Träumen als Heilungsweg der Seele, éd. Rascher, Zurich et Leipzig, 1936.
2. Ch. FERE, Société de Biologie, 1886.
3. Névroses et Idées fixes, tome I.
4. LAWRENCE S. KUBIE et S. MARGOLIN, The process of hypnotism and the hypnotic State, « Amer.
J. of Psych. », 1944, 100, p. 611.

258
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

même de la névrose. Toute la psychothérapie ne pourra consister à autre chose qu'à


faire coïncider l'évolution de la maladie avec « l'évolution de la vie nocturne », comme
disait SANTE DE SANCTIS, à confronter le conscient avec l'Inconscient. Ainsi, non seu-
lement les accidents hystériques sont dans leur symptomatologie la plus pittoresque, la
plus théâtrale, la plus scénique, analogues à la formation des images du rêve, mais le
mécanisme même de la névrose est celui d'une expression onirique. L'hystérie est la
névrose qui réalise, qui transfère les images du rêve sur le plan des formes sensibles.
Elle transforme, comme le rêve lui-même, un complexe de pulsions en un système de
formes. Ainsi nous est livré, comme le voulait MOREAU (de Tours), non seulement
l'analogie de l'hystérie et du rêve, mais l'identité de mécanisme de l'hystérie et du rêve.

2. — La névrose obsessionnelle.
Le déplacement opéré par le travail névrotique sur les fantasmes est tel, qu'ici plus
encore que dans l'hystérie, le mécanisme de projection onirique sera profond et caché.
L'hystérie a été, sinon pour JANET, du moins pour FREUD, « la voie royale » qui mène au
rêve et à l'Inconscient. Si ses études sur l'obsession ont entraîné JANET loin du rêve, FREUD
s'y est trouvé, lui, ramené par un détour : celui d'une structure fantasmique propre sous-
jacente à la pensée compulsionnelle. Cet être qui se punit, qui s'entrave, s'engage dans le
labyrinthe d'actions et de pensées sans fin, sans cesse ni repos ; il n'exprime pas, lui, par
son corps, un système d'images inconscientes, un rêve, comme dans l'hystérie, mais bien
plutôt il transpose sur le plan d'actions insignifiantes ou tragiques un conflit. Mais le foyer
de cette lutte est bien un système d'images inconscientes, un rêve, mais un rêve refoulé, …C'est par quoi l'obses-
qui ne parvient pas à s'exprimer, qui est d'autant plus impératif qu'il reste inconscient, et sion touche au délire, est
que seuls transparaissent à la conscience sa poussée, ses reflets et ses substituts. Le méca- un délire. Seulement, elle
nisme de la projection onirique et de la symbolisation reste le même, mais ici il est à plu- est un délire qui n'est que
« posé », « appuyé »,
sieurs degrés. C'est par quoi l'obsession touche au délire, est un délire. Seulement, elle est pour ainsi dire « virtuel »
un délire qui n'est que « posé », « appuyé », pour ainsi dire « virtuel » devant la conscien- devant la conscience. Il
ce. Il ne la submerge pas, il la presse. Son reflet suffit à la troubler, à l'angoisser, à l'épou- ne la submerge pas, il la
vanter. Elle s'y mire avec terreur. Elle se laisse prendre et fasciner, mais non point comme presse…

dans la conscience imageante du rêve dont nous sommes partis, mais plutôt comme atti-
rée par un vertige qui la sollicite et la fait reculer d'effroi. Le mécanisme névrotique de
l'obsession est plus complexe, moins direct que celui de la psychose et de l'hystérie. Il sup-
pose des dimensions psychiques, une complexité, une superposition de structures à des
plans qui n'appartiennent qu'à la conscience normale ou « presque normale ». Aussi repré-
sente-t-elle la forme de névrose la plus proche de l'activité normale 1

1. L'hystérique dans son état habituel est d'un niveau sensiblement égal, mais la névrose hysté-
rique est paroxystique par essence, et c'est dans les crises ou les accidents « aigus » que le méca-
nisme névrotique d'expression onirique se forme et se cristallise.

259
ÉTUDE N°8

Maintenant qu'au terme de cette étude nous avons élargi les rapports du rêve et des
…c'est dans le mécanis- psychoses à un point tel que c'est dans le mécanisme même de la PROJECTION INCONS-
me même de la PROJEC- CIENTE que nous trouvons l'unité du travail du rêve et du travail délirant, qu'il soit psy-
TION INCONSCIENTE que
chotique ou névrotique, c'est, parvenus à ce degré de profondeur, que nous trouvons
nous trouvons l'unité du
travail du rêve et du tra- entre l'obsession et le rêve, entre la formation des images du rêve et la structure fan-
vail délirant… tasmique inconsciente, la véritable et décisive identité. Nous comprenons alors que les
observations du clinicien soient généralement incomplètes et artificielles à cet égard.
Certes, nous nous rappelons l'observation de Mme B., cette malade observée par
MOREL 1, dont le délire du toucher prit son origine dans un rêve, et tant d'autres cas
épars dans la littérature ; nous n'oublions pas non plus, ce passage du fameux livre de
PITRES et RÉGIS 2 : « D'une façon générale, les obsédés sont pris le matin, dès leur
réveil, et ce passage de la vie onirique, accompagné le plus souvent de l'oubli momen-
tané de leur torture morale, à la vie réelle, qui la fait reparaître instantanément, est le
plus mauvais moment de la journée... Le sommeil est plus ou moins bon. Tantôt l'ob-
session n'a aucune répercussion sur lui ; d'autres fois, elle a également lieu dans le
rêve, soit qu'elle en tire origine, soit qu'elle s'alimente et se renforce simplement en
lui ». Mais tout ce que nous pourrions citer d'observations ou de réflexions du même
genre resterait dans l'ordre des rapports superficiels et simplement cliniques. Nous
avons appris, en avançant jusqu'au terme de cet exposé, à être plus exigeants, et c'est
seulement à la psychanalyse que nous pourrions demander des faits et des explications,
car elle seule a approfondi assez la structure de l'obsession pour découvrir sa structu-
re « fantasmique ». Toutefois, comme nous aurions à citer presque tous les travaux de
FREUD et de son école sur les névroses obsessionnelles, on nous excusera de ne pas
recourir à de si abondantes et de si vivifiantes sources. Cela nous suffit pour conclure,
comme pour l'hystérie, que l'élaboration de la névrose obsessionnelle passe par le plan
d'une organisation, d'une structure psychique plus complexe, plus normale, qui ne lais-
se filtrer le rêve de l'Inconscient qu'au travers de plans successifs, et ne l'accueille que
pour lui résister.
*
* *

Ainsi avons-nous parcouru tout le chemin qui peut séparer I'IMAGO inconsciente
de I'IMAGE vécue à travers les péripéties de la conscience qui s'endort, et celles de la
conscience qui s'aliène. C'est-à-dire que nous avons aperçu, à travers tous les niveaux,
le même identique travail de PROJECTION dans la germination des formes du Rêve, et
dans la floraison des formes de la Folie.

1. MOREL, Arch. Gén. de Méd., 1862.


2. PITRES et RÉGIS, Les obsessions, 1902.

260
TROISIÈME PARTIE
1. Folie et valeurs.
2. Rythme de la médecine.
3. Mécanicisme et psychiatrie.
4. La notion de « maladie mentale ».
5. La doctrine de G.de Clérambault.

L'INCONSCIENT, FOYER DE L'IMAGINAIRE


6. Freud et la psychanalyse.
7. Conception Organo-dynamiste.
8. Rêve et psychopathologie.

THÉORIE ORGANO-DYNAMISTE DE L'IDENTITÉ DU RÊVE ET DU


DÉLIRE AU COURS DES DISSOLUTIONS DU PSYCHISME.

Dans la perspective qui est celle où la psychiatrie s'est classiquement située et enli- …L'idée d'envisager le
sée, celle où elle se place encore le plus généralement, les rapports du rêve et de la rêve comme un travail
significatif était aussi
folie sont simplement analogiques et contingents. Savoir : le rêve est un assemblage
scandaleuse que la
d'images visuelles et un assemblage accidentel et insignifiant. — Seules certaines conception du délire
formes « oniriques » des psychoses lui sont semblables. Et c'est tout. On ne va pas plus considéré comme un tra-
loin. A une théorie mécaniciste et atomiste du rêve correspond une théorie mécanicis- vail significatif…
te des psychoses formée de pièces et de morceaux, dont certains — les hallucinations
…Quant à la tentative
— sont analogues aux images du rêve. L'idée d'envisager le rêve comme un travail pour reconnaître à ce tra-
significatif est aussi scandaleuse que la conception du délire considéré comme un tra- vail commun une condi-
vail significatif. Quant à la tentative pour reconnaître à ce travail commun une condi- tion identique, elle paraît
[encore de nos jours]
tion identique, elle paraît proprement insensée.
proprement insensée…
Si nos observations et analyses sont exactes, il faut bien pourtant nous placer au
regard de ce problème dans une position radicalement différente. Nous avons établi Pourtant…
par ce qui précède, 1° que le rêve n'est qu'une forme dégradée de la vie psychique, en
profonde mais réelle continuité avec la pensée de la veille et la personnalité du dor-
meur ; 2° que toutes les formes délirantes, c'est-à-dire sous des formes ou à des degrés
divers, toutes les psychoses et psychonévroses ont une structure « fantasmique » iden-
tique au travail du rêve. Reste donc à nous représenter, à l'aide d'une hypothèse qui en
coordonnera la diversité, quel est le caractère commun au processus de la dissolution
du sommeil et aux processus générateurs des psychoses. On ne nous en voudra peut-
être pas de présenter ici seulement un simple schéma, un plan, puisqu'aussi bien, si
nous pouvions dès maintenant exposer une théorie complète, c'est que notre travail
n'en serait pas à ses prémisses, mais à ses conclusions...
Mais avant d'esquisser, de présenter les linéaments de cette théorie générale, théo-
rie qui ne saurait être rien d'autre qu'une théorie psychiatrique, destinée à embrasser

261
ÉTUDE N°8

toute l'étendue des formes et des mécanismes des psychoses et des psychonévroses,
précisons quelles en doivent être nécessairement les caractéristiques essentielles.
Le rêve, pas plus que le délire, n'est jamais le produit « direct », « mécanique » et
en quelque sorte « extrapsychique » du processus, dont ils sont l'un et l'autre l'effet. La
maladie ni le sommeil ne créent pas, ils libèrent. Et c'est en quoi notre thèse sera réso-
lument anti-mécaniciste. Elle arrache jusqu'à la racine cette idée fausse que l'image
(comme l'hallucination ou l'idée délirante) est le produit d'une néo-formation idéique
ou éidétique, capable de se présenter comme un « élément » générateur de rêve et de
délire.
Mais si notre théorie est résolument anti-mécaniciste, elle sera aussi nettement
anti-psychogénétiste. Le fait primordial, comme disait MOREAU (de Tours), des rêves
comme des délires, est constitué par une modification perturbatrice de l'activité psy-
chique. Ils sont les uns et les autres conditionnés par une dissolution, une métamor-
…aucune analyse psycho- phose régressive du champ de la conscience, dont la structure négative et déficitaire
génétique ne pourra (sans est absolument caractéristique. De même qu'aucune analyse psychogénétique ne pour-
tenir compte du sommeil ra (sans tenir compte du sommeil nécessairement hétérogène à sa « compréhension »)
nécessairement hétérogè-
expliquer à elle seule le rêve, aucune psychogénèse n'atteindra la structure négative de
ne à sa « compréhen-
sion ») expliquer à elle la dissolution psychotique elle-même.
seule le rêve… C'est dire que notre théorie garantira à la fois l'organogénèse du processus géné-
rateur et le dynamisme psychique de la formation du symptôme onirique ou délirant :
…aucune psychogénèse
elle sera ORGANO-DYNAMISTE. Elle s'inspirera tout naturellement des principes de
n'atteindra la structure
négative de la dissolution JACKSON, qui requièrent une théorie de l'évolution, de la dissolution et de l'activité res-
psychotique elle-même… tante des fonctions psychiques.

I. — ÉVOLUTION ET ORGANISATION DE LA VIE


PSYCHIQUE

A. – STRUCTURE DYNAMIQUE ET GÉNÉTIQUE DE L'APPAREIL PSYCHIQUE.

Le « psychisme », la « Psyché » constituent un système de forces qui intègrent les


fonctions nerveuses et non-nerveuses dans une activité au maximum personnelle. C'est
dans le sens d'un rapport de subordination des parties à la totalité que se définit son
activité. C'est dire que l'activité psychique est, par essence, constituée et se définit par
un mouvement original de « mise en forme », de « mise en ordre » de l'infrastructure
de l'organisme. Vue en coupe, dans l'instant présent, la conscience est l'opération par

262
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

laquelle je prends possession de moi-même et du monde, et qui règle mes réactions au


monde, contre une partie de moi-même. Vue dans son développement, la personnalité
est l'histoire de la formation de mon personnage qui s'est dégagé de ma condition spé-
cifique et constitutionnelle, pour s'ériger en maître de ma nature et, en un certain sens,
contre ma nature. Ainsi la nature humaine (c'est-à-dire le psychisme humain, en tant
qu'il en est la plus haute expression) est, en elle-même, essentiellement conflictuelle.
Et c'est en pénétrant dans ce système de forces que doit se dérouler toute psychologie
concrète, toute phénoménologie réelle de l'esprit.
En termes plus spécifiquement psychologiques, la conscience suppose l'incons-
cient, la pensée suppose l'automatisme, la personnalité suppose l'organisation spéci-
fique, la pensée vigile suppose le rêve. Ou mieux, chacun de ces premiers termes s'éri-
ge, naturellement, en instance « supérieure », implique le terme inférieur par opposi-
tion auquel il se définit. Étant bien entendu que ces « termes » ne constituent pas un
système logique, mais la structure fonctionnelle vivante de notre organisme, en tant
qu'il est précisément esprit.
…C'est d'une forme
C'est dans cette perspective génétique qu'il faut envisager l'évolution des fonctions engluée dans l'obscur, le
psychiques, c'est-à-dire la formation d'une causalité psychique, d'une personnalité et présent et l'immédiat que
d'une structure de conscience. Chacune de ces forces intimement mêlées impliquent se dégage la conscience
déployée dans le temps et
une infrastructure. C'est du déterminisme spécifique sensori-moteur que se dégage
le jugement…
l'indétermination libre de l'activité. C'est d'un biotype « physique » et spécifique de …Mais quelque chose
notre individu que se dégage la personne. C'est d'une forme engluée dans l'obscur, le reste des phases du passé
présent et l'immédiat que se dégage la conscience déployée dans le temps et le juge- dans le présent : l'antécé-
dent est sous-jacent…
ment. Mais quelque chose reste des phases du passé dans le présent : l'antécédent est
…Quelque chose reste de
sous-jacent. Quelque chose reste de l'inférieur dans le supérieur : le sous-jacent l'inférieur dans le supé-
demeure en puissance. rieur : le sous-jacent
demeure en puissance…

B .– LE « NOYAU LYRIQUE », LE « FOYER IMAGINAIRE », L'INCONSCIENT.

Le miracle de notre vie psychique, c'est précisément que portant en nous, au fond
de nous-mêmes, immanente à notre nature, la folie, nous ne nous abandonnions pas à
elle, que nous puissions lui résister et ne lui consentir qu'une infiltration calculée dans
la rêverie, ou des irruptions aisément et rapidement « contrôlées » dans nos émotions
ou passions. C'est en quoi consiste l'exercice même de ce que l'on peut appeler ou ne …Images, non point seu-
pas appeler, comme on voudra, la « faculté raisonnante », mais qui se confond avec les lement reflets des choses
vues, mais miroirs de ce
actes mêmes de notre conscience, de notre existence.
que j'ai vécu, formes vir-
En moi, au sein de mon être, gît et vit un foyer ardent, le monde des images. tuelles de ce que je veux
Images, non point seulement reflets des choses vues, mais miroirs de ce que j'ai vécu, être et vivre, étincelles de
formes virtuelles de ce que je veux être et vivre, étincelles de mes désirs, formes où se mes désirs…

263
ÉTUDE N°8

rappelle, mais aussi se dessine mon « être dans le monde », où se concentrent mes pul-
sions instinctives, les virtualités de mon destin, les intuitions qui nouent mon existen-
ce à ma connaissance en deçà et comme à l'orée de la réalité. Ce monde « imaginai-
re » est traversé de significations mystérieuses et puissantes, chargées d'une électrici-
té affective, organisées en lignes de forces magnétiques. Mes fictions y circulent
comme un sang nourricier. Soit qu'elles représentent dans leur germination tout ce que
je n'ai pas pu « réaliser », soit qu'elles adhèrent au tendre monde merveilleux, magique
et secret qui, comme un narcisse, fleurit en moi, pour autant que je me pose ou m'op-
pose au regard du monde de la légalité objective. C'est un passé, celui de mon enfan-
ce, et pour ainsi dire mort en même temps qu'il est né, mais survivant, c'est un avenir
sans autre loi que celle de la puissance de mon intention, c'est un monde plastique et
émouvant que je tiens à ma discrétion et qui, réfracté dans mon cœur, reste toujours
prêt à me tendre, comme dans un miroir, l'image de moi-même. Il vit et m'anime d'une
vie prodigieuse et secrète, qui ne cesse de solliciter mon adhésion, ma complaisance
et d'exiger mon renoncement aux lignes géométriques et logiques d'une réalité dure et
impersonnelle. Et pour si formé qu'il soit de ma propre substance, il est pourtant
comme une fenêtre ouverte sur les autres, non point cette grande et transparente baie,
que la raison ménage à la conscience et au travers de laquelle s'établissent les rapports
les plus sûrs et les plus fermes avec les êtres et les choses, mais une voie de commu-
nication vitale plus « souterraine » et plus profonde avec l'âme d'autrui. C'est par là que
s'établissent les contacts esthétiques, cette communion irrationnelle, qui est à l'égard
de la raison comme un défi et une triche. Ainsi ce tourbillon d'images, en quoi se
concentrent et mon pouvoir de me dresser contre le monde, et mon aspiration poétique,
et mon adhérence aux formes de l'irréel, constitue « en moi » une partie de « mon
moi », qui m'échappe et tend sans cesse à m'échapper. L'espèce de complicité que je
trouve en moi-même, pour me laisser prendre à des images, n'est pas autre chose que
l'attrait qu'exerce la première forme de mon moi sur sa constitution actuelle. Je me sens
refluer vers mon passé, je me sens aimanté par ce travail sourd et obscur, qui tout
autant que celui de mon cœur prolonge à chaque instant ma vie et qui est l'ombre de
…cette production germi- mon moi. Cette « ombre », cette production germinative, cette « sédimentation acti-
native, cette « sédimenta- ve » de ma vie psychique, cette implication nécessaire de mes actes de conscience, cet
tion active » de ma vie
automatisme qui bouge en moi, c'est l'Inconscient, l'inconscient sous son triple aspect :
psychique, cette implica-
tion nécessaire de mes implication sous-jacente de la vie psychique non entièrement engagée dans l'acte pré-
actes de conscience, cet sent — foyer imaginaire — et noyau lyrique de l'humanité.
automatisme qui bouge en Aussi bien, il y a une égale naïveté à nier l'Inconscient et à en faire une personne
moi, c'est l'Inconscient…
dans la personne. Le nier, c'est abolir l'essentiel de la vie psychique qui est sa structu-
re organique propre, son ordre composé et instable, c'est l'étaler sur un plan, alors
qu'elle est organisée comme un monde. Le considérer comme un être dans l'être, un

264
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

« double » du conscient, comme une marionnette (dotée de tous les attributs d'un per-
sonnage) dans la personne, c'est alors se faire l'idée spatiale d'une séparation absolue 1
entre le Conscient et l'Inconscient. Pour nous, l'Inconscient est l'efficience concrète
mais virtuelle du passé dans l'acte d'adaptation au présent. Il fait partie intégrée de la
personnalité et de la conscience. Il en est une dimension, faute de laquelle il n'y a aucu-
ne perspective possible dans le déploiement de la vie psychique.

C. – LES FORMES SUPÉRIEURES DE L'ACTIVITÉ PSYCHIQUE.

Le psychisme est une mise en forme de l'être. Il assure l'accord profond entre
l'existence du sujet et le monde, entre la première et les autres personnes de la conju-
gaison de l'action et de la réalité. En tant qu'opération d'intégration, il est la « conscien-
ce » à tous ses degrés, depuis les premières identifications de la connaissance jusqu'à
la prise en charge d'une situation complexe, présente dans la conscience percevante,
…Pour nous, l'Incons-
ou représentée dans la conscience réfléchissante. En tant que système autonome de cient est l'efficience
valeurs, il est la personnalité. Il s'inscrit entre ces deux coordonnées : le champ de la concrète mais virtuelle du
conscience et la trajectoire de la personnalité, chacune étant fonction de l'autre et passé dans l'acte d'adap-
tation au présent…
n'étant que fonction de l'autre. Par là, par cette causalité propre et par cette structure
originale, se définissent à la fois le concept de « psychogénèse » et celui de réalité de
l'esprit. L'esprit a une structure et une histoire, voilà ce qu'il ne faut pas perdre de vue …L'esprit a une structure
et dont doit s'accommoder ensuite toute démarche philosophique de l'esprit sur l'esprit. et une histoire, voilà ce
qu'il ne faut pas perdre de
L'imaginaire, le foyer imaginaire, l'inconscient nécessaire à cette organisation se trou-
vue et dont doit s'accom-
ve engagé dans ces structures supérieures ; il s'y trouve utilisé, et en quelque sorte moder ensuite toute
volatilisé. Et nous n'avons pas peur de recourir à cette « notion » d'instrument, et à démarche philosophique
cette « comparaison » de l'instrument et de l'ouvrier, car il ne s'agit ici ni de métapho- de l'esprit sur l'esprit…
re, ni d'abstraction, ni d'illusion réaliste, mais de la réalité même de la structure de l'es-
prit, qui véritablement « animat molem ». Non point comme le bâton pousse la boule,
à quoi il reste étranger, mais comme l'énergie même de cette masse qui en émane et la
meut, car l'organisme est strictement et absolument « automobile », dans la mesure
même « où il est psychisme ».
C'est dans les conditions où ce système énergétique, ce foyer de la conscience et
cette trajectoire du moi ne se déploient plus librement, que transparaît alors l'infra-
structure, que « se dépose » et « cristallise » la sédimentation normalement impliquée
et emportée dans son mouvement. C'est ce qui se passe dans le sommeil, c'est ce qui
se passe au cours des processus psychopathologiques.

1. Cf. les « schémas » de FREUD.

265
ÉTUDE N°8

II. — LA DISSOLUTION HYPNIQUE ET LE RÊVE

Nous avons assez étudié la structure, le dynamisme et la théorie du rêve, pour


n'avoir point à y revenir.
Le sommeil 1 est, lui, quant à l'édifice fonctionnel du psychisme, un accident. Il est,

1. Principaux travaux sur le sommeil depuis 1930 : G. ENDRES et W. VONDREY, Ueber-schlafund Schlafmenge,
« Zeitschr. f. Biologie », 1930 — LHERMITTE, Le Sommeil, 1 vol., 1931, Paris. — A. SALMON, Le Sommeil est-
il déterminé par l'excitation d'un centre hypnique ou par la dépression fonctionnelle d'un centre de la veille
« Revue de Neurologie »,1932,1, p. 714. — H. WINTERSTEIN, Schlaf und Traum, 1 vol., Berlin, 1932. —
ZONDEK et BIER, Hypophyse und Schlaf, « Klinische Wochenschrift » 1932. — COLUCCI, Il glutation delle
encefalo nel sonno sperimental, « Revista di Neurologia » l933. — HESS, der Schlaf, « Klin. Wochenschr. »
1933.— JANICHEWSKI, La conception biologique du sommeil, « Encéphale » 1933. — KOCH, Elektronarcose-
versuch, « Klin. Wochenschr. » 1933. — P. MEIGNANT, Sommeil et réflectivité conditionnelle, « Encéphale »
1933. — MULLIN, KLEITMAN et COOPERMAN, Studies on the physiology of sleep, « Amer. J. of Physiology »
1933. — STOECKMANN, Versuche uber Verkürzung und Verlegung der Schlafzeit, « Med. Wochenschr.
Principaux travaux sur le München » 1933. — TOURNAY, Séméiologie du Sommeil, 1 vol., Paris, 1934. — CLAPARÈDE, Le sommeil et la
veille, « Nouveau Traité de Psychologie » de G. DUMAS, 1934. — H. DOST, Zur Physiologie des Schlafes,
sommeil depuis 1930…
« Arch. für exper. Patho und Pharmako. » 1934. — J. H. SCHULTZ, Wachen und Schlafen, « Deutsche Med.
Wochenschr. » 1934. — F. BREMER, Cerveau isolé et physiologie du sommeil, « Société de Biologie » 1935.
— STUART N. ROWE, Localization of the Sleep Mechanism, « Brain » 1935, 58. — F. BREMER, Activité élec-
trique du cortex cérébral dans les états de sommeil et de veille chez le chat, « Société de Biologie » 1936. —
FOSTER KENNEDY, Sleep, « State Journal of Médecine New-York », sept. 1936. — SCHEMINSKY, Neuen
Untersuchungen Uber elektrische Narkose, « Wien. Klin. Wochenschr. » 1936. — E. D. ADRIAN, The physio-
logy of sleep, « Irish J. of Med. Science », juin 1937. — H. BLAKE, Brain potentials and depth of sleep,
« Amer. J. of Physiol. » 1937. — BLAKE (H) et GÉRARD (R. W.), Brain potentials during sleep, « Amer. J. of
Physiol. » 1937. — M. F. BREMER, L'activité cérébrale au cours du sommeil et de la narcose, « Bul. Acad.
Royale de Médecine de Belgique », février 1937. — A. C. IVY et J. G. SCHNEDORF, On the hypnotoxin theory
of sleep, « Amer. Journ. of Physiology » 1937, n° 2. — R. KLANE, Die bioelektrische Tätigkeit der
Grosshirnrinde im normalem Schlaf, « J. f. Psych. u. Neuro. » 1937. — KLEITMANN, MULLIN, COOPERNAN et
TITELBAUM, Sleep characteristics, 1 vol., Chicago, 1937. — MARINESCO, SAGER et KREINDLER, Études élec-
troencéphalographiques, « Bull. Acad. Méd. de Roumanie » 1937. — E. P. PICK, Ueber Aenderung energeti-
scher Vorgänge im Grosshirn durch Schlaf, « Klin. Wochenschr. » 1937. — A. SALMON, Corrélations cortico-
diencéphaliques et diencéphale-hypophysaires dans la régulation de la veille et du sommeil, « Presse
Médicale », avril 1937. — F. BREMER, L'activité électrique de l'écorce cérébrale et le problème physiologique
du sommeil, « Bolletino della Società italiana di Biologia sperimentale » 1938. — H. DABIS, P. A. DAVIS, A.
LOOMIO, E. N. HARVEY et G. HOBART, Human brain potentials during the inset of sleep, « Journal of
Neurophysiology of sleep, J. of Neuro-physiology » 1938. — A. SALMON, Il problema del sonno, « Revista di
Biologia » 1938. — Carl D. CAMP, The question of the existence of a sparate of sleep in the Brain, « J. of ner-
vous and mental diseases » 1940. — Joseph H. GLOBUS, Probable topographic Relations of the sleep regula-
ting Centres, « Archiv of Neuro and Psych. » 1940, I. — R. GRUETTNER et A BONKOLO, Ueber Ermüdung und
Schlaf auf Grund Hirnbioelektrischer Untersuch, « Archiv. f. Psych. u. Neuro. » 1940, 3.—P. CHAUCHARD,
Recherches sur le mécanisme normal, « Revue Scientifique » 1942.— H. REGELSBERGER, Ueber vegetative
Korrelationen im Schlafe des Menschen, « Zeitschr. f. die gesamte Neuro. u. Psychia. » 1942, 174. — P.
CHAUCHARD, Le résultat de l'analyse chronaximétrique des états du sommeil, « Presse Médicale » 1944. —
Ch. DAVIDSON, et E. L. DEMUTH, Disturbances in Sleep Mechanism, « Arch. of Neuro. and Psych. », 1946, I.
— M. GANS, Sleep and third circulation, « J. of nerv. and ment. Diseases », 1946, 103, p. 473. – DYNES,
Objective Method for distinguishing sleep front the hypnotic transe,« Archiv. of Neuro. » 1947,1. —
CHAUCHARD, Le sommeil et les états de sommeil, 1 vol. Flammarion, 1947.— M. GANS, Der Schlaf und der
dritte Zirkulation, « Archives suisse de Neuro », 1949, 64, p. 88. — W. HESS-CH. KAYSER, 17e réunion de ../..

266
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

en effet, relativement hétérogène à la vie psychique. Il n'en dépend pas directement. Si


certaines conditions inhérentes au champ perceptif ou à l'histoire des événements le
favorisent ou l'empêchent, il est un processus « en troisième personne », dépendant du
corps, de sa fatigue, de son métabolisme et d'un dispositif nerveux diencéphalique,
somme toute assez bien connu et nous pouvons renvoyer au livre déjà ancien mais
guère dépassé de LHERMITTE. Il s'inscrit dans le rythme de nos fonctions vitales végéta-
tives. Il se caractérise par la dissolution rapide et profonde de la vie psychique, contrac-
tant en un temps très bref, l'échelle des niveaux de dissolution, que l'on a tant de peine
à saisir dans le passage de la veille au sommeil, à travers « l'état hypnagogique », mais
qui s'y trouvent représentés, comme nous l'avons souligné au début de cette étude.
Le rêve, c'est la forme même de ma pensée, la seule expérience que je vive dans …Le rêve, c'est la forme
mon sommeil. C'est un événement qui se déroule dans mon champ de conscience, même de ma pensée, la
seule expérience que je
comme une péripétie intégrée dans mon temps et mon espace, réduits à la mesure de
vive dans mon sommeil…
ma propre activité, et comme devenus un miraculeux privilège de mon désir. C'est un
« vécu » d'images qui reflètent ma personnalité, repliée et soudée à l'obscure végéta-
tion de sa couche archaïque. La trajectoire de ma personnalité se dissout dans le champ
de ma conscience imageante pour lui fournir, certes, une trame, mais privée de sa pers-
pective totale. Et je deviens uniquement champ de ma conscience, tout entier ramené
au mouvement interne de son organisation, je vis une coalescence totale, celle de ma
conscience et de la réalité, par quoi celle-ci n'est plus qu'un simulacre, se vide de sa
référence aux autres et aux choses pour ne se remplir que de l'expansion même de ma
spontanéité. Je m'enchante et me berce, comme si, « dans les bras de Morphée », c'est
dans l'onde ténébreuse du sommeil que, Narcisse, je me mire, sans savoir que la seule
rencontre que j'y puisse faire, est celle de ma propre image.
Ainsi, ce qui caractérise le processus sommeil-rêve, c'est qu'il est à la fois un acci-
dent et un événement. Ce qui définit son action spécifique, c'est la dissolution du
champ de la conscience et l'abolition de la trajectoire de la personnalité. Celle-ci étant
absorbée par celle-là. La métamorphose de la structure psychique formelle représente …La métamorphose de la
structure psychique for-
ce que nous appelons le trouble négatif de la dissolution, celle qui garde à travers
melle représente ce que
toutes nos observations et nos analyses quelque chose d'un accident survenu à notre nous appelons le trouble
être et qui est objet de connaissance, non pas du rêveur qui rêve, mais du rêveur qui négatif de la dissolu-
est éveillé ou d'autrui. Le vécu du rêve, ce que nous appelons sa structure positive, tion…
c'est, au contraire, ce qui n'a été vécu et ne peut être raconté que par le réveillé, et la
seule « réalité » que représente la totalité de son expérience du songe ; sa substance est
fournie par le défoulement plus ou moins total de l'inconscient. Ce qui est « libéré »
par le sommeil est ce qui était naturellement dépassé et se trouvait seulement impliqué

../.. physiologistes Montpellier, 1949. — A. RUBINO, Il sonno, 1 vol., Naples, 1949. — PASSOUANT,
Séméiologie électro-encéphalographique du sommeil, « Revue Neurologique », 1950, 83, p. 545.

267
ÉTUDE N°8

dans l'exercice normal et plein de l'activité psychique. La virtualité fantasmique sous-


jacente au psychisme de la pensée vigile passe de la puissance à l'acte et devient
constituante de la conscience.
Nous avons vu plus haut que le retour à la conscience vigile laissait subsister le
souvenir du rêve, et qu'en un certain sens, il survivait au sommeil. Évadé du sortilège
qui a envahi et troublé le champ de la conscience comme une émanation nécessaire de
son obscure activité, le rêveur en se réveillant retrouve la possibilité d'accéder à un
champ de conscience plus clair, plus net, plus raisonnable, point de convergence et
…l'événement onirique d'articulation de son esprit et du monde, et l'événement onirique recule, s'amenuise et
recule, s'amenuise et dis- disparaît, à moins que, pénétrant dans la trajectoire de sa personnalité, il n'y soit incor-
paraît, à moins que, péné-
poré, comme, par exemple, chez un individu « qui croit à la valeur divinatoire de ses
trant dans la trajectoire
de sa personnalité, il n'y songes », ou chez tel autre « qui croit à la réalité de l'événement rêvé ». Il ne suffit pas,
soit incorporé… par conséquent, pour épuiser l'histoire naturelle du phénomène sommeil-rêve, de le
considérer comme une dissolution du champ de la conscience, mais il faut encore le
situer dans la trajectoire de la personnalité, cette double perspective étant inhérente à
la structure de tout phénomène psychique, de haute ou de basse tension.

III. — DYNAMIQUE DES PROCESSUS


PSYCHOTIQUES

Les accidents qui survien- Les accidents qui surviennent à l'édifice fonctionnel psychique sont de deux
nent à l'édifice fonction- ordres. Tantôt, il s'agit de désintégrations du substratum d'automatismes impliqués
nel psychique sont de
dans l'exercice des fonctions supérieures d'intégration ; celles-ci demeurent intactes, et
deux ordres. Tantôt […]
ces troubles, vécus ces troubles, vécus comme accidents, restent structuralement limités : il s'agit alors de
comme accidents, restent troubles neurologiques admettant naturellement une composante psychique, mais se
structuralement limités : présentant en contraste avec l'organisation de la conscience et la trajectoire de la per-
il s'agit alors de troubles
sonnalité, par quoi précisément ils se définissent. Tantôt ils altèrent la fonction éner-
neurologiques…
…Tantôt les dissolutions gétique correspondant à ce que JANET a appelé la « tension psychologique », et les dis-
uniformes et « apicales » solutions uniformes et « apicales 1 » de l'activité psychique supérieure qu'ils entraînent
de l'activité psychique constituent les psychoses.
supérieure qu'ils entraî-
Ce que le processus hypnique produit avec une vitesse considérable, c'est-à-dire
nent constituent les psy-
choses… une dissolution profonde qui brûle les étapes, c'est ce que les processus psychotiques
entraînent plus lentement et moins complètement sous forme de niveaux de dissolu-
tion. Mais le processus psychotique n'agit pas seulement sur la régression de l'activité
de la conscience, il peut aussi inscrire une modification plus ou moins profonde dans
la trajectoire de la personnalité sous forme d'altérations de la personnalité. C'est ce

1. Nous les appelons « apicales », parce qu'elles suppriment le sommet de la pyramide fonction-
nelle et s'opposent ainsi aux désintégrations basales.

268
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

double mouvement que nous devons rapidement rappeler ici et que nous avons déjà
indiqué dans la structure fantasmique des psychoses.

A. – LES PSYCHOSES AIGUËS. L'ÉCHELLE DES NIVEAUX DE DISSOLUTION


DE LA CONSCIENCE.
Elles se caractérisent par une régression de l'activité de la conscience, par la consti-
tution d'une conscience amoindrie et organisée à un niveau inférieur d'intégration.
Au niveau le plus inférieur correspondent les structures confuso-stuporeuses,
caractérisées par une torpeur, un engourdissement, une sorte de sommeil, sans rêve ou
presque, pauvre et inerte. L'opacité de la conscience est très grande, elle est passive et
comme vide. Ce qu'elle vit, s'inscrit mal ou pas du tout, de telle sorte qu'il est à peu
près impossible de pénétrer dans son organisation interne, dans ses contenus inten-
tionnels et significatifs qui échappent au patient lui-même et s'engloutissent à mesure
dans le gouffre de l'oubli.
Les structures confuso-oniriques sont celles qui correspondent le plus à celle du
rêve du sommeil. Nous l'avons, plus haut, longuement étudié.
Les structures oniroïdes se caractérisent par une organisation fantasmique de la
conscience qui rappelle moins directement le rêve : nous avons décrit les états oni-
roïdes de dépersonnalisation imaginatifs et interprétatifs, selon qu'ils représentent un
trouble de la conscience, de l'unité du moi, la projection d'une fiction ou l'infiltration
de fantasmes dans la réalité objective ou sociale. Dans ces diverses éventualités, l'or-
ganisation de la conscience morbide est à peu près la même : état crépusculaire de la
conscience et expériences délirantes primaires, où se mêlent en proportions diverses
ce que la clinique classique nomme hallucinations, idées délirantes, illusions ou inter-
prétations morbides.
Les structures thymiques correspondent à l'organisation maniaque ou mélancolique
de la conscience (sans d'ailleurs que ce que l'on appelle manie ou mélancolie soient
« simplement » des troubles thymiques primitifs). Les états d'excitation ou d'anxiété
« purs » correspondent à ce niveau. La conscience s'est organisée relativement à un état
thymique fondamental : gaîté, colère, anxiété, inquiétude, remords, etc... ; mais, nous y
insistons, ces troubles de l'humeur ne sont jamais primitifs et générateurs.
— Ces divers niveaux correspondent donc à des dissolutions plus ou moins pro- …Ces divers niveaux cor-
fondes du champ de la conscience. Ils réalisent des troubles de l'activité psychique, en respondent donc à des
dissolutions plus ou
tant que conscience du présent. Aussi se manifestent-ils par une inadéquation remar-
moins profondes du
quable de la conduite à l'égard de la situation actuelle. Un voile s'interpose entre l'ob- champ de la conscience…
servateur et le malade « troublé ». Et pas plus que celui-ci ne peut dominer son trouble
et en être pleinement conscient, le médecin ne peut le pénétrer entièrement. Une épais-
seur irréductible de rêve, un « trouble » ternissant la conscience, comme un souffle de

269
ÉTUDE N°8

sommeil, s'intercalent entre le malade et autrui. De même que le rêveur dans le pro-
cessus sommeil-rêve, les malades soumis à la condition négative de leurs troubles sont
inconscients ou seulement vaguement conscients de son action et vivent, sans prise
possible de distance ou de critique, l'événement pathologique par excellence : leur
…Tous ces états aigus délire. Tous ces états aigus constituent le type même des expériences délirantes pri-
constituent le type même
maires. Elles sont, répétons-le encore, au processus de dissolution ce que le rêve est au
des expériences déli-
rantes primaires… sommeil, et cela sous des formes et à des degrés divers. Dans la mesure où il s'agit de
psychoses aiguës, elles disparaissent avec le processus de dissolution, comme le rêve
cesse avec le sommeil et s'engloutit au réveil dans l'oubli. Cependant, ces « expé-
riences délirantes », surtout quand elles s'éloignent de la rapidité et de la profondeur
de la dissolution hypnique, restent plus vivaces, plus « bouleversantes » qu'un simple
rêve. C'est qu'elles ont formé une « réalité » trouble et troublante plus proche de la réa-
lité que les images du rêve. Elles ont emprunté à ce qui subsistait encore de réalité
objective, une force de conviction, une organisation structurale des significations telles
que leur valeur d'événement s'impose plus aisément à la conscience, quand celle-ci
recouvre son énergie et sa clarté, c'est-à-dire guérit ou, si l'on veut encore, se réveille.

B. – PSYCHOSES CHRONIQUES. NIVEAUX DE DISSOLUTION DE LA


CONSCIENCE ET ALTÉRATIONS DE LA PERSONNALITÉ.

Certaines de ces psychoses sont caractérisées par une atteinte à la fois de l'organi-
sation du champ de la conscience et de la trajectoire de la personnalité. — Un « état
démentiel », c'est évidemment un certain « affaiblissement intellectuel », c'est-à-dire
une incapacité pour la conscience de s'élever au niveau des opérations, dont nous
avons dit, plus haut, qu'elles accordent l'existence du sujet à la réalité objective. Tout
…Tout ce que l'on nomme ce que l'on nomme troubles de la mémoire, troubles des associations, de l'orientation,
troubles de la mémoire, etc., correspond à ce trouble négatif. Cette incapacité favorise la production fantas-
troubles des associations,
mique à tel point qu'il n'y a guère de démences sans délires, sans une « teinte déliran-
de l'orientation, etc., cor-
respond à ce trouble te » de la vie psychique. Mais il y a plus, c'est la trajectoire même de la personnalité
négatif… qui se trouve profondément altérée. En tant que développement historique d'abord,
puisque le dément « perd conscience » de lui-même, de sa situation, de la continuité
…Cette incapacité favori-
et de l'unité de sa personne sous la multiplicité des événements. En tant qu'échelle de
se la production fantas-
mique à tel point qu'il n'y valeurs, déterminant un programme vital, puisque le dément est à la fois troublé dans
a guère de démences sans « son jugement », dans ses sentiments moraux, c'est-à-dire a perdu la capacité de se
délires, sans une « teinte placer dans une perspective logique et éthique. — Un « schizophrène », c'est-à-dire un
délirante » de la vie psy-
malade frappé d'une évolution démentielle d'un niveau moins profond, est par la « dis-
chique…
sociation » de son activité psychique placé dans une situation analogue. Le syndrome
primaire ou négatif de cette dissociation altère son champ de conscience et provoque

270
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

une élaboration « autistique » de pensée délirante représentant la part positive ou


secondaire de sa symptomatologie. Mais là aussi, il y a quelque chose de plus ; sa vie
psychique, tout entière ou presque, vécue sur le registre d'une expérience délirante pri-
maire, issue de la structure troublée de sa conscience schizophrénique, entraîne une
modification profonde de sa personnalité. Celle-ci tend à se dissoudre, à se morceler,
à se volatiliser dans le tissu inextricable et incohérent des événements délirants, et la
désorganisation chaotique durable de la conscience. Sa trajectoire se détend et se dis-
perse et cesse de soutenir l'unité de la personne et son histoire. Mais une autre éven-
tualité doit être encore envisagée, celle à laquelle correspond l'évolution des Délires
chroniques 1. Les niveaux de dissolution constituent sans doute au cours de leur déve-
loppement les « moments féconds » de l'activité délirante : les expériences délirantes
primaires, et fondamentales,—mais leur intégration au système de la personnalité pré-
sente ici une spécifique et décisive originalité. Tandis que les états chroniques dont
nous venons de parler sont caractérisés par l'effondrement du système de la personna-
lité, corrélatif au travail régressif de dissolution du champ de la conscience, ici il y a
transformation et non dissolution du système de la personnalité. C'est à ce système que
s'incorporent les expériences délirantes primaires, soit pour constituer une personnali-
té délirante dans le sens d'une systématisation paranoïaque, soit pour bipolariser la per-
sonnalité dans le sens d'un remaniement paraphrénique des valeurs.
Tout se passe donc, dans le premier cas, dans les psychoses chroniques plus ou …Dans les psychoses
moins démentielles, comme si la personnalité sous l'ombre progressivement portée du délirantes chroniques
tout se passe comme si le
trouble négatif de la conscience s'effaçait, comme si un sommeil graduellement plus
travail positif du rêve,
profond entraînait un rêve toujours plus pauvre. Tandis que, dans la seconde éventua- tirant son origine d'un
lité, dans les psychoses chroniques délirantes, non démentielles, tout se passe comme « sommeil » passager ou
si le travail positif du rêve, tirant son origine d'un « sommeil » passager ou intermit- intermittent, auquel il a
survécu, s'infiltrait dans
tent, auquel il a survécu, s'infiltrait dans le système de la personnalité et l'animait d'une
le système de la person-
vie propre et exaltante. Le rapport du trouble positif au trouble négatif est direct dans nalité et l'animait d'une
les psychoses démentielles et inverse dans les psychoses délirantes chroniques. vie propre et exaltante…

1. Les rapports et discussions du récent Congrès Mondial de Psychiatrie (septembre 1950) se sont
tenus très exactement à l'antipode de ce point de vue. Nous avons exposé notre propre opinion
sur ce point (Évolution Psychiatrique, 1950, n° 4) et nous y reviendrons naturellement lorsque …nous y reviendrons
nous exposerons l'ensemble de notre conception sur les délires (dont une première ébauche a paru naturellement lorsque
en espagnol : Estudios sobre los delirios, Madrid 1950). [NdÉ: Estudios sobre los delirios ,secon- nous exposerons l'en-
de édition. Madrid :Triacastella ;1998 ;177p.]. Pour le moment nous désirons bien indiquer ici semble de notre concep-
que, pour nous, le délire n'est jamais primaire. Il est toujours l'effet d'un trouble qui le condition- tion sur les délires (dont
ne. Que ce trouble constitue une immaturité de l'être psychique ou le processus de sa régression, une première ébauche a
il existe comme une condition nécessaire aussi bien pour l'organisation d'un délire systématisé ou paru en espagnol :
paraphrénique que pour l'organisation d'une schizophrénie. Nous n'employons le terme d' « expé- Estudios sobre los deli-
riences délirantes primaires » de JASPERS que dans le sens où MOREAU (de Tours) parlait de l'état rios, Madrid 1950)…
primordial.

271
ÉTUDE N°8

IV. — DYNAMIQUE DES PROCESSUS


PSYCHONÉVROTIQUES

De même que les « délires lucides » paraissent à un examen sommaire, incompa-


tibles avec la théorie organo-dynamiste que nous esquissons ici, les « névroses » se
révèlent aux yeux d'observateurs, peut-être superficiels, rebelles à entrer dans le cadre
psychopathologique que nous traçons. Nous avons, sans peine, montré précédemment
que l'hystérie ou la névrose obsessionnelle communiquaient profondément et large-
ment avec la pensée inconsciente, c'est-à-dire avec le rêve. Mais la constatation de
cette osmose n'est pas suffisante pour dresser une théorie organo-dynamiste des
névroses. Celle-ci exige, en effet, que l'hystérie et la névrose obsessionnelle soient
envisagées dans leur double structure négative et positive, par quoi elles se présentent
comme un cas particulier et spécial du même processus fondamental, du « fait pri-
mordial » de MOREAU (de Tours).
Disons d'abord que les deux névroses ont ceci de commun, qu'elles apparaissent
comme une forme pathologique de la personnalité, soit que celle-ci ne parvienne pas
à sa maturité et à son équilibre, soit qu'y étant parvenue, elle ne puisse plus s'y main-
tenir. Ce que la clinique nous apprend de la « mentalité » de l'hystérique ou de l'obsé-
dé, n'est rien d'autre que les données tirées de l'analyse de leur personnalité. L'une,
celle de l'hystérique, étant caractérisée par la plasticité de l'imagination, c'est-à-dire la
domination de la vie psychique par la tendance à l'expression, à la réalisation des
images ; l'autre, celle de l'obsédé, étant caractérisée par la stérilité des opérations psy-
chiques, c'est-à-dire par une culture incessante de l'échec. Sous cette forme, rien ne
permet de saisir les rapports qui unissent ces troubles au processus sommeil-rêve. Mais
voyons les choses de plus près.
…L'HYSTÉRIE a une struc- L'HYSTÉRIE a une structure négative. Celle-ci est très apparente dans les accidents
ture négative. Celle-ci est psychopathiques qui marquent l'évolution de la névrose (états crépusculaires, états
très apparente dans les
seconds, transes, catalepsie, crises névropathiques) et l'identité de ces « états » avec le
accidents psychopa-
thiques qui marquent rêve est si évidente que pas un auteur ne s'est occupé de la question sans manquer de
l'évolution de la névrose la signaler. Mais en dehors de ces « accidents », l'hystérique est un malade frappé dans
(états crépusculaires, l'organisation même de sa vie mentale et notamment de sa personnalité comme nous
états seconds, transes,
venons de le rappeler. Ses tendances à vivre les images, à ne vivre que d'images, sa
catalepsie, crises névro-
pathiques)… « mythomanie », ses fabulations qui l'apparentent aux types psychiques d'organisation
relativement faibles, infantiles, expriment un déficit de son développement ou de son
organisation. Le terme de « déséquilibre » a très exactement ce sens « négatif » et vise
un caractère strictement fondamental. Ces sujets facilement hypnotisables, sugges-
tibles, fantasques, hyperémotifs ont une structure psychopathique, par quoi se définit
exactement et essentiellement leur psycho-névrose. Toutes les analyses de CHARCOT et

272
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

de JANET ont convergé vers l'approfondissement de cette structure négative. — La …La structure positive
structure positive de l'hystérie par contre est réalisée par la forme complexuelle de l'af- de l'hystérie est réalisée
par la forme complexuel-
fectivité, c'est-à-dire par le mécanisme psychogénétique des manifestations si variées
le de l'affectivité, c'est à
et théâtrales de la grande névrose. Des systèmes énergétiques puissants cristallisent dire par le mécanisme
des attitudes, des images, des troubles fonctionnels caricaturalement significatifs. Tous psychogénétique des
les symptômes hystériques se développant sur le fond négatif de la « mentalité spéciale manifestations si variées
et théâtrales de la grande
hystérique », comme disait BABINSKI, sont en effet caractérisés par la satisfaction d'un
névrose…
désir inconscient. Toutes les études de FREUD et des psychanalystes ont convergé vers
l'approfondissement de cette structure positive.
La NÉVROSE OBSESSIONNELLE a également une structure négative qui correspond à …Dans la névrose obses-
ce que JANET a appelé le syndrome psychasthénique. La faiblesse de l'activité psy- sionnelle, la faiblesse de
l'activité psychique se
chique se manifeste par l'impossibilité d'accéder aux actes et aux formes psychiques
manifeste par l'impossibi-
qui exigent une forte tension psychologique. L'obsédé ne peut pas parvenir à accom- lité d'accéder aux actes et
plir un effort suffisant pour se rendre maître de lui-même. Il se laisse envahir par les aux formes psychiques
forces anarchiques qu'il ne domine pas. Ses idées s'éparpillent, des termes indéfini- qui exigent une forte ten-
sion psychologique…
ment intermédiaires s'interposent à chaque phase de sa pensée et de son action. Il gas-
pille son énergie au lieu de l'utiliser. Ses tics, ses agitations forcées, ses conduites de
dérivations, ses manies constituent les traits caractéristiques de ce déficit. — La struc-
ture positive de l'obsession, la signification du « siège » si paradoxal de l'obsédé par
lui-même est celle d'un désir de punition, d'un martyre consenti et profondément satis-
faisant, qui engage toute la vie inconsciente dans un drame factice et indéfiniment
actualisé, ainsi que FREUD et son École l'ont encore admirablement démontré. Si bien
que, comme l'écrivait déjà L. A. MURATORI en 1746 1 : « les peurs imaginaires, les pho-
bies, les dégoûts, les timidités et les scrupules sont des maladies particulières de la fan-
taisie humaine ».
Dès lors, les névroses nous apparaissent maintenant dans leur structure comme des
psychoses d'un niveau très élevé, comme des atteintes de ces formes d'activité psy-
chique qui présentent les plus grandes difficultés et requièrent le plus d'énergie. L'être
normal, dès qu'il se détend ou se fatigue, tombe assez facilement dans les pâmoisons,
émotions, irritations, rêveries imaginatives, idées fixes ou obsédantes. Mais ce qui
caractérise la structure névrotique, c'est que précisément les malades ne peuvent plus
sortir de ce niveau. — Si les névroses sont des psychoses de niveau très élevé, elles
sont aussi plus élevées dans la trajectoire de la personnalité. Celle-ci, et notamment la
masse de l'Inconscient avec ses conflits, ses tendances, ses complexes pénètre entière-
ment dans l'organisation névrotique. — Enfin et surtout, les névroses seraient incom-

1. L. A. MURATORI, Tratatto della Forza della Fantasia Umana, Venise, 1746, — Cf. l'étude que
le regretté Paul SCHIFF consacra peu avant sa mort à ce vieil ouvrage, in « L'Évolution
Psychiatrique », 1947.

273
ÉTUDE N°8

préhensibles, si nous ne discernions, dans leur structure même, l'identité du travail


sommeil-rêve. Ce travail, nous l'avons vu, est caractérisé par la régression de la
conscience qui tend dans sa chute à refluer vers le monde inconscient des images, vers
le noyau fantasmique. N'est-ce pas là exactement le même « travail » que nous retrou-
vons dans le mécanisme de l'hystérie et de la névrose obsessionnelle ? Dans l'hystérie
tend constamment à se réfléchir le monde des images, l'hystérique tend à s'hypnotiser
par elles, à les exprimer jusqu'à l'épuisement, et même quand elle revient de son niveau
quasi-normal, le système de la personnalité hystérique toute infiltrée de rêve et d'ima-
ginaire ne cesse de refléter ce substratum inconscient, ses déterminations, sans jamais
pouvoir rompre totalement ses adhérences avec les fantasmes. Dans la névrose obses-
…ainsi que les deux moi- sionnelle, la faiblesse de l'appareil énergétique psychique permet la poussée du noyau
tiés de la sphère de « fantasmique » inconscient, qui travestit la signification de ses lignes de force sans
Magdebourg sont hermé- affaiblir leur puissance. C'est dans une structure aboulique et hésitante qu'est vécu le
tiquement closes par le
conflit sous formes d'images obsédantes, reflets de la dialectique des images instinc-
vide, la structure négative
et la structure positive des tives. L'hystérie est un rêve morcelé. L'obsession est un rêve contenu. Tout ce que
névroses sont intimement JANET et FREUD ont écrit de meilleur sur ces névroses, s'applique rigoureusement dans
coaptées par le travail cette perspective à refermer le cercle de toutes les explications possibles. Ils se com-
« néantissant » du rêve
plètent, car ainsi que les deux moitiés de la sphère de Magdebourg sont hermétique-
qu'elles contiennent, qui
les unit et qui les ment closes par le vide, la structure négative et la structure positive des névroses sont
engendre en une indisso- intimement coaptées par le travail « néantissant » du rêve qu'elles contiennent, qui les
luble unité… unit et qui les engendre en une indissoluble unité.

V. — LE PHÉNOMÈNE SOMMEIL-RÊVE ET LA THÉORIE


GÉNÉRALE DES TROUBLES NÉGATIFS ET POSITIFS EN
PSYCHIATRIE

La vie psychique, avons-nous dit, s'inscrit entre deux coordonnées, le champ de la


conscience et la trajectoire de la personnalité. La trajectoire de la personnalité se
construit à partir de l'organisation successive des champs de la conscience à chaque
moment du temps, et elle constitue cette forme organisée et pulsionnelle de la durée
qu'est le personnage, en tant que fragment de l'histoire. Le champ de la conscience s'or-
ganise comme mode de connaissance du personnage et prise de vue sur la réalité, la
visualisation de ses contenus étant assez démonstrative de sa structure essentiellement
spatiale. Aussi la forme première de notre vie psychique est-elle la conscience en tant
que système de coordonnées de l'espace, en tant qu'activité intellectuelle opérant une
synthèse du monde dans l'immobilisation relative de l'instant présent. La matière de la
vie psychique c'est le flux même de la durée organisée en trajectoire de la personnalité.

274
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

Le sommeil est une dissolution de la forme psychique : un accident ; le rêve, une


phase de la matière psychique : un événement. Si nous disons que le sommeil est la
condition négative du rêve, c'est pour entendre que le bouleversement, sinon l'éva-
nouissement du champ de la conscience, constitue une éclipse des valeurs de réalité,
qui « libère la matière psychique » de telle sorte que la trajectoire de la personnalité se
brise dans son élan et se résorbe dans la production positive d'un événement interne,
essentiellement subjectif, caractéristique de la conscience imageante. La structure de
l'appareil psychique comporte nécessairement, implique ce double phénomène. Il
transparaît dans la rêverie, c'est-à-dire toutes les fois que l'hypotension de la conscien-
ce engage davantage dans son organisation le système propre des valeurs subjectives.
C'est dans cette perspective qui s'implante solidement dans une conception de la
vie psychologique résolument dynamiste que doit être envisagée la théorie des
troubles négatifs (sommeil) et des troubles positifs (rêve) des psychoses l. Une vue
assez superficielle des choses risquerait, en effet, de voir dans la structure positive et
négative des troubles une sorte de juxtaposition de « partes extra partes », réintrodui-
sant la vieille dichotomie paralléliste « psychique-organique ».
Le trouble négatif est intimement lié au trouble générateur (le processus nerveux
pathogène et le sommeil), dans et par la notion de dissolution. C'est lui qui confère sa
structure originale au tableau clinique, c'est-à-dire à l'ensemble symptomatique qui se
présente au travers de la désorganisation du champ de la conscience à tel ou tel
moment du temps... La cinétique de la dissolution joue un rôle déterminant. Sa vites-
se, son rythme, la courbe de son évolution constituent des caractères primordiaux de
…Toute phénoménologie
la forme de dissolution. La profondeur de dissolution conditionne le niveau structural de l'obsession, d'une crise
auquel s'organise la vie psychique, le degré de la régression que subit l'activité psy- de manie, de la pensée
chique. Ces caractères s'impriment directement dans la forme même du tableau cli- schizophrénique vise à
atteindre cette structure
nique. Toute phénoménologie de l'obsession, d'une crise de manie, de la pensée schi-
formelle de la psychose,
zophrénique vise à atteindre cette structure formelle de la psychose, par quoi elle se par quoi elle se caractéri-
caractérise essentiellement. se essentiellement…
Le trouble positif, c'est comme dans le cas du rêve libéré par le sommeil, l'émer-
gence du monde des images et de l'inconscient contenu en puissance dans la trajectoi-
re de la personnalité. Cet engagement plus ou moins exubérant, de ce qui était norma- …L'erreur, la terrible
lement réprimé dans la constitution même du vécu, anime le matériel psychotique et illusion à éviter consiste-
l'investit de valeurs humaines profondes, d'un réseau vivant de significations. rait à se figurer un cadre
vide, un « négatif », une
L'erreur, la terrible illusion à éviter consisterait à se figurer un cadre vide, un
forme, un néant
« négatif », une forme, un néant « rempli » par un contenu positif, l'être. Une telle « rempli » par un contenu
conception des choses, qui réduirait soit le trouble négatif au trouble positif (thèse psy- positif, l'être…

1. La langue espagnole exprime la profonde unité du « sommeil » (trouble négatif) et du « rêve »


(trouble positif) par un seul mot « sueño ».

275
ÉTUDE N°8

chogénétiste), soit le contenu à n'être qu'une contingence à l'égard du contenant (thèse


mécaniciste) est naturellement à proscrire radicalement. Il n'y a pas une sorte d'axe
immuable autour duquel glisserait un anneau dont il remplirait la forme de sa matière
toujours identique à elle-même ! Nous retomberions ainsi dans une sorte de mécanique
naïve et absurde.
Pour bien saisir le sens à donner à tous les concepts dont nous nous servons, il faut
revenir à ce que nous avons déjà exposé et à notre schéma fondamental de l'évolution
de fonction psychique.
Le trouble négatif n'est qu'une modalité inférieure, une anomalie de l'intégration.
Et celle-ci n'est pas une instance hétérogène transcendant les fonctions intégrées ! Elle
est l'activité même de la conscience, qui est toujours et nécessairement conscience de
quelque chose. De telle sorte qu'une certaine dissolution de la conscience ne se carac-
…Le trouble négatif n'est térise pas par une forme négative vide dont le « contenu » serait contingent, mais par
pas une partie des symp- une certaine manière d'être de la conscience, qui dans sa totalité structurale n'admet
tômes, il constitue la
aucune partie hétérogène à sa signification et est constituante génératrice et, en un cer-
forme générale qu'affecte
la vie psychique en voie tain sens, créatrice de son vécu. Le trouble négatif n'est pas une partie des symptômes,
de régression… il constitue la forme générale qu'affecte la vie psychique en voie de régression.
Le trouble positif n'est pas davantage constitué par une juxtaposition de parties, de
…Le trouble positif n'est
choses. La « part subsistante » de l'être est l'être subsistant dans l'entier de son reste.
pas davantage constitué
par une juxtaposition de C'est ce qui subsiste de la trajectoire de la personnalité, quand le champ de la conscien-
parties, de choses. La ce, qui a pour mission de l'engager, de l'ériger, de le mettre en forme, se dissout. Or la
« part subsistante » de différenciation du champ de la conscience et celle du développement de la personna-
l'être est l'être subsistant
lité, les processus d'identification et le système de l'idéal du moi, sont absolument cor-
dans l'entier de son
reste… rélatifs. De telle sorte que l'image sanglante que nous trouvons au centre de tel état oni-
roïde, par exemple, n'est pas autre chose que la forme d'agressivité de l'être à quoi est
réduite sa personnalité. Cette corrélation du monde des images, reflets à la fois du
monde et de l'instinct, et de la structure de la conscience est la loi même de la consti-
tution et de l'unité de l'activité psychique.
Dans l'activité psychique normale, nous pouvons faire monter telle image prise
dans le filet de notre imagination ou de notre attention, jusqu'à la surface de notre
conscience vigile ou réfléchie, mais elle ne se présentera que comme une partie du
champ, un élément à partir duquel nous pourrons travailler... ou nous réjouir. Elle gar-
dera son caractère artificiel et anachronique que lui confère précisément l'actualité de
sa « représentation ». Si nous nous abandonnons à la rêverie, déjà nous nous livrons à
une forme de conscience qui rejoindra l'image à mi-chemin de son assomption et se
l'incorporera dans la mesure même où notre esprit s'identifiera déjà à elle.
Dans le sommeil et le rêve, la négativité de notre conscience coïncide avec la posi-
tivité de l'imaginaire, par la métamorphose régressive qui nous fait passer d'une

276
RÊVE ET PSYCHOPATHOLOGIE

conscience qui pense sur l'image à une conscience qui s'engloutit dans l'image.
Dans les psychoses qui « décontractent » dans le temps, et à des profondeurs inter- …Dans les psychoses
médiaires, la dissolution hypnique, nous observons ce même mouvement complexe […] nous observons ce
même mouvement com-
plus ou moins durable, régulier ou progressif d'un travail DE PROJECTION qui est, à des
plexe plus ou moins
degrés divers et sous diverses formes, celui-là même du rêve. C'est pourquoi, comme durable, régulier ou
nous l'avons dit, toute psychose et toute névrose est délirante. La forme du délire progressif d'un travail
dépend du niveau de dissolution et des modalités de son intégration dans la personna- de PROJECTION … C'est
pourquoi, toute psycho-
lité comme nous l'avons vu. En ce sens les images, qui le constituent, la structure fan-
se et toute névrose est
tasmique de chaque psychose font partie intégrée d'un certain mode de pensée. Le déli- délirante…
re ne se réduit pas au thème qu'il exprime, le délire n'est ce thème que parce que le
thème correspond à une certaine organisation de la conscience. Le délire n'est pas seu-
lement « contenu » de la conscience, mais reflète également la « forme » anormale de
la conscience. Dans la psychonévrose obsessionnelle, pour prendre un autre exemple,
au terme de l'analyse formelle de la pensée compulsionnelle et de l'analyse compré-
hensive du mécanisme de l'autopunition, ne se trouvent pas deux parties du trouble
obsessionnel, mais l'envers et l'endroit d'une même forme de régression de la conscien-
ce et de la personnalité.
Ainsi sont également exclues les naïvetés du mécanicisme et de la psychogénèse
dans une théorie psychoplastique du trouble psychique, (c'est-à-dire une théorie de la
formation de ses symptômes). Et il n'a fallu rien de moins que pénétrer dans l'intimité
de la structure de la vie psychique, pour qu'elle nous livre alors le secret de la psychose
et de la névrose immanentes à sa nature, comme le rêve que nous portons, par le mou-
vement même de notre vie, en nous.
Et c'est le dernier mot auquel nous conduisent ces analyses et ces réflexions : la
considération du rêve est tellement essentielle pour le psychiatre 1 qui cherche un
fil d'Ariane dans le labyrinthe psychiatrique, que l'on peut dire que la seule expli-
cation concevable des « troubles mentaux », c'est justement la référence constante
et systématique aux divers aspects d'un même fait. Ce « fait primordial », c'est tour
à tour celui d'une structuration hiérarchisée de notre psychisme, celui d'un monde
imaginaire immanent à notre pensée, celui d'un Inconscient contenu par et dans
notre pleine conscience, celui d'un éventail de psycho-névroses et de psychoses qui
déploie à des niveaux divers le monde des images, c'est-à-dire, en fin de compte :
la POSSIBILITÉ DE RÊVER.
* *
*

1. Et surtout pour le thérapeute pour qui elle justifie toutes les thérapeutiques biologiques qui
agissent sur la condition négative, comme les chocs — et les traitements agissant sur la part posi-
tive, comme la psychanalyse et aussi l'hypnose qui, née en France, ne connaîtra désormais sans
doute un regain d'actualité chez nous que lorsqu'elle nous reviendra d'Amérique...

277
BIBLIOGRAPHIE

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II. PRINCIPAUX TRAVAUX SUR LE RÊVE DEPUIS 1930

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FREUD, Délire et rêve dans la « Gradiva » de Jensen, I vol., 1931.
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281
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III. PRINCIPAUX TRAVAUX SUR LES RAPPORTS DU RÊVE ET


DE LA FOLIE ET LES ÉTATS ONIRIQUES

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IV. PRINCIPAUX TRAVAUX SUR LES ÉTATS ONIRIQUES ET


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283
TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS
D'AUTEURS DU TOME I

A Baudouin (Charles), 104, 108, 109,


115, 125, 134.
Abely (P.), 53. Bayle, 62.
Abraham (K.), 104, 136, 146, 147. Beley, 55.
Achard (Ch.), 29. Belli (Lucien), 214.
Adler, 69, 105. Bercy, 41.
Agathon (de Sparte), 27. Berg, 48.
Ajuriaguerra, 78, 165. Bergson, 35, 44, 45, 74, 160, 164,198,
Alexander (F.), 47, 104, 105, 108, 127, 216.
132, 134, 143. Béringer, 231.
Allamagny, 242. Berlioz, 198.
Allendy, 28, 33, 106, 109, 196. Berlucchi, 253.
Archigène (d'Apennée), 27. Bernard (Claude), 19, 28, 32, 38, 72.
Aretée (de Capadoce), 27, 68. Bernheim, 103.
Aristote, 27, 74, 218. Bersot, 52.
Arlow (J.), 144. Berthelot, 33.
Artémidor, 199. Berthier (C.), 227, 241, 244.
Artigues, 198. Berze, 227, 252, 253.
Aschner (B.), 33. Besredka, 37.
Asclépiade, 27, 32. Bessière, 242.
Ashby, 42. Bibring, 132.
Aubrey (Lewis), 66. Bichat, 28, 33, 34.
Avicenne, 218. Binswanger, 19, 65, 105.
Azam, 258. Binz, 216.
Birnbaum, 52, 55, 170.
B Bjerre (P.), 132, 200, 210, 258.
Bleuler (E.), 19, 57, 65, 68, 104, 148,
Babinski, 69, 70, 258, 273. 161, 162, 178, 185, 186, 207, 227,
Baglivi, 27. 232, 252.
Baillarger, 54, 55, 57, 68, 214, 219, Bleuler (M.), 39.
222-226, 249. Blondel, 106, 109.
Baissette, 23, 25. Boerhave, 82.
Barahona-Fernandes, 159, 178. Bohr (Niels), 35, 36.
Barthez, 27, 32. Bogaert, 39.
Baruk, 250. Bonaparte (Marie), 106, 117, 139.
Bateson, 35. Bonin, 42.

285
TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS D'AUTEURS

Bonnafé, 19, 55, 85, 239. Claude, 57, 106, 231, 235, 238, 241,
Bonnier, 28. 252, 253.
Borel (A.), 106, 253. Clausius, 33.
Borrel (P.), 255. Clérambault (G.-G. de), 15, 57, 61,
Borelli, 27. 84, 86, 88-102, 114, 170, 230, 231.
Bosch (Hieronymus), 208, 249. Cobb, 79.
Bottex, 54. Codet (Mme), 106.
Bourneville, 39. Codet, 132, 134.
Bousquet, 222, 223, 224, 240. Collineau, 222.
Boutonier (Mlle), 117. Comte (Auguste), 28, 33.
Boutroux, 36. Condorcet, 28.
Bovet (Th.), 34. Corman, 38.
Braun (L.), 143. Cossa, 42.
Breuer, 142, 150, 233, 258. Courchet, 55.
Brill, 104. Cournot, 36.
Broca, 33. Cramer, 55.
Broglie (L. de), 36. Cruveilher, 32.
Bromberg, 52 Ctésias, 27.
Brosseau, 231. Cullen, 218.
Broussais, 25, 54. Curt Else, 143.
Browne (Thomas), 199. Cushing, 232.
Brugsch (T.), 143.
Bumke, 52, 55, 105. D
Burdach, 28, 198, 199, 200. Dalbiez (Roland), 106, 107, 109, 113,
Buytendisk, 43. 116, 125, 135, 136, 149, 151, 208,209.
Daquin, 52.
C Darcy Menduça Uchoa, 136.
Cabanis, 51, 65, 218. Daumezon, 19.
Calderón, 211. Dejerine, 46.
Calmeil, 54, 219, 226. Delais Jean, 178
Camus, 176. Delage, 191, 196, 198, 199, 216.
Capgras, 233, 244. Delasiauve, 222, 225, 229, 242.
Carnot, 33. Delbœuf, 199, 200.
Carrel (A.), 43. Delgado (H.), 30, 104, 143.
Cartan (Élie), 35. Delmas (A.), 225, 242.
Caruso (Igor A.), 191, 192. Delore, 28, 29, 33, 43.
Caughey, 48. Démocrite, 27.
Cavé (Mme), 148. Déron, 239.
Celse, 27, 218. Descartes, 27, 197, 198, 204, 211, 214.
Cerise, 54. Désoille (R.), 130.
Charcot, 258, 272. Desruelles, 52.
Charpentier (R.), 233. Destouches Février (P.), 36.
Chaslin, 225, 226, 229, 241, 242, 244. Deutsch (Hélène), 139, 147.
Chiarugi, 52. Diatkine, 136.
Chrysippe, 27. Dide, 253.
Cicéron, 198. Diodes (de Caryste), 27.
Claparède, 196, 211. Disertori (B.), 34.

286
TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS D'AUTEURS

Dognon (A.), 34. Fiessinger (Noël), 29.


Double, 197. Fleming, 37.
Douglas Noble, 254. Flournoy, 104, 256.
Dragon, 27. Fodéré, 54.
Draper, 48. Follin (S.), 55, 85.
Driesch (Hans), 35. Forel, 233.
Dubal (G.), 195. Foucault Marcel, 196, 197.
Dublineau, 235. Fouquet, 19.
Dubois (d'Amiens), 222, 226. Fournier, 62.
Dubos, 38. Foville, 54.
Duchène (de Boulogne), 33. Frankl (Victor E.), 124.
Ducoste, 255. Friedreich, 55, 68.
Dumbar (F.), 28, 30, 48, 79, 104, 143, French (Thomas M.), 47, 211.
144. Freud (Anna), 104, 120, 121.
Dupertis, 48. Freud, 33, 46, 47, 48, 57, 65, 69,
Dupouy (A.), 139, 231. 103-118, 121-128, 131-150, 152,
Dupré, 89, 232, 233, 238, 256. 153, 155, 156, 178, 180, 185, 186,
Durand (Ch.), 193. 187, 196-200, 208, 209, 212-217,
225, 227, 233, 258, 259, 260, 273,
Frey, 55.
E G
Eberth, 32. Galien, 27, 68, 218.
Egger, 196. Gallais, 242.
Ellenberger, 250. Gramper, 232.
Éluard (Paul), 212. Garma (A.), 104, 146, 213.
Engelten, 233. Garnier, 89, 231.
English, 47, 79, 143. Gastaud, 42.
Épicure, 27, 32, 214. Gaucher, 40.
Epstein (A. L.), 40, 194.. Gay Lussac, 33.
Érasistrate, 27. Gebsattel (von), 65, 257.
Eschenmayer 55 Gelma (M.), 72.
Esquirol 54, 65, 68, 226. Genil-Perrin, 106, 109
Essen Müller (E.), 77 Georget, 54.
Eurypion, 27. Gerö, 147.
Glaucker, 46.
F Glover (Ed.), 120.
Falret (J. P.), 60, 65, 68, 219, 243, Glover (M.), 136.
Falret J. (Père) 56. Goblot, 196.
Fechner, 35, 200 Goldstein, 34, 43, 59.
Fenichel (Otto), 104. Grasset, 176.
Fere (Ch.), 258. Griesinger, 55, 65, 68.
Férenczi (S.), 104, 119, 125, 131, Grote (L. R.), 143.
134, 149. Grotiahn (Martin), 189.
Ferrus, 222, 223, 224. Grey (Walter), 42.
Fevers (Carl), 30. Grühle (H. W.), 60, 227, 252, 253.
Fichte, 198. Guiraud (P.), 23, 66, 89, 168, 253.

287
TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS D'AUTEURS

Gutheil (Emil A.), 194, 239. J


Jackson (Hughlings), 9, 34, 37, 65,
H 92, 159-162, 165, 178-181, 183, 186,
216, 227, 229, 231, 232, 262.
Haberlin (P.), 77. Jacobi, 55, 68.
Hagen, 57. Jacquelin, 28.
Halbwachs, 194. James, 143.
Haller, 28. Janet (P.), 65, 68, 103, 114, 153, 161,
Halliday, 48, 143. 164, 169, 178-186, 227, 258, 259,
Harris (N.), 67. 268, 272, 273, 274.
Hartenberg, 72. Jaspers, 30, 45, 65, 69, 76, 105, 167,
Hartmann (H.), 103, 126, 135. 171, 172, 271.
Harvey, 27. Jelliffe (Smith Ely), 104, 159, 178.
Havelock (Ellis), 211. Jergelsma, 149.
Hayper, 52. Jollos, 149.
Hécaen (H.), 78, 165, 203. Jones, 113, 114, 119, 135.
Hegel, 36, 44, 46, 55, 74, 239. Jones (E.), 104, 109, 122.
Heidegger, 45, 65. Jung (C. G.), 103, 104, 105, 112, 115,
Heinroth, 55, 61, 68, 105, 223. 134, 136, 200, 210.
Heisenberg, 36.
Helmholtz, 33, 35. K
Helmont, 27, 32. Kafka, 140.
Kahlbaum, 55, 56, 57, 68.
Helpach, 47. Kandinski, 57.
Helvetius, 32. Kant (E), 34, 55, 200, 218.
Kant (Otto), 159, 170, 252, 254.
Henry (G. W.), 52, 79- Kantor, 43.
Héraclite, 27, 32, 36. Kaploun, 199, 205, 216.
Herbart, 216. Kennedy, 143, 232.
Hérophile, 27. Kierkegaard, 45, 239.
Hervey de Saint-Denis, 191, 196, 197, Klages, 159.
199, 200, 212. Klein (Mélanie), 104, 105, 120, 136,
Hesnard (A.), 105, 106, 109, 126, 231. 146, 147.
Heyer (G. R.), 47, 143. Kleist, 61, 232.
Hippocrate, 23, 25, 26, 68, 218. Klippel, 226, 241, 242, 244, 255.
Hodgkin, 45. Knight, 54.
Hoffmann (F.), 27, 32, 159. Koch, 32.
Hoop (Van Der), 177. Kocim (F.), 52.
Horney (Karen), 105, 151. Koffka, 43.
Huntington, 39. Kohler, 43.
Husserl, 45. Kopp, 51.
Korsakoff, 231.
I Kouretas, 195.
Ideler, 55, 68, 226. Kraepelin, 52, 65, 68, 193, 206, 241,
Ijehlinger, 40 247.
Isaacs (S.), 120. Krafft-Ebing, 68, 139.
Krapf, 51.

288
TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS D'AUTEURS

Kraus (F.), 43- M


Krauss (A.), 198, 214.
Krehl (Ludolf von), 33. MacCulloch, 42.
Kretschmer, 38, 65, 161, 170, 178. Macario, 197, 219, 226.
Kubie (L. S.), 189, 258. Maeder, 103, 112.
Kuhnel, 177. Magendie, 32.
Magnan, 15, 65, 68, 229, 231, 242.
L Maine de Biran, 164, 216.
Mâle, 106.
La Mettrie, 32. Marcel, 45.
Lacan (J.), 55, 106, 145, 223, 244. Marchand, 242.
Laforgue, 106, 109, 123, 124. Margolin (S.), 189, 258.
Laehr (H.), 52. Marx (K.), 44.
Laignel-Lavastine, 52, 226. Masoch (Sacher), 139.
Lain Entralgo (P.), 34. Masselon (R.), 197, 225, 226.
Laënnec, 32. Maudsley, 255.
Lamarck, 35. Maupassant (Guy de), 254.
Lambercier (Mlle), 139. Mauriac (P.), 28.
Lampl De Groot (Jeanne), 139. Maury, 191, 193, 196, 197, 216,
Laroque, 55. 219.
Lasègue, 68, 208, 225, 229, 231. Mayer, 231, 233.
Lavoisier, 33. Mayer-Gross, 143, 227, 231, 233, 234,
Lawrence, 32. 252, 253.
Lebovici (S.), 120, 136. Medakovitch, 255.
Legrain, 231, 242. Mendel, 35.
Legrand du Saule, 89. Merleau-Ponty, 35, 45, 66.
Lelut, 54. Meunier (P.), 196, 197, 225, 226.
Leriche, 79. Meyer (Adolf), 65, 69, 81, 107, 143,
Leroy (B.), I91, 193, 255. 160, 170, 178.
Leubucher, 56. Meyerson, 199.
Leuret, 242. Meynert, 225, 233, 234.
Levin (Max), 159. Michaels (J. J.), 152.
Lhermitte, 42, 191, 193, 203, 232, 267. Michea, 56, 57.
Lie-Tsiu, 199. Migault, 238.
Lieck (E.), 143. Mignard, 216, 226.
Llopis (B.), 174. Mignot (H.), 60, 178, 227, 255.
Locke, 32. Minkowski (E.), 65, 227, 252, 253.
Lœwenstein (R.), 106, 126, 127, 138, Mitchourine, 35.
139. Miyagi (O.), 194.
Logre, 231. Monakow, 43, 76, 159, 160, 161,
Londe, 222, 223. 178.
Lopez y Ruiz, 226. Montaigne, 211.
Lopez-Ibor, 103. Moreau de Tours, 54, 60, 65, 68, 161,
Lorand (S.), 132. 178, 187, 218, 219, 222-227, 229,
Lorente de No, 41. 240, 243, 259, 262, 271, 272.
Lucrèce, 214. Morel, 65, 68, 260.
Lumière, 28. Moreno, 132.
Luys, 54. Morgagni, 32, 35, 52.

289
TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS D'AUTEURS

Morgan, 35. Pinel, 52, 54, 68, 226.


Morlaas, 241. Piorry, 222, 223.
Morsier (M. de), 85. Pitres, 260.
Mourgue, 56, 59, 76, 159, 160, 161, Pittaluca, 40.
178, 186, 256. Pizarro Crespo, 104, 143.
Mourly-Vold, 196, 198. Planck, 36.
Müller, 32, 35, 52. Platon, 27, 32.
Muratori (L. A.), 273. Platter (Félix), 68.
Plaut, 231, 255.
N Polybe, 27, 32.
Porrot, 231.
Nacht, 79, 106, 109, 127, 133, 134, Pötzl, (O.), 197.
138, 139, 143 146, 147, 156. Praxagonas (de Cos), 27.
Newton, 198. Protopopov, 254.
Nicolle (Ch.), 28, 29, 37. Purkinje, 200, 214.
Niemann-Pick, 40.
Nietzsche, 103, 254. R
Nodet (H.), 55. Radestok 197, 233.
Nodier (Charles), 211. Rado (S.), 136,147.
Noguchi, 62. Ramos (Arthur), 104.
Rancoule, 231.
O Rank (O.), 104, 119, 132, 134, 211.
Rappin, 28.
Odier (M.), 104, 126, 135, 140, 154. Rascovsky (A.), 48, 104, 146, 149.
Ophuijsen, 146. Reede (Ed H.), 149
Ors (Eugenio d ), 213. Régis, 15, 68 ,105, 109, 225, 229, 231,
Otoya Miyagi, 234. 233, 241, 242, 256, 260.
Reich, 104, 105, 139.
P Reid (J.), 80.
Reil (T.), 104, 124.
Pagniez, 176. Renan, 33.
Pälaggi, 35. Richet, 258.
Palagyi, 160. Riemann, 35.
Paracelse, 32. Ritter, 43.
Parchappe, 54. Ritti, 56.
Parcheminey, 79, 106, 143, 153. Rivière, 120.
Pascal Blaise, 211, Mlle Pascal, 255. Robert, 200.
Pasche, 136. Robin (G.), 27, 252, 253.
Pasteur, 32. Rorschach, 227.
Pastoureau (H.), 212. Rouart (J.), 55, 159, 161, 179, 216,
Pavlov, 61, 189, 254. 239, 240, 244.
Peisse, 64. Rouhier, 231.
Pende, 38. Rousseau J.J., 139.
Petit (G.), 57. Rouques, 191, 193.
Petit (Mlle Paule), 244. Rubénovitch, 235.
Philinus, 27. Rumke, 19, 154, 165, 176.
Pichon Rivière, 104, 106, 149. Rutherdorf, 35.

290
TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS D'AUTEURS

S Sollier, 258.
Sommerfeld, 35.
Sanctorius, 27. Soranos (d'Éphèse), 27.
Sante de Sanctis, 196, 216, 226, 233, Spencer, 160, 211.
241, 259. Spitta, 197.
Sartre (J. P.), 45, 189, 190, 191, 202, Spinoza, 218.
203, 238. Spranger, 178.
Saussure (R. de), 104, 113, 124. Spurzheim, 55.
Schatzmann, 210. Stahl, 27, 32, 34, 55.
Scheid (W.), H9. Starcke, 119.
Scheldon, 38. Steck, 231.
Schenk (P.), 201. Steckel, 103, 105, 111, 131, 134
Scherner, 200. 143.
Schiff, 145, 234. Stein, 35.
Schleiermacher, 200. Stern (Léopold), 139.
Schlichtegroll, 139. Stircke, 146.
Schmidt (G.), 195, 205. Stocker (A.), 187.
Schneersohn (F.), 211. Storch, 247.
Schneider (Carl), 35, 227, 252, 253. Strauss, 65.
Schneider (Kurt), 159. Strausberg (G.), 143.
Schopenhauer, 103, 198, 218. Sydenham, 27, 32.
Schroeder, 145. Sylveire (J.), 212.
Schuller-Cristian, 40.
Schulter (W.), 19. T
Schultz (J. H.), 177.
Schulz-Henckle, 105, 143. Taine, 33, 35, 214.
Schutzenberger, 42. Tamburini, 56.
Schwarz, 30, 46, 143. Targowla, 255.
Scouras, 195. Tartini, 198.
Séglas, 15, 56, 57, 65, 68, 242. Taylor, 211.
Selye, 40, 41. Thémison, 27.
Sennert (Daniel), 68. Thénatos, 27.
Sérapion, 27. Théopompe, 27.
Sérieux, 52, 233, 242, 244, 255. Thomas (saint), 74.
Serin (Mlle), 254, 255. Timofeef-Ressovsky, 39.
Sévigné (Mme de), 125. Tissie, 197.
Sezary, 40. Tolman, 43.
Sharpe (E.), 199. Tosquelles, 239.
Toulouse, 216.
Siebeck (R.), 39, 43, 143. Tournay, 191, 193, 195.
Sigaud, 38. Traube, 32.
Sigwald, 191. Tzank, 28.
Silberer (H.), 103, 112, 192. Trenaunay P., 226, 242, 244.
Simon (Max), 197.
Sivadon, 19. U
Skoda, 32.
Soesmann, 198. Uexkull (von), 30.
Sokolnika (Mme), 106. Usse, 242.

291
TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS D'AUTEURS

V Wertheimer, 192.
Valence, 238. Westphal, 55.
Vallon, 242. Wetzel, 235.
Van der Berg, 19, 177. White (W.), 104, 159.
Vaschide, 195, 211. Wiener, 42.
Vigouroux, 225. Willis (Thomas), 68.
Vinchon, 52. Wittels (F.), 103, 107.
Virchow, 28, 32. Woelder (C.F.R.), 120.
Vives (Luis), 199 Wolberg (Lewis R.), 177.
Voisin, 54. Wyss (W. H. von), 47, 143.
Vulpian, 33.
Z
w
Waksman, 38. Zacchias (Paul), 51, 68.
Weiss, 28, 30, 47, 79, 104, 116, 143. Zador, 231.
Weissmann, 35. Zénon, 27.
Weizsacker, 30, 43, 47, 143. Ziehen, 233.
Wernicke, 33, 55, 56, 57, 61, 81, 88, Zilboorg (G), 52, 79.
91, 95. Zucker, 231.

292
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES

AVERTISSEMENT. 7
Préface à la deuxième édition. 9
Argument. 13

ÉTUDE N° 1
LA « FOLIE » ET LES VALEURS HUMAINES. 15-22

ÉTUDE N° 2
LE RYTHME MÉCANO-DYNAMISTE DE L'HISTOIRE
DE LA MÉDECINE. 23-49
Les tendances actuelles de la philosophie et l'évolution de la médecine. 31

ÉTUDE N° 3
LE DÉVELOPPEMENT « MÉCANICISTE » DE LA PSYCHIATRIE
à l'abri du dualisme « cartésien ». 51-66
Pulvérisation atomistique de la séméiologie. 56
Genèse mécanique des troubles psychiques. 58
Le développement de la nosographie des « entités cliniques ». 61

ÉTUDE N° 4
LA POSITION DE LA PSYCHIATRIE DANS LE CADRE DES SCIENCES
MÉDICALES.
(La notion de « maladie mentale »). 67-82
Médecine et psychiatrie dans l'évolution historique des sciences médicales. 67
Le dilemme psychiatricide. 69
La position de la psychiatrie dans le cadre des sciences médicales dépend d'une
saine conception des rapports du physique et du moral. 73
La maladie mentale. 75
Neurologie et psychiatrie. 78
Psychiatrie et pathologie organique. 78
Psychiatrie, psychologie et sociologie. 80
Conclusions. 81

293
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES

ÉTUDE N° 5
UNE THÉORIE MÉCANICISTE
La doctrine de G. de Clérambault . 83-102
Les éléments primordiaux, nucléaires et basaux. 90
La genèse mécanique des psychoses. 92
L'auto-construction du délire. 97
La nosographie et la conception de G. de Clérambault. 99

ÉTUDE N° 6
UNE CONCEPTION PSYCHOGÉNÉTISTE
Freud et l'école psychanalytique. . 103-156
La psychologie freudienne. 108
Les manifestations normales de l'inconscient. 109
L'inconscient. 112
L'évolution et l'organisation de la vie instinctivo-affective : Les pulsions
(Triebe). 115
Le développement de la libido. 117
L'infrastructure pulsionnelle fondamentale. Les tendances
sado-masochistes. 119
La superstructure pulsionnelle. 122
La structure de la personnalité. 124
L'activité symbolique de l'esprit. 127
Technique psychanalytique. 128
L'analyse. 129
La dynamique du défoulement ou catharsis. Le transfert. 132
La psychopathologie freudienne. 136
Les mécanismes inconscients des états psychopathologiques. 137
Les caractères et comportements psycho-sexuels. 137
Les névroses d'angoisse. 140
La névrose obsessionnelle 141
La névrose hystérique. 142
Les délires systématisés. 144
Les états maniaco-dépressifs. 146
Les états schizophréniques. 148
La théorie psychogénétique des états psychopathologiques. 149
Théorie du traumatisme psychique pathogène. 150
Théorie de la régression libidinale. 150
La distinction entre névroses et psychoses. 152

ÉTUDE N° 7
PRINCIPES D'UNE CONCEPTION ORGANO-DYNAMISTE
DE LA PSYCHIATRIE. 157-186

294
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES

Le sens et la portée de la conception organo-dynamiste de H. Jackson. 160


L'organicisme. 163
Le dynamisme. 168
Corollaires et conséquences pratiques de notre conception.. 172
Les racines historiques de l'organo-dynanisme. 178
La conception organo-dynamiste de Pierre JANET. 179
La hiérarchie des fonctions psychiques et la dissolution des fonctions
psychiques dans l'œuvre de Pierre JANET... 179
Troubles neurologiques et psychoses. 182
Les troubles de déficit et le mécanisme des symptômes. 184

ÉTUDE N° 8
LE RÊVE « FAIT PRIMORDIAL » DE LA
PSYCHOPATHOLOGIE . 187-277
La dissolution hypnique . 189
Structure de la pensée du sommeil . 189
La pensée des phases marginales du sommeil. 189
La conscience hypnagogique. 189
Les images hypnagogiques. 191
Les hallucinations hypnagogiques visuelles. 192
Les hallucinations hypnagogiques de l'ouïe. 193
Les hallucinations gustatives et olfactives. 193
Les hallucinations cénesthésiques. 193
Troubles du langage. 193
L'affectivité. 194
La psycho-motricité. 195
La pensée du sommeil. Le rêve. 195
Les conditions d'apparition du rêve. 196
Structure du rêve. 201
Analyse phénoménologique. 201
Analyse dynamique structurale. 204
Structure négative. 204
Structure positive. 207
Rêve et événement. 210
Les théories du rêve . 213
Théorie mécaniciste du rêve. 213
Théories psychogénétistes du rêve. 214
Théories organo-dynamistes. 215
Les rapports de la dissolution hypnique et les dissolutions
psychopathologiques. 218
Historique et position du problème. 218
Structure « fantasmique » des psychonévroses et des psychoses. 228

295
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES

Psychoses aiguës. Accès, crises, bouffées de délire transitoires. 229


Confusions oniriques. États oniriques. 229
Les états oniroïdes, bouffées délirantes, états crépusculaires. 233
Syndrome oniroïde de dépersonnalisation. 237
Syndromes oniroïdes interprétatifs. 238
Syndromes oniroïdes Imaginatifs. 238
Les états fantasmiques de type maniaco-dépressif. 239
Les évolutions typiques de psychoses aiguës. 239
Psychoses à évolution chronique. 240
Les psychoses délirantes chroniques. 241
Les psychoses schizophréniques. 250
Les démences. 254
Les psychonévroses. 257
Hystérie. 258
La névrose obsessionnelle. 259

L'Inconscient, foyer de l'imaginaire. 261


Théorie organo-dynamiste de l'identité du rêve et du délire au cours des
dissolutions du psychisme. 262
Évolution et organisation de la vie psychique. 262
Structure dynamique et génétique de l'appareil psychique. 262
Le « noyau lyrique », le « foyer imaginaire », l'inconscient. 263
Les formes supérieures de l'activité psychique. 265
La dissolution hypnique et le rêve. 266
Dynamique des processus psychotiques. 268
Les psychoses aiguës. L'échelle des niveaux de dissolution de la conscience. 269
Psychoses chroniques. Niveaux de dissolution de la conscience et
altérations de la personnalité. 270
Dynamique des processus psychonévrotiques. 272
Le phénomène sommeil-rêve et la théorie générale des troubles négatifs et
positifs en psychiatrie. 274
Bibliographie

Principaux ouvrages à consulter sur le rêve. 279


Principaux travaux sur le rêve depuis 1930. 279
Principaux travaux sur les rapports du rêve et de la folie et les états oniriques. 282
Principaux travaux sur les états oniriques et oniroïdes depuis 1930. 282

Table alphabétique des auteurs. 285


Table analytique des matières. 293

296
ÉTUDES PSYCHIATRIQUES
ASPECTS SÉMÉIOLOGIQUES
ÉTUDES PSYCHIATRIQUES

TOME I

Étude N° 1 : Folie et Valeurs humaines. – N° 2 : Le rythme mécanodynamis-


te de l'histoire de la Médecine. – N° 3 : Le développement mécaniciste de la
Psychiatrie. – N° 4 : La Psychiatrie dans le cadre des sciences médicales. –
N° 5 : Une théorie mécaniciste : G. de Clérambault. – N° 6 : Une conception
psychogénétiste : Freud. – N° 7 : Principes d'une conception organo-dyna-
miste. – N° 8 . Le rêve, « fait primordial» de la psychopathologie.

TOME III

Structure des psychoses aiguës


et déstructuration de la conscience

Étude N° 20 : La classification des maladies mentales et le problème des psy-


choses aiguës. – N° 21 : Manie. – N° 22 : Mélancolie. – N° 23 : Bouffées déli-
rantes et psychoses hallucinatoires aiguës. – N° 24 : Confusion et délire
confuso-onirique. – N° 15 : Les psychoses périodiques maniaco-dépressives.
– N° 26 : Épilepsie. – N° 27 : Structure et déstructuration de la conscien-
ce.

TOME IV (à paraître)

Les processus somatiques générateurs

[NdÉ : conforme à l’édition de1950 par DESCLÉE DE BROUWER & CIE, PARIS]
[BIBLIOTHÈOUE NEURO-PSYCHIATRIOUE DE LANGUE FRANÇAISE]

ÉTUDES

PSYCHIATRIQUES

ASPECTS SÉMÉIOLOGIQUES

PAR

Henri EY

* *

[NdÉ : 1ère édition parue en 1950 chez Desclée de Brouwer, Paris]


DEUXIÈME PARTIE

ASPECTS SÉMÉIOLOGIQUES

__________________

ARGUMENT

Les divers troubles du comportement et de la pensée qui forment le


« tableau clinique » des « maladies mentales » ne sont pas des
« symptômes » constants et simples. Chacun d'eux représente un
« monde » et constitue un des aspects de l'immaturation ou de la
décomposition de la vie psychique qui varient de signification et de
nature avec les divers niveaux de la conscience morbide et leurs
formes d'organisation et d'évolution. Soit qu'il s'agisse de troubles
négatifs (comme les « troubles de la mémoire »), soit qu'il s'agisse
de troubles positifs (catatonie, impulsions, perversité, anxiété,
délires, hallucinations, etc ... ) l'objet de la séméiologie psychia-
trique n'est ni un symptôme, ni une série de « troubles élémen-
taires », artificiellement isolés. L'unité clinique psychiatrique est la
structure névrotique ou psychotique dans son mouvement évolutif 1.

1. Le choix qui a présidé à la présentation de ces aspects séméiologiques nous a été inspi-
ré par le souci d'offrir les images les plus variées de l'éventail clinique.
Étude n° 9 9. Les troubles de la mémoire.
10. La catatonie.
11. Impulsions.
12. Exhibitionnisme.
13. Perversité et perversions.
14. Le suicide pathologique.

LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE


15. Anxiété morbide.
16. Délire des négations.
17. Hypochondrie.
18. Jalousie morbide.
19. Mégalomanie.

La « Mémoire » est cet aspect de l'activité psychique qui assure le rappel du passé.
Formulée de la sorte, la définition de la mémoire laisse assez clairement entendre
qu'elle comprend un grand nombre d'opérations, les unes conscientes, les autres …la mémoire pose au
inconscientes. C'est ce qui explique la difficulté d'appréhender ce problème. Si, de premier chef la question
des rapports du cerveau
plus, on veut convenir que la mémoire pose au premier chef la question des rapports
en tant que condition des
du cerveau en tant que condition des « fonctions » fondamentales de mémoration, on « fonctions » fondamen-
conçoit que ce chapitre de la psychopathologie – impliqué dans tous les autres – est un tales de mémoration…
des plus difficiles.
Disons de suite que dans cette étude nous répudierons la psychologie atomiste et
la pathologie mécaniciste qui se représentent la mémoire comme une « simple »
machinerie. Après les puissantes analyses bergsoniennes de « Matière et Mémoire »,
il a paru définitivement impossible d'adhérer à cette manière de voir simpliste dont
s'inspire pourtant encore trop la pathologie « traditionnelle » des troubles de la mémoi-
re. Nous retrouverons ces questions plus loin.
Ce danger est d'ailleurs sans cesse renaissant et il est à craindre que les magni-
fiques réalisations anglo-saxonnes dans le domaine des automates et des « homéostat »
(ASHBY) ne saisisse, une fois de plus, psychologues et psychiatres du vertige méca-
niciste. Avec les puissants pionniers de la « Cybernétique » (N. WIENER, Mc.
CULLOCH, etc.) la tentation sera grande de comparer la mémoire à des machines si
perfectionnées et le cerveau à des dispositifs « feed-back »... Naturellement nous
pouvons prévoir à l'avance que le problème se heurtera, avec la considération de
machines plus compliquées, aux mêmes difficultés que des machines plus simples
avaient dressées devant DESCARTES...
Pour l'instant, avant d'exposer dans ses grandes lignes l'étude clinique des troubles
de la mémoire et afin d'en fournir une classification aussi systématique et naturelle que
possible, disons comment nous concevons l'ensemble des actes internes qui assurent
le rappel des souvenirs.
Tantôt – et « classiquement » – la mémoire se définit comme un simple jeu méca-

9
ÉTUDE N°9

nique et automatique d'images et on met l'accent sur le caractère « basal », « inférieur »


de cette capacité « biologique » et même « physique ». Tantôt la mémoire apparaît
comme un acte synthétique, un des aspects les plus dynamiques et supérieurs de la
…l'activité mnésique sup- vie psychique et c'est en ce sens que JANET a pu dire que les opérations de mémoire
pose en effet une hiérar-
étaient parmi les fonctions les plus élevées. C'est que l'activité mnésique suppose en
chie de fonctions qu'elle
intègre dans les actes effet une hiérarchie de fonctions qu'elle intègre dans les actes propres à son activité.
propres à son activité… Quelle image pouvons-nous donner de cette hiérarchie ?
Sous son aspect le plus « élémentaire », le plus « neurologique », la mémoire se
confond sur le plan des réflexes conditionnels (mémoire associative ou sensori-motrice),
avec les activités automatiques et inconscientes qui intègrent l'expérience passée dans les
actes et perceptions présentes sous forme de structures « gnosiques » ou d'identification
qui forment l'acte perceptif, l'acte habituel, etc. et constituent généralement des actes de
basse tension : c'est le niveau des fonctions gnosiques, praxiques et, en un certain sens,
celui du langage (en tant que celui-ci peut être considéré comme un « moyen »). De telles
« fonctions » paraissent s'identifier avec le fonctionnement d'appareils nerveux, de dis-
positifs tels que les analyseurs perceptifs, les centres de coordination praxique, les
centres du langage. C'est le plan du dressage, des habitudes, de la répétition des « opé-
rations machinales », automatiques ou automatisées.
Mais cette mémoire automatique et inconsciente est intégrée dans une série de
cycles fonctionnels qui engagent l'activité psychique dans son ensemble (au point de ne
pas être nettement isolables de son exercice) dans des opérations de « conscience mné-
…Car qui dit mémoire dit sique » proprement dites. Car qui dit mémoire dit reconnaissance du passé comme tel,
reconnaissance du passé c'est-à-dire que la mémoire associative inconsciente dont nous venons de parler nous
comme tel… apparaît non pas comme la forme la plus typique mais au contraire comme le degré infé-
rieur, sommaire et à peine reconnaissable, de la véritable activité mnésique. Celle-ci se
déploie en une série de niveaux que nous pouvons ainsi schématiser :

I° FIXATION DES SOUVENIRS DANS L'INCONSCIENT, par les opérations dites de


« fixation », mémoration, etc... En fait il s'agit d'une activité complexe à laquelle, pour
chaque phase du développement psychique et dans chaque instant, collabore le psy-
chisme tout entier, de telle sorte que ce qu'on appelle mémoire de fixation se confond
avec toutes les opérations psychiques requises pour l'assurer et l'intérêt, les sentiments,
les événements vécus entrent nécessairement dans cette forme d'intégration.

2° ORGANISATION INCONSCIENTE (stock de souvenirs, refoulements affectifs). Un


travail sourd qui est à la fois la condition nécessaire mais insuffisante de l'acte de
mémoire constitue la réserve des souvenirs, le potentiel mnésique, la « mémoire
constituée » (DELAY).

10
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

3° EXTRACTION DE L'INCONSCIENT (éduction). C'est l'acte de mémoire le plus


authentique. Il suppose l'intégration des souvenirs dans un cadre temporo-spatial et
une exacte valeur attribuée aux souvenirs comme tels. A cet égard l'acte suprême de
mémoire, l'évocation, requiert non seulement la « mise en place » dans l'ordre tempo-
ro-spatial mais aussi des conduites (JANET) qui distribuent exactement les contenus de
conscience dans la série des valeurs de réalité (réel présent, réel passé, imaginaire,
etc...) Cet acte de mémoire, « le souvenir pur » de BERGSON, est essentiellement une
conduite sociale, c'est, selon JANET, la conduite du récit. Se souvenir c'est évidemment
revivre du passé, être capable de ramener le passé au bord du présent, de le mêler au
présent, le confronter avec lui dans l'organisation du champ de la conscience, du
« monde » actuellement présent. Il est évident que cette opération de mémoire suppo-
se précisément l'oubli, c'est-à-dire la fixation du souvenir dans l'inconscient à titre de
virtualité. On ne se souvient que de l'oublié. La mémoration implique donc un immen- …l'acte de mémoire n'est
se travail d'organisation de la personnalité et ce que l'on appelle l'acte de mémoire n'est que l'effet, l'émergence à
que l'effet, l'émergence à la surface de la conscience d'un profond, antécédent et sous- la surface de la conscien-
ce d'un profond, antécé-
jacent effort de préparation inconsciente à vivre le présent en continuité avec le passé.
dent et sous-jacent effort
La « Mémoire » assume la continuité de notre histoire comme série d'événements de de préparation incons-
notre existence et comme implication du « rappel » dans l'appel du monde que consti- ciente à vivre le présent en
tue chacun de nos instants. continuité avec le passé…

Les troubles de la mémoire sont donc avant tout des troubles de l'évocation, du « rap-
pel » et en un certain sens ils ne sont, phénoménologiquement, sous leur forme la plus
« purement » mnésique, que cela.

Nous pouvons maintenant classer par une première approximation ces « troubles
de la mémoire » selon nos principes habituels :
I. – Il existe des dissolutions partielles de fonctions mnésiques élémentaires (agno-
sies, apraxies, aphasies). Ce sont des oublis de technique, des disparitions de fonctions
automatiques. Elles font l'objet de la Neurologie en tant que celle-ci s'applique aux
désintégrations « instrumentales » de ces « fonctions ». Il y a des dissolutions globales
des instances supérieures de l'activité mnésique qui constituent ces troubles de la
mémoire que nous étudierons seulement ici.
II. – Les troubles de la mémoire doivent être envisagés au double point de vue
négatif et positif, car le déficit n'est pas tout, même dans ces états, isolés par la
Psychiatrie classique, comme de purs et simples déficits.
Aussi nous proposons-nous d'étudier successivement les troubles où prédominent
les troubles négatifs : les amnésies et les dysmnésies, puis ceux où prédominent les
troubles positifs: les hypermnésies, les illusions de la mémoire et les paramnésies.

11
ÉTUDE N°9

J. DELAY 1 a introduit, de son côté, une classification qui se rapproche de celle-ci


mais ne vise que les amnésies. Il étudie les « amnésies démentielles » caractérisées par
les déficits de la mémoire spéciale et les libérations de la mémoire « autistique » qui
délivrent le délire en effaçant les distinctions du présent et du passé et du réel et de
l'imaginaire (le terme d'autisme étant assez curieusement détourné de son sens pour
être substitué à celui de délire).

I. – ÉTUDE CLINIQUE .
L'EXPLORATION ET LA MESURE DES FONCTIONS MNESIQUES.

…L'étude des fonctions L'étude des fonctions mnésiques a intérêt à utiliser des épreuves, des « tests »,
mnésiques a intérêt à uti- des examens systématiques et analytiques. Nous renvoyons au livre déjà ancien de
liser des épreuves, des
TOULOUSE et PIERON 2, au travail de M. SOSSET 3, à la thèse de LIBER 4, à l'étude de
« tests », des examens
systématiques et analy-
André REY 5 où est exposée la technique du labyrinthe manuel et surtout à celles de P.
tiques… PICHOT 6, où l'on trouvera très clairement exposés les travaux anglo-saxons. Il est
certain que la « psychométrie » contemporaine qui s'était éloignée depuis SPEARMAN 7
de l'étude des capacités mnésiques particulières, objet de son analyse factorielle, tend
à y revenir. SPEARMAN avait admis trois « facteurs de groupe » mnésiques : mémoire
sensorielle, mémoire verbale et mémoire symbolique, et les travaux les plus récents
reviennent avec THURSTONE à ces « facteurs spécifiques », au facteur M.
Voici, d'après PICHOT, les données les plus importantes sur les « tests » de mémoi-
re que nous devons aux travaux contemporains.
1° « TESTS DE MÉMOIRE » CONTENUS DANS LES ÉCHELLES COMPOSITES D'EFFICIENCE.
L'échelle de BINET et SIMON comprend des épreuves que certains auteurs ont voulu
grouper pour constituer des « sous-échelles » de mémoire. Pour la Stanford revision,
ROE et SHAKOW 8 ont dans leur « Scatter » psychologique distingué les tests de « lear-

1. Le livre de J. DELAY, Les Dissolutions de la Mémoire (1942) adopte la classification exposée


dans nos Conférences depuis 1936 et conforme, comme nous l'avons montré avec ROUART, à l'es-
prit sinon à la lettre de la théorie de JACKSON. Une telle distinction est assez controversée pour
que nous ayons apprécié l'adhésion de J. DELAY à cette manière personnelle de comprendre les
rapports de la Neurologie et de la Psychiatrie malgré les réserves qu'il croit devoir faire en ce qui
concerne l'aphasie.
2. TOULOUSE et PIERON, 1911, tome II, pp. 66 à 127.
3. SOSSET, Ann. Medico-Psycho., 1935, II, pp. 17 et 18.
4. LIBER, Thèse de Paris, 1933, pp. 43 à 96.
5. André REY, Arch. de Psychologie, I934> P- 297.
6. P. PICHOT, La mesure de la détérioration mentale, Thèse, Paris, 1948; et son livre Les tests
mentaux en psychiatrie, I vol., 1949. Tome I. p. 46 à 52.
7. SPEARMAN, The abilities of man, I vol., 416 pages, Paris, 1928, trad. fr., Edit. Cons. Nat. Arts
et Métiers, Paris, 1936.
8. ROE et SHAKOW, Intelligence in mental Disorders, Ann. N. Y. Acad. Sc., 1942.

12
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

ning » verbal (savoir verbal) – les tests de « learning » confondant les acquisitions
d'autre type que verbal – et les tests de « learning » immédiat. – L'échelle de BABCOCK
l présente également une sous-échelle d'une série de dix tests mnésiques. Ainsi dans la
version 1941 (BABCOCK-LÉVY) on étudie séparément « learning », « répétition » et
« mémoire immédiate ».
2° L ES BATTERIES DE TESTS DE MÉMOIRE . Le rassemblement d'un certain
nombre de tests destinés à calculer le « score » mémoire constitue les batteries de
tests de mémoire.
L'échelle de mémoire de WELLS (1923) a servi de modèle à la sous-échelle de
BABCOCK et à l'échelle de WECHSLER. Elle comporte vingt-six tests classés sous onze
rubriques : informations personnelles – informations générales – acquisitions scolaires
élémentaires – alphabet – compter de 20 à 1 – test de substitution (code
WOODWORTH WELLS) – mémoire de phrases – mémoire des chiffres – tests d'asso-
ciation – mémoire des objets – reconnaissance. Cette échelle comprend deux sortes
d'épreuves, celles de savoir acquis (test 1 à 6) et d'acquisition (test 6 à 11), ce qui …chez des sujets nor-
revient, comme le fait remarquer PICHOT, tout bonnement à «rationaliser » l'examen maux la moyenne baisse
avec l'âge rapidement
clinique traditionnel. Quoi qu'il en soit, on calcule d'après cette échelle un coeffi-
pour les tests d'acquisi-
cient de mémoire (M-Q), mais il est évident qu'il y a une « corrélation » étroite entre tion et beaucoup moins
les deux séries. Ainsi SHAKOW, DOLKART et GOLDMAN ont montré que chez des sujets pour les connaissances
normaux la moyenne baissait avec l'âge rapidement pour les tests d'acquisition et beau- antérieures… (SHAKOW,
DOLKART et GOLDMAN).
coup moins pour les connaissances antérieures.
L'échelle de mémoire de WECHSLER (1945). Elle a amélioré celle de WELLS
MARTIN. D'abord par son étalonnage sur des adultes selon l'âge et ensuite par l'éli-
mination du « niveau intellectuel » dans le score total, en recourant dans le calcul du
quotient de mémoire à la division du score mémoire par le score obtenu par la sous-
échelle non verbale de l'échelle WECHSLER-BELLEVUE.
L'échelle de « retentivité » de CATTELL 3. Elle comprend les tests : dessins d'objets
– syllabes dépourvues de sens – figures géométriques – liste de mots. On fait un ou
deux rappels successifs.
3° LES « TESTS DE MÉMOIRE » ISOLÉS. Ils sont, écrit PICHOT « sans aucune vali-
dation et leur étalonnage est rarement même ébauché ». Ce sont ceux, au fond, aux-
quels on recourt pour ainsi dire d'« instinct » dans la clinique quotidienne. On peut
les classer en : tests de mémoire des faits anciens (informations générales, acquisi-

1. BABCOCK, An experiment in the measurement of ment. det., Arch. of Psycho.,


1930.
2. SHAKOW, DOLKART et GOLDMAN, The memory functioning Psych. Dis. Nerv.
Syst., 1941.
3. R. B. CATTELL, A guide to mental testing, 1948.

13
ÉTUDE N°9

tions scolaires, informations personnelles) – tests de mémoire immédiate qui sont les
plus « homogènes » (mémoration des chiffres, de cubes de KNOX, etc). Mais dit PICHOT
« ces tests ont une certaine corrélation avec les tests d'intelligence dans la mesure où
les éléments ont une certaine élaboration intellectuelle1 ». Tests de mémoire propre-
ment dit que l'on trouvera, répétons-le, dans le livre ancien de TOULOUSE et PIERON.
Il s'agit de tout un arsenal d'objets, tableaux, images dont on varie les conditions de
temps et de répétition dans la présentation, le rappel, l'association etc...

Analyse factorielle… 4° ANALYSE FACTORIELLE. L'École bifactorielle, issue des travaux de SPEARMAN, a
isolé un facteur « M ». Tous les tests de mémoire conduisent à discerner un « facteur de
groupe » (SPEARMAN, CAREY, HARGREAVES, HOLZINGER et SWINEFORD). Il y a également
un facteur de groupe dans la mémoire sensorielle (CAREY), dans la mémoire verbale et
dans la mémoire symbolique non verbale. Par contre, il n'existerait pas de facteurs de
groupe pour le rappel immédiat, le rappel différé, la reconnaissance et l'évocation. Avec
l'analyse multifactorielle de THURSTONE 2 on admet également le facteur « M ». Il paraît
en effet remarquable que les tests fortement « saturés » par ce facteur admettent une
saturation moindre du facteur « G » (facteur général d'intelligence).
Pour l'école bifactorielle il y a lieu de citer spécialement (selon PICHOT) le travail
d'ANASTASI (1930). Cet auteur a montré que le « facteur de groupe mémoire immédia-
te » pouvait être mesuré par une batterie de tests comprenant des couples de mots, des
couples dessin-nombre, des couples forme-nombre, des couples couleur-mot, etc...
On peut obtenir une saturation de .90 pour l'ensemble de la batterie. De son côté
SIEMINS a montré qu'il importait d'éliminer la saturation du facteur « G » pour obtenir
une mesure « absolue » du facteur « M » utilisant deux « tests de mémoire » (couple
de mots et de nombres) et un test perceptif de « G », la connaissance des corrélations
entre les tests de mémoire et le test de facteur « G » permet d'éliminer mathématique-
ment ce facteur.
Quant à l'école multifactorielle elle est représentée par THURSTONE. Dans ses bat-
…Ce point est fondamen- teries d'aptitudes mentales primaires il a utilisé deux tests permettant d'obtenir un
tal : tous ces « tests » ont score « M » (couples prénom-nom et mot-nombre – la présentation est unique et le
pour but d'éviter la
rappel se fait par reconnaissance). Cette batterie a une saturation .79 en facteur « M »,
« confusion » des mesures
d'un facteur « propre- tandis que les facteurs « Gf » (général de second ordre) n'interviennent que pour .47.
ment » mnésique et des Nous n'insistons pas ici sur ce point que nous retrouverons plus loin et qui est fon-
facteurs « intellec- damental : tous ces « tests » ont pour but d'éviter la « confusion » des mesures d'un
tuels »… facteur « proprement » mnésique et des facteurs « intellectuels »1. Ils y parviennent

1. Cela est frappant lorsque, par exemple, il faut retenir une longue série de chiffres. Leur
« découpage en nombres » est un « procédé mnémotechnique » où le « facteur » intelligence
favorise le « facteur » mémoire.
2. THURSTONE, Primary mental abilities, Psykometrika Monogr. 1938.

14
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

plus ou moins mais il semble que les derniers travaux représentent un progrès consi-
dérable dans ce sens.
De sorte qu'il paraît évident que sous le nom générique de mémoire on range des
phénomènes assez hétérogènes que les méthodes de test peuvent, jusqu'à un certain
point, dissocier mais pour autant seulement qu'il s'agit d'aptitudes fondamentales.

A. – LES SYNDROMES AMNÉSIQUES

Ces diverses épreuves permettent de mesurer le déficit amnésique mais elles ne


doivent toutefois pas nous faire perdre de vue la totalité de sa structure propre. A
cet égard, nous distinguerons les Amnésies progressives, les Dysmnésies, les Amnésies
« partielles » et les Amnésies périodiques. Tous ces troubles jadis étudiés, tour à tour,
chez les hystériques, les déments, les traumatisés du crâne nous sont quotidiennement
offerts par la pratique des « chocs » thérapeutiques.

I. – L ES AMNÉSIES GÉNÉRALES A FORME PROGRESSIVE ( RIBOT ).


Sous ce nom il faut entendre les états où le déficit mnésique plus ou moins diffus
porte sur l'ensemble des souvenirs d'une longue période de l'existence des malades.
Nous éliminerons de cette catégorie les amnésies localisées à une période bien limitée
de la vie du sujet, ou à un certain nombre de souvenirs (amnésies partielles). On dis-
tingue classiquement deux grandes formes d'amnésie : l'amnésie de fixation ou anté-
rograde et l'amnésie d'évocation ou rétrograde.

1° L'AMNÉSIE ANTÉROGRADE (de « FIXATION »).


Elle est caractérisée par l'impossibilité d'acquérir de nouveaux souvenirs, de telle
façon qu'à partir du moment où elle s'installe, l'esprit cesse d'enregistrer le vécu. C'est
« L'oubli à mesure »…
« l'oubli à mesure » (DELACROIX). C'est ce que l'on appelle généralement une amné- (DELACROIX).
sie de fixation (RICHET).
Tout se passe dans ces cas comme si les perceptions avaient perdu le pouvoir
de s'inscrire et, en effet, une condition presque constante de ces amnésies est un trouble
général de la conscience (état confusionnel, démentiel, etc..) qui en troublant le « pré-
sent » le rend moins apte à s'organiser comme « passé ».
L'amnésie de fixation frappe la « mémoire » et 1' « intelligence » dans ce qu'elles ont
de plus « élémentaire ». C'est le trouble de la mémoire le plus radical, le plus simple, il
atteint la « retentivity » mnésique, fait particulièrement souligné dans la thèse de LIBER

1. Sans doute SPEARMAN et tous les auteurs qui utilisent la notion de « facteur G » se défendent-
ils de l'assimiler à « l'Intelligence », mais en tant qu'ils lui attribuent une fonction de régulation
générale de fonctions psychiques particulières ils font bien appel à cette « faculté »...

15
ÉTUDE N°9

(1933). Aussi rencontre-t-on cette forme précisément au cours des profondes dissolutions
psychiques (Psychoses de Korsakoff, Presbyophrénie, Paralysie générale).
Ces troubles amnésiques frappent plus ou moins électivement les opérations d'ac-
…Les troubles de la
quisivité de la mémoire, mais ils ont un retentissement sur les autres activités mnésiques
reconnaissance, de l'iden-
tification, de l'orienta-
dans la mesure même où l'amnésie de fixation entraîne ou suppose une perturbation de
tion, l'obnubilation, l'af- la construction du réel, du présent. C'est dans ce sens que Mlle SOSSET 1 a fort bien sou-
faiblissement intellectuel ligné que le trouble de fixation n'est pas aussi purement mnésique que celui de l'évo-
sont, en effet, intimement
cation. Ce genre d'amnésie s'accompagne parfois de phénomènes de paramnésie que
liés à ce défaut de fixation
et constituent une sorte de
nous étudierons plus loin : la fabulation ou substitution de faux souvenirs aux souvenirs
« frange » ou « d'aura » à impossibles. Les troubles de la reconnaissance, de l'identification, de l'orientation, l'ob-
ce trouble mnésique… nubilation, l'affaiblissement intellectuel sont, en effet, intimement liés à ce défaut de
fixation et constituent une sorte de « frange » ou « d'aura » à ce trouble mnésique.
SOLLIER (1892) distinguait déjà deux sortes d'amnésies antérogrades : 1° l'amnésie
antérograde de reproduction « en tous points » dit-il, « comparable à l'amnésie rétro-
grade ». Dans ce cas il existe comme un étourdissement de l'activité psychique, ce que
TROUSSEAU appelait « l'étonnement cérébral » et le sujet n'a qu'une conscience très
relative de ce qui se passe autour de lui. Après cette phase de sidération il se produit
une impossibilité de fixer des impressions nouvelles et la vie de l'amnésique n'est plus
qu'une succession de moments, d'impressions isolées, le lien évocateur qui devait les
unir étant rompu. « Toute sa vie, écrivait SOLLIER, se résume dans le moment
actuel », et il attribuait ce trouble à l'épuisement du système nerveux et à la faiblesse
de l'attention ; 2° L'amnésie antérograde de conservation: les images ne s'intègrent
plus dans les synthèses psychiques, elles restent hors du circuit, ne pénètrent pas
dans la vie psychique. Cette forme réalise la véritable amnésie de fixation ; elle est
appelée aussi « amnésie continue » et caractérisée par le défaut de fixation du pré-
sent; c'est, selon le mot de DELAY, une « amnésie de mémoration ». Les auteurs alle-
mands ont beaucoup étudié cet aspect des troubles de la mémoire sous le nom de
« Merkfähigkeitstörungen » proposé par WERNICKE. BLEULER a reproché à ce terme
de viser une propriété trop simple, alors que la « Merkfähigkeit » dépend d'un
trouble plus complexe où interviennent notamment les troubles de l'attention, éter-
nel problème que nous retrouverons plus loin. ZIEHEN (1908) distinguait dans cette
pathologie de la fixation des troubles du « dépôt » et des troubles de la « réten-
tion » des souvenirs. En Angleterre et en Amérique du Nord les troubles de la
« retentivity » ont été spécialement étudiés par THORNDIKE 2 , BURT 3 , WOODROW 4 ,

1. Mlle SOSSET, Ann. Medico-Psycho., 1933.


2. THORNDIKE, Archiv. of Psych., 1907.
3. BURT, British J. Psych., 1916.
4. WOODROW, J. exp. Psych., 1916.

16
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

MAC CRAE 1, T. V. MOORE 2, PERERA 3, C. SPEARMAN 4 et P. FRAISSE 5 ont repris récem-


ment les études des Anglo-Saxons sur la « memory-span » ou champ d'appréhension
immédiate des rythmes. La plupart des auteurs qui se sont occupés de la mémoire et qui
se situent presque tous au temps de la psychophysiologie style TAINE ou EBBINGHAUS n'ont
cessé de broder sur ces thèmes (cf. par exemple la thèse de SLEPIAN 6, l'article de MAIRET
et PIERON 7 et, en allemand, les livres de NEUMANN 8 et de OFFNER 9). C'est tout de même
le petit livre de RIBOT 10 qui reste malgré son ancienneté le plus intéressant. Pour avoir
des exemples de ces troubles amnésiques si immédiatement liés aux troubles de la
conscience il faut se rapporter à l'étude des confusions ou des démences 11.

2° AMNÉSIE RÉTROGRADE (ou d'évocation).


…Amnésie rétrograde:
Elle consiste dans l'incapacité d'évoquer dans l'instant présent les souvenirs du l'incapacité d'évoquer
dans l'instant présent les
passé, c'est-à-dire qu'il s'agit là de la forme la plus « pure » d'amnésie.
souvenirs du passé…
L'essentiel du trouble réside dans l'impossibilité de faire émerger à la conscience tout
ou partie du passé correctement organisé. C'est l'acte de mémoration, « d'extraction » qui
se trouve décapité. Comme y insiste P. JANET, le malade ne peut plus faire pour les autres
ni pour lui-même un récit de son passé. Naturellement cette incapacité peut être la consé-
quence de troubles bien différents. Tantôt il n'y a pas évocation parce qu'il n'y a pas eu
fixation et c'est le cas des amnésies consécutives aux accidents comitiaux, aux psychoses
confusionnelles ou de KORSAKOFF, et même, point qui a été souvent négligé, aux crises de
manie ou de mélancolie. Tantôt il n'y a pas évocation parce que la conscience troublée,
l'activité psychique détendue est incapable de se rappeler autre chose que les souvenirs les
plus solides et parfois les plus anciens (Loi de RIBOT). Tantôt enfin l'oubli recouvre dans
une conscience claire tout ou partie des souvenirs normalement constitués mais impos-
sibles à « rappeler » ; c'est une éventualité bien rare dans sa forme typique et on réserve
souvent le qualificatif d'hystérique à ces amnésies électives d'évocation qui posent des
problèmes médico-légaux particulièrement délicats. Le plus souvent, il faut bien le dire,
il s'agit de l'une ou l'autre des éventualités, que nous venons d'envisager et pour le reste

1. MAC CRAE, Thèse de Londres (cité par SPEARMAN).


2. T. V. M OORE , J. educ. Psych., 1917.
3- PERERA, The qualitative analysis of intelligence., I vol., Londres., 1922.
4. C. SPEARMAN, pp. 270 à 290 de son livre : The abilities of Man., Londres, 1927.
5. P. FRAISSE, Étude sur la mémoire immédiate, Année Psychologique, 1942-1943,
pp. 103 à 143.
6. SLEPIAN, Paris, 1911.
7. MAIRET et PIERON. J. de Psycho., 1915.
8. NEUMANN, Leipzig, 1912.
9. OFFNER, Berlin, 1924.
10. RIBOT, Les maladies de la Mémoire, 1881.
11. Cf. spécialement les études de MAIRET et PIERON (1915) et le travail de LIBER (1933).

17
ÉTUDE N°9

l'origine hystérique, « psychogène » ou la nature purement simulatrice de ces amné-


sies revient sans cesse en discussion. C'est ainsi que, il y a quelques années, des faits
de « pseudo-amnésie rétrograde » présentés par X. ABELY, BOUVET et CARRERE 1 ont
suscité des protestations intéressantes de GUIRAUD, HESNARD et BARUK.
Rappelons à titre d'exemple le cas du malade présenté par Achille DELMAS et
DOITEAU 2.
Des gendarmes trouvèrent un homme inconnu sur la route. Il demeura en état de
stupeur et d'inconscience pendant trois jours. Il demanda alors où il était. L'idéation
paraissait encore très lente, la compréhension et l'élocution très difficiles, la lecture et
l'écriture impossibles. Mais peu à peu le sujet récupérait dès les premiers jours un
assez grand nombre de mots, mais il paraît frappé d'une amnésie rétrograde totale, abo-
lissant tout son passé. Par des conversations répétées il réacquérait avec une rapidité
remarquable un vocabulaire de plus en plus complet et grâce à des journaux illustrés et
…cas du malade présenté aux explications qu'on lui donnait il récupérait la faculté de lire et de comprendre de
par Achille DELMAS et plus en plus de mots. Il était très inquiet de son état. Il passait de longues heures à
DOITEAU… contempler des photographies trouvées sur lui, cherchant à retrouver quelques souvenirs
s'y rattachant, mais en vain. Tout ce qui s'était passé depuis son réveil à l'hôpital était
admirablement conservé mais ce qui précédait était totalement et complètement effa-
cé. La seule trace des souvenirs anciens se révélait seulement par la rapidité de sa réédu-
cation et chaque étape de cette réacquisition entraînait le souvenir des conditions de la
première acquisition perdue (entourage, livres, etc.). Au bout de sept à huit jours l'in-
connu fut amené en auto là où il avait été trouvé et en présence des lieux il lui revint
un flot de souvenirs et ceux de son entrée à l'hôpital. Le huitième jour, dans la phase
du réveil il lui « revint » une adresse (69, rue St-Sauveur). On enquêta à cette adresse
et la concierge reconnut dans cette photographie qu'on lui présenta le fils d'un de ses loca-
taires. Sa mère et sa femme vinrent alors le voir : il les reconnut pour être les deux per-
sonnages représentés par les photographies, mais cette rencontre n'éveilla rien d'autre
en lui. Il les suivit cependant à Paris et ne reconnut pas son logement. Il s'efforça à l'ai-
de de livres et de renseignements de reconstituer ses souvenirs. Un mois après le début
de son amnésie, en se réveillant encore, « il se vit » en militaire dans les rues d'Angers et
aussitôt tout un bloc de souvenirs s'est reformé, notamment de son passé militaire.
L'observation s'arrête là. Elle a naturellement donné lieu à des discussions quant à
l'origine hystérique et simulatrice des troubles.

Il faut rapprocher de ces observations celles si célèbres du Dr MORTIMER,


GRANVILLE, de WINSLOW, de SHARPEY, etc., cas où la phase de réveil et de rééducation
est particulièrement intéressante et même émouvante. L'observation de WEIR MITCHELL
(1889) concernant la fameuse Mary Reynolds qui avait perdu avec tous ses souvenirs sa
véritable personnalité a été le point de départ de toute une littérature que certains cas
d'amnésie « autopsychique » complète n'ont cessé d'alimenter (voir note 1 p. 19).

1. Société Médico-Psychologique de Paris, 9 mars 1939.


2. Un cas d'amnésie rétrograde totale, Soc. Médico-Psych. de Paris, 10 novembre 1932.

18
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

3° AMNÉSIE ANTÉRO-RÉTROGRADE.

Le plus souvent l'amnésie se caractérise par un trouble mixte à type antéro-rétrogra-


de. Si, en effet, la mémoire de fixation ou celle d'évocation paraissent l'une plus atteinte
que l'autre, elles le sont toutes deux. Nous nous dispenserons d'une étude analytique de
cette forme commune d'amnésie en reproduisant à titre d'exemple une observation tout
à fait typique publiée par MAIRET et PIERON (amnésie post-commotionnelle) :

« Lorsqu'il est entré dans le service le 5 mai 1915, Oue... voyait et entendait, mais
avait une anesthésie cutanée, une anosmie et une agueusie complètes ; il était muet, et,
avec une mimique vive, une capacité d'attention momentanée incontestable, il n'arri-
vait à vivre que dans l'instant présent Tout, de sa vie antérieure, était aboli, et il ne
fixait rien. Il était capable de s'habiller, de manger, de se servir d'une fourchette, d'une
cuillère et d'un verre, il comprenait les mots du langage usuel, mais la totalité de ses
connaissances était abolie. Les termes de « homme », « femme », « jour », « nuit »
n'avaient pas de sens pour lui.
Observé pendant quinze mois il a présenté quatre phases.
Amnésie antéro-rétrograde:
Dans la première, malgré un oubli très rapide, on parvient à le rééduquer un peu ;
…observation tout à fait
il arrive à reconnaître quelques personnes, à retrouver son lit, à nommer des objets usuels.
typique publiée par MAIRET
On lui apprend à copier l'écriture, on lui fait reconnaître des mots écrits ; il arrive à
et PIERON (amnésie post-
savoir l'alphabet, il peut chuchoter quelques mots. On n'obtient pas cependant l'écriture
commotionnelle)…
sous dictée ; la présence du modèle est nécessaire : moins de deux secondes après avoir
regardé un a, Oue... l'a oublié et ne peut le retracer2.
Dans cette période qui dure environ deux mois, les progrès sont continus. Oue...
fait un effort intense, continuel, il veut lire, écrire. Mais, à un moment donné, il se pro-
duit de la fatigue, les céphalées sont plus vives, plus continues, le découragement arri-
ve, et l'on note une régression. Les acquisitions obtenues s'effacent en grande partie, et
l'amnésie continue devient étrangement complète. On donne à Oue... une commission ;
il court pour la faire avant d'oublier (porter un objet à quelqu'un par exemple), mais,
si le trajet exige plus de quatre à cinq secondes, c'est fini, et l'on voit s'arrêter le mala-
de, ahuri, cherchant ce qu'il doit faire, à quoi répond l'objet qu'il trouve dans ses mains.
On lui montre une personne et on le fait se retourner ; au bout de deux secondes, il
reconnaît encore, au bout de trois secondes c'est fini. On lui fait tous les jours une
injection d'oxygène qui l'étonne et l'émotionne, mais chaque jour c'est un événement
absolument nouveau pour lui. Dans cette période, Oue... continue à reconnaître quatre ou
cinq personnes qu'il a toujours et constamment vues, mais le cercle ne peut s'élargir, et
l'une des personnes qu'il connaissait s'étant absentée une quinzaine de jours, il ne la
reconnaît plus au retour. On doit le chercher aux heures des repas, car il ne sait jamais à

1. Il est à peine besoin de rappeler le roman « Siegfried et le Limousin » de GIRAUDOUX et


le fameux « amnésique de Rodez » qui défraya la chronique il y a quelque dix ans. On trouvera
dans le livre de JONES (pp. 585 à 605) une observation intéressante. Nous retrouverons ce pro-
blème pp. 22 à 24.
2. Ce retour à la mémoire est aussi pathétique que la découverte de la lumière chez l'aveugle
qui guérit, découverte dont A. GIDE a si admirablement retracé les péripéties dans la
Symphonie pastorale.

19
ÉTUDE N°9

quel moment de la journée il se trouve.


Puis un changement se fait, une amélioration paraît se marquer et, un jour après des
vomissements, la parole revient brusquement, avec une voix très faible, chuchotée, le
16 novembre 1915, onze mois après la commotion. Dès lors des acquisitions s'effec-
tuent, la mémoire de fixation se manifeste assez bonne même au début, et l'on entreprend
à nouveau une rééducation. Au cours de promenades et de leçons Oue... apprend des
quantités de choses, tout ce bagage que l'on porte aisément sans en sentir le poids, mais
qui est bien lourd quand il faut en charger les épaules d'un adulte ; il ouvre ses yeux à la
nature, apprend à connaître le soleil et la lune, les arbres et les fleurs, les routes et les
rivières, il sait ce qu'est un cheval et une voiture, s'étonne et admire en voyant les bateaux
et la mer, s'effraie de la locomotive et du train. On lui explique ce que c'est que l'ombre,
on lui apprend comment poussent les plantes et comment naissent les bêtes. Il entend les
autres parler de leur maison, de leurs parents, de leur femme, et il lui vient la curiosité
de connaître aussi sa maison. Sa femme, qui est venue le voir, revient le chercher et l'em-
mène chez lui pour quelques jours. Expérience néfaste. Dans son village il n'a rien
reconnu, ni sa maison, ni sa mère, ni sa sœur, il s'est senti dépaysé ; peut-être s'est-on
moqué de lui. Il n'a eu qu'une hâte, revenir à son vrai « chez lui », à l'hôpital où il a vécu
toute sa vie, où il est né au point de vue psychique.
A partir de ce moment, au début d'avril 1916, un nouveau déclin se produit ; une gran-
de partie de ses dernières acquisitions se perdent encore, et la fixation devient de plus en
plus difficile, de plus en plus fragile. Il retombe jusqu'au point où il en était à la deuxiè-
me période. On lui montre un livre ; moins de cinq secondes après, il ne se souvient
plus qu'on le lui ait montré. Mais s'il sait qu'on va faire l'expérience, il répète sans s'ar-
rêter dans l'intervalle « un livre, un livre, un livre... », et cela seul l'empêche d'oublier.
Qu'il s'arrête deux secondes et tout s'évanouit (août 1916).

Dans cette observation on voit l'amnésie d'abord manifestement rétrograde se


révéler ensuite comme un trouble de la fixation, un grand nombre d'événements ne
parvenant pas à se constituer en « souvenirs ».
D'autres fois, c'est à partir du moment où la mémoire se trouve abolie ou profon-
dément perturbée que l'oubli à mesure, caractéristique de l'amnésie de fixation, ne per-
met plus aux souvenirs de se fixer (amnésie rétrograde) en même temps que les sou-
venirs contemporains du désordre mental s'abolissent et que des périodes antérieures
jusque-là très bien conservées s'éclipsent également. Cette forme d'amnésie est très
fréquente.

II. – LES AMNÉSIES PARTIELLES.

Ce sont des amnésies qui n'intéressent qu'un lot particulier de souvenirs. Il faut dis-
tinguer celles qui abolissent une tranche du temps (amnésies lacunaires), celles qui
portent sur un secteur de souvenirs particuliers (amnésies électives) et celles qui n'al-
tèrent que certaines fonctions spécialisées (amnésies élémentaires systématisées).
Notons que la plupart de ces amnésies, celles notamment des deux premiers groupes,
ne sont « partielles » qu'en tant que symptômes mais que leur mécanisme patho-

20
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

génique reste global comme l'indique et le démontre le fait qu'elles succèdent à un


trouble général de la conscience.

1° AMNÉSIES LACUNAIRES. La célèbre observation publiée par KOEMPFEN (1835) et


rapportée par RIBOT (p. 96) est très intéressante parce qu'elle montre comment s'établit
la lacune de mémoire, séquelle, ici irrémédiable, d'une amnésie antéro-rétrograde,
d'abord globale :

Un officier ayant fait une chute de cheval présente après un temps de latence de 3 /4
d'heure des troubles de la conscience et de la mémoire : il croyait voir toujours pour la pre-
mière fois le médecin qui le soignait et ne se rappelait aucune des prescriptions médicales
(bains, frictions) qu'il venait de suivre. Quelques jours après le malade n'oublie plus
rien, cesse de vivre dans l'instant présent, se rappelle un peu plus chaque fois ce qu'il
a fait la veille de l'accident et qu'il avait oublié, mais une période lacunaire remontant à
plusieurs heures avant l'accident jusqu'à l'accident reste inébranlablement « muette».
Cette perte de la mémoire, dit l'auteur, « a été, comme disent les mathématiciens, en rai-
son inverse du temps qui s'est écoulé entre les actions et la chute et le retour de la mémoi- …Cette forme d'amnésie
re a été dans un ordre déterminé du plus loin au plus proche... ». lacunaire est tout à fait
caractéristique des amné-
Cette forme d'amnésie lacunaire est tout à fait caractéristique des amnésies qui sies qui recouvrent les
états psycholeptiques plus
recouvrent les états psycholeptiques plus ou moins paroxystiques (épilepsie, états
ou moins paroxystiques
confusionnels, états confuso-anxieux...). La lacune « mord » généralement sur la (épilepsie, états confu-
période précédant la crise elle-même ou survit à sa durée, ce qui nous ramène au méca- sionnels, états confuso-
nisme profond des amnésies globales de type antéro-rétrograde. anxieux...)…

2° AMNÉSIES ÉLECTIVES. Certaines constellations de souvenirs (scènes, ou enchaî-


nement d'événements particuliers, souvenirs relatifs à une personne donnée, à un lieu,
à une situation physique ou morale déterminée, etc...) disparaissent. Ainsi une femme
après l'accouchement oublie non seulement la naissance de son enfant mais encore les
faits qui s'y rattachent, le nom de son mari et même son mariage (JANET). Une autre
malade de JANET, Célestine, oubliait tout ce qui se rapportait à son médecin. Irène, éga-
lement étudiée par JANET, « avait oublié sa mère d'une façon invraisemblable ». On
trouvera dans la « Psychopathologie de la vie quotidienne » de FREUD, des exemples,
à vrai dire sur un registre mineur de simples oublis, de ces amnésies systématiques.
Naturellement c'est JANET et FREUD qui ont le plus étudié ces troubles qui se présen-
tent comme des symptômes névrotiques au premier chef, le mécanisme d'élection sup-
posant presque nécessairement celui d'une action inconsciente de refoulement des sou-
venirs (FREUD) ou une impuissance à évoquer certains systèmes particulièrement dif-
ficiles ou fragiles de souvenirs (JANET).

3° AMNÉSIES ÉLÉMENTAIRES SYSTÉMATISÉES. On a toujours remarqué qu'après les


traumatismes se produisent des oublis touchant spécialement le vocabulaire ou les

21
ÉTUDE N°9

langues étrangères par exemple. Félix PLATER (d'après CALMEIL), avait curieusement
observé après une blessure du crâne, une amnésie portant sur le grec et le latin.
ABERCOMBRIE avait noté aussi la perte de l'usage de la langue anglaise dans un cas et de
l'allemand dans un autre cas. Un fait fréquemment observé est l'amnésie spécialisée aux
noms propres (cas de LARREY). WINSLOW (cité par RIBOT, p. 31) avait observé chez un
traumatisé du crâne une amnésie si spécialisée qu'elle ne portait que sur les chiffres 5
et 7. Ceci naturellement nous conduit jusqu'aux formes d'amnésies aphasiques ou agno-
siques, c'est-à-dire aux désintégrations partielles des fonctions gnoso-phaso-praxiques
qui sortent du cadre que nous nous sommes tracés. Le petit livre de RIBOT (p. 106 à 138)
ne craint pas de considérer tous les phénomènes de ce genre et spécialement les troubles
aphasiques comme de simples formes d'amnésie qu'il nomme amnésies des signes.
L'aphasie amnésique de PITRES (l'oubli du vocabulaire, rappelons-le) constitue pure-
ment et simplement une forme clinique des aphasies.

III. – LES AMNÉSIES PÉRIODIQUES ET LES « PERSONNALITÉS MULTIPLES ».


Comme pour les amnésies électives c'est dans le domaine de l'Hystérie qu'il faut
aller chercher des exemples de ces formes bizarres, pittoresques et déconcertantes des
troubles de la mémoire. L'inconscient qui à l'état normal est refoulé ou n'émerge que
dans le sommeil (ce qui constitue chez chacun de nous deux plans de personnalité),
se manifeste sous forme d'une personnalité alternant avec la personnalité vigile
dans l'hypnose, les accès somnambuliques, les transes hystériques, etc..., tous états
d'automatisme psychologique qui ont été si admirablement étudiés par Pierre JANET et
…Tout se passe comme si MORTON PRINCE. Tout se passe comme si les états de même niveau inférieur se
les états de même niveau
liaient ensemble pour former une personnalité distincte de celle qui correspond à la
inférieur se liaient
ensemble pour former synthèse mnésique du niveau supérieur. Ainsi se constitueraient les « doubles per-
une personnalité distincte sonnalités » ou « personnalités alternantes » qu'il a été de mode de décrire et d'étudier
de celle qui correspond à comme il est aujourd'hui de mode de les ignorer et de les dédaigner. Le point de
la synthèse mnésique du
départ de ces observations est la constatation que certains souvenirs ne survivent
niveau supérieur. Ainsi se
constitueraient les « dou- pas à une crise mais sont capables d'être rappelés au cours d'une crise semblable et
bles personnalités »… ceci est un fait qui a été vérifié notamment à propos de la mémoire des états de rêve
par l'École psychanalytique. MACARIO (d'après RIBOT) a rapporté l'histoire d'une
fille violée pendant un accès qui n'avait gardé aucun souvenir, mais révéla la chose à
sa mère au cours d'un nouvel accès. Mais c'est le fameux cas de MAC NISCH (1830)
qui parait inaugurer la série des observations célèbres. Elle est reproduite dans le
livre d'AZAM (1887)1 et dans le livre de PITRES (1891) 2. Cette dame américaine

1. AZAM, p. 270 de son livre.


2. PITRES, (1891) tome II, p. 218.

22
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

perdit après une crise de léthargie tous ses souvenirs et il fallut tout lui rapprendre.
Quelques mois après elle fut reprise d'un profond sommeil et quand elle s'éveilla elle
retrouva tout ce qu'elle avait oublié après son premier accès de sommeil mais elle avait
perdu tous les souvenirs de la période intercalaire. Pendant quatre ans elle passa
d'un « état de mémoire » à l'autre. Elle avait, paraît-il, « aussi peu conscience de son
double personnage que deux personnes distinctes en ont de leurs natures respectives ».
Le Dr AZAM (1876) 1 publia le cas désormais illustre de Felida. Vers treize ans …Le Dr AZAM (1876)
cette jeune fille, née en 1843, présenta des accidents nerveux, variés, douleurs, hémo- publia le cas désormais
illustre de Felida…
ptysies, catalepsie. Elle présentait des attaques de sommeil cataleptique d'une durée
d'une dizaine de minutes à la suite desquelles elle entrait dans sa « condition seconde »
qui durait environ une heure et demie. Ces accès se reproduisaient tous les 5 ou 6 jours.
De 1858 à 1859 elle fut étudiée une première fois par le Dr AZAM qui constata que tan-
dis qu'elle était généralement triste, hypocondriaque, elle se montrait au cours de ces
états seconds gaie et insouciante, oubliant tous les tracas de son état premier. Ainsi
s'établirent chez elle deux états de la mémoire qui alternaient, la « condition seconde
» représentant environ un dixième de son existence. Chose curieuse, elle appelait tou-
jours son « état normal » celui dans lequel elle se trouvait. Ainsi, étant dans son état
premier, elle se plaignit de troubles digestifs, d'angoisses, etc. et durant son état second
elle était ravie de dire que ces troubles étaient des symptômes de grossesse (elle était
devenue enceinte au cours de son état second). De 1859 à 1876 elle mena une vie à
peu près normale. Mariée elle eut onze grossesses (dont deux enfants vivants seule-
ment) mais progressivement la durée des états seconds était devenue égale à celle des
états premiers et finalement elle vécut plus longtemps dans l'état second que dans
l'état premier, posant un bien curieux problème : quelle était alors sa « véritable
personnalité » ?
Une autre observation, relatée depuis cette époque dans la plupart des Manuels et …Le cas de Miss
Traités, est celle que MORTON PRINCE publia dans son ouvrage 2. Il s'agit de Miss Beauchamp, publié par
Beauchamp. Au cours d'une séance d'hypnose, en avril 1898, cette malade parla d'elle à Morton PRINCE…

la troisième personne, ce qui intrigua beaucoup l'auteur. Et, effectivement, celui-ci


s'aperçut qu'évoluait, juxtaposé à la personnalité B de Miss Beauchamp, un autre per-
sonnage B2, puis un troisième B3, (nommé par elle même Sally). Chacune de ces per-
sonnalités évoluait pour son propre compte et avait son système de souvenirs. Les péri-

1. AZAM, Revue scientifique, 1876. Ce cas « d'amnésie périodique ou doublement de la vie » figu-
re comme premier chapitre du livre d'AZAM : Hypnotisme et Double conscience, Paris, 1893.
2. M. PRINCE, La dissociation d'une personnalité. C'est un ouvrage qui a été traduit en français
en 1911 et qui est d'une vive actualité au point de vue des mécanismes inconscients de projection.
On trouvera dans le livre de DERMOT-M. CASEY (trad. fr., 1940) toute la bibliographie des travaux
de l'illustre psychiatre et psychologue américain de Boston.

23
ÉTUDE N°9

péties enchevêtrées et burlesques de cette dissociation sont longuement narrées. Qu'il


nous suffise ici de mentionner simplement les têtes de chapitre de cette étrange histoire
d'ailleurs pleine d'intérêt. Jugez-en : Comment Sally (B3) ouvrit les yeux et comment la
personnalité subconsciente devint une personnalité alternante. – Sally au « sommet du
tas ». Bataille subconsciente, aboulie, impulsions, obsessions. – Sally tourmente Miss
Beauchamp et lui joue des tours. – Naissance de « B4 l'idiote » en juin 1899. – Conflits
domestiques. – B4 n'est-elle pas la véritable Miss Beauchamp ? – Une importante décou-
verte, B1 et B4 deviennent la même personne quand elles sont endormies. –Psychologie
d'une conversion soudaine, Miss Beauchamp tombe dans un état d'extase et se croit gué-
rie. – Sally réussit à prendre conscience des pensées de B4 et elle est stupéfaite de ce
qu'elle apprend – La vraie Miss Beauchamp est enfin découverte !
Cette « observation-feuilleton » qui tient du roman policier et de la biographie des
« médiums » a constitué une des bases de l'étude que MORTON PRINCE a consacrée à
l'automatisme psychologique et au subconscient. DERMOT M. CASEY a récemment
publié une analyse critique de cette psychologie 1 et tout en reprochant à l'auteur son
associationnisme, il montre l'intérêt de ses observations comparables à celles, contem-
…Les aventures de ces poraines, de Boris SIDIS et Simon GOODHART 2. Les aventures de ces personnalités qui
personnalités qui se cher-
se cherchent, qui se dédoublent, se multiplient, s'évanouissent derrière l'écran d'une
chent, qui se dédoublent,
se multiplient, s'évanouis-
amnésie plus proche de la méconnaissance systématique que du trouble de la mémoi-
sent derrière l'écran re, ces spectacles à transformations de la conscience, ces feintes, ces duperies font par-
d'une amnésie[…] font fois sourire. Mais pourquoi ? Certes nous sentons bien qu'ici le trouble est plus « ima-
parfois sourire…
ginaire » que « réel » et les « supercheries » des hystériques ne peuvent plus surprendre
la « bonne foi » de l'observateur, mais tout cela doit-il être rejeté dans le domaine des
…N'est-il pas plus juste et fariboles et de « l'irréalité » ? N'est-il pas plus juste et convenable de considérer que
convenable de considérer ces dédoublements de la personnalité 3, ces illusions de pluralité font partie intégrante
que ces dédoublements de
des délires d'influence, des psychoses hallucinatoires, des transformations délirantes de
la personnalité, ces illu-
sions de pluralité font
la personnalité (thèmes de possession, d'influence, de mediumnité, etc.), et ne sommes-
partie intégrante des nous pas conduits, dès lors, à voir dans ces « troubles de la mémoire », des troubles
délires d'influence… d'un niveau très élevé de la synthèse personnelle ? Par là, perdant sa naïveté réaliste,
notre observation ne définit-elle pas mieux son objet : le délire ? C'est dire que ce qu'on
peut envisager comme un trouble de la mémoire est avant tout ici un trouble de la per-
sonnalité mais aussi, et inversement, que les métamorphoses et duplications délirantes
de la personnalité représentent un certain « trouble de la mémoire ». Combien de
malades de nos services, délirants ou schizophrènes, hallucinés, dépersonnalisés,

1. La théorie du Subconscient de Morton Prince, Presses Universitaires, 1940.


2. Simon GOODHART, Multiple personnality, Apleton 1905.
3. G. COLEMAN, The dual personality of Philip Heseltine, J. of ment. Sc, 1949, 95,
pp.456 à 466.

24
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

« mécanisés » gagneraient à être vus dans cette perspective plutôt que, exonérés de tout
délire, d'être réduits à un agrégat de « phénomènes hallucinatoires ? »

B. – LES SYNDROMES D'HYPERMNÉSIE


II existe deux grandes classes d'hypermnésies ; les « visions panoramiques de
l'existence » et les « capacités mnésiques prodigieuses ».
1° LES « VISIONS PANORAMIQUES DE L'EXISTENCE » sont constituées par le retour incoer- …retour incoercible des
cible des souvenirs soit de la totalité (?) de l'existence, soit des scènes passées (ecmnésie) souvenirs soit de la totalité
(?) de l'existence, soit des
qui prennent parfois une valeur d'objectivation hallucinatoire. Ce phénomène a surtout été
scènes passées (ecmnésie)
observé chez les mourants. FÉRÉ 1 s'était intéressé à ce problème. On connaît l'observa- […]. Ce phénomène a sur-
tion de MACARIO qui se baignait dans la Seine et pensa se noyer : « Dans cet instant suprê- tout été observé chez les
me, dit-il, se montrèrent comme par enchantement les événements de ma vie aux regards mourants…

effrayés de mon esprit ». – WINSLOW et MUNK (cités par EGGER) ont rapporté des faits ana-
logues. Ce dernier (un peu suspect aux yeux d'EGGER) aurait observé un noyé qui vit, à
l'instant suprême, « toute sa vie antérieure se déroulant en succession rétrograde avec des
détails très précis : chaque événement était accompagné d'un sentiment de bien ou de
mal ». EGGER (1896) 2, rapporte les expériences (recueillies par un suisse HEIM, qui lui-
même se trouva dans ce cas) d'alpinistes qui font des chutes en montagne : « ce que
j'éprouvais, dit HEIM, durant les quelques secondes d'une chute il me faudrait une heure
pour le raconter, toutes les pensées et toutes les images s'offraient à moi avec une préci-
sion et une clarté extraordinaires... J'aperçus tous les faits de ma vie passée se déroulant
devant moi en d'innombrables images. EGGER signalait dans ces états comme caractères à
peu près constants un sentiment de béatitude, l'anesthésie du toucher et du sens de la dou-
leur, une extrême rapidité de la pensée et de l'imagination. – SOLLIER, MOUTON et KELLER,
ont tenté de rassembler ces divers éléments, dont la remémoration n'est qu'un aspect, en
un aspect global de l'expérience vécue par la conscience du mourant qui se tourne vers
son passé – Ch. FÉRÉ (1889, 1892, 1898) a rapporté quatre observations intéressantes mais
il s'est livré à des interprétations hasardeuses de leur condition physiologique (hyperexci-
tabilité momentanée du système nerveux dans ces états d'hypermnésie). – Depuis cette
époque et la description de la « crise de l'uncus » par JACKSON, certains auteurs (WILSON)
ont étudié des états crépusculaires épileptiques de type « dreamy state » avec déroulement
de la mémoire panoramique notamment dans les tumeurs temporo-sphénoïdales. Martin
REICHARDT 4 (1928), a observé le cas d'un malade qui, après une piqûre du bulbe par ponc-
tion sous-occipitale, eut à la fois un sentiment de béatitude et une vision panoramique de

1. Ch. FÉRÉ, Pathologie des émotions, 1892, p. 17.


2. Revue Philosophique, 1896.
3. Revue Philosophique, 1896, également.
4. REICHARDT M. : Hirnstamm und Psychiatrie, Monatschr. f. Psych., 1928.

25
ÉTUDE N°9

son existence. Nous avons observé, au cours de l'intoxication par la mescaline, des phé-
nomènes du même genre et DELAY rappelle les reviviscenses de mémoire que provoque
l'opium, sous forme d'hypermnésies oniriques 1.
Naturellement ces « réminiscences » par leur côté pittoresque et aussi par la valeur
esthétique du souvenir ressuscité qui s'y attache, ont tenté l'imagination des roman-
…Rappelons particulière- ciers. Rappelons particulièrement Marcel PROUST, dont l'illusion du passé restitué « par
ment Marcel PROUST dont
le parfum d'une madeleine trempée dans une tasse de thé » constitue la trame même
l'illusion du passé restitué
[…]constitue la trame de la prodigieuse recomposition du « Temps perdu »... Les psychologues sont généra-
même de la prodigieuse lement friands de ses rapprochements (BENICHOU) 2.
recomposition du « Temps Parfois il s'agit seulement de « tranches de la vie passée » qui « se représentent »
perdu »...
et sont à nouveau vécues. C'est ce qu'on a appelé le phénomène d'ecmnésie ou d'« hal-
lucination de la mémoire ». Nous en reparlerons plus loin.
…Une tout autre variété 2° LES « CAPACITÉS MNÉSIQUES PRODIGIEUSES ». Une tout autre variété d'hypermnésie
d'hypermnésie est consti- est constituée par les capacités mnésiques prodigieuses parmi lesquelles les performances
tuée par les capacités
de calcul, la mémoire des chiffres, des dates, etc... sont les plus étonnantes et les plus
mnésiques prodigieuses
parmi lesquelles les per- connues. Les principales études sur ces « artistes de la mémoire » (Gedächtnisskunstler
formances de calcul, la disent les Allemands) sont le mémoire de SCRIPTURE 3, le livre de A. BINET 4, celui de J.
mémoire des chiffres, des VAN DER KOLK et JANSENS 5, celui de MOBIUS 6, l'article de Franck D. MITCHELL 7, celui de
dates, etc...
JOTEYKO 8, le volume de Ev. E. MUELLER 9, la thèse de Paul HINTZIGER 10, le travail de
DESRUELLES 11, celui de BLIN 12, celui de LAHY 13, d'AMELINE 14, de LOTTE 15, de
KLYSSEN 16 de HEUYER et Mlle BADONNEL 17, l'important mémoire de LAFORA 18, celui de
A. BRILL 19, les récentes observations de HEUYER, DAUPHIN et LEBOVICI 20, de DELAY,
STEVENIN et PICHOT 21 et de B. STOKVIS 22.

1. J. DELAY : Dissolution de la mémoire, p. 106.


2. BENICHOU, Revue Philosophique, 1932.
3. SCRIPTURE, Arithmetical prodigies, Amer. J. of Psychol., avril 1891.
4. A.BINET, Psychologie des grands calculateurs et des joueurs d'échecs, I volume, Paris, l894.
5. J. VAN DER KOLK et JANSENS, Allg. Zeitsch. f. Psychiatrie, 1905.
6. MOBIUS, Anlage zur Mathematik, 1900.
7. Franck D. MITCHELL, Mathematical Prodigies, Amer. J. of Psychol., 1907.
8. JOTEYKO, Les calculateurs prodiges, Amer. J. of Psychol., 1910.
9. Ev. E. MUELLER, Zur Analyse der Gedächtnissfähigkeit, 1911.
10. Paul HINTZIGER, De la disposition congénitale au calcul mental, 1913.
11. DESRUELLES, Encéphale, 1912.
12. BLIN, Soc. Méd. Ment., 1910.
13. LAHY, Archives suisses de Psychologie, 1913.
14. AMELINE, Journal de Psychologie, 1913.
15. LOTTE, Encéphale, 1920.
16. KLYSSEN, Arch. de Psychol, 1927.
17. HEUYER et Mlle BADONNEL, Encéphale, 1928, II.
18. LAFORA, Encéphale, I935, 1, pp. 309 à 337.
19. A. BRILL, J. of neur. and mental Diseases, 1940.
20. HEUYER, DAUPHIN et LEBOVICI, Annales Médico-Psychol., 1946.
21. DELAY, STEVENIN et PICHOT, Annales Medico-Psychol, 1947.
22. B. STOKVIS, Exper. psychol. Untersuch. sog. Rechenw., Archives suisses de Neuro.et Psych.
1948, 62, p. 371

26
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

II convient d'abord de se référer aux cas de prodigieuse mémoire des chiffres et des …prodigieuse mémoire
nombres d'individus simplement normaux ou parfois très intelligents : le Dr VERROL des chiffres et des nombres
d'individus simplement
(étudié par MOBIUS), RAMBONI (étudié par GUICCIARDI et FERRARO), HEIMANS (étudié
normaux ou parfois très
par BURCHAN), INAUDI (étudié notamment par BINET), DIAMANDI (étudié notamment intelligents: […] le plus
par LAHY) et le plus extraordinaire de tous le Dr RUCKLE (étudié par G. E. extraordinaire de tous le
MULLER). Ce dernier était, à vrai dire, mathématicien. Il lui suffisait d'une seule audi- Dr RUCKLE (étudié par G.
E. MULLER)…
tion pour pouvoir répéter une série de 60 nombres et de 72 nombres après un
« apprentissage » de 137 secondes... Il apprenait une série de 46 nombres en 44
secondes et pouvait en retenir 204 après 13 minutes d'effort de fixation ; il lui suffisait
d'une seule audition pour répéter une série de 60 nombres et il put retenir en ordre
inverse une série de 72 nombres après 137 secondes de réflexion. D IAMANDI ,
moins fort, avait besoin de 165 secondes (alors que de 44 à 70 suffisaient à
RUCKLE) pour en apprendre 48 et demandait 75 minutes pour retenir une série de 20
nombres (alors que 13 à 19 minutes suffisaient à RUCKLE pour en retenir 204 qu'il répé-
tait en 140 secondes en moyenne !). Ces « mnémotechniciens » effarants utilisent
généralement des « aides », ou « appuis » de forme purement arithmétique. Ainsi
RUCKLE se rappelait le nombre 86.219 parce que 219 = 3 x 73 et que le loga-
rithme de 13 = 1,86..., autre exemple : le nombre 535 est égal au côté du dodé-
caèdre circonscrit qui est de 0,535. Parfois des « appuis » historiques interviennent
(dates de grands événements) ou encore des nombres liés à des souvenirs personnels.
MULLER a montré que ces aptitudes extraordinaires à « retenir des nombres » ne
dépendaient pas d'une mémoire naturelle des « nombres, mais du développement d'un
complexe de facultés générales comme une compréhension rapide, une faible
fatigabilité et la capacité à apprendre et de retenir facilement, ce à quoi s'ajoute un inté-
rêt spécial pour la chose qui incite aux exercices répétés, c'est-à-dire à l'entraînement
» (LAFORA). Autant dire qu'il s'agirait dans ces actes de virtuosité, non pas d'un don
simple mais d'une organisation spéciale de l'activité intellectuelle soutenue par un inté-
rêt affectif. Cependant B. STOKVIS croit devoir rapporter cette prodigieuse faculté
dans son cas W. à une aptitude mnésique acoustico-rythmo-motrice exceptionnelle et
dans son cas L. à une capacité extraordinaire de visualisation1. Parfois il s'agit d'en-
fants prodiges d'intelligence moyenne comme dans le cas d'A. BRILL 2.
Mais si ces prodiges de mémoire sont déjà stupéfiants chez des sujets normaux, ils …ces prodiges de mémoi-
re […] deviennent presque
deviennent presque inimaginables chez les calculateurs, à la fois virtuoses et arriérés.
inimaginables chez les
On trouvera de bons exemples de cette monstruosité psychologique dans l'histoire de la calculateurs, à la fois vir-
petite Zarah Colburn dans les observations de BLIN (1910), HEUYER et BADONNEL tuoses et arriérés.…

1. Le travail de STOKVIS est intéressant par ses recherches pharmacodynamiques et 1'étude de


l'influence de l'hypnose sur l'activité mnésique.
2- A. BRILL, Some peculiar manifestation of Memory, J. of neur. and mental Diseases 1940, 92.

27
ÉTUDE N°9

(1928), de LAFORA (1935), HEUYER, DAUPHIN, LEBOVICI (1946) ou encore de DELAY,


STEVENIN et PICHOT (1947). Le malade de BLIN, garçon de 12 ans « à la limite des imbé-
ciles et des débiles », ne possédait aucune notion de calcul. Il était incapable d'effectuer
les opérations les plus simples comme de retrancher 3 de 12 ou de dire combien font
7x3 ; or il répondait sans hésitation que telle date de 1907 à 1911 correspondait à tel
jour de la semaine ; avant 1907 et après 1911 les réponses étaient parfois inexactes. –
…Le débile d'HEUYER et Le débile d 'HEUYER et Mlle BADONNEL était également « à la limite de l'imbécillité »,
Mlle BADONNEL était éga- il ne s'exprimait que par monosyllabes, lisait de façon distraite en sautant des mots et
lement « à la limite de
sans rien retenir de sa lecture ; ses notions mathématiques étaient extrêmement pauvres,
l'imbécillité » […] et
cependant il pouvait pour il faisait une addition (13+12) simple mais n'y réussissait pas si elle était un peu plus
des années éloignées de compliquée (7 +6 +3) ; il ne savait ni soustraire ni multiplier ; il connaissait tous les
plus de 20 ans dire quel jours de la semaine mais ne pouvait énumérer les mois quand on le lui demandait ; il
jour de la semaine corres-
savait qu'il existe des années bissextiles mais ne pouvait énumérer que partiellement
pondait à une date quel-
conque… leurs caractéristiques, « II y a le 29 février, disait-il, sans pouvoir dire le nombre d'an-
nées au bout desquelles elles reviennent. A la question, combien il y a de jours dans l'an-
née il répondait 1922, 1923, etc... Et cependant il pouvait pour des années éloignées de
plus de 20 ans dire quel jour de la semaine correspondait à une date quelconque. S'il
s'agissait d'années bissextiles il disait par exemple «27 novembre 1903 pas samedi
dimanche ». En ce qui concernait l'avenir il ne pouvait donner le jour correspondant à
la date que jusqu'en 1941 (les investigations n'ayant pu être vérifiées, à l'époque, plus
loin). – Le sujet de LAFORA était une jeune fille de 15 ans (âge mental de 10 ans 3 mois,
quotient intellectuel de 0,65). Elle résolvait en 2 à 5 secondes la plupart des questions
sur le calendrier. Dès l'âge de 9 ans elle commença à manier des calendriers de poche
correspondant à 3 années. La « méthode » qu'elle employait consistait à avoir appris par
coeur le jour de la semaine par lequel commencent chaque mois ou quelques mois dans
les diverses années normales et bissextiles. A l'analyse il semble qu'elle utilisait des
données, des repères ou « natürlische Hälfe » (points d'appui), comme dit MUELLER, elle
y ajoutait une opération simple de soustraction et d'addition. Les erreurs étaient peu
nombreuses (2 sur 12) et elle les corrigeait rapidement. Le temps de réaction oscillait
de 2 à 5 secondes, De l'étude du procédé employé, LAFORA conclut qu'il s'agit dans ces
cas au contraire des calculateurs prodiges normaux, non point de calcul mais d'une
« opération de mémoire mécanique ». Le débile d'HEUYER, DAUPHIN et LEBOVICI sem-
blait utiliser aussi des repères concrets. Le sujet de DELAY, STEVENIN et PICHOT, âgé de
16 ans, avait aux tests d'intelligence générale, d'intelligence verbale et de performance
(sauf pour le Porteus) un niveau mental compris entre 8 et 9 ans, mais ses aptitudes
mnésiques correspondaient à son âge réel, il paraissait cultiver des aptitudes mnésiques
élémentaires par son intérêt électif pour sa propre virtuosité.
Certes il est exact que la représentation mentale de séries de nombres, les « sché-

28
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

mas numéraux » (cf. par exemple ceux reproduits dans le travail de BINET et de LAHY)
de l'ordre chronologique des années, des mois et des jours, constitue le « matériel »
spécial sur lequel travaillent ces arriérés. Mais un problème reste cependant ouvert
qui n'est pas seulement celui de la mémoire, comme le soutient AMELINE, mais
aussi de l'intelligence de ces sujets. Le paradoxe ne vient pas en effet de cette vision
mentale élective des séries mais de l'application à ces images de procédés de calcul
qui, pour si simples qu'ils soient, représentent des attitudes solutionnelles intellec-
…Nous pensons […]
tuelles contrastant (notamment dans les cas de BLIN et d'HEUYER et BADONNEL) avec
que, comme le remar-
le défaut de « savoir » arithmétique et l'incapacité de calcul. Tout se passe comme si quait MUELLER (1910),
un dressage spécialisé et systématique était seul possible dans ces esprits qui restent ces aptitudes ne dépen-
enchaînés au travail en série, à une technique, à une gymnastique stéréotypées, qui dent pas d'une « proprié-
té élémentaire » mais du
gagne en performance ce que perd leur activité psychique en étendue et en profondeur.
développement d'un
Nous pensons malgré l'avis de STOKVIS que, comme le remarquait MUELLER (1910), complexe de facultés
ces aptitudes ne dépendent pas d'une « propriété élémentaire » mais du développement générales à quoi s'ajoute
d'un complexe de facultés générales à quoi s'ajoute un intérêt spécial ». un intérêt spécial »…

C. – LES PARAMNÉSIES OU ILLUSIONS DE LA MÉMOIRE

Comme les hypermnésies, les paramnésies 1 représentent des troubles mnésiques …Comme les hypermné-
où prédominent les troubles positifs. sies, les paramnésies
représentent des troubles
Les fonctions mnésiques assurent, avons-nous dit, un équilibre constant entre le
mnésiques où prédomi-
passé et le présent, l'ordre chronologique et la distinction du passé réel et du passé ima- nent les troubles positifs…
ginaire. Lorsque la « mémoire » fléchit, des troubles s'en suivent qui constituent les
paramnésies ou illusions de la mémoire.

1. On trouvera dans les travaux suivants des indications précieuses sur la psychopathologie des
paramnésies :
KRAEPELIN, Arch. f. Psych., 1886-87.
ARNAUD, SOC. Méd. Psych., 1896.
DROUART et ALBES, L'illusion de fausse reconnaissance, Journ. de Psychologie, 1905.
ALBES, La fausse reconnaissance, Thèse, 1926.
JANET, A propos du déjà vu, Journ. de Psych., 1905.
THIBAULT, Essai sur le sentiment de déjà vu, 1895.
GILLES, Le « déjà vu », Journ. de Psychol., 1921, Thèse, Bordeaux.
CAPGRAS et REBOUL-LACHAUX, L'illusion de sosie, Soc. Med. ment., 1923.
HALBERSTADT, L'illusion de sosie, Journ. de Psychol, 1923.
CAPGRAS et CARETTE, L'illusion de sosie, Ann. Méd. Psycho., 1924.
CAPGRAS, SCHIFF, LUCCHINI, Sentiment d'étrangeté, L'illusion de sosie, Soc. Méd. Ment., 1924.
HUBERT, Le sens du réel, 1930.
LEVY-VALENSI, Les illusions des sosies, Gaz. des Hôpitaux, 1929.
Mlle DESROMBIES, L'illusion de sosie, Thèse, Paris, 1935.

29
ÉTUDE N°9

1° LES ERREURS DE LOCALISATION DANS LE TEMPS OU L'ESPACE se caractérisent


par l'assignation défectueuse des souvenirs aux instants du temps ou du cadre spa-
tial qui se trouvent ainsi chargés de souvenirs inadéquats.

2° C ONFUSION DU PRÉSENT ET DU PASSÉ .

Ces troubles consistent en une perturbation des fonctions mnésiques caractérisée


par un apport excessif ou insuffisant de souvenirs (ou mieux de « passé ») dans l'acte
de perception du présent.
Nous les disposerons pour leur description séméiologique dans un ordre qui ira
de l'excès au défaut d'intégration du passé dans la conscience du présent.

a) Les ecmnésies. Des « tranches » du passé se présentent à la conscience du


sujet et acquièrent la valeur du présent. Ces phénomènes s'observent dans certains états
paroxystiques. Les sujets revivent une scène du passé vécu. Dans ces troubles de la
mémoire les souvenirs sont évoqués avec une vividité hallucinatoire et ont perdu pour
…Les ecmnésies: il s'agit autant leur caractère de « souvenirs ». Il s'agit là d'une véritable hypermnésie halluci-
là d'une véritable hyper-
natoire (hallucinations de la mémoire) et, comme dit excellemment DELAY, la mémoi-
mnésie hallucinatoire
(hallucinations de la
re constituée est prise pour la mémoire constituante. PITRES (d'après, dit-il, les indica-
mémoire) et, comme dit tions d'ESPINAS) a donné le nom d'ecmnésie 1 à des « phénomènes d'ecmnésie partiel-
excellemment DELAY, la le rétrograde avec réversion de la personnalité. Dès 1882 il avait étudié un « délire de
mémoire constituée est
réminiscence » chez une hystérique et en 1886 il avait constaté qu'il pouvait provoquer
prise pour la mémoire
constituante…
ce délire ecmnésique par l'hypnose et même par l'excitation de certains points du corps
agissant comme zones érogènes. Il inspira une thèse à son élève BLANC-
FONTANILLE 2 sur cette « forme particulière de délire hystérique ». BARUK 3 a montré
depuis que ce phénomène pouvait se rencontrer chez des malades atteints de tumeurs
cérébrales. Ainsi un de ces malades qui avait une tumeur du 4ème ventricule, à certains
moments se trouvait reporté à onze ans en arrière, à l'époque de ses fiançailles : il se
croyait à l'hôpital militaire à Bordeaux et attendait chaque jour sa fiancée. Un autre
malade de BARUK se trouvait transporté dans la batterie d'artillerie qu'il dirigeait pen-
dant la guerre : il revivait exactement une attaque. Ces troubles, s'ils se présentent par-
fois sous une forme en effet assez saisissante et « pure » pour mériter une description
particulière, s'apparentent manifestement à la reviviscence du passé dans le rêve et
l'onirisme dont ils ne constituent qu'un aspect. Aussi nous suffit-il de les signaler ici.

b) Les fausses reconnaissances constituent un trouble analogue. Il s'agit


là aussi d'une confusion entre le présent original et nouveau et un état antérieure-

1. PITRES, Hystérie et Hypnotisme, 1891, tome II, pp. 219-220.


2. BLANC-FONTANILLE, Thèse de Bordeaux, 1887.
3. BARUK, Traité, 1938, pp. 17-18.

30
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

ment vécu. STANDER avait décrit ce phénomène sous le nom de « fausse mémoire »,
« illusions de la mémoire 1 ». L'illusion du déjà vu est de même ordre, là aussi « la …L'illusion du « déjà
mémoire constituante est prise pour la mémoire constituée ». On réserve parfois à ces vu » est de même ordre
[que « les illusions de la
fausses reconnaissances la dénomination de « paramnésies » (E. B. LEROY, DELAY).
mémoire »], là aussi « la
KRAEPELIN parlait à leur sujet d'illusions identifiantes de la mémoire. On trouvera dans mémoire constituante est
la vieille mais remarquable thèse de E. B. LEROY 2 une excellente étude de ce phé- prise pour la mémoire
nomène, de même que dans les travaux anciens qu'ALBES 3, DROMARD et ALBES 4 ont constituée »…

consacré, à la même époque, à l'étude de l'« illusion du déjà vécu ». Elle se rencontre
dans les divers états confusionnels (confusion, psychose de Korsakoff, états crépuscu-
laires et même mélancolie et manie). Parfois elle se présente comme un phénomène de
premier plan dans le tableau clinique et « loin de surgir brusquement, elle n'éclôt
qu'après une longue période d'incubation qui la prépare, et lui indique la direction
vers laquelle elle doit tendre ; elle s'applique à un objet unique et bien précis ; elle
apparaît alors en quelque sorte comme l'apothéose d'un délire systématisé d'une idée
fixe ou d'une dépression » (ALBÈS). C'est dire que sous le même nom, là encore, on
range des phénomènes de niveaux très différents. Parfois elle est inséparable d'un
sentiment global de déjà vu. « S'agit-il, écrivait LALANDE 5, d'un paysage, on croira
retrouver dans son souvenir la grande ligne mais encore chaque feuille, chaque arbre,
chaque image, chaque rayon et même le plus souvent on se sentira soi-même dans le
même état et les mêmes sentiments que le jour illusoire de la première perception ».
Tant il est vrai que cette « reconnaissance » représente non pas seulement l'identifica-
tion d'un contenu de la conscience présente par sa fusion avec un contenu de conscien-
ce passé (reconnaître, dit JANET, c'est avoir déjà vu autrefois), mais une coalescence
de la conscience actuelle avec le passé, son investissement, son inflexion par la
valeur de « passé ». JANET 6 cite l'observation d'une jeune fille qui, venue le voir pour
la première fois à Paris, lui demande au bout de quelques minutes quelle était la date
de sa « première visite », car elle avait dû venir le voir déjà mais ne se souvenait pas
quand. Elle affirmait que lui, JANET, devait se tromper « car elle reconnaissait exac-
tement et lui et l'appartement et les photographies suspendues au mur ». Ce « senti-
ment » (nous dirions cette expérience délirante primaire) peut devenir un délire éla-
boré, systématisé comme dans le cas de ce fameux malade de Jules FALRET. « Le
vieux maître, dit encore JANET, avait la malice de l'inviter à sa table avec certains
médecins et il ne manquait pas de leur tenir ce langage : « Est-ce que vous trouvez

1. STANDER, Ueber Erinnertäuschungen, Archiv. f. Psych., 1874.


2. LEROY, Thèse, Paris, 1898.
3. ALBES, Thèse, Paris, 1906.
4. ALBES, Journ. de Psycho., 1905.
5. LALANDE, Revue philosophique, 1893.
6. JANET, Évolution de la mémoire, p. 324.

31
ÉTUDE N°9

amusante cette plaisanterie de M. FALRET ? Vraiment c'est assez drôle. Il la répète trop
souvent. Il nous fait dîner l'un près de l'autre exactement dans la même position, avec
les mêmes plats, les mêmes convives, le même éclairage, avec les mêmes paroles pro-
noncées par les personnes qui nous entourent. Il s'amuse à répéter tous les événe-
ments. Est-ce qu'on vous a prévenu du rôle qu'on vous faisait jouer 1 »? Ce phénomè-
ne qui se rencontre aussi chez les sujets normaux (les littérateurs s'en sont souvent
emparés : WIGAN, JEANSEN, SHELLY, ZOLA, Paul BOURGET, etc.) se présente donc
soit sous forme paroxystique et c'est le cas le plus fréquent, soit comme un délire
…ces fausses reconnais- durable comme dans le cas que nous venons de citer.
sances sont l'expression Mais la « fausse reconnaissance » intéresse particulièrement les personnes et par-
d'une modification globa- fois seulement certaines personnes, soit qu'elle soit seulement une erreur d'identifica-
le de la conscience dont le
tion paroxystique soit qu'elle revête une forme délirante durable.
trouble de l'identification
n'est qu'une conséquence Ainsi dans tous ces cas (illusions de déjà vu) ces fausses reconnaissances sont l'ex-
et varie avec sa profon- pression d'une modification globale de la conscience dont le trouble de l'identification
deur de dissolution… n'est qu'une conséquence et varie avec sa profondeur de dissolution.

c) L'illusion de sosie (CAPGRAS) est une reconnaissance incomplète suspecte


et faite d'un mélange de « sentiment de déjà vu » et de celui de « jamais vu ». C'est
un doute sur la réalité, un « identification incomplète », «c'est ça sans être ça ». On
consultera avec profit la thèse de Mlle DESROMBIES 2 sur ce sujet.

d) Avec le sentiment de jamais vu nous entrons dans les phénomènes inverses.


Ce qui devrait être familier, ce qui devrait être reconnu ne l'est plus ou du moins l'est
mal ou incomplètement. Tout est vécu sur le registre de l'étrange, de l'étonnement et
du nouveau.

3° CONFUSION DES SOUVENIRS PASSÉS ET DES SOUVENIRS IMAGINAIRES.

La fabulation en est l'aspect le plus typique. Ce phénomène consiste à prendre


pour des souvenirs authentiques, c'est-à-dire les événements effectivement passés, des
fantaisies de l'imagination ou des effets de la suggestion.
A son degré le plus extrême la fantaisie se présente comme un souvenir effectif,
c'est le faux souvenir. C'est dire que nous voyons ici « l'imagination suppléer à la
mémoire ».
Mais n'est-ce pas une loi très générale de tous les troubles de la mémoire que nous
venons de passer en revue ? Et si certains sont caractérisés essentiellement par des
troubles négatifs, par un déficit (amnésies) nous avons vu qu'ils comportent aussi des

1. JANET, Évolution de la mémoire, Chapitre : l'Illusion du déjà vu, p. 329.


2. Mlle DESROMBIES, Thèse, Paris, 1935.

32
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

faux souvenirs, des délires, des illusions, etc.. Quant à ceux qui paraissent purement
…nous retrouvons au
« positifs » (hypermnésies, fausses reconnaissances, ecmnésie, fabulations), ne com- terme de cette analyse
portent-ils pas aussi des troubles négatifs ? Dès lors nous retrouvons au terme de cette une certaine unité struc-
analyse une certaine unité structurale des troubles mnésiques qui sont à la fois néga- turale des troubles mné-
siques qui sont à la fois
tifs et positifs. Et cette part positive des troubles de la mémoire, c'est le délire. On com-
négatifs et positifs. Et
prend que JANET et DELAY dans leurs études sur les troubles de la mémoire aient insis- cette part positive des
té sur ce qu'ils appellent les « délires de mémoire », notion qui correspond spécia- troubles de la mémoire,
lement aux paramnésies et notamment aux compensations de la mémoire défaillante. c'est le délire…

Aussi pouvons-nous dire au terme de cette description clinique : 1° que les


troubles de la mémoire s'intègrent généralement dans des structures psychopatholo-
giques dont ils ne sont qu'un aspect ; 2° que tous les troubles de la mémoire com-
portent une proportion diverse, de troubles négatifs et de troubles positifs. L'amnésie
n'est pas seulement un « trou ». Le « trouble de la mémoire » n'est qu'une forme de ces
« trous » qui se présentent en clinique avec une grande diversité de contenus vécus et
de profondeur de dissolution.
Sans doute, les « troubles de la mémoire » gardent-ils cependant une irréductible
originalité du point de vue clinique. Et nous devons signaler à cet égard le travail le
plus intéressant en langue française, celui de SOSSET 1, qui a pour but de montrer que
les troubles mnésiques peuvent être électifs à l'égard des troubles de l'attention et de
l'intelligence. Ses recherches ont été faites à l'aide de douze tests, attention perceptive
– attention réactive – mémoire de fixation – mémoire d'évocation – mémoire de la
reconnaissance – représentation mentale – compréhension d'histoire – raisonnement –
imagination créatrice – mémoire associative et réactive à des situations occurrentes.
Au moyen de ces dernières épreuves, l'auteur a mis en évidence une certaine dissocia-
tion entre le déficit mnésique (mémoire de fixation, de reconnaissance et d'évoca-
tion) et les troubles de l'attention. Depuis lors beaucoup d'autres travaux ont cher-
ché soit à unir soit à séparer le facteur mémoire du facteur intelligence, sans par-
venir à une conclusion bien solide 2. Mais pour si intéressantes que soient les études
analytiques ou factorielles elles ne peuvent pas « dissocier » complètement ce que la
clinique nous apprend, à savoir que les troubles de la mémoire ne forment générale-
ment qu'une partie d'un tout, tout au moins à un certain niveau. Et c'est parce que la
Psychiatrie moderne a mieux compris la phénoménologie des troubles de la mémoi-
re que ceux-ci ne constituent plus ce chapitre initial spécial et privilégié qui lui était
réservé dans les Traités anciens.

1. SOSSET, Annales Médico-Psychol., 1933.


2. Il suffit de se rapporter aux hésitations et controverses des auteurs (SPEARMAN, THURSTONE,
etc..) qui ont tenté de séparer le « facteur Mémoire » du « facteur G » et auxquelles nous avons
fait allusion plut haut.

33
ÉTUDE N°9

II - LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE DANS


LES ÉTATS PSYCHOPATHOLOGIQUES.

Nous serons très brefs dans cette énumération un peu fastidieuse, car les troubles
de la mémoire dans les diverses psychoses et névroses sont si artificiellement isolés
qu'il vaudra mieux les étudier à propos de l'analyse structurale de chacune d'elles que
nous ferons dans notre prochain volume.

A. – LES ANOMALIES DE LA MÉMOIRE ET LES ÉTATS D'ARRIÉRATION

Chez les idiots dont toutes les capacités de réflexion et de construction sont rudi-
mentaires ou nulles il peut exister un défaut d'acquisivité tel que ces malheureux
sont réduits à cet égard à une condition qui peut paraître même inférieure à celle de
certaines espèces animales. Quant aux imbéciles et aux débiles ils présentent généra-
lement un défaut de mémoire évident tant par la pauvreté de leurs acquisitions que par
le peu de contrôle dont ils disposent sur leurs souvenirs et l'insuffisance des méca-
nismes d'identification impliqués dans la fonction mnésique 1 D'après M. SOSSET
(1933) l'état d'imbécillité même profonde atteint moins les fonctions de mémoire (4
observations) que les autres fonctions psychiques. Les 15 cas de débilité étudiés à cet
…Tout se passerait donc égard ont montré à cet auteur que lorsque le niveau mental est situé entre 6 et 9 ans,
comme si dans les formes attention et mémoire vont de pair, tandis que dans les degrés plus légers (9 et 10 ans)
profondes de l'arriération
l'attention est supérieure à la mémoire. Tout se passerait donc comme si dans les
les fonctions mnésiques
étaient relativement plus formes profondes de l'arriération les fonctions mnésiques étaient relativement plus
satisfaisantes que les satisfaisantes que les autres, comme si le « facteur » de retentivité était indépendant de
autres… l'intelligence.
Exceptionnellement ces oligophrènes présentent même, comme nous l'avons noté,
des hypermnésies systématisées tout à fait remarquables (imbéciles calculateurs –
mémoire des nombres – des faits historiques – des dates).
Les tests de mémoire tels que le WELLS MARTIN 2 montrent pourtant l'insuffisance
des corrélations des capacités mnésiques avec les tests d'intelligence (.81 dans le cas
de WELLS). Pour la « mémoire immédiate » P. FRAISSE, PICHOT et CLAIROIN 3 ont
constaté qu'il existait une supériorité des enfants normaux sur les oligophrènes dans la
fixation des chiffres alors que cette différence disparaît si l'on remplace ce matériel
déjà relativement « intellectualisé » par des séries de coups. Dans le sens des mêmes

1. SOLLIER, Psychologie de l'Idiot et de l'Imbécile, 1891, pp. 216 à 230.


2. WELLS MARTIN, A method for exam suitable for psychotic cases 1923.
3. P. FRAISSE, PICHOT et CLAIROIN, Les aptitudes rythmiques. Étude comparée des oligo-
phrènes, Journ. de Psychologie, 1949.

34
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

conclusions et constatations J. C. FÖRSTER 1 avait montré que, si l'on égalisait débiles


et enfants normaux à l'échelle de YERKES, les résultats aux tests de mémoration d'un
dessin étaient identiques. Il semble donc que si les fonctions élémentaires mnésiques
peuvent en tant que « retentivité » se montrer indépendantes de l'oligophrénie, celle-
ci se manifeste surtout dans les tests fortement saturés en facteur « G ».
Quant au « learning » chez les débiles (courbe d'apprentissage) M. W. Mc PHERSON
dans son étude récente aboutit à la conclusion que les résultats sont à l'heure actuelle trop
discordants pour savoir s'il existe une corrélation entre le learning et le niveau intellectuel.

B. – LES ÉTATS D'EXCITATION INTELLECTUELLE

Dans les états d'excitation maniaque FALRET avait insisté sur les phénomènes d'hy- …Dans les états d'excita-
permnésie. On y trouve en effet très souvent le mentisme et une reviviscence extrê- tion maniaque FALRET
avait insisté sur les phé-
me des souvenirs. Mais il n'est pas exact que les états d'excitation maniaque soient tou-
nomènes d'hypermnésie…
jours parfaitement mnésiques. L'amnésie plus ou moins totale et profonde est même
assez fréquente à notre avis pour constituer une preuve de conditionnement déficitai-
re (négatif) de la manie. L'hypermnésie elle-même constitue d'ailleurs un tumulte, un
désordre de la mémoire.
Dans la manie, d'après M. SOSSET, les troubles de l'attention et de la mémoire
seraient parallèles. La différence moyenne des indices de fixation et d'évocation était
de 3,3 (supériorité de la mémoire de fixation). Généralement (4 cas contre 1), il exis-
te donc une certaine concordance entre les divers types de mémoire (fixation, évoca-
tion, reconnaissance et mémoire associative). On retrouve des faits analogues dans les
états d'excitation intellectuelle due aux intoxications (opium – inanition) ou encore
dans la phase dite de « dynamie fonctionnelle » de la paralysie générale.

C. – LES ÉTATS DE FLÉCHISSEMENT PAROXYSTIQUES DE LA


CONSCIENCE

Les troubles paroxystiques de la conscience 2 entraînent naturellement des troubles


de la mémoire que nous pouvons rappeler succinctement. Nous rangeons dans ce grou-
pe des états paroxystiques et psycholeptiques, les troubles hystériques et notamment les
« états crépusculaires » qui ne nous paraissent pas foncièrement différents et qui ont tou-
jours constitué un objet d'étude spécial et privilégié des troubles de la mémoire.

1. J. C. FÖRSTER, Significant responses in certain memory test, Journ. appl. Psychol.,4, 1920,
pp. 142 à 154.
2. A. PATERSON, Amnesia in altered states of consciousness, Proc. Royal Society of Med., 1943,
36, n°11.

35
ÉTUDE N°9

1° ÉPILEPSIE ET TROUBLERS MNÉSIQUES.

Il faut envisager la crise et ses équivalents d'une part, et les accès d'automatisme
plus ou moins complexes, d'autre part.
…La crise comitiale La crise comitiale entraîne une amnésie lacunaire totale. Les souvenirs ne se
entraîne une amnésie fixent pas : l'amnésie est complète et porte sur toute la durée de la crise à partir de l'au-
lacunaire totale…
ra jusqu'au réveil de la conscience. Cependant on a pu observer 1 des accès convulsifs
mnésiques (FOVILLE, CLARK, BOMBARDA, MARCHAND, etc..) ; FALRET avait noté égale-
ment la possibilité des souvenirs de la crise mais seulement au cours d'accès crépuscu-
laires ou délirants ultérieurs. Si l'amnésie peut être antérograde et porter sur des phases
de temps qui ont suivi la crise, elle est le plus souvent rétrograde. (VOISIN, FÉRÉ,
SÉGLAS, MAXWELS). Elle peut être encore « retardée » (MAXWELS) 2. Les équivalents de
la crise (absences, vertiges, automatisme ambulatoire) comme la crise elle-même
entraînent des amnésies partielles complètes. Les hypermnésies et les paramnésies sont
fréquentes (ecmnésie – déjà vu – jamais vu) au cours des auras ou équivalents.
Les accès d'automatisme épileptique ne s'accompagnent pas toujours de perte com-
plète de la conscience, mais leur caractère amnésique est assez fréquent pour être
typique... Comme le faisait remarquer RIBOT, l'amnésie s'explique dans ce cas par la fai-
blesse de la conscience qui caractérise de tels états, appelés par JACKSON « un rêve épi-
…dans les états crépuscu- leptique », et que l'on désigne souvent sous le nom « d'états crépusculaires ». L'amnésie
laires […] l'amnésie est est généralement complète malgré la complexité du comportement du sujet, fait sur
généralement complète
malgré la complexité du
lequel MAXWELS a insisté. Cependant si même dans les formes les plus « eupraxiques »
comportement du sujet… de l'automatisme épileptique l'amnésie s'observe le plus souvent, on connaît la possibili-
té de certains accès d'automatisme épileptiques « mnésiques » (CLÉRAMBAULT 3,
DUCOSTE 4, MARCHAND ET AJURIAGUERRA 5, etc.). Pendant ces crises d'automatisme
conscient ou semi-conscient les souvenirs peuvent s'organiser de façon plus ou moins
ordonnée et durable. Nous aurons l'occasion, dans le tome III, de décrire longuement un
état crépusculaire épileptique avec troubles retardés de la mémoire.
La mentalité épileptique se caractérise également par un certain degré de dys-
mnésie. Ces malades ralentis, « visqueux », fixent mal leurs souvenirs ; on a noté chez
eux (WALLON) le caractère « concret » des souvenirs.
Quant aux démences épileptiques elles seraient d'après SIMMINS des plus destruc-

1. On trouvera sur l'ensemble de ce problème de l'épilepsie consciente et mnésique une excellente


étude dans le livre de MARCHAND et de AJURIAGUERRA, Épilepsies, 1948, pp. 191 à 219.
2. MAXWELS, Thèse, Bordeaux, 1903. — BRISSON, Thèse, Paris, 1942.
3. CLÉRAMBAULT, Œuvre, pp. 270 à 302.
4. DUCOSTE, L'épilepsie consciente et mnésique, Thèse, Paris, 1899.
5. MARCHAND et AJURIAGUERRA, Annales Medico-Psycho., 1944, I, p.178 et Épilepsies, 1948, pp.
191 à 219 (avec énorme bibliographie).

36
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

trices de la mémoire. Le score moyen est de 6,5 contre 9 chez les normaux, détériora-
tion supérieure à celle de la Paralysie générale.
Les troubles de la mémoire consécutifs à la convulsivothérapie.
C'est un chapitre considérable de l'actualité du problème qui nous occupe.
PLATTNER 1 avait rapporté 7 cas (3 cas de troubles légers avec troubles de l'attention et 4
syndromes amnésiques), de troubles de la mémoire au cours des cures d'insuline et de
cardiazol associés. TOOTH et BLACKURN, 2 P. WITTMAN 3 et ZISKIND, LOKEN et
GENGERELLI 4 observèrent des faits analogues. K. SCHRÖDER 5 à propos de deux obser-
vations insistait sur le fait que ces troubles paraissent moins liés à l'agent qu'à la moda-
lité convulsivante de la thérapeutique. Et effectivement avec l'électro-choc on ne tarda …effectivement avec
pas à s'apercevoir que l'on provoquait des désordres de la mémoire extrêmement fré- l'électro-choc on ne tarda
pas à s'apercevoir que l'on
quents mais généralement fugaces. G. FLESCHER 6 a étudié spécialement la forme rétro-
provoquait des désordres
grade de ces amnésies ; SHERMAN, MERGENER et LEVITAN 7 ont mesuré les capacités mné- de la mémoire extrême-
siques après électro-choc ou cardiazol à l'aide de tests de mémoire immédiate, de fixa- ment fréquents mais géné-
tion récente, etc.. ralement fugaces…

Chez nous, HEUYER, BONN et Mlle MOREAU 8 insistèrent sur l'amnésie de fixation
consécutive au choc, les troubles rétrogrades étant plus rares et discrets. R. BINOIS 8 a
rencontré ces troubles dans 50% des cas (20 sur 41). C'est entre la 3e et la 6e séance que
les troubles sont les plus fréquents. Dans 7 cas il s'agissait d'amnésie rétrograde pure,
dans 11 cas de troubles à type antéro-rétrograde et dans 2 cas seulement d'amnésie de
fixation. Les malades n'étaient pas entièrement privés de leur passé immédiat mais en
conservaient des souvenirs fragmentaires. Les souvenirs qui ont semblé les plus atteints
portaient sur l'état anormal qui avait motivé le traitement. La régression est rapide,
l'amnésie antérograde dure une quinzaine de jours au maximum mais les troubles d'évo-
cation persistent plus longtemps. J. DELAY 9, sur un ensemble de 105 malades, a rencon-
tré les troubles de la mémoire dans 70% des cas, soit à type d'amnésies rétrogrades (par-
cellaires, lacunaires ou thématiques) soit de type antérograde. Les deux types peuvent
s'associer et s'accompagner de délire de mémoire. L'auto-observation de BERSOT 10
montre que dans ce cas l'amnésie resta définitive pour tout ce qui se passa pendant les 3

1. PLATTNER, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1938, 162, pp. 728 à 740.


2. TOOTH et BLACKURN, Lancet, 1939.
3. P. WITTMAN, Elgin Papers, 1939, 3.
4. ZISKIND, LOKEN et GENGERELLI, Proc. Soc. Exp. Biol., 1940.
5. K. SCHRÖDER, Nervenarzt, 1940.
6. G. FLESCHER, Archives suisses de Neuro. et Psych., 1941.
7. SHERMAN, MERGENER et LEVITAN, Amer. J. of Psychol., 1941, 98 pp. 401.
8. HEUYER, BONN et Mlle MOREAU, Ann. Médico-Psycho., 1942, II.
9. J. DELAY, Société de Neurologie, janvier 1943.
10. BERSOT, Congrès de Montpellier, 1942.

37
ÉTUDE N°9

ou 4 heures durant le choc. Il persista quelques troubles dysmnésiques dans les 3


semaines suivantes. J. DELAY 1, analysant l'action de l'électro-choc, émet l'hypothèse
d'une atteinte élective du diencéphale par le courant électrique et il rapproche les troubles
de la mémoire de la pathologie mnésique en rapport avec celle du tronc cérébral. J.
DELAY et R. BINOIS 2 ont dissocié les troubles des fonctions de la mémoire de ceux de
l'attention (épreuves de JACOB et EBBINGHAUS pour la fixation et de TOULOUSE-PIÉRON et
MEILI pour l'attention) chez 30 sujets « si tant est, comme ils le disent eux-mêmes en
conclusion, que l'attention puisse être isolée psychologiquement ».
Nous venons de citer quelques travaux qui remontent à 6 ou 7 ans. Depuis lors l'ex-
périence clinique nous a, à tous, révélé quotidiennement la fréquence, sinon l'impor-
tance des troubles de la mémoire après électro-choc.
Cette « amnésie » porte électivement sur l'activité délirante, c'est-à-dire sur un
ensemble de souvenirs d'images ou de pseudo-événements qui ont quelque chose de la
fragilité du rêve. D'où, à nos yeux, l'importance psychothérapique de ces traitements
dans la rupture des organisations délirantes. L'effacement de la « mémoire affective »
du délire, l'impossibilité de tenir dans la conscience la trame des événements délirants,
leur désactualisation jouent un grand rôle dans leur détachement de la pensée vigile et
…Ce refoulement de permettent éventuellement à la critique de s'exercer. Ce refoulement de l'imaginaire
l'imaginaire amorcé par amorcé par l'électro-choc doit être assuré dans ces cas par une psychothérapie très acti-
l'électro-choc doit être
ve qui doit transformer « l'oubli du délire » en « critique de délire ». Ceci est capital
assuré dans ces cas par
une psychothérapie très pour la compréhension même de toute amnésie psychopathologique à la constitution
active qui doit transfor- de laquelle collaborent à la fois et la faiblesse de la conscience et les mécanismes
mer « l'oubli du délire » inconscients de refoulement. Les mêmes raisons qui expliquent l'ensevelissement du
en « critique de délire ».
rêve dans l'inconscient, c'est-à-dire le sommeil et la censure, jouent ici à plein. C'est ce
Ceci est capital pour la
compréhension même de mécanisme complexe de l'amnésie due à l'électro-choc que la psychothérapie doit uti-
toute amnésie psychopa- liser. Jusqu'ici une étude approfondie de ce dynamisme amnésique de la convulsi-
thologique… vothérapie fait défaut, tout au moins à notre connaissance.

2° L ES AMNÉSIES HYSTÉRIQUES . (A MNÉSIES « PSYCHOGÈNES »).

Nous avons déjà beaucoup insisté sur les doubles personnalités que réalisent ces
étranges maladies de la mémoire et dont on trouve des descriptions très détaillées dans
la littérature psychiatrique du XIXe siècle (MORTON PRINCE, AZAM, RIBOT, JANET,
BRIQUET, SOLLIER, etc.). Ces troubles sont généralement en relation avec des états som-
nambuliques, états seconds, états crépusculaires remplis de « délire », d'« idées fixes »
comme on disait à cette époque. Ils sont paradoxaux, systématisés, spectaculaires
et en étroite continuité avec les émotions et les traumatismes psychiques.

1. J. DELAY, Société médicale des Hôpitaux, juin 1943.


2. J. DELAY et BINOIS, Ann. Médico-Psycho., 1944, I.

38
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

Les études des psychanalystes ont approfondi l'analyse des mécanismes du refou- …Les études des psycha-
lement et éclairé le rôle de l'hypnose et de la suggestion dans le déterminisme de ces nalystes ont approfondi
l'analyse des mécanismes
amnésies. Il suffit de se rapporter aux nombreuses observations de névroses publiées
du refoulement et éclairé
par FREUD et son école pour rencontrer de nombreux exemples de troubles de la le rôle de l'hypnose et de
mémoire par déplacement ou effacement des souvenirs sous l'action de courants la suggestion dans le
affectifs inconscients. SCHILDER, sur un total de 25.260 entrées au Bellevue Hospital, déterminisme de ces
avait noté 219 cas d'hystérie dont 78 manifestaient des troubles amnésiques 1. Dans amnésies…
la statistique de M. KANZER 2, l'auteur relève sur 71 cas de troubles de la mémoire
(également observés au Bellevue Hospital) l'importance des amnésies psychogènes.
L'école américaine s'est beaucoup occupée de cette question et nous renvoyons spé-
cialement aux travaux de A. GORDON 3, WECHSLER 4, W. BROWN 5, ABELER et
SCHILDER 6. En langue allemande les travaux de VERJAAL 7 s'inspirent des mêmes
conceptions. Très souvent il s'agit dans les cas étudiés dans cette perspective, de syn-
dromes amnésiques traumatiques (MICHALEWUSKAJA 8, FORTANIER et KANDOU 9, etc.).
On comprend que dans ces cas de forte inhibition mnésique de « sidération » de la
mémoire, l'hypnose et la suggestion ne puissent pas toujours rétablir les fonctions per-
turbées ou abolies. Aussi BRAILOVSKI 10 a-t-il eu recours à l'éthérisation et
INGALLES 11 à la convulsivothérapie et il est devenu de pratique courante depuis la
récente expérience de guerre (1939-1945) d'utiliser les injections d'amytal sodium ou
de Pentothal dans le même but. La psychiatrie de guerre aussi bien celle de 1914-18
que celle de 1939-45 a fourni en effet une abondante contribution à ce problème.
L'hystérie de guerre, « l'hypnose des batailles » (MILIAN 1915), les névroses de com-
bat ont donné aux médecins des formations de l'avant immédiatement et quelques
jours après aux psychiatres des ambulances, des lazarets et hôpitaux militaires, de
nombreuses occasions d'observer de pareils faits. En Allemagne BONHOEFFER,
KEHRER, NONNE, KRETSCHMER, BINSWANGER, WILLMAN, BIRNBAUM, JAMPPS avaient
insisté sur l'importance de facteurs psychogénétiques dans ces troubles. Chez nous on
a mis l'accent sur le rôle de l'émotion, parfois véritable « ictus émotif » (G. BALLET
et ROGUES DE FURSAC 12, R. MALLET 13, DEVAUX et LOGRE 14, BROUSSEAU 15,

1. SCHILDER, Amer. J. of Psych., 1939, 95, 2.


1. KANZER, Amer. J. of Psych., 1939.
2. A. GORDON, Arch. Neuro. Psych., 1926.
4. WECHSLER, The nevroses, I vol., p. 200, Philadelphie, 1929.
5. W. BROWN, Psychology and Psychotherapy, I vol., p. 197, Baltimore, 1934.
6. ABELER et SCHILDER, Archiv. of Neuro. and Psych., 1935, II.
7. VERJAAL, Zeitsçh. f. Neuro., 1938 et 1939.
8. MICHALLEWISKAJE, Zeitsch. f. Neuro., 1929.
9. FORTANIER et KANDOU., Zeitsch. f. Neuro., 1936.
10. BRAILOVSKI, Encéphale, 1927.
11. INGALLES, J. of nervous and mental diseases, 1939.
12. G. BALLET et ROGUES de FURSAC, Paris médical, 1916. 13. R. MALLET, Presse médicale, 1916.
14. DEVAUX et LOGRE, Les anxieux, I vol., 1917.
15. BROUSSEAU, La peur aux armées, Thèse, Paris, 1919-20.

39
ÉTUDE N°9

DUMAS et DELMAS 1 ou sur les mécanismes pithiatiques (ROUSSY et LHERMITTE 2). Dans
l'armée britannique RIVERS et BROWN 3 utilisaient l'hypnose en pareil cas. Dans l'armée
américaine des efforts semblables furent réalisés 4. Malgré l'importance de ces efforts
thérapeutiques ainsi employés en 1914-18 (isolement, obscurité, sédatifs, « torpillages »)
c'est surtout la dernière guerre (1939-1945) qui spécialement dans les pays anglo-saxons
…Le mécanisme de a montré l'importance des mécanismes hystériques et « psychogènes » dans les névroses
l'émotion « réprimée » et amnésiques. Le mécanisme de l'émotion « réprimée » et de son « abréaction » a consti-
de son « abréaction » a
tué la base de la thérapeutique du corps médical de l'armée britannique et américaine 5
constitué la base de la
thérapeutique du corps et on sait quel rôle décisif a joué « l'hypnose-analyse » individuelle ou complétée par la
médical de l'armée bri- psychothérapie de groupe dans les armées anglo-saxonnes dans le traitement de ces
tannique et américaine… « sidérations », de ces paralysies émotionnelles de la mémoire.
Le chapitre des amnésies émotionnelles se confond nécessairement avec ces études
des troubles hystériques et « psychogènes » de la mémoire. SOLLIER (1892) avait décrit
des phénomènes amnésiques, qui surviennent à la suite d'une émotion morale vive.
Pour lui cette amnésie consistait essentiellement en une amnésie de fixation : la
conscience débordée par l'émotion serait incapable de fixer les souvenirs. Rappelons
qu'il existe aussi à côté de la forme amnésique du choc émotionnel des cas d'hyper-
mnésie rétroactive (STRATTON).
Certains états d'anxiété paroxystiques réalisent de véritables « états seconds » plus
ou moins conscients et amnésiques et nous renvoyons aux observations de CLAUDE et
MASQUIN 6 ; de FRIBOURG-BLANC et MASQUIN 7 et de Henri EY et BERNARD 8 à ce sujet.

3° L ES AMNÉSIES DES ÉTATS SYNCOPAUX , DES ICTUS ET DES COMAS .

Il est banal d'observer dans les conditions de chute verticale et profonde de la


conscience une amnésie qui coïncide avec la durée de la perte de conscience. Il arrive
parfois que l'amnésie déborde cependant la durée du coma. BROWN SEQUART avait
signalé par exemple le cas d'une amnésie recouvrant les cinq années de la vie du sujet
qui avaient précédé son attaque. L'ictus amnésique peut donc non seulement entraîner

1. DUMAS et DELMAS, Arch. méd. et Pharmacie 1917. DUMAS, Troubles mentaux de guerre, 1919.
2. ROUSSY et LHERMITTE, Les psychonévroses de guerre, I vol., 1917.
3. RIVERS et BROWN, Lancet, 1917.
4. BROWN, Lancet, 1918. Volume X. du volume édité par le L. S. Government Sunting office
Washington, 1929.
5. Nous renvoyons spécialement au livre de REES, The shaping of Psychiatry by the war, aux travaux
de DERMY BROWN, New-Engl. J. med. 1942, de GUTTMANN, (Lancet, 1943), de SYMONDS (Proc.
Royal Soc. méd. 1942), de PATERSON (Lancet 1942), de PATERSON et ZANGWILL (Brain 1944), etc.
6. CLAUDE et MASQUIN., Ann. Médico-Psych., 1932, I.
7. FRIBOURG-BLANC et MASQUIN, Ann. Médico-Psych., 1932, I.
8. Henri EY et BERNARD, Ann. Médico-Psych., 1941, II.

40
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

une amnésie lacunaire de fixation mais encore une amnésie rétrograde. Elle « s'em-
plit » parfois de fabulation mégalomaniaque comme un des cas que nous avons obser-
vé ces derniers temps. – Le syndrome d'amnésie post-apoplectique a été spécialement
étudié par BEDUSCHI 1 à propos d'observations personnelles et des cas classiques de
MABILLE et PITRES 2. Il se caractérise par une atteinte considérable de la fixation.

4° LES ÉTATS CONFUSIONNELS.

Le déficit de l'activité psychique au cours du syndrome confusionnel est extrême-


ment favorable aux troubles amnésiques.
Dans les états confusionnels profonds on sait que la désorientation est la règle.
Elle représente une incapacité de se situer dans la série chronologique et dans l'ordre
spatial. Elle est liée aux altérations de la mémoire qui assume la fonction d'intégration
des phénomènes psychiques dans le temps : Dans de tels états il y a amnésie de fixa-
tion et il reste après guérison « un trou » dans la mémoire des sujets. L'onirisme ou les
représentations post-oniriques jouent souvent un rôle de suppléance non seule-
ment à l'égard des souvenirs engloutis mais encore des perceptions hésitantes.
Dans les états confusionnels plus légers, la fixation peut s'opérer, comme en témoi-
gnent les réminiscences ultérieures. Ce sont les phénomènes paramnésiques qui pré-
dominent et en particulier les fausses reconnaissances, les sentiments de déjà vu,
de jamais vu, etc...
Nous rappellerons simplement ici deux types d'états confusionnels : la « psychose
de KORSAKOFF » et les Confusions toxiques.
– La « Psychose de KORSAKOFF ». Elle représente une forme grave et tout à fait …Dans la psychose de
typique de troubles amnésiques, où le syndrome d'amnésie antérograde ou de fixation, KORSAKOFF, […] le mala-
de dépouillé, vidé de ses
associée souvent à une amnésie rétrograde est complet. Le malade dépouillé, vidé de
souvenirs, incapable d'une
ses souvenirs, incapable d'une pensée correctement dirigée, présente une fabulation pensée correctement diri-
compensatrice sensible le plus généralement aux suggestions (fabulation provoquée gée, présente une fabula-
plus fréquente que la fabulation spontanée). Nous parlerons plus loin du problème qu'a tion compensatrice…

posé le syndrome amnésique du syndrome de KORSAKOFF quant à la localisation des


lésions au diencéphale et particulièrement aux corps mamillaires (GAMPER).
Contentons-nous pour l'instant de rappeler que D. WECHSLER 3 a insisté sur les troubles
de la fixation, tandis que CURRAN et SCHILDER 4 ont souligné (d'après PICHOT) « l'im-
portance des processus d'élaboration secondaire amenant une distorsion considérable

1. BEDUSCHI, Il Cervello (1922), et Rivista di Freniatria, 1930.


2. MABILLE et PITRES, Revue de Médecine, 1913.
3. WECHSLER, The measurement of adult intelligence, Baltimore, I vol., 1944.
4. CURRAN et SCHILDER, J. genet. Psychol., 1937.

41
ÉTUDE N°9

de matériel ». W. H. GANTT 1 a étudié la labilité du conditionnement et L. BENDER2 a


insisté sur l'importance et la rapidité de l'oubli dans l'état confusionnel.
…Divers poisons tou- – Les confusions toxiques. Divers poisons touchent électivement la mémoire.
chent électivement la Citons ici rapidement les troubles mnésiques qui accompagnent les ivresses (alcool,
mémoire. Citons ici rapi- opium, peyotl, haschich) où s'intriquent les éléments hypermnésiques et paramné-
dement les troubles mné-
siques et qui généralement sont suivis d'une amnésie lacunaire plus ou moins complè-
siques qui accompagnent
les ivresses (alcool, te. Rappelons à ce sujet l'histoire de 150 soldats intoxiqués par des baies de bellado-
opium, peyotl, haschich, ne, rapporté par ORFILA : aucun d'eux n'avait gardé le souvenir de sa période d'ivresse.
belladone, saturnisme)… L'intoxication saturnine dans sa forme encéphalopathique est bien connue pour engen-
drer une atteinte élective de la mémoire. Naturellement l'importance de l'intoxication
alcoolique est considérable : ivresses amnésiques – amnésies post-confusionnelles –
dysmnésies et amnésies antéro-rétrogrades de la démence alcoolique, tous les clini-
ciens connaissent bien ces relations constantes qui lient l'alcoolisme aux « troubles de
la mémoire ».
…et surtout le toxique de Mais c'est l'oxyde de carbone qui représente par excellence le toxique de la
la mémoire: l'oxyde de mémoire et nous renvoyons à la thèse récente de ROUAULT DE LA VIGNE 3 consacrée
carbone… aux troubles psychiques de l'intoxication oxycarbonée aiguë. La forme amnésique la
plus typique est à type lacunaire (observations de BRIAND 1889, TRENEL 1895,
TRUELLE 1913, LEROY 1905). Les sujets intoxiqués perdent le souvenir d'une pério-
de variable de quelques heures à quelques jours mais généralement assez brève,
l'amnésie n'embrasse que les instants qui ont précédé l'intoxication et ceux qui corres-
pondent à la perte de conscience. Cette amnésie lacunaire est à rapprocher de celle de
l'asphyxie par pendaison. Elle peut s'accompagner d'une légère fabulation qui réalise
un syndrome semblable à celui de KORSAKOFF apparaissant quelques jours après l'ac-
cident (LE DOSSEUR 1901- DAUMEZON 1936). Des amnésies secondaires plus tar-
dives peuvent se rencontrer (un an, d'après BARTHÉLÉMY et MAGNAN, 2 ans d'après
HEISSEN). Une autre éventualité est celle d'une amnésie de fixation de type antéro-
grade. Un médecin, cité par BROUARDEL, oubliait les noms de ses clients et celui des
médicaments à prescrire. Le cas de L AVERAN (cité par D ESOILLE ) et les observa-
tions 8 et 15 de ROUAULT DE LA VIGNE sont intéressants à cet égard. Des amnésies
rétrogrades d'évocation ont été décrites, mais à vrai dire presque toutes à type
rétro-antérograde (cas d'HENDERSON et GILLEPSIE, de CORNU, DEVIC et POROT, TRUELLE
et PETIT, etc.). ROUAULT DE LA VIGNE a tenté d'isoler un syndrome qui lui paraît carac-
téristique des troubles mnésiques de l'oxyde de carbone : c'est la forme bradypsy-

1. W. H. GANTT, A method of testing cortical fonction, Archiv. Neuro-Psych. 1938, 40.


2. L. BENDER, A visuor motor Gestalt test. Res. Monogr. Amer. Orthopsychiatr. Associa. n° 3, 1938.
3. ROUAULT DE LA VIGNE, Thèse de Paris, 1945. On se rapportera également à la thèse un peu
plus ancienne de H. DESOILLE (Les troubles nerveux dus aux asphyxies aiguës, Paris, 1932).

42
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

chokinétique avec amnésie. Il semble que le facteur toxique ne soit pas le seul à déter-
miner ces troubles et que le mécanisme de l'asphyxie joue un rôle considérable
(ROUAULT DE LA VIGNE).
5° LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE DANS LA MÉLANCOLIE .

La stupeur, l'obnubilation de la conscience, l'inhibition, la concentration émotion-


nelle, l'anxiété sont autant de traits caractéristiques de la conscience mélancolique qui
gênent la fixation et le rappel de souvenirs. Sans doute le passé pèse-t-il de tout son
poids, s'engage-t-il massivement dans la mélancolie au point de capter à son profit l'im-
mobilité de la conscience catastrophique et angoissée mais la mémoire en tant qu'elle …[dans la mélancolie] la
implique précisément un mouvement de flux et de reflux se trouve ici paralysée et sidé- mémoire en tant qu'elle
implique précisément un
rée. Rien d'étonnant à ce qu'après les travaux anciens de G. DUMAS 1, de TOULOUSE et
mouvement de flux et de
ROUBINOVITCH 2, etc... plus récemment WELLS et MARTIN 3 aient pu montrer que le quo- reflux se trouve ici para-
tient mnésique (M. Q.) moyen de ces malades était abaissé atteignant seulement 74. lysée et sidérée…
Quelques années après, SIMMINS 4, après élimination du « G », a pu montrer qu'il y exis-
tait un déficit indiscutable (score moyen de 7,33 contre 9 chez les normaux).

D. – ÉTATS DE DÉTÉRIORATION CHRONIQUE


1° LES ÉTATS SCHIZOPHRÉNIQUES.

Au cours des bouffées schizophréniques aiguës, des crises de catatonie, des états
crépusculaires de la conscience qui inaugurent ou rythment l'évolution des psychoses
schizophréniques on constate des troubles plus ou moins profonds de la fixation et de
l'évocation. Dans les phases d'organisation autistique ou dans certains états de compor-
tement catatonique avec forte introversion la mémoire de ces malades se présente avec
tous les caractères de paradoxe, de bizarrerie, de jeu et d'énigme qui sont si bien connus
de tous les cliniciens. Mais le caractère systématique de certains refoulements de sou-
venirs est ici un des traits les plus frappants : nous avons eu l'occasion d'observer deux
jeunes malades qui avaient l'un et l'autre oublié leur mariage. Cet oubli était véritable-
ment fabuleux chez l'un d'eux qui, mis en présence de la photographie qui le représen-
tait le jour de son mariage en vêtement de noce avec sa propre épouse, n'en pouvait croi-
re ses yeux ! L'oubli allait de pair dans ces cas avec une indifférence affective très forte
et de forts complexes affectifs et sexuels. Dans les deux cas se posait la question de
divorce, le mariage paraissant avoir été célébré alors que les malades étaient incapables

1. G. DUMAS, L'état intellectuel de la Mélancolie, Thèse Paris, 1884.


2. RUBINOVITCH et TOULOUSE, La mélancolie, 1897.
3. WELLS et MARTIN, A method for memory, etc… 1923.
4. SIMMINS, Studies in exper. psychiatry, IV. Détermination of “ G ” in psychotic patients J. men-
tal Sci., 1933.

43
ÉTUDE N°9

de donner leur libre consentement 1.


Le plus souvent il s'agit de « délires de mémoire » où se mêlent la confabulation,
les méconnaissances systématiques, les faux souvenirs, les sentiments de déjà vu, ou
…[Dans les états schizo- de jamais vu. Le bouleversement des souvenirs se réfracte dans la vie autistique qui,
phréniques] le boulever-
altérant la réalité, trouble l'ordre chronologique et mélange « pêle-mêle » le présent,
sement des souvenirs se
réfracte dans la vie le passé et l'avenir, le réel et l'imaginaire, le rêve et la réalité. WELLS et MARTIN ont
autistique… trouvé un M. Q. inférieur à la normale. JOHNSON et LASNER ont noté également un
déficit mnésique. J. C. FÖRSTER 2 avait également remarqué chez les « déments pré-
coces » des résultats inférieurs aux normaux en ce qui concernait les dessins de
mémoire et la mémoire d'un paragraphe et outre ce déficit quantitatif une « distor-
sion » du matériel, phénomène retrouvé par CURRAN et SCHILDER 3 et RAPAPORT
(1945). Le travail de ce dernier auteur est particulièrement important. Pour lui tous
les types de schizophrénie ont un score aux tests d'informations correspondant au
score vocabulaire. La mémoire immédiate lui a paru remarquablement conservée,
tant dans le WECHSLER BELLEVUE que dans le BABCOCK. Par contre SIMMINS a mis en
évidence une altération du facteur M indépendant du facteur « G ». Il semble bien
qu'il existe une détérioration mnésique qui va de pair avec la désagrégation de la per-
…Dans les formes termi- sonnalité au cours des évolutions schizophréniques. Dans les formes terminales, la
nales, la réduction autis- réduction autistique, l'appauvrissement affectif, le rétrécissement de l'horizon psy-
tique, l'appauvrissement chique entraînent un véritable chaos de la mémoire et on ne peut pas séparer des
affectif, le rétrécissement
troubles de la mémoire (quelle que soit l'interprétation que l'on en donne) cette
de l'horizon psychique
entraînent un véritable impossibilité fondamentale de reconstituer son existence et le monde qui caractérise
chaos de la mémoire… la « Verblödung » schizophrénique.
2° L ES ÉTATS DÉMENTIELS .

A) PARALYSIE GÉNÉRALE.

Dans la forme démentielle simple (la forme « hospitalière » de BERTIN) il est


classique d'observer des déficits mnésiques à forme de simples dysmnésies, ou d'ou-
…[Dans la P.G.]…c'est blis, ou bien d'amnésie de fixation et d'évocation. C'est généralement dans la vie
généralement dans la vie professionnelle que les troubles de la mémoire apparaissent le plus nettement sous
professionnelle que les forme de « faux pas de la mémoire » (BALL signalait les oublis brusques, quelquefois
troubles de la mémoire
énormes formant de véritables « trous de la mémoire »). Tel malade oublie de rendre
apparaissent le plus nette-
ment sous forme de « faux la monnaie, le nom de ses clients, les commandes qui lui sont faites, etc.. Il se perd
pas de la mémoire » dans les rues où « il ne se reconnaît plus ».Van WERKOM a attribué à un trouble essen-

1. Dans un de ces cas il s'agissait d'une expertise pour l'autorité ecclésiastique qui a admis le
point de vue de l'expert concluant à la cessation de mariage.
2. J. C. FÖRSTER. J. appl. Psychol., 1920.
3. F. J. CURRAN et SCHILDER, J. genet. Psychol., 1937.

44
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

tiel de la mémoire la désorientation du paralytique général et ses erreurs de calcul. –


II existe parfois chez ces malades une amnésie rétrograde à note mégalomaniaque : le
monde est rajeuni, ils se croient à plusieurs années en arrière. – Dans la vie familiale
les troubles de la mémoire se manifestent soit sous une forme légère (oubli des
comptes ménagers, des achats, de négligences professionnelles), soit sous forme
grave. BOURDON (1894) a observé un paralytique général qui avait oublié lui aussi
qu'il était marié. STANOJEVIE 1 a insisté sur le mécanisme inverse de la loi de RIBOT
dans certains cas de paralysie générale où ce sont les souvenirs les plus anciens qui
paraissent les plus altérés. Quoi qu'il en soit, ces troubles mnésiques se trouvent inti- …ces troubles mnésiques
mement associés à la déchéance intellectuelle du paralytique général et progressent se trouvent intimement
associés à la déchéance
avec lui jusqu'à aboutir à une disparition complète des souvenirs, à une incapacité de
intellectuelle du paraly-
fixation des souvenirs nouveaux, à des troubles importants de l'orientation et de l'uti- tique général…
lisation des souvenirs dans l'adaptation au présent. Il s'agit alors, et surtout dans les
formes graves ou séniles, d'amnésie complète.
D'après les recherches de M. SOSSET (portant sur 15 cas de paralysie générale) la
méningo-encéphalite atteint parmi les fonctions intellectuelles la mémoire d'une façon
toute spéciale, soit que la déficience de la mémoire constitue un des premiers symp-
tômes de la désintégration psychique, soit qu'au terme de cette désagrégation elle
paraisse plus particulièrement atteinte que les autres fonctions. La mémoire de conser-
vation des faits anciens reste souvent bonne et cela même quand il existe un profond
déficit de la fixation, de l'évocation et de la reconnaissance, il arrive que les malades
conservent des souvenirs très précis des faits passés.
FÖRSTER 2 a noté que le « test de mémoire d'un paragraphe » chez les paralytiques
généraux manifestait une distorsion considérable du matériel évoqué, surtout en lui
infligeant des additions fabulatoires. Ce supplément imaginatif se trouvait dans 70%
des cas de paralysie générale alors qu'on ne l'observait que dans 27% dans les cas de
manie. Quant à l'abaissement du M. Q. au test de WELLS 3 il n'aurait que peu de
valeur (PICHOT). L'étude de SIMMINS 4 rejoint les conclusions du travail de Mlle SOSSET
puisqu'il montre une détérioration élective de facteur M relativement à l'affaiblis-
sement du « G » : le score moyen est en effet de 7,3 seulement contre 9 chez les nor-
maux.
Quant à la « Forme amnésique de la paralysie générale » (GISCARD 5), elle a été
anciennement décrite par VIGOUROUX, PRINCE, MARCHAND. Elle débute parfois bruta-

1. STANOJEVIE, Arch. f. Psych., 1926.


2. FÖRSTER (cité par PICHOT dans sa thèse).
3. WELLS et MARTIN, Amer. J. Psych. (1923).
4. SIMMINS, J. Ment. Sc, 1933, pp. 704 à 734.
5. GISCARD, Thèse de Toulouse, 1930.

45
ÉTUDE N°9

lement par un « ictus amnésique » (FOURNIER) qui réalise une sidération de la


mémoire (BREGER) 1. Elle se développe comme une amnésie totale antéro-rétrograde.
Parfois il s'agit d'une amnésie à type korsakovoïde avec confabulation vague. Cette
forme amnésique de méningo-encéphalite est une forme généralement grave.
En dehors de la paralysie générale dans la syphilis cérébrale, on a noté depuis
longtemps les troubles amnésiques. FOURNIER en avait rapporté un cas très remar-
quable et il insistait sur les troubles amnésiques de la « syphilis cérébrale à forme
mentale ». Il s'agit dans ces cas soit de syndrome de KORSAKOFF (CHASLIN, CLAUDE,
LEVY-VALENSI), soit de formes confusionnelles (TALOT 2) mais le plus souvent de
dysmnésie (faux-pas ou lacunes de mémoire verbale ou de calcul).

b) DÉMENCE SÉNILE ET DÉMENCE ARTÉRIOPATHIQUE.


Nous grouperons ici dans le même paragraphe les troubles mnésiques dans la
démence sénile et dans la démence artériopathique. Les fonctions mnésiques subissent
certaines modifications bien connues corrélativement à l'âge. BOURDON (1894) avait
…CAMERON a insisté sur signalé qu'après un « démarrage » assez sensible de 8 à 14 ans la capacité de la mémoi-
le double caractère, de
persévération et de confa-
re se stabilise. Avec la vieillesse elle décline comme tout le monde le sait. Les travaux
bulation de la mémoire de KUBO 3, SNODDY 4, RUCH 5, JONES 6, G. MEYRAT 7, etc. ont récemment montré cette
sénile. Il a souligné éga- perte graduelle de la faculté mnésique. WELLS et MARTIN, utilisant à vrai dire une
lement (1938) un point échelle basée sur des adultes jeunes, constatèrent une diminution du M. Q. (53).
fort important, c'est que
les malades ont conscien-
CAMERON a insisté sur le double caractère, certes bien connu, de persévération et de
ce de leur trouble, ce qui confabulation de la mémoire sénile. Il a souligné également (1938) un point fort
les distingue nettement important, c'est que les malades ont conscience de leur trouble, ce qui les distingue net-
des schizophrènes… tement des schizophrènes par exemple. Appliquant à 12 déments séniles un test de
mémoire de séries de nombres de trois chiffres, il a constaté que ces malades ne pou-
vaient « retenir » la série de nombres que pour quelques minutes ; quand l'intervalle
entre le rappel et la présentation était rempli par l'épellation le rappel devenait impos-
sible. Il semblerait donc que la rétention chez ces malades est caractérisée par une sus-
ceptibilité marquée à « l'inhibition rétroactive ». Dans son travail de 1940 l'auteur avait
constaté que, dans la rétention, l'élaboration secondaire amenait des « distorsions »
dans la moitié des cas. En définitive le trouble essentiel lui paraît être l'interférence de
la persévération au stade de la fixation et de la tendance accélérée à l'élaboration

1. BREGER, Thèse, Paris, 1908.


2. TALOT, Thèse, 1923.
3. Y. KUBO, J. genet. Psycho., 1938.
4. G. S. SNODDY, Learning and stability, J. appl. Psycho., 1926.
5. F. L. RUCH, J. soc. Psychol., 1934.
6. JONES et CONRAD, The growth and déclin of intelligence, Genet. Psychol. Mono., 1928.
7. G. MEYRAT, Monatschr. f. Psych. und Neuro., 1944, pp. 36 à 48.

46
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

secondaire au stade de rétention (PICHOT).


L' amnésie rétrograde est un trait fondamental de la Démence sénile. C'est chez …[dans la démance séni-
le vieillard qu'on observe, presque à l'état de pureté, cette forme d'amnésie qui obéit le] la destruction pro-
gressive de la mémoire
dans son extension à la loi de régression des souvenirs de RIBOT : le nouveau meurt
s'étend de l'instable au
avant l'ancien. Les souvenirs personnels s'effacent en descendant vers le passé. Mais stable, de l'inorganisé à
les souvenirs affectifs restent cependant les plus tenaces. La destruction progressive de l'organique, du récent à
la mémoire s'étend de l'instable au stable, de l'inorganisé à l'organique, du récent à l'an- l'ancien, du fragile au
solide…
cien, du fragile au solide. SHAKOW, DOEKART et GOLDMAN 1 ont montré que dans
l'échelle de WELLS MARTIN on pouvait vérifier psychométriquement cette vieille loi :
les tests d'information donnent les résultats les meilleurs.
M. SOSSET avait souligné que l'affaiblissement intellectuel sénile se comporte dif-
féremment de ce qui se passe dans la paralysie générale. – Les troubles de la mémoi-
re ne sont pas électifs. L'attention et la mémoire sont également atteints, parfois celle-
là davantage que celle-ci. Même dans les périodes initiales les troubles amnésiques
font partie d'un certain degré d'affaiblissement intellectuel généralisé. La loi de RIBOT,
pour l'auteur, serait loin de se vérifier d'une manière constante. Cette amnésie s'accom-
pagne naturellement de phénomènes paramnésiques (jamais vu – fausses reconnais-
sances, désorientation). Parfois à l'amnésie rétrograde se mêlent des éléments d'amné-
sie de fixation antérograde.
Une forme de démence sénile est très remarquable à ce point de vue, c'est la pres-
byophrénie avec amnésie de fixation et fabulation. Dans cette forme les souvenirs
acquis n'ont pas tous disparu, ce qui laisse croire à l'entourage que l'intégrité intellec-
tuelle est complète, alors que depuis le début des troubles il n'y a plus de fixation : les
faux souvenirs, la fabulation compensatrice, les rêveries, les reliquats post-oniriques
jouent un rôle important de suppléance, ce qui masque souvent aux familiers le défi-
cit réel. Il s'agit d'un véritable « délire de mémoire » imaginatif et parfois même
(REGIS) onirique. Les fausses reconnaissances, la désorientation, le bouleversement du
« Temps vécu » (MINKOWSKI 2), constituent le cadre habituel de ce chaos de la mémoi-
re et de l'ordre temporo-spatial 3.
Les formes amnésiques de la démence artériopathique se présentent comme des
amnésies non systématisées soit dans le sens rétrograde (démence sénile classique) – soit
dans le sens antérograde (presbyophrénie) : il s'agit de troubles globaux de la mémoire
allant de la dysmnésie simple à l'amnésie totale. Mais sur ce fond se détachent fréquem-

1. S HAKOW, D OEKART et G OLDMAN , Dis. Nerv. System, 1941.


2. MINKOWSKI, Le temps vécu, 1933, p. 343.
3. Cf. l'étude de R. BESSIÈRE (Encéphale, 1948) que cet auteur vient de consacrer à la presbyo-
phrénie et qui est presque entièrement axée sur les troubles profonds de la mémoire tels que
DEVAUX et LOGRE (1911), REGIS (1913), MINKOWSKI (1933) et J. DELAY les ont étudiés.

47
ÉTUDE N°9

ment des troubles gnosiques, apraxiques et asphasiques, c'est-à-dire des désintégrations


mnésiques partielles plus ou moins masquées par la dissolution globale démentielle du
jugement et de l'intelligence. Le travail de SHAKOW, DOEKART et GOLDMAN a confirmé
cette manière de voir traditionnelle. A l'échelle de WELLS-MARTIN les déments artéro-
scléreux se comportent d'une manière supérieure aux déments séniles, les coefficients de
corrélation des deux groupes de tests (mémoire et faits anciens et tests d'apprentissages)
avec le test de vocabulaire sont beaucoup moins élevés également que chez les déments
séniles. Les auteurs pensent qu'il s'agit de troubles plus près de l'aphasie que de la réten-
tion mnésique, les atteintes verbales y paraissent essentielles sans que les relations avec
le facteur « G » soient définitivement établies.

3° LES TROUBLES MNÉSIQUES POST-TRAUMATIQUES.

… un des plus gros cha- L'importance de cette question, la difficulté de distribuer les troubles post-trauma-
pitre de l'étude des amné- tiques dans les divers paragraphes puisqu'ils se trouvent liés à des troubles psychopa-
sies…
thiques très différents, nous font ranger ici sous cette rubrique un des plus gros cha-
pitres de l'étude des amnésies.
Nous renvoyons d'abord à d'anciens travaux comme l'article de BENON 1, la thèse
de MARTIMOR 2, l'article de MAIRET et PIERON 3, au rapport de P. ABELY 4, à la
fameuse « Gehirnpathologie » de KLEIST 5 – mais aussi aux travaux de REY 6 et de
CONKEY 7 et surtout à tous les travaux récents sur les psychonévroses de guerre que
nous avons cités plus haut 8 à propos des amnésies psychogènes et émotionnelles.
…Le traumatisme peut L'observation de phénomènes amnésiques à la suite de traumatismes est fort ancien-
selon le cas agir soit en
ne ou plus probablement de tous les temps... (SAUVAGE). Rappelons encore les deux
lésant le crâne, le cerveau
et ses enveloppes, – soit auto-observations de MONTAIGNE et de ROUSSEAU pour nous conformer à la tradition...
en produisant un choc Le traumatisme peut selon le cas agir soit en lésant le crâne, le cerveau et ses enve-
émotionnel… loppes, – soit en produisant un choc émotionnel. Tandis que pour SOLLIER l'émotion

1. BENON, Gazette des Hôpitaux, juillet 1923.


2. MARTIMOR, Thèse, Toulouse, 1916-1917.
3. MAIRET et PIERON, J. de psycho., 1915.
4. P. ABELY, Rapport au congrès de Rabat, 1933.
5. KLEIST. Il est assez remarquable de constater que le gros ouvrage de KLEIST n'étudie pas spé-
cialement les troubles de la mémoire post-traumatique. Ils font partie de ses études spéciales sur
les agnosies, les aphasies, les troubles de la conscience et de la pensée, de l'attention, etc.. ce qui
est conforme à ce que nous dirons en conclusion de ce travail à savoir que les troubles de la
mémoire se distribuent tout au long et sous toutes les formes de troubles psycho-pathologiques.
Nous verrons plus loin quels faits il a utilisé pour sa conception des localisations des processus
d'intégration de la vie psychique dans la série du temps, qui constitue à ses yeux l'aspect le plus
caractéristique de l'acte de mémoire.
6. A. REY, L'examen psychologique dans l'encéphalite traumatique, Archiv. de Psych., 1941.
7. R. C. CONKEY, Psychol. changes assoc. with head injures, Archiv. de Psych., 1938,
8. pp. 38 à 40.

48
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

était à peu près tout, la pathologie de guerre en 1914-1918 avait paru montrer à cer-
tains (PIERON-MAIRET) qu'il s'agissait avant tout de syndromes commotionnels.
Certes DUMAS et DELMAS 1, BROUSSEAU 2 et nombre de psychiatres austro-allemands 3 …Si le premier conflit
avaient bien vu le rôle de l'ébranlement émotionnel. Mais l'accent fut placé à ce mondial avait mis à jour
moment-là et dans les années qui suivirent sur les troubles cérébraux confusionnels. la commotion, le second
devait définitivement
Ceci naturellement a provoqué une réaction et l'étude des troubles de la mémoire s'est
mettre l'accent sur l'im-
orientée, depuis 15 ou 20 ans, vers une conception moins mécaniciste de l'amnésie portance de la réaction
traumatique dont on a souligné le caractère cliniquement hystérique 4. Il appartenait à affective…
la guerre 1939-45 de faire faire un grand pas dans ce sens. Si le premier conflit mon-
dial avait mis à jour la commotion, le second devait définitivement mettre l'accent sur
l'importance de la réaction affective.
Il y a lieu de décrire plusieurs formes de troubles de la mémoire post-traumatique : …Il y a lieu de décrire
a) L'AMNÉSIE BRÈVE DE FIXATION DU CHOC ÉMOTIONNEL entraîne un état sub- plusieurs formes de
troubles de la mémoire
comateux ou tout au moins, comme disait TROUSSEAU, d'« étonnement cérébral ». Ce
post-traumatique…
que l'on observe alors, c'est une amnésie de fixation soudaine et transitoire qui com-
mence après le traumatisme ou parfois est légèrement retardée (« delayed amnésie »
des Anglo-Saxons). Tantôt cette amnésie de fixation cesse avec l'état comateux. Tantôt
elle se prolonge comme partie du syndrome commotionnel.
b) L'AMNÉSIE DE FIXATION PERSISTANTE. Elle dure parfois pendant plusieurs
semaines, quelquefois pendant des mois. Parfois il s'agit de formes extrêmement
graves où le sujet ne fixe absolument aucun souvenir. Parfois ce défaut de fixation
contraste avec l'état satisfaisant de la mémoire d'évocation (PIERON).
c) L ES AMNÉSIES ANTÉRO - RÉTROGRADES RETARDÉES . En dehors de la période
de choc l'amnésie porte alors sur une période plus ou moins longue de ses antécé-
dents. Rappelons encore la célèbre observation de K OEMPFEN : un officier de
cavalerie est commotionné, il remonte à cheval, reste dans un état d'étourdissement
pendant une heure, continuant cependant sa leçon d'équitation. Il revient à lui, ne se
rappelle plus l'accident, ne fixe pas le souvenir nouveau et ne se rappelle plus pendant
trois jours qu'il avait une femme et des enfants.
Il peut exister après le traumatisme un temps de latence rempli soit par un simple
état d'« étonnement » ou d'obtusion, soit par une période confusionnelle souvent oni-

1. DUMAS et DELMAS, Archiv. Méd. Phar. militaires, 1917.


2. BROUSSEAU, La peur aux armées, Thèse, Paris, 1920.
3. BIRNBAUM, Psych. und nervenärztl. Sachver. im Kriege, Berlin, 1917 (cf. le livre de
DUMAS et AIMÉ, Névroses et psychoses de guerre chez les Austro-allemands, Paris, 1918.
4. Cf. le travail de FORTANIER et KANDOU par exemple et tous les travaux anglo-saxons
sur les amnésies traumatiques de guerre.
5. P. SCHRÖDER, Neue. deutsch. Chir., 1916 ; R. KLEIN et A. KRAL (Zur Frage der Patho-
genese und Psychopathologie der amnistischen Symptomen Komplexes nach Schädeltrauma../..

49
ÉTUDE N°9

rique. C'est seulement ensuite que s'installe l'amnésie. P. SCHRODER 5 a décrit, lors de
la guerre 1914-1918, une évolution qui lui paraît très fréquente : coma-confusion-
amnésie-régression de l'amnésie.
…Il a l'impression d'être d) L ES AMNÉSIES COMPLÈTES . Il s'agit de disparition complète des souve-
« né de nouveau »… nirs antérieurs. Le malade a perdu sa personnalité. Il a l'impression d'être « né de
nouveau ». On sait combien la littérature, le théâtre et la presse ont exploité le pit-
toresque parfois tragique de semblables observations. – PIERON fait remarquer que
ces amnésies ne sont pas à proprement parler rétrogrades et qu'elles n'observent
pas la loi de R IBOT ni dans l'ordre de l'épanouissement et de réapparition des
souvenirs dans le temps. Le retour en effet des souvenirs se fait quelquefois d'un seul
coup, d'autres fois à l'aide d'une longue rééducation et par émergence successive d'îlots
de souvenirs.
e) LES AMNÉSIES PARTIELLES. Celles-ci consistent en troubles mnésiques de type
neurologique (amnésies, apraxies, etc.) Mais elles peuvent être lacunaires, rétroactives
ou systématisées. Ces amnésies systématisées portent parfois sur des techniques
apprises (piano, sténographie), parfois sur des langues étrangères et même présenter
un caractère électif et « psychogène ».
f) LES DYSMNÉSIES SECONDAIRES sont des troubles de la mémoire que l'on observe
dans le syndrome subjectif des blessés du crâne.
g) L ES TROUBLES MNÉSIQUES DE L ' ÉPILEPSIE POST- TRAUMATIQUE .

h) LES TROUBLES MNÉSIQUES DES DÉMENCES ET CONFUSIONS TRAUMATIQUES.


Il faut enfin mentionner ici l'existence du syndrome de KORSAKOFF post-trauma-
tique (KALBERLAH-KRAEPELIN-BENON).
D'après REY certains traumatisés peuvent (traumatismes cérébraux fermés) accuser
une mémoire immédiate presque normale mais sont incapables d'acquérir (courbes d'ap-
prentissages) – CONKEY a établi dans l'échelle de BABCOCK, une sous-échelle de mémoi-
re et les sujets testés deux semaines après le traumatisme paraissent, d'abord, affaiblis au
point de vue de l'acte mnésique ; les résultats s'améliorent rapidement cependant entre le
2ème et le 8ème jour, plus lentement du 8ème au 34ème, puis restaient stationnaires. Ils
constituent, chacun le sait, un élément fondamental du syndrome post-commotionnel.
Nous ne pouvons songer à donner ici même un bref aperçu des « troubles de la
mémoire » observés dans les traumatismes de la guerre 1939-1945. Nous retrouve-
rons ce problème ailleurs à propos des psychoses et névroses traumatiques. Nous
nous référerons simplement à un des derniers travaux parus, celui de W. L. RUSSELL et

../.. Zettsch. f. Neuro., 1933, 149) ont beaucoup utilisé et approfondi les études cliniques de P.
SCHRÖDER.
1. W. L. RUSSELL et O.W. NATHAN, Traumatic amnesia, Brain, 1946, 69, pp. 280 à 300. Ce travail contient,
d'ailleurs, les principales références bibliographiques des travaux anglo-saxons de 1941 à 1944.

50
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

de O. W. NATHAN 1. La durée de l'amnésie traumatique (antérograde dans 276 cas) a


été nulle dans 29 cas, d'une durée d'une heure, dans 22 cas, de moins de 24 heures dans
73 cas, de 1 à 7 jours dans 39 cas et de 7 jours dans 41 cas. Tandis qu'aux troubles
mnésiques déterminés par des traumatismes craniens « accidentels » (1022 obser-
vations où dans 20 % l'amnésie dura une heure, dans 31 % de 1 à 24 heures, dans
23 % de 1 à 7 jours) les amnésies rencontrées dans les blessures du crâne par pro-
jectile (200 cas) sont de moindre durée et de moindre fréquence. Par contre, l'amné-
sie retardée (delayed amnésie) a été plus importante et fréquente après les blessures
craniocérébrales par projectile. Quant aux amnésies rétrogrades elles se manifestèrent
sous forme d'une perte de souvenir très brève, dans les traumatismes par projectiles
alors que dans les traumatismes « accidentels » elle a porté sur une durée de moins
d'une heure dans 313 cas, de 1 à 7 jours dans 231 cas, de plus de 7 jours dans 168
cas. Enfin, les auteurs rapportent qu'ils ont 40 fois utilisé l'hypnose barbiturique sans
obtenir la réduction de l'amnésie dans la majorité des cas1.

III. – LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE AU POINT DE VUE


MÉDICO-LÉGAL

Les problèmes médico-légaux liés aux troubles de la mémoire sont considérables :


responsabilité pénale des amnésiques, simulation des troubles de la mémoire et la
valeur du témoignage des amnésiques. Nous ne pouvons ici que les effleurer.
…L'amnésie est la preuve
de l'inconscience. Tel est
A. – R ESPONSABILITÉ DES AMNÉSIQUES . le postulat général de
l'expertise psychiatrique
L'amnésie est la preuve de l'inconscience. Tel est le postulat général de l'ex- en cette matière…[Mais],
pertise psychiatrique en cette matière. Toute la difficulté vient de ce fait que l'amnésie la difficulté vient de ce
et l'inconscience ne sont pas nécessairement, exactement et surtout manifestement pro- fait que l'amnésie et l'in-
conscience ne sont pas
portionnelles. Des actes peuvent être impulsifs sans cesser d'être fixés et évocables à
nécessairement, exacte-
la mémoire. C'est le cas, auquel nous avons fait allusion plus haut, de l'épilepsie ment et surtout manifeste-
consciente et mnésique. Cependant pour schématiser les choses nous pouvons grouper ment proportionnelles…

1. Les lobotomies produisent-elles des troubles mnésiques importants ? TALLMAN (1936) n'a pas
trouvé de troubles de la mémoire des faits anciens après lobotomie frontale. RYLANDER (1939) a
constaté que la mémoire immédiate n'est pas atteinte — HALSTEADT (1940) a cependant noté un
déficit — RYLANDER utilisant un groupe de cinq tests (mémoire immédiate, mémoire d'un para-
graphe, rappel immédiat de couples de mots, rappel de couples de mots après trois heures,
apprentissage d'une liste de syllabes dépourvues de sens) a trouvé que par l'application des trois
premiers (plus saturés en facteur “ G ” qu'en facteur “ M ”) peu d'altérations. Par contre les deux
derniers indiquent qu'il existe “ une diminution de la plasticité du processus de mémoire ” d'après
PICHOT. RYLANDER souligne que dans les autres lobotomies (pariétales temporales ou occipitales)
on ne rencontre pas ce déficit mnésique.

51
ÉTUDE N°9

sous deux rubriques principales les deux éventualités où les troubles de la mémoire se
présentent en relations les plus étroites avec des actes médico-légaux.
1° II y a des actions criminelles et délictueuses accomplies à cause de l'amnésie.
Le trouble de la mémoire conditionne alors le caractère anormal du comportement,
tel le cas de ce paralytique général, qui était devenu bigame pour avoir oublié qu'il était
marié et cet autre qui oubliait de payer son taxi. Toute la question se pose alors de
savoir jusqu'à quel point l'amnésie alléguée est authentique ou simulée.
2° II y a des actes accomplis en état de trouble de la conscience qui entraînent
l'amnésie. C'est le cas de tous les troubles paroxystiques de la conscience (épilepsie,
hystérie, traumatisme). Mais tous ces actes automatiques constituent l'essentiel des
problèmes médico-légaux liés aux diverses affections dont ils dépendent. – Signalons
cependant ici la difficulté dont nous parlions plus haut, à savoir que certains actes
entraînent l'amnésie et n'abolissent pas entièrement la conscience (amnésie de fixation
dans des états seconds crépusculaires, semi-conscients), – inversement certains états
d'inconscience peuvent être remémorés (épilepsie mnésique de DUCOSTE.)

B.– LA SIMULATION DES TROUBLES DE LA MÉMOIRE.


…La simulation des C'est le plus difficile problème posé par la responsabilité des « amnésiques ». Les
troubles de la mémoire est modalités curieuses des amnésies (amnésies retardées de MAXWELL, – amnésies systé-
le plus difficile problème
matisées) peuvent être interprétées par les magistrats comme des manifestations de
posé par la responsabilité
des « amnésiques »… simulation ; inversement des amnésies simulées peuvent passer pour authentiques.
On ne saurait fournir de règles et de procédés de diagnostic. Tout dépend de la
connaissance précise de la séméiologie des troubles de la mémoire. Aussi tout essai de
codification de conseils, techniques ou régies doctrinales échoue et qui tente une
pareille entreprise se condamne à ne dire que des banalités 1.
On recherchera naturellement les mobiles de la simulation possible (désir d'échap-
per à la justice, d'obtenir une pension, et même de se faire interner). On se méfiera des
dénégations systématiques totales et par conséquent faciles ; – des états où le malade
apparaît entièrement lucide, – des récits fantaisistes de la période des troubles de la
conscience, – du « découpage » utilitaire de l'amnésie. De longues observations sont
généralement nécessaires quand on se trouve en présence de sujets avertis comme chez
les fameux simulateurs Valroia et Dumolier expertisés par BROUARDEL, MAGNAN et
Paul GARNIER chez lesquels il s'agissait bien « d'amnésie de réflexion » (DUMAS) et
non « d'amnésie retardée 1 ». Récemment encore Rudolf HESS a posé à la sagacité des
experts au Procès de Nuremberg bien des problèmes difficiles...

1. Cf. COSTBDOAT, La simulation des maladies, 1933, pp. 403 à 406.

52
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

C. – L E TÉMOIGNAGE ET LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE .

Ce sont ici les paramnésies et les illusions de la mémoire qui interviennent pour
faire affirmer de fausses reconnaissances, des fabulations, des faux souvenirs. …Rappelons quelles
Le problème de la critique du témoignage est lié à celui de l'oubli, des déforma- controverses ont, ces
tions, les utilisations défectueuses des souvenirs dont les troubles paramnésiques sont temps derniers, pris pour
objet l'exploration phar-
des exemples des plus frappants.
macodynamique (amytal
Rappelons à ce sujet quelles controverses 2 ont ces temps derniers pris pour objet sodique, penthotal, etc.)
l'exploration pharmacodynamique (amytal sodique, penthotal, etc.) des délinquants. des délinquants…

IV. – THÉRAPEUTIQUE ET RÉÉDUCATION


Malgré que nous nous soyons imposé dans ces « Études » l'obligation pour ne pas
les charger démesurément, de ne pas toucher aux questions de thérapeutique, nous
désirons dire un mot ici des tentatives de traitement des amnésies qui ont connu ces
dernières années une grande vogue.
Une des premières tentatives systématiques de rééducation fut entreprise par …Une des premières ten-
tatives systématiques de
LORDAT (1845) sur lui-même. Mais le cas le plus connu est celui de SHARPEY (1879). Il
rééducation fut entreprise
s'agissait d'une jeune femme présentant une amnésie totale. Elle se comportait en enfant par LORDAT (1845) sur
et on lui réapprit à parler comme à un enfant mais ses progrès furent infiniment rapides. lui-même…
La rééducation par le nouvel apprentissage des mots amène généralement brusquement
un retour des souvenirs anciens. Tel fut le cas d'une malade de WINSLOW. Parfois le
retour de la mémoire ancienne anihile la mémoire récente (DUNE 1847). SOLLIER avait
essayé de poursuivre méthodiquement la rééducation des amnésiques. Le principe
général de la rééducation qu'il préconisait consistait à essayer de réveiller les associa-
tions d'idées, liées aux quelques souvenirs intacts. Pour la marche, dit SOLLIER, il faut
réveiller les images motrices d'abord par des mouvements passifs. L'utilisation des
images visuelles associées à des émotions (la lecture du mot Jeudi est accompagnée par
exemple de l'idée de la visite prochaine de la famille) est un excellent procédé.
L'exploitation des points de repère des souvenirs anciens qui persistent se fait par tâton-

1. Annales d'Hygiène et Médecine Légale, 1902.


2. DELAY et DESCLAUX, Soc. Méd. Légale, 1945 ; DESOILLE, Médecin français, 1946 ; MONCEAUX
et SUTTER, La subnarcose chimique dans l'expertise médico-légale, Congrès de Marseille, 1948 ;
P. B. SCHNEIDER, Quelques remarques sur l'emploi de la narcoanalyse en psychiatrie médico-léga-
le, Congrès de Marseille, 1948 et Archives suisses de Neuro., 1948 ; A. CHARLIN, Le problème
de la narcoanalyse chimique en médecine légale, 24me Congrès Médecine légale Lausanne,
1948 ; TRILLOT, La narcose babiturgique en médecine légale, 24me Congrès Médecine légale
Lausanne, 1948 ; Henry EY, L'emploi des substances narcotiques dans l'expertise psychiatrique,
Presse Médicale, décembre 1948 ; DELMAS-MARSALET, Ann. Médico-Psycho., 1948 ; HEUYER,
Narcodiagnostic et narcoanalyse, 1 vol., Paris, 1949, etc. La revue “ Esprit ” vient (sous la direc-
tion du regretté E. MOUNIER) de consacrer une très intéressante enquête à ce sujet.

53
ÉTUDE N°9

nement en essayant d'y associer un grand nombre d'images et de sentiments. Il s'agit en


tous cas toujours d'une œuvre de longue haleine et de patience dont on a pu cependant
constater les bons et quelquefois les rapides résultats sur les amnésiques de guerre.
L'hypnose par suggestion simple est un procédé qui avait été abandonné et que
l'on reprend actuellement avec profit (FORTANÏER et KANDOU). On utilise dans ce but
le scopochloralose, l'évipan, le penthotal, etc.. pour amorcer le déblocage du sub-
conscient et l'action psychothérapique.
Les associations libres autour des images des rêves peuvent peut-être aussi aider à
l'émancipation des souvenirs devenus inconscients. Les conceptions modernes plus
dynamiques des troubles de la mémoire qui assimilent le trouble mnésique à l'inhi-
bition du sommeil et à l'amnésie du rêve peut permettre, semble-t-il, de plus
grands espoirs de rééducation de la mémoire en suggérant un travail de psychanaly-

…il semble que la psy-


se capable de restaurer non point des « engrammes effacés » mais des « souvenirs
chothérapie s'y soit mon- ensevelis ». – Sans que l'on puisse encore faire état de l'expérience de la guerre trop
trée très efficace, notam- récente il semble que la psychothérapie s'y soit montrée très efficace dans ce
ment par l'emploi systé-
domaine, notamment par l'emploi systématique de la narco-analyse, des cures de som-
matique de la narco-ana-
lyse, des cures de som-
meil, et de la psychothérapie de groupe. Mme CAVÉ 1 a traité un malade hypocon-
meil, et de la psychothé- driaque qui présentait des « troubles de la mémoire et qu'elle a eu la bonne fortune de
rapie de groupe… guérir en 8 jours par défoulement de ses fantasmes » 1.

V. – LES CONDITIONS NEURO-BIOLOGIQUES DE LA


MÉMOIRE
PROBLÈME BIOLOGIQUE DE LA MÉMOIRE

La mémoire est généralement considérée par les psychophysiologistes comme un


fait biologique fondamental, une propriété du tissu nerveux. Comme telle elle a été
rapprochée de ce que l'on a appelé, de ce fait, les « rythmes mnémoniques »
(rythmes nycthéméraux – rythme des marées des végétaux – rythmes saisonniers ou
des marées des animaux, notamment de convaluta, étudiés par L. MARTIN sur les
plages de la Manche). HERING, A. von BUZAGH, PLANCK ont rapproché la propriété
…On a assimilé le phéno- mnésique de la structure des colloïdes 2. On est allé plus loin encore. On a assimilé le
mène de mémoire à un phénomène de mémoire à un phénomène physique en « réalisant » la métaphore de
phénomène physique en
DESCARTES « les plis qui sont dans un morceau de papier ou dans un linge font qu'il est
« réalisant » la métapho-
re de DESCARTES… plus propre à être plié derechef comme il a été auparavant ». C'est ainsi que l'activité
mnésique a pu être interprété comme un cas particulier de la mécanique des liquides

1. Soc. Méd. Psycho., mars 1947.


2. R. ROSSEN, Zum Gedächtnisproblem, Archiv. Suisses de Neuro., 1946.

54
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

ou des gaz qui « retiennent » (VAN BANLIET). Mais c'est naturellement à l'« hysteresis » …c'est naturellement à
que la mémoire a été identifiée sur le plan physique par les psychophysiologistes qui l'« hysteresis » que la
ne voient dans la capacité mnésique qu'une propriété passive de reproduction. Il y a 40 mémoire a été identifiée
sur le plan physique par
ou 50 ans, certains auteurs (d'après PIERON) ont tenté des explications quelque peu
les psychophysiologistes…
hasardeuses du processus mnémonique conçu comme un fait physiologique. Par
exemple, en 1908 et 1914 EBBINGHAUS et SMITH ayant établi des courbes de vitesse
d'acquisition de souvenirs, les courbes en S de ROBERSTSON, ils rapprochèrent cette
constatation du fait qu'une diminution de la teneur en oxygène de l'air inspiré entraîne
comme phénomène précoce une incapacité de fixer des souvenirs nouveaux. –
SPECK a pensé à la même époque que l'acquisition mnémonique devait impliquer une
oxydation. On trouvera dans le livre de PIERON 1 l'exposé de cette étrange théorie.
Toujours au début du siècle, SCHUKAREN (1907) avait assimilé la fixation mnémo-
nique à une réaction mono-moléculaire simple conforme à la loi de GULDBERG et
WAAGE qui énonce que la vitesse de la réaction (fixation) est à chaque instant propor-
tionnelle à la « masse à transformer » (matériel à acquérir). Enfin OSTWALD a pensé
que l'influx nerveux nécessaire à la fixation d'un mouvement engendrerait la création
…Nul doute que des
d'une substance cataleptique accélératrice des réactions caractéristiques de l'acte mné- recherches plus récentes
sique. Cette substance déchaînerait l'acte à la moindre excitation qu'une influence ren- […] sur le potentiel élec-
drait donc latente et exigerait – comme les diastases – un complément : l'excitation. trique du cerveau, la phy-
siologie des synapses,
Nul doute que des recherches plus récentes utilisant les travaux d'ADRIAN, de
[…] la cybernétique ne
LORENTE de No, de MAC CULLOCH et PITTS, etc. sur le potentiel électrique du cerveau, puissent s'inscrire dans le
la physiologie des synapses, l'électro-encéphalographie, la chimie ou la physique du cadre de ces recherches
tissu nerveux et surtout (comme nous y faisions allusion au début de cette Étude) de qui risquent toutefois de
demeurer en deçà de leur
la Cybernétique ne puissent s'inscrire dans le cadre de ces recherches qui risquent tou-
objet...
tefois de demeurer en deçà de leur objet...

PROBLÈMES NEUROLOGIQUES DE LA MÉMOIRE 2

La mémoire a été considérée par ceux-là mêmes qui en donnaient ou en donnent une
définition très générale, comme une fonction très particulière et facile à isoler. On sait
que GALL avait été amené à sa conception de la « phrénologie » en remarquant, lorsqu'il
était enfant, que ses camarades les mieux doués au point de vue de mémoire avaient les
yeux exorbités comme s'ils avaient la partie antérieure du cerveau plus développée...

1. PIERON, L'Évolution de la Mémoire, pp. 37 à 44, et aussi l'article Mémoire qu'il a écrit pour les
deux Traités de Psychologie de G. DUMAS.
2. Deux récents travaux italiens, celui de Fabio VISINTINI (Fisiopatologia della Memoria, acta
Neurologica, Naples, 1948, pp. 707 à 733) et celui de CARDONA (Rivista di Patonevrosa e
mentale) 1948, 69, p. 308) contiennent une excellente mise au point de ces questions.

55
ÉTUDE N°9

…C'est, effectivement, au 1° C'est, effectivement, au lobe frontal et surtout à sa portion préfrontale que la plu-
lobe frontal et surtout à part des auteurs ont songé comme centre mnésique. Malgré les réserves de GOLTZ et de
sa portion préfrontale
MUNK 1, HITZIG 2 le premier tenta des expériences pour vérifier cette hypothèse. Depuis
que la plupart des
auteurs ont songé comme ces premières recherches, toutes celles qui ont suivi ont été faites selon le même modè-
centre mnésique… le ; elles consistent à opérer chez les animaux des « dressages », à faire fixer des « acqui-
sitions » et à réaliser ensuite l'amputation totale ou subtotale des lobes préfrontaux.
HITZIG avait opéré des chiens, BIANCHI 3 utilisa des chiens et des singes, SHEPHERD,
IVORY, FRANTZ 4 des chats et des singes dressés à ouvrir la caisse de Thorndike,
KALISCHER 6 (1911) des chiens, LESHLEY et FRANTZ (1917) des rats, etc. Tous ces auteurs
ont conclu que les acquisitions récentes disparaissent ainsi que la possibilité parfois d'en
acquérir de nouvelles. Naturellement l'école réflexologique a effectué des expériences
analogues dont on trouvera un exposé caractéristique dans le travail de CHOROHSKO 6.
Une des expériences les plus intéressantes est celle à laquelle a été soumise la chienne
de G. P. ZELIONY 7 : après ablation totale de l'écorce elle ne put plus former de nouveaux
réflexes conditionnels. – Par contre, le chien de ROTHMANN 8 dont les hémisphères
avaient été complètement enlevés conserva certains « processus psychiques » de fixa-
tion, de rétention et la possibilité de « se rappeler » des réactions acquises. De même le
chien de KALISCHER (1909), malgré la destruction de deux lobes temporaux et tubercules
quadrijumeaux postérieurs, conserva des réflexes conditionnels auditifs. Plus troublante
est encore l'expérience de LASHLEY qui parvint à reformer des habitudes motrices per-
dues depuis ablation de l'écorce frontale. Les conclusions de LASHLEY 9 et les travaux de
MAIER 10 et de RYLANDER 11 semblent indiquer que le facteur «localisation » en surface
joue peut-être moins que la proportion de tissu enlevé et de tissu intact.

1. G. GOLTZ, Der Hund ohne Grosshirn, Archiv. f. ges. Phytiol, 1898. — H. MUNK, Ueber
die Funktionen der Grosshirn, Berlin, 1890.
2. HITZIG, Untersuchungen über das Gehirn, 1904.
3. BIANCHI, La mécanique du cerveau, trad. française, 1921.
4. FRANTZ, On the fonctions of the cerebrum, Arch. of Psychol., 1907.
5. KALISCHER, Ergebnisse der Dressur, etc., Arch. f. A. Met. u. Physiologie, 1909.
6. CHOROHSKO, Zeitsch. f. d. g. Neuro und Psych., 1926.
7. G. P. ZELIONY, Observation sur des chiens, etc., Réunion biologique de St-Pétersbourg, 1913.
8. ROTHMANN, Zusammenfassender Ber. über Hund, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1923, 87.
9. K. S. LASHLEY, Plusieurs travaux notamment : in Psychology, 1920 ; Arch. of Neuro.and
Psych., 1924 ; J. Comp. Neur., 1926. Brain mechanisms and intelligence de 1929 et Arch.
of N. and Psych., 1937.
10. MAIER, The effect of cérébral destruction on reasoning and learning in J. Comp. Neuro.,
1932.
11. G. RYLANDER, Mental changes after excision of cérébral tissue. Monographie des Acta
Psych. et Neurologica, XXV, 1943.

56
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

Enfin les chiots de BLAGOVETCHTCHENSKAYA 1 pas plus que l'homme de DANDY 2 …Il semble donc que […]
qui furent amputés d'un hémisphère entier droit, ne présentèrent aucun trouble de l'ap- le rôle des lobes frontaux
et préfrontaux […] dans
prentissage ou de l'acquisition mnémonique. Il semble donc que du point de vue expé-
l'acte mnésique ne soit
rimental le rôle des lobes frontaux et préfrontaux (et même peut-être de l'écorce) dans pas si expérimentalement
l'acte mnésique ne soit pas si expérimentalement démontré qu'on l'avait admis primiti- démontré qu'on l'avait
vement et que des phénomènes énergétiques de « masse » interviennent. admis primitivement…
Du point de vue neuropathologique les faits sont mieux établis. On est parti des
premières observations de ramollissements frontaux (ZACKER 3, MABILLE et PITRES 4)
avec troubles prédominants de la mémoire. Mais c'est surtout l'étude des tumeurs fron-
tales qui fit naître l'espoir de voir se vérifier l'importance du rôle des lobes frontaux
dans l'activité mnésique. Parmi les observations les plus citées ou les plus typiques il
convient de signaler celles de MULLER (1902), PFEIFFER (1910) MARCHAND et NOUET
(1912) BONNET (1917), BERGER (1925), MARCUS (1927) et l'observation XII de la thèse
de BARUK. Aussi HULTON et JACOBSEN (1935) concluent que « l'atteinte bilatérale des
aires d'association frontale détermine un trouble grave de la mémoire des faits
récents». Cependant SACHS (1927) a pu observer un syndrome d'amnésie de fixation
par atteinte d'un seul lobe préfrontal (15 à gauche, 10 à droite).
Il faut se rapporter à l'excellent travail de M. de MORSIER 5 dans lequel on trouve- …Il faut se rapporter à
ra des indications bibliographiques de tous ces cas. Il fournit des observations qui l'excellent travail de M.
de MORSIER…
paraissent démontrer que des tumeurs frontales bilatérales, des tumeurs du lobe fron-
tal gauche et des tumeurs du corps calleux dans ses portions postérieures (au niveau
de l'entrecroisement des longues voies d'association fronto-occipitales) provoquent
des troubles importants de la mémoire.
Naturellement les lésions traumatiques frontales de la guerre 1914-1918
(POPPELREUTER) ont fourni l'occasion d'observer des cas de syndromes frontaux avec
amnésie. Signalons ici simplement l'observation que nous croyons être une des plus
intéressantes chez nous, celle rapportée par BEAUSSART 6 d'un cas de transfixion trau-
matique des deux lobes frontaux. Il y a lieu cependant de noter que des travaux plus
récents 7 paraissent moins affirmatifs en ce qui concerne le rôle du lobe frontal comme
centre mnésique. Certains neurologues, FEUCHTWANGER 8, MONAKOW 9, CHATE-

1. BLAGOVETCHTCHENSKAYA (en russe) 1929.


2. DANDY, Rememoral of the right cerebi, etc., Journal of Amer. Assoc, 1928.
3. ZACHER, Neuro. Zentralblatt., 1901, p. 257.
4. MABILLE et PITRES, Rev. de Méd., 1913, pp. 257.
5. DE MORSIER, Encéphale, 1929.
6. BEAUSSART, Annales de Médecine légale, mai 1937.
7. Article de LHERMITTE, Encéphale, 1929 — les Rapports et Discussions du Congrès de Londres,
1935, sur la physiopathologie du lobe frontal.
8. FEUCHTWANGER, Die Funktion des Stirnhirn, 1923.
9. MONAKOW, Die Lokalisation bei Grosshirnrind, 1914, chap. 9.

57
ÉTUDE N°9

LIN1 , GOLDSTEIN 2 ont nié même catégoriquement que l'on puisse tirer de l'étude des
syndromes frontaux la conclusion que les troubles de la mémoire y seraient prévalents,
constants ou même importants. Il est assez remarquable par exemple que le livre récent
de J. de AJURIAGUERRA et HECAEN 3 sur le Cortex cérébral ne consacre que quelques
lignes à ce problème.
…l'expérience neuro- et Quant à l'expérience neuro- et psycho-chirurgicale elle ne paraît pas avoir été jus-
psycho-chirurgicale ne qu'ici très concluante dans le sens de la localisation frontale de la capacité mnésique. On
paraît pas avoir été jus- connaît le fameux malade de BRICKNER 4, cet agent de change dont les deux lobes fron-
qu'ici très concluante
taux furent enlevés en 1930 (alors qu'il avait 40 ans). Durant les quatre années qui sui-
dans le sens de la locali-
sation frontale de la virent on remarqua des modifications « quantitatives » de son activité psychique comme
capacité mnésique… s'il était minimé dans la plénitude de ses moyens mais la mémoire n'était pas « spéciale-
ment » altérée. Si RYLANDER admet, comme nous l'avons vu (p. 51), un certain déficit
mnésique après les lobotomies, il n'est pas encore possible d'affirmer que les troubles de
la mémoire soient très importants à la suite de la section bilatérale des lobes frontaux 5.
2° Le lobe occipital dont les lésions peuvent provoquer des phénomènes de déso-
rientation spatiale différents du syndrome de désorientation frontale de P. MARIE et de
ses élèves, a été naturellement étudié du point de vue de son importance pour la
mémoire. C'est ainsi que FÖRSTER, WERNICKE, DIDE, SMITH, GORDON HOLMES, BARUK
et HARMANN, etc., ont publié des observations intéressantes sur les troubles de la
mémoire et de l'orientation dans les lésions occipitales.
3° Tronc cérébral. Diencéphale et troubles de la mémoire. Comme nous l'avons fait
…des études plus souvent remarquer, à la conception ancienne des centres corticaux qui se réfère toujours
récentes tendent à substi-
et presque nécessairement aux notions de centres de projection et de centres d'images
tuer [aux centres de pro-
jection] le concept de fonctionnant d'une manière plus ou moins isolée, des études plus récentes tendent à sub-
« centres régulateurs ». A stituer le concept de « centres régulateurs ». A ces centres de régulation ne peuvent cor-
ces centres de régulation respondre que des systèmes fonctionnels beaucoup plus vastes, des aspects de la vie
ne peuvent correspondre
psychique qui témoignent d'une orientation globale des processus mentaux conçus sur
que des systèmes fonc-
tionnels beaucoup plus un modèle plus dynamique. C'est ainsi que K. KLEIST, par ses propres observations et
vastes… celles de GAMPER, a d'une part « localisé » les fonctions mnésiques au tronc cérébral à

1. CHATELIN, Les blessures du cerveau, 1918.


2. K. GOLDSTEIN et REICHMANK, Ueber die praktischen und theoretischen Ergebnis an den
Empfange an Hirnverletzungen, Ergeb. der innere Medizin, 1920.
3. AJURIAGUERRA et HECAEN, Le cortex cérébral, I vol., Paris, 1948.
4. BRICKNER, A case of partial bilatéral frontal lobectomy, Research nerv. and mental
diseases Proc, 1934, 13, pp. 259 à 351.
5. Nous avons fait lobotomiser une jeune oligophrène de 10 ans en raison de son extrême
turbulence. Un mois après la double lésion préfrontale elle devint capable d'apprendre
à manger seule, technique qui avait toujours dépassé jusque là ses faibles possibilités de
« dressage ».

58
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

l'hypothalamus et d'autre part les a assimilées à la régulation des processus psychiques


dans le temps. Tous les travaux allemands sur ce point 1 partent presque exclusivement
de l'étude des syndromes de KORSAKOFF et confusionnels, soit alcooliques, soit trauma-
tiques et parfois de syndromes vasculaires ou infectieux. RANSCHBURG a observé un cas
démonstratif de tumeur du 3ème ventricule.
Voici comment KLEIST se représente les choses : Les processus mnésiques sont
essentiellement des fonctions qui règlent le déroulement temporel. Dans l'amnésie il
n'y a pas tellement perte des souvenirs que troubles dynamiques du temps, où se
confondent, d'après GAMPER, troubles de la mémoire, de l'imagination et de l'attention.
C'est tout d'abord l'enregistrement qui est perturbé. Or si l'on se réfère à l'étude des 11
cas qu'il a examinés (Lésions de la face supérieure du cerveau : 1 ; – du centre parié-
tal : 1; de la région fronto-orbitaire : 5 ; – de la région frontale mentale : 2 ; – de la
région fronto-orbitaire : 2), il est important de remarquer qu'il s'agit de blessures pro-
fondes atteignant le cerveau intermédiaire. – GAMPER a montré que dans la psycho-
se de KORSAKOFF les lésions mésencéphaliques du type de l'encéphalite de WERNICKE
avec atteinte des corps mamillaires altèrent spécialement les fonctions mnésiques.
Certaines observations (celles de SOUQUES, BARUK, BERTRAND) confirment cette
manière de voir. L'hypothalamus est, aux yeux de KLEIST, la région du cerveau qui …L'hypothalamus est,
aux yeux de KLEIST, la
paraît jouer un rôle prépondérant dans l'intégration de la vie psychique dans le temps.
région du cerveau qui
Les relations du sens temporal et l'incorporation des souvenirs du moi dans une série paraît jouer un rôle pré-
chronologique paraissent en rapport avec les centres neurovégétatifs qui président aux pondérant dans l'intégra-
rythmes de l'activité psychique de la vie organique. Les illusions paramnésiques de la tion de la vie psychique
dans le temps…
durée peuvent être rapprochées de ce mécanisme. Quant à la qualité du temps, à la
forme du temps (Zeitgestalt), intégrées à ces processus « intellectuels » (avec BERGSON
on pourrait dire spatiaux), elles correspondent aux intégrations des facteurs corticaux
dans les fonctions mnémoniques du temps comme cela se voit dans des syndromes tels
que apraxies et aphasies. Ainsi se trouve constituée une neurophysiologie de la
mémoire basée sur l'intégration du flux des souvenirs à l'aperception, aux
« Erlebnisse » de la durée en continuité elle-même avec la vie organique. Le fait rap-
porté par Martin REICHARDT (1928) et que nous avons déjà cité à propos des hyper-
mnésies doit être rappelé. Il est difficile cependant de l'interpréter au point de vue ana-
tomique si on le rapproche des déroulements panoramiques qui fascinent la conscien-
ce dans les « dreamy states » de la crise temporale de l'uncus.

1. Parmi les travaux allemands sur ce problème nous devons citer spécialement GAMPER :
Zeitsch.f. Nerv., 102, p. 154 (1926) et 104, p. 49 (1926) ; Deutsch. Zeitsch.f. Ner-venheil, 102, p.
122 (1928) ; Zentralblatt Neuro., 51, p. 236 (1929) ; KLEIST : Gehirnpathologit, 1934 ; BURGER-
PRINZ et KAILA : Zeitsch.f.N., 124, p. 553 (1930) ; KRAL et GAMPER: Monatschrift Psych., p.509
(1935) ; GAMPER et KRAL : Zeitsch.f. Neuro., 146, p. 567 (1933) ; RANDCHBURG : Les bases soma-
tiques de la Mémoire, Livre du Centenaire de RIBOT, 1939.

59
ÉTUDE N°9

Ce que le clinicien soigneux et compréhensif rencontre dans l'analyse de l'amnésie,


…l'amnésie ce n'est pas ce n'est pas seulement un déficit et comme une abolition mécanique d'images ou de
seulement un déficit et
« traces », c'est un mouvement de dissolution où se mêlent étroitement l'impuissance,
comme une abolition
mécanique d'images ou la faiblesse, des opérations psychiques et le processus affectif et en quelque sorte « éco-
de « traces », c'est un nomique » ou hédonique du « refoulement ». Les derniers travaux anglo-saxons sur les
mouvement de dissolution amnésies 1 ont montré à l'évidence ce double aspect de la régression de la mémoire.
où se mêlent étroitement
Nous revenons ainsi au rôle que les anciens auteurs (P. JANET spécialement) faisaient
l'impuissance, la faibles-
se des opérations psy- jouer à l'inconscient dans les troubles de la mémoire. Ce mouvement complexe d'ense-
chiques et le processus velissement des souvenirs avait été très bien étudié également, sous l'influence de l'éco-
affectif et en quelque le psychanalytique par un certain nombre d'auteurs de langue allemande entre les deux
sorte « économique » ou
guerres à propos des amnésies par lésions cranio-cérébrales 2.
hédonique du « refoule-
ment »… Ainsi le problème de la mémoire du point de vue neurologique s'est largement
modifié depuis 50 ans. Il n'est plus question de centre d'images et à peine de « centres
mnésiques ». Les plus récentes acquisitions de la neurologie expérimentale et clinique
mettent en évidence dans le déficit mnésique, un « phénomène de masse », une perte
d'énergie soit par détérioration corticale soit par altération des formations du tronc
…Le problème de la cérébral qui paraissent jouer un rôle énergétique considérable. Le problème de la
pathologie de la mémoire pathologie de la mémoire sort donc du cadre de la neurologie pour rentrer dans son
sort donc du cadre de la
cadre naturel, celui de la psychiatrie en tant que celle-ci étudie les dissolutions éner-
neurologie pour rentrer
dans son cadre naturel, gétiques globales et « atopiques » de l'activité psychique. Le problème cérébral de la
celui de la psychiatrie… mémoire se confond avec celui de l'énergie nerveuse et non avec celui des fonctions
localisées. C'est au fond ce qu'avait bien vu BERGSON lorsqu'il avait voulu mettre en
garde contre l'explication de la mémoire par ses effets ou ses instruments : les mouve-
ments ou les images qu'elle anime.

VI. – APERÇU PSYCHOPATHOLOGIQUE SUR LA MÉMOIRE


ET SES TROUBLES
L'ancienne conception psychophysiologique de la mémoire la réduisait à n'être
qu'une « rétention » physique d'« engrammes », une habitude ou une répétition méca-
nique d'idées ou d'images. Pour ceux qui lui restent fidèle, c'est sur le plan de « réflexe

1. Cf. notamment les travaux de D. E. CAMERON (Remembering, 1947) et par exemple


l'article de E. LEWY et D. RAPAPORT (The psychanalytic concept of Memory and the relations
to recent memory theories, Psychanalytic clinaterley, 1944).
2. Nous pouvons rappeler à ce sujet les travaux de P. SCHILDER naturellement et aussi
un certain nombre de travaux conçus dans le même sens, ceux de R. KLEIN et A. KKAL (Zur
Frage der Pathogenese und Psychopathologie des amnestischen Symptomenkomplexes
nach Schadeltraumen, Zeitsch.f. Neuro., 149, 1933, pp. 134 à 175), de FORTANIER et KANDOU
(Aufklärung von Amnésie nach Kopftrauma, Zeitsch. f. Neuro., 156, 1936, p. 265), de
A. VERJAAL (Amnésie nach Trauma capitis, Zeitsch. f, Neuro., 166, 1939, p. 221), etc.

60
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

conditionnel », de l'« acquisition des habitudes » de la « mémoire associative » ou enco-


re des « feed-back » que l'activité mnésique doit être envisagée 1. De telle sorte qu'il n'y
aurait entre l'association des images, leur fixation et leur évocation (on dit aussi les
« mnèmes » et 1'« ecphorie des mnèmes » avec SEMON et BLEULER) et les actes intellec-
tuels qui les supposent ou les enveloppent, qu'une différence de degré et de complexité.
Presque tous les grands ouvrages écrits sur la mémoire à la fin du XIXe siècle et au com-
mencement de celui-ci témoignent de cette manière de voir. C'est pourquoi, soit pour les
psychophysiologistes comme RIBOT et PIERON OU des biologistes comme G. BOHNN, soit
même peut-être à certains égards pour BLEULER 2, la mémoire est conçue comme une
propriété biologique relativement simple (rythmes et réactions d'adaptation), comme
« une fonction générale de la matière organisée » selon le titre 3 même de l'ouvrage de
HERING et dans le sens de la théorie de SEMON 4. L'article de Rudolf ROSSEN 5 et le livre
de RIGNANO 6 exposent parfaitement cette manière de voir, somme toute traditionnelle.
Naturellement entraînés par l'exigence même de leurs tendances doctrinales à réduire les
fonctions supérieures à des phénomènes de mémoire le plus près possible des phéno-
mènes matériels, certains de ces auteurs sont allés parfois, comme nous l'avons déjà
mentionné, jusqu'à décrire ce que l'on a appelé la « mémoire physique ».
On sait quelle révolution la psychologie de BERGSON 7 a constituée dans ce domai- …On sait quelle révolu-
ne, point d'articulation des rapports de la matière et de l'esprit. Ses analyses affectent tion la psychologie de
BERGSON a constituée
(ainsi que les travaux de E. MINKOWSKI l'illustrent) une profonde parenté avec les des-
dans ce domaine, point
criptions phénoménologistes, même quand ceux-ci le nient. Leur sens est de restituer d'articulation des rap-
son autonomie à l'acte de mémoire ou souvenir non seulement comme donnée immé- ports de la matière et de
diate de la conscience du temps mais comme intégration dans la durée, dans le flux de l'esprit…

la vie psychique. La fameuse distinction entre l'habitude motrice et le souvenir pur reste
fondamentale et, si elle ne peut certes pas être acceptée purement et simplement à cause
du dualisme qu'elle réintroduit et maintient entre la vie et l'esprit, elle marque la voie
qu'il convient de suivre pour restaurer dans toute sa dignité l'acte de mémoire et distin-
guer dans l'activité mnésique des niveaux. Il a bien fallu en effet se faire de la mémoi-
re et de ses troubles une idée différente de celle de la psychologie et de la psychiatrie

1. Il est assez remarquable que F. MOREL n'entrevoit par exemple de progrès capable de nous faire
sortir de la “ stagnation immémoriable ” où se trouve le problème de la Mémoire que dans la voie
où il s'est précisément enlisé (cf. Introduction à la Psychiatrie Neurologique, I vol., Paris,
Lausanne, 1947, pp. 205 à 229).
2. E. BLEULER, Notiongeschichte der Seele, 1921, Die Psychoïde, 1925, et surtout Mecanismus -
Vitalismus - Mnemismus, 1931.
3. HERING, DOS Gedächtniss als allgemeine Funktion der organischen Materie, 1870.
4. SEMON, Die Mnème, 1920, 4e et 5e édition.
5. Rudolf ROSSEN, Archives suisses de Neuro. et Psychiatrie, 1940-41, pp. 35 à 40.
6. RIGNANO, La mémoire biologique, 1923.
7. BERGSON : Les données immédiates de la conscience. - Matière et Mémoire. - L'Évolution créatrice.

61
ÉTUDE N°9

classiques du XIXe siècle, toutes deux filles du sensationnisme et de l'associationnisme.


Le seul moyen qui s'est offert alors pour sortir de cette impasse a consisté et
consistera toujours à recourir à la notion d'une hiérarchie de niveaux structuraux de
l'activité mnésique 1.
Au sens large, la mémoire est la fonction d'intégration du passé dans le présent et,
à ce titre, elle se confond avec la plus grande partie des opérations de la vie psy-
chique. Mais comme l'a très bien vu P. JANET, ni le présent, ni le passé ne sont
simples : ils admettent une infinité de degrés et supposent une série des conduites
d'adaptation au réel. Ces conduites sont essentiellement sociales, et ceci rapproche le
…l'acte de mémoire n'est point de vue de JANET, de celui de HALBWACHS. Dans cette perspective, l'acte de
que la partie d'un tout, et mémoire n'est que la partie d'un tout, et ce tout est variable selon la qualité qu'affecte
ce tout est variable selon
la conscience par rapport à ses caractères de concentration, de clarté et de réflexion
la qualité qu'affecte la
conscience par rapport à dans la hiérarchie des formes de l'activité mnésique.
ses caractères de concen- D'abord il existe une couche d'activités mnésiques inférieures, automatiques et
tration, de clarté et de inconscientes. Ce sont des « mécanismes » qui assurent l'intégration du passé, des
réflexion dans la hiérar-
acquisitions antérieures dans les opérations psychiques présentes. Ces « fonctions »
chie des formes de l'acti-
vité mnésique… font partie du jeu de l'activité automatique et habituelle, condition basale de toute
activité psychique. Elles correspondent sur le versant de l'acquisition à la
« mémoire immédiate », à la « retentivité ».
Quant à l'activité mnésique proprement dite elle ne se divise pas en opérations dis-
tinctes (fixation, évocation, etc.), mais elle se présente comme la forme même de l'or-
ganisation de notre existence relativement à la durée 2. Ce que l'on envisage comme la
fixation c'est précisément l'oubli, c'est la décharge, le délestage de chaque instant pré-
sent, du passé inutile. Vivre une succession d'instants, c'est former une discontinuité de
consciences dont chacune est, relativement à la précédente, neuve mais jamais vierge.
Car ce flux de « vécu » qui tombe du présent dans le passé est toujours lié au reflux du
vécu qui émerge du passé dans le présent. Ainsi comme le rythme même de mon exis-
tence, la mémoire n'est pas autre chose que cette respiration profonde qui vivifie au
point qualitativement indivisible de l'instant présent, ce que je suis par ce que j'ai été.
Dès lors la mémoire ne nous apparaît plus que comme un aspect de la vie
psychique inséparable de toutes ses opérations et qui n'est elle-même rien sans ces
opérations. C'est dire que la « fonction mnésique » est une fonction artificiellement
détachée par une analyse arbitraire de l'acte perceptif, de l'imagination, du jugement,
du rêve ou de la rêverie, etc.

1. C'est le sens le plus profond, nous semble-t-il, du travail de E. ROENAU (Der Aufbau des
Gedächtnisses und das Problem der Erinnerungslücken, Zeitsch. f. Neuro., 160, 1937, p. 511.
2. Le livre de Fr. ELLENBERGER, (Le mystère de la mémoire, Genève, 1948) contient d'ex-
cellentes analyses, à ce point de vue.

62
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

Ni comme propriété simple ni comme fonction particulière elle n'a d'existence


phénoménologique. Elle est impliquée dans l'activité de la conscience et suppose un
acte qui organise le souvenir et un acte qui l'évoque, c'est-à-dire toutes les conditions
de cette fixation et de cette émergence qui sont précisément le jeu de notre « adap-
tation au réel », de notre « pensée ». C'est une dimension de la vie psychique qui, inti- …La mémoire est une
mement liée à l'intégration et à la distribution dans le temps, dépend des formes même dimension de la vie psy-
chique qui, intimement
dans lesquelles celui-ci se déploie, se déroule et s'organise aux différents instants de
liée à l'intégration et à la
son existence. distribution dans le
Cependant la notion de mémoire tend naturellement à se restreindre au point de temps, dépend des formes
coïncider avec la « propriété » variable pour chacun de nous de reproduire une leçon même dans lesquelles
celui-ci se déploie, se
apprise, avec ce que BERGSON appelait la mémoire-habitude. Et les variations indivi-
déroule et s'organise aux
duelles qui diversifient nos réactions à l'épreuve de ces « tests » témoignent en effet différents instants de son
chez chacun de nous d'aptitudes de mémoire plus ou moins grandes, de facteurs « M » existence…
relativement indépendants du facteur « G » comme disent les factorialistes. Peut-être
s'agit-il d'aptitudes qui n'ont pas le caractère de simplicité que certains leur prêtent en
tant que simple « propriété » si l'on veut bien considérer que ces formes si « méca-
niques » de « mémoire » représentent le dénominateur commun et la résultante d'opé-
rations, de choix et de goûts tels que, si celui-ci retient bien la poésie ou les couleurs,
celui-là retient mieux l'histoire ou la musique et cet autre les signes et les nombres, tels
aussi que celui-là qui retient admirablement la page qu'il vient de lire, ne peut pas « se
rappeler » les théorèmes de la géométrie. Cependant, et quelle que soit la valeur de ces
réserves, un « don » qualitatif demeure qui spécifie l'aptitude mnésique individuelle et
reste comme une constante des capacités propres à chacun de nous, comme une « pro-
priété » de retenir facilement, de « graver » et « reproduire » un souvenir. Ceci est
un fait de constatation du sens commun, lequel admet toujours que la bonne mémoi-
re n'est pas une qualité « éminente »...
Ainsi (et nous l'avons nettement vu à propos des « tests » et des analyses facto-
rielles de la mémoire), pour si difficile qu'il soit d'isoler des « facteurs M » indé-
pendants du facteur « G », ces facteurs « proprement mnésiques » existent et per-
sonne ne saurait le nier. Ils constituent cette « couche » mnésique fondamentale à
quoi correspond dans les épreuves psychométriques et cliniques la saturation en qua-
lités de rétention et de reproduction sous son aspect « brut ». Il existe à cet égard
comme une raison inverse entre la signification et l'efficacité des épreuves saturées
en facteurs M et en facteurs G. Cette distinction s'impose donc et aussi bien aux psy-
chotechniciens (SPEARMAN) qu'aux philosophes (BERGSON).
Il ne saurait en être autrement car on ne saurait réduire la mémoire à l'intelligence
sans ramener l'intelligence à la mémoire. On voit bien toute l'étendue et la difficulté du
problème : la mémoire est-elle cette capacité « élémentaire » ou cette activité supérieure ?

63
ÉTUDE N°9

Pour nous qui sommes familiarisés avec cette mise en forme d'un problème toujours
le même et que nous retrouvons à propos de la perception et des hallucinations, du lan-
gage et de l'aphasie, de la volonté et des impulsions, etc., il nous suffira d'indiquer ici
…La « mémoire » est le sens de sa solution générale. La « mémoire » est d'abord et reste à la base, cette
d'abord et reste à la base,
« couche existentielle primitive » où le monde se lie au corps, s'incorpore, s'incarne dans
cette « couche existentiel-
le primitive » où le monde
l'assise fondamentale de la perception (MERLEAU-PONTY) et où ce que je suis et ce que
se lie au corps, s'incorpo- je vois se lie à ce que j'ai été et ai vu par un mouvement préréflexif et « automatique »
re, s'incarne dans l'assise qui soude mon présent à mon passé. Elle est répétition, c'est-à-dire qu'elle introduit dans
fondamentale de la per-
la durée une force d'inertie nécessaire et immanente à la matérialité même de corps ou,
ception (MERLEAU-
PONTY)…
mieux, qu'elle exprime cette matérialité. Mais la « mémoire » est aussi et surtout « pen-
sée » en tant que référence constante du présent au passé, référence qui s'inscrit dans
toutes les opérations de notre vie psychique. Celle-ci est, ne se développe, ne se
construit que dans l'élargissement, mais en restant sous leur dépendance, des formes
kantiennes de l'espace et du temps : de sorte que toute conscience de ce que je suis ou
désire être ou de ma position à l'égard du monde et d'autrui ou de ce que je prévois ou
juge est toujours aussi et encore « acte de mémoire ».
Ces actes de mémoire sont essentiellement sélectifs, c'est-à-dire qu'ils introduisent
…la « mémoration » ne
peut se concevoir que […]
dans la structure même de notre conscience – dans le foyer de son intentionnalité –
comme un mouvement qui ce qui correspond à cette intentionnalité, son sens. Autrement dit se rappeler c'est
à chaque instant introduit pouvoir évoquer le passé à la mesure et dans le sens du présent. De telle sorte que la
mon inconscient dans mon
« mémoration » ne peut se concevoir que comme l'expression de la structure hiérar-
vécu actuel et projette ma
vie passée dans l'instanta-
chisée de notre vie psychique tout entière, c'est-à-dire comme un mouvement qui à
néité du monde que je vis chaque instant introduit mon inconscient dans mon vécu actuel et projette ma vie pas-
et que je construis… sée dans l'instantanéité du monde que je vis et que je construis.
Ainsi l'oubli (non pas simple envers mais forme même de la mémoire) fait partie
de la vie psychique normale. Et cette capacité d'oubli est variable, chez chacun de
nous, en fonction soit d'opérations psychiques qui engagent la personnalité tout entiè-
re, soit à un niveau inférieur de dons constitutionnels qui tout en conditionnant cette
personnalité ne la constituent pas.

Les modalités pathologiques d'oubli qui constituent les « troubles de la mémoire »


vont nous apparaître dans une perspective semblable.
Tantôt nous avons affaire à des formes élémentaires partielles de troubles des
« capacités mnésiques » (aphasie, agnosie, troubles isolés de la fixation et de l'évoca-
tion, oublis, faux pas de la mémoire) relativement indépendantes du « G » des psy-
chométriciens. C'est que alors la couche la plus primitive, celle de la « rétentivité » et
de la « répétition automatique », de substratum « associatif» est atteinte. Ainsi les
troubles de mémoire sensoriels de « la mémoire immédiate » et des capacités de

64
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

« retenir » ou de « fixer » manifestent l'altération de cette mémoire inscrite pro-


fondément dans la morphologie nerveuse et vulnérable comme telle, dans la patho-
logie « neurologique » de la mémoire.
Tantôt nous avons affaire à des amnésies ou paramnésies qui sont le résultat
d'autres troubles psychiques et inséparables de la structure des psychoses dont
ils ne représentent qu'un aspect. Dans ce cas, le « trouble de la mémoire » peut bien se
« détacher » plus ou moins de telle ou telle structure psychopathologique et en consti-
tuer un symptôme (même caractéristique) mais sans que ce symptôme cesse d'être la
résultante, le produit d'un trouble plus général relativement auquel il n'est que
secondaire. C'est pourquoi les tests montrent toujours une importante corrélation
entre MQ et G. Et c'est pourquoi aussi les états psychopathologiques peuvent tous, être
envisagés, à un certain point de vue, « sous l'angle » des troubles de la mémoire (déli-
re, hallucinations, obsessions, confusion, accidents comitiaux, démence, etc.) comme,
d'ailleurs et inversement, toute la psychiatrie peut aussi bien se passer, non point certes
dans sa description clinique des symptômes, mais dans l'étude des mécanismes des
psychoses (au sens le plus large du mot), de la notion de «troubles de la mémoire ».
Ces dissolutions où le trouble de la mémoire est aussi manifestement contingent,
constituent l'objet de la psychiatrie en tant que celle-ci vise les dissolutions globales et
apicales de l'activité psychique qui toutes comportent nécessairement une « altération
de la mémoire », c'est-à-dire de la régulation de l'expérience présente par l'expérience
passée, du conscient par l'inconscient.
Disons enfin que les troubles de la mémoire ne doivent pas être envisagés seule- …les troubles de la
mémoire ne doivent pas
ment sous leur aspect négatif 1 et déficitaire qui caractérise leur structure pathologique.
être envisagés seulement
Ils sont à la fois la conséquence d'un trouble et la cause d'une libération des instances sous leur aspect négatif et
impliquées, mais aussi dans l'acte de mémoire de telle sorte que si les souvenirs n'af- déficitaire qui caractérise
fleurent pas à la conscience directement, ils y parviennent anormalement par cette leur structure patholo-
gique. Ils sont à la fois la
« distorsion » si caractéristique de toutes les anomalies de la mémoration. L'AMNÉSIE
conséquence d'un trouble
N'EST PAS UN TROU NOIR ET VIDE, MAIS ESSENTIELLEMENT UN DÉSORDRE DES SOUVE-
et la cause d'une libéra-
NIRS 2 ». La conscience de beaucoup d'amnésiques est d'ailleurs peuplée de contenus tion des instances impli-
de souvenirs épars qui tourbillonnent et remplacent les « vrais » souvenirs : la fabu- quées…
lation constitue la part positive d'un grand nombre d'amnésies de même que l'oniris-
me, les fausses reconnaissances, et tous ces degrés d'infiltration de rêve, d'inconscient,

1. Il y a de grandes analogies entre le problème des hallucinations et celui des troubles de la


mémoire. Mais tandis que l'hallucination est envisagée classiquement comme un trouble sans
condition négative, les “ troubles de la mémoire ” sont envisagés comme des troubles sans struc-
ture positive, tous les deux étant classiquement conçus comme des troubles d'une fonction isolée.
2. C'est à dire qu'il y dans le sens même de H.JACKSON des analogies entre le problème des
troubles de la mémoire et celui de l'aphasie qui n'est pas tellement disparition du langage que
forme anormale et inférieure du langage.

65
ÉTUDE N°9

de passé dans le présent, qui représentent des réactions compensatrices du déficit mné-
sique. A cet égard, rappelons-le, la structure de certains états amnésiques a pu être jus-
tement comparée à celle de l'hypnose (FORTANIER et KANDOU) 1.

*
* *
Ainsi ce bref exposé est-il conforme aux principes qui guident généralement nos
études. Nous avons montré que la « mémoire » était constituée par une série de fonc-
tions hiérarchiques. Nous avons montré que le déficit amnésique n'est qu'un aspect
négatif auquel correspond (sous forme de paramnésies, de fabulation, de fausses
reconnaissances, d'onirisme, de délires et d'hallucinations) un aspect positif. Nous
avons également retrouvé à propos des troubles de la mémoire notre distinction capi-
tale entre dissolutions uniformes de type psychiatrique (les divers troubles de la
mémoire : confusionnel, démentiel, etc..) et des dissolutions partielles de type neuro-
logique (les troubles des fonctions mnésiques automatiques : apraxies, aphasies, agno-
sie). Enfin, comme pour tous ces aspects séméiologiques isolés par la psychiatrie clas-
sique, fille de la psychologie atomistique, nous avons pu nous convaincre que sous un
même mot se cachait une pluralité de troubles de niveaux et de structures diverses. Il
…les « troubles de la faut bien voir en effet ce que la clinique nous montre, savoir que le trouble de la
mémoire » peuvent être mémoire n'est qu'une conséquence d'un trouble plus général qui, à des niveaux divers,
considérés plus générale- perturbe l'ordre et l'usage des souvenirs. De telle sorte que sous le couvert de « troubles
ment comme la substance
de la mémoire » ce sont ses causes (la démence, la confusion, l'état crépusculaire, épi-
phénoménologique de
tous les symptômes des leptique, la transe hystérique, la dissociation schizophrénique, etc..) ou ses consé-
névroses et des psychoses quences (la fabulation, les fausses reconnaissances, etc..) ou encore ses manifesta-
pour autant que celles-ci tions (fugues, réactions impulsives, etc..) que nous serions contraint d'étudier si
sont des effets plus ou
nous ne nous arrachions une fois pour toutes à l'étreinte de cette erreur qui fait prendre
moins directs de la « dis-
solution de la conscien- la Mémoire pour une « faculté » et qui nous ferait oublier que la mémoire est une
ce », c'est-à-dire de l'alté- dimension de tout acte de conscience normale ou pathologique. De sorte que les
ration des liens qui unis- « troubles de la mémoire » peuvent être considérés plus généralement comme la sub-
sent dans le temps la
stance phénoménologique de tous les symptômes des névroses et des psychoses pour
forme d'existence actuel-
lement vécue à l'existence autant que celles-ci sont des effets plus ou moins directs de la « dissolution de la
enfouie et à l'existence conscience », c'est-à-dire de l'altération des liens qui unissent dans le temps la forme
possible… d'existence actuellement vécue à l'existence enfouie et à l'existence possible.

1. FORTANIER et KANDOU, Zeitsch. f. d. Neuro., 1936. On trouvera dans le travail de GILLEPSIE


(Archiv. of Neurology, 1937,27, pp. 748-764), le même souci de ne point séparer les instances
psychiques d'organisation du trouble mnésique des facteurs biologiques de désorganisation.

66
LES TROUBLES DE LA MÉMOIRE

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1. Il existe un si grand nombre de travaux sur les troubles de la mémoire que nous ne pouvons ici
avoir la prétention de les citer tous, même parmi les plus importants. On trouvera dans chacun de
ceux que nous mentionnons une riche bibliographie.

67
ÉTUDE N°9

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68
Étude n°10 9. Les troubles de la mémoire.
10. La catatonie.
11. Impulsions.
12. Exibitionnisme.

CATATONIE
13. Perversité et perversions.
14. Le suicide pathologique.
15. Anxiété morbide.
16. Délire des négations.
17. Hypochondrie.
18. Jalousie morbide.
19. Mégalomanie.

On désigne généralement sous le nom de catatonie un ensemble complexe de


troubles psychomoteurs constitué, dans ses formes les plus typiques, par la perte
de l'initiative motrice, un certain degré de tension musculaire, des phénomènes kiné- …On désigne générale-
tiques automatiques paradoxaux et des troubles mentaux à forme généralement de stu- ment sous le nom de
peur et de négativisme. « catatonie » un ensemble
complexe de troubles psy-
Cette définition est assez large pour nous permettre d'étudier sous le nom de
chomoteurs […] associés à
« catatonie », la grande variété de troubles désignés comme « catatoniques » et assez des troubles mentaux à
étroite pour éliminer de cette description les troubles de la « motilité » et du tonus, forme généralement de stu-
d'une part, et tous les syndromes stuporeux, d'autre part. peur et de négativisme…

§ I. – HISTORIQUE 1

Déjà Félix PLATER avait tenté d'isoler une « stupor remanente motu » parmi les
états stuporeux 2. Vers la même époque sous le nom de « melancolia attonita »,
BELLINI avait observé les mêmes faits. Jusqu'à la fin du siècle dernier [NdÉ: XIX°] le …le groupe des états
groupe des états catatoniques se dégagea mal des formes de lypémanie et de mélan- catatoniques fut mal
dégagé [avant la fin du
colie avec inhibition motrice. Certains de ses aspects furent étudiés sous le nom de
XIX°] des formes de lypé-
catalepsie par BOURDIN 3, PUEL 4, Jules FALRET 5, CHAUME 6. On trouvera dans l'article manie et de mélancolie
que A. LINAS 7 lui a consacré dans le vieux « Dictionnaire Dechambre » une excel- avec inhibition motrice…
lente mise au point des travaux de cette époque et des siècles précédents sur la cata-
lepsie (mot qui aurait été, d'après lui, employé pour la première fois par ASCLÉPIADE
de Bithynie (100 ans av. J.C.) et qui « rappelle l'état de saisissement qui s'empare des

1. On consultera, pour l'historique : CHASLIN et S ÉGLAS , Archives de Neurologie, 1888, et


le magnifique rapport de CLAUS, Congrès des Aliénistes, Bruxelles, 1903. Parmi les travaux plus
récents, la thèse d'ELLENBERGER, Paris, 1934, celle de Mlle ROUSSET, Strasbourg, 1936, le rapport
de DIVRY, Congrès de Bruxelles. 1928, et l'article de BOSTROEM dans le Traité de BUMKE, etc.
2. Rapport de CLAUS , p. 26.
3. BOURDIN , Traité de la Catalepsie, Paris, 1851.
4. P UEL, De la Catalepsie, Mém. de l'Acad. Méd. Paris, 1856, Tome XX.
5. Jules FALRET, Archiv. Gén. de Méd., 1837, Tome X.
6. CHAUME , De la Catalepsie, Thèse, Paris, 1871.
7. A. LINAS , Catalepsie in Dictionnaire des Sciences Encyclopédiques, 1877.

69
ÉTUDE N°10

malades et les frappe d'immobilité 1 ». Plus près de nous GUISLAIN 2 parait avoir décrit
des cas de catatonie sous le nom d'extase ou d'hyperplexie. Mais cette catatonie qui fut
d'abord considérée comme une forme assez banale de comportement morbide va à la
fin du XIXe siècle être érigée en « entité ».

…C'est KAHLBAUM qui, en 1° LA « KATATONIE » MALADIE. C'est KAHLBAUM qui, en 1874 3, essaya d'iso-
1874, essaya d'isoler une ler une maladie autonome définie par un complexe symptomatique moteur spécial qui
maladie autonome définie
devait, à ses yeux, constituer une forme symétrique à la paralysie générale (définie
par un complexe sympto-
matique moteur spécial… d'abord, on le sait, comme une « folie paralytique »).
…Il décrivit une affection Sous le nom de « Spannungsirresein » (folie de la tension musculaire), il décrivit
cyclique… une affection cyclique au cours de laquelle les « symptômes psychiques présentaient
successivement l'image de la mélancolie, de la « manie, » de la melancolia attoni-
ta, de la stupidité, de la confusion et enfin, comme phase terminale, de la démence.
« Une ou plusieurs de ces phases psychiques peuvent faire défaut, mais à côté d'elles
apparaissent des manifestations du système nerveux moteur présentant les caractères
généraux de la spasticité (Krampf ) ». La phase mélancolique lui paraissait rarement
…phase mélancolique…
observée par le psychiatre pour qui elle passe souvent inaperçue. La phase de manie
…agitation pathétique… qui lui succède est caractérisée par l'agitation pathétique. On note également le bavar-
dage incoercible, la répétition des mots, la verbigération (signe pathognomonique). La
…verbigération…
phase « d'Attonität » est caractérisée par le mutisme, la suspension de la pensée, la
…mutisme et négativisme… stagnation idéique, le négativisme, les bizarreries, les attitudes figées et par un syn-
drome moteur caractéristique : flexibilité cireuse, mouvements choréiformes, épilep-
…flexibilité cireuse… sie, trismus, crises de fureur. Cette affection frappe les individus de tempérament san-
guin, placides et renfermés. KAHLBAUM notait, comme GUISLAIN, sa fréquence chez les
…troubles somatiques…
théologiens, les instituteurs, les commerçants et les juristes... Elle s'accompagne de
troubles somatiques importants (œdèmes, anémie, desquamations, céphalées occipi-
tales). Ces troubles somatiques sont des symptômes essentiels à ses yeux (wesentliche
Symptomen). Il décrivit enfin plusieurs formes : la Katatonia mitis réduite au syndro-
me « Attonität », la Katatonia gravis à évolution longue, la Katatonia protracta à
forme rémittente et intermittente. Telle est, réduite à son squelettique schéma, la
magistrale description de la « Katatonia » de KAHLBAUM.
Elle a été et reste encore assez mal connue en France malgré l'exposé de SÉGLAS
et CHASLIN et pourtant c'est elle qui est à l'origine et au centre de tous les aspects cli-
niques et des théories pathogéniques de la catatonie. Peu d'auteurs ont suivi, dans

1. C'est ce qu'exprime katélhfiw de katalambénein, saisir.


2. G UISLAIN , Leçons sur des phrénopathies, Gand, 1852. Se rapporter à ELLENBERGER (p. 5
de sa thèse) qui donne une excellente citation de cet auteur.
3. KAHLBAUM, Klinische Abhandlungen über psychische Krankheiten, I Heft, Die Katatonie oder
das Spannungsirresein, Berlin, éd. Hirschwald, 1874.

70
LA CATATONIE

son pays, KAHLBAUM dans sa façon d'envisager la « Katatonie » comme une affec-
tion autonome. Citons cependant parmi ceux-ci HECKER 1, BROSIUS 2 (qui rapprocha
la catatonie de la « mélancolie stuporeuse » des auteurs français), NEISSER 3,
TSCHISCH 4 (qui faisait jouer un rôle à l'abstinence sexuelle). Dans les pays anglo-
saxons KIERNAN 5 et HAMMOND 6 ont accepté à l'époque les idées de KAHLBAUM.
Par contre, WESTPHAL 7 ne pouvait se résigner à considérer l'affection décrite par
KAHLBAUM comme une « espèce morbide ». De même, FINK 8, SANDER 9, MENDEL 10,
TIGGES 11, SERBSKI 12 rejetèrent cette entité. Chez nous, dès 1888, SEGLAS et CHASLIN …Chez nous, SÉGLAS et
(1888) conclurent de leur étude critique serrée que la tentative de KAHLBAUM ne CHASLIN, dès 1888: «il s'agit
plutôt d'un syndrome que
leur paraissait pas justifiée. « II s'agit plutôt d'un syndrome que d'une maladie véri-
d'une maladie véritable »…
table », écrivaient-ils en conclusion de leur étude.

2° LA CATATONIE INTÉGRÉE A D ' AUTRES ENTITÉS NOSOGRAPHIQUES .


WESTPHAL (1876), SCHULE 13 etc. essayèrent de faire de la « Katatonie » un syn-
drome en relation avec le groupe de la paranoïa, de la « Verrücktheit » et spécialement
dans ses formes aiguës. – De son côté KRAFFT-EBING 14 considérait la catatonie comme
une forme de psychose maniaco-dépressive et TAMBURINI 15 soutint la même opinion.
Mais KRAEPELIN, après quelques hésitations dans les premières éditions de son …Mais KRAEPELIN, après
Traité, s'empara du concept flottant de Catatonie pour le placer dans le cadre de la les premières éditions de
« démence précoce » dont elle est devenue, dans sa conception classique, le centre. son Traité, s'empara du
concept flottant de
Le rapport de CLAUS (1903) où se trouve l'exposé le plus complet de l'histoire de la
Catatonie pour le placer
catatonie a consacré cette conception en pays de langue française. On trouvera dans ce dans le cadre de la
travail une documentation très importante et un peu oubliée sur l'évolution des idées « démence précoce » dont
de KRAEPELIN au sujet de l'intégration de la catatonie dans sa démence précoce. elle est devenue le centre…

1. HECKER, au fameux Congrès de Hambourg, 1876.


2. B ROSIUS , Allg. Zeitsch. f. Psych., 1897.
3. N EISSER , Die Katatonie, 1887.
4. TSCHISCH , Monatsch. f. Psych., 1899.
5. K IERMAN , Alienist. and Neurologist, 1882. Détroit, Lancet, 1884.
6. H AMMOND , Remarks of Cases of Katatonia, Americ. J. of Neuro. and Psych., 1903.
7. WESTPHAL , Ueber die Verrücktheit, Allg. Zeitsch. f. Psych.. 1878.
8. F INK , Allg. Zeitsch. f. Psych., tome 37, 1880, p. 490.
9. S ANDER, Allg. Zeitsch. f. Psych., tome 37 également.
10. M ENDEL, Allg. Zeitsch. f. Psych., tome 37 également.
11. TIGGES, Allg. Zeitsch. f. Psych., 1878.
12. S ERBSKI W., (de Moscou) Zentralblatt fiir Nerv. un Psych., avril 1891.
13. SCHULE, Klinische Psychiatrie, Leipzig, 1876 et 2 articles dans All. Zeitsch. f. Psych., 1897 et
1901.
14. K RAFFT-EBING , Lehrbuch, 2me édition, t. II.
15. TAMBURINI , Sulla catatonia, Rivista sper. di Freniatria, 1886.

71
ÉTUDE N°10

…pour BLEULER, la cata- La conception de BLEULER (1911) n'a pas changé fondamentalement cette manière
tonie est un syndrome qui de voir, et pour lui comme pour toute la psychiatrie moderne, la catatonie est un syn-
est essentiellement l'ex-
drome qui est essentiellement l'expression clinique de la désagrégation schizophrénique.
pression clinique de la
désagrégation schizo- Cependant tous les auteurs (ou presque tous) qui ont pris la catatonie pour objet
phrénique… particulier d'études (CLAUDE, BOSTROEM, DIVRY, BARUK, GUIRAUD, etc..) admettent
…Cependant tous les que la catatonie peut se rencontrer dans d'autres affections psychotiques ou cérébrales.
auteurs admettent que la
C'est le sens par exemple de la thèse de GARANT 1. Pour CLAUDE 2 c'était au groupe des
catatonie peut se rencon-
trer dans d'autres affec- schizoses que s'intégrait la catatonie, au même titre que les troubles hystériques.
tions psychotiques ou 3° LA CATATONIE CONSIDÉRÉE COMME UN SYNDROME MOTEUR NEUROLOGIQUE :
cérébrales… En France, déjà observée par plusieurs auteurs et principalement par FALRET
…En France, la tendance
(1857), la catatonie n'a guère été considérée, nous venons de le voir, comme une mala-
a prévalu de considérer la
catatonie comme un syn- die ainsi que KAHLBAUM la concevait, tel est le sens général des travaux de SEGLAS et
drome purement moteur CHASLIN (1888), de SEGLAS 3 (1902) et de SÉRIEUX 4. La tendance a, dès lors, prévalu
[…] sans valeur diagnos- de considérer la catatonie comme un syndrome purement moteur non seulement diffé-
tique pour une affection
rent d'une maladie spéciale, mais même sans valeur diagnostique pour une affection
mentale déterminée…
mentale déterminée. – En Allemagne, WERNICKE 5 a voulu en faire une forme typique
de ses « psychoses combinées de la motilité ». Mais, selon lui, la « psychose akiné-
tique » – qui comprend les états cataleptiques, – n'englobe qu'une partie des faits qui
constituaient la catatonie de KAHLBAUM : ceux qui ont une évolution aiguë rapide.
Et il admettait qu'il existe, disait-il, « des syndromes catatoniques dans la plupart des
psychoses chroniques à évolution progressive ». Depuis lors, beaucoup d'auteurs
reprenant l'idée première de KAHLBAUM ont vu dans la catatonie un trouble moteur du
type neurologique. C'est ainsi que, chez nous, DIDE et GUIRAUD se sont faits les cham-
pions de cette conception et que BERNADOU 6, PADEANO 7 ont défendu des idées ana-
logues en rapprochant la catatonie du syndrome extrapyramidal, PFERSDORFF et son
élève Mlle ROUSSET 8 ont également tendance à faire de la catatonie un syndrome
moteur dont le trouble essentiel serait constitué à côté des phénomènes d'akinésies et
de parakinésies décrits par KLEIST, par des « para-fonctions motrices » telles, par
exemple, que le maniérisme caractérisé selon PFERSDORFF par une « contamination de
la formule motrice par des impulsions motrices élémentaires, sans sens... » 9

1. GARANT, Thèse, Paris, 1929.


2. C LAUDE, Sur la Catatonie, Paris Médical, 1924 et travaux de J. R OBIN , A. BOREL, BARUK
etc... de 1925 à 1935.
3. SÉGLAS, Nouvelle Iconographie de la Salpétrière, juillet et août 1902.
4. SÉRIEUX, La Démence précoce, Revue de Psychiatrie, 1902.
5. Cf. Thèse de BRUCKARD, Strasbourg, 1931, pp. 63 à 67 et le rapport de CLAUS, pp. 54 à 57.
6. BERNADOU, La Psychomotricité pathologique, Thèse, Paris, 1922.
7. PADEANO, Le syndrome hébéphréno-catatonique dans l'encéphalite, Thèse, Paris, 1923.
8. ROUSSET, Le syndrome moteur-catatonique, Thèse, Strasbourg.
9. ROUSSET, page 23.

72
LA CATATONIE

Au terme de cette évolution historique, la notion de catatonie se replace par un …Au terme de cette évo-
singulier retour en arrière dans une conception où la catatonie est réduite à un de ces lution historique, la
conception de la catato-
aspects moteurs les plus typiques mais aussi les plus rares : la catalepsie. Non
nie est réduite à un de ces
point la grande « catalepsie » névrotique des siècles précédents, mais la catalepsie aspects moteurs les plus
définie tout simplement comme conservation des attitudes. C'est ainsi que COURBON a typiques mais aussi les
opposé la catatonie, ainsi caractérisée par la catalepsie, au « catatonisme » qui repré- plus rares : la « catalep-
sie » (conservation des
senterait l'ensemble primitif désigné par KAHLBAUM SOUS le nom de catatonie l .
attitudes)…
On comprend à quels débats ne pouvait manquer de donner lieu cette conception
« extrémiste » de la catatonie ramenée à n'être qu'un trouble moteur élémentaire, une
« parafonction » (PFERSDORFF). A-t-elle cette « catatonie » dès lors une existence
en tant que syndrome moteur hors des psychoses, hors du tout dont elle n'est qu'une
partie, « un élément inconstant d'ailleurs », dit DIVRY 1 ?
Beaucoup d'auteurs sont plus esclaves qu'ils ne le pensent eux-mêmes, dans leurs
interprétations pathogéniques, de cette manière de considérer la catatonie comme un
…Il nous suffit de noter
simple trouble moteur. Aussi ROGUES de FURSAC a-t-il eu raison de protester dans
ici le chemin parcouru
une excellente note de son Manuel 2 contre cette conception un peu trop simplis- depuis 80 ans entre l'idée
te de la catatonie qu'aucun « classique » n'a d'ailleurs adoptée intégralement. d'une maladie jusqu'à
Il nous suffit de noter ici le chemin parcouru depuis 80 ans entre l'idée d'une mala- celle d'un symptôme —
entre l'idée d'affection
die et celle d'un symptôme (du point de vue nosographique) – entre l'idée d'affection
globale jusqu'à celle d'un
globale et de trouble partiel de la motilité (du point de vue pathogénique) pour saisir trouble partiel de la moti-
le sens profond de toutes les controverses et discussions des innombrables psychiatres lité…pour saisir le sens
qui se sont penchés depuis KAHLBAUM sur cet aspect séméiologique, un des plus mys- profond des controverses
inombrables …
térieux qui s'offre à l'observation du clinicien.

§ II. – ÉTUDE CLINIQUE

La symptomatologie de la catatonie dépend naturellement beaucoup des com- …La symptomatologie de


la catatonie dépend natu-
plexes cliniques et physiobiologiques dont elle se présente comme un fragment. Aussi,
rellement beaucoup des
un peu artificiellement, nous allons décrire d'abord un syndrome catatonique schéma- complexes cliniques et
tique et complet tel qu'il se rencontre notamment dans la démence précoce. Nous étu- physiobiologiques dont
dierons ensuite ses formes évolutives et ses formes étiologiques. Nous devons renvoyer elle se présente comme un
fragment…
encore aux travaux de KAHLBAUM, de KRAEPELIN et de BLEULER, aux rapports de
CLAUS (1903) et de DIVRY (1928), à l'article de BOSTROEM et à celui de MAYER-
GROSS dans le Traité de BUMKE, aux travaux de GUIRAUD, BARUK, ELLENBERGER,
GARANT, à ceux de KLEIST et son école, etc.. pour avoir tous les éléments d'une des-

1. Rapport de D IVRY sur la catatonie (Congrès des Aliénistes d'Anvers, 1928, p. 81) au
cours duquel COURBON proposa sa distinction entre « catatonie » et « catatonisme ».
2. p.329 de sa 6ème édition.

73
ÉTUDE N°10

cription complète, qui exigera que nous nous inspirions de leurs travaux mais aussi
de notre propre expérience clinique.

A. – LE « SYNDROME CATATONIQUE TYPIQUE ».

Nous allons, dans cet inventaire qui vise surtout les formes « hébéphréno-catato-
niques », aller du complexe au simple, c'est-à-dire que nous décrirons d'abord les
troubles du « comportement » et ensuite les troubles « moteurs proprements dits ».
(Nous étudierons ensuite le syndrome somatique et le syndrome psychique de la
catatonie.)
Il paraît nécessaire, en effet, de distinguer les troubles du comportement des
…la catatonie oscille troubles moteurs proprement dits, car la catatonie oscille continuellement (comme
continuellement entre l'historique du problème nous l'a déjà montré) entre ces deux pôles : troubles des
deux pôles qu'il y a lieu
actes, des conduites d'une part – et troubles des mouvements d'autre part. Selon les
de distinguer : troubles
des actes, des conduites , auteurs et les conceptions pathogéniques, c'est dans l'un ou l'autre groupe que sont
du comportement d'une placés tous les symptômes. C'est pourquoi, sans prendre position pour le moment à
part – et troubles des cet égard, et conscient de cet artifice, nous les décrirons selon ces deux plans, l'un
mouvements d'autre
étant celui des troubles manifestement globaux de la catatonie, l'autre étant celui
part…
des symptômes moteurs paraissant plus simples et plus isolables.

1° Troubles du comportement :

KLEIST dans un récent travail 1 a distingué jusqu'à 8 formes de catatonie selon tel
ou tel trait de comportement dominant : forme akinétique avec raideur – forme para-
kinétique avec bouffonneries – forme avec maniérisme stéréotypé – forme itérative
avec répétitions stéréotypées plus ou moins rythmiques – forme négativiste – forme
prosectique (prosektische Katatonie) au sens de LEONHARD avec excitation et actions
« court-circuitées » à point de départ sensoriel – forme avec incohérence verbale avec
troubles rappelant le syndrome frontal de PICK, – enfin une forme d'incohérence ver-
bale avec réponses à côté. Nous ne pousserons pas notre analyse clinique si loin de
crainte de tomber dans un artificialisme excessif ; nous nous contenterons de dégager
les principaux traits du comportement catatonique.

…le négativisme… a) C'est en premier lieu le NÉGATIVISME, c'est-à-dire une attitude d'opposition acti-
ve, généralisée, paradoxale, en quoi se contracte et se raidit la conduite des
malades. Les anciens auteurs appelaient ces troubles la folie d'opposition. MOREL
parlait à son sujet de « nihilisme ». Le malade refuse en effet toute nourriture, la
main qu'on lui tend, de s'asseoir, de s'exprimer, d'obéir. Bloqué, opposé à l'examen, il

1. K LEIST, Die Katatonien, Nervenarzt, 1943, p.1

74
LA CATATONIE

est « en boule », et reste fermé, « roide » et hostile. Il se cache sous ses couvertures
qu'il tient serrées de ses mains crispées, tenaces, irréductibles. Il se refuse à l'interro-
gatoire, serre ses mâchoires, tient ses paupières énergiquement closes et son visage
plie sous l'effort. S'il gâte c'est par une sorte de capricieuse bravade ou de dédain
hostile des convenances. Le mutisme ou le refus d'aliments sont les expressions les
plus caractéristiques de cette attitude négativiste. Les Italiens (FIZZI, VEDRANI) avaient
décrit sous le nom « d'intoppo » 1 une forme légère « d'empêchement psychique »,
consistant en une sorte de barrage général, comme un frein capricieux et entêté qui
gêne la conduite sans la stopper complètement. On a pu aussi décrire (LAGRIFFE
anciennement 2, CLAUDE, LHERMITTE, BARUK 3 plus récemment) des formes de « néga-
tivisme partiel » : la main négativiste, le négativisme unilatéral, etc...
b) L'INERTIE PSYCHOMOTRICE : ce que les Allemands désignent sous le nom de …l'inertie psychomotrice…
« Befehlsnegativismus » fait le pont entre le négativisme et la suggestibilité qu'ils
appellent la « Befehlsautomatie ». De même que « Befehlsnegativismus » consiste à
faire le contraire de l'ordre commandé, ce qui caractérise la suggestibilité c'est le
déclenchement sinon automatique, tout au moins passif de mouvements, de gestes ou
d'attitudes sur ordre verbal ou à la suite d'une sollicitation quelconque. C'est le lieu de
noter ici l'ensemble des conduites imitatives qui groupent l'échomimie, l'échopraxie,
l'écholalie et dont LEROY et GENIL-PERRIN 4 ont, à propos d'un cas, publié, il y a long-
temps déjà, une intéressante étude. On peut joindre à cet ensemble de symptômes les
déclenchements automatiques de certains actes ou paroles par excitation extérocepti-
ve pour ainsi dire réflexe, telle la circuminspection décrite par DIVRY (le malade regar-
de tout ce qui sollicite son regard) ou la dénomination d'objets (LEUPOLD). De tels
traits de comportement témoignent tous d'un certain degré d'automatisme et de passi-
vité. Il faut ajouter à ces troubles tous ceux qui procèdent de la persévération, de la
monotonie, de la répétition, de la fixation des attitudes psychomotrices. Quand tous ces …Quand tous ces
troubles de comportement atteignent leur plus haut degré, se trouve alors réalisé l'état troubles de comportement
atteignent leur plus haut
de stupeur catatonique caractérisé par la fixité, la lenteur, la permanence du geste et
degré, se trouve alors
du maintien, par la conduite figée, l'akinésie, le silence, l'inertie, l'inactivité, la clino- réalisé l'état de « stupeur
philie, l'absence d'initiative motrice, le maintien indéfini des postures et des gestes catatonique »…
(signe de l'oreiller psychique). Les malades conservent des attitudes bizarres, incom-
modes ou grotesques pendant une durée interminable. Leurs mouvements sont comme
suspendus, monotones, frappés d'une inertie qui ralentit la vivacité et alourdit la légè-
reté des mélodies kinétiques habituelles. Comme voués à une machinale répétition,

1. FIZZI et VEDRANI, Rivista sperimentale di Freniatria, 1899.


2. LAGRIFFE, Les troubles de mouvement dans la démence précoce, Revue de Psychiatrie, 1913, p. 309.
3- CLAUDE, LHERMITTE et BARUK, Catatonie avec négativisme unilatéral, Encéphale, 1932.
4- LEROY et GENIL-PERRIN, Ann. Médico-Psycho., 1913.

75
ÉTUDE N°10

les catatoniques restent indéfiniment debout, couchés en chien de fusil, pliés dans
l'attitude fœtale, ou encore sidérés comme des statues égyptiennes. A cette inertie doi-
…les attitudes stéréoty- vent se rattacher la plupart des attitudes stéréotypées, expressions d'une même dif-
pées… ficulté à s'affranchir de l'emprise des mêmes gestes, des mêmes mouvements, des
mêmes positions, etc... Cependant les « stéréotypies » étant le plus souvent envisagées
comme un phénomène « moteur » nous les étudierons plus loin. Au degré maximum
de cette stupeur catatonique, les malades paraissent être en état d'hypnose ou d'extase.
Ils sont immobiles, le regard figé et lointain, raides, sans voix, sans mouvements,
murés dans le silence et l'immobilité ; comme morts et recroquevillés sur eux-mêmes,
sans attention apparente pour le monde extérieur ou leurs besoins naturels, ne répon-
dant pas aux sollicitations les plus pressantes de leur entourage, ils sont littéralement
« momifiés », plongés dans une profonde et énigmatique léthargie.

…Le maniérisme du visa- c) LES TROUBLES DE L'EXPRESSIVITÉ PSYCHO-MOTRICE. Le maniérisme 1 du visage


ge et de la conduite est et de la conduite est frappant. Il consiste dans une dégradation de la mimique, du geste
frappant. Il consiste dans
et de l'attitude qui perdent leurs caractères de mesure et de simplicité, pour devenir tor-
une dégradation de la
mimique, du geste et de
tueux, alambiqués, contournés. La mimique est parasitée par des grimaces, des moues,
l'attitude qui perdent des « mines », des éclats de rire. Des regards « entendus », des nuances de colère ou
leurs caractères de mesu- de dépit laissent filtrer en furtives expressions de physionomie les mouvements chao-
re et de simplicité, pour
tiques de la vie intérieure. Rien de plus typique que les sourires : sourires glacés, énig-
devenir tortueux, alambi-
qués, contournés…
matiques, à contre-temps, amers, ambivalents qui errent comme de mornes et
trompeurs reflets sur un visage sans accord avec leur mystérieuse éclosion. La voix
s'infléchit en intonations bizarres ou précieuses et le zézaiement, les gestes, le
« parler baby », les accents insolites déforment le naturel de la mélodie verbale. Les
gestes sont affectés, composés, d'une grâce ou d'une politesse excessives, comme sur-
chargés ou trop lourds. Des attitudes artificielles ou bouffonnes se détachent du com-
portement général et marquent toute la conduite d'un sceau de grandiloquence théâ-
trale. Leurs expressions mimiques ou leurs attitudes sont en effet, comme le disait
KAHLBAUM, celles d'un acteur sur la scène (parfois il se croit tel) ou bien encore se rap-
prochent d'une sorte d'extase tragique ou religieuse (« Patheticismus »). Le ton géné-
ral est celui de la préciosité, de la prétention, de l'affectation et du cabotinage. Tantôt
raides, hautains, compassés, dédaigneux, le torse cambré, tantôt mielleux, doucereux,
empressés, le geste arrondi, ces malades se montrent toujours bizarres, mystérieux et
lointains. Leur cérémonieux ou baroque comportement indique, sans le découvrir, le
secret latent sous l'énigme de leur hermétique impénétrabilité.
Il est classique de décrire les « mimiques dissociées » 2 où les divers groupements

1. REBOUL-LACHAUX, Le maniérisme dans la démence précoce et les autres psychoses, Thèse,


Montpellier, 1921.
2. DROMARD, La mimique chez les aliénés, Paris, 1909.

76
LA CATATONIE

musculaires de la face expriment des émotions différentes. PFERSDORFF désignant ces


attitudes maniérées comme une « parafonction motrice », en fait comme GUIRAUD 1
un trouble moteur « par contamination de la formule motrice sous l'influence d'un
parasitisme cinétique ».
BOSTROEM 2 a distingué quatre conditions du maniérisme. Certaines attitudes
procèdent d'une sorte de timidité (Befangenheit) en rapport avec les tendances négati-
vistes. D'autres manifestent un trouble moteur, selon la conception de HOMBURGER 3

(basée sur l'étude de la motilité infantile) qui interprète le maniérisme comme l'effet
d'un engrenage imparfait des fonctions pyramidales et extrapyramidales. Un autre
groupe de « maniérés » répondrait au désir de se faire remarquer. Enfin, il existerait, à
son avis, un maniérisme dû à un contrôle défectueux des habitudes motrices. Le
maniérisme ne ressortit donc pas à un mécanisme univoque, selon cet auteur, mais
de la combinaison de deux ou parfois trois de ces facteurs...
Récemment E. MINKOWSKI 4 en admettant cette variété de phénomènes les réduit
dans leur essence au ton fondamental de l'affectation. Car, dit-il, de même que sur le
plan de l'émotivité il y a des variations anormales, sur le plan de l'affectivité, l'af-
fectation constitue une valeur « para », qui sature tout le comportement maniéré.

d) LES DÉCHARGES PSYCHO-MOTRICES. Des actes automatiques, brusques, se déten- …Des actes automa-
dent en mouvements, gestes ou actes soudains, (sauts, violences, jet et bris d'objets tiques, brusques, se
détendent en mouve-
etc.) Le plus souvent, il s'agit d'impulsions froides, empreintes d'une sorte de rage inté-
ments, gestes ou actes
rieure mal contenue. D'autres fois elles se déroulent plus lentement, surchargées de soudains… Le plus sou-
persévération, de répétition, d'une sorte de maniérisme compliqué et ironique, satu- vent, il s'agit d'impulsions
ré de mystère. Il y a lieu de distinguer plusieurs modalités de cette impulsivité : froides…
1° Actes saugrenus et isolés. Sur un fond d'apathie et d'indifférence se détachent
fulgurantes des actions à composante fortement auto- ou hétéro-agressive. Il s'agit par-
fois de ces gestes meurtriers et dramatiques qui montent brusquement des profondeurs
à la surface de la conscience à peine troublée ou inquiète. Mais le plus souvent ce sont
ou bien des violences contre les personnes, les objets, ou bien des cocasseries plus
ou moins « abradacabrantes » (monter sur la table, mouvements de gymnastique ;
boire ses urines, se barbouiller, casser des assiettes, etc...)
Les éclats de rire qui ont par leur résonance dramatique conquis droit de cité dans …Les éclats de rire…
les descriptions traditionnelles de la « folie » constituent la forme la plus brutale et la
plus déconcertante de ce comportement catatonique. Il s'agit de la soudaine convulsion

1. GUIRAUD, Conception neurologique du syndrome catatonique, Encéphale, 1924, II, p. 575.


2. Traité de B UMKE , 1928, II, pp. 156 à 161.
3. HOMBURGER, Ueber die Entwicklung der menschlichen Motorik und ihre Beziehung zur der
Bewegungstörungen der Schizo., Zeitsch. f. Neuro., 1922, 78, p. 562.
4. E. MINKOWSKI, Maniérisme, Affectation, Verbalisme, Ann. Médico-psycho., 1948, II

77
ÉTUDE N°10

d'un rire qui déploie ses cascades étranges dans l'éclat mécanique et sans gaîté d'une
crise de folie mimique. II cesse brusquement comme il a jailli, contrastant avec le fond
monotone ou sinistre dont il se détache dans une soudaine impulsion de violente, froi-
de et déconcertante facétie. Comme mû par un ressort intérieur, il explose sans accord
avec la situation ou sans concordance avec Autrui.
…déchaînement de 2° Crises d'agitation impulsive : les malades sont alors en proie à un véritable
fureur… déchaînement de fureur : ils vocifèrent, hurlent, déploient des efforts inimaginables de
persévérance et d'endurance pour sauter des milliers de fois sur leur lit, tourner autour de
leur chaise, simuler des travaux de trapèze, un combat de boxe, une machine à vapeur,
etc... Il s'agit d'une agitation stérile, trépidante, forcenée sans cesse renouvelée et parfois
inépuisable. La dépense motrice est essentiellement clastique et les catatoniques en proie
à cette frénésie détruisent literie, meubles, objets, déchirent leurs vêtements, émiettent
leur linge ou leurs draps, etc..
…la verbigération… 3° L'impulsivité verbale : la « Verbigération », rappelons-le, était donnée par
KAHLBAUM comme un trait caractéristique de la catatonie. Les malades, en effet, tan-
tôt profèrent des litanies, stéréotypées et monotones, tantôt hurlent leur « salade de
…cris, hurlements, jeux
mots ». Ils énumèrent vertigineusement des objets ou dévident un flux verbal incohé-
syllabiques, rythmes syn-
copés, airs à la mode, rent où se mêlent aux cris, aux hurlements, aux menaces et aux injures, les mots les
vociférations ou marches plus orduriers, les obscénités les plus triviales et souvent les expressions d'un argot et
militaires, lourdes et d'un répertoire pornographique qui surprennent l'entourage. Jeux syllabiques, rythmes
monotones ritournelles…
syncopés, airs à la mode, vociférations ou marches militaires, lourdes et monotones
…toutes ces formes ritournelles, mélopées exotiques, toutes ces formes stéréotypées de l'expression verba-
stéréotypées de l'expres- le enferment la fureur motrice dans le cycle d'un mouvement qui revient incessamment
sion verbale enferment la sur lui-même. Leur rythme vertigineux ou cadencé marquent ces propos souvent extra-
fureur motrice dans le
ordinairement rapides d'un « tempo » saccadé ou précipité qui ajoute à la vitesse du
cycle d'un mouvement qui
revient incessamment sur débit un ton de bizarrerie cocasse.
lui-même… De cette activité impulsive, KLEIST 1 a fourni une analyse à vrai dire assez abstrai-
te. Il distingue :
Les états parakinétiques d'un niveau très inférieur et dont nous parlerons plus
loin à propos des troubles de mouvement.
Les états d'excitation constitués par des mouvements et des productions verbales
du type « réactions à des sensations corporelles » (par exemple, un malade se passe la
main sur le ventre, l'introduit dans sa bouche, se prend le cou, se masturbe). Il définit

1. KLEIST, Allg. Zeitsch. f. Psych., 1919 et Nervenarzt, 1943. Cf. aussi ses études avec ses élèves
DRIEST, SCHWOB dans la Zeitsch. f. d. g. Neuro. und Psych., 1937, 157— 1938, 163 — 1939, 168,
et le travail de LEONHARD {Die Defektschizophrenien Krankheitsbilder, Leipzig, 1936) qu'il a ins-
piré. — Le travail de H. DE BARAHONA FERNANDES : Analyse clinique du syndrome hyperkiné-
tique, (en portugais), Lisbonne, 1938, est très riche en indications intéressantes sur tous ces tra-
vaux. Nous en reparlerons longuement dans notre Étude n° 11.

78
LA CATATONIE

par leur forme en « courts-circuits » entre des sensations organiques et la motricité, ces
« réactions autonomes de l'appareil réflexe somato-psychique ». Il classe ces cas dans
ce qu'il a appelé avec LEONHARD la forme « prosectique » de la catatonie (prosektische
Katatonie).
Les actes moteurs d'expression affective, tels une succession d'attitudes, d'agres-
sion, d'exercices, d'escrime, de mouvements de boxe etc. Parmi ces mouvements
expressifs, KLEIST distingue des excitations négativistes, des excitations abouliques
sans but (« ratlos ») et enfin des hyperkinésies exprimant l'extase, l'enthousiasme, l'an-
goisse, etc…, c'est-à-dire de mouvements chargés de finalité affective et émotionnel-
le. Ces mouvements se répètent souvent de façon rythmique et surchargent leur valeur
affective par des mouvements supplétifs.
Les mouvements subordonnés à des excitations sensorielles ayant la valeur de
courts-circuits, automatiques comme ceux du deuxième groupe.
Les actes compliqués réalisent une formule kinéto-idéatoire complexe comme par
exemple, dit KLEIST, « des actes impulsifs de ce genre : un malade bondissant brus-
quement à intervalles irréguliers sur son lit... »
Nous rappelons cette « classification » de KLEIST et de son école à titre de simple
documentation, une telle description étant bien artificielle et sans grand intérêt.

2° Troubles moteurs :
Pour certains auteurs, répétons-le, tout le syndrome catatonique est un syn- …Pour certains auteurs,
drome purement moteur ou, comme on a dit, « amyostatique », c'est-à-dire qu'il se tout le syndrome catato-
nique est un syndrome
réduit, à leurs yeux, à un trouble des fonctions kinétiques et kinétostatiques élémen-
purement moteur…
taires. C'est ainsi par exemple que se référant encore aux anciennes études de
WERNICKE sur les Psychoses de la motilité et aux premiers travaux de KLEIST 1, Mlle
ROUSSET (1936) a décrit 2 l'ensemble des symptômes de la catatonie comme « pure-
ment moteurs » alors que pour beaucoup d'auteurs ils constituent de véritables troubles
du comportement. Quoi qu'il en soit, les symptômes que nous allons maintenant décri-
re se présentent comme des manifestations psychomotrices relativement simples sans
toutefois que l'on puisse peut-être les interpréter, au point de vue pathogénique, d'une
manière aussi simpliste que se l'imaginent certains. Pour l'instant nous nous contente-
rons d'en dresser un inventaire aussi complet que possible.

a) C ATALEPSIE , FLEXIBILITÉ CIREUSE :


Les muscles sont plastiques et en état d'hypertonie. Il y a persévération des atti- …hypertonie…persévéra-
tudes: les attitudes imposées sont conservées (plasticité passive) ou elles sont tion…

1. KLEIST, Die Klinische Stellung der Motilitätpsychosen, Zeitsch.f. d.g. Neuro, 1911.
2. Mlle ROUSSET, Strasbourg, 1935.

79
ÉTUDE N°10

prises dès qu'elles sont indiquées (prise de posture active). La main du malade étreint
la main tendue (main catatonique). Les segments de membre restent dans l'attitude soit
adoptée spontanément, soit imposée (signe dit de MEIGE : le bras reste dans la position
qu'on lui imprime), soit même réflexe (persistance de l'extension de la jambe après
percussion du tendon rotulien ou signe de MAILLARD). La conservation des attitudes
peut être très longue. D'après les anciennes observations de ERMES 1 tandis que l'ex-
tension de la jambe ou de la cuisse est maintenue seulement 38 secondes sans fatigue
(sans oscillations) chez un sujet normal, la posture peut demeurer intacte 3 minutes
chez les catatoniques étudiés à l'aide d'un appareil spécial. La flexibilité cireuse est
cette impression de cire molle que donnent les segments de membre du malade
lorsqu'on leur imprime des mouvements passifs.

b) S TÉRÉOTYPIES :
…On distingue les stéréo- On distingue les stéréotypies de mouvements ou kinétiques, et les stéréotypies ver-
typies de mouvements ou bales 2. Les stéréotypies de mouvements constituent des troubles parakinétiques carac-
kinétiques, et les stéréoty-
térisés par l'itération. Ce sont des gestes ou des mouvements incessamment renouve-
pies verbales…
lés : moudre du café, se gratter, s'arracher les cheveux, se donner une claque sur le
genou, siffler, fléchir l'avant-bras sur le bras, etc... Seul le sommeil chez certains
malades les interrompt. Les stéréotypies d'attitudes solidaires de la persévération et
du maniérisme consistent, par exemple, à pencher la tête, à incliner le corps en
avant, à marcher sur la pointe des pieds, à garder certaines postures privilégiées (posi-
tion fœtale, statues égyptiennes, oreiller psychique, etc...) Parfois on rencontre des
postures extravagantes, inimaginables comme chez ce malade de COURBON et
FEUILLET 3 qui, renversant la formule de la « station debout », se tenait sur la tête.
Enfin les stéréotypies de langage consistent soit en palilalie (répétition de la même
phrase plusieurs fois de suite) ou verbigération (retour perpétuel du même ou des
mêmes mots). Elles peuvent affecter la forme fréquente de stéréotypies graphiques
(MARCHAND). L'analyse que GUIRAUD 4 a faite, à sa manière si minutieuse et péné-
trante, du syndrome stéréotypie ne distingue pas moins de douze variétés de phéno-
mènes qui entrent ou n'entrent pas légitimement, selon lui, dans le groupe : les symp-

1. ERMES, Ueber die Natur der bei Katatonie Muskelzustand, Thèse de Giessen (1903).
2. Cf. la thèse d'ABELY (X.) sur les « stéréotypies » (Thèse, Toulouse, 1910) qu'il divise en sté-
réotypies conscientes et automatiques. Cf. aussi le travail de KLEIST : « Ueber die Bedeutung und
Entstehung der Stereotypien », 1 vol., 1921, où l'auteur distingue des stéréotypies
délirantes et les stéréotypies reliquats. Son étude est très inspirée naturellement de la conception
de BLEULER (Traité d'Aschaffenbuch, 1911 pp. 153 à 157 notamment).
3. COURBON et FEUILLE, Ann. Médico-Psycho., 1938, I. Les photographies de leur malade (pp.
393-394 et 395) sont encore plus saisissantes que celles que l'on trouve dans l'article de LEVI
BIANCHINI , dans les Archivio di Neurologia, 1930, t. XI, p. 60.
4. GUIRAUD, Analyse du symptôme stéréotypie, Encéphale, 1936, II-, pp. 229 à 270.

80
LA CATATONIE

tômes de fixation invariable – les attitudes et mouvements déformés par troubles per-
sistants du tonus musculaire – troubles persistants de la mimique – réveil d'attitudes
réflexes archaïques – immobilisation de la main et de doigts par troubles végétatifs –
habitudes stables par déficit mental – itérations authentiques – intoxication par le mot
– actes continués inutilement – répétitions motrices par excitation du centre inférieur
– monotypies et répétition exprimant un état affectif permanent. Il groupe l'ensemble
de ces troubles en deux grandes classes : les fixations invariables ou retour d'actes
sous même forme et à intervalle de temps plus ou moins éloigné et les itérations
qui sont des recommencements d'actes en série. Ce travail très approfondi est très
représentatif de l'esprit analytique et clinique de son auteur qui tend à démembrer le
groupe des « stéréotypies » en une collection de symptômes isolés et précis.
c) TROUBLES DE LA MIMIQUE :
Nous avons parlé déjà des rires, des sourires « immotivés » du catatonique et rap-
pelé à leur sujet le livre ancien de DROMARD (1909). Parfois le malade éclate en pleurs
incoercibles ou bien ses muscles péri-bucaux peuvent se convulser pour constituer des
expressions mimiques paradoxales (Schnauzkrampf). Les tics, les contractions isolées …les expressions mimi-
ou fonctionnellement associées des muscles de la face confondent les expressions, les ques paradoxales…rires
et pleurs immotivés…
fragmentent ou les déforment. BOURGUIGNON, VIGNERON, D'HEUCQUEVILLE et Mlle
NEOUSKINE 1 ont étudié les mouvements de la queue du sourcil par exemple et ont
montré qu'il s'agit de synergies paradoxales dues à des troubles chronaxiques. Dans le
même ordre d'idées on se rapportera à l'étude comparative de la mimique du catato-
nique et du « Wilsonien » par BARUK et LEMONNIER 2.
R. MIGNOT 3 a très minutieusement décrit jadis dans un travail, encore plein d'in-
térêt pour nous, les troubles catatoniques du rythme, de l'intonation et de l'articulation
de la parole. Le timbre de la voix est souvent altéré et il s'ajoute parfois des bruits anor- … Le timbre de la voix est
maux et parasites à la phonation. MIGNOT concluait de son étude que, en dehors des souvent altéré et il s'ajou-
te parfois des bruits anor-
troubles psycholaliques, il existe des troubles phonétiques remarquables par leur
maux et parasites à la
caractère d'instabilité et de discordance avec l'état intellectuel des malades. Ce problè- phonation…
me renouvelé, comme nous le verrons, par la connaissance de la pathologie extrapy-
ramidale reste toujours d'actualité, (c'est ainsi que ces dernières années, FROMENTY 4

se demandait si la palilalie peut être considérée comme un symptôme catatonique).


Parmi les plus fréquents de ces troubles, il faut noter la parole à voix basse, escamotée,

1. VIGNERON D'HEUCQUEVILLE et Mlle NEOUSKINE, Mouvements anormaux de la queue du sour-


cil, Ann.Médico-Psycho., 1931, II, pp. 459 à 467 et B OURGUIGNON et H EUCQUEVILLE,
Troubles profonds de l'expression chez 100 catatoniques. Leurs rapports avec les chro-
néxies de la face, Ann. Médico-Psycho., mai 1931.
2. BARUK et LEMONNIER, Ann. Médico-Psycho., 1937.
3. R. M IGNOT, Ann. Médico-Psycho., 1907, II, pp. 6 à 27.
4. F ROMENTY, Ann. Médico-Psycho., 1941, II, p. 232.

81
ÉTUDE N°10

« entre les dents », sorte de mussitation entrecoupée souvent de gloussements, de tous-


sotements, etc.

*
* *

S Y N D R O M E S O M ATIQ UE DE LA CATATONIE

1°. SYNDROME NEUROLOGIQUE ASSOCIÉ :


On observe, comme nous venons précisément de le souligner à propos des fonctions
sensori-motrices du catatonique, des modifications pathologiques, et, tout d'abord, des
…raideur musculaire de troubles du tonus. Rappelons la raideur musculaire (Spannung) de KAHLBAUM, sorte
KAHLBAUM, sorte d'hyper- d'hypertonie à distribution paradoxale. Des mouvements rythmiques avaient été signalés
tonie paradoxale…
par TAUSER (en 1905) et ont été étudiés par LANGELUDDECKE 1 et par DE JONG 2 qui a noté
également des tremblements, du clonus, le nystagmus, des crampes, des phénomènes de
paratonies localisées. Signalons à nouveau cette prise active de la posture qui a été men-
tionnée souvent et interprétée parfois comme équivalent à de véritables réflexes de pos-
ture. L'étude électromyographique de la contracture musculaire a montré (comme nous
le verrons à propos des problèmes physiopathologiques) que l'état du tonus musculaire
dans la raideur catatonique était à rapprocher davantage de la contraction musculaire nor-
male que de la contracture extrapyramidale (CLAUDE, BARUK, THÉVENARD, DELMAS-
MARSALET). L'étude des ergogrammes (CLAUDE, BARUK, PORAK) a révélé également des
réactions paradoxales. Les troubles de la chronaxie et principalement de la chronaxie
vestibulaire mettent en évidence les modifications profondes de tout le système myo-sta-
…Il existe donc des tique et myo-kinétique. Il existe donc des troubles du tonus (blépharospasmes, myoclo-
troubles du tonus […] qui
nies, contractures proximales, réflexes de posture exagérés) qui, quelle que soit l'inter-
s'apparentent de près ou
de loin à certains traits prétation théorique que nous adoptions, s'apparentent de près ou de loin à certains traits
des syndromes extrapyra- des syndromes extrapyramidaux, comme GUIRAUD l'a montré dès 1924. On trouvera
midaux (GUIRAUD, 1924) dans de vieux travaux, celui de CLAUS (1903) ou celui de LAGRIFFE 3, des notes extrê-
mement intéressantes sur tous ces troubles du mouvement dans la démence précoce. –
Récemment, c'est dans les travaux qui ont pris pour thème l'analogie du syndrome cata-
tonique et du syndrome extrapyramidal ou qui s'occupent de la catatonie expérimentale,
que l'on trouve le plus d'indications sur la physiopathologie motrice de la catatonie

1. LANGELUDDECKE, Rytmischen Kurve etc., Congrès Hambourg, 1926.


2. DE JONG, Deutsche Zeitsch. f. Nervenheilk., 1928. —Die Hauptgesatze einiger wichtigenkor-
perlichen Erscheinungen beim psychischen Geschehen von Normalen und Geisteskranken,
Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1921, tome 69, pp. 60 à 141 (spécialement pp. 125 à 137). Les nombreux
travaux de l'auteur seul et avec BARUK sont cités dans leur livre sur « La Catatonie expérimenta-
le » (Paris, 1930) et dans la Psychiatrie médicale, de BARUK (Paris, 1938).
3. LAGRIFFE, Rapport sur les troubles du mouvement dans la démence précoce, Congrès des
Aliénistes, Le Puy, 1913.

82
LA CATATONIE

(CLAUDE, BARUK, GUIRAUD, KLEIST, SCHALTENBRAND, DE JONG, etc...) Nous en reparle-


rons longuement plus loin.
On a pu signaler au cours de l'évolution des troubles catatoniques divers autres …divers autres troubles
troubles nerveux isolés : modifications des réflexes ostéo-tendineux, réflexes de nerveux isolés…

POUSSEP, de SCHRIJNER-BERNHARD, phénomène de BOVERI, de PIOTROWSKI, réflexes de


pression de SODEBERG, signe de BABINSKI, de ROSSOLLIMO, clonus du pied ou de la
rotule, tremblements, crises de narcolepsie, céphalées, spasmes, troubles de la sensi-
bilité, etc... (cf. plus loin, page 115). Parfois, même certains syndromes bien caracté-
risés viennent se juxtaposer au syndrome catatonique : paraplégie en flexion (PETIT et
Mlle MARTILLE) 1, aphasie (BARUK) 2, apraxie (PFERSDORFF 3 et BERNAUD 4), épilepsie
(FOLLIN 5), syndromes extra-pyramidaux parkinsoniens, cérébelleux, etc...
Rappelons, à titre d'exemple, l'observation publiée par CAPGRAS et Mlle CULLÈRE 6 :
il s'agissait de la torsion et de l'incurvation spasmodique de la tête et du tronc chez une
catatonique, rappelant le spasme de torsion des parkinsoniens. Nous avons longue-
ment observé cette malade à l'époque et il était bien difficile de séparer cette « dys-
tonie catatonique » d'un syndrome extrapyramidal.
Le syndrome oculaire de la démence précoce. Il a été anciennement étudié par …syndrome oculaire…
MIGNOT 7 qui insistait sur la déformation de l'iris et sur la mydriase. Peu après, BLIN 8
a consacré à ce problème un petit volume intéressant. On décrivait, à cette époque,
toutes sortes de signes qui se sont révélés assez inconstants (SÉRIEUX et MASSELON 9).
Plus récemment ABELY a signalé l'hippus catatonique. Les troubles de la motilité
extrinsèque sont tout à fait exceptionnels. Nous ferons l'examen plus détaillé de cette
question plus loin 10.
Le syndrome neuro-végétatif. On a noté le dermographisme (SÉGLAS) de la …syndrome neuro-végé-
tatif…
salivation, des sudations profuses et des troubles vaso-moteurs qui sont bien connus.
On a tenté l'exploration plus méthodique du système autonome. L'inertie générale du
système neuro-végétatif d'abord admise paraît actuellement à la plupart des auteurs

1. P ETIT et M lle M ARTILLE, Société Médico-Psychol., 1931 (Thèse de M lle M ARTILLE,


Paraplégie associée à des syndromes mentaux, Thèse, Paris, 1931).
2. CLAUDE, LHERMITTE et BARUK, Encéphale, 1932 et BARUK et POUMEAU DELILLE, Revue
Neurologique, 1934.
3. P FERSDORFF, Encéphale, 1920.
4. BERNAUD , Thèse, Paris, 1934.
5. FOLLIN, Épilepsies et psychoses discordantes, Thèse, Paris, 1941. On trouvera dans ce travail
une bibliographie très complète de cette question.
6. C APGRAS et M lle C ULLÈRE, Catatonie avec torsion et incurvation spasmodique du tronc,
Soc. Clinique Médecine Mentale, février 1926.
7. M IGNOT, Troubles pupillaires dans quelques maladies mentales, Thèse, Paris, 1900.
8. BLIN , La Démence précoce. Manifestations oculaires, I volume, Paris, 1905.
9. S ÉRIEUX et M ASSELON , Société Médico-Psychol., juin 1902.
10. Page 122.

83
ÉTUDE N°10

bien peu probable. Il existe des réactions anormales du plexus solaire et du sympa-
thique cervical (R. S. et R. O. C.) On observe généralement un certain déséqui-
libre et des réactions paradoxales sous l'influence des divers excitants pharmaco-
dynamiques (atropine, adrénaline, ésérine, morphine, cocaïne, vagotonine, etc...)
TINEL et BARUK ont signalé 1 comme caractéristiques la lenteur du pouls, l'hypotension
artérielle, l'amplitude considérable des battements artériels, une exagération du R. O.
C. et une diminution du R. S. Ils ont rapproché ce syndrome de l'état de sommeil. La
littérature scientifique sur cette question a été, il y a quelques années, immense et,
semble-t-il, sans grand intérêt (cf. parmi cent autres travaux, ceux de
SANTENOISE 2, TOMESCO et COSMULESCO 3, etc.).
2°. TROUBLES DU MÉTABOLISME :
…métabolisme de base Les variations de poids, les troubles respiratoires (LAGRIFFE), les troubles endocri-
ralenti… niens et vasomoteurs devaient naturellement inciter à rechercher les diverses modifi-
cations des échanges nutritifs. Le métabolisme basal s'est montré le plus souvent ralen-
ti 4. Nous devons à GULLOTTA des recherches intéressantes sur les variations de
l'équilibre électrolytique. Les valeurs de K et de Ca seraient diminuées, de même la
teneur en chlore dans le sérum. L'hypoglycémie serait assez constante (C. PETROFF).
En ce qui concerne l'acidose, les réserves alcalines, le p.H. urinaire, les résultats
sont très contradictoires et nous en dirons également un mot dans un autre chapitre de
cette étude.
3°. TROUBLES SOMATIQUES 5 :
…troubles vaso-moteurs Les troubles vasculaires sont au premier plan de la symptomatologie somatique. Il
périphériques…
s'agit de troubles vaso-moteurs périphériques : modifications de la tension artérielle
(LAPEYRE 1931), variations de la formule leucocytaire (C. PETROFF) et parfois d'alté-
rations du rythme cardiaque.
Ces troubles vasculaires pourraient même rendre compte, pour certains auteurs
(IONESCO), de la rigidité musculaire : d'où pense-t-il, le bon effet de l'acécholine sur
l'hypertonie catatonique...
JUNG et CARMICHAEL ont fait, il y a dix ans, une étude critique des travaux sur les

1. TINEL et BARUK , Ann. Médico-Psychol, 1931.


2. SANTENOISE, Presse médicale, 1923.
3. TOMESCO et COSMULESCO , Société de Bucarest, 1937.
4. LANGFELD, Les glandes endocrines et le système neuro-végétatif dans la démence précoce,
Bergen, 1926 ; TERROINE et ZUNZ, Le métabolisme de base, Paris, 1927 ; LAUZIER, Thèse
de Paris, 1922 ; CLAUDE, BARUK et MEDAKOVITCH, Encéphale, 1928.
5. Cf. les travaux de BARUK dans sa Pathologie médicale, pp. 100 à 130, son « Précis » (1950),
notamment p. 163 à 168 et les thèses qu'il inspira à ses élèves: LAURENT, La phase somatique pro-
dromique de la démence précoce, 1932 j LAPEYRE, La pression artérielle dans la démence pré-
coce, 1931 ; LETRESOR, Troubles vasculaires des membres inférieurs dans la catatonie, 1931.

84
LA CATATONIE

réactions vasomotrices et les troubles de la régulation thermique dans la catatonie 1 et ils


ont estimé qu'il n'est pas exact de dire qu'il y a, dans ces états, rigidité volumétrique du
système périphérique, insensibilité à l'adrénaline et troubles de la régulation thermique...
Les troubles endocriniens sont constants (dysménorrhée, hirsutisme, adiposité,
bouffissure du visage, etc...)
Les troubles respiratoires. Les troubles du rythme ont été étudiés anciennement
par LAGRIFFE (1901), puis par SCHILL 2 et plus récemment par MARIO DE MENNATO et
MARIO D'ARRIGO 3.
Les troubles trophiques, fonction de tous ceux que nous venons d'énumérer sont la
règle : pseudo-œdème catatonique, ulcérations, escarhes, rétractions tendineuses, etc...
Parmi les troubles digestifs notons un phénomène bien singulier, le mérycisme 4.

4°. INFLUENCE DES AGENTS PHARMACODYNAMIQUES SUR LA CATATONIE :


La cocaïne (BERGER, DELMAS-MARSALET), le sodium amytal (LORENZ, …les agents pharmacody-
BERRINGTON, DELAY, MALLET et Mlle ROUBLEFF), la mescaline, le mélange de CO 2 et namiques ont pu […]
sinon modifier profondé-
O 2 (LORENZ et LEVENHART), la scopochroralose (BARUK), l'alcool (KANOROVITCH
ment la catatonie, tout au
et CONSTANTINIVITCH), le « somnifène », ont pu, entre les mains de certains auteurs, moins en « révéler » le
sinon modifier profondément la catatonie, tout au moins en « révéler » le psychisme psychisme sous-jacent…
sous-jacent. On se rapportera à la thèse de Mlle DESCHAMPS 5, au travail de DIVRY et
EVRARD 6, aux travaux des Américains, de DELAY et ses élèves 7, sur tout cet arsenal
pharmacodynamique.
Nous compléterons plus loin, répétons-le, l'ensemble du tableau des troubles neu-
rologiques, viscéraux et hormonaux de la catatonie en exposant les facteurs étiopatho-
géniques dont l'étude est inséparable. On nous excusera de ces «redites » auxquelles il

1. JUNG et CARMICHAEL, Ueber vasomotrischen Reaktionen und Warmregulation in Katatonie


Stupor, Archiv. f. Psychol., 1937.
2. E. S CHILL, Zeitsch. f. d. g. Neuro, 70, 1921.
3. MARIO D'ARRIGO et MARIO DE MENNATO, Respirazione e catatonie, Rivista di Neurologia, 1937.
4. Depuis le travail de SÉGLAS et BOURNEVILLE (Revue Neurologique, 1883-1884) bien des obser-
vations ont été publiées (PLICHET, DROMARD, COURBON et LECONTE, etc.). Le travail de l'école de
Ferrara (1936-1937) sur les gastrogrammes (BARISON, TALATIN) est intéressant à ce sujet. Cf. le
dernier travail publié sur ce point par SIVADON (Annales Médico-Psycho., 1948, I, p. 506).
5. Mlle DESCHAMPS,Exploration pharmaco-dynamique et Démence précoce,Thèse,Paris,1932.
6. DIVRY et EVRARD, Journal Belge de Neuro. et Psych., 1934.
7. L'ensemble de ces travaux français et américains sur le choc amphétamimique et sur le sodium-
amytal se trouvent exposés dans les articles de DELAY, MALLET (Encéphale, 1948) et D ELAY et
P ICHOT, dans les Ann. Médico-Psycho., 1947 (3 communications). — GRANOKE et Di
FORTUNATO ont publié un travail analogue (L'azione modificatrice della betafenilisca propilami-
na nella schizofrenia catatonica, Rivista di Freniatria, 1942, pp. 467 à 508).

85
ÉTUDE N°10

est à peu près impossible d'échapper quand on expose une question aussi complexe
et que l'on doit faire état de si nombreux travaux.

*
* *

SYNDROME PSYCHOLOGIQUE

Le psychisme du catatonique pendant la durée de l'accès catatonique a pu être


reconstitué par les déclarations spontanées ou, comme nous venons de le rappeler, sous
l'influence d'agents pharmacodynamiques (éthérisation, cocaïnisation, narcoanalyse à
l'Évipan, à l'Amytal sodique, au Penthotal 1, etc...) C'est naturellement quand ils sor-
tent de la période catatonique que les patients font les récits les plus intéressants de
ce qu'ils ont éprouvé. On se rapportera, par exemple dans la « Psychopathologie » de
JASPERS 2, à l'observation rapportée par KRONFELD – aux observations de la thèse
de ELLENBERGER 3 – au travail de BARUK sur l'onirisme catatonique 4 – et à l'ob-
servation II de notre étude sur la pensée paranoïde et catatonique 5. Naturellement, ces
récits ont donné lieu à des interprétations multiples et contradictoires.
… les premiers auteurs Les premiers auteurs qui se sont occupés de la catatonie, tout d'abord KAHLBAUM,
[…] ont naturellement puis KRAEPELIN 6 et surtout BLEULER et JUNG ont naturellement bien mis en évidence
bien mis en évidence les
les modifications importantes de la vie psychique de ces sujets. Depuis lors, les
modifications impor-
tantes de la vie psychique études des psychanalystes (FREUD, RANK, TAUSK, NUNBERG, etc.), celles de P.
de ces sujets… JANET, de Paul SCHILDER, de KEMPF, de WOLFF, de Ross D. HELMER, de FISCHER, etc.,
…depuis lors les études ont tenté d'approfondir la structure psychique inconsciente de la catatonie 7.
des psychanalystes…
Trois ordres de faits peuvent constituer le point de départ d'une telle exploration
du psychisme catatonique. Tout d'abord l'observation clinique courante apprend que
les catatoniques sont des malades à la fois mystérieux et paradoxaux. Celui-ci qui
paraît momifié et sans conscience fait brusquement une réflexion pertinente, celui-là

1. Nous renvoyons spécialement au travail de BESSIÈRE et FUSSWERK (Ann. Médico-Psycho.,


1948, II, pp .409 à 459) sur « La hypno-analyse », travail qui comporte une bonne bibliographie.
2. JASPERS, p. 540 de la traduction française.
3. ELLENBERGER, Paris, 1933.
4. BARUK, Psychiatrie médicale, pp. 148 à 165.
5. H. EY, Évolution Psychiatrique, 1936, IV.
6. KRAEPELIN, cf. la traduction de la description de KRAEPELIN dans la thèse d'ELLENBERGER (pp.
30 à 32).
7. On trouvera les indications bibliographiques de ces travaux encore dans la thèse
d'ELLENBERGER, Le syndrome psychologique de la Catatonie, Paris, 1933, et pour les travaux plus
récents dans le répertoire bibliographique de L. BELLAK, Dementia Precox, New-York, 1948. Les
difficultés de ce genre d'investigation sont bien mises en évidence à propos de trois observations
par John N. ROSEN {Psychiatrie quarterley, 1946, pp. 183 à 198).

86
LA CATATONIE

parle tout à coup avec enjouement à une personne qui lui est sympathique. Nous
tenons d'Adrien BOREL l'observation d'un catatonique qui, après plusieurs années, sor-
tit de sa catatonie, un beau matin, alla visiter l'appartement de sa famille qui le gardait
avec elle, et avait déménagé quelques mois auparavant, manifesta sa satisfaction, puis
brusquement se recoucha et se « rendormit ». – P. JANET 1 a très pertinemment insisté
sur « le niveau élevé » des troubles catatoniques qui admettent un mécanisme psycho-
logique, des perturbations des sentiments régulateurs de l'action, incompatibles avec
une physiopathologie purement musculaire.
Une deuxième catégorie de faits est constituée par l'interrogatoire, la
« manœuvre » d'un catatonique. Des sollicitations intelligentes, un climat affectif …Des sollicitations intel-
propre à assurer un contact affectif exceptionnel permettent de pénétrer dans la pen- ligentes, un climat affectif
propre à assurer un
sée du catatonique, d'en « violer » l'accès 2. Cette « effraction » est rendue plus
contact affectif exception-
aisée, comme nous venons de le rappeler, par l'emploi d'agents pharmacodyna- nel permettent de péné-
miques (CLAUDE et ROBIN 3, WALTZ 4, Mlle DESCHAMPS 5, BERGER 6, LORENZ 7, trer dans la pensée du
BARUK, ELLENBERGER, etc..). L'éther, l'hyoscine, l'amytal sodique, la cocaïne, la catatonique…
…cette effraction est ren-
scopochlorarose ont été d'abord employés à cet effet. Ainsi, par exemple, un malade
due plus aisée par l'em-
de LORENZ ayant reçu une injection d'amytal sodique réclame un bon repas et un ploi d'agents pharmaco-
bain et demande des nouvelles d'un match de football qui était en train de se jouer... dynamiques (penthotal,
Tous les travaux plus récents entrepris dans ce sens soit par les Américains, soit chez amytal sodique, cocaïne,
méthédrine)…
nous à l'aide de penthotal, de l'amytal sodique ou de la méthédrine sont conduits dans
le même but : débloquer le mutisme et le négativisme – et obtenir des récits ou propos
qui renseignent sur la couche affective profonde. Deux éventualités paraissent devoir
être distinguées à cet égard et que les auteurs n'ont guère envisagées. Dans certains cas
(ou avec certaines drogues disent les auteurs ?), le tableau clinique s'accentue et se ren-
force. Dans d'autres cas les barrages se lèvent. Plus l'état mental se rapproche d'une
expérience délirante primaire, plus la subnarcose ou l'emploi de toutes les drogues qui
réalisent une « hypno-analyse chimique » renforcent la dissolution de la conscience et
aggravent le tableau clinique. Au contraire, plus le comportement catatonique est l'ef-
fet d'un barrage négativiste, plus efficace se révèle l'action des drogues. De telle sorte
que c'est dans les comportements catatoniques non encore démentiels ou hors des

1. P. JANET, Congrès des Aliénistes de Bruxelles, 1928.


2. Cf. dans la thèse d'ELLENBERGER l'observation de TREPSAT (p. 55) et les trois observations 4, 5
et 6 (celle du fameux malade Brual qui défraya la chronique de la Salpétrière et de Sainte-Anne
pendant plusieurs mois en 1932).
3. CLAUDE et ROBIN, Société de Psychiatrie, novembre 1924.
4. WALTZ, Ueber Hioscin, etc.. Klinische Wochenschr., 1924, 36, p. 558.
5. A. DESCHAMPS, Exploration pharmaco-dynamique et Démence précoce, Thèse, Paris, 1932.
6. BERGER, Zur Pathogenese des katato. Stupors, Münch. Med. Woch., 1921.
7. LORENZ, Some observations of Catatonia, Psych, Quarterly, 1930, n° 1.

87
ÉTUDE N°10

« poussées évolutives » que l'on débloque plus facilement le psychisme par de tels
moyens. La méthédrine ayant été employée par John L. SIMON et Harry TENBE 1 pour
« débloquer » certains malades. DELAY, PICHOT et COLLET 2 ont utilisé le choc
amphétamimique et obtenu chez les catatoniques un renforcement de leurs troubles.
Nous pensons que cela dépend beaucoup plus de l'état des malades que des caractères
pharmacologiques de la drogue.
Enfin, et ceci constitue la source principale des bonnes observations que l'on peut
…le récit du catatonique faire, le récit du catatonique en rémission représente un document de grande impor-
en rémission représente tance psychologique. Certes, JASPERS a raison quand il indique que les auto-analyses
un document de grande
des malades sont elles-mêmes pleines de mystère et d'ambiguïté, mais on trouvera
importance psycholo-
gique… dans le récit de la malade de KRONFELD 3 ou dans l'observation que nous avons
publiée 4, des exemples typiques du « contenu psychologique de la catatonie »,
c'est-à-dire de leur vie psychique, sinon telle qu'elle est vécue dans ces états, tout
au moins telle qu'elle nous est livrée ou contée par les malades lorsqu'ils en sortent
comme d'un rêve.
Nous allons successivement étudier l'affectivité, le délire et la conscience catato-
nique pour autant que nous puissions avoir quelques lumières sur la mystérieuse énig-
me que posent à notre sagacité ces malades si bizarres et étranges.
a) AFFECTIVITÉ. Déjà KAHLBAUM avait souligné le ton mélancolique de la catato-
nie (Melancholia attonita). Cependant, pour KRAEPELIN, le ton affectif ne présentait
généralement pas de nuance marquée et si les malades lui paraissaient parfois
anxieux, il put se convaincre que l'anxiété n'était pas le mobile essentiel de leur
conduite. Il admettait toutefois, qu'au début de la maladie « se produisent parfois sous
l'effet des illusions chimériques, des explosions d'anxiété violente et de désespoir ».
Plus tard, notait l'illustre clinicien, « ces dispositions cèdent à d'autres : les larmes
et les plaintes font place à une irritabilité orgueilleuse ou à une joie enfantine cepen-
…[dans l'affectivité] le dant que le trait dominant demeure une indifférence apathique particulièrement visible
trait dominant demeure dans l'attitude des malades relativement à leurs proches et dans leurs états crépuscu-
une indifférence apa-
laires exempts de désirs et de volonté ». ELLENBERGER admet que l'humeur est géné-
thique…
ralement neutre. Et en effet, il semble que le plus souvent ces malades soient plongés
dans une béatitude de « nirvana », où s'anéantit tout désir et tout sentiment. A leur
immobilité paraît correspondre une « sorte de vide ouaté et serein ». Un malade de
FINZI et VEDRANI (cités par ELLENBERGER) parlait de son état comme d'un état
d'endormissement ou d'enchantement, expression qui revient fréquemment dans l'évo-

1. TENBE, The J. of nerv. and mental Science, décembre 1946.


2. DELAY, PICHOT et COLLET, SOC. Médico-Psycho., octobre 1947.
3. KRONFELD, In Psychopathologie générale de JASPERS, trad. française, p. 540.
4. H. EY, Quelques aspects de la pensée paranoïde, Évolution Psychiatrique, 1938, 4.

88
LA CATATONIE

cation de leurs souvenirs de l'état catatonique par les malades guéris ou en rémission.
BARUK a souligné l'importance du sentiment d'être « mort-vivant », sentiment qui …BARUK a souligné l'im-
paraît lié, dit-il, à la prise de conscience de l'impossibilité d'initiative, d'aboulie et de portance du sentiment
d'être « mort-vivant »…
passivité qu'est le psychisme de ces malades ». Cet état de sidération, de neutralité,
d'apathie vaguement euphorique, constitue l'atmosphère probablement la plus fré-
quente de la vie psychique catatonique repliée sur elle-même dans la douceur silen-
cieuse d'un détachement total.
Un malade catatonique vivait depuis plusieurs années isolé dans une chambre selon
son propre désir. Il était toujours souriant et cérémonieux et ne cessait de se frotter les
mains « d'un air de réussite, d'entreprise et de partie fine » (comme aurait dit Marcel
PROUST). Il était entièrement détaché des événements dont il suivait pourtant, pendant
la guerre, le déroulement, pour lui lointain et à peine intéressant. Interrogé sur ses occu-
pations ou son absence d'occupation il déclarait que le temps lui paraissait trop court
entre son sommeil et ses repas et qu'il n'avait guère le loisir de s'ennuyer... Interrogé sur
le sort de la guerre, en 1942, il répondait par exemple : « Ah ! vous voulez parler de
l'affaire Hitler? Mais tout ça est fini et réglé, ça n'a plus d'importance »...
Il existe deux ordres de troubles affectifs très fréquents également et qui alter-
nent ou contrastent avec cette indifférence, ce sont : le négativisme et l'anxiété. La
catatonie, comme nous l'avons souligné dès le début de notre description, se
…le farouche désir de se
confond avec le farouche désir de se raidir dans l'opposition : le malade se rétrac-
raidir dans l'opposition…
te, fuit, se défend, résiste, comme s'il obéissait à une profonde tendance instinctive,
celle de s'éloigner du milieu extérieur, de faire refluer toute sa vie vers la pure et som-
maire satisfaction de sa vie végétative. Dès lors toute son affectivité se tend en fais-
ceau d'attitudes agressives dirigées contre autrui, l'extérieur, le monde. Des sentiments
d'anxiété, comme des ombres menaçantes, peuplent enfin épisodiquement la conscien-
ce catatonique : craintes, paniques, terreurs absurdes, phobies obsédantes, précautions
superstitieuses et prémonitions délirantes qui suspendent encore l'action, la raré-
fient ou l'enferment dans un réseau mystérieux et monotone d'attitudes pathétiques,
alambiquées, obéissant à la loi magique d'une précaution ou d'une conjuration contre
de terribles menaces.
Un trait clinique domine encore l'organisation affective du catatonique : c'est la …la variation paradoxa-
le: tel malade qui refuse
variation paradoxale. Tel malade qui refuse de manger, se lève la nuit pour avaler
de manger, se lève la nuit
gloutonnement des restes. Celui-ci, raide et indifférent, pleure doucement, quand son pour avaler gloutonne-
infirmier revient de congé. Ce terrible impulsif négativiste offre de ses provisions à ment des restes…
son voisin de lit, etc... – BARUK a bien noté les paradoxes affectifs de ces malades qui,
malgré leur inertie affective habituelle, présentent « une certaine acuité affective, une
sorte d'exaltation idéalisée et spiritualisée » et parfois teintée d'hostilité, de maussade-
rie ou de ressentiment. —II arrive aussi que les expressions émotionnelles prennent

89
ÉTUDE N°10

brusquement un caractère explosif, théâtral, pathétique (BARUK) et déconcertent par


leurs effusions inattendues.
b) DÉLIRE : Que les attitudes qui composent la catatonie soient en relation avec
des « hallucinations » et des « idées délirantes », cela aussi a été admirablement vu par
…BLEULER en ne séparant les classiques et notamment KAHLBAUM et KRAEPELIN. Mais BLEULER en ne séparant
pas la catatonie de l'au-
pas la catatonie de l'autisme a mis l'accent le plus profond sur la structure délirante et
tisme a mis l'accent le
plus profond sur la struc-
hallucinatoire de la pensée catatonique. Ross D. HELMER 1 (après beaucoup d'autres !)
ture délirante et halluci- a noté la fréquence des délires sexuels : cohabitation illicite, bestialité, mélange de
natoire de la pensée cata- races, inceste, fantasme œdipien, de castration, etc... et des idées mystiques : certains
tonique…
malades se croient à l'église, au ciel, au purgatoire, ou vivre la fin du monde ou le
Jugement Dernier 2. WOLFF 3, étudiant 100 sujets, a noté, dans 48% des cas, des idées
anxieuses : peur d'être tué, peur de quelque chose d'indéfini, de la castration, du père,
des microbes, du feu, du poison, de l'enfer, etc... Dans 42% de ses cas, il existait des
hallucinations auditives. Les thèmes délirants les plus fréquents lui ont paru être des
idées de grandeur (15%), d'autoaccusation, d'identification mystique. Il cite le cas
d'un pasteur qui se croyait sous l'eau, transformé en femme tandis que sa mère lui par-
lait des difficultés obstétricales résultant de sa position dans son corps. BLEULER rela-
te qu'une femme catatonique attendait le châtiment d'un avortement ancien. La mala-
de de notre observation craignait de commettre des péchés mortels et vivait dans la ter-
reur de ressusciter un ami de sa famille qui s'appelait Talon, en marchant sur les
« talons », etc... BARUK 4 étudiant les « délires catatoniques » insiste sur le délire de
…BARUK étudiant les
mortification qui se rapproche du délire mélancolique. Cette vérité de délire « ne pré-
« délires catatoniques »
insiste sur le délire de
sente, écrit-il, aucune trame, aucun lien logique, aucune organisation et ne repose en
mortification… fait que sur l'apparition parfois brusque d'idées impératives élémentaires, primitives,
dont le caractère est intermédiaire entre l'idée obsédante et l'hallucination psy-
chique ». Il signale également des « délires métaphysiques et idéalisés » et la fré-
quence relative des délires d'influence. Pour lui l'élément structurel important de ces
délires serait que « l'idée délirante reste séparée de la personnalité » et s'impose à elle
sans que le malade réagisse.
…toutes les fois qu'un On peut dire que toutes les fois qu'un catatonique raconte sa catatonie, c'est « un
catatonique raconte sa délire », celui qui sous-tendait sa catatonie, qu'il livre. Aussi, lorsque ELLENBERGER à
catatonie, c'est « un déli-
propos de sa cinquième observation conclut qu'une « observation prolongée n'a pu
re »…
mettre en évidence aucun indice d'existence d'hallucinations ou d'idées délirantes »,
on est en droit de se demander ce qu'il appelle « délire » quand tous les récits et expli-

1. Ross D. HELMER, Thougt Content in Catatonia D. P., Psych. Quarterly, 1932, 6, n° 3.


2. A. WETZEL, Weltuntergangserlebnis in Schizo., Zeitsch. f. Neuro., 1922.
3. S. C. WOLFF, Thougt Content in D. P., Psych. Quarterly, 1932, 6, n° 3, pp. 504 à 512,
4. BARUK, Annales médico-psycho., 1934.

90
LA CATATONIE

cations de la malade sont de ce genre : « Voulez-vous enlever un morceau de votre


nez, jeune homme, et l'envoyer aux Galeries Lafayette ? Je vous ferai revivre... parce
qu'un jour ou l'autre, la chaise de bois va vous couper en morceaux, vous empêcher
de revivre... Je vous donne le lavabo comme maison de campagne... si votre nez veut
le demander à votre œil, si votre dent veut le demander à votre comme-ceci-comme-
cela-ovaire ». On touche ici aux relations de la catatonie avec la pensée paranoïde en …relations de la catato-
général, avec les troubles du langage et l'hermétisme de ses expressions. Ces der- nie avec la pensée para-
noïde…
nières années on s'est—après BLEULER – intéressé peut-être davantage aux rapports
de la catatonie et de la pensée onirique. « Ces malades, écrit BARUK 1 sont plongés …rapports entre la cata-
dans un rêve... C'est un onirisme incomplet plus ou moins dégradé, prenant parfois tonie et la pensée oni-
une apparence plus délirante qu'onirique... au cours de certains accès on peut même rique [BLEULER, BARUK,
DEVAUX, ELLENBERGER ]…
observer un onirisme d'une netteté absolue ». Une malade observée avec DEVAUX,
« comparait son état avec un cauchemar, elle se croyait transportée en avion en
Russie, prenait sa chambre pour une cabine d'avion, croyait que son mari, ses proches
avaient été tués par suite d'une indiscrétion qu'elle avait faite. Elle les voyait mais ils
n'étaient plus vivants. Ce n'était que des baudruches ». Pour l'auteur, le caractère oni-
rique de la pensée du catatonique pourrait expliquer sa suggestibilité. Cet onirisme est
en tout cas, ajoute-t-il, favorablement ou défavorablement influencé par le milieu
extérieur et les réflexions adroites ou malveillantes que l'on peut faire devant le mala-
de. – ELLENBERGER 2 admet plus nettement encore de profondes analogies entre la
catatonie et le rêve. « Le catatonique, comme le rêveur, intègre ses sensations
actuelles dans son délire, de plus il s'inspire aussi de l'état affectif du moment ». Mais
la « matière sensible » diffère dans le rêve et la pensée catatonique : « Dans le rêve,
écrit-il, ce sont les excitations lumineuses (?), les bruits, la sensation du froid, etc...
qui serviront de point de départ à des rêves : dans la catatonie, ce seront surtout les
sensations kinesthésiques, l'immobilité, les attitudes ou les gestes stéréotypés qui
entrent dans les productions oniriques. Les jaillissements de la vie instinctive sont,
dans l'onirisme, revêtus de la qualité propre aux manifestations de la vie instinctive
catatonique, les idées mystiques et perverses paraissent avoir une réelle fréquence,
peut-être même une certaine spécificité. Enfin le rapport de l'onirisme et de la lucidi-
té n'est pas celui de l'état normal. Dans la stupeur catatonique, il existe un mélange
paradoxal de lucidité et de rêve. Le catatonique se voit dans une salle d'asile et en
même temps au ciel entouré des Anges ». La catatonie se rapproche cependant aux

1. BARUK , L'état mental au cours de l'accès catatonique, Ann. Médico-Psycho., 1934.


2. ELLENBERGER. Ces travaux et ceux de BARUK d'abord convergents puis parallèles, se sont don-
nés ensuite comme divergents, non sans peine, car l'une et l'autre pensée de ces auteurs se trou-
vent résumées dans la thèse d'ELLENBERGER et l'article « symétrique » que BARUK publia dans les
Ann. Médico-Psychol., mars 1934.

91
ÉTUDE N°10

yeux de l'auteur de l'hypnose « par le contraste entre une partie de la conscience bien
éclairée et le reste plongé dans l'obscurité », et ceci nous amène à envisager l'organi-
sation de la conscience du catatonique, dont le délire ne constitue d'ailleurs qu'un
aspect particulier et, si l'on veut, positif 1.
c) L'ORGANISATION DE CHAMP DE LA CONSCIENCE. Le catatonique « mort-vivant »,
« muré en lui-même », quasi immobile, sans contact ou presque avec l'ambiance qu'il
écarte, vit mystérieusement « replié sur lui-même ». Quelle est la forme d'organisation
de sa conscience ? Ce problème est fort controversé. Si certains – bien rares il est vrai
– lui refusent toute activité et la considèrent comme vide, inerte, obscure et suspendue,
…la plupart des clini- la plupart des cliniciens savent discerner sous cette apparence de « momification » une
ciens savent discerner
vie encore subsistante et parfois singulièrement active et vigilante. BARUK a essayé de
sous cette apparence de
« momification » une vie caractériser les troubles de la conscience par : 1° La conservation habituelle de la
encore subsistante et par- mémoire de fixation, malgré l'impossibilité de toute pensée dirigée. – 2° L'impression
fois singulièrement active de suspension de la volonté et de toute possibilité d'initiative spontanée. – 3°
et vigilante…
L'impression d'une activité volontaire non libre, mais commandée d'une façon incoer-
cible. – 4° L'existence concomitante de perturbations affectives, d'émotions avec tan-
tôt diminution, tantôt exaltation de l'affectivité. D'autres auteurs (FISCHER et
MINKOWSKI) ont tenté d'étudier la conscience du temps et de l'espace chez ces
malades et ils ont mis en évidence la dislocation très profonde du phénomène du temps
avec une prévalence des valeurs du passé, l'aspect le plus statique du « temps vécu 2 ».
…Le catatonique se dres- Le catatonique se dresse, marmoréen, ironique, « fermé » devant nous comme un
se marmoréen, ironique, sphinx. Il est là, raide, muet, lointain, cataleptique, il ne paraît vibrer ni aux variations
« fermé » devant nous
de l'ambiance ni au contact avec Autrui. S'approche-t-on de lui, il ne bouge pas et se
comme un sphinx…
raidit. KRAEPELIN notait : « ils ne se laissent pas influencer par les menaces, ils ne se
retirent pas devant un poing tendu ou un couteau tiré, ils ne clignent pas des yeux, lors-
qu'on approche la pointe d'une aiguille ». Paul SCHILDER a tenté d'explorer leur sensi-
bilité; ses recherches ont porté sur un total de 16 malades à l'aide de courants élec-
triques, les deux électrodes étant fixées aux doigts et à la face dorsale de la main. Ces
expériences, note ELLENBERGER, à qui nous en empruntons le compte rendu, « étaient
accompagnées d'une mise en scène qui ne manquait pas d'un certain sadisme ». Chez
les petits catatoniques, il n'existait pas de différences avec les réactions des sujets nor-
maux. Chez les plus graves, le courant électrique produisait des réactions souvent
retardées et parfois réduites à une simple contraction tonique, une incurvation de la
main et des doigts et parfois quelques réactions émotionnelles, larmes ou soupirs. Ces

1. Cf. notre Étude n° 8, pp. 228 à 232.


2. FISCHER, Zeitstruktur und Schizophrenie, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1929, 121, p. 544- Raum.
Zeitstruktur und Denkstörungen in der Schizophrenie, Même Revue, 1930, 124, p. 241. E.
MINKOWSKI , Le temps vécu, 1 vol., Paris, 1933, p. 255 à 265.

92
LA CATATONIE

malades n'essayaient pas de reculer ou de s'enfuir, certains retournèrent spontanément


vers le stimulus désagréable, l'un d'eux y est retourné même seize fois de suite.
SCHILDER rapproche ces réactions typiques du phénomène qu'il décrit comme une
agnosie à la douleur (Schmerzasymbolie) : la douleur n'était pas normalement intégrée.
Plus généralement d'ailleurs, la conscience du catatonique a pris une certaine distance
à l'égard de la réalité ambiante. Et comme le dit excellemment ELLENBERGER, « tous
les intermédiaires se rencontrent entre une stupeur complète et une lucidité surprenan-
te, et l'on a mis en évidence, tour à tour ces deux extrêmes ». Nous avons déjà parlé de
ces cas de lucidité paradoxale qui brusquement font jaillir du silence et pour ainsi
dire de la mort du catatonique, l'épanouissement merveilleux, par son inattendu, de
gestes, de sentiments ou de conduites, qui frappent de stupeur leur entourage. Pour
nous en tenir au degré moyen, le plus caractéristique et peut-être le plus fréquent, on
peut, pour désigner l'état de la conscience du catatonique, parler avec BARUK
d' « absence » ou de « demi-absence » ou, avec les auteurs allemands, de
« Benommenheit ». La conscience se trouve pour ainsi dire figée et transie; elle reflè- …La conscience se trouve
pour ainsi dire figée et
te seulement, sans l'élaborer dans des synthèses pratiques, la germination d'images
transie […]. L'écart qui,
et de sensations qui glissent dans sa pénombre. L'écart qui, normalement, sépare la normalement, sépare la
pensée du mouvement semble ici aminci jusqu'à s'abolir. A l'immobilité du corps pensée du mouvement
correspond une fascination spéciale du psychisme – à ses rythmes désordonnés, une semble ici aminci jusqu'à
s'abolir…
cadence irrégulière d'automatisme idéo-verbaux incohérents – à ses détentes, de
brusques idéations saugrenues. La vie psychique n'étant pas abolie mais seulement
fortement empêchée et automatisée, le patient s'éprouve dans un sentiment de demi-
contrainte et de demi-liberté comme à mi-chemin de la simulation et de l'hypnose, à
ce niveau où « ce que je fais m'est étranger et se déroule en moi comme un spec-
tacle de rêve auquel je me sens soudé ». C'est dire combien près de la conscience hyp-
nagogique, selon Carl SCHNEIDER, se trouve être la conscience catatonique. BARUK
a spécialement insisté sur l'impression de « suspension de la volonté » et d'en-
…On comprend la com-
gourdissement. On comprend que la comparaison avec l'état d'hypnose et plus
paraison avec l'état
généralement avec les troubles de la conscience de type hystérique se soit imposée à d'hypnose, [l'hystérie, le
l'esprit de la plupart des observateurs de cette sorte d'état de « fakirisme » et « d'en- fakirisme…]…
chantement », où, dans le clair-obscur, le crépuscule d'une vie psychique ouatée, s'ani-
ment les fantasmes et se concentre la charge des pulsions instinctuelles. C'est en quoi
ELLENBERGER a raison quand il définit le caractère le plus profond de la structure psy- …« c'est un mélange
chique de la catatonie selon lui, comme « un mélange paradoxal de lucidité et paradoxal de lucidité et
d'état de rêve ». Pour lui, le champ psychologique subit une sorte de « polarisa- d'état de rêve »…
ELLENBERGER.
tion ». « Un rayon, écrit-il, ne peut éclairer la partie obscure, que s'il est de même
nature que la partie éclairée, sinon il renforce l'obscurité, c'est-à-dire le négativis-
me. La partie lumineuse correspond aux « complexes » les plus intimes du malade. »

93
ÉTUDE N°10

La fragmentation du champ de la conscience qui correspond si bien à ce que P.


…« les sentiments d'ir- JANET avait étudié chez les hystériques se retrouve ici et P. SCHILDER 1 (sans d'ailleurs
réalité, d'artifice et d'in- spécialement se référer dans ces exemples à des cas de catatonie) a montré combien
fluence constituent les
ces troubles de la conscience schizophrénique étaient voisins de la dissociation intro-
qualités structurales, fon-
damentales et habituelles duite par l'hypnose, ce qui nous fait comprendre que les sentiments d'irréalité, d'artifi-
de la conscience catato- ce et d'influence constituent les qualités structurales, fondamentales et habituelles de
nique »… P. SCHILDER. la « conscience catatonique ».
– Nous venons de décrire d'une façon aussi schématique que possible le syndrome
catatonique typique. Tel quel, on s'accorde à le définir comme une forme caractéris-
tique de l'évolution hébéphréno-catatonique. Mais c'est un problème nosographique
fort controversé que celui de savoir si la « vraie » catatonie est ou n'est pas partie
intégrante de la Schizophrénie. Cette opinion demeure l'objet de discussions innom-
brables que l'on comprendra mieux en examinant, comme nous allons le faire mainte-
nant, les formes évolutives du syndrome catatonique.

B. – É V O L U T I O N D E S É TATS CATATONIQUES. LEUR S RELA -


T IO N S AVEC L'HÉBÉPHRÉNO-CATATONIE

La question de l'évolution des états catatoniques est intimement liée en effet à la


…c'est un problème noso-
graphique fort controver- délimitation du diagnostic de catatonie, en tant que forme de la démence précoce. On
sé que celui de savoir si la sait que, depuis KRAEPELIN, la catatonie « vraie » est considérée comme faisant partie
« vraie » catatonie est ou de ce cadre nosographique. Ainsi que l'a écrit BOSTROEM 2, « les formes de catatonie
n'est pas partie intégrante
surtout typiques avec négativisme équivalent au diagnostic de schizophrénie ». C'est
de la Schizophrénie…
dans ce sens, qui est celui d'un pronostic fâcheux plutôt que celui d'un diagnostic d'af-
fection autonome, que G. S. SPRAGUE 3, par exemple, a accepté la définition de la cata-
tonie formulée par KEMPF : « chronic pernicious dissociation regression neurosis... »4
Cependant, tout en les situant dans le cadre de la schizophrénie, MAYER-GROSS 5 insis-
te sur le caractère intermittent des accès de catatonie qui peuvent admettre entre eux des

1. P. SCHILDER, Ueber die Hypnose, Erlebnis der Schizophrenen, Zeitsch f.d. g. Neuro.,
1929, 120, p. 700.
2. Traité de B UMKE , II, pp. 203 à 204.
3. G. S. S PRAGUE, The concept of catatonia, Psych. Quart., 1937, II, pp. 222 à 236.
4. BARUK (Précis, 1950) s'inscrit en faux (p. 158) contre cette opinion dans un paragraphe, pour-
tant, du chapitre qu'il consacre à la « Réaction schizophrénique ». Il y écrit : « Ce serait une grave
erreur de croire comme le font encore bien des auteurs sous l'influence de KRAEPELIN, que la cata-
lepsie est toujours synonyme de démence précoce ou d'une psychose grave. » Et il ajoute (p. 168)
à propos de l'évolution : « Rien n'est plus variable que l'évolution de la catatonie. »
5. M AYER-G ROSS , Traité de B UMKE , IX, pp. 542-543.

94
LA CATATONIE

rémissions plus ou moins nettes, progressivement incomplètes et rapprochées. Les 25


schémas qui illustrent ses observations tirées de la Clinique de Heidelberg sont tout à fait
démonstratifs de l'évolution à la fois intermittente et schizophrénique de la catatonie.
D'ailleurs sur 140 schizophrènes, inversement, il a observé 43 cas (24 femmes et 19
hommes) où les états catatoniques se rencontraient. Nous renvoyons au travail que nous
avons fait avec Mme BONNAFOUS 1 et à celui de LEONHARD 2 pour ne parler que de ceux
qui sont relativement récents, pour s'assurer (s'il en était besoin) que l'on trouve un plus
grand nombre d'observations cliniques de syndromes catatoniques dans le cadre des …on trouve un plus grand
Psychoses discordantes hébéphréniques et schizophréniques que dans les autres psy- nombre d'observations
cliniques de syndromes
choses. – Notons naturellement la prédominance des formes catatoniques dans la démen-
catatoniques dans le
ce précoce des jeunes gens et des adolescents. G. SCHUCHAREWA 3 étudiant un matériel de cadre des Psychoses dis-
107 cas de la Clinique de Neuro-Psychiatrie de Moscou a surtout noté des formes hyper- cordantes hébéphré-
kinétiques chez les jeunes sujets. Depuis dix ans KLEIST et ses élèves 4 ont apporté à ce niques et schizophré-
niques que dans les autres
problème des relations nosographiques de la catatonie et de la démence précoce, une très
psychoses [EY et
importante contribution clinique. Leur étude repose sur 146 cas de catatonie observés très BONNAFOUS, LEONHARD]…
longuement. Parmi les 104 décédés, 43 étaient morts non guéris, 47 sont morts en état de
déficit psychique important et, 14 seulement en état de déficit léger. Parmi les vivants, 37
se trouvaient encore à l'asile et 9 seulement chez eux. Sur le total des 146 cas, 35 étaient
guéris, 20 améliorés, 91 non guéris. Parmi les cas guéris depuis 10 ans, (27 cas), il s'agis-
sait dans 12 cas, de psychoses dégénératives (états stuporeux avec antécédents hérédi-
taires chargés) ; dans 8 cas, d'états catatoniques chez les arriérés et dans 7 cas, de psy-
choses symptomatiques (3 psychoses que nous appellerions, en gros, confusionnelles et
que les auteurs classent dans le groupe des « psychoses de motilité », 2 états confusion-
nels, 2 états anxieux) – parmi les cas guéris depuis 6 à 10 ans (8 cas), il y avait 4 psy-
choses dégénératives, 2 psychoses chez des arriérés, 1 psychose symptomatique. Il ne
s'agissait donc pas (disent les auteurs) de vraie catatonie, « puisque celle-ci a guéri ».
Vingt-sept de ces cas de guérison se répartissaient ainsi dans la classification de KLEIST,
11 du groupe cycloïde, 7 du groupe délirant, 9 du groupe épileptoïde. – Pour ce qui est

1. Henri EY et M me BONNAFOUS -S ÉRIEUX , Études cliniques sur la démence précoce, Ann.


Médico-Psych., 1938, II. Cette étude porte sur 128 cas observés pendant de longues années.
2. LEONHARD , Die defektschizophrenen Krankheitsbilder, Leipzig, 1936.
3. G. S CHUCHAREWA , Ueber der Vergang der Schizo. im Kindesalter, Zeitsch. f. d. g.
Neuro., 1932, 142.
4. K LEIST et D RIEST, Zeitsch. f. Neuro. und Psychol., 1937, tome 157, pp. 479 à 555 —
Hans SCHWAB (Même revue, tome 163, 1938) et K LEIST, LEONHARD et S CHWAB (Même
revue, tome 168, 1940) — Trois importants mémoires réunis sous le nom « La catatonie
sur la base des recherches catamnestiques », ayant pour sous-titres respectifs, le premier : « Les
Psychoses dégénératives reconnues comme catatonie, Psychoses des arriérés et Psychoses symp-
tomatiques » ; le second : « L'hérédité de la catatonie proprement dite », et le troisième : « Formes
et évolution de la Catatonie proprement dite ». Enfin dans son article du « Nervenarzt » 1943,
K LEIST est encore revenu sur cette question.

95
ÉTUDE N°10

des « vraies catatonies » (non guéries), il y avait 55% d'hommes, l'âge moyen de l'attaque
morbide étant de 25 ans ; l'évolution a paru ne pas dépendre des dispositions pré-psycho-
tiques ; les facteurs somatiques n'ont pas paru jouer un rôle étiologique, 68% des malades
paraissaient avant l'éclosion de la maladie, bizarres, schizoïdes; plus de la moitié avaient
un mauvais écolage [NdÉ : parcours scolaire], les types leptosomes et athlétiques prédo-
minaient. Quant aux 34 malades décédés, 13 étaient morts de tuberculose ; parmi les
frères et sœurs des malades de ce groupe il existait 8,2% de schizophrènes, et 1,46% de
psychoses non schizophréniques ou imprécisées, 14% de déséquilibre ; parmi leurs
parents, il y avait 5,5% de schizophréniques, 14% de schizoïdes et 27,4% d'autres désé-
quilibrés ; enfin, 20 de ces malades étaient typiques et 21 atypiques, au sens de LEONHARD.
En conclusion, les auteurs pensent que la catatonie n'est en elle-même aucune entité mor-
bide mais un groupe de maladies. Quant à l'évolution, 62,5% évoluèrent progressivement
et 35% seulement (contrairement à l'opinion généralement admise) sous forme rémitten-
te, ces catatonies rémittentes étant des « formes atypiques ».
Ceci nous amène à parler des formes intermittentes ou périodiques 1. Tout d'abord,
…les formes intermit- le rythme même de la crise catatonique peut être intermittent, comme dans les obser-
tentes ou périodiques: ces vations de CLAUDE et BARUK 2 et de BARUK et ALBANE 3, dans ce dernier cas, la cata-
cas sont difficiles à sépa-
tonie suivait le rythme du sommeil. BARUK a inspiré à E. SIDAWY 4 une thèse sur la
rer des catatonies évo-
luant dans le cadre des « Catatonie intermittente » où se trouvent rassemblées 12 observations groupées
psychoses périodiques… sous deux rubriques : 4 cas de poussées intermittentes entrecoupées de rémissions
psychiques incomplètes et 3 cas avec rémissions prolongées et totales. (Les autres cas
sont des catatonies simplement transitoires). Ces cas sont difficiles à séparer des cata-
tonies évoluant dans le cadre des psychoses périodiques dans le sens classique du
terme. Cela est particulièrement évident à la lecture par exemple du travail de BOZZI 5
qui rapporte un cas de « psychose mixte » à forme de catatonie intermittente. –
L'école roumaine (OBREGIA 6, TOMESCO et VESILESCU 7) s'est intéressée à cette
question. Nous devons à GJESSING 8 des études biologiques et notamment sur l'état du
système neuro-végétatif dans ces formes intermittentes et l'insuffisance de la sécrétion

1. Il ne faut pas confondre (avec BARUK) la catatonie type KAHLBAUM à forme cyclique, c'est-à-
dire évoluant à travers une série de phases successives (d'après le célèbre auteur) et les formes
périodiques (admises d'ailleurs par KAHLBAUM).
2. CLAUDE et BARUK, La catatonie Presse Médicale, 1928.
3. BARUK et A LBANE , Ann. Médico-Psycho., 1931, II.
4. SIDAWY, La catatonie intermittente, Thèse, Paris, 1931.
5. R. BOZZI, Su di un caso di catatonia periodica, Rivista sper. di Freniatria, 1940,64, p. 47 et
congrès Roumain Psychiat., 1924.
6. OBREGIA, Spital 1929, 49, p. 273.
7. TOMESCO et VESILESCU, Revista Strintelor Medic., 1929.
8. GJESSING, Ueber periodische Katatonie Erregung, Arch. f. Psych., 1935, 104, p. 355 et
Pathophysiologie periodische Katatonie Zustände. Arch. f. Psych. 1939, 109, p. 526.

96
LA CATATONIE

thyroïdienne et à LÖWENBACH des recherches sur l'excitabilité vestibulaire 1. J. S.


BONAR LINDSLAY a admis récemment, après le travail de STOKES 2, que la crise de
catatonie représente dans ces cas une réaction du système nerveux avec restitution
ad integrum par suite de l'intégrité du système hypothalamique. BARUK a considéré
ces formes périodiques comme les plus typiques de la « vraie » catatonie, de celle qu'il
« appelle la catatonie de KAHLBAUM » et qui serait caractérisée, à ses yeux, par l'im-
mobilité avec raideur, tableau clinique qui présente les plus nettes intermittences. La
belle observation de catatonie périodique qu'a publiée H. DAGAND 3 est intéressante
puisque le cas a été suivi pendant 24 ans, et qu'il s'agissait d'accès catatoniques qui
n'avaient, durant les 14 dernières années d'observation, changé ni d'aspect, ni d'inten-
sité. Les périodes catatoniques durèrent de deux à quinze semaines et les phases de
rémission d'ailleurs incomplètes, de une à quatre semaines. Nous avons suivi pendant
des années un cas tout à fait analogue. La malade est décédée dans un état d'af-
faiblissement très léger en dehors de ces accès de torpeur catatonique.
Parfois la catatonie a une évolution aiguë mortelle. Nous en avons observé un
cas avec GUIRAUD 4; il s'agissait de lésions très accentuées des centres nerveux à pré- …Parfois la catatonie a
une évolution aiguë mor-
dominance neuro-épithéliale. JOHN et GRAVING 5 et R. GAUPP, plus récemment 6
telle [GUIRAUD et EY,
BILLIG et FREEMAN 7 en ont publié des observations. Dans le cas de GAUPP, il y avait 1926]…
des lésions hépatiques importantes. BARUK et POUMEAU-DELILLE 8 ont rapporté
l'observation d'un cas à vrai dire complexe de mort en « état de mal catatonique ».
Nous avons eu récemment l'occasion d'observer un magnifique syndrome catatonique
au cours d'un délire aigu mortel.
Ces formes nous ramènent à la considération des formes transitoires et (pour des rai-
sons diverses, connues ou inconnues) à accès uniques. Il s'agit naturellement surtout de
catatonies dites alors « symptomatiques » mais d'étiologie conjecturale dont l'expression
kinéto-stuporeuse suit le sort du processus parfois seulement passager (encéphalites toxi-
infectieuses, par exemple) comme dans les cas auxquels nous venons de faire allusion.
Il résulte de cet examen que si la catatonie dite « vraie » « proprement dite » avec
les classiques (KRAEPELIN, BLEULER et la plupart des auteurs, KLEIST, Mlle ROUSSET,
etc...) est celle de la démence précoce, il existe des formes qui ne s'intègrent pas dans

1. LÖWENBACH , Archiv. f. Psych., 1936, 105, p. 313.


2. J. S. BONAR LINDSLAY, Periodic catatonia, J. of Ment. Science, 1948, et A. B. STOKES,
Metabolic Investigations in Periodic Catatonia. Proc, R. Soc. Méd., 1941, pp. 590 à 602.
3. D AGAND , Encéphale, 1936,1, p. 293.
4. G UIRAUD et H. EY, Bull. Soc. Méd. Ment., 1926.
5. J OHN et G RAVING , Archiv. f. Psych., 1931.
6. R. G AUPP, Der Nervenarzt, 1940, p. 392.
7. BILLIG et F REEMAN , Fatal Catatonie, Amer J. of Psychol., 1944.
8. BARUK et POUMEAU-DELILLE, Société de Neuro., Paris, décembre, 1934.

97
ÉTUDE N°10

cette évolution progressive et maligne. Ainsi beaucoup d'auteurs, soit sous le nom de
« pseudo-catatonie », soit, avec BARUK, SOUS le nom de « catatonie pure type
KAHLBAUM », soit encore avec KLEIST, en les désignant comme « formes catatoniques
des psychoses dégénératives », admettent des catatonies à pronostic favorable ». C'est
le cas notamment de beaucoup des formes dont nous allons maintenant parler.

C. – LES CATATONIES SYMPTOMATIQUES 1

Nous les classerons ici en deux grands groupes : les catatonies symptomatiques de
divers processus étiologiques ou formes symptomatiques étiologiques et les catatonies
symptomatiques de certaines psychoses 2 ou catatonies symptomatiques psychotiques.
Certes, quand nous envisagerons les formes catatoniques de la paralysie générale ou
de la démence sénile, nous sentirons l'artifice de cette classification qui garde tout de
…nous sentirons l'artifice
de cette classification qui
même le mérite de la clarté, dans un exposé qui vise avant tout à être aussi complet
garde tout de même le que possible dans son inventaire clinique.
mérite de la clarté…
I. – Les formes symptomatiques étiologiques.
Beaucoup de ces formes ont déjà été étudiées dans la thèse de GARANT 3. Il y a peu
à ajouter à ce travail pourtant déjà ancien.

1° L ES SYNDROMES CATATONIQUES DE LA TYPHOÏDE :


Depuis longtemps, on a signalé des états cataleptiques, au cours, au déclin ou dans
les séquelles immédiates de l'infection typhique. C'est ainsi que BERNHEIM 4 et
DUFOUR 5 dans un excellent article en avaient rapporté des observations. RÉGIS ne les
mentionne pas, cependant, dans l'étude qu'il a faite des troubles mentaux de la
typhoïde dans son traité. GARANT, dans sa thèse, rapporte un cas de troubles catato-
niques au cours du premier septénaire (observation I). Ces dernières années, quelques
cas plus ou moins intéressants ont été publiés par CHALIER et Étienne MARTIN 6, Roger
CRÉMIEUX et ALLIEZ 7, de NIGRIS et MARIANI 8, etc. On trouvera du reste dans la com-

1. Ces formes sont naturellement appelées pseudo-catatonies par les auteurs qui considèrent la
« vraie catatonie » comme une manifestation de la démence précoce. (Cf. article de BOSTROEM
dans le Traité de BUMKE OÙ il n'est fait qu'une brève mention de ces faits au chapitre diagnostic).
2. Les psychoses étant considérées par beaucoup de psychiatres comme de telles entités « pures »
qu'elles ne peuvent pas être « symptomatiques »...
3. O. GARANT, Le syndrome catatonique en rapport avec quelques maladies infectieuses, Thèse,
Paris, 1930.
4. BERNHEIM, De l'attitude cataleptiforme dans la fièvre typhoïde, Bulletin Médical, janvier 1896.
5. H. DUFOUR, Catalepto-catatonie au cours de la Typhoïde, Revue neurologique, 1900, p. 970.
6. C HALIER et Ét. M ARTIN , Journal de médecine de Lyon, 1934.
7. R. CRÉMIEUX et A LLIEZ, Ann. méd. psych., I, 1936.
8. DE NIGRIS et MARIANI, Neopsichiatria, 1936.

98
LA CATATONIE

munication de BARUK, POMMEAU-DELILLE et SICARD1 quelques indications bibliogra-


phiques. Dans le cas que ces auteurs rapportent, l'accès catatonique a débuté quand la
fièvre est tombée. Ils pensent que la toxine colibacillaire aurait joué un rôle détermi-
nant. Par contre MIELLA et BERNABENTE 2 admettent plus nettement que la toxine
typhique aurait un pouvoir catatonisant.

2° SYNDROMES CATATONIQUES ENCÉPHALITIQUES (encéphalite épidémique) :


Naturellement, dès le début de l'épidémie de 1918, un certain nombre d'observa- …dès le début de l'épidé-
tions de syndromes catatoniques ou de « stupeur épidémique » (VERGER et HESNARD) mie de 1918, un certain
nombre d'observations de
furent publiées et rapportées à la grippe (Observations de CLAUDE, MENNINGER,
syndromes catatoniques ou
TRUELLE et PETIT etc.. dont on trouvera la bibliographie dans la thèse de GARANT). de « stupeur épidémique »
En 1920 3, BRIAND et ROUQUIER publièrent un cas de catatonie encéphalitique. Les (VERGER et HESNARD) furent
publications de LAIGNEL-LAVASTINE et LOGRE 4, de P. KAHN 5, de GUILLAIN et CARDIN 6 publiées…

suivirent. Le rapport de TRUELLE et PETIT 7, les thèses de BERNADOU 8, de PADEANO 9


ont consacré ces faits dont l'importance pour la pathophysiologie cérébrale de la cata-
tonie est si considérable. A la même époque, en Allemagne, STEINER 10 et BOSTROEM 11
publièrent des études critiques sur cette question. On sait que GUIRAUD s'est attaché
chez nous à l'analyse des analogies de l'état parkinsonien de la catatonie 12. Depuis
lors, signalons parmi bien d'autres, les observations de MASQUIN 13, les observations
XIV, XV et XII de GARANT, celles de la thèse de BORENSTEIN 14, celle de BOITELLE,
HOUCARD et SERRIER 15. L'observation Bélier de la thèse de Mlle ROUSSET 16 n'est guère …Ces états de stupeur
avec hypertonie […] ont
démonstrative. L'exposé de cette importante question se trouve dans le travail de J.
naturellement donné lieu
MALLET 17 . Ces états de stupeur avec hypertonie, raideur, négativisme, catalepsie, à des discussions pas-
impulsions, stéréotypies, parakinésies, etc., ont naturellement donné lieu à des discus- sionnées…

1. BARUK , P OMMEAU D ELUXE, Revue Neuro, 1933, II.


2. M IELLA et BERNABENTE, S OC . Méd. de Naples (Analyse in Zentralblatt, 1937, 88).
3. BRIAND et ROUQUIER, SOC . Méd. des Hôpitaux, 1920.
4. LAIGNEL-LAVASTINE et LOGRE , SOC . de Psychiatrie, 1920.
5. P. K AHN , SOC . de Psychiatrie, 1921.
6. G UILLAIN et CARDIN , Congrès de Quimper, 1922.
7. TRUELLE et P ETIT, Congrès de Quimper, 1922.
8. BERNADOU, Paris 1923.
9. PADEANO Gabriel, Paris 1923.
10. S TEINER, Zeitsch. f. Neuro., 1922.
11. BOSTROEM, Klin. Wochen., 1924.
12. GUIRAUD, Encéphale, 1924.
13. M ASQUIN , Bull. Soc. Méd. Mentale, 1927,
14. BORENSTEIN , Thèse, Paris, 1932.
15. BOITELLE, HOUCARD, SERRIER, Syndrome hébéphréno-catatonique et maladie de Parkinson,
Annales Médico-Psych., 1949, II, p. 208.
16. ROUSSET, Thèse, Strasbourg, 1936.
17. J. MALLET, De la catatonie et de la démence précoce consécutives à l'encéphalite épidémique,
Thèse, Paris, 1947.

99
ÉTUDE N°10

sions passionnées que nous retrouverons à propos de la pathogénie et aussi dans l'Étu-
de que nous consacrerons aux troubles mentaux de l'encéphalite. Il nous suffit ici de
ces brèves indications.

3° SYNDROMES CATATONIQUES MALARIQUES :


La stupeur au cours du paludisme a été signalée depuis longtemps (SEBASTIAN
1821, DEMOINE et CHAUMIER 1887). On trouvera mentionnés des états catatoniques ou
cataleptiques dans divers travaux généraux sur les troubles mentaux du paludisme,
tous déjà anciens 1. Dans sa thèse, GARANT rapporte un fait mais, à vrai dire, avec une
telle brièveté (observation XIII) qu'il n'est guère utilisable. Depuis lors nous ne
connaissons pas de nouvelles observations.

4° SYNDROMES CATATONIQUES COLIBACILLAIRES :

…Au cours de ses Au cours de ses recherches expérimentales, BARUK a été amené à étudier le
recherches expérimen- pouvoir catatonisant des toxines colibacillaires 2; il a publié peu après 3 avec DEVAUX
tales, BARUK a été amené
une belle observation de catatonie grave avec onirisme survenue chez une femme de
à étudier le pouvoir cata-
tonisant des toxines coli- 55 ans atteinte de colibacillose depuis plusieurs années et guérie par sérothérapie. En
bacillaires… 1934 4, il a publié un nouveau cas de stupeur catatonique réalisée cette fois par une
pyélonéphrite colibacillaire et également guérie par le sérum. Umberto POPPI 5 a
confirmé deux ans après l'action catatogène de la toxine colibacillaire.

5° SYNDROMES CATATONIQUES SYPHILITIQUES SECONDO-TERTIAIRES :


On trouvera, outre l'étude des formes catatoniques de la méningo-encéphalite dont
nous parlerons plus loin, des observations et descriptions d'accès catatoniques provo-
qués par méningite et atteinte cérébrale de la syphilis secondo-tertiaire, notamment dans
les travaux consacrés aux psychoses syphilitiques 6. Citons les observations de CAPGRAS
et MOREL 7, de POROT 8 où il s'agissait d'un accès de catatonie d'une durée de 18 mois au
cours d'une psychose syphilitique de longue évolution, celle d'AMMEIDA 9. De telles
observations se trouvent généralement publiées et discutées dans les travaux qui traitent

1. HESNARD, Congrès de Tunis,1912.—POROT et GUTMAN, Paris Médical,1917.—Thèse


de LEFAUCHEUR , Montpellier, 1913. — II faut citer aussi une observation de la thèse de
LAURES (1907), celle de KATSARAS (Archives Méd. d'Athènes, 1910).
2. BARUK , Ann. Médico-Psych., 1933, II, p. 449.
3. B ARUK et D EVAUX , Ann. Médico-Psych., 1933, II, p. 509.
4. B ARUK , Ann. Médico-Psych., 1934, I, p. 726.
5. UMBERTO POPPI, Rivista di Neurologia, 1936.
6. MARCUS, Rev. Neuro., 1920 — URECHIA et RUSDEA, Encéphale, 1921. — GUIRAUD, Ann.
Médico-Psych., 1923. — BARBÉ, Ann. Médico-Psych., I944, I, p. 107.
7. C APGRAS et M OREL, S OC . Méd. Ment., 1913,
8. POROT, Lyon Médical, 1920.
9. AMMEIDA, Arquivos brasil., 1919.

100
LA CATATONIE

des rapports de la syphilis et de la démence précoce (MARCHAND, BARBÉ, etc.).

6° SYNDROMES CATATONIQUES TUBERCULEUX :


C'est au cours de ces dernières années que les discussions ont été les plus animées
surtout en France et en Belgique (CLAUDE, COSTE, D'HOLLANDER, BARUK, HYVERT,
etc...) autour du problème des relations de l'infection tuberculeuse et des psychoses
hébéphréno-catatoniques. Peu de faits cliniques ont cependant paru très démonstratifs.
Rappelons l'observation ancienne de CLAUDE et ROSE 1 comme étant l'une des plus
typiques. DIDE et DANJEAN 2 ont observé une crise d'agitation catatonique corrélative
à une méningite tuberculeuse de la base. – BARUK avec ses élèves ALBANE et
DAMMAYE (1933-1934) a noté une alternance des poussées bacillaires évolutives et des
crises de catatonie (le « balancement psycho-somatique ») notamment dans un cas où
les troubles de type catatonique alternaient avec une typho-bacillose, une coxalgie et
une polysérite tuberculeuse.

7° SYNDROMES CATATONIQUES AU COURS D'INFECTIONS DIVERSES :


On a signalé des cas de catatonie, au cours d'un grand nombre de maladies infec- …On a signalé des cas de
tieuses et des plus diverses. Par exemple, citons l'observation de B ARUK et catatonie, au cours d'un
grand nombre de mala-
K ROMTSKY 3 où il s'agissait d'une catatonie consécutive à une attaque de rhu-
dies infectieuses et des
matisme articulaire à forme cérébrale et celle que DASKALOW 4 a publiée d'un syndro- plus diverses…
me catatonique au cours d'un phlegmon paranéphrétique...

8° SYNDROMES CATATONIQUES EXOTOXIQUES :


Nous aurons l'occasion de revenir sur le gros problème de la catatonie expéri-
mentale. Aussi laissons-nous de côté, pour le moment, les poisons « de laboratoire »
pour retenir l'éventualité d'intoxications non provoquées.
BARUK rapporte 5 une observation à vrai dire un peu sommaire d'accès catatonique
au cours de l'intoxication alcoolique.
F. KANT 6 a publié le cas d'une intoxication par le CO, ayant réalisé un syn-
drome moteur catatonique.
AUBIN 7 a observé un syndrome catatonique après un accident d'intolérance au
novarsénobenzol. BARUK 8 aurait observé un cas analogue. SCOURAS qui avait déjà attiré

1. CLAUDE et ROSE , Rev. Neuro., 1908.


2. DIDE et DANJEAN, Encéphale, 1921.
3. BARUK, Psychiatrie médicale, p. 151.
4. DASKALOW, Clin. Bulg., 1941 (résumé en français).
5. B ARUK , Psych. Méd., p. 306.
6. KANT F., Archiv. f. Psych., 1926.
7. A UBIN , Ann. Médico-Psych., 1936, I.
8. B ARUK , Psych. Méd., p. 306.

101
ÉTUDE N°10

l'attention sur les catatonies haschichiques (1933) en a publié un nouveau cas assez
pittoresque 1 .

9° SYNDROMES CATATONIQUES ENDOTOXIQUES :


BARUK a insisté sur les crises de catatonie dues à une intoxication hépato-intesti-
nale 2. Il a publié avec CORNU 3 quelques faits où s'intriquent les troubles catatoniques
et un ictère. Il signale également deux cas de catatonie associés à un syndrome d'in-
suffisance rénale, un cas lié à une rétention chlorurée sèche ; BRISSAUD et LAMY ont
anciennement 4 noté des attitudes cataleptoïdes au cours d'une urémie cérébrale et
BAUER (1903) avait noté la coexistence de la catalepsie et d'un rythme de CHEYNE-
STOCKES. TOMESCO et VASILESCO ont publié 5 l'observation d'une catatonie d'origine
ovarienne. BARUK a pu voir un accès catatonique au début d'un coma diabétique et
KATZ 6 a fait une très brève relation d'un cas, où il existait à la fois une diabète et des
signes de la série catatonique, etc.

10° SYNDROMES CATATONIQUES DANS LES TUMEURS CÉRÉBRALES :


SCHRÖDER en 1923 7 a observé une tumeur hypophysaire avec propagation au lobe
temporal ; le malade avait présenté des troubles hyperkinétiques, des mouvements
rythmiques, des grimaces qui firent poser le diagnostic de catatonie. Il n'existe pas,
dans la thèse de BARUK, d'exemples de syndrome catatonique bien caractérisé. Il a
cependant signalé l'aspect catatonique avec agitation dans les tumeurs de la région
infundibulo-tubérienne et certains signes de stupeur catatonique dans celles du corps
calleux. PFERSDORFF 8 a rapporté un cas de tumeurs multiples de l'hémisphère droit
avec des symptômes comme une échopraxie des doigts, stupeur catatonique et troubles
du langage. – DRAGANESCO et SAGER 9 ont publié l'observation d'un épendymocytome
kystique du 3ème ventricule ayant entraîné avec des modifications du caractère, du
maniérisme, des impulsions et des bizarreries. – Mlle ROUSSET (1936) cite encore plu-
sieurs cas de JAKOB. HECHST 10 a observé un cas de catatonie par tumeur du thalamus.
KLEIST 11 a noté la catalepsie, la flexibilité cireuse, le négativisme et surtout des

1. SCOURAS, Encéphale, 1933.


2. BARUK , p. 307 de sa Psych. Méd.
3. CORNU , Annales Méd. Psych., 1934.
4. BRISSAUD et LAMY, La Semaine Médicale, 1893.
5. CHEYNE-STOCKES [circa 1870],TOMESCO et VASILESCO, Soc. de Psych. de Bucarest, 1937.
6. K ATZ, Archiv. of Neuro., 1934.
7. S CHÖDER, Monastschr. f. Neuro, 1923, I.
8. PFERSDORFF, Travaux de Strasbourg, 1930.
9. DRAGANESCO et SAGER, Encéphale, 1935.
10. HECHST, Zeitsch. Neuro., 1932.
11. KLEIST, Gehirnpathologie, p. 112.

102
LA CATATONIE

hyperkinésies parakinétiques dans des cas de tumeurs de la base. Il cite une obser-
vation analogue de ZINGERLE et une observation d'ANTON (tumeur bilatérale siégeant
dans les couches optiques du pallidum et le pli courbe avec catalepsie).

11° SYNDROMES CATATONIQUES DANS LES TRAUMATISMES CRANIO-CÉRÉBRAUX.


Ils ont donné lieu au cours de la guerre 1914-1918 à de multiples travaux. Citons le …Les syndromes catato-
n° 23 de la monographie de FEUCHTWANGER 1 sur les blessures du lobe frontal (stupeur niques dans les trauma-
tismes cranio-cérébraux,
avec catalepsie, manifestations négativistes, délire). FOERSTER (1919) avait déjà publié
ont donné lieu au cours
un cas semblable. L'observation n° 2 de PFEIFFER 2 est celle d'un malade qui présentait de la guerre de 14-18 à
un syndrome frontal. Cependant KLEIST 3 estimait, dès 1918, contrairement à ce qu'il de multiples travaux…
avait pensé auparavant, que les catatonies observées chez certains blessés du cerveau
n'entraient pas dans la symptomatologie frontale. Il a étudié cinq cas de blessés frontaux
ayant présenté des phénomènes cataleptiques, mais la nature même des troubles
(troubles de la conscience et de la personnalité) semblent indiquer, à ses yeux, qu'il exis-
tait une atteinte du tronc cérébral. D'ailleurs, l'akinésie cataleptique a été rencontrée par
lui dans 10 cas chez des blessés du lobe pariétal, occipital ou temporal. Il insiste spécia-
lement sur le syndrome pariétal cataleptique avec « paralysie psychique » contralatéra-
le. Signalons encore parmi les travaux allemands de cette époque les observations de
ROSENFELD 4 et de SCHWOB 5. – En France, on trouve peu d'observations peut-être, parce
que les cas de « psychoplégie » post-traumatiques, sorte de paralysie psychomotrice
(LOGRE et BOUTTIER 6) avec stupeur, akinésie, inertie ont été moins désignés qu'à l'étran-
ger sous le nom de catalepsie. Cependant quelques cas ont attiré l'attention des auteurs.
POROT et HESNARD 7 citent sans préciser davantage des cas observés par LERI et FASSOU
à Verdun, par GUILLAIN à la 6ème Armée (1915), par DUPOUY (1915) et LEROY (1916). –
CAPGRAS 8 rapporte une brève observation de troubles confuso-catatoniques chez un
blessé du lobe occipital. La thèse de MASQUIN 9 ne fait mention d'aucun cas de ce genre.
GURDJIAN 10 a noté deux nouveaux cas de phénomènes catatoniques après blessures
frontales et rolandiques. – Au cours de la dernière guerre il semble que tous les états
« crépusculaires » ou semi-stuporeux avec pathétisme, réactions de fuite et d'immobili-
sation aient été étudiés dans le cadre des « réactions psychogènes » névrotiques.

1. FEUCHTWANGER, Die Funktionen der Stirnhirn, Berlin, 1923.


2. P FEIFFER , Traité de Bumke.
3. KLEIST, Gehirnpathologie, pp. 1.128 à 1.135.
4. R OSENFELD , Archiv. f. Psych., 1917.
5. SCHWOB, Allg. Zeitsch. Neuro., 1922.
6. LOGRE et BOUTTIER, Paris Médical, 1919.
7. POROT et HESNARD, Psychiatrie de Guerre, Paris, 1919.
8. CAPGRAS, SOC. Méd. Psych., 27 mai 1918, p. 120.
9. MASQUIN, Thèse, Paris, 1931.
10. G URDJIAN , J. Nerv. Dis., 1931.

103
ÉTUDE N°10

12° SYNDROMES CATATONIQUES ARTÉRIOPATHIQUES CÉRÉBRAUX

Nous devons quelques observations de ce genre à KLEIST 1. CLAUDE et CUEL 2


ont étudié un cas d'angiosclérose précoce avec affaiblissement intellectuel et quelques
traits (stéréotypies, itérations, échopraxie, hypertonie) rappelant de loin la catatonie.
L'observation de la malade Loeb de la thèse de Mlle ROUSSET est, par contre, intéres-
sante. – CLAUDE, LHERMITTE et BARUK 3 ont publié une histoire complexe de syndro-
me catatonique avec négativisme unilatéral, aphasie, troubles pseudo-bulbaires par
encéphalose diffuse. – Plus récemment Robert STRAUSS a observé un cas de paralysie
pseudo-bulbaire avec « syndrome catatonique » chez un hypertendu jeune (avec exa-
men anatomique) mais la symptomatologie catatonique y est présentée de façon assez
rudimentaire.

13° SYNDROMES CATATONIQUES DES NOURRISSONS :


On a décrit parfois une catatonie « physiologique » des nourrissons. BARUK 4 ne
considère pas cet état comme une « vraie catatonie ». BABONNEIX, MARFAN, LESNE,
HALL ont été de cet avis au cours de la discussion, mais ils ont noté parfois ces phé-
nomènes de catalepsie chez des rachitiques. RAGAZ, JULIAN et Marthe PICKER 5 ont
rapporté le cas d'une catatonie chez un jeune garçon de 22 mois.

14° CATATONIE ET SÉNILITÉ :

…La pathologie du La pathologie du vieillard est certainement très riche et bien de ses aspects l'ap-
vieillard est certainement parentent aux états catatoniques ou catatoniformes. Il suffit de se reporter à l'étude de
très riche et bien de ses FORX et NICOLESCO 6, au mémoire de STERLING 7 ou encore à l'article de CRITCHLEY 8
aspects l'apparentent aux
sur la neurologie du grand âge, pour se convaincre que la sénescence cérébrale se
états catatoniques ou
catatoniformes… manifeste par un grand nombre de troubles extra-pyramidaux cérébelleux, pallidos-
triés (Parkinson sénile, dégénération pyramido-pallidale de LHERMITTE, pseudo-sclé-
rose spastique, syndrome de rigidité sénile de FOERSTER, etc, etc...) Mais il a paru à un
certain nombre d'auteurs qu'il existe certains troubles cataleptiques plus proprement
« psychomoteurs ». Et c'est d'ailleurs sur ce point que ne manquent pas de porter toutes

1. KLEIST, Monatschr. f. Psych., 52.


2. CLAUDE et CUEL, Encéphale, 1927.
3. CLAUDE, LHERMITTE et BARUK, Encéphale, 1932.
4. BARUK, Existe-t-il une catalepsie physiologique chez le nourrisson? Société de Pédiatrie de
Paris, février 1937.
5. RAGAZ, JULIAN et MARTHE PICKER, Archiv. of Ped., 1939.
6. FOIX et NICOLESCO, Les grands syndromes de désintégration sénile cérébromésencéphaliques,
1923.
7. STERLING, Réunion Intern. de Neuro., 1929.
8. CRITCHLEY, The Lancet, 1931.

104
LA CATATONIE

les discussions. Si FOERSTER 1, par exemple, tendait à assimiler purement et simple-


ment des troubles « psycho-moteurs » aux syndromes « simplement moteurs », beau-
coup de cliniciens y répugnent. C'est ainsi que LHERMITTE et NICOLAS (1924) admet-
tent que la catalepsie des vieillards « ne paraît pas en rapport avec l'altération du sys-
tème strié, mais conditionnée par la désagrégation des fonctions psychiques ».
CRITCHLEY estime également nécessaire « un certain degré de démence ». Récemment
LHERMITTE et HECAEN 2 ont étudié des troubles de la psycho-motilité chez le vieillard
qui les apparentent aux syndromes catatoniques. Suivons leur description. Une des
manifestations les plus communes est la « difficulté de la dénervation » (VOGT) : la
détente de la contraction s'effectue mal ou pas du tout. – II existe également un cer-
tain degré d'oppositionnisme, ou contraction spontanée d'apparence volontaire des
muscles antagonistes du mouvement passif que l'on s'efforce de réaliser. Ce phéno-
mène est comme le précédent, irrégulier et variable. Enfin, il y a un certain degré de
catalepsie et parfois une conservation presque indéfinie des attitudes imposées. On
peut retrouver, d'après LHERMITTE et HECAEN, les trois aspects de la catalepsie
« bien analysés » par KLEIST : flexibilité cireuse, exagération de la contraction myo-
statique a (c'est-à-dire des réflexes posturaux) et enfin fixation des attitudes sans
troubles du tonus et des réflexes de posture. L'état mental de ces sujets est fait surtout
d'affaiblissement de la mémoire, de dispersion de l'attention et d'inactivité. Pour
LHERMITTE et HECAEN, il serait possible de rattacher ce syndrome à des troubles
du « schéma corporel »...
Nous allons d'ailleurs revenir un peu plus loin sur les formes catatoniques des
psychoses préséniles et séniles.

II. – Les catatonies symptomatiques psychotiques.

Il s'agit maintenant de syndromes catatoniques s'intégrant dans le tableau clinique [Ce sont] des syndromes
catatoniques s'intégrant
de psychoses caractérisées. Naturellement nous ne parlerons plus ici des catatonies
dans le tableau clinique de
symptomatiques des évolutions de démence précoce ou de schizophrénies puisqu'elles psychoses caractérisées.
ont fait l'objet de notre description des formes typiques.

1° LES SYNDROMES CATATONIQUES CHEZ LES ARRIÉRÉS PROFONDS :

Quelques manifestations psychomotrices des idiots peuvent faire penser à certains


traits du comportement catatonique. Nous faisons allusion spécialement aux kinésies de

a. [NdÉ : H. EY écrit p.105 et sq : myostatique, en toute rigueur lire myotatique]


1. FOERSTER, Allg. Zeitsch., 1909.
2. LHERMITTE et H ECAEN , Soc. Méd. Psych., avril 1942.

105
ÉTUDE N°10

jeu que nous avons étudiées avec Mme BONNAFOUS 1 et que GUIRAUD considère comme
des «monotypies ». PFERSDORFF 2, étudiant les relations entre ces mouvements des
idiots et les mouvements catatoniques, considère que les mouvements des idiots res-
sortissent à divers ordres de lésions (diplégie spasmodique infantile, syndromes mésen-
céphaliques) : il s'agit de mouvements « amorphes » des doigts qui n'entravent pas l'exé-
cution des mouvements intentionnels, tandis que les troubles psychomoteurs catato-
niques dénaturent l'acte intentionnel. Un auteur anglais, EARL 3, a peut-être été moins
strict dans la discrimination des troubles kinétostatiques des idiots et des catatoniques:
sur 135 cas d'idiotie, il a noté 38 cas de syndromes catatoniques (20 catalepsies et 18
hyperkinésies) ; dans deux de ces cas, il s'agissait de mongolisme.

2° SYNDROMES CATATONIQUES ET ÉPILEPSIE :


CLAUS, dans son classique rapport, en 1903, signalait les difficultés que l'on peut ren-
contrer parfois à faire le diagnostic entre certaines manifestations catatoniques et celles
de l'épilepsie et il rapportait à ce sujet un cas où les deux syndromes s'intriquaient.
MASOIN (au même Congrès) publia des observations intéressantes à cet égard. A la même
époque, en Allemagne, RAECKE 4 a envisagé ce problème sous l'angle des états confuso-
stuporeux, comme déjà TROMMER 5 l'avait fait pour les états crépusculaires catatoniques
et épileptiques. Lucia MORAWITZ 6 a étudié, elle aussi, dans leur ensemble les relations
entre catatonie et épilepsie (elle rapportait 4 observations). Dans un travail également
ancien, MARCHAND 7 s'intéressant à l'Épilepsie chez les démences précoces ne fait pas
mention spéciale des rapports cliniques de l'épilepsie et de la catatonie. Le Zentralblatt
(1922) signale une thèse de STOLTENHOFF sur ce sujet, mais sans l'analyser. Une très
brève note de SOMMER 8 pose le problème sur un plan pathogénique. E. GRUNTHAL 9 a
publié une assez belle observation de « phénomène catatoniforme avec un état crépus-
…Plus récemment BARUK
culaire épileptique ». Plus récemment BARUK et LAGACHE 10 ont pu réunir quatre obser-
et LAGACHE ont pu réunir
quatre observations de vations de catalepsie et d'épilepsie. On sait que pour BARUK dans la gamme des crises
catalepsie et d'épilepsie… psychomotrices, allant de l'épilepsie à l'attaque hystérique, les crises catatoniques consti-

1. Henri EY et Mme BONNAFOUS-SÉRIEUX, Les Kinésies de jeu chez les idiots, Ann. Médico-
Psych., 1938, I.
2. PFERSDORFF, Soc. Suisse de Psychiatrie, 1934.
3. C. J. C. EARL, The primitive catatonie psychosis of idiocy, British. J. Med. Psycho. 1934, 14.
4. RAECKE, Die transitorischen Bewusstseinsstörungen, 1903.
5. TROMMER, Jugendirresein, 1903.
6. Lucia M ORAWITZ, Thèse de Zurich, 1900.
7. MARCHAND, Revue de Psychiatrie, 1908.
8. SOMMER, Les relations entre schizophrénie, catatonie et épilepsie, Zeitsch. f. Neuro., 1922, 78,
pp. 400 à 402.
9. E. GRUNTHAL, Archivos de Neurobiologia, 1924.
10. BARUK et LAGACHE, Catalepsie et Épilepsie, Ann. Médico-Psycho., 1933.

106
LA CATATONIE

tuent une sorte d'échelon intermédiaire. « Tandis que dans la crise épileptique, le psy-
chisme est brutalement et totalement suspendu, dans la crise cataleptique, seule l'activi-
té volontaire est inhibée ». On comprend dès lors, que malgré leur rareté relative (due
peut-être aux habitudes d'esprit des observateurs), on puisse observer les crises où les
deux aspects se confondent ou se succèdent. On trouvera dans la thèse de FOLLIN 1 …On trouvera dans la
thèse de FOLLIN quelques
quelques observations intéressantes (notamment l'observation XII). Nous avons observé
observations intéres-
à BONNEVAL, un jeune homme atteint de démence épileptique dont la symptomatologie santes…
était assez voisine d'une hébéphréno-catatonie. Son comportement était très stéréotypé et
étrange : il mangeait régulièrement sa soupe en portant, de l'assiette posée à terre à sa
bouche, la cuillère saisie entre les deux premiers orteils de son pied droit.

3° SYNDROMES CATATONIQUES CONFUSIONNELS AIGUS.


Nous avons déjà envisagé l'apparition de syndromes catatoniques au cours des
toxi-infections aiguës et subaiguës. On sait de quelle importance étaient pour
WERNICKE les troubles moteurs dans ces formes aiguës puisque ses « psychoses de la
motilité » englobaient un grand nombre de cas de confusions avec manifestations kiné-
tiques de premier plan (akinésie, hyperkinésies, parakinésies, etc...) Les travaux de
KLEIST font le pont entre ces formes de « Motilität Psychosen » et les accès paroxys-
tiques des dégénérés et les états confusionnels toxi-infectieux. Chez nous, RÉGIS avait
insisté sur les rapports qui peuvent unir les états confusionnels et les formes hébé-
phréno-catatoniques. Enfin la notion de stupeur implique si naturellement celle de
catatonie dans bien des cas, que c'est parfois par un véritable jeu de mots que l'on
sépare, dans les diagnostics, artificiellement l'une de l'autre. Tout ceci dit afin de ne
pas nous étonner du double fait que les attitudes « catatoniformes » sont si fréquentes …les attitudes « catatoni-
formes » sont fréquentes
dans les états de stupeur confusionnelle alors que, généralement, les auteurs ont peu
dans les états de stupeur
publié de cas de catatonie confusionnelle. C'est que ces cas sont, soit directement rap- confusionnelle…
portés à leur processus étiologique et publiés sous le nom de catatonies symptoma-
tiques toxi-infectieuses (cf. par exemple la thèse de GARANT), soit considérés comme
des formes de stupeur à classer dans le cadre des formes catatoniques intermittentes ou
transitoires de la démence précoce. Citons par exemple le cas – parmi cent et cent
autres – de TOULOUSE et PUILLET 2, et intitulé « Confusion mentale à aspect de démen-
ce précoce » tant est enracinée même chez ceux qui la combattent cette idée que la
catatonie est « pathognomonique » de la démence précoce... Disons donc que c'est
pour des raisons doctrinales ou par l'exigence d'une nosologie trop artificielle que les
livres et les revues font peu état de ce que la clinique nous offre si fréquemment les
formes de « stupeur confusionnelle avec éléments de la série catatonique ».

1. S. F OLLIN , Épilepsies et psychoses discordantes, Thèse, Paris, 1941.


2. TOULOUSE et P UILLET, SOC . Cl. Méd. Ment., 1914, p. 32.

107
ÉTUDE N°10

4° SYNDROMES CATATONIQUES AU COURS DE LA PARALYSIE GÉNÉRALE :


Des troubles catatoniques avaient été signalés par KRAEPELIN. Ceci n'a rien
d'étonnant si l'on veut bien se rappeler que déjà MENDEL dans son livre sur la paraly-
sie générale avait rapporté un cas de symptômes catatoniques consécutifs à un ictus au
cours d'une paralysie générale « à forme de folie circulaire ». A la même époque,
KNECHT 1, et peu après NACKE 2, ont distingué deux formes cliniques, dans l'une les
symptômes catatoniques précédant les symptômes nets de paralysie générale, dans
l'autre la catatonie survenant au cours d'une paralysie générale avec phénomènes
…SÉGLAS (1895) avait cataleptoïdes. Dans une de ses «Leçons cliniques », SÉGLAS (1895) 3 avait présenté un
présenté un malade malade atteint au début de sa paralysie générale de stupeur catatonique avec inertie,
atteint au début de sa
mutisme et stéréotypies. Dans l'excellente thèse de TRENEL 4, l'auteur fait mention sim-
paralysie générale de stu-
peur catatonique avec
plement des observations que nous venons de rappeler. JAHRMAKER 5 a constaté deux
inertie, mutisme et stéréo- cas de symptômes catatoniques dans les paralysies générales. Entre 1900 et 1914, un
typies… certain nombre d'observations du même genre ont été publiées en langue allemande
par KOTTGEN, NISSL, MATANSCHER, O. FISCHER, NACKE et BISWANGER 6. En France,
SÉGLAS 7 a publié deux nouveaux cas de paralysie générale à forme catatonique.
MAILLARD et LE MAUX 8 ont observé un cas intéressant à cet égard. WILMANS et
RANKE en 1913 (cités par HAFNER) ont fourni une statistique intéressante au double
point de vue anatomique et clinique. P. SCHRÖDER 9 a publié sept cas qui paraissent
démontrer, à ses yeux, qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre les manifesta-
tions catatoniques de la démence précoce et celles de la paralysie générale 10 . Il a
noté dans ses observations l'association de troubles hypocondriaques et de phéno-
mènes catatoniques. – ANTHEAUME et TREPSAT 11 ont publié l'observation d'un syn-
drome catatonique tout à fait typique. Il s'agissait d'un homme de 43 ans atteint de
paralysie générale. Il se montrait négativiste : « il résistait, s'irritait et déchirait, il

1. KNECHT, Allg. Zeiuch., 1886.


2. NACKE, Katatonische Symptom in Verlaufparalysie bei Frauen. Allg. Zeits.f. Psych., 49.
3. LECORDONNIER, Les troubles moteurs de la paralysie générale, Thèse, Lille, 1889.
4. TRENEL, Symptômes spasmodiques et contractures permanentes dans la paralysie générale,
Paris, 1894.
5. JAHRMAKER, Thèse de Halle, 1903.
6. On trouve les références bibliographiques de ces publications, dans le travail de W. HAFNER
que nous citons plus loin et pour certaines d'entre elles, dans le travail de BERTOLANI, Rivista di
Freniatria, 1925.
7. SÉGLAS, Nouvelle Iconographie de la Salpétrière, 1907.
8. MAILLARD et LE MAUX, Soc. Psych., 1911.
9. P. SCHRÖDER, Monatschr. f. Psych., 1916.
10. Rappelons cette intérresante réflexion de CLAUS à la fin de son rapport : « Tout le
monde doit être frappé par les analogies qui existent entre la démence paralytique et la démence
précoce... » II est vrai de dire qu'il faisait allusion aux caractères de démence primitive dans les
deux cas...
11. ANTHEAUME et TREPSAT, Encéphale, 1920.

108
LA CATATONIE

maintenait indéfiniment ses jambes étendues quand il était assis ou les bras dressés en
l'air. Assis sur son fauteuil, il demeurait pendant des après-midi entières immobi- …Assis sur son fauteuil, il
le sans appuyer les épaules au dossier, maintenant ses avant-bras à plusieurs centi- demeurait pendant des
après-midi entières
mètres au-dessus du bras du fauteuil. Il avait des mouvements stéréotypés des doigts,
immobile sans appuyer
des tics de la face, des grimaces ». Somme toute, concluent les auteurs, « on le pren- les épaules au dossier,
drait pour un dément précoce catatonique typique ». – JACOB 1, étudiant cinq cas de maintenant ses avant-
paralysie générale à évolution prolongée a noté chez quatre de ces malades des mani- bras à plusieurs centi-
mètres au-dessus du bras
festations catatoniques. – Dans l'important mémoire qu'il a consacré à cette ques-
du fauteuil…
tion, W. HAFNER 2 rapporte 14 observations détaillées et probantes. Pour lui, comme
pour JACOB, l'apparition de ces phénomènes catatoniques dépend de la localisation du
processus méningo-encéphalitique. – Dans sa thèse, REHBERGER 3 a étudié les stéréo-
typies dans la paralysie générale et l'année suivante SCHMIDT-KRAEPELIN 4 insista
(comme JACOB) sur le fait que les manifestations catatoniques apparaissent surtout
dans les formes prolongées de l'affection. – STRECH 6 et HORN 8, l'un étudiant les symp-
tômes striés de la paralysie générale et l'autre plus généralement les troubles moteurs
des paralysies générales ont encore rapporté quelques nouveaux exemples cliniques de
phénomènes catatoniques considérés comme relevant de la pathologie striée. –
GUREVIC 7 a publié six nouvelles observations : dans tous ces cas, il y avait des lésions
importantes des noyaux opto-striés. BONSTEIN 8 (1933) aurait observé cinq cas de ce
genre sur 500 paralysies générales. – GORDON 9 a étudié un cas de catatonie évoluant
chez un paralytique général qu'il interprète comme « l'effet du déclenchement par la
syphilis d'une schizophrénie latente ». – FRACASSI et QUARANTA 10 ont observé chez
quatre paralytiques généraux impaludés, une symptomatologie où se mêlaient halluci-
nose et phénomènes catatoniques, stéréotypies, maniérisme, grimaces, etc.. à titre de «
symptômes résiduels ».

5° SYNDROMES CATATONIQUES DANS LES DÉMENCES PRÉSÉNILES ET SÉNILES :


SOMMER 11 paraît avoir, le premier, attiré l'attention sur les formes de « catatonie
tardive », les « Spätkatatonien ». Il indiquait que l'affection survient surtout chez la

1. JACOB, Zeitsch.f. d. g. Neuro., 1920.


2. W. H AFNER, Zeitsch.f. Neuro., 1921, tome 68, pp. 160 à 213.
3. REHBERGER, Strasbourg, 1925.
4. S CHMIDT-K RAEPELIN , Zeitsch. f. g. Neuro., 1926, tome 101.
5. S TRECH , Zeitsch. f. d. g. Neuro, 1925, tome 97.
6. H ORN , Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1926, tome 105.
7. GUREVIC, Analyse dans le Zentralblatt, 1927, tome 47.
8. BONSTEIN, Cité par Mlle ROUSSET.
9. GORDON, Psychiatric Quart., 1934, 8, p. 300.
10. FRACASSI et QUARANTA, Rev. Argentine Neuro., 1935.
11. S OMMER , Zeitsch.f. d. g. Neuro., 1910, tome 1.

109
ÉTUDE N°10

femme. Elle débute brusquement et sous forme mélancolique. Le négativisme, la ver-


bigération, la répétition stéréotypée d'expressions mécanisées, de « sentiments dépres-
sifs », en constituent les symptômes fondamentaux. Naturellement le tableau clinique
se superpose si exactement avec certaines formes de mélancolie d'involution, que cer
tains auteurs comme DIVRY et MOREAU 1 mettent en doute qu'il s'agit dans les cas de
SOMMER de véritable catatonie. On sait que la « mélancolie figée », de MEDOW se
caractérise par un « encapsulement de la personnalité dans des habitudes inaltérables,
par « la répulsion envers toute nouveauté », la perte de l'activité, l'émission impulsive
de mots isolés sans signification, l'évanouissement de certains mouvements et de cer-
taines manières d'être », de telle sorte qu'il paraît bien difficile de séparer cette des-
cription de celle de SOMMER. Le travail clinique de URSTEIN (de Varsovie) 2 ne permet
guère de définir plus nettement « cette affection ». Après avoir rapporté 40 observa-
tions détaillées, il proposait de dégager de cette copieuse étude deux séries de faits :
une forme présénile à forme paranoïde avec hallucinations et idées de persécution et
une forme « hypocondrio-nihiliste » avec délire cénesthopathique et idées de négation.
…C'est donc bien dans le C'est donc bien dans le cadre plus général des mélancolies d'involution que nous paraît
cadre plus général des s'intégrer cette variété de délires avec stéréotypies, négativisme, stupeur, akinésie et
mélancolies d'involution
parakinésies diverses. L'observation que DIVRY et MOREAU ont présentée dans leur tra-
que nous paraît s'intégrer
cette variété de délires vail, les cas de Ramond et Bernard de la thèse de Mlle ROUSSET (1936) pour ne parler
avec stéréotypies, négati- que de ces observations relativement récentes démontrent bien l'impossibilité de sépa-
visme, stupeur, akinésie… rer ces formes catatoniques hypocondriaques à anxiété vide et stéréotypée du groupe
des mélancolies d'involution 3.
…Il est difficile de sépa- Il est difficile de séparer également ces « catatonies tardives » des formes de
rer également ces « cata- démence présénile, type PICK ou ALZHEIMER où l'oppositionnisme, la réduction stéréo-
tonies tardives » des
typée du comportement, la raideur musculaire, les itérations verbales, les troubles de la
formes de démence présé-
nile, type PICK ou mimique, l'écholalie, les logoclonies, etc... figurent comme symptômes caractéristiques
ALZHEIMER… sans abandonner leur parenté avec ceux que l'on décrit chez des gens plus jeunes,
comme nettement catatoniques... l'observation du malade de PICK que nous avons
publiée avec GUIRAUD 4 illustre le comportement stéréotypé et mécanique de ces
malades qui, s'ils avaient 30 ans, seraient souvent appelés hébéphréno-catatoniques...
Les formes catatoniques des démences séniles sont les plus souvent des syn-
dromes manifestant l'atteinte artériopathique cérébrale. Il en était ainsi par
exemple pour l'observation CLAUDE LHERMITTE et BARUK 5, dans celle de GUIRAUD

1. D IVRY et M OREAU , Journal belge de Neurologie, 1929.


2. U RSTEIN, Spätpsychosen Katatoner Art., Berlin, Vienne, 1913, 1 vol., 440 pages.
3. On trouvera à la fin de l'article de DIVRY et MOREAU une intéressante bibliographie.
4. G UIRAUD , Ann. Médico-Psycho., 1936.
5. LHERMITTE et BARUK, Syndrome catatonique avec négativisme unilatéral, Encéphale,
mars 1932.

110
LA CATATONIE

et CARON 1 ou encore dans les cas de KLEIST et l'observation du malade Loeb de la


thèse de Mlle ROUSSET.

6° LES SYNDROMES CATATONIQUES DANS LES PSYCHOSES PÉRIODIQUES OU


MANIACO-DÉPRESSIVES :

Nous avons déjà eu l'occasion de noter à propos des formes évolutives qu'il y avait
des catatonies intermittentes et périodiques. De tels troubles posent naturellement la [Les catatonies intermit-
tentes et périodiques]
« question des relations des psychoses périodiques et des psychoses le plus « authen-
posent naturellement la
tiquement » catatoniques, c'est-à-dire les évolutions de « démence précoce » ou de qustion des relations des
«schizophrénie ». Aussi est-ce au travail extrêmement approfondi de HELMUTH psychoses périodiques et
MULLER 2, à l'importante monographie de LANGE 3 et à la thèse de ROUART 4 qu'il faut des psychoses le plus
« authentiquement » cata-
recourir pour avoir une vue d'ensemble de ce problème d'un intérêt pratique si évident.
toniques… [travaux de H.
Tout d'abord ce fut le problème du diagnostic qui passionna les auteurs, car il MULLER, monographie de
s'agissait de l'autonomie des deux entités kraepeliniennes : démence précoce et LANGE, thèse de ROUART]
manie dépressive qui ne paraissaient guère discutables. Chez nous CHASLIN et
SÉGLAS 5 y discernèrent la faiblesse de la nosographie allemande. Signalons les articles
et communications à cette même époque de SÉGLAS et COLIN 6, LEROY 7, BARTHE et
GUICHART 8, BARTHE 9, COURBON 10. WILMANS 11 s'était au même moment beaucoup
préoccupé également du diagnostic des syndromes catatoniques à type maniaco-
dépressif et tout le monde connaît l'ouvrage de URSTEIN 12, qui consacre une longue
étude clinique aux formes maniaco-dépressives de la catatonie. Pour lui, ces formes
intermittentes font partie du cadre de l'entité « catatonie ». – Mais DREYFUS 13 critiqua
vivement cette manière de voir.
Somme toute, les opinions des auteurs peuvent se répartir en trois catégories : ceux
qui admettent franchement qu'il existe de « véritables » états catatoniques dans le
cours des psychoses périodiques de types maniaco dépressifs, ceux qui admettent l'in-

1. GUIRAUD et CARON, Syndrome démentiel présénile avec écholalie. Parenté avec les syndromes
pseudo-bulbaires catatoniques, Ann. Médico-Psycho., février 1931.
2. HELMUTH MULLER, Zentralblattf.Neuro., 1922, tome 28, pp.142 à 180 et pp. 248 à 282.
3. LANGE, Katatonische Erscheinungen im Rahmen manischer Erkrankungen, Berlin, 1922.
4. ROUART, Psychose maniaque dépressive et psychoses discordantes. Paris, 1935.
5. CHASLIN et SÉGLAS, Intermittence et Démence précoce, Nouvelle Iconographie de la
Salpétrière, 1911.
6. SÉGLAS et COLIN, Encéphale, 1909.
7. LEROY, Ann. Médico-Psycho., 1909.
8. BARTHE et GUICHART, Encéphale, 1911.
9. BARTHE, Encéphale, 1912.
10. COURBON , Encéphale, 1913, etc...
11. WILMANS, Zentralblatt, 1907, tome 30.
12. URSTEIN, Die Dementia Precox und ihre Stellung zum manisch depressiver Irresein, 1909.
13. D REYFUS , Zentralblatt, 1910, tome 33.

111
ÉTUDE N°10

compatibilité du diagnostic de catatonie et de psychose périodique, et ceux qui admet-


tent des formes hybrides ou associées.
Parmi les premiers, il faut citer depuis WILMANS et URSTEIN, BORNSTEIN 1,
PFERSDORFF 2, SCHRÖDER 3, qui admettaient que ces formes atypiques font partie des
psychoses dégénératives. LANGE (1922) 4, pour sa part, a considéré l'éventualité de
troubles catatoniques chez les maniaques comme exceptionnelle mais incontestable
surtout chez les tout jeunes gens et les vieillards (et particulièrement chez les Juifs). Un
tableau que l'on trouvera dans l'article de SAUSSURE 5, illustre et justifie cette opinion.
Signalons que LANGE a noté dans 100 cas d'états maniaques 13 fois du négativisme, 30
fois des stéréotypies, 37 fois du maniérisme, 5 fois de la catalepsie et 8 fois de l'écho-
mimie et de l'échopraxie. Dans 24 cas seulement, le tableau de la manie était « pur ».
Chez nous, à la suite de SÉGLAS, cette opinion est beaucoup plus répandue et la catato-
nie a été considérée comme un syndrome qui peut se rencontrer dans diverses psychoses
et notamment au cours de folies périodiques (DEVINE, LEVY-VALENSI, etc...).
Parmi les seconds, il faut citer depuis DREYFUS, KLEIST, EWALD et la plupart des
classiques (R ÉGIS , B LEULER , etc...).
Enfin parmi la troisième catégorie se rangent tous les auteurs qui ont décrit des
formes « hybrides » (CLAUDE avec son concept de schizomanie, ROUART admettant des
formes « marginales » ou « associées », COURBON, G AUP, H OFFMAN , etc...).
…En fait, nous savons En fait, nous savons très bien qu'il existe en clinique des multitudes de cas où
très bien qu'il existe en des états maniaco-dépressifs comportent des symptômes de la série catatonique (cf. le
clinique des multitudes de
tableau de LANGE auquel nous nous sommes référés plus haut et un travail américain
cas où des états maniaco-
dépressifs comportent des qui malgré sa méthode de travail un peu trop schématique est intéressant, celui de
symptômes de la série BONNER et KENT 6). Seule l'idée que le terme de catatonie doit être réservé aux états de
catatonique… dissociation schizophrénique empêche de voir ce fait. Il convient cependant d'ajouter
que l'organisation en états chroniques est peut-être plus fréquente dans les formes
maniaco-dépressives avec symptômes catatoniques que dans les formes pures. Ce sont
en tout cas les conclusions de la thèse de P. DE BOUCAUD 7. Ce problème sur le plan
clinique se résume à discuter si, oui ou non, il existe des formes maniaco-dépressives
à symptomatologie plus ou moins catatonique. Il nous paraît que oui et la subtilité

1. BORNSTEIN, Ueber die Differentialdiagnose zwischen manisch. depressiven Irresein und D. P.,
Zeitsch.f. d. g. Neuro., 1911, 5, p. 145.
2. PFERSDORFF, Monatsch. für Psych., 1911.
3. P. SCHRÖDER, Ungewöhnlische periodischen Psychosen, Monatsch. f. Psych. u. Neuro., 1918, 5.
4. LANGE, Katatonische Erscheinungen im Rahmen manischer Erkrankungen, I vol. Berlin, 1922.
5. DE SAUSSURE, Diagnostic différentiel entre la folie maniaque dépressive et la catatonie,
Encéphale, 1924, p. 75.
6. C. A. BONNER et G. H. KENT, American Journal of Psych., 1936, tome 92, pp. 1311 à 1322.
7. P. DE BOUCAUD, Bordeaux, 1933, travail où on trouvera, ainsi que dans la thèse de ROUART, une
abondante bibliographie.

112
LA CATATONIE

verbale des diagnostics proposés ou imposés pour trancher la question par la négati-
ve nous paraît plutôt confirmer qu'infirmer cette observation.
7° LES SYNDROMES CATATONIQUES NÉVROTIQUES. CATALEPSIE HYSTÉRIQUE
ET CATATONIE :
Il paraît évident qu'un grand nombre de malades appelés autrefois hystériques sont
appelés par nous actuellement catatoniques. Une grande partie de la symptomatologie de …Une grande partie de la
l'hystérie (sommeil cataleptique, crises hyperkinétiques, expressives, attitudes bizarres symptomatologie de l'hys-
térie […] a trouvé un refu-
et théâtrales, fixations inconscientes de mouvements ou de postures, troubles de la per-
ge dans celle de la démen-
sonnalité, réactions paradoxales, contenus délirants, blocage, suggestibilité, états cré- ce précoce ou des schizo-
pusculaires, catalepsie, insensibilité, etc., etc...) a trouvé un refuge dans celle de la phrénies principalement à
démence précoce ou des schizophrénies principalement à forme catatonique. Ce qui forme catatonique…
reste de l'hystérie dans la clinique psychiatrique contemporaine, devait donc tout natu-
rellement et avec acuité poser la question des rapports des phénomènes hystériques et
des troubles schizophréniques (CLAUDE) et cela principalement sur le terrain de la cata-
tonie (CLAUDE et BARUK).
Rappelons certes des observations comme celles de PERELMANN 1 et de
DAMAYE 2 et surtout celle du malade Brual, pivot de la thèse d'ELLENBERGER. Mais il …rappelons l'observation
du malade Brual, pivot de
convient (plutôt que de chercher des cas présentés comme exceptionnels) de nous rap-
la thèse d'ELLENBERGER…
peler l'énorme importance clinique des réactions hystéroïdes qui marquent si fré-
quemment des évolutions hébéphréno-catatoniques typiques et dont le développement
confond étroitement, à certaines de ses phases, les signes de la série catatonique et hys-
térique notamment au cours des états crépusculaires. Ils ont été décrits d'abord, rap-
pelons-le, par GANSER 3 dans l'hystérie, puis, versés au compte de la catatonie, ils ont
fait l'objet des études anciennes mais certainement pas périmées de RAECKE 4 sur la
stupeur chez les prisonniers.
Pour CLAUDE 5 la parenté était tellement profonde entre hystérie et schizophrénie …Pour CLAUDE la paren-
qu'il rangeait ces deux formes psychopathique dans le cadre des « schizoses ». Ces té était tellement profonde
entre hystérie et schizo-
deux catégories de malades offraient, en effet, à ses yeux, des manifestations de dis-
phrénie qu'il rangeait ces
sociation psychique ou psychomotrice, ce que JANET avait admirablement vu de son deux formes psychopa-
côté en tâchant de relier ses études premières sur la dissociation et l'automatisme des thique dans le cadre des
hystériques à l'analyse des états schizophréniques. Pour CLAUDE, la différence impor- « schizoses »…

tante qui sépare cependant la névrose hystérique et la psychose schizophrénique est


constituée par la profondeur, la gravité du processus dissociatif : dans les états schi-
zoïdes ou schizophréniques, la dissociation est durable, souvent permanente et définitive,

1. P ERELMANN , Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1926, tome 100.


2. DAMAYE, Un cas d'hystéro-catatonie, Ann. Médico-Psycho., 1929.
3. G ANSER , Archiv. fur Pycho., XXX, 2, p. 633.
4. RAECKE, Hysterische Stupor bei Strafgefangenen, Allg. Zeitsch. f. Psycho., 1901.
5. CLAUDE, Rapports de l'hystérie avec la schizophrénie, Ann. Médico-Psychol., 1937, II.

113
ÉTUDE N°10

tandis que dans le groupe des affections hystériques, la dissociation est plus superfi-
cielle et temporaire.
C'est précisément sur le point de convergence de l'hystérie et de la catatonie, sur
…Dans les travaux de le « syndrome psychomoteur » cataleptique, que les travaux de CLAUDE et de BARUK 1
CLAUDE et de BARUK…
ont mis l'accent et pris leur essor. La crise de catalepsie hystérique selon eux s'accom-
pagne d'une suspension incomplète de la conscience qui peut, dans les cas légers, se
réduire à une simple inhibition psychomotrice. La crise de catalepsie catatonique s'en
rapproche beaucoup, mais elle affecte une forme moins paroxystique et présente des
troubles moteurs plus complexes et moins accessibles à la suggestion. Malgré cette
diversité, il existe une unité profonde, celle d'une même altération des fonctions psy-
chomotrices supérieures, « celles qui consistent dans la décision, l'initiative, la com-
mande du mouvement vers un but déterminé ». Dans les deux cas, cette disposition
fonctionnelle est seulement inhibée et perturbée. Dans une série de recherches ulté-
…la contracture hysté-
rique et catatonique est rieures, ces auteurs et BARUK 2 spécialement, ont mis en évidence un certain nombre
d'un niveau fonctionnel de faits expérimentaux qui, tous, convergent vers cette démonstration : la contracture
voisin de l'activité motri- hystérique et catatonique est d'un niveau fonctionnel voisin de l'activité motrice
ce volontaire et s'éloigne
volontaire et s'éloigne pour autant des troubles moteurs ou toniques élémentaires (élec-
pour autant des troubles
moteurs ou toniques élé- tromyogrammes, études de la mise en train musculaire à l'aide de l'ergographe,
mentaires… troubles chronaxiques, etc.).
Ceci ne peut avoir d'autre sens que de justifier ce que la clinique nous apprend,
c'est qu'il y a dans la catatonie beaucoup d'hystérie, et qu'il y a, à certains égards, dans
l'hystérie des troubles psychomoteurs, des attaques de sommeil ou de catalepsie qui
constituent un véritable aspect catatonique de la grande névrose. C'est un peu la
conclusion qui se dégage du travail de CARROT, CHARLIN et REMOND 3 qui, découragés
au terme de leur discussion, proposent de désigner les troubles de leur malade par
le terme de « hystéro-catatonie ».
Nous connaissons maintenant l'immense variété de conditions et de formes cli-
niques des troubles catatoniques. Cela nous permet de nous représenter combien le
problème pathogénique va être complexe et à quelles interprétations, à quelles
controverses il va se prêter.

§ III. – PATHOGÉNIE DE LA CATATONIE

Le tableau clinique que nous venons de tracer laisse en effet deviner que les idées
pathogéniques les plus différentes ont dû nécessairement s'imposer à l'esprit des

1. BARUK , Encéphale, 1928.


2. BARUK, Cf. spécialement sa Psychiatrie médicale (pp. 320 à 433), où il a rassemblé ses tra-
vaux épars dans diverses revues.
3. CARROT, C HARLIN et R EMOND , L'hystéro-catatonie, Ann. Médico-Psycho., 1945, I p. 367.

114
LA CATATONIE

auteurs en présence de faits si hétéroclites, si rebelles à une définition exacte et préci-


se. Nous allons examiner de ce point de vue trois problèmes fondamentaux : l'analyse
physiologique du trouble catatonique, – les agents catatonigènes – et le problème de la
localisation cérébrale. Nous aurons peut-être là encore du mal à maintenir chacun de
ces problèmes pathogéniques dans un cadre autonome puisqu'ils s'intriquent et se com-
mandent réciproquement, mais nous croyons ainsi rendre plus clair et plus commode
cet exposé à la fois fastidieux et nécessaire.

A . – A N A LY S E PHYSIOLOGIQUE DU SYNDROME
M O T E U R CATATONIQUE

La plupart des auteurs qui se sont occupés de cette question en reprenant l'opinion
de KAHLBAUM qui voyait le trouble fondamental de la catatonie dans de simples …La plupart des auteurs
[avec] KAHLBAUM […] ont
« spasmes musculaires » (CLAUS), ont une tendance à considérer la catatonie comme
une tendance à considé-
un trouble primitivement et élémentairement moteur, automatique, « amyostatique » rer la catatonie comme un
selon la terminologie des auteurs allemands (STRÜMPELL, FÖRSTER, KLEIST, trouble primitivement et
SCHALTENBRAND, etc.). C'est ainsi que RIEGER 1 et ROLLER 2, il y a bien longtemps, se élémentairement
moteur…
représentaient la flexibilité cireuse comme le résultat de l'innervation simultanée des
muscles antagonistes. Vers la même époque OSTERMEYER 3 signalait l'exagération des
réflexes, la contraction idio-musculaire et la diminution de l'excitabilité musculaire
galvanique. ROLLER 4 et LUNDBORG 5 rapprochaient la catatonie des myoclonies et de
la myotonie. Naturellement cette assimilation pure et simple du trouble catatonique à
un trouble moteur ne pouvait manquer de soulever de violentes réactions. En
Allemagne, KRAEPELIN, VOGT (de Christiana), SOMMER (1894) s'insurgèrent contre
cette manière de voir. On trouvera dans le travail de SERBSKY 6 une excellente argu-
mentation contre la pathogénie neuromotrice et musculaire de la catatonie, argumen-
tation qui a gardé encore toute sa valeur dans l'état actuel de la question. En France
on n'envisagea guère, avec les grands cliniciens de cette époque (SÉGLAS, SÉRIEUX,
CHASLIN, etc...) la catatonie sous cet angle. Il ne faut pas, à ce sujet, mal interpréter
la tentative de J OFFROY 7 pour classer la catatonie dans le groupe des
« Myopsychies » car il distingue assez radicalement les deux séries de troubles
moteurs et psychiques sans faire dépendre les seconds des premiers.

1. RIEGER, Archiv. f. Psycho., 1882, tome 13.


2. ROLLER, Motorische Storungen beim einfachen Psychosen, Allg. Zeitsch. f. Psych., 1884
3. O STERMEYER, Katatonie, Deutsch. Arch. f. Kl. Med., 48.
4. ROLLER, Motorische Storungen beim einfachen Psychosen, Allg. Zeitsch. f. Psych., 1884
5. LUNDBORG, Zentralblatt f. Nervenheilkunde, 1905.
6. SERBSKY, Zentralblatt f. Nerv., 1891, résumé par CLAUS, pp. 49 et 50 de son rapport.
7. JOFFROY, Des Myopsychies, Revue Neurologique, avril 1902, pp. 289 à 306.

115
ÉTUDE N°10

Nous avons ainsi établi que l'analyse physiologique du trouble catatonique ne date
pas d'hier et en exposant maintenant les travaux les plus récents sur ce point, nul
doute que l'on ne discerne clairement à quel point ils restent « traditionnels ».
…Certains auteurs Examinons d'abord quelles sont les deux positions qui ne cessent de s'affronter.
contemporains assimilent Certains auteurs contemporains assimilent les troubles cataleptiques, de persévéra-
les troubles cataleptiques,
tion, d'hypertonie, de résistance, etc... à des troubles neurologiques du tonus. Ils sont
de persévération, d'hy-
pertonie, de résistance, naturellement enclins à mettre en évidence, comme nous le verrons plus loin, les
etc... à des troubles neu- relations qui les uniraient ainsi aux contractures et autres syndromes moteurs. Ainsi
rologiques du tonus[…]. GUIRAUD 1 admet que la catalepsie entre dans les anomalies de régulation tonique des
Ainsi GUIRAUD…
agonistes et des antagonistes. Il a, en particulier, très finement analysé le maniéris-
me catatonique en le ramenant au plan neurologique. L'analyse des troubles des
mouvements du catatonique décèle, à ses yeux, des mouvements parasites rappelant
les myoclonies et la chorée, des répétitions, des fragments d'actes, des arrêts et des
libérations brusques de l'activité psychomotrice, de même des réceptions motrices,
des mouvements augmentatifs ou itératifs rappelant à la fois l'athétose et l'acrobra-
dykinésie. Certaines positions stéréotypées sont, pour lui, à rapprocher de certains
réflexes d'attitude (Stellreflexe de MAGNUS) et rappellent parfois la « dysbasia lor-
dotica », « tout comme la comparaison s'impose entre certains épisodes moteurs et
des crises de rigidité décérébrée ». – Dans une perspective théorique identique,
KLEIST 2 a distingué les troubles psychomoteurs bilatéraux et intégrés à la patholo-
gie du Moi – des troubles « amyostatiques » souvent unilatéraux et étrangers au Moi.
Parmi ces derniers, KLEIST signale l'athétose, la chorée, les spasmes de torsion et les
…KLEIST, dans une per-
pective théorique iden- tics, il leur apparente les itérations psychomotrices et les stéréotypies. Aux crises
tique… amyostatiques avec rigidité, correspondraient sur le plan psychomoteur l'akinésie ou
flexibilité, l'opposition cataleptique et le négativisme. Ainsi tout en maintenant une
certaine séparation entre certains troubles catatoniques et les troubles amyosta-
tiques, son analyse reste assez hésitante. Pour lui la catatonie est « en gros » un syn-
drome du tronc cérébral en relation, non pas avec la sphère des automatismes
moteurs, mais avec celle de l'instinct. – L'École italienne a pris généralement une
position assez voisine de celle de GUIRAUD et de KLEIST avec BUSCAINO 3, SALMON 4,

1. P. GUIRAUD, Conception neurologique du syndrome catatonique, Encéphale, 1924,


et Catatonie et syndromes extra-pyramidaux, Paris Médical, 1927, II, p. 301, et P. G UI -
RAUD et CHANES, Société clinique de Méd. Ment., 1926.
2. KLEIST, Die psychokinetischen Katatonien und myostatischen Störungen der Stirn-
hirns, Jahrbuch Psychiat., 1933, 50, pp. 23 à 34.
3. BUSCAINO, Composante Neurologica della demenza precoce catatonica, Quaderni
di Psichiatria, 1924, n° 3-4.
4. SALMON, Le facteur diencéphalique dans le mécanisme des crises catatoniques,
Rev. Neuro., 1933, pp. 592 à 597.

116
LA CATATONIE

BERTOLANI 1 etc. La position de SALMON est particulièrement nette ; pour lui, le


trouble fondamental de la catatonie est une « myotonie plastique ».
Contre cette manière de voir qui tend à situer relativement « bas » le trouble fonc- …Contre cette manière de
tionnel de la catatonie, bien des auteurs se sont élevés et notamment, chez nous, voir […] bien des auteurs
se sont élevés et notam-
CLAUDE et BARUK. C'est une des positions les plus claires de la conception de BARUK.
ment, chez nous, CLAUDE
Pour lui 2, un certain nombre de signes cliniques permettent de situer plus haut dans la et BARUK…
hiérarchie fonctionnelle le trouble catatonique. Tout d'abord, les aspects de la rigidité
catatonique sont à la fois expressifs et variables. En second lieu, on se rend compte
qu'il s'agit d'une résistance active. Troisièmement, la topographie de cette rigidité varie
sans cesse, elle n'a pas de distribution topographique fixe. Si l'on compare la main
catatonique à la main pyramidale ou parkinsonienne, on observe les variations du
tonus avec l'attitude motrice d'ensemble et le comportement volontaire et automatique.
Il y a donc dans le trouble
Il y a donc dans le trouble catatonique une « composante » volontaire, une « apparen-
catatonique une « appa-
ce volontaire » dit BARUK, qui le soustrait à une interprétation trop purement automa- rence volontaire » dit
tique et réflexe. En ce sens, BARUK se trouve tout à fait d'accord avec BARAHONA BARUK, qui le soustrait à
FERNANDES 3 à qui l'on doit une étude des plus pénétrantes de la pathologie psycho- une interprétation trop
purement automatique et
motrice et avec le très important travail de STEGER et SCHALTENBRAND 4 dont nous
réflexe…
retrouverons plus loin l'occasion de parler.
Une foule de travaux ont donc été publiés ces dernières années, destinées à éclair-
cir à l'aide de recherches cliniques pharmacologiques et expérimentales, la physiolo-
gie motrice et du tonus musculaire chez les catatoniques. Pour le moment, contentons-
nous d'exposer ces diverses recherches en indiquant simplement, au passage, leurs ten-
dances pathogéniques. Avant d'envisager le problème pathogénique dans son
ensemble, il sera aisé de voir que tous les auteurs ne cessent de penser aux relations de
la catatonie avec les syndromes neurologiques, à sa localisation corticale ou encépha-
lique etc...

1° Symptômes extrapyramidaux et catatonie :


En 1923, Ch. FOIX et THÉVENARD 5 avaient noté la ressemblance qui leur paraissait
exister entre un réflexe de posture locale et la persistance d'une attitude dans le segment
d'un membre catatonique. Ils admettaient que « l'exagération des réflexes de posture
constitue une base favorable à la catatonie et se rencontre au cours de cette dernière ».
DELMAS-MARSALET 6 concluait d'une analyse graphique approfondie, à peu près comme

1. BERTOLANI, La sindrome catatonica, Rivista sper. di Frenia., 1925, 49, pp. 278 à 577.
2. BARUK, Psychiatrie médicale, pp. 51 à 54.
3. BARAHONA FERNANDES, Beich. Monatsch. Psych., 1927, 70.
4- STEGER et SCHALTENBRAND, Das Myogramm bei der Katatonie, Zeitsch.f. d. g. Neuro.,
1940, 169, p. 183.
5. CH . F OIX et THEVENARD , Réflexes de posture, Rev. Neuro., 1923, II.
6. DELMAS-MARSALET, Société de Biologie, 1926.

117
ÉTUDE N°10

Ch. FOIX, en déclarant que « les réflexes de posture peuvent jouer un rôle dans la cata-
tonie de la démence précoce », mais il ne pensait pas qu'ils constituent « des éléments
fondamentaux de cette catatonie ». CLAUDE, BARUK et THÉVENARD 1 ont montré à l'ai-
de d'inscriptions graphiques la variabilité de ces réactions posturales : le tonus muscu-
laire des catatoniques leur parut plus proche de l'activité volontaire que de la contrac-
ture extrapyramidale. De même que DELMAS-MARSALET avait constaté un relâchement
progressif par paliers (phénomène des échelons) du jambier antérieur au cours de
l'épreuve chez les catatoniques, chaque échelon correspondant à un mouvement de
…CLAUDE, BARUK et diversion de l'attention, CLAUDE, BARUK et THÉVENARD notèrent l'influence des diver-
THÉVENARD ont montré sions psychiques et ce que BARUK appelle « l'anticipation des mouvements passifs »,
[que] le tonus musculaire
c'est-à-dire que des contractions automatiques se déclenchent dès qu'on approche de la
des catatoniques leur parut
plus proche de l'activité main du malade, souvent même avant de l'avoir touchée. De plus l'épreuve de la sco-
volontaire que de la contrac- polamine leur a paru confirmer que les réflexes de posture proprement dits étaient rela-
ture extrapyramidale… tivement indépendants de la contracture catatonique, puisque la scopolamine fait dis-
paraître ceux-là, mais laisse persister celle-ci.
Plus récemment BONASERA-VAZZINI 2, étudiant le tonus musculaire et les réflexes
locaux de posture dans la catatonie et chez des post-encéphalitiques durant la narcose
par l'évipan sodique, s'est rangé à l'avis des auteurs qui admettent que l'hypertonie et
l'exagération des réflexes de posture « dépendent d'un facteur psychique ».
Cependant SEVERINO 3 constatait que dans 60% des cas, les réflexes de posture
étaient exagérés dans la catatonie, fait concordant avec la conception de GUIRAUD qui
dans son travail de 1927 4 opposait aux travaux de DELMAS-MARSALET, CLAUDE, BARUK
et THÉVENARD, une série d'arguments destinés à montrer que, chez les catatoniques, la
contracture posturale réflexe du jambier antérieur est évidente (phase R) dans leurs
propres graphiques. Pour lui, il considérait comme essentielle l'abolition de la décon-
traction réflexe chez le catatonique. SEVERINO 5, dans un mémoire extrêmement docu-
menté, a étudié une série de réflexes « extrapyramidaux » chez le catatonique. Après
une étude critique de ces divers réflexes, il conclut que le réflexe décrit par POUSSEP en
1923 (déviation latérale du petit orteil par excitation légère du bord externe du pied à
l'aide du manche du marteau), celui de SCHRIJNER BERNHARD (1922) (flexion des orteils
par percussion de la face antérieure de la jambe) et les réflexes de pression de
SODERBERG (rétraction du sourcil par pression frontale, relèvement du sillon nasolabial

1. CLAUDE , BARUK et THÉVENARD , Congrès de Blois, 1927.


2. BONASERA-VAZZINI, Tono muscolare e riflesse locali di posizione nello catatonia umana
durente la narcosi da evipan sodico, Pisani, 60, pp. 41 à 57, 1940.
3. S EVERINO , Rivista di Freniatria, 1932, 56, pp. 131 à 161.
4. G UIRAUD , Paris Médical.
5. SEVERINO, Sui casi dei riflessi extrapiramidali in varie malattie del sistema nervoso centrale nella
demenza precoce catatonica in ispecie, Rivista Sper. di Freniatria, 1931, 55, pp. 437 à 489.

118
LA CATATONIE

par pression maxillaire inférieure, flexion des doigts par pression du radius), tous ces
réflexes relevent probablement de la pathologie extrapyramidale. Par contre, le phéno-
mène de BOVERI (brusque flexion dorsale du pied par excitation de la région plantaire
médiane) et le phénomène de PIOTROWSKI (réflexe d'extension du pied antagoniste du
muscle tibial antérieur par percussion de ce muscle au niveau de son tiers moyen) ne lui
paraissent pas être de nature extrapyramidale. Étudiant 30 déments précoces de forme
hébéphrénique simple ou paranoïde, il a noté très rarement ces divers réflexes. Mais
chez les catatoniques, il les a rencontrés avec une plus grande fréquence (et cela surtout
pour les réflexes extrapyramidaux de POUSSEP, de SCHRIJNER-BERNHARD et de
SODERBERG). – Giuseppe ANTONINI 1 est parvenu à des conclusions analogues par l'étu-
de de 15 cas, il a noté chez ses catatoniques le phénomène de POUSSEP et le réflexe de
SCHRIJNER-BERNHARD et un certain degré d'hypertonie maxillaire. Enfin, signalons que
CLAUDE et BARUK et THÉVENARD (1927) ont, par contre, une fois de plus opposé les par-
kinsoniens aux catatoniques en ce qui concerne les réflexes d'attitude, le phénomène de
la poussée restant absolument normal chez les catatoniques dont les fonctions d'équili-
bration et de statique demeurent intactes.

2° Recherches électromyographiques :
Certaines études électromyographiques, comme celle de John BORSEY et de Edw.
TRAVIS 2, n'ont trait qu'au comportement de quelques réflexes (dans leur travail, il
s'agit du réflexe patellaire) et ils montrent que le rapport H. T. est augmenté chez les
catatoniques. Les premiers travaux de CLAUDE, BARUK et NOUEL 3 ont porté sur l'élec- …Les premiers travaux
de CLAUDE, BARUK et
tromyographie des « réflexes de posture ». Chez un sujet normal, le réflexe de postu-
NOUEL ont porté sur
re provoque un soulèvement brusque auquel correspond de très forts courants d'ac- l'électromyographie des
tion à rythme lent (20 à 25 oscillations par seconde), chez les catatoniques, qu'il « réflexes de posture ». …
s'agisse de contraction, d'anticipation, de mouvements passifs ou d'accompagnement
des mouvements passifs ou en voie de persévération, (ce que BARUK ne considère jus-
tement pas comme de véritables réflexes de posture, mais des « réactions musculaires
psychomotrices ») l'électromyogramme montre un rythme rappelant celui de la
contraction volontaire. – Dans une autre série de travaux, BARUK a étudié les courbes
électromyographiques de la rigidité catatonique en dehors des réactions psychomo-
trices de persévération qui ne constituent pas, à ses yeux, comme nous venons de le
voir, de vrais réflexes de posture. BARUK rappelle tout d'abord que FRÖCHLICH et
MAYER 4 avaient affirmé qu'il n'existait pas de courants d'action, dans les muscles en
cours de contraction cataleptique. Cependant, avec CLAUDE et THÉVENARD, il a mon-

1. Giuseppe ANTONINI, Rivista sper. di Freniatria, 1935, 58, pp. 1130 à 1135.
2. J. BORSEY et Edw. TRAVIS, Reflexe response latencies, Archiv. of Neuro., 1932, 27.
3. CLAUDE, BARUK et NOUEL, (Cf. Psychiatrie médicale de BARUK, pp. 56 à 63).
4. FRÖCHLICH et MAYER, Archiv. für Exp. Pharm., 1920.

119
ÉTUDE N°10

tré (1927) que ces courants d'action existaient bien dans les muscles raides des catato-
niques même en repos, constatations confirmées ensuite par de JONG (1929). Le pro-
blème – toujours le même – est donc de savoir si les courbes électromyographiques du
tonus catatonique se rapprochent de celles de la rigidité parkinsonienne ou de la
contraction volontaire. On sait que (d'après FOIX), il existe deux sortes de courants, les
uns qui s'inscrivent au rythme de 50 à 60 par seconde (rythme de PIPER) et sont
constants à travers les divers modes automatiques d'activité musculaire (tonus statique,
contractures pyramidales ou extrapyramidales), les autres caractéristiques de la
contraction volontaire, oscillations surajoutées plus simples et de rythme lent, 10 à 12
par seconde (oscillations majeures). Or, chez deux catatoniques examinés à l'aide
d'électrodes piquées dans la masse du muscle et reliées aux bornes de l'électromyo-
…le type de l'électromyo- graphe BOULITTE, le type de l'électromyogramme était analogue à celui de la
gramme était analogue à contraction volontaire. De plus le rôle des diversions psychiques a été illustré par la
celui de la contraction
disparition concomitante de la rigidité catatonique et des courants d'action, à l'occasion
volontaire…
de stimuli psychiques occasionnels ou provoqués systématiquement, à condition tou-
tefois que ces stimuli soient variés.
Les belles études de BARUK que nous venons d'exposer sont à rapprocher des tra-
vaux d'une grande rigueur conduits par J. STEGER et D. SCHALTENBRAND. Ils ont com-
muniqué leurs travaux sur les électro-myogrammes dans la catatonie au Congrès de
Neurologie et Psychiatrie allemand du Sud-Ouest à Baden-Baden en juin 1938 1. Ils
rappellent les recherches antérieures de HANSEN, ROFFMANN et V. WEIZSACKER pour
qui les électromyogrammes dans la rigidité décérébrée, le syndrome de Parkinson et la
stupeur catatonique montraient une atteinte identique des fonctions primitives du
muscle. Les recherches des auteurs se sont appliquées à huit cas de schizophrénie sans
catatonie, 11 cas de schizophrénie avec syndromes catatoniques épisodiques et 10 cas
de schizophrénie avec syndrome grave de catatonie. L'étude myographique a porté sur
deux genres d'épreuves : mouvements passifs de flexion et d'extension dans l'articula-
tion du coude et du genou et mouvements pendulaires de va-et-vient. Dans leurs
conclusions, les auteurs affirment qu'il y a une continuité dans les divers types de myo-
grammes entre les états de rigidité des affections les plus grossièrement organiques
(paralysie spastique, rigidité parkinsonienne) et la catatonie schizophrénique. La rai-
deur catatonique apparaît comme une fonction positive en relation avec une certaine
excitation interne. Chez le schizophrène sans catatonie la décontraction s'opère comme
chez les normaux, la tendance à l'opposition paraît plus forte : les myogrammes rap-
pellent ceux du torticolis. Mais tandis que chez les normaux l'entraînement fait
apparaître des courbes nouvelles, chez les schizophrènes, cette adaptation est difficile

1. J. STEGER et D. SCHALTENBRAND, Zeitschrift f. d. g. Neuro. und Psych., 1940, tome 169, pp.
183 à 207.

120
LA CATATONIE

voire impossible. Les courbes sont remarquables par leur irrégularité et leur forme
capricieuse. Un phénomène caractéristique est l'accroissement de la résistance à
l'extension (crescendo-phénomène) dans la série des mouvements passifs et ce phé-
nomène paraît en relation avec la sphère psychique, il est lié notamment à la mau-
vaise humeur. Dans les formes catatoniques graves par contre, le trouble paraît être
de «type amyostatique » (au sens de STRÜMPELL) et les mesures ont montré chez ces
malades un tableau analogue à l'« hypertonie parkinsonienne ». Ceci va de pair avec
l'apparition chez de vieux catatoniques de modifications dans le régime des réflexes et
même de signes pyramidaux. Nous aurons l'occasion de revenir en étudiant les concep-
tions générales de la catatonie sur la différence des points de vue de BARUK et des
auteurs allemands 1. Qu'il nous suffise de faire remarquer pour le moment que les tra- …la rigidité se présente
vaux de STEGER et de SCHALTENBRAND sont d'inspiration plus résolument jacksonien- dans les électro-myo-
grammes dans différents
ne que ceux de BARUK et admettent une série de niveaux non exclusifs d'une part posi-
niveaux de troubles avec
tive commune : la rigidité se présentant dans les électro-myogrammes aux différents un « fond positif » com-
niveaux de troubles avec un « fond positif » commun sous des « formes négatives » mun sous des « formes
diverses. négatives » diverses…

3° Ergogramme:
CLAUDE, BARUK et PORAK 2 ont publié un travail sur l'étude de la mise en train
psychomotrice chez les catatoniques. Les épreuves mesurées à l'aide de l'ergo-
graphe de Mosso ont montré que c'était la phase initiale de l'action qui était alté-
rée. Les fonctions psychomotrices correspondant à la mise en train du mouvement
spontané, à l'initiative motrice, peuvent être effectivement touchées dans certains états
pathologiques comme le sommeil cataleptique et ainsi suspendues en quelque sorte
expérimentalement sous l'action de certains agents pharmacodynamiques (bulbocap-
nine).

4° Chronaximétrie :
CLAUDE, BOURGUIGNON et BARUK 3 ont étudié la chronaxie musculaire dans la
catatonie. Chez cinq malades, qui ne présentaient pas, au moment de l'examen, de rai-
deur musculaire, les valeurs chronaxiques étudiées aux membres supérieurs étaient
normales. Chez ceux qui présentaient au contraire des troubles moteurs apparents, il
existait des perturbations chronaxiques importantes : avec des chronaxies normales ou
à peine diminuées dans les fléchisseurs des avant-bras, on trouvait, par exemple, des

1. On ne peut que déplorer, sinon s'étonner que des travailleurs puissent, à quelques centaines de
kilomètres de distance et séparés seulement par une frontière, s'ignorer alors qu'ils poursuivent
exactement le même travail !
2. CLAUDE, BARUK et PORAK, Encéphale, 1932.
3. CLAUDE, BOURGUIGNON et BARUK, C. R., Académie de Médecine, 1937.

121
ÉTUDE N°10

chronaxies augmentées dans les extenseurs (double de la valeur normale) comme cela
a pu être observé dans les lésions pyramidales, tandis qu'au bras, la chronaxie se mon-
trait diminuée dans le triceps au lieu d'y être augmentée. Un des faits les plus remar-
quables était le caractère variable et transitoire de ces modifications de l'excitabilité
musculaire : chez un malade on retrouvait à certains moments au membre inférieur
droit un renversement des chronaxies comme dans les lésions pyramidales : la chro-
naxie était doublée dans l'extension propre du gros orteil et diminuée de moitié dans
…Etudes sur la chronaxie… les fléchisseurs (il existait un signe de BABINSKI). D'autres fois les chronaxies
variaient avec les modifications vaso-motrices. L'ensemble de ces troubles serait à
rapprocher, d'après les auteurs, des variations chronaxiques observées dans certains
syndromes humoraux comme la tétanie. LAST et STROM OELSEN 1 ont, utilisant la tech-
nique de BOURGUIGNON, obtenu des résultats analogues chez sept catatoniques. Les
valeurs anormales variaient parfois dans la minute, parfois d'une semaine à l'autre. Il
y avait généralement une tendance aux valeurs élevées. Il n'existerait pas, contraire-
ment aux constatations des auteurs précédents, de relation entre les anomalies de
chronaxie et la rigidité catatonique présente ou absente du moment des mesures.
Les auteurs estiment vraisemblable que les troubles chronaxiques sont secondaires à
la longue durée de l'inactivité musculaire.

5° Appareil labyrinthique et catatonie :


CLAUDE, BARUK et AUBRY, 2 et BARUK et AUBRY 3 ont étudié le résultat des
épreuves galvaniques, caloriques et rotatoires chez les catatoniques. Ils ont noté l'ab-
sence de sensation vertigineuse, l'absence ou la simple ébauche de troubles de l'équi-
libre même après de fortes excitations vestibulaires, un défaut de déviation provoquée
de l'index et une réaction nystagmique presque normale à l'épreuve galvanique. Il sem-
blerait donc exister une hypoexcitabilité labyrinthique et il paraît plausible d'admettre
une relation clinique entre le degré de l'hyporéflexie et l'intensité de la catatonie.
BOURGUIGNON (avec DEJEAN en 1927, puis avec CLAUDE et BARUK en 1932) a établi
que parmi les catatoniques, les uns ont une chronaxie augmentée, les autres une chro-
naxie diminuée, ces derniers étant les plus anciennement atteints. Les plus grandes
chronaxies peuvent s'observer chez les malades récents où domine la stupeur. Hans
LÖWENBACH 4 a étudié l'excitation calorique chez trente schizophrènes et treize sujets
témoins. Chez les catatoniques périodiques en état de stupeur, les réactions ont été
trouvées faibles alors qu'au réveil elles sont beaucoup plus élevées. Même chez les
catatoniques agités, il existait une hypoexcitabilité des labyrinthes.

1. LAST et ROLF STROM OELSEN, Journ. of Ment. Science, 1936, pp. 763 à 772.
2. CLAUDE, BARUK et AUBRY, Société de Biologie, 1927.
3. BARUK et AUBRY, Annales des Mal. de l'Oreille, etc... 1929.
4. Hans LÖWENBACH, Archiv. fur Psych., 1936, pp. 313 à 323.

122
LA CATATONIE

6° Régime des réflexes:


Nous avons déjà eu l'occasion de signaler à propos des réflexes extrapyramidaux …Recherches sur la
un certain nombre de recherches (SEVERINO) sur la réflectivité des catatoniques. réflexivité des catato-
KRAEPELIN avait noté l'exagération parfois très accentuée des réflexes tendineux, l'aug- niques…

mentation de l'excitabilité mécanique des nerfs et des muscles. – DIDE signalait vers
1900 des modifications des réflexes cutanés des orteils et du fascia lata, tandis que les
réflexes crémastériens, épigastriques et abdominaux demeuraient normaux. SÉRIEUX et
MASSELOK 1 ont observé une exagération des rotuliens dans 73% des cas ; le réflexe
abdominal était aboli dans 28%, le crémastérien dans 47% et le réflexe plantaire aboli
ou diminué dans 50% des cas. STECK 2 a noté seulement deux fois un signe de
BABINSKI sur 400 observations. Ces années dernières, BARUK 3 a rapporté un cas avec
inégalité très nette des réflexes rotuliens inscrits mécano- et électrographiquement. Les
réflexes cutanés (contrairement à ce qu'avaient avancé SÉRIEUX et MASSELON) ont paru
à BARUK être vifs. Le comportement du réflexe plantaire a retenu spécialement l'at-
tention de cet auteur : le plus souvent il se fait en flexion, souvent il est indifférent,
mais deux fois sur 25 malades il a pu remarquer un signe de Babinski, transitoire dont
un cas permit de constater un renversement du rapport des chronaxies, des extenseurs
et des fléchisseurs des orteils « exactement identique à celui que l'on trouve dans les
hémiplégies pyramidales banales ».
Quant à la motilité oculaire 4, rappelons d'abord les travaux anciens et notamment …Recherches sur la moti-
lité occulaire…
ceux si connus de BUMKE 5. Pour cet auteur, l'absence de réflexes pupillaires à la dou-
leur et autres excitations psychiques était si fréquente qu'il fallait y voir un signe de
diagnostic. Les statistiques qui ont été ultérieurement faites en Allemagne sur le « phé-
nomène de BUMKE » sont assez contradictoires. WASSERMEYER (1907) l'a rencontré
dans un pourcentage de 15% seulement des cas tandis que HUBNER (1905) l'a observé
dans 75% des cas et SIOLI (1910) dans 92%. KEHLER en 1923 a noté une mydriase
hypertonique comparable à celle des parkinsoniens. – Plus près de nous, FEINSTEIN
(1928) conclut de ses recherches que l'instabilité pupillaire (la rigidité pupillaire inter-
mittente est désignée dans les travaux allemands comme signe de WESTPHAL) et les
modifications des réflexes pupillaires, sensoriels et psychiques se rencontrent très
souvent dans la démence précoce, mais aussi dans les formes avancées de la para-

1. SÉRIEUX et MASSELON, Soc. Médico-Psycho., 1902.


2. S TECK , Zeitsch. f. à. g. Neuro., 1923.
3. BARUK , Psychiatrie Médicale, pp. 88 à 92.
4. Cf. ce que nous avons déjà dit à ce sujet dans la partie clinique de cette étude. Nous emprun-
tons la plupart des éléments de cet exposé à l'article de STEINER et STRAUSS (Traité de Bumke IX,
pp. 267 à 272), qui nous parait constituer le travail le plus complet sur ce point. On y trouvera (à
la fin du volume) les références bibliographiques.
5. BUMKE, Die Pupillstörungen bei Geistes und Nervenkranken, 1904.

123
ÉTUDE N°10

lysie générale et l'imbécillité. PICKERT (1927) a observé le phénomène de BUMKE


d'une manière inconstante chez beaucoup de malades mentaux. LÖWENSTEIN et
WESTPHAL (1938) sont parvenus aux mêmes résultats, que KEHLER : la rigidité pupil-
laire variable des postencéphalitiques comme des catatoniques dépend de l'hypertonie
de l'iris en relation avec les modifications d'ensemble de la répartition tonique dans
le corps tout entier. Pour LÖWENSTEIN cette rigidité pupillaire catatonique est l'ex-
pression d'une rigidité affective. MENINGER 1, étudiant trois cas de troubles pupillaires
chez les déments précoces, a noté ces troubles dans 65% des cas (18% de mydriase,
6% de myosis, 11% d'inégalité, 29% d'irrégularité plus ou moins importante);
dans 51% il existait un trouble des réactions lumineuses. – Chez nous, il faut
signaler le travail de Xavier ABELY et TRILLOT 2. Ces auteurs ont noté que sous l'in-
fluence d'une excitation lumineuse assez forte la pupille se contracte comme chez le
normal mais reprend avec une grande rapidité sa dimension primitive. Ce phénomène
leur paraît être différent de l'hippus (série de contractions iriennes au cours d'un
éclairage constant) et du réflexe paradoxal (réaction pupillaire de sens inverse). Ce
phénomène (qui paraît être l'expression d'une sympathicotonie localisée du système
oculo-moteur), quand il s'associe à la mydriase, au défaut de réflexes solaires, à la fai-
blesse de ses réponses, aux agents pharmacodynamiques injectés par voie hypoder-
mique et à l'absence de réactions pupillaires aux excitations sensitives et psychiques,
constitue un syndrome peut-être « pathognomonique », concluent ces auteurs. LEVIN
et SCHILDER 3 ont depuis insisté encore sur l'inégalité et l'irrégularité des réactions
pupillaires à la lumière. Ces phénomènes s'accentuent au cours de l'anoxémie par
inhalation de nitrogène et de l'injection de bêta-érythroïdine hydrochlorée. Ils
paraissent dus à une inhibition du système parasympathique.
7° Catatonie et physiopathologie du sommeil:
Signalons d'abord quelques travaux sur le sommeil des catatoniques :
WINOGRADOFF, CALOWINA, MAJOROFF et NARBUTOWITCH 4 ont voulu vérifier le fait noté
…la flexilbilité cireuse par ARONOWITCH, l'abolition de la flexibilité cireuse pendant le sommeil : effectivement
disparaît pendant le som- ils ont vu disparaître la catalepsie, mais dans quelques cas l'hypertonie persistait. Une
meil…
série d'études a été publiée par les Américains 5 sur la catatonie et spécialement sur le
point qui nous occupe. Le point de départ de cette série d'études est le travail de H. M.
JOHNSON sur les attitudes et les mouvements qui se produisent pendant le sommeil
(Carney LANDIS). La flexibilité cireuse disparaît au cours du sommeil (T. W. FORBES).

1. M ENINGER, Archiv. of Neuro., 1928.


2. A BELY et TRILLOT, Soc. Médico-Psycho., janvier 1933.
3. A. LEVINE et P. SCHILDER, The catatonic pupil., J. of nerv. and ment. Diseases, 1942,96, pp. 1 à 12.
4. WINOGRADOFF, CALOWINA, MAJOROFF et NARBUTOWITCH, Arch. Biol., 1934 (analyse in
Zentralblatt).
5. Dans le Psychiat. Quarterly en 1934.

124
LA CATATONIE

La résistance électrique de la peau au cours du sommeil chez les catatoniques ne pré-


sente aucune courbe particulière (J. W. FORBES et Z. A. PROTROWSKI). Le fait que des
sujets normaux peuvent présenter des phénomènes cataleptiques de longue durée et
que, d'un autre côté, la flexibilité cireuse disparaît pendant le sommeil, montre que la
catatonie n'est pas analogue au sommeil et qu'elle ne dépend pas d'un facteur permanent
d'intoxication générale (CARNEY LANDIS et T. W. FORBES). Cette conclusion négative
des auteurs américains s'oppose à une série de travaux qui assimilent la catalepsie à un
sommeil normal. Pour BARUK l'analogie entre catatonie et sommeil reste certes partiel-
le puisqu'il n'existe pas de résolution musculaire et qu'il est impossible de réveiller ces
sujets. La catatonie est évidemment un processus différent du sommeil puisque la cata-
tonie, dit BARUK (p. 123), peut persister pendant le sommeil. Cependant cette distinc-
tion entre sommeil physiologique et catatonie n'est pas absolue : « Lorsque la catatonie,
écrit BARUK (p. 123), reste peu accentuée, on arrive parfois à un réveil partiel en solli-
citant l'attention ou en s'adressant à l'intérêt affectif. En même temps qu'il semble sor-
tir de sa torpeur, la raideur diminue ou disparaît ainsi parfois que les « autres troubles
psycho-moteurs », mais lorsque le malade est de nouveau laissé à lui-même, la rigidité
et la catalepsie reparaissent. C'est ce que nous avons désigné sous le nom de sommeil
cataleptique ». De plus on voit des catalepsies ne s'installant qu'au moment du sommeil
et en suivre le rythme (BARUK et ALBANE 1). D'autre part, les réflexes végétatifs sont fré-
quemment semblables chez les catatoniques et dans le sommeil (TINEL et BARUK 2). Le
sommeil cataleptique apparaît comme un sommeil spécial caractérisé par une absence
d'activité spontanée et adaptée, donnant au sujet une impression d'engourdissement, de
suspension de sa volonté et cette suspension des fonctions psychomo trices apparaît à
BARUK 3 « comme la conséquence de la suspension des fonctions de synthèse ». C'est-
à-dire que les rapports de la catatonie avec un certain degré, un certain niveau du som- …C'est-à-dire que les
meil est explicitement admis par cet auteur, ce qui constitue d'ailleurs une traditionnel- rapports de la catatonie
avec un certain degré, un
le référence aux faits groupés sous le nom d'états « léthargiques », « stuporeux », «cata-
certain niveau du som-
leptiques », « hypnotiques », « crépusculaires », etc... que tous les médecins ont tou- meil est explicitement
jours étudié, d'abord dans le cadre des névroses et surtout de l'hystérie et depuis 20 ou admis par [BARUK]…
30 ans, dans le cadre des syndromes catatoniques.

B. LES A G E N T S C ATAT O N I G È N E S . L E S « C ATAT O N I E S


E X P E R I M E N TA L E S »
On s'est naturellement ingénié à reproduire chez l'animal et même, dans un but

1. BARUK et A LBANE , Catatonie intermittente suivant le rythme du sommeil. Soc. Médico-


Psych., 1931.
2. TINEL et BARUK, Ann. Médico-Psychol., 1931.
3. BARUK, Encéphale, 1932, septembre-octobre.

125
ÉTUDE N°10

thérapeutique, chez l'homme, les troubles catatoniques. Le but poursuivi par des
recherches de ce genre est double. Tout d'abord, montrer que la catatonie est causée
«par un trouble organique » puisque les poisons exogènes ou endogènes peuvent la
provoquer ou la reproduire, démonstration un peu superflue, car, comme nous le ver-
rons, la psychogénèse intégrale de la catatonie n'est guère soutenue même par les
auteurs qui sont allés le plus loin dans ce sens. Ensuite, éclairer le mécanisme patho-
génique de la catatonie, ce qui va nous obliger à revenir, à propos des diverses cata-
tonies expérimentales, sur certains faits que nous avons déjà exposés dans la descrip-
tion de la catatonie spontanée.

1° La catatonie bulbocapnique 1 :
Le groupe de la bulbocapnine représente un ensemble d'alcaloïdes (bulbocapnine,
corydine, corytubérine, glaucyne, etc.) connus d'abord sous la forme de corydaline
(WACKENRODER, en 1826, déjà) et contenus dans la Corydalis cava ou Bulbocapnus
cavus, plante médicinale connue dès le moyen âge et mise dans le commerce des
drogues sous le nom de « racine d'aristoloche creuse ». On emploie généralement le
chlorydrate de bulbocapnine, substance de même famille chimique que l'apomorphi-
ne dérivée comme elle d'une substance mère, l'aporphine. [NdÉ : alcaloïde de structu-
re voisine de la morphine].
…En 1852, MODE étudia En 1852, MODE étudia l'action paralysante de la bulbocapnine chez la grenouille et
l'action paralysante de la le lapin. – En 1904, F. PETERS, au Laboratoire de Gadamer étudiant l'effet du groupe
bulbocapnine chez la gre-
d'alcaloïdes des dérivés du Corydalis chez la grenouille, le cobaye, le chien et le chat,
nouille et le lapin…
notait chez ces deux derniers animaux une immobilisation « rappelant la catalepsie ».
Mais ce ne fut qu'en 1920, que FRÖCHLICH et MAYER firent les premières recherches
électromyographiques dans la catalepsie hypnotique et la catalepsie obtenue par la bul-
bocapnine chez le singe. Pour ces auteurs, il existait dans ces états un état physiologique
…En 1921, De Jong à de raccourcissement chronique des muscles sans courants d'action. En 1921, DE JONG
l'aide d'un galvanomètre à l'aide d'un galvanomètre plus sensible montra l'existence « de magnifiques oscilla-
plus sensible montra tions tétaniques dans l'électromyogramme des muscles d'un chat en état de catalepsie
l'existence « de magni-
par la bulbocapnine ». A partir de ce moment, les recherches sur la catatonie bulbocap-
fiques oscillations téta-
niques…»… nique prirent un essor qui ne s'atténua que vingt ans après.
Suivons d'abord les effets observés par les divers auteurs aux différents échelons
de la série animale.

1. Nous nous référons principalement pour la rédaction de ce paragraphe au livre de H.de JONG
et H. BARUK. « La catatonie expérimentale par la bulbocapnine », I vol., 136 pages, Masson,
1930; et aux travaux qui ont été publiés depuis. Seuls ces derniers ne figurant pas dans la mono-
graphie de DE JONG et BARUK seront l'objet ici de références bibliographiques. Nous renvoyons
également à une bonne bibliographie par ordre alphabétique sur la catatonie expérimentale faite
par RIZZATI pour les travaux de 1920 à 1935 (Schizofrenia, 1935, V, pp. 357 à 397).

126
LA CATATONIE

a) L A CATATONIE BULBOCAPNIQUE DANS LA SÉRIE ANIMALE


Chez les insectes, Fritz STEINGER 1 dit avoir observé l'immobilité, l'hypno-réflecti- …chez les insectes…

vité, de l'hypotonie et de la flexibilité cireuse.


Chez les poissons, BARUK et DE JONG, préférant la méthode des simples solutions à …chez les poissons…
celle des injections, ont provoqué un syndrome « très spécial » : paralysie des fonctions
natatoires et d'équilibration, et hyperkinésies complexes. Ces auteurs répugnent à assi-
miler ces symptômes moteurs à la catatonie. Cependant BARAHONA FERNANDES et F.
FERREIRA 2 sont d'avis que les phénomènes qu'ils ont observés chez les poissons sont de
même ordre que ceux que la bulbocapnine provoque chez les animaux les plus élevés.
Il s'agirait de véritables réflexes d'immobilisation spécialement étudiés par HOFFMANN 3.
…chez la grenouille…
Parmi les batraciens et les reptiles, BARUK et DE JONG ont étudié la grenouille, le
lézard et le serpent. Chez la grenouille, de petites doses (2 à 3 mg) de bulbocapnine
n'ont pas d'effet, les fortes doses (30 à 40 mg) sont mortelles ; les bonnes doses pour
l'expérimentation sont de 5 à 10 mg. Après un stade d'excitation, il se produit un « cer-
tain engourdissement, mais différent de la catalepsie ». Chez la salamandre, les mêmes
auteurs n'ont pu provoquer la catalepsie et le comportement de l'animal n'est pas
modifié jusqu'à sa mort par des doses progressives. Chez les lézards, ils ont mis en évi-
dence des « crampes toniques » (figure 7 de leur volume). Enfin, chez un serpent, des
crises toniques analogues ont pu être déclenchées. BARUK et DE JONG concluent de ces
expériences (à vrai dire assez peu nombreuses et d'interprétation délicate) que « en
aucun cas et quelle que soit la dose employée, elle ne réalise chez ces animaux, de
catalepsie. Un collaborateur de DE JONG, Georges HENRY 4 étudiant la grenouille,
la tortue, le lézard et la salamandre est parvenu aux mêmes conclusions que
DE JONG et BARUK. J. RIBEIRO DO VALE 5 a noté chez les batraciens, de la torpeur, une
élévation de l'excitabilité et à fortes doses des hyperkinésies analogues à celles que
produit la strychnine.
Parmi les oiseaux, BARUK et DE JONG ont spécialement étudié la poule. Pour des
…chez les oiseaux…
doses variant de 10 à 40 milligrammes, l'injection de bulbocapnine détermine deux
états différents : un sommeil pathologique que le moindre bruit peut interrompre et un
état de catalepsie au cours duquel l'animal se tient debout, les yeux ouverts et immo-
biles. « Ces deux manifestations se trouvent dans les expériences étroitement associées
». Les expériences analogues ont été rapportées par Georges M. HENRY 6 qui a fait des

1. Fritz STEINGER, Z. Morph. ù Okol. Tiere, 1933 (analyse dans le Zentralblatt).


2. BARAHONA FERNANDES, Encéphale, 1933.
3. HOFFMANN, Dans le Traité de Physiologie de BETHE, BERGMAN, etc... 1927.
4. Georges HENRY, Amer. J. of Psychiatry, 1932.
5. J. RIBEIRO DO VALE, Mem. Hosp. Juquery, 1935.
6. Georges HENRY, Psychiatr. Blad. d'Amsterdam, 1930.

127
ÉTUDE N°10

expériences sur le serin et la perruche. – RIBEIRO DO VALE (1935) a provoqué chez les
oiseaux un certain degré de somnolence et de perte de l'initiative motrice de la cata-
lepsie « sans négativisme ».
C'est surtout aux mammifères que la plupart des auteurs se sont adressés. Chez le
chat, le premier étudié par DE JONG (1921), cet auteur a observé pour des doses
moyennes : 1° une immobilité liée en grande partie à la conservation des attitudes sans
aucune paralysie puisque l'animal peut sauter par exemple de haut et entre deux
chaises que l'on écarte ; 2° la passivité et du négativisme : quand on pousse l'animal,
il suit l'impulsion du mouvement, parfois, il forme un bloc tellement lourd et rivé au
sol que l'on ne peut le déplacer que tout d'une pièce ; on a l'impression qu'il résiste et
le négativisme ne constitue que l'extrême degré de la passivité ; 3° l'électro-myogra-
phie montre des modifications des courbes analogues à celles de la catatonie humaine.
…chez la souris… Chez la souris. Les doses de 1 à 2 milligrammes produisent 3 à 10 minutes après
l'injection une légère excitation, puis la souris « se met en boule » et, au bout d'un
quart d'heure, elle est complètement immobile : « On peut la pousser, écrivent
BARUK et DE JONG (p. 55), l'exciter par des pincements elle ne s'échappe pas. Elle se
tient sur ses pattes, les yeux ouverts. La prend-on par la queue et l'approche-t-on
d'un objet quelconque, elle s'y accroche immédiatement et si on l'y laisse, s'y main-
tient fixée pendant très longtemps. Même si l'on place l'animal dans une position
difficile à garder, il s'y maintient. Nous avons pu laisser une souris suspendue par une
patte antérieure, l'autre patte restant en l'air. Il est absolument impossible d'ébaucher
…Ces faibles doses réali- une seule de ces épreuves avec des souris normales ». (BARUK et DE JONG). Ces faibles
sent donc une vraie cata- doses réalisent donc une vraie catalepsie avec contractures musculaires actives et par-
lepsie […] et parfois un
fois un négativisme passif, voire actif. Des doses plus fortes (4 à 5 mg) réalisent un état
négativisme…
de stupeur plus profond sans conservation des attitudes difficiles, état qui se termine
par des crises convulsives et le plus souvent par la mort. Il est possible au cours
de ces expériences sur l'action de la bulbocapnine de mettre en évidence des hyperki-
nésies, mais celles-ci sont inconstantes, inattendues et brèves. « Tantôt il s'agit (p. 59)
d'une agitation motrice brusque et violente, tout à coup l'animal fait des sauts, est pro-
jeté en l'air, se met à courir avec une vitesse extrême, saute de la table au sol, une fois
nous avons vu l'animal décrire dans l'air un cercle complet, véritable « looping the loop
1 » et tomber ensuite mort. »
…chez le cobaye… Chez le cobaye, BARUK et DE JONG ont provoqué une catalepsie « qui peut être très
nette et des décharges motrices variées ; tremblements, sursauts, hyperkinésies, mou-
vements stéréotypés de mastication, des grattements de pattes, etc.. » Les hautes doses

1. On ne peut naturellement s'empêcher, en se référant aux protocoles de ces expériences, de son-


ger aux pièges qui guetteraient des observateurs plus naïfs que les auteurs qui se sont si sérieu-
sement appliqués à de telles recherches...

128
LA CATATONIE

produisent la rigidité décérébrée à l'épilepsie.


Chez le lapin ils ont obtenu de la catalepsie, du négativisme et quelques ébauches …chez le lapin…

d'hyperkinésies très brèves.


Chez le chien, le début de l'intoxication est caractérisé par le changement du com- …chez le chien…
portement psychique. « II a, écrivent DE JONG et BARUK, p. 67 « tendance à s'iso-
ler, il réagit moins à des excitations, etc.. état comparable à l'autisme de BLEULER ». Le
dernier travail paru à notre connaissance sur ce sujet, celui de OTTAVIANO et
PAPPALARDO 1, rapporte des expériences faites avec des doses réparties pendant 40
jours qui ont déclenché chez le chien des troubles extrapyramidaux et des troubles
catatoniques (somnolence, hyperkinésies, etc..)
…chez le singe…
Chez le singe, FRÖCHLICH et MAYER (1920) avaient déjà souligné l'existence au
cours de l'intoxication bulbocapnique d'une catalepsie. En 1928, DE JONG
déclencha chez un singe outre la catalepsie et le tremblement, des mouvements comme
on en observe dans les états d'exaltation (bonds, attitudes passionnelles, bras éten-
dus comme dans la crucifixion, etc.), ce qui n'est pas sans analogie avec le « pathe-
ticismus » de KAHLBAUM, souligne-t-il. Au cours de leurs expériences de l'Institut …De JONG et BARUK ont
d'Hygiène tropicale d'Amsterdam, DE JONG et BARUK ont observé que les petites doses observé que les petites
donnent lieu au sommeil, à une « attitude de flexion marquée rappelant l'attitude doses donnent lieu au
sommeil, à une « attitude
du Penseur de Rodin et l'autisme ». Les doses moyennes leur ont donné « une très
de flexion marquée rap-
belle catalepsie avec négativisme ». De plus fortes doses produisent un état d'agitation pelant l'attitude du
stéréotypée » avec des gestes pathétiques et parfois des mouvements rappelant le Penseur de RODIN et l'au-
« maniérisme ». Enfin de très fortes doses produisent l'épilepsie. Il y a lieu de noter tisme »…

que ici, disent assez paradoxalement les auteurs, « pour la première fois dans la
série animale », se produit parfois une véritable « conservation des attitudes ». Chez
un singe « Macacus cynomalgus », DE JONG et BARUK ont noté des attitudes catalep-
tiques, le singe tenant une patte en l'air ; à d'autres moments, l'animal gardait la der-
nière position prise, une patte de devant restait par exemple tenue suspendue.
L'électromyographie de cette attitude a pu être réalisée sans d'ailleurs que les auteurs
tirent argument de cette courbe. Plus récemment, DE JONG 2 a rapporté une observa-
tion de deux chimpanzés. Il a constaté des phénomènes analogues à ceux déjà cités. A.
KENNEDY 3 a provoqué chez le singe un syndrome hyperkinétique semblable à celui
des schizophrènes à l'aide d'une injection de bulbocapnine. Cependant, si l'animal a
été soumis préalablement à un choc cardiazolique, le temps de latence est plus
grand et les manifestations akinétiques plus importantes.

1. OTTAVIANO et PAPPALARDO, Acta Neurologica (di Napoli), février, 1947.


2. D E J ONG , Proc. Soc. Exp. Biol. and. Med., 1939.
3. A. K ENNEDY, J. of Neuro., 1930.

129
ÉTUDE N°10

b) CHEZ L'HOMME.
Umberto di GIACOMO entreprit, à notre connaissance, les premières recherches sur
ce point 1, puis GULLOTTA 2 étudia l'action de la bulbocapnine chez 25 catato-
niques; chez 12 de ses malades kyperkinétiques les symptômes s'intensifièrent ; par
contre, assez paradoxalement, la bulbocapnine a amendé les stuporeux... Bruno
SPAGNOLI 3 a pratiqué des injections intraveineuses et même intrarachidiennes de bul-
bocapnine chez des épileptiques et des parkinsoniens. Il a noté l'apparition de somno-
lence, de stupeur et de la bradypnée. Dans l'ensemble, ces troubles lui parurent être
plus près du syndrome catatonique que de l'hypertonie parkinsonienne. C'est à une
conclusion inverse cependant qu'est parvenu HENNER 4 à Prague.
Tels sont les résultats 5 les plus clairs ou les moins contestés de l'expérimentation
dans la série animale et chez l'homme à l'aide de la bulbocapnine. Deux problèmes se
sont imposés à l'esprit des chercheurs, l'un constituant la discussion sur l'analogie de
ces troubles avec la catatonie humaine, l'autre concernant le mécanisme de la catato-
nie obtenue par la bulbocapnine.
SYNDROME BULBOCAPNIQUE ET CATATONIE. Comme le souligne tout spécialement
BARUK 6, DE JONG ne croyait pas au cours de ses premières expériences (1922) qu'il
fût possible d'établir une comparaison utile entre ces deux séries de faits. C'est que
…La catatonie humaine avec beaucoup d'auteurs, il avait tendance à voir dans la catalepsie un phénomène si
est constituée par des purement musculaire qu'il répugnait ensuite à réduire à un trouble de cet ordre le
troubles psychomoteurs tableau clinique de la catatonie humaine. BARUK, en concevant la catatonie expéri-
altérant l'initiative, la
mentale comme un syndrome plus psychomoteur et psychique que purement méca-
« mise en train motri-
ce»… nique, a permis à leur collaboration de s'engager sur ce rapprochement intéressant.
…Lorsque ces fonctions Voici comment il résume lui-même sa position à l'égard de ce problème. La catatonie
sont atteintes par la bul- humaine est constituée par des troubles psychomoteurs altérant l'initiative, la « mise
bocapnine,[…] il s'établit
en train motrice ». Or l'animal, tout au moins le mammifère, présente des fonctions
une immobilisation
d'ordre cataleptique avec psychomotrices analogues. Lorsque ces fonctions sont atteintes par la bulbocapnine,
abolition de l'initiative, chez l'animal comme chez l'homme, il s'établit une immobilisation d'ordre cataleptique
passivité et négativisme… avec abolition de l'initiative, passivité et négativisme. De même chez les animaux
comme chez les catatoniques s'observent des hyperkinésies, des mouvements automa-
tiques, des crises nerveuses du type « patheticismus » et des troubles végétatifs.

1. DI G IACOMO , Bolletino Soc. Ital. di Biologia, 1930.


2. G ULLOTTA , Bolletino Soc. Ital., 1930.
3. S PAGNOLI , Giornale Clin. Med., 1931.
4. H ENNER, Travaux offerts au Pr. S YLLABA 1938.
5. On trouvera dans le travail de BUSCAINO un exposé des résultats obtenus par l'école italienne
qui a beaucoup travaillé à l'étude de la catatonie par la bulbocapnine. BUSCAINO, Rivista sper. di
Freniatria., 1933.
6. BARUK, Psychiatrie Médicale, p. 190 et Précis, p. 119.

130
LA CATATONIE

D'autre part, on trouve chez le singe l'attitude caractéristique en flexion. BARUK n'a pas
craint même de souligner l'identité « d'attitude autistique » chez l'animal intoxiqué
comme chez l'homme malade. Enfin les électromyogrammes montrent que dans les
deux cas les courants d'action à double rythme et les troubles chronaxiques sont les
mêmes (BARUK, Mlle MOREL, DE JONG, BOURGUIGNON). La thèse de BARUK est donc
nette : le syndrome réalisé par la bulbocapnine chez l'animal est le même que celui
réalisé par la maladie chez le malade catatonique.
Par contre certains auteurs (comme DE JONG lui-même tout au commencement de
ses travaux) considèrent la « catatonie » expérimentale comme un état cataleptique du
tonus musculaire plus près des syndromes neurologiques d'hypertonie que de la cata-
tonie humaine. Telle est l'opinion de POPPI 1 et celle de DIVRY 2 qui se sont élevés
contre l'assimilation à la catatonie humaine à un syndrome si fruste et si banal que c'est
seulement par un artifice (que les auteurs ont, souvent, bien du mal à dissimuler) que
l'on pourrait établir entre eux des rapports d'analogie.

MÉCANISME PHYSIOPATHOLOGIQUE DE LA « CATATONIE BULBOCAPNIQUE ».


Naturellement comme le syndrome catatonique lui-même la catalepsie bulbocap- …comme le syndrome
nique a donné lieu aux mêmes hypothèses et discussions. catatonique lui-même la
catalepsie bulbocapnique
En ce qui concerne la physiopathologie du muscle et du tonus sous l'influence de
a donné lieu aux mêmes
la bulbocapnine, rappelons que DE JONG et BOURGUIGNON ont cherché les variations hypothèses et discus-
chronaxiques 3, que KRISCH et SPIEGEL 4, DE GIACOMO 5 et BERTOLANI 6 ont étudié les sions…
modifications du tonus, RICHTER et PATERSON 7 le réflexe de préhension, V. GAUDIO 8
les électromyogrammes, POPPI 9, la physiologie du muscle isolé, etc..
Les troubles chimiques des humeurs ont été étudiés par GULLOTTA 10, CURTI 11 ,

KATZENELBOGEN et MECHAN 12 , Vito LONGO 13 etc..., etc...


Mais c'est naturellement par le problème de la localisation cérébrale de la catato-
nie bulbocapnique que tous les expérimentateurs n'ont cessé d'être préoccupés.

1. POPPI, Zeitsch. f. d. g. Neuro, 1936, 154, p. 458.


2. DIVRY, Dans son rapport, Congrès des Aliénistes, Anvers, 1928.
3. DE JONG et BOURGUIGNON, Rev. Neuro., 1928.
4. KRISCH et SPIEGEL, Zeitsch. f. Neuro., 1929,122, p. 535.
5. GIACOMO, Bull. Soc. Ital. de Biologia., 1930 et Rivista pato nerv. mentale., 1932.
6. BERTOLANI, Congrès de Neurologie International, Berne, 1931.
7. RICHTER et PATERSON, Journal of Pharmaco, 1931.
8. V. GAUDIO, Fisiologiale Medicina, 1936.
9. POPPI, Schizofrenia, 1935 et Zeitsch. f. Neuro., 1936, 154, p. 458.
10. GULLOTTA, Variations de la Calcémie et de la Potassémie, Bolletino Soc. Ital. di Biologia,
1930 et 1931.
11. CURTI, Métabolisme basal, Bolletino Soc. Ital. Biol., 1930.
12. KATZENELBOGEN et MECHAN, Chlorures, J. of Pharmaco, 1933.
13. Vito LONGO, Système Réticulo endothélial, Bol. Soc. Med. di Catania, 1933.

131
ÉTUDE N°10

Mentionnons d'abord quelques études d'anatomie pathologique: DONAGGIO 1 avait


trouvé surtout des lésions corticales, Luis ROJAS 2 a observé chez les animaux intoxi-
qués des lésions diffuses surtout vasculaires réalisant parfois une véritable angioné-
crose. PEPO ESCADE et HORN 3 ont trouvé des lésions principalement basilaires. BELLA
HECHST 4 a mis en évidence chez les souris des lésions surtout thalamiques, tandis que
chez le chat, le cortex était au contraire le plus atteint ; dans l'ensemble, il accorde une
certaine importance aux lésions thalamiques. On comprend que de telles constatations
contradictoires aient plutôt alimenté que résolu la discussion. Si l'on s'en tient à ce que
nous avons déjà exposé à propos des constatations faites dans la série animale, il peut
paraître plausible d'admettre avec DE JONG et BARUK et aussi avec George W.
…la catatonie expérimen- HENRY 5, que la catatonie expérimentale ne se rencontre que chez les animaux pour-
tale ne se rencontre que vus de cortex. C'est ainsi que d'après ces auteurs on ne la rencontre pas chez les pois-
chez les animaux pourvus sons, batraciens et reptiles, tandis qu'elle apparaît chez des vertébrés à néo-cortex
de cortex…
rudimentaire pour prendre son aspect le plus typique chez les petits mammifères et
spécialement chez le singe. Mais ces faits, peut-être encore obscurs et d'interprétation
bien délicate, n'ont pas manqué d'être observés différemment et notamment par
RIBEIRO DO VALE (1935) et par BARAHONA FERNANDES et F. FEIREIRA (1935).
On a donc eu recours à l'expérimentation. SCHALTENBRAND avait cru observer
d'abord (vers 1925) que la catatonie par l'intoxication bulbocapnique ne se produisait
que si le cortex de l'animal était intact. Mais reprenant ses expériences avec Stanley
COBB 6 et n'injectant plus à ses chats la bulbocapnine durant la phase aiguë post-opé-
ratoire mais seulement après que le cortex eut été enlevé depuis assez longtemps, il put
obtenir des phénomènes cataleptiques plusieurs mois après l'opération. KRAUSE
d'abord seul (1931), puis KRAUSE et DE JONG 7 après extirpation des régions
motrices corticales, chez le singe et le chat, n'observèrent pas, tout d'abord, de
catalepsie du côté correspondant à la lésion, mais, au bout de trois mois, les deux
hémicorps se comportaient également chez le singe et les phénomènes hyperkinétiques
ne semblèrent pas influencés par les lésions corticales. A. FERRARO et S. BARRERA
dans leur ouvrage 8 ont confirmé les expériences de COBB : chez les chats et les
singes dont on enlève tout ou partie du cortex, il est encore possible de provoquer la
catalepsie expérimentale. Elle se produit encore si l'on élimine le striatum, si l'on sec-

1. DONAGGIO Congrès de la Société Italienne de Neurologie, 1929.


2. Luis ROJAS, Thèse de Madrid, 1933 et Arch. Biol., I933, pp. 451 à 485.
3. PEPO ESCADE et HORN, cités par DE GIACOMO, Schizof., 1934.
4. BELA HECHST, Arch. für Psych., 1933, 99, pp. 702 à 738.
5. W. HENRY, Amer. J. of Psych., 1932.
6. COBB, Pflüger's Archiv., 1929.
7. KRAUSE et DE JONG, Zeitsch.für Neuro., 1931,133, pp. 754 à 761.
8. A. FERRARO et S. BARRERA, New-York, I vol., 119 pages, 1932.

132
LA CATATONIE

tionne le mésencéphale, et même après ablation du cervelet et hémisection de la moel-


le... SAGER 1, après ablation de l'écorce d'un hémisphère, a pu, quelques semaines
après, faire disparaître une vraie catalepsie sous l'action de la bulbocapnine sur l'hé-
micorps opposé à la lésion. SAGER et DE JONG 2 ont pu provoquer la catalepsie bul-
bocapnique chez des chats ayant subi l'extirpation partielle ou totale du cervelet.
Enrico M ONDIO 3 a étudié l'action de la bulbocapnine sur des chiens préparés
selon la technique d'AMANTEA, c'est-à-dire chez lesquels on provoquait une épilepsie
réflexe par excitation des aires motrices rolandiques. Il n'a pu mettre en évidence
aucune modification de l'excitabilité des centres sensori-moteurs corticaux, il ne pense
pas que la bulbocapnine ait une action corticale. Le même auteur avait appliqué la bul-
bocapnine directement sur les divers segments du névraxe de crapauds, de pigeons, et
de chiens 4. Tandis que dans le bulbe et dans la moelle l'application directe ne pro-
duit aucun effet, il se produit des phénomènes rappelant la catatonie quand on fait agir
la bulbocapnine sur le thalamus, le diencéphale et le mésencéphale. – A. BARREVELD
et D. J. KOLK 5 ont montré que chez les chiens privés d'écorce, la bulbocapnine peut
provoquer la catatonie et même à des doses moindres que chez les animaux nor-
maux (5 à 10 mg par Kg au lieu de 25 à 30 mg). Selon TOMESCO et CORMOLESCO 6,
l'injection d'atropine empêcherait la production de la catatonie expérimentale alors que
l'action d'autres agents comme l'adrénaline, l'ergotamine, la pilocarpine resterait …BARUK conclut … que la
bulbocapnine a « une
sans effet. BARUK, dans son récent « Précis », conclut de ses recherches et notam-
action diffuse sur tout le
ment des expériences qu'il a pratiquées avec PUECH à l'aide d'imprégnations toxiques cerveau, action à laquelle
du cortex et de la base du cerveau que la bulbocapnine « a une action diffuse sur tout participe un important
le cerveau, action à laquelle participe un important facteur cortical ». facteur cortical »…

2° Catatonie uréthanique:
SCHMIELBERG, dès 1876, avait remarqué que l'uréthane produit chez divers animaux
des manifestations cataleptiques. DE GIACOMO 7 a utilisé chez le chat des doses de 0,5
à 1 ml d'une solution à 25%. Chez l'homme, 8 ml n'ont rien produit, mais avec 16 ml
l'auteur a pu obtenir un état cataleptique d'une durée de une heure et demie. Enrico
MONDIO 8 a constaté que si, sur des chiens, l'application locale d'uréthane sur la zone
cortico-sigmoïde ne détermine pas la catatonie, par contre l'injection d'uréthane se révè-

1. SAGER, Zeitsch. exp. Med., 1932.


2. SAGER et DE JONG, Proc. Royal. Acad., Amsterdam, 1933.
3. Enrico MONDIO, Rivista di Pato Nerv. Ment., 1935, 45, pp. 627 à 652.
4. Rivista Pato., Sper., 1934.
5. A. BARREVELD et D. J. KOLK, Arch. Néerl. Physiol., 1937, 22, pp. 319 à 371.
6. TOMESCO et CORMOLESCO, Bull. Soc. Psych., Bucarest, 1936,1, pp. 171 à 174.
7. DE GIACOMO, Schizofrenie, 1934.
8. Enrico MONDIO, Rivista Pato. Sper., 1935.

133
ÉTUDE N°10

le efficace. – En 1939, A. NOBILE 1 a étudié chez un grand nombre d'animaux (gre-


nouilles, oiseaux, lapins, poules, chiens, etc.) l'action catatonisante de l'uréthane.

3° Catatonie par la cumarine :


J. RIBEIRO DI VALE 2 a étudié au Brésil l'action comparée de la cumarine et de la
bulbocapnine chez les oiseaux : les deux substances ont des effets équivalents. Chez
les mammifères (cobayes et rats), la cumarine provoque d'abord une perte de l'ini-
tiative motrice et à des doses plus élevées, une paralysie du train postérieur.
Précisons que la cumarine est extraite du « coumeron brasilieu » (Dipterix odorata).

4° Catatonie par le somnifène :


Les travaux de PANKER et de E. BULMAN 3 contiennent des documents cliniques à
ce sujet. BUSCAINO ET DE GIACOMO 4 ont étudié l'action du somnifène chez 10
déments précoces et 5 sujets sains.

5° Catatonie et amines:
DE JONG 5 avait obtenu avec la mescaline, le haschich et l'harmine ce que
REICHARDT a appelé la « triade de la démence précoce » (Phénomènes psychiques,
sympathiques et psychomoteurs). Il a depuis 6 indiqué que de nombreux corps aminés,
étant parents de la mescaline, leur action catatonisante était probable. Nous nous dis-
penserons de citer même les noms de ces dérivés des produits intermédiaires de la syn-
thèse de la mescaline (passant par la vaniline, l'hordénine et l'adrénaline pour aboutir
à la choline). Or toutes ces substances ont des effets catatonisants, l'acétylcholine
…DELAY, COLLET et notamment. Il ne semble pas étonnant de ce point de vue que DELAY, COLLET et
ROUMANGEON ont pu ROUMANGEON 7 aient pu constater que la méthédrine et le choc amphétaminique aient
constater que la méthé-
provoqué un renforcement des troubles catatoniques chez leurs malades. BARUK,
drine et le choc amphéta-
minique ont provoqué un DAVID, RACINE et VALLANCIEN 8 ont étudié l'acétylcholine et n'ont obtenu que
renforcement des troubles « certains phénomènes hypokinétiques ».
catatoniques…

1. N OBILE, Schizofrenie. VII Supp., 1939, pp. 11 à 54.


2. RIBEIRO DI VALE, Thèse de Sao Paolo, 1933 et Mém. Hop. Juquery, 1935.
3. PANKER et E. BULMAN , Mexico, 1930.
4. BUSCAINO et D E G IACOMO , Bol. Soc. Ital. Biol., 1930.
5. DE JONG, Proc. Roy. Acad., Amsterdam, 1930. On trouvera dans son article des Ann.Médico-
Psycho. (1933) un exposé de la structure et des parentés chimiques de ces substances
aminées.
6. DE JONG, Congrès de Berne, 1931 et Ann. Médico-Psychol., février 1933.
7. Cf. la série des notes publiées par DELAY et ses collaborateurs dans les Ann. Midico-Psycho.,
1947.
8. Revue Neurologique, 1948.

134
LA CATATONIE

6° Catatonie et adrénaline:
DE JONG a réalisé sur 3 chats, 4 souris et 2 singes en utilisant des doses quasi mor-
telles un état catatonique avec hypokinésie, catalepsie, négativisme, hyperkinésies et
paralysies.

7° Catatonie insulinique :
Nous renvoyons à l'étude de DIVRY et EVRARD 1 sur la catalepsie insulinique chez
la souris. Ces auteurs ont noté une inertie psycho-motrice ou stade cataleptisant maxi-
mum (2 à 3 U. I.) tout à fait comparable à celle que provoque la bulbocapnine.

8° Catatonie électrique:
Certes, depuis longtemps on connaissait le sommeil électrique (LEDUC, BLANIES et
SCHWEIZER) qui a fait l'objet plus récemment des travaux de SCHEMINZKY 2. En 1931,
un Hollandais KELLER 3, ayant fait passer un courant continu intermittent d'une inten-
sité moyenne à travers le crâne de chats et lapins, nota des phénomènes catatoniques.
– GULLOTTA 4 a utilisé pour arriver au même but un courant oscillant (150 volts à 50
périodes) et la faradisation. HORREVELD et KOK 5 ont obtenu la catalepsie par courants
oscillants sinusoïdaux.

9° Catatonie et infections expérimentales :


Nous avons précédemment parlé des catatonies colibacillaires, typhiques et bacillaires,
BARUK 6 a spécialement étudié cette question. La toxine colibacillaire neurotrope lui a
permis de réaliser chez un certain nombre de mammifères tantôt du sommeil patholo-
gique, tantôt « une très belle catatonie expérimentale » (négativisme hyperkinésie,
troubles organo-végétatifs et catalepsie qui lui permet de rapprocher beaucoup de la
catatonie humaine).

10° Catatonie hépatique:


BARUK et CAMUS 7 se sont consacrés à l'étude de la « catatonie biliaire ». La cata-
tonie obtenue chez l'animal (pigeon) par injection de bile prélevée par tubage duodé-
nal paraît être liée à une substance apparaissant surtout dans la bile humaine au cours

1. D IVRY et ÉVRARD , SOC . Méd. Ment. Belge, 1937.


2. S CHEMINZKY, Pflüger's Archiv., 1924.
3. KELLER, Acta brevia neerl., 1932.
4. GULLOTTA, Rivista sper. di Freniatria, 1934.
5. H ORREVELD et K OK , Archiv. néerl. Physiol., 1934.
6. BARUK , Psychiatrie Médicale, pp. 213 à 233, et « Précis » (1950) p. 207 à 213.
7. BARUK et CAMUS , Une variété de catalepsie biliaire expérimentale, Ann. Médico-
Psychol., décembre 1934.

135
ÉTUDE N°10

de certains états pathologiques (BARUK pp. 233 à 258). GEESINK 1 a obtenu chez le chat
16 fois sur 24 opérations un syndrome catatonique par ligature de l'artère hépatique.

11° Catatonie et « catatonine » :


DE JONG 2 ayant appris qu'un extrait benzolé lipoïde d'urine réalisé par FREUD
(d'Amsterdam) pouvait provoquer la catalepsie chez le rat, essaya d'étalonner le pou-
voir catatonigène des urines sur le rat, l'unité rat étant un extrait benzolé préparé
avec 2 litres d'urine concentrée sur 1 ml d'huile et capable de provoquer le maintien
des attitudes du rat. Il apparaît ainsi que les urines des sujets sains contiennent beau-
coup moins de substances catatonigènes (catatonine) que celle des sujets atteints de
maladie mentale. Le seuil des réactions catatoniques est autour de 6 dix millièmes de
milligramme alors que l'acétylcholine agit à 0,12 milligramme, l'adrénaline à 0,1 mil-
ligramme, la mescaline à 3 milligrammes et la bulbocapnine à 1 ou 2 milligrammes.
TINEL et ECK 3 ont repris et poursuivi les expériences de DE JONG, ils les ont confir-
mées dans leurs grandes lignes.

12° Catatonie et asphyxie:


C'est encore DE JONG qui eut l'idée d'étudier l'action de l'azote. Il plaça des
animaux sous une cloche de verre remplie de ce gaz, jusqu'à ce qu'il se produise des
convulsions épileptiques, mais il nota que, avant de parvenir à ce stade, les animaux
présentaient d'abord des hyperkinésies, puis « une très belle catalepsie », qui se mani-
festait en suspendant les souris à un bec « Bunsen ». Le même résultat fut atteint en
remplissant la cloche de CO 2. Ce facteur asphyxique paraît jouer un rôle dans la
pathogénie de la catatonie, s'il est vrai (KAUFFMAN, SPIEGEL) qu'un mélange d'oxygè-
ne et de CO 2 a une influence heureuse sur la catatonie. Nous verrons plus loin que les
derniers travaux de DE JONG font jouer un grand rôle au facteur asphyxie.

13° Catatonie et « hypnose » des animaux:


On sait que certaines attitudes comportant des réflexes d'immobilisation se pro-
duisent chez les animaux en relation avec les excitations provenant du champ percep-
tif. Ainsi si l'on trace un trait de craie sur le plancher où se trouve une poule, elle ne
va pas plus avant, elle s'arrête et se fixe dans cette posture. Dans les élevages de fai-
sans nous avons vu mettre ces animaux en état d'hypnose en leur infligeant plusieurs
mouvements de rotation afin de les désorienter et de les familiariser avec leur nouvel
habitat. C'est, croyons-nous, des phénomènes de cet ordre qui ont été étudiés dans

1. GEESINK, Acta brev. néerl. Psysiol., 1936.


2. DE JONG, Ann. Médico-Psycho., 1933,1, pp. 156 à 160.
3. TINEL et ECK, Ann. Médico-Psycho., 1933, II, p. 710.

136
LA CATATONIE

le travail de STEINIGER 1. La catalepsie chez les insectes est caractérisée par l'immo-
bilité, l'hyporéflectivité, l'hypotonie et la flexibilité cireuse. Cette catalepsie varie
sous l'influence de la lumière et de la faim. Pour cet auteur le centre cataleptique rési-
derait dans le protocerebrum chez les premiers et le ganglion pharyngé supérieur chez
les seconds de ces animaux. J. P. FOLEY junior 2 a observé, chez le singe, que l'animal
pouvait être immobilisé par l'effleurement des yeux et de la poitrine ou encore lorsque
l'on fixait sa tête contre un dossier. La même fixation de l'attitude pouvait être provo-
quée par le fait de placer devant ses yeux un système de lentilles qui renversaient les
images de son champ visuel. La « réaction » est donc en un certain sens conditionnée.
Il s'agit de « réflexes d'immobilisation » étudiés par CZERMAK, MANGOLD, PREGER 3,
etc ... KUTTNER 4 a montré que ces réactions catatoniques se produisent chez beaucoup
d'animaux en dehors de toute intervention d'agents pharmacologiques. On comprend
que de tels comportements aient créé une difficulté 5 nouvelle et assez gênante pour
l'interprétation des résultats des expériences chez les animaux...
Nous ne saurions terminer ce paragraphe consacré à la catatonie expérimentale …les agents pharmacolo-
sans parler des agents pharmacologiques qui suspendent la catatonie. EVRARD et gique senspendant la
SPIEGEL 6 ont étudié expérimentalement l'action de la cocaïne. KAUFMAN et catatonie expérimentale:
la cocaïne, le mélange
SPIEGEL 7 l'action du mélange de gaz carbonique et d'oxygène. Mais c'est surtout
gaz carbonique et oxygè-
l'amytal sodique qui a été étudié ces dernières années, par LORENZ 8, BLEEKWENN 9, ne, l'amytal sodique sur-
MASPERO et VISINTINI 10, DELAY et MALLET 11. KERMANN 12, a noté l'abolition de la tout…
catalepsie bulbocapnique chez le chat mais par l'action de la tétrahydro-naphtyl-
amine 13.

1. STEINIGER. Il est cité généralement sans références bibliographiques ; nous avons lu


simplement l'analyse dans le Zentralblatt : phénomènes de Catalepsie chez les sauterelles
et les hydrophiles (Stabheuschrecken und Wasserlaüfer) in Zeitsch. Morphol. und Okol.
Tiere 1933.
2. J. P. FOLEY, junior : Journ. Comp. Psychology, 1938, 26, pp. 515 à 526.
3. Cf. Traité de Physiologie de BETHE (Article de R. W. HOFFMAN).
4. KUTTNER, Die Katatonische Symptôme beim Menschen von Standpunkt der Tier-
psychologie, Monatsch. für Psych., n° 78, 1931, p. 10.
5. Cf. la communication de DE JONG et la discussion de BARUK, Ann. Médico-Psychol.,
février 1933.
6. EVRARD et S PIEGEL, Zeitsch. für Neuro., 1932, 138.
7. K AUFMAN et S PIEGEL, Zeitsch. f. Neuro., 1930.
8. LORENZ, Some observation in catatonia, Psych. Quarter. 4, 95, 1930.
9. BLEEKWENN, Sodium amytal in nervous etc., Wisc. Méd. Journal, décembre 1930.
10. M ASPERO et V ISINTINI , Giornale Academia Med., Torino, 1933.
11. D ELAY et M ALLET, Encéphale, 1948.
!2. K ERMANN , Archiv. of Neuro. and Psych., 1944, 52.
13. KIELHOLZ a récemment étudié l'action favorable des transfusions sanguines (Ueber
Ergebnisse der Behandlung akuter Katatonie mit der Durchblütung, Archives suisses de Neuro.
et Psych., 1949, 63, pp. 230 à 245).

137
ÉTUDE N°10

C. – LA LOCALISATION CÉRÉBRALE DE SYNDROME CATATONIQUE


Tout ce que nous venons de dire montre surabondamment combien la question
de la localisation cérébrale de la catatonie constitue le foyer de toutes les
…Un problème domine
recherches pathogéniques. Aussi en réservant un paragraphe spécial à l'examen de ce
tous les autres, c'est celui
de la nature corticale ou problème, pourrons-nous éviter d'entrer dans les détails des faits et expériences dont
sous-corticale de la cata- nous avons déjà exposé l'essentiel. Un problème domine tous les autres, c'est celui
tonie… de la nature corticale ou sous-corticale de la catatonie.
Relevons d'abord les faits anatomo-cliniques les plus grossiers. ZIEHEN 1 rapportait
un cas de catatonie chez un malade qui présentait un vieux foyer de ramollissement
dans le territoire de la cérébrale antérieure. STERDTZ 2 observa une thrombose des sinus
ayant entraîné des symptômes catatoniques. K. SCHMIDT 3 a trouvé un gros abcès de la
substance blanche pariétale gauche chez un catatonique. De même SCHÖFER 4 aurait
observé une catatonie en relation avec un abcès cérébral. – Anna KOTTGEN 5 avait déjà
également rapporté des cas de grosses lésions organiques cérébrales : dans l'un il s'agis-
sait d'une véritable méningo-encéphalite syphilitique de forme catatonique. SÉGLAS 6 en
publia deux cas analogues, dans un autre cas, il s'agissait d'une méningite tuberculeuse.
VOGELIN 7 a vérifié à l'autopsie d'un cas de catatonie la présence d'une tumeur du lobe
frontal gauche. STRANSKY (1922) trouva une atrophie hémisphérique gauche chez un
vieillard de 65 ans catatonique, ce qui pose la question du rapport de certains syndromes
catatoniques avec les atrophies de PICK. LUA 8 aurait observé un malade catatonique
dont l'autopsie a montré des ramollissements multiples dans les lobes occipital et tem-
poral, le noyau lenticulaire et le thalamus gauche. JACOB (1923) a rapporté le cas d'une
catatonie typique au cours du développement d'une tumeur temporale gauche et
SCHRÖDER 9 a trouvé, à l'autopsie d'un catatonique, des lésions hypophysaires. – Tous
les cas anciens ou récents que nous retrouverons ailleurs à propos des tumeurs céré-
brales, des traumatismes méningo-encéphalitiques, de l'encéphalite, etc... doivent être
également rappelés ici pour montrer que la pathologie cérébrale joue évidemment un
rôle décisif dans le déterminisme de la catatonie.
Quant aux recherches histopathologiques pratiquées dans des cas de catatonie,
nous allons en exposer l'essentiel. Il est très difficile de traiter du point de vue anato-
mique le problème de la catatonie en dehors de celui de la démence précoce, car

1. ZIEHEN, dans la 3ème Édit. de son Traité de Psychiatrie.


2. S TERDTZ, Berl. Klin. Woch., 1909.
3. K. S CHMIDT, Cité par BERTOLANI.
4. SCHÖFER, D'après DROEDER, dans son étude sur La catatonie chez le vieillard, 1910.
5. K OTTGEN , Zurich, 1899.
6. SÉGLAS, Nouvelle Icono. de la Salpétrière, 1907.
7. VOGELIN, cité par BERTOLINI.
8. LUA, Thèse de Fribourg, citée par BERTOLANI sans indication de date.
9. SCHRÖDER, cité par BOSTROEM.

138
LA CATATONIE

beaucoup de travaux sur l'anatomie pathologique de la schizophrénie en général enve- …beaucoup de travaux
loppent tout naturellement la question de l'anatomie pathologique de la catatonie et sur l'anatomie patholo-
gique de la schizophrénie
nous ne pouvons pas songer dans cette étude à aborder la généralité de ce problème.
en général enveloppent
Ces réserves étant faites, voici les principaux faits. Le travail de KLIPPEL et tout naturellement la
LHERMITTE 1 ne comporte que l'étude de trois cas sans mention de catatonie. Le tra- question de l'anatomie
vail classique de KLARFELD 2 n'apporte non plus aucune précision sur l'histopatholo- pathologique de la cata-
tonie…
gie de la catatonie en particulier. Par contre, le cas n° 11 (Wolf) du travail de
JOSEPHY 3 est intéressant. Il s'agissait d'une forme catatonique et paranoïde, il exis-
tait des troubles de l'architectonie corticale par « pathoclise » de la troisième
couche de BRODMANN, amincissement diffus avec sclérose, dégénérescence graisseu-
se, mais il y avait également des lésions pallidales avec altération cellulaire, dépôts
pigmentaires et concrétions pseudo-calcaires de SPATZ. JOSEPHY considérait que,
dans ce cas, il y avait un syndrome moteur (catatonie avec troubles moteurs impor-
tants) dépendant de l'atteinte pallidale et des troubles psychiques dépendant des
lésions corticales. BOSTROEM en discutant cette opinion 4 fait remarquer que l'on trou-
vait cliniquement des traits de catatonie nets dans les observations 1, 3 et 10 de
JOSEPHY et moins caractérisés dans les observations 7 et 9 alors que seul dans le pre-
mier cas JOSEPHY a pu noter quelques lésions sous-corticales. Par contre, dans les cas
4, 5,, 6 et 8, il existait des lésions des noyaux gris centraux sans traits de catatonie...
Un peu plus tard FUNFGELD 5 a voulu vérifier l'hypothèse de KUPPER sur les lésions des
noyaux gris centraux. Ses constatations effectuées sur 5 cerveaux (dont 4 de catato-
niques) ont été négatives, – dans les cas 1 et 2 il existait quelques lésions au niveau du
striatum. – GUIRAUD et Henri EY 6 ont rapporté l'observation d'un jeune homme de 22
ans ayant présenté un syndrome catatonique typique et d'évolution rapide (deux ans).
Il y avait une atteinte névroglique du type dégénérescence mucocytaire de GRYNFELDT
et des lésions des cellules nerveuses dans tout l'encéphale, la protubérance, le
bulbe et la moelle cervicale. Les régions les plus atteintes étaient le globus pallidus, le
putamen et le noyau caudé, la substance de REICHERT et le tuber. BOSTROEM 7 a fait
examiner par KLARFELD le cerveau d'une jeune catatonique de 35 ans qui avait fait pen-
ser à un syndrome encéphalitique : il n'existait aucune lésion de type encéphalitique,
par contre il y avait quelques lésions cellulaires dans le cortex et les noyaux centraux
« comme on en trouve dans la démence précoce ». BUSCAINO, soit par l'étude de

1. KLIPPEL et LHERMITTE, Revue Psychiatrie, 1904.


2. K LARFELD , Klin. Woch., 1923.
3. J OSEPHY, Zeitsch. f. Neuro., 1923, 86, pp. 390 à 485.
4. BOSTROEM, Traité de Bumke, II, p. 192.
5. F UNFGELD, Zeitsch. f. Neuro., 1925, 95, pp. 411 à 463.
6. G UIRAUD et H. EY, Soc. Méd. Ment., 1926.
7. BOSTROEM, Traité de Bumke.

139
ÉTUDE N°10

quelques observations personnelles 1, soit par l'analyse méthodique des travaux sur
la physio-cérébro-pathologie de la démence précoce qu'il a systématiquement effec-
tuée 2, s'est efforcé de montrer l'existence de zones de désintégration « en grappe » qui
frappent avec élection les couches « mésencéphaliques » de l'écorce et c'est à son avis
aux atteintes des centres mésencéphaliques consécutives à ces lésions corticales que
correspondrait le syndrome catatonique. CLAUDE, LHERMITTE et BARUK ont publié l'ob-
servation d'une catatonie tardive associée à des troubles aphasiques et à un syndrome
bulbaire, l'examen histo-pathologique a montré des lésions cellulaires diffuses à type
abiotrophique atteignant le cortex et aussi les noyaux opto-striés, mais respectant
remarquablement le système pyramidal et cérébelleux, BARUK et CUEL 3 ont relaté une
obser vation de « catatonie de KAHLBAUM » dans laquelle prédominaient une raideur
intense et une attitude en flexion avec enroulement extrême, ils ont mis en évidence
des lésions vasculaires de capillarité diffuse à type chronique.
Nous n'avons pas la prétention d'épuiser ici par cette énumération succincte toutes
les observations histopathologiques publiées dans la littérature depuis vingt ans. Mais
nous devons indiquer que ces études histopathologiques, à notre grand étonnement,
sont beaucoup plus rares que l'on pourrait s'y attendre. Cela n'a pas empêché les
protagonistes des discussions sur la localisation de la catatonie de soutenir entre
eux de vives discussions.

Théories méso-diencéphaliques.

… les travaux qui inter- Déjà LEHMAN en 1858 localisait dans les noyaux gris centraux la « lésion dyna-
prètent la catatonie mique » de la catatonie ! L'étude des mouvements et du tonus telle qu'elle résulte des
comme un trouble muscu-
travaux que nous avons analysés plus haut et qui interprètent la catatonie comme un
laire, ne pouvait qu'en-
courager les auteurs à
trouble musculaire, une « myotonie » (KAHLBAUM), ne pouvait qu'encourager les
admettre un trouble de la auteurs à admettre un trouble de la régulation du tonus, des mouvements automatiques,
régulation du tonus, des des expressions émotionnelles, etc... et à le rapporter à une atteinte des appareils de
mouvements automa-
régulation, figurés par les noyaux gris de la base, et les formations mésencéphaliques.
tiques, des expressions
émotionnelles, etc...
Naturellement la pathologie extrapyramidale des contractures des hyperkinésies, des
…et à le rapporter à une hypokinésies et des parakinésies parkinsoniennes a, depuis 1920, fait avancer d'un
atteinte des appareils de grand pas, ces interprétations anatomo-physiologistes. Tandis que chez nous DIDE et
régulation, figurés par les
GUIRAUD (dès 1921), puis TRUELLE et PETIT 4, BERNADOU 5 et PADEANO 8, systémati-
noyaux gris de la base…

1. BUSCAINO , Encéphale, 1924, 1, pp. 217 à 225.


2. Dans la Rivista di pathologia nervosa en 1921, 1926, 1929 et 1932, et dans la revue
Neopsichiatria, pour les travaux de 1932 à 1937.
3. B ARUK et CUEL (Traité de B ARUK , p. 179).
4. TRUELLE et P ETIT, Congrès des Aliénistes de 1922.
5. BERNADOU , Thèse, Paris, 1922.
6. PADEANO , Thèse, Paris, 1923.

140
LA CATATONIE

saient les multiples observations de catatonie encéphalitique publiées à cette époque


(celles de WIDAL, LOGRE, CLAUDE, SICARD, BABINSKI, HAHN, LAIGNEL-LAVASTINE,
etc..) en un faisceau théorique impressionnant, le même travail, se poursuivait à
l'étranger. FRANKEL 1 publia à cette époque une étude sur la pathologie des ganglions
sous-corticaux et il assimilait les divers syndromes ressortissant de leur atteinte aux
états catatoniques de la démence précoce. BUSCAINO, peu après 2, a considéré le syn-
drome catatonique comme un trouble « amyostatique » tout à fait analogue à l'état de
rigidité parkinsonienne. WLADYCKO 3, OBREGIA et PAULIAN 4, etc... ont soutenu la
même thèse. Mais personne mieux que GUIRAUD n'a exposé à notre connaissance l'en- …personne mieux que
GUIRAUD n'a exposé à
semble des arguments qui plaident en sa faveur. Il faut lire ses deux travaux, les plus
notre connaissance l'en-
importants sur ce point 5. Voici comment se présente son argumentation : semble des arguments…`
II existe incontestablement un syndrome végétatif important dans la catatonie : tout
d'abord des troubles oculaires (inégalité, rigidité, abolition du réflexe mydriatique à la
douleur) ; des troubles vaso-moteurs (chair de poule, exagération des réflexes idio-mus-
culaires, dermographisme), des troubles sécrétoires (séborrhée du visage, crises sudo-
rales, hydrorrhée nasale), des troubles trophiques (pseudo-œdème de DIDE dur sans
godet) etc.. Il semble nécessaire également d'admettre des troubles tubériens (adipose
diffuse, cachexie, variations de poids et de la diurèse, glycosurie transitoire). Mais c'est
surtout l'analyse clinique comparée des troubles moteurs, du syndrome de Parkinson et
de la catatonie qui est aux yeux de l'auteur (1924) démonstrative. L'atteinte des noyaux
gris et sous-optiques détermine des altérations motrices extrapyramidales caractérisées
par la perte de l'harmonie des mouvements d'ensemble, une hypertonie posturale, des
troubles de l'expression mimique, des mouvements anormaux involontaires de type
choréo-athétosique, des myoclonies, une tendance à la répétition automatique et sou-
vent accélérée de certains actes (paroles ou mouvements), de la palilalie, de la tachy-
phrénie stéréotypée et une tendance aux mouvements fréquentatifs, à répétition. Or
…Il montre que la cata-
l'étude analytique du syndrome catatonique d'après GUIRAUD montre que la catalepsie lepsie est dans son essen-
est dans son essence une exagération de la persistance posturale par perte de l'élément ce une exagération de la
de décontraction posturale réflexe, c'est-à-dire qu'elle relève de cette pathologie extra- persistance posturale par
perte de l'élément de
pyramidale à laquelle cliniquement, elle ressemble tant. Aussi a-t-il vivement critiqué
décontraction posturale
les interprétations négatives, à cet égard, de DELMAS-MARSALET (1927). Le barrage- réflexe, c'est-à-dire qu'el-
moteur et le négativisme procèdent de la difficulté du départ ou du retour à la position le relève de la pathologie
primitive qui « apparaissent comme une lutte entre un automatisme postural très exa- extrapyramidale…

1. F RANKEL, Zeitsch. f. Neuro., 1921, 70.


2. BUSCAINO, Quaderni di Psichiatria, 1924, nos 3-4.
3. WLADYCKO, Folio Neuro. estoniano, 1923.
4. OBREGIA et PAULIAN, Encéphale, 1924.
5. L'article sur la catatonie (Encéphale 1924) et son mémoire destiné à réfuter les arguments de
DELMAS-MARSALET et CLAUDE (Paris médical, 1927).

141
ÉTUDE N°10

géré et une activité volontaire kinétique » ; les répétitions motrices ou mouvements fré-
quentatifs sont à rapprocher de tous les automatismes de répétition du syndrome par-
kinsonien. Certaines positions stéréotypées sont très voisines du « Stellreflexe » de
MAGNUS (réflexe d'attitude) et rappellent parfois la « dysbasia lordotica ». Dans l'ana-
lyse du « syndrome stéréotypie » qu'il a présentée plus récemment, GUIRAUD 1 admet
que sous ce nom on groupe une grande variété de symptômes parmi lesquels il distingue
des attitudes et mouvements déformés par troubles du tonus musculaire, des troubles de
la mimique, le réveil d'attitudes réflexes archaïques, l'immobilisation de la main et des
doigts par troubles végétatifs et des itérations authentiques (palikinésies) qui se ren-
contrent aussi bien dans la catatonie que dans les syndromes encéphalitiques (il est vrai
qu'il signale en même temps des fixations invariables de comportement, des habitudes
stables par déficit mental et des répétitions exprimant un état affectif permanent et des
…Quant au maniérisme, « actes continués inutilement » chez des hébéphréno-catatoniques). Quant au maniéris-
il s'expliquerait neurolo- me, il s'expliquerait neurologiquement de la même manière que la catalepsie et les sté-
giquement de la même
réotypies, le trouble réside dans la tendance au maintien des postures, successives, dans
manière que la catalepsie
et les stéréotypies… le caractère fréquentatif des éléments d'actes et dans l'hypertonie variable de certains
troubles musculaires. Les mouvements anormaux parasites (grimaces, sourires, demi-
rires purements moteurs, myoclonies) sont analogues aux symptômes observés dans la
pathologie mésencéphalique et opto-striée. Certains épisodes moteurs (ictus apoplecti-
formes et épileptiformes) rappellent la rigidité décérébrée. Enfin le syndrome psy-
chique de la catatonie comporte essentiellement une emprise des automatismes moteurs
et surtout une dyskinagnosie provenant de l'atteinte des relais cénesthésiques, thalamo-
corticaux. Cette ignorance du corps, quand elle s'accentue, conduit à la stupeur vraie,
moins accentuée, elle donne au malade l'impression de dématérialisation et l'étrangeté.
BUSCAINO 2, à son tour, admet que la catatonie est due à l'action sur la base du
cerveau de substance de structure aminée (analogue à la bulbocapnine, au somnifène,
etc.). Son argumentation est à peu près la même mais moins approfondie que celle de
GUIRAUD. Un autre italien, SALMON 3, a publié, comme nous l'avons aussi déjà vu, de
nombreux travaux qui défendent des points de vue analogues. Il retourne non sans per-
tinence, l'argument phylogénétique avancé par certains auteurs : si les animaux
dépourvus d'écorce ne font pas de catatonie, c'est donc que les lésions qui provoquent
la catatonie agissent sur d'autres portions du cerveau ! SALMON note la relative fré-
quence de l'association de la catatonie avec des lésions cérébelleuses ou du système
fronto-ponto-cérébelleux et il cite à cet égard les faits rapportés par SCHILDER,

1. G UIRAUD , Encéphale, 1936.


2. BUSCAINO, cf. notamment Rivista di Pato. nerv. i mentale, 1930, p. 593.
3. S ALMON , Rev. Neuro., 1933, II, pp. 592 à 597.

142
LA CATATONIE

SOUQUES, BUSCAINO, JACOB, TINEL, DIDE et GUIRAUD, c'est-à-dire les observations qui
mettent en évidence des altérations des voies extrapyramidales. Il insiste sur le rapport
de la catatonie et de la pathologie du sommeil. Il rappelle naturellement, comme la plu-
part des auteurs qui sont partisans de la théorie mésencéphalo-diencéphalique, que
DEMOLE 1 a rapporté, qu'au cours de ses expériences sur les chats et les lapins, il a pu
observer des « phénomènes d'allure catatonique » alors que la lésion expérimentale
intéressait le thalamus à un peu moins d'un centimètre de la ligne médiane.
Lojos ANGYAL 2 distingue parmi les syndromes psychomoteurs deux sortes de
troubles, des troubles des impulsions (Antriebe) et troubles de l'innervation. Il a ana-
lysé deux catatoniques, chacun étant démonstratif de l'un ou l'autre groupe de
symptômes. Dans le premier, il s'agissait de stupeur avec hypertonie et flexibilité
cireuse paraissant relever de lésions du thalamus. Dans le second, il s'agissait de crises
catatoniques avec catalepsie et hyperkinésies et lésions strio-pallidales.
E. P INTO 3 rapporte dix cas avec examen anatomique et conclut « qu'il ne
fait de doute pour personne que le syndrome catatonie appartient à la pathologie extra-
pyramidale ».
MARINESCO, KREINDLER et COHEN 4 à propos d'un cas de catatonie chez un
enfant (sans autopsie) admettent du fait de l'intrication de chorée et de catalepsie qu'il
s'agit d'une atteinte du système nigro-pallidal libérant les centres mésencéphaliques.
A son tour, Nathalie ZAND 5 a observé des états cataleptoïdes avec apathie
« comme conséquence de lésions expérimentales de l'hypothalamus chez les lapins ».
Tous ces travaux qui, comme on le voit, se situent surtout entre 1920 et 1930, s'ins- …Tous ces travaux qui,
pirent généralement des idées défendues par CAMUS, MARTIN REICHARDT, BERZE, etc., comme on le voit, se
situent surtout entre 1920
sur les fonctions des centres sous-corticaux considérés comme centres régulateurs des
et 1930, s'inspirent géné-
fonctions psychiques. Plus récemment, G. OTTAVIANO et P. PAPPALARDO 6 ont encore ralement des idées défen-
conclu de leur étude sur la catatonie expérimentale chez le chien que celle-ci réalisait dues par CAMUS, Martin
un véritable syndrome extrapyramidal. On conçoit en effet que, au regard de la symp- REICHARD, BERZE, etc., sur
les fonctions des centres
tomatologie catatonique où prédominent la raideur musculaire, l'akinésie, les mouve-
sous-corticaux considérés
ments automatiques, les décharges motrices, etc., toutes les expériences ou toutes les comme centres régula-
observations cliniques sur la physiopathologie méso-diencéphalique imposent aisé- teurs des fonctions psy-
ment à l'esprit que la catatonie se rapproche d'un syndrome extrapyramidal. chiques…

1. DEMOLE, Réunion Neurologique, juin 1927. Il s'agit à vrai dire d'une note très brève
et qui n'a jamais été à notre connaissance explicitée.
2. Lojos ANGYAL, Obs. Hotil., 1931, (en hongrois), analysé in Zentralblatt 1932.
3. P INTO, Mem. Hop. Juquery, 1929 (en portugais).
4. MARINESCO, KREINDLER et COHEN, Riforma medica, 1930.
5. Nathalie ZAND , Rev. Neuro., 1939, I.
6. G. OTTAVIANO et P. PAPPALARDO, Ricerche farmacologiche sulla bulbocapnina,
Acta Neurologica (Naples), 1947, pp. 66 à 75.

143
ÉTUDE N°10

On peut s'étonner que nous n'ayons pas encore parlé du système de localisation
de KLEIST. Tandis qu'il s'était tout d'abord 1 orienté vers une localisation frontale des
troubles psychomoteurs qui lui paraissaient dépendre de l'atteinte du système fronto-
ponto-cérébelleux, plus tard dans son travail de 1922 2, il distingue les akinésies et
hyperkinésies, des troubles moteurs moins directement liés à l'ensemble de la vie
psychique et il estima que ces troubles « psycho-moteurs » (dans le sens de
WERNICKE) ont des analogies avec ceux que l'on observe dans les affections du cer-
velet, des ganglions sous-corticaux et du lobe frontal, et notamment dans l'encépha-
lite. Il a étudié des cas de lésions des noyaux gris centraux où s'observaient des
troubles psycho-moteurs. C'est ainsi que les hyperkinésies psychomotrices et la cho-
réo-athétose procèdent, selon lui, de conditions anatomiques analogues, elles peu-
vent être déclenchées par des lésions striées comme par des atteintes des pédoncules
cérébelleux. Ces troubles constituent des manifestations d'une incoordination, d'une
désinhibition des automatismes striés. Cependant ces hyperkinésies dans les lésions
nerveuses en foyer sont généralement plus simples que dans les syndromes mentaux
parce qu'alors « le processus associe des troubles corticaux aux altérations des
noyaux gris centraux ». L'apparition de stéréotypies est favorisée par une atteinte
concomitante de l'hémisphère gauche avec manifestations agnoso-apraxo-apha-
siques. Il rapporte à la fin de son travail un cas avec tumeur temporopariétale inté-
ressant le putamen et la pallidum gauche avec catatonie 3. Dans sa
« Gehirnpathologie » (1932), KLEIST s'engage plus nettement et il admet une partici-
pation du tronc cérébral beaucoup plus considérable. Sur cinq blessés frontaux ayant
présenté des troubles cataleptiques, il semblait exister des lésions du tronc cérébral.
Voici comment se présente un peu plus tard sa conception de la localisation de la
…KLEIST distingue deux catatonie 4. Il y a lieu de distinguer deux genres de mouvements : la psychomotrici-
genres de mouvements : té intégrée du Moi, à l'activité psychique et la sphère myostatique comprenant des
la psychomotricité inté-
mouvements étrangers au Moi. La psychomotricité est liée aux pulsions (Antriebe),
grée du Moi, à l'activité
psychique et la sphère émanant de la vie psychique (cerveau frontal orbitaire), mais elle a sa représentation
myotatique comprenant dans le tronc cérébral là où la psychomotricité se met en relation avec les tendances
des mouvements étran- (Strebung) et avec les mouvements. Les troubles du système psychomoteur en rela-
gers au Moi…
tion avec les mouvements amyostatiques se situent entre les hyperkinésies (mouve-
ments automatiques expressifs, parakinésies, etc...) et l'akinésie, ceux qui provien-

1. K. KLEIST, Zur Kentniss der psychomotorischen Bewegungstörungen bei Geistes-


kranken, Leipzig, 1908.
2. K. KLEIST, Monatsch. f. Psych., 52, pp. 253 à 302.
3. BOSTROEM, (Traité de Bumke II, pp. 194-195), critique avec pertinence l'analogie des
troubles moteurs rapportés dans les observations de KLEIST et du syndrome catatonique.
4. KLEIST, Dans son travail sur « les troubles psycho-moteurs et myostatiques du tronc céré-
bral », Jahrb. Psych., 1933, 50, pp. 33 et 34.

144
LA CATATONIE

nent d'une altération du système psychomoteur en relation avec les instincts consti-
tuent le syndrome catatonique proprement dit (maniérisme, stéréotypies, itérations,
catalepsie, échopraxie et négativisme). Ces troubles psychomoteurs sont donc dis-
tincts des formes myostatiques de la pathologie motrice (choréo-athétose, tics,
spasmes de torsion). Aux crises amyostatiques avec rigidité correspondent sur le plan
psychomoteur à l'akinésie avec flexibilité cireuse, l'opposition, la catalepsie et le
négativisme car le système psychomoteur et le système myostatique ont la même
représentation sur le tronc cérébral. Enfin dans son rapport au Congrès allemand de
Neurologie et Psychiatrie « sur les localisations cérébrales 1 » étudiant la pathologie
du système proprioceptif et les troubles apraxiques frontaux, il signale que l'inertie
motrice des schizophrènes et des catatoniques en particulier fait penser non seule-
ment au déficit des impulsions caractéristiques de la pathologie mentale mais enco-
re à l'apraxie frontale : « Cependant, ajoute-t-il, la délimitation à l'égard des symp-
tômes psychomoteurs propres au tronc cérébral comme l'akinésie avec flexibilité ou
la catalepsie, la résistance et le négativisme est très difficile » (p. 178). On voit que
la théorie localisatrice de KLEIST est, en ce qui concerne la catatonie, assez vague. Il
semble qu'il se soit surtout soucié de dissocier les divers « éléments » du trouble cata-
tonique pour les localiser dans des systèmes fonctionnels très divers.
A. B. STOKES 2 admettant pour les formes de catatonie périodique une « accumu-
lation de nitrogènes », trouble biochimique de l'équilibre azoté, étudié par HOSKINS 3

et H. JANTZ 4 au cours de l'intoxication mescalinique, pense naturellement à une


atteinte du cerveau intermédiaire. De même, J. BONAR LINDSLAY 6 dans son étude
de deux cas de catatonie périodique, croit pouvoir lui aussi rattacher ces troubles à la
physiopathologie de l'hypothalamus. Diego FURTADO 6 a justement rapporté récem-
ment un cas de catatonie par compression diencéphalique due à un cholestéatome kys-
tique du plancher du 3e ventricule.
Tel est à peu près l'état actuel de la thèse anatomo-physiologique qui fait dépendre …Contre cette concep-
la catatonie en tout ou partie de la pathologie sous-corticale et notamment mésodien- tion,[méso-diencépha-
lique] beaucoup d'au-
céphalique. Contre cette conception, nous l'avons déjà vu à propos de l'analyse phy-
teurs se sont élevés
siologique et clinique des troubles catatoniques, beaucoup d'auteurs se sont élevés (CLAUDE, BARUK, DELMAS-
(CLAUDE, BARUK, DELMAS-MARSALET, etc.). Dans un travail fort intéressant, MARSALET, etc.)…
BARAHONA-FERNANDES 7, se référant aux analyses physiopathologiques du déséqui-

1. Le 24 août 1936, comptes-rendus in Zeitsch.f. Neuro., 1937., 169, pp. 159 à 193.
2. A. B. STOKES, Metabolic Investigation in per. Cat., Proc. Rev. Soc. Med., 1941.
3. HOSKINS, The biology of Schizophrenie, New-York, 1946.
4. N. JANTZ, Veränderungen der Stoffwechsel in Meskalinrausch, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1941.
5. BONAR LINDSLAY, Periodic catatonia, J. of Med. Scien., 1948.
6. Diego FURTADO, Rev. Neuro., 1946, p. 499.
7. BARAHONA FERNANDES, Sobre a inervaçao antagoniste, A Medicina contemporanea, 1937.

145
ÉTUDE N°10

libre des groupes antagonistes de E. BECK 1, pense qu'il faut distinguer ces perturba-
tions de la dynamique du tonus (qui se situent à des niveaux inférieurs au noyau rouge
et probablement dans les noyaux de DEITERS et de DARKIEWITSCH) des réactions néga-
tivistes des catatoniques, qui – thème constant de toutes ses critiques – dépendent de
troubles plus globaux et supérieurs, c'est-à-dire selon la conception de la plupart des
neuro-anatomophysiologistes de « troubles corticaux ».

Théories corticales.
Nous venons de voir plus haut que KLEIST avait d'abord localisé (1908) l'ensemble
de ces troubles au lobe frontal et qu'au terme actuel de son évolution il restait encore
hésitant, tout en attribuant plus d'importance au tronc cérébral. Cependant, certains
auteurs n'hésitent pas à se réclamer de lui. Ainsi BELA MORANVI-HOCHST 2 qui a obser-
vé un état de stupeur akinétique chez une malade de 20 ans, laquelle succomba à une
hémorragie frontale gauche, pense que cela « confirme les vues de KLEIST »... Quoi
…c'est surtout dans le qu'il en soit, c'est surtout dans le lobe frontal que la plupart des auteurs ont situé le
lobe frontal que la plu- siège de la catatonie envisagée comme un syndrome cortical. On sait en effet que cer-
part des auteurs ont situé
tains signes de torpeur avec inertie psychomotrice ont été considérés comme des mani-
le siège de la catatonie
envisagée comme un syn- festations de lésions pré-frontales. – BARUK et PUECH 3 ont étudié la question par voie
drome cortical… expérimentale. Les imprégnations du lobe frontal par la bulbocapnine ont donné des
résultats négatifs chez le singe. Expérimentant sur des animaux (lapins et singes) pri-
vés de lobes frontaux, ils ont pu provoquer la catatonie bulbocapnique qui leur a même
paru plus accentuée ; dans un cas d'ablation unilatérale d'un lobe préfrontal, la cata-
lepsie prédominait du côté opposé à la lésion. – R. MESSIMY 4 rapportant avec J.
FINAN 5 les effets chez le singe de l'ablation des lobes frontaux a signalé, après l'opé-
ration, une déficience profonde de l'activité et de l'initiative des mouvements : l'animal
reste dans un coin de la cage, la tête rétractée, les membres en flexion, abduction, les
mains et les pieds appuyés contre la paroi grillagée. Cette attitude « recroquevillée »
donne à l'animal un air de méditation apparente. Contrastant avec cette apathie, appa-
raissent, à cette période, les mouvements brusques, rapides à caractère stéréotypé.
Après cette première phase de 2 à 3 semaines, les mouvements stéréotypés augmen-
tent de fréquence et, après un mois ou deux, l'activité devient incessante (ce qui
contraste avec la diminution de l'hypertonie extrapyramidale et la tendance catalep-

1. E. BECK, Zwangslaufige antagonistische Innervation, Monatschr. f. Psych., 1935.


2. BELA MORANVI-HOCHST, Anatomische Lokalisation der katatonische Erscheinungen,
Monatsch. Psychol., 1940, 102, pp. 151 à 158.
3. BARUK et P UECH , Ann. Médico-Psychol., 1937.
4. R. M ESSIMY, Rev. Neuro., janvier 1939.
5. J. FINAN, qui, en Amérique, avait déjà étudié en 1937 dans sa thèse l'ablation expérimentale
des lobes préfrontaux.

146
LA CATATONIE

tique), l'activité garde un caractère automatique et stéréotypé, l'animal tourne en rond


dans sa cage ; certains animaux pirouettent sans arrêt « comme des clowns au cours du
saut périlleux ». « Si, dit R. MESSIMY, on définit la catalepsie comme un état où se trou-
vent associés un haut degré de plasticité de la musculature du squelette et la suspen-
sion de l'activité volontaire, ces singes présentent une tendance cataleptique nette. Les
animaux gardent les positions qu'on imprime à leurs membres, mais cette tendance
cataleptique est fragile. Ces états cataleptiques coïncident avec les signes traduisant
la prédominance parasympathique ». L'auteur admet enfin que l'ablation préfrontale
produit une hypertonie extrapyramidale. – Le fameux cas de BRICKNER 1, ce malade
qui, ayant subi une lobectomie frontale bilatérale en raison d'un méningiome, pré-
senta seulement un comportement « très stéréotypé », ce cas paraît assez peu utili-
sable, aussi bien pour les défenseurs de la nature frontale de la catatonie que pour leurs
contradicteurs. – F. MOREL 2 pense que, dans la démence précoce, les altérations céré-
brales ou les perturbations de fonction s'étendent bilatéralement aux régions frontales
et que « depuis la récente découverte des bandes corticales inhibitrices – les quatre
dépresseurs de DUSSER de BARENNE – il est permis, parmi d'autres hypothèses, d'envi-
sager celle d'une altération du système, telle qu'une prépondérance de l'activité céré-
brale inhibitrice s'installe. L'opposition et le négativisme de la démence précoce en
seraient les manifestations cliniques ». Nous devons exposer ici maintenant la concep-
tion que BARUK a proposée, tout au moins dans ses premiers travaux, quant à la loca-
lisation cérébrale de la catatonie, soit en collaboration avec CLAUDE, soit avec DE JONG
et plusieurs autres collaborateurs. Tout d'abord, BARUK s'est référé à une analyse psy-
chopathologique de la catatonie dont nous avons exposé les détails précédemment : la
catatonie n'est pas un trouble moteur ou du tonus, type de la contracture extrapyra-
midale. Voilà ce qui lui paraît évident. La catatonie, au contraire, s'intègre dans un …La catatonie s'intègre
dans un complexe de
complexe de troubles intimement liés à la vie psychique (attention, engourdissement
troubles intimement liés à
de la conscience, délire, négativisme) c'est un trouble du niveau psychomoteur et non la vie psychique (atten-
pas simplement moteur (c'est nous qui employons le terme de « niveau », lequel ne tion, engourdissement de
venant qu'occasionnellement sous la plume de l'auteur eût pu cependant formuler, nous la conscience, délire,
négativisme) c'est un
semble-t-il, l'essentiel de sa thèse). La catalepsie est essentiellement un défaut d'ini-
trouble du niveau psycho-
tiative motrice, elle correspond à des courbes électromyographiques analogues à celles moteur et non pas simple-
de la contraction musculaire volontaire, active. Ainsi la catatonie donne l'apparen- ment moteur…
ce d'une activité volontaire, sans l'être entièrement. Tout naturellement s'impose alors
la conviction qu'il s'agit de processus d'inhibition et de désinhibition corticales si
l'on admet que le cortex est le siège de l'activité psychique supérieure et volon-
taire. Les expériences sur la catatonie bulbocapnique ont paru confirmer cette

1. BRICKNER, Research nerv. and ment, diseases Proc, 13, 1934., pp. 259 à 351.
2. F. MOREL, Introduction à la Psychiatrie Neurologique, 1947, p. 266.

147
ÉTUDE N°10

manière de voir puisque, d'après ce que nous avons exposé, la catatonie ne se produit
que chez les animaux vertébrés pourvus d'un néo-cortex et que certaines expériences
de décortication auraient paru empêcher la production de la catatonie bulbocapnique...
Cette argumentation se heurte cependant à des faits ou à des critiques auxquelles
BARUK n'a peut-être pas été insensible puisque dans son étude récente des « troubles
psychomoteurs 1 », il affirme : « il résulte donc de nos expériences que les troubles
psychomoteurs ne peuvent pas être localisés et qu'ils dépendent du cerveau tout entier
de même qu'ils sont liés au psychisme entier 2 ».

*
* *

…Voilà exposées, sous Voilà exposées, sous leur aspect essentiel et avec leur conclusion assez décevante,
leur aspect essentiel et les principales théories localisatrices de la catatonie. Elles nous suggèrent les
avec leur conclusion
remarques suivantes :
assez décevante, les prin-
cipales théories localisa- 1° L'anatomie pathologique montre nombre de lésions étendues à tout le névraxe
trices de la catatonie… sans qu'il soit possible de déterminer par les seules méthodes histopathologiques
actuellement connues, le siège des lésions qui déterminent la catatonie.
2° II existe une confusion entre les notions de système extrapyramidal et de sys-
tème cortical. Beaucoup d'anatomophysiologistes admettent en effet que le système
extra-pyramidal s'étend jusqu'au cortex préfrontal. On trouvera par exemple dans le
travail de MESSIMY 3 une bonne étude des relations anatomiques des lobes fron-
taux et de la corticalité avec les noyaux gris centraux : les lobes préfrontaux consti-
tueraient les organes inhibiteurs du système extrapyramidal. On a aussi étudié une
contracture extrapyramidale (DONAGGIO, GOLDSTEIN) par désinhibition due à des
lésions corticales. Des constatations analogues ont été faites par les Anglo-Saxons au
cours de ces dernières années : OLMSTED et LOGAN 4, LAUGWORTHY 5, RICHTER et
HINES 6, FULTON et KENNARD 7, FULTON 8, BUCY 9, etc. Par conséquent, théorie
« extrapyramidale » et théorie « corticale » ne s'excluent pas.
3° II y aurait lieu de dissiper un autre regrettable malentendu. Quand on parle de
la nature corticale ou sous-corticale d'un syndrome, veut-on dire que les lésions qui les

1. BARUK, Évolution psychiatrique, 1947, n° I, p. 184.


2. Rappelons l'opinion qu'il a émise dans son « Précis » (1950) et que nous avons notée p. 133.
3. M ESSIMY, Rev. Neuro., 1939,1, pp. 29 à 30.
4. OLMSTED et LOGAN, Amer. J. of Physiology, 1925, 72, p. 750.
5. LAUGWORTHY, Bull. John Hopkins Hosp., 1928.
6. RICHTER et HINES, Congrès intern. Neuro., Londres, 1935.
7. FULTON et KENNARD, Brain, 1932.
8. FULTON, dans un travail paru en allemand : Nervenarzt, 1938.
9. BUCY, The precentral cortex, 1944.

148
LA CATATONIE

déterminent siègent dans les positions sous-corticales ou corticales de l'encéphale, ou


que les symptômes qu'ils produisent sont l'expression d'une activité sous-corticale ou
corticale? C'est que ce n'est pas du tout la même chose. De telle sorte que, tout comme
nous venons de voir que l'on peut présenter une théorie corticale d'un syndrome extra-
pyramidal, on peut admettre des lésions corticales libérant les centres sous-corticaux.
Et l'on ne compte pas les auteurs qui se rangent à cette manière de voir. C'est
d'abord un des plus farouches partisans de la « théorie sous-corticale » (SALMON l) qui,
admettant que le «centre de la catatonie » est dans la région infundibulaire, considère
que le « syndrome catatonie » est « l'effet de la libération des centres sous-corticaux
par lésions corticales », et peut-être GUIRAUD, lui-même, à la fin de son article 2, paraît-
il prêt à faire cette concession aux critiques et conceptions de CLAUDE, BARUK et
DELMAS-MARSALET. – BERTOLANI 3 avait défendu la même hypothèse. Nous devons à
STECK 4 une excellente étude qui conclut, après l'observation anatomo-clinique de huit
cas, que la catatonie sous son aspect le plus massif appartient bien au groupe de ces
syndromes extra-pyramidaux que l'on observe 5 dans beaucoup d'affections céré-
brales. « Mais, dit-il, elle n'est pas due à des lésions de la base, il peut aussi s'agir de
libération des fonctions inférieures par lésions corticales et surtout pariétales ».
SAGER 6 a développé une théorie analogue à propos de la catatonie bulbocapnique. Il
critique la théorie de BARUK et de DE JONG et croit que la bulbocapnine produit une
inhibition du cortex qui est conciliable avec la disparition des réflexes corticaux et peut
même aller jusqu'à provoquer une inhibition du diencéphale. L'étude des réflexes cor-
ticaux et des modifications chronaxiques le conduit à penser en effet que le processus
d'inhibition catatonique s'étend et descend jusque dans le mésencéphale. La raideur
bulbocapnique est analogue à celle de la décontraction avec cette différence que …C'est au fond revenir 50
dans celle-ci prédomine le tonus des extenseurs et dans celle-là il existe surtout une ans après de nombreuses
études et recherches à
hypertonie des fléchisseurs. C'est au fond revenir 50 ans après de nombreuses études
l'idée déjà exprimée par
et recherches à l'idée déjà exprimée par MEYNERT : « Un affaiblissement cortical, Meynert : « Un affaiblis-
plus une hyperexcitabilité sous-corticale... » Tant il est vrai que l'on ne puisse échap- sement cortical, plus une
per à l'exigence de l'intuition jacksonienne, même quand elle est, chez certains hyperexcitabilité sous-
corticale... »…
auteurs, inconsciente...
4° Les auteurs qui défendent l'origine corticale du trouble générateur entendent
généralement affirmer que la catatonie est d'un niveau psychomoteur élevé, mais là

1. S ALMON , Rev. Neuro., 1944, II, pp. 592 à 597.


2. G UIRAUD , Paris Médical, 1927.
3. BERTOLANI , Rivista sper. Freniatria, 1925.
4. S TECK , Congrès de Genève 1926 (Aliénistes de langue française).
5. C'est la « triade » de REICHARD, symptomatique des grandes affections cérébrales : Symptômes
psychiatriques, moteurs et végétatifs.
6. SAGER, Zeitsch. exp. Med., 1932.

149
ÉTUDE N°10

encore il persiste un malentendu car il n'est pas du tout évident que l'écorce cérébrale
joue le rôle qu'on lui assigne. Inversement, certains auteurs croient défendre à la fois
la nature élémentaire et motrice du trouble en le rattachant à la pathologie diencépha-
lique, c'est-à-dire des centres, que certains et parfois eux-mêmes (GUIRAUD) considè-
rent comme des centres psychiques...
– Nous venons d'examiner sous tous leurs aspects les diverses théories pathogé-
niques. Au terme de ces études anciennes et récentes, la catatonie, si elle se trouve
éclaircie dans un certain nombre de ses aspects particuliers et de ses mécanismes ner-
veux, n'en paraît pas moins complexe et polymorphe. En ce qui concerne l'analyse
physiologique, nous avons vu que l'on comprend sous ce nom une gamme fort riche
de troubles moteurs et psychomoteurs de niveaux divers dont les plus typiques parais-
sent constituer des modalités du comportement relativement élevées dans la hiérarchie
des fonctions. L'étude de la catatonie expérimentale nous a montré non pas qu'une
cause chimique ou physique ou physiologique constitue l'agent spécifique de la cata-
tonie mais que celle-ci, au contraire, apparaît être un mode de réaction psychopatho-
…la catatonie apparaît
être un mode de réaction logique très générale aux processus les plus divers. Enfin l'examen du problème ana-
psychopathologique très tomique, loin de préciser un siège bien déterminé des lésions qui déterminent la
générale aux processus catatonie, nous a révélé que c'était pour ainsi dire le cerveau tout entier (STECK,
les plus divers…
BARUK), qui était atteint et qu'en tout cas, on ne pouvait se représenter les états grou-
…les états groupés sous pés sous un même nom, celui de « CATATONIE » que comme un niveau de régression,
un même nom, celui de de dissolution, des fonctions motrices allant des formes les plus psychiques aux plus
« Catatonie » ne peuvent
« amyostatiques » (KLEIST) sans que le siège cortical ou sous-cortical des lésions
se représenter que comme
un niveau de régression, soit nettement établi. De telle sorte que sous ces controverses « manifestes », il y a
de dissolution, des fonc- un conflit « latent », celui qui oppose les théories neurologiques de la catatonie, c'est-
tions motrices allant des à-dire celles qui défendent sa nature « élémentaire », « basale », « amyostatique », ou
formes les plus psy-
encore « éréismatique 1 », dirait W. R. HESS, et ceux qui identifient le comportement
chiques aux plus « amyo-
tatiques »… catatonique à une dissolution globale et apicale de l'activité psychomotrice supérieu-
re de la « téléocinésie » pour reprendre une autre expression de W. R. H ESS .

§ IV. – THÉORIES GÉNÉRALES DE LA CATATONIE

Un si minutieux examen de tant de faits et de théories pathogéniques partielles de


la catatonie nous permettra maintenant d'être plus concis et clair dans l'exposé des
conceptions d'ensemble. Comme les positions à l'égard d'un problème aussi fon-
damental ne constituent qu'une sorte d'application des tendances principales de cha-

1. W. R. HESS, Physiologische Aspekts der extrapyramidal Motorik. Der Nervenarzt, 1942, pp.
457 à 466. Ce travail ne cesse de poser une distinction capitale entre « Motorik » et
« Psychomotrizität », entre le plan myostatique et le plan psychomoteur, entre la Neurologie et
la Psychiatrie, dirions-nous.

150
LA CATATONIE

cun dans sa façon de comprendre et d'expliquer les symptômes en psychiatrie, les théo-
ries générales de la catatonie se confondent plus ou moins avec la façon d'envisager la
psychiatrie propre à chaque auteur... Ce sera une raison de plus d'abréger « au maxi-
mum » cet exposé qui finirait par coïncider trop nécessairement avec celui des ten-
dances en psychopathologie générale. Nous devons enfin, avant d'entrer dans l'étude
de ces divers points de vue, faire remarquer que, parfois, les auteurs eux-mêmes n'ont
pas exprimé leur pensée aussi rigoureusement et clairement que ne le laisserait suppo-
ser la possibilité de présenter leurs explications dans un ordre cohérent et systéma-
tique. Nous nous permettrons de compléter parfois leur pensée en nous gardant d'en
trahir l'esprit.

A. – T H É O R I E S MÉCANICISTES

Elles expliquent la catatonie sous ses diverses formes par des troubles fonctionnels …Les théories mécani-
partiels élémentaires et basaux du système nerveux (excitation de certains centres ou cistes expliquent la cata-
tonie sous ses diverses
désintégration de certaines fonctions isolées).
formes par des troubles
Tout d'abord, rappelons encore la conception de KAHLBAUM qui paraissait fonctionnels partiels élé-
expliquer la catatonie par un trouble du tonus musculaire primitif (Spannungsirresein). mentaires et basaux du
WERNICKE, en se représentant les « troubles psychomoteurs » qui définissaient système nerveux…

pour lui des « psychoses de la motilité » comme des troubles simplement plus com-
pliqués que des réflexes (réflexes introduisant un terme psychique dans leur circuit), a
ouvert la voie à une série de conceptions de la catatonie dont nous allons retracer la
filiation. Lui-même 1, étudiant les « psychoses de la motilité » sous leurs diverses
formes akinétiques, hyperkinétiques et parakinétiques, se représentait la catatonie
comme une collection de symptômes qu'il fallait bien attribuer à une hypofonction ou
à un trouble des fonctions psychomotrices pour ce qui est des akinésies ou paraki-
nésies ou à des excitations motrices anormales pour les hyperkinésies. La stupeur
n'était, à ses yeux, par rapport aux phénomènes moteurs qu'un symptôme « à distan-
ce » et contingent. Le primat du trouble moteur était ainsi affirmé par lui à l'égard de
tous les autres troubles affectifs ou de la conscience, l'individu se montrant « étran-
ger » et « passif » à l'égard de ses symptômes moteurs. ROLLER (1884), CRAMER
(1890), LUNDBORG (1905) et enfin le représentant contemporain de la pensée de
WERNICKE, KLEIST, se sont fortement inspirés de la conception du Maître de Breslau.
KLEIST, après quelques hésitations (de 1908 à 1923), nous l'avons vu, a admis que
les troubles qui constituent la catatonie, sont des troubles « psychomoteurs » au sens
de WERNICKE et nous avons vu précédemment comment il se représente les troubles
psychomoteurs catatoniques qui résultent d'une sorte de désintégration des fonc-
tions motrices aux divers étages du système nerveux. Malgré qu'il juge celles-ci en

1. Cf. Thèse BURCKARD, Strasbourg, 1931.

151
ÉTUDE N°10

rapport avec les instances psychiques dans le déterminisme de ces troubles, il n'en
continue pas moins la tradition de WERNICKE et se représente la catatonie comme une
mosaïque de figures motrices plus ou moins élémentaires provoquées par une juxta-
position d'atteintes lésionnelles de l'écorce ou du tronc cérébral.
…Chez nous, GUIRAUD a Chez nous, GUIRAUD a adopté une position mécaniciste analogue dans l'interpré-
adopté une position tation qu'il a donnée (1925 à 1927) de la catatonie... Pour lui, il s'agit aussi d'une col-
mécaniciste analogue
lection de symptômes produits directement par l'atteinte de plusieurs centres, spécia-
dans l'interprétation qu'il
a donnée (1925 à 1927) lement des centres sous-corticaux, qui règlent le tonus et les automatismes moteurs.
de la catatonie[…]; le Les troubles psychiques sont également dans sa conception fortuitement juxtaposés
syndrome catatonique est aux troubles moteurs primitifs ou en dépendent. Son esprit d'analyse bien connu le
pour lui essentiellement
porte à distinguer et à isoler toujours davantage des troubles du tonus et du mouve-
un syndrome « neurolo-
gique »… ment qui constituent, à ses yeux, les éléments du tableau clinique correspondant à une
atteinte sélective du système nerveux : le syndrome catatonique est pour lui essentiel-
lement un syndrome « neurologique ».
Naturellement presque tous les auteurs qui assimilent purement et simplement le
syndrome catatonique à un syndrome strié ou mésencéphalique (BUSCAINO, PADEANO,
FRANKEL, etc..) défendent l'idée d'une genèse purement motrice de la catatonie, puis-
qu'ils admettent qu'elle se compose de troubles élémentaires et basaux, plus ou moins
proches des hypertonies ou hypercinésies extrapyramidales.
Comme cette théorie mécaniciste ne se réduit pas à une seule position anatomique
et que l'on peut se représenter aussi des troubles corticaux « comme des troubles élé-
mentaires et partiels », rien d'étonnant à ce que nous puissions faire figurer parmi les
…nous pouvons faire
théoriciens mécanicistes de la catatonie le nom de Herman de JONG, en faisant d'abord
figurer parmi les théori-
ciens mécanicistes de la allusion à ses premiers travaux, notamment (ce qui opposera clairement sa position
catatonie le nom de doctrinale à celle de son collaborateur BARUK). Dans une série de travaux (1925 à
Herman de JONG, en fai- 1929) cet auteur a émis une théorie corticale des troubles catatoniques qui vaut d'être
sant d'abord allusion à
rappelée ici. Pour lui le trouble « essentiel » et basal réside dans une innervation patho-
ses premiers travaux…
logique du système moteur volontaire qui déclenche des réactions psycho-motrices
automatiques. Ce trouble primitif lui paraissait conditionné par des variations patho-
logiques du seuil de réaction aux facteurs extérieurs des cellules corticales : « leur
seuil de décharge s'abaisse et l'énergie entassée dans les cellules motrices se décharge
spontanément ou à la suite d'incitation nerveuse ». Ainsi se déclenchent les mouve-
ments antagonistes propres à la catalepsie. Il ne serait pas difficile de montrer que cette
conception mécaniciste de DE JONG a « induit » celle de BARUK mais celui-ci a mani-
festé une tendance générale différente dans la conduite de ses travaux comme nous le
verrons plus loin.
Séparé à nouveau de BARUK, il semble que H. DE JONG ne soit pas revenu cepen-
dant à sa première tendance si nous avons bien compris le sens de son dernier

152
LA CATATONIE

ouvrage 1. Pour lui le phénomène biologique fondamental est un processus d'asphyxie


tissulaire déterminé par une toxine qui se fixe sur le cerveau par suite d'une défaillan-
ce des fonctions antitoxiques du foie et détermine des troubles schizophréniques dont
la catatonie ne serait que l'effet 2.
B. – THÉORIES PSYCHOGÉNISTES

A l'opposé des théories dont nous venons de parler, la psychogénèse appliquée à certains auteurs comme
CLAUDE, BOREL et ROBIN
l'explication de la catatonie la fait dépendre d'une genèse purement psychique. A la
(1925 à 1927),[…] ont
suite des idées d'Adolf MEYER 3, qui a défendu sa nature « réactionnelle » à l'égard cru pouvoir interpréter
des situations vitales et la nature « finaliste » de sa valeur expressive de l'inconscient dans ce sens [psychogé-
conforme aux conceptions de FREUD, certains auteurs comme CLAUDE, BOREL et nétique], nombre de réac-
tions de négativisme, de
ROBIN (1925 à 1927), et la plus grande partie des psychiatres anglo-saxons contem-
stéréotypies, d'immobili-
porains ont cru pouvoir interpréter dans ce sens, nombre de réactions de négativisme, sation, etc...
de stéréotypies, d'immobilisation, etc... Sans doute CLAUDE les opposait-il aux « cata- …théorie purement psy-
tonies vraies » de la démence précoce « vraie » mais il n'en présentait pas moins une chogénique du comporte-
ment catatonique qui sou-
théorie purement psychogénique du comportement catatonique qui souleva à l'époque
leva à l'époque chez nous
chez nous une assez vive réaction. une assez vive réaction…
C'est l'école psychanalytique qui a mis au premier plan de la causalité des états
catatoniques les facteurs psychiques et notamment les facteurs psychiques incons-
cients. Voici l'essentiel de la conception première de FREUD et de JUNG 4. Les conflits
affectifs sont des causes de la maladie, la psychose représentant une sorte de com-
pensation. De même que le névropathe adopte sa contracture, sa paralysie ou son
angoisse pour fuir une représentation pénible, de même que toute psychonévrose n'est
qu'un moyen de se soustraire à telle ou telle tendance répugnante, de même que le rêve
normal est un moyen inconscient de satisfaire ses instincts primitifs et exprimer un
désir, de même la démence précoce est une tentative de réalisation des instincts pri-
mordiaux et avec ABRAHAM 5, il faudrait voir dans l'expression clinique de la cata- …avec ABRAHAM, il fau-
drait voir dans l'expres-
tonie une expression de l'auto-érotisme. Les gestes du catatonique, ses attitudes, son
sion clinique de la catato-
silence, son immobilité, son introversion, son négativisme, sont des manifestations nie une expression de
narcissiques. RANK 6 a soutenu l'opinion que le catatonique exprime le désir de retour l'auto-érotisme…
dans l'utérus maternel et TAUSK a considéré l'enroulement de son corps sur lui-

1. H. H. D E J ONG , Experimental catatonia, I vol., 221, p. Baltimore 1945.


2. On saisit clairement, pensons-nous, en quoi cette théorie organique de la catatonie cesse sous
cette forme d'être mécaniste : les symptômes catatoniques n'y sont plus considérés comme des
phénomènes directement et mécaniquement produits mais comme les effets d'une dissolution de
l'activité psychique.
3. MEYER, cf. l'article de FLOURNOY, Archives suisses de Psychologie, Genève, 1927
et Encéphale, 1925.
4. JUNG, d'après HESNARD, Journal de Psychologie, 1924.
5. ABRAHAM, Ueber der Katatonie Anfall, Inter. Zeitschr. f. Psychan., 1920, VI.
6. RANK, Le traumatisme de la naissance [NdÉ : édit. fr. 1973, Payot], cf. spécialement pp. 92 à 94.

153
ÉTUDE N°10

même comme l'attitude symbolique de ce nostalgique retour. NUNBERG 1 a interprété


également l'état catatonique comme une reproduction de la situation d'avant la
naissance, comme une parfaite manifestation de « métro-érotisme ». LEVI-
BIANCHINI a admis le narcissisme comme le ressort affectif de la catatonie. L'intérêt
de son travail réside dans le fait qu'il contient, nous l'avons déjà indiqué, quelques
photographies remarquables de l'attitude fœtale du catatonique. P. SCHILDER 2 a lui
aussi insisté sur la régression narcissique du catatonique qu'il interprète selon son
schéma habituel d'explication. La « motivation actuelle » de cette régression entraine
une réaccumulation de la libido (Rückstandung) qui se fixe sur certains « points de
fixation » libidinale des fonctions de l'organisme. WOLFF (cité par ELLENBERGER) a
défendu l'idée que la catatonie est une réaction de «feinte de la mort ». E. J. KEMPF
(1920 à 1930) pense qu'il s'agit d'un mécanisme hystériforme, d'un « auto-hypnotis-
me ». NACHT (1933), étudiant la structure inconsciente des psychoses, insiste sur le fait
que les catatoniques ont perdu le pouvoir d'investissement libidinal d'un objet autre
que lui-même : ils font une régression au stade auto-érotique, etc. Tous les psy-
…une telle interprétation chanalystes ont brodé sur le même thème : régression déterminée par un désir, une
intentionnaliste de la intention inconsciente. Ainsi aux yeux de la psychogénèse la catatonie est une forme
régression qui constitue
de comportement désiré sinon voulu. Le catatonique, comme dit NACHT, ne subit
l'essence d'une théorie
psychogénétiste de la pas une régression, « il réalise une régression 3 » et c'est une telle interprétation
catatonie et la rend inac- intentionnaliste de la régression qui constitue l'essence d'une théorie psychogénétiste
ceptable... de la catatonie et la rend inacceptable...

C. – THÉORIES ORGANO-DYNAMISTES
…C'est d'une toute autre C'est d'une toute autre manière que ces théories comprennent la régression. A leurs
manière que les théories
yeux cette régression dépend d'un désordre du substratum organique (et elles s'op-
organo-dynamistes com-
prennent la régression. posent aux théories psychogénistes sur ce point) et diffère d'une production méca-
[Elle] dépend d'un nique de mouvements anormaux (et elles s'opposent sur ce point aux théories
désordre du substratum mécanicistes) : la catatonie est une régression des fonctions psychiques, conditionnée
organique…
1. NUNBERG, Die psychosexuele Differenzen zwischen Hysterie und Dementia Precox,
Zentralblatt f. Nervenheilkunde, 1908, 19.
2. P. SCHILDER, Seele und Leben, 1923 et Psychoanalytische Psychiatrie (1928), chapitres
VIII et IX.
3. Nous avons mis en italique dans cet exposé les termes qui définissent le plus fortement
le sens général de la théorie psychogénétique. Une telle conception des troubles catatoniques
vise certes quelque chose de réel, c'est la structure significative du comportement catatonique
que nous serions bien les derniers à contester. Mais elle fait appel pour expliquer le trouble
à une finalité de la maladie qui lui retire précisément son caractère pathologique, qui est d'être
primitivement régressif, fait qui éclate dans l'observation clinique. Pour si complexuelle que
soit la pensée du catatonique et elle l'est jusqu'à lui faire revivre les phases les plus archaïques
de sa libido pré-objectale et même pré-natale, elle est l'effet de la maladie et non sa cause.
Cela nous paraît évident et soustrait la catatonie aux naïvetés d'une psychogénèse un peu
trop sommaire,

154
LA CATATONIE

par une dissolution fonctionnelle organo-génétique.


Un premier groupe de théories de ce genre est représenté par celles qui font …Un premier groupe de
dépendre le syndrome catatonique d'une modification globale de l'activité psychique à théories […] font
dépendre le syndrome
type de stupeur 1. Ces théories sont fort anciennes. WEYGANDT, dans son Traité de
catatonique d'une modifi-
Psychiatrie (1902), insistait sur la stupeur à forme de « barrage » (et non d'inhibi- cation globale de l'activi-
tion ainsi qu'est le cas dans la mélancolie) comme condition à la catatonie. NEISSER té psychique à type de
(1890) pensait avec KANDINSKY qu'il s'agissait d'une inhibition des fonctions psy- stupeur…

chiques supérieures. Quant à KRAEPELIN, il concevait fort justement le trouble essen-


tiel comme un trouble primitif de l'activité volontaire, ne voulant pas accepter la théo-
rie mécaniciste de KAHLBAUM.
Ceci nous conduit à un autre groupe de théories du même genre, celles qui expli- …un autre groupe de
quent la catatonie par la dissociation psychique des états de « démence précoce » ou de théories […] explique la
catatonie par la dissocia-
schizophrénie dont elle ne serait dès lors que l'expression « secondaire ». La plus
tion psychique des états
connue et la plus complète de ces théories est celle de BLEULER. Pour lui, la catatonie de schizophrénie dont elle
dépend de la dissociation schizophrénique (Spaltung), elle s'explique en partie par les ne serait dès lors que l'ex-
troubles « primaires » (relâchement associatif, états crépusculaires, ambivalence, pression « secondaire ».
(BLEULER)
troubles du cours de la pensée) et est constituée par des symptômes « secondaires »
(autisme, négativisme, etc...) Pour lui, l'ensemble du comportement catatonique est
donc lié à la régression de la pensée schizophrénique qui s'oppose à celle du rêve et aux
complexes inconscients qu'elle exprime sans en dépendre uniquement. C'est dire que
BLEULER a intégré l'apport considérable de la psychologie de FREUD dans une perspec-
tive doctrinale plus conforme aux conceptions médicales qui considèrent la catatonie
comme une conséquence d'un trouble somatique primordial. La position de P. SCHILDER
à laquelle nous faisions allusion plus haut à propos des théories psychogénétistes se
rapproche beaucoup de celle de BLEULER. KRETSCHMER 2 est très près de cette manière
de voir, puisque, pour lui, il s'agit d'une régression entraînant une libération des méca-
nismes « hypobouliques ». On trouvera dans l'œuvre de JANET 3 une esquisse d'une
théorie organo-dynamiste de la catatonie conforme à sa psychopathologie générale. A.
BOSTROEM 4 se représente la catatonie sur un modèle théorique du même ordre. Il
montre comment la catatonie n'est pas un aspect des troubles du mouvement mais un
effet de perturbations de la synthèse psychique, il a profondément analysé le mécanis-
me de la catatonie et y voit une dissolution de l'activité volontaire. Tout en s'interdisant

1. Naturellement parler de « stupeur » ou de « dissociation psychique » c'est bien employer des


termes psychologiques, mais c'est aussi et surtout sous-entendre le désordre
fonctionnel de nature organique dont la stupeur ou la dissociation ne sont que des effets.
Là encore et surtout la référence au phénomène « sommeil-rêve » est capitale.
2. KRETSCHMER, Psychologie médicale, pp. 212-220.
3. JANET, Notamment dans la Force et la Faiblesse psychologique, pp. 262 à 268.
4. B OSTROEM , Traité de Bumke, II, pp. 182 à 190.

155
ÉTUDE N°10

telle ou telle explication anatomique de cette régression, elle est cependant, à ses yeux,
déterminée « par une modification organique du cerveau » (p. 190).
…une dernière forme de Enfin, une dernière forme de ces conceptions, cette fois d'inspiration plus résolu-
ces conceptions, cette fois ment jacksonienne se rencontre dans certains travaux sur la catatonie (SAGER,
d'inspiration plus résolu- KAUDERS, etc.) Nous en avons déjà parlé et il suffira de les rappeler rapidement.
ment jacksonienne se ren-
Signalons que ni TRIANTOPHYLLOS 1, ni LEWIN 2, ni MONAKOW et MOURGUE 3 ni H. F.
contre dans certains tra-
vaux sur la catatonie… HOFFMANN 4 tout en appliquant plus ou moins heureusement les principes de JACKSON
à la psychiatrie n'ont étudié résolument dans cette perspective le problème de la cata-
tonie. C'est ainsi que dans son deuxième article, LEWIN ne s'occupe que du langage
incohérent des schizophrènes catatoniques. Par contre, c'est consciemment ou incons-
…inspirés par la concep- ciemment inspirés par la conception de JACKSON qu'un certain nombre d'auteurs ont
tion de JACKSON, un cer- envisagé la catatonie comme une forme de dissolution des fonctions nerveuses de type
tain nombre d'auteurs ont
dissolution uniforme et apicale. L'idée maîtresse de toutes leurs hypothèses que
envisagé la catatonie
comme une forme de dis- nous groupons ici est de considérer la catatonie comme une forme régressive de la
solution des fonctions pensée et comme l'expression d'un travail psychique secondaire à la dissolution
nerveuses de type dissolu- des fonctions psychiques supérieures. La catatonie est alors conçue comme un
tion uniforme et apicale…
syndrome de niveau élevé et non élémentaire et en tout cas comme la conséquence
d'un trouble des fonctions neuro-psychiques, ce qui, naturellement, ne se confond
ni avec l'idée de la psychogénèse, puisque cette dissolution est conditionnée par un
désordre somatique, nerveux et cérébral, ni avec les théories mécanicistes qui font
de la catatonie une désintégration basale non conditionnée par des troubles psychiques
(celle-là, aux yeux des mécanicistes, conditionnant, au contraire, ceux-ci). – C'est dire
que ce genre de conception de la catatonie s'appuie sur les analyses des cliniciens qui,
comme nous l'avons vu, font dépendre la catatonie d'un état de trouble psychique lui-
même organiquement conditionné (stupeur, dissociation schizophréniques, etc...) Mais
certaines théories, dont nous allons parler, vont cependant plus loin dans l'hypothèse
que celles de KRAEPELIN, JANET, WEYGAND, BLEULER, SÉGLAS, etc... car elles essayent
de présenter une théorie cérébrale de la catatonie.
Naturellement, leurs auteurs cherchent à faire coïncider l'essence du trouble, qui
atteint primordialement les fonctions psychiques élevées, avec une atteinte primitive et
plus ou moins profonde du système cérébral qui leur paraît représenter l'appareil « cen-
tral » de la vie psychique. Le schème d'explication anatomo-physiologique va donc être
différent selon que l'on supposera les « centres » les plus élevés du psychisme dans telle
ou telle région de l'encéphale, mais l'essentiel des diverses théories reste toujours le

1. TRIANTOPHYLLOS, Encéphale, avril 1931.


2. LEWIN , Archives of Neurology, 1933 et Amer. J. of Psychol., 1934.
3. MONAKOW et MOURGUE, Intr. Biol. à la Neurologie et psychiatrie, 1928.
4. H. F. H OFFMANN , Die Sichttheorie, 1935.

156
LA CATATONIE

même. Déjà MEYNERT supposait un affaiblissement cortical, déterminant une hyperexci-


tabilité sous-corticale et les analyses anciennes de VOGT (1902), de STRANSKY (1903),
anticipent les études approfondies de la psychomotricité que nous devons à BARAHONA
FERNANDES 1, O. KAUDERS 2 et à BARUK (1927-1933) pour montrer la nécessité de conce- …la nécessité de conce-
voir une atteinte de ces fonctions cérébrales supérieures qui intègrent les automatismes voir une atteinte de ces
fonctions cérébrales
moteurs dans des cycles de comportement très élevé, du niveau précisément des fonc-
supérieures qui intègrent
tions « psychomotrices ». C'est ainsi que STECK (1926) conclut son travail par cette hypo- les automatismes moteurs
thèse. « Le parallélisme psychomoteur et la triade de REICHARDT (symptômes psy- dans des cycles de com-
chiques, moteurs et végétatifs) ne peuvent s'expliquer que par les lésions d'un appareil portement très élevé, du
niveau précisément des
régulateur central. Dans l'indifférence affective, le manque d'initiative, le défaut d'auto-
fonctions « psychomo-
conduction, l'abaissement de la tension associative, on voit toujours apparaître l'influen- trices »…
ce d'un trouble de cette fonction régulatrice basale... La symptomatologie des catato-
niques ne s'explique que par une atteinte simultanée de plusieurs étages du cerveau ».
C'est à une théorie analogue qu'aboutit SAGER (1932) quand il admet un processus de
désinhibition des centres toniques qui peut descendre plus ou moins bas et atteindre les
divers étages du névraxe pour produire toute la gamme, la série des troubles psychomo-
teurs et moteurs que nous appelons catatonie. Cette idée est reprise avec une grande
pénétration dans un plus récent travail de SAGER et SCHALTENBRAND 3 qui se placent
explicitement dans la perspective jacksonienne et admettent que la maladie cérébrale ne
crée pas des formes spéciales de mouvement en réalisant la série des états catatoniques
mais libère à des étages fonctionnels différents des formes primitives de motilité. Nous
avons vu que CLAUDE et BARUK avaient admis que la catatonie est réalisée par un trouble
des fonctions psychomotrices qu'ils situaient dans l'écorce. Pour eux, la catatonie consti-
tuait donc un niveau de dissolution des fonctions psychomotrices que de simples degrés
de profondeur séparent et des états hystériques et des crises d'épilepsie.
Ainsi se dégage une sorte d'unanimité, au cours du dernier lustre, pour voir
dans la catatonie : 1° Une forme de régression de la motilité d'un niveau plus élevé
que celui des troubles moteurs ou du tonus élémentaire et basal 4. 2° Un niveau de dis-
solution qui dépend d'une atteinte cérébrale et ne diffère que par le degré dans la pro-
fondeur du processus destructeur de l'ensemble des autres troubles moteurs des psy-
choses pour, à la limite et au terme de la dissolution, coïncider avec des syndromes

1. B ARAHONA F ERNANDES , Klinische Unters. über motorischen Erschein. bei Psych.,


Zeitsch.f. d. g. Neuro., 1937, 158, et son remarquable ouvrage Analise clinica dos
Sindromas Hipercineticos, 1 vol., 266 p., Lisbonne, 1938 notamment de la pp. 218 à 225.
2. O. K AUDERS, Zur Klinik und Analyse der Psychomotoriche Störungen, Berlin, 1931.
3. S AGER et S CHALTENBRAND , Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1940, 169.
4. Plus « psychomoteur » (K LEIST, B ARUK ), plus « télékinétique » (H ESS ) que « amyosta-
tique », précisons une fois de plus et inlassablement « plus psychiatrique » que « neurologique ».
C'est le sens des lignes qui suivent.

157
ÉTUDE N°10

proprement neurologiques. 3° Une forme de dissolution «apicale », c'est-à-dire condi-


tionnée par des troubles « supérieurs » de la vie psychique, en quoi la catatonie diffè-
re d'un syndrome neurologique pur et simple, c'est-à-dire d'une désintégration basale
et partielle des fonctions toniques et motrices. C'est le sens le plus profond des théo-
…Pour nous […] « la ries organo-dynamistes par quoi elles s'opposent, d'une part, aux théories mécani-
catatonie » est une forme cistes, qui considèrent le syndrome catatonique comme un syndrome « neurologique »,
de régression du compor-
c'est-à-dire comme une mosaïque de troubles moteurs élémentaires sous-jacents ou
tement qui admet des
degrés de formes et une simplement juxtaposés aux troubles psychiques – et, d'autre part, aux théories psycho-
évolution qui dépendent génétistes intégrales qui « scotomisent » la causalité cérébrale de la catatonie. Pour
des structures psychopa- nous comme pour tous les auteurs dont nous venons de situer brièvement la position,
thologiques, organique-
«la catatonie » est une forme de régression du comportement qui admet des degrés de
ment déterminées, dont
elle ne figure qu'un frag- formes et une évolution qui dépendent des structures psychopathologiques, organi-
ment ou un aspect… quement déterminées, dont elle ne figure qu'un fragment ou un aspect.

CONCLUSIONS

I. SÉMÉIOLOGIE
On désigne en clinique psychiatrique du même terme « catatonie », des
troubles psychomoteurs fort différents. Tantôt, on met l'accent sur des troubles du
comportement caractérisés par l'opposition, le maniérisme, l'impulsivité. Tantôt, on
appelle catatoniques, des troubles akinétiques ou parakinétiques automatiques qui
témoignent d'une certaine inertie. En fait, au sens large, la catatonie comprend un
ensemble de troubles des fonctions motrices caractérisés par la tendance à l'immobi-
lité, à la répétition et à l'automatisme, soit que ces troubles se déroulent à un niveau
supérieur et s'intègrent dans des cycles de comportement psychopathologiques com-
plexes, soit qu'ils se produisent sous forme plus rudimentaire à des niveaux de disso-
lution psychique plus profonde. C'est-à-dire que :
1° La séméiologie des états catatoniques est protéiforme. Si quelques traits demeu-
rent caractéristiques, ils se distribuent dans le tableau clinique en s'associant à des
troubles psychiques ou psychomoteurs si variés qu'il est impossible de décrire un syn-
drome catatonique pur et toujours semblable à lui-même.
…Les troubles catato- 2° Les troubles catatoniques ne sont qu'une partie d'un tout et c'est ce « tout »
niques ne sont qu'une (dissociation schizophrénique, stupeur, état crépusculaire, confusion, etc...) qui carac-
partie d'un tout… térise telle ou telle forme clinique de catatonie.
La catatonie n'est même pas un syndrome, si on entend par là un ensemble de symp-
tômes assez caractéristique pour faire l'objet d'une description typique et univoque. Ce
que l'on croit décrire parfois comme syndrome catatonique, puis « comme catatonie
vraie », n'est qu'une forme de la conscience schizophrénique ou hébéphrénique.

158
LA CATATONIE

La catatonie est un mode de réaction fréquent du psychisme morbide (comparable …la catatonie n'est qu'un
par exemple à l'anxiété, à l'activité hallucinatoire ou aux troubles de la mémoire) dont aspect relativement
contingent de la séméio-
la structure négative impose à la conscience ses formes caractéristiques d'organisa-
logie des psychoses, plu-
tion : inertie, répétition, etc. C'est un aspect relativement contingent de la séméiologie tôt qu'un « syndrome »
des psychoses, plutôt qu'un « syndrome » nettement caractérisé. nettement caractérisé…

II. NOSOGRAPHIE

Nous sommes bien loin de l'idée première de KAHLBAUM qui espérait que, quelque
jour, sa description correspondrait à une entité comme ce fut le cas pour la paralysie
générale. En fait les signes énumérés par KAHLBAUM appartiennent en propre avec une
grande fréquence aux psychoses décrites par KRAEPELIN SOUS le nom de « démence
précoce » et par BLEULER sous le nom de « schizophrénie ». Mais ces « psychoses »
ne nous apparaissent elles-mêmes que comme des syndromes et pas plus qu'elles ne se
manifestent toujours sous la forme de catatonie, toutes les catatonies ne sont pas néces-
sairement symptomatiques de ces psychoses ! Les réactions catatoniques se rencon- …Les réactions catato-
trent en effet du haut jusqu'en bas de l'échelle des niveaux de dissolution que repré- niques se rencontrent en
effet du haut jusqu'en bas
sentent les névroses et les psychoses. Qu'il s'agisse des manifestations motrices de
de l'échelle des niveaux
l'hypnose, de la catalepsie hystérique, et même de certains comportements symbo- de dissolution que repré-
liques de nature obsessionnelle au niveau des psychonévroses, de formes catatoniques sentent les névroses et les
des psychoses maniaco-dépressives, des stupeurs confusionnelles à forme catatonique psychoses…

ou encore des états catatoniques démentiels, à des degrés divers sous des formes dif-
férentes et surtout intégrés à un ensemble de troubles qui lui donnent une physionomie
propre, la catatonie se rencontre dans toute la série des psychoses, soit que prédomi-
nent aux niveaux les plus élevés, les attitudes théâtrales, les bizarreries de gestes et de
mimique, les comportements complexes et significatifs, soit que prévalent l'inertie
motrice, la catalepsie, la répétition et les mouvements automatiques.

III. PATHOGÉNIE.
Puisque « la catatonie » ne constitue pas un syndrome bien caractérisé et constant,
les théories pathogéniques qui se proposent de l'expliquer portent à faux parce qu'elles
cherchent à expliquer par un mécanisme unique des troubles variés et variables dans
leur nature. On comprend que selon que le trouble envisagé sera du type où prédomi- …les troubles catato-
niques constituent une
nent l'hypertonie, la raideur musculaire, la catalepsie, ou bien du type caractérisé par
forme régressive de l'orga-
l'opposition négativiste, le maniérisme et l'impulsivité, les théories proposées seront nisation motrice, […] qui
assez différentes ainsi qu'il nous a été loisible de nous en rendre compte. La seule théo- atteint le comportement
rie assez générale eet compréhensible pour s'appliquer à l'ensemble des troubles psy- volontaire, et le désorgani-
se jusqu'à « découvrir » la
chomoteurs est une théorie organo-dynamiste qui admet que les troubles catatoniques
couche la plus automa-
constituent une forme régressive de l'organisation motrice, praxique, gestuelle, tique et la plus archaïque
mimique, posturale qui atteint le comportement volontaire, et le désorganise jusqu'à de la motilité.

159
ÉTUDE N°10

« découvrir » la couche la plus automatique et la plus archaïque de la motilité. Ce que


l'on appelle catatonie n'est que l'ensemble des troubles de la sphère motrice qui se pré-
sentent avec une structure psychique assez élevée pour qu'il soit nécessaire d'admettre
une forte composante psychique dans leur déterminisme et leur organisation. La struc-
ture kinétique de la catatonie dépend dans ses modalités particulières des fonctions
correspondant au niveau de dissolution dont elle est l'expression : plus profonde est
la dissolution et plus la catatonie tend à se confondre avec les troubles proprement
moteurs. Au fur et à mesure que le processus de dissolution libère des couches de plus
en plus profondes et primitives, la catatonie admet la participation de complexes
fonctionnels de moins en moins élevés dans la hiérarchie des fonctions de régula-
tion des mouvements. Pouvons-nous concevoir cependant que la catatonie se pré-
sente sous la forme d'un « syndrome frontal », « extra-pyramidal », d' « automato-
se », ou de « rigidité décérébrée », d' « hypertonie parkinsonienne », etc.? Non, dans
la mesure où la catatonie, même quand elle touche à ce niveau, reste un aspect,
une phase de l'évolution d'une psychose, c'est-à-dire d'une dissolution apicale psy-
chiatrique et non une désintégration partielle des fonctions motrices basales. C'est ce
que BARAHONA FERNANDES 1 a parfaitement vu quand il a souligné que le caractère
proprement « moteur » de certaines catatonies est acquis par la durée du processus et
non primitivement. C'est également le sens des travaux expérimentaux de SAGER et
SCHALTENBRAND (1940).
La structure « psychomotrice » de la catatonie mise en évidence, comme nous
l'avons vu, par la plupart des auteurs, fait de la catatonie, sur le plan des comporte-
ments élevés d'abord, puis des fonctions motrices plus élémentaires ensuite, la mani-
festation, l'expression d'un trouble psychique primordial. Cette notion de « trouble
psychique primitif » ne saurait être sans naïveté confondue avec l'idée d'une psycho-
génèse car ce « trouble » est lui-même, naturellement, conditionné par le processus
organique générateur. En fait, il s'agit là d'un type de dissolution de fonctions ner-
veuses qui se distingue des troubles de type neurologique : 1° en ce que les troubles
psychomoteurs ne sont qu'une partie d'un tout qui est la structure de la psychose
(le plus souvent schizophrénique) de telle sorte qu'il s'agit d'une dissolution globale et
non d'une désintégration partielle ; 2° en ce que les troubles psychomoteurs sont
secondaires aux troubles psychiques (dissociation, stupeur, etc...) de telle sorte qu'il
s'agit d'une dissolution « apicale » et non d'une désintégration basale des fonctions
motrices.
Ainsi la catatonie nous apparaît être un trouble de niveau psychiatrique et
non de niveau neurologique. C'est cela que signifie l'opinion de tous les auteurs qui

1. BARAHONA FERNANDES, p. 224 de son livre sur les Hyperkinésies.

160
LA CATATONIE

utilisant des formules diverses, insistent sur le fait que la catatonie n'est pas un trouble
étranger à la personnalité, au Moi, se situant au-dessous des fonctions psychiques
supérieures, mais au contraire qu'elle est l'expression d'un bouleversement de la struc-
ture psychique du Moi (KLEIST). C'est donc en ce sens que tout en admettant l'orga-
nicité, la « cérébralité » même des « troubles catatoniques » et comme nous le ver-
rons en terminant, en acceptant l'idée de lésions catatonigènes, même localisées, nous
ne saurions assimiler la catatonie à des troubles moteurs d'un niveau plus élémentaire,
plus basaux, plus partiels, essentiellement « neurologiques » comme la « catalepsie
cérébelleuse » ou les troubles du tonus et des automatismes moteurs du Parkinsonien.
Même si dans certains cas de dissolution profonde (rapide comme dans certaines
stupeurs confusionnelles ou progressives et lente comme dans les évolutions hébé-
phréno-catatoniques typiques), la couche fonctionnelle profonde est elle-même
atteinte et se trouvent alors libérés des automatismes diencéphaliques ou mésencépha-
liques, le tableau clinique reste essentiellement celui d'une stupeur ou d'une dissocia-
tion et n'offre pas ce contraste, si saisissant et caractéristique des troubles neurolo-
giques, entre le trouble des fonctions instrumentales, d'une part et la lucidité de la
conscience, l'intégrité psychique, d'autre part.
Comment enfin se présente à nous la question de la localisation de la catatonie à
telle ou telle portion du névraxe? Il nous paraît nécessaire et suffisant d'admettre que
la catatonie dépend de désordres somatiques et cérébraux capables d'entraîner primiti- …la catatonie dépend de
vement des troubles psychiques et secondairement des troubles psycho-moteurs. Les désordres somatiques et
cérébraux capables d'en-
données les plus récentes de l'anatomie pathologique sont assez peu précises pour que
traîner primitivement des
nous ne puissions savoir s'il s'agit d'une lésion localisée du cerveau ou d'une lésion de troubles psychiques et
« centres énergétiques du psychisme ». Il est possible, sinon probable que certaines secondairement des
portions du cerveau jouent ce rôle et la controverse sur le siège cortical ou sous-corti- troubles psycho-moteurs…

cal des lésions catatonigènes ne nous paraît pas à cet égard terminée, mais nous admet-
trions assez volontiers que les lésions du diencéphale sont capables de conditionner
l'état de stupeur ou de dissociation (pour ne parler que des deux conditions négatives
les plus habituelles de la catatonie) qui engendre la dissolution des cycles fonctionnels
moteurs dont les divers degrés et les formes variées constituent les troubles de la série
catatonique.

Ainsi concluons-nous :

1° « La catatonie » n'est pas une maladie autonome, ni même un « syn-


drome » bien défini.
2° « La catatonie » n'est qu'un complexe séméiologique comprenant des troubles
moteurs de divers niveaux, symptômes de psychoses diverses mais le plus souvent de
type schizophrénique.

161
ÉTUDE N°10

3° Les divers comportements catatoniques sont conditionnés par un processus


cérébral de dissolution globale et apicale des fonctions psychomotrices pouvant abou-
tir à une atteinte des fonctions motrices et toniques au terme ou à l'acmé du processus.
La catatonie se joue au niveau des comportements psychomoteurs de la sphère « télé-
kinésique » selon l'expression de W. R. H ESS .
4° Les « troubles catatoniques » sont différents des troubles de désintégration par-
tielle et basale des fonctions motrices de type neurologique qui se situent « en dehors »
ou « au-dessous » de l'activité psychique supérieure (Intégration au Moi). La catatonie
ne se joue pas au niveau de l'échafaudage moteur, selon l'expression de W. R. HESS.
5° La catatonie dépend vraisemblablement de lésions corticales ou sous-corticales
qui par leur déficit énergétique de masse, conditionnent une régression de la pensée et
de ses expressions psychomotrices, à des niveaux inférieurs ou archaïques, cette
régression se manifeste en clinique par des « tableaux cliniques » de niveaux divers
qui constituent, non pas les divers aspects symptomatiques de la « catatonie », mais
plus exactement les divers aspects « psychomoteurs » ou « catatoniques », des dif-
férentes « psychoses » et notamment de cette dissociation schizophrénique, de cette
« maladie » que, du temps de KAHLBAUM, KRAEPELIN appelait « démence précoce » et
au cours de laquelle, la « catatonie » se rencontre effectivement sous sa forme la plus
« typique ».

BIBLIOGRAPHIE
Nous avons indiqué la plupart des références dans les notes au bas de la page.
Nous renvoyons pour les travaux de ces 20 ou 30 dernières années aux répertoires de
BARUK et de JONG, du Traité de BUMKE, de BUSCAINO (Rivista di Psichiatria et
Neopsichiatria 1932-1938), de L. BELLAK (Dementia Precox, New York 1948), etc.

162
Étude n° 11 9. Les troubles de la mémoire.
10. La catatonie.
11. Impulsions.
12. Exhibitionnisme.

IMPULSIONS
13. Perversité et perversions.
14. Le suicide pathologique.
15. Anxiété morbide.
16. Délire des négations.
17. Hypochondrie.
18. Jalousie morbide.
19. Mégalomanie.

Le comportement de nos malades est souvent « automatique », « involontaire » et


« forcé », aussi la séméiologie psychiatrique comprend-elle un grand nombre de mou-
vements, d'actes ou de décharges pulsionnelles explosives « échappant au contrôle » de
l'activité d'intégration (obsessions, colères, tics, réactions violentes, etc.). Tous ces phé-
nomènes sont, en ce sens, « impulsifs ». C'est en accordant à la notion d'impulsivité
cette signification si générale que BAILLARGER pouvait écrire, en 1853 : « On n'est réel- … « On n'est réellement
fou que lorsque la volonté
lement fou que lorsque la volonté est impuissante à dompter les impulsions ». C'est éga-
est impuissante à dompter
lement dans ce sens que l'article 64 de notre Code Pénal a été rédigé puisqu'il prévoit, les impulsions »…
à la fois, le cas de démence et celui où le criminel « a été contraint par une force à BAILLARGER, 1853.
laquelle il n'a pu résister ». Tel est le contenu le plus général du concept d' « impulsion ».
La notion d'impulsion s'est définie cependant en se restreignant dans des concepts
successifs.
Tout d'abord, l'impulsion a été orientée dans sa définition par son rapprochement
avec l'obsession sous le nom de « monomanie impulsive » (JACOBY), de « folie impul- …Monomanie impulsive,
folie impulsive, obsession
sive », (DAGONET) et d' « obsession-impulsion ». Elle se définissait ainsi par la lutte du
impulsion: elle se définis-
sujet contre la poussée et la tendance à l'actualisation irrésistible d'un système pul- sait ainsi par la lutte du
sionnel. On sait quelle place MAGNAN réservait à ces impulsions dans ses descriptions sujet contre la poussée et
classiques de la « folie des dégénérés ». A cet égard, une première difficulté de défi- la tendance à l'actualisa-
tion irrésistible…
nition s'est posée, celle des limites flottantes de l'impulsion-obsession avec l'acte exé-
cuté. Tous les auteurs depuis MOREL se sont posé en effet la question de savoir si l'im-
pulsion « passait à l'acte » ou non. Si l'on admet qu'il n'y a qu'une différence de degré
entre l'impulsion-tendance et l'impulsion consommée la définition de l'impulsion
devra, à ce point de vue, viser également les impulsions dites « théoriques » et les
impulsions « exécutées ». C'est, en tout cas, dans ce qu'il y a de commun à l'impulsion
qui reste une « poussée », une « tendance à l'acte » et l'impulsion considérée comme
un acte accompli qu'il faudra trouver l'élément d'une définition correcte de la « struc-
ture impulsive ».
Mais la notion d'impulsion ne s'est pas seulement restreinte par son application pri-

163
ÉTUDE N° 11

vilégiée à l'obsession-impulsion d'abord et à la seule impulsion réalisée ensuite, elle a


…elle est devenue, dans subi une autre déformation usuelle : elle est devenue, dans la pratique quotidienne et
la pratique quotidienne et « asilaire », synonyme d'acte de violence . Là encore, une réaction s'impose; si l'acte
« asilaire », synonyme
de violence est toujours impulsif, tous les actes impulsifs ne peuvent pas être considé-
d'acte de violence…
rés comme des actes d'agression.
Tels sont les sens trop « étroits » ou « trop larges » du terme impulsion.
Nous pouvons donc, dès le premier examen de cette question, définir avec RÉGIS,
l'impulsion « dans le domaine de l'activité volontaire » comme la « tendance impérieu-
se et souvent même irrésistible au retour vers le pur réflexe ». C'est un phénomène très
général et qui n'a guère qu'un critère certain mais négatif, celui « d'échapper à l'action
de la volonté ». Elle plonge donc ses racines profondément dans les couches de l'auto-
matisme psychique et toute délimitation à l'égard des pulsions instinctives et des mou-
vements réflexes et automatiques apparaîtra nécessairement difficile et obscure.
Aussi tous les auteurs qui se sont occupés de cette question ont-ils été entraînés à
décrire une hiérarchie d'impulsions allant jusqu'aux « impulsions motrices pures » ou,
comme le disait encore RÉGIS, « à réflexe direct » en passant par les « tics » et les
expressions émotionnelles violentes. C'est ce que nous allons mettre d'abord en évi-
dence comme une inéluctable nécessité, qui doit constituer le cadre, la perspective
naturelle de cette Étude.
BARUK, par exemple, à qui nous devons de si importants travaux sur les « troubles
psycho-moteurs », les distingue nettement du plan des « automatismes moteurs
…BERZE a discerné dans réflexes 1 ». La psychiatrie de langue allemande s'est attachée particulièrement depuis
la masse de ces actes les premières recherches de WERNICKE sur les manifestations cliniques des
automatiques, ceux qui
« Psychoses de la motilité », à distinguer la structure de divers niveaux d'impulsivité.
sont liés à des troubles de
la conscience subjective
C'est généralement sous le nom de « Drangerscheinungen » ou phénomènes forcés,
de la spontanéité et ceux qu'elle les a étudiées 2. KRAEPELIN distinguait des impulsions morbides primaires, le
qui sont vécus comme un « Beschâfti-gungsdrang » ou « occupation forcée » et les mouvements forcés. BERZE 3
déroulement kinétique
a discerné dans la masse de ces actes automatiques, ceux qui sont liés à des troubles
purement passif, distinc-
tion fondamentale qui
de la conscience subjective de la spontanéité et ceux qui sont vécus comme un dérou-
nous guidera constam- lement kinétique purement passif, distinction fondamentale qui nous guidera constam-
ment dans cette « Étude » ment dans cette « Étude ». JASPERS 4 a admis de son côté pour certains de ces phéno-

1. Cf. notamment son travail dans le n° 1 de L'Évolution Psychiatrique, 1947, BARUK: « Les
troubles psychomoteurs », p. 167.
2. En allemand il existe un grand nombre d'expressions qui désignent les actes impulsifs
(Impulsiveakten) en relation avec les instincts (Triebe), les pulsions (Antriebe) et qui se présen-
tent sous forme de décharges forcées (Drangentladungen) de brutales satisfactions
(Drangberuhigung), de besoins (Sucht), de phénomènes obsessionnels (Zwangsphenomene),
d'hyperkinésies myostatiques (KLEIST) OU dystoniques (LOTMAR).
3. BERZE, Die primären Insuffizienz der psychischen « Aktivität », Leipzig-Vienne, 1914.
4. JASPERS, Allg. Psycho-Pathologie, 3ème édition, 1923.

164
IMPULSIONS

mènes une structure neurologique (« mouvements supplémentaires », de WERNICKE)


en les séparant des phénomènes vécus comme volontaires. KRONFELD 1 décrivait de
même deux phases des troubles de l'activité motrice, celle de la sphère du comporte-
ment (Motorik) et celle de la motricité (Motricität). BOSTROEM 2, étudiant sous tous
leurs aspects les hyperkinésies, les syndromes striés, les phénomènes catatoniques, les
troubles psychomoteurs, a réservé le nom de phénomènes impulsifs (Drangentladun-
gen) aux décharges qui témoignent d'un déficit de l'activité volontaire et les a égale-
ment séparées des « hyperkinésies » striées. BREZOWSKY 3 établit à son tour un certain
nombre de niveaux structuraux de l'impulsivité : crises motrices sans troubles de l'hu-
meur et de l'affectivité – actes en forme de court-circuit, réactionnels à une forte situa-
tion affective – comportements à forte poussée instinctive (Trieb-handlungen) – et
comportements affectifs.
BARAHONA FERNANDES 4 a tenté de présenter la hiérarchie la plus systématique des …BARAHONA FERNANDES a
actes involontaires allant des hyperkinésies élémentaires automatiques et vécues pas- tenté de présenter la hié-
rarchie la plus systéma-
sivement aux hyperkinésies complexes et impulsives vécues comme des actes « de
tique des actes involon-
l'activité propre ». taires…
L'ensemble des « hypercinésies » au sens large du terme (c'est-à-dire comprenant
toutes les formes de désintégration psychomotrice se manifestant par un excès de mou-
vements, une hyper-motilité) est divisé par cet auteur en plusieurs niveaux structu-
raux : 1° les hypercinésies expressives – 2° les actes à court-circuit – 3° les formes
avec prédominance de mouvements réactionnels – 4° les paracinésies – 5° les hyper-
cinésies proprement dites.
Les hypercinésies expressives comprennent des formes d'excitation à forte charge
affective (négativisme, anxiété, perplexité) et l'auteur se réfère pour leur description
aux observations de KLEIST et de BOSTROEM.
Les actes à court-circuit (« réactions » motrices ou verbales immédiates à toute
excitation extérieure au sens de KLEIST et non dans le sens de KRETSCHMER). Ils sont
vécus comme un excès de spontanéité et d'énergie pure qui a quelque chose d'incoer-
cible. Cette forme d'hyperactivité se trouve « fondue » dans l'expérience délirante
comme par exemple dans le « délirium tremens ».
Dans les degrés les plus profonds du trouble on observe toute une série de com-
portements très archaïques tels que la préhension forcée, la succion 5, etc.
Les formes à prédominance de « mouvements réactionnels ». Ce sont des mouve-
ments dirigés sur le corps propre qui y prédominent comme s'il s'agissait de réactions
aux sensations somatiques.
Les paracinésies constituent des « phénomènes psychomoteurs » par excellence.
C'est-à-dire que ce n'est plus seulement l'activité dans son ensemble qui est altérée

1. KRONFELD, Perspektiven der Seelenheilkunde, Leipzig, 1930.


2. BOSTROEM, Traité de BUMKE, t. II, 1928, et t. VIII, 1930 et sa monographie « Die amyostati-
scher Symptomen-Komplex, Berlin, 1922.
3. BREZOWSKY, Monatsch. für Psych., 1934, 90, pp. 113 à 132.
4. BARAHONA FERNANDES, Analise clinica dos sindromas hypercineticos, I vol., 1938.
5. Ce niveau structural parait correspondre à ce que nous-mêmes avons observé notamment au
réveil du coma insulinique (Ann. Médico-Psycho., 1939).

165
ÉTUDE N° 11

mais la forme, la morphologie même des mouvements. La déformation porte sur l'am-
plitude, la fréquence, la mise en train, la simplicité de la figure motrice, sa direction,
etc... Ces expériences motrices qu'on a souvent confondues avec les syndromes
« amyostatiques » 1 de type chorée ou athétose sont vécues comme « anormales et
pseudo-spontanées » 2, c'est-à-dire sur un registre d'ambiguïté délirante. Quant aux
paracinésies choréo-athétosiques, elles sont vécues comme un accident tout à fait
excentrique par rapport à la vie psychique.
Les hypercinésies élémentaires réalisent également une forme de transition avec
les syndromes proprement neurologiques (rigidité décérébrée, convulsions tonico-clo-
niques). On les observe nettement au cours du coma insulinique. Leur caractère ryth-
mique est très remarquable, de même le fait que ces mouvements s'opèrent en masse
et de façon désordonnée. Ce sont des mouvements très analogues à ceux du nouveau-
né » 3. Les hypercinésies complexes représentent des actes compliqués (pantomimes,
escrime, boxe, conduite d'une auto, etc.). Elles affectent la forme d'actes impulsifs. De
cette notion, il faut exclure, dit l'auteur, les actes exécutés « impulsivement », c'est-à-
dire d'une façon violente et imprévue et ceux qui résultent d'une perturbation instinc-
tive primaire (correspondant aux actes instinctifs proprement dits de BOSTROEM). Il
s'agit dans ces cas surtout d'automatismes psycho-moteurs qui se produisent soit
comme décharges impulsives (Drang) sans finalité très précise et donnant au sujet
l'impression d'être entraîné malgré soi comme l'a bien analysé SCHNEIDER – soit
comme décharges en courts-circuits (dans le sens de KLEIST) qui constituent des
réponses impulsives et automatiques aux excitations extérieures. A cette classe de phé-
nomènes appartiennent les impulsions « moriatiques » préfrontales et les impulsions
catatoniques. Tous ces actes impulsifs sont vécus sous forme délirante, hallucinatoire
ou obsessionnelle.
L'ensemble de cette classification hiérarchique des désintégrations hyper-ciné-
tiques, c'est-à-dire des libérations d'automatismes de plus en plus élevés et intégrés au
moi, vécus avec une « participation onirique » plus ou moins grande, constitue une
série continue de syndromes « s'étageant depuis « les dissolutions locales » de la
motricité jusqu'aux dissolutions uniformes ».
Les « impulsions», les actes automatiques, les décharges motrices, les « courts-
circuits, les hypercinésies expressives, etc., sont les conséquences de la rupture de
l'unité psychologique de l'activité psycho-motrice sous l'influence de l'intervention de
mécanismes neuro-psychiques vitaux désharmoniquement émancipés ou désintégrés
de l'assemblage psycho-somatique de l'individu ».
…il faut distinguer deux Il suffit de jeter un coup d'oeil sur toutes ces classifications et descriptions un peu
pôles : celui des décharges rébarbatives pour comprendre que, dans la masse de tous ces « mouvements automa-
motrices qui échappent au
tiques », de ces « impulsions », il faut distinguer deux pôles : celui des décharges
contrôle et celui des alté-
rations de ce contrôle… motrices qui échappent au contrôle et celui des altérations de ce contrôle.

1. Toute cette étude est conduite par l'auteur, élève de KLEIST en conformité avec les notions cou-
rantes de la Physiologie nerveuse et de la neuro-psychiatrie allemande.
2. Nos cas B. J. et L., publiés dans le travail Syndromes hyperkinétiques striés et troubles men-
taux, Congrès de Zurich, 1936 pourraient illustrer ce type de psychomotricité pathologique qui
ressemble à la chorée sans en être.
3. Ce niveau fonctionnel a été bien mis en évidence dans le travail de M. BERGERON, Les mani-
festations motrices spontanées de l'enfant, 1947, dont nous avons fait une analyse dans l'Évolu-
tion Psychiatrique, 1947, n° 4.

166
IMPULSIONS

Autrement dit ce sont des niveaux et des structures différents de l'automatisme que …ce sont des niveaux et
nous allons devoir étudier à propos de la diversité clinique qui se dissimule sous le mot des structures différents
de l'automatisme que
« impulsions ». C'est dire que le problème de l'impulsivité est un problème difficile qui
nous allons devoir étu-
pose, et à la fois, toutes les questions les plus obscures de la psychopathologie, celles dier…
des propulsions, pulsions et tendances de l'instinct, celles de l'humeur, celle des mou-
vements automatiques, celle de la volonté, et qui exige par conséquent une conception
d'ensemble des mouvements, de l'émotion, et des actes, dans leurs relations avec la
couche affective profonde, avec l'inconscient et les centres nerveux, c'est-à-dire rien …cela exige […] rien de
moins qu'une théorie des
de moins qu'une théorie des rapports de la neurologie et de la psychiatrie. Nous avons
rapports de la neurologie
déjà précédemment envisagé, à propos de la catatonie, l'essentiel de ce problème, mais et de la psychiatrie…
nous serons obligés d'y revenir encore ici.
Nous étudierons, pour l'appréhender aussi complètement et clairement que pos-
sible, successivement :
1° Les formes cliniques des divers « mouvements » ou « actes impulsifs ».
2° La forme de l'impulsivité dans les diverses affections neurologiques et psy-
chiatriques.
3° Les conceptions théoriques sur la pathogénie des automatismes impulsifs.
4° La phénoménologie du comportement impulsif et des mouvements automa-
tiques.

§ I. – ANALYSE CLINIQUE DES DEUX FORMES


D'IMPULSIVITÉ
Sans égard pour leur interprétation pathogénique nous allons décrire succincte-
ment mais aussi rigoureusement que possible les caractères formels des divers types
d'impulsions. Ces diverses émancipations motrices ou psychomotrices, nous les envi-
sagerons dans une perspective qui nous est familière allant du plus au moins « auto-
matique ».

A. – LES PROTOPULSIONS
Ce sont des mouvements automatiques qui présentent ces caractères formels, que …Les protopulsions :
endogénéité et incoercibi-
leur reconnaissait déjà MORSELLI 1 : l'endogénéité et l'incoercibilité. Le caractère d'en-
lité…
dogénéité correspond au fait que l'impulsion apparaît sans liaison avec les événements
extérieurs, comme si elle était déclenchée par un ressort interne, comme si elle tirait
sa force et sa tyrannie d'un mécanisme monté dans les profondeurs de l'organisme.
L'incoercibilité, c'est-à-dire le caractère « forcé », « automatique » exprime le fait que
l'impulsion échappe au contrôle du Moi, qu'elle se déroule en dehors de son action à

1. MORSELLI, Manuele di semeiotice delle malattie mentale, 2ème édition, Milan, 1894.

167
ÉTUDE N° 11

Lui, et malgré Lui, qu'elle se présente comme un acte irrésistible ou auquel il est
impuissant à s'opposer.
A cet égard, il convient de décrire deux types d'actes impulsifs : les protopulsions
kinétiques et les protopulsions instinctives.
Les protopulsions kinétiques 1 Ce sont des désintégrations hyperkinétiques du
…monotypies rythmiques : genre par exemple des monotypies rythmiques (balancement du tronc, de la tête) ou
balancement du tronc, de des crises d'enroulement autour de l'axe du corps (automatose de ZINGERLE 2) ou enco-
la tête, enroulement du
re des phénomènes de préhension « forcée 3 » souvent liés aux actes « forcés » de suc-
corps…
cion 4. Elles présentent parfois un remarquable caractère d'importunité (« prehensio
…parakinésies : ainsi se persecutoria » ou « Nachgreifen »). Il peut s'agir de parakinésies avec altération de la
rompt l'harmonie des forme et de l'aspect externe des mouvements expressifs ou intentionnels (WERNICKE),
mélodies motrices au pro-
qui se détachent paradoxalement du fond kinétique ou postural soit sous forme de sur-
fit de contretemps ou de
dissonances… charges parasites soit sous forme de décharges irruptives. Ainsi se rompt l'harmonie
des mélodies motrices au profit de contretemps ou de dissonances (mouvements rep-
tatifs, fréquentatifs, allongés, discontinus, saccadés, spasmodiques, toniques, kinésies
de jeu 6 à forme de danse, de balancements, de détentes brusques, pianotements, chi-
quenaudes, tortillements, saltation gracieuse ou grotesque, etc.). Parfois ces parakiné-
sies surgissent sur un fond athétoïde ou choréique. Exceptionnellement, elles peuvent
affecter la forme de mouvements balistiques 6. Enfin, il faut signaler ici les grands
…grands accès d'actes accès d'automatisme ambulatoire ou de comportement complexe (s'habiller, se désha-
automatiques… biller, fuir, courir, exécuter des actes habituels ou professionnels, etc.).
L'ensemble de tous ces troubles psycho-moteurs présente des caractères spéciaux
de saugrenuité : ils sont inopportuns, inadaptés, intempestifs. Quant à l'amplitude, à la
vitesse et à la complication de leurs déroulements kinétiques il y a lieu de noter qu'ils
se présentent souvent sous la forme de décharges motrices sommaires et brutales ; par-

1. On se rapportera comme nous l'avons fait nous-même aux études de KRONFELD et de


BOSTROEM que nous avons précédemment indiquées et surtout pour ce type de mouvements auto-
matiques et forcés au travail ancien de KLEIST, Psycho. Bewegungstörungen zu Geisteskranken,
Leipzig, 1908, aux excellentes études de HOMBURGER, t. IX du Traité de BUMKE, 1932, de VAN
BOGAERT (Les mouvements forcés, Encéphale, 1935, II) et au livre de BARAHONA FERNANDES,
Analise clinica dos Sindromas hypercineticos, Lisbonne, 1938.
2. ZINGERLE, Zeitsch. f. d. ges. Neuro-Psych., 1925, t. 99.
3. Graspingreflex (ADIE et CRITCHLEY) ; Zwangsgreifen (SCHUSTER) ; Phénomène d'accrochage
(HOKELIN, KLEIST). On a décrit associées à cette préhension forcée, la moria, la préhension for-
cée du pied « de niveau simiesque » (BARAHONA FERNANDES) etc...
4. Schnapreflex, cf. notre étude (en collaboration avec COLOMB sur la psychomotricité du coma
insulinique), Ann. Médico-Psycho., mai 1939, et le livre de BARAHONA FERNANDES, p. 106.
5. Cf. la magnifique description de WALLON, L'enfant turbulent, pp. 90 à 95, et notre Etude, avec
Mme BONNAFOUS-SÉRIEUX, sur les kinésies de jeu chez les idiots, Ann. Médico-Psycho., février
1937.
6. Hémiballisme de KUSMAUL. Cf. spécialement les études de PETTE, Deutsch. Zeitschr. f.
Nervenheilkunde, 1925, t. 86 et de LOTMAR, traité de BUMKE-FOERSTER, t. 5, 1936.

168
IMPULSIONS

fois ils réalisent de véritables tempêtes de mouvements intenses, rapides, si monstrueux


ou si explosifs qu'ils éclatent en figures posturales, kinétiques ou gestuelles grotesques.
Les protopulsions instinctives. Nous avons affaire ici à des actes qui, issus des ten- …ces actes, issus des ten-
dances fondamentales de l'espèce, actualisent la virtualité des trajectoires instinctives dances fondamentales de
l'espèce, actualisent la
vitales. Leur propulsion soudaine déclenche des actes de court-circuit « essentielle-
virtualité des trajectoires
ment » impulsifs. Comme dans les protopulsions dont nous venons de parler, ces kiné- instinctives vitales…
sies irrésistibles sont vécues comme des forces qui, issues des profondeurs incons-
cientes de l'être, ne l'engagent pas «lui-même» mais exigent avec violence la satisfac-
tion explosive et instantanée d'un impérieux, fulgurant et aveugle désir d'action. Elles
sont de deux types : les besoins et les expressions émotionnelles. L'accumulation
d'énergie qui cherche une issue dans l'activité s'exprime par des mouvements qui sui-
vent les voies préfigurées et stables des cycles fonctionnels les plus fondamentaux, que
l'on appelle nécessairement « instinctifs 1 ». Ces cycles fonctionnels sont brutalement
mis en érection, en actualisation pressante par une soudaine et intense sollicitation de …Le court-circuit qui en
ce besoin ou, ce qui revient au même, par une tension interne des fonctions qui l'ex- résulte réalise un « rap-
priment et l'exigent. Le court-circuit qui en résulte dans les deux cas réalise un « rap- tus », c'est-à-dire une fou-
droyante détente du
tus », c'est-à-dire une foudroyante détente du comportement destiné à soulager une
comportement…
nécessité instinctive incoercible.
Dans le premier cas, le besoin, cette tendance impérieuse qui exige une satisfac-
tion par l'activité d'un appareil physiologique déterminé (besoin de manger et de boire, …besoin de boire, de
c'est-à-dire mise en activité du tube digestif – besoin sexuel, c'est-à-dire érection des manger…besoin sexuel,
besoin de mouvement…
organes sexuels – besoin d'éprouver telle ou telle sensation au travers des organes des
sens – besoin des mouvements, c'est-à-dire de dépense du système musculaire, etc.),
ce besoin engendre la conduite immédiate de sa satisfaction et ainsi se construit un
« arc réflexe » impétueux et irrésistible où désirer et faire ne forment qu'une brutale et
sommaire unité.
L'expression émotionnelle impulsive a pour point de départ un état affectif certes,
mais submergé, « débordé » par ses effets psycho-physiologiques, par la tempête psy-
cho-motrice émotionnelle, véritable cercle vicieux où l'affect s'exalte par l'expression
somatique qu'il porte à sa suprême puissance et qui l'entretient et l'augmente en retour.
L'éclat de rire retentit à gorge déployée en cascades ou convulsions, véritablement …éclat de rire en cas-
« frénétiques » comme l'angoisse se multiplie et rebondit dans les sanglots redoublés, cades ou convulsions…
sanglots redoublés, colère
ou bien encore la colère réalise une véritable « sham-rage » où l'agressivité se rue sur
« sham-rage », fureur ful-
son objet dans la fureur élastique d'un acte fulgurant. Que ce soit par les voies de la gurante…
colère, du rut, de la joie ou de l'angoisse que s'exprime le « réflexe » qui unit l'émo-

1. Toute dialectique restera impuissante à détruire (même quand elle les appellera d'un autre nom)
ce système de forces qui ne sont ni plus ni moins « magiques » que le dessin ou, si l'on veut, le
dessein d'un organisme.

169
ÉTUDE N° 11

tion et le besoin dont elle naît, selon la loi du tout ou rien, l'impulsion se déchaîne dans
une foudroyante décharge d'énergie dont le circuit, subliminal à la conscience, n'est
chargé que de sauvage animalité ou, tout au moins, de primitive humanité.
Notons enfin que les protopulsions se manifestent sous deux formes cliniques très
différentes. Tantôt elles se présentent dans une éclipse totale ou subtotale de la
conscience comme si brutalement tout l'édifice fonctionnel effondré régressait jusqu'à
ne plus permettre que des mouvements violents, anarchiques et aveugles. Tantôt elles
se présentent comme des actes forcés parasites qui « éclatent », saugrenus et explosifs,
à la surface et à la périphérie d'une conscience lucide et c'est alors qu'elles se présen-
tent sous leur forme la plus typique.

B. – LES COMPORTEMENTS IMPULSIFS


Les « impulsions » que nous venons d'envisager sont donc caractérisées par leur
automatisme, leur endogénéité et leur incoercibilité, c'est-à-dire par le fait qu'elles
consistent en décharges psychomotrices montant de la sphère des instincts et des
réflexes 1 sans atteinte primordiale de la conscience ou de la personnalité. Celles dont
nous allons parler sont d'un tout autre genre, elles expriment au contraire la régression
de la conscience qui cesse d'être réfléchie pour devenir automatique et la régression de
la personnalité qui cesse d'être libre pour devenir automate.
Quand le champ de la conscience est profondément bouleversé, la vie psychique
subit une régression, une décomposition qui soustrait les comportements à leur forme
d'intégration normale. Ils sont vécus alors sur le mode simultané du délire et de l'au-
tomatisme, c'est-à-dire comme une activité plus ou moins dépersonnalisée. Le carac-
tère « forcé » est alors d'autant plus fortement vécu que la conscience est moins désor-
…Aux degrés les plus ganisée. Aux degrés les plus inférieurs en effet, le comportement impulsif est si soudé
inférieurs en effet, le com- aux fantasmes du délire que, vécu à l'état brut, celui-ci entraîne comme dans le rêve un
portement impulsif est
minimum de conscience de l'engagement du sujet. L'activité impulsive prend dans ces
soudé aux fantasmes du
délire… cas le plus souvent l'aspect d'une agitation plus ou moins désordonnée et confuse et les
impulsions ne sont que des actes qui expriment les vécus délirants : ceux-ci en même
temps qu'ils se dessinent ou se détachent dans la conscience engendrent les mouve-
ments qui les expriment ou les réalisent. C'est le cas des états stuporeux quand les
impulsions surgissent brusquement de la profondeur de la couche instinctive à la sur-
…c'est le cas des fugues face d'un comportement habituellement figé dans l'immobilité. C'est le cas encore des
dans les états confusion- états confusionnels où les actes d'agression, de défense, les pantomimes ou les auto-
nels…
matismes professionnels, les fugues, etc., expriment les fantasmes oniriques où se

1. Pas plus qu'on ne peut échapper à la notion d'instinct, on ne peut entièrement échapper à celle
des réflexes en tant que comportement relativement constant ou fixe au service du programme
vital.

170
IMPULSIONS

condensent, se précisent les tendances affectives, la peur, la jalousie, la colère, etc. … c'est le cas au niveau
C'est le cas à un niveau supérieur des « bouffées délirantes », des états oniroïdes ou supérieur des bouffées
délirantes […], où les
crépusculaires, des délires épisodiques hallucinatoires ou de dépersonnalisation où
coups, la dénudation, les
les coups, la dénudation, les extravagances de la conduite sont solidaires de la fiction extravagances de la
vécue avec les énigmes, et le comportement magique qu'elle détermine. C'est le cas conduite sont solidaires
encore des crises de mélancolie anxieuse où le suicide, les réactions auto- et hétéro- de la fiction vécue…
…c'est le cas des suicides
agressives ou de terreur pantophobiques sont engendrées par l'angoisse et toutes les
dans les mélancolies… ou
lignes de force idéo-affectives qui en rayonnent. C'est le cas enfin de l'accès d'agita- des accès d'agitation
tion maniaque où les excentricités, les actes érotiques, le jeu intempestif et frénétique maniaques…
reflètent la joviale ou coléreuse volatilité de la fuite des idées.
Quand il s'agit d'une organisation morbide de la personnalité sur le plan des …dans les organisations
morbides de la personna-
démences, des schizophrénies, des délires chroniques ou des névroses, l'impulsivité
lité […] l'impulsivité n'est
n'est encore là qu'une forme de comportement en relation avec l'organisation même de encore là qu'une forme de
la vie psychique : la déchéance du comportement démentiel ravalé au niveau d'une comportement en relation
organisation primitive et quasi animale où prédominent les pulsions instinctives – l'au- avec l'organisation même
de la vie psychique…
tisme, où s'accumulent des tensions affectives en rapport avec le travail de modifica-
tion et d'introversion des valeurs de réalité – le système de polarisation délirante de la
persécution paranoïaque qui contracte les pulsions hétéro- et auto-agressives en fais-
ceaux de tendances prêtes à se détendre violemment – la pensée compulsionnelle de
l'obsédé qui porte en lui une charge impulsive qu'il maîtrise à grand'peine, etc..
Dans tous ces cas, sous la condition négative de la dissolution de la conscience
réfléchie et de la personnalité libre, c'est le déchaînement instinctivo-affectif qui repré-
sente la positivité de l'être subsistant. L'impulsivité est cette positivité et elle est enraci- …L'impulsivité est cette
née au plus profond de la couche archaïque des désirs et des tendances. L'appareil pul- positivité et elle est enra-
cinée au plus profond de
sionnel qui trouve dans ce comportement une issue n'est autre que le substratum com-
la couche archaïque des
plexuel et inconscient de l'activité restante soudée à la couche profonde de l'être. désirs…
L'impulsion homicide d'un délirant tout de même que les réactions suicides d'un mélan-
colique, les fugues d'un schizophrène, les actes grotesques ou agressifs d'un obsédé sont
en étroite et profonde relation avec l'organisation de son inconscient, sont expressifs de
ses complexes inconscients mis à jour par la dissolution morbide. C'est l'énergie de ces
noyaux instinctifs sous leur forme complexuelle plus ou moins archaïque (narcissisme,
œdipe, autopunition, etc.) qui constitue la force d'expansion des « comportements
impulsifs » dont les couches profondes du Moi constituent le centre et le foyer. Rien
d'étonnant dès lors que ces irruptions affectent presque toujours la forme de grands
comportements complexuels : meurtres, violences sado-masochistes, actes d'agression
…la violente et primitive
ou d'agitation clastique, fugues, manœuvres incendiaires, etc., c'est-à-dire de tous les poussée instinctuelle du
actes « défendus » parce qu'ils sont précisément ceux où s'investit la violente et primi- « Ça » et l'énergie du
tive poussée instinctuelle du « Ça » et l'énergie du « Sur-Moi ». « Sur-Moi ».…

171
ÉTUDE N° 11

…les impulsions de l'acti- Nous ne saurions oublier de faire une mention spéciale aux impulsions de l'activi-
vité verbale…
té verbale.
Certaines formes de langage impulsif sont du type des protopulsions en forme de
court-circuit : écholalie, palilalie, tics verbaux, coprolalie. Les malades répètent les
mots d'une manière incoercible ou, atteints de véritables « convulsions verbales », pro-
fèrent des mots, des jurons, des injures.
D'autres constituent des impulsions plus organisées sous forme de langage impul-
sif, cris, chants, discours, écriture ou langage « automatique » (Drang-sprechen), glos-
solalie, arithmomanie, rythmes et jeux verbaux « psittaciques » etc...
Parfois ces impulsions verbales se trouvent seulement « à l'état naissant » sous
forme de langage intérieur : ce sont tous les aspects de 1' « hyperendophasie »
(SÉGLAS) de ses formes hallucinatoires et notamment sous forme de langage « forcé »
à type d'hallucinations psychomotrices.
Rien ne saurait mieux illustrer à quel point d'impuissance peut aboutir une séméio-
logie atomistique des impulsions qui sépare ses manifestations de la structure déliran-
te dont elle procède 1.

§ II. – LES IMPULSIONS AU COURS DES « MALADIES


MENTALES » ET DES « AFFECTIONS
DU SYSTÈME NERVEUX »
Nous allons maintenant examiner les diverses formes et variétés d'impulsions que
l'on rencontre, d'une part, dans les «maladies mentales » (psychoses et névroses) et,
d'autre part, dans les « affections du système nerveux » sans nous attarder à la ques-
tion de savoir s'il y a lieu de séparer ou au contraire de confondre ces deux groupes de
faits. Nous n'entrerons pas dans le détail de descriptions cliniques minutieuses qui
trouveront mieux leur place à propos de l'analyse de chacune des formes de névroses
ou de psychoses dont « l'impulsivité » n'est qu'un aspect séméiologique. Pour le
moment il nous suffira d'en rappeler les conditions cliniques et classiques essentielles.

A. – LES IMPULSIONS DANS LES DIVERSES FORMES PSYCHOPATHOLOGIQUES


1° Épilepsie et impulsions.

L'épilepsie est caractérisée par des accidents paroxystiques sous forme de dissolu-
tion comateuse soudaine et brève de la conscience. Ce rapide mouvement de dissolu-
tion libère des formes de décharges motrices cloniques et toniques qui constituent l'at-

1. Cf. notre ouvrage Hallucinations et Délire, Paris, 1934.

172
IMPULSIONS

taque. Mais une telle forme de dissolution profonde et brutale n'est pas la seule et soit
qu'il s'arrête à un degré moindre de profondeur soit qu'il se prolonge et varie dans ses
degrés, le processus comitial est essentiellement générateur d'impulsions de toute sorte
et de tous genres. C'est là une des acquisitions les plus anciennes et les plus solides de
la Clinique Psychiatrique.
Les protopulsions comitiales automatiques et inconscientes sont naturellement très …Les protopulsions
fréquentes. Nous n'insisterons pas sur tous les mouvements (kinésies, parakinésies, comitiales automatiques
et inconscientes sont
hyperkinésies) proprement « neurologiques », c'est-à-dire ceux qui constituent des
naturellement très fré-
décharges en courts-circuits de la motilité la plus spécifiquement organisée. Ce sont quentes…[…] décharges
leurs caractères de rythme d'impétuosité, d'intempestivité, d'inadaptation qui leur confè- en courts-circuits de la
rent ces marques spéciales de violence ou de cocasserie insolite par quoi elles se défi- motilité la plus spécifi-
quement organisée…
nissent généralement. Un épileptique (cité par PICHON 1888) sautait sur son comptoir
devant ses clients en proférant des paroles bizarres. LEGRAND DU SAULLE (1877) a …cocasserie insolite…
observé un fonctionnaire qui se mettait brusquement à aboyer, prenant une attitude gro-
tesque. Un malade de PICARD (1927) entra dans la boutique d'un épicier inconnu, servit
les clients, mit en sac des légumes, les pesa, etc., puis continua son chemin. Une autre
faisait à 5 h. 15 du soir ce qu'elle a coutume de faire à 5 h. 15 du matin. Une autre enco-
re refaisait son repas qu'elle avait déjà fait 1. Les actes automatiques complexes d'équi-
libration ou ambulatoires sont également bien connus. CHARCOT a rapporté le cas d'un
malade qui sortit brusquement, se jeta à l'eau et « se réveilla » en train de nager dans la
Seine. Les fugues inconscientes et amnésiques sont classiques et rangées dans les phé- …fugues inconscientes et
nomènes « d'épilepsie procursive » : un malade de DELMAS s'est rendu en train à amnésiques…

Marseille, un autre cité par PICARD se retrouva à Venise. Et on connaît même de plus
grands voyages (Le Havre-Bombay chez un malade de LEGRAND DU SAULLE !) Des
automatismes professionnels sont très fréquents : travaux de couture, frottage des par-
quets, rabotage, etc... Les impulsions verbales 2 sont parmi les plus curieuses : le mala- …impulsions verbales…

de profère alors des jurons, des mots incohérents. Un malade de CHEADL répétait une
dizaine de fois « mass of war ». Un sujet observé par PICARD se grattait la tête et répé-
tait sans fin « atone, atone, atone... etc.». La palilalie est en effet très fréquente, plus
rarement il existe de l'écholalie, Parfois il s'agit de phrases courtes et saugrenues. Un
malade d'HERPIN par un temps détestable disait « quel beau temps » et un autre s'incli-
nait devant son frère lui disant « Sonnez Madame » 3. D'autres épileptiques chantent des
refrains ou écrivent. ROGUES DE FURSAC avait bien noté les caractères de passivité et
d'impulsivité de ces écrits où on retrouve sous forme graphique les mêmes aspects ité-

1. Nous empruntons beaucoup de ces exemples à la thèse de J. PICARD : Les actes automatiques
de « nature comitiale », Thèse, Paris, 1927. On en trouvera bien d'autres dans le livre de L.
MARCHAND et J. DE AJURIAGUERRA : Épilepsies, paru dans cette même collection (1948).
2. FRANKELA., Les impulsions verbales dans l'épilepsie, Thèse, Bordeaux, 1934.
3. Langage automatique qui rejoint ici la cocasserie « surréaliste ».

173
ÉTUDE N° 11

ratifs ou stéréotypés des impulsions verbales et parfois une véritable échographie.


Les protopulsions instinctives s'observent également très souvent, notamment les
…accès dipsomaniaques accès dipsomaniaques irrésistibles. Les auteurs allemands (KRAEPELIN, GAUPP,
irrésistibles…
BONHOEFFER, etc.) ont considéré la dipsomanie comme un équivalent psychique épi-
leptique. Ce n'est pas l'avis toutefois de MARCHAND et G. DE AJURRIAGUERRA 1.
LHERMITTE a noté spécialement dans ces crises dipsomaniaques, épileptiques, l'impul-
sivité, l'excitation psychomotrice et l'agressivité (selon CHARLIN, GARDIEN et
MARTY 2 ). Roig 3 a bien étudié également la relation de la dipsomanie avec l'épilepsie
… frigales instinctives… et il admet sa nature comitiale 4. A côté des formes comitiales de la dipsomanie il faut
placer naturellement les autres fringales instinctives et notamment la faim bouli-
…impulsions seuelles… mique 5. Le rut peut se rencontrer et on connaît les impulsions sexuelles (exhibition,
viol, etc.) qui sont assez fréquentes dans le mal comitial. Certaines pulsions auto-
…pyromanie récidivante…
agressives s'observent également : raptus-suicide et automutilations. Les impulsions
pyromaniaques affectent aussi les caractères classiques d'incoercibilité, d'inconscien-
ce, d'amnésie ; leur tendance à la récidive est classique : un épileptique de PACTET
…agressivité, violence et
(1910) alluma 23 incendies dans son village... Quant aux tendances agressives et spé-
homicide…
cialement homicides si dramatiques ou violentes, elles peuvent se montrer sous cette
forme de « court-circuit » aveugle. MESNET (1883) a rapporté les « explications » d'un
épileptique ayant commis un homicide : « par erreur », croyant couper une tranche de
pain, elle ouvrit la gorge à son enfant. Un malade de FALRET se livrait sur son frère,
quand il était en crise, à des violences subites. Certains cas classés par KRAFFT-EBING
…expressions émotion- 6 parmi les « ivresses du sommeil » sont peut-être caractéristiques de ce type d'impul-
nelles: rire convulsif… sivité. Les expressions émotionnelles (anxiété, peur, colère, crises de rire, de larmes,
etc...) ont été signalées par TROUSSEAU, BILLOD, etc.. Un malade de VOISIN éprouvait
à la fois le besoin de marcher et de rire. PICARD a relevé chez deux épileptiques des
accès de rire convulsif chez l'un et des expressions extatiques chez l'autre. MARCHAND
et DE AJURIAGUERRA 7 ont étudié récemment cette question : crises de rire comitial, sur-
tout dans les formes cataplectiques. « II s'agit, disent ces auteurs, des apparences du
rire, des manifestations extérieures du rire, sans appoint émotif ou affectif. » Rien ne
justifie mieux leur place ici dans la description clinique des « protopulsions ».
Mais l'impulsivité comitiale n'affecte pas seulement ce caractère de décharges

1. On trouvera dans leur livre (1948) p. 517 une excellente étude de cette question.
2. Dipsomanies, Ann. Médico-Psycho., 1946, II, p. 43.
3. DELGADO ROIG, Sobre dos cases de dispomania de tipo epileptoïde, Archivos de
Neurobiologia, 1927.
4. Nous retrouverons le problème de la dipsomanie plus loin à propos de l'alcoolisme.
5. MARCHAND et J. DE AJURIAGUERRA, p. 514.
6. Cf. Plus loin, p. 183.
7. MARCHAND et D'AJURIAGUERRA, Les accès de rire pathologique chez les épileptiques, Ann.
Médico-Psycho., Cf. dans leur livre les pp. 337-475 et surtout 501.

174
IMPULSIONS

sommaires de type para- ou hyperkinétique qui définit les protopulsions. L'épilepsie, …L'épilepsie, en effet,
en effet, réalise aussi des « comportements impulsifs » solidaires d'une organisation réalise aussi des « com-
portements impulsifs »
morbide de la conscience. Les accès confusionnels, les états oniroïdes ou crépuscu-
solidaires d'une organisa-
laires comitiaux déterminent des actes impulsifs par la polarisation affective qu'ils tion morbide de la
entraînent. On doit rappeler ici les grands massacres, les sauvages carnages épilep- conscience. […] les mas-
tiques exécutés dans un état crépusculaire et délirant de la conscience. Nous consa- sacres, les sauvages car-
nages, les meurtres…
crerons dans un autre volume une « Étude »spéciale à un de ces meurtres si drama-
tiques. Bornons-nous à rappeler le fameux cas de TOSELLI et TOVATO relaté dans le livre
de KRAFFT-EBING : au cours d'un délire hallucinatoire terrifiant avec délire religieux,
le malade Pionzo tua sa femme et quatre autres personnes ! Les fugues, les suicides,
les auto-mutilations, les attentats à la pudeur, les violences clastiques, les comporte-
ments d'anxiété, de jeu, les frénésies de toute sorte expriment le « vécu » des expé-
riences délirantes primaires de ces états 1.
A un degré d'organisation plus élevé, l'impulsivité comitiale est « consciente et …A un degré d'organisa-
mnésique » surtout dans certaines formes d'épilepsie larvée (MOREL) à accès incom- tion plus élevé, l'impulsivi-
té comitiale est « conscien-
plets. DUCOSTE 2 a très bien analysé les caractères de cette impulsivité ; instantanéité,
te et mnésique »…
soudaineté, imprévu du début, violences des actes impulsifs, accaparement de la vie
psychique par l'idée impulsive, périodicité, identité des attaques, terminaison brusque
avec fatigue morale et physique. On conçoit que certaines formes d'actes impulsifs puis-
sent affecter un caractère passionnel. Tel ce jeune épileptique que nous avons expertisé
et qui accumula toutes les fureurs de ses accès comitiaux en un système de polarisation
affective dont la personne de son oncle constituait la cible. Il finit par décharger son
revolver dans l'abdomen de « l'objet » de sa revendication passionnelle...
Enfin l'impulsivité comitiale peut prendre les aspects d'une obsession impulsive. … et peut prendre l'as-
pects d'une obsession
Souvent, comme le fait remarquer DUCOSTE, il s'agit d'une propension plutôt que d'une
impulsive…
impulsion et cette remarque témoigne encore de l'impossibilité de trouver une nette
ligne de démarcation entre l'impulsivité et l'incoercibilité des actes et des idées de
l'épileptique et les troubles proprement obsessionnels. Un auteur anglais ancien,
MICKLER (cité par PITRES et RÉGIS, 1902), signalait les difficultés du diagnostic dans
ces cas : « Des obsessions peuvent immédiatement précéder l'attaque convulsive à titre …« Des obsessions peu-
vent immédiatement pré-
d'aura ou peuvent survenir chez les épileptiques à des intervalles quasi lucides ».
céder l'attaque convulsive
Rappelons que pour MAGNAN les impulsions, les obsessions, les accidents convulsifs à titre d'aura…»…
forment partie du tableau clinique des « épisodes » paroxystiques des dégénérés. MICKLER…

1. On trouvera dans les Leçons Cliniques de MAGNAN, pour ne citer qu'un des plus grands clas-
siques, pp. 35 à 42, des exemples typiques de cette impulsivité épileptique.
2. DUCOSTE, De l'épilepsie consciente et amnésique et en particulier d'un de ses équivalents psy-
chiques, le suicide impulsif conscient. Thèse de Bordeaux, 1899. On trouvera dans ce travail un
certain nombre de références bibliographiques sur les travaux de l'école anglaise sur cette ques-
tion (CLARKE, HUGUES BOMAISTER, etc...).

175
ÉTUDE N° 11

GRIESINGER, WESTPHAL, LEGRAND DU SAULLE, Ch. FÉRÉ, etc. pour ne citer que les
grands noms, ont admis la nature comitiale de certains de ces états obsessionnels
paroxystiques. Et ce n'est guère que par un souci nosographique un peu étroit que cer-
tains auteurs (dont MARCHAND) n'acceptent pas de voir les faits dans cette perspective.
Rappelons à ce sujet que BARUK 1, étudiant les troubles de la pensée intérieure de l'épi-
lepsie, a admis cette parenté et que MARCHAND lui-même avec AJURIAGUERRA 2 ont
publié une observation intéressante à cet égard.
Ainsi c'est toute la gamme des impulsions que l'épilepsie déroule aux yeux du cli-
nicien et c'est le premier fait, et capital, que nous devions mettre en évidence.

2° Alcoolisme et impulsions.

L'impulsivité de l'alcoolique, les brusques décharges de ses réflexes, de ses auto-


…importance clinique et matismes, de ses instincts et de ses émotions est d'une importance clinique et médico-
médico-légale de l'impul- légale telle que nous lui devons réserver une place presque égale à celle de l'impulsi-
sivité de l'alcoolisque…
vité comitiale.
Dans l'ivresse, nous savons bien que les violences, la surexcitation psychomotrice,
le comportement frénétique, les accès de colère, de rage, le raptus sont fréquents et
…ivresse excito-motrice : particulièrement dans cette forme d'ivresse excitomotrice, décrite par GARNIER 3. Il
déroulement incoercible s'agit d'un déroulement incoercible d'actes accomplis dans un violent déchaînement
d'actes accomplis dans un
d'agressivité. C'est une « véritable décharge motrice » qui « déchaîne cette fureur
violent déchaînement
d'agressivité… aveugle automatique qui s'attaque frénétiquement aux êtres et aux choses, qui frappe
et tue au paroxysme de la folie destructive ». C'est justement à la description de
GARNIER que nous pensions en présence de ce soldat qui, un jour à l'hôpital de
Casablanca, en cours d'observation pharmaco-dynamique que nous lui faisions subir
et après l'absorption d'une petite quantité d'alcool, soudainement pâlit et arrachant la
baïonnette des mains de la sentinelle, sema dans l'hôpital la terreur par ses menaces et
ses vociférations au comble d'une rage terrible. « Le furieux courait droit au but »
selon l'expression de GARNIER, c'est-à-dire à l'homicide qui ne fut évité que de justes-
se. C'était le « furor a potu nimio », l'ivresse « pseudo-rabique » qui se termina ensui-
te par l'épuisement comme le soulignait encore GARNIER. Il s'agissait d'ailleurs d'un
« bataillonnaire » déséquilibré, ce qui illustrait encore la description du maître de l'in-
firmerie du dépôt : « l'arme étant toute chargée, l'alcool ne joue que le rôle du doigt
qui presse sur la détente... ».
Parfois se rencontrent au cours des ivresses des « impulsions systématisées ». Il est
fréquent, dit CULLERRE, de rencontrer sous l'influence d'un état exceptionnel d'ébriété,

1. BARUK, Psychiatria Medicale, pp. 572 et 573.


2. MARCHAND et AJURIAGUERRA, État obsessionnel et impulsions psychosthéniques consécutifs à
des crises d'épilepsie, Ann. Médico-Psycho., 1943, I, p. 454.
3. GARNIER, La folie à Paris, 1890, p. 79.

176
IMPULSIONS

chez les buveurs d'habitude, la répétition d'actes systématisés et d'impulsions stéréoty-


pées 1. Un des sujets observés par lui présentait des accès d'excitation ébrieuse libé-
rant des impulsions systématiques à la fugue et des abus de confiance stéréotypés. Un
autre usurpait un autre état civil et répétait les mêmes escroqueries. D'autres se
livraient à des scènes régulièrement répétées d'exhibitionnisme ou des actes de pyro-
manie etc... Il n'est guère besoin d'insister sur ces pareils faits que la clinique couran-
te et la pratique des expertises médico-légales nous permettent presque quotidienne-
… l'ivresse dans ces cas ne
ment d'observer. Soulignons cependant ce point qui retiendra plus loin notre attention, peut que « libérer » le sys-
c'est que l'ivresse dans ces cas ne peut que « libérer » le système pulsionnel toujours tème pulsionnel toujours
prêt à se décharger sous l'influence de l'appoint alcoolique. prêt à se décharger…

Au cours des accidents subaigus de l'alcoolisme chronique ou d'attaques de déli-


rium tremens, autre fait classique, de fortes impulsions se manifestent. Les actes de
violences agressives et clastiques, l'excitation forcenée, les coups, les raptus suicides,
la défenestration, les fugues, plus rarement dans ces états, les attentats sexuels, expri-
ment la frénésie du vécu délirant ou sub-délirant, les fortes émotions qui polarisent et
tyrannisent la conscience au paroxysme de l'exaltation.
Plus intéressantes sont ces impulsions qui se produisent « à froid » chez les alcoo- …Plus intéressantes, les
impulsions qui se produi-
liques. Nous ne saurions toucher à ce point sans nous rapporter aux magnifiques des-
sent « à froid » chez les
criptions du maître français de la pathologie des impulsions : MAGNAN 2. Dans un de alcooliques…
ces premiers et fameux mémoires sur les impulsions, il raconte un cas qui illustre bien
quelles tendances impulsives, renouvelées dans leur contenu mais identiques dans leur …Observations de
MAGNAN…
forme, déclenche l'imprégnation éthylique. Il s'agissait d'une «marchande des quatre
saisons » âgée de 60 ans et alcoolique qui, devenue brusquement triste, se sentit pous-
sée irrésistiblement à se pendre, plus tard eut peur de placer son pouce sur le cou de sa
petite-fille pour l'étrangler, ensuite se sentit poussée à frapper son petit-fils ; une autre
fois elle eut la phobie d'être écrasée, ou encore d'être tuée par un homme qui sculptait
avec son couteau un morceau de bois... Cette organisation à la fois impulsive et obsé-
dante de la vie psychique de l'alcoolique est admirablement mise en évidence par une
observation de TRUELLE 3. Subitement, sans prodromes, sa malade alors qu'elle faisait
son ménage, fut prise de l'idée fixe de prendre un couteau et d'en frapper son mari. Elle
satisfit cette impulsion irrésistible, passa dans la chambre où il dormait, et plongea l'ar-
me dans son cou. Deux ans après, brusquement elle enjamba la balustrade de sa fenêtre

1. CULLERRE, Des impulsions systématisées dans l'ébriété du point de vue clinique et médico-
légal, Thèse, Paris, 1919.
2. Cf. notamment MAGNAN : Étude clinique des impulsions et des actes des aliénés, Tribune
Médicale, mars, 1881.
3. TRUELLE, Société de Médecine Mentale, 1913, p. 113. Les travaux de l'école de MAGNAN
(LEGRAIN, BRIAND, COLIN, TRUELLE, etc... foisonnent de cas semblables).

177
ÉTUDE N° 11

« sans comprendre ce qu'elle faisait... ». On trouvera dans le travail de MARCUS 1 (pour


ne pas cesser de nous référer à l'époque « classique » de l'étude des impulsions) des
faits intéressants qui montrent comment l'alcool agit comme facteur déclenchant quel-
quefois même, et c'est très commun, comme stimulant recherché ; il en était ainsi dans
l'observation de cet obsédé sexuel (observation VI) qui favorisa ainsi l'accomplisse-
ment du crime sadique qu'il portait en lui depuis des années.
…l'impulsivité de l'alcoo- Ceci nous conduit à nous demander si l'impulsivité de l'alcoolique est une cause
lique, cause ou effet de ou un effet de son alcoolisme, c'est-à-dire à revenir encore sur l'importance des « accès
son alcoolisme ?…
dipsomaniaques », mais cette fois comme facteur déterminant de l'alcoolisme. La dip-
somanie fut à cet égard étudiée de façon magistrale par MAGNAN 2. Il s'élevait contre
l'idée d'ESQUIROL 3 qui faisait de cette impulsion une « entité » distincte. Pour com-
mencer, c'est dans le cadre du syndrome impulsif des dégénérés que MAGNAN plaça la
dipsomanie. Il l'a définie par ses paroxysmes impulsifs, ses prodromes (inquiétude –
dépression – exaltation), son association avec d'autres impulsions et tout spécialement
le suicide, et enfin par la personnalité déséquilibrée du dipsomane qui était, à ses yeux,
un « héréditaire dégénéré ». Sous le nom de « Periodentrunk » ou « Quartalsauf » et
« Trunk-sucht », le même trouble a été étudié par les allemands. MEGGENDORFER 4 à
ce sujet rappelle la description poétique, due à Fritz REUTER de cet état de besoin qui
constitue déjà une sorte d'ivresse et de rêverie. KIELHOLZ 5 a examiné dans une « revue
générale », consacrée à cette question, les divers travaux des psychanalystes sur cette
soif périodique qui comporte un si profond déséquilibre instinctivo-affectif.
Aussi pouvons-nous conclure que, hormis la dipsomanie précisément, l'impulsivi-
té des alcooliques se développe davantage sur le plan des comportements « impulsifs »
que des « protopulsions ». C'est que le déséquilibre psychique, les altérations de la
conscience et de la personnalité constituent la masse primordiale des troubles d'où
émergent secondairement les impulsions des alcooliques.

3° Schizophrénie et impulsions.

…l'impulsivité des L'étude de l'impulsivité des « déments précoces » se confond si exactement avec
« déments précoces » se celle de la « catatonie » que nous avons présentée, qu'il nous sera permis sur ce point
confond avec celle de la
« catatonie »…
d'être encore plus brefs malgré l'importance considérable de telles conduites parfois
meurtrières, souvent clastiques et toujours déconcertantes.

1. Du rôle de l'alcool dans la nocivité des obsédés impulsifs, Thèse, Paris, 1913.
2. MAGNAN, Leçons sur la « Dipsomanie », Maladies Mentales, 1883.
3. ESQUIROL, Traité, t. II, p. 72.
4. MEGGENDORFER, Traité de BUMKE, VII, p. 196.
5. KIELHOLZ, Trunksucht und Psychanalyse, Archives suisses de Neuro. et de Psych., 1925, pp.
27 à 35.

178
IMPULSIONS

Dans la phase de début et parfois même comme « signal symptôme », nous ren-
controns :
a) des actes saugrenus. Les actes intempestifs, les conduites bizarres, de subites …actes intempestifs, les
violences, des lubies soudaines surprennent l'entourage. C'est une jeune fille qui brus- conduites bizarres, de
subites violences, des
quement fait ses besoins sur le tapis du salon de sa mère ou se lève dans la nuit pour lubies soudaines…
jouer du piano ou fait des fugues plus ou moins prolongées et mystérieuses qui inquiè-
tent sa famille plus affolée encore, à son retour, par ses attitudes énigmatiques. C'est
un jeune étudiant qui grimpe sur les toits ou arrache des affiches ventant les mérites
d'un savon ou encore un séminariste qui descend l'escalier du métro à califourchon sur
la rampe, ou cette institutrice qui saute à la corde à la cérémonie de distribution des
…inexplicables déchar-
prix, etc. Dans de violentes et inexplicables décharges clastiques les malades brisent
ges clastiques…
les carreaux et la vaisselle ou détruisent meubles et vêtements : un malade scie les
pieds de tous les sièges de l'appartement de ses parents, un autre enfonce sa tête dans
la cuvette des cabinets. Celle-ci découpe avec des ciseaux à broder tous les rideaux et
les draps de lit en une après-midi. Celui-là encore joue du cor de chasse dans sa bai-
gnoire, etc.
b) des actes d'agression personnelle. Parfois il s'agit d'impulsions auto-destruc- …impulsions auto-des-
tructrices particulière-
trices particulièrement étranges. Ainsi WESTPHAL (1928) raconte qu'une de ses
ment étranges…
malades se garnit les organes génitaux avec des chiffons imbibés d'huile et y mit le feu
« pour que son âme monte au ciel ». Les auto-mutilations sont effectivement fré- …auto-mutilations…

quentes et spécialement les auto castrations exécutées dans des conditions de sang-
froid, d'étrangeté et de sérénité remarquables. Habituellement les impulsions homi-
cides affectent, dans ces cas, les mêmes caractères de détermination énigmatique, de
violence froide et terrifiante : ce sont les fameux « meurtres immotivés » de la …meurtres immotivés…
« Schizophrénie incipiens ». Un malade du Dr PICARD que nous avons pu observer
dans son service, tira un coup de revolver sur son fils, le jour de sa première commu-
nion, alors qu'à la fin du repas il chantait, à sa demande, une chanson. La forme
« incestueuse » ou mieux « œdipienne »de ces actes homicides est d'ailleurs très
connue et le parricide en constitue une des formes les plus habituelles.
Dans la période d'état, les impulsions s'observent dans deux conditions différentes.
Tantôt il s'agit de grandes crises d'agitation catatonique avec fureur clastique, déchi- …crises d'agitation cata-
rage, bris d'objets, destruction, coups, violences, etc... Les malades restent, pour ainsi tonique avec fureur clas-
tique…
dire, toujours « sous pression » même au cours de leurs périodes de calme qui laissent
cependant deviner au travers de leurs attitudes bizarres, ironiques ou méditatives, de
leur mimique dissociée, de leurs brusques et parfois imperceptibles sautes d'humeur,
l'impulsivité latente, toujours prête à se détendre en gestes agressifs ou clastiques.
Mais le plus souvent ce que disait GARNIER de l'alcoolique est plus vrai encore du schi-

179
ÉTUDE N° 11

zophrène : c'est « un fusil chargé ». L'impulsivité sature son comportement habituel :


introverti et comme plongé aux sources de son autisme, il n'en sort que pour s'opposer
au monde violemment ou obstinément dressé par lui contre lui. Est-il vraiment néces-
saire de rappeler ici ces brusques et fulminantes décharges automatiques, ces mouve-
ments complexes, ces parakinésies, qui entrent dans le tableau clinique habituel de
l'hébéphréno-catatonie, ces propulsions instinctives qui jettent ces malades sur leurs
excréments pour s'en barbouiller, les dévorer et parfois même les ruminer, ou sur autrui
et les objets pour déchirer, tuer, détruire ou frapper, dans les foudroyantes détentes d'un
comportement qui déjoue toutes les prévisions ?
Dans la phase terminale, les impulsions sont moins fréquentes sinon moins décon-
certantes. Cependant LEONHARD 1, SOUS le nom de « catatonie prosektique » (prosek-
tische Katatonie) a décrit une forme terminale caractérisée spécialement par l'excita-
tion stéréotypée et les actes en forme de « court-circuit » à point de départ sensoriel.
C'est souvent de pareils hyperkinétiques ou parakinétiques avec négativisme, mutisme,
soliloques et même avec parfois maniérisme ou bouffonnerie bizarre que l'on observe
ces impulsions fulgurantes des vieux schizophrènes longtemps tranquilles. De telles
décharges imprévues sont cependant plus excentriques et moins violentes que celles de
la période d'invasion ou d'état ; le comportement ayant gagné en froide inertie stéréo-
typée et monotone ce qu'il a perdu en agressivité systématisée. Mais encore ne faut-il
pas toujours s'y fier.
Si donc au cours de la schizophrénie, ce sont les impulsions à type de décharge
« en court-circuit » qui sont caractéristiques au début et plus rarement à la fin de l'évo-
lution dans la période d'état, l'impulsivité n'est qu'un symptôme avant-coureur et plus
…ces « comportements tard un aspect de la vie autistique de telle sorte que ces « comportements impulsifs »
impulsifs » sont l'expres- sont l'expression même de la charge pulsionnelle que constitue l'organisation schizo-
sion même de la charge
phrénique de la personnalité. Mais nous avons vu, à propos de la catatonie, que, au
pulsionnelle que constitue
l'organisation schizo- terme de son mouvement de dissolution des fonctions motrices, elle pouvait aboutir à
phrénique de la person- de véritables désintégrations fragmentaires et chaotiques qui constituent alors précisé-
nalité…
ment les protopulsions « élémentaires » lesquelles posent bien tous les problèmes que
nous avons, à ce propos, envisagés 2.

4° Les impulsions maniaco-dépressives.

L'insurrection de la vie affective qui caractérise ces états se confond, et pour ainsi
dire nécessairement, avec la structure impulsive de la conscience maniaque ou mélan-
colique.

1. LEONHARD, Die defektschizophrenen Krankheitsbilder, Leipzig, 1936.


2. Cf. notre étude n° 10.

180
IMPULSIONS

Dans la manie, le « comportement impulsif » est la règle : agitation, violences,


jeux, bouffonneries, dénudations, bris d'objets, gesticulation, cris, colères, éclats de
rire, exhibitionnisme, injures, actes d'expressions ou de lubricité, etc... tous ces com-
portements sont désordonnés, expansifs, « pleins » des contenus tumultueux de la vie
maniaque. Son impulsivité est « directe », elle ne se constitue que dans l'excès intem-
pestif, les explosions de son humeur coléreuse ou enjouée. Aussi la violence, le vacar-
me ou la chaleur de tels actes tout en imposant l'idée d'un comportement involontaire
« libéré » et instinctif, d'une véritable « anarchie » et parfois d'une explosion de
« rage », les soustraient le plus souvent à la notion étroite de la « véritable » impulsion
qui exige plus de secret, d'énigme, de paradoxale détente, et comme la soudaine mon-
tée d'une force interne. Dans l'éclat de la manie, dans son « soleil », il n'y a pas d'ombre …Dans l'éclat de la
manie, dans son
suffisante, pas assez d'obscure et imprévisible détermination pour que le comporte-
« soleil », il n'y a pas
ment présente un authentique caractère « impulsif ». Cela arrive cependant dans cer- d'ombre suffisante, pas
taines formes de manie et surtout d'états mixtes, où la violence est plus froide et où assez d'obscure et impré-
l'humeur, plus concentrée est sujette à de brusques et totales variations : des actes se visible détermination
pour que le comportement
déchaînent alors véritablement fulgurants et clastiques. C'est tantôt un raptus coléreux, présente un authentique
hétéro-agressif, un acte impulsif à forme de court-circuit (bris d'objets, dipsomanie, caractère « impulsif »…
attentat sexuel), tantôt un comportement impulsif plus organisé qui, faisant irruption
dans un état passionnel violent, un jeu endiablé ou une expérience délirante à thème
de persécution ou de jalousie, éclate en conduites d'agitation frénétiques : la menace,
la défense, l'extase, le rut, la lutte, le scandale.
Dans la mélancolie, au contraire, dans cette forme comme plus dense et ramassée …Dans la mélancolie, au
contraire, […] Il s'agit
de la conscience morbide, le contraste caractéristique du phénomène impulsif emprun-
d'une impulsivité concen-
te toute sa valeur à l'opposition qui sépare l'immobilité de statue douloureuse du trée et tout entière dirigée
mélancolique de ses « raptus » forcenés. Il s'agit d'une impulsivité concentrée et tout vers la mort…
entière dirigée vers la mort et c'est tout ce que nous dirons plus loin sur le suicide1 qui
devrait trouver ici sa place. L'impulsion à se faire du mal, à se tuer, à se mortifier, à se
mutiler, mais à tuer aussi, est déchaînée dans une véritable fureur de destruction diri-
gée contre soi et les siens. Tantôt comme dans l'anxiété délirante, elle est vécue comme
un comportement vertigineusement polarisé vers la mort, la peur, la catastrophe et le
néant. Tantôt elle se décharge dans les formes stuporeuses ou au déclin des accès 2 en
brusque « raptus suicides », soit que les tendances destructrices se projettent en fais- …raptus suicides…
ceau contre le sujet seul – soit qu'elles se dispersent et visent un « objet élargi », celui
de la famille entière – soit aussi qu'elles se déplacent du tout vers la partie et que la

1. Cf. notre étude n° 14.


2. Les « queues » de mélancolie sont redoutables en raison de la fréquence et de l'imprévisibili-
té de ces réactions impulsives.

181
ÉTUDE N° 11

…auto-mutilation… soif de destruction ne vise que certaines parties du corps (auto-mutilations). Parfois de
telles impulsions sont rapides et « effrayantes de lucidité », parfois, au contraire, elles
émergent, en traits de feu, d'une conscience comme assoupie dans le crépuscule, le
clair-obscur de son obscurcissement 1.
Nous aurons, un peu plus loin, à examiner à propos des déséquilibrés l'importan-
ce de la cyclothymie dans l'éclosion des obsessions-impulsions, des raptus-pantopho-
tiques et une fois encore des pulsions dipsomaniaques.

5° L'impulsivité dans le déséquilibre psychopathique et les psycho-névroses.


Nous avons déjà fait allusion à propos de l'impulsivité alcoolique aux études clas-
siques de MAGNAN 2 sur les syndromes épisodiques des « héréditaires » ou des « dégé-
nérés ». Sous le nom de « folie impulsive » (H. DAGONET) d' « impulsive Irresein »
(KRAEPLIN) beaucoup de cas de « folie sans délire », de « folie lucide », de « monoma-
nie impulsive », de « folie des actes » (FOVILLE) n'ont cessé en effet d'être rassemblés
dans le groupe des « dégénérés » (ZIEHEN, MAGNAN), des « déséquilibrés », des « per-
sonnalités psychopathiques » (Kurt SCHNEIDER). Il est incontestable que la « déséquili-
bration » des fonctions psychiques, comme l'on disait autrefois, constitue un cadre cli-
nique où le clinicien, qu'il le veuille ou non, place tous les cas de « constitution psy-
chopathique » qui faisaient dire à MAGNAN et LEGRAIN que les « déséquilibrés » sont
des « irréguliers », des « dysharmoniques », des « asymétriques ». Les analyses struc-
turales les plus modernes rejoignent à cet égard les études classiques pour montrer com-
…l'impulsivité est un bien l'impulsivité est un signe de dysharmonie, de malaise pulsionnel, de telle sorte que
signe de dysharmonie, de « l'asymétrie » dont parlait si justement le vieux maître de Sainte-Anne, apparaît plus
malaise pulsionnel…
profondément comme la structure conflictuelle même de la personnalité. Autrement dit,
ce que l'école « anthropologique » ancienne appelait « déséquilibre » des fonctions
cérébrales, c'est encore ce que l'école « anthropologique » moderne appelle « une
manière d'être-au-monde » compulsionnelle (BINSWANGER-GEBSATTEL, etc.). Tant il est
vrai que c'est autour de ces actes forcés ou de ces impulsions « intellectuelles » que gra-
vitait le système des obsessions du temps de MAGNAN comme il gravite encore, dans les
travaux récents de STRAUS 3 ou de F. VON GEBSATTEL 4 ou de BINDER 5, autour de la

1. Cf. dans notre étude sur le suicide, les exemples que nous donnons et spécialement celui que
nous avons publié avec F. BERNARD, Ann. Médico-Psycho., 1941.
2. On consultera à ce sujet : L'étude clinique des impulsions et actes des aliénés, Tribune médi-
cale, mars 1881, les Leçons cliniques et plusieurs ouvrages de l'École de Sainte-Anne de cette
époque : H. FORTINEAU, Des impulsions au cours de la paralysie générale ; G. CARRIER,
Obsessions et impulsions à l'homicide des dégénérés, Paris, 1899, ou encore les nombreuses
publications de FILASSIER, TRUELLE, COLIN, BRIAND, etc.. rapportées surtout à la Société de
Médecine Mentale de 1900 à 1930.
3. STRAUS, Ein Beitrag zur Pathologie der Zwangserscheinungen, Monatsch. f. Psych. 1938.
4. FREIHERR VON GEBSATTEL, Die Welt der Zwangskranken, Monatsch. fur Psych., 99.
5. BINDER, Zwang und Kriminalität, Archives suisses de Neuro, et Psych., 1944-45, t. 54 et 55.

182
IMPULSIONS

structure conflictuelle de la pensée. Et nous trouvons à propos des « incendiaires » dans


le travail de H. SCHNEIDER 1 comme l'écho direct des vieilles discussions sur la pyro-
manie 2. Tout cela se tient comme dans la nature même des choses.
Un premier groupe de faits est représenté par l'impulsivité systématisée. Nous …l'impulsivité systémati-
connaissons, tous, ces incendiaires, ces kleptomanes, ces pervers sexuels dont la per- sée des incendiaires, des
kleptomanes, des pervers
sonnalité psychopathique, pour si profondément bouleversée qu'elle soit dans ses sou-
sexuels…
bassements instinctifs, ne se manifeste que par des actes incoercibles d'agression ou
d'irrésistibles besoins. L'arriération affective, les stigmates « dégénératifs », les anté-
cédents héréditaires chargés, une organisation défectueuse de la dynamique instincti-
vo-affective, la tendance aux récidives parfois stéréotypées, réalisent un faisceau de
traits cliniques auxquels ni le psychiatre ni l'expert ne peut rester indifférent, quelle
que soit sa position à l'égard des « monomanies instinctives et impulsives », si souvent
et justement critiquées.
Chez nous, les « déséquilibrés » constitutionnels (revendicateurs, idéalistes-pas-
sionnés, épileptoïdes, pervers, etc...) ont fait l'objet de nombreuses études et on en
trouvera une bonne mise au point dans la thèse de VERCIER 3 ou encore dans le livre de
J. BOREL 4.
Dans la littérature en langue allemande sur les « personnalités psychopathiques »
(c'est-à-dire les « constitutions psychiques » anormales), on trouve toujours régulière-
ment indiqué un ou plusieurs groupes importants « d'impulsifs ». KRAEPELIN (1909),
GRUEHLE (1922), BUMKE (1922), SCHOLZ (1922), HOMBURGER (1926), RUNGE (1928),
THIELE (1926), KLAGES (1928), KAHN (1928), SCHULTZ (1930), EWALD (1932), etc...
rangent ces cas parmi les « hyperthymiques », les « épileptoïdes », les « instables »
(Haltlose), etc.. L'étude clinique si connue de Kurt SCHNEIDER 5 nous propose la clas- …étude clinique [de la
sification suivante où on reconnaîtra sans peine de nombreux types d'impulsivités psychopathie] de Kurt
SCHNEIDER…
constitutionnelles :
Les psychopathes hyperthymiques (pykniques) sont, soit « compensés » (aus-gegli-
chene), soit excités (aufgeregte), soit querelleurs (streitsuchtige), soit instables (haltlose)
ou mythomanes (pseudologische). Les psychopathes dépressifs comprennent des
groupes de tristes (schwermütig), de moroses (missmutig) et de paranoïaques. Les psy-
chopathes anxieux (selbstunsichere Psychopathen) sont des « sensitifs » (sensitive
Selbstunsichere), ou des obsédés (anankastische). La classe des psychopathes fanatiques
(fanatische Psychopathen) se divise en fanatiques combatifs (Kampf-fanatiker) et butés
(matte ou verschrobene Fanatiker). Les psychopathes vaniteux (Geltungsbedürftige)
peuvent être excentriques (excentrische), fanfarons (renommistische), ou mythomanes
(pseudologische). Quant aux psychopathes à humeur variable (Stimmungslabile) on doit

1. SCHNEIDER, Zur Psychopathologie der Brandstiftung, Archives suisses de Neuro. 1946.


2. MARC (1833), MARANDON DE MONTYEL (1888), etc...
3. VERCIER, Les états de déséquilibre mental, Thèse, Paris, 1938.
4. J. BOREL, Le déséquilibre psychique. Presses Universitaires, Paris, 1948.
5. Kurt SCHNEIDER, Die psychopatischen Persönlichkeiten, 3ème édit., 1934.

183
ÉTUDE N° 11

les distinguer des épileptoïdes instables (unstete) et instinctifs (Triebmenschen). Le 7e


groupe englobe les psychopathes explosifs (Explosible). Le 8e groupe les apathiques
(Gemütlose). Le 9e, les abouliques (Willenlose). Enfin une dernière rubrique est réser-
vée aux asthéniques. Les déséquilibres « impulsifs » les plus typiques sont les hyperthy-
miques avec une nuance d'hypomanie, d'exubérance et d'instabilité – les anxieux et
notamment les obsédés en lutte constante avec leur système pulsionnel, les fanatiques
querelleurs constituent les quérulants, processifs, agressifs – les épileptoïdes, surtout
quand ils sont buveurs, sont des impulsifs typiques. C'est au groupe des impulsifs ins-
tinctifs que correspond naturellement celui des comportements impulsifs (pyromanes,
dipsomanes, kleptomanes, toxicomanes) qui expriment un besoin (Sucht) irrésistible.
Mais les « explosifs » sont aussi des impulsifs pour autant que leur « explosivité » consti-
tue une « forme de réaction primitive » au sens de KRETSCHMER. K. SCHNEIDER ne leur
consacre cependant que quelques lignes assez vagues.

Ces descriptions et classifications qui ont fait, à l'étranger, tant de bruit et y ont
connu tant de faveur ne nous paraissent pas supérieures aux études que nous devons
chez nous à DUPRÉ et à son école.
…cette déséquilibration Quoi qu'il en soit, cette déséquilibration qui conditionne de fortes décharges en
qui conditionne de fortes forme de raptus ou de comportements impulsifs complexuels, s'inscrit presque
décharges en forme de
constamment dans le cadre d'une biopsychotypologie épileptoïde, cycloïde ou schizoïde 1.
raptus ou de comporte-
ments impulsifs com- Tantôt, en effet, ce sont des sujets athlétiques, de constitution « ictafine » (MAUZ), vio-
plexuels, s'inscrit presque lents, lourds, sensibles à l'alcool des « glyschroïdes » à réactions explosives, à fortes
constamment dans le tendances sado-masochistes. Tantôt ils sont, mais plus rarement, « pykniques »,
cadre d'une biopsychoty-
instables, exaltés, coléreux, hyperémotifs, en état de perpétuel éréthysme. Tantôt enfin
pologie épileptoïde,
cycloïde ou schizoïde… ils sont asthéno-longilignes ou dysplastiques, renfermés, bizarres, systématiques et
froids mais susceptibles de fortes décharges agressives. Ces types d'impulsivité s'intè-
grent plus ou moins dans un comportement de perversité, soit pour réaliser le tableau
clinique du pervers amoral, cynique, récidiviste, soit pour engendrer des formes de
perversions sexuelles systématisées à manifestations plus ou moins épisodiques (pul-
sions sado masochistes, nymphomanie, fétichisme, exhibitionnisme, etc.) ou d'impul-
sions complexuelles fortement symbolisées (pyromanie, kleptomanie, dromomanie,
etc.). – Tous ces sujets ont le plus souvent une vie superficiellement normale mais leur
« destin » est profondément inscrit dans leur structure psychosomatique : l'énurésie
tardive, l'appétence toxicomaniaque et la sensibilité aux toxiques, leur inadaptabilité
aux conditions familiales et sociales normales, leurs échecs constants, les troubles fré-
quents de leur sexualité, constituent des signes rarement tous réunis mais souvent asso-
ciés de leur déséquilibre instinctivo-affectif. Il est assez fréquent qu'ils présentent des
traits constitutionnels psychopathiques divers et d'observer que leurs impulsions ne
sont pas « monotypes » mais se mêlent ou se substituent les unes aux autres.

1. Nous renvoyons à l'étude fondamentale de Kurt SCHNEIDER, Die psychopatischen Persönlichkeiten


3ème édit., 1934 et à la thèse de R. VERCIER, Les états de déséquilibre mental, Paris, 1938.

184
IMPULSIONS

Par exemple à propos de la pyromanie 1 on a signalé que, dans près de 30 % des …dans près de 30% des
cas, l'impulsion incendiaire succédait à diverses autres modalités de déchaînement ins- cas la pyromanie succède
à diverses autres modali-
tinctif (suicide et homicide surtout). Il en est de même pour l'association énurésie-klep-
tés de déchaînement ins-
tomanie étudiée par Berta BORNSTEIN, MICHAELS, SECUNDA et GOODMAN 2. tinctif (suicide et homici-
Peut-être faut-il ici réserver une place dans cette description clinique aux réveils de surtout)…
impulsifs que l'on a appelés également avec KRAFFT-EBING 3 des « ivresses du som-
meil » (Schlaftrunkenheit). Gehrard SCHMIDT 4, il y a quelques années, en a réuni 15
observations typiques éparses dans la littérature (et d'autres moins certaines), il les
décrit comme de violents accès impulsifs se produisant dans des conditions qui lais-
sent supposer selon lui un trouble de la fonction hypnique plutôt que l'intervention de
facteurs alcoolo-toxiques ou épileptiques. LOGRE a proposé récemment le terme de
« syndrome d'Elpenor » pour désigner ces cas de « réveil impulsif 5 ».
Un deuxième groupe de faits est constitué par les obsessions-impulsions, c'est-à- …les obsessions-impul-
dire l'impulsivité névrotique ou encore « le comportement compulsionnel ». Le rapport sions, le comportement
compulsionnel…
des faits dont nous allons maintenant nous occuper avec ceux que nous avons déjà
décrits, pose des problèmes qui ont été très souvent discutés : relations des obsessions
ou des phobies avec les épisodes maniaco-dépressifs, les accidents comitiaux, la
« dégénérescence mentale », la schizophrénie, etc.
Si au point de vue phénoménologique, comme nous le verrons, l'obsession-impul-
sion constitue dans la névrose obsessionnelle un pathologique et caractéristique
« Dasein », vécu selon des lois d'organisation propre, elle soutient avec le déséquilibre
psychique des rapports incontestables étroits et profonds. Cette réserve étant faite, on
peut dire que si l'impulsion se caractérise par des caractères de soudaineté, de violen-
ce, d'irrésistibilité et d'aberrance, l'obsession-impulsion se caractérise, elle, ainsi que
l'a souligné H. BINDER 6, une fois de plus et récemment, par le caractère de lutte inté- …lutte intérieure…
rieure qui partage l'obsédé en deux parties, celle de son impulsion et celle de sa résis-
tance. D'où naturellement le caractère classique de soulagement après le passage à l'ac- …soulagement, abréac-
te qui constitue une « abréaction ». Le drame, qui dans la plupart des cas de déséqui- tion…

libre envisagés jusqu'ici ne paraissait exister que pour la victime et l'observateur, est

1. MOENKEMOELLER (cité par H. DELGADO dans son travail « Psicologia generale y Psicopatologia
de la voluntad », Revista de Neuro Psiquiatria, 1939). On trouvera par contre dans « Zur
Psychopathologie der Brandstiftung » de H. SCHNEIDER, Archives suisses de Neuro, 194, 5, 56,
pp. 239 à 259, un cas de « pyromanie » impulsive pure profondément analysé dans ses rapports
avec l'œdipe et la culpabilité.
2. M. BACHET, (Encéphale, 1948, pp. 59 à 73), a consacré une bonne étude à ce problème. Il l'a
développé, depuis, dans son livre « Les encéphaloses criminogènes », Foucher, Paris 1950.
3. KRAFT-EBING, Médecine légale des aliénés, trad. française, 1900, pp. 453 à 459.
4. Gehrard SCHMIDT, Die Verbrechen in der Schlaftrunkenheit, Zeitsch. f. d. g. Neuro. 1943. 176,
pp. 208 à 254.
5. CARROT, VELLUZ et RIGAL, Presse Médicale, 30 août, 1947.
6. H. BINDER, Zwang und Kriminalität, Archives suisses de Neuro. et Psych., 1944, 45, t. 54 et 55.

185
ÉTUDE N° 11

ici inscrit en traits de feu dans la conscience de l'obsédé. Son impulsion, c'est-à-dire le
système explosif de ses pulsions, il la « contient », elle est la tentation qui l'assiège et
ne cesse de croître en exigence monstrueuse. L'obsédé actualise son angoisse non seu-
lement dans ce « corps à corps » avec ce danger, cet ennemi intérieur, mais encore par
l'infinité d'actions qu'il se sent forcé d'accomplir pour le conjurer. Tantôt, en effet, c'est
l'envie horrible de tuer un être cher, le besoin d'accomplir un acte terrifiant, sacrilège
ou criminel, mais tantôt aussi c'est l'irrésistible propulsion à se livrer à des « manies »,
à des excentricités, à des conduites grotesques déplacées ou ridicules (tirer la barbe
d'un voisin, compter les marches d'escalier, sauter sur les tables, recompter, défaire ce
qui a été fait, se livrer à de stériles « manies », etc.). Et si, dans le premier cas, la lutte
atteint un degré d'angoisse horrible, l'obsédé se trouvant attiré par le vertige de son
effroyable impulsion, dans le second cas, l'angoisse s'étale et se multiplie en cascade
…C'est précisément la de conduites de dérivation, vertigineuses et infinies. C'est précisément la disposition
disposition en série sans en série sans fin, d'impulsions, qui se substituent les unes aux autres, se transformant
fin, d'impulsions, qui se
et se déplaçant, qui constitue la structure compulsionnelle de la pensée de l'obsédé, le
substituent les unes aux
autres, se transformant et réseau de conduite forcée où il s'enlise. Sa vie est entièrement placée sous le signe de
se déplaçant, qui consti- la contrainte comme si ses actes étaient irrésistiblement déterminés par des ressorts
tue la structure compul- autonomes et étrangers, comme s'ils échappaient à son contrôle, comme si son exis-
sionnelle de la pensée de
tence n'était plus qu'une chaotique poussée de mobiles, tous affreusement exigeants et
l'obsédé, le réseau de
conduite forcée où il s'en- aveugles. Tel est le drame de l'obsédé assiégé par lui-même et contraint par lui-même
lise… à sortir de ses retranchements. Cliniquement le martyre de l'obsédé, c'est-à-dire l'im-
pulsion qui le ronge et perpétuellement se presse en lui, se manifeste par tous les
moyens de défense à leur tour « impulsifs » : les procédés-conjuratoires, les rites, les
« manies », etc. aussi tyranniques que l'obsession. C'est dire que l'énergie du système
…Parfois cependant, pulsionnel se distribue en circuits labyrinthiques et sans cesse renouvelés. Parfois
après de grandes et dou- cependant, après de grandes et douloureuses tentations, l'impulsion passe à l'acte. Cet
loureuses tentations, l'im-
homme dévoré par le désir, par le besoin, par l'envie de tuer quelqu'un, exténué d'an-
pulsion passe à l'acte…
agresser, tuer, voler… et goisse et de lutte épuisante, va brusquement s'emparer d'une planche que porte un pas-
pleurer… sant inconnu et l'assommer dans une crise de sauvagerie incroyable ; puis « il revient
à lui », se sent détendu, pleure. – Cette autre malade lutte contre l'idée absurde de voler
du pain qu'elle a en abondance chez elle ; elle succombe à cette impulsion irrésistible,
et éprouve à chaque vol un véritable orgasme libérateur. Naturellement des impulsions
plus directement sexuelles peuvent se présenter dans cette structure compulsionnelle
mais le fait est relativement rare tout au moins pour les accès immédiatement en rap-
port avec le noyau du système pulsionnel libidinal (sadisme, masochisme, homo-
sexualité, etc.). Il est au contraire bien plus fréquent d'observer des impulsions qui
constituent des formes substitutives ou indirectes de la libido (fétichisme, pyromanie).
Tout se passe en effet, comme si l'obsession-impulsion empruntait l'énergie nécessai-

186
IMPULSIONS

re à sa tension à la libido détournée de son mouvement naturel et direct. Ainsi les


impulsions dans les structures de déséquilibre et de névrose, affectent-elles générale-
ment la forme de comportements impulsifs complexuels. Mais parfois soit sous forme
d'impérieux besoins soit plus rarement de décharges motrices automatiques elles se
présentent comme de fulgurantes « propulsions ». Ceci nous amène à considérer ici un
problème fort difficile : celui des « tics ».
Les tics (pour autant que l'on puisse échapper à l'ancienne objection que CHRISTIAN …Le problème des tics…
opposait à l'identité des phénomènes impulsifs et des phénomènes automatiques) doi-
vent ici être mentionnés comme une forme de motricité anormale, intempestive et
répétée qui échappe au contrôle volontaire. Ce sont, a dit JANET, « des agitations
motrices systématisées ». Elles mettent en mouvement des figures cinétiques plus ou
moins caricaturalement expressives. Le vieil ouvrage de MEIGE et FEINDEL 1 constitue …Le vieil ouvrage de
la base de toute étude de ces mouvements. A leurs yeux, les tics sont des troubles psy- MEIGE et FEINDEL consti-
chomoteurs. Le trouble mental prédominant devient une « imperfection de la volon- tue la base de toute étude
té » et plus généralement un « déséquilibre mental ». Quant au trouble moteur : « il est de ces mouvements…
au début une réaction, un tic provoqué, tantôt par une incitation venue de l'extérieur,
tantôt par une incitation corticale, une idée ». La faiblesse de ce point de vue patho-
génique et son imprécision n'empêchent pas ce travail d'avoir au point de vue clinique
un intérêt considérable et encore actuel. MEIGE et FEINDEL distinguaient des tics à
forme clonique avec excès de vitesse et de répétition des mouvements et à forme
tonique avec excès de durée de la contraction. Dans tous les cas, les gestes – car ces
mouvements ont une valeur « gestuelle » – sont excessifs dans leur forme et dans leur
intensité. « Ce sont des gestes brusques et saccadés ou des attitudes forcées qui se
répètent toujours les mêmes, et exagérément. »
MEIGE 2 est revenu plus tard sur ce problème à la lumière du démembrement que
fatalement, provoqua dans ce groupe de phénomènes, la connaissance de la pathologie
extrapyramidale et il définit le tic par son caractère essentiellement clonique. « Il
s'agit, dit-il, de contractions musculaires toujours involontaires et intempestives, réité-
rées, brusques, survenant par accès. Leur caractère essentiel est qu'ils sont de forme
convulsive ». Quant au caractère « d'actes coordonnés », orientés vers des buts défi-
nis, il n'est pas, dit MEIGE, toujours évident mais il faut bien dire que dans la plupart
des cas le mot de CHARCOT reste vrai, « le tic est un geste caricatural ». Récemment
ROUART 3 a, de nouveau, souligné leur caractère d'expression « mimique ».
On a donc décrit toutes sortes de tics. Les plus nombreux et les plus caractéris- … Les plus nombreux et
tiques se déroulent dans la musculature cervico-faciale : tics de clignotements (nicti- les plus caractéristiques
lation) et d'écarquillement des paupières, tics de moue et de pincement de lèvres, tics se déroulent dans la mus-
de reniflement, de suçotement, de lichage, de claquement, de sifflement et même de culature cervico-facia-
croassement et de cloaquement. Quand c'est la musculature cervico-scapulaire qui est le…
intéressée principalement, ce sont les tics de hochement, de salutations, de négation,
de haussement d'épaules. Les tics des membres supérieurs intéressent spécialement les
mouvements plus significatifs et différenciés de la main : frottement, grattage, (tricho-
plastie, trichotillomanie). Les tics des membres inférieurs sont plus rares : sauts, chan-
gements de pas. Plus souvent les tics intéressent les groupes musculaires phonétones

1. MEIGE et FEINDEL, Paris, 1902, 632 pages.


2. MEIGE, Article « Tics », Pratique Médico-Chirurgicale, 1931.
3. ROUART, Psychopathologie des tics, Evolution psychiatrique, 1947.

187
ÉTUDE N° 11

et respiratoires : sifflement, ronflement, toux, sanglot, hoquet, sputation, aboiement,


gloussement, série qui se continue avec le bégaiement, l'écholalie, la coprolalie...
…l'association de tous C'est précisément l'association de tous ces « tics » avec la coprolalie qui constitue
ces tics avec la coprolalie la « maladie des tics » de Gilles DE LA TOURETTE, appelée en pays de langue alleman-
constituent la « maladie de « Mimische Krampf» (BRESLER, 1896). Cette affection a donné lieu tout naturelle-
des tics » de Gilles de la ment, à propos de l'ensemble de tics qui la constitue, aux discussions qui n'ont pas
TOURETTE… manqué de se produire à propos des tics en général 1. La pathologie extrapyramidale
avec ses myoclonies, ses spasmes, ses parakinésies, ses hyperkinésies, ses crises ocu-
logyres, etc... a, en effet, incliné beaucoup d'auteurs à considérer les tics comme des
mouvements automatiques déclenchés par des désintégrations de fonctions kinéto-
toniques dues à des lésions de méso-diencéphale. Ceci nous conduit au problème que
nous allons examiner dans le prochain chapitre de cette étude.
…Dans la masse des tics,
il y a certainement beau- Disons simplement qu'à notre avis il en est pour les tics comme pour toutes les
coup de symptômes pro- manifestations motrices, on ne saurait les réduire toutes à un même plan, à une même
prement neurologiques, structure et à une même pathogénie. Dans la masse des tics, il y a certainement beau-
mais les plus caractéris- coup de symptômes proprement neurologiques, mais les plus caractéristiques sont
tiques sont symptoma- symptomatiques de la pensée compulsionnelle des obsédés et ils sont comme le lan-
tiques de la pensée com-
gage incoercible et stéréotypé de leur inconscient.
pulsionnelle…
6° L'impulsivité dans les affections cérébrales et spécialement dans l'encéphalite
épidémique.

Ce que nous venons de dire des « tics » et la question qu'ils posent en ce qui
concerne leur origine, leur valeur significative, leur « structure » nous conduit donc
tout naturellement à examiner les « impulsions » que nous trouvons au cours des affec-
…C'est sur le plan structu- tions cérébrales. C'est, et cela ne nous étonnera pas, sur le plan structural des « proto-
ral des « protopulsions » pulsions » que se déroulent les manifestations impulsives habituelles au cours des
que se déroulent les mani-
affections qui atteignent, soit les centres d'organisation du tonus statokinétique, soit les
festations impulsives habi-
tuelles au cours des affec-
appareils de régulation des fonctions expressives. Il s'agit donc dans ces cas de désin-
tions cérébrales… tégrations de fonctions psycho-motrices plus ou moins complexes. Les troubles qui en
résultent sont constitués par une infinie variété de mouvements anormaux parakiné-
tiques ou hyperkinétiques, cloniques et toniques, les spasmes, les impulsions, les dys-
tonies kinétiques, les mouvements forcés et automatiques, les figures motrices induites
qui surchargent le comportement, l'interrompent ou le gênent en se substituant aux
…C'est, naturellement, actes adaptés. C'est, naturellement, toute la pathologie extrapyramidale qui trouverait
toute la pathologie extra- sa place ici puisqu'elle se définit précisément par la dérégulation des fonctions qui
pyramidale qui trouverait assurent l'ordre et l'harmonie des automatismes. Nous ne pouvons songer ici à expo-
sa place ici…
ser en détail ce chapitre immense de la neurologie et à décrire l'ensemble des mouve-
ments forcés que nous avons déjà mentionnés et qui vont depuis les myoclonies et
spasmes jusqu'à ces grands mouvements complexes étudiés par ZINGERLE, MUSKENS,

1. Un récent travail de Ed. ASCHER, Psychodynamic considérations in Disease, Amer. J. of Psych.,


1948, 105, p. 267 à propos de 5 cas, Gilles DE LA TOURETTE insiste sur les facteurs psychogènes
de détermination.

188
IMPULSIONS

VAN BOGAERT, etc... notamment sous leur forme d' « automatose ». Depuis 50 ans,
c'est-à-dire depuis qu'avec SHERRINGTON, K. WILSON, FOIX, Von MONAKOW, etc. la
neurologie s'est préoccupée d'étudier les désintégrations des fonctions motrices et de
les classer, on peut dire qu'elle n'a pas fait autre chose, dans ce domaine, que d'établir
une étude systématique des mouvements automatiques forcés allant du réflexe à l'acte
« quasi-volontaire »... Tandis que l'on n'étudiait au début du siècle que les tremble-
ments, les mouvements choréiques, ou athéthosiques, les tics, les spasmes, les expres-
…L'encéphalite épidé-
sions émotionnelles spasmodiques, la pathologie extrapyramidale en absorbant de plus mique a montré qu'une
en plus d'expressions motrices « névrotiques » et de troubles psychomoteurs « hysté- affection atteignant les
riques », s'est considérablement enrichie. L'encéphalite épidémique a montré, à cet noyaux gris centraux pou-
vait provoquer des actes
égard, qu'une affection atteignant les noyaux gris centraux pouvait provoquer des actes
forcés extrêmement
forcés extrêmement curieux, riches d'intentionnalité et qui laissent le clinicien très per- curieux, riches d'intention-
plexe en ce qui concerne son diagnostic, en droit et en fait, avec l'hystérie ou les obses- nalité dont le diagnostic
sions. Essayons de dresser un inventaire de cette pathologie motrice qui constitue avec l'hystérie ou les obses-
sion laisse perplexe…
comme le privilège de l'encéphalite épidémique.

a) – PROTOPULSIONS KINÉTIQUES.
Tout d'abord, il peut s'agir de brusques et paradoxales variations du tonus statique
(latéro-pulsions – rétro-pulsions) ou de troubles rythmiques ou itératifs de type clas- …Au niveau inférieur :
sique (myoclonies, spasmes) ou encore de dystonies ou kinésies paradoxales. A cette …dystonies, kinésies para-
doxales…
série de troubles de la série « réflexe » ou « amyostatique » doivent se rattacher aussi
les mouvements forcés et les attitudes anormales qui réalisent, en tout ou partie, le syn-
drome de décérébration et aussi les phénomènes de préhension forcée (Grasping-reflex …préhensions forcées…
ou Zwangsgreifen) ou de succion 1. Les phénomènes d'itération ou d'imitation automa-
…palilalie, écholalie, écho-
tiques (palilalie, palicinésie, échopraxie, écholalie) sont à mentionner dans ce premier
praxie…
groupe des mouvements forcés en tant qu'ils sont caractérisés par leur forme d'automa-
tisme des fonctions les plus archaïques qui constitue la base myostatique de la motilité.
A un niveau supérieur se rencontrent des désintégrations fonctionnelles qui se
manifestent par des hyperkinésies plus complexes. Elles se produisent généralement …puis, hyperkinésies plus
sous forme de crises : crises oculogyres avec parfois déviation conjuguée de la tête ou complexes avec les crises
oculogyres, crises d'auto-
torsion du tronc, mouvements de manège, crises d'automatose, caractérisées, selon
matose…
ZINGERLE, par des manifestations motrices « consécutives à des excitations détermi-
nées associées souvent à des mouvements choréo-athétosiques et myocloniques
accompagnés d'une rigidité tonique et d'une baisse de régime de conscience allant jus-
qu'à l'absence du sentiment des automatismes déroulés ». Quant aux figures kinétiques
…rotation, enroulement
de ces crises elles sont représentées par des mouvements de rotation et d'enroulement autour de l'axe du corps…

1. Rappelons que dans la monographie de BARAHONA FERNANDES, Sindromes Hiper-cinéticos,


1938, pp. 105 à 117, on trouvera une excellente étude des automatismes de préhension, d'accro-
chage, etc...

189
ÉTUDE N° 11

autour de l'axe du corps, solidaires en partie des attitudes de la tête et des membres et
…L'influence de la sug- de certains stimulus sensoriels et psychiques. L'influence de la suggestion apparaît
gestion apparaît particu- particulièrement nette dans les crises hyperkinétiques expressives avec tics, mouve-
lièrement nette dans les
ments complexes, attitudes caricaturales (tics de Salaam, salutations, génuflexion,
crises hyperkinétiques
expressives… aboiement 1) et surtout automatisme idéo-verbal à type de décharges coprolaliques,
d'arithmomanie, de paroles forcées, parfois rythmiques ou explosives ou comme
emportées dans un tourbillon de décharges incoercibles (Drang, des auteurs alle-
mands).
Tous ces phénomènes et particulièrement ces derniers ont fait l'objet, surtout en
langue allemande, d'une grande quantité d'études et de discussions 2. La plupart des
auteurs qui s'en sont occupés ont naturellement éprouvé le besoin de classer ces phé-
nomènes à peu près comme nous venons de le faire et comme nous l'avons plus haut
rappelé. Soit qu'ils séparent les « phénomènes moteurs » des « psychomoteurs »
(BARUK). Soit qu'ils distinguent les phénomènes amyostatiques et des troubles psycho
moteurs (STRÜMPELL, KLEIST, BOSTROEM). Ou encore avec KRONFELD que l'on discer-
ne la « Motorik » de la « Motricität ». Soit que, avec BARAHONA FERNANDES, on dis-
tribue l'ensemble des hyperkinésies en une échelle de niveaux différents : mouvements
réflexes – mouvements réactionnels – mouvements et actes automatiques – actes et
mouvements instinctifs qui expriment les tendances de la personnalité.

b) – PROTOPULSIONS INSTINCTIVES.
…Les parkinsoniens pré- Les parkinsoniens présentent aussi de brusques raptus instinctifs, des besoins, des
sentent aussi de brusques fringales, des ruts. Leurs émotions prennent la forme fréquente de réactions « en court-
raptus instinctifs, des
circuit » explosives, brutales, caricaturales, incoercibes et répétées. Ces modalités de
besoins, des fringales, des
ruts… déchaînement des instincts et des émotions présentent les caractères d'incoercibilité,
…déchaînement des ins- d'automatismes, « d'étrangeté » par rapport au Moi, qui ont été soulignés par tant d'au-
tincts et des émotions… teurs comme « spécifiques » des symptômes encéphalitiques alors qu'il s'agit à notre

1.Cf. par exemple l'observation que j'ai publiée avec PICARD, (Congrès de Zurich, 1936) ou celle
d'HEUYER, VOGT, LANTMANN (Ann. Médico-Psycho., 1936) ou encore celles rapportées à la
Société des Sciences Médicales de Montpellier en 1931 par BOUDET, BALMES, RIMBAUD et les
cinq nouvelles de Ed. ASCHER, Amer. J. of Psych., 1948, 105, p. 267.
2. Nous avons déjà signalé que le vocabulaire allemand est très riche en ce qui concerne les
degrés et qualifications des pulsions, tendances, besoins, obsessions et impulsions : Trieb, Sucht,
Antrieb, Impuis, Drang, Zwang, etc... C'est sur le contenu concret et clinique de ces diverses
notions que se sont instituées les discussions sur les phénomènes forcés, impulsifs et obsédants
chez les Encéphalitiques : A. KRONFELD, Zur Phenomenologie des Triebhaften, Zeitsch. f. d. g.
Neuro., 1924, 92, pp. 379 à 395 ; L. BENEDEK, Zwangsmässiges Schreien in Anfallen als pos-
tencephalit. Hyperkinesien, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1925, 98, p. 17 J H. BURGER, Ueber
Encephalitien und Zwang, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1928,113, pp. 239 à 245 ; J. ROTHFELD, Der
Zwang zur Bewegung, ein striäres Symptom, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1928, 114, pp. 281 à 292 ;
G. STEINER, Von Zwangserscheinungen bei organisch. Nervenkr., Zeitsch. f. d. g. Neuro., 12, pp.
515 à 527 etc...

190
IMPULSIONS

avis des caractères généraux d'un niveau structural plutôt que des traits pathognomo-
niques d'un processus. C'est un système de pulsions profondes et archaïques qui se …Ces protopulsions ont
décharge dans ces mouvements mécaniques, raides, englués de persévération et d'hy- la valeur de brusques et
fulgurantes étincelles
pertonie et qui se satisfait au travers de circuits fonctionnels sous-jacents à la conscien-
d'instinct. Elles « pous-
ce et à l'organisation complexuelle de la personnalité. Ces protopulsions ont la valeur sent » et « forcent » la
de brusques et fulgurantes étincelles d'instinct. Elles « poussent » et « forcent » la sphère motrice instru-
sphère motrice instrumentale à prendre la forme spécifique des conduites préformées mentale à prendre la
forme spécifique des
dans les comportements les plus primitifs (celles du rire, des pleurs, du prendre, de
conduites préformées…
s'agripper, de frapper, etc...), à entrer en conflit avec la personnalité du Parkinsonien.

c) – COMPORTEMENTS IMPULSIFS.
Enfin l'encéphalite réalise l des formes d'organisation psychonévrotiques ou psy- …Enfin l'encéphalite réa-
lise des formes d'organi-
chotiques (schizophrénie, délires chroniques systématisés, névrose d'angoisse, désé-
sation psychonévrotiques
quilibre psychique à forme névrotique, etc...) où naturellement se rencontrent les ou psychotiques…
diverses variétés de comportements impulsifs pris dans la masse d'une psychose encé-
phalitique en évolution. Nous allons simplement rappeler en quelques mots les plus
fréquentes variétés de tableaux cliniques.
Tout d'abord le type pervers, mythomane, malicieux, hypocrite, voleur dont le …le type pervers…
comportement anormal ou immoral s'exprime avec une particulière brutalité et une
remarquable stéréotypie dans et par la libération massive des automatismes instinctifs
et émotionnels.
Mais il arrive aussi que le parkinsonien se montre anxieux, pleurnichard, en per- …l'anxieux, mélanco-
pétuel malaise affectif et que la tonalité expressive de sa vie psychique oriente son lique…
impulsivité vers les formes mélancoliques de l'auto-destruction (automutilation, sui-
cides, expressions émotionnelles tristes). On sait enfin que si l'on a souvent confondu
non sans naïveté le syndrome de rigidité parkinsonienne avec les troubles catato-
niques 2, l'encéphalite néanmoins peut réaliser des tableaux cliniques de type schizo- …des tableaux cliniques
de type schizophrénique
phrénique au cours desquels les décharges impulsives, les actes agressifs ou bizarres,
catatonique…
les fugues, les attentats sexuels, les crises hyperkinétiques complexes, l'agitation sté-
réotypée, etc... se rencontrent comme expression d'une dissociation psychique à forme
hébéphréno-catatonique. Tous ces traits de comportements impulsifs sont alors l'ex-
pression d'expériences délirantes autistiques, spécifiquement schizophréniques.
– Ce que nous venons de dire du processus extrapyramidal par excellence, nous
pourrions aussi le répéter pour toutes les grandes affections neurologiques qui altèrent
le cerveau et en particulier le mésencéphale et le diencéphale. Qu'il s'agisse de tumeurs
de la base ou des parois du 3e ventricule, de lésions vasculaires intéressant les artères

1. Comme nous le verrons dans le quatrième volume de ces études, dans l'étude que nous consa-
crerons aux troubles psychiques de l'encéphalite épidémique.
2. Cf. Etude n° 10.

191
ÉTUDE N° 11

de la protubérance ou du bulbe, la cérébrale postérieure ou les branches profondes de la


sylvienne, ou de dégénérescences cellulaires frappant les corps striés (maladie de
WILSON, pseudo-sclérose de WESPHAL-STRUMPELL), l'hypothalamus, la substance réti-
culaire du toit ou les amas gris des pédoncules, etc. toutes les lésions inflammatoires,
traumatiques, etc. de la tige cérébrale et des noyaux gris centraux et peut-être aussi – si
nous en croyons le système de localisation de KLEIST notamment ou les travaux de
BOSTROEM (1920) ou ceux plus récents de P. BRICY (1944) – du cortex, toutes ces
atteintes des dispositifs qui exercent leur influence sur la régulation de l'activité motri-
ce automatique sont capables de produire cet ensemble complexe de mouvements auto-
matiques et forcés. Dès lors on ne peut les séparer de l'étude des impulsions et de l'im-
pulsivité en général puisque, comme nous allons le voir maintenant, l'idée que chacun
de nous se fait de la pathogénie des impulsions dépend de la valeur exclusive, nulle ou
limitée qu'il attribue à ces mouvements pour le problème général qui nous occupe.

§ III. – PATHOGÉNIE DES IMPULSIONS

…Nulle part peut-être Nulle part peut-être comme dans cette question, la nécessité de distinguer trois
comme dans cette ques- sortes de théories pathogéniques n'éclate avec plus d'évidence. C'est que le problème
tion, la nécessité de dis-
des « impulsions » n'est que l'envers d'un autre problème, celui de l'acte volontaire et
tinguer trois sortes de
théories pathogéniques que relativement à ce problème central il n'y a que trois attitudes possibles : assimiler
n'éclate avec plus d'évi- la volonté à l'automatisme 1 (c'est-à-dire s'interdire de poser le problème des impul-
dence… sions), assimiler la volonté à une pulsion (c'est-à-dire s'interdire encore de poser le pro-
blème des impulsions), ou enfin admettre que l'acte volontaire a une réalité, ce qui
revient à définir l'impulsion comme un déficit de l'activité volontaire. C'est à ces trois
manières de voir qui forment et qui ferment le cycle des explications possibles que cor-
respondent les théories mécanicistes, psychogénétistes et organo-dynamistes des
impulsions.
…Nous devons renvoyer à C'est naturellement tout le problème de l'automatisme dit « psychologique »,
notre étude pour nous « mental », « moteur », conscient ou inconscient, etc... qui se trouve ainsi posé. Nous
« primordiale » (en ce sens devons renvoyer à notre étude pour nous « primordiale » (en ce sens qu'elle constitue
qu'elle constitue le point
le point de départ de toutes nos conceptions) sur la notion d'automatisme 2, et il sera
de départ de toutes nos
conceptions) sur la notion facile de se rendre compte que trois positions et trois positions seulement, répétons-le,
d' «automatisme»… sont à cet égard possibles.

1. DALLEMAGNE (Physiologie de la volonté) avait pu intrépidement écrire un développement


typique de cette manière de voir qui commence ainsi : « Le réflexe volontaire ou volition... »
2. Henri EY, Hallucinations et Délire, 1934. La première partie de cet ouvrage est consacrée à
« La notion d'automatisme », étude que nous avons présentée au groupe de l'Évolution
Psychiatrique le 9 juillet 1930.

192
IMPULSIONS

Toute conception mécaniciste réduit l'impulsion, dans les névroses et les psy-
choses, à n'être qu'un mouvement « automatique » primitif.
Toute conception psychogéniste la réduit à n'être qu'une pulsion « automatique »
et primitive.
Toute conception organo-dynamiste la considère comme une « forme de la disso-
lution de l'activité volontaire » ou, si l'on veut, une forme plus ou moins dégradée et
consciente de l'automatisme psychomoteur, secondaire à un trouble de l'intégration au
Moi.

A. – THÉORIES MÉCANICISTES
Ces théories réduisent tout comportement impulsif au schéma d'un réflexe, c'est- …Ces théories mécani-
cistes réduisent tout com-
à-dire à un phénomène relativement simple. Et ce réflexe est envisagé lui-même
portement impulsif au
comme une décharge d'un dispositif nerveux localisé, c'est-à-dire préétabli dans toutes schéma d'un réflexe…
ses parties ou sa majeure partie. En dernière analyse c'est à la conception de WERNICKE
et de KLEIST que toutes ces conceptions se réfèrent plus ou moins explicitement, sans
y trouver d'ailleurs, surtout pour ce dernier, une pleine justification.
Soit qu'on les considère comme issus d'un processus d'irritation ou comme la …issus d'un processus
d'irritation ou de désinhi-
conséquence d'une libération ou d'une désinhibition fonctionnelle, les phénomènes
bition fonctionnelle…
impulsifs sont interprétés dans cette perspective, comme des déclenchements méca-
niques de mouvements réflexes.
Les anciens auteurs, après les expériences de FERRIER, HITZIG, etc... sur les centres
cortico-moteurs, se représentaient volontiers les décharges impulsives comme des pro-
duits de l'irritation de ces centres. C'est ainsi que MAGNAN et LEGRAIN 1 pensaient que
« le fonctionnement subit d'un centre ou d'un groupe de centre isolés » d'une part, et
« l'impuissance de la volonté à exercer son action d'arrêt » d'autre part, réalisaient l'im-
pulsion, considérée dès lors comme « un mode d'activité cérébrale qui pousse à des …« un mode d'activité
cérébrale qui pousse à
actes que la volonté est impuissante à empêcher » 2. Il ne serait pas difficile de mon-
des actes que la volonté
trer l'essentiel de cette conception dans les écrits de WESTPHAL, de MEYNERT, etc... est impuissante à empê-
L'idée d'une « décharge » motrice ou « psycho-motrice », analogue à celle de la fameu- cher » CARRIER.
se « bouteille de LEYDE », échappant au contrôle de la volonté, se produisant « malgré
elle », trouve naturellement son expression la plus imagée dans le « mouvement
réflexe » déclenché par une lésion, c'est-à-dire par une perturbation de la dynamique
cellulaire, chimique ou électrique de centres localisés. Il est facile de se représenter le
système nerveux comme un simple étagement de circuits plus ou moins autonomes qui
peuvent se déclencher brusquement et réaliser des actes de « courts-circuits ». La loca-
lisation des centres ou dispositifs moteurs ou psychomoteurs d'abord dans l'aire préro-

1. MAGNAN et LEGRAIN, Les dégénérés, Paris 1895.


2. CARRIER, Obsessions et impulsions à l'homicide, Thèse, Paris, 1899.

193
ÉTUDE N° 11

landique, puis dans le cerveau préfrontal (BIANCHI, KLEIST, etc.) a permis de considé-
rer les «impulsions» comme des symptômes d'irritation de ces centres et d'expliquer,
dans une même théorie les décharges motrices, la crise convulsive comitiale et l'auto-
[Théorie des ]manifesta- matisme impulsif des épileptiques, tous phénomènes considérés comme des manifes-
tions d'« d'irritation cor- tations « d'irritation corticale ». Nous n'insisterons pas sur une telle conception qui
ticale »[…].que l'on voit
paraissait avoir perdu depuis vingt ou trente ans le prestige dont elle a longtemps joui,
de nouveau reparaître à
propos de certaines naï- mais que l'on voit de nouveau reparaître à propos de certaines naïvetés d'interprétation
vetés d'interprétation des des récentes techniques psycho-chirurgicales. C'est ainsi qu'une idée analogue est plus
récentes techniques psy- ou moins explicitement soutenue à propos du rôle que jouerait en tout ou partie (aire
cho-chirurgicales…
9) le lobe préfontal comme centre inhibiteur de la motricité. C'est ainsi également que
des faits (qui peuvent être interprétés bien différemment) sont mis en avant pour mon-
trer que l'hypermotilité se confond plus ou moins naturellement avec l'impulsivité ; il
s'agit, en particulier, des lobectomies pratiquées chez le singe par KLUVER, RICHER et
HINES, RUCH et SHENKIN, etc... Dans ces cas, les observateurs ont noté une grande
instabilité et un accroissement considérable des mouvements ; les réactions motrices
aux excitations externes sont plus violentes.—Il faut signaler aussi certaines applica-
tions de la physiologie des réflexes conditionnels au problème des impulsions, faisant
état des processus partiels de désinhibition ou de phases paradoxales des processus
corticaux 1.
Enfin nous devons noter que la conception de KLEIST 2 reste à cet égard encore
assez ambiguë. Après avoir beaucoup accordé au cerveau antérieur et notamment aux
lésions orbitaires, surtout dans le type d'impulsivité qui relève du « Moi affectif »
(c'est-à-dire de l'organisation de l'humeur et du caractère), il a assigné un rôle toujours
plus grand aux formations de la base du cerveau. Pour les états catatoniques où les syn-
dromes étudiés par WERNICKE comme « psychoses de la motilité » correspondent,
selon KLEIST, au segment « encéphalopathique » du système entéroceptif, les impul-
sions lui paraissent liées à un trouble des impulsions dans la sphère du « Gefühl-Ich »
et du « Trieb-Ich », c'est-à-dire qu'il admet, semble-t-il, un trouble primordial diencé-
phalique.
L'étude des centres « méso-diencéphaliques » d'expression émotionnelle (depuis
BECHTEREW jusqu'à CANNON et BARD) ou de « régulation de la vie instinctive »
(depuis MEYNERT jusqu'à HESS), de régulation psychique (depuis M. REICHARDT et
CAMUS jusqu'à GUIRAUD et GAMPER), l'étude surtout des syndromes de régulation du

1. Cf. le travail assez paradoxal, quand on connaît les tendances de cet auteur, de W.RIESE, Le
Crime impulsif interprété par les réflexes conditionnels, Évolution Psychiatrique, 1935, IV.
2. KLEIST, Psychomotrische Bewegungstörungen im Geisteskrankheiten, 1908, Gehirn-
pathologie, (1934) et Rapport au Congrès allemand de 1936. – Comme le fait justement remar-
quer BARAHONA FERNANDES, il serait injuste de dire que KLEIST ramène tous les troubles impul-
sifs aux troubles amyostatiques, mais l'esprit dans lequel il conduit tous ses travaux y incline.

194
IMPULSIONS

tonus kinétostatique par lésions du tronc cérébral (GUIRAUD, BUSCAINO, SALMON, …l'étude des syndromes
MUSKENS, MAGNUS, ZINGERLE, Van BOGAERT, etc...) ont naturellement fait glisser la de régulation du tonus
par lésion du trons céré-
localisation des impulsions de l'écorce vers le diencéphale. Nous avons plus haut sou-
bral ont naturellement
ligné l'importance des manifestations motrices et psycho-motrices, impulsions et fait glisser la localisation
mouvements anormaux, des décharges émotionnelles et automatiques dans les affec- des impulsions de l'écorce
tions cérébrales et particulièrement dans celles qui, comme l'encéphalite épidémique, vers le diencéphale…

atteignent directement les formations bulbo-pédonculaires et le diencéphale. La


richesse séméiologique des hyperkinésies sous-corticales, les brusques détentes de
mouvements, les émotions soudaines (« sham-rage ») avec leur cortège d'expressions
kinéto-végétatives forcées, les désintégrations des fragments de conduite qui surgis-
sent et se déroulent avec une force irrésistible, tous ces troubles de la motilité
devaient tout naturellement imposer l'idée d'un rapprochement avec les impulsions
que l'on observe dans les psychoses et les névroses. Chez nous, BERNADOU (1922) et …Chez nous, BERNADOU
GUIRAUD (1924), nous l'avons déjà vu à propos de la catatonie, ont assimilé les com- (1922) et GUIRAUD (1924)
[…]ont assimilé les com-
portements impulsifs des déments précoces aux troubles du tonus et aux mouvements
portements impulsifs des
des syndromes pallido-striés. En Allemagne le problème a été envisagé surtout au déments précoces aux
point de vue des analogies entre les « mouvements forcés » des encéphalitiques et les troubles du tonus et aux
obsessions-impulsions des névroses. Nous devons à ce sujet faire une mention spé- mouvements des syn-
dromes pallido-striés…
ciale des travaux de P. SCHILDER 1, WEINBERG 2, KRONFELD 3, LOWY 4, L. BENEDEK 5,
POLLAK et SCHILDER 6, BURGER 7, ROTHFELD 8, KRISCH 9, STEINER 10, BERZE 11 qui
montrent combien, entre 1922 et 1932, les neurologues et psychiatres allemands se
sont passionnés pour ce problème. Nous n'aurions garde de signaler dans cet ordre
d'idées le très important travail de STECK 12. NOUS avons, nous-mêmes, publié 13 une
petite étude sur ce point, essayant de montrer quelle différence structurale sépare les
protopulsions automatiques des syndromes striés, des actes compulsionnels de la

1. P. SCHILDER, Zur Kentniss der Zwangsantriebe, Zeitsch. f. d. g. Nettro., 65, p. 368.


2. WEINBERG, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 85-86, p. 375.
3. KRONFELD, Zur Phenomenologie der Triebhaften, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 92, p. 379.
4. LOWY, Zeitsch., f. d. g. Neuro., 90, p. 200.
5. BENEDEK, Zwangsschrein in Anfällen als postencephalitische Hyperkinesien, Zeitsch. f. d. g.
Neuro., 98, 1925.
6. POLLAK et SCHILDER, Zur Lehre von den Sprachantriebe, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 104, p. 476.
7. BURGER, Ueber Encephaliten und Zwang, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1928, 113, p. 239.
8. ROTHFELD, Der Zwang zur Bewegung, ein Stiäres Symptom, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 114, p.
281.
9. KRISCH, Zur Theorie des Impuis im Zwang, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 130, p. 257.
10. STEINER, Zwangsersch. organisch Nervenkrank., Zeitsch. f. d. g. Neuro., 128, p. 515, 1939.
11. BERZE, Wien. Medizin. Woch., 1932.
12. STECK, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 97, 1925.
13. H. EY et PICARD, Syndromes striés, hyperkinétiques et troubles mentaux, Congrès de Zurich,
1936.

195
ÉTUDE N° 11

névrose obsessionnelle. Si certains auteurs comme STEINER ont tendance à confondre


les hyperkinésies striées avec les impulsions, la plupart de tous ces travaux montrent
précisément que si le problème des analogies se pose, il doit cependant être résolu en
admettant la notion de « niveaux différents ».

…la belle étude de van La belle étude de L. Van BOGAERT 1 s'inscrivant dans la série des travaux que l'au-
BOGAERT sur les hyperki- teur a publiés sur les hyperkinésies fonctionnelles ou hystériques, doit retenir égale-
nésies fonctionnelles ou ment notre attention. Étudiant d'abord la morphologie de ces mouvements, il adopte
hystériques…
l'opinion de MUSKENS 2 qui distingue dans ces figures motrices des fragments d'auto-
matismes primitifs : déviation de la tête et des yeux, et chute ou pulsion latérale (phé-
nomène d'HERTWIG-MAGENDIE) réalisant un fragment de mouvements d'enroulement.
Ces hyperkinésies correspondraient à trois types kinétiques : le mouvement de manè-
ge avec déviation oculo-céphalique conjuguée avec une déviation oculaire horizonta-
le – syndrome d'enroulement axial avec chute et déviation oculaire – syndrome et
flexion en arrière ou en avant. Pour ce qui est des relations que soutiennent ces mou-
vements (et notamment le syndrome de rotation axiale) avec les troubles psychiques
(troubles de l'orientation et de la conscience) qui, selon l'auteur, constituent à leur limi-
te « des états de transe, proches de certains états crépusculaires épileptiques », la ques-
tion se pose de savoir s'il y a lieu de considérer le trouble de conscience comme induit
par le trouble tonique ou si on ne doit pas considérer ces hyperkinésies comme de
simples automatismes libérés à la faveur des troubles mentaux ? De même que
HERMANN pense que les renforcements psychiques et le blocage moteur représentaient
les processus primaires, Van BOGAERT, malgré sa première impression contraire, paraît
se rapprocher de ce point de vue.

…la « neurologie » des Si nous avons insisté sur ces travaux, c'est pour montrer que la « neurologie » des
impulsions, c'est-à-dire impulsions, c'est-à-dire leur réduction 3 à des mécanismes partiels, si elle peut s'appli-
leur réduction à des quer aux protopulsions, n'atteint en fin de compte que la couche proprement « infé-
mécanismes partiels, si
elle peut s'appliquer aux
rieure » des désintégrations des fonctions motrices ; elle trouve rapidement, et comme
protopulsions, n'atteint en d'elle-même, sa limite. Tous les auteurs insistent, en effet, dès qu'ils étudient sérieuse-
fin de compte que la ment la phénoménologie de ces « mouvements forcés », de ces « hyperkinésies », sur
couche proprement leur caractère « amyostatique ». Mais, malgré certaines ambiguïtés et certaines de
« inférieure » des désinté-
grations des fonctions
leurs positions nettement mécanicistes, dans l'ensemble les travaux de BOSTROEM,
motrices… FÖRSTER, KLEIST et BARUK concordent pour condamner toute interprétation mécani-

1. VAN BOGAERT, Sur la signification de certains mouvements forcés complexes. Encéphale,


juillet-août 1935.
2. MUSKENS, Das Supravestibulär System, Amsterdam, 1935.
3. Réduction parfaitement légitime quand il s'agit de phénomènes de désintégration partielle, ne
dépendant pas d'une altération de la conscience ou de la personnalité, c'est-à-dire quand il s'agit
de phénomènes neurologiques.

196
IMPULSIONS

ciste des impulsions qui consisterait à présenter une théorie de tous les actes impulsifs
sur le modèle de la désintégration de la motilité élémentaire et instrumentale, c'est-à-
dire à « ramener » l'impulsion à une décharge mécanique des mouvements qui dépen- …De même que l'aphasie,
draient si peu d'un trouble mental supérieur qu'ils pourraient au contraire le détermi- les hallucinoses, l'angois-
ner... De même que l'aphasie, les hallucinoses, l'angoisse n'expliquent pas la démence, se n'expliquent pas la
démence, le délire ou
le délire ou l'anxiété, de même les protopulsions ne sont la condition ni nécessaire, ni l'anxiété, de même les
suffisante des comportements impulsifs. Il manque aux théories mécanicistes une pers- protopulsions ne sont ni
pective dynamiste, celle des niveaux structuraux d'intégration, celle d'une hiérarchie la condition nécessaire,
des fonctions, perspective que lui cache sa conception de « centres » simplement ni suffisante des compor-
tements impulsifs…
superposés ou juxtaposés dans 1'« espace » nerveux.

B. – THÉORIES PSYCHOGÉNISTES
Nous venons de voir que les théories mécanicistes considèrent l'impulsion comme
un mouvement inférieur et extrapersonnel, comme la détente d'un réflexe, c'est-à-dire
d'une constellation sensori-motrice se déchargeant « au-dessous » du Moi sans que les
tendances de la personnalité interviennent dans son déclenchement. A leurs yeux, l'im-
pulsion est inférieure, hétérogène et sans continuité par rapport à la sphère intention-
nelle de la personnalité. C'est précisément dans une perspective exactement inverse [dans la psychogénèse],
que se place toute théorie psychogéniste en recourant nécessairement et exclusive- L'impulsion est alors
ment, pour « expliquer » l'impulsion, à un système de pulsions instinctivo-affectives. « ramenée » à la satisfac-
tion d'un besoin ou d'un
L'impulsion est alors « ramenée » à la satisfaction d'un besoin ou d'un désir : elle est
désir…
envisagée seulement dans sa continuité avec les tendances affectives.
C'est naturellement la théorie psychanalytique qui constitue le modèle de toute
explication de ce genre. Tous les caractères des impulsions (incoercibilité, violence,
extranéité, etc...) sont interprétés selon le schéma freudien de l'appareil psychique 1.
Sa force, l'impulsion la tire de l'énergie même de l'affect refoulé, c'est-à-dire de la libi-
do. Son caractère de contrainte irrésistible, aveugle et étrangère provient de la pression
qu'exerce l'inconscient sur le conscient. Ce qui se décharge dans l'impulsion c'est tou- …Ce qui se décharge
dans l'impulsion c'est tou-
jours l'énergie réprimée de la libido. Mais, comme pour les images du rêve, les mani-
jours l'énergie réprimée
festations impulsives de l'inconscient ne sont pas toujours directes et c'est souvent par de la libido…
le truchement des déguisements et substitutions que la libido se satisfait dans des actes
qui ne manifestent que symboliquement les désirs réels et latents. Ainsi l'impulsion à
déchirer ou à mordre pourra symboliser l'incorporation agressive du sein maternel –
l'irrésistible besoin de voler un pain, l'envie du pénis paternel – l'activité clastique

1. Nous avons nous-même (Étude n° 6, p. 87) souligné que la théorie psychogéniste de FREUD
gardait quelque chose de l'atomisme mécaniciste dans une conception pour ainsi dire spatiale de
l'appareil psychique. M. BOSS (Sinn und Gehalt der sexuellen Perversionen, Berne, 1947) a for-
tement accentué cette critique à propos des pulsions libidinales.

197
ÉTUDE N° 11

déchaînée contre les objets en verre ou métallique, la crainte de la castration – l'in-


coercible tendance à mettre le feu, un désir érotique inconscient, etc. Et non seulement
l'impulsion sera chargée de ce sens, ce qui ne nous paraît guère niable, mais elle sera
expliquée par ce sens, ce qui nous paraît une explication insuffisante.
L'exposé de la théorie psychanalytique des impulsions reviendrait à exposer à nou-
veau ce que nous avons déjà dit sur la psychologie et la psychopathologie freudienne,
…tout y est ordonné par puisque tout y est ordonné par rapport à la dynamique des pulsions et à leur refoule-
rapport à la dynamique ment. Les forces antagonistes du moi et du sur-moi, la lutte entre les divers instincts
des pulsions et à leur
de conservation et de mort, le déplacement des émotions et leur inversion, l'énergie
refoulement…
accumulée sous forme de complexes, la dialectique sado-masochiste de l'agressivité
projetée sur autrui ou dirigée contre soi, la violente sollicitation à satisfaire, à détruire
ou à déformer, les exigences des pulsions libidinales, etc... sont autant d'aspects fon-
damentaux de la conception générale de FREUD et de son application particulière à l'ex-
plication des impulsions.
A vrai dire, le problème qui nous occupe ici se pose à peine pour le psychanalys-
te en ce sens que tout comportement est, pour lui et à sa base, l'expression du système
énergétique pulsionnel. Ainsi la psychopathologie des pulsions brutales, fulgurantes,
absurdes ou aveugles se prolonge-t-elle dans tous les travaux psychanalytiques et le
plus naturellement du monde par la psychologie des caractères, des vocations, ou l'étu-
de des formes de culture ou de société. Tout n'étant que pulsion plus ou moins subli-
mée, l'impulsion n'est qu'une manifestation plus ou moins forte de l'émergence des ins-
tincts. Par là, l'acte impulsif et l'impulsivité apparaissent comme de pures contingences
presque sans réalité puisqu'elles se continuent purement et simplement avec les mani-
festations plus ou moins symboliques de l'instinct, de la libido. L'impulsion dépend
dans un tel système théorique uniquement de l'organisation des forces, des pulsions de
l'inconscient et la libido est la propre et seule cause de ses manifestations. Le sur-moi
lui-même ne constitue-t-il pas un système pulsionnel, une partie de la libido tournée
contre elle-même ? C'est à l'intérieur même de cette organisation conflictuelle dans ses
modalités de symbolisation, de sublimation, de déplacement, de « Crossing-over »1,
que se trouve avec la compréhension de l'acte impulsif le principe de son « endogène »
causalité, de sa « significative » explication : « L'impulsion se déclenche parce qu'el-
…l'impulsion exprime un le a été déterminée par une tension de la sphère pulsionnelle : l'impulsion exprime un
désir, est un désir… désir, est un désir.
Dans la mesure où se peut isoler dans la théorie psychanalytique générale une
théorie particulière de l'impulsion, elle se confond avec celle de l'agressivité. On sait

1. Ce n'est pas sans intention que nous plaçons ici ce terme de « génétique » pour illustrer la
parenté qui existe entre ces théories du « vase clos », ici le germen, là l'inconscient, condamnés
tous deux à une autonomie radicale.

198
IMPULSIONS

que pour FREUD les instincts agressifs sont primordiaux et « dérivés des instincts de
mort originels par projection au dehors de ceux-ci au service de la vie » 1. « Ils ne se
laissent, dit Marie BONAPARTE 2, ni refouler, ni sublimer : ils ne savent que changer tels
quels d'objectif et d'orientation ». Aussi ce sont eux que nous trouvons dans toutes les
formes d'impulsions. Qu'il s'agisse de réactions agressives contre le monde extérieur,
contre autrui ou contre soi, qu'il s'agisse même d'actes dont la signification agressive
n'est pas directement manifeste, leur forme impulsive même, c'est-à-dire leur aspect
saugrenu, forcé et violent, emprunte à l'agressivité déplacée ou symbolisée, son éner-
gie. Nous avons fait remarquer plus haut que l'interprétation mécaniciste n'était abso-
lument insoutenable que par ce qu'elle prétend appliquer sa théorie du déclenchement
automatique extrapersonnel à l'ensemble du comportement impulsif sans distinguer
des plans ou des structures. Nous pouvons dire au sujet des explications psychanaly- …les explications psycha-
tiques qu'elles aussi sont incapables de s'appliquer à la totalité de l'acte impulsif. Si nalytiques […] si elles
mettent justement l'accent
elles mettent justement l'accent sur le ressort affectif instinctif ou pulsionnel qui leur
sur le ressort affectif ins-
confère leur sens, elles laissent de côté la structure formelle des impulsions, c'est-à- tinctif […] elles laissent
dire ce par quoi une impulsion vers la réalisation de telle ou telle tendance se présen- de côté la structure for-
te et se produit, ce par quoi elle prend telle ou telle forme pathologique de conscience melle des impulsions…

ou d'existence. En définitive, tournées vers le contenu pulsionnel positif de l'acte


impulsif, vers son intentionnalité, et détournées de sa structure négative, des condi-
tions de sa possibilité, elles sont impuissantes à rendre compte du déclenchement du
système pulsionnel sous sa forme symptomatique de telle ou telle structure 3. Aucune
théorie des pulsions ne saurait expliquer l'impulsion, c'est-à-dire la forme particulière
de ces pulsions ou, si l'on veut, le passage de leur état de puissance à la forme d'un acte
morbide, inscrit dans une structure régressive de la vie psychique.

C. – THÉORIES ORGANO-DYNAMISTES
Le thèse commune à ces théories est double. D'une part, elles considèrent l'activi-
té volontaire non comme une « faculté » transcendante et simple, mais comme la
forme supérieure d'un ordre composé de structures hiérarchiques de comportement.
D'autre part, les impulsions sont considérées comme le résultat de la « décomposition »
de cette évolution fonctionnelle.
Sans doute trouvons-nous, et nous l'avons souligné chez certains mécanicistes,
l'idée que les hyperkinésies, les automatismes, les impulsions instinctives, les expres-
sions émotionnelles, sont des « désintégrations » mais n'admettant pas qu'il y ait une

1. FREUD, Jenseits den Lustprinzips, 1920.


2. M. BONAPARTE, Introduction à la théorie des instincts, Revue française de Psychanalyse, 1934.
3. Tout de même que pour expliquer le rêve (cf. notre étude n° 8), la psychanalyse ne
néglige qu'une chose, le sommeil pour expliquer l'impulsion ; elle néglige tout simplement la
structure morbide dont celle-ci dépend.

199
ÉTUDE N° 11

hiérarchie des fonctions qui constitue un « ordre composé », admettant au contraire


qu'il n'y a qu'une juxtaposition spatiale de fonctions sans subordination structurale de
niveaux fonctionnels, ils considèrent tous les mouvements automatiques, réflexes
expressifs ou impulsifs sur le même plan et sur le même modèle, celui de désintégra-
tion élémentaire des fonctions toniques ou kinétiques. D'où il suit que, pour eux, l'es-
sentiel de l'impulsion, sous toutes ces formes, « et au degré de complexité près », est
toujours un « échappement à un contrôle en lui-même intact et non l'effet d'une alté-
ration du contrôle », c'est-à-dire que c'est, à leurs yeux et toujours, par son propre
déclenchement que l'acte se dresse « proprio motu » en dehors de la volonté et non
point parce qu'il est secondaire à un mouvement de dissolution ou de régression plus
général de l'activité psychique 1.
Sans doute trouvons-nous également chez les psychogénistes l'idée d'une hiérar-
chie des fonctions et des niveaux, c'est-à-dire la notion même de stades évolutifs du
développement psychique, mais c'est encore l'idée d'une dissolution qui leur fait
défaut. Il paraît leur suffire de rapporter l'acte impulsif à tel ou tel stade de dévelop-
pement antérieur, de considérer qu'il a la valeur et la signification d'une régression vers
une forme primitive de comportement pour se trouver satisfaits sans se demander la
raison de ce retour vers l'archaïsme, vers cet « antécédent » et ce « sous-jacent » qu'est
l'inconscient, le pourquoi de cette régression.
…à considérer ainsi sous Or, à considérer ainsi sous leur aspect purement « positif » les impulsions, mécani-
leur aspect purement cistes et psychogénistes se condamnent à en ignorer leur forme structurale essentielle qui
« positif » les impulsions,
est négative, comme nous le verrons un peu plus loin quand nous esquisserons la phé-
mécanicistes et psychogé-
nistes se condamnent à en noménologie de l'impulsivité. Ce qui, au contraire, caractérise vraiment, ce qui unifie la
ignorer leur forme struc- double thèse impliquée dans toutes les conceptions organo-dynamistes, c'est la structure
turale essentielle qui est négative de l'impulsion, c'est-à-dire l'ensemble des déficits fonctionnels qui la condi-
négative […], structure
tionnent. (Dissociation schizophrénique dans la conception, de BLEULER, Psychasthénie
négative qui unifie toutes
les conceptions organo- dans celle de P. JANET, régression de niveau dans celle d'H. WALLON, etc.).
dynamistes… Cette notion fondamentale d'une hiérarchie des fonctions psychomotrices et de
leur dissolution se trouve parfaitement exprimée (pour ne citer que ces deux auteurs
contemporains) par KRETSCHMER et par Pierre JANET.
…Conception de On sait que la conception de KRETSCHMER est résolument génétiste et dynamiste.
KRETCHMER…
C'est ainsi que le centre de la personnalité est constitué, pour lui, par le système pul-
sionnel affectif (Antriebe) de telle sorte que celui-ci représente un équilibre énergé-
tique que les processus psychopathologiques compromettent au profit des forces affec-

1. Nous demanderions volontiers à FOLLIN comment il peut nous faire un reproche qui est celui-
là même que nous adressons aux mécanicistes (cf. FOLLIN, Évolution Psychiatrique, 1948, n°
exceptionnel, p. 115). Il faudrait bien choisir pourtant ou de nous reprocher de recourir à la notion
de dissolution ou de n'y pas recourir. Aucune dialectique ne nous paraît justifier cette double cri-
tique qui se contredit et se détruit elle-même, en quelques lignes.

200
IMPULSIONS

tives 1. C'est le cas notamment de tous les syndromes « hypobouliques » dont l'en-
semble constitue toute la pathologie psychomotrice étudiée généralement sous le nom
d'impulsion et qui va depuis la « tempête motrice » de la crise d'hystérie jusqu'aux
comportements catatoniques. L'appareil psychique contient, selon KRETSCHMER, une
poussée énergétique qui détermine le rythme et l'intensité, de toutes les manifestations
psychiques. Les troubles de ce foyer de forces pulsionnelles sont, soit des « anhor-
mies » par défaut d'activation, soit des « hyperhormies » condensées par l'intensité et
la rapidité exagérée des réactions, soit, enfin, des « dyshormies » caractérisées par une
impulsivité irrégulière. C'est au groupe des hyperhormies qu'appartiennent les « hyper-
kinésies » psychomotrices et au groupe des « dyshormies » que se rattachent les états
de catatonie. Ce dispositif énergétique plonge ses racines dans le milieu humoral et
végétatif, ce qui nous rend compte de sa dérégulation dans les syndromes hormonaux.
Il est d'autre part en relation avec la source cérébrale de l'énergie psychique qui pro-
vient surtout du mésencéphale, lequel comprend non seulement le système strio-palli- …les équilibres énergé-
tiques selon KRETCHMER…
dal mais encore l'hypothalamus et la substance grise du 3e ventricule. KRETSCHMER
admet, avec KLEIST, SCHILDER et FEUCHTWANGER, que l'impulsivité peut être aussi en
rapport avec une source corticale, frontale, de l'énergie psychique. Tout le développe-
ment de la motricité en rapport avec la source instinctivo-affective obéit à une double
loi, celle de la différenciation entre les expressions volontaires et les expressions affec-
tives, (les mouvements deviennent progressivement moins affectifs et instinctifs) –
celle du déplacement du dehors vers le dedans de réactions d'adaptation (c'est la sphè-
re volontaire interne et autonome qui se substitue aux excitations directes du milieu
extérieur). Dans la pathologie, on voit apparaître des réactions primitives essentielle-
ment impulsives et hypobouliques et il y a lieu de distinguer, à cet égard, les réactions
explosives comme dans l'ivresse et la crise comitiale, où il s'agit « d'abréactions » par
« mécanisme de ventilation », de véritables décharges ou raptus – des actions de cir-
cuits qui déclenchent des comportements automatiques complexes « en dehors de la
personnalité totale » – et, enfin, des réactions hypobouliques qui sont essentiellement
des mouvements expressifs comme ceux que l'on observe dans la catatonie et la tem-
pête motrice de l'hystérie.
Quant à Pierre JANET, on sait que ses études anciennes sur « l'automatisme psy-
chologique » 2 et sur les névroses 3 sont axées sur l'idée d'une hiérarchie des fonctions
que la maladie détruit, libérant du même coup des formes primitives et automatiques
de comportement. Dans ses derniers travaux 4, il s'est particulièrement intéressé aux

1. KRETSCHMER, Psychologie médicale, pp. 78 à 102 de l'édition française.


2. P. JANET, L'automatisme, psychologique.
3. P. JANET, Les névroses, 1908.
4. P. JANET, Les forces et la faiblesse psychologique, 1932, p. 92.

201
ÉTUDE N° 11

…Les travaux de P. troubles de la « tension psychologique » comme condition des états de dépense ou de
JANET… décharges impulsives. Nous ne pouvons pas insister ici sur cette conception d'ailleurs
connue de tous. Il nous suffit de la mentionner comme représentant une théorie qui
s'adapte très particulièrement et heureusement au problème de l'impulsivité. La notion
d'une régression anarchique des conduites plane sur toute la conception « janétienne »
de la psychopathologie comme aussi dans les conceptions biopsychologiques de H.
WALLON 1.
De telle sorte que nous retrouvons sans cesse l'idée centrale de toute conception
organo-dynamiste : la maladie libère des forces profondes et impliquées sous forme
d'automatisme dans le comportement normal. L'impulsion à tous ses degrés et sous
toutes ses formes est donc une régression vers des formes d'activité plus primitives.
Mais voyons cela d'un peu plus près et essayons de préciser ce que peut être une théo-
rie organo-dynamiste de l'impulsivité. Celle-ci comporte trois aspects essentiels : 1° la
…les trois aspects essen- dissolution de l'activité volontaire ; 2° une classification des niveaux et structures d'im-
tiels de la théorie organo-
pulsivité ; 3° une théorie des dissolutions uniformes des comportements et des désin-
dynamiste…
tégrations partielles de la motilité.

1° Dissolution de l'activité volontaire.


Toute conception organo-dynamiste suppose que l'on se fait une idée claire de la
hiérarchie des formes de comportement. Cette notion qui ne cesse de s'imposer à tous
ceux qui étudient les mouvements anormaux, les hyperkinésies, les actes impulsifs,
etc., se confond avec celle de hiérarchie des formes d'intégration du comportement. Il
suffit de se rapporter à tout ce que nous avons précédemment exposé de quelques-uns
des innombrables travaux qui traitent de la psychophysiologie de la motricité, de la
psychomotricité pour se rendre parfaitement compte que personne n'échappe à la
…nécessité de recourir à
un schéma représentant nécessité de recourir à un schéma représentant la dynamique de l'acte volontaire 2.

la dynamique de l'acte Nous pouvons rappeler à ce sujet les travaux bien connus de l'école de Würzburg et de
volontaire… ceux de N. ACH 3 et de ses élèves SIMONEIT et KREIPE 4, de STRAUB 5, etc. On peut,
avec eux, décrire à l'acte volontaire plusieurs phases ou aspects phénoménologiques :
la constellation des buts qui animent l'acte d'une forte et riche intentionnalité conscien-
te mais aussi inconsciente – l'attitude énergique de tension (l'érection de l'acte selon la

1. Il suffit pour s'en convaincre de se rapporter au travail de BERGERON sur l'œuvre de WALLON
(Évolution Psychiatrique n° 2, 1950).
2. Selon l'expression d'H. DELGADO dans son excellente étude « Psicologia general y
Psicopatologia de la voluntad » Revista de Neuro Psiquiatria, mars 1939, étude à laquelle nous
nous référons spécialement dans cette analyse de l'acte volontaire.
3. N. ACH, Analyse des Willens, 1935 et Gefühl und Wille, Congrès de Psychologie d'Iéna, 1937.
4. SIMONEIT, ZILIAN, WOHLFAHRL, KREIPE, Leitgedanken zur Psycholog. Erforschung der
Persönlichkeit, 1937.
5. W. STRAUB a groupé à l'Institut psychotechnique de Dresde des chercheurs appliqués au pro-
blème de la volonté (cf. leurs travaux publiés par la Zeitschrift für angewandte Psychologie).

202
IMPULSIONS

terminologie de JANET) – l'utilisation des automatismes qui oriente l'acte « malgré soi »
dans la direction « voulue » – le substratum « passionnel » pour autant que l'acte de
volonté jaillit aussi de la sphère des mobiles et émane de « l'ordo amoris » de la couche
affective – et enfin une certaine forme de « suggestion » (nous dirions plutôt de
« conformisme ») par le modelage social. L'essentiel de cette analyse comme de toutes
celles du même genre que l'on pourrait multiplier à l'infini sans grand profit est de
montrer que « l'acte volontaire » représente une certaine « structure » qui, comme le …une conscience qui se
dit SARTRE, exige une conscience assez « réfléchie » pour se constituer en « projet ». constitue en projet
(SARTRE)…
A cet égard, l'acte volontaire requiert la plénitude de l'acte psychique et constitue la
forme d'intégration suprême du comportement. Sans doute, la « psychologie sans
conscience » de WATSON dénie toute réalité à l'acte volontaire mais il est bien difficile
d'entrer avec elle dans une voie qui ôte toute signification au problème qui nous occu-
pe. Aussi bien, toutes les analyses concordent pour nous permettre d'affirmer que l'ac-
te volontaire constitue une forme d'existence qui s'oppose à l'automatisme du réflexe,
à « la pure spontanéité ». C'est dans cette opposition même que réside toute la dyna-
mique de l'activité en général.
Nous laisserons de côté ici la question de savoir si l'acte volontaire se définit par
la liberté 1 ou par sa « moralité » 2. Il nous suffit de constater que la conduite humai-
ne est impensable si elle n'est pas ordonnée par rapport à ces deux pôles de détermi-
nation, celui de l'automatisme et celui de la volonté 3.

1. On sait que dans la phénoménologie sartrienne la liberté se confond avec l'existence. C'est une
modalité de l'être, le faire qui ne saurait s'appliquer à une de ses formes d'existence (l'Être et le
Néant — Être et faire — La Liberté, pp. 507 à 561). JASPERS par contre a fait une pénétrante ana-
lyse phénoménologique de l'acte volontaire qui rejoint sur bien des points celles de BERGSON, de
Maurice BLONDEL, de Gabriel MARCEL et d'Arnold GEHLEN, (Der Mensch, Berlin 1940). On trou-
vera dans le livre récent de Josef MEINERTZ, Moderne Seinsprobleme in ihrer Bedeutung für die
Psychologie, (Heidelberg, 1948), un exposé très intéressant du livre de Nicolaï HARTMANN, Der
Aufbau der realen Welt (1940), qui est à rapprocher de ces auteurs. Dans la Structure du com-
portement de MERLEAU-PONTY (1942) on trouve notamment à la fin de l'ouvrage une dialectique
des ordres physique, vital et humain qui, s'opposant à la Gestaltpsychologie et à la Réflexologie,
nous parait bien plus près d'une « Philosophie de la nature », d'une « histoire naturelle de l'es-
prit » que l'auteur ne veut en convenir. C'est-à-dire qu'il suppose lui aussi que l'ordre humain en
tant que « comportement supérieur » est irréductible à l'ordre vital, ce qui conduit fatalement à
admettre une phénoménologie génétique (par quoi il nous parait se séparer de SARTRE ), c'est-à-
dire une perspective où se pose la question fondamentale pour la présente étude de l'opposition
du volontaire et du non-volontaire.
2. A. PFAENLER, Die Seele der Menschen, 1933, Max NACHMANSOHN, Wesen und Formen der
Gewissens, 1937.
3. Dans son livre « Les maladies de la volonté » (1re édition, 1884 ; 33e édition, 1922), RIBOT
répudie formellement ce point de vue et du même coup sa conception « jacksonienne » des dis-
solutions de la volonté manque d'une dimension fondamentale. Par contre P. FOULQUIÉ (La volon-
té, Press. Univ. Paris, 1949) reprend la définition de la volonté fondée sur sa position antinomique
à l'égard de l'instinct.

203
ÉTUDE N° 11

Ce qui définit le comportement normal c'est qu'il est subordonné à l'activité volon-
…même quand « nous
taire. C'est-à-dire que, même quand « nous nous laissons aller » à l'automatisme d'une
nous laissons aller » à
l'automatisme […] il exis- habitude, aux mouvements de nos passions, aux élans de nos appétits ou à nos ins-
te en nous une possibilité tincts, il existe en nous une possibilité de nous ressaisir. C'est que les phénomènes
de nous ressaisir… automatiques de notre comportement pour si impétueux qu'ils soient, s'ils ne sont pas,
chacun, voulu, n'en demeurent pas moins subordonnés à la trajectoire idéale de notre
existence ou de notre histoire personnelle, et impliqués dans la plasticité de notre vie
psychique, de notre liberté.
Il en est tout autrement lorsque l'effondrement du système volitionnel d'intégration
livre l'homme à la nécessité impérieuse devenue la loi même et la forme de sa
conscience ou de sa personnalité – ou lorsque l'émancipation incoercible des systèmes
automatiques qui la composent compromettent son unité.
…Les comportements Les comportements impulsifs expriment l'organisation névrotique ou psychotique
impulsifs expriment l'or- de la vie psychique décomposée. Les protopulsions sont des phénomènes d'aberrance
ganisation névrotique ou
et de désintégration qui se soustraient à l'intégration psychique supérieure.
psychotique de la vie psy-
chique décomposée… Cette classification constitue la base empirique de toute théorie organo-dynamiste
de l'impulsivité. Nous pouvons en indiquer maintenant l'essentiel.

2° Classification des impulsions.

I. – LES COMPORTEMENTS IMPULSIFS DANS LES NÉVROSES ET LES PSYCHOSES


Ils ont un caractère commun et essentiel, c'est qu'ils sont secondaires à une modi-
Classification des fication névrotique ou psychotique de la personnalité et du niveau de la conscience. Ils
impulsions
constituent des manifestations des diverses formes de structures psychopathologiques,
effets de processus de dissolution de l'activité volontaire.
A. – Les formes d'impulsivité au sein des divers niveaux de dissolution de
la conscience.
…dans l'énervement… L'impulsivité dans les états « d'énervement ». A l'éréthysme émotionnel, à
la perplexité et au désarroi des troubles de la conscience sous leur forme la plus éle-
vée correspondent l'instabilité, les troubles de l'humeur ou du caractère. Les réactions
de comportement se trouvent d'autant plus brusques et excessives que la conscience a
perdu son calme, sa sérénité et sa cohésion. L'irritabilité, l'abaissement du seuil des
« réactions impulsives » est le trouble fondamental et initial de la plupart des grandes
dissolutions psychotiques.
…dans les désordres thy- L'impulsivité dans les désordres thymiques. Absorbée plutôt que centrée
miques… par une émotion bouleversante, la conscience morbide « exaltée », « déprimée » ou
« angoissée » est traversée de courants émotionnels tumultueux (colère, joie, exalta-
tion érotique, anxiété, désespoir, etc.). Le désordre de la conduite est massif et impé-
tueux. Les malades se jettent, s'abandonnent à leurs émotions dans une frénésie

204
IMPULSIONS

aveugle. Ils sortent de « leurs gonds » pour se précipiter jusqu'à l'extrême expression
du vécu douloureux ou gai, écrasant ou exaltant.
L'impulsivité dans les expériences délirantes hallucinatoires primaires.
Dans l'état crépusculaire, état flou de la conscience qui s'enténèbre et où s'infiltrent la …dans les expériences
délirantes et hallucina-
fiction, les sentiments de dépersonnalisation, d'étrangeté, les hallucinations, etc., le
toires primaires…
comportement condense en soudaines et mystérieuses expressions psycho-motrices le
drame qui monte, ou transparaît. Détourné de la réalité, le malade obéit hypnotisé aux
étranges effets du rêve qui l'enveloppe ou qu'il pressent. Distrait, il chancelle et se livre
à des actes chargés de fulgurantes valeurs dramatiques.
L'impulsivité dans les états confuso-oniriques. Dans l'obscurcissement de …dans les états confuso-
la conscience et la substitution d'un monde de rêve à la réalité, toutes ou presque toutes oniriques…
les réactions de comportement sont soustraites à la régulation de l'adaptation au réel ;
elles prennent un caractère endogène ou « autochtone » de détermination purement
interne, et ainsi elles gagnent en violence compacte ce qu'elles perdent en ouverture
sur le monde. Tels sont, par exemple, les « travaux » inconscients de l'alcoolique en
état subaigu ou de « délirium tremens », comportements d'agitation forcenée ou de vio-
lence agressive qui expriment les images vertigineuses actuellement vécues par la
conscience chavirée et en plein désarroi.
L'impulsivité dans les états confuso-stuporeux et comateux. Au dernier …dans les états confuso-
degré de la dissolution de la conscience aux abords de son abolition ou de sa chute stuporeux…

totale, le comportement n'est plus figuré que par une « part restante » automatique et
archaïque, celle d'une motilité retournée au stade des comportements réflexes du nou-
veau-né, ou d'une akinésie presque végétative, interrompue seulement de mouvements
rythmiques ou convulsifs formés de brusques figures hyper- ou parakinétiques.
B. – Les formes d'impulsivité en cours de dissolutions paroxystiques et inter- …dans les dissolutions
paroxistiques…
mittentes de la conscience.
Nous n'envisagerons que les deux plus « classiques ».
Le rythme de dissolution maniaco-dépressif. Ce sont des « crises brusques …maniaco-dépressives…
et à niveau moyen » correspondant approximativement aux « désordres thymiques »
mais pouvant s'approfondir jusqu'aux expériences délirantes primaires et même aux
états confuso-oniriques. L'impulsivité est celle que nous avons décrite comme carac-
téristique de la manie ou de la mélancolie. Comme il s'agit de niveaux où alternent ou
s'intriquent (états mixtes) des formes d'organisation émotionnelle opposées, l'impulsi-
vité s'y montre particulièrement désordonnée. Et comme il s'agit de niveaux assez éle-
vés les impulsions y sont généralement conscientes ; parfois cependant on observe,
comme nous y avons insisté, des comportements impulsifs inconscients.
Le rythme de dissolution comitial. Ce que nous appelons épilepsie …comitiales…
(attaques, convulsions, petit mal, automatisme comitial, impulsions épileptiques, etc.)

205
ÉTUDE N° 11

constitue une forme typique d'évolution de troubles mentaux caractérisée par la sou-
daineté et la profondeur et parfois la soudaineté seulement (automatisme conscient)
des troubles. Il s'agit de « crises » essentiellement paroxystiques et tout se passe
comme si le seuil des libérations automatiques était chez des malades abaissé, comme
si leur équilibre mental était constamment menacé de chutes verticales et profondes au
cours desquelles les automatismes « montés » et l'appareil pulsionnel se déchargent
avec une brusquerie et une violence typique. Le processus comitial se déroule ainsi en
péripéties brèves où le déclenchement impulsif d'actes plus ou moins adaptés joue le
principal rôle. Tandis que dans les crises convulsives, la dissolution atteint la couche
profonde de la motilité « amyostatique » et libère des formes rythmiques, cloniques et
toniques de comportement archaïque ayant tous les caractères de la motilité réflexe,
les états crépusculaires, les attaques de petit mal, les équivalents, etc., déchargent
l'énergie psychique en constellations psychomotrices moins dégradées, plus significa-
tives, plus infiltrées d'intentionnalité personnelle. Tel est le schéma fondamental de la
théorie « jacksonienne » des dissolutions comitiales, pièce maîtresse de toute la
conception du grand neurologiste anglais.

C. – Les formes d'impulsivité des personnalités morbides.

…chez les déséquilibrés… L'impulsivité des déséquilibrés. Qu'il s'agisse de ces malades violents,
hyperémotifs, anxieux qui s'abandonnent « sans frein » aux mouvements de leurs émo-
tions ou de leurs passions, ou de ces formes de comportement qui surgissent vertigi-
neusement de leur inconscient, ou encore de ces polarisations affectives qui accumu-
lent jusqu'à leur décharge instantanée de fortes tensions agressives dirigées contre eux-
mêmes ou autrui, cette forme d'impulsivité est liée à l'organisation défectueuse de
l'équilibre volitionnel. Ce sont des êtres qui sont restés soudés aux tendances primi-
tives de leur tempérament et de leurs instincts et qui n'ont jamais pu acquérir un affran-
chissement suffisant de leur personne. Leur personnalité a mal évolué, s'est insuffi-
samment développée et leur comportement porte l'empreinte de ce défaut de matura-
tion et de pondération.
…les obsédés… L'impulsivité des obsédés. Ici le besoin irrésistible d'accomplir certains
actes est conditionné par l'organisation même de la pensée compulsionnelle, « anan-
castique ». Tout est forcé dans le monde de l'obsédé comme par l'impérieuse et magique
loi qui lie le besoin au devoir en un cercle vertigineux d'incoercibles impératifs.
…les schizophrènes… L'impulsivité schizophrénique. C'est de l'organisation autistique que mon-
tent ces soudains et saugrenus comportements, ces expressions émotionnelles vio-
lentes ou saccadées, ces fringales clastiques qui se déchargent tout d'une pièce comme
un coup de foudre et se détachent violemment de la conduite énigmatique habituelle.
…les déments… L'impulsivité démentielle. Comme cela arrive déjà pour les schizophrènes

206
IMPULSIONS

déments dont tout le comportement stéréotypé reflue vers la forme rythmique et pri-
mitive de la psychomotilité, chez le dément ce sont les reliquats automatiques et les
vertiges instinctifs qui se déchaînent sous forme de réactions animales, grossières et
brutales.
L'impulsivité du délirant chronique. C'est ici à travers les fictions déli- …les délirants chroniques…
rantes et de l'activité hallucinatoire surtout, que se réfracte le système de comporte-
ment de ces malades, de telle sorte qu'ils sont soumis à de fortes et « incompréhen-
sibles » sollicitations intérieures qui se manifestent par des actes bizarres et forcés,
parfois par des violences agressives ou des comportements insolites, brusques et
intempestifs rapportés à une volonté étrangère ou au déroulement implacable des évé-
nements du délire.

II. – LES PROTOPULSIONS DÉTERMINÉES PAR DES DÉSINTÉGRATIONS PARTIEL- Les protopulsions
LE DES FONCTIONS MOTRICES.

Nous avons affaire ici à deux groupes de protopulsions.

A.– Les protopulsions kinétiques (hyperkinésies et parakinésies). Toute une …kinétiques…


gamme de mouvements automatiques allant du « grasping reflex » et des mouvements
choréiques et choréo-athétosiques jusqu'aux spasmes toniques, les syndromes d'automa-
tose et de rigidité décérébrée, etc., constituent l'ensemble des mouvements automatiques
et forcés qui se déclenchent sous forme de désintégration de systèmes, de régulation de
fonctions spécifiques et isolables.
B.– Les protopulsions expressives consistent en brusques décharges, soit des …expressives…
mouvements exprimant une émotion (shamrage, rire et pleurs spasmodiques), soit de
mouvements destinés à satisfaire un besoin instinctif (rut, appétit, soif, faim, etc.). On
sait combien ces phénomènes sont fréquents dans la pathologie du diencéphale et
notamment de l'hypothalamus.

3° Théorie des dissolutions uniformes du comportement et des désintégrations


partielles de la motilité.

Pour une conception organo-dynamiste, toutes les impulsions morbides que nous
venons de ranger dans une classification aussi cohérente que possible sont des phéno-
mènes essentiellement déficitaires en ce sens que leur « libération » exige un trouble
qui altère leur intégration. Cette altération affecte deux formes structurales différentes
qui définissent chacune le plan de la psychiatrie et celui de la neurologie.
Les dissolutions uniformes de la vie psychique, la décomposition de l'acte d'inté- …les dissolutions uni-
gration suprême qui constitue l'équilibre volitionnel entraînent des comportements formes…

impulsifs. Ceux-ci constituent des troubles positifs secondaires aux troubles négatifs
qui correspondent aux dissolutions de la conscience ou aux altérations de la personna-

207
ÉTUDE N° 11

lité. Ils sont d'autant plus conscients, mnésiques et engagés dans la dynamique voli-
tionnelle de la personnalité, qu'ils sont de niveaux plus élevés. Ainsi se déploie en cli-
nique une hiérarchie de formes de comportement allant du plus au moins automatique
et ce sont les formes les plus élevées de ces automatismes psychomoteurs qui parais-
sent être les plus «impulsives », c'est-à-dire celles où le trouble manifeste une « part
subsistante » de la vie psychique tellement importante qu'elle se rapproche de l'acte
volontaire et lui emprunte certains traits caractéristiques, entraînant notamment le sen-
timent d'une activité « désirée » ou « voulue », c'est-à-dire d'une activité intégrée enco-
re au niveau d'un système volitionnel seulement altéré mais non complètement détruit.
Il est aisé de comprendre que c'est dans les paroxysmes de la conscience compulsion-
nelle de l'obsédé, de l'état crépusculaire épileptique ou du déséquilibre psychique ou
encore au cours de l'organisation autistique de la vie psychique, c'est-à-dire dans tous
ces troubles qui constituent une « zone moyenne » de la dissolution de l'activité volon-
taire, que les comportements impulsifs sont les plus typiques.
…les désintégration par- L'altération à forme de désintégration partielle des fonctions motrices « libère »
tielles… des automatismes dont la décharge contraste avec la conservation de la sphère d'inté-
gration supérieure de la vie psychique. Ils sont représentés par des « figures kiné-
tiques » (fonctions motrices archaïques et spécifiques des automatismes habituels) ou
des « besoins » inférieurs qui échappent au contrôle général du comportement. Ce sont
des troubles positifs secondaires à des troubles négatifs de dérégulation de ces appa-
reils fonctionnels basaux et instrumentaux de la vie psychique qui en constituent le
substratum vital moteur ou végétatif (motilité myostatique et instinctive).
Ceci posé il est clair, 1° que les dissolutions globales les plus profondes atteignent
aussi la couche amyostatique et instinctive. C'est ainsi que la chute brutale et coma-
teuse au niveau de conscience dans l'épilepsie ou la dégradation démentielle catato-
nique sont les formes de troubles psychiques qui « découvrent » le plus le plan « neu-
rologique » des automatismes les plus primitifs. 2° que le diagnostic peut et doit tran-
cher ce qui revient aux formes impulsives « systématisées » à niveau élevé (tics, obses-
sions, actes forcés délirants) et aux protopulsions de la couche neurologique.
Par cette dernière considération nous saisissons la nécessité pour compléter la
théorie organo-dynamiste de recourir à une analyse phénoménologique de ces diverses
structures impulsives.

208
IMPULSIONS

§ IV. – ESQUISSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DE


L'IMPULSIVITÉ PATHOLOGIQUE
Un enfant chatouillé se tord en convulsions inextinguibles dans un rire convulsif qui
lui fait voluptueusement mal... Notre voisin est brusquement secoué d'un formidable
éternuement qui, après une seconde d'angoisse, le soulage d'un seul coup... Celui-ci
dévoré de prurit eczémateux se gratte furieusement « malgré lui » et trouve dans l'ex-
cès douloureux de cette fureur le caressant apaisement à son irritation... Celui-là « n'y
tenant plus » poussé « à bout », brusquement, dans l'éruption d'un accès de colère,
« donne libre cours » à son exaspération et claque la porte. Ce mari « sort de ses gonds »
et casse la vaisselle... Je retiens longtemps et à grand'peine l'envie violente de crier à
quelqu'un mon mépris et ce cri « m'échappe », éclate en bordée d'injures... Voyez enco-
re la rage qui « s'empare » de cette femme trompée, le frénétique désir de cet amoureux
qui « n'en peut plus », la fringale de cet affamé qui se jette sur une pâtée, les affres du
combat que livre avant d'y succomber ce déserteur contre le désir de fuir le danger...
Qu'Œdipe s'arrache les yeux, qu'Oreste se livre à ses fureurs ou K. à son bourreau, c'est,
chez tous, la même violence contenue et qui se déchaîne dans la violente instantanéité
des gestes clastiques, des jurons, des coups, du rire ou des larmes. Et sans cesse notre
vie contient ces coups de boutoir, ces heurts, ces cahots, ces secousses, ces velléités et
ces éclats irrépressibles qui sourdement se pressent en nous et nous soulèvent. Ce levain
qui nous travaille, cette fermentation qui nous agite, ce sont les « bouillonnements de …Ce levain qui nous tra-
nos passions », le tumulte de notre nature par quoi nous sommes « soudés » à la natu- vaille, cette fermentation
qui nous agite, ce sont les
re et rivés à ses forces, c'est la couche profonde et première de notre existence que nous
« bouillonnements de nos
portons « en nous » qui est ce que nous sommes d'abord et que nous ne pouvons cesser passions » , c'est que nous
complètement d'être ; mais c'est aussi ce contre quoi nous dressons notre volonté de portons en nous […] qui
nous faire, de dominer la forme de notre existence toute faite ou déjà faite. Ce conflit est ce que nous sommes
d'abord et que nous ne
de forces, ce déchirement de la « conscience malheureuse » de l'homme, que ce soit
pouvons cesser complète-
dans la tragédie antique, cornélienne, shakespearienne ou dostoïewskienne ou plus sim- ment d'être…
plement dans le fait divers banal ou seulement dans nos rêves que nous en recueillions
l'image virtuelle ou la fulgurante et sanglante réalisation, ce déchirement qui, nous le …ce déchirement qui fait
trembler en nous l'angois-
verrons, fait trembler en nous l'angoisse, c'est la structure même de l'homme. Nous ne
se, c'est la structure
saurions nous étonner de cette dualité, de cette pluralité que notre unité contient puisque même de l'homme…
nous ne parlons jamais, nous n'agissons jamais que contre une partie de nous-même. Il
faut pour être un, que nous nous sentions composés 1.

1. Rappelons-nous le nom de SÉNÈQUE qui disait combien il est malaisé ou même impossible de
n'être qu'un seul homme : difficile est unum hominem agere.

209
ÉTUDE N° 11

C'est à cette réalité de forces que correspondent ces abstractions, « automa-


tismes », « volonté », « instinct », « inconscient », etc., que nous avons maniées tout
au long de cette étude. On ne saurait, sans naïveté, espérer s'en affranchir totalement,
car à ces mots, à ces notions correspond la structure même de notre être, c'est-à-dire
ce par quoi nous sommes un tout composé de parties réelles et vivantes et non pas un
Tout abstrait, une « Gestalt » vide, immobile et homogène.
Mais dès lors, si notre existence laisse transparaître constamment dans « nos émo-
tions », nos « ratés », nos « passions », nos « sautes d'humeur » et nos « réflexes » tant
d'actes violents intempestifs, non contrôlés ou mal contrôlés, tant de fusées instinctives,
tant d'incoercibles exigences de notre nature, si notre comportement se condense soudain
en courts-circuits menaçants ou se décharge en mouvements incongrus, en réactions bru-
tales ou en grimaces spasmodiques, quel est le sens réel et concret que nous pouvons don-
ner à la notion d'« impulsions pathologiques » ? Quelle est la signification qui, au travers
de tant de traits impulsifs immanents au comportement humain, s'attache particulièrement
aux impulsions des névroses ou des psychoses et des syndromes neurologiques ?
…Si nous voulons mainte-
Nous avons plus haut montré que l'impulsivité psychopathologique se fond dans la
nant saisir la réalité
phénoménologique que structure même des névroses et des psychoses, qu'elle est inséparable du tout indivisible
recouvre cette notion de que forme la vie psychique d'un obsédé, d'un confus, d'un épileptique ou d'un schizo-
comportement impulsif phrène. – C'est que, comme nous l'avons fait remarquer dès les premières lignes de cette
nous devons comprendre
étude, la notion de troubles mentaux enveloppe celle de comportements involontaires
ce que signifie et com-
ment est vécu cet « auto- et irrésistibles. Si nous voulons maintenant saisir la réalité phénoménologique que
matisme » dans la névro- recouvre cette notion de comportement impulsif nous devons comprendre ce que signi-
se et la psychose… fie et comment est vécu cet « automatisme » dans la névrose et la psychose.
Les névroses et les psychoses constituent, répétons-le, la forme même de l'exis-
tence du malade, sa manière « d'être au monde ». La structure de la conscience d'un
être normal lui permet toujours, pour si profondes que soient ses chutes dans l'instinct,
pour si vifs que soient ses désirs, pour si irruptifs que soient ses besoins, pour si exi-
geantes que soient ses tendances, pour si incoercibles que soient ses mouvements
réflexes, d'en sortir, et de se ressaisir ; l'impulsivité et la réflectivité chez l'être normal
ne constituent pas la loi, la forme même de sa conscience. De même que le rêveur ne
nous paraît pas fou, non parce qu'il n'est pas fou, puisqu'il l'est quand il rêve, mais
parce qu'il peut, qu'il doit sortir spontanément de sa folie et qu'il ne nous paraît fou que
…l'impulsion ne devient
pathologique que lorsque, lorsqu'il y demeure rivé, de même l'impulsion ne devient pathologique que lorsque,
entre l'impulsif et le entre l'impulsif et le monde, s'établit ce réseau de relations jugé par l'observateur et
monde, s'établit ce réseau vécu par l'impulsif comme un sentiment vital d'absolue nécessité, un « vécu » de
de relations jugé par l'ob-
contrainte qui emprisonne son existence et le « prend » dans une masse solide de
servateur et vécu par l'im-
pulsif comme un sentiment forces auxquelles il ne peut plus échapper. D'où le caractère particulièrement drama-
vital d'absolue nécessité… tique de la conscience morbide qui, enchaînée à la sphère du « Ça », vit non plus sous

210
IMPULSIONS

forme métaphorique, mais comme donnée essentielle irréfragable la forme réfléchie …la conscience morbide
des verbes pronominaux, par quoi il pense son action « Je me dis », « Je me sens », enchainée au Ça vit non
plus sous forme métapho-
« Je m'élance », « Je me tue », « Je me brûle ». Bien plus le « Je » s' affaiblissant au
rique, mais comme don-
point d'être soumis lui-même à une force en « troisième personne », et dominé par une née essentielle irréfra-
puissance qui le subjugue, cesse d'être sujet pour devenir objet (Ça me pousse... C'est gable la forme réfléchie
parti tout seul... C'est plus fort que moi, etc.). L'impulsivité pathologique requiert pour des verbes pronomi-
naux,…
atteindre sa forme « la plus automatique » un écrasement presque total de la réflexion
…Bien plus le « Je » s'af-
lequel ne s'observe que dans l'inconscience des rapports qui unissent le sujet au systè- faiblissant au point d'être
me pulsionnel dont il est l'esclave et à ce point seulement où il se tue ou frappe, sans soumis lui-même à une
pouvoir penser, autrement que dans l'action et par l'action, la dialectique des termes qui force en « troisième per-
sonne », […] cesse d'être
la constituent. Mais cette impulsion « la plus automatique » n'est pas l'impulsion maxi-
sujet pour devenir objet :
ma car il est de l'essence de l'impulsion d'engager encore la volonté du sujet, d'être à « Ça me pousse »…
la fois voulue et forcée, d'être « voulue malgré soi ». Ce qui caractérise l'impulsion
dans la névrose et dans la psychose, c'est qu'elle est solidaire d'une modification sub-
stantielle de la « maîtrise de soi » par quoi secondairement s'écrase et tend à disparaître
la relation qui lie l'acte au sujet. Aussi est-ce à la pathologie du Moi que se rattache la
pathologie mentale des impulsions.
Il en est tout autrement des protopulsions de type neurologique. Qu'il s'agisse de …Il en est tout autrement
des protopulsions de type
crises de mouvements automatiques, d'hyperkinésies, de mouvements choréiques, d'ir-
neurologique… [qui] se
résistibles besoins à satisfaire, tous ces mouvements, ou ces velléités irrépressibles de présentent à la conscien-
mouvements, se présentent à la conscience comme des actes aberrants, qui se déta- ce comme des actes aber-
chent de soi, se juxtaposent à soi, se situent dans la spatialité du corps mais « en rants, qui se détachent de
soi, se juxtaposent à soi…
dehors » ou « au-dessous » du Moi. C'est ce trait phénoménologique qui revient
comme un leit-motiv dans toutes les études sur les rapports des obsessions et des
« actes forcés » des encéphalitiques, par exemple 1. Nous avons précédemment indi-
qué (p. 193) combien l'école allemande s'est occupée de cette question. Tandis que
BURGER 2 accepte l'idée que le mouvement insurrectionnel déterminé par les lésions du
mésencéphale, d'abord étranger au moi, peut lui imposer ensuite une véritable
contrainte, la plupart des auteurs insistent sur le fait qu'il n'y a pas dans ce cas « attein- …il n'y a pas dans ce cas
te du Moi ». C'est ainsi que J. BERZE 3 oppose les impulsions des postencéphalitiques atteinte du moi…

aux troubles psychomoteurs des schizophrènes, en rattachant les premiers à une attein-
te primaire du « Premotorium » (au sens de STERTZ) et les seconds à une insuffisance
primaire de l'activité psychique, du « Presen-sorium ». Mais c'est à Arthur KRONFELD 4

1. Les conceptions pathogéniques sur la catatonie (cf. Étude n° 10), tournent autour
du même problème.
2. BURGER, Encephalite und Zwang, Zeitschr. f. Neuro., 1928.
3. BERZE, Psychischen Antrieb und Hirnstamm, Wien. Woch., 1932.
4. A. KRONFELD, Zur Phenomenologie der Triebhaften, Zeitsch., f. d. g. Neuro., 1924, 92, pp. 379
à 395.

211
ÉTUDE N° 11

que nous devons une des premières et des plus profondes études de la différence struc-
turale de ces diverses impulsions. Malgré le sens général de son travail qui tend plu-
tôt à admettre qu'il y a une série continue de phénomènes forcés, après avoir analysé
les mouvements extrapyramidaux de l'encéphalite, il conclut que ce qui y est essentiel
c'est le sentiment d'une tension active (Spannungsunlust) vécu comme une insatisfac-
tion, un vide à combler. C'est naturellement la dynamique de l'impulsion à se gratter
qui s'est imposée à son esprit 1 comme terme de comparaison, car on peut dire que,
comme elle, le système impulsif encéphalitique reste « périphérique » par rapport au
moi. De telle sorte que si on peut conclure avec l'auteur que toute phénoménologie de
l'impulsivité passe nécessairement par les instances psychiques, il semble bien que des
…il y a une différence
structures différentes séparent «Antrieb », « Impuls », « Einfall », « Trieb », « Drang »,
« sentie » par tous, entre
les kinésies qui échappent
« Sucht » et « Zwang » 2 et que ce sont celles de ces formes d'impulsivité qui sont le
à l'activité d'un Moi plus près des décharges de tension d'un système fonctionnel dévolu à une partie du
intact – et les comporte- corps qui caractérisent les actes forcés encéphalitiques.
ments « forcés » du Moi
Il nous paraît évident, par le fait même que le débat se soit institué, qu'il y a une
altéré ou aliéné qui enga-
gent son dynamisme dans
différence « sentie » par tous, entre les kinésies qui échappent à l'activité d'un Moi
les formes dégradées de intact – et les comportements « forcés » du Moi altéré ou aliéné qui engagent son dyna-
sa propre activité… misme dans les formes dégradées de sa propre activité.
*
* *
Ainsi avons-nous parcouru toute l'étendue, toute l'épaisseur de l'impulsivité psy-
chopathologique 3 ; elle constitue, comme les « troubles de la mémoire », « l'anxié-
té », etc., une dimension, un aspect structural de la conscience morbide; conséquence
d'une faiblesse de régime de l'énergie psychique elle est vécue comme un événement,
c'est-à-dire une relation entre le moi et le monde. Tandis que les « protopulsions » neu-
rologiques pour autant que, erratiques, elles représentent une émancipation, un échap-
pement au contrôle du Moi intact sont vécues par lui comme des accidents.
Certes, à tous les degrés et sous toutes leurs formes, ces régressions vers l'automa-
tisme sont évidemment « involontaires », mais ce qui définit la manière d'être involon-
taire de l'impulsion typique et caractéristique des névroses et des psychoses, c'est qu'el-
le est tout autant un signe de faiblesse du moi défaillant qu'un acte de violence dirigé
contre le monde physique ou social : l'impulsion se charge des forces désorganisées du
monde intérieur du sujet pour se détendre contre son objet dans le monde extérieur.

1. Comme à l'esprit de BLEULER quand celui-ci a analysé le concept d'intentionalité et


de désir dans les phénomènes hystériques, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1932.
2. Tendance, pulsion, crise, instinct, impulsions, besoin et obsession.
3. De telle sorte que ce qui définit phénoménologiquement l'impulsion psychiatrique est son
caractère de « Moi forcé » et ce qui définit la protopulsion neurologique est son caractère
« d'étrangeté par rapport au Moi ». Nous retrouvons ici un problème qui a axé notre étude des
phénomènes automatiques verbaux dans notre livre Hallucinations et Délires.

212
Étude n° 12 9. Les troubles de la mémoire.
10. La catatonie.

EXHIBITIONNISME
11. Impulsions.
12. Exhibitionnisme.
13. Perversité et perversions.
14. Le suicide pathologique.
15. Anxiété morbide.
16. Délire des négations.
17. Hypochondrie.
18. Jalousie morbide.
19. Mégalomanie.

Depuis bientôt cent ans tous les Psychiatres et experts ont étudié ce comportement
sexuel étrange, consistant à montrer à autrui et publiquement les parties sexuelles ou
parasexuelles. C'est en 1877 que LASÈGUE 1 entreprit la première étude de cette aber- …LASÈGUE (1877)…
ration génitale et en a souligné le caractère pathologique sous certaines conditions.
Dans cette étude célèbre, LASÈGUE proposa les critères suivants de l'exhibitionnisme
« stricto sensu » (celui qui a gardé son nom) : l'instantanéité de l'acte, son non-sens
reconnu par le sujet, l'absence d'antécédents génésiques, l'indifférence aux consé-
quences résultant de l'acte délictueux, la « limitation de l'appétit sexuel à une exhibi-
tion qui ne devient pas le point de départ de lubriques aventures », et enfin – il y insis-
tait spécialement – la crise d'anxiété qui précède ou accompagne l'acte.
Plus tard GARNIER 2 donna de l'exhibitionnisme cette définition : « C'est une perver- …GARNIER (1900)….
sité sexuelle obsédante et impulsive caractérisée par le besoin irrésistible d'étaler en
public et en général avec une certaine fixité d'heure et de lieu ses organes génitaux à l'état
de flaccidité en dehors de toute manœuvre lubrique ou provocatrice. Cet acte en lequel
se résume tout l'appétit sexuel du malade, met fin à la lutte obsédante, clôt l'accès ».
Tel est l'exhibitionnisme dit vrai, ou impulsif, ou encore « type LASÈGUE ». C'est …C'est donc en tant
qu'outrage public [médi-
donc en tant qu'outrage public à la pudeur qu'il a été plus spécialement envisagé à la
co-légal] à la pudeur qu'il
fin du XIXe siècle et c'est sous cet angle médico-légal qu'il a d'abord été étudié. Il est a d'abord été étudié…
en effet de l'essence même de l'exhibition que nous étudions, d'être « publique », c'est-
à-dire d'impliquer au moins un témoin généralement non consentant, ou en tout cas de
s'offrir « par force » ou « par surprise » à la vue d'autrui. On conçoit que l'acte d'exhi-
bition qui devait être le premier étudié, ait été celui dont l'étrangeté et le caractère
déconcertant sont les plus évidents. Mais une telle notion pathologique portait dans ces
possibilités de description et d'analyse la nécessité d'une extension dont on trouve déjà

1. LASÈGUE, Union Médicale, Ier mai 1877 et Études Cliniques, tome II.
2. GARNIER, Congrès International de Médecine, 1900.

213
ÉTUDE N° 12

dans le mémoire même de LASEGUE une première ébauche. Envisagé comme étalage
pathologique des organes génitaux, l'exhibitionnisme ne devait pas tarder à être décrit
sous d'autres formes et notamment comme symptômes de diverses affections psycho-
tiques ou névropathiques. Enfin, dans la pratique médico-légale, l'exhibitionnisme est
devenu tout simplement synonyme « d'exhibition sexuelle ». Nous pensons que pour
conserver la définition essentiellement médico-légale de cette perversion, il convien-
drait de réserver le nom d'exhibitionnisme à l'étalage morbide des parties génitales, cas
particulier d'une classe plus générale : celle des exhibitions génitales. Parmi les « exhi-
beurs », pourrait-on dire, « il y a des exhibitionnistes ». Une telle terminologie aurait
l'avantage de poser correctement le problème sur le terrain juridique. Mais les études
de psychopathologie sexuelle ont déplacé le centre de gravité des études récentes sur
l'exhibition sexuelle. Depuis FREUD, on s'est intéressé plus spécialement à la structure
inconsciente de cette aberration qui, en perdant un peu de son originalité pour se
fondre dans la masse des perversions sexuelles que nous étudierons dans l'Étude sui-
vante, s'est trouvée éclairée par leur dynamique commune.

§ I. – CARACTÈRES CLINIQUES GÉNÉRAUX


DE L'EXHIBITIONNISME
Nous allons d'abord étudier les exhibitionnismes de la façon la plus simple et
superficielle en mettant en évidence quelques-uns des traits caractéristiques de leur
comportement.
… Les exhibitionnistes 1°. Les exhibitionnistes sont presque toujours des hommes. La règle n'est pourtant
sont presque toujours des pas absolue et LALANNE 1, dans sa thèse, a signalé des cas d'exhibitionnisme féminin,
hommes…
mais ils sont loin d'être démonstratifs ; il s'agit généralement de dénudations érotiques
et notamment de l'étalage des seins. Comme nous le verrons par la suite, la situation
psychologique de la femme dans la recherche amoureuse, l'organisation même de ces
tendances érotiques, sont peu favorables à l'exhibition dont la signification essentielle
est d'être une initiative d'agression, d'invite ou de provocation, dans laquelle s'investit
la charge affective propre à la plus archaïque figuration de l'image phallique 2.

1. LALANNE, Les exhibitionnistes, Thèse, Paris, 1896.


2. C'est une observation de psychologie courante et qui ne manque jamais d'être rappelée à pro-
pos du problème qui nous occupe, que de constater la paradoxale coquetterie de la femme qui se
dévoile et se dénude d'autant plus, semble-t-il, qu'elle tient son sexe caché. Comme si, en mon-
trant presque tout son corps, elle en exceptait ses parties honteuses ce qui est encore une façon de
les désigner. Ceci conduit tout naturellement à penser qu'il y a aussi chez elle un désir de se mon-
trer ; la moindre expérience psychanalytique rend cette constatation à la fois évidente et banale.
Rien d'étonnant dès lors à ce que sous forme de « confessions » plus ou moins indirectes ce désir
d'exhibition ne se rencontre. Un petit livre assez odieux (Le courrier des Auditeurs d'un certain
FRANÇOIS-GUILLAUME) contient un recueil de lettres anonymes envoyées à un speaker…/…

214
EXHIBITIONNISME

2°. Quant aux parties exhibées, il s'agit dans le plus grand nombre des cas, de l'or- …exhibition de l'organe
gane sexuel lui-même, mais il y a aussi l'exhibitionnisme « fessier 1 ». On a, par sexuel lui-même, mais
aussi exhibition furtive
exemple, publié l'observation d'un homme qui avait un pantalon spécial qui lui per-
des fesses…
mettait l'exhibition furtive des fesses. LALANNE distingue assez simplement, à cet
égard : l'exhibitionnisme antérieur, postérieur et supérieur. . . Enfin l'exhibitionnisme
peut affecter trois modalités, au point de vue de l'étalage de la verge, selon que l'orga- …verge flaccide, ou en
érection, ou sa masturba-
ne est en état de flaccidité, en érection, ou que le sujet exhibe non pas l'organe, à pro-
tion…
prement parler, mais sa masturbation 2.
3°. Quant au mode d'exhibition lui-même il existe généralement un certain nombre
de caractères qui se trouvent rarement réunis mais qui doivent figurer dans notre des-
cription schématique. Cet acte est généralement furtif. L'exhibitionniste se cache et ne …Cet acte est générale-
ment furtif…
laisse entrevoir sa nudité qu'à une, deux ou trois personnes et comme s'il désirait, par
ce spectacle soudain et restreint, assurer à son acte la valeur d'une surprise privilé-
giée 3. D'où les précautions prises (nudité sous un manteau facile à entr'ouvrir, choix
de lieux isolés, sombres, peu éclairés, peu fréquentés, rues désertes, abords de vespa- …Une fois choisi le
« poste d'exhibition »
siennes, églises, couloirs du métro). Une fois choisi le « poste d'exhibition »
(MAGNAN), il se renouvel-
(MAGNAN), il se renouvelle au même endroit 4. Ce lieu doit être comme le geste lui- le au même endroit …

…/… de la radio. On y relève (p. 383) cette confidence : « Quand passe un homme j'aime me bais-
ser. . . ma jupe se soulève, je les porte toujours très courtes. . . je porte toujours des corsages et des
robes très décolletées et je m'arrange pour me pencher quand il y a quelqu'un. Il peut voir alors toute
ma poitrine. Je serre toujours ma croupe dans ma jupe pour qu'elle ressorte et j'aime me montrer aux
yeux de tous sans paraître le faire. . . » Si nous citons ces « aveux » c'est moins pour leur originali-
té que pour souligner combien l'acte d'exhibition est chez cette femme dissimulé deux fois puis-
qu'elle cache ce qu'elle montre et garde ses « aveux » secrets… Cependant si les tendances exhibi-
tionnistes existent chez la femme, l'érotique spécifiquement féminine paraît les exclure. Une récen-
te visite dans une station balnéaire nous a permis de noter un fait bien intéressant à cet égard. Par
un assez curieux raffinement il y a dans cet établissement thermal des salles de bain, ouvrant par de
vastes fenêtres sur le parc, où il est permis de se dénuder en « s'exposant » à la vue des promeneurs
mais sans risque d'être vu ! En effet les carreaux des fenêtres sont des « glaces sans tain » permet-
tant du dedans de voir l'extérieur mais ne permettant pas de voir l'intérieur, du dehors,. . . Si la salle
consacrée aux « baigneurs » de sexe masculin ne désemplit pas, nous a-t-on assuré, par contre il a
toujours été impossible d'obtenir qu'une femme se dénude derrière ces faux carreaux !
1. Et chez les femmes, nous venons de l'indiquer, des seins.
2. Signalons ici la possibilité d'exhiber non pas des organes eux-mêmes, mais leur photographie.
Ceci conduit naturellement et insensiblement aux formes plus « discrètes » d'exhibition. Dans la
note de la page précédente nous faisons allusion aux confessions anonymes. Celles qui dans les
« graffiti » étalent complaisamment les vices et les parties sexuelles sont aussi une forme « hon-
teuse » d'exhibitionnisme, un exhibitionnisme paradoxalement caché.
3. Ce n'est pas toujours vrai puisque, par exemple, l'exhibitionniste étudié par M. BOSS s'exhibait
sur un talus de chemin de fer au passage des trains.
4. Un de nos collègues nous rapportait récemment l'histoire d'un exhibitionniste qui
attirait le regard des jeunes garçons dans la cour d'un lycée en leur projetant le reflet du soleil
dans un miroir.

215
ÉTUDE N° 12

même à la fois public et discret, comme si dans l'offre de ce spectacle valaient ici
« donner » et « retenir ».
…faire participer, par la 4°. L'acte d'exhibitionnisme est naturellement érotique, puisqu'il tend à faire parti-
vue de l'organe exhibé, ciper par la vue de l'organe exhibé, autrui à la propre jouissance sexuelle du sujet. A
autrui à la propre jouis-
ce point de vue il s'adresse à des « objets » (à des partenaires) qui sont, soit une ou plu-
sance sexuelle du sujet…
sieurs femmes généralement, soit des petites filles, soit plus rarement des petits gar-
çons. Il n'y a guère, semble-t-il, d'exhibitions d'hommes à hommes adultes 1. Parfois
1'« objet » est recherché parmi les personnes qui seront les plus choquées (religieuses,
personnes en prières).
…association à un certain 5°. Enfin l'exhibitionnisme peut être associé à un certain nombre d'autres mani-
nombre d'autres manifes- festations érotiques. C'est ainsi que MAGNAN avait décrit des « exhibitionnistes frot-
tations érotiques… teurs », dont ABELY et Mlle TRUCHE 2 ont rapporté, il y a quelques années, un cas, à vrai
dire complexe, et que DUPOUY et MINKOWSKI ont signalé la coexistence du tatouage et
de l'exhibitionnisme. Nous verrons plus loin que l'homosexualité peut se rencontrer
chez l'exhibitionniste, comme une composante fondamentale de sa sexualité et que,
tout naturellement regarder et voir, faisant partie de la même constellation érotique, le
« voyeurisme » se trouve cliniquement associé assez souvent à l'exhibitionnisme.
…les exhibitionnistes sont Nous avons déjà dit que les exhibitionnistes se recrutent à peu près exclusivement
des adultes jeunes de 25 à dans le sexe masculin. Ajoutons que les exhibitionnistes sont des adultes jeunes de 25
35 ans généralement ou à 35 ans généralement ou plus rarement des vieillards. J. E. STAEHLIN 3, à qui l'on doit
plus rarement des
un des travaux relativement récents les plus importants, signale parmi les exhibition-
vieillards…
nistes psychopathes (exhibitionnismes non symptomatiques) que, sur 31 cas étudiés, il
en a rencontré 7 entre 16 et 20 ans, 16 entre 21 et 30 ans, 4 entre 31 et 40 ans, 4 entre
41 et 45 ans. Gilbert ROBIN 4 a signalé, sans donner de détails, des « tendances exhi-
bitionnistes » chez un tout jeune petit garçon, fait évidemment plus fréquent et même
franchement plus banal que les anciens auteurs ne se l'imaginaient. STAEHLIN infirmant
…généralement des sujets l'opinion défendue par HOCHE, il y a longtemps (1901), a constaté que les exhibition-
timides et même pudiques… nistes sont généralement des sujets timides et même pudiques 5.
Quant aux relations de l'exhibitionnisme avec les troubles mentaux signalons la
statistique d'OLLIVIERS 6 qui porte sur 700 malades ayant présenté des réactions anti-

1. Cf. cependant une observation de LALANNE. (Observation 6).


2. ABELY et Mlle TRUCHE, Exhibitionnisme conscient, Ann. médico-Psycho. , 1931.
3. STAEHLIN, Zeitsch. f. d. ges. Neuro. , 1926.
4. Gilbert ROBIN, Enfances perverses, 1945.
…sur les paradoxes de la 5. Plus récemment N. K. RICKLES (f. of nerv. and Mental Diseases, 1942) a encore noté le fait.
pudeur et de l'impudeur, On trouvera dans deux analyses approfondies de la pudeur (E. STRAUS, Die Scham als historio-
deux analyses approfon- logisches Problem, Archives suisses de Neuro. ,1933, 31, p. 339 et M. SCHELER,Ueber Scham und
dies (E. STRAUS […], M. Schamgefühl, Schriften aus dem Nachlass, Berlin, 1933, p. 57) des aperçus intéressants sur les
SCHELER…)… paradoxes de la pudeur et de l'impudeur.
6. OLLIVIERS, Journal Belge de Neurologie, 1931, p. 22.

216
EXHIBITIONNISME

sociales dont 300 délinquants sexuels. Sur 300 psychopathes sexuels il y avait 115
exhibitionnistes dont 65 arriérés, 14 épileptiques, 27 alcooliques, 3 déments précoces,
4 délirants. En ce qui concerne la proportion parmi les sujets arrêtés d'exhibitions
simples ou d'exhibitionnisme pathologique, nous n'avons pu trouver de véritable sta-
tistique. B. ATTELBERG, C. SUGAR et T. PFEFFER 1 ont trouvé parmi les 242 délinquants
sexuels par eux observés, 88 cas d'exhibitionnisme. Parmi ces 242 délinquants, 53
paraissaient n'avoir pas d'anomalies psychiques. Signalons que STAEHLIN a noté une
moyenne de 40 exhibitionnistes arrêtés par an à Munich, et que, en 1926, il n'avait pu
dénombrer à la polyclinique de Zurich que 70 exhibitionnistes qui y étaient entrés de …la proportion des psy-
1903 à 1923. Ceci ne saurait faire oublier que l'exhibitionnisme est un « outrage aux chopathes est extrême-
mœurs » très fréquent. Il est évident également que la proportion des psychopathes est ment importante parmi
ces délinquants…
extrêmement importante parmi ces délinquants.

§ II. – LES FORMES CLINIQUES DE L'EXHIBITIONNISME

Si l'on est très strict et si l'on réserve le nom d'exhibitionnisme à l'aberration géni-
tale décrite par LASÈGUE 2, comme cette forme classique est à vrai dire assez excep- …la forme classique [de
tionnelle (OLLIVIERS ne l'a pas trouvé une fois sur 115 exhibitionnistes), il est clair que LASÈGUE] est à vrai dire
assez exceptionnelle…
l'exhibitionnisme apparaît alors comme une réaction pathologique rare 3. Mais sans
revêtir tous les caractères du « vrai » exhibitionnisme de LASÈGUE, l'acte d'exhibition
se présente en psychopathologie avec des caractères de « typicité » suffisants pour lui [elle présente] une phy-
conférer une physionomie névrotique spéciale, celle d'une perversion angoissante, sté- sionomie névrotique spé-
ciale, celle d'une perver-
réotypée et incoercible. Si elle se présente comme un système pulsionnel « isolé » elle
sion angoissante, stéréo-
n'en est pas moins « prise » le plus souvent dans une structure névrotique plus globa- typée et incoercible…
le (M. BOSS). Mais comme cliniquement il s'agit le plus souvent d'une manifestation
« isolée » c'est sous cet aspect que nous l'étudierons en premier lieu.

A. – L'EXHIBITIONNISME IMPULSIF « ISOLÉ »

1° L'exhibitionnisme impulsif « type Lasègue » :

Le cas le plus connu est celui du fameux exhibitionniste de St-Roch 4. L'acte sans …Le cas le plus connu est
cesse récidivant consiste en l'exhibition de la verge à l'état de flaccidité dans un endroit celui du fameux exhibi-
tionniste de St-Roch…
public mais discret. Le poste d'observation est généralement unique. L'exhibition se
répète aux mêmes heures, au même lieu (devant une école, dans une église, dans une

1. B. ATTELBERG, C. SUGAR et T. PFEFFER, Amer. Journal of Psych. , 1944. p. II.


2. LASÈGUE, Études cliniques, p. 69.
3. MOLL, par exemple, va jusqu'à éliminer du cadre de l'exhibitionnisme toute exhibition de la
verge en érection. [NdÉ: Réf., voir note 5 p. 219]
4. LASÈGUE, Études cliniques, pp. 694-695.

217
ÉTUDE N° 12

rue déserte, au crépuscule, le matin, etc. ), elle n'est pas accompagnée de manœuvres
masturbatoires, elle est muette, sans provocations érotiques. Ce type d'exhibitionniste
est un sujet le plus souvent jeune, sans manifestations cliniques de perversions
…Il lutte contre cette ten- sexuelles : sa sexualité médiocre paraît se résumer dans cette manifestation. Il lutte
dance […], son anxiété contre cette tendance qui lui paraît absurde, son anxiété est considérable et ne cesse,
est considérable et ne
pour un certain temps, qu'après l'exhibition qui le soulage. Le malade déclare qu'il lui
cesse, pour un certain
temps, qu'après l'exhibi- est impossible de résister à ce besoin tyrannique et se déclare indifférent aux consé-
tion qui le soulage… quences que cet acte impulsif peut entraîner pour lui. Il s'agit vraiment d'une obses-
sion-impulsion, que certains sujets comparent à l'état de besoin du morphinomane 1.
Tels sont les caractères de l'exhibitionnisme le plus « pur », le plus impulsif.
Cliniquement il doit être distingué de la variété suivante dont cependant, à l'analyse, il
peut se montrer très proche. Sur 70 exhibitionnistes, STAEHLIN n'a trouvé que 5 cas
« typiques » et nous avons déjà signalé que dans la statistique d'OLLIVIERS il n'en figu-
…mais c'est une véritable re aucun. Sous cette forme absolument classique, répétons-le, il s'agit en effet d'une
rareté clinique… éventualité exceptionnelle, d'une véritable rareté clinique.

2° Les exhibitionnismes névrotiques:

…bien plus souvent […] On observe bien plus souvent un comportement beaucoup moins anxieux et plus
la verge est en état manifestement érotique. L'exhibitionniste présentant sa verge à l'état d'érection, se
d'érection, il se masturbe,
masturbe, en proie à une vive excitation sexuelle. Ce sont le plus souvent des sujets
est en proie à une vive
excitation sexuelle… « tarés », « psychopathes », « dégénérés ». Leur vie sexuelle est profondément altérée.
Le narcissisme, l'homosexualité, les tendances sadiques, parfois l'impuissance névro-
tique constituent des traits manifestes du tableau clinique ; quelquefois ils se retrou-
vent dans les antécédents et toujours, naturellement, à l'analyse. Les traumas infantiles,
les conflits inconscients, jouent un rôle évident dans le mécanisme de ces exhibitions.
…observation de KRAFFT- Citons à titre d'exemple une observation de KRAFFT-EBING. Il s'agissait d'un ouvrier de
EBING… 37 ans, bon, sobre et intelligent. Une sœur de son père et une sœur de sa mère étaient
aliénées. Il avait toujours été un peu excentrique et imaginatif, grand liseur de romans
et porté à s'identifier aux héros de ses lectures. Pendant sa jeunesse, masturbation
modérée. Coït normal. Il vivait seul mais aimait la toilette et à porter les bijoux. Il se
faisait parfois une sorte de « punch » qui l'excitait sexuellement. Ce n'est que vers 35
ans que s'est développée en lui l'impulsion à l'exhibitionnisme. Quand elle le saisissait
il sentait en lui une bouffée de chaleur, des palpitations au cœur, il était absorbé par
son désir, se regardait ensuite comme un fou et prenait de vaines résolutions de résister.

1. Ceci rejoint l'analyse de V. GEBSATTEL (Süchtiges Verhalten im Gebiet sexueller Verirrungen,


Monatsch. für Psych. , 1932, tome 82) sur la structure de « besoin toxicomaniaque de l'aberra-
tion sexuelle ».

218
EXHIBITIONNISME

Pendant l'exhibition, le pénis était à moitié érigé mais il ne se produisait pas d'éjacu-
lation. L'exhibition le satisfaisait pleinement : il pensait qu'il donnait un plaisir équi-
valent à la femme qui le voyait puisque lui-même éprouvait un plaisir violent à voir
les parties sexuelles d'une femme. Il avait de nombreux rêves érotiques où il se voyait
s'exhibant devant des femmes jeunes et voluptueuses.
L'observation rapportée par M. BOSS 1 est à rapprocher de ce type, il s'agissait d'un …L'observation rappor-
jeune homme timide, craintif et inhibé qui s'était plu de bonne heure aux fantasmes tée par M. BOSS…

érotiques du regard et s'était abandonné à des rêveries de dénudation devant des


« chœurs dansants de jeunes filles ». Sa pudeur était certainement plus forte que son
impudicité et la « communion » du regard (Blick Kommunion), comme il disait,
constituait l'expérience érotique idéale au cours de laquelle il obtenait l'orgasme.
Nous avons analysé un exhibitionniste typique de ce genre névrotique. Il était éga- …Nous avons analysé un
lement un névrosé anxieux, timide et à moitié impuissant. Constamment en proie à des exhibitionniste typique de
ce genre névrotique…
désirs frénétiques d'exhibition et il s'exhibait facilement tout près des agents de poli-
ce. Le jour même de son entrée à l'hôpital psychiatrique, il échappa à sa femme pour
s'exhiber à plusieurs reprises dans les rues 2.
On peut recueillir dans KRAFFT-EBING 3, LALANNE 4, MOLL 5, GARNIER 6, etc., des
observations assez nombreuses de ce type clinique.
Dans ce groupe d'exhibitionnistes psychopathiques il faut sans doute placer les 26
cas (déduction faite des 5 « typiques ») de STAEHLIN qu'il divise lui-même en plusieurs
groupes : 4 cas de type infantile (exhibitionnismes puérils, naïfs, timides, par « com-
pensation » de la faiblesse sexuelle), 2 exhibitionnistes anxieux (angoisse d'impuis-
sance et de masturbation), 4 exhibitionnistes avec forte excitation sexuelle, 2 exhibi-
tionnistes flaccides et passifs (impuissants), 2 exhibitionnistes hyperexcités, 6 exhibi-
tionnistes hypocrites et présomptueux, 3 masochistes et 1 sadique. Une telle classifi-
cation offrirait évidemment peu d'intérêt si les observations rapportées n'étaient riches
de tout le « contexte » de pathologie sexuelle qui les éclaire.
Rappelons enfin ici les types isolés par KRAFFT-EBING sous le nom d'exhibition-
nisme « périodique » et d'exhibitionnisme « neurasthénique ».
C'est, insistons-y encore, sous ces aspects cliniques de l'exhibitionnisme névro-
tique que l'on observe les plus fréquentes perversions de la vie sexuelle et instinctive :
homosexualité, sadisme, fétichisme, tatouage et naturellement aussi les tendances
inverses, celles « à voir ».

1. M. BOSS, Le cas d'Eugen SOMMER, p. 62. [NdÉ: voir réf. dans la Biblio. de fin d'Étude]
2. Nous rapporterons plus loin quelques éléments de son analyse.
3. KRAFFT-EBING, Psychopathologia Sexualis (Observation 210 à 212).
4. LALANNE, Thèse, 1896.
5. MOLL , Handbuch der Sexualwissenschaften, 1926.
6. GARNIER, Congrès International de Médecine, 1900.

219
ÉTUDE N° 12

B. – LES EXHIBITIONS SYMPTOMATIQUES


Nous rappellerons, d'un mot, les plus connus.

1° Les exhibitionnismes au cours des états confuso-démentiels.

…fréquence de l'exhibi- a) L'alcoolisme: LADAME 1 a insisté sur la fréquence de l'exhibitionnisme


tionnisme alcoolique… alcoolique. On en trouvera des exemples dans la thèse de MARCUS 2 et le travail de
ROGUES DE FURSAC et CARON 3. OLLIVIERS 4 a décompté une forte proportion d'alcoo-
liques parmi ses exhibitionnistes. Par contre STAEHLIN n'a rencontré que 8 alcooliques
parmi ses 70 cas, il est cependant d'accord pour déclarer que chez les faibles d'esprit
ou les affaiblis, l'appoint alcoolique est presque constant. EAST 5 a attribué la régres-
sion du nombre des exhibitionnistes (866 en 1913, 548 en 1922) en Angleterre, à l'af-
faiblissement de la consommation de l'alcool.
b) États confusionnels toxi-infectieux : Au cours de la grippe, NAVILLE et
DUBOIS-FERRIÈRE 6 ont noté la possibilité de telles aberrations dont le caractère contes-
table ne saurait échapper à personne 7.
c) Épilepsie : PELANDA (de Vérone) a depuis longtemps 8 appelé l'attention sur
les faits dont il cita 6 exemples. PRIBAT 9 a consacré sa thèse à ce sujet. Il cite une
observation de LASÈGUE, 2 observations de GARNIER, 1 de MERET, 1 de HOTZEN et en
ajouta 3 d'inédites qui lui furent communiquées par VOISIN. (L'observation VII de cette
thèse est intéressante, c'est un cas d'exhibitionnisme des seins chez une épileptique). Il
faut naturellement consulter la « Psychopathia Sexualis » de KRAFFT-EBING sur ce
…dans l'observation de point comme sur tous les autres 10. Citons encore l'observation de LHERMITTE 11: il
LHERMITTE : il s'agissait s'agissait d'un prêtre exhibitionniste et épileptique. Tout dernièrement DELAY,
d'un prêtre exhibitionnis-
ASSAILLY et VERDEAUX 12 ont publié un cas d'exhibitionnisme où l'électro-encéphalo-
te et épileptique…
graphie révéla un tracé anormal sans être d'ailleurs typique.
d) Dans la paralysie générale : l'exhibition sexuelle fait partie des réactions

1. LADAME, Congrès de Médecine légale, 1912.


2. MARCUS, Thèse, Paris, 1913.
3. ROGUES DE FURSAC et CARON, Congrès de Barcelone, 1929.
4. OLLIVIERS, Journal belge de Neuro. , 1931.
5. EAST, Lancet, 1924.
6. NAVILLE et DUBOIS-FERRIÈRE, Archives Suisses de Neuro. , 1938.
7. Quoiqu'il ne s'agisse pas absolument d'états confuso-démentiels nous rangeons ici les cas
publiés par BRIAND et SALOMON (Soc. Méd. Ment. , 1913 et 1914). Ces auteurs ont signalé
quelques cas intéressants d'intoxication saturnine et insistent sur la fréquence de l'exhibitionnis-
me chez les peintres en bâtiments… fait que nous avons pu vérifier.
8. PELANDA, Archivio di Psichiatria, VIII.
9. PRIBAT, Thèse, 1894.
10. KRAFFT-EBING, (Observations 203 à 208).
11. LHERMITTE, Hygiène mentale, 1935.
12. DELAY, ASSAILLY et VERDEAUX, Ann. Médico-Psycho. , 1949, 1, p. 292.

220
EXHIBITIONNISME

médico-légales les plus connues et habituelles de l'affection. L'acte est absurde, méga- …dans la P.G. c'est une
lomaniaque dans ses formes les plus caractéristiques. LALANNE en a rapporté plusieurs réaction médico-légale
les plus connues et habi-
exemples. Il cite le fameux malade de RITTI qui montrait ses testicules « parce qu'ils
tuelles […] le fameux
étaient en or », citation devenue rituelle. . . Mais c'est à propos des exhibitions déli- malade de RITTI qui mon-
rantes et de l'exhibitionnisme des femmes que l'on trouvera dans sa thèse les observa- trait ses testicules « parce
tions les plus intéressantes de paralytiques généraux exhibitionnistes. qu'ils étaient en or »…

e) Dans la démence sénile et les démences organiques, on rencontre assez souvent


…dans les démences, obser-
l'exhibitionnisme. Par exemple la dernière observation de LALANNE qu'il donne comme un vation de LALANNE…
cas d'exhibitionnisme chez les femmes, est typique. STAEHLIN a signalé sur les 70 obser-
vations, 4 cas qui sont très démonstratifs des comportements d'exhibitions démentiels.
f) Enfin, dans la Schizophrénie, il n'est pas rare d'observer des comportements
sexuels de ce genre. C'est ainsi que STAEHLIN signale 16 schizophrènes dans sa statis- …dans la schizophrènie,
tique. Il s'agit souvent d'actes accomplis au cours de fugues ou d'états crépusculaires. statistiques de STAEHLIN…
OLLIVIERS en cite incidemment 3 cas ; ses malades s'étaient exhibés sans préoccupa-
tion du lieu ou du nombre des témoins. Ils déclarèrent sans ambages que la provoca-
tion au coït était le mobile de leurs actes. L'impulsion était brusque comme un réflexe
et suivie d'un maniérisme théâtral.
2° Les exhibitionnistes symptomatiques impulsifs.
a) Chez les débiles et les imbéciles : Nous avons vu de quelle importance a
paru être l'oligophrénie aux yeux d'OLLIVIERS, comme prédisposition à l'exhibitionnis-
me. De même STAEHLIN a trouvé 31 oligophrènes sur 70 malades exhibitionnistes.
b) Chez les maniaques: L'érotisme amène facilement ces malades à
l'exhibition, le fait est bien connu. Signalons l'observation intéressante de LALANNE
(obs. 6). Il s'agissait d'un maniaque qui s'exhibait à des hommes et recherchait les pra-
tiques homosexuelles.
c) Chez les parkinsoniens : Nous nous contenterons de renvoyer à titre
d'exemple à l'observation de DUPOUY et X. ABELY 1.
d) Chez les délirants: L'exhibitionnisme se trouve parfois en relation
avec certaines constellations idéo-affectives délirantes. Dans le chapitre que LALANNE
consacre à ces cas, il s'agit à vrai dire d'alcooliques, de paralytiques généraux ou de
maniaques. Les deux seules observations intéressantes mais bien peu caractéristiques
visent deux hallucinées qui montraient « leur postérieur » pour faire constater les viols
qu'on leur faisait subir ! Signalons parmi des observations plus intéressantes, celle …chez les délirants,
d'ABELY et Mlle TRUCHE où il s'agissait d'un état d'obsession plutôt que d'un délire, et observations de ABELY et
TRUCHE, de OLLIVIERS…
celle d'OLLIVIERS 2 qui est très intéressante car il s'agit d'un exhibitionnisme vraiment
intégré à l'activité hallucinatoire.

1. DUPOUY et X. ABELY, Soc. Méd. Ment. , 1925, p. 81.


2. OLLIVIERS, p. 333.

221
ÉTUDE N° 12

§ III. – LE PROBLÈME MÉDICO-LÉGAL


En raison de son importance primordiale tant au point de vue pratique qu'histo-
…quelques « règles » de rique nous en dirons quelques mots ici, simplement pour fixer quelques « règles » de
conduite dans l'expertise… conduite dans l'expertise.
Comme toutes les fois qu'il s'agit d'une impulsion qui peut se manifester comme
un symptôme isolé, le problème est ardu.
Naturellement s'il s'agit d'un exhibitionnisme symptomatique, la chose est relati-
vement simple, l'acte vaut ce que vaut le trouble dont il dépend. Quelques cas doivent
être envisagés cependant. S'il s'agit d'un alcoolique, l'irresponsabilité n'est générale-
ment déclarée complète que s'il existe un état d'affaiblissement marqué ou de troubles
nettement psychopathiques. Au contraire, si l'intoxication alcoolique n'est qu'un
appoint, il faudra discriminer par l'analyse concrète de l'acte et du rôle respectif de l'al-
cool et de l'état psychopathique sous-jacent s'il y a lieu de faire jouer ou non l'irres-
ponsabilité. De même, pour l'épileptique en dehors des grands accès paroxystiques
convulsifs ou non, l'appréciation de l'acte sera délicate, car tous les actes d'un sujet épi-
leptique ne sont pas fatalement impulsifs et morbides. La même réflexion peut être
faite par exemple pour le « parkinsonisme » fruste.
Mais le problème devient encore plus délicat dès qu'il s'agit de formes d'exhibi-
tionnisme « purement » impulsif. Quand on a affaire à un cas du type LASÈGUE il s'agit
d'une obsession-impulsion caractérisée et le cas reste assez simple, mais, nous l'avons
…On ne conclut généra-
lement à l'irresponsabilité
vu, c'est une éventualité rare. Les difficultés s'accumulent dès qu'il faut distinguer l'ex-
que si l'on est convaincu hibitionnisme névropathique de « exhibition du dévoyé vulgaire ». C'est là que réside
de la forme névrotique le nœud du problème. Il ne pourra être tranché que par une analyse rigoureuse de la
obsédante ou anxieuse,
motivation de l'acte, de ses rapports psychologiques et de la mentalité de l'exhibeur.
de l'acte accompli par un
sujet taré, déséquilibré et
On ne conclut généralement à l'irresponsabilité que si l'on est convaincu de la forme
dont la sexualité est per- névrotique obsédante ou anxieuse, de l'acte accompli par un sujet taré, déséquilibré et
turbée… dont la sexualité est perturbée 1.
Beaucoup d'experts recommandent de ne pas faire jouer la notion d'atténuation de
la responsabilité et le conseil que donnait CHEVALIER en 1893 2 serait encore vrai :
« Pas de demi-mesure : ou châtier ou séquestrer. Radical peut-être mais logique ».
C'est dire que, pour les cas douteux, quand il s'agit de délinquance primaire il vaudrait
mieux déclarer les exhibitionnistes qui peuvent bénéficier de la loi de sursis pleine-

…on peut admettre un 1. Sans doute, beaucoup de psychiatres et surtout de psychanalystes assurent que « le problème
exhibitionniste pervers ne se pose pas ». C'est, peut-être qu'ils n'ont guère vu de « vrais exhibitionnistes » ou qu'ils n'ont
normal, tout de même pas été amenés à analyser le comportement d'entraînement érotique de beaucoup de « simples »
qu'il y a une homosexua- dévoyés ou vicieux. On peut dire que tous les travaux sérieux sur la question, toutes les statis-
lité ou une prostitution tiques admettent nécessairement un exhibitionniste pervers normal, tout de même qu'il y a une
non pathologiques… homosexualité ou une prostitution non pathologiques.
2. CHEVALIER, L'inversion sexuelle, 1893.

222
EXHIBITIONNISME

ment responsables pour leur permettre de se ressaisir. Cette « règle pratique » admet
qu'il existerait une certaine intimidabilité et que l'« épée de Damoclès» suspendue ainsi
sur leur tête renforcerait le plus souvent leur censure morale. Si, au contraire, on a
…la récidive impénitente
affaire à des récidivistes impénitents, il faudrait considérer alors la récidive comme un
plaide en faveur de la
trait important du tableau clinique plaidant en faveur de la structure névrotique du structure névrotique du
comportement délictueux : irresponsabilité et internement. Enfin dans les cas les plus comportement délictueux :
délicats, après une première récidive chez un individu difficile à classer dans le grou- irresponsabilité et interne-
ment…
pe des psycho-névroses, on pourrait faire jouer à titre d'exception la responsabilité
atténuée, mais c'est un pis-aller auquel, dans le cas de l'exhibitionnisme, il vaudrait
mieux ne pas recourir…
Telles sont les « règles pratiques » de l'expertise généralement conseillées. Elles
valent ce que vaut toute position théorique, en présence d'un problème médico-légal,
objet d'une expertise essentiellement concrète et particulière, c'est-à-dire à peu près
rien. Par contre, la pratique même de l'expertise permet assez aisément de déterminer
si l'on a affaire à un malade ou à un dévoyé, à un simulateur. Si nous l'affirmons, c'est …nous avons une certai-
ne expérience de ces
évidemment parce que nous avons une certaine expérience de ces expertises et que expertises […] et nous
notre expérience coïncide avec les observations que l'on retrouve dans tous les tra- admettons la possibilité
vaux 1 sur l'exhibitionnisme et qui admettent, à peu près tous, la possibilité d'une d'une conduite d'exhibi-
conduite d'exhibition non pathologique. tion non pathologique…

§ IV. – ANALYSE PSYCHO-PATHOLOGIQUE DE


L'EXHIBITION SEXUELLE
L'exhibition sexuelle est une manifestation de la conduite érotique. Elle y est
impliquée. Elle en représente le terme le plus concluant et, en un certain sens, le plus
décisif. C'est le dévoilement du secret, de la nudité la plus intime. Si la vue de l'orga- …Si la vue de l'organe
sexuel est parfois le pré-
ne sexuel est parfois le prélude immédiat de l'acte sexuel et fait partie des « plaisirs
lude immédiat de l'acte
préliminaires » du coït, le plus souvent, il le suit dans le déroulement de l'aventure sexuel […] le plus sou-
amoureuse et représente l'ultime possession du corps que, ni le contact aveugle, ni la vent, il le suit […] et
jouissance dans l'orgasme n'ont pu encore entièrement livrer : c'est que la « pudeur » représente l'ultime pos-
session du corps…
est la gardienne vigilante des tendances exhibitionnistes, tout de même qu'elle détour-
ne le regard sollicité par les tendances « scoptophiliques » 2 qui, dans le jeu des
conduites provocatrices et réalisatrices de l'amour, en constituent la contre-partie. Si
nous admettons cela comme un fait que les études de psychopathologie sexuelle
moderne ont rendu banal, peut-être pourrons-nous, alors, comprendre que cette ano-

1. Ainsi par exemple pour n'en citer qu'un de relativement récent, W. N. EAST (Observation on
Exhib. Lancet II, 372, 1924, p. 370) oppose aux exhibitionnistes psychopathes, les dévoyés
(depraved) qui s'exhibent pour inviter le partenaire éventuel aux relations sexuelles. Point que
nous allons envisager dans le paragraphe suivant.
2. Scoptophilie ou voyeurisme ou plaisir de voir, de skoptomai, épier.

223
ÉTUDE N° 12

malie, ce goût systématique, spécial, ce désir de se montrer, de se faire voir, d'être vu


dans ses « parties honteuses » n'est pas une « monstruosité » mais l'exceptionnelle
manifestation de tendances libidinales spécifiques. Les auteurs classiques étaient assez
sobres dans leurs explications sur ce point. Voyons ce que disait à ce sujet GARNIER 1.
Citons longuement l'essentiel de son étude qui se proposait de mettre en évidence le
caractère paradoxal, trouble et étrange de cette perversion :

…Extraits de l'étude de « Depuis le mémoire magistral de LASÈGUE, les travaux de MAGNAN et ses élèves,
GARNIER… l'exhibitionnisme est non seulement une expression acceptée par les pathologistes,
mais aussi une espèce judiciaire et aujourd'hui les magistrats s'inclinent devant la pré-
cision des déductions cliniques et la rigueur de la démonstration scientifique, admet-
tant fort bien le caractère morbide de cette exhibition qu'on pourrait appeler plato-
nique, tellement elle se suffit à elle-même. Les cas de cette perversion sexuelle obsé-
dante et impulsive sont d'ailleurs fréquents et sont la monnaie courante des expertises
médico-légales. On en a publié un grand nombre. Il n'y aurait peut-être qu'un intérêt
modéré à trouver ici la mention d'observations nouvelles. Le fait en lui-même subit si
peu de variantes qu'il reste monotone. Pourtant, il comporte parfois certaines parti-
cularités curieuses à noter et c'est sur celles-ci sans doute, après cet exposé général,
qu'il y a lieu d'appeler l'attention.
Quelques exemples tendent à montrer que le dégénéré psychosexuel, tourmenté
par le besoin d'étaler ses organes génitaux, semble parfois obéir dans le choix du lieu
où il doit s'exhiber à un sentiment singulier difficile à définir. LASÈGUE avait déjà cité
l'exhibitionniste de l'église St-Roch ; un autre malade, examiné par MAGNAN, se pla-
çait dans l'un des tambours de l'église St-Germain l'Auxerrois.
Voici maintenant l'histoire forte écourtée d'un sieur X…, négociant, dont la prédi-
lection pour une exhibition dans le lieu saint s'est affirmée à bien des reprises et d'une
manière aussi nette que possible. Lui aussi avait choisi, comme le malade de LASÈGUE,
…« Il fut arrêté plusieurs l'église St-Roch. Il fut arrêté plusieurs fois pour avoir étalé ses organes génitaux devant
fois pour avoir étalé ses des dames en prières. Ses nombreuses aventures judiciaires finirent par ruiner sa situa-
organes génitaux devant tion commerciale à Paris et il se vit obligé de quitter la capitale. Il alla s'installer dans
des dames en prières »… une petite ville de province. Peu de temps après son arrivée, il était arrêté dans une des
églises où il était venu s'exhiber. Condamné à quelques mois de prison, il est à peine
en liberté qu'il est arrêté de nouveau dans la même église, accomplissant le même acte
de façon imperturbable au dire du bedeau. Enfin les pénalités accumulées le contrai-
gnirent à abandonner son commerce et X…, de plus en plus dévoyé, désorienté, rega-
gna Paris. Il n'y était que depuis quelques semaines, lorsque le sacristain de St-Roch
vint raconter au commissaire de police du quartier que, de nouveau, l'église était le
théâtre d'actes scandaleux et qu'il croyait bien avoir reconnu en l'auteur de ces actes
inqualifiables, l'étrange et obstiné visiteur à l'arrestation duquel il avait autrefois
contribué à plusieurs reprises. Une surveillance active fut organisée et, le lendemain,
l'irréductible récidiviste était arrêté et conduit au dépôt.
L'outrage public à la pudeur se produisant dans une église cette obscénité révol-
tante consistant à se découvrir dans le temple, aux regards de dames agenouillées,
acquiert une gravité particulière et semble résulter d'un cynisme provocateur qui ne
saurait manquer d'attirer une sévérité spéciale sur l'homme capable d'une semblable

1. GARNIER, Congrès Internation. de Médecine, 1900.

224
EXHIBITIONNISME

profanation. Est-ce donc à ce sentiment qu'obéit le dégénéré impulsif en choisissant


une église comme le lieu de choix de son exhibition? On peut affirmer qu'il n'en est
rien. Et, cependant, il est bien certain que ce n'est pas par le fait d'un simple hasard que
les choses se passent ainsi. Un mobile guide l'exhibitionniste. Quel peut être ce mobi-
le? La réponse à cette question n'est pas facile. Les renseignements que nous fournit le
malade à ce sujet sont, le plus souvent, vagues, incomplets ; comme dans toutes les
affaires de cet ordre, il assure qu'il ne se rend pas bien compte pourquoi il va s'exhiber
dans une église plutôt qu'ailleurs, mais il sent bien qu'il faut qu'il y aille. Ce n'est pas
l'heure des offices, c'est-à-dire le moment où l'église est encombrée de fidèles, que
choisit le perverti sexuel. Il lui faut un peu d'ombre, et de mystère et au moins l'appa-
rence de quelque sécurité dans l'accomplissement de l'acte dont le besoin le domine
irrésistiblement. Si son outrage à la pudeur est réputé public, par l'endroit même où il
se produit, il est, par le fait, aussi discret que peut l'être une manifestation de ce genre.
Il ne vise point tout un concours de personnes. L'un de mes malades déclarait qu'il s'ap-
pliquait à n'être jamais vu par plus de deux femmes simultanément, juste ce qu'il fal-
lait pour qu'il y ait [eu] échange d'impressions, ajoutait-il. Après chaque exhibition il
s'interrogeait anxieusement : « M'ont-elles vu? Que disent-elles en parlant de moi entre
elles?... Oh! que je voudrais le savoir... ».
C'est donc lorsque l'église est presque déserte que le perverti sexuel s'y montre. Il …C'est donc lorsque
sait qu'il est à peu près certain de trouver là quelques femmes isolées ou par groupes de l'église est presque déser-
deux ou trois : il juge alors l'instant favorable et, posté en face d'elles, il se découvre... te que le perverti sexuel
En présence du langage étrange de quelques exhibitionnistes impulsifs, on en arrive- s'y montre…
rait presque à se demander si quelques sentiments, dominant comme l'impression d'un
vague réveil de l'ancien culte phallique en honneur à Rome et à Athènes, n'intervien-
draient pas dans la solennité avec laquelle ils s'exhibent. X..., habitué de l'église St- « Mon bonheur est dans
Roch, nous faisait cet aveu : « Mon bonheur est dans les églises, pourquoi ? C'est ce les églises, pourquoi ?…
que je ne définis pas. Je sais pourtant que c'est là que mon acte est de toute importan- si je viens là ce n'est pas
ce. La femme est recueillie et doit bien se rendre compte que cet acte dans un pareil pour m'amuser ! C'est
lieu n'est pas une plaisanterie de mauvais goût, ou une dégoûtante obscénité, et que si plus grave que ça…J'épie
je viens là ce n'est pas pour m'amuser ! C'est plus grave que ça 1. J'épie l'effet produit l'effet produit sur le visa-
sur le visage des dames auxquelles je montre mes organes. Je voudrais y voir une joie ge des dames…Je vou-
profonde, je voudrais en somme qu'elles fussent portées à se dire : « Que la nature vue drais y voir une joie pro-
ainsi est impressionnante et c'est pourquoi j'y vais malgré moi... ». fonde…
Voici, d'autre part, ce que nous disait un jour la femme d'un perverti sexuel arrêté
nombre de fois dans les églises, pour exhibition de ses organes génitaux. Au cours d'un
voyage, elle visitait une église en compagnie de son mari. Celui-ci se montre distrait,
préoccupé, il semble sous le coup d'un malaise indéfinissable, ses tempes sont
mouillées de sueur, son corps tremble. Tout à coup, il se déboutonne et s'exhibe, lut-
tant contre sa femme qui connaissait sa passion, et lui crie : « Laisse-moi, laisse-moi,
il le faut... ». Rentré à l'hôtel, il sanglote, demande pardon à sa femme, se déclare le
plus malheureux des hommes...
Est-ce l'idée d'une odieuse profanation qui faisait agir X...? Assurément non. On
peut assurer qu'il n'y avait pas l'intention d'une révoltante offense dans son exhibition :
« Ce serait plutôt le contraire » nous déclarait-il, surpris lui-même de cette assertion
aux apparences paradoxales. Il avait ce ton éploré et lassé d'un homme qui se sent
dominé par une force supérieure à sa volonté.

1. Dans l'observation d'ABELY et de Mlle TRUCHE où l'exhibition a une valeur purificatrice au


regard de l'obsédé, on retrouve cette valeur d'impératif névrotique.

225
ÉTUDE N° 12

« Je sens, ajoutait-il, toute la répulsion que doit inspirer ma conduite. Pourquoi


suis-je ainsi? Qui me guérira? ».
De tels faits par la profondeur de l'aberration sexuelle qu'ils révèlent, laissent l'es-
prit frappé d'étonnement… ».

Pour si déconcertante que soit effectivement; pour nous tous, une pareille condui-
te, l'étonnement de GARNIER n'est peut-être pas, à tout prendre, moins étonnant.
Comme nous le soulignions plus haut en effet, « se montrer » fait partie du jeu sexuel
et à ce titre l'exhibition peut, comme toutes les « perversions sexuelles », se déduire
d'une sélection systématique des tendances libidinales qui figurent, à un degré plus ou
moins marqué, le « vice » ou la « dépravation » dans la longue liste des « plaisirs pré-
liminaires » ou substitutifs de l'acte sexuel.
…l'originalité propre à Mais ici l'originalité propre à cette figure érotique dépend du symbolisme même
cette figure érotique du sexe masculin comme l'avait pressenti GARNIER. Le phallus est, en effet, une
dépend du symbolisme
« imago » chargée de « puissance magique » et investie d'une émotion qui trouve une
même du sexe masculin
[…] Le phallus est, en résonance profonde dans la nature humaine comme en témoignent toutes les signifi-
effet, une « imago » char- cations collectives qui l'expriment dans les mythes, le folklore et les rites religieux.
gée de « puissance
« C'est, dit HAVELOCK ELLIS 1, le véritable emblème de la génération, partout les
magique »…
hommes ont regardé cet organe avec un mélange de respect, d'horreur et parfois même
de dégoût, chez les peuples civilisés. Son image est portée comme amulette pour
garantir du mal et invoquée comme un charme pour attirer la bénédiction. Les organes
sexuels ont été jadis l'objet le plus sacré sur lequel un homme put placer sa main pour
prononcer un serment solennel, tout comme de nos jours, il jure sur l'évangile. Les tra-
…« la grande civilisation ditions et la grande civilisation classique nous ont fait hériter de la conception du pénis
classique nous a fait héri- comme un « fascinus », symbole de toute fascination. Dans l'histoire de la culture
ter de la conception du humaine il y a eu une signification surhumaine : il a été le symbole de toute la force
pénis comme un « fasci- fécondatrice de la nature, l'incorporation de l'énergie créatrice dans le monde animal
nus », symbole de toute et végétal, ce fut un simulacre digne d'adoration et le signe de l'extase par excellence.
fascination…» HAVELOCK Comme symbole, le phallus sacré a été lié à toutes les conceptions les plus hautes et
ELLIS.. les plus profondes de l'humanité et cela si intimement qu'il est possible de le voir par-
tout mais qu'il est impossible de ne le trouver nulle part. De là vient le grand nombre
de noms que les hommes ont employé pour le désigner. On peut énumérer plus d'une
centaine de synonymes dans la littérature française. . . » 1.

Symbole de « puissance », organe de la vie et instrument de l'initiative érotique, il


est, si nous en croyons l'expérience de la psycho-analyse, objet de la fierté du petit gar-
…objet de la fierté du çon qui craint d'en être privé, de le perdre (complexe de castration), et de l'envie des
petit garçon qui craint petites filles qui s'imaginent à peu près constamment au cours des fantasmes sexuels
d'en être privé…et de enfantins, en avoir été frustrées. L'organe féminin, plus ou moins identifié à l'anus,
l'envie des petites filles
qui s'imaginent en avoir
dans le fantasme infantile du cloaque, serait l'objet de cette honte du sexe qui, chez la
été frustrées… femme, représenterait le sentiment le plus primitif et le plus fort, celui de la pudeur et

1. HAVELOCK ELLIS, Le symbolisme érotique, t. V, des Études de Psychologie Sexuelle. Le cha-


pitre V est spécialement consacré à l'exhibitionnisme.

226
EXHIBITIONNISME

de la honte ; il serait, sous son aspect fantasmique le plus archaïque, à la base des com-
plexes d'infériorité et de frustration et de l'attitude masochiste féminine 1. Si donc l'af-
firmation virile comporte pour ainsi dire nécessairement le geste de « montrer », le
comportement érotique féminin impliquerait l'attitude de « cacher ». Aussi l'exhibition
de la femme, si elle est « généreuse » pour tout ce qui est le reste de son corps, le plus
…montrer son sexe, les
possible dévoilé, exclut le sexe 2. De telle sorte que montrer son sexe, les fesses, le
fesses, le « derrière » n'a
« derrière » n'a pas du tout la même signification pour elle et exprimerait au contraire pas du tout la même signi-
le mépris et l'injure, si nous en croyons certaines coutumes folkloriques. C'est ainsi que fication pour [la femme]
HAVELOCK ELLIS a écrit à ce sujet cette page que l'on nous excusera de citer dans son et exprimerait au contrai-
re le mépris et l'injure…
intégralité mais qui doit être versée au débat :
Sous sa forme primitive, c'est là certainement un acte magique, une sorte d'exor-
cisme, destiné à chasser les mauvais esprits et aussi les personnes mal disposées. C'est
la manière expressive que possèdent les femmes pour montrer leur vulve et ce n'est
qu'une forme de cette série d'actes où la mise à nue des organes sexuels possède une
valeur rituelle. On a vu ci-dessus que des femmes des Balkans employaient ce moyen
magique contre les ennemis en pleine bataille. Au XVIe siècle, un théologien aussi émi-
nent que LUTHER, attaqué par le diable pendant la nuit, ne réussit à le mettre en fuite
qu'en lui montrant ses fesses. Mais le sens spirituel de cette attitude s'est perdu en
même temps que les croyances primitives. Il survit cependant comme simple geste
d'insulte. Il s'y ajoute que les fesses sont le centre des excrétions, l'enveloppe de l'anus,
l'élément sexuel des fesses ne joue aucun rôle. Aussi l'exhibitionnisme de ce type n'ap-
paraît jamais chez les individus tant soit peu raffinés. . . , même en laissant de côté tout
élément de pudeur ; on en relève très peu de traces dans l'antiquité classique, alors que
pourtant les fesses étaient regardées comme un facteur de beauté.
Chez les Égyptiens, au cours d'une cérémonie décrite par Hérodote (livre II, cha-
pitre IX), les hommes et les femmes allaient en barque sur le Nil, chantant et jouant :
en s'approchant d'une ville, les femmes sur les barques insultaient les femmes et leur
montraient leur sexe. Ce geste spécifique a subsisté chez les Arabes : un homme
auquel toute vengeance est interdite exprime ses sentiments en exposant son derrière
et en se jetant de la terre sur la tête.
C'est pourquoi, c'est en Europe, tant au moyen âge que plus tard, que ce geste
semble avoir le mieux fleuri, comme expression violente de mépris. Il n'était nulle-
ment l'apanage des classes inférieures et KLEINPAUL, en discutant cette forme de « lan-
gage sans paroles », cite de nombreux exemples de personnes nobles et même de prin-
cesses, qui ont exprimé leurs sentiments sous cette forme. Dans les temps modernes,
le geste ne semble s'être maintenu que dans les milieux ouvriers et paysans les plus

1. Hélène DEUTSCH (Psychanalyse der weiblkhen Sexualfunktionen, 1925 et La Psychologie des


femmes, trad. française de la 7e édit. amér. , 1949) et M. BONAPARTE (Passivité, Masochisme et
féminité, Rev. fr. de Psychanalyse, 1928 et ses articles récents dans la Revue fr. de Psychanalyse
1949) ont souligné l'importance de cette constellation affective dans la psychologie féminine; J.
HARNIK (The various Developments undergone by Narcissism in Men and Women, Intern. J. of
Psychanalysis,V, 1924) a bien étudié la différence structurale sur le plan narcissique du complexe
de castration chez le garçon et la fille. — Par contre l'infrastructure inconsciente du « Deuxième
sexe » est naturellement rejetée par Simone de BEAUVOIR (1949).
2. Cf. la note 3 de la page 212-213.

227
ÉTUDE N° 12

grossiers : ZOLA en a donné dans Germinal une description qu'on peut appeler clas-
…D'après HAVELOCK ELLIS sique, quand la Mouquette à bout d'injures se retourne et montre son postérieur. Dans
[la femme] ne montrerait d'autres régions de l'Europe, ce geste n'est pas tout à fait hors d'usage, notamment chez
ses parties sexuelles que les Slaves du Sud ; KRAUSS affirme que lorsqu'une femme yougoslave désire exprimer
pour « faire peur », lais- son mépris le plus profond elle se penche en avant, de sa main gauche relève ses jupes,
sant à leur secret le soin et de la droite, se frappant les fesses, elle dit en même temps, voilà pour toi ! Une sur-
de « faire envie »… vivance verbale de ces gestes consistant à prier de « baiser son cul » existe encore en
bien des endroits, par exemple au pays de Galles et en Cornouailles où cette invitation
faite par une femme à un homme, surtout si elle est jeune et jolie, peut déterminer l'ini-
mitié de deux familles ».

D'après HAVELOCK ELLIS, la femme ne sortirait de sa réserve, ne trahirait sa pudeur


en montrant son intimité « honteuse » que pour donner à son exhibition un caractère
…la femme […] peut aller
très loin dans la complai- d'agressivité et non point d'attraction érotique ; elle ne montrerait ses parties sexuelles
sante découverte de son que pour « faire peur », laissant à leur secret le soin de « faire envie ». C'est peut-être
corps, sans cependant la raison profonde de l'absence d'exhibitionnisme et même d'exhibition proprement
aller jusqu'à découvrir ce
sexuelle chez la femme si l'on en excepte les manifestations sublimées dans la coquet-
qui reste, pour son incons-
cient, de plus secret et de terie qui peut aller très loin dans la complaisante découverte de son corps, sans cepen-
plus honteux, la béance de dant aller jusqu'à découvrir ce qui reste, pour son inconscient, de plus secret et de plus
son incomplétude… honteux, la béance de son incomplétude.
*
* *
Reste maintenant à pénétrer dans le mécanisme de cet acte dérisoire qu'est l'exhi-
bition sexuelle masculine. Une telle attitude érotique implique une pluralité de mobiles
qui vont s'étager, depuis les plus conscients et « compréhensibles », jusqu'aux arcanes
de la vie instinctive complexuelle la plus enfouie.
L'exhibition sexuelle peut avoir la signification d'une « lubrique aventure » comme
disait LASÈGUE. C'est la forme la plus brutale de l'invite sexuelle, la forme la plus brève
du coït, pour autant que celui-ci puisse admettre, et admet, des formes substitutives ou
des simulacres. L'érotisation du regard assure sa fonction d'interpénétration furtive et
…des « timides », forte- profonde. Aussi comprend-on que des « timides », fortement inhibés, trouvent dans
ment inhibés, trouvent cette suprême et rapide hardiesse, un moyen de pratiquer de loin, mais avec la violen-
dans cette suprême et
ce d'un viol, une sorte de « coït visuel » dans l'espoir du développement, pour le moins
rapide hardiesse, un
moyen de pratiquer de imaginaire 1, d'une lubrique aventure, et l'illusion que l'« objet » frappé à la fois de stu-
loin, mais avec la violen- peur et de désir va s'arrêter, répondre, acquiescer et se livrer. C'est bien ainsi que nous
ce d'un viol, une sorte de avons entendu certains exhibeurs analyser leur acte, qui témoigne d'une confiance abso-
« coït visuel »…
lue en la puissance magique du phallus, comme symbole générique, en même temps
que d'une particulière défiance à l'égard de leurs moyens personnels de conquête.

1. L'observation de l'exhibitionniste Eugène SOMMER, rapportée par M. BOSS, pp. 62-69, est tout
à fait typique.

228
EXHIBITIONNISME

L'exhibition est dans ces cas furtive, elle s'adresse à des partenaires possibles et
désirées. Elle se fait en érection et s'accompagne de manœuvres masturbatoires. Tout
ce comportement ridicule et pitoyable a pourtant la valeur d'une provocation au coït et
escompte la complaisance et l'émotion sexuelle de la spectatrice jugée, troublée, fas-
cinée et déjà complice. Le mâle exhibe son désir, ses attributs virils, portant à son
degré de brutalité le geste de l'initiative sexuelle qui lui appartient en propre : il
…Cette « invitation »
cherche à provoquer un désir égal à celui qu'il offre. Cette « invitation » directe, cette directe, cette pressante
pressante sollicitation bravant, dans une sorte d'héroïsme, la pudeur et le ridicule est sollicitation […] est une
une forme du rut. Et c'est en proie à la plus vive surexcitation que l'exhibitionniste pré- forme du rut…
sente sans honte et, si l'on peut dire, sans « fard » sa nudité, comme le plus sûr et, dans
la plénitude du sens, le plus spécifique moyen de conquête. Un autre mécanisme joue …Un autre mécanisme
un rôle dans le déterminisme de l'exhibition, mais plus compliqué, moins directement […] c'est l'exhibitionnis-
« compréhensible » que celui dont nous venons de parler : c'est l'exhibitionnisme à me à mécanisme narcis-
mécanisme narcissique. Le choix « objectal » ne s'est pas détaché du corps propre et sique…

celui-ci, investi des plus fixes et exclusives valeurs libidinales, reste l'objet d'une jouis-
sance sexuelle, parfois unique, celle de la masturbation devant le miroir. Le narcis-
sique veut se voir, s'aimer, se montrer 1. L'introduction d'un tiers dans ce circuit nar-
cissique n'en modifie pas la figure essentielle : en se montrant à autrui c'est à lui-même …en se montrant à autrui
encore qu'il s'exhibe comme si les yeux d'une femme isolée, d'une petite fille suppo- c'est à lui même qu'il se
montre…
sée complaisante et « enivrée » de la même passion qu'il éprouve pour son propre
corps, devaient seulement réfléchir l'image de celui-ci. Ce jeu des images et des
miroirs qui les reflètent, introduit de multiples degrés, de nouvelles dimensions dans
l'espace clos unissant et séparant la libido de ses objets. Se montrer, voir, s'exposer,

1. Nous avons psychanalysé un exhibitionniste dont le narcissisme, le désir de jouissance, passait … Nous avons psychana-
tout entier dans ses rêves et ses exhibitions. C'était un assez jeune homme plutôt timide et à demi lysé un exhibitionniste
impuissant fortement rivé à la phase narcissique préœdipienne. Ses rêves étaient presque toujours dont le narcissisme, le
des rêves de puissance et de prouesses. désir de jouissance, pas-
Voici quelques scènes oniriques du genre de celles qui reparaissaient constamment dans sa vie sait tout entier dans ses
de rêve : « Je prenais du poisson avec les mains alors qu'aucun pêcheur n'en prenait. Je disais aux rêves et ses exhibitions…
infirmiers que ce soir je ne serai pas là, que je passerai à travers des murs. Je volais comme un
oiseau mais c'était dans l'eau et j'étais sur le point de jouir. Chaque fois que je sais un tour de force
quelconque je veux le faire. Il y avait un mât horizontal et je faisais des acrobaties formidables,
des acrobaties au ralenti. Une religieuse brûlait dans un incendie et c'est moi qui la sauvais. Je
faisais ce que personne ne voulait faire. Dans mon rêve je trouvai le moyen de faire marcher une
voiture sans y mettre de l'essence, l'eau flambait et c'était merveilleux. Ça me fait penser que dans
un autre rêve j'allais chercher des perles dans l'eau ». Une telle mégalomanie compensatrice de
l'exiguïté de la vie sexuelle inhibée et misérable est tout à fait caractéristique de cette structure
perverse dont l'exhibition n'est qu'un aspect. (M. BOSS). La valeur de spectacle offert (exhibition)
ou de spectacle « pris » (scoptophilie) constitue le fond existentiel fondamental de ces perver-
sions de l'érotique du regard, où se mêlent dans une atmosphère magique de secret violé les désirs
de se montrer, de se démontrer, d'être vu, de se manifester et de capter.

229
ÉTUDE N° 12

regarder, épier, c'est mêler le regard à l'amour. C'est se faire de l'amour une image spé-
culaire qui n'est jamais que le reflet de soi. S'exhiber, ici c'est encore et surtout se
regarder. C'est dire que dans ces cas les tendances exhibitionnistes s'intègrent dans un
complexe d'homosexualité inséparable de cette forme d'organisation auto-érotique de
la vie sexuelle.
…Une autre forme d'exhi- Une autre forme d'exhibitionnisme met en jeu des tendances agressives sadiques.
bitionnisme met en jeu L'exhibition a alors la valeur d'un traumatisme, d'une dévirginisation morale. D'où la
des tendances agressives
nécessité pour l'exhibitionniste de scandaliser l'innocence. Plus l'acte est accompli
sadiques…
dans les circonstances de lieu ou de « partenaires » qui inspirent et commandent le res-
pect, plus l'acte est profanatoire et choquant, plus de jouissance il provoque. Le coït
« oculaire », la « communion de regard » qu'est l'exhibition, prend ici la valeur d'un
outrage et d'un viol. Il n'est plus seulement spectacle, il est sacrilège.
Mais le type de l'exhibi- Mais le type de l'exhibitionnisme le plus « vrai », ou comme on le dit parfois, le
tionnisme le plus « vrai » plus « pur » au sens classique du terme, consiste pour un homme à s'exhiber à la vue
[…] consiste pour un
de spectateurs (ou plutôt de spectatrices) dans une attitude honteuse, une situation dan-
homme à s'exhiber dans
une attitude honteuse… gereuse et par conséquent dans un état d'anxiété extrême. Tandis que l'organe mascu-
lin est doté, dans le système des représentations collectives, d'une valeur universelle
…C'est flétri et vaincu de puissance, c'est, flétri et vaincu, qu'il est présenté. Comment interpréter ce renver-
qu'il est présenté…
sement de la valeur symbolique de l'attribut sexuel masculin ? Une seule explication
paraît possible, c'est que cette exhibition traduit à la fois le désir angoissé de montrer
sa virilité et celui de la frapper de punition, de s'offrir à la fois à la contemplation et à
…Le mécanisme est auto- l'holocauste. Le mécanisme auto-punitif et masochiste de la pulsion exhibitionniste
punitif et masochiste…
paraît ainsi s'identifier avec la structure psychopathologique de l'exhibitionnisme le
plus mystérieux, celui du type LASÈGUE. Le sujet est généralement un hypogénital, par-
fois même un impuissant (comme l'a souligné spécialement PICARD 1 en cherchant à
rapprocher ce symptôme d'une insuffisance hypophysaire). C'est en tout cas un inhibé
très généralement pudique et pudibond. Ses fonctions sexuelles sont (quand elles ne
sont pas supprimées complètement) frappées d'un interdit en profonde relation avec les
complexes narcissiques et homosexuels enfouis sous le complexe d'Œdipe 2 et qui exi-
gent une auto punition, une actualisation, sous forme d'angoisse névrotique, de l'an-
goisse du complexe de castration. Nous avons pu nous rendre compte de ce mécanis-
me en analysant l'exhibitionniste auquel nous venons de faire allusion et qui s'était
exhibé en état de flaccidité auprès d'agents de police. Nous croyons ce mécanisme
névrotique assez fréquent si l'on en juge par les tendances narcissiques et homo-
sexuelles que l'on rencontre chez la plupart des exhibitionnistes 3. – L'investissement de

1. PICARD, Ann. Médico-Psycho. , 1937.


2. Point sur lequel RICKLE (1942) après FREUD et tous les psychanalystes, insiste spécialement.
3. Observations d'ADLER, MOLL, HESNARD, p. 61 et CAPGRAS, Ann. Médico-Psycho. , 1920 et 1921.

230
EXHIBITIONNISME

l'organe masculin viril par un sentiment de honte, de culpabilité, et de dégoût équivaut


à le supprimer, à le châtrer, à renoncer à la phase phallique pour revenir aux formes
plus archaïques de la libido. L'angoisse liée au complexe d'Œdipe fait refluer le plai-
sir sexuel jusqu'à ses sources narcissiques préobjectales. Et d'autre part elle exige le
châtiment de la castration. Le mécanisme d'auto-punition rend compte des conditions … Le mécanisme d'auto-
de religieuse solennité si souvent recherchée, selon les descriptions classiques, il punition rend compte des
conditions de religieuse
explique aussi la récidive et l'angoisse vertigineuse qui engage le malheureux dans une
solennité si souvent
situation scandaleuse, grotesque, à la fois douloureusement voluptueuse et voluptueu- recherchée…
sement douloureuse et en tout cas dangereuse puisque le sujet s'expose à la fois aux
regards d'autrui et au danger d'être châtié.
*
* *
Il suffit de se rapporter à la hiérarchie de ces mécanismes psychologiques de l'ex-
hibition pour saisir que le premier niveau que nous avons décrit est celui-là même de
l'exhibition non pathologique. C'est un comportement encore « normal » : puisqu'il est
caractérisé par le développement seulement électif et systématique d'une des tendances
dont le faisceau constitue l'expérience érotique humaine. C'est un « vice », un « jeu »,
un « subterfuge », certes statistiquement inhabituel, mais que l'on ne saurait convenir
d'appeler « pathologique » sans s'entraîner fatalement à considérer comme « malades »
toutes les prostituées, tous les masturbateurs, tous les homosexuels, etc…
Les autres mécanismes sont essentiellement névrotiques en ce qu'ils supposent une
fixation ou une régression anormales au stade des formes archaïques de la vie des ins-
tincts. Aussi ce trouble, comme l'a bien montré BOSS, est-il irréductible à ce que les
psychanalystes appellent une « pulsion partielle ». Il s'accompagne effectivement
d'une constellation de symptômes psychosomatiques qui constituent le tableau cli-
nique de déséquilibre ou de névrose (perversité, schizoïdie, obsession, mythomanie,
infantilisme, troubles hormonaux, etc. ), la forme structurale d'un mode d'existence
anormale.
Dans cette perspective, le type d'exhibitionnisme impulsif, décrit par LASÈGUE,
représente la régression névrotique la plus profonde, car c'est lui qui se situe aux anti- …Et c'est à la psychana-
podes de la recherche de « lubriques aventures ». Son caractère paradoxal et énigma- lyse qu'il faut recourir
tique manifeste la structure conflictuelle des pulsions sexuelles. Et c'est à la psycha- pour pénétrer dans les
significations ambiguës
nalyse qu'il faut recourir pour pénétrer dans les significations ambiguës de ce symptô-
de ce symptôme névro-
me névrotique majeur que constitue l'acte d'exhiber, au comble de la peur, de l'angois- tique majeur…
se et du vertige, un organe châtré de sa virilité…

231
ÉTUDE N° 12

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

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sur les centres nerveux, II 1893, p. 205.
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BOSS (M. ), Sinn und Gehalt der sexuellen Perversionen, 1 vol. , Berne, 1947 (cf. spé-
cialement l'observation pp. 62-69).

232
Étude n° 13 9. Les troubles de la mémoire.
10. La catatonie.

PERVERSITÉ ET PERVERSIONS
11. Impulsions.
12. Exhibitionnisme.
13. Perversité et perversions.
14. Le suicide pathologique.
15. Anxiété morbide.
16. Délire des négations.
17. Hypochondrie.
18. Jalousie morbide.
19. Mégalomanie.

L'étude de la perversité et des perversions exige qu'en soit exclue toute hypocrisie
qui risque d'en masquer la nature. En effet, magistrats, moralistes et psychiatres ont
parfois tendance à placer de tels écarts du comportement moral et social hors de la
nature, soit en les considérant comme un péché contre nature, soit en y voyant l'effet
d'un processus morbide créateur de tendances hétérogènes à la nature humaine. Le
« Moralisme » et le « Mécanicisme » méconnaissent ainsi également la nature humai-
ne qui est immanence du vice, du « stupre », de la lubricité, du mal, au plus profond
de nous tous.

§ I. – POSITION DU PROBLÈME DE LA PERVERSITÉ ET


DES PERVERSIONS PATHOLOGIQUES
Pour saisir dans sa plus naturelle compréhension la notion de « perversion ins-
tinctive », il importe de partir d'abord d'une analyse génétique du développement de
la personne morale et de surmonter, dans la mesure du possible, un certain nombre
d'obstacles que les faits et les notions qui les expriment, par leur obscurité même,
offrent à une vue juste de ce problème. Nous sommes donc contraints d'ouvrir cette
Étude par une manière de « dissertation » dont la nécessité nous fera excuser la lon-
gueur.

A. – DÉVELOPPEMENT DE LA PERSONNE MORALE


La couche la plus profonde, la plus enfouie et la plus primitive de notre système
pulsionnel est constituée par les tendances spécifiques qui constituent la sphère ins-
tinctive. L'instinct est l'ensemble de ces tendances spécifiques. Ce sont elles qui le
définissent et leur existence rend vaine toute critique de cette notion. L'instinct, c'est …L'instinct, c'est la pro-
fonde aspiration de l'être
en effet la profonde aspiration de l'être vers ses fins naturelles. Mais l'instinct est à la
vers ses fins naturelles.
fois violent et mal différencié ; ses bourgeons anarchiques foisonnent. Il plonge ses Mais l'instinct est à la fois
racines dans l'organisation même des réflexes 1 et des tropismes et reste soudé à la violent et mal différen-
cié…
1. Pas plus que de la notion d'instinct il n'est possible de se débarrasser de celle de réflexe.
Chassez-les, elles reviennent au galop. Le tout est de ne pas s'abuser sur leur signification réelle.

233
ÉTUDE N° 13

forme rudimentaire d'une existence qui ne tend aveuglément et automatiquement qu'à


désirer, souffrir, jouir et persévérer dans l'exécution d'un programme vital vague
constituant les lignes de forces sinueuses et parfois incertaines de son organisation.
L'organisme, à peine né, manifeste des appétits sommaires et plus généralement des
tendances au plaisir que FREUD a appelées la « libido ». Ces instincts bruts ou brutaux,
mal qualifiés, restent vaguement indéterminés quant au « choix objectal ». Le nourris-
son est enfermé dans un cercle étroit de velléités, de tendances, pour ainsi dire sub-
jectif et hédonique : il mange, il se satisfait, s'aime, se défend, jouit en circuit fermé.
Ce que la psychanalyse nous a appris de l'autoérotisme, du sado-masochisme primai-
re, des pulsions agressives du stade prégénital représente ce fond de tendances ins-
tinctives qui porte le nouveau-né à mobiliser en masse l'énergie dont il dispose pour
leur satisfaction immédiate.
Que les biologistes, les psychologues, les « gestallistes » ou les réflexologistes
étudient cette couche primitive des comportements 1 ou réactions primaires, des tro-

1. A cet égard nous pouvons indifféremment renvoyer aux vieux travaux de ESPINAS (Des socié-
tés animales, Paris, 1878), ROMANES (Animal Intelligence, 1882), de LOEB (Die Dynamik der
Lebenserscheinungen 1906), de BETHE, Th. BEER et de VON UEXKULL (1899), de ZIEGLER (Der
Begriff des Instinktes, 1910), THORNDIKE (Animal Intelligence, 1911) ou à ceux que depuis tren-
te ans ont publié BOHN (La naissance de l'intelligence), BRUN (Archives suisses de Neuro, 1920),
RABAUD (Bull. Soc. de Zoologie, 1921), de PAVLOV (1924), de KOEHLER (L'intelligence des singes
supérieurs, 1" édition 1917, 2e édition 1921, trad. franc., 192 ), J. VON UEXKULL, (Umwelt und
Innenwelt der Tieren, 2e édition, 1921), de KAFKA (Handbuch der vergleichende Psychologie,
1922, t. I), de K. KOFFKA (Die Grundlagen der psychische Entwicklung, 2e édition 1925), de
MALINOWSKI (Sex and repressions in sorage Society, 1927), de YERKES et YERKES (The great
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des animaux, 1928), MONAKOW et MOURGUE (Introduction biologique à l'étude de la Neurologie
et de la Psychopathologie, 1928), M. Ross (La question des tropismes, Paris, 1929), L. VERLAINE
(L'âme des bêtes, Paris, 1931), L. VERLAINE (Psychologie comparée, Bruxelles, 1932), ROSTAND
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VI), F. ALVERDES (Die Tierpsychologie, Leipzig, 1932), HYATT VERRILL (Mœurs étranges des
insectes, Mœurs étranges des oiseaux, trad. franc., 1939)J S. ZUCKERMANN (La vie sexuelle et
sociale des singes, trad. franc., 1937), É. VERLAINE (Les réactions sensitivo-motrices des ani-
maux, Encyclopédie française, La vie mentale, 8-28-11), Pierre RAY (La vie sexuelle chez les
animaux, Encyclopédie française, La vie mentale, 8-38-11), TINBERGER (An objectivist study of
unnate behaviour animales. Bibliotheca biotheor., I Pars, 2, Leiden, 1942), H. HEDIGER (Wildtiere
im Gefangenschaft, 1942), W. HORSLEY GANTT (Exper. Basirof neurolie Behavior in Dogs, 1944),
L. CHOPARD (La vie des sauterelles, 1945), J. H. MASSERMAN (Pringles of dynamic Psychiatry,
1946), F. ANGEL (Vie et mœurs des Amphibiens, Paris, 1947), etc., G. ZUNINI (Animali e uomo
visti da un psicologo, 1947). Les travaux de l'école réflexologique américaine (LIDDEL, GUTHONE
et HULL, etc.) et certains mémoires récents sur le comportement des vertébrés comme par
exemple celui de FENELL (American Naturalist, 1945) et de GUHL, COLLIAS et ALLÉE (Phys.
Zool., 1945) sur les galinacés, de G. ZUNINI (Rivista di Psicologia, 1945) sur les chiens, de H.
HEDIGER (Die Bedeutung der Miktion und Defekation bei Wildtieren, Rev. suisse de Psychol.,
1944), Hans RABER (Analyse des Balz verhaltens einer domestizierten Truthans Behaviour, t.1,
3-4 ; l'étude sur le comportement érotique des dindons qui est intéressante au point de vue de la
psychopathologie du fétichisme et de la parure), MONIKA MEYER-HOLZAPFEL (Die Beziehungen
den Trieben Junger Tiere, Rev. suisse de Psychologie, 1949), etc., ces travaux tiennent au courant
des innombrables observations et expériences qui s'accumulent sur le comportement instinctif et
les réactions des animaux. Les Revues : Archives de Zoologie expérimentale, Archives
Néerlandaises de Zoologie, Bulletin de la Société Zoologique de France, Genetic Psycho-logy
Monograph, Journal of the Royal Anthropological Institut, Journal of comparative and …/…

234
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

pismes, des instincts, des pulsions ou des tendances chez les animaux, tous, quelles
que soient leurs théories, se trouvent d'accord pour décrire une couche primitive de
comportement soudée spécifiquement à la forme de l'organisme, à ses dispositifs
fonctionnels et à leurs régulations neuro-hormonales. Sans doute cette activité ins-
tinctive implique-t-elle une certaine direction, une certaine finalité dont les besoins
constituent les axes fonctionnels, mais ces travées d'organisation qui constituent les
comportements typiques et adaptés, soit par le jeu inné des dispositions congénitales,
morphophysiologiques, héréditaires, soit sous l'influence des situations vitales et
sociales où les animaux se trouvent placés, ne déterminent pas rigoureusement une
adaptation parfaite de l'instinct à son objet. Il existe, en effet, un grand nombre de
variations qui expriment soit les tendances anarchiques des comportements incondi-
tionnés, soit des « conditionnements » qui perturbent les réactions primaires.
L'instinct ne constitue pas une ligne droite qui va du besoin physiologique et naturel
à sa satisfaction adéquate et conforme à l'adaptation, aux accords parfaits de l'orga- …L'instinct ne constitue
nisme avec son milieu. D'où les décharges émotionnelles perturbatrices, les jeux où pas une ligne droite qui
va du besoin physiolo-
se gaspillent les instincts, les aberrations des appétits et des tendances. C'est un
gique et naturel à sa
monde frénétique, désordonné et aberrant que figure cette couche « archaïque » ou satisfaction adéquate et
« primitive » d'existence et non point, certes, un ordre de régulation parfait et mathé- conforme à l'adaptation,
matique. Rien de plus instructif à cet égard que l'étude du comportement sexuel des aux accords parfaits de
l'organisme avec son
« babouins » que nous devons à ZUCKERMANN. Le milieu social qui constitue la vie
milieu…
de ces singes est traversé de forces instinctives qui l'organisent et concourent, tant
bien que mal, à la préservation et à la reproduction de l'espèce, mais au travers de …Rien de plus instructif à
multiples et incessantes variations paradoxales, de constantes aberrations du compor- cet égard que l'étude du
comportement sexuel des
tement instinctif. La sexualité y apparaît comme la forme de cohésion de groupe,
« babouins » que nous
mais non point constamment dirigée vers la procréation – et les conduites sexuelles devons à ZUCKERMAN…
participent plus du jeu, de la colère, de l'intérêt, des adaptations fortuites, du hasard
des contacts et des dispositions momentanées que de désir immuable et « naturel » de
se reproduire par des rapports hétérosexuels féconds. L'ensemble de ces réactions sur-
tout chez les sujets impubères est flottant et paradoxal. Seule la forte poussée hor-
monale de la puberté ou, chez la femelle, de l'œstrus, maintient les réactions sexuelles
dans un ordre qui reste constamment compromis par les conduites anormales. Ces
conduites ne sont pas « amorales » pour la bonne raison qu'il n'y a pas de « morale »
dans ces groupes d'êtres vivants chez lesquels les seules inhibitions qui imposent leur
forme aux conduites sont occasionnelles. C'est ainsi que la « dominance » du maître
dans le groupe s'exerce seulement par intermittence et que la peur qu'il inspire est

…/… physiological Psychohgy, Journal of expérimental Psychology, Journal of expérimental


Zoology, Behaviour et Zeitschrift fur Tierpsychologie (dirigée par O. KOEHLER et K. LORENZ),
etc., constituent des moyens d'information qu'aucun psychiatre qui s'occupe des instincts et de
leurs variations ne peut négliger.

235
ÉTUDE N° 13

soumise à des fluctuations de puissance et à toute une série de circonstances biolo-


giques et sociales. Jamais, semble-t-il, une « norme », une « loi », autre qu'un « impé-
ratif très hypothétique » de crainte, d'intérêt ou de satisfaction hédonique ne vient
contre-balancer la poussée libidinale du désir. La vie anarchique violente de ces
singes, tous homosexuels, tous avides, attachés à leur plaisir, obscènes, malpropres,
parfois monstrueux, souvent voleurs, coprophiles, nécrophiles, exhibitionnistes, cette
vie tout entière soudée aux pulsions libidinales est-elle « perverse » ? Non, puisqu'elle
constitue la constante de ces comportements spécifiques et que, pour qu'il y ait des
pervers chez ces animaux, il faudrait que tous ne le soient pas.
…Mais, chez l'homme, un Mais, chez l'homme, un autre plan se superpose à ce plan, c'est celui des complexes
autre plan se superpose à instinctivo-affectifs personnels. A ce niveau les tendances émergent de la couche pro-
ce plan, c'est celui des
prement spécifique pour s'organiser et se systématiser en fonction de l'histoire de l'in-
complexes instinctivo-
affectifs personnels… dividu et de son développement propre, dans les constellations familiales et sociales
dont il fait partie. Dans l'orbe des diverses « sphères sensorielles » naissent des goûts
individuels comme dans l'ordre de la sphère sexuelle le choix objectal intervient pour
différencier et discipliner, au prix de dures contraintes, la libido diffuse et flottante.
Une pareille intégration personnelle des tendances spécifiques suppose une sélection,
…Les instincts primitifs fonction du « caractère » individuel. Les instincts primitifs se trouvent alors, et du fait
se trouvent […] soumis à de cette différenciation, soumis à des processus inconscients de déplacement, de subli-
des processus incons-
mation, de substitution. Si l'on veut employer une terminologie physiologique, on par-
cients de déplacement, de
sublimation, de substitu- lera de processus d'inhibition et de réflexes conditionnels ; si l'on veut recourir aux
tion… termes psychanalytiques, on parlera de « complexes affectifs », de répressions, de
« fixations libidinales ». Sans doute cette « complication » et ces déplacements dans
la sphère des conduites instinctives se rencontre-t-elle aussi chez les animaux, et il est
fort probable que le « conditionnement » des instincts par le milieu « social » d'un
groupe de babouins engendre aussi une série d'inhibitions et de substitutions qui figu-
rent en un certain sens une « pré-morale », selon le mot d'HESNARD, constituée par un
…chez l'être humain, dès système d'interdits et de répressions. Mais chez l'être humain, dès les premiers stades
les premiers stades de
de développement, ce système pulsionnel est lié à des contrepulsions infiniment plus
développement, ce systè-
me pulsionnel est lié à des rigoureuses, à la mesure même du monde des valeurs qui constitue la vie sociale de
contrepulsions infiniment l'homme et la structure virtuellement morale de sa conscience. La dialectique des ins-
plus rigoureuses, à la tincts et de leur « censure » que les psychanalystes nous ont rendue familière, ne peut
mesure même du monde
se comprendre que par cette considération. Dès les premières phases de l'évolution se
des valeurs…
révèle, en effet, la structure conflictuelle de la personnalité, son oscillation fondamen-
tale entre le « ça » et le « sur-moi », préfiguration du choix entre le désir et le devoir,
qui constitue l'infrastructure la plus profonde de la nature humaine. Le dépassement
du stade oral d'incorporation de l'objet désiré, la discipline sphinctérienne, les vicissi-

1. Dans le sens, dit-il, dont on parle d'une « Prélogique ».

236
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

tudes du choix objectal, l'angoisse œdipienne de la castration témoignent à chaque


phase du développement libidinal pré-génital puis phallique, de l'action d'un système
contrepulsionnel caractéristique de chacun de ces stades. Aussi se substitue à la natu-
re instinctive une « supranature 1 » complexuelle soumise aux lois de la pré-morale :
celle du sur-moi.
Plus tard dans l'histoire du développement plus haut dans la hiérarchie des « fonc-
tions psychiques », l'organisation même de la conscience opposera sa propre action à
celle de l'inconscient (avec ses deux faces, celle du « ça » et celle du « sur-moi » ) et
c'est avec cette organisation définitive et supérieure de l'être que naîtra la véritable
« conscience morale », c'est-à-dire, un système de valeurs qui domine le plan instinc- …la « conscience morale »
tif et complexuel et subordonne les pulsions (le « ça » ) et leurs contrepulsions (le [est] un système de valeurs
qui domine le plan instinc-
« sur-moi » ) de la supranature, à la surnature éthique... Aussi la conscience morale
tif et complexuel et subor-
nous apparaît pour ce qu'elle est, une sphère de déterminations « raisonnables » et donne les pulsions (le
éthiques, qui constitue non pas la base mais le sommet de l'organisation de la person- « ça » ) et leurs contrepul-
ne. Son existence, loin d'être « instinctive », est une forme d'existence dirigée contre sions (le « sur-moi » ) de la
supranature, à la surnature
l'instinct sous toutes ses formes. Celui-ci en tant que foyer latent d'énergie contenue
éthique...
représente la tendance au « mal ». Car il n'y a pas de « bons » ou « mauvais » instincts, …l'instinct en tant que
tous sont « mauvais » tant que la conscience morale ne leur a pas imposé la forme d'in- foyer latent d'énergie
tégration et de contrôle qui dépend de son « jugement », c'est-à-dire de son système de contenue représente la
tendance au « mal »…
valeurs et de choix.
Telle est l'organisation du système pulsionnel et sa subordination aux instances
morales. Une pareille vue des choses doit nous mettre à l'abri d'une erreur communé-
ment commise, celle de considérer que parmi les instincts il en existerait un spécial qui
serait « l'instinct de moralité », et que de son développement normal résulterait la vertu,
comme de son absence proviendrait la perversité. C'est une commode façon d'escamo-
ter le problème qu'adoptent les « constitutionnalistes » en cette matière. Mais c'est tout
simplement méconnaître que la « morale » est le terme antinomique de l'instinct.
La conscience morale, depuis ses premiers rudiments jusqu'à son plein développe-
ment, est donc caractérisée par un processus d'inhibition et de choix qu'il faut bien
appeler la volonté puisqu'il ne sert de rien de le vouloir appeler autrement 2. Elle opère
ses inhibitions et ses choix en fonction d'une intégration de facteurs sociaux et cultu-
rels (motivation sociale) et en fonction de la personnalité (motivation psychologique).

1. Nous employons ce néologisme pour ne pas employer le terme de surnature qui implique un
détachement à un niveau supérieur à l'égard de la nature. Nous visons en effet ici dans le déve-
loppement génétique un niveau qui se tient entre la nature donnée et la surnature qui constitue la
personnalité consciente.
2. Ce que nous venons de dire à propos de l'instinct et de la morale peut se dire également du désir
et de la volonté. La volonté est antagoniste du désir et ne prend sa valeur et son sens que dans cet
antagonisme et non dans l'identification « schopenhaurienne » des deux termes.

237
ÉTUDE N° 13

Ces choix « moraux » constituent une action de répression à l'égard de tout le système
pulsionnel instinctif et complexuel, répression limitée seulement par les nécessités
vitales et, si les choix sont plus souvent immoraux que moraux, c'est que le choix
moral, comme le chemin de la vertu, est aride, douloureux et difficile, soumis à un
principe de valeur « idéale », tandis que le choix immoral suit plus naturellement la
pente des inclinations pulsionnelles, c'est-à-dire s'abandonne au principe du plaisir, au
système des valeurs hédoniques.

B. – LA « PERVERSITÉ » NORMALE ET PATHOLOGIQUE.


La pathologie de la conscience morale.

Sous son aspect le plus général et négatif, le mal se confond avec l'absence de
moralité et toute action est dite immorale tout simplement lorsqu'elle échappe au
contrôle de la conscience morale. Mais cet aspect « négatif » du mal ne suffit pas à le
…le mal n'est pas seule- définir, le mal n'est pas seulement constitué par l'instinct non intégré dans la sphère
ment constitué par l'ins- morale, il dépend comme « acte », dans son sens le plus fort et positif, d'une « per-
tinct non intégré dans la
version » du système des valeurs morales. Une telle perversion n'est pas seulement
sphère morale, il dépend
comme « acte » ,[…] synonyme d'absence de moralité, d'échappement au contrôle moral, elle est vécue et
d'une « perversion » du sentie comme une volonté de mal, une action « à rebours » et de « contre-pied ». Là
système des valeurs où il « faudrait » être bon, le pervers doit être méchant, là où il « faudrait » être res-
morales…
pectueux, il doit être sacrilège ; là où il « devrait » éprouver un dégoût, une répulsion,
il éprouve une attirance : il y a inversion de l'acte moral. C'est ce que DUPRÉ avait bien
mis en évidence l quand il écrivait :
« La perversion n'est réalisée dans toute l'acception du mot que par l'apparition et
le développement à la place de l'instinct moral, de tendances contraires et de sens net-
tement opposés : elle est réalisée par l'inversion des penchants normaux. L'agénésie
des inclinations tendres et des sentiments de sympathie aboutit à l'indifférence affecti-
DUPRÉ décrit …« la jouis- ve, mais la perversion des penchants attractifs est réalisée par la malignité qui se tra-
sance [issue] de la souf- duit par la tendance à nuire et à détruire, par l'appétit du mal pour le mal, par la jouis-
france d'autrui »… sance essentielle de la souffrance d'autrui... Dans le cas d'aversion affective et morale,
le véritable pervers est poussé par des tendances mauvaises à des réactions nettement
agressives et dangereuses contre autrui. Dans son activité maligne, il sera toujours
entraîné souvent même contre son gré, contre son intérêt personnel évident, à des
attentats contre l'honneur, le bien et la vie d'autrui. »
Cela est parfaitement juste mais nous conduit à envisager l'essence de la perversi-
té comme une « volonté de mal » et non point, ainsi que le faisait précisément DUPRÉ,
comme une simple tendance constitutionnelle, une « perversion instinctive donnée ».
Il n'est pas vrai que (pour parler même des perversions les plus affreuses), manger ses
excréments, violer des cadavres, raffiner un supplice, jouir de la souffrance d'autrui et
de la sienne propre, soient des perversions « en soi » que l'on ne rencontrerait que chez

1. DUPRÉ, Pathologie de l'imagination et de l'émotivité, pp. 422 et 423.

238
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

des « anormaux » et qui seraient en elles-mêmes et par elles-mêmes des « anomalies ».


On ne saurait invoquer une « tendance perverse amorale » fondamentale pour expli-
quer une « conscience morale perverse » ; qui ne voit clairement, en effet, que la
notion de perversité est précisément contradictoire avec l'idée d'une « donnée consti-
tutionnelle simple et primitive » ? Le « primitif » n'est pas « pervers ». Mais ce n'est
certainement pas le fameux aphorisme de Jean-Jacques ROUSSEAU que nous repren-
drions ainsi à notre compte, car c'est, au contraire, pour être ou nous paraître trop
essentiellement « amoral », au-dessous de toute morale que nous ne l'appellerons pas
« pervers ». C'est pourquoi nous estimons que le sens de perversité ne peut s'attacher
ni au comportement des babouins, ni à celui des nourrissons. La notion de perversité …La notion de perversité
requiert une organisation de la conscience morale, c'est-à-dire un système de valeurs requiert une organisation
de la conscience morale,
dont l'inversion constitue cette « morale » à rebours qui, pour pouvoir enfreindre la loi
c'est-à-dire un système de
morale, la doit supposer. Nous comprenons ainsi à quelles difficultés ne peut manquer valeurs dont l'inversion
de se heurter la notion même d'une « perversité pathologique ». Puisque la perversité constitue cette « morale »
exige une forme élevée du jugement, une conception du monde et un système de à rebours qui, pour pou-
voir enfreindre la loi
valeurs clairement perçu et calculé, comment peut-elle être envisagée par le médecin
morale, la doit suppo-
(autrement que par les moralistes, les théologiens et les juristes) comme une « mala- ser…
die » ? – Si la perversité se définit par l'organisation systématique d'un programme …Si la perversité se défi-
vital d'actions cyniques et témoigne, comme nous venons de le voir, d'un travail psy- nit par l'organisation sys-
tématique d'un program-
chique de sélection, de raffinement et de calcul qui lui confère sa valeur propre de
me vital d'actions
scandale et de vice, une telle forme de perversité de la conscience morale n'est pas, ne cyniques […] une telle
peut pas être fatalement et toujours pathologique. Ce serait en effet méconnaître et forme de perversité de la
dévaloriser l'existence même de l'acte volontaire que de lui refuser le pouvoir de faire conscience morale n'est
pas, ne peut pas être fata-
émerger du système pulsionnel, en fonction d'influences et de représentations collec-
lement et toujours patho-
tives, d'habitudes ou de goûts savamment entretenus, les principes pervers de détermi- logique…
nation et d'orientation de la conduite. Bien plus, la notion d'une perversité patholo-
gique exige pour être acceptée des études et des analyses approfondies, car la perver-
sité apparaît, plus naturellement et fréquemment aux yeux de tous, comme l'effet d'une
« mauvaise conscience » que d'une maladie. Si les psychiatres ont eu tant de mal à
faire accepter qu'une certaine forme de perversité soit maladive, il leur reste à s'inter-
roger sur le fondement d'une distinction qu'ils ont eux-mêmes posée. Mais, après avoir
admis qu'il y a une perversité non pathologique qui est précisément la plus « pure »,
nous verrons qu'il ne peut pas ne pas y avoir une perversité pathologique. Nous allons,
tour à tour, examiner ces deux aspects du problème.

I –. Il est classique de rappeler à propos de la perversité des grandes figures de per-


vers, monarques, despotes, etc., dont la frénésie, la cruauté, la sanguinaire férocité ont
tristement illustré le nom : Néron, Caligula, Richard III, Sade, etc. Que ces person-
nages qui ont toujours profondément remué l'âme humaine, au point de constituer un

239
ÉTUDE N° 13

appât d'un sûr attrait pour la lecture ou le spectacle de leurs exploits aient été anor-
maux, ou pathologiques, est une question qui reste en suspens. Mais il n'est point
…Une difficulté : les besoin de faire appel aux héros de l'histoire ancienne. La difficulté qui se présente aux
conduites humaines sub- psychiatres est celle des conduites humaines subversives et nous pouvons en prendre
versives, [et l’exmple]
conscience à propos de ces « pervers » contemporains que sont, par exemple, les « sur-
des « surréalistes »…
réalistes », systématiques amateurs de « scandales », de « cynismes » et de « profana-
tions ». « On a fait des lois, des morales, des esthétiques pour vous donner le respect
des choses fragiles. Ce qui est fragile est à casser... Nos héros sont Violette Nozières,
le parricide, le criminel anonyme de droit commun, le sacrilège conscient et raffiné »,
s'écriait dans les Aventures de Télémaque (1923) Louis ARAGON. Et la poésie, se
confondant avec la libre expression de « l'hôte inconnu » qui nous habite, ces poètes
vont sans cesse opposer à l'ange doucereux et bénin, la bête déchaînée et puissante, et
cela non seulement dans leurs écrits, mais dans leurs actes, la révolution devenant le
véritable « art poétique » de la violence. « Jacques VACHE préféra, dit A. BRETON, à la
désertion à l'extérieur en temps de guerre qui garda toujours pour lui quelque côté
palotin, une forme d'insoumission qu'on pourrait appeler la désertion à l'intérieur de
soi-même... un parti-pris d'indifférence totale, un parti-pris de ne servir à rien ou plus
exactement à desservir avec application. » Et l'on sait que J. VACHÉ s'est tué peu après
l'armistice de 1918 non sans avoir tué (semble-t-il ?) un de ses amis. Au regard de ce
drame de l'engagement subversif poussé jusqu'à sa suprême et tragique conclusion,
…Dada… « Dada », forme « infantile » du surréalisme, n'est apparu que comme un jeu d'enfant
espiègle qui a rapidement cessé de satisfaire le besoin profond de négation clastique.
« Lâchez tout, écrivait, en 1924, A. BRETON, lâchez Dada, lâchez votre maîtresse,
lâchez vos espérances et vos craintes. Semez vos enfants au coin d'un bois, lâchez la
proie pour l'ombre... » Cette même année ARAGON écrivait encore dans le « libertina-
ge » : « Je n'ai jamais cherché autre chose que le scandale et je l'ai cherché pour lui-
même... Tout au monde, Dada, la guerre, la peinture, les femmes, mes amis... le crime,
Edith CAVEIX, RIMBAUD, la petite fille coupée en morceaux, le marquis DE SADE,
Jacques VACHÉ, l'armée (je fais appel aux jeunes gens : qu'ils désertent en masse).
« Paris pendant la guerre » de Bartholomé qui tient un phallus dans sa main, l'ignare
PASTEUR, le médiocre BANVILLE, RENANT le masturbateur, les généraux... et par
exemple, le sacrement de la communion et le fait de ne pas porter de bretelles, tout cela
n'a jamais été pour moi que l'occasion de scandale. » Rappelons encore cette « défini-
tion du surréalisme 1 », « les objets bouleversants et le cassage de gueules, la peintu-
re fantastique, le genre mal élevé, les révolutionnaires de café, le snobisme de la folie,
l'écriture automatique, l'anticléricalisme primaire, la discipline allemande, l'exhibi-

1. Variétés, numéro surréaliste, 1929.

240
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

tionnisme, les plaisanteries pas drôles », qui témoigne de cette vague de destruction se
dévorant elle-même qui a secoué, jusqu'au tréfonds de leur nature, ces révoltés. On
trouvera dans les livres de Maurice NADEAU 1 une ample documentation sur ces aven-
…subversité…
tures, ces éclats, ces injures où éclate, sans se briser, la subversité de ces « poètes » qui
ont tenté de faire passer leur rêve dans l'action et qui, enivrés d'une révolte infernale,
ont poussé, jusqu'à « l'absurdité », le goût insatiable d'un autre monde, de l'envers du
…révolte…
monde. L'Humour noir (titre du prestigieux recueil de textes choisis par A. BRETON),
creuset où se mêlent dans une étrange vapeur tragi-comique les fantasmagories du
cocasse, du vice, du crime, du cauchemar, du jeu de la mort, distille les essences « per-
verses » de la production écrite ou pragmatique de cette poésie qui émane des ruines
croulantes de la réalité quand, ébranlée par le gigantesque effort de sa destruction,
volent les éclats de sa « convulsive beauté ».
Nous entendons bien que l'on pourrait nous reprocher de prendre notre exemple
chez un groupe d' « esthètes » dont la « sincérité est suspecte » et qui peuvent paraître
animés surtout du désir de « bluf », de « cabotinage » ou de « publicité ». Ce que nous
avons dit précédemment de J. VACHÉ 2 nous paraît suffisant pour nous garantir contre
ce reproche. Au surplus, il est aisé de comprendre que nous aurions pu soutenir la …révolutionnaires…
même argumentation à propos d'autres groupes 3 de « révolutionnaires » dont la fré-
nésie et la subversité apparaîtront plus immédiatement « sincères » ou sérieusement
« engagés ».
Mais même hors de ces « groupes », de ces collectivités qui obéissent à une
« morale antimorale », qui opposent aux normes d'une société celles d'une autre socié-
…provocation, défi…
té passée, étrangère ou future, nous connaissons tous ces individus qui, « la vipère au
poing » et dans l'exaltation de leur jeunesse ou de leurs passions, tiennent tête et font …obéissent à une « mora-
face aux « traditions », aux « routines », aux « bourgeois », aux « principes », à la le anti-morale »…
« Loi » dans une attitude tragique de provocation, de défi et de révolte. Dressés dans
leur subversivité esthétique, politique, sociale ou religieuse, ils se tiennent farouche-
ment attachés à leur « idéal » anti-esthétique, antisocial ou antireligieux. Tous ceux-là

1. Histoire du Surréalisme, 1946, et Documents surréalistes, 1948, Éd. du Seuil.


2. Non point pour de simples espiègleries, ni pour une crise d'originalité juvénile mal liquidée, ni
pour des fanfaronnades nous ne tenons ce mouvement frénétique et puissant, mais pour ce qu'il
est, c'est-à-dire un tumultueux et vertigineux élan de sincérité et de courage allant jusqu'au sang
et à la mort, au drame le plus substantiel et le plus authentique.
3. Si nous avons surtout insisté sur la « subversité », l'antisociabilité des surréalistes, c'est aussi
parce que le problème de la valeur esthétique du surréalisme relativement à celle de l'esthétique
psychopathologique (cf. notre travail : « La Psychiatrie devant le Surréalisme », Evolution
Psychiatrique, 1948) [NdÉ : réédition opus cit. p. 208] est le même que celui de la valeur mora-
le du « subversif » surréaliste relativement à la « perversité » pathologique. Tous ces problèmes
de valeurs se tiennent et exigent les mêmes solutions. Nous verrons plus loin que « faire le mal »
constitue une structure différente de celle de 1'« être pervers ».

241
ÉTUDE N° 13

sont-ils toujours et nécessairement des « malades » ?


…Une autre difficulté se – Une autre difficulté se dresse devant le psychiatre, c'est celle du vice, de la
dresse devant le psy- recherche du plaisir « anormal ». Le plaisir, loi primitive des premières phases de
chiatre, c'est celle du
développement de la libido, est évidemment soudé à la couche pulsionnelle de notre
vice…
nature. Tout besoin, toute tendance, toute pulsion sont liés au plaisir qui les satisfait.
Les choses seraient très simples s'il y avait des besoins et des pulsions normaux, traits
spécifiques de la nature humaine et si certains besoins et pulsions se montraient « anor-
maux » en ceci que, ne faisant pas partie de la nature spécifique humaine, ils se pré-
senteraient alors comme des monstruosités. C'est bien de la sorte qu'à l'observation
superficielle, se présente la solution « constitutionnaliste » du problème. Mais il n'en
est pas ainsi.
Les études de psychologie affective et génétique et principalement celles de l'éco-
le psychanalytique et de psychologie animale (auxquelles nous nous sommes plus haut
référés) montrent, jusqu'à l'évidence, que les pulsions anormales, les besoins les plus
répugnants, les plus antisociaux, les plus agressifs, les plus étranges, etc., se rencon-
trent dans la masse spécifique humaine, comme dans celle des espèces voisines.
Qu'est-ce à dire ? sinon que le développement d'un être humain implique, comme
phase primitive de son évolution, le passage par une couche libidinale « archaïque »
qui restera latente en lui, quand il aura atteint sa « maturité ». Cette couche constitue
la base instinctivo-affective à laquelle toutes les pulsions et les plaisirs possibles nous
renvoient nécessairement comme à leur source commune.
Un système pulsionnel ne paraît jamais ni isolé, ni toujours identique à lui-même,
il est solidaire de l'organisation libidinale tout entière dont il est contemporain. Ainsi
les pulsions orales constituent un faisceau de conduites d'incorporation dans une forme
d'existence où les processus d'identification, pour si partiels et limités à la vie d'un
organe qu'ils soient, établissent entre le nourrisson et le premier objet de sa connais-
sance une relation quasi ombilicale de fusion avec autrui. De même les pulsions anales
se situent sur un plan d'ouverture au monde où s'ébauchent les premiers conflits entre
l'intérieur et l'extérieur, etc. De tels « complexes » ne constituent pas des « choses »
toujours identiques à elles-mêmes. Ils sont intégrés aux plans successifs de l'organisa-
tion affective : les pulsions agressives sadique-anales se métamorphosent au stade œdi-
pien de la culpabilité et ultérieurement elles seront intégrées ou « sublimées », c'est-à-
dire en fin de compte plus ou moins actualisées en forme d'existence qui les réprime-
ront ou les utiliseront dans des structures de plus en plus complexes et différenciées.
Au terme du développement enfin, le système pulsionnel, dans sa majeure partie
inconscient ou subconscient, est dominé par les instances proprement morales et
sociales du moi. Et ce n'est pas parce que nous en portons en nous l'exigence que nous
en sommes nécessairement les esclaves ; bien au contraire notre existence est gouver-

242
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

née par « nous » contre « ça ». Le « moi » n'est pas une abstraction ainsi que le psy- …Le « moi » n'est pas une
chanalyste a fini par le reconnaître l. Il représente la métamorphose supérieure de l'être, abstraction ainsi que le
psychanalyste a fini par
c'est-à-dire la forme définitive adaptée et équilibrée qu'a pris l'ensemble du système
le reconnaître. Il repré-
pulsionnel primitif. Dès lors une pulsion perverse partielle n'a aucun sens. sente la métamorphose
Si donc ce n'est pas la présence de pulsions anormales qui caractérise le « vice », supérieure de l'être…
si les conduites et goûts qui le composent sont immanents à la nature humaine, alors … le vice […] exige pour
se constituer en forme
ce vice nous paraît être, non plus une « donnée » primitive, mais, dans sa forme la plus
d'existence, une orienta-
authentique, une « recherche », une « volonté ». Il exige pour se constituer en forme tion, un dépassement de
d'existence, une orientation, un dépassement de l'instinct. l'instinct…
Ce que l'on entend par « plaisirs anormaux », ce sont, en effet, des plaisirs artifi-
ciels où se satisfont non plus simplement les tendances instinctives fondamentales
sous leur forme brute d'utilité spécifique, mais un système pulsionnel qui en se déve- …un système pulsionnel
qui en se développant s'est
loppant s'est écarté de sa finalité primitive pour se « prendre » dans une constellation
écarté de sa finalité primi-
idéo-affective ou, si l'on veut, un mode d'existence « contre-nature ». Les valeurs de tive pour se « prendre »
« jeu », d'« art », de « raffinement », de « gratuité », de « défi », de « cynisme », de dans une constellation
« scandale », d' « excès », de « provocation », d' « affranchissement », de « complica- idéo-affective ou, si l'on
veut, un mode d'existence
tion » ou de « délicatesse » se mêlent chez le « gourmet » comme chez le « libertin »
« contre-nature »…
pour tisser la trame du vice où nous reconnaissons les mêmes traits de « malignité »,
de « culture du mal », de « morale à rebours » que chez les subversifs « amoraux » et
« antisociaux ». Pour les uns comme pour les autres, se pose la même question. Ces
individus ou ces groupes d'individus (esthètes, dévoyés ou toxicomanes) qui s'aban-
donnent aux profondes sollicitations de pulsions, communes à tous les hommes mais
généralement réprimées, qui laissent éclore en eux et cultivent le goût, le désir et le
plaisir de « mal faire », de trahir leur nature en transformant les moyens qu'elle leur
fournit en fins recherchées pour leur valeur hédonique insolite ou même pour leur
« idéal 2 », sont-ils toujours et nécessairement des malades ?
– Poser ces questions, c'est les résoudre par la négative. Il nous paraît évident, jus-
qu'au truisme, que de tels comportements humains pervers sont étrangers à la notion …de tels comportements
humains pervers sont
même de maladie mentale, qui implique un déficit et non une activité de choix ; c'est
3
étrangers à la notion même
à cette évidence que se sont d'ailleurs toujours rendus tous les hommes qui n'ont pu de maladie mentale…

1. Cf. notre Étude, n° 6.


2. Le vice exposé dans toute son abjection dans le Journal du voleur de Jean GENET (1949) ren-
voie (pp. 219 à 223) comme à son reflet le plus humain sinon à une sorte de « vertu » tout au
moins à la parole de saint Augustin... « Il y a quelque chose de pire que le vice, c'est la satisfac-
tion de la vertu »... Si faire l'Ange c'est faire la Bête, peut-être aussi le « démon de la perversi-
té » peut-il recouvrer quelque chose de son état primitif d'innocence... Quoi qu'il en soit de ces
secrets insondables du cœur humain, nous désirons simplement souligner ici que la volonté du
mal peut s'exercer sur le plan de la plus dramatique condition humaine sans être pathologique.
3. Cf. notre Étude, n° 4.

243
ÉTUDE N° 13

accepter de considérer la perversité comme nécessairement et « en soi » pathologique.

II –. Mais il nous paraît évident, aussi, que certaines formes de « perversité » sont
pathologiques et c'est à cette évidence que se sont toujours référés les médecins qui,
depuis cent ans, se sont appliqués à approfondir l'étude des « amoraux », des « pervers
», et de leurs « anomalies » psychosomatiques. Certes, nous venons de voir quelle ter-
rible difficulté, quelle « aporie » redoutable représente pour le psychiatre 1 le problè-
me de la perversité. Celle-ci est, en effet, d'autant plus « pure » ou, si l'on veut, « maxi-
ma » qu'elle se confond avec la démarche de la conscience morale dont le choix inver-
se les valeurs. Or, sous cette forme, elle ne peut être considérée comme pathologique
que par un abus de langage et une déformation des notions les plus fondamentales. Il
existe, pourtant, toute une série de faits qui nous font parler de « perversité » ou de per-
version à propos d'actes de goûts ou de comportements qui échappent à la plénitude de
la conscience morale, qui manifestent un trouble de sa structure, et somme toute de sa
liberté. A cet égard, nous nous trouvons en face d'une nouvelle difficulté et une nou-
velle analyse de la perversité est nécessaire : elle doit nous rendre compte de la possi-
bilité d'existence d'une pathologie de la conscience morale et des formes de la perver-
sité pathologique.
…La perversité, avons- La perversité, avons-nous dit, n'appartient pas à la « nature instinctive » (qui pour
nous dit, n'appartient pas à être essentiellement « amorale » ne suppose pas que l'on discerne en elle du moral ou de
la « nature instinctive »…
l'immoral, la norme et l'anomalie). Elle n'est pas de l'ordre des désirs ou des besoins tous
également « dans la nature ». Elle n'a de sens et d'existence que pour autant qu'elle sup-
pose une conscience morale qui la choisit et qu'elle viole. Ce n'est qu'en se dressant
contre un système d'interdictions qui le rendent illicite et coupable, que naît l'acte per-
vers. Or ce système, il apparaît très précocement dans le développement humain sous la
forme d'abord de la « pré-morale » (HESNARD), du sur-moi (FREUD). A ce niveau
« archaïque » la perversion et la culpabilité qui lui est liée dépendent du conflit qui oppo-
se les instances libidinales à l'organisation fantasmique de la conscience, c'est-à-dire que
la structure du « mauvais » est pénétrée du jeu même des liaisons magiques que nouent,
entre elles, les imagos premières du moi et d'autrui, les objets successifs des investisse-
ments libidinaux. Quand plus tard avec la « sublimation » ou mieux « l'oblativité » et la
liberté du choix et des valeurs, ce système primitif apparaît tout entier (et comme systè-
me pulsionnel du « ça » et comme système contre-pulsionnel du « sur moi » ), comme
un foyer de forces « mauvaises », de « tentations », de « tendances perverses », alors ce
conflit de mobiles et de motifs constitue la structure fondamentale de l'homme. Ainsi, si
la perversité nous était apparue jusqu'ici et dans sa forme la plus « pure » comme une
volonté de pécher, comme la libre disposition d'une malignité systématique, le fait que

1. La même qui « se pose pour le psychiatre devant le surréalisme, devant la sainteté, devant le
génie », devant l'angoisse humaine, etc.

244
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

la dynamique même de la conscience morale suppose et implique un équilibre de ces …la dynamique de la
forces contraires nous rend compte de la possibilité de leur déséquilibre et par consé- conscience morale suppo-
se et implique un équi-
quent d'une PATHOLOGIE DE LA CONSCIENCE MORALE, de l'existence de certaines formes
libre de ces forces
pathologiques de perversité ou de perversions, toutes se définissant nécessairement par contraires nous rend
le fait qu'une conscience morale existe, mais qu'elle est impuissante, soit par son imma- compte de la possibilité
turité, soit par sa faiblesse à lutter contre ses instances pulsionnelles. Les conditions de de leur déséquilibre et
par conséquent d'une
cette dysgénésie, de cette débilité constituent la structure négative de cette forme de
PATHOLOGIE DE LA
conscience morbide. Celle-ci n'est pathologique que parce qu'elle est dans sa détermina- CONSCIENCE MORALE…
tion secondaire à des « troubles » du développement de la personnalité ou à un « défi-
cit » psychique dont elle dépend. Autrement dit la perversité ou les perversités patholo-
giques ne sont pas des tendances « primitives » ou des anomalies constitutionnelles ins-
crites comme telles dans le patrimoine biologique, le tempérament ou le caractère, consi-
dérés comme une mosaïque de traits innés.
Une première forme de perversité ou d'amoralité peut donner l'illusion d'un méca-
nisme aussi simple, ce sont les cas d'agénésie du développement moral de l'individu
qui, empêchant son évolution normale vers les instances altruistes et éthiques, le soude
à la couche essentiellement « amorale » des premières phases de son existence. Mais
nous verrons précisément que la structure psychopathique de la « moral insanity » est
non pas celle d'une amoralité pure ou primitive, mais d'une incapacité d'accéder à la
conscience morale, d'une « immaturité » de développement.
Une autre forme de « perversions » risque d'engendrer la même illusion, c'est le
cas où le trouble apparaîtra cliniquement « partiel », c'est-à-dire lorsque l'arriération
affective, le défaut d'organisation et d'évolution des instances complexuelles se mani-
festeront par un système pulsionnel apparemment isolé. Mais nous verrons que dans
ces cas, dans la mesure même où ils sont pathologiques, la perversion « isolée » est
« prise » dans une structure névropathique.
Par contre, un autre versant de la pathologie éthique constitué par les dissolutions
« acquises » de la conscience et de la personnalité entraînant des tendances et des com-
portements moraux, se soustrait d'elle-même à cette erreur.
Ceci nous conduit à poser tout naturellement, et dès ce premier examen du
problème et après en avoir ainsi justifié la possibilité théorique, les modalités cli-
niques de la pathologie de la conscience morale. Nous étudierons : 1° les troubles
ou dysgénésies du développement moral : l'amoralité pathologique et les perver-
sions ; 2° les. perversions « partielles » ; 3° les régressions amorales ou perver-
sions acquises, dites « symptomatiques 1 ».
A propos de chacune de ces formes nous aurons à établir les éléments du diagnostic

1. Étant bien entendu que pour nous tous les aspects pathologiques de la perversité et des per-
versions sont précisément « symptomatiques » ou « secondaires ».

245
ÉTUDE N° 13

à l'égard de la perversité normale et des autres formes de troubles instinctivo-affectifs.

§ II – LES ANOMALIES DU DÉVELOPPEMENT ÉTHIQUE


OU « MORAL INSANITY »
On comprend généralement sous ce nom ou celui de « perversité constitutionnel-
le » un ensemble de troubles du caractère des appétits et des tendances qui, réunis chez
un sujet donné, en font un être radicalement amoral et antisocial. C'est un état psy-
chopathique essentiellement « caractériel » non seulement d'insubordination aux dis-
ciplines morales ou sociales et de résistance à toute intimidation, mais encore et sur-
tout caractérisé par un désir constant de nuire et de déplaire.

A. – HISTORIQUE
Sous des synonymes divers : folie morale, moral insanity, moralische
Schwachsinn, monomanie instinctive, invalidité morale, etc., cette forme psychopa-
thique a été décrite et étudiée depuis longtemps 1. C'est, semble-t-il, à PINEL (1809) que
revient le mérite de la première description de cette forme clinique appelée par lui
…la « manie sans délire » manie sans délire, dénomination à laquelle ses infirmiers de Bicêtre préférèrent, dit-
de PINEL… on, la désignation de « manie raisonnable ». MARC a pu, à ce propos, écrire : « Il était
réservé à PINEL, à un de ces génies de notre siècle, de peindre le premier cet état extra-
ordinaire où sans aberration sensible des facultés intellectuelles, les malades se portent
à des actes qui aux yeux du vulgaire ne s'expliquent que par une profonde perversité
». – « M. PINEL, dit à son tour GEORGET, a très bien signalé cette espèce d'aliénation
mentale et l'a désignée sous le nom de folie raisonnante et de manie sans délire. »
ESQUIROL, après avoir nié l'existence de la « manie sans délire » (1818), modifia son
point de vue et dans son mémoire sur la « monomanie homicide », il écrivit à ce sujet :
« Quelquefois les facultés affectives sont les seules lésées; quelquefois on n'observe ce
désordre que dans les actions » et, naturellement, dans sa description de la monoma-
nie instinctive ou de la monomanie impulsive, on retrouve les traits de la fameuse
« manie raisonnante » ou de la manie sans délire de PINEL. Dans la suite, ce groupe-
ment clinique fut plus ou moins confondu avec d'autres états psychopathiques sous le
nom de « monomanie » raisonnante, impulsive, homicide, incendiaire, de kleptoma-
nie, etc., de « folie lucide » (TRÉLAT) OU de « folie des dégénérés » (MOREL) et il donna
lieu, on le sait, à de nombreuses et retentissantes discussions.
En Allemagne 2, GROHMANN, en 1819, décrivait les « Moralische Krankheiten der
Seele ». A la même époque (1835), en Angleterre, RUSH isolait le même type clinique

1. La Bible, selon LOMBROSO, ordonnait de mettre à mort, dès sa jeunesse, le criminel-né.


2. Consulter l'excellent travail de DUBITSCHER (Zeitsch. f. d. g. Neuro, 1936, t. 154).

246
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

dont PRICHARD a approfondi l'étude en le désignant du nom de « Moral Insanity »,


dénomination qui a fait fortune et est encore aujourd'hui très souvent employée.
Mais contre la doctrine des monomanies, en général, et contre cette variété en par-
ticulier, ne tardèrent pas à s'élever un grand nombre de critiques. C'est spécialement J.
P. FALRET chez nous et GRIESINGER en Allemagne qui s'insurgèrent contre cette entité.
On alla même jusqu'à accuser PINEL « d'avoir créé cette espèce pathologique pour le
malheur de la science »...
Dans les premières années de ce siècle, la notion d'une folie morale, d'une « consti-
tution perverse » s'est développée et est devenue classique chez nous avec et après les
travaux de MAIRET et EUZIÈRES, de DUPRÉ, de DELMAS, etc. En Allemagne, ces cas
entrent dans le groupe des « psychopathies » (K. SCHNEIDER-E. KAHN, etc.). Mais les
controverses à son sujet durent toujours 1...

B. – FACTEURS ÉTIOLOGIQUES
1° Dégénérescence bio-psychique, hérédité.
Nous avons indiqué que pour MOREL la folie morale faisait partie des folies des dégé- …MOREL…
nérés, LOMBROSO fit quelques difficultés pour admettre l'identité des « fous moraux » et
…LOMBROSO…
des « criminels-nés » ; cependant, en mettant l'accent sur le côté biomorphologique, il
continuait tout naturellement le mouvement inauguré par GALL et SPURZHEIN qui ratta-
chaient l'instinct de détruire, la sexualité exagérée, les tendances antisociales, à des mal-
formations cranio-cérébrales. Pour LOMBROSO les « criminels-nés » étaient, en effet, des
êtres conformés de façon particulière, dont tout révèle la vocation maligne, depuis leur
conformation cranienne jusqu'à leurs productions artistiques. Le « criminel-né » est,
selon lui, le fruit d'un retour atavique à l'homme primitif; il est tout près de l'animal et de
la bestialité ; « l'ignorance de la compassion et de la pitié », l'impulsivité, la violence, la
paresse et la « superstition » constituent ses caractères essentiels.
MAGNAN a donné une classification de ces sujets qui repose approximativement
sur le même principe, c'est-à-dire sur la solidarité de l'état mental et des malformations
ou troubles somatiques. Dans sa thèse SÉRIEUX 2 exposa la doctrine de MAGNAN ; selon …Thèse de SÉRIEUX…
le goût de l'époque, il distinguait : 1° les spinaux : actes instinctifs purement réflexes;
2° les spinaux cérébropostérieurs : la région cérébrale étant le siège des instincts, il y
a prédominance des actes instinctifs brutaux ; 3° les spinaux cérébro-antérieurs : actes
qui suivent les idées et les sentiments pervers, c'est le groupe des vrais pervers ; 4° les
cérébraux antérieurs : pervers intellectuels.
Quant au rôle de l'hérédité, il est admis comme considérable par beaucoup d'au-
teurs. HEUYER, confirmant l'opinion de DUPRÉ (1912), estime que l'hérédité similaire …HEUYER…

1. PENROSE, Moral Defidency, Journal of mental Science, 1947, 93, p. 273.


2. SÉRIEUX, Recherches cliniques sur les anomalies de l'instinct sexuel, Thèse, Paris.

247
ÉTUDE N° 13

se retrouve dans 37 % des cas (vol, prostitution, vagabondage des parents). Dans son
travail très consciencieux, CORBET 1 sur 188 cas (malades « aliénés difficiles » de la
section Henri COLIN à Villejuif) a noté 32 cas d'hérédité psychopathologique directe
ou collatérale (aliénés dans les ascendants ou les fratries). De nombreuses recherches
généalogiques ont été poursuivies sur ce point, spécialement en Allemagne. Tout
…certaines familles sont d'abord, certaines familles sont restées célèbres dans les annales de la psychiatrie de
restées célèbres dans les ce pays. Ainsi la famille étudiée par JUKES qui, en 1874, comptait 1.200 membres et
annales de la psychia-
qui, en 1915, en comptait 2.094 (dont 1.258 vivants). On a pu dénombrer chez elle 300
trie…
assistés, 600 faibles d'esprit ou épileptiques, 308 prostituées, 140 criminels dont 7
meurtriers ! JOERGER a publié la généalogie également édifiante d'une autre famille, la
famille « ZÉRO 2 », et celle (alliée de la précédente) dénommée « MARKUS 3 ». En
1925, F. PANSE 4 a rapporté l'histoire d'une lignée de même genre. En 1921,
MAGGENDORFER 5 a étudié 100 cas de perversité constitutionnelle. Il les a groupés en
deux catégories : les unes de type affectif épileptique, les autres « parathymiques (du
genre « schizoïde » ) ; la parenté de ces derniers était fortement entachée de schizo-
phrénie. HOFFMANN 6, parlant de l'étude des familles ZÉRO et MARKUS et essayant de
préciser la nature du gêne morbide et de son mode de transmission héréditaire, a émis
l'hypothèse que ce gêne est identique à celui de la schizophrénie et qu'il se transmet-
trait selon un mode dominant tandis que la prédisposition « à la vie droite » affecte-
rait, dans la lignée, un mode récessif. RÜDIN a admis, par contre, la nécessité des ten-
dances psychopathiques perverses. REISS 7, dans plusieurs publications, a fait jouer un
grand rôle à la tare bilatérale dans la lignée (les deux parents appartiendraient à des
familles psychopathiques). En 1926, LANGE 8 étudiant des jumeaux a montré que sur
sept paires de jumeaux homozygotes, cinq paires présentaient des réactions perverses
concordantes. On trouvera dans le traité de VERSCHUER 9 et dans l'excellente étude de
DUBITSCHER 10 des développements très intéressants (et la bibliographie) sur cette
question envisagée notamment, par ces auteurs, du point de vue de l'application des
lois de stérilisation. L'un et l'autre concluaient à cette nécessité pour le « Moralische
Schwachsinn » nettement pathologique.
D'après une statistique que DELMONT a pu établir à HOERDT et qui porte sur cent

1. Thèse, Paris, 1938.


2. Archiv. für Rassen, 1905.
3. Zeitsch. f. Neuro, 1918.
4. Zeitsch. f. Neuro, t. 97, p. 570.
5. Zeitsch. f. Neuro, t. 66.
6. Monatsch. f. Psych., 1926.
7. De 1910 à 1925, bibliographie dans l'article d'ENTRES, traité de BUMKE.
8.. Zeitsch. f. Neuro., t. 112, 1928, p. 283.
9. Erbpatholagie, 1934, trad. fr. 1943.
10. Zeitsch. f. Neuro, 1935, t. 154.

248
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

pervers, il existait un aliéné dans trois de ces cent familles seulement, mais dans vingt
d'entre elles, il existait des anomalies psychiques considérables (suicide, alcoolisme,
criminalité), fait qui correspond aux observations de PANSE.
Les Anglo-Saxons ont étudié également ces dernières années l'hérédité des crimi-
nels (ROSANOFF, AANDY et PLESSET 1, NEWMAN, FREEMAN et HOTZINGER 2, PAULW
POPVON 3, David ABRAHAMSEN 4, etc.). L'étude des jumeaux a appelé spécialement leur …Études portant sur les
attention. D'après ROSANOFF, AANDY et PLESSET les « manifestations antisociales se jumeaux…

sont montrées non seulement pratiquement égales en qualité, mais synchrones dès le
rythme même de leur apparition ». Le travail de NEWMAN (généticien), FREEMAN (psy-
chologue) et HOLZINGEN (statisticien) a porté sur 119 paires de jumeaux, 150 paires de
bivitellins élevés ensemble, 50 paires d'univitellins élevés ensemble, 19 paires d'uni-
vitellins élevés séparément. La concordance leur a paru chez les jumeaux du troisième
groupe être d'autant plus grande qu'il s'agit de caractères morphologiques. Pour les ten-
dances de la personnalité, l'environnement a paru exercer une nette influence de diffé-
renciations. De telle sorte que l'on pourrait conclure de ce travail avec A. ALMEIDA
Junior 5 que ce que l'hérédité fait, l'ambiance aussi peut le faire... Cependant il nous
paraît hors de doute que l'hérédité psychopathique a de profondes affinités avec cer-
taines formes morbides de perversité.

2° Étiologie toxi-infectieuse.
Les théories « de la dégénérescence » ou « lombrosienne » n'excluent pas les fac-
teurs toxi-infectieux « blastophtoriques » ou plus ou moins précocement acquis
(alcool, tuberculose, syphilis). C'est ainsi que beaucoup d'auteurs ont admis le rôle de
l'hérédo-syphilis, notamment dans la genèse des perversités constitutionnelles.
L'étude de l'encéphalite léthargique a apporté sur ce point une nouvelle et décisi- …L'Encéphalite léthargique…
ve source de documents cliniques. (Sur cent « pervers » internés, DELMONT a noté neuf
cas d'encéphalite épidémique.) L'intégration tentée par WALLON des réactions per-
verses dans certains types d'organisation pathologique du tonus et du mouvement, est
à cet égard très intéressante.
Dans la statistique de DELMONT, 19 de ses 100 pervers avaient présenté une encé-
phalopathie infantile (4 traumatismes obstétricaux, 5 encéphalites, 7 traumas craniens,
3 dégénérescences progressives).

1. ROSANOFF, AANDY et PLESSET, cf. l'analyse critique de ce travail in Journal of Here-dity, 33/18.
2. NEWMAN, FREEMAN et HOTZINGER, Twins. A Study of Heredity and Environment, Chicago,
1937.
3. PAULW POPVON, Twins and Criminals, Journal of heredity, 27, p. 380.
4. David ABRAHAMSEN, Crime and the Human Mind, New-York, 1944.
5. A. ALMEIDA Junior, Hereditoriedade e Crime, Revista pénale e Penitenciaria de Saô Paulo,
1947.

249
ÉTUDE N° 13

3° Facteurs sociogéniques, éducatifs et familiaux. Le milieu..


Comme nous l'avons vu à propos de l'hérédité, la famille joue un rôle essentiel, en
tant qu'elle assure et exprime la continuité du patrimoine biologique, des dispositions
« endogènes », des « tares », du « tempérament », du pervers. Mais l'influence de la
famille dépasse celle de l'hérédité, elle est un milieu qui constitue « l'environnement »
affectif et moral, la « matrice » sociale du développement psychique sur les bases des
interrelations psychologiques. Les processus de fixation, d'identification, d'introjection
qui lient l'individu aux parents constituent un « conditionnement » d'importance
majeure. Depuis que FREUD a montré le rôle des situations complexuelles, qu'ADLER a
mis en évidence, les mécanismes de compensation idéo-affectives du complexe d'infé-
riorité, etc., tous les sociopsychologues, les psychanalystes et les psychiatres – surtout
les psychiatres qui s'occupent de psychiatrie infantile – ont mis l'accent sur le rôle des
conflits, des réactions au milieu familial, des facteurs éducatifs ou des influences per-
turbatrices dans les relations de l'enfant à son groupe familial. A cet égard l'importan-
…Importance de la dis- ce de la dissociation familiale est le plus souvent indiquée 1. En raison des conditions
sociation familiale… défectueuses de cohésion affective de la famille et du conflit qu'elles expriment, le
développement de l'enfant subit des vicissitudes néfastes. L'importance si considérable
de la frustration affective et de l'isolement affectif a été mise admirablement en lumiè-
re par A. FREUD et Dorothy BURLINGHAM 2, MALE 3, ROUART 4, MITSCHERLICH 5, etc.
…l'excellente étude de J. Et il suffit de se rapporter à l'excellente étude de J. LACAN 6 pour se convaincre que la
LACAN…
structure de la famille conjugale constitue la forme vivante, initiale et primordiale de
la morale, pour autant que celle-ci, ramenée avec BERGSON au « tout de l'obligation »,
représente, dit-il, « le bien que clôt le groupe humain dans sa cohérence » et s'oppose
« à l'élan transcendant de la vie dans tout mouvement qui ouvre ce groupe en immo-
bilisant ce bien ». C'est dire combien la constellation familiale, laisse son empreinte
(d'ailleurs de tout temps reconnue) sur le développement moral. Reste à se demander
cependant si la « rétivité » du pervers morbide ne précède pas la déformation des rela-
tions affectives intrafamiliales, si elle n'y introduit pas elle-même un trouble, de par
ailleurs si éclatant d'évidence ?

1. Cf. notamment trois récents travaux : celui de G. MENUT, La dissociation familiale et les
troubles du caractère chez l'enfant, Paris, 1944 ; celui de J. DOS SANTOS (Enfance, 1949) et l'ou-
vrage de C. HAFFTER, Kinder aus geschiedene Ehen, Berne, 1948, dont nous avons fait une ana-
lyse critique (Évolution Psychiatrique, 1949, pp. 433-437).
2. Arune FREUD et Dorothy BURLINGHAM, Infants vnthout Familier, New-York, 1944-
3. P. MALE, Un aspect de la psychiatrie infantile pendant la guerre, Conséquence chez l'enfant de
la captivité du père. Évolution psychiatrique, 1947.
4. J. ROUART, Guerre et Psychiatrie infantile, Évolution Psychiatrique, 1947.
5. MITSCHERLICH, Aktuelles zum Problem der Verwahrlosung, Psyché (revue allemande), 1947, t. I.
6. J. LACAN, Le complexe facteur concret de la psychologie familiale, Encyclopédie française, 8-
40-5.

250
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

C. – DESCRIPTION CLINIQUE DE LA PERVERSITÉ PATHOLOGIQUE

Le « fou moral » est un déséquilibré et l'aspect clinique principal, – mais non le


seul – de son déséquilibre est son caractère pervers. Pour présenter ici une description
typique et classique (dont nous nous excusons du caractère peut-être trop artificiel et
schématique) nous étudierons successivement cinq aspects fondamentaux de pervers
constitutionnels : le noyau caractériel pervers, le déséquilibre thymique, l'organisa-
tion névrotique, l'appétance toxicomaniaque et les « crises ».
1° Le noyau caractériel pervers.
Amoralité, inaffectivité, impulsivité, inadaptabilité, tels sont les traits caractéris-
tiques de ce noyau pervers d'après RÉGIS et tous les classiques. Nous pouvons en décri-
re deux faces : la rétivité à l'égard des disciplines et la malignité foncière.
a) Rétivité. Les réactions du pervers 1 restent celles d'un être incomplètement
« mûr » du point de vue moral. Il affirme ses tendances égotistes sans les subordonner …tendances égotistes
jamais, ou en les soumettant rarement, à des sentiments moraux ou sociaux (altruisme, sans les subordonner
jamais […] à des senti-
pitié, respect, charité, pudeur). Il n'agit qu'en vertu des exigences soudaines ou tyran-
ments moraux ou sociaux
niques de ses désirs et caprices. Il n'agit qu' « à sa tête » qu'il a « dure ». Il est tout d'un (altruisme, pitié, respect,
bloc, hermétique, « inentamable » ; sur lui glissent les ordres, les conseils, les sugges- charité, pudeur)…
tions, les réprimandes et les punitions. Jamais il ne se laisse pénétrer. Il ne paraît ni
aimer, ni s'attacher, il ne manifeste ni respect, ni reconnaissance, ni obéissance.
Insensible à sa propre douleur, ou à celle des autres, dès son plus jeune âge, entier,
capricieux, coléreux, obstiné, buté, il se montre constamment indépendant, indiscipli-
né, désobéissant, menteur, violent, sournois et vindicatif. A l'école, son attitude de
rébellion s'affirme, il fait des fugues, organise des « bandes » pour la maraude ou l'éco-
le buissonnière 2. Parfois étrangement isolé dans sa révolte, silencieux et entêté, iro-
nique ou maussade, c'est dans l'ombre, dans les coins, seul, qu'il médite et rumine sa
délectation morose. Sa révolte peut l'amener à une rupture complète avec sa famille ou
l'atelier où il est placé. Le vagabondage, les larcins, les « coups de tête » et les mau-
vais coups constituent les traits habituels de sa délinquance. Devenu alors un « affran-
chi », indépendant, dévoyé, gouailleur, il se tient en dehors des normes sociales, fami-
liales et morales qu'il bafoue et raille.
b) Malignité. Mais à ce caractère fondamentalement « réfractaire » et fermé s'ajou-
…l'attrait et le désir du
te une tendance plus positive : l'attrait et le désir du mal, la volonté de mal faire, le plai-
mal, la volonté de mal
sir de faire souffrir, de scandaliser. Non seulement le pervers est en rupture de ban avec faire, le plaisir de faire
la morale et la société dont les conseils, les ordres et les suggestions glissent sur lui, souffrir…

1. Nous mettons toute cette description au masculin mais elle vaut à peu près dans les mêmes
termes pour « la perverse ».
2. Marianne HOSSENLOP, Essai psychologique sur les bandes déjeunes voleurs, Publications de la
Faculté de Lettres de Strasbourg, n° 101, 1944.

251
ÉTUDE N° 13

mais il éprouve un malin et ostentatoire plaisir à se révéler mauvais, vicieux, criminel.


Il arbore son immoralité, et sa subversivité comme une provocation et un défi. Voué à
…voué à une agressivité une agressivité perfide ou élastique, cruel envers les animaux, il frappe les enfants plus
perfide ou élastique,
faibles ; malfaisant envers tout et tous, il s'ingénie à toutes les vexations, se délecte
cruel envers les ani-
maux… il s'ingénie à dans le scandale et le mensonge. Il cherche à peiner, à blesser, parfois à frapper ses
toutes les vexations… parents, ses maîtres, ses camarades. Il entraîne et pervertit ses camarades, organise des
vols, des profanations, des jeux cruels, des « chahuts » et des escapades. Cédant aux
imaginations malignes d'une mythomanie calomnieuse, il déconsidère sa famille, ses
bienfaiteurs, des inconnus. Sa perfidie lui suggère mille moyens de torturer, de susci-
ter des conflits (lettres anonymes 1, dénonciations mensongères, etc.). Il accuse ses
maîtres, ses parents, va jusqu'à simuler des attentats. Hâbleur à l'occasion, il raconte
des « histoires » (mythomanie vaniteuse perverse). Il martyrise ses camarades, ses
frères moins âgés. Chez lui, véritable « bourreau domestique », il brise les objets, aime
à casser, à déchirer, à détruire. Certains de ces pervers, surtout campagnards, mettent
le feu aux granges, posent des pierres sur les rails, torturent les animaux. Leur vie
infantile est tout entière formée d'un réseau continu de brutalités, de ruses et de
méchancetés sans qu'aucun frein ne puisse modérer leur activité malfaisante, perpé-
tuellement inspirée par une sorte de mauvais génie.
Adolescents 2, ils volent leurs parents, leurs patrons ; s'affilient à des bandes de mal-
faiteurs, vivent en vagabonds, se livrent à des escroqueries. Les filles se prostituent par
paresse, défi, goût de l'indépendance et des plaisirs (tel est le « syndrome de la prosti-
tuée » ). Les « mauvais garçons » cherchent dans l'aventure un champ ouvert à leur soif
d'indiscipline, s'engagent paradoxalement dans la marine, la « coloniale » ou « la
légion » comme pour constamment frôler ou provoquer la punition. De délinquance en
délinquance, couverts de tatouages 3, habitués des prisons et des asiles, récidivistes
impénitents, spécialistes des évasions, ils ne cessent de purger leurs peines ou d'échap-
per aux médecins que pour recommencer à vivre de débauches et d'expédients, devenir
des chômeurs professionnels, des épaves sociales 4, des parasites, piliers d'hôpital et de

1. H. BINDER, Das anonymes Briefschreiben, Archives suisses de Neuro. et Psych., 1948, 62, pp.
11 à 58.
2. Le petit roman : La tête contre les murs, de BAZIN, retrace le drame de ces existences incoer-
ciblement tournées vers le mal, la révolte et les cercles vicieux des crimes et des châtiments. Les
« romans noirs » de PETER CHEYNEY (Pas d'orchidés pour Miss Blandisch) ou le « Rocher de
Brighton » de GRAAM GREEN contiennent des récits typiques de ces exploits. Parmi cent autres
caractéristiques d'une littérature toujours très goûtée du public rappelons encore les livres récents
de Maurice SACHS, M. CIANTAR, etc.
3. LEGOURAND DE TROMELIN, Thèse, Marseille, 1934.
4. TERRAMOISE (La vie et la mort des Clochards, Thèse, Bordeaux, 1930), a étudié ces frères
modernes et citadins des « gueux » de Vilon : « hommes-sandwichs », rauques crieurs de jour-
naux, dockers intermittents, mendiants à l'occasion, porteurs des halles, chiffonniers, vieilles
prostituées dans une détresse profonde ; personnages interlopes, « sidis », matelots de com-
merce, routiers, ils sont, dit-il, de toutes les races, de tous les âges, tous unis par une …/…

252
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

refuges. Parfois voués à la passion des « courses » ou à la fainéantise, ils vivent en sou-
teneurs, ou de chantages 1, de cambriolages, de « combines » (contrebande, commerce
de stupéfiants, vagabondage spécial, « marché noir », etc.). En « bandes », en « gangs »,
ils commettent des vols avec effraction et à. main armée, des rapts d'enfants, des
meurtres. Pris dans la frénésie idéologique de sectes politiques « révolutionnaires », ils
commettent des attentats, ourdissent des complots ou exécutent des coups de main.
Tirant gloriole de leurs exploits et de leurs mauvais coups, toujours prêts à se quereller,
à frapper, à voler, ils s'affirment intraitables et inamendables. Parfois même « moutons »
de la police leur duplicité « flirte » avec les services de surveillance, du « Deuxième
Bureau », etc. Telle est « l'odyssée » de ces pervers qui ne cessent pas d'être toujours,
en tout et pour tout, des « fléaux » (DUPRÉ).

2° Déséquilibre thymique.
Nous touchons ici à un des traits les plus constants et les plus remarquables du per-
vers pathologique : c'est un déséquilibré. L'équilibre instinctivo-affectif de sa person- …L'équilibre instinctivo-
nalité est précaire et profondément perturbé. C'est parfois dans son humeur, son « bio- affectif de sa personnalité
est précaire…
tonus », qu'il est atteint – ou plus exactement c'est son seuil d'excitabilité émotionnel-
le qui est abaissé. Tantôt il s'agit d'une exaltation permanente avec hypersthénie, ton …exaltation permanente…
coléreux, irritabilité, susceptibilité et réactions violentes. Tantôt il s'agit d'une excita-
bilité latente, favorisant de brusques explosions impulsives qui rapprochent de tels …ou explosions impulsives…

sujets des tempéraments épileptoïdes. Il est fréquent à noter ces tendances schizoïdes
chez ces êtres froids, entêtés, renfermés, violents et fortement introvertis dans une
méditation sournoise et perfide de leur agressivité. D'autres fois, il s'agit d'hyperémo-
tifs à réactions diffuses, désordonnées, théâtrales, apparentées aux hystériques et …ou théâtralisme…

mythomanes (c'est le type même de la perversité féminine). Plus rarement, c'est une
forme cyclothymique que l'on trouve sous-jacente aux manifestations perverses.
DUPRÉ, qui insistait beaucoup sur le déséquilibre des tendances affectives du pervers, …DUPRÉ, qui insistait
a opposé à cet égard deux types cliniques selon que le déséquilibre des forces thy- beaucoup sur le déséqui-
libre des tendances affec-
miques affecte une formule psychomotrice d'inhibition ou d'excitation. Voici comment
tives du pervers, a opposé
il présentait l'opposition de ces deux systèmes énergétiques pervers (pp. 409-411) : à cet égard deux types cli-
« Les différentes variétés de caractères sont conditionnées en dehors de la vie niques…
affective qui est la source de toute affectivité, par le degré, et les qualités de l'inhibi-
tion. C'est ce pouvoir d'arrêt de ralentissement et de canalisation de l'énergie sensiti-
vo-psycho-motrice en perpétuelle circulation dans l'écorce cérébrale qui constitue la
forme la plus haute de la volonté et de toute activité mentale. L'insuffisance de l'inhi-
bition a pour conséquence l'excessive labilité des processus psychiques, la prédomi-
nance de l'automatisme, le déchaînement des opérations réflexes : d'où le dérèglement

…/… misère profonde. On trouvera dans le numéro de septembre 1939 du « Crapouillot « une
bonne documentation sur « les bas-fonds de Paris, voleurs et mendiants ».
1. A. MELLON, Thèse.

253
ÉTUDE N° 13

de l'aptitude à agir. De ce vice fondamental de l'inhibition relève le caractère des dégé-


nérés excitables, impulsifs, indociles, turbulents, prompts aux réactions soudaines,
explosives, violentes ! L'esprit d'opposition, d'indocilité peut exister ainsi que je l'ai dit
aussi bien chez les pervers excitables que chez les pervers apathiques ; chez les pre-
miers il revêt la forme active, agressive, coléreuse ; chez les seconds la forme passive,
négative, indifférente. Les dominantes du caractère sont dans le premier groupe des
déséquilibrés : l'impulsivité, l'instabilité et la colère. L'impulsivité traduit la prédomi-
nance du régime réflexe dans les opérations psychiques. L'instabilité secondaire à l'in-
suffisance de l'inhibition dans le domaine psycho-moteur, se révèle par l'inattention
continue, la mobilité d'idées et de sentiments, enfin par le besoin essentiel de change-
ment de lieu, la tendance perpétuelle aux fugues, à l'errance, et au vagabondage ; la
colère, manifestation agressive du sentiment d'aversion, est liée surtout à l'émotivité.
Les dominantes du second groupe du caractère sont l'indifférence, l'aboulie et la pares-
se, secondaire à l'anesthésie affective et morale, à l'atonie générale des réactions
motrices et à la nature pénible de l'effort. On conçoit, sans qu'il soit besoin d'insister,
la diversité d'expression de la perversité instinctive chez des sujets de caractères si
opposés et l'on connaît par l'observation clinique, la variété, les combinaisons pos-
sibles entre tous les éléments de déséquilibre du sentiment et de l'action.

DELMONT a noté sur 100 pervers : 11 cas d'instabilité, 3 hyperémotifs, 6 épilep-


toïdes, 3 cas d'hypomanie chronique, 6 schizoïdes, 2 paranoïaques,
1 cyclothyme, 2 atteints de perversions sexuelles (proportion qui nous paraît bien
faible).
…L'école allemande range L'école allemande range avec Kurt SCHNEIDER un certain nombre de ces sujets
avec Kurt SCHNEIDER un parmi les « hyperthymiques », les « impulsifs », les « frénétiques » (Verbohrte,
certain nombre de ces
Verschrobene) et parfois les abouliques (willen-schwache Haltlosigkeit). Plus ancien-
sujets parmi les « hyper-
thymiques »…
nement TILING 1 insistait sur l'excitation de ces sujets et ZIEHEN 2, dans son deuxième
groupe de « moralische Schwachsinn », estimait fondamentaux les troubles de l'affec-
tivité et BIRNBAUM 3 a noté sur les variations du tonus affectif.
Ainsi « la perversité » a paru à beaucoup d'auteurs résulter d'un trouble de la régu-
lation affective, d'un désordre thymique foncier. L'organisation défectueuse du contrô-
le, le défaut d'intégration des pulsions instinctives dans les cycles du comportement
bien adapté, les brusques sollicitations impulsives ou la surexcitation permanente du
tonus vital constitueraient à cet égard le déséquilibre instinctivo-affectif dont la per-
…La mise en évidence du
caractère « secondaire »
versité caractérielle ne serait qu'un aspect.
de la perversité […] à La mise en évidence du caractère « secondaire » de la perversité constitutionnelle
l'égard du déséquilibre (considérée souvent à tort comme primitive) à l'égard du déséquilibre thymique dont
thymique dont elle n'est
elle n'est qu'une expression nous paraît fort importante.
qu'une expression nous
paraît fort importante…
II rend compte de ce fait que certaines classifications des états de déséquilibre,

1. TILING, Allg. Zeitsch. f. Psych., 1896, 52, p. 258.


2. ZIEHEN, Wien Med. Wschr., 1914, 11, 2243.
3. BIRNBAUM, Die psychopalische Persönlichkeiten, 1909.

254
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

quand elles ont énuméré les formes épileptoïdes, cyclothymiques, impulsives, hyper-
émotives, d'instabilité, ne trouvent plus rien à mettre sous la rubrique « perversions
constitutionnelles » (E. KAHN). C'est que les troubles de l'intégration des affects, des
variations de la personnalité ou, ce qui revient au même, l'abaissement du seuil des
excitations affectives paraissent bien représenter, en matière de « perversité constitu-
tionnelle » pathologique, une forme structurale certainement primordiale et primitive.
Le terme si vague et pourtant si nécessaire qu'il s'impose automatiquement à l'esprit de
…Ce déséquilibre mani-
tous les cliniciens, celui de déséquilibre, exprime cette réalité. Ce déséquilibre mani-
feste, sur le plan du com-
feste, sur le plan du comportement et de la personnalité, la « soudure » de la vie affec- portement et de la per-
tive primitive aux mouvements désordonnés spécifiques et individuels du tempéra- sonnalité, la « soudure »
ment, dont le « pervers » ne peut jamais s'affranchir ou dont, tout au moins, il a la plus de la vie affective primiti-
ve aux mouvements dés-
grande peine à s'affranchir. C'est l'enchaînement à cette couche vitale des pulsions vio-
ordonnés spécifiques et
lentes et anarchiques qui, ne lui permettant pas d'aboutir à l'équilibre de son existence, individuels du tempéra-
la lui fait vivre par « à coups » dans le tumulte et le chaos. ment…

3° L'organisation névrotique de L'affectivité.


Le pervers souvent rebelle aux confidences, rétif et ombrageux, cynique et
gouailleur, ne se prête guère à l'analyse en profondeur de sa personnalité. Aussi apparaît-
il souvent comme fait d'une seule pièce d'un bloc de granit lisse dépourvu d'humanité et
d'affectivité. Méchant, buté, cynique et indifférent, il fait figure de « fort » et de « dur ».
Et cependant, soit que sa personnalité « hypervirile » compacte et comme ramassée dans
son élan agressif, incisif et élastique reflète dans l'image de sa cruauté la sadique adhé-
rence aux couches primitives des tendances destructrices et agressives de l'instinct, soit
que, constituée sur un plan plus féminin, l'organisation de ces tendances perverses
comme un jeu infiltré de duplicité et de ruses sournoises, un drame aux péripéties pas-
sionnées et excessives, traversé de paroxystiques impétuosités, d'éclats, de scènes à grand
fracas, le pervers est toujours en profondeur un arriéré affectif en état de perpétuelle …le pervers est toujours
en profondeur un arriéré
revendication affective. Il cherche une harmonie, il est toujours en quête d'un « objet »
affectif en état de perpé-
qui lui manque. Resté accroché à un stade de développement de la libido qui transparaît tuelle revendication af-
dans sa conduite perverse, certains traits de ses fixations psycho-affectives anormales en fective. Il cherche une
imposent pour des « facteurs étiologiques » psychogénétiques. Il en est ainsi notamment harmonie, il est toujours
en quête d'un « objet » qui
pour les sentiments familiaux ; la jalousie féroce du pervers, ses tendances incestueuses
lui manque…
et homosexuelles, ses haines violentes et sournoises dans l'intérieur même de la famille,
ses complexes de frustration créent un climat pathologique assez paradoxal pour être
considéré par des observateurs superficiels comme la cause de la perversité. Une analy-
se plus approfondie ne manque pas de révéler, quand elle est possible 1, une dysgénésie

1. Le travail de J. PICARD (Mécanismes névrotiques dans les psychoses, Évolution Psychiatrique,


1937, 4) contient quelques observations du plus haut intérêt à cet égard. De même la thése de
SOULAIRAC : Les réactions pseudo-mélancoliques chez les pervers (Paris, 1937).

255
ÉTUDE N° 13

…dysgénésie des ins- des instincts, des anomalies dans leur développement et notamment une fixation patho-
tincts, […] fixation logique au stade des pulsions agressives, sadiques-anales ou orales. C'est dans ce sens que
pathologiques, […]
doivent être comprises les relations de la perversité avec le courant sous-jacent des pul-
troubles du choix objec-
tal…Ceci est capital… sions sadiques ou sado-masochistes et les troubles du choix objectal (complexes inces-
tueux, narcissisme, homosexualité, etc.), etc. Ceci est capital. Sous le masque de la froi-
deur, c'est un drame qui se cache comme sous l'indifférence sexuelle assez souvent affir-
mée, proclamée et systématiquement composée d'attitude de dédain, c'est une profonde
perturbation de la dynamique pulsionnelle qui donne à cette surface froideur clinique la
valeur d'une complexuelle frigidité.
…relations [évidentes] de L'expérience clinique nous montre d'ailleurs avec évidence les relations de la
la « perversité » , de la « perversité », de la « délinquance », du « crime » et de l'amoralité, avec les troubles
« délinquance » , du
de la sphère sexuelle. Il suffit de jeter un coup d'œil, par exemple, sur les tableaux de
« crime » et de l'amorali-
té, avec les troubles de la la thèse de CORBET (1938) pour discerner quel lien profond unit l'agressivité, les ten-
sphère sexuelle… dances antisociales et les anomalies sexuelles. Des observations comme celles, par
exemple, présentées récemment par J. DELAY et F. PACHE 1, peuvent servir d'exemple
pour illustrer l'organisation névrotique de la perversité. Mais au lieu de considérer de
tels cas comme de « faux pervers », il paraît plus juste de voir quelle arriération affec-
tive (qu'elle soit ou non curable par la psychanalyse) est immanente à la structure per-
verse. C'est sur ce désordre, sur cette fixation, ces adhérences aux plans profonds ou
aux phases primitives de l'existence que s'édifie la structure perverse.
Ceci nous rend compte précisément du fait que si, dans certains cas, les plus
typiques (ceux qui servent généralement de modèles à des descriptions un peu sché-
…typiquement la perver- matiques et caricaturales de l'odyssée du pervers !) la perversité se révèle constante,
sité se révèle constante, fatale, immuable dans d'autres, des « décrochages » peuvent s'effectuer, soit très tôt
mais des « décrochages »
dans l'enfance, soit bien plus tard à l'âge adulte. L'évidence par nous pressentie et
peuvent s'effectuer…
acceptée de ce dernier fait ne pourrait être mise à jour que lorsque nous disposerons
d'un travail méthodique sur le « devenir » du pervers. Nous n'en connaissons aucun et
nous sommes obligés de nous référer à notre propre expérience clinique qui nous a
montré de « vieux pervers » ou « d'anciennes perverses » qui ont, en prenant de l'âge,
subi une véritable « conversion »...

4° L'appétence toxicomaniaque.
Il s'agit là encore d'un trait structural de la perversité. Le goût du poison, l'affir-
mation du vice, l'incorporation d'un toxique qui, en chavirant l'esprit, exalte encore les
passions bestiales, l'attitude de défi, l'émulation des records de cabaret, le mépris de la
santé, sorte d'hypochondrie à l'envers, le culte de l'artifice et des « fleurs du mal » sont
les profondes racines perverses de l'appétence pour les toxiques. C'est du vin qu'il faut

1. DELAY et PACHE.

256
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

au pervers « prolétaire » révolté et revendicateur qui traîne de ruisseau en ruisseau sa


vie paresseuse et violente. C'est de l'alcool qu'exige ce « raté » mythomane, maître-
chanteur, escroc ou aigrefin, habitué des coulisses et des casinos. C'est de la morphi-
ne que désiraient les « esthètes » « fin de siècle » en mal de perversions et d'attitudes
à la Thomas QUINCEY. C'est encore sur la « came » ou « coco » que les homosexuels
et les prostituées des bars se ruent, la « prise » constituant dans ces milieux un brevet
d'impureté, un certificat de mauvaise conduite. Le poison consacre le vice, le fortifie
tout de même que le vice exige le poison qui le prolonge. Tel est le fameux cercle …le fameux cercle
« vicieux » qui résume les profondes relations de l'appétence toxicomaniaque et de la « vicieux » qui résume les
profondes relations de l'ap-
perversité. L'une et l'autre n'étant en fin de compte que la manifestation d'une profon-
pétence toxicomaniaque et
de angoisse névrotique, d'une originelle insatisfaction, d'une frustration libidinale, de la perversité…
d'une « soif » inextinguible comme un effet vertigineux du vide de l'existence. La
dépravation, le dégradement toxicomaniaque, satisfont aux exigences désespérées d'un
frénétique sado-masochisme ; c'est comme on l'a dit un « suicide permanent ».

5° Les « crises ».
Sans doute la vie de certains pervers se déroule-t-elle dans le calme, la froideur et
l'égalité d'une implacable volonté de mal. Mais le plus souvent, soit sous l'influence de
l'exaspération, de la colère, de soudaines tensions des événements familiaux ou sociaux,
soit plus souvent encore sous l'action des toxiques et notamment de l'alcool, éclatent des
accès de colère, de fureur, d'anxiété, ou de révolte. Généralement toutes ces émotions
se trouvent mêlées pour composer des « crises » oscillant plus ou moins du pôle hysté-
rique au pôle épileptique. Nous observons actuellement dans notre service de femmes,
six cas absolument démonstratifs. Toutes ces jeunes malades (de 18 à 35 ans) se sont
montrées incapables de vivre en liberté. Délinquantes ou criminelles (morphinomanie,
avortement, incendie volontaire, mythomanes), constamment agressives, elles sont
prises soudain d'attaques hystéro-épileptiques où se mêlent les comportements de théâ-
tralisme, de revendications, de rébellions, de jalousie, de refus d'aliments et les ten-
dances suicidaires ; elles présentent de brusques pertes de conscience avec convulsions.
Ce type de réactions nous paraît être très caractéristique de la perversité féminine. Les
grands accès impulsifs liés à l'imprégnation alcoolique sont au contraire les formes les
…Ces crises, quelle qu'en
plus habituelles des crises de violence auto- et surtout hétéro-agressive des pervers du
soit la « nature » (types
sexe masculin. Ces crises, quelle qu'en soit la « nature » (types hystérique, maniaco- hystérique, maniaco-
dépressif, épilepsie, accès subaigu), témoignent toujours des oscillations de l'instabilité dépressif, épilepsie, accès
du seuil d'excitabilité émotionnelle ou toxique de ces « déséquilibrés ». subaigu), témoignent tou-
jours des oscillations de
Pour en terminer avec cette description clinique, nous devons envisager la question
l'instabilité du seuil d'ex-
de la débilité intellectuelle de ces sujets. Il convient à ce propos de rappeler que si la citabilité émotionnelle…
notion de « perversité » en France s'est dégagée à partir du concept de « monomanie ins-
tinctive » ou de « manie raisonnable », à l'étranger, et notamment en Allemagne, elle s'est

257
ÉTUDE N° 13

développée à partir d'observation sur le « Schwachsinn » ou le « Blödsinn », c'est-à-dire


des états d'arriération intellectuelle. Naturellement la plupart des cas et les plus typiques
…typiquement contraste de perversité manifestent un contraste entre le développement intellectuel normal et par-
entre le développement fois supérieur et la faiblesse du « sens moral ». Mais toutes les statistiques, tous les tra-
intellectuel normal et vaux font état d'un contingent plus ou moins important d'oligophrénies dans la masse des
parfois supérieur et la
pervers. C'est naturellement quand l'observation porte surtout sur des cas « asilaires »
faiblesse du « sens
que l'arriération apparaît la plus fréquente ; si elle prend pour point de départ les délin-
moral »…
quants et criminels infantiles ou adultes, la proportion de « débiles » paraît généralement
plus faible aux auteurs. J. H. WILLIAMS l, cité par Dubitscher, a trouvé sur 470 pervers,
30% de débiles... R. MICHEL 2, tout en reconnaissant que beaucoup de ces sujets sont nor-
malement ou supérieurement intelligents, admet qu'en moyenne ils ont une intelligence
au-dessous de la normale. BERZE 3, utilisant les critères de SCHAEFER pour le « mora-
lische Schwachsinn », a noté parmi eux une caractéristique « intellektuelle Schwäche ».
DUPRÉ soulignait « qu'aux perversions instinctives s'associent toujours d'autres éléments
morbides » et signalait parmi ces éléments « les degrés et les variétés de débilité intel-
lectuelles » (p. 104). Il ajoutait : « Chez les pervers, comme chez les sujets doués de
moralité, l'impulsivité et les dispositions à la violence sont en général proportionnelles à
la débilité intellectuelle ». « Plus la débilité est profonde, remarquait-il encore, plus les
réactions perverses sont impulsives, c'est-à-dire frustes, et s'éloignent pour autant de la
personnalité perverse proprement dite. » DELMONT a trouvé chez ses 100 pervers : 31
débiles avec troubles du caractère, 3 débiles cyclothymiques, 11 débiles épileptoïdes, 5
imbéciles, 5 cas de débilité à évolution schizophrénique.
Signalons enfin l'importance, quand ils existent, des syndromes psychomoteurs,
des stigmates dégénératifs, morphologiques, ou fonctionnels, des troubles endocri-
niens. Mentionnons tout particulièrement le bégaiement, le strabisme, le syndrome de
débilité motrice de A. DUPRÉ, l'énurésie 4, les insuffisances génito-hypophysaires, etc.

D. – FORMES CLINIQUES DE LA PERVERSITE INFANTILE

II y a lieu d'étudier spécialement les formes infantiles de la perversité comme étant


les plus fréquentes sinon les plus typiques. C'est naturellement dans le jeune âge,
parmi les enfants « difficiles », « délinquants » ou « caractériels » à manifestation d'in-

1. J. H. WILLIAMS, Delinquancy, Monographie, n° 1, col. Whitter, 1919.


2. R. MICHEL, Mitt. Kriminalbiologische Ges., 1929, t. II.
3. BERZE cité par DUBITSCHER.
4. Les relations de l'énurésie et du vol, par exemple, ont été très bien étudiées par BACHET
{Encéphale, 1949, n° 2, pp. 59 à 73 et son livre Encephaloses criminogènes, 1950). Il rappelle
les travaux de Berta BORNSTEIN (1934) et surtout des Américains MICHAELS, SECUNDA et
GOODMAN (1934 à 1944). Nous retrouverons plus loin les relations de l'énurésie avec l'urolagnie
et le fétichisme urinaire.

258
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

stabilité, d'épileptoïde, de névroses, ou d'arriération, chez les écoliers paresseux ou


maraudeurs, les voleurs précoces, les fugueurs, les mythomanes, etc., que certains
types d'enfants ou adolescents anormaux se présentent comme essentiellement per-
vers. Le cynisme, la cruauté, l'indifférence affective, l'indiscipline, la sexualité préco-
ce et dépravée, les « réactions antisociales » constituent les traits cliniques les plus fré-
quents de ces personnalités psychopathiques infantiles ou juvéniles. De tels sujets ont
fait l'objet d'innombrables études 1.
Rappelons d'abord l'excellente et originale description que WALLON a consacrée à …l'excellente et originale
description que WALLON a
un certain type de perversité avec hypertonie C'est l'occasion pour lui d'indiquer les
2.
consacrée à un certain
rapports de la perversité et de la motricité.
type de perversité avec
Dans les syndromes d'hypertonie, on note une orientation projective de l'activité. hypertonie…
Sans doute est-ce le mode d'activité impulsive frustre que l'on trouve le plus souvent.
Les réactions sont du type tout ou rien : le sujet est violent, buté et versatile. Les modes
réactionnels sont brutaux et contradictoires. L'arrière-fond est fait de paresse, de len-
teur, d'inertie. À la contracture semble répondre la rétivité, une rétivité figée avec
insensibilité absolue aux encouragements, aux promesses, aux menaces, associés à un
certain degré de méfiance, d'insociabilité et d'effronterie. Aux troubles du tonus spas-
modiques correspond l'humeur réfractaire, le goût de la parade. La rétivité devient
rébellion, goût du contre-pied et de l'opposition, dans la vie intellectuelle, elle devient
esprit de contradiction. Il y a persévérance aveugle dans l'attitude, difficulté du ren-
versement de la vapeur. La perversité la plus authentique se double d'un état affectif
d'insatisfaction. Il y a dans la perversité besoin de défi et c'est ce qui fait que des réac-
tions de salacité ne sont chez les idiots que défaut de dégoût des autres et de soi-même.
Les goûts de ces pervers traduisent tous une inversion habituelle de la sympathie
(recherche de la souffrance d'autrui, de salir, de casser, de détruire, c'est la cruauté).
L'étude de WALLON, dont ces quelques lignes ne peuvent donner qu'un vague aper-
çu, analyse très minutieusement les conditions du passage de la salacité primitive à la
saleté, du défaut de répugnance à la recherche du répugnant, c'est-à-dire de l'inversion
du dégoût qui se ramène, selon lui, à l'inversion de la sympathie, et dont les conditions
seraient réalisées par les attitudes d'opposition. Ce besoin de contraste est lui-même
inscrit dans l'exercice des automatismes, pour autant que, détachés de leur fin, ils sont
poursuivis pour eux-mêmes. Et c'est à ce point de jonction des attitudes mentales et …c'est à ce point de jonc-
des syndromes psychomoteurs que WALLON situe la genèse des réactions perverses tion des attitudes men-
tales et des syndromes
dans les grands syndromes psychomoteurs et notamment l'hypertonie. Tentative ingé-
psychomoteurs que
nieuse pour raccorder les impulsions perverses du parkinsonisme post-encéphalique WALLON situe la genèse
aux comportements pervers des enfants « nerveux » et « turbulents ». des réactions perverses…
G. ROBIN a proposé la classification suivante des enfants et adolescents pervers :

1. Citons en France la thèse de G. HEUYER (1912), celle de Marnier (1912), les travaux de Gilbert
ROBIN, MALE, NERON, etc.
2. L'Enfant turbulent, pp. 267-285.

259
ÉTUDE N° 13

…Description de G. d'abord les perversions constitutionnelles (type DUPRÉ) et les perversions par impul-
ROBIN… sions (débilité morale). Ensuite, les perversions acquises symptomatiques (encéphalite,
hérédo-syphilis, démence précoce, cyclothymie et névropathies d'origine affective). Il a
insisté spécialement sur les difficultés du diagnostic différentiel avec les pervertis et les
…L'Etude de P. MALE… paranoïaques. Nous devons à P. MALE 1 une étude très approfondie. Il distingue chez
l'enfant : la réaction perverse (impulsions, brutalité dangereuse à l'égard des autres
enfants, tendance sadique à torturer les animaux, fugue précédée de vol, tendance à
mettre le feu et même homocide) dont le caractère électif n'est pas exclusif d'une forme
épileptoïde de l'impulsion, et le noyau pervers composé des traits classiques : indiffé-
rence, inintimidabilité, inéducabilité. La mimique de ces petits pervers est caractéris-
tique par ses dérobades, sa sournoiserie, son « approbativité » souvent plus suspecte que
son opposition. L'absence de réactions émotives ou leur caractère purement extérieur et
démonstratif constitue un trait caractéristique, mais il faut savoir à quel point l'émotivi-
té peut être « enfoncée, enfouie, cachée ». Dans les épreuves des tests de caractère 2, il
se montre très suspect, il fait des réponses avec indifférence ou les « truque » systéma-
tiquement. Il existe toute une gamme d'indifférence, depuis celles qui sont complète-
ment simulées jusqu'aux indifférences-oppositions, aux indifférences-hostilité, aux
indifférences-obtusions jusqu'à cette profonde indifférence perverse qui suppose vérita-
blement, même chez les sujets bien doués, « une certaine forme de trouble intellec-
tuel ». MALE propose de diviser le groupe des pervers infantiles en un certain nombre
de types cliniques :
1° Pervers par troubles des instincts et arriération affective. Ce sont des pervers
pré-génitaux. Le syndrome est constitué par la non éducation sphinctérielle, l'onanis-
me, la saleté, l'absence de pudeur, l'impulsivité, c'est-à-dire par tous traits du caractè-
re ou du comportement qui font de ces pervers, des « nourrissons prolongés ». A ces
traits s'ajoutent une certaine obtusion intellectuelle et certaines tendances épileptoïdes.
La perversité est plus faite de réactions perverses que du noyau pervers.
2° Pervers fonciers organisés. Ce sont les pervers sthéniques. Ici le noyau pervers
est net et primordial. On note au lieu de la viscosité du premier groupe, une assuran-
ce, une vanité, une hâblerie, une ironie tout à fait caractéristiques.
3° Les pervertis en défense contre un milieu défavorable ou abandonnés dont les
perversions sont à base de conflits.
4° Les pervers sexuels dysglandulaires : « groupe de pervers hyper-génitaux avec
dysendocrinies marquées par des insuffisances ou des troubles morphologiques qui
reflètent la bissexualité originelle de l'être avec, de plus, participation d'autres facteurs
glandulaires manifestant une sorte de morcelage somatique qui a sa correspondance
psychologique ».
Nous pouvons à propos de ces classifications rappeler quelques types dont certains
constituent d'ailleurs de simples variétés cliniques :

1. Évolution Psychiatrique, 1938, III.


2. Cf. note 1 p. 265.

260
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

a) Le pervers intelligent. Il met au service de sa malignité des capacités qui en font …quelques types cliniques…
un individu redoutable, retors et raffiné (machiavélisme, sournoiserie, crimes habile-
ment perpétrés, type de l'intellectuel cruel et criminel).
b) Le débile pervers. C'est un type assez fréquent (type de la brute malfaisante),
dont les réactions nocives manifestent l'inconsistance de la personnalité.
c) Le paranoïaque pervers. Il s'agit d'une éventualité plus rare. Ici le trait dominant
est le caractère de révolte, de rébellion, et déjà de revendications sociales dirigées
contre l'autorité paternelle, les instituteurs, la famille, les camarades, etc.
d) Le cyclothymique pervers. Le perversité affecte dans ce cas soit une forme tor-
pide ou apathique, soit au contraire une forme exubérante avec versatilité, c'est la
forme agitée ou irritable de la folie morale (« manie raisonnante » de CAMPAGNE). Des
troubles intermittents du caractère ont été signalés par LOGRE.
e) Le pervers émotif. Il présente des attitudes perverses ou commet des actes anti-
sociaux au cours d'accès de colère, d'irritation ou d'anxiété. C'est une forme de per-
versité impulsive tout à fait spéciale avec violence, injures, outrages, crises de nerfs,
exaspérations, etc. C'est un type de déséquilibre très fréquent chez les femmes.
f) Le pervers instable. Il est remarquable par la faiblesse de l'attention, la mobili-
té des sentiments, la turbulence. Les réactions les plus fréquentes sont les fugues 1, les
métiers successifs (chasseurs, grooms). C'est « l'instabilité morale » de MAIRET et
EUZIÈRES. Parmi eux se recrutent, disent ces auteurs, les escrocs au mariage, les poly-
games professionnels, beaucoup de prostituées, etc.
g) Le pervers hystérique. C'est un mythomane, pathomime, simulateur avec crises,
névropathiques, refuge dans la maladie.
h) Le pervers schizoïde ou héboïde. Il est renfermé, bizarre ; tout le comportement
antisocial a quelque chose de fantasque et d'énigmatique et prend parfois le caractère
d'une rêverie ou d'une bouderie morbide. L'hostilité froide, l'impulsivité, les perver-
sions sexuelles, parfois un fond de psychasthénie ou d'angoisse constituent la toile de
fond des réactions de ces pervers introvertis.
Mais cette énumération de « types pervers » n'épuise pas le problème clinique. Il
s'agit, en effet, de trouver dans la masse de la perversité infantile des niveaux structu-

1. Parmi les travaux récents sur l'abandon du foyer par l'enfant, depuis les ouvrages de GREGOR
et VOIGTLANDEN (Die Verwahrlösung, etc., Berlin, 1918 et Leipzig, 1922), la thèse de HAIG
YASMADJIAN (.Essai de psychopathologie générale de la fugue, fugues infantiles, etc., Paris,
1927), celle de G. NÉRON (L'enfant vagabond, Paris, 1928), le livre d'August AICHHORN
(Verwahrloste Jugend. Die Psychanalyse in der Fürsorgeerziehung, Vienne, 1925) nous pouvons
citer les travaux de K. WILMANS (Das Vagabundentum in Deutschland, Zeitsch. f. d. g. Neuro.,
1940, 168, p. 65), de D. LAGACHE (Fugue et fuite de soi-même, Évolution Psychiatrique, 1947,
n° 4), de MITSCHERLICH (Aktuelles zum Problem der Verwahrlösung, Psyché (revue allemande),
1947, I, p. 103), etc.

261
ÉTUDE N° 13

raux de perversité. Ces structures perverses ne peuvent s'ordonner que par rapport à la
question qui ne cesse de se poser : de savoir si ces pervers sont simplement « aso-
ciaux » ou « amoraux », c'est-à-dire, en fin de compte, s'ils restent simplement des
arriérés affectifs ou s'ils sont des enfants à « noyau pervers » ? Il semble impossible de
ne pas considérer qu'il existe, à cet égard, toute une gamme de perversité enfantine.
…1) les arriérés à réac- Tout d'abord les arriérés à réactions perverses. Toujours « indisciplinés » par
tions perverses. Toujours impossibilité de dressage et d'éducation, ils sont foncièrement asociaux, plutôt qu'amo-
« indisciplinés » par
raux. Les réactions perverses s'inscrivent dans le cadre de désordres hormonaux et ner-
impossibilité de dressage
et d'éducation, ils sont veux qui, témoignant de leur « dégénérescence », constituent des séquelles d'encépha-
foncièrement asociaux, lopathies infantiles. Depuis l'idiot jusqu'au débile, nous avons affaire à toute une série
plutôt qu'amoraux… de sujets entrant dans le « moralische Schwachsinn ». Le défaut de développement
intellectuel est manifeste et généralement en proportion inverse du degré de « perver-
sité » : plus les enfants sont « malins » au sens d'intelligents et plus ils sont « malins
» au sens de « pervers ». Entre les réactions agressives lubriques et bestiales de l'idiot
et les ruses malicieuses et perfides du débile toute une gamme de comportements
manifestent l'incapacité d'un contrôle réfléchi et efficace de la base instinctive.
…2) les formes de perver- A un niveau plus élevé se situent les formes de perversité qui contiennent le
sité qui contiennent le « noyau pervers », c'est-à-dire qui représentent une forme dysgénétique d'organisation
« noyau pervers »…« mor caractérisée par le fait que la personnalité qui se constitue sur le plan du caractère,
ale à rebours », de la réti-
engage la couche complexuelle dans une manière d'être pathologique, celle d'une
vité et de la malignité,
formes caractérielles qui « morale à rebours », de la rétivité et de la malignité, formes caractérielles qui s'édi-
s'édifient sur un infanti- fient sur un infantilisme persistant et adhérant aux pulsions instinctives et anarchiques
lisme persistant… primaires. C'est cette immaturation de la conscience morale, l'impossibilité de s'ache-
ver dans la forme sociale de l'être, cette absence de sympathie et d'altruisme qui carac-
térisent cette forme de perversité prise dans une forme de rétivité systématique. Leur
morphologie, leur mimique, les troubles neuro-endocriniens (énurésie, troubles du
tonus), les traits d'un tempérament épileptoïde ou du syndrome de débilité motrice de
DUPRÉ constituent chez de tels déséquilibrés des traits cliniques bien connus de tous
les psychiatres. Le visage chaffouin, les sourires narquois, le mutisme obstiné, le
regard fuyant, une pointe d'ironie, l'air « fermé » et buté de la physionomie sont les
expressions du cynisme, de l'inintimidabilité et de l'inéducabilité de ces « mauvais
sujets ». Fermés aux sentiments altruistes de respect, de pitié ou de sympathie, entê-
tés, murés dans leurs égotismes, imperméables à tout échange affectif – inaccessibles
aux observations – impulsifs et sournois cherchant toujours à nuire et à déplaire, ils
présentent une structure caractérielle qui les rapproche souvent des paranoïaques et
des schizoïdes, tant il est vrai que toutes les « constitutions psychopathiques se mêlent
et s'enchevêtrent, en clinique, pour former le tableau du « déséquilibre ». De telles
formes d'organisations anormales de la personnalité expriment l'impossibilité ou tout

262
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

au moins l'extrême difficulté d'un développement harmonieux vers les formes supé-
rieures d'humanité et de sociabilité : elles constituent, selon le mot de MAIRET et
EUZIÈRE, une invalidité morale.
A un niveau plus élevé encore, nous trouvons les structures perverses névrotiques 3) les structures perverses
organisées autour des « pulsions partielles » que nous étudierons plus loin et où l'élé- névrotiques organisées
ment d'angoisse et de poussée compulsionnelle sont prédominants. L'enfant se présen- autour des « pulsions
partielles » où l'élément
te alors comme un hyperémotif, un anxieux, un sensible, délicat et timide. Dans son
d'angoisse et de poussée
comportement social inhibé transparaissent les fortes pulsions complexuelles qui le compulsionnelle sont pré-
rivent à la constellation affective familiale : des vices précoces, des défauts stéréoty- dominants…
pés, l'onycophagie, le bégaiement, son indiscipline, sa paresse, ses mensonges, ses
réactions haineuses ou jalouses, ses fugues, ses tendances au suicide, ses chantages
affectifs souvent tyranniques, sont comme noyés dans une atmosphère d'angoisse et
d'impulsivité inquiète. – A côté de ce type de névrose obsessionnelle ou phobique, il y
a lieu de décrire le type hystérique : mythomanie, crises névropathiques, scènes, mali-
gnité perverse, érotisme avec parfois de fortes tendances agressives se traduisant par
des vols, et même des actes criminels comme des tentatives d'homicide (notamment
parricide) ou la pyromanie. La description de toutes les névroses infantiles qui parti-
cipent à la fois de la « perversité », des perversions sexuelles, des « troubles de carac-
tères » et de la « délinquance » du jeune âge, nous entraînerait ici à une énumération
sans grand profit de tous les types « constitutionnels » épileptoïdes, paranoïaques,
schizoïdes, etc.
Enfin, chez l'adolescent et le jeune adulte, nous voyons s'organiser des formes
« antimorales » de comportement qui expriment au sein d'une conscience morale en
voie de différenciation et d'organisation, un choix systématique de révolte et de mal. …c'est seulement à partir
du moment où la conscien-
De telle sorte que c'est bien au moment où l'adulte se substitue à l'enfant, au moment
ce morale doit atteindre sa
où se liquide normalement le complexe d'originalité juvénile si bien étudié par maturation qu'il peut être
DEBESSE 1 que se pose la question de la perversité normale ou pathologique. Car c'est question d'insuffisance
seulement à partir du moment où la conscience morale doit atteindre sa maturation pathologique de son orga-
nisation…
qu'il peut être question d'insuffisance pathologique de son organisation.
Ainsi comprenons-nous que la notion de perversité chez l'enfant est une notion très …la notion de perversité
chez l'enfant est donc une
difficile et délicate à manier, puisque jusqu'à cet âge où il passe de l'adolescence à l'âge
notion très difficile et
adulte, l'enfant « baigne » dans l'amoralité. Il serait sage de n'y recourir que pour carac- délicate à manier…
tériser soit les arriérés à réactions perverses, soit les sujets à noyau de perversité, soit
les « névrosés ». Pour les autres, c'est-à-dire pour tous les autres enfants, leurs men-
songes, leurs chapardages, leur indisciplines leur délinquance seront considérés
(comme par la loi 2 qui considère, avec raison, que la délinquance infantile est inscri-

1. DEBESSE, La crise d'originalité juvénile, Paris, 1936.


2. Cf. notes 1 et 2, p. 268.

263
ÉTUDE N° 13

te dans les traits même de la nature de l'enfant) sans le « préjugé psychiatrique » qui,
tendant à appliquer à tous les enfants délinquants insubordonnés ou difficiles l'éti-
quette de « pervers pathologique », risquerait de lui retirer tout son sens.
…les facteurs éducatifs… Ceci nous amène à considérer un autre aspect également fondamental des délin-
quants et « pervers » infantiles, nous voulons parler des facteurs éducatifs, de milieu
ou de conflit, dans la « genèse de la perversité ». Si l'on s'en tient à ce que nous venons
d'exposer, on évitera la mythologie de l'exogénèse (psycho- ou sociogénèse). Sans
doute beaucoup d'auteurs ont raison de s'insurger contre l'opinion que les enfants per-
vers ne sont pas « de véritables pervers », mais c'est dans la mesure même où certains
traits du caractère et du comportement infantile (délinquance, fugues, vols, réactions
agressives, familiales, etc.) étant précisément fonction de la mauvaise éducation, de
l'abandon ou de la dissociation familiale, de l'ambiance affective, du foyer ou de l'éco-
le, etc., ils ne sont pas, de ce fait, pathologiques. C'est justement dans ce sens que
DUBITSCHER 1 a pu mettre en garde contre la décision de stériliser les enfants à « com-
portement asocial » (asoziale Verhaltenweise) dus à de pures actions nocives du milieu
et de l'ambiance (reiner Umwelt und Milieu-Schädigungen 2).
*
* *
Il doit suffire de lire attentivement les pages qui précèdent – comme il suffit d'avoir
un peu d'expérience clinique de ce problème – pour saisir la « vulnérabilité » de la
…Mises en garde contre
notion de perversité ou de perversion pathologique. Il s'agit d'une notion « extrême-
la notion de perversité
(PICHON, PENROSE…) ment dangereuse », écrivait PICHON 3, et on comprend que, après tant d'autres,
PENROSE 4 nous ait, récemment encore, mis en garde contre cette notion. On doit, selon
lui, l'abandonner « dans l'intérêt de la recherche scientifique et du progrès de l'admi-
nistration ». Certes, tout ce que nous avons écrit en posant le problème de la perversi-
té nous incline à en restreindre le champ pathologique et à cet égard nous estimons que
le psychiatre doit être très strict dans l'usage d'un concept qui se prête facilement à son

1. DUBITSCHER, dans son article, parait distinguer avec raison cette forme de perversité comme
une forme non pathologique pour autant qu'elle ne se confond ni avec l'arriération morale ni avec
la sociabilité morbide, c'est-à-dire avec les formes de « moralische Schwach-sinn », de « noyau
pervers » ou de structures névrotiques.
2. C'est dans ce sens également qu'ALEXANDER et STAUB (Der Verbrechen und seine Richter,
Vienne, 1929, trad. franc., 1930) considèrent comme « normaux » les criminels dont le crime est
une réaction sociologiquement conditionnée. Et nous pourrions multiplier de semblables cita-
tions et opinions.
3. PICHON, Le développement psychique de l'enfant et de l'adolescent, 1936, p. 160.
4. PENROSE, Moral deficiency, Journal of Mental Science, 1947, vol. 93, p. 273. Les difficultés
inhérentes à cette notion sont les mêmes que celles que l'on a soulignées à propos du concept de
« déséquilibre » ou de psychopathie en général. Les Anglo-saxons s'en sont récemment beaucoup
préoccupés. Cf. spécialement l'excellent historique de MAUGHS (J. crimino. Psych. 1941 et 1942)
— CURRAN et MALLMISON. (J. Ment. Se. 1944 — CLACKLEY et MALLMISON (J. Ment. Sc. 1944).
— Ben KARPMAN (J. of nerv. and Mental Diseases 1946 et Amer. J. of Psych. 1948). — O.
KINDBERG (J. of Ment. Sc. 1947), etc.

264
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

extension abusive. Mais on ne saurait d'un trait de plume rayer de nos papiers un terme
qui correspond certainement à une réalité clinique, celle-là même que nous avons tenté
de faire passer dans notre description. Cette réalité les cliniciens en prennent conscien-
ce par l'examen minutieux du comportement, des antécédents du mouvement évolutif
de la personnalité 1. C'est elle et elle seule qui fonde l'étude clinique de la perversité
pathologique.

E. – LE PROBLÈME MÉDICO-LÉGAL
C'est au travers de ses réactions antisociales que le « pervers » social ou amoral …C'est au travers de ses
parvient le plus généralement au psychiatre. Elles constituent la substance même de réactions antisociales que
le « pervers » social ou
tous ces troubles désignés sous le nom de perversité constitutionnelle. Il est bien dif-
amoral parvient le plus
ficile d'en donner une classification qui ne soit pas arbitraire. Bornons-nous à énumé- généralement au psy-
rer les principales : vagabondage, fugues avec ou sans délinquance, dénonciations chiatre…
calomnieuses, faux témoignages, lettres anonymes, chantage, escroqueries, vols, abus
de confiance, attentats aux mœurs, coups et blessures, homicide (parricide, infantici-
de), incendie volontaire, insoumission, désertion, prostitution, excitation de mineurs à
la débauche, trafic de drogues ou de denrées contingentées, etc.
La notion de récidive domine toutes ces réactions. Une autre condition du crime
ou du délit de ces sujets, c'est l'intoxication alcoolique, l'ivresse. Voici la petite statis-
tique fournie par DELMONT (1938) à l'égard des réactions sociales des cent pervers qu'il
a observés : …statistiques de DELMONT…
1. Instabilité, fugues et vagabondage 4
2. Vagabondage et vols..... 19
3. Vols.....................................
a) vols à répétition...................... 9
b) cambriolage .......................... 1
c) escroqueries .......................... 5
4. Vols et incendies ......................... 2
5. Vols et violences......................... 16
6. Coups et blessures, violences ............... 10
7. Tentatives d'homicide ..................... 5
8. Homicide seul............................ 8
9. Meurtre et vol ........................... 3
10. Homicide sexuel.......................... 4
11. Menaces de mort......................... 2
12. Agressions sexuelles....................... 4
33. Agressions sexuelles avec vols .............. 2
14. Exhibitionnisme .......................... 2
15. Délinquance sexuelle variée.................. 4
16. Viol de sépulture ......................... 1
101

1. On utilise en psychiatrie infantile des « tests de caractère » tels que les questionnaires type
WOODWORTH-MATHEWS, le test de barrages PRESSEY OU les tests de MAY et HATSHORNE.

265
ÉTUDE N° 13

On notera la fréquence de la criminalité sexuelle. Les homicides sexuels concer-


naient soit le meurtre sadique d'une prostituée, ou d'enfants de sexe féminin, avec ou
sans viol, soit le meurtre d'un partenaire au cours d'une scène paysanne d'ivresse avec
homosexualité. Les « agressions sexuelles » concernent toutes des attentats avec vio-
lences commis par des fétichistes, des masturbateurs impuissants, etc. Plusieurs cas,
assure DELMONT, devraient été ajoutés à cette rubrique : des sujets incarcérés pour vio-
lences ou meurtres s'étaient livrés à de telles agressions en d'autres circonstances.– On
remarquera aussi que les vols représentent 52 % de l'ensemble de ces réactions.
…statistique de CORBET… Nous pouvons encore, à titre d'exemple, donner quelques indications sur la statis-
tique de CORBET. Cet auteur ne s'étant pas placé au point de vue qui nous occupe ici,
nous avons dû tirer, nous-mêmes, de ses tableaux, les renseignements suivants. Sur un
total de 188 « aliénés difficiles » de la section Henri COLIN, à Villejuif (malades cor-
respondant presque tous au diagnostic de « perversité »), 12 seulement n'avaient jamais
présenté de réactions antisociales (tout au moins sanctionnées par une action judiciai-
re).– Vingt-six n'avaient accompli qu'un seul acte antisocial (tout au moins sanctionné
par un jugement) : il s'agissait d'un outrage public à la pudeur ou d'un attentat sexuel
dans 4 cas, d'un vol ou d'une escroquerie dans 8 cas, de vagabondage dans 3 cas, d'une
tentative d'homicide dans 1 cas, d'incendie dans 2 cas, de coups et blessures ou tenta-
tives d'homicides dans 3 cas, d'outrages à agents ou magistrats dans 3 cas, d'une infrac-
tion à la loi sur les stupéfiants dans 1 cas, d'une manifestation antimilitariste dans 1
cas.– Pour les 160 autres cas il s'agissait de récidivistes ou de multidélinquance. Dans
30 cas il existait un état quasi permanent de délinquance mineure (vagabondage, filou-
terie, menus vols) et dans 6 cas quelques attentats ou outrages à la pudeur.– Le nombre
des voleurs récidivistes est considérable. CORBET en rapporte 38 cas dont certains avec
20 ou 25 condamnations et quelques-uns (8) avec attentats sexuels– 17 de ces sujets
étaient des récidivistes pour coups et blessures, outrages, scandale, etc.– Le nombre des
attentats sexuels récidivistes n'étaient que de 8, probablement parce que la punition ou

Chez nous, HEUYER, Mlle COURTIAL, DUBLINEAU et NERON (Annales Médico-Psychologiques,


juillet 1934) ont publié un intéressant mémoire sur ces tentatives pour révéler le caractère et
notamment les tendances perverses. Leur article comporte une bibliographie des travaux les plus
importants. Nous devons noter aussi le travail de MIRA (Archivios de Neurobiologia, 1933). En
langue allemande il faut signaler les travaux de Neumann (Z. pädagogik Psychol., 1912), de H.
ROTH (Das sittliche Urteil der Jugend, 1915), de H. S. SANDER (Z. angen. Psychol., 1920, 17, p.
59), de A. HUTH (Z. pàdagogik Psychol., 1921), de J. LANGE (Verbrechen und Schicksal, Leipzig,
1929) et les travaux de SZONDI (Berne, 1947).Naturellement tous les « tests de projections »
(RORSCHACH, MURRAY, etc.) sont également utilisés dans ce but. Ceux d'histoires incomplètes ou
de fables de Madeleine THOMAS (1932) et de Louisa DÜSS (1940) sont les plus connus chez nous
et en Suisse. Récemment BARUK (BARUK et M. BACHET, le test « Tsedek ». Paris, P. U. 1950) a
proposé un nouveau test du sens moral. Sa constatation (p. 88) que ce test est impuissant à mesu-
rer la conduite morale des gredins qui l'exécutent fort bien est assez décevante car, enfin, que peut
être une « morale » qui ne soit pas une « raison pratique » ?

266
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

l'internement, dans ces cas, ont mis les sujets à l'abri des récidives. Les réactions homi-
cides à répétition étaient également, et pour la même raison, rares (2), mais dix fois des
tentatives de meurtres se sont associées à de multiples vols. Tous les autres cas témoi-
gnent d'une délinquance variée (délits militaires, infractions à une interdiction de séjour,
vagabondage spécial, trafic de stupéfiants, etc.).
Toutes les autres statistiques que nous pourrions reproduire nous montreraient à
peu près les mêmes comportements antisociaux.
Le problème de la responsabilité se réduit naturellement à un problème de dia-
gnostic. Mais une question, toujours la même, le domine : les sujets qui correspondent …une question, toujours
la même, domine : les
à la description que nous venons de présenter sont-ils des malades ? Nous avons suf-
sujets qui correspondent
fisamment établi le bien fondé de cette question et l'on ne saurait méconnaître, par doc- à la description que nous
trine ou par lacune, le fait que la conscience perverse peut être « normale ». Il ne fau- venons de présenter sont-
drait pas aboutir en effet à une règle absurde : plus un criminel sera criminel, et plus ils des malades ?…
irresponsable il sera ! Beaucoup de psychiatres par l'abus de la notion de perversité
pathologique paraissent peut-être enclins à reconnaître tous les pervers, tous les mau-
vais sujets, comme des psychopathes. Mais beaucoup d'autres, au contraire, n'envisa-
geant, assurent-ils, ces problèmes que « d'un point de vue pratique », recommandent
de traiter les pervers (considérés cependant par eux-mêmes comme des anormaux)
comme entièrement responsables pour ne pas « énerver la répression sociale » néces-
saire. Ainsi les uns et les autres répugnent à la solution intermédiaire de la responsa-
bilité limitée ou atténuée. Pourtant, en droit comme en fait, il y a lieu, il ne peut pas …en droit comme en fait,
il y a lieu de distinguer
ne pas y avoir lieu de distinguer les pervers sans déséquilibre psychique, sans caractè-
les pervers sans déséqui-
re morbide, entièrement responsables de leurs actes, des pervers psychopathes dont la libre psychique, sans
responsabilité peut être atténuée dans une mesure proportionnelle à l'importance des caractère morbide, entiè-
troubles qui conditionnent leur perversité, leur amoralité. Cela revient à dire que le rement responsables de
leurs actes, des pervers
propre de la perversité pathologique est de ne pas être « pure », mais d'apparaître
psychopathes dont la res-
comme secondaire à un état de déséquilibre ou de dysgénésie de la personnalité, état ponsabilité peut être atté-
qui peut être d'un niveau plus ou moins profond. C'est là un premier critère essentiel. nuée…
Un second critère résulte encore de l'analyse structurale : c'est celui de l'incom-
préhensibilité de la réaction. Nous avons eu l'occasion à maintes reprises de dire que
le trouble mental comportait une structure déficitaire et négative (à laquelle nous
venons précisément de faire allusion dans les lignes précédentes en parlant du « carac-
tère secondaire » de la perversité pathologique relativement au trouble primordial qui
…la pensée perverse, le
la conditionne). C'est à ce trouble que correspond dans l'analyse phénoménologique
comportement pervers
l'altération formelle de la pensée et du comportement (que les termes de « déséqui- échappent à la compré-
libre », d' « impulsivité », de « noyau » pervers, etc., expriment sans cesse), par quoi hension psychologique…
cette pensée perverse, ce comportement pervers échappent à la compréhension psy-
chologique. Et cela dans deux sens différents. Tout d'abord en ce que les motifs, les

267
ÉTUDE N° 13

mobiles psychologiques échappent à toute compréhension, c'est-à-dire à toute relation


…le comportement et la
significative pour la conscience du sujet comme pour la conscience de l'observateur.
pensée pervers ne sont
pas de simples « réac- Ensuite en ce que le comportement et la pensée pervers ne sont pas de simples « réac-
tions » aux événements et tions » aux événements et aux circonstances, c'est-à-dire ne sont pas en relation com-
aux circonstances… préhensible de signification avec les situations vitales.
Ces deux critères structuraux sont à la base du contenu empirique et médico-légal
de toute définition de la perversité pathologique.
…Précisions pour le dia- Nous pouvons préciser encore d'un point de vue plus pratique notre point de vue en
gnostic de perversité soulignant les trois aspects séméiologiques fondamentaux de la perversité pathologique :
pathologique…
1° Toute perversité qui paraît secondaire à un trouble primordial du développe-
ment psychique est pathologique. Ces troubles primordiaux apparaissent à l'examen
clinique sous forme grossière dans les cas d'arriération et sous forme plus discrète mais
toujours décelable dans les cas de « déséquilibre », de structure psychopathique de la
personnalité ou de « névrose ».
2° Toute perversité qui est irréductible à l'analyse psychologique des motifs ou à
l'analyse psychosociologique des réactions aux situations ou des influences de milieu
a des chances d'être pathologique.
3° L'importance des tares héréditaires, des « stigmates dégénératifs », des troubles
de dysgénésie du système nerveux doit entrer en ligne de compte pour le diagnostic.
Ces conclusions rejoignent, nous semble-t-il, à peu près celles de DUBITSCHER à
propos d'un autre problème médico-légal qui pour nous être étranger ne s'en pose pas
moins dans les mêmes termes, celui de la « stérilisation » des pervers (en Allemagne
de 1933 à 1945).
Chez l'enfant naturellement, c'est-à-dire chez l'être en formation et plus ou moins
près encore de sa nature proprement instinctive ou de sa « supranature complexuelle »
essentiellement « amorales » ou « asociales », le problème de la responsabilité ne se
pose pas 1. Et c'est justice. Mais c'est justice dans la mesure même où elle se pose pour
les adultes 2.

1. L'ordonnance du 2 février 1945 abolit la loi de 1912 et supprime la distinction entre mineurs
de moins de 13 ans et ceux de moins de 18 ans pour admettre une irresponsabilité totale et abso-
lue des mineurs délinquants.
2. Ceci est un des aspects les plus décisifs des rapports de la psychiatrie et de la criminologie.
Supposons en effet que l'on étende à tous les adultes, à l'humanité tout entière les dispositions
justement adoptées pour les enfants parce que précisément ils sont des enfants et l'on voit à
quelles absurdités on aboutirait : tout criminel étant jugé « hors de toute notion de culpabilité
morale », c'est-à-dire de « responsabilité », serait traité comme un irresponsable. Or, si tout enfant
peut être considéré du point de vue psychique comme un être irresponsable, tout adulte délin-
quant ou pervers ne saurait être traité ipso facto comme tel. Et c'est parce qu'il y a lieu de traiter
différemment au point de vue psychique un enfant d'un adulte que la notion de « maladie men-
tale » a un sens, celui d'un retour ou d'une fixation aux premières phases du développement.

268
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

F. – LE PROBLÈME D'ASSISTANCE
II se pose lui aussi très différemment, selon qu'il s'agit d'adultes ou d'enfants.
1° Les amoraux ou pervers pathologiques adultes.
Généralement délinquants, récidivistes, ils sont souvent condamnés puis, sortis de
la prison où ils accumulent les griefs contre la société ou préparent des mauvais coups,
leur désir de représailles, leur soif de jouissance, de scandale et de subversivité ne tar-
dent pas à les précipiter dans une cascade de réactions antisociales, jusqu'au jour où,
tôt ou tard, une expertise mentale les fait interner.
A l'asile, ils briment les autres malades, fomentent des complots et des évasions.
Ils lassent la patience de tous et finissent dans des quartiers d'aliénés difficiles.
Dès 1905, GARNIER avait demandé la création d'asiles-prisons, d'asiles de sûreté …Dès 1905, GARNIER
pour anormaux dangereux, psychopathes vicieux et débiles difficiles. En effet, en avait demandé la création
d'asiles-prisons, d'asiles
Belgique on a institué depuis longtemps des quartiers spéciaux de « Défense Sociale »
de sûreté…
et le sort des assistés est réglé par une « Commission spéciale ». En France, on a créé
des quartiers spéciaux d'aliénés difficiles (Villejuif, Hoerdt). Certains médecins
légistes préconisent l'installation d'établissements, distincts des prisons, des asiles, où
ces sujets seraient placés en vue d'un « traitement pénal » pour une durée indétermi-
née, qui seraient à la fois école, atelier, hôpital, colonie de travail, asile de sûreté, selon
les cas, permettant le maximum de traitement de correction ou d'utilisation 1.
Autant dire que l'assistance de ces sujets dont l'amendement est le plus souvent
illusoire est à peu près nulle et que l'on se contente le plus souvent de les empêcher de
nuire en les tenant enfermés.
2° Les pervers infantiles.
On se trouve presque toujours en présence de jeunes délinquants présentant des
troubles de l'humeur et du caractère avec des réactions antisociales plus ou moins
graves. Indépendamment des trop rares sujets justiciables du traitement médical, psy-
chanalytique ou psychothérapique, du placement familial à la campagne ou dans des
conditions sociales meilleures, ou encore des cas où il s'agit d'une simple perversion
par le milieu psycho-social, il reste toujours une série de cas à peu près irréductibles.
On a, depuis vingt ans, en France, tenté de nombreuses réformes et modes de
rééducation. Le sort de ces sujets est généralement réglé par des tribunaux spécialisés.
L'ordonnance du 2 février 1945 a institué au sein de chaque tribunal de première ins- …L'ordonnance du 2
tance un « Juge des enfants ». Délégué dans ses fonctions pour trois ans, il est chargé février 1945 a institué au
à l'aide des services sociaux spécialisés de mener une enquête approfondie sur la situa- sein de chaque tribunal
de première instance un
tion matérielle et morale de l'enfant et de sa famille. Cette enquête sociale est com-
« Juge des enfants »…
plétée par un examen médico-psychologique. Le juge, s'il s'agit de mineurs de moins

1. Cf. la thèse de CORBBT 1938.

269
ÉTUDE N° 13

de treize ans, ordonne soit le renvoi à la famille ou auprès d'une personne digne de
confiance, soit la remise à la garde d'une œuvre privée, soit le placement dans un inter-
nat, soit le placement dans une institution d'éducation de formation professionnelle ou
de soins, soit la remise à l'assistance publique. Si le mineur a plus de treize ans, il peut
être placé dans une institution publique d'éducation surveillée ou d'éducation correc-
tionnelle. Si le mineur a plus de seize ans et a commis un crime, il est jugé par le tri-
bunal pour enfants complété par le jury de la cour d'assises.
L'ensemble de ces sujets est donc placé sous le régime provisoire, préjudiciel ou
définitif de la liberté surveillée.
Ainsi disposons-nous d'un ensemble de mesures qui constituent une gamme de
Etablissements aux servi-
ce de « l'enfance en dan- conditions de réadaptation assez satisfaisante. L'administration pénitentiaire, au cours
ger moral »… de ces dernières années, a fait de gros efforts pour que les fameuses « maisons de cor-
rection », appelées souvent « bagnes d'enfants », deviennent des maisons d'éducation
nouvelle (M. E. S.). Celles de la Lamote-Beuvron et de Saint-Jodard fonctionnent selon
ces nouvelles normes. Les cas les plus difficiles sont généralement envoyés à Aniane
(garçons) ou à Chevilly pour les filles. Certains établissements sont des institutions pri-
vées (Bon-Pasteur, patronages, etc.). Enfin, des centres d'observations réglementés par
ordonnance du 25 octobre 1945 apportent une aide très efficace au dépistage, au traite-
ment et à la rééducation de ces enfants et adolescents. Dans le ressort du tribunal de la
Seine, il existe aussi deux centres modèles. Celui de Savigny et celui de Villejuif.
Telles sont les grandes lignes et les réalisations du plan de redressement qui a été
mis dans notre pays au service de « l'enfance en danger moral » dont le contingent le
plus difficile est évidemment représenté par les « pervers ».
*
* *
L' « amoralité », la « perversité » avec son cortège de délinquance à répétition nous
apparaît donc entrer dans le cadre de la pathologie mentale lorsqu'elle manifeste un
état dysgénétique du développement de la personnalité. Nous avons tenté de dresser le
bilan clinique et de mettre en évidence la structure propre de ces états d'anomalies du
développement sous le nom d' « invalidité morale », de « moral insanity », de « mora-
lische Schwachsinn », etc. Cette forme de déséquilibre psychique s'est imposée à l'ob-
servation des cliniciens. Nous avons tenté de la sauver de deux erreurs qui ne cessent
de la menacer.
La première erreur consiste à confondre cette forme de folie morale avec la per-
versité normale, celle qui est solidaire de la trajectoire de la personnalité qui se
construit chez chacun de nous en fonction d'une part des événements, de l'histoire, du
…toute perversité est
d'autant plus « pure » « personnage » que nous sommes ou devenons et, d'autre part, de l'idéal de soi, de la
qu'elle est moins patholo- conception du monde. A cet égard toute perversité est d'autant plus « pure » qu'elle est
gique… moins pathologique. Est seule pathologique celle qui exprime une impuissance à accé-

270
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

der aux formes supérieures du choix moral. Celle qui résulte d'un choix à la fois
« moral » (en tant qu'il engage la conscience morale) et « immoral » (en tant qu'il pré-
fère le mal) n'est pas pathologique. Tout notre effort d'analyse clinique a porté princi-
palement sur ce point essentiel et a tenté de montrer que le « pervers pathologique » …le « pervers patholo-
gique » est enfermé dans
est enfermé dans un monde d'existence rétréci et qu'il reste nécessairement soudé aux
un monde d'existence
couches infantiles du développement, à celles qu'il n'a jamais pu dépasser. L'autre rétréci et reste nécessai-
erreur consiste à se représenter que la perversité due à une dysgénésie du développe- rement soudé aux couches
ment de la personnalité est « constitutionnelle » en tant qu'elle exprime cette forme infantiles du développe-
ment…
d'organisation anormale de l'être psychique, et qu'elle dépend d'une « constitution
amorale ». Si l'on veut exprimer par là une pure tautologie 1 et se borner à dire que
l'immoralité ou la perversité constitue un trait fondamental de la personnalité, d'ac-
cord. Mais si l'on veut entendre par là que l'amoralité de la perversité est une proprié-
té génétique au même titre que la couleur des cheveux ou des yeux, c'est faux. Car
1'« amoralité » n'est pas une propriété spécifique et statique, c'est une résultante. À la
base, tous les hommes nouveau-nés 2 comme les animaux sont immoraux. L'amoralité
constitutionnelle ne dépend pas de l'inclusion à la base d'une disposition anormale, elle
exprime un trouble du développement, une anomalie de l'évolution psychique humai-
ne, une dysgénésie.

§ III. – LES PERVERSIONS « PARTIELLES »


(PERVERSIONS SEXUELLES)
A une observation assez superficielle, il paraît légitime d'admettre à côté de la per-
versité pathologique constitutionnelle que nous venons de décrire des « perversions
isolées ». Tout de même qu'on se représente celle-là comme une disposition élémen-
taire, basale et innée, on se figure une mosaïque de tendances instinctives dont chacu- …on se figure une
mosaïque de tendances
ne peut être isolément pervertie. C'est à une conception de ce type que se sont arrêtés
instinctives dont chacune
DUPRÉ et ses élèves 3. « Les grands instincts, écrivait-il, se manifestent normalement peut être isolément per-
sous la forme des tendances multiples et variées. » Et il étudiait « successivement » les vertie…
déviations ou aberrations de l'instinct de conversation (alimentation, soif, propriété,
épargne, argent, vanité, etc.), de l'instinct de reproduction (érotisme, frigidité, inver-
sion sexuelle, bestialité, masochisme, sadisme, fétichisme, exhibitionnisme) et des ins-
tincts d'association, « c'est-à-dire, précisait-il, des instincts sociaux altruistes relatifs à
la vie collective (malignité constitutionnelle, mystification, tendance à l'opposition,

1. Cf. notre « critique de la notion de constitution » (Évolution Psychiatrique, 1932) et au


Congrès de Limoges (1932).
2. « Nous naissons tous des criminels-nés » (ALEXANDER et STAUB, Le criminel et ses juges).
3. DUPRÉ, Rapport au Congrès des àliénistes et neurologistes de langue française. Tunis, 1912
(in Pathologie de l'imagination et de l'émotivité, pp. 357-427).

271
ÉTUDE N° 13

irréducabilité, etc.) ». Nous n'insisterons pas sur le caractère arbitraire d'une pareille
classification. Si nous avons tenu à le placer en tête de ce chapitre, c'est qu'elle nous
paraît, comme celle de DELMAS qui dérive des mêmes principes, procéder de cette
idée, que les perversités instinctives sont non seulement des aberrations, des déviations
des tendances innées, ce qui est à certains égards certainement juste, mais qu'elles sont
toujours et nécessairement des anomalies « en soi » génétiquement déterminées, ce qui
est certainement faux. C'est pour satisfaire les besoins de la symétrie et par les exi-
gences quelque peu artificielles d'une classification à priori des instincts qu'on a décrit,
sous le nom « perversions instinctives », à la fois sur le même plan et comme des phé-
nomènes distincts, la gourmandise et la nécrophilie, les tendances à la mystification et
l'homosexualité, etc. En fait, sous ce nom, on désigne essentiellement des aberrations
des tendances érotiques. Et si nous avons déjà vu à propos du comportement pervers
et des réactions antisociales des pervers combien les attentats sexuels et les anomalies
sont fréquents. Nous allons voir maintenant à propos des perversions sexuelles com-
bien le comportement d'agressivité et de mensonge, les vols, les crimes, etc., se trou-
vent liés à ces formes de vie sexuelle anormale.
Ainsi la distinction entre la « perversité » et les « perversions isolées » ne devra
pas être prise dans un sens trop absolu mais, au contraire, il importera de ne jamais
…les anomalies foncières perdre de vue que les anomalies foncières de la conscience morale se trouvent liées
de la conscience morale aux anomalies isolées du système pulsionnel et inversement. Pour bien comprendre le
se trouvent liées aux ano-
lien naturel qui, sous les apparences superficielles, anastomose aux perversions
malies isolées du système
pulsionnel et inverse- sexuelles, la « perversité », considérée comme « une invalidité morale », une « moral
ment… insanity », il convient de bien saisir que la « perversité isolée » n'est pas une aberra-
tion partielle, qu'elle est non seulement une altération de la sphère libidinale mais
encore une perturbation globale de la « manière-d'être-au-monde ».
Si les « perversions » énumérées par exemple dans la classification de DUPRÉ
étaient présentées classiquement, il y a encore quelques années, comme des aberra-
tions innées de tendances instinctives partielles et si la « clinique » de ces perversions
les décrivait comme des sortes d'impulsions, de besoins incoercibles émergeant d'un
psychisme « de par ailleurs inaltéré », nous ne pouvons plus aujourd'hui souscrire à
une pareille conception « atomiste » de la pathologie instinctive. La « dipsomanie »,
la « pyromanie », la « kleptomanie », la « mythomanie », la « nymphomanie », le
« fétichisme », l' « homosexualité », le sadisme, la nécrophilie, etc. (comme nous
venons de le faire remarquer plus haut) étaient présentées comme des « pures anoma-
lies » de comportement instinctif laissant intactes les facultés intellectuelles et même
morales des sujets « porteurs » de ces perversions. Certes, tout n'est pas faux dans cette
manière de voir les choses puisqu'en effet le psychiatre est amené à constater que de
tels sujets peuvent, malgré leurs perversions, être fort intelligents, réussir dans leurs

272
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

carrières et faire des œuvres esthétiques parfois géniales. Mais nous ne saurions sans
examen clinique et critique approfondi prendre acte des déclarations et des attitudes de
ces « pervers » ou « pervertis » qui se présentent eux-mêmes comme atteints d'une
« disposition » qui leur resterait étrangère et qu'ils satisferaient sans y participer. Tout
de même que l'école anthropologique au XIXe siècle, celle de MOREL, de KRAFFT-
EBING, de MAGNAN avait mis en évidence chez ces malades des « stigmates dégénéra-
tifs », un état de « déséquilibre » foncier et parfois héréditaire, des « prédispositions »,
etc., l'école anthropologique contemporaine (celle qui dans les pays de langue alle-
mande s'enracine d'une part dans le courant biologique de V. UEXKULL et de V.
WEISACKER et dans la phénoménologie de M. HEIDEGGER 1 ) ne cesse de mettre en évi-
dence sous l'apparence d'une « pulsion partielle » une perturbation basale de l'existen-
ce dans ces perversions. En ce sens, les travaux fort importants de E. V. GEBSATTEL 2,
de E. STRAUS 3, de de L. BINSWANGER 4, de O. SCHWARZ 5, de H. KUNZ 6 et aussi de
celui de M. BOSS 7 qui, quoique dirigé contre certains points de vue de ces auteurs, en
reste cependant très solidaire, toutes ces analyses montrent comment la « perversion …la « perversion isolée »
isolée » n'est qu'une partie d'un bouleversement structural des relations de la personne n'est qu'une partie d'un
bouleversement structu-
avec autrui et le monde, c'est-à-dire en dernière analyse de sa moralité. « La copro-
ral des relations de la
philie, dit STRAUS, ne consiste pas dans un tropisme qui lie la mouche à l'excrément personne avec autrui et le
mais passe par une intentionnalité de contre-pied à l'égard du normal (Norm-windig- monde…
keit) qui constitue le « nerf » (Lebensnerv) de la perversion. » De même, dit Oswald
SCHWARZ, « la signification d'une existence homosexuelle est son absence de sens ».
Cela ne suffit pas encore à M. BOSS pour qui la perversion sexuelle est, non seu- …travaux de BOSS…
lement une déformation structurale de l'existence, un « morcellement »
(Zerstückelung) ou un démembrement (Zerteilung), mais une anomalie du mode
d'existence à deux, sorte d'envers de l'amour, anomalie qui reste cependant vécue,
encore sur le registre de l'amour et constitue, au fond, une forme de la dialectique pas-
sionnelle qui lie le moi à autrui. La perversion ne constitue donc pas seulement l'aber-
ration d'un point ou d'une ligne du système pulsionnel. La « Daseins-analyse » de huit

1. M. HEIDEGGER, Sinn und Zeit, édition 1935.


2. E. V. GEBSATTEL, Ueber Fetichismus, Nervenarzt, 1929 et Ueber süchtiges Verhalten im
Gebiete sexueller Verirrungen, Monatschr. f. Psych., 1932, 82, pp. 115 et 131.
3. E. STRAUS, Geschehnis und Erlebnis, Berlin, 1930.
4. L. BINSWANGER, Monatschr. f. Psych., 1931.
5. O. SCHWARZ, Ueber Homosexualität. Ein Beitrag zu einer medizinischer Anthropologie,
Leipzig, 1931.
6. H. KUNZ, Zur Theorie der Perversionen, Monatschr. f. Psych., 1942, t. 105 et Die Agressivität
und die Zierlichkeit, Berne, 1946.
7. M. BOSS, Sinn und Gehalt der sexuellen Perversionen, Berne, 1947. C'est à ce récent et excel-
lent ouvrage que nous emprunterons le plus sur ce point. L. BINSWANGER à qui l'auteur a tant
emprunté vient d'en faire une remarquable analyse (Psyché, revue d'Heidelberg, 1949).

273
ÉTUDE N° 13

cas de perversion sexuelle lui permet de conclure que c'est tout le réseau des rapports
existentiels et des « tourments » (Sorge) de « l'être-au-monde » qui est rétréci et inves-
ti dans ses relations amoureuses (duale Seinmodus) d'une signification antivitale de
résistance (Wilderstandung) et d'hostilité (feindlich). Sans doute apparaissent-elles
superficiellement comme des formes fragmentaires et périphériques, comme des
« corps étrangers », mais elles ne sont pourtant que des manifestations d'un boulever-
sement structural plus global. Par là, répétons-le, un pont peut être jeté, au niveau d'une
coupe plus profonde que la simple observation clinique, entre la « perversité » que nous
avons étudiée plus haut et les perversions que nous devons maintenant envisager.
Que toute « perversion » en tant que tendance à faire mal, que satisfaction à mal
faire, que désir de perturber l'ordre « moral » et « naturel », qu'assouvissement d'une
pulsion « mauvaise », soit un « bourgeon de l'instinct », c'est ce que le premier examen
du problème qui nous occupe nous a montré à l'évidence. Dès lors, il suffit de s'éloigner
de l'analyse atomistique et abstraite des instincts particuliers ou partiels, il suffit de
remonter à leur source commune, à celle de l'« instinctivité » ou de l'« instinct fonda-
mental 1 » ou, comme l'a appelé FREUD, de la « libido », pour saisir que toute perver-
sion est fatalement soudée à la dynamique de la vie instinctive et spécialement de son
aspect « libidinal » ou, si l'on veut, « sexuel ». D'une part les perversions sexuelles pro-
cèdent d'une structure vitale qui dépasse la sphère des rapports strictement érotiques
pour s'insérer dans un « ordo amoris » plus global. D'autre part l'organisation com-
plexuelle de la libido et notamment ses qualifications et investissements successifs au
…le développement du cours des vicissitudes du développement du « choix objectal » déterminent des
« choix objectal » déter- « manières d'être-au-monde » qui dépassent les fonctions et les instincts strictement
minent des « manières
génitaux. De telle sorte que la critique que Boss adresse aux conceptions « mécani-
d'être-au-monde » qui
dépassent les fonctions et cistes » et « abstraites » des psychanalystes, à qui il reproche de faire constamment
les instincts strictement intervenir les « pulsions partielles », nous paraissent mal fondées. (Lui-même d'ailleurs
génitaux… recourt constamment aux notions et à la technique de l'école de FREUD.) Quoi qu'il en
soit en effet de l'abus évident que certains font des notions de « fixation » ou de
« régression » partielle, FREUD a ouvert une large voie de communication entre le
monde de la perversité et celui de la libido. Rien n'est plus conforme à la nature même
des choses puisque les divers aspects de l'amoralité, de l'associabilité ou de l'antisocia-
bilité et des perversions sexuelles sont cliniquement et profondément intriqués.
Cependant si les vues de FREUD sur le travail instinctif de base qui lie le nourris-
son à autrui au travers des imagos complexuelles nous paraissent exactes, par contre
nous nous séparons de sa « Métapsychologie ». Le niveau où « libido » et « moralité »

1. Cf. à ce sujet l'étude de DELGADO, Psicologia generale y psicopatologia de las tendan-cias ins-
tinctivas, Revista di Neuro-Psiquiatria, septembre 1938, pp. 255-353 et spécialement p. 270 et
pp. 316-322.

274
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

se confondent est en effet seulement celui de la première organisation affective de


l'être. C'est aussi naturellement celui où la perversion pathologique reste fixée ou
revient. Cette réserve étant faite, nous pouvons souligner quel lien profond sous les
apparences superficielles différentes, unit, dans les états pathologiques, la perversion
et l'amoralité.
Si donc il nous paraît impossible de séparer radicalement la « perversion constitu-
tionnelle », l'amoral insanity des « perversions isolées », que sont ces perversions et
comment les classer ? L'énumération à laquelle DELGADO se résigne, faute de classifi- …énumération des per-
versions par DELGADO…
cation véritable l, comprend les rubriques suivantes : propension au suicide, les ano-
malies des tendances relatives à la défense et à la possession du corps (indifférence aux
rigueurs de la température et autres expressions physiques, détachement et aversion à
l'égard du vêtement et de la toilette, propension de l'automutilation), anomalies de la
faim et de l'appétit (anorexies, boulimie, sétiophobie, sitiomanie, pica, rumination),
anomalies du sommeil (agrypnie, hypersomnie, narcolepsie, somnambulisme, pavor
nocturnus, cauchemars) et enfin les anomalies de l'instinct sexuel : anomalies quanti-
tatives (frigidité, impuissance, satiriasis, nymphomanie, donjuanisme, messalinisme,
érotomanie), anomalies de l'instinct sexuel selon un ordre chronologique de dévelop-
pement (érotisme précoce, puberté tardive, « amours crépusculaires » de l'involution,
onanisme), anomalies qualitatives ou « perversions sexuelles » (homosexualité, algo-
lagnie sous forme sadique ou masochiste, pédophilie, gérontophobie, exhibitionnisme,
scoptophilie, fétichisme, coprophilie, zoophilie, nécrophilie).
Nous pourrions donner avec celle-ci, ou celle de DUPRÉ, bien d'autres « classifica-
tions » du même genre. Mais à quoi bon ? Ce qui les vicie toutes, même dans l'esprit
des plus éminents chercheurs, c'est qu'elles tentent de se constituer sur des tendances
isolées, sur des « membra disjecta » de la vie instinctive considérée comme un agré-
gat de fonctions siégeant dans des organes. Un tel principe de classification aboutit
nécessairement à une infinité de catégories et à de multiples confusions et « doubles
emplois ».
Si nous voulons présenter une classification plus naturelle des perversions, nous
devons nous référer à ce que nous avons précédemment établi, c'est-à-dire nous donner
comme principe de classification la loi même de toute perversion : toute perversion ins-

1. DELGADO a tenté, sans poursuivre d'ailleurs systématiquement l'entreprise, de s'appuyer sur la


classification d'Alexander PFAENDER (Die Seele der Menschen, 1938). Celui-ci divise les ten-
dances instinctives en deux grands groupes : les tendances transitives (dirigées hors du sujet) et
les tendances réflexives (dirigées vers le sujet). Dans chacun de ces deux groupes il distingue des
tendances fondamentales : 1° de possession et de défense, 2° de soumission, 3° d'activité, 4° de
vie transitive ou réflexive. Les biens et les maux qui incarnent les buts recherchés ou évités par
les tendances transitives appartiennent au corps, au vêtement, à l'habitation, à la propreté, à la
nature infrahumaine, à la nature humaine, à la société, aux formes culturelles, etc.

275
ÉTUDE N° 13

…une perversion instinc- tinctive pathologique est une perversion de la vie libidinale pour autant qu'elle est une
tive pathologique est […] régression vers la couche instinctive qui est à l'origine de nos rapports avec autrui l.
une régression vers la
Revenons encore une fois à l'évolution de la libido, c'est-à-dire au développement
couche instinctive qui est
à l'origine de nos rap- des fantasmes vécus qui, à chaque étape, en caractérisent la « manière d'être-au-
ports avec autrui… monde » ou encore au déploiement de cette force qui, après avoir enraciné le corps
dans son environnement physique et familial primitif, incorpore, dans la succession de
ses métamorphoses, le personnage dans le monde prochain ou lointain d'autrui. Au
terme normal et normatif de ce travail où s'équilibrent les lignes de force des désirs et
de leurs contre-pulsions, l'être, transcendant ses premières déterminations vitales,
émerge et rayonne dans la plénitude de son choix, de ce choix qui peut le porter soit à
se détacher de sa « nature » ou de sa « supranature complexuelle », soit à s'y complaire.
La perversion et la perversité représentent sous leur aspect pathologique une chute
de ce potentiel évolutif, chute vécue dans et par les archaïques fantasmes libidinaux en
un tout qui est, à la fois, une forme de vice particulier et d'immoralité générale.
Les perversions constituent donc, comme nous y avons insisté, des accidents évo-
lutifs non seulement de l'instinct sexuel mais de la moralité. Cependant leur structure
propre est conditionnée par une forme singulière de l'érotique qui en constitue le centre
sans en limiter le rayonnement.
Dans cette perspective la classification de ces perversions nous conduit à envisa-
…[notre classification ger deux sortes d'accidents évolutifs selon que leur figure centrale est représentée par
distingue] le vice du un vice du choix objectal ou par une aberration de la sensibilité voluptueuse.
choix objectal, de l'aber-
La perversion peut en effet représenter une fixation à un stade archaïque ou une
ration de la sensibilité
voluptueuse… régression vers les fantasmes propres à chaque étape du choix objectal, c'est-à-dire de
la trajectoire qui va de l'auto-érotisme à l'amour pour un « objet », constitué par un être
de sexe opposé. Entre les deux extrémités de cette ligne de force se situent toutes les
possibilités et par conséquent toutes les formes substitutives ou symboliques de choix
paradoxaux et inadéquats.
D'autre part les perversions peuvent atteindre une couche encore plus profonde,
celle des sources corporelles de la volupté, au point où, dans l'indifférenciation des
sensibilités, la libido investit de désir toutes les situations, pour autant qu'elles ne sont
pas seulement données mais prises dans l'avidité d'un besoin, et quelle que soit la
forme de sensibilité qu'elles émeuvent.
Voici donc la classification que nous allons suivre pour exposer les diverses
formes de ces perversions :

I. Les déformations de l'image du partenaire (anomalies du « choix objectal » ).

1. Les sept péchés capitaux, les confesseurs le savent bien, se réduisent au péché de luxure. Tous
y reviennent. Tous en partent.

276
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

1° Autoérotisme. Narcissisme. Onanisme.


2° Pédophilie. Gérontophilie. Inceste.
3° Homosexualité.
4° Zoophilie.
5° Fétichisme.
II. Les déformations de l'acte sexuel (érotisations substitutives).
1° Érotisation de la douleur (algolagnie, sado-masochisme).
2° Érotisation du regard (scoptophilie, exhibitionnisme).
3° Érotisation de l'appareil digestif (érotisation du goût et des fonctions
digestives. Coprophilie).
4° Érotisation de l'urine et des fonctions urinaires (ondinisme).
Dans le premier groupe de perversions l'image du partenaire est altérée par un jeu
de fantasmes qui en vicie l'identification. La perversion rive le comportement érotique
à un partenaire « inadéquat ».
Dans le deuxième groupe c'est la situation érotique elle-même, c'est-à-dire la
forme de l'union sexuelle, qui est altérée parce qu'elle se joue essentiellement sur un
autre registre perceptif que celui qui est propre à la sensibilité génitale. La perversion
déforme le comportement érotique et le détourne de son modèle spécifiquement géni-
tal en l'engageant dans des situations voluptueuses paradoxales.
Nous nous proposons de revenir plus loin sur le problème de la nature patholo-
gique de ces perversions, problème d'autant plus compliqué que toutes se trouvent …toutes ces perversions
se trouvent impliquées
impliquées dans l'exercice normal de la vie sexuelle. Pour le moment il nous suffira de
dans l'exercice normal de
décrire leurs formes les plus typiques 1.
la vie sexuelle…

1. On trouvera de très intéressantes observations et de bonnes analyses cliniques sur ces perver-
sions dans de grands ouvrages consacrés à la psychopathologie sexuelle. TARDIEU, Étude médi-
co-légale sur les attentats aux mœurs, Paris, 1887 ; Étude médico-légale sur la folie, Paris, 1872 ;
Paul MOREAU (de Tours), fils, Les aberrations de l'instinct sexuel, 1887 ; SCHRENK-NOTZING, Die
Suggestiontherapie bei krankhaften Erscheinungen der Geschlechtnis, 1892; A. MOLL, Les per-
versions de l'instinct génital, trad. franç., PACTET et ROMME, Paris, 1893 ; KRAFFT-EBING,
Psychopathologia sexualis, trad. des 16e et 17e éditions en français par Albert MOLL et R.
LOBSTEIN, avec une préface de Pierre JANET, 1931 ; HAVELOCK ELLIS, 1re édition, 1897, trad.
franç, par GENNEP, Études de psychologie sexuelle, Mercure de France, Paris, 1934 ; LAUPTS,
Perversions et pervertis sexuels, Paris, 1896 ; LACASSAGNE, Vacher l'Éventreur, Paris, 1899 ; P.
GARNIER, Section de psychiatrie, Congrès International de Médecine, 1900 ; Ch. FÉRÉ, L'instinct
sexuel, Évolution et Dissolution, Paris, 1899 ; EULENBURG, Sadismus und Masochismus, 1902 ;
FREUD, Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, 5e édition, 1922 ; MAGNUS-HIRSCHFELD,
Sexualpathologie, Bonn, 1917-1918; STECKEL, Störungen Trieb und Affektlebens, 7 volumes,
Berlin, Vienne, 1925 ; KRONFELD, Sexual-pathologie, Leipzig, 1923 ; O. FENICHEL, Perversionen,
Psychosen, Charakterstörungen, Vienne, 1931 ; MARANON, La evolución de la sexualidad y los
estados intersexuales, 1930 ; H. W. GRUHLE et Max MARCUSE, in Handwortbuch der Mediz.
Psychologie, Leipzig, 1930 ; HESNARD, Traité de sexologie, 1933 ; G. W. HENRY, Sexvariants,
New-York, 1941 ; M. BOSS, Sinn und Gehalt der sexuellen Perversionen, Berne, 1947, etc.
Naturellement tous les ouvrages de FREUD et des psychanalystes, les revues de psychanalyse (cf.
notre étude n° 6) sont littéralement remplis d'études sur les anomalies de la vie sexuelle. Des
revues comme Abhandlungen aus dem Gebiete der Sexual-forschung (depuis 1918), le Bulletin
de l'Association d'études sexologiques (Paris, depuis 1932), les Publications of the British socie-
ty for the study of sexual psychology (Londres, depuis 1920), Schriften zur Psychologie und
Sociologie von Sexualität und Verbrecher (Stuttgart, depuis 1928) et Zeitschrift fur
Sexualtaissenschaft und Sexualpolitik (Berlin, depuis 1914), etc., ou des index…/…

277
ÉTUDE N° 13

A. – ANOMALIES DU CHOIX OBJECTAL


Normalement la sexualité s'exerce par l'acte qui constitue l'union complémentaire
des sexes, c'est-à-dire dans le rapprochement des organes génitaux de deux individus de
sexes différents. L'instinct sexuel est le lien virtuel qui prépare l'accouplement, c'est la
force qui dirige un individu vers un autre individu adéquat. C'est cette « adéquation »,
… l'objet de la libido ne chez l'homme surdéterminée par une masse de facteurs biologiques, psychiques, sociaux
correspond plus à l'objet
et moraux, qui est altérée dans les perversions de ce premier groupe. Le partenaire
biologiquement, psycholo-
giquement, socialement et recherché pour la copulation réelle ou désirée, l'objet de la libido ne correspond plus à
moralement « adéquat »… l'objet biologiquement, psychologiquement, socialement et moralement « adéquat 1 ».
1° Autoérotisme, narcissisme, onanisme.
Nous nous trouvons tout d'abord en face d'une anomalie, d'une « triche » dans le
jeu de la sexualité qui constitue l'inversion sexuelle la plus totale, puisqu'elle se défi-
nit par le fait que l'objet de la libido est le sujet lui-même. Il s'agit d'une forme de
« sexualité » sans « partenaire ». C'est le moyen (le plaisir éprouvé dans son propre
corps) qui devient fin. Mais comme c'est de ce plaisir primitif que s'élance tout le mou-
vement libidinal d'attraction vers un corps spécifiquement complémentaire, on com-
prend que cette « anomalie » soit à la fois la première et la plus répandue. C'est en effet
à l'éveil même de la sexualité et tout au début de l'existence, à l'orée de la conscience
du corps que se produit, comme premier investissement des forces d'amour, le plaisir

comme la Rose mystique de CRAWLEY OU Science of Sex de GODFREY, etc., contiennent une abon-
dante documentation sur ce sujet. Le numéro de « Crapouillot « (mai 1938) consacré au crime et
aux perversions instinctives et rédigé par R. ALLENDY doit être spécialement signalé. Enfin, des
ouvrages littéraires ou d'autobiographie plus ou moins déguisés constituent de véritables obser-
vations ou analyses cliniques : J.-J. ROUSSEAU, J CASANOVA, SADE, RESTIF DE LA BRETONNE, S.
MASOCH et de nos jours : M. PROUST, GIDE, J. GENET, etc. — L'ouvrage de HESNARD le plus récent
et le plus accessible aux lecteurs français est d'un très grand intérêt. Nous lui ferons au cours de
cette étude quelques emprunts. Il divise l'étude des perversions sexuelles en perversions de but
caractérisées par le fait que l'individu recherchant un objet normal répugne à l'acte sexuel ou lui
est indifférent et tend à le remplacer par un des dérivés ou plutôt de ses « éléments » et en per-
versions d'objet qui « comportent tous les états cliniques caractérisés par le fait qu'indépendam-
ment du but qui est bien entendu approprié à l'objet, l'individu est entraîné vers un objet qui nor-
malement n'est pas excitant. I! place parmi les perversions de but les « perversions visuelles » et
le « sado-masochisme » et dans les perversions d'objet, l'homosexualité, le fétichisme, la zoo-
philie, le vampirisme et la nécrophilie. Il est aisé de constater que l'intention est la même qui a
déterminé la classification de HESNARD et la nôtre. Mais il nous paraît évident que l'on ne peut
séparer correctement les « perversions d'objet » et les « perversions de but » pour la bonne rai-
son que « but » et « objet » sont des notions identiques. A notre sens ce qui distingue les deux
grands groupes de perversions — pour autant qu'elles soient différentes autrement que par le
noyau de comportement qu'elles représentent — c'est que dans un cas les tendances érotiques
sont déplacées dans leur application à l'objet privilégié et que dans l'autre elles sont modifiées
dans leur structure de comportement.
1. En formulant en des termes si simples et, somme toute, naïfs le problème, nous sommes par-
faitement conscients des difficultés qu'il implique à l'égard de la nature « pathologique » des per-
versions, problème que nous envisagerons plus loin.

278
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

éprouvé dans et par son propre corps. Obscure satisfaction d'une sensibilité réfléchie …Obscure satisfaction
sur elle-même, cet auto-érotisme ne connaît pas le dégoût (HESNARD). Les manipula- d'une sensibilité réfléchie
sur elle-même, cet auto-
tions du corps, ou de ses « excreta » le jeu des fonctions digestives, d'absorption ou
érotisme ne connaît pas le
d'expulsion sont l'objet d'une jouissance aveugle qui ne tarde pas à se concentrer sur dégoût (HESNARD)…
les zones érogènes et spécialement après les fonctions orales et anales sur les organes
génitaux (stade phallique). A la présexualité diffuse succède alors la conscience vague
de sensations spécifiquement génitales désormais recherchées. Telle est la première
forme d'onanisme qui se manifeste chez le jeune enfant le plus souvent vers quatre ans.
C'est, dit HESNARD, une « vague de volupté organique, sorte d'âpre vertige à peine dis-
tinct et la satisfaction d'un prurit spécifiquement localisé aux organes sexuels ». Cette
forme de masturbation autoérotique est celle que l'on rencontre chez les animaux et
telle qu'on l'a décrite « chez le cheval, le chien, le chameau, l'éléphant » (FÉRÉ) et que
ZUCKERMANN et tant d'autres auteurs ont observé chez le babouin.
A mesure que se développe le système de contre-pulsion ces jeux libidinaux
« auto-érotiques » sont généralement refoulés et la masturbation prépubertaire devient
relativement rare entre cinq et dix ans. D'après Alfred KINSLEY l – s'il était besoin de
recourir à la statistique pour établir un fait aussi commun aux yeux de la pratique
médicale ou pédagogique – 88% des garçons ou jeunes adultes célibataires se mastur-
bent en moyenne deux fois par semaine. La constance d'un tel comportement trouve
son explication dans le développement de la vie sexuelle. Rivée au corps à son début,
elle se fixe soit, au moment du choix objectal, sur les images parentales, soit, au
moment de la forte poussée pubérale qui érotise le corps, avant de se projeter sur l'ob-
jet hétéro-sexuel, dans un fantasme essentiellement narcissique, l'image de soi.
Il y a lieu de distinguer trois directions libidinales, trois finalités différentes de …Il y a lieu de distinguer
l'onanisme : tout d'abord l'onanisme auto-érotique qui rejoint la masturbation sans fan- trois directions libidi-
nales, trois finalités diffé-
tasmes du jeune enfant, ensuite l'onanisme à fantasmes de partenaire par lequel la
rentes de l'onanisme…
masturbation sortant de la véritable « ipsatio » n'est plus un vice solitaire dans la mesu-
re où s'y associe l'image d'un partenaire, enfin l'onanisme à fantasmes narcissiques ou
« l'autre » ne peut être que l'image, renvoyée par le miroir, de son propre corps.
L'onanisme auto-érotique est exceptionnel sous sa forme d'onanisme « réflexe » équi-
valent au prurit et où l'orgasme recherché impulsivement pour lui-même, a la valeur
d'une décharge de la tension physiologique. L'onanisme à fantasmes de partenaire per-
met à de multiples fantasmes érotiques de se satisfaire en se mêlant à l'acte masturba-
toire qui les actualise et auquel en retour ils prêtent une forme de « réalité » 2. Ainsi,
malgré toutes les images virtuelles de perversion que présentent ces fantasmes, ils

1. Alfred KINSLEY, Sexual behaviour in the humour male, 1948.


2. Les représentations fantasmiques, « véritables pages d'album érotologique que l'imagination
solitaire enfiévrée feuillette avec complaisance ou avidité » (HESNARD), sont si naturellement…/…

279
ÉTUDE N° 13

constituent déjà un moyen terme vers l'acte sexuel normal qui, lui aussi, admet une part
fantasmique. Quant à l'onanisme narcissique, il investit d'une valeur privilégiée et par-
fois exclusive l'image du propre corps. Il s'accompagne de fantasmes ou de mises en
scène scoptophiliques dont le miroir constitue l'indispensable foyer destiné à renvoyer
à l'onaniste l'image unique mais dédoublée de sa concupiscence ; et ceci naturellement
nous rapproche beaucoup des fantasmes de l'homosexualité.
Nous ne saurions que répéter ce qu'écrivait HESNARD au sujet des pratiques ona-
nistes: il existe suffisamment d'études de la masturbation pour que nous n'insistions
pas sur cette description banale et peu instructive. Indiquons simplement que l'emploi
de corps étrangers, la recherche d'attitudes, de situations favorables à l'orgasme, la par-
ticipation de zones érogènes autres que génitales (uréthrales, anales) varient à l'infini
ce comportement qui contient en germe toutes les perversions exactement comme le
rêve lui-même qui ne constitue, somme toute, comme lui, qu'une réalisation de fan-
tasmes dans un monde clos, secret et individuel.
Cette couche « auto-érotique », dont l'onanisme est l'expression habituelle, est
dominée « normalement », c'est-à-dire lorsque la libido trouve à s'investir, sans diffi-
culté et dans la plénitude de son élan, dans l'amour. Il existe cependant des individus
pour qui ce simulacre épuisant et stérile représente l'essentiel et parfois l'unique forme
de l'activité sexuelle. Tantôt, en effet, certains masturbateurs narcissiques ne parvien-
nent pas à détacher leur libido de son adhérence primitive à leur propre image soma-
…ils s'adonnent au tique et ils s'adonnent au « plaisir solitaire » avec une frénésie qui satisfait à la fois leur
« plaisir solitaire » avec auto-érotisme et leur désir inconscient d'auto-punition. HESNARD cite le cas d'un mala-
une frénésie qui satisfait
de « qui se masturbait soixante fois dans une journée et ne s'endormait que la verge
à la fois leur auto-érotis-
me et leur désir incons- isolée soigneusement et à proximité d'un circuit électrique comportant une sonnerie,
cient d'auto-punition… avertissement destiné à le réveiller en cas d'érection ». Le raffinement et les ingénio-
sités de leurs pratiques remplissent leur existence. De par ailleurs timides et anxieux,
souvent hypochondriaques, ils vivent dans l'espace sordidement rétréci de leur perver-
sion. Tantôt débordant d'angoisse, leur onanisme est plus un tourment qu'un plaisir,
quand il n'est pas les deux à la fois, et leur existence se passe dans le cercle infernal de
l'obsession à s'épuiser dans la masturbation et dans la crainte des dégradations phy-
siques et morales qu'elle entraîne.
Enfin, le « complexe narcissique » peut ne transparaître que dans le caractère
auto-philique. C'est là une des manifestations les plus fréquentes de l'auto-érotisme
féminin, mais il se voit également chez les hommes et spécialement chez les acteurs,
vedettes, esthètes, etc., goût de la toilette, de la parure, contemplation devant le miroir,
culte du corps, tendances exhibitionnistes, plaisir des confidences et des confessions,

…/… incluses dans la pratique onaniste qu'HESNARD (pp. 550-562) en décrit les diverses fantai-
sies complexuelles à propos de la masturbation.

280
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

projection du « portrait » dans les œuvres d'art, satisfaction par la publicité de la pres- …cette profonde adhéren-
se ou de l'écran, etc. Mais ainsi s'élargit et se dissipe jusqu'à la vanité, cette profonde ce de l'être à lui-même
dans le dédoublement
adhérence de l'être à lui-même dans le dédoublement spéculaire par quoi il commen-
spéculaire par quoi il
ce et, parfois, il continue à s'aimer. commence et, parfois, il
2° Pédophilie, inceste, gérontophïlie. continue à s'aimer…

C'est la différence d'âge et ce qu'elle comporte de transfiguration de l'image du par-


tenaire qui constitue ici l'inadéquation à l'objet. Au regard de la sexualité, l'âge est
naturellement d'une importance majeure puisqu'il modèle la figure, la morphologie et
la psychologie du « partenaire » et peut aller jusqu'à en inverser la valeur érotique. De
ce point de vue l'image de l'enfant, par son ambiguïté même, l'indécision de ses …l'image de l'enfant, par
formes, la virginité qu'elle exprime, contraste violemment avec celle du vieillard figé son ambiguïté même, l'in-
et comme vidé de son attraction sexuelle. C'est de ce contraste que naît la perversion décision de ses formes, la
virginité qu'elle expri-
des tendances pédophilique chez les adultes et surtout les vieillards des deux sexes ou
me…
gérontophilique chez les adolescents ou jeunes adultes.
L'enfant est naturellement pour l'enfant un objet d'attirance sexuelle et les jeux
enfantins sont très rarement exempts de « vice », de ces « curiosités malsaines » qui
manifestent les premiers émois de l'éveil sexuel. Les fixations érotiques de cet âge
peuvent devenir très vives, puissantes et même tyranniques. Mais on voit des adultes
sollicités impérieusement par l'image passée de leurs partenaires infantiles de même
sexe ou de sexe opposé. Un malade que nous avons eu l'occasion d'observer reste, par
exemple, fixé hors de tout autre objet possible à l'image presque irréelle d'une petite
fille qu'il n'a cessé d'adorer dans sa forme infantile alors qu'elle est mariée maintenant
et mère de famille. Mais c'est surtout avec le déclin de la vieillesse que surgissent les …c'est surtout avec le
fantasmes des partenaires adolescents ou enfants. Le fait est bien connu mais sa bana- déclin de la vieillesse que
surgissent les fantasmes
lité même ne nous dispense pas, et au contraire, de le rappeler ici. La plupart des atten-
des partenaires adoles-
tats sexuels commis sur des enfants que l'on observe dans la pratique médico-légale cents ou enfants…
ont pour auteurs des vieillards et l'on sait le goût des femmes âgées pour les jeunes
gens, de la femme de Putiphar pour le jeune Joseph...
Inversement, et le fait est encore plus paradoxal, des enfants ou des jeunes adultes …[inversement] des
s'éprennent dans une passion parfois exclusive pour des personnes âgées, des vieillards enfants ou de jeunes
adultes s'éprennent [pas-
malpropres, de vieilles prostituées 1. La frénésie de ces choix passionnés parfois jus-
sionnement] de veillards
malpropres, de vieilles
1. Le choix objectal exclusif fixé sur la prostituée, manifestant l'attraction œdipienne mais comme
prostituées…
détachée de toute culpabilité, est une des constantes de comportement érotique. Tibor AGOSTON
(Some psychological aspects of prostitution ; the pseudo-personnality, Intern Journal of
Psychoanalysis, 1945, 25, pp. 62-67) a très bien analysé la situation socio-érotique de la prosti-
tution. Une telle dilection provient du fait que l'individu invinciblement attiré par le bordel ou la
péripatétitienne se désincarne de son histoire, se dépouille de sa personnalité, et que, ne pouvant
aimer en étant lui-même, débarrassé avec son identité de sa culpabilité, il peut goûter aux « plai-
sirs de l'amour » qu'il paye et qui ne comporte pas « d'amour »,

281
ÉTUDE N° 13

qu'à la mort, pour des partenaires flétris, laids, malades, infirmes et exigeants, ces sou-
missions sordides où se mêlent les intérêts matériels, le jeu des situations sociales ou
professionnelles, la promiscuité sexuelle, etc., ne se rencontrent pas seulement dans les
romans. Les médecins connaissent souvent les secrets de ces liaisons « honteuses » et
de ces dépravations.
Certes, ces variations paradoxales du choix objectal sont connues depuis long-
temps et même depuis toujours, mais leur réfraction dans le complexe d'Œdipe, c'est-
à-dire leur signification « incestueuse » symbolique, a été mise en pleine lumière seu-
lement par l'école psychanalytique. La forme la plus typique et la plus « scandaleuse »
de ces attirances est représentée en effet par les liens érotiques qui s'établissent contre
le « tabou » de l'inceste : viols des filles par leur père, des soeurs par leurs frères, fixa-
…C'est plus souvent au tion érotique sur le père ou la mère... C'est d'ailleurs plus souvent au travers du com-
travers du complexe plexe d'Electre que par l'effet de l'Œdipe proprement dit, que se nouent les relations
d'Electre que par l'effet
incestueuses. Leur milieu le plus habituel est celui de la vie rurale ou de la promiscui-
de l'Œdipe proprement
dit, que se nouent les
té des taudis ouvriers, sans, bien entendu, que soient exclues ces aventures soigneuse-
relations incestueuses… ment tenues dans une clandestinité hypocrite et qui se cachent sous les dehors de la
plus religieuse et traditionnelle morale bourgeoise. Ces faits expriment naturellement
la forte attraction incestueuse dont la puissance même est frappée dans la plupart des
sociétés humaines d'un interdit rigoureux et particulièrement sévère 1. L'universalité
de la répression, la rigueur de la contre-pulsion sont pour ainsi dire le garant de la vio-
lence spécifique de cette pulsion. Nous savons depuis FREUD combien le choix objec-
tal, qui se fixe sur le parent du sexe opposé, contrarie la libre expansion de la sexuali-
té vers son objet naturel. C'est ce terrible drame de « l'Œdipe » et de la culpabilité
inconsciente dont il frappe la sexualité qui déterminent ultérieurement les artifices, les
déformations et les déviations d'un choix objectal qui se porte vers des « objets » à la
fois aimés et frappés d'interdiction. C'est dire que le choix des partenaires doit alors

…La prohibition de l'inces- 1. La prohibition de l'inceste est quasi universelle. On cite généralement quelques exceptions :
te est quasi universelle… chez les Tinnehs, les Ichipennes, les Kamagrunts, etc., chez les Weddes où l'union est permise
entre frère aîné et sœur cadette. Chez les Perses, les Grecs, chez divers peuples d'Asie Mineure
(et notamment les anciens Juifs) les unions entre frère et sœur étaient autorisées. Mais l'hypothèse
de la « promiscuité primitive » (Mac LENNAN, GIROUD, TEULON, etc.) ne paraît pas devoir être
retenue. La structure familiale des clans, des hordes, tout autant que celle de nos sociétés
modernes, implique un certain ordre, une certaine hiérarchie dont les formes de tabou et de totem
représentent les lois les plus implacables (cf. Totem et Tabou de FREUD). Si, comme l'indique
LACAN (Le complexe facteur concret de la psychologie familiale, Encyclopédie française, 1936),
le mythe du parricide originel inventé un moment par FREUD n'est pas soutenable, l'image du père
domine cependant toute la série des interdictions. Et même dans les cultures matriarcales où c'est
l'oncle maternel qui assure l'autorité et où MALINOWSKI (La sexualité et sa répression dans les
sociétés primitives, trad. franç., PAYOT, 1932) a pu montrer qu'un équilibre affectif se trouve
mieux réparti, « cet équilibre, dit LACAN, démontre heureusement que le complexe d'Œdipe est
relatif d'une structure sociale, mais il n'autorise en rien le mirage paradisiaque contre lequel le
sociologue doit se défendre ». On consultera spécialement sur cette question le livre de Lord
RAGLAN, Le tabou de l'inceste (trad. franc., Paris, 1935).

282
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

satisfaire à la fois à l'investissement œdipien de l'image parentale et au désir de puni-


tion qui s'attache à ce péché sexuel « originel ».
3° L' homosexualité 1.
Nous venons d'exposer quelques accidents du choix objectal dont certains consis-
taient (dans le premier cas) en une impossibilité de choisir un objet autre que son propre
…l'homosexualité dont la
corps. Rester attaché à son propre sexe c'est infliger à l'image de « l'objet » une défor- fréquence répond précisé-
mation telle qu'elle se confond avec la propre image du sujet. C'est la formule même ment à la multiplicité des
d'une perversion, l'homosexualité dont la fréquence répond précisément à la multiplici- mécanismes et des fan-
tasmes capables de com-
té des mécanismes et des fantasmes capables de compromettre « l'altérité » totale de
promettre « l'altérité »
l'objet du choix libidinal. Cette « altérité », ce caractère radicalement « autre », stricte- totale de l'objet du choix
ment opposé et « complémentaire » de l'objet de la sexualité définit précisément la libidinal…

1. Nous devons signaler quelques ouvrages de premier plan soit par leurs analyses soit par leur
documentation sur cette question si importante. Il va de soi que tous les travaux que nous avons
indiqués comme indispensables à l'étude des perversions sexuelles en général traitent longuement
de l'homosexualité. Le livre de A. MOLL (trad. franc., 1893) contient un exposé très complet des
études sur l'homosexualité du XVIIe au XIXe siècle. On se rapportera spécialement, depuis le
fameux mémoire de WESTPHAL (Archiv. f. Psych., 108, II, p. 73), aux ouvrages suivants : J.
CHEVALIER, De l'inversion de l'instinct sexuel au point de vue médical) Thèse, Paris, 1885 ;
DUGAS, L'amitié antique d'après les mœurs populaires et les écrits des philosophes, Paris, 1894 ;
LAUPTS, Perversions et Pervertis sexuels, 1896, (avec une préface de É. ZOLA et une très intéres-
sante auto-observation d'un inverti qui avait confié son histoire à l'écrivain) ; KRAFFT-EBING,
Psychopathologia sexualis ; HAVELOCK ELLIS, Études de Psychologie sexuelle, L'Inversion
sexuelle ; A. MoLL, Les perversions de l'instinct génital. Étude sur l'inversion sexuelle, trad.
franç., 1893 ; Dos Sexualleben beim Kinde, 1909 ; FREUD, Eine Kindheitserinne-rung an
Leonardo Vinci, Leipzig et Vienne, 1910 ; S. FERENCZI, Zur Nosologie der männlichen
Homosexualität, Inter. Zeitsch. f. Psychoanalyse ; M. HIRSCHFELD, in Handbuch der
Sexualwissenschaft de J. BLOCH, Berlin, 1914 ; A. ADLER, Der Problem der Homosexualität,
Leipzig, 1930; GOLDSCHMIDT, Mechanismus und Psychologie der Geschlechtbestimmung, Berlin,
1920 ; FREUD, Ueber die Psychogenese eines Falles von weiblicher Homosexualität, Inter,
Zeitsch, f. Psychoanalyse ; A. KRONFELD, Ueber psychosexuellen Infantilismus, Leipzig, 1921 ;
W. STECKEL, Onanie und Homosexualität, Vienne et Berlin, 1921 ; TOEPEL, Zur Psychologie der
lesbischen Liebe, Zeitsch. f. d. g. Neuro, 1921, t. 72, p. 237 ; M. ALLAIX, De l'inversion sexuelle
à la formation et à la détermination des sexes, 1930 ; Oswald SCHWARZ, Ueber Homosexualität,
Leipzig, 1931 ; H. SCHULTZ, Ueber Homosexualität, Zeitsch. f. d. g. Neuro, 1942, t. 140, p, 305 ;
HESNARD, Traité de Sexologie, 1933, pp. 630-667 ; Oswald SCHWARZ, Sexualpathologie, Vienne
et Berne, 1935 ; M. Boss, Sinn und Gehalt der sexuallen Perver-sionen, Berne, 1947, pp. 99-122 ;
R. KLIMMER, Ist der Homosexualitat psychogenetisch oder anlagenbedengt ? Nervenarzt, mars
1949. Les travaux des psychanalystes les plus importants sont ceux de FREUD, FENICHEL (1931),
FERENCZI et SADGER (1921). La littérature générale est très riche, comme chacun le sait, de
romans, essais, pièces de théâtre, etc., sur le thème de l'homosexualité. Pour l'homosexualité
féminine on pourra se rapporter (sur le conseil de HESNARD) à DIDEROT (La Religieuse), BALZAC
(La fille aux yeux d'or), T. GAUTIER (Mademoiselle de Maupin), ZOLA (Nana), LAMARTINE
(Régina), P. MARGUERITE (La garçonne}, CATULLE MENDES (Les protectrices), etc. Sur l'homo-
sexualité masculine les écrits des littérateurs et des philosophes est bien plus vaste ; des noms
viennent naturellement à l'esprit : PLATON, LÉONARD DE VINCI, WINCKELMANN et de nos jours :
Oscar WILDE, VERLAINE, RIMBAUD, PROUST, GIDE, COCTEAU, J. GENET, etc. Des homosexuels
notoires ont écrit des études sur leur perversion. Le plus connu est Karl Heinrich ULRICH, substi-
tut dans le Hanovre qui écrivit de 1864 à 1869 une série de brochures. La revue Jahrbuch für
sexual Zwischenstiefen a un intérêt du même ordre.

283
ÉTUDE N° 13

sexualité 1. C'est elle, dans son existence et pour autant qu'elle oriente la manière d'être
au monde, qui se trouve négativée, jusqu'à son inversion, dans la formule érotique
homosexuelle. S'il est exact, comme nous le savons mieux depuis FREUD, que la sexua-
lité, loin de s'élancer selon une trajectoire simple, tendue vers son « objet » unique, ne
s'établit qu'après une longue phase d'hésitation, de tâtonnements, au travers les conjec-
tures d'une histoire où s'inscrivent les formes successives de la libido, la structure fami-
liale, les forces contre-pulsionnelles du sur-moi, le jeu des fantasmes d'identification et
de projection, etc., nous pouvons alors mieux saisir combien peut se trouver compro-
…C'est en effet seulement mise l'image érogène d'un « être » de « l'autre sexe ». C'est en effet seulement au terme
au terme et non à l'origi- et non à l'origine de l'évolution de la libido que la forme sexuelle se fixe sous la pous-
ne de l'évolution de la
sée hormonale de la puberté sur son « objet » radicalement différent du sujet et, dès lors,
libido que la forme
sexuelle se fixe… violemment et passionnément désiré pour son « altérité ». Nous étudierons plus loin les
déraillements, les conflits d'identification, les fixations qui mettent ainsi en péril une
polarisation si nette quand elle s'achève et réussit qu'il semblerait impossible ou absur-
de à priori d'en supposer la fragilité, si les multiples modalités (historiques, culturelles
ou érotiques) de l'homosexualité n'en révélaient la précarité. Bien plus, la « sexualité »
qui suppose le désir d'union réciproque des deux sexes « opposés », peut se trouver
naturellement mal définie, car le sexe lui-même en tant que système anatomo-physio-
logique (organe soumis à une régulation neurohormonale) est moins solidement fixé
dans sa morphologie et ses activités fonctionnelles qu'il ne le paraît. Si bien que nous
devrons, pour dresser un inventaire aussi complet que possible de l'homosexualité, aller
jusqu'aux formes ambiguës de l'hermaphrodisme.
A. FORMES CLINIQUES DE L'HOMOSEXUALITÉ. Les comportements qui manifestent
l'attirance érotique pour les individus de même sexe sont très variés et s'étagent en une
gamme de conduites qui vont depuis les attitudes et les goûts « à composante homo-
sexuelle » jusqu'aux aberrations tératologiques de la différenciation sexuelle. Nous
allons décrire successivement le comportement homosexuel inconscient, les formes
mixtes d'homosexualité et d'hétérosexualité, l'homosexualité ambiguë, l'inversion
…De toutes ces formes sexuelle et enfin, l'hermaphrodisme. De toutes ces formes les plus typiques sont l'ho-
les plus typiques sont mosexualité ambiguë et l'inversion sexuelle. Un mot de précision est ici nécessaire au
l'homosexualité ambiguë
sujet de ces deux modalités de conduites homosexuelles. Si nous distinguons ces deux
et l'inversion sexuelle…
groupes de faits et proposons le terme « d'homosexualité ambiguë » c'est pour bien
marquer deux aspects de l'érotique homosexuelle qui ne sont généralement pas aper-
çus dans leurs différences profondes. L'inversion sexuelle est caractérisée, pour une
femme, par sa conduite et ses aspirations viriles et la recherche d'un « objet » pure-
ment féminin ; pour un homme, par sa conduite et ses aspirations féminines et la

1. Les notions de bissexualité et d'hétérosexualité sont des pléonasmes relativement à celle de


sexualité.

284
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

recherche d'un « objet » purement masculin. L' « homosexualité ambiguë » constitue


une forme ambivalente d'homosexualité où les éléments masculins et féminins inter-
fèrent dans la structure somato-psychique de l'objet comme dans la conduite même du
sujet de telle sorte que l'homosexuel recherchera un « objet » ni masculin ni féminin,
comme, par exemple, un adolescent et que l'homosexuelle cherchera à avoir encore un
comportement de femme à l'égard d'une partenaire plus ou moins masculine. Sans
doute les termes d'homosexualité « active » ou « passive » visent-ils à atteindre une
distinction de ce genre mais sans y parvenir clairement pour la simple raison que les
termes actif-passif 1 s'inversent selon qu'il s'agit de la liaison homosexuelle féminine
ou masculine et que le comportement érotique lui-même, comme nous le verrons, n'est
jamais complètement « actif » ou « passif » et cela justement dans les formes érotiques
« ambiguës » de l'homosexualité.
L'homosexualité inconsciente. Depuis que la psychanalyse nous a appris à distin-
guer les plans du « manifeste » et du « latent » dans les expressions psychosomatiques,
il est devenu habituel de parler de la « composante homosexuelle » inconsciente qui
exprime les fantasmes narcissiques ou d'identification au parent de sexe opposé et se …[L'homosexualité
révèle par une conduite en désaccord avec le comportement propre au sexe auquel inconsciente] exprime les
fantasmes narcissiques
appartient l'individu. – Ce type d'homosexualité « de tendance » se manifeste chez la
ou d'identification au
femme par les conduites de « protestation virile », exprimant le désir inconscient du parent de sexe opposé et
pénis 2 : indépendance, attitude de « garçonne », désir de dominer et de conquérir, goût se révèle par une condui-
pour les travaux intellectuels ou de force, pour la « camaraderie » masculine, pour les te en désaccord avec le
comportement propre au
sports violents, les costumes, gestes prérogatives sociales, habitudes ou modes d'exis-
sexe auquel appartient
tence de caractère masculin. L'aspect négatif est constitué par une « défense » agressi- l'individu…
ve à l'égard des hommes et des rapports physiques ou sociaux avec eux : une certaine
forme de flirt et de coquetterie, qui traite le soupirant en « pantin », une frivole désin-
volture ou, au contraire, une rigoureuse sévérité à l'égard de l'amour et du mariage sont
à cet égard très caractéristiques. Moins cependant que la frigidité qui oppose dans une
soumission apparente un refus de la féminité à l'étreinte de l'homme, et qui reflète, dans
ses fantasmes, l'angoisse du pénis perdu dans les châtiments sanglants de la castration.
– Chez l'homme c'est naturellement le contraire. Son homosexualité inconsciente se tra-

1. L'étude de K. SCHNEIDER (Bemerkungen zu einem phenomenologische Psychologie der inver-


tierten Sexualität und erotische Liebe — Zeitsch. f. Neuro. und Psych. 1921, 71, p. 346 à 351) est
très intéressante par son analyse et situations homosexuelles irréductibles aux pôles passif-actif.
2. On trouvera dans le travail de G. ZILBOORG (Masculine and féminine, Some Biolo-gical and
Cultural Aspects Psychiatry, 1944, t. VII, pp. 256-296) une analyse très approfondie de la menta-
lité féminine et de la situation de la femme dans la société que l'homosexualité inconsciente tend
à inverser. Des ouvrages comme ceux de BARTH (La doctrine de la création et Dogmatique) ou de
Simone DE BEAUVOIR (Le deuxième sexe), d'ailleurs écrits dans des perspectives bien différentes,
sans s'inspirer de ce point de vue ou le justifier entièrement, ne cessent cependant d'y renvoyer.

285
ÉTUDE N° 13

duit par son comportement d'identification féminine : choix de la profession (cuisinier,


coiffeur, couturier, valet de chambre, etc.), coquetterie, travaux de ménage ou d'aiguille,
goûts casaniers, sensibilité capricieuse, amitiés féminines, etc. ; parfois l'identification
à la mère, à la sœur prend un aspect caricatural d'imitation et tel jeune homme ne se
plaît que dans leur compagnie, tel autre adopte leurs gestes, leurs idées, leurs goûts. Par
contre, l'attitude à l'égard des « véritables » personnes de l'autre sexe est empreinte de
gêne, de timidité, parfois de froideur agressive, et quand vient le moment ou l'occasion
du commerce sexuel ils se dérobent ou échouent, ne parviennent à vaincre leurs résis-
tances que par le truchement d'une projection de l'image maternelle sur la partenaire.
Quand c'est la « composante narcissique » qui prédomine, la masturbation, les fan-
tasmes de gloire et de vanité, les raffinements de toilette et d'hygiène corporelle, les
soins et les soucis dont la personne physique et morale ne cessent d'être l'objet, forment
le tableau caractéristique de cette auto-adoration.
Il n'est pas nécessaire d'allonger cette description, même pour l'enrichir des mille
détails qui incorporent à soi l'image du sexe opposé. Ce type d'homosexualité est extrê-
mement fréquent et s'il passe inaperçu au sujet et à son entourage il n'échappe pas à l'œil
du clinicien. « Complexe d'homosexualité », l'homosexualité latente s'exprime avec évi-
dence dans les rêves, les productions littéraires ou artistiques, etc. Il se manifeste aussi,
et tous les psychiatres le savent bien, dans la projection délirante et hallucinatoire 1,
Les formes mixtes d'homosexualité et d'hétéro-sexualité. L'homosexualité incons-
ciente, dont nous venons de parler, entrave et parfois abolit l'activité proprement « bis-
sexuelle », mais le plus souvent elle est compatible avec une vie conjugale à peu près
normale et même parfois avec une vie sexuelle très active avec des partenaires de sexe
opposé. Nous avons en vue maintenant ces cas beauoup plus fréquents qu'on ne se
l'imagine parfois où l'activité sexuelle est vécue pour ainsi dire en partie double. On
…d'après A. KINSEY : ne peut pas ne pas être frappé des chiffres que, par exemple, donne A. KINSEY : 27,3 %
27,3 % d'hommes se d'hommes se livrent ou se sont livrés à des pratiques homosexuelles aboutissant à l'or-
livrent ou se sont livrés à
gasme. Sans doute y a-t-il lieu de tenir compte d'une sorte de forme « physiologique »
des pratiques homo-
sexuelles aboutissant à de l'homosexualité, celle de l'enfance et de la première adolescence, mais nous
l'orgasme… croyons, d'après l'expérience que tout psychiatre peut acquérir soit par les récits des
névrosés et l'étude de leur milieu familial ou social, soit surtout par l'expérience médi-
co-légale, que les pratiques homosexuelles de l'adulte habituellement hétérosexuel
sont beaucoup plus fréquentes qu'on ne le suppose.
Tous les travaux sur l'homosexualité 2 s'accordent d'ailleurs et soulignent la fré-

1. Cf. la thèse de HUMBERT, Homosexualité et Psychoses. Paris, 1935.


2. HIESCHFELD a évalué à 4 % en 1919 en Allemagne les cas d'homosexualité mixte. — Cf. spé-
cialement : CHEVALIER, L'inversion de l'instinct sexuel, 1885 ; LAUPTS, Perversions et Pervertis
sexuels, 1890 ; KRAFFT-EBING ; HIRSCHFELD, Die Homosexualität des Mannes, 1914 ; HAVELOCK-
ELLIS, etc. — Voir plus loin, page 309 (note 1).

286
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

quence de cette forme d'homosexualité. Elle est soit occasionnelle et « provoquée »


par la rencontre de partenaires homosexuels vrais ou de prostitués (pour les hommes,
car la prostitution homosexuelle féminine n'existe pour ainsi dire pas) ou par les condi-
tions d'isolement carcéral par exemple, ou encore « réactionnelle » à une situation
vitale (veuvage, passion déçue, etc.) ou enfin secondaire aux processus d'involution ou
aux influences toxiques. Mais si elle peut ainsi s'actualiser « à la faveur » de toutes ces
conditions, c'est qu'elle était latente sous forme du complexe d'homosexualité incons-
ciente ou infantile. Il est rare dans ces cas que l'homosexualité domine l'hétérosexua-
lité, elle va de pair avec elle et, somme toute, elle ne constitue qu'une expérience d'ex-
tension de l'activité sexuelle qui demeure assez fixement attachée à son objet naturel
pour le trahir sans y renoncer.
L'homosexualité ambiguë. Elle est caractérisée par le fait que le choix objectal se
porte d'une manière privilégiée et le plus souvent exclusive sur un être « ambigu », sur
un partenaire psychiquement « hermaphrodite », « désexualisé ». C'est l'homosexuali- …[L'homosexualité ambi-
té de « troisième sexe ». C'est à notre avis la plus fréquente et celle dont l'étude doit guë] est à notre avis la
plus fréquente et celle
nous conduire jusqu'au cœur de la perversion homosexuelle, dans le jeu des fantasmes
dont l'étude doit nous
qui « désexualisent » l'image de l'objet et enferment le couple dans le cercle d'une éro- conduire jusqu'au cœur de
tique unisexuelle. Ce qui fausse généralement l'étude de l'homosexualité c'est qu'elle la perversion homosexuel-
est envisagée seulement sous l'angle du dimorphisme sexuel. A cet égard deux femmes le, dans le jeu des fan-
tasmes qui « désexuali-
ou deux hommes qui s'accouplent entre eux formeraient une figure où l'un est pourvu
sent » l'image de l'objet…
du sexe réel et l'autre d'un sexe imaginaire et toute homosexualité est alors considérée
comme une inversion radicale où les deux sexes sont « représentés ». Ceci nous paraît
faux pour un grand nombre de cas d'homosexualité où précisément les deux parte-
naires unissent leur même sexe, investi d'une seule et unique valeur fantasmique. Il y …les deux partenaires
unissent leur même sexe,
a lieu, en effet, de faire intervenir dans l'étude du comportement sexuel non seulement
investi d'une seule et
la morphologie sexuelle des partenaires mais le jeu des fantasmes qui s'y surajoutent unique valeur fantas-
et dominent l'anatomophysiologie génitale. C'est ainsi que même dans les accouple- mique…
ments de sexes opposés, bien des images qui tendent à en inverser l'exercice « pur et
simple » ne cessent d'intervenir, soit en modifiant le vécu propre à chaque sexe, soit
en déformant l'image du partenaire, de telle sorte que, sous l'apparence morphologique
orthodoxe de l'amour, des « composantes homosexuelles » se manifestent dans les sen-
timents, les attitudes, les positions et les sensations qui en composent soit la figure
physique, soit la structure affective. A plus forte raison en est-il de même pour les rela-
tions homosexuelles : si, comme nous le verrons plus loin, il existe des cas d'inversion
sexuelle complète qui réalisent des couples « bissexués » quoique d'une morphologie
sexuelle identique, les couples homosexuels « réalisés » (ou seulement « imaginés »
dans le fantasme érotique) dans la pratique homosexuelle ambiguë consistent en liai-
sons somatiques ou affectives d'où « l'autre sexe » est exclu. Chez les femmes l'exclu-

287
ÉTUDE N° 13

sion du phallus est naturellement d'autant plus aisé que son substitut organique (clito-
ris) est rudimentaire. Mais la structure même de l'érotique homosexuelle de ce type
constitue à cet égard une exigence bien plus profonde. Ce sont deux féminités qui se
pénètrent, se caressent et jouissent l'une de l'autre dans cette forme unisexuée de
saphisme. Sur le plan passionnel les sentiments d'idenfication totale de la sensibilité
enveloppent d'un narcissisme fondamental cette fusion de deux êtres qui se vivent et
…Chez les hommes il en s'éprouvent comme rigoureusement identiques. Chez les hommes il en est de même,
est de même, c'est le culte c'est le culte du phallus qui les unit à l'exclusion de toute féminité dans leurs rapports
du phallus qui les unit à réciproques. C'est ainsi que la sodomie pour autant qu'elle utilise le substitut organique
l'exclusion de toute fémi-
du vagin (rectum) est assez généralement écartée, comme « répugnante », de leur
nité dans leurs rapports
réciproques…la sodomie union charnelle. Celle-ci consiste en un accouplement « sui generis » où les fantasmes
[…] est assez générale- complémentaires de la bissexualité font défaut au profit des fantasmes érotiques de la
ment écartée, comme fusion de deux corps semblables qui se prennent par leurs parties communes. Dans
« répugnante », de leur
l'ordre sentimental ces homosexuels s'éprennent d'une sorte d'adoration narcissique,
union charnelle…
celle de ces « amitiés particulières 1 » établies sur l'identité même du sexe et des modes
profonds de sensibilité.
Les « couples » ainsi formés ne sont faits ni d'un homme et d'une femme ayant tous
les attributs des sexes opposés, comme dans l'amour normal, ni d'un homme-femme
appartenant paradoxalement au même sexe, comme dans l'inversion vraie, mais d'indi-
vidus de sexualité ambiguë (efféminés, androgynes, ou viriloïdes). Ces « couples » ne
sont pas des couples car le couple suppose précisément une certaine hétérogénéité com-
plémentaire et, ici, ce sont les formes indécises de la puberté, de l'adolescence et de l'en-
fance qui deviennent le canon de l'esthétique et de la liaison amoureuse laquelle reste
systématiquement en deçà de la différenciation sexuelle. La dynamique de la libido qui
les unit exprime cette indifférenciation soit dans le vécu de leurs sensations érotiques
qui restent ambiguës même dans leur identification faible à leur propre sexe ou dans
leur identification forte au sexe opposé, comme dans le choix objectal de la représenta-
tion du partenaire qui figure elle aussi une image spéculaire de cette ambivalence.
L'homosexualité à forme d'inversion sexuelle. Le paradoxe érotique s'accuse ici
jusqu'à inverser le sens de la libido et à renverser le rapport qui l'unit à la structure
somatique de l'individu. Comme on l'a répété mille fois, ce sont « des femmes dans
des corps d'hommes » et des hommes dans des corps de femmes (anima mulieris in
corpore virile et vice versa). Malgré et contre la nature corporelle s'édifie un système
libidinal qui en trahit le plan structural. Les choses ne sont pas cependant si simples
qu'on le pourrait supposer. En effet, une homosexuelle, pour si invertie qu'elle soit, non

1. Le roman de PEYREFITTE (Les amitiés particulières) dépeint admirablement ce type de relations


amoureuses de jeunes éphèbes. Cet amour de l'adolescence reste le prototype de la passion homo-
sexuelle chez les homosexuels.

288
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

seulement ne peut pas 1, mais ne tient pas à s'accoupler avec une « femme », mais avec
une « femme-ayant-des-goûts-spéciaux ». C'est en cela qu'entre le groupe précédent et
celui-ci, le sens profond de l'homosexualité jette un pont. Mais il n'en reste pas moins
que dans cette catégorie d'homosexualité un pas de plus est fait dans l'aberration de la
sexualité. L'homosexualité devient un simulacre d'hétérosexualité. Le jeu des fan- …L'homosexualité
devient [dans l'inversion]
tasmes qui investissent le vécu sexuel, ou l'image des partenaires, d'une signification,
un simulacre d'hétéro-
d'un signe, qui en spécifient le caractère masculin ou féminin, n'abolit plus la structu- sexualité…
re bipolaire du couple mais l'exige. Chaque homosexuel de ce type s'identifie à l'inté-
rieur de son propre sexe ou dans le fantasme du sexe opposé à un partenaire d'un
couple hétérosexué mais contre nature. L'homme veut être soit homme à l'égard d'un …L'homme veut être soit
homme qui lui servira de femme, soit femme à l'égard d'un homme à qui il servira de homme à l'égard d'un
homme qui lui servira de
femme et non point comme dans les couples normalement bissexués homme à l'égard
femme, soit femme à
d'une femme qui aime les hommes ou femme à l'égard d'un homme qui aime les l'égard d'un homme à qui
femmes. Le dogmatisme de l'inversion homosexuelle est, ici, total et absolu. D'où la il servira de femme…
nécessité pour décrire cette forme d'inversion de la considérer, quel que soit le sexe
morphologique des individus qui le composent, dans l'hétérogénéité d'un couple ; chez
les hommes (comme chez les femmes) un des deux partenaires sera « viril » domina-
teur et pénétrant et l'autre sera passive subjuguée et pénétrée, la symétrie étant pro-
fondément identique pour cette modalité de relations sexuelles, dans le couple d'in-
vertis ou d'inverties. L'identification au couple hétérosexuel est ici poussée si loin que
tout ce qui peut se dire des amours normales dans l'alcôve, le boudoir, le salon ou la
rue peut être dit du « commerce » homosexuel et c'est précisément ce qu'exige que soit
dit aussi de lui, le couple d'invertis.
C'est ici que doit être mentionné une forme spéciale de cette inversion qui l'appa- …le travestissement…
rente au fétichisme, c'est le travestissement ou éonisme. Dans la plupart des cas 2, l'in-
version sexuelle se situe alors uniquement sur les apparences sociales de costume.
C'est une inversion de « surface » comme vidée de sa substance organique. C'est le
masque seul, le vêtement sexuel qui est changé et échangé, mais sous une forme qui
pour être seulement d'apparence n'en est pas moins totale.
L'hermaphrodisme. Très loin – et, dans certains cas, très près – de l'inversion … L ' h e r m a p h ro d i s m e ,
perversion de la nature…
sexuelle se situent ces formes d'ambiguïté sexuelle qui sont des « perversions » de la
nature plus que des individus.
« Nec duo sunt, sed forma duplex nec femina
« Nec puer ut possit neutrumque et utrumque videtur.
Ces deux vers d'OVIDE (Métamorphoses, 1. IV) suffisent à souligner l'ambiguïté de

1. Puisque toute « partenaire » cesse, pour elle, d'être une femme à féminité totale, c'est-à-dire
entièrement acceptée.
2. A. MASSON, Le travestissement, Paris, 1935.

289
ÉTUDE N° 13

nature de tels êtres et l'embarras devant lequel ils mettent l'état civil et les sexologues.
La définition de cette monstruosité qu'en a donnée Geoffroy SAINT-HILAIRE est restée
classique ; c'est « la réunions chez le même individu, des deux sexes ou de quelques-
…Hermaphrodisme… uns de leurs caractères ». Depuis le fameux traité de J. DUVAL 1, des cas célèbres ont
été publiés, celui de MARIN LE MARCES, de la demoiselle d'ANJOU, de l'éthiopienne de
R. COLOMB, de Joseph ou Joséphine MARZO, de Marie-Madeleine LEFORT, les cas
D'ÉVERAND, SCHNEIDER, VIRCHON, TARDIEU 2. Une riche littérature de langue alleman-
de a étudié spécialement l'aspect culturel et esthétique de l'hermaphrodisme 3. Nous
aurons l'occasion de revenir sur le problème biologique de ces formes d'intersexualité.
Voici, d'après HUGUET 4, comment se présente actuellement le problème de la mor-
phologie de ces êtres « bissexués ». Il existe un hermaphrodisme glandulaire dû à la
présence de gonades mâles et femelles et qui peut se manifester par une morphologie
variable et parfois latéralisée (mâle d'un côté, femelle de l'autre), un hermaphrodisme
tubulaire (ou pseudo-hermaphrodisme) qui manifeste une diminution entre le sexe et
la glande et celui des canaux. Ce pseudo-hermaphrodisme est parfois interne, mais le
plus souvent (90 % des cas) il est externe ; il est généralement masculin (71 à 90 % de
cas de garçons à morphologie féminine).
Pour la plupart des cas il s'agit de malformations des voies génito-urinaires, de la
partie externe du tractus génital, c'est-à-dire de pseudo-hermaphrodisme. Les cas
d'hermaphrodisme glandulaire posent des problèmes bien plus délicats. Notons sim-
plement ici que lorsqu'il s'agit de dysgénésies génitales externes la vie sexuelle est très
fortement et normalement polarisée dans le sens d'une sexualité bien orientée. Seuls
les quiproquos sociaux auxquels ces malformations peuvent donner lieu sont respon-
sables de certaines difficultés sexuelles ou de certaines « anomalies » qui sont plutôt à
base d'erreurs que d'aberrations.
Tels sont les divers aspects cliniques des aberrations du choix objectal qui se fixent
sur un partenaire inadéquat à la forme anatomo-physiologique du sexe. Seulement vir-
tuelle ou parfois occassionnelle elle plonge ses racines dans l'organisation défectueu-
se de la libido et parfois même dans les anomalies des fonctions et même des organes
de l'appareil génital. D'où la perplexité, les hésitations et les discussions qui n'ont pas
manqué de s'établir sur la pathogénie de l'homosexualité.
B. PATHOGÉNIE DE L'HOMOSEXUALITÉ. Il en est de cette « perversion » comme de
toute forme de « perversité », elle peut s'expliquer soit en admettant qu'elle est une

1. J. DUVAL, Traité des Hermaphrodites, 1612.


2. Cf. à ce sujet : Ch. DEBIERRE, L'hermaphrodisme, 1895 ; H. MEIGE, Infantilisme, Féminisme
et les Hermaphrodites antiques, l'Anthropologie, 1895 ; PANCRAZI, L'hermaphrodisme, 1910 ;
OMBRÉDANE. Hermaphrodisme et Chirurgie. Paris 1939.
3. WELCKER, KURSERITZKY, FURTWANGEL, ROBERT HERMAN, etc.
4. HUGUET, Encyclopédie Médico-Chirurgicale.

290
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

« disposition constitutionnelle » génétique, originale, et originelle dont l'homosexua-


lité serait alors l'expression phénotypique et tératologique, soit, qu'en tenant compte au
contraire ,du fait qu'elle est latente chez tous les hommes, on admette qu'elle constitue
une anomalie du développement. Anomalie chromosomique des propriétés de l'espè-
ce ou anomalie du développement libidinal dans l'histoire de l'individu, telles sont les
solutions qui s'offrent à l'esprit de tous les auteurs qui se sont occupés de ce problème.
L'examen de cette question suppose une appréciation exacte de cinq faits fonda-
mentaux : les comportements homosexuels primitifs, l'homosexualité dans certaines
formes de structure sociale, les fantasmes inconscients de l'homosexualité, les faits
biologiques connus sous le nom d'intersexologie, les processus organiques capables de
déterminer des comportements homosexuels.
Comportements homosexuels infantiles et animaux. Nous avons déjà eu l'occasion
de noter que dans la phase d'auto-érotisme le jeune enfant manifeste un intérêt et un …dans la phase d'auto-
plaisir très vif pour son propre sexe. Un tel investissement libidinal sous sa forme nar- érotisme le jeune enfant
manifeste un intérêt et un
cissique s'étend à l'ensemble de sa personne et ne tarde pas à englober les êtres du sexe
plaisir très vif pour son
identique que les jeux, les conditions d'éducation scolaire ou d'existence collective pla- propre sexe…
cent auprès de lui et identifient à sa propre existence. La vie des pensionnats 1 est
notamment très favorable à ces projections libidinales homosexuelles sur des cama-
rades, des surveillants ou des maîtresses. Tout ayant été dit et redit sur ces faits connus
de tous les éducateurs et médecins ; il ne nous suffit pas, cependant, de les mention-
ner, nous devons aussi en souligner l'importance primordiale. Une telle « valence »
homosexuelle, tendant à se saturer avec une pareille régularité et parfois une violence
passionnée chez les enfants, constitue une constante de la vie sexuelle humaine. De
telle sorte que tout ce que l'on pourra dire avec O. SCHWARZ et M. Boss (pour ne citer
que deux auteurs qui ont récemment étudié très profondément l'homosexualité) contre
la notion d'homosexualité infantile, ne paraît fondé qu'en partie. Certes, ces auteurs ont
raison de souligner qu'un monde sépare ces « degrés inférieurs de la sexualité norma-
le » de l'homosexualité de l'adulte, mais il nous paraît, par contre, impossible de sépa-
rer radicalement le comportement homosexuel de l'adulte des tendances homo-
sexuelles qui, avec une si remarquable constance (au degré et à l'occasion près), s'ob-
servent dans la vie sexuelle infantile. FREUD a montré que la structure même de la …FREUD…

sexualité infantile l'inclinait vers le partenaire du même sexe tant en ce qui concerne
la recherche du but sexuel (Sexualziel) que pour le choix objectal (Sexual-objekt). Le
monde sexuel de l'enfant est en effet gouverné d'une part par le principe du plaisir, le
désir du plaisir qui s'identifie avec la manipulation des zones érogènes et d'autre part

1. OBICI et MARCHESINI, Le amicizzie di collegio, Rome 1898 ; PEYREFITTE, Les amitiés particu-
lières ; le film Mädchen in Uniformt etc. Cf. aussi le livre de A. MOLL, Dos Sexual-leben beim
Kindert 1909 et FREUD, Drei Abhandlungen sur Sexualtheorie, 1914.

291
ÉTUDE N° 13

par le narcissisme qui réfléchit sur l'image de son propre sexe l'énergie libidinale. La
…La masturbation masturbation d'abord et la masturbation réciproque ensuite sont les formes les plus pri-
d'abord et la masturba- mitives de l'érotique infantile. Le jeu « entre camarades » qui exclut le plus générale-
tion réciproque ensuite
ment l'autre sexe, constitue souvent la forme première et homosexuelle de la liaison
sont les formes les plus
primitives de l'érotique amoureuse. Certes, les virtualités du développement ultérieur et l'indifférenciation, le
infantile… « polymorphisme » même de la vie sexuelle à cet âge confèrent à cette homosexuali-
té infantile une structure propre et assez différente du monolithisme de l'aberration
homosexuelle de l'adulte, mais ce fait demeure central à l'égard du problème général
des tendances homosexuelles.
Il en est de même pour une autre forme d'homosexualité : celle que l'on observe
dans les espèces animales 1. Il semble bien à cet égard que les formes de l'instinct sont
d'autant plus fixes et d'autant moins soumises à la variation, que l'on descend dans la
…« L'homosexualité exis- série des espèces. Voici ce qu'HESNARD écrit à ce sujet : « L'homosexualité existe dans
te dans beaucoup d'es- beaucoup d'espèces animales non seulement chez les animaux inférieurs, comme les
pèces animales… fourmis (HUBER) dont les mâles violent les ouvrières aux organes génitaux atrophiés
(HESNARD)
et par suite d'apparence plutôt mâle, chez les abeilles et les animaux vivant en socié-
tés ouvrières – conséquence pour SCHULTE-VAERTING du développement d'un instinct
homosexuel facultatif – mais chez les animaux supérieurs : chats, chiens, singes, etc. »
Et à propos des singes le même auteur raconte qu'il a pu observer un chimpanzé
« robuste et très intelligent » qui plutôt hostile aux femelles « débauchait » tous les
singes mâles surtout jeunes qu'on mettait dans sa cage et pratiquait la masturbation
simultanée du partenaire et de lui-même. Cette observation qui a pu paraître à son
auteur singulière est celle-là même que ZUCKERMANN 2 a pu vérifier sur une plus gran-
de échelle chez ses « babouins ».
…Observations de On sait que ces singes se groupent de la façon suivante : autour « d'un mâle » (le
ZUCKERMANN chez les maître) vit un « harem » composé d'un certain nombre de « femelles » qu'il domine et
babouins… de « célibataires » (mâles jeunes ou adultes sans femelles). Les rapports de « domi-
nance » à l'intérieur de ce groupe sont variables et expriment à la fois l'agressivité et
la sexualité. Les réactions sexuelles chez « ces primates subhumains » ne sont pas tou-
jours conditionnées par l'excitant physiologique spécifique. « Nombre de situations
qui ne paraissent pas se rapporter directement à la sexualité déterminent des réactions
sexuelles. Par exemple un singe se mettrait en position sexuelle lorsque l'on le mal-
traite » (p. 93). Il n'existe pas de promiscuité sexuelle à l'intérieur du groupe, les rap-
ports sexuels étant réglés sévèrement (les femelles sont généralement fidèles au
« maître » et les célibataires sont exclus des rapports sexuels). Mais il se produit par-
fois d'étranges violations à cette « morale » sexuelle. Ainsi une femelle infidèle sur-
prise par son mâle, pendant la fureur de celui-ci et elle-même étant très excitée, se fit

1. A. MOLL, Libido sexualis, 1898, t. I, p. 369 ; P. KARSCH, Jahrbuch für Sexualzwinschenstiefen,


t. II, pp. 126-154, Cf, aussi les travaux que nous avons indiqués, p. 232.
2. S. ZUCKERMANN, La vie sexuelle et sociale des Singes, trad. franç, incomplète de J. ROSTAND,
Paris, 1937.

292
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

inviter par deux mâles devant qui elle s'était mise en position. Mais « il est fréquent
que les membres d'un groupe de femelles pratiquent l'homosexualité... »
Des soins mutuels, l'examen des parties génitales et l'activité de coït peuvent être
pratiqués par le maître et le célibataire attaché à sa suite ou par l'un ou l'autre de ceux-
ci et un mâle quelconque de la colonie, sans considération d'âge, avec qui des relations
amicales s'établissent provisoirement. De telles relations commencent, d'ordinaire, par
des mouvements rapides des lèvres, des mâchoires et de la langue (que l'on décrit ordi-
nairement comme un claquement des lèvres), tels qu'il s'en produit au cours de l'acti-
vité de nettoyage. Ces mouvements des lèvres et de la langue font partie essentielle de
toutes les relations amicales et sexuelles, à la fois comme préliminaires et concomi-
tants. Par exemple, deux animaux étant assis l'un auprès de l'autre, ils tourneront la
tête, les yeux se rencontreront, et ils commenceront immédiatement à claquer des
lèvres. Par surcroît, l'un de ses animaux peut se lever, et se mettre en position devant
l'autre. Alors viennent des claquements de lèvres plus marqués, parfois une série ryth-
mique de grognements sourds et bas, et alors, ou bien les animaux se nettoient l'un
l'autre, ou se chevaucheront, ou bien ils feront l'un et l'autre. Les femelles d'un harem
se livrent également à l'homosexualité ; une femelle jouant le rôle du mâle et montant
l'autre. Puisque les femelles des différents harems n'entrent pas en contact les unes
…S. ZUCKERMANN, La vie
avec les autres, le comportement homosexuel féminin n'apparaît que dès que les
sexuelle et sociale des
harems comportent plus d'une femelle. Les femelles jouent également le rôle du mâle
Singes, trad. J. ROSTAND,
pour monter de jeunes mâles, et il arrive rarement d'ailleurs, que des femelles adultes
1937, Paris…
montent les célibataires attachés à leurs harems (pp. 117-178).
... Le comportement sexuel prépubère des chimpanzés ne se circonscrit pas à des
relations hétéro-sexuelles. Ils ont également des activités homosexuelles. DWINA était
la plus grande et la plus puissante des anthropoïdes de BINGHAM et, au début, ces rela-
tions physiques avec d'autres animaux, à part celles que le jeu pouvait déterminer acci-
dentellement, se limitaient presque entièrement à des étreintes où elle les tenait de
façon protectrice. Plus tard, son attitude devint plus manifestement masculine. Une
fois, elle prit les parties génitales externes de WENDY dans ses lèvres – quoique,
contrairement aux autres, elle fût personnellement indifférente aux attouchements
exercés sur ses parties génitales. Comme si elle avait été un mâle elle couvrit fré-
quemment WENDY, et à l'occasion rechercha également le contact génital ventro-ven-
tral avec elle. BINGHAM rapporte une observation qu'il avait faite précédemment de
chimpanzés femelles plus âgées se comportant homosexuellement, et attire l'attention
sur ce fait que, là encore, c'était la femelle la plus grande qui jouait le rôle de mâle dans
la copulation. Il décrit également une réaction homosexuelle particulière où les
femelles parvenaient au contact génital mutuel en se tenant à quatre pattes, la face dans
des directions opposées. Un comportement de même ordre chez les singes à toque
adultes femelles a été observé dans le jardin zoologique de Londres. BINGHAM a obser-
vé moins d'activité homosexuelle dans son groupe entre les deux mâles, BILLY et PAN,
qu'entre les femelles, WENDY et DWINA (pp. 209-210).
... Chez le mâle, de telles activités prennent une forme caractéristique. L'un joue le
rôle de la femelle et est monté par l'autre. Chez les femelles, on peut distinguer deux
types distincts de contacts dit homosexuels. Le premier correspond à l'activité homo-
sexuelle masculine, une femelle jouant le rôle du mâle et montant un compagnon
femelle. La deuxième forme a été décrite dans un paragraphe précédent : deux
femelles y recherchent le contact génital mutuel en se tenant à quatre pattes, face à des
directions opposées. La signification de cette dernière réaction ne saurait être discutée,
puisque l'on ne sait rien de son développement et puisque, pour autant que l'on puisse

293
ÉTUDE N° 13

le savoir, il n'a jamais été signalé que deux fois. Il est peut-être significatif que ces
deux observations aient été faites sur des primates subhumains femelles qui étaient
encagées sans mâle, et que cette réaction n'ait jamais été observée chez des babouins
femelles vivant en colonie. Quelle que soit sa signification, c'est une réaction qui, si
on la compare avec la première forme de contact homosexuel des femelles, n'apparaît
que rarement (p. 217).
... Même si l'on parvient à montrer que les jeunes primates subhumains ont de plus
fortes tendances hétéro-sexuelles qu'homosexuelles, les faits n'en suggèrent pas moins
que, si l'on néglige la fonction de reproduction, il n'y a pas de différence appréciable
entre les manifestations de ces tendances différentes. On peut imaginer qu'à partir du
moment où les mouvements d'un singe ou d'un anthropoïde sont bien coordonnés, il
vit dans un milieu social qui détermine les réactions sexuelles. Dans une situation
déterminée, il joue le rôle sexuel dominant, celui du mâle, tandis qu'un compagnon
prend le rôle inverse, celui de la femelle et de la soumission. Un tel comportement peut
être soit homosexuel soit hétérosexuel. Le comportement copulatoire dépend donc
essentiellement de la domination qu'exerce l'animal, et à ce point de l'analyse, il
semble que ce soit par accident si telle ou telle réaction se manifeste de façon homo-
sexuelle ou hétérosexuelle (p. 219).
Naturellement dans tous ces comportements instinctifs le coït homosexuel paraît à
la fois fréquent, facultatif, fortuit et déterminé par des situations affectives ou sociales
contingentes, c'est-à-dire ne réalise pas un type d'homosexualité systématique. Mais
comme nous le disions plus haut pour l'enfant, ces faits montrent que le comportement
…ces faits montrent que hétérosexuel dominant chez l'adulte, est précaire et facilement dominé aussi bien chez
le comportement hétéro- l'homme avant la puberté que chez le singe hors du « rut ». Il y a lieu de remarquer en
sexuel dominant chez
effet, avec ZUCKERMANN, que la forte poussée hormonale de l'œstrus chez la guenon
l'adulte, est précaire…
(comme la forte poussée hormonale de la puberté) maintient solidement chez elle (et
« par ricochet » chez le mâle) les tendances sexuelles dans leur direction spécifique-
ment hétérosexuelle.
Les mœurs homosexuelles sociogénétiques. Nous venons de voir à quelles pro-
fondes racines l'homosexualité plonge dans la couche primitive de la sexualité et de
l'amoralité. Nous avons déjà vu et verrons encore plus loin qu'elle peut à certains
égards se confondre avec un « vice » de la nature, une « malformation ». Et cependant
…l'homosexualité a pu
elle a pu entrer dans les mœurs de peuples civilisés et apparaître même à certains
entrer dans les mœurs de
peuples civilisés et appa- égards et à certains moments de l'histoire comme une forme « supérieure » des liens
raître même à certains qu'ÉROS noue entre les hommes. Il est assez curieux de remarquer que c'est l'homo-
égards et à certains sexualité masculine qui, si nous en exceptons les fameux concours de LESBOS et de
moments de l'histoire
TÉNÉDES, s'est donnée comme une forme idéale de 1' « Amour ». Nous serons brefs sur
comme une forme « supé-
rieure » des liens qu'Éros cet aspect du problème tout entier dominé par l'image de SOCRATE caressant, avant de
noue entre les hommes… mourir, et loin de XANTIPPE, la chevelure de PHÉDON 1..., celles de GANYMÈDE OU du

1. L'historique de l'homosexualité à travers les âges, les civilisations et chez les personnages
illustres est très bien fait dans les livres de J. CHEVALIER (1893, pp. 57 à 159) et A. Mou. (trad.
franç., 1893, pp. n à 76). Depuis lors rien de nouveau n'a été ajouté.

294
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

bel d'ALCIBIADE ou encore, celles-ci virgiliennes, de NISUS et EURYALE. Les écrits de


PLUTARQUE, d'ARISTOPHANE, de XENOPHON, les poèmes d'ANACRÉON, les Épithalames
de CATULLE, les Êpigrammes de MARTIAL, les Satires de JUVÉNAL, le Satyricon de
PÉTRONE nous ont transmis les mœurs des « gymnases » ou des « commensationes »
de la « décadence païenne 1 ».
L'esthétique de l'hermaphrodite dans la sculpture, les cultes phalliques, l'homo-
sexualité de MICHEL ANGE 2, de Léonard DE VINCI 3 ont naturellement trouvé leur écho
dans les nostalgies de WINCKELMANN 4 comme de nos jours dans des œuvres comme
celles de PROUST 6 ou de GIDE. Contenue dans le mythe de la création hermaphrodite
d'URANUS et inspiratrice du péché contre les Anges à Sodome, érigée en règle d'or par
les écoles philosophiques de l'Hellade, ou en pratique plus ou moins ésotérique par les
Caïnistes, les Nicolaïstes, les Cathares et Templiers, suspects de « bougrerie 6 », en
mode raffiné à la cour d'HENRI III, tout au long de l'histoire dans l'Antiquité, chez les
Grecs du temps de PLATON et d'ALEXANDRE ou à Rome (Jules CÉSAR, AUGUSTE,
NÉRON, TIBÈRE, CALIGULA, HÉLIOGABALE, etc.), au Moyen Age dans les cours euro-
péennes, chez les princes turcs ou persans, à la Renaissance chez les artistes italiens et
dans toutes les contrées du monde (le « Mal d'Orient » en Chine, au Japon, etc.), l'ho-
mosexualité masculine a pu paraître à des civilisations entières non seulement un vice
« honorable » mais le paradigme de l'amour. Il faut bien pour que cette « perversion » …Il faut bien pour que
ait pu ainsi s'élever périodiquement au niveau d'une institution sociale qu'elle trouve cette « perversion » ait pu
ainsi s'élever périodique-
quelque complaisance dans la nature humaine et même qu'elle en exprime, comme
ment au niveau d'une ins-
nous l'avons vu, une aspiration primitive. Peut-être est-ce aussi, comme l'écrit O. titution sociale […] qu'el-
SCHWARZ, parce que l'amour homosexuel comporte un aspect tragique que les natures le en exprime, comme
romantiques et les poètes, avec BYRON 7 et RIMBAUD 8, ont trouvé dans leur génie nous l'avons vu, une aspi-
ration primitive…
lyrique un accord profond entre l'amour « maudit » et leur sensibilité. Mais quelle que

1. Cf. DUGAS, L'amitié antique d'après les mœurs populaires et les écrits des philosophes. Paris
1894.
2. La vie de Michel-Ange, par Romain ROLLAND et Henry THODE, Michel-Angelo und das Ende
der Renaissance.
3. Cf. l'étude de FREUD, Eine Kindkeitserimienmg des Leonardo de Vinci, 1910.
4. Cf. JUSTI et MOLL, La vie de Winckelmann. Dans son livre Les perversions de l'instinct génital
(trad. franc., 1895) A. MOLL avait consacré plusieurs pages au cas de J. J, WINCKELMANN le grand
critique et esthète allemand (1717-1768).
5. La Recherche du Temps perdu nous découvre presque à chaque page la doublure homosexuel-
le des relations sociales et cette confrérie si magistralement décrite dans les premières pages de
Sodome et Gomorrhe (édition originale, 1921, p. 269). Le livre de A. MAUROIS, A la recherche
de Marcel Proust (1949) permet de saisir « le côté » de l'auteur auquel nous renvoie « le côté »
des personnages de cette prestigieuse vision spéculaire du monde.
6. Les « mœurs impures » de ces sectateurs ou hérétiques paraissent d'ailleurs peu plausibles (cf.
par exemple un livre ancien Le livre des Mystères, de HENNÉ AM. RHYN (1869) et un ouvrage
récent : La croisade contre les Albigeois, de BELPERRON (1944, p. 75).
7. Cf. HAVELOCX ELLIS, t. II, pp. 45-66.
8. GARMA, Essai de Psychanalyse d'A. Rimbaud, Revue fr. de Psychanalyse, 1938, 10, p. 383.

295
ÉTUDE N° 13

soit l'étendue vertigineuse de ce problème, il nous suffit ici d'en avoir marqué la valeur
anthropologique cruciale.
Les fantasmes inconscients de l'homosexualité. Le jeu des fantasmes qui investis-
sent l'image de soi et du partenaire d'une valeur homosexuelle est une des découvertes
les plus importantes de la psychanalyse. Nous ne pouvons plus penser de nos jours le
…[avec la psychanalyse, problème de l'homosexualité sans y projeter les imagos inconscientes, les « com-
l'homosexualité] ne nous plexes » fondamentaux du développement libidinal. Elle ne nous paraît plus comme
paraît plus comme une une « donnée » simple mais comme un composé où se réfractent, pour le constituer,
« donnée » simple mais
les divers stades de l'identification et de l'objectivation sexuelle. R. KLIMMER l a
comme un composé où se
réfractent, pour le consti- récemment exposé l'ensemble des « mécanismes » inconscients de l'homosexualité
tuer, les divers stades de d'après les conceptions de FREUD, de FENICHEL, de SCHULTZ-HENKE, etc. Chez l'hom-
l'identification et de l'ob- me il énumère : la fixation à la mère, l'angoisse de la castration secondaire à l'œdipe
jectivation sexuelle…
ou le jeu de l'inceste quand le garçon est fixé à sa mère. Quand il s'agit d'une mère
« méchante » il y a destruction précoce de la valeur amoureuse de la femme et identi-
fication au sexe dont dépend la plus grande frustration (mère sans pénis), d'où le désir
d'être aimé par le père. Quand le père est un « père terrible » la libido reste refoulée au
stade sadique-anal. Quand le père est, au contraire, « bon » il y a investissement éro-
tique de sa personne. Chez les femmes, KLIMMER expose beaucoup plus sommaire-
ment qu'il peut s'agir soit d'une frustration d'amour de la part du père, qui porte la peti-
te fille à refuser ou à craindre l'amour bissexuel, soit d'une identification au père, soit
d'un désir d'aimer comme le père aime la mère, etc.
Toutes les observations publiées par les psychanalystes, tous les ouvrages et revues
de psychanalyse sont remplis d'innombrables analyses de « mécanismes » de ce genre.
Elles ne manquent pas de paraître souvent artificielles, confuses et parfois contradic-
toires tant la dialectique et la casuistique de ces sentiments et de ces attitudes vitales
se prête peu à des formulations algébriques et géométriques. Cependant il suffit d'avoir
conduit quelques analyses pour se rendre compte que, pour si amphigouriques qu'elles
soient, les analyses des fantasmes inconscients saisissent une réalité. Cette réalité il
nous faut tenter de la décrire, au travers de la complexité des liens qui se nouent et se
rompent entre les imagos fondamentales de la situation triangulaire que composent
entre elles l'image sexuelle de soi et les images des parents.
Le problème 2 qui se pose au petit garçon dans son programme vital de maturation
sexuelle est de s'identifier au père et à sa fonction virile aussi détachée que possible de
l'image incestueuse et tabou de la mère. Il doit pouvoir aimer une femme comme son

1. KLIMMER, Nervenarzt, 1949.


2. II peut paraître absurde de regarder comme un « problème » ce qui paraît être « si naturel » et
inscrit, dans la finalité la plus profonde de l'être. Les tâtonnements de l'instinct sexuel dans l'en-
fance et le nombre considérable d'anomalies de la vie sexuelle sont pourtant des faits qui per-
mettent de considérer le problème vital qu'ils posent.

296
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

père aime sa mère sans aucune gêne ou entrave provenant soit d'une trop grande oppo-
sition à l'identification au père, soit d'une trop grande affinité pour l'identification à la
mère. Ce problème se résout quand est tranché le nœud gordien du fantasme de cas- …Ce sont les accidents de
tration, c'est-à-dire l'angoisse liée à l'œdipe. Si nous ajoutons enfin que l'enfant doit ce mouvement de projec-
rompre une autre adhérence plus profonde encore, celle qui l'unit à lui-même et qui tion objectale, c'est-à-
risque de l'empêcher de projeter sa libido dans un objet autrement sexué, nous aurons dire les fixations à un cer-
tain nombre d'accro-
une vue à peu près claire des difficultés de son choix objectal. Ce sont les accidents de chages possibles, qui
ce mouvement de projection objectale, c'est-à-dire les fixations à un certain nombre constituent les fantasmes
d'accrochages possibles, qui constituent les fantasmes de l'homosexualité. de l'homosexualité…
Voici comment peuvent se schématiser les diverses figures complexuelles qui altè-
rent chez le garçon la fixation libidinale sur un individu d'un autre sexe. Tout d'abord les …chez le garçon…
fantasmes narcissiques et auto-érotiques peuvent fixer la libido sur son propre corps et
ultérieurement, adolescent et adulte, il ne pourra désirer chez le partenaire que lui-même.
C'est dire que son choix objectal sera à tendance homosexuelle. – Vis-à-vis de l'image
maternelle, deux situations œdipiennes fondamentales doivent être considérées. D'abord
l'identification à la mère, pouvant aller jusqu'à l'incorporation totale de l'objet aimé, jus-
qu'à l'introjection et l'assimilation sexuelle (les fantasmes de la « mère phallique » en
sont une expression). Ensuite celle de la sexualité perçue à travers les images de la riva-
lité du « père terrible et castrateur », punissant la culpabilité incestueuse, à l'égard de la
mère. Dans le premier cas, ou bien l'objet se laisse investir et devient l'image de la mère
captative, ou bien il se dérobe et détermine un sentiment profond de frustration qui ne se
compense que par l'assimilation nostalgique au sexe maternel. Dans le deuxième cas
l'image du sexe maternel est soit frappée de tabou (impuissance), soit « autorisée » seu-
lement sous forme d'un choix objectal symbolique et paradoxal (partenaire à type
« maternel » ). – A l'égard de l'image du père, si l'image maternelle est dominée (mère
méchante, père tendre) par l'image du père, il s'établit soit une identification érotique au
père, mais une identification incomplète dont le choix objectal sera encore le sexe mas-
culin (c'est-à-dire qu'au lieu de s'identifier à la virilité paternelle dirigée vers la mère,
l'enfant s'identifie à la virilité du père tournée vers lui), soit une terreur du père telle que
la peur d'être puni dans les rapports hétérosexuels refoule la sexualité vers le plan de l'ho-
mosexualité narcissique et même de l'érotisme sadique-anal.
Le problème qui se pose à la petite fille est analogue sans être toutefois identique …chez la fille…

tant en raison du rôle de la mère auprès du nourrisson des deux sexes que de la valeur
inégale de la morphologie sexuelle dans les fantasmes enfantins. Le but poursuivi – et,
encore une fois, moins simple ou facile qu'on ne se l'imagine comme en témoignent
les cas si nombreux de « frigidité » de la femme – est l'identification à la fonction fémi-
nine et maternelle de la mère. Une des plus grandes difficultés rencontrées est ici l'ac-
ceptation de la féminité, c'est-à-dire de l'absence de pénis, difficulté liée naturellement

297
ÉTUDE N° 13

à la fixation œdipienne sur l'image du père et à son assimilation. Les fantasmes nar-
cissiques et auto-érotiques sont, chez la petite fille, neutralisés par les fantasmes de la
perte du pénis par la castration, de telle sorte que la forme la plus répandue d'auto-éro-
tisme est centrée sur le clitoris en tant qu'il est un organe non pas « féminin » mais
…Chez le petit garçon « masculin ». Chez le petit garçon l'auto-érotisme est celui de la propriété phallique,
l'auto-érotisme est celui chez la petite fille il est encore « phallique », mais indirectement par les fantasmes de
de la propriété phallique,
« l'envie du pénis ». Dans les deux cas l'auto-érotisme rive la libido à l'homosexualité
chez la petite fille il est
encore « phallique », (celle du phallus qu'ont les petits garçons, celle du phallus perdu ou réduit des fan-
mais indirectement… tasmes de la petite fille). – l'image paternelle exerce en tant qu'image de l'autre sexe
une attirance privilégiée ; l'identification au père est cependant chez la petite fille
moins forte que l'identification à la mère chez le jeune garçon car l'investissement du
corps de la mère et spécialement de ses seins et de ses soins la contrebalance. Elle
prend plus profondément ses racines dans « l'envie du pénis » qui devient envie du
pénis paternel et oriente le système libidinal vers une tendance à une « protestation
virile » essentiellement homosexuelle. Les relations qui unissent la petite fille à son
père sont naturellement frappées d'interdiction et le complexe de castration s'introdui-
sant dans le circuit libidinal prohibe l'acte hétérosexuel dont le fantasme primitif
consacre le caractère criminel et punissable. – L'image maternelle, celle à laquelle la
petite fille doit s'identifier jusqu'à assumer son rôle de femme et de mère est troublée
par la fixation œdipienne sur l'image du père. Deux éventualités là encore peuvent
orienter vers l'homosexualité. Soit celle de la « mère castratrice » dont le sexe appa-
raît comme une menace et dont les relations sexuelles avec le père se présentent
comme un acte dangereux, fantasme qui refoule encore la libido de l'enfant vers l'iden-
tification à l'image protectrice du père, c'est-à-dire du sexe opposé ou à celle de la
« mère captative », bonne en soi et hors de toute relation dangereuse avec le sexe
opposé, fantasme qui identifie ici tellement la petite fille à sa mère que celle-ci devient
un objet érotique et homosexuel.
…Ainsi tous les accidents Ainsi tous les accidents de la dialectique instinctive qui unit l'enfant à l'image de
de la dialectique instincti- ses parents conduisent à l'homosexualité ou tout au moins à l'inhibition de l'hétéro-
ve qui unit l'enfant à
sexualité. Qu'est-ce à dire ? Ceci : que les forces d'aimantation ou « d'aimance » qui
l'image de ses parents
conduisent à l'homo- constituent la libido ont tendance dans leur circuit naturellement fermé à s'investir
sexualité ou tout au moins dans la période d'indifférenciation du choix objectal sur des objets inadéquats à l'exer-
à l'inhibition de l'hétéro- cice de fonctions sexuelles adultes. C'est naturellement dans les « imagos », c'est-à-
sexualité…
dire dans les fantasmes qui expriment ces relations que se jouent les drames les plus
profonds de l'humanité, ceux-là même que la tragédie antique a érigés en images ful-
gurantes et imprescriptibles. L'action qui est vécue au travers des personnages de la
situation triangulaire fondamentale est celle-là même qui se déroule inscrite sur le plan
des « perversions ». L'homosexualité, c'est-à-dire la déviation de la forme sexuelle sur

298
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

un objet « artificiel », est une des « scènes » les plus fréquentes de ce théâtre des …C'est parce que le
ombres, car elle invertit, en les investissant sur l'image de l'autre, toutes les forces par « sujet » et 1'« objet » de
la vie sexuelle d'un enfant
quoi l'enfant doit s'identifier à l'un de ses parents, et seulement à une moitié du couple
ne sont pas rigoureuse-
qu'ils représentent, à la moitié qu'il est et doit être. C'est parce que le « sujet » et ment déterminés […] que
1'« objet » de la vie sexuelle d'un enfant ne sont pas rigoureusement déterminés dans l'enfant peut se prendre
cette situation, parce que ce qu'il doit être n'est pas strictement équivalent à ce qu'il est, aux illusions du miroir
qui […] lui renvoie soit
que le développement même de son existence risque de se fixer malencontreusement
l'image de lui-même, soit,
aux personnages qui lui ont donné la vie, que l'enfant peut se prendre aux illusions du à la place de l'image de
miroir qui, sous de multiples faces, lui renvoie soit l'image de lui-même, soit, à la place l'être qu'il doit être, celle
de l'image de l'être qu'il doit être, celle de l'être qu'il doit aimer. de l'être qu'il doit aimer…

Toute la psychologie de l'inconscient de l'adulte reflète ce renversement, ces


confusions, ces dédoublements d'image et, par conséquent, des tendances affectives
qu'elles représentent. On s'étonne parfois de la subtilité des analyses qui décomposent
ou retrouvent, sous la diversité des plans, la stéréotypie des clivages, la fixité des
contours, les inversions ou juxtapositions de formes, les imagos directrices de la tra-
jectoire érotique, mais ce ne devrait être que pour les admirer. Par contre, après avoir
rendu hommage à sa sagacité, il faut bien demander à la psychanalyse si c'est bien à
cette organisation de l'insconscient qu'est due toujours et nécessairement la triche
sexuelle par quoi un homme se plaît à être femme ou à aimer le corps d'un homme, par
quoi une femme se plaît à être homme ou à aimer le corps d'une femme. Autrement
dit, après avoir mis en évidence la réalité des fantasmes homosexuels inconscients, il
s'agit de savoir s'ils sont une condition nécessaire et suffisante de l'homosexualité, si
notamment la structure même du moi, c'est-à-dire la forme de son développement n'in-
tervient pas pour modifier l'élan inconscient, le dépasser ou y revenir.
L'intersexualité anatomo-physiologique. Nous avons déjà signalé plus haut – et c'est
un leit-motiv de cette étude – que non seulement les fonctions sexuelles étaient soumises
à des variations qui altéraient leur finalité hétérosexuelle, mais que l'appareil génital lui-
même pouvait, dans les cas d'hermaphrodisme, souffrir de curieuses malformations qui
juxtaposent des caractères de l'un et l'autre sexe dans le même organisme. Tous ces faits
se rejoignent pour imposer l'idée que le « sexe » se différencie seulement au cours du …le « sexe » se différen-
cie seulement au cours du
développement et qu'il existe des états initiaux « ambosexuels » qui persistent plus ou
développement et il existe
moins longtemps. De telle sorte que le problème de 1' « indifférenciation » sexuelle, de des états initiaux « ambo-
l'ambosexualité, de l'hermaphrodisme et à certains égards de l'homosexualité pourrait se sexuels » qui persistent
réduire à un problème chronologique et structural, celui du retard de la différenciation. plus ou moins long-
temps…
L'idée centrale d'une pareille hypothèse est donc celle qui correspond au concept d'
« intersexualité 1 », dominé lui-même par la loi de l'« ambosexualité » primitive.

1. Cf. sur ce problème: R. GOLDSCHMIDT, Mechanicismus und Physiologie der Geschlechts~ bes-
timmung, Berlin, 1920 ; Knud SAND, Der Hermaphrodismus in Wirbeltieren, in Handbuch…/…

299
ÉTUDE N° 13

Les glandes sexuelles dérivent de l'ébauche gonadique (éminence génitale, voisi-


ne de l'ébauche surrénale). Leur tissu reproducteur est sexuellement indifférencié,
alors que leur tissu endocrinien est sexuellement différencié. Quant aux « voies géni-
tales » leur ébauche embryonnaire est primitivement double (canal de WOLF et canal
de MULLER). DU canal de WOLF dérivent l'épididyme, le déférent et les vésicules sémi-
…développement embryo- nales ; le canal de MULLER constitue par son développement les trompes, le canal
logique, glandes endo- utéro-vaginal chez la femme et l'utricule prostatique chez l'homme. Les organes géni-
crines et expérimentation taux externes se différencient dans la région du bouchon cloacal, leur formation et
hormonale…
celle de l'urètre sont inséparables (chez la femme, clitoris et grandes lèvres). La phy-
siologie expérimentale a permis de réaliser par injections hormonales des états inter-
sexuels mais essentiellement transitoires, c'est-à-dire que le développement qui se
polarise systématiquement vers la formation de tous les organes propre à un sexe peut
être entravé et changer momentanément de sens. Rappelons les expériences de
DANTCHAKOW chez les oiseaux : il a injecté de la folliculine, au quatrième jour, à des
embryons de poulets destinés à devenir des mâles ; la gonade gauche de ces embryons
s'est développée en produisant une couche d'ovocytes tandis que la gonade droite a
donné un ovotestis. Par contre, la masculinisation expérimentale s'est montrée plus
précaire. Les caractères sexuels secondaires portant sur les phanères (poils, plumage,
écaille des poissons, cellule fragmentaire, « parure de noces » ), sur le tonus muco-
élastique-érectile (crête) et les dépôts graisseux, le principe de toutes les expériences
entreprises est d'opérer une castration ou des greffes et d'étudier ensuite le rôle des
« cholones » et des « hormones » sur ces caractères. Les expériences de PEZARD, chez
les galinacés, sont à cet égard intéressantes : la castration des poulettes détermine la
production d'ergots propre au sexe masculin, les greffes réalisent de véritables
« mosaïques » des caractères. Ces modifications expérimentales dans la morphologie
des animaux en voie de formation demeurent cependant rares.
C'est dans une tout autre perspective que se placent CHAMPY et TUSQUES. Pour eux
un certain nombre de caractères ambosexuels sont dus à la maturité génitale quelle que
soit son orientation vers l'un ou l'autre sexe. (C'est à cette catégorie de caractères
qu'appartiendraient notamment les hormones sexuelles.) Il existerait donc, commune

der normal und patho. Psychologie, 1926 ; G. MARANON, L'évolution de la sexualité et les états
intersexuels, Paris, 1931 ; M. ALLAIX, De l'inversion sexuelle à la formation et à la détermina-
tion des sexes, Paris, 1930 ; TUSQUES, Les caractères ambosexuels et l'ambosexualité des hor-
mones sexuelles, Paris, 1935. On trouvera dans l'Encyclopédie médico-chirurgicale un excellent
article de HUGUET sur les caractères ambosexuels et les états intersexuels. Les travaux expéri-
mentaux les plus connus sont ceux de STEINACH (1894), PEZARD (1918), ceux de Knud SAND, sur
les cobayes (1926), de CHAMPY et ses collaborateurs (1922-1930), de CANDROIT (1930), de E.
WOLF, etc. Le traité de Sexologie, de HESNARD, contient une bonne mise au point pour l'époque,
notamment dans les chapitres consacrés à la sexo-morphologie et à la sexo-endocrinologie. Il a
étudié spécialement l'aspect hormonal des problèmes dans son étude « Homosexualité et endo-
crines » (Évolution Psychiatrique, 1933) III, p. 33).

300
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

aux deux sexes, une couche de caractères morphologiques et de comportements


sexuels. Il est inutile de souligner l'importance de ce substratum ambosexuel pour le …substratum ambosexuel
et homosexualité…
problème de l'homosexualité. C'est ainsi d'ailleurs que pour TUSQUES le comportement
polarisé sur un objet hétérosexuel est un phénomène « secondaire ». Une telle concep-
tion des faits d'intersexualité permet donc d'aller plus loin que les travaux de SAND,
PEZARD, etc., ne l'indiquaient. Les variations spontanées ou expérimentales des carac-
tères ne manifestent pas seulement la possibilité de passage d'un sexe à l'autre, mais
découvre un fond commun de la morphologie et au comportement sexuel, fait qui
concorde avec cet autre fait auquel nous faisions allusion plus haut, savoir que le déve-
loppement embryologique se produit à partir d'une indifférenciation primitive.
Reste donc à supposer que c'est le milieu hormonal qui est le facteur déterminant
du sexe. Or à cet égard, les conceptions des physiologistes et biologistes se sont beau-
coup modifiées depuis plusieurs années 1. Du point de vue physiologique, ces hor-
mones n'ont pas un pouvoir exclusif de masculinisation ou de féminisation. Ainsi la
testostérone a un pouvoir féminisant chez la souris castrée ou la rate impubère, la fol-
liculine à forte dose est masculinisante et peut développer la crête du chapon, la pro-
gestérone a un pouvoir plus nettement virilisant encore. De plus, on a pu mettre en évi-
dence des hormones de l'un et l'autre sexe dans les tissus de l'homme et les sécrétions
des animaux et de l'homme normal. Ainsi LOEWE et VOSS-SUBKE, etc., ont trouvé des
androgènes dans les urines de femmes (20 à 50 unités internationales de déhydroan-
drostérone par litre) et des œstrogènes chez l'homme (40 à 70 U. S. par litre d'urine).
On a donc pensé que la différenciation sexuelle pourrait être déclenchée par d'autres
…rôle des glandes endo-
glandes endocrines tenant sous leur dépendance les gonades. Longtemps on s'est tour-
crines dans la détemina-
né vers l'hypophyse (ASHEIM et ZONDEK), soit sur l'adeno-hypophyse ou la pars inter- tion du sexe…
medialis. Actuellement les travaux des biologistes et chimistes se portent sur les sté-
roïdes surrénaux (17 cetostéroïdes). A part l'œstrone, tous sont des androgènes. D'après
BROSTER 2 l'enfant possède une forme originelle qui est « vaguement » hétérosexuelle
(sexualité chromosomique). Jusqu'à la huitième semaine l'embryon ne paraît pas mani-
fester d'activité glandulaire (réactions à la ponceau fuchsine chez les femmes). Après
cette période chez les mâles apparaît une différenciation histologique due à la sécrétion
androgénique surrénale qui dure jusqu'à la vingtième semaine et diminue ensuite ; chez
les femelles cette période d'activité androgénique apparaît également mais dure seule-

1. Du point de vue chimique les substances endrogènes, la testostérone (C 10, H 28, O 2), l'an-
drostérone (C 19, H 30, O 2) et la déhydroandrostérone, qui ne diffère du cholestérol que par sa
fonction cétone en C 17, diffèrent assez peu de la folliculine (stérol à carbone condensé dont la
formule brute est C 18, H 22, O 2 et dont la formule développée indique une fonction phénol en
position 3 et une fonction cétone en position 17) et encore moins de la progestérone (C 21, H 30,
O 2) à fonction cétone fixée en C 17.
2. BROSTES, Adrenal Cortex and intersexuality, 1938 et BROSTER et CLIFFORD ALLEN, British
Médical Journal, 1945.

301
ÉTUDE N° 13

ment de la onzième à la quinzième semaine. BROSTER admet que cette phase androgé-
nique chez la femelle survient au moment de la différenciation des cellules du lobe anté-
rieur de l'hypophyse et que c'est l'influence pituitaire qui inhiberait le développement
androgénique amorcé chez elle. La femelle serait donc un « mâle supprimé 1 ».
…rôle du facteur chromo- Ceci nous conduit maintenant à envisager un autre aspect biologique de la ques-
somique… tion, le rôle du facteur chromosomique, de l'hérédité. En effet, en dernière analyse, les
travaux sur la physiologie hormonale de la différenciation des sexes nous ramènent à
des notions du genre « de sexe chromosomique » ou de « formes génétiques de la
sexualité », etc. En définitive tout paraît se passer comme si le développement endo-
gène de la spécialisation sexuelle utilisait des mécanismes neuro-hormonaux et notam-
ment pituito-surréno-gonadiques, mais dépendait d'une fonction génétique fondamen-
tale d'orientation. GOLDSCHMIDT 2, étudiant les croisements de « lysmatria dispar », a
pu réaliser, en une série ininterrompue, la production de toute la gamme des formes
hermaphrodites possibles. Il a été ainsi conduit à admettre que les facteurs M (mascu-
lin) et F (féminin) figurent chez tous les individus. Il admet que la formule « mâle »
est de type M. M. F. et la formule « femelle » M. M. FF. Certains individus sont consti-
tués selon une répartition génétique de ces facteurs telle que, lorsque F domine M, à
leur structure génétique correspond une homosexualité phénotypique. C'est précisé-
ment ce qu'a tenté de démontrer en une série de travaux statistiques Théo LANG 3. Il
est parti de l'hypothèse de « L'intersexualité » que GOLDSCHMIDT dans ces travaux de
1912 à 1929 avait, comme nous venons de le voir, établie sur une base expérimentale.
Selon cette hypothèse il y aurait plus de sujets masculins (phénotypiquement mascu-
lins) dans les fratries d'homosexuels hommes que dans la moyenne de la population.
Il a étudié d'abord les fratries de 500 « Probanden » homosexuels de Munich et il
a trouvé effectivement la proportion 115,25/100 par rapport à la moyenne au profit du
sexe masculin.

1. Que les hormones tiennent sous leur dépendance tout ou partie du mécanisme de différencia-
tion sexuelle, reste donc un problème irrésolu. Certains faits, non pas seulement des faits « expé-
rimentaux » (et peut-être à cet égard conjecturaux de par leur rareté même) mais des faits d'ob-
servation courante, montrent cependant l'importance du milieu hormonal: les poussées de la
puberté, de l'œstrus donnent incontestablement une hyperactivité sexuelle dans le sens de la dif-
férenciation. Inversement (MARANON) la castration et l'involution ont tendance à opérer une
« dédifférenciation ». Les résultats thérapeutiques par la castration des pervers sexuels sont à ce
sujet impressionnants, cf. les travaux de Knud SAND (Nord Med., 1940), de A. L. C. SALIES et S.
S. WINTE (Psych. Bl. Néerl., 1941), de Carl Heinz RODENBERG (Off. Gerdh, Dienst, 7 A 225,
1941) et de THUERLMANN (Archives suisses de Neuro., 1940) qui ont obtenu jusqu'à 80 pour cent
de succès par ce traitement des anomalies sexuelles.
2. GOLDSCHMIDT, Meckanismus und Physiologie des Geschlechtsbestimmung, Berlin, 1920.
3. Théo LANG, Beitrag zur Frage der genetischen Bedingtheit der Homosexualität, Zeitsch. f. d.
g. Neuro, 5 articles de 1937 à 1940, t. 155 à 170.

302
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

En ne tenant compte que des « vrais » homosexuels (ayant plus de 25 ans) la pro- …recherches de THÉO
portion atteignait 122,64./100 LANG…critiquées par
SCHULTZ…
Chez les homosexuels mariés elle n'était plus que de 107,9/100.
Le nombre d'hommes dans les fratries d'homosexuelles était seulement de
75,24./100
Chez les demi-frères de même père la proportion était de 146,3. /100.
Chez les demi-frères de même mère 93,1./100
Il a ensuite décompté 925 frères et sœurs de 364 homosexuels de Hambourg qui
ont donné la proportion de 130,1/100 et chez les « vrais » homosexuels 140,1/100.
Il existait plus de jumeaux que dans la moyenne de la population. Le fait que cer-
tains jumeaux bivitellins sont tous deux homosexuels 1 lui semble indiquer que le
développement hormonal de l'un d'eux a modifié l'orientation sexuelle à l'autre. Cette
nouvelle recherche a donc confirmé la première et il conclut en émettant cette hypo-
thèse que dans la détermination génétique du sexe les « vrais homosexuels » dérivent
de la combinaison de 2 x-chromosomes.
Malgré les critiques de SCHULTZ 2, on ne peut pas ne pas être impressionné à la lec-
ture des travaux de Théo LANG. Ils semblent indiquer que tout au moins pour un petit
nombre (10 à 20 %) de cas d'homosexualité il s'agit d'individus dont la structure géno-
typique est intersexuelle, celle « d'hommes-femmes », puisque là, où les prévisions
conformes aux statistiques portant sur la population moyenne on devrait trouver 106
hommes pour 100 femmes, on trouve 121 hommes pour 100 femmes 3.
Ce type de mélange hermaphrodite (androgynes, gynandrie, féminisme, virilisme,
etc.) de caractères ambisexuels a toujours été soigneusement recherché par les clini-
ciens, notamment par l'étude des caractères sexuels secondaires. On sait que ceux-ci
se répartissent dans les deux sexes selon le schéma spécifique suivant : chez l'homme
pilosité faciale et sternale, pilosité pubienne remontant sur la ligne blanche, prédomi-
nance du système locomoteur et du développement scapulaire sur le pelvien, larynx

1. Cf. les cas réunis par SANDERS (Homosexuelle Zwillinge. Genetica. 1934). MOREL et
MONTMOLLON {Archives suisses de Neuro., 1943, 51, p. 150) ont publié un cas de jumeaux uni-
vitellins concordants au point de vue de l'homosexualité.
2. SCHULTZ, Bemerkungen zu der Arbeit von Théo LANG über die genetischen Bedingtheit der
Homosexualität, Zeitsch.f. d. g. Neuro., 1937, 137, pp. 575-578.
3. Théo LANG, Etude of the genetic determinative of homosexuality, J. Nervous and Mental
Diseases, 1940, 92. Depuis lors R. A. DARKE (Heredity as an etiological factor in homosexuali-
ty, The J. of Nervous and Mental Diseases, 1948, 107, pp. 251 à 268) ayant étudié 100 homo-
sexuels au Centre Médical de Prisonniers de Springfield MISSOURI, n'a pu mettre en évidence ce
facteur héréditaire de l'homosexualité. Pour les « sodomistes » passifs il existait un plus grand
nombre de femmes dans la parenté que moyennement. — Les recherches de LANG ont été enco-
re infirmées par S. KOLLER (Zeitsch. f. Mensch. Vererb. 1942) et confirmées par K. JENSCH
(Archiv. /. Psych. 1941).

303
ÉTUDE N° 13

…études des caractères très développé, répartition typique abdominale de la masse adipeuse. Chez la femme :
sexuels secondaires… chevelure longue, absence de pilosité faciale et stermale, triangle pileux pelvien, sys-
tème locomoteur faible, développement pelvien, larynx peu développé, répartition de
la graisse dans le tissu adipeux fessier et mammaire. C'est en fonction de ce schéma
que l'on a pu noter fréquemment 1 chez l'homosexuel masculin des caractères sexuels
secondaires féminins (graisse, développement pelvien, voix aiguë, impossibilité de sif-
fler, démarche à petits pas, etc.) et chez l'homosexuelle des caractères masculins
(développement scapulaire et musculaire, voix grave, possibilité de siffler, pilosité
faciale et sternale, etc.).
Ainsi le problème de l'homosexualité touche à sa limite à celui de l'hermaphrodis-
me et s'il est absurde de vouloir réduire toute l'homosexualité à l'hermaphrodisme (en
ignorant l'écart qui sépare les formes d'homosexualité de la libido et ses déterminations
biologiques) il est peu raisonnable de n'en pas tenir compte (en ignorant l'importance
du courant hormonal et de l'orientation chromosomique dans la différenciation du
sexe).
Les processus organiques de déviation homosexuelle. Nous avons déjà dit pour ce
sujet l'essentiel en mentionnant les expériences sur l'action des hormones, de la cas-
tration, etc. Mais nous devons, pour être complets dans notre « tour d'horizon » des
problèmes pathogéniques de l'homosexualité, faire état d'un certain nombre de faits.
Notamment nous devons signaler l'influence des affections cérébrales sur l'homo-
sexualité. Nous aurons l'occasion de revenir plus loin (et surtout dans l'Étude que nous
…le problème des perver- consacrerons aux troubles psychiques de cette affection) sur les perversions de l'encé-
sions sexuelles dans l'en- phalite épidémique qui affectent assez souvent la forme d'aberrations sexuelles à type
céphalite épidémique…
d'homosexualité. Dans une statistique portant sur 55 cas d'homosexualité masculine
observés au « Medical Centres of Federal Prisoners », Daniel SILVERMAN et William
R. ROSANOFF 2 ont trouvé des troubles cérébraux dans 16 cas et des antécédents neu-
rologiques dans 22 cas. Dans 75 % des cas il existait une altération de 1'E. E. G. Très
intéressants sont aussi les cas de crises d'homosexualité de type de la « Kempf 's
desease », dont Ben KARPMANN 7 a rapporté une observation. W. SCHULTE 4 a signalé

1. Cf. MARANON, L'évolution de la sexualité et les états intersexuels, Paris, 1931. MAGNUS
HIRSCHFELD (Sexualpathologie, 1917-1918) et MOSKOWICZ (Intersexualitätslehre und Herma-
phrodismus und Homosexualität, Klin. Wochenschrift, 1930) sont peut-être les auteurs qui ont
accordé le plus d'importance à ces stigmates « hermaphrodites » de l'homosexualité.
2. D. SILVERMAN et W. R. ROSANOFF, Electroencephalographie and neurologie studies of
Homosexuals, J. of and ment. Diseases, 1945.
3. Ben KARPMANN, Mediate psychotherapy and the acut homosexual Panic. J. of ment. Diseases,
1945, 98, p. 493.
4. Walter SCHULTE, Temporäre homosexuellen Triebumkehr bei Störungen die
Schlafwachsteurung, Nervenarzt, 1942, p. 68.

304
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

un fait analogue de pulsions homosexuelles associées à des troubles de la régulation


hypnique. Si ces cas qui pourraient indiquer comme celui de PARHON 1 une atteinte de
la région infundibulo-hypophysaire ou plus généralement diencéphalique sont rares,
ils ne peuvent pas cependant être tenus hors du débat. De même que l'action des
toxiques, spécialement de l'alcool et surtout de la cocaïne 2.
Les diverses théories pathogéniques qui se proposent d'expliquer l'homosexualité …Les diverses théories
n'ont donc que l'embarras du choix. Elles y échappent généralement en présentant une pathogéniques qui se
proposent d'expliquer
conception de l'homosexualité qui « scotomise » tous les faits qui n'entrent pas dans la
l'homosexualité n'ont
catégorie qui constitue le centre de leurs explications. donc que l'embarras du
De la première et de la troisième catégorie de faits dépend la conception psycha- choix…
nalytique de l'homosexualité. Celle-ci consiste, selon FREUD, en un retour à la vie
infantile ou dans la fixation à un système de pulsions partielles, selon les schémas
complexuels que nous avons exposés.
De la deuxième catégorie de faits se déduit une explication de l'homosexualité qui
la considère comme une forme de l'amour pour autant qu'il constitue un mode d'exis-
tence, une « manière d'être au monde » qui dépend de son monde 3. C'est pourquoi les
points de vue anthropologiques comme ceux de SCHWARZ ont tendance à centrer le
problème sur les formes « supérieures » de l'homosexualité, c'est-à-dire au point où
l'homosexualité coïncide avec un monde de valeurs propres tout en s'efforçant de les
présenter comme une forme pathologique et vide de l'existence. Ceci naturellement
appelle et justifie la critique de M. Boss, qui y voit dans le cas de sa patiente Claudine,
une modalité propre de « l'être-deux » dans l'amour, mais convient que cette manière
d'être est comme « étranglée » ; ce qui nous paraît revenir au sens « tragique » de l'ho-
mosexualité d'après O. SCHWARZ. Tant il est vrai que dans cette perspective le problè-
me des valeurs étant à peu près impossible à poser, les notions de « normal » et de
« pathologique », de « déformation » ou « de mode d'existence » perdent peut-être leur
sens mais non leur exigence.
C'est enfin sur la quatrième et cinquième catégorie de faits que s'appuient les …il est bien évident qu'il
est impossible de faire
conceptions « biologiques » et notamment « constitutionnalistes » et « génétiques » ou
entrer tout le champ de
« hormonales » de l'homosexualité considérée comme une forme de l'hermaphrodis- l'homosexualité dans cet
me, c'est-à-dire comme une « malformation » et non plus comme une « perversion ». étroit secteur de la biolo-
Mais il est bien évident qu'il est impossible de faire entrer tout le champ de l'homo- gie…
sexualité dans cet étroit secteur et la notion même de « perversions » homosexuelles à
peine chassée revient au galop...

1. PARHON, Annales Médico-Psychologiques, 1931.


2. MAIER, La cocaïne, trad. franç., PAYOT, 1930.
3. « L'individualité, disait HEGEL, est ce qui est son monde comme sien. » « Die Individualität ist,
was ihre Welt als die Ihre ist » (cité par M. Boss).

305
ÉTUDE N° 13

Toutes les études, toutes les conceptions de l'homosexualité se résument en ces


quelques positions. Toutes y ramènent... toutes en partent. Pour nous il suffit de les
énoncer pour voir clairement qu'aucune d'elles ne peut nous satisfaire qu'à la condition
de forcer les faits et qu'il importe là encore de considérer le problème en fonction des
structures hiérarchisées de l'être et des niveaux de modalité d'existence.
…L'ouvrage le plus impor- C. LES NIVEAUX STRUCTURAUX ET LES FORMES D'EXISTENCE HOMOSEXUELLE.

tant écrit ses dernières L'ouvrage le plus important écrit ses dernières années sur le problème qui nous occu-
années sur le problème qui pe est certainement celui d'Oswald SCHWARZ (1931) auquel nous avons fait, déjà plu-
nous occupe est certaine-
sieurs fois, allusion.
ment celui d'Oswald
SCHWARZ (1931)… Après avoir exposé les principales données contemporaines sur l'hermaphrodisme,
l'intersexologie de GOLDSCHMIDT et la conception hormonale et génétique de la sexua-
lité pour qui il n'y a pas « d'organes de la sexualité » mais une « sexualité de l'orga-
nisme », il souligne l'importance de la notion de « bissexualité » dans la psychologie
et la psychologie sexuelle moderne. Il propose une classification à priori des divers
types d'homosexualité (qui ne le satisfait pas et uniquement dans le dessein d'en adres-
ser un catalogue aussi complet que possible). Il propose donc d'étudier deux types
d'homosexualité : l'homosexualité chromosomique (ou constitutionnelle) et l'homo-
sexualité hormonale (ou encore « exogène » ou encore « réactionnelle » aux situations)
et d'intercaler entre les deux types l'homosexualité infantile. La plus grande partie de
l'ouvrage est consacrée à l'homosexualité constitutionnelle envisagée sur le thème bio-
logique fondamental de la bissexualité de tout être vivant. C'est sur cette base que se
constituerait la « maladie » homosexualité. Mais il convient, précise O. SCHWARZ, de
ne pas oublier que cette théorie appliquée sur le plan psychosexuel anéantit le concept
de l'homosexualité en le dépouillant de ses caractéristiques psychologiques (p. 24). De
ce point de vue, il critique les corrélations qui ont été statistiquement établies entre l'in-
tersexualité et l'homosexualité par HIRSCHFELD notamment qui s'est fait le champion
de la thèse hormonale constitutionnelle de l'homosexualité et par MOZKOWICZ.
Examinant la structure psychique de cette forme d'homosexualité, il approfondit l'éro-
tique propre à l'homosexualité, ce qui le conduit à voir dans le comportement homo-
sexuel dans les relations qui unissent l'homosexuel à son objet et non à sa propre fonc-
tion de sujet et d'objet 1, essentiellement une modalité vitale de la stérilité, un défaut
de maturation et une forme de fétichisme attaché au corps du partenaire et détaché de
l'ensemble de sa personne. Ces modalités structurales complexes interdisent de voir
dans l'homosexualité un « simple » aspect de l'hermaphrodisme (pp. 18-75).
Examinant ensuite la question de l'homosexualité infantile, c'est-à-dire la théorie
Freudienne de l'enfant « pervers polymorphe », il critique cette conception et se refu-
se, non sans raison, à voir dans l'homosexualité de l'adulte une « simple » persistance
de l'homosexualité de l'indifférenciation sexuelle infantile (pp. 75-83).
Dans la troisième partie de son livre (pp. 83-103) il étudie l'homosexualité névro-
tique pour autant qu'elle est conditionnée par une série de facteurs exogènes (intoxi-
cations, situations ou influences endocriniennes) et il écarte tous ces facteurs comme
incapables de déterminer le « radical » homosexuel sorte d'absolu qui ne saurait être

1. A cet égard l'analyse que nous avons faite plus haut de l'érotique de l'inversion sexuelle peut
être confrontée sans d'ailleurs s'y confondre avec les pages que O. SCHWARZ consacre aux ana-
lyses anthropologiques de FERENCZI et GEBSATTEL, etc.

306
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

envisagé comme un phénomène de la nature ou objet de la biologie.


L'homosexualité doit au contraire être l'objet d'une analyse anthropologique qui la
présente pour ce qu'elle est, une forme d'existence tragique centrée sur l'immaturité
(Unreife) de la personnalité qu'elle soit déterminée par une anomalie psycho-physique
(infantilisme somatopathologique) ou par la situation problématique parentale
(Elternproblematik). Le sens profond d'une existence homosexuelle est d'être dépour-
vue de sens 1.
Comme nous le faisons remarquer, nous ne pensons pas que ce point de vue …nous ne pensons pas que
ce point de vue « anthro-
« anthropologique » qui nivelle tout le problème le rende totalement intelligible et
pologique » qui nivelle
s'adapte à tous les faits. Nous sommes maintenant assez familiarisés avec tous les pro- tout le problème le rende
blèmes psychiatriques particuliers pour savoir qu'ils se présentent tous de la même totalement intelligible et
façon, qu'ils s'offrent à nous, par leur « tranche », sous le même aspect et que par consé- s'adapte à tous les faits…
quent ils doivent être tous traités de la même façon. Nous retrouvons ici les mêmes dif-
ficultés inhérentes au problème de l'hystérie, des hallucinations, des délires, de l'anxié-
té, de l'hypochondrie, etc. Car ce que dit O. SCHWARZ excellemment de la thèse de l'in-
tersexologie, qu'elle n'explique l'homosexualité que dans la mesure même où elle
détruit son concept 2, peut se dire des théories mécanicistes de l'hystérie des délires et
de l'hypochondrie, etc. L'étude de la totalité séméiologique de ces formes anormales de
la vie psychique nous contraint d'admettre que, si à leur base ou sous leur forme la plus
« neurologique », ces phénomènes se confondent avec les perturbations qui les fondent
(troubles sensoriels, neuro-végétatifs, du schéma corporel, etc.), ils sont aussi l'expres-
sion d'un écart organo-clinique qui caractérise les structures psychopathologiques. Cela
revient à dire que – et c'est le thème principal et sans cesse retrouvé de ce volume
d'études – nous appelons d'un même mot des phénomènes de structure très différente,
de niveaux différents. Sans doute y a-t-il quelque chose de commun à tous les faits d'ho-
mosexualité, c'est la satisfaction érotique recherchée avec un partenaire du même sexe.
Mais les conditions psychiques de ce désir, de ces pratiques, la phénoménologie même
des relations qui unissent l'homosexuel à son objet ou à l'image qu'il s'en fait, l'érotique
propre du vécu ou des fantasmes du sujet, la différenciation même de son propre sexe …les niveaux de l'« homo-
sexualité », diversifiés jus-
et de sa dynamique fonctionnelle sont autant de variables qui diversifient jusqu'à l'infi-
qu'à l'infini [sont] irréduc-
ni les niveaux d'une « homosexualité », irréductible en tous cas, à un dénominateur tibles en tous cas, à un
commun qu'il soit biologique, psychanalytique ou « anthropologique ». Si nous avons dénominateur commun
jeté dans l'étude de cette perversion – pour nous dispenser de le faire pour toutes – cette qu'il soit biologique, psy-
chanalytique ou « anthro-
masse de documentation, c'est afin, précisément, de la présenter sous son véritable jour
pologique »…
qui est celui de la diversité structurale.
Si nous voulons, dès lors, ne fût-ce que pour synthétiser les analyses fragmentaires

1. « Der Sinngehalt einer homosexuellen Existenz ist ihre Sinnlosigkeit. »


2. « Die Intersexualitätstheorie erklärt die Homosexualität damit das sie ihren Begriff aufhebt »
(p. 33).

307
ÉTUDE N° 13

éparses dans cette étude, considérer les niveaux les plus typiques d'homosexualité,
nous pouvons les réduire au schéma suivant qui « recoupe » d'ailleurs la plupart des
classifications proposées, ce qui pour nous est une manière d'en démontrer le bien
fondé.
1° L'homosexualité du niveau éthique 1 Elle est alors « vertu » ou « vice ». Vertu
dans les formes de société ou encore dans ces fragments de société, ces milieux cultu-
rels où elle représente un « idéal », le fameux idéal de « l'amour grec » ou de la « sub-
versivité » des « esthètes ». Vice quand, au regard de l'inconscience morale jugée
comme telle, faisant figure de « faute », de « péché », elle est recherchée ou éloignée
comme tel. Dans ces deux cas, elle est prise dans un monde d'intentionnalité qui tend
vers la production d'une forme érotique exceptionnelle, seule capable d'exhausser l'être
hors de sa nature ou de lui faire goûter à un plaisir défendu. La « contre-nature », la
valeur artificielle de l'érotique homosexuelle se confondent ici avec l'idéal éthique et
…sur le plan de l'esthé- hédonique de l'amour. C'est sur le plan de l'esthétique-éthique du kalÙw kégayow ou
tique-éthique du kalÙw de l'esthétique du « maudit », du « noir », du « vice » et du crime qu'elle est vécue et
kégayow […] l'homo- voulue. L'homosexualité affecte alors et dans les deux cas une forme d'existence pas-
sexualité affecte alors une
sionnelle, c'est-à-dire qu'elle représente une tension de l'être qui s'exaspère ou se
forme d'existence pas-
sionnelle, c'est-à-dire consume dans la recherche d'une fin tragique au drame du désir. Même sous la forme
qu'elle représente une platonicienne de la sérénité du bien et de l'équilibre, elle a toujours réservé chez le phi-
tension de l'être qui losophe la part du feu, la communication orgiaque avec Éros. Par là, elle rejoint cer-
s'exaspère ou se consume
taines frénésies des romantiques et des esthètes modernes. Inversement, mais sur le
dans la recherche d'une
fin tragique au drame du même plan, le culte du mal, les appétits de jouissance nouvelle et perverse, le goût du
désir… scandale, le désir ou la tentation de s'affranchir des préceptes moraux (de les consacrer
en leur désobéissant), le besoin de s'abandonner aux pulsions les plus primitives, de
retourner aux formes brutales et cyniques du plaisir des sens, sans égard pour la « bien-
séance », le « devoir » ou les « convenances » favorisent l'éclosion et les exigences du
système pulsionnel refoulé et d'autant plus « actualisé » qu'il est plus « prohibé ». Cette
forme de « vice » ou de « vertu » de l'homosexualité trouve donc dans l'homosexuali-
té inconsciente non pas les conditions suffisantes, mais les forces nécessaires à son
érection. C'est la structure du moi, la « manière-d'être-au-monde », le système des
valeurs morales, sociales et esthétiques qui assurent et assument son assomption per-
verse ou tragique des profondeurs de l'inconscient individuel et collectif. L'analyse de
O. SCHWARZ, corrigée par l'analyse existentielle de M. BOSS, nous paraît s'appliquer
spécialement à cette forme d'homosexualité. C'est dans une telle homosexualité cultu-

1. Qu'elle soit vertu pour l'homosexuel pour qui elle est une manière d'idéal ou qu'elle soit vice
pour la plupart des hommes, c'est sur le plan de la « conscience morale » qu'elle se joue. Ici,
« éthique » est pris dans la double acception du terme « ≤yÚw » qui implique une signification
commune aux mots « mœurs » et « morale ».

308
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

relle ou occasionnelle que l'on trouve généralement les formes mixtes d'homosexuali-
té et d'hétérosexualité. Ajoutons encore que, même chez l'homosexuel « isolé », l'idéal
« à rebours » de la dépravation non seulement aboutit à la participation au groupe, à la
« confrérie » ou à la « franc-maçonnerie » homosexuelle, mais en procède par avance,
quand ce n'est pas en collectivité, au pensionnat, au régiment, dans les « cénacles » ou
dans les prisons qu'elle a pris son premier essor 1.
2° L'homosexualité du niveau de l'inconscient 2. Nous n'entendons pas viser ici seu-
lement les « formes inconscientes » de l'homosexualité, mais toutes les formes de l'ho-
mosexualité déterminées par le jeu des fantasmes inconscients. C'est dire qu'il s'agit ici
de ce que l'on appelle généralement l'homosexualité névrotique. C'est l'homosexualité …C'est l'homosexualité
qui correspond au maximum aux troubles compulsionnels de la sphère instinctive. Sa qui correspond au maxi-
mum aux troubles com-
structure fondamentale est celle du conflit. Conflit avec le monde social et particulière-
pulsionnels de la sphère
ment avec le monde familial où se projette, parfois de façon caricaturale, l'ombre de l'œ- instinctive. Sa structure
dipe, conflit du sujet avec lui-même, avec son sexe. Le malaise de la vie intérieure fondamentale est celle du
comme de l'existence sociale est vertigineux. Le besoin érotique jamais assouvi est un conflit.…

tourment et sa satisfaction reste constamment compromise par l'angoisse de la culpabi-


lité. C'est un drame qui est vécu, drame de la honte ou de la pudeur, de la timidité et de
la culpabilité, d'une culpabilité automatique comme le couperet de la guillotine. C'est
dans une atmosphère d'inquiétude et d'anxiété que, à l'exclusion du sexe tabou (de
l'autre sexe), se constitue et se développe une homosexualité ambiguë, celle du « troi-
sième sexe ». Forme essentiellement fantasmique où circulent les lignes de forces des
courants libidinaux primitifs (narcissisme, frustration, fixation œdipienne, fantasmes de
castration, etc.), ce mode d'existence érotique enferme dans le cercle magique d'un sexe
unique toutes les forces désordonnées et tumultueuses d'une sexualité vidée ainsi de sa
substance, ou ayant perdu, selon le mot de SCHWARZ, toute signification. Le déséqui-

1. Le nombre des homosexuels (pour ne parler que des invertis du sexe masculin) qui composent
cette « franc-maçonnerie bien plus étendue, plus efficace et moins soupçonnée que celle des
loges, car elle repose sur une identité de goûts, de besoins, d'habitudes, de dangers, d'apprentis-
sages, de savoir, de trafic, de glossaire » (M. PROUST), ce nombre a été dans certaines civilisa-
tions ou est dans les grandes cités modernes de tous les pays considérable. Il témoigne, par son
importance et ses fluctuations en fonction des mœurs, pour un homme quel qu'il soit, par enga-
gement occasionnel ou habituel dans cette légion du vice, de la possibilité de s'y enrôler. D'après
ULRICH, il y avait en Allemagne, en 1868, 25.000 « uranistes », soit un pour 500 hommes. Mais
comme le fait remarquer A. MOLL, ULRICH, qui était lui-même « uraniste », devait avoir tendan-
ce à diminuer plutôt qu'à augmenter ce « taux » d'homosexualité. D'après CARLIER (cité par
CHEVALIER), à la même époque, la Préfecture de Police de Paris s'était occupée de 6.342 pédé-
rastes. Mais il est probable que les « bas-fonds » et certains quartiers de Londres, de Shangaï, du
Caire, d'Anvers, de Naples ou de New-York, les abords de la place « Djema-el-Fna » de
Marrakesch ou le « barrio chino » de Barcelone contiennent une population et une prostitution
homosexuelles bien plus importantes que ces chiffres ne le laissent supposer.
2. Si dans la forme précédente l'homosexuel puise dans son inconcient le désir de son homo-
sexualité, celle-ci n'en dépend pas directement comme dans la forme que nous allons envisager.

309
ÉTUDE N° 13

libre des fonctions vitales est ici tellement évident que c'est ce terme même qui sert à
désigner le trouble fondamental dont souffrent ces êtres voués à la clandestinité, à l'iso-
lement, à la « clôture » de leur homosexualité réalisée ou le plus souvent seulement
« imaginaire ». C'est également à eux que s'applique le mieux la notion d'immaturité
(SCHWARZ), d'« arriération affective », tant ils restent soudés aux formes infantiles de
l'existence, à ses terreurs, à ses craintes, à ses délicatesses et à ses fragilités. Même
quand ils ont trouvé dans une passion plus tendre que tendue, un apaisement, même
quand ils ont pu parfois réussir à poser sur eux le masque du cynisme, – l'émoi d'une
force qui en eux bouillonne, sans se canaliser, transparaît dans leur comportement de
« honteux », de « maudits », de « vaincus », d'éternels « inassouvis ».
3° L'homosexualité du niveau de la malformation hermaphrodite. Nous avons eu
l'occasion de noter que les hermaphrodites présentent un bimorphisme sexuel qui se
trouve généralement polarisé vers le sexe opposé à leur sexe manifeste. Mais nous
avons en vue ici l'hermaphrodisme biologique, « génétique » ou « hormonal » qui sans
…Ce sont des êtres qui se trop altérer la forme sexuelle du corps en dérive le sens fonctionnel l. Ce sont des êtres
sentent d'un autre sexe qui se sentent d'un autre sexe que le leur et dont l'observation objective va permettre
que le leur et dont l'ob-
de supposer qu'ils expriment une réalité quand ils affirment qu'ayant les apparences
servation objective va
permettre de supposer d'un homme, ils sont femmes ou qu'ayant les apparences d'une femme, ils sont
qu'ils expriment une réa- hommes. La psychologie de ces « invertis » est très différente de celles que nous
lité quand ils affirment venons de décrire. Ce n'est pas dans une atmosphère d'angoisse névrotique qu'ils
qu'ayant les apparences
éprouvent les élans de leur « homosexualité » (MOHR). Tranquilles – sûrs de leur sexe
d'un homme, ils sont
femmes […] Tranquilles, – indifférents à la plastique corporelle du sexe opposé dont aucun fantasme de désir ne
ils sont sûrs de leur les a jamais sollicités, ils se conduisent tout naturellement comme s'ils appartenaient à
sexe… l'autre sexe. Leur polarisation sexuelle est normale en tout sauf sur un point qu'elle ne
s'applique pas à l'objet correspondant à leur morphologie ! L'érotique des rapports
sexuels est celle de l'inversion totale cherchant à se satisfaire par toutes les positions,
les dispositifs anatomiques ou les artifices qui peuvent leur permettre d'assumer le rôle
« naturel » que la nature a dissimulé sous une apparence « trompeuse ». Ce qui est vécu
ici comme pathologique c'est l'anomalie de la conformation somatique et non la direc-
tion de l'instinct. Si bien que même lorsqu'ils prostituent leur inversion ce sont leurs
partenaires qui sont mis par eux dans le rôle de pervers... Il y a ici perversion de la
nature et non de l'individu, en quoi, selon le mot très juste de SCHWARZ, cette forme de
perversion cesse de l'être... Ni aux inflexions ou déformations de la conscience mora-
le ni à l'histoire de leur développement libidinal, ni à leurs fantasmes inconscients, il

1. L'observation de H. BINDER, Das Verlagen nach Geschlechtumwandlung (Zeitsch. f. d. g.


Neuro., 1933, 143, p. 84) et les trois observations de G. AUBERT (Trois cas de désir de changer
de sexe, Thèse de Lausanne, 1947) particulièrement le cas A, constituent des exemples vraiment
saisissants de cette forme hermaphrodite de l'homosexualité.

310
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

n'est possible de réduire, pour l'expliquer, leur homosexualité. C'est à propos d'eux que
STECKEL, par exemple, a pu dire « qu'il n'a jamais vu un homosexuel guéri par la psy-
choanalyse ». C'était peut-être le cas de cette homosexuelle qui, « guérie » par Hélène
DEUTSCH, était effectivement débarrassée de son angoisse... « quand elle avait des rap-
ports avec une femme »...
Il nous reste à nous poser deux questions au sujet de ces trois types d'homosexuali-
té : Quels sont les « vrais » homosexuels ? Quels sont les homosexuels pathologiques ? … Quels sont les « vrais »
homosexuels ?…
La notion de « vrai » et de « pseudo » – nous en avons fait la remarque bien des fois
– par sa fréquence même dans la pathologie en exprime l'incertitude (asthme et « pseu-
do-asthme », angines « pseudo-diphtériques », etc.). Il semble que touchant un phéno-
mène aussi « clair » que celui de l'homosexualité, il devrait être facile de s'entendre. Elle
se définit par l'attrait exercé sur un individu par les individus de son sexe. A cet égard
tous les faits que nous avons décrits sont également homosexuels. Une exception semble
toutefois devoir être faite pour le cas où précisément le sexe de l'individu étant mal déter-
miné, est « mis en question » le concept même d'homosexualité. Les choses sont donc
moins claires qu'il ne le paraît à première vue. Il faut pour saisir l'homosexualité dans son
« radical », ou si l'on veut dans son « essence », mettre l'accent sur le contraste qui exis-
te entre la morphologie sexuelle de l'individu et les tendances sexuelles contraires à cette
morphologie qu'il présente. L'homosexualité « maxima » est donc définie par la forme
où ce contraste est le plus grand. Pour la première catégorie des faits, tels que nous les
avons classés plus haut, les mœurs homosexuelles sont patentes, ils contrastent au maxi-
mum avec l'anatomo-physiologie et l'individu. Dans la deuxième catégorie, la différen-
ciation psychosomatique sexuelle n'étant pas parvenue à sa maturité ce contraste est
moins net, l'homosexuelle ou l'homosexuel ayant non pas le comportement d'une femme
ou d'un homme, mais le comportement d'un « androgyne ». Enfin, dans la troisième caté-
gorie, par définition même, l'homosexualité n'admet pas de contraste puisque sous les
apparences il y a accord entre la sexualité « vraie » mais cryptogénique et le comporte-
…l'homosexualité la plus
ment qui la manifeste. Ainsi l'homosexualité la plus authentique apparaît-elle être l'ho-
authentique apparaît-elle
mosexualtié engagée dans l'acte même qui la soustrait aux exigences physiques et lui être […] celle des mœurs
inflige la distorsion, la « perversion » maxima, celle qui en définit l'essence, celle des se jouant sur le plan de la
mœurs se jouant sur le plan de la conscience éthique. conscience éthique…
D'où vient alors que l'on a tendance à appeler « vraie 1 » l'homosexualité herma-
phrodite. C'est que pour le médecin la monstruosité homosexuelle se présente le plus
souvent comme une malformation, c'est-à-dire comme un vice de la nature. Autrement
dit, c'est par sa forme pathologique « maxima » qu'il a tendance à définir la « vraie »
homosexualité.

1. Théo LANG, HIRSCHFELD, etc. Tout de même que MOURGUE et tant d'autres appellent halluci-
nation « vraie » celle qui est la plus « organique », la plus « sensorielle » !

311
ÉTUDE N° 13

Ceci nous conduit précisément à lier les deux questions que nous examinons et de
passer à la seconde. Quels sont les caractères qui confèrent à l'homosexualité sa qua-
lité morbide ? Certes il est facile dans ce problème comme dans tous les autres du
même genre (dont nous examinons certains dans les « études » de ce volume consacré
à l'anxiété, à la jalousie, à l'exhibitionnisme) de déclarer que la « question ne se pose
pas » et que, puisqu'il s'agit d'un comportement si peu conforme à la nature, donc anor-
mal, il est absurde de se poser la question « de par ailleurs » insoluble et « vaine ».
Pour que cette façon d'escamoter le problème soit justifiée, il faudrait effectivement
que l'homosexualité (comme la « perversité » en général) s'offre à nous sans aucun rap-
port avec l'organisation même de la nature humaine. Or nous avons vu qu'à cet égard
l'homosexualité (comme la perversité en général) si elle n'est pas « donnée » ni
« constituée » dans la plénitude de sa forme structurale chez l'enfant, représente pour-
tant une composante constante de sa libido. Dès lors le caractère normal ou patholo-
gique de cette « tendance » ne dépendant pas de sa « présence » mais de son « actua-
lisation », ce sont des conditions de cette « actualisation » qu'il doit dériver. Et nous
retrouvons ici la nécessité de « déployer », comme nous l'avons fait, les comporte-
ments homosexuels en une série allant du plus au moins libre. Un être normal est un
être qui a dominé ses tendances et les hésitations de son choix objectal. Mais dominer
ne veut pas dire s'y soustraire. C'est le propre précisément de la perversité que, pour
les réfracter dans la conscience morale, de s'abandonner aux tendances primitives en
…ce qui nous a paru être leur imposant ainsi la marque d'une intentionnalité majeure. Dès lors, ce qui nous a
l'homosexualité la plus
paru être l'homosexualité la plus « pure » est aussi celle qui est la plus « perverse » ou
« pure » est aussi celle qui
est la plus « perverse » ou
la plus « raffinée » et aussi la plus « normale 1 ». Par contre, l'homosexualité la plus
la plus « raffinée » et aussi pathologique sera celle qui, inscrite au plus profond du déterminisme de la nature cor-
la plus « normale »… porelle, constituera un vice de cette nature. Quant à la deuxième catégorie des faits,
ceux qui correspondent à l'homosexualité névrotique du niveau de l'inconscient, elle
est pathologique du fait même que sa structure porte la marque d'une « immaturité »
ou d'un « déséquilibre foncier ».
Ainsi, pour nous, comme pour J. CHEVALIER contre l'opinion d'A. MOLL à la fin du
XIXe siècle, l'homosexualité tout à la fois maxima et normale, est celle de la « per-
versité des mœurs » ou ce qui revient au même (du point de vue psychologique) celle
qui dépend des mœurs : c'est un aspect normal de l'amour qui se satisfait, dans le vice,
contre la nature. L'homosexualité pathologique est soit névrotique quand elle est

1. Notre analyse ne cessant tout au long de cette étude de se conformer à l'énoncé du principe qui
l'inaugure et d'être purement psychologique et non morale nous ne nous trouvons pas le moins
du monde embarrassés de dire qu'un homme ou une femme peuvent être monstrueusement per-
vers et normaux. Une telle méthode nous interdit naturellement de confondre les jugements de
valeur morale et de réalité et de voir dans le « péché » ou la « faute » pour si monstrueux ou répu-
gnants qu'ils soient, une anomalie, une maladie.

312
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

régression ou fixation à la « supranature » complexuelle ambiguë, soit hermaphrodite


quand s'inversent dans la nature l'apparence et la réalité du sexe.
4° Zoophilie érotique, bestialité.
Cette forme de perversion « la plus épouvantable du péché de Sodome », comme
le rappelle HESNARD, fait le pont entre celles que nous venons d'examiner et celles qui
feront l'objet des paragraphes suivants 1.
Deux modalités assez différentes de ce comportement érotique sont à discerner :
une modalité « rurale », celle des bergers ou bergères, ou des peuplades primitives qui
ont des rapports sexuels avec des animaux domestiques (chiens, chevaux, lamas, bre-
bis, etc.) ; elle est presque exclusivement le propre du sexe masculin; une modalité … la zoophilie est
presque exclusivement
« citadine », celle des prostituées, des dépravés de l'un et l'autre sexe mais où le sexe
celle du sexe masculin…
féminin renouvelant le mythe de Léda et de Pasiphaé paraît prédominant (chiens,
singes, etc.).
5° Le fétichisme.
Si « l'objet » libidinal est tout à fait insolite, neutre ou contingent à l'égard de son
pouvoir « physiologique » d'excitation érotique on l'appelle « fétiche ». En lui s'investit
passionnément, magiquement et, dans les formes les plus typiques, exclusivement, la
libido. Tout le monde connaît à ce sujet les fantaisies de RESTIF DE LA BRETONNE 2. …Tout le monde connaît
Certains fétichismes fragmentent le corps du partenaire pour ne s'attacher qu'à sa repré- au sujet [du fétichisme]
les fantaisies de RESTIF DE
sentation plastique (pygmalionisme, photographies, etc.) ou à une partie de ses parties
LA BRETONNE (Le joli pied,
(seins, fesses, pied, cheveux, etc.) ou encore à ses vêtements (mouchoirs, bas, pantalons, 1785)…
souliers, gants, bijoux, corset, etc.). D'autres déplacent si loin la valeur objectale dont ils
investissent les objets inanimés (étoffes, soies, cuir, fourrures, pain, etc.) que leur signi-
fication érotique échappe complètement à l'observateur. C'est ainsi que les fétiches les
plus étranges peuvent être objets de collectionnismes 3 déconcertants. Certaines formes
de fétichisme au contraire se confondent avec les fantasmes même d'autres perversions
(anus pour les homosexuels masculins, ceintures ou fouets pour les sadiques, coprophi-
lie pour les masochistes et sadique-anaux, etc.). Des situations sociales ou même de
simples « positions » du corps peuvent également être pourvues d'une valeur « fétichis-
te ». Ainsi un malade de DE SAUSSURE 4 éprouvait un plaisir particulier, allant jusqu'à l'or-
gasme, en se mettant en station renversée sur la tête. On peut dire que le « comportement
fétichiste » peut s'étendre à presque toute la psychopathologie des perversions sexuelles

1. Cf. KRAFFT-EBING, pp. 593-604. On trouvera dans cette « Somme » de la perversion des
exemples extraordinaires de fétichisme (fétichisme du nez, des perruques, de l'oreille, de la clau-
dication, du moignon des amputés, des roses, etc.).
2. RESTIF DE LA BRETONNE, Le joli pied, Paris, 1785.
3. CODET, Le Collectionnisme, Thèse, Paris, 1921.
4. O. SAUSSURE, Fragments d'une analyse d'un pervers sexuel, Revue française de Psychanalyse,
1930, t. III, pp. 631-689.

313
ÉTUDE N° 13

pour autant qu'elles consistent en déplacements libidinaux. C'est ainsi que O. SCHWARZ
considère en définitive l'homosexualité comme un fétichisme d'une partie du corps de
…il faut définir le féti- même sexe. Si l'on veut être strict, il faut définir le fétichisme par la concentration de la
chisme par la concentra- libido sur un « objet » d'idolâtrie détaché du champ libidinal au point d'en paraître
tion de la libido sur un
étranger. Le fétiche est l'envers d'un tabou, c'est un tabou positif. Le cas de Konrad
« objet » d'idolâtrie déta-
ché du champ libidinal au SCHWINGS, analysé avec tant de pénétration par M. Boss 1, est tout à fait démonstratif à
point d'en paraître étran- cet égard. Il s'agissait de fétichisme du gant de femme, avec horreur angoissée du sexe
ger. Le fétiche est l'envers féminin liée à un intense complexe d'Œdipe et de castration; le fétichisme affectait, chez
d'un tabou, c'est un tabou
cet homme, la valeur d'un véritable « culte », d'une « mystique ». Et c'est pourquoi l'au-
positif…
teur critique la conception de GEBSATTEL 2. Pour ce dernier qui a accepté les idées de
HIRSCHFELD sur la fonction « d'attirance partielle » (Teilanziehung) du fétiche, le féti-
…Fétichisme et école chisme est une « inversion » ou une « déformation » de l'amour : tandis que la passion
phénoménologique…
amoureuse normale se dirige vers la totalité de son objet, le fétichisme est une érotique
de la partie et du symbole de la partie. Autant dire que pour GEBSATTEL le fétichisme est
une déformation artificielle de l'amour tandis que pour M. BOSS le fétiche est l'objet
d'une « véritable » adoration. Mais, comme l'indique GEBSATTEL, les « paraphiles », qu'ils
soient coprophiles ou attachés à un objet quelconque, n'ont pas une simple tendance vers
l'objet, leur perversion passe nécessairement par un foyer de valeurs libidinales qui
inverse la signification érotique des objets. La coprophilie, dit-il, n'a pas une tendance à
se satisfaire au contact excrémentiel, il investit ce contact d'une signification destructri-
ce des valeurs érotiques.
Quoi qu'il en soit – et les analyses de V. GEBSATTEL nous paraissent même après
…Fétichisme et école celles (sinon à leur lumière) de Boss, exactes – la valeur érotique ou exclusive des
freudienne… fétiches a été approfondie par l'école freudienne. C'est d'un « objet » perdu ou désiré
que le « fétiche » paraît être le symbole. Et à cet égard FREUD 3 a montré qu'il était la
plupart du temps le symbole du phallus. Le « pied chaussé » serait le symbole de l'or-
gane de la « mère phallique ». Pour la femme, le fétiche, selon le mot de V. GEBSATTEL,
serait « la femme elle-même ». Il y aurait à distinguer, d'après l'opinion de E. STRAUSS 4,
un fétichisme actif et étranger masculin (aktiven Freund-fetichismus) et un autoféti-
chisme passif féminin (passiven Autofetichismus). Naturellement l'investissement libi-
dinal du biberon, de la sucette, du pouce, du jouet pour l'enfant représente pour les psy-
chanalystes 5 le prototype de l'attachement fétichiste. L'érotique excrémentielle de l'en-
fant ne pouvait pas ne pas être aperçue par les psychanalystes dans la perspective du

1. M. Boss, pp. 35-49.


2. E. V. GEBSATTELJ Ueber Fetichismus, Nervenarzt, 1929, 2.
3. FREUD, The International J. of Psychanalyste, t. X, et SCHREIB, t. XI, p. 396.
4. E. STRAUSS, Geschehen und Erlebnis, Berlin, 1930.
5. A. S. LORAND a saisi « à l'état naissant » un fétichisme de souliers de femme chez un enfant
de 4 ans (Intern. Zeitsch. f. Psychoanal., 1930, XVI, pp. 86-94).

314
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

symbolisme de l'argent ou de l'or. L'enfant, comme le roi Midias, transforme en « or » …Ainsi se lie […] la per-
ses matières fécales, et on sait que ce symbolisme représenté dans le Jardin des Délices version fétichiste au vol, à
de Hiéronimus BOSCH dans toute sa crudité, est une des constantes collectives de l'hu- l'appropriation d'argent
ou de quelque autre objet
manité. Ainsi se lie « tout naturellement » la perversion fétichiste au vol, à l'appropria-
à fonction de symbole
tion d'argent ou de quelque autre objet à fonction de symbole libidinal 1. libidinal…
La « cleptolagnie », c'est-à-dire la volupté du vol avait été aperçue par certains
auteurs qui se sont occupés du vol pathologique 2. Cependant ni KRAFFT-EBING, ni …Cleptolagnie : volupté
du vol…
BOAS, ni naturellement ANTHEAUME, qui paraît s'être donné la tâche de scotomiser le
problème, n'ont aperçu les relations profondes qui unissent souvent l'acte de voler et
les pulsions sexuelles. H. ELLIS rapporte à LACASSAGNE, « pionnier de génie », le méri-
te d'avoir compris « que le vol peut être accompagné d'une excitation sexuelle due au
rayonnement émotionnel de la crainte d'être pris et que c'est cet élément voluptueux
qui est le motif de l'acte ». C'est STECKEL 3 qui a étudié le premier et le plus complè-
tement la racine sexuelle de la kleptomanie. Depuis, les travaux de Mary CHADWICK 4,
de HEALY 5 et d'HAVELOCK ELLIS, etc., ont dans le pays anglo-saxon largement déve-
loppé, à la lumière de la psychanalyse, cette manière de voir 7.
Nous avons pu observer le cas d'une voleuse soumise à notre expertise et qui volait
dans l'angoisse d'un orgasme irrésistible, des pains longs et fendus. Le fantasme œdipien
de la « mère phallique » était évident et le vol satisfaisait à la fois sa libido et sa culpa-
bilité. Les facteurs inconscients de l'impulsion névrotique à voler peuvent en effet se
trouver comme dans ce cas dans le déterminisme compulsionnel de l'acte de s'emparer
d'un « objet », de se l'incorporer, alors que c'est un objet qui ne vous appartient pas, qu'il
est fortement désiré et interdit et investi, par conséquent, magiquement d'une valeur de
fétiche, d'une irrésistible envie de le posséder et d'être puni de cette appropriation.

1. Cf. par exemple le travail de Fritz WITTELS, in Journal of Criminal Psychopathology, octobre
1942.
2. LASÈGUE, Le vol aux étalages, Archives générales de Médecine, 1880 ; LACASSAGNE, Vol
pathologique dans le grand magasin, Congrès d'Anthropologie criminelle, Genève, 1896 ;
DUBUISSON : Les voleurs de grand magasin, Archives d'Anthropologie criminelle, janvier 1903 ;
ZINGERLE, Gehbner für Psychiatrie, 1900 ; DUPOUY, Kleptomanie, Journal de Psychologie,
1905 ; JUCQUELIN et VINCHON, Les limites du vol morbide ; G. de CLÉRAMBAULT, Archives d'an-
thropologie criminelle, 1908 et 1910 ; B. GLUECK, Studies of Forensic Psychiatry, ch. V, Boston,
1916 ; WIMMER, Annales Medico-Psycho., mars 1921 ; GODET, Essai sur le collectionnisme,
Paris, 1921 ; BENIGNO DI TULLIO, Rassegna di studi sessuali, juillet-août 1924 ; ANTHEAUME, La
légende de la kleptomanie, Encéphale, 1925 ; Rapport de RAVIART sur le « vol pathologique »,
Congrès de Médecine légale, 1927 ; HAVELOCK ELLIS, La cleptolagnie,. Études de Psychologie
sexuelle, t. XIV, trad. franç., Paris 1933.
3. STECKEL, Die sexuellen Wurzel der Kleptomanie, Zeitsch. fur Sexualwissenschaft, octobre
1908, puis en 1923 : Der Fetichismus, dans son traité : Störungen, Trieb und Affektleben, t. VI.
4. Mary CHADWICK, A case of Kleptomanie, International J. of Psychanal., 1915.
5. HEALY, The individual Délinquance (1915) et Mental conflicts and Misconduct (1917).
6. On consultera spécialement FREUD, Totem et Tabou ; W. REICH, Der triebhaften Charakter,
Neue Arbeiten zur ärztlische Psychanalyse, n° 4 et Léo DEUTSCH, Zur Frage der Kleptomanie,
Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1935, 152, pp. 208-234.

315
ÉTUDE N° 13

B. – LES DÉFORMATIONS DE L'ACTE SEXUEL (ÉROTISATIONS SUBSTITUTUIVES)


Sans doute l'acte sexuel onaniste, homosexuel, fétichiste, etc., est-il profondément
modifié dans sa forme puisqu'il exprime le désir de trouver une issue libidinale hors
du contact des organes sexuels d'un être de sexe opposé. Mais c'est tout de même dans
la sphère génitale que se jouent les actes ou les fantasmes dont l'orgasme se trouve
dépendre. Et, somme toute, la figure érotique essentielle reste, malgré le déplacement
…envisageaons les per- de son objectif, celle d'un plaisir sexuel. Nous allons envisager maintenant des per-
versions où c'est la moda- versions où c'est la modalité de sentir, d'éprouver la volupté qui se trouve profondé-
lité de sentir, d'éprouver la
ment bouleversée. L'orgasme qui, dans les perversions précédentes, était obtenu par
volupté qui se trouve pro-
fondément bouleversée… voie seulement indirecte, est ici transposé sur le registre des « contresens ». C'est par
la « synesthésie » paradoxale qui lie l'érotique aux autres sensibilités que se définis-
sent ces « métatropismes » (HIRSCHFELD), ces voluptés étranges et parfois horribles ou
répugnantes, par quoi les sensations les plus étrangères ou même les plus contraires au
plaisir sexuel sont érotisées.
1° L'algolagnie (le sado-masochisme).
C'est dans la douleur, par la douleur que la volupté est ici, dans une inversion tota-
le de la sensibilité, recherchée. Il appartenait à deux personnages désormais illustres 1

…Notice sur D. A. F. mar- 1. Donatien-Alfonse-François de SADE naquit à Paris en 1740, il mourut en 1814, interné à
quis de SADE… Charenton. Il avait épousé, en 1763, Renée de MONTREUIL. Il fut emprisonné plusieurs fois puis
« embastillé », notamment à propos des mauvais traitements qu'il fit subir à Rose KELLER (avril
1768). Une lettre du marquis de DUFFAUD à Horace WALPOLE donne le récit de cette scène mémo-
rable à laquelle le « divin marquis » doit sa célébrité, somme toute, et, en un certain sens, usur-
pée. Car si ce « libertin » se montra « sadique » ce fut, semble-t-il, dans d'assez rares occasions
et non sans quelque modération. Pour J. PAULHAN il faudrait même le considérer, avant la lettre,
comme un « masochiste », ce qui depuis FREUD ne saurait plus nous étonner. Ses écrits les plus
fameux sont : Justine ou les Malheurs de la Vertu (1791) ; Le philosophe dans les boudoirs ou
les Instituteurs immoraux (dialogues destinés à l'éducation des jeunes amants), Londres, 1795, 2
volumes ; La nouvelle Justine ou les Malheurs de la Vertu, suivie de l'histoire de Juliette, sa sœur,
en Hollande, 1797,10 volumes ; Aline et Valcourt ou le Roman Philosophique (écrit à la Bastille),
8 volumes in-12 5 Pauline et Belval ou les Victimes d'un amour criminel, 3 volumes ; Les crimes
de l'Amour et le Délire des passions (nouvelles historiques et tragiques précédées d'une « Idée
sur les romans »), Paris, an VIII, 4 volumes in-12 ; Zoloe et ses deux acolytes ou quelques
décades de la vie de trois jolies femmes, an VIII ; Les 120 journées de Sodome ou l'École du
Libertinage (manuscrit perdu et publié seulement en 1904). Il fit aussi de nombreuses pièces de
théâtre. D'après G. APOLLINAIRE il aurait écrit cinq comédies dont le Misanthrope par amour ou
Sophie et Desfrancs (reçue à l'unanimité au Théâtre Français, en 1798, mais qui n'y fut jamais
jouée), quatre drames, etc. Anatole FRANCE lui attribue un « plan de maison publique » qui l'au-
rait mis en compétition avec celui de RESTIF DE LA BRETONNE « son ennemi ». Un de ses drames,
Oxtiern ou le Malheur du Libertinage, fut représenté deux fois à Paris (octobre-novembre 1791)
au Théâtre Molière et une fois à Versailles (1800). D'autres de ses drames et comédies furent
joués au Théâtre Favart (1792), au Théâtre de Bondy (1790), etc. Le marquis fut donc beaucoup
plus un écrivain qu'un « praticien » et son œuvre est une sorte de philosophie de la morale à
rebours. Pour lui l'instinct sexuel est souverain et nous devons nous y livrer en foulant aux pieds
préjugés moraux, traditions, croyances et scrupules. Les utopies sexuelles du ministre Saint-
Fonds dans Juliette rejoignent à certains égards les utopies sociales de Saint Simon …/…

316
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

de donner leur nom aux deux versants de cette même perversion : le « sadisme » et le
« masochisme ». Le sadisme se satisfait sexuellement dans la douleur, les tortures, les
flagellations, les blessures et les contraintes infligées au partenaire. Le masochisme se
satisfait dans les mêmes supplices endurés. C'est dire combien, malgré la forme anti-
nomique de ces perversions ou par cela même, elles sont soudées par leurs racines
communes, l'algolagnie (érotisation de la douleur). On sait que FREUD et son école ont …FREUD et son école ont
mis en évidence l'importance cruciale du substratum du sado-masochisme dans le sys- mis en évidence l'impor-
tance cruciale du substra-
tème des pulsions primaires 1. Le couple pulsionnel, tendance à l'hétéro- et à l'auto-
tum du sado-masochisme
destruction, est à leurs yeux primordial et contemporain de la phase sadique-anale et dans le système des pul-
c'est de ces pulsions primitives élaborées ensuite dans les systèmes d'agressivité ou sions primaires…
d'autopunition au travers de l'œdipe et du complexe de castration que montent les
images sanglantes qui fondent dans la même sauvage unité le plaisir et la douleur, la
volupté et la cruauté.
Le sadisme se manifeste dans sa forme la plus sanguinaire, dans les crimes et dépè-
cements sadiques. Certains monarques ou tyrans (Néron, Tibère, Caligula) sont restés
le prototype de ces assassins lubriques. Naturellement on ne manque jamais non plus
de citer GILLES de RETZ 2, le fameux Maréchal de France (dit « Barbe Bleue » ) qui …Gilles de RETZ…
vivait au XVe siècle. Le « triste sire » prétendait avoir tiré précisément de SUÉTONE
l'inspiration de ses forfaits : il tua ou fit tuer, selon l'acte d'accusation des « procédures
civiles », plus de deux cents enfants. « La gorge coupée avec une dague, un poignard

Les descriptions des scènes sadiques abondent mais pas plus que les autres. Il semble cependant
que le « despotisme » de la conduite amoureuse constitue pour lui la base érotique fondamentale
(en quoi il se montre justement aussi masochiste que « sadique »). Le but essentiel est d'« ébran-
ler la masse de ses nerfs par le choc le plus violent possible ». Pour lui le coït anal est le plus natu-
rel ; il recommande la bestialité particulièrement avec le chien, le singe, la chèvre ou mieux le bouc
et le dindon, « à condition de lui couper la tête au moment critique ». Un de ses « héros » tue un
jeune homme, sodomise son cadavre et coïte avec sa meurtrière sur sa dépouille ; la coprophagie
fait les délices de Saint-Fonds et « rien n'est plus délicat que l'union charnelle des familles », etc.
(On consultera sur le personnage et l'œuvre de SADE : Alc. BONNEAU, Analyse de Justine et Juliette,
La curiosité littéraire et bibliographique, 1882 ; MARCIAT, Le marquis de Sade et le Sadisme, in
Vacher l'Éventreur, ouvrage publié sous la direction de LACASSAGNE, Paris, 1899 ; Eugen DUHREN,
Der Marquis de Sade, Berlin, 1900, trad. franç., 1901 ; Guillaume APOLLINAIRE, L'œuvre du
Marquis de Sade, Bibliothèque des Curieux, 1909 ; S. SARFATI, Essai Médico-Psychologique sur
le Marquis de Sade, Thèse, Lyon, 1930. Parmi les ouvrages ou travaux récents nous mentionnons
: KLOSSOWSKI, Sade mon prochain, Paris, 1947 ; Maurice BLANCHOT, A la rencontre de Sade, Les
Temps modernes, octobre 1947 ; D. A. F. de Sade, par Gilbert LELY (morceaux choisis et biblio-
graphie), Paris, 1948.— Sur Sacher MASOCH, on consultera le fameux ouvrage de SCHLICHTEG-
ROLL, Sacher Masoch und der Masochismus, Dresde, 1901 et S. NACHT, Le masochisme, Rapport
à la 10e Conférence de Psychanalystes de langue française, de 1938, réédité récemment (1948).
(Nous avons déjà donné sur le masochisme quelques indications et quelques références bibliogra-
phiques dans notre Étude, n° 6, pp. 117 et 118.)
1. FREUD, Le problème économique du Masochisme, trad. franç, dans la Revue fr. de
Psychanalyse, 1938, pp. 211-223.
2. MICHELET, Histoire de France, t. VI, pp. 316-320 ; cf. aussi le livre que É. BOSSARD et R. de
MAULLE (Paris, 1880) lui ont consacré.

317
ÉTUDE N° 13

ou une longue pique, il jouait de l'enfant palpitant.


Il lui coupait les membres, ouvrait la poitrine ou le ventre. Parfois il s'asseyait sur
le corps de ses victimes. » Selon sa confession au juge ecclésiastique « cum ipsis vicium
…les assassins sadiques et peccatum sodomicum committebat ». Mais depuis lors certains assassins « célèbres »
« célèbres »… se sont acquis une réputation qui se perpétue dans tous les travaux sur les perversions
sadiques. Andréas BICHEL, étudié par FEUERBACH 1, violait des jeunes filles et les cou-
pait en morceaux (« Je lui ouvris la poitrine et avec un couteau je fendis les chairs et j'ai
débité le corps comme un boucher ferait d'un veau. Je l'ai fendu en deux avec une hache
pour le faire entrer dans le trou que j'avais creusé » ). VERZENI 2 éprouvait une volupté
incomparable à sentir souffrir les femmes qu'il tuait ; il entrait en érection et éprouvait
« un grand plaisir à boire le sang du pubis de ses victimes et encore plus à retirer les
épingles de leurs cheveux... » JACK l'Éventreur 3 tua dans le quartier de Whitechapel,
en 1889, au moins onze femmes. Il jouissait de la mort de ses victimes et emportait leurs
parties sexuelles pour se procurer des jouissances ultérieures soit en les regardant, soit
en s'en servant pour se masturber. VACHER l'Éventreur 4 tua – selon ses seuls aveux –
quatre garçons, six jeunes filles et une vieille femme dans l'Isère entre 1894 et 1897. Ce
fameux « chasseur de bergers et bergères », dit LACASSAGNE, « constamment en rut
assouvissait rapidement ses lascivités bestiales utilisant un « manuel opératoire » tou-
jours uniforme : procédés d'attaque, strangulation, égorgement, parfois éventration ou
mutilations diverses ». Depuis ces « prototypes » qui ont illustré les premières annales
des archives policières, de nombreux « vampires » et dépeceurs ont répandu et conti-
nuent à répandre la terreur dans diverses régions (Peter KÜRTEN, le vampire de
Dusseldorf ; HAARMAN, le boucher de Hanovre 5 ; WEIMANN, etc.).
Mais de telles monstruosités criminelles sont exceptionnelles et le « sadisme »
s'exerce plus généralement sous une forme mineure : les tortures (piqûres, flagella-
tions 7, souillures, mutilations, etc.). Il s'agit le plus souvent d'une véritable « mise en

1. Il nous a été impossible de retrouver la référence exacte. Celle que donne LACASSAGNE (Archiv.
f. Psych.) est fausse.
2. Observation de LOMBROSO, Goldtanimer's Archives, t. 30, p. 13 (cité par KRAFFT-EBING, p. 156).
3. Étudié par Mac DONALD, Jack the riffer (traduction française de son ouvrage : Le criminel,
Lyon, 1894).
4. Il a fait l'objet d'un ouvrage de LACASSAGNE, Vacher l'Éventreur et les crimes sadiques, Lyon-
Paris, 1899, qui contient une excellente documentation sur le crime sadique.
5. Sur HAARMAN consulter Haarman le boucher de Hanovre, de E. QUINCHET, 1 vol., sans date,
édité à Paris et le n° du « Crapouillot », mai 1938, où R. ALLENDY a rapporté le cas.
6. Sur les flagellations, outre naturellement la multitude des publications pornographiques plus ou
moins clandestines, on se documentera dans les fameux et curieux livres de MEIBONNIUS, De lagro-
rum usu in re medica, Londres, 1765 et de BOILEAU, The history of the flagellests, Londres, 1783.
Cf. parmi les travaux contemporains Flagellants et flagellantisme, de Pierre SCHNYDER, Archives
suisses de Psychologie, 1932, 23, p. 279, etc. Sur la clinique de cette pratique, voir KRAFFT-EBING,
trad. franç., 1931, pp. 184-199 et W. STECKEL, Sadismus und Masochismus, Berlin-Vienne, 1925.

318
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

scène » où la victime forcée ou à demi-consentante 1 par sa composante masochiste


complémentaire, enchaînée, ligotée, bâillonnée est implacablement tailladée, fouettée,
mordue ou cravachée. La frénésie, la véritable rage du supplice administré dans les
hurlements, l'angoisse et le sang, provoque alors l'orgasme soit que la jouissance phy-
sique jaillisse de la souffrance infligée, soit qu'elle soit aidée par toutes les formes
sado-masochistes de l'excitation sexuelle (viol, pédicatio, coprophagie, etc.).
Le sadisme peut aussi s'exercer d'une façon plus indirecte « morale », « sublimée » …Le sadisme peut aussi
ou « symbolique », par le goût pour les mauvais traitements, les vexations et plus géné- s'exercer d'une façon plus
ralement toutes les formes d'une agressivité sans cesse déguisée et inlassablement tor- indirecte « morale »…

turante ou irritante.
La pyromanie nous paraît constituer une autre forme de criminalité sexuelle. …La pyromanie…
Nous ne pouvons nous égarer ici dans une étude de l'impulsion à mettre le feu, du
plaisir de « faire brûler » ou de « voir brûler ». Nous rappellerons simplement quelles
valeurs symboliques ont été reconnues au feu après les études de FREUD 2, de
CHRISTOFFEL 3, de FENICHEL 4, de BACHELARD 5, etc., sur les névroses dont l'image du
feu est comme dans le mythe de Prométhée, et dans tant de métaphores du langage de
l'amour, centrale 6. Les analystes ont parfaitement vu – et H. SCHNEIDER 7 y insistait
dans son étude du cas Johann ALBI – que la flamme est un symbole phallique qui
exprime « l'ardeur », la « destruction » et la « beauté ». Ce symbole recouvre par
conséquent le binôme essentiel des tendances, la « libido destrudo » dont le sado-
masochisme constitue l'expérience la plus profonde. Il est alors plus facile de com-
prendre que cliniquement la pyromanie se trouve « associée » aux pulsions agressives …images du feu et du
homicide et suicide. Les délires alcooliques oniriques qui mêlent les images du feu et meurtre…
du meurtre sont, à cet égard, hautement significatifs. Les deux dernières malades (deux …deux de nos exper-
jeunes filles) que nous avons étudiées à ce point de vue nous ont intéressées. Dans un tises…
cas il s'agissait d'une hystérique dont l'incendie d'une meule était profondément liée à
l'impulsion au suicide 8. Dans l'autre, il s'agissait d'une obsédée dont l'investigation
narco-analytique a mis en évidence le complexe d'Œdipe, comme dénominateur com-
mun d'une série d'images (feu, chaleur, homme, amour, viol par le père, « feu quelque
part », etc.) et processus inconscients du désir et de la crainte de mettre le feu.
Le feu dans de tels cas jaillit comme une flamme terrible qui purifie et exige tout
à la fois le fantasme du « meurtre du père »... La « Schadenfreude » de la pulsion pyro-

1. Dans le cas d'Érich KLOTZENS, analysé par M. Boss (p. 69 de son ouvrage, 1947), ce sadique
ne tirait son plaisir que du plaisir inverse et réel de la partenaire. Il recherchait en cela à refermer
le cercle vicieux du sado-masochisme sur sa figure érotique essentielle.
2. FREUD, Bruchsück einer Hysterieanalyse, Ges. Werke, 1924.
3. CHRISTOFFEL, Trieb und Kultur, Bâle, 1944.
4. FENICHEL, Perversionen, Psychosen, Charakterstörungen, Vienne, 1931.
5. BACHELARD, La psychanalyse du feu, Paris, 1938.
6. PFISTER, Ist die Brandstiftung ein archaïscher Subliemerungsversuch ? Intern. Zeitsch. f.
Psychoanalyse, 1915, m.
7. Hans SCHNEIDER, Zur Psychopathologie der Brandstiftung, Archives suisses de Neuro. et
Psych., 1946, 56, pp. 239-259.
8. Gustav DONALIES (Selbstmord und Brandstiftung, Nervenarzt, 1949, p. 133) a récemment
publié un cas qui illustre également la racine commune du suicide et de la pyromanie.

319
ÉTUDE N° 13

maniaque constitue donc un système auto- et hétéroagressif fortement enraciné dans


les couches instinctives au point où la perversité noue le plaisir à la douleur par un
indissoluble et symbolique lien.
Soulignons que les comportements « sadiques » ne sont pas particuliers aux
hommes naturellement et KRAFFT-EBING 1 cite de nombreux exemples de sadisme
féminin. Il est à peine besoin de rappeler que, cela va de soi, les actes sadiques se pro-
duisent aussi bien dans les pratiques d'homosexualité que d'hétérosexualité 2 et qu'ils
s'accompagnent aussi de fétichisme, de bestialité 3, de scoptophilie 4, etc.
Le masochisme, sous sa forme totale de soumission aux forces de destruction et de
désir de mutilations sanglantes et mortelles, ne s'observe guère ou tout au moins les
cas de ce genre se trouvent-ils absorbés dans la psychologie et la psychopathologie du
suicide ou de l'accident mortel. Bien plus typique sont les comportements qui ne
constituent qu'un aspect symétrique de la perversion sadique (flagellation, fouettage,
…Le masochisme érogè- morsures, blessures, tortures, etc., voluptueusement subies). Le masochisme érogène 5
ne a pour type précisé- a pour type précisément la flagellation dont l'image de Jean-Jacques ROUSSEAU châtié
ment la flagellation dont
par Mlle LAMBERCIER 6 constitue l'illustration célèbre. Le fameux contrat entre « Mme
l'image de Jean-Jacques
Fanny de RISTOR et M. Léopold de SACHER MASOCH 7 » en représente la charte. Par là
ROUSSEAU châtié par Mlle
LAMBERCIE… les pratiques agolagniques de souffrance physique rejoignent le « masochisme moral »
car, comme nous allons le voir, l'érotique sado-masochiste tend à réaliser un état d'es-
clavage, de servitude sexuelle (pagisme) totale. Le masochiste se ravale, se déprave,
s'anéantit dans une véritable fureur de souffrir, d'être maltraité, honteusement piétiné
et humilié, réduit aux pires abjections, aux conditions de la plus basse turpitude. C'est
en quoi le masochisme se continue tout naturellement par les autres formes d'érotisa-
tion des sensations les plus répugnantes (léchages organiques immondes, copropha-
gie). C'est, si l'on veut, une inversion voluptueuse de la nausée 7.
Une des formes où les pulsions de sado-masochisme convergent dans la réalisation
…La nécrophilie… des actes les plus affreux qu'on puisse imaginer est la nécrophilie :
Les dépeçages de cadavres, l'extraordinaire fureur de dilacération, ces morcelle-
ments et ces massacres de corps fraîchement enterrés constituent le pôle « sadique »

1. pp. 219-245.
2. Cf. à titre d'exemples les observations 252 à 260 de KRAFFT-EBING. Les relations profondes qui
peuvent lier le sadisme, l'homosexualité et l'œdipe sont illustrées dans le cas de LINTZ (in
CARLIER, Les deux prostitutions, 1889) qui, ayant poignardé son père, le viola.
3. Cf. KRAFFT-EBING, observations 81, 82, 83 et 326.
4. Cf. KRAFFT-EBING, observations 87, 88, 89.
5. Cf. NACHT, Le Masochisme, 1938.
6. R. LAFORGUE, Étude sur Jean-Jacques ROUSSEAU, Rev. fr. de Psychanalyse, 1927.
7. Cf. NACHT, Le Masochisme, pp. 40 et 41 et KRAFFT-EBING, pp. 238-240.
8. Cf. l'étude de MITLUF, « L'Asco » (La nausée), Revista de Neuro. Psiquiatria, 1947, p. 300.

320
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

de la nécrophilie, qui peut effectivement, comme dans les meurtres sadiques dont nous
avons parlé plus haut, s'exercer après l'assassinat de la victime. L'horreur, la putréfac-
tion de cadavres exhumés et dévorés parfois dans une orgie cannibalique qui défie « la
nausée », en constitue le pôle masochiste. Les profanations nécrophiliques procèdent
généralement de cette double tendance. ARDISSON 1 qui, selon les termes de KRAFFT-
EBING, « devorare solebat sperma proprium », « loco quo mulieres urinaverunt totium
bibere solebat » et pratiquait sur les femmes qu'il déterrait la « sucio mamma » et
« cunnilinctus » et « seulement exceptionnellement le coït et la mutilation ». Tout le
monde sait que le cas le plus connu et le plus étrange est celui du sergent BERTRAND 2. …le cas le plus connu et
Voici les déclarations que fit ce « monomane » au cours de son procès : « J'éprouvais le plus étrange est celui
le besoin irrésistible de la destruction et rien ne m'arrêtait pour me lancer dans un du sergent BERTRAND
cimetière afin d'y assouvir cette espèce de rage de mutiler les cadavres, mais sans (1849)…
m'occuper ni sans rechercher le sexe ». Le chirurgien major MARCHAI. (de Calvi) qui
comparut à titre de témoin au procès fit au nom de BERTRAND « qui ne pouvait se déci-
der à parler lui-même » la « solennelle » déclaration suivante qui laisse nettement
sous-entendre que BERTRAND était nécrophage : « A tant d'horreurs 3 j'ajoute un excès
d'horreur. La monomanie destructive s'est compliquée d'une autre... à laquelle la scien-
ce donne un nom spécial. Cette monomanie s'est produite, mais il est essentiel de faire
remarquer que c'est assez longtemps après les premières mutilations, à titre d'aggrava-
tion de cet horrible état mental. Je crois pouvoir me dispenser d'entrer dans les détails
minutieux sur les faits nouveaux dont il s'agit. J'ai cru un instant qu'il pouvait y avoir
quelque chose de plus et l'on se demande si c'est possible. Oui, c'est possible : car il y
a des cas d'anthropophagie, notamment celui qui a été rapporté par le docteur
BERTHOLLET, d'un homme qui déterrait les morts récemment ensevelis pour les dévo-
rer et qui se plaisait surtout à manger les intestins. Or l'un des cadavres arrachés à la
tombe par l'accusé offrait des « mâchures » dans une région déterminée. Mais ces
mâchures provenaient de ce que l'instrument avec lequel les incisions étaient prati-
quées n'étaient pas très bien aiguisé. » De fait BERTRAND a toujours nié qu'il dévorait
les cadavres, il s'est contenté d'affirmer : « Je n'ai jamais pu mutiler un homme ; je n'y
touchais presque jamais tandis que j'ai coupé une femme en morceaux avec un plaisir
extrême... je ne sais à quoi attribuer ça... 4 »
L'érotique sado-masochiste. « L'equus eroticus ». Les grandes manifestations
sado-masochistes, celles qui vont jusqu'à la mort et au delà sont rares. Latentes,
comme la fin même de cette faim de jouir de la mort, elles demeurent le plus souvent

1. KRAFFT-EBING, observation 53 ; cf. le livre de BELLETRUD et MERCIER (Contribution à l'étude


de la Nécrophilie, L'affreux Ardisson, Paris, 1906).
2. L. LUNIER, Examen médico-légal d'un cas de monomanie instinctive. Affaire du sergent
Bertrand, Annales Médico-Psychologiques, 1849,1.1, pp. 351-379 (et non p. 153 comme il est
indiqué dans la Psychopathie sexuelle).
Mme la princesse Marie BONAPARTE a consacré un travail (Nécrophilie, Deuil, Sadisme, Revue fr. …Travaux de M.
de Psychanalyse, .1930, 31, pp. 725-731) à la nécrophilie dont un paragraphe est consacré à BONAPARTE sur la nécro-
Bertrand. Elle renvoie au livre de JONES (Nightmare Médieval Superstitions, London, 1931, pp. philie (1930)…
111-112) pour ce qui est des représentations collectives du vampirisme.
3. BERTRAND avait commis au moins une dizaine de « violations de sépultures » dans les cime-
tières parisiens.
4. Edgar POE : « La mort d'une belle femme est incontestablement le plus poétique sujet du
monde » (Philosophie de la composition).

321
ÉTUDE N° 13

fantasmiques et virtuelles dans la pratique des perversions sado-masochistes, Celles-ci


ne constituent généralement qu'un jeu, celui de la volupté et de la mort, du plaisir et
de la douleur. Mais comme tout jeu, ce jeu se vivant sur le registre des sens, compor-
te une réalité, celle du « sensible ». Et c'est dans le domaine de la sensibilité inversée
qu'elles se jouent. Monde de fantasmes et d'artifices, la perversion sadomasochiste se
déroule dans une atmosphère théâtrale 1, celle des lupanars raffinés des boutiques
interlopes, des décors qui empruntent à la fête foraine, au pittoresque historique et exo-
tique ou aux albums pornographiques, leur esthétique frelatée. La littérature dont elles
émanent et qu'elles illustrent, garde comme un relent désuet et anachronique de liber-
tinage traditionnel et stéréotypé. Le cérémonial de la scène sadomasochiste avec ses
instruments de supplice ou de torture se tient à mi-chemin de l'assassinat commencé et
du simulacre du meurtre. Blessures réelles ou situations simulées, sang, larmes, rugis-
sements ou trucs, faux-semblants et mirages, acier ou carton, la technique sado-maso-
chiste se joue sur le seul plan de réalité qui confond le « vrai » et « l'imaginaire », celui
du plaisir et de la douleur. Au delà ou en deçà des coups, des flagellations et des
sévices brille comme une goutte de sang, l'image vermeille de la souffrance érotisée,
souffrance si « pure » et douleur si « exquise » qu'elle se vit comme une expérience à
…c'est le fantasme du la fois de férocité totale et fatalement fictive. De sorte que c'est le fantasme du châti-
châtiment corporel, forte- ment corporel, fortement « exprimé » mais réduit à un simulacre, qui en forme la sub-
ment « exprimé » mais
stance. Dans le « cabinet » ou l'alcôve sado-masochiste les cuirs cinglants, les verges,
réduit à un simulacre, qui
en forme la substance… les lames, les éperons, les bottes, les mors, le cliquetis du métal, les cravaches et les
fouets forment le décor et le matériel technique d'une situation qui est celle de la
dépendance, de la servitude, de l'entière et humiliante soumission aux ordres et aux
caprices d'un despotisme souverain. Autant dire que la métaphore du « cheval et de sa
…L' « equus eroticus » est monture » y trouve sa pleine réalisation. L' « equus eroticus » est au centre de la per-
au centre de la perversion version sadomasochiste. Les termes de maître ou de souveraine, ou dominatrice, d'es-
sadomasochiste… clave, de dressage, etc., reviennent constamment dans l'érotique sadomasochiste. Ils
doivent s'entendre non seulement de la situation de suprématie ou d'avilissement à
laquelle le « sadique » ou le « masochiste » identifient, chacun, son rôle essentiel, mais
comme une série de couples de notions « idéales » dans laquelle s'unit le couple de
partenaires. Rien ne pourrait mieux restituer le sens de l'expérience sado-masochiste
totale que les documents sur le « masochisme à type chevalin » livrés par un « maso-
chiste » à DUPOUY 2.

1. On trouvera quelques gravures ou photographies typiques par exemple dans l'ouvrage de


HIRSCHFELD (II, p. 240), dans le traité de HESNARD (p. 635) et dans le « Dictionnaire d'Argot »
du Crapouillot (septembre 1938, p. LXXVIII, à l'article « passions »).
2. DUPOUY, Du Masochisme, Annales Médico-Psychologiques, 1929, II, pp. 397-405. A la
rubrique « pagisme » on trouvera dans la « Psychopathia sexualis » des lettres d'humiliation du
même genre (pp. 244 à 248) écrites à la « Souveraine ».

322
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

« II y en a qu'on dresse par la douceur. Je suis de ceux qu'on dresse par la rigueur
et la force. C'est pourquoi le mors est nécessaire. Il agit par sa force propre et aussi par
l'humiliation dans laquelle il me met vis-à-vis de toi...
Ici il ne peut être question que de ramener la pensée de l'animal et de le faire vivre …Document sur le « maso-
dans l'attente inquiète du vrai régime qui devra être le sien. Il faut parler du dressage chisme à type chevalin »
et obliger à lire ou à dessiner des choses en rapport avec le sujet. Brider la nuit et atta- rapporté par DUPOUY
cher les mains plus étroitement soit au mors avec la chaîne, soit à la grande ceinture (AMP, 1929)
dès le retour du bain. Mettre le harnais complet sans perdre de temps, la rêne et les
poucettes, attacher les poucettes au harnais. La verge enfermée dans son étui de métal.
Rêner deux heures dans la journée, le soir à la volonté du maître.
Réclusion pendant trois ou quatre jours, les mains toujours attachées, la rêne ten-
due et détendue. Le maître ne s'approchera jamais de son cheval sans sa cravache et
s'en servira chaque fois. Si l'impatience ou la révolte de l'animal se manifestait, la rêne
serait tendue plus fort, le maître saisirait les guides et donnerait une sévère correction
à la bête.
Le temps du domptage fini, le maître ferait comprendre au cheval que l'épreuve
sera renouvelée, qu'il ne doit pas s'imaginer qu'il en est débarrassé et qu'elle reprendra
plus vite si l'animal n'est pas souple. Le régime qui succédera au domptage et qui devra
être maintenu constamment sera, la nuit, la rêne détendue, la martingale tendue ; au
réveil : l'inverse. L'animal devra porter, le jour, le harnais de cuir avec de larges sous-
cuisses et la verge enveloppée. Une ou deux fois par semaine, ou plus souvent, le
maître mettra ses bottes et fera un exercice à la cravache.
Les harnais indispensables sont les mors, les bracelets, poucettes ou gants ; les
gaines pour la verge. Ceux qui sont utiles sont : le collier avec cadenas quand le maître,
obligé de s'absenter, voudra s'assurer que le cheval ne sortira pas ; le masque, pour
empêcher les distractions ; les bretelles...
Régime de dressage : 1° Tu me feras harnacher complètement avec double mors,
la rêne, les mains bien attachées, le grand harnais. Tu mettras tes bottes et prendras la
cravache. Tu me feras faire des mouvements de bras commandés par la cravache. Tu
me fatigueras la bouche. Cela pendant dix minutes environ. Tu rattacheras les mains
pendant un temps d'arrêt. Tu recommenceras ainsi pendant une heure environ. Ensuite
tu me mettras le masque ou, s'il ne va pas, tu me mettras la ceinture de caoutchouc sur
les yeux et tu me laisseras méditer, attaché par la longe sur cette prise de possession,
le temps que tu voudras, en me fouettant quand tu viendras me voir et aussi pour finir.
2° Tu renouvelleras cet exercice au moins une fois par semaine et seulement pen-
dant une heure et en me débridant après.
3° Tu feras de même chaque fois que tu me trouveras nerveux, mais alors tu enlè-
veras la gaine de cuir et tu mettras l'anneau où la gaine de caoutchouc et tu me dépri-
meras complètement par contrainte.
L'axiome du dressage : « Détruire les forces instinctives pour les remplacer par les
forces transmises ».
Cela est-il possible ! Violenter la nature ! la modifier ! Si cela est possible, alors
nous sommes sauvés. Eh bien, rien n'est plus vrai. Ce qui arrive pour le cheval, animal
si nerveux, si ardent, et qu'on habitue à porter les harnais les plus compliqués et les
plus gênants, dont on fait un être résigné, soumis, qui attend les impulsions de son
maître, peut m'arriver aussi. La force instinctive, chez moi, est celle qui me donne cette
inquiétude de l'esprit, une nervosité que je sais assez bien cacher, mais qui m'excite.
La force instinctive agit en dehors de mon raisonnement, elle est la manifestation d'un
être à côté d'un autre être.

323
ÉTUDE N° 13

Tu ne dois pas tolérer chez moi mon tempérament, puisqu'il est possible de détrui-
re les forces instinctives et leur substituer les forces transmises. Le procédé, c'est d'iso-
ler, même dans la foule, l'étalon humain, de créer entre les autres et lui des obstacles,
de faire de son corps et de sa pensée le siège de sensations qui s'opposent à celles qui
sont dangereuses. En général le remède est à côté du mal.
N'hésite donc plus à ne faire parler mes sens que quand je suis en bride. J'ai beau-
coup trop joui de liberté à cet égard. Fais-moi oublier cette liberté-là et les sensations
qu'elle m'a procurées. Tout te pousse, hélas, à agir ainsi, l'importance qu'il y a pour toi
à ne plus être enceinte te donne encore plus de force, tu n'as plus de raison pour ne pas
faire des rapports un simple exercice de discipline et d'hygiène, et je perdrais d'autant
ma fierté d'homme, car, remarque-le toujours : il n'y a rien qui rende les hommes plus
fringants que l'exercice à leur fantaisie de leur virilité. Rien qui les rende plus
modestes comme quand ils sont sous la domination de leur femme. Retiens bien cela
qui est l'expérience universelle.
Attitude du maître. Elle a une grande influence. Tu dois t'imposer à moi et savoir
que l'impression de te voir avec tes bottes et ta cravache en mains m'en impose. Fais
de ce que je te dis ce que tu voudras, mais ces signes de ta domination sur moi m'im-
pressionnent et me ramènent à la pensée de ce que je suis pour toi. Ma verge trahit ces
impressions et tu dois la tenir en éveil, car chaque fois que tu agis sur elle, tu la
détournes des autres impressions. C'est ainsi que tu arriveras, je le sais, à tenir partout
ma pensée. Tu ne dois tolérer aucune discussion, ne tenir compte d'aucune préférence,
…« je suis ta chose »…
d'aucune fantaisie. Je ne dois être libre que pour le devoir à accomplir. Mais en dehors,
je suis ta chose. »

Mais le masochiste non seulement exige d'être piétiné, écrasé mais encore ne par-
vient à la plénitude de sa volupté que si son partenaire jouit lui-même de la dégrada-
tion à laquelle il le soumet et le réduit. Sadisme et masochisme sont exactement com-
plémentaires. Dans le cas de BOSS (cas Erich Klotzens) par exemple, la volupté dans
le mal infligé était requise pour le plaisir du mal souffert. Et il en est ainsi générale-
…tout couple sado-maso-
chiste [réalise] l'unité
ment pour tout couple sado-masochiste dont le schéma fondamental des relations éro-
primitive du système pul- tiques consiste en une sorte de division du travail des tendances qui ne se satisfont
sionnel (souffrir et faire qu'en réalisant dans leurs actions réciproques, l'unité primitive du système pulsionnel
souffrir)…
(souffrir et faire souffrir).
Ceci rend évident le fait que le couple bisexué où cette division du travail algola-
gnique est maxima constitue le modèle du couple où s'inscrivent le plus naturellement
les valeurs sado-masochistes. Mais le couple homosexuel, surtout dans sa forme d'in-
version, peut admettre aussi cette figure sado-masochiste du « dessus » et du « des-
sous », du Souverain et de l'Esclave 1.
Le système pulsionnel sado-masochiste. Les travaux des psychanalystes sont inta-

1. Tout couple en effet, quelle que soit sa structure hétéro- ou homosexuelle, apporte à la com-
munauté de ses échanges, les valeurs « économiques » de don, de propriété, de livraison, de paie-
ment, de compensations, de dettes, de droits, etc., que constituent comme une répartition des
bénéfices et des dommages affectifs de son « commerce »...

324
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

rissables sur ce sujet 1. Il y a lieu de remarquer qu'ils se sont plus intéressés au maso- …les travaux psychanaly-
chisme qu'au sadisme, ne considérant celui-là que comme une sorte de retournement tiques se sont plus inté-
ressés au masochisme
de celui-ci contre lui-même. La liaison du masochisme avec la culpabilité, l'auto-puni-
qu'au sadisme…
tion, le désir de châtiment et d'auto-destruction fait de cet aspect libidinal de la vie ins-
tinctive, en raison même de sa structure complexuelle, un objectif de choix pour l'in-
vestigation psychanalytique. Par contre, le sadisme en tant que forme de l'agression
dirigée contre le monde des « objets » (personnes ou choses) apparaît comme une don-
née plus primitive et moins analysable de l'instinct. Quoi qu'il en soit, la profonde dia-
lectique qui unit le plaisir à la douleur, l'agressivité à la culpabilité passe naturellement
par les diverses configurations historiques du développement libidinal que nous avons
rappelées à propos de la fixation homosexuelle. Depuis la phase orale où « aimer »
c'est dévorer l'objet, depuis le stade d'auto-érotisme anal qui « court-circuite » les pul-
sions agressives et hédoniques, jusqu'aux différenciations de la situation œdipienne où
les pulsions d'agression par frustration, par rivalité et les pulsions auto-punitives ou de
culpabilité, puisent leur énergie dans le complexe de castration, les fantasmes du mor-
cellement du corps et de châtiment corporel – le pôle de l'agressivité sadique et celui
de l'anéantissement masochiste concourent à chacune des phases de ce développe-
ment. L'analyse découvre ainsi que la libido, divisée contre elle-même, tend constam-
ment à satisfaire son ambivalence et cela jusqu'à inverser ses plaisirs, à érotiser la dou-
leur, à saturer ses voluptés par l'angoisse.
Les analyses « anthropologiques » de GEBSATTEL OU de H. KUNZ complètent ce …analyses « anthropolo-
que la conception psychanalytique a de sommaire et rejoignent en un certain sens – giques » de GEBSATTEL ou
de H. KUNZ…
sans se confondre avec elles comme le démontre l'auteur – celles de M. Boss.
L'analyse du cas Erich Klotzens lui permet de mettre en évidence 2 que le sado-maso-
chisme constitue une « manière d'être au monde » qui enferme l'individu dans un uni-
vers froid et métallique et ce cosmos lui-même dans une existence de haine. Les rela-
tions hommes-femmes dans ce bloc de marbre et de glace ne sont possibles que dans
et par cette haine qui électrise le « nerf vital » de leur seule communication. Mais il y

1. On consultera spécialement : Trois Essais sur une théorie de la sexualité, trad. fr., Documents
bleus de la N. R. F. ; Un enfant est battu, trad, fr., Revue de Psychanalyse, t. VI ; Triebe und
Triebschicksal (1915) ; Le problème économique du Masochisme, 1924, trad. fr, Revue fr. de
Psychanalyse, 1928, etc., de FREUD, et les travaux de A. EULENBURG {Sadismus und
Masochismus, Wiesbaden, 1902), de P. FEDERN (Beitrage zur Analyse des Sadismus und
Masochismus, Intern. Zeitsch. f. Psychanalyse, 1913-14), de SADGER (Ueber den sado-masochis-
ten Kouplen, dans Zeitsch. f. Psychanalyse und psychopathe Forschungen, 1913), de STECKEL
(Störungen Trieb und Affektsleben, 1925, t. VIII : Masochismus, Sadismus), de W. REICH (Der
Masochisten Charakter, Intern. Zeitsch. f. Psychanalyse, 1932), de NACHT et LOEWENSTEIN
(Rapports sur le Masochisme, X° Conférence de Psychanalystes de langue française, Paris,
1938), de Th. REIK (Masochisme in modem Mann, New-York, 1941), de Karen HORNEY (New
ways in Psychoanalysis, New-York, 1939), etc.
2. Après 600 séances de psychanalyse qui ont abouti à cet heureux résultat que ce sadique aimait
tellement le corps de sa femme que « cela lui faisait mal » de poser sa main sur lui…

325
ÉTUDE N° 13

a un abîme, le même « qui sépare le jour et la nuit », entre la haine simplement « réac-
tionnelle » et cette forme d'existence haineuse qui devient le principe même, le plaisir
spécifique du sado-masochisme, l'expérience vitale de l'angoisse-plaisir. Certes, une
…la daseinsanalyse […] telle « Daseinsanalyse » n'est pas en contradiction, nous semble-t-il, avec ce que l'éco-
met davantage et plus jus- le psychanalytique nous a appris de l'inconscient sado-masochiste, mais elle met
tement l'accent sur l'as- davantage et plus justement l'accent sur l'aspect structural et total de la « perversion ».
pect structural et total de
Celle-ci n'est pas « simplement » réductible à une régression pulsionnelle partielle
la « perversion »…
mais elle étreint l'être tout entier et resserre jusqu'à l'étouffer les liens qui étranglent
ses rapports avec autrui dans un monde de violence et de tourments 1.

2° Érotisation du regard.
C'est en tant que support des expériences des plaisirs et de la douleur que la sensi-
bilité subissant une distorsion « algolagnique » se pervertit comme nous venons de le
voir dans le sado-masochisme. Nous ne sommes pas dupes cependant de ce langage
« sensasionniste » puisque nous venons de mettre en évidence que la perversion sado-
masochiste est essentiellement un mode d'existence. Nous devons, en étudiant mainte-
nant « l'érotisation du regard », nous garder de la même illusion. Ce n'est pas la
« vision » ou le « champ perceptif visuel » que nous envisagerons ici, mais un mode
d'existence dont la vision est le radical fonctionnel. C'est parce que par le regard nous
embrassons toute la nature dans ses relations avec la place que nous occupons dans l'es-
pace de l'univers et d'où dérivent les perspectives, incidences, dévoilement et recoupe-
ments de tous ses plans, que le monde du regard est ce regard sur le monde qui nous
renvoie constamment à la magie de l'image corporelle, laquelle lie, par ce que je vois,
ce que je suis à ce qui est. Le monde est ainsi et aussi un miroir dont j'occupe le centre
…La vision du monde et et qui me renvoie les désirs que je lui offre. La vision du monde et d'autrui ne me four-
d'autrui ne me fournit pas nit pas seulement l'horizon de mon existence, elle constitue aussi une modalité média-
seulement l'horizon de
te du pouvoir que j'exerce sur lui : regarder c'est attirer à soi 2. Mais la magie du regard
mon existence, elle
constitue aussi une moda- est aussi celle du monde des images qui représentent aux yeux de la conscience, le
lité médiate du pouvoir monde quand nous nous détournons de lui comme pour le mieux plier à nos désirs. C'est
que j'exerce sur lui… ainsi que le rêve, forme suprême de la vision fantasmique, par son atmosphère specta-
culaire et spéculaire, indique suffisamment quel enchantement constitue pour le dor-
meur « voir en songe » quand il se livre lui-même à son propre regard. Il est inutile de
poursuivre cette esquisse phénoménologique du monde du regard ; ce que nous venons
de dire suffit pour nous rappeler quelle visée sur le monde, sur autrui et sur soi il repré-
sente et par conséquent quel support privilégié il doit être pour ces anomalies qui trans-
posent sur un registre paradoxal le vécu des relations érotiques.

1. « Welt der Endlichkeit, Sorge und Zerteiltheit » (M. BOSS, p. 98).


2. MERLEAU-PONTY a bien aperçu la profonde liaison qui lie la pudeur et l'impudeur à la fonction
fascinante, captatrice, possédante du regard (Phénoménologie de la perception, 1945. p. 194).

326
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

Nous avons consacré toute une étude à la plus connue, l'exhibitionnisme 1, où


l'érotisation magique des regards déplace les sources de l'orgasme du contact direct
vers le contact lointain. Elle consiste en une projection fantasmique sur le partenaire
vu ou simplement aperçu de telle sorte que « se montrer » c'est aussi désirer voir.
Exhibitionnisme et voyeurisme 2 constituent en effet un couple absolument analogue,
dans sa structure bipolaire, au sado-masochisme.
Le « voyeurisme » a ses fervents, ses pratiques et ses techniques. Les « mixo-
scopes » jouissent du spectacle des accouplements sans y participer ou parfois les pro-
voquent, en réglant les modalités de partenaire ou de position ou même quelquefois en
s'y introduisant : la promiscuité du regard se prolonge alors dans celle des contacts
…cette perte du secret
plus ou moins directs et la « mixoscopie » devient la dimension érotique essentielle de dévoilé au regard, ce
la « partouse ». L'introduction d'un tiers dans le couple 3 ou d'un couple partenaire ou déchirement de la pudeur,
encore d'un témoin des ébats, ouvre ainsi l'érotique à la publicité du regard et c'est pré- représente la base com-
mune [du voyeurisme et
cisément cette perte du secret dévoilé au regard, ce déchirement de la pudeur, qui en
de l'exhibitionnisme]…
représente la base commune.
Le besoin d'être vu et de regarder exprimant l'exigence de poser les images de son
propre corps ou de celui du partenaire « voyant » ou « vu » dans un jeu de fantasmes
incarnés et « objectivés », sur une « scène », divulgue le secret des rapports érotiques
tout en consacrant aussi leur clandestine réalité. On comprend dès lors que le plaisir
de voir puisse se satisfaire, dans les mêmes conditions de « publicité » et de clandes-
tinité relatives, par la contemplation des images pornographiques qui excitent les ama-
teurs de photographies, de cinéma, de spectacles ou de livres « spéciaux ».

3° Érotisation des fonctions digestives.


Le tube digestif lui aussi constitue l'axe d'un monde, le plus primitif, le plus …Le tube digestif lui
« végétatif ». Celui du fondement même de « l'économie ». Ces fonctions d'absorption aussi constitue l'axe d'un
monde, le plus primitif, le
et d'expulsion et les organes qui à chacune de ses extrémités les assurent sont chez le
plus « végétatif »…
nouveau-né d'une capacité hédonique à peu près exclusive. Ultérieurement son inves-
tissement primitif persiste sous des formes diverses. La répression de ces « zones éro-
gènes », au fur et à mesure de la différenciation de la sexualité, est presque totale sur-
tout pour l'érotique anale et fécale de telle sorte que le « dégoût » ou la « répulsion »
se substituent aux excitations auto-érotiques dont les manipulations excrémentielles
infantiles sont les manifestations constantes. Dans cette perspective nous étudierons
les reliquats de l'érotique orale et anale primitive et les perversions oro-copro-anales.

1. Nous lui avons réservé une étude spéciale (Étude, n° 12) en raison de son importance clinique
et médico-légale, surtout dans la tradition classique française.
2. « Voyeurisme » a des synonymes : « scoptophilie » ou pour KRAFFT-EBING « mixoscopie ».
3. Nous aurons l'occasion de souligner avec LAGACHE l'importance des relations de la jalousie
morbide et de la scoptophilie (Étude, n° 18).

327
ÉTUDE N° 13

Les fortes fixations libidinales de la zone orale 1 persistent tout au long de l'exis-
tence et la bouche reste comme un organe sexuel commun aux deux sexes. Le rôle
…le baiser… qu'elle joue dans le plus innocent des baisers et à plus forte raison dans le baiser pro-
fond est un témoignage de cette érotisation primitive 2. Mais le tabou dont il est frap-
pé par contre au Japon ou « dans les races noires de l'Afrique (HAVELOCK ELLIS), par
exemple, n'est pas moins significatif. Quant au « baiser olfactif » des Chinois, il est un
véritable « reniflement ». Ceci nous conduit à faire entrer dans l'érotique orale le sys-
tème olfactivo-gustatif qui est annexé à l'extrémité supérieure du tube digestif et joue
un rôle si considérable dans son fonctionnement : les odeurs et les saveurs sont comme
les gardiennes des réflexes de déglutition. Elles l'inversent dans le dégoût et la nausée.
Ces données de l'odorat et du goût jouent un rôle considérable dans le développe-
ment érotique. Certaines, spécifiques (comme chez les animaux) constituent les excitants
sexuels inconditionnés ; d'autres manifestent des « conditionnements 3 » occasionnels et
personnels. Les fades ou fétides odeurs organiques de la sueur, des sécrétions génitales,
etc., ou les parfums qui les masquent, sont fortement liées à la structure globale de l'ob-
jet érotique et ne cessent de jouer un rôle important dans l'activité sexuelle.
L'activité orale d'absorption, de succion et de déglutition, sorte de ventouse digestive
détournée de sa fin, reste au service de la libido et fait partie constamment ou occasion-
nellement des figures physiques de l'amour. Il suffirait, pour ceux dont la documentation
serait insuffisante, de lire le livre-statistique de KINSLEY pour être assuré que ces pratiques
sont courantes sinon constantes 4 quoique dans certains pays « interdites par la loi ».

1. Dans la phase d'érotique orale primitive les psychanalystes distinguent généralement la phase
de la succion et celle d'une ébauche de cannibalisme où l'enfant pourvu de dents mord autant qu'il
suce le sein maternel.
2. Cf. HAVELOCK ELLIS, t. IV. En appendice : « Les origines du baiser ».
3. L'application de la « réflexologie » aux perversions ne peut atteindre qu'un « conditionne-
ment » en quelque sorte superficiel contingent et occasionnel. Il est bien certain qu'on ne devient
pas « fétichiste » parce que, à un moment de son passé, on a associé l'image d'un soulïer ou une
odeur, au désir sexuel. Nous sommes tous « conditionnés » dans ce sens qui est celui même de
notre « histoire » individuelle. La dynamique de la perversion est beaucoup plus profonde et si
elle utilise les « associations » ou les « souvenirs » elle n'en dépend pas. LAIGNEL-LAVASTINE,
MARANON, MOREL, DALBIEZ, etc., et en un certain sens SCHULTZ-HENKE (Der gehemente Mensch,
p. 55) ont admis cette interprétation mécaniciste du « déplacement » symbolique. G. DUMAS (cité
par HESNARD) a même tenté de rendre expérimentalement certains chiens fétichistes (téléphone
reproduisant les jappements de la femelle, puis sonnerie annonçant le téléphone...) sans obtenir,
ajoute HESNARD, « le déplacement spécifique de l'excitabilité sur la perception amorcée.
Naturellement toutes ces théories ou expériences ont été vivement critiquées (HESNARD, M. BOSS,
etc.). Elles tombent sous le coup de la critique que nous avons présentée (Évolution
Psychiatrique, 1947, t. I) de l'application des idées de PAVLOV à la psychiatrie. MASSERMAN, lui
aussi, a étudié récemment les conditions expérimentales des perversions sexuelles.
4. On sait combien la bouche joue un rôle essentiel dans les pratiques homosexuelles. Elle peut jouer
même ce rôle dans les pratiques de l'onanisme masculin. KRAFFT-EBING et HIRSEN ont rapporté des
cas et récemment Eugène KAHN et Er. LION (Amer. J. of psychiatry, t.95, 1938, p.131) …/…

328
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

Les fonctions d'expulsion excrémentielle (zone érogène anale) – nous l'avons sou-
ligné – sont assez rapidement frappées d'une prohibition qui est provoquée normale-
ment par la violence du « dégoût ». Mais de nombreuses traces persistent de cette éro-
tique primitive soit dans le « caractère anal » soit dans le comportement érotique.
Les perversions oro-copro-anales sont caractérisées par le fait qu'il s'agit non plus …Les perversions oro-
de comportements « bruts » ou occasionnels mais de moyens exclusifs d'obtenir l'or- copro-anales sont carac-
gasme. Les fonctions digestives, toutes les sensations qui s'y rattachent, les organes qui térisées par le fait qu'il
s'agit non plus de com-
les assurent, leurs produits excrémentiels, objets chez l'adulte d'un dégoût systéma-
portements « bruts » ou
tique deviennent l'objet d'un goût systématique. Qu'il s'agisse de pédicatio ou de occasionnels mais de
coprophilie ou encore de perversions du goût ou de l'odorat qui érotisent les viscosi- moyens exclusifs d'obte-
tés, les immondices, les fétidités les plus nauséabondes, la formule de la perversion nir l'orgasme…

érotique reste la même : inverser le dégoût jusqu'au goût, investir de désir les objets
de répulsion 1. Cette tendance qui nous ramène à l'inversion masochiste des valeurs
conduit à des dépravations monstrueuses et la nécrophilie, nous l'avons vu, représente
le terme ultime de ses plaisirs sordides. Toutes sont en rapport avec la coprophilie et
dans leur forme extrême avec la coprophagie. Nous nous bornerons à rappeler
quelques faits que l'on trouvera exposés dans la « Psychopathia sexualis » de KRAFFT-
EBING 2.
Le léchage des parties honteuses ou mal odorantes, la succion des pieds, le « reni-
flage » du linge souillé des excréments, des cuvettes des W. C., la « defecatio in os »
sont les pratiques que l'on rencontre le plus souvent. Certains mangent des morceaux
de pain qu'ils ont laissés traîner dans les vespasiennes ; une observation de BLONDEL
(183 de KRAFFT-EBING) nous rapporte le cas d'un jeune homme qui émettait des gaz et
se masturbait en pensant aux excréments qu'il s'imaginait toucher et souiller les parties
génitales et les hanches des femmes ; une fois, dit-il, il se masturba à la fenêtre de sa
chambre devant ses matières fécales « dont l'odeur le ravissait » quand passait sur le
trottoir d'en face une femme. L'observation du coprophile Rico Datena, profondément
analysé par M. BOSS, est à cet égard très intéressant 3. Chez cet homme qui n'atteignait
l'orgasme qu'au contact du cylindre fécal dans le coït rectal, la forme d'existence cor-
respondante à son aberration érotique avait une structure « souterraine », celle d'un ver

…/… et M. M. KELLER et G. E. PORCHER (Amer. J. of Psychiatry, t. 103, 1946, p. 94) ont publié
des observations d'autofellator ; cf. également les deux vieux ouvrages de LAURENT (Les habitués
des prisons de Paris) et de LUYT (Les fellatores, Paris, 1888).
1. Le travail psychanalytique de Lawrence S. KUBIE (The psychoanalytic Quarterly. 1937, VI, p.
388, trad. espagnole in Revista de Psicoanalisis 1948, 4, p. 917 à 950) sur la « saleté » est d'un
très grand intérêt. Il étudie comment le fantasme du corps-fabrique d'excréments constitue le
centre du système de pulsions et contrepulsions que forment les hiérarchies inconscientes du
« sale » (tabou des orifices et des fonctions excrémentielles.
2. Observations 115, 117, 153, 161, 162, 163 et notamment p. 346.
3. M. BOSS, pp. 49-54.

329
ÉTUDE N° 13

…pour lui l'intestin repré- de terre (Warenexistenz) : pour lui l'intestin représentait le seul et le plus profond habi-
sentait le seul et le plus tacle de « l'amour ».
profond habitacle de
Le tube digestif, cet ensemble d'organes qui assument l'incorporation de la nourri-
« l'amour »…
ture et l'expulsion de ses déchets, est bien un des appareils les plus « organiques » de
notre économie, mais il est déjà un appareil de la vie de relation. Par lui s'établissent
les contacts vitaux de l'homme et de son milieu non pas seulement comme dans l'ap-
pareil respiratoire sous forme végétative et automatique, mais sous forme d'un choix
objectal proposé à son avidité et sous forme d'un premier exercice de la volonté de
retenir ou d'expulser. Il représente à l'état d'ébauche une dynamique primitive des rap-
ports du corps et du monde et ce n'est pas un des moindres intérêts de la psychologie
freudienne de nous avoir fait comprendre que les faits, dont nous venons de parler,
n'ont pas un intérêt d'anecdotes scatologiques, mais nous font pénétrer dans les arcanes
les plus profondes de la vie instinctive.

4° Érotisation urinaire.
Tout près de l'érotisation du tube digestif et de son contenu se trouvent les perver-
sions qui investissent l'appareil urinaire et les urines de valeurs libidinales.
…Le nom d'ondinisme a
été proposé par L'urinolagnie et l'ondinisme 1 ont été étudiés spécialement, et il y a déjà longtemps,
HAVELOCK ELLIS… par SADGER 2, par FERENCZI 3 et surtout par HAVELOCK ELLIS 4. L'érotique uréthrale
consiste essentiellement à lier, comme dans les fantasmes infantiles et souvent dans les
sensations génitales féminines, le plaisir sexuel aux fonctions d'urination.
L'importance de l'origine sexuelle de l'énurésie infantile s'est accrue depuis que l'uri-
nation nocturne a été considérée comme une pollution. Généralement les urolagnes
éprouvent un plaisir spécial à uriner, à voir uriner, à uriner dans leurs mains, etc. 5.
L'absorption d'urine ou l'urination « in os 6 » constituent les formes les plus habituelles
de ces perversions uréthro-érotiques.
…les « vrais ondinistes » Pour SADGER l'érotisme uréthral s'institue dans l'enfance et est équivalent à l'éro-
qu'il a étudiés et qui tisme anal. L'enfant, dit-il, regarde l'urine comme un produit sexuel. Tout le volume
étaient surtout des
que HAVELOCK ELLIS a consacré à cette perversion qu'il appelle « ondinisme » a préci-
femmes…
sément pour thème le symbolisme de l'eau. Pour lui les « vrais ondinistes 7 » qu'il a
étudiés et qui étaient surtout des femmes ont une vie urinaire qui recouvre constam-
ment la vie sexuelle et « leurs expériences d'ordre urinaire, associées à l'amour de

1. Le nom d'ondinisme a été proposé par HAVELOCK ELLIS.


2. J. SADGER, Ueber Urethralerotik, Jahrbuch fur psychanalytische Forschungen, 1910, II, pp.
409-450.
3. FERENCZI, Versuch einer Genitaltheorie, Intern. Psychanalytischen Bibliotäk, 1924-
4. HAVELOCK ELLIS, L'ondinisme, t. XIV des Études de Psychologie sexuelle.
5. Cf. par exemple l'observation de HAVELOCK ELLIS, pp. 108-112.
6. Le « goûter aqueux », comme disait un malade, que nous avons souvent présenté à nos confé-
rences du Mercredi de Sainte-Anne.
7. Cf. les cas de Mme R. S., de Miss E. et de Miss A. P.

330
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

l'eau, en général, sont une source suffisante de jouissance indépendante, sans accom-
pagnement sexuel » (p. 240). Cette aberration serait donc en relation avec les repré-
sentations de l'inconscient collectif, les mythes et le symbolisme de l'eau, le « culte des
eaux », dont les ondines étaient les nymphes. Les perversions uréthro-érotiques et sur-
…retour à une forme de
tout urino-érotiques doivent être considérées, selon H. ELLIS, comme un retour à cette
pensée pour qui l'urine
forme de pensée « pour qui l'urine est une manifestation sacrée et magique des quali- est une manifestation
tés naturelles de l'eau ». Bien entendu, le désir de revenir dans l'eau, de se replonger sacrée et magique des
dans le milieu aqueux primitif, n'a pas manqué d'être rapproché par RANK 1 du désir qualités naturelles de
l'eau…
de replonger dans le liquide amniotique maternel.
Ainsi que la coprophilie, l'urolagnie constitue une aberration anatomiquement et
psychologiquement parallèle de l'instinct génital. Le dispositif même des organes uri-
naires et leur valeur érotique propre fourvoient l'élan sexuel, le fixent « à côté » et l'en-
gagent dans un système de fantasmes et de pratiques qui constituent une érotique de
déplacement et de substitution, un monde qui, pour n'être pas celui de la sexualité, en
demeure cependant une exacte réplique.
Ainsi s'achève cette étude des perversions typiques, cet inventaire des comporte-
ments qui puisent dans les aberrations de la sexualité leur plus profonde détermination
et se présentent comme les formes monstrueuses de l'instinct dévié de sa trajectoire
« naturelle ».

§ III. – LES COMPORTEMENTS PERVERS


« SYMPTOMATIQUES » OU « ACQUIS »
Si nous voulions donner à cette partie de notre étude l'importance qu'elle mérite,
nous devrions passer en revue: 1° tous les cas où des comportements pervers se pré-
sentent comme séquelles ou symptômes 2 d'affections somatiques (infections, tumeurs,
affections nerveuses ou hormonales, etc.) ; 2° tous les cas où ils paraissent sympto-
matiques d'une psychose (schizophrénie, épilepsie, démences, psychose périodique,
etc.). Mais comme nous aurons l'occasion d'étudier ailleurs la clinique de ces diverses
affections et notamment toutes les « réactions perverses », les « perversions » ou les
« comportements amoraux » qu'elles conditionnent ou impliquent, et que nous avons,
en exposant le problème des impulsions, déjà étudié une des formes les plus typiques
de ces comportements, il nous sera permis d'être ici extrêmement bref. Il nous suffira
de rappeler succinctement les grands faits cliniques.
Tout d'abord tous les médecins connaissent des cas où le « caractère », « l'équilibre

1. RANK, Der Mythus von der Geburt der Helden, 1922.


2. La thèse de BENDIT (L'étude des perversions sexuelles acquises, Paris, 1940) contient quelques
exemples intéressants, mais sans saisir ni même effleurer le problème.

331
ÉTUDE N° 13

moral », les « tendances érotiques » ont été plus ou moins profondément modifiés par
une affection cérébrale. Par exemple, dans la vieille statistique SCHUSTER, sur 775 cas
de tumeurs cérébrales, dans 7 cas le tableau clinique psychopathique avait été celui de
la « moral insanity ». La pathologie diencéphalique dans ses rapports avec le système
neuroendocrinien hypophyso-épiphysaire a permis de noter les réactions « impul-
sives » ou « perverses » des malades gravement atteints dans leurs fonctions neurové-
gétatives.
…c'est surtout l'encépha- Mais c'est surtout l'encéphalite épidémique qui a donné lieu aux observations les
lite épidémique qui a plus décisives 1. Il s'agit là d'un des aspects, on peut même dire d'une des découvertes
donné lieu aux observa- les plus extraordinaires de la pathologie nerveuse moderne. Le fait n'a pas manqué de
tions les plus déci-
frapper, vers 1922-1925, les observateurs. Les travaux de Gilbert ROBIN 2, de
sives[…] C'est une des
découvertes les plus MENGER 3, de FRIBOURG BLANC 4, de COMBES-HAMELLE 5, etc., chez nous ; en
extraordinaires de la Allemagne : de DOFFLER (1924), de THIELE (1926) ; en Suisse : de STECK ; ailleurs :
pathologie nerveuse de CLAY, de COLAPIETRE, de WIMMER (1924), de M. MOLITSCH (1935), etc. et d'in-
moderne…
nombrables publications de cas cliniques ont familiarisé tout le monde psychiatrique
avec ces faits qui sont, répétons-le, fondamentaux pour le problème qui nous occupe.
Rappelons simplement que les tendances encéphalitiques impulsives perverses 1

(agressivité, vols, perversions sexuelles, etc.) se présentent généralement avec les


caractères des actes « forcés », « automatiques », « itératifs » qui leur confèrent une
physionomie particulière (à laquelle d'ailleurs le contexte neuropsychique contribue
certainement beaucoup, puisqu'il s'agit le plus souvent de malades parkinsoniens). On
a décrit ainsi des exhibitionnismes 6 impulsifs, des comportements homosexuels 7 ou
incestueux 7, la bestialité 9, le fétichisme 10, etc. Quant aux chapardages, aux vols ils
constituent les formes des réactions perverses les plus courantes.
Tous les auteurs qui se sont intéressés à ce problème passionnant n'ont cessé de se
poser la question à savoir quelles différences séparent cette forme de perversité encé-
phalitique et la « perversité congénitale ».

1. Nous examinerons dans ses détails le problème des perversions instinctives de l'encéphalite
dans le tome IV de ces Études.
2. Gilbert ROBIN, Thèse, Paris, 1925.
3. MENGER, Thèse, Paris, 1929.
4. FRIBOURG BLANC, Rapport au Congrès de Médecine Légale, 1928.
5. COMBES-HAMELLE, Thèse, Paris, 1941.
6. Par exemple CENAC (Annales Médico-Psycho., 1924) ou observation 21 de FRIBOURG BLANC.
7. Observations de FRIBOURG BLANC, de REBOUL LACHAUX (1924) et de Mlle LERIT (1924), de
SCHIFF et TRELLES (Annales Médico-Psycho., 1931).
8. Observations de FRIBOURG BLANC, de FRIBOURG BLANC et SCOULAS (Hygiène Mentale, 1931).
9. LAIGNEL-LAVASTINE et MORLAAS (Encéphale, 1926).
10. CLAUDE-ALAJOUANINE et SIVADON (Annales Médico-Psycho., 1936).

332
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

Dans un travail assez méthodique pour être remarqué, DELMONT et CARRERE 1,


cherchant, à leur tour, à caractériser la phénoménologie des actes de perversité de leurs
malades, ont insisté sur l'itération incoercible, l'ingravescence (accentuation progres-
sive), le polymorphisme des perversions sexuelles, et enfin sur l'anxiété qui les accom-
pagne. Tous les auteurs sont d'accord pour souligner le caractère paroxystique, incoer-
cible de ces tendances et de leurs décharges. De sorte que c'est leur impulsivité qui est …c'est leur impulsivité
leur caractéristique. Ces « comportements pervers » et ces « réactions perverses » ou qui est leur caractéris-
tique…
ces « perversions instinctives » étant du niveau de l'impulsivité, contrastent fortement
avec la « perversité » congénitale du sens moral.
Quant au deuxième aspect de la pathologie des perversions, celle des perversions
« symptomatiques des psychoses », nous nous contenterons d'en souligner l'intérêt …les perversions « sympto-
matiques des psychoses »
massif et qui se confond avec la structure complexuelle et positive des niveaux de dis-
ont un intérêt massif…
solution de la conscience et de la personnalité, lesquels constituent par leur organisa-
tion typique les psychoses et les névroses.
Comme nous ne pouvons pas songer à passer en revue toutes ces névroses et psy-
choses que comportent dans leur symptomatologie et en fonction de leur structure
propre une infinité de « perversions » des instincts, nous nous contenterons, presque
exclusivement, de dire un mot des états schizophréniques.
Nous avons déjà noté, plus haut, que selon certaines études hérédo-pathologiques,
la perversité parait évoluer dans le cycle hérédo-schizophrénique. Nous devons insis-
ter sur trois aspects cliniques principaux de ces relations : la forme dite « héboïdo-
phréniques » de la démence précoce, les comportements pervers et antisociaux de la
phase prodromique de la schizophrénie et enfin les aspects régressifs de la libido dans
les psychoses schizophréniques.
Depuis KAHLBAUM (1890) et WERNICKE le terme d'héboïdophrénie, un peu vague, …dans la forme héboïdo-
s'est fixé avec KRAEPELIN sur une forme spéciale de « démence précoce » caractérisée phrénique…
par le bouleversement des disciplines éthiques et un comportement pervers, impulsif
et antisocial. RINDERKNECHT 2, HALBERSTADT 3 et M. EMMA 4 ont étudié, il y a quelques
années, cette forme clinique que tous les psychiatres connaissent et qui a, par exemple,
dans la psychiatrie militaire, une importance considérable. P. GUIRAUD 5 en a analysé

1. DELMONT et CARRERE (Le syndromepsychologique dans les cas de perversité par encéphalite
épidémique chronique à forme retardée, Annales Médico-Psycho., octobre 1938).
2. RINDERKNECHT, Ueber Kriminelle Heboïde, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1920, 57, p.35
3. HALBERSTADT, La forme héboïdophrénique de la D.P., Ann. Méd.-Psycho., 1925, II, pp.24-32
4. Michele EMMA, Contributo allo studio della éboïdofrenie, Rassagna di Studi psichiatrici,
1936, 25, pp.41-76, article très important avec 6 observations.
5. P. GUIRAUD, Constitution perverse ou héboïdophrénie, Bull. Méd. Ment., 1927, p.89.

333
ÉTUDE N° 13

un cas en mettant en évidence les traits proprement dissodatifs et catatoniques de ces


comportements.
Un autre fait aveuglant d'évidence également est tout à fait classique. Les « formes
…dans la phase prodro-
de début de la démence précoce », les « voies d'entrée » dans cette affection manifestent
mique…
un trouble profond de l'équilibre instinctif et on ne compte plus dans cette « période
médico-légale de la démence précoce 1 » les réactions antisociales, les impulsions agres-
sives, les étrangetés de goûts, les troubles du comportement sexuel. G. KLEIN 2 a consa-
cré à l'ensemble de ces conduites un travail très intéressant. Les impulsions homicides 3,
les parricides, ou plus généralement les crimes incestueux et les meurtres immotivés
constituent l'aspect le plus tragique de ces débuts de dissociation de la personnalité.
Enfin, la phénoménologie 4 comme les études psychanalytiques innombrables 5

sur la pensée, le comportement et la structure autistique ont largement confirmé les


…dans la régression com- géniales observations et analyses de E. BLEULER (1911) sur la régression complexuel-
plexuelle de l'autisme… le et l'imprégnation de toutes les attitudes, des délires, des hallucinations des schizo-
phrènes, par des complexes affectifs archaïques. Ceux-ci sous leur forme monstrueu-
se se trouvent « à découvert » et, soit dans les manifestations cliniques d'une angoisse
impulsive, soit dans la cynique complaisance « nirvanique » qui soude le catatonique
à ses instincts, soit encore dans le monde magique hallucinatoire et délirant, forment
la végétation luxuriante et inextricable de l'autisme.
– On peut dire que tous les cas cliniques que nous étudions sous le nom de
« manie », de « mélancolie », d'états confusionnels ou automatiques « épileptiques »,
de « schizophrénie » ou de « délires » aigus ou chroniques ne sont rien d'autre qu'une
certaine forme structurale du système pulsionnel et complexuel inconscient que l'on
peut toujours traduire en termes d'agressivité, de sado-masochisme, d'homosexualité,
de narcissisme, ou de perversions. C'est précisément la raison du fait que, depuis le
développement des études psychanalytiques, le champ des « perversions » s'est telle-
ment étendu, et coïncide si exactement avec celui de la pathologie mentale tout entiè-
re, que les études particulières sur la perversité et les perversions sont devenues beau-
coup plus rares. C'est un des motifs du grand développement que nous avons donné à

1. C. PASCAL, Revue de Médecine, 1911.


2. G. KLEIN, Contribution à l'étude médico-légale de la D. P., Thèse, Paris, 1935.
3. P. GUIRAUD, Évolution Psychiatrique, 1931 et surtout l'étude si appronfondie de Carl WILLMANN
(Ueber Mörder im Prodromstadium der Schizophreinen, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1940, 170, pp. 583-
668.
4. Que l'on se rapporte aux analyses de Carl SCHNEIDER ou aux magnifiques observations de L.
BINSWANGER, sans cesse on est replongé dans le monde des pulsions déchaînées.
5. En France, ces études sont rares. Les études de BOREL, GILBERT-ROBIN, PICHON, LAFORGUE, etc.
(1925-1927), notre étude de la pensée paranoïde (Évolution Psychiatrique, 1936), de nombreuses
autres observations publiées dans l'Évolution Psychiatrique ou les communications plus récentes de
M. CAVE (Ann. Médico-Psycho., 1947-1949) constituent cependant une documentation importante.

334
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

cette « Étude », qui doit montrer combien le problème de la « perversité » est insépa-
rable d'autres problèmes, des hallucinations ou des délires qui projettent les tendances
perverses ou perverties dans l'imaginaire du délire 1, des crises d'excitation ou de
dépression qui sont animées par la dynamique sado-masochiste, de la schizophrénie
qui constitue une régression vers le narcissisme au travers des différenciations objec- …toutes les formes de
régression de la conscien-
tales progressives (œdipe, homosexualité, etc.), et plus généralement de toutes les
ce et de la personnalité
formes de régression de la conscience et de la personnalité qui par leur altération par leur altération même
même deviennent amorales, antisociales, perverses ou perverties, très exactement deviennent amorales,
comme lorsque nous nous endormons, nous chavirons dans le scandale moral et le antisociales, perverses ou
perverties…
scandale logique du monde des images.

§ IV. – LA PATHOLOGIE DE LA CONSCIENCE MORALE


L'étude clinique des formes de la pathologie du contrôle moral qui constituent les
« états d'amoralité » ou les « perversions » nous conduit, en conclusion, à tenter de
remettre un peu d'ordre dans ce problème si embrouillé et si confus... Il nous suffira
pour cela de tirer de cet exposé un certain nombre de faits précis et décisifs.
Nous avons montré que « l'amoralité constitutionnelle » était un état de déséqui- …« l'amoralité constitu-
tionnelle » est un état de
libre défini par l'immaturité de la personnalité. Elle est caractérisée essentiellement par
déséquilibre défini par
une fixation à la sphère de la prémorale, celle où le conflit du sur-moi et du moi situe l'immaturité de la person-
le système pulsionnel et contrepulsionnel à un niveau d'existence, fermée et purement nalité. Elle est caractéri-
libidinale. De telle sorte que le développement de la conscience « morale » de ces sée essentiellement par
une fixation à la sphère
« infirmes moraux » est fatalement fixé dans une position de « contre-pied » systéma-
de la prémorale…
tique, d'inversion automatique des valeurs morales humaines qui ne permet pas de
choix moral. Le « noyau pervers » est la manifestation de cette adhérence profonde à
un plan qui exclut la sympathie, racine de la sociabilité.
Nous avons montré que les « perversions isolées » manifestaient toutes une adhé-
rence du même ordre à la couche profonde de la vie instinctive, primitive et incons-
ciente. A cet égard, les deux groupes s'anastomosent 2 largement et nous avons pu sou-
ligner tout au long de nos descriptions que les perversions instinctives reposent toutes
non seulement sur une déviation des comportements qui, dans l'acte de l'amour, lient
le sujet à son objet, mais sur une distorsion des rapports moraux avec le monde et
autrui.

1. Cf. par exemple la thèse de HUMBERT, Homosexualité et Psychopathie, Thèse, Paris, 1935.
2. En corrigeant les épreuves de cet ouvrage nous avons noté à propos du terme « anastomose »
dont nous nous servons ici qu'il est venu sous la plume de J. GENET (Le Journal du voleur, 1949,
p. 181) : « La trahison, le vol et l'homosexualité, écrit-il, sont les sujets essentiels de ce livre. Un
rapport existe entre eux, sinon apparent toujours, du moins me semble-t-il reconnaître une sorte
d'échange vasculaire entre mon goût pour la trahison, le vol et mes amours. »

335
ÉTUDE N° 13

Le dénominateur commun aux deux groupes est donc constitué par la dépendance
de la vie affective et sociale (dont la relation « amoureuse » est le centre) à l'égard des
formes primitives de l'existence.
A ce titre ces formes de perversité pathologique s'opposent à la perversité de la
« mauvaise conscience » ou de la conscience qui choisit son histoire, son monde, son
mal comme une préférence insurrectionnelle et réfléchie pour une lutte contre la mora-
le et la société, la nature et le bien.
…pour éviter les confu- Nous parvenons ainsi dans ce problème comme dans tous les autres au point où
sions de plan de la plu- pour dissiper toutes les obscurités et pour éviter les confusions de plan de la plupart
part des théories nous
des théories nous devons nécessairement recourir à une hiérarchie des formes.
devons nécessairement
recourir à une hiérarchie La perversité normale ne se définit pas par son absence de monstruosité « contre-
des formes… nature » puisqu'elle implique le choix de conduites, de plaisirs ou des vices tirés du tré-
fonds commun de la nature humaine. Par contre, elle se définit malgré son antimora-
…La perversité normale
lité et plus précisément à cause de son antimoralité par sa solidarité avec une
elle se définit malgré son
antimoralité […] par sa « conscience morale » et une « volonté » capables d'agir autrement. Effectivement la
solidarité avec une trajectoire historique de la personnalité de ces « pervers » passe par une série de phases
« conscience morale » et dont la perversité est une conclusion à la fois idéologique et existentielle. La perversi-
une « volonté » capables
té normale est une conséquence d'une conception du monde, elle dépend d'une certai-
d'agir autrement…
ne ouverture au monde qui définit le destin de l'homme. Il en est encore ainsi lorsque
la perversité reflète seulement le milieu culturel dans lequel se déroule l'existence : elle
Dans les formes patholo- est « normale », car pour si corrélative qu'elle soit de la « culture » et des « mœurs »
giques, le malade est
elle engage l'être dans la trajectoire de sa destinée, de sa volonté.
« poussé » par la dyna-
mique interne de son sys- Les formes pathologiques des conduites mauvaises sont, par contre, caractérisées
tème pulsionnel à agir en par le fait que le malade est « impuissant » à agir autrement, qu'il est « poussé » par la
dehors ou contre les dynamique interne de son système pulsionnel à agir en dehors ou contre les règles
règles morales auxquelles
morales auxquelles il ne peut accéder puisqu'elles supposent précisément une certaine
il ne peut accéder…
maturité de la conscience morale (Gewissheit) ou de la conscience tout court
(Bewusstheit). Elles se distribuent en une série de niveaux qui vont pour le versant des
agénésies depuis la malformation jusqu'à l'immaturation. Les malformations somato-
psychiques de base sont un vice de la nature. Nous l'avons vu à propos des formes her-
maphrodites de l'homosexualité, mais nous pouvons en dire autant de l'oligophrène
incapable d'intégrer l'automatisme de ses comportements dans la sphère morale. Les
immaturations constituent toute la gamme des névroses. À sa base se trouvent les
névroses d'angoisse où la recherche obsédante du plaisir défendu se limite ou s'ajuste
aux inflexions du sur-moi. A son sommet c'est la forme d' « amoralité constitutionnel-
le » avec son noyau de perversité cynique qui exclut l'angoisse et exprime essentielle-

1. Les deux formes cliniques que nous distinguons généralement : « perversité constitutionnel-
le » et « perversions sexuelles », se définissent par le rapport inverse qu'y affectent …/…

336
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

ment une déviation sadique du développement moral 1. – La pathologie de la conscien-


ce morale qui correspond au versant des. dissolutions se confond avec la structure
même des psychoses ou des névroses (depuis les démences jusqu'aux formes de désé-
quilibration supérieure). Nous avons fait remarquer à ce sujet que toute la pathologie
mentale pouvait à cet égard s'inscrire en termes de perversité et de perversions patho-
logiques. Mais c'est particulièrement aux formes impulsives que l'on réserve générale-
ment ce terme, ce qui nous ramène au problème de l'impulsivité (Étude n° 11).
Nous pensons ainsi par cette mise en ordre des faits cliniques échapper à l'étrein-
te des erreurs qui vicient (comme nous l'avons indiqué dans la première partie de cette
étude) le problème de la perversité et des perversions pathologiques. Pour nous, en …ces formes d'existence
effet, ces formes d'existence morbide ne sont ni les données primitives, ni des anoma- morbide […] sont des
accidents évolutifs qui
lies hétérogènes à la nature humaine, ni « simplement » pathologiques à la mesure de
empêchent ou dérèglent le
leur excès. Elles sont des aspects typiques des anomalies de la conscience morale, mouvement par lequel
c'est-à-dire des accidents évolutifs qui empêchent ou dérèglent le mouvement par l'homme choisit son destin
lequel l'homme choisit son destin relativement à autrui. relativement à autrui…

Nous nous trouvons en présence de la « monstruosité morale », du « génie du


mal », devant le même problème que celui que posent devant la psychiatrie, la sainte-
té, l'art 1, le crime ou le génie. Et c'est dans une même conception des valeurs et des
niveaux structuraux que doivent être envisagées toutes ces « apories », ces difficultés,
qui surgissent sous les pas du psychiatre.
Tout d'abord nous pouvons dégager de notre étude ce qui est essentiel, ou mieux
existentiel, dans la notion de perversité. Qu'un enfant égorge un rossignol, qu'un
coprophile se délecte d'excréments, qu'un masochiste crie de plaisir ou de douleur sous
l'éperon, que cette jeune fille mente, vole ou envoie des lettres anonymes, que cet
hypocrite savoure un plaisir clandestin, ou calcule ses perfidies, qu'un gourmet se
délecte d'un fromage « très fait » ou d'une bécasse faisandée, qu'un spectateur frisson-
ne au Grand Guignol, tous jouissent du « fruit défendu », défendu par des règles …tous jouissent du « fruit
défendu » […] La perver-
morales, sociales ou traditionnelles. La recherche d'un plaisir frelaté ou prohibé consti-
sité jouit d'une triche
tue le fond d'intentionnalité des goûts « dépravés ». La perversité jouit d'une triche introduite dans « l'ordre »
introduite dans « l'ordre » moral ou « naturel ». Elle fait lever dans la conscience avide moral ou « naturel »…

…/… la perversité et la culpabilité sur le plan de la conscience. Le pervers n'a pas de sentiment
de culpabilité ou l'a à contresens (faire bien c'est faire mal). Le psychopathe sexuel est tout à la
fois poussé à faire mal et à s'angoisser dans l'assouvissement même de ses passions. Le « défaut
de culpabilité » du pervers c'est l'implacable devoir à rebours de se retrancher de la fusion affec-
tive avec le monde. La culpabilité du névrosé c'est la nécessité de l'impuissance et du tabou lié
aux interdictions du Sur-Moi.
1. Nous avons dans notre article « La Psychiatrie devant le Surréalisme » (Évolution Psychiatrique,
1948) [NdÉ : réédition opus cit. p. 208] traité de ce problème en concluant que si le poète fait du
merveilleux, le malade est merveilleux. C'est une analyse structurale de même ordre qui doit être
entreprise au sujet de la perversité, nous nous contentons d'en indiquer le sens général.

337
ÉTUDE N° 13

du « pervers » un désir ou un besoin qui, refoulé par l'interdiction, se vivifie quand


celle-ci étant enfreinte, elle ajoute au plaisir de la pulsion primitive la joie de la sin-
…La perversité est une gularité et de l'affranchissement. La perversité est une trahison et un défi. La structu-
trahison et un défi… re essentiellement « réflexive » de la perversité a toujours été par les psychologues,
psychiatres et moralistes opposée à l'acte purement instinctif ou réflexe à qui, pour être
« pervers », il manque précisément d'être une volonté de mal. Pour qu'il y ait perver-
sion, il faut et il suffit qu'il ait cette « Schadenfreund » qui non seulement nous livre
aux instances abyssales de notre nature ou de notre supranature « amorale », mais nous
engage dans un système de valeurs « antimorales » et antinormales. La perversité est
à cet égard une « manière d'être-au-monde » qui, retournant le sens des contacts avec
autrui et la réalité, plonge dans « l'immonde ». Ce monde, l'immonde (qui est le
« contraire du monde », « kéta kÚsmow » ), est soumis à un télescopage des perspec-
tives vitales (érotisation et même inversion de la nausée et du dégoût) et éthiques (ren-
versement des rapports de sympathie, de respect et d'amour).
« Faire » est la forme même de la vie humaine normale en tant que nous ne
sommes que ce que nous nous faisons et que ce que nous nous faisons 1 en tant que
nous nous séparons dans un mouvement de « sissiparité réflexive » (SARTRE) de ce que
…L' « œuvre de mal » sup- nous sommes d'abord, de la « facticité » de notre existence 2. L' « œuvre de mal » sup-
pose un projet et en un cer- pose un projet et en un certain sens un « idéal ». C'est le cas de ces « monstres » de
tain sens un « idéal »…
cruauté, de subversivité ou de vice qui, comme CALIGULA OU SADE 3, ont érigé en règle
morale l'absence de morale. Dans cette forme de perversité, la plus libre, la plus cri-
minelle mais la plus « humaine » aussi dans son « inhumanité », la psychiatrie n'a pré-
cisément rien à faire. Car il ne suffit pas, pour que le pervers soit malade, que sa per-
versité soit ou devienne monstrueuse et comme érigée en conception satanique du
monde. Le pervers qui construit dans son histoire ou dans l'histoire, dans son monde
ou dans le monde, les situations, les malheurs ou les bouleversements individuels ou
collectifs que commandent sa férocité ou sa dépravation, fait du mal, exactement
…Par contre, la perversi-
comme d'autres font du bien. La structure de la conscience morale reste la même dans
té qui est l'objet de la psy-
chiatrie, est une perversi- les deux cas, elle change seulement de sens.
té tout autre, décapitée de Par contre, la perversité qui est l'objet de la psychiatrie, est une perversité tout
la plénitude de son inten- autre, décapitée de la plénitude de son intentionnalité. Le malade mental est un être qui
tionnalité…

1. Cf. SARTRE, L'Être et le Néant.


2. C'est en ce sens que F. RAUCH, dans son admirable petit volume (L'expérience morale, 1909),
dit (p. 2) : « On a souvent identifié l'être à l'action ».
…Article de BLANCHOT… 3. Dans son excellent article, BLANCHOT (A la rencontre de Sade, Temps modernes, octobre 1947)
a bien mis en lumière que la violence de l'idéal de Sade, sa « négation de l'homme » qui rejoint
toutes les « mystiques » de la violence est vécue et réalisée par lui dans l'incontestable grandeur
du déchirement de la conscience humaine. Aussi comprenons-nous que ROYER-COLARD considé-
rait que sa place n'était pas à Charenton...

338
PERVERSITÉ ET PERVERSIONS

reste accroché ou revient à la forme primitive de la « facticité » de son existence. Sous


son aspect le plus pathologique et somme toute justement le moins pervers, la perver-
sité est un « vice de la nature », une malformation organique, une monstruosité téra-
tologique. Nous l'avons bien vu à propos de l'homosexualité hermaphrodite dont
SCHWARZ a fait remarquer que sous cette forme « la perversité » cesse d'être « perver-
sité ». Elle est seulement une manière d'être mal fait. Envisageons dans cette perspec-
tive la manière d'être du pervers pathologique, c'est-à-dire de celui qui n'est pas assez
« mal fait » pour qu'il soit possible de dire de lui qu'il est mauvais, qu'il est pervers.
Dans le cas du « pervers constitutionnel » il s'agit d'une prise en masse dans une forme …Dans le cas du « per-
archaïque d'existence, celle qui précède l'établissement des rapports de sympathie avec vers constitutionnel » il
s'agit d'une prise en
autrui, et qui est chez lui demeurée comme la loi même de son défaut de développe-
masse dans une forme
ment affectif. Il s'agit d'un état de rétivité qui l'enchaîne à cette manière d'être, d'où le archaïque d'existence,
caractère « constitutionnel », que tous les cliniciens lui reconnaissent. Mais pour si celle qui précède l'éta-
« anachronique » que soit cet état il ne saurait être tenu pour le même que celui qui tra- blissement des rapports
de sympathie avec
verse, en cours de son développement, un enfant. Il manque en effet à l'enfant pour être
autrui…
constitué comme le pervers, d'être constitué. – Dans le cas de « psychopathe sexuel »
il en est de même. Rivé à une phase de développement libidinal non pas seulement en
ceci que son système pulsionnel est caractéristique de cette phase, mais en cela que ce
« complexe » libidinal constitue la forme même de son existence, il diffère de l'enfant
coprophile ou homosexuel en ceci que pour lui le monde est clos, qu'il s'est refermé
sur sa cécité ou son ipséité 1.
Nous pouvons bien dire par conséquent que c'est en tant qu'elle est une forme
d'existence qui exclut l'ouverture libre au monde que la perversion est pathologique 2.
*
* *
Les perversités normales et pathologiques, si elles se distinguent comme les caté-
gories du faire et de l'être, constituent cependant toutes deux des « expériences
morales » 3, en ce sens que, pour le rappeler encore, la perversité est essentiellement
une « morale à rebours ». Cette morale « à rebours » a sa hiérarchie comme nous

1. La discussion qui s'est instituée ces dernières années entre les « anthropologistes » (SCHWARZ-
GEBSATTEL) et M. BOSS tourne tout entière autour de cette structure « ouverte » ou fermée de la
perversité. Il nous semble que plus une perversité a une structure « pathologique » plus elle est
« fermée ».
2. Nous croyons rejoindre ici les pénétrantes analyses de Max SCHELER et les études de E. DE
GREEFF (Notre destinée et nos instincts, 1945 ; Introduction à la criminologie, 1946 ; Les instincts
de défense et de sympathie, 1947).
3. Dans le sens de RAUH et des phénoménologistes. Si l'on voulait donner à la formule une valeur
métaphysique on retomberait naturellement dans les « hérésies » du manichéisme de MARCION,
de MANI, et des « Catarrhes »...

339
ÉTUDE N° 13

…la réaction perverse se venons de le voir en conclusion de cette étude. Mais en tant que, sous toutes ses formes
définit par l'inversion sys- (et d'autant plus qu'elles sont « typiques » ), la réaction perverse se définit par l'inver-
tématique des valeurs sion systématique des valeurs morales, le problème de la perversité est celui des rap-
morales, le problème de
ports de la personne avec autrui.
la perversité est celui des
rapports de la personne C'est le courant d'ouverture au monde, de positivité, de sympathie et d'amour qui
avec autrui… constitue la polarisation normale du champ de la conscience morale. Et nous pouvons
ainsi mieux apercevoir quel est le sens que nous avons entendu donner à cette étude :
celui de la fusion au stade primitif, mais à ce niveau seulement, du problème de la
« perversité » et de celui des « perversions sexuelles ». S'il n'est pas, s'il ne peut être
exact de faire dépendre tous les rapports du moi avec autrui des « rapports » sexuels,
et tout le système des relations interhumaines, de l'érotique, il ne peut être question
non plus 1 de réduire la « libido » à une forme générale de l'existence, de la « maniè-
re d'être-au-monde ». – C'est donc, seulement dans une perspective génétique des rela-
tions du moi et d'autrui qu'il est possible de voir que la première forme d'union du moi
avec les autres est entièrement investie de valeurs libidinales et que c'est dans cette
première couche de rapports avec les personnes qui entrent dans la « constellation
affective » du champ de la préconscience que se condensent les sentiments d'identifi-
cation, de sympathie et d'antipathie, d'attraction et de répulsion qui lient le moi à un
« objet » humain dans une relation « prémorale ».
…La structure érotique
De telle sorte que toute forme pathologique de « moralité perverse » qui gardera
radicale de toute perver-
sité pathologique est l'ex- cette structure ou y reviendra sera celle d'une inversion des rapports qui lient le Moi
pression vitale de l'enra- au monde de ses premiers objets libidinaux. La structure érotique radicale de toute per-
cinement des rapports versité pathologique est l'expression vitale de l'enracinement des rapports avec autrui
avec autrui dans le jeu
dans le jeu primitif des fantasmes objectaux.
primitif des fantasmes
objectaux… La perversité « pure » ou normale en tant que retournement ou bouleversement
plus ou moins obstiné – « criminel » ou « héroïque » – du monde des devoirs, celle qui
naît d'une expansion libre de l'être qui s'est détaché de son existence première pour
créer une antimoralité n'aura d'autres ressources que de se proposer comme idéal, un
retour au monde des instincts et des voluptés, de toutes les voluptés qui, virtuelles
« sommeillent » dans le cœur humain.
Ainsi qu'elle en jaillisse, ou qu'elle la reflète, toute perversité, toute forme de la
négation des rapports non pas seulement « physiques » mais aussi « moraux » de
l'homme avec autrui, est une inversion, une stérilisation de l'amour.

1. C'est le seul intérêt du chapitre consacré par MERLEAU-PONTY dans sa « Phénoménologique de


la Perception » au « Corps sexué » que de poser le problème en termes excellents.

340
Étude n° 14
9. Les troubles de la mémoire.
10. La catatonie.
11. Impulsions.
12. Exhibitionnisme.

LE SUICIDE PATHOLOGIQUE
13. Perversité et perversions.
14. Le suicide pathologique.
15. Anxiété morbide.
16. Délire des négations.
17. Hypochondrie.
18. Jalousie morbide.
19. Mégalomanie.

Le désir de se donner la mort, les « idées de suicide » 1 sont véritablement au


centre de la pathologie mentale et il est bien connu qu'elles constituent une des préoc-
cupations majeures des psychiatres et de leurs auxiliaires dans l'exercice quotidien de
leur activité professionnelle 2.
Ce sont les divers aspects de ces idées de suicide et les réactions suicides (tentati-
ve, exécution) qu'elles entraînent, que nous devons étudier.
L'idée de suicide peut germer dans des conditions psychiques variées : ce sont
généralement les « troubles affectifs » de ton dépressif et anxieux qui les engendrent ; …le suicide, qu'il soit
normal ou pathologique,
d'autres fois elles sont dues à des troubles d'obnubilation de la conscience avec altéra-
exprime une intention
tion de l'activité intellectuelle et anxiété paroxystique ; enfin elles peuvent être liées à fondamentale, c'est-à dire
tout un ensemble d'idées et de croyances délirantes vis-à-vis desquelles elles consti- une pulsion, une force
tuent une « réaction », tant il est vrai que le suicide, qu'il soit normal ou pathologique, d'organisation et de
déclenchement qui émane
exprime une intention fondamentale, un « intentional self killing » (J. M. BALDWIN),
des sources les plus pri-
c'est-à dire une pulsion, une force d'organisation et de déclenchement qui émane des mitives de l'instinct, de ce
sources les plus primitives de l'instinct, de ce que FREUD a appelé l'instinct de mort. que FREUD a appelé l'ins-
Aux trois niveaux de troubles instinctivo-affectifs qui déterminent le désir de sui- tinct de mort…
cide correspondent trois variétés de réactions suicides : le raptus suicide, le comporte-
ment suicide secondaire à l'organisation affective de la conscience morbide, le suicide
délirant 3. Nous entendons bien qu'une telle classification des conduites suicidaires

1. Le meurtre de soi (sui cœdere) ne s'appellerait suicide, d'après G. DESHAIES, que depuis 1737,
date à laquelle l'abbé DESFONTAINE aurait employé pour la première fois ce mot, repris par les
encyclopédistes. On parle souvent d'« idées de suicide » ; en fait il s'agit plus exactement d'une
tendance, d'une velléité, d'une propulsion, d'un désir, « l'idée » ou « l'acte » de se donner la mort
plongeant ses racines dans l'affectivité et la sphère la plus profonde de la vie instinctive et pul-
sionnelle.
2. Nous trouvons un témoignage de ce souci constant, pour ne parler que d'un travail récent, dans
l'article de J. H. WALL (The Psychiatric Problem of Suicide, Amer. J. of Psych., 1944), où cet
auteur a étudié 33 suicides survenus au cours de la cure ou peu après à la Westchester Division
du New-York Hospital de 1933 à 1943.
3. Cette dégradation des formes d'impulsion au suicide de la vie psychique anormale conforme à
notre étude n° 11, ces « niveaux de suicide » se retrouvent précisément, à peu près de la même
façon, indiqués dans l'intéressante analyse des tendances au suicide de MERLOO, (Ueber die
Beurteilung der Selbstmordneigung, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1933, pp.141 à 223).

341
ÉTUDE N° 14

suppose une hiérarchie qui les distribue en des niveaux allant du moins « volontaire »
au plus « volontaire » Cette échelle de niveaux admet naturellement une dégradation
insensible et ne saurait être considérée comme une classification des modes de suici-
de nettement tranchés et n'ayant entre eux aucune relation. Nous savons du reste, que
c'est le propre d'une même « maladie mentale » que de présenter, à des niveaux divers,
au cours de son évolution, ces formes d'impulsivité. Notre description clinique porte-
ra sur des faits si connus que nous nous contenterons, par une brève énumération, de
nous en remémorer seulement les éventualités cliniques les plus habituelles.

§ I. — ÉTUDE CLINIQUE DU SUICIDE PATHOLOGIQUE

A. — LES RAPTUS-SUICIDES
II s'agit de réactions brutales, paroxystiques, automatiques et parfois plus ou
moins inconscientes et amnésiques. L'impulsion auto-destructrice se déclenche bruta-
…Dans les raptus-sui-
cides L'impulsion auto- lement et aveuglément dans un vertige qui jaillit brusquement comme un irrésistible
destructrice se déclenche besoin de mourir, une fringale d'anéantissement.
brutalement et aveuglé- 1° LE RAPTUS-SUICIDE DE LA MÉLANCOLIE STUPOREUSE ET ANXIEUSE (raptus panto-
ment dans un vertige qui
phobique). Soudain le malade passe par une fenêtre, s'étrangle, se noie, etc... Tous les
jaillit brusquement comme
un irrésistible besoin de cliniciens savent que les « queues de mélancolie » sont particulièrement à surveiller à
mourir, une fringale cet égard. Parfois ce suicide automatique se produit au cours d'états crépusculaires
d'anéantissement… anxieux, FRIBOURG-BLANC, CLAUDE et MASQUIN 1, HELLER 2, Henri EY et BERNARD 3

en ont publié des exemples où les réactions suicides étaient inconscientes et amné-
siques. Elles réalisent dans leur instantanéité un « acte-réflexe » fulminant.
2° LE RAPTUS-SUICIDE DE LA DÉMENCE PRÉCOCE.
De brusques impulsions suicidaires se déclenchent au début de l'affection ou au
cours de son évolution, mais il faut noter aussi les réactions suicides automatiques sté-
réotypées et comme « au ralenti » de certains malades qui se tuent « progressivement » :
tel le cas d'un hébéphréno-catatonique qui s'entailla le thorax avec des croûtes de pain et
finit par atteindre son cœur. Le plus souvent, cependant, il s'agit de brusques décharges
auto-agressives d'autant plus dramatiques qu'elles sont énigmatiques et imprévues.
3° LE RAPTUS-SUICIDE DE L'ÉPILEPSIE.
L'épilepsie est une affection qui fournit un très grand nombre de réactions suicides

1. CLAUDE et MASQUIN, Tentatives amnésiques au cours d'états obsessionnels, Ann. Médico-


Psycho., 1932 ; FRIBOURG-BLANC et MASQUIN, même séance à la Soc. Médico-Psycho., tentative
de suicide au cours d'un état second chez un obsédé anxieux.
2. HELLER, Strasbourg médical, février 1932.
3. Henri EY et BERNARD, Impulsions inconscientes et amnésiques au cours d'une psychose de
mélancolie, Ann. Médico-Psycho., 1941, octobre, novembre.

342
LE SUICIDE PATHOLOGIQUE

de ce type, notamment au cours des phases pré- ou post-critiques et dans les états cré-
pusculaires ou confusionnels. Elles affectent un caractère de vertigineuse frénésie.
L'épileptique court à la mort, s'enfonce brutalement dans la mort. Le suicide de ce
genre s'effectue parfois au cours d'un acte d'automatisme comitial inconscient amné-
sique. Il s'observe souvent dans les états confuso-oniriques post-paroxystiques
(MARCHAND et AJURIAGUERRA) 1.
4° LE RAPTUS-SUICIDE DE L'ENCÉPHALITE LÉTHARGIQUE.
On observe dans les états parkinsoniens des états d'impulsivité réflexe de caractè-
re auto-destructif. Les malades se mordent, s'arrachent les ongles, se frappent et par-
fois des tentatives de suicide éclatent, irrésistibles. Ce sont des actes qui se détendent
d'une manière fulgurante « malgré » le sujet terrifié. Dans un cas typique rapporté 2

par PETIT, BAUER et CHATAGNON (1926), ces tentatives se produisaient au cours de


crises de spasmes oculogyres.
5° LE RAPTUS-SUICIDE DE L'ALCOOLISME AIGU.
L'ivresse déclenche aussi des raptus-suicide de ce niveau. Les formes dépressives
…D'après la statistique de
et anxieuses de l'intoxication alcoolique aiguë ne sont d'ailleurs pas rares et la réaction Melle SERIN (1926), sur 280
suicide y est très fréquente. D'après la statistique de Melle SERIN 3, sur 280 suicides suicides pathologiques,
pathologiques, elle a noté 130 suicides en état d'ivresse. Cette notion a été, comme elle a noté 130 suicides en
état d'ivresse…
nous le verrons, confirmée par les travaux de PIKER 4, Merill MOORE 5 et P. GRANTE 6.
Ce dernier auteur a insisté à ce sujet sur les tendances épileptoïdes de tels alcooliques.
6° LE RAPTUS-SUICIDE DES ÉTATS DÉMENTIELS (PARALYSIE GÉNÉRALE), DÉMENCES

ORGANIQUES ET STUPOREUSES.

Les confus et les déments présentent de temps en temps, mais beaucoup plus rare-
ment, des réactions suicides de ce type ayant la valeur d'actes impulsifs, incoercibles et
« absurdes », souvent aveugles et inconscients. Il peut arriver que ces tentatives se trou-
vent « noyées » dans un état d'égarement, d'inconscience et de perplexité comme par
exemple dans le cas rapporté par LAIGNEL-LAVASTINE, G. d'HEUCQUEVILLE et GAUTIER 7.
Dans tous ces cas, l'acte d'auto-destruction monte brusquement et automatique-
ment des profondeurs de la sphère pulsionnelle soit que la conscience soit abolie, soit
qu'elle ne s'y sente, pour ainsi dire, pas « engagée ».

1. Du suicide chez les épileptiques, Presse médicale, avril 1941, p. 407 et Épilepsies, pp. 258 à
274 (importante bibliographie).
2. Ann. Méd. Leg., 1926.
3. Mlle SERIN, Une enquête médico-sociale sur le suicide, Ann. Méd. Pat., 1926.
4. PIKER, Eighteen hundred and seventeen cases of suicidal attempted, The Amer. J. of Psychiatry,
juill. 1938, p. 97.
5. MOORE (Merill), Alcoholism and attempted suicide, The New-York-Engl. Jour. of Med., nov. 1939.
6. GRANTE (Paul), Alkoolismus und Selbstmord, Zeitsch. f. d. g. Neuro. u. Psych., 1939, p. 47.
7. LAIGNEL-LAVASTINE, d' HEUCQUEVILLE et GAUTIER, Ann. Méd. Leg., 1934.

343
ÉTUDE N° 14

B. — LES COMPORTEMENTS SUICIDAIRES IMPULSIFS

Il s'agit alors d'une conduite secondaire à l'organisation défectueuse de la conscien-


…Dans ce type clinique, ce traversée par de violents courants affectifs de type anxieux. Dans ce type clinique,
« l'idée » de suicide émer- « l'idée » de suicide émerge d'un état émotionnel cataclysmique lié dans la conscience
ge d'un état émotionnel
douloureuse à des synthèses idéo-motrices complexes (onirisme, idées délirantes
cataclysmique lié dans la
conscience douloureuse à mélancoliques, sentiments dépressifs, de catastrophe imminente, de désespoir, etc. ).
des synthèses idéo- Le suicide est solidaire ici d'une conscience morbide en pleine « expérience délirante
motrices complexes (oni- primaire », tout imprégnée de mort, de drame et de panique.
risme, idées délirantes
Pour aller des cas les plus voisins de ceux que nous avons énumérés précédem-
mélancoliques, senti-
ments dépressifs, de ment à ceux qui y ressemblent le moins, nous décrirons successivement ces compor-
catastrophe imminente, tements chez les déments — dans les états confuso-oniriques — chez les mélanco-
de désespoir)… liques et chez les déséquilibrés.

1° LES RÉACTIONS SUICIDES DES ÉTATS DÉMENTIELS.


C'est surtout chez les déments séniles que les tentatives de suicide sont assez fré-
quentes. On sait combien souvent la déchéance de ces malades se colore d'angoisse et
de délire mélancolique. Ils se sentent coupables ou menacés et dans le tumulte de leurs
émotions, à la faveur aussi des troubles de la conscience, dans une sorte de vertige, de
découragement et de désarroi, ils se précipitent dans la mort. Dans la « paralysie géné-
rale » la réaction suicide est rare selon l'opinion classique (MAGNAN, SÉRIEUX, RITTI)
confirmée par G. DESHAIES qui n'a compté que 2 % de tentatives, surtout au début de
l'affection. BOREL et CEILLIER 1 ont rapporté l'observation d'un paralytique (à vrai dire
alcoolique par surcroît) dont les idées de suicide s'exprimaient sous forme hallucina-
toire « il faut te tuer » ; ayant réussi une première fois à résister à l'ordre de se jeter
dans la Seine, il se précipita un autre jour la tête la première à travers les carreaux d'une
fenêtre. Dans les formes dépressives et hypochondriaques, le fait est moins rare et nous
avons pu en observer un cas récemment par refus obstiné d'aliments.

2° LES RÉACTIONS SUICIDES DANS LES ÉTATS CONFUSO-ONIRIQUES.


L'état crépusculaire de la conscience, comme nous l'avons déjà souligné, favorise
fréquemment l'éclosion du désir de mourir et toute conscience onirique qui « vit » le
drame joue avec la mort. C'est ainsi que DESHAIES signale la propulsion au suicide chez
1/6 des confus. Nous ne nous arrêterons ici qu'à trois aspects typiques de ces troubles :
l'onirisme alcoolique, l'onirisme épileptique et l'onirisme post-émotionnel.
Nous avons déjà signalé plus haut l'éventualité si fréquente de l'ivresse suicidante.
Nous ne nous étendrons pas sur le problème général des relations du suicide et de l'in-

1. BOREL et CEILLIER, Paralysie générale avec hallucinations psycho-motrices et tendances au sui-


cide, Encéphale, 1914, p. 268.

344
LE SUICIDE PATHOLOGIQUE

toxication alcoolique 1. Il nous suffira de rappeler, dans ce sommaire exposé, dans quel
état d'anxiété et d'onirisme terrifiant se trouvent ces malades atteints de délire alcoo-
lique. Agités, hallucinés, confus, ils se précipitent parfois dans la mort pour lui échap-
per, retournant contre eux-mêmes, c'est-à-dire à leur source, tous les fantasmes délirants
de l'agressivité et de la persécution.
Quant aux états confuso-oniriques ou crépusculaires épileptiques, ils constituent
des phases d'évolution de troubles comitiaux au cours desquels on rencontre non seu-
lement les protopulsions au suicide inconscientes et amnésiques auxquelles nous
avons déjà fait allusion, mais aussi des comportements impulsifs suicidaires admettant
une organisation plus complexe et proprement onirique de l'acte auto-destructif. Les
brusques oscillations de niveau de la vie psychique épileptique, la chute verticale de la
conscience dans le gouffre vide et noir d'une syncope parfois totale ou de ses paliers
plus angoissants encore, constituent une condition particulièrement favorable à
l'anxiété et au suicide qu'elle enveloppe et engendre. Tous les cliniciens savent bien …Tous les cliniciens
combien sont fréquentes les tentatives de suicide chez les épileptiques. Il semble tou- savent bien combien sont
fréquentes les tentatives
tefois, comme le souligne DESHAIES 2, que la propension au suicide conduise ces
de suicide chez les épilep-
malades assez rarement à son exécution. Effectivement, il y a un certain écart entre tiques. Il semble toutefois,
l'expérience clinique quotidienne qui nous montre combien sont fréquentes les dispo- comme le souligne
sitions au suicide des comitiaux et les statistiques portant sur les suicides des épilep- DESHAIES (1947) que la
propension au suicide
tiques. BRIÈRE DE BOISMONT en 1856 (5 sur 650) et DESHAIES en 1947 ont trouvé moins
conduise ces malades
de 3% de suicides chez les épileptiques alors qu'un service psychiatrique montre que assez rarement à son exé-
les épileptiques exigent une surveillance presque aussi grande que les mélancoliques. cution…
Rien d'étonnant à ce que MARCHAND et AJURIAGUERRA 3 aient noté une proportion un
peu plus forte (5% de leurs 880 épileptiques étudiés); ces auteurs insistent sur les états

1. Non cependant sans avoir signalé quelques travaux importants dont nous empruntons l'exposé
à G. DESHAIES (Psychologie du suicide, pp. 87-89). D'après sa statistique, 10% des suicidants
atteints de troubles mentaux étaient des alcooliques et 20% des alcooliques observés par lui
avaient tenté de se tuer. FIKER a trouvé à CINCINNATI 15% d'alcooliques chez les suicidants. A l'hô-
pital de Boston, Merill MOORE, sur 25.000 alcooliques entrés de 1915 à 1938, a noté 3,6% de sui-
cides. A Francfort-sur-le-Main, Paul VON GRAUTE, étudiant 3300 alcooliques entrés de 1926 à
1936, a dénombré 3,6% de suicides ; il a distingué parmi eux un groupe de cas où l'alcool n'a eu
qu'un effet de déclenchement de tendances épileptiques ou dépressives (12%) ou de tendances
cyclothymiques (5%), un autre groupe où 1'intoxication eut un effet plus direct sur les épilep-
tiques (27%), des hypomaniaques (2%), un groupe où il existait des tendances dépressives chez
les alcooliques chroniques (40%), et enfin des sujets artérioscléreux ou présentant divers autres
troubles (14%).
2. DESHAIES G., Psychologie du suicide,p. 89.
3. MARCHAND et AJURIAGUERRA, Du suicide chez les épileptiques, Presse Médicale, 16 avril
1941. La même année C. PRUDHOMME (Epilepsy and suicide) a étudié cette question in Journal
of nerv. and mental discases, 1941, 94, p. 722.

345
ÉTUDE N° 14

hallucinatoires post-paroxystiques, les états dépressifs ou certaines impulsions


conscientes qui correspondent en gros aux états crépusculaires comitiaux que nous
avons particulièrement en vue ici. Nous pensons que les cas d'hystéro-épilepsie d'une
…. C'est peut-être parce observation si fréquente sont particulièrement remarquables à cet égard. C'est peut-
que beaucoup d'auteurs être parce que beaucoup d'auteurs les excluent du cadre de l'épilepsie qu'ils trouvent si
excluent [les cas d'hysté-
peu de suicides épileptiques. Dans notre service, il nous a toujours été impossible de
ro-épilepsie] du cadre de
l'épilepsie qu'ils trouvent séparer aussi radicalement les « manifestations épileptiques » et les manifestations
si peu de suicides épilep- « hystériques ». Nous ne pensons pas être les seuls à nous heurter à cette difficulté qui
tiques… provient de la nature même des choses.
Quant aux états confuso-oniriques d'origine émotionnelle, c'est évidemment au
cours des émotions terrifiantes que le suicide se rencontre le plus. Rappelons tout sim-
plement, avec G. DESHAIES 1, ce soldat observé par A. DELMAS qui au cours d'un « mar-
mitage » eut une telle peur qu'il se tua... Nous avons tous connu (BROUSSEAU 2) des cas
de ce genre au cours de « l'onirisme des batailles ». Plus « réactionnels » qu'émotion-
nels apparaissent certains cas de suicide « émotif » quand l'impulsion auto-destructive
procède moins du choc émotionnel en tant que désorganisation de la conscience, que de
l'événement catastrophique dont l'émotion est elle-même l'effet. Tel fut le cas par
exemple de cette femme dont LAIGNEL LAVASTINE, GALLOT et FELD ont rapporté l'his-
toire et qui se trancha la gorge en apprenant qu'elle avait contracté la syphilis 3.
3° LES COMPORTEMENTS SUICIDES DE LA CRISE DE MÉLANCOLIE.
Outre le raptus que nous avons déjà signalé, il y a lieu de mentionner ces cas plus
typiques et fréquents où le désir de la mort, devenu une forme d'organisation, une loi
constitutive de la conscience mélancolique épouvantée et épouvantable, non seule-
ment engendre de constantes tentatives mais aboutit souvent à la consommation de
…On sait que, hors de ce
l'acte. On sait que, hors de ce sombre et manifeste tourment, les idées de suicide du
sombre et manifeste tour-
ment, les idées de suicide mélancolique sont parfois dissimulées, le mélancolique cachant aussi jalousement le
du mélancolique sont secret de son désir opiniâtre de mourir que le persécuté ses persécutions. Il se montre
parfois dissimulées, le alors capable d'incroyables ruses et d'une duplicité qui, compte tenu de ses inhibitions,
mélancolique cachant
est parfois déconcertante. Il lui est cependant difficile de feindre jusqu'à tromper et on
aussi jalousement le
secret de son désir opi- peut lire avec un peu d'habitude aussi sûrement la farouche détermination de se don-
niâtre de mourir que le ner la mort dans son mutisme, son faciès pâle et rigide, son calme ou sa fausse jovia-
persécuté ses persécu- lité que dans les manifestations bruyantes et parfois ostentatoires de l'anxiété. Dans
tions…
certains cas, les malades sont plongés dans un tel désarroi qu'ils s'épuisent en vaines,
stériles et parfois dérisoires tentatives (coups de ciseau, brûlures superficielles, enfon-
cement d'une aiguille sous la peau, etc.).

1. G. DESHAIES, Psychologie du suicide, 1947, p. 121.


2. A. BROUSSEAU, La peur aux Armées, Thèse, Paris, 1919.
3. LAIGNEL, LAVASTINE, GALLOT et FELD, Ann. Méd. Psych., 1939, 1, p. 791.

346
LE SUICIDE PATHOLOGIQUE

Mais rien de plus tragique que l'image offerte par le grand mélancolique anxieux,
livide et comme dévoré d'une ardente et inextinguible soif de mort et qui ne paraît se
mouvoir que pour la saisir. Il se frappe la tête contre les murs, se mord, cherche à pas-
ser par la fenêtre, par la cage de l'escalier, à se pendre, à s'étrangler, à se brûler, à
s'égorger. Tout lui est bon : un flacon de teinture d'iode laissé à sa portée, une petite
cuiller qu'il avale, son oreiller avec lequel il tente de s'étouffer, un petit morceau de
verre avec lequel il essaie de se sectionner une veine, etc. Telle est la frénésie de sui-
cide qui le submerge, enracinée jusqu'au plus profond de lui-même.
Parfois ce désir de la mort affecte une forme comme décalée et, pour ainsi dire, au
« second degré » : la forme hallucinatoire. Des voix impératives jaillies de la couche
obscure de ses instincts retentissent comme étrangères à lui-même pour lui recom-
mander ou commander son propre désir d'anéantissement. Et dans cette éventualité où
le désir est justement moins direct, il n'est pas exceptionnel qu'au dernier moment des
hallucinations « anti-suicides », complices des décisives révoltes de l'instinct de
conservation, ne surviennent à temps pour contrarier l'exécution.
Mais une des formes les plus tragiques de ce désir de mort si total dans la mélan- …Mais une des formes les
colie, c'est le carnage du suicide collectif appelé encore « familial », « élargi », plus tragiques de ce désir
de mort si total dans la
« altruiste », etc. Les pulsions sadistes et masochistes se satisfont ici également dans
mélancolie, c'est le car-
le même geste agressif et destructeur, celui qui mêle le sang du suicidé à celui de ses nage du suicide collectif
victimes. On ne saurait l'oublier quand on a vu le spectacle de ces malheureux glacés appelé encore « fami-
d'effroi devant les cadavres abattus ou dépecés de leurs êtres les plus chers, lorsque, lial », « élargi », « al-
truiste », etc…
comme il arrive assez souvent, le massacre les a, à la dernière seconde, épargnés, pour
les livrer à une torture pire que la mort.
Enfin il faut noter que le refus d'aliments constitue le type même du comportement
suicide du mélancolique, celui qui satisfait à la fois le désir de mourir et le besoin d'in-
action et qui réalise la mort lente et sûre dans et par l'excès et l'opiniâtreté de la négation.
4° LES RÉACTIONS SUICIDES DANS LES ÉTATS SCHIZOPHRÉNIQUES.
C'est particulièrement dans les phases initiales ou au cours des poussées aiguës que
l'on observe à la fois des réactions anxieuses et des propulsions au suicide. Ce sont
alors les expériences délirantes d'influence hypochondriaques ou de persécution qui
engendrent le plus souvent l'idée de suicide. Dans l'ensemble, les tendances au suici-
de ne se manifesteraient d'après G. DESHAIES que chez 12% des schizophrènes. Le
fond d'indifférence, la régression narcissique, l'impulsivité centrifuge de ces malades
parvenus à l'état d'organisation austistique de leur personnalité s'accommode mal des
réactions suicides de ce genre. Quand le suicide germe dans l'esprit schizophrénique
c'est comme une brusque, soudaine et aveugle violence qui contraste avec l'organisa-
tion actuelle de la conscience morbide et exprime ainsi la discordance entre ses pul-
sions profondes et son indifférence superficielle.

347
ÉTUDE N° 14

5° LES RÉACTIONS SUICIDES DANS LES ÉTATS DE DÉSÉQUILIBRE ET PSYCHO-NÉVRO-

TIQUE.

Les formes d'organisation névrotique de la personnalité, pour autant qu'elles


…dans la statistique de contiennent, comme leur noyau essentiel, l'angoisse, constituent des dispositifs latents,
G. DESHAIES (1947) les
virtuellement polarisés par les tendances masochistes vers « l'idée » de suicide. Rien
propulsions au suicide
des déséquilibrés figurent d'étonnant à ce que dans la statistique de G. DESHAIES les propulsions au suicide des
dans 1/3 des cas… déséquilibrés figurent dans 1/3 des cas.
Les pervers chez lesquels la composante sadique prévaut, utilisent le suicide
comme un moyen de chantage et d'agression. C'est très souvent dans un imbroglio où
se mêlent inextricablement mythomanie et toxicomanie, délinquance et dépravation
morale, prostitution et incarcérations multiples que le suicide apparaît comme une
solution ou une révolte surtout chez les femmes.
Les déséquilibrés à forte structure cycloïde ou épileptoïde présentent aussi, dans
leurs « crises » ou paroxysmes, des réactions auto-agressives récidivantes, caractéri-
sées par le complexe dépressif-hypochondriaque ou neurasthénique d'angoisse corpo-
relle, d'énervement, de perplexité et d'hyperémotivité.
Dans la névrose hystérique, le suicide affecte naturellement la forme structurale
même de cette névrose, celle du simulacre. Mais si la fiction funèbre plus ou moins
romanesque et théâtrale satisfait les tendances profondes du système pulsionnel hysté-
rique, elle peut être dépassée par le mouvement même qui l'engendre et aboutir à des
tentatives « sérieuses » et même à des consommations complètes car, ainsi que l'ex-
prime excellemment G. DESHAIES, « la contrefaction » de la maladie ne se trouve-t-elle
pas déjà sur la voie de la « contrefaction » de la mort ?
Mais c'est surtout sous forme d'obsession-impulsion au suicide que les névroses à
structure « compulsionnelle » ou « anancastique » (comme dit la psychiatrie de langue
allemande) présentent sous leur aspect le plus tragique la hantise de suicide. Les
injonctions d'un sur-moi d'une monstrueuse sévérité, la soif de châtiment, les ten-
dances auto-punitives sous-jacentes au drame obsessionnel ou phobique maintiennent
ces malades sinon au bord du suicide tout au moins dans son équivalence, en leur inter-
…On connaît, à ce sujet, disant inconsciemment de vivre. On connaît, à ce sujet, la discussion classique 1 qui
la discussion classique s'est instituée autour de la question de savoir si l'obsédé par l'idée de suicide passe ou
qui s'est instituée autour
ne passe pas à l'acte. MOREL (1866) certifiait qu'il n'avait jamais observé une telle «
de la question de savoir si
l'obsédé par l'idée de sui- terminaison » mais, écrivaient déjà PITRES et RÉGIS, « nous sommes un peu revenus
cide passe ou ne passe aujourd'hui de cette manière de voir car nous avons pu observer cinq cas au moins de
pas à l'acte… suicide et plusieurs tentatives ». VURPAS et CORMAN 2, distinguant nettement mais un

1. PITRES et RÉGIS, Les obsessions, pp. 123 à 126, (1902).


2. VURPAS et CORMAN, Obsédés mélancoliques et obsédés constitutionnels, Ann. Médtco-Psycho.,
1933, I, p. 438.

348
LE SUICIDE PATHOLOGIQUE

peu artificiellement, les phobies et impulsions « pures » des obsessions et phobies


« mélancoliques », ont cependant encore affirmé, il y a quelques années, que « les
obsédés de suicide ne se tuent pas ». La plupart des auteurs anciens s'étaient, en effet,
étonnés des réactions paradoxales des phobiques du suicide qui finissent par se suici-
der, paradoxe qu'a éclairé depuis la psychologie freudienne de l'inconscient. Ce qui
caractérise la phénoménologie de ces obsessions phobiques ou impulsives, c'est la
lutte que le suicidant soutient contre ses pulsions de telle sorte que la tentative, quand
elle se produit, n'est que le long aboutissement d'un conflit auquel, comme l'a indiqué
SÉGLAS (1895), l'obsédé met fin ou tend à mettre fin par la mort. On connaît enfin par
quelles voies indirectes l'idée de suicide peut passer dans ces cas où l'obsédé est assié-
gé par l'idée de tuer pour se faire punir par la Justice 1, livrant ainsi le secret de son
véritable tourment, sa soif d'une condamnation à mort.
Nous devons mentionner maintenant ces cas curieux d'impulsions héréditaires de …Nous devons mention-
suicide. VOLTAIRE, dans l'article « Caton » du Dictionnaire philosophique, a raconté ner maintenant ces cas
curieux d'impulsions
l'histoire d'un homme qui après avoir écrit une apologie du suicide, se suicida quand il
héréditaires de suicide.
eut atteint l'âge auquel s'étaient tués son frère et son père. DOUTREBENTE et A. RITTI VOLTAIRE, dans l'article
soutenaient qu'il s'agissait dans ces cas d'une « monomanie » héréditaire. A cette même « Caton » du Dictionnaire
époque, NECCABRUNNI 2 publiait une observation restée célèbre : il s'agissait d'un père philosophique, a raconté
l'histoire d'un homme qui
de sept enfants qui se suicida et dont deux de ses fils, une de ses filles et un de ses
après avoir écrit une apo-
petits-fils se tuèrent également (les quatre hommes, « détail horrible », se tuèrent avec logie du suicide, se suici-
le même pistolet). HAMMOND 3, toujours vers 1880, rapporte le cas d'un homme de 35 da quand il eut atteint
ans qui se suicida en se coupant la gorge avec un rasoir dans un bain, il laissa trois l'âge auquel s'étaient tués
son frère et son père…
enfants : deux fils qui se tuèrent au même âge de la même manière, une fille qui à 34
ans se détruisit en se coupant la gorge dans un bain et dont le fils, après deux tenta-
tives défectueuses, se tua à 31 ans par un procédé identique... G. DESHAIES 4 à ce sujet
rappelle que Paul BOURGET dans son roman « La Geôle » a étudié cette forme de
1'« Anégkh » que, depuis, L. SZONDI 5 a érigée en destin génétique 6.
Enfin nous ne saurions négliger ces faits qui montrent que certaines pulsions
inconscientes à l'autodestruction peuvent intervenir dans les accidents. S. FERENCZI

1. VALLON, Obsessions homicides, Ann. Médico-Psycho., janv. 1896.


2. Th. RIBOT, L'Hérédité Psychologique, 1925, p. 143.
3. HAMMOND, A Treat of Insan., 1883, p. 179.
4. G. DESHAIES, Psychologie du suicide, pp. 68-70.
5. L. SZONDI, Schiksalanalyse, Bâle, 1944. Certains travaux ont été, ces dernières années, publiés
sur la projection des tendances suicidaires dans le Rorschach : S. J. BECK, Rorschach Test, II. New-
York 1945 — A. I. RABIN : Amer. J. Ortopsych, 1946 — LINDNER : Rorsch. Res. Exs. 1946 ou dans
le « Minnesota multiphasic » test (WERNER SIMON et M. HALES : Amer. J. of Psych. sept. 1949.
6. On trouvera des indications sur ce problème dans l'article de I. B. SHAPIRO, Suicide familial,
tendance and psychology, Journal of nerv. and ment. Diseases, 1935 et dans celui de
LOOWENTERY, Suicide in Twins, dans la même revue, 1941.

349
ÉTUDE N° 14

(cité par DESHAIES, p.156) rapporte le cas d'un menuisier qui, après une déception sen-
timentale, jouant avec un revolver « qu'il croyait non chargé » se tua. Von L. E.
PELLER-ROUBICZEK 1 a constaté qu'en 1929, en Palestine, après un pogrom qui entraî-
na une augmentation considérable des suicides, le nombre des accidents diminua sen-
siblement. Les études anglo-saxonnes et surtout celles de S. DUNBAR sur la chirurgie
psychosomatique des fractures et plus généralement des traumatismes sont à cet égard
du plus grand intérêt 2.
C. — LES RÉACTIONS SUICIDES DÉLIRANTES
« Délirants », tous les suicidants dont nous venons de parler le sont plus ou moins.
Mais nous avons en vue, ici, les cas où le suicide est en relation directe avec des « idées
délirantes », soit avec une conception délirante systématisée soit avec un délire paranoïde.
…Dans les délires para- Dans les délires paranoïdes, le suicide n'est pas absolument exceptionnel. Et l'on
noïdes, le suicide n'est voit l'idée de suicide se charger de la signification éthico-religieuse de l'holocauste ou
pas absolument excep-
du sacrifice et s'élargir jusqu'aux significations obscures d'un mythe cosmique. Il n'est
tionnel…
pas rare de voir de tels malades exécuter spécialement des tentatives de suicide
étranges (avec automutilations, scoevolisme, œdipisme, castration, ignition, cruci-
fixion, exentération, etc.).
…Dans les délires systé- Dans les délires systématisés ou paranoïaques de persécution ou d'influence plus
matisés ou paranoïaques
ou moins voisins de ce que nous appelons, en France, la « psychose hallucinatoire
de persécution ou d'in-
fluence, le suicide consti-
chronique », le suicide constitue, le fait est bien connu, une réaction de « défense » au
tue, le fait est bien connu, terme d'une série de fuites parfois éperdues pour échapper aux persécutions et le mala-
une réaction de de traqué se tue pour échapper à l'étreinte du cercle magique qui se resserre sur lui.
« défense »…
Cette éventualité serait bien rare et même exceptionnelle d'après RÉGIS. Plus rare enco-
…Mais cette éventualité
serait bien rare et même
re est cette forme de réaction agressive que peut affecter le suicide chez les délirants
exceptionnelle d'après systématisés à type de revendication, de quérulence ou d'hypochondrie, quand le sui-
RÉGIS… cide prend la valeur d'une provocation, d'une vengeance, ou d'un châtiment dirigé
contre autrui au travers de sa propre personne. Rappelons enfin que les érotomanes à
la phase de dépit, les jaloux, les délirants réformateurs sociaux, etc., en arrivent à cette
extrémité par le mécanisme proprement paranoïaque de l'autopunition qui sous-tend
l'agressivité. Holocauste, fuite, vengeance, tels sont donc les trois sentiments délirants
que l'on rencontre le plus souvent à la racine du suicide des délirants chroniques.

1. VON L. E. PELLER-ROUBICZEK, Imago, 1936.


2. Cf. spécialement son étude des 1600 malades entrés au Presbyterian Hospital de New-York
dont un certain nombre étaient atteints de « factures accidentelles » et paraissaient relever d'un
mécanisme psychogénétique. A vrai dire, depuis longtemps déjà FREUD qui parlait de « diathèse
traumatophile », puis R. MARBE (Praktische Psychologie der Unfälle und Betriebsschäden,
Munich-Berlin, 1926) et J. H. HUDDLESON (Accidents, Neuroses and compensation, Baltimore,
1932) s'étaient préoccupés de ce problème. Cf. les articles de K. A. MENNINGER (Inter. J. of
Psychanal., 1936) et E. KRAPF (Rev. de Psiquiatr., 1944).

350
LE SUICIDE PATHOLOGIQUE

D. — LES TECHNIQUES DU SUICIDE PATHOLOGIQUE.


Le suicide pathologique est généralement accompli par des moyens banaux : sub- …Le suicide patholo-
mersion, précipitation, pendaison, gaz d'éclairage, poison, arme à feu, etc.. DESHAIES gique est généralement
accompli par des moyens
indique les pourcentages suivants : chez les hommes, 12 % de pendaisons, 6 % de
banaux…
strangulations, 7 % de submersions, 7 % d'asphyxies, 14 % par intoxication, 32 % à
l'arme blanche, 6 % par armes à feu, 11 % par précipitation, 2 % par écrasement et 2 %
par brûlure ; tandis que chez les femmes il a noté 5 % de pendaisons, 16 % de stran-
gulations, 13 % de submersions, 11 % d'asphyxies, 24 % par intoxication, 7 % par
arme blanche, 0 % par arme à feu, 15 % par précipitation, 3 % par écrasement, 1 %
par brûlure. Mais naturellement selon les conditions dans lesquelles se trouve le mala-
de, tous les moyens peuvent lui être bons : section d'une veine du poignet par un mor-
ceau de verre, strangulation à l'aide d'un drap, coups de tête contre le mur ou même le
sol, ingestion de corps étrangers (verre, épingle, papier), absorption de teinture d'iode,
d'eau de Cologne, etc. Certains malades font preuve d'une ingéniosité déconcertante : …Mais certains malades
font preuve d'une ingénio-
ils déjouent la surveillance la plus attentive, arrivent à se faire violence jusqu'à dissi-
sité déconcertante : ils
muler leurs idées de suicide et préparer méthodiquement et opiniâtrement leur propre déjouent la surveillance
exécution. Les tentatives sont particulièrement nombreuses et ratées dans les états la plus attentive…
d'anxiété avec forte inhibition : les malades font des essais maladroits, presque gro-
tesques, de suicide, ils avalent trois comprimés de gardénal, se frappent le crâne avec
un bassin, se passent un fil autour du cou, etc.
Ces diverses modalités sont coutumières, elles font l'objet du souci perpétuel du
médecin et du personnel d'un service psychiatrique où le suicide, par sa fréquence, et
la dissimulation des malades qui ont l'idée de l'accomplir est considéré comme la réac-
tion la plus dangereuse parce qu'elle est la plus sournoise, la plus opiniâtre et la plus
calculée.
Mais il existe, de plus, des variétés de suicides, qui, tant par les conditions dans les-
quelles ils s'accomplissent que par les moyens employés, constituent des suicides
étranges. Nous avons rappelé déjà l'hécatombe familiale de l'homicide altruiste ou du
suicide élargi et le suicide à deux (un malade entraînant par exemple un conjoint sug-
gestible). Certaines tentatives ou exécutions de suicides sont vraiment extraordinaires …Certaines tentatives ou
et elles portent, pour ainsi dire, la marque du délire et de « l'aliénation ». Paul MOREAU 1 exécutions de suicides
sont vraiment extraordi-
en a fourni des exemples saisissants. Le plus fantastique est peut-être celui de Mathieu
naires…
Lovat, cordonnier de Venise, qui prépara de longue date son exécution particulièrement
théâtrale : il se couronna d'épines et, vêtu d'un simple pagne comme le Christ sur la
croix, porteur d'une blessure au côté droit de la poitrine, il parvint à se crucifier après
préparation sur une croix aménagée par lui, puis à l'aide de cordages disposés à cet effet,
il fit trébucher la croix et resta suspendu à la façade de sa maison. Un autre malade, cha-

1. Paul MOREAU, Suicides et crimes étranges, Paris, 1899.

351
ÉTUDE N° 14

pelier, s'étouffa en enfonçant jusqu'au cou un chapeau de soie très étroit. Un homme
assis sur un banc avala brusquement sa pipe... Parfois (comme dans le suicide de
Mathieu Lovat) la préparation du suicide dure des années : tel ce persécuté expertisé par
TARDIEU 1 qui mit deux ans à fabriquer une guillotine avec laquelle il se trancha le cou.
Les suicides par ignition sont parmi les plus horribles et témoignent de cette insensibi-
lité à la douleur sur laquelle nous reviendrons. Le cas de Lady H. W. (rapporté par
BRIÈRE de BOISMONT 2) en est un exemple : trompant la surveillance de sa garde, au
moment où on la considérait comme convalescente, elle saisit un peignoir et s'appro-
chant du feu l'alluma ; elle le conserva sur elle, sans un cri, laissant le feu faire son
œuvre. La garde revenue et la trouvant dans son lit fut frappée par son aspect, elle
découvrit alors son corps couvert de brûlures. Plus récemment un cas semblable a été
signalé par HYVERT 3. D'autres moyens aussi douloureux ou étranges ont pu être
employés. Citons l'observation du Dr DUBRISAY (rapportée par Paul MOREAU) : le mala-
de s'enfonça un poignard de 10 cms. de longueur dans le crâne à coups de marteau, sans
en éprouver aucun malaise ; il fallut ensuite, après les efforts de deux médecins, recou-
rir au maréchal ferrant et user de moyens mécaniques violents pour l'en extraire : le
malade ne présenta, à la suite de cette « leucotomie », aucun trouble... Un malade de
DUPOUY et PICHARD 4 se plaça la tête entre les mâchoires d'un étau et serra jusqu'à se
briser le crâne. Une cabaretière alcoolique s'ouvrit le ventre et déroula son intestin à 2
mètres d'elle et une femme de 57 ans (ces deux cas ont été observés par PIEDELIÈVRE,
DESOILLE et HAUSER 5) pratiqua elle aussi une effroyable exentération, s'arrachant l'in-
testin et l'épiploon. H. FLOURNOY 6 a relaté l'observation d'un malade qui, avec l'aide
d'un complice, s'emmura... La complication des moyens employés pour se détruire
amène les suicidants à recourir parfois à des inventions du genre de celle de ce méde-
cin qui pratiqua sur lui toute une série d'intoxications sans effet et finalement essaya de
…on ne sait ce qui est le
déclencher une crise nitritoïde par des injections endoveineuses de novar ; un autre
plus surprenant de la
duplicité, de l'acharne-
médecin, dont LEMIERRE et AMEUILLE 7 ont rapporté l'observation, tenta de se suicider
ment ou de l'anesthésie en s'injectant 2cc d'une émulsion de bacilles de KOCH. Chacun de nous connaît d'ailleurs
dont témoignent ces mal- des exemples de ce genre, où on ne sait ce qui est le plus surprenant de la duplicité, de
heureux…
l'acharnement ou de l'anesthésie dont témoignent ces malheureux.

1. TARDIEU, Étude Médico-légale sur la folie, Paris, 1872.


2. BRIÈRE DE BOISMONT, Du suicide et de la folie, etc... Paris, 1856.
3. HYVERT, Ann. Médico-Psycho., 1928.
4. DUPOUY et PICHARD, Ann. Médico-Psycho., 1932, II, p. 173.
5. PIEDELIÈVRE-DESOILLE-HAUSER, Suicide par éventration, Ann. de Médecine Légale, 1937, p.
975.
6. H. FLOURNOY, Une curieuse tentative de suicide avec emmurement volontaire, Arch. Suisses
de Neuro. et Psych., 1946, p. 56.
7. Société Médicale des Hôpitaux de Paris, 1938.

352
LE SUICIDE PATHOLOGIQUE

Deux traits cliniques méritent d'être spécialement mentionnés à propos de ces actes
de suicide. Tout d'abord notons l'analgésie des suicidants psychopathes ou tout au …l'analgésie des suici-
moins l'indifférence à la douleur. On s'est demandé à ce sujet si le suicidant supporte dants psychopathes ou
tout au moins l'indifféren-
« héroïquement » le martyre qu'il s'inflige, ou si le seuil de ses sensations douloureuses ce à la douleur…
est anormalement élevé. P. CARETTE 1, dans son étude fort intéressante, arrive à la
conclusion que le paroxysme émotionnel crée une sorte « d'exaltation libératrice et
anesthésiante ». Il rapporte quelques observations impressionnantes : un de ses
malades, graveur, ancien prix de Rome, en pleine crise de mélancolie, se trancha la
gorge d'une oreille à l'autre, il ne parut pas souffrir tout le temps que le chirurgien sutu-
ra ses plaies ; une semaine plus tard il arracha son pansement, dilacéra ses plaies et
mourut deux jours après. Il rapporte également l'histoire de fractures du bassin ou des
membres inférieurs par précipitation paraissant supportées sans souffrance. Nous
avons avec COLOMB 2 observé une malade qui, trompant une vigilance pourtant très
active, se suicida en avalant en plusieurs semaines une quantité de petits objets (fil de
fer, petite cuillère, bouts de bois) de telle sorte qu'elle finit par perforer son estomac et
dissimula jusqu'à sa mort le symptôme de sa lésion mortelle, qui, chez un individu nor-
mal, aurait provoqué d'horribles souffrances.
Nous devons mentionner aussi l'acharnement des malades qui veulent en finir …Nous devons mention-
avec la vie. BRIÈRE DE BOISMONT (1856) et G. DESHAIES (1947) sont encore d'accord ner aussi l'acharnement
des malades qui veulent
pour fixer à 10 % le nombre des récidives chez leurs suicidants psychopathes. Il y a en finir avec la vie…
parfois répétition du même procédé (1/3 des cas d'après BRIÈRE DE BOISMONT). Le cas
rapporté par FRIBOURG BLANC 3 témoigne de cette soif inextinguible de la mort. Il
s'agissait d'un étudiant en médecine qui absorba du véronal, se tira un coup de revol-
ver dans le crâne, entreprit ensuite de se pendre au plafond, mais le cordon de rideau
ayant cassé, son hôtelier attiré par le bruit survint et le malheureux se précipita par la
fenêtre située au quatrième étage ; la hampe d'un drapeau situé au troisième étage l'ac-
crocha par la ceinture... et le sauva.
Nous devons enfin dire un mot de ces sortes de suicides partiels que sont les auto-
mutilations. Qu'il s'agisse de castration, d'énucléation oculaire, de combustion volon-
taire (dont nous avons donné à propos des délires paranoïdes les dénominations
pédantes), il s'agit presque toujours de mutilations accomplies dans des conditions de
troubles psychiques essentiellement délirants (syndrome de COTARD, délires mystiques,
mélancolie, schizophrénie, etc.). On consultera sur ce point la remarquable thèse de

1. P. CARETTE, Sensibilité physique et anxiété au cours des tentatives de suicide, Ann. Médico-
Psycho., 1941, II, p. 64.
2. H. EY et COLOMB, Suicide, dissimulation d'un phlegmon péritoneal... Ann. Médico-Psycho.,
1938, II, p. 245.
3. FRIBOURG BLANC, Paris Médical, 1932 et Ann. Médico-Psycho., 1931.

353
ÉTUDE N° 14

Charles BLONDEL 1911 1 et l'article de VIGOUROUX et PRINCE de la même année 2.

Le suicide des enfants . — II a été spécialement étudié dans la thèse de Jacques MOREAU 3,
celle de G. BARBEAUX 4, celle de P. LE MOAL 5, et les travaux de PROAL 6, de DUPOUY 7, de VON
Gerhard SCHMIDT 8, CHIODI 9, etc. Il s'agit somme toute d'une réaction rare et si l'on a pu dire que
« Tous les adolescents ont des idées de suicide » (LANCASTER 10) il n'en est pas moins certain que
les tendances de l'enfance vers la mort trouvent une issue ou une solution moins catastrophique
dans le romantisme ou dans ces traits d'originalité par quoi précisément les jeunes êtres loin de
se distinguer se confondent (DEBESSE 11). La statistique de LE MOAL porte sur la période de 1900
à 1934. Il a pu réunir 908 cas de suicides dont trois de 5 à 9 ans (1 fille et 2 garçons) 75 de 10 à
14 ans (24 filles et 51 garçons) et 830 de 15 à 19 (329 filles et 501 garçons). D'où il résulte clai-
rement que le suicide des enfants proprements dits est exceptionnel et que les garçons se suici-
dent deux fois plus que les filles. LE MOAL n'a retenu de ces réactions suicides que les 99 cas «
sincères » chez lesquels on a trouvé 21 % d'antécédents psychopathiques, 19 % d'antécédents de
suicide dans la famille, 4 % d'épilepsie et il conclut que dans tous les cas le suicide était fran-
…Pour G. DESHAIES chement pathologique. Ce point est vivement critiqué par G. DESHAIES 12. Pour celui-ci le suici-
(1947) le suicide émotivo- de émotivo-impulsif est la règle, c'est-à-dire qu'il s'agit d'une émotivité infantile investissant un
impulsif est la règle… système affectif pulsionnel ou réactionnel (c'est le type « Poil de carotte »). Ce suicide typique-
…DESHAIES distingue ment infantile est caractérisé par son impulsivité et son instantanéité. DESHAIES distingue encore
encore une forme imagi- une forme imaginative où les facteurs d'imitation de suggestion par les lectures, le cinéma, etc..
native où les facteurs joueraient un rôle déterminant, et une forme passionnelle (jalousie, haine œdipienne). LE MOAL
d'imitation de suggestion a beaucoup insisté sur le chantage au suicide chez les enfants et les adolescents (34 % des cas).
par les lectures, le ciné- Ce chantage serait aussi fréquent chez les garçons que chez les filles. Ces « faux suicides », écrit
ma, etc.. joueraient un DESHAIES, « représentent le plus souvent une conduite de chantage à objectif utilitaire mais qui
rôle déterminant… peut posséder des composantes plus profondes chargées d'affectivité. Le faux suicide peut être la
solution théâtrale d'un conflit, le symbole d'une révolte ou d'une reconquête, le jeu réel d'une
réserve sous l'exercice préparatoire d'une tendance autodestructive, la grande manœuvre exerçant
au vrai suicide futur... » La récente étude d'Aldo FRANCHINI 13 contient deux documents vraiment
tragiques écrits par deux enfants qui se sont suicidés dans un état d'âme qui les a rapprochés des
grands romantiques.

1. Ch. BLONDEL, Les Automutilateurs, Thèse, Paris, 1906.


2. VIGOUROUX et PRINCE, Automutilations chez les aliénés, Soc. clin. Méd. Ment., 1911, pp. 311
à 322.
3. J. MOREAU, Du suicide chez les enfants, Thèse, Paris, 1906.
4. G. BARBEAUX, Étude médico-psychologique sur le suicide chez les enfants, Thèse, Paris, 1910.
5. P. LE MOAL, Suicide et chantage au suicide chez l'etifant et l'adolescent, Thèse, Paris, 1844.
6. PROAL, L'éducation et le suicide des enfants, 1907.
7. DUPOUY, Prophylaxie mentale, 1932.
8. VON Gerhard SCHMIDT, Selbstmordversuche Jugendlicher, Allg. Zeitschr. fur Neuro. und
Psych., 1939. R. DUPOUY, (1932).
9. CHIODI, Archivio Antrop. Psich. e Med. Leg., 1944-1945.
10. T. G. LANCASTER, The Psychology and pedagogy of adolescence, Ped. Semin., 1897.
11. M. DEBESSE, La crise d'originalité juvénile, Paris, 1941.
12. DESHAIES, Psychologie du suicide, pp. 126 à 164.
13. Aldo FRANCHINI, Contributo allo studio del suicidio in comune nei minorenni, Rivista di
Freniatria, juin 1949.

354
LE SUICIDE PATHOLOGIQUE

§ II. — LE PROBLÈME SOCIOLOGIQUE

Dans les quelque 3771 ouvrages consacrés au suicide et dont ROST 1a dressé le
catalogue, comme dans tous les travaux publiés 2 depuis, un problème ne cesse d'être
constamment posé : le suicide est-il une maladie ou tout au moins l'effet de la mala-
die ? La thèse des psychiatres, sous son aspect extrémiste, répond « oui » dans tous les
cas (A. DELMAS), la thèse des sociologues intransigeants répond « jamais complète-
ment dans aucun cas » (HALBWACHS).
Nous avons assez étudié les aspects psychiatriques du suicide pour que nous puis-
sions maintenant envisager les faits sur lesquels s'appuient les sociologues : les don-
nées de la statistique et particulièrement, et tout d'abord, les faits proprement sociaux
et démographiques.

A. — ANALYSE STATISTIQUE ET GÉO-DÉMOGRAPHIQUE DU SUICIDE 3


Les documents les plus connus et les plus généralement utilisés sont les statis-
tiques de LISLE (1856), de BRIÈRE DE BOISMONT (1856), de CAZAU-VIEILH (1840), de
DURKHEIM (1897), du Père KROSE (1906), VON MAYER (1917), FERRI (1925),
d'HALBWACHS (1930), etc. Nous devons y joindre les documents que contient l'excel-
lent travail de G. DESHAIES (1947).
1° Nombre moyen des suicides.
D'après LISLE, en 1856 il y avait, en France, 2 à 3 suicides pour 10.000 habitants par an. Constance: 2,29 pour
D'après HALBWACHS (tableau IX) pour la période de 1922 à 1925, il y avait 2,29 10000 habitants en
France en 1856…
suicides pour 10.000 habitants par an, alors que pour l'ensemble des Pays d'Europe, le
taux général moyen était de 1,75 pour 10.000 habitants.
2° Progression du nombre des suicides.
Malgré ces constatations qui paraissent avoir leur prix et montrer la constance du
nombre des suicides en France depuis 1856, tous les auteurs admettent une « progres- Mais aussi légère pro-
sion sensible » du suicide. G. DESHAIES a dressé un tableau saisissant (p. 48) de cette gression…

1. ROST, Bibliographie des Selbstmords, Augsburg, 1927.


2. Achille DELMAS, Psychologie du suicide, Paris, 1932 ; HALBWACHS, Les causes du suicide,
Paris, 1930 ; Ch. BLONDEL, Le suicide, Paris, 1933 ; P. FRIEDMANN, Sur le suicide, Revue fran-
çaise de psychanalyse ; D. K. HENDERSON, The social and individual prophylaxie of suicide, IIe
Congrès Intern. d'Hygiène mentale, Paris, 1937; G. JAMEISON, Suicide and mental disease, Arch.
of Neuro. and Psych., juillet 1936 ; Gr. ZILBOORG, Differential diagnostic types of Suicid., Arch.
of Neuro., 1936, 35, pp. 270 à 291 et Suicide among civilized and primitiv races, Amer. J. of
Psych., 1935-1936, 92, pp. 1347 à 1369 ; Merill MOORE, The New-York England Journal of Med.,
août 1937 ; WEICHERODT, Der Selbstmord, Berlin, 1937 et Gabriel DESHAIES, Psychologie du sui-
cide, Paris, 1947, etc.
3. Nous avons tenu à ramener le « taux des suicides » à leur proportion pour 10 000 habitants,
calcul qui nous paraît mieux adapté à l'horizon social de chacun de nous.

355
ÉTUDE N° 14

progression qui passerait de 0,48 pour 10.000 habitants à 2,68 pour 10.000 de 1928 à
1934 et LISLE notait déjà à son époque une « progression » de 1,4 pour 10.000 habi-
tants à 2 pour 10.000 en 20 ans 1.
3° Répartition géographique du nombre des suicides 2.
…C'est la Saxe (selon D'après FERRI, il y a eu de 1921 à 1925, pour 10.000 habitants : 0,80 suicides en
Hans GRUEHLE, 1940) qui Italie ; 2,29 en France ; 1,02 en Angleterre ; 1,35 en Belgique ; 0,35 en Irlande ; et 0,57
battait le record avec en Espagne. C'est la Saxe (selon Hans GRUEHLE) qui battait le record avec 3,44.
3,44/10000…à l'inverse
En France 3, le maximum se rencontrait dans l'Isle-de-France, l'Orléanais, les
de l'Italie (0,80) et
l'Espagne (0,57)… Flandres, l'Artois, la Picardie, la Champagne, la Provence et la Normandie et le mini-
mum en Bretagne, dans le Centre et le Sud. ICHOCK 4 trouve 2,8 à 3,5 pour 10.000 habi-
tants dans l'Oise, l'Eure-et-Loir, la Seine-et-Marne, la Sarthe et seulement 0 à 0,7 pour
10.000 habitants dans l'Aube, l'Aveyron, la Lozère et la Corse. DESHAIES fait remarquer
(p. 16) que les « variations régionales peuvent marquer un écart de 1 à 10 ».
4° Répartition des suicidés dans les campagnes et dans les villes.
…le suicide est plus fré- Il est acquis, dit DESHAIES, que le suicide est plus fréquent dans les villes que dans
quent dans les villes que les campagnes. D'après le tableau d'HALBWACHS, le rapport ville-campagne 5 était de
dans les campagnes…
195 en 1866 et n'était plus que de 114 en 1920. ICHOCK confirme la progression du sui-
cide rural 6. H. GRUEHLE (1940) a trouvé un plus grand nombre de suicides dans les
villes de 30 ou 40.000 habitants que dans les agglomérations plus petites.
5° Répartition du nombre des suicidés d'après la religion.
Les statistiques les plus connues ont été faites par WAGNER en 1804, MORSELLI en
1879; LEGOYT, OTTINGEN, DURKHEIM. Elles portent sur des populations d'Europe
Centrale (Prusse, Bavière) et de Suisse (cf. tableau p. 482 d'HALBWACHS). Nous pou-

1. Ces statistiques sont véritablement difficiles à interpréter. Dans le tableau statistique de G.


DESHAIES, pp. 48-49, à l'année 1836 figurent 68 suicides pour 1.000.000 d'habitants (soit 0,68
pour 10.000). Mais ce chiffre paraît bien plus faible que celui indiqué à cette époque par la sta-
tistique de LISLE (LISLE, Du suicide, 1856, pp. 21, 22 et 23). Pour les cinq régions de la France
comptant 34.000.000 d'habitants, LISLE comptait 14.207 suicidés, ce qui fait, si nous ne nous abu-
sons pas un peu plus, 4 suicidés pour 10.000 habitants, taux supérieur au chiffre de 268 suicidés
pour 1.000.000 (soit 2,68 pour 10.000) donné par DESHAIES. On se demande ce que valent les sta-
tistiques de LISLE ou de DESHAIES et laquelle est la bonne. On trouvera dans le livre d'A. DELMAS,
pp. 3 et 26, des critiques et des remarques pertinentes au sujet de l'incertitude de ces statistiques...
2. Cf. Tableau IX de HALBWACHS.
3. Cf. DESHAIES, p. 16.
4. G. ICHOCK, Étude sur la population française: le suicide, Biologie médicale, février 1925. ville
5. ville/campagne = 100
6. Malgré notre souci d'objectivité, nous ne pouvons pas ne pas souligner une sorte d'acharne-
ment de tous les statisticiens à montrer le « progrès » de l'objet de leur statistique avec le temps.
DESHAIES fait remarquer que le nombre plus grand des suicides enregistrés n'équivaut pas, selon
la plus saine règle logique, dirions-nous, à un nombre plus grand de suicides réels.

356
LE SUICIDE PATHOLOGIQUE

vons en dégager les chiffres suivants : De 1901 à 1907, on a compté pour 10.000 habi-
tants 1,01 suicides parmi les catholiques ; 2,52 parmi les protestants et 2,94 parmi les
Juifs. DURKHEIM (tableau XVIII) dans sa statistique générale groupant 12 statistiques
particulières échelonnées de 1844 à 1890 trouvait que les Juifs se suicident moins que …Les juifs se suicident
les catholiques et les protestants... La prééminence du suicide protestant sur le suicide moins que les catholiques
et ces derniers moins que
catholique ne se rencontrerait pas non plus « en Suède, en Norvège et pour une part en
les protestants…
Angleterre » (DESHAIES, p. 41). (DURKHEIM, 1890)
Sur la population suisse (tableau p. 282 d'HALBWACHS), les catholiques fournissent
dans les environs de 0,8 suicidés pour 10.000 des leurs, dans les districts agricoles et
1,65 dans les districts industriels, tandis que le taux des suicides protestants est res-
pectivement de 2,09 (Allemands) à 4,14 (Français) dans les districts agricoles et de
2,57 (Allemands) à 3,78 (Français) dans les districts industriels.
6° Influence des facteurs familiaux.
C'est DURKHEIM qui, en 1897, a établi le « coefficient familial de préservation » du …C'est DURKHEIM qui, en
1897, a établi le « coeffi-
suicide. Il mit en évidence l'augmentation du taux des suicides dans les ménages trop
cient familial de préser-
précoces, dans le veuvage et surtout dans le célibat. Voici les chiffres fournis à cette vation » du suicide…
époque par la statistique de BERTILLON (1861 à 1868) :
Pour 10.000 époux avec enfants il y avait 2,05 suicides
" " sans " " 4,78 "
" épouses avec " " 0,45 "
" " sans " " 1,58 "
" veufs avec " " 5,26 "
" " sans " " 10,00 "
" veuves sans " " 1,04 "
" " sans " " 2,38 "

Pourtant DESHAIES indique 64 % de femmes mariées contre 10 % de veuves et


26 % de célibataires dans sa statistique personnelle (à vrai dire cette statistique ne
porte que sur un nombre restreint de cas).
Une statistique intéressante est celle que présente HALBWACHS d'après les docu-
ments de VON MAYER ; elle porte sur la famille des suicidés en Allemagne en 1900. Sur
100 suicidés, il y a 15 % d'individus appartenant à des ménages de deux personnes ;
18,2 % de 3 personnes ; 18,1 % de 4 personnes ; 16,6 % de 5 personnes ; 12 % de
6 personnes, 13,7 % de 7 et 8 personnes ; 4,4 % de 9 et 10 personnes et seulement
1,8 % de plus de 10 personnes.
7° Influence des guerres.
Les statistiques montrent un fléchissement du nombre des suicides en temps de
guerre (DURKHEIM). En 1870 le taux du suicide tombe de 100 à 80 par rapport à 1869 ;

357
ÉTUDE N° 14

en 1917 il tombe de 100 à 60 par rapport à 1913 ; en 1940 il est tombé de 100 à 83 par
rapport à 1938 (d'après DESHAIES dont le graphique qui illustre ce fait est tout à fait
démonstratif p. 48).
8° Influence des crises économiques.
Elles tendent à augmenter le nombre des suicides. D'après le tableau p. 370
d'HALBWACHS, à chaque période de baisse des prix correspond une augmentation des
suicides 1. Ces écarts paraissent d'ailleurs minimes et contestables. Cependant s'il est
aisé aux statisticiens d'expliquer une baisse imprévue dans leur théorie du taux des sui-
cides à une époque prospère (1899-1904), en invoquant des facteurs sociaux d'action
…certains faits demeurent,
inverse (l'affaire DREYFUS) et si, en fin de compte, il est malaisé de mettre en éviden-
telle l'épidémie de suicides
en Allemagne (1922) sous ce de pareils facteurs de variations, cependant, comme le fait remarquer G. DESHAIES,
l'influence d'une inflation certains faits demeurent, telle l'épidémie de suicides en Allemagne (1922) sous l'in-
désastreuse… fluence d'une inflation désastreuse.

B. — ANALYSE STATISTIQUE BIOPHYSIOLOGIQUE DU SUICIDE


Tous les faits dont nous venons d'exposer si brièvement l'essentiel, sont ceux qui
servent généralement d'arguments à la « thèse sociologique ». Ceux que nous allons
passer en revue sont plutôt utilisés par la « thèse psychiatrique » pour autant qu'ils met-
tent en évidence les facteurs biologiques ou les influences physiques.
1° Influence de l'âge.
Pour LISLE il y avait :

…[au XIXe] le suicide des pour 10.000 personnes de moins de 16 ans 0,018 suicide
jeunes est rare, et avec " de 16 à 21 ans 0,41 suicide
l'âge le suicide réussi aug-
" de 21 à 31 ans 1,00 suicide
mente (LISLE, 1856)…
" de 30 à 40 ans 1,00 suicides
" de 40 à 50 ans 1,10 suicides
" de 50 à 60 ans 1,16 suicides
" de 60 à 70 ans 2,20 suicides
" de 70 à 80 ans 2,20 suicides
La statistique plus récente d'ICHOCK (DESHAIES, p. 19) confirme cette vieille sta-
tistique. Cependant, d'après DESHAIES, dans les statistiques américaines (F. C.
LENDRUM, P. PIKER, Merill MOORE) qui portent sur les tentatives du suicide, l'âge du
maximum de fréquence paraît se situer de 20 à 25 chez les femmes, de 25 à 30 chez
l'homme. Le vieillissement conditionnerait donc moins la propension suicide que l'ef-
ficacité de l'exécution et, comme le souligne humoristiquement DESHAIES, « exprime-
rait un perfectionnement technique ».

1. Cette statistique fut faite en Allemagne de 1881 à 1913.

358
LE SUICIDE PATHOLOGIQUE

2° Influence du sexe.
ESQUIROL signalait 30 femmes suicidées pour 100 hommes. Les dernières statis- …23 à 28 % de suicides
tiques donnent en moyenne, dans tous les pays, des chiffres allant de 23 à 28 % de sui- de femmes par rapport
aux suicides d'hommes…
cides de femmes par rapport aux suicides d'hommes. Il y a une raison à cela : c'est que
les tentatives qui échouent sont beaucoup plus nombreuses chez les femmes que chez
les hommes.
D'abord les modes de suicide diffèrent d'efficacité :
en se pendant : : se suicident 43% d'hommes et 27% de femmes
en se noyant : " 24% " 39% "
par le révolver : " 18% " 7% "
par arme blanche : " 3% " 2% "
par le poison : " 1% " 3,5% "
en se précipitant : " 3% " 5,8% "
par asphyxie : " 4% " 13% "
en se faisant écraser : " 3% " 3% "

Quant au nombre des suicides consommés par rapport aux tentatives de suicide (qui
dépend en partie du moyen employé), d'après une statistique de Mario BACHI 1, il y a 68
femmes qui tentent de se suicider pour 100 hommes ; mais il n'y a que 38,5 pour 100
femmes qui parviennent à se tuer. Il y a donc chez les femmes près du double de tenta- …qui est le plus fréquent
tives de suicide que de suicides consommés. Il n'en reste pas moins que, la proportion des et chez lequel les idées de
suicide sont plus fré-
suicides consommés des femmes par rapport aux hommes étant de 1/3 environ à 2/3, les
quentes(1947)…
idées de suicide sont plus fréquentes chez les hommes que chez les femmes.
3° Influence de la race et du tempérament.
Une étude de Nicolas BROUKANSKI 2 portant sur 349 suicides à Moscou conclut
aux pourcentages suivants pour 10.000 habitants :
3,7 chez les Chinois 3,6 chez les Allemands
2,8 chez les Slaves du Sud 2,8 chez les Juifs
2,4 chez les Russes 2,2 chez les Polonais
1,6 chez les tartares
Les nègres qui avaient la réputation de peu se suicider se montrent au regard des
statistiques américaines très enclins au suicide. D'après F. C. LENDRUM 3, l'hôpital de
Détroit reçut 16,6 % suicidants nègres alors que leur proportion dans la population ne
dépasse pas 7,6 %. A Cincinnati il y a, selon Ph. PIKER 4, plus du double de suicides

1. Mario BACHI. La micidialita dei tentative di suicidio, Giornale degli Economisti e Rivista di
Statistici, Mai 1924.
2. Nicolas BROUKANSKI, Ann. de Médecine Légale, 1926.
3. F. C. LENDRUM, Amer. J. of Psych., 1933.
4. Ph. PIKER, Amer. J. of Psych., 1938.

359
ÉTUDE N° 14

chez les nègres que chez les blancs et surtout une grande proportion de suicides ratés.
Ch. PRUDHOMME l a étudié au point de vue psychanalytique et sociologique la propen-
sion des nègres pour le suicide 2.
…pour les dispositions au En ce qui concerne la relation du biotype et des dispositions au suicide, (Günther
suicide c'est le type lepto- WEYRICH 3) c'est le type leptosome asthénique qui prédominait nettement chez ses 108
some asthénique qui pré- suicidants. Les pycniques se jettent plutôt à l'eau et usent du poison, les motifs de leurs
domine nettement…
suicides sont plus « banaux ». Les leptosomes-athleto-dysplastiques donnent une moti-
Les pycniques se jettent
plutôt à l'eau et usent du vation compliquée de leurs tentatives et ils recourent plus facilement à l'écrasement ou
poison… à la pendaison.
Naturellement il faut à ce sujet rappeler ce que nous avons dit plus haut des ten-
dances au suicide héréditaire. Toutes les recherches hérédo-statistiques montrent com-
bien dans les arbres généalogiques le nombre des suicides est étroitement lié aux tares
psychopathiques.
4° Influence de la menstruation.
ESQUIROL 4, note DESHAIES, avait cru reconnaître une fréquence plus grande du sui-
cide chez les femmes avant ou pendant la menstruation. S. PELLER 5, d'une étude por-
…On notera l'influence de tant sur 700 suicides a conclu à l'augmentation progressive du suicide pendant la
la menstruation
semaine qui précède les règles jusqu'à un maximum se produisant le premier jour de
l'hémorragie cataméniale. J. VON BALAZS 6 a retrouvé, lui aussi, ce maximum de fré-
quence sur 3.110 cas étudiés dans le « prémenstruum ». Janôslav HOSACEK 7 à la même
époque a rencontré un pourcentage de 20 % de suicides dans la période menstruelle
alors que 10 % des femmes se trouvent fortuitement dans cette période (3 jours sur 28).
5° Influence des variations du milieu météorologique.
Le travail le plus récent et le plus intéressant à notre connaissance est dû à C. A.
…et la dépression baromé- MILLS 8. D'après cet auteur, c'est aux variations de la pression barométrique que
trique… seraient corrélatives les variations du taux des suicides.
Les phases de dépression atmosphérique et les phases de dépression psychique

1. CH. PRUDHOMME, The problem of suicide in Amer, negro psychanalytic Revue, 1938, (cité par
DESHAIES).
2. Cf. également sur ce point l'article de ZILBOORG de l'Amer. J. of Psych. (tome 92, pp. 1347 à
1369) et le livre de J. WIESE, Selbstmord und Todesfurcht bei den Naturvölker, 1933.
3. Günther WEYRICH. Körperbau und Selbstmord. Deutsch Z. gericht Med. 1935, pp. 284-300.
4. ESQUIROL, Tome I, p. 594.
5. D'après DESHAIES, p. 27.
6. J. V. VON BALAZS, Menstruation und Selbstmord, Psych. Neuro., Wochenschrift, 1936, p. 407.
7. Janoslav HOSACEK, Bez. zwischen Menst. und Selbstmord (Cas. lek. Cesk., 1936 en tchèque),
analyse in Zentralblatt, 84, p. 324.
8. C. A. MILLS, Suicides and homicides in their relation to weather changes, The Amer. Journal
of Psych., 1934, pp. 669 à 672.

360
LE SUICIDE PATHOLOGIQUE

coïncideraient. Au moyen de cartes barométriques et d'observations corrélatives des


suicides et des changements de la pression barométrique pendant 5 ans, il montre
l'existence d'un foyer géographique à maximum de suicides, et d'homicides dans la
région tempétueuse de Kansas City et d'une zone de minimum sur la côte du Sud-Est
où le temps est plus stable.
6° Influence des troubles mentaux.
G. VON MAYER 1, d'après sa statistique en Saxe de 1905 à 1908, admettait que 30 %
des suicides chez les hommes et 50 % chez les femmes relèveraient de désordres psy-
chiques. Mlle SERIN 2 étudiant 449 cas de suicides a noté 150 suicides pathologiques,
130 suicides au cours de l'ivresse et 169 suicides « réactionnels » (71 aux chagrins, 50
à la misère, 44 aux maladies douloureuses). Parmi les 150 suicides pathologiques, 78
étaient la conséquence de troubles mentaux bien caractérisés et 72 le fait d'un simple
état de déséquilibre. G. DESHAIES évalue approximativement à 60 % la proportion de
psychopathes dans la masse des suicidants 3.
D'autres statistiques révèlent l'importance des réactions suicides que nous avons …on pourrait estimer
précédemment étudiées chez les malades mentaux. ESQUIROL estimait à 10 % et BRIÈRE que le suicide est 100 fois
DE BOISMONT à 25 %, VIALLON à 16 %, R. Gucci à 32 % (chiffres cités par G. DESHAIES plus fréquent chez les
psychopathes que dans la
p. 79) le pourcentage des tentatives de suicide chez nos malades. G. DESHAIES étudiant
population générale…
les cas des malades mentaux traités à Ste-Anne de 1937 à 1940 (1191 malades) a noté
22 % de propension au suicide chez les femmes et 19,5 % chez les hommes, alors que
la proportion des suicidants est seulement, nous l'avons vu, de 0,2 % (2 pour 10.000)
dans la population générale. Si l'on considère seulement les tentatives et non pas seule-
ment les « idées » de suicide, le taux chez les malades mentaux est de 11 %. DESHAIES
indique lui-même que ce serait une erreur cependant de comparer purement et simple-
ment le taux des suicides dans la population générale et chez les malades mentaux,
puisque les chiffres que l'on admet pour les malades mentaux dénombrent les tentatives,
tandis que ceux qui visent la population générale ne visent que les actes consommés. Si
donc on rectifie ce chiffre tenant compte qu'il y a en général 5 tentatives de suicide pour
un suicide consommé, on pourrait estimer que le suicide est 100 fois plus fréquent chez …Mais comme il reste
beaucoup à dire encore
les psychopathes que dans la population générale.
sur le fondement de ce
Mais comme il reste beaucoup à dire encore sur le fondement de ce calcul 4, on calcul, on comprend que
comprend que le problème reste ouvert. C'est celui-là même qui a mis aux prises socio- le problème reste
logues et psychiatres et que nous allons maintenant envisager. ouvert…

1. G. VON MAYER, Statistik und Gesellschaftslehre, Tubingen, 1917.


2. Suzanne SERIN, Une enquête médicale sociale sur le suicide à Paris, Ann. Médico-Psycho.,
novembre 1926, pp. 356 à 363.
3. G. DESHAIES, p. 103.
4. G. DESHAIES, pp. 81 et 82.

361
ÉTUDE N° 14

C. — LES THÈSES SOCIOLOGIQUES ET PSYCHIATRIQUES


SUR LE DÉTERMINISME DU SUICIDE

Les données de faits et les statistiques que nous venons d'exposer rendent particu-
lièrement sensible ce débat.

…La thèse psychiatrique La thèse psychiatrique a été adoptée par ESQUIROL dans toute sa rigueur : « Je crois
a été adoptée par avoir démontré, écrivait-il, que l'homme n'attente à ses jours que lorsqu'il est dans le
ESQUIROL dans toute sa délire et que les suicides sont aliénés » 1. GEORGET, CAZAUVIEILH, FALRET, BOURDIN,
rigueur :
WINSLOW, CHASLIN, etc., ont soutenu le même point de vue. La « promotion des suici-
« Je crois avoir démontré,
écrivait-il, que l'homme dants » selon l'expression de G. DESHAIES, est entièrement pathologique à leurs yeux.
n'attente à ses jours que C'est-à-dire que, comme pour Paul DELMAS 2, la proportion des suicides pathologiques
lorsqu'il est dans le délire serait purement et simplement de 100 %. La même théorie, sous sa forme extrême, a
et que les suicides sont
été, de nos jours, soutenue par A. DELMAS 3 en continuité avec les idées exprimées par
aliénés »…
Maurice DE FLEURY 4, elle peut se résumer en quelques propositions essentielles : la
thèse sociologique qui fonde le suicide sur un déterminisme social repose sur des sta-
tistiques qui valent ce que valent toutes les statistiques, c'est-à-dire à peu près rien –
mis à part, certains « faux suicides » par idéal moral ou philosophique, toutes les réac-
tions suicides sont pathologiques – le « vrai suicide », le suicide pathologique, est
moins le fait des troubles mentaux caractérisés des malades que déterminé par les dis-
positions constitutionnelles d'individus qui « paraissent » normaux et subnormaux,
mais dont la base de la personnalité est une « constitution » cyclothymique ou hyper-
émotive, c'est-à-dire foncièrement morbide.
…La thèse sociologique La thèse sociologique développée dans le fameux livre de DURKHEIM 5 et dans l'ou-
développée dans le vrage plus récent d'HALBWACHS 6 envisage le suicide comme la résultante de facteurs
fameux livre de DURKHEIM
sociaux. Les deux grands arguments de la thèse sociologique sont la solidarité du phé-
et dans l'ouvrage plus
récent d'HALBWACHS envi- nomène suicide et des faits sociaux et les épidémies de suicides. Pour DURKHEIM, le
sage le suicide comme la suicide est si véritablement un acte déterminé par les conditions sociales que le nombre
résultante de facteurs des suicidés exprime très précisément le degré de cohésion, de « santé » sociale. Une
sociaux…
société où on se suicide est une société qui souffre, qui se désunit, où la morale col-
lective est plus faible. Aussi le nombre des suicides diminue-t-il dans les grands
drames sociaux comme les guerres... Pour HALBWACHS, le suicide traduit toujours
quelque événement social, même quand il se produit chez des sujets psychopathiques :

1. ESQUIROL, I, p. 665.
2. Paul DELMAS, cité par DESHAIES, p. 102.
3. A. DELMAS, Psychologie pathologique du suicide, Paris, 1932.
4. M. DE FLEURY, l'Angoisse humaine, Paris, 1924.
5. E. DURKHEIM, Le Suicide, Étude sociologique, Paris, 1897.
6. Maurice HALBWACHS, Les causes du suicide, Paris, 1930.

362
LE SUICIDE PATHOLOGIQUE

« Les raisons de suicide sont en nous, mais aussi hors de nous ». L'idée même de se …Pour HALBWACHS « Les
raisons de suicide sont en
donner la mort est toujours l'application d'une certaine « morale » sociale. « Je me tue,
nous, mais aussi hors de
car dans mon cas, il faut mourir ». En ce sens, le sacrifice et le suicide se rejoignent nous »…
sans se confondre pourtant, car dans le sacrifice l'acte apparaît éminemment moral,
encouragé et récompensé par la société, tandis que dans le suicide, conditionné seule-
ment par des facteurs d'environnement social, l'acte est à la fois réprouvé et nécessai-
re. – On le voit, dans cette thèse, l'idée même de se donner la mort, fût-elle condition-
née par des troubles affectifs, instinctifs ou intellectuels, comme ceux que nous avons
exposés, réside essentiellement en un désir d'inspiration sociale et non point stricte-
ment individuelle : le suicide serait donc un phénomène qui s'expliquerait par les don-
nées statistiques que nous avons exposées plus haut et non par les variations normales
ou pathologiques de la conscience personnelle, puisque celle-ci n'est en fin de compte
que le reflet de la « conscience collective ». Voici comment nous pouvons présenter
avec quelques détails la thèse sociologique de DURKHEIM et d'HALBWACHS 1 :

La thèse sociologique du suicide est diamétralement opposée à la thèse psychiatrique. La


sociologie, nous venons de le voir, considérant non plus le « suicidant » mais le « fait suicide »,
l'étudie en tant que « phénomène de masse », en tant que phénomène uniquement social, dans
lequel les facteurs individuels ne jouent plus qu'un rôle accessoire.
DURKHEIM cherchant à différencier le suicide de l'accident assimile tout d'abord le suicide au …Nous suivrons dans cet
sacrifice : ce sont deux variétés d'une même classe. Ce qui caractérise le suicide, ce n'est pas l'in- exposé de la thèse socio-
logique le travail inédit
tention de se tuer qui est inconnaissable, mais la connaissance des conséquences de l'acte. Il
que notre élève BUTSBACK
donne donc la définition suivante : « Toute mort qui résulte immédiatement ou médiatement d'un
a bien voulu faire pour
acte positif ou négatif accompli par la victime elle-même et qu'elle savait devoir produire ce notre groupe d'études en
résultat ». Un autre sociologue, BAYET 2, a adopté cette définition du suicide « parce qu'elle est 1942 ainsi que le livre de
neutre au point de vue moral » tandis que toute différenciation du suicide et du sacrifice implique Charles BLONDEL (1933)
une appréciation morale et manque par conséquent d'objectivité. Cependant, devait estimer [cf.: note1]…
HALBWACHS, ce n'est qu'arbitrairement et par abstraction ou par un raisonnement purement
logique que l'on peut assimiler les deux actes : la collectivité a en effet une attitude essentielle-
ment différente vis-à-vis de l'un et de l'autre. La conscience collective devant obligatoirement
trouver place dans toute étude sociologique, il est anormal de l'exclure de la définition du suici-
de et de négliger la différence qui dans les représentations collectives sépare le suicide du sacri-
fice. Le suicide est donc pour HALBWACHS : « Tout cas de mort qui résulte d'un acte accompli par
la victime elle-même, avec intention ou envie de se tuer et qui n'est pas un sacrifice ».
Quoi qu'il en soit de cette définition qui peut paraître d'emblée trop large, ce sont, malgré les
réserves des psychiatres, les données statistiques qui ont servi de point de départ à la thèse socio-

1. Nous suivrons dans cet exposé de la thèse sociologique le travail inédit que notre élève
BUTSBACK a bien voulu faire pour notre groupe d'études en 1942 et le livre de Charles BLONDEL,
qui résume admirablement d'ailleurs ce point de vue, pp. 57 à 108.
2. Albert BAYET, Le Suicide et la Morale, Paris, 1923.

363
ÉTUDE N° 14

logique de DURKHEIM et qui ont justifié, dès le principe, son hypothèse que le suicide était un phé-
nomène social. Grâce à elles et à leur constance, il peut paraître évident que le suicide est un
« phénomène de masse ». C'est ainsi par exemple que, d'après DURKHEIM, le nombre annuel de
suicides varie peu dans la même nation, mais il peut varier énormément d'une nation à l'autre.
«…chaque société est « C'est donc, écrit-il, que chaque société est prédisposée à fournir un contingent déterminé de
prédisposée à fournir un morts volontaires. Cette prédisposition s'exprime numériquement par le taux des suicides, c'est-
contingent déterminé de à-dire par le rapport du chiffre global des morts volontaires et le chiffre de la population, ce taux
morts volontaires…» pouvant être regardé comme un indice caractéristique. Expression d'une tendance sociale, le sui-
DURKHEIM.
cide est donc bien un phénomène éminemment social ».
Et, en effet, pour le sociologue aucun facteur étranger à la vie collective (tels que facteurs
cosmiques, physiologiques ou psychologiques) ne peut expliquer le suicide :
Facteurs cosmiques ? Le taux du suicide ne dépend nullement du climat : il est susceptible
de varier au cours des temps sans corrélations précises avec le climat. Il existe bien des variations
saisonnières du nombre des suicides ; mais ces variations dépendent non pas des différences de
température mais de l'allongement des jours qui agit par ses conséquences sociales, car c'est de
jour que la vie sociale est la plus intense...
Facteurs physiologiques tels que la race ? D'une part, la race est une notion trop incertaine ;
d'autre part, à conditions sociales égales, le taux des suicides est le même quelle que soit la race.
Ainsi dans l'ancienne Autriche, l'Allemand « connu d'ailleurs pour sa tendance au suicide » ne se
tuait pas plus que le Slave...
Parmi les facteurs psychologiques dont on a voulu faire dépendre le nombre des suicides, on
rencontre d'abord l'imitation. L'imitation joue un rôle évident dans la provocation de certains sui-
cides ; la mort volontaire est facilement contagieuse. Mais l'imitation n'a que des conséquences
individuelles et sporadiques : elle nécessite une prédisposition due au milieu social. La contagion
mentale n'est, pour DURKHEIM, qu'un des multiples moyens accessoires que la tendance collecti-
ve utilise pour atteindre au nombre des suicides qui la caractérise. De même, les motifs indivi-
duels d'ordre affectif (désespoirs et déconvenues de toute nature) sont, d'après DURKHEIM, sans
valeur ni efficacité réelle : d'une part, même prouvés, leur fréquence relative n'augmente pas,
alors que le nombre des suicides augmente. De plus, non seulement leur fréquence relative, mais
«… les motifs individuels encore la nature de ces motifs ne varie pas avec les milieux. « Ils marquent, écrit-il, les points
marquent les points faibles, par où le courant venu du dehors incite l'individu à se détruire ». Ils ne sont que le pré-
faibles, par où le courant texte, l'occasion que saisit la cause véritable pour produire son effet. Qui a laissé savoir qu'il se
venu du dehors incite l'in- tuait par désespoir d'amour, aurait, tout aussi bien, pu se tuer par peur de la misère. Le décor anec-
dividu à se détruire » dotique du suicide n'est que l'apparence ; la cause profonde est tout. Il est à remarquer que, sur
DURKHEIM
ce point, DURKHEIM s'accorde avec beaucoup de psychiatres pour refuser aux contrariétés, aux
chagrins, dans l'étiologie du suicide, le rôle de cause véritable. Mais l'accord cesse aussitôt quant
à la nature réelle de cette cause. Elle ne tient pas, pour lui, à l'individu et aux anomalies de sa
constitution psychophysiologique, mais au milieu social dont il fait partie, la constance du suici-
de mesurant la constance du milieu social.
C'est donc par l'étude du milieu social seul, que les sociologues vont arriver à trouver les
causes déterminantes des suicides et de leur taux. DURKHEIM croit pouvoir rattacher les conditions
qui provoquent « ce taux social des suicides » à deux caractères fondamentaux de la vie collecti-
ve : d'une part, l'intégration des membres de la société en un tout, d'autre part, l'action régulatrice

364
LE SUICIDE PATHOLOGIQUE

que la société exerce sur les sentiments et la conduite de ses membres. L'exagération et l'affai-
blissement de ces tendances donnent naissance à quatre courants provocateurs de suicides, dont … Pour DURKHEIM, le
taux social des suicides se
l'intensité détermine le taux social des suicides. Quand l'intégration à la société perd sa vigueur,
rattache
l'individu est désarmé dans la vie :
d'une part à l'intégration
a) Considérons en effet les sociétés religieuses. Le protestant se tue plus que le catholique.
des membres de la société
C'est que le protestantisme est né de l'ébranlement des croyances traditionnelles et de l'esprit de en un tout,
libre examen ; d'où la multiplicité des sectes et une moindre intégration au groupe. L'Église d'autre part, l'action
catholique, au contraire, est plus fortement intégrée, si « elle protège l'homme contre le désir de régulatrice que la société
se détruire, dit DURKHEIM, c'est parce qu'elle est une société où les dogmes et les rites sont de exerce sur les sentiments
nature à alimenter une vie collective d'une suffisante intensité », et c'est parce que l'Église pro- et la conduite de ses
testante n'a pas le même degré de consistance qu'elle n'a pas sur le suicide la même action modé- membres…

ratrice.
b) De même, au point de vue familial. Le célibataire se tue plus que le veuf, qui se tue plus
que l'homme marié, et l'homme marié se tue d'autant moins qu'il a d'enfants. C'est que la famille
est un groupe social intégré.
c) De même encore, au point de vue politique. On constate une notable diminution du
nombre des suicides au moment des guerres et des grosses commotions sociales. « C'est que, écrit
DURKHEIM, elles avivent les sentiments collectifs, stimulent l'esprit de parti, comme le patriotis-
me, la foi politique comme la foi nationale et, concentrant les activités vers un même but, déter-
minent, au moins pour un temps, une intégration plus forte à la société ».
Le suicide varie donc en raison inverse du degré d'intégration des groupes sociaux dont fait
partie l'individu. On a ainsi un premier groupe des suicides, que DURKHEIM appelle le suicide …le suicide égoïste…
égoïste parce que cette intégration dégage l'individu de la vie sociale, et le pousse à mettre sa
propre personnalité au-dessus de la personnalité collective. Le lien qui rattache l'individu à la
société se défait-il et du même coup se détend celui qui le rattache à la vie. L'individu cédera,
alors, au moindre choc des circonstances.
Au contraire, dans les sociétés comme les sociétés primitives où l'intégration est poussée à
l'extrême, et où l'individu ne compte presque pour rien, l'individu se tue lorsque la société le lui
commande : ainsi le vieillard se tue à partir d'un certain âge, la femme se tue à la mort de son
mari, les serviteurs à la mort du maître. Il s'agit ici du second type de suicide, le suicide altruis- …le suicide altruiste…
te : il apparaît comme un devoir, et l'individu se sacrifie à des fins sociales. « Dans les sociétés
modernes, dit DURKHEIM, l'armée est le groupe social qui rappelle le mieux la structure des socié-
tés inférieures. C'est pourquoi le soldat se tue plus que le civil » 1.
Examinons maintenant le rôle de l'action régulatrice de la société sur les sentiments et la
conduite de l'individu dans la genèse du suicide. La société freine l'activité et règle les sentiments
et les désirs des individus. Mais des transformations trop brutales viennent contrarier cette action
régulatrice : des individus déclassés ou surclassés ne se trouvent plus au niveau où la société les
avait placés. Les uns ne savent plus limiter leurs besoins et leurs désirs, les autres se sentent inca-
pables de se restreindre davantage. C'est ce que DURKHEIM appelle « l'état d'anomie », qui

1. Dans les sociétés « plus modernes » encore, que DURKHEIM n'avait pas connues, cette structu-
re des « sociétés inférieures » s'est étendue, par un étrange progrès de la vie militaire à la vie civi-
le tout entière quand sa cohésion est celle du fer, de l'acier et du ciment armé...

365
ÉTUDE N° 14

engendre un esprit de rébellion contre la discipline collective, et par suite un troisième type de
…le suicide anomique… suicides, le suicide anomique. On le rencontre surtout dans les milieux industriels et commer-
ciaux : les crises industrielles ou financières, ou bien les moments de prospérité économique se
caractérisent par une augmentation du taux des suicides. Ce sont, en effet, des « perturbations
d'ordre collectif qui déterminent une exacerbation de l'anomie et en accentuent les effets ». De
même, dans le cadre familial, le divorce, l'affaiblissement de la réglementation matrimoniale,
laquelle limite et règle les désirs de l'homme, constitue un état d'anomie conjugale qui entraîne
une augmentation du nombre des suicides.
Il existe enfin un quatrième type de suicide, « celui qui résulte, notait DURKHEIM, d'un excès
de réglementation, celui que commettent les sujets dont l'avenir est muré impitoyablement, dont
les passions sont violemment comprimées par une discipline oppressive ».
Mais, l'éminent sociologue, négligeant ce dernier type de suicide qui n'avait plus, à ses yeux,
« qu'un intérêt historique »1 retient seulement les trois grandes variétés : égoïste, altruiste et ano-
mique. Celles qui se rencontrent le plus souvent sont le suicide égoïste et le suicide anomique.
Ces deux variétés de suicide se ressemblent en ce sens que, dans l'une et dans l'autre, la société
n'est pas suffisamment présente aux individus. Mais dans le suicide égoïste, c'est à l'activité pro-
prement collective qu'elle fait défaut ; dans le suicide anomique, c'est aux passions individuelles
qu'elle manque. Aussi n'est-ce pas dans les mêmes milieux sociaux que se rencontrent ces deux
sortes de suicides ; l'un a pour terrain d'élection les caractères intellectuels, l'autre le monde
industriel et commercial.
Chaque suicide possède évidemment son empreinte personnelle ; selon le tempérament de
l'individu, selon les conditions spéciales dans lesquelles il se trouve. Mais les particularités indi-
viduelles ne jouent aucun rôle dans la genèse du suicide, elles ne font que prêter leurs propres
couleurs à des actes qui ont ailleurs leur raison. Tout suicide garde la même « marque collecti-
ve ». « C'est la constitution morale de la société, souligne DURKHEIM, qui fixe à chaque instant le
contingent des morts volontaires. Il existe donc, pour chaque peuple, une force collective d'une
énergie déterminée qui pousse les hommes à se tuer ».
Le suicide se trouve donc étroitement subordonné à la vie collective. Toute vie collective est
faite, en des proportions variables, d'égoïsme, d'altruisme et d'une certaine anomie. Si ces cou-
rants se tempèrent mutuellement, l'individu est dans un état d'équilibre qui le met à l'abri du sui-
cide. Si l'un de ces courants, au contraire, vient à dépasser un certain degré d'intensité, il provoque
l'apparition de suicides. Mais un équilibre parfait est un état de stagnation pour une société qui a
besoin pour vivre d'indépendance morale et d'abnégation. La contre partie nécessaire de ces ver-
tus est le suicide. Le suicide est donc un fait social normal et inévitable.
DURKHEIM, constatant Mais DURKHEIM, constatant l'accroissement du taux des suicides, estime ce fait anormal,
l'accroissement du taux « car il est l'indice, dit-il, de l'état de perturbation profonde dont souffrent les sociétés civilisées ».
des suicides, estime ce Ce fait montre la nécessité d'un renforcement de l'intégration et de la réglementation sociales. Et
fait anormal, « car il est DURKHEIM voit la solution de ce problème, non pas dans le cadre religieux, politique ou familial,
l'indice, dit-il, de l'état de
mais dans l'intégration de l'individu à des groupes professionnels fortement organisés.
perturbation profonde
Telle est la théorie de DURKHEIM dont les principes essentiels restent plus ou moins valables
dont souffrent les sociétés
pour les sociologues d'aujourd'hui...
civilisées ».

1. Cf. la note de la page précédente.

366
LE SUICIDE PATHOLOGIQUE

Cependant, HALBWACHS, reconnaissant les insuffisances de cette dialectique ingénieuse, mais


quelque peu artificielle, a cherché, par de nouvelles statistiques plus étendues et plus exactes, à
rectifier et à compléter les résultats de DURKHEIM.
Il constate tout d'abord que l'augmentation du taux des suicides, jugée anormale par Pour HALBWACHS (1930)
DURKHEIM, est un phénomène général et normal. Le taux des suicides tend, en effet, dans l'augmentation du taux
chaque pays, à se stabiliser à un certain maximum et à s'uniformiser de pays à pays. Cela tient, des suicides, jugée anor-
comme HALBWACHS cherche à le démontrer au cours de son ouvrage, au genre de vie, au type male par DURKHEIM, est
un phénomène général et
de civilisation qui tend lui-même à s'uniformiser. Il remarque, d'ailleurs, qu'il ne faut pas trop
normal. Le taux des sui-
demander à la statistique, laquelle ne révèle que le nombre global des suicides survenus dans
cides tend, en effet, dans
un groupe social et non les faits sociaux auxquels se rattachent ces suicides. « Un ensemble de chaque pays, à se stabili-
suicides, dit HALBWACHS, est une donnée très complexe qu'on ne peut mettre en rapport qu'avec ser à un certain maximum
un ensemble complexe de causes. C'est un « fait de sociologie totale ». Cet ensemble complexe et à s'uniformiser de pays
de facteurs sociaux est déterminé par les zones de civilisation, caractérisées elles-mêmes par le à pays…
genre de vie. Cet ensemble est un tout dont il est impossible d'isoler les éléments et qu'il faut
envisager comme tel.
Ainsi l'action de la religion n'est pas isolable de celle du milieu où elle exerce une part, mais
une part seulement d'influence : par exemple, l'Église juive ne se distingue pas seulement des
autres Églises par la particularité du dogme et du culte, mais aussi par tout un ensemble de cou-
tumes, de façons d'être et de penser qui caractérisent le peuple Juif. On ne peut donc pas attribuer
aux seules pratiques religieuses l'immunité relative dont les Juifs jouissent à l'égard du suicide.
De même, les catholiques, en Prusse, se suicident peu, mais est-ce parce qu'ils sont, le plus sou-
vent, Polonais ou paysans, ou parce qu'ils sont non-protestants ? Le groupe religieux se confond
donc avec d'autres formations sociales dont il est inséparable.
De même, en ce qui concerne la famille, les sentiments familiaux ne dépendent pas non seu-
lement de la composition de la famille, mais du milieu dans lequel elle se constitue et se déve-
loppe. Les mœurs familiales forment donc, avec un ensemble de coutumes extérieures à elles, un
tout indissoluble.
HALBWACHS en conclut que l'effort fait par DURKHEIM pour isoler et analyser l'action des tra-
ditions religieuses et de l'institution familiale suscitant des suicides a, en réalité, quelque chose
d'illusoire.
Pour HALBWACHS, l'élément essentiel qui influe sur le taux des suicides est le genre de vie. Pour HALBWACHS, l'élé-
Le genre de vie, le type de civilisation, peut se ramener au nombre d'occasions qu'il fournit aux ment essentiel qui influe
individus d'entrer en rapport entre eux. Ces rapports, quelle que soit leur nature, sont tous sus- sur le taux des suicides
est le genre de vie…
ceptibles de provoquer des suicides et à une augmentation du nombre des occasions de contacts
sociaux correspond une augmentation du nombre des occasions de suicide. Aussi, les crises poli-
tiques, les guerres, entraînent-elles une diminution du nombre des suicides à cause de la vie socia-
le. « Dans un train de vie plus uni, dit HALBWACHS, dans un milieu social plus uniforme, il y a
moins de heurts et de frottements entre individus, c'est-à-dire moins d'occasions de mécontente-
ment et de désespoir ». En tant que préservatif contre le suicide, l'intégration sociale n'aurait donc
pas l'importance exclusive que lui attribuait DURKHEIM.
De même la considération des crises économiques démontre également, pour HALBWACHS,
l'influence de l'intensité des contacts humains sur le taux des suicides. Il établit, contrairement à
DURKHEIM, que seules les périodes de dépression économique correspondent à une augmentation

367
ÉTUDE N° 14

du nombre des suicides. Une crise économique détermine bien un état de désorganisation et de
déséquilibre, mais cette désorganisation crée justement entre les individus toutes sortes de rap-
ports nouveaux : d'où la multiplication des occasions d'ennuis, d'humiliations, de déceptions et de
souffrances et, par voie de conséquence, l'augmentation du nombre des suicides. HALBWACHS nie
donc toute l'importance de l'état d'anomie des sociétés contemporaines pour insister sur leur
complication qui multiplie les occasions de contact entre les hommes et, par suite, les suicides.
Mais par quel mécanisme le nombre des contacts sociaux influe-t-il sur le nombre des sui-
cides ? Tout suicide se produit dans des circonstances concrètes qui le motivent aux yeux de
l'intéressé. Si l'on multiplie les contacts d'un individu avec son entourage, on multiplie en
même temps ses chances de se rencontrer dans des situations susceptibles de susciter dans sa
conscience des motifs individuels de se donner la mort. HALBWACHS est ainsi amené à consi-
dérer le suicide comme un phénomène individuel et à tenter, en quelque sorte, une réhabilita-
tion sociologique de ces motifs individuels estimés par DURKHEIM sans valeur ni portée réelle.
Mais ces motifs, individuels en apparence, relèvent en réalité de causes sociales ; ce sont donc
des faits sociaux au même titre que l'affaiblissement des coutumes traditionnelles ou que l'ab-
sence d'intégration au corps social. Ils doivent être, par conséquent, considérés comme des
causes sociales du suicide. « Ils ne sont, dit HALBWACHS, qu'un aspect et qu'un effet de la struc-
ture et du genre de vie du groupe ».
Les motifs du suicide ont tous la même conséquence : ce sont des faits ou des circonstances,
…Il se forme autour de des sentiments ou des pensées qui isolent l'homme de la société. Il se forme autour de l'individu
l'individu un vide social, un vide social, une lacune qui s'accompagne d'un état d'angoisse et de terreur. L'existence de cette
une lacune qui s'accom- lacune sociale, cause unique du suicide pour HALBWACHS, prouve que cet état psychologique est
pagne d'un état d'angois- social par son origine et par sa manière même. « Le psychiatre, écrit HALBWACHS, concentre son
se et de terreur. attention sur ce qui se passe à l'intérieur de la lacune, et comme il y a une sorte de vide social, il
L'existence de cette lacu-
est tout naturel qu'il explique le suicide par le suicidé, et non par le milieu dont celui-ci est déta-
ne sociale, cause unique
ché. Il ne s'aperçoit pas que la cause véritable du suicide c'est le vide qui s'est fait autour du sui-
du suicide pour
HALBWACHS, prouve que cidé, et que s'il n'y avait pas de semblables lacunes, il n'y aurait pas de suicides ».
cet état psychologique est Quelle est donc, en définitive, l'importance que les sociologues réservent aux suicides des
social par son origine et aliénés et des psychopathes ?
par sa manière même… Pour DURKHEIM, il y a bien un suicide normal et un suicide pathologique, mais dans l'étu-
de du taux des suicides il y a lieu, selon lui, de faire abstraction du suicide pathologique, « car
le taux des suicides ne vaut que pour le suicide normal et l'aliénation mentale n'est pas un fac-
teur de ce taux ». Le suicide normal est donc attribué au sociologue, le suicide pathologique au
…Ce n'est pas, dit psychiatre, mais l'essence du phénomène suicide est la même dans les deux cas. « Ce n'est pas,
DURKHEIM, parce qu'il y a dit DURKHEIM, parce qu'il y a tant de névropathes dans un groupe social, qu'on y compte annuel
tant de névropathes dans lement tant de suicides. La psychopathie fait seulement que ceux-ci succombent de préférence
un groupe social, qu'on y à ceux-là ». S'il y a toujours assez de psychopathes pour fournir à la société le nombre de sui-
compte annuellement tant
cides qu'elle exige, c'est que le psychopathe est l'effet des mêmes causes sociales que le suici-
de suicides. La psychopa-
de. Mais psychopathie et aliénation mentale sont très voisines l'une de l'autre. Il y a donc lieu
thie fait seulement que
ceux-ci succombent de de penser que si la psychopathie est sociale par ses causes, l'aliénation mentale l'est également.
préférence à ceux-là. » C'est par le raisonnement qu'HALBWACHS tente l'absorption de la psychiatrie par la sociologie.
D'après lui, il n'y a pas deux suicides, l'un de déterminisme physiologique, l'autre de détermi-
nisme social. Le suicide est un. La première preuve, qui peut ne pas paraître convaincante, est

368
LE SUICIDE PATHOLOGIQUE

l'opinion que l'on se fait généralement du suicide. « Si ces suicides étaient différents de natu-
re, écrit HALBWACHS, on ne leur donnerait pas le même nom, et la société n'agirait pas de même
manière en présence des uns et des autres ».
« Mais, ajoute-t-il plus loin, si tous ces suicides sont, au fond, de même nature, s'ils sont
autant de variétés d'un même genre, ils doivent s'expliquer par des causes de même ordre... » De
ce que les mêmes effets ont toujours les mêmes causes, HALBWACHS conclut que tout suicide est
à la fois un fait pathologique et un fait sociologique et que, dans ces conditions, le « patholo-
gique » est au fond du « social ». C'est à tort que le sens commun considère comme typiques les
deux formes extrêmes du suicide, le suicide volontaire et le suicide accompli dans un état d'éga-
rement. La masse des cas se trouve dans l'intervalle et ne s'arrête pas à une distinction aussi nette.
Tout suicide « relève donc théoriquement de la psychopathologie, étendue jusqu'à ces extrêmes
limites ». « Inversement, il n'est guère de suicides, même psychopathiques qui ne relèvent de la …« Inversement, il n'est
sociologie ». En effet, le pathologique ne détermine le suicide que par l'intermédiaire d'un effet guère de suicides, même
psychopathiques qui ne
social : l'isolement au sein du groupe. Bien plus le pathologique lui-même est de cause sociale.
relèvent de la sociologie »
HALBWACHS prend pour exemple les tares mentales : elles sont de cause sociale, puisque le maria-
HALBWACHS …
ge a ses règles et ses usages qui peuvent favoriser les unions consanguines et par conséquent don-
ner naissance à des tares mentalement ; de même certains milieux sociaux ont le privilège d'atti-
rer et de retenir les déséquilibrés des deux sexes et de créer ainsi des unions qui donnent nais-
sance à de nouveaux déséquilibrés. Aussi c'est le milieu social qui, en dernier ressort, explique la
fréquence et la distribution du pathologique. Le suicide est donc toujours d'origine sociale
puisque le pathologique qui peut le provoquer est lui-même de cause sociale. Dans ces condi-
tions, il importe peu au sociologue de savoir que le suicide est ou n'est pas d'origine patholo-
gique puisqu'en définitive il est toujours d'origine sociale1. En conséquence, la psychiatrie n'a
aucune raison de revendiquer le suicide, qui appartient de droit et de fait à la seule sociologie.

– Le livre d'Achille DELMAS, champion de la « thèse psychiatrique » s'inscrit en …Le livre d'Achille
DELMAS, champion de la
faux contre ces assertions. Il critique tout d'abord les statistiques sur lesquelles se
« thèse psychiatrique »
dresse la théorie sociogénique du suicide. Il relève les négligences, omissions, s'inscrit en faux contre
erreurs, défauts de contrôle ou de renseignements techniques et les variations des ces assertions. Il critique
méthodes à relevés. Notamment, le fait que les tentatives qui ont échoué ne figurent tout d'abord les statis-
tiques…
pas dans les études statistiques, est une cause d'erreurs considérable. (C'est ainsi, dit-
il, que cet argument avancé par Mario BACHI « est intervenu comme une boule dans
un jeu de quilles »). D'autre part, ce que A. DELMAS appelle le phénomène de « migra-
tion » qui est non seulement changement de lieu mais changement d'état (de célibat
en mariage, d'une religion à une autre, etc.) est essentiellement individuel et dépend
de la psychologie, voire de la psychopathologie plutôt que des facteurs sociaux. Il
incrimine ce qu'il appelle le « paralogisme fondamental » qui consiste à tirer argu-
ment de variations négligeables car elles sont seulement de l'ordre de grandeur des

1. Position qui définit la « sociogenèse » des troubles mentaux aux yeux de ceux qui prennent
pour leurs causes, les effets des troubles psychiques. A cet égard l'école anglo-saxonne est rejoin-
te chez nous par BONNAFÉ et FOLLIN (Évolution Psychiatrique, 1948, n° exceptionnel).

369
ÉTUDE N° 14

erreurs inhérentes à la méthode. Enfin les statistiques utilisées par DURKHEIM et ses
disciples allant de 1826 à nos jours ne lui paraissent pas comparables entre elles :
elles ne décomptent pas les tentatives et elles font l'objet d'interprétations fort diffé-
rentes par les divers sociologues 1.
En réalité, écrit Achille DELMAS, il faut distinguer les « pseudo-suicides » des
« véritables suicides ». Il faut compter comme faux suicides d'abord les morts acci-
dentelles où l'homme se donne la mort par erreur (cela va de soi). Il faut éliminer éga-
lement des « vrais suicides » les réactions suicidaires confuso-démentielles (par
exemple un confus qui se tue en passant par une fenêtre qu'il croit être une porte !)
Faux suicide est encore le suicide « par contrainte » : le sacrifice imposé aux esclaves,
l'holocauste requis par la divinité. Pseudo-suicide de même, l'acte de se donner la
En réalité, écrit Achille mort pour échapper à la douleur ou aux tortures (faux suicide « euthanasique »). Faux
DELMAS, il faut distinguer suicide enfin le suicide « éthique », celui de l'héroïsme, celui de SOCRATE, celui de
les « pseudo-suicides »
CONDORCET, celui du commandant qui se fait sauter avec le fort qu'il commande, etc..
des « véritables sui-
cides »…qui paraissent
Il ne reste donc comme « suicide vrai » que celui qui est l'acte de désirer la mort pour
être toujours le fait ou de la mort. Achille DELMAS parvient donc à cette définition : Le suicide est l'acte par
mélancoliques en état de lequel se donne la mort tout homme qui pouvant choisir de vivre, choisit cependant
crise ou de malades
de mourir en dehors de toute obligation éthique. Or ce suicide-là lui paraît être tou-
atteints de dépression
constitutionnelle, ou d'hy-
jours le fait ou de mélancoliques en état de crise ou de malades atteints de dépression
perémotifs en proie à des constitutionnelle, ou d'hyperémotifs en proie à des crises paroxystiques d'anxiété 2. Il
crises paroxystiques y a en effet, dit notre auteur, incompatibilité entre le « suicide vrai » et l'émotivité nor-
d'anxiété…
male. La difficulté, affirme A. DELMAS, que semblent opposer à cette thèse les faits
de « suicide philosophique » n'est pas sérieuse. Si l'on examine les cas de LUCRÈCE à
CATON, de SCIPION, de BRUTUS ou de SÉNÈQUE, le suicide des stoïciens apparaît
comme une « réaction anxieuse ». Ce ne sont pas des suicides de force et de grandeur
d'âme... ce sont des suicides de faiblesse. Aussi Achille DELMAS rabaisse-t-il au rang

…pour cet auteur le suici-


de légendes les gestes « légendairement » héroïques. Le suicide philosophique est une
de philosophique est une légende comme est légende aussi la fréquence des suicides chez les Japonais qui se
légende… font hara-kiri.
Et le livre se termine par quelques « aphorismes » comme ceux-ci : « Le suicide
est affaire de cénesthésie – la prédisposition anxieuse, qu'elle soit de notion cyclothy-
mique ou hyperémotive, est la seule prédisposition au suicide – la cyclothymie est la
seule grande pourvoyeuse du suicide, on peut approximativement évaluer sa part à
90 % des cas – à l'anxiété de l'hyperémotivité constitutionnelle sont imputables les

1. Un tableau pp. 68-70 indique quelques-unes de ces contradictions.


2. Si le suicide a été (R. van der MADE, La répression du suicide : Revue de Droit pénal et cri-
minologie, Bruxelles, 1948) ou est (en Angleterre) réprimé par la loi, il a pu être autorisé (ALLIEZ,
Singulière législation du suicide au temps de Marseille grecque, Provence Médicale, 1949).

370
LE SUICIDE PATHOLOGIQUE

10 % restants – le sociologue ne peut ouvrir aucune voie à la prophylaxie du suicide,


c'est l'affaire de la biologie ».
— Charles BLONDEL, dans son ouvrage, a cherché à concilier ces deux thèses. On …Charles BLONDEL, dans
son ouvrage (Le suicide,
a pu voir, en effet, qu'elles ne s'opposent pas radicalement, pas aussi « diamétrale-
Strasbourg, 1933), a
ment » en tout cas que l'une et l'autre le prétendent. La thèse sociologique considère la cherché à concilier ces
composante sociale incluse dans le principe de détermination même du suicide, dans deux thèses…
sa motivation. La thèse psychiatrique met l'accent sur les mobiles affectivo-instinctifs
qui conduisent l'individu à cette situation sociale dans laquelle se résume toute situa-
tion vitale. Pas plus que la thèse sociologique n'a le droit d'exclure les facteurs patho-
logiques dont l'importance est primordiale pour un grand nombre de suicides, pas plus
la thèse psychiatrique ne peut ignorer les facteurs sociaux qui peuvent aussi le déter-
miner. Ch. BLONDEL a mis en évidence un certain nombre de faits qui lui paraissent
incontestables. Théoriquement, écrit-il, l'homme qui se tue peut être obsédé, ou psy-
chopathe, ou normal. Il est évident qu'il y a des aliénés qui se tuent et « on ne peut
imputer à ce fait un caractère social qu'à grand renfort de dialectique ». Quant à la réa-
lité du suicide des « psychopathes », des déséquilibrés, elle est « fort complexe », car
le déterminisme de leur suicide dépend autant des conditions du milieu, de leur cha-
grin, de leur malaise ou de leur « mal être » social que de leur maladie. Pour les sui-
cides « normaux », l'évidence est beaucoup moins éclatante aux yeux de Ch. BLONDEL
et on le sent tout près de se rendre aux arguments d'A. DELMAS, notamment quant à
l'importance des facteurs « hyperémotivité » et quant au caractère « légendaire » des
suicides philosophiques. De sorte qu'en définitive il semble bien que, dans l'esprit de
l'auteur, la thèse du médecin psychiatre l'emporte nettement sur celle du sociologue.
…Gabriel DESHAIES,
— Gabriel DESHAIES, examinant à son tour la question 1, critique vivement et jus-
(Psychologie du suicide,
tement la thèse sociologique. Pour lui elle se réduit à trois principes majeurs : le prin- P.U., 1947) examinant à
cipe de constance, le principe d'homogénéité morpho-étiologique et le principe de son tour la question, cri-
sociogénèse. Tout d'abord les sociologues mettent en relief un phénomène de constan- tique vivement et juste-
ment la thèse sociolo-
ce statistique qui n'exprime rien d'autre que la résultante numérique de la probabilité
gique…
des accidents, à peu près constante parce que la quantité des événements humains dans
une collectivité déterminée s'équilibre nécessairement du fait de la constance relative
de leur nombre, de leurs rapports, de leurs activités et de leurs besoins. La constance
du taux du suicide ne suffit donc pas à prouver sa nature sociale. Quant à l'homogé-
néité sociale de la réaction suicide, c'est-à-dire l'unité sociale de la cause et de son
effet, elle est proprement inadmissible. Manger est un phénomène social qui ne dépend
pas d'une cause sociale. En fait, l'aspect social du suicide que personne ne saurait nier
n'équivaut pas à un facteur étiologique nécessaire. Car enfin la « sociogénèse » qui

1. pp. 311 à 323 notamment de son ouvrage.

371
ÉTUDE N° 14

place dans la société la cause du suicide, qui fait du suicide l'effet de la « désintégra-
tion » de la société, est une explication générale qui ne vaut pas pour tous les cas par-
ticuliers et par conséquent cesse d'être générale. Bien plus, comme elle n'explique
aucun cas particulier, elle n'est même pas une explication du tout. C'est qu'en vérité le
suicide échappe à la sociologie, c'est un acte de structure essentiellement psycholo-
gique. Cela ne veut pas dire qu'il soit certes dépourvu de toute charge et de toute valeur
sociale. Le suicide est un comportement socialisé comme toute conduite humaine mais
la société est un moule et non point une matrice. Et G. DESHAIES conclut excellemment
ces quelques pages, les plus vigoureuses de son livre, en déclarant « en face du suici-
dant le médecin ne doit pas être sûr à l'avance qu'il s'agit d'un psychopathe ».
Nous touchons ainsi une fois encore au problème fondamental, pierre d'achoppe-
ment et aussi pierre angulaire de tout problème psychiatrique particulier. Ou le suici-
de est « sociogénique » et il est normal, ou il ne l'est pas et il est pathologique. Tous
…Pour nous il est évi-
les auteurs, qu'ils le veuillent ou non, qu'ils le voient ou non, situent la question sur ce
dent, comme pour G.
DESHAIES, qu'il est aussi terrain, celui qui nous est indiqué par la nature même des choses.
faux et absurde de dire Pour nous il est évident, comme pour G. DESHAIES, qu'il est aussi faux et absurde
que tous les suicides sont de dire que tous les suicides sont « sociogéniques » que de dire que tous les suicides
« sociogéniques » que de
sont « pathologiques ».
dire que tous les suicides
sont « pathologiques »… Le suicide pathologique, nous l'avons étudié comme une forme de comportement
morbide issu de la « matrice » psychopathologique, des structures névrotiques et psy-
chotiques. Il est solidaire des formes morbides de l'angoisse humaine.
…le suicide n'est que l'ex-
A cet égard le suicide n'est que l'expression de l'angoisse, une faim d'anéantisse-
pression de l'angoisse,
une faim d'anéantisse- ment, le geste de la négation dont le caractère pathologique ou non dépend de la struc-
ment, le geste de la néga- ture morbide ou non de l'anxiété à laquelle le suicidant incline, tout à la fois, de s'aban-
tion…il répond à un donner et de se soustraire. Mais qu'il soit normal ou pathologique, il répond à un
besoin spécifique de
besoin spécifique de l'homme, celui qui le pousse à se détruire, à résister à son instinct
l'homme, celui qui le
pousse à se détruire, à de conservation, à lui opposer une force égale et parfois supérieure, à consentir non
résister à son instinct de plus à la vie mais à la mort.
conservation…

§ III. — ESQUISSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DE LA


PROPENSION AU MEURTRE DE SOI-MÊME.

La cohérence de notre propre système risque, par sa rigueur même, de paraître


paradoxale. Nous ne cessons de répéter que la maladie ne peut faire autre chose que
de « libérer » les instances impliquées dans la vie psychologique normale. Si le crime
ou la perversité paraissent monstrueux à l'égard de la nature humaine, le suicide risque
de paraître un contresens, sans écho dans la vie psychique normale. Et pourtant nous

372
LE SUICIDE PATHOLOGIQUE

le contenons tous en nous, comme la vie contient la mort.


La mort pèse de tout le poids de son inertie contre le mouvement même de la vie
selon l'intuition fondamentale de BICHAT. Notre nature est, dans son essence, conflic- …Notre nature est, dans
tuelle et la vie se confond avec le devenir même qui lie l'un à l'autre, l'être et le néant l. son essence, conflictuelle
La volonté de vivre peut même se négativer dans le désir de la mort, car se tuer, cela et la vie se confond avec
le devenir même qui lie
peut être s'attacher encore à la vie 2, et accéder dans une certaine forme de suicide à la
l'un à l'autre, l'être et le
liberté suprême, au point où l'affirmation de la vie devient sa propre négation. Cette néant…
obscure dialectique de l'instinct de vie et de l'instinct de mort constitue la racine de
tous les suicides. Seule varie la structure phénoménologique de la conscience suici-
dante soit qu'elle se ramasse à l'extrême pointe d'un acte personnel de haute tension,
soit qu'elle se dissolve jusqu'à ne plus coïncider qu'avec la forme aveugle et opaque de
la pulsion ou du tropisme, du retour « in cinerem ».
Une autre ambiguïté est encore enveloppée dans l'idée de suicide, c'est celle de la
profonde liaison qui unit le désir de sa propre mort au désir de la mort d'autrui. L'école
criminologique de la fin du XIXe siècle avait bien mis en évidence cette relation qui
« anastomose » le suicide à l'homicide (LACASSAGNE, CORRE, FERRI, etc.). Toutes les
études psychanalytiques du suicide, dont celles de FRIEDMANN (1935), de A. GARMA
(1935), de G. ZILBOORG (1936), etc. notamment, sont presque entièrement conduites
en fonction de la relation qui unit la pulsion auto-agressive et la tendance hétéro-agres-
sive et ne cessent de paraphraser le mot de STECKEL : « Personne ne se suicide qui n'ait
désiré la mort de quelqu'un ». C'est par le complexe de culpabilité et d'auto-punition
que se trouvent, en effet, cliniquement liés l'homicide et le suicide.
Ainsi, c'est dans les profondeurs de l'inconscient et de l'instinct que doit être recher- …c'est dans les profon-
deurs de l'inconscient et
chée l'instance suicide que la maladie « libère ». Mais, plus superficiellement, ce qu'el-
de l'instinct que doit être
le libère, c'est le désir de fuir la vie, de chercher un refuge dans la mort. Soit qu'il s'agis- recherchée l'instance sui-
se d'une constellation idéo-affective (dégoût de l'existence, conflits sociaux et fami- cide que la maladie
liaux, idéaux inassouvis, passions) qui constitue une forme d'organisation des ten- « libère »…

dances de la personnalité, soit qu'affleurent à la conscience, qu'y « remontent » les


images les plus archaïques par le sourd travail auquel nous faisions précédemment allu-
sion. Les psychanalystes ont parlé à ce propos de l'instinct de mort, de la « destrudo »
opposée à la « libido ». En fait, le désir de vivre, de persévérer dans son être est pour
ainsi dire soudé au désir de finir, de se protéger par la mort. Sous les mécanismes psy-
chologiques conscients de suicide, il y a un substratum plus profond et, sans paradoxe,
vraiment « vital » de la propulsion au suicide. Le désir de mourir peut se présenter à

1. Werther s'écrie avant le tragique et romantique dénouement de son existence : « Mourir!


Tombeau! paroles que je ne comprends pas... L'humanité ne comprend ni le commencement, ni
la fin de son existence ».
2. Le motif du suicide c'est la vie même (KAUDERS, Nervenarzt, 1934).

373
ÉTUDE N° 14

nous comme un devoir ou comme une solution. Pour si « légendaire » (c'est-à-dire «


inexistant ») que soit le suicide héroïque, l'hara-kiri, aux yeux d'A. DELMAS et de
Charles BLONDEL, sa légende même est assez enracinée dans le culte que l'humanité a
voué à ses héros pour que nous en acceptions la réalité, la vérité. Et l'expérience récen-
te des atrocités, des cachots, des luttes clandestines, des « morts sans sépultures », de
la peur sacrée de se laisser arracher par la torture son secret dans un moment de fai-
blesse, rejoint celle des Saint-Cyriens en gants blancs de 1914 ou celle des hommes-
torpilles, pour inscrire en traits fulgurants la volonté de mourir par idéal qui requiert un
tel engagement éthique que s'offrir à la mort équivaut à se la donner. L'holocauste et le
…L'holocauste et le sacrifice ne sont pas de « faux suicides », ils consacrent la liberté de l'être de disposer
sacrifice ne sont pas de de lui-même pour une fin morale d'autant plus éclatante que le désir de la vie reste plus
« faux suicides », ils fort, et plus vif le regret de la quitter. Ici le suicide est oblatif et tend à satisfaire un
consacrent la liberté de
impératif catégorique. A un degré moindre, le devoir s'impose encore de mourir et de
l'être de disposer de lui-
même pour une fin mora- se donner la mort pour sauver l'honneur de sa vie ou celui de son groupe familial et
le d'autant plus éclatante social. Son propre honneur peut être engagé dans une conception stoïcienne de la vie
que le désir de la vie reste qui exige d'être et de demeurer le maître de son destin, d'achever sa vie dans les deux
plus fort, et plus vif le
sens du mot « achever », c'est-à-dire d'y mettre un terme et de la conduire jusqu'à une
regret de la quitter…
suprême perfection, celle de sa souveraine liberté. Il ne faut pas ici seulement invoquer
CATON, SÉNÈQUE ou Marc AURÈLE, mais, plus près de nous, J. VACHÉ ou A. CRAVEN
dont le « cynisme » a atteint la forme même d'un devoir « à rebours » dans le tragique
élan d'une jeunesse révoltée. Car en cueillant, selon le mot dernier du livre de G.
DESHAIES, le lys noir de la mort, c'est à l'absolu d'une volonté entièrement autonome
…il y a quelque chose de
qu'ils ont choisi de se conformer. On sait les sottises que l'on a écrites, ces derniers
vrai pourtant à considé-
rer la conception philoso- temps, sur le pessimisme des « existentialistes », ces héritiers malgré eux d'une tradi-
phique de SARTRE comme tion romantique séculaire. Mais il y a quelque chose de vrai pourtant à considérer la
une intuition de la liberté conception philosophique de SARTRE comme une intuition de la liberté qui, substituée
qui, substituée ou identi-
ou identifiée à l'instinct, tend « nécessairement » vers l'anéantissement, conception qui
fiée à l'instinct, tend
« nécessairement » vers plonge ses profondes racines dans SCHOPENHAUER et SAKIAMOUNI.
l'anéantissement… Enfin, le devoir peut se présenter sous la forme d'une expiation pour celui qui a
trahi, comme pour celui qui est, ou plus généralement pour celui qui se sent respon-
sable ou seulement complice d'un crime. C'est que le suicide est aussi une solution. Il
prend la valeur et la forme d'un moyen de défense ou d'attaque. C'est alors que la mort
apparaît comme une fin désirable et même la seule fin désirable, le terme assigné à une
situation vitale insupportable. Le suicide est, dans ce cas, soit une porte de secours, soit
une porte de sortie (G. DESHAIES) : c'est l'issue qui se présente à la conscience mal-
heureuse. Les difficultés vitales, les chagrins, la misère, l'écrasement de l'individu sous
le poids d'un malheur immense qui obstrue toutes ses perspectives existentielles, l'ac-
culent à renoncer à la vie, à lui préférer la mort dans un acte de désespoir et de fuite.

374
LE SUICIDE PATHOLOGIQUE

La révolte, le désir d'insulter en une suprême invective, de se venger, d'infliger à autrui


une punition, de transférer sur les autres la responsabilité de sa propre mort peuvent …transférer sur les autres
donner une valeur agressive au moyen qu'est alors le suicide pour s'assurer à soi-même la responsabilité de sa
propre mort peut donner
la paix et laisser aux autres le Mal 1. Cette forme de suicide « trans-agressionnel »
une valeur agressive au
prend fréquemment naissance dans les états d'exaspération, de rage et de colère et moyen qu'est alors le sui-
marque alors une inversion paroxystique du système d'agressivité qui, comme la queue cide pour s'assurer à soi-
du scorpion, est dirigée contre soi-même. même la paix et laisser
aux autres le Mal…
Tels sont les « mobiles » conscients du suicide, ses ressorts psychologiques, ceux
qui nous le rendent « compréhensible » et que nous sommes bien obligés d'appeler
« normaux ».
Mais la réaction suicide peut être déterminée par une infrastructure plus profonde,
par l'actualisation du système des pulsions sadomasochistes auto-agressives. Et quand
cette propension à fuir la vie, inscrite « en puissance » au fond de nous-même, devient …quand cette propension
à fuir la vie, inscrite « en
la tragique actualité de la conscience suicidante, alors c'est qu'il existe une structure
puissance » au fond de
régressive névrotique ou psychotique, véritable matrice de la mort. Les pulsions auto- nous-même, devient la
punitives, source inconsciente de la pseudo-morale des névroses ou des psychoses tragique actualité de la
(Ch. ODIER 2) précipitent les malades vers la mort par soif de sacrifice, de châtiment, conscience suicidante,
alors c'est qu'il existe une
d'holocauste où se retrouve non plus la structure « compréhensible » de l'acte libre de
structure régressive
l'héroïsme et du « devoir » mais le jeu des fantasmes complexuels, des impératifs névrotique ou psycho-
névrotiques, des injonctions du sur-moi. Nous venons de rappeler combien à ce niveau tique, véritable matrice
de la « pré-morale » 3 inconsciente du sur-moi les pulsions masochistes et sadistes sont de la mort…

intimement liées. FRIEDMANN, dans le travail 4 auquel nous avons fait plus haut allu-
sion, a admirablement montré les liaisons profondes qui unissent le désir de donner la
mort et celui de se l'infliger. Un sociologue italien, E. FERRI 5, avait souligné que les
statistiques montrent une étroite solidarité entre les actes hétéro- et auto-agressifs, en
ce sens que là où il y avait beaucoup de suicides il y avait moins d'homicides. Tout se
passerait donc comme si le suicide et l'homicide représentaient deux manifestations
alternantes et complémentaires d'un même penchant 1. La liaison des tendances agres-

1. ADLER a particulièrement insisté sur la composante vindicatrice du suicide, sorte d'agression et


de revanche contre le « Milieu » de l'existence malheureuse (cf. un peu plus loin l'allusion que
nous faisons au travail de GARMA).
2. Ch. ODIER, Les deux sources conscientes et inconscientes de la vie morale, 2e édit., Neuf-châ-
tel, 1947, (cf. notamment le tableau comparatif des deux systèmes moraux, pp. 211 à 293).
3. Cette expression « Pré-morale » revient constamment dans le livre de HESNARD, L'univers mor-
bide de la faute (Paris, 1949). Mais nous n'avons pas su trouver dans cet ouvrage d'analyse inté-
ressante du comportement suicidaire.
4. FRIEDMANN, Sur le suicide, Revue française et Psychanalyse, 1935.
5. E. FERRI, Omicidio-Suicidio, Turin, 1925.

375
ÉTUDE N° 14

sives et de l'auto-destruction est cependant rendue sensible dans de nombreux cas d'ob-
sessions et de mélancolies que nous offre la clinique. La rareté des suicides chez les
schizophrènes et la fréquence de leurs impulsions hétéro-agressives est à souligner
également. Quoi qu'il en soit d'ailleurs, l'appareil pulsionnel et tous les ressorts de l'an-
goisse nous sont depuis FREUD assez bien connus pour que nous n'ayons aucune peine
à admettre que les injonctions sinon les décrets de la « Justice » inconsciente du « sur-
moi » ne sont autres que les sentences de mort selon la Loi du Talion : la mort est tou-
jours requise pour la mort désirée. La signification du mécanisme pathologique du sui-
…La signification du cide a été admirablement mise à jour par les travaux des psychanalystes et notamment
mécanisme pathologique de A. GARMA 2 dans son excellente étude. Il insiste sur la projection des pulsions hété-
du suicide a été admi-
ro-agressives comme si le meurtre de soi-même manifestait dans la mélancolie à la fois
rable ment mise à jour
par les travaux des psy- la révolte, la vengeance et la haine inconscientes et constituait le seul moyen de pos-
chanalystes et notamment séder l'objet libidinal désiré et « perdu », de l'entraîner – par le fantasme de l'immola-
de A. GARMA… tion – dans la mort.
Un autre aspect du système pulsionnel doit être encore rappelé : ce sont ces forces
de la « pesanteur » dans le monde de la vie que sont les « Instincts de Mort ».
L'organisation instinctuelle, selon FREUD, se partage, nous l'avons vu, en deux cou-
rants : l'un constitue la composante libidinale (instincts sexuels objectaux ou centri-
fuges et instincts sexuels du moi ou centripètes), l'autre, la composante létale (instincts
objectaux d'agressivité, de haine hétéro-destructive et instinctive, centripète, auto-des-
tructive). Ce n'est pas dire autre chose, au fond, que d'affirmer une fois de plus que le
« réflexe de mort » est immanent à la nature humaine 3, que notre vie psychique ne se
L'instinct de mort […]
déploie que contre une tendance à la mort, comme si notre existence comportait elle
principe d'inertie, d'en-
tropie qui nous incline aussi un principe d'inertie, d'entropie, qui nous incline vers la mort, la destruction et
vers la mort… l'anéantissement de notre monde.

1. Ce point de fait a d'ailleurs été contesté par les sociologues. Si DESPINE, (Psychologie naturel-
le, Paris, 1868) l'avait fait sien, HALBWACHS, pp. 295 à 318, ne l'admet pas et il s'inscrit en faux
contre ce qu'il appelle la « loi de FERRI ».
2. A. GARMA, El suicidio, in Psicoanalisis de la Melancolia, (Buenos-Aires 1948), article paru
dans Imago (1937). Dans ce travail, le psychanalyste argentin utilise surtout les coutumes et
représentations collectives d'un grand nombre de pays ou de peuplades d'après l'ouvrage de J.
WIESE, Sebstmord und Jodesfurcht bei den Naturvölker, 1933.
3. On le retrouve d'ailleurs chez les animaux. Si le fameux cas du scorpion, observé d'après
ROMANES par W. G. BIDRE, n'a pas résisté aux sagaces observations de J. H. FABRE, si la chamelle
et la jument dont Aristote nous rapporte qu'elles périrent de honte d'avoir été couvertes par leurs
rejetons nous apparaissent comme des cas à tout le moins peu scientifiquement étudiés, G. J.
ROMANES (1898), un vétérinaire LEPINAY (1925) et Achille URBAIN (Psychologie des Animaux
sauvage, Paris, 1940) admettent que certains animaux « se laissent mourir », observation que tous
les éleveurs, toutes les basse-courières sont, paraît-il, à même de faire fréquemment.

376
LE SUICIDE PATHOLOGIQUE

L'angoisse c'est, nous le verrons dans l'Étude suivante, le vertige devant le temps
ouvert et c'est aussi par rapport à la Durée que le suicidant prend position, comme l'a
fort bien vu DESHAIES 1. Soit que la conscience suicidante tende vers une néantisation …c'est aussi par rapport
de l'avenir dans une contraction compacte de tout le passé perdu et de tout l'impossible à la Durée que le suici-
dant prend position,
présent, soit que, optimiste au delà de son pessimisme, elle suppose que l'horloge ne
comme l'a fort bien vu
s'arrêtera point et qu'elle désire seulement une métamorphose et une résurrection s'il DESHAIES…
est vrai que pour elle, comme l'a écrit E. MINKOWSKI 2, « la mort en tant que destruc-
tion engendre un devenir et non point un être... »

1. La loi de l'heure, p. 305.


2. E. MINKOWSKI, Le temps vécu, 1933, p. 123.

377
ÉTUDE N° 14

PRINCIPAUX TRAVAUX A CONSULTER

Hans ROST a établi une immense Bibliographie des Selbstmords (I vol., Augsbourg,
1927).
ESQUIROL, Suicide, Dictionnaire des Sciences Médicales.
CAZAUVIEILH, Du Suicide, Baillere, Paris, 1840.
LISLE, Du Suicide, Paris, 1856.
BRIÈRE DE BOISMONT, Du Suicide, Paris, 1856.
MASSARYK, Der Selbstmord als soziale Masseners der mod. Zivilisation, 1881.
CARRIER, Obsessions et impulsions au suicide, Thèse, Paris, 1899.
DUCOSTE, Le suicide impulsif conscient (Épilepsie consciente), Thèse, Paris, 1899.
MOREAU (Jacques), Suicides et crimes étranges, Paris, 1899.
DURKHEIM (Emile), Le suicide, Étude sociologique, Alcan, Paris, 1897.
KROSE S. J., Der Selbstmord ah sozialstatistiche Erscheinungen, Cologne, 1905.
KROSE S. J., Die Recherchen der Selbstmord Häufigkeit, Fribourg i. B., 1906.
MAYER (VON) (Georges), Statistik und Gesellschaftslehre, Tubingue, 1917.
BAYET (Albert), Le suicide et la Morale, Paris, 1922.
SERIN (Mlle), Une enquête sur le suicide, Annales Médico-Psychol. Paris, 1926.
HALBWACHS (M.), Les causes du suicide, Alcan, Paris 1930.
MERLOO, Ueber die Beurteilung der Selbstmordneigung, Zeitsch.f. d.g. Neuro. und
Psych., 1932.
BLONDEL (Charles), Le suicide, Strasbourg, 1933.
DELMAS (Achille), Psychologie pathologique du suicide, Alcan, Paris, 1932.
MOORE (Merill), Cases of attempted suicide, etc., The New-York England Jour. of
Medicin, 1937.
FRIEDMANN, Sur le suicide, Revue française de Psychanalyse, 1935.
GARMA (Angel), Psychologie des Selbstmordes, Imago, 1937, et en espagnol : El
Suicido, in Psicanalisis de la Melancolia, Buenos-Aires, 1948.
ZILBOORG (G.), Differential diagnostic types of Suicid, Archiv. of Neurology, 1936, 35,
pp. 276-291.
ZILBOORG (G.), Suicid among civilized and primitive races, Amer. Jour. of Psych.,
1935-1936, 92. pp. 1347-1369.
GRUELHE, Geographie des Selbstmordes, Nevenarzt, 1940.
MARCHAND et DE AJURIAGUERRA, Le suicide chez les épileptiques, Presse Médicale,
1941, et Épilepsies, pp. 258 à 274.
LE MOAL, Suicide et chantage au suicide chez l'enfant, Thèse, Paris, 1944.
DESHAIES (Gabriel), Psychologie du suicide, P. U., Paris, 1947.

378
Étude n° 15 9. Les troubles de la mémoire.
10. La catatonie.
11. Impulsions.

ANXIÉTÉ MORBIDE
12. Exhibitionnisme.
13. Perversité et perversions.
14. Le suicide pathologique.
15. Anxiété morbide.
16. Délire des négations.
17. Hypochondrie.
18. Jalousie morbide.
19. Mégalomanie.

L'anxiété est un désarroi vécu dans l'attente poignante d'un danger imminent. Elle …L'anxiété est un désar-
s'exprime par les manifestations émotionnelles de l'angoisse. Certains auteurs, comme roi vécu dans l'attente
poignante d'un danger
Mlle BOUTONIER 1 par exemple, ne distinguent pas l'angoisse de l'anxiété, se confor-
imminent. Elle s'exprime
mant ainsi à une vieille tradition humaniste. Cependant, dans le langage habituel de la par les manifestations
psychologie médicale, on tend à réserver au terme d' « angoisse » le sens qui s'attache émotionnelles de l'an-
au terme latin d' « angor », c'est-à-dire que le mot désigne essentiellement les phéno- goisse…

mènes physiques de cette émotion et son « vécu » perceptif, ce par quoi elle est
« éprouvée » dans le corps.
L'anxiété (ou si l'on veut l'angoisse 2 ) est donc un « état affectif » qui se rencontre
à tous les tournants de l'existence et sous toutes les formes de la condition humaine.
Mais il existe des états d'anxiété morbide plus ou moins durables, et détachés comme
l'hallucination d'un objet réel ; il s'agit d'une émotion, d'un « affect » qui entre dans le
contenu vivant de la plupart des névroses et des psychoses. Cette forme de réaction
affective pathologique est si générale que, loin de constituer un symptôme, ou un syn-
drome bien délimité, elle entre peu ou prou dans la structure même de tous les états
psycho-pathologiques qu'elle colore ainsi d'un des plus spécifiques reflets de l'âme
humaine, l'inquiétude et la peur 3. L'anxiété est, à cet égard, l'horizon de l'univers de
la faute qui selon HESNARD 4 constitue la structure des névroses et des psychoses.

1. Mlle J. BOUTONIER, L'angoisse, I vol., Paris, 1945. Ouvrage fondamental auquel nous aurons
constamment à nous référer. — Pour HESNARD, l'angoisse est paroxystique et l'anxiété constitue
une forme subaiguë ou torpide de l'angoisse.
2. Il nous arrivera parfois au cours de cette étude d'employer indifféremment les termes d'an-
goisse ou d'anxiété. Toutes les fois que nous parlons de l'angoisse au sens strictement physiolo-
gique, nous préciserons « angoisse constrictive ».
3. Rappelons que, pour GRIESINGER, l'état de dépression mélancolique constituait le fond commun
de toutes les psychoses.
4. HESNARD, L'univers morbide de la faute, Paris, P. U.F., 1949.

379
ÉTUDE N° 15

§ I. — ANALYSE PSYCHOLOGIQUE DES SENTIMENTS


D'ANXIÉTÉ
II est assez difficile de pénétrer le « vécu » de cette forme de conscience boule-
versée qui se vit comme « anxiété », en se constituant, selon un mode d'organisation
catastrophique, face à un danger parfois pressant et imminent, mais parfois absent ou
même imaginaire. DEVAUX et LOGRE 1 ont souligné le caractère « paradoxal et contra-
dictoire » de ce sentiment qui suppose à la fois la présence et l'absence de sa cause, ou
…sous l'empire [de l'an- plutôt de son objet : sous son empire, se désorganise notre existence actuelle par l'in-
goisse], se désorganise troduction de l'image cataclysmique d'un péril futur ou d'une déroute possible.
notre existence actuelle
L'ambiguïté même de la structure anxieuse se retrouve encore dans l'amphigourie
par l'introduction de
l'image cataclysmique d'autres termes antinomiques : révolte et résignation, désir et crainte, répulsion et
d'un péril futur ou d'une attraction, par quoi l'anxiété s'apparente, dans sa racine même, au vertige.
déroute possible… Trois aspects fondamentaux de cet état affectif vertigineux méritent d'être décrits :
l'amplification péjorative, l'attente et le désarroi.
1° L'AMPLIFICATION PÉJORATIVE.
Dans la structure même de l'anxiété s'inscrit le mouvement imaginatif qui en figure
l'objet. Il accroît jusqu'à l'absurde les perspectives pessimistes du malheur, quand il ne le
crée pas de toutes pièces. L'anxiété est peuplée de formes fantomatiques d'images et de
péripéties imaginaires qui se déploient et s'agitent dans un enchaînement à la fois futur
et inévitable. Elle est vécue comme elle naît, dans une fiction qui l'exagère et l'entretient,
en ouvrant à la conscience une inépuisable intentionnalité de mystère et de catastrophe.
En se prolongeant ainsi par le mouvement même qui la constitue dans une sorte d'hy-
perbole fantastique, l'anxiété s'engage dans la voie d'expressions toujours plus tragiques
et grandiloquentes. C'est dans ce décor élargi jusqu'aux proportions d'une tragédie qu'est
vécu le monde des fantômes et des fantasmes terrifiants : je me sens au centre d'un drame
qui monte et m'environne, comme pris dans les spirales d'un cauchemar cosmique.
2° L'ATTENTE DU DANGER.
L'effroi et l'attente du péril futur, et même imminent, font partie intégrante de
l'anxiété. Le sentiment que le danger est là, inévitable et fatal, suspendu sur ma tête,
qu'il me touche déjà, qu'il est en moi, diffus dans l'ensemble de ma situation vitale,
qu'il rôde, qu'il m'étreint, qu'il me contracte dans une paralysie que, seul, le malheur
peut et doit terminer. La peur de la douleur, du morcellement du corps, du châtiment,
de la torture, du mal et de la mort dresse devant moi un avenir opaque et inconnu qui
s'avance vers moi comme un monstre. Même quand la conscience ne revêt pas cette
forme véritablement panique, quand elle dilue ou disperse son émotion, ou encore la
suspend dans une projection différée dans le temps, quand elle est plus grosse d'avenir

1. DEVAUX et LOGRE, Les Anxieux, Étude Clinique, Paris, 1917.

380
ANXIÉTÉ MORBIDE

que de présent, elle se constitue en forme d'inquiétude, d'appréhension, de perplexité


et « ce qui va arriver » m'apparaît gros de menaces comme un trou noir qui m'aspire
ou un abîme sans fond prêt à m'engloutir. Dirigée, au contraire, vers le passé, et comme
renversée dans un mouvement rétro-actif, sans cesser d'être tout à fait actuelle, elle
colore ce qui a été vécu de ce qui est vécu ; elle inflige à l'image de ce qui a été la dis-
torsion catastrophique de ce qui est ou va être maintenant : comme si ce que je pres-
sens ou ressens avait déjà été, avait déjà commencé, avait déjà été annoncé ou avait
déjà été déterminé dans la fatale anticipation du malheur actuel 1.
3° LE DÉSARROI.
L'anxiété est, au sens étymologique du terme, une agonie, c'est-à-dire une lutte où
je me débats contre le monde et moi-même, dans une atmosphère néfaste de danger,
de peur, d'impuissance, d'inconnu et de mystère, où je me sens pantelant et perplexe,
…c'est de l'espoir que
désarçonné. De cette désorganisation des forces vitales, de ce bouleversement des naît précisément le déses-
perspectives sereines d'avenir, monte cependant une aspiration profonde contrariée et poir, en tant qu'il n'est
affirmée à la fois : c'est ma volonté de vivre, d'agir, de m'échapper, d'aller de l'avant, pas seulement fuite et
renoncement, mais peut
d'aller au-devant de la mort, de m'ensevelir sous la vie, mais encore dans la vie. Ce qui
être aussi l'étreinte
a fait dire à STECKEL que la peur c'est la volonté d'être immortel. Et c'est de cette révol- suprême de la vie, une
te de l'instinct et de cet espoir que naît précisément le désespoir, en tant qu'il n'est pas affirmation de l'être
seulement fuite et renoncement, mais peut être aussi l'étreinte suprême de la vie, une devant le néant, une
négation de la négation…
affirmation de l'être devant le néant, une négation de la négation 2.
Nous examinerons plus loin les conceptions philosophiques qui expliquent l'an-
goisse humaine, ou, mieux, partent de l'angoisse humaine. Disons simplement ici
quelques mots sur les discriminations que font les psychologues ou les psychiatres
entre les divers sentiments « angoissants » qui composent l'anxiété sans se confondre
complètement avec elle.
Pour beaucoup de médecins, ainsi que le remarquait, il y a longtemps,
LÖWENFELD 3, les termes « angoisse », « anxiété », ou « peur » ont un contenu iden-
tique. Il est remarquable que tous les anciens auteurs parlaient seulement de peur ou de
pantophobie. C'est ainsi que DARWIN, MOSSO, MAC DOUGALL, RIBOT, étudiant les réac-
tions émotionnelles aux situations pénibles, douloureuses ou terrifiantes, ne prononcent
jamais ni le mot d'angoisse ni celui d'anxiété. Leurs descriptions des réactions passives
ou actives, des « paralysies » et des mouvements provoqués par ces émotions sont pas-
sées presque telles quelles dans l'étude que Georges DUMAS 4 a consacrée aux expres-

1. C'est en ce sens que M. L. BOVET, dans sa leçon inaugurale à la Faculté de Lausanne, le 12 juin
1942, disait : « Si l'avenir est bien le père de l'angoisse, le passé en est la nourrice ».
2. C'est le sens de l'analyse de Éd. PICHON, Mort, angoisse et négation, Évol. Psych., 1947.
3. LÖWENFELD, Münch. Med. Woch., 1895 et 1897.
4. G. DUMAS, Nouveau Traité de Psychologie, t. III, 1933.

381
ÉTUDE N° 15

sions des émotions, sans que lui-même d'ailleurs assez paradoxalement étudie l'angois-
se. Plus tard, presque tous les auteurs qui se sont occupés de l'angoisse ou de l'anxiété
ont tenté, sans y parvenir complètement, de distinguer cette « émotion » de la masse des
sentiments douloureux ou effrayants avec lesquels elle fait plus ou moins corps. E.
MIRA1 a tenté de distinguer les phases successives du déroulement catastrophique de la
conscience angoissée : la pusillanimité (prudencia, huída profiláctica) — les précau-
tions de l'expectative où se concentre la préoccupation — l'alarme qui déjà désorgani-
se le rythme psychique — l'angoisse anxieuse (angustia ansiosa) avec sa tempête psy-
cho-motrice, — la panique où l'être s'en remet aux forces obscures qui le composent et
s'abandonne à la réaction catastrophique — la terreur, enfin, qui pétrifie.
Mlle BOUTONIER sépare l'angoisse de l'inquiétude, en ce que l'inquiétude implique
un doute : « elle vous harcèle, mais elle n'est pas poignante ».
Mais c'est surtout relativement à « la peur » que l'angoisse reste très difficile à
délimiter, la peur, elle-même, étant une émotion qui admet une pluralité de réactions
et de nuances affectives. C'est ainsi que BROUSSEAU 2 a distingué trois types de peurs :
la crainte, la frayeur et la terreur, qui s'accordent, par avance et assez bien, avec l'ana-
lyse de E. MIRA. ARTHUS 3 a étudié, lui aussi, globalement, il y a quelques années, les
« peurs pathologiques ». Mais un certain nombre de psychologues et de psychiatres se
sont toujours appliqués à distinguer l'anxiété de la peur (par exemple STECKEL 4,
…la peur est constituée STÖRRING 5 et Mlle BOUTONIER) en ce que la peur est constituée par une réaction de
par une réaction de défense (immobilisation ou fuite) à l'égard d'un objet présent, tandis que l'angoisse ou
défense (immobilisation
l'anxiété, comme nous l'avons vu, préfigure dans sa structure un danger à venir, et par
ou fuite) à l'égard d'un
objet présent, tandis que là même, plus vague, incertain, mystérieux et lancinant. Dans la crainte, les représen-
l'angoisse ou l'anxiété, tations tiennent un rôle prépondérant. Les Allemands, à propos de la « Furcht » (terme
comme nous l'avons vu, qui semble représenter une synthèse des sentiments de crainte et de frayeur), ont natu-
préfigure dans sa structu-
rellement beaucoup discuté de ses rapports avec l'angoisse (Angst). Nous empruntons
re un danger à venir, et
par là même, plus vague, à STÖRRING quelques indications à ce sujet : GOLDSTEIN 6, dit-il, définit la crainte
incertain, mystérieux et comme un sentiment où se vit la possibilité de l'angoisse à travers l'imagination. W.
lancinant… STERN 7 a insisté sur le fait que, dans la crainte, le sentiment se porte sur l'objet de la
crainte, tandis que dans l'angoisse il reste orienté vers le sujet. Il peut être d'un intérêt
simplement pittoresque de rapporter à ce sujet l'enquête faite par P. SKAWRAN (1930)

1. E. MIRA, Análisis estructural del miedo, Archivos de Psicología, Buenos-Aires, 1941.


2. BROUSSEAU, Essai sur la Peur aux Armées, Thèse, Paris, 1920.
3. ARTHUS, Les peurs pathologiques, Paris, 1935.
4. W. STECKEL, Les états d'angoisse nerveux et leur traitement, traduction française, Payot, 1930.
5. STÖRRING, Zur Psychopathologie und Klinik der Angstztlstände, Berlin, 1934.
6. K. GOLDSTEIN, Zur Problem der Angst, All. Arztlisch. Zeitschr. fur Psychotherapie, 1929, II,
pp. 409 à 437.
7. W. STERN, Psychologie der frühen Kindheit, Leipzig, 5e édition, 1928.

382
ANXIÉTÉ MORBIDE

sur quinze personnes de nationalité, sexes ou cultures divers. Dans la plupart des cas,
l'emploi synonymique des deux expressions s'est révélé assez constant pour que
STÖRRING 1 conclue que la crainte n'est qu'une forme spécialisée de l'angoisse, celle
…On trouvera dans l'ou-
qui a un objet particulier, tandis que l'angoisse reste orientée plus vaguement vers vrage de Mlle BOUTONIER
l'avenir et vers le sujet. Quant à la terreur, elle est, selon BROUSSEAU, une peur paraly- une subtile distinction
sante et qui déforme jusqu'à la perception nette du danger. Les Allemands, sous le nom entre la peur et l'angois-
se, et dans le travail si
de « Schreck », insistent également sur le caractère paralysant et stuporeux de la ter-
original, profond, et par-
reur. On trouvera dans l'ouvrage de Mlle BOUTONIER 2 une subtile distinction entre la fois humoristiquement
peur et l'angoisse, et dans le travail si original, profond, et parfois humoristiquement poignant d'Edouard
poignant d'Edouard PICHON 3 des aperçus fulgurants sur les multiples facettes de l'an- PICHON des aperçus ful-
gurants sur les multiples
goisse (peur, terreur, venette, trouille, etc.) qui véritablement engagent le problème
facettes de l'angoisse…
hors des querelles de mots, jusqu'au fond des choses.
Un autre aspect psychologique de la conscience angoissée c'est le conflit des ten- …Un autre aspect psy-
dances qui la partage et la déchire. Pour BOVEN 4 l'anxiété est essentiellement un chologique de la
conscience angoissée
désarroi de l'être qui vit la profonde discordance des tendances qui le constituent. Il a
c'est le conflit des ten-
très bien étudié ce qu'il appelle 1' « agonévrose », ou névrose de combat, caractérisée dances qui la partage et
par la lutte intérieure que se livrent les tendances antagoniques déchaînées en une véri- la déchire…
table « guerre civile ». L'angoisse est pour lui « une figuration d'actions contradictoires
et simultanées » qui se joue sur un « théâtre de fantômes ». De sorte que, écrit-il,
« dans le syndrome anxieux, c'est d'un déchirement de l'être que naît l'angoisse. Aux
spectres des sentiments répondent des actions fantômes, et les actions fantômes s'ébau-
chent dans la conscience anxieuse, s'opposant à d'autres ébauches. Elles s'inscrivent en
majuscules ou par leur premier mot, dans les gesticulations et la mimique. Elles y bal-
butient, pourrait-on dire. Remplacez tout un discours par ces premiers mots, comme
on fait pour les bulles du pape, ou toute une activité par le mouvement initial et vous
aurez l'image des abréviations de l'action dans l'anxiété ». STÖRRING met également
l'accent sur l'opposition entre la vie affective profonde et puissante et la « volonté éton-
namment débile ». Quant à Mlle BOUTONIER, elle a justement mis en évidence, comme
fondement de l'angoisse, une autre faiblesse, la structure ambivalente du sujet :
« l'anxiété siège en ce point commun à toutes les directions divergentes d'évasion. Ce
serait un soulagement que de pouvoir ramener l'anxiété à un conflit d'idées ! Mais l'an-
goisse, on pourrait dire qu'elle ne peut que se vivre ». Et, se référant immanquablement
au vertige, l'auteur poursuit : « Quand j'ai le vertige, je ne peux pas être en même temps

1. STÖRRING, op. cit., pp. 9 à 11.


2.Mlle BOUTONIER, op. cit., pp. 10 à 42.
3. E. PICHON, Mort, angoisse et négation, Évol. Psych., 1947, n° 1, pp. 23-24.
4. W. BOVEN, L'anxiété, Paris et Neuchâtel, 1939. Ses analyses si vivantes et pittoresques de l'an-
goisse névrotique touchent parfois, et comme en se jouant, jusqu'au fond du problème de l'an-
goisse humaine.

383
ÉTUDE N° 15

celui qui continue son chemin, et celui qui va se précipiter dans le vide. C'est moi qui
ne peux plus choisir, et non les choses qui m'en empêchent. C'est moi qui suis en même
temps la personne à qui s'offre l'alternative, et celle qui l'offre. Je suis cette alternati-
ve même, et je ne peux même plus, à partir de ce point, où je vis l'angoisse, dessiner
les lignes divergentes des possibles. Je fais trop étroitement corps avec l'angoisse, pour
…« Je ne suis plus que cet avoir même l'illusion de la dominer un moment. Je ne suis plus que cet écartèlement
écartèlement dont je ne
dont je ne peux pas plus m'arracher que de ma vie même ». Enfin, comme nous le ver-
peux pas plus m'arracher
que de ma vie même »…
rons plus loin, tous les psychanalystes et beaucoup de cliniciens ou de psychologues
J .BOUTONIER. admettent, avec HESNARD, que le sentiment de culpabilité fait partie intégrante de l'an-
goisse. Vivre un danger seulement imaginaire ou actualiser un péril futur, c'est déjà s'y
livrer soi-même par anticipation, par crainte ou sous l'effet d'une implacable contrain-
te intérieure. Cette contrainte c'est précisément le besoin atroce de se faire peur, d'avoir
peur de mêler la menace d'une catastrophe virtuelle à son existence, de suspendre le
glaive de la « justice intérieure » comme une épée de Damoclès sur son Destin. De
telle sorte que dans l'angoisse d'une catastrophe même réelle, mais dans laquelle
l'anxiété projette nécessairement un complément fantasmique (comme dans le cauche-
mar ou le délire) la panique serait tout à la fois terreur de la mort, du châtiment et de
la « peine de mort ».

Si nous examinons maintenant quelles organisations thématiques, quelles synthèses idéo-


affectives émergent de l'anxiété et constituent sa trame significative, nous pouvons distinguer, à
cet égard, la grande anxiété et la petite anxiété, conformément à ce que nous suggère la clinique.
…A la grande anxiété A la grande anxiété correspondent les organisations propres au cauchemar.
correspondent les organi- Le mystère. L'opacité de mon avenir menaçant enténèbre le présent que je vis. Tout est noir,
sations propres au cau- inconnu, redoutable. C'est dans l'ombre qui m'environne et recouvre le monde que s'élabore le
chemar… danger, qu'il s'organise, s'arme et se prépare (on monte l'échafaud, la police va arriver, les assas-
sins vont faire irruption). Je me sens le centre indistinct d'un drame qui m'étreint dans les remous
concentriques de son approche.
La mort. C'est mon existence qui est en jeu ; la mort est là, elle avance ; la guillotine est mon-
tée ; l'eau... la corde, la fenêtre, le poison... et tous les tragiques oripaux de la mort se dressent
autour de moi (les corbillards, les tombeaux, tous les attributs des cortèges funèbres et des spec-
tacles macabres).
Le malheur. Tout est englouti et submergé par le mal ; les êtres vivants sont animés d'inten-
tions funestes ; la vie est mauvaise ; tout est perfide ; tout n'est que détresse et malheur.
Le châtiment. Je me sens engagé dans la mort et le mal, comme le principe même de leur
détermination. Je suis un monstre à qui doit être infligé un châtiment terrible et jamais rédemp-
teur. Il faut expier sans fin et sans espoir ; expier pour expier, éternellement, dans l'infernale dam-
nation.
Le désespoir. Je me débats, j'agite ces chaînes qui ne peuvent se rompre; je me révolte et
m'enfonce par ma révolte dans l'engrenage fatal ; je renonce à tout pour échapper enfin à la vie
dans la mort.
Ces intuitions et ce jeu d'images tragiques sont vécus dans la grande crise d'anxiété paroxys-
tique, comme un « présent » poignant, à peine anticipé, comme si s'effaçait dans l'intensité de la

384
ANXIÉTÉ MORBIDE

conscience angoissée, l'épaisseur du temps qui la sépare encore d'un danger virtuel mais inéluctable.
A l'anxiété mineure correspondent des synthèses affectives précaires et poignantes de l'être …A l'anxiété mineure
« aux abois ». correspondent des syn-
Le doute : que faire? Que penser? Que décider? Que croire? La perplexité, l'incertitude des thèses affectives pré-
événements, les jugements hypothétiques sur les significations du monde prochain ou lointain, caires et poignantes de
les pressentiments, sont les principaux aspects de la projection douloureuse du malaise présent, l'être « aux abois »…
dans la perspective du réel passé ou futur. Tout est trouble et ambigu. Je sens mes pas mal assu-
rés et mon destin chancelant.
La crainte. C'est la préfiguration du danger toujours possible sinon probable, l'enveloppe-
ment de « ce-qui-va-arriver » par l'amplification péjorative de la conscience malheureuse. Je
pressens le danger qui m'environne et déjà m'investit.
L'inquiétude. C'est la sourde impression d'insécurité du destin personnel qui noue ensemble
les fils de la méfiance, du pessimisme et du doute. La menace s'est installée dans mon existence
et la dévore.
Le regret. C'est le désir de revivre le passé, de le modifier et la nostalgie du temps irrévoca-
blement perdu. J'ai gâché ma vie, je l'ai engagée dans une impasse, je me suis moi-même ligoté.
Le découragement. C'est la résignation apeurée à la catastrophe, l'impuissance rageuse et
coléreuse, la révolte, mais tremblante déjà de la défaite, de l'échec. Je renonce à agir, mais non à
m'agiter, je me plonge dans le malheur pour en sortir.
Ces nuances des sentiments d'anxiété mineure définissent précisément non plus la crise pan-
tophobique, mais l'anxiété térébrante lancinante, qui constitue chez certains êtres la forme per-
manente et tragique de leur existence.

— Telles sont les pièces, si l'on peut dire, de ce « procès »1 que l'anxieux se fait à …Nous savions depuis la
Genèse, mais nous
lui-même et par lequel il accumule contre son destin les ombres du mal et de la mort.
connaissons mieux depuis
Nous savions depuis la Genèse, mais nous connaissons mieux depuis FREUD, par quel FREUD, par quel jeu
jeu inconscient le péché, la faute, la culpabilité sont les vivantes racines de l'angoisse. inconscient le péché, la
Il est temps maintenant d'étudier les formes maladives de « l'angoisse humaine », sa faute, la culpabilité sont
les vivantes racines de
clinique, puisque c'est un fait clinique de première grandeur que l'anxiété entre dans le
l'angoisse…
tableau clinique de la plupart des névroses et des psychoses.

§ II. — LES FORMES CLINIQUES DE l'ANXIÉTÉ MORBIDE

C'est tout d'abord sous forme de crises que se présente l'anxiété morbide. Sans
doute tout homme qui est plongé dans l'angoisse, au cours de son existence normale,
est-il dans un paroxysme émotionnel, mais chez le malade, chez le névropathe, ou le
…l'anxiété morbide est
psychopathe, la crise d'anxiété va revêtir des formes étranges, de qualité et d'intensité
« prise » dans une struc-
paradoxales. C'est que l'anxiété morbide est « prise » dans une structure de troubles où ture de troubles où chavi-
chavire la conscience du malade et qu'elle exprime sa dissolution. Tout ce que nous re la conscience du mala-
avons dit plus haut de la phénoménologie de l'anxiété rend plausible qu'une telle tem- de et qu'elle exprime sa
dissolution…
pête affective se rencontre en effet avec une remarquable fréquence dans la plupart des

1. Celui-là même de KAFKA.

385
ÉTUDE N° 15

états névrotiques et psychotiques. Dans l'anxiété morbide, l'amplification pessimiste se


confond avec le délire en ce sens que l'anxiété s'y développe pour ainsi dire, sans objet
réel et de telle sorte que la forme hallucinatoire de l'anxiété n'est qu'un aspect de la pro-
jection délirante. L'attente du danger, aspect fondamental de l'anxiété, constitue dans
sa forme morbide non une simple émotion, mais un état plus durable d'organisation de
la conscience où s'actualise, jusqu'à devenir perception, le péril, de sorte que l'anxiété
s'y confond avec la peur et devient une peur devant un objet à la fois fictif et présent.
Enfin, le désarroi y prend forme de l'agitation anxieuse qui engage la panique dans un
comportement inadapté et désordonné.
…l'anxiété morbide n'est Mais, comme l'angoisse normale, l'anxiété morbide n'est pas seulement et toujours
pas seulement et toujours une anxiété paroxystique, élargie dans toutes ses dimensions structurales, elle peut
une anxiété paroxystique, apparaître aussi, dans ses formes pathologiques les plus caractéristiques (névroses et
[…] elle peut apparaître
délires hypocondriaques ou de persécution) comme un type d'organisation durable de
aussi, dans ses formes
pathologiques les plus la conscience et de la personnalité : l'anxiété morbide constitue alors une modalité
caractéristiques spécifique du déséquilibre instinctivo-affectif des « névropathes » et « psychopathes »,
(névroses et délires hypo- qui sont tous plus ou moins des « anxieux ».
condriaques ou de persé-
L'anxiété est une dimension de la vie psychique anormale ; elle se développe,
cution) comme un type
d'organisation durable de comme nous le verrons plus loin, sur le plan de la fiction et du simulacre, c'est-à-dire
la conscience et de la per- du délire. Elle exprime soit la distorsion de la conscience troublée, soit la tension
sonnalité… conflictuelle d'une personnalité anormale.
C'est dans le groupe des névroses ou psycho-névroses que l'anxiété se révèle la
plus tenace, la plus profonde et la plus active à telles enseignes que, groupant ensemble
ces états, STECKEL avait proposé le nom de « parapathies anxieuses » pour les caracté-
riser. Mais, dans le domaine des psychoses, les états anxieux sont également très fré-
quents et constituent même classiquement un groupe de « psychoses anxieuses ». Ceci
va d'ailleurs s'éclairer par les sommaires précisions historiques que nous allons main-
tenant donner et qui sont indispensables.

*
* *

Nous rappellerons seulement l'essentiel des deux courants principaux qui, chez
nous et à l'étranger, ont pris pour objet d'études, d'abord l'anxiété des psychoses et
ensuite les formes d'angoisse névrotique.
Le terme « anxiété » est, répétons-le, relativement récent dans la séméiologie psy-
chiatrique. C'est ainsi que Ch. FÉRÉ 1 n'emploie pas le mot. Au siècle dernier, on par-
lait plutôt, et tout à la fois, de « phobie », de peur, de pantophobie ou de panophobie,

1. Ch. FÉRÉ, Pathologie des émotions, 1892.

386
ANXIÉTÉ MORBIDE

etc... LALANNE 1 dans son rapport classique a pu écrire : « il faut arriver à ces derniers
temps pour voir assigner à l'anxiété sa vraie place et lui voir jouer son véritable rôle.
L'anxiété est, en effet, un symptôme de la plupart des névroses et des psychoses. Elle
fait la base de ces états intermédiaires aux névroses, aux psychoses qui constituent la
névrose d'angoisse ». C'est à MOREL 2 que l'on attribue généralement le mérite d'avoir, …C'est à MOREL que l'on
attribue généralement le
un des premiers, su révéler le côté « émotif » et, en un certain sens, « anxieux » de bon
mérite d'avoir, un des pre-
nombre de tableaux cliniques. Sous le nom de « délire émotif », il englobait la patho- miers, su révéler le côté
logie des obsessions (émotivité), la pathologie de la mélancolie (anxiété) et la patho- « émotif » et, en un cer-
logie de la neurasthénie (dépression). Depuis cette époque, deux courants importants tain sens, « anxieux » de
bon nombre de tableaux
se sont partagé l'étude de l'anxiété morbide.
cliniques. Sous le nom de
D'une part, les études sur les crises d'anxiété dans le groupe des psychoses (étude « délire émotif »…
des formes anxieuses de la mélancolie — des états d'anxiété symptomatiques —
études neuro-biologiques de l'anxiété) se sont beaucoup développées.
D'autre part, l'étude de l'anxiété névrotique devait révéler tout un monde, celui de l'en-
racinement de l'angoisse névrotique au plus profond des couches inconscientes de l'être.
On décrivit d'abord en France, à la suite de MOREL, le « délire émotif obsessionnel
(SÉGLAS, PITRES et RÉGIS) 3. Ensuite BEARD 4 étudia la « neurasthénie » et HECKEL 5 dési-
gna sous le nom de « névrose d'angoisse » un état de déséquilibre émotif avec bouffées
d'anxiété, troubles nerveux, cénestopathies, etc., de telle sorte que, lorsque FREUD 6 entre-
prit ses premières études sur l'hystérie, il opposa tout naturellement aux « névroses de
transfert » (relevant d'un refoulement inconscient) telles que la névrose obsessionnelle et
l'hystérie, les névroses actuelles liées à des troubles organiques et parmi lesquelles il dis-
tinguait : la neurasthénie, l'hypochondrie et la névrose d'angoisse. Dans la suite, son élève
dissident, STECKEL, confondit d'abord toutes les névroses actuelles et ensuite toutes les
névroses anxieuses dans un même groupe : celui des « parapathies anxieuses ». Si l'on
veut bien se rappeler d'une part les études 7 qui chez nous n'ont cessé de souligner l'im-
portance de la « structure » anxieuse des troubles névrotiques et psychotiques et d'autre

1. LALANNE, Des états anxieux dans les maladies mentales, Congrès des Aliénistes de langue
française, 1902, Besançon.
2. MOREL, Le délire émotif, Archives générales de Médecine, 1866.
3. Cf. le Rapport de LALANNE (1902), le livre de DEVAUX et LOGRE (1917), celui de CLAUDE et
LEVI-VALENSI (1938), etc...
4. BEARD, A practical treat of Nervous exhaustions (Neurasthenia), New-York, 1880.
5. F. HECKEL, Allg. Zeitsch. f. Psych., t. 52, p. 1167.
6. FREUD, Ueber der Berechtigung etc... als Angstnevrose. Neurologische Zentralblatt, 15 janvier 1895.
7. Outre les travaux de LALANNE, DEVAUX et LOGRE, de CLAUDE et LEVI VALENSI, de Mlle
BOUTONIER, nous devons signaler encore : La Névrose d'angoisse (1902) et les Psychonévroses
anxieuses (1922) de P. HARTENBERG, le livre de F. HECKEL, La névrose d'angoisse (1917), celui
de M. DE FLEURY, L'Angoisse Humaine (1925), celui de Pierre JANET, De l'Angoisse à l'Extase, (2
volumes 1926) et enfin la « plaquette » de Paul ABELY, L'Anxiété, 1947.

387
ÉTUDE N° 15

part l'énorme développement des travaux psychanalytiques et phénoménologiques sur


l'angoisse de nos malades, on mesurera de quel intérêt capital est le problème de l'anxié-
té morbide sous cette forme d'organisation névrotique de la personnalité.
A la lumière et au terme de ces deux mouvements, il est aisé de comprendre qu'en
clinique, les états d'anxiété se présentent, comme nous y faisions allusion précédem-
ment, sous deux formes relativement distinctes : les crises d'anxiété typique, telles
qu'elles se rencontrent au cours des « états anxieux », caractérisées par l'organisation
anxieuse du champ de la conscience et les psychoses et névroses caractérisées par la
structure anxieuse de la personnalité.
*
* *
…Dans l'étiologie géné- En ce qui concerne l'étiologie générale de l'anxiété morbide, un facteur de grande
rale on a toujours mis en importance a toujours été mis en évidence et que l'on a toujours appelé le facteur dégé-
évidence, les facteurs
nératif. Les tares héréditaires pèsent en effet lourdement sur ces sujets déséquilibrés,
dégénératifs, les intoxica-
tions, les tumeurs, les même en dehors des cas où l'hérédité se présente sous forme proprement similaire de
troubles humoraux, l'âge, psychoses dépressives familiales. Il est fréquent, en effet, de noter dans les antécédents
les saisons, l'heure… généalogiques ou collatéraux des cas de schizophrénies, d'épilepsie, de névrose, etc...
L'importance des processus morbides, et particulièrement neurotropes, n'est pas
négligeable non plus. Rappelons ici simplement le rôle de l'intoxication alcoolique dans
les ivresses terrifiantes. Certaines affections (tumeurs cérébrales, syphilis des centres
nerveux, encéphalite épidémique, épilepsie, sclérose en plaques) sont particulièrement
importantes quant à leur action déclenchante des états d'anxiété et aux réactions catas-
trophiques qu'a spécialement étudiées Kurt GOLDSTEIN. Les troubles hormonaux
(hyperthyroïdie, troubles endocriniens génitaux ou hypophysaires, etc) paraissent être
d'une grande importance également dans le déterminisme de l'anxiété morbide.
L'âge est une condition étiologique assez intéressante à signaler. L'enfant est
angoissé devant la vie comme le vieillard l'est devant la mort, de telle sorte que l'âge de
l'angoisse est aussi bien le premier que le dernier dans l'existence. Mais tandis que l'en-
fant 1 surmonte plus aisément son angoisse, l'homme âgé s'y abandonne si facilement
que l'on a pu considérer que l'anxiété croît, comme le suicide, avec l'âge (DESHAIES).

1. Nous ne pouvons songer à citer ici les nombreux et importants travaux de psychanalyse infan-
tile qui soulignent l'intérêt des réactions anxieuses du nouveau-né et de l'enfant dans le sens indiqué
par FREUD, RANK, M. KLEIN, Anna FREUD, etc... Nous signalerons seulement quelques travaux récents
de l'école américaine. Celui de R. A. SPITZ, La perte de la mère par le nourrisson, Enfance, n° 5, 1948,
celui de Margaret RIBBLE, Anxiety in infants and its disorganizing effects, Personality and the
Behaviour Disorders, II, p. 621 et celui de Lawrence S. KUBIE, The ontogenesis of anxiety, The psy-
choanalytic Review, 1941, 28, p. 78. Pour L. S. KUBIE le développement de la conscience et de l'anxié-
té constituent un processus identique. C'est dire que l'état d'alarme se manifeste dès les premiers stades
de la connaissance, l'un et l'autre étant « conditionnés » au sens de Pavlow...

388
ANXIÉTÉ MORBIDE

Nous ne saurions négliger non plus, à propos d'un état aussi périodique et épiso-
dique que l'anxiété, de mentionner l'influence des rythmes de la nature, la cadence des
saisons et les conditions météorologiques. On sait depuis toujours de quelle épouvan-
te certains phénomènes météorologiques frappent les animaux. On connaît aussi l'in-
fluence des heures (l'heure du vague : 4 heures du matin, et le pôle vespéral de l'an-
goisse à la tombée de la nuit) sur les crises d'anxiété.
Quant aux conditions étiologiques immédiates des accès d'anxiété, on en trouvera,
décrites ou citées par FREUD, pas moins de six modalités pour les hommes et de six
pour les femmes l.
*
* *
Nous allons décrire, ou plutôt rapidement rappeler, les principaux aspects cli-
niques de l'anxiété morbide.
A. — LES CRISES D'ANXIÉTÉ 2
Sous forme de paroxysmes émotionnels, des « états d'anxiété » s'observent au …Sous forme de
cours de l'évolution et dans toutes les formes de psychoses et spécialement dans les paroxysmes émotionnels,
des « états d'anxiété »
formes intermittentes ou maniaco-dépressives. Ces crises ne revêtent pas toujours, ni s'observent au cours de
les mêmes caractères, ni la même intensité. A cet égard, elles représentent une série de l'évolution et dans toutes
niveaux allant depuis l'angoisse la plus immédiatement et intensément « vécue », jus- les formes de psychoses et
qu'à des formes d'anxiété plus « pensée » que vécue et engagée dans diverses struc- spécialement dans les
formes intermittentes ou
tures délirantes. Nous pouvons ainsi distinguer divers types de crises anxieuses. maniaco-dépressives…
1° Crises d'anxiété à type de stupeur ou d'agitation.
Le tableau clinique est celui de la peur, soit agitée, soit paralysante. L'anxiété s'y
confond avec ses expressions émotionnelles intenses. Elle s'exprime dans le corps, par
le tableau de ce que l'on appelle 1' « angoisse somatique ». Soit que l'anxieux, comme
sidéré dans l'attente catastrophique, demeure immobile et stuporeux, soit que, en proie
à la plus vive agitation, il se dépense en comportements tumultueux et stériles. Une …ce que l'on appelle le
« raptus anxieux » qui,
crise de ce genre contractée dans une forte et soudaine impulsion réalise ce que l'on presque toujours, est un
appelle le « raptus anxieux » qui, presque toujours, est un « saut dans la mort ». « saut dans la mort »…
2° Crises d'anxiété confuso-oniriques.
Il s'agit ici d'états d'anxiété, vécue dans une conscience troublée et délirante.
L'anxiété est intimement liée aux fantasmes effrayants, aux cauchemars vécus par le

1. Cf. STECKEL, pp. 40 à 49.


2. L'anxiété morbide se présente effectivement en clinique surtout sous forme de crises et
paroxysmes. C'est ainsi que dans son récent travail, GELMA, L'angoisse, Étude clinique, Cahiers
de Psychiatrie, 2, 1948, définit l'angoisse comme « un état paroxystique de sensations pénibles
et diffuses ». Nous verrons plus loin que le désarroi anxieux peut cependant affecter une forme
chronique.

389
ÉTUDE N° 15

malade. Elle n'est plus ici, comme dans la forme précédente, aveuglement soudée à ces
expressions psycho-motrices et physiologiques, mais solidaire d'une conscience ima-
geante et malheureuse. Elle se manifeste plus par la construction de thèmes, de sché-
mas perceptifs d'ensembles significatifs idéo-verbaux, que par les attitudes, les gestes,
etc... Elle est plus près du cauchemar que de l'émotion.
3° Crises de perplexité anxieuse.
Il s'agit là de crises d'énervement avec aboulie, hésitation, soif de mouvement,
activité désordonnée, par quoi se manifeste le désarroi intérieur du sujet. Les auteurs
allemands (STÖRRING, Carl SCHNEIDER), à la suite de WERNICKE, ont étudié cette forme
de crises d'anxiété, sous le nom de « Ratlosigkeit » ou de « ratlose Zustände » 1. Ils
n'ont pas tardé, dans leurs études, à approcher ces états de perplexité des troubles de
la conscience. Chez nous, par un mouvement inverse, on n'a cessé de définir certaines
formes de confusion légère, comme des états où est particulièrement caractéristique la
…Ce qui caractérise le
contenu psychique de ces perplexité. Ce qui caractérise le contenu psychique de ces crises, c'est moins un senti-
crises de « perplexité ment d'angoisse en présence d'un danger, qu'une impression diffuse de vertige inté-
anxieuse », c'est moins un rieur. Aussi, y rencontre-t-on ces sentiments d'incomplétude, d'inquiétude vague et de
sentiment d'angoisse en
malaise interne, ces impressions d'étrangeté, ces aboulies, ces hésitations que P. JANET
présence d'un danger,
qu'une impression diffuse a si remarquablement étudiés comme constituant un ensemble de « conduites » inadap-
de vertige intérieur… tées au réel.
Sous ces formes variées, les crises d'anxiété morbide se présentent au cours de
l'évolution des diverses psychoses. Nous allons les décrire, mais, comme toujours, très
sommairement puisqu'il s'agit de rappeler simplement des « tableaux cliniques » dont
la description a été faite mille fois.
a) DANS LES ÉTATS DÉMENTIELS :
Au cours de la démence sénile, ainsi que SÉGLAS y avait insisté, les grandes crises
d'anxiété stuporeuse ou d'agitation anxieuse sont assez exceptionnelles, mais, par
contre, les deux autres formes de crises d'anxiété sont d'une observation clinique très
fréquente, tout particulièrement dans les phases initiales de l'affection. Dans les états
de paralysie générale, où l'euphorie est loin d'être toujours la règle, les formes
anxieuses, dépressives ou neurasthéniques (G. BALLET) sont bien connues et les épi-
sodes anxieux s'y rencontrent sous forme de crises confuso-oniriques assez fréquentes.
Les démences organiques s'accompagnent de « réactions anxieuses », non seulement
au cours des syndromes pseudo-bulbaires, fait bien connu, mais même dans toutes les
formes de délabrement psychique dû à des affections cérébrales (tumeurs, trauma-
tismes, etc.). Très souvent, il s'agit des syndromes anxieux avec angoisse paroxystique
et on sait que de tels malades ont constitué le terrain d'observation privilégié pour l'étu-
de des syndromes d'angoisse bulbaire (BRISSAUD, BONNIER), des « crises de Kakon »

1. Cf. STÖRRING, op. cit. p. 41 à 56.

390
ANXIÉTÉ MORBIDE

(MONAKOW et MOURGUE) ou des « réactions de catastrophe » (GOLDSTEIN).


b) DANS LES PSYCHOSES SCHIZOPHRÉNIQUES :
Les troubles profonds de l'affectivité, les caprices de l'humeur, les réactions affec-
tives paradoxales de ces malades se manifestent dans le tableau clinique par des
expressions d'angoisses impulsives, de craintes phobiques. Carl SCHNEIDER 1 a parti-
culièrement étudié l'état de perplexité anxieuse au cours de la dissociation schizophré-
nique, en montrant combien ce désarroi était lié, sous ses aspects de discontinuité,
d'ambivalence et d'irrégularité, aux troubles les plus profonds de la pensée schizo-
phrénique. Récemment, A. MYERSON 2 a indiqué que certains états d'angoisse réac-
tionnelle (social anxiety) pouvaient être symptomatiques d'un processus schizophré-
nique. Chez nous : DUPOUY et PICHARD 3 nous ont fourni une excellente étude des réac- …Chez nous : DUPOUY et
PICHARD nous ont fourni
tions anxieuses des déments précoces. Pour eux, le chapitre est « infini » tant il s'agit
une excellente étude des
d'aspects fréquents, variés et variables. Ils ont cependant tenté d'en isoler quelques- réactions anxieuses des
uns : le « maniérisme douloureux », avec tics, stéréotypies de frayeur et de lamenta- déments précoces. Pour
tion — l'instabilité anxieuse avec réactions de fuite, de tendance à la fugue, déambu- eux, le chapitre est « infi-
ni » tant il s'agit d'aspects
lations et tentatives de suicide — des réactions de compensation coléreuses avec
fréquents, variés et
décharges d'anxiété, excitations, violences, dilacérations, impulsions au suicide — variables…
enfin, des états obsédants avec représentations impulsives, rigidité affective, polarisa-
tion de l'angoisse. Les conclusions de leur travail soulignent la fréquence de ces états
d'anxiété à la phase initiale de l'affection et le caractère anarchique de telles émotions
douloureuses en liaison avec le désordre de la vie autistique. Il suffit d'ailleurs de se
rapporter à l'ouvrage de BLEULER (1911) ou à celui de E. MINKOWSKI (1927) pour trou-
ver dans leurs observations ou analyses l'écho de l'étrange angoisse autistique qui écla-
te dans ces crises paradoxales. L'autisme ne constitue pas toujours un monde « nirva-
nique », il est très souvent vécu, au début de l'évolution schizophrénique, dans les
phases catatoniques ou d'expériences délirantes primaires, comme un monde tragique
tout peuplé des fantasmes de la culpabilité, de la castration, etc.
c) DANS LES PSYCHOSES PAROXYSTIQUES : …Tous les degrés d'anxiété,
C'est naturellement au cours de l'évolution des Psychoses périodiques ou maniaco- toutes les réactions du com-
dépressives que les crises d'anxiété se présentent sous leur forme la plus typique et avec portement anxieux, toutes
les formes de l'angoisse et
leur plus remarquable constance. Tous les degrés d'anxiété, toutes les réactions du com-
de la douleur morale se
portement anxieux, toutes les formes de l'angoisse et de la douleur morale se rencon- rencontrent ici pour consti-
trent ici pour constituer, les tableaux cliniques si typiques de la mélancolie anxieuse. On tuer, les tableaux cliniques
sait à quel caractère de paroxysme et, selon l'expression de GUISLAIN, à quelle « rage si typiques de la mélancolie
anxieuse…
1. Carl SCHNEIDER, Die Psychologie der Schizophrenen, 1930.
2. A. MYERSON, The Social Anxiety Neurosis, Its possible relations with Schizophrenia, Amer. J.
of Psychiatry, 1945, 101, p. 149.
3. DUPOUY et PICHARD, L'Anxiété dans la démence précoce, Ann. Médico-Psycho., 1931, II.

391
ÉTUDE N° 15

mélancolique », peuvent accéder ces crises, parfois très longues, et qui jettent les
malades dans le plus tragique désespoir. Épuisés par leurs vociférations leurs cris, leurs
gémissements, submergés par une tempête motrice pantophobique, ou figés comme des
statues de la douleur, ils paraissent pour ainsi dire vivre la mort à l'acmé de la souffrance
humaine. Pour si importante que soit la description de l'anxiété mélancolique, dans une
étude clinique de l'anxiété morbide, les analyses que nous ferons ailleurs de la mélan-
colie 1 nous dispenseront d'y insister. Soulignons cependant la liaison fréquente de
l'anxiété, de l'agitation, de la fuite des idées, de l'excitation intellectuelle dans les états
maniaco-dépressifs mixtes. Nous pouvons également indiquer que, dans la mesure où
elle est plus délirante, l'anxiété est moins immédiatement vécue. Cette remarque est jus-
tement faite par STÖRRING, à propos d'une de ses observations 2.
…L'épilepsie est une psy- L'épilepsie est une psychose à réactions anxieuses presque aussi graves et
chose à réactions
constantes que celles de la psychose maniaco-dépressive. L'anxiété des « auras » (les
anxieuses presque aussi
graves et constantes que malades se sentent menacés, entourés de mystère, glisser dans un gouffre, dans la
celles de la psychose mort), des phases post-critiques, des équivalents affectifs (crises d'angoisse, pavor
maniaco-dépressive… nocturnus 3, raptus pantophobique), la fréquence des cauchemars, des séquelles de
rêves angoissants, les états crépusculaires à type confuso-onirique anxieux, autant
d'aspects de l'anxiété épileptique qui nous montrent que cette psychose essentiellement
paroxystique déroule dans ces tableaux cliniques toute la gamme de l'angoisse. Un tra-
vail ancien de TIXIER 4 contient de remarquables observations cliniques, dont tous les
cliniciens peuvent quotidiennement vérifier le bien-fondé. Pour nous référer à l'autre
pôle, celui de l'actualité, nous mentionnerons particulièrement les travaux de PICHON-
RIVIÈRE sur la situation d'anxiété dans l'épilepsie 5.
…Dans les psychoses Dans les psychoses confusionnelles, les troubles de la conscience, les troubles de
confusionnelles, [c'est
l'humeur, la perplexité, les constructions oniriques, les idées délirantes s'organisent ou
l'angoisse] qui crée l'at-
mosphère de cauchemar, « floculent » avec une remarquable constance autour de l'anxiété. C'est elle qui crée
de menace et d'appréhen- l'atmosphère de cauchemar, de menace et d'appréhension, fond affectif habituel des
sion… états confusionnels. De telle sorte que les états confuso-anxieux représentent une
forme clinique extraordinairement fréquente dans l'observation des malades atteints de
ce genre de psychoses aiguës.

1. cf. T. III de ces études.


2. STÖRRING, pp. 50-52.
3. Selon Mélanie KLEIN (The psychoanalysis of childern, 1937) ces attaques d'angoisse nocturne
sont liées aux premières ébauches de complexe d'œdipe.
4. TIXIER, États anxieux et états épileptiques, Thèse, Paris, 1905.
5. PICHON-RIVIÈRE, Los dinamismos de la Epilepsia, in Patología Psicosomática, I vol., Buenos-
Aires, 1948, pp. 236 à 238.

392
ANXIÉTÉ MORBIDE

B. — LA STRUCTURE ANXIEUSE DES PERSONNALITÉS MORBIDES


Nous allons décrire ici, et toujours très succinctement, trois types d'organisation
morbide de la personnalité, à base d'angoisse. Tout d'abord, ces cas qui correspondent
aux névroses d'angoisse actuelles de FREUD. Ensuite, les formes névrotiques de l'an-
goisse de conversion. Enfin les formes de projection délirante de l'angoisse.

1° La névrose d'angoisse ou « anxiété constitutionnelle ».


C'est une notion clinique et classique qui a son prix ; elle vise des malades qui
encombrent les maisons de santé, vrais tyrans familiaux, épuiseurs de médecins et dont
les jérémiades moliéresques empoisonnent la vie des autres et dévorent la leur propre.
…l'anxieux constitution-
Voici comment se présente l'anxieux constitutionnel, dont la description coïncide à peu
nel, dont la description
près avec celle de la névrose d'angoisse de HECKEL et de FREUD. Ces malades corres- coïncide à peu près avec
pondent au tableau clinique que nous devons à DUPRÉ, celui de la constitution émoti- celle de la névrose d'an-
ve 1. La première place dans les traits caractéristiques de cet état névropathique revient goisse de HECKEL et de
FREUD, correspond au
naturellement à l'anxiété, « que celle-ci apparaisse, disait DUPRÉ, à l'état pur sous sa
tableau clinique que nous
forme primitive, comme dans les crises de psycho-névrose d'angoisse ou de panto- devons à DUPRÉ, celui de
phobie, ou qu'elle s'associe à certaines représentations mentales, certains processus la constitution émotive…
intellectuels, certains actes... ». Or, l'anxiété, « forme la plus intense de l'émotion
pénible, ne peut apparaître sous la forme de paroxysme aigu ou d'accès durables que
sur le terrain de l'émotivité constitutionnelle ». Les stigmates psychiques de cette émo-
tivité anxieuse sont l'instabilité, la timidité, l'impressionnabilité (CODET) 2. Ces sujets
timorés éprouvent des sentiments d'insécurité, de perplexité et d'inquiétude. Leur exis-
tence n'est qu'une série d'explosions émotives, de brusques élans, de pleurs, de
déroutes et d'émois. Une extrême dilection à se représenter des perspectives catastro-
phiques, à se préoccuper de leur propre santé ou de celle des leurs, ou des autres, etc...,
la délectation morose dans l'entretien de leur angoisse, une crainte perpétuelle de l'ave-
nir, des remords, l'aboulie, etc... constituent le fond de malaise de leur vie psychique.
FREUD a insisté sur les distractions et les oublis chez ces sujets et sur leurs tendances
aux rêveries diurnes. Mais c'est l'attente anxieuse (LOEWENFELD), l'« imminence d'an-
goisse » (STECKEL) qui constituent le fond de leur phobique inquiétude..
Les stigmates physiques ont été bien étudiés par DUPRÉ qui les a notés avec une
grande minutie. Sa description vaut d'être reproduite ici :
« L'exagération, surtout dans leur instantanéité et leur amplitude des réflexes tendineux, cuta-
nés et pupillaires, l'hyperesthésie sensitive et sensorielle, le déséquilibre des réactions vaso-
motrices et sécrétoires qui se traduit par de brusques changements dans la constriction et la dila-
tation pupillaire, dermographisme des alternances de rougeur et de pâleur, des sensations de
chaud et de froid, surtout aux extrémités. On observe dans le domaine glandulaire de poussées

1. DUPRÉ, Pathologie de l'imagination et de l'émotivité, pp. 490-493, Paris, 1925.


2. H. CODET, Les émotifs et les impressionnables, 1930, Evolution Psychiatrique, 1931.

393
ÉTUDE N° 15

sudorales localisées ou généralisées, habituelles ou épisodiques, chaudes ou froides, survenant


spontanément ou sous l'influence des plus minimes émotions : des alternances, de sialorrhée et
de sécheresse de la bouche et de la gorge, des irrégularités dans le taux de la sécrétion, indépen-
…Les stigmates phy- dantes du régime alimentaire, se traduisant par des crises d'oligurie ou de polyurie, des décharges
siques de « l'anxiété alvines spontanées abondantes ou des émissions répétées d'urine presque incolore (urines ner-
constitutionnelle » étu- veuses), des variations brusques et opposées dans les sécrétions gastriques et intestinales, avec
diés par DUPRÉ… troubles fonctionnels correspondants, dyspepsie, constipation, diarrhée, etc... Des crises lacry-
males avec pleurs subits et abondants, ou au contraire de la sécheresse des yeux, etc... La ten-
dance au spasme des muscles lisses, qui se révèle par le pharyngisme avec dysphagie souvent
élective pour tel ou tel aliment, tel médicament, telle boisson, etc... L'œsophagisrne avec la sen-
sation de boule, le spasme gastrique avec vomissements, sensation de « nerfs noués » ou croisés
dans la région, inhibition digestive, etc... Le spasme intestinal avec constipation ou diarrhée, le
spasme vésical avec pollakiurie, etc... tremblement des muscles striés, bien connu sous le nom de
tremblement émotif, et sur la fréquence et l'importance duquel il est inutile d'insister ; les irrégu-
larités du cœur et de la respiration, avec sensation d'angoisse, d'oppression, toutes les variétés de
dyslalie émotive, etc… sont liés également des tremblements et des spasmes des muscles phona-
teurs, respiratoires, bronchiques et cardiaques. Le tremblement peut, dans ses formes extrêmes,
se manifester par des claquements de dents, des frissons avec agitation musculaire incoercible.
Ces désordres musculaires, sécrétoires, vaso-moteurs, etc… constituent par leur association ou
dans les grandes crises, le tableau clinique saisissant de l'accès émotif ; celui-ci peut d'ailleurs ne
s'accompagner que d'un minimum de troubles intellectuels. Une conséquence intéressante de
cette hyperesthésie sensitivo-motrice diffuse consiste en des troubles fonctionnels viscéraux de
nature très variée, qu'on observe très fréquemment chez les émotifs, même en dehors de toute
émotion et qui sont déterminés par des réactions-réflexes anormales de viscère à viscère. Ces
troubles de la réflectivité interviscérale se traduisent le plus souvent par des spasmes gastriques,
intestinaux, respiratoires, viscéraux, etc., consécutifs à des excitations siégeant dans un autre
organe, l'arc disleltique, parcouru par le réflexe interviscéral, réunit ainsi dans un mélange d'in-
fluences nocives réciproques, le système digestif, le système circulatoire, l'appareil génital, etc...
et engendre les réactions à distance les plus indirectes, entre les organes les plus éloignés les uns
des autres ».

Ajoutons encore à ce tableau pourtant déjà si complet les troubles hormonaux


(hyperthyroïdie, dysovarie, syndrome hypophysaire, etc...) et le syndrome moteur de
l'instabilité motrice (tics, bégaiements, tremblements), tous troubles que P. ABELY 1 a
tout récemment approfondis dans leur pathogénie hormonale.
Tel est l'anxieux constitutionnel à type hyperémotif. Chez un tel individu, les dif-
ficultés vitales, les émotions (puberté, première communion, examen, mariage, deuils,
maladies, guerre, etc...) vont pouvoir déclencher des crises anxieuses, et parfois de
véritables « ictus émotifs ». Ces accès peuvent apparaître brusquement ; parfois ils se
développent en une série d'accès rudimentaires et subintrants. Les malades ont la sen-
sation qu'ils vont mourir, que l'apoplexie les terrasse, « leur crâne semble vouloir écla-
ter », ils s'imaginent qu'ils deviennent fous, qu'on les étrangle... Ils éprouvent, selon

1. P. ABELY, Introduction à l'étude de l'endocrino-psychiatrie, Paris, 1949, pp. 87 à 90.

394
ANXIÉTÉ MORBIDE

STECKEL, « les sensations d'un agonisant... Ils pâlissent, perdent l'équilibre, se cou-
chent. Les bras et les jambes tremblent comme secoués par de violents frissons de
fièvre. Certains sursautent, une abondante sueur couvre leur corps, leurs cheveux se
dressent ; ils ressentent un ruissellement froid dans le dos (cutis anserina). Ils ont de la
pollakiurie, de la diarrhée, la bouche se dessèche. La migraine, les vertiges, les algies
ne sont pas rares ».
Parfois, au lieu de la crise d'angoisse, on assiste à ses équivalents. Voici comment …les « équivalents » de la
FREUD les a décrits : crise d'angoisse décrits
par FREUD…
a) Troubles de l'activité cardiaque, battements de cœur, avec une courte arythmie, avec
tachycardie persistante jusqu'aux états d'extrême faiblesse du cœur, états qu'il n'est pas toujours
facile de distinguer d'une affection cardiaque organique ; pseudo-angine de poitrine (sujet épi-
neux au point de vue du diagnostic); — b) troubles de la respiration, plusieurs formes de dyspnée
nerveuse, accès asthmatiformes et autres. FREUD fait ressortir que ces accès ne sont pas toujours
accompagnés d'angoisse caractérisée;— c) crises de respiration souvent nocturnes ; — d) accès
de tremblements et de frissons, que l'on ne confond que trop souvent avec des accès d'hystérie;
— e) accès de boulimie, souvent accompagnée de vertiges; — f) crises intermittentes de diarrhée;
— g) crises de vertige locomoteur; — h) crises de soi-disant congestions, comprenant à peu près
tous les troubles que l'on nommait antérieurement neurasthénie vaso-motrice; — i) crises de
paresthésie (celles-ci rarement sans angoisse).
A cette liste, je pourrais ajouter, dit encore FREUD, quelques compléments importants :
j) la strangurie; — k) des spasmes musculaires; — l) de profonds gémissements subits, par
suite d'apnée pouvant souvent atteindre la soif d'air; — m) une sensation de fatigue subite pou-
vant aller jusqu'à la syncope; — n) des vomissements et des douleurs gastriques (symptômes très
importants) ainsi que des flatulences douloureuses avec évacuation abondante et bruyante de gaz;
— o) l'engourdissement subit d'un doigt, de toute la main et d'un bras; — p) la migraine : — q)
une grande excitation, des courses sans but; — r) une salivation subite ou une sécheresse de la
bouche.

Nous pourrions distinguer trois types cliniques assez bien individualisés de ces
névroses d'angoisse 1.
1° LA FORME CYCLOTHYMIQUE. Isolée, comme nous l'avons vu par FREUD, mais
considérée par HECKEL d'abord, puis par STECKEL, comme identique à la névrose d'an-
goisse, elle est caractérisée par le biotype pyknique, le caractère syntone, l'éréthisme
émotionnel et les oscillations de l'humeur.
Dans ces cas cliniques, il s'agit moins de peur que de fatigue (DEVAUX et LOGRE).
Les sujets sont découragés. Ils ont peur de la vie ; ils s'abîment dans une « introspec-
tion inquiète » (DEVAUX et LOGRE). DÉJERINE caractérisait cet état de rumination moro-
se, pessimiste, dépressive, en la désignant comme un « syndrome de préoccupations

1. Cf. CLAUDE LEVY-VALENSI, pp. 49 à 78 et le livre de DEVAUX et LOGRE pour les descriptions
de multiples tableaux cliniques et des variétés de ces types.

395
ÉTUDE N° 15

émotives » et FREUD à son tour insistait sur la composante sexuelle de ces états où il
est si difficile de faire la part du conflit et du trouble de l'humeur.
2° LA FORME NEURASTHÉNIQUE. La fameuse neurasthénie décrite par BEARD a été plus
récemment étudiée par MONTASSUT 1, SOUS le nom de « dépression constitutionnelle ».
Les céphalées, l'asthme, les algies, les troubles digestifs, le « tempérament arthritique »,
l'aboulie constituent les aspects les plus caractéristiques du tableau clinique.
3° LA FORME HYPOCONDRIAQUE.
Il s'agit généralement de malades « cénestopathes ». DUPRÉ, DEVAUX et LOGRE,
sans préciser d'ailleurs ce qu'ils entendent exactement par « délire », disent assez para-
doxalement de ces cénestopathies qu'elles « ne sont pas symptomatiques ni d'une alté-
ration neurologique, ni d'un délire... » (?). On peut noter chez ces anxieux des viscé-
ropathies, des « topalgies » superficielles, localisées, erratiques, etc. Ces malades
épient la moindre sensation corporelle, étudient chaque grain de leur peau, mesurent
leurs pas, comptent et décomptent leurs selles, courant les consultations des médecins,
etc. Leur inquiétude ne s'apaise ni par les raisonnements, ni l'observation des faits, elle
demeure toujours agissante et dissolvante, elle polarise toute l'activité de ces malheu-
reux, en proie à de perpétuelles crises d'anxiété, parce qu'ils n'ont pas pu voir le méde-
cin, qu'ils ont mangé de la salade crue, qu'ils ont uriné une seule fois par jour, et plus
d'une fois le lendemain, etc. On comprend aisément qu'ABADIE ait proposé d'appeler
ces patients, par une sorte d'hommage rendu à Molière, des « arganiques ». Les
désordres « neuro-végétatifs », les spasmes digestifs, les troubles vaso-moteurs et
sexuels sont la règle 2.

2° Structure anxieuse des psychonévroses.


Les deux grandes névroses de transfert (FREUD) : la névrose obsessionnelle et la
névrose hystérique si difficiles à séparer des névroses d'angoisse « actuelles » sont en
relation profonde et manifeste avec l'anxiété inconsciente. Il peut paraître, certes, para-
doxal de parler d'une émotion ou d'un sentiment inconscients, puisque l'émotion ou le
sentiment ne sont que s'ils sont « vécus » « actualisés », mais ici l'anxiété manifeste
reflète un noyau plus profond, un conflit générateur, une situation d'angoisse qui eux

1. MONTASSUT, Les dépressions constitutionnelles, Paris, 1938.


2. Ce sont ces névroses actuelles, ces états de nervosisme (OPPENHEIM), ces « parapathies »
anxieuses (STECKEL), ces formes neurasthéniques (BEARD) ces « Schreck nevrose » (GAUPP) ou
cette dépression constitutionnelle (MONTASSUT) qui constituent le fond de la névrose d'angoisse.
W. BITTER, Die Angstneurose, Entstehung und Heilung, 1 vol., 184 pages, Berne, 1948, vient de
consacrer une étude à cette fameuse affection. On se convaincra facilement que les limites en
demeurent flottantes à l'égard des psychonévroses dont nous allons parler et que FREUD avait
voulu en séparer. Les descriptions de W. BITTER portent en effet presque exclusivement sur ce
terrain clinique où on distingue avec peine les phénomènes hystériques et obsessionnels à forte
teinte d'anxiété phobique.

396
ANXIÉTÉ MORBIDE

sont inconscients. C'est d'ailleurs sous forme de complexes « angoissants » que la vir-
tualité d'angoisse névrotique demeure en puissance dans l'inconscient. L'organisation
instinctive essentiellement conflictuelle de notre être est une source d'angoisse et son
intégration dans des formes conscientes de la vie psychique n'est rien d'autre que l'ac-
te par lequel nous réprimons, dominons et contrôlons cette angoisse pulsionnelle. Le
propre des névroses est d'édifier un système de personnalité sur une base affective
…toutes les angoisses
complexuelle, anachronique et inhibitrice qui constitue une menace intérieure. C'est archaïques, cristallisées
dire que toutes les angoisses archaïques, cristallisées en « imagos », enfouies mais en « imagos », enfouies
actives, vont, dans ces névroses, former la trame même de la personnalité névrotique. mais actives, vont, dans
ces névroses, former la
L'anxiété fait loi dans la névrose et toute psychothérapie consiste en un effort de liqui-
trame même de la person-
dation de l'anxiété. L'angoisse névrotique constitue le fond de la névrose, sa forme nalité névrotique.
dépendant des capacités subsistantes d'intégration. Ces capacités sont utilisées par le L'anxiété fait loi dans la
travail d'organisation de la personnalité, soit dans le sens d'un déplacement infini de névrose et toute psycho-
thérapie consiste en un
l'angoisse dans le temps, soit dans celui d'un déplacement circonscrit dans l'espace, et
effort de liquidation de
notamment dans l'espace corporel. Dans le premier cas, la névrose est obsessionnelle. l'anxiété…
Dans le second elle est hystérique l.
La névrose obsessionnelle est une névrose où l'anxiété est engagée dans une lutte …La névrose obsession-
nelle est une névrose où
inépuisable et même infinie contre des symboles de symboles. Le système d'images
l'anxiété est engagée dans
angoissantes se déploie en séries forcées (pensée compulsionnelle ou « anakanstische une lutte inépuisable et
Denken », des auteurs allemands) sans être jamais complètement transparent. Il se même infinie contre des
déroule en cascades de significations virtuelles, et tend à se figer en un réseau vertigi- symboles de symboles…

neux d'angoisses, infiniment renouvelé par les efforts mêmes de l'obsédé pour y échap-
per. L'obsédé est assiégé, il s'assiège. Il s'investit d'angoisse. Et si, parfois, il parvient
au centre de ses bastions de défense, dans sa suprême casemate, à trouver un abri, c'est
qu'il s'est précisément enfermé, « bouclé » et comme installé dans une position qui ne
cesse d'être angoissante que lorsque l'obsédé, définitivement vaincu, se réfugie dans le
simulacre de la victoire et de la paix. Nous savons, en effet, que, cliniquement, l'obsé-
dé se présente ou bien comme un martyr phobique impulsif, engagé dans un tragique
travail de Pénélope, dans une lutte sans fin, — ou bien comme un « parasité », subis-
sant avec résignation, sinon placidité, les rites, les idées, les mots ou les conduites qui
le contraignent douloureusement, tout en lui permettant d'échapper à l'angoisse qui les
engendre mais qu'ils absorbent.
La névrose hystérique opère par substitution et déguisement dans le monde des
images. L'angoisse est ici presque entièrement « camouflée » par l'artifice de la
« conversion ». Et même, lorsque c'est sous forme d'une image encore terrifiante qu'el-
le s'exprime, c'est dans un débordement d'expressions qui, en l'amplifiant, la trahit par

1. L'agoraphobie établit un trait d'union clinique fondamental entre ces deux groupes névroses,
ces deux formes d'angoisse névrotique.

397
ÉTUDE N° 15

son excès. C'est pourquoi aucun autre mécanisme névrotique ne donne davantage à
l'observateur l'impression d'une feinte. C'est que le phénomène hystérique est bien en
un sens, une feinte, mais conditionnée par l'anomalie de formation de la personnalité
…l'hystérique métamor- hystérique. Comme l'obsédé s'assiège dans la durée l'hystérique métamorphose et dis-
phose et dissimule son simule son angoisse dans les formes spatiales, dans celles de son corps où il investit et
angoisse dans les formes
dissimule son conflit (conversion) et dans celles de son imagination plastique où il
spatiales, dans celles de
son corps où il investit et épuise ses représentations jusqu'à les « objectiver ». L'hystérique exprime plastique-
dissimule son conflit ment ses images, et, là encore, ce travail de déplacement tend à absorber comme dans
(conversion) et dans le rêve, l'angoisse qu'il neutralise. Sous son apparente indifférence, ou sa paradoxale
celles de son imagination
euphorie, l'hystérique est angoissé et l'anxiété fuse de toutes parts dans ses manifesta-
plastique où il épuise ses
représentations jusqu'à tions. L'hystérie représente bien un équilibre, un compromis (trait clinique et caracté-
les « objectiver »… ristique bien connu : celui de la complaisance névrotique à l'égard des symptômes)
mais c'est parce que l'angoisse est déplacée et comme sursaturée par son érotisation,
c'est-à-dire parce qu'elle est investie d'une valeur hédonique spécifiquement maso-
chiste, du sens d'une politique de la maladie, d'un refuge dans la maladie.
On trouvera dans le dernier livre de Ch. ODIER 1 une étude pénétrante quoique un
peu confuse de liaisons profondes qui affectent la répression prélogique, l'angoisse et
la pensée magique dans les névroses comme dans le cauchemar. Les études sur les
types peureux et agressifs et surtout sur la « névrose d'abandon » éclairent un certain
nombre de mécanismes et de situations névrotiques d'angoisse.

3° Structure anxieuse des personnalités délirantes.


Quant à l'organisation délirante de la personnalité, si nos analyses cliniques sont
exactes, elle s'opère selon trois modalités : la construction paranoïaque, la désagré-
gation schizophrénique et la reconstruction paraphrénique. Il s'agit dans tous ces cas
de personnalités dont l'architectonie se situe à un niveau inférieur par rapport aux per-
sonnalités névrotiques, car, la fiction n'y est plus seulement pressante, irruptive ou
canalisée, mais constitue véritablement la base même du système de la personnalité.
La personnalité du délirant c'est son délire : elle se confond avec la trame de son
« rêve » délirant.
La paranoïa est constituée par un système d'événements fictifs où se projette l'an-
goisse. Les thèmes de persécution, d'influence, d'hypochondrie, situent au centre de la

1. Ch. ODIER, L'angoisse et la pensée magique, I vol., 238 pages. Actualités pédagogiques et psy-
chologiques, Neufchâtel, 1948. — Pour HESNARD (L'univers morbide de la faute, 1949) la névro-
se est essentiellement angoisse névrotique de la faute, c'est une « conduite à la mauvaise
conscience obscure ». La phobie est dans cette perspective une conduite maléfique, l'obsession
une conduite de conjuration de la faute, et l'hystérie l'effet d'une « disculpation », nous dirions
d'un « alibi », terme qu'on s'attendait à rencontrer sous la plume de l'auteur de cet ouvrage sur la
« culpabilité ».

398
ANXIÉTÉ MORBIDE

psychose paranoïaque une angoisse qui se développe en images inquiétantes sinon ter- …dans la paranoïa, les
rifiantes. La forme interprétative, hallucinatoire ou imaginative de la construction à thèmes de persécution,
d'influence, d'hypochon-
mi-chemin seulement de la pensée du rêve, lui assure une puissance dialectique dans
drie, situent au centre de
laquelle le patient s'engage systématiquement, tête baissée, comme pour arracher la psychose paranoïaque
l'anxiété des profondeurs de son être et la disposer autour de lui, la disperser contre lui, une angoisse qui se déve-
et par ricochet contre les autres. Aussi rien d'étonnant à ce que les cliniciens aient tou- loppe en images inquié-
tantes sinon terrifiantes…
jours noté les relations de délire de persécution, de l'auto-accusation et de la peur ou
de la pantophobie. Elles éclatent dans les antécédents caractériels des délirants, dans
les paroxysmes constitutifs, les « moments féconds » du délire aussi sûrement que par
la narco-analyse ou sur le divan psychanalytique 1.
La schizophrénie est la forme autistique du rêve, c'est-à-dire un rêve produit, non
…la pensée schizophré-
pas par le sommeil, mais par la dissociation schizophrénique. Et tout de même que le nique se satisfait dans un
rêve est davantage composé d'images compensatrices d'angoisse que de cauchemars, monde imaginaire de
la pensée schizophrénique se satisfait dans un monde imaginaire de formes et de situa- formes et de situations
délirantes et hallucina-
tions délirantes et hallucinatoires, où se sature et se neutralise l'angoisse complexuel-
toires, où se sature et se
le. Il arrive cependant que l'autisme reflète, sans les apaiser, les terribles « imagos » de neutralise l'angoisse
l'inconscient déchaîné, et le schizophrène vit alors dans l'angoisse de l'Œdipe ou de la complexuelle…
castration. Mélanie KLEIN 1, étudiant l'apparence de non-émotivité de ces malades, a
souligné une fois de plus, qu'il ne s'agit que d'une apparence. Pour elle, le schizophrè-
ne vit l'angoisse qui caractérise le premier âge : la peur de la persécution, c'est-à-dire
du monde agressif et menaçant.
La paraphrénie constitue un procédé lyrique de cicatrisation de l'angoisse. Celle-
…La paraphrénie consti-
ci se volatilise dans une prolifération fantastique de délire. Le nœud même de l'an-
tue un procédé lyrique
goisse, par quoi elle nous soude à nous-mêmes, notre existence, à notre être dans les de cicatrisation de l'an-
liens d'une modalité inextricablement personnelle est ici tranché. Certes, le délire n'est goisse…
jamais complètement séparé de sa source et de son foyer et il continue à se nourrir à
ce tronc complexuel dont il a jailli, ses étranges fleurs étant formées dans leur éclat
grandiose et proprement mégalomaniaque de l'amère sève de l'angoisse profonde,
qu'elles métamorphosent. Mais même quand les thèmes de persécution, les martyres
prodigieux, les damnations éternelles et le fantasmagoriques supplices reflètent enco-
…dans tout délire quand
re ce trait d'union vital, la fiction étale sa vertu médicatrice et consolante. Tant il est
l'angoisse ne s'exprime
vrai que dans tout délire quand l'angoisse ne s'exprime pas directement, elle demeure pas directement, elle
active au centre même de la projection de l'hallucination et du délire auquel elle four- demeure active au centre
nit toujours son contenu dramatique latent. même de la projection de
l'hallucination et du déli-
* re auquel elle fournit tou-
* * jours son contenu drama-
tique latent…

1. The international Journal of Psychoanalysis, 1946, XXVII, p. 99.

399
ÉTUDE N° 15

Le peu que nous venons de dire nous suffit pour établir avec évidence que l'anxié-
té est, pour ainsi dire, partout dans les névroses et les psychoses 1, soit comme symp-
tôme apparent, soit comme radical inconscient. De telle sorte que la « séméiologie de
l'anxiété » constitue plutôt une perspective psychopathologique qu'une description d'un
symptôme. C'est précisément le sens que nous avons entendu donner à cette étude.

§ III. — L'ANXIÉTÉ DANS LES AFFECTIONS


DU SYSTÈME NERVEUX
…C'est naturellement C'est naturellement comme « angor 2 », comme « angoisse constrictive » comme
comme « angor », comme « affre » que le syndrome anxiété a été étudié dans ses relations avec les troubles du
« angoisse constrictive »
système nerveux. La liaison de l'émotion anxieuse et de son expression par l'angoisse
comme « affre » que le
syndrome anxiété a été
constrictive est à la racine même de la signification des termes d'angor et d'angoisse
étudié dans ses relations dans le vocabulaire médical. Aussi a-t-on décrit toutes sortes de « manifestations fonc-
avec les troubles du systè- tionnelles » de l'angoisse ainsi que les appelaient, bien avant les études de la
me nerveux…
« Médecine psychosomatique » contemporaines, DÉJERINE et GAUCKLER 3. Un peu plus
tard CLAUDE et LEVY-VALENSI 4 ont étudié dans leur ouvrage les psychoses d'angoisse
digestives, cardiaques, respiratoires, vasculaires, urinaires, génitales, motrices, sensi-
tives, vertébrales, etc. selon que tel ou tel appareil est le siège de 1'« organopathie fonc-
tionnelle » qui détermine l'angoisse. Cette description clinique conduit à une théorie
« périphérique » de l'angoisse qui la met en relation avec des altérations du système ner-
veux autonome (splanchnique-pneumogastrique), « la méiopragie de tel ou tel système,
de tel ou tel organe devant fixer le type d'anxiété, la localisation de l'angoisse 5 ». Cette
opinion incessamment renouvelée et toujours actuelle a été formulée par Francis
HECKEL 6 pour qui l'angoisse était « la douleur de l'appareil nerveux vago-sympa-
thique » et n'était rien d'autre que la cénesthésie douloureuse portée à son plus haut
degré. Dans cette perspective toute excitation du pneumogastrique par l'ipéca, par
exemple, ou des noyaux bulbaires du pneumogastrique par des impressions cénesthé-
siques désagréables venues d'un autre nerf bulbaire peut produire de l'angoisse sans

1. Il suffirait pour s'en convaincre de parcourir les livres de DEVAUX et LOGRE, de CLAUDE et
LEVY-VALENSI, etc... A propos de l'anxiété, c'est toute la pathologie mentale qui est passée en
revue... L'anxiété est en effet comme les troubles de la mémoire, les impulsions, etc... un angle
sous lequel peut être envisagé tout le champ de la psychiatrie. C'est le sens de ce volume que de
mettre en évidence cette possibilité.
2. Nous renvoyons à la description de « l'angor pectoris » d'après CHARCOT, par Pierre MARIE,
Revue de Médecine, 1882, et à celle de STÖRRING, 1934, d'après I. BRAUN, Herz und Angst, 1932.
3. DÉJERINE et GAUCKLER, Les Manifestations fonctionnelles des Psychonévroses, Paris, 1911.
Tout ce livre est à relire à la lumière des travaux de F. DUNBAR, WEISS, etc.
4. CLAUDE et LEVY-VALENSI, Les anxieux, p. 193.
5. CLAUDE et LEVY-VALENSI, p. 359.
6. F. HECKEL, La Névrose d'angoisse et les états d'émotivité anxieuse, 1917, pp. 279-280.

400
ANXIÉTÉ MORBIDE

anxiété. C'est ainsi que l'excitation du noyau de DEITERS par l'intermédiaire du laby-
rinthe impressionné dans un léger vertige nautique ou dans les rotations du corps sur
son axe détermine des phénomènes pneumogastriques désagréables, à caractère d'affre,
vaguement angoissante ou nauséeuse sans qu'il y ait cependant d'anxiété psychique.
Autrement dit, HECKEL se faisait en 1917 le champion des idées exprimées avant lui,
avec le retentissement que l'on sait, par BRISSAUD et que nous allons exposer.
Le premier chapitre de l'histoire des idées pathogéniques sur les rapports du cerveau …Le premier chapitre de
et de l'anxiété est en effet constitué par les travaux sur l'angoisse bulbaire. La référence l'histoire des idées patho-
aux syndromes cardio-vasculaires et respiratoires, aux nausées, au mal de mer, aux émo- géniques sur les rapports
du cerveau et de l'anxiété
tions angoissantes de vertige labyrinthique, suggère tout naturellement l'idée d'un facteur
est en effet constitué par
bulbaire dans l'angoisse et, comme l'écrivaient DEVAUX et LOGRE 1 « si l'on ne peut affir- les travaux sur « l'angois-
mer que l'angoisse possède au niveau du bulbe son centre exclusif, on peut dire qu'elle y se bulbaire»…
a au moins son quartier-général ». DUPRÉ 2, en donnant son adhésion à la théorie de
BRISSAUD, s'écriait : « Comme l'a si bien exposé le professeur BRISSAUD, c'est au nœud
vital, au foyer régulateur, aux fonctions essentielles de l'existence que siège le processus
pathologique de l'angoisse... Le trépied vital de BICHAT n'a-t-il pas, comme lien commun,
le point où convergent toutes les activités fonctionnelles émanées du cerveau par les
fibres de projection, du cœur ou des poumons, par le vague et le sympathique, c'est-à-
dire le bulbe, centre des émotions ? » Et c'est effectivement à BRISSAUD qu'il convient de
remonter 3. On trouvera également dans le livre de Pierre BONNIER 4 l'ensemble des faits
et des idées qui constituent cette théorie de l'angoisse bulbaire, Selon BRISSAUD, l'an- …Selon BRISSAUD, [1890]
l'angoisse est un symptôme
goisse est un symptôme bulbaire par excellence. Elle se rencontre dans les lésions bul-
bulbaire par excellence…
baires en foyer, dans les paralysies labio-glosso-laryngées, dans la sclérose latérale
…Pour lui, l'angoisse est
amyotrophique bulbaire, dans les hémorragies et ramollissements, son principal symp- une crise où n'intervien-
tôme est la dyspnée. BRISSAUD signale cette angoisse dans un cas de gliome du corps res- nent que des sensations
tiforme et dans une gomme du cervelet. Pour lui, l'angoisse est une crise où n'intervien- physiques ; s'il s'y ajoute
nent que des sensations physiques ; s'il s'y ajoute des « réactions anxieuses », celles-ci des « réactions an-
ne sont que contingentes, « car l'angoisse est un phénomène bulbaire et l'anxiété est un xieuses », celles-ci ne
sont que contingentes…
phénomène cérébral » ; l'une est physique et l'autre est psychique.
En rajeunissant, la thèse de BRISSAUD s'est d'ailleurs étendue. Récemment, BARRÉ est
revenu sur l'anxiété vestibulaire 5. Pour lui, les phénomènes vestibulaires constituent une
« épine irritative » sur laquelle cristallise 1'anxiété et il sous-entend que beaucoup
d'anxieux ne sont que des « vestibulaires » méconnus. Plus récemment encore, DAVID 6,

1. DEVAUX et LOGRE, Les anxieux, 1917.


2. DUPRÉ, Congrès de Grenoble, 1902.
3. BRISSAUD, Semaine Médicale, 1890, page 410, Congrès de Grenoble, 1902, cf. aussi le travail
de son élève LONDE, Rev. de Méd., 1902.
4. Pierre BONNIER, l'Anxiété, Paris, 1913.
5. BARRÉ, Gazette des Hôpitaux, 1939, pp. 955 à 960.
6. DAVID, TALAIRACH et HECAEN, Sur l'apparition d'angoisses au cours d'interventions sur la
région bulbaire, Société Médico-Psycho., 27 mai 1948.

401
ÉTUDE N° 15

DAVID, TALAIRACH et TALAIRACH et HECAEN ont noté l'apparition d'angoisse au cours d'interventions dans les
HECAEN ont noté l'appari- région bulbaires. Mais ils précisent que pour eux l'expression « angoisse » ne correspond
tion d'angoisse au cours
pas seulement à ce trouble physique qui se traduit classiquement par une sensation de
d'interventions dans les
région bulbaires… resserrement, mais bien à l'anxiété qui submerge et altère la conscience entière par le sen-
timent d'un danger présent et écrasant. Ils rapportent trois cas où, pendant l'intervention
de neuro-chirurgiens, « les malades étaient oppressés par l'angoisse de la mort immi-
nente ». C'est en songeant à de tels faits que BRISSAUD en 1890 les qualifiait d'anxiété
paroxystique, sorte de « méditation de la mort », selon, rappelait-il, le langage de
SÉNÈQUE, car pour lui, il s'agissait bien, dans ce cas, d'un phénomène d'anxiété se sur-
ajoutant à l'angoisse. Nous avons pu nous-mêmes, il y a une dizaine d'années, observer
un cas d'angoisse constrictive à forme d'affre chez une jeune femme qui succomba à l'en-
gagement d'une tumeur du quatrième ventricule dans le trou occipital après une simple
investigation manométrique de la tension de L. C. R. sans soustraction de liquide : elle
avait une petite tumeur (méningiome) grosse comme une noisette.
Enfin nous devons rappeler que la pathologie cérébrale de l'anxiété s'est beaucoup
élargie par l'étude des manifestations psychopathiques des traumatismes ou des tumeurs
cérébrales et plus généralement de toutes les affections cérébrales. Ch. FÉRÉ 1 avait déjà
signalé l'angoisse au cours de la « Paralysie générale ». OMBREDANE 2 dans son travail
sur la sclérose en plaques a insisté beaucoup sur les manifestations anxieuses de cette
affection et cela à la suite de TARGOWLA et de Mlle SERIN 3 qui avaient décrit de véri-
…C'est surtout l'encépha- tables « névraxites anxieuses ». C'est surtout l'encéphalite épidémique qui a donné l'oc-
lite épidémique qui a casion depuis 1920 d'observer un grand nombre de réactions anxieuses, de paroxysmes,
donné l'occasion depuis
d'états d'anxiété associés ou non au syndrome parkinsonien. STECK 4 a dénombré 81
1920 d'observer un grand
nombre de réactions
malades (sur 364) anxieux mais, dit-il, plus « déprimés » que mélancoliques. D'après
anxieuses, de paroxysmes, DICKMEISS 5 sur 137 encéphalitiques, dont 122 présentaient des troubles mentaux, 49
d'états d'anxiété associés présentaient des manifestations d'anxiété (neurasthénie, dépression, états maniaco-
ou non au syndrome par- dépressifs) ces chiffres nous paraissent très au-dessous de la vérité car le parkinsonien
kinsonien… encéphalitique nous paraît « baigner » littéralement dans l'anxiété.
Au cours de tumeurs cérébrales, tous les cliniciens ont noté de nombreuses réac-
tions anxieuses 6. Rappelons et pour indiquer simplement quelques exemples que ces
dernières années MARCHAND et DUPOUY 7 ont observé une tumeur secondaire du lobe

1. Ch. FÉRÉ, Revue de Médecine, 1906.


2. OMBREDANE, Troubles mentaux et la sclérose en plaques, Thèse, Paris, 1929.
3. TARGOWLA, Mlle SERIN, La névraxite disséminée à forme anxieuse, La Pratique médicale fr.,
juillet, 1927, p. 325.
4. H. STECK, Schweiz, Med. Woch., 1431, 12, pp. 824, (cité par DICKMEISS).
5. P. DICKMEISS, Facteurs exogènes dans les Psychoses maniaco-mélancoliques, Ann. Médico-
Psycho., 1936, pp. 769 à 778.
6. Cf. la statistique fameuse même déjà ancienne de SCHULSTER de 1902, la thèse de BARUK de
1926, la statistique de BADT de 1932 de JAMEISON et HENRY de 1933 etc... Nous retrouverons ce
problème dans le t. IV de ces études.
7. MARCHAND et DUPOUY, Ann. Médico-Psycho., 1940.

402
ANXIÉTÉ MORBIDE

temporal droit avec un syndrome mélancolique ; que MARCHAND et VIDART l ont publié
l'observation d'une tumeur temporo-occipitale gauche avec réactions mélancoliques,
etc. Le premier cas du travail de RISER, DARDENNE, FERDIÈRE et GAYRAL2 est intéres-
sant en raison des crises dépressives initiales chez un enfant de 12 ans présentant un
cranio-pharyngisme.
Les étonnantes guérisons des crises d'anxiété par la convulsivothérapie et notam- …Les étonnantes guéri-
ment par l'électrochoc ont apporté une contribution décisive à la pathologie cérébrale sons des crises d'anxiété
par la convulsivothérapie
de l'anxiété. Nous n'insisterons pas ici sur ces faits devenus d'observation courante,
et notamment par l'élec-
parce que l'on ne compte plus les cas de sédation de l'anxiété par la pratique de l'élec- trochoc ont apporté une
trochoc. Cette énorme moisson de faits thérapeutiques est à rapprocher d'observations contribution décisive à la
du genre de celle de PILCZ 3 qui vit une mélancolie guérir après une apoplexie cérébra- pathologie cérébrale de
l'anxiété…
le. Il semble donc que les perturbations pathologiques du cerveau jouent un rôle impor-
tant dans le mécanisme des psychoses anxieuses et il paraît plausible d'admettre que, le
dispositif diencéphalique assurant la « régulation de l'humeur » (DELAY), ce seraient ses
altérations qui entraîneraient les manifestations d'angoisse nerveuse. Tel est précisé-
ment l'aspect le plus actuel du problème anatomique cérébral de l'anxiété. Il est centré …l'aspect le plus actuel
du problème anatomique
sur ce que l'on a appelé (DELAY et Mlle JOUANNAIS 4) « l'anxiété hypothalamique ».
cérébral de l'anxiété. Il
Selon ces auteurs, il s'agit là d'une réaction d'alarme des centres neuro-végétatifs de est centré sur ce que l'on
l'hypothalamus. Ces crises anxieuses ont en effet les caractéristiques des grandes crises a appelé (DELAY et Mlle
végétatives, où se retrouve le syndrome sympathique des expériences de Philippe BARD JOUANNAIS ) « l'anxiété
hypothalamique »…
et de D. Mck RIOCH 5 sur la « sham rage ». On sait que les émotions, ou tout au moins
leur dispositif d'expression avaient été localisées d'abord dans le thalamus pour la rai-
son bien simple que les émotions (colère, joie, douleur, rage) continuaient à se produi-
re, d'après les expériences de GOLTZ (1892), de H. ROTHMANN (1923) et de
SCHALTENBRAND et COBB (1930), chez les chiens décérébrés, privés d'écorce. Ce fait fut
confirmé par W. CANNON et S. W. BRITTON 6 qui montrèrent que des réactions émo-
tionnelles pouvaient se produire chez les animaux « thalamiques ». Mais dans la suite
P. BARD, de 1928 à 1934, dans une série de publications 7, montra que les mêmes mani-
festations se produisent même quand la décérébration prive l'animal du thalamus lui-
même. Enfin HINSEY et RANSON 8 et H. LABAT, B. LANSON, MAGOUN et RANSON 9 obtin-

1. MARCHAND et VIDART, Ann. Médico-Psycho., 1940.


2. RISER, etc., Ann. Médico-Psycho., 1945, II.
3. A. PILCZ, Archives de Neuro. de Bucarest, 1940.
4. DELAY et Mlle JOUANNAIS, L'anxiété hypothalamique, Revue Neurologique, 1943, p. 299.
5. BARD et RIOCH, John Hopskins Hosp. Bullet. 1937.
6. CANNON et BRITTON, American Journal of Physiology, 1925 et 1927.
7. BARD, American Journal of Physiology, Psychological Revue, article de l'Handbook of gene-
ral experimental Pathology de Murchinson, etc...
8. HINSEY et RANSON, Archiv. Neuro. Psych., Chicago, 1930.
9. H. LABAT, B. LANSON, MAGOUN et RANSON, American Journal of Physiology, 1935.

403
ÉTUDE N° 15

rent des résultats analogues par l'excitation électrique de l'hypothalamus 1.


…Un certain nombre Un certain nombre d'observations dues aux neuro-chirurgiens semblent en effet
d'observations dues aux montrer que l'hypothalamus joue un rôle important dans la « régulation des émotions »
neuro-chirurgiens sem- comme on disait à la fin du XIXe siècle, c'est-à-dire il y a seulement quelques années,
blent en effet montrer que
à propos des « noyaux gris centraux » ou du « diencéphale » en général. Quoique les
l'hypothalamus joue un
rôle important dans la faits les plus intéressants soient de l'ordre des dérèglements euphoriques et maniaques
« régulation des émo- de l'humeur 2 nous devons souligner l'importance et la portée de ces observations. Il y
tions » comme on disait à a lieu de faire spécialement état des faits rapportés par O. FOERSTER et O. GAGEL 3 qui
la fin du XIXe siècle… ont observé un état d'exubérance maniaque par « manipulation de la tumeur 4 ». Chez
…Quoique les faits les
un malade (le cas IV) ils ont noté un « maniakische Redestrom » (Logorrhée
plus intéressants soient de
l'ordre des dérèglements maniaque) dans les mêmes conditions. Soulignons que dans le cas 3, le malade était
euphoriques et mania- déjà maniaque avant l'opération et que dans le cas 4 il présentait des troubles mentaux
ques de l'humeur… « de type psychose de KORSAKOFF », ce qui correspond à nos états confusionnels. De
plus, pour aborder la tumeur de cette région du cerveau par voie antérieure, les lésions
opératoires nécessaires diminuent d'autant la valeur stricte de la « localisation ». Quoi
qu'il en soit, pour FOERSTER et GAGEL, c'est l'excitation de la partie « orale » de l'hy-
pothalamus, centre des impulsions (Antriebort) qui déclenche ces troubles de l'humeur,
tandis que la partie postérieure juxtaquadrigéminale produit des troubles de la
conscience. Ils ont rappelé à ce propos des observations anciennes de CLOUSTON, de
FUERSTENER, d'OPPENHEIM, etc... et celles plus récentes de FULTON et BAILEY 5 et de
BAILEY 6. Depuis lors I. B. Cox 7 et N. H. DOTT 8 ont rapporté de nouveaux cas de
tumeurs de la base, chez qui les interventions par voie transfrontale ou endonasale pro-
voquèrent des états d'excitation. Comme on le voit, il s'agit généralement de tumeurs
hypophysaires, fait qu'il faut rapprocher des observations de X. et P. ABELY 9, du cas
de DELAY, MAILLARD et NAUDASCHER10. On peut comprendre par l'exposé de tous ces

1. Toutes ces indications biographiques se trouvent soigneusement notées dans le livre de J.


DELAY, Les dérèglements de l'Humeur, 1946, de la page 111 à 116.
2. Une question comme « anxiété » ne saurait être entièrement et profondément traitée qu'en étu-
diant à la fois et dans la même perspective la joie et l'angoisse, les rires et les larmes, le cha-
touillement et les affres.
3. Soit dans leur article : « Einfall von Ependymcyst des dritten Ventrikels, Beitrag zur Frage der
Beziehungen psychisches Stroms und Hirnstamms, Zeitsch.f. d. g. Neuro. und Psych.,
1935,1.149, soit dans l'article de GAGEL sur l'hypothalamus dans le Traité de BUMKE et FOERSTER.
4. L'analyse de la fuite des idées et des associations par assonance est traduite textuellement dans
le livre de DELAY, p. 117.
5. FULTON et BAILEY, J. of Neuro. and mental diseases, 1929.
6. P. BAILEY, Intracranial tumors, Londres, 1933.
7. B. COX, Tumors of the base of the brains etc... Medic. Journal Australia, 1937.
8. N. M. DOTT, Surgical aspects of the hypothalamus, The hypothalamus, Edimburgh, 1938.
9.X. et P. ABELY, Ann. Médico-Psycho.,1934 et 1936.
10. DELAY, MAILLARD et NAUDASCHER, Ann. Médico-Psycho., 1946.

404
ANXIÉTÉ MORBIDE

faits que S. WALTER RANSON dans son ouvrage puisse admettre formellement (DELAY,
p. 118) le siège hypothalamique de la crise d'excitation maniaque. Quant au système
de localisation de KLEIST qui se représente des dispositifs « longitudinaux » étagés sur
plusieurs niveaux du névraxe il exige sur ce point des explications un peu confuses.
Pour lui les troubles du « biotonus » entrent dans le système intéroceptif, système pul-
sionnel et émotionnel dont les manifestations morbides se produisent dans les atteintes
du mésodiencéphale comme du « cerveau orbitaire » (lobe frontal). Plus nette est enco-
re l'importance que DAVID, HECAEN et TALAIRACH 1 attribuent aux lésions corticales
dans le déterminisme de ces troubles.
Comme nous le faisons remarquer plus haut, les crises d'anxiété sont rarement
mentionnées dans tous ces travaux. Cependant on cite généralement les cas de R.
GRINKER 2. Il s'agit d'une crise d'angoisse avec sentiment de mort imminente au cours
d'interventions chirurgicales de la région hypothalamique. Ceci nous ramène bien près
de notre point de départ : à l'angoisse bulbaire.

§ IV. — LES THÉORIES PATHOGÉNIQUES


A.– LES DEUX PÔLES DE L'ANXIÉTÉ. ANGOR ET ORGANISATION
ANXIEUSE DE LA CONSCIENCE ET DE LA PERSONNALITÉ.

Les faits cliniques et expérimentaux que nous venons d'envisager nous placent
maintenant au cœur des discussions homériques sur les rapports de l'angor, de l'an-
goisse constrictive, de « l'affre » physique et de l'anxiété. C'est donc toujours le même
problème, celui du physique et du moral, qui une fois de plus surgit devant nous.
L'angoisse, définie selon BRISSAUD par la « sensation physique de resserrement », …L'angoisse est généra-
et selon DEVAUX et LOGRE caractérisée par le spasme des muscles lisses, est générale- lement regardée, nous
l'avons vu, comme la
ment regardée, nous l'avons vu, comme la souffrance du système neuro-végétatif
souffrance du système
(Francis HECKEL). Ce phénomène se rapproche donc de la douleur angineuse, de l'an- neuro-végétatif (Francis
gor pectoris. Mais il la déborde pour constituer un malaise, une crise de « kakon » HECKEL) […] Mais elle la
(MONAKOW et MOURGUE) qui possède une tonalité affective spécifique. Que l'angois- déborde pour constituer
un malaise, une crise de
se ainsi définie se rencontre dans les affections viscérales ou nerveuses qui intéressent
« kakon » (MONAKOW et
le système nerveux autonome dans ses portions périphériques ou cérébrales, cela est MOURGUE)…
un fait bien connu de tous les médecins. Personne ne peut songer à le discuter. La
structure de cette « affre » est caractérisée par l'impression pénible qui exprime la
défaillance des fonctions vitales : « Je me sens atrocement ébranlé au fond de mon
être, étreint par un mal douloureux et violent qui m'entraîne brutalement vers la mort.

1. DAVID, HECAEN et TALAIRACH, Troubles psychiques de type expansif au cours des interventions
dans la région du troisième ventricule, Revue Neuro, nov. et déc, 1946.
2. R. GRINKER, Hypothalamic functions in psychosomatic interrelations, Psychosomatic
Medicine, 1939,1.

405
ÉTUDE N° 15

Je me sens pris dans une tenaille de fer. Tout chavire autour de moi et en moi : un
gouffre s'ouvre. Je suis environné d'inconnu et brutalement arraché à la vie... Je me
sens écrasé, pris dans l'étau de la mort... ». L'angoisse se confond ici littéralement avec
…L'émotion et ses expres- son expression physique (pâleur, lipothymie, crise sympathique ou parasympathique,
sions, la situation vitale et spasmes). Le resserrement viscéral, la rétraction de l'être, l'apnée, l'immobilité, la para-
son substratum perceptif
lysie, l'émotion et son expression, constituent un seul « étau ». La vie est comme sus-
sont soudés dans un vécu
à la fois terriblement et
pendue toute prête à s'engloutir dans la mort. L'émotion et ses expressions, la situation
indivisiblement immédiat vitale et son substratum perceptif sont soudés dans un vécu à la fois terriblement et
et instantané… indivisiblement immédiat et instantané.
Que pouvons-nous dire de cette angoisse ? sinon qu'elle est le type même de la
« Realangst ». C'est à proprement parler une « Somatorealangst » : elle se confond
avec la réalité la plus immédiatement vécue. Être angoissé au cours d'un infarctus du
myocarde, d'une coronarite ou d'une compression du bulbe, c'est réagir vitalement et,
somme toute, correctement à une situation somatique catastrophique : c'est le type
même d'une « réaction de catastrophe », de la peur s'exprimant dans sa cause même,
en ce « court-circuit » inextricable par lequel l'angor et l'angoisse se confondent et se
constituent.
Jusqu'ici tout le monde est d'accord ; mais là où les choses se compliquent, c'est
quand il s'agit de déterminer les rapports de l'angoisse et de l'anxiété. Car, d'une part, il
y a quelque chose qui les rapproche puisque, dans l'angoisse, il y a un sentiment qui
dépasse la « sensation » et déjà est une « conscience terrifiée » et dans l'anxiété, il y a
bien une impression physique qui exprime l'anxiété et constitue le « syndrome » phy-
…l'angoisse, même à sa
limite inférieure, peut
sique d'angoisse. — Mais d'autre part, il y a bien quelque chose de différent puisque l'an-
être, dans l'angor, vécue goisse est vécue essentiellement comme une « simple » sensation périphérique, tandis
comme une « simple » que l'anxiété est vécue sur un registre affectif plus complexe ; puisque l'angoisse paraît
douleur, tandis que
être un phénomène relativement élémentaire alors que l'anxiété se présente comme une
l'anxiété, à sa limite supé-
rieure, peut être pensée
forme d'organisation supérieure ; puisque, enfin, l'angoisse, même à sa limite inférieure,
sans sensation physique peut être, dans l'angor, vécue comme une « simple » douleur, tandis que l'anxiété, à sa
d'angoisse... limite supérieure, peut être pensée sans sensation physique d'angoisse...
Vertigineux problème !
Les médecins chez nous, comme le remarque Mlle BOUTONIER, ont depuis long-
temps et généralement opté pour une différence structurale entre ces deux états affec-
tifs. C'était, nous l'avons vu, la thèse de BRISSAUD (1890 et 1902). A propos d'une com-
munication de SOUQUES 1, il déclarait que les deux mots : angoisse et anxiété, sont
nécessaires pour désigner deux phénomènes distincts : « un phénomène physique d'an-
goisse et un phénomène purement psychique, l'anxiété, lesquels peuvent d'ailleurs

1. SOUQUES, Angoisse sans anxiété, Société de Neurologie, 1902.

406
ANXIÉTÉ MORBIDE

s'observer isolément ». Il complétait sa pensée en précisant : « L'angoisse est un phé-


nomène bulbaire, l'anxiété est un phénomène cérébral. L'angoisse est un trouble phy-
sique qui se traduit par une sensation de constriction, d'étouffement ; l'anxiété est un
trouble psychique qui se traduit par un sentiment d'insécurité indéfinissable ». Mlle …Mlle BOUTONIER, exami-
BOUTONIER, examinant cette question dès le début de son ouvrage 1, est d'avis qu'il n'y nant cette question dès le
début de son ouvrage , est
a pas entre angoisse et anxiété de différence structurale. L'angoisse est déjà quelque
d'avis qu'il n'y a pas entre
chose de différent d'une simple douleur physique, elle est plus vécue que pensée, et angoisse et anxiété de dif-
l'anxiété est vécue autant que pensée. Dans l'une et l'autre se rencontre ce désarroi ver- férence structurale…
tigineux qui lui paraît définir l'angoisse en général, comprenant toutes les formes
d'anxiété, depuis celle qui est intensément vécue et peu pensée, jusqu'à celle qui est
engagée dans les couches supérieures de l'activité psychique.
En Allemagne, Max SCHELER 2 s'est fait au contraire le champion d'une différence En Allemagne, Max
SCHELER s'est fait au
structurale entre angoisse et anxiété. Tandis que BRISSAUD admettait entre elles une
contraire le champion
différence anatomique, l'une étant bulbaire et l'autre cérébrale, Max SCHELER se place d'une différence structu-
à un point de vue radicalement étranger à toute préoccupation anatomique. C'est en rale entre angoisse et
tant que phénoménologiste qu'il a cherché quelles caractéristiques structurales déter- anxiété.[…] C'est en tant
que phénoménologiste
minent l'originalité de l'angoisse somatique (Körperliche Angst) et de l'angoisse psy-
qu'il a cherché quelles
chique (Seelische Angst). Ceci, à vrai dire, n'est qu'un aspect particulier de sa théorie caractéristiques structu-
des niveaux (Schichtenstruktur) de la vie émotionnelle, théorie qui est extrêmement rales déterminent l'origi-
pénétrante. Pour lui, la couche inférieure est constituée par l'affectivité sensorielle nalité de l'angoisse soma-
tique (Körperliche Angst)
(Sinnliche ou Empfindungsgefühle). A un niveau plus élevé s'organise l'affectivité
et de l'angoisse psychique
somato-vitale, admettant des états affectifs corporels (Leibegefühle), et des fonctions (Seelische Angst)…
affectives vitales. La troisième couche est représentée par les sentiments personnels
purement psychiques (Reine Ichgefühle). Enfin, l'affectivité se déploie et s'organise en
sentiments sur le plan de la personnalité (Persönlichkeitsgefühle). Tous ces sentiments
diffèrent selon la diversité des rapports vécus avec le moi. Les sentiments des couches
les plus inférieures sont immédiatement vécus et ne supposent pas l'attente puisqu'ils
sont vécus dans le présent immédiat; ils sont renforcés par le renforcement de l'atten-
tion. Ce qui distingue, au contraire, les plus élevés, c'est qu'ils sont corrélatifs d'un
ensemble significatif. Nous ne saurions ici présenter avec détails les longues analyses
de Max SCHELER, et notamment celles où il a étudié avec beaucoup de profondeur la
situation du martyr qui éloigne son « angoisse » de son « Moi », et va jusqu'à renver-
ser le rapport naturel qui les lie. Il nous suffira, croyons-nous, de schématiser sa posi-
tion, pour montrer, s'il en était besoin, que la vie affective n'est pas, comme on se le
représente parfois, une sorte d'instance inférieure surmontée par la raison.

1. Mlle BOUTONIER, op. cit., Pages 9 à 42.


2. Max SCHELER, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik, 3° édit., Halle, 1927.

407
ÉTUDE N° 15

Elle est vécue, intégrée à tous les niveaux, et subit dans son ensemble l'influence
de l'intégration structurale de ces niveaux. Ainsi, l'idée de voir dans l'angoisse ou
l'anxiété deux phénomènes différents, ou l'idée de voir dans l'angoisse et l'anxiété un
phénomène identique (ces deux idées n'exprimant d'ailleurs qu'une seule intuition,
celle que la vie psychique forme un plan dont les uns considèrent seulement une seule
surface, tandis que les autres distinguent le recto et le verso) sont également fausses.
Lorsque Mlle BOUTONIER chez nous, ou STÖRRING, en Allemagne (pour ne parler que
de deux ouvrages récents), défendent la thèse de l'identité de l'angoisse et de l'anxiété,
…[pour nous, l'angoisse ils sont trop observateurs pour ne pas discerner les formes structurales qui séparent
et l'anxiété], sous leur l'angoisse vécue, engagée seulement et comme par sa périphérie, dans une situation
diverses formes structu-
catastrophique présente et l'anxiété parlée et vécue, engagée dans un bouleversement
rales ne peuvent être sai-
sies que dans une pers- total de l'existence passée, présente, future et même possible. Sous ces diverses formes
pective hiérarchisée… structurales, elle ne peut être saisie que dans une perspective hiérarchisée.
Il paraît donc évident, que l'angoisse que nous avons définie plus haut comme
« une réelle angoisse somatique » ne peut être assimilée purement et simplement à
« l'angoisse morale ». Il faut, pour résoudre toutes ces difficultés, se représenter, une
fois de plus, « l'affectivité », comme un mode de réaction variée de l'être à son être :
elle varie selon les niveaux de structure de sa conscience. A cet égard il est clair que
nous pouvons être affectés dans notre être physique, c'est-à-dire inférieur, ou dans
notre être moral, c'est-à-dire supérieur.
Le propre des « affections » qui nous rendent sensible notre être physique c'est
d'être immédiatement vécues en contraste avec notre moi et comme à la périphérie de
notre moi. Si j'ai mal aux dents, c'est comme un « pré-objet » que « se présente » ma
douleur. Elle est, cette douleur, dans ma personne à la périphérie de mon moi, c'est-à-
dire dans mon corps. La fatigue, l'irritabilité, l'euphorie toxique se présentent à moi,
dotées du même coefficient d'extranéité relative. Ce sont des « sentiments », des « états
affectifs » qui nous attaquent « par en bas ». C'est ce que nous voulons exprimer quand
nous disons que : « ils sont vécus plutôt que pensés » et pour ainsi dire projetés à la
…Le propre des « affec- périphérie de notre moi, dans une situation vitale presque extérieure à nous-mêmes, de
tions morales » c'est telle sorte qu'ils sont pour nous « objets » d'angoisse.
qu'elles nous engagent
Le propre des « affections morales » c'est qu'elles nous engagent nous-mêmes en
nous-mêmes […] Souffrir,
avoir peur, être jaloux, tant que nous les éprouvons comme des modifications de ce qui est le plus nous-
avoir confiance, c'est tou- mêmes. Souffrir, avoir peur, être jaloux, avoir confiance, c'est toujours se sentir enga-
jours se sentir engagé et gé et affecté sans réserves et sans limites comme sujet.
affecté sans réserves et
Si les « affections » physiques pour si douloureuses ou « angineuses » qu'elles soient
sans limites comme
sujet… ne peuvent entraîner en elles-mêmes et par elles-mêmes de modifications de notre struc-
ture morale, par contre, tout état affectif supérieur s'exprime nécessairement par l'état cor-
porel, c'est-à-dire s'engage dans le clavier de nos expressions émotionnelles [note 1, p.409].

408
ANXIÉTÉ MORBIDE

Ramener l'anxiété à l'angoisse physique est donc une erreur, puisque celle-ci ne …Ramener l'anxiété à
constitue pas une condition suffisante de celle-là. Cette thèse qui se confond avec la l'angoisse physique est
donc une erreur, puisque
théorie périphérique des émotions de JAMES-LANGE est responsable d'interprétations
celle-ci ne constitue pas
mécanicistes inadmissibles. L'idée, par exemple, de fonder la mélancolie ou la manie une condition suffisante
sur « un trouble élémentaire de l'humeur », un trouble du biotonus 2, est insoutenable. de celle-là…
Ceux qui sont familiers avec notre pensée, sentiront certainement que le problème qui …Cette thèse qui se
confond avec la théorie
nous occupe est le même que celui que nous avons rencontré à propos des troubles de
périphérique des émo-
la mémoire, des obsessions, des impulsions, des hallucinations, de l'hypocondrie, des tions de JAMES-LANGE est
troubles du langage, etc... Il y a lieu de résoudre celui-ci comme tous ceux-là, en responsable d'interpréta-
admettant une fois pour toutes qu'il y a une couche fonctionnelle psychique qui se tions mécanicistes inad-
missibles…
trouve « à la base » de notre vie psychique, mais ne la gouverne pas. Elle est, dans l'ac-
tivité normale, « le siège » du vécu perceptif et de ses fonctions automatiques, c'est-à-
dire notre « corps » nécessairement intégré dans notre comportement et notre pensée.
En pathologie, les modifications, les désintégrations de ce niveau inférieur constituent
ce que nous appelons des phénomènes neurologiques.
Une telle théorie nous permet de concevoir clairement qu'il y a ce que nous pou- …il y a ce que nous pou-
vons appeler une forme
vons appeler une forme neurologique de l'anxiété : c'est l'affre, le syndrome d'angois-
neurologique de l'anxiété
se constrictive physique, « l'anxiété somatique réelle ». Les altérations des niveaux : c'est l'affre, le syndrome
supérieurs de pensée et de comportement à type psychiatrique ont, par contre, une d'angoisse constrictive
structure différente. C'est ainsi qu'il y a des formes d'anxiété morbide psychotiques et physique, « l'anxiété
somatique réelle »…
psycho-névrotiques. De telles formes sont structuralement différentes de l'angoisse de
la souffrance physique en ce qu'il s'agit d'états affectifs qui sont vécus et pensés non
seulement comme des accidents corporels, localisés dans tel ou tel « lieu affecté » du
corps mais comme événements catastrophiques pris dans la masse d'un monde et d'un
monde, comme nous allons le voir, plus ou moins imaginaire.

1. Cela revient à nier la relation de réversibilité ou de réciprocité contraire à la notion même de


structure hiérarchisée.
2. Il est remarquable que Kurt SCHNEIDER tentant d'appliquer au problème de l'anxiété des
« dépressions endogènes » (c'est-à-dire de la mélancolie), la théorie de la « Schichten-struktur »
de Max SCHELER tombe grossièrement sous le coup des critiques de STÖRRING quand il ramène la
mélancolie à un trouble des « sentiments vitaux » qui « déteindraient » sur les couches supé-
rieures (cf. STÖRRING G. pp. 29 à 32). Dans son récent livre, Les dérèglements de l'humeur, 1946,
J. DELAY parait tomber dans la même erreur. Sans doute tente-t-il (pp. 121 à 123) d'échapper à
l'étreinte de la théorie de LANGE-JAMES en la repoussant et en admettant que c'est non l'« expres-
sion » mais 1'« affection » même de l'émotion qui doit être localisée dans l'hypothalamus. Mais
il s'expose, en admettant avec BARD, élève de CANNON (ce qui est assez indicatif) qu'une lésion
hypothalamique « déclenche » l'émotion, à la critique que n'ont point manqué d'adresser DAVID,
HECAEN et TALAIRACH (Revue Neuro., 1946), aux auteurs américains. On ne saurait en effet
confondre le niveau d'intégration des réactions motrices végétatives de l'expression avec l'inté-
gration de l'émotion à un niveau plus élevé. C'est que plus généralement de telles conceptions ne
parviennent à atteindre, selon le mot de MASSERMANN, que des « états pseudo-affectifs ».

409
ÉTUDE N° 15

B.– LES CARACTÈRES DE L'ANXIÉTÉ PATHOLOGIQUE NÉVROTIQUE


ET PSYCHOTIQUE.
S'ils diffèrent ainsi dans leur structure des angoisses ou affres neurologiques, ces
états pathologiques d'anxiété, ces formes de la conscience morbide anxieuse diffèrent
aussi de « l'angoisse » humaine normale. Sans doute ne constituent-ils jamais (comme
tous les états morbides) qu'une « libération » de « l'angoisse humaine ». Mais si la mala-
die rend seulement manifeste l'angoisse impliquée dans la nature même de notre vie
psychique, elle lui confère aussi une structure psychopathologique propre, celle de
l'anxiété morbide. Certes, nous avons déjà précédemment fixé ses traits caractéris-
tiques, mais il convient de revenir encore sur ce point fondamental, car c'est de lui que
dépend en grande partie l'idée que chacun se fait de la pathogénie de l'anxiété morbide.
…Un premier caractère Un premier caractère de cette anxiété morbide psychotique ou névrotique consis-
de cette anxiété morbide te en ceci, qu'elle n'est pas réactionnelle. L'anxiété pathologique n'est pas justifiée par
psychotique ou névro-
la situation vitale. Même quand elle s'y adapte ou en paraît naître, elle la dépasse ou
tique consiste en ceci,
qu'elle n'est pas réaction- lui préexistait. Elle ne correspond ni à un danger ni à une catastrophe réels, ce n'est
nelle… pas, au sens de FREUD, une « Realangst », c'est une « Derealangst ». Tandis que l'an-
…elle est vécue comme goisse physique est pathologique, non point par son inadaptation à son objet, mais par
un délire, c'est-à-dire
l'accident que constitue cet objet et qu'elle est angoisse de mort imminente et de mala-
comme une forme de
contact fulgurant avec dies réelles (asthme, angor pectoris, souffrance bulbaire, etc...) l'anxiété est ici patho-
l'irréel ou le néant… logique par le caractère irréel de l'objet qu'elle propose à son épouvante. Elle est,
certes, vécue, et par conséquent exprimée parfois avec une intensité horrible, mais elle
est vécue comme un délire, c'est-à-dire comme une forme de contact fulgurant avec
l'irréel ou le néant. Elle naît essentiellement non d'une rencontre avec un événement
extérieur mais d'un drame intérieur.
…Un deuxième caractère Un deuxième caractère général des états d'anxiété morbide est précisément qu'elle
général des états d'anxié-
est vécue comme un cauchemar 1, dans un ensemble de significations fantasmatiques
té morbide est précisé-
ment qu'elle est vécue qui constituent la structure de la conscience morbide, qu'elle soit obsédante, halluci-
comme un cauchemar… nante, imageante, etc... La richesse des images ou leur intensité, leur flux submerge la
conscience de l'hypochondriaque du mélancolique, du confus ou du paranoïaque, et
c'est au travers d'elles que se réfracte l'anxiété. Nous verrons ailleurs que l'image, étant
à mi-chemin du néant et de l'anéantissement, est comme un reflet nécessaire du gouffre
d'où émerge « l'angoisse ».
…Le troisième caractère Le troisième caractère de l'anxiété morbide est sa valeur de « simulacre ». Pour si
de l'anxiété morbide est
tragique qu'elle soit, pour autant qu'elle nous touche, elle est peut-être pressentie par
sa valeur de « simu-
lacre »… l'anxieux, mais en tous cas sentie par l'observateur, comme une terreur artificielle. La
conscience angoissée se peuple d'ombres symboliques. Elle est, comme le rêve, tra-

1. Les analyses de Ch. ODIER, (L'angoisse et la pensée magique) ne valent pas seulement pour
l'angoisse névrotique mais pour l'ensemble de l'angoisse morbide.

410
ANXIÉTÉ MORBIDE

vestissement. Même quand elle justifie ses contenus par sa référence au réel, ce n'est
…l'anxiété morbide, de
qu'au prix d'une déformation, d'une trahison du réel. par tous ces caractères
Enfin, l'anxiété morbide, de par tous ces caractères structuraux, vit dans l'instan- structuraux, vit dans l'ins-
tanéité du présent, c'est-à-dire dans la peur, ce que l'anxiété normalement ne vit que tantanéité du présent,
c'est-à-dire dans la peur,
dans la perspective du possible et de l'inquiétude. La coalescence hallucinatoire de ce
ce que l'anxiété normale-
qui va être et de ce qui est, le décalage anticipé de l'avenir, non seulement « prévu » ment ne vit que dans la
mais déjà « pris » dans le présent, constituent l'actualisation monstrueuse de cette perspective du possible et
forme de l'angoisse qui est comme l'ombre même de toute conscience morbide. de l'inquiétude…

C.– LES POSITIONS THÉORIQUES


Nous allons maintenant, plus aisément, comprendre le sens et la portée des théo-
ries pathogéniques de l'anxiété morbide. Les diverses théories explicatives de l'anxié-
té morbide se situent toutes et nécessairement au cœur même des rapports du « syn-
drome d'angoisse physique » et de « l'anxiété ». Nous allons en exposer très sommai-
rement l'essentiel puisque, aussi bien, il nous importe davantage ici de fixer leurs posi-
tions respectives que d'en approfondir l'étude.
I° POSITION MÉCANICISTE.
La thèse générale formulée par ces théories est que l'angoisse constrictive crée …[Pour la position méca-
niciste], l'angoisse
l'anxiété, considérée dans son essence comme un déclenchement mécanique d'émo-
constrictive crée l'anxié-
tion, d'hyperthymie, un « jet d'humeur ». Généralement, cette « angoisse » néoformée té, considérée dans son
est supposée coïncider avec les « troubles cénesthopathiques » (DUPRÉ), les « troubles essence comme un
cénesthésiques », les « troubles de l'humeur », les « troubles holothymiques » (MAIER), déclenchement méca-
nique d'émotion, d'hyper-
les « troubles du biotonus » (EWALD), etc. Mais toujours, à leurs yeux, c'est le déclen-
thymie, un « jet
chement par les facteurs morbides d'expressions émotionnelles douloureuses qui d'humeur »…
engendre l'anxiété. Ce déclenchement est généralement conçu comme un processus
d'excitation des centres neuro-végétatifs (méso-diencéphale). La plupart des travaux
des psychiatres (DUPRÉ, GUIRAUD, KLEIST, Kurt SCHNEIDER, DELAY, etc..) et l'opinion
de la plupart des psychiatres qui n'ont pas fait spécialement des travaux sur ce point,
sont quasi unanimes pour admettre, plus ou moins implicitement, cette théorie. Elle
s'appuie sans doute sur les faits que nous avons précédemment exposés à propos de
l'angoisse bulbaire et hypothalamique, quoique nous ne soyons pas très sûrs qu'ils se
prêtent à une telle interprétation. — Une variante en est constituée par la conception
réflexologique 1, pour qui les réactions anxieuses, les névroses (et spécialement les
fameuses « névroses expérimentales » du chien de PAVLOW, GANTT, etc...) sont déclen-
chées par des troubles du conditionnement et de la différenciation des inhibitions réci-

1. Notons qu'une théorie « réflexologique » peut toujours se présenter comme une théorie du
trouble du conditionnement, c'est-à-dire des activités corticales nécessaires à ce conditionnement.
Nous verrons plus loin qu'elle peut se présenter aussi comme une théorie du « conditionnant ».

411
ÉTUDE N° 15

proques dans l'établissement des réflexes conditionnels. C'est la position mécaniciste


« extrémiste » puisqu'elle prétend expliquer l'anxiété par le trouble fonctionnel (ici
cortical) le plus partiel et le plus fortuit qui se puisse imaginer.
2° POSITION PSYCHOGÉNISTE :
Il faut en distinguer deux modalités : la psychogénèse inconsciente et la psycho-
génèse réactionnelle de l'anxiété morbide.
a) Psychogénèse inconsciente.
Ici, les rapports sont, relativement à la position mécaniciste, inversés : c'est l'anxié-
té qui explique l'angoisse, aussi bien dans la vie affective pathologique que dans la vie
affective normale. Toute angoisse est justifiée par les conflits psychiques inconscients.
Toutes les fois qu'il y a angoisse, il y a aussi « quelque chose » qui a causé de l'an-
goisse et ce quelque chose n'est pas dans le monde extérieur mais dans l'inconscient.
…Dans une première Dans une première phase, l'École psychanalytique avec FREUD et surtout sous la
phase, l'École psychana- pression de STECKEL a admis que ce « quelque chose » est la libido refoulée qui se
lytique avec FREUD et sur-
convertit en angoisse. L'angoisse est donc en relation avec un désir ; elle est motivée
tout sous la pression de
STECKEL a admis que ce par ce désir inconscient et refoulé : « Dans l'angoisse névrotique, le moi cherche à
« quelque chose » [qui échapper par la fuite aux exigences de la libido... il se comporte à l'égard de ce danger
cause l'angoisse] est la intérieur, comme s'il s'agissait d'un danger extérieur 1. « C'est dans l'histoire de la libi-
libido refoulée qui se
do infantile qu'il faut chercher la cause du conflit qui provoque l'angoisse dans le moi
convertit en angoisse…
de l'adulte. Voici en quels termes Mlle BOUTONIER résume le mécanisme de ce refoule-
ment 2 :
...« une grande antichambre où se pressent des tendances, telles des êtres vivants, et à laquel-
le est attenante une autre pièce, une sorte de salon où séjourne la conscience. Entre les deux,
contrôlant l'entrée de l'antichambre dans le salon, un gardien qui ne laisse passer que les ten-
dances qui lui plaisent. Les tendances qui, parvenant jusqu'au seuil, sont renvoyées par le gardien,
sont refoulées. Celles qui ont pénétré dans le salon doivent encore attirer l'attention de la
conscience, elles sont jusque-là préconscientes... Dans les premières années de la vie, la sépara-
tion entre l'antichambre et le salon n'est pas encore bien établie, et le gardien laisse souvent pas-
ser toute tendance qui insiste pour être admise. Il peut se faire aussi que des événements, des cir-
constances extérieures, viennent donner aux tendances fraîchement refoulées et peu dociles enco-
re, une audace nouvelle, si, par exemple, un enfant se trouve assister à certains spectacles qu'on
lui interdit de regarder, entend des propos dont il sait que sa famille les blâme, est entraîné par
des camarades à des conversations ou à des jeux qu'il sait coupables. Il suffit même de violentes
émotions survenant au cours de l'existence familiale — dispute des parents, mort d'une personne
de la famille — pour que certaines tendances soient « introduites dans le salon » à la faveur du
désarroi. Or ces tendances n'ont d'autres lois que de se satisfaire : principe du plaisir. Cette per-
mission exceptionnelle qu'elles auront eue de se manifester à un moment donné, pourra avoir des

1. S FREUD, Introduction à la Psychanalyse, p. 433.


2. Mlle BOUTONIER, op. cit., pp. 98-101.

412
ANXIÉTÉ MORBIDE

conséquences durables. Elles s'accommoderont très mal du refoulement intérieur : leur séjour
« dans l'antichambre » sera accepté de fort mauvaise grâce, et jamais résignées, elles tenteront de
franchir de nouveau le seuil, de préférence quand la situation actuelle leur paraît avoir quelque
analogie avec celle qui une fois leur avait permis d'arriver « jusqu'au salon ».
...L'enfant d'ailleurs est si facilement angoissé que la menace du Croque-mitaine utilise plus
qu'elle ne la crée sa disposition de l'angoisse. Il est difficile de dire qu'il s'agit pour lui d'angoisse
névrotique ou réelle. ... Il a peur des personnes étrangères, de ce qui est nouveau, et de certains
objets, mais il ne montre pas d'angoisse (en général) devant les êtres et les choses familiers. Ce que
l'enfant redouterait comme un danger, serait justement de perdre ces personnes auxquelles il est
attaché, et particulièrement sa mère. Il est vrai d'ailleurs que bien des enfants ne manifestent de la
peur devant une personne étrangère, que si celle-ci fait mine de les prendre dans ses bras, de les
emmener, de les séparer de leur mère ou du décor auquel ils sont accoutumés. Ceci aurait une rai-
son profonde : la première expérience de l'angoisse serait, d'après FREUD, l'angoisse de la naissan-
ce, qui est la séparation de la mère, et toute situation génératrice d'angoisse se présenterait en défi-
nitive pour l'inconscient comme une évocation du même danger, la perte de l'objet aimé.
...En somme, nous pouvons résumer ainsi cette conception : l'angoisse névrotique naît de l'in-
satisfaction de la libido. Cette insatisfaction elle-même est due à l'opposition qui existe entre le
moi et l'instinct refoulé. Elle ne provient donc pas tant des circonstances que d'un conflit psy-
chique latent et inconscient. L'origine de ce conflit doit être cherchée dans les traumatismes de la
vie affective de l'enfant ».

Dans une deuxième phase historique de l'évolution des idées de FREUD, le …Dans une deuxième
« quelque chose » qui cause l'angoisse n'est plus un « trauma infantile » refoulé mais phase historique de l'évo-
lution des idées de FREUD,
le sur-moi. L'inconscient n'est plus seulement constitué, aux yeux de FREUD, par ce qui
le « quelque chose » qui
est refoulé (le ça), mais il contient aussi le mécanisme refoulant, les forces répressives cause l'angoisse n'est
et refoulantes elles-mêmes : le « sur-moi ». Ce sur-moi est comme un substitut, un plus un « trauma infanti-
reflet de la sévérité parentale, de l'interdiction et du châtiment. C'est une redoutable le » refoulé mais le sur-
moi…
force, une sorte d'appareil de contrôle automatique du psychisme qui tient le moi escla-
ve de l'instinct. Le moi de l'adulte craint les instincts parce qu'il craint le sur-moi (Anna
FREUD). Et, dit Mlle BOUTONIER, le rapport intime que FREUD avait cru voir entre
angoisse et libido, n'existe plus dans cette nouvelle façon de voir. La libido se heurte
à la vigilance et aux interdictions du sur-moi prêt à menacer et à punir. Ainsi, la mena- …Ainsi, la menace d'un
ce d'un châtiment, la nécessité d'une punition constitue le fond de l'angoisse, et non châtiment, la nécessité
d'une punition constitue
plus la pulsion libidinale refoulée. L'angoisse reste cependant le signal d'un danger, et
le fond de l'angoisse, et
ce danger c'est celui qui a été vécu dans le complexe de castration. C'est pour éviter le non plus la pulsion libidi-
retour de l'angoisse que le moi a recours à des « mécanismes de défense » qui ne sont nale refoulée…
autres que les symptômes des névroses. Ils varient selon que les processus qui abou-
tissent à l'angoisse se déroulent sur le plan du sur-moi ou du moi 1.

1. FREUD S., Hemmung, Symptom und Angst, p. 93, 1926.

413
ÉTUDE N° 15

…Ainsi, pour l'École psy- Ainsi, pour l'École psychanalytique 1 l'anxiété et l'angoisse sont une même chose,
chanalytique l'anxiété et l'angoisse normale et l'angoisse pathologique sont une même chose et cette « chose »
l'angoisse sont une même
c'est essentiellement : la frayeur de l'instinct. Nous avons insisté dans la description cli-
chose, l'angoisse normale
et l'angoisse patholo- nique sur l'importance cruciale des forces inconscientes (sur-moi, conflit, complexes,
gique sont une même etc.) dans l'anxiété et nous verrons plus loin quelle valeur humaine doit être accordée
chose et cette « chose » au système pulsionnel générateur d'angoisse. Mais nous ne saurions oublier que tout en
c'est essentiellement : la
nous permettant de mieux comprendre les mécanismes névrotiques, la psychanalyse ne
frayeur de l'instinct…
les explique pas. En dernière analyse on se demandera toujours pourquoi tous les
hommes, ayant subi des « traumatismes sexuels » ou étant soumis aux exigences du sur-
moi et étant passés par « l'Œdipe » et le complexe de « castration », ne sont pas tous
des anxieux névrosés ou psychosés. Et si oui, que signifient ces concepts ?
b) Psychogénèse réactionnelle.
L'importance évidente des événements de l'existence, des « situations » de « l'en-
vironnement », des « maladjustements » sociaux ou familiaux, des circonstances
pénibles ou bouleversantes, des chagrins, des échecs, etc... est ici considérée comme
…Nous ne nous attarde- facteur pathogène. Nous ne nous attarderons pas à exposer et à critiquer cette théorie
rons pas à exposer et à qui institue la banalité des causes occasionnelles en causalité déterminante puisqu'elle
critiquer cette théorie
trouve constamment sa limite dans la double considération: [d'une part] des faits où les
[réactionnelle de l'an-
goisse] qui institue la « facteurs de milieu » se révèlent manifestement incapables de provoquer des états
banalité des causes occa- d'anxiété autres qu'émotionnels, passagers et finalement dominés et [d'autre part] des
sionnelles en causalité faits où les réactions anxieuses ne se produisent que sur un terrain préparé et prédis-
déterminante…
posé que constitue la maladie. Ainsi, loin de nous faire penser que ces « facteurs » sont
des causes, il nous paraît plus raisonnable de penser qu'ils sont des effets d'une orga-
nisation morbide héréditaire ou acquise de la personnalité. L'étude des névroses expé-
rimentales s'inscrit dans cette perspective. Les travaux de GANTT 2 sont parmi les tra-
vaux issus de l'école réflexologique les plus connus. Les perturbations artificielles du
conditionnement obtenues par la collusion de l'excitation et de l'inhibition (choc exces-
sif des polarisations et de dépolarisations trop fortes ou trop rapprochées) constitue-
raient pour le chien Nick un « traumatisme » qui « causerait » une « névrose » à réac-
tions anxieuses. Il y aurait naturellement beaucoup à dire sur cette « causalité » et sur
cette « névrose »... Nous pensons, quant à nous, que la névrose commence précisément

1. On trouvera dans le récent petit livre de W. BITTER, un exposé de l'application des idées de
l'Individual Psychologia (ADLER) de la « Gemeinschaft psychologie » (KÜNKEL) et de la
« Complexe Psychologie » de C. G. JUNG sur ce genre de l'anxiété (p. 57 à 72).
2. W. H. GANTT, Base expérimentale de comportement névrotique, origine et développement des
troubles du comportement artificiellement produits chez les chiens, I vol., New-York, Londres,
1944. La Réflexologie apparaît ici comme une théorie du « conditionnement », c'est-à-dire de la
perturbation dynamique introduite dans le système nerveux par les variations expérimentales
introduites dans les champs perceptifs, autrement dit par les événements ou les facteurs de milieu.

414
ANXIÉTÉ MORBIDE

quand ce comportement anxieux ne se définit pas par des « conditionnements » qui


rendent « normalement » anxieux bêtes et gens...
3° POSITION ORGANO-DYNAMISTE :
Elle prétend précisément tout à la fois expliquer et comprendre les états d'anxiété
morbide. Les expliquer en faisant intervenir dans leur genèse un processus organique
de dissolution du psychisme (ou d'insuffisance d'évolution). Les comprendre en faisant
intervenir dans la formation des symptômes le dynamisme de toute l'angoisse humaine.
Ainsi tous les auteurs qui présentent les états d'anxiété morbides comme détermi- …tous les auteurs qui
présentent les états
nés par un processus de régression de la vie psychique s'apparentent à cette manière
d'anxiété morbides
de voir. KRETSCHMER1, STÖRRING et BOVEN, en soulignant le caractère chaotique et comme déterminés par un
anarchique de la structure de la conscience anxieuse, se situent dans cette perspective. processus de régression
L'étude de K. GOLDSTEIN 2, en prenant pour objet les réactions catastrophiques des de la vie psychique s'ap-
parentent à cette manière
malades blessés au cerveau, a mis elle aussi en évidence l'altération globale de com-
de voir [organo-dynamis-
portement de ces malades, comme condition de leur angoisse : c'est dans l'échec qu'ils te]. KRETSCHMER, STÖR-
donnent des signes d'inquiétude éperdue ; ils ne savent pas eux-mêmes qu'ils ont ces RING et BOVEN […] K.

« réactions », elles existent avant qu'ils en prennent conscience ; l'angoisse est le GOLDSTEIN… P. JANET…
trouble qui résulte d'un conflit de « formes », lorsqu'aux formes d'adaptation se sub-
stituent des formes inadéquates. Le malade dans cette situation catastrophique n'éprou-
ve pas l'angoisse à propos de quelque chose, il est angoissé sans avoir conscience ni
de sa cause, ni de ses effets, ni de son moi. L'angoisse jaillit de l'ébranlement catas-
trophique, lorsque, selon le mot de MOURGUE, « la malade a perdu la possibilité de
s'adapter au possible ».
C'est aussi aux conditions même de l'échec que Pierre JANET se réfère pour expli-
quer l'anxiété morbide. Il faut lire et relire son fameux ouvrage 3 pour bien comprendre
la pensée de l'illustre psychologue. Pour lui, les sentiments d'angoisse, d'inquiétude,
les crises anxieuses sont solidaires de la désorganisation de la pensée et de l'action et
de toutes les « conduites » qu'elles représentent. C'est par l'effet de la chute de la ten-
sion psychologique, par les régressions du psychisme dans son entier vers des formes
inférieures de comportement, qu'il faut expliquer les réactions d'angoisse. Elles sont le
propre des niveaux psychologiques de basse tension, ce qui explique la fréquence de
l'anxiété dans les états psychopathologiques.
Pour nous, nous avons conduit toute cette étude dans cette perspective et il nous
suffira ici de résumer le plus clairement possible notre façon de voir.
L'anxiété morbide est une forme à peu près constante des anomalies ou dissolu-
tions de la conscience et des organisations morbides de la personnalité. Elle se distri-

1. KRETCHMER : Dans son ouvrage sur l'Hystérie ou dans sa Psychologie Médicale.


2. K. GOLDSTEIN : Zum Problem der Angst, Allg. Zeitsch. für Psych., 1929.
3. P. JANET : De l'angoisse à l'extase, 1926.

415
ÉTUDE N° 15

bue en niveaux structuraux que nous avons répartis en deux groupes : les formes de
dissolution anxieuse de la conscience (crises d'anxiété) et les formes d'organisation
anxieuse de la personnalité.
Toutes ces formes s'opposent aux « affres » somatiques qui expriment la souffran-
ce primitive du système nerveux autonome, comme s'opposent l'objet de la psychiatrie
et celui de la neurologie.
Toutes les formes névrotiques ou psychotiques de l'anxiété sont conditionnées par
des processus organiques de dissolution, c'est-à-dire de déficit et d'amoindrissement.
L'action processuelle déterminante imprime à la structure de l'anxiété morbide ses
autres caractères (« non réactionnelle » « délirante », « artificielle » et « actuelle ») que
nous lui avons plus haut reconnus.
…[Pour nous], L'anxiété
L'anxiété morbide est également irréductible à une simple excitation des centres
morbide est également
irréductible à une simple d'expression et à une pure psychogénèse. Elle est une forme typique de la régression,
excitation des centres de la dissolution de la vie psychique dont la fonction la plus haute est précisément d'in-
d'expression et à une pure tégrer dans une certaine forme ordonnée et calme les instances anarchiques des pul-
psychogénèse. Elle est
sions complexuelles et les à coups des émotions. C'est-à-dire, nous ne nous lasserons
une forme typique de la
régression, de la dissolu- jamais de le répéter, que la maladie ne crée pas l'anxiété, mais que sous forme de struc-
tion de la vie psychique… ture névrotique ou psychotique, elle nous livre à celle qui, au fond de notre être, som-
meille.
De telle sorte que si, pour la plupart des auteurs, la psychopathologie de l'anxié-
…si, pour la plupart des
auteurs, la psychopatho- té peut s'arrêter ici après l'étude de tous les problèmes que nous avons envisagés,
logie de l'anxiété peut pour nous, il nous reste encore à pénétrer plus profondément au cœur même de l'hu-
s'arrêter ici après l'étude manité, jusqu'au noyau du conflit immanent à la nature humaine et chercher, en
de tous les problèmes que
déchirant le voile, à découvrir le sens de l'angoisse des hommes et par conséquent
nous avons envisagés,
pour nous, il nous reste de l'anxiété morbide.
encore à pénétrer plus
profondément au cœur § V. — L'ANGOISSE HUMAINE 1
même de l'humanité…
Si le désarroi des « maladies mentales », dans leurs formes les plus typiques,
constitue des formes de l'angoisse humaine vécue dans le délire, si le rêve côtoie
constamment le cauchemar, quand il ne parvient pas à la neutraliser, c'est que l'an-
goisse est au centre de notre existence. Quelle est donc sa signification existentielle
dans le système des valeurs humaines, dans notre vie...?
FREUD et son école considèrent que l'angoisse est liée à la peur de l'instinct, à la
peur de l'assouvissement de l'instinct, cette peur n'étant que l'instinct retourné contre

1. Tout en réservant traditionnellement au terme d'angoisse le sens médical de ce terme, il nous


est arrivé souvent dans cette étude d'employer indistinctement les termes d'angoisse et d'anxiété.
C'est que, sous la signification technique du mot angoisse, on ne peut s'empêcher de sentir son
sens profondément humain et générique.

416
ANXIÉTÉ MORBIDE

lui-même, mis en déroute par lui-même. L'instinct dédoublerait en effet en deux bour-
geons rivaux, l'instinct de plaisir ou libidinal, et l'instinct de mort ou létal : « A cha-
cune de ces deux variétés d'instinct se rattache un processus psychologique (construc-
tion ou destruction), l'un et l'autre seraient à l'œuvre dans chacune des parties de la sub-
stance vivante, mais elles y seraient mélangées dans des proportions variables, si bien …Mlle BOUTONIER a très
qu'une de ces parties pourrait, à un moment donné, s'affirmer comme étant plus parti- justement analysé les dif-
culièrement représentative d'EROS 1 ». Ces tendances à « faire mourir » sont d'ailleurs ficultés auxquelles se
heurte cette conception
plus exactement des instincts « d'agressivité » 2 . C'est dans le sur-moi que cet instinct
[des deux instincts] qui,
est intériorisé et retourné contre soi sous sa forme génératrice d'angoisse. Mlle dans l'esprit de Freud, n'a
BOUTONIER a très justement analysé les difficultés auxquelles se heurte cette concep- jamais été complètement
tion qui, dans l'esprit de FREUD, n'a jamais été complètement achevée 3. achevée…

...Quelles répercussions cette modification de la théorie des instincts a-t-elle eues sur la
conception de l'angoisse? On admettrait volontiers qu'aux deux variétés d'instincts doivent cor-
respondre deux causes d'angoisse, et c'est bien en effet ce que déclare FREUD, en distinguant l'an-
goisse libidineuse névrotique et l'angoisse de mort. Et il indique rapidement que l'angoisse de
mort pose à la psychanalyse un problème difficile, mais que cependant son mécanisme l'amène
probablement à se dérouler « entre le moi et le super-moi ». NUNBERG donne sur les rapports de
l'angoisse et des instincts de destruction, les détails suivants : toute destruction provoque une dou-
leur et apparaît comme un danger ; même s'il s'agit d'une destruction partielle comme celle
qu'évoque la castration. Donc, un instinct de destruction intériorisé dans le Sur-Moi peut être la
cause d'une angoisse, celle-ci fonctionnant comme une sorte de signal avant le danger (c'est
d'ailleurs très souvent l'angoisse dite de « castration » — c'est-à-dire en rapport avec le souvenir
réel, ou les fantasmes de menaces de castration — qui constitue l'angoisse due au Sur-Moi). De
plus, quand la tension de la libido augmente celle des instincts de destruction augmente égale-
ment : l'angoisse qui en résulte est donc due à la fois aux instincts sexuels et aux instincts agres-
sifs. Il y a entre la libido et l'instinct de destruction une sorte de communication, l'énergie psy-
chique se déplaçant de celle-là à celui-ci... L'angoisse peut « s'érotiser », elle peut donc aussi se
« létaliser ». En somme, ce n'est pas vraiment une nouvelle angoisse que nous fait connaître la
théorie des instincts de vie et des instincts de mort. Elle nous montre plutôt que les trois types
d'angoisse... dépendent non seulement de la composante érotique des instincts, mais de leur com-
posante létale... L'angoisse est une sorte de signal d'alarme à l'approche d'un danger, extérieur et
réel dans l'angoisse objective, intérieur et psychique dans l'angoisse névrotique. Ce danger psy-
chique est constitué par un conflit inconscient qui existe au sein de la personnalité et qui oppose
le moi à des tendances à la fois érotiques et agressives. Dans cette dernière conception de l'an-
goisse, ce qui est nouveau c'est donc surtout le rôle dévolu aux instincts agressifs, alors que la
libido seule entrait en ligne de compte pour la psychanalyse à ses débuts. Or, depuis quelques
années, le rôle des tendances agressives apparaît non seulement aussi important que celui des ten-

1. FREUD, Les deux variétés d'instinct, p. 208.


2. FREUD, Nouvelles conférences de psychanalyse.
3. Mlle BOUTONIER, op. cit., pages 114 à 116.

417
ÉTUDE N° 15

dances sexuelles, mais, pour certains, prépondérants. Après avoir été la conséquence de « l'amour
insatisfait », l'angoisse devient un effet de la haine inconsciente... Ceux mêmes qui n'accordent
pas aux instincts agressifs un rôle prépondérant dans la genèse de l'angoisse doivent, cependant
leur faire une place importante. Mais, en fait, si l'on voit dans les instincts de mort une variété
secondaire d'instincts, il faudra naturellement que la première place revienne en définitive à la
libido dans la genèse de l'angoisse. Au contraire si on pense, comme FREUD, que les instincts de
mort sont indépendants des instincts de vie et aussi importants qu'eux, le problème se pose de
savoir quel rôle joue chacun de ces groupes comme facteur de l'angoisse. Ainsi, pour élucider le
mécanisme de l'angoisse, c'est la nature même de l'homme qu'il nous faudrait connaître... ».

La psychanalyse tourne ici en rond, FREUD étant parti de l'idée que l'angoisse
dépendait d'un « objet » inconscient (l'angoisse justifiée par un conflit intérieur) à trou-
ver, a admis ensuite que cet objet d'angoisse n'était tel que parce que l'angoisse, c'est-
à-dire le conflit des instincts, lui préexistait. Depuis, tous les psychanalystes n'ont
cessé d'approfondir la nature conflictuelle « pré-morale » de l'inconscient. C'est ainsi
que HESNARD 1 considère l'angoisse comme un comportement de moralité. Autrement
…C'est de cette structure dit, c'est la structure primordialement antagoniste de l'être qui constitue le noyau de
de culpabilité que dépend
son angoisse. C'est de cette structure de culpabilité que dépend l'angoisse et non plus
l'angoisse et non plus du
contenu de son dévelop- du contenu de son développement historique et par là nous découvrons le point de
pement historique et par convergence entre le système freudien et les analyses existentialistes de l'angoisse.
là nous découvrons le KIERKEGAARD et l'existentialisme : Soren KIERKEGAARD, le Pascal danois du XIXe
point de convergence
siècle, a fixé en termes d'une rare puissance le vertige métaphysique de l'angoisse, qui
entre le système freudien
et les analyses existentia- nous attire au tréfonds de nous-mêmes et propose à notre méditation la plus profonde
listes de l'angoisse… raison de méditer. Nous citerons ici, avec J. BOUTONIER, quelques passages de
KIERKEGAARD tirés du « Concept d'angoisse 2 »:
« Je me suis proposé de traiter dans le présent ouvrage le concept d'angoisse au point de vue
psychologique, ayant dans l'esprit et devant les yeux le dogme du péché originel... Si l'homme
…KIERKEGAARD et « Le était ange ou bête il ne connaîtrait pas l'angoisse. Étant une synthèse, il en est capable... L'homme
concept d'angoisse »: est une synthèse d'âme et de corps porté par l'esprit. C'est donc l'esprit qui fait la synthèse et qui
« Éprouver l'angoisse, est à la fois la cause et l'organe, si l'on peut ainsi parler de l'angoisse. Éprouver l'angoisse, c'est
c'est pour l'esprit la véri- pour l'esprit la véritable forme de la sensibilité... Et plus l'esprit gagne en vigueur, plus il appro-
table forme de la sensibi-
fondit son angoisse : l'homme est d'autant plus homme que son angoisse est profonde, toutefois
lité...»
produite par lui et non, comme on l'entend d'ordinaire, s'imposant à lui de l'extérieur, car l'an-
goisse a sa source uniquement dans l'existence de l'esprit, dans la condition de l'esprit lui-même,
en tant que l'esprit est « ce troisième terme » sans lequel une synthèse de l'âme et du corps est
inconcevable. Entre l'âme et le corps, l'esprit se précise comme une « puissance ennemie » en qui
se révèle l'opposition fondamentale des deux termes du rapport, et aussi comme une puissance
amie, soucieuse d'établir le rapport... L'angoisse existe à ce moment où l'esprit réalise qu'il est

1. HESNARD, L'univers morbide de la faute (1949), pp. 29-30.


2. KIERKEGAARD S. : Le Concept d'Angoisse, traduction Tisseau, Alcan, 1936, pp. 61 à 64.

418
ANXIÉTÉ MORBIDE

cette synthèse jamais achevée et toujours remise en question, impossible peut-être, car l'âme et le
corps, l'ange et la bête, ne sont pas naturellement unis. Au contraire, chacun des deux termes qui
s'offrent à la synthèse est une possibilité qui tend à annihiler l'autre. En cet instant où l'on peut
dire indifféremment que l'esprit s'éveille, ou qu'une synthèse s'ébauche, la conscience ne peut être
que ce sentiment d'unir des possibilités inconnues et divergentes, ce conflit qui n'a pas éclaté.
Penser le conflit, c'est déjà l'avoir dépassé et résolu, pour le voir reparaître d'ailleurs sur un autre
point... Car l'angoisse ne comporte pas de connaissance authentique, rien qu'un pressentiment du
possible et de l'avenir. Ce possible d'ailleurs est un possible pour l'esprit en tant que celui-ci est
de devenir et il ne peut pas être pensé sans être déjà, car le possible qui angoisse, c'est celui qui
est inséparable de la liberté de l'esprit. Entre l'ange et la bête, l'esprit choisit et réalise l'homme
par un choix libre. Il ne s'agit pas de céder à un attrait : il n'y aurait pas de liberté si le choix était
déterminé. Il faut donc que ce qui se dessine en nous puisse être l'ange comme la bête, en ce
moment qui précède le choix libre. Et ce qui nous angoisse, c'est de sentir que nous pouvons choi- …« Et ce qui nous
sir, que par notre liberté tout est possible. L'angoisse est la réalité de la liberté comme possibili- angoisse, c'est de sentir
té offerte à la possibilité... On peut comparer l'angoisse au vertige. On a le vertige quand on plon- que nous pouvons choisir,
que par notre liberté tout
ge le regard dans un abîme. Mais la raison du phénomène n'est pas moins l'œil que l'abîme, car il
est possible. L'angoisse
suffit de ne pas regarder. L'angoisse est aussi le vertige de la liberté survenant quand l'esprit veut
est la réalité de la liberté
poser la synthèse et que la liberté scrutant les profondeurs de sa propre possibilité, saisit le fini comme possibilité offerte
pour s'y appuyer. La liberté succombe dans ce vertige... La vie offre d'ailleurs assez de cas où l'in- à la possibilité... »
dividu subit la fascination de la faute tout en la craignant. La faute a sur l'œil de l'esprit le pou- KIERKEGAARD
voir de fascination que possède le regard du serpent. » Ainsi la jeune fille innocente, si « un
homme attache sur elle un regard chargé de désirs devient angoissée. Elle peut du reste s'indigner,
etc..., mais elle est d'abord angoissée. Quand Dieu interdit à Adam de manger les fruits de l'arbre
de la connaissance du bien et du mal, Adam ne pouvait le comprendre puisqu'il ne connaissait pas
la différence entre le bien et le mal : mais l'interdiction l'angoisse parce qu'elle éveille en lui la …l'interdiction, angoisse
possibilité de la liberté. Ce qui flottait aux yeux d'Adam innocent comme le rien de l'angoisse est Adam, parce qu'elle
maintenant intégré en lui, et y est encore le rien, l'angoissante possibilité de pouvoir. De ce qu'il éveille en lui la possibili-
peut, il n'a aucune idée chez l'individu venu au monde après Adam, le rien de l'angoisse prend té de la liberté. Ce qui
flottait aux yeux d'Adam
corps de plus en plus, non pas qu'il devienne réellement quelque chose, mais le rien de l'angois-
innocent comme le rien
se est ici un complexe de pressentiments qui se réfléchissent en eux-mêmes et s'approchent tou- de l'angoisse est mainte-
jours plus de l'individu bien qu'encore une fois ils ne désignent réellement rien dans l'angoisse, nant intégré en lui…
mais il faut bien noter qu'il ne s'agit pas d'un rien sans rapport avec l'individu mais d'un rien en
vivante communication avec l'ignorance de l'innocence ».

C'est à la forme de « ce sentiment sans contenu » que toutes les analyses phéno-
ménologiques n'ont cessé de s'appliquer. Pour JASPERS comme pour KIERKEGAARD, et
à travers lui, rien de présent à la conscience ne justifie l'angoisse et Martin HEIDEGGER …Martin HEIDEGGER est
parti également de ce
est parti également de ce « Rien de l'angoisse ». Suivons encore avec J. BOUTONIER 1,
« Rien de l'angoisse »…
les méandres vigoureux de la pensée du Maître de Fribourg :

1. Mlle BOUTONIER, op. cit. pp. 43 à 45.

419
ÉTUDE N° 15

« Si nous éprouvons de la crainte, c'est toujours devant tel ou tel existant déterminé qui nous
menace sous tel ou tel aspect déterminé. La « crainte devant » quelque chose, craint toujours aussi
pour quelque chose de déterminé. Au contraire, l'angoisse est toujours « angoisse devant... » mais
non point devant ceci ou devant cela. L'angoisse « devant »... est toujours angoisse « pour »...
mais non point pour ceci ou pour cela. Et HEIDEGGER note que dans l'angoisse, c'est aussi bien le
visage familier des choses que notre propre visage — l'aspect sous lequel nous nous apparaissons
d'ordinaire en notre conscience — qui nous échappe et prend un aspect indéfinissable. Toutes les
choses et nous-mêmes nous nous abîmons dans une sorte d'indifférence. Cela non point pourtant
au sens d'une disparition pure et simple, mais dans leur recul comme tel les choses se tournent
vers vous. Ce « recul » du monde dans l'angoisse n'est en effet pas du tout son effacement pro-
…« Pour l'homme qui a le gressif comme dans les premiers instants d'un évanouissement — mais une autre manière d'être
vertige, le précipice n'a présent, plus présent peut-être, car mêlés à nous qui subissons ainsi une métamorphose. Pour
plus d'autre réalité que
l'homme qui a le vertige, le précipice n'a plus d'autre réalité que celle d'une sorte d'appel : le pré-
celle d'une sorte d'appel :
cipice s'est « tourné vers lui » pour n'être plus que ce qui l'appelle, et lui, l'homme qu'il n'est plus
le précipice s'est « tourné
vers lui » pour n'être plus lui-même, mais il sent qu'en lui « on » répond à cet appel, « on » se tourne vers le gouffre. Ce
que ce qui l'appelle »… recul de l'existant en son ensemble qui nous obsède dans l'angoisse, dit HEIDEGGER, est ce qui
« Il ne reste rien comme nous oppresse. Il ne reste rien comme appui. Dans le glissement de l'existant il ne reste et il ne
appui. Dans le glissement nous survient que ce « rien »... Or ce « rien » peut être présent sans être quelque chose : « c'est
de l'existant il ne reste et même sa seule manière d'être. Ce que dans l'angoisse nous appelons « rien », c'est la présence du
il ne nous survient que ce
néant. « L'angoisse révèle le néant ». Que l'angoisse dévoile le néant, c'est ce que l'homme confir-
« rien »…»
M. HEIDEGGER. me lui-même lorsque l'angoisse a cédé. Avec le clairvoyant regard que porte le souvenir tout frais,
nous sommes forcés de dire : ce devant quoi et pour quoi nous nous angoissions n'était « réelle-
ment » rien. En effet : le néant lui-même — comme tel — était là ».

…Ce « rien » qu'atteint Ce « rien » qu'atteint l'angoisse n'est cependant pas toujours un pur néant, un trou
l'angoisse n'est cependant noir et vide. L'angoisse vit des images. Seulement, ces images, J. P. SARTRE les pré-
pas toujours un pur néant,
sente, non sans raison comme des formes du non-être, une « néantisation du monde »,
un trou noir et vide.
L'angoisse vit des images car « l'image est une conduite dévorante de réel » ; elle est « le monde né d'un certain
[comme] « conduite dévo- point de vue », c'est-à-dire détaché du réel. L'angoisse et la conscience imageante sou-
rante de réel » J.P. tiennent ainsi entre elles des rapports vitaux tels que, dans ce vertige de néant qu'est
SARTRE..
l'angoisse, tourbillonnent, dans et par le mouvement qui les engendre, les images du
délire. C'est que vivre des images, c'est approcher du néant et déjà se fasciner de son
reflet avant de s'abîmer dans l'angoisse pure du vide.
J. BOUTONIER, préparée à son travail par son étude sur l'ambivalence, a fortement
accentué dans la structure de l'angoisse l'aptitude à l'ambivalence qui serait, pourrions-
nous dire, comme une « forme à priori de la sensibilité 1 » :
« L'expérience de l'angoisse révèle en elle quelque chose d'ambigu qui est peut-être la vraie
raison de ce qu'elle offre d'impensable. Cette ambiguïté existe aussi dans l'anxiété, sous la forme
d'une interrogation sans réponse assurée, suggérant donc au moins deux et quelquefois plus de

1. Mlle BOUTONIER, op.cit., pages 35 à 37.

420
ANXIÉTÉ MORBIDE

deux réponses possibles, toutes prêtes à revendiquer leur droit d'exister. Certes, l'on n'envisage
vraiment à un moment donné que l'un de ces possibles, mais on sait et surtout on sent que les
autres sont là aussi. L'anxiété est parente de ces états où la conscience ne peut trouver de repos,
tels le doute, l'inquiétude. Mais elle en diffère parce qu'elle est plus intolérable qu'eux. Le doute
est peut-être pour la plupart des esprits inconfortable quand il dure, mais il peut nous laisser indif-
férents, ou même nous amuser. Nous oscillons comme sur une balançoire entre deux mondes dont
les perspectives nous apparaissent tour à tour... Mais quelquefois le malaise se prolonge : je ne
sais plus bien ce que je veux faire, je n'ai pas envie de faire quelque chose, tout en sentant qu'il
y a des choses à faire, celles justement dont l'intention me hante, celles-là et rien d'autre.
…« L'expérience de cette
L'expérience de cette collision d'intentions nous fait vivre un malaise à partir duquel nous pou- collision d'intentions
vons comprendre l'anxiété. La banale présence en notre pensée de deux intentions simultanées ne nous fait vivre un malaise
cause pas ce malaise, puisqu'elles peuvent se réaliser succinctement : mais il naît quand ces deux à partir duquel nous pou-
intentions existent en même temps sur le même plan, celui de la réalisation concrète, comme si à vons comprendre l'anxié-
té »… J. BOUTONIER
ce moment s'ébauchait en nous une synthèse monstrueuse, rendue dans ce cas complètement
impossible par les lois de la nature, puisque je ne peux pas à la fois aller vers ma bibliothèque et
m'asseoir à ma table pour écrire. Ce malaise, si léger soit-il, se présente comme un état dont il
faut sortir : en sortir c'est retrouver et étaler côte à côte ce qui dès lors, envisagé comme succes-
sif, est tout à fait acceptable. Il y a, croyons-nous, dans l'anxiété, un sentiment qui a des analo-
gies profondes avec ce malaise. Nous avons vu que l'interrogation sans fin de l'anxiété ouvre la
porte à plusieurs réponses dont aucune n'est définitive. Il y a donc là aussi des directions diverses
dans lesquelles la pensée tend à s'engager, sans pouvoir le faire à fond dans aucune et sans pou-
voir s'en évader, car la pensée de l'anxieux suit des chemins monotones et toujours passe par les
mêmes voies pour retomber au même point de départ. Il ne peut pas progresser, il est prisonnier.
L'anxieux cherche à sortir de son tourment en tentant d'exprimer ces possibilités multiples, mais
limitées, et il n'en tire pas de soulagement, si ce n'est momentané. Car il est impossible de rester
la même personne en face de chacune des alternatives qui se proposent, et comme on ne peut en
exclure aucune et qu'elles tendent à exister simultanément, on se sent écartelé entre elles. Ces
alternatives se contredisent : ou l'être cher dont le sort est menacé est encore en vie et sa maladie
moins grave qu'on ne l'a cru, ou bien il est mort. Mais cette contradiction s'accompagne d'une
obligation de choisir entre elles, pour penser ce qui est. De plus elles engagent tout mon être d'une
façon si complète que je ne peux pas rester la même personne en les vivant. Suis-je celle qui a
perdu un être cher, ou celle qui a la joie de le voir sauvé ? Je ne peux ni penser les deux choses
à la fois, ni me sentir en même temps ces deux personnes, et c'est pourtant cela qu'exige l'anxié-
té aussi longtemps que rien ne me permet d'en sortir. »

Comme nous l'avons déjà indiqué, s'il y a une distinction à établir entre l'angoisse
(au sens médical) et l'anxiété, il y a aussi entre elles quelque chose de commun.
L'angoisse comme l'anxiété naît du conflit, de la nature conflictuelle de notre être. Il y
a au fond de l'angoisse comme de l'anxiété une alternative où nous nous sentons enga-
gés : l'angoisse est fondamentalement une perplexité. C'est la phénoménologie du ver-
tige, comme l'indique KIERKEGAARD, qui nous fait le mieux comprendre l'ambiguïté,

421
ÉTUDE N° 15

l'ambivalence de l'angoisse. Elle attire et repousse, et c'est de cet écartèlement qu'elle


jaillit. Même quand elle reflète une situation réelle, qu'elle est en relation avec des évé-
…l'angoisse est toujours nements, qu'elle est « prise » dans une structure d'objet ou de réalité, l'angoisse est tou-
liée à l'engagement du jours liée à l'engagement du sujet dans un conflit intérieur : elle est essentiellement un
sujet dans un conflit inté-
engagement et un déchirement du sujet.
rieur : elle est essentielle-
ment un engagement et un Ce déchirement toujours prêt à éclater, nous le trouvons au cœur de tous les
déchirement du sujet… hommes. Mais alors qu'appelons-nous donc un état d'anxiété pathologique? Il y a pour
J. BOUTONIER, comme pour nous, un problème de l'anxiété normale ou pathologique.
Ou plus exactement, ce problème que nul ne peut esquiver 1, elle le prend à bras le
corps et courageusement. C'est-à-dire que, — comme nous ne cessons de la faire pour
notre propre compte — elle lie le problème de la norme à celui de la liberté. L'angoisse
est pour elle, comme nous venons de le voir : « une émotion essentiellement humaine,
bouleversement de l'être en présence d'une alternative dramatique dont dépend son
destin et dont la source est en lui-même parce que c'est l'ambivalence fondamentale de
ses instincts qui le laisse partagé entre l'amour et la haine, entre la vie et la mort ».
…L'angoisse est « l'émo- L'angoisse est « l'émotion du possible ». Elle est l'émotion de la liberté. Rappelons-
tion du possible ». Elle est nous encore la phrase fulgurante de KIERKEGAARD : « L'angoisse est la réalité de la
l'émotion de la liberté…
liberté, comme possibilité offerte à la possibilité ». Il n'y a pas d'activité libre sans un
renoncement à quelque chose du passé et un risque et, comme dit J. BOUTONIER, on ne
« peut pas agir librement sans se remettre en question. Ainsi, pas de liberté dans un
conflit psychique, pas de dénouement à ce conflit, sans une participation des instincts
agressifs ».
Serait-ce à dire que la névrose constituant le champ privilégié de l'angoisse, soit
également celui de la liberté? Et faudrait-il ici rejoindre J. P. SARTRE 2 qui identifie en
fin de compte le « pouvoir cataclysmique » de la névrose à celui de la liberté ? Certes
non, car il faut se garder, dit J. BOUTONIER avec pertinence, de distinguer « si l'angois-
se se révèle dans la liberté ou par la liberté », puisque « l'homme peut s'angoisser de
ce qu'il est libre sans être angoissé pendant qu'il agit librement ». Dans cette perspec-
tive plus exacte « l'angoisse serait l'émotion de la liberté, mais seulement parce qu'el-
le l'annonce, et non parce qu'elle l'accomplit ». Dès lors, l'angoisse existe devant la
nécessité sans qu'elle cesse d'être l'émotion de la liberté et justement parce qu'elle est
émotion de la liberté entravée.
Il y a donc deux types d'angoisse, « l'une tournée vers la névrose qui guette l'hom-

1. Dans sa récente critique (Évolution Psych., III, 1949) du livre de Ch.ODIER (L'angoisse et la
pensée magique, 1947) J. BOUTONIER fait justement grief à l'auteur d'affirmer que « c'est pure
question de convention verbale » que de se demander si l'angoisse est normale ou anormale...
2. Et probablement aussi LACAN quand il soutient que la folie comporte la liberté... et en un cer-
tain sens la raison... (cf. nos discussions sur le Problème de la Psychogénèse des Névroses et des
Psychoses à Bonneval en 1946).

422
ANXIÉTÉ MORBIDE

me, et l'autre tendue vers la liberté qu'il peut conquérir ». Et voici comment J.
BOUTONIER tente d'analyser ces deux types d'angoisse : l'angoisse pathologique et l'an-
goisse normale en un passage qui nous a paru décisif pour sa manière de voir et pri-
mordial pour toute psychopathologie de l'angoisse 1.
« L'une est une angoisse de détermination et l'autre une angoisse de libération. Nous ne pré-
tendons d'ailleurs pas qu'elles s'excluent. Elles correspondent à deux types extrêmes dont la plu-
part des hommes nous offrent plutôt une moyenne, et, en fait, le plus souvent dans l'angoisse
humaine on doit pouvoir retrouver ces deux nuances au fond d'un même émoi. Mais il nous faut
rappeler encore que la névrose nous paraît se caractériser par son caractère destructeur, stérilisant
ou paralysant l'activité humaine et faisant obstacle à la vie. Elle se développe donc sous le signe
des instincts agressifs : sous des formes diverses, elle ne sait que tuer, et si parfois, au passage,
elle semble exalter la vie, ce n'est que pour ensuite la vouer à la souffrance et à la destruction.
Ainsi l'angoisse névrotique est une angoisse de mort : elle s'empare de l'homme quand il sent que …Ainsi l'angoisse névro-
s'amassent en lui, au moins pour un instant, les pulsions agressives flottantes comme des nuées tique est une angoisse de
mort…
d'orage. Certes, la vie garde ses droits, puisqu'elle continue : mais les redoutables forces qui
devraient être mises à son service ont échappé à tout contrôle et la menacent en permanence. C'est
surtout cette forme d'angoisse (que nous appelons névrotique, mais qui, répétons-le, existe plus
ou moins chez l'homme normal) qui justifie l'intuition de HEIDEGGER, que l'angoisse révèle le
néant, puisque ces pulsions destructives tendent à l'anéantissement de l'être.
L'angoisse normale, au contraire, se situe sur le chemin de la vie. L'activité libre est celle qui …L'angoisse normale, au
affirme le mieux notre existence personnelle. Mais aussi, elle exige que nous renoncions aux cer- contraire, se situe sur le
chemin de la vie…
titudes, peut-être précaires mais rassurantes, de l'habitude et des préjugés et que nous puissions
être vraiment nous-mêmes dans un acte qui à quelque degré est toujours créateur. BERGSON a mis
en lumière ce qu'il y a de liberté dans l'invention : on pourrait réciproquement souligner ce qu'il
y a d'invention dans la liberté. Car agir librement c'est vraiment s'élever à une forme nouvelle
d'action qui n'est plus révolte ni obéissance, qui s'écarte autant de l'imitation que du défi, et où
les possibles ont perdu jusqu'à leur valeur pour s'intégrer à un nouvel être.
...Il faut, pour que le choix se fasse, qu'une organisation nouvelle ait soudain remplacé cet
équilibre apparent qui n'était en réalité qu'un conflit. Mais l'être alors se sent libéré, en même
temps que s'ouvrent à lui des horizons nouveaux et qu'il a l'impression d'affronter les obstacles
avec une ardeur inconnue. Il construit quelque chose : son œuvre, ou mieux encore, sa vie. Il ne
sait pas exactement vers quoi il va, car ce n'est pas le calcul ni le raisonnement qui suffisent à
expliquer son élan. Mais il sent qu'il va vers quelque chose. Et si une sorte d'angoisse l'effleure à
chaque fois que se renouvelle la conscience de sa liberté, il ne saurait pressentir à travers cet émoi
la seule présence du néant où peut sombrer à chaque minute toute aventure humaine : au contrai-
re, au fond de cette angoisse qui a perdu tout caractère d'anxiété, ce que l'homme sent alors confu-
sément, c'est l'appel d'un monde nouveau. Loin d'être écrasé par le destin, il suit sa vocation. Il y
a la même différence entre le névrosé et lui qu'entre l'homme en proie au vertige, obsédé et para-
lysé par le vide qui le fascine, incapable d'avancer ou même parfois de reculer, et l'alpiniste qui,

1. Mlle BOUTONIER, op.cit., pages 296 et 297.

423
ÉTUDE N° 15

franchissant un passage dangereux, surmonte une appréhension légitime, et n'a répondu à l'appel
du vide que pour mieux goûter la joie de conquérir un sommet.»
Comme J. BOUTONIER l'avait souligné antérieurement (p. 41) l'angoisse normale
« est celle que l'on peut expliquer par les réactions légitimes du sujet en face du milieu
extérieur. Elle est impliquée dans le libre épanouissement de notre personnalité et de
notre vie. A chaque événement de notre existence, en même temps que se proposent le
privilège et le risque de la liberté, nous sentons l'aiguillon de l'angoisse, de cette
angoisse qui est alors l'appel de notre destin, sa sourde résonance dans notre choix.
Ainsi J. BOUTONIER conclut-elle son ouvrage et son dernier chapitre, le plus émouvant
du livre, par cette phrase :
…« Ainsi quand l'homme « Ainsi quand l'homme a vaincu la peur qui souvent l'empêche d'affronter l'angoisse, et
a vaincu la peur qui sou- dépassé l'anxiété qui lui permet d'assurer lui-même la responsabilité de son destin, il trouve au
vent l'empêche d'affronter fond du risque angoissant qu'il a accepté dans sa plénitude, en refusant de rien renier de lui-
l'angoisse, et dépassé
même, le goût et le sens de sa véritable destinée. C'est à travers l'angoisse qu'il peut « devenir ce
l'anxiété qui lui permet
qu'il est ». Et c'est peut-être là le sens profond du rapprochement que l'on a établi entre l'angois-
d'assurer lui-même la res-
ponsabilité de son destin, se et le « traumatisme de la naissance » : car c'est toujours sur le chemin d'une vie nouvelle que
il trouve au fond du l'homme rencontre l'angoisse en même temps que la liberté ».
risque angoissant qu'il a — Rapportons-nous maintenant au message que, dans son ultime méditation, nous
accepté dans sa plénitu-
a transmis Édouard PICHON 1. Pour lui, l'angoisse chez un être normal n'est qu'angois-
de, en refusant de rien
renier de lui-même, le
se devant la mort, angoisse métaphysique. Mais il s'agit là, non d'une « angoisse néan-
goût et le sens de sa véri- tale » comme le pensait HEIDEGGER, mais d'un malaise, d'un mal être devant l'impen-
table destinée…» J. sable. Notre pensée est si attachée à notre existence que le divorce qu'introduit l'idée
BOUTONIER.
de mort entre ces deux termes nous plonge dans un affreux vertige. Toutes les res-
sources de l'esprit d'Éd. PICHON, sa profonde et originale connaissance de la linguis-
tique et de la grammaire, ont brillé d'un vif éclat — le dernier, hélas — pour réfuter la
théorie existentialiste d'HEIDEGGER et de SARTRE qui voient dans l'angoisse l'intuition
…pour PICHON l'angoisse du néant. Le néant ne constitue aux yeux de PICHON qu'une vide et artificielle abstrac-
normale est éventuelle-
tion, puisque le langage nous montre « que les idiomes les plus affinés ne s'accommo-
ment une prise de
conscience du désarroi de
dent mieux de l'idée brute de négation... »
l'esprit… C'est dire que pour PICHON l'angoisse normale est éventuellement une prise de
conscience du désarroi de l'esprit. C'est ainsi qu'il décrit avec finesse et profondeur (p.
26) ce qu'il appelle l'angoisse mémorielle celle qui s'empare de nous quand nous por-
tons nos souvenirs « à leur degré le plus tendre » d'évocation. Nous le vivons alors
avec une telle intensité que l'émoi du passé se transforme en angoisse, celle qui « résul-
te du contraste entre la survie psychique du fait passé et son immédiate annulation en
tant que réalité objective présente ». L'angoisse provient de l'impuissance de l'esprit.
C'est, pourrions-nous dire pour résumer d'un mot la conception de Éd. PICHON, un ver-

1. E. PICHON, Mort, Angoisse, Négation, Évolution Psychiatrique, 1947, I.

424
ANXIÉTÉ MORBIDE

tige qui nous saisit quand nous nous penchons sur notre faiblesse.
Mais cette faiblesse de notre nature, ne se confond-elle pas avec la possibilité
sinon la puissance de notre liberté 1...?
*
* *

Reprenons pour achever la méditation que nous a inspirée le livre de J. BOUTONIER


et son rapprochement avec la pensée d'Édouard PICHON, « le fil » même de cette étude :
l'angoisse est immanente à la vie humaine...! Thème éternel de la tragédie, commen-
cement et fin de toute métaphysique. C'est parce que la vie est seulement en puissan-
ce dans l'organisation de notre être qui tend vers une impossible et sereine harmonie,
celle-là même dont la mort reflète dans son image le vertigineux mirage, que notre
existence est un chemin de croix, un âpre chemin d'angoisse, une passion. C'est parce
que notre destin nous engage et nous propose à chaque instant de sa trajectoire un
choix entre des possibles, que, tournés vers le fond de notre nature où ils s'élaborent,
nous avons peur d'avoir peur. L'angoisse nous apparaît donc comme un VERTIGE VÉCU
DEVANT L'ABÎME DU TEMPS, de ce temps béant devant nous, et qui sollicite 1' « élan de
notre progression historique ». Nous nous retenons, nous nous cramponnons à ce qui …Nous nous retenons,
est, à ce que nous avons été, aux barrières de notre présent. Si, un instant, nous per- nous nous cramponnons à
ce qui est, à ce que nous
dons pied dans le vide, nous nous livrons à l'atroce vertige où s'engloutissent nos pers-
avons été, aux barrières
pectives vitales. Telle est l'angoisse. Elle est conscience de notre nature et de notre des- de notre présent. Si, un
tin. Et quand nous nous y abandonnons, que le sol tremble sous nos pas et que s'ouvre instant, nous perdons
le précipice de notre fragilité, alors notre corps se contracte et se paralyse, toute notre pied dans le vide, nous
nous livrons à l'atroce
vie s'arrête et notre sang se glace dans la syncope de l'effroi. Ainsi s'exprime notre
vertige où s'engloutissent
angoisse au travers des dispositifs qui représentent dans notre organisme les caractères nos perspectives vitales.
de l'espèce à laquelle nous appartenons et par quoi la joie, la douleur et la peur pren- Telle est l'angoisse…
nent une figure humaine. C'est dans ces traits que s'inscrit l'angoisse. C'est par eux
qu'elle est vécue, cette angoisse qui crie réellement sous nos pas lorsque s'affrontent
notre esprit et la nature — ou qui grimace dans nos rêves ou nos délires, quand chan-
cèle notre liberté.

1. On trouvera pour compléter ce tableau des diverses conceptions modernes de l'angoisse, un


exposé du point de vue marxiste dans la Pathologie de la Liberté, DE GUNTHER-STERN,
Recherches philosophiques, t. VI. [NdÉ : G. STERN est le premier mari de Hannah ARENDT].

425
ÉTUDE N° 15

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

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(Naturellement presque tous les ouvrages de FREUD se réfèrent à ce sujet. — Pour Martin
HEIDEGGER lire la traduction « Was ist Metaphysik » (par Corbin chez Gallimard), pour
KIERKEGAARD lire « Le concept d'angoisse » (traduction Bisseau, Alcan, 1935), enfin, la lecture
de l'Être et le Néant de SARTRE complétera la documentation philosophique contemporaine sur le
problème de l'angoisse humaine).

426
Étude n° 16
9. Les troubles de la mémoire.
10. La catatonie.
11. Impulsions.

DÉLIRE DES NÉGATIONS


12. Exhibitionnisme.
13. Perversité et perversions.
14. Le suicide pathologique.
15. Anxiété morbide.
16. Délire des négations.
17. Hypochondrie.
18. Jalousie morbide.
19. Mégalomanie.

On appelle « idées » ou « thèmes » de négation, des conceptions délirantes plus


ou moins organisées, qui refusent la réalité, totalement ou en partie, à la personne
physique ou morale et au monde. Tel est le sens du « Délire des négations » pour la
première fois décrit par COTARD. Mais généralement, on désigne par ce terme une …généralement, on désigne
négation particulière, celle du corps, de ses fonctions, de ses organes. C'est ce sens res- par ce terme une négation
particulière, celle du corps,
treint qui est devenu d'un usage courant en clinique psychiatrique. C'est dire que c'est de ses fonctions, de ses
très près des idées et des délires hypochondriaques que se situent sur le plan séméio- organes…
logique comme dans l'ordre pathogénique, les idées et délires de négation.

§ I. – HISTORIQUE
Le 28 juin 1880, Jules COTARD lisait à la Société médico-psychologique un « Du délire hypochon-
driaque dans une forme
mémoire intitulé « Du délire hypochondriaque dans une forme grave de la mélancolie
grave de la mélancolie
anxieuse ». Ce mémoire contient une description merveilleusement concrète de cette anxieuse » J. COTARD,
forme de délire. Sous la plume d'un autre grand clinicien, Jules SÉGLAS, le « délire des 1880.
négations » s'est fixé en un tableau clinique classique que RÉGIS proposa d'appeler « le Jules SÉGLAS, le « délire
des négations » 1897.
syndrome de COTARD ». De telle sorte que ce fameux délire a trois parrains : COTARD,
REGIS: « Le syndrome de
SÉGLAS et RÉGIS. Si nous soulignons la chose c'est pour bien noter que ce chapitre de Cotard ».
psychopathologie a été exclusivement écrit en France.
Il faut se rapporter au premier article 1 de COTARD, à celui qu'il écrivit peu après
en 1882 2, à celui enfin qu'il publia, sous le titre « Le délire d'énormité » 3. Mais il y
a lieu d'attacher une importance à peu près égale au petit livre excellent, plein de faits,
d'observations et d'analyses claires et originales où J. SÉGLAS a livré peut-être le
meilleur de son « style 4 ».

1. COTARD, Ann. Médico-Psycho., 1880.


2. Arch. de Neuro., t. 4, p. 152, 1882. On remarquera que COTARD a paru tout d'abord lier l'oppo-
sition, le « négativisme » de ses malades à leurs thèmes délirants d'anéantissement.
3. Ann. Médico-Psycho., 1888.
4. J. SÉGLAS, Le délire des négations, Paris, Éd. Masson, 1897.

427
ÉTUDE N° 16

Examinons quel mouvement d'idées et principalement quelles préoccupations


nosographiques ont donné naissance aux premières analyses cliniques et psycholo-
giques de ce thème de négation.

A. – ESSAI DE CONSTITUTION D'UNE NOUVELLE ENTITÉ (COTARD)

…COTARD entendait Tout d'abord dans l'esprit de COTARD, il s'agissait de définir une maladie mentale
opposer les « négateurs » spécifique (1880) caractérisée par l'anxiété, les idées de damnation et de possession, la
aux « persécutés ».[…] propension au suicide, l'analgésie, les idées hypochondriaques, la non-existence ou la
Ce délire constitue « un
disparition de divers organes, du corps entier, de l'âme, de Dieu, etc... Il entendait
état de chronicité spécial
à certains mélancoliques opposer les « négateurs » aux « persécutés 1 ». Mais il décrivait ce « délire négatif sys-
intermittents dont la tématisé » (ainsi caractérisé par la dernière phase de son évolution) comme se ratta-
maladie est devenue chant « au groupe des « vésanies d'accès » ou « intermittentes » et à la « folie circu-
continue »…
laire ». Quand il parvient à l'état de chronicité qui le caractérise, ce délire constitue
« un état de chronicité spécial à certains mélancoliques intermittents dont la maladie
est devenue continue ».

B. – LE « SYNDROME DE COTARD » SE RENCONTRE AU COURS DE DIVERSES


AFFECTIONS (SÉGLAS)

…Pour SÉGLAS au La thèse qui est au contraire défendue par SÉGLAS est que les « idées de négation »
contraire, les idées de ou, si l'on veut, le « délire des négations » ne constitue nullement une maladie spécia-
négation ne sont à ses
le. Elles ne sont à ses yeux qu'un symptôme qui se rencontre « dans des formes très
yeux qu'un symptôme qui
se rencontre « dans des
variées d'aliénation mentale » (p. 221). Une opinion identique, à l'instigation même de
formes très variées d'alié- l'illustre aliéniste de la SALPÉTRIÈRE, fut soutenue de 1890 à 1900, par la plupart des
nation mentale »… auteurs qui se sont occupés de la question : thèse de JOURNIAC (1888), rapport de
CAMUSET (de Bonneval) au Congrès de 1892, article d'ARNAUD (1893) ou encore thèse
de CASTIN (1892) intitulée sans équivoque « Le Délire de COTARD n'est qu'un syndro-
me de COTARD »... A vrai dire COTARD avait lui-même observé qu'il existe des formes
« symptomatiques » de délire des négations notamment dans la « paralysie générale ».

C. – LE DÉLIRE DE NÉGATION, FORME CHRONIQUE DE LA MÉLANCOLIE

…la tradition orale s'est Sans oublier tout à fait que depuis les premières études de BAILLARGER sur les
établie, spécialement en délires hypochondriaques de la paralysie générale, le clinicien observe fréquemment
France, de considérer
des « idées de négation » dans les accès de mélancolie, la tradition orale s'est établie,
presque comme syno-
nymes « syndrome de
spécialement en France, de considérer presque comme synonymes « syndrome de
Cotard » et « forme chro- COTARD » et « forme chronique de mélancolie ». Certes, il y a bien quelque chose de
nique de mélancolie »… juste dans cette manière de voir les choses, mais il y a aussi quelque chose d'excessif

1. Cf. le tableau synoptique où il oppose trait pour trait ces deux variétés de délire : Arch. de
Neuro., 1882, 4, pp. 295 et 290.

428
DÉLIRE DES NÉGATIONS

qui exigerait peut-être un retour à la conception plus souple et plus clinique de SÉGLAS.
…mais les délires de
pour le clinicien en effet le « Syndrome de COTARD », dans ses variétés les plus
négation se rencontrent et
typiques, entre dans la structure mélancolique chronique mais les délires de négation dans des formes
se rencontrent et dans des formes anxieuses aiguës de mélancolie et au cours d'autres anxieuses aiguës de
psychoses. C'est, disons-le par avance, cette position que nous adapterons et qui aide- mélancolie et au cours
d'autres psychoses…
ra à l'établissement de notre plan d'étude clinique.

ANALYSE CLINIQUE DU THÈME DE NÉGATION SELON COTARD et SÉGLAS.

Rapportons-nous à l'ouvrage classique de SÉGLAS et relisons notamment son excel-


lent exposé des contenus concrets du délire de négation, des expressions les plus …l'analyse clinique de
typiques de cette variété du délire : SÉGLAS…

La négation peut n'être d'abord que partielle, n'ayant qu'un objet déterminé. C'est
ainsi qu'elle peut être relative à la personnalité morale ou intellectuelle du malade, qui
se plaint de n'avoir plus de facultés, de pensée, de cœur, de sentiments. Elle peut inté-
resser sa constitution physique, comme lorsqu'il dit n'avoir plus d'estomac, de langue,
de cerveau, de testicules, de sang, de veines. D'autres fois, il nie sa personnalité socia-
le, son état-civil : il n'a plus de nom ; plus d'âge ; plus de parents. La négation peut
aussi porter sur le monde extérieur, choses ou personnes, qui sont détruites, mortes ou
ont perdu leurs qualités caractéristiques. Parfois même elle porte sur des abstractions.
Le plus souvent à cette période la négation est systématisée, universelle ; il n'est rien …il n'est rien que ces
que ces malades ne puissent nier. C'est ainsi qu'une de nos mélancoliques prétendait malades ne puissent
n'avoir plus de nom, ses parents n'étaient plus ses parents, tout le monde est mort, la nier…
terre ne produit plus rien, il n'y a plus personne sur terre, plus de blancs, plus de nègres,
plus d'Afrique, plus d'Amérique, plus d'étoiles, plus d'arbres, plus de printemps, plus
d'hiver, plus de saisons. Les arbres sont bien des arbres mais ils ne sont plus comme
avant : ils sont morts. Des jours? il n'y en a plus. Plus d'années, plus de siècles ; il n'y
a rien, il n'y a plus qu'elle qui existe. Certains malades vont même encore plus loin et
nient jusqu'à leur propre existence.
« Je ne suis plus comme tout le monde, disait une malade, je sens bien que tout
mon corps change. J'allonge, je me suis sentie grandir en une seule fois de quinze cen-
timètres, et cependant ma taille est la même et ma robe va toujours. Il est vrai que cer-
taines parties de mon corps sont rapetissées. Mon corps ne me fait plus la même
impression. J'ai senti ma tête changer dix fois de forme, je n'ai plus de cervelle. Il me
semble que ma tête et mes os sont en bois, je ne les sens pas comme avant. Je n'ai plus
de cœur : j'ai bien quelque chose qui bat à sa place, mais ce n'est pas mon cœur, cela
ne bat pas comme avant. Je n'ai plus d'estomac, je n'ai jamais la sensation d'avoir faim.
Quand je mange, je sens bien le goût des aliments, mais lorsqu'ils sont au gosier, je ne
sens plus rien, il me semble qu'ils tombent dans un trou. Autrefois, je sentais lorsqu'ils
descendaient dans l'estomac, s'ils étaient chauds ou froids. Je ne sens plus mes yeux
remuer, et pour les tourner, il faut que je tourne la tête. Autrefois, quand je pleurais, je
sentais mon cœur bondir, et cela me dégonflait, aujourd'hui je pleure sans rien ressen-
tir, je ne sais pas d'où ça vient » (p. 14 et 15).
« Signalons certaines formules qui se remarquent dans le langage tantôt monoto-
ne, tantôt pathétique de ces malades, les jurons, les blasphèmes dont ils émaillent sou-

429
ÉTUDE N° 16

…« quelquefois ils n'em- vent leurs lamentations. Il est à remarquer aussi que quelquefois ils n'emploient plus
ploient plus leur nom leur nom réel que lorsqu'ils parlent du présent, ils n'emploient plus le pronom je,
réel, ils n'emploient plus d'autre fois ils se servent du pronom il ou d'un pronom indéfini : cela (eux) n'existe
le pronom je, d'autre fois plus, cela est vide ou d'une périphrase comme le malade de LEURET qui se désignait
ils se servent du pronom il par « la personne de soi-même » (cf. Archives de Neurologie, 1862, tome IV, p. 155).
ou d'un pronom indéfini…
– Quel âge avez-vous? demandions-nous à une de ces malades.
ou d'une périphrase – Qu'en sais-je. Quand le monde s'est effondré je croyais avoir 52 ans.
comme le malade de – Quel est votre nom?
LEURET qui se désignait – Je me faisais appeler M... je n'ai plus de nom ; je ne veux pas que l'on me nomme
par « la personne de soi- celui de mes parents qui était honnête, je l'ai déshonoré.
même »…SÉGLAS. – Vous êtes mariée?
– Je vivais avec un homme nommé V... que j'appelais mon mari, qui ne pouvait pas
l'être (la malade est cependant mariée légitimement). Nous étions censés rester
ensemble 28 ans, jusqu'à la fin du monde.
– Avez-vous des enfants?
– J'avais un fils que je disais le fils à V... mais ce n'était pas mon fils.
– Quel est l'âge de votre fils?
– A ce moment (la fin du monde) il avait 25 ans ; il est mort comme tout le monde.
– Pourquoi semblez-vous aussi inquiète?
– Ah ! qu'elle est bête, qu'elle est bête, Coelina (elle-même) elle est damnée, elle
a tué tout le monde... Sacré mille milions de milliards de Dieu...

Telle est l'expression clinique la plus complète et la plus simple du délire. Nous
allons maintenant signaler quelques-uns des aspects psychologiques et cliniques les
plus remarquables que COTARD et SÉGLAS ont admirablement mis en lumière dans
leurs premières descriptions :
1° COTARD avait insisté sur l'oppositionnisme de ces malades dès le début de sa
description des « négateurs ». Après avoir rappelé la description de GRIESINGER sur la
« disposition négative » surtout marquée chez certaines mélancoliques, il poursuit 1 :

…Description de Cotard… « Je hasarde le nom de négation pour désigner l'état des malades chez lesquels la
position négative est portée au plus haut degré. Leur demande-t-on leur nom, ils n'ont
plus de nom. Leur âge? ils n'ont plus d'âge. Où sont-ils nés? ils ne sont pas nés. Qui
étaient leur père et leur mère? ils n'ont ni père, ni mère, ni femme, ni enfants. S'ils ont
mal à la tête, mal à l'estomac, mal en quelque point de leur corps? Leur montre-t-on
un objet quelconque, une fleur, une rose, ils répondent: ce n'est point une fleur, une
…« certains jours, dit rose ; chez quelques-uns la négation est universelle. Ces malades, ajoute COTARD, qui
GUISLAIN, ils sont d'une nient tout, s'opposent à ce qu'on veut leur faire faire, certains jours, dit GUISLAIN, ils
opposition dont on ne sont d'une opposition dont on ne peut se faire une idée... A cette folie d'opposition,
peut se faire une idée »... GUISLAIN rattache le mutisme, le refus d'aliments et cette singulière disposition de cer-
tains aliénés qui s'efforcent de retenir leurs urines ou leurs excréments. Mais il ne
signale pas le délire de négation dont la folie d'opposition n'est pour ainsi dire que le
côté normal »
2° Mais un caractère bien plus important est souligné d'emblée par COTARD, c'est

1. Arch. de Neuro., 1882, t. 4, pp. 153 et 154.

430
DÉLIRE DES NÉGATIONS

la teinte mélancolique. Il s'est d'ailleurs, dit-il, proposé « d'exposer une évolution déli- …« une caractéristique
rante spéciale qui paraît appartenir à un assez grand nombre de ces mélancoliques non bien plus importante:
persécutés, plus particulièrement aux anxieux, et reposer sur des dispositions négatives c'est la teinte mélanco-
très habituelles chez ces malades ». C'est donc d'une variété de délire mélancolique lique »… COTARD.
qu'il s'agit et pour lui, en effet, il y a deux versants délirants de la mélancolie : la
mélancolie avec idées de persécution et la mélancolie avec auto-accusation et indigni-
té. C'est à ce second versant qu'appartient le délire de négation dont COTARD retrace
ainsi l'évolution psychologique 1.
Examinons par quelle évolution délirante les mélancoliques, s'accusant eux-
mêmes, arrivent au délire des négations, résumons d'abord les principaux de leurs états
mentaux. Dans leur forme la plus atténuée, ces caractères sont ceux de la variété de
mélancolie signalée sous le nom : d'hypochondrie mentale par M. J. FALRET, qui l'a …L'hypochondrie menta-
décrite avec une exactitude minutieuse. Les mélancoliques, dits sans délire, sont en le de J. FALRET.
effet atteints d'un triste délire portant sur l'état de leurs facultés morales ou intellec-
tuelles, et présentent déjà une forme négative évidente. Ils ont honte, même horreur de
leur propre personne, et se désespèrent en songeant qu'ils ne pourront jamais retrouver
leur intelligence évanouie, leurs sentiments éteints, leur énergie disparue... ils préten-
dent qu'ils n'ont plus de cœur, plus d'affection pour leurs parents ou leurs amis, ni
même pour leurs enfants. Les idées de ruine apparaissent souvent, et semblent être un
délire négatif de même nature : en même temps que ces richesses morales et intellec-
tuelles, le malade croit avoir perdu sa forme matérielle, il n'a plus rien de ce qui fait
l'orgueil de l'homme, ni intelligence, ni énergie, ni fortune. C'est l'envers du délire des
grandeurs où les malades s'attribuent d'immenses richesses en même temps que tous
les talents et toutes les capacités. Cette hypochondrie morale repose sur le fond com-
mun de la mélancolie et sur un état d'anxiété vague et indéterminée, les malades sen-
tent que tout est changé en eux et au dehors et se désolent de ne plus apercevoir les
choses à travers le même prisme qu'autrefois (M. J. FALRET). Dans les cas légers, il
existe déjà comme un voile à travers lequel le malade ne perçoit plus la réalité que
d'une manière confuse, tout lui paraît transformé. A mesure que l'état maladif devient
plus intense, ce voile s'épaissit et, dans les cas de stupeur, finit par masquer entière-
ment le monde réel. Le malade est alors, comme le fait remarquer justement M.
BAILLARGER, dans un état voisin du rêve. Non seulement à ce point de vue, mais à tous
autres égards, il semble n'y avoir qu'une différence de degré entre ces états d'hypo-
chondrie morale et les affections mélancoliques avec idées de culpabilité, de ruine, de
damnation, et négation systématisées. L'hypochondrie morale est une ébauche dont il …L'hypochondrie morale
suffit d'accentuer les traits et de forcer les ombres pour achever le tableau de ces deux n'est qu'une ébauche[…]
dernières formes de mélancolie. Le dégoût de soi-même arrive au délire de culpabili- Le dégoût de soi-même
té et de damnation, les craintes deviennent des terreurs, la réalité extérieure transfor- arrive au délire de culpa-
mée et confusément perçue finit par être niée. Certaines négations se montrent même bilité et de damnation, les
de très bonne heure chez les hypochondriaques moraux : ils nient la possibilité de leur craintes deviennent des
guérison, d'un soulagement quelconque dans leur état de souffrance : c'est une des pre- terreurs…
mières négations de ces malades dont quelques-uns iront plus tard jusqu'à nier le
monde extérieur et leur propre existence.

1. Arch. de Neuro., 1882, t. 4, pp. 159 et 160.

431
ÉTUDE N° 16

…Un peu plus tard, 3° Un peu plus tard 1, COTARD se référait aux études de CHARCOT sur la « perte de
COTARD se référait aux
la vision mentale » (c'est-à-dire l'incapacité de « voir mentalement les objets absents »)
études de CHARCOT sur la
« perte de la vision men- chez les mélancoliques : « Des villes, des monuments, des paysages, des objets qui
tale » (c'est-à-dire l'inca- leur étaient familiers ne peuvent plus être évoqués. Les visages même de leurs parents
pacité de « voir mentale- et de leurs amis ne peuvent plus être rappelés à leur souvenir ». Naturellement, pour
ment les objets absents »)
se conformer au « sensationnisme » de son époque, COTARD fut amené à « considérer
chez les mélancoliques…
la négation systématisée comme un délire greffé sur le trouble psychosensoriel,
comme une interprétation maladive d'un phénomène sensible ».
Mais si COTARD s'est ainsi rapidement arrêté dans l'analyse du trouble, SÉGLAS a
pénétré plus profondément dans sa genèse psychologique en montrant que l'idée de
négation procède d'un travail de dépersonnalisation, de dissolution des fonctions syn-
thétiques qui assurent normalement la construction du corps comme celle du moi et
celle du monde extérieur. Citons ce long passage de l'illustre clinicien 3 :

…description de SÉGLAS…
« Cette difficulté de fixer l'attention, cet affaiblissement du pouvoir de synthèse
mentale est encore plus évident lorsqu'il cherche à faire lire le malade. Nous avons rap-
porté, à ce propos un certain nombre d'observations montrant que ces malades, même
lorsqu'ils n'ont pas d'amnésie verbale et qu'ils comprennent le sens des mots en détails,
ne comprennent que difficilement, parfois pas du tout, le sens des phrases. Ce n'est que
lorsqu'on leur a donné le sens général de la phrase, en un mot quand on a fait, pour
eux, cette même synthèse, qu'ils peuvent donner la signification de la phrase et la rete-
…affaiblissement du pou-
nir. Nous pensons même que c'est là, dans quelques cas, une cause du mutisme que
voir de synthèse mentale…
gardent parfois ces malades. On doit remarquer d'ailleurs que, plus l'on insiste, plus la
synthèse mentale devient difficile par suite de la fatigue rapide de l'attention volontai-
re. Un autre fait qui met encore en lumière le défaut de synthèse, c'est que les malades
qui ont un souvenir très net des faits antérieurs à leur maladie, ne se rappellent que
moins bien les événements suivants. Cette amnésie mélancolique, que la clinique révè-
le, n'a rien d'étonnant, car les synthèses mentales seules qui ont été nettes dans la
conscience, peuvent se conserver et se reproduire. On ne retient que ce que l'on consta-
te. Il existe donc chez le mélancolique des troubles de la mémoire. Sans doute, parfois,
il peut s'agir d'amnésies transitoires; comme dans ces cas rapportés par nous, où l'on
notait des symptômes de migraine ophtalmique accompagnée, mais parfois aussi les
images mentales étant conservées, il s'agit surtout pour les malades d'une impossibili-
té de les évoquer, comme dans les cas où ils semblent avoir, en lisant, de l'amnésie de
certains mots, qu'ils ne peuvent d'abord et n'arrivent à épeler que si on les prononce ou
si on les explique devant eux. La perte de la vision mentale, signalée par COTARD chez
ses négateurs, s'expliquerait de cette façon, par une impossibilité de grouper, en se les
identifiant, les images mentales, par une sorte de paralysie psychique aussi bien que
par une amnésie sensorielle à laquelle on est d'abord porté à l'attribuer. La lenteur de
l'idéation, la monotonie des idées, sont encore des phénomènes du même ordre, qui
dénotent la difficulté de synthèse mentale, la perte de cette activité mentale qui prési-
de aux opérations de la pensée.

1. Dans les Arch. de Neuro.,


2. Progrès Médical du 21 juillet 1884.
3. Le délire de Négation, pp. 81 à 83 et pp. 100 à 103.

432
DÉLIRE DES NÉGATIONS

D'autre part, l'affaiblissement de l'effort de la volition, se résumant d'abord dans le


défaut d'attention, l'état de distraction se traduit aussi par l'inaction, l'irrésolution, la
résignation, l'impulsion, l'agitation automatique si fréquentes chez cette espèce de
malades. Et comme le dit GRIESINGER, la conscience du changement, produit dans leur
individualité, amène souvent, au début des efforts de réactions, des états anxieux.
Mais dès qu'ils s'aperçoivent qu'ils ne peuvent sentir, penser, agir, autrement qu'ils
ne font, que la lutte leur est impossible, cet asservissement de la volonté, cet assujet- …« cet asservissement de la
tissement du moi entraîne des idées de domination par une puissance supérieure des volonté, cet assujettisse-
idées de possession très ordinaires chez les aliénés négateurs et que viennent corrobo- ment du moi entraîne des
rer, d'autre part, ces phénomènes de contradiction intérieure, de contraste psychique, idées de domination[…]La
que nous avons étudiés précédemment. La transformation de la personnalité est alors transformation de la per-
des plus évidentes, et les malades la traduisent souvent eux-mêmes en disant alors sonnalité est alors des plus
qu'ils se croient doubles. Pour être moins apparent, ce dédoublement de la personnali- évidentes, et les malades la
té n'en existait pas moins dès le début. La personnalité réelle, avec sa masse énorme traduisent souvent eux-
d'états plus ou moins conscients, se résume dans notre esprit en une tendance fonda- mêmes en disant alors qu'ils
mentale, sorte de schéma 1, assez vague d'ailleurs, et que nous appelons l'idée de notre se croient doubles »…
personnalité.
Par suite des modifications cénesthésiques et intellectuelles que nous avons signa-
lées, il se forme un schéma nouveau qui coexiste, avec l'ancien dans le cerveau des
malades. Il est bien rare qu'il y ait substitution complète d'une personnalité à une autre
et que la deuxième n'hérite pas des dépouilles de la première, ne fût-ce que de certaines
acquisitions devenues automatiques. L'ancienne mémoire organique subsiste toujours
et revient à la conscience de temps à autre, par suite de quelque arrière-fonds, qui lui
est commun avec la personnalité nouvelle. L'état de conscience actuelle en évoque un
semblable, mais qui a un autre accompagnement. Les deux paraissent miens quoiqu'ils
se contredisent. Tels sont ces malades qui trouvent « que tout reste le même, quoique
tout soit changé ». Quoiqu'il y ait en apparence deux personnalités, la scission n'est pas …« Quoiqu'il y ait en
complète, elles ont des points communs et sont toujours jugées miennes par le sujet. apparence deux person-
Dans les cas de possession, le dédoublement est plus complet : la personnalité nouvelle nalités, la scission n'est
est devenue étrangère au malade, il ne la juge plus sienne, il pense, il sent, parle et agit pas complète, elles ont
comme s'il était double. A part ces cas de possession qui sont un peu particuliers, tout des points communs »…
ce que nous venons de dire jusqu'ici peut s'appliquer à la mélancolie en général.
Voyons maintenant ce que peut présenter de plus spécial à ce point de vue le délire des
négations de COTARD. Chez ces délirants négateurs, les simples tendances négatives du
début deviennent des idées de négation universelle, qui sont en rapport avec des alté-
rations de plus en plus graves de la personnalité. Nous avons déjà vu plus haut, com-
ment on pourrait interpréter les idées de négation des malades ayant trait à leurs
propres facultés : par une modification survenue dans l'énergie psychique et les condi- …« On ne peut pas, dans
tions affectives de la personnalité. Cette même cause nous a montré aussi comment les ces cas, invoquer l'exis-
objets extérieurs pouvaient produire sur le malade des « impressions contraires ». Les tence d'un trouble psy-
uns se bornent là, d'autres expriment la même impression par une formule négative. cho-sensoriel pour expli-
Tout en reconnaissant l'existence et les attributs des objets, ils répondent cependant par quer l'idée de négation
la négative. Leur montre-t-on une rose par exemple? Ils disent : ce n'est pas une rose. qui a toujours sa source
On ne peut pas, dans ces cas, invoquer l'existence d'un trouble psycho-sensoriel pour dans l'altération primitive
expliquer l'idée de négation qui a toujours, même alors, la source dans l'altération pri- de la personnalité »…
mitive de la personnalité, par suite de laquelle les impressions extérieures, mal coor-

1. Naturellement il est à peine besoin de souligner combien la notion « contemporaine » de


« Schéma corporel » est ancienne...

433
ÉTUDE N° 16

données à cause du défaut de synthèse mentale, ne sont pas incorporées à la masse des
acquisitions antérieures qui constituent la personnalité, et ne produisent plus, d'autre
part, sur le modes malades, les mêmes modifications émotionnelles qu'auparavant ; ce
qui les amène à nier d'une façon ou d'une autre les caractères des objets mis en cause.
Un pas de plus et ce sera l'existence des objets extérieurs qu'ils nieront, comme ces
malades dont parle GRIESINGER, auxquels il paraît que le monde réel est complètement
évanoui ou mort, et qu'il ne reste plus qu'un monde imaginaire où ils sont anxieux de
se trouver. Mais sous un aspect différent de la formule négative, n'est-ce pas toujours
au fond le même processus psycho-pathologique puisant son origine dans une modifi-
cation des conditions premières de la personnalité.»
L'analyse de SÉGLAS met donc en évidence le caractère déficitaire de la « synthè-
se psychique » comme fondement de ce que nous appellerions actuellement l'expé-
rience délirante de négation. Le délire de négation paraît donc résulter à ses yeux et
comme l'a indiqué fort bien et plus récemment A. TOBINO (1940), de l'impossibilité de
former les concepts, c'est-à-dire d'accéder à cette forme de jugement de réalité qui se
confond avec la rationalité du monde objectif et avec l'existence des sujets.
4° COTARD avait observé « qu'il n'est pas rare, toutefois dans les états de chronici-
té avancée, que le délire de négation survive 1 en quelque sorte aux troubles généraux
du début et que les malades, comme celle de LEURET, ne présentent plus rien ni dépres-
…SÉGLAS à son tour a sion, ni agitation anxieuse ». SÉGLAS à son tour a noté que le délire de négation est
noté que le délire de chronologiquement secondaire à l'état de mélancolie : « Le délire, écrit-il (p. 22), n'est
négation est chronologi-
que le contre coup des atteintes portées par le malade dans le domaine des émotions et
quement secondaire à
l'état de mélancolie… de la volonté... Il ne se présente que lorsque la maladie une fois constituée a déjà passé
par la période de début et qu'il n'est d'un autre côté, comme déjà l'avait très bien dit
GRIESINGER, qu'une tentative d'explication de la part du malade de l'état d'anéantisse-
ment profond et de douleur qui le domine ». Citons encore cette phrase fulgurante (p.
23) : « la conscience du mélancolique ne contient plus que l'idée-douleur, selon un mot
de SCHULE ». Ainsi le délire de négation s'est présenté à ces deux grands cliniciens
pour ce qu'il est, c'est-à-dire une forme, pour ainsi dire, cicatricielle et chronique,
caractères qui témoignent de sa « typicité », de sa « pureté ».
5° L'association au thème de négation de thèmes connexes a fait également l'objet
d'analyses des deux auteurs. COTARD, dans son premier mémoire (1880), signalait
diverses observations d'hypochondriaques publiées par ESQUIROL, PETIT, MOREL, etc.
…COTARD, 1880: un cas
des thèmes fréquemment intriqués, comme dans l'observation qui a fait l'objet de sa
« d'hypochondrie, de
démonopathie, de damna- première communication d'un cas « d'hypochondrie, de démonopathie, de damnation
tion et d'immortalité »… et d'immortalité ». Voici ce qu'il a écrit à ce sujet 2 :
« Chez tous ces malades, le délire hypochondriaque présente les plus grandes ana-
logies ; ils n'ont plus de cerveau, plus d'estomac, plus de cœur, plus de sang, plus

1. C'est nous qui soulignons.


2. Ann. Médico-Psycho., 1880, pp. 171-172.

434
DÉLIRE DES NÉGATIONS

d'âme, quelquefois même ils n'ont plus de corps. Chez les persécutés les organes sont
attaqués... Chez les damnés l'œuvre de destruction est accomplie, les organes n'exis-
tent plus, le corps entier est réduit à une apparence, un simulacre : les réactions méta-
physiques sont fréquentes alors qu'elles sont rares chez les persécutés grands ontolo-
giques. Aux idées hypochondriaques se joint très fréquemment l'idée d'immortalité. Il
est remarquable que tous les malades chez lesquels j'ai trouvé mentionné le délire
hypochondriaque avec l'idée d'immortalité, étaient dominés par des idées de damna-
tion, de possession diabolique...».
Dans sa communication de 1880 sur le délire d'énormité il s'exprimait ainsi 1 : …COTARD: sa communi-
cation de 1880 sur le déli-
« Il y a quelques années j'ai essayé de démontrer que les idées d'immortalité des re d'énormité…
anxieux chroniques se rattachent aux dispositions négatives qu'on observe ordinaire-
ment chez ces malades. Mais il y a d'autres conceptions morbides qui accompagnent
fréquemment les idées d'immortalité et qui me paraissent congénères. Si l'on examine
avec un peu d'attention ces immortels on s'aperçoit que quelques-uns d'entre eux ne …« ne sont pas seulement
sont pas seulement infinis dans le temps mais qu'ils le sont encore dans l'espace. Ils infinis dans le temps mais
sont immenses, leur taille est gigantesque, leur tête va toucher aux étoiles. Une démo- qu'ils le sont encore dans
nopathe immortelle s'imagine que sa tête a pris des proportions tellement mons- l'espace »…
trueuses qu'elle franchit les murs de l'église. Quelquefois le corps n'a plus de limites,
il s'étend à l'infini et fusionne avec l'univers. Ces malades qui n'étaient rien, arrivent à
être tout. Ils sont des millions, des milliards dans l'énorme et le surhumain. Dans leur
exagération et leur énormité les conceptions gardent leurs caractères de monstuosité et
d'horreur. Bien loin que cette énormité soit une compensation au délire mélancolique,
elle en marque, au contraire, le degré le plus excessif. Ils sont lamentables, gémisseurs
et désespérés. Il faudrait être un psychologue bien naïf pour ne pas deviner que là
même, l'amour-propre finit par trouver son compte. Le symbolisme du langage, les
idées d'énormité, le sentiment d'une jouissance malfaisante, il est vrai, mais inhumai-
ne s'accordent mal avec une véritable humilité. On arriverait presque à affirmer à prio-
ri avant que l'observation clinique nous y ait autorisés, que de véritables idées de gran-
deur doivent à la fin se développer sur ce terrain.

5° Enfin, COTARD et SÉGLAS ont insisté sur un certain nombre de symptômes asso- …Il y des symptomes
associés…
ciés, l'analgésie et autres troubles de la sensibilité 2, des hallucinations 3 (SÉGLAS), le
mutisme 4 et enfin les impulsions au suicide et à l'auto-mutilation 5.

§ II. – ÉTUDE CLINIQUE DES DÉLIRES DE NÉGATION

A. – BRÈVE ANALYSE STRUCTURALE DES DIVERS ASPECTS DU DÉLIRE DE NÉGATION.

Nous pourrions faire un simple inventaire descriptif des idées de négation en


reprenant, par exemple, la classification de CAMUSET : idées hypochondriaques de

1. Ann. Médico-Psycho., 1880.


2. COTARD, 1880 et 1882, pp. 30 à 40.
3. SÉGLAS, pp. 40 à 44.
4. SÉGLAS, pp. 50 à 52.
5. SÉGLAS, pp. 52 à 53.

435
ÉTUDE N° 16

négation – idées de négation extériorisées – idées de négation d'ordre psychique ou


métaphysique – idées délirantes associées etc. Il est aisé à chacun de systématiser cette
séméiologie rudimentaire des délires de négation, selon ce schéma, en empruntant aux
descriptions de COTARD ou de SÉGLAS et aux exemples cliniques personnels, les élé-
ments d'une pareille énumération. Nous préférons insister sur les modes de présenta-
tion de l'idée de négation en clinique, en fonction des divers types structuraux d'orga-
nisation de la conscience qui confèrent à chacun d'eux une physionomie spéciale. En
effet, ce que l'on appelle génériquement « idée » de négation n'est pas seulement une
« idée » toujours semblable à elle-même, elle est solidaire de formes délirantes variées
et se trouve « prise » dans l'organisation totale de l'activité de la conscience : d'où sa
diversité structurale.
…c'est dans l'anxiété que Le plus souvent c'est dans l'anxiété que naît et s'entretient le complexe délirant de
naît et s'entretient le com- négation. La conscience mélancolique douloureuse élabore les thèmes essentiels qui la
plexe délirant de néga-
réflètent : indignité, damnation, hypochondrie. Leur extension centrifuge (SÉGLAS)
tion…
détermine comme un rayonnement du moi, éprouvé comme un foyer de mal, vers le
néant du corps, des choses, du monde et du temps. Le désespoir se propage jusqu'à
…loi majeure est de l'anéantissement selon une logique affective dont la loi majeure est de confondre le
confondre le jugement et
jugement et le sentiment dans une même négation du bien et de l'être. C'est dans le
le sentiment dans une
même négation du bien et gouffre où le mélancolique vit sa panique, ses tourments, ses terreurs, que s'inversent,
de l'être… s'effacent, et disparaissent les formes du réel, celles qui garantissent et le sens de la vie
…C'est dans le gouffre où et l'affirmation de l'existence. Concentrée sur le malheur qu'elle vit jusqu'à la mort et
le mélancolique vit ses
refluant jusqu'au foyer névralgique du mouvement qui passe du « Je ne pense pas » au
tourments, ses terreurs,
que s'inversent, s'effa- « Je ne suis pas », la conscience mélancolique ensevelit le monde dans son propre rien.
cent, et disparaissent les Ce rien, ce néant elle les nie dans l'affirmation de la négation de la Mort et du Temps.
formes du réel… Mais, répétons-le, il s'agit moins d'idées que de sentiments, d'intuitions à la fois
confuses et tyranniques qui constituent une des expériences délirantes primaires les
…une des expériences
délirantes primaires les plus typiques de la mélancolie anxieuse 1. Tel est le « niveau moyen » du délire de
plus typiques de la mélan- négation, celui auquel il se confond avec la structure même de l'angoisse actuellement
colie anxieuse… vécue dans le vertige et le tourbillon d'un monde chancelant.
Parfois l'expérience délirante est d'un niveau encore plus profond confuso-onirique
…Parfois l'expérience
délirante est d'un niveau et anxieux tout à la fois. Les visions de l'enfer, les voix accusatrices, les trompettes du
encore plus profond jugement dernier, des événements macabres et tragiques peuplent la conscience obs-
confuso-onirique et curcie. Le corps est déchiré, torturé, rongé par des animaux, ou se disloque dans les
anxieux…
supplices et les tourments déjà éternels. La possession diabolique s'empare de cette
misérable chair informe qui n'a juste assez de substance que pour souffrir une « pure »
douleur, d'autant plus « pure » qu'elle est « néantisante » au point de réduire l'existen-

1. L'expérience délirante de la « Fin du Monde » (cf. l'étude de A. WETZEL, Weltuntergangerleb-


nis, etc., Zeitsch. f. Neuro., 1922, 78, p. 403), est une expérience de négation.

436
DÉLIRE DES NÉGATIONS

ce à n'être que cette souffrance vide. Le « délire » est vécu dans une série de présen-
tations thématiques paradoxales et contradictoires, dont la pensée du rêve peut nous
faire saisir, par la déréalité et la confusion même des images qui le composent, que leur
« facticité » est déjà une forme d'anéantissement. Pour si pleine que soit cette
conscience confuso-onirique elle « vit » cette « déréalisation » et la pente naturelle du
délire qui l'exprime, est celui d'un amoindrissement de l'être : le thème cauchemar-
desque lie le « tout » au « rien », dégrade tout jusqu'à « ne rien être ». Tout est catas-
trophe. « Il n'y a plus de corps, il est dévoré, comme happé par l'infini, il est tout à la
fois éternel et voué à une mort effroyable. Il n'y a plus rien, mais ce rien est encore un
monde, celui du mal. Le sujet lui-même n'existe pas mais il est mêlé aux autres, au
démon, etc... »
D'autres fois, au contraire, le niveau du complexe délirant est plus élevé, plus
conceptualisé. Il se détache du plan des expériences délirantes que nous venons d'en- …parfois le délire subit
alors une sorte de subli-
visager. Le délire subit alors une sorte de sublimation intellectuelle. L'anxiété existe à
mation intellectuelle […]
peine, plus idéique que profondément émotionnelle, comme l'ont souligné COTARD et dépouillée d'anxiété…
SÉGLAS. Parfois même le délire est si loin de ses déterminations affectives angoissantes
que le « négateur » est presque euphorique, jovial, humoristique et même exception-
nellement maniaque 1. Sans insister davantage sur ce point qui mériterait pourtant une
étude spéciale, notons simplement que dans ces cas, le délire de négation se trouve
dépouillé d'anxiété. Il est devenu purement idéologique, équivalent à une pure « atti-
tude de négation » qui s'exprime en concepts plus ou moins riches. Tantôt son expres-
Tantôt son expression est
sion est monotone, stéréotypée, sommairement verbale. « Plus rien n'existe, je suis
monotone…
morte, je ne mourrai jamais, il n'y a plus d'estomac, je n'ai plus de derrière, jamais je
ne pourrai mourir, disait presque plaisamment une malade qui a été pendant longtemps …tantôt plus imaginati-
un des « joyaux » de la clinique de CLAUDE à Ste-Anne. Tantôt son expression est plus ve…
…ils touchent parfois
imaginative et pittoresque et le thème des négations prend des proportions grandioses
même à une sorte de rêve-
et apocalyptiques. Les sujets trouvent alors des accents lyriques et étrangement poé- rie métaphysique…une
tiques pour exprimer la dévastation universelle et leur effroyable solitude; ils touchent dialectique du pur néant,
parfois même à une sorte de rêverie métaphysique où l'idéalisme, le solipsisme pren- de la solitude immense et
infinie d'un être réduit à
nent un accent particulièrement poignant, celui d'une philosophie et d'une dialectique
n'être qu'un rien au centre
du pur néant, de la solitude immense et infinie d'un être réduit à n'être qu'un rien au du vide...
centre du vide...
Enfin comme l'ont signalé MALLET et BERLIOZ, le complexe de négation peut pré- …Enfin, le complexe de
négation peut présenter
senter une structure plus obsessionnelle que délirante, c'est-à-dire se présenter comme
une structure plus obses-
une ébauche de représentations vertigineuses et incoercibles contre lesquelles le sujet sionnelle que délirante…
lutte. Dans les observations de MALET il s'agit d'ailleurs plutôt d'obsession de déper-

1. Comme dans la fameuse observation de SÉGLAS et CODET (1920), nous avons pu observer trois
ou quatre cas de ce genre.

437
ÉTUDE N° 16

…La malade qu'il présen- sonnalisation que de négation. La malade qu'il présenta en mai 1933 (et que nous
ta en mai 1933 (et que crûmes guérir pendant quelques jours, peu de temps après, par une injection de mesca
nous crûmes guérir pen-
line) est connue de tous les psychiatres parisiens qui n'ont pu que constater la vanité
dant quelques jours […] )
est connue de tous les de leurs efforts devant cette « obsession » inébranlable. Albert CRÉMIEUX et J. CAIN 1
psychiatres parisiens… ont récemment publié une observation de négation qui s'inscrit dans le registre névro-
tique de l'obsession : comme si elle avait pressenti la profonde liaison du thème de la
« fin du monde » et des sentiments d'irréalité, leur malade présenta une angoisse à
thème d'artifice, d'étrangeté et de déréalisation après avoir éprouvé à l'âge de 15 ans
un choc émotionnel intense à l'annonce « prophétique » qu'à une date précise « il y
aurait une pluie de grenouilles et de serpents et que ce serait la fin du monde ». Ce fut
à partir du jour où l'Apocalypse prévue ne se produisit pas, qu'un « état psychasthé-
nique s'installa ». Des cas de ce genre sont assez fréquents et généralement absorbés
par l'étude et l'observation des sentiments de dépersonnalisation chez ces malades aux
confins des névroses 2 et des formes mineures de schizophrénie.

B. – LES FORMES CLINIQUES

Nous rappellerons sommairement les deux principales : les formes mélancoliques


(syndromes de COTARD) et les formes hors de la mélancolie.

1° Formes mélancoliques.
C'est, nous l'avons vu, dans le cadre de la mélancolie que COTARD décrivit les
« idées de négation ». Il considérait ce « délire des négations » comme un état de chro-
nicité spécial à certaines formes hypochondriaques de mélancolie, fait, depuis lors, lar-
gement confirmé par la clinique de tous les jours. Cet état spécial se constitue rarement
… C'est le plus souvent au cours du premier accès. C'est le plus souvent après une ou plusieurs crises qu'on le
après une ou plusieurs voit apparaître et s'installer. SÉGLAS distingue à cet égard plusieurs éventualités.
crises [mélancolique]
D'abord ce qu'il appelle des cas frustes où manquent certains thèmes délirants (dam-
qu'on voit apparaître et
s'installer [le délire de nation, possession, etc.). Ensuite des cas à évolution rapide mais régulière, soit conti-
négation]… nue, soit intermittente, avec symptomatologie complète. Un troisième groupe de cas
était caractérisé, selon lui, par une évolution analogue à la précédente mais à sympto-
matologie fruste. Il admettait encore des cas à évolution irrégulière et des idées de
négation épisodiques au cours de la mélancolie.
Nous décrirons successivement les délires de négation des crises de mélancolie

1. Albert CRÉMIEUX et J. CAIN, Début apparent par choc émotionnel et angoisse de la fin du
monde, Ann. Médico-Psycho., 1948, II, pp. 76 à 80.
2. Nous avons observé une jeune malade qui présentait un syndrome de dépersonnalisation et de
négation à structure nettement hystérique. Elle a été guérie par quelques séances d'électro-chocs.
Sa mère internée en même temps qu'elle-même, car elles avaient toutes deux des idées de suici-
de, était une mélancolique hypochondriaque qui fut guérie par la même thérapeutique.

438
DÉLIRE DES NÉGATIONS

survenant et évoluant sur un fond d'anxiété plus ou moins chronique et les délires de
négation postmélancoliques. Les idées de négation des mélancoliques se présentent,
en effet, dans deux conditions assez différentes. Tantôt elles s'observent au cours d'une
mélancolie aiguë et disparaissent avec elle. Tantôt elles témoignent d'une organisation
plus durable de la conscience mélancolique.

1° LES DÉLIRES DE NÉGATION DES ÉTATS MÉLANCOLIQUES :


Au cours des crises de mélancolie (anxieuse, délirante où simplement stuporeuse) …au cours des crises de
se constituent des idées de négation d'organe, de damnation et d'immortalité. mélancolie…
L'ensemble de ces thèmes délirants est fortement encadré par les autres thèmes mélan-
coliques (ruine, culpabilité, indignité, hypochondrie, persécution, etc...) Tantôt l'anxié-
té est vive, tantôt il s'agit d'une simple dépression avec expression délirante, monoto-
ne, triste, à caractère divergent, à marche centrifuge « partant du malade pour atteindre
ce qui l'entoure » (SÉGLAS). Mais le complexe délirant n'est pas toujours complet, il est
parfois simplement ébauché ou fugace, sans occuper le premier plan du tableau cli-
nique.
L'éventualité la plus fréquente cependant et la plus typique est celle qui correspond
à la description « princeps » de COTARD et qui est représentée par le délire de négation,
…éventualité la plus
de la mélancolie chronique. Rappelons-en ici les principaux traits caractéristiques.
typique: au cours de la
L'ensemble délirant, quand il est complet, comprend des idées de négation, d'immor- mélancolie chronique…
talité, d'énormité, de damnation et de possession ; il existe aussi des troubles de la sen-
sibilité (analgésie et paresthésies), et parfois des hallucinations visuelles, auditives ou
psycho-motrices ; l'anxiété est vive et l'agitation anxieuse, intermittente ou continue,
est fréquente. Les signes de la « folie d'opposition » s'ajoutent au tableau clinique du
négateur: mutisme, refus d'alimentation, entêtement, esprit de contradiction ; les ten-
dances impulsives au suicide et aux automutilations sont toujours à craindre ; les
malades sont inquiets, maussades, en perpétuel état de déséquilibre émotionnel.
Tel est le tableau clinique le plus simple et le plus complet réalisé par ces formes
de mélancolie anxieuse chroniques, traînantes et délirantes qui constituent, « sensu
stricto », le SYNDROME DE COTARD le plus typique et le plus fréquent.

Ajoutons encore une note clinique qui nous paraît justifiée par la pratique : les …les étas mixtes consti-
états mixtes avec intrication d'un certain tonus psychique et de l'anxiété constituent un tuent un terrain de prédi-
lection…
terrain d'élection pour le développement de ses formes les plus typiques.
2° LES DÉLIRES DE NÉGATION POST-MÉLANCOLIQUES :
Ce sont des délires qui, plus ou moins voisins de la construction thématique du …survivance purement
conceptuelle paraphré-
délire mélancolique, en constituent une survivance purement conceptuelle ou imagi-
nique ou paranoïaque…
native. Nous en décrirons deux formes principales : l'une paraphrénique, l'autre systé-
matique ou paranoïaque.

439
ÉTUDE N° 16

Sous le nom de paraphrénie post-mélancolique, il nous semble qu'il conviendrait


…délires de négation, de ranger ces délires de négation, luxuriants, lyriques, à forte expression imaginative
luxuriants, lyriques, à et verbale qui réalisent une véritable mégalomanie à rebours, un délire de grandeur
forte expression imagina- mélancolique. Un certain nombre de traits de la description classique de COTARD et de
tive et verbale qui réali-
SÉGLAS choquent un peu quand on se représente les cas, de mélancolie anxieuse dont
sent une véritable méga-
lomanie à rebours, un nous venons de parler plus haut. Au contraire, envisagés dans cette perspective ils
délire de grandeur mélan- prennent tout leur sens. Ainsi quand COTARD parle de ces cas « où le délire de néga-
colique… tion survit en quelque sorte aux troubles généraux du début et que les malades ne pré-
sentent plus ni dépression, ni agitation anxieuse manifeste », c'est bien à ces cas que
vise, ici, notre description, qu'il faisait allusion. De même pour les dispositions méga-
lomaniaques des « négateurs » c'est dans cette forme qu'elles prennent toute leur
importance et leur véritable sens. Comme dans le développement des idées de persé-
cution, où l'apparition de la mégalomanie introduit une « dimension » nouvelle qui
exprime le bouleversement de la structure de ces délires, de même ici l'élargissement
à l'infini de la négation, le caractère fantastique du délire, réalisent une véritable
« paraphrénie 1 ». On trouvera sous des titres qui ne les laisseraient pas deviner, des
observations démonstratives de ce type clinique : par exemple dans la publication de
LEROY 2 ou celle de BRIAND et PORCHER 3. Le complexe délirant devient ici un mode
d'expression fantastique, verbal et idéologique qui élargit jusqu'aux horizons cos-
miques le thème de négation. Une pointe d'humour, un certain goût de la poésie s'ob-
servent assez fréquemment d'après les quelques cas que nous avons pu personnelle-
ment observer.
…se mêlent intimement Parfois, il s'agit, par contre, d'un délire systématisé où se mêlent intimement l'au-
l'autoaccusation, les toaccusation, les thèmes de persécution et les idées de négation pour former un délire
thèmes de persécution et « paranoïaque » de persécution ou hypochondriaque. SÉGLAS a bien mis en évidence
les idées de négation pour
cette éventualité perdue de vue depuis 4. Ici tout le système est placé sous le signe
former un délire « para-
noïaque » de persécution d'une forte agressivité dirigée à la fois contre soi et contre autrui, la polarisation déli-
ou hypochondriaque… rante soutient par sa tension affective une constante revendication, tout ensemble jus-
…C'est le cas du malade tificative du châtiment et dénonciatrice d'une persécution. Le cas du malade Maur. qui
Maur. qui a été si long-
a été si longtemps étudié à la clinique de Ste-Anne réalisait un magnifique exemple de
temps étudié à la clinique
de Ste-Anne… ce type. Il était toujours dans un état de fureur contenue et revendiquait sans cesse
toutes les tares, tous les vices, toutes les monstruosités. C'est d'un ton coléreux qu'il

1. Ceci, nous ne l'ignorons pas, ne peut avoir de sens que pour ceux qui, avec nous, définissent
la « paraphrénie » comme un mode de reconstruction délirante fantastique qui survit au boule-
versement des expériences délirantes primaires.
2. LEROY, Délire de négation systématisé. Trente ans d'observation. Soc. Médico-Ment., 1920.
3. PORCHER, Délire hypochondriaque avec idées de préjudice et de persécution aboutissant à un
délire de négation, Soc. clin. Médico-Ment., 1920, 71.
4. SÉGLAS, pp. 160 à 183.

440
DÉLIRE DES NÉGATIONS

déclarait : « Comment voulez-vous que je meure? Est-ce qu'une charogne meurt, une
pourriture? La santé? Mais comment voulez-vous qu'un syphilitique issu de parents
idiots, criminels, qu'une masturbation invétérée a décharné, qu'un rachitique soit en
bonne santé ? Mes organes ? Mais vous êtes fou, je n'en ai pas. Mon thorax c'est un
thorax de grillon, un thorax de fille de putain qui ne se sent même pas mourir... »
Comme dans beaucoup de délires de persécution « secondaires » à la mélancolie
(notion ancienne, classique et pleinement justifiée), on trouve à la base et parfois au
début de ces délires des accès de dépression mélancolique qui ont orienté une concep-
tion pessimiste et néantisante du monde, de la personne et des relations sociales.
Ainsi selon cette classification qui nous paraît serrer les faits de près, les rapports
de la mélancolie et des délires de négation ne sont pas aussi simples qu'on se les figu-
re. Ils ne sont pas non plus aussi exclusifs qu'on ne l'imagine parfois, en oubliant les
travaux de COTARD et de SÉGLAS. C'est ce que nous allons examiner en faisant un bref
inventaire de ces diverses formes cliniques où le délire de négation est sans lien avec
la mélancolie.

2° Délires de négation hors de la mélancolie.

1° FORMES CONFUSO-DÉMENTIELLES. SÉGLAS 1 avait signalé qu'au cours des états …au cours des états
confusionnels des délires
confusionnels des délires fébriles toxi-infectieux des idées délirantes de négation peu-
fébriles toxi-infectieux…
vent s'observer. Il rappelait que BAILLARGER avait décrit cette variété de délire hypo-
chondriaque au cours d'une fièvre typhoïde. Depuis lors un certain nombre d'observa-
tions ont été publiées. DUPOUY 2 a rapporté un cas de délire de négation en cours de
l'encéphalite épidémique. Naturellement les anciens auteurs se sont occupés de cette
forme délirante dans l'épilepsie. On trouvera des indications précieuses à cet égard
dans des travaux, vieux de cinquante ans, ceux notamment de MONDRIE 3 et
d'AUJALEU 4.
Mais c'est surtout dans la paralysie générale que le délire de négation a été étudié. …c'est surtout dans la
paralysie générale que le
Il avait été signalé pour la première fois par BAILLARGER (1857). VOISIN et
délire de négation a été
BURLUREAUX (1880) ont décrit ensuite quatre formes de délires hypochondriaques des étudié…
paralytiques : délire d'obstruction et de négation des organes – négation de l'existence
et de la personnalité – délire de petitesse – délire d'exagération ou emploi de nombres
ou expressions insensées pour exprimer les idées dépressives. Depuis lors, la thèse
d'HENRY (1896) a mis au point cette variété du délire paralytique.
Mais un nouveau et intéressant chapitre a été écrit par les auteurs qui ont étudié les

1. SÉGLAS, Le Délire de négation, pp. 211 à 218.


2. DUPOUY, SOC. Méd. Mentale, 1924.
3. MONDRIE, Délire hypochondriaque des Épileptiques, Thèse, Paris, 1885.
4. AUJALEU, Les manifestations hypochondriaques dans l'Épilepsie, Thèse, Toulouse, 1902.

441
ÉTUDE N° 16

…par MINKOWSKI une délires des paralytiques généraux impaludés (VERMEYLEN LEROY et MEDAKOVITCH,
magnifique observation etc.). On trouvera dans un travail de MINKOWSKI 1 une magnifique observation du déli-
du délire de négation chez re de négation chez un paralysé général dont la malaria ne put enrayer l'évolution
un paralysé général…
démentielle.
Les états démentiels peuvent donc s'exprimer cliniquement par le thème de néga-
tion. C'était le cas notamment de l'observation de CUEL 2 où il paraissait s'agir d'une
forme de démence autre que la méningo-encé-phalite spécifique. C'est ainsi que dans
la sénilité et la pré-sénilité ces délires se voient assez souvent. C'est même une notion
classique que leur apparition à un âge avancé dans l'immense majorité des cas.
SCHWAB KRAFFT-EBING, KRAEPELIN, SÉGLAS, CAMUSET les ont signalés dans les
démences séniles. Dans un premier cas, dit SÉGLAS, elles sont directement liées à la
sénilité et elles se montrent alors dans la démence à la suite d'un ictus apoplectique,
dans les amnésies, au cours des délires séniles. Dans un deuxième groupe de faits, il
s'agit de psychoses tardives et non plus séniles et c'est le plus souvent dans les mélan-
colies pré-séniles que l'on voit ces délires se développer ; BARBÉ a consacré à ce sujet,
il y a longtemps, un court travail 3.

2° DANS LES ÉTATS SCHIZOPHRÉNIQUES :


Les idées de négation se rencontrent également dans la démence précoce. Elles
font partie de tout le système délirant par lequel s'exprime la dissociation de la per-
…il est très rare de voir sonnalité, mais il est très rare, et peut-être ne l'a-t-on jamais constaté, de voir de véri-
de véritables délires de tables délires de négation au cours de la désagrégation schizophrénique, certaines ana-
négation au cours de la
logies méritent cependant d'être soulignées entre la « folie d'opposition » que COTARD
désagrégation schizo-
phrénique, bien qu'il y ait et SÉGLAS faisaient entrer dans le délire des négations et le négativisme catatonique.
certaines analogies avec Le cas de MIGNOT et Mlle LACASSAGNE 4 pourrait, peut-être, servir à illustrer le carac-
le négativisme… tère « schizophrénique » de certaines formes de délires de négation. Mais à vrai dire,
les thèmes de dépersonnalisation, de destruction du temps, de « fin du monde »,
aspects si fréquents de la pensée schizophrénique, absorbent le thème de négation dans
la masse autistique où il demeure souvent indifférencié.

C. – PRONOSTIC
Le mauvais pronostic de ces délires a été affirmé par COTARD quand il a écrit: « On
peut dire que le délire des négations est un état de chronicité spécial à certains mélan-
coliques intermittents dont la maladie est devenue continue ». Cependant il avait eu

1. MINKOWSKI, Évolution Psychiatrique, 1933.


2. CUEL, État démentiel avec idées de négation diagnostiqué de paralysie générale, Soc. Clin.
Ment., 1923.
3. Soc. de Psychiatrie, 23 mai 1912.
4. MIGNOT et Mlle LACASSAGNE, Ann. Médico-Psycho., 1937, I, p. 246.

442
DÉLIRE DES NÉGATIONS

soin de formuler quelques réserves :


« Le pronostic est fâcheux lorsqu'on voit diminuer l'intensité du trouble mélanco- …« Le pronostic est
lique général tandis que les idées délirantes et les négations persistent au même degré. fâcheux […] quand les
idées délirantes persis-
Les malades arrivent alors au délire négatif systématisé qui est rarement curable. Par
tent…» COTARD.
sa marche, par son début, par sa terminaison brusque quand elle guérit, la folie des
négations se rattache au groupe des vésanies à accès ou intermittentes et à la folie cir-
culaire. Si même on réserve le nom de délire des négations aux cas où ce délire est arri-
vé au degré que j'ai indiqué au commencement de ce travail on peut dire que le délire
des négations est un état de chronicité ». – RÉGIS, FALRET, WALLON, CARRIER d'abord
et la plupart des cliniciens se sont rangés à cet avis. C'est ainsi que dans sa statistique
CASTIN (1892), ayant suivi l'évolution de trente-deux cas, avait noté que la plupart
(douze) étaient morts sans être sortis de leur délire et que trois seulement avaient guéri.
De son côté cependant SÉGLAS a estimé 1 que le pronostic de délire des négations
mélancoliques est fort difficile à préciser. On ne tarda pas effectivement à s'apercevoir
que ce syndrome n'est pas toujours un signe de chronicité ni à plus forte raison d'in-
curabilité (cas de SÉGLAS, G. BALLET, etc...). Plus tard, VURPAS (1912), ROGUES DE

FURSAC et CAPGRAS (1912), TISSOT (1921) en ont rapporté des observations. Celle de
TISSOT, par exemple, concerne un officier de quarante-deux ans qui fut plongé pendant …mais au cours de ces
deux ans (1911-1913) dans une mélancolie avec délire de négation, mais guérit et com- dernières vingt ou trente
années, les idées sur les
battit honorablement sur le front de 1917 à 1918. La discussion qui a suivi la commu-
pronostics du « syndrome
nication de MIGNOT et LACASSAGNE (1937) montre que, au cours de ces dernières vingt de Cotard » se sont beau-
ou trente années, les idées sur les pronostics du « syndrome de COTARD » se sont beau- coup modifiées…
coup modifiées. En fait la réponse à cette importante question pratique dépend de la …c'est dans la « mégalo-
manie de négation » que
question de savoir à quelle structure, dont le complexe délirant n'est qu'une partie, on
le syndrome de Cotard
a affaire. Ce n'est que lorsqu'il y a conceptualisation, détachement du fond affectif et prend à la fois sa forme la
à plus forte raison véritable « mégalomanie de négation » que le syndrome de COTARD plus majestueuse et la
prend à la fois sa forme la plus majestueuse et la plus fixe, nous semble-t-il. plus fixe…

On ne confondra avec une telle organisation délirante les idées de négation qui
peuvent s'observer à titre épisodique non seulement dans les crises de mélancolie aiguë
mais au cours d'autres psychoses comme nous l'avons noté. Quand le délire de néga-
tion est solidaire d'une forme traînante ou chronique de mélancolie, son pronostic
dépend de la forme mélancolique qu'il exprime. Et s'il est vrai qu'il s'agit souvent dans
ces cas d'un habitus mélancolique solidement organisé sinon irréversible, on peut aussi
voir ces formes chroniques s'amender et rétrocéder. Quant aux délires de négation
symptomatiques d'autres psychoses, elles n'ont aucun caractère pronostique particuliè-
rement valable.

1. SÉGLAS, pp. 146 à 157.

443
ÉTUDE N° 16

§ III. – APERÇU DES PROBLÈMES PATHOGÉNIQUES


Le délire des négations a naturellement donné lieu à des discussions pathogéniques
que nous allons situer dans la classification des conceptions de psychopathologie
générale qui nous est familière.
1° THÉORIES MÉCANICISTES : Elles peuvent toutes se réduire à cette explication : le
délire des négations dépend d'un trouble de la sensibilité Cette thèse réduit le délire à
n'être que l'affirmation « délirante » d'une abolition ou d'une altération des afférences
perceptives du corps, et elle explique cette « non-perception » par un trouble de la
« sensibilité générale » conçue elle-même comme une fonction partielle. Que ce soit
sous le nom de trouble cénesthésique systématisé ou sous celui plus « moderne » de
trouble du « schéma corporel », l'explication reste la même. A cet égard, COTARD était
…Cotard était resté pru- resté prudent quand il écrivait : « Dans quelle mesure ces altérations de la sensibilité
dent…mais c'est naturelle- concourent-elles au développement du délire hypochondriaque de négation, c'est là
ment sous la forme d'une
une question de pathogénie que je ne veux point essayer d'élucider ». Cette prudence
théorie « cénesthésique »
que la plupart des clas- n'a pas été exemplaire et c'est naturellement sous la forme d'une théorie « cénesthé-
siques à la fin du XIXe sique » faisant appel à des troubles de la perception et de la représentation du corps
siècle ont tenté d'expliquer que la plupart des classiques à la fin du XIXe siècle ont tenté d'expliquer le délire des
le délire des négations…
négations. Relisons encore SÉGLAS (pp. 75-77) :
« On a donné le nom de cénesthésie, sens de l'existence, au sentiment général que
nous avons de l'existence de notre corps, sentiment qui, à l'état normal, s'accompagne
d'un certain bien-être. C'est comme le dit HENLE, la somme, le chaos non débrouillé
des sensations qui, de tous les points du corps, sont sans cesse transmises « au senso-
…Pathogénie de la cenes- rium ». Dans une note de son édition des Rapports du physique et du moral de
thésie par Séglas… CABANIS, PEISSE réfute la théorie de JOUFFROY : « que nous n'avons aucune conscien-
ce de l'exercice des fonctions organiques », et décrit d'une façon des plus exactes cette
conscience organique qui constitue ce que CONDILLAC appelait le sentiment de l'exis-
tence et MAINE DE BIRAN le sentiment de l'existence sensitive. Depuis cette époque
(1845), physiologistes et psychologues ont cherché à étudier les éléments de ce sens
général du corps, de la cénesthésie. Ils ont déterminé ce qu'apporte chaque fonction
vitale et montré combien est complexe ce sentiment confus qui, par une répétition
incessante, est devenu nous-même, et que, par suite, nous ne pouvons connaître que
par les variations qui l'élèvent au-dessus ou l'abaissent au-dessous de la normale. Nous
n'avons pas à faire ici l'étude détaillée de ces fonctions vitales et de leur rapport psy-
chique, il nous suffira de la résumer. C'est ainsi que nous avons d'abord les sensations
organiques liées à la respiration, comme le sentiment de bien-être à l'air pur, la suffo-
cation dans un air vicié; celles qui viennent du canal alimentaire, d'autres plus géné-
rales liées à l'état de la nutrition, l'état de la circulation générale et locale dont l'in-
fluence psychologique est peut-être la plus grande dont les variations importent le plus
d'un individu à l'autre et suivant les divers moments, chez le même individu ; les sen-
sations organiques qui viennent de l'état des muscles, les sentiment de fatigue ou son
contraire ; le groupe des sensations musculaires qui, associées aux sensations externes
de la vue et du toucher, jouent un si grand rôle dans la formation de nos connaissances;
les sensations organiques dues à l'appareil génital, etc...

444
DÉLIRE DES NÉGATIONS

Par suite des modifications survenues dans le fonctionnement des appareils orga-
niques dans la mélancolie, et que nous avons signalées plus haut, on comprend aisé-
ment combien de sensations diverses et nouvelles doivent venir modifier le complexus
habituel cénesthésique. De plus, par suite de l'état particulier des centres nerveux qui,
eux aussi, participent à la souffrance générale de tout l'organisme, c'est surtout dans
leur élaboration cérébrale que les diverses sensations se transforment et s'altèrent,. Les
images antérieures, ainsi que le dit COTARD, modifiées, déformées ou oblitérées par
suite d'un état maladif des régions correspondantes de l'écorce cérébrale, ne sont plus
adéquates à leurs excitants normaux, et les impressions, même régulièrement trans-
mises, ne produisent plus que des sensations alarmantes par leur étrangeté. Comme
tout état nouveau doit l'être, l'affaiblissement général de l'organisme du mélancolique
est perçu par la conscience. L'état cénesthésique normal du bien-être perçu par le
consensus harmonique des sensations organiques, fait place, l'équilibre une fois
rompu, à un nouvel état cénesthésique pénible : état général de maladie le plus souvent
et parfois avec quelques localisations plus précises. L'effet d'un organe faible ou mala-
de dérange le ton psychique et se traduit dans le cerveau par une irritabilité excessive,
ou une disposition à l'émotion, en résumé, par un état de malaise psychique
(MAUDSLEY). C'est la source d'une série de raisonnements inconscients aboutissant, en
dernier terme, à un jugement confus mais défavorable sur la constitution physique et
psychique dont le ton semble abaissé au malade. »

Il est facile de reconnaître dans cette conception l'idée qu'on se faisait et que l'on
n'a guère cessé de se faire généralement de la « cénesthésie » et de ses troubles. Dans
quelle mesure une pareille hypothèse est compatible avec l'analyse (que nous devons
à SÉGLAS lui-même) des troubles de la « synthèse psychique », l'illustre clinicien ne se
l'est pas demandé tout au moins dans son livre de 1897. Quoi qu'il en soit, presqu'à
chaque fois qu'ils ont discuté de la pathogénie du « syndrome de COTARD », la plupart
des auteurs se sont ralliés à cette théorie.
On la considère en effet assez généralement comme suffisamment démontrée par le …on considère [la théorie
fait que des affections cérébrales comme l'encéphalite épidémique ou la syphilis altèrent de la cénesthésie] comme
suffisamment démontrée
les voies ou centres de la sensibilité. Ainsi DUPOUY, SCHIFF et Mme REQUIN 1 ont pu esti-
par le fait que des affec-
mer dans leurs cas que les « cénesthopathies » sont responsables du délire. Naturellement, tions cérébrales comme
lorsqu'il s'agit de tabès, les choses paraissent encore plus simples. Le cas présenté par l'encéphalite épidémique
PÉRON 2 paraissait se prêter admirablement à une interprétation de ce genre ; mais le fait ou la syphilis altèrent les
voies ou centres de la sen-
qu'il s'agissait d'une paralysie générale rend plus conjecturale son interprétation 3, puis-
sibilité…
qu'il laisse supposer un trouble beaucoup plus général de la structure psychique.
DENY et CAMUS 4, ne se rangeant pas à l'opinion exprimée par RÉGIS 5 qui admet-

1. Soc. Méd. Ment., 1924.


2. PÉRON, Soc. Clin. Ment., 1924.
3. Cf. la Discussion qui a suivi la communication et l'examen histologique de ce cas exposé à la
même Société par TRENEL en 1925.
4. DENYS et CAMUS, Étude nosologique et pathogénique du délire des négations, Ann. Médico-
Psycho., 1906, I, pp. 423 à 443.
5. RÉGIS, Précis de Psychiatrie, 3me édition, 505.

445
ÉTUDE N° 16

tait une anesthésie viscérale, pensaient que l'on peut expliquer la psychose par une
« insuffisance fonctionnelle », une inhibition de la région de l'écorce où sont fixées et
enregistrées les images des sensations organiques c'est-à-dire des « centres cénesthé-
siques ». Ils émirent l'opinion que si leur première malade (qui présentait un délire de
« négation corporelle ») avait la conviction inébranlable de ne plus avoir de corps mal-
gré la conservation de sa lucidité, de son orientation de ses facultés logiques, et c'est
parce qu'elle avait perdu la faculté d'évoquer, de se représenter ses formes corporelles
« par suite de l'inhibition de ses centres cénesthésiques ». Ils expliquèrent cet étrange
trouble, cette disparition de l'image du corps « par un trouble cortical a-ou hypo- de la
cénesthésie, une hypo- ou une afonction de la « somatopsyché » des auteurs alle-
mands ». Ainsi, comme le souligne HECAEN 1, ces auteurs admettaient la théorie de
WERNICKE, STORCH et FOERSTER 2 sur la disparition des sensations musculaires norma-
lement associées aux sensations périphériques. Mais pour BONNIER 3 ce qui serait perdu
ce serait non point ces sensations proprioceptives mais la capacité gnosique de « la figu-
ration spatiale », la « définition topographique ». Il nous paraît évident que le type d'ex-
…le « progrès » introduit plication n'est pas très différent dans les deux cas. Et le « progrès » introduit par la
par la notion de « schéma notion de « schéma corporel » ne nous paraît pas avoir constitué une révolution mais
corporel » ne nous paraît
une formulation nouvelle d'une explication, somme toute, traditionnelle. Quelque grand
pas avoir constitué une
révolution mais une for- que soit le mépris qu'affectent les auteurs qui parlent constamment de « schéma corpo-
mulation nouvelle d'une rel » à l'égard de la « vieille théorie de la cénesthésie » ils ne font, nous semble-t-il, que
explication, somme toute, la reprendre à leur compte. On sait comment EHRENWALD 4 a tenté d'expliquer le délire
traditionnelle…
de dépossession par des phénomènes de « dépersonnalisation segmentaire ». VAN
BOGAERT 5 a cru pouvoir accepter cette idée d'une dépersonnalisation « segmentaire »
(c'est-à-dire d'une absence de dépersonnalisation) et entrevoir la possibilité de « pas-
ser » de celle-ci à l'atteinte totale de la personnalité. Extrapolation qui se heurte au fait
que le trouble partiel de la somatognosie qui est impliquée dans le concept « troubles
du schéma corporel », justement parce qu'ils sont partiels, se situe à un niveau inférieur,
celui d'une structure « segmentaire » que n'a pas le « délire de négation ».

1. HECAEN, La notion de schéma corporel et ses applications en Psychiatrie, Évolution


Psychiatrique, 1948, n° 2, notamment pp. 93 à 101.
2. FOERSTER, Ein Fall von elementärischer allgemeiner Somatopsychose. Funktion der
Somatopsyche, Monatsch. f. Psych. und Neuro., 1903. Dans ce travail l'auteur rapporte le cas d'une
femme de 50 ans anxieuse et phobique par intermittences qui présentait, somme toute, « un syn-
drome de COTARD » et que FOERSTER, élève de WERNICKE, a présenté comme un trouble particu-
lier pour lequel il n'a fourni qu'une explication, somme toute traditionnelle. On comprend mal la
ferveur avec laquelle LHERMITTE, VAN BOGAERT, HECAEN etc... envisagent cette théorie et celle de
BONNIER ou de DENY et CAMUS sans accorder le même crédit aux vieilles conceptions périmées de
SÉGLAS ou de RÉGIS. Toutes tombent sous le même coup et au même chef, sous la critique de
BLONDEL.
3. BONNIER, L'aschématie, Revue Neuro., 1905, p. 54.
4. EHRENWALD, Anosognosie und Depersonnalisazion, Nervenartz, 1931, 4, pp. 681 à 688.

446
DÉLIRE DES NÉGATIONS

LHERMITTE 1 sans insister sur le problème qui nous occupe, a cependant à propos
de « l'asomatognosie totale » (chapitre IX) adopté les idées de BONNIER, DENY et
CAMUS, etc. Le sujet voit son corps et ne le reconnaît pas et cela constitue un trouble
de l'identification, une sorte d'asymbolie, une agnosie. Il semblerait donc qu'au terme
de ses analyses si approfondies, LHERMITTE se soit laissé entraîner à admettre que le
délire ne constitue pas une modification globale de la conscience, mais une perturba-
tion de ses infra-structures psycho-sensorielles.
Nous retrouvons là l'idée qui se révèle comme le centre même de toute théorie …[dans le mécanicisme],
mécaniciste du « Délire de négation ». Il n'y a pas délire puisque le « délire » ne fait il n'y a pas délire puisque
qu'exprimer la réalité d'un trouble perceptif. le « délire » ne fait qu'ex-
primer la réalité d'un
Ceci est encore évident dans le travail d'HECAEN 2. Malgré la prudence avec laquel-
trouble perceptif…
le il paraît s'engager sur cette voie (p. 93), il n'en conclut pas moins que « si tous les
syndromes de négation ne sont pas dus à une lésion pariétale ou même à une altération
dynamique de cette région, lésion organique d'une part 3 et conflit instinctif d'autre
part 4, peuvent aboutir à des tableaux cliniques très proches ; les uns ne constituent pas
un trouble isolé du reste de la personnalité et les autres une attitude générale de com-
portement. » Autrement dit, si nous comprenons bien ces formules enveloppées, le
« délire de négation » peut ressortir « aussi bien » à une « lésion pariétale » qu'à un …On se demande surtout
comment il est possible de
« conflit affectif ». On se demande véritablement même en appelant SCHILDER à son
ne voir qu'une « différen-
secours comment on peut, en énonçant la dualité de ce mécanisme, prétendre l'envisa- ce de degré » entre un
ger dans son unité. On se demande surtout comment il est possible de ne voir qu'une trouble asomatognosique
« différence de degré » entre un trouble asomatognosique segmentaire et un délire de segmentaire et un délire
de négation…
négation ou de dépersonnalisation?
Ainsi toutes ces théories, malgré le mérite conjectural d'un « progrès » qu'elles
aiment à s'attribuer, se confondent avec la théorie sensationniste de la cénesthésie dans
la même affirmation : le délire des négations dépend d'un trouble basal de la perception.
Et tous les auteurs dont nous venons de rappeler les opinions défendent la thèse méca-
niciste par excellence : le trouble inférieur basal et partiel engendre le trouble supérieur
et global. Reste cependant à réduire cette contradiction : comment une perturbation
réelle du substratum perceptif engendre cet imaginaire qu'est le délire de négation?
2° THÉORIES PSYCHOGÉNISTES. Nous ne connaissons pas d'études particulières des
psychanalystes sur le « délire de négation 5 ». C'est donc à partir des travaux de FREUD,

1. LHERMITTE, L'image de notre corps, I vol. 248 pages, Paris, 1939.


2. HECAEN, La notion de schéma corporel... Évolution Psych., 1948, II.
3. C'est nous qui soulignons.
4. C'est nous qui soulignons.
5. VILLASECA (Congrès des Aliénistes, Barcelone 1929) a surtout étudié le « mythe » du juif
errant, du roi Arthur, du héros des contes catalans, le comte Arnau, tous monstres maudits et
réprouvés voués à ne pas mourir.

447
ÉTUDE N° 16

…Nous ne connaissons ABRAHAM, H. DEUTSCH, M. KLEIN, A. GARMA etc., sur la mélancolie et l'angoisse que
pas d'étude particulière nous pouvons esquisser et en quelque sorte avancer une théorie psychanalytique de la
des psychanalystes sur le
« négation ». Tout d'abord le monde des objets suppose que, parvenue au stade géni-
« délire de négation »…
tal la libido l'investit de valeurs de réalité où se projette l'épanouissement de l'instinct
dégagé de soi, sorti de soi, c'est-à-dire ayant dépassé la phase proprement narcissique
de l'évolution. C'est cette projection objectale qui assure le « surgissement », la « réa-
lité » du monde, c'est aussi elle qui assure la réalité du corps et un certain attachement
commun à ce monde et à ce corps. Il suffit de lire les écrits de FREUD et particulière-
ment son étude sur l'identification, le moi et l'idéal du moi, pour comprendre que l'ob-
jectivité est liée à l'objectivation des pulsions instinctuelles comme si l'être prolongeait
le désir, et comme si le monde jaillissait de sa représentation 2. Or la mélancolie est
caractérisée par un reflux, un refus de l'existence, une destruction de ce mouvement
qui nous attache à la réalité comme à un « objet aimé ». La perte de l'objet aimé qui
caractérise pour l'École psychanalytique l'angoisse de la mélancolie et l'apparente au
deuil, cette perte vide le monde de son sens, lui retire sa réalité, l'anéantit. Une telle
destruction du monde objectif va de pair avec l'agressivité dirigée contre soi, contre le
corps châtié, que le mélancolique refuse de nourrir et qui, devenu objet de honte et de
…L'acharnement du sur- dégoût, perd son existence, son activité, sa chaleur et sa durée. L'acharnement du sur-
moi qui demeure « seul moi qui demeure « seul existant » dans le désastre comme pour mieux poursuivre son
existant » dans le désastre
œuvre d'anéantissement, dévore, insatiable, toute apparence de réalité et consume jus-
comme pour mieux pour-
suivre son œuvre d'anéan- qu'à ne plus laisser de cendres, les restes d'un monde aboli, et d'un cadavre qui n'est
tissement, dévore, insa- même plus rien... Cette dialectique freudienne de la « Destrudo » pourrait être indéfi-
tiable, toute apparence de niment allongée et approfondie. Il nous suffit ici d'en retrouver, par notre propre intui-
réalité et consume jusqu'à
tion et pour notre propre compte, le mouvement afin d'en apprécier tout à la fois la
ne plus laisser de
cendres, les restes d'un valeur et l'insuffisance : la valeur en ceci que contrairement aux théories mécanicistes
monde aboli… qui réduisent le délire de négation à un accident de la sensibilité et sont par conséquent
incapables de nous rendre compte de sa signification dramatique, elle nous restitue le
contenu significatif du « vécu » de ces délires – l'insuffisance en ceci que le reflux de
l'instinct retourné contre lui-même, cette inversion de l'être dans le néant, reste aux
yeux des psychanalystes, inconditionnée et que, dans ce problème particulier, comme
dans tous les autres que nous avons déjà examinés ou examinerons, la force de l'ins-
tinct, qu'elle s'appelle libido ou destrudo, pour autant qu'elle anime l'organisation de
notre existence, est incapable de nous expliquer sa désorganisation.

1. FREUD, 1921 et 1923.


2. Il suffit de formuler ainsi la métaphysique freudienne pour saisir sa parenté philosophique avec
l'œuvre de SCHOPENHAUER (cf. l'étude de W. BISCHLER).

448
DÉLIRE DES NÉGATIONS

3° ESQUISSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DANS LE CADRE D ' UNE THÉORIE ORGANO -

DYNAMISTE :
A vrai dire aucun des auteurs représentatifs, à nos yeux, de ces tendances doctri-
nales n'a présenté de théorie complète du délire de négation. Signalons cependant que
certaines analyses de SÉGLAS et surtout certains aperçus ou approfondissements de Ch.
BLONDEL en constituent des approximations importantes. Nous nous bornerons donc à
esquisser ici un simple schéma.
Le délire de négation représente une altération de la réalité objective et subjective
vécue par la conscience du malade comme un anéantissement diffus sinon global de la
réalité et observée par les psychiatres comme une dissolution de la construction du
monde en tant que relation de l'être à ce qui est. En un certain sens, le délire de néga- …En un certain sens, le
tion qui dénie la réalité à ce qui est, est le contraire de l'activité hallucinatoire qui la délire de négation qui
dénie la réalité à ce qui
confère à ce qui n'est pas. Une telle activité délirante n'est ni simple, ni toujours iden-
est, est le contraire de
tique à elle-même. Elle se distribue cliniquement en une série d'états psychopatholo- l'activité hallucinatoire
giques : expériences délirantes primaires (crise de mélancolie anxieuse, états mixtes, qui la confère à ce qui
états confuso-démentiels, etc.) et élaborations délirantes secondaires (type par n'est pas…

exemple le syndrome de COTARD paraphrénique). Mais naturellement sous ces mul-


tiples aspects le délire de négation est une manifestation du trouble introduit dans la
conscience, par des perturbations organiques, qui conditionnent son mouvement de
dissolution.
Envisagé dans cette perspective, le délire de négation perd son unité et son autono-
mie (que très peu d'ailleurs lui attribuent) pour devenir un des mille aspects du délire. Il
ne saurait en tous cas être confondu avec de simples et partiels troubles de la sensibilité.
Il y a donc lieu de séparer les altérations de la réalité somatique par désintégration
des fonctions de la synthèse perceptive, des délires de négation somatique pour autant
que ceux-ci expriment un amoindrissement ou une abolition des valeurs de la réalité
morale, sociale, cosmique et personnelle.
Les syndromes neurologiques d'asomatognosie ont pour caractères essentiels : leur
topographie segmentaire – leur phénoménologie « accidentelle » – leur désintégration
à l'égard de la vie psychique qui suit son cours normal – leur participation à un trouble
de niveau inférieur, c'est-à-dire à la désorganisation d'un champ perceptif. Par là elles
s'apparentent aux hallucinoses et ont comme elles une valeur de localisation dans la
pathologie cérébrale ou plus généralement nerveuse des fonctions instrumentales 1.
Ces troubles altèrent la base phénoménologique de l'existence, entament son support,
le « schéma corporel », ce système de références par quoi nous avons conscience des
diverses parties de notre « corps propre », ce « centre de références total qu'indiquent

1. SARTRE, moins timoré que certains de nos « Gestaltiste » ou « Holististes » ne craint pas de dire
cette évidence : « notre corps est l'instrument et le but de nos actions ».

449
ÉTUDE N° 16

les choses » selon la formule de SARTRE. Notre corps, base existentielle de nos per-
ceptions, horizon toujours présent et constant des événements de notre vie, manière
« d'être noué ou enraciné au monde » est, comme l'a si bien exprimé MERLEAU-
PONTY 1, « à l'espace ». C'est cette forme d'existence impliquée dans notre existence,
qui est altérée dans la pathologie neurologique des diverses variétés d'asomatognosies.
Les troubles du « schéma corporel » sont cela et rien que cela dans la mesure où ils
sont quelque chose. Si une certaine pensée philosophique périmée séparait trop le
corps et l'esprit, l'instrument de la pensée, il faut bien reconnaître comme une éviden-
ce « existentielle » que le corps est le « ressaisissement continuel du pour-soi par l'en-
soi » et que le fait ontologique est précisément que « le pour-soi ne peut être que
…le corps est le « ressai-
sissement continuel du
comme l'être qui n'est pas son propre fondement », et que par conséquent « avoir un
pour-soi par l'en-soi […] corps » c'est bien, comme dit SARTRE, être le fondement de son propre néant et non pas
« avoir un corps » c'est être le fondement de son être 2. Autrement dit ce que notre corps représente, c'est pour
bien, comme dit SARTRE, nous quelque chose par quoi nous sommes enracinés, un « obstacle ». De telle sorte
être le fondement de son
propre néant et non pas
que les accidents qui surviennent à ce corps pour autant qu'ils ne l'entament que
être le fondement de son comme instrument n'abolissent ou ne diminuent qu'une portion inférieure de la réalité,
être… c'est-à-dire n'atteignent pas la totalité de l'existence.
…Le « délire de négation » Le « délire de négation », s'il se réfracte dans le système de réalité somatique, si
[…], ne se confond pas même il dépend de cette couche d'existence organique, ne se confond pas avec les
avec les formes de désinté-
grations partielles qui
formes de désintégrations partielles qui conditionnent les asomatognosies. Il se définit
conditionnent les asomato- par cette opposition. Les asomatognosies expriment en effet un « anéantissement réel »,
gnosies… un manque, une destruction, une « existence de néant » dans cette forme de réalité qui
peut mourir par morceaux et qui est ma corporéité pour autant qu'elle ne se confond pas
…Le « délire de négation » totalement avec mon existence. Le « délire de négation » est au contraire un délire,
est au contraire un délire,
c'est-à-dire un bouleversement de l'existence qui, comme le cauchemar, dépend de la
c'est-à-dire un bouleverse-
ment de l'existence… désorganisation somatique de l'être mais la dépasse. Peut-être si les psychiatres qui s'en
sont occupés avaient eu plus souvent à l'esprit cette vérité première (qu'il nous faut bien
avoir le courage d'énoncer) auraient-ils été protégés contre bien des erreurs, et auraient-
…si le délire est condi- ils mieux saisi que si le délire est conditionné par une altération de l'organisme, il ne se
tionné par une altération confond pas avec cette altération. Cela est particulièrement sensible pour cette forme de
de l'organisme, il ne se
délire qui, niant la réalité du corps ou de tel ou tel organe, ne saurait être identifié à la
confond pas avec cette
altération… disparition de ce corps ou de tel ou tel organe, ou encore à l'altération segmentaire et
par conséquent spatiale d'une image corporelle, d'un « modèle postural » où telle ou
telle des parties du corps occupe une place dans cette « représentation ».

1. MERLEAU-PONTY, La phénoménologique de la Perception, 1 vol., 531 pages, Paris, 1945.


2. Nous pensons, sans en être très convaincu, qu'il est peut-être nécessaire de nous excuser de mêler
ainsi ces réflexions à cette étude. Mais quelle que soit notre métaphysique ce sont là, nous semble-
t-il, des vérités d'évidence et qui montrent que la pathologie de notre corps en tant que forme infé-
rieure de « notre réalité » est différente de la pathologie de « notre » manière d'être au monde.

450
DÉLIRE DES NÉGATIONS

Le délire qui nie l'existence est encore une forme de l'existence, c'est une illusion …Le délire qui nie l'exis-
de la « conscience malheureuse », de l'Angoisse ». Et tout ce que nous avons pu dire tence est encore une
forme de l'existence, c'est
de l'anxiété nous pourrions le répéter ici pour montrer que cette variété de délire se dis-
une illusion de la
tribue dans les divers niveaux et sous les diverses formes structurales où naît et s'or- « conscience malheureu-
ganise l'angoisse morbide. Tout de même que l'angoisse est l'ombre de la liberté se », de l'Angoisse »…
humaine, la négation est l'envers et aussi une certaine forme de l'existence, celle du
mal. Car le délire de négation ne retire pas seulement l'être au monde et aux choses et
au corps mais il leur attribue la négativité inverse d'un ordre, celui du bien et de la vie.
Quand la conscience chavire et s'effondre dans le mouvement qui renverse sa « rai-
son », elle se détourne de l'être vers le néant. Si ce mouvement de « néantisation »
général dans les névroses et les psychoses n'est qu'ébauché ou dégradé dans les thèmes
de persécution, d'influence, de dépossession, de dépersonnalisation ou d'hypochon-
…de la plus terrible des
drie, qui expriment une diminution de la plénitude de la réalité de l'être, il atteint dans angoisses, celle de l'éva-
le thème de négation au plus haut degré de sa puissance dramatique jusqu'au « vécu » nouissement et du vide,
de la plus terrible des angoisses, celle de l'évanouissement et du vide, celle de la fin celle de la fin sans fin
d'un monde inexistant…
sans fin d'un monde inexistant.

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451
ÉTUDE N° 16

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452
Étude n° 17
9. Les troubles de la mémoire.
10. La catatonie.
11. Impulsions.

HYPOCHONDRIE
12. Exhibitionnisme.
13. Perversité et perversions.
14. Le suicide pathologique.
15. Anxiété morbide.
16. Délire des négations.
17. Hypochondrie.
18. Jalousie morbide.
19. Mégalomanie.

Il est peut-être difficile à un médecin qui s'est dépouillé, de par ses études et sa pro-
fession mêmes, du trouble qu'engendre chez tous les hommes le mystère du corps, de
retrouver l'angoisse hypochondriaque. Ce qui touche aux viscères, aux fonctions orga-
niques, aux actes médicaux, à cette réalité qui est, pour chacun de nous, celle qui
demeure la plus intime et la plus secrète, éveille chez tous les hommes un vif émoi, pro-
fonde résonance du narcissisme le plus primitif. La honte, la curiosité, la coquetterie,
l'effroi, le plaisir et la douleur émergent de ce « complexe corporel » ou se réfléchissent
en lui. Ainsi se constitue un système d'images privilégiées et particulièrement émou-
vantes, qui ne cessent de nous occuper et de nous préoccuper, sorte de toile de fond,
condition et accompagnement de toute réalité, clavier sensible de notre existence,
comme la corporéité elle-même. Naturellement cette matière somatique, à travers
laquelle et par laquelle nous vivons, qui est en nous, qui nous appartient et à laquelle
nous appartenons pèse de tout son poids sur notre vie psychique et sans cesse l'attire
vers l'angoisse de l'existence corporelle, vie précaire que la maladie et la mort sans
cesse menacent. Tel est le complexe hypochondriaque immanent à la nature humaine,
une des perspectives affectives fondamentales et commune à tous. Mystère et fragilité …Mystère et fragilité du
du corps, maladie et mort, tels sont les aspects de l'hypochondrie humaine qui nous sai- corps, maladie et mort,
tels sont les aspects de
sit, tous, « aux entrailles ». La maladie n'étant qu'un chemin possible vers la mort,
l'hypochondrie humaine
remarque Nikola SCHIPKOWENSKY 1, il y a une étroite relation entre la crainte de la mala- qui nous saisit, tous,
die et la peur de la mort. La claustrophobie et l'hypochondrie se sont trouvées dans ses « aux entrailles »…
observations profondément liées chez certains de ses malades dans le même complexe
phobique à l'égard de leur vie comme de leur corps. La statistique de STANLEY HALL à
laquelle se réfère Antonio SICCO (1939) dans son travail sur l'hypochondrie 2 nous
paraît, à cet égard, bien paradoxale. D'après ce travail portant sur les craintes majeures
de 1701 personnes, seules 299 craignaient la mort et 241 les maladies !

1. N. SCHIPKOWENSYI, Wesen der Hypochondrie, Zeitsch. f. Neuro., 1942, 174, pp. 1 à 66.
2. A. SICCO, Hypochondria y manifestaciones hypocondriacas, Jornadas Psiquiatricas
Panaméricanas, Lima, mars 1939.

453
ÉTUDE N° 17

Il suffit d'entendre les conversations quotidiennes de la masse des hommes (et sur-
tout des femmes), il suffit d'observer la séduction qu'exercent dans presque tous les
ménages le « Larousse médical », la chronique médicale de la « Radio » ou des jour-
naux, ou la trouble attirance qu'opèrent les atlas et les « muses » forains d'anatomie sur
l'immense majorité des gens pour se convaincre que le complexe hypochondriaque est
universel, pressant et lancinant dans l'humanité entière.
Rien d'étonnant dès lors à ce que le thème hypochondriaque soit si fréquemment
exprimé par le délire, ce reflet de l'instinct.
Quand on parle d'hypochondrie ou « d'idées » hypochondriaques, on incline tout
naturellement à y faire entrer les « préoccupations » exagérées ou imaginaires sur la
santé, définition qui dans sa substance se retrouve chez tous les auteurs. Les « idées
hypochondriaques » sont en effet des idées délirantes d'estimation péjorative de l'état
…comme l'exprime d'intégrité ou de santé du corps. Et comme l'exprime encore Nikola SCHIPKOWENSKY,
Nikola SCHIPKOWENSKY il il n'y a pas d'hypochondrie sans « idées hypochondriaques », c'est-à-dire sans un sys-
n'y a pas d'hypochondrie tème d'intuitions, convictions, croyances et jugements enracinés dans une conception
sans « idées hypochon-
et une expérience du corps malade.
driaques », c'est-à-dire
sans un système d'intui- L'hypochondrie ainsi définie admet donc comme tout « délire » une grande varié-
tions, convictions, té de phénomènes psychologiques allant depuis le « pur concept », et en passant par
croyances et jugements les « préoccupations obsédantes », jusqu'aux « sensations et perceptions anormales ».
enracinés dans une
Or, celle-ci en se présentant comme une « réalité », en fondant l'hypochondrie sur des
conception et une expé-
rience du corps malade… troubles « réels » (cum materia), risquent de la soustraire à sa rigoureuse définition
logique qui exige qu'elle soit « sine materia ». On voit à quelles obscurités théoriques
et à quelles difficultés pratiques se heurte le problème général de l'hypochondrie,
réplique de celui que nous venons d'examiner en étudiant le « délire des négations ».

§ I. – LES TROUBLES HYPOCHONDRIAQUES


Énumérons d'abord les états psychologiques qui composent les tableaux cliniques
de l'hypochondrie.

A. – TROUBLES CÉNESTHOPATHIQUES

…Les cénesthopathies Les cénesthopathies sont, d'après DUPRÉ qui les a spécialement décrites 1, « des
sont, d'après DUPRÉ, « des altérations locales de la sensibilité commune ». Elles ont, précise-t-il, pour principaux
altérations locales de la
caractères « d'être simples, essentielles, irréductibles à un autre processus morbide,
sensibilité commune »…
d'être localisées, circonscrites à un seul territoire ». Elles diffèrent ainsi « des troubles
des éléments supérieurs de la conscience organique qui constituent les maladies du
sentiment de la personnalité. Tandis que ces maladies de la sensibilité semblent dues

1. Pathologie de l'imagination et de l'émotivité, pp. 291 à 304.

454
HYPOCHONDRIE

à des perturbations de l'activité psychique intéressant les zones d'association de l'écor-


ce, les cénesthopathies sont des perturbations de la sensibilité centrale des organes ».
Enfin, toujours d'après DUPRÉ, les cénesthopathies constitueraient une « altération de
la tonalité normale de la sensibilité psychique de certains territoires organiques ». – De
nombreuses études ont, à l'époque même où les décrivait DUPRÉ, assimilé ces troubles
cénesthopathiques aux douleurs viscérales réflexes de HEAD et les ont attribués à des
« troubles de l'équilibre neuro-végétatif ». La dérégulation du tonus para- et ortho-
sympathique, les altérations du système autonome thoraco-abdominal, les syndromes
viscéropathiques abdominaux, les crises solaires, etc. tous les aspects de la pathologie
des splanchniques semblent bien en effet consacrer dans la neurologie moderne le
vieux concept hippocratique d'hypochondrie.
Quoi qu'il en soit de leur nature et de leur genèse, ces cénesthopathies sont soit
algiques, soit paresthésiques.
Les malades, écrit encore DUPRÉ, se plaignent d'éprouver dans différentes parties …Description de
du corps des sensations anormales à caractère plutôt pénible et gênant que douloureux Dupré…
dont la nature insolite les trouble, et dont la durée persistante les inquiète. Il s'agit de
sensations étranges, souvent indéfinissables et décrites par les malades avec un grand
luxe d'images et de comparaisons... Les parties sont rétrécies, élargies, aplaties, gon-
flées, desséchées, recroquevillées, déplacées, modifiées dans leur forme, leur tempé-
rature, leurs poids, leurs sécrétions, leur mobilité, ou leur fixité. Elles sont maintenues
et comprimées par des crampons, des attaches, des appliques, des tenailles, etc. Des
corps étrangers s'y interposent, des gaz s'y insinuent, des courants y circulent, des
bouillonnements y frémissent, des craquements, des crépitations y éclatent, etc., des
serrements, des battements, des tiraillements, des dislocations sont ressentis. A ces
pénibles sensations s'ajoutent d'autres malaises de nature plus vague et que les malades
désignent par le terme de paralysie, de congestion, d'anémie, de mort, de pourriture, de
carie, d'état de trouble, etc. Pour rendre compte du siège et de la nature de leurs sen-
sations les malades se livrent à une mimique où dominent l'expression anxieuse et gri-
maçante du visage et la répétition d'attitudes et de gestes.
Quant au siège des cénesthopathies il y a lieu de distinguer, toujours d'après DUPRÉ …les distinctions de
DUPRÉ en cenesthopa-
et assez simplement, les cénesthopathies céphaliques affectant les régions fronto-nasa-
thies céphaliques, thora-
le, orbitaire, buccopharryngée, occipito-cervicale, les cénesthopathies thoraciques, à ciques et abdominales…
siège généralement profond, parfois osseux avec sensation d'obstruction, de rétrécis-
sement de corps étranger, de brûlures, les cénesthopathies abdominales à prédomi-
nance gastro-intestinale ou pelvigénitale.
A ces troubles peuvent s'associer (nous suivons encore la description de DUPRÉ)
d'autres syndromes de nature sensitive ou sensorielle (algies, prurit, hyperesthésie
cutanée), de nature motrice (spasmes, tremblements, crampes, myoclonies, tics, etc.) …les études récentes de
« Médecine psychosoma-
des vertiges, des migraines, etc. Naturellement les études récentes de « Médecine psy-
tique » ont considérable-
chosomatique » ont considérablement élargi le champ de ces « troubles fonctionnels » ment élargi le champ de ces
digestifs, urinaires, circulatoires ou sensoriels où l'ébranlement des divers territoires, « troubles fonctionnels »…

455
ÉTUDE N° 17

segments ou fonctions somatiques paraît lié à de forts courants émotionnels, à des


mécanismes de retentissement, de projection, de répression, d'inhibition etc. au niveau
des organes de l'énergie instinctivo-affective véhiculée par le système neuro-végétatif.
Enfin, fait capital, ces troubles sont fixes et persistants, véritablement lancinants,
opiniâtres et constants 1.

B. – PRÉOCCUPATIONS HYPOCHONDRIAQUES
Ici c'est l'anxiété morbide en tant que projection d'imaginaire qui domine le tableau
clinique. Il s'agit généralement d'une anxiété systématisée à caractère obsédant,
…Il s'agit généralement concentrée sur un objet précis, comme si le malade était plus ou moins consciemment
d'une anxiété systémati- « fixé » sur une partie de son corps, tel appareil physiologique ou telle maladie et tirait
sée à caractère obsédant,
de cette source inépuisable de soucis un thème sans cesse renouvelé et monotone de
concentrée sur un objet
précis… catastrophes somatiques. L'hypochondrie se confond alors avec la phobie. Les malades
…L'hypochondrie se sont inquiets, sombres, à l'affût de tout ce qui peut intéresser, augmenter ou justifier
confond alors avec la leur inquiétude. Ils sont polarisés, absorbés par leur « idée fixe », consultent les méde-
phobie…
cins, lisent des ouvrages médicaux, tiennent une comptabilité minutieuse de tous les
incidents de leur vie organique. Ils sont terrorisés par l'idée du cancer qui les ronge, de
la syphilis qui va les rendre fous, de la tuberculose qui évolue... Parfois l'objet de la
préoccupation hypochondriaque est au contraire mobile mais sans cesse renouvelé,
tantôt c'est un malaise léger, tantôt c'est une lecture, le hasard d'une rencontre, qui
orientent les dispositions hypochondriaques toujours prêtes à se fixer sur une maladie
ou un trouble fonctionnel quelconque. De grandes crises d'anxiété marquent l'acmé de
ces longues phases de perplexité et de méditation pessimiste. Ces malheureux en proie
à une sorte de panique s'exaspèrent, se découragent ou se révoltent. Leur agitation ou
simplement leur « énervement » a toujours quelque chose de théâtral, de grotesque et
toutes leurs réactions sont outrancières et ostentatoires : ils se précipitent chez leur
médecin, exigent à grands cris d'être soulagés, guéris. Désespérés, ils font parfois des
menaces ou des tentatives plus ou moins résolues de suicide.

C. – DÉLIRES HYPOCHONDRIAQUES

Certes l'énoncé même, le récit, des troubles cénesthopathiques n'est séparé du déli-
…l'énoncé même, le récit, re – s'il l'est – que par la minceur d'une métaphore et à la préoccupation obsédante
des troubles cénesthopa-
seule fait défaut une nuance de plus pour être délirante... Cependant le délire, s'il ne
thiques n'est séparé du déli-
re – s'il l'est – que par la commence pas avec sa formulation thématique ne devient manifeste que lorsqu'il est
minceur d'une métaphore…
1. La thèse que G. MARGUERY (Les Cénestopathies, Toulouse, 1949) vient de consacrer à ce sujet
est si exactement l'expression de notre propre conception que nous renvoyons purement et sim-
plement à ce travail.

456
HYPOCHONDRIE

affirmé par le sujet d'un état somatique « purement imaginaire ». Nous parlons alors
tous dans ce cas de thèmes délirants hypochondriaques.
Les principales variétés en sont :
1° Le délire hypochondriaque de préjudice corporel.
C'est une variété du délire de revendication qui porte sur un dommage corporel. Le
type en est le délire « post-opératoire » ou encore certaines « psycho-névroses de
rente » appelées encore « sinistroses ». Le malade se plaint d'avoir subi un préjudice, …Tout s'y inscrit en terme
qu'il éprouve, dont il souffre sans cesse et pour lequel il demande ou même exige inlas- de protestation, […], de
sablement réparation. Ses gémissements, ses douleurs, ses troubles fonctionnels fausse résignation à
l'égard du dol dont il
entraînent un comportement de victime. Tout s'y inscrit en terme de protestation, de
« accuse » les symptômes
griefs, de fausse résignation à l'égard du dol dont il « accuse » les symptômes comme comme pour entretenir
pour entretenir une perpétuelle « accusation » contre ses auteurs. une perpétuelle « accusa-
tion » contre ses auteurs…
2° Le délire hypochondriaque de transformation corporelle.
Les transformations corporelles sont généralement éprouvées comme altération,
gêne ou même absence d'organes ou de fonctions (idées de négation) ou encore comme
métamorphose partielle ou générale du corps. Nous avons étudié longuement déjà les
« idées de négation 1 » et il serait inutile d'y revenir. Elles consistent à affirmer que les
organes n'existent plus, sont mutilés, sont bouchés, que les fonctions physiologiques
ne s'exercent plus. Les malades n'ont plus d'estomac, plus de cœur, ils sont morts, …les organes n'existent
plus, sont mutilés, sont
vides, etc. Les « Idées de métamorphose » expriment une transformation dans l'éco-
bouchés… (Idées de
nomie, la morphologie, la substance même du corps « vécu » comme la forme phy- négation)
sique de l'être et de la santé. Il s'agit soit de changements de substance de l'organisme
tout entier ou de certains organes : le cœur est en caoutchouc, les os en bois, les ver- …changements de sub-
stance de l'organisme tout
tèbres en marbre, le corps est en carton, etc. les tissus ont perdu leurs propriétés phy-
entier ou de certains
siologiques, ils sont secs, plats, froids ; le sang est glacé ; les muscles sont gorgés organes…
d'eau, etc., soit de changements de forme et de volume (idées d'énormité, de petitesse,
de transformation pathologique ou magique des viscères, du système nerveux ou des …changements de forme
et de volume…(Idées de
membres allant jusqu'au mythe du morcellement du corps).
métamorphose)
3° Le délire hypochondriaque de possession de zoopathie et de grossesse.
Cette possession, cette habitation du réceptacle charnel de l'être par un autre être,
cette inclusion dans le corps d'un autre corps parasite prend dans ses formes extrêmes …Quelquefois la posses-
sion va si loin que les
la forme de la démonomanie ou de zoopathie interne 2. Quelquefois la possession va
malades se sentent chas-
si loin que les malades se sentent chassés de leur corps et remplacés par des êtres sés de leur corps […], ils
mythologiques ou zoologiques, ils se sentent transformés en animaux (lycanthropie), se sentent transformés en
en chiens, en chevaux, en serpents : ils aboient ou rampent, etc. Si le délire démono- animaux (lycanthropie)…

1. Cf. Étude n° 16.


2. Henri LEVY, Délire de Zoopathie interne, Thèse, Paris, 1904.

457
ÉTUDE N° 17

pathique s'exprime généralement par un délire d'influence de telle sorte que les
malades n'agissent, ne parlent que sous « l'inspiration du diable » qu'ils ont dans leur
corps, il peut aussi se manifester sur le plan corporel par une possession démoniaque
des organes et des fonctions. Il faut joindre à ce groupe les idées de grossesse qui sont
assez fréquentes chez les femmes et peuvent aussi se rencontrer chez les hommes. VIE
et BOBE 1 ont publié il y a quelques années, une étude séméiologique et pathogénique
sur ces idées délirantes de grossesse.
4° Le délire hypochondriaque d'agression corporelle.
Ici les perturbations corporelles sont éprouvées non seulement comme des percep-
tions étranges, inusitées, douloureuses, mais comme l'effet d'une action extérieure per-
sécutrice (courants électriques, brûlures, sensations génitales). Il s'agit naturellement de
troubles essentiellement hallucinatoires pour autant que les malades projettent dans le
monde extérieur le point de départ des altérations somatiques qu'ils ressentent et ani-
ment leur champ perceptif proprio- ou enteroceptif de forces ou actions néfastes. Ces
délirants se plaignent d'être « travaillés », d'être des sujets d'expérience ou objets de
…Ces délirants se plai- sévices corporels plus ou moins compliqués ou affreux : on transforme leurs vertèbres,
gnent d'être « travaillés »,
on les a empoisonnés, ils sont magnétisés, aimantés dans leurs nerfs, leur sang est vicié,
d'être des sujets d'expé-
rience ou objets de
on dilacère leur estomac, on brûle leur cerveau, on introduit des corps étrangers dans
sévices corporels… leurs cavités naturelles. On les martyrise et tous ces supplices sont le plus souvent res-
sentis comme une agression sexuelle, une cohabitation forcée et infamante.

§ II. – TABLEAUX CLINIQUES DE L'HYPOCHONDRIE

Ces divers troubles, ces divers niveaux de délires hypochondriaques se présentent


en proportions assez variées en clinique pour réaliser au sein des diverses psychoses
et psychonévroses les tableaux cliniques caractéristiques de ce que l'on appelle les
« états hypochondriaques ».

A. – L'HYPOCHONDRIE DANS LES ÉTATS DE DÉSÉQUILIBRE ET LES NÉVROSES.


L'HYPOCHONDRIA MINOR.

Le type le plus fréquent et le plus « pur » d'hypochondriaque est l'hypochondriaque


« constitutionnel ». L'hypochondrie apparaît alors comme une forme d'organisation
névrotique de la personnalité où prédominent les composantes sado-masochistes.
Divers tableaux cliniques doivent être décrits.
1° L'hypochondriaque anxieux constitutionnel.

1. VIÉ et BOBÉ, Encéphale, 1932.

458
HYPOCHONDRIE

L'anxieux est pour ainsi dire voué par sa destination la plus naturelle à l'hypo-
chondrie, thème d'inquiétude « à portée de sa main », véritable instrument du suppli- …L'anxieux est pour ainsi
ce qu'il s'inflige. Ainsi se trouve réalisée cette « constitution organique » (ainsi dire voué par sa destina-
tion la plus naturelle à
qu'ABADIE avait proposé de l'appeler pour placer tous ces hypochondriaques sous le
l'hypochondrie…
patronage du plus illustre et du plus ridicule d'entre eux : le Malade imaginaire). Ce
type de déséquilibré anxieux est hyperémotif, impressionnable, sombre, souvent
hypersthénique et d'esprit doctrinaire. Il poursuit avec une ardeur implacable le châti-
ment systématique dont il se persécute. Il est abstinent, ami des contraintes alimen-
taires (végétarismes, régimes draconiens), idéaliste sur le plan moral et parfaitement
égoïste dans la pratique. Sa vie se passant à s'appliquer le plus dur, le plus minutieux
des martyrs, il entretient soigneusement toutes les causes d'angoisse, cultive tous ses
malaises, ses indispositions, les moindres irrégularités de sa vie organique.
Incessamment appliqué à détecter la maladie, il fait de l'hygiène la loi d'une existence
entièrement asservie aux prescriptions diététiques et médicamenteuses. Il s'anéantit
sous l'accumulation des plus sévères interdits. Acariâtre, tyrannique, gémisseur, il
inflige à son entourage familial le supplice de ses exigences, de ses plaintes, comme si …Acariâtre, tyrannique,
tous autour de lui devaient participer à son anxiété, se plier à ses caprices, se soumettre gémisseur, il inflige à son
entourage familial le sup-
à son perpétuel chantage. Il s'agrippe au médecin, le capte, entend le diriger, le traiter
plice de ses exigences, de
tout à la fois comme un complice et un responsable de son hypochondrie, il lui impo- ses plaintes…
se ses diagnostics, ses théories physiopathologiques. Sa présence continuelle lui est
indispensable moins pour l'apaiser que pour donner de nouveaux aliments à son anxié-
té, la justifier et lui accorder plus de prétextes. Parfois cette hypochondrie présente
tous les aspects d'une névrose neurasthénique : le malade est inquiet, perplexe, abou- …Parfois cette hypochon-
lique, présente des crises d'angoisse, un syndrome neuro-végétatif souvent de type drie présente tous les
vagotonique, des céphalées et une profonde asthénie. Sur ce fond dépressif apparais- aspects d'une névrose
neurasthénique…
sent de véritables bouffées hypochondriaques intermittentes où se renforcent et se cris-
tallisent ses tendances nosophobiques et nosophiliques.

2° L'hypochondriaque paranoïaque.
Celui-ci se plaint toujours contre quelqu'un. Agressif, tyrannique, méfiant, excen-
trique, il est essentiellement revendicateur. DELMAS (1931) a souligné le « caractère
paranoïaque » de beaucoup de malades hypochondriaques. Il s'agit le plus souvent …DELMAS (1931) a souli-
d'une hypochondrie viscéro-abdominale, les troubles digestifs, les cénesthopathies gné le « caractère para-
gastro-intestinales, les désordres fonctionnels de la digestion et surtout de l'alimenta- noïaque » de beaucoup de
malades hypochon-
tion et de la défécation occupent le premier plan, on peut même dire le centre du
driaques…
tableau clinique. Souvent aussi l'hypochondrie se fixe sur l'appareil génito-urinaire et
se projette sur les fonctions sexuelles et l'urination. Enfin, rappelons-le, car il s'agit …fixé sur l'appareil géni-
d'une éventualité très fréquente, elle se cristallise autour d'une intervention chirurgica- to-urinaire…

459
ÉTUDE N° 17

…cristallisée autour d'une le ou d'un traumatisme. Le malade se plaint d'avoir été et d'être encore une victime de
intervention chirurgicale son entourage familial, de ses médecins, de l'alimentation, etc. Les erreurs de dia-
ou d'un traumatisme…
gnostic, les conseils pernicieux, les interventions maladroites, l'indifférence coupable
de son entourage, la malignité de ses serviteurs concourent à faire de lui, dans son
esprit, une pitoyable victime. Il se révolte, proteste, dénonce. Parfois c'est devant les
tribunaux qu'il entend faire la lumière et demander réparation. Rien ne l'arrête, rien ne
l'apaise, tout et tous l'exaspèrent, le narguent, lui font endurer un supplice « réel »,
« physique », « et non moral et imaginaire ». Se sentant bafoué, incompris, « empoi-
…Se sentant bafoué, sonné » (parfois au sens propre), il devient agressif, menaçant et parfois meurtrier. La
incompris […], il devient mort du conjoint perfide, du médecin « assassin », seule en portant le délire à son
agressif, menaçant et par-
comble, à son acmé parvient à détendre pour quelques temps cette inextinguible soif
fois meurtrier…
de vengeance et de punition que représente l'hypochondrie paranoïaque.

3° L'hypochondriaque obsédé.
La psychonévrose obsessionnelle se manifeste fréquemment par des obsessions
d'ordre hypochondriaque : (nosophobie, folie du toucher, obsessions et phobies portant
sur l'activité génitale, les fonctions organiques, la tuberculose, les microbes, etc.).
Dans ce cas, l'hypochondrie est concentrée sur un seul thème ou quelques thèmes seu-
…Dans ce cas, l'hypo- lement et engendre tout le cérémonial habituel de protection, de défense et de lutte
chondrie est concentrée contre l'obsession reconnue comme telle. D'autre part, elle n'est que l'expression d'un
sur un seul thème […] et
type de pensée morbide « compulsionnelle », marquée du sceau de la contrainte,
engendre tout le cérémo-
nial habituel de protec- incoercible et vertigineuse. Tous les traits de la mentalité de l'obsédé, le syndrome sou-
tion, de défense et de vent appelé « psychasthénique », le caractère sadique-anal constituent à l'hypochon-
lutte… drie sa toile de fond caractéristique : méticulosité, scrupules, aboulie (et plus généra-
lement tous les « impedimenta » de l'action) mais aussi agressivité dirigée contre soi.

4° L'hypochondriaque hystérique.
L'hystérie, névrose pathomimique par son aspect le plus caractéristique met en
œuvre un mécanisme hypochondriaque de conversion. Elle transfère sur le plan des
fonctions organiques et de leurs troubles un conflit inconscient. Aussi va-t-elle, peut-
on dire, « au delà » de l'hypochondrie, elle fabrique ou contrefait des maladies avec
une complaisance et une efficacité qui excluent, puisqu'elles la neutralisent, l'angoisse
…l'hystérie neutralise
l'angoisse inhérente au inhérente au délire hypochondriaque. Cependant ce mécanisme n'est pas toujours aussi
délire hypochondriaque. sommaire et complet et bien souvent il s'arrête en chemin réalitant une sorte de « poli-
Cependant ce mécanisme tique de la maladie », une « hypochondrie ostentatoire » (CODET) qui est parfois tout
n'est pas toujours aussi
à fait caractéristique par ses expressions outrancières, son théâtralisme, ses excès et ses
complet réalisant […]
une « hyponchondrie subterfuges. La fiction morbide est vécue ici avec un éclat pittoresque, à grand renfort
ostentatoire »… d'images, d'attitudes et comme dans une débauche d'exagérations, de mensonges et de
manifestations bruyantes. La psychologie du sexe et de la race intervient pour engen-

460
HYPOCHONDRIE

drer et renforcer chez les femmes, les arabes, les juifs, les latins, etc. la riche éclosion
de gestes, de mimiques, de crises névropathiques, de caprices et d'affectations, qui sur-
chargent le tableau clinique 1.

Nous venons d'isoler un certain nombre de types d'hypochondrie névrotique mais


en fait la clinique du déséquilibre psychique nous présente « associées » ou mieux
« amalgamées » ces diverses formes constitutionnelles en un tout où se mêlent les fac- …souvent ces formes sont
amalgamées…
teurs cyclothymiques, paranoïaques, mythomaniaques, anxieux, obsessionnels, etc.
pour constituer une hypochondrie de caractère ou une névrose hypochondriaque. Cette
forme d'hypochondrie névrotique est peut-être de toutes les formes cliniques la plus
typique et c'est dans ce sens que Antonio SICCO (1939) a pu conclure au terme de son …Cette forme d'hypo-
chondrie névrotique est
excellent travail que l'hypochondrie est une réalité clinique qui doit être résolument
peut-être de toutes les
annexée aux névroses étant plus voisine de l'obsession que du délire. Naturellement formes cliniques la plus
c'est dans le groupe des « névroses d'angoisse » dont nous avons parlé (Étude n° 15) typique…
que s'observent ces réactions hypochondriaques. Il n'est pas sans intérêt de noter que
Nikola SCHIPKOWENSKY (1942) a noté la source onirique des idées hypochondriaques
psychonévrotiques, cela ne saurait nous surprendre puisque le rêve et la névrose émer-
gent du même foyer inconscient générateur d'angoisse.

B. – L'HYPOCHONDRIE DANS LES PSYCHOSES. L'HYPOCHONDRIE DÉLIRANTE


1° Les formes hypochondriaques de la mélancolie et des psychoses cyclothy-
miques.
La crise de mélancolie à forme délirante et anxieuse se présente cliniquement avec
une très grande fréquence comme un état de délire hypochondriaque. Il s'agit là d'une
« expérience délirante primaire » et fondamentale de transformation catastrophique du …Il s'agit là d'une « expé-
rience délirante primaire »
corps, de ses fonctions et de ses organes. Le thème hypochondriaque atteint souvent
et fondamentale de trans-
les confins du délire de négation, et parfois l'enveloppe. Les malades se plaignent formation catastrophique
d'être « pourris », contagieux, infectés, d'avoir le sang décomposé, l'estomac putréfié, du corps…
les intestins gangrenés et bouchés, de ne plus pouvoir aller à la selle, de ne manger que
des ordures, de sentir des odeurs affreuses, d'avoir le ventre gonflé ou obstrué, le rec-
tum enfoncé, des urines purulentes, le cœur détraqué, les os rompus, etc. A cette hypo-

1. On rattache parfois à l'hystérie ce groupe de cas auquel nous avons fait allusion plus haut
et qui a donné lieu à tant de discussions. On appelle sinistrose (BRISSAUD) ou, à l'étranger, névro-
se de rente, ces cristallisations psychiques ou psychomotrices consécutives à un traumatisme don-
nant lieu à tant de procès et d'expertises. La revendication se confond parfois si exactement avec
l'intérêt que l'on a pu nier le caractère pathologique de ces réactions et les confondre avec de purs
et simples stratagèmes de simulation. Quoiqu'il en soit pour autant qu'elles représentent une
revendication paranoïaque et inconsciente, dans leur forme authentique, elles doivent entrer plus
naturellement dans le groupe de l'hypochondrie paranoïaque que dans la grande névrose.

461
ÉTUDE N° 17

chondrie « physique » se joint ce que l'on a appelé parfois une hypochondrie psychique
ou morale : les mélancoliques se plaignent alors de n'avoir plus de pensées, d'avoir la
tête vide, d'être des monstres, des mécaniques, autrement dit d'avoir perdu les attributs
même de l'humanité.
Mais en dehors de la crise de mélancolie proprement dite, nous observons fré-
quemment des formes hypochondriaques sur fond dépressif ou cyclothymique et le
plus souvent à évolution chronique. C'est le cas notamment de l'hypochondriaque
déprimé ou anxieux, cyclothymique, constitutionnel, dont nous avons parlé plus haut.
C'est le cas aussi de certaines formes de délires systématisés secondaires à la mélan-
…C'est le cas aussi de cer- colie dont nous parlerons plus loin et qui manifestent la parenté profonde du thème de
taines formes de délires persécution dans la paranoïa et du thème de dépréciation, d'indignité, de culpabilité et
systématisés secondaires à
d'oppression physique dans la mélancolie.
la mélancolie…
Il faut souligner enfin l'existence de certains états mixtes hypochondriaques et
même, si l'on en croit certaines observations, une hypochondrie sur fond hypoma-
niaque (DUPOUY et DUBLINEAU 1930 – COURBON et MARS 1935). C'est ainsi que A.
DEMEY1, ayant consacré un travail aux relations de l'hypochondrie et de la manie, a pu
réunir douze observations de ce genre.

2° Les formes hypochondriaques de la démence précoce et des états schizophréniques.

Les évolutions hébéphréniques ou schizophréniques groupées sous le nom de


démence précoce, de psychoses discordantes ou schizophréniques se manifestent très
souvent par un complexe hypochondriaque bien connu. Préoccupations nosopho-
…Préoccupations noso- biques, sentiments d'étrangeté corporelle et de modifications somato-psychiques,
phobiques, sentiments troubles cénesthésiques, hallucinations cénesthésiques, démonopathie, zoopathie,
d'étrangeté corporelle et
impressions de métamorphose sexuelle et organique, illusions de parasitisme viscéral,
de modifications somato-
psychiques, troubles idées de transformation ou de négation des organes et des fonctions, courants élec-
cénesthésiques, halluci- triques, travail térébrant de destructions des organes, des vertèbres, du cœur, opéra-
nations cénesthésiques, tions magnétiques à distance, sourde ou lancinante élaboration d'un processus physio-
démonopathie…
pathologique magique ou démoniaque, viols à distance, sensations voluptueuses arti-
ficielles, brûlures, dépècement, prurit hallucinatoire, etc. tels sont les aspects constants
de ces « délires somatiques » schizophréniques. Ils font partie intégrante de la pensée
schizophrénique car non seulement le thème hypochondriaque s'exprime par le langa-
ge incohérent hermétique et néologique propre à ces malades mais il est vécu à titre
d'expériences délirantes primaires comme événement mystérieux, ineffable, riche en
péripéties chaotiques et étranges. Le sujet à l'égard de ce travail hypochondriaque qui
tient plus de l'opération chirurgicale, de l'expérimentation ou de l'entreprise maléfique

1. A. DEMEY, Thèse, 1936.

462
HYPOCHONDRIE

que de la maladie, demeure perplexe, ambivalent, énigmatique. Tantôt il exprime son


délire par des expressions bizarres, en termes déconcertants de lyrisme ou d'horreur,
ou dans un galimatias hermétique et stéréotypé. Tantôt il ne le livre qu'à demi-mot ou
ne le laisse transparaître qu'au travers de quelques néologismes, de quelques formules
verbales elliptiques et fulgurantes. BELEY 1, ces dernières années, a très bien étudié ces
formes hypochondriaques schizophréniques ; il a noté la profonde unité du thème d'in-
fluence persécutrice et du thème hypochondriaque : « Le schizophrène, écrit-il, se
penche sur son corps. Il est fixé à ce corps qui souffre ou à cet esprit troublé. Il pré-
sente une sorte de concentration distraite sur ses maux... Il s'en fournit une explication
vague. Ainsi se constitue le syndrome d'influence hypochondriaque, c'est le caractère
principal de ce lien mystérieux entre le trouble perçu et son origine persécutrice pre-
mière, lien mystérieux dont le malade se satisfait et dont il ne cherche à savoir ni le
pourquoi, ni le comment... ». A l'autre pôle de ces psychoses schizophréniques, le déli- …A l'autre pôle de ces
re hypochondriaque se perd dans une masse amorphe d'expressions conceptuelles et psychoses schizophré-
niques, le délire hypo-
verbales. Comme détaché des expériences délirantes primaires, il se déroule en un flot chondriaque se perd dans
d'idées et de mots impénétrables et fantastiques, mêlant l'hypochondrie à une fiction une masse amorphe d'ex-
inextricablement enchevêtrée, exprimée, dans un langage inconsistant, plein de mys- pressions conceptuelles et
tère, ou stéréotypé en métaphores ou images énigmatiques. verbales…

3° Les formes hypochondriaques de l'épilepsie :


Elles ont été toujours et surtout anciennement très étudiées 2. Par contre, dans une
étude plus récente, R. HIRSCH 3 a souligné assez paradoxalement la rareté de la « névro-
se hypochondriaque » chez les épileptiques. Cependant la clinique nous offre avec une
particulière fréquence des états hypochondriaques, dans les crises d'anxiété ou de
confusion de nature comitiale et il est bien loin d'être exceptionnel de voir les épilep- …il est bien loin d'être
tiques se plaindre de troubles somatiques étranges, se préoccuper de leurs organes, exceptionnel de voir les
épileptiques se plaindre
éprouver des troubles cénesthopathiques et parfois présenter de véritables délires hypo- de troubles somatiques
chondriaques. Mais c'est surtout dans les phases interparoxystiques, dans les manifes- étranges, se préoccuper
tations de la constitution « épileptoïde » que figurent à titre de traits de caractère de leurs organes, éprou-
typiques les tendances et préoccupations hypochondriaques. L'épileptique, visqueux, ver des troubles cénestho-
pathiques…
geignard, explosif est presque toujours selon une formule clinique classique « revendi-
cateur, mystique et hypochondriaque ». Ces malades se plaignent constamment, gémis-
sent, pleurent, éclatent en crises émotionnelles soudaines. Toujours « tendus », « éner-
vés », ils consultent des médecins et guérisseurs, réclament des remèdes non seulement
contre leurs crises (et quelquefois même pas du tout) mais contre des troubles digestifs,
cardiaques, circulatoires, génito-urinaires, etc. Leurs jérémiades sont monotones et

1. BELEY. Gazette des Hôpitaux 1937.


2. MOUNOLIE, Thèse, Paris, 1895.
3. HIRSCH, Hypochondrie und Epilepsie, Monatschr. f. Psych., 1938, p. 367.

463
ÉTUDE N° 17

nuancées d'une sorte d'entêtement, de persévérations opiniâtres, souvent entrecoupées


de violentes crises de revendications agressives ou de désespoir 1.
4° Les formes hypochondriaques des états démentiels :
Il est classique de décrire les états hypochondriaques dans la paralysie générale
… en 1857, BAILLARGER depuis que, en 1857, BAILLARGER décrivit le « délire hypocondriaque » comme une
décrivit le « délire hypo- forme typique de cette affection 2. Souvent, en effet, ces malades croient que leurs
condriaque » comme une organes sont changés, détruits ou lésés. Les idées de négation y sont particulièrement
forme typique de la P.G…
fréquentes. Ils pensent que leurs aliments passent sous leur peau, tombent dans un trou,
… Les idées de négation y
sont particulièrement fré- que leurs urines sont du sperme putréfié, etc. Les conceptions délirantes sont à la fois
quentes…comme les déli- absurdes, mobiles, contradictoires, incohérentes et fragmentaires. Parfois il s'agit de
re d'énormité et de trans- délire d'énormité, de fausse grossesse ou de petitesse. Les idées hypochondriaques
formation d'organe…
peuvent se mêler sur un registre démentiel, aux conceptions mégalomaniaques : les
malades se plaignent d'avoir l'estomac bouché par 300.000 vers, d'être électrocutés par
un milliard de volts, d'avoir des microbes gros comme des bœufs, etc. Ce genre de
délire se rencontre aussi parmi les « délires secondaires » post-malariques 3. LEY 4 en
a publié en 1930 une observation typique. G. URIBE CUALLA (1939), dans son
consciencieux rapport, cite un cas très intéressant (observé par DELGADO). Les formes
paranoïdes de la paralysie générale 5 comportent un contingent important de troubles
hypochondriaques. Il y a lieu enfin de signaler l'importance des formes hypochon-
driaques du début de la méningo-encéphalite et notamment la fameuse forme neuras-
thénique de GILBERT BALLET avec troubles cénesthésiques, sentiments d'altération
somato-psychique et préoccupations nosophobiques. Nous aurons l'occasion de reve-
nir à propos du problème pathogénique sur les rapports de l'hypochondrie, du tabès et
des taboparalysies.
Dans les états démentiels séniles, l'hypochondrie est également très fréquente. Elle
…l'hypochondrie colore colore souvent la pathologie mentale de l'involution et cela même hors du cadre des
souvent la pathologie nombreuses formes mélancoliques préséniles et séniles. Il n'est pas rare, en effet, de
mentale de l'involution…
voir le début des psychoses et des démences séniles s'accompagner d'idées de trans-
formation ou d'altération d'organe, de préoccupations sur la santé et les maladies. Le
plus souvent ces troubles hypochondriaques s'associent à un thème d'empoisonnement
ou plus généralement de persécution. Les malades se plaignent d'avoir été volés,
intoxiqués, d'être pourris, bouchés, d'avoir le sang changé, de sentir des douleurs, des
brûlures dans l'estomac... Quelquefois ce délire hypocondriaque aboutit à de véritables

1. On peut rapprocher ces états de l'anxiété hypochondriaque des encéphalitiques.


2. Cette forme hypochondriaque se rencontrerait, selon DIDE et GUIRAUD, dans 15% des cas de
paralysie générale.
3. VERMEYLEN, 1928, et VERMEYLEN et VERWAECK.
4. LEY, 1930.
5. Mlle SERIN, Thèse, Paris, 1926.

464
HYPOCHONDRIE

idées de négation comme dans la paralysie générale.

5° Les formes hypochondriaques des délires chroniques.


Dans la mesure où nous avons déjà fait allusion aux formes schizophréniques,
nous avons déjà rappelé qu'un grand nombre de délires chroniques affectaient une …Leur forme hallucinatoi-
forme hypochondriaque. Mais nous avons spécialement ici en vue les formes systé- re fréquente […] fait ran-
matisées entrant dans le groupe des paranoïas et les formes paranoïdes à type para- ger beaucoup de ces délires
[hypochondriaques] dans
phrénique. Leur forme hallucinatoire fréquente (hallucinations cénesthésiques, syn-
les psychoses hallucina-
drome d'influence, de possession, etc.) fait ranger beaucoup de ces délires dans les psy- toires chroniques de l'École
choses hallucinatoires chroniques de l'École française. française…
Les délires hypochondriaques systématisés. En parlant des formes « para-
noïaques » des psychonévroses hypochondriaques, nous avions eu en vue surtout des
cas de revendication et d'exaltation égocentrique caractérisés par la tension et la pola-
risation agressive de la personnalité. Il s'agissait surtout de personnalités déséquili-
brées et psychopathiques, de caractères « paranoïaques » chargés d'hypochondrie. Ici
nous visons plus spécialement les grandes formes délirantes à évolution progressive,
le « Délire systématisé hypochondriaque ». Comme l'indiquait SÉGLAS 1, il se déve-
loppe comme le fameux délire de persécution ; il est l'expression d'un système instinc-
tivo-affectif profondément inscrit dans la personnalité, c'est une « paranoïa primitive »
(SÉGLAS). Outre son caractère « primitif », il exprime de façon évidente un sentiment
d'autophilie, d'exaspération du moi... Le caractère égocentrique, le caractère centripè-
te des conceptions fausses se traduit par des idées comparables au délire de persécu-
tion des aliénés » (SÉGLAS). Le plus souvent il s'agit dans ces cas d'un véritable délire
d'interprétation mais il est bien difficile, nous le savons, de distinguer ce mode d'or-
ganisation du délire des variétés hallucinatoires. Les malades se plaignent d'être …Les malades se plaignent
empoisonnés, modifiés dans leur organisme, ils décrivent avec abondance leurs d'être empoisonnés, modi-
impressions (sur les trois registres habituels de la projection : interprétations, illusions, fiés dans leur organisme
[…], du « travail » perni-
hallucinations), les troubles qu'ils éprouvent, le « travail » pernicieux et nocif auquel
cieux et nocif auquel se
se livrent les « ennemis » ou plus simplement le médecin ou le conjoint à leurs yeux livrent les « ennemis »…
coupable. Ainsi s'édifie un système explicatif, et pseudo-raisonnant, fortement motivé.
Les consultations médicales, les examens radiologiques, les analyses chimiques, les
recherches policières accumulent les preuves « irréfutables », etc. Tout est interprété,
entraîné dans le sens du délire qui se construit et se développe comme un système
idéo-affectif inébranlable mais pénétrable.
Les délires hypochondriaques paranoïdes. Quand ils n'appartiennent pas purement
et simplement aux psychoses schizophréniques, certains délires paranoïdes hypochon- …certains délires para-
noïdes hypochondriaques
driaques constituent des formes hypochondriaques paraphréniques. Soit qu'il s'agisse,
constituent des formes
comme nous l'avons vu dans l'Étude n° 16, d'un « syndrome de COTARD » ou de déper-
hypochondriaques para-
sonnalisation comportant une composante hypochondriaque, soit qu'il s'agisse de phréniques…

1. SÉGLAS, Leçons Cliniques, 20ème leçon.

465
ÉTUDE N° 17

vastes complexes délirants de persécution et de grandeur, l'hypochondrie ici prend les


proportions grandioses et les caractères fantastiques de l'ensemble du délire. L'activité
délirante se meut sur un plan idéo-verbal et conceptuel, laissant loin derrière elle les
expériences délirantes primaires. Dans ces sortes de délires, l'imagerie pittoresque,
l'invention lyrique, l'abondance de la fiction enchevêtrent et confondent les détails
anatomiques, les métaphores d'expression émotionnelle, les plans du physique et du
moral, du corps et du monde. Des séries d'organismes s'emboîtent et se métamorpho-
sent dans le propre organisme du sujet. Chaque fonction, chaque organe est multiplié
à l'infini, ou en continuité avec l'infinité du temps et de l'espace. Le sang est animé du
rythme même de la nature, les fonctions sexuelles monstrueuses et mythiques coïnci-
dent avec une magique « surréalité », l'âge et le corps des sujets s'étendent à l'infini, se
dissolvent ou se déforment, rendus indéfiniment plastiques et élastiques par la mer-
veilleuse distorsion de l'espace et du temps.
Souvent enroulés en spirales monotones ces délires se développent ou se dévident en
concepts pseudo-scientifiques, métaphysiques ou biologiques (magnétismes, ions,
radiesthésie, ondes, chimie biologique, glandes endocrines, greffe, transfusion, etc.).
…L'hypochondrie devient L'hypochondrie devient alors Apocalypse et l'hypochondriaque s'exhausse jusqu'à la
alors Apocalypse … fonction de thérapeute universel dont le corps est livré aux assauts d'un monde conjuré.
Astrologue, thaumaturge, mage, mais aussi victime expiatoire, on ne sait distinguer net-
…l'hypochondrie subli-
mée en conception uni- tement s'il accuse des troubles ou prodigue ses dons, point paraphrénique où se confon-
verselle se transforme en dent la persécution hypochondriaque et l'hypochondrie mégalomaniaque et où l'hypo-
catastrophe cosmique… chondrie sublimée en conception universelle se transforme en catastrophe cosmique.
Comportement et réactions antisociales des hypochondriaques.
Dans son comportement social, familial, chez lui, en maison de santé, à l'hôpital
psychiatrique, l'hypochondriaque offre naturellement bien des diversités de conduite.
La forme même de l'hypochondrie dont nous venons d'étudier les aspects compose à
chacun sa physionomie propre. Mais ces réserves étant faites, on peut énumérer de
l'hypochondrie moyenne et surtout psycho-névrotique un certain nombre de réactions
caractéristiques. Nous distinguerons à ce propos son comportement habituel et ses
actes anti-sociaux.
Comportement habituel : D'humeur sombre, de caractère irritable, gémisseur et
rabâcheur, l'hypochondriaque est le plus souvent prolixe et bavard. Il mêle autrui, son
entourage, sa famille, ses domestiques, ses infirmiers et ses médecins à son introspec-
tion délirante. Tout le monde doit connaître et reconnaître la réalité de ses troubles.
Les principales caractéristiques de son comportement sont :
a) la consultation médicale non seulement au cabinet d'un ou de dix médecins,
mais encore auprès des livres médicaux, des pharmaciens, des guérisseurs, rebouteux,
radiesthésistes, etc.
b) le cérémonial hypochondriaque du repas, du coucher, du lever, des régimes, de
la garde-robe, des rapports sexuels.
c) la thérapeutique presque toujours personnelle, capricieuse et ésotérique. Les
remèdes doivent en effet d'abord correspondre à l'idée que le sujet se fait de la nature

466
HYPOCHONDRIE

de ses troubles et les préceptes des « guérisseurs » extra-médicaux ont presque tou-
jours leur préférence. C'est qu'un peu de sorcellerie, de magie, d'ésotérisme ou d'exor-
cisme leur est indispensable. Une fois adoptée et tant qu'elle reste à leurs yeux mysté-
rieusement efficace, la thérapeutique devient un absolu. Qu'il s'agisse de drogues, de …la thérapeutique est
régimes, de pratiques occultes, de radiesthésies, de procédés magiques, de médications aveuglément appliquée et
toniques et anodines, de mécanothérapies grotesques, d'hydrothérapie compliquée, de érigée plus encore qu'en
massages, d'ondes ou de pendules charlatanesques, la thérapeutique est aveuglément discipline hygiénique, en
appliquée et érigée plus encore qu'en discipline hygiénique, en règle morale, en impé- règle morale, en impéra-
ratif catégorique. tif catégorique…
d) Le mode d'existence. Souvent la clinophilie, l'agoraphobie conjuguent leur effet
pour faire de l'hypochondriaque un reclus, enfermé dans sa chambre, sa maison de …Souvent la clinophilie,
santé et parfois confiné au lit. Mais même quand il conserve une apparence d'activité l'agoraphobie conjuguent
normale, son comportement général est essentiellement sado-masochiste. Le com- leur effet pour faire de
plexe de persécution est très près à ce point de vue du complexe hypochondriaque et l'hypochondriaque un
quand l'hypochondrie n'est pas simplement une forme de délire mélancolique elle reclus…
s'identifie presque nécessairement au thème persécutif. Aussi le plus souvent l'hypo-
chondriaque a le comportement d'un persécuté-persécuteur. Même quand ces deux
pôles de son activité sont situés sur un plan purement nosographique, médical, les
réactions qui en dépendent sont caractéristiques à la fois de l'autopunition et de l'agres-
sivité. Les restrictions systématiques de leur programme vital, un sur-moi inflexible,
la culture et l'entretien d'une anxiété qui les brûle à petit feu, les échecs professionnels
renouvelés jusqu'à l'interdit complet de l'action d'une part et les scènes familiales, la
jalousie, les crises de colère, la tyrannie domestique (nous avons connu une hypo-
chondriaque qui avait imposé plus de trente déménagements à son mari), l'incessante
importunité à l'égard de l'entourage, du médecin, etc. d'autre part, correspondant à la
structure bipolaire sado-masochiste de l'hypochondriaque. C'est par rapport à cette
…il s'emploie à « dévo-
bipolarisation que s'ordonne l'existence de l'hypochondriaque, soit qu'il passe son
rer » sa famille ou ses
temps à se « suicider », moralement, soit qu'il s'emploie à « dévorer » sa famille ou ses
médecins…
médecins.
Réactions anti-sociales : Nous savons tous qu'en présence des hypochondriaques
il faut craindre trois principales réactions : le suicide, l' auto-mutilation et l'homicide.
…il faut craindre trois
Le suicide s'observe naturellement dans les formes mélancoliques mais il doit être principales réactions : le
considéré spécialement dans les formes de dépression constitutionnelle qui s'apparen- suicide, l' auto-mutilation
tent à la névrose d'angoisse. Dans son rapport, ESTAPE (1939) a réuni 21 observations et l'homicide…
personnelles de tentatives de suicide chez les hypochondriaques. Il insiste sur 1' « état
dangereux latent » que représente toute hypochondrie. Tous les cliniciens connaissent
des cas de ce genre. Si généralement la conduite du névrosé hypochondriaque est plu-
tôt celle d'un sado-masochiste qui cultive l'échec, se confine dans l'inaction ou entre-
tient des conflits qui exacerbent sa délectation morose dans la semi-existence, il lui
arrive parfois d'y mettre fin1.
L'auto-mutilation s'observe dans deux conditions assez différentes : dans les états
anxieux et obsédants et au cours des grands délires hypochondriaques paranoïdes. Le
plus souvent, il s'agit de mutilations des organes génitaux, siège privilégié du délire
hypochondriaque de ces malades. On peut, à la rigueur faire entrer dans ce cadre les

1. Cf. le rapport de ROY et JUQUELIER, Étude médico-légale de l'hypochondrie, Congrès de


Rennes, 1905. Malgré son ancienneté, ce travail a gardé toute sa valeur.

467
ÉTUDE N° 17

interventions chirurgicales exigées de ces malades et parfois exécutées. Elles consti-


tuent des auto-mutilations indirectes et particulièrement recherchées sous cette forme,
d'un alibi chirurgical.
…L'homicide est la réac- L'homicide est la réaction la plus redoutable de cette sorte de délires. Tantôt il
tion la plus redoutable de s'agit d'un hypochondriaque à type paranoïaque persécuté-persécuteur qui devient le
cette sorte de délires. […] classique « assassin des médecins ». Rappelons, comme c'est de tradition, les assassi-
l' hypochondriaque à type nats des chirurgiens POZZI et GUIMARD, et récemment (1936), au Chili, du psychiatre
paranoïaque persécuté- FONTE CULLA. L'ancienne observation du meurtrier du Dr BLEYNIE, rapportée par
persécuteur qui devient le LEGRAND DU SAULLE, est un modèle du genre. Tantôt il s'agit d'un paranoïde, le plus
classique « assassin des souvent schizophrène qui se livre à quelque énigmatique attentat contre ses persécu-
médecins »…
teurs qu'il accuse de l'électriser, de le magnétiser, de le « travailler ». Les médecins ne
sont pas les seules victimes des hypochondriaques. Beaucoup plus souvent même
l'agressivité se décharge sur des personnes de l'entourage familial 1.

§ III. – DIAGNOSTIC
Nous laisserons de côté le diagnostic différentiel structural des diverses formes
d'hypochondrie pour ne nous occuper que du grand problème diagnostique que pose la
…Maladie réelle ou ima- notion même d'hypochondrie. Maladie réelle ou imaginaire ? C'est en effet en ces
ginaire ?… termes un peu trop simplistes, comme nous le verrons, que se présente, avec son maxi-
mum de difficultés, le diagnostic pour lequel le psychiatre est si souvent consulté par
les praticiens. Il ne se passe pas de jour que nous n'ayons à trancher cette question.
Le praticien a consciencieusement examiné, radiographié, ausculté son malade, il n'a
trouvé rien de net, d'objectif, mais il a observé une extrême nervosité, des réactions
anxieuses excessives. Et alors le redoutable dilemme surgit : est-ce un « organique » dont
le cancer, la cardiopathie, le mal de Pott « ne fait pas sa preuve », ou est-ce un « psycho-
pathe » hypochondriaque ? Généralement, dans ces cas, chacun se méfiant du diagnostic
tributaire de sa propre position médicale, de son diagnostic « par destination », le praticien
incline vers une « psychopathie » et le psychiatre croit à une « affection organique... »

les observations
Tout le monde connaît les fameuses observations d'ESQUIROL : il s'agissait d'un
d'ESQUIROL, de MOREL, de malade atteint d'ulcère de l'œsophage et qui pensait avoir un corps étranger dans le
BONNET, de MARCHAND… gosier et d'un autre qui atteint de péritonite croyait avoir des animaux dans le ventre...
MOREL avait observé un cas analogue, celui d'un malade qui croyait qu'un animal lui
rongeait le cœur : il avait un rétrécissement auriculo-ventriculaire. – BONNET citait un
cancéreux qui pensait avoir un crapaud dans l'estomac. – MARCHAND (1904) a vu une
malade qui prétendait que son estomac était en bois et rempli de gravier et elle avait
« en réalité » un cancer à l'estomac, sous diverses désignations (hypochondrie justi-
fiée, hypochondrie en rapport avec des affections organiques, hypochondrie « cum
materia »). Les auteurs n'ont cessé de publier d'assez nombreuses observations du

1. On trouvera dans KRAFFT-EBING les observations de deux meurtriers hypochondriaques déli-


rants, (les cas GALIMBATO et Joseph SCH.).

468
HYPOCHONDRIE

même genre 1. Au début de ce siècle, notons-le puisque le problème est redevenu


« d'actualité » avec le développement de la médecine psycho-somatique, on s'était déjà
beaucoup intéressé à propos de l'hypochondrie, des neurasthénies, des « névroses
digestives », « hépatiques 2 », etc., à cette intrication fondamentale de troubles orga-
niques et psychiques. Toute la symptomatologie gastro-névropathique fut passée en
revue chez les hypochondriaques : on souligna les relations entre hypochondrie et l'en-
térocolite membraneuse 3, la dilatation de l'estomac 4, etc. Dans la suite on a mis l'ac-
cent sur les syndromes cénesthopathiques solaires, épigastriques, etc., c'est-à-dire sur
la pathologie non plus seulement viscérale mais splanchnique, neuro-végétative, etc.,
jusqu'au moment où avec les travaux de O. SCHWARZ (1925), F. ALEXANDRE (1936), V.
VON WEIZSACKER (1939), F. DUNBAR (1943) et sous l'influence du puissant mouvement …sous l'influence du
psychanalytique c'est à la psychogénèse de tous ces troubles que l'on est, pour le puissant mouvement psy-
chanalytique c'est à la
moment, revenu 6. Pour parler d'observations plus récentes et posant le même problè-
psychogénèse de tous ces
me signalons le cas de Mlle LACROIX 6 : hypochondrie justifiée dans un cas d'ulcère troubles que l'on est, pour
gastrique, et l'observation de BAONVILLE, LEY et TITECA 7 : il s'agissait d'un délire para- le moment, revenu…
noïde hypochondriaque en rapport avec une volumineuse tumeur abdominale.
C'est dire que la plupart des auteurs ont toujours admis et admettent qu'un syndro-
me hypochondriaque n'exclut pas nécessairement une affection viscérale et particuliè-
rement une viscéropathie avec troubles neuro-végétatifs et qu'il s'agit le plus souvent
d'une expression somato-psychique.
Si donc l'opposition n'est pas celle de deux termes qui s'excluent, on se gardera
dans les cas auxquels nous faisions allusion, au début de ce paragraphe, d'être trop
catégorique, car il peut s'agir d'une affection organique comportant un syndrome hypo-
chondriaque ou d'un « syndrome fonctionnel » organo-végétatif admettant une grande
part « conflictuelle » inconsciente.
Si nous n'acceptons pas de dire que l'hypochondrie est « purement » psychique et …si nous n'acceptons pas
[le dualisme], il faut nous
la maladie organique « purement » organique, il faut nous tourner vers un autre point
tourner vers l'analyse
de vue : l'analyse structurale. Les critères positifs de l'hypochondrie doivent rester structurale…
(qu'elle soit ou non appliquée à un « syndrome organique ») la structure névrotique de

1. Par exemple encore VIGOUREUX et COLLET, Ann. Médico-Psycho., 1908 ; MIGNARD, Ann.
Médico-Psycho., 1908 ; AMARIE et BOUVILHET, Ann. Médico-Psycho., 1909, etc., etc...
2. Cf. notamment le livre de DÉJÉRINE et GAUCKLER, Les manifestations fonctionnelles des
Psychonévroses, Paris, 1911.
3. MORALLIE, 1904.
4. PICK, 1904.
5. Cf. Étude n° 4, pp. 58-59 et Étude n° 6, p. 122. Nous renvoyons également au chapitre
« Psychiatrie et Médecine psychosomatique » que nous venons d'écrire pour la « Somme de
Médecine » dirigée par le Pr LERICHE.
6. Soc. Méd. Ment., 1925.
7. Journal Belge de Neuro., 1935.

469
ÉTUDE N° 17

l'anxiété diffuse et obsédante, le comportement sado-masochiste du sujet, les antécé-


dents et le caractère du malade enfin, l'importance du syndrome neuro-végétatif ou
fonctionnel caractérisé par sa diffusion et ses variations émotionnelles. Ce diagnostic
sera porté aussi bien dans les cas de préoccupations anxieuses « cum materia » car il
…C'est donc la structure ne suffit pas que le malade souffre par exemple d'un ulcus peptique pour qu'il cesse
névrotique de l'angoisse d'être un hypochondriaque, que dans le cas d'hypochondrie « sine materia », car nous
[…], qui doit constituer la
ne saurons jamais s'il n'y a pas quelque « épine irritative » organique. C'est donc la
base du diagnostic d'hy-
pochondrie dans tous les
structure névrotique de l'angoisse, problème que nous avons envisagé ailleurs, qui doit
cas… constituer la base du diagnostic d'hypochondrie dans tous les cas.
La question que nous venons de soulever à propos des syndromes hypochon-
driaques en rapport avec des lésions organiques ou nerveuses, nous conduit au seuil
des problèmes pathogéniques que l'hypochondrie n'a pas cessé de poser dans une
forme à peu près identique d'ailleurs à celle du problème de l'hystérie 1.

§ IV. – THÉORIES PATHOGÉNIQUES

Les troubles organiques qui conditionnent les psychoses et névroses de type hypo-
chondriaque sont admis par la plupart des auteurs. Nous venons de rappeler que cer-
taines affections viscérales (cancers, syndromes vasculaires, maladies du foie, des
organes pelviens, du péritoine, etc.) affectent d'étroites relations avec certains états
hypochondriaques. De même certaines affections nerveuses comme le tabès 2, la
syphilis cérébrale 3, l'encéphalite 4 paraissent engendrer des syndromes hypochon-
driaques et il nous paraît évident d'admettre que l'hypochondrie comme toute autre
névrose ou psychose est conditionnée par un désordre neuro-somatique. Ceci dit, les
diverses théories des troubles hypochondriaques interprètent ces faits différemment,
les unes basant tout délire hypochondriaque sur des troubles neurologiques basaux, les
autres mettant l'accent sur la psychogénèse consciente ou inconsciente de l'hypochon-
drie et d'autres enfin considérant les diverses formes d'hypochondrie dans un schéma
génétique de fonctions hiérarchisées où elle figure comme une forme structurale de
l'anxiété névrotique ou psychotique ; ce sont ces théories mécanicistes, psychogéné-
tistes et organo-dynamistes de l'hypochondrie que nous allons passer rapidement en
revue, sans trop entrer dans le détail des controverses que nous avons déjà eu l'occa-
sion d'exposer à propos de l'anxiété et des délires de négations.

1. Rappelons à ce sujet le titre du premier grand ouvrage sur le sujet, celui de BRACHET,
Recherches sur la nature et le siège de l'hystérie et de l'hypochondrie...
2. DUPRÉ et LÉVY, Rev. Neuro., 1903.
3. URECHIA, Ann. Médico-Psycho., 1934.
4. PETIT, Congrès de Nancy, 1937.

470
HYPOCHONDRIE

A. – THÉORIES MÉCANICISTES
Elles tentent d'expliquer les symptômes de l'hypochondrie sous toutes leurs formes
par un trouble basal élémentaire des fonctions perceptives de la sensibilité ou de la
somatognosie, de telle sorte que les algies, les cénesthopathies, les troubles accusés par …les algies, les cénestho-
les hypochondriaques sont considérés comme le produit de l'excitation ou des altéra- pathies, les troubles accu-
sés par les hypochon-
tions des voies et centres de la perception proprio- ou entéroceptive tout de même que
driaques sont considérés
les idées de transformation ou de négation d'organes seraient conditionnées par des [dans le mécanicisme]
troubles soit de la sensibilité protopathique, soit de l'intégration des données sensibles comme le produit de l'ex-
dans les opérations gnosiques. Et cela même quand les notions utilisées sont celles de citation ou des altérations
des voies et centres de la
« cénesthésie » ou de « schéma corporel » qui sont assez ambiguës pour désigner à la
perception proprio- ou
fois la forme globale d'organisation de la conscience du corps ou de la représentation entéroceptive…
de tel ou tel segment du corps ; malgré les précautions oratoires ou les artifices de
style, ces notions sont utilisées de telle sorte que le délire est toujours considéré
comme basé sur une désintégration fonctionnelle partielle et basale. Ce point de vue
qui nous est familier par la constance même de sa position doctrinale, constitue une
thèse fondamentale du mécanisme atomistique appliqué à la psychiatrie en général et
au problème qui nous occupe en particulier. Nous examinerons trois aspects de cette
position théorique : l'hypochondrie considérée comme engendrée par des troubles
cérébro-spinaux de la sensibilité, l'hypochondrie engendrée par des algies viscérales
réflexes et enfin l'hypochondrie engendrée par des troubles du schéma corporel.
1° Hypochondrie et affections des voies et centres de la sensibilité.
Nous trouvons naturellement dans les anciens auteurs et notamment chez LUYS
cette idée exprimée avec une très grande netteté : « Chaque partie du corps est reliée …« Chaque partie du
à un point particulier du centre cénesthésique. Quand par suite du progrès des lésions corps est reliée à un point
particulier du centre
de la périencéphalite diffuse, un point quelconque du point cénesthésique est atteint,
cénesthésique… LUYS..
ce point ne fonctionne plus... Il en résulte que la partie du corps en relation avec ce
point du centre cénesthésique devient absent du moi et le sujet malgré ce que lui
apprennent ses sens extérieurs en nie absolument l'existence ». Une telle théorie s'est
appliquée très rigoureusement au délire de négation, comme nous l'avons vu. Mais
selon les cas et avec quelques variantes, la même conception se retrouve chez tous les
auteurs qui défendent un point de vue analogue à propos de tous les troubles des
« fonctions perceptives » qui assurent la « sensibilité » et « la conscience du corps ».
Les maladies du niveau spinal comme le tabès sont considérées par certains
auteurs comme susceptibles de provoquer des délires hypochondriaques. C'est le cas
du fameux syndrome de PIERRET-ROUGIER qui ne résiste guère à l'analyse puisque,
d'une part, les troubles de la sensibilité du tabès ne constituent pas une condition suf-
fisante pour déterminer un délire hypochondriaque (ce que montre l'expérience cli-
nique avec une évidence aveuglante) et que, d'autre part, ces troubles ne paraissent pas

471
ÉTUDE N° 17

nécessaires puisqu'un hypochondriaque peut délirer sans présenter ces troubles. Il en


est de même pour la sclérose en plaques 1. Cependant, il fut un temps où il paraissait
tout naturel d'admettre que les paresthésies, algies rédiculaires ou cordonales pou-
vaient provoquer un délire hypochondriaque qui « succédait à la longue à une irrita-
tion périphérique incessamment renouvelée 2 ». Depuis lors on est plus prudent ; c'est
ainsi que GUIRAUD, à propos du cas auquel nous venons de faire allusion, n'ose pas
aller jusque-là, et que DE MORSIER dans son travail sur les hallucinations ne parle pas
des hallucinations des délires tabétiques comme du produit d'une excitation des neu-
rones de la sensibilité du premier ou deuxième échelon. C'est que ces théories se heur-
tent à deux objections qui reviennent constamment à l'esprit à propos des rares cas
publiés : leur rareté au regard de la fréquence de l'hypochondrie et la structure psycho-
pathologique de la conscience et de la personnalité de l'hypochondriaque.
Les affections diencéphalo-thalamiques ont donné lieu à des interprétations et
controverses du même ordre. Car il ne suffit pas de monter d'un étage dans le système
…On sait que pour nerveux pour que le problème change de sens. On sait que pour GUIRAUD l'hypochon-
GUIRAUD l'hypochondrie drie est une « cénesthopathie pure » 3. Les douleurs, les inquiétudes imaginaires ou
est une « cénesthopathie
psychopathiques résultent de l'irritation des voies sensitives mais cette irritation se
pure »…
produit au-dessus des centres réflexes neuro-végétatifs, au niveau de la région sous-
thalamique et tubérienne. G. DE MORSIER 4 a fait état de quelques observations à vrai
dire plus caractéristiques d'hallucinoses visuo-cénesthésiques que de délires hypo-
chondriaques dans les lésions thalamiques. Il cite notamment les cas de VAN BOGAERT,
VON STOCKERT, VON PAP, SCHUSTER. Dans le deuxième cas d'EHRENWALD 5, il s'agissait
d'un homme de soixante-quatre ans atteint d'hémiplégie sensitivo-motrice gauche avec
hémianopsie qui ne sentait plus sa main vivante. A la place de la partie gauche de sa
poitrine, de son estomac, de son ventre « on lui avait mis une planche qui se prolon-
geait jusqu'à l'anus. Les aliments ne passaient plus par l'estomac et l'intestin, mais par
la planche qui était percée d'un trou ». Outre que dans ce cas, il n'y a pas eu vérifica-
tion anatomique, de telles observations tombent toujours sous le coup des critiques
exposées à propos des affections spinales : le délire ne peut provenir d'un syndrome
thalamique qui ne le comporte précisément pas, il exige pour se constituer un trouble
plus global.
Naturellement on a cru qu'en invoquant des lésions centrales, corticales, la théorie
devait gagner en valeur explicative. C'est ainsi qu'au cours de la discussion du fameux
rapport de ROY (1905), DENY proclamait que « c'est avant tout à un trouble, à une per-

1. Observation GUIRAUD, SOC. Méd. Ment., 1927.


2. DENY, Discussion sur l'hypochondrie, Congrès de Rennes, 1905.
3. GUIRAUD, Encéphale, 1925.
4. G. DE MORSIER, Les hallucinations, Rev. d'Oto-Neuro-Opht., 1938.
5. EHRENWALD, Anosognosie und Depersonalisation. Nervenarzt, 1931.

472
HYPOCHONDRIE

turbation fonctionnelle de la cénesthésie cérébrale qu'il faut rattacher les états hypo-
chondriaques ». Au même congrès, BONNIER déclarait : « De même que les centres bul-
baires peuvent « s'emballer », de même que des centres cérébraux pourront se prendre
dans leur fonctionnement, s'empêtrer dans leur susceptibilité propre et constituer la
phobie des contacts externes, l'hypochondrie consciente des contacts avec notre repré-
sentation interne et d'autres systématisations durables... » Si pour lui l'état hypochon-
driaque était le propre de l'étage bulbaire, l'idée hypochondriaque régnait à l'étage
supérieur selon ses propres expressions. Mais ceci nous conduit tout naturellement à
la pathologie du schéma corporel que nous envisageons plus loin.
2° Théorie sympathico-viscérale de Head.
Elle est déjà ancienne et a été excellemment exposée dans le rapport de ROY …La conception ancienne
(1905), avant d'être présentée à nouveau chez nous par MOURGUE 1. En 1901, HEAD pathogénique de HEAD a
été présentée par
publia un mémoire « sur certains troubles mentaux qui accompagnent les affections
MOURGUE…
viscérales » où il a consigné le résultat de cent cinquante-quatre longues et minutieuses
observations. Il a pu dans tous ces cas noter les changements d'humeur et les troubles
mentaux associés (hallucinations et interprétations) reconnaissant pour principal fac-
teur la « douleur réfléchie » des affections viscérales (The reflected pain of visceral
disease). La dépression, le malaise, l'inquiétude naissaient en effet d'autant plus faci-
lement que la douleur viscérale est intense, durable ou fréquemment répétée, que le
nombre des segments affectés est plus considérable et enfin que la zone douloureuse
d'hyperesthésie est plus étendue. C'est donc dans les affections viscérales à projection
hyperesthésique abdominale que la dépression s'observe le plus. Il faut au contraire des
douleurs particulièrement vives et durables du thorax pour produire celle-ci et là enco-
re la douleur réfléchie sur la partie supérieure de la cage thoracique, produite par l'in-
suffisance aortique par exemple, cause bien moins d'impression que le stertor avec
insuffisance mitrale qui donne une douleur réfléchie au niveau des 7me et 9me zones
thoraciques ». La théorie de HEAD, justificative de la plus ancienne conception de l'hy-
pochondrie, fut reprise à grand fracas par un Américain CAMBLE (1904). Depuis lors
on paraît s'être bien écarté de cette conception pathogénique. Cependant, et c'est une
des conclusions essentielles du rapport de ROY, beaucoup d'auteurs ont admis que le
facteur viscéropathique et sympathologique constitue une composante essentielle de
l'hypochondrie.
3° Théorie du « Schéma corporel ».
Nous l'avons déjà envisagée à propos du « délire des négations » et nous nous
exposons ici à des redites pourtant indispensables. Encore qu'il soit bien difficile de
trouver dans les travaux contemporains, pourtant si nombreux sur ce point, une bonne

1. MOURGUE, Neurobiologie de l'hallucination, 1932.

473
ÉTUDE N° 17

…On désigne sous le nom définition du « schéma corporel », du « modèle postural », de « l'image de soi » ou de
de « schéma corporel » la « somatognosie » qui marque avec décision une différence conceptuelle véritable à
un système fonctionnel
l'égard des vieilles notions de « sensibilité générale » ou de « cénesthésie », il semble
sinon un dispositif anato-
mique à composante mul-
que l'on désigne sous ces noms, depuis FOERSTER, HEAD, et surtout les travaux de
tisensorielle […] assu- SCHILDER, LHERMITTE, VAN BOGAERT, GUREWITCH, L. VON ANGYAL, HECAEN 1 etc. un
rant la conscience du système fonctionnel sinon un dispositif anatomique à composante multisensorielle
corps, de son unité, de sa
s'étageant depuis les étages inférieurs jusqu'à l'écorce pariétale et assurant la conscien-
diversité, de sa représen-
tation topographique et
ce du corps, de son unité, de sa diversité, de sa représentation topographique et de son
de son intégrité… intégrité. Au fond, on le voit, cette notion est assez élastique et vague pour que, pom-
peusement parée de vocables physiologiques, elle ait exercé une séduction quasi-uni-
verselle. (Chez nous André THOMAS l'a cependant vivement et justement critiquée).
Elle permet notamment de donner une apparence de consistance à la théorie neurolo-
gique de l'hypochondrie. L'image du corps, une fois « hypostasiée », déposée dans un
système cortical, est dès lors soumise aux habituelles manipulations des « atomistes »
(même quand ils n'ont à la bouche que les mots de totalisme, dynamisme,
« Ganzheitsprinzip » ou principe « holistique », etc.). De telle sorte que « l'image de
notre corps » qui tantôt désigne les apparences inconscientes ou les sensations que
nous en recevons, tantôt se confond avec la conscience de la personnalité morale et
…Le « schéma corporel » sociale, est présentée ici comme vulnérable « partes extra partes ». Le « schéma cor-
ainsi vaguement défini est
porel » ainsi vaguement défini est devenu la « tarte à la crème » des applications de la
devenu la « tarte à la
crème » des applications
neurologie à la psychiatrie en reprenant, sans la modifier autant que certains le pré-
de la neurologie à la psy- tendent, la vieille théorie « sensationniste » de la conscience. Les auteurs qui se sont
chiatrie… occupés de cette question se bornent généralement à quelques approximations discu-
tables. Ainsi VAN BOGAERT écrivait il y a quelques années 2 :
« Le sentiment d'étrangeté, de dépossession de certaines parties du corps est un
symptôme courant dans les états hypochondriaques et il y a longtemps qu'il a retenu
…observations de van l'attention des psychiatres. Il revient à EHRENWALD d'avoir montré qu'entre un fait de
BOGAERT et d' EHRENWALD … dépossession et les dépersonnalisations segmentaires observées au cours d'affections
non névropathiques il y a une certaine analogie. Les deux exemples d'EHRENWALD sui-
vants illustrent parfaitement cette thèse. Observation I : Fille de 28 ans. Hémiplégie
par tumeur cérébrale. Elle nie sa menstruation, ne reconnaît pas les linges sanglants
comme les siens, ignore d'où viennent les taches dans ses draps. Pas d'autres troubles
mentaux. Ultérieurement idées de négation : tout son corps a disparu entièrement.
Observation II : Femme de 33 ans ayant une hémiplégie gauche. Elle nie aussi sa
menstruation, se comporte puérilement et ne parle d'elle-même qu'à la troisième per-
sonne. »
Et le grand neurologiste d'Anvers ne craignait pas de conclure :

1. On trouvera dans l'article de HECAEN : Le schéma corporel et ses applications en Psychiatrie,


Évolution Psychiatrique, 1948, un excellent exposé des travaux récents et leur bibliographie.
2. L. VAN BOGAERT, Pathologie de l'image de Soi, Ann. Médico-Psycho., I934, 11, pp. 751 à 757.

474
HYPOCHONDRIE

« Ces deux cas sont d'un intérêt théorique considérable : l'anosognosie à l'égard de
la fonction menstruelle conduit chez la première à une dépersonnalisation réelle ; chez
la seconde à une perte isolée du sentiment du moi. Elles montrent toutes les deux
qu'une dépersonnalisation « segmentaire » peut ultérieurement compromettre, à une
échelle psychologique beaucoup plus haute, le sentiment de notre personnalité. »
Peu de temps après, DE MORSIER écrivait à son tour 1 à propos des hallucinations
sensitives dans les lésions pariétales :
« Le phénomène de dépersonnalisation se trouve très nettement dans le cas
d'EHRENWALD (tumeur) et dans ceux de Van BOGAERT. Comme EHRENWALD le dit juste-
ment, le symptôme de dépersonnalisation est le même, qu'il apparaisse au cours d'une
lésion grossière du cerveau ou au cours d'un délire hypochondriaque chronique. »
Enfin HECAEN dans son récent travail (1948), sans d'ailleurs envisager spéciale-
ment l'hypochondrie, a repris à son compte, après un exposé des mêmes faits
(EHRENWALD, L. VON ANGYAL etc.), une opinion semblable. Faisant état de quelques
observations personnelles et de celles de TEITELBAUM 2, il tente, en appliquant les idées
de P. SCHILDER, de montrer que le syndrome interpariétal de GUREWITCH, les troubles
hystériques, les troubles amyostatiques, les cénesthopathies, l'hypochondrie en géné-
ral et la pathologie corticale forment une masse homogène de faits. Ce « confusion-
nisme » ne peut pas avoir d'autre sens que de réduire précisément le délire hypochon-
driaque à un « trouble focal ». Quant à l'idée que, selon « la conception de P.
SCHILDER », tendances narcissiques, sadiques, complexes de castration peuvent « aussi
bien que les troubles kinesthésiques vestibulaires ou optiques être directement à l'ori-
gine des troubles du schéma corporel », elle ne fait qu'ajouter à la confusion et rendre
encore plus évident que sous l'ambiguïté et le mélange de concepts, que représente la
notion de « schéma corporel », il y a plutôt une idée confuse qu'un fait précis. …Tous les travaux aux-
quels nous venons de
Tous les travaux auxquels nous venons de faire allusion ont ceci de commun, qu'ils
faire allusion ont ceci de
tentent de baser l'hypochondrie sur des symptômes réels et ainsi qu'il arrive pour toute commun, qu'ils tentent de
théorie mécaniciste de la projection hallucinatoire, ils n'expliquent l'hallucination et le baser l'hypochondrie sur
délire qu'à la condition de les supprimer. des symptômes réels…

B. – THÉORIES PSYCHOGÉNISTES
Le type le plus sommaire de ce genre d'explication est constitué par la théorie de
DUBOIS (de BERNE), exposée dans son fameux livre 3. Voici quelques extraits de son
ouvrage, caractéristique de sa manière de considérer l'hypochondrie comme « pure-
ment » psychique :
« C'est une conception enfantine que de chercher l'origine de ces altérations struc-

1. DE MORSIER, p. 316.
2. TEITELBAUM, Psychogenic body image associated with psychogenic aphasie and agnosie,
Journal of nerv. and ment. diseases, 1941, 93, p. 581.
3.[NdÉ: voir note 1 page suivante]

475
ÉTUDE N° 17

turelles ou chimiques qui modifient notre pensant et sentant dans un simple trouble du
…Conception psychogé-
fonctionnement de nos organes splanchniques... Ce sont là des illusions, des jeux de
nétiste de DUBOIS de
Berne (1909)… laboratoires... On oublie l'abîme qui sépare la physiologie même moderne de la cli-
nique. Il nous arrive à tous d'être fatigués, d'avoir quelques troubles gastriques, des
battements de cœur, une névralgie fugace. L'hypochondriaque prend peur, constate
avec dépit cette lassitude, la rend durable par l'attention qu'il lui prête fasciné par l'idée
de maladie, elle devient chez lui une idée fixe ». Quant aux troubles périphériques
locaux constatés au cours de l'hypochondrie, DUBOIS dit d'eux, les assimilant à des
« J'ai l'impression qu'il ne troubles hystériques et disant de ceux-là ce que BABINSKI disait de ceux-ci : « J'ai l'im-
fallait pas les chercher,
pression qu'il ne fallait pas les chercher, car les constater c'est les faire naître ». Ainsi
car les constater c'est les
faire naître » BABINSKI se défend une position « purement psychique » de l'hypochondrie par idéo-genèse ou
pure suggestion, théorie qui ne satisfait que par une première approximation, car,
…cette théorie laisse de comme pour l'hystérie, elle laisse de côté le problème principal, celui des conditions
côté les conditions de
de cette « idée fixe ». La même critique vient à l'esprit à la lecture du travail de GELMA
cette« idée fixe »…
sur les « douleurs obsédantes 2 », malgré son recours à la théorie psychanalytique.
…Il faut convenir que les Il faut convenir que les psychanalystes, en effet, ont davantage approfondi les
psychanalystes, en effet,
racines inconscientes de la névrose hypochondriaque. HESNARD, par exemple, étudiant
ont davantage approfondi
les racines inconscientes un cas 3 de ce genre, montre comment s'est constituée l'angoisse hypochondriaque par
de la névrose hypochon- diffusion de l'excitation érotique sur des régions extragénitales du corps, à la suite du
driaque… HESNARD par refoulement exogène d'un auto-érotisme assez marqué ; son malade présentant un fort
ex.
complexe de castration, il fut guéri par la psychanalyse. Dans un autre travail 4,
HESNARD a approfondi le mécanisme complexuel de la névrose hypochondriaque à
propos d'un nouveau cas où l'hypochondrie, effet d'une régression en masse vers la
sexualité infantile, constituait une érotisation corporelle anxieuse. On trouvera encore,
parmi cent autres, un exemple d'interprétation freudienne de névrose hypochondriaque
dans l'observation de FROIS-WITMANN 5. Plus généralement, il sera aisé, comme le dit
cet auteur, d' « aller chercher dans FREUD, dans FERENCZI, dans JONES, dans Mélanie
KLEIN, dans REICH, dans STARCKE, dans RADO » des interprétations psychanalytiques
de l'hypochondrie. Il est évident en effet que celle-ci constitue peut-être la névrose
d'angoisse la plus fréquente, celle où les mécanismes de conversion, d'auto-punition et
de régression aux phases prégénitales de la libido se conjuguent étroitement.Tous les

1. DUBOIS, Le traitement moral des psychonévroses, Berne, 1909.


2. GELMA, Les algies non organiques, Strasbourg, 1931.
3. HESNARD, Le mécanisme psychanalytique de la psychonévrose hypochondriaque, Rev. de
Psychanalyse, 1929-1930, n° 3.
4. HESNARD, Nouvelle contribution à l'Étude psychanalytique de la psychonévrose hypochon-
driaque, Revue de Psychanalyse, 1930-1931, n° 3.
5. J. FROIS-WITMANN, Analyse d'un des troubles sexuels avec anxiété et symptômes hypochon-
driaques, Rev. de Psychanalyse, 1932, p. 501.

476
HYPOCHONDRIE

travaux de psychanalyse ne cessent de se référer à cette forme d'existence qui tient le


sujet à mi-chemin d'une guérison désirée et redoutée et d'une maladie réelle et imagi-
naire. Tous ces mécanismes de projection, d'identification et de conversion jouent à la
surface et à la profondeur du corps pour constituer le « matériel clinique » le plus
abondant, le plus fréquent et le plus « enraciné » dans la couche instinctuelle, celui de
l'idée, de la préoccupation, de l'obsession, de la phobie, de la perception ou du délire
hypochondriaques.
Naturellement le « narcissisme 1 » fournit le fond affectif qui en constituant le
corps comme une forme de réalité privilégiée le rend particulièrement vulnérable et
sensible.
La projection des tendances sado-masochistes s'applique tout naturellement par le …La projection des ten-
mécanisme de l'érotisation de l'angoisse et celui de l'auto-punition à l'objet du corps dances sado-masochistes
s'applique tout naturelle-
propre qui devient ainsi le siège d'un mal qui satisfait à la fois le désir de châtiment et
ment par le mécanisme de
d'échec, le refoulement et la déviation de pulsions dont il est l'instrument. La régres- l'érotisation de l'angoisse
sion vers un stade pré génital sadique oral encore plus primitif, en dirigeant les sources et celui de l'auto-punition
mêmes de l'instinct contre son réceptacle identifié à l'objet aimé ou haï, expose ses à l'objet du corps
propre…
organes aux tendances agressives.
Le complexe d'Œdipe et celui de castration, son contemporain de la phase génita-
le, en maintenant toujours virtuelle l'expérience redoutée du morcellement du corps et
le martyre de la chair et du sang, investissent constamment de ces forces instinctivo-
complexuelles tous les accidents réels ou possibles du corps, vécu dans son ensemble
comme une de ses parties, l'organe sexuel 2.
Enfin les mécanismes de conversion déplacent sur le plan somatique les conflits
inconscients et l'organisme devient le clavier vivant du jeu des instincts d'agression
dirigés contre soi ou contre autrui.
HESNARD 3 a très attentivement analysé dans un des chapitres les plus intéressants HESNARD: « L'univers
de son dernier ouvrage, la structure du comportement hypochondriaque. C'est une morbide de la faute »
conduite de culpabilité mais qui s'exerce à la fois dans le sens de la dévalorisation 1949…

somatique et dans le sens de la répression de l'activité sexuelle. Ce « lamentable


triomphe morbide » de l'hypochondriaque ne saurait être réduit en schéma simpliste de
FREUD, celui du retour à la sexualité corporelle primitive. La conduite hypochon-

1. Cf. spécialement « Zur Einführung des Narzissismus » de FREUD (1914), in Theoretische


Schriften, 1911-1925, pp. 25-57.
2. On trouvera un bon exemple du « matériel psychanalytique » de la névrose hypochondriaque
dans le cas « Peggy » publié par Edith JACOBSON, The Psychoanalytic Quarterly, 1943> XII, sa
traduction espagnole a paru dans la Psciconalisis de la melancolia, publiée à Buenos-Aires en
1948, sous la direction de A. CARMA et L. RASCOWSKY.
3. HESNARD, L'univers morbide de la faute, 1949. La dévalorisation corporelle préventive et la
culpabilité sexuelle dans l'hypochondrie, pp. 135 à 144.

477
ÉTUDE N° 17

driaque résulte d'une somatisation de la culpabilité (« sorte de punition par incarcéra-


tion dans l'existence opaque et rigide du corps ») 1 qui métamorphose l'organisme en
pseudo-réalité. L'angoisse de faute devient, conclut HESNARD, « réalité de corps brut et
négation de la vie ».
…la névrose hypochon- Tous ces « mécanismes » que la psychanalyse a patiemment découverts et démon-
driaque pour autant tés nous rendent sensibles dans la pratique clinique et psychothérapique le drame
qu'elle admet précisément hypochondriaque. Ils le rendent aussi accessible à notre thérapeutique et cela est capi-
une régression vers des
tal. Mais ceci dit, pour ne parler que des névroses qui constituent le champ privilégié
formes d'existence
archaïques et com- de la psychanalyse, la névrose hypochondriaque pour autant qu'elle admet précisément
plexuelles suppose un une régression vers des formes d'existence archaïques et complexuelles suppose un
conditionnement de cette conditionnement de cette régression. Et c'est ce conditionnement qui échappe à une
régression…
conception purement psychogénétique de la névrose hypochondriaque.

C. – THÉORIE ORGANO-DYNAMISTE
Les théories mécanicistes de l'hypochondrie en la fondant sur des troubles de la
perception croient pouvoir la considérer comme une collection de « symptômes » à
l'égard desquels la conduite du psychiatre doit céder le pas à celle du médecin prati-
cien qui traite (ou ne traite pas) un trouble somatique comme tel. Les théories psycho-
génistes en approfondissant la signification inconsciente de l'hypochondrie et en la
présentant comme une manifestation d'une intentionnalité de maladie rendent compte
de sa structure psychique sans nous en fournir d'explication. Dans l'opposition de ces
deux conceptions, l'hypochondrie condamnée à être « cum materia », c'est-à-dire à être
une maladie comme les autres ou « sine materia », c'est-à-dire rien qu'un pur imagi-
naire, cesse d'être une forme anormale de la vie, c'est-à-dire cesse d'être ce qu'elle est.
L'application particulière du « dilemme psychiatricide » que nous avons si souvent
dénoncé devient ici, comme dans un autre domaine voisin, celui de l'hystérie, vérita-
blement caricaturale. Cela se conçoit d'ailleurs puisqu'il s'agit précisément dans les
deux cas du point même où la pathologie mentale se confond avec son expression
somatique et pose de ce fait avec la dernière acuité la question des rapports du phy-
sique et du moral, problème qui, on le sait 1, est presque toujours pensé en termes
« monistes » ou « dualistes » qui le rendent justement impensable.
Le propre d'une conception organo-dynamiste est de dépasser ces deux modes
d'explication et de leur substituer une théorie qui puisse expliquer comment l'hypo-
chondrie est une maladie somatique où les symptômes sont ceux d'une structure névro-
tique et psychiatrique et non d'une lésion d'organes ou de fonctions.
Une telle vue des choses exige que soit débrouillé l'écheveau si emmêlé des
notions de « corps », de troubles organiques et fonctionnels, de troubles de la sensibi-

1. Cf. notre Étude n° 4.

478
HYPOCHONDRIE

lité, de cénesthésie, de « schéma corporel », d'affection réelle, de maladie imaginaire,


etc. C'est dire qu'elle exige le travail d'épuration que nous avons déjà fait dans nos pre-
mières études, dans nos discussions avec MM. AJURIAGUERRA et HECAEN sur les rap-
ports de la neurologie et de la psychiatrie et dans nos débats avec LACAN, ROUART,
BONNAFÉ et FOLLIN sur la psychogénèse, ou encore dans notre travail sur « Le Système
nerveux et les troubles nerveux » l. Il nous sera permis par conséquent d'être bref ici
et de nous contenter d'une simple mise en ordre de notions qui doivent nous rendre
pensable le concept d'hypochondrie.
Si la « maladie organique » de la pathologie générale est une somatose (reflétant
d'ailleurs la totalité psychosomatique) qui altère une ou plusieurs fonctions vitales
dévolues à un organe ou à un appareil, si l'affection neurologique est une « maladie
organique » du système nerveux qui altère une ou plusieurs fonctions de la vie de rela-
tions dévolues à tel ou tel de ces dispositifs qui constituent la systématisation même
du système nerveux, si la « maladie mentale » (névrose ou psychose) est caractérisée
par la forme régressive qu'affecte la vie psychique en tant que forme d'organisation de
la conscience et de la personnalité, sous l'influence d'un déficit énergétique somato-
nerveux, l'hypochondrie se range tout naturellement dans le groupe des névroses et des
psychoses. Nous ne saurions en effet confondre un ulcus peptique (même si joue dans
son déterminisme le complexe d'Alexander) ou une asomatognosie (même si elle est
en relation profonde avec la couche inconsciente), avec l'hypochondrie digestive ou un
délire de négation, c'est-à-dire de nous priver de voir que la structure de ces divers
troubles est différente.
Par sa structure même, l'hypochondrie est une illusion, et le problème de l'hypo- …Par sa structure même,
chondrie n'est qu'un aspect de celui de la projection hallucinatoire et délirante. Mais le l'hypochondrie est une
illusion, et le problème de
propre de l'illusion est précisément d'être vécue à la fois sur le registre de l'imaginaire
l'hypochondrie n'est
et sur celui du réel. La réalité que contient l'hypochondrie n'est pas autre chose que la qu'un aspect de celui de
réalité même de l'appartenance de notre corps à notre « monde », ce n'est pas celle de la projection hallucina-
la corporéité de telle ou telle partie ou fonction de ce corps (qui n'entre dans notre toire et délirante…
…La réalité que contient
conscience comme un objet que dans certaines conditions exceptionnelles ou mala-
l'hypochondrie n'est pas
dives), mais cette expérience « par quoi je suis mon corps 2 » et qui lie « mon » corps autre chose que la réalité
à « moi » dans la relation de 1' « avoir ». C'est la parfaite disposition de mon corps qui même de l'appartenance
m'échappe dans l'hypochondrie et ce que je sens dans mon corps alors c'est un événe- de notre corps à notre
« monde »…
ment et non seulement un accident qui s'y passe malgré moi et contre moi.
L'hypochondrie est une expérience délirante qui passe par mon corps, le traverse et
investit toutes les « perceptions » par quoi je sens mon corps intégré à mon existence,

1. Évolution Psychiatrique, 1947, n° I, pp. 71 à 105.


2. MERLEAU-PONTY, p. 231. Le corps comme forme d'existence est lui-même intégré dans le
monde, est dans ce monde « comme le cœur dans l'organisme », dit-il encore.

479
ÉTUDE N° 17

de significations péjoratives : c'est un délire corporel comme disaient les anciens


auteurs. Telle est l'essence phénoménologique de l'hypochondrie qui lui confère une
réalité, qui n'est ni celle de l'affection organique ni celle de l'affection neurologique,
mais celle d'une structure psychopathologique de l'existence.
Après cette référence préalable et nécessaire à toute conception organo-dynamiste
de l'hypochondrie, puisqu'elle la fonde comme objet de notre science, nous devons
envisager l'application à ce problème de notre mode habituel d'explication. Pour nous,
la maladie mentale est une forme de régression (structure négative). Pour nous, la
maladie mentale est une forme de sous-intégration de la part subsistante, (structure
positive). Pour nous, la régression de la vie psychique dépend d'une désorganisation
ou d'un défaut d'organisation somatique.
…Ce que libère l'hypo- Ce que libère l'hypochondrie, c'est le complexe hypochondriaque immanent à la
chondrie, c'est le com- nature humaine. Il apparaît dans l'enfance (point sur lequel N. SCHIPKOWENSKY a par-
plexe hypochondriaque ticulièrement insisté dans sa remarquable étude) et se reflète dans la vie des adultes.
immanent à la nature
Nous savons bien que le foyer hypochondriaque se trouve chez l'enfant lui-même et
humaine…
notamment dans l'angoisse de la mort ainsi que les études psychanalytiques l'ont sur-
abondamment montré. L'hypochondrie de ce fait a toujours une valeur significative qui
…le problème de l'hypo- la lie à la dialectique de la vie instinctuelle telle que FREUD et son école l'ont admira-
chondrie touche à celui
blement mise à jour. C'est par là que le problème de l'hypochondrie touche à celui de
de l'anxiété et n'en consti-
tue même qu'un aspect l'anxiété et n'en constitue même qu'un aspect séméiologique, tant au point de vue pra-
séméiologique… tique que doctrinal.
…le « thème » hypochon- Mais ce qui caractérise l'hypochondrie en tant que névrose et psychose c'est que le
driaque est chez ces
« thème » hypochondriaque est chez ces malades une forme d'existence qui constitue,
malades une forme d'exis-
tence … soit une « arriération affective » soit une « régression » vers les modes primitifs de la
pensée affective. La « maladie du corps », l'accident ou l'agression corporelle sont des
métaphores qui traduisent et expriment cette fixation ou cette régression et figurent le
conflict complexuel resté ou redevenu forme d'existence. Cet aspect « régressif » ou
« non évolutif » de la névrose hypochondriaque se manifeste dans la « constitution »
même du sujet qui apparaît à l'observation clinique comme un « déséquilibré », un
« détraqué », un « obsédé », un « psychasthénique », un « névropathe », etc., concepts
qui expriment tous l'idée d'une structure négative des troubles si bien mis en évidence
par tous les grands cliniciens et notamment par P. JANET. Les « symptômes » qui consti-
tuent les tableaux cliniques de l'hypochondrie dépendent du niveau structural auquel elle
est intégrée. Et nous avons pu constater que l'on décrit par ce même mot des formes de
pensée pathologique, des structures et des niveaux divers allant depuis la névrose d'an-
goisse jusqu'aux démences en passant par la mélancolie, les délires chroniques et les
schizophrènes. C'est relativement à ces niveaux et formes d'organisation que le com-
plexe hypochondriaque est vécu comme une forme positive de l'angoisse somatique.

480
HYPOCHONDRIE

Enfin nous abordons l'essentiel, « l'organicité » de l'hypochondrie comme de toute … l'essentiel [pour nous] :
psychose ou névrose est manifeste, à nos yeux par sa structure régressive même. Cette « l'organicité » de l'hypo-
organicité est signée par ce que nous savons des processus morbides acquis ou héré- chondrie comme de toute
psychose ou névrose est
ditaires en tant que générateurs ou de délires hypochondriaques. Ce que nous enseigne
manifeste, à nos yeux par
la pathologie de l'encéphalite, de l'épilepsie, de la senescence cérébrale, l'importance sa structure RÉGRESSIVE
des tares héréditaires, les relations des névroses hypochondriaques avec les formes même…
maniaco-dépressives etc. sont autant de faits qui ne doivent pas être tenus hors du pro-
blème de l'hypochondrie mais qui doivent au contraire y entrer comme un facteur déci-
sif d'explications. Mais l'organicité de l'hypochondrie est celle du conditionnement de
la névrose ou de la psychose à forme hypochondriaque et non pas celle du symptôme
hypochondriaque.
En s'écartant résolument des naïvetés du mécanisme qui identifie l'hypochondrie à
un trouble organique « pur et simple » et aux vues sommaires d'une conception pure-
ment psychogénétique qui reste impuissante à nous rendre compte du fait qu'ayant,
tous, les « complexes » qui « mènent » à l'hypochondrie, nous ne sommes pas tous des
hypochondriaques, l'« explication » organo-dynamiste restitue son vrai visage à l'hy-
…l'« explication » organo-
pochondrie. C'est un délire 1 qui comme tous les délires se déploie à des niveaux et dynamiste restitue son vrai
selon des structures diverses depuis les « expériences délirantes » éprouvées comme visage à l'hypochondrie.
des sensations actuelles de détérioration corporelle jusqu'aux mythes de la négation du C'est un délire…
…Mais ce délire n'est pas
corps et du monde. Le thème de la mort différée en exprime toutes les variétés et varia-
une « pure imagination »,
tions de « vécu »: mort partielle et circonscrite de telle fonction ou tel organe, de tel il exprime une décomposi-
nerf, agonie de tel appareil qui souffre et fait mal ou encore cette mort virtuelle déjà tion de l'être...
présente dans le corps qu'est la maladie. Mais ce délire n'est pas une « pure imagina-
…c'est, comme dans l'hys-
tion », il exprime une décomposition de l'être... Le délire hypochondriaque (névrose térie, la maladie où l'écart
ou psychose hypochondriaque) est l'effet d'une maladie qui altère réellement l'être et organo-clinique est maxi-
s'exprime par l'imaginaire : c'est, comme dans l'hystérie, la maladie où l'écart organo- mum…

clinique est maximum et il est tellement grand que la relation qu'il exprime entre le
…la « réalité » de l'hypo-
conditionnement somatique et les symptômes, relation vécue trop étroitement et chondrie n'est ni celle d'un
comme « à la lettre » par le malade, est généralement niée par le médecin. C'est en objet, d'un organe ou du
nous défiant de ces deux erreurs que nous avons tenté de restituer à l'hypochondrie sa trouble d'un appareil de
notre corps, mais cette
« réalité » ou, si l'on veut, sa « demi-réalité ». C'est-à-dire une « réalité » qui n'est ni
« réalité » somatique
celle d'un objet, d'un organe ou du trouble d'un appareil de notre corps, mais cette ambiguë qui participe tout
« réalité » somatique ambiguë qui participe tout à la fois au monde des objets et de à la fois au monde des
l'existence du sujet et qui, altérée dans l'hypochondrie, est vécue comme un événe- objets et de l'existence du
sujet
ment, une catastrophe somatique.

1. Rappelons encore le mot de N. SCHIPKOWENSKY, « Eine Hypochondrie ohne hypo-chondrische


Ideen gibt es gar nicht, » p. 6.

481
ÉTUDE N° 17

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482
Étude n° 18 9. Les troubles de la mémoire.
10. La catatonie.

JALOUSIE MORBIDE
11. Impulsions.
12. Exhibitionnisme.
13. Perversité et perversions.
14. Le suicide pathologique.
15. Anxiété morbide.
16. Délire des négations.
17. Hypochondrie.
18. Jalousie morbide.
19. Mégalomanie.

§ I. – ANALYSE DE LA JALOUSIE

La jalousie est une conscience douloureuse de frustration ; c'est une passion vécue
dans l'angoisse, la colère, le dépit, une souffrance engendrée et exaspérée par l'image
d'un rival.
Cette souffrance est indépendante et du fait, et de la nature du « bien » ravi, c'est-
à-dire : 1° que la jalousie est avant tout, selon le mot de MAIRET 1 le chagrin « d'une
frustration dont le jaloux a peur », que cette frustration soit réelle ou non, 2° que la
jalousie peut s'exercer dans tous les domaines (jalousie de fortune, d'honneurs,
d'amour).
Cependant on réserve généralement le nom de jalousie à la jalousie amoureuse qui
est la forme la plus intense et la plus caractéristique de la jalousie en raison du carac-
tère constamment conjectural de la possession et du don dans l'amour. Sans doute, le
terme de « jalousie » s'applique-t-il en dehors de toute situation de compétition ou de
rivalité dans le sens d' « attachement pour » ou de « zèle pour » en tant qu'elle est
essentiellement et simplement un « désir brûlant ». Dans l'ouvrage monumental que …l'ouvrage monumental
LAGACHE 2 a consacré à cette passion et qui nous servira tout au long de cette étude de que LAGACHE a consacré
à cette passion nous ser-
guide, il indique justement de quel intérêt est le travail de Margot GRYWACZ sur le sens
vira, tout au long de cette
des mots « zelosus » (latin) et « gelos » (provençal). Mais s'il est vrai que la jalousie étude , de guide…
est différente de l'envie en ce que, comme l'écrivait d'ALEMBERT : « On est jaloux de
ce qu'on possède et envieux de ce que possèdent les autres », on saisit bien que le sens …le sens profond de la
jalousie est constitué par
profond de la jalousie est constitué par le sentiment d'être frustré d'un bien, d'un bien
le sentiment d'être frustré
soustrait à notre possession pour être donné à autrui, et, mieux encore, d'un bien qui se d'un bien […] qui se reti-
retire de nous pour aller vers autrui. C'est donc une personne en tant qu'enjeu de notre re de nous pour aller vers
possession qui est l'objet le plus fort et le plus authentique de la jalousie. Voilà pour- autrui…

quoi la vraie jalousie est « amoureuse ».

1. MAIRET, La jalousie, I vol., 1908.


2. LAGACHE, La jalousie amoureuse, 2 vol., Presses Universitaires, 1947.
3. Margot GRYWACZ, « Eifersucht » in den romanischen Sprechen, 1937.

483
ÉTUDE N° 18

A. – LA JALOUSIE AMOUREUSE

…L'amour est jaloux, L'amour est jaloux, comme le dit excellemment LAGACHE, en ceci qu'il est selon le
comme le dit excellem- mot de PICHON « captatif ». Quand l'amour est « oblatif », c'est-à-dire qu'il se donne et
ment LAGACHE, en ceci
est vécu comme un don presque désintéressé, qu'il se satisfait dans le sentiment d'ap-
qu'il est selon le mot de
PICHON « captatif »…
partenir à l'autre dans un acte d'offrande dont l'amoureux reste encore maître, même
quand il se livre à l'esclavage total il n'y a pas de jalousie possible. Par contre, dès que
l'amour est vécu comme une possession de l'objet, comme un droit de propriété, il pose
par son propre mouvement la possibilité indéfiniment ouverte d'une « frustration »,
d'une atteinte à ce droit de possession. L'amour captatif n'est pas vécu comme une rela-
tion entre deux êtres mais comme une relation entre soi et un être qui peut échapper.
C'est dire que la situation affective de l'amour contient en puissance la situation « tri-
angulaire » de la rivalité. Mais la jalousie ne contient pas seulement la souffrance de
la privation, elle implique la colère de l'amour-propre blessé. D'un côté, le jaloux est
plongé dans la peine du bien perdu, d'un autre, dans l'irritation que lui cause la joie du
rival. Frustration d'amour et dépit, telle est la jalousie amoureuse. Rappelons à ce pro-
« Il y a dans la jalousie pos les phrases des moralistes et psychologues qu'il est classique de citer : « Il y a dans
plus d'amour-propre que la jalousie plus d'amour-propre que d'amour » (LA ROCHEFOUCAULT). « Celui qui aime
d'amour »
veut posséder à lui tout seul la personne qu'il désire, il veut avoir un pouvoir absolu
LA ROCHEFOUCAULT
tant sur son âme que sur son corps, il veut être aimé uniquement et habiter l'autre, y
dominer comme ce qu'il y a au monde de plus élevé et de plus admirable »
(NIETZSCHE). Citons surtout la fameuse proposition de l'Éthique 1 : « Celui qui s'ima-
gine que la femme qu'il aime se prostitue à un autre ne s'attriste pas de l'obstacle que
cette infidélité peut dresser entre sa passion et lui, mais il est forcé d'unir à l'image de
ce qu'il aime, l'image du sexe et des excrétions de cet autre. A cette vue, il prend cette
femme en haine, et c'est la jalousie qui consiste en un trouble de l'âme obligée d'aimer
et de haïr à la fois le même « objet ».
Nous venons d'indiquer une première ambiguïté de la jalousie (frustration et
dépit), nous devons en souligner une seconde, suggérée par le texte de SPINOZA : La
jalousie est un mélange de haine et d'amour où la proportion de haine peut être plus
grande que la composante amoureuse 2. Le jaloux enveloppe l'objet dans la haine du
rival ; ou, pour mieux dire, la jalousie dissimule la répartition exacte des sentiments
d'amour et de haine entre le sujet, l'objet et le rival dans la figure triangulaire de la
situation fondamentale.
Enfin, troisième caractère ambigu : la jalousie est un mélange de conviction et de
doute. Il est de l'essence de ce sentiment d'être une adhésion profonde, obsédante, à la

1. SPINOZA, Éthique, livre III, théorème 35.


2. « L'amant aime l'aimée comme le loup aime l'agneau ». Cet aphorisme de PLATON a été placé
par LEVY-VALENSI (Concours médical, 1932, n° 20) en tête d'une de ses études sur la jalousie.

484
JALOUSIE MORBIDE

croyance qu'il existe un motif de jalousie, et d'autre part de ne constituer qu'une série
d'approximations hypothétiques, de suppositions sans fin. Le jaloux est avide de certi-
tude. Il poursuit la preuve sans l'atteindre, sans jamais pouvoir l'atteindre. Le caractè-
re angoissant, vertigineux de la jalousie, a été bien noté par LA ROCHEFOUCAULT : « La … « La jalousie se nourrit
jalousie se nourrit dans les doutes : c'est une passion qui cherche toujours de nouveaux dans les doutes…» LA
ROCHEFOUCAULT
objets d'inquiétude et de nouveaux tourments » : elle rebondit sans cesse.
Nous devons, avant d'entreprendre la psychopathologie de la jalousie, nous attar-
der un peu à l'étude de ses divers aspects fondamentaux (la jalousie mélange d'amour
et de haine, – la jalousie blessure d'amour-propre, – la jalousie, doute, – l'ambivalen-
ce du comportement jaloux).

1° La jalousie mélange d'amour et de haine.


L'amour est fortement fixé sur « l'objet » dont le sujet a perdu la jouissance. Il arri-
ve même que cette perte, à elle seule, révèle ou même déclenche l'amour ; en tout cas
elle l'exacerbe, le galvanise. Il y a dans la jalousie un paroxysme de désir et le désir en …Il y a dans la jalousie
un paroxysme de désir et
tant que tel suppose toujours un certain obstacle et une certaine insatisfaction. La vir-
le désir en tant que tel
tualité constante de l'infidélité réalise précisément l'aiguillon de l'amour et par avance suppose toujours un cer-
justifie la souffrance, des affres, des « folies » de l'amour déçu. Mais en même temps tain obstacle…
qu'amour, dans une alternance rapide de ces deux sentiments, la jalousie est haine du …la jalousie est haine du
rival d'abord, et plus profondément encore de l'objet. Haine intense et meurtrière rival d'abord, et plus profon-
dément encore de l'objet…
d'Othello orientée vers la dislocation du bonheur des autres, « de leur bonheur », « de
…Rage violente d'anéan-
son bonheur ». Rage violente d'anéantir, de changer quelque chose aux jouissances des tir, de changer quelque
autres prises hors de soi, contre soi. – Un des aspects les plus approfondis par FREUD chose aux jouissances des
et les psychanalystes de cette ambivalence sentimentale est la projection, par le jaloux, autres prises hors de soi,
contre soi…
de ses propres sentiments d'hostilité et d'infidélité à l'égard de l'objet, sur l'objet (je ne
le trompe, il me trompe). A la racine de la jalousie et de l'aversion déguisée et « dépla-
cée » qu'elle représente, gît l'image d'un conflit qui sépare le jaloux de l'objet de son
amour, l'obstacle que ses complexes inconscients dressent entre eux. Aussi la jalousie
nous apparaît-elle comme l'expression d'un double courant affectif qui lie l'amoureux
(ou le jaloux) à son objet : courant d'attraction et courant de répulsion. Mieux encore,
l'amour doit être considéré comme un « organisme bipolaire » (LAGACHE) « dans
lequel l'objet et le sujet sont coordonnés et subordonnés : le sujet reconnaît l'existence
et la valeur de l'objet sans avoir à renoncer à son existence et à sa valeur propres :
l'amour n'intentionne pas seulement l'objet aimé mais le tout dont le sujet et l'objet ne
sont que des parties... Un tel envisagement exclut évidemment l'idée d'une possession
et d'une assimilation unilatérales 1. » C'est dire que l'amour ouvre la porte à la haine
qui comble le vide opéré dans le couple par la constante possibilité du refus de l'objet

1. Lagache, II, p. 10.

485
ÉTUDE N° 18

de se donner au sujet et la captativité, incomplètement satisfaite du sujet. L'amour


quand il explicite dans le vécu de la jalousie ce conflit latent se charge de haine.

2° La jalousie blessure d'amour-propre.


…Le jaloux souffre dans Le jaloux souffre dans son honneur, dans son idéal du moi, dans sa personne socia-
son honneur, dans son le. Il se sent bafoué, ridiculisé. Il y a nécessairement un sentiment d'infériorité à la base
idéal du moi, dans sa per-
de la frustration vécue dans la jalousie. Le jaloux se sent atteint dans sa dignité : d'où
sonne sociale. Il se sent
bafoué, ridiculisé.… les réactions de colère qui s'ajoutent à l'agressivité de la haine. La vengeance est la
forme décisive des sentiments du jaloux ; elle satisfait plus que la fureur amoureuse,
le dépit de l'orgueil. L'éloignement de l'objet, sa soustraction à l'amour captatif, son
attraction « vexante » pour le rival, blesse le sujet dans son sentiment de propriété et
de droit exclusif. La situation vécue par le jaloux est celle d'une atteinte portée à sa
…Il se sent visé et non personne par delà la frustration de son droit de propriété. Il se sent visé et non pas seu-
pas seulement volé… lement volé.

3° Le doute et les hésitations du jaloux.


La structure « intellectuelle » de l'état de jalousie est évidemment « passionnelle »
(polarisation idéique exclusive, tyrannisme sentimental, monoidéisme, logique pas-
sionnelle, etc...) L'ensemble de l'idéation justificatrice se fait cependant sur le mode du
doute, par des séries indéfinies de doute. C'est le doute qui commence, c'est le doute
qui finit. Malgré les éclats, les certitudes affirmées, les faits allégués, les indices, les
révélations, les preuves, « toutes les preuves », sans cesse le jaloux doute, comme vit
dans la plus cruelle et la plus savamment/ entretenue des incertitudes le « cocu magni-
…Il y a une raison à ce fique » de CROMMELYNCK. Il y a une raison à ce doute, c'est qu'il implique l'espérance.
doute, c'est qu'il implique
Le jaloux espère que cela n'est pas vrai, que sa jalousie proclamée peut magiquement
l'espérance…
le prémunir contre l'infidélité réelle, qu'en criant « au feu » et qu'il se brûle il se pro-
tégera de l'incendie. Mais cet espoir n'est pas nécessairement et simplement à base
d'amour, il peut aussi n'être que le désir plus ou moins conscient de haïr sans être trom-
pé, de torturer sans être torturé. Le doute exprime alors l'ambivalence du courant de la
jalousie qui est à la fois un besoin de s'éloigner de l'objet et un besoin d'en jouir. De
telle sorte que la « réalité » de la situation d'infidélité ne constitue pas le fond véritable
de la jalousie ; cette « réalité » toujours virtuelle est sans cesse remise en question
puisque aussi bien la certitude de la « présence continue et totale » (LAGACHE) de l'ob-
jet exigée par le sujet n'est jamais complète et même à certains égards est, à jamais,
impossible. C'est la projection de cette exigence comme condition d'une satisfaction
irréalisable en sa plénitude dans la relation sujet-objet qui compromet la sérénité de
l'amour, qui le trouble et le remplit de perplexité et de jalousie.

486
JALOUSIE MORBIDE

4° Le comportement jaloux.
Le jaloux veut « savoir » par tous les moyens : il ouvre les lettres, surprend les ren-
dez-vous, les œillades, examine le linge, scrute l'emploi du temps, calcule la vraisem-
blance, suppute les probabilités, vérifie les allées et venues, surveille ou fait surveiller,
épie les gestes, les moindres mots, dissèque les attitudes, les lapsus, poursuit le men-
songe et le flagrant délit. Sans cesse sur le qui vive, il vit un monde tout entier dirigé
contre son bien et son droit. Un seul être menaçant de ne plus répondre et de se plier
à son amour et tout est peuplé d'ombres, de mystères, de complots, d'intrigues et de
conspirations. Pour soutenir son propre personnage, le jaloux a besoin de donner une
consistance à ceux de l'infidèle et du rival et ainsi, toujours comme le « cocu magni-
fique », parvient-il à créer la situation que ses soupçons construisent et que sa persé-
vérance, dans la démonstration pièce à pièce, inlassablement exige. Il tente de proté- …Il tente de protéger
ger l'objet de son amour captatif, par tous les moyens physiques (réclusion, port impo- l'objet de son amour cap-
tatif, par tous les moyens
sé de ceintures de chasteté), ou moraux (chantage sentimental, scènes, épreuves,
physiques […], ou
feintes d'infidélité, guet-apens, etc.). Mais plus encore il essaie de lui faire du mal. Il moraux…Mais plus enco-
est agressif, il humilie, injurie, frappe ; la colère monte, il doit faire un éclat, se ven- re il essaie de lui faire du
ger, rompre le cercle qui l'étreint, tuer... Et son meurtre, à travers le corps de l'objet ou mal. Il est agressif, il
humilie, injurie, frappe…
du rival atteindra les fantasmes que son inconscient a interposé entre l'infidèle objet de
son amour et ses propres possibilités d'aimer.
Soulignons encore que la jalousie procède par paroxysmes, par crises et que les
rêves jouent parfois un rôle considérable dans l'établissement de la conviction pas-
sionnelle. Il n'est pas impossible en tout cas qu'ils rythment le développement de la
passion jalouse.
– Quant au caractère masculin de la jalousie, si l'on peut admettre avec quelque
vraisemblance que la jalousie est plus fréquente chez l'homme en raison du caractère
plus typiquement captatif de l'amour masculin, les caractères mêmes de 1' « hyperes-
thésie » jalouse et de la fragilité de la fixation amoureuse chez la femme nous rendent
compte de la plus grande fréquence de la jalousie morbide chez elle (MOREAU de
Tours, fils 1).
Naturellement la jalousie, cet aspect si vivant de la vie humaine familiale et socia-
le, cette passion, une des plus riches en développements dramatiques, a été de tout
temps un objet privilégié d'études morales, psychologiques et littéraires. A ce propos …Rappelons l'analyse
les noms de personnages des grandes tragédies, Oreste, Hermione, Othello ne sau- subtile que contient de ce
sentiment l'œuvre de
raient manquer d'être cités. Rappelons l'analyse subtile que contient de ce sentiment
PROUST (Un amour de
l'œuvre de PROUST (Un amour de Swann). Cette violente passion humaine dont Swann)…
TRÉLAT 2 a dit : « La jalousie portée à l'excès est une véritable folie », s'apparente ainsi

1. MOREAU (de Tours), De la folie jalouse, Paris, 1877.


2. TRÉLAT, La folie lucide (chapitre « Les jaloux »), Paris 1861, p. 137.

487
ÉTUDE N° 18

par son intensité même à la folie tout au moins selon l'idée d'ÉRASME, de DESCARTES
et de tant de moralistes. Ce n'est pas, peut-être, nécessairement l'opinion de tous les
…la jalousie patholo- psychiatres. Nous nous attacherons précisément à montrer que la jalousie pathologique
gique présente une struc- présente une structure particulière. Elle libère en effet tout l'appareil « fantasmique »
ture particulière…
seulement contenu dans la jalousie normale laquelle est essentiellement réaction à une
situation d'infidélité certaine ou plausible.

B. – JALOUSIE NORMALE ET JALOUSIE PATHOLOGIQUE


Ces sentiments, ces comportements qui constituent l'existence du jaloux, nous
venons de dire qu'ils appartiennent à l'amour captatif, c'est-à-dire à la forme de la pas-
sion amoureuse qui ne peut pas être considérée purement et simplement comme patho-
…Un homme ou une logique du seul fait de sa violence. Un homme ou une femme qui aime et qui est en
femme qui aime et qui est proie à ces tourments de la jalousie, à ces feux qui dévorent Hermione ou Desdemone
en proie à ces tourments
ou Swann, n'est nécessairement pas « et ipso facto » un malade. Sa jalousie peut avoir
de la jalousie,[…] n'est
nécessairement pas « et une structure passionnelle normale. Mais en quoi, précisément, la passion jalouse est-
ipso facto » un malade… elle normale ?
Tout d'abord quand la jalousie naît dans une situation effective d'infidélité, qu'elle
est pour ainsi dire « contenue » par la situation elle-même qui l'a engendrée, tout ce qui
vient, dans cette jalousie, de la situation « objective » d'infidélité est autant de moins
qui dérive de la structure affective du sujet : c'est-à-dire qu'il n'y a pas de délire. Or il
existe des critères « structuraux » de cette passion normale qui lui confèrent une phy-
sionomie spéciale : l'anxiété, les réactions d'échec, le découragement et le désir de ven-
geance se présentent comme un ensemble de « réactions compréhensibles » et propor-
tionnelles aux dimensions même de la situation vitale catastrophique. Le sujet engagé
dans cet événement y réagit soit comme M. Bergeret avec calme, sang-froid et résigna-
tion, soit comme ce sous-officier (objet de notre première expertise criminelle), qui,
bafoué par sa femme adorée et par son « meilleur ami » qui le trompait avec un véri-
…Les « réactions com- table raffinement de cynisme, lui trancha « froidement » la gorge. Le caractère direct,
préhensibles » […] parti- clair, réfléchi de la réaction dans l'un et l'autre cas, le « sang-froid » même avec lequel
cipent d'une analyse de
l'universitaire pondéré a accepté et le militaire passionné a « rétabli », l'un avec patien-
motifs d'un comportement
humain qui reste, pour ce, l'autre avec violence, la situation que l'infidélité avait rompue, participent d'une ana-
tous, entièrement trans- lyse de motifs d'un comportement humain qui reste, pour tous, entièrement transparent,
parent… sinon exemplaires. Même lorsque le « cocu » se trouve au comble de l'émotion, celle-
ci garde dans son expression, ses nuances et même ses excès une forme de souffrance
qui se déroule entièrement sur le plan de la conscience et emprunte à son organisation
« passionnelle » les lois de ses déterminations. Ceci est tellement vrai que l'on peut
« diagnostiquer » une infidélité réelle par l'analyse de la jalousie comme nous eûmes
l'occasion de le faire à propos d'un autre sous-officier que nous expertisâmes peu après

488
JALOUSIE MORBIDE

le meurtrier auquel nous faisions allusion plus haut, et qui, se croyant trompé, l'était...
Mais comme le disait malicieusement et profondément G. DE CLÉRAMBAULT à pro-
pos d'un jaloux morbide que l'on avait conduit à l'infirmerie du dépôt : « Plût au ciel, …« Plût au ciel,
Monsieur, qu'il suffise
Monsieur, qu'il suffise d'être cocu pour n'être point malade ! » Il arrive en effet que
d'être cocu pour n'être
même, lorsque l'infidélité est réelle, la jalousie soit pathologique. C'est au fond le cas point malade ! » …G. de
des jalousies passionnelles que LAGACHE considère avec JASPERS, mais à notre avis CLÉRAMBAULT
abusivement si elles ne sont que « réactionnelles », comme « morbides » et qu'il appelle …Il arrive en effet que
même, lorsque l'infidélité
les « réactions de la personnalité ». Il s'agit là, nous y reviendrons, d'un concept assez
est réelle, la jalousie soit
obscur. Ce qui caractériserait cette forme de jalousie selon LAGACHE qui en fournit pathologique…
deux observations (sur les 51 qui font l'objet de son travail), ce sont les traits suivants :
1° La réaction ne serait pas née sans l'événement. – 2° Le contenu est en rapport com-
préhensible avec l'événement « bien qu'il faille faire intervenir des mécanismes extra-
conscients ». – 3° L'évolution dépend de l'événement et des rapports de la réaction
avec lui. – S'il en était véritablement ainsi on se demande pourquoi et au nom de quoi,
ces « jalousies » devraient être considérées comme pathologiques. Mais en fait, l'étu-
de de ces cas permet, nous semble-t-il, d'admettre un facteur « caractériel » au moins
aussi important que le facteur « circonstanciel » et on revient toujours à propos d'ob-
servation de ce genre au concept « d'hyperémotivité diffuse ». Il semble bien en effet
que chez ces jaloux, c'est le critère de « débordement » émotionnel qui est essentiel,
c'est-à-dire que tout se passe comme si le seuil de l'émotion se trouvait anormalement
bas de telle sorte que le sujet ne peut pas dominer sa situation catastrophique et qu'il
se laisse submerger par elle. Et c'est pourquoi il s'agit non pas d'une simple « réaction »
mais d'une réaction inadéquate à une infidélité même patente.
Inversement un jaloux peut être un jaloux pathologique alors qu'il ne vit pas la
situation d'infidélité comme réelle mais seulement comme possible ou virtuelle. C'est
alors la structure même de la personnalité et parfois le délire connexe qui nous font
porter le diagnostic de jalousie pathologique.
Si dans ces deux cas, à vrai dire les plus délicats, le délire n'est pas manifesté, il …[même lorsque] le déli-
re n'est pas manifesté, il
est latent dans la structure même de la jalousie, car la jalousie morbide est toujours
est latent dans la structu-
délirante soit qu'elle vive la situation d'infidélité sans fondement réel, soit qu'elle pro- re même de la jalousie,
jette dans une situation réelle les exigences des fantasmes imaginaires et inconscients. car la jalousie morbide
Nous reviendrons à la fin de cette étude sur la structure de la jalousie pathologique. est toujours délirante…
…la jalousie morbide
Pour le moment, les réflexions qui précèdent nous suffisent pour dire que la jalousie
comprend classiquement
morbide comprend classiquement les délires de jalousie et un petit secteur de réactions les délires de jalousie et
émotionnelles jalouses qui se développent dans l'histoire de certaines personnalités un petit secteur de réac-
morbides. tions émotionnelles
Selon la classification de JASPERS 1 reprise par LAGACHE et qui constitue un vrai jalouses…

1. K. JASPERS, Eifersuchtwahn, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1910, I, pp. 367 à 637.

489
ÉTUDE N° 18

progrès dans l'étude des délires de jalousie et des délires en général nous distinguerons:
1° La jalousie délirante comme développement de la personnalité.
2° La jalousie délirante déterminée par une altération processuelle de la personnalité l.
3° La jalousie délirante symptomatique de processus organique.
Nous aurons l'occasion d'ailleurs en décrivant ces faits de montrer leur profonde unité.

§ II. – ÉTUDE CLINIQUE

A. – LA JALOUSIE DÉLIRANTE LIÉE AU DÉVELOPPEMENT ANORMAL DE LA PERSONNALITÉ.

…Cette classe de « délires Cette classe de « délires de jalousie » correspond à la notion de « Monomanie »
de jalousie » correspond à d'ESQUIROL. « C'est, disait-il, une affection dans laquelle le délire est borné à un seul
la notion de « Monomanie »
objet ou à un petit nombre d'objets, avec exaltation et prédominance d'une passion gaie
d'ESQUIROL…
ou triste... Le plus souvent les monomaniaques ne déraisonnent pas, mais leurs affec-
tions, leur caractère sont pervertis ; par des motifs plausibles, par des explications très
bien raisonnées, ils justifient de l'état actuel de leurs sentiments et excusent la bizarre-
rie, l'inconvenance de leur conduite. C'est ce que les auteurs ont appelé monomanie
raisonnante, mais que je voudrais nommer monomanie affective ». Dans de tels délires
il semble y avoir une gradation progressive, une simple différence d'intensité entre la
passion normale et pathologique. C'est, tout au moins, ce qu'ont admis la plupart des
…MOREAU (de Tours),
auteurs classiques. Citons par exemple ce passage de MOREAU (de Tours), fils 2 : « Un
fils …
monomaniaque dominé par la pensée de tel ou tel individu est son ennemi acharné, le
déteste cordialement et désire sa perte. Il est fou, parce qu'il est sous l'emprise d'une
croyance erronée et parce qu'il hait son ennemi ou celui qu'il regarde comme tel. Sa
haine, sa jalousie sont la conséquence naturelle de son erreur. Que si l'on objecte que,
son erreur détruite, ses sentiments haineux, jaloux, peuvent subsister encore, nous
répondrons sans contester, ce qui, au reste, nous paraît très susceptible de l'être et
qu'aucun fait bien observé n'établit, selon nous, qu'il n'y a point de haine véritable,
mais plutôt une sorte de réminiscence des impressions produites par les sentiments
dont l'individu est affecté. Entre cette réminiscence et la haine véritable, la même dif-
férence existe entre la sensation d'un son que l'on entend et le souvenir, la réminiscen-
ce de cette sensation ». Cette passion poussée à l'extrême a donc été considérée comme
une véritable « folie partielle », une véritable monomanie, pouvant passer par toutes
les phases cliniques régulières, aller depuis un simple dérangement des facultés se tra-

1. Les notions de « processus psychique » et de « processus physique » dans la conception de


JASPERS ne sont pas claires et prêtent à ambiguïté. Il vaut mieux parler de développement morbi-
de d'une personnalité d'une part et de « délires processuels » ou mieux d'altération processuelle
de la personnalité d'autre part.
2. MOREAU de Tours, fils, De la Folie jalouse, p. 14.

490
JALOUSIE MORBIDE

duisant par un caractère spécial de méfiance, jusqu'à l'exaltation la plus violente entraî-
nant l'homicide et parfois aussi le suicide.
C'est au fond la même conception que l'on rencontre dans la notion de « dévelop- …La jalousie par develop-
pement de la personnalité » due à JASPERS l. pement anormal de la per-
sonnalité …(JASPER)
Lorsqu'elle est due au développement d'une personnalité, la psychose présente,
selon JASPERS, les caractères suivants :
« Le développement lent des symptômes, selon un mode analogue au progrès nor-
mal de la vie, tel qu'il s'est manifesté depuis l'enfance. – Les épisodes diffus n'entraî-
nent aucun bouleversement durable. – On peut déduire la vie entière d'une prédisposi-
tion personnelle univoque » (JASPERS 2).
D'après LAGACHE qui en fournit dix observations et reprend les critères de JASPERS,
on peut caractériser les cas de jalousie « par développement de la personnalité » de la
façon suivante :
1° Il s'agit d'individus dont les dispositions à la jalousie remontent à la jeunesse (il
existe souvent des anomalies instinctives et spécialement sexuelles). – 2° Le tableau
clinique apparaît de façon compréhensible à l'occasion d'événements susceptibles d'ir-
riter la passion du sujet (Pas d'idées de persécution ou d'empoisonnement). – 3° Les
idées délirantes ainsi apparues sont ranimées lors de nouvelles occasions et avec le
temps s'oublient en partie, en partie se transforment : seule subsiste la tendance à des
explosions nouvelles lors d'occasions appropriées.
Nous n'acceptons pas, quant à nous, sans réserves, l'idée qu'il s'agit d'une passion …Nous n'acceptons pas,
« excessive » ou d'un « simple développement psychogénétique d'une personnalité », quant à nous, sans
réserves, l'idée qu'il s'agit
pour autant qu'il s'agit précisément de véritables délires paranoïaques à structure pas-
d'une passion « excessive »
sionnelle. Si LACAN 3 admet que tout est compréhensible dans un tel développement ou d'un « simple dévelop-
morbide qui consisterait seulement dans l'élaboration systématique des événements pement psychogénétique
dans l'histoire de l'individu (ce qui définit, nous semble-t-il, la personnalité normale) d'une personnalité »…
…LACAN, [lui], admet que
nous devons noter que plus récemment STENBERG 4 dans son travail qui paraît avoir
tout est compréhensible
échappé à LAGACHE, conclut que la jalousie morbide « même sous sa forme purement dans un tel développe-
paranoïaque » est irréductible au développement historique de la personnalité. Il exis- ment morbide…
te dans ces cas un éréthisme émotionnel, un facteur constitutionnel et aussi des
« moments féconds », des crises délirantes qui, si elles n'altèrent pas profondément et
de façon progressive la personnalité impriment à sa trajectoire une modification
pathologique.

1. JASPERS, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1910.


2. JASPERS, Ibidem, pp. 612-613.
3. J. LACAN, La psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Thèse, Paris, 1932.
4. STENBERG, Beitrage zurkasuistik des Eifersuchtwahns, Acta Psychiatrica et Neurologica, 1943,
XVIII, p. 59.

491
ÉTUDE N° 18

C'est ce que nous allons voir en décrivant les deux types cliniques les plus connus
de ces sortes de jalousie morbide : l'hyperesthésie jalouse et le délire systématisé de
jalousie.

1° L' hyperesthésie jalouse de Mairet.


« N'atteignant pas au degré d'une monomanie et se plaçant entre celle-ci et la jalou-
sie physiologique, dont elle ne se distingue que par une réactivité plus facile et plus
grande », on peut décrire d'abord l'hyperesthésie jalouse ainsi dénommée par MAIRET.
…Il s'agit de personnalités Il s'agit de personnalités psychopathiques et le plus souvent de sujets hyperémo-
psychopathiques et le plus tifs, ou anxieux. Ils réalisent le type du « jaloux constitutionnel ». La « mise en acti-
souvent de sujets hyper- vité facile et l'intensité des vibrations », sont pour MAIRET les caractères constants de
émotifs, ou anxieux. Ils réa-
cette forme de jalousie. Le délire éclate généralement brusquement et disparaît parfois
lisent le type du « jaloux
constitutionnel »… de même. La marche en est rémittente avec des exacerbations de causes diverses. Au
cours de ces paroxysmes, ou dans les formes accompagnées d'angoisse on observe par-
fois des rêves en rapport avec la préoccupation maladive. Une malade de MAIRET, cou-
chée à côté de son mari, rêvait qu'il la trompait, se réveillait angoissée et lui faisait une
scène comme si son rêve avait été l'expression de la réalité. A ce sujet FREUD signale
que, contrairement à son opinion antérieure d'après laquelle le délire communément ne
pénètre pas dans le rêve, il fut étonné de constater chez un malade l'existence dans ces
rêves des idées délirantes. Mais ce fait contraste, d'après lui, avec l'observation d'un
autre délirant jaloux par accès chez qui les rêves étaient « purs » de tout délire au
moment de ses paroxysmes et ne montrait qu'en dehors des phases d'exaltation jalou-
se les tendances homosexuelles sous-jacentes. Chez un autre de ses malades, les idées
de jalousie étaient rêvées avant leur apparition clinique et il a fallu l'analyse pour les
déceler. – Ceci montre que dans ces deux cas le rêve accueille ce qui précisément est
refoulé dans la vie de veille...
L'hyperesthésie jalouse semble une réaction de faiblesse. Ceux qui en sont atteints
…Ils ont « peur de la éprouvent un sentiment de détresse, de crainte. Ils ont « peur de la vie », peur du bon-
vie », peur du bonheur, heur, peur de ne pas savoir retenir l'objet aimé. On peut les considérer comme porteurs
peur de ne pas savoir
d'un véritable complexe d'infériorité. Ils sont tremblants et pusillanimes. C'est
retenir l'objet aimé…
d'ailleurs un type fréquent de la jalousie morbide féminine. Nous en observons actuel-
lement un cas tout à fait typique dans notre service. Il s'agit d'une jeune femme dont
la jalousie « féroce » à l'égard de son mari exprime une revendication affective plus
profonde, une névrose d'échec et un sentiment de frustration et d'infériorité.
…l'« hyperémotif jaloux » Le portrait de l'« hyperémotif jaloux » correspond assez bien à l'Octave, de
correspond assez bien à
MUSSET. Chez lui, l'hyperesthésie revêtait une évolution nettement rémittente : il avait
l'Octave, de MUSSET…
« de bons et mauvais jours ». Ces derniers étaient marqués par des accès de méchan-
ceté envers sa femme qu'il cherchait à avilir, en même temps qu'il souffrait lui-même
cruellement. Dans ses bons jours il était en proie à une grande excitation amoureuse et

492
JALOUSIE MORBIDE

au besoin de se faire pardonner, mais le moindre geste ou le moindre mot pouvait


réveiller son émoi. L'observation 1 de LAIGNEL-LAVASTINE, NEVEU, et Mlle JOUANNAIS
(1942) qui montre l'apparition d'une « idée prévalente et jalouse » chez un hyperémo-
tif et son développement « en secteur » peut être donné comme un exemple démons-
tratif de cette forme clinique.
Les observations III, IV, et V de LAGACHE paraissent également entrer dans ce
groupe. Son observation III (Jeanne D. R., 50 ans) est particulièrement intéressante.
Les réactions paranoïaques et les épisodes de jalousie qui se succèdent dans sa vie
amoureuse et conjugale constituaient comme chez notre malade 2 la continuation de
réactions analogues manifestes déjà dans son enfance. Fille d'un psychopathe instable,
son existence révéla de nombreux traits de perversion sexuelle. Elle fut jalouse de sa
sœur cadette. Il semble, dit LAGACHE très justement, que la notion d'arrêt du dévelop-
pe ment est ici plus adéquate que celle de développement de la personnalité et il paraît
en être bien ainsi, en effet, pour tous les malades de ce groupe. Une vie psychique
tumultueuse, des traits de déséquilibre de type hystérique, mythomaniaque, hyper-
émotif, cyclothymique, etc... des conflits sexuels importants, une labilité extrême du
comportement, constituent les traits essentiels de cette arriération affective.
Chez les sujets de type cyclothymique, les dispositions à la jalousie ne sont pas …Chez les sujets de type
rares, empruntant au pôle mélancolique la faiblesse et l'anxiété qui la sous-tendent, au cyclothymique, les dispo-
sitions à la jalousie ne
pôle maniaque les éléments d'une passion sthénique qui la renforcent. Chez les obsé-
sont pas rares…
dés, l'idée s'impose à l'esprit avec conscience alors que la volonté fait effort pour lui
résister. Il est très fréquent que la tension passionnelle, la polarisation de cette forme
de jalousie prenne l'aspect d'une « idée prévalente » ou d'une « obsession » ou parfois
d'une « phobie ». La jalousie des hystériques a été étudiée par TRUBERT 3 dans sa thèse,
elle se manifeste naturellement par les paroxysmes, les excès névropathiques caracté-
ristiques de cette névrose.
Enfin chez les vieillards on peut observer en dehors de tout autre cause des mani-
…les deux vieillards de la
festations de jalousie dans lesquelles l'hypérémotivité joue le principal rôle. Il en était
thèse de RUIN tirèrent des
peut-être ainsi de ces deux vieillards de la thèse de RUIN 4 qui tirèrent des coups de coups de revolver au cours
revolver au cours de scènes de jalousie reposant sur des motifs plausibles mais au de scènes de jalousie…
cours desquelles se manifestèrent des réactions anxieuses et émotives violentes 5.

1. Mlle JOUANNAIS, Ann. Médico-Psycho., 1942.


2. Le jour même où nous corrigeons les épreuves de cet ouvrage nous avons été consulté pour un
cas également tout à fait démonstratif. Il s'agit d'une femme de 50 ans ayant toujours vécu la
situation affective de la frustration et qui développe une « hyperesthésie jalouse » constituent une
« expérience » de revendication paranoïaque.
3. TRUBERT, Thèse, Paris, 1929.
4. RUIN, La jalousie homicide, Thèse, Paris, 1932.
5. Ce type de jaloux est décrit dans la littérature classique également tels l'Arnolphe des Femmes
Savantes, le Bartholo du Barbier de Séville, etc.

493
ÉTUDE N° 18

2° Le délire systématisé de jalousie.


Le malade y accède par le développement de la personnalité dont nous avons
reproduit les caractères, d'après la conception de JASPERS.
…Le premier, BOMBARDA, Le premier, BOMBARDA 1, a dégagé en 1896 et 1899 le type de ce délire systéma-
a dégagé en 1896 et 1899 tisé de jalousie, il admettait que son évolution exigeait le terrain de la paranoïa : « Sont
le type de ce délire systé-
des paranoïaques, certains jaloux, méfiants, faisant sans raison à leur femme une vie
matisé de jalousie…
de « martyre de la foi conjugale ». MAIRET a très bien décrit les phases et les carac-
…Le début en est marqué tères de ce délire. Le début en est marqué par l'apparition de l'idée fixe de jalousie.
par l'apparition de l'idée Celle-ci naît du doute, mais ce doute a pour point de départ un motif futile. Ce premier
fixe de jalousie. Celle-ci
doute suppose et crée à la fois la perplexité fondamentale et une certitude approxima-
naît du doute…
tive selon une ambivalence qui est maxima dans cette forme pathologique. Chez l'un,
c'est une remarque faite par une voisine sur l'amabilité d'un tiers envers sa femme,
remarque à laquelle il ne fait d'abord pas attention et qui lui « reviendra » à l'esprit
comme ayant une signification désobligeante pour lui. Un autre rentrant le soir à l'im-
proviste et après avoir heurté à la porte avant que sa femme vienne lui ouvrir, trouve
le lit non défait et s'imagine qu'elle n'a pu coucher que dans le lit du propriétaire. Une
femme, après vingt-quatre ans de mariage, se demande un jour si ce sont bien les
affaires qui empêchent son mari de rentrer déjeuner à son domicile à midi. Une autre
excitée génésiquement et dont le mari ne peut satisfaire tous les désirs, s'imagine que
c'est parce qu'il a des maîtresses, etc.
…le jaloux délirant Après avoir parfois éprouvé une honte, toute passagère de sa suspicion, le jaloux
cherche à confirmer son délirant cherche à confirmer son doute. Contrairement au jaloux « normal » il ne
doute…
cherche pas de preuves précises qui, si elles étaient négatives, lui feraient abandonner
son soupçon mais il s'adresse aux faits les plus futiles et les moins démonstratifs pour
obtenir l'impossible confirmation de son doute. Telle l'histoire du gendarme chez qui
le doute paraissait être né de la constatation d'une tache suspecte et qui confirmait les
craintes qu'il avait des relations de sa femme avec un de ses collègues sur le simple fait
que celui-ci avait chargé sa femme de lui « rapporter des choux du marché... »
En somme, il s'agit d'un malaise envahissant et indéfiniment progressif. Il s'ampli-
…le thème délirant s'enri- fie par la suite, le thème délirant s'enrichissant à travers les expériences vitales qui se
chissant à travers les présentent comme dans un véritable délire d'interprétation. L'idée de jalousie devenue
expériences vitales qui se
fixe, tout est mis en œuvre pour arriver à une preuve patente de l'infortune conjugale.
présentent comme dans
un véritable délire d'in- Le jaloux se livre à une série d'investigations. « Il semblerait, dit MAIRET, qu'un
terprétation… homme qui, comme le monomane, a acquis la conviction de son infortune conjugale,
conviction telle que les raisons les plus péremptoires qu'on peut lui donner de l'inani-
té de son idée ne sauraient ébranler celle-ci, il semblerait, dis-je, qu'un pareil homme
n'ait pas besoin de preuves plus patentes de son malheur que celles sur lesquelles il fait

1. BOMBARDA, Délire systématisé de jalousie, Arm. Méd.-Psycho, 1902, II, p. 208.

494
JALOUSIE MORBIDE

reposer cette idée. Il n'en est rien cependant; ne possédant pas de preuves palpables de
l'infidélité de son conjoint, ces preuves il voudrait les avoir et met tout en œuvre pour …ces preuves il voudrait
les avoir et met tout en
les obtenir » (MAIRET). Les investigations sont de toutes sortes : le jaloux surveille sa
œuvre pour les obtenir »
femme dans les moindres faits et gestes, se dissimule pour la surprendre, l'épie dans sa (MAIRET).
toilette, l'observe dans ses parfums, flaire ses vêtements quand elle rentre, il examine
son linge et s'il trouve quelque trace suspecte l'examine à la loupe ou la fait analyser,
ses lettres sont décachetées, il va jusqu'à supposer une cryptographie compliquée, etc.
Une observation de PARANT nous montre un jaloux espionnant sa femme, jugeant que
si elle était fatiguée c'est qu'elle venait de se livrer à son amant, etc... Il était à l'affût
des regards furtivement échangés entre elle et un passant. Un matin il alla visiter toutes
les églises de la ville pour l'y chercher, jugeant que c'est là qu'elle aurait dû être et que
ne s'y trouvant pas, elle ne pouvait être qu'en mauvaise compagnie. Les rapports inces-
tueux sont naturellement particulièrement soupçonnés par le monomane jaloux 1.
Beaucoup de ces délirants ne se contentent pas d'investigations. Ils ont recours à …Ils ont recours à des
mesures de contrôle et de
des mesures de contrôle et de probation de toutes sortes pour mettre un terme à leur
probation de toutes
perplexité sinon à leur infortune. Tel jaloux suit tous les mouvements de sa femme, lui sortes…
défend de parler à personne et ne la laisse aller à la fontaine qu'en la regardant du pas
de la porte. Tel autre l'oblige à le suivre partout où il va, et même à passer avec lui la
nuit dehors pour surveiller ses foins coupés. Un autre, obligé de quitter quelques jours
son domicile et ne pouvant emmener sa femme, l'enferme dans sa chambre après avoir
fait grillager les fenêtres et la cage de l'escalier. MAIRET cite le cas d'un délirant jaloux
qui, couché auprès de sa femme, craignait qu'elle ne l'endorme avec un narcotique
pour aller courir à quelque rendez-vous ou qu'elle ne reçoive quelque amant dans son
lit : il mit alors derrière la porte une table chargée de vaisselle afin qu'à la moindre ten-
tative il soit réveillé. Un autre de ses malades jetait de la cendre devant la porte de sa
chambre pour s'assurer que personne n'était entré pendant la nuit. Certains attachent
leur femme au lit, l'un d'eux garrotait la sienne avec une courroie, sans d'ailleurs par-
venir à assurer sa tranquillité : se réveillant parfois dans la nuit il palpait les cuisses de
sa femme et « s'il les trouvait fraîches, pensait immédiatement qu'elle avait profité de
son sommeil pour courir à la débauche » (MAIRET). Un malade de BOMBARDA qui sou-
mettait son épouse à une véritable inquisition garnissait toutes les portes de cadenas.
Un malade que nous sommes en train d'expertiser barricadait sa porte la nuit avec un
cadenas dont il avait seul le secret ; mais des fétus de paille de contrôle lui ayant
« montré » que sa femme (qui est « si fine ») parvenait à s'échapper il en a conclu qu'el-
le lui versait une poudre qui l'endormait et, nouveau « sérum de vérité », lui faisait tra-
hir son secret... La réclusion, les garrots, les filatures par agences de polices privées,

1. Nous verrons plus loin que l'explication de cette fréquence ne doit pas être cherchée seulement
dans les conditions occasionnelles et la promiscuité de l'habitation.

495
ÉTUDE N° 18

les ceintures de chasteté sont les moyens les plus usuels de contrainte et de vérifica-
tion employés par ces délirants jaloux.
…L'évolution de ce délire L'évolution de ce délire peut, selon MAIRET, se faire avec la persis tance de la seule
peut, selon MAIRET, se idée délirante de jalousie, il s'agit alors de monomanie de jalousie pure ou d'idée fixe
faire avec la persis tance
de jalousie. Dans certains cas cependant s'ajoutent les idées de persécution : c'est la
de la seule idée délirante
de jalousie… monomanie jalouse avec délire de persécution et le jaloux se comporte comme un per-
sécuté-persécuteur. Dans l'évolution de la « monomanie jalouse pure » nous voyons
persister avec une intensité croissante l'idée fixe. Cette forme correspond à la brève
description que nous venons de rappeler du délire systématisé progressif de
BOMBARDA. « L'éloignement du conjoint, contrairement à ce qui se passe dans l'hyper-
esthésie jalouse, ne fait pas disparaître le délire, elle atténue seulement son activité ».
Séparé de son milieu familial, le malade paraît souvent calme, affirme même avec
énergie la disparition de toute idée de jalousie : mais celle-ci reprend souvent dès la
sortie. Pour MAIRET, la « monomanie jalouse » reste indéfiniment ce qu'elle est, ou
bien, ajoutait-il, elle aboutit à un moment donné à une « folie » dont la forme est
variable ; rarement elle aboutirait à la démence, éventualité que l'on observerait par
contre plus souvent lorsqu'il s'agit de « monomanie avec délire de persécution ». On
voit quand il s'agit de cette dernière forme s'ajouter au thème de jalousie, les persécu-
tions de toutes sortes avec plaintes aux autorités. Mais, pour MAIRET, « la différence
…l'idée fixe de jalousie est qui distingue le persécuté-persécuteur jaloux du persécuté ordinaire, c'est que chez lui
le pivot autour duquel se l'idée fixe de jalousie est le pivot autour duquel se cristallisent les idées de persécu-
cristallisent les idées de
tion ». C'est ainsi que le persécuté jaloux accuse souvent l'épouse coupable de l'em-
persécution…
poisonner et le complice de se moquer de lui ouvertement.
BOMBARDA a rapporté l'observation d'un délirant jaloux qui peut servir de type de
description de cette forme. Il eut beaucoup de peine à le faire interner, vingt médecins
ayant refusé d'attester la folie. Suspectant depuis de nombreuses années l'infidélité de
sa femme, ce malade croyait ses enfants adultérins et il la persécutait sans cesse. Il
trouvait partout de nombreuses traces de sperme. Il croyait que ses persécuteurs s'in-
géniaient à des manœuvres extraordinairement compliquées pour pénétrer chez lui.
L'un d'eux entrait par la fenêtre, ayant loué la maison d'à-côté, il passait par le premier
étage et sautait dans la maison du malade d'une fenêtre à l'autre. A l'approche du mari,
il fuyait par la fenêtre du fond. En sortant de là, il allait dormir avec la propre fille du
malade. Les enfants s'étaient entendus avec leur mère pour qu'elle le trahisse. Une fois
l'audace de sa femme et de son amant alla jusqu'à « pratiquer l'infamie à sa barbe »,
cela s'était passé sur une chaise-longue de la pièce voisine, la porte de communication
avec sa chambre étant ouverte pendant un court moment où le sommeil l'avait pris. Les
jupes de la femme avaient servi à cacher l'amant de telle sorte qu'il était impossible
qu'on le vît. A l'asile il ne doutait pas de la complicité de sa femme et du médecin, et

496
JALOUSIE MORBIDE

il les soupçonnait de vouloir l'empoisonner, aussi se méfiait-il des médicaments qu'on


voulait lui faire prendre.
LAGACHE a rapporté sept cas (6 à 13) qui sont tous fort intéressants. Voici les …LAGACHE en a rapporté
sept cas…
conclusions qu'il tire de l'analyse de ces observations. Il a pu mettre en évidence des
antécédents héréditaires chez ces malades mais il écarte l'idée d'une hérédité similai-
re. Les traits de caractère jaloux remontent à l'enfance mais sont intriqués à d'autres
traits d'arriération affective (fixation à la mère, conflit avec la mère, rivalité fraternel-
le, conflit œdipien, etc...) pour constituer « un ensemble caractériel complexe ». Les
dispositions paranoïaques ou hyperesthéniques, les traits du caractère sensitif de
KRETSCHMER existent souvent. C'est sur ce terrain que se développe le délire après un
« travail de maturation de la prédisposition ». Cette élaboration progressive obéit,
selon LAGACHE, aux règles suivantes :
1° Dans la plupart des cas, l'anamnèse révèle une prédisposition, souvent sous la …une prédisposition…
forme d'un caractère sthénique, dominateur, avec propension au sentiment d'injustice avec un caractère sthé-
subie, ou tout au moins d'indices d'une telle disposition sous la forme de traits de la nique, dominateur, et pro-
pension au sentiment d'in-
série paranoïaque ; mais il ne s'agit pas d'une prédisposition univoque comprenant
justice subie…
explicitement la jalousie.
2° Pendant un long espace de temps, souvent plusieurs années, ces sujets vivent …une situation objective-
une situation objectivement ou non insatisfaisante, le plus souvent cette frustration est ment ou non insatisfai-
sante…
éprouvée dans le domaine de la vie conjugale, mais il s'y ajoute des frustrations dans
le domaine de la vie professionnelle et des ambitions personnelles qui sont transposées
en jalousie par un mécanisme de déplacement.
3° L'état de jalousie se développe d'une manière généralement insidieuse et pro- …aux aspirations déçues
font suite des réactions
gressive jusqu'à des paroxysmes dans lesquels aux aspirations déçues font suite des
revendicatrices…
réactions revendicatrices et agressives.
Le noyau psychologique du développement de ces jalousies réside dans la trans-
formation de l'avidité frustrée et blessée en revendication agressive. Voici un extrait de
l'observation VII de LAGACHE.

Il s'agit de Marie J. âgée de 40 ans. A 21 ans un jeune homme, dont elle ne voulait …observation de
pas, l'aurait violée pour l'engrosser et la contraindre au mariage. Ayant connu son futur LAGACHE…
mari, plus jeune qu'elle de six ans, elle continuait de fréquenter son ancien amant. Peu
d'amour pour son mari mais satisfaction sexuelle dans les rapports conjugaux. Conflits
avec la belle-famille, longue période de « jalousie diffuse ». Soupçons, surveillance
puis cristallisation du délire.
On note les particularités suivantes :
1°. Au cours de toute son histoire et de toute l'observation, elle se montre très atta-
chée à la mère qui regrette elle-même qu'elle se soit mariée à cause de ses crises de
folie ; l'attitude de la mère, révélée spontanément, complète et pour une part suscite
celle de la fille.

497
ÉTUDE N° 18

2° Attachement vif pour le père.


3°. Indices de rivalité fraternelle : elle estime que son père préférait sa sœur et son
frère.
4°. Attachement passionné pour le frère plus jeune.
5°. Éducation sévère de la mère.
6°. Vie sérieuse et même sauvage pendant l'adolescence.
7°. Malgré une affection persistante pour un garçon de son pays, reste pour lui une
« sœur ».
8°. La perte de sa virginité est attribuée à un viol ; la responsabilité de sa liaison
avec son futur mari est rejetée sur lui ; elle reste « moralement » pure.
Le caractère paranoïaque ne permet pas de ramener ces traits à l'unité, bien que l'on
trouve parmi eux certains traits dont la valeur paranoïaque s'affirmera ; caractère pas-
sionné des attachements familiaux, difficulté à se détacher, indices de jalousie, ten-
dance à l'introversion, tendance à s'innocenter et à rejeter la responsabilité sur autrui.
D'une façon concrète, le caractère trouve son unité dans la notion de fixation familia-
le : il s'agit d'une femme insuffisamment sevrée de sa famille et, par voie de corréla-
tion, défavorablement disposée à s'ouvrir à une vie sociale plus large et à la vie amou-
reuse.
…observation de 4°. L'échec conjugal sanctionne ces dispositions défavorables. Dès le début de sa
LAGACHE… vie de ménage, elle a été mise en garde en apprenant que son mari n'était pas
« sérieux » sans que cette information ait suscité aucune jalousie immédiate et appa-
rente. Pour que celle-ci se développe, il faudra l'action progressive d'un conflit conju-
gal chronique : sexuellement satisfaite – au moins le prétend-elle – elle n'a jamais été
complètement heureuse ; la grossesse et les accouchements pénibles, le surmenage
maternel et domestique ne sont pas compensés par les manifestations tangibles
d'amour et d'intérêt qu'elle attend ; elle voit son mari comme n'ayant d'intérêt et de
générosité que pour ses amis et sa propre famille ; celle-ci, selon la patiente, a toujours
voulu la dominer et lui a toujours reproché d'avoir trop d'enfants et pas de métier ; le
conflit conjugal s'élargit au conflit des deux familles, et dans la mesure où elle rejette
son mari vers sa belle-famille, elle se replie elle-même sur la sienne. De son entoura-
ge, de ses voisins, elle ne veut fréquenter personne.
Le conflit entre ses désirs et la réalité se développe de 1926 à 1933. Il y a déjà de
la jalousie dans le reproche qu'elle fait à son mari : il n'aime pas sa femme et ses
enfants, il préfère ses amis et ses propres parents. C'est en 1933 que les idées d'infidé-
lité conjugale se formulent ; elle commence à le surveiller en dissimulant ses soupçons
(« je l'ai assez étudié ») qui se concrétisent à la faveur de quelques incidents. En 1935,
elle confie sa jalousie à sa mère qui la juge immotivée. En 1936, avec la quarantaine
– elle est un peu plus âgée que son mari – la jalousie s'exacerbe ; elle se sent négligée
à cause du second métier de son mari, justifié amplement par ses charges. Un séjour
d'été au voisinage des beaux-parents aggrave la tension. Et la jalousie se cristallise
enfin sur une cliente de son mari, infirmière dans l'hôpital où il est cuisinier, et de répu-
tation douteuse.
Ainsi la réaction revendicatrice de 1936 n'est qu'un fragment et le couronnement
d'un développement paranoïaque de la personnalité dont les temps sont les suivants :
I. Dans la jeunesse, on constate des traits de caractère de tonalité paranoïaque,
comme la jalousie, la stabilité très marquée des liens affectifs ; il est probable que le
tempérament était déjà excitable et sthénique ; on n'est cependant pas autorisé par l'en-

498
JALOUSIE MORBIDE

quête biographique à parler de caractère paranoïaque ; l'ensemble des dispositions se


cristallise dans la fixation familiale marquée qui entravera le développement des rela-
tions sociales et amoureuses ; il y a convergence entre les dispositions de la malade et
la sévérité morale de la mère, son désir de garder sa fille auprès d'elle et de ne pas l'ex-
poser aux risques du mariage.
II. Au cours des sept premières années de ménage, la malade est rebutée par la réa-
lité, qui lui apporte plus d'exigences que de satisfactions à ses désirs ; les torts en sont
attribués au mari, considéré comme trop attaché à sa famille, ce qui est précisément le
cas de la patiente.
III. De cet état général de frustration on passe à une jalousie plus spécifiquement
amoureuse et conjugale qui se manifeste d'abord par des soupçons et une surveillance
dissimulés.
IV. Sur ce fond se constituent, à la faveur d'incidents, des épisodes interprétatifs et
revendicatifs à thème de jalousie. L'opposition entre le désir et la réalité continue à
exercer son action profonde et continue. Ainsi le ton du conflit conjugal monte et cette
ascension aboutit à l'état paroxystique de septembre 1936.
Nous pouvons rapprocher de cette observation un cas personnel :
Mme M... 51 ans, est entrée dans mon service pour un délire de jalousie avec mena- …un cas personnel…
ce de mort à l'égard de son mari, voies de fait, conviction profonde de la culpabilité du
conjoint, basée sur des interprétations délirantes, dont certaines à caractère rétrospectif.
Il s'agissait d'une psychose paranoïaque à type de revendication passionnelle avec
construction d'un système démonstratif de pseudo-constats et d'accumulation de
preuves dérisoires. L'ensemble du comportement et de la conviction passionnelle était
très sthénique et entraînait une attitude de protestation violente contre l'internement.
L'analyse (corroborée par deux narco-analyses) décelait sous des tendances hétéro-
agressives un substratum masochiste à tendances auto-punitives. Insatisfaction conju-
gale. Refus de rapports contre nature et accusation complémentaire du vice de la riva-
le. Dans ce cas qui pouvait paraître purement psychogénétique, la nature morbide de
la jalousie transparaissait dans le fond cyclothymique, hyperesthésie émotionnelle
considérable et une profonde névrose d'angoisse. L'acmé passionnel ayant entraîné
l'internement s'était accompagné d'une expérience délirante avec obnubilation de la
conscience entraînant une amnésie très nette des événements qui furent la cause direc-
te de l'admission dans mon service.
La nature pathologique de cette jalousie se trouvait confirmée par ses antécédents
héréditaires : sa grand'mère maternelle avait présenté une crise mélancolique. Une des
sœurs a été neurasthénique et l'autre internée au Canada comme paranoïaque. … L'analyse de ces
Qu'il s'agisse d'hyperesthésie jalouse ou de délire d'interprétation systématisé de délires révèle un état de
jalousie, à la base de tous ces délires il existe des bouleversements de la structure for- déséquilibre foncier, des
crises d'excitation, des
melle de la vie psychique qui rendent ces états « incompréhensibles » dans le sens de
expériences délirantes
JASPERS 1. L'analyse de ces délires révèle en effet un état de déséquilibre foncier, des complexes, tous phéno-
crises d'excitation, des expériences délirantes complexes, tous phénomènes hétéro- mènes hétérogènes…

1. Cette « incompréhensibilité » constitue la structure formelle de ces délires. Elle est si patente
pour un clinicien exercé que dès que le jaloux est examiné, nous saute aux yeux la « typicité » de
ces délires, leurs caractères évolutifs et leurs aspects séméiologiques.

499
ÉTUDE N° 18

gènes, quant au développement de la personnalité. Pour si loin que nous permettent


d'aller les relations de compréhension qui lient le délire à la personnalité, elles ne nous
rendent pas compte du délire.

B. – LA JALOUSIE DÉLIRANTE SECONDAIRE A L'ALTÉRATION PROCESSUELLE DE LA


PERSONNALITÉ

… ces délires ne diffèrent Pour nous ces délires ne diffèrent des précédents, dont nous venons de souligner
des précédents, […] que qu'ils ne sauraient se réduire à un développement psychogénétique, que par leur carac-
par leur caractère plus tère plus nettement « processuels », c'est-à-dire par la fréquence, l'intensité et la durée
nettement « processuels »,
des expériences délirantes primaires. Aussi donnons-nous ici les critères de JASPERS
c'est-à-dire par la fréquen-
ce, l'intensité et la durée non point comme des critères différentiels à l'égard des délires que nous venons d'étu-
des expériences délirantes dier mais comme des critères communs aux deux groupes de délires.
primaires.… La psychose par processus, selon JASPERS, se présente avec les caractères suivants.
« On constate, dit-il, qu'à partir d'un moment déterminé, un nouveau développement
s'inaugure. Il y a irruption toujours nouvelle d'instances psychiques hétérogènes. Que
le bouleversement soit passager ou durable il dépend du processus sous-jacent. Il exis-
te une absence anarchique de régularité dans le décours des symptômes mentaux.
Toutes les manifestations se succèdent en des transitions où n'apparaît aucune dériva-
tion psychologique ; car elles dépendent ordinairement du processus ». C'est à partir
de l'analyse de deux observations que JASPERS a décrit ces délires de jalousie condi-
tionnés par un processus, description dont se détachent quelques particularités cli-
niques caractéristiques :
1° Il s'agit de personnes « un peu particulières » qui montrent un certain entête-
ment et sont assez excitables sans d'ailleurs que l'on puisse les distinguer des milliers
de personnes présentant les mêmes traits.
2° Le délire de jalousie (bientôt suivi d'idées de persécution) se déclare dans un
laps de temps relativement court ne dépassant pas un an environ.
3° Cette formation délirante est accompagnée de symptômes divers : inquiétude
(n'as-tu rien entendu ?), idées délirantes d'être observé... Illusions de la mémoire. « Les
écailles lui tombent des yeux ». Symptômes somatiques interprétés.
4° Ces malades s'entendent à relater d'une manière très expressive le fait de leur
empoisonnement et les états effrayants qui ont suivi. On n'a aucun point d'appui pour
affirmer les hallucinations.
5° On ne trouve aucune cause extérieure au déclenchement de tout le processus (à
savoir ni modification quelconque des circonstances de la vie ni le plus mince acci-
dent).
6° Dans le cours ultérieur de la vie (7 à 18 ans) aucune adjonction de nouvelles
idées délirantes, mais le sujet garde son délire ancien, ne l'oublie pas, il considère son

500
JALOUSIE MORBIDE

contenu comme la clef de sa destinée et traduit sa conviction par des actes. Il est pos-
sible et vraisemblable que se parachèvent les idées délirantes, mais cela se limite à
antidater certaines données de l'époque fatale relativement courte et du temps qui l'a
précédée. Le sujet n'est pas réticent.
7° II n'est pas question d'un affaiblissement démentiel quelconque. Il y a eu un
dérangement délirant qu'on peut concevoir comme localisé en un point et la personna-
lité ancienne l'élabore rationnellement avec ses sentiments et ses instincts anciens.
8° Ces personnalités présentent un complexe de symptômes qu'on peut rapprocher …Ces personnalités pré-
de l'hypomanie ; conscience de soi jamais défaillante, irritabilité, tendance à la colère sentent un complexe de
symptômes qu'on peut rap-
et à l'optimisme, dispositions qui à la moindre occasion se renversent en leur contrai-
procher de l'hypomanie…
re, activité incessante, joie d'entreprendre. On se rapportera à la thèse de LACAN 1 à
défaut de pouvoir se rapporter à l'article de JASPERS 2.
LAGACHE 3 a insisté à son tour :
1° Sur l'impossibilité d'une interprétation compréhensive à partir des événements
ou du caractère.
2° Sur un certain nombre de troubles concomitants : inquiétude, illusion de la
mémoire, idées d'empoisonnement, etc...
3° Sur la constitution rapide (en moins d'un an) d'une systématisation dont les
expériences délirantes initiales constituent la clé de voûte. L'observation publiée par …observation publiée par
MINKOWSKI 4 lui paraît à cet égard typique ; le délire était enveloppé dans une atmo- MINKOWSKI…
sphère de mystère, il se situait dans un « espace noir » analogue à celui que nous avons
devant nous, homogène et monotone, quand nous fermons les yeux. La jalousie dans
ce cas se développa sur le thème d'infidélité homosexuelle et le rival, ami du mari,
avait été précisément l'amant de la malade. A cette projection complexuelle manifeste
correspondait une pensée très altérée (trouble de la conscience de soi, étrangeté des
…la jalousie [perd] de sa
sentiments, aliénation de la pensée et de la parole intérieure, altération de la percep-
pureté pour se fondre
tion d'autrui, échange de personnalité entre elle et autrui). Autant dire que la jalousie dans un contexte délirant
perdait de sa pureté pour se fondre dans un contexte délirant et hallucinatoire. et hallucinatoire…
Les observations de LAGACHE qui correspondent à ce type de « délire proces-
suel » sont au nombre de dix. Dans un premier groupe (3 observations) il s'agit
d'états de jalousie contemporains des altérations de la personnalité. Constitution
rapide du délire, idées d'empoisonnement, imprécision des soupçons et des preuves,
déformation de la perception du moment et des personnages de la situation-triangu-
laire, situation complexuelle manifeste, etc., tels sont les traits majeurs de ce type de

1. LACAN, Thèse, Paris, 1932.


2. JASPERS, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1910.
3. LAGACHE, pp. 105 à 220 du t.1.
4. MINKOWSKI, Jalousie morbide sur un fond d'automatisme mental, Ann. Médico-Psycho., 1929, 11.

501
ÉTUDE N° 18

jalousie morbide qui se confond plus ou moins avec l'évolution de psychoses schi-
zophréniques l. Le cas de Dominique (observation XVI) est particulièrement inté-
ressant et LAGACHE insiste spécialement sur la projection anachronique du thème
dans le passé, sur l'incongruence de ce passé avec le présent et sur la charge de bou-
leversement que la jalousie emprunte au moment présent pour s'édifier dans le passé.
La jalousie de Dominique est comme étrangère à sa personnalité, elle est, dirions-
nous, essentiellement « fantasmique ». Les observations XVII et XVIII constituent
un deuxième groupe caractérise par le fait qu'après un processus psychotique d'alté-
ration de la personnalité, il se forme une jalousie anachronique également tournée
vers le passé. – Enfin dans un troisième groupe de faits (observations XIX à XXII)
c'est la jalousie qui « inaugure le processus », c'est-à-dire que la jalousie morbide,
d'abord analogue à un « délire passionnel » (pour lequel on emploie généralement le
terme de « paranoïaque » en raison de sa « clarté », et dont on parle avec JASPERS,
LACAN OU LAGACHE comme d'un simple développement de la personnalité) devient
…l'on ne saurait séparer,
ensuite manifestement « processuelle » ; de telles observations sont d'un intérêt
[à nos yeux] répétons-le,
le « délire-développement considérable, car elles montrent précisément que l'on ne saurait séparer, répétons-le,
d'une personnalité » du le « délire-développement d'une personnalité » du « délire-processus », le premier
« délire-processus »… étant à nos yeux déjà « processus » dans la mesure même où il est délire.

C. – LA JALOUSIE MORBIDE SYMPTOMATIQUE DE PROCESSUS ORGANIQUE

Nous venons de dire que le « délire-développement de la personnalité » est à rap-


procher du « délire-processus », nous pouvons ajouter que ces délires « sans condi-
tionnement organique connu » sont à leur tour à rapprocher de ce qui se passe dans les
…« délire », « processus» formes pathologiques de « jalousie par processus organique ». Tant il est vrai que
et « maladie » sont les « délire », « processus » et « maladie » sont les synonymes par lesquels on désigne le
synonymes par lesquels
même bouleversement somato-psychique que nous appelons « psychose ». Ce n'est
on désigne le même bou-
leversement somato-psy- donc que par un artifice, dont nous sommes conscients, et parce qu'ici, nous pouvons
chique que nous appelons faire état d'un processus étiologique connu ou plausible que nous étudions à part ces
« psychose ». « délires de jalousie symptomatiques ».
1° Le délire de jalousie alcoolique.

En premier lieu il convient d'étudier le délire alcoolique de jalousie. Il fut étudié


par MARCEL 2 déjà en 1847.

1. Nous n'étudierons pas ici tous les aspects cliniques de la jalousie dans les psychoses. Pour ce
qui est des « idées de jalousie » dans la démence précoce, on consultera le travail de P. ABELY et
C. FEUILLET (Ann. Méd.-Psycho., 1941, II, pp. 75 à 87).
2. MARCEL, De la folie causée par les boissons alcooliques, Paris, 1847.

502
JALOUSIE MORBIDE

– En Allemagne COHEN VAN BAREN 1 (1846) et KRAFFT-EBING 2 (1891) attribuè- …le délire alcoolique de
rent une importance considérable à l'alcoolisme dans l'étiologie de la jalousie, puis- jalousie. Il fut étudié par
MARCEL déjà en 1847…
qu'ils estimaient que 80% des alcooliques sont des jaloux. – En 1901, PARANT 3 rap-
pelait que l'action de l'alcoolisme, tout en ne faisant bien souvent que concourir avec
celle d'autres causes, telles que dégénérescence et troubles sexuels, peut faire naître le
délire de jalousie en dehors de tout « tempérament jaloux ». Cependant plus récem-
ment DUPOUY, CHATAGNON et TRELLES 4, étaient d'un avis opposé et pour eux l'alcool
ne crée pas la jalousie ; il exerce seulement une action libératrice et stimulante sur les
dispositions paranoïaques de jalousies préexistantes. Pour LAGACHE l'action de l'alcool
est d'abord « quantitative », c'est-à-dire que l'alcool entraîne une diminution du contrô-
le et stimule les automatismes ; mais elle est aussi qualitative en s'exerçant élective-
ment sur les fonctions sexuelles.
Ce délire de jalousie presque spécifique du sexe masculin s'élabore dans les accès
aigus alcooliques, mais on le rencontre plus ou moins organisé, plus ou moins inten-
se, plus ou moins durable dans toutes les manifestations de l'alcoolisme.
Dans les délires alcooliques aigus, les idées de jalousie sont fréquentes. On peut
observer des ivresses jalouses, des états d'onirisme jaloux qui, le plus souvent éphé-
mères, peuvent cependant ne constituer qu'une étape vers un délire permanent plus ou
moins systématisé.
Mais c'est surtout dans l'alcoolisme chronique que le délire de jalousie est le plus
fréquent. Il se manifeste, après une période d'incubation, par des soupçons à point de
départ souvent nocturnes. Ce délire est excessivement tenace et survit même à l'im-
prégnation alcoolique.
Le « délire d'interprétation à forme jalouse des Buveurs » 5 a été anciennement
étudié par ESCOUBE 6, BATTIER 6 et ISCOVESCU 7. R. MIGNOT 8 soulignait que ces délires
s'édifient sur des interprétations plutôt que sur des hallucinations ; « c'est le type par- « c'est le type parfait des
fait des psychoses à base d'interprétations délirantes », écrivait-il. SÉRIEUX et psychoses à base d'inter-
prétations délirantes »,
CAPGRAS 9 ont mis l'accent sur les « éclipses » et les accès « paroxystiques » qui ryth-
écrivait R. MIGNOT…
ment l'évolution de ces délires, véritables « moments féconds » de l'inspiration jalou-
se morbide. Ce sont en un certain sens des « délires de rêve à rêve », de « confusion à
confusion ». Au cours de ces délires chroniques en effet apparaissent des accès subai-

1. COHEN VAN BAREN, Zeitsch. für Psych., t. I, p. 601.


2. KRAFFT-EBING, Traité clinique et Médecine Légale des Aliénés.
3. PARANT, Les délires de jalousie, Thèse, Paris, 1901.
4. DUPOUY, CHATAGNON et TRELLES, Présentation de deux jaloux, Soc. Méd. Ment., 1930.
5. L'Eifersuchtwahn der Trunker, des auteurs allemands.
6. Cités par NEVEU, Thèse, Paris, 1941.
7. ISCOVESCU, Des idées de jalousie dans le délire alcoolique, Thèse, Paris, 1898.
8. TRIBOULET, MATHIEU, MIGNOT, Traité de l'Alcoolisme, Paris, 1903.
9. SÉRIEUX et CAPGRAS, Le délire d'interprétations, 1909.

503
ÉTUDE N° 18

gus qui aggravent le pronostic et pendant lesquels s'exacerbent les idées délirantes. Ces
…tous les classiques ont « expériences délirantes aiguës » plus ou moins oniriques s'accompagnent de troubles
insisté sur l'érotisme et
psychosensoriels comme dans la fameuse observation de GARNIER 1 où le malade frap-
l'obscénité des représenta-
tions dans les rêves et les
pait l'image hallucinatoire de l'amant de sa femme. – Rappelons enfin que tous les clas-
hallucinations pénibles de siques ont insisté sur l'érotisme et l'obscénité des représentations dans les rêves et les
ces malades… hallucinations pénibles de ces malades.
Pour LAGACHE 2, les délires de jalousie alcoolique se présentent, en clinique, selon
toute une gamme de types. Il distingue : 1° la jalousie ébrieuse (1 cas) ; 2° les réac-
tions psychologiques morbides du type de la jalousie passionnelle morbide ou « hyper-
esthésie jalouse » des classiques (4 cas) ; 3° les délires d'interprétation qui s'amendent
dans le délai de la désintoxica tion toxique (3 cas) ; 4° des états de jalousie du type du
délire chronique d'interprétation (1 cas) ; 5 des bouffées interprétatives avec altération
de la personnalité (1cas) ; 6° des états de jalousie du type de la psychose hallucinatoi-
re chronique (1cas) ; 7° des états de jalousie de type confuso-chronique du delirium
tremens (1 cas) ; 8° enfin des cas mixtes où s'intriquent les divers symptômes et les
divers mécanismes (1 cas). – Il insiste sur les caractères communs de tous ces cas : éré-
thisme affectif de caractère mixte plus net que chez le passionnel ou l'interprétant – rôle
considérable de la lubricité et de la perversité sexuelle dans les représentations déli-
rantes – troubles sexuels et notamment impuissance – caractère bruyant, scandaleux et
obscène des manifestations – aggravation sous l'influence des facteurs d'alcoolisation
(influence saisonnière, vespérale, nocturne) – enfin, fréquence des idées d'empoison-
nement en rapport avec les troubles digestifs.
NEVEU 3 dans son étude des « délires chroniques » a noté lui aussi et une fois de
plus la fréquence des « idées de jalousie » chez les alcooliques : elles se développent,
dit-il, sur un fond d'interprétations. Quelquefois, elles peuvent être inconscientes et ne
s'exprimer que dans le rêve. « Celui-ci peut être la source d'une conviction délirante et
cette conviction est parfois entretenue par des rêves successifs partiellement amné-
siques, origine d'un sentiment de jalousie inexpliqué. Dans une de ses observations,
son malade exprime dans la jalousie à l'égard de sa mère la haine qu'il ressentait à son
égard et ses rêves de coït incestueux révélaient naturellement des tendances œdi-
piennes profondes. D'autres fois, c'est dans l'hallucination que se projette la jalousie.
Le thème de jalousie doit être rapproché d'après NEVEU de celui d'agression sexuelle
si fréquent également dans les délires alcooliques et de celui d'empoisonnement qui
lie, pour ainsi dire, la haine à la vengeance perfide dans l'événement persécutif.
LLOPIS LLORET et A. ESCUDERO ORTUNO 4 ont récemment bien analysé la structu-
…la multiplicité de l'ima- re formelle de la conscience onirique de jalousie dans le delirium tremens. Ils ont insis-
ge du rival… té sur la multiplicité de l'image du rival (série de personnages, arabes, soldats, etc.).

1. GARNIER, 11, pp. 239 à 292.


2. LAGACHE, I, pp. 239 à 292.
3. NEVEU, Les Délires chroniques des alcooliques, Thèse, Paris, 1941.
4. LLOPIS LLORET et A. ESCUDERO ORTUNO, El delirio de infedelidad conjugal multiple. Actas
luso-españolas de Nettro. y Psiq., 1948, pp. 217 à 225.

504
JALOUSIE MORBIDE

2° La jalousie morbide des toxicomanes.


LAGACHE (Observation VII) a décrit la jalousie d'un dessinateur de 49 ans désé-
quilibré, pervers, émotif impulsif, et éthéromane. La surexcitation psychomotrice, l'in-
stabilité agressive, l'excitation érotique et perverse en constituaient les traits essentiels.
LAGACHE fait remarquer à ce sujet très justement que les particularités cliniques ne …les particularités cli-
dépendent pas de propriétés spécifiques du toxique, mais que « en grande partie (elles) niques ne dépendent pas
de propriétés spécifiques
se ramènent à la profondeur de la désintégration ». Dans ces jalousies toxiques, ajou-
du toxique…
te-t-il, « la jalousie a ses racines les plus anciennes dans le déséquilibre psychique et
la situation vitale ».
3° Dans les affections cérébrales.
Les observations sont rares. Signalons cependant le cas de LAGACHE (XXVI) qui
est intéressant à cet égard. Il s'agissait d'un malade de 31 ans, atteint d'épilepsie
Bravais-Jacksonienne, post-traumatique avec syndrome de WEBER. Au cours d'acci-
dents paroxystiques, le malade présentait des états de jalousie avec délire d'agression
homosexuelle « ayant un minimum de liens avec la personnalité ».
Les idées délirantes de jalousie dans l'encéphalite épidémique peuvent se déve-
lopper à la suite des expériences délirantes érotiques, oniriques ou oniroïdes qui s'ob-
servent dans cette affection.
On trouvera à cet égard des observations intéressantes dans les travaux de CLAUDE
et Henri EY 1 et de DUPOUY, COURTOIS et BOREL 2. Là encore l'onirisme constitue le
miroir où jouent et se mêlent les fantaisies et toutes les « imagos » qui constituent la
formule complexuelle de la jalousie. DUPOUY, CHATAGNON et TRELLES 3 ont admis que
le processus encéphalitique réalisait une véritable « néoformation » jalouse, tant le
développement d'une jalousie morbide leur ayant paru directement engendré par l'en-
céphalite.
4° Dans la démence sénile.
Il est assez fréquent d'observer des idées de jalousie, chez les vieillards, fait signa-
lé par CHRISTIANSEN 4 dès 1895. Il cite des observations comme celle d'un maniaque
de soixante-dix ans dont la femme, disait-il, « avait une baraque de prostitution à la
foire du trône », et celle d'un vieillard mélancolique qui s'entendait appeler « le cerf »
et se levait la nuit pour chercher les amants de sa femme. Dans sa thèse fort intéres-
sante, PUYUELO 5 étudie avec un peu plus de détails la jalousie morbide des vieillards.

1. CLAUDE et Henri EY, Troubles psychosensoriels et états oniriques dans l'Encéphalite épidé-
mique chronique. Presse Médicale, 1933.
2. DUPOUY, COURTOIS et BOREL, Délire de jalousie chez les Parkinsoniens, Ann. Médico-Psycho.,
1932, 11.
3. DUPOUY, CHATAGNON et TRELLES, SOC. Clin. Méd. Ment., 1930.
4. CHRISTIANSEN, Le délire érotique des vieillards.
5. PUYUELO, La jalousie, Thèse de Bordeaux, 1935, pp. 93 à 98.

505
ÉTUDE N° 18

Chez certains vieillards la jalousie apparaît comme un symptôme précoce de démence


sénile, contrastant généralement avec le caractère antérieur du malade. Le délire par-
ticipe des troubles intellectuels séniles, « les idées délirantes sont absurdes, invrai-
semblables, contradictoires et offrent le cachet de la démence sur laquelle elles sont
…[ dans la démence séni-
implantées ». On observe parfois des troubles psycho-sensoriels et le malade se montre
le], Les idées de jalousie
ne sont pas toujours
d'une très grande irritabilité et d'une violente grossièreté. Les idées de jalousie ne sont
pures, elles se mêlent à pas toujours pures, elles se mêlent à des idées hypochondriaques et à des idées de per-
des idées hypochon- sécution, d'empoisonnement, d'indignité, plus ou moins systématisées. L'excitation
driaques et à des idées de
génésique considérable a frappé les observateurs. Les fantasmes œdipiens renversés se
persécution, d'empoison-
nement, d'indignité…
mêlent à cet érotisme jaloux. C'était le cas pour le malade dont PARANT rapporte
d'après RESPINE l'observation : à 67 ans et depuis quelques années, il se livrait à des
excès sexuels et tua par jalousie sa fille qu'il avait surprise avec un amant.
5° Dans la paralysie générale.
L'éventualité des délires de jalousie soit au cours de l'évolution soit surtout au
début (comme dans le cas d'HEUYER et DESCLAUX 1) est bien connue également et nous
n'y insisterons pas.

§ III. – STRUCTURE DE LA JALOUSIE MORBIDE


…La jalousie morbide, La jalousie morbide, essentiellement délirante comme nous venons de le voir, est
essentiellement délirante une passion pathologique. Mais une passion qui structura-lement est incommensurable
[…] est une passion
avec la passion normale. C'est une passion dont le développement est purement inter-
pathologique.[…] Son
développement est pure- ne et absolument irrationnel. Sans doute peut-il paraître naïf de vouloir caractériser la
ment interne et absolu- passion pathologique par les qualités, somme toute, communes à toute passion, mais
ment irrationnel… nous allons voir que la structure interne et irrationnelle de la passion morbide jalouse
est précisément différente de la structure passionnelle normale.
Rapportons-nous au chapitre fondamental que D. LAGACHE a consacré à ce pro-
blème 2. Il rappelle que l'on peut soutenir avec DESCURET 3 que l'état passionnel de la
jalousie normale et celui de la jalousie pathologique ne diffèrent que par la durée: au
cours des passions invétérées, dit-il, on peut observer des « paroxysmes de folie ».
Mais on se demande comment alors peut se poser le problème d'une « jalousie morbi-
de » qui s'impose pourtant au clinicien. On peut soutenir aussi que toute jalousie est
morbide et c'est ce que ne manquent pas de faire de nombreux psychiatres qui accep-
tent de « considérer comme pathologique » tout état passionnel assez intense pour

1. HEUYER et DESCLAUX, Ann. Méd.-Psycho., 1943, I, p. 439.


2. LAGACHE, De la jalousie non pathologique ou jalousie psychologique, I, pp. 305 à 320.
3. DESCURET, La Médecine des Passions, 1844. Consulter sur ce point aussi l'ouvrage de P.
MOREAU (de Tours) fils, (De la folie jalouse, 1877) où cette thèse est affirmée sous l'autorité de
TRÉLAT.

506
JALOUSIE MORBIDE

entraîner des réactions dangereuses. Lorsque, à la Société médico-psychologique,


CAPGRAS 1 fit sa communication sur les « crimes et délires passionnels » une longue
discussion s'en suivit et on peut établir ainsi les conclusions de ce débat. Quand il s'agit
vraiment de délire passionnel de revendication, 1° le criminel est remarquablement
lucide, impassible et satisfait ; 2° les conceptions délirantes transparaissent dans le
contenu et les extravagances du thème (monstruosité des motifs et des mobiles de la
persécution ou de la jalousie et des actes « justiciers ») ; 3° la personnalité du crimi-
nel est une personnalité psychopathique, « déséquilibrée » ; 4° l'état passionnel est
porté à son paroxysme. Autant dire que tous ces critères ne sont pas très convaincants.
Mais ce qui l'est davantage c'est, encore une fois, la nécessité qui s'impose à nous tous,
de poser le problème, c'est-à-dire de sentir qu'il existe une différence entre la passion
vécue par un être normal et la passion vécue sur un registre pathologique. C'est au
fond, à la thèse de CANGUILHEM 2, qu'il faut s'en tenir : ce qui définit l'homme patho-
logique c'est ce par quoi il n'est plus « normatif », c'est-à-dire qu'il n'est plus capable
de répondre aux fluctuations du milieu en élaborant de nouvelles normes. La maladie
à cet égard est un rétrécissement et une impuissance. C'est, dit, à son tour, LAGACHE,
« un remaniement structural qui fait passer du monde personnel de l'homme sain au
monde personnel du malade ». Autrement dit, c'est une régression, terme que
LAGACHE n'emploie qu'avec une étonnante réserve alors qu'il nous paraît susceptible
d'orienter la solution du problème. Peut-être, en y recourant plus résolument, se serait-
il épargné le paradoxe de sa position, lorsqu'il présente le pathologique comme carac-
térisé par la formation d'une « norme », c'est-à-dire, précise-t-il, une attitude stabilisée,
une disposition permanente de la personne et, pour le cas particulier de la jalousie,
« une manière constante et habituelle de vivre la relation amoureuse et sexuelle ».
Cette manière d'équilibre ou de surcompensation caractérise bien, en effet, tout systè-
me paranoïaque et le délire passionnel en particulier, mais, outre qu'il n'est qu'un effet
d'un bouleversement initial et primordial proprement processuel, il représente une
…C'est la modalité
manière d'être si constante, si rigide, si irréversible qu'il est, justement, le contraire
régressive qui constitue la
d'une « norme ». Il est « anormal » parce qu'il est l'effet d'un accident évolutif, d'une maladie, et non point la
fixation anachronique ou d'une dissolution. C'est la modalité régressive qui constitue prétendue modalité « nor-
la maladie, et non point la prétendue modalité « normative » d'une simple « réaction » mative » d'une simple
« réaction »…
qui ne nous paraît pas compatible avec la notion même de maladie.
Or, si toute passion – et Dieu sait si les théologiens-moralistes ont insisté sur cet
aspect du « Traité des Passions » – est un état d'infériorité en ce sens que l'être qui se
livre à ces « excès », à ces « débordements », est plus près de la bête que de l'ange, il

1. CAPGRAS, Crimes et délires passionnels, Soc. Médico-Psycho., 1927.


2. CANGUILHEM, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et la pathologique, Thèse,
Strasbourg, 1943.

507
ÉTUDE N° 18

n'en reste pas moins que la passion normale a un double caractère fondamental : elle
est adaptée à une situation vitale et elle peut être « dominée ». Le premier de ces carac-
tères soustrait la passion à une détermination purement interne de ses mobiles. Sans
doute – et c'est en cela qu'elle est « passion » – est-elle subie comme une exigence
issue de soi-même pour autant que je me pose et que je m'oppose comme « revendi-
cant », « avide », « emporté », etc., dans l'élan et la véhémence de mon être profond
dressé de toute sa fureur contre l'événement, les circonstances et le milieu social. Mais
elle est née, sinon entièrement nourrie, de ma mise en situation dans le monde. Issue
de cette situation, même si j'y ajoute le complément constitutif de mes instincts, ma
passion en épouse les contours, en subit le sens et le poids. De telle sorte que la pas-
sion normale est pour ainsi dire soudée à son second critère : dépendant essentielle-
ment d'une situation, c'est-à-dire d'une manière d'être dans un aspect concret et fini du
monde, elle dépend de la conscience que je prends de cette situation, c'est-à-dire d'un
acquiescement implicite de mon jugement ou mieux de sa conformité à ma conception
réfléchie du monde, laquelle, pour être à l'arrière-plan, n'en demeure pas moins pré-
sente. Pour si frénétique que soit le mouvement auquel je m'abandonne, pour si vio-
lent et irrésistible que soit le tourbillon de mes sentiments je garde la possibilité de me
ressaisir et, après m'être livré à cette « folie », de la surmonter. Elle est un « paroxys-
me » consenti et, somme toute, sinon contrôlé, du moins contrôlable.
C'est précisément ce que ne peut pas être la maladie et c'est en quoi elle est mala-
die. La forme passionnelle qu'affecte la maladie, est un effet et non une cause de cette
manière de vivre les tourments de la frustration, c'est-à-dire d'être enfermé dans sa pas-
…l'endogénéité et l'irra- sion, de la subir et de s'y engloutir. Ici l'endogénéité et l'irrationalité de la jalousie
tionalité de la jalousie
morbide sont les qualités structurales et formelles de la conscience délirante. C'est ce
morbide sont les qualités
structurales et formelles qui nous explique que les études particulières de JASPERS sur la jalousie morbide aient
de la conscience déliran- conduit justement à la psychopathologie générale de la pensée délirante. C'est ce qui
te. C'est ce qui nous nous explique encore que G. DE CLÉRAMBAULT ait pu si admirablement décrire la mor-
explique que les études
phologie des délires passionnels, c'est-à-dire en déterminer la structure formelle 1 : « Il
particulières de JASPERS
sur la jalousie morbide existe certes, écrivait-il en 1921, des cas limites mais dans l'immense majorité des cas
aient conduit justement à la différenciation entre état passionnel banal et état passionnel morbide est possible.
la psychopathologie Les critériums en outre de la table thématique (coexistence typique des formules et des
générale de la pensée
thèmes) sont l'intensité des réactions, la persistance, l'incoercibilité, la dyslogie, l'hy-
délirante…
pertonie, sur fond de perversité et d'impulsivité ».
La légitimité même du concept de « jalousie morbide », reconnue de si éclatante
façon, nous incite donc à en établir ses caractéristiques structurales fondamentales.

1. D. DE CLÉRAMBAULT, Les psychoses passionnelles, Œuvre, pp. 323 à 449.

508
JALOUSIE MORBIDE

Les modifications de l'activité noétique constituent les modalités propres de l'irra- …Les modifications de
tionnalité de la jalousie morbide. Répétons-le de crainte de paraître l'oublier : certes, l'activité noétique consti-
tuent les modalités
tout état passionnel est – c'est un lieu commun – essentiellement irrationnel et soumis
propres de l'irrationnalité
aux lois de la « logique affective », c'est-à-dire, en fin de compte, soustrait aux lois de de la jalousie morbide…
la logique tout court ; mais la « conscience » du jaloux morbide et ses modes de
connaissance constituent une chute de niveau 1 en ce sens que la pensée du jaloux
pathologique a perdu non seulement sa clarté et sa rationalité, ce qui est le cas de toute
« connaissance » passionnelle, mais la possibilité d'être claire et rationnelle. C'est ce
qui nous explique qu'une étude de la « jalousie vécue », quand elle prend pour objet
presque exclusif de son analyse la jalousie morbide, comme celle de LAGACHE, met …l'analyse la jalousie
perpétuellement en évidence les modalités de connaissance paranoïaque que LACAN morbide, comme celle de
LAGACHE, met perpétuel-
avait magistralement exposées, il y a quelques années 2. Les altérations de l'activité
lement en évidence les
noétique sont majeures dans ces « moments féconds », ou ces « phases matricielles » modalités de la connais-
des délires de jalousie qui se présentent en clinique sous forme onirique, oniroïde, sance paranoïaque…
maniaque, etc. Le cas des délires alcooliques de jalousie est à cet égard absolument (LACAN)…

probant. Ce que nous avons dit des élaborations de la jalousie dans le rêve ou les
phases parahypniques rejoint cette constatation. Mais, même quand le jaloux est
« lucide » et « calme », sa pensée garde l'empreinte de cette profonde modification de
sa vie psychique. Rapportons-nous à cet égard à l'analyse par LAGACHE de ses cas
« Anna » et « Simon » 3. Leurs expériences fondamentales se sont constituées sur la
base de sentiments pathologiques, effets de la régression de la pensée vers ses formes
magiques et archaïques de connaissance. Les expériences « Imaginatives » de « l'in-
trusion », du « regard », de la « trahison », et de 1' « excommunion » sont vécues,
comme les « postulats passionnels » de G. DE CLÉRAMBAULT, sur un registre de pro-
jection quasi ou même typiquement hallucinatoire. Les fausses perceptions, les illu-
sions, les interprétations, constituent les sources classiques de cette connaissance :
« La place des pressentiments anxieux, des illusions, des fausses connaissances, des
fantasmes, des rêves parmi les matériaux de la croyance montre bien le rôle de l'à prio-
ri représenté par les structures intentionnelles de l'amour jaloux et le postulat de la
jalousie » 4. On conçoit que la « connaissance » jalouse morbide qui plonge ses racines
profondes dans le monde des images, comme nous le verrons plus loin, emprunte, à la
fois, son système de valeurs « asséritives », ses hésitations 5, son perpétuel doute, ses

1. LAGACHE, II, p. 114.


2. Conférence de 1932 à l'Évolution psychiatrique restée inédite.
3. LAGACHE, II, pp. 95 à 126.
4. LAGACHE, II, p. 101.
5. Le caractère classiquement douleur de la jalousie s'explique, dit excellemment LAGACHE, II, p.
115, par le décalage entre les possibilités d'une connaissance psychologique et les aspirations de
la connaissance jalouse qui vise à la certitude de l'être.

509
ÉTUDE N° 18

soudaines illuminations, ses « pseudo-constats », la furtivité même des événements qui


lui fournissent sa trame, à une organisation noétique de la conscience profondément
altérée. Lorsqu'il s'agit d'une régression plus profonde (formes paranoïdes) on peut,
avec LAGACHE 1 distinguer des formes asséritives, interprétatives (« à la limite des hal-
lucinations verbales périphériques »), imaginatives, hallucinatoires verbales orinoïdes
avec rêve persécutif et enfin oniriques. Cette dernière forme, remarque LAGACHE, est
très intéressante « parce qu'elle réalise pleinement l'aspiration scoptophilique imma-
nente à la connaissance jalouse ».
…le monde de la jalousie C'est ainsi que le monde de la jalousie morbide est un monde chancelant, trait qui
morbide est un monde nous paraît plus fondamental que LAGACHE ne paraît l'avoir vu. C'est le monde qui
chancelant […] C'est le
reflète l'inconsistance de la conscience, sa perplexité et sa dispersion dans une plura-
monde qui reflète l'incon-
sistance de la conscience, lité chaotique de forces antagonistes. Autrement dit, c'est le monde de l'angoisse.
sa perplexité et sa disper- LAGACHE a été davantage frappé par le rétrécissement de l'univers jaloux : « A ce
sion dans une pluralité monde rétréci dans l'espace et le temps, l'entourage cosmique et social constitue un
chaotique de forces anta-
horizon qui n'est ni vide ni indifférent. Cet entourage immédiat est aussi un monde qui
gonistes. Autrement dit,
c'est le monde de l'an- se refuse, un monde qui chez les paranoïdes devient hostile et inquiétant » (II, p. 94).
goisse… Peut-être pourrions-nous dire qu'il a raison d'étudier la « concentration sur le monde
privé » du monde jaloux dans les formes délirantes systématisées, qui constituent les
psychoses paranoïaques, mais que la jalousie des « états aigus » et des délires para-
noïdes (qui s'organisent au même niveau, généralement profond, que ces états aigus)
est le signe, l'effet, d'une dislocation de la conscience, laquelle prive le monde de son
atmosphère de sécurité comme l'être de ses pouvoirs ou de ses droits de conquête et de
possession.
…Ainsi paraît bien éta- Ainsi paraît bien établie la structure proprement « négative », déficitaire de la
blie la structure propre- jalousie pathologique. Elle prend sa source dans la désorganisation formelle de la
ment « négative », défici- conscience morbide, elle exprime et vit dans un thème significatif de défiance, la struc-
taire de la jalousie patho-
ture croulante de la réalité.
logique…
La structure fantasmique de la jalousie morbide éclate avec évidence dans la sub-
stitution du roman délirant à la réalité, mais aussi dans le complément d'imaginaire que
le jaloux morbide ajoute à une situation d'infidélité réelle ou plausible. Elle se joue sur
le plan des images et n'a pour ainsi dire besoin de recourir à aucune réalité pour naître
et se développer. Tout entière enracinée dans la dynamique complexuelle de l'être, ce
…Le fantôme du rival sont ses exigences qu'elle exprime et c'est la projection de ses images qui constitue le
jaillit d'un besoin profond faux événement de l'intrusion. Ce sont les conflits internes qui sont figurés sur la scène
de vivre la situation
délirante de la jalousie. Le fantôme du rival jaillit d'un besoin profond de vivre la situa-
amoureuse, […], comme
un drame « à trois » et tion amoureuse, non pas comme un « tête à tête » ou un « corps à corps » privé, mais
ouvert… comme un drame « à trois » et ouvert.

1. LAGACHE, II, p. 113.

510
JALOUSIE MORBIDE

La structure « triangulaire » de la jalousie exige ici, en l'absence de rival « réel »,


l'intervention d'un rival imaginaire dont le personnage totalement ou partiellement fic-
tif incarne la puissance néfaste, d'agressivité et de perversité qui émane du jaloux lui-
même. Cette intrusion fantasmique modifie les positions respectives du jaloux et de
l'objet de sa jalousie. Nous avons déjà souligné combien l'amour jaloux contenait de
haine. La virtualité de ce courant affectif négatif s'actualise sans toutefois se démas-
quer, dans l'inversion des proportions amour-haine : « Je l'aime » ne devient pas « je
le hais » mais tout le comportement se charge du sens de cette haine inconsciente et
on sait quelle agressivité se décharge constamment sur le partenaire, malheureuse vic-
time de l'amour jaloux 1. Si la jalousie déploie sa haine sous l'apparence de l'amour,
c'est certainement parce que le « partenaire » n'est pas, ne peut jamais être idéal. « Le
partenaire idéal propre à remplir les aspirations de l'amour jaloux ne peut être qu'un
partenaire imaginaire. Un être réel ne peut être actuellement possédé en totalité : il ne
se donne que par « facettes » dans des présentations auxquelles le tout de son existen-
ce passée, présente et future constitue un horizon représenté » (LAGACHE). Tel est le
drame éternel de l'amour, car, dans une relation réelle, le degré de la « déception fon-
damentale » corrélatif au caractère captatif de l'amour ménage toujours dans le couple
la possibilité du dépit, de l'infidélité et de la vengeance. C'est cette « altéralité » …C'est cette « altéralité »
(LAGACHE) du partenaire qui est la blessure profonde, la faille de l'amour par où s'in- (LAGACHE) du partenaire
qui est la blessure profon-
filtre avec la haine, l'image de l'Autre. Ainsi se glisse dans la figure linéaire, dans le
de, la faille de l'amour
« lien » de l'amour, la possibilité d'une autre présence et « le jaloux cherche à réaliser par où s'infiltre avec la
la présence de ce qui par essence est absent, conduite de présentification, d'avoir-pos- haine, l'image de
session et d'avoir-jouissance dans la jalousie rétrospective et la jalousie prospective » l'Autre…
…le jaloux remplace une
(LAGACHE). Dans la jalousie, pourrions-nous dire, le jaloux remplace une absence
absence affective par une
affective par une présence irréelle. présence irréelle…
Mais il y a plus et l'image du « Rival » ne comble pas seulement un vide, une
absence ou un inassouvissement, il introduit dans la relation amoureuse une substitu-
tion d'objet. Nous avons vu à propos de l'homosexualité 2 que l'image de son propre
corps sexué et du corps de l'autre sexe forment un bloc primitif que le choix objectal
dissocie sans le diviser complètement. De même se cacher, voir ou être vu, sont des
moments d'un même cycle de la relation amoureuse pour autant que le regard consti-
tue la forme fondamentale de cette relation 3. La situation triangulaire de la jalousie
morbide représente un retour à ces fantasmes, nœud de la situation œdipienne et lieu
géométrique de l'identification de Soi avec l'un ou l'autre sexe.

1. Le meurtre du partenaire semble être plus fréquent de la part de l'homme jaloux tandis que la
femme jalouse tue de préférence sa rivale (LAGACHE). C'est peut-être parce que la femme va
moins directement jusqu'au bout de ses fantasmes.
2. Étude n° 13, Perversité et Perversions.
3. Étude n° 12, Exhibitionnisme.

511
ÉTUDE N° 18

…c'est à l'immanente Autrement dit, c'est à l'immanente ambivalence de notre système pulsionnel que
ambivalence de notre sys- correspond le fantasme de l'intrusion du rival. Soit qu'il double le sexe du partenaire
tème pulsionnel que cor-
« infidèle » quand la trahison de celui-ci est présumée homosexuelle, et permette une
respond le fantasme de
l'intrusion du rival… satisfaction symétrique et secrète. Soit qu'il introduise un tiers du même sexe que le
jaloux (cas le plus fréquent) dans le couple et élargisse ainsi jusqu'à l'inverser le plai-
sir d'aimer. Soit enfin que ce fantasme du rival domine jusqu'à l'abolir l'image de l'in-
fidèle. Toutes situations ou possibilités qui s'expriment en termes approximatifs de la
fameuse formule de FREUD « je ne l'aime pas lui, c'est elle qui l'aime ».
Or c'est une des dimensions structurales les plus authentiques de la jalousie mor-
bide que de mettre à jour ce substratum complexuel de la jalousie 1. Tout ce que l'on
a dit (et que nous avons rappelé plus haut) sur la « lubricité » et la « perversité » des
jaloux alcooliques, encéphalitiques, etc... les exemples cliniques que la pratique nous
offre constamment (et dont on trouvera dans l'ouvrage de LAGACHE de très belles
observations), la fréquence des « composantes » homosexuelles, incestueuses, exhibi-
tionnistes, scoptophilique, sadique ou masochiste, des délires de jalousie, tous ces
traits typiques de la jalousie pathologique nous permettent de mieux la saisir pour ce
qu'elle est. Si l'amour est d'autant plus fort et normal qu'il enferme deux êtres de sexe
opposé dans l'espace rigoureusement clos d'un corps double et seulement double ; si la
jalousie normale est la crainte ou le dépit d'une intrusion effective dans cet espace
fermé, la jalousie morbide est une production fantasmique qui n'introduit pas, (puis-
qu'elles y sont déjà incluses), mais qui libère les « imagos » antagonistes dont est for-
mée l'image unique du partenaire, en tant qu'objet de la relation amoureuse. Cette divi-
…Cette division de l'ob-
sion de l'objet, en ses parties constitutives, est l'essence de la jalousie complexuelle.
jet, en ses parties consti-
tutives, est l'essence de la Ainsi, c'est l'opacité et l'actualité d'une image jusque-là transparente et virtuelle qui, en
jalousie complexuelle… faisant apparaître le « Rival », cristallise le délire de jalousie.

1. Pour HESNARD (L'univers morbide de la faute, 1949. L'attribution au partenaire de la déchéan-


ce morale dans le délire de jalousie, pp. 125 à 131) l'accusation d'infidélité projette sur le parte-
naire l'auto-accusation et l'auto-punition. Dans cette perspective qui s'inscrit naturellement dans
la dialectique inconsciente de la jalousie morbide l'image du Rival est celle du Bourreau exigé
par la « pseudo-morale » de l'Inconscient.

512
JALOUSIE MORBIDE

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514
Étude n° 19
9. Les troubles de la mémoire.
10. La catatonie.
11. Impulsions.

MÉGALOMANIE
12. Exhibitionnisme.
13. Perversité et perversions.
14. Le suicide pathologique.
15. Anxiété morbide.
16. Délire des négations.
17. Hypochondrie.
18. Jalousie morbide.
19. Mégalomanie.

Par les « idées de grandeur » s'exprime une surestimation de tous les attributs de …Définition…
possession, de puissance et de valeur du Moi. Elles s'accompagnent souvent, mais pas
toujours, de sentiments euphoriques. Car, si la joie exalte les dispositions mégaloma-
niaques et ambitieuses, on les retrouve aussi dans d'autres constellations psycho-affec-
tives telles que l'orgueil, le sentiment de persécution et même nous le verrons dans l'in-
finité de la douleur. C'est dire que le « thème de grandeur », dès que nous l'approchons,
nous paraît refléter des structures délirantes très diverses.
L'Historique des « idées de grandeur », du « délire ambitieux », des « conceptions
mégalomaniaques », reflète d'ailleurs la diversité des complexes affectifs et délirants
dont l'idée de grandeur n'est qu'un fragment. Tout d'abord avec BAYLE, les idées de …Tout d'abord avec
grandeur sous leur forme euphorique, expansive, furent rattachées à la « folie paraly- BAYLE…

tique ». Plus tard FOVILLE (1889) entendit décrire une variété spéciale de délirants …Plus tard FOVILLE
chroniques plus ou moins nettement opposés aux persécutés : les mégalomanes. Le tra- (1889)…

vail d'épuration clinique que FALRET, LASÈGUE, FOVILLE, MAGNAN, LEGRAND DU

SAULLE, KRAEPELIN, etc.. concoururent à mener à bien dans la deuxième moitié du


XIXE siècle, révéla bientôt et rendit classique la profonde unité des thèmes de persécu-
tion et de grandeur. Autant dire que la mégalomanie fut alors étudiée en dehors de ce
fonds euphorique qui lui avait été primitivement reconnu, comme un thème qui se
développe souvent au sein de l'inquiétude et peut jaillir de la douleur morale elle-
même. On comprend que KLEIN (1888), dans sa thèse, ait consacré cette division som-
maire des idées de grandeur, en délires euphoriques et délires sans euphorie... Dans la …Dans la suite, à propos
suite, à propos de l'autisme schizophrénique, BLEULER (1911), appliquant les pre- de l'autisme schizophré-
nique, [et la compensa-
mières conceptions de FREUD, a montré que l'expansion mégalomaniaque exprime le
tion narcissique] BLEULER
narcissisme ou compense le heurt avec la dure réalité au terme des mécanismes de (1911)…
compensation sur lesquels ADLER 1 a tant insisté. Depuis on n'a cessé de broder sur ces …mécanismes de com-
thèmes. pensation décrits par
ADLER (1912)
Il est remarquable d'ailleurs que les délires mégalomaniaques n'ont été l'objet que

1. ADLER, Ueber den nervösen Charaktern, 1912 (trad. fr., 1926) ; Praxis und Théorie der
Individualpsychologie, 2e édit., Munich, 1924 ; Menschenkentniss, Leipzig, 1931, etc.

515
ÉTUDE N° 19

de très rares études approfondies.


§ I. – ANALYSE PSYCHOPATHOLOGIQUE DE LA
MÉGALOMANIE
…Les conceptions méga-
lomaniaques constituent Les conceptions mégalomaniaques constituent l'un des aspects fondamentaux des
l'un des aspects fonda- délires. L'idée de grandeur est presque aussi fréquente que le thème de persécution. Si
mentaux des délires.
nous voulons comprendre, par delà la diversité des thèmes, l'unité profonde de la pen-
L'idée de grandeur est
presque aussi fréquente sée délirante, nous devons saisir dans le cœur humain le double mouvement (selon le
que le thème de persécu- mot de SZONDI) de l'égosystole et de l'égodiastole qui en rythment le débit affectif. Car
tion… c'est le conflit de ces deux forces, ainsi que tous les moralistes et philosophes l'ont bien
aperçu, qui constitue le radical de tout idéal et de toute conduite, c'est-à-dire la structu-
re la plus profonde de notre vie morale. Celle-ci s'inscrit en fonction de deux directions,
…oblativité et d'avidité… ou plus exactement de ces deux pôles qu'Édouard PICHON a très bien désignés par les
deux termes d'oblativité et d'avidité. De l'oblativité relèvent les sentiments d'humilité et
d'effacement qui peuvent aller jusqu'à la délectation amère ou héroïque dans le sacrifi-
ce. De l'avidité dépendent les désirs de puissance, de conquête, de jouissance expansi-
ve, les sentiments d'orgueil et de domination. A ces deux pôles de la vie affective sur le
plan moral correspondent deux systèmes pulsionnels plus profonds appelés tour à tour
« libido » et « destrudo », instincts de puissance ou de culpabilité, etc. Le couple sado-
masochiste des pulsions libidinales primaires de la phase prégénitale constitue deux
foyers, l'un d'expansion agressive du moi, l'autre de retournement agressif contre soi qui
révèle cette profonde dualité structurale de l'être, les termes antinomiques du conflit
intime de notre existence. Le développement des instincts, leurs qualifications succes-
sives, leur organisation, l'équilibre des forces qu'ils représentent chez l'adulte normal,
laissent subsister au cœur de nous-même ces tendances fondamentales que notre carac-
tère inhibe soit dans un sens soit dans un autre ou laisse alterner au gré des circons-
tances et des comportements adaptatifs aux conditions et aux événements de notre
milieu vital. A cette dualité foncière de nos aspirations correspond le binôme délirant
fondamental : autoaccusation-mégalomanie. Au fond de tout délire, c'est une de ces
deux racines que l'on découvre. Quant au thème de persécution, il assure une fonction
de compromis entre ces deux tendances, d'où sa plus grande fréquence. Il implique, à
la fois, en effet, l'auto-accusation dont la persécution n'est qu'une expression retournée
du dehors contre soi, et la mégalomanie dont la persécution n'est que l'envers. On
conçoit dès lors quelle profonde parenté unissent dans la dialectique des thèmes déli-
rants, persécution et mégalomanie et il est aisé de prévoir, dans une telle perspective,
que l'idée de grandeur va circuler à travers toute la pensée délirante soit à titre d'impli-
cation dans le thème principal, soit au contraire comme énoncé thématique majeur, ou
en tout cas, comme une des deux dimensions nécessaires à tout délire pour autant qu'il
se situe dans le jeu de la rétraction ou de l'expansion du moi.

516
MÉGALOMANIE

A. – MÉGALOMANIE ET PSYCHOLOGIE NORMALE


Nous venons d'indiquer brièvement et aussi clairement que possible, que toute idée
de grandeur puisait sa source dans le bouillonnement commun des aspirations
humaines. C'est dire que l'idée de grandeur est certainement pressante chez tous les
hommes et qu'elle émerge sans cesse dans la psychologie normale.
La forme la plus caractéristique de cette émergence est la rêverie. Toute rêverie …La forme la plus
met en œuvre une tendance mégalomaniaque à construire des « châteaux en Espagne » caractéristique de cette
émergence [normale de
pour autant qu'elle est, en effet, une production de l'esprit, hors du jeu normal des
la mégalomanie] est la
contraintes logiques, pratiques et éthiques. Le « libre cours », la « spontanéité », la rêverie…
« facilité » de la rêverie en font l'expression à peu près constante de nos aspirations
d'avidité, de notre instinct de puissance, une sorte de revanche contre la dure opposi-
tion des réalités : elle est à la fois une « évasion » et une « compensation ». Cette fonc-
tion de soupape mégalomaniaque a été très bien étudiée par Paul BOREL, dès 1909 1.
Son étude a porté sur 90 observations de personnes normales parmi lesquelles 71 sur
90 (70%) se laissaient aller à des rêveries colorées d'idées de grandeur. P. BOREL a
considéré la mégalomanie de la rêverie comme analogue à l'exercice de la force phy-
sique dépensée dans les jeux de l'enfance. A cet âge, comme le montre l'enquête que
venait de faire à cette même époque SMITH 2, les rêveries portent surtout sur le jeu (qui
n'est lui-même qu'une rêverie en action « mettant en jeu » les tendances ambitieuses
de la rêverie). Chez des sujets plus âgés, le sentiment de force personnelle s'associait
dans la rêverie aux vêtements, à la parure, à la richesse extérieure et apparaissaient les
« idées de richesse », de luxe dans le costume et l'habitation qui prédominent réguliè-
rement de 8 à 10 ans dans les imaginations infantiles. Vers l'âge de 15 ans, ces rêve-
ries de richesse existent encore, mais moins fréquentes, les rêveries de gloire devenant
au contraire prépondérantes (gloire militaire, gloire scientifique ou politique, etc.) ; de
cet âge sont encore caractéristiques les rêveries humanitaires et philanthropiques, les
rêveries amoureuses, les rêveries de vie expansive et aventureuse et les rêveries de
puissance, de domination et de commandement. Au moment de l'adolescence, dit
BOREL, le « self-feeling » s'associe de plus en plus à la conscience de la force intel-
lectuelle, aussi voyons-nous prévaloir les idées de supériorité intellectuelle qui se tra-
duisent par les rêveries d'invention. C'est donc la psychologie de la rêverie et plus par-
ticulièrement celle de l'enfance qui nous rapproche le plus de la psychopathologie
mégalomaniaque. On comprend que GUIRAUD 3 ait pu retrouver dans les idées de gran-
deur la trace des rêveries infantiles. Mais l'âge par excellence de l'ambition, de l'ex-

1. P. BOREL, Rêverie et délire de grandeur, Journal de Psycho., 1909.


2. SMITH, Psychology of day dreams, Amer. J. of Psychology, 1904.
3. GUIRAUD, Souvenirs d'enfance et idées de grandeur, Ann. Médico-Psycho., 1928.

517
ÉTUDE N° 19

pansivité du moi, du self-feeling, et son insolente ou excentrique affirmation, c'est


l'adolescence. DEBESSE 1 a très minutieusement analysé ce mouvement d'exaltation
juvénile. Rappelant le mot de Ch. BLONDEL 2 : « Le mien passe normalement au
moment de la puberté par une phase d'excitation romanesque », l'auteur note, avec
SPRANGER 3, que le « Jugendbewegung » est non seulement source d'une culture du
moi mais encore culte du moi. Pour lui cette hypertrophie des valeurs égotistes est
constituée de deux éléments fondamentaux : d'une part une certaine énergie qui
cherche à se libérer, d'autre part une grande avidité, une disposition « prométhéenne »
de l'être pensant qui ne peut survivre à rien, répugne à toute spécialisation et vise à
l'universel. Naturellement la compensation du sentiment d'infériorité, si bien étudiée
par l'école de l'« lndividual-psychologie » d'ADLER, se retrouve au centre de cette
expansivité. Une des caractéristiques essentielles de la mégalomanie juvénile est qu'el-
…[L'adolescence] est une le se projette dans un idéal de soi qui assure l'unité de la personne et de sa polarisa-
période où l'ambition se
tion, de telle sorte que malgré sa frénésie et ses débordements, l'âme de l'adolescent
confond avec l'organisa-
tion même d'une morale transpose du plan du jeu enfantin au plan du sérieux son besoin de conquête et de puis-
de la pureté et de l'intran- sance. C'est une période où l'ambition se confond avec l'organisation même d'une
sigeance… morale de la pureté et de l'intransigeance.
Enfin cet élargissement des perspectives du moi qui prépare et mesure la carrière
future après avoir abouti aux rêveries romanesques, aux projets d'aventures, aux rêves
ambitieux les plus excentriques se résorbe. Il ne représentait qu'une phase de la matu-
ration de la personnalité et, en se faisant adulte, l'homme renonce généralement à être
un héros, un génie ou un saint... surtout s'il doit devenir l'un ou l'autre !
Cependant ces rêves juvéniles renaissent encore, comme nous le soulignions plus haut,
chez l'adulte dans la rêverie et aussi dans la hâblerie mythomaniaque, si caractéristique du
« mirage 4 » dans lequel se complaît l'imagination des Méridionaux et des Orientaux.
P. BOREL, dans un autre article 5, a tenté de démontrer qu'au contraire de ce qui se
passerait pour la rêverie, l'idée de grandeur serait presque toujours absente du rêve. La
pensée du dormeur semble cependant présenter, écrit P. BOREL, certains caractères qui
devraient « à priori » favoriser l'éclosion des idées de grandeur. Parmi ces caractères
de la pensée onirique il en est un, assez rarement mis en valeur du reste, mais que LE
LORRAIN et Havelock ELLIS ont bien décrit : c'est la « magnification de l'imagerie » et
« l'exagération des sentiments dans le rêve ». Pour ce dernier auteur, il y aurait une

1. DEBESSE, La crise d'originalité juvénile, Paris, 1936 cf. surtout pp. 164 à 193.
2. Ch. BLONDEL, La personnalité, Traité de DUMAS, II, p. 528.
3. E. SPRANGER, Psychologie des Jugendalters, 1928.
4. Le Nabab, d'Alphonse DAUDET, comprend de bonnes observations à cet égard d'un auteur qui
a rendu légendaires les fameuses mégalomanies de TARTARIN...
5. P. BOREL, Les idées de grandeur dans le rêve, Journal de Psychologie, 1914, p. 400. Article
posthume, car l'élève de DÉJÉRINE fut tué au début de la guerre de 1914.

518
MÉGALOMANIE

sorte de « mégalomanie normale » dans nos rêves, mais qui ne serait qu'accidentelle et
occasionnelle. L'explication de la rareté relative de la mégalomanie dans le rêve serait,
pour P. BOREL, le fait qu'il existe entre le rêve et la rêverie une différence considérable :
la conscience du moi ; la notion de personnalité est présente dans la rêverie et manque
dans le rêve, or elle est nécessaire à la formation de l'idée de grandeur. Cette explica-
tion est peut-être ingénieuse. Mais il ne semble pas très évident, si l'on en croit l'expé-
rience psychanalytique du monde onirique (et plus simplement l'expérience de la plu-
part des gens), que l'idée de grandeur dans les songes, que les rêves mégalomaniaques,
soient si rares que P. BOREL le pensait. En fait, il existe un grand nombre de scènes et
de thèmes ambitieux, mirobolants, acrobatiques, glorieux, héroïques ou somptueux
dans les aventures oniriques ainsi qu'il est facile de s'en rendre compte en se référant
au « matériel » de n'importe quelle analyse. Mais ce qui est en effet plus particulier au …ce qui est en effet plus
particulier au rêve, c'est
rêve, c'est la « magnification de l'image », sorte de complaisance de la conscience du
la « magnification de
rêveur pour l'agrandissement, la luxuriance, l'amplification théâtrale, l'énormité, la l'image » […] la luxu-
richesse, la grandeur de l'image vécue. C'est que, à ses degrés les plus inférieurs, le riance, l'amplification
rêve est si immédiatement soudé aux aspirations, aux intentions d'ailleurs obscures de théâtrale, l'énormité, la
richesse, la grandeur de
la conscience que celle-ci se repaît, se repose et se délecte dans cette imagerie issue
l'image vécue…
d'elle-même, morceau d'elle-même, où coule sa propre substance et qu'elle jouit de ses
images amplifiées par le foyer d'un prodigieux miroir, celui de ses désirs. C'est de cette
griserie, de cet ensorcellement, de cet enchantement, de cette toute-puissance de l'ima-
ge que naît la valeur privilégiée et esthétique du monde éidétique. Autrement dit :
même quand le rêve n'exprime pas nettement l'idée de grandeur, son atmosphère en est
tout imprégnée, car les aspirations mégalomaniaques s'accrochent, s'agglutinent au
monde des images, à ce monde qui est celui où se détendent les forces d'expansion
comprimées par la pensée vigile.

B. – DÉSÉQUILIBRE MÉGALOMANIAQUE DES VALEURS DU MOI


AUX DIVERS NIVEAUX DE RÉGRESSION PATHOLOGIQUE
C'est par le « jugement 1 » que les diverses valeurs de soi sont fixées selon un suf-
fisant taux d'objectivité. Jugement difficile et fragile puisque sa fonction autocritique
est particulièrement vulnérable et que perpétuellement elle risque de se suspendre ou
de s'altérer. Qu'il vienne à défaillir, à se fissurer, et l'armature qui contient avec peine
la formidable expansivité du moi, laissera (comme dans la rêverie, ou dans l'âme de

1. Ce « jugement » est, plutôt, une certaine « manière d'être au monde » où sont engagées non
seulement les opérations noétiques ou cognitives de la vieille psychologie des « facultés », mais
notre attitude affective et surtout notre perspective des valeurs morales et de réalité. Le « juge-
ment » doit être ici entendu comme la forme supérieure d'intégration du comportement et de la
pensée dans le système des valeurs, la hiérarchie des formes d'être et de possible.

519
ÉTUDE N° 19

l'adolescent) rompre à son profit la difficile et équitable estimation du moi par rapport
à autrui et au monde.
…Il paraît certain que Il paraît certain que certaines conditions de l'équilibre thymique (c'est-à-dire de l'in-
certaines conditions de tégration des variations émotionnelles) en disparaissant favorisent l'expression des pul-
l'équilibre thymique
sions mégalomaniaques. C'est le cas des états psychopathologiques essentiellement
(c'est-à-dire de l'intégra-
tion des variations émo- euphoristiques où la joie, comme nous le disions précédemment, enveloppe alors l'idée
tionnelles) en disparais- de grandeur ; celle-ci, ainsi libérée, jaillit de son propre élan. On connaît l'action des
sant favorisent l'expres- toxiques « hilarants » ou euphoristiques (opium, haschich, alcool, éther, etc...) qui, en
sion des pulsions mégalo-
altérant la conscience, produisent des sentiments d'alacrité, de confiance expansive ; ils
maniaques…
font voir la vie « en rose » ; ils élargissent les perspectives vitales ; ils renversent les
obstacles et sous la sourde poussée du désir brisent les résistances de la réalité et de la
raison. L'euphorie délirante des phtisiques, celle foncière de la paralysie générale à
forme expansive, celle des états d'excitation maniaque sont classiquement considérées
comme génératrices de tendances mégalomaniaques. MIGNARD, en étudiant les états de
satisfaction chez les déments, a montré quel rôle joue l'euphorie béate dans la genèse
de certaines idées de grandeur. Nous étudierons plus loin ce problème à propos de la
paralysie générale. De tels états euphoriques dépendent manifestement des perturba-
tions de la vie neuro-organo-végétative dont la « moria frontale » et les « états d'exci-
tation hypothalamiques » ont tour à tour depuis cinquante ans représenté le type privi-
légié. C'est dans ce sens que COTARD 1, déjà en 1888, parlait de « l'origine psychomo-
trice » du délire de grandeur et le fondait sur un automatisme hyperthymique, une exal-
tation des processus cérébraux. Mais si les sentiments euphoriques, l'état d'émotion pro-
voquent l'idéation mégalomaniaque, par un assez étrange paradoxe les états d'anxiété de
la paralysie générale n'en sont pas exemptés et la mélancolie peut donner au délire
mélancolique, et spécialement à celui de négation, une véritable dimension mégaloma
niaque : c'est le délire d'énormité (idées « pseudo-mégalomaniaques » de RÉGIS). Nous
aurons encore à souligner, plus loin, l'importance du lien qui unit la mégalomanie aux
délires « pessimistes » de persécution, de possession ou d'influence.
Mais le « mécanisme » le plus important de la genèse des idées de grandeur paraît
être différent et il convient plutôt de mettre l'accent sur la régression des capacités psy-
chiques et des troubles de la conscience qui « libèrent » tout ce que le jugement et la
conscience claire réprimaient : les forces expansives égotistes. L'importance des états
régressifs de la conscience et de la personnalité est telle que l'observation clinique la
plus rudimentaire a toujours montré l'idée de grandeur fâcheusement subordonnée à un
trouble déjà assez profond de la personnalité et des fonctions psychiques, soit dans les
états de démence soit dans les formes terminales des « vésanies ».

1. COTARD, De l'origine psychomotrice du délire, Congrès international de Médecine Mentale,


1889, p. 69.

520
MÉGALOMANIE

Nous devons rapidement examiner quelques niveaux psychopathologiques relati-


vement à leur capacité à produire le délire mégalomaniaque, selon l'un ou l'autre de ces
deux mécanismes.
a) C'est dans sa forme morbide la plus « élevée », comme hâblerie fantastique, que
se présente la mégalomanie. Comme si dans le mensonge, la fiction romancée ou le mira-
ge auquel le mythomane s'abandonne sans cesser de diriger ses inventions, le désir de
grandeur trouvait, à s'exprimer sur le registre de l'imaginaire, une suffisante satisfaction.
b) Dans les états de rêverie pathologique, connus chez nous sous le nom de
« délires aigus d'imagination », d'états schizomaniaques, de « bouffées délirantes », …dans les « bouffées
etc. 1... la prolifération fabulatoire se répand tout naturellement en thèmes de grandeur, délirantes », la proliféra-
tion fabulatoire se
fantaisies romanesques, héroïques, glorieuses et mirobolantes. Dans un monde magni-
répand tout naturelle-
fique et merveilleusement plastique sont vécues les prodigieuses aventures qui, jaillies ment en thèmes de gran-
des profondeurs du désir, cheminent dans une succession de miracles au travers d'une deur…
nature, d'un temps et d'un espace déjoués et comme asservis à la toute-puissance
magique du caprice. Selon le degré plus ou moins élevé de la rêverie, il s'agit soit de
fictions encore adhérentes au réel, parfois même vraisemblables, étayées sur des
« preuves », des « constats », des « démonstrations » et constituant un « système », soit
de rêveries très relâchées, très « libres », très « vagabondes », détachées au maximum
du monde réel et constituant une vaporeuse efflorescence de fantastique.
c) Dans les états d'exaltation maniaque, le jeu et l'emphase verbale sur laquelle …La clinique de l'exalta-
SÉGLAS 2 avait spécialement insisté sont générateurs d'idées de grandeur mobiles. La tion maniaque nous offre
fréquemment le tableau
clinique nous offre fréquemment chez ces malades le tableau d'une mégalomanie vola-
d'une mégalomanie vola-
tile et sautillante comme la fuite des idées elle-même (L. BINSWANGER). La plaisante- tile et sautillante comme
rie, l'humour, la vanité, le cabotinage tissent la trame de ce délire mouvant et incon- la fuite des idées elle-
sistant, rythmé par le vertigineux « tempo » d'une fantaisie endiablée. même…

d) Dans les états oniriques et oniroïdes, les rêves ambitieux qui peuplent l'oniris- …les rêves ambitieux
peuplent l'onirisme…
me sont vécus dans l'atmosphère exaltante des secrets révélés, du paradis entrouvert et
des prodigieuses extases. Les apparitions et révélations surnaturelles en constituent la
trame la plus fréquente et les expériences délirantes sont vécues comme visions, ins-
pirations divines et prophétiques, merveilleuses communications célestes. C'est sou-
vent aussi sur le registre érotique que le thème de grandeur enveloppe le sujet d'une
atmosphère lascive où il jouit délicieusement des accouplements satisfaisant au-delà
du possible les fantasmes libidinaux dont ils sont nés... Sur le plan de l'action politique
et sociale, enfin, sont vécues avec une extrême fréquence également des scènes de

1. On trouvera de bons exemples dans le travail de DUPRÉ et LOGRE, Les psychoses Imaginatives
aiguës, Ann. Médico-Psycho., août-septembre, 1914 et les travaux d'A. BOREL, et G. ROBIN, Les
rêveries morbides, Ann. Médico-Psycho., mars 1924, et Les rêveurs éveillés, I vol., Gallimard,
1925.
2. SÉGLAS, Journal de Psychologie, 1907, p. 240.

521
ÉTUDE N° 19

toute-puissance, d'héroïsme ou de mission grandiose, des exploits de réformation


sociale et de salut patriotique. Les états les plus profondément oniriques peuvent per-
mettre à la conscience du confus de vivre encore des événements merveilleux.
Rappelons, à ce sujet, ce que Havelock ELLIS a appelé la « magnification de l'image ».
Mais c'est surtout dans les états crépusculaires, les états oniroïdes que la conscience
dramatique élargit ses contenus jusqu'à l'infini du mystère et du grandiose. La « fin du
monde » 1, le déroulement d'événements surhumains, cosmiques ou historiques dont
le sujet est le centre, les grandes scènes apocalyptiques où il figure l'Antéchrist, les tra-
vaux fantastiques auxquels il se livre aux yeux du monde éperdu d'admiration, ses
prouesses de chevalier, ses victoires de conquérant, le prestige de sa mission divine et
l'épopée de ses dons exceptionnels se concrétisent en mille constructions et images
empruntées au roman, à la poésie ou aux arts plastiques et dont la figure héroïque de
Jeanne d'Arc émerge à peu près à coup sûr.
e) Dans les états démentiels. Ici, dans la dégradation du jugement, l'obscurcisse-
ment de la conscience, les désordres de la vie instinctive et au sein de la satisfaction
béate qu'éprouve celui qui, altéré dans son esprit critique, n'apprécie plus les limites
que le monde social, autrui, la nature, les lois de la logique ou les impératifs moraux
imposent à son expansion, nous trouvons un des niveaux psychopathologiques les plus
favorables à l'éclosion de la mégalomanie. C'est au sein de cette dégradation ampli-
fiante des valeurs du moi qu'elle s'est imposée dans la paralysie générale à l'observa-
…si la mégalomanie peut tion des psychiatres. Si elle n'est pas absolument caractéristique de la « démence para-
se rencontrer dans lytique » puisqu'elle peut se rencontrer dans d'autres états démentiels, c'est tout de
d'autres états démentiels,
même dans le délire mégalomaniaque du paralytique général qu'elle se présente sous
c'est tout de même dans le
délire mégalomaniaque son aspect le plus caractéristique. Comme dans les états oniroïdes dont nous venons de
du paralytique général parler, toute la vie psychique est alors vécue dans les dimensions amplifiées d'une
qu'elle se présente sous conscience élargie au point d'infliger la distorsion d'un miroir grossissant à tous ses
son aspect le plus carac-
contenus. Le moi physique moral et social, les autres, les choses, sont monstrueuse-
téristique…
ment exagérés et boursouflés. Les images et les mots les plus chargés de significations
colossales, énormes, formidables, fantastiques, inégalables, privilégiées se présentent
immédiatement à l'esprit imprimant aux projets du dément une hyperbolique déforma-
tion mégalomaniaque du monde et de sa propre personne. A cette hyperbole il adhère
« tout de go » avec une satisfaction béate ou parfois une conviction obstinée. Le plus
souvent jovial, confiant, hilare ou grandiloquent, il exprime complaisamment les idées
absurdes qui composent les thèmes multiples de sa mégalomanie. Sa personnalité et sa
conscience condensées dans un monde d'images narcissiques, il projette dans ses fabu-

1. Cf. l'étude de A. WETZEL, Weltuntergangerlebnis und Schizophrenie, Zeitsch. f. d. g. Neuro.,


1922, 78, p. 403 et celle de P. SCHIFF (La paranoïa de destruction : réaction de Samson et fantas-
me de la fin du Monde, Annales Médico-Psycho., 1946,1, p. 283).

522
MÉGALOMANIE

lations naïves ou grotesques, l'hypertrophique image qu'il se forme de lui-même, de


ses dons, de ses richesses, de sa puissance, d'autant plus grossis dans « le délire » qu'ils
appartiennent moins « au délirant ».
Naturellement la mégalomanie, contenue et exprimée comme nous venons de le
voir dans ces divers niveaux de dissolution de la conscience, peut s'organiser ainsi que
nous y insisterons plus loin sur le plan de la personnalité dans les formes délirantes ou
schizophréniques. Pour le moment il nous a suffi de montrer comment les modifica-
tions régressives de la vie psychique « libèrent » l'expansivité du Moi qui s'épanouit
en floraisons délirantes mégalomaniaques.

C. – LES ASPECTS SÉMEIOLOGIQUES DES « IDÉES DE GRANDEUR »


Nous pouvons distinguer dans les divers aspects mégalomaniaques que nous
observons dans les tableaux cliniques trois degrés dans l'organisation de la mégalo-
manie : les idées et sentiments euphoriques de satisfaction, les idées de grandeur orga-
nisées et enfin les grands délires mégalomaniaques,
1° Idées et sentiments euphoriques de satisfaction et de bonheur. Le sentiment fon-
damental peut être, soit celui d'une joie passive, la satisfaction béate avec un minimum
de représentations délirantes, soit celui de la joie active qui s'exprime dans l'exaltation
d'une exubérante activité. H. C. RUMKE 1, dans son étude phénoménologique et cli- …H. C. RUMKE, dans son
étude phénoménologique
nique des sentiments de bonheur, a analysé neuf cas (les seuls qui se soient prêtés à
et clinique des sentiments
son étude parmi quelque 5.000 malades de la « Valerius Klinik » d'Amsterdam). C'est de bonheur…
dire combien il tient pour rares ces états de bonheur chez nos malades. Cela l'a étonné
lui-même. Il est vrai qu'il avait eu soin de définir très sévèrememt ce sentiment selon
les critères de Willy MAYER 2. Pour cet auteur les caractéristiques phénoménologiques
des états d'ivresse heureuse (Glückrausch) sont : l'ivresse d'un bonheur essentiel – la
concentration – le mouvement centripète des tendances – la fusion du Moi dans le sen-
timent fondamental – trouble relatif de la structure aperceptive de la pensée qui reste
cependant claire quant à sa vividité et ses souvenirs – sensation de bien-être Quant aux
« sentiments de bonheur » ils sont caractérisés par la concentration – le rayonnement
vers le monde – l'exaltation des tendances – la maîtrise de soi – une conscience entiè-
rement claire. – Ces sentiments de bonheur s'accompagnent d'une impression de fraî-
cheur et de puissance. L'étude de RUMKE rapproche ces états plus ou moins extatiques
« de ravissement de l'expérience mystique, du rêve et de ces états hyponoïdes que
ZIEHEN avait décrit chez les enfants sous le nom d'« Eknoïa ». Naturellement ces sen-
timents de bien-être et d'exaltation sont vécus, sous forme de rêveries d'imaginations,

1. H. C. RUMKE, Zur Phänomenologie und Klinik des Glücksgefühls, I vol., Berlin, 1924
2. W. MAYER, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1914, 2.
3. ZIEHEN, Die Geisteskrankheiten des Kinderalters, I vol., 1915.

523
ÉTUDE N° 19

de représentations et d'impressions dont l'expansion mégalomaniaque ou égotiste


constitue la nuance fondamentale. Dans cette atmosphère de joie et de confiance émer-
gent des fantasmes de surestimation et de satisfaction qui peuvent viser l'état du corps,
sa bonne qualité, la force physique, la puissance sexuelle, les capacités psychiques, les
qualités de l'intelligence, de la puissance inventive, du talent, de l'activité artistique.
Les idées de satisfaction peuvent opérer une survalorisation sociale de l'individu : sa
place dans la hiérarchie sociale, sa richesse, son train de vie, ses relations sociales sont
éclairés d'un jour nouveau et favorable. Il s'agit là d'une vision euphoristique et majo-
…Ces états de satisfaction rative des choses et de soi. Ces états de satisfaction ont été admirablement étudiés par
ont été admirablement MIGNARD 1 dans la démence de l'idiotie où les idées délirantes apparaissent en étroite
étudiés par MIGNARD dans
relation avec un sentiment de joie passive ou de vive exaltation. Le plus souvent il
la démence de l'idiotie…
s'agit d'idées parcellaires vagues, variables et puériles qui émergent du chaos démen-
tiel et y retournent.
2° Les idées délirantes de grandeur.
Le thème de grandeur est ici plus explicite et nettement formulé. Il se détache du
fond mélodique affectif pour constituer une transformation mégalomaniaque de la per-
sonne et de sa mise en situation dans le monde. Les patients ne s'attribuent plus seule-
ment des dons, des qualités, des richesses, un avenir magnifique ; ils sont des person-
nages importants, puissants, extraordinaires : Jeanne d'Arc, le Pape, des monarques,
des héros ou plus « modestement » des vedettes. Notons parmi les plus communes les
idées délirantes de filiation, par lesquelles les malades s'affirment d'origine illustre,
les idées délirantes d'invention, les idées délirantes mystiques, qui les égalent aux
saints, à des prophètes, à des envoyés de Dieu, etc. Il y a lieu de rapprocher de ces
thèmes qui sont les plus communs certaines expressions mégalomaniaques délirantes
comme l'érotomanie (illusion d'être aimé par un être supérieur dans l'échelle des
valeurs sociales) ou les fabuleuses maternités, les métamorphoses sexuelles prodi-
gieuses, etc., qui compensent généralement la médiocrité ou la difficulté des relations
sexuelles réelles.
…Tous ces délirants sont Tous ces délirants sont remarquables par leurs attitudes hautaines, leurs extrava-
remarquables par leurs gances vestimentaires. Il est assez rare qu'ils soient réticents car la « bouffisure d'or-
attitudes hautaines, leurs
gueil » que représente leur délire ne cesse de transparaître et de s'affirmer. Les écrits,
extravagances vestimen-
taires… les pamphlets, les projets de réforme, les proclamations, les protestations contre leur
séquestration, parfois de véritables travaux d'érudition, d'exégèse, de héraldique
témoignent de leurs ambitions, de leur fausse science ou de leur insatiable besoin de
démonstration et d'exhibition.
3° Les délires de structure mégalomaniaque fondamentale. Par l'allusion que nous
venons de faire à ces mégalomanes littérateurs, faux savants ou philosophes, nous

1. MIGNARD, Les états de satisfaction dans la démence et l'idiotie, I vol., 1909.

524
MÉGALOMANIE

avons déjà annoncé ces formes de délire de grandeur qui constituent non seulement,
comme disait Gilbert BALLET, un « métabolisme de la personnalité » physique, socia-
le, morale dans un sens mégalomaniaque, mais une véritable métamorphose de la
conception du monde. Sans doute toute modification dans l'équilibre moi-monde
qu'exprime l'idée de grandeur transforme-t-elle, du même coup, toutes les perspectives
idéologiques des malades, mais nous avons, ici, spécialement en vue les cas cliniques
où le thème de grandeur est au premier plan et enveloppe l'ensemble de l'existence du …le thème de grandeur est
mégalomane. Soit que se constitue un véritable système du monde, une philosophie au premier plan et enve-
loppe l'ensemble de l'exis-
dont le centre est le culte d'un personnage tout puissant incorporé à la personne du déli-
tence du mégalomane…
rant devenu le Tout-Puissant. Soit que la nature, l'histoire, la théologie, la géographie,
la physique et la biologie soient pensées comme des aspects fantastiques d'un monde
infiniment dilaté à la mesure même d'un moi qui se confond avec l'univers.
Dans le premier cas le délire construit sa trame et s'enfonce comme un coin dans …soit le centre[du délire]
est le culte d'un person-
la réalité en utilisant toutes les ressources dialectiques et logiques d'une formidable
nage tout puissant incor-
démonstration, parfaite dans son architectonie mais sans aucune base autre qu'une poré à la personne du
intuition initiale fulgurante et irréfragable pour le mégalomane fragile et pitoyable délirant…
pour autrui. C'est le cas par exemple d'un malade de Bonneval qui se croit depuis qua-
rante ans issu de la famille Bonaparte ; il a accumulé preuves sur preuves pour démon-
trer ses véritables origines, ayant entrepris et achevé un travail surhumain de refonte
de l'histoire. Il convenait un jour que tout l'édifice reposait sur « cette petite fleur de
lys qui est imprimée dans son dos ». Sur notre observation que cette marque n'existait
pas, il chancela et pâlit au bord de la syncope. Éperdu, sentant vaciller tout son systè-
me, il ne trouve la force que de balbutier « Oh, alors !... » en mimant le coup de rasoir
dont il voulait, dans son désespoir, se trancher la gorge... Il ne nous restait plus que la
ressource pour calmer son émotion si dramatique que de jeter un coup d'oeil sur son
dos et de le rassurer en lui affirmant que « la petite fleur de lys y était bien ». Il revint
à la vie et retourna à sa fantasmagorie un instant ébranlée.
Dans la seconde éventualité il s'agit de ces délires 1 étudiés chez nous sous le nom …soit dans les délires
d'imagination ou para-
de « délires d'imagination » et par KRAEPELIN de « paraphrénies ». La mégalomanie est
phrénies, la mégalomanie
ici un mode de pensée où rien n'est perçu, rien n'est vécu qui ne soit un mythe de toute- est ici un mode de pensée
puissance. Le corps merveilleusement plastique traverse les siècles et les continents ; où rien n'est perçu, rien
chacune de ses parties reflète le tout de l'univers et les trésors de la terre, les pierreries, n'est vécu qui ne soit un
mythe de toute-puissance…
l'or, forment avec son sang la circulation elliptique des astres dans l'éternelle rotation

1. Les études de STORCH (DOS archaïsche Denken, 1922 – et article in Zeitsckr. f. d.g. Neuro.,
1930, t. 127) s'appliquent assez exactement à ce type de délire. De même les études de G. DUMAS
(Annales Médico-Psycho., 1934) et LEVY-VALENSI (Annales Médico-Psycho., 1934). Beaucoup
d'analyses d'inspiration plus ou moins phénoménologique comme celles de Kurt SCHNEIDER,
d'Otto KANT, Carl SCHNEIDER, etc., sur la pensée délirante ont approfondi le « scandale logique »
de ces structures mégalomaniaques.

525
ÉTUDE N° 19

des signes du zodiaque. Empereur de Rhénanie, cette femme opulente, commande par
le jet de ses dix millions de sexes masculins au forage du tunnel sous la Manche par
où Staline et Truman, c'est-à-dire les deux Amazones, filles d'un lézard quadricéphale
à l'œil vert doivent pénétrer dans son ventre homme-femme, etc... Tous nos services
sont ornés de quelques spécimens de ce genre qui passent leur triste existence de reclus
à produire un véritable océan de fantastique. Tout ne se passe-t-il pas comme si cette
mégalomanie jusque-là à peine dessinée, ébauchée, timide ou naissante et dont nous
avons retracé les niveaux structuraux successifs n'éclatait ici avec toute la puissance
lyrique d'une force qui a rompu toutes les digues pour nous offrir l'image suprême de
la folie?

§ II. – LES ASPECTS MÉGALOMANIAQUES DES DIVERSES


« MALADIES MENTALES »
Après tout ce que nous venons de dire sur les divers aspects cliniques de la méga-
lomanie, et avant les descriptions particulières que nous aurons l'occasion de faire à
propos des diverses structures névrotiques et psychotiques, nous serons assez bref sur
ce rappel d'une séméiologie surabondamment connue. Nous nous bornerons à fixer les
traits essentiels et à l'occasion, à insister sur quelques points particuliers.

A. – ASPECT MÉGALOMANIAQUE DES PSYCHOSES AIGUËS


1° Dans les états maniaques.
L'exaltation « thymique » est généralement empreinte d'euphorie et il est bien habi-
tuel de voir des maniaques à humeur mobile tenir des propos pleins d'emphase. C'est
dans l'hyperbole et l'exagération de leur formule verbale que se trouve moulée leur fan-
taisie mégalomaniaque : tout va bien, la vie est belle, ils sont en excellente santé, pleins
de puissance et d'avenir, le monde leur appartient, ils ont un pouvoir de compréhension
inouï. Les termes de fantastique énorme, formidable, etc., reviennent constamment dans
leurs propos. A un degré de plus, ce délire n'est pas aussi extemporané et variable. Il ne
se confond pas seulement avec le flux idéo-verbal et de leur « fuite des idées » émer-
gent des constructions mégalomaniaques de leur propre personnage (ils sont généraux,
savants, thaumaturges, chargés de mission temporelle ou spirituelle, etc.) ou de leur
…[Dans les états
maniaques] exaltation situation (ils ont d'immenses propriétés, ils doivent gouverner le pays). Leurs attitudes
optimiste et surestimation et leurs goûts vestimentaires sont imprégnés de cette exaltation optimiste et de cette sur-
de la personne… estimation de la personne. Enfin, le délire peut se présenter sous une forme plus nette-
ment oniroïde et s'épanouir dans des rêveries plus ou moins hallucinatoires au cours
desquelles ils vivent des scènes de commandement, d'inspiration ou de prophétie. Très
souvent, en effet, le thème d'inspiration surnaturelle ou divine manifeste et exprime la
forte poussée de leurs automatismes inconscients : l'hypermnésie, la fuite des idées,

526
MÉGALOMANIE

l'abondance du flux idéo-verbal les entraîne à vivre un état d'exaltation à la fois pseu-
do-génial, artificiel et mystérieux. Naturellement, quand un tel état se prolonge dans les
formes de manie chronique, il constitue la structure de tous ces délires chaotiques,
tumultueux, mais présentant parfois de véritables travées d'organisation, qui constituent
des thèmes de richesse, de puissance, de mission divine, de prophétie, etc... Quand l'ex-
citation maniaque se résorbe jusqu'à n'être plus qu'un état d'hypomanie, on sait que la
surestimation des valeurs du « moi » conduit à des délires de revendication, d'invention,
d'idéalisme passionné qui s'insèrent presque toujours dans l'activité proprement socia-
le, professionnelle ou politique. A ce degré, le délire mégalomaniaque ne constitue
qu'une sorte d'exubérance où se mêlent l'avidité, la vanité et la captativité de ces sujets
débordant d'enthousiasme, de désir et de tumultueuse activité. Notons enfin la nuance
spéciale que prend le délire de grandeur chez les maniaques débiles. Le fond oligo-
phrénique colore alors de puérile naïveté les conceptions délirantes de grandeur et c'est
généralement au monde rétréci de leur existence qu'ils empruntent leurs expressions
thématiques : les images d'Épinal, les mythes folkloriques, les superstitions, les
croyances les plus primitives fournissent un matériel enfantin au délire. C'est ainsi que
la vie militaire ou professionnelle, la lecture des journaux chez les hommes, l'imagerie
religieuse chez les femmes, sont candidement exploitées.

2° Dans les états mélancoliques.


… le plus caractéristique
Dans les états mixtes il n'est pas exceptionnel de voir se mêler aux thèmes fonda- de la structure mégalo-
mentaux d'autoaccusation des idées délirantes mégalomaniaques. Tel malade qui se maniaque de la mélanco-
croit damné pense qu'il pourra être secouru par de puissants amis, tel autre hypochon- lie est, [dans le délire de
négation] la négativation
driaque croit être en relation miraculeuse avec Dieu, etc. Mais le plus caractéristique
même du thème de
de la structure mégalomaniaque de la mélancolie est, comme nous l'avons vu à propos l'anxiété dans celui de la
du délire de négation, la négativation même du thème de l'anxiété dans celui de la durée éternelle de l'être
durée éternelle de l'être ou le caractère mégalomaniaque de sa monstruosité. Le thème ou le caractère mégalo-
maniaque de sa mons-
de l'antéchrist ou celui du « bouc émissaire » cosmique expriment cette dimension
truosité…
mégalomaniaque du délire mélancolique

3° Dans les états confuso-oniriques.


Il est bien connu que certains toxiques, dont l'opium reste le prototype, produisent …certains toxiques, dont
l'opium reste le prototype,
en même temps qu'un état d'obnubilation de la conscience, une dramatisation mégalo-
produisent […] une dra-
maniaque de ses contenus. Les fantasmagories imaginatives, une inspiration lyrique matisation mégaloma-
extrêmement riche, s'évaporent de cet état d'exaltation en nuées de grandeurs. C'est un niaque de ses contenus…
des points où la productivité délirante rejoint l'inspiration esthétique. Ce qui se passe
pour ces toxiques paraît se produire également dans un grand nombre d'états de confu-
sion ou de subconfusion onirique. La splendeur et la magnificence des images vécues
forment une sorte de rêve dont le sujet est non seulement le centre et l'auteur mais le

527
ÉTUDE N° 19

héros. Relativement à cette hypertrophie, à cette magnification de l'image de soi s'or-


donne une série de scènes ou de péripéties. Elles s'enchaînent pour former un décor
merveilleux qui se confond avec la féerie des contes de fées ou des splendeurs de l'au-
delà. Même quand l'angoisse paralyse son mouvement d'expansion et dramatise la fic-
tion, celle-ci se déploie dans un cadre temporo-spatial bouleversé, en événements
étranges, grandiloquents, ceux d'un spectacle théâtral ou d'un mythe. Il n'est pas jus-
qu'aux images les plus tragiques de l'onirisme, le sang ou le feu, qui n'affectent dans
leur présentation à la conscience confuso-onirique une forme de carnage ou d'incendie
par quoi s'exprime cette tendance à l'hyperbole du monde des images. Tout se passe
comme si l'effondrement des valeurs de réalité étendait jusqu'à l'infini le contenu dra-
matique de la conscience, comme si, en disparaissant de la scène du monde, la
conscience contractée dans sa forme dilatait ses contenus jusqu'à l'infini.

4° Dans l'épilepsie.
…Il est assez rare, comme Il est assez rare, comme le faisait remarquer CHRISTIAN, d'observer chez les épi-
le faisait remarquer leptiques des idées de grandeur, et les délires mystiques même de l'épilepsie ne revê-
CHRISTIAN, d'observer
tent que rarement une forme expansive 1. Cependant les phases d'activité délirante que
chez les épileptiques des
idées de grandeur… l'on observe chez ces malades, soit à titre de confusion post-critique soit d'équivalents
psychiques, peuvent être oniriques ou féeriques 2. Autrement dit ce que nous venons
de rappeler au sujet des expériences confuso-oniriques vaut également pour ces états
délirants comitiaux. Il peut même arriver que se forme à travers ces expériences déli-
rantes paroxystiques une organisation autistique de la vie psychique sur laquelle
FOLLIN a récemment fondé son étude des relations entre l'épilepsie et la schizophré-
nie 3. La mentalité épileptique, à certains égards si près de celle des parkinsoniens
encéphalitiques, se trouve pour ainsi dire infiltrée de significations délirantes puisées
dans l'immense variété d'états psycholeptiques qui rythment l'évolution de cette psy-
chose. La religiosité de ces sujets prend sa source dans ces divers degrés d'automatis-
me comitial et s'élargit parfois jusqu'à des thèmes grandiloquents et naïfs de grandeur.
Des thèmes de filiation, de fabuleuse maternité, de mission prophétique, peuvent se
rencontrer et coïncider par leur frénétique inspiration avec les thèmes spécifiquement
dostoïevskiens. Parfois cependant le délire de grandeur comitial se condense en cou-
lées fantasmagoriques violentes et brèves. Rappelons, par exemple, les cas cités par
CHRISTIAN et cette observation de KRAFFT-EBING 4 où il s'agissait d'un épileptique de
vingt et un ans à tendance imaginative qui présentait de brusques bouffées délirantes
de grandeur, sorte de rêverie mégalo-romanesque sur un thème héroïque et guerrier.

1. BOVEN, Arch. Suisses de Neuro. et de Psycho., 1924.


2. SWICK, Thèse, Paris, 1934.
3. FOLLIN, Thèse, Paris, 1941.
4. Traité de Psychiatrie, Obs. 54.

528
MÉGALOMANIE

L'observation clinique nous fait assez fréquemment assister à de brusques fantasma-


gories de ce genre dont le malade parfois ne garde pas le souvenir ou au contraire s'y
réfère comme à un événement extraordinaire et étrange.
5° Dans les bouffées délirantes des dégénérés.
Au cours des délires polymorphes de MAGNAN, ou de ces psychoses dégénératives …Au cours des délires
polymorphes de MAGNAN
atypiques étudiés par BONHOFFER, KLEIST, SCHRŒDER, etc., il y a quelques années,
[…] l'éclosion d'idées de
l'éclosion d'idées de grandeur plus ou moins mêlées à d'autres thèmes délirants est pour grandeur plus ou moins
ainsi dire la règle. Et l'on voit surgir alors dans l'esprit plus ou moins confus de ces mêlées à d'autres thèmes
malades de prodigieuses prouesses, des exploits imaginaires, des dons exceptionnels, délirants est pour ainsi
dire la règle…
de magnifiques destinées. Telle femme se croit sainte ou guerrière (de telle sorte que
l'image de Jeanne d'Arc se présente ici avec une fréquence privilégiée), tel homme se
croit Pape ou Napoléon. Très souvent le thème mégalomaniaque, inscrit dans une
expérience délirante funambulesque, reste incertain ou enchevêtré dans des péripéties
presque inexprimables. Une de nos malades par exemple se croyait le point de mire
dans ses relations sexuelles de toutes les autorités de son village et confondait dans un
complexe délirant inextricable des thèmes de jalousie, d'érotomanie et de sorcellerie.
Une autre que nous avons récemment observée se croyait évêque, devait aller à Rome
pour se faire sacrer Pape et tirait de ce rang prestigieux dans la société l'assurance d'un
don miraculeux de guérir. Une troisième enfin, encore dans notre service, croyait avoir
écrit des livres de médecine et enchevêtrait à ce thème de grandeur un thème paradoxal
de jalousie.

B. – MÉGALOMANIE ET ORGANISATIONS PSYCHOTIQUES ET NÉVROTIQUES


CHRONIQUES.

1° Dans les psycho-névroses et les états de déséquilibre psychique.


Si la psycho-névrose obsessionnelle n'affecte que peu de rapports cliniques avec la
mégalomanie, celle-ci n'en demeure pas moins présente dans son contenu latent. Il …Il n'est pas rare de voir
n'est pas rare, en effet, de voir l'obsession se présenter comme une lutte contre l'ex- l'obsession se présenter
comme une lutte contre
pansion excessive de la personnalité. C'est ainsi que certains obsédés, s'ils « n'ont pas
l'expansion excessive de
d'idées de grandeur », ne cessent pas dans le conflit qui les divise. Certaines formes la personnalité…
métaphysiques ou de dépersonnalisation de l'obsédé sont tout à fait caractéristiques à
cet égard, les malades se sentent attirés vers l'infini par une exagération monstrueuse
…Mais c'est naturelle-
de leur conscience de soi. – Mais c'est naturellement dans la névrose hystérique que
ment dans la névrose hys-
l'on trouve exprimées en traits cliniques manifestes les tendances expansives mégalo- térique que l'on trouve
maniaques. Tout d'abord dans la mentalité hystérique elle-même avec sa mythomanie, exprimées en traits cli-
ses tendances romanesques, il est aisé de surprendre la compensation imaginative aux niques manifestes les ten-
dances expansives méga-
conflits intérieurs. Le « mensonge » hystérique est essentiellement une majoration et
lomaniaques…
une transfiguration de la personne, de l'expérience et du destin. L'artifice même de ses

529
ÉTUDE N° 19

affirmations répond à cette profonde nécessité de sortir de la condition naturelle pour


lui préférer une sorte de mirage plus flatteur. Les accidents hystériques, les crises, la
politique de la maladie, la recherche du factice et du fictif expriment ce désir de s'ex-
hiber, de se présenter sous une forme qui satisfasse la vanité. Le point où la pathomi-
mie coïncide avec le désir d'avoir une maladie exceptionnelle ou d'être un cas mer-
veilleux représente précisément le point où s'articulent deux tendances fondamentales :
celle de l'affirmation de soi et celle de sa négation, sans d'ailleurs que le narcissisme
ne cesse de gagner plus qu'il ne perd.
…chez les déséquilibrés Chez tous ces sujets qu'on appelle déséquilibrés ou personnalités psychopathiques,
ou personnalités psycho- on rencontre de véritables crises d'expansion mégalomaniaque où se manifestent les
pathiques, on rencontre
mécanismes de compensation ou de saturation du complexe d'infériorité selon
de véritables crises d'ex-
pansion mégalomaniaque
ADLER 1. Si cela est peu évident pour ceux qui ont trouvé une sorte de point d'équilibre
où se manifestent les dans leur déséquilibre et où la neutralisation de l'angoisse s'est opérée efficacement,
mécanismes de compen- les à-coups mégalomaniaques sont beaucoup plus sensibles dans les révoltes, les exas-
sation du complexe d'in-
pérations, les tensions passionnelles, les impulsions de ceux qui se débattent dans le
fériorité (ADLER)…
conflit qui oppose le Moi au Monde. C'est ainsi que la conduite de leur existence gou-
vernée par les tendances érotomaniaques, revendicatrices, le goût de réaliser la vedet-
te du cinéma ou du crime, manifeste sous forme plus ou moins perverse ou violente
ces brusques décharges d'instincts où s'affirment leurs désirs de s'exalter, de se mon-
trer ou de dominer. Dans les formes où prédomine l'introversion, c'est-à-dire le tem-
pérament schizoïde, c'est dans la rêverie compensatrice que s'épanouit la tendance
mégalomaniaque et aussi dans ses équivalents que sont le journal intime, les essais lit-
téraires, et même les vocations religieuse et scientifique. Quand au contraire l'en-
semble de l'appareil énergétique de la névrose se trouve violemment polarisé vers
autrui et le monde, c'est en pointe aggressive que s'introduit l'exaltation mégaloma-
niaque de soi dans les dispositions paranoïaques caractérielles 2. On sait combien de
tels déséquilibrés se montrent orgueilleux et méfiants dans leurs revendications pas-
sionnelles, leur carrière d'inventeur, leur insatiable soif de procès, leur prosélytisme
politique, leurs pamphlets, ou leur rigide moralité armée des implacables consignes du
sur-moi ; le bovarysme, la « culture du moi », l'idéal de soi constituent les constantes
habituelles de l'organisation de ces personnalités dont le déséquilibre est souvent
rompu au profit des tendances égotistes.

1. Les études d'Alfred ADLER et de l'école de l'Individual psychologie ont admirablement montré
le rôle que jouent ces mécanismes dans la structure des névroses. L'ouvrage d'ADLER sur le
Tempérament nerveux est tout infiltré de la « fiction schématique » par quoi l'individu substitue
à sa malheureuse condition une fiction consolatrice.
2. Cette paranoïa caractérielle, si elle est l'ébauche ou l'indice de ce qu'est un véritable système déli-
rant paranoïaque, ne saurait être confondue avec les véritables délires paranoïaques systématisés
dont nous parlerons plus loin et dont elle ne constitue ni la condition nécessaire, ni suffisante.

530
MÉGALOMANIE

2° Dans les états schizophréniques.


C'est dans l'onde même qui renvoie à Narcisse son image que se réfracte l'autisme
schizophrénique. Tout le patient et génial effort de BLEULER a porté sur la pénétration
en profondeur de la pensée schizophrénique que nous avons tous, après lui, pris l'ha-
bitude de considérer comme un imaginaire où se reflètent et se satisfont les tendances
profondes de la vie affective à s'épanouir dans le rêve. Soit qu'il s'agisse des expé- …dans les expériences
riences schizophréniques fondamentales où les relations du monde et du moi sont schizophréniques fonda-
mentales les relations du
vécues comme une formidable expansion des valeurs subjectives dans le cosmos monde et du moi sont
(expérience de dépersonnalisation à contact mystique ou magique avec le monde du vécues comme une formi-
surnaturel, expérience de survalorisation du moi dans les aventures amoureuses ou dable expansion des
érotiques, expérience de pénétration de la réalité physique ou spirituelle par une com- valeurs subjectives dans
le cosmos…
préhension infinie, expérience de métamorphose mythologique ou surnaturelle, expé-
rience de communication avec la toute-puissance divine ou les forces de la nature,
etc.), – soit qu'il s'agisse de l'organisation même de la personnalité et de l'architecto-
nie du monde selon des thèmes mégalomaniaques (palingénésie, vie séculaire, fabu-
leuse vieillesse, fécondité infinie, innombrables personnalités, coïncidence du corps et
de l'univers, mythe de la résurrection renouvelée, de la génération hermaphrodite, de
l'éternelle jouvence, etc.) la pensée schizophrénique creuse en profondeur les thèmes
mégalomaniaques jusqu'à les faire rayonner dans la structure interne d'un monde qui,
en se rétrécissant toujours davantage, ne cesse d'envelopper et de distribuer dans le
dédale de son labyrinthe la ligne compliquée, et indéfiniment repliée à quoi se réduit
et par quoi se complique, l'image de soi. La formulation verbale même de cette pen-
sée, que nous venons ainsi de refléter sinon de reproduire, exprime, par ses incidentes
et son enchevêtrement, le caractère fermé et alambiqué de ce monde de valeurs où cir-
cule le désir de s'entortiller dans les plis embrouillés d'un labyrinthique et protecteur
linceul. Ce travail délirant où les thèmes mégalomaniaques sont extrêmement mêlés à
tous les autres aspects phénoménologiques du délire s'effectue selon une évolution qui
détache de plus en plus le sujet du monde et l'enferme vivant dans un tombeau, si plein
de mirages et de rêves, que le sujet ne vit plus au terme de l'évolution, qu'une existen-
ce où le désir de vivre un monde à sa mesure équivaut à la mort. On sait combien, au
début de cette dissociation schizophrénique, les idées délirantes de grandeur peuvent
apparaître soudain comme des signes avant-coureurs dans de foudroyantes intuitions
de toute-puissance ou dans la forme hallucinatoire de voix séductrices, enjôleuses ou
qui s'ouvrent sur l'infini. On sait aussi comment se construisent ces thèmes mégalo-
maniaques de transformation corporelle à la fois hypochondriaques, érotiques ou mys-
tiques, ces érotomanies qui satisfont les pulsions complexuelles les plus profondes par
l'utilisation ou la construction d'« objets » paradoxalement puissants et impossibles.
On sait enfin combien grossissent en s'amplifiant les personnages qui se groupent dans

531
ÉTUDE N° 19

des complots et forment les cycles magiques et grandioses qui, enserrant la personna-
lité dans une étreinte cosmique, l'hypertrophient dans le mirage de sa toute-puissance.
Il nous suffit d'avoir rappelé ce que la clinique nous offre journellement d'exemplaires
de cette pensée schizophrénique essentiellement narcissique pour en avoir établi la
structure essentiellement mégalomaniaque.

3° Dans les délires chroniques.


Pour autant que les cas, que l'on appelle, surtout dans notre nosographie française,
« délires chroniques » ne paraissent pas appartenir à cette forme d'ensevelissement
schizophrénique dont nous venons d'esquisser l'évolution et la structure, les formes
délirantes doivent être groupées, comme nous ne cessons de le répéter, en deux types
cliniques distincts : les délires systématisés et les délires paraphréniques.
– Les délires chroniques à évolution systématique qui nous paraissent répondre au
…la marche progressive contenu historique et empirique du vieux concept de paranoïa constituent une marche
du délire va vers une progressive du délire vers une forme toujours plus lucide et élucidée de la pensée déli-
forme toujours plus luci-
rante. Tous se passe dans ces cas comme si le délire, parti d'une sorte de nébuleuse pri-
de et élucidée de la pen-
sée délirante… mitive, en émergeait progressivement pour construire un système toujours plus clair
d'événements ou de l'univers, au point de donner au sujet l'impression d'avoir percé le
mystère primitif et d'en pouvoir fournir une explication entièrement logique. Ce travail
d'édification du délire dure généralement plusieurs années et requiert toutes les res-
sources dialectiques du délirant dans un labeur opiniâtre et incessant 1. C'est dans de
telles formes systématiques d'évolution délirante que l'on voit se produire le passage
…on voit surgir et s'élever de l'idée de persécution à l'idée de grandeur ou plus exactement que l'on voit surgir et
comme un thème de puis-
s'élever comme un thème de puissance la mégalomanie qui était seulement impliquée
sance la mégalomanie qui
était seulement impliquée dans l'atmosphère trouble et ineffable de la persécution initiale. Cette transformation
dans l'atmosphère trouble du monde du persécuté en monde mégalomaniaque a donné lieu aux travaux bien
et ineffable de la persécu- connus de tous les classiques (J. P. FALRET, LASÈGUE, MAGNAN, KRAEPELIN) et notam-
tion initiale…
ment aux fameuses analyses d'Achille FOVILLE 2:

« Après avoir souffert plus ou moins longtemps de leurs hallucinations, après les
…La fameuse analyse cli- avoir attribuées à des ennemis inconnus ou s'être contentés de les expliquer à l'aide
nique de FOVILLE… d'un mot plus ou moins obscur ou merveilleux, certains lypémaniaques hallucinés se
disent : de pareils phénomènes ne peuvent se passer dans l'état social où nous vivons,
sans l'intervention des personnages les plus puissants et les plus haut placés ; eux seuls
disposent de l'autorité nécessaire pour provoquer de pareils effets ; eux seuls par
conséquent sont les instigateurs de nos tourments. D'autres au contraire, voyant qu'en

1. Les travaux de BLEULER, KEHRER, KRETSCHMER, LANGE, LACAN, etc. sur ces formes de systé-
matisation contiennent tous des analyses des thèmes de persécution et de grandeur. Le fameux
cas Wagner, étudié par GAUPP (Allg. Zeitschr. f. Psych., 1910, p. 317), puis par LANGE (Zeitschr.
f. d. g. Neuro., t. 85 et t. 94 — Die Paranoïa Frage, 1 vol., 1927) est très démonstratif à cet égard.
2. Achille FOVILLE, fils, Mémoire de l'Académie de Médecine, 1871, pp. 344 à 350.

532
MÉGALOMANIE

fin de compte ils ne succombent jamais complètement aux dangers dont ils sont entou-
rés se figurent qu'ils ont des amis cachés, mais tout-puissants, qui les protègent.
Cet ordre d'idées imprime dès lors son cachet à l'ensemble des conceptions et des
hallucinations; les malades parlent de grands personnages; ils en voient partout, ils
méconnaissent la personnalité réelle des personnes qui les approchent : l'empereur,
l'impératrice, les princes viennent les voir ou leur envoient des messages. Au milieu
du délire mélancolique, les idées de grandeur acquièrent une importance réelle prédo-
minante. Ce n'est là en réalité que l'exagération de ce que nous avons déjà indiqué
comme fréquent chez les lypémaniaques : l'enchaînement des phénomènes est le
même ; seulement les idées ambitieuses au lieu d'être accessoires et accidentelles sont
devenues principales et continues, et de plus elles conduisent les malades à des erreurs
sur la personnalité des personnes étrangères.
Mais les choses peuvent aller encore plus loin, frappés du peu de rapport qui exis-
te entre la position bourgeoise et la puissance dont leurs ennemis doivent disposer pour
les atteindre en dépit de tout ; entre le rôle effacé qu'ils jouent dans le monde et les
mobiles impérieux qui seuls peuvent expliquer l'acharnement avec lequel on les pour-
suit, quelques-uns de ces malades finissent par se demander si réellement ils sont aussi
peu importants qu'ils le paraissent. Une nouvelle perspective s'ouvre là à leur esprit
tourmenté ; ce n'est plus la personnalité des autres, c'est leur propre personnalité qui
se transforme à leurs yeux ; pour qu'on la traque comme on le fait, il faut, se disent-
ils, qu'on ait un intérêt à agir ainsi et si l'on a si grand intérêt à les perdre c'est qu'ils
portent ombrage à quelque personnage riche et puissant, c'est qu'ils auraient droit eux-
mêmes à une richesse et à une puissance dont ils sont frauduleusement dépouillés ;
c'est qu'ils appartiennent à un rang élevé dont les circonstances plus ou moins mysté-
rieuses les ont écartés ; c'est que les gens qu'ils avaient considérés comme leurs
parents, ne sont pas leurs parents véritables ; c'est qu'eux ils appartiennent en réalité à
une famille de premier ordre, à une souche royale le plus souvent. »

On saisit ici ce que l'on a appelé le fameux « syllogisme » d'Achille FOVILLE : « Si …le syllogisme d'Achille
FOVILLE: « Si je suis persé-
je suis persécuté c'est donc que je suis un grand personnage ». Cette conception intel-
cuté c'est donc que je suis
lectualiste du délire contient une part de vérité, car il est certain que le « travail raison- un grand personnage »…
nant » de ces malades occupe la première place du tableau clinique. Mais si nous vou-
lons comprendre l'épanouissement du thème mégalomaniaque dans le développement
de la systématique délirante, il est nécessaire d'envisager que le thème prévalent, dans
le dernier temps de la symphonie, était déjà impliqué et comme annoncé dès la première
phase de son évolution. Il est impossible en effet d'envisager le thème de persécution
autrement que comme un des termes du binôme fondamental persécution-grandeur (ou
si l'on veut culpabilité-avidité, ou si l'on veut encore masochisme-sadisme). Si le thème
de grandeur ne se développe qu'après avoir été enveloppé, c'est que dans l'expérience
délirante fondamentale et initiale (comme dans le rêve), la structure complexuelle pro-
fonde subissait encore une certaine censure, et restait, comme étouffée, soumise à une
forte répression. Dans la suite, quand le délire a pu devenir la forme même de l'exis-
tence, jaillit alors et s'élève comme un chant glorieux le thème narcissique primordial

533
ÉTUDE N° 19

du délire de grandeur. Mais c'est aussi un chant du cygne. Tous les cliniciens connais-
sent en effet le mauvais pronostic d'un système délirant de cet ordre.

Toutefois le délire systématique peut brûler pour ainsi dire les étapes et Achille
…« Cependant on ren- FOVILLE avait pu écrire : « Cependant on rencontre certains cas où les conceptions déli-
contre certains cas où les rantes de nature mégalomaniaque naissent spontanément, sans hallucinations anté-
conceptions délirantes de
nature mégalomaniaque
rieures, et d'autres où les hallucinations sont de nature flatteuse ou agréable et font
naissent spontanément…» naître d'emblée des idées de grandeur ». Bien des observations ont été publiées dans la
FOVILLE. littérature 1 et l'observation clinique quotidienne nous offre un grand nombre de cas de
ce genre. Généralement les anciens auteurs attribuaient à cette génération rapide et
pour ainsi dire spontanée de la mégalomanie un pronostic plus favorable comme si
…Nous avons eu l'occa- cette rapide flambée devait plus aisément s'éteindre. Nous avons eu l'occasion d'ob-
sion d'observer ces der- server ces dernières années un cas qui semble confirmer cette manière de voir, réser-
nières années un cas qui ve faite de l'efficacité de la thérapeutique employée. Il s'agissait d'une jeune fille très
semble confirmer cette
manière de voir…
intelligente mais à hérédité chargée. Quelques mois après la mort d'un jeune homme
avec qui elle avait entretenu des relations d'ailleurs purement sentimentales et même
sans projet de mariage ferme, brusquement, elle crut que ce jeune homme n'était pas
mort, que c'était son sosie qui était mort, qu'il devait l'épouser, qu'il était toujours pré-
sent autour d'elle, qu'elle l'entendait, que tout parlait de lui, que par tout et par tous il
communiquait avec elle, qu'il était prince d'Angleterre et qu'elle devait le rejoindre
pour régner sur la Grande-Bretagne. Ce délire commanda entièrement sa conduite pen-
dant plus de deux ans. Il paraissait absolument inébranlable et cependant sous les
coups combinés d'une psychothérapie très active et d'électrochocs, brusquement, tout
le délire tomba, et est tombé depuis un an. Mais si la soudaineté de la mégalomanie est
parfois d'un pronostic favorable il n'en est pas toujours ainsi. Nous pensions pouvoir
obtenir un aussi beau résultat avec une autre de nos malades, jeune fille également
intelligente, qui, un jour de Pentecôte, il y a trois ans, eut la révélation qu'elle était le
Paraclet. Depuis lors tout son délire et toute son existence se résument dans cette affir-
mation : « Je suis le Saint-Esprit. J'ai un don exceptionnel, une puissance totale et je
connais La Vérité : la réalité des couples ». Elle présente ses idées sous une forme sys-
tématique serrée et absolument inébranlable : « de par ailleurs » elle est complètement
saine d'esprit. C'est le type même d'une monomanie... Mais jusqu'ici tous nos efforts
thérapeutiques sont brisés contre une affirmation à la fois globale et intransigeante :
« C'est la seconde époque de l'ère chrétienne, je suis le Saint-Esprit incarné. » Ce
thème mégalomaniaque condensé dans l'ellipse d'une croyance souveraine et dogma-
tique constitue un des paradoxes les plus extraordinaires que peut nous offrir la cli-
nique psychiatrique. Ici l'idée de grandeur ne paraît pas constituer la résultante de tout

1. Nous indiquons à titre d'exemple celles d'ARNAUD dans le Journal de Psychologie, 1904.

534
MÉGALOMANIE

un système, elle en paraît constituer la seule substance. Cependant, si l'on ne retrouve


pas dans le temps un conditionnement psychopathologique qui préface ce système de
grandeur, on trouve à l'analyse structurale de l'« l'idée délirante » une base d'implan-
tation beaucoup plus large que l'on ne croirait. A cet égard l'étude des niveaux de dis-
solution artificiellement produits par des drogues comme l'amytal sodique, le pentho-
tal etc... permet de faire deux constatations : la première, c'est que le délire s'évanouit
avec la conscience et revient avec la pensée vigile. La deuxième, c'est que dans l'état
de subconscience, dans les phases préhypniques de la dissolution artificielle, on
retrouve plus facilement toute la structure complexuelle inconsciente de la pensée déli-
rante et avec elle tout un contexte délirant qui est (comme DE CLÉRAMBAULT l'avait
magistralement noté pour l'hallucination) comme l'avant-coureur du délire ultérieur...
Ainsi l'idée délirante de grandeur émergée rapidement de la conscience morbide, si
elle n'est pas rattachable manifestement à un travail de construction antérieur n'est
pourtant que l'expression à la surface de la conscience d'un travail délirant sous-jacent.

– Dans une deuxième catégorie de faits nous avons affaire à des délires paraphré- …dans les délires para-
niques dont on peut dire que la mégalomanie constitue une caractéristique structurale, phréniques on peut dire
que la mégalomanie
une dimension fondamentale. Ce qui caractérise ces délires en effet, c'est précisément
constitue une caractéris-
que c'est sans frein et sans fin que coule de source le délire de grandeur. Il submerge tique structurale…
la totalité du monde et, trait également caractéristique, il superpose sa grandeur au
monde réel, de telle sorte que le sujet dans une manière de diplopie voit et vit deux
mondes : celui de la réalité où les valeurs subjectives sont subordonnées aux valeurs
objectives, c'est le monde de tous les jours vécu avec ses dimensions étroites, humbles
et normales, et celui de la fiction qui élargit le moi jusqu'à un horizon infini et éternel.
Cette expansion égotiste allant jusqu'à atteindre et dépasser les limites et les lois de …les paraphrénies repré-
l'univers s'exprime dans les thèmes d'infinité, de toute puissance, de magie qui carac- sente un flot puissant de
térisent, nous l'avons vu, les aspects de la pensée schizophrénique : en quoi précisé- lyrisme qui déferle sur
toute la conception du
ment ces délires paranoïdes touchent sans toutefois se confondre avec elle à la désa-
monde et nous avons
grégation schizophrénique. Nous y avons souvent insisté, cette forme de délire para- affaire ici aux malades les
noïde que constituent les paraphrénies représente un flot puissant de lyrisme qui défer- plus esthétiques, les plus
le sur toute la conception du monde et nous avons affaire ici aux malades les plus fantastiques, les plus
merveilleux...
esthétiques, les plus fantastiques, les plus merveilleux...

4° Dans les démences.


Que nous nous référions aux travaux classiques de RITTI, de WERNICKE, de
KRAEPELIN sur les démences séniles et les délires séniles ou sur la presbyophrénie, ou
que plus simplement nous nous rapportions à notre expérience clinique journalière,
tout le monde se trouve d'accord pour constater que les délires des vieillards sont tout
empreints d'onirisme et que les délires de grandeur y sont assez fréquents. Les fabula-

535
ÉTUDE N° 19

tions des presbyophrènes sont à cet égard tout à fait remarquables puisqu'elles expri-
ment outre une certaine inconscience du trouble une vision panoramique et générale-
ment optimiste des événements passés, présents ou futurs. Quand l'activité hallucina-
toire est prévalente, les rêveries oniriques se présentent assez souvent non point
comme des événements angoissants ou tragiques, mais comme des scènes cocasses où
se mêlent l'espièglerie, la farce et des aventures plus ou moins romanesques. Il y a lieu
de remarquer que le caractère mégalomaniaque de ces expériences délirantes est assez
fréquemment reconnu et critiqué ; les malades rient parfois de ces imaginations ou de
ces visions qui les représentent jeunes ou riches ou en compagnie de personnages
illustres. A la pointe extrême de la série se situent ces formes d'imageries hallucino-
siques dont l'observation de FLOURNOY rapportée par MOURGUE à la fin de son livre 1
constitue un exemple magnifique. Ce matériel esthésique avec tous ses caractères de
féerie, de couleur, de formes d'ornements, de métamorphoses brillantes, etc., se retrou-
ve assez souvent dans ces formes oniriques ou oniroïdes des délires des vieillards en
état plus ou moins prononcé de démence.
Mais c'est surtout dans la paralysie générale que se rencontrent les délires de gran-
deur les plus connus et les plus constants et le délire mégalomaniaque par son aspect
…Pour BAYLE, le délire tristement grotesque et excessif a toujours frappé les observateurs. Pour BAYLE, le déli-
ambitieux était le symptô- re ambitieux était le symptôme pathognomonique de cette maladie. Un long débat
me pathognomonique de
s'institua dans la suite pour savoir si les idées mégalomaniaques ne se trouvaient pas
cette maladie…
dans d'autres maladies et particulièrement dans certaines monomanies (BAILLARGER,
DELASIAUVE, FALRET) et surtout pour déterminer les caractères du délire ambitieux
…mais c'est FALRET qui en propres à la paralysie générale et au délire ambitieux des persécutés. C'est à FALRET
donne les caractéris- que revient le mérite d'avoir indiqué les caractères particuliers des idées de grandeur
tiques: [les idéees de
dans la démence paralytique. Elles sont, disait-il, multiples, mobiles, non motivées,
grandeur sont] multiples,
mobiles, non motivées, contradictoires. LALANDE (1900) a essayé d'y ajouter d'autres caractères généraux et
contradictoires… notamment la tendance à l'infini, c'est-à-dire l'exagération, l'extravagance, l'énormité
que prennent les idées délirantes du paralytique ; VIGOUROUX et BURLINEAUX ont pro-
posé le terme de « délire d'exagération » pour les caractériser. On a souligné égale-
ment la perte des notions de l'espace et de la durée (désorientation, ubiquité, aucun
sens de la mesure). N. POSCHOGA 2 a noté que sur cent cas de paralysie générale qu'il
avait étudiés à l'hôpital Kostinscheni à Kichinew (79 hommes et 21 femmes), 64 % des
hommes présentaient des idées de grandeur. La prévalence de la mégalomanie lui a
paru nette chez les intellectuels chez qui le pourcentage atteignait 74 %.
Nous distinguerons dans l'étude clinique des idées de grandeur dans la paralysie
générale deux plans différents déjà bien aperçus par FOVILLE et consacrés également

1. MOURGUE, Neurobiologie de l'hallucination, 1932.


2. POSCHOGA, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1926, 106, p. 892.

536
MÉGALOMANIE

par la division qu'établit SÉGLAS 1 en idées de satisfaction et idées de grandeur pro- …SÉGLAS introduit une
prement dites. division entre idées de
satisfaction et idées de
Les idées de satisfaction. Tout paraît au paralytique général favorable, bien, beau,
grandeur proprement
satisfaisant : « Il parle, dit FOVILLE, de l'étendue de son savoir, du chiffre de ses dites…
affaires, de ses revenus, de la considération dont il est entouré, de l'excellence de sa
femme, de la beauté de ses enfants. Il montre avec enthousiasme ses mains, ses bras,
ses organes génitaux. Il fait des dessins magnifiques. C'est un poète hors ligne, un par-
fait musicien. Il achète sans compter, car il est très riche. Il suffit de passer à sa
banque ». Il va sortir le jour même, il est en pleine forme, tout va très bien...
Les idées de grandeur proprement dites consistent en des inventions tout à fait
imaginaires : il a fait des campagnes, il fait jouer des pièces, il a des millions et des
milliards. Il « millionne » des autos, des femmes, des bijoux... Il est pape, roi, Dieu lui-
même. Il est chargé par la Providence de construire un charriot de 45 kilomètres de
long pour faire le tour du monde en 36 minutes. Le délire ambitieux ici substitue à la
personnalité de ce malheureux dysarthrique, trémulant, incapable de se conduire, celle
d'un personnage puissant, fait, nous le verrons, d'une valeur cruciale.
Ces idées de grandeur constituent la forme habituelle du délire expansif de la para-
lysie générale. Elles peuvent constituer comme nous le verrons plus loin un délire
mégalomaniaque à forme paranoïde.
Quant au mécanisme de ces idées de grandeur, de satisfaction ou ambitieuses dans …Quant au mécanisme
la paralysie générale, il faut noter l'importance des accès oniriques à répétition, des de ces idées de grandeur,
[…] il faut noter l'impor-
états d'excitation maniaque et la coïncidence de telles idées avec de véritables explo-
tance des accès oniriques
sions hallucinatoires. M. PERLMUTTER 2, comparant les idées de grandeur des paraly- à répétition, des états
tiques et les idées de grandeur dans le parkinson post-encéphalitique, a justement insis- d'excitation maniaque et
té sur les états d'excitation maniaque et a vu dans la mégalomanie l'indice d'une lésion la coïncidence de telles
idées avec de véritables
plus profonde du cortex. Ceci rejoint l'idée que se font également beaucoup d'auteurs,
explosions hallucina-
à juste raison, sur le caractère progressivement démentiel (c'est-à-dire conditionné par toires…
l'état de démence) de la mégalomanie des paralytiques généraux. C'est ainsi que
MIGNARD dans son étude des états de satisfaction rattache la mégalomanie à l'état
démentiel et à la « satisfaction béate » qu'il parait entraîner. L'absence de contrainte
rationnelle libérerait une activité purement délirante, affective, foncièrement absurde
et variable. Il est important de noter à ce propos que de même que nous avons vu les
idées de grandeur s'insérer dans le fond expansif, jovial, ludique, de la pensée désor-
donnée du maniaque, ici les idées de grandeur sont en continuité directe avec les
troubles graves du comportement général du malade comme affranchi de toute
contrainte morale ou logique. Son inconscience absolue, la perte de l'auto-critique

1. Dans le Traité de Gilbert BALLET.


2. Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1929, 121.

537
ÉTUDE N° 19

constituent naturellement le fond sur lequel se détachent les idées de grandeur. La pre-
mière idée venue à l'esprit des aliénistes et qui paraît assez ancrée chez la plupart
d'entre eux, c'est pourtant que l'idée de grandeur serait directement engendrée par une
disposition euphorique fondamentale. Comme l'a fait remarquer KAUFMAN 1, il n'est
… il n'est pas rare [sui- pas rare cependant de constater que le délire de grandeur chez les paralytiques géné-
vant KAUFMAN] de raux est indépendant du fond de l'humeur. Il a tenté de faire varier l'état cénesthésique
constater que le délire de
ou de « Stimmung » de paralytiques généraux mégalomanes en leur faisant absorber
grandeur chez les para-
lytiques généraux est de l'huile de ricin ou de crotone et il aurait observé que malgré l'état d'angoisse, les
indépendant du fond de idées délirantes de grandeur persistaient... Enfin, nous devons signaler le travail de
l'humeur… Paul SCHILDER 2 qui estime que l'idée de grandeur chez ces malades qui sont si pro-
fondément frappés dans leur être exprime par une sorte de mécanisme de défense
(Abwehrmecanicismus) le désir de compenser par le délire d'une fabuleuse puissance
leur misérable faiblesse. Nous verrons plus loin l'importance de ce mécanisme pour la
pathogénie de la mégalomanie.
Dans les formes paranoïdes de la paralysie générale 3, les thèmes mégalo-
maniaques sans constituer un système bien cohérent s'agglutinent à d'autres thèmes
pour se présenter en clinique comme un délire voisin de la schizophrénie ou des para-
phrénies. Il y a lieu de mentionner spécialement ces formes paranoïdes mégaloma-
niaques tout empreintes d'onirisme que l'on observe après la malariathérapie (délires
secondaires 4).

§ III. – PATHOGÉNIE DE LA MÉGALOMANIE (Le travail délirant


de la projection du Moi dans le Monde)

Quant nous avons étudié les perversions, le suicide, etc... il nous a fallu nous réfé-
rer aux découvertes que FREUD et son école ont faites dans la couche inconsciente de
l'humanité, pour mettre en évidence dans le « cœur » humain, des pulsions que la gran-
de majorité des hommes méconnaît. Ce n'est qu'au prix de cet effort d'analyse que nous
avons pu montrer que la « maladie ne crée pas mais libère » des tendances humaines
communes à l'espèce. Quand il s'agit de l'expansion mégalomaniaque, par contre, la
chose paraît plus facile. Tous les moralistes, tous les littérateurs, tous les hommes ont
toujours aperçu, et admis, qu'il existe en nous une puissante propulsion à survaloriser

1. KAUFMAN, Zur Pathologie des Grossenideen, Zeitschr. f. d. g. Neuro., t. 65.


2. SCHILDER, Bemerkungen über die Psychologie des Paralytischen Grossenwahns, Zeitsckr. f. d.
g. Neuro., t. 74.
3. Mlle SERIN, Thèse, Paris 1920, et la monographie de PLAUTT, sur l'hallucinose syphilitique. —
FERENCSI et HALLOS ont étudié la pensée délirante des Paralytiques généraux d'un point de vue
psychanalytique (Inter. Zeitsckr. f. Psyckoanalysis, n° 5).
4. A propos des délires secondaires nous renvoyons aux études de GERTSMAN, Die
Malariabehandlung in der progressive Paralyse, 1928, I vol ; de VERMEYLEN et VERWAECK,
Encéphale, 1930 ; de MASQUIN et BOREL, Encéphale, 1934, pp. 73 à 79, etc.

538
MÉGALOMANIE

notre propre personne. Que ce soit sous les aspects éthiques de l'idéal et du devoir qui
nous exhausse dans l'exercice de la vertu et jusque dans notre propre humilité – que ce
soit sur le plan social où notre existence prend la valeur d'une « ascension » ou plus sim-
plement d'une « percée » ou d'un « surclassement » – que ce soit encore sur le plan
affectif que nous recherchions des « succès » – ou sur le plan professionnel que nous
tendions vers la « réussite » ou la « fortune » – toujours et inlassablement, vivre, pour
autant que la vie tend vers un but, c'est sans cesse croître et grandir. Quand ce n'est pas
en « puissance » c'est en « sagesse ». Toute notre vie psychique entraîne dans son pro-
grès les formes successives d'un effort, d'un épanouissement par quoi notre existence
persévère dans son désir de poursuivre un programme vital qui satisfasse un besoin pro-
fond, celui de nous « élever », c'est-à-dire de réaliser notre « idéal », notre « plan » ou
plus simplement notre « fin ». L'expansion fondamentale de l'être qui le pousse à aug- …L'expansion fondamen-
tale de l'être qui le pousse
menter son « espace vital », à « progresser », à se « développer » est contenue en puis-
à augmenter son « espace
sance (que l'on appellera ou on n'appellera pas « instinctive », peu importe) chez tous vital », à « progresser », à
les êtres vivants. Cette racine biologique, cet instinct d'accroissement est en germe dans se « développer » est
tout organisme. C'est même le germe à partir duquel se développe l'organisme, en tant contenue en puissance
chez tous les être
qu'il est lui-même son propre constituant et, en croissant, se conforme à la loi interne
vivants…
de sa formation et de son développement. Cette plante qui pousse réalise dans ses
feuilles et ses fruits une volonté de puissance qui est le sens de sa vie particulière. Cet
insecte qui travaille à peine détaché de la masse de ses semblables et concourt à l'édifi-
cation collective d'une commune réserve alimentaire, si « anonyme » qu'il soit, si peu
personnalisé qu'il demeure jusqu'à sa mort, ne s'affirme comme individu que dans la
mesure où il introduit par les particularités de sa morphologie ou de son travail un
aspect singulier, un semblant de diversité dans la monotonie et l'homogénéité de la
masse spécifique. Ce par quoi il « se distingue », c'est précisément cette force qui le
sépare des autres, qui le dresse contre les autres, et par là introduit dans la communau-
té une possibilité de conflit. Dans la société humaine, ce conflit est porté à sa suprême
puissance par la différenciation progressive même des tendances de chacun. La per-
sonne humaine se caractérise en effet par son degré extrême d'individualisation et par
conséquent par la possibilité toujours ouverte d'un conflit entre sa puissance et celle du
monde. Toutes ces banalités nous devions les dire pour saisir à sa racine la mégaloma-
nie en tant que pulsion de puissance qui se confond avec la conscience d'être une per-
sonne, une personnalité, un « personnage », c'est-à-dire un système de forces auto-
nomes ayant une certaine grandeur privilégiée – et vécues comme « miennes ». Car la
conscience de l'unité, du sens et des forces qui me composent n'est rien d'autre que le
pouvoir que je me sens de l'orienter et de l'animer. Ainsi, naît par mon corps, dans mon
corps (mais sans aller toujours jusqu'à y « incorporer » tout le « mien », tout ce qui est
à moi, depuis « mes » parents jusqu'à « ma montre ») un système de valeurs dont la

539
ÉTUDE N° 19

commune mesure est d'être dans les deux sens du mot, une « propriété » de ma person-
ne et qui englobe mes organes, mes facultés, ma famille, mes idées, mes biens, mon
nom, mes fonctions, mes droits, mon histoire et mon destin. La possibilité d'augmenter
tous les attributs de mon « moi », c'est justement mon Moi.
le Moi n'est pas pure Mais ce Moi n'est pas une pure conscience des relations qui m'unissent au monde,
conscience […] il passe il passe nécessairement par un « objet » auquel tous les autres me renvoient, mon
nécessairement par un corps 1. Il est là comme le foyer et le cœur de notre existence. C'est sur lui que notre
« objet » , mon corps…
conscience du monde s'est posée, c'est lui qui l'a engendrée, c'est par lui que nous
avançons dans la vie. C'est lui qui a constitué le premier personnage intégralement
aimé. C'est pourquoi la racine biologique de notre désir de puissance se confond avec
…Toute la réalité de notre la racine psychologique de notre « narcissisme ». Toute la réalité de notre désir de
désir de puissance, c'est puissance, c'est notre corps qui la contient et la détient, c'est en lui que notre person-
notre corps qui la
nage est incarné, est « enraciné au monde » (MERLEAU-PONTY). C'est en lui et par lui
contient et la détient, c'est
en lui que notre person- que se sont composés l'image privilégiée et le modèle d'un être humain objet de la pre-
nage est incarné, est mière fixation libidinale. Et ce n'est qu'au prix d'un effort que, seul, l'enjeu vital de
« enraciné au monde » notre socialisation a permis, que nous nous sommes détachés de lui pour le reconnaître
(MERLEAU-PONTY)…
chez autrui, ou plutôt que nous avons reconnu autrui dans les lignes, la chaleur et la
vie de cette image, la première adorée, de cet eidolon. A partir de cette première et
fondamentale aventure, le drame des « identifications » va commencer et dérouler ses
lourdes volutes qui resteront inscrites au plus profond de nous-même. Investissements
successifs, transferts libidinaux, « complexes », vont représenter les phases succes-
sives du travail dialectique que va constituer le monde et le personnage à partir des
…le stade décisif appelé fantasmes du corps morcelé et de son membrement primitif au stade décisif appelé par
par LACAN « stade de LACAN « stade de miroir 2 », c'est-à-dire au moment où le corps « vu » va capter et
miroir », [c'est le] moment
coapter l'image spécifique de l'être humain. Cette première, cette primordiale expé-
où le corps « vu » va cap-
ter et coapter l'image spé- rience va dresser l'enfant dans la conscience qu'il prend de lui-même, face à face avec
cifique de l'être humain. le monde des objets et les premiers conflits vont surgir dont la solution ne pourra être
Cette première, cette pri- trouvée que dans l'introjection et l'identification, premier travail de stratification du
mordiale expérience va
personnage, ou dans l'agressivité qui est le premier réflexe de sa puissance. Telle est
dresser l'enfant dans la
conscience qu'il prend de la phase initiale et prégénitale à laquelle succède le stade œdipien quand au système
lui-même… pulsionnel masochiste-oral et sadique-anal, se substituera progressivement la fixation
à autrui : le choix objectal.
Mais s'ouvrir au monde c'est déjà à ce moment rencontrer un monde fermé, c'est-à-
dire les difficultés et les limites qu'autrui et le monde des objets opposent à l'expansion

1. Nous renvoyons aux analyses de SARTRE et de MERLEAU-PONTY auxquelles nous avons fait
déjà allusion dans notre étude n° 17.
2. Cf. J. LACAN, La famille. Encyclopédie française VIII. La vie mentale et notamment « le com-
plexe, facteur concret de la psychologie familiale », 1938.

540
MÉGALOMANIE

des pulsions égotistes, fait qui lie indissolublement dans un rapport conflictuel les rela-
tions du moi et du monde. Ce conflit prend dès ce moment une forme d'inhibition inter-
ne en ce sens que le système des interdits, des valeurs, de culpabilité et des sanctions
propose à la conscience qui développe son champ d'action, la considération d'une dis-
cipline normative. Les limites que le principe de réalité opposait au principe du plaisir
deviennent celles d'une conscience morale qui impose une soumission, une limite, une
discipline, un renoncement. Et c'est ici que nous rejoignons les analyses qui ont servi
d'introduction à cette étude, celle du conflit des tendances entre l'avidité et l'oblativité.
Il est donc évident que le développement de la personnalité s'opère par une série
…C'est, au terme de ce
de paliers successifs qui, à travers l'enfance et l'adolescence jusqu'à la maturité, vont développement, dans un
renforcer toujours davantage le contrôle que la « réflexion », la « raison », la conscien- vaste système de distribu-
ce morale, tout le système des valeurs qui constitue notre « jugement », exerceront sur tion énergétique plus
souple, plus « sublimé »
la tendance fondamentale à « pousser », à se « pousser », à « repousser ». C'est, au
que la primitive affirma-
terme de ce développement, dans un vaste système de distribution énergétique plus tion de puissance du moi
souple, plus élastique, plus « sublimé » que la primitive affirmation de puissance du se trouve canalisée et
moi se trouve canalisée et neutralisée. neutralisée…

La formation même du caractère constituera un mode constant d'organisation à


proportions variables de tendances agressives dirigées contre autrui ou contre soi. Les
pulsions d'avidité ou d'oblativité vont bien continuer à fournir l'énergie de ce système
mais ce n'est qu'au gré des circonstances et en fonction de cette organisation qu'elles
en rythmeront le mouvement dans une succession de « systoles » et de « diastoles »
dont le groupement et la fréquence définiront le caractère, le mode de réaction habi-
tuel du moi à l'égard du monde, soit qu'il s'humilie ou qu'il s'exalte.
C'est par ce schéma de développement de l'appareil pulsionnel que nous pouvons
comprendre ces coups de boutoir, ces « égodiastoles » que sont les rêves, la rêverie,
les fantaisies de puissance, les mirages imaginatifs qui chez tout homme éclatent par
le jeu d'une sorte de soupape de sûreté. Si la vie ne permet pas l'expansion désirée, un
système de compensation ne tarde pas à s'étaler qui décharge d'autant la tension nar-
cissique. Si l'organisation même des régulations caractérielles le permet c'est dans la
sublimation morale de l'idéal de soi que vient s'éteindre ou tout au moins s'apaiser le
feu dévorant de l'ambition et de l'orgueil.
*
* *
L'expansion mégalomaniaque est donc immanente à notre nature. Elle se trouve
limitée et contenue par la structure de la réalité en tant que celle-ci exige un jugement
sur le possible, et aussi par ce jeu profond d'un système pulsionnel inverse, les ten-
dances à la « rétraction ». C'est à l'humilité que s'oppose la grandeur, c'est par les ten-
dances à l'avilissement de soi que se trouve contrebalancé dans les systèmes des pul-

541
ÉTUDE N° 19

sions primitives, le désir de puissance. Ainsi nous voici encore et sans cesse ramenés
à cette dualité fondamentale qui gît à la charnière biologique de notre nature conflic-
tuelle : les tendances réductrices et paralysantes, les tendances amplificatrices et acti-
vantes. C'est entre ces deux systèmes énergétiques et leur équilibre proprement moral
que notre action s'inscrit et que s'exerce le jugement de valeur que nous portons sur
notre propre personne. Pour bien comprendre la place qu'occupe la mégalomanie dans
la hiérarchie des thèmes délirants, nous devons précisément connaître ce que repré-
sentent ceux-ci quand se rompt cet équilibre.
Dans la prise de possession du monde, dans l'investissement du monde des objets
et d'autrui, c'est l'équilibre de mon désir de puissance et de mon renoncement, de mon
avidité et de mon oblativité, de mon activité dévorante ou de ma passivité résignée,
…Le monde est « pour etc., qui se projette. Le monde est « pour moi », c'est-à-dire qu'il contient quelque
moi », c'est-à-dire qu'il chose de mon engagement dans la réalité et qu'il offre par ricochet et comme par un
contient quelque chose de
reflet de miroir, ma structure dans sa structure. Que fléchisse mon désir de s'épanouir
mon engagement dans la
réalité et qu'il offre par en lui, que je me retire de lui comme pour le vider de ma propre expansion et la réali-
ricochet et comme par un té tout entière devenue mécanique, misérable et inutile se résorbera vers le néant (et ce
reflet de miroir, ma struc- sont alors les expériences délirantes de la négation de la fin du monde, du jamais vu,
ture dans sa structure…
de l'étrange et du vide). – Que, par contre, mes forces d'expansion pénètrent la nature
et le monde physique, le « cosmos », transfiguré et asservi à ma puissance va s'offrir
comme « mien », comme l'objet de mon pouvoir de Sujet absolu (ce sont les expé-
riences délirantes de création, de toute-puissance, de conquête de l'univers, de connais-
sance absolue, etc.).
Les « relations » du moi et d'autrui sont encore plus évidemment soumises à ce
flux et reflux de ces pulsions qui battent dans mon cœur le rythme de ma vie. Les rela-
tions de dépendance ou d'indépendance à l'égard des sociétés, des institutions et de
l'histoire, tantôt je les vivrai comme un écrasement de mon être par les autres (expé-
riences de persécution, d'hostilité, de frustration, de dépossession, etc.), – tantôt je les
éprouverai comme un pouvoir merveilleusement favorable d'aide, de secours, de sym-
pathie (thèmes de favorisation, d'universelle complaisance, etc.).
Dans ce mixte ambigu qu'est ma réalité corporelle qui est tantôt « moi » tantôt « à
moi » et qui m'échappe sous tant de multiples aspects pour se fondre dans le monde,
– les valeurs « objectives » et « subjectives » se trouvent mêlées à proportions
variables qui expriment, là encore, la subordination de la perception de mon corps au
jeu antagoniste de mes pulsions narcissiques, ou masochistes. Dans mon attitude de «
rétraction », de passivité et d'auto-agression, ce corps me deviendra douloureux, mons-
trueux, il cessera d'être ou en tous cas de m'appartenir pour tomber déjà en pourriture
sous l'effet de la maladie (expériences hypochondriaques et de négation corporelle).
– Si, au contraire, je sens mon corps comme un instrument de ma puissance, si j'intro-

542
MÉGALOMANIE

duis dans ses fonctions et ses organes la force qui m'anime au point d'en faire la forme
même de mon prodigieux destin, il se détachera de la matière et de ses accidents pour
se confondre avec l'idéal même de mon activité, il s'animera de mon esprit (expé-
riences délirantes de puissance corporelle, de prouesses, de survalorisation des fonc-
tions somatiques, etc.).
Enfin, si je me tourne maintenant vers cet aspect de la « réalité » qui est celle de
ma pensée où ce qui est, est ce que je suis, ce que je suis en train d'être et de vouloir,
– les relations d'objectif à subjectif sont celles d'esclave à maître. Je sens ma pensée …Je sens ma pensée m'ap-
partenir comme un attribut
m'appartenir comme un attribut de ma puissance, comme son développement, sa
de ma puissance, comme
garantie et son effet. Ici la « dévalorisation » de cette réalité sera vécue comme l'inva- son développement, sa
sion d'autrui dans ma citadelle, comme une métamorphose physique et mécanique de garantie et son effet. Ici la
mon esprit (expériences d'influence, dépersonnalisation, mécanisation de la pensée). « dévalorisation » de cette
réalité sera vécue comme
Enfin cette dévalorisation de la personne morale cessant d'être seulement vécue
l'invasion d'autrui dans
comme un événement, va « au suprême degré de la rétraction de l'être » se montrer ma citadelle…
pour ce qu'elle est : désirée (thème d'auto-accusation et de culpabilité. – Dans le mou-
vement inverse d'accroissement infini et obscur de ma liberté, ma pensée ne me
deviendra « étrangère » que pour s'identifier avec un absolu de puissance (expériences
d'inspiration divine, prophétique, etc.).
Ainsi tous les « thèmes » délirants s'ordonnent relativement au besoin fondamen- …Ainsi tous les « thèmes»
délirants s'ordonnent
tal des rapports vécus d'action réciproque du moi et du monde. A la rétraction du Moi
relativement au besoin
correspondent les thèmes de cataclysme et de l'anéantissement cosmique, le thème fondamental des rapports
hypochondriaque, les thèmes d'influence et de dépersonnalisation et le mouvement vécus d'action réciproque
même qui les engendre : la culpabilité ; à l'expansion du moi correspondent les thèmes du moi et du monde…

de toute puissance universelle, de prodigieuses forces corporelles, d'inspiration ou


d'identité divine. Ce sont ces derniers thèmes qui constituent les thèmes mégalo-
maniaques, les idées de grandeur qui ont fait l'objet de cette étude.
Nous comprenons en groupant ainsi les diverses formes de la dialectique des
thèmes délirants, que le thème de persécution soit privilégié, puisqu'il, satisfait à la
fois les tendances expansives mégalomaniaques et les tendances dépressives auto-
accusatrices. Son ambiguïté même assure sa prodigieuse fréquence. Il enveloppe à la
fois le délire de culpabilité et le désir de punition d'une part et le délire de grandeur et
le désir de triomphe d'autre part. Il est facile de comprendre dans cette perspective
comment son évolution sera dès lors un signe sensible du travail délirant dont il est le
reflet. Tantôt en effet il se fixera dans un système de plus en plus auto-agressif. Tantôt
il évoluera vers la satisfaction de la composante mégalomaniaque comme si le délirant
compensait sa maladie. Mais ceci exige naturellement quelques explications qui doi-
vent nous conduire au cœur même du problème de la pensée délirante, du travail du
délire.

543
ÉTUDE N° 19

…Nous ne saurions en Nous ne saurions en effet nous limiter à ce que nous venons d'exposer, pour la
effet nous limiter à ce que bonne raison que nous nous bornerions alors à faire seulement œuvre de psychologue
nous venons d'exposer,
qui démonte les ressorts du cœur humain, ou de moraliste qui en apprécie les
pour la bonne raison que
nous nous bornerions « valeurs ». Toute étude des délires qui se bornerait à cette dialectique, à cette phé-
alors à faire seulement noménologie de la pensée délirante, nécessaire, mais insuffisante, ne peut satisfaire le
œuvre de psychologue médecin psychiatre. Car pour lui le délire est une « maladie mentale », le délire est
[…] ou de moraliste…
même un aspect fondamental de toute maladie mentale et c'est dans la dynamique des
dissolutions ou désorganisations de l'être humain que nous devons maintenant péné-
trer pour orienter l'esquisse d'une « histoire naturelle 1 » de l'idée de grandeur.
Nous l'avons rappelé, la mégalomanie immanente à la nature humaine est « libé-
rée » dans les diverses structures psychopathologiques avec une fréquence remar-
quable. Comment pouvons-nous nous représenter la genèse de ce symptôme si impor-
tant dans les troubles mentaux ?
…Tout « délire » repré- Tout « délire » représente un trouble, un bouleversement de la vie psychique qui
sente un bouleversement se ramène en fin de compte à un travail de projection lequel a été mis clairement en
de la vie psychique qui se
évidence par l'école psychanalytique à propos de la projection de l'inconscient dans le
ramène en fin de compte
à un travail de PROJEC- conscient. Mais plus conséquente que les psychanalystes avec leur propre système,
TION… pour nous cette pour nous cette projection dépend d'une RÉGRESSION dont la projection de l'inconscient
projection dépend d'une dans le conscient n'est qu'un cas particulier.
RÉGRESSION…
Nous l'avons vu plus haut en étudiant la phénoménologie des « thèmes » déli-
rants, c'est le dérèglement de la proportion des valeurs des deux termes du binôme
fondamental moi-monde que reflète toute expérience délirante laquelle altère préci-
sément la « réalité », c'est-à-dire la structure même de cette liaison existentielle qu'est
« l'être au monde ». Toute décomposition de la synergie fonctionnelle qui constitue
l'activité de la conscience, toute modification structurale de la conscience, toute

1. C'est ici au terme de ce deuxième volume d'« Études », c'est-à-dire de travaux préparatoires que
nous entendons définir d'un mot le but que nous poursuivons : l'histoire naturelle de la folie. A une
époque où l' anthropologie prétend éclipser les sciences de la nature dans l'appréhension du phé-
nomène « maladie mentale » nous aurons assez le sens de la continuité historique de notre science
et assez de courage pour affirmer que les troubles mentaux ne peuvent pas, ne sauraient sortir du
cadre des sciences médicales. Pour autant en effet qu'il ne suffit pas de comprendre mais d'expli-
quer, pour autant qu'il ne sert à rien de dire que pour les maladies mentales les comprendre c'est les
expliquer, puisqu'elles sont justement et dans leur essence davantage l'objet d'une démarche expli-
cative appliquée à la dissolution qu'elles expriment, qu'objet d'une analyse de leur structure signifi-
cative qui se heurte toujours à un moment donné à une limite, celle qui définit la folie, celle-ci reste
(même quand son extension s'accroît naturellement dans le domaine des névroses) ce qu'elle a tou-
jours été : un phénomène de la nature. La folie est en effet sous toutes ces formes une altération de
l'esprit causée par une altération du corps. C'est dans cette perspective « naturelle », « physiolo-
gique » et « médicale » qui n'exclut pas mais au contraire exige son complément « anthropolo-
gique », que nous entendons fermement nous tenir ici dans cette étude pathogénique de l'idée de
grandeur comme dans l'examen de l'ensemble des problèmes psychiatriques.

544
MÉGALOMANIE

« régression » de la conscience entraîne une projection, une infiltration de la réalité …toute « RÉGRESSION » de
objective, soumise aux lois physiques, dans la structure subjective – et inversement. la conscience entraîne
une projection, une infil-
Cette projection, cette osmose est vécue sur le registre significatif du délire. Tel est le
tration de la réalité
point d'insertion naturel de la signification des délires dans le processus de dissolu- objective, […] dans la
tion psychique qu'ils expriment. C'est le même qui articule le monde des images et structure subjective – et
des fantasmes à la dissolution hypnique de la conscience. Nous avons assez insisté inversement…

sur ce point 1 à propos du phénomène sommeil-rêve pour n'avoir pas ici à y revenir.
Qu'il nous soit permis de rappeler que dormir n'est pas dormir mais vivre un rêve,
c'est-à-dire un drame ou un réseau significatif qui dépend pourtant d'autre chose, du
sommeil. Ce n'est pas le sommeil qui est vécu mais le rêve. Ce n'est pas la dissolu-
tion qui est vécue, c'est le délire.
Nous désirerions montrer la naissance de l'idée de grandeur dans la « maladie men-
tale » en fonction de ce mécanisme de projection osmotique. Un fait paraît évident,
c'est que, lorsque nous considérons la masse délirante dans son ensemble, les expé-
riences de dépréciation sont beaucoup plus fréquentes que la mégalomanie. Nous pen-
sons que c'est parce que ces expériences expriment précisément plus directement le
processus de dissolution lui-même qui effectivement représente une expérience vitale
catastrophique et psychiquement mutilante. Ce n'est pas être victime d'une « illusion
réaliste » que de prendre le délire pour ce qu'il est, savoir une forme « négative »
d'existence, une régression qui compromet la liberté et la puissance du délirant. C'est
cette forme qu'exprime l'angoisse (nous l'avons vu) et avec elle et par elle tous les
délires de dévalorisation du monde et du moi.
La mégalomanie paraît à première vue, elle, plus difficile à expliquer et d'autant
plus que, si la « dimension mégalomaniaque » est relativement plus rare que les délires
de dépréciation, elle nous paraît généralement être d'un plus fâcheux pronostic. Telles
sont les données ultimes du problème.
Pour tenter de le résoudre nous devons faire un rapprochement entre la valeur …nous devons faire un
« compensatrice » de l'idée de grandeur et la structure positive des troubles mentaux. rapprochement entre la
valeur « compensatrice »
Les thèmes de dépréciation seraient à la structure négative ce que les thèmes d'ex-
de l'idée de grandeur et la
pansion seraient à la structure positive. Dans une telle hypothèse, l'idée de grandeur structure positive des
représenterait une « réaction » à la situation catastrophique de la maladie. Elle mon- troubles mentaux…
terait comme la fièvre dans les maladies aiguës en tant qu'elle représenterait un méca-
nisme de défense massif et allant, comme elle, au-delà de la production des énergies
nécessaires. La mégalomanie exprimerait donc une exaspération hypertrophique des
valeurs du moi menacé. Cependant la mobilisation du système pulsionnel, d'avidité, la
tendance vitale à s'affirmer, à se surestimer telle que nous en avons retracé plus haut
le développement et les exigences, brutalement libérée, comme un cri de révolte et

1. Cf. la dernière partie de notre étude n° 7.

545
ÉTUDE N° 19

d'espoir dans la détresse, en répondant à une profonde pulsion narcissique, en contre-


balançant les forces de destructions, comblerait jusqu'à l'excès le vide creusé par la
maladie.
Si nous essayons de confronter cette hypothèse avec les principaux faits que nous
avons exposés au cours de cette étude, nous verrons qu'elle s'y adapte assez exactement.
…Le mécanisme « compen- Le mécanisme « compensateur », « secondaire », « psychogénétique » si caracté-
sateur », « secondaire », ristique de la symptomatologie « positive » des troubles mentaux, est manifeste, en
« psychogénétique » si
effet, pour la mégalomanie dans deux conditions cliniques également importantes et
caractéristique de la symp-
tomatologie « positive » fréquentes. Tout d'abord dans les « évolutions schizophréniques » où les « idées de
des troubles mentaux, est grandeur » ne sont rien d'autre que des aspects de l' autisme et leur fonction « hédo-
manifeste, en effet, pour la nique » ou « finaliste » est évidente au cours de la dissociation psychique. Ensuite,
mégalomanie…
dans les « délires chroniques à évolution systématique », le passage de la persécution
à la mégalomanie marque manifestement une installation dans un équilibre « compen-
sateur » qui fait passer le délirant d'une forme d'existence de martyre à une forme de
triomphe tout au moins virtuel. Ce sont là deux faits capitaux qui fortifient notre
conception.
Si nous envisageons enfin l'affection dont l'historique et la clinique sont les plus
intimement liés à la pathologie d'idée de grandeur, la paralysie générale, nous trouve-
rons une conception analogue dans la pénétrante étude de P. SCHILDER sur la valeur
réactionnelle (c'est-à-dire pour BLEULER « secondaire » et pour nous « positive ») du
délire mégalomaniaque qui, dans la structure démentielle, de la pensée compense le
désastre d'une régression des capacités réelles de la personne par une production ima-
ginaire absurde et fantastique de puissance.
Nous pouvons bien conclure que dans ce bouleversement de la structure des rap-
ports moi-monde que représente toute maladie mentale, l'inversion des rapports dans
le sens de l'expansion, de la confiance, de la mégalomanie est une manifestation de la
…Ainsi cette production vitalité subsistante. Ainsi cette production nous apparaît comme une tentative de gué-
nous apparaît comme une rison, comme une « solution » de la situation catastrophique pour l'homme qui chavi-
tentative de guérison,
re dans la folie. Mais, hélas, comme pour les cicatrisations monstrueuses, comme pour
…Mais, hélas, […] cette
surcompensation peut la fièvre, cette poussée des instincts, cette surcompensation peut être pire que le mal,
être pire que le mal… devenir et demeurer une nouvelle forme du mal. D'où cette résonance tragique, la plus
poignante qui se puisse éprouver au contact de nos malades, de la triste mégalomanie.

546
MÉGALOMANIE

BIBLIOGRAPHIE

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1939, Zentralblatt Neuro. u Psych., juillet 1910, pp. 113-143.

547
TABLE DES MATIÈRES DU TOME II

ARGUMENT.………………………………………………………………… 7
ÉTUDE N° 9 :
Les troubles de la mémoire……………………………………………………… 9
ÉTUDE N° 10 :
La Catatonie.……………………………………………………………… 69
ÉTUDE N° 11 :
Impulsions………………………………………………………………………… 163
ÉTUDE N° 12 :
Exhibitionnisme.…………………………………………………………… 213
ÉTUDE N° 13 :
Perversité et Perversions………………………………………………………….233
ÉTUDE N° 14 :
Le Suicide -pathologique.………………………………………………… 341
ÉTUDE N° 15 :
Anxiété morbide.…………………………………………………………… 379
ÉTUDE N° 16 :
Délire des négations.……………………………………………………… 427
ÉTUDE N° 17 :
Hypochondrie …………………………………………………………………… .453
ÉTUDE N° 18 :
Jalousie morbide………………………………………………………………… 483
ÉTUDE N° 19 :
Mégalomanie.……………………………………………………………… 515

[NdÉ: L'exmplaire de 1950 avait été imprimé par la SOC St-Augustin, Desclée de Brouwer & Cie, Bruges
(Belgique). – 19709/5. Réimpression photomécanique, les procédés Dorel, Paris]

548
INDEX DU TOME II, VOLUME I*

AANDY, VOL. I, T. II : 249 ANTONINI G., VOL. I, T. II : 119


ABADIE, VOL. I, T. II : 396, 459 APFELBERG, VOL. I, T. II : 232
ABELER, VOL. I, T. II : 39 APOLLINAIRE G., VOL. I, T. II : 316, 317
ABELY P., VOL. I, T. II : 48, 67, 80, 216, 225, 387, ARAGON L., VOL. I, T. II : 240
394, 404, 502, 514 ARDISSON, VOL. I, T. II : 321
ABELY X , VOL. I, T. II : 18, 80, 83, 124, 221 ARISTOPHANE, VOL. I, T. II : 295
ABRAHAM K., VOL. I, T. II : 153, 448 ARNAUD, VOL. I, T. II : 29, 428, 451, 534
ABRAHAMSEN, VOL. I, T. II : 249 ARTHUS, VOL. I, T. II : 382, 426
ACH, VOL. I, T. II : 202 ASCHER, VOL. I, T. II : 188, 190
ACHILLE URBAIN, VOL. I, T. II : 376 ASCLÉPIADE, VOL. I, T. II : 69
ADIE, VOL. I, T. II : 168 ASHBY, VOL. I, T. II : 9
ADLER, VOL. I, T. II : 230, 250, 283, 375, 414, ASHEIM, VOL. I, T. II : 301
515, 518, 530, 547 ASSAILLY, VOL. I, T. II : 220
ADRIAN, VOL. I, T. II : 55 ATTELBERG, VOL. I, T. II : 217
AGOSTON, VOL. I, T. II : 281 AUBERT, VOL. I, T. II : 310
AICHHORN, VOL. I, T. II : 261 AUBIN, VOL. I, T. II : 101
AIMÉ, VOL. I, T. II : 49 AUBRY, VOL. I, T. II : 122
AJURIAGUERRA J. DE, VOL. I, T. II : 36, 58, 173, AUGUSTE, VOL. I, T. II : 295
174, 176, 343, 345, 378, 479 AUGUSTIN (SAINT), VOL. I, T. II : 243
ALAJOUANINE, VOL. I, T. II : 332 AUJALEU, VOL. I, T. II : 441, 451
ALBANE, VOL. I, T. II : 96, 101, 125 AZAM, VOL. I, T. II : 22, 23, 38
ALBES, VOL. I, T. II : 29, 31 BABCOCK, VOL. I, T. II : 13, 44, 50, 68
ALCIBIADE, VOL. I, T. II : 295 BABCOCK-LÉVY (ÉCHELLE), VOL. I, T. II : 13
ALEMBERT, VOL. I, T. II : 483 BABINSKI, VOL. I, T. II : 83, 122, 123, 141, 476
ALEXANDER, VOL. I, T. II : 264, 271, 469, 479 BABONNEIX, VOL. I, T. II : 104
ALEXANDRE (LE GRAND), VOL. I, T. II : 295 BACHELARD, VOL. I, T. II : 319
ALLAIX, VOL. I, T. II : 283, 300 BACHET, VOL. I, T. II : 185, 258, 266
ALLÉE, VOL. I, T. II : 234 BACHI, VOL. I, T. II : 359, 369
ALLENDY, VOL. I, T. II : 278, 318 BADONNEL, VOL. I, T. II : 26, 27, 28, 29
ALLIEZ, VOL. I, T. II : 98, 370 BADT, VOL. I, T. II : 402
ALMEIDA, VOL. I, T. II : 249 BAILEY, VOL. I, T. II : 404
ALVERDES, VOL. I, T. II : 234 BAILLARGER, VOL. I, T. II : 163, 428, 431, 441,
ALZHEIMER, VOL. I, T. II : 110 451, 464, 482, 536
AMANTEA, VOL. I, T. II : 133 BALDWIN, VOL. I, T. II : 341
AMARIE, VOL. I, T. II : 469 BALL, VOL. I, T. II : 44
AMELINE, VOL. I, T. II : 26, 29 BALLET G., VOL. I, T. II : 39, 390, 443, 464, 482,
AMEUILLE, VOL. I, T. II : 352 525, 537
AMMEIDA, VOL. I, T. II : 100 BALMES, VOL. I, T. II : 190
ANACRÉON, VOL. I, T. II : 295 BALZAC, VOL. I, T. II : 283
ANASTASI, VOL. I, T. II : 14 BANVILLE, VOL. I, T. II : 240
ANGEL F., VOL. I, T. II : 234 BARAHONA FERNANDES, VOL. I, T. II : 78, 117,
ANGYAL, VOL. I, T. II : 143, 474, 475 127, 132, 145, 157, 160, 165, 168, 189, 190, 194
ANJOU (DEMOISELLE D'), VOL. I, T. II : 290 BARBÉ, VOL. I, T. II : 100, 101, 442
ANTHEAUME, VOL. I, T. II : 108, 315 BARBEAUX, VOL. I, T. II : 354
ANTON, VOL. I, T. II : 103 BARD, VOL. I, T. II : 194, 403, 409

*. [NdÉ : 2006. Un tel index n’existait pas dans la publication originale, il comporte plus de 1700
entrées différentes. Il a été rendu possible par la numérisation intégrale de la typographie du texte.]

I
INDEX
BARISON, VOL. I, T. II : 85 BERTILLON, VOL. I, T. II : 357
BARLETT, VOL. I, T. II : 67 BERTIN, VOL. I, T. II : 44
BARRE, VOL. I, T. II : 482 BERTOLANI, VOL. I, T. II : 108, 117, 131, 138, 149
BARRÉ, VOL. I, T. II : 401 BERTRAND, VOL. I, T. II : 59
BARRERA, VOL. I, T. II : 132 BERTRAND (LE SERGENT), VOL. I, T. II : 321
BARREVELD, VOL. I, T. II : 133 BERZE, VOL. I, T. II : 143, 164, 195, 211, 258
BARTH, VOL. I, T. II : 285 BESSIÈRE, VOL. I, T. II : 47, 86
BARTHE, VOL. I, T. II : 111 BETHE, VOL. I, T. II : 127, 137, 234
BARTHÉLÉMY, VOL. I, T. II : 42 BIANCHI, VOL. I, T. II : 56, 194
BARUK, VOL. I, T. II : 18, 30, 57, 58, 59, 72-162 BIANCHINI, VOL. I, T. II : 80, 154
(2TUDE N°10, CATATONIE) 164, 176, 190, 196, BICHAT, VOL. I, T. II : 373, 401
266, 402 BICHEL, VOL. I, T. II : 318
BATTIER, VOL. I, T. II : 503 BIDRE, VOL. I, T. II : 376
BAUER, VOL. I, T. II : 102, 343 BILLIG, VOL. I, T. II : 97
BAYET, VOL. I, T. II : 363, 378 BILLOD, VOL. I, T. II : 174
BAYLE, VOL. I, T. II : 515, 536 BINDER, VOL. I, T. II : 182, 185, 252, 310
BAZIN, VOL. I, T. II : 252 BINET A., VOL. I, T. II : 12, 26, 27, 29
BEARD, VOL. I, T. II : 387, 396 BINET ET SIMON, VOL. I, T. II : 12
BEAUSSART, VOL. I, T. II : 57 BINGHAM, VOL. I, T. II : 293
BEAUVOIR (SIMONE DE), VOL. I, T. II : 227, 285 BINOIS, R., VOL. I, T. II : 37, 38
BECHTEREW, VOL. I, T. II : 194 BINSWANGER L., VOL. I, T. II : 39, 182, 273, 334,
BECK, VOL. I, T. II : 146, 349 521
BEDUSCHI, VOL. I, T. II : 41 BIRNBAUM, VOL. I, T. II : 39, 49, 254
BEER, VOL. I, T. II : 234 BISCHLER, VOL. I, T. II : 448
BELA MORANVI-HOCHST, VOL. I, T. II : 146 BISWANGER, VOL. I, T. II : 108
BELEY, VOL. I, T. II : 463, 482 BITTER, VOL. I, T. II : 396, 414, 426
BELLAK, VOL. I, T. II : 86, 162 BLACKURN, VOL. I, T. II : 37
BELLETRUD, VOL. I, T. II : 321 BLAGOVETCHTCHENSKAYA, VOL. I, T. II : 57
BELLEVUE, VOL. I, T. II : 13, 39, 44 BLANC-FONTANILLE, VOL. I, T. II : 30
BELPERRON, VOL. I, T. II : 295 BLANCHOT M., VOL. I, T. II : 317, 338
BENDER, VOL. I, T. II : 42 BLANIES, VOL. I, T. II : 135
BENDIT, VOL. I, T. II : 331 BLEEKWENN, VOL. I, T. II : 137
BENEDEK, VOL. I, T. II : 190, 195 BLEULER E., VOL. I, T. II : 16, 61, 67, 72, 73, 80,
BENICHOU, VOL. I, T. II : 26 86, 90, 91, 97, 112, 129, 155, 156, 159, 200, 212,
BENON, VOL. I, T. II : 48, 50, 68 334, 391, 515, 531, 532, 546, 547
BERGER, VOL. I, T. II : 57, 85, 87 BLEYNIE, VOL. I, T. II : 468
BERGERON, VOL. I, T. II : 166, 202 BLIN, VOL. I, T. II : 26, 27, 28, 29, 83
BERGSON H., VOL. I, T. II : 11, 59, 60, 61, 63, 67, BLOCH, VOL. I, T. II : 283
203, 250, 423 BLONDEL CH., VOL. I, T. II : 329, 354, 355, 363,
BERLIOZ CH., VOL. I, T. II : 437, 451 371, 374, 378, 446, 449, 451, 482, 518
BERNABENTE, VOL. I, T. II : 99 BLONDEL MAURICE , VOL. I, T. II : 203
BERNADOU, VOL. I, T. II : 72, 99, 140, 195 BOBÉ, VOL. I, T. II : 458
BERNARD F., VOL. I, T. II : 40, 110, 182, 342 BOHN, VOL. I, T. II : 234
BERNAUD, VOL. I, T. II : 83 BOITELLE, VOL. I, T. II : 99
BERNHEIM, VOL. I, T. II : 98 BOMAISTER, VOL. I, T. II : 175
BERRINGTON, VOL. I, T. II : 85 BOMBARDA, VOL. I, T. II : 36, 494, 495, 496, 513
BERSOT, VOL. I, T. II : 37 BONAPARTE M. , VOL. I, T. II : 199, 227, 321
BERTHOLLET, VOL. I, T. II : 321 BONAPARTE MARIE, VOL. I, T. II : 199, 227, 321

II
INDEX
BONAR LINDSLAY, VOL. I, T. II : 97, 145 BREZOWSKY, VOL. I, T. II : 165
BONASERA-VAZZINI, VOL. I, T. II : 118 BRIAND, VOL. I, T. II : 42, 99, 177, 182, 220, 440,
BONHOEFFER, VOL. I, T. II : 39, 174, 529 451
BONN, VOL. I, T. II : 37 BRICKNER, VOL. I, T. II : 58, 147
BONNAFÉ, VOL. I, T. II : 369, 479 BRICY, VOL. I, T. II : 192
BONNAFOUS-SÉRIEUX MME, VOL. I, T. II : 95, 106, BRIÈRE DE BOISMONT, VOL. I, T. II : 345, 352,
168 353, 355, 361, 378
BONNEAU, VOL. I, T. II : 317 BRILL, VOL. I, T. II : 26, 27
BONNER, VOL. I, T. II : 112 BRIQUET, VOL. I, T. II : 38
BONNET, VOL. I, T. II : 57, 468 BRISSAUD, VOL. I, T. II : 102, 390, 401, 402, 405,
BONNIER, VOL. I, T. II : 390, 401, 426, 446, 447, 406, 407, 461
473 BRISSON, VOL. I, T. II : 36
BONSTEIN, VOL. I, T. II : 109 BRITTON, VOL. I, T. II : 403
BOREL, VOL. I, T. II : 72, 87, 153, 183, 334, 344, BRODMANN, VOL. I, T. II : 139
505, 517, 518, 519, 521, 538, 547 BROSIUS, VOL. I, T. II : 71
BORENSTEIN, VOL. I, T. II : 99 BROSTER, VOL. I, T. II : 301, 302
BORNSTEIN, VOL. I, T. II : 112, 185, 258 BROSTES, VOL. I, T. II : 301
BORSEY, VOL. I, T. II : 119 BROUARDEL, VOL. I, T. II : 42, 52
BOSS, VOL. I, T. II : 197, 215, 217, 219, 228, 229, BROUKANSKI, VOL. I, T. II : 359
231, 232, 273, 274, 277, 283, 291, 305, 308, 314, BROUKANSKI NICOLAS , VOL. I, T. II : 359
319, 324, 325, 326, 328, 329, 339 BROUSSEAU, VOL. I, T. II : 39, 49, 346, 382, 383,
BOSSARD, VOL. I, T. II : 317 426
BOSTROEM, VOL. I, T. II : 69, 72, 73, 77, 94, 98, BROWN W., VOL. I, T. II : 39, 40
99, 138, 139, 144, 155, 165, 166, 168, 190, 192, BRUCKARD, VOL. I, T. II : 72
196 BRUN, VOL. I, T. II : 234
BOUCAUD P. DE, VOL. I, T. II : 112 BRUTUS, VOL. I, T. II : 370
BOUDET, VOL. I, T. II : 190 BUCY, VOL. I, T. II : 148
BOUL, VOL. I, T. II : 513 BULMAN, VOL. I, T. II : 134
BOULITTE, VOL. I, T. II : 120 BUMKE (TRAITÉ DE ), VOL. I, T. II : 67, 69, 73,
BOURDIN, VOL. I, T. II : 69, 362 77, 94, 98, 103, 123, 124, 139, 144, 155, 162,
BOURDON, VOL. I, T. II : 45, 46 165, 168, 178, 183, 248, 404
BOURGET P., VOL. I, T. II : 32, 349 BURCHAN, VOL. I, T. II : 27
BOURGUIGNON, VOL. I, T. II : 81, 121, 122, 131 BURCKARD, VOL. I, T. II : 151
BOUTONIER MELLE J., VOL. I, T. II : 379, 382, BURGER, VOL. I, T. II : 59, 190, 195, 211
383, 384, 387, 406, 407, 408, 412, 413, 417, 418, BURLINEAUX, VOL. I, T. II : 536
419, 420, 421, 422, 423, 424, 425, 426 BURLINGHAM, VOL. I, T. II : 250
BOUTTIER, VOL. I, T. II : 103 BURLUREAUX, VOL. I, T. II : 441
BOUVET, VOL. I, T. II : 18 BURT, VOL. I, T. II : 16
BOUVILHET, VOL. I, T. II : 469 BUSCAINO, VOL. I, T. II : 116, 130, 134, 139, 140,
BOVEN, VOL. I, T. II : 383, 415, 426, 528 141, 142, 143, 152, 162, 195
BOVERI, VOL. I, T. II : 119 BUTSBACK, VOL. I, T. II : 363
BOVET, VOL. I, T. II : 381 BUYTENDIJK, VOL. I, T. II : 234
BOVIERI, VOL. I, T. II : 83 BYRON (LORD), VOL. I, T. II : 295
BOZZI, VOL. I, T. II : 96 CABANIS, VOL. I, T. II : 444
BRAILOVSKI, VOL. I, T. II : 39 CAIN, VOL. I, T. II : 438, 451
BREGER, VOL. I, T. II : 46 CALEGRAVE, VOL. I, T. II : 67
BRESLER, VOL. I, T. II : 188 CALIGULA, VOL. I, T. II : 239, 295, 317, 338
BRETON A., VOL. I, T. II : 240, 241 CALMEIL, VOL. I, T. II : 22

III
INDEX
CALOWINA, VOL. I, T. II : 124 CHEVALIER J., VOL. I, T. II : 222, 283, 286, 294,
CAMERON, VOL. I, T. II : 46, 60, 68 309, 312
CAMPAGNE, VOL. I, T. II : 261 CHEYNE-STOCKES, VOL. I, T. II : 102
CAMUS, VOL. I, T. II : 135, 143, 194, 445, 446, CHEYNEY, VOL. I, T. II : 252
447, 452 CHIODI, VOL. I, T. II : 354
CAMUSET, VOL. I, T. II : 428, 435, 442, 451 CHOPARD, VOL. I, T. II : 234
CANGUILHEM G., VOL. I, T. II : 507 CHOROHSKO, VOL. I, T. II : 56
CANNON, VOL. I, T. II : 194, 403, 409 CHRISTIAN, VOL. I, T. II : 187, 528
CAPGRAS, VOL. I, T. II : 29, 32, 83, 100, 103, 230, CHRISTIANSEN, VOL. I, T. II : 505
443, 451, 482, 503, 507 CHRISTOFFEL, VOL. I, T. II : 319
CARDIN, VOL. I, T. II : 99 CIANTAR, VOL. I, T. II : 252
CARDONA, VOL. I, T. II : 55 CLACKLEY, VOL. I, T. II : 264
CARETTE, VOL. I, T. II : 29, 353 CLAIROIN, VOL. I, T. II : 34
CAREY, VOL. I, T. II : 14 CLARK, VOL. I, T. II : 36
CARLIER, VOL. I, T. II : 309, 320 CLARKE, VOL. I, T. II : 175
CARMICHAEL, VOL. I, T. II : 85 CLAUDE (PR. HENRI), VOL. I, T. II : 40, 46, 72, 75,
CARON, VOL. I, T. II : 111, 220 82, 83, 84, 87, 96, 99, 101, 104, 110, 112, 113,
CARP, VOL. I, T. II : 451 114, 117, 118, 119, 121, 122, 140, 141, 145, 147,
CARRERE, VOL. I, T. II : 18, 333 149, 153, 157, 332, 342, 387, 395, 400, 426, 437,
CARRIER, VOL. I, T. II : 182, 193, 378, 443 451, 482, 505, 513
CARROT, VOL. I, T. II : 114, 185 CLAUS, VOL. I, T. II : 69, 71, 72, 73, 82, 106, 108,
CASANOVA, VOL. I, T. II : 278 115
CASEY, VOL. I, T. II : 23, 24 CLAY, VOL. I, T. II : 332
CASTIN, VOL. I, T. II : 428, 443, 451 CLÉRAMBAULT G. G. DE, VOL. I, T. II : 36, 315,
CATON, VOL. I, T. II : 349, 370, 374 482, 489, 508, 509, 535
CATTELL, VOL. I, T. II : 13 CLIFFORD ALLEN, VOL. I, T. II : 301
CATULLE, VOL. I, T. II : 295 CLOUSTON, VOL. I, T. II : 404
CATULLE MENDES, VOL. I, T. II : 283 COBB, VOL. I, T. II : 132, 403
CAVÉ, VOL. I, T. II : 54 COCTEAU J., VOL. I, T. II : 283
CAVE M. , VOL. I, T. II : 334 CODET, VOL. I, T. II : 313, 393, 437, 452, 460,
CAVEIX, VOL. I, T. II : 240 482
CAZAUVIEILH, VOL. I, T. II : 355, 362, 378 COHEN, VOL. I, T. II : 143
CEILLIER, VOL. I, T. II : 344 COHEN VAN BAREN, VOL. I, T. II : 503
CENAC, VOL. I, T. II : 332 COLAPIETRE, VOL. I, T. II : 332
CHADWICK, VOL. I, T. II : 315 COLEMAN, VOL. I, T. II : 24
CHALIER, VOL. I, T. II : 98 COLIN, VOL. I, T. II : 111, 177, 182, 248, 266
CHAMPY, VOL. I, T. II : 300 COLLET, VOL. I, T. II : 88, 134, 469
CHANES, VOL. I, T. II : 116 COLLIAS, VOL. I, T. II : 234
CHARCOT, VOL. I, T. II : 173, 187, 400, 432 COLOMB, VOL. I, T. II : 168, 290, 353
CHARLIN, VOL. I, T. II : 53, 114, 174 COLOMB R. , VOL. I, T. II : 290
CHARPENTIER, VOL. I, T. II : 232 COMBES-HAMELLE, VOL. I, T. II : 332
CHASLIN, VOL. I, T. II : 46, 69, 70, 71, 72, 111, CONDILLAC, VOL. I, T. II : 444
115, 362 CONDORCET, VOL. I, T. II : 370
CHATAGNON, VOL. I, T. II : 343, 503, 505, 513 CONKEY, VOL. I, T. II : 48, 50
CHATELIN, VOL. I, T. II : 58 CONRAD, VOL. I, T. II : 46
CHAUME, VOL. I, T. II : 69 CONSTANTINIVITCH, VOL. I, T. II : 85
CHAUMIER, VOL. I, T. II : 100 COOL, VOL. I, T. II : 451
CHEADL, VOL. I, T. II : 173 CORBBT, VOL. I, T. II : 269

IV
INDEX
CORBET, VOL. I, T. II : 248, 256, 266 DEBESSE, VOL. I, T. II : 263, 354, 518
CORMAN, VOL. I, T. II : 348 DEBIERRE, VOL. I, T. II : 290
CORMOLESCO, VOL. I, T. II : 133 DEITERS, VOL. I, T. II : 146, 401
CORNU, VOL. I, T. II : 42, 102 DEJEAN, VOL. I, T. II : 122
CORRE, VOL. I, T. II : 373 DÉJERINE, VOL. I, T. II : 395, 400
COSMULESCO, VOL. I, T. II : 84 DÉJÉRINE, VOL. I, T. II : 426, 469, 518
COSTBDOAT, VOL. I, T. II : 52 DELACROIX, VOL. I, T. II : 15, 67
COSTE, VOL. I, T. II : 101 DELAITRE, VOL. I, T. II : 452
COTARD, VOL. I, T. II : 353, 427, 428, 429, 430, DELASIAUVE, VOL. I, T. II : 536
431, 432, 433, 434, 435, 436, 437, 438, 439, 440, DELAY, VOL. I, T. II : 10, 12, 16, 26, 28, 30, 31,
441, 442, 443, 444, 445, 446, 449, 451, 452, 465, 33, 37, 38, 47, 53, 68, 85, 88, 134, 137, 220, 256,
482, 520 403, 404, 405, 409, 411, 426
COURBON, VOL. I, T. II : 73, 80, 85, 111, 112, 462, DELGADO, VOL. I, T. II : 174, 185, 202, 274, 275,
513 464
COURTIAL, VOL. I, T. II : 266 DELILLE, VOL. I, T. II : 83, 97, 99
COURTOIS, VOL. I, T. II : 505, 513 DELMAS A., VOL. I, T. II : 18, 40, 49, 149, 173,
COX, VOL. I, T. II : 404 247, 272, 346, 355, 356, 362, 369, 370, 371, 374,
CRAMER, VOL. I, T. II : 151 378, 459
CRAWLEY, VOL. I, T. II : 278 DELMAS-MARSALET, VOL. I, T. II : 53, 82, 85,
CRÉMIEUX, VOL. I, T. II : 98, 438, 451 117, 118, 141, 145, 149
CREVEN, VOL. I, T. II : 374 DELMONT, VOL. I, T. II : 248, 249, 254, 258, 265,
CRITCHLEY, VOL. I, T. II : 104, 105, 168. 266, 333
CROMELYNK, VOL. I, T. II : 486 DEMOINE, VOL. I, T. II : 100
CUEL, VOL. I, T. II : 104, 140, 442, 452 DEMOLE, VOL. I, T. II : 143
CULLÈRE (MELLE), VOL. I, T. II : 83 DENY, VOL. I, T. II : 445, 446, 447, 452, 472
CULLERRE, VOL. I, T. II : 176, 177 DERMOT, VOL. I, T. II : 23, 24
CURRAN, VOL. I, T. II : 41, 44, 264 DESCARTES, VOL. I, T. II : 9, 54, 488
CURTI, VOL. I, T. II : 131 DESCHAMPS, VOL. I, T. II : 85, 87
CZERMAK, VOL. I, T. II : 137 DESCLAUX, VOL. I, T. II : 53, 506, 514
DAGAND, VOL. I, T. II : 97 DESCURET, VOL. I, T. II : 506
DAGONET, VOL. I, T. II : 163, 182 DESFONTAINE, VOL. I, T. II : 341
DALBIEZ, VOL. I, T. II : 328 DESHAIES, VOL. I, T. II : 341, 344, 345, 346, 347,
DALKE, VOL. I, T. II : 452 348, 349, 350, 351, 353, 354, 355, 356, 357, 358,
DALLEMAGNE, VOL. I, T. II : 192 360, 361, 362, 371, 372, 374, 377, 378, 388
DAMAYE, VOL. I, T. II : 113 DESOILLE, VOL. I, T. II : 42, 53, 352
DAMMAYE, VOL. I, T. II : 101 DESPINE, VOL. I, T. II : 376
DANDY, VOL. I, T. II : 57 DESROMBIES, VOL. I, T. II : 29, 32
DANJEAN, VOL. I, T. II : 101 DESRUELLES, VOL. I, T. II : 26
DARDENNE, VOL. I, T. II : 403 DEUTSCH H., VOL. I, T. II : 227, 311, 315, 448
DARKIEWITSCH, VOL. I, T. II : 146 DEVAUX, VOL. I, T. II : 39, 47, 91, 100, 380, 387,
DARWIN, VOL. I, T. II : 381 395, 396, 400, 401, 405, 426
DASKALOW, VOL. I, T. II : 101. DEVIC, VOL. I, T. II : 42
DAUDET A., VOL. I, T. II : 518 DEVINE, VOL. I, T. II : 112
DAUMEZON, VOL. I, T. II : 42, 451 DI FORTUNATO, VOL. I, T. II : 85
DAUPHIN, VOL. I, T. II : 26, 28 DI GIACOMO, VOL. I, T. II : 130, 131
DAVID, VOL. I, T. II : 134, 401, 402, 405, 409 DI TULLIO, VOL. I, T. II : 315
DE MAULLE, VOL. I, T. II : 317 DIAMANDI, VOL. I, T. II : 27
DE MORSIER, VOL. I, T. II : 472, 475 DICKMEISS, VOL. I, T. II : 402

V
INDEX
DIDE, VOL. I, T. II : 58, 72, 101, 123, 140, 141, EBBINGHAUS, VOL. I, T. II : 17, 38, 55, 67
143, 464 ECK, VOL. I, T. II : 136
DIDEROT, VOL. I, T. II : 283 EGGER, VOL. I, T. II : 25
DIVRY, VOL. I, T. II : 69, 72, 73, 75, 85, 110, 131, EHRENWALD, VOL. I, T. II : 446, 472, 474, 475
135 ELLENBERGER, VOL. I, T. II : 62, 68, 69, 70, 73,
DOEKART, VOL. I, T. II : 47, 48 86, 87, 88, 90, 91, 92, 93, 113, 154
DOFFLER, VOL. I, T. II : 332 EMMA M., VOL. I, T. II : 333
DOITEAU, VOL. I, T. II : 18 ÉRASME, VOL. I, T. II : 488
DOLKART, VOL. I, T. II : 13 ERMES, VOL. I, T. II : 80
DONAGGIO, VOL. I, T. II : 132, 148 ESCOUBE, VOL. I, T. II : 503, 513
DONALIES, VOL. I, T. II : 319 ESCUDERO ORTUNO, VOL. I, T. II : 504
DOREZ, VOL. I, T. II : 513 ESPINAS, VOL. I, T. II : 30, 234
DOS SANTOS, VOL. I, T. II : 250 ESQUIROL, VOL. I, T. II : 178, 246, 359, 360, 361,
DOTT, VOL. I, T. II : 404 362, 378, 434, 468, 490
DOUTREBENTE, VOL. I, T. II : 349 ESTAPE, VOL. I, T. II : 467, 482
DRAGANESCO, VOL. I, T. II : 102 EULENBURG, VOL. I, T. II : 277, 325.
DREYFUS, VOL. I, T. II : 111, 112 EURYALE, VOL. I, T. II : 295
DREYFUS (L'AFFAIRE), VOL. I, T. II : 358 EUZIÈRE, VOL. I, T. II : 247, 261, 263
DRIEST, VOL. I, T. II : 78, 95 ÉVERAND, VOL. I, T. II : 290
DROMARD, VOL. I, T. II : 31, 67, 76, 81, 85 EVRARD, VOL. I, T. II : 85, 135, 137
DROUART, VOL. I, T. II : 29 EWALD, VOL. I, T. II : 112, 183, 411
DUBITSCHER, VOL. I, T. II : 246, 248, 258, 264, EY, VOL. I, T. II : 40, 53, 86, 88, 95, 97, 105, 106,
268 139, 172, 192, 195, 337, 342, 353, 479, 505
DUBLINEAU, VOL. I, T. II : 266, 462 FABRE J. H. , VOL. I, T. II : 376
DUBOIS, VOL. I, T. II : 220, 475, 476 FALRET J., VOL. I, T. II : 31, 32, 35, 36, 67, 69, 72,
DUBRISAY, VOL. I, T. II : 352 174, 362, 431, 443
DUBUISSON, VOL. I, T. II : 315 FALRET J. P. , VOL. I, T. II : 247, 515, 532, 536
DUCOSTE, VOL. I, T. II : 36, 52, 175, 378 FANNY DE RISTOR, VOL. I, T. II : 320
DUFOUR, VOL. I, T. II : 98 FASSOU, VOL. I, T. II : 103
DUGAS, VOL. I, T. II : 67, 283, 295, 482 FATTOVITCH, VOL. I, T. II : 452
DUHREN, VOL. I, T. II : 317 FEDERN, VOL. I, T. II : 325
DUMAS, VOL. I, T. II : 40, 43, 49, 52, 55, 67, 68, FEINDEL, VOL. I, T. II : 187
328, 381, 518, 525 FEINSTEIN, VOL. I, T. II : 123
DUNBAR, VOL. I, T. II : 350, 400, 469 FEIREIRA, VOL. I, T. II : 132
DUNE, VOL. I, T. II : 53 FELD, VOL. I, T. II : 346
DUPOUY, VOL. I, T. II : 103, 216, 221, 315, 322, FENELL, VOL. I, T. II : 234
323, 352, 354, 391, 402, 441, 445, 452, 462, 482, FENICHEL, VOL. I, T. II : 277, 283, 296, 319
503, 505, 513 FERDIÈRE, VOL. I, T. II : 403
DUPRÉ, VOL. I, T. II : 184, 238, 247, 253, 258, FÉRÉ, VOL. I, T. II : 25, 36, 176, 277, 279, 386,
260, 262, 271, 272, 275, 393, 394, 396, 401, 411, 402
426, 454, 455, 470, 521 FERENCZI, VOL. I, T. II : 283, 306, 330, 349, 476,
DURKHEIM, VOL. I, T. II : 355, 356, 357, 362, 363, 538, 547
364, 365, 366, 367, 368, 370, 378 FERRARO, VOL. I, T. II : 27, 132
DÜSS, VOL. I, T. II : 266 FERREIRA, VOL. I, T. II : 127
DUSSER DE BARENNE, VOL. I, T. II : 147 FERRI, VOL. I, T. II : 355, 356, 373, 375, 376
DUVAL J., VOL. I, T. II : 290 FERRIER, VOL. I, T. II : 193
EARL, VOL. I, T. II : 106 FEUCHTWANGER, VOL. I, T. II : 103, 201
EAST, VOL. I, T. II : 220, 223, 232 FEUERBACH, VOL. I, T. II : 318

VI
INDEX
FEUILLE, VOL. I, T. II : 80 353
FEUILLET, VOL. I, T. II : 80, 502, 514 FRIEDMANN, VOL. I, T. II : 355, 373, 375, 378,
FEUTSCHTWANGER, VOL. I, T. II : 57 513
FIKER, VOL. I, T. II : 345 FRÖCHLICH, VOL. I, T. II : 119, 126, 129.
FILASSIER, VOL. I, T. II : 182 FROIS-WITMANN, VOL. I, T. II : 476
FINAN, VOL. I, T. II : 146 FROMENTY, VOL. I, T. II : 81
FINK, VOL. I, T. II : 71 FUERSTENER, VOL. I, T. II : 404
FINZI, VOL. I, T. II : 88 FULTON, VOL. I, T. II : 148, 404
FISCHER, VOL. I, T. II : 86, 92, 108 FUNFGELD, VOL. I, T. II : 139
FIZZI, VOL. I, T. II : 75 FURTADO, VOL. I, T. II : 145
FLESCHER, G., VOL. I, T. II : 37 FURTWANGEL, VOL. I, T. II : 290
FLEURY M. DE, VOL. I, T. II : 362, 387, 426 FUSSWERK, VOL. I, T. II : 86
FLOURNOY, VOL. I, T. II : 153, 352, 536 GAGEL, VOL. I, T. II : 404
FOERSTER, VOL. I, T. II : 103, 104, 105, 168, 404, GALL, VOL. I, T. II : 55, 247
446, 474, 482 GALLEPSIE, VOL. I, T. II : 482
FOIX, VOL. I, T. II : 104, 117, 118, 120, 189 GALLOT, VOL. I, T. II : 346
FOLEY, VOL. I, T. II : 137 GAMPER, VOL. I, T. II : 41, 58, 59, 194
FOLLIN, VOL. I, T. II : 83, 107, 200, 369, 479, 528 GANSER, VOL. I, T. II : 113
FONTE CULLA, VOL. I, T. II : 468 GANTT, VOL. I, T. II : 42, 234, 411, 414
FORBES, VOL. I, T. II : 67, 124, 125 GANYMÈDE, VOL. I, T. II : 294
FÖRSTER J.C., VOL. I, T. II : 35, 44, 45, 58, 115, GARANT, VOL. I, T. II : 72, 74, 98, 99, 100, 107,
196 282
FORTANIER, VOL. I, T. II : 39, 49, 54, 60, 66 GARDIEN, VOL. I, T. II : 174, 412
FORTINEAU, VOL. I, T. II : 182 GARMA, VOL. I, T. II : 295, 373, 375, 376, 378,
FORX, VOL. I, T. II : 104 448, 477
FOULQUIÉ, VOL. I, T. II : 203 GARNIER, VOL. I, T. II : 52, 176, 179, 213, 219,
FOURNIER, VOL. I, T. II : 46 220, 224, 226, 232, 269, 277, 452, 504
FOVILLE, VOL. I, T. II : 36, 182, 515, 532, 533, GAUCKLER, VOL. I, T. II : 400, 426, 469
534, 536, 537, 547 GAUDIO, VOL. I, T. II : 131
FRACASSI, VOL. I, T. II : 109 GAUPP, VOL. I, T. II : 97, 112, 174, 396, 532, 547
FRAISSE, VOL. I, T. II : 17, 34 GAUTIER, VOL. I, T. II : 283, 343
FRANCE ANATOLE , VOL. I, T. II : 316 GAYRAL, VOL. I, T. II : 403
FRANCHINI, VOL. I, T. II : 354 GEESINK, VOL. I, T. II : 136
FRANÇOIS-GUILLAUME, VOL. I, T. II : 214 GEHLEN, VOL. I, T. II : 203
FRANKEL, VOL. I, T. II : 141, 152. GEHRARD SCHMIDT, VOL. I, T. II : 185
FRANKEL A. : 173. GELMA, VOL. I, T. II : 389, 426, 476
FRANTZ, VOL. I, T. II : 56 GENET JEAN, VOL. I, T. II : 243, 278, 283, 335
FREEMAN, VOL. I, T. II : 97, 249 GENGERELLI, VOL. I, T. II : 37
FREUD (D'AMSTERDAM), VOL. I, T. II : 136 GENIL-PERRIN, VOL. I, T. II : 75, 482
FREUD ANNA , VOL. I, T. II : 388, 413 GENNEP, VOL. I, T. II : 277
FREUD SIGMUND, VOL. I, T. II : 21, 39, 86, 153, GEORGET, VOL. I, T. II : 232, 246, 362
155, 197, 198, 199, 214, 230, 232, 234, 244, 250, GERHARD SCHMIDT, VOL. I, T. II : 354
274, 277, 282, 283, 284, 291, 295, 296, 305, 314, GERTSMAN, VOL. I, T. II : 538
315, 316, 317, 319, 325, 341, 350, 376, 385, 387, GIACOMO, VOL. I, T. II : 130, 131, 132, 133, 134
388, 389, 393, 395, 396, 410, 412, 413, 416, 417, GIDE A., VOL. I, T. II : 19, 278, 283, 295
418, 426, 447, 448, 476, 477, 480, 485, 492, 512, GILLEPSIE, VOL. I, T. II : 42, 66
513, 515, 538 GILLES, VOL. I, T. II : 29
FRIBOURG-BLANC, VOL. I, T. II : 40, 332, 342, GILLES DE LA TOURETTE, VOL. I, T. II : 188

VII
INDEX
GILLES DE RAIS, VOL. I, T. II : 317 GUREWITCH, VOL. I, T. II : 474, 475
GILLES DE RETZ, VOL. I, T. II : 317 GUTHONE, VOL. I, T. II : 234
GIROUD, VOL. I, T. II : 282 GUTMAN, VOL. I, T. II : 100
GISCARD, VOL. I, T. II : 45 GUTTMANN, VOL. I, T. II : 40
GJESSING, VOL. I, T. II : 96 H. ELLIS, VOL. I, T. II : 315, 331
GLUECK, VOL. I, T. II : 315 HAARMAN, VOL. I, T. II : 318
GODET, VOL. I, T. II : 141, 315 HAFNER, VOL. I, T. II : 108, 109
GODFREY, VOL. I, T. II : 278 HAHN, VOL. I, T. II : 141, 513
GOLDMAN, VOL. I, T. II : 13, 47, 48 HALBERSTADT, VOL. I, T. II : 29, 333
GOLDSCHMIDT, VOL. I, T. II : 283, 299, 302, 306 HALBWACHS, VOL. I, T. II : 62, 68, 355, 356, 357,
GOLDSTEIN, VOL. I, T. II : 58, 148, 382, 388, 391, 358, 362, 363, 367, 368, 369, 376, 378
415, 426 HALES M. , VOL. I, T. II : 349
GOLTZ, VOL. I, T. II : 56, 403 HALL, VOL. I, T. II : 104, 453
GONZALEZ, VOL. I, T. II : 513 HALLOS, VOL. I, T. II : 538
GOODHART, VOL. I, T. II : 24 HALMER, VOL. I, T. II : 86
GOODMAN, VOL. I, T. II : 185, 258 HALSTEADT, VOL. I, T. II : 51
GORDON A., VOL. I, T. II : 39, 58, 109 HAMMOND, VOL. I, T. II : 71, 349
GOT, VOL. I, T. II : 452 HANSEN, VOL. I, T. II : 120
GRAAM GREEN, VOL. I, T. II : 252 HARGREAVES, VOL. I, T. II : 14
GRANOKE, VOL. I, T. II : 85 HARMANN, VOL. I, T. II : 58
GRANTE, VOL. I, T. II : 343 HARNIK, VOL. I, T. II : 227
GRANVILLE, VOL. I, T. II : 18, 67 HARTENBERG, VOL. I, T. II : 387, 426
GRAVING, VOL. I, T. II : 97 HARTMANN NICOLAÏ , VOL. I, T. II : 203
GREEFF DE, VOL. I, T. II : 339 HATSHORNE, VOL. I, T. II : 265
GREGOR, VOL. I, T. II : 261 HAUSER, VOL. I, T. II : 352
GRIESINGER, VOL. I, T. II : 176, 247, 379, 430, HAVELOCK ELLIS, VOL. I, T. II : 226, 227, 228,
433, 434 232, 277, 283, 286, 295, 315, 328, 330, 518, 522
GRINKER, VOL. I, T. II : 405 HEAD, VOL. I, T. II : 48, 455, 473, 474
GROHMANN, VOL. I, T. II : 246 HEALY, VOL. I, T. II : 315
GRUEHLE, VOL. I, T. II : 183, 277, 356, 378, 514 HECAEN, VOL. I, T. II : 58, 105, 401, 402, 405,
GRUNTHAL, VOL. I, T. II : 106 409, 446, 447, 474, 475, 479
GRYNFELDT, VOL. I, T. II : 139 HECHST, VOL. I, T. II : 102, 132
GRYWACZ, VOL. I, T. II : 483 HECKEL, VOL. I, T. II : 387, 393, 395, 400, 401,
GUHL, VOL. I, T. II : 234 405, 426
GUICCIARDI, VOL. I, T. II : 27 HECKER, VOL. I, T. II : 71
GUICHART, VOL. I, T. II : 111 HEDIGER, VOL. I, T. II : 234
GUILLAIN, VOL. I, T. II : 99, 103 HEIDEGGER, VOL. I, T. II : 273, 419, 420, 423,
GUIMARD, VOL. I, T. II : 468 424, 426
GUIRAUD P., VOL. I, T. II : 18, 72, 73, 77, 80, 82, HEIM, VOL. I, T. II : 25
83, 97, 99, 100, 106, 110, 111, 116, 118, 139, HEIMANS, VOL. I, T. II : 27
140, 141, 142, 143, 149, 150, 152, 194, 195, 333, HÉLIOGABALE, VOL. I, T. II : 295
334, 411, 464, 472, 517, 547 HELLER, VOL. I, T. II : 342
GUISLAIN, VOL. I, T. II : 70, 391, 430 HELMER, VOL. I, T. II : 86, 90
GULDBERG, VOL. I, T. II : 55 HENDERSON, VOL. I, T. II : 42, 355
GULLOTA, VOL. I, T. II : 130, 131, 135 HENLE, VOL. I, T. II : 444
GULOTTA, VOL. I, T. II : 84 HENNÉ AM. RHYN, VOL. I, T. II : 295
GURDJIAN, VOL. I, T. II : 103 HENNER, VOL. I, T. II : 130
GUREVIC, VOL. I, T. II : 109 HENRY, VOL. I, T. II : 53, 127, 132, 277, 402, 441,

VIII
INDEX
452 HULTON, VOL. I, T. II : 57
HERING, VOL. I, T. II : 54, 61, 67 HUMBERT, VOL. I, T. II : 286, 335
HERMAN ROBERT , VOL. I, T. II : 290 HUTH, VOL. I, T. II : 266
HÉRODOTE, VOL. I, T. II : 227 HUXLEY, VOL. I, T. II : 234
HERPIN, VOL. I, T. II : 173 HYATT VERRILL, VOL. I, T. II : 234
HERTWIG-MAGENDIE, VOL. I, T. II : 196 HYVERT, VOL. I, T. II : 101, 352
HESNARD, VOL. I, T. II : 18, 99, 100, 103, 153, ICHOCK, VOL. I, T. II : 356, 358
230, 232, 236, 244, 277, 278, 279, 280, 283, 292, INAUDI, VOL. I, T. II : 27
300, 313, 322, 328, 375, 379, 384, 398, 418, 426, INGALLES, VOL. I, T. II : 39
476, 477, 478, 482, 512 IONESCO, VOL. I, T. II : 84
HESS W.R., VOL. I, T. II : 150, 157, 162, 194 ISCOVESCO, VOL. I, T. II : 503
HESS, RUDOLF, VOL. I, T. II : 52 ISCOVESCU, VOL. I, T. II : 513
HEUCQUEVILLE, VOL. I, T. II : 81, 343, 452 IVORY, VOL. I, T. II : 56
HEUYER, VOL. I, T. II : 26, 27, 28, 29, 37, 53, 190, JACK L'ÉVENTREUR, VOL. I, T. II : 318
247, 259, 266, 506, 514 JACKSON, VOL. I, T. II : 12, 25, 36, 65, 67, 156
HIESCHFELD, VOL. I, T. II : 286 JACOB, VOL. I, T. II : 38, 109, 138, 143
HINES, VOL. I, T. II : 148, 194 JACOBSEN, VOL. I, T. II : 57
HINSEY, VOL. I, T. II : 403 JACOBSON E., VOL. I, T. II : 477
HINTZIGER, VOL. I, T. II : 26 JACOBY, VOL. I, T. II : 163
HIRSCH, VOL. I, T. II : 463 JAHRMAKER, VOL. I, T. II : 108
HIRSCHFELD, VOL. I, T. II : 277, 283, 286, 304, JAHRREISS, VOL. I, T. II : 482
306, 311, 314, 316, 322 JAMEISON, VOL. I, T. II : 355, 402
HIRSEN, VOL. I, T. II : 328 JAMPPS, VOL. I, T. II : 39
HITZIG, VOL. I, T. II : 56, 193 JANET P., VOL. I, T. II : 10, 11, 17, 21, 22, 29, 31,
HOCHE, VOL. I, T. II : 216 32, 33, 38, 60, 62, 67, 86, 87, 94, 113, 155, 156,
HOFFMAN, VOL. I, T. II : 112, 137 187, 200, 201, 202, 203, 277, 387, 390, 415, 426,
HOFFMANN, VOL. I, T. II : 127, 156, 248 480, 482
HOLLANDER, VOL. I, T. II : 101 JANSENS, VOL. I, T. II : 26
HOLLOS, VOL. I, T. II : 547 JANTZ, VOL. I, T. II : 145
HOLZINGEN, VOL. I, T. II : 249 JASPERS K., VOL. I, T. II : 86, 88, 164, 203, 419,
HOLZINGER, VOL. I, T. II : 14 489, 490, 491, 494, 499, 500, 501, 502, 508, 513
HOMBURGER, VOL. I, T. II : 77, 168, 183 JEANSEN, VOL. I, T. II : 32
HORN, VOL. I, T. II : 109, 132 JOERGER, VOL. I, T. II : 248
HORNEY, VOL. I, T. II : 325 JOFFROY, VOL. I, T. II : 115
HORREVELD, VOL. I, T. II : 135 JOHN, VOL. I, T. II : 97
HORSLEY GANTT, VOL. I, T. II : 234 JOHNSON, VOL. I, T. II : 44, 124
HOSACEK, VOL. I, T. II : 360 JONES, VOL. I, T. II : 19, 46
HOSKINS, VOL. I, T. II : 145 JONES E., VOL. I, T. II : 321, 476
HOSSENLOP, VOL. I, T. II : 251 JONG DE, VOL. I, T. II : 82, 83, 120, 126, 127, 128,
HOTZEN, VOL. I, T. II : 220 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 147,
HOTZINGER, VOL. I, T. II : 249 149, 152, 153, 162
HOUCARD, VOL. I, T. II : 99 JOSEPHY, VOL. I, T. II : 139
HUBER, VOL. I, T. II : 292 JOTEYKO, VOL. I, T. II : 26
HUBERT, VOL. I, T. II : 29 JOUANNAIS, VOL. I, T. II : 403, 493, 514
HUBNER, VOL. I, T. II : 123 JOUFFROY, VOL. I, T. II : 444
HUDDLESON, VOL. I, T. II : 350 JOURNIAC, VOL. I, T. II : 428, 452, 482
HUGUET, VOL. I, T. II : 290, 300 JUCQUELIN, VOL. I, T. II : 315
HULL, VOL. I, T. II : 234 JUKES, VOL. I, T. II : 248

IX
INDEX
JULES CÉSAR, VOL. I, T. II : 295 KLARFELD, VOL. I, T. II : 139
JULIAN, VOL. I, T. II : 104 KLEIN (1888), VOL. I, T. II : 515
JUNG, VOL. I, T. II : 85, 86 KLEIN G. , VOL. I, T. II : 334
JUNG E., VOL. I, T. II : 153, 414, 426, 547 KLEIN MÉLANIE, VOL. I, T. II : 334, 388, 392,
JUQUELIER, VOL. I, T. II : 467 399, 448, 476
JUSTI, VOL. I, T. II : 295 KLEIN R. , VOL. I, T. II : 49, 60
JUVÉNAL, VOL. I, T. II : 295 KLEINPAUL, VOL. I, T. II : 227
KAFKA, VOL. I, T. II : 234 KLEIST, VOL. I, T. II : 48, 58, 59, 72, 74, 78, 79,
KAFKA F., VOL. I, T. II : 385 80, 83, 95, 97, 98, 102, 103, 104, 105, 107, 111,
KAHLBAUM, VOL. I, T. II : 70, 71, 72, 73, 76, 78, 112, 115, 116, 144, 145, 146, 150, 151, 157, 161,
82, 86, 88, 90, 96, 97, 98, 115, 129, 140, 151, 164, 165, 166, 168, 190, 192, 193, 194, 196, 201,
155, 159, 162, 333 405, 411, 529
KAHN, VOL. I, T. II : 99, 183, 247, 255, 328 KLIMMER, VOL. I, T. II : 283, 296
KALBERLAH, VOL. I, T. II : 50 KLIPPEL, VOL. I, T. II : 139
KALISCHER, VOL. I, T. II : 56 KLOSSOWSKI, VOL. I, T. II : 317
KANDINSKY, VOL. I, T. II : 155 KLOTZENS, VOL. I, T. II : 319, 324, 325
KANDOU, VOL. I, T. II : 39, 49, 54, 60, 66 KLUVER, VOL. I, T. II : 194
KANOROVITCH, VOL. I, T. II : 85 KLYSSEN, VOL. I, T. II : 26
KANT F., VOL. I, T. II : 101 KNECHT, VOL. I, T. II : 108
KANZER, VOL. I, T. II : 39 KNOX, VOL. I, T. II : 14
KARL HEINRICH ULRICH, VOL. I, T. II : 283 KNUD SAND, VOL. I, T. II : 299, 300, 302
KARPMAN, VOL. I, T. II : 264 KOCH, VOL. I, T. II : 352
KARPMANN, VOL. I, T. II : 304 KOEHLER, VOL. I, T. II : 234, 235
KATONA, VOL. I, T. II : 68 KOEMPFEN, VOL. I, T. II : 21, 49
KATSARAS, VOL. I, T. II : 100 KOFFKA, VOL. I, T. II : 68, 234
KATZ, VOL. I, T. II : 102 KOK, VOL. I, T. II : 135
KATZENELBOGEN, VOL. I, T. II : 131 KOLK, VOL. I, T. II : 26, 133
KAUDERS, VOL. I, T. II : 156, 157, 373 KORSAKOFF, VOL. I, T. II : 16, 17, 31, 41, 42, 46,
KAUFFMAN, VOL. I, T. II : 136 50, 59, 404
KAUFMAN, VOL. I, T. II : 137, 538, 547 KOTTGEN A., VOL. I, T. II : 108, 138.
KEHLER, VOL. I, T. II : 123, 124 KRAEPELIN, VOL. I, T. II : 29, 31, 50, 71, 73, 86,
KEHRER, VOL. I, T. II : 39 88, 90, 92, 94, 97, 108, 109, 115, 123, 155, 156,
KELLER, VOL. I, T. II : 25, 135, 316, 329 159, 162, 164, 174, 182, 183, 333, 442, 515, 525,
KEMPF, VOL. I, T. II : 86, 94, 154, 304 532, 535
KENNARD, VOL. I, T. II : 148 KRAFFT-EBING, VOL. I, T. II : 71, 174, 175, 185,
KENNEDY, VOL. I, T. II : 129 218, 219, 220, 232, 273, 277, 283, 286, 313, 315,
KENT, VOL. I, T. II : 112 318, 320, 321, 328, 442, 468, 503, 528
KERMANN, VOL. I, T. II : 137 KRAL, VOL. I, T. II : 49, 59
KIELHOLZ, VOL. I, T. II : 137, 178 KRAPF E., VOL. I, T. II : 350
KIERKEGAARD, VOL. I, T. II : 418, 419, 421, 422, KRAUSE, VOL. I, T. II : 132
426 KRAUSS, VOL. I, T. II : 228
KIERMAN, VOL. I, T. II : 71 KREINDLER, VOL. I, T. II : 143
KIERNAN, VOL. I, T. II : 71 KREIPE, VOL. I, T. II : 202
KIETZENELBOGEN, VOL. I, T. II : 482 KRETSCHMER, VOL. I, T. II : 39, 155, 165, 184,
KINDBERG, VOL. I, T. II : 264 200, 201, 415, 497, 532
KINSLEY, VOL. I, T. II : 279, 328 KRISCH, VOL. I, T. II : 131, 195
KKAL, VOL. I, T. II : 60 KROMTSKY, VOL. I, T. II : 101
KLAGES, VOL. I, T. II : 183 KRONFELD, VOL. I, T. II : 86, 88, 165, 168, 190,

X
INDEX
195, 211, 277, 283 LAUGWORTHY, VOL. I, T. II : 148
KROSE, VOL. I, T. II : 355, 378 LAUPTS, VOL. I, T. II : 277, 283, 286
KUBIE, VOL. I, T. II : 329, 388 LAURENT, VOL. I, T. II : 84, 329
KUBO, VOL. I, T. II : 46 LAUZIER, VOL. I, T. II : 84
KÜNKEL, VOL. I, T. II : 414 LAVASSOR, VOL. I, T. II : 67
KUNZ, VOL. I, T. II : 273, 325 LAVERAN, VOL. I, T. II : 42
KUPPER, VOL. I, T. II : 139 LE DOSSEUR, VOL. I, T. II : 42
KURSERITZKY, VOL. I, T. II : 290 LE MAUX, VOL. I, T. II : 108
KUSMAUL, VOL. I, T. II : 168 LE MOAL, VOL. I, T. II : 354, 378
KUTTNER, VOL. I, T. II : 137 LEBOVICI, VOL. I, T. II : 26, 28
LA ROCHEFOUCAULT, VOL. I, T. II : 484, 485 LECONTE, VOL. I, T. II : 85, 513
LABAT, VOL. I, T. II : 403 LECORDONNIER, VOL. I, T. II : 108
LACAN J., VOL. I, T. II : 250, 282, 422, 479, 491, LEDUC, VOL. I, T. II : 135
501, 502, 509, 532, 540, 547 LEFAUCHEUR, VOL. I, T. II : 100
LACASSAGNE, VOL. I, T. II : 277, 315, 317, 318, LEFORT MARIE-MADELEINE , VOL. I, T. II : 290
373, 442, 443, 452 LEGOURAND DE TROMELIN, VOL. I, T. II : 252
LACROIX, VOL. I, T. II : 469 LEGOYT, VOL. I, T. II : 356
LADAME, VOL. I, T. II : 220 LEGRAIN, VOL. I, T. II : 177, 182, 193
LAFORA, VOL. I, T. II : 26, 27, 28 LEGRAND DU SAULLE, VOL. I, T. II : 173, 176,
LAFORGUE, VOL. I, T. II : 320, 334 468, 515
LAGACHE, VOL. I, T. II : 106, 261, 327, 483, 484, LEHMAN, VOL. I, T. II : 140
485, 486, 489, 491, 493, 497, 498, 501, 502, 503, LELY, VOL. I, T. II : 317
504, 505, 506, 507, 509, 510, 511, 512, 514 LEMIERRE, VOL. I, T. II : 352
LAGRIFFE, VOL. I, T. II : 75, 82, 84, 85 LEMONNIER, VOL. I, T. II : 81
LAHY, VOL. I, T. II : 26, 27, 29 LENDRUM, VOL. I, T. II : 358, 359
LAIGNEL-LAVASTINE, VOL. I, T. II : 99, 141, 328, LENNAN, VOL. I, T. II : 282
332, 343, 346, 452, 493, 514 LÉO DEUTSCH, VOL. I, T. II : 315
LALANDE, VOL. I, T. II : 31, 536 LÉONARD DE VINCI, VOL. I, T. II : 283, 295
LALANNE, VOL. I, T. II : 214, 215, 216, 219, 221, LEONHARD, VOL. I, T. II : 74, 78, 79, 95, 96, 180
232, 387, 426 LEPINAY, VOL. I, T. II : 376
LAMARTINE, VOL. I, T. II : 283 LERI, VOL. I, T. II : 103
LAMBERCIER, VOL. I, T. II : 320 LERICHE, VOL. I, T. II : 469
LAMY, VOL. I, T. II : 102 LERIT, VOL. I, T. II : 332
LANCASTER, VOL. I, T. II : 354 LEROY, VOL. I, T. II : 31, 42, 75, 103, 111, 440,
LANG, VOL. I, T. II : 302, 303, 311 442, 452
LANGE, VOL. I, T. II : 111, 112, 248, 266, 409, LESHLEY, VOL. I, T. II : 56
532, 547 LESNE, VOL. I, T. II : 104
LANGELUDDECKE, VOL. I, T. II : 82 LETRESOR, VOL. I, T. II : 84
LANGFELD, VOL. I, T. II : 84 LEUPOLD, VOL. I, T. II : 75
LANSON, VOL. I, T. II : 403 LEVENHART, VOL. I, T. II : 85
LANTMANN, VOL. I, T. II : 190 LEVITAN, VOL. I, T. II : 37
LAPEYRE, VOL. I, T. II : 84 LÉVY, VOL. I, T. II : 13, 457, 470, 482
LARREY, VOL. I, T. II : 22 LEVY-VALENSI, VOL. I, T. II : 29, 46, 112, 387,
LASÈGUE, VOL. I, T. II : 213, 214, 217, 220, 222, 395, 400, 426, 482, 484, 513, 525, 547
224, 228, 230, 231, 232, 315, 515, 532 LEWIN, VOL. I, T. II : 156
LASHLEY, VOL. I, T. II : 56 LEWY, VOL. I, T. II : 60, 68
LASNER, VOL. I, T. II : 44 LEY, VOL. I, T. II : 232, 464, 469
LAST, VOL. I, T. II : 122 LEYDE, VOL. I, T. II : 193

XI
INDEX
LHERMITTE, VOL. I, T. II : 40, 57, 75, 83, 104, MAGNUS-HIRSCHFELD, VOL. I, T. II : 277
105, 110, 139, 140, 174, 220, 446, 447, 474 MAGOUN, VOL. I, T. II : 403
LIBER, VOL. I, T. II : 12, 15, 17, 67 MAIER, VOL. I, T. II : 56, 305, 411
LIDDEL, VOL. I, T. II : 234 MAILLARD, VOL. I, T. II : 80, 108, 404
LINDNER, VOL. I, T. II : 349 MAINE DE BIRAN, VOL. I, T. II : 444
LINTZ, VOL. I, T. II : 320 MAIRET, VOL. I, T. II : 17, 19, 48, 49, 247, 261,
LION, VOL. I, T. II : 328 263, 483, 492, 494, 495, 496, 513
LISLE, VOL. I, T. II : 355, 356, 358, 378 MAJOROFF, VOL. I, T. II : 124
LLOPIS LLORET, VOL. I, T. II : 504 MALE P. , VOL. I, T. II : 250, 259, 260
LOBSTEIN, VOL. I, T. II : 232, 277 MALINOWSKI, VOL. I, T. II : 234, 282
LOEB, VOL. I, T. II : 104, 111, 234 MALLET, VOL. I, T. II : 39, 85, 99, 137, 437, 452
LOEWE, VOL. I, T. II : 301 MALLET, R., VOL. I, T. II : 39
LOGAN, VOL. I, T. II : 148 MALLMISON, VOL. I, T. II : 264
LOGRE, VOL. I, T. II : 39, 47, 99, 103, 141, 185, MANGOLD, VOL. I, T. II : 137
261, 380, 387, 395, 396, 400, 401, 405, 426, 521 MARANDON DE MONTYEL, VOL. I, T. II : 183
LOKEN, VOL. I, T. II : 37 MARANON, VOL. I, T. II : 277, 300, 302, 304, 328
LOMBROSO, VOL. I, T. II : 246, 247, 318 MARBE, VOL. I, T. II : 350
LONDE, VOL. I, T. II : 401 MARC, VOL. I, T. II : 183, 246
LOOWENTERY, VOL. I, T. II : 349 MARC AURÈLE, VOL. I, T. II : 374
LORAND, VOL. I, T. II : 314 MARCEL, VOL. I, T. II : 502, 503
LORENTE DE NO, VOL. I, T. II : 55 MARCEL GABRIEL , VOL. I, T. II : 203
LORENZ, VOL. I, T. II : 85, 87, 137, 235 MARCHAI, VOL. I, T. II : 321
LOTTE, VOL. I, T. II : 26 MARCHAND, VOL. I, T. II : 36, 45, 57, 80, 101,
LOUDET, VOL. I, T. II : 452 106, 173, 174, 176, 343, 345, 378, 402, 403, 468,
LOUP, VOL. I, T. II : 452 482
LOVAT, VOL. I, T. II : 351, 352 MARCHESINI, VOL. I, T. II : 291
LÖWENBACH, VOL. I, T. II : 97, 122 MARCIAT, VOL. I, T. II : 317
LÖWENFELD, VOL. I, T. II : 381 MARCUS, VOL. I, T. II : 57, 100, 178, 220
LÖWENSTEIN, VOL. I, T. II : 124 MARFAN, VOL. I, T. II : 104
LOWY, VOL. I, T. II : 195 MARGUERITE P. , VOL. I, T. II : 283
LUA, VOL. I, T. II : 138 MARGUERY, VOL. I, T. II : 456
LUCCHINI, VOL. I, T. II : 29 MARIANI, VOL. I, T. II : 98
LUCRÈCE, VOL. I, T. II : 370 MARIE, P., VOL. I, T. II : 58
LUNDBORG, VOL. I, T. II : 115, 151 MARIN LE MARCES, VOL. I, T. II : 290
LUNIER, VOL. I, T. II : 321 MARINESCO, VOL. I, T. II : 143
LUYS, VOL. I, T. II : 471 MARIO D'ARREGO, VOL. I, T. II : 85
LUYT, VOL. I, T. II : 329 MARIO D'ARRIGO, VOL. I, T. II : 85
MABILLE, VOL. I, T. II : 41, 57 MARIO DE MENNATO, VOL. I, T. II : 85
MAC CRAE, VOL. I, T. II : 17 MARKUS, VOL. I, T. II : 248
MAC CULLOCH, VOL. I, T. II : 55 MARS, VOL. I, T. II : 462
MAC DOUGALL, VOL. I, T. II : 381 MARTIAL, VOL. I, T. II : 295
MAC NISCH, VOL. I, T. II : 22 MARTILLE, VOL. I, T. II : 83
MACARIO, VOL. I, T. II : 22, 25, 482 MARTIMOR, VOL. I, T. II : 48
MAGGENDORFER, VOL. I, T. II : 248 MARTIN L. ET G., VOL. I, T. II : 13, 34, 43, 44, 45,
MAGNAN, VOL. I, T. II : 42, 52, 163, 175, 177, 46, 47, 48, 54, 98, 143
178, 182, 193, 215, 216, 224, 232, 247, 273, 344, MARTINEZ-DALKE, VOL. I, T. II : 452
515, 529, 532 MARTY, VOL. I, T. II : 174
MAGNUS, VOL. I, T. II : 116, 142, 195, 277, 304 MARZO, VOL. I, T. II : 290

XII
INDEX
MASOCH SACHER, VOL. I, T. II : 278, 317, 320 MEYRAT, VOL. I, T. II : 46
MASOIN, VOL. I, T. II : 106 MICHAELS, VOL. I, T. II : 185, 258
MASPERO, VOL. I, T. II : 137 MICHALEWUSKAJA, VOL. I, T. II : 39
MASQUIN, VOL. I, T. II : 40, 99, 103, 342, 452, MICHEL ANGE, VOL. I, T. II : 295
538 MICHEL R. , VOL. I, T. II : 258
MASSARYK, VOL. I, T. II : 378 MICHELET, VOL. I, T. II : 317
MASSELOK, VOL. I, T. II : 123 MICHON, VOL. I, T. II : 451
MASSELON, VOL. I, T. II : 83, 123 MICKLER, VOL. I, T. II : 175
MASSERMAN, VOL. I, T. II : 234, 328 MIELLA, VOL. I, T. II : 99
MASSON A. , VOL. I, T. II : 289 MIGNARD, VOL. I, T. II : 469, 520, 524, 537, 547
MATANSCHER, VOL. I, T. II : 108 MIGNOT, VOL. I, T. II : 81, 83, 442, 443, 452, 503
MATHIEU, VOL. I, T. II : 503 MIGNOU, VOL. I, T. II : 452
MAUGHS, VOL. I, T. II : 264 MILIAN, VOL. I, T. II : 39
MAURICE, VOL. I, T. II : 452 MILLS, VOL. I, T. II : 360
MAUROIS A., VOL. I, T. II : 295 MINKOWSKI E., VOL. I, T. II : 47, 61, 77, 92, 216,
MAUZ, VOL. I, T. II : 184 377, 391, 442, 501, 513
MAX MARCUSE, VOL. I, T. II : 277 MIRA, VOL. I, T. II : 266, 382
MAX SCHELER, VOL. I, T. II : 339, 407, 409 MITCHELL, VOL. I, T. II : 18, 26
MAXWELL, VOL. I, T. II : 36, 52 MITLUF, VOL. I, T. II : 320
MAY, VOL. I, T. II : 265 MITSCHERLICH, VOL. I, T. II : 250
MAYER, VOL. I, T. II : 73, 94, 119, 126, 355, 357, MITSCHERLISCH, VOL. I, T. II : 261
361, 378, 523 MOBIUS, VOL. I, T. II : 26, 27
MC PHERSON, VOL. I, T. II : 35 MOHR, VOL. I, T. II : 310
MC. CULLOCH, VOL. I, T. II : 9 MOLITSCH, VOL. I, T. II : 332
MECHAN, VOL. I, T. II : 131, 513 MOLL, VOL. I, T. II : 217, 219, 230, 232, 277,
MEDAKOVITCH, VOL. I, T. II : 84, 442 283, 291, 292, 295, 309, 312
MEGGENDORFER, VOL. I, T. II : 178 MONAKOW, VOL. I, T. II : 57, 156, 189, 234, 391,
MEIBONNIUS, VOL. I, T. II : 318 405, 426
MEIGE, VOL. I, T. II : 80, 187, 290 MONCEAUX, VOL. I, T. II : 53
MEINERTZ, VOL. I, T. II : 203 MONDIO, VOL. I, T. II : 133
MELAKOVITCH, VOL. I, T. II : 452 MONDRIE, VOL. I, T. II : 441
MELLON, VOL. I, T. II : 253 MONNIER, VOL. I, T. II : 513
MENDEL, VOL. I, T. II : 71, 108 MONTAIGNE, VOL. I, T. II : 48
MENDOZA, VOL. I, T. II : 482 MONTASSUT, VOL. I, T. II : 396
MENGER, VOL. I, T. II : 332 MONTMOLLON, VOL. I, T. II : 303
MENNINGER, VOL. I, T. II : 99, 124, 350 MOORE, VOL. I, T. II : 17, 343, 345, 355, 358, 378
MENUT, VOL. I, T. II : 250 MORAWITZ, VOL. I, T. II : 106
MERCIER, VOL. I, T. II : 321 MOREAU, VOL. I, T. II : 110
MERET, VOL. I, T. II : 220 MOREAU (DE TOURS), FILS, VOL. I, T. II : 277,
MERGENER, VOL. I, T. II : 37 487, 490, 513
MERLEAU-PONTY, VOL. I, T. II : 64, 203, 326, MOREAU JACQUES , VOL. I, T. II : 354
340, 450, 479, 540 MOREAU PAUL , VOL. I, T. II : 277, 351, 352
MERLOO, VOL. I, T. II : 341, 378 MOREAU, MLLE, VOL. I, T. II : 37
MESNET, VOL. I, T. II : 174 MOREL, VOL. I, T. II : 61, 74, 100, 131, 147, 163,
MESSIMY, VOL. I, T. II : 146, 147, 148 175, 246, 247, 273, 303, 328, 348, 387, 426, 434,
MEYER, VOL. I, T. II : 129, 153, 234 468
MEYER-HOLZAPFEL, VOL. I, T. II : 234 MORLAAS, VOL. I, T. II : 332
MEYNERT, VOL. I, T. II : 149, 157, 193, 194 MORSELLI, VOL. I, T. II : 167, 356

XIII
INDEX
MORSIER, DE, VOL. I, T. II : 57 NUNBERG, VOL. I, T. II : 154, 417
MORTIMER, VOL. I, T. II : 18, 67 OBICI, VOL. I, T. II : 291
MORTON PRINCE, VOL. I, T. II : 22, 23, 24, 38 OBREGIA, VOL. I, T. II : 96, 141
MOSKOWICZ, VOL. I, T. II : 304 ODIER, VOL. I, T. II : 375, 398, 410, 422, 426
MOSSO, VOL. I, T. II : 121, 381 OESTERREICH, VOL. I, T. II : 482
MOUNDRIE, VOL. I, T. II : 452 OFFNER, VOL. I, T. II : 17
MOUNIER, VOL. I, T. II : 53 OLLIVIERS, VOL. I, T. II : 216, 217, 218, 220, 221,
MOUNOLIE, VOL. I, T. II : 463 232
MOURGUE, VOL. I, T. II : 156, 234, 311, 391, 405, OLMSTED, VOL. I, T. II : 148
415, 426, 473, 536 OMBREDANE, VOL. I, T. II : 290, 402
MOUTON, VOL. I, T. II : 25 OPPENHEIM, VOL. I, T. II : 396, 404
MOZKOWICZ, VOL. I, T. II : 306 ORFILA, VOL. I, T. II : 42
MUELLER, VOL. I, T. II : 26, 28, 29 OSTERMEYER, VOL. I, T. II : 115
MULLER, VOL. I, T. II : 27, 57, 111, 300 OSTWALD, VOL. I, T. II : 55
MUNK, VOL. I, T. II : 25, 56 OTTAVIANO, VOL. I, T. II : 129, 143
MURRAY, VOL. I, T. II : 266 OTTINGEN, VOL. I, T. II : 356
MUSKENS, VOL. I, T. II : 188, 195, 196 OTTO KANT, VOL. I, T. II : 525
MUSSET, VOL. I, T. II : 492 OVIDE, VOL. I, T. II : 289
MYERSON, VOL. I, T. II : 391 PACHE, VOL. I, T. II : 256
NACHMANSOHN, VOL. I, T. II : 203 PACTET, VOL. I, T. II : 174, 277
NACHT, VOL. I, T. II : 154, 317, 320, 325 PADEANO, VOL. I, T. II : 72, 99, 140, 152
NACKE, VOL. I, T. II : 108 PANCRAZI, VOL. I, T. II : 290
NADEAU, VOL. I, T. II : 241 PANKER, VOL. I, T. II : 134
NARBUTOWITCH, VOL. I, T. II : 124 PANSE, VOL. I, T. II : 248, 249
NARDI, VOL. I, T. II : 452 PAPPALARDO, VOL. I, T. II : 129, 143
NATHAN, VOL. I, T. II : 50, 51, 68 PARANT, VOL. I, T. II : 495, 503, 506, 513
NAUDASCHER, VOL. I, T. II : 404 PARHON, VOL. I, T. II : 305
NAVILLE, VOL. I, T. II : 220 PASCAL C. , VOL. I, T. II : 334
NECCABRUNNI, VOL. I, T. II : 349 PASTEUR, VOL. I, T. II : 240
NEISSER, VOL. I, T. II : 71, 155 PATERSON A., VOL. I, T. II : 35, 40, 131
NEOUSKINE, VOL. I, T. II : 81 PAULHAN, VOL. I, T. II : 67, 316
NÉRON, VOL. I, T. II : 239, 261, 295, 317 PAULIAN, VOL. I, T. II : 141
NERON G., VOL. I, T. II : 259, 266 PAVLOV, VOL. I, T. II : 234, 328, 388, 411
NEUMANN, VOL. I, T. II : 17 PÉGUILLOU, VOL. I, T. II : 452
NEVEU, VOL. I, T. II : 493, 503, 504, 514 PEISSE, VOL. I, T. II : 444
NEWMAN, VOL. I, T. II : 249 PELANDA, VOL. I, T. II : 220
NICCOLAI N., VOL. I, T. II : 452 PELLER, VOL. I, T. II : 350, 360
NICOLAS, VOL. I, T. II : 105 PELLER-ROUBICZEK, VOL. I, T. II : 350
NICOLESCO, VOL. I, T. II : 104 PENROSE, VOL. I, T. II : 247, 264
NIETZSCHE, VOL. I, T. II : 484 PEON DEL VALLS, VOL. I, T. II : 482
NIGRIS, VOL. I, T. II : 98 PEPO ESCADE, VOL. I, T. II : 132
NISSL, VOL. I, T. II : 108 PERELMANN, VOL. I, T. II : 113
NISUS, VOL. I, T. II : 295 PERERA, VOL. I, T. II : 17
NOBILE, VOL. I, T. II : 134 PERLMUTTER, VOL. I, T. II : 537, 547
NONNE, VOL. I, T. II : 39 PÉRON, VOL. I, T. II : 445, 452
NOUEL, VOL. I, T. II : 119 PETER KÜRTEN, VOL. I, T. II : 318
NOUET, VOL. I, T. II : 57 PETERS, VOL. I, T. II : 126
NUMBERG, VOL. I, T. II : 86 PETIT, VOL. I, T. II : 42, 83, 99, 140, 343, 434,

XIV
INDEX
470 POE EDGAR , VOL. I, T. II : 321
PETROFF, VOL. I, T. II : 84 POLLAK, VOL. I, T. II : 195
PÉTRONE, VOL. I, T. II : 295 POPPI, VOL. I, T. II : 100, 131
PETTE, VOL. I, T. II : 168 POPVON, VOL. I, T. II : 249
PEYREFITE, VOL. I, T. II : 288 PORAK, VOL. I, T. II : 82, 121
PEYREFITTE, VOL. I, T. II : 291 PORCHER, VOL. I, T. II : 329, 440, 451
PEZARD, VOL. I, T. II : 300, 301 POROT, VOL. I, T. II : 42, 100, 103
PEZART, VOL. I, T. II : 300 POSCHOGA, VOL. I, T. II : 536
PFAENLER, VOL. I, T. II : 203 POTT, VOL. I, T. II : 468
PFEFFER, VOL. I, T. II : 217, 232 POUMEAU, VOL. I, T. II : 83, 97
PFEIFER, VOL. I, T. II : 103 POUSSEP, VOL. I, T. II : 83, 118, 119
PFEIFFER, VOL. I, T. II : 57 POZZI, VOL. I, T. II : 468
PFERSDORF, VOL. I, T. II : 72, 83 PREGER, VOL. I, T. II : 137
PFERSDORFF, VOL. I, T. II : 72, 73, 77, 102, 106, PRIBAT, VOL. I, T. II : 220, 232
112 PRICHARD, VOL. I, T. II : 247
PHÉDON, VOL. I, T. II : 294 PRINCE MORTON, VOL. I, T. II : 22, 23, 24, 38, 45,
PICARD, VOL. I, T. II : 173, 174, 179, 190, 195, 354
230, 255 PROAL, VOL. I, T. II : 354
PICHARD, VOL. I, T. II : 352, 391 PROTROWSKI, VOL. I, T. II : 125
PICHON, VOL. I, T. II : 173, 264, 334, 381, 383, PROUST, VOL. I, T. II : 26, 89, 278, 283, 295, 309,
424, 425, 484, 516 487
PICHON-RIVIÈRE, VOL. I, T. II : 392 PRUDHOMME CH., VOL. I, T. II : 345, 360
PICHOT, VOL. I, T. II : 12, 13, 14, 26, 28, 34, 41, PUECH, VOL. I, T. II : 133, 146
45, 47, 51, 68, 85, 88 PUEL, VOL. I, T. II : 69
PICK, VOL. I, T. II : 74, 110, 138, 469 PUILLET, VOL. I, T. II : 107
PICKER, VOL. I, T. II : 104 PUYUELO, VOL. I, T. II : 505, 513
PICKERT, VOL. I, T. II : 124 QUARANTA, VOL. I, T. II : 109
PIEDELIÈVRE, VOL. I, T. II : 352 QUINCEY, VOL. I, T. II : 257
PIÉRON, VOL. I, T. II : 12, 14, 17, 19, 38, 48, 49, QUINCHET, VOL. I, T. II : 318
50, 55, 61, 67, 68 RABAUD, VOL. I, T. II : 234
PIERRE MARIE, VOL. I, T. II : 400 RABBR, VOL. I, T. II : 234
PIERRE RAY, VOL. I, T. II : 234 RABIN A. I. , VOL. I, T. II : 349
PIERRET-ROUGIER, VOL. I, T. II : 471 RACINE, VOL. I, T. II : 134
PIKER, VOL. I, T. II : 343, 358, 359 RADO, VOL. I, T. II : 476
PILCZ, VOL. I, T. II : 403 RAECKE, VOL. I, T. II : 106, 113
PINEL, VOL. I, T. II : 246, 247 RAGAZ, VOL. I, T. II : 104
PINTO, VOL. I, T. II : 143 RAGLAN, VOL. I, T. II : 282
PIOTROWSKI, VOL. I, T. II : 83, 119 RAMBONI, VOL. I, T. II : 27
PIPER, VOL. I, T. II : 120 RAMOND, VOL. I, T. II : 110
PITRES, VOL. I, T. II : 22, 30, 41, 57, 175, 348, RANDCHBURG, VOL. I, T. II : 59, 106
387 RANK O., VOL. I, T. II : 86, 153, 331, 388, 426
PITTS, VOL. I, T. II : 55 RANKE, VOL. I, T. II : 108
PLANCK, VOL. I, T. II : 54 RANSCHBURG, VOL. I, T. II : 59
PLATER, VOL. I, T. II : 22 RANSON, VOL. I, T. II : 403, 405
PLATON, VOL. I, T. II : 283, 295, 484 RAPAPORT, VOL. I, T. II : 44, 60, 68
PLATTNER, VOL. I, T. II : 37 RASCOWSKY, VOL. I, T. II : 477
PLESSET, VOL. I, T. II : 249 RAUCH, VOL. I, T. II : 338
PLUTARQUE, VOL. I, T. II : 295 RAUH, VOL. I, T. II : 339

XV
INDEX
RAVIART, VOL. I, T. II : 315 ROENAU, VOL. I, T. II : 62
REBOUL-LACHAUX, VOL. I, T. II : 29, 76, 332 ROFFMANN, VOL. I, T. II : 120
REES, VOL. I, T. II : 40 ROGUES DE FURSAC, VOL. I, T. II : 39, 73, 173,
RÉGIS, VOL. I, T. II : 47, 98, 107, 112, 164, 175, 220, 443
251, 348, 350, 387, 427, 443, 445, 446, 452, 520 ROIG, VOL. I, T. II : 174
REHBERGER, VOL. I, T. II : 109 ROJAS, VOL. I, T. II : 132
REICH, VOL. I, T. II : 315, 325, 476 ROLLER, VOL. I, T. II : 115, 151
REICHARD, VOL. I, T. II : 25, 143, 149, 194 ROMAIN ROLLAND, VOL. I, T. II : 295
REICHARDT, VOL. I, T. II : 59, 134, 157 ROMANES, VOL. I, T. II : 234, 376
REICHARDT, MARTIN, VOL. I, T. II : 59 ROMME, VOL. I, T. II : 277
REICHERT, VOL. I, T. II : 139 RORSCHARCH, VOL. I, T. II : 266
REIK, VOL. I, T. II : 325 ROSANOFF, VOL. I, T. II : 249, 304
REISS, VOL. I, T. II : 248 ROSE, VOL. I, T. II : 101
REMOND, VOL. I, T. II : 114 ROSEN, VOL. I, T. II : 86
RENANT, VOL. I, T. II : 240 ROSENFELD, VOL. I, T. II : 103
REQUIN, VOL. I, T. II : 445 ROSINAUER, VOL. I, T. II : 451
RESPINE, VOL. I, T. II : 506 ROSS, VOL. I, T. II : 86, 90
RESTIF DE LA BRETONNE, VOL. I, T. II : 278, 313, ROSSEN, VOL. I, T. II : 54, 61
316 ROSSOLLIMO, VOL. I, T. II : 83
REUTER, VOL. I, T. II : 178 ROST, VOL. I, T. II : 355, 378
REVAUT D'ALLONES, VOL. I, T. II : 452 ROSTAND J., VOL. I, T. II : 234, 292, 293
REY, VOL. I, T. II : 12, 48, 50 ROTH, VOL. I, T. II : 266
RIBEIRO DI VALE, VOL. I, T. II : 134 ROTHFELD, VOL. I, T. II : 190, 195
RIBEIRO DO VALE, VOL. I, T. II : 127, 128, 132 ROTHMANN, VOL. I, T. II : 56, 403
RIBOT TH., VOL. I, T. II : 15, 17, 21, 22, 36, 38, ROUART, VOL. I, T. II : 12, 111, 112, 187, 250, 479
45, 47, 50, 59, 61, 67, 203, 349, 381 ROUAULT DE LA VIGNE, VOL. I, T. II : 42, 43
RICHARD III, VOL. I, T. II : 239 ROUBLEFF, VOL. I, T. II : 85
RICHER, VOL. I, T. II : 194 ROUMANGEON, VOL. I, T. II : 134
RICHET, VOL. I, T. II : 15 ROUQUIER, VOL. I, T. II : 99
RICHTER, VOL. I, T. II : 131, 148, 264 ROUSSEAU J.J., VOL. I, T. II : 48, 239, 278, 320
RICKLES, VOL. I, T. II : 216, 232 ROUSSET, VOL. I, T. II : 69, 72, 79, 97, 99, 102,
RIEGER, VOL. I, T. II : 115 104, 109, 110, 111
RIGAL, VOL. I, T. II : 185 ROUSSY, VOL. I, T. II : 40
RIGNANO, VOL. I, T. II : 61, 67 ROXO, VOL. I, T. II : 482
RIMBAUD (1931), VOL. I, T. II : 190 ROY, VOL. I, T. II : 134, 452, 467, 472, 473, 482
RIMBAUD ARTHUR, VOL. I, T. II : 240, 283, 295 ROYER-COLARD, VOL. I, T. II : 338
RINDERKNECHT, VOL. I, T. II : 333 RUBINOVITCH, VOL. I, T. II : 43
RIOCH, VOL. I, T. II : 403 RUCH, VOL. I, T. II : 46, 194
RISER, VOL. I, T. II : 403 RUCKLE, VOL. I, T. II : 27
RITCHIE, VOL. I, T. II : 68 RÜDIN, VOL. I, T. II : 248
RITTI, VOL. I, T. II : 221, 344, 349, 535 RUIN, VOL. I, T. II : 493, 513
RIVERS, VOL. I, T. II : 40 RUMKE, VOL. I, T. II : 523, 547
RIZZATI, VOL. I, T. II : 126 RUNGE, VOL. I, T. II : 183
ROBERSTSON, VOL. I, T. II : 55 RUSDEA, VOL. I, T. II : 100
ROBIN, VOL. I, T. II : 72, 87, 153, 216, 259, 260, RUSH, VOL. I, T. II : 246
332, 334, 521 RUSSELL, VOL. I, T. II : 50, 68
RODENBERG, VOL. I, T. II : 302 RYLANDER, VOL. I, T. II : 51, 56, 58
ROE, VOL. I, T. II : 12 SACHS, VOL. I, T. II : 57

XVI
INDEX
SACHS MAURICE, VOL. I, T. II : 252 SCHREIB, VOL. I, T. II : 314
SADE (MARQUIS DE), VOL. I, T. II : 239, 240, 278, SCHRENK-NOTZING, VOL. I, T. II : 277
316, 317, 338 SCHRIJWER-BERNHARD, VOL. I, T. II : 119
SADGER, VOL. I, T. II : 283, 325, 330 SCHRISWER-BERNHARD, VOL. I, T. II : 118
SAGER, VOL. I, T. II : 102, 133, 149, 156, 157, SCHRIVER-BERNHARD, VOL. I, T. II : 83
160 SCHRÖDER, VOL. I, T. II : 37, 49, 50, 102, 108,
SAINT SIMON, VOL. I, T. II : 316 112, 138
SAINT-HILAIRE, VOL. I, T. II : 290 SCHRŒDER, VOL. I, T. II : 529
SAKIAMOUNI, VOL. I, T. II : 374 SCHUCHAREWA, VOL. I, T. II : 95
SALIES, VOL. I, T. II : 302 SCHULE, VOL. I, T. II : 71, 434
SALMON, VOL. I, T. II : 116, 117, 142, 149, 195 SCHULSTER, VOL. I, T. II : 402
SAND, VOL. I, T. II : 299, 300, 301, 302 SCHULTE, VOL. I, T. II : 292, 304
SANDER, VOL. I, T. II : 71, 266 SCHULTE-VAERTING, VOL. I, T. II : 292
SANTENOISE, VOL. I, T. II : 84 SCHULTZ, VOL. I, T. II : 183, 283, 303
SARTRE J.P., VOL. I, T. II : 203, 338, 374, 420, SCHULTZ-HENKE, VOL. I, T. II : 296, 328
422, 424, 426, 449, 450, 540 SCHUSTER, VOL. I, T. II : 168, 332, 472
SAUSSURE, VOL. I, T. II : 112, 313 SCHWAB, VOL. I, T. II : 95, 442
SAUVAGE, VOL. I, T. II : 48 SCHWARZ, VOL. I, T. II : 273, 283, 291, 295, 305,
SCHAEFER, VOL. I, T. II : 258 306, 307, 308, 309, 310, 314, 339, 469
SCHALTENBRAND, VOL. I, T. II : 115, 117, 120, SCHWEIZER, VOL. I, T. II : 135
121, 132, 157, 160, 403 SCHWINGS, VOL. I, T. II : 314
SCHALTENBRAND, VOL. I, T. II : 83 SCHWOB, VOL. I, T. II : 78, 103
SCHELER, VOL. I, T. II : 216, 339, 407, 409 SCIPION, VOL. I, T. II : 370
SCHEMINZKY, VOL. I, T. II : 135 SCOURAS, VOL. I, T. II : 101, 102
SCHIFF, VOL. I, T. II : 29, 332, 445, 513, 522 SCRIPTURE, VOL. I, T. II : 26
SCHILDER P., VOL. I, T. II : 39, 41, 44, 60, 86, 92, SEBASTIAN, VOL. I, T. II : 100
93, 94, 124, 142, 154, 155, 195, 201, 447, 474, SECUNDA, VOL. I, T. II : 185, 258
475, 482, 538, 546, 547 SÉGLAS, VOL. I, T. II : 36, 69, 70, 71, 72, 83, 85,
SCHILL, VOL. I, T. II : 85 108, 111, 112, 115, 138, 156, 172, 349, 387, 390,
SCHIPKOWENSKY, VOL. I, T. II : 453, 454 427, 428, 429, 430, 432, 434, 435, 436, 437, 438,
SCHIPKOWENSKY, VOL. I, T. II : 461, 480, 481, 482 439, 440, 441, 442, 443, 444, 445, 446, 449, 452,
SCHLICHTEG-ROLL, VOL. I, T. II : 317 465, 482, 521, 537, 547
SCHMIDT G., VOL. I, T. II : 109, 138, 185, 354, SEMON, VOL. I, T. II : 61, 67
547 SÉNÈQUE, VOL. I, T. II : 209, 370, 374, 402
SCHMIDT K. , VOL. I, T. II : 138 SEQUART, VOL. I, T. II : 40
SCHMIDT-KRAEPELIN, VOL. I, T. II : 109 SERBSKI, VOL. I, T. II : 71
SCHMIELBERG, VOL. I, T. II : 133 SERBSKY, VOL. I, T. II : 115
SCHNEIDER, VOL. I, T. II : 166, 290, 547 SÉRIEUX, VOL. I, T. II : 72, 83, 95, 106, 115, 123,
SCHNEIDER CARL , VOL. I, T. II : 93, 334, 390, 391 168, 222, 247, 344, 482, 498, 503, 518
SCHNEIDER H. , VOL. I, T. II : 183, 185, 319 SERIN, VOL. I, T. II : 128, 343, 361, 378, 402,
SCHNEIDER HANS, VOL. I, T. II : 319 464, 538
SCHNEIDER KURT, VOL. I, T. II : 182, 183, 184, SERRIER, VOL. I, T. II : 99
254, 409, 411, 525 SEVERINO, VOL. I, T. II : 118, 123
SCHNEIDER, P. B., VOL. I, T. II : 53 SHAKOW, VOL. I, T. II : 12, 13, 47, 48
SCHNYDER, VOL. I, T. II : 318 SHAPIRO, VOL. I, T. II : 349
SCHÖFER, VOL. I, T. II : 138 SHARPEY, VOL. I, T. II : 18, 53, 67
SCHOLZ, VOL. I, T. II : 183 SHELLY, VOL. I, T. II : 32
SCHOPENHAUER, VOL. I, T. II : 374, 448 SHENKIN, VOL. I, T. II : 194

XVII
INDEX
SHEPHERD, VOL. I, T. II : 56 STEGER, VOL. I, T. II : 117, 120, 121
SHERMAN, VOL. I, T. II : 37 STEINACH, VOL. I, T. II : 300
SHERRINGTON, VOL. I, T. II : 189 STEINER, VOL. I, T. II : 99, 123, 190, 195, 196
SICARD, VOL. I, T. II : 99, 141 STEINGER, VOL. I, T. II : 127
SICCO, VOL. I, T. II : 453, 461, 482 STEINIGER, VOL. I, T. II : 137
SIDAWY, VOL. I, T. II : 96 STENBERG, VOL. I, T. II : 491, 514
SIDIS, VOL. I, T. II : 24 STERDTZ, VOL. I, T. II : 138
SILVERMAN, VOL. I, T. II : 304 STERLING, VOL. I, T. II : 104
SIMMINS, VOL. I, T. II : 36, 43, 44, 45, 68 STERN, VOL. I, T. II : 382, 425
SIMON, VOL. I, T. II : 12, 24, 88, 316, 349, 509 STERTZ, VOL. I, T. II : 211
SIMONEIT, VOL. I, T. II : 202 STEVENIN, VOL. I, T. II : 26, 28
SIOLI, VOL. I, T. II : 123 STOKES, VOL. I, T. II : 97, 145
SIVADON, VOL. I, T. II : 85, 332 STOKVIS, VOL. I, T. II : 26, 27, 29
SLEPIAN, VOL. I, T. II : 17 STOLTENHOFF, VOL. I, T. II : 106
SMITH, VOL. I, T. II : 55, 58, 517 STORCH, VOL. I, T. II : 446, 525
SNODDY, VOL. I, T. II : 46 STÖRRING, VOL. I, T. II : 382, 383, 390, 392, 400,
SOCRATE, VOL. I, T. II : 294, 370 408, 409, 415, 426
SODEBERG, VOL. I, T. II : 83 STRANSKY, VOL. I, T. II : 138, 157
SODERBERG, VOL. I, T. II : 118, 119 STRATTON, VOL. I, T. II : 40
SOLLIER, VOL. I, T. II : 16, 25, 34, 38, 40, 48, 53, STRAUB, VOL. I, T. II : 202
67 STRAUS, VOL. I, T. II : 182, 216, 273, 314
SOMMER, VOL. I, T. II : 106, 109, 110, 115, 219, STRECH, VOL. I, T. II : 109
228 STROM OELSEN, VOL. I, T. II : 122
SOSSET, VOL. I, T. II : 12, 16, 33, 34, 35, 45, 47, STRUMPEL, VOL. I, T. II : 121, 190
67 STRÜMPEL, VOL. I, T. II : 115
SOULAIRAC, VOL. I, T. II : 255 SUÉTONE, VOL. I, T. II : 317
SOUQUES, VOL. I, T. II : 59, 143, 406 SUGAR, VOL. I, T. II : 217, 232
SPAGNOLI, VOL. I, T. II : 130 SUTTER, VOL. I, T. II : 53
SPATZ, VOL. I, T. II : 139 SWICK, VOL. I, T. II : 528
SPEARMAN, VOL. I, T. II : 12, 14, 15, 17, 33, 63, SWINEFORD, VOL. I, T. II : 14
67 SYMONDS, VOL. I, T. II : 40
SPECK, VOL. I, T. II : 55 SZONDI, VOL. I, T. II : 266, 349, 516
SPIEGEL, VOL. I, T. II : 131, 136, 137 TAINE, VOL. I, T. II : 17
SPINOZA, VOL. I, T. II : 484 TALAIRACH, VOL. I, T. II : 401, 402, 405, 409
SPRAGUE, VOL. I, T. II : 94 TALATIN, VOL. I, T. II : 85
SPRANGER, VOL. I, T. II : 518 TALLMAN, VOL. I, T. II : 51
SPURZHEIN, VOL. I, T. II : 247 TALOT, VOL. I, T. II : 46
STAEHLIN, VOL. I, T. II : 216, 217, 218, 219, 220, TAMBURINI, VOL. I, T. II : 71
221, 232 TARDIEU, VOL. I, T. II : 277, 290, 352
STANDER, VOL. I, T. II : 31 TARGOWLA, VOL. I, T. II : 402, 426
STANOJEVIE, VOL. I, T. II : 45 TAUSER, VOL. I, T. II : 82
STARCKE, VOL. I, T. II : 476 TAUSK, VOL. I, T. II : 86, 153
STAUB, VOL. I, T. II : 264, 271 TEITELBAUM, VOL. I, T. II : 475
STECK, VOL. I, T. II : 123, 149, 150, 157, 195, TENBE, VOL. I, T. II : 88
332, 402 TERRAMOISE, VOL. I, T. II : 252
STECKEL, VOL. I, T. II : 277, 283, 311, 315, 318, TEULON, VOL. I, T. II : 282
325, 373, 381, 382, 386, 387, 389, 393, 395, 396, THÉO LANG, VOL. I, T. II : 302, 303, 311
412, 426 THÉVENARD, VOL. I, T. II : 82, 117, 118, 119

XVIII
INDEX
THIBAULT, VOL. I, T. II : 29 VALLANCIEN, VOL. I, T. II : 134
THIELE, VOL. I, T. II : 183, 332 VALLON, VOL. I, T. II : 349
THODE HENRY, VOL. I, T. II : 295 VAN BANLIET, VOL. I, T. II : 55
THOMAS ANDRÉ, VOL. I, T. II : 474, 482 VAN BOGAERT, VOL. I, T. II : 168, 189, 195, 196,
THOMAS MADELEINE, VOL. I, T. II : 266 446, 451, 472, 474, 475
THORNDIKE, VOL. I, T. II : 16, 56, 234 VAN DER KOLK, VOL. I, T. II : 26
THUERLMANN, VOL. I, T. II : 302 VAN DER MADE, VOL. I, T. II : 370
THURSTONE, VOL. I, T. II : 12, 14, 33, 68 VAN WERKOM, VOL. I, T. II : 44
TIBÈRE, VOL. I, T. II : 295, 317 VASILESCO, VOL. I, T. II : 102
TIGGES, VOL. I, T. II : 71 VEDRANI, VOL. I, T. II : 75, 513
TILING, VOL. I, T. II : 254 VEDRENI, VOL. I, T. II : 88
TINBERGER, VOL. I, T. II : 234 VELLUZ, VOL. I, T. II : 185
TINEL, VOL. I, T. II : 84, 125, 136, 143 VERCIER, VOL. I, T. II : 183, 184
TISSOT, VOL. I, T. II : 443, 452 VERDEAUX, VOL. I, T. II : 220
TITECA, VOL. I, T. II : 469 VERGER, VOL. I, T. II : 99
TIXIER, VOL. I, T. II : 392, 426 VERJAAL, VOL. I, T. II : 39, 60
TOBINO, VOL. I, T. II : 434, 452 VERLAINE E., VOL. I, T. II : 234
TOEPEL, VOL. I, T. II : 283 VERLAINE L. , VOL. I, T. II : 234
TOMESCO, VOL. I, T. II : 84, 102, 133 VERLAINE P. , VOL. I, T. II : 283
TOMESCU, VOL. I, T. II : 96 VERMEYLEN, VOL. I, T. II : 442, 464, 538
TOOTH, VOL. I, T. II : 37 VERROL, VOL. I, T. II : 27
TOSELLI, VOL. I, T. II : 175 VERSCHUER, VOL. I, T. II : 248
TOULOUSE, VOL. I, T. II : 12, 14, 38, 43, 107 VERVAECKÉ, VOL. I, T. II : 538
TOVATO, VOL. I, T. II : 175 VERWAECK, VOL. I, T. II : 464
TRAVIS, VOL. I, T. II : 119 VERZENI, VOL. I, T. II : 318
TRÉLAT, VOL. I, T. II : 487 VESILESCU, VOL. I, T. II : 96
TRÉLAT, VOL. I, T. II : 246, 506 VIDART, VOL. I, T. II : 403
TRELLES, VOL. I, T. II : 332, 503, 505, 513 VIÉ, VOL. I, T. II : 458
TRENEL, VOL. I, T. II : 42, 108, 445, 452 VIGNERON, VOL. I, T. II : 81
TREPSAT, VOL. I, T. II : 87, 108 VIGOUROUX, VOL. I, T. II : 45, 354, 469, 536
TRIANTOPHYLLOS, VOL. I, T. II : 156 VILLASECA, VOL. I, T. II : 447
TRIBOULET, VOL. I, T. II : 503 VINCHON, VOL. I, T. II : 315
TRILLOT, VOL. I, T. II : 53, 124 VIRCHON, VOL. I, T. II : 290
TROUSSEAU, VOL. I, T. II : 16, 49, 174 VISINTINI FABIO, VOL. I, T. II : 55, 68, 137.
TRUBERT, VOL. I, T. II : 493 VITO LONGO, VOL. I, T. II : 131
TRUCHE, VOL. I, T. II : 216, 221, 225 VOGELIN, VOL. I, T. II : 138
TRUELLE, VOL. I, T. II : 42, 99, 140, 177, 182 VOGT, VOL. I, T. II : 105, 115, 157, 190
TSCHISCH, VOL. I, T. II : 71 VOIGTLANDEN, VOL. I, T. II : 261
TUSQUES, VOL. I, T. II : 300, 301 VOLTAIRE, VOL. I, T. II : 349
UEXKULL VON, VOL. I, T. II : 234, 273 VON ANGYAL, VOL. I, T. II : 474, 475
ULRICH, VOL. I, T. II : 283, 309 VON BALAZS, VOL. I, T. II : 360
URECHIA, VOL. I, T. II : 100, 470 VON BUZAGH, VOL. I, T. II : 54
URIBE CUALLA, VOL. I, T. II : 464, 482 VON GEBSATTEL, VOL. I, T. II : 182, 218, 273,
URSTEIN, VOL. I, T. II : 110, 111, 112 306, 314, 325, 339
VACHÉ J., VOL. I, T. II : 240, 241 VON GRAUTE, VOL. I, T. II : 345
VACHER J., VOL. I, T. II : 374 VON PAP, VOL. I, T. II : 472
VACHER L'ÉVENTREUR, VOL. I, T. II : 277, 317, VON STOCKERT, VOL. I, T. II : 472
318 VOSS-SUBKE, VOL. I, T. II : 301

XIX
INDEX
VURPAS, VOL. I, T. II : 348, 443, 452 WINSLOW, VOL. I, T. II : 18, 22, 25, 53, 67, 362
W. REICH, VOL. I, T. II : 315, 325 WINTE, VOL. I, T. II : 302
WAAGE, VOL. I, T. II : 55 WITTELS, VOL. I, T. II : 315
WACKENRODER, VOL. I, T. II : 126 WITTMAN, P., VOL. I, T. II : 37
WAGNER, VOL. I, T. II : 356 WLADYCKO, VOL. I, T. II : 141
WAGNER (LE CAS), VOL. I, T. II : 532 WOHLFAHRL, VOL. I, T. II : 202
WALL J. H. , VOL. I, T. II : 341 WOHLFARTH, VOL. I, T. II : 514
WALLON, VOL. I, T. II : 36, 168, 200, 202, 249, WOLFE., VOL. I, T. II : 300
259, 443 WOLFF C.S., VOL. I, T. II : 86, 90, 154
WALTZ, VOL. I, T. II : 87 WOODROW, VOL. I, T. II : 16
WASSERMEYER, VOL. I, T. II : 123 WOODWORTH-MATHEWS, VOL. I, T. II : 265
WATSON, VOL. I, T. II : 203 XANTIPPE, VOL. I, T. II : 294
WEBER, VOL. I, T. II : 505 XENOPHON, VOL. I, T. II : 295
WECHSLER, VOL. I, T. II : 13, 39, 41, 44 YASMADJIAN, VOL. I, T. II : 261
WECHSLER-BELLEVUE, VOL. I, T. II : 13 YERKES, VOL. I, T. II : 35, 234
WEICHERODT, VOL. I, T. II : 355 ZACKER, VOL. I, T. II : 57
WEIMANN, VOL. I, T. II : 318 ZAND, VOL. I, T. II : 143
WEINBERG, VOL. I, T. II : 195 ZANGWILL, VOL. I, T. II : 40
WEIR MITCHELL, VOL. I, T. II : 18 ZELIONY, VOL. I, T. II : 56
WEISS, VOL. I, T. II : 400 ZÉRO, VOL. I, T. II : 248
WEIZSACKER, VOL. I, T. II : 120, 273, 469 ZIEGLER, VOL. I, T. II : 234
WELCKER, VOL. I, T. II : 290 ZIEHEN, VOL. I, T. II : 16, 67, 138, 182, 254, 523
WELLS, VOL. I, T. II : 13, 34, 43, 44, 45, 46, 47, ZILBOORG, VOL. I, T. II : 285, 355, 360, 373, 378
48, 67 ZILIAN, VOL. I, T. II : 202
WERNER, VOL. I, T. II : 349 ZINGERLE, VOL. I, T. II : 168, 188, 189, 195
WERNICKE, VOL. I, T. II : 16, 58, 59, 72, 79, 107, ZINGERLÉ, VOL. I, T. II : 103, 315
144, 151, 152, 164, 165, 168, 193, 194, 333, 390, ZISKIND, VOL. I, T. II : 37
446, 535 ZOLA, VOL. I, T. II : 32, 228, 283
WERTHER, VOL. I, T. II : 373 ZONDEK, VOL. I, T. II : 301
WESPHAL-STRUMPELL, VOL. I, T. II : 192 ZUCKERMANN, VOL. I, T. II : 234, 235, 279, 292,
WESTPHAL, VOL. I, T. II : 71, 123, 124, 176, 179, 293, 294
193, 283 ZUNINI, VOL. I, T. II : 234
WETZEL, VOL. I, T. II : 90, 436, 522
WEYGAND, VOL. I, T. II : 156
WEYGANDT, VOL. I, T. II : 155
WEYRICH, VOL. I, T. II : 360
WIDAL, VOL. I, T. II : 141
WIENER, VOL. I, T. II : 9
WIESE, VOL. I, T. II : 360, 376
WIGAN, VOL. I, T. II : 32
WILDE OSCAR, VOL. I, T. II : 283
WILLIAMS J. H. , VOL. I, T. II : 258
WILLMAN, VOL. I, T. II : 39
WILMANS, VOL. I, T. II : 108, 111, 112, 261
WILSON, VOL. I, T. II : 25, 189, 192
WIMMER, VOL. I, T. II : 315, 332
WINCKELMANN, VOL. I, T. II : 283, 295
WINOGRADOFF, VOL. I, T. II : 124

XX
TABLE DES MATIÈRES du VOLUME I

AVERTISSEMENT À LA PRÉSENTE ÉDITION : II


PRÉFACES : SITUATION DES ÉTUDES PSYCHIATRIQUES D’H. EY IV
Dans le Monde par J. GARRABÉ VII
Dans l’œuvre d’Henri Ey par P. BELZEAUX XIII

ÉTUDES PSYCHIATRIQUES, TOME I


AVERTISSEMENT.par Henri EY ………………………………………………… 7
Préface à la deuxième édition par Henri EY.………………………………… 9
Argument.par Henri EY ……………………………………………………… 13

Étude N° 1 La « Folie » et les Valeurs Humaines.……………………… 15-22

Étude N° 2 Le Rythme Mécano-Dynamiste de l'histoire de la Médecine.… 23-49

Étude N° 3 Le développement « Mécaniciste » de la psychiatrie à l’abri du dualisme


« Cartésien ».………………………………………………………………… 51-66

Étude N° 4 La position de la Psychiatrie dans le cadre des Sciences Médicales.


(La dotion de « Maladie Mentale »).………………………………………… 67-82

Étude N° 5 Une théorie Mécaniciste: la Doctrine de G. de Clérambault .… 83-102

Étude N° 6 Une conception Psychogénétiste : Freud et


l'Ecole Psychanalytique. …… 103-156

Étude N° 7 Principes d'une conception Organo-Dynamiste


de la Psychiatrie. …………… 157-186

Étude N° 8 Le Rêve « Fait Primordial » de la Psychopathologie ………… 187-277

Table alphabétique des Auteurs…………………………………………………… 285

Table analytique des Matières .…………………………………………………… 293

XXI
TABLE DES MATIÈRES

TABLE DES MATIÈRES DU TOME II

ARGUMENT.par Henri EY…...……………………………………………… 7


Étude N° 9 :
Les troubles de la mémoire……………………………………………………… 9
Étude N° 10 :
La Catatonie.……………………………………………………………… 69
Étude N° 11 :
Impulsions………………………………………………………………………… 163
Étude N° 12 :
Exhibitionnisme.…………………………………………………………… 213
Étude N° 13 :
Perversité et Perversions…………………………………………………………. 233
Étude N° 14 :
Le Suicide -pathologique.………………………………………………… 341
Étude N° 15 :
Anxiété morbide.…………………………………………………………… 379
Étude N° 16 :
Délire des négations.……………………………………………………… 427
Étude N° 17 :
Hypochondrie …………………………………………………………………… .453
Étude N° 18 :
Jalousie morbide………………………………………………………………… 483
Étude N° 19 :
Mégalomanie.………………………………………………………........... 515

TABLE DES MATIÈRES DU TOME II ................................................................. 548

INDEX DES NOMS PRORES DU TOME II............................................................ 549

TABLE DES MATIÈRE DU VOLUME I ................................................................ 571

[NdÉ : La pagination des deux Tomes n’a pas été changée par rapport aux éditions des années 50,
les pages ajoutées en préfaces, index et tables des matières sont en chiffres romains]

XXII
ISBN 10 : 2-9527859-0-2
ISBN 13 : 978-2-9527859-0-7

©Copyright pour le Cercle de Recherche et d’Édition Henri Ey (CREHEY)


2, rue Léon Dieudé, 66000 Perpignan.
Tous droits de reproduction, même partielle, par tous média, de traduction et d’adaptation réservés pour tous
pays.
[BIBLIOTHÈOUE NEURO-PSYCHIATRIQUE DE LANGUE FRANÇAISE]

ETUDES
PSYCHIATRIQUES

STRUCTURE DES PSYCHOSES AIGUËS


et
DÉSTRUCTURATION DE LA CONSCIENCE

PAR

HENRI EY

***

VOLUME II

Nouvelle édition, 2006


CREHEY

LES DEUX VOLUMES DE LA PRÉSENTE ÉDITION DES ÉTUDES PSYCHIATRIQUES


D’HENRIEY ONT ÉTÉ PUBLIÉS AVEC LE CONCOURS DU CENTRE NATIONAL DU LIVRE.

[NdÉ: 1ère édition chez DESCLÉE DE BROUWER en 1954]


ÉTUDES PSYCHIATRIQUES

TOME I

Historique – Méthodologie – Psychopathologie générale

Argument. – C’est dans une perspective résolument dynamiste conforme aux plus anciennes doctrines médi-
cales que doit se développer la Psychiatrie. Abandonnant le dilemme cartésien qui étrangle la notion même de
« maladie mentale », la Psychiatrie ne doit être ni « mécaniciste » ni « psychogénétiste », car la « maladie men-
tale » n’est ni un agrégat de symptômes mécaniques et sans signification humaine ni une simple variation de com-
portement sous l’influence de causes psychologiques ou sociales. La « maladie mentale » est une forme de dis-
solution de l’activité psychique conditionnée par un processus organique. Elle est à cet égard analogue au rêve
que libère le sommeil.

Étude n° 1 : Folie et Valcurs humaines. – n° 2 : Le rythme mécano–dynamiste de l’histoire de la


Médecine. – n° 3 : Le développement mécaniciste de la Psychiatrie. – n° 4 ; La Psychiatrie dans le cadre
des sciences médicales. – n° 5 : Une théorie mécaniciste : G. de Clérambault. – n° 6 : Une conception psy-
chogénétiste : Freud. – n° 7 : Principes d’une conception organo–dynamiste. – n° 8 : Le rêve, « fait pri-
mordial » de la psychopathologie.

TOME II

Aspects séméiologiques

Argument. – Les divers troubles du comportement et de la pensée qui forment le « tableau clinique » des
« maladies mentales » ne sont pas des « symptômes » constants et simples. Chacun d’eux représente un « monde »
et constitue un des aspects de l’immaturation ou de la décomposition de la vie psychique qui varient de significa-
tion et de nature avec les divers niveaux de la conscience morbide et leurs formes d’organisation et d’évolution.
Soit qu’il s’agisse de troubles négatifs (comme les « troubles de la mémoire »), soit qu’il s’agisse de troubles posi-
tifs (catatonie, impulsions, perversité, anxiété, délires, hallucinations, etc ... ), l’objet de la séméiologie psychia-
trique n’est ni un symptôme, ni une série de « troubles élémentaires » artificiellement isolés. L’unité clinique psy-
chiatrique est la structure névrotique ou psychotique dans son mouvement évolutif.

Étude n° 9 : Les troubles de la mémoire. – n° 10 : La Catatonie. – n° 11 Impulsions. – n° 12 :


Exhibitionnisme. – n° 13 – Perversité et Perversions –. n° 14 : Le suicide pathologique. – n° 15 : Anxiété
morbide. – n° 16 : Délire des négations. – n° 17 : Hypocondrie. – n° 18 : Jalousie morbide. – n° 19 :
Mégalomanie.

[NdÉ: Le lecteur notera que dans ce tome III paru en 1954, l'éditeur n'annonce plus le tome IV qui figurait encore en 1950 dans
le tome II sous le titre : Tome IV à paraître, « les processus somatiques générateurs ».]
AVERTISSEMENT

Si le Troisième Tome de ces Études parait plus tardivement que je


ne l’avais prévu et ne contient qu’une partie de ce que j’avais annon-
cé, le lecteur voudra bien m’en excuser. C’est que j’ai été amené à y
introduire plus que je n’y voulais d’abord consentir. Plus générale-
ment, d’ailleurs, je me sens contraint par le temps à nourrir davantage
ces Études de la substance même de l’Histoire naturelle de la Folie
que je me réservais primitivement de n’écrire qu’après avoir publié ces
fragments « dépouillés » à dessein, disais-je (dans l’avertissement du
premier Tome), de leur naturelle articulation. Sans renoncer à publier
un jour cet ouvrage qui sera alors seulement comme la conclusion de
ces Études, celles-ci en deviennent ainsi partie intégrante.

Ce Tome III consacré à la structure des Psychoses aiguës et à la


déstructuration de la conscience peut être considéré par le lecteur
comme une partie complète de cette Histoire naturelle de la folie,
celle des « COURTES FOLIES ». je n’aurai probablement en effet jamais
à y ajouter rien d’essentiel et je n’ai pas hésité à y introduire le maxi-
mum de cet ordre systématique que j’avais tout d’abord voulu laisser
en suspens.

Une « Histoire naturelle de la folie » ne peut s’entendre que comme


un Traité de la dénaturation de la vie psychique (folie) au sens très
large du terme, envisagée dans la double perspective d’une déstructu-
ration biologique de la nature de l’être et de son histoire. C’est ce
double aspect (négatif et positif, biologique et anthropologique) de la
« folie » qui constitue ici la dimension même de cette description des
« crises » aiguës ou subaiguës, paroxystiques, intermittentes ou pério-
diques qui font l’objet de cette nouvelle série d’Études.

Bonneval, le 30 octobre 1953


Henri Ey

7
TROISIÈME PARTIE

STRUCTURE DES PSYCHOSES


AIGUËS et DESTRUCTURATION
DE LA CONSCIENCE

ARGUMENT

L’ensemble des psychoses aiguës (accès de manie, de mélancolie,


bouffées délirantes et hallucinatoires, états crépusculaires oniroides,
confusion onirique – sous forme de crises isolées ou entrant dans le
cadre des psychoses périodiques ou des paroxysmes comitiaux),
constituent une série continue d’ « états » que l’on ne peut qu’artifi-
ciellement dissocier. Elles se présentent comme l’ordre naturel des
niveaux de déstructuration de la conscience, c’est-à-dire de cette
couche basale de l’activité psychique qui, elle-même, comporte une
structure hiérarchisée. Le champ de la conscience apparaît, en effet, à
travers l’analyse spectrale de sa pathologie, comme une résultante des
activités qui règlent l’actualisation du vécu et composent l’organisa-
tion temporo-spatiale de l’expérience immédiate de
« 1’être-au-monde-là-maintenant ». L’activité de conscience et sa
déstructuration paraissent liées à l’activité du « centrencéphale ».

*
* *

Les « accès maniaco-dépressifs » – les « bouffées délirantes et hallucinatoires » –


les « délires confuso-oniriques » – représentent en clinique des espèces d’un même
genre, quels que soient les facteurs étiologiques dont ils dépendent ou le type d’évo-
lution qu’ils affectent (accès isolés, crises périodiques ou paroxysmes comitiaux). Il

9
ARGUMENT

n’y a pas lieu notamment de séparer les premiers des autres car ils se présentent tous
dans un ordre naturel de dégradation. Du point de vue pathogénique, les psychoses
aiguës constituent, en effet, les divers niveaux de déstructuration de la conscience.

L’ordre même des niveaux de cette dissolution dévoile du même coup la stratifi-
cation structurale de la conscience. En nous découvrant ce qu’elle perd à chacun de
ces niveaux (la possibilité d’être présent au monde, dans la confusion – la capacité
d’ordonner l’espace vécu de la représentation, dans les expériences hallucinatoires des
bouffées délirantes et des états oniroïdes – la faculté de régler son mouvement selon
les exigences et les problèmes du présent réel dans les états maniaco-dépressifs), il
nous permet de saisir la conscience pour ce qu’elle est : l’organisation du présent vécu
en champ temporo-spatial de l’expérience sensible des relations du sujet avec son
monde. En nous montrant qu’à chaque degré de sa décomposition l’imaginaire et l’au-
tomatisme prennent une force proportionnelle à la faiblesssse de la conscience, les
divers niveaux de sa déstructuration nous démontrent que la dynamique de la
conscience suppose une dynamique de l’inconscient.

Ainsi, l’activité de conscience ne saurait être ni réduite à une fonction pure et


simple ni confondue avec les formes supérieures de la pensée dont elle constitue seu-
lement le substratum nécessaire. La conscience est une activité basale et centrale de la
vie psychique dont la structure et la déstructuration paraissent liées à l’organisation
dynamique du « vieux cerveau », du système diencéphalo-cortical appelé récemment
« centrencéphale ».

Ces Études sur les « Psychoses aiguës » sont rigoureusement conduites selon les
principes jacksoniens de l’évolution et de la dissolution des « fonctions » car la struc-
ture et la pathologie de la conscience constituent en Psychiatrie le champ privilégié de
l’application de ces principes. Nous verrons ultérieurement que dans la mesure même
où la pathologie de la personnalité (névroses et psychoses chroniques) ne se réduit pas
à la pathologie de la conscience, il nous faudra introduire dams notre conception orga-
no-dynamiste une autre dimension, celle de la personne que les « courtes folies » sont
insuffisantes à altérer ou à aliéner.

10
Étude n° 20 20. La classification des M. mentales.

LA CLASSIFICATION
21. Manie.
22. Mélancolie.
23. Bouffées délirantes.

DES MALADIES MENTALES ET LE


24. Confusion.
25. Psychoses périodiques

PROBLÈME DES PSYCHOSES AIGUËS


maniaco-dépressives.
26. Epilepsie.
27. Structure et destructuration
de la conscience.

La classification systématique des maladies mentales envisagée comme une clas-


sification d’ « espèces linnéennes » a toujours hanté l’esprit des psychiatres. Sans
doute, est-ce dans les temps où l’aliéniste était « de loisir » et n’avait pour ainsi dire
qu’à « étiqueter » ses malades, que ce problème de la « systématique » des entités
paraissait être le plus important. Mais si, depuis RÉGIS, HOCHE, BONHOEFFER,
A. MEYER, CLAUDE, etc. le psychiatre est moins attentif à cette exigence nosogra-
phique, elle n’en demeure pas moins pressante. Il est bien difficile en effet d’accepter
l’idée qu’il n’y a pas d’espèces de « maladies mentales ». Cette opinion est parfois
soutenue par ceux qui, s’intéressant exclusivement à leurs « facteurs étiologiques », …Une science ne peut en
tiennent les troubles mentaux qu’ils engendrent pour des effets hétéroclites et inclas- effet s’établir que sur une
sables et, somme toute, sans réalité autre qu’artificielle 1. Elle est aussi défendue par classification naturelle
des phénomènes qui
des cliniciens qui pensent que toute « étiquette » est plus nuisible qu’utile 2. Malgré ce
constituent son objet,
qu’il y a de juste dans cette attitude antinosographiste, nous ne saurions la partager c’est-à-dire ici des
entièrement. Une science ne peut en effet s’établir que sur une classification naturelle « Maladies mentales »…

1. Telle est, si nous l’avons bien comprise, la position de LECONTE (M.), Semaine des Hôpitaux,
1953, 3386-3393 (Lois nosographiques d’une Médecine psychiatrique positive).
2. Karl MENNINGER par exemple, tout au moins d’après une brève note parue dans la Presse
Médicale (4 juillet 1953, p. 278) que nous reproduisons ici : « Au dernier Congrès de
l’Association psychiatrique américaine qui a eu lieu à Los Angeles, Karl MENNINGER a proposé
de remplacer la classification pseudo-scientifique des maladies mentales en névroses et psy-
choses. De même il a condamné les termes de schizophrénie, de paranoïa, de psychose maniaco-
dépressive et il a proposé de les remplacer simplement par une gradation, 1, 2, 3, 4, selon la gra-
vité de la maladie mentale observée et selon l’intensité avec laquelle le malade a perdu contact
avec le monde extérieur. En effet, dit Karl MENNINGER, la maladie mentale consiste essentielle-
ment en une perte de contrôle du malade sur lui-même. Il y a toujours un certain ordre dans son
désordre. Pratiquement, les malades guérissent plus vite dans les hôpitaux où l’on ne parle plus
de psychose ou de névrose. » – En réalité, dans la discussion du rapport de S. RADO,
K. MENNINGER (Amer. J. Psych. 1953, no, 417-421) n’a pas pris une position aussi tranchée et
tranchante que celle qui lui a été attribuée dans la note que nous venons de reproduire.

11
ÉTUDE N° 20

…Nous devons donc, en des phénomènes qui constituent son objet, c’est-à-dire ici des « Maladies mentales »
entreprenant de présenter (Cf. notre Étude n° 4).
une vue panoramique des
Nous devons donc, en entreprenant (dans ce volume d’« Études » et dans le sui-
« maladies mentales »,
rechercher quel ordre doit vant) de présenter une vue panoramique des « maladies mentales », rechercher quel
être introduit dans les faits, ordre doit être introduit dans les faits, c’est-à-dire quelles catégories et espèces natu-
c’est-à-dire quelles catégo- relles doivent être dégagées sans tomber dans le travers d’une trop stricte et dérisoire
ries et espèces naturelles
nosographie des entités.
doivent être dégagées…

§ I. – LE PROBLÈME DE LA CLASSIFICATION
DES MALADIES MENTALES

Jetons d’abord un coup d’œil sur les « classifications » qui sont les plus connues
ou les plus caractéristiques depuis trois siècles :

A.– CLASSIFICATIONS ANCIENNES (de la Renaissance au début du XIXe siècle)

Nous emprunterons beaucoup dans cet exposé au fameux article de PARCHAPPE 1:

Sans doute pourrions-nous remonter à HIPPOCRATE, GALLIEN ou ARETÉE de


CAPPADOCE ou, sans aller si loin, à saint THOMAS OU ALBERT LE GRAND 2, mais nous
…Classification de Paul nous arrêterons aux « temps modernes » et c’est par Paul ZACCHIAS (1584-1659) que
ZACCHIAS (1584-1659)…
nous commencerons cet exposé 3. Sa classification est tout à la fois caractéristique de
l’état de la Psychiatrie au XVIIe siècle et assez systématique pour avoir encore de nos
jours une certaine valeur.

Le terme d’amentia ou de dementia est utilisé par lui pour désigner le genre, l’en-
semble des troubles mentaux dont les principales espèces sont représentées par la
« Fatuitas », l’« Insania » et la frhnitiw ou Delirium.
La « Fatuitas » représentait l’arriération congénitale dont il distinguait divers
degrés Ignorantia, Fatuitas proprement dite et Stoliditas. Il se référait à l’âge mental
de ces arriérés pour distinguer les degrés de leur arriération. Et on voit que la sépara-
tion de la démence et de l’idiotie que l’on attribue généralement à ESQUIROL était déjà
bien claire dans l’esprit de ZACCHIAS.

1. PARCHAPPE, Aliénation (Classification) Dictionnaire Dechambre, 1875.


2. Cf. P. KOPP, (Deux articles consacrés à ces deux grands « Docteurs » de l’Église dans la
Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1933 et 1935), cf. aussi l’étude de KRAPF sur saint Thomas : Thomas de
Aquino y la Psicopatologia. Index de Neuro. y Psiquiatria, Monographie n ° 2, Buenos-Aires,
1943.
3. Cf. l’article très détaillé et documenté de VALLON et GENIL-PERRIN, dans la Revue de
Psychiatrie, 1912 (46-85 et 90-106). ZACCHIAS, auteur des « Questiones medico-legales », fut un
fameux médecin-légiste du Tribunal de la Rote près du pape Jean XXII (1624-1650).

12
CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES

L’Insania comprend le délire sans fièvre. Il la divise en Insania primaire (manie,


mélancolie et états analogues comme l’extase, la lycanthropie, les « ensorcelés », les
« amoureux », les enthousiastes, etc., et les démoniaques) et l’Insania secondaire com-
pliquant l’épilepsie et l’apoplexie. Tous ces cas d’Insania sont caractérisés par le déli-
re sans fièvre. Ils comprennent les délires aigus et chroniques (comme pour nous
mieux faire sentir quel lien profond existe entre les crises qui font l’objet de ce Tome
de nos Études et du suivant que nous consacrerons aux formes chroniques)
La frhnitiw ou « Delirium » est un délire continu avec fièvre causé par l’inflam-
mation du cerveau 1.

Nous voyons dès cette classification de P. ZACCHIAS surgir le vice de méthode qui …dès cette classification
faussera toutes ou presque toutes les autres : le mélange du critère séméiologique et du de P. ZACCHIAS surgit le
vice de méthode qui faus-
critère étiologique. Ce mélange ne serait justifié que si l’on avait affaire à des entités
sera toutes ou presque
anatomo-cliniques spécifiques. Mais comme il est impossible qu’il en soit ainsi (cf. toutes les autres : le
notre Étude n° 4) on ne peut ranger sous la même rubrique des maladies définies uni- mélange du critère
quement d’après leur tableau clinique et des maladies définies par tel ou tel processus. séméiologique et du critè-
re étiologique…
L’encéphalite (frhnitiw de cette époque), même si elle provoque plus souvent le
« Delirium » que la « fatuitas » ou 1’ « insania », ne peut être considérée comme une
espèce qui exclut la fatuitas et l’insania.

Si nous nous rapportons maintenant à la fin du XVIIIe siècle, à la fameuse classifi- …Classification des vésa-
nies par BOISSIER de
cation de F. BOISSIER DE SAUVAGE 2 nous constaterons le même souci de diviser sans
SAUVAGE (1767)…
parvenir à trouver un principe de classification.

C’est ainsi qu’il distingue parmi les Vésanies :


1° LES HALLUCINATIONS OU ERREURS DE L’ESPRIT DUES A UN VICE D’ORGANE EXTÉ-
RIEUR AU CERVEAU. Et il énumérait le vertige, la suffusio, la diplopie, le syringmum,
l’hypochondriasis et le somnambulisme 3.
2° LES MOROSITÉS OU BIZARRERIES « PAR DÉSIRS OU AVERSIONS DÉPRAVÉES ». Ici
sont énumérées la pica, la boulimie, la polydipsie, l’antipathie, la nostalgie, la pan-
ophobie, le satyriasis, la nymphomanie, l’hydrophobie.
3° LES DÉLIRES ET ERREURS DE L’ESPRIT PAR LÉSIONS DU CERVEAU. Cette partie qui
correspond, semble-t-il, aux « maladies mentales » pour autant qu’elles ne sont pas de
simples symptômes isolés, comprend : a) la Paraphrosine ou délire fugace;
b) l’Amentia ou délire général sans fureur des affections chroniques ; c) la Mélancolie
ou « délire partiel, doux avec tristesse » des maladies chroniques ; d) la Démonomanie,
« délire mélancolique vulgairement attribué à la puissance du Démon ».
4° LES VÉSANIES ANORMALES COMME L’AMNÉSIE ET L’AGRYPNIE.

1. Ce terme de « Delirium » va être désormais conservé par toutes les classifications jusqu’à nos
jours et à peu près dans le même sens ; mais en français et plus généralement dans les langues
latines, il va désigner aussi et de plus en plus la conviction ou l'idée délirante, point crucial sur
lequel nous aurons l’occasion de revenir à plusieurs reprises.
2. BOISSIER DE SAUVAGE, Nosologia methodica, 1767, 8e classe Vesaniae.
3. On trouvera dans le livre de MOURGUE « Neurobiologie de l’Hallucination », 1932 (pp. 27-28),
un exposé détaillé de tous ces phénomènes.

13
ÉTUDE N° 20

Cette « classification » est donc une pure énumération de symptômes. Nous


devons noter que dans sa partie systématique (3e groupe), malgré son caractère hété-
rogène, elle isole assez nettement les « délires fugaces ».

…Classsification de Nous devons à CULLEN 1 une classification également célèbre, à peu près de la
CULLEN (1787)… même époque.
Il exclut des « Vésanies » ou « Maladies mentales » les deux premières catégories
de la classification de SAUVAGE. Pour lui, la Vésanie engendre ou le délire en tant
qu’erreur de jugement, ou l’imbécillité en tant que faiblesse de jugement. La folie est
constituée par le « délire sans fièvre ni coma ». Et il en décrit trois variétés : la Manie
ou folie universelle, la Mélancolie ou folie partielle et la Démence qui peut être innée,
sénile ou accidentelle. CULLEN nous offre donc une classification assez homogène
basée presque uniquement sur des critères cliniques, mais, par contre, la notion de psy-
chose aiguë y est à peine indiquée.
…Classification de PINEL Avec PINEL 2 nous rencontrons aussi une classification assez cohérente.
(1801)…
Il exclut de l’aliénation les « névroses » comme l’hypocondrie, l’hystérie, les hal-
lucinations (tout comme CULLEN excluait des vésanies les deux premières espèces de
SAUVAGE) parce que, dit-il, elles peuvent exister sans troubles de la raison. La folie est,
en effet, pour lui, essentiellement une lésion de l’entendement. Il distingue, avec
CULLEN, la Manie comme trouble général de l’entendement, la Mélancolie, la
Démence, qui est l’abolition de la pensée et y ajoute l’Idiotisme qui est une « oblitéra-
tion » des facultés intellectuelles et affectives ».
…à l’orée du XIXe siècle Ainsi à l’orée du XIXe siècle la classification paraît engagée dans une bonne voie
[…] c’est le travail de
puisque c’est le travail de description clinique qui doit, seul, constituer la méthode
description clinique qui
seul, constitue la méthode même de classification des « maladies mentales » en espèces purement cliniques
même de classification… (ESQUIROL, GRIESINGER, J.-P. FALRET, etc.). Mais avec MOREL et KRAEPELIN on va reve-
nir à nouveau à la confusion des plans étiologique et clinique, c’est-à-dire plus ou
moins confusément à l’idée d’entités anatomo-cliniques spécifiques.

B.– CLASSIFICATIONS CLASSIQUES DU XIXe SIÈCLE


1° D’Esquirol à Kraepelin
ESQUIROL 3 devait opérer une première épuration importante en détachant nette-
ment, cette fois, l’imbécillité et l’idiotie de la Démence. Pour le reste, son mérite est
d’avoir tenté d’isoler sous le nom de « Monomanies » des « troubles partiels » intel-

1. CULLEN, Éléments de Médecine pratique, trad. Bosquillon, Paris, 1787.


2. PINEL (Ph.), Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, [NdE : Paris,
Richard, Caille et Ravier, An IX (1800), reimp. Paris : Cercle du Livre Précieux : Claude Tchou,
1965. PINEL (Ph.), Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, 2nde éd. Paris : Caille
et Ravier, 1809; Edition présentée par J.GARRABÉ et D. WEINER, Paris : Les empêcheurs de pen-
ser en rond : Le Seuil, 2005].
3. ESQUIROL, 1816.

14
CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES

lectuels, affectifs ou instinctifs qui vont dès lors être l’objet de vives discussions (J. P.
FALRET notamment se placera à la tête de tous ceux qui ont lutté contre cette notion).
Mais, et c’est là que nous voulons en venir, la notion de « Psychose aiguë » va …la notion de « Psychose
désormais se développer à partir de l’« idiotisme » ou des « démences aiguës ». Sous aiguë » va désormais se
développer à partir de
le nom de « stupidité » avec GEORGET et plus tard avec DELASIAUVE, on tenta de décri-
l’« idiotisme » ou des
re des crises dont le gros problème était de savoir si elles devaient être séparées ou « démences aiguës ».
non de la manie et de la mélancolie (FALRET, BAILLARGER, GRIESINGER). Ces « formes Sous le nom de « stupidi-
aiguës » vont donc sous des noms variés de Manie, Mélancolie, Stupidité, Delirium té » avec GEORGET…

et, plus tard, « Wahnsinn », « Bouffées délirantes », etc. interférer ou alterner dans un
ordre plus ou moins cohérent dans toutes les classifications du XIXe siècle qui,
presque toutes, se contenteront de reprendre celle d’ESQUIROL (à la question des
Monomanies près) et en faisant jouer un rôle toujours plus grand mais mal élucidé
aux Psychoses aiguës. C’est dans ce sens que BRIERRE DE BOISMONT 1 pouvait écrire
en 1850 : « J’ai lu avec attention tous les essais de classification qui ont été tentés
depuis que l’on cultive l’aliénation mentale (sic) et je déclare qu’aucune division ne
m’a paru supérieure à celle de quatre grandes classes : Manie, Mélancolie, Démence
et Idiotie. » BAILLARGER s’exprimait d’une manière analogue lorsqu’il écrivait : « La
plupart des médecins adoptent la classification d’ESQUIROL à laquelle GEORGET a
ajouté la stupidité. »
Mais avant d’exposer avec quelques détails les classifications classiques du XIXe …Classification
siècle, arrêtons-nous un instant à une tentative curieuse et intéressante, celle de d'HEINROTH (1818)…

HEINROTH 2.
Dans un ouvrage extrêmement systématique et approfondi (il a cherché à appliquer
les principes de toute classification en recourant aux concepts d’ordre, de classe et de
genre) il propose trois genres de défaut de liberté de l’âme, de l’esprit ou de la volon-
té. Dans son premier genre, caractérisé par l’exaltation, il place le « Wahnsinn » sorte
d’état extatique, la « Verrücktheit » et la « Tollheit » (Manie). Dans un deuxième genre
caractérisé par la dépression, il range la Mélancolie, le Blödsinn (obtusion) et la
Willenlösigkeit (aboulie et perplexité). Dans le troisième genre, mixte, il range le
Wahnsinn avec dépression, la Verwirtheit (confusion agitée) et la Scheue (anxiété).
Une pareille classification très « architectonique » et trop parfaitement symétrique,
ne tenant pas compte précisément du critère évolutif, ne pouvait prétendre à beaucoup
de succès. Elle synthétisait en effet plus qu’elle ne « divisait » alors que, nous allons
le voir, le travail de dissection va aller bon train dans tous les pays et toutes les Écoles.
Revenons donc aux essais de catégorisations plus cliniques 3. J. P. FALRET propo-

1. BRIERRE DE BOISMONT, Ann. Médico-Psychol., 1850, p. 69.


2. HEINROTH (F. C. A.), Lehrbuch der Störungen der Seelenlebens, Leipzig, 2 vol., 1818.
3. On trouvera pour ce qui est des auteurs français de cette époque une documentation un peu
touffue dans le travail de DESRUELLES, LECULIER et GARDIEN. Histoire des Classifications
Psychiatriques, Ann. Médico-Psycho., 1934, I, 637 à 675.

15
ÉTUDE N° 20

…Classification de J.P. sait la classification en deux groupes, les aliénations générales, les aliénations par-
FALRET, tielles. C’est du moins ce que la plupart des auteurs lui font dire. Mais il nous a sem-
blé que son Traité ne contenait à cet égard rien d’autre qu’une critique, effrayante de
lucidité, des classifications de son époque, critique qui vaut encore pour la plupart de
celles que l’on a essayé de leur substituer sans s’inspirer de ses sages conseils métho-
…de BAILLARGER (1854)… dologiques. – BAILLARGER dans « Essai d’une classification des différents genres de
folie » 1 distinguait le délire avec lésion partielle (monomanie), les délires avec lésion
générale (manie et mélancolie) et il rejetait la stupidité.
…Pour la première fois, – A cette même époque, W. GRIESINGER 2 divisait les « maladies psychiques » en :
GRIESINGER (1861) sou- 1° États dépressifs (mélancolie) ; 2° États d’excitation (Tobsucht, manie et formes
ligne une articulation
délirantes monomaniaques qu’il appelait Wahnsinn) ; 3° États d’affaiblissement intel-
naturelle et essentielle,
celle des états aigus des lectuel (la folie systématisée ou Verrücktheit secondaire à la manie et à la mélancolie
deux premières catégo- – la démence agitée – la démence apathique et l’idiotisme et le crétinisme). Pour la
ries et celle de la folie première fois, GRIESINGER souligne une articulation naturelle et essentielle, celle des
systématisée chronique…
états aigus des deux premières catégories et celle de la folie systématisée chronique.
– Bien moins intéressante est la classification de GUISLAIN 3 qui recourt à des néo-
logismes pour désigner ses huit formes de phrénopathie : la mélancolie (luperophré-
nie), la manie (hyperphrénie), la folie (paraphrénie), l’extase (hyperplaxie), les états
convulsifs (hyperspasmie), le délire (idéo-synchysie), la rêvasserie (anacoluthie), la
démence (noasthénie).
…Classification de Nous avons vu jusqu’ici la classification des maladies mentales tendre de plus en
MOREL (1860)…Il va plus à se dégager selon les seuls critères évolutifs et cliniques et sans recourir aux fac-
abandonner les critères
teurs étiologiques qui donnaient aux classifications anciennes (SAUVAGE) un caractère
évolutifs et cliniques pour
réintroduire les facteurs hétéroclite. Or avec MOREL4 on va abandonner cette saine méthode de classification et
étiologiques… cela va être le défaut organique de la plupart des classifications ultérieures 5.
MOREL distinguait en effet six classes : 1° les aliénations héréditaires (mono
manie, dégénérescences intellectuelles, idiotie) ; 2° les aliénations par intoxications
(alcoolisme, pellagre, etc.) ; 3° les aliénations déterminées par certaines névroses
(hystéro-épilepsie, hypocondrie) ; 4° les aliénations mentales idiopathiques (affaiblis-
sement intellectuel, paralysie générale) ; 5° les folies sympathiques ; 6° les démences.
« Classification » qui décourage tout commentaire... et on comprend que FOVILLE
n’ait pas eu de peine à lui faire remarquer qu’une classification des causes de la folie

1. BAILLARGER, Leçon faite à la Salpêtrière, le 9 août 1854.


2. GRIESINGER (W.), Die Pathologie und Thérapie der psychischen Krankheiten, 1re édition de
son Traité, 1845 ; 2e édition, 1861 (traduction française par Doumic, 1865).
3. GUISLAIN, Les Phrénopathies, (1853).
4. MOREL, Traité des Maladies Mentales, 1860 [NdE : Paris :Victor Masson]
5. La classification, ou plutôt l’énumération de LUNIER (Ann. Médico-Psycho., 1869), est à cet
égard typique. Naturellement c’est elle qui eut pour ainsi dire force de loi puisque son auteur,
Inspecteur Général, l’imposa chez nous dans les statistiques officielles jusqu’en 1915.

16
CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES

ne saurait constituer une véritable classification des diverses espèces de folie...


Ce fut justement à propos de la classification de MOREL qu’un grand débat s’ou-
vrit à la Société Médico-Psychologique de Paris 1. BUCHEZ y fit l’éloge de la classifi-
cation de MOREL « contraire aux habitudes établies ». Jules FALRET (fils) s’appliqua à
rechercher les critères d’une classification méthodique et rappela qu’une telle classifi- …J. FALRET (1861)
cation scientifique devait : 1° reposer sur un ensemble de caractères appartenant à tous concluait que pour lui
c’est le critère (que nous
les faits compris dans la catégorie ; 2° reposer sur des caractères subordonnés et hié-
appellerions structural)
rarchisés entre eux ; 3° reposer sur une modalité d’évolution propre. Il concluait que de « trouble général » ou
pour lui c’est le critère (que nous appellerions structural) de « trouble général » ou de de « trouble partiel » qui
« trouble partiel » qui constitue le fond du problème. Le 25 février, il ajouta encore constitue le fond du pro-
blème…
d’excellentes choses à ses précédentes remarques :
« Il faut, précisait-il, bien discerner dans ce problème des classifications la véri-
table opposition des diverses opinions. Il y a en effet deux doctrines qui s’affrontent,
la doctrine physiologique qui est celle de l’unité des variations des espèces morbides
individuelles et la doctrine pathologique des maladies distinctes.» Il penchait d’ailleurs
pour cette dernière opinion car, s’écriait-il : « On ne se fait aucun scrupule à admettre
qu’un aliéné qui a d’abord été mélancolique devient plus tard maniaque, puis dément !
On ne sent pas que reconnaître ce pseudo fait c’est nier de la manière la plus évidente
l’existence de la manie, de la mélancolie ou de la démence comme formes distinctes
de maladies mentales 2. »
Notons encore une phrase de PARCHAPPE au cours de la même séance :
« La distinction des maladies en aiguës et en chroniques atteste suffisamment que
la marche de la maladie a été constamment prise en considération par les médecins de
tous les temps. »
Hélas ! en matière de classification des maladies mentales, malgré les tentatives
faites dans ce sens, ce n’est pas tout à fait vrai et il paraît, en effet, bien temps de nous
rappeler cette réflexion de PARCHAPPE ! …[puis, on assiste à]
Quoi qu’il en soit de ces discussions et pour si bien posé qu’y fût le problème par l’accentuation du mélan-
ge chaotique des critères
J. FALRET et par PARCHAPPE, le temps n’était pas encore venu de faire des « maladies
étiologiques et sympto-
mentales une classification claire tout bonnement parce que le concept de « maladie matiques et l’impossibili-
mentale demeurait, comme il demeure encore, trop obscur et ambigu. D’où l’accen- té d’accéder à un critère
tuation du mélange chaotique des critères étiologiques et symptomatiques et l’impos- véritablement évolutif et
proprement clinique…
sibilité d’accéder à un critère véritablement évolutif et proprement clinique.
Quelques années après, en effet, nous voyons BAILLARGER, à la fin de sa carrière,
nous proposer une énumération plutôt qu’une classification 3.

1. Du 12 novembre 1860 au 27 mai 1861, 9 séances lui furent consacrées. Cf. Ann. Médico-
Psycho., 1861, et le résumé qu’en ont fait DESRUELLES, LÉCULIER et GARDIEN (loc. cit., p. 15).
2. Ann. Médico-Psycho., 1861, p. 459.
3. BAILLARGER, Ann, Médico-Psycho., 1889.

17
ÉTUDE N° 20

…Classification de Comme MOREL, il va juxtaposer et brouiller les tableaux cliniques et les formes
BAILLARGER (1889)… symptomatiques. Cependant, sa dernière tentative, malgré ses pléonasmes et son
défaut de clarté, n’est pas sans intérêt. Il y groupait en effet les maladies mentales
selon un critère évolutif. Dans les formes durables qu’il appelle assez paradoxale-
ment 1 « folies », il distingue les folies simples (délires partiels, manie, mélancolie,
folie à double forme) – les folies graves (manie ambitieuse, mélancolie hypocon-
driaque) – la folie circulaire (à double forme) – la folie d’origine toxique (alcoolisme,
pellagre, paludisme). Dans les formes incurables qu’il appelle des démences, il range
la paralysie générale, la démence sénile, les démences organiques et les démences
vésaniques 2. Enfin il réserve une classe spéciale aux arrêts de développement.

…de MAGNAN (1882)… MAGNAN à la même époque, en 1882, divisait les maladies mentales en : 1° états
mixtes tenant de la pathologie et de la psychiatrie ; il énumérait sous cette curieuse
rubrique la Paralysie Générale, la Démence sénile, les troubles mentaux par lésions
cérébrales circonscrites, l’Hystérie, l’Épilepsie, l’Alcoolisme, le Crétinisme ! 2° folies
proprement dites (Psychoses) et il distinguait dans ce groupe la Manie, la Mélancolie,
les Délires chroniques, les Folies intermittentes, la Folie des dégénérés avec les syn-
dromes épisodiques et les Délires d’emblée, les Idiots, Imbéciles, Débiles et
…le congrès d'Anvers : Déséquilibrés... Le CONGRÈS D’ANVERS 3 commit encore la même erreur de méthode
« Recherche d'une base
en présentant un tableau hétéroclite « pour servir à la statistique internationale ».
pour une statistique des
aliénés » 1885.
L’énumération proposée comportait huit rubriques: Arriérations – Démences simples
(primitives ou consécutives) – Manie et Mélancolie – Délire Aigu ou Chronique (!) –
Folie morale – Folie circulaire – Aliénations compliquées de paralysie, d’épilepsie,
d’hystérie ou de tumeurs ou foyers cérébraux – Aliénations mentales par intoxica-
tions...

2° Kraepelin

Pour comprendre la nosographie kraepelinienne, il faut précisément bien saisir que


… le critère évolutif en le gros problème de l’évolution des Psychoses ou plus exactement du critère évolutif
tant que critère de défini-
en tant que critère de définition de la psychose elle-même, s’imposait à l’esprit de tous
tion de la psychose elle-
même, s’imposait à l’es-
les cliniciens sans que toutefois ils fussent assez maîtres de leur savoir et assez sûrs de
prit de tous les cliniciens leurs connaissances pour pouvoir s’y tenir. D’où ces tâtonnements, ces recours à
sans que toutefois ils fus-
sent assez maîtres de leur 1. Nous disons « paradoxalement » car pendant 50 ans on avait opposé les délires (delirium) à la
savoir et assez sûrs de « Folie » en tant précisément que celle-ci représentait une forme stable et organisée d’aliénation.
leurs connaissances pour Cf. notamment la discussion entre MOREAU DE TOURS et BOUSQUET (Ann. Méd.-Psycho., 1855,
pouvoir s’y tenir… 455, 520.)
2. Comme on le voit, le concept de Démence depuis ESQUIROL s’était enrichi des nombreuses
études cliniques qui ont abouti à la fin du siècle à la description de types précis.
3. Congrès de Phréniatrie et de Psychopathologie (1885). « Recherche d’une base pour une sta-
tistique des aliénés. »

18
CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES

d’autres principes de classification et notamment au funeste mélange du plan étiolo-


gique et du plan clinique. Le « modèle » et en quelque sorte l’idéal qui représentait
pour la plupart des aliénistes du XIXe siècle l’entité anatomo-clinique de la « Paralysie
Générale » éclipsait le travail des premiers pionniers du siècle qui s’étaient évertués à
classer les maladies mentales selon de rigoureux et exclusifs caractères cliniques. Mais
au moment où KRAEPELIN vint, le travail d’analyse et de description des formes évo-
lutives des maladies mentales était assez avancé pour qu’il pût répondre aux besoins
d’une classification syndromique 1.
Depuis ESQUIROL, les « maladies mentales chroniques » s’étaient allégées de plus
en plus du poids des formes aiguës qui les encombraient et embarrassaient toutes les
classifications. En effet, la stupidité, c’est-à-dire les états de confusion (ou d’Amentia
ou de Verwirrtheit des Allemands), les divers aspects de Delirium (délire aigu, délires
alcooliques, états oniriques), les accès de Manie et de Mélancolie, s’étaient séparés de
la nébuleuse primitive. Aussi avait-on pu, plus facilement, isoler des formes chroniques
bien définies : en France le fameux « Délire de persécution », en Allemagne la Paranoïa,
la Verrücktheit, formes délirantes chroniques qui posaient relativement aux « Démences
primitives » ou aux « Démences vésaniques » des problèmes délicats. Fallait-il consi-
dérer toutes ces formes chroniques et peu ou prou démentielles comme la manifestation
…la classification de
d’une démence primordiale ou considérer que la démence n’était au fond que « secon- KRAEPELIN de 1895 reste,
daire », tardive et contingente ? Comme à ce moment-là HECKER décrivait l’hébéphré- à nos yeux, encore la
nie et KAHLBAUM la catatonie, on saisit comment KRAEPELIN fut tenté de réunir toutes meilleure puisque c’est
elle que nous reprenons
ces formes chroniques en une entité selon le critère évolutif démentiel. C’est ce qui lui
(dans ses deux premiers
permit d’aboutir à la meilleure de ses classifications (celle de 1895, [NdE : 5ème édition, paragraphes) à peu près
1896]) qui reste, à nos yeux, encore la meilleure 2 puisque c’est elle que nous reprenons à notre compte…
(dans ses deux premiers paragraphes) à peu près à notre compte, comme on le verra.

CLASSIFICATION DE KRAEPELIN DE 1895


I. Maladies curables :
Délires fébriles et toxiques (Delirium).
Psychoses d’épuisement aigu.
Délire de collapsus. Confusion.
Démence aiguë.
Manie.
Mélancolie.
Wahnsinn (Psych. délir. aiguë) à forme halluc. et à forme dépressive.

1. Nous allons voir cependant que KRAEPELIN lui-même a succombé à une certaine confusion des
plans clinique et étiologique.
2. A la condition de bien séparer les deux premières rubriques de la troisième (celle-ci étant un
tohu-bohu séméio-étiologique).

19
ÉTUDE N° 20

II. Maladies incurables:


Folie (Irresein) périodique à forme délirante maniaque, circulaire,
mélancolique.
Folie systématisée à forme dépressive de persécution ou expansive de
grandeur.
Dégénérescence psychique. Catatonie et démence paranoïde.
Névroses généralisées. Neurasthénie. Hystérie. Épilepsie..
III. Maladies à marche chronique 1 :
Intoxications chroniques. Alcool, Morphine, Cocaïne. Paralysie
Générale.
Démences acquises. Démence sénile. Démences organiques.
Anomalies de développement. Idiotie. Crétinisme. Débilité. Folie mora-
le. Folie émotive. Folie impulsive. Folie des dégénérés. Inversion
du sens génital.
Dans les éditions successives de son célèbre Traité, le troisième groupe des mala-
dies incurables est devenu l’entité « Démence précoce ». On peut se demander pour-
quoi KRAEPELIN, considéré comme le père ou en tout cas le gardien jaloux des « enti-
tés pures », KRAEPELIN qui a orienté la Psychiatrie du début du XXe siècle vers la divi-
sion de la Psychiatrie en deux grandes entités « la Démence précoce » et « la Psychose
…[Entre 1895 et 1906] la Maniaco-dépressive », a été dans la suite si soucieux de les faire dépendre de tels ou
nosographie kraepeli-
tels processus organiques généraux. Nous avons donné plus haut l’explication de cette
nienne a ainsi glissé
d’une nosographie des attitude : c’est que, comme KAHLBAUM, il envisageait toute entité sur le modèle de la
entités cliniques pures à Paralysie Générale et qu’il croyait que toute entité était l’expression d’un processus
une nosographie d’affec- spécifique. La nosographie kraepelinienne a ainsi glissé d’une nosographie des entités
tion spécifique…
cliniques pures à une nosographie d’affection spécifique. Voici ce que cela a donné en
1906, quand l’œuvre gigantesque de classification entreprise par le clinicien de
Munich est parvenue à son terme : [NdE : KRAEPELIN : 8ème édition, 1908-1914]

CLASSIFICATION DE KRAEPELIN DE 1906

I. Folie (Irresein) infectieuse:


Délires fébriles.
Délires infectieux.
États d’affaiblissement infectieux.
II. Folie d’épuisement :
Délires de collapsus.
Confusion mentale (Amentia).
Épuisement nerveux chronique.

1. Ici, on le voit, KRAEPELIN glisse fâcheusement vers la confusion des plans, mais il suffit de sup-
primer cette troisième rubrique de la classification clinique ou plutôt de l’en séparer comme clas-
sification étiologique, pour en rétablir l’ordre.

20
CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES

III. Intoxications aiguës et chroniques : …Classification de


Alcool, Morphine, Cocaïne. KRAEPELIN de 1906…
IV. Folie thyréogène :
Folie myxœdémateuse. Crétinisme.
V. Démence précoce :
Hébéphrénie.
Hébéphréno-catatonie.
Démence paranoïde.
Paraphrénie.
VI. Paralysie Générale 1.
VII. Folies par affection cérébrale.
VIII. Folies de l’âge d’involution.
IX. Folie maniaco-dépressive.
X. Paranoïa.
XI. Folie épileptique.
XII. Névroses psychogènes 2.
XIII. États pathologiques congénitaux :
Folie obsédante, folie impulsive, perversions sexuelles.
XIV. Personnalités psychopathiques :
Criminels. Instables. Mythomanes.
XV. Arrêts de développement psychique : Idiotie. Imbécillité.

Cette « systématique mixte » et en quelque sorte empirique est restée le modèle de …Cette « systématique
la Psychiatrie classique de la fin du XIXe siècle. mixte » et en quelque
sorte empirique est restée
Le chemin parcouru d’ESQUIROL à KRAEPELIN est certes considérable car la nébu-
le modèle de la
leuse primitive s’est disloquée en laissant apparaître certaines espèces naturelles, mais Psychiatrie classique…
beaucoup de confusion a cependant persisté, celle-là même qui enveloppe la notion de
« maladie mentale » dans la mesure où on n’entend la définir que par un processus spé- …beaucoup de confusion
a cependant persisté,
cifique. De telle sorte que si, dans les classifications de ces soixante dernières années,
celle-là même qui enve-
ces processus ne sont pas mentionnés explicitement, ils y figurent virtuellement sous loppe la notion de
la forme du cadre étiologique qui interfère avec le cadre séméiologique. « maladie mentale »…

C.– CLASSIFICATIONS DU XXe SIÈCLE

Tout d’abord nous allons parler de celles que nous appellerons « classiques », car
elles ne font que prolonger la classification kraepelinienne ou en constituent un com-
plément ou une simplification.

1. Noter que, comme pour illustrer nos réflexions précédentes, Démence précoce et Paralysie
générale sont là côte à côte.
2. Nous voyons pour la première fois surgir cette notion : Munich n’est pas loin de Vienne.

21
ÉTUDE N° 20

1° Classifications classiques
…le caractère général de Leur caractère général est donc de maintenir en équilibre précaire la juxtaposition
la classification française des critères symptomatiques, évolutifs et étiologiques.
du XX° sièclee est donc de
Le type en est la classification classique de l’École Française. Sans vouloir entrer
maintenir en équilibre
précaire la juxtaposition dans le détail des tentatives nombreuses que nous devons aux écoles de MAGNAN, de
des critères symptoma- RÉGIS, de Gilbert BALLET, de SÉRIEUX, de DUPRÉ, ou à celles de CLAUDE et de
tiques, évolutifs et étiolo- CLÉRAMBAULT, on peut donner le schéma suivant qui conserve ou confère à toutes ces
giques…
tentatives leur caractère le plus rationnel.

CLASSIFICATION « STANDARD » DE L’ÉCOLE FRANÇAISE

I. Arriérations.
II. Déséquilibre et constitutions psychopathiques :
Cyclothymie.
Mythomanie.
Paranoïa.
Schizoïdie.
Perversité.
III. Psychoses confusionnelles toxi-infectieuses :
Formes simples.
Formes oniriques.
Formes stuporeuses.
Délire aigu.
Psychose de Korsakow.
IV. Psychoses cyclothymiques ou intermittentes :
Manie, Mélancolie.
V. Démence Précoce ou Schizophrénie :
Forme hébéphrénique.
Forme catatonique.
Forme paranoïde.
VI. Délires chroniques :
Psychose hallucinatoire chronique.
Délire d’interprétation.
Délire d’imagination.
Délires passionnels.
VII. Démences organiques :
Traumatiques.
Tumorales.
Artériopathiques.
VIII. Démences séniles et préséniles – Psychoses d’involution.
IX. Paralysie générale.
X. Psychoses alcooliques.
XI. Épilepsie.

22
CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES

XII. Névroses :
Hystérie.
Névroses obsessionnelles.
Neurasthénie.
Un tel « tableau » plus ou moins détaillé selon les tendances analytiques de chacun,
soit du côté des processus étiologiques (psychoses hormonales, affections nerveuses,
etc.), soit du côté des formes délirantes chroniques (délires de revendication, érotoma-
nie, etc.), soit du côté des névroses (névrose d’angoisse, phobies, névroses d’organes,
etc.) constitue bien une énumération puisqu’il n’y a aucun principe de classification.
…On s’en tient donc –
Parfois (DELMAS et POLL) on a tenté d’appliquer le critère « endogène ou constitution- chez nous comme ailleurs
nel » et « exogène ou acquis » mais la position a été rapidement reconnue intenable. On – à une sorte de mosaïque
s’en tient donc – chez nous comme ailleurs – à une sorte de mosaïque ou de puzzle. ou de puzzle…
En Grande Bretagne, une classification du même genre est indiquée dans l’ouvra-
ge classique de HENDERSON et GILLESPIE 1 comme celle qui fut, il y a déjà longtemps,
approuvée par la British Medico-Psychological Association :
I. Arriérations intellectuelles et morales.
II. Folie (Insanity) de l’âge adulte :
Avec épilepsie.
Paralysie générale.
Par lésion cérébrale.
Délire aigu (Acute delirium et acute delirious mania).
Confusional Insanity.
Stupor.
Primary dementia.
Manie rémittente, chronique ou récurrente.
Mélancolie rémittente, chronique ou récurrente.
Folie alterne.
Folie délirante : systématisée, non systématisée.
Folie volitionnelle (Volitional Insanity),
Obsessions, impulsions, folie du doute.
Moral Insanity.
Démences secondaires ou terminales.
Démences séniles.
Dans ce tableau déjà ancien ne figure pas la Démence précoce ou Schizophrénie
absorbée, selon toute vraisemblance, par les « Démences primaires ». Mais depuis, les
auteurs dans leurs classifications distinguent des « affective reaction-types » (M.D.),
des « schizophrénic reaction-types », des « paranoïa et paranoïde-types » des « orga-
nic reaction-types », etc.
Le récent traité (Clinical Psychiatry 1954) de W. MAYER-GROSS, E. SLATER et M.
ROTH reprend cette énumération : mental deficiency – neurotic reactions – affective
disorders – schizophrenia, etc.

1. HENDERSON et GILLESPIE, A text Book of Psychiatry, 1927. Depuis lors (5e édition, 1940)
quelques « retouches » ont été apportées par ces auteurs à leur classification.

23
ÉTUDE N° 20

Aux U. S. A., la classification adoptée par l’American Psychiatrie Association


(1934) est calquée à peu près sur le même modèle 1 et manifeste par conséquent la
même confusion des critères cliniques et étiologiques.

CLASSIFICATION DE L’AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION (1934)


I. Psychoses syphilitiques :
(P. G. et autres formes de syphilis nerveuse).
II. Psychoses de l’encéphalite épidémique.
III. Psychoses des maladies infectieuses :
(Tuberculose, Chorée aiguë, etc.).
…la classification de
IV. Psychoses alcooliques :
l'A.P.A. (1934) manifeste
la même confusion des Delirium tremens, Korsakow. Hallucinose aiguë.
critères cliniques et étio- V. Psychoses exotoxiques :
logiques… Intoxications par les gaz, les métaux, les stupéfiants.
VI. Psychoses traumatiques.
VII. Psychoses par artériopathie.
VIII. Épilepsie.
IX. Psychoses sénile et d’involution.
X. Psychoses par troubles métaboliques :
Hormonaux. Épuisement. Maladie d’Alzheimer. Pellagre.
XI. Psychoses par néoplasie.
XII. Psychoses par affections cérébrales :
Sclérose en plaques Parkinson. Chorée de Huntington.
XIII. Psycho-névroses :
Hystérie. Psychasthénie. Neurasthénie. Hypocondrie. Dépressions réac-
tionnelles.
État d’anxiété. « Mixed Psychonevroses ».
XIV. Psychose maniaco-dépressive :
Manie. Dépressions. États Mixtes. États de perplexité. Stupeur.
XV. Démence précoce :
(Schizophrénie). Forme simple. Hébéphrénie. Catatonie. Paranoïde.
Autres types.
XVI. Paranoïa et états paranoïdes.
XVII. Psychoses avec personnalité psychopathique. Psychoses avec arriération
intellectuelle.
– (Without Psychoses).
Épilepsie. Alcoolisme. Toxicomanie. Débilité. Personnalité psychopa-
thique. Simple « maladjustment ». Troubles du caractère et de la conduite.
Traits névrotiques.

1. Cette classification est reproduite dans de nombreux manuels de psychiatrie des U. S. A., par
exemple dans le Practical Clinical Psychiatry de STECKER (6e édition 1948), dans la Modem
Clinical Psychiatry de NOYES (3e édition 1949), etc.

24
CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES

Sans doute s’agit-il de « classifications » qui sont plutôt des nomenclatures et qui …Sans doute s’agit-il de
ont, d’ailleurs, été établies pour servir à des statistiques 1. Mais c’est tout de même « classifications » qui
sont plutôt des nomencla-
sous la rubrique « classifications » qu’elles figurent dans les rapports aux Congrès,
tures et qui ont,
dans les Revues et même dans les ouvrages classiques de psychiatrie. d’ailleurs, été établies
Il est intéressant par exemple de prendre connaissance de la « nomenclature » pour servir à des statis-
recommandée pendant la guerre aux États-Unis 2 ainsi que des instructions qui en pré- tiques…
conisent l’emploi : « Troubles psychiques », y précise-t-on, constitue un terme géné-
ral dont les divers « types de réaction » sont les espèces, seuls objets d’un diagnostic ».
Les diverses réactions sont ainsi présentées.
– Réactions transitoires de la personnalité à une tension aiguë ou spécifique. Ces …la « nomenclature »
réactions diffèrent des névroses et des psychoses par leur réversibilité et leur dépen- recommandée pendant la
dance à l’égard de la situation. Parmi ces réactions figurent les états d’épuisement guerre aux États-Unis
durant les combats et les inadaptations à une ambiance tendue. (1945) et la notion de
– Les troubles psycho-névrotiques. Ils sont caractérisés par l’émancipation, à réaction…
l’égard de la répression par la conscience, des émotions ou des expériences infantiles.
L’étude « longitudinale » des réactions chez ces malades montre une inadaptation pério-
dique ou constante ; le principal caractère est l’angoisse plus ou moins « flottante ». Il
faut distinguer les réactions d’angoisse – les réactions dissociatives (la désorganisation
de la personnalité peut permettre par exemple à l’individu [d'éviter] d’être submergé par
l’angoisse. Il s’agit ici d’hystérie de conversion qu’il faut distinguer des réactions schi-
zophréniques) – les réactions phobiques où l’anxiété se déplace et se concentre sur un
objet – les réactions de conversion proprement dites avec leurs syndromes somatique
et psychomoteur, expressions des troubles des fonctions nerveuses (céphalées, parésies,
tremblements, etc.) – les réactions de somatisation (terme préféré à celui de réaction
psycho-somatique, est-il indiqué expressément). Ce sont les expressions viscérales de
l’angoisse (réactions gastro-intestinale, cardio-vasculaire, genito-urinaire, allergique,
cutanée, asthénique, psychogène) – les réactions obsessivo-compulsionnelles – les
réactions hypocondriaques – les réactions dépressives névrotiques.
– Les troubles du caractère et de la conduite comprennent les types pathologiques
de la personnalité (constitutions et caractères schizoïdes, paranoïaques, cycloïdes,

1. Une nomenclature, si elle n’est pas une simple table des matières par ordre alphabétique stric-
te, reflète nécessairement un souci comme honteux de classification. Nous devons signaler ici
pour mémoire l’effarante nomenclature des maladies mentales adoptée pour la nomenclature
internationale des maladies et des causes de décès par le Comité de préparation de la 6me révi-
sion décennale de cette nomenclature, Genève, octobre 1947. Ce document a été largement dif-
fusé par l’Organisation Mondiale de la Santé. Il est à peu près impossible d’y trouver une classi-
fication cohérente. L’énumération est très mal équilibrée dans ses rubriques innombrables et pour
ainsi dire sans ordre. Nous n’en finirions pas si nous voulions la commenter. Nous signalerons
simplement quelques « perles » : ainsi la rubrique « Schizophrénie latente », la division en « per-
versions sexuelles et déviations sexuelles », etc.. Dans cette nomenclature, les Psychoses aiguës
ne figurent qu’à l’article 300, 4 ( « Accès schizophréniques aigus »). Pour le reste, elles sont dis-
tribuées dans les psychoses maniaco-dépressives ou dans les psychoses symptomatiques. Nous
ne sommes pas les seuls à trouver cette « nomenclature » un peu ridicule. U. DE GIACOMO
(Neuropsichiatria, 1953, 1-2, 87-98) se montre pour elle — comme pour les autres — féroce.
2. T. B. Med. 203 War Department Technical Bulletin, 19 octobre 1945. Elle est exposée notam-
ment dans le J. of Nerv. and Ment. Disease, 1946, 104, p. 180.

25
ÉTUDE N° 20

antisociabilité, perversions sexuelles), les toxicomanies, les réactions d’immaturité


(instabilité, dépendance passive, agressivité passive, agressivité, etc.)
– Les troubles de l’intelligence. États de déficit mental primaire (oligophrénie
congénitale) ou secondaire (encéphalopathie infantile).
– Les troubles psychotiques. Ils sont caractérisés par un degré variable de désinté-
gration de la personnalité et l’incapacité de réagir correctement à la réalité externe et
de l’évaluer. Dans un premier groupe il s’agit des Psychoses sans origine organique
connue. Il faut distinguer ici les troubles schizophréniques (genre qui comprend 6
espèces de réactions : réaction schizophrénique latente – réaction schizophrénique
simple – réaction schizophrénique de type hébéphrénique – réaction schizophrénique
de type catatonique – réaction schizophrénique de type paranoïde – réaction schizo-
phrénique non classée), les troubles paranoïdes (genre qui comprend la paranoïa et les
états paranoïdes caractérisés par les idées délirantes de persécution), les troubles affec-
tifs (genre qui comprend la réaction maniaco-dépressive, la réaction dépressive psy-
…Ce genre de « classifica-
chotique différant de la réaction névrotique dépressive, la mélancolie d’involution).
tion-nomenclature » est
fatalement incohérent car Dans le deuxième groupe, il s’agit de psychoses à étiologie démontrable ou d’al-
ne reposant sur aucune idée térations structurales du cerveau (réactions mentales à des infections, traumatismes,
claire, il reflète le désordre lésions vasculaires du cerveau, etc.).
même des objets qu’il se Ce genre de « classification-nomenclature » est fatalement incohérent car ne reposant
propose de ranger… sur aucune idée claire, il reflète le désordre même des objets qu’il se propose de ranger.

…Classification en Amérique Dans les pays d’Amérique du Sud, la classification est aussi éclectique et analy-
du Sud… tique, elle tend également à n’être qu’une simple nomenclature. Ainsi, si nous nous
rapportons à la classification de la Société Brésilienne de Neuro-Psychiatrie et de
Médecine Légale nous trouverons l’énumération suivante (comportant, d’après
PACHECO SILVA, un pourcentage intéressant des 1187 malades classés par lui) :
Psychoses infectieuses (0,77 %), Psychoses autotoxiques (8,70 %), Psychoses exo-
toxiques (4,90 %), Démences précoces (14 %), Délires systématisés, Paraphrénies (6
%), Paranoïa (3 %), Psychoses maniaco-dépressives (7,80 %), Psychoses d’involution
(2,90 %), Psychoses par lésions cérébrales (11,72 %), Paralysie générale (3,5 %),
Psychoses épileptiques (13,30 %), Névroses (11,7 %), Psychopathies constitution-
nelles (0,12 %), Arriérations (11,5 %). Outre le mélange des plans symptomatiques et
étiologiques, cette présentation du « matériel clinique » permet de mesurer l’élasticité
de la notion de « Schizophrénie » qui, dans les pays où elle est largement dispensée,
englobe 50 % des malades mentaux – et même plus – et là, au Brésil, ne s’adapte qu’à
14% – au plus à 23% en y rangeant tous les cas de « délires chroniques ».

Ce contraste est forcément rendu plus saisissant si nous comparons à ces données
statistiques la classification des maladies mentales en Allemagne.
En Allemagne, en effet, ce sont les tendances synthétiques qui l’emportent et le
fameux Traité de BUMKE (1928) en constitue l’exemple le plus classique et le plus inté-
ressant. Voici comment il est divisé.

26
CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES

1° Les constitutions et réactions psychopathiques. …Classification en


2° Les affections endogènes et réactives : Allemagne (BUMKE,
Psychose maniaque dépressive. 1928)…
Paranoïa.
3° Réactions exogènes et psychoses organiques :
Infections.
Intoxications.
Affections cérébrales.
Tumeurs.
Traumatismes.
Syphilis – Paralysie générale.
Épilepsie.
4° Schizophrénie (comprenant toutes les formes classiques de KRAEPELIN et natu-
rellement avec les paraphrénies et les formes paranoïdes, tout ou à peu près tout 1 ce
qu’en France on appelle les délires chroniques).
5° Les états d’arriération.
Ainsi pouvons-nous affirmer sans crainte d’être contredit sérieusement que, soit
parce que la Psychiatrie a marqué le pas depuis 50 ans, soit parce que les Psychiatres
se sont désintéressés de ce problème, rien de neuf n’a été fait (si l’on excepte la révi-
…rien de neuf n’a été fait
sion du concept de Démence Précoce par BLEULER) depuis KRAEPELIN. Et toutes les
(si l’on excepte la révi-
fois que l’on essaie de classer les maladies mentales en voulant rester « classique » on sion du concept de
revient à peu près au type de classification kraepelinienne. Ni nouvelle ni efficace ten- Démence Précoce par
tative pour dégager les « types de psychoses » selon le critère évolutif (et il en est ainsi BLEULER) depuis KRAE-
PELIN…
même à l’intérieur du cadre de la Schizophrénie qui comprend tout à la fois des formes
aiguës et des formes chroniques !), ni essai décisif de classer les maladies mentales
selon l'évolution clinique sans vouloir à tout prix les rattacher à un processus spéci-
fique, mythe auquel on demeure plus attaché qu’on ne croit ou qu’on ne le dit. Tel est …sont mélées, sans cesse
et tout à la fois, les formes
le bilan de la position classique qui, restée rivée à l’idée de « maladies-entités spéci-
symptomatiques et les
fiques », n’a jamais pu sortir de la confusion qui lui fait mêler, sans cesse et tout à la forme étiologiques d’une
fois, les formes symptomatiques et les formes étiologiques d’une part – et les formes part – et les formes
aiguës et les formes chroniques d’autre part, en un puzzle à peu près indéchiffrable. aiguës et les formes chro-
niques d’autre part…
D.– NOUVEAUX POINTS DE VUE SUR LA DÉFINITION ET LA CLASSIFICATION DES
MALADIES MENTALES

Nous venons de voir que dans sa majorité et dans sa forme académique et clas-
sique, la Psychiatrie n’a plus fait en matière de « classification » beaucoup de progrès
depuis 50 ans. Mais ce problème de la classification des maladies mentales a été bou-

1. Pour avoir une idée du champ considérable de la Schizophrénie dans la Psychiatrie allemande,
nous pouvons nous rappeler que plus de 50 % des malades mentaux sont des schizophrènes
(Traité de GUTT, 1940, article de KIHN, dans le volume consacré à la Schizophrénie, p. 40). On
pourra également consulter le tableau décrit comme le « cycle schizophrénique héréditaire » au
sens large, de la schizophrénie, dans ce même volume, dans l’article de LUXEMBURGER.

27
ÉTUDE N° 20

leversé par deux tendances doctrinales très fortes et très importantes. La première est
celle de la définition de la « maladie mentale » comme « syndrome » ou « type de réac-
tion » aspécifique ; la seconde c’est l’importance du caractère psychogénétique attri-
bué à certaines maladies mentales.
Sans aller jusqu’au concept de « Monopsychose » 1 et aux idées intéressantes de
ZELLER, H. NEUMANN et GRIESINGER à ce sujet, il est certain qu’avec LEGRAIN 2, RÉGIS 3,
CLAUDE 4, etc. chez nous ; avec HOCHE 5, BONHOEFFER 6, BOSTROEM 7, K. SCHNEIDER 8,
… un puissant mouvement A. MEYER 9, K. JASPERS 10, etc. à l’étranger, un puissant mouvement s’est constitué
s’est constitué contre contre l’idée que la maladie mentale doit être purement et simplement confondue avec
l’idée que la maladie men-
la somatose qui constitue sa base organique connue ou hypothétique 11. De ce fait, la
tale doit être purement et
simplement confondue classification des Psychoses doit se déplacer résolument dans le sens d’une analyse
avec la somatose… structurale et évolutive des formes de « réaction » de la conscience et de la personnali-
…la classification des té morbides. Les « maladies mentales » ont été dès lors de plus en plus considérées
psychoses doit se dépla-
comme des « syndromes » ou des « réactions psychopathologiques » qui sont l’effet
cer vers une analyse
structurale et évolutive
d’une multiplicité de facteurs (A. MEYER, BIRNBAUM, KRETSCHMER). D’où, d’une part,
des formes de « réaction» l’écroulement de la barrière dressée entre psychoses endogènes et exogènes, entre psy-
de la conscience et de la choses organiques et inorganiques, et, d’autre part, la nécessité d’établir dans la classi-
personnalité morbides… fication deux chapitres : la classification des psychoses comme types de réactions ou
…d'où la nécessité d’éta-
syndromes – et la classification des facteurs étiologiques qui peuvent les engendrer 12.
blir dans la classification
deux chapitres : clinique Certes, tout cela n’est pas encore suffisamment clair ou clarifié dans les esprits et les
et étiologique…
1. Nous devons à B. LLOPIS (La psicosis unica. Archivos de Neurobiologia, 1954, XVII) une
excellente étude sur cette notion. [NdE : rééd. Madrid : Editorial Triacastela, 2003]
2. LEGRAIN, Les poisons de l’intelligence, Ann. Méd. Psych., 1891, II, et 1892, I.
3. RÉGIS a admirablement dégagé la classification qu’il expose avec rigueur (Précis, 6ème Édition,
pp. 258-259) de toute confusion avec le plan « étiologique ». Cette classification des « états psy-
chopathiques primitifs » serait parfaite si elle sous-entendait que justement ils ne sont pas primitifs.
4. S’il n’a rien écrit spécialement sur ce point, c’était une des idées qu’il développait dans son
enseignement (1923-1939).
5. HOCHE, Die Bedeutung des Symptomenkomplexe in der Psychiatrie, Zeitschr. f.d.g. Neuro,
1912, 12, 540-551.
6. BONHOEFFER, Traité d’Aschaffenbuch (1912) et Die exogenen Reaktiontype. Archiv. f. Psych.,
1917, 58, 350.
7. BOSTROEM, Traité de Bumke 1928.
8. SCHNEIDER (Kurt), Der Begriff der Reaktion in der Psychiatrie. Zeitschr. f. d. g. Neuro., 1925,
95, 500.
9. MEYER (Adolf), Collected Papers II Psychiatry. Éd. J. Hopkins Press., Baltimore, 1951 (cf.
aussi l’exposé de l’ensemble de sa conception dans « Psychobiology and Psychiatry » de MUNCIE
(2e édit. 1948).
10. JASPERS (K.). Allg. Psychopathologie. (1913-1946) éd. fr., 1928. [NdE : trad. d’après la troi-
sième édition allemande par A. KATSLER et J. MENDOUSSE. Réédition : Paris : Claude Tchou
Bibliothèque des introuvables, 2000].
11. KRAEPELIN, (Der Erscheinungsformen des Irreseins. Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1920, 62, 1), a
écrit lui-même d’excellentes réflexions sur ce point.
12. Nous avons nous-même en 1935, au Congrès des Aliénistes de Lyon, où on discutait le rap-
port de DESRUELLES sur « Classification et Statistiques des Maladies Mentales » insisté…/…

28
CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES

Écoles, mais il y a une tendance générale que nous devons saluer comme un espoir d’en
finir avec l’incohérence des classifications ou des nomenclatures.
On sait que LEGRAIN (1891), RÉGIS (1911) et BONHOEFFER (1912) ont montré que
les « réactions exogènes » aux facteurs toxiques étaient aspécifiques malgré certains
types privilégiés réalisés avec une particulière fréquence. De même HOCHE (1912)
considérait que le cerveau « réagit » par une série de réponses automatiques et pour
ainsi dire « préformées ». Cette notion de « réaction exogène » a été transposée par
BONSTROEM sous le terme de « réaction endogène » au cas où la prédisposition et les
tendances affectives de la personnalité peuvent être déclenchées sous l’influence de
causes multiples. BARUK a, au cours de ces dernières années, soutenu chez nous un
point de vue assez semblable.
Mais c’est Adolf MEYER qui, dès 1906, et durant sa longue carrière de « Leader » …c’est Adolf MEYER qui,
de la Psychiatrie nord-américaine, a fait de cette notion de « réaction » la pièce maî- dès 1906, a fait de cette
notion de « réaction » la
tresse de son enseignement.
pièce maîtresse de son
Pour lui les maladies mentales sont précisément des comportements, des réponses enseignement…
de l’organisme à des situations internes et externes plus ou moins difficiles et catas-
trophiques. Ce sont des « types de réaction », des formes typiques de l’ « Ergasia »
c’est-à-dire de la structure vitale totale qui est à la base des activités d’intégration de
l’organisme et de son milieu. Il décrit deux classes de réactions : 1° Les « Major-réac-
tions » ou Psychoses qui sont représentées par les « Thymergasies » (réactions mania-
co-dépressives et paranoïaques) ; les « Parergasies » (réactions schizophréniques) ; les
« Dysergasies » (Délires confusionnels) ; les « Anergasies » (psychoses organiques et
épileptiques). 2° Les « Minor-réactions » (les états d’arrêt de développement intellec-
tuel et affectif qui comprennent les « Oligergasies » (arriérations, personnalités psy-
chopathiques), les « Meregasies » (psycho-névrose, hystérie, réactions névrotiques
anxieuses).
Nous devons à K. JASPERS une excellente et lucide réflexion sur le problème des
espèces de maladies mentales.
« La question qui domine depuis longtemps la Psychopathologie (écrit-il, p. 499,
de l’Édition française) est celle-ci : « Comment tous les symptômes se réunissent-ils
dans chaque cas particulier. De quelle maladie, c’est-à-dire de quelle entité nosolo-
gique s’agit-il ? Quelles sont les entités nosologiques ? Et si en tant qu’analyste le psy-

…/…sur l’exigence de cette double perspective. BARUK (à la même séance et depuis dans plu-
sieurs travaux) et LECONTE et DAMEY plus récemment ont préconisé le même système (Essai cri-
tique des nosographies actuelles. 1949). Ce point de vue a triomphé à propos de la « fiche » dont
le projet a été adopté sur la proposition de la Commission de la Santé Mentale du Ministère de la
Santé (1951), qui l’a rendu officiel chez nous. — BARUK ne paraît pas avoir rigoureusement
appliqué ses propres principes. En effet, il présente la classification suivante : Réactions dépres-
sives (comprenant la Mélancolie, les Psychasthénies et les Cénestopathies), Réactions d’excita-
tion (Manie et Hypomanie), Syndromes périodiques, Réactions confusionnelles, Réactions schi-
zophréniques et démentielles, Délires hallucinatoires, Réactions épileptiques. Et enfin, Etats
démentiels et psychopathies organiques (Tumeurs cérébrales, syphilis, et.). Cette dernière
rubrique détruit l’esprit même du système de classification puisque le double versant symptoma-
tique et étiologique est ici présenté dans une perspective unique et par conséquent hétérogène.

29
ÉTUDE N° 20

…psychose unique avec chiatre doit disséquer chaque cas de toutes les manières possibles, comment arrivera-
variété infinie d'aliéna- t-il au diagnostic? On a répondu à cette question de deux façons. Pour les uns une seule
tion ou entités distinctes psychose existe : il n’y a pas une psychopathologie des maladies distinctes mais seu-
avec symptomatologie, lement une variété infinie d’aliénations qui partout et dans toutes les directions pré-
évolution, étiologie… sente des transitions continues. Les formes de l’aliénation doivent être rangées comme
états se succédant d’une façon typique (toutes les maladies mentales commençant par
la Mélancolie, ensuite suivrait la folie furieuse, la schizophrénie et finalement la
démence) 1. – Suivant les autres, la tâche principale de la psychiatrie consiste à trou-
ver des entités nosologiques qui doivent être séparées en principe, qui possèdent cha-
cune sa symptomatologie, son évolution, sa cause, ses manifestations physiologiques
particulières et caractéristiques. La lutte a été soutenue des deux côtés avec un grand
mépris réciproque... Cependant le fait historique que la lutte n’a jamais cessé qu’en
apparence et continue en réalité, permet de supposer que les deux opinions renferment
leur part de vérité. Au lieu de s’opposer, elles peuvent se compléter. »
…Classification de Malheureusement la classification des psychoses que JASPERS nous propose (pages
JASPERS… 512 à 518) n’est guère satisfaisante car elle est aussi hétéroclite que les autres. Il s’ar-
rête en effet à une présentation dont il a soin de nous dire qu’elle est « plus didactique
que scientifique ».
D’abord les psychoses organiques causées essentiellement par des phénomènes
physiologiques saisissables (elles sont exogènes ou symptomatiques). Ensuite ce qu’il
appelle les processus dont il dit quelques mots très vagues (onze lignes) parmi lesquels
il range la « Schizophrénie », la Paranoïa et la Catatonie. Puis viennent enfin les
formes d’aliénation dégénérative (Psychoses maniaco-dépressives, Psychoses réac-
tives, Psychopathies).
Cependant l’œuvre de JASPERS malgré ses faiblesses dans la classification des
formes typiques de psychoses est fondée sur une vue plus profonde et qui doit nous
arrêter. Il distingue en effet 2 dans une des parties les plus importantes et originales de
…par accés, phases ou
périodes… son ouvrage, des cycles d’évolutions typiques. Ce sont : 1° les accès, phases ou
périodes dont le mécanisme; est essentiellement « endogène » car les causes exté-
rieures demeurent complètement insuffisantes pour notre compréhension et les théo-
…par processus : modifi- ries de la causalité (p. 430) – 2° les processus qui sont caractérisés par une modifica-
cation durable physiopa- tion durable 3 de l’évolution naturelle de la vie psychique. Ces « processus » peuvent
thologique avec désagré-
être physio-pathologiques et entraînent une désagrégation de la vie mentale (ceci lui
gation ou psychique sans
désagrégation… paraît être le cas d’un certain nombre de maladies du groupe de la « démence préco-
ce ») ou de processus psychiques de type évolution psychologique sans désagrégation
…par développement de de la vie psychique – 3° le développement de la personnalité comme par exemple, dit-
la personnalité…
il, le développement paranoïaque du revendiquant jaloux.

1. Les traducteurs, non psychiatres, ont bourré leur traduction d’invraisemblables impropriétés de
termes. Je n’hésite pas, quand je cite JASPERS, à rétablir le texte.
2. Chapitre VI. Les relations de la vie psychique, § II. Relations causales et notamment le para-
graphe « Cycles d’évolutions typiques » (pp. 430 à 442).
3. Souligné par JASPERS.

30
CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES

On comprend qu’une pareille classification basée sur la notion d’une analyse struc- …JASPERS base sa classi-
turale des cycles évolutifs (celle qui nous paraît, nous le répétons, la plus originale de son fication sur la notion
d’une analyse structurale
œuvre) le conduise à mettre l’accent (p. 523-524) sur l’opposition entre psychoses aiguës
des cycles évolutifs […]
et psychoses chroniques. Opposition fondée sur le fait que dans les psychoses aiguës il sur l’opposition entre
y a des altérations considérables et intenses du comportement qui constituent de véri- psychoses aiguës et psy-
tables accidents et qui sont généralement curables, tandis que dans les psychoses chro- choses chroniques…

niques les troubles ont un caractère réfléchi, orienté, calme et invariable et ils constituent
une évolution progressive ou représentent des séquelles qui sont, elles, généralement
incurables. Nous aurons à revenir plus loin sur cette opinion à laquelle nous ferons appel
comme à une incontestable autorité pour présenter notre propre conception dont les rap-
ports entre psychoses aiguës et psychoses chroniques constituent la charnière.
Mais une autre tendance s’est développée depuis une cinquantaine d’années dont
le bénéfice est moins évident, c’est celle d’une extension quasi indéfinie du domaine …Autre tendance : une
des névroses considérées comme des « réactions psychogènes ». Tout d’abord notons extension quasi indéfinie
du domaine des névroses
que l’objet privilégié de la psychiatrie a cessé fort heureusement d’être le grand alié-
considérées comme des
né, ce qui a constitué un progrès considérable et décisif, car en effet la psychiatrie ne « réactions psycho-
peut pas être seulement la médecine de 1’« aliénation », et qu’elle doit s’intéresser, gènes »…
dans la pratique comme dans la théorie, à toutes les formes même mineures d’ « alté-
ration » de la vie psychique et de la personnalité. Mais ces formes névrotiques de désé-
quilibre, d’arriération affective, ces personnalités psychopathiques, ces « réactions
inadaptées », ont empoisonné la psychiatrie en suggérant aux esprits peu réfléchis ou
peu observateurs que de telles « altérations », « réactions » ou « névroses » étaient l’ef-
fet de « causes psychiques ». Il est facile, en effet, si on n’y prend garde, de prendre
les effets pour les causes 1. Quoi qu’il en soit, de « fil en aiguille », on a fini par « psy- …Il est facile, en effet, si
chiatriser » tout le comportement humain dans la mesure même où on « psychologi- on n’y prend garde, de
prendre les effets pour les
sait » ou « sociologisait » la Psychiatrie. Dès lors, à lire certains ouvrages de
causes …
Psychanalyse 2 ou de Psychiatrie anglo-saxonne, il semblerait que l’on puisse classer
toutes les formes de « réactions psychopathologiques » à partir de certains « méca-
nismes » psychologiques plus ou moins apparentés aux conflits complexuels de l’éco-
le psychanalytique. Ainsi, de « frustration » en « identification », de « compensation »
en « introjection », de « projection » en « conversion » on finit par donner une classi-
fication des maladies mentales qui en obscurcit tous les contours et en efface toutes les
limites au centre comme à la périphérie des genres et des espèces. Mais ce qui est plus

1. Cf. le Problème de la Psychogénèse, Causalité psychique des névroses et des psychoses. C. R.


des Journées de Bonneval, 1947 ; Éd. Desclée de Brouwer, 1950. [NdE : Rééd. : Le problème de la
psychogenèse des névroses et des psychoses, Paris :Claude Tchou, Bibliothèque des Introuvables
.2004]. Cf. aussi notre travail « Névroses et Psychoses », Acta Psycho-therapeutica (1954).
2. Par exemple le livre de Karen HORNEY qui vient d’être traduit en français : La personnalité
névrotique de notre temps (1953).

31
ÉTUDE N° 20

…ce qui est plus grave grave encore, c’est que l’on aboutit ainsi fatalement (pour la bonne raison que le
encore, c’est que l’on concept de psychogénèse est à l’évidence inapplicable à l’ensemble des maladies men-
aboutit ainsi fatalement
tales et à la totalité de chacune d’elle) à une dichotomie classificatrice qui pour être
[…] à une dichotomie
classificatrice qui pour séduisante par sa clarté n’en est pas moins fausse : la division entre névroses psycho-
être séduisante par sa génétiques et psychoses organogénétiques. Cela ne pouvait manquer de frapper les
clarté n’en est pas moins psychiatres qui ne se sont pas laissés gagner, sans prudentes réserves, à l’enthousias-
fausse : la division entre
me que FREUD a justement suscité. C’est ainsi que nous lisions récemment 1 à propos
névroses psychogéné-
tiques et psychoses orga- d’une classification projetée par l’American Psychiatrie Association, projet qui parais-
nogénétiques… sait aux auteurs de l’article séparer trop dangereusement névroses et psychoses, qu’il
faut distinguer deux classes : les troubles causés directement ou indirectement par une
altération du tissu fonctionnel cérébral, les troubles d’origine psychogénétique, mais
que ceux-ci doivent être définis somme toute selon un critère purement négatif en tant
…puis ce sont les qu’ils se produisent « en dehors de toute cause physique clairement définie d’altéra-
« Psychotic disorders »… tion structurale du cerveau » : ce sont les « Psychotic disorders ». Cette « petite modi-
fication » (qui étrangle le concept de « névrose psychogénétique ») comprendrait, tou-
jours selon ces auteurs, les « Réactions involutives, les Réactions affectives, les
Réactions schizophréniques, les Réactions paranoïdes, les troubles psychonévrotiques
…Autant dire que dans et les troubles de la personnalité ». Autant dire que dans cette perspective s’évanouit
cette perspective s’éva- l’autonomie des névroses (définie par la notion même de psychogénèse)... Comment
nouit l’autonomie des
d’ailleurs pourrait-il en être autrement si on prend les névroses pour ce qu’elles sont,
névroses…
c’est-à-dire des formes pathologiques de la personnalité qui ne sont pas radicalement
différentes des formes psychotiques de la personnalité. Les Psychanalystes eux-mêmes
en parlant de la Pathologie, de la faiblesse du Moi dans les névroses, comblent le fossé
que certains d’entre eux avaient voulu creuser. 2

E.– APPLICATION DES PRINCIPES MÉTHODOLOGIQUES D’UNE CLASSIFICATION DES


MALADIES MENTALES

Nous devons poser quelques règles que, nous l’avons vu, J. FALRET et PARCHAPPE
…une classification ne
doit être ni pure énuméra- avaient bien établies.
tion, ni nomenclature, 1° Une « classification » ne doit être ni une pure énumération ni une simple
mais doit être systéma-
nomenclature, indéfiniment ouverte. Elle doit être systématique, c’est-à-dire contenir
tique…

1. K. BOWMAN et M. ROSE. A criticism of the terms psychoses, psychonevroses, névroses. Amer.


J. of Psych., 1951, p. 164-165.
2. Au 109e Congrès annuel de l’Amer. Psych. Assoc. S. RADO {Amer. J. Psych. 1953, 110, 406-
416) a tenté de classer les différentes maladies mentales à partir du critère « mécanisme d’adap-
tation ». En conclusion de ces prémisses un peu vagues, il aboutit à une classification assez incer-
taine et hétéroclite ( over reactive disorders - mood cyclic disorders -schizotypal disorders -
extraction disorders - narcotic disorders - lesional disorders -disorders of war adaptation)…

32
CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES

dans le concept général de « maladie mentale » toutes les espèces qui entrent dans la
compréhension et l’extension de ce concept. Elle doit donc partir d’une définition cor-
recte de la maladie mentale. Elle doit donc être claire et simple à la mesure même de
sa profondeur.
2° La « maladie mentale », comme nous l’avons vu dans notre Étude n° 4, ne peut …la « maladie mentale» ne
peut être définie que comme
être définie que comme une physionomie clinique, une forme typique d’évolution des
une physionomie clinique,
troubles de la vie psychique ayant une structure particulière et conditionnée par un pro- forme typique d'évolution
cessus somatique soit d’arrêt de développement, soit de dissolution de l’édifice psychique. […] conditionnée par un
processus somatique…
3° II y a donc lieu de séparer dans l’histoire naturelle des maladies mentales une
double perspective : celle des types cliniques ou des « typic-reactions » qui définissent …Il y a lieu de séparer les
les psychoses (et les névroses), objets d’une classification des maladies mentales et types cliniques […] des
celle des processus somatiques qui les engendrent, objet d’une classification des pro- processus somatiques…
cessus pathogènes. .
4° La classification des maladies mentales se divise naturellement, comme l’en-
semble de la vie psychique en deux versants : la pathologie du champ de la conscien- …avec deux versants: la
pathologie du champ de la
ce et la pathologie de la personnalité. Le champ de la conscience étant défini par l’ac-
conscience et la pathologie
tivité psychique qui organise l’actualité du vécu présent et la personnalité par la tra- de la personnalité…
jectoire des valeurs existentielles et logiques, permanentes, de l’individu (croyances,
principes rationnels et moraux, idéal de soi, etc.), le Moi en tant que système de déve-
loppement historique et de construction de la Personne.
5° La Pathologie de la conscience est constituée par les niveaux de dissolution ou …la pathologie de la
conscience est constituée
de déstructuration qui décomposent son activité. C’est à chacun de ces niveaux de sa
par des niveaux…
désagrégation que correspondent les « espèces » de psychoses aiguës. Qu’il s’agisse
en effet de crises maniaco-dépressives, de bouffées délirantes et hallucinatoires,
d’états confuso-oniriques, toutes ces psychoses aiguës représentent le spectre de la
décomposition de la conscience : série de niveaux structuraux typiques de cette
déstructuration de la conscience.
6° La Pathologie de la personnalité définit les maladies mentales chroniques soit …la pathologie de la per-
qu’elles contiennent, en l’élargissant dans la perspective de la personnalité, l’actualité sonnalité définit les mala-
dies mentales chroniques…
des troubles de la conscience, soit qu’elles les organisent en mode d’existence durable.
Ces formes de personnalité pathologiques supposent un seuil de réaction abaissé pour
l’éclosion et l’organisation durable des crises ou psychoses aiguës.

1. Toutes les classifications de caractère scientifique qui ont tenté de déduire les anomalies de la
vie psychique d’une conception de l’activité psychique normale sont valables dans la mesure où
l’analyse de la vie de l’esprit est correcte. C’est précisément parce que cette analyse était artifi-
cielle (facultés — fonctions psychiques isolées — concepts psychanalytiques trop vagues, trop
généraux ou trop banaux) qu’elles ont échoué.

33
ÉTUDE N° 20

Pour donner une idée très simple de notre classification nous pouvons donc la
réduire au schéma suivant :

… Nous prions le lecteur PATHOLOGIE DE LA PATHOLOGIE DE LA


de ne point trop hâtive- CONSCIENCE PERSONNALITÉ
ment établir entre les (Psychoses aiguës) (Psychoses et Névroses chroniques)
deux séries une concor-
dance …[note 1] Crises maniaco-dépressives Déséquilibre, Névroses
Bouffées délirantes et hallucinatoires Délires chroniques et
États oniroïdes Schizophrénie
Psychoses confuso-oniriques Démences

Et c’est tout simplement à l’explication de ce petit schéma 1 que nous allons consa-
crer ce volume de nos Études et le suivant.

§ II.– LE PROBLÈME DES PSYCHOSES AIGUËS DANS LA


CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES

Comme nous venons de le voir, dans toutes les « classifications » envisagées, des
rubriques plus ou moins importantes ont été consacrées par les auteurs aux « crises »,
aux états paroxystiques, aux « délires transitoires », c’est-à-dire à ces troubles men-
taux, tous plus ou moins délirants 2, où l’exaltation, l’angoisse, l’agitation, le désordre
des actes et les troubles de la conscience prédominent. Mais si ce problème des psy-
choses aiguës a toujours hanté l’esprit des auteurs, très peu ont tenté de les classer ou
de leur assigner, dans une véritable classification, une place équivalente à celle
qu’elles occupent dans la clinique. La raison en est, croyons-nous, que la Nosographie

1. Nous prions le lecteur de ne point trop hâtivement établir entre les deux séries une concordance
qui est moins « schématique » dans notre esprit que dans notre schéma. Nous entendons montrer
en effet au cours de cet ouvrage (et particulièrement dans le Tome IV) que si la pathologie de la
personnalité, à ses niveaux inférieurs, et sans se confondre avec elle, admet de profondes et
immédiates relations avec la pathologie de la conscience, il n’en est pas de même aux niveaux
supérieurs. Là, les névroses ne soutiennent avec la forme élevée de la déstructuration de la
conscience que des rapports indirects dans la mesure même où l’écart organo-clinique et l’éla-
boration positive des symptômes garantissent l’autonomie de ces formes d’existence à l’égard de
la déstructuration de la conscience.
2. Pratiquement et théoriquement les « psychoses aiguës » sont toutes des psychoses délirantes
aiguës. Sans doute, les états de stupeur, d’impulsivité, de catatonie, etc.. entrent dans ce groupe,
mais ils ne se détachent pas de l’aspect délirant de la conscience. Par exemple, le Rapport de
VALLON intitulé « Les délires transitoires » (Congrès des Aliénistes 1898), rangeait sous ce terme
toutes ces manifestations. Les fameuses Psychoses de la Motilité de WERNICKE n’échappent pas
non plus à la modalité délirante de la conscience altérée de ces malades...

34
CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES

classique s’est orientée surtout vers la constitution d’entités définies soit par la chro-
nicité, soit par la périodicité (qui est encore une forme de la chronicité), soit par l’étio-
logie 1. De telle sorte que les psychoses aiguës représentent alors un « reste » atypique …les psychoses aiguës
et comme une « déviation dégénérative » de la vie psychique assez « polymorphe » représentaient alors un
« reste » atypique et
pour décourager les classifications et n’y figurer que « pour mémoire ».
comme une « déviation
Si nous voulons bien comprendre l’évolution de cette notion de « psychose aiguë », dégénérative » de la vie
il nous reste précisément à parcourir le chemin historique et le cheminement logique de psychique assez « poly-
sa définition, à l’égard des formes chroniques continues, des formes périodiques, des morphe » pour découra-
ger les classifications…
formes aiguës symptomatiques et enfin à l’égard des psychoses dégénératives 2.

A.– LES FORMES AIGUES DES « MALADIES MENTALES » CHRONIQUES


Rappelons que la « stupidité » de GEORGET a eu bien du mal à se dégager de la
Mélancolie pour autant que celle-ci englobait primitivement non seulement tous les
états décrits plus tard comme délires systématisés chroniques de persécution, etc. mais
encore toutes les crises délirantes qui n’entraient pas dans la manie. Ce n’est que lors-
qu’un premier travail d’épuration fut opéré et que les formes nettement chroniques en
furent exclues, que l’on commença à se poser la question des « folies transitoires ou
aiguës », des « délires épisodiques », qui, ne pouvant pas facilement entrer dans le
cadre du « délire chronique », posaient, face à cette psychose chronique, des pro-
blèmes difficiles. Et ce fut en effet le fameux problème de la paranoïa aiguë 3 qui vint
d’abord en discussion. De quoi s’agissait-il ? On venait de découvrir une forme de …ce fut en effet le fameux
problème de la « para-
délire chronique progressif (le fameux délire de persécution de LASÈGUE, FALRET,
noïa aiguë » qui vint
MAGNAN, la Paranoïa ou Verrücktheit de l’École allemande) et à peine en avait-on d’abord en discussion…
décrit l’évolution typique avec son cortège d’idées délirantes et d’hallucinations que
l’on en venait à s’interroger sur la question de savoir si tous les délires et hallucina-
tions avaient effectivement cette évolution chronique ; autrement dit, s’il n’y avait pas
une « Paranoïa aiguë » ? Ce fut WESTPHAL qui en 1878 décrivit son « Acute primäre

1. Nous nous sommes toujours étonnés que la Psychiatrie classique ne dispose pour ainsi dire que
d’étiquettes de chronicité alors que la pathologie mentale se présente si fréquemment sous forme
de « crises ».
2. On trouvera l’historique de cette question soit dans certains travaux déjà anciens comme ceux
de SEGLAS (14ème leçon, 1894), de TRENEL (Ann. Médico-Psycho., 1910, 11, p. 446), ou de
HALBERSTADT {Ann. Médico-Psycho., 1922, H, p. 100), soit dans l’excellente thèse de P. PETIT,
« Les Délires de persécution curables », Thèse Paris, 1937, p. 3 à 38. — Le livre de E.
STROMGREN (Episodikes Psychoser, Copenhague 1940), est presque entièrement centré sur le pro-
blème historique et contient une bibliographie très complète, mais malheureusement pour nous,
il est écrit en danois.
3. Cf. sur ce point le fameux travail de THOMSEN. Arch. f. Psych., 1909, 45, 3, p. 803, et les com-
mentaires de TRENEL dans l’article cité plus haut.

35
ÉTUDE N° 20

Verrücktheit » caractérisée par un début rapide des idées délirantes et de grandeur, des
hallucinations auditives et un certain degré de confusion ou d’excitation. Mais malgré
l’adhésion de quelques-uns le scandale que représentait le concept d’une paranoïa
aiguë en contradiction avec l’idée que l’on se faisait justement de la paranoïa en tant
qu’affection chronique, fut écarté. Dès lors prévalut dans les pays de langue alleman-
…KRAFFT-EBING opposa de l’opinion de KRAFFT-EBING qui, « faisant la part du feu », opposa une forme, 1’« hal-
[…] la paranoïa, elle, luzinatorische Wahnsinn » (confusion hallucinatoire) à la véritable « Verrücktheit » de
reconnue comme authen-
la paranoïa, elle, reconnue comme authentiquement chronique en spécifiant que jamais
tiquement chronique en
spécifiant que jamais l’« halluzinatorische Wahnsinn » ne passait à la « Verrücktheit » 1. Mais avec
l’«halluzinatorische KRAEPELIN (qui devait s’opposer à la conception de WESTPHAL, deux fois, tout d’abord
Wahnsinn » (confusion en tant qu’il définissait la paranoïa comme maladie mentale chronique et ensuite en
hallucinatoire) ne passait
tant qu’il la définissait comme une maladie mentale sans hallucinations) la réaction fut
à la « Verrücktheit »…
…KRAEPELIN dressa un encore plus nette et ce fut un véritable barrage que le Maître de l’École de Munich
véritable barrage contre dressa contre le « concept bâtard » de paranoïa aiguë. Pourtant on n’en avait pas fini
le « concept bâtard » de de discuter de ce problème. Fallait-il placer la « paranoïa aiguë » ou plutôt les « délires
paranoïa aiguë…
hallucinatoires aigus » dans les états confusionnels (« amentia ») ou dans le groupe
maniaco-dépressif – les détacher radicalement de la paranoïa ou accepter que la para-
…les notions de « réac- noïa puisse se constituer sur la base de ces états aigus ? WILLIGE 2, KRUEGER 3 ont
tions paranoïdes », continué la discussion en recherchant des solutions éclectiques et, en définitive, la des-
d’« expériences déli-
cription de formes atténuées (FRIEDMANN 4) OU abortives (GAUPP 5) de paranoïa, de
rantes aiguës », d’« états
hallucinatoires » ou de délires de persécution curables a cependant jeté un pont entre ce que la grande école
6

dépersonnalisation, classique considérait comme deux « entités » pures et sans mélange possible 7.
d’« états oniroïdes », etc. Au cours de ces dernières années les notions de « réactions paranoïdes », d’« expé-
ont posé à nouveau le
riences délirantes aiguës », d’« états hallucinatoires » ou de dépersonnalisation,
même problème mais
cette fois à propos de la d’« états oniroïdes », etc. ont posé à nouveau le même problème mais cette fois à pro-
Schizophrénie… pos de la Schizophrénie. Il est arrivé en effet que pendant que l’on discutait sur les rap-

1. Nous retrouverons plus loin la même irréductible opposition chez MAGNAN entre le « délire
chronique de persécution » et les « délires épisodiques des dégénérés ». Disons encore que
SEGLAS adopta une opinion à peu près voisine de celle de KRAFFT-EBING.
2. WILLIGE, Acute paranoïsche Erkrankungen, Arch.f. Psych., 1914, 54, p. 121.
3. KRUEGER, Die Paranoïa, Berlin 1917.
4. FRIEDMANN, Beitrage zur Lehre von der Paranoïa, über milde Paranoïaformen, Monatschr. f.
Psych., 1905, 17, 456-532.
5. GAUPP, Ueber paranoïschen Veranlagung und abortive Paranoïa, All. Zeitsch. Psych., 1910, p.
317.
6. Formes étudiées chez nous par GUIRAUD et son élève Mlle P. PETIT (loc. cit., p. 35) et surtout
par LACAN dans son travail fondamental : La Paranoïa dans ses rapports avec la personnalité
(Thèse, Paris 1932). [NdE : De la Psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnali-
té; Réédition : Paris : Le Champ freudien, Le Seuil, 1971].
7. HALBERSTADT écrit à ce sujet et comme un axiome : « Une Psychose ne se transforme jamais
en une autre Psychose ». Ann. Médico-Psycho., 1922, 11, p. 115.

36
CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES

ports entre paranoïa et formes hallucinatoires et délirantes aiguës, la paranoïa se vidait


de sa substance au profit de la notion de schizophrénie (les délires chroniques entrant
de plus en plus dans le groupe des formes paranoïdes schizophréniques). Et nous nous
trouvons maintenant à propos des schizophrénies aiguës, des réactions schizophréni-
formes, des poussées schizophréniques aiguës, dans la même situation que nos devan-
ciers à propos de la Paranoïa aiguë...
Si la clinique semble déjouer ainsi nos tentatives pour saisir à l’aide de nos notions
et de nos abstractions sa substance, c’est que la nature des choses est telle (comme …on ne peut pas dresser
nous aurons l’occasion de le voir dans nos Études ultérieures sur les formes chroniques une cloison étanche entre
les psychoses aiguës et les
des maladies mentales) que l’on ne peut pas dresser une cloison étanche entre les psy-
psychoses chroniques, car
choses aiguës et les psychoses chroniques, car elles soutiennent entre elles des rapports elles soutiennent entre
d’évolution et de causalité qu’il faut certes préciser mais qu’il ne sert à rien de nier « à elles des rapports d’évolu-
priori » en affirmant qu’il n’y a pas de rapports possibles entre les unes et les autres. tion et de causalité…
De ce premier examen historique du problème nous pouvons tirer un enseigne-
ment : c’est qu’il est impossible et de séparer radicalement et de confondre purement
et simplement les maladies mentales aiguës et les maladies mentales chroniques. Il
faut recourir aux notions de déstructuration de la conscience et d’anomalies de la per-
sonnalité pour pouvoir trouver l’articulation naturelle de cette relative distinction de
deux genres.

B.– LES FORMES INTERMITTENTES MANIACO-DÉPRESSIVES OU PAROXYSTIQUES


COMITIALES

Ces troubles aigus, hallucinatoires et délirants qui existent mais que l’on a tant de …Ces troubles aigus, hal-
mal à classer, n’entreraient-ils pas, purement et simplement, dans « la psychose lucinatoires et délirants
qui existent mais que l’on
maniaco-dépressive »? Rappelons-nous en effet, que l’on a eu beaucoup de peine à
a tant de mal à classer,
les dégager des crises de manie et de mélancolie (J. P. FALRET, GRIESINGER, n’entreraient-ils pas,
BAILLARGER) et on sait bien que la manie comme la mélancolie ont des formes cli- purement et simplement,
niques « atypiques » où les hallucinations, les délires de persécution ou d’influence, dans « la psychose
maniaco-dépressive »? …
la confusion, etc.. occupent parfois le premier plan du tableau clinique. La paranoïa
aiguë ne pouvant entrer, selon KRAEPELIN, dans le cadre de la psychose paranoïaque
chronique en vertu de ce principe que l’eau et le feu s’excluent, on s’est tout naturel-
lement demandé si elle ne constituait pas une forme de la « folie périodique ». C’est, …c'est, en partie, la thèse
au moins en partie, la thèse de KLEIST l. Mais là encore la pureté de la psychose de KLEIST (1911)…

maniaco-dépressive repousse « logiquement » ces formes impures et l’on invoque


généralement l’abîme qui séparerait les « troubles de l’humeur » des « états délirants
et hallucinatoires », c’est-à-dire des états plus ou moins crépusculaires de la conscien-

1. KLEIST, Die Streitfrage der akuten Paranoïa. Zeitsch. f. d.g. Neuro., 1911, 5, p. 306.

37
ÉTUDE N° 20

ce « troublée ». Et pourtant la clinique ne nous apprend-elle pas, là aussi, qu’il est


assez vain d’exiger « par définition » de la manie et de la mélancolie qu’elles soient

…elles ont toutes entre


exemptes de « troubles de la conscience » ? Nous verrons même (dans les Études sui-
elles une structure commu- vantes) qu’elles représentent essentiellement certaines modifications structurales de
ne et on ne peut pas « sépa- la conscience. Ainsi, si les psychoses aiguës relativement à la paranoïa chronique
rer au couteau » les
nous ont révélé qu’elles ont une physionomie assez nette, pour se constituer en grou-
troubles maniaco-dépres-
sifs des psychoses déli-
pe relativement autonome, le rapprochement avec les états maniaco-dépressifs nous
rantes aiguës ni, ajoutons- montre qu’elles ont toutes entre elles une structure commune et que l’on ne peut pas
nous, des paroxysmes « séparer au couteau » les troubles maniaco-dépressifs des psychoses délirantes
comitiaux…
aiguës ni, ajoutons-nous, des paroxysmes comitiaux.
Si maintenant en effet nous nous tournons vers une autre forme d’intermittence,
l’épilepsie, nous aurons encore plus de mal à séparer les états hallucinatoires, de déper-
sonnalisation, les états oniroïdes et les délires polymorphes des psychoses paroxys-
tiques aiguës ou subaiguës de l’épilepsie dont la caractéristique la plus classique est
précisément de présenter une dégradation quasi infinie de troubles de la conscience
allant depuis la confusion jusqu’aux états crépusculaires et même jusqu’à la manie et
la mélancolie.
Si donc les « Psychoses aiguës » peuvent affecter la forme de psychoses intermit-
tentes périodiques ou à paroxysmes irréguliers, il est évident qu’il serait abusif de les
faire toutes entrer soit dans le cadre des psychoses périodiques qui se définissent par
la périodicité et le caractère symptomatique essentiellement maniaco-dépressif de
leurs accès, – soit dans le cadre des paroxysmes comitiaux avec leurs divers aspects
confusionnels, crépusculaires, délirants, d’excitation ou de dépression, car c’est leur
caractère « satellite » par rapport aux crises convulsives et les caractères propres au
processus comitial qui définissent ce groupe.
Mais les « psychoses aiguës » qui ne peuvent pas entrer dans ces cadres ou qu’on
…c’est la notion de
Psychose aiguë qui est le
ne parvient à y faire entrer qu’arbitrairement, ne sauraient perdre, quel que soit leur
genre dont les accès caractère d’intermittence ou de paroxysme, l’essentiel de leur structure.
maniaco-dépressifs ou les Autrement dit, et c’est la deuxième conclusion à laquelle nous parvenons, c’est la
épisodes comitiaux sont
notion de Psychose aiguë qui est le genre dont les accès maniaco-dépressifs ou les épi-
des espèces…
sodes comitiaux sont des espèces.

C.–. PSYCHOSES AIGUES ET PSYCHOSES « SYMPTOMATIQUES »

A peine les états de stupeur ou de stupidité, sous le nom de confusion


(DELASIAUVE, CHASLIN) OU d’Amentia (MEYNERT), étaient-ils « isolés » qu’ils ne le
restèrent pas longtemps, car on les absorba vite et classiquement dans le groupe des
« toxi-infections » (RÉGIS). De telle sorte que l’alcoolisme, les poisons, les états infec-
tieux produisant généralement ces « états confusionnels », on a fini par établir une

38
CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES

sorte de synonymie entre psychoses symptomatiques d’états toxi-infectieux, confu-


sion, « delirium » et psychoses aiguës. Ainsi la structure de la psychose s’est-elle effa-
cée au profit de son étiologie. Il s’agit là d’un vice de méthode qui, une fois encore,
mêlant les points de vue étiologique et symptomatique, embrouille tout. Qu’une toxi-
infection n’engendre pas seulement des états confusionnels, tout le monde en tombe-
ra d’accord. Que toutes les psychoses aiguës ne soient pas d’origine toxi-infectieuse,
personne ne le contestera. Il faudrait alors être cohérent avec soi-même et convenir que
les deux notions ne coïncident pas exactement.
On est donc logiquement fondé à admettre qu’une classification des psychoses
aiguës (pour autant qu’elle doit les envisager comme des formes de « maladies men-
tales » ayant, quelle qu’en soit l’étiologie, une structure propre caractéristique de leur
genre et des caractères typiques de leur symptomatologie et de leur évolution qui indi-
vidualisent leurs espèces) ne doit pas emprunter de critères extrinsèques à l’ordre de
classification comme par exemple ici l’étiologie toxi-infectieuse 1.
Si donc dans les classifications le cadre naturel des psychoses aiguës se vide des
variétés étiologiques symptomatiques, ce n’est que par défaut de méthode et non point
par exigence des faits. Et si les états de confusion par exemple forment ainsi dans les
ouvrages classiques une entité, nous ne pouvons, en ce qui nous concerne, souscrire à
cette traditionnelle erreur. Il vaut mieux, nous semble-t-il, considérer les états de
confusion pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire une certaine forme de troubles de la
conscience qui représentent dans la série des psychoses aiguës les degrés inférieurs et
« maxima » de cette déstructuration de la conscience qui caractérise le genre tout
entier.
Le problème de l’étiologie n’est pas dans cette perspective écarté mais seulement …toutes les psychoses
remis à sa véritable place comme une nécessité qui s’applique au genre tout entier et aiguës dépendent d’un
processus dont elles sont
non pas seulement à une de ses espèces, car toutes les psychoses aiguës dépendent
« symptomatiques »…
d’un processus dont elles sont « symptomatiques ».

D.– PSYCHOSES AIGUES ET « PSYCHOSES DÉGÉNÉRATIVES »

Il est bien évident que lorsque l’on a construit une nosographie d’entités « claires
et distinctes », fussent-elles artificielles, quand on a distribué l’ensemble des maladies
mentales en quelques maladies autonomes comme « la psychose maniaco-dépressi-
ve », la « confusion mentale », la « schizophrénie », « l’épilepsie », « la paranoïa »,

1. Ceci bien entendu pour bien préciser que la confusion est le prototype même d’une « maladie
mentale » et qu’à ce titre elle dépend naturellement d’un des processus étiologiques organiques
dont la classification constitue une table de catégories distincte de l’ordre de classification des
psychoses.

39
ÉTUDE N° 20

etc... il reste un groupe considérable de psychoses et notamment de psychoses aiguës


qui n’entrent pas dans ces cadres rigides, qui les enjambent ou qui les mêlent. D’où les
concepts de psychoses « atypiques », « mixtes » ou « marginales », « associées » ou
« dégénératives ». Ce dernier concept s’impose presque généralement pour plusieurs
raisons confuses mais également pressantes dans l’esprit de beaucoup de psychiatres.
…une psychose est dite En effet, une psychose est dite « dégénérative » quand elle s’écarte du « type pur ».
« dégénérative » quand Elle est dite dégénérative aussi quand, l’ayant détachée d’une étiologie actuelle (réser-
elle s’écarte du « type
vée seulement aux « psychoses symptomatiques ») ou d’un « facteur génétique » pur
pur » […] aussi quand on
entend tout de même leur
(réservé aux psychoses-entités), on entend tout de même leur fournir une sorte de sub-
fournir une sorte de sub- stratum interne et non spécifique. Elle est dite dégénérative enfin quand on veut indi-
stratum interne et non spé- quer qu’elle représente une « crise » ou une « réaction » dont le seuil est abaissé par
cifique […] enfin quand on
une « prédisposition » générale, par une « aptitude spéciale » à faire des troubles men-
considère le seuil comme
abaissé par une « prédis-
taux épisodiques, par une « invalidité » foncière dont elle est un « stigmate »... On
position »… conçoit que si près des « paroxysmes », des « crises » et des « épisodes » qui se pro-
duisent à propos d’étiologies multiples et occasionnelles, les psychoses délirantes
aiguës aient été étudiées spécialement comme des manifestations de ce fond de dégé-
nérescence auquel MAGNAN attribuait le monopole de l’intermittence et auquel l’Éco-
le allemande (KLEIST) contemporaine accorde le privilège de l’atypicité. L’historique
de cette question s’inscrit en effet tout entier dans le chapitre du développement des
idées sur les psychoses dégénératives.
En France, alors que MOREL n’avait pas dit un mot des aspects paroxystiques des
… la dégénérescence men- états dégénératifs héréditaires, MAGNAN et son école envisagèrent des « syndromes
tale de MAGNAN (1887)… épisodiques » comme les formes les plus typiques de la « Dégénérescence mentale ».
Qu’il s’agisse des travaux de LEGRAIN 1, de SAURY 2, de SÉRIEUX 3 ou des fameuses
« Leçons cliniques » de MAGNAN, tous les travaux de cette époque opposent au déve-
loppement systématique et progressif du délire chronique les psychoses épisodiques
des dégénérés.
La « déséquilibration » des facultés chez les malades dégénérés « supérieurs » ou
« inférieurs » constituait pour la fameuse école du Maître de l’Admission, l’état per-
manent et basal sur lequel éclataient des « bouffées » de délire et plus généralement
les « syndromes épisodiques ». Les conditions de milieu (émotions, toxiques) ne
constituaient qu’un « révélateur » des tendances délirantes de ces dégénérés. C’est
ainsi que HALBERSTADT et ARSIMOLES 4 ont considéré comme psychoses dégénératives

1. LEGRAIN (M.), Du Délire chez les Dégénérés, Paris, 1886.


2. SAURY (A.), Étude clinique de la folie héréditaire. Paris 1886 (Chapitre V. Du délire chez les
dégénérés).
3. SÉRIEUX, « Le délire chronique et les psychoses des dégénérés ». Bull. Soc. belge Méd. Ment.
1891.
4. HALBERSTADT et ARSIMOLES, Les Psychoses pénitentiaires. Archives de Neurologie, juin 1914.

40
CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES

aiguës celles qui naissent à l’occasion de l’emprisonnement. Depuis le début du siècle


jusqu’en 1920 ou 1925, l’École française a adopté dans sa majorité l’enseignement de
MAGNAN dont on trouvera l’écho dans les intéressants travaux de HALBERSTADT 1, de
TARGOWLA 2 et de DUBLINEAU 3.
Nous aurons l’occasion de revenir sur les descriptions cliniques de cette grande École
française 4. Soulignons simplement ici la formule vague à laquelle aboutit MAGNAN, le
groupe de ces « psychoses épisodiques » constituant, dit HALBERTSADT, « une maladie
autonome dont les limites ne peuvent pas être précisées avec exactitude 5 ».
Voyons maintenant comment a réagi l’École allemande qui s’est spécialement …la dégénerescence dans
occupée plus tard (depuis le début du siècle) de ce problème. L’œuvre de MAGNAN fut l'École allemande…
traduite par MOBIUS et, en 1907, BONHOEFFER 6 trouva dans son matériel de la clinique
de Breslau 12 % de psychoses dégénératives qu’il divisa en trois groupes : le premier
comprenait des épisodes paranoïdes chez des déséquilibrés psychopathes – le second
des personnalités paranoïaques avec exaltation et délire à type onirique – le troisième
comprenait des psychopathes à réactions hystériques.
BIRNBAUM 7 insista précisément beaucoup sur le caractère « hystérique » des réac-
tions délirantes des dégénérés, ce qui lui valut une polémique avec BLEULER 8 avant
même que celui-ci ne groupât toutes ces formes délirantes dans le groupe des
Schizophrénies. SCHRÖDER 8 a insisté sur le caractère « labile » et « mixte » de ces psy-
choses. O. BINSWANGER 10 range sous cette rubrique une série de tableaux cliniques (où
l’on retrouve la nosographie de WERNICKE et par conséquent, par avance, les idées de
KLEIST). Il distingue des états épisodiques (crises de délire – états crépusculaires épiso-
diques), des tableaux cliniques variables et partiels (états d’incohérence avec excitation
qui constituent des psychoses « fragmentaires », c’est-à-dire simplement ébauchées), des
formes paranoïdes labiles, des états catatoniformes et enfin des psychoses dégénératives
« polymorphes ». Ainsi dans l’École allemande comme dans l’École française, les clini-

1. HALBERSTADT, La Psychose délirante dégénérative aiguë. Ann. Médico-Psycho., 1922, 2, 100.


2. TARGOWLA, Encéphale, 1926.
3. DUBLINEAU, Semaine des Hôpitaux, 1932.
4. Cf. notre Étude, n° 23.
5. HALBERSTADT, Ann. Médico-Psycho., 1922, 11, p. 116.
6. BONHOEFFER, Klin. Beiträge z. Lehre von der Degenerationspsychosen. Halle, 1907.
7. BIRNBAUM, Ueber degenerative Verschrobene. Zentralblatt Nervenheilk., 1906, 29, 650. —
Ueber degenerativ. phantasten Psychop. All. Zeitsch. Psych., 1907, 64, 363. Psychosen mit
Wahnbildung und wahnhaften Einbildungen bei Degenerierten. Halle 1908.
8. BLEULER, Wahnhafte Einbildung der Degenerierten. Zentralblatt Nervenheilk., 1909, 32, 77.
9. SCHRÖDER (P.), Degeneratives Irresein und Degenerationspsychosen. Zeisch. f. d. g. Neuro., 1920,
60, 119. — Degenerationspsychosen und Dementia Precox. Arch. f. Psych., 1922, 66, 1. —Ueber
Degenerationspsychosen (Metabolische Erkrankungen), Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1926, 105, 539.
10. BINSWANGER (O.), Klinische Stellung der Degenerationspsychosen. Arch. f. Psych., 1928, 83,
299.

41
ÉTUDE N° 20

ciens ont toujours eu en vue, sous le nom de psychoses dégénératives, des états aigus
ou subaigus, variables, polymorphes, défiant toute description précise et nous verrons
que c’est cette difficulté que nous aurons à surmonter dans toutes nos descriptions des
formes aiguës de la déstructuration de la conscience qui vont faire l’objet de nos pro-
chaines Études. Mais si les psychiatres de langue allemande se sont intéressés, depuis
le déclin de l’école de MAGNAN en France, toujours davantage à ces psychoses « aty-
piques » mixtes et désordonnées et de pronostic favorable malgré leur caractère réci-
divant presque constant, en tentant de les isoler soit des évolutions schizophréniques
(malgré BLEULER) ou des évolutions maniaco-dépressives (malgré l’opinion de
BUMKE), il appartenait à KLEIST et à ses élèves d’en faire une étude approfondie en les
rapprochant comme « Psychoses marginales » (Randspsychosen) des grandes entités.
…Les travaux de Kleist… En 1912 1, KLEIST tenta d’isoler, précisément dans le cadre de la psychose mania-
co-dépressive, des cas qui lui paraissaient entrer dans ce que WERNICKE appelait les
« psychoses de la motilité » avec excitation hallucinatoire, etc. (cas désignés par
SCHRÖDER comme « Hallucinose périodique » – par EWALD comme états paranoïdes
périodiques – par BOSTROEM comme « Autopsychoses » expansives ou dépressives,
selon la terminologie de WERNICKE) et il proposa d’appeler ces symptômes aigus des
« psychoses dégénératives autochtones » affirmant encore une fois par là sa fidélité à
WERNICKE.
En 1921 2, il les sépara nettement de la psychose maniaco-dépressive et les consi-
déra comme vraiment « autochtones » – ou si l’on veut « autonomes » – par rapport
aux trois grandes psychoses endogènes (Épilepsie, Psychose maniaco-dépressive,
Paranoïa). Depuis lors dans ses travaux 3 il n’a cessé de présenter ce groupe des psy-
choses aiguës, « à forme d’états crépusculaires de la conscience », avec confusion, stu-
peur, hyperkinésies, etc., comme apparenté à la Psychose cyclothymique, à l’Epilepsie
et à la Paranoïa, sans cesser de se référer à la conception de WERNICKE et aux idées
défendues par KRETSCHMER, GAUPP, HOFFMANN sur les psychoses atypiques ou mixtes.
Mettant enfin l’accent sur le fait que toutes les psychoses typiques ou atypiques sont
des dégénérations ou des dégénérescences du système nerveux (et c’est un des côtés
les plus obscurs de sa conception) il admet que certaines formes atypiques marginales
gravitant autour des grands processus typiques constituent précisément la majeure part
des psychoses d’allure aiguë qu’il propose d’appeler psychoses dégénératives aty-
piques. Dans ces psychoses les facteurs exogènes jouent un rôle important mais étroi-
tement intriqué à des facteurs endogènes et les syndromes moteurs s’associent aux
troubles de la conscience pour constituer des tableaux cliniques brefs, violents et inter-
mittents. C’est ainsi que gravitent autour, « en marge », de la psychose maniaco-
dépressive, les psychoses cycloïdes groupant des états confusionnels, des psychoses de

1. KLEIST, Die Klinische Stellung des Motilitätspsychosen, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1912.


2. KLEIST, Autochtone Degenerationspsychosen, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 69, 1.
3. KLEIST, Episodische Dämmerzustände, Zentralblatt f. Neuro., 1923, 33, 83. — Episodische
Dämmerzustände, Eine Beitrage zur Kentniss der Konstitutionalen Geistesstörungen, Leipzig,
1926. — Ueber zykloïden Degenerationspsychosen des Verwirrtheit und Motilitätspsychosen,
Zentralblatt Neuro., 1926, 44, 655. — Ueber zykloïde, paranoïde und epileptoïde Psychosen und
liber der Frage der Degenerationspsychosen, Archives suisses de Neuro. et Psych., 1928, 23, 3.

42
CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES

la motilité de type hyperkinétique ou akinétique ou des psychoses altérant les fonc-


tions de la personnalité dont les formes les plus caractéristiques tiennent du type hypo-
condriaque ou « confabulo-expansif aigu ». En marge de la Paranoïa se constituent des
formes paranoïdes atypiques dont KLEIST décrit trois modalités : les formes délirantes
aiguës expansives avec sentiment d’inspiration, les états hallucinatoires aigus et cer-
tains délires de relation avec sentiment d’étrangeté. A la forme typique de l’Épilepsie
enfin correspondent des formes épileptoïdes comprenant des états narcoleptiques, des
sensations de déjà vu, des exaltations impulsives de type dipsomaniaque, des états cré-
pusculaires épisodiques.
Ce sont ces derniers états crépusculaires épisodiques (Dämmerzustände) qui ont … les états crépusculaires
fait l’objet de la monographie la plus importante de KLEIST (1926) sur ce point. Ayant épisodiques de KLEIST
eu l’occasion d’observer de 1921 à 1923 neuf cas qu’il analyse en détail, il les oppo- (1926)…
se (comme psychoses dégénératives de structure épileptoïde) aux « Bouffées déli-
rantes » de MAGNAN par deux caractères essentiels. Tout d’abord ces états comportent
des troubles importants de la conscience (état crépusculaire) absents des descriptions
de MAGNAN. En deuxième lieu, tandis que KLEIST discerne dans les délires d’emblée
de Magnan une pathogénie réactionnelle, les états crépusculaires qu’il décrit sont pour
lui plus fortement endogènes, spontanés, « autochtones ». Il s’agit d’épisodes crépus-
culaires se renouvelant d’une manière intermittente et parfois fréquente (11 fois entre
21 et 23 ans dans un cas). Leur durée est très brève, d’une moyenne de cinq jours. Les
impulsions sont violentes et fréquentes, et le fond du tableau clinique est représenté
par l’état crépusculaire de la conscience avec troubles de l’affectivité (angoisse exta-
tique ou coléreuse). Les tares héréditaires ont été rencontrées par KLEIST dans les deux
tiers des cas. En ce qui concerne le type morphologique, les formes asthéno-athléto-
dysplasiques prédominent nettement. Pour certaines formes catatoniques ou psychoses
de la motilité, ces états crépusculaires épisodiques paraissent graviter autour de l’épi-
lepsie dont ils constituent des formes atypiques. Les troubles somatiques (endocri-
niens, métaboliques) sont généralement importants et pour KLEIST il s’agit, conformé-
ment à son système de localisation cérébrale, de symptômes psychiques manifestant
des lésions prépondérantes du tronc cérébral.
Les idées de KLEIST ont été critiquées notamment dans un article de KALDEWEY 1
et ont donné lieu entre les deux auteurs à une polémique assez obscure sur la structu-
re affective de ces psychoses et leurs relations avec la Psychose maniaco-dépressive.
KLEIST et ses élèves LEONHARD, STILLGER défendent malgré le caractère marginal
et mixte des psychoses épisodiques, une sorte d’autonomie nosographique de ces psy-
choses en les localisant dans le tronc cérébral, car pour l’école de KLEIST les maladies
mentales sont, répétons-le, des dégénérations des systèmes anatomo-physiologiques
cérébraux, et pour les Psychoses épisodiques il s’agit encore malgré (ou à cause de)
leur atypicité, de formes de dégénérescence systématique. SCHOTTKI 2 a trié sur le volet
15 cas (parmi 2.000 malades mentaux, c’est dire combien il restreint la définition) de
psychoses dégénératives aiguës de KLEIST. Pour lui, ces cas sont effectivement « auto-
nomes ». Il les groupe en trois catégories : – psychose aiguë chez les oligophrènes
– psychoses atypiques ou mixtes parentes de la schizophrénie et de la Psychose mania-
co-dépressive – et psychoses aiguës sur terrain cyclothymique à biotypologie pycnique.

1. W. KALDEWEY, Zeitsch.f. d. g. Neuro., 1927, 110 à 113.


2. SCHOTTKI, Ueber episodische Psychosen, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1935.

43
ÉTUDE N° 20

Telle a été l’évolution des idées en Allemagne 1. Comme on le voit, l’idée de créer
un groupe nosographique distinct est la même chez KLEIST et chez MAGNAN mais le
contenu n’est pas tout à fait le même. Alors que l’École française s’était appliquée à
décrire des « bouffées délirantes », l’École allemande a fini par donner forme d’entité
nosographique aux « états crépusculaires épisodiques ».
*
* *
Pour bien saisir, à travers leur byzantinisme, le sens de tous ces travaux, nous
devons revenir en arrière. Le problème qui nous occupe est celui de la place des psy-
choses aiguës dans une classification. Or ce serait revenir au temps révolu de la « sys-
tématique » psychiatrique que de tenter de faire un groupe des psychoses aiguës ou de
constituer certaines formes d’entre elles en maladie particulière. Sous cet aspect nous
pouvons considérer la tentative de MAGNAN et celle de KLEIST comme un double
échec.
…les travaux de MAGNAN Par contre, ces études soulignent un certain nombre de faits importants : l’impor-
et de KLEIST sur les psy- tance considérable du point de vue de la fréquence clinique des formes aiguës plus ou
choses aiguës ont le méri- moins « délirantes » (et plutôt plus que moins), l’importance de ces « états aigus » pour
te de montrer: l'importan-
l’évolution et l’organisation des Psychoses chroniques, l’importance de leurs formes
ce de leur fréquence, leur
importance pour l'organi- atypiques à l’égard des formes « typiques » maniaco-dépressives ou épileptiques, l’im-
sation des psychoses portance de l’intrication constante des facteurs endogènes et exogènes, l’importance
chroniques, l'importance de leur polymorphisme enfin, en tant qu’elles se présentent comme des « éclosions »
de leur polymorphisme…
plus ou moins fugaces et chaotiques de troubles dont le tableau clinique est souvent
variable.
L’important est ce que tous les cliniciens ont pressenti, en étant gênés pour l’ex-
…[Il y a donc] unité de ce primer par la rigidité de leurs cadres nosographiques artificiels : l’unité de ce groupe.
groupe…
Mais il s’agit non pas d’une unité-entité, mais de l’unité même de la pathologie de la
déstructuration de la conscience.
Quant à leur diversité si longuement discutée, et disputée, elle est l’expression
…et diversité d'expres- même des différents niveaux de dissolution de la conscience, c’est-à-dire des formes
sion de ses formes…
structurales typiques, des paliers auxquels la conscience régresse depuis la pensée
réfléchie jusqu’au chaos du rêve.
A cet égard – perspective masquée par la « manie » des psychiatres d’isoler des

1. A l’étranger, sauf en Allemagne, ce problème n’a guère été étudié profondément ou discuté.
Signalons cependant l’article de VERMEYLEN (J. de Neuro belge, 1926) et en Italie celui de E.
MARTINI {Rassegna di Studi Psichiatrici, 1937). Quant au livre d’E. STRÖMGREN, Episodiske
Psyckoser (loc. cit., p. 35), autant que nous avons pu deviner ce qu’il contient, il nous paraît se
rapprocher de la conception de KLEIST et surtout de son esprit systématique d’analyse (le tableau
qui le termine est assez démonstratif).[NdE : Des travaux de E. STRÖMGEN ont été .../...

44
CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES

maladies distinctes là où il n’y a qu’une continuité de formes de conscience patholo-


giques – il faut distinguer ce qu’il y a, à la fois, d’un et de multiple dans la série des
niveaux de déstructuration de la conscience que nous allons étudier dans ce volume :
– MANIE-MÉLANCOLIE (Études n° 21 et 22)
– BOUFFÉES DÉLIRANTES ET HALLUCINATOIRES (Étude n° 23)
– DÉLIRES CONFUSO-ONIRIQUES (Étude n° 24).
Il faudra aussi étudier comment ces niveaux de déstructuration, quand ils ne se pré-
sentent pas comme « crises isolées » (éventualité relativement rare), entrent dans le
cadre des deux grands types de Psychoses caractérisés par leur évolution « par
crises » :
– LES PSYCHOSES INTERMITTENTES À TYPE MANIACO-DÉPRESSIF (Étude n° 25)
– LES PSYCHOSES ÉPILEPTIQUES (Étude n° 26)

En conclusion de nos Études particulières et à la fin de ce volume, nous revien-


drons (Étude n° 27), pour les approfondir, sur tous ces problèmes de fond que pose à
la sortie du vertigineux labyrinthe où on s’était égaré, cette classification, nous
semble-t-il, si simple et si claire.

…/… ultérieurement publiés en anglais. Voir : « Psychogenic Psychosis » également publié en


danois par August WIMMER en 1916 et récemment traduit par Johan SCHIOLDANN qui cite les tra-
vaux d’Henri EY à cette occasion : WIMMER A. Psychogenic Psychosis, Adelaïde Academic
Press, 2003].

45
Étude n° 21
20. La classification des M. mentales.
21. Manie.
22. Mélancolie.
23. Bouffées délirantes.

MANIE
24. Confusion.
25. Psychoses périodiques
maniaco-dépressives.
26. Epilepsie.
27. Structure et destructuration
de la conscience.

Le tableau clinique de la manie est tellement « simple » que c’est celui que l’on
apprend le premier aux débutants. Nous verrons pourtant qu’il est plus complexe qu’il
ne le paraît, ce qui explique le développement historique, les problèmes psychopatho-
logiques, nosographiques ou pathogéniques dont il fait encore l’objet. Pour bien saisir
la structure de l’état maniaque et avant d’en étudier la pathologie, rapportons-nous
d’abord à un cas « typique ».

Il s’agit d’une malade, Cécile, 31 ans, sténotypiste dont l’infirmité (cypho-scolio- …Un cas typique…
se dorsale) n’a pas empêché qu’elle exerce parfaitement son métier. La crise de manie
a éclaté après un voyage à Paris et c’est un de ses amis, instituteur, qui a noté méticu-
leusement toutes les péripéties de ses troubles et de ses propos pendant les trois jour-
nées qui ont précédé son hospitalisation. Cette description aura donc pour nous les
mérites de l’objectivité et de la naïveté :
« Pendant le repas, tout à coup, dans la philosophie de la fumée d’une cigarette,
Cécile s’écrie : « Il se marie cet imbécile... Le docteur J. a refoulé sur moi. Alors j’ai
tout pris et maintenant on est fort tous les deux. Personne ne peut rien contre nous...
La science est en progrès. Il y a les faibles. Je les ai tous fait rire hier à Paris, les faibles
parce que jusque-là, moi aussi j’étais faible... de Gaulle... le député J. Ah ! quelle
vache... la sténotypie... c’est une chipie... Nous ne pourrons pas téléphoner... pas de
fils... »
Suivent des propos grossiers au cours desquels reviennent fréquemment les images
suivantes : pompe aspirante et foulante – gonflée – circuit à l’endroit à l’envers – ralen-
tir (plusieurs dizaines de fois dans la journée elle a parlé de ralentir des trains, des gens,
des pensées). Elle a fait des algarades à sa propriétaire et dit à son propos, faisant allu-
sion à une scène récente : « le cul sous le porte-parapluie, qu’elle y reste, je n’y suis pas
retournée ». Les souvenirs d’enfance, les scènes passées reviennent constamment très
nettement. Le mot « réagir », réaction revient constamment dans les propos : « Papa a
réagi après l’incendie... le docteur J. avait pris le mauvais circuit, il a réagi. Ma cousi-
ne n’a eu qu’une seule réaction. » Elle parle également d’histoires de vomissements.
« La propriétaire a vomi toute la nuit... J’ai des vomissements intérieurs. » Des invec-
tives contre les hommes politiques et les curés sont proférées à plusieurs reprises. Elle
parle aussi constamment de folie (père fou, cousine folle, employé de chemin de fer
fou), elle fait des jeux de mots sur son nom. Des cloches se mettent à sonner, elle dit :

47
ÉTUDE N° 21

« Moi, je les entends comme elles sont, mais pas mal les entendent fêlées. »
Brusquement, elle veut aller chercher un tableau dont elle avait parlé avec son ami
(l’instituteur) il y a 2 ans. Elle veut vendre ce tableau, elle se montre très gaie avec pro-
pos assez cohérents puis elle « déraille » en répétant à plusieurs reprises : « retomber
sur terre, se flanquer par terre, etc. ». Elle tient alors les propos suivants : « J’ai la pen-
sée claire, je ris fort mais on ne m’entend pas. Les bruits de Paris rendent fou ». Puis
faisant allusion à un incident qui s’est passé la veille à son départ de Paris, incident
montrant l’état d’exaltation qui commençait à se manifester : « J’avais oublié mon billet
de métro perforé de deux trous ». L’employé protestait, je lui ai répondu : « Pourquoi
n’aurait-il pas deux trous, vous en avez bien deux, vous ? L’autre jour, chez les cousins,
ils ont pris la température du gosse, mais personne n’y voyait rien (silence assez pro-
longé) 14 juillet... Berlioz... Damnation de Faust, vous viendrez. (Les cloches com-
mencent à sonner). Ils ne veulent pas arrêter les cloches. Ils commencent à avoir la
…Hou ! on ne dormira trouille. Ce soir, tout le monde dehors à minuit... Hou ! on ne dormira pas, on rigolera.
pas, on rigolera. Ah ! il Ah ! il fallait voir la tête des gens dans le métro... À la gare de Lyon. Hou ! Hou ! le
fallait voir la tête des lion va sortir... Ils étaient tous fous... Ralentir, ralentir, moi je ne vais pas vite... J’ai
gens dans le métro... À la donné 200 francs au chauffeur... Ils m’ont regardé tous à l’envers... J’ai engueulé tous
gare de Lyon. Hou ! Hou! les autres... Mes élèves se fichent d’être collés... Réaction...Le soleil a chauffé...
le lion va sortir... Ils Anatole France. Orphée... Où as-tu mis les pieds en mettant ta philosophie dans les
étaient tous fous... mains du clergé... Tu as raison, Anatole, tu as raison, Anatole... Un avion appelé
Ralentir, ralentir, moi je Cléopâtre... Picasso n’est pas fou... Œil sur la figure ou le ventre, certains l’ont derriè-
ne vais pas vite... re... Je ne veux pas voir maman tout de suite, je n’ai pas la force de la voir à plat. »
Après une période d’assoupissement, elle s’éveille en riant : « Un nez de gosse, écor-
ché à force de le moucher. Il n’avait pas le nez sale... Versailles, Ah ! les vaches... »
Elle se rendort, sa respiration est irrégulière et saccadée. Elle se réveille à nouveau
en riant : « C’est très long, frotter le parquet... Je voudrais voir la tête du député... La
girafe du Zoo court au ralenti... Cette histoire de miroitier. On a rigolé tous les deux.
Sa femme était par terre, mais on a ri... Il avait déjà suivi le mouvement... La cousine
au marché donnait de gros billets. Elle s’en voyait rendre plus. Alors elle a eu une réac-
tion... Ils ont acheté des petits biberons avec des bonbons pour les enfants... J’ai ri, je
n’ai pas pleuré. Et puis, il faisait une tête d’enterrement (la pendule sonne) c’est la
demie ? De quoi ? je ne perds pas les pédales... Ma cousine, hier matin, n’a pas voulu
me donner à manger. »
Sa sœur entre alors, pour la visiter. Elle l’accueille par des paroles décousues, parle
de prendre des forces pour le 14 juillet : « Papa rit toujours... toujours d’accord... anni-
versaire de Michel (son neveu) caleçon parce que bon garçon ; chaussette, parce que
esprit net... Les Américains... Il a compris, perpétuel recommencement... Papa se repo-
sera jusqu’à 15... les enfants jusqu’à 30 ans... On reculera, mais on est sur la voie... on
ira à la radio s’amuser... Je vous donnerai une chaire à la Sorbonne... Vous serez plus
fort qu’eux... Ils perdent les pédales... Les taxis ont ralenti... Nicole (petite cousine) a
mal à la tête, parce qu’elle monte en tête... ils ont pissé dans leur culotte. » Elle reçoit
alors encore une visite au cours de laquelle, elle paraît tranquille, et contente. Quand
la personne qui la visitait, est sortie, elle reprend ses propos décousus : « Elle est dans
son bon sens (en parlant de la visiteuse)... Circuit... Auguste... Pan!... Je me suis bagar-
rée avec la théologie et la bible... Vous en avez du boulot, vous, il faut que vous réfor-
miez tout le vocabulaire... Duhamel avait vu clair. J’ai noté... Plaisirs et des jeux...
Scènes de la vie future... Chronique des Pasquier... »
Elle donne alors des signes de fatigue, s’endort : Elle se réveille 20 minutes après :
« J’use, j’use... 14 juillet... Prise de la Bastille par les filles... Pan ! Pan !...

48
MANIE

Si je vais à Paris je m’habille en homme. Ils en font une tête. Vous viendrez avec
moi et le Dr. J. On rigolera tous les trois. On amènera Mme J... Le 14 juillet, le bou-
langer, on l’aura facilement ; le boucher aussi. On décorera avec un grand zéro...
Tables disposées pour le banquet de l’église au calvaire devant la porte de papa... Vous
avez vu le coup de soleil de papa : s’il a repris des forces. Ah ! on ira à Rome... Papa
l’a dit... Papa ! il respire et il aspire... Alors ça va... Il nous donnera des idées quand il
sera bien reposé... On finira par travailler un jour par an. »
On décide alors de la transporter chez ses parents en voiture. En passant devant la
porte de son domicile, elle s’écrie : « C’est vous qui avez mis une pancarte sur la
porte ? Qu’est-ce que vous avez écrit ?... Fermé pour cause de décès ? (Elle rit). » Un
peu plus tard dans l’auto : « Vous voyez cette plaine ? Demain il n’y aura plus rien. Ils
vont en avoir un boulot les gens, tous ceux qui n’ont pas de travail, à faire disparaître
tout cela. (La voiture ralentit). Oh ! ce qu’on va vite, dit-elle. Regardez donc les gens
dans la rue. Qu’est-ce qu’ils ont donc à cligner des yeux comme ça ? » Arrivée chez
ses parents elle est heureuse de voir sa mère, va se coucher tout de suite, dit adieu à
l’instituteur, en parlant « d’éternel recommencement ». Elle dit ensuite à sa sœur : « je
m’allonge, je grandis, mon dos se redresse, je vais pouvoir trouver un mari ». »
Cette « petite bossue » intelligente, fine et à certains égards brillante, sous l’in-
fluence des chocs, guérit rapidement. Son état d’exaltation, la jonglerie de mots, des
gestes et d’attitudes, sa projection dans l’ambiance, sa ruée vers la vie, l’espoir, le
tumulte de son existence, sa logorrhée, sa fuite des idées, tous ces traits du tableau cli-
nique qui constituent la trame la plus authentique de sa « manie » ont rapidement dis-
paru avec le traitement. Et alors, un peu honteuse et triste au souvenir de ses extrava-
gances, elle est revenue chez elle reprendre son métier.
Quinze jours après, elle a rechuté à l’occasion de la mort de sa sœur (manie de …Quinze jours après, elle
deuil, caractérisée par la méconnaissance de la mort de sa sœur : elle est, dit-elle, mala- a rechuté à l’occasion de
de, mais va venir la voir). Au milieu de ses facéties et espiègleries, de sa jovialité, la mort de sa sœur (manie
quelques sanglots et des idées de culpabilité se mêlent à son euphorie et la teintent de deuil)…
d’angoisse. Ou plus exactement elle passe de l’état de joie à l’angoisse. Le traitement
guérit en quelques jours cette nouvelle crise. Elle se rappelle et admet le décès de sa
sœur, mais ne se souvient pas avoir oublié ou méconnu sa mort. Elle reprit à nouveau
son existence normale.
Huit jours après, elle a fait encore une nouvelle rechute, cette fois « état mixte » à …une nouvelle rechute,
forte composante mélancolique avec auto-accusation, conscience douloureuse de la cette fois « état mixte » à
maladie, fuite des idées, surexcitation, irritabilité, pleurs, théâtralisme et grandilo- forte composante mélan-
quence. Ce nouvel accès a été guéri rapidement et depuis trois ans la rémission est colique…
excellente, elle a repris son état professionnel.

§ I. – LA CRISE DE MANIE TYPIQUE

On appelle classiquement « manie » un état d’excitation psychique caractérisé par …Définition…


l’exaltation de l’humeur et du ton affectif, l’agitation motrice et une extrême volatili-
té de la vie psychique. Cet état s’accompagne de symptômes physiques qui témoignent
du désordre des fonctions organiques et neuro-végétatives et qui peuvent être consi-
dérées comme l’expression somatique de l’émotion maniaque.

49
ÉTUDE N° 21

L’accès maniaque « typique » ou « pur » est généralement considéré comme une


manifestation caractéristique de cette psychose « dégénérative », « constitutionnelle »
ou « endogène » habituellement désignée sous le nom de « folie intermittente », de
« psychose périodique » ou de « psychose maniaque-dépressive ». Cependant, la
manie apparaît aussi comme un type de réaction psychopathologique, comme un
« syndrome » qui se rencontre dans l’évolution de nombreuses psychoses et sous l’ef-
fet des processus morbides les plus divers.

A.– HISTORIQUE
Le terme de « manie » a servi en Grèce pour désigner la folie, et c’est peut-être
parce que le « maniaque » offre l’image la plus pittoresque du « fou » que l’usage du
mot qui le désignait s’est concentré sur cet aspect particulier et si caractéristique des
« débordements de l’esprit ».
Au cours de l’histoire de la Psychiatrie, la notion de manie s’est appliquée
d’abord aux formes agitées et au « trouble général » des facultés et elle est devenue
un moment synonyme de « délire général » avec Félix PLATTER, ZACCHIAS, D.
SENNERT, Th. WILLIS, B. DE SAUVAGES, etc. C’est ainsi que la manie est explicitement
désignée par Félix PLATTER comme un trouble global de l’intelligence. A vrai dire,
malgré tous les travaux des médecins, depuis ARETEE jusqu’à la fin du XVIIIe siècle,
l’histoire de la manie restait encore pleine d’équivoque et d’obscurité, lorsque parut
le traité de PINEL 1. Avec lui d’ailleurs la notion demeure encore bien imprécise puis-
qu’il écrivait : « la manie est provoquée au moral comme au physique par une vive
excitation nerveuse, par la lésion d’une ou plusieurs fonctions de l’entendement avec
des émotions gaies ou tristes, extravagantes ou furieuses 2 ». ESQUIROL serra de plus
près le sens du terme « manie » sans toutefois le préciser complètement : « la manie
est une affection cérébrale chronique, ordinairement sans fièvre, caractérisée par la
perturbation et l’exaltation de la sensibilité, de l’intelligence et de la volonté 3 ». On
…au début du XIXe siècle voit combien au début du XIXe siècle encore les plus grands psychiatres employaient
encore les plus grands un terme qui nous est devenu familier dans un sens plus vague et plus général que
psychiatres employaient
celui sur lequel l’accord s’est fait. On comprend que LINAS pouvait exprimer quelque
le terme de manie […]
dans un sens plus vague découragement à définir la manie en déclarant « qu’il n’est pas plus facile de définir
et plus général… la manie que la folie ». Ceci, en tout cas, explique pourquoi nous avons hérité de la
psychiatrie du XIXe siècle tant d’expressions où le terme de manie désigne les états
les plus divers : « monomanies » – « manie incendiaire » – « manie puerpérale » –

1. PINEL, Traité Médico-Philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie.An IX, 1802. [NdE : réf.
complète Etude N°1 p. 14, note 2], 1802. – Consulter sur la conception de PINEL et des aliénistes du
début du XIXe siècle, l’excellent article de LINAS, Manie, dans le Dictionnaire Dechambre (1876).
2. PINEL, Traité de la Manie. Ch. IX, p. 160. [op. cit. note 1].
3. ESQUIROL, Maladies mentales, p. 132.

50
MANIE

« manie raisonnante » – « manie impulsive », etc..


Cependant, depuis 1850 1 sous le nom de « manie simple », « franche », « primi-
tive », « idiopathique » s’est dégagé toujours plus nettement le type clinique que nous
connaissons et qui a été intégré chez nous dans les psychoses circulaires, périodiques
ou intermittentes par J. P. FALRET, BAILLARGER et MAGNAN, tandis qu’en Allemagne
après que GRIESINGER 2 eut indiqué la voie, il est devenu avec KRAEPELIN partie inté-
grante de la psychose maniaco-dépressive (1899).
Reste cependant un problème toujours bien discuté : Est-il bien vrai que toute
manie typique appartienne à la psychose maniaco-dépressive, sorte d’entité constituée
par la pureté des états maniaco-dépressifs dits tout à la fois endogènes et purs ? Ou
bien la psychose maniaco-dépressive n’est-elle pas d’autant plus typique qu’elle
déroule ses accès au niveau de la manie typique mais sans pour cela que soit exclue la
possibilité de rencontrer des manies « pures », « typiques », « franches » dans d’autres
conditions pathologiques ? C’est ce que nous examinerons plus utilement dans notre
étude n° 25. Mais en terminant ce bref exposé historique, il fallait bien marquer que
l’histoire de la manie ne se termine probablement pas avec KRAEPELIN.

B.– ÉTUDE CLINIQUE

I. Mode de début.
Il est généralement brusque 3 et le malade entre rapidement et d’emblée dans une …Début brusque : le
phase d’agitation considérable : il chante, devient turbulent, coléreux, érotique, fait du malade entre rapidement
dans une phase d’agita-
scandale, du tapage et des dégâts. Parfois cependant, le début est précédé d’une phase
tion considérable…
1. Cf. l’historique général (Étude n° 20) et l’historique de la Psychose périodique (Étude n° 25).
2. GRIESINGER, Die Pathologie und Thérapie des psychischen Krankheiten, 1845. Traduction
française, 1865.
3. Parfois la manie se produit comme une « réaction » à un événement et ceci a conduit beaucoup
d’auteurs à étudier et discuter le problème des « manies réactionnelles » dont le facteur de préci-
pitation est émotionnel ou « situationnel ». BUMKE (Zentralblatt f. Nervenheilkunde 1909) et K.
SCHNEIDER (Monatsch. f. Psych., 1919, 46, 76) ont signalé que la manie est alors en étroite liaison
avec la psychologie normale du « choc émotionnel », et ils insistaient dans ce cas sur la courte
durée des accès. Depuis lors, beaucoup de cas ont été publiés. ROBIN et CENAC (Ann. Médico-
Psych., 1927), ROBIN, CENAC, DURAND-SALADIN (Ann. Médico-Psych., 1926). par exemple, ont
rapporté des cas de manie d’origine émotionnelle. En 1938, LAGACHE a publié un article sur le
« Deuil maniaque » (Semaine des Hôpitaux. janv. 1938) et à la même séance de la S. M. P. (28 fév.
1938) EY et Mme BONNAFOUS SÉRIEUX d’une part et X. ABÉLY et LECONTE d’autre part, ont étudié
les relations de la manie avec les émotions tristes et spécialement de veuvage. Dans l’observation
que nous avons placée au début de cette étude, le 2me accès (état mixte) s’est produit après le décès
de la sœur de la malade et en réaction contre l’événement. Ces observations de crises de manie
survenant après des chocs émotionnels sont naturellement innombrables et la clinique nous en
offre des exemples tous les jours (crises survenant après un accident ou une déception…/…

51
ÉTUDE N° 21

prodromique avec insomnie, énervement, soif de mouvement, démarches extrava-


gantes, troubles de la conduite (impudeur, cynisme, désinvolture, incorrections, achats
et démarches inconsidérées, prodigalité et quelquefois impulsions dipsomaniaques).
…Il peut arriver que le Il peut arriver que le malade qui a déjà eu plusieurs accès, soit averti de sa pro-
malade […] soit averti de chaine rechute par un « signal symptôme ». Telle malade, par exemple, se vêtait d’un
sa prochaine rechute par
peignoir rouge toutes les fois qu’elle était en imminence de crise (MAGNAN). Une
un « signal symptôme »…
patiente de JUQUELIER faisait avant chaque accès une visite à son dentiste et lui com-
mandait un appareillage très cher. Les anciens auteurs (notamment FALRET et
BAILLARGER) ont signalé, raconte JANET 1, de très curieux individus qui emploient une
formule, toujours la même, pour indiquer qu’ils vont retomber... l’un d’eux disait :
« j’ai vu dans les airs une casquette grise ». Un autre disait qu’il « voyait un oiseau ».
Un malade de la Salpêtrière disait : « Vous savez, je vous annonce une nouvelle, c’est
demain que je pars à Amiens... » MEURIOT 2 a signalé que certains malades commen-
cent leur accès en rendant visite à la maison de santé où ils ont été précédemment soi-
gnés. Cela arrive en effet assez souvent et on est parfois averti de la rechute en rece-
vant des nouvelles du malade pris d’un élan de sympathie ou de reconnaissance un peu
intempestif. Les troubles cénesthésiques, une phase de dépression, des céphalées, des
troubles digestifs ou génitaux peuvent s’observer. Signalons encore la forme de début,
décrit par G. PETIT, de type « dysmétrie-pragmatique 3 » avec troubles du jugement
(dysphronie), quérulence, besoin d’action et impérantisme mental. MICHAUX, GALLOT,
CIRILLI et MARIBAS 4 ont récemment mis l’accent sur « l’aura obsessionnelle » de la
crise de manie (recherche « obsédante » d’un taxi vert, d’une nappe jaune, de mou-
choirs de couleurs complémentaires).
Nous verrons à propos des conditions étiologiques que l’accès maniaque se
déclenche souvent chez des sujets d’humeur exaltée et mobile, de bio typologie pyc-
nique, de tempérament cyclothymique, de caractère « syntone » qui peuvent, ou insen-
siblement glisser vers l’agitation maniaque, ou, le plus souvent, y brusquement plonger.

…/… ou, comme nous venons de le rappeler, un deuil, c’est-à-dire après une émotion triste et
déprimante (« griefmania »), crises survenant au contraire après un succès, une joie, etc... Il y a
quelques années, J. DELAY (Ann. Médico-Psych., 1943, p. 462) a publié l’observation d’un offi-
cier à caractère sensitif de KRETSCHMER qui fit une crise de manie dans ces conditions. Outre les
travaux que nous venons de citer, il faut mentionner spécialement le travail de HARROWES (The
Reaktiv Maniac Episod, J. of Mental Science, 1931) et les travaux danois de WIMMER
(Centenaire saint Hans Hospital. Copenhague 1916), de FAERGEMAN (Thèse de Copenhague
1945, (p. 425) et de Vagn ZAHLE (Acta psychiatrica, 1951).
1. JANET, La force et la faiblesse psychologiques, p. 215.
2. MEURIOT, Ann. Méd.-Psych. 1944, t.1, p. 288.
3. PETIT, (G.). Ann. Méd.-Psych. 1933.
4. MICHAUX, GALLOT, CIRILLI et MARIBAS, Ann. Médico-Psych., 1948, t. II, p. 634.

52
MANIE

II. Analyse clinique de la crise de manie.


Notre description visera particulièrement celle d’un malade agité que l’on a dû, dès
son entrée en maison de santé ou à l’hôpital psychiatrique, placer dans un service
d’isolement. On trouvera de bonnes descriptions de la manie et de l’accès maniaque
dans l’article de LINAS 1, dans MENDEL 2, dans les « Leçons cliniques » de MAGNAN 3,
dans KRAEPELIN 4, dans l’article de STRANSKY 5, dans celui de LANGE 8, dans la thèse
de DERON 7, etc..
1° ASPECT, ATTITUDE, PRÉSENTATION.
Le malade est « furieux », il vocifère, sa voix est rauque et éraillée. Il se dépense
dans une agitation motrice parfois inlassable. Désordonné et débraillé, il se dévêt sans
cesse et, s’il reste vêtu, c’est avec négligence et extravagance (rubans, fards, décora-
tions en papier, fleurs, etc...r). Son humeur est rarement de tonalité égale, elle est sans …Son humeur est rare-
ment de tonalité égale,
cesse variable le maniaque passant par une série de changements continuels : il se
elle est sans cesse
montre successivement expansif, bavard, bon enfant, jovial, coléreux, érotique, gros- variable…
sier, ou hargneux, etc. Toujours en mouvement, il parle et crie sans arrêt, et ses propos
rapides sont souvent entrecoupés d’exclamations, de hurlements, d’injures ou de
chants. Dans les paroxysmes frénétiques, il se livre à une agitation furieuse (coups,
bris d’objets, sauts, vacarme) : il crache, mord, frappe à coups de poing, déménage sa
chambre, éventre les matelas, etc..
Si nous parvenons à l’examiner d’un peu plus près, notre contact avec lui est tout
à la fois direct et de tonalité affective violente. Il se présente à nous, soit comme un
personnage grossier mais bon enfant, soit comme un individu furieux et irascible.
Dans le premier cas nous nous trouvons en présence d’un sujet bavard, volubile, logor-
rhéique, jovial, exubérant de familiarité, qui nous décoche des quolibets, quelques
traits d’ironie ou de moquerie, à la verve caustique et malicieuse, à la faconde inépui-
sable, aux tendances érotiques, ordurières et obscènes : il est « tout d’une pièce », le
« cœur sur la main » et « sans façon ». Quand nous avons affaire à un malade hargneux
et hostile, ses regards furieux, ses menaces, son irritation maussade expriment la vio-
lence de ses tensions agressives qui explosent en rages clastiques, fusent en bordées
d’injures ou constituent un fond de colère d’où se détachent les haussements d’épau-
le, les gestes de mépris, les regards furibonds ou les sourires dédaigneux, toutes mani-

1. LINAS, loc. cit., 1876.


2. MENDEL, Die Manie, 1 vol., Vienne-Leipzig, 1881.
3. MAGNAN, Maladies Mentales, pp. 379 à 403.
4. KRAEPELIN, 8me Édition, t. III, pp. 1237 à 1259.
5. STRANSKY, Traité de ASCHAFFENBUCH, t. VI, pp. 36 à 57.
6. LANGE, Traité de BUMKE, t. VI, pp. 84 à 96.
7. DERON, Le syndrome maniaque, Thèse, Paris, 1928.

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ÉTUDE N° 21

festations d’une « mauvaise humeur » faite de révolte, d’ironie et d’exaspération.


Enfin plus rarement, le malade se présente sous un aspect particulier, en état de
« mutisme sthénique » : son visage est fermé et contracté, mais le regard laisse trans-
paraître sous le silence, la malice et l’enjouement.

2° L’EXCITATION PSYCHOMOTRICE. LE JEU MANIAQUE ET SES EXPRESSIONS.

Voici le « portrait » que MAGNAN 1 traçait du « grand maniaque ».


…Description par « Les mouvements sont brusques, tumultueux, désordonnés, incessants. Parfois, ils
MAGNAN (1893) sont en rapport avec le cours des idées, d’autres fois, ils paraissent automatiques et
c’est dans ces cas qu’on observe, souvent plusieurs fois de suite, la répétition des
mêmes séries de mouvements. Les malades crient, courent en tous sens, sautent, font
des culbutes, se roulent à terre, soulèvent des objets, les renversent, etc... Ils chantent,
cassent ce qui tombe sous leur main, se déshabillent, se rhabillent, déchirent leurs vête-
ments. Rencontrent-ils des obstacles, loin de les éviter, ils les renversent ou les brisent.
La plupart de ces mouvements n’ont aucun but ; ils s’opèrent sans discernement. La
force musculaire paraît accrue. En tout cas, jamais la fatigue n’apparaît. On voit des
malades agités pendant des mois entiers presque sans prendre de repos, et, néanmoins,
ils conservent leur agilité, leur force; tout au plus, note-t-on un léger amaigrisse ment,
bien peu en rapport avec la déperdition apparente des forces. »
…La physionomie est La physionomie est mobile et vive, parfois maniérée, presque toujours animée
mobile et vive … d’expressions pathétiques, caricaturales, excessives et changeantes : le rire à gorge
déployée, les chants, mais aussi les pleurs, les grimaces, les sanglots même se mêlent
aussi au déroulement kaléidoscopique et rapide des expressions émotionnelles les plus
variées, tout à la fois sou daines, violentes et fugaces. La mimique coléreuse ou éro-
tique alterne avec la « semi-comédie » de la peur, du dégoût, de la passion, et tous les
états d’âme se précipitent dans ce flux émotionnel tumultueux.
…Le langage maniaque a Le langage maniaque a fait l’objet d’observations nombreuses, car il comporte des
fait l’objet d’observations symptômes très frappants : ellipses, jeux de mots, assonances, style télégraphique,
nombreuses…
exclamations, onomatopées, etc... Tous les Manuels et Traités les énumèrent. Un
récent travail de M. LORENZ et S. COBB 2 doit être cité ici. Ils ont étudié statistiquement
le langage de 10 maniaques relativement à celui de 10 sujets témoins. Ils ont noté natu-
rellement le plus gros débit de la masse verbale. Mais la partie la plus importante de
leur travail est constituée par sa référence aux travaux de G. K. ZIPF 3 selon qui, il y a
lieu de distinguer dans le vocabulaire les mots de langage conceptuel (substantifs,
adjectifs, adverbes, verbes) et les mots de langage de connexion (articulatory langua-
ge), c’est-à-dire les verbes auxiliaires, les pronoms, prépositions et conjonctions. Chez
les maniaques LORENZ et COBB ont noté une augmentation du matériel verbal de

1. MAGNAN, Maladies Mentales, 1893-1897 pp. 388-389.


2. M. LORENZ et S. COBB, Language Behaviour in manic patients. Archiv. of Neuro. and Psych.
1952, 67, 763-770.
3. G. K. ZIPF, Psychology of Language, 1935.

54
MANIE

connexion (auxiliaires, pronoms, articles) notamment le quotient verbo-adjectif est


augmenté, c’est-à-dire que les adjectifs entrent en plus faible proportion dans les pro-
pos des maniaques. En effet, leur langage constitue un flot de paroles, une logorrhée
qui coule avec brio, volubilité, verve et redondance ou seulement comme un bavarda-
ge oiseux, prolixe, se dévide sans fin en propos digressifs, récits futiles, cocasses,
ponctués de tonitruantes exclamations. La voix s’enfle alors, le ton s’exalte jusqu’aux
plus hautes envolées lyriques, les propos passent de la grandiloquence à l’invective.
L’incohérence du débit verbal est essentiellement constitué par ce « tempo endiablé »,
ce vertige, cette précipitation et ces improvisations tumultueuses que nous étudierons
plus loin sous le nom de « fuite des idées ». M. LORENZ a repris plus récemment 1 cette
étude. Elle a observé une dizaine de maniaques et l’analyse de leur langage plutôt qu’à
un inventaire morphologique la conduit à une description phénoménologique de la
fuite des idées.
Une pareille agitation expressive, mimique, gestuelle et verbale empêche l’ac-
complissement des actions ordonnées et régulières. Même les plus simples, comme
celles de manger, de se vêtir, ou les plus banales comme celle de recevoir la visite du
médecin ou de sa famille sont submergées par le désordre et la profusion des mouve-
ments inadaptés, les cris, les éclats de rire, les bris d’objets et les surcharges infinies
d’emphase et d’exubérance. L’excès de boursouflure, de baroque et d’extravagance
emporte l’action commencée dans un torrent de détails ou de digressions où elle s’éga-
re et se dissipe jusqu’à se volatiliser.
Le trait dominant de cette activité stérile, gaspillée et luxuriante c’est le jeu. Le …Le trait dominant de
cette activité stérile, gas-
malade se dépense frénétiquement comme un enfant ; il « joue » des scènes, improvi-
pillée et luxuriante c’est
se des scénarios, des dialogues. Il « fait » tel ou tel personnage, jongle avec des fan- le jeu…
taisies imaginatives, et le trait dominant de ce jeu, c’est que le maniaque se divertit
d’éléments, d’objets et de situations empruntés au monde extérieur : il se plaît à mani-
puler la réalité, il s’amuse avec les personnes de son entourage, des petits événements,
des plus menus incidents, des choses insignifiantes même de son expérience actuelle.
Il demeure adhérent à la réalité présente, mais il s’y projette, non pas toujours en s’y
ruant dans une furieuse impétuosité de conquête, mais aussi en s’y glissant comme
pour une partie fine ou une entreprise malicieuse et frivole. Il s’empare des objets, les
décrit, les déplace, feint de leur parler. Il invite les personnes qui l’entourent à entrer
en scène, leur assigne à chacune ou ensemble un rôle dans son jeu, et leur présence sti-
mule son invention, son intérêt et sa fantaisie, car il cherche toujours un écho et un
miroir pour son propre spectacle. Le jeu maniaque consomme le monde extérieur
mais, comme nous le verrons, il n’est pas « syntone » au présent réel qu’il transfigure

1. M. LORENZ, Language Behaviour in manic patients. Archiv. of Neuro. and Psychiatry, 1953,
14-26.

55
ÉTUDE N° 21

et transperce. Naturellement, cette activité ludique rappelle les jeux des enfants et il
n’est pas rare d’ailleurs de voir les maniaques jouer « comme un enfant », prendre un
langage puéril : les femmes jouer à la poupée, les hommes commander des soldats
imaginaires, ou mimer des scènes pittoresques d’images d’Épinal. Mais c’est davanta-
ge encore au jeu du mauvais théâtre que ressemble le jeu maniaque avec ses déclama-
tions forcées et sans naturel, ses attitudes grotesques et son éloquence essoufflée : la
voix qui s’enfle pour tenir le ton d’un héros, d’un saint, d’un orateur, ou d’un prophè-
te, défaille et manque son but et malgré son tapage, il est bien exceptionnel que pour
tant qu’il « remplisse » son rôle, le maniaque le tienne avec talent. Son jeu est lui-
même un simulacre, un jeu de jeu et un rôle sans consistance qui ne cesse de varier
comme si chaque mot, chaque image, chaque attitude en entrant dans le jeu, en modi-
fiait le cours, car, comme le disait SCHULE, « rien n’est durable dans la manie que sa
transformation perpétuelle ».

3° TACHYPSYCHIE. FUITE DES IDÉES.


Le « désordre » qui caractérise le comportement et qui se retrouve, comme nous
venons de le voir, dans le « jeu » en tant que celui-ci est un « faux semblant », une
gageure mal tenue, ce désordre se retrouve dès que l’on entreprend d’analyser « l’état
mental », « la pensée », l’« idéation » du maniaque. Si cette pensée maniaque, par sa
…sous cette richesse
apparente, [la pensée surabondance, son volume, sa « vitesse » en impose pour être une pensée claire et
maniaque est d’une] une même « supérieure » dont le rendement serait accru et la productivité plus grande,
pauvreté réelle… l’analyse ne tarde pas à montrer sous cette richesse apparente, une pauvreté réelle 1.
Le caractère superficiel, chaotique et inconsistant de cette pensée mouvante, sans
réflexion, sans arrêt ni pondération a été bien vu encore par MAGNAN 2.
…Description de « Vient-on à adresser au malade une question brusque, rapide, mais très nette et
MAGNAN… très précise, on voit très souvent, presque aussitôt celui-ci suspendre son débit et
répondre d’une manière juste et raisonnable. Mais dans le même instant, une impres-
sion, un souvenir, une simple consonnance, la vue d’un objet quel conque suffisent
pour changer la direction de la pensée. Si l’on réitère la même question, il répond
d’une manière toute différente et même tout à fait opposée. Le maniaque, en effet, est
l’homme du moment : tout est superficiel, rien n’est profond ; l’attention, la réflexion
ne s’exercent à aucun degré ; le moindre incident, le moindre geste, la présence ou le
passage d’une personne quelconque deviennent matière à une série d’idées, bientôt
remplacées par des idées nouvelles n’ayant pas de cause plus importante. Chaque
faculté intellectuelle contribue pour sa part à ce désordre de l’intelligence. Les facul-
tés productives : la mémoire, l’association des idées, l’imagination, se trouvent déme-
surément surexcitées aux dépens des facultés de jugement et de réflexion. La mémoi-

1. Exactement (BINSWANGER le souligne) comme cette déception qui saisit, quand il se réveille,
le rêveur qui s’était trop illusionné sur la qualité de ses découvertes ou de la profondeur de ses
idées.
2. MAGNAN, Maladies Mentales, op.cit, p. 387.

56
MANIE

re rappelle à l’esprit une foule de faits qui semblaient oubliés ; des souvenirs très loin-
tains, incapables d’être évoqués en temps normal, sont rafraîchis sans difficulté ;
l’imagination acquiert une telle activité que les malades paraissent plus intelligents.
Les pensées sont enchaînées naturellement, logiquement, bien qu’énoncées avec une
exaltation et une volonté maladives. »
Comme on le voit, le grand clinicien français, tout en estimant à sa juste valeur, c’est-
à-dire, somme toute, en lui attribuant une assez faible qualité, l’activité intellectuelle du
maniaque, lui reconnaît toutefois, en vertu des concepts atomistiques de l’époque, des
compensations dans la richesse de sa mémoire et de ses associations. C’est que, du temps
de la psychologie associationniste, on pensait pouvoir étudier séparément certaines fonc-
tions : orientation, attention, mémoire, associations, etc... Revenons un peu sur ces ana-
lyses de style ancien, ne fût-ce que pour en montrer l’insuffisance.
L’orientation est certes relativement correcte, mais à condition que le malade
veuille bien s’adapter à la question, entrer dans le jeu.
L’autocritique est, dit-on, assez bien conservée et le malade a, en effet, générale-
ment conscience de sa maladie, d’être dans un état anormal. Il en plaisante ou s’en
émeut parfois, mais il faut bien dire, qu’entraîné par son tourbillon, il perd pied le plus
souvent et ne réfléchit pas.
L’inattention est, sans doute, un trait remarquable de ce syndrome psychique …L’inattention est, sans
doute, un trait remar-
puisque le malade va d’une idée à l’autre sans, pouvoir se fixer sur aucune, et sans être
quable […] le malade va
capable de s’engager dans un effort mental soutenu. Cette mobilité, c’est-à-dire cette d’une idée à l’autre sans
impuissance de l’attention, cette « aprosexie » a fait naturellement l’objet de beaucoup pouvoir se fixer sur aucu-
de travaux du temps de l’école de WUNDT 1. LIEPMANN 2 avait conduit à cette époque ne…

ses expériences en partant de l’association des idées et il montrait comment c’était


l’« Obervorstellung », le pouvoir associatif suprême, qui, faisant défaut, entraînait
l’éparpillement des « idées ». KULPE 3 a critiqué cette manière de voir et insisté sur le
trouble en quelque sorte primitif de l’attention.
La mémoire est réputée intacte 4. Mais en fait, elle est modifiée, en ce sens que,
d’une part la fixation des souvenirs du « vécu » de la crise, si elle est souvent assez
bonne, peut cependant être incomplète, et que, d’autre part, les souvenirs sont rappe-
lés au cours de la crise avec une abondance de détails inusitée (hypermnésie). C’est
souvent ce « trouble positif » de l’activité mnésique d’évocation qui est au premier
plan du tableau clinique : un flot de souvenirs anciens monte perpétuellement de l’in-

1. Des Psychologische Arbeiten, publiés par KRAEPELIN entre 1905 et 1910, portent la trace de cet
intérêt des recherches de psychologie dite expérimentale.
2. LIEPMANN, Psychologische Untersuchungen in Manisch-depressiven, Monatschr. J. Psych.,
1907 22, 530.
3. KULPE, Psychologie und Medizin, 1912.
4. LANGE p. 96. Nous citons son opinion parmi cent autres parce qu’il est, en cette matière, le plus
récent « classique ».

57
ÉTUDE N° 21

conscient et submerge la conscience sans ordre ni continuité. Le cadre chronologique


de la mémoire, sans être dissous, manque de netteté et de précision. La remémoration
du passé se fait pêle-mêle, très rapidement et sans cet enchaînement contrôlé qui peut
seul assurer l’efficacité de son débit 1.
…études sur les associa- Les associations ont été l’objet privilégié des études de l’ancienne psychologie
tions… expérimentale (ASCHAFFENBUCH, ISSERLIN etc.). D’après LEY et MENZERATH 2 les
temps de réaction sont irréguliers : il existe des réactions anticipées, des répétitions à
plusieurs reprises du mot inducteur, des réactions superficielles, une prédominance des
réactions égocentriques, des complexes érotiques avec raccourcissement du temps de
réaction. Ils comparent ces résultats avec ceux qu’on obtient chez les sujets normaux
au cours des états de fatigue. BINSWANGER 3 insiste aussi sur l’analogie avec ce qui se
passe dans la fatigue et le surmenage intellectuel. Pour ISSERLIN 4, il existait une diffé-
rence des types d’association dans les cas où alternaient Manie et Mélancolie. Tandis
que, au cours de la crise de Mélancolie, on notait 81 % d’associations internes (par
mécanisme interne logique ou sémantique), 17 % d’associations externes (par liaisons
formelles) des digressions, 1,9 % d’associations par assonance, pas de répétition de
mot inducteur, au contraire, au cours de l’accès de manie, il a rencontré 18 % seule-
ment d’associations internes, 81 % d’associations externes, 56 % de digressions, 43 %
de répétition du mot inducteur et 43 % d’associations par assonances. GUTTMANS 5

avait constaté également par des tests que l’ensemble des opérations associatives est
médiocre chez les maniaques comme chez les déprimés. D’ailleurs, ces troubles asso-
ciatifs sont toujours des troubles de la synthèse psychique qui est « relâchée » dans la
manie, exactement comme dans les expériences avec la caféine de ALLERS et FREUND 6
ou dans les états de dénutrition, de fatigue, d’intoxication alcoolique. C’est pourquoi
…il s’agit d’un trouble
général de la pensée ASCHAFFENBUCH 7 a mis en garde contre les interprétations trop atomistes de la patho-
conceptuelle… logie des associations en mettant en évidence qu’il s’agit d’un trouble général de la
(ASCHAFFENBUCH, 1904) pensée conceptuelle.
Ces études sur l’activité associative ont été rajeunies et reprises par
M ARTIN 8 (à l’aide de la méthode de G ARDNER M URPHY ) par W ELCH , D IETHELM

1. Cf. notre Étude n° 9.


2. LEY et MENZERATH, Congrès belge de N. et P., Bruges, 1911.
3. BINSWANGER, Ideenflucht, Arch. suisses Neur., 1931, XXVIII, 2me article.
4. ISSERLIN, Psychologische Unters. an Man. Dep. Psychoses. Monatschr. f. Psych. und Neuro.,
1907, XXII.
5. GUTTMANS, Exp. Unters. über die Aufmerksamkeit und geistige Leistungsfähigkeit bei M. D.,
Zeitschr. f. Psychotherapie, 1911, 4, 1.
6. ALLERS et FREUND, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1925, t. 97, p. 748.
7. ASCHAFFENBUCH, Experimental Studien über Assoziationen III. Die Ideenflucht, Psychol.
Arbeiten, 1904.
8. MARTIN, Study of Word association in D. P. and M. D. J. Gen. Psycho., 1945, 33, pp. 257 à 264.

58
MANIE

et L ONG 1 , sans apporter de documents bien nouveaux à verser au débat de ce vieux


problème. Naturellement, on a tenté d’appliquer au maniaque des méthodes psycho-
métriques plus modernes et nous devons signaler à ce sujet des travaux à l’aide du test …Tests projectifs…
de Rorschach ou d’autres tests de projection (T. A. T., test de Szondi, Mosaïc test,
Multiphasic test de Minnesota, etc...). On trouvera des exemples de l’application de
ces méthodes de projection dans les travaux de KLOPFER et KELLEY 2, de LEVY et
BECK 3, de HARRISON 4, de WERTHAM et GOLDEN 6. Elles n’apportent rien de bien nou-
veau puisque tous ces tests montrent des tendances à relation, à l’expansivité, la pré-
valence du mouvement et de la couleur dans l’organisation du champ perceptif et ima-
ginatif. ESCALONA 6 dans ses investigations expérimentales retrouve les traits cliniques
habituels de projection au dehors, d’agressivité, et de variabilité, et, dans le même
esprit de recherche, MASSERMANN et BALKEN 7 aboutissent, à propos de l’imagination,
aux mêmes résultats que la clinique nous permet d’atteindre quotidiennement. Il en est
de même pour les tests de perception ou de gestaltisation d’EYSNEK 8 et de HUNT et
GUILFORD 9. Il convient de noter d’ailleurs que tous ces travaux s’appliquent beaucoup
plus aux formes dépressives que maniaques des états maniaco-dépressifs pour la
bonne raison que les déprimés se prêtent plus facilement à ce mode d’exploration.
Quant aux épreuves d’efficience et de performance, outre leur difficulté d’appli-
cation chez des malades excités, bavards, leurs résultats sont nécessairement variables.
Il n’est qu’à se rapporter aux études citées par BELLACK 10 sur l’emploi des
« Intelligence Test patterns » dans les états maniaques. Si BRODY 11 est plutôt péjora-
tif pour l’activité intellectuelle de ces malades, ce n’est pas l’opinion de la plupart des
auteurs. Cependant, HUNT et COFFER 1 2 soulignent le déficit psychologique.
Mais la « fuite des idées » (Ideenflucht) doit être considérée non plus dans ces

1. WELCH, DIETHELM et LONG, Measurement of hyperassociative activity during the élation. J.


Psch., 1946, 21, pp. 113 à 126.
2. KLOPFER et KELLEY, The Rorschach Technic, New-York, 1942, p. 436.
3. LEVY et BECK, The Rorschach test in M. D. Am. J. Ortho-Psych., 1934, pp. 31 à 43.
4. HARRISON, The T. A. T. and Rorschach in clinic. practic. J. Psych., 1943, 15, pp. 49 à 74.
5. WERTHAM et GOLDEN, A differential diagnosis of interpreting mosaïco and colered block desi-
gns, Am. J. Psychiatr., 1941, 98, pp. 124 à 131.
6. ESCALONA (S. K.), Effect of success and failure upon response the level of aspiration and beha-
vior in M. D. Univ. Iowa Stud. child. Welf. 1940, 16, (n° 3), pp. 197 à 302.
7. MASSERMANN et BALKEN, Clinical application of phantasy studies, J. Psychology, 1938, 6, pp.
81 à 88.
8. EYSENCK, Dimension of Personnality, trad. fr., 1950.
9. HUNT et GUILFORD, Fluctuations of an ambiguous figure in D. P. and M. D. J. abnorm. and
social Psycho., 1927, 27, p. 443.
10. BELLACK, The M. D. Psychosis, 1952, pp. 106 à 113.
11. BRODY, Survey of the results of intelligence tests in psychosis, Brit. J. M. Psycho., 42, 19, pp.
215 à 257.
12. HUNT et COFFER, Psychological Déficit, New-York, 1944, 2, p. 1242.

59
ÉTUDE N° 21

perspectives désuètes ou précaires, mais comme une forme d’existence tumultueuse,


ainsi que nous le verrons plus loin. C’est un « tourbillon » sans fin, sans but et sans
ordre, emportant dans son mouvement vertigineux les images qui foisonnent, les mots
qui se pressent, les souvenirs qui affluent, les contenus de conscience qui défilent
enchevêtrés, mutiles, incomplets, dans un embrouillamini d’idées dont la rapidité
donne l’illusion de la fécondité.
…Le malade « saute » Le malade « saute » d’une idée à l’autre, se laisse entraîner par son « mentisme »
d’une idée à l’autre, se vertigineux. Il suit à bout de souffle sa pensée qui fuit : Cessant d’en être le maître, il
laisse entraîner par son court comme un esclave après ses automatismes. C’est la sarabande de l’imagination,
« mentisme » vertigineux.
le défilé des souvenirs, le mélange chaotique des intuitions qui se pressent à un ryth-
Il suit à bout de souffle sa
pensée qui fuit… me forcené et se télescopent ou interfèrent en séries futiles, insignifiantes et désor-
données. La pensée ne crée plus, elle rêve, elle vagabonde. Secouée de soubresauts,
hachée d’interruptions, elle dévide et embrouille son fil, de sorte que, entraîné dans ce
mouvement qui se précipite à mesure qu’il dure, perdu dans les méandres d’une ima-
gination déchaînée, dans les entrelacs de ses digressions, dans le labyrinthique manè-
ge de sa pensée qui tourne à vide et toujours plus vite, le malade se lance à corps perdu
dans un dédale vertigineux, s’y engouffre et s’y perd dans l’impétuosité d’un élan que
rien ne peut arrêter ni apaiser. Les instances normales d’inhibition et de direction sont
affaiblies ou abolies et l’activité psychique tourne inlassablement en rond, sans frein
et sans efficacité. Nous devons à BINSWANGER 1 l’étude la plus approfondie de la fuite
des idées ainsi considérée non plus comme un accident mécanique de la boîte de vites-
se cérébrale, mais comme une certaine forme d’existence qui constitue le fond même
de l’état maniaque, c’est-à-dire les relations du maniaque avec son Monde. Ce remar-
quable travail est conduit contre la thèse que nous venons de critiquer à propos de l’at-
tention, de la mémoire, des associations, etc.. thèse qui nous ramène à WERNICKE et
qui peut se formuler ainsi : l’excitation intellectuelle, la rapidité des idées, leur dis-
continuité constituent des accidents mécaniques, des phénomènes physiques d’excès
de vitesse et d’erreurs d’aiguillage. Si ISSERLIN, LIEPMANN, BUMKE, KRAEPELIN ne se
faisaient pas du phénomène de la fuite des idées une conception purement mécanique,
ils tendaient néanmoins, comme l’a bien montré HONIGSWALD 2, à prendre à leur comp-
…Toutes les analyses
structurales de te le « ça pense en moi » du maniaque comme si l’on pouvait passer du « ça pense »
BINSWANGER montrent au « je pense ». Encore une fois, toutes les analyses structurales de BINSWANGER mon-
que la « fuite des idées » trent que la « fuite des idées », la tachypsychie du maniaque n’est pas un phénomène
[…] constitue un aspect
isolé ou basai de la manie, mais constitue un aspect fondamental de la déstructuration
fondamental de la
déstructuration de la de la conscience maniaque anormalement ouverte aux significations et à l’intention-
conscience maniaque
anormalement ouverte à 1. Nous en exposerons plus loin tous les détails et essayerons d’en traduire l’essentiel.
l’intentionnalité de l’op- 2. HONIGSWALD, Denkpsychologie (2me édition), 1925, et Philosophie und Psychiatrie, Archiv. f.
timisme… Psych., 1929, 87, 715-741.

60
MANIE

nalité de l’optimisme vécu comme une véritable danse avec le réel. Cette « danse » va …optimisme vécu comme
justement prendre tout son sens si nous étudions maintenant l’intentionnalité de la une véritable danse avec
le réel…
conscience maniaque.

4° L’ANARCHIE INSTINCTIVO-AFFECTIVE. L’AVIDITÉ ET L’EXPANSIVITÉ COMME INTEN-

TIONNALITÉ DE LA CONSCIENCE MANIAQUE.

Relâchement des disciplines et des contraintes, insurrection pulsionnelle, régres-


sion instinctive et libidinale, « orgie totémique », festivité du « ça », la manie com-
porte tous ces traits « dyonisiaques » que sont l’érotisme, l’obscénité, la gloutonnerie,
les jeux effrénés « in Baccho et Venere ».
Tantôt c’est dans une atmosphère d’euphorie, d’optimisme et d’heureuse insou-
ciance que se déroulent les scènes frénétiques de la vie maniaque. D’autres fois, c’est
dans une décharge élastique de violences coléreuses, dans le vacarme et les hurle-
ments, que se déchaîne une agressivité forcenée. Mais dans tous les cas, c’est l’« exal-
tation de l’humeur » qui constitue le fond d’expansivité, de volubilité et d’exubéran-
ce qui emporte et enfle le flot des paroles et des actes maniaques. Ce « fond » c’est ce
qu’on appelle l’« humeur » (Stimmung en allemand, terme qui d’ailleurs implique non
pas une propriété pure et simple de biotonus, mais plutôt un état d’âme). Si on est tenté
parfois de réduire cette « humeur » à une sorte de phénomène d’excitation ou d’irrita-
tion nerveuse dite « hyperthymique », on risque de retomber ainsi dans les errements
de l’époque, où l’on rapportait la fuite des idées à une vitesse excessive de l’influx ner-
veux, à un phénomène physique. L’humeur n’est ni un « biotonus » au sens d’EWALD,
ni un facteur thymique élémentaire. C’est, comme nous aurons l’occasion de le voir …l’humeur est une « qua-
plus loin, une « qualité » globale et complexe de la conscience, une forme de son inten- lité » globale et complexe
de la conscience, une
tionnalité irréductible à une sorte de propriété fonctionnelle, celle d’une « tonalité »
forme de son intentionna-
physique car elle est l’avidité même de l’intentionnalité de la conscience qui ne peut lité, […] son avidité
elle-même être saisie que comme l’avidité du désir. même…
Nous pouvons faire la même remarque à propos d’un autre aspect caractéristique
de la conscience maniaque, ce que l’on appelle ses troubles affectifs, et notamment
l’intensité de ses émotions. Certes le maniaque pleure, rit, s’irrite et se passionne avec …l’intensité de ses émo-
tions [est un aspect
excès, mais toutes ces émotions, ces sentiments sthéniques vont dans le même sens,
caractéristique]…
celui de l’expansivité. La joie, la colère, le plaisir, l’espoir, le désir de vivre, d’aller de
l’avant, de briser les résistances, d’anéantir les obstacles, sont bien les traits fulgurants
et variables qui s’inscrivent dans la conduite du maniaque, sur sa physionomie, dans
ses gestes, et plus généralement impriment à son existence les soubresauts et les éclats
d’émotions violentes. Mais la manie n’est pas une simple exagération de celles-ci, elle …non pas hyperémotivité
n’est pas caractérisée par « l’hyperémotivité », mais par le caractère de triomphante […] mais le caractère de
orgie que la vie émotionnelle prend comme une revanche ou une révolte contre les ins- triomphante orgie que la
vie émotionnelle prend…
tances de contrôle et de contrainte. Cependant pour tant que les courants intentionnels

61
ÉTUDE N° 21

de cette « saturnale » trouvent un écho dans nos propres émotions de joie et d’élation,
dans nos tendances à l’optimisme ou à la satisfaction de nos pulsions, pour tant qu’elles
sont en effet des émotions fortes, la structure même de cette vie déréglée et « endia-
blée » porte en elle une telle signification de désordre, un tel besoin d’insurrection, que
nous ne pouvons pas la réduire, la « ramener » à une pure et simple « hyperthymie ».
Ce que la structure émotionnelle de la manie livre à notre observation clinique (et
comme nous le verrons mieux plus loin, à notre analyse phénoménologique), c’est une
altération de la vie psychique qui constitue une véritable déstructuration de son orga-
nisation. Tout se passe, en effet, comme si la conscience avait perdu la possibilité
d’opérer dans le calme et la pondération pour tomber dans la précipitation d’une chute
verticale vers une forme archaïque et primitive d’existence paroxystique, chute qui
l’entraîne à grandes guides sur le chemin du rêve et de l’imaginaire.

5° LA PRODUCTION SUBDÉLIRANTE.

On répète souvent que la manie n’est pas un délire et cela dans le double sens du
mot (« delirium » – « Wahn » ou « delusion » des auteurs étrangers). Cela est vrai si
l’on veut entendre par là que la conscience maniaque ne se confond exactement ni avec
les formes les plus inférieures de dissolution plus profondes (delirium) ni avec celles
qui comportent une « expérience délirante » actuellement et intensément vécue comme
un bouleversement de la réalité. Mais cela est faux si l’on entend méconnaître que
… la « fuite des idées », même dans les manies les plus simples et les plus pures, la « fuite des idées », l’exal-
l’exaltation imaginative, tation imaginative, les propos narratifs et inventifs, la fabulation, etc. et surtout la fan-
les propos narratifs et
inventifs, la fabulation,
taisie ludique des rapports qui lient le Monde au Moi du maniaque sont déjà un délire
etc […] sont déjà un déli- naissant, c’est-à-dire « valent déjà pour » une certaine distorsion de la réalité vécue et
re naissant… pensée.
Dans la mesure même où la pensée du maniaque « rêve » ou tend à vagabonder
dans le rêve comme nous y avons déjà insisté (Étude n° 8), et comme nous le verrons
plus loin, il délire, et si la fuite des idées par son inconsistance, sa superficielle légè-
reté apparaît peu susceptible d’être comparée aux croyances délirantes fermes et
tenaces de nos délirants chroniques, il n’en reste pas moins qu’en tant qu’elle est une
fabulation verbale, elle contient en germe et nous fait déjà pressentir le délire plus
immédiatement et intensément vécu des « expériences délirantes » que nous étudie-
rons plus loin (Étude n° 23), car il y a dans le délire, comme dans la manie, tous les
degrés. Aussi n’est-il pas étonnant qu’en bien des points, ces deux sortes de troubles,
trop artificiellement isolés dans la psychiatrie classique, interfèrent pour former un
tableau clinique intermédiaire : celui de la « manie délirante » dont nous aurons à étu-
dier les diverses modalités. Rappelons donc simplement ici que toutes les études clas-
siques, tout en admettant (avec des réserves) le caractère délirant de la manie, ne l’en-

62
MANIE

visagent que comme une contingente « association » d’idées délirantes au tableau cli-
nique de la manie. Cette opinion n’a guère changé, depuis que LINAS écrivait : « les
conceptions délirantes s’observent quelquefois dans le délire maniaque : mais loin de
faire partie de ses éléments nécessaires, elles n’interviennent que d’une manière secon-
daire, accessoire, à titre d’incident et de complication. Elles diffèrent essentiellement
de celles qui se manifestent dans les monomanies en ce que celles-ci sont persistantes
et fixes, tandis que dans la manie elles sont mobiles, changeantes et fugitives 1. »
Certes, mais elles n’en sont pas moins délirantes.
KRAEPELIN admettait à son tour que les constructions délirantes sont généralement
chez le maniaque fugaces et floues, mais que parfois il existe des délires rappelant les
délires paranoïdes ou des conceptions délirantes extemporanées fréquemment mys-
tiques 2. De même à peu près à la même époque, STRANSKY 3 considérait les délires des
maniaques comme purement épisodiques et, depuis lors, la plupart des manuels clas-
siques tiennent la Manie franche aiguë pour un état « par définition » exempt de déli-
re (MAGNAN, RÉGIS, etc.), LANGE 4 par exemple parle des idées délirantes de préjudi-
ce ou hypocondriaques comme de troubles accessoires.
Cependant, avec DERON nous rencontrons un essai qui nous paraît cliniquement
plus intéressant pour rapprocher la pensée maniaque du délire. Voici comment il s’ex-
prime 5 :
« Ce qu’on a nommé délire chez le maniaque, en dehors des cas exceptionnels et …DERON (Thèse, 1928)
sur lesquels nous reviendrons ultérieurement, est essentiellement mobile, son poly- rapproche la pensée
morphisme incohérent relève de l’excitation, l’incohérence étant toujours accrue par la maniaque du délire…
débilité sous-jacente. Ce délire n’a ordinairement rien d’homogène et il faudrait parler
plutôt de conceptions ou d’idées délirantes. Si elles s’orientent dans un sens nettement
déterminé, on voit toujours un grand nombre d’idées accessoires se greffer sur les pre-
mières, aucun phénomène de conscience, pas plus intellectuel qu’émotionnel, n’arrive
à se maintenir pendant un temps suffisant pour influencer et grouper ces éléments pas-
sagers. Les idées délirantes liées au déchaînement associatif et dérivant d’évocations
instables sont donc très mobiles.
Les illusions diverses, les erreurs d’interprétation des sensations, les fausses recon-
naissances, quelquefois les hallucinations vraies, et même l’apparence hallucinatoire
dont l’expression métaphorique en langage matériel contribue à troubler la conscien-
ce, créent une certaine fantasmagorie. D’autre part, si les idées délirantes prennent,
jusqu’à un certain point, leur origine dans le caractère et les tendances du malade, ce
sont plutôt les réactions qu’elles provoquent, que ces idées elles-mêmes qui sont sou-
mises à leur influence. Les conceptions se suivent sans lien logique, souvent heurtées,

1. LINAS, p. 518.
2. KRAEPELIN, pp. 1252-1253.
3. STRANSKY, p. 56.
4. LANGE, p. 91-92.
5. DERON, pp. 52 à 55.

63
ÉTUDE N° 21

parfois contradictoires, naissant au hasard des perceptions incomplètes ou inexactes


des états affectifs mobiles. Elles ne prétendent pas à traduire les rapports du Moi avec
le monde extérieur, ne se donnent pas pour adéquates à la réalité et ne s’accompagnent
pas de conviction. Tout prend un aspect de fantastique ou, en tout cas, d’inaccoutumé.
Le malade sent confusément que la logique rationnelle du monde normal n’est plus
appliquable au monde imaginaire où il s’agite. La fantasmagorie des illusions mul-
tiples, avec un chaos d’irréalités acceptées et de réalités méconnues, entrave tout juge-
ment d’objectivité ; chaque représentation nouvelle, ayant le même degré de conscien-
ce que les précédentes, les font oublier. Il y a plutôt absence de jugement qu’erreur...
Les malades accordent autant d’importance à leur rêverie qu’à leurs perceptions et
c’est à dessein que nous employons ce mot qui désigne l’activité intellectuelle sans
but. On a dit que les rêveries ne sont que des récits incomplets que nous nous faisons
à nous-mêmes. Elles sont, en tout cas, une forme d’activité psychologique élémentai-
re et facile. Elles comportent tous les degrés depuis le simple relâchement de l’atten-
tion où, sans perdre de vue nos préoccupations, nous les suivons avec moins de ten-
sion, les laissant se combiner d’elles-mêmes d’une façon encore productive, jusqu’aux
états où nous lâchons la bride aux évocations et où, toute direction abandonnée, nous
nous laissons dériver vers les associations parasites, en accord avec nos tendances.
Nous oscillons entre deux plans extrêmes : celui de l’action où nous réfléchissons pour
ordonner, et celui du rêve où nous assistons sans intervenir, au déroulement désinté-
ressé de nos représentations. Aussi, contrairement à la réflexion où nous ne voyons pas
d’images, la rêverie, état très riche en images, est très pauvre en pensée.
Les malades expriment d’ailleurs souvent, tantôt pendant l’accès, tantôt après la
guérison, le sentiment de vie en rêve, mais il semble qu’ils expriment ainsi en un seul
terme la conscience de leur rêverie et leur impression d’irréalité.
…………………………
On peut rencontrer tous les intermédiaires entre le vrai délire de rêve des
maniaques confus, l’apparence de délire due à la rêverie, à l’activité de jeu et au sym-
bolisme verbal, et les formes inférieures fabulantes de ce qu’on a appelé le délire
d’imagination, et qui ne sont, en réalité, que de la vantardise et du mensonge.
C’est plutôt l’apparence du délire que l’on rencontre dans les états maniaques. On
pourrait, en effet, en faisant toutes réserves sur le mot délire, que nous estimons ici être
inexact, dire que le délire maniaque est un délire de rêverie et de jeu. Le mécanisme
du jeu est d’ailleurs très proche de celui de la rêverie. Lui aussi est une activité sans
but, dépend de l’imagination créatrice et réalise aussi une tendance. »

Défaut de liaison conceptuelle des représentations, substitution aux liens logiques


de relations de moindre valeur telles que réminiscences verbales, associations par
assonances, inductions rythmiques, tel est ce que l’on peut appeler le « jeu délirant
…le « jeu délirant idéo- idéo-verbal » du maniaque. Il s’agit le plus souvent de fabulations légères, transitoires
verbal » du maniaque… et extemporanées où se mêlent la blague et la rêverie. Parfois ces rêveries (HEUYER)
ou ces états interprétatifs (SERIEUX et VALENCE) se rapprochent un peu – et de loin dans
les formes typiques – des états oniroïdes (MAYER-GROSS), et des expériences déli-
rantes et hallucinatoires actuellement et fortement vécues. Et c’est uniquement parce
que ce « jeu délirant » du maniaque apparaît plus mobile, plus inconsistant, moins pro-

64
MANIE

fondément enraciné dans la sphère des croyances et des perceptions, qu’il est désigné
classiquement comme « non délirant ».
Les hallucinations qui témoignent généralement d’un état de délire plus profond et
en quelque sorte plus authentique ont même été signalées par les Classiques dans l’état
maniaque. Beaucoup d’entre eux (LINAS, RITTI, MAGNAN, KRAEPELIN, etc.) en admet-
taient la possibilité (comme pour les idées délirantes) tout en soulignant leur présence
exceptionnelle et comme hétérogène par rapport au fond pur et simple de l’excitation
maniaque. Pourtant avec MASSELON 1 nous voyons plus clairement discerné et analy-
sé le mécanisme de projection qui est déjà comme une activité hallucinatoire « statu
nascendi » dans l’état maniaque.
« Si les hallucinations sont absentes quand l’état maniaque est pur, elles font leur …MASSELON (1913) ana-
apparition en même temps que les tendances délirantes. Et qu’on ne se méprenne pas lyse […] l’activité hallu-
sur ce que j’appelle tendances délirantes. Il ne s’agit pas là de convictions indéraci- cinatoire « statu nascendi
nables, de délire confirmé, il s’agit de constructions imaginaires souvent fugaces, qui » dans l’état maniaque…
sont formées sous le coup de fouet de l’exaltation intellectuelle, associées souvent à
un sentiment d’euphorie et de plénitude et qui n’emportent pas une foi bien profonde
en leur objet. Les hallucinations sont marquées au sceau de cet état. Tout d’abord, elles
sont mobiles, kaléidoscopiques : ce sont des visions changeantes, des propos décou-
sus, qui reflètent la rapidité du cours des pensées et des représentations. Ensuite, elles
n’ont pas un caractère très net d’objectivité. Les malades les distinguent fort bien des
perceptions vraies. Beaucoup même les situent dans leur tête. En somme, elles sont
proches parentes des représentations mentales ordinaires, de ces visions indécises que
nous avons tous lorsque nous nous abandonnons au cours de nos rêveries. Ce n’est que
faute d’une meilleure expression et par analogie que les malades disent : « je vois » ou
« j’entends ». Enfin, elles n’entraînent pas une conviction bien forte en leur objet. Le
plus souvent, ces malades exagèrent : au fond d’eux-mêmes, ils savent fort bien qu’il
n’y a rien de réel derrière tous ces mirages. Ou bien encore, leur croyance est inter-
mittente : elle subit les oscillations de leur exaltation. De temps en temps, une plai-
santerie, une saillie indiquent qu’ils ne sont pas dupes eux-mêmes des jeux de leur
imagination. […]
Le simple énoncé de ces caractères montre bien qu’il ne s’agit pas là d’hallucina-
tions confirmées. Ce sont des ébauches, des embryons d’hallucinations. Si l’halluci-
nation est une perception sans objet, il manque au phénomène que nous décrivons ici
la plupart des caractères de la perception : il n’en a ni l’intensité ni l’objectivité.
Néanmoins, il se distingue de la représentation mentale ordinaire par ce fait que son
origine n’est pas complètement méconnue. Il se tient donc à mi-chemin entre l’image
mentale complètement réduite et l’hallucination vraie, il montre à l’observateur une
hallucination à l’état naissant. Ces cas forment une transition vers ceux où une riche
moisson d’idées délirantes, généralement polymorphes, éclosent à la faveur d’un état
d’excitation maniaque.
Ici la foi dans les diverses suggestions du délire est plus forte, les hallucinations
ont plus d’intensité et d’objectivité. Elles se rapprochent de celles que l’on observe

1. MASSELON, L’hallucination, J. de Psych., 1913, p. 511.

65
ÉTUDE N° 21

dans la folie systématisée et par là, relèvent de la constitution paranoïaque sur laquel-
le l’accès s’est développé. Mais à ces caractères se joignent ceux qu’elles tiennent de
l’état maniaque lui-même. Riches, colorées, mobiles, actives, intéressant tous les sens,
elles font défiler devant les yeux du sujet des scènes qui objectivent immédiatement le
cours de ses représentations, lui font entendre de véritables conversations où des inter-
locuteurs imaginaires traduisent ses propres préoccupations. Néanmoins, quoique les
images mentales soient ici plus nettes que dans les cas qui nous ont préoccupé précé-
demment, elles n’arrivent pas encore à atteindre l’intensité de la perception vraie et à
se substituer complètement aux impressions sensorielles. Lorsque la confusion sur-
vient, l’hallucination augmente encore de netteté. L’état de rêve tend à se réaliser, la
réalité disparaît et abandonne la conscience aux mille suggestions des images objecti-
vées. La foi en l’objectivité de ces représentations s’accroît en même temps et le mala-
de, d’autant plus sourd aux impressions des sens que son état maniaque le rend plus
distrait, assiste au défilé multiple et changeant de sensations diverses que les hasards
de l’automatisme font surgir en lui. Tout, d’ailleurs, représentations, impulsions, affec-
tions se confond, rapide, imprécis, flou, dans le pêle-mêle que l’excitation commu-
nique à tous les processus mentaux. C’est la fuite des idées dans le domaine de l’hal-
lucination aussi bien que dans tous les autres. Un tel état laisse peu de place dans l’es-
prit, et après leur guérison les malades ne s’en souviennent que comme d’un rêve dont
ils ont gardé l’impression générale, mais dont beaucoup de détails leur échappent. »

Force est donc d’admettre que, selon le degré de profondeur de l’atteinte de l’ac-
…la pensée maniaque tivité psychique, la pensée maniaque peut prendre une forme plus ou moins délirante
peut prendre une forme
et hallucinatoire. C’est que le délire sature plus ou moins tout le groupe des psychoses
plus ou moins délirante et
hallucinatoire… aiguës y compris ce premier degré ou déstructuration de la conscience.
Ainsi, nous semble-t-il, pouvons-nous voir dans la manie une modalité de déstruc-
turation de la conscience qui constitue seulement un degré moindre de la conscience
proprement délirante et hallucinatoire que nous étudierons plus loin. Tout est relâché
et désordonné dans ce chaos, dans cette chute de l’activité psychique qui a perdu sa
cohésion et sa possibilité de s’accorder au réel, de le construire et d’assurer les syn-
thèses nécessaires pour s’y adapter et dominer la tumultueuse fermentation de la vie
affective. Il s’agit donc d’une modification structurale de la conscience, d’un niveau
de dissolution globale et non point, comme parfois les écoles anciennes de psychopa-
thologie associationniste le croyaient, d’un trouble fonctionnel isolé (« Attention » ou
…c’est la structure géné- « Humeur »). En réalité, c’est la structure générale de l’esprit qui est bouleversée, la
rale de l’esprit qui est
pensée perdant avec sa profondeur et son efficacité la méticuleuse précision de son
bouleversée…
effort et sa soumission aux indispensables contraintes, elle s’étale en surface sans la
capacité opérationnelle qui garantit sa valeur : la réflexion et ses corollaires, la pondé-
ration, la prudence et le silence. Nous approfondirons un peu plus loin la structure de
cette conscience maniaque que nous décrivons ici seulement comme un tableau cli-
nique typique.

66
MANIE

6° LE SYNDROME PHYSIQUE DE LA MANIE 1.


Il ne peut être question de passer en revue toute la « symptomatologie physique »
de la manie dans la mesure même où elle se confond avec les signes de localisation ou
d’étiologie des processus organiques que nous étudierons ailleurs (voir Étude n° 25),
…la crise de Manie […]
aussi serons-nous très bref ici. Nous ne ferons mention, du reste, de ce syndrome
doit être envisagée aussi
somatique que pour rappeler que la crise de Manie ne peut pas être seulement objet dans la perspective des
d’une analyse phénoménologique du vécu de la conscience en train de se déstructurer, conditions et des expres-
mais qu’elle doit être envisagée aussi dans la perspective des conditions et des expres- sions somatiques de cette
déstructuration…
sions somatiques de cette déstructuration.
a) Système nerveux.
Il n’existe généralement aucune modification dans le régime des réflexes ou du
tonus musculaire. Ce qui domine le tableau, c’est une agitation motrice considérable
et cette « hyperkinésie » est diffuse et complexe. Il s’agit de mouvements d’ensemble
sous-tendus par un tonus affectif très exalté et qui entrent dans le comportement des
expressions émotionnelles (colère, joie, entrain). Cependant, cette agitation psycho-
motrice peut prendre parfois des caractères un peu spéciaux et constituer (formes
rares) des cas de transition avec l’hyperkinésie choréiforme (MIGAULT 2).
D’après les recherches déjà anciennes de TINEL et SANTENOISE 3, le tonus neuro-
végétatif dans les états maniaques serait généralement perturbé dans le sens d’une
hypervagotonie.
Mais il faut signaler spécialement ici un symptôme capital du tableau, clinique de …symptôme capital : l’in-
la Manie : l’insomnie rebelle qui peut persister pendant des semaines ; elle manifeste somnie rebelle…

parfois une résistance extraordinaire à la fatigue nerveuse et à l’épuisement.


Les études électro-encéphalographiques malgré leurs difficultés en raison de l’état
d’agitation des malades ont pu être réalisées chez des sujets plus ou moins
« typiques ». Nous renvoyons aux travaux de DAVIS 4, de GREEN-BLATT 5, de DAVIS et
DAVIS 6, de DELAY 7, de LIBERSON 8, etc. DAVIS a trouvé des tracés normaux « sauf, dit-
il, s’il y a des troubles de la conscience » et LIBERSON a noté des tracés de sommeil

1. Cf. DEROK, pp. 127 à 150 et plus loin notre Étude « Généralités sur les psychoses périodiques »
(n° 25) en ce qui concerne la pathologie hormonale et généralement somatique de la crise de
manie.
2. MIGAULT, Manie et chorée, Thèse, Paris, 1930.
3. SANTENOISE, Rapport au Congrès des aliénistes, Alger, 1938 et Thèse de Mme GARDIEN-
JOURDEUIL, 1930.
4. DAVIS (P. A.), Amer. J. of Psych., 1941, 98, 430.
5. GREENBLATT, HEALEY et JONES, Amer. J. of Psych., 1944, 101, pp. 82 à 90.
6. DAVIS & DAVIS (H.), Amer. J. of Psych., 1939, 95.
7. DELAY, NEVEU et DESCLAUX, Ann. Médico-Psycho., 1944.
8. LIBERSON, Dis. New. System., 1944, 5, 357.

67
ÉTUDE N° 21

chez 70 % des maniaques et insomniaques qu’il a examinés (investigation de 945


malades mentaux), fait qui paraît digne d’un spécial intérêt.

b) État général. Nutrition.


…amaigrissement et légè- Souvent la manie s’accompagne d’amaigrissement et d’une légère hyperthermie :
re hyperthermie… 37,5° à 38°. Il survient parfois dans le cours de l’évolution de l’accès maniaque des
phases d’épuisement considérable, où le faciès est celui des toxi-infections, la tempé-
rature s’élève (quelquefois à 39°), le tégument se couvre de sueurs. Le pouls s’accélè-
re ; il est rapide et mou. Les urines sont rares, l’amaigrissement prend des proportions
considérables en quelques jours. Les variations pondérales au cours et au décours de
la crise de manie peuvent d’ailleurs être parfois d’une ampleur exceptionnelle.
GUIRAUD 1 y a spécialement insisté. L’amaigrissement, la voracité, la soif, la résistan-
ce au froid, puis une brusque augmentation de poids (29 kg. en trois mois avec adipo-
se thoraco-abdominale et de la racine des membres dans un cas de GUIRAUD) semble-
raient indiquer, d’après cet auteur, une atteinte hypophyso-tubérienne. (Nous verrons
ultérieurement quel rôle on tend à attribuer aux lésions de l’hypothalamus).

c) Glandes endocrines.
On a observé parfois des poussées congestives thyroïdiennes avec syndrome d’hy-
perthyréose, de la mélanodermie, etc. PETIT avait beaucoup insisté sur les aspects viri-
loïdes de l’habitus des femmes maniaques. Chez celles-ci, les accès maniaques débutent
ou s’exacerbent assez souvent dans la période menstruelle 2 ; leurs paroxysmes peuvent
coïncider également avec la phase post-cathaméniale ou la phase d’ovulation. Le fonc-
tionnement hypophysaire chez les maniaques a été très étudié il y a quelques années chez
nous 3 autant que l’est aujourd’hui le syndrome hypophyso-corticosurrénal 4.

d) Troubles cardio-vasculaires.
Le cœur subit au cours de ces états d’agitation des oscillations de fréquence qui
expliquent les divergences des auteurs au siècle dernier. Il était toujours accéléré pour
GRIESINGER, toujours ralenti pour JACOBI, et SÉGLAS notait qu’il n’est pas modifié.
Quant à la tension artérielle de PILCZ (1901) jusqu’à P. ABÉLY (1950), la plupart des
auteurs s’accordent à la trouver abaissée.

1. GUIRAUD, SOURIAC et FOUQUET, Ann. Médico-Psycho., 1942, 11, p. 351, et GUIRAUD et


BOITELLE, Ann. Médico-Psycho., 1946, 1, p. 449.
2. HORWITZ et HARRIS, Study of a case of cyclic psychic disturbances associated with menstrua-
tion, Amer. J. of Psych., 1936, 92, 1403, et ALLEN (E. B.), Menstrual dysfonction etc.,
Endocrinology, 1935.
3. X. et P. ABÉLY, Ann. Médico-Psycho., 1931, 1936, 1943. Cf. Étude n° 25.
4. Cf. Étude n° 25.

68
MANIE

e) Fonctions digestives.
La constipation est la règle, et les voies digestives présentent un aspect saburral.
Les malades ont peu d’appétit ; celui-ci peut par contre être quelquefois sensiblement
augmenté (véritable boulimie).

III. Évolution de l’accès


Nous en étudierons avec plus de détails les modalités dans l’Étude n° 25.
Contentons-nous ici de quelques indications. Dans 80 % des cas, sa durée est de plu-
sieurs semaines à plusieurs mois ; en moyenne elle est de 6 mois, et généralement infé- …Durée : en moyenne 6
rieure à une année. Dans 6% des cas, il dure de 12 à 24 mois. Dans 4% des cas sa durée mois…

atteint de 24 à 36 mois. L’accès de manie peut parfois même être très long (plusieurs
années) mais cette éventualité, comme inversement les cas de durée très brève
(quelques jours), est exceptionnelle.
Tantôt, la terminaison se fait brutalement (RÉGIS recommande de se méfier des …Terminaison tantôt bru-
tale…
récidives fréquentes surtout dans ces cas) par une véritable « crise » : le malade s’en-
dort, les urines sont abondantes, la dénutrition cesse.
Tantôt, la guérison s’opère progressivement, : le sommeil revient, l’agitation …tantôt progressive…
motrice cesse et seule l’exaltation affective, les troubles du caractère persistent long-
temps.
Enfin, retenons-le, il n’est pas rare de voir des rechutes fréquentes ressaisir le …les rechutes au seuil de
la guérison ne sont pas
malade au seuil de la guérison (Manie rémittente), surtout quand il s’agit d’accès brefs
rares…
ou abrégés par l’électro-choc par exemple.
La mort termine très rarement l’accès de manie. Elle s’observe surtout dans les
états de « Manie confuse » et ces formes d’agitation qui touchent au « délire aigu ».
On a parlé souvent, surtout à l’étranger où le diagnostic de « délire aigu » n’est géné-
ralement pas envisagé, de « manies d’épuisement » (exhaustion Manie). C’est ainsi
que C. MILLING 1 a réuni au South Caroline States Hospital, 360 cas mortels de ce
genre : parmi ces cas (140 blancs et 200 noirs, 191 hommes et 169 femmes) 197 étaient
des maniaques de ce type. M. NORMANN et R. SCHILLACK 2 ont également recensé dans
la littérature 403 cas de manie mortelle et ont rapporté eux-mêmes 7 nouveaux cas et
ils insistent sur l’hypotonie vagale, le déficit en sodium, les troubles de l’équilibre
acide-base, la toxémie et la tension psycho-émotionnelle comme facteurs psychoso-
matiques de gravité. Récemment encore JARVIE et HOOD 3 sont revenus sur ces grandes
crises d’agitation et de « délire aigu ».

1. C. MILLING, Exhaustion due to mental ezcitement, J. of and M. D. 1941. 2. Major NORMANN


et R. SCHILLACK, Exhaustion syndrome in excited psychotic patients, Amer. J. of Psych., 1946, p.
466.
3. JARVIE et HOOD, Amer. J. of Psych., 1952, 108, 758-763.

69
ÉTUDE N° 21

IV. Variétés cliniques de l’accès de manie


On a décrit quelques formes un peu artificielles, mais qui témoignent de ce fait que
nous ne cesserons de mettre en évidence dans la suite de cette étude, savoir que l’état
maniaque comporte des degrés et des formes de passage avec les niveaux de dissolu-
tion plus profonds 1. Nous examinerons les plus importants à cet égard plus loin dans
le paragraphe que nous consacrerons aux « formes atypiques ».
1° EXALTATION MANIAQUE SIMPLE (RITTI 2). Ce sont des accès où prédominent le
désordre des conduites avec excitation intellectuelle avec enjouement, facéties, insta-
bilité, démarches importunes, actes inconsidérés, familiarité, érotisme, etc...
2° EXCITATION MANIAQUE, « MANIE DOUCE » (SCHULE 3). La turbulence, la joviali-
té, le désordre de comportement, les réactions scandaleuses et tapageuses, les propos
grossiers.
3° MANIE COLÉREUSE (SCHULE 4). Ici, c’est l’irritation et l’agressivité qui prédomi-
nent avec leurs expressions les plus habituelles : grossièretés, injures, crachats, coups,
propos hargneux.
4° MANIE FURIEUSE 4. L’agitation est considérable. Il s’agit le plus souvent de
malades placés dans des chambres d’isolement et que l’on peut à peine approcher. Ils
lancent leurs plats et leurs aliments à la tête de leurs gardiens, démolissent les portes,
les lits, déchirent les matelas et leur linge. Hurlements, cris « œil bovin » selon l’ex-
pression de DAGONET (lit-on dans les « Manuels »), gesticulation forcenée, hyperther-
mie, déshydratation, etc. constituent l’essentiel de ce tableau clinique qui se rapproche
du délire aigu sans s’y confondre absolument en raison du pronostic meilleur.

C.– PHÉNOMÉNOLOGIE ET ANALYSE STRUCTURALE DE LA CRISE DE MANIE


L’ANALYSE EXISTENTIELLE DE BINSWANGER

…Personne mieux que L. Personne mieux que L. BINSWANGER n’a approfondi l’étude de la « conscience
BINSWANGER n’a approfon- maniaque » et, comme il le dit, du « monde maniaque », c’est-à-dire ce trouble de la
di l’étude de la « conscien-
conscience qui perturbe radicalement les rapports entre le Moi et le Monde vécus dans
ce maniaque »…
l’expansivité et l’avidité de la conscience maniaque. Nous allons donner d’abord une
transposition « très concentrée » de la phénoménologie de la « fuite des idées » selon

1. Cf. SCHULE, Handbuch des Geisteskr., trad. fr. 1888, p. 101.


2. Cf. DERON, op. cit. p. 166.
3. Ibid., p. 161.
4. Ibid., p. 152.

70
MANIE

cet auteur 1. Nous avons traduit aussi consciencieusement que possible ce texte et nous …Nous allons donner une
nous sommes efforcé ensuite de le présenter en un « concentré » qui n’en trahisse pas transposition « très
concentrée » de la phéno-
la vivante signification. Parfois nous n’avons pas hésité à laisser interférer notre propre
ménologie de la « fuite
pensée avec celle de l’auteur. Cette gageure d’un délicat équilibre entre le texte et sa des idées » selon L.
transposition a été pour nous difficile à tenir, et nous craignons de ne pas y avoir réus- BINSWANGER…
si comme nous l’eussions souhaité. Mais L. BINSWANGER a bien voulu s’en trouver
satisfait, ce qui nous autorise à en publier ici l’essentiel. (Toutes les notes sont des
notes personnelles et non pas de l’auteur.)

« Prenons un exemple banal de « fuite des idées ordonnée ». Celui d’une malade,
vieille fille de 48 ans, qui souffre d’accès circulaires depuis 25 ans. Dans son dixième
accès de manie elle écrit au crayon :
« A Mlle St. (nom d’une préposée à la cuisine), comment pouvez-vous
faire une galette dans la même gamelle d’aluminium où vous avez la veille
fait cuire du gras ? Il y a des ustensiles et les portions sont distribuées au
Pavillon Iaunegg. Regrettez de ne pas être une poubelle A. B. »

L’écriture remplit la page. Les lignes sont ascendantes, le mot « faire » est souli-
gné. Il y a des majuscules. L’ensemble de cette « manifestation » (Kundgabe) est ana-
lysé en quelques lignes où sont soulignées les caractéristiques de sauts de signification,
les ellipses et le style. Mais ce « griffonnage » exprime la totalité de l’existence actuel-
le de cette malade, une véritable structure anthropologique. Il constitue une production
spontanée dont le sens est une réclamation qui lui confère un certain ordre. Il est évi-
dent que la malade élide et saute (ausslöst und uberspringt), mais la pensée ne saute
pas seulement les termes intermédiaires, elle est elle-même bondissement et jaillisse-
ment dans un espace vital propre. Il s’agit d’une volubilité fluide de la structure géné-
rale de l’être qui tient pour ainsi dire tout l’espace dans sa main. Cette prise de pos-
session de l’espace est manifeste dans l’écrit qui remplit le papier en laissant des
espaces relativement grands entre les lignes. Le monde, trop petit pour l’expansion de …Le monde, trop petit
l’être, rapproche ses distances. Le filet de la réalité a de plus grandes mailles, et plus pour l’expansion de
souples, que chez un sujet normal. Le monde d’autrui est lui-même homogène et sans l’être, rapproche ses dis-
aspérités, il est de plain-pied et ce sont de véritables courts-circuits qui s’établissent tances…( BINSWANGER)
entre le malade et les autres. Le saut que la malade fait dans son écrit est le même
qu’elle fait pour interpeller d’un bond la cuisinière, bond qui nivelle d’un seul coup les
dénivellations sociales humaines, logiques et spatiales.
Cette totalité de la structure du « saut » ne doit pas être prise dans le même sens …le « saut »…
où, par exemple, BUMKE croit que l’excitation, les variations d’attention ou la labilité
de l’humeur forment un tout. Ce qui est le « tout » de notre analyse est une interpréta-
tion anthropologique de la modification structurale existentielle de la personne du

1. L. BINSWANGER, Ueber Ideenflucht, Archives suisses de Neurologie et Psychiatrie, 1931-32. Ce


travail comporte 6 articles (3 dans le tome 28 des Archives, 2 dans le t. 29, et 1 dans le t. 30), l’en-
semble représente près de deux cents pages d’un texte allemand serré et d’une lecture particulière-
ment difficile pour quelqu’un qui ne connaît pas la philosophie de HEIDEGGER et la phénoménolo-
gie de HUSSERL.[NdE : Sur la fuite des idées. Trad fr. Michel Dupuy, Grenoble, J. Millon, 2000].

71
ÉTUDE N° 21

maniaque. Le fait que la malade se tourne vers la cuisinière, « se jette » vers les usten-
siles ne peut pas être expliqué par des concepts simples comme l’excitation ou la labi-
lité de l’humeur. Nous ne pouvons pas nous contenter d’abstractions de ce genre, ou
d’un autre genre.
Comment un « homme » (Mensch) peut-il s’exciter sur la façon dont sont servis des
galettes et des aliments graisseux dans un même ustensile et interpelle-t-il de manière
si fulgurante la préposée responsable ? Le profane comme le médecin en restent pan-
tois. Les notions de motivation externe « ou d’affect », interne ou même d’expérience
vécue en soi et pour soi, n’ont aucune relation profonde avec la réalité concrète et
vivante de cette conduite humaine.Il ne s’agit pas d’un événement pour ainsi dire occa-
sionnel, mais d’une altérité (Andersartigkeit) de l’événement. Sans doute, tous les indi-
vidus sont-ils enfermés dans leur individuation, mais ici, il s’agit d’une inappartenance
radicale à notre monde. Le problème anthropologique n’est pas de se demander pour-
quoi notre malade s’excite ainsi à propos de peu de chose, mais de se demander dans
quel monde elle vit. Que cette malade soit une « cyclothyme syntone » au sens de
KRETSCHMER OU que, comme l’ont montré FREUD et ABRAHAM, elle vive dans une orgie
de liberté comme si elle participait au triomphe du repas totémique, cela ne peut nous
suffire. L’homme est un être plus ou moins structuré et un être multicatégoriel (dans le
sens de N. HARTMANN) et c’est la catégorie de la signification (Bedeutung), du vécu
(Erlebnis), et du vécu temporel et proprement personnel (Erlebniszeit et Erlebnis Ich)
qui nous importe. Se fâcher est un problème anthropologique qui touche tout à la fois
l’intentionnalité mais aussi 1a temporalité et la spatialisation de l’existence 1.
…syntonie et schizoïdie… En ce sens, les études de E. MINKOWSKI et de STRAUS constituent un premier pas
vers les relations significatives de ce mode d’existence. MINKOWSKI a peut-être trop
considéré avec BLEULER la syntonie et la schizoïdie comme deux facteurs opposés. Il
a mis l’accent sur le dynamisme du désir; chez le schizoïde et, chez le syntone, sur le
contact vital avec le monde qui est celui d’un moment punctiforme, le déploiement
dans le temps étant pour lui difficile. Ce contact est celui du maintenant (jetzt) mais
sans aucun « présent », vécu comme tel. Mais le « maintenant » et le « point » appar-
tiennent au monde objectif, tandis que le « présent » et le « moment » sont du monde
subjectif. Ce n’est donc que par analogie que l’on peut dire que le vécu du syntone se
réduit à un point solide et que celui du schizoïde s’évade dans le temps. En effet un
contact « punctiforme » ne serait pas un contact proprement psychique qui exige, pour
être tel, d’être pris dans le courant de l’intentionnalité 2. Ainsi la syntonie comme la
schizoïdie ne s’opposent pas aussi radicalement. Toutes deux sont des modes de
déploiement dans le temps. Le schizoïde vit de préférence dans l’avenir, le syntone
dans le présent. Et MINKOWSKI a bien vu que l’essence de la syntonie est de se satis-
faire dans le présent.
…E. STRAUS et la danse… E. STRAUS distingue à son tour le mouvement vers un but, et le mouvement dans le
présent. Le type de mouvement dans le présent c’est la danse. Celle-ci n’est pas un
déplacement vers un autre point de l’espace mais un enroulement, c’est un mouvement
qui se satisfait en lui-même et pour lui-même parce qu’il est un mouvement du corps,
une modification, pour ainsi dire interne, de l’espace vital. Le « synchronisme » de

1. Ceci est absolument capital pour notre propre conception de la structure temporelle de la manie
qu’il nous arrivera d’appeler justement structure temporelle éthique.
2. Nous verrons nettement que dans les niveaux les plus inférieurs de la déstructuration de la
conscience, ce contact vital qui fonde la perception devient de plus en plus punctiforme (confu-
sion et notamment syndrome de KORSAKOFF).

72
MANIE

MINKOWSKI, la syntonie en tant qu’accord avec le monde et le tourbillon de la danse,


expriment ici comme l’extase d’une fusion de l’objet et du sujet dans un présent immé-
diat et totalement vécu comme tel. C’est un mode d’existence essentiellement momen-
tané. Il comporte en lui la joie non pas d’un triomphe recherché (comme dans l’escala-
de d’une montagne) mais d’une suppression de la pesanteur, comme si le mouvement
vital qui l’a entraîné s’opérait non plus dans l’horizontalité, mais dans la verticalité de
l’espace.
On comprend que la « festivité » de la victoire de l’instinct sur la contrainte s’in-
tègre bien plus naturellement dans cette structure ontologique de la manière d’être
(Dasein) que dans les interprétations psychanalytiques.
La réponse à la question que nous nous sommes posée, touchant la manière dont
la malade s’est irritée, doit nous être fournie par la structure même de son existence
toute momentanée et dont chaque instant se remplit et se satisfait de son vécu, car ce
que nous avons mis en évidence ce n’est pas seulement une structure temporo-spatia-
le du « Dasein », mais aussi comment cette structure est profondément liée au courant
intentionnel, aux significations vitales du présent. Sa colère a jailli de l’événement pré-
sent, « le sang lui est monté à la tête », elle s’est montée « comme une soupe au lait »,
elle est « sortie de ses gonds », elle s’est « enflammée ». Cette dernière métaphore
exprimant substantiellement la conjonction de la structure de sa vie psychique « en …L’ensemble de la struc-
ébullition » et de l’incident qui lui a fait « prendre feu ». ture maniaque comporte
L’ensemble de la structure maniaque comporte tout à la fois la victoire et le tout à la fois la victoire et
triomphe, et la danse constitue un aspect essentiel de cette ardente festivité. le triomphe, et la danse
HEIDEGGER a dit qu’une théorie physiologique de l’angoisse n’est possible que si constitue un aspect essen-
l’angoisse constitue déjà le fond de l’être humain 1. cela vaut pour toute interprétation tiel de cette ardente festi-
physiologique de la manie comme des autres troubles mentaux. Comment comprendre vité…
alors que cet état d’âme de triomphe et de victoire constitue une base ontologique
anthropologique? Revenons à BLEULER, à MINKOWSKI et à STRAUS. La fusion objet-
sujet, l’absorption dans le présent, le contact avec la totalité du monde (contact immé-
diat et mystique qui pose le problème métaphysique de l’expansion de l’être face au
néant), cette visée vers la totalité de l’univers et cette poussée vers le calme et le repos
assurés par cet élargissement, constituent le fondement d’une particulière « manière-
d’être-au-monde » selon la modalité existentielle de la joie et de l’esthétique au sens
que nous préciserons plus loin, là où s’évanouissent avec les limites de l’être, l’in-
quiétude et les soucis (Sorgen). C’est P. HABERLIN qui nous fournit la réponse à la
question de savoir comment la syntonie ainsi vécue comme forme d’existence est
investie de la signification ontologique et anthropologique de la « festivité ». Le
« Dasein » et la « problématique de l’être » sont les deux « côtés » de la réalité. Celle-
ci est en effet ce qu’elle est comme une existence essentiellement esthétique vécue
« sous » la problématique des valeurs mais aussi ce qu’elle est comme existence prise
dans la problématique du monde hostile des valeurs et encore ce qu’elle est comme
existence prise dans la problématique individuelle des choix. Le « Dasein » de la joie
esthétique avec sa physionomie de festivité, non seulement étrangère mais intrinsè-
quement hostile au monde des valeurs culturelles, est le fond de la manie, de sa festi-
vité, et aussi de l’instabilité du maniaque. Car, pour en revenir à notre malade, tout ce
qui tire la maniaque de son monde, de son mode d’existence esthétique et « improblé-
matique », le moindre événement fortuit, la fait exploser.

1. Idée qui est identique à celle de JACKSON quand il affirmait que la maladie ne crée pas mais
libère.

73
ÉTUDE N° 21

Analysons maintenant un autre écrit de la même malade au décours de sa crise de


manie, alors que déjà se dessinait une phase dépressive. Cet écrit est plus petit, ses
lignes sont horizontales, il est plus ordonné. Le voici dans son intégralité :
« KREUZLINGEN à BODENSEE BELLEVUE, le 27-8-28. Très Honoré M. X.
Un de vos sept fils aurait-il l’extrême obligeance de vivre auprès de ma
mère ? Je ne le puis plus malheureusement et en suis très triste. Avec mes
salutations les plus cordiales et les plus dévouées, je baise affectueusement
les mains de votre estimée épouse. A. B. – Je vous prie de saluer cordiale-
ment tante E. »
Cette lettre était adressée à un membre assez éloigné de la parenté de la malade,
au beau-frère de son frère (frère de sa femme). Ce M. appartenait à une vieille famil-
le noble, la malade elle-même étant d’une vieille famille bourgeoise. Ceci montre que
les différences de structure sociale, pour ce qui est de la vie hors de la maison de santé,
sont correctement vécues, tandis que nous avons vu, dans le premier exemple, que la
structure de la société dans la maison de santé était alors pour ainsi dire nivelée.
La première phase de ce second écrit donne une impression de plaisanterie et de
facétie. Ici, la formule verbale est relativement bien ordonnée, et le contraste si néces-
saire à l’attitude du mot d’esprit, vient du contraste qui existe dans cet écrit, entre les
tendances maniaques et déjà certaines tendances dépressives. L’incongruité du propos
de la malade, relativement à son désir, de trouver une personne qui tienne compagnie
à sa mère âgée de près de 80 ans, et auprès de laquelle elle ne se trouve plus elle-même
depuis de longues années, constitue une sorte de caprice « en l’air » que nous ne pou-
vons pas tenir pour une simple association d’idées fortuite.
Cette idée fait partie de l’unité immanente de la temporalité de sa vie, de son his-
toire, mais elle fait surtout partie de la structure existentielle de son état maniaque, et
plus spécialement de cette phase du développement de sa vie psychique qui corres-
pond à un passage de la festivité maniaque à la problématique de la réalité, laquelle
impose déjà ses exigences, quand elle est en train de passer à une phase dépressive
(effectivement cette malade entra ultérieurement dans une période de dépression).
Ceci est extrêmement important pour l’étude de ces « états mixtes », de ces
hybrides, bien connus depuis GRIESINGER, et dont le mélange est irréductible à une
conception localisatrice cérébrale. En effet, toute explication physiologique de l’expé-
rience maniaque n’est possible que pour autant qu’elle tient compte de ce que la manie
est une certaine forme d’existence improblématique (tout de même que toute explica-
tion physiologique de la mélancolie doit tenir compte de ce que l’état mélancolique
comporte essentiellement une problématique).
L’irruption de l’idée dont il s’agit chez la malade traduit précisément cette charge,
ce poids qui s’introduit dans son existence, et l’émergence de l’idée de donner des
soins à sa mère est essentiellement basée sur la structure même de son existence, sur
le style de pensée qu’elle implique.
Une telle manière d’être est celle de la dépendance et non plus de la liberté, de
sorte qu’ici c’est la reconnaissance et l’amour filial qui soudainement font irruption ;
et c’est dans ce sens qu’il faut comprendre la symbolique analytique qui lie l’enfant à
ses parents.
Chez notre malade sortant de sa crise de manie, dans la mesure même où la réali-
té implique un « dessus », surgit l’image centrale de la mère au-dessus d’elle-même.
Pour ce qui concerne le choix d’un des sept fils afin de tenir compagnie à la vieille

74
MANIE

mère, il y a dans cette idée quelque chose d’ironique qui interdit là encore de se rap-
porter simplement à une représentation fortuitement associée.
La fuite des idées qu’on peut étudier dans cet exemple montre que cette fuite des …cet exemple montre que
idées ne se fait pas ici sous la forme d’une prolixité verbale, d’un dévidement, mais cette fuite des idées ne se
plutôt d’une compression elliptique. Et ceci amène à considérer le concept même de fait pas ici sous la forme
« vitesse de la pensée ». On peut exprimer par là soit un acte de création synthétique d’une prolixité verbale,
de grande rapidité, soit une mesure du nombre d’idées qui se déroulent en un instant d’un dévidement, mais
donné et qui constitue leur « vitesse » dans le sens des catégories temporo-spatiales plutôt d’une compression
objectives. Dans le style de fuite des idées envisagé ici, il s’agit du premier sens. elliptique…
Comme nous le verrons plus loin, dans la fuite des idées désordonnées, il s’agit du
deuxième sens. Notre malade présente la fuite des idées sous son aspect fuyant qui
donne à son expression la « concision » discontinue obtenue par le saut de l’ellipse et
ainsi ce qui est l’objet de cette analyse n’est pas le trouble d’une fonction, mais la
structure anthropologique même du monde maniaque avec son clignotement et ses
sautillements.
Nous pourrons nous demander aussi, si, lorsqu’elle fait fond sur la possibilité pour
un des sept neveux éloignés de se consacrer à sa mère, il s’agit d’une sorte de trouble
logique (de la catégorie de la possibilité) ou d’un trouble de la probabilité empirique.
A cet égard, si nous comparons purement et simplement son erreur à celle d’une per-
sonne normale, la nature intime du trouble nous échappe. De même, si nous nous
contentons de parler d’un dérèglement des rapports entre la possibilité et la probabili-
té, car ce « désordre intellectuel » pourra aussi bien caractériser également un débile,
un schizophrène ou un paranoïaque.
L’originalité de l’expérience maniaque qui rend compte de la bévue de la malade
doit donc être recherchée dans une modification de la constitution même de l’univers
qui n’est pas une réalité en soi, mais une organisation impliquant la loi de la transcen-
dance (HUSSERL). C’est à un monde sans transcendance que correspondrait un sujet sans
monde (Weltlos Subject), c’est-à-dire un sujet qui ne se poserait pas par rapport au
monde. Mais il s’agit là évidemment d’une abstraction, car aucun sujet ne peut être vidé
du monde. Cependant, la fuite des idées, si elle était totale, tendrait vers cette illimita-
tion, et, en dernière analyse, elle n’est pas possible. Ce qu’est le monde dans lequel se
meut la malade, est un monde qui tend à abolir toutes les difficultés logiques ou réelles,
c’est un monde qui est plus direct et immédiat, c’est le monde même de l’optimisme.
L’optimisme est un style de pensée et un mode d’existence qui, chez la malade, lui …l’optimisme est un style
permet de prendre toutes les choses du bon côté, sous l’angle de la facilité. Il s’agit de pensée et un mode
d’une sorte d’optimisme lié à la « Stimmung » du « Dasein », (Stimmungs- d’existence…
Optimismus) qui lui confère ses qualités de coloris, de légèreté, de « roséité ». Ce
monde optimiste ne connaît aucune difficulté, tout est facile, tout va de soi, la réalité
n’est plus dure, mais devient un véritable lit de roses. Le vraisemblable et le réel se
confondent dans le mieux et le monde temporo-spatial est sans limites, d’un horizon
infini et éternel. Ce monde est le contraire de l’étroit, il est spacieux et brillant. Il y a
toujours assez de temps et d’espace pour parvenir à ses fins. La possibilité de trans-
formation et de métamorphose, la fusion et la fluidité des perspectives du monde de
l’optimiste peuvent se désigner d’un seul mot : sa volatilité, volatilité sans poids, sans
résistances, qui permet de glisser, de nager, de voler dans un milieu transparent aisé et
élastique. Le monde intérieur et le monde de la réalité coexistent alors presque entiè-
rement. Le cerveau n’est pas trop étroit pour le monde, ni le monde pour le cerveau.
La pensée et l’action s identifient dans l’acte même de la toute-puissance, comme si la

75
ÉTUDE N° 21

valeur ontologique du « Dasein » devenait son infinie spatialité. Le « projet 1 » envi-


sagé du point de vue anthropologico-subjectif, c’est-à-dire comme élan vers la consti-
tution du monde, vers la transcendance, et le projet réalisé, c’est-à-dire au point de vue
anthropologico-objectif, comme la transcendance accomplie, constituent un seul et
même style vital (Lebensstil), caractéristique du « Stimmung-Optimismus ». De cette
coïncidence des deux mondes, celui de la pensée et celui de la réalité, découle la déni-
vellation logique qui uniformise les possibilités, et fait tomber les barrières, les limites,
et les difficultés inhérentes aux concepts de la pensée rationnelle. C’est une pensée
sans ombres, claire, légère, infinie, et inépuisable.
Ce mode d’existence optimiste est à rapprocher des états de surmenage mental.
Dans ces cas où il ne s’agit pas d’une sorte de complète passivité ou d’automatisme
(dans le sens de l’analyse de BUMKE), il s’établit une sorte d’équilibre entre nous et nos
pensées, une sorte d’harmonie entre nos propres ondes vitales et nos moyens, d’où
cette vague de bonheur (Daseinsfreude) qui nous inonde nous-mêmes dans la
conscience du triomphe et de la victoire.
Cet accord s’étend au monde de nos semblables (Mitwelt) comme englobé dans un
préjugé favorable. L’optimisme de la pensée du surmenage intellectuel joue un rôle
important dans la découverte, et à ce point de vue est doté d’une sorte de valeur éco-
nomique. Au lieu d’avancer pas à pas et de dominer les difficultés une à une, la pen-
sée court plus vite au but, s’embarrassant moins dans la problématique de la réalité.
Celle-ci suppose une sorte d’équilibre entre le principe d’une multimotilité
(Vielbeweglichkeit) et de multiplicité (Vielseitigkeit) aussi bien dans le sens subjectif
qu’objectif, et le principe de pauci-motilité (Wenbeweglichkeit) et d’unilatéralité
(Einseitigkeit).
L’homme raisonnable est celui qui appartient à la fois à ces deux modalités d’exis-
tence. Mais le maniaque procède de la rapide multiplicité qui lui découvre toujours
davantage d’espace, sans lui permettre de le remplir. C’est en ce sens qu’il faut com-
prendre que l’on puisse dire sans conditions que le maniaque dispose pour ainsi dire
de tout l’espace à sa portée, comme si son monde était rapetissé et rapproché, et que,
…Dans cet espace tou- d’autre part, il se meut dans un espace multidimensionnel et variable. Dans cet espace
jours ouvert, il saisit les toujours ouvert, il saisit les choses, ou est saisi par elles, dans la spontanéité d’une
choses, ou est saisi par adhérence, une sorte de hantise (Hantierung) qui l’entraîne à participer à leur propre
elles, dans la spontanéité mouvement. Par là on peut comprendre mieux ce qu’on a pu appeler les troubles de
d’une adhérence, une l’attention du maniaque. Ces troubles ne sont qu’un aspect du « Stimmungs-
sorte de hantise Optimismus » maniaque. C’est cet optimisme, qui s’observe au début du surmenage
(Hantierung) qui l’entraî- intellectuel (tandis que le Stimmungspessimismus s’observe après le surmenage) et
ne à participer à leur conduit naturellement à envisager aussi l’optimisme du rêve. (L’auteur donne à ce
propre mouvement… sujet un exemple personnel, sans analyse très détaillée.)
Pour en revenir à notre analyse de l’écrit de la malade, et l’éclairer maintenant par
ce que nous savons du style de pensée correspondant au Stimmungs-optimismus, nous
pouvons mieux apprécier maintenant et sa visée sur la réalité, et ses rapports avec autrui.
L’optimisme de la malade est sans fondement, parce que le fondement de la réali-
té et sa problématique sont altérés. Il y a, à vrai dire, chez elle, plutôt qu’un jugement
de réalité, un préjugé de réalité (Vor-Urteil, c’est-à-dire plus exactement pré-juge-
ment), bévue, qui la rapproche d’un seul coup des choses, comme si étaient abolies à
la fois les limites spatiales et les limites logiques qui auraient pu éloigner dans l’im-
possible et l’improbable, la constante présence d’un de ses sept neveux auprès de sa

1. Projet pris ici dans le sens de » projection », de « promotion » (Entwurf).

76
MANIE

mère. Quant à la situation de la malade vis-à-vis d’autrui, il ne s’agit pas d’un isole-
ment autistique, mais au contraire d’une sorte de mouvement de sympathie, et, pour
ainsi dire, d’indiscrétion et de manque de tact, qui lui présente les autres comme bons,
préjugé favorable qui la rend indiscrète en attendant d’être déçue.

Après avoir analysé un cas cette fois de « fuite des idées » confuse et incohérente …Analyse d’un cas de
{Archives suisses Neuro. Tome 28, 183 à 293) L. BINSWANGER poursuit (Tome 29, 20 « fuite des idées » confuse
à 32) : et incohérente (par L.
Nous pouvons mettre en évidence trois facteurs de la confusion de la fuite des BINSWANGER)…
idées (Ideenflucht Verwirtheit) : la régression de la sphère intentionnelle – le jeu ver- …Trois facteurs :
bal et la logorrhée (Rededrang) qui constituent véritablement une sorte de déluge de Régression de la sphère
paroles (Redeschwall). La régression, dans l’ordre de la pensée proprement théma- intentionnelle, jeu verbal
tique, est dans la manie telle, qu’il y a encore possibilité pour le maniaque à se confor- et logorrhée…
mer aux règles et méthodes idéogrammaticales qui constituent la mise en forme thé-
matique de la pensée, mais d’une manière plus relâchée et négligente. Le terme ultime
de cette régression, c’est le moment où le langage cesse d’être un moyen (Werkzeug)
pour devenir une sorte de fin, de jeu au service de la joie existentielle (Daseinsfreude).
Le jeu a pénétré toute la structuré humaine du maniaque qui est devenu jeu et c’est en
quoi précisément ses « manifestations » (Kundgabe) sont plus fortes que ses réflexions
et ses pensées. C’est pourquoi aussi ù se lie avec les autres, présents ou absents, dans
et par des conversations jouées. Avant d’examiner d’un point de vue anthropologique
la logorrhée, il faut bien préciser quelques points touchant le mode d’existence de la
confusion (Verwirtheit). Celle-ci ne s’oppose pas purement et simplement aux propos
réfléchis du langage concret (qui sont eux-mêmes assez souvent confus) mais à la
réflexion vraie. Si l’on se réfère au principe de la « propriété même » (Prinzip des
Selbst) des êtres, on peut dire que si dans la réflexion véritable c’est le « moi-même »
(Ich-Selbst) qui parle, dans le langage courant « on » parle « soi-même » (Man-Selbst)
et dans l’état confusion il n’y a plus aucun sujet même (Kein « eigentliches Selbst »)
comme noyau de sa propre existence 1. La logorrhée constitue un mode d’existence
que le langage courant désigne très bien par le terme de « grande gueule » (gross- …la grande gueule…
maulig). Cette expression désigne tout à la fois l’organe parlant et un mode de parler,
plein de gros mots. Cet homme « grande gueule » tourne tantôt vers l’un, tantôt vers
l’autre sa gesticulation, sa mimique animée et use sa salive et crache ses paroles dans
une sorte d’expectoration à jet continu de sa gueule ouverte. L’instabilité motrice, la
logorrhée, l’hyperprosexie (hypervivacité de l’attention) constituent les traits essen-
tiels de la structure anthropologique de « l’être-grande-gueule ». Le maniaque, pour
autant qu’il est justement « grande gueule », remplit de vacarme, de cris, et vociféra-
tions, de bruits (qui sortent de sa « gueule ») tout l’espace où il vit. C’est là, à la péri-
phérie de son corps, par cet organe qui assure plus que tout autre son contact avec les
autres, que, plus près de ses lèvres que de son cœur, jaillit l’incontinence de ses
paroles 2. Les observations des psychanalystes sur l’importance de la bouche et de
l’oralité, sur cet organe du « vouloir avoir », de l'« emporter », du « déchirer », de
1’« incorporer » et du « mordre », trouvent ici leur place naturelle. Cette place est celle
d’un milieu entre le milieu intérieur et la périphérie, milieu qui est comme un centre
de gravité au point de vue anthropologique entre deux courants existentiels, celui de la

1. Cf. à ce sujet ce que nous disons de la structure de la conscience confuso-onirique (Etude n° 24).
2. Ces quelques lignes résument trop les pages (26 à 32) consacrées à cette analyse existentielle.

77
ÉTUDE N° 21

moralité réfléchie du dehors à la surface de l’existence, celui du dedans de la vie esthé-


tique (irréfléchie au sens d’HOBERLIN).»

– Dans son quatrième article (Arch. suisses Neuro., t. 29, pp. 32 à 38) BINSWANGER
précise alors les caractères propres à cette fuite des idées confuse ou incohérente.
L’inconscience et la fragilité de l’existence, la conduite oscillante entre la réflexion, la
problématique et la culture d’une part, et l’abandon des problèmes et des soucis au
profit d’une vie de « festivité » d’autre part, sans que jamais ne disparaissent complè-
tement l’une et l’autre de ces formes d’existence, telle est la forme du Dasein
maniaque de notre malade. Ce serait une erreur de le considérer comme n’ayant plus
d’humanité, car son désordre verbal est vécu encore avec ordre, ainsi que l’on peut le
…Le vécu esthétique et voir en se rapportant encore au protocole détaillé de sa fuite des idées. Le vécu esthé-
extatique de cette jongle- tique et extatique de cette jonglerie atteint à travers son optimisme à une sorte d’ex-
rie atteint à travers son périence mystique, comme si l’envers de sa grossièreté était sa religiosité. Celle-ci est
optimisme à une sorte liée dans son existence au drame de son origine, au suicide de son père. Revenons à ce
d’expérience mystique, qu’il a exprimé dans ses propos prolixes et soigneusement notés et analysés (mais dont
comme si l’envers de sa nous ne pouvons ici que « résumer » l’essentiel).
grossièreté était sa reli-
« Tout d’abord, le malade emporté par sa logorrhée (qui n’est pas seulement auto-
giosité…
matisme verbal mais qui est plus encore un besoin existentiel) déclame des propos
contradictoires :
« Bim ! Boum ! Tu as raison, non, tu n’as pas raison. Il prend l’infir-
mier pour son père et tantôt il est tendre (mon bon papa, tu es mon meilleur
ami) et tantôt insultant à son égard : Tu es stupide, tu es un âne, un cochon,
un hypnotiseur. Il veut voir son père au moins une fois. (Le père, rappe-
lons-le, s’est suicidé avant sa naissance, laissant sa mère enceinte). Le père
est au ciel, tu es mon divin Père... Dieu soit loué. Je suis le Christ. Ma
chère maman... que fais-tu avec ton revolver ? Tu es un démon. Je dois te
cracher trois fois au visage. Entends-tu la voix de ton père ? Toi seul mon
père qui es dans le ciel tu as le droit, absolument le droit. Chez Mussolini,
chez Hindenburg, chez papa, tu es un âne, etc... etc...
Ces quelques propos sont ici rapportés d’une façon fragmentaire et seulement pour
donner la « tonalité » des contradictions autour de l’image du père 1 qui va faire l’ob-
jet de l’analyse anthropologique qui va suivre. (T. 29, pp. 193 à 201, 5ème article).
…en plein cœur de la L’analyse de la structure thématique de ces propos tenus par le malade au moment
fuite des idées, cet de sa plus grande confusion et dans son état fébrile nous montre que ces contradictions
homme est encore un sont l’expression d’un conflit et ce conflit est un conflit humainement très significatif
homme et, en un certain et compréhensible. Cela montre que, en plein cœur de la fuite des idées, cet homme
sens, un homme nor- est encore un homme et, en un certain sens, un homme normal.
mal… Le concept de normal doit être ici éclairé comme lorsque le biologiste ou le neu-
rologue étudient ce qui reste encore d’une fonction normale. La notion de norme a une

1. A propos de l’image du père (p. 36, note 2), BINSWANGER critique la conception des analystes
et notamment de JONES qui confond la relation historique contingente de l’image complexuelle
avec les relations immanentes qui lient l’homme à son humanité et dont cette relation n’est qu’un
aspect fondamental. Il rejoint ici la critique de KUNZ.

78
MANIE

double fonction, celle de déterminer la différence, l’écart qui existe entre le normal et
l’anormal, mais aussi celle de déterminer en quoi cet écart anormal. C’est ce dernier
point « qualitatif » qui est important. Ainsi les préoccupations du malade ont quelque
chose de normal puisqu’elles répondent à une situation de fait (suicide de son père,
questions et problèmes qui s’y rattachent), et à cet égard, elles se situent au centre de
son existence, dans sa profondeur. Mais nous venons de voir que ce qui caractérise le
« gueulard » qu’est le maniaque, situe sa forme d’existence comme à la périphérie de
son être, comme si ces propos redondants bondissaient ou rebondissaient à sa surface
ou dans sa bouche. Allons-nous dire que c’est son conflit qui est à la base de la genè-
se du désordre, comme le pensent les psychanalystes, ou plutôt dire avec SCHILDER la
psychose qui a intensifié ses préoccupations ? Nous devons nous placer en dehors de
ces perspectives traditionnelles ou classiques car les notions de « complexe », de
« genèse de la manie », ne valent que pour une analyse abstraite dans le style habituel
des « théories cliniques ». Pour nous, ce qui nous importe c’est de pénétrer dans la
modalité existentielle du conflit maniaco-dépressif, l’essentiel étant ce qui, sous l’état
maniaque (celui de la pure festivité improblématique), constitue encore une structure
de la problématique de l’existence. Et à cet égard, même à ce degré, la fuite des idées
confuse et incohérente du malade exprime ce conflit existant entre la
« Daseinsfreude » et l’existence esthétique d’une part, et la tendance dépressive de
refus de l’existence et de sa problématique d’autre part. Le maniaco-dépressif qu’est
tout maniaque procède de cette contradiction, de ce jeu hégélien des contraires qui se
disputent son unité.

– Ceci conduit naturellement BINSWANGER à voir quelles différences séparent de …ambivalence schizo-
l’ambivalence schizophrénique, la projection ou le projet, dans le monde maniaco- phrénique et existence
dépressif, de cette forme d’existence antinomique. C’est ce qu’il étudie dans son 5ème antinomique du monde
article (t. 29, pp. 201 à 218). maniaco-dépressif…
L’ambivalence schizophrénique réside selon BLEULER dans la coexistence de deux
aspects, de deux côtés d’un concept, d’un sentiment ou d’une tendance. Cette ambi-
valence a quelque chose de systématique, qui résulte chez le schizophrène de la
« Spaltung » de sa vie psychique, laquelle se développe en séries pour ainsi dire paral-
lèles, et selon un mouvement rectiligne et excentrique. Il en est tout autrement de l’an-
tinomie maniaco-dépressive. L’attitude du malade à l’égard du suicide de son père
subit des variations comme si elle dépendait de positions successives à l’égard de l’ob-
jet de sa préoccupation, de telle sorte que le maniaque décrit, pour ainsi dire, autour de
son objet, des mouvements rythmiques et concentriques. Il en est ainsi notamment au
sujet de ce qu’on peut appeler la religiosité du malade pour autant qu’elle dépend de
la position antinomique de ses désirs. Un schizophrène peut aimer et haïr à la fois et
s’entêter (d’une manière « parallèle », « rectiligne » et « excentrique ») dans cette
double direction juxtaposée, tandis que le maniaco-dépressif est sans cesse rejeté d’un
côté ou de l’autre de l’objet et qu’il oscille à l’intérieur d’une problématique, qu’il
tourne dans le cercle du bon et du mauvais, du bien et du mal, ou de Dieu et du Démon,
comme on peut s’en rendre compte par le protocole des propos du malade.
La structure antinomique de l’existence maniaco-dépressive doit être également
distinguée de l’aboulie névrotique, en ce sens que précisément il n’y a pas d’indéci-

1. SCHILDER (P.), Vorstudien zur einer Psychologie der Manie, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1921, 68,
p. 93.

79
ÉTUDE N° 21

sion, mais de fortes poussées dans l’un et l’autre sens.


L’extase religieuse peut être rapprochée de l’attitude esthétique du malade. Ce
serait une erreur d’ailleurs d’assimiler purement et simplement l’une à l’autre, car elles
ne s’engendrent pas. Mais il y a tout de même une certaine parenté, entre leur « naï-
veté », qui implique la même atmosphère favorable et miraculeuse. L’absence de pro-
blèmes ou la solution du tragique de l’existence dans le salut et la beauté y sont inti-
mement liées.
Il s’agit aussi d’une griserie (Rausch) qui pose la question des rapports de l’ivres-
se et de l’enthousiasme. JASPERS a bien indiqué comment l’enthousiasme était irré-
ductible à une forme d’ivresse, mais il serait aussi faux de les séparer complètement
que de les confondre. Ce qui est esthétiquement et religieusement vécu dans la fuite
des idées peut poser la question de savoir si prédomine dans ce cas un déficit logique
ou une déficience morale. Ce problème, si l’on n’y prenait pas garde, aboutirait à une
confusion des plans entre l’analyse anthropologico-existentielle et la psychologie
fonctionnelle plus ou moins impliquée dans les méthodes purement cliniques. Celles-
ci ont tendance à considérer qu’il y a chez le malade une « perte de substance » sans
tenir compte qu’une « substance humaine » ne se prête à aucune catégorie du plus ou
du moins. Si on l’oublie, on engage le problème de l’existence dans une impasse.
…méthodes psychologiques Une première difficulté de ces méthodes « purement cliniques » est de déraciner
et analyse existentielle… la pensée de son fondement existentiel, et de mettre à la place une série « pensée-
expression thématique », un schématisme mécanique d’associations.
La deuxième est de déraciner la conscience morale de l’existence, en passant de la
série : « comportement-problématique de la réalité-existence morale » au « principe de
plaisir ou de déplaisir », dans un sens sensorio-associationniste.
La troisième est de déraciner la vie esthétique de l’existence en passant de la série :
désir de contact avec la réalité-absence de problématique-enthousiasme-joie existen-
tielle, à l’ivresse biologique.
Enfin la quatrième est de déraciner l’expérience religieuse de l’existence en pas-
sant du désir mystique de Dieu et de la grâce, à la catégorie psychopathologique de la
satisfaction illusionnelle des désirs comme cela se passe dans les psychoses, le rêve ou
les mythes.
Toutes ces erreurs résident dans une confusion du principe du « Moi » avec le prin-
cipe de « Ça » unidimensionnel. (Le Moi des psychanalystes est bien près du « Ça »).
Pour en revenir à l’homme atteint de fuite des idées confuse, répétons ce que nous
avons déjà dit, à savoir que dans cette confusion, le Moi, en tant que Moi-même a
perdu la ligne de son existence, et que le confus se trouve livré à Soi-même
(Manselbst) ou à Ça-même (Es Selbst). Cependant, ma pensée, même si elle marche
toute seule, reste ma pensée, et l’expérience que nous avons de nous-même pensant,
constitue une sorte d’objet par rapport à cette expérience, de telle sorte que le Moi vécu
comme objet pensant, est différent de « Moi-même ». Par contre, toute prise de
conscience d’un domaine d’objectivité plus large et proprement thématique, comme
c’est le cas chez notre malade, nous renvoie au Moi-même. Mais ce « Moi-même » est
encore plus différent du « Moi-même » « permanent » de la personnalité dans toute sa
plénitude. Ce « Moi-même » « permanent » est certes un concept limite en ce sens que
nous tendons, sans jamais complètement y parvenir, à assurer cette permanence. Quoi
qu’il en soit, la perte du « Moi-même » constitue une expérience assez exceptionnelle
pour nous mais pour notre malade elle est la règle. Même si l’effort qui définit la per-
manence du Moi n’est pas complètement aboli, ainsi qu’en témoignent ses tendances,
et particulièrement ses tendances mystiques, les démarches de ce « Moi-même, » tout

80
MANIE

à la fois subsistant et affaibli, constituent plutôt un mode d’improvisation que de com-


position, et c’est en ce sens qu’on a pu parler de labilité de la conscience personnelle
(BONHOEFFER) OU de conscience décomposée de « Zerfallenden Bewusstsein »
(JASPERS). Mais pour nous, ces concepts n’ont d’intérêt que pour autant qu’ils exigent
que soit interprété le projet du Monde (Weltentwurf) de la fuite des idées confusion-
nelle, selon des critères à lui immanents. Cette interprétation du monde à partir des cri-
tères immanents nous situe dans une perspective aussi différente de l’analyse phéno-
ménologique de l’activité (Aktanalyse), de l’analyse phénoménologique du vécu
(Erlebnis-analyse), ou de la psychologie fonctionnelle. C’est ainsi que l’Aktanalyse
que nous retrouvons dans les recherches phénoménologiques de KRONFELD, de
MAYER-GROSS, de FISCHER, VON DOMARUS, rapproche l’analyse de l’intentionnalité de
la conscience, certains concepts qui appartiennent à l’histoire naturelle des fonctions.
Quant à l’Erlebnisanalyse telle que RUMKE l’a appliquée aux vécus de bonheur, et
que MAYER-GROSS l’a appliquée aux formes oniroïdes de la conscience, elle laisse de
côté la structure proprement ontologique ou anthropologique du malade (notamment
les études de MAYER-GROSS tendent à effacer les différences proprement structurales
qui séparent dans le cadre des expériences oniroïdes, toute une série de formes plus ou
moins intenses de fantastique). Dans notre cas par exemple, il existe bien une certaine
trame « imaginaire » qui se retrouve aussi bien avant la psychose que dans la psycho-
se, et il serait très difficile de distinguer de ce point de vue ce qui différencie ces états
et les états hystériques. Il faut noter cependant l’importance de ces études, comme de
celles qui s’y apparentent sur l’importance de la structure des facteurs « a priori »
(dans le sens de KANT) de l’Être-dans-le-monde.

Voici maintenant l’essentiel de l’analyse que poursuit BINSWANGER dans son 5ème
article (t. 29, pp. 218 à 235).
A. – Le Tourbillon. – Si nous voulons interpréter l’Être-dans-le-monde de la fuite des …le tourbillon…
idées à partir des critères immanents qui constituent une véritable ana lyse ontologique,
nous devons revenir sur les 1re et 2me parties de ce travail. Dans l’interprétation du
monde de l’homme à fuite des idées ordonnée, nous avons choisi comme fil conducteur,
le « Stimmungsoptimismus », forme du « Dasein » dans lequel il se projette. Nous avons
cherché à interpréter ce monde à partir d’une exégèse qui semble être l’apanage de la
richesse de la langue allemande 1. Rappelons simplement ces qualités de coloris, de clar-
té, de consistance de ce monde. Ici, dans la fuite des idées confuse, elles manquent et
nous notons plutôt des sentiments comme la colère, l’irritabilité, le désespoir, la béatitu-
de et la folie. D’une signification plus profonde encore sont toutes les expressions ver-
bales dont nous nous sommes servi pour interpréter le monde de la « grande gueule ».
Mais nous allons maintenant partir d’un des constituants les plus importants de la trans-
cendance ou mondanisation de ce monde, et particulièrement du temps immanent
(HUSSERL) OU de la Durée vécue (BERGSON). Chaque vécu, a dit RILKE, a son temps
propre, et ainsi chaque sentiment a, pour ainsi dire, sa valeur propre de temps vécu, et
inversement les modalités de ce temps font partie intégrante de la tonalité et de la diver-
sité de ce vécu. Il suffit de se rapporter aux analyses de BERGSON OU de PROUST pour sai-

1. Il est évident que cette analyse existentielle de BINSWANGER est presque entièrement basée sur
la richesse de la langue allemande particulière en substantifs. Le nombre de ces substantifs dans
l’étude que nous résumons si brièvement, chacun d’eux exprimant une nuance ou une relation
existentielle propre, est prodigieux.

81
ÉTUDE N° 21

sir, sous la discontinuité du vécu, les qualités propres de sa durée et de son mouvement.
Dans l’interprétation de la « fuite des idées incohérente, ou confuse » nous avons
vu que la précipitation et la soudaineté étaient des facteurs temporels fondamentaux.
L’optimisme de base, la rapidité du mouvement du monde, l’élargissement de l’ho-
rizon de ce temps et son infinité constituent la trame de l’impulsivité optimiste et
aussi de la « grande gueule », qui se fonde, comme modalité d’existence du rapide
et du « subit », sur des qualités temporelles propres. L’homme est alors en éruption
comme un volcan, et son effervescence, sa fièvre, sont existentiellement « momen-
tanées ». C’est en ce sens que SCHILDER a pu dire que pour le maniaque il n’y a rien
de définitif, rien de permanent. Ces qualités de temporalité coïncident justement
avec des valeurs morales, en tant que l’improvisation, ce qui est bâclé, ce qui est
vécu sans opiniâtreté et continuité, l’est aussi sans sérieux, de telle sorte que cette
brièveté de la durée vécue s’accorde avec le mouvement même et l’abandon de la
danse. L’hyperbole de la grandeur (toute-puissance, grande gueule, grossièreté)
constitue aussi une forme de vécu qui exige que d’un bond soient sautés tous les
degrés d’espace et franchis les moments du temps, comme si leur élargissement était
porté à l’infini par la joie existentielle de la festivité. L’espace, gonflé de cette danse
qui est à la fois une fête et une récompense 1, en est comblé 2.
…absence de soucis Cette forme esthétique d’existence est moins éprouvée par le malade dans un senti-
(Sorge) et d’occupations ment de beauté, qu’éprouvée sur le registre des valeurs morales comme une absence de
sérieuses (Arbeitlosig- soucis (Sorge 3) et d’occupations sérieuses (Arbeitlosigkeit). On doit entendre cette absen-
keit). On doit entendre ce comme une qualité temporelle du Dasein du maniaque qui n’a rien à faire ni aucune
cette absence comme une crainte à avoir, de sorte que l’interprétation de cette temporalité immanente c’est essen-
qualité temporelle du tiellement le saut. Comme l’a bien vu HEIDEGGER, l’impatience, la curiosité, cette disper-
Dasein du maniaque… sion et cette trépidation dans le temps constituent l’impossibilité de s’arrêter au moment.
Sans doute l’absence d’inhibition, de repos, emporte l’homme hors de lui, et pour
ainsi dire sans responsabilité, dans une existence purement actuelle. La forme de cette
agitation est, d’après HEIDEGGER, le Tourbillon (der Wirbel), c’est-à-dire cette forme
de mouvement qui trouve en lui-même sa propre promulsion. C’est en ce sens, qu’em-
portée dans un présent 4 toujours renouvelé, l’existence devient comme étrangère au
passé et au futur. On peut dire que la temporalité a perdu son relief, s’est nivelée, le

1. Pour exploiter ici les ressources de la langue française, nous pourrions dire que le monde du
maniaque est plein de grâces, en prenant le mot dans son double sens de merveilleux soutien et
de charme.
2. Pour exploiter encore les richesses de la langue française, nous pouvons dire que le monde
maniaque est comble (plein) et comblé (de grâces).
3. « Sorge » est un mot très employé dans les philosophies existentielles. On le traduit générale-
ment par « soucis ». Il correspond au mot latin « cura ».
4. Dire que le maniaque est emporté dans un présent toujours renouvelé équivaut, selon nous, à
dire qu’il n’y a pas pour lui de présent. Le présent est en effet ce moment du temps vécu que la
conscience construit normalement aux dépens du passé et de l’avenir et qui marque dans le cou-
rant temporel une « pause », pause dans laquelle s’inscrit la situation présente réellement vécue.
Même quand la conscience normale se plonge dans le passé, l’imaginaire ou le futur, c’est entre
les parenthèses de la situation réelle du maintenant qu’elle vagabonde mais sans cesser de pou-
voir toujours se reprendre. C’est précisément cette capacité d’organiser le présent en événement
qui groupe dans le même moment les péripéties et les perspectives simultanées d’une situation
« réellement », « sérieusement » présente qui fait défaut au maniaque. C’est en quoi, son présent
n’est qu’une phase sans cesse renouvelée du tourbillon qui l’entraîne.

82
MANIE

malade glisse dans le temps, et quand il nous a parlé du plu beau moment de son exis-
tence, c’est moins pour se référer à la structure de ce moment qu’à sa qualité d’instant
instantané.
B. – Le retour à. – Notre malade qui vit « le plus beau moment de sa vie » revient
vers son père, et un des caractères thématiques les plus importants de ses propos, rési-
de dans ce « toujours – de nouveau – en arrière – revenir ». Ce « toujours de nouveau » …ce « toujours – de nou-
constitue une qualité propre de sa structure temporelle et aussi une manière d’être fidè- veau – en arrière – reve-
le, une manière de retour aux personnes et aux objets aimés comme pour se retrouver nir »…
pour ainsi dire soi-même. Ce retour à soi exprime le besoin de cesser de vivre à la péri-
phérie de l’existence, c’est-à-dire dans cette région improblématique de l’existence qui
ne comporte pas de soucis. Or, nous voyons que, constamment, le malade revient vers
la problématique à l’égard de son père, sa mère, ses devoirs, sa culpabilité, comme si
dans le monde chancelant qui l’emporte, il tentait de s’accrocher au fond de lui-même.
Il est un peu comme un danseur enragé qui se glisse subrepticement hors dû tourbillon
de la fête vers sa bonne amie qui l’attend derrière une colonne. Par là ce besoin de
« prendre appui » constitue un retour sur soi, et comme un refuge dans les couches les
plus profondes et solides de son existence.
C. – La Satisfaction des désirs. – Nous devons nous demander, au sujet de ce phé-
nomène psychanalytique, non pas pourquoi la satisfaction des désirs prend la place de
la réalité. Le désir en tant que tendance à la transformation du monde, dépend natu-
rellement de la réalité et de la modalité d’appréhension de ce monde. Exister dans un
monde sur lequel nous ne voulons pas avoir une influence, c’est, vis-à-vis de lui, res-
ter béatement sans désirs, en supprimant la problématique du monde ; c’est se conten-
ter d’être satisfait dans un monde aussi inerte que nous-mêmes. Plus notre monde, par
contre, est volatil, plus facilement peut être transformé, et plus nous-mêmes sommes
légers et avides d’une avidité repue. L’optimisme fondamental (Stimmungsoptimis- …la volatilité…
mus) constitue une telle volatilité. Conformément au principe que « l’individualité est
ce que le monde est pour, elle », à cet optimisme volatil, correspond également un
monde qui est « lui-même » volatil. Le Monde et le Moi sont ici également fluctuants,
et qu’il s’agisse de cette forme d’optimisme que nous observons dans le surmenage,
dans le rêve, ou dans la manie, tout y paraît possible, s’effaçant la distinction entre la
réalité et l’imagination. L’une et l’autre se confondent. Si nous avons affaire encore à
une forme d’existence ou « à côté », ou « sous » l’optimisme fondamental (c’est-à-dire
à ce plan du glissement sur les choses, les hommes et les problèmes), c’est qu’il y a
une autre couche existentielle qui remet en question le sérieux de l’existence et fait dif-
ficulté, difficulté qui doit s’accommoder du monde optimiste. Comme il n’y a pas de
sujet sans monde, cette exigence constitue une conduite qui modifie aussi le monde, et
en tant qu’ayant un désir, mon monde est différent de celui qui n’a pas de désir. Mais
quand au milieu d’une sorte d’insouciance (Sorglosigkeit), d’une atmosphère de verti-
ge, surgit un désir, celui de retrouver sa propre constance, dans cette « confusion » qui
est l’objet de cette analyse, pour autant que prédomine la recherche de soi, l’ipséité
(Selbstheit), les soucis, les désirs, il y a une tendance à la transformation du monde, et
pour autant que prédomine la festivité vertigineuse du Dasein, il y a indifférence,
insouciance, laisser-aller, non seulement du Moi, mais aussi de la structure du monde.
Le monde se construit d’après le désir, le désir du Triomphe de la réalité. Qu’est-ce à
dire ? Ceci que dans le comportement du désir, dans l’imagination pathologique, la con
science de la fictivité de la fiction est perdue.
Mais l’essentiel est de savoir comment se constituent la temporalité et l’historici-

83
ÉTUDE N° 21

té de cette existence, au contraire de l’homme normal, qui, même lorsqu’il s’aban-


donne à son imagination, ne cesse jamais de pouvoir se ressaisir dans cette modalité
de fantaisie. Il n’y a, à proprement parler, plus aucune historicité. Le maniaque vit en
effet dans un bondissement continuel des positions momentanées de la trajectoire de
son histoire vécue, et, pour se réveiller de ce rêve il doit s’en affranchir. Tout le pro-
blème consiste à se demander maintenant quels rapports précisément il y a entre ce
Moi sans historicité de la confusion maniaque, et le Moi qui est celui de la trajectoire
interne et vitale de l’histoire de la personne 1.»

BINSWANGER en vient alors à ses conclusions (6ème article, t. 30, pp. 68 à 85).

« Conclusions – 1° La méthode ici employée consiste à faire converger sur la fuite


des idées maniaques, diverses perspectives, celle des sciences de la nature, celle de la
pathologie, et celle de l’anthropologie. Le nœud méthodologique de cette synthèse est
…Le nœud méthodolo- constitué par l’idée fondamentale de l’existentialité. C’est pourquoi notre méthode est
gique de cette synthèse essentiellement celle d’une anthropologie existentielle, qui se donne pour tâche de
est constitué par l’idée découvrir les possibilités de la facticité de l’existence. A cet égard, la fuite des idées
fondamentale de l’exis- est l’objet d’un jugement, ou plus généralement d’analyses psychologiques morales et
tentialité… diagnostiques. Pour autant qu’une pareille méthode s’éloigne de la méthode propre-
ment clinique, elle met en évidence, dans la fuite des idées, une certaine manière
d’être-au-monde, dont la structure existentielle correspond à cette forme d’existence
qu’HEBERLIN a appelée la « vie esthétique », qui doit être prise ici comme une struc-
ture globale de l’Être.
– 2° La structure anthropologique existentielle de la fuite des
idées. Le bond et le saut constituent une des modalités fondamentales de l’Être-au-
monde de la fuite des idées. Le caractère bondissant de la « pensée » n’est qu’une
manifestation d’une structure plus profonde et plus globale d’une modalité bondissan-
te et glissante du Dasein de l’homme. La description de cette modalité est faite ici en
mettant en évidence huit caractères essentiels :
1) les caractéristiques spatiales de l’Être-dans-le-monde : grandeur des perspec-
tives, plénitude de l’espace, etc..
2) caractéristiques de la temporalité de l’Être-dans-le-monde : absorption du passé
et de l’avenir dans le présent, sans possibilité de s’arrêter au moment, précipitation,
tourbillon, répétition, incessant retour au passé, etc...
3) structure de la consistance de l’Être-dans-le-monde : volatilité, légèreté, plasti-
cité, élasticité.
4) structure de l’éclairage de l’Être-dans-le-monde : luminosité, clarté.
5) structure des coloris de l’Être-dans-le-monde : roséité, vivacité des coloris.
6) structure de la tonalité thymique (Gestimmtheit) : joie et festivité du Dasein,
danse, optimisme.
7) structure de la projection dans le monde 2 : dilution dans les contacts avec les
autres, et notamment par les expressions verbales qui constituent une sorte de jeu ou
d’expectoration, plutôt qu’une conversation.
8) structure de la personne de l’Être-dans-Ie-monde : par le ratatinement

1. Nous reviendrons avec BINSWANGBR sur ce point dans notre Étude n° 27.
2. L’auteur emploie les termes : Verfallen et Geworfenheit qui impliquent l’idée de « tomber » et
de « se jeter » dans le monde.

84
MANIE

(Schrumpfung) de la structure de la temporalité, et par suite de l’inconsistance de soi-


même en tant que forme suprême et constante du Moi, apparaît une forme d’exister
dans le tourbillon et le chancellement des formes fondamentales de liaison du Moi et
d’autrui, comme par exemple des formes de rapports fils-père et mère et fille-mère.
Ce mode bondissant, flottant du « Dasein » de la fuite des idées, correspond à
toutes ces qualifications qui, d’un point de vue tout à la fois clinique et moral, revien-
nent sans cesse : fuyant, relâché, superficiel, aisé, inconsistant. En un mot, le niveau
des rapports du Moi et du Monde est inférieur à celui de la pensée réfléchie.
L’expression de niveau est ici employée au sens d’une structure d’orientation
significative générale (Allgemeine Bedeutungsrichtung). L’auteur précise bien que …L’auteur précise bien
cette expression de niveau est ici employée pour désigner une « région » des rapports que cette expression de
du moi et du monde qui correspond à ce qu’on peut appeler l’espace objectif (celui qui niveau est ici employée
peut être le plus petit ou le plus étroit) et le temps objectif (celui qui peut se raccour- pour désigner une
cir) mais « région » qui est celle-là même où peuvent se « situer » aussi l’éloignement « région » des rapports
ou le rapprochement du monde des objets, la momentanisation du temps, la dépen- du moi et du monde…
dance de la sphère des significations à l’égard des instances externes ou internes, etc...
et même les péripéties du Moi en tant qu’il se cache ou qu’il se fuit. C’est dire en quel
sens général est ici pris le terme de nivellement des rapports du Moi et du monde
puisque ce niveau correspond à une manière d’Être-au-monde prise sous son aspect le
plus global d’un Dasein de joie et de festivité.

3° Anthropologie et clinique. Ce que nous venons de désigner comme une forme


bondissante, vacillante ou flottante de Dasein, est envisagé du point de vue de la cli-
nique comme une modification des fonctions vitales pensée sous la catégorie de l’in-
tensité d’une activité fonctionnelle, psychologique ou physiologique de fonctions iso-
lées, car la pathologie renvoie nécessairement à une intégrité fonctionnelle à l’égard
de l’homme moyen, c’est-à-dire à une définition du pathologique par un écart relati-
vement à la normale. Mais au terme de nos analyses, cette forme pathologique d’exis-
tence ne peut pas se définir seulement par ce point de vue quantitatif mais exige que
nous les saisissions au point de vue de l’existence humaine, comme une forme parti-
culière de cette existence. Du point de vue pathologique des questions très importantes
ont été très discutées en ce qui concerne la localisation. Si dans nos cas nous ne pou-
vons pas dire qu’ils relèvent d’une pathologie du tronc cérébral, nous pouvons dire que
des structures analogues peuvent se rencontrer dans la pathologie du tronc cérébral.
Il est évident en effet qu’une modification du fonctionnement nerveux représente
toujours une modification de la structure de l’homme.

4° Psychopathologie de la fuite des idées. L’ancienne psychopathologie, celle du


temps de LIEPMANN, étudiait la fuite des idées selon les catégories de la psychologie
associationniste. Nos analystes ont mis en évidence un certain nombre de facteurs, et
la question est de savoir en quoi cette nouvelle psychopathologie se rapproche ou
s’éloigne de l’ancienne.
Nous avons mis en évidence comme facteurs constituants :
1) La tonalité d’humeur optimiste.
2) La conscience de qualités spatiales particulières.
3) Un tempo interne, en nous référant aux qualités de précipitation, de hâte, de
course du vécu de la pensée.
4) La volatilité et le fondu de la pensée.

85
ÉTUDE N° 21

5) La confusion des significations, comme dans le rêve.


6) La prévalence de la projection sur autrui, particulièrement dans les manifesta-
tions verbales (cf. notamment l’analyse de la « grande gueule ») et de la logorrhée.
Autant dire qu’il s’agit de modalités de qualités qui sont irréductibles à ces
concepts quantitatifs (vitesse et autres attributs plus ou moins grands de la pensée). Il
s’agit dans la fuite des idées qu’elle soit « plus ou moins » ordonnée ou incohérente,
qu’elle soit plus ou moins nivelée, de modifications profondes de la possibilité de
poser et de vivre la relation du Moi et du monde. Si l’on parle de « degrés » (Graden)
ou d’échelons (Stufen) il ne peut s’agir que de niveaux de la conscience de la réalité
(Realitätsbewustsein) mais au sens le plus fort du mot, c’est-à-dire pour autant que
celle-ci englobe à la fois les désirs et l’imagination, et à condition de voir clairement
le sens existentiel du désir de sa satisfaction et de l’imagination, c’est-à-dire, comme
nous l’avons vu dans l’analyse de la fuite des idées, leur rapport avec la spatialité, la
temporalité, l’historicité, l’ipséité, la parole, la joie et la festivité du Dasein.»
*
* *
Il est bien difficile d’ajouter quoi que ce soit à ces analyses si riches et proprement
exhaustives. Nous voyons qu’en fin de compte BINSWANGER aboutit à cette conclusion
que l’existence maniaque, le « Dasein » maniaque, est une modalité régressive de
l’être. Fort justement, il fait remarquer que la notion de « niveau » ne doit pas être prise
comme il l’est trop souvent, dans un sens quantitatif et c’est pourquoi depuis notre pre-
mier mémoire (en collaboration avec ROUART 1) nous avons toujours parlé de niveau
structural, entendant par là qu’un type de conscience morbide est non pas seulement
une baisse de régime, une chute de tension mais une organisation des courants inten-
tionnels de la conscience. Aussi bien, traiter la « manie » selon cette perspective orga-
no-dynamiste, c’est précisément montrer la conscience du maniaque comme altérée et
diminuée (c’est ce qui constitue sa structure négative et formelle) mais aussi comme
organisée par un courant de significations qui constitue une expérience originale des
relations humaines (c’est ce qui constitue sa structure positive). La dialectique qui unit
ces deux dimensions vitales de l’état maniaque unit l’impuissance à un besoin :
…Ce qui est troublé, c’est
impuissance de s’arrêter et besoin d’aller toujours de l’avant. C’est en ce sens que la
le déroulement de la
conscience dans le temps
structure de la manie est essentiellement temporelle. Mais ce serait une grave erreur de
en tant que ce déroule- croire que cela signifie que l’être psychique du maniaque est bouleversé dans ses
ment constitue cette qua- assises biologiques les plus fondamentales. C’est là l’erreur qui est contenue dans la
lité de la conscience par
théorie « thymique » de la maladie considérée comme un trouble pour ainsi dire méca-
quoi elle s’accorde au
mouvement interne de ses
nique de l’humeur. Ce qui est troublé, c’est le déroulement de la conscience dans le
désirs et au déroulement temps en tant que ce déroulement constitue cette qualité de la conscience par quoi elle
de son histoire… s’accorde au mouvement interne de ses désirs et au déroulement de son histoire. Cette

1. H. EY et J. ROUART, Essai d’application des principes de JACKSON à une conception dynamique


de la Neuro-Psychiatrie, Encéphale, 1936.[NdE : EY H. Des idées de Jackson à un modèle orga-
no- dynamique en psychiatrie. Toulouse : Privat, 1975].

86
MANIE

harmonie est ici rompue par un saut, une accélération, une avidité, un élan qui dévore
le temps, le consomme et le consume. La conscience maniaque saute en même temps
hors du temps et des disciplines de son organisation en tant que celle-ci exige tout à la
fois la patience et qu’elle prescrit un ordre de succession et de subordination des
actions. Elle perd sa « direction » dans la double acception du terme : son sens qui est
de diriger son courant vers le présent – son contrôle qui est la légalité même de l’ordre
qu’elle impose normalement à l’organisation de son champ d’action. C’est tout cela
qui est impliqué dans la phénoménologie de ce que l’on appelle parfois « un simple
trouble de l’humeur ».

STRUCTURE NÉGATIVE DE LA MANIE


Qu’il s’agisse d’un état d’ « excitation » cela est évident, mais encore faut-il s’en-
tendre et on peut se demander si l’excitation psychique ne doit pas être interprétée …on peut se demander si
l’excitation psychique ne
davantage comme un effet de « libération ». C’est évidemment la thèse que nous sou-
doit pas être interprétée
tenons et en cela nous prenons le contre-pied des vieilles conceptions mécanicistes. davantage comme un effet
Pour PINEL, la manie était caractérisée par une « surexcitation nerveuse ». Pour de « libération »…
MENDEL (1871) c’était une maladie fonctionnelle du cerveau caractérisée par « l’accé-
lération maladive de l’excitabilité des centres moteurs ». Pour MAGNAN, « ce qui
domine dans la manie, c’est la suractivité cérébrale, c’est l’exaltation de tous les
centres corticaux... où se trouvent déposées les images acquises » par nos sens : la zone
psychomotrice n’échappe pas à cet éréthisme général ». Ainsi, la manie a pu être
considérée comme une sorte de « plus-value » de l’activité psychique, un état d’hy-
perproductivité et tout le tableau clinique a été rapporté à un « trouble fondamental » :
l’exaltation du ton affectif, l’hyperthymie, sans que l’accent soit mis sur le caractère
déficitaire fondamental de la vie psychique maniaque. Que l’excitation maniaque soit
un état d’amoindrissement, une baisse de niveau c’est pourtant ce qu’il ne faudrait pas
oublier. L’ouvrage de DERON est à cet égard bien intéressant. Pour lui, l’euphorie, l’état
hyperthymique n’est que contingent dans la structure profonde de la pensée maniaque
(p. 30 à 35). Ce qui, par contre, est essentiel, c’est un « trouble de l’attention volon-
taire ». C’est ce trouble qui entraine le déchaînement de l’automatisme. Pour si ato-
mistique que soit encore cette opinion, elle représente une tentative pour approfondir
l’étude psychologique et clinique de la manie et, à ce titre, elle mérite que nous nous
y arrêtions.
« Quand le trouble intentionnel n’est pas trop intense, la fugacité des idées et l’hy-
perévocation automatique augmentent leur stock habituel ; l’attention volontaire peut
encore faire effort d’une manière plus ou moins continue et rendre utilisables les maté-
riaux fournis par l’automatisme... Aussi, l’intelligence dans les états maniaques
semble être plus riche et plus brillante. L’imagination s’en trouve exaltée et l’on obser-

87
ÉTUDE N° 21

ve les combinaisons les plus singulières et les créations les plus fantastiques. C’est
alors que l’on peut observer des productions artistiques ou littéraires de quelque
valeur, d’heureuses spéculations : c’est dans ces cas qu’on a pu parler d’élévation du
malade au-dessus de lui-même. Dans les cas très légers, écrit KRAEPELIN, l’excitation...
peut dans certains cas libérer des forces qui sans cela seraient restées latentes.
L’activité artistique particulièrement l’est plus encore par la facilité nouvelle de l’ex-
pression verbale ».
« A un degré plus marqué du trouble intentionnel, il n’y a plus richesse apparente,
mais seulement instabilité, les idées se pressent et s’associent en foule mais l’attention
soutenue est impossible en dehors des courts instants où l’effort volontaire peut enco-
re permettre à un petit nombre de faits psychiques utiles de durer un temps suffisant :
l’évocation automatique, si fidèle et si riche soit-elle, ne sert plus de rien, le malade ne
contrôle pas, ne choisit rien parmi les associations parasites ; les représentations inco-
hérentes ne peuvent plus diriger l’activité dans une voie raisonnable et pratique, et
c’est inutilement que se ravivent les états de conscience antérieurs. L’activité psy-
chique est réduite aux seules ressources et au hasard de l’automatisme. Au maximum
du trouble, dans la pensée essentiellement instable les idées sont ébauchées et de plus
en plus fugitives ; il y a désagrégation de l’idéation et l’on n’observe plus que la fuite
incohérente des mots et des images. La conservation des états de conscience pendant
l’accès paraît défectueuse, bien qu’il soit le plus souvent impossible d’apprécier exac-
tement à ce moment les défauts de la fixation mnésique, à cause du trouble de l’atten-
tion qui met le malade hors d’état de répondre. Mais après la guérison, on s’étonne fré-
quemment de constater que des éléments que l’on croyait fixés ne l’ont été qu’incom-
plètement et superficiellement ».

Ainsi, le trouble fondamental, d’après DERON, n’est pas l’exaltation du ton affec-
tif, c’est un trouble de la « synthèse psychique ». « L’état maniaque, écrit-il encore (p.
35), ne construit pas », et il dit ailleurs « l’excitation des états maniaques intenses
apparaît comme un état de basse tension ». Et c’est là, croyons-nous, un premier point
essentiel.
C’est dans ce sens, en effet, que nous voudrions brièvement présenter une analyse
…Sans doute le tableau structurale de la manie qui lui restitue son caractère fondamental en la faisant appa-
clinique de la maladie raître comme un niveau de déstructuration de l’activité psychique qui comporte essen-
étant caractérisé par une tiellement une structure négative. Sans doute le tableau clinique de la maladie étant
extrême exaltation de
caractérisé par une extrême exaltation de l’activité psychique inférieure, donne bien
l’activité psychique infé-
rieure, donne bien l’illu- l’illusion qu’il n’y a pas de troubles déficitaires, mais l’analyse de l’état maniaque per-
sion qu’il n’y a pas de met cependant de mettre au premier plan du point de vue clinique et pathogénique la
troubles déficitaires… décomposition du champ de la conscience.

1° Fléchissement des fonctions de synthèse. Déstructuration de l’activité


réflexive.
L’automatisme et les troubles de l’attention ont toujours été donnés comme une
constante du tableau clinique. Ils sont, pour DERON, fondamentaux comme nous

88
MANIE

venons de le souligner. Qu’est-ce à dire, sinon que les opérations par lesquelles l’es-
prit s’engage dans l’observation, la réflexion, le choix méthodique et l’effort soutenu
sont impossibles ? Les grandes synthèses de la mémoration et de l’orientation sont
troublées non dans ce qu’elles ont de simple, mais dans leurs fonctions élevées (ordre
chronologique des souvenirs, cadres temporo-spatiaux nets et hiérarchisés, développe-
ment de l’action dans un ordre de succession mesuré). La perception du réel est hâti-
ve et superficielle. Les mécanismes profonds de la pensée, l’emploi contrôlé et atten-
tif des schémas qui organisent et forment le flux intuitif sont défaillants. Il manque à
la vie psychique sa véritable dimension : la profondeur, d’où sa volatilité. Tous les pro-
cessus se déroulent en surface faute de pouvoir accéder à une véritable construction
patiente et pondérée.
La pensée s’évapore, glisse, sans pénétrer ni s’attarder et le relâche ment, la dis-
persion, le gaspillage d’énergie utile, favorisent la poussée des instances inconscientes
et automatiques.

2° La pseudo-lucidité de la conscience maniaque. Déstructuration de la


pensée vigile.
On va répétant que le maniaque est lucide, hyperlucide. Mais cette illusion qui
n’est pas seulement celle du malade mais aussi celle de l’observateur superficiel, cette
illusion est bien une illusion. Sous l’exubérance, le faux-semblant et « l’hyperlucidi- …sous « l’hyperlucidité »
apparente, sous cette
té » apparente, sous cette fausse clarté il y a déjà un crépuscule de la conscience. Le
fausse clarté il y a déjà un
plus souvent, comme le notait KRAEPELIN, le maniaque vit sa crise comme dans une crépuscule de la
sorte de brouillard, et, même quand il la sent, comme un merveilleux accroissement de conscience…
ses facultés, il est le premier à reconnaître « quand il se réveille » qu’il était, comme
le rêveur, jouet d’une illusion. DERON l’a noté et BINSWANGER, nous l’avons vu, a fait
de cette qualité inférieure de « Dasein » maniaque, la pièce maîtresse de ses analyses.
La fixation des souvenirs ne correspond pas à l’idée que l’on se fait généralement de
la clarté « excessive » de la conscience du malade. « Après la guérison, écrit DERON
justement, on s’étonne fréquemment de constater que les éléments qu’on croyait fixés
ne l’ont été qu’in complètement et superficiellement » (p. 23). Le défaut de souvenirs
pro- viendrait selon lui d’une insuffisance de schématisation des idées. Il ne paraît pas
exceptionnel de constater en clinique des amnésies beaucoup plus profondes qu’on ne
l’admet généralement de toutes les expériences vécues pendant l’accès maniaque.
C’est que tout le vécu est flou et inconsistant, comme si celles-ci s’épuisaient dans
l’intuition instantanée, sans relief et sans perspective. Mais il y a plus, et plus souvent
encore qu’on ne l’imagine, la manie nous laisse déjà pressentir l’organisation oniroï-
de de la conscience. La réalité s’efface, les synthèses objectives de construction de

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ÉTUDE N° 21

l’unité de la personne et du réel sont imparfaites 1. La conscience vit avec discontinuité


et rapidité des événements fictifs et furtifs sans permettre toutefois une organisation
durable de la fiction thématique toujours évanescente mais sans cesse renouvelée.
L’atmosphère du vécu est ainsi moins chargée de drame que celle du rêve, mais elle
« le rappelle » ou, plus exactement, déjà le laisse présager. La manie se joue sur le plan
d’une imagerie inventée, luxuriante, vive, qui se tient entre la réalité objective à
laquelle elle adhère et la « réalité » onirique qu’elle n’atteint pas. C’est, comme nous
le verrons, le plan même de la fabulation, c’est-à-dire du jeu imaginatif.

3° Déstructuration temporelle-éthique.
L’affectivité est constituée par des « forces instinctives », par le « tonus vital » qui
animent l’activité intellectuelle et la personnalité. Ce sont des « fonctions de base »
certes, mais l’erreur qui consiste à voir dans la manie un simple trouble olothymique
(MAIER) que l’on se figure basique et élémentaire, doit être dissipée. L’affectivité n’est
pas touchée à sa base par une exaltation primitive du biotonus (EWALD), elle est attein-
te secondairement par suite d’une modification plus globale de l’activité qui intègre
ses tendances dynamogènes dans des actes réfléchis et adaptés. On peut dans une pre-
mière approximation, et en recourant aux banalités habituelles, dire que c’est l’appa-
reil fonctionnel de contention, d’inhibition et de régularisation du « tonus vital » ou de
« l’équilibre instinctivo-affectif » qui est lésé, et que l’affaiblissement du contrôle du
flux affectif, par les instances intellectuelles, constitue l’essentiel du déficit fonction-
nel : d’où l’anarchie de la vie psychique en tant que celle-ci cesse d’être représenta-
tion réfléchie du réel, d’où aussi la ruée des forces instinctivo-affectives « libérées »
qui se répandent en désordre tumultueux et stérile, la mémoire devenant une mémora-
tion chaotique, l’idéation un miroitement d’images, et le jugement se dissolvant jus-
qu’à n’être plus qu’une acceptation des croyances asséritives, monde verbal et figuré
du désir. Mais pour caractériser cette impétuosité de mouvement vertigineux, comme
nous l’avons vu avec BINSWANGER, il ne suffit pas d’invoquer une rapidité objective,
mécanique et en quelque sorte primitive de la pensée, ni de faire appel à la force des
instincts déchaînés, il faut comprendre que la vitesse de la pensée et la force « libé-
rée » entrent dans une structure plus globale de la conscience qui s’organise comme
…une vertigineuse impos- une forme originale et actuelle d’existence, celle d’une vertigineuse impossibilité de
sibilité de s’arrêter… s’arrêter. Élan plus que mouvement passif, projection et jeu d’élation que mouvement
communiqué, le trouble fondamental de la manie réside dans cette frénésie qui pous-
se le maniaque à ne se soumettre à rien, ni au présent ni au réel, ni aux convenances,

1. LEWIN (B. D.), Psychoanalysis of Elation, insiste très heureusement (pp. 82 à 101) sur l’ana-
logie de la manie et du rêve.

90
MANIE

ni aux conseils, ni à son intérêt, ni surtout aux impératifs sociaux ou moraux. Cette
course éperdue, cette insatiable et tourbillonnante manière d’être au monde, c’est-à-
dire de ne s’arrêter à rien, de ne s’arrêter pour rien au monde, ni au présent qui requiert
une relative immobilité, ni aux disciplines éthiques ou logiques qui exigent un retour
en arrière, une réflexion, nous la saisissons ici d’abord comme une impuissance, une
nécessité qui soumet la forme de la conscience à un type de déstructuration propre, la
désorganisation de l’ordre temporel-éthique. Nous devons souligner et une fois pour
toutes ce que nous entendons par « structure temporelle-éthique » et déstructuration …ce que nous entendons
temporelle-éthique. La conscience normale (cf. notre note 4 p. 82) a la faculté de par « structure temporel-
le-éthique »…
constituer le présent (non point celui de l’instant qui s’inscrit en heures ou en minutes
sur le cadran de l’horloge mais ce présent qui est la situation actuellement et réelle-
ment vécue comme « l’événement qui est en train de se passer »). Or ce présent exige
un équilibre, une pause, une pondération, une « réflexion » qui subordonnent les
moyens par rapport à la « fin » de l’événement présent, qui modèrent les élans intem-
pestifs, la précipitation, l’impatience, qui règlent le déroulement des instances succes-
sives dont se compose ce présent, etc. C’est-à-dire que la conscience a normalement
une structure temporelle-éthique en tant qu’elle oriente et tempère le sens du courant
de son vécu. La déstructuration de cette structure, son dérèglement maniaque – et nous
verrons qu’il est de même mais en sens inverse pour la mélancolie – doit s’entendre
tout à la fois comme une précipitation tumultueuse hors de la « mesure » du temps
vécu et comme un déchaînement de l’avidité dévorante des désirs. Et c’est pour quoi
nous parlons ici, rejoignant les analyses de BINSWANGER et celles de HESNARD de
déstructuration temporelle-éthique, ce que l’on doit entendre comme une désorganisa-
tion de l’organisation simultanée de l’« attention de la vie présente » et de la problé-
matique du présent. En ce sens cette déstructuration est la même que celle de « l’émo-
tion » qui dans la joie ou la colère « déchaîne » les tendances, précipite le sujet « hors
de lui » ou l’en traîne irrésistiblement. Mais ici il s’agit d’une émotion irréversible qui
se déroule non pas comme un événement intégré dans l’existence mais comme une
rupture de la continuité historique de l’individu : c’est une « crise ». Désordre de
l’ordre temporel par impatience, et désordre éthique par insouciance, ce désordre n’est
pas seulement un vide et une désorganisation, il suppose encore une organisation, une
forme d’existence, et c’est elle qui constitue la structure positive de la manie. Cela
nous suffit ici pour rendre évident que le fait primordial de la manie, c’est d’être un
tourbillon qui emporte et déchaîne la conscience hors des lois constitutives d’un réel
« présent », c’est-à-dire du sens même de sa direction.

91
ÉTUDE N° 21

STRUCTURE POSITIVE DE LA MANIE

Ce besoin de dévorer qui « excite » le maniaque, est vécu comme un jeu, un jeu
imaginatif et un jeu de pulsions 1.
Ce sont ces trois aspects cliniques de la structure intentionnelle de la conscience
maniaque que nous devons maintenant retrouver ici.

1° Le comportement de jeu.
Le maniaque « joue. » Il s’amuse. Sa gesticulation, sa mimique, ses inventions et
ses aspirations, tout son comportement, ses grimaces, ses bouffonneries, son manié-
risme, son emphase, sa puérilité, ses facéties, son humeur espiègle, sa jovialité fami-
lière, toute son activité en un mot, est empreinte, comme nous l’avons vu, d’une signi-
fication ludique, c’est-à-dire que pour lui le monde n’est pas sérieux d’une part, et que,
d’autre part, ses fantaisies sont vécues elles-mêmes comme une réalité sans réalité,
…aspects cliniques de la dont il use et s’amuse comme d’un hochet, d’une chose soumise à son plaisir, juste
structure intentionnelle
assez « objective » pour lui donner l’impression qu’elle est une « chose », juste assez
de la conscience
maniaque… « subjective » pour qu’elle lui donne l’impression d’en être maître. Tout est vécu par
le maniaque dans cette perspective optimiste et hyperbolique. Il entoure d’un halo ima-
ginatif les objets, les personnes, les événements, et il confère au monde objectif les
valeurs artificielles à la mesure de son seul désir. Ce double mouvement intégré dans
l’euphorique ivresse d’une action sans cesse divertissante définit le jeu, ce jeu, qu’il
projette devant lui, « hors de lui ». Il jongle avec ses idées, ses illusions, ses troubles,
il s’amuse de ses gestes, il se grise de ses mouvements, s’enthousiasme de ses mots
comme il tire du plaisir de tout, d’un bouton de porte, de ses pieds, de sa voix. Sa verve
intarissable se joue de tout, extrait le comique des moindres banalités. Il se délecte,
infatigable, des plus minuscules riens, poursuivant inlassablement sa sarabande, sa
ronde endiablée. Toute la manie est là, dans cette impossibilité d’adhérer au vrai réel 2
et dans ce besoin de caresser un réel ductile et plastique qui se plie au gré de ses
caprices, impossibilité déjà impliquée dans les troubles négatifs et besoin grossi par la
poussée des forces qui exigent de se satisfaire et de se rassasier. Même quand la manie
ne se joue plus « en clé de joie », même quand elle comporte la note fréquente d’une
colère elle-même feinte ou caricaturale, c’est encore dans le cadre ludique que le com-
portement maniaque ne cesse de se mouvoir. Car être maniaque c’est jouer et jouir.

1. Comme le rêve. Nous renvoyons à ce que nous avons dit de la structure fantasmique de la
manie dans notre Étude n° 8 (t. I).
2. C’est une illusion, entretenue par l’usage du concept inadéquat de « syntonie » ou pire encore
de la notion d’ « hypersyntonie » qui fait croire à la « projection » du maniaque dans la « réali-
té », car son jeu traverse la réalité, la déjoue.

92
MANIE

2° Le jeu imaginaire. La fiction.

La fabulation est sur le plan de l’imaginaire ce qu’est le jeu sur le plan du com-
portement. Prenons, au hasard, un exemple, écoutons une malade : « J’ai fait la pros-
titution avec mon père. Y a donc une terre, dis... Beethoven? Maintenant (elle voit le
médecin fumer). J’ai assez fumé. Je me serais mariée, même avec trois nègres. Je
serais même un cochon si tu veux... Je te remercie beaucoup ; je te rapporterai comme
tu as été crié... Je vous ai déjà vu au cinéma, je ne sais pas dans quoi tu es poussé...
T’es donc un carabin? Tu as fait du cinéma ?... tu as chatouillé le nez de maman ?...
J’ai fait un enfant qui était mort... Il est jour et nuit en même temps. J’avais perdu mon
esprit, mon père a changé de figure. Quand il fait kalt, il fallait se réchauffer avec un
pied-de-nez tout neuf, etc... » Et voilà à nouveau sous nos yeux la fuite des idées, cette
vapeur de rêve, ce bavardage inconsistant et rapide qui coïncide si exactement avec la
pensée que celle-ci ne peut pas ne pas s’exprimer sans celui-là, car chez le maniaque,
tout ce qui est pensé est parlé. Une telle « verbo-idéation » se soutient à l’aide de sou-
…aspects cliniques de la
venirs, de récits, d’apostrophes et de monologues. Quelle valeur de réalité peut s’atta-
structure intentionnelle
cher à cette fabulation verbale ? Ce n’est pas du délire, dit-on, car le sujet « n’y croit de la conscience
pas », et l’ensemble pensé et exprimé reste comme suspendu dans une demi-réalité, maniaque…
celle de l’inconsistance verbale. Mais ce n’est pas non plus, certes, une pensée stricte-
ment adaptée au réel comme un jeu contrôlé. Fuite des idées, délire verbal, fabulation,
propos incohérents, de quelque nom que l’on désigne le phénomène, il n’en demeure
pas moins dans son essence une sorte de demi-délire, soit qu’il se projette dans une
réalité faussement vécue et tende à s’identifier au délire, soit qu’il demeure dans la
conscience du malade plus près de son véritable niveau, celui d’une farce, d’un récit,
d’une « loufoquerie » ou d’une rêverie parlée et mimée. La thématique de cette fiction
est naturellement riche, variable et diverse comme la manie elle-même. Dans sa forme
la plus typique, l’élation, l’euphorie, l’enthousiasme, l’optimisme, orientent le
maniaque vers les thèmes érotiques, de grandeur ou prophétiques, mais aucun thème
n’est exclu de ses fantaisies, car l’exaltation passionnelle, l’irascibilité, les « à-coups »
même de cette réalité qui n’est jamais assez fluide et plastique, s’expriment souvent en
vécus de persécution et d’influence, ricochets nécessaires d’une expansivité qui se
heurte encore aux aspérités de la réalité objective ou butte contre soi-même.

On comprend que selon les oscillations de niveau de l’activité psychique moyen-


nement fixée à ce degré, interviennent plus ou moins tous les symptômes isolés par la
psychiatrie atomistique classique, et appelée par elle : fausses reconnaissances, inter-
prétations, illusions, hallucinations, idées délirantes, etc...

93
ÉTUDE N° 21

Si, en général, le niveau maniaque est plus imaginatif, fabulatoire que « délirant »,
il est, comme nous le verrons plus loin, en si étroite continuité avec le vécu des états
de dépersonnalisation ou oniroïdes, que la moindre baisse de niveau doit nécessaire-
ment entraîner une dissolution plus grande des synthèses de la personnalité et de la réa-
lité, dissolution qui est vécue alors comme « expérience délirante » 1. La manie
contient donc, comme un de ses éléments positifs essentiels, une fiction parlée et pen-
sée qui se rapproche du délire. Une telle disposition à fabuler, à dramatiser, à roman-
cer, à jouer avec les mots, les concepts et les choses, constitue en soi une tendance déli-
rante, en ce sens qu’elle inflige une certaine distorsion à la réalité vécue.

3° Le jeu des pulsions.

La manie est, avons-nous dit et répété avec FREUD, un « festin orgiaque », une bac-
chanale. Mais pour bien comprendre le contenu fantasmique de l’intentionnalité de la
conscience telle que l’école psychanalytique l’a établi et approfondi, il ne faut pas
perdre de vue cette qualité existentielle propre à la manie, qualité que nous devons en
effet désigner comme l’essence de sa festivité bourdonnante de jubilation, d’enthou-
siasme et de plaisirs. Le maniaque en effet est en fête : il fait la noce et la foire.
Naturellement, sa soif de mouvements, son activité dévorante, sa « grande gueule »
(comme dit BINSWANGER), son appétit, sa fringale, sa faim, ce besoin de « tout avaler »
ne pouvaient manquer de frapper les psychanalystes 2 et K. ABRAHAM 3 a tout de suite
mis l’accent sur ce fait que le maniaque paraît dévorer l’« objet » de telle sorte que la
…la saturnale maniaque saturnale maniaque se présente comme une orgie de caractère cannibalique, comme
se présente comme une un festin totémique (FREUD). C’est relativement à l’introjection de l’objet par le mélan-
orgie de caractère canni-
colique, c’est-à-dire relativement à sa soumission à la magie du Sur-Moi incorporé,
balique, comme un festin
totémique (FREUD)… que la psychologie fantasmique du maniaque prend tout son relief. La manie est bien

1. Nous insisterons plus loin, et dans les études ultérieures, sur ce point fondamental.
2. JONES, Psychanalytic notes on a case of hypomania 1910 (cité par ABRAHAM).
3. K. ABRAHAM, Zur psychoanalytischen Erforschung und Behandlung der M. d. Irresein. 3ème
Congres psychanalytique international. Weimar 1911, in Zentralblatt f. Psychoanalysis, 1912, 11,
pp. 302 à 315. S. FREUD Totem et Tabou – article sur le retour infantile au totémisme 1912. La
phase orale 1915. K. ABRAHAM – Untersuchungen über die früherte proegenitale
Entwicklungsstrife der Libido. International Zeitsch. f. Psycho analyse, 1916, 4, pp. 71 à 97. B.
LEWIN, The Psychoanalytic Quarterly, 1932, I, p. 43. H. DEUTSCH, International Zeitsch. f.
Psychoanalyse, 1933, 19, p. 358. M. KLEIN, International J. of Psychoanalysis, 1935, 16 et 1940,
21. On trouvera des exposés complets des Études des Psychanalystes sur ce sujet dans le livre de
Bertram LEWIN : The psychoanalysis of elation. New-York, 1950, sous le titre Psicoanalisis de la
melancolia, (1948). On est un peu déçu par les pages que (dans la Dynamic Psychiatry
d’ALEXANDER et collab. 1952) HENRY W. BROSIN consacre (pp. 294-298) aux réactions maniaco-
dépressives.

94
MANIE

une angoisse retournée, extravertie et inversée. En plaçant hors de lui le centre et l’ob- …La manie est bien une
jet de sa vie affective, en l’incorporant au monde extérieur et en le dévorant, le mythe angoisse retournée,
extravertie et inversée…
du maniaque devient celui du triomphe. Dans cette dialectique pulsionnelle des jeux
de l’amour et de la réalité, la manie représente comme un procédé de conquête et d’ab-
sorption de l’objet aimé. Sous le jeu de sa fiction, le maniaque joue son existence dans
un autre jeu, celui du renversement même de toute problématique, de toute barrière
entre lui et l’objet, lui et le monde. Et c’est encore ce que les psychanalystes ont bien
vu, lorsque, par exemple, Mélanie KLEIN parle de sentiment de toute-puissance
maniaque comme d’une négation de la réalité psychique, et une destruction des fan-
tasmes introjectés, ou que B. LEWIN nous dit que la manie est comme le rêve du petit
enfant, un refuge, et ici – comme dans le rêve – un refuge qui a le sens d’un refus
(denial). Une certaine ambiguïté plane cependant sur toutes ces analyses, car le
maniaque en définitive, même s’il est dupe de son jeu, le joue, et loin de se trouver
contraint à vivre dans les profondeurs abyssales des premières phases du développe-
ment de la libido, il y recourt seulement comme à la source d’inspiration du mythe
nécessaire pour vivre le débordement, le gaspillage et l’avidité de son existence actuel-
le, en tant que forme de sa conscience vertigineusement ouverte sur l’infini, l’espoir et
le plaisir.
C’est seulement quand ils sont pris dans le tourbillon même de la structure néga-
tive de la conscience maniaque que tous ces mythes du maniaque (et ceux des psy-
chanalystes) trouvent leur sens. Et ce sens, c’est celui de la dilatation de l’existence,
de sa projection au delà de l’impossible présent, de sa volatilité jusqu’à l’extrême pos-
sibilité de sa puissance d’optimisme et d’illusion. La prestigieuse prestidigitation de
l’existence maniaque consiste précisément à transformer jusqu’à l’absurde la pensée
en monde, en monde verbal et imaginaire, subtil et léger comme un jeu de mots 1.
Ainsi la structure de la manie se situe-t-elle au niveau d’une déstructuration tem-
porelle-éthique, là où l’insouciance, l’élan du désir effréné se confondent dans un
même tourbillon. Mais il s’agit d’une modalité « éthique » pathologique en ce sens
qu’elle ne garde que la forme de la liberté, qu’elle est une nécessité, une fausse liber-
té de tout se permettre.

– Au terme de cette analyse, nous devons encore préciser et synthétiser notre pen-
sée, notamment sur trois points :

a) La manie est un niveau de dissolution peu profond. C’est précisément ce que

1. Ce qui nous fait revenir au point de départ de l’Étude psychanalytique sur la manie et les mots
d’esprit (S. FREUD, 1905), aux sources même du rire. Cf. aussi « Rôle of word in Mania » de M.
KATAN (Inter. Zeitschr. f. Psychoanal. Imago. 1940, 25, 138-173).

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ÉTUDE N° 21

nous venons d’exposer en n’acceptant pas que la manie soit une forme d’existence
aussi archaïque que le prétendent paradoxalement les psychanalystes. Mais ce qui fait
parfois envisager la manie comme un trouble « très profond », c’est encore une autre
erreur, celle qui consiste, répétons-le, à considérer qu’il s’agit d’une affection de « l’af-
fectivité de base », « olothymique ». En fait, c’est une affection où l’affectivité de base
est bien perturbée, mais comme secondairement à un trouble de niveau supérieur, celui
d’une dissolution de la conscience très élevée dans la hiérarchie des dissolutions pos-
sibles, celui d’une déstructuration de sa temporalité en tant que celle-ci est, comme
nous l’avons vu, l’ordre qui contient et contraint l’élan, l’impatience et l’insouciance
de la conscience. Si nous envisageons maintenant le côté positif des troubles, nous dis
cernons mieux encore l’énorme masse de la part « subsistante » du psychisme. La
conscience de la maladie, les sentiments de contrainte et d’inspiration (plus fréquents
que les sentiments d’influence) témoignent encore de la forte réaction psychique dont
le sujet est capable ; ils expriment la grande part que le sujet lui-même (c’est le sens
et l’enjeu de son jeu) prend à ses propres troubles. Le jeu, nous l’avons dit, est corré-
latif d’une fiction peu profonde, d’un demi-délire qui tient le maniaque accroché enco-
re à l’ambiance et à la réalité mais comme à son jouet. Ici doit trouver sa place un
aspect clinique de première importance dont nous avons à plusieurs reprises parlé.
C’est l’adhérence du maniaque au « réel » ou tout au moins sa projection dans le
monde des objets, dans l’ambiance (« flight into reality » des anglo-saxons). Le jeu
comme la demi-fiction qui caractérise si profondément la pensée du maniaque, prend
encore pied dans son monde familier et le maniaque, dans son perpétuel effort pour
maintenir ce contact, réalise une de ses attitudes les plus typiques. Loin de sombrer
comme dans le sommeil, la confusion ou la schizophrénie vers le noyau subjectif de la
vie psychique, loin de basculer au fond de lui-même, de chavirer dans le rêve, il s’ef-
force encore de se projeter en dehors 1 MAGNAN avait bien noté ce trait structural de
…Tout au dehors : Telle première importance lorsqu’il disait : « toutes les portes sont grandes ouvertes pour
est la formule du projeter au dehors les images, les souvenirs, les mouvements... Tout au dehors : Telle
maniaque… (MAGNAN) est la formule du maniaque 2. »
Cette « formule » est en effet celle qui exprime l’effort incessant du maniaque pour
se maintenir au niveau d’une réalité mais d’une réalité qui lui échappe ; il s’y cram-
ponne et réussit tant bien que mal à ne pas se laisser engloutir par le torrent qui l’en-
traîne. Ce sont tous ces efforts dans ce sens, et ce qu’ils représentent encore d’activité

1. MAGNAN, Leçons cliniques, p. 383.


2. C’est le sens des explorations et analyses de ESCOLONA (travail cité p. 59), de DUREA,
Accomparition of schizophrena and M. D. Psychoses. J. of Nerv. and ment. Disease, 1942, 96,
pp: 663 et 667 et de DUREA et BILSKY, Exploratory study of personnality in Schizo and M. D.,
J. gen. Psych., 1943, 28, pp. 81 à 98.

96
MANIE

psychique utile, qui donnent l’impression clinique si vraie que le maniaque à travers
toutes ses divagations, ses excentricités, sa logorrhée, sa fuite des idées, son agitation
psycho-motrice, ses jeux, est moins malade qu’il ne le paraît au vulgaire, tout en étant
plus malade que ne l’admettait peut-être la psychiatrie classique.

b) Le caractère régressif de la Manie. La manie n’est pas en effet un état de plus


value mais est une forme dévalorisée de l’activité psychique. C’est à quoi répondent
les notions de dissolution et de régression foncièrement synonymes. Pour si riche que
soit sa structure intentionnelle, comme nous l’avons notamment bien vu en la péné-
trant au travers des intuitions de BINSWANGER, pour si joué que soit le trouble, celui-ci
est à la foi une impuissance et un besoin 1. C’est cette « impuissance » qui est visée
par le concept de « chute de niveau » chez un être qui, adulte, avait acquis la puissan-
ce, la faculté antérieure à sa crise de pondérer les élans de ses pulsions, de les intégrer
dans un comportement adapté et de contrôler le déroulement temporel de son existen-
ce, de le canaliser dans le diaphragme du problème présent. C’est effectivement à la …C’est effectivement à la
pensée de l’enfant que nous renvoie la manie, à cette forme d’existence de jeu, d’en- pensée de l’enfant que
nous renvoie la manie, à
train endiablé et d’insouciance qui fait du maniaque un petit enfant qui déploie son
cette forme d’existence de
existence dans les espiègleries et l’exubérance d’une vie affective effrénée 2, comme jeu, d’entrain endiablé et
si le « Ça » se jouait du « Sur-Moi » comme au temps où le « Moi » ne pouvait pas d’insouciance…
encore se constituer en arbitre de ce conflit.
C’est dire que cette première forme de psychose aiguë que nous étudions ici, ce
premier niveau de déstructuration de la conscience doit s’en tendre comme une pre-
mière décomposition des forces du Moi. Rien de plus significatif à cet égard que le
préambule par lequel L. BELLACK 3 commence son ouvrage. Sous les titres de « le fac-
teur quantitatif en psychopathologie » « le problème de diagnostic différentiel lié au
problème de la force du Moi » « le concept de force du Moi »,etc., il consacre quelques
pages très lucides à montrer que selon le mot de Hegel le quantitatif se transforme en
qualitatif (Umschlag von Quantität in Qualität) ce qui naturellement incite à recher-
cher la quantité d’énergie sous la qualité du vécu. Or, toute conception du Moi envi-
sagée comme foyer énergétique de la conscience, comme forme et force d’intégration
de la vie psychique est basée sur une dynamique économique de forces. BELLACK ne
se réfère pas à P. JANET mais il aurait pu et dû en appeler aux analyses de l’auteur de
« La force et la faiblesse psychologiques », « De l’angoisse à l’extase » pour complé-

1. Formule qui comme un leit-motiv va être répétée au cours de nos « Études » ultérieures.
2. G. PETIT parlait au sujet de la manie de « régression pédoïde » et de régression « héboïde »
dans l’hypomanie. La régression infantile dans la manie. A. M. P. octobre, 1933. WITZEL
(Régression in manie dépressive reactions. Psychiatrie Quarterly, 1933, 7, 387) exposait à la
même époque des idées analogues.
3. L. BELLACK, Manic-depressive psychosis, New-York, 1952, pp. 1 à 17.

97
ÉTUDE N° 21

ter ce que le système pulsionnel libidinal des psychanalystes a d’insuffisant ou tout au


moins avait d’insuffisant quand précisément les forces du Moi apparaissent à FREUD et
à ses élèves comme négligeables (puisqu’ils n’en parlaient pour ainsi dire jamais).
…la qualité de la Quoi qu’il en soit, le point de vue défendu par BELLACK nous paraît se rapprocher
conscience maniaque beaucoup de la perspective où nous entendons nous placer dans ces « Études » où, sans
[…] n’exclut pas mais vouloir réduire le qualitatif au quantitatif, nous entendons par la notion même de
requiert la dégradation
régression, de chute de niveau, indiquer que la qualité de la conscience maniaque (voi-
de l’énergie psychique
dont dépend son organi- sine des autres formes de conscience morbide que nous étudierons) n’exclut pas mais
sation formelle… requiert la dégradation de l’énergie psychique dont dépend son organisation formelle.
c) Enfin précisons que tout ce que nous avons dit de la manie nous renvoie à un
état, à une structure de conscience de même niveau mais antagoniste : à la mélancolie.
Il était facile de le percevoir dans l’observation que nous avons placée en tête de cette
étude. C’est que, comme nous le verrons, l’état maniaque, la crise de manie, la
conscience, l’existence ou le monde maniaque constituent un pôle seulement du conflit
éthico-affectif qui oppose le Ça et le Sur-moi ou, si l’on veut, l’émancipation de la joie
dionysiaque à l’obligation d’en être puni. C’est précisément ce conflit qui situe la
structure de la manie comme nous l’avons souligné à un niveau d’existence patholo-
gique qui, tout en étant plus bas que ne se le figure la moitié des psychiatres (psycha-
nalysants), est moins bas que ne se le figure l’autre moitié des psychiatres (anti-psy-
chanalystes). Mais nous reviendrons, à la fin de cette étude, et encore ailleurs, sur les
relations cliniques et psychologiques fondamentales de la manie et de la mélancolie.

§ II. – LES MANIES « ATYPIQUES »

La crise de manie typique dont nous venons d’approfondir l’étude a posé aux
nosographistes de l’école classique des problèmes difficiles car il y a des crises de
manie où, certes, se rencontrent les traits essentiels de crises de manie « franche »
typique, « pure » et aiguë, mais qui ne sont pas assez « typiques » cependant pour que
soit posé le diagnostic de « manie », soit qu’à leur structure maniaque se mêlent des
troubles d’autres « maladies mentales », soit parce qu’elles ne sont pas aussi aiguës et
transitoires que les crises typiques, soit encore parce qu’au lieu d’apparaître comme
« pures » elles sont symptomatiques d’affections somatiques évidentes. Ce sont toutes
ces formes « atypiques » que nous devons maintenant brièvement examiner. Ces
« exceptions » doivent nous aider à mieux comprendre la pathologie de la crise de
manie hors d’une nosographie désuète et insoutenable, puisque, précisément, elle ne
peut que se détourner systématiquement de ces faits qui rendent caduque l’hypothèse

98
MANIE

d’une entité spécifique et pure. Pour nous, au contraire, qui n’acceptons pas ce préju-
gé il nous suffira de voir ces faits tels qu’ils sont, n’éprouvant aucune peine à les
admettre dans le cadre plus souple de la manie considérée comme un niveau de
déstructuration de la conscience qui admet des degrés, des formes d’évolution et des
facteurs de détermination variés et variables.

Nous allons successivement examiner les manies atypiques par leur séméiologie,
les manies atypiques par leur évolution, les manies atypiques par leur caractère
« symptomatique, » les manies mêlées à la mélancolie (états mixtes).

A.– LES FORMES ATYPIQUES SÉMÉIOLOGIQUES

Certaines manies – et elles sont nombreuses – touchent à un niveau de dissolution


de la conscience plus profond. Sans doute cessent-elles alors d’être des manies
« typiques » mais leur existence montre précisément que entre la manie et les niveaux
de déstructuration de la conscience plus profonds il y a une série infinie de formes de
passage. C’est ce que nous désirons précisément mettre en évidence dans ce volume.
Pour ne pas multiplier pourtant à l’infini ces formes (dont nous avons déjà indiqué plus
haut certaines variétés séméiologiques), nous nous bornerons à examiner ici les
« manies délirantes et hallucinatoires » et les « manies confuses ».

1° Manies délirantes et hallucinatoires.


Nous avons vu que la conscience maniaque était dans son essence un jeu « fantas-
mique ». Invectives, logorrhée, illusions, invasion de souvenirs, exaltation de senti-
ments, fuite des idées, il n’est pas un de ces traits du tableau clinique qui ne compor-
te, comme nous l’avons souligné, son coefficient de délire, et qui ne représente une
projection d’imaginaire, ou, ce qui revient au même, une altération délirante des rap-
ports réels qui lient le Moi et le Monde.
Mais ce caractère délirant peut, dans certains cas (plus nombreux qu’on ne le dit) …ce caractère délirant
se renforcer. Les anciens auteurs, notamment ESQUIROL, l’avaient noté. A. FOVILLE 1 peut, dans certains cas
(plus nombreux qu’on ne
avait signalé des cas de manie avec prédominance de délire de grandeurs, et LELUT 2
le dit) se renforcer…
avait fait des observations analogues. Mais il y a lieu de mettre en évidence surtout ce
que SEGLAS 3 a appelé le délire verbal : délire ambitieux expansif, avec exaltation ima-
ginative, idées de richesses, de puissance, confiance, certitude de bonheur, de satis-

1. A. FOVILLE, Ann. Médico-Psycho., 1880 et 1882.


2. LELUT, Ann. Médico-Psycho., 1880.
3. SÉGLAS, (voir note 1 page suivante)

99
ÉTUDE N° 21

factions matérielles, instinctives, intellectuelles ou spirituelles. Ce délire est générale-


ment mobile, fait de redondance verbale, de « clinquant ». Il est variable. Les construc-
tions idéiques s’effectuent capricieusement et rapidement, au gré d’une inspiration
…Cette verbosité déliran- changeante. Cette verbosité délirante ne suppose qu’un minimum d’organisation thé-
te ne suppose qu’un mini- matique, dont certains récits ou certaines fabulations constituent des noyaux, des
mum d’organisation thé-
foyers idéo-affectifs d’où rayonnent des bavardages prolixes, des scénarios enjoués,
matique…
des propos romanesques.
A côté de ce type clinique, qui est le plus fréquent, il est possible de rencontrer de
véritables « expériences délirantes et hallucinatoires 2 ». Il s’agit généralement de
…Il s’agit généralement
de délires d’influence de délires d’influence de structure assez particulière. L’hypermnésie, l’idéation exaltée,
structure assez particuliè- l’élan créateur, les sentiments d’élation et de toute puissance y sont généralement
re… vécus comme des thèmes d’inspiration et de possession « surnaturelle ». Les malades
se sentent en proie à une puissance à la fois intérieure et extérieure qui leur « ferait
soulever des montagnes », et les fait « sortir de leurs gonds ». Les souvenirs affluent
dans un mentisme déchaîné et comme détaché de la propre sphère subjective. Ils se
sentent habités par un esprit divin, dotés de dons merveilleux et comme embrasés par
l’Esprit Saint. Dieu ou des puissances surnaturelles bienfaisantes les comblent de
grâces, les vivifient et les animent. Les « auto-représentations aperceptives » visuelles,
les hallucinations psychiques, le syndrome d’automatisme mental sont presque
constants dans ces états de kaléidoscopique et intense vividité des contenus d’une con
science quasi-extatique. La pensée jaillit, comme malgré eux, d’une source inépui-
sable, comme si elle leur était imposée. Les thèmes mystiques, prophétiques, spiri-
tuels, mélodramatiques, s’enchevêtrent. Parfois aussi ce délire d’influence prend une
forme érotique, avec hallucinations génitales, ravissements voluptueux et émotions
amoureuses. LAIGNEL-LAVASTINE, BOUVET et MAURICE 3 ont rapporté une belle obser-
vation de transformation fantastique où il s’agissait d’une expérience délirante à fée-
rie corporelle.
Plus rarement 4, au cours de l’accès maniaque, on observe des idées délirantes de
persécution. Le ton coléreux, l’exaltation, la demi-conscience de l’état morbide, favo-
risent l’efflorescence de croyances en l’hostilité et l’agressivité de l’ambiance. Comme
si l’injure créait l’infamie, le maniaque coléreux et irritable crée l’objet de sa « mau-

1. SEGLAS, J. de Psycho., 1907, p. 240.


2. LOGRE et HEUYER, Congrès des aliénistes de Luxembourg, 1920.
3. LAIGNEL-LAVASTINE, BOUVET et MAURICE, Ann. Médico-Psycho., 1941, 11, p. 122.
4. C’est peut-être parce que sous le nom si vague d’état « paranoïde » on confond les thèmes d’in-
fluence et de persécution que BOWMAN et REYMOND (A statistical study of delusions. Research,
nerv. and ment. Disease, 1931, 11, 313) et COENEN (Paranoide Instance in M. D. Syndr., Bonn,
1936), ont insisté sur la fréquence des formes paranoïdes.

100
MANIE

vaise humeur », la projette sur les autres, la fait rebondir des autres sur soi et contre
lui-même. Signalons enfin l’association possible et paradoxale d’idées hypocon-
driaques à ces accès maniaques 1. Les malades se plaignent d’avoir été empoisonnés,
contaminés, souillés, d’avoir été ou d’être « travaillés » dans leur corps, etc... Et ceci
nous amène maintenant à la question des hallucinations dans la manie.
Généralement, le « mécanisme » d’édification de ces délires maniaques est verbal, …le « mécanisme » d’édi-
fication de ces délires
fabulatoire, imaginatif, intuitif et interprétatif. Mais naturellement, comme nous
maniaques est verbal,
l’avons souligné plus haut, les expériences délirantes de ces états peuvent être hallu- fabulatoire, imaginatif,
cinatoires, et on retrouve alors dans la séméiologie ces phénomènes groupés sous les intuitif et interprétatif…
noms classiques d’hallucinations psychiques, psycho-motrices verbales, cénesthé-
siques, pseudo-hallucinations visuelles, etc... Le syndrome de dépersonnalisation se
rencontre aussi quelquefois 2. La modification structurale de la conscience imageante
se présente sous forme d’une série d’états d’altération, de dramatisation de la
conscience qui ont été signalés par bien des auteurs. MAYER GROSS 3, ROUART 4,
BONNAFÉ et TOSQUELLES 5, ANDERSON 6, STERN 7, etc... Tous ces types de conscience
oniroïde ou extatique constituent des états crépusculaires plus ou moins profonds, et
qui s’éloignent d’autant plus de la structure maniaque qu’ils se confondent avec les
structures oniroïdes et confuso-oniriques que nous étudierons ultérieurement.

2° Manie confuse et incohérente.


Chez nous, cette forme de trouble de la conscience a été appelée « manie incohé-
rente » par RITTI 8. SEGLAS 9 s’y est particulièrement intéressé. Chez les anglo-saxons,

1. LANGE, p. 92.
2. Mais la dépersonnalisation en tant que malaise et angoisse fait partie beaucoup plus souvent
de la mélancolie délirante et anxieuse. Le sentiment d’être autre chez le maniaque est vécu dans
cette atmosphère propre à la joie pathologique, à l’acuité des sentiments d’ineffable bonheur, si
bien analysés par RÜMKE (1924). Dans son travail sur les troubles de la conscience de la person-
nalité chez les malades maniaco-dépressifs (un petit volume de 60 pages, Éd. KARGER, 1938), E.
STÖRRING, à propos de son malade S. W., montre cependant que l’état de tension, d’exaltation
(Spannung) s’accompagnait de ce sentiment d’étrangeté. VALKENBURG a également étudié il y a
quelques années le syndrome de dépersonnalisation dans la manie et la mélancolie (Nerderl.
Tijdschr. v. geneesk., 1939, 83, 1, 1767).
3. MAYER GROSS, cf. plus loin p. 250 à 279.
4. ROUART, L’onirisme dans la manie, Evol. Psych., 1936.
5. BONNAFÉ et TOSQUELLES, Ann. Médico-Psycho., 1944, 1, p. 168.
6. E. W. ANDERSON, Clinical study of states of « extasy » occuring in affective disorders. J. Neuro.
and Psych., 1938, 1, 80 ; et (en collaboration avec MALLINSON) Psychogenic episode in the cour-
se of major psychoses. J. ment. Sc., 1941, 87, 383.
7. STERN et WHILES, Three Ganser states and Hamlet, J. ment. Sc., 1942, 88, 794.
8. Cf. la description qu’en donne DERON (p. 159).
9. Dans sa communication le 27 juin 1910 (Ann. Médico-Psycho., 1910), il a fait à ce sujet des
réflexions très intéressantes qui ont donné lieu à une discussion.

101
ÉTUDE N° 21

c’est sous le nom de « delirious mania »qu’elle a été désignée. En psychiatrie alle-
mande, la « manische Verimriheit » et 1’« ideenfluchtige Verwiriheit » sont des notions
qui ont été élaborées par WERNICKE et KRAEPELIN. Dans un travail de PILCZ 1, on trou-
vera un long développement sur ces formes confusionnelles de la manie. A propos du
deuxième malade qui fait l’objet de l’analyse existentielle de BINSWANGER 2, celui-ci
nous rappelle la conception de WERNICKE qui distinguait trois degrés dans la fuite des
idées : la fuite des idées ordonnée caractérisée par un état d’exaltation de la producti-
vité, les troubles des associations, mais avec intégrité des liaisons intellectuelles ; la
fuite des idées désordonnée avec euphorie, jeux de mots, dévidement rapide d’images ;
la fuite des idées incohérente avec propos confus, agitation, logorrhée. A ce tableau
clinique de la manie confuse, dit BINSWANGER, les auteurs classiques ont ajouté des
idées de grandeur, les hallucinations, l’agressivité de telle sorte que le diagnostic entre
la manie confuse et la confusion maniaque est – on le conçoit ! – difficile. Et il suffit
de se rapporter par exemple à la longue observation que BINSWANGER expose (p. 192
à 197) pour se rendre compte qu’il est en effet impossible de parler dans ce cas de
…Manie confuse et inco-
hérente… manie en éliminant ipso facto le diagnostic de confusion. Il faut prendre ces tableaux
cliniques pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des confusions qui contiennent l’aspect de la
manie – point sur lequel nous aurons à revenir à plusieurs reprises et longuement. Mais
ce qui rend ces cas de confusion inséparables de la manie c’est que dans l’évolution
même des troubles, la confusion suit ou précède l’accès maniaque franc avec lequel il
est en continuité parfois dans le même accès, parfois dans la succession des accès chez
le même malade. Cela montre encore une fois qu’entre confusion et manie, il y a une
différence de niveau, ce qui n’exclut pas, comme nous le soulignons plus tard, une dif-
férence de structure. Mais il ne peut, bien entendu, s’agir de deux maladies distinctes...
C’est-à-dire que la description de ces manies confuses trouvera mieux sa place dans
notre Étude n° 24 (comme celle des manies délirantes et hallucinatoires se retrouvera
dans notre Étude n° 23).
Quoi qu’il en soit, il nous suffit de rappeler que la clinique nous offre tous les jours
des cas où le diagnostic entre manie et confusion est strictement impossible et que ces
cas sont ceux précisément où la confusion rappelle, dans sa structure et à un niveau de
déstructuration plus inférieur, le vécu de la manie. Dans ces cas, l’obscurcissement de
la conscience, sa structure confuso-onirique, l’agitation désordonnée, les troubles de
l’orientation, l’atmosphère plus opaque et l’intensité plus actuelle du vécu délirant sont
tels, que c’est plus directement encore à la pensée obscure de rêve qu’est précisément
la confusion que nous renvoie le tableau clinique de ces « Manies ».

1. PILCZ, Traité international de Psychologie Patholog » publié par A. MARIE, (1910).


2. BINSWANGER, Die Ideenflucht, 3°, 4° et 5° articles. Archives suisses de Psychiatrie, t. 28 et 29,
(cf. plus haut).

102
MANIE

Ces dernières années, CHATAGNON et SOULAIRAC 1 ont attiré l’attention sur la fré-
quence de la phase confusionnelle que traverse la crise de manie. Mais au lieu de voir
une différence de niveau entre l’un et l’autre état, ce qui rend parfaitement significati-
ve cette fréquence, ils se contentent de faire appel comme la plupart des psychiatres
qui se sont intéressés à cet aspect séméiologique de la clinique quotidienne, à des
notions comme la juxtaposition « d’un facteur » confusionnel ou d’un « appoint
toxique ».

B.– FORMES ÉVOLUTIVES (Les Manies chroniques)

La « manie » dans sa pureté et sa typicité est une « crise ». Mais il y a des manies
chroniques 2.
Le tableau clinique des « manies chroniques » n’est pas exceptionnel dans les ser-
vices psychiatriques (environ 2 ou 3 % des malades chroniques), aussi les cliniciens se
sont-ils attachés à leur description. Mais l’extension du cadre des schizophrénies tend
…Les Manies chro-
à les absorber, sans y réussir toutefois à la satisfaction de tous, car ces formes d’exci-
niques…
tation avec leur excentricité, leur fabulation, leur thématique délirante, demeurent
cependant plus près de la manie que de l’incohérence schizophrénique. Aussi, n’est-il
pas sans intérêt pour nous de nous attarder un peu à cette question et à la position noso-
graphique de la manie chronique. Il existe d’ailleurs très peu de travaux généraux sur
ce point, contrairement à ce que laisserait prévoir l’usage presque quotidien qui est fait
de ce terme.
WERTHAM 3 signale l’abus qu’il y aurait à faire de la manie chronique le synony-
me de manie incurable. D’après lui, il faut réserver cette dénomination aux accès
maniaques qui se prolongent de telle sorte qu’ils deviennent l’habitus du sujet, même
si, à un moment donné, 2, 3, 4, 5 ans après, cet habitus cesse.
De par ailleurs, la notion de manie chronique paraît devoir être réservée aux faits
de prolongation d’un véritable état maniaque. C’est-à-dire qu’elle ne se confond pas
nécessairement avec la notion d’hypomanie qui représente, en tant qu’état d’excitation
maniaque constitutionnel, un fond de manie chronique un peu spécial.
La manie chronique peut donc être définie un habitus maniaque qui s’installe à la
suite d’une ou plusieurs crises maniaco-dépressives.
Les auteurs qui se sont occupés de la question soulignent la fréquence plus gran-
de de ces formes de manie chronique chez les femmes.

1. CHATAGNON et SOULAIRAC, Encéphale, 1939, 1, p. 20.


2. La littérature sur ces états maniaques chroniques est assez abondante. Nous renvoyons spécia-
lement à la thèse de J. BOUQUEREL (Paris, 1947), qui constitue un bon document.
3 WERTHAM (F. M.), Die Klinische Kerngruppe der Chronische Manie, Zeitsch. f. d. g. Neuro.,
1929, 121.

103
ÉTUDE N° 21

En ce qui concerne les relations de l’apparition de la manie chronique avec les


crises antérieures, HAMEL et VERNET 1 admettent trois éventualités : tantôt c’est au
décours d’une forme de manie délirante que s’installe un état permanent de manie –
tantôt la manie chronique succède à un accès de manie franche – tantôt enfin c’est au
cours de l’évolution d’une psychose périodique que l’on voit survenir la manie chro-
nique après plusieurs accès.
La statistique la plus intéressante dont nous avons pris connaissance se trouve dans
le travail de WERTHAM (1931). Pour donner une idée du polymorphisme d’apparition
et d’évolution de la manie chronique, rappelons son étude de 6 cas (3 hommes et 3
…Les Manies chro- femmes). Sur ces 6 cas, il n’y a eu que deux accès continus ayant débuté l’un à 38 ans
niques… et l’autre à 50 ans. Le premier a duré 12 ans, le deuxième 7 ans, tous deux se sont ter-
minés par la mort des malades. Des quatre autres malades, l’un avait présenté 3 accès,
l’autre 6 accès, un autre un seul. Sauf dans un cas, où le premier accès s’était produit
à 14 ans, tous les autres accès primitifs avaient été tardifs. Ceci nous oriente déjà vers
une première idée, c’est que la manie chronique appartient à l’âge mûr ou avancé.
Cette notion s’affirme encore dans la statistique de 2.000 accès maniaques que pré-
sente le même auteur. Sur ces 2.000 accès, il n’y a eu que 56 accès qui ont duré plus
de deux ans et quelques uns même jusqu’à dix ans.
A la durée moyenne de 1 an correspond l’âge de 31 ans
A la durée moyenne de 1 à 2 ans correspond l’âge de 33 ans
A la durée moyenne de 2 à 3 ans correspond l’âge de 37 ans
A la durée moyenne de 3 à 4 ans correspond l’âge de 38 ans
A la durée moyenne de 4 à 5 ans correspond l’âge de 40 ans
A la durée moyenne de 5 ans correspond l’âge de 50 ans

Il y a donc une influence très nette de l’involution sur la durée de l’accès. A ce


point de vue, les manies chroniques s’apparentent aux mélancolies chroniques.

1° Manie chronique simple.

On retrouve dans la manie chronique les traits essentiels de l’accès maniaque :


hyperactivité, variabilité, expansivité. Mais l’hyperactivité du maniaque chronique est
surtout idéique et verbale, et l’exaltation de l’humeur y prend des caractères un peu
particuliers : elle se meut dans un cycle idéique et psychomoteur qui tend à se stéréo-
typer. Il s’agit toujours des mêmes jeux, des mêmes gestes, des mêmes plaisanteries,
des mêmes extravagances. Les injures, les conceptions délirantes, les fabulations, sans
offrir d’enchaînement systématique, se présentent en thèmes privilégiés, récits rabâ-
chés, discours ressassés, et les malades assument une sorte de rôle qu’ils jouent « à

1. HAMEL et VERNET, Contrib. à l’étude de la Manie Chr., Encéphale, 1921, 515-526, 596-600.

104
MANIE

répétition ». La « variabilité » du maniaque chronique est donc relative, et se trouve


plus dans les détails que dans l’ensemble du personnage qu’il s’est composé. Sans
doute, reste-t-il, dans son humeur et ses gestes, le maniaque changeant, volatil et pro-
téiforme qu’il a été, mais il existe sans l’élan, la rapidité, le déroulement kaléidosco-
pique des représentations et des actions de ses crises initiales. La base mouvante de la
vie psychique s’exprime surtout dans l’inconsistance, la superficialité d’une pensée
futile, prolixe et oiseuse. Enfin, l’expansivité se vide généralement de sa signification
affective. Les sentiments générateurs s’affaiblissent. Il ne reste dans ces états que le
moule vide de l’émotion, l’expression formelle de la colère, de la joie, le parti pris de
la « rigolade », de la fureur ou de l’espièglerie, un faux-semblant de systématique opti-
misme.
Derrière l’hyperémotivité du maniaque chronique, se profile l’automatisme ; der-
rière sa variabilité, sa pauvreté ; et derrière son expansivité, sa fatigue. Le maniaque
chronique turbulent, bavard « fort en gueule », agressif, hâbleur vantard, déclama-
toire, chantant, vociférant, menaçant ou agité, est un maniaque comme vidé de sa
substance... 1

2° La manie rémittente.

Il s’agit d’une forme d’excitation maniaque avec exacerbations paroxystiques fré-


quentes et sans cesse renouvelées, de telle sorte que malgré quelques pauses, la manie
est pour ainsi dire continue.

3° « Démence vésanique » avec détérioration mentale.

On trouvera une description de ce type assez fréquent, par exemple dans l’obser-
vation que ROGUES DE FURSAC 2 a publiée comme caractéristique de Manie Chronique.
L’évolution « démentielle » des manies passées à la chronicité, soit après un seul
accès (particulièrement pour des manies plus ou moins typiques d’involution), ou
après plusieurs accès maniaques (manie intermittente ou rémittente), affecte deux
formes. Tantôt il s’agit du type « démence agitée » : le malade devient de plus en plus
grossier, tumultueux, désordonné ; il est malpropre et débraillé. Son activité devient
absolument vide et stérile. Les fonctions mentales élémentaires sont très altérées.
Malgré la persistance de l’aspect maniaque superficiel, les propos deviennent insi-
gnifiants, la mémoire s’affaiblit, la conscience s’obscurcit progressivement jusqu’au

1. Telle est la physionomie générale du maniaque chronique. Se reporter aux descriptions clas-
siques de SCHULE (Handbuch d. Geisteskr., Ed. fr., 1888, p. 101), de RÉGIS (Précis, p. 277) ou par
exemple au cas de LEROY (Soc. Méd. Ment., 1904).
2. ROGUES de FURSAC, Précis de Psychiatrie 1923.

105
ÉTUDE N° 21

moment où, perdus dans une agitation perpétuelle ou fixés dans la turbulence et l’in-
curie, ces « maniaques » deviennent inconscients et réduits à une vie purement végé-
tative. Tantôt il s’agit de cas de type schizophrénique, caractérisés par l’évolution de
la manie vers un état de dissociation, une incohérence idéo-verbale très marquée et
qui laisse le clinicien fort perplexe : vie psychique impénétrable, salade de mots, sté-
réotypie du comportement, impulsivité, maniérisme, crises d’agitation catatonique,
structure autistique de la pensée. On conçoit que de tels cas aient posé avec une par-
ticulière acuité la question des rapports de certaines psychoses périodiques avec les
états schizophréniques 1.

4° Manie chronique à forme de délire chronique.

Cette forme sans être très fréquente est aussi d’une grande importance clinique et
théorique. On observe des délires généralement fabulatoires ou d’imagination, mais
on peut rencontrer aussi des délires d’influence et des délires de persécution halluci-
…constructions déli- natoires. Dans la forme fabulatoire simple, il s’agit généralement de constructions
rantes prolixes, touffues, délirantes prolixes, touffues, juxtaposées, où se trouvent mêlés les faux souvenirs, les
juxtaposées…
fausses reconnaissances, des récits d’aventures extravagantes, des fabulations extem-
poranées, des idées mégalomaniaques. Les propos de ces délirants sont rapides,
désordonnés, mêlés de décharges émotionnelles, d’injures, d’exclamations et de
bouffées d’agitation. Notons la fréquence des thèmes de filiation, des délires de per-
sécution, des délires d’inspiration ou prophétiques et des délires spirites. Dans ces
dernières formes, les hallucinations psychiques et psychomotrices sont la règle. Du
point de vue de leur structure, certains de ces délires de la manie chronique restent
assez cohérents pour constituer des délires passionnels, de filiation, d’influence ou de
persécution de structure systématique, mais c’est l’exception. Le plus souvent, il
s’agit de délires imaginatifs, incohérents, fabulatoires, mobiles, absurdes, de type de
la paraphrénie expansive.
On sait à quelles discussions doctrinales ces délires ont donné lieu, et que leur
existence a été classiquement reconnue par la notion même de « délires chroniques
secondaires » des auteurs anciens. C’est dire que nous ne visons pas ici des cas d’ex-

1. Cf. parmi les travaux si nombreux sur ce point, article de LANGE (Traité de BUMKE 1928), l’ar-
ticle de CLAUDE et LEVY-VALENSI, Encéphale, 1931. – l’article de N. D. C. LEWIS et HUBBARD.
The mecanism and pronostic aspects of the manic-depressiv. schizophrenic combinations, A. for
research nerv. and ment. Disease, 1931, II, pp. 539 à 608. – la thèse, de ROUART (Paris, 1934) –
le rapport de AUBREY-LEWIS sur le pronostic de la psych. m. d. (1936). J. WYRSCH, Zeitsch. f. d.
g. Neuro., 1937, 159, 668 à 693.– le travail de HOCH et RACHLIN : An évaluation of m. d. in the
light of follow up studies. Am. J. Psych., 1941. Dans tous ces travaux et tant d’autres analogues,
nous trouvons des observations ou statistiques d’états maniaques chroniques posant au clinicien
une des plus grandes difficultés de diagnostic.

106
MANIE

ception, mais une masse considérable de délires chroniques. Pour certains auteurs
effectivement, il existe des relations très étroites entre la paranoïa, les délires chro-
niques et l’excitation maniaque chronique. SPECHT 1, BESSIÈRÈ 2,PETIT 3, CAPGRAS 4,
etc., ont insisté beaucoup sur ces relations, et il semble bien, en effet, que le substra-
tum d’excitation maniaque se rencontre dans l’évolution et la genèse de certaines
« paranoïas ». Les relations des paraphrénies expansives et des manies chroniques sont
encore moins précisées mais elles nous paraissent être d’une grande importance
comme nous aurons l’occasion de le voir ultérieurement.

5° « Hypomanie chronique ».

Enfin, bien que l’hypomanie n’entre pas classiquement dans la définition même de
la Manie chronique, nous devons signaler la possibilité d’une forme hypomaniaque de
la manie chronique. Sans doute, la manie chronique mérite-t-elle d’être à certains
égards opposée pour ainsi dire à l’hypomanie constitutionnelle, mais il existe des
formes d’accès maniaques qui se prolongent indéfiniment sous la forme d’une exubé-
rance hypomaniaque (« manie douce » de SCHULE).
On sait que « l’hypomanie » a été ainsi baptisée par RÉGIS qui en faisait une consti- …« l’hypomanie » a été
tution autonome, caractérisée par un état permanent d’excitation mentale simple avec ainsi baptisée par RÉGIS
qui en faisait une consti-
exaltation intellectuelle, hypertonie affective et troubles du comportement. On la
tution autonome…
décrit classiquement comme composée de trois catégories de symptômes.
Dans la sphère intellectuelle, il existe une grande promptitude de jugement, les
associations sont rapides, les opinions variables, les estimations sommaires. La pro-
duction intellectuelle est abondante, superficielle, imaginative. Les fabulations
maniaques sont fréquentes. Le bavardage, l’esprit d’entreprise, 1’ « inventivité » sont
habituels.
Dans la sphère affective, on note des variations de l’humeur, qui reste cependant
généralement très tendue, euphorique ou rageuse. L’éréthisme émotionnel, les colères
« type soupe-au-lait », les exaltations passionnelles qui flambent comme un « feu de
paille », les tendances altruistes constituent autant de traits de la mentalité hypoma-
niaque dont tout le tableau clinique est coloré d’inconsistance et de légèreté.
Dans la sphère du comportement, les maladresses, les entreprises hasardeuses, les
hâbleries, la prodigalité, les excès de dévouement, les changements de résidence, de
profession, les voyages, les procès, les affaires, les achats, les coups de tête se succè-

1. SPECHT (G.), Chronische Manie und Paranoïa, Zentralbl. f. Nervenheilk., 1905.


2. BESSIÈRE (R.), Paranoïa et Psychose périodique. Thèse, Paris, 1913.
3. PETIT (G.), Excitation maniaque et paranoïa, Ann. Méd. Psych., 1933, II, 1-12.
4. CAPGRAS (J.), Semaine des Hôpit., 1933, n° 13.

107
ÉTUDE N° 21

dent, et donnent à l’ensemble de l’existence un caractère de jeu improvisé et capri-


cieux.
La constitution somatique, la biotypologie de ces cyclothymes hypo-maniaques et
…pycnicité… syntones se rapprochent statistiquement de la pycnicité : Ce sont des sujets générale-
ment trapus « brévilignes » à ossature mince, à visage rond, à extrémités courtes et
mains arrondies...
On décrit aussi des « variétés » cliniques de l’hypomanie comme par exemple :
l’inventeur hypomaniaque, le migrateur ou vagabond, le revendicateur processif, le
mythomane hâbleur, etc. Telle est la description de l’hypomanie constitutionnelle.
Ce qui la caractérise donc, c’est que les sujets dont elle constitue le caractère sont
…Tempéremment syntone des individus hypersthéniques, exubérants, pleins de vitalité, à tempérament « synto-
et cyclothyme…
ne » et « cyclothyme » (BLEULER, KRETSCHMER, etc...). Sans doute, cette hyperactivi-
té hypomaniaque n’est pas exclusive d’un certain rendement professionnel, et pour si
variable, inconstante et excessive qu’elle soit, elle est canalisable et pour ainsi dire
« rentable » dans certaines conditions ou certains métiers.

« personnalité psychopa-
On a beaucoup discuté dans l’École allemande pour savoir si ce type de « person-
thique hyperthymique » nalité psychopathique hyperthymique » appartient ou non aux formes d’hypomanie,
c’est-à-dire, en dernier ressort, au cadre maniaco-dépressif au sens large. On trouvera
un exposé très intéressant de ces discussions (EWALD, Kurt SCHNEIDER, Heinz
SCHULTZ, etc...) dans le travail de Hans HOLLWEIDE 1. Ces controverses naturellement
ont beaucoup porté sur les analyses du tempérament et du caractère. Pour K.
SCHNEIDER, le groupe des personnalités hyperthymiques comprend dix variétés allant
depuis le philanthrope jusqu’au meurtrier, et tous ces « déséquilibrés » impulsifs, irri-
tables, violents et exaltés, entrent dans le cadre de l’hypomanie. H. HOLLWEIDE estime,
au contraire, que malgré un certain nombre de traits caractériels communs (tableau p.
734), il y a lieu de penser qu’il s’agit d’une psychopathie hyperthymique plutôt que
d’un maniaque chronique (hypomanie), lorsque l’on peut noter les traits de caractère
suivants : hyperesthésie – tendance à des réactions « doubles » à la fois sollicitées par
le milieu extérieur et intérieur – labilité de l’humeur de type réactionnel – sentiment
accentué d’une stabilité suffisante, et enfin suggestibilité sous l’influence de moyens
psychothérapiques.
L’habitus hypomaniaque chronique (si nous ne voulons pas trop nous engager dans
la voie de toutes ces subtilités) nous paraît se distinguer de l’hypomanie constitution-
nelle : 1° par le désordre plus grave des actes (la variabilité et l’inconsistance des buts
donnant à l’ensemble du comportement un aspect plus fragmentaire et incohérent),

1. H. HOLLWEIDE, Psychopathie, Abgrenzung der hyperthymischer Psychopathie, Arch. f. Psych.,


(Zeitsch. f. Neuro., 1948, 181, pp. 712 à 735).

108
MANIE

2° par des fabulations délirantes différentes des simples hâbleries de l’hypomanie, 3°


par la « faille », la « cassure » que cet état de manie chronique à fond hypomaniaque
représente dans le développement de la personnalité. Mais ces « distinguo » un peu
byzantins ne doivent pas nous empêcher de voir les choses comme elles sont : l’hypo-
manie est une forme de manie chronique et peu importe qu’elle soit congénitale ou
acquise (point qui pourra être toujours indéfiniment discuté dans chaque cas).
Ce qui nous importe ici au terme de cette énumération des formes chroniques de …Ce qui nous importe ici
au terme de cette énumé-
la manie, c’est que ce type particulier et fondamental de conscience morbide peut s’or-
ration des formes chro-
ganiser aussi en forme d’existence. Nous étudierons plus loin à propos de la psychose niques de la manie, c’est
maniaco-dépressive, l’homme maniaco-dépressif et notamment dans ses relations avec que ce type particulier et
les névrosés 1. Soulignons simplement ici que si la manie nous renvoie à la personna- fondamental de conscien-
ce morbide peut s’organi-
lité psychopathique ou névrotique hypomaniaque ou cyclothymique, nous serons fon-
ser aussi en forme d’exis-
dés à nous demander quand, dans le prochain Tome de ces « Études », nous aborde- tence…
rons l’étude des névroses, si celles-ci ne nous renvoient pas aussi parfois à la manie...
Nous pouvons faire par avance des réflexions analogues à propos des délires chro-
niques, et même de la schizophrénie, s’il est vrai, comme nous venons de le rappeler,
que la clinique la plus courante, celle de notre expérience de tous les jours faite non
pas de cas d’exception mais d’observations que nous sommes tous en mesure de faire,
pour peu que nous nous soyons délivrés de l’obsession nosographiste, que cette cli-
nique toute simple nous apprend effectivement qu’il y a des relations profondes entre
l’expérience maniaque et ces formes d’existence pathologiques.

C.– LES FORMES ÉTIOLOGIQUES


(Les manies symptomatiques)
Nous serons brefs ici sur les formes étiologiques que nous examinerons ultérieu-
rement ailleurs à propos des psychoses périodiques et de l’étiologie générale des accès
maniaco-dépressifs (Étude n° 25). Seuls nous arrêteront quelques aspects de la ques-
tion des manies symptomatiques, pour autant que celles-ci peuvent éclairer le problè-
me qui nous occupe.
Après avoir décrit (dans sa 9e leçon) l’accès maniaque, MAGNAN commençait ainsi
son cours consacré aux « Manies symptomatiques ou états maniaques dans les
diverses formes mentales 2 » :
« La Manie telle que nous l’avons décrite dans toute sa simplicité clinique répond
aux cas types dans lesquels aucun élément morbide surajouté ne vient compliquer la

1. Ce problème moins étudié que celui des états dépressifs et des névroses n’est pas moins impor-
tant (cf. notre Étude n° 22 où justement nous parlerons des relations de la mélancolie et des
névroses).
2. MAGNAN, Leçons Cliniques, p. 404.

109
ÉTUDE N° 21

situation. Dans ces cas, la manie constitue une véritable entité clinique ; elle n’est
significative que d’elle-même ; c’est un état idiopathique, l’état maniaque joue le rôle
prépondérant, primordial. Or, les vrais maniaques sont rares; ce qui est très commun,
au contraire, c’est d’observer des malades ayant tout l’extérieur des maniaques chez
lesquels la manie n’est qu’un aspect d’un autre mal, l’indice révélateur d’un autre
désordre intellectuel, le signe par lequel ce trouble se manifeste. C’est à ces états qu’il
faut attacher la dénomination d’état maniaque. »

…dans la psychiatrie Telle est la position de la psychiatrie classique; l’accès de Manie franche aiguë
classique; l’accès de appartient à une « psychose endogène » définie par son évolution cyclique. Il est donc
Manie franche aiguë généralement intégré à la psychose périodique intermittente ou maniaque-dépressive,
appartient à une « psy-
c’est-à-dire, dira-t-on plus tard, à une psychose constitutionnelle à hérédité similaire
chose endogène » définie
par son évolution se transmettant sur le mode mendelien dominant. C’est une entité clinique pure. Nous
cyclique… aurons l’occasion toujours à propos des généralités sur les « psychoses périodiques 1 »
de voir que les choses ne sont pas aussi simples et évidentes dans la clinique qui oppo-
se à cette conception les formes atypiques des psychoses intermittentes, l’hérédité
dégénérative dissemblable et les cas de manie aiguë symptomatique d’autres psy-
choses ou d’affections neuro-somatiques diverses. Nous ne pouvons songer ici à don-
ner un aperçu historique et clinique complet de cette question, nous tenons simplement
à signaler que cette opposition entre manie « vraie » et « fausse » vaut ce que valent
généralement les notions de « pseudo-maladies » ou d’affections « essentielles » en
pathologie générale comme en pathologie mentale...
En fait, s’il est exact que la manie s’observe avec une particulière fréquence dans
…il n’en reste pas moins
sa forme « pure » ou typique chez les pycniques cyclothymiques issus de familles à
que la « manie » […] peut
également s’observer antécédents maniaco-dépressifs et présentant eux-mêmes des crises intermittentes, il
dans des cadres clinico- n’en reste pas moins que la « manie » telle que nous l’avons longuement analysée peut
étiologiques très divers… également s’observer dans des cadres clinico-étiologiques très divers.
Quatre faits sont d’une telle importance qu’ils ne peuvent pas être tenus en dehors
du débat ; ce sont d’une part 1° l’action pathogène de la sénescence, 2° l’action patho-
gène des toxiques, 3° les états maniaques symptomatiques d’affections démentielles au
début de leur évolution, 4° les syndromes maniaques symptomatiques d’affections
organiques.
On sait à quelles discussions ont donné lieu les rapports des états maniaques d’in-
volution, les manies séniles avec la psychose maniaco-dépressive (si le problème a été
plus souvent soulevé pour la mélancolie d’involution, il est le même pour les états
maniaques de la sénescence). C’est que chez des sujets indemnes de toute prédisposi-
tion individuelle ou familiale, le déclin somato-psychique déclenche des états d’exci-
tation qui ont une structure maniaque authentique du point de vue séméiologique. La

1. Cf. aussi : H. EY, Hérédité et Psychiatrie, Rapport pour les Journées de Bonneval, 1950, à paraître
prochainement. [NdE : ce rapport annoncé, n’est pas paru sous forme d’un ouvrage séparé].

110
MANIE

thèse ancienne de MOLIN DE TEYSSIEU 1 ou celle de LEVERT 2 de la même époque,


contiennent des observations de manies d’involution du genre de celles que l’on ne
publie pas souvent, mais que le clinicien constate avec une telle fréquence que, nous
le répétons, le fait n’est pas discutable. Quant aux manies séniles, soit intermittentes
soit de type maniaco-dépressif, on en trouvera des exemples là encore soit dans les tra-
vaux anciens 3, soit dans l’expérience clinique courante.
Qu’il s’agisse de l’ivresse alcoolique 4, de l’action des toxiques comme la cocaï- …les manies symptoma-
ne 5, le hachisch, le protoxyde d’azote etc... il est bien évident à qui veut voir sans pré- tiques…

jugé que le tableau clinique réalisé dans les phases de début ou dans les degrés légers
d’intoxication, affecte souvent celui de la manie. Et encore une fois, ce n’est pas parce
que ces états sont « symptomatiques » ou d’origine toxique qu’ils cessent d’être
maniaques. Il en est de même par exemple des états maniaques provoqués par la cor-
tisone et l’A. C. T. H. (cf. notre Étude n° 25) ; faits sur lesquels nous reviendrons à
propos de la pathogénie des psychoses périodiques.
Il est également banal d’observer au début d’évolutions psychopatiques démen-
tielles, telles que la paralysie générale, la démence sénile, la démence artériopa-
thique 6, des états d’exaltation psychomotrice qui constitueront de « vrais » états
maniaques si on ne les considérait généralement que comme des « syndromes » d’ex-
citation symptomatiques de ces diverses affections. Ceci encore une fois ne doit pas
nous échapper dans cet inventaire approfondi de la manie.
Que dire maintenant de toutes les observations publiées depuis 50 ans dans toutes
nos revues ou exposés au sein de toutes nos sociétés où il est question des « manies
symptomatiques » d’affections diverses ? Deux ordres d’observations doivent être ici
particulièrement mentionnés : celles où la manie paraît symptomatique de lésions céré-
brales et celles où la manie paraît symptomatique de troubles hormonaux.
Qu’il s’agisse de traumatisme crânien 7, de tumeur cérébrale 8, d’atrophie cérébra-

1. MOLIN DE TEYSSIEU, Thèse, Bordeaux, 1911.


2. LEVERT, Thèse, Paris, 1907.
3. LERAT, Thèse, Paris, 1909, et plus récemment D. ANGLADE, Rapport au Congrès des aliénistes
de Bordeaux (1931).
4. Les fameuses « formes excito-motrices » de l’ivresse.
5. MAIER, La cocaïne (trad. fr., 1928). Nous avons personnellement observé un magnifique accès
de manie après une anesthésie dentaire locale.
6. Dans la statistique de DE MONCHY (Die Zerleg. der psych. Krank. bei Arteriosclerosis cerebri,
1922, Éd. Karges, Berlin), deux cas sont signalés ; STERN (Traité de BUMKE, 1930) et Mme
LEULIER-BARRAT, (Thèse, Paris, 1941), en rapportent également des observations.
7. BENON, Traité cl. et méd. leg. des troubles post-traumatiques, Paris, 1913. (cf. spécialement pp.
47 à 69).
8. SCHUSTER (Psychische Störungen bei Hirntumoren. Stuttgart 1902) signalait treize cas de syn-
drome maniaque dans sa fameuse statistique. L’observation de STERN, TRAVIS et DONAY, (Amer.
J. of. Psych., 1942), gliome du diencéphale, est intéressante.

111
ÉTUDE N° 21

le 1, de syphilis nerveuse 2, d’encéphalite épidémique 3, etc... des cas parfois impres-


sionnants, mais souvent, il faut bien le dire, assez décevants, ont été publiés qui laissent
supposer qu’effectivement des affections cérébrales peuvent déterminer des crises de
manie. Mais c’est surtout la pathologie du diencéphale et de la région hypothalamique 4
qui, ces dernières années, a suggéré l’idée à un certain nombre d’auteurs et notamment
aux neuro-chirurgiens que les altérations des formations végétatives et les « centres
régulateurs des émotions » de la base du cerveau et du tronc cérébral pouvaient produire
l’état maniaque (FOERSTER et GAGEL). Nous examinerons ce problème plus loin.
C’est enfin à la pathologie hormonale que l’on doit les indications les plus nom-
breuses sur la relation entre la manie et les processus organiques. Longtemps on a
publié des observations sur l’hyperthyroïdie et la maladie de BASEDOW dans leur rap-
port avec la manie 5 et effectivement le facteur thyréotoxique semble avoir été mis en
évidence dans certains cas.
…les manies symptoma- Pour ce qui est de la pathologie hormono-sexuelle 6, rappelons d’abord l’importan-
tiques… ce de ce que l’on a appelé les « manies puerpérales », les manies de la puberté et celles
de la ménopause. Des recherches plus récentes sur le cycle hormonal ont permis de
nombreux travaux sur ce point et c’est à une rupture de l’équilibre folliculine-progesté-
rone à type hyper-folliculinie ou hypolutéinie 7 ou à type hyperlutéinique 8 que l’on a
rapporté certains cas de manie pubérale, de castration ou de la ménopause.
Naturellement les psychoses puerpérales étudiées soit par le cyto-diagnostic vaginal,
soit par les biopsies ont montré dans les « manies puerpérales » et notamment celles du
post-partum, qu’il y avait dans certains cas une probabilité de pathogénie hormonale 9.

1. WEITBRECHT (H.), Cyclothymes Syndrom und hirnatrophischer Prozess, Nervenarzt, 1953,


489-492.
2. ANGLADE, RAYNEAU et FRETET, Ann. Médico-Psycho., 1937.
3. F. KENNEDY, J. nerv. and Ment. Disease, 1944, 100, pp. 192 à 197. F. KENNEDY et STENYEL,
Archiv. f. Psych., 1937.
4. Cf. DELAY J., Les dérèglements de l’humeur, 1946, et l’article DAVID, HECAEN et TALAIRACH,
in Revue Neurologique, 1946. Ces deux travaux s’opposent dans leur conclusion, mais on y trou-
vera la documentation complète sur ce point, que nous examinerons plus loin.
5. On trouvera la bibliographie de ces cas dans les art. de SAINTON, Semaine des Hôp., 1943, de
TUSQUES, Ann. Médico-Psych., 1937,11, p. 15, de WELTI, BARUK et MATHEY, Presse médicale
1938, de M. A. HOWARD et L. H. ZIEGLER, Amer.j. Psych., 1924, et de J. DELAY et BOITTELLE,
Sem. des Hôp., 1948.
6. Ce problème sera retrouvé plus loin à propos de la mélancolie et il est exposé dans notre Étude
n° 25 au chapitre « Pathogénie » (p. 495).
7. Cf. Thèse de STORA, Paris, 1939.– Thèse de CZITRON (Paris, 1939).– Thèse de LABOUELLE ,
Paris, 1939.– Thèse de TALAIRACH, Paris, 1939.– Les travaux de BARUK, Progrès médical, 1938
et Presse médicale, 1940, et de P. ABÉLY, Ann. Médico-Psycho., 1947, de DELAY et BOITTELLE,
Ann. Médico-Psycho., et Semaine des Hôp., 1948.
8. Cf. Notamment P. ABÉLY, Ann. Médico-Psycho., nov. 1947.
9. DELAY, CORTEEL et BOITTELLE, Ann. Médico-Psycho., 1945, et Semaine des Hôp., 1948. – P.
ABÉLY, Ann. Médico-Psych., 1947, 11, pp. 563 et 565.

112
MANIE

Enfin ces dernières années, c’est sur le système hypophyso-cortico-surrénal que les
observations et investigations se sont concentrées 1 et notamment à propos de la physio-
pathologie des réactions d’alarme 2 de SELYE et des inter-réactions dont l’A. C. T. H. 3
est le vecteur entre le centre pituitaire et la cortico-surrénale. Ce cycle hormonal com-
plexe (hypophyso-corticosurréno-génital) est actuellement pressenti comme un « facteur
hormonal » qui peut s’avérer de grande importance pour la pathogénie de la manie.
En effet, ainsi que BINSWANGER l’a souligné expressément, l’analyse structurale, la
phénoménologie de la manie loin d’être en contradiction avec une pathogénie diencé-
phalique (ou humorale) de la manie, s’en accommode fort bien. Nous dirions même
qu’elle l’exige car la structure négative du trouble signe le processus pathologique qui
le conditionne.
Mais, dira-t-on, dans tout cas de manie « symptomatique », il ne s’agit que de fac- …les manies symptoma-
teurs organiques de déclenchement, de « facteurs de précipitation » et l’essentiel tiques, discussion…

demeure la « prédisposition interne », le facteur génétique. Cela vaudrait peut-être


d’être pris en considération si l’argument n’était pas si général qu’il puisse et doive
être utilisé dans toute la pathologie. Il est évident en effet qu’aucune cause exogène de
maladie n’est par elle-même une cause nécessaire et suffisante car les « réactions de
l’organisme » constituent une autre dimension nécessaire de la maladie. Il n’en reste
pas moins que dans « le domaine des maladies mentales » et pour ce qui nous intéres-
se ici, de la manie, il y a bien des chances pour que la crise de manie soit déterminée
par un processus pathologique neuro-hormonale et que, à cet égard, la distinction
« capitale » entre manie « endogène » ou « pure » et manie symptomatique soit appe-
lée tôt ou tard à perdre beaucoup de son intérêt sinon toute signification 4.

D.– LES FORMES MIXTES MANIACO-DÉPRESSIVES

Les cliniciens ont naturellement été frappés de l’intrication des traits maniaques et
mélancoliques dans le tableau clinique de la manie. C’est peut-être une des raisons
pour lesquelles ces « psychoses typiques » ont eu tant de mal à être individualisées
(comme nous l’avons vu dans l’Étude n° 20). Quoi qu’il en soit, point n’est besoin de
recourir à l’autorité de ZACCHIAS, de WILLIS OU à celle de GRIESINGER pour établir la
réalité de ce fait clinique que tout le monde peut observer si aisément. Après

1. Les travaux de ALTSCHULE (M. D.), de CLEGHORN (R. A.), de HOAGLAND (H.), de HEMPHILL (R. E.),
de LEHMANN (H. E.), de MALAMUD (W.), de PINCUS (G.), etc., seront exposés dans notre Étude n° 25.
2. DELAY, Ann. Médico-Psycho., 1952.– BENDA, Encéphale, 1951.
3. Après les cures de cortisone et d’A. C. T. H. des crises de manie ont été observées par ROME
et BRACELAND, Proc. Mayo Clin., 1950, par CLEGHORN, Canada Méd., 1950, et depuis lors par de
nombreux auteurs. Cf. Étude n° 25.
4. C’est ce que souligne aussi SOMMER (note p. 270 de son Étude « États maniaque et mélanco-
liques » Évolution Psych., 1949, 11).

113
ÉTUDE N° 21

GRIESINGER, c’est KRAEPELIN qui a le plus minutieusement noté la proportion de


« l’élément » maniaque ou de « l’élément » dépressif dans les « états mixtes ». Sa clas-
sification est classique et, nous devons la rappeler, il a décrit six formes d’états mixtes
qui, allant des plus maniaques aux plus mélancoliques, constituent : la « manie akiné-
tique – la « manie dépressive » – la « manie improductive » – la « stupeur avec élé-
ments maniaques » – la « mélancolie agitée ».
…la mélancolie et la Mais la mélancolie et la manie ne doivent pas être considérées comme deux uni-
manie [doivent être consi- tés qui peuvent s’ajouter ou s’associer, mais plutôt comme deux aspects « drama-
dérées comme] deux tiques » d’une même structure conflictuelle de la conscience.
aspects « dramatiques » Comme nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur ce point fondamental, nous
d’une même structure
ne dirons ici que l’essentiel.
conflictuelle de la
conscience… Pour l’école psychanalytique, la manie et la mélancolie diffèrent comme deux états
psychiques dont l’un est dominé par le « Sur-Moi » (mélancolie) et l’autre par le « Ça »
(manie), de telle sorte qu’ils sont vécus l’un et l’autre comme un conflit qui suppose
nécessairement l’un et l’autre terme de ce couple affectif antagoniste.
Selon les analyses existentielles de BINSWANGER, c’est la structure même du conflit qui
définit ces troubles comme une forme d’existence tout entière dirigée vers l’abandon des
soucis des règles morales et des lois de la « dure réalité » (manie) ou vers l’asservissement
complet aux lois du devoir, à l’impératif catégorique de l’interdiction (mélancolie).
Mais pour tant que paraisse être « d’une seule pièce » cette forme d’existence
maniaque ou mélancolique, elle suppose toujours la possibilité de l’autre « Dasein »,
elle l’implique même. Le maniaque qui « joue » et « se joue » de tout, qui se lance à
corps perdu dans l’aventure d’une course effrénée vers l’infinité du désir et de l’in-
souciance garde « au fond de lui-même » comme le « repoussoir » de son propre aban-
don, de sa volatilité et de sa légèreté, les exigences et le poids d’une contrainte qui est
seulement dans et par son optimisme euphorique « déjouée ». C’est relativement à
cette obligation trop impérieuse et trop insupportable pour n’être pas « présente » chez
le maniaque (puisqu’elle confère à son existence sa signification) qu’il se constitue en
personne, en homme « maniaque 1 ». On comprend qu’au milieu de la crise maniaque
l’angoisse sourde ou seulement assourdie 2 puisse surgir et transparaître comme pour
atténuer l’indécence de ce dionysiaque scandale.

1. Nous avons publié (en collaboration avec Mme BONNAFOUS, Ann. Médico-Psycho., 1938, 1),
le cas d’une de nos malades Mme S. Elle a eu étant jeune (« cyclothymique héréditaire » ) une
seule crise de manie au moment où, ayant perdu son mari, « tout lui a été permis », autorisation
qui impliquait précisément un Sur-Moi inflexible et qui, à peine en avait-elle profité, a été sup-
primée. Elle a été précipitée à jamais dans la punition mélancolique de cette orgie contenue et un
seul moment goûtée.
2. Le maniaque ne goûte pas une « joie sans mélange ». RUMKE dans sa phénoménologie clinique
du sentiment du bonheur dit que sur 5.000 malades dont il a dépouillé l’observation de la
« Valeriusklinik » d’Amsterdam, il n’a pu retenir que quatre cas de « Glückerlebnis » au sens
strict du terme auquel il se tient rigoureusement dans sa monographie.

114
MANIE

*
* *
Cette étude des « formes atypiques » de la manie est donc pleine d’enseignements
puisque nous avons ainsi appris à considérer la manie sous un certain nombre d’as-
pects que la psychiatrie classique a trop méconnus. Avec la considération des degrés
de profondeur plus grands de la déstructuration de la conscience, nous avons bien vu
que la manie constitue un simple degré de cette déstructuration inséparable dans son
mouvement évolutif comme dans sa phénoménologie, des autres niveaux de dissolu-
tion de la conscience : la manie doit donc être étudiée dans la perspective dynamique
de cette évolution et de ces formes structurales hiérarchisées. Avec la considération
des formes chroniques nous avons vu que la manie pouvait, à des niveaux divers, se
survivre et s’installer comme une forme d’existence qui impose au système de la per-
sonnalité morbide son empreinte « maniaque » : la manie doit donc être étudiée dans …la manie doit donc être
la perspective historique de ses rapports possibles avec l’organisation de l’existence étudiée dans la perspecti-
ve historique de ses rap-
personnelle. D’autre part avec la considération des formes symptomatiques nous avons
ports possibles avec l’or-
vu que la manie ne cessait pas d’être authentique quand elle cessait d’être « pure » et ganisation de l’existence
qu’elle pouvait être incontestablement déterminée par des processus somato-nerveux personnelle…
qui conditionnent la dissolution qu’elle représente et que le maniaque vit sous forme
d’une expérience vécue typique : la manie doit donc être considérée dans une pers-
pective pathogénique. Enfin, avec la considération de ses rapports avec une forme de
conscience symétrique et de même niveau (la mélancolie), nous avons été amené à
voir que la manie est une forme d’existence essentiellement liée au conflit éthique qui
déchire l’homme : la manie doit être envisagée du point de vue de l’anthropologie
existentielle dans une perspective phénoménologique.
Si nous avons réussi dans notre entreprise nous pouvons dire que nous avons trai-
té de la manie dans une perspective multidimensionnelle et nous avons ainsi satisfait
aux règles méthodologiques que CLAUDE, BIRNBAUM, KRETSCHMER, JASPERS, etc. ont
particulièrement recommandées pour l’analyse structurale des psychoses.
Sans prétendre avoir atteint ce but, il n’est pas douteux que nous nous sommes
efforcé dans cette étude, comme dans celles qui vont suivre, d’envisager les aspects de
la conscience morbide dans toutes leurs articulations et ramifications, dans leur évo-
lution comme dans leur signification. Il importe, en effet, de cesser de voir dans la
manie (comme dans toutes les formes de déstructuration de la conscience), un « état »
en quelque sorte pur et simple, pour la considérer comme « conscience maniaque »
dans toute la complexité des aspects et des perspectives qui la composent et l’animent.

115
ÉTUDE N° 21

Bibliographie des principaux ouvrages

LINAS, Manie, (article in Dictionnaire Dechambre, 1876).


MENDEL, Die Manie, Vienne, Leipzig, 1881.
MAGNAN, « Maladies Mentales » 1893-1897, pp. 379 à 403.
KRAEPELIN, 8e édition, t. III, 1909.
STRANSKY, Das manisch-depressive Irresein, Traité d’Aschaffenbuch, 1914.
FREUD (S.), Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten, 1905 (trad. fr. Marie
Bonaparte et M. Nathan, 1930).
– Trauer und Melancholie, Zeitschr.f. Psychoanalyse, 1916, IV, et « Gesammelte
Wercke » X, 428-446.
– Massenpsychologie und Ich-Analyse, 1921. Éd. Inter. Psychoanal. Verlag.
Leipzig, Vienne et Zurich – « Gesammelte Werke », XIII, 73-101.
ABRAHAM (K.), Ansätze zur psychoanalytischen Erforschung und Behandlung des m.
d. Irreseins und verwanter Zustände, Zeitschr. f. Psychoanalyse, 1912, 2, pp. 302
à 305. – Untersuchungen über die früheste prägenitale Entwick-lungstufe der
Libido, Inter. Zeitschr. f. Psychoanalyse, 1916, 4, pp. 71, 97 et Entwicklung der
Libido etc. Intern. Zeitschr. f. Psychoanalyse, 1924. (En anglais : Selected Papers
of K. Abraham, 1942, Éd. Hogarth Press. Londres).
RUMKE, Zur Phenomenologie und Klinik des Glucksgefiihls, Berlin, 1924.
DERON (R.), Le syndrome maniaque, Thèse, Paris, 1928, 359 p.
LANGE, Die endogène und reaktiven Gemütserkrankungen, Traité de BUMKE, t. VI,
1928.
BINSWANGER (L.), Die Ideenflucht, Archives suisses de Neurologie et de Psychiatrie,
(6 articles), t. 28, 29, 30, 1931-1932.
DELAY (J.), Les dérèglements de l’humeur, Paris, P.U.F. 1946, 179 p.
GARMA, RASCOVSKY etc. Psicoanalisis de la Melancolia, (dernière partie pp. 440 à
483, Psicoanalisis de la Mania) El. Ateneo, Buenos-Aires, 1948.
LEWIN (B.), The psychoanalysis of elation, Éd. Norton Co, New-York, 1950, 200 p.
BELLAK (L.), Manie, dépressive Psychosis, New-York, 1952, 306 p.

116
Étude n° 22
20. La classification des M. mentales.
21. Manie.
22. Mélancolie.
23. Bouffées délirantes.

MÉLANCOLIE
24. Confusion.
25. Psychoses périodiques
maniaco-dépressives.
26. Epilepsie.
27. Structure et destructuration
de la conscience.

La « mélancolie » se situe à l’antipode de la manie comme un tableau clinique où …Définition…


prédominent la dépression, la tristesse et l’angoisse. Ces crises de dépression dans leur
forme la plus typique se présentent sous l’aspect d’accès de mélancolie caractérisés
par l’inhibition, l’effondrement de la « volonté », la tristesse et l’abattement (dépres-
sion mélancolique plus ou moins stuporeuse) ou par la perplexité et l’agitation anxieu-
se (mélancolie anxieuse.) Nous allons donner ici un exemple de ces deux variétés cli- …Deux variétés cliniques…

niques, que nous ne perdrons plus de vue dans la suite de cette étude, si nous voulons
bien saisir tous les problèmes cliniques et pathologiques que soulèvent de telles crises.

Mme Ber-Gou Marie, 75 ans Cette malade qui a présenté de 15 à 30 ans des crises …Observation N°1…
d’épilepsie 1, a eu, depuis la cessation de ses crises jusqu’à 60 ans, une existence nor-
male. Sa sœur s’est suicidée et elle a, parmi des petits-enfants, un arriéré épileptique.
Depuis 15 ans elle a eu plusieurs crises de mélancolie (trois crises d’une durée de
quelques mois). Quand elle entre dans le service, son accès mélancolique actuel est
déjà ancien puisqu’il se prolonge depuis plus d’un an. Le tableau clinique de la mélan-
colie est typique : pessimisme, sentiment d’indignité, tendances autoaccusatrices et
hypocondriaques, inhibition. Elle parle lentement et ses propos, monotones et prolixes,
témoignent de la profondeur de son état de dépression et de tristesse. Voici ce qu’elle
exprime dans les conversations provoquées ou entretenues par « l’interrogatoire »
médical :

« J’ai bien de la faiblesse dans la tête ; j’étais dans ma chambre et je voyais ma


fille dans une cour (illusion) ; je suis tourmentée de cette lettre où elle écrivait pour me
conseiller au sujet de la vente de ma machine à coudre. Je me suis mise à parler tout
haut comme si je lui parlais à elle. Me croyant toute seule, j’ai dit : Hélas, mon Dieu,
avec sa lettre elle me tuera. Alors, je me tourmente, en plus, de savoir qu’elle se tour-
mente de ce que je suis tourmentée ; et puis, j’ai peur qu’elle se tourmente aussi que

1. L’importance considérable de cette « association » d’épilepsie et de crises de mélancolie trou-


vera dans l’Étude n° 27 sa pleine signification. Contentons-nous ici de le noter. L’électro-encé-
phalogramme montre encore quelques anomalies de type comitial après hyperpnée, bouffées
d’ondes théta bilatérales et ondes lentes qui prédominent dans la région temporo-frontale gauche.
Ce n’est évidemment pas par hasard que dans ce volume nous choisissons comme exemple
typique de mélancolie, une ancienne épileptique.

117
ÉTUDE N° 22

je meure ; c’est malheureux pour une parole... C’est à m’en faire mourir de chagrin...
On me dit bien sûr : « c’est une parole de rien », mais j’ai tant peur qu’elle se tour-
mente. Savez-vous encore une autre bêtise qui me retire le courage ?... Ça, je ne sais
pas si c’est guérissable... Voilà de ça, un ou deux ans, j’étais chez elle. Il y avait quel-
qu’un qui se met à lire les lignes de la main et voilà que j’ai la bêtise de dire : « Moi
qui suis vieille, je vais voir ce qu’elle va me dire... » Encore une faiblesse de la tête...!
Elle se met à me parler de la mort et dit : « A la fin je vois beaucoup de monde autour
de vous ». Alors j’ai compris en venant ici où il y a beaucoup de monde... Oui, cela
peut-être voulait dire qu’il y aurait beaucoup de monde autour de moi à ma mort
puisque j’ai eu 14 enfants et que j’ai 30 petits-enfants, mais ce n’est pas une consola-
tion, il n’y a pas de consolation pour moi. Le malheur nous poursuit toutes les deux.
Le Bon Dieu n’est pas toujours de notre côté. S’il n’y avait pas eu cette maudite machi-
ne à coudre et cette diseuse de bonne aventure, je n’aurais pas dit ces sales paroles...
Hélas ! faut-il ? ça me tuera... J’ai été quatre fois malade comme ça... Étant jeune,
j’avais les nerfs malades, mais je n’étais pas comme ça. » – Elle précise dans un petit
écrit de quelques lignes : « Les nerfs malades à la taille, quelle douleur !... Les effets
ne peuvent même pas les toucher, enfin cette douleur qui étouffe plutôt et rend mala-
de partout ! En plus, on ne peut ni marcher, ni travailler, et un peu plus forte, elle vous
force à pousser de forts gémissements ; enfin ce n’est pas du tout comme une douleur
ordinaire... elle menace de vous faire trouver mal. » Elle-même lie ses douleurs à ses
regrets : « J’ai deux choses de dépression que j’appelle les regrets ; quand ma fille s’est
mariée j’ai eu des regrets ; j’ai aussi les nerfs malades ; au fond c’est la même chose.»
Incessamment elle revient sur ses plaintes monotones ; ne parle que de son passé, de
ses malheurs, de ses reproches et de ses craintes. Le visage est hébété et exprime une
douleur constante. Le plus souvent abattue ou en proie à des crises d’énervement sté-
rile : elle n’a de goût ni à parler ni à s’occuper. La malade a guéri de son accès et vit
chez elle depuis trois ans.

Tel est le tableau clinique de la forme la plus banale et la plus simple d’une dépres-
sion mélancolique d’intensité moyenne, où prédominent le pessimisme, l’inhibition
(parfois remplacée par une légère fuite des idées), les sentiments de regrets ou d’indi-
gnité, et l’hypocondrie. C’est une crise de « noir ». Rien de plus fréquent que ce syn-
drome et c’est sa banalité même qui doit être, ici, inscrite en tête de cette étude. Cette
petite description clinique a son intérêt cependant ; elle nous montre nettement la
conscience mélancolique « refermée » sur le passé, contrainte par son « rappel »,
contractée et pliée sous son poids, de telle sorte que le seul présent possible, celui du
corps douloureux, est encore vécu comme un regret, ainsi qu’elle l’exprime elle-
même, expression qui dans la bouche de cette vieille paysanne simple et presque illet-
trée va rejoindre les analyses phénoménologiques les plus subtiles...

Voyons maintenant le cas tout aussi banal d’une mélancolie anxieuse.

…Observation N°2… Mme D. 38 ans. « Mon mari va me laisser... Pour élever les enfants, il faut que je
m’en occupe, ça je le sais bien... Je vois bien que ça va mal... (silence)... Alors ?...
Parce que ?... Est-ce que je ne peux pas aller dans un autre service pour travailler ?...
où on me dira de faire ça... Je préférerais être commandée et rendre service... A la cou-

118
MÉLANCOLIE

ture ?... Ce n’est pas possible ?... Je ne veux pas rester sans rien faire !... Il faut tra-
vailler... Où allez-vous me mettre ? – (« Vous ne voulez pas tout de même aller aux tra-
vaux forcés ? » lui fait-on remarquer) – « Je ne peux pas, je ne l’ai pas mérité... Si ?...
Ah ! j’ai peur de la guerre !... C’est la guerre mondiale... J’ai bien vu en ville que toutes
les autos galopaient !... Je n’y comprends rien... Je n’y comprends rien !... Je n’y com-
prends rien... Je pense que je vais mourir... On m’a bien dit que je mourrai en 1952.
(Pourquoi, lui demande-t-on, voulez-vous vous donner la mort vous-même ?) – Je vois
que les choses ne sont pas comme avant, ça devient de plus en plus compliqué, la vie...
Il y a du désordre. Chez moi tout était en réparation, en déménagement, en désordre...
Des décombres et des rats partout... J’ai peur de ne pas rester ici... Mon mari ne veut
pas revenir sans doute ?... Mon mari ne veut pas revenir sans doute ?... Mon mari ne
veut pas revenir sans doute ?... Il vaudrait mieux que je meure !... Il vaudrait mieux
que je meure !... Si je suis toute seule, ce n’est pas la peine que je reste là !... Je n’avais
jamais vu ça, la guerre mondiale ! Ici, c’est calme oui, mais c’est dehors !... Chez moi,
c’était tout drôle, tout était en l’air... la guerre est revenue... Tout le monde galopait...
Moi je n’y suis pour rien... Rire ? Oh, ce n’est pas rigolo (elle rit)... A la maison j’avais
des cauchemars, j’entendais du bruit toute la nuit... un remue-ménage... c’est la guer-
re mondiale !... J’ai peur !... »
La note dominante est en effet la peur, peur de ce qui va arriver, peur d’une catas-
trophe cosmique imminente et déjà déclenchée. La mimique, la perplexité, l’énerve-
ment, le regard, manifestent cette profonde anxiété. Ce n’est que dans le récit et l’en-
tretien avec le médecin qu’elle s’apaise et par moment que « perce » l’enjouement qui
nous ramène à nouveau à un état mixte déjà étudié dans la précédente « Étude » et dont
la mélancolie anxieuse et agitée représente une forme clinique bien connue (dépres-
sion agitée).
La malade a guéri de son accès qui a duré 7 mois. Elle est depuis deux ans rentrée
dans sa famille.
La mélancolie est donc un « état dépressif » généralement paroxystique qui se défi-
nit par le caractère douloureux des contenus de conscience, l’effondrement de la
volonté, l’inhibition intellectuelle, l’idéation pessimiste et l’anxiété.

§ I. – HISTORIQUE

Cette définition classique de l’accès mélancolique est assez récente – contraire-


ment à ce que l’on pourrait imaginer – puisque le terme de mélancolie n’a cessé d’être …le terme de mélancolie
n’a cessé d’être employé
employé depuis HIPPOCRATE dans des sens fort différents. Sous le nom de « mélanco-
depuis HIPPOCRATE dans
lie » en effet, on a, pendant des siècles, rangé des formes morbides assez disparates et des sens fort différents…
l’histoire de l’évolution du concept de mélancolie constitue un des plus gros chapitres
de l’histoire doctrinale de la Psychiatrie. Nous pouvons le résumer ainsi :

PREMIÈRE PÉRIODE. – (Nous englobons sous cette rubrique toute la médecine men-
tale antérieure à ESQUIROL). Depuis la plus haute antiquité, bon nombre d’aliénés ont
été considérés comme des « mélancoliques » et HIPPOCRATE, conformément à son sys-

119
ÉTUDE N° 22

tème humoral, voyait dans la mélancolie une affection triste des humeurs en rapport
avec la bile et l’atrabile, à laquelle il assignait pour siège l’hypocondre. ARÉTÉE la défi-
nissait comme une « animi angor in una cogitatione defixus absque febre, » idée et
définition qui devaient connaître le plus vivace succès. A partir de la Renaissance, en
effet, le terme de Mélancolie désigna – fait capital – une sorte de « folie partielle » qui
n’impliquait pas nécessairement la dépression affective 1. C’est ainsi que Félix
PLATTER (à qui nous devons une bonne description des formes hypocondriaques) oppo-
sait « la manie ou trouble global de l’intelligence, » à la mélancolie, considérée par lui
comme un « délire partiel ». Également, à la même époque, ZACCHIAS voyait dans le
mélancolique soit un malade qui délirait « sur un seul objet », soit un malade hypo-
condriaque qui ne délirait pas du tout et Daniel SENNERT définissait aussi la mélanco-
lie comme une concentration de l’âme sur une seule idée, il précisait même qu’il y
avait des « mélancoliques gais ». THOMAS WILLIS distinguait, lui, une forme générali-
sée de mélancolie et une mélancolie particulière ou spéciale. BOISSIER DE SAUVAGES,
un peu plus tard, reprenant la définition de D. SENNERT, considérait également la
mélancolie comme un « délire partiel » et il décrivait une « Melancolia moria » ou
mélancolie gaie...

DEUXIÈME PÉRIODE. – (Elle commence avec ESQUIROL). La mélancolie définie par


avance, par les anciens auteurs, comme une « monomanie » devait trouver sa place
tout naturellement dans le groupe des « folies partielles » isolées par ESQUIROL, grou-
pe dans lequel il distinguait, en effet, une monomanie proprement dite (avec un élé-
ment expansif, une idée « gaie ») et la « Lypémanie » ou « Monomanie triste ». Une
bonne partie du travail des psychiatres du XIXe siècle a consisté à détacher de ce grou-
pe isolé par ESQUIROL (la « lypémanie »), diverses entités cliniques qui sont devenues
classiques. D’abord furent exclus du cadre de la lypémanie les états qui, comme nous
le verrons ailleurs, sous le nom de « stupidité », de « stupeur », « confusion », consti-
tuèrent plus tard nos syndromes confusionnels, (malgré l’opposition de BAILLARGER
contre la distinction de la stupeur mélancolique et de la stupeur confusionnelle).
D’autre part, MOREL, sous le nom de Délire émotif, isola plus tard de la « lypémanie »
un ensemble de manifestations qui sont devenues ultérieurement la Psycho-névrose
…J. P. FALRET et LASÈGUE
obsessionnelle. A partir de la forme Melancolia attonita, KAHLBAUM devait décrire la
détachèrent de la Mélancolie
les délires chroniques de per- stupeur catatonique. Enfin, les travaux de J. P. FALRET et LASÈGUE détachèrent de la
sécution… Mélancolie les délires chroniques de persécution. Dès lors, il ne restait plus dans le

1. On se convaincra du caractère très général de la notion de mélancolie au XVIIe siècle, en


consultant un très gros ouvrage célèbre à cette époque The Anatomy of Melancholy par
DEMOCRITUS JUNIOR (Robert Burton), paru à Londres en 1617 et réédité chez Chatto en 1924.
Dans le frontispice de la 4e édition (1628), se superpose l’image de la manie dans la figuration
des divers aspects de la mélancolie. [NdE : Anatomie de la mélancolie. Trad. franç. B.
HOEPFFNER. Paris : José Corti; 2000].

120
MÉLANCOLIE

cadre de la « lypémanie-mélancolie » d’ESQUIROL que ce qui en constitue actuellement


l’essentiel : les crises de dépression caractérisées par l’effondrement de la volonté et
la douleur morale.
Le peu que nous venons de rappeler de l’histoire de la mélancolie rend éclatantes
les relations qui existent, en clinique, entre la mélancolie et la confusion, les obses-
sions, les délires, etc., et nous verrons justement que ces relations naturelles doivent
être attentivement étudiées sinon remises en question.

TROISIÈME PÉRIODE. – Les états mélancoliques ainsi « isolés » ne tardèrent pas à …Les états mélancoliques
être intégrés dans une psychose bien caractérisée, que pour ainsi dire en même temps ainsi « isolés » ne tardèrent
pas à être intégrés dans
BAILLARGER et J. P. FALRET (1854) isolèrent sous le nom de folie à double forme
une psychose bien caracté-
(BAILLARGER) et de folie circulaire ou alterne (FALRET). MAGNAN donna plus tard à risée […] folie à double
cette psychose le nom de folie intermittente (1890). Dans les pays de langue alleman- forme (BAILLAR-GER) et de
de après les études classiques de GRIESINGER, ce fut KRAEPELIN qui montra l’analogie folie circulaire ou alterne
(FALRET), 1854…
et même l’identité clinique de la manie et de la mélancolie dans une même psychose :
la psychose maniaque dépressive, appelée encore « cyclothymique » ou « périodique ».

A partir de ce moment et vers la fin du XIXe siècle, les recherches entreprises sur …vers la fin du XIXe, les
recherches entreprises
la mélancolie se sont orientées vers l’aspect biologique, dégénératif, physiologique de
[…] se sont orientées vers
la mélancolie et ont établi son origine nettement « organique ». Elle est apparue (et l’aspect biologique, dégé-
demeure encore) aux yeux de la plupart des cliniciens, depuis FALRET, BAILLARGER et nératif, physiologique…
GRIESSINGER, jusqu’à BLEULER, LANGE et KRETSCHMER, etc. en passant par MAGNAN et
SEGLAS, comme une psychose « endogène, » c’est-à-dire comme appartenant dans ses
formes les plus « franches » ou « pures » à la « psychose maniaco-dépressive » ou
« périodique », affection considérée comme une entité « dégénérative », il y a 50 ans,
et plus récemment comme une entité « génétique ». Les auteurs qui ont placé la crise
de mélancolie hors de la psychose périodique ont décrit des « mélancolies affectives »
(pour KRAEPELIN et pour CAPGRAS c’est la fameuse mélancolie d’involution), ou bien
rangent simplement la mélancolie dans le groupe, assez vague et trop général, des
« psychoses affectives » ou des « réactions affectives » (LANGE). Et à ce sujet il
convient de signaler les nombreux travaux qui depuis 30 ans ont eu pour objet l’ana-
lyse psychologique de la mélancolie, notamment dans le sens psychanalytique (FREUD,
ABRAHAM, etc.) C’est dire que nous allons retrouver, trait pour trait, les mêmes pro-
blèmes que ceux que nous avons déjà envisagés dans l’étude précédente consacrée à
une psychose aiguë exactement symétrique : la manie.

121
ÉTUDE N° 22

§ II. – LA CRISE MÉLANCOLIQUE TYPIQUE 1

A.– CONDITIONS D’APPARITION ET PRODROMES

Les corrélations entre le biotype et les accès de mélancolie sont bien connues et
tout le monde connaît les travaux de KRETSCHMER, MAUZ, SHELDON, EYSENCK etc., et
aussi, naturellement, les études génétiques sur la prédisposition aux accès dépressifs
dont nous parlerons dans notre Étude n° 25. KRAEPELIN avait déjà relevé chez les
mélancoliques des dispositions caractérielles dépressives dans 64 % et des tendances
à l’exaltation dans 36 % des cas.

…L’accès mélancolique L’accès mélancolique, comme l’accès maniaque, se développe assez fréquemment
[…] se développe assez à l’occasion d’un événement psychologique. C’est parfois un choc émotionnel qui
fréquemment à l’occasion déclenche l’accès (mélancolie dite affective ou « réactionnelle » actuellement et que
d’un événement psycholo-
Georges DUMAS et les auteurs de la fin du XIXe siècle appelaient assez paradoxale-
gique…
ment « mélancolie d’origine intellectuelle »).
La crise est le plus souvent déclenchée par une émotion déprimante comme par
exemple un accident, une frayeur, un bombardement. Mais il peut s’agir parfois d’un
choc émotionnel joyeux. C’est ainsi qu’il est classique de rappeler l’observation
d’ESQUIROL (qui avait tant insisté sur les « causes morales de la folie »). Il s’agissait
d’un homme qui, apprenant sa nomination à une place importante, entra dans une crise
de mélancolie (il faut noter d’ailleurs que sa promotion l’éloignait de sa maîtresse).
Pour en rester à cette époque presque « préhistorique » rappelons encore la fameuse
observation de l’artilleur de PINEL 2 : ce brave militaire qui avait soumis au Comité de
Salut Public le projet d’un nouveau canon et qu’une lettre favorable de Robespierre
émut au point de le faire tomber dans un état de « stupeur » mélancolique... Nous
retrouvons là un fait analogue (mais inverse) à celui des « manies de deuil », ce qui
nous montre que la mélancolie pouvant constituer une réaction à une émotion gaie
comme une réaction à une situation triste ne saurait être considérée comme une simple
exagération d’une réaction émotionnelle, ni comme une simple mais intense réaction

1. On trouvera de bonnes descriptions de la « Crise de Mélancolie » dans l’article de


BAILLARGER : De la Mélancolie avec stupeur, Ann. Médico-Psycho., 1843, 1, 76 ; – dans l’article
Lypémanie, d’A. FOVILLE, dans le Dictionnaire DECHAMBRE (1875) ; – dans les Études Médicales
de LASÈGUE (1884,1, 700-721) ; – dans les Leçons cliniques, de SÉGLAS (1895) ; – dans le Traité
de SCHULE, Handbuch f. Psychiatrie, (1885), (Trad. fr., pp. 19 à 42) ; – dans le livre de
ROUBINOVITCH et TOULOUSE, la Mélancolie, (1897) j – dans celui de R. MASSELON, La
Mélancolie, (1906) ; – dans l’article de LANGE, t. VI, du Traité de BUMKE, (1928) ; – dans la thèse
de R. DIGO : la Mélancolie et l’Électro-choc (Paris, 1947), qui n’a malheureusement pas été
imprimée et dont on ne peut consulter qu’un exemplaire dactylographié.
2. PINEL, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, p. 184. [ réf. complète p.14 note2]

122
MÉLANCOLIE

à une situation vitale. Un autre exemple de mélancolie en relation avec une situation
heureuse est fourni par le fameux « vertige de la sortie 1 » que ressent souvent le
mélancolique au moment où il est à nouveau libre et « devrait être heureux », mais que,
encore insuffisamment guéri pour s’adapter à cette nouvelle situation, il s’en effraie.
Quoi qu’il en soit du « conditionnement » de la crise de mélancolie par les situations
pénibles, difficiles ou « conflictuelles », ces faits sont si importants que, comme nous
le verrons plus loin, on a voulu faire des « états dépressifs réactionnels » une catégo-
rie clinique spéciale. Trois faits nous paraissent à cet égard certains. Le premier c’est
qu’il est fréquent de voir la crise de mélancolie naître au sein d’une situation vitale
catastrophique ou simplement déprimante (embarras économiques, nostalgie, inquié-
tudes familiales, contrariétés et frustrations sentimentales, drames familiaux, circons-
tances personnelles ou collectives tragiques, deuil, guerre, captivité, etc.). Le deuxiè-
me, c’est que ces crises, comme nous le verrons, n’ont un caractère véritablement
mélancolique que si quelque anomalie se glisse précisément dans l’équilibre des réac-
… la crise de mélancolie
tions de l’individu à son milieu. Enfin, il faut bien dire que le fait le plus frappant et éclate sans aucun rapport
le plus déconcertant de l’observation clinique habituelle, c’est précisément que la crise compréhensible avec la
de mélancolie éclate sans aucun rapport compréhensible avec la situation. situation…

Pour ce qui est du sexe, tous les auteurs sont d’accord pour dire que les crises
dépressives, les accès de mélancolie et plus généralement les tendances à la mélanco-
lie sont plus fréquentes chez les femmes que chez les hommes. Ainsi PLANÈS, 2 dans
sa statistique portant sur 3.137 mélancoliques, dénombrait 2.038 femmes pour 1.099
hommes. Et nous pourrions ici rapporter de nombreuses statistiques du même ordre. Il
en est de même pour les travaux récents, si l’on consulte par exemple les tableaux où
BELLAK 3 expose les « vital statistics » des affections maniacodépressives, ou pour
prendre un autre exemple, si l’on se réfère au travail de HUTTER 4 sur les états dépres-
sifs où il compte 239 femmes pour 120 hommes. Nous aurons l’occasion cependant de
voir ultérieurement que ce fait a été contesté notamment par les statisticiens généti-
ciens Scandinaves.
Pour ce qui est de l’âge, « la mélancolie peut apparaître à tous les âges », notaient
ROUBINOVITCH et TOULOUSE, et cela est vrai, mais il semble (le suicide en est un test)
que le déclin de l’existence soit une condition favorable, d’où la fréquence des
fameuses « mélancolies d’involution ».
La recrudescence saisonnière a été étudiée par plusieurs auteurs. KALLIBAY et

1. DAUMEZON, Le vertige de la sortie, Ann. Médico-Psycho., 1947, 1, 78.


2. PLANÈS (A.), Considérations sur la folie à Paris, Thèse, Paris, 1886, pp. 55-56.
3. BELLAK (L.), Maniac Depressive Psychosis, New-York, 1952, pp. 20 à 52.
4. HUTTER (A.), Die Psychopathologie der schwermütigen Psychosen und die Klinik der
Depression und Melancholietypen, Nervenarzt, 1939, 281.

123
ÉTUDE N° 22

UTER 1 et E. SLATER 2 ont noté la plus grande fréquence au début de l’été et un petit
« clocher » au début de l’automne. Pour LEUTHOLD 3 c’est surtout le mois d’octobre
(plus que le printemps) qui est l’époque du plus grand nombre de débuts de crises
dépressives. TOMARI 4 indique que le minimum est en hiver et le maximum en été.
L’accès de mélancolie s’installe généralement d’une manière plus insidieuse que
l’accès maniaque. Le malade devient sombre, il accuse une certaine gêne dans l’acti-
vité intellectuelle, une certaine lenteur dans ses pensées et ses mouvements. On note
un certain degré de « fixité » dans ses idées, il se montre plus émotif, plus susceptible,
pleurnicheur, énervé, instable, triste. Ces modifications de son caractère et de son
…signes physiques qui humeur s’associent à quelques signes physiques qui manquent rarement : céphalées,
manquent rarement […] troubles digestifs (aérophagie, état saburral des voies digestives, tremblement émotif,
insomnies, « agacements moteurs »), et surtout des troubles du sommeil et de l’appé-
…L’insomnie est un tit qui sont la règle. L’insomnie est un symptôme capital au début et au décours de la
symptôme capital… crise. Certains accès dépressifs cependant ne présentent pas de troubles de la fonction
hypnique. MAURICE 6 a attiré l’attention sur le fait que les formes sans insomnie
seraient d’un pronostic plus défavorable. Signalons aussi une forme de début qui n’est
pas exceptionnelle par des rêves très anxieux qui persistent encore à l’état de veille
sous forme d’ « idées fixes mélancoliques », de références angoissées et des situations
dramatiques redoutées et déjà vécues dans des cauchemars vivaces. Récemment,
MICHAUX, GALLOT 6, etc., ont décrit des phases de début de mélancolie caractérisées
par ce qu’ils appellent une « aura obsessionnelle ».

B.– LE TABLEAU CLINIQUE TYPIQUE DE LA CRISE DE MÉLANCOLIE

Il est très difficile de donner une description univoque de la mélancolie car elle se
définit par une telle complexité de sentiments dépressifs, qui expriment avec des tona-
lités et des qualités diverses, la douleur morale sous des formes tellement variées (tris-
tesse passive, tristesse active, ennui, peur, angoisse, remords, désespoir, douleur, etc.)
que les divers cas cliniques offrent une grande diversité selon les nuances des senti-
ments fondamentaux qui constituent le vécu de la conscience mélancolique 7.
Toutefois, nous pouvons admettre schématiquement que celle-ci s’organise selon deux

1. KALLIBAY, UTER, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1921, 65, 351.


2. E. SLATER, Zeitsch, f. d. g. Neuro., 1938, 162, 794.
3. LEUTHOLD, Arch. Psych. Nervenkr., 1940, III, 55.
4. TOMARI, Ospedale psichiatrico, 1939, 7, 347.
5. MAURICE, Ann. Médico-Psycho., 1947, II, 533.
6. MICHAUX, GALLOT, CIRILLI et MARIBAS : L’aura obsessionnelle des accès maniaques et dépres-
sifs, Ann. Médico-Psycho., 1948, 11, 634.
7. Cette variété de sentiments a été déjà étudiée par nous dans notre Étude n° 17, sur l’Anxiété.

124
MÉLANCOLIE

types fondamentaux, lesquels constituent les deux formes les plus « pures » de la struc-
ture mélancolique. Tantôt c’est l’état dépressif ou la dépression mélancolique simple,
à base de sentiments passifs de tristesse et d’inhibition ; c’est aussi ce qu’on appelle la
« mélancolie simple » avec stupeur plus ou moins marquée. Tantôt c’est la mélancolie
anxieuse à base d’angoisse, de craintes, d’inquiétude et de perplexité 1. Telles sont les
deux dimensions fondamentales de la conscience mélancolique, dans un cas suspen-
due dans le vide du passé, dans l’autre ouverte sur le présent et l’avenir comme sur un
gouffre béant. C’est ce que nous saisirons mieux lorsque, après avoir fait la descrip-
tion clinique de ces deux formes, nous en esquisserons l’analyse structurale.

I. La mélancolie dépressive.
C’est le tableau clinique de l’abattement, du désarroi et du refus de l’existence. Les
expressions émotionnelles de la tristesse 2, les « vécus douloureux » de la conscience
malheureuse constituent, sous la multiplicité des symptômes décrits, la trame fonda-
mentale de cet état mélancolique qui a toujours frappé tous les cliniciens et que l’on
observe effectivement en clinique comme un état de morne torpeur caractérisée par la
« simplicité » même d’une structure et d’une situation affective qui peuvent se résu-
mer d’un mot selon K. SCHNEIDER : « la tristesse vitale 3 ».

1° FACIES. HABITUS.
Le malade est généralement prostré, comme anéanti. Ses mouvements sont rares et
lents. Il est accablé : sa tête pend, son cou est plié et la ligne générale de son corps figu- …Il est accablé…
re comme la courbe même de la prostration qui l’écrase. Il se meut et se déplace lente-
ment ; il se traîne plutôt qu’il ne marche. Et, dans les formes moins accentuées, c’est la

1. La division clinique des formes de la crise de mélancolie n’a jamais été très nettement établie.
Le plus souvent on accepte la classification en formes dépressives simples, stuporeuses,
anxieuses et délirantes. Mais, comme l’écrivait justement MASSELON (p. 46), la stupeur ne consti-
tue pas une variété spéciale de la mélancolie ; on peut la rencontrer dans toutes les formes de l’af-
fection et lorsqu’on parle de mélancolie confuso-stuporeuse, la structure même de la conscience
est alors d’un niveau nettement confuso-onirique comme nous le verrons plus loin (Étude n° 24).
Quant aux mélancolies délirantes, il s’agit soit d’un délire impliqué dans l’état dépressif où
l’anxiété est vécue comme regret, remords, auto-accusation ou crainte de dangers imaginaires,
soit d’états oniroïdes et de dépersonnalisation que nous étudierons dans notre Étude n° 23, à leur
place naturelle.
2. L’aspect séméiologique de la mélancolie coïncide naturellement avec les expressions émo-
tionnelles de la triste vie, de la peur, de la douleur que G. DUMAS a bien étudiées (Nouveau Traité
de Psychologie, 1932, t. II, pp. 251 à 443).
3. K. SCHNEIDER, Die Schichtung des emotionalen Lebens und der Aufbau der
Depressionzustände. Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1920, 59. Zur Psychologie und Psychopathologie des
Trieb und Willenserlebnisse. Même Revue, 1932, et « Die Hintergrunddepression ». Fortschr.
Neuro Psych., 1949, 17, 429.

125
ÉTUDE N° 22

fatigue, la décomposition des traits, l’affaiblissement, l’hypotonie du faciés qui portent


la marque de la lassitude, de l’affliction et du découragement. Le visage est ravagé et
tiré, les yeux sont grands ouverts par l’atonie de l’orbiculaire des paupières mais si les
releveurs faiblissent, les paupières au contraire tombent et les traits affaissés dessinent
sur la physionomie le masque d’une tristesse lugubre. Tous les observateurs ont spé-
cialement noté l’obliquité des sourcils ; on sait, en effet, que normalement les mouve-
ments des extrémités internes des sourcils sont réglés par l’orbiculaire des paupières et
les pyramidaux du nez qui les attirent en bas et les faisceaux moyens du frontal qui les
attirent en haut, or dans la sombre physionomie de la tristesse mélancolique l’atonie du
frontal et la contraction des muscles abaisseurs provoquent l’obliquité des sourcils. On
insiste aussi classiquement sur l’abaissement des coins de la bouche et le fameux
« oméga mélancolique » de SCHULE qui exprime la concentration douloureuse et serait
dû, d’après ATHANASSIO (cité par LANGE 1) à la contraction simultanée des muscles
sourciliers, appelés parfois « muscles du chagrin » (« Grammuskeln » de KIRSCHOFF).
Quoi qu’il en soit, la mimique est immobile et la tragique fixité de ce visage livide l’a
fait désigner comme « marmoréen ». La voix est monotone, de faible tonalité ; la paro-
le spontanée, rare ou inexistante. Les réponses sont lentes et le plus souvent monosyl-
labiques. L’interrogatoire dans ces conditions est laborieux : les malades s’interrompent
par des soupirs, des gémissements, plus rarement des pleurs ; ils restent engourdis, sidé-
rés et enfoncés dans leur dépression, comme frappés d’une paralysie affective, qui rend
tout contact avec eux particulièrement pénible.

2° LE SYNDROME FONDAMENTAL DE LA MÉLANCOLIE.

Il est fait de quatre « éléments » comme on disait au temps de la Psychologie asso-


…aboulie, inhibition psy- ciationiste, ou plutôt il présente quatre aspects, car chacun de ses traits ne peut être
chique, douleur morale, qu’artificiellement isolé de l’ensemble qui constitue le fond mélancolique : aboulie,
pessimisme… inhibition psychique, douleur morale, pessimisme 2.

a) Aboulie et inhibition motrice. Sans exception tous les auteurs et tous les clini-
ciens ont mis ce symptôme en premier plan et ce que nous avons déjà dit de la « pré-
sentation » du mélancolique (et tout ce que nous dirons plus loin de la structure propre
de « son temps vécu ») indique assez que l’inertie, la chute de toutes les énergies
vitales est effectivement un aspect séméiologique fondamental. On peut le considérer

1. L’article du Traité de BUMKE rédigé par LANGE contient beaucoup de détails intéressants sur la
psychomotricité de la physionomie du mélancolique.
2. La « triade » de la grande crise de mélancolie est constituée, d’après E. KAHN, par la tristesse,
l’inhibition motrice et l’inhibition psychique. (Nervenarzt, 1950).

126
MÉLANCOLIE

comme une sorte de phénomène d’asthénie vitale, voire musculaire 1. Effectivement,


la fatigue, l’asthénie, l’incapacité de se dépenser ou simplement de se mouvoir ont fait
l’objet d’innombrables études de physiologie pathologique, hormonale nerveuse, mus-
culaire, etc. Mais c’est plutôt comme un effondrement de la volonté que se présente le
comportement du mélancolique. Une description « behavoriste » comme celle de D.
CAMERON 2 qui veut la réduire précisément à n’être qu’une réaction dépressive à une
situation, analogue à celle d’un animal soumis à une frustration, en vient à mettre l’ac-
cent sur son caractère hautement significatif. Car si l’on ne se contente pas de consi-
dérer la « morphologie » de cette situation – à supposer d’ailleurs qu’on le puisse –
c’est bien à une chute vertigineuse de toutes les perspectives vitales que nous renvoie
l’aboulie du mélancolique. Le malade se plaignant de ne plus pouvoir vouloir, ne sait …Le malade se plaignant
plus ce qu’il doit faire et le trouble volitionnel apparaît plutôt être une crise de confian- de ne plus pouvoir vou-
loir…
ce et d’espoir. « A quoi bon... ? Je ne peux pas... Non seulement je ne peux pas, mais
je ne veux pas ! ... Je suis impuissant... Je n’ai pas de volonté... Je ne puis pas faire
d’effort. Je n’ai pas de bonne volonté... » Formules combien de fois recueillies et qui
expriment dans leur laconisme la rétraction radicale de l’être, son impossibilité de se
développer, de rayonner, de s’ouvrir, d’espérer.

b) Inhibition psychique. Lenteur de l’idéation, propos rares, immobilité, monoï- …Lenteur de l’idéation,
propos rares, immobili-
déisme, réponses monosyllabiques, concentration, monotonie, incapacité d’évocation,
té…
stérilité de la synthèse mentale, difficulté de l’initiative, ralentissement des associa-
tions, gêne douloureuse de la pensée, improductivité intellectuelle, allongement des
temps de réaction, tous ces traits cliniques expriment là encore un processus d’inhibi-
tion qui se confond avec le « fond dépressif » lui-même, c’est-à-dire qu’il comporte
une impuissance foncière et un refus total de toute activité, de toute dépense d’éner-
gie. Et la « perte de vitesse » de la pensée doit naturellement ici être considérée (tout
de même que l’excès de vitesse du maniaque), non pas comme une propriété physique
de l’influx nerveux, mais comme l’effet d’une modification structurale et globale, de
la conscience totale du mélancolique qui lui confère son sens et sa qualité propres.
C’est la chute du potentiel vital dans son ensemble qui brise le ressort de l’activité, de
l’intérêt et du mouvement de telle sorte que ce qui est fondamentalement vécu par la
conscience mélancolique, c’est la vanité de l’action, l’ataraxie de la nonchalance,
l’abandon, le désespoir et le dégoût.
Un des symptômes le plus difficile à étudier, condition nécessaire d’ailleurs de

1. MASSELON et G. DUMAS, chez nous, et l’école de WUNDT en Allemagne ont étudié, assez vai-
nement d’ailleurs, les impulsions motrices au dynamomètre. Les investigations contemporaines,
à l’aide de l’électromyographie, ne pourront vraisemblablement que détailler le phénomène sans
l’expliquer davantage.
2. CAMERON (D.), Studies’ expression, Journ. Mental Sc., 1937, 82, 148, 161.

127
ÉTUDE N° 22

…études du langage… toutes les autres analyses du « fond mental » du mélancolique, c’est le langage. Soit
dans sa phonétique, soit dans son « tempo », son articulation, ses pauses, sa syntaxe
ou son style 1 le langage est freiné par l’inhibition ; quand celle-ci bloque toute expres-
sion c’est le mutisme, mais le plus souvent c’est le semi-mutisme. La voix est basse,
parfois inintelligible (mussitation), seuls les mouvements furtifs et ébauchés des lèvres
et des joues manifestent parfois que le mélancolique « parle » ou plus exactement
« murmure » ou « marmonne » : par longs intervalles seulement et entre deux réponses
séparées par d’interminables silences, quelques mots brefs sont articulés. Mais c’est
surtout le démarrage de la conversation qui est difficile et après avoir arraché quelques
paroles au malade, on parvient ensuite à rendre ses propos plus aisés et plus animés au
fur et à mesure qu’un contact s’établit, et qu’il se sent aidé et réconforté.
Les « associations », les « temps de réaction », 1’ « attention » ; les « images men-
tales », les « perceptions » des mélancoliques ont été longuement étudiés il y a 50 ans.
On trouvera dans les traités classiques de la fin du XIXe siècle ou du début de celui-ci
(KRAEPELIN, STRANSKY, MASSELON, ROUBINOVITCH et TOULOUSE, WUNDT, etc.) des
exposés un peu fastidieux d’expériences très en vogue à l’époque et qui eurent le méri-
te de représenter une tentative pour introduire les méthodes de laboratoire en psycho-
logie pathologique 2. J. LANGE fait état de ces anciens travaux et on trouvera dans son
étude notamment (p. 69) un tableau qui montre chez les mélancoliques (opposés aux
maniaques) une prédominance d’ « associations internes » (81 % contre 17 % chez les
maniaques) alors que les associations externes sont dans une proportion inverse (17 %
pour les mélancoliques et 81 % pour les maniaques). Mais qu’il s’agisse des vieux tra-
vaux d’OBERSTEINER 3 ou de ceux de BUCCOLA 4 ou encore de ceux de MASSELON, on
ne peut presque rien retenir de cette accumulation de faits, de mesures et d’expériences
qui se bornent en définitive à expliciter le ralentissement, l’inhibition générale des pro-
cessus psychiques des mélancoliques, phénomène qui se donne à l’observateur le plus
superficiel, déjà comme une évidence. Cependant, certains travaux ont tenté de rafraî-
chir l’intérêt de recherches analogues 5. Nous devons signaler surtout l’intérêt de l’ap-

1. Ce sont tous ces aspects du langage qui sont analysés dans le travail de S. NEWMANN et V. C.
MATHER, Analysis of spoken language of patients with affective disorders, Amer. J. of Psych.,
1938, 94, pp. 918 à 942.
2. Traité de BUMKE, VI, pp. 67 à 71.
3. OBERSTEINER, Wirchow’s Arch., t. IX.
4. BUCCOLA, Rivista sperim. di Freniatria, 1881.
5. Comme les travaux de G. GIEHM (Exp. Psych. Stud. etc., Archiv. f. Psych., 1931, 95, pp. 330
à 335), de MASSERMANN et BALKEN (The clinical application of phantasy studies, J. Psych., 1938,
6, pp. 81 à 88), de P. WACHTER (The typical form of exp. Gestalten as related to Kretschmer tem-
pérament cycles, Arch. ges. Psych., 1939, 104, pp. 1 à 47), de EYSENK (Dimensions of persona-
lity, 1947, trad. fr. 1950, de A. MARTIN (A study of word association in D. P. and M. D., J. Gen.
Psych., 1945, 33, pp. 257 à 364), etc..

128
MÉLANCOLIE

plication à ce problème des méthodes expérimentales et mathématiques qui ont tenté


de la soumettre à des investigations et analyses nouvelles. Rien de plus remarquable à
cet égard que l’exposé fait par BELLAK 1 des recherches « psychopathologiques » en
pays anglo-saxons sur les dépressions mélancoliques :
La technique du Rorschach a montré (à RORSCHACH lui-même) que les kinésies
humaines, les formes-couleurs sont généralement absentes et que les formes animales
sont fréquentes ; les proportions entre les formes kinétiques humaines et l’acuité des
perceptions sont inversées. Ces caractères fondamentaux ont été retrouvés notamment
par R. GOOD, par LEWY et BECK 2. Ils sont exposés par KLOPPFER et KELLEY 3, et ont
pu être acceptés comme typiques dans la projection perceptive mélancolique. Avec le
T. A. T., HARRISON 4 a trouvé, comme chacun peut s’y attendre, dans les états dépres-
sifs un nombre important de projections thématiques de malheurs... Le test myokiné-
tique de MIRA a été utilisé par J. L. SIMON 5. Naturellement, ainsi que le souligne M.
BLEULER 6, ces tests de projection « coïncident si manifestement avec les données psy-
chopathiques cliniques qu’il est superflu de s’y arrêter ».
Plus intéressants seraient pour le point de vue auquel nous nous plaçons, les tests
de performance et d’efficience intellectuelle. C’est qu’un problème très important est
ici en jeu. La psychométrie peut-elle aller plus loin que la clinique dans le diagnostic …La psychométrie peut-
d’un état d’inhibition mélancolique et d’un état démentiel ? Problème qui se pose si elle aller plus loin que la
souvent en clinique et qui est d’un intérêt pratique considérable en raison de ses corol- clinique dans le diagnos-
laires thérapeutiques et d’assistance. Il semble que les travaux qui permettent à ce sujet tic d’un état d’inhibition
le plus d’espoir sont ceux qui utilisent la valeur diagnostique de la dispersion des résul- mélancolique et d’un état
tats des tests d’efficience (le « scatter » des anglo-saxons). Les types de dispersion des démentiel ?…
résultats peuvent en effet présenter des corrélations significatives avec certains types
cliniques. D. RAPAPORT 7, a ainsi mis en évidence dans les psychoses dépressives une
discordance très grande entre les résultats de performance et les scores des tests ver-
baux et un déficit aux subtests verbaux ; les opérations arithmétiques sont déficitaires ;
l’importance du déficit général aux tests de performance mesurerait assez exactement
la gravité de la dépression. Certes... Mais jusqu’à présent, le scatter à l’échelle de
Bellevue utilisée par RAPAPORT n’a pas encore révélé une valeur diagnostique diffé-
rentielle du scattergramme qui puisse nous permettre le diagnostic et nous sommes
obligés de supposer avec PICHOT 8, que la détérioration mentale psychométrique pour-
rait être « aussi bien le résultat d’un déficit intellectuel démentiel, d’un état confu-
sionnel que de facteurs thymiques ». Nous ne pouvons guère compter sur la mesure ou
même la physionomie de cette détérioration pour savoir de quels facteurs elle est la
résultante et quel est son pronostic...

1. BELLAK, pp. 103 à 113.


2. LEWY et BECK, Americ. J. of Psch., 1934. R. GOOD, British J. Medico-Psycho., 1945-46.
3. B. KLOPPFER et D. Mac G. KELLEY, The Rorschach technique, New-York, 1942 » p. 436.
4- R. HARRISON, J. Psychol., 1943, 15, pp. 49 à 74.
5. J. L. SIMON, Americ. J. Psych., 1934,100, pp. 334 à 341.
6. M. BLEULER, Rapport du 1er Congrès Mondial de Psychiatrie. Paris, 1950. Rapports II, p.
11.[NdE : Congrès International de psychiatrie. Tome II. Psychiatrie clinique. Application de la
méthode des tests mentaux à la psychiatrie clinique. Paris : Hermann & Cie ; 1950].
7. RAPAPORT (D.), GILL (M.) et SCHAFFER (R.), Diagnostic psychological Testing, 1945, 2 vol. Éd.
Year Book Publ. Chicago.
8. PICHOT, Rapport 1er Congrès Mondial de Paris, 1950.[op. cit. note 6] Rapport II, p. 220. n° 5

129
ÉTUDE N° 22

En fait, toutes les études psychométriques modernes (tests) ou anciennes (psycho-


logie associative) confirment seulement ce que l’expérience clinique tout simplement
nous offre : le mélancolique est un ralenti, un inhibé, un homme gêné et effondré, mais
cet abattement et ce ralentissement, il faut les saisir à la racine qualitative de la struc-
ture intentionnelle de la mélancolie et non point dans la somme des détails physiolo-
giques ou psychologiques de ses effets.
Quoi qu’il en soit, le « syndrome d’inhibition psychique » représente une hypo-
tension de la conscience, une incapacité radicale de se mouvoir et d’agir dans l’ordre
de la pensée comme dans l’ordre du comportement moteur. L’immobilité et le mutis-
me, le vide et l’anidéisme expriment la même défaillance et la même inertie. Si l’on
emploie le terme d’inhibition pour le caractériser c’est plutôt en pensant à une gêne,
à un empêchement, à une paralysie psychique, qui expriment un profond décourage-
ment, un mortel abandon, plutôt que dans le sens d’un frein qui appliquerait une
action mécanique sur la rapidité et la propagation de l’influx nerveux. Mais le terme
d’inhibition a été tellement galvaudé dans ce dernier sens, que nous devons bien sou-
ligner ici que pour si « inhibé » que nous paraisse être un mélancolique, son « inhi-
bition » nous paraît avoir le sens d’une réduction globale des forces qui orientent le
champ de la conscience plutôt que celui d’un phénomène élémentaire de la « méca-
nique cérébrale ».

c) Douleur morale. Le visage marmoréen, l’immobilité, l’inertie de la vie psy-


chique expriment donc la structure de la conscience mélancolique, prise dans la forme
pétrifiée de la statue même de la douleur, douleur si profonde qu’elle gît comme en
deçà de son expression rigide et stéréotypée comme un masque, douleur aussi totale
que les formes et les degrés de cette déstructuration. Les études de P. JANET, MAX
SCHELER, de KURT SCHNEIDER, de STORRING, de DIGO, de LOPEZ IBOR, de tous ces psy-
chologues ou cliniciens de l’angoisse et de la dépression ont montré que l’ennui, le
dégoût, le découragement, la nostalgie, le regret, la tristesse passive constituent sous
leur forme pathologique des « conduites » (P. JANET) OU des « sentiments vitaux » dont
l’organisation dépend de la désorganisation de la vie psychique. Certes, ils peuvent,
chacun avec sa nuance propre, être intégrés dans telle ou telle réaction affective, telle
ou telle situation vitale, mais le caractère d’endogénéité dans les crises de mélancolie
ou ses équivalents exprime et manifeste leur genèse régressive même, c’est-à-dire la
…Les formes du vécu de chute verticale de la conscience qui tombe dans son propre vertige. Les formes du vécu
la dépression expriment de la dépression expriment le vide que celle-ci creuse dans la conscience. C’est, nous
le vide que celle-ci creuse le verrons, sur ce point de fait (la profondeur et l’immédiateté de ces sentiments
dans la conscience…
dépressifs) que convergent les études de K. SCHNEIDER, de GEBSATTEL, de HUTTER, etc.
La hiérarchie des sentiments vitaux de dépression obéit à une sorte de loi générale :

130
MÉLANCOLIE

plus est profonde la dépression, plus incoercibles et ineffables sont ces vécus, c’est-à-
dire les sentiments qui composent la qualité propre de la douleur morale. Sentiments
de malaise, « vague à l’âme », cafard, fatigue, impression de vide, d’anéantissement
(de « noir » comme disait la malade de P. JANET, Flore, et, avec elle, tant de milliers
d’autres malades) sont vécus comme une « expérience immédiate ». C’est pourquoi,
par exemple, P. JANET insiste tout spécialement 1 sur les sentiments de vide en tant
qu’ils sont la forme même du vécu de la dépression. Le recours à ces métaphores phy-
siques est d’ailleurs le seul moyen d’exprimer cet ineffable.
Mais l’effondrement, la dépression ne sont pas vécus dans la mélancolie seulement
comme un vide, une impuissance, un « trou », ils sont vécus aussi comme un malheur,
et c’est pourquoi l’on parle de douleur et non pas seulement de dépression. C’est que
la conscience mélancolique, comme nous le notions un peu plus haut, n’est pas seule- …la conscience mélanco-
ment passivement submergée par une « vague de fond », elle est orientée, elle s’orien- lique […] est orientée
[…] comme « conscience
te elle-même par son propre mouvement qui est celui d’un besoin qui la porte de se
malheureuse »…
constituer comme « conscience malheureuse » pour autant que non seulement elle est,
mais qu’elle se juge et se veut comme telle. Ceci est, du point de vue clinique, le seul
auquel nous nous plaçons ici pour le moment, d’une importance capitale ; car tous les
symptômes mélancoliques s’offrent à l’observateur comme une dépression qui s’en-
gendre elle-même : « je suis anéanti, tout est perdu... C’est fatal et il faut que ce soit
ainsi. On veut me tuer et je dois mourir... ». Ce sont ces formules qui constituent, selon
mille variantes, le leit-motiv de la mélancolie. Propos rares et sinistres, extirpés par
« l’interrogatoire » du médecin, ou bien surpris par la famille ou le personnel infirmier
et qui rendent compte de cette détresse, tout à la fois « vague de fond » cœnesthésique
ou vitale ou « thymique » – et dramatique souffrance de la conscience morale.

d) Pessimisme. Le « pessimisme » ne peut s’entendre ni d’un sentiment bien carac-


térisé et différencié, ni d’une idée ou d’un concept. C’est pourquoi nous plaçons ici ce
mot pour désigner une dimension clinique essentielle de la mélancolie ; dimension qui
n’est réductible en effet ni à un « sentiment » ni à une idée, mais qui englobe une orien-
tation générale de la conscience, son « mouvement vers le malheur et le mal ».
Qu’ils analysent ce pessimisme comme une expérience mélancolique fondamen-
tale ou comme « faisant partie » du tableau clinique à titre de « symptôme de premier
plan », la plupart des cliniciens qui tentent de le décrire détaillent à son propos soit des
sentiments (découragement, inquiétude, angoisse, tourment, nostalgie, regret,

1. P. JANET, De l’angoisse à l’extase, 1928, II, pp. 44 à 126. L’étude de VON GEBSATTEL
(Nervenarzt, 1937) est également centrée sur le sentiment de vide (Leeres Syndrom) à propos
d’une belle auto-observation semblable en bien des points à celle de « Madeleine », la malade de
JANET.

131
ÉTUDE N° 22

remords, crainte, désespoir, déception), soit des « idées » (idée de ruine, hypocon-
driaque, de culpabilité, de domination, de négation, de persécution). Il est vrai, en
effet, que la conscience mélancolique pour autant qu’elle vit le mal et le malheur est
« peuplée » de ces fantasmes qui s’expriment en « idées » ou sont vécus en « senti-
ments » dépressifs combinés selon mille nuances possibles. Ces « contenus idéiques »,
ces « thèmes » et ces « vécus » de la mélancolie sont même parfois appelés « idées
délirantes mélancoliques ». Mais à peine les désigne-t-on ainsi (SEGLAS, LANGE, etc.)
que l’on se demande s’il s’agit bien d’un « délire »... Nous ne nous arrêterons pas à
…la conscience mélanco- cette discussion, byzantine et nous répéterons seulement ici ce que nous avons déjà dit
lique contient le délire à à propos de la manie : la conscience mélancolique contient le délire à l’état naissant
l’état naissant… en tant que, précisément, elle est une forme délirante de conscience. Mais le délire y
est si immédiatement vécu comme une expérience qui appartient davantage à la sphè-
re éthique qu’à celle de la réalité, qu’il est, ce « subdélire », dans cette forme mélan-
colique typique, comme virtuel et comme une première déchirure entre l’être et sa loi,
celle d’une défaillance, plutôt que d’une altération de la réalité. Si nous voulons en
effet comprendre la séméiologie de l’« état mélancolique » nous devons considérer le
pessimisme mélancolique sous certains aspects typiques et stéréotypés, qui tous se
réduisent à un pessimisme réfléchi sur soi, c’est-à-dire à la culpabilité morale et à l’in-
dignité. Les autres aspects du pessimisme mélancolique sont des corollaires et des
dérivés que la conscience mélancolique elle-même sent, pressent ou présente comme
des substituts, des prétextes ou des alibis de cette péjoration foncière qui vise, à tra-
vers tous ses malheurs, le sujet lui-même.
Le sentiment de culpabilité est donc ainsi « donné » comme « primitif » dans l’ex-
périence mélancolique typique que nous étudions. C’est le « primäre Schuldgefühl »
des auteurs allemands 1. Naturellement (comme nous le faisions remarquer plus haut
pour les sentiments vitaux de dépression), il y a lieu de faire des réserves sur ce carac-
tère exclusivement primaire de la culpabilité. Elle se présente en effet, dans le tableau
clinique, même quand elle paraît en contraste violent avec la personnalité consciente
et son développement historique, comme un besoin profond, une exigence de
« s’amoindrir », de se « rapetisser », de se martyriser, et pour dire comme les psycha-

1. Hans J. WEITBRECHT l’a étudié récemment (Zur Typologie depres. Psychosen, Fortschritte der
Neur. Psych., juin, 1952, pp. 247 à 269). Ce travail qui complète ceux que l’auteur a déjà publiés
sur la psychopathologie de la dépression (Livre Jubilaire de K. SCHNEIDER, 1947, Fortsch. Neuro-
Psycho., 1949, et Studien zur Psychopathologie der krampfbehandelten Psychosen, Stuttgart,
1949), est très intéressant justement au point de vue qui nous intéresse car il intègre le problème
du caractère primaire ou secondaire dans celui plus général des rapports de la psychose dépres-
sive avec la typologie et la caractérologie des malades cyclothymiques. C’est dans la même pers-
pective que LOPEZ IBOR a envisagé le problème de l’angoisse vitale {La angustia vital, 1950,
Madrid.).

132
MÉLANCOLIE

nalystes, de se punir. Ce n’est peut-être pas par l’effet d’un simple jeu de mots que
nous trouvons une identité dans l’expression dont se sert HESNARD 1 (culpabilité endo-
gène) et celle dont se sert la Psychiatrie classique (mélancolie endogène). L’emploi de
ce même mot signifie en effet que le pessimisme mélancolique échappe radicalement …le pessimisme mélanco-
et aux motivations compréhensibles ou conscientes et aux conditions actuelles ou lique échappe radicale-
ment aux motivations
externes d’existence ; il est l’expression d’une incapacité interne de bonheur et d’un
compréhensibles […] et
besoin interne de malheur. De ce sentiment complexe dérivent pour ainsi dire toutes aux conditions […]
les péripéties thématiques imaginaires ou de comportement dans lesquelles la d’existence…
conscience mélancolique comme frappée de stupeur par ce besoin vertigineux de mal
vit et fait son propre malheur.
Le complexe hypocondriaque, c’est-à-dire tout ensemble le désir et la crainte de la
maladie – l’illusion de ruine ou de négation, c’est-à-dire le dépouillement des biens et
de l’existence, – le conflit, la crainte et l’échec dans les rapports avec autrui (persécu-
tion et déshonneur) – le découragement, – la certitude de l’inévitable catastrophe, – le
désespoir, – la honte, la perte des êtres chers, – la négation de toute forme « positive »
ou heureuse d’existence – la résignation, – la fatalité, – l’expiation impossible et
nécessaire, tous ces « vécus » de la conscience mélancolique ne prennent tout leur sens
aux yeux du clinicien, comme dans l’existence même du mélancolique, que par leur
saturation par le sentiment de culpabilité, car le pire des malheurs pour le mélanco-
lique comme pour tout être humain est non pas seulement d’être voué au malheur mais …Le « noir » de la mélan-
de l’être par sa propre faute et de se livrer soi-même, par le péché, au châtiment de la colie c’est l’ombre même
de la culpabilité, de la
justice. Le « noir » de la mélancolie c’est l’ombre même de la culpabilité, de la faute
faute et du péché…
et du péché 2.
Telle est la forme, pour nous, la plus pure de mélancolie, celle où prédominent,
dans le tableau clinique, l’immobilité et la tristesse. Il est bien en effet le plus authen-
tique des mélancoliques, ce mélancolique sombre, livide, muet, comme dévoré par lui-
même et strictement replié sur son mal.

II. La mélancolie anxieuse.


Mais il est « mélancolique » aussi ce malade agité, hurlant, en proie à un insatiable
besoin de tourments et à la terreur d’être martyrisé : c’est le tableau de la mélancolie

1. HESNARD, L’Univers Morbide de la Faute, Paris, 1949.


2. C’est d’un « faux péché » qu’il s’agit dépendant d’une « fausse morale » ou d’une « fausse inter-
diction ». On ne saurait admettre en effet, ainsi que certains auteurs le suggèrent assez naïvement,
que la mélancolie relève d’un conflit de la conscience morale. Certes qu’elle soit une angoisse de
culpabilité, tout le monde le connaît, le reconnaît et l’admet ; mais il s’agit ici d’une culpabilité
qui, comme le dit HESNARD, est « prémorale » et non point morale. Sinon, comment, nous le
demandons, si le mélancolique n’était qu’un pécheur, tout pécheur ne serait-il pas mélancolique ?
Nous avons examiné ce problème dans un article paru dans Médecine de France, en 1951.

133
ÉTUDE N° 22

anxieuse. Nous avons déjà étudié assez longuement l’anxiété 1 pour pouvoir être ici
très bref, car ce qui caractérise l’anxiété en général, est vécu au diapason le plus élevé
et le plus vertigineux par le « mélancolique » anxieux.
L’aboulie et l’inertie sont ici remplacées par la stérilité tragique des actions. Le
malade « tourne en rond », gesticule, déambule, ne peut tenir en place, il guette aux
…à l’inhibition psychique portes, va et vient de long en large, sans repos, toujours aux aguets. Et à l’inhibition
fait place également une psychique fait place également une agitation intérieure, la perplexité anxieuse qui se
agitation intérieure…
dépense en velléités inopérantes, en activités fébriles, embrouillées, perpétuelles varia-
tions improvisées sur le thème fondamental de la peur, du désir de fuir, de s’échapper,
d’aller on ne sait où... La fuite ici n’est pas élan, mais désarroi, déroute, échec toujours
renouvelé, parce que, étant sans but précis, elle est sans issue. Le mélancolique ne peut
pas vouloir et ne veut pas pouvoir s’échapper ; il entretient par ses propres efforts
désespérés la situation qui le désespère, vertige non pas de l’infinité du possible, mais
au contraire de l’inéluctable fatalité. Sa douleur morale est elle-même comme inver-
sée et tandis que le mélancolique déprimé vit anéanti, l’absolu du désespoir, et n’at-
tend au bord du néant plus rien, le mélancolique anxieux, ayant projeté hors de lui-
même le malheur, en attend toujours sans trêve, ni merci, l’inquiétante et inexorable
menace. Le pessimisme enfin n’est pas ici une résignation au mal, mais un combat et
une lutte désespérée que la défaite de chaque instant renouvelle sans cesse pour l’ins-
tant suivant.
Ces quelques caractères essentiels de la conscience mélancolique anxieuse se
retrouvent dans tous les détails de la conduite désordonnée paradoxale de ce type de
mélancoliques constamment en mouvement et qui se débattent seuls comme dans une
cage ou une prison 2.

III. Le désir et la recherche de la mort dans la mélancolie.


Il existe naturellement une structure mélancolique commune qui réunit phénomé-
nologiquement ces deux formes typiques de mélancolie. Mais sur le plan proprement
clinique, elles ont un « dénominateur commun » : c’est la « furie du suicide ».
L’impulsion, la propulsion, les velléités, les « idées » qui poussent le mélancolique
au suicide, les tendances appelées autoagressives ou autodestructrices constituent le
symptôme majeur de toute mélancolie.

1. Cf. Étude n° 15.


2. Le peu que nous venons de dire suffit ici pour montrer quelles affinités structurales relient ce
type de mélancolie au premier type que nous avons décrit et aussi à la manie. Car l’agitation sté-
rile du mélancolique anxieux, sa fuite éperdue, sa projection dans l’avenir, sont comme des rap-
pels sur un autre registre, celui de l’angoisse, de l’analyse existentielle de la fuite des idées
maniaque. A cet égard la mélancolie anxieuse représente une sorte d’état mixte assez fréquent
pour imposer aux psychoses maniaco-dépressives un rythme à trois temps.

134
MÉLANCOLIE

– Dans la forme où prédomine l’inhibition, le suicide est comme perpétuellement


médité et ruminé. Au foyer même de la concentration du pessimisme et de la douleur
morale, la tendance à l’autodestruction occupe le centre de la conscience mélanco-
lique ; la mort est là comme le seul présent possible, puisque le présent s’y donne pré-
cisément comme un vertigineux néant. C’est le point géométrique où s’entrecroisent
toutes les coordonnées de la conscience mélancolique : culpabilité, désir et crainte du
châtiment, désespoir, situation sans issue, mort inéluctable ou impossible, mort méri- …la mort apparaît
tée et refusée, mort qui apparaît comme l’impossible solution d’une existence finie, la comme la lancinante ten-
tation d’en finir avec un
lancinante tentation d’en finir avec un monde sans fin ni fins. C’est pourquoi, chez les
monde sans fin ni fins…
mélancoliques inhibés, le suicide se réalise passivement par le refus d’aliment, renie-
ment de la vie, exactement conforme dans sa forme négative à l’anéantissement même
de l’être. Une autre forme clinique d’un grand intérêt dans la pratique psychiatrique,
c’est le raptus-suicide. Combien de fois ne voit-on pas ces malades muets, immobiles,
stuporeux, tristes, sombres, frappés d’une paralysie presque complète de leur activité,
présenter des impulsions fulgurantes qui les précipitent par une fenêtre ouverte ou sur
une paire de ciseaux laissés à leur portée, etc. Une troisième variété voisine de la pré-
cédente, assez caractéristique aussi de cette forme clinique, c’est le suicide systémati-
quement préparé, parfois perpétré avec patience et opiniâtreté comme si la concentra-
tion douloureuse, le monoïdéisme, la persévération de ces malades les aidaient à
triompher silencieusement de la surveillance dont ils sont l’objet et un matin, on les
trouve étranglés à l’aide d’un lien sournoisement fabriqué avec leurs draps depuis plu-
sieurs semaines... Enfin, c’est aussi parmi ces mélancoliques que l’on rencontre les
auteurs de suicides collectifs perpétrés également dans le silence d’une tragique
concentration douloureuse tout entière dirigée vers un terrible massacre familial.
– Dans la forme de mélancolie anxieuse, les tendances aux suicides sont plus
manifestes voire ostentatoires. Le malade hurle qu’il veut la mort, qu’il se la donnera ;
il réclame qu’on le brûle, qu’on lui tire un coup de revolver, qu’on le laisse se noyer,
qu’on « lui fasse une piqûre ». C’est dans un débordement dramatique (et presque
tragi-comique, car cette recherche pathétique de la mort n’exclut pas parfois une cer-
taine emphase théâtrale) au milieu de gémissements, de plaintes, de scènes d’épou-
vante, de tentatives de fugues, que ces mélancoliques cherchent par tous les moyens à
échapper à la mort qui les menace, en s’y précipitant. C’est ce que l’on a depuis long-
temps appelé la politique de Gribouille du mélancolique. L’insomnie 1, l’exagération

1. LIBERSON, (Problem of sleep and mental disease, Digest Neuro-Psycho., Institute of Living,
1945, I3, pp. 93 à 108), signale l’importance de l’insomnie chez ces malades anxieux à l’égard
de la propulsion au suicide. LIPSCHUTZ, (Some administrative aspects of suicide in the mental
Hospital, Amer. J. of Psych., 1942, 99, p. 181), confirme les expériences de tous les cliniciens à
savoir qu’il faut se méfier, comme disait G, DE CLÉRAMBAULT, du « pôle matinal de l’anxiété ».

135
ÉTUDE N° 22

matinale de l’angoisse au réveil du cauchemar nocturne, constituent une condition


éminemment favorable à ces tentatives de suicide. Parfois les conduites suicidaires de
ces malades par leur excès même ou l’innocuité répétée de leurs tentatives (avaler un
bouton, se piquer le poignet avec une épingle, etc.) les mettent à l’abri d’une sur-
veillance alertée par leurs excès ou leurs maladresses. Mais, le mélancolique anxieux
peut aussi « cacher son jeu » avec habileté et préparer avec obstination et même ruse
le moyen de mettre fin à ses jours. La recherche de la mort, qu’elle réponde à un
sombre tœdium vitae, à un profond besoin de s’anéantir ou qu’elle exprime la détres-
se de l’angoisse ou la déroute panique de la peur, est donc chez tous les mélancoliques
le fond même de la mélancolie. Car son aboulie, son inhibition, sa tristesse morale, son
pessimisme, sa perplexité, son agitation et son angoisse sont des symptômes qui tous
s’ordonnent par rapport à son refus de l’existence, à son terrible besoin d’anéantisse-
ment. Et cela est aussi vrai, encore une fois, pour les mélancoliques immobilisés déjà
dans leur sépulcrale tristesse comme pour les mélancoliques anxieux qui craignent la
mort, le danger, le châtiment, le martyre et la damnation qu’ils s’infligent pourtant
eux-mêmes dans les fantasmes imaginaires d’une mort menaçante à l’exacte mesure
de la mort désirée l.

IV. Syndrome physique :


Comme nous l’avons déjà indiqué pour la crise de manie, nous ne voulons pas
exposer ici ce qui trouvera mieux sa place dans l’étude où nous examinerons 2 le pro-
blème biologique et pathogénique des accès maniaco-dépressifs, aussi nous contente-
rons-nous d’en marquer l’essentiel. Il tient d’ailleurs en peu de mots.

1° SYNDROME DIGESTIF.

L’état saburral des voies digestives, la constipation opiniâtre sont les symptômes
d’une parésie intestinale presque constante. Les spasmes, les nausées, les régurgita-
tions, les débâcles diarrhéiques, s’observent plutôt dans les formes anxieuses. Quant
au syndrome hépato-biliaire 3 qui a donné son nom à l’affection, il est bien rare de
l’observer cliniquement. Il s’agit plutôt de troubles des fonctions hépatiques qui
règlent le métabolisme. Le subictère est exceptionnel, la congestion hépatique rare.
La sécrétion gastrique a fait anciennement l’objet des investigations de VON NORDEN
(1877) et de PACHOUD (1888), de ZIEHEN (1892) ; elles ont été reprises par

1. Naturellement nous devons renvoyer à ce propos à notre Étude n° 14, sur le suicide.
2. Étude n° 25.
3. Cf. ZISTERMANN, Rapports des états mélancoliques et de l’atonie de la vésicule biliaire. La bile
noire, Thèse, Paris, 1929, BARUK (H.), BRIAND (H.), CAMUS (L.) et CORNU (R.), L’anxiété biliai-
re. Ann. Médico-Psycho, 1935, I, 177-192.

136
MÉLANCOLIE

HEDSTROM 1 qui a trouvé un taux d’acidité et même une véritable achlorhydrie (dans
22 cas sur 34 déprimés examinés).

2° SYNDROME CARDIO-VASCULAIRE.

Les modifications du pouls, de la tension artérielle 2, de la pression veineuse 3 et


des capillaires 4 ont été étudiées dans d’innombrables travaux qui ont plus ou moins
convergé dans la description des deux types de réaction mélancolique : l’état mélan-
colique stuporeux avec ralentissement circulatoire, hypotension et vagotonie, et l’état
mélancolique anxieux avec hypertonie vasculaire, augmentation du volume circulatoi-
re, etc. On a beaucoup brodé sur ce thème sans pouvoir en tirer une indication très sûre.
Naturellement ces études sur l’équilibre vasculaire sont inséparables des recherches
sur l’équilibre neuro-végétatif 5.

3° SYNDROME RÉNAL.

Oligurie, parfois albuminurie, troubles de la concentration, etc., sont des symp-


tômes parfois observés dans la mélancolie, mais, somme toute, rares. Il est évident que

1. HEDSTROM, Disturbances in the gastric secretions in H. D. Psychoses, Acta Psych., 1937.


2. Pour les travaux sur le pouls et la tension artérielle citons ceux anciens de HAWLEY, (St. of
blood pression in states of excit and depression, Arch. Int. Med., 1913), de ENEBUSKE (Zeitsch. f.
d. g. Neuro., 1916, 34, 449), qui mentionnaient une instabilité vasomotrice, difficile à interpréter
et à codifier. D’après REIDER (Blood pressure studies of psych. patient, Bull. Menninger Clin.,
1938, II, pp. 65 à 73), il n’y a guère de troubles tensionnels nets. D’après G. DUMAS la tension
est abaissée et le pouls ralenti quand il y a dépression profonde ; quand apparaît l’anxiété, la ten-
sion s’élève et le pouls s’accélère. CAPGRAS, (1910) a confirmé ces observations. Depuis lors
CLAUDE et son Ecole (TINEL, LAMACHE, TARGOWLA, SANTENOISE, etc.), ont publié de 1922 à 1925
de nombreuses observations analogues (Encéphale, de 1923 à 1927), M. MILLER, (Blood pressu-
re findings in relation to inhibited agression in psychoses, J. Psychosom. Méd., 1939,1, pp. 162
à 172), a étudié la tension corrélativement à l’inhibition des tendances agressives, mais dans la
mélancolie où cette inhibition est très marquée, on ne trouve pas toujours de l’hypertension. C’est
d’ailleurs ce que P. ABÉLY, LAINE et LAMOLLE, Ann. Médico-Psycho., 1948, II, 41-44, ont souli-
gné. Pour eux l’hypertension est caractéristique des accès mélancoliques de la psychose pério-
dique ; dans les autres types de dépression on noterait au contraire l’hypotension.
3. CLAUDE et LAMACHE, Encéphale 1926, 458 à 465.
4. Le « pouls capillaire » a été étudié à l’aide du plethysmographe, il y a bien longtemps, par
HALLION et COMTE (cf. ROUBINOVITCH et TOULOUSE, p. 218) qui constatèrent sa faiblesse dans les
états dépressifs. HAUPTMANN et MYERSON, (J. Nerv. and Ment. Disease 1948, 108, pp. 91 à 108),
ont étudié (d’un tout autre point de vue) les capillaires digitaux de 37 maniaco-dépressifs : ils les
ont trouvés dilatés et bien formés (contrairement à ce qu’ils ont noté chez les schizophrènes où
prédomine le type caractéristique d’un arrêt de développement).
5. Cf. spécialement SANTENOISE (Rapport du Congrès des aliénistes d’Alger, 1938). SONDEN, (A
study of somatic conditions in M. D., 1927), a assez bien schématisé l’opinion des auteurs de cette
époque en disant que la mélancolie s’accompagnait en général de vagotonie. Ce problème a été
repris relativement à l’équilibre émotionnel et les décharges adrénergiques et cholinergiques par
DIETHELM, {Arch. N. and P. 1945, pp. 54 à 110).

137
ÉTUDE N° 22

la réduction des apports alimentaires, la déshydratation, le jeûne volontaire, consti-


tuent en eux-mêmes des facteurs d’acidose, d’oligurie et même d’hyperazotémie.

4° Quant aux TROUBLES DYSMÉTABOLIQUES et aux altérations de l’homéostasie


humorale, ils ont fait l’objet de recherches également très nombreuses, la mélancolie
offrant aux recherches de laboratoire et notamment aux investigations bio-chimiques
un champ d’observations immense et aisé. Disons, simplement que ce sont surtout vers
les troubles de l’équilibre de glucides 1 et du cholestérol 2 que l’on a paru s’orienter
ces dernières années. Nous pouvons signaler aussi que l’on a tenté quelques recherches
sur le métabolisme basal 3 et les modifications électroencéphalographiques 4 chez les
mélancoliques.
Tous ces travaux et les observations cliniques et biologiques que nous sommes en
mesure de faire tous les jours chez ces malades manquent cependant de netteté peut-
être parce que les deux types fondamentaux de mélancolie que nous venons de décri-
re ne sont pas suffisamment présents à l’esprit du clinicien et du biologiste appliqués
à établir un bilan des expressions psychosomatiques de la mélancolie.

V. Évolution et pronostic

La durée de la crise de mélancolie a fait l’objet de nombreuses études,


notamment celles de M AUZ 5 , de A UBREY-L EWIS 6, de L UNDQUIST 7 , de

1. Depuis que nous avons consacré (avec TARGOWLA) une étude aux variations de la glycémie
dans les maladies mentales (1926), et depuis les travaux cliniques de cette époque (WUTH, KOOY,
DI RENZO), TOD et JONES, (Edinburg Med., J. 1937, 44), ont confirmé les recherches de Mc.
GOWAN et QUASTEL concluant que l’index hyperglycémique (H. I.) varie avec la tension émo-
tionnelle. Mac FERLAND et GOLDSTEIN, (Biochemistry of M. D. Amer. J. of Psych., 1939, 96, 21-
58), RENNIE et HOWARD, (Hypoglycemie and tension depress. Psych. Méd., 1942), et GILDEA,
(Arch. N. P. 1943-49), ont surtout étudié le taux et les courbes d’intolérance sans qu’il soit pos-
sible d’en tirer des conclusions bien nettes.
2. Les travaux de SCHULE, (J. Lab. and Clinic. Med., 1936), et surtout ceux de GEORGI (Schweizer
Med. Wochenschr., 1944, pp. 338 à 344). Cet auteur a montré que l’absorption de cholestérine à
jeun par le mélancolique atteint de dépression endogène ne modifie pas la cholestérinémie
comme cela se produit chez les sujets normaux.
3. Cf. Thèse, LAUZIER, (Paris, 1923), Thèse de Mlle BADONNEL, (Paris, 1924), et de M.
SCHLUMBERGER, (Thèse, Paris, 1933), et plus récemment, à l’étranger : WOLBERG, (Basal Metab.
and M. D., Psych. Quarterly, 1935), LESZYCKI, (cité par BELLAK, p. 260).
4. Cf. DAVIS, (Amer. J. Psycho., 1941, pp. 98 à 430), GREENBLATT, HEALY et JONES, (Amer. J.
Psych., 1944, 101, pp. 82 à 90), COHEN, (J. ment. Sc., 1940, 86, pp. 802 à 823), MOORE, NATHAN,
ELLIOT et LAUBACH, (Amer. J. of Psych., 1935, 92, 43-67 (p. 60).
5. MAUZ, Die Pronostik der endogenen Psychosen, Leipzig, 1930, (le pronostic est d’après l’au-
teur fonction de la biotypologie de KRETSCHMER).
6. AUBREY-LEWIS, Melancholia pronostic study and cases. Meeting de la Royal Med. Psycho.
Assoc. de Folkestone, juillet 1936. C. R. publiés dans le Journal of Ment. Sc., 1936, 82, pp. 488
à 588. Ce rapport est d’une grande importance par sa documentation.
7. LUNDQUIST, Pronostic and cours M. D. Psychoses, (Collection Acta Psych., 1945).

138
MÉLANCOLIE

RENNIE 1, de DEDICHEN 2 etc., qui toutes ont été ces dernières années orientées ou uti-
lisées pour éclaircir le problème de l’action des thérapeutiques de choc 3.
…la crise de mélancolie
Généralement on s’accorde pour dire que la durée de la crise de mélancolie abandon-
est [spontanément] plus
née à la spontanéité de son évolution est en moyenne plus courte que la crise de manie courte que la crise de
et se situe entre 4 et 5 mois. (KRAEPELIN parlait de 6 et 8 mois en moyenne). Mais cette manie et se situe entre 4
durée augmente avec l’âge et avec les récidives (cf. Études n° 25). et 5 mois…
L’évolution est caractérisée par une période de prodromes assez brève et une
longue période d’état au cours de laquelle le tableau clinique tout en variant assez sou-
vent de niveau (phase de délire, d’agitation nocturne, passages de la stupeur à l’anxié-
té ou à la confusion, etc.) garde sa tonalité fondamentale. La fin de l’accès est carac-
térisée par la régularisation du sommeil et de l’appétit (la courbe de poids est à cet
égard caractéristique de même que, chez les femmes, la restauration d’un cycle hor-
monal ovarien régulier).
Le pronostic immédiat, c’est-à-dire celui de la sévérité et de la durée de l’accès est
relativement facile 4 puisque les tableaux statistiques auxquels nous venons de faire
allusion et que nous étudierons dans notre Étude n° 25, indiquent une probabilité qu’il
est relativement facile d’appliquer en tenant compte de l’âge et des récidives.
Cependant le pronostic quoad vitam ne doit pas être négligé. Il arrive, en effet, que cer-
taines formes de mélancolie aient une évolution mortelle. Sans doute s’agit-il générale-
ment de psychoses aiguës plus nettement confusionnelles ou stuporeuses, mais on peut
voir des mélancolies typiques notamment chez les vieillards ou simplement des per-
sonnes âgées dont l’état organique est précaire, succomber dans une cachexie rapide.
Quant au pronostic éloigné il porte sur deux points principaux : 1° la crise de
mélancolie va-t-elle permettre une restitution ad integrum de l’activité psychique ? 2°
la crise se renouvellera-t-elle ? Là encore nous devons nous en référer aux probabili-
tés que nous pourrons tirer des statistiques plus ou moins correctement établies. La
réunion d’un grand nombre d’éléments de pronostic favorable permettent de penser
qu’il s’agit d’une crise aiguë et franche (tableau clinique pur et typique, structure
maniaco-dépressive mixte alterne de la mélancolie, cyclothymie, biotypologie pyc-
nique, etc.), augmente par contre les risques de « périodicité » et les craintes de réci-
dives et de rechutes. On ne saurait oublier en tout cas (ce que certains praticiens ont

1. RENNIE (C), Prognosis in maniac-depressiv. Psychosis, Amer. J. of Psych., 19425 98, pp. 801 à
814.
2. DEDICHEN, A comparaison of 1459 shock treated psychoses in Norvegian Hospitals, 1946.
3. Cf. Henri EY et BURGUET, Ann. Midico-Psych., 1952, 1. Cf. aussi la thèse récente de J. B.
DENIS, Le pronostic des états mélancoliques. Paris, 1954.
4. Mac GOWAN a proposé un élément de pronostic, l’index hyperglycémique (calculé en tenant
compte de la glycémie à jeun provoquée). Son taux élevé serait d’un bon pronostic. – Des indi-
cations pronostiques ont été tirées du test de Rorschach par A. MORRIS, (Amer. J. of Psych., 1943,
100, pp. 222 à 230).

139
ÉTUDE N° 22

peut-être tendance à négliger) que la crise de mélancolie (comme la crise de manie) est
une crise dont la durée est relativement longue lorsqu’elle est abandonnée à son évo-
lution spontanée (4 à 6 mois et plus). Il ne faut pas perdre de vue cette « unité » de
temps d’observation psychologique si l’on ne veut pas se tromper lourdement et fré-
quemment en portant des pronostics de chronicité sur tous les cas de dépression plus
ou moins typique qui ne guérissent pas dans les cinq ou six mois.

§ III. – ANALYSE STRUCTURALE DE LA MÉLANCOLIE

Lorsque nous avons étudié la manie il nous a suffi de nous rapporter au travail de
L. BINSWANGER pour établir, sur des bases solides, notre propre analyse. Au moment
d’entreprendre la même opération pour la mélancolie, force est bien de reconnaître
qu’il n’existe nulle part une analyse aussi approfondie de ce type de psychose aiguë.
Sans doute depuis le temps où on « ramenait » la mélancolie à un trouble de l’humeur
ou de la cénesthésie – et l’angoisse à ses « concomitants » physiologiques, depuis les
premières descriptions d’ESQUIROL ou de GRIESINGER ou les analyses psychologiques
de G. DUMAS 1, depuis que l’on dissertait, au temps de SEGLAS, sur les rapports des
idées délirantes, des hallucinations et des sentiments dans la mélancolie, de grands
progrès ont été faits. Ces progrès sont dus à deux écoles. D’une part, FREUD et les psy-
chanalystes ont enrichi la compréhension psychologique de la mélancolie en mettant
en évidence sa thématique complexuelle. D’autre part, des cliniciens, psychologues
pénétrants, comme P. JANET et E. MINKOWSKI en France, et en pays de langue alle-
mande STRAUSS, Kurt SCHNEIDER, FREIHERR VON GEBSATTEL, E. STORRING, etc. ont
approfondi la structure de la mélancolie dans le sens même qui nous permet d’y voir
…déstructuration tempo- une déstructuration temporelle de la conscience. C’est naturellement à la convergence
relle de la conscience… sinon à la synthèse de ce double mouvement que nous entendons nous placer. L’exposé
séméiologique que nous avons fait rend évident que chaque symptôme (inhibition,
pessimisme, aboulie, etc.) chevauche sur les autres comme s’ils se détachaient tous et
chacun d’un fond commun. C’est ce fond commun, cette structure qui doit faire main-
tenant l’objet de l’analyse phénoménologique de la mélancolie.

A.– ANALYSE EXISTENTIELLE.


L’analyse de P. JANET 2 s’applique presque exclusivement à la mélancolie anxieu-
se. Pour lui la psychologie de la mélancolie doit englober les « états de dépression » et

1. G. DUMAS, Les états intellectuels dans la mélancolie, Thèse de Paris, 1894, travail caractéris-
tique de la psychopathologie de cette époque.
2. Notamment dans De l’angoisse à l’extase, (1937, II). Nous ne craignons pas de placer …/…

140
MÉLANCOLIE

d’ « asthénie » et aussi ce qu’il appelle les « états de pression » (il emploie ce mot pour
ne pas employer celui de tension par lequel il désignait la force organisatrice des fonc-
tions du réel). Ainsi confond-il dans le même objet de son analyse, le « noir » de sa
malade Flore, et les « douleurs » de Madeleine. Les sentiments qui dominent dans ces
états sont la grande tristesse, le chagrin, la détresse, l’anxiété, et l’angoisse, et quand ces
sentiments sont très profonds, on pourrait, dit-il, employer le mot d’agonie morale. Un
des mots les plus employés par les malades c’est celui de « peur ». Mais la peur est une
conduite de niveau perceptif caractérisée par les actions de fuite loin des objets tandis
qu’il s’agit ici de « peur morale », car il s’agit d’une « peur sans objet » (p. 308). JANET
rappelle le mot de la malade d’ESQUIROL : « J’ai peur et je ne sais pas de quoi j’ai peur ».
De même une de ses malades disait dans ses moments d’affreuse angoisse : « J’ai abo-
minablement peur, mais je ne sais pas de quoi ; peut-être ai-je simplement peur de
perdre la tête », et, en effet, ces malades disent souvent qu’ils ont peur de perdre leur
liberté, de devenir des automates. A ce sujet, JANET rappelle (sans le citer davantage)
que DESCHAMPS 1 parlait d’une crampe de la vie, de chagrin de la pensée, de tenailles
dans l’âme, de cancer de l’âme, de couche de plomb fondu sur la conscience... Mais,
ajoute-t-il, toutes ces expressions sont assez vagues et embrouillées par des comparai-
sons et des métaphores, dont il faut dégager « les idées ». Or ces idées se rapportent
toutes au futur, car, selon le mot de LASÈGUE, si le persécuté est un condamné, le mélan-
colique est un prévenu. Il s’agit en tout cas d’idées catastrophiques. Pour le présent ce
sont des « idées de dévalorisation » qui expriment la morosité et les sentiments de vide
et des « idées de péjoration » qui indiquent une mélancolie plus profonde (sacrilège,
immortalité, idées de mort). Mais cette péjoration n’est pas, comme le veulent certains
auteurs (p. 376), le point de départ des autres idées mélancoliques. Le fait fondamental
ce n’est pas la péjoration de soi-même, c’est la péjoration des actions. Toutes les
actions présentes ou futures, imaginées ou passées, sont représentées comme crimi-
nelles ; le fond du problème, c’est la peur de l’action d’où les conduites de la peur. …le fond du problème,
Toute conduite de la peur étant généralement de s’écarter, de réaliser une absence rela- c’est la peur de l’action
d’où les conduites de la
tivement à l’objet de la peur (p. 324), chez le mélancolique il y a arrêt de l’action et le
peur… (JANET)
désir d’aller ailleurs. Cet arrêt de l’action, continue JANET, n’a pas été vu par
BAILLARGER qui rapprochait cet état de celui du rêve 2, ni par les auteurs allemands qui
ont parlé d’arrêt psychique, car on n’explique guère cet arrêt de l’action en l’appelant

…/… les analyses de JANET dans cette rubrique car le meilleur de ses descriptions dépeint tout
naturellement la phénoménologie de l’angoisse et de la détresse qui fait l’objet des autres ana-
lyses rapportées dans ce paragraphe.
1. Il nous a été impossible de retrouver le travail et même l’auteur à qui JANET fait allusion.
2. BAILLARGER, Œuvres, p. 448. (Citation inexacte de P. JANET, car cette phrase se trouve dans
les Recherches sur les centres nerveux, tome II, p. 468).

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ÉTUDE N° 22

une inhibition psychique. Cet arrêt est bien lui-même une conduite. C’est la conduite de
la fuite de l’action. Il s’agit d’une inhibition active, de l’arrêt actif de l’action par une
réaction du sujet lui-même à son propre acte. Chez le mélancolique il y a une tendance
à inverser les actes, caractéristique surtout de l’inversion morale. Le suicide est à cet
égard la conduite type, car il est l’expression la plus complète de la peur des actes et de
l’inversion de toutes les tendances à l’action, lesquelles sont toujours des tendances
vitales (p. 338). Nous devons bien nous représenter que l’arrêt des actes est motivé soit
par leur succès, soit par leur insuccès. Si, pour reprendre l’exemple de DESCARTES, le
bras étant placé trop près du feu, il se produit un mouvement de retrait, une réaction,
néanmoins pour que le bras soit tout à fait à l’abri, il faut un acte plus parfait d’écarte-
ment, c’est l’abréaction (mot, dit JANET, emprunté à « Mr. FREUD »), c’est elle qui assu-
re le succès d’un acte. Les conduites d’échec du mélancolique sont des « réactions ».
Parmi ces réactions, le « recul », la « retraite », le « manquement » sont les plus carac-
téristiques (p. 350-354). Une des idées les plus intéressantes émises sur la conduite de
l’échec est celle du « refoulement de Mr. FREUD » (p. 361). L’application précise de ce
…L’analyse de P. JANET…
terme aux phénomènes névropathiques est discutable mais on peut se demander si cette
conception ne s’applique pas mieux aux conduites mélancoliques par cette formule :
« Un désir refoulé se traduit en angoisse ». C’est que, effectivement, les actes du mélan-
colique sont arrêtés avant toute considération réfléchie et les idées morales sont seule-
ment des prétextes « après coup ». Le mélancolique freine, opère des actions d’arrêt en
opposition avec l’acte primaire et sa tendance à agir est immédiatement inversée, refou-
lée. La peur de l’action qui porte sur l’une des deux tendances (qui toujours entrent
comme un couple de forces dans la conduite d’une action) précipite à l’autre extrémité
celle de la tendance opposée. Tout s’embrouille et non seulement aucun acte ne peut
être exécuté mais aucun désir ne peut être conservé d’une manière stable (p. 363). La
vie n’est plus possible.
Et ainsi, pour JANET, la mélancolie est un peu ce qu’elle était pour GRIESINGER, une
« justification de l’état de désarroi primordial 1 ». Mais pour lui ce désarroi porte sur

1. Sans doute cette idée a-t-elle été exprimée différemment et dans un style trop intellectualiste
par GRIESINGER. Relisons le passage célèbre de son Traité, (p. 269, de l’édition française) : « Le
malade se sent en proie à la tristesse, or il est habitué à n’être triste que sous l’influence d’actions
fâcheuses ; de plus la loi de causalité exige que cette tristesse ait un motif, une cause, et avant
qu’il s’interroge à ce sujet, la réponse lui arrive déjà : ce sont toutes sortes de pensées lugubres,
de sombres pressentiments ou appréhensions qu’il creuse et qu’il couve jusqu’à ce que quelques-
unes de ces idées soient devenues assez fortes et assez persistantes pour se fixer... Aussi ce déli-
re a-t-il le caractère des tentatives que fait le malade pour s’expliquer son état ». Toutes les ana-
lyses de la mélancolie ont depuis gravité autour de ce problème qui a été formulé ainsi : le mélan-
colique est-il triste parce qu’il est troublé ou est-il troublé parce qu’il est triste ? On comprend
que la batrachomyomachie mécano-psychiste s’en soit donnée à cœur joie... Sans doute JANET
s’éloigne-t-il de la position mécaniciste en ce qu’il n’envisage pas le « trouble » comme …/…

142
MÉLANCOLIE

les conduites : l’impuissance, l’aboulie, le désordre des réactions internes qui déclen-
chent et entretiennent l’action. Tel est le trouble profond de la conscience mélanco-
lique pour autant qu’elle est un bouleversement du champ actuel de l’action.

– E. MINKOWSKI a étudié avec beaucoup de pénétration divers types d’états dépres-


sifs 1. Lui aussi reprend (p. 274) le fameux problème : « l’attitude d’angoisse devant
l’avenir dépend-elle, est-elle une conséquence toute naturelle de l’idée délirante rela-
tive à l’imminence du supplice ? » écrit-il à propos du malade dont il publie l’obser-
vation en 1923 2. C’est là, ajoute-t-il, que réside le nœud du problème. Il le résout en
donnant la primauté aux troubles du temps vécu. Chez le malade l’avenir se trouve
barré. Sans doute connaît-il la succession des moments chronologiques du temps ;
mais c’est la propulsion vers l’avenir qui semble manquer totalement de sorte qu’il est
bien dans la situation d’un condamné à mort. L’élan personnel fléchit, la synthèse de
la personnalité humaine se désagrège, la notion de temps se fractionne... Les idées
mélancoliques représentent un « essai de traduire » dans le langage du psychisme d’an-
tan, la situation inaccoutumée en présence de laquelle se trouve la personnalité qui se
désagrège (p. 180). Il s’agit d’une « maladie du temps » (p. 311). Le malade a l’im-
pression de marcher négativement par rapport au temps (Rappelons qu’il s’agit d’une
observation intitulée « dépression ambivalente »), de tourner en sens inverse de la
terre, et le temps fuit pour lui d’une manière atroce. Il y a un trouble du synchronisme
vécu entre le monde et la conscience, entre les autres et soi. Le malade dépassé par …Le malade dépassé par
l’écoulement du temps, pour lui insaisissable et sans accord possible, est rejeté vers le l’écoulement du temps
[…] est rejeté vers le
passé, attitude particulièrement propice pour ressasser les conflits du passé et pour
passé… (E. MINKOWSKI)
vivre les regrets, tellement propice qu’on peut dire « qu’elle lui tend les bras » (p. 315).
Le sentiment de fatalité de ce « trop tard » inséparable de l’emprise implacable du
passé... sous forme d’une certitude d’incurabilité devient une simple réitération de ce
passé et n’est, somme toute, que l’expression de la modification essentielle qu’a subie
la structure du temps vécu. Quant à l’avenir il subit également une modification pro-

…/… un phénomène mécanique élémentaire mais en le considérant comme l’effet d’une désor-
ganisation des « états intellectuels », dans la mélancolie il entend faire dépendre la tristesse du
mélancolique du « désordre » interne de sa vie psychique. Nous allons voir que cette désorga-
nisation structurale de la conscience qui devient mélancolique, est le leit-motiv des études les
plus modernes et les plus approfondies sur la mélancolie, et que pour autant la « tristesse » y
apparaît comme un effet et non une cause.
1. E. MINKOWSKI, Le temps vécu, 1933, pp. 277 à 328. Les analyses de l’auteur un peu para-
doxalement portent sur des états dépressifs atypiques (qu’il appelle dépression schizophrénique,
dépression ambivalente, dépression avec automatisme mental, etc.). S’il n’a pas envisagé la
mélancolie dans sa « pureté », ses études phénoménologiques y renvoient pour ainsi dire néces-
sairement.[NdE : 2ème édition ; Paris : P.U.F.; 1995].
2. Journal de Psychologie, 1923.

143
ÉTUDE N° 22

fonde ; il s’agit d’un devancement et d’un arrêt de l’acte projeté par l’image intellec-
tuelle de cet acte. Le malade ne parvient plus ici à réunir deux principes qui ne se lais-
sent pas désunir. Si dans la vie normale la prévision du résultat ne paralyse pas nos pro-
jets en ce sens qu’il persiste une « asymétrie fondamentale » entre l’avenir et nos pré-
visions, ici ces deux aspects de la temporalité ne s’équilibrent plus (p. 317).
L’existence étant vécue en fonction de ce déroulement temporel est foncièrement trou-
blée car le sentiment que nous en avons dépend de nos possibilités d’achèvement et de
réalisation 1. Les plaintes hypocondriaques, les sentiments d’emprise et d’éloignement
procèdent des troubles profonds de l’élan et de la fusion dans la durée de tous les élé-
ments qui composent notre existence corporelle et nos relations avec autrui.
…L’analyse d’E. MINKO- L’analyse d’E. MINKOWSKI se rapproche à cet égard des investigations dont les
WSKI se rapproche […] de états dépressifs ont fait l’objet en langue allemande et notamment de celles de E.
celles de E. STRAUS et de STRAUS et de VON GEBSATTEL.
von GEBSATTEL…
– Pour STRAUS 2 suivant naturellement le mouvement et le rythme de la pensée de
M. HEIDEGGER 3 les phénomènes de la temporalité, le déroulement objectif du temps
mesurable (Tranzcendante Zeit ou « temps transitif), l’appréciation subjective du
temps (Zeitschätzung), le vécu même du temps en tant qu’il est structure de la
conscience (Zeitserlebnis ou « temps immanent ») constituent les données de la
connaissance (Einsichten) les plus importantes pour l’organisation (Aufbau) et la
genèse des phénomènes morbides de la vie psychique, les modifications du vécu tem-
porel sont les formes constitutives mêmes de tous ces phénomènes particuliers et c’est
en réduisant ceux-ci à ceux-là qu’on atteint la vivante charnière des relations somato-
psychiques. Dans la dépression endogène, dit STRAUS, c’est la rétro-activité du temps
vécu (Rückgang auf dem Zeitserlebnis) qui constitue la modification vitale de l’état de
dépression et le concept d’inhibition n’est pensable que comme une mise entre paren-
thèses, une suspension (Hervorhebung) de la construction du temps (Zeitsgestalt).
C’est le désaccord profond entre le temps et la durée, pourrait-on peut-être dire en
termes « bergsoniens », qui est l’essence du malaise et de l’angoisse.
– F. VON GEBSATTEL 4 a d’abord publié l’observation d’une jeune fille de 20 ans

1. Il est aisé de saisir ce qui rapproche ici la phénoménologie de MINKOWSKI et la psychologie


des conduites de JANET. Nous retrouverons chez VON GEBSATTEL des points de vue très analogues.
2. ERWIN STRAUS, Das Zeitserlebnis der endogene Depression und in der psychopathischer
Verstimmung, Monatsch. f. Psych. und N., 1928, p. 68.
3. M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, (1re édit. 1927), cf. notamment la 1re partie « Dasein und
Zeitlichkeit ». Dans notre Étude n° 27 nous donnerons un aperçu de cet ouvrage considérable.
[voir en particulier p. 702], [NdE : Être et Temps. Trad. fr. E.Martineau, Lechaux et Ledru,1985.
Être et temps trad. F. Vezin Paris : Gallimard :1986]
4. V. B. FREIHERR VON GEBSATTEL, Zeitbezogenes Zwangsdenken in der Melancholie. Versuch einer
konstrutiv genetischer Betrachtung der Melancholiesymptomen. Der Nervenarzt, 1928, 5, et « Zur
Frage der Depersonalisation. Ein Beitrag zur Theorie der Melancholie. Der Nervenarzt, 1937, pp. 171
à 278 et 248 à 257. Les pages indiquées comme références dans ce qui va suivre sont celles de ce der-
nier travail. Le premier est analysé en détail dans le Temps Vécu de MINKOWSKI, (pp. 280 à 285).

144
MÉLANCOLIE

ayant présenté une crise de mélancolie à type de dépression avec représentations et sen-
timents obsédants du temps. La peur de vieillir et du temps qui s’écoule ne saurait être
envisagée selon la méthode historico-génétique telle que FREUD l’a préconisée. Il s’agit
bien plutôt de décrire et de saisir la forme même de la structure temporelle de cette
dépression et l’essentiel de cette description phénoménologique est le « dévoilement »
d’un phénomène caractéristique de cette structure : le remplissage du vide du temps par …le remplissage du vide
du temps par le thème de
le thème de la mort. Mais bien plus importante est la contribution de l’auteur à la phé-
la mort… (VON
noménologie de la mélancolie dans son deuxième travail. Celui-ci s’appuie sur l’auto-
GEBSTATTEL)
observation d’une malade, cultivée, de 43 ans, qui souffrait d’une mélancolie typique et
présentait un syndrome de dépersonnalisation, de sentiment de vide et d’étrangeté.
L’état dépressif guérit après 5 ans. L’auto-observation est très riche en nuances et l’au-
teur la présente en distinguant les expressions de dépersonnalisation et de vide psy-
chique (« autopsychische Seite » dans le sens de la célèbre classification de WERNICKE),
la dépersonnalisation et l’étrangeté dans les relations avec autrui (Allo-psychische
Seite) et enfin la dépersonnalisation dans la sphère corporelle (somato-psychische
Seite). Tous ces troubles s’apparentent à la « melancolia anesthesica » qui comporte un
sentiment universel de vide (« loss of feeling » selon JOHNSONN, 1935). Les sentiments
d’inexistence, d’insensibilité, d’irréalité étaient constants chez la malade. Le monde,
l’univers étaient « là », mais « irréels », « en l’air ». La richesse des impressions éprou-
vées par la patiente rend la description intéressante mais certainement pas plus que celle
que l’on trouve chez P. JANET, ou dans le cas de MINKOWSKI ou encore dans d’autres cas
publiés chez nous 1, Tout cela serait somme toute assez banal. Mais dans l’étude struc-
turale de 1’« état de dépersonnalisation » VON GEBSATTEL entre dans le vif du sujet.
Déréalisation et dépersonnalisation constituent deux côtés d’un même trouble, celui de …Déréalisation et déper-
s o n n a l i s a t i o n … ( VON
la « communication ». Ce qui est altéré le plus profondément c’est l’unité du Moi, il y
GEBSTATTEL)
a une division du Moi (Spaltung der Selbst). « Je ne suis pas là... Je ne suis plus rien... »
est une forme qui est elle-même l’objet de la part du moi d’une analyse interminable.
La malade pour son compte distingue dans son auto-observation une topique du Moi
(Lagebeziehung der Ich) illustrée par un schéma où les « deux Mois » sont représentés
distincts et comme séparés ou plutôt comme deux pôles opposés. Une dynamique des
relations de ces deux « parties » est décrite comme une sorte de « chasse à courre » qui
malgré son « tempo furieux » dans la poursuite de l’une ou de l’autre partie, tourne en
rond et sur place. Une identification de ce double Moi, l’un celui que je suis moi-même,
celui de la plénitude, de la liberté et de la force, « et de l’esprit », l’autre, celui qui dit

1. Nous nous rappelons notamment une malade connue de tous les psychiatres praticiens de Paris,
il y a 15 ou 20 ans. Elle fut longtemps soignée par SÉGLAS et son observation a été publiée par
MALLET sous le nom d’Obsession de négation, (cf. Thèse, BERLIOZ, L’obsession de Négation,
Paris, 1935). L’article de DUGAS, (Journal de Psychologie, 1936), contient de nombreuses réfé-
rences cliniques riches en contenus significatifs, du même ordre.

145
ÉTUDE N° 22

« Je ne suis pas », « Je suis vide, isolé du monde et des hommes » (le premier est dési-
gné par B, le second par A, comme pour montrer que le faux Moi est plus fort que le
vrai). Normalement il existe bien quelque chose de ce dédoublement du Moi dans la
conscience ; le Moi fort et actuel est celui qui est à l’extrême pointe de l’action (im
Spitze einer Pyramide), le Moi automatique et comme étranger est celui qui demeure à
la base de l’action. L’état dépressif à cet égard doit être compris (et nous retrouvons ici,
encore, les études de JANET que nous avons exposées plus haut) comme une désorgani-
sation de cette hiérarchie structurale où le Moi fort ayant perdu sa force perd son actua-
lisation (ou plutôt sa « possibilité de s’actualiser » : Aktualisierbarkeit). Il devient un
objet dont les liens vitaux sont rompus avec l’autre Moi. La recherche vertigineuse
(Jagd, mot à mot : la chasse) qui est au fond de l’angoisse procède de l’impossible pour-
suite de ces deux parties du Moi (p. 251-252). Le vide de la vie psychique est vécu sur
deux registres : le Moi vide à la recherche du Moi plein – et la résistance au gouffre ver-
tigineux du vide. L’image du gouffre est en effet le symbole du vide ou plutôt le vide
est vécu comme un gouffre. On sent bien ici que nous sommes tout près des analyses
existentielles de BINSWANGER sur la « fuite des idées ». Effectivement c’est dans un
même style, mais plus sommairement que VON GEBSATTEL analyse la structure de la
…Le vide et le gouffre mélancolie. Le vide et le gouffre sont là au centre de la psychose. Le gouffre suppose
sont là au centre de la
une direction de haut en bas, mais il s’agit ici d’une dimension qui n’est pas spatiale
psychose. […] Le syndro-
me de dépersonnalisation mais morale. Le syndrome de dépersonnalisation constitue la forme mélancolique de
constitue la forme mélan- l’existence dans le vide (p. 255). Certes tous les mélancoliques ne vivent pas les
colique de l’existence troubles décrits par la malade qui fait l’objet de cette analyse, mais ce trouble rayonne
dans le vide… (VON
pour ainsi dire sur toute la symptomatologie de la mélancolie. Bien plus, la forme
GEBSTATTEL)
d’existence dans le vide est un des aspects le plus caractéristique de l’humeur maniaco-
dépressive. L’inhibition mélancolique est avant tout une forme de « ne pas pouvoir » (je
ne peux pas penser, agir, comprendre, lire, écrire, je ne peux pas sentir, travailler... ni
manger... ni déféquer, etc.). C’est de cette impuissance que dérive la suspension de toute
action et le vide à l’intérieur de la personne. L’inhibition du mélancolique a un sens
existentiel et celui-ci ne se laisse saisir entièrement que comme l’existence dans le vide
(p. 256). Le vide est, comme dit le malade, « horreur », « ténèbre », « glace », « désert
absolu ». Cette forme de dépersonnalisation 1 ne constitue pourtant pas une « vraie
dépersonnalisation » (p. 257), état avec lequel elle ne doit pas être confondue, car le

1. Les analyses de VON GEBSATTEL nous paraissent un peu en porte à faux. La phénoménologie
du « gouffre » moral est certainement tout à fait adéquate à la structure mélancolique. Mais en
tant précisément qu’il s’agit de dépersonnalisation nous touchons ici avec la phénoménologie de
l’espace vécu au niveau de déstructuration que nous aborderons seulement dans l’étude suivan-
te. Mais il est justement très intéressant pour nous de faire remarquer ici qu’entre le niveau
mélancolique et celui de la psychose hallucinatoire aiguë et notamment des expériences de déper-
sonnalisation, il y a une certaine continuité (la dépersonnalisation dans le cas analysé par …/…

146
MÉLANCOLIE

Moi lui-même est peu altéré dans la mélancolie. Mais il s’agit en tout cas d’une forme
de « minimisation » et de dévalorisation qui constitue le centre des sentiments dépres-
sifs fondés sur le non-pouvoir (Nicht konnen) qui appartient à la structure générale du
non-être ou, comme le répète l’auteur, de l’existence dans le vide.
R. DIGO 1 a entrepris également de dégager la structure essentielle de la conscien-
ce mélancolique conformément aux enseignements et exemples de M. HEIDDEGGER,
JASPERS et MINKOWSKI. Il part, lui, de l’analyse de l’ennui : « Grande steppe sans com- …R. DIGO part, lui, de
mencement ni fin dont rien ne vient rompre la monotonie » 2 et dont la répétition éter- l’analyse de l’ennui…

nelle de l’identique constitue l’écœurante nausée. L’ennui apparaît donc comme une
conscience sans déroulement temporel, sans changement. La référence aux analyses
littéraires d’AMIEL, d’OBERMANN, de G. SAND, de FLAUBERT, de PROUST, de Th. MANN,
etc. et aux analyses psychopathologiques de LE SAVOUREUX, de TARDIEU, de P. JANET
permet de distinguer l’ennui normal et l’ennui pathologique, celui dont BAILLARGER
disait qu’il était l’essentiel de « la mélancolie dans sa forme simple ». L’ennui normal
est inséparable de l’objet sur lequel se dirige spontanément la conscience 3, il naît des
« contingences extérieures ». L’ennui morbide est « endogène » (qualité que, rappe-
lons-le, nous avons précédemment reconnu au vécu de la mélancolie) ; il exprime la
présence de quelque chose d’ « hétérogène 4 », le contenu des tendances est secondai-
re, il n’y a plus ni passion déçue ni vocation contrariée, ni habitude perturbée ; le mal
est beaucoup plus profond et fondamental ; il est dans l’acte même de la vie qui est
rejetée dans sa totalité (p. 54). Dans cette forme pathologique de l’ennui, il y a effon-
drement de sentiment d’effort (« pierre de touche de l’ennui », p. 55) et c’est là l’es-
sentiel, si avec BURLOUD 5 nous définissons l’effort comme un acte psychique impos-
sible à concevoir autrement que comme un rapport de temps, une transition, un pro-
grès. Le sentiment de cette impuissance devient le flux dynamique de l’élan vital dont

…/… VON GEBSATTEL est aussi une mélancolie) mais une discontinuité de structure qui marque
un palier inférieur relativement à la déstructuration temporelle éthique de la mélancolie et que
nous définissons justement par un approfondissement du processus de déstructuration, au point
que celui-ci atteint alors la structure des espaces vécus. Mais tout cela ne sera clair que lorsque
nous étudierons dans l’étude n° 23, cette phénoménologie à laquelle le travail de VON GEBSATTEL
nous renvoie par anticipation.
1. R. DIGO, De l’ennui à la Mélancolie, Esquisse d’une structure temporelle des états dépressifs,
(Prix MOREAU de Tours, 1942, exemplaire déposé à la bibliothèque de Ste-Anne). Ce travail est
au point de vue qui nous occupe plus important que le second : La mélancolie et l’Électro-choc,
Thèse, de Paris, 1947.
2. Ainsi s’exprimait l’infante Eulalie d’après LE SAVOUREUX, (Le Spleen, Thèse, Paris, 1913)
3. « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ».
4. La « nausée » cette « saleté poisseuse » qui avait des tonnes et des tonnes d’existence dans la
conscience, Roquentin (J. P. SARTRE, La Nausée, pp. 162 à 171).
5. BURLOUD, Principes d’une psychologie des tendances, 1938, Éd. Alcan, Paris.

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ÉTUDE N° 22

ne peut plus être suivi le rythme créateur (sentiment dont le sentiment d’inhibition ne
représente qu’une forme particulière). Ce sentiment est donc lié à la chute de l’élan
personnel qui constitue selon une autre formule de BURLOUD, le « dynamisme plura-
liste », la causalité des tendances. La « longueur du temps » est corrélative de cette
impuissance à être et à devenir ; le temps n’est plus que la « mesure quantitative » des
passages du temps qui en s’égrénant entretiennent l’attente anxieuse des actes impo-
sés par la vie, d’où, pour échapper à cet esclavage, cette soif de repos absolu, cette
fuite vers le suicide, ultime refuge de ces « traqués du temps » (p. 83-85).
HESNARD 1 dans le chapitre qu’il consacre aux alternances des conduites hyper-et
hypomorales dans la Psychose intermittente étudie spécialement la structure tempo-
relle-éthique de la mélancolie. Le mélancolique (comme le maniaque), dit-il, ne vit pas
dans notre réalité. Il est arrêté dans un moment critique du déroulement de sa vie mora-
…HESNARD insiste sur la le par une transformation de son univers désormais statique et menaçant. Il insiste sur
profonde liaison de la la profonde liaison de la signification éthique et du déroulement temporel dans la
signification éthique et du
conscience mélancolique, car, dit-il, les conduites éthiques ne consistent pas seulement
déroulement temporel
dans la conscience en structures abstraitement intelligibles d’actions se déroulant dialectiquement dans
mélancolique… une durée qui refléterait le temps abstrait de la science physique en tant que mouve-
ments matériels structurés, elles participent jusque dans leur mode de déroulement
temporel de l’organisme vivant dont elles traduisent le mouvement. Quoi qu’il en soit
de cette interprétation et aussi de la confusion que par moments HESNARD semble éta-
blir entre la structure éthique et la déstructuration éthique, nous verrons plus loin,
comme nous l’avons déjà noté à propos de la manie, que ses analyses et les nôtres
convergent jusqu’à ce point où se saisit le déroulement du temps comme organisation
de la finalité de la conscience.

Il suffit de se référer à ces analyses existentielles de la conscience mélancolique


pour saisir ce qu’elles ont de commun. Toutes se recoupent et, somme toute, se répè-
tent. Nous n’échapperons pas ici à cette « monotonie » qui est comme l’écho de la
mélancolie elle-même, en tentant, à notre tour, d’esquisser une phénoménologie de la
crise de mélancolie.

Le mélancolique se « rétracte », c’est-à-dire que la petitesse, l’exiguïté de sa


conscience et de son monde sont données comme l’expression même d’une réduction
…il dispose seulement, à ou mieux d’une humiliation qu’il s’inflige à lui-même. La vie ne se retire pas de lui, il
l’étroite périphérie du se retire plutôt lui-même de la vie, de sorte qu’il dispose seulement, à l’étroite péri-
gouffre qu’il creuse en phérie du gouffre qu’il creuse en lui-même, d’une marge précaire et presque nulle
lui-même, d’une marge
d’existence. « Rempli de vide, » son être ratatiné et volatilisé est ou tend à être un
précaire et presque nulle
d’existence… néant. Son corps déjà cadavérique, pétrifié dans la minérale immobilité du marbre

1. HESNARD (A.), L’Univers morbide de la faute, 1949, P. U. F., Paris, pp. 194 à 215.

148
MÉLANCOLIE

devient un simple objet retranché du monde des vivants. Et si l’agitation anxieuse se


substitue à l’immobilité, c’est encore pour ajouter au vide une négation de plus, celle
de l’existence à venir en tant que néantisation anticipée et incessamment renouvelée
de toute possibilité d’existence. Concentré sur le vide de sa personne, de son corps et
de sa pensée, de son être et de son destin, soit que, inhibé, il demeure paralysé et cloué
sur place, soit que, angoissé, saisi de vertige, il trébuche à chaque instant dans le
gouffre ouvert sous ses pas, il est entraîné dans le trou noir, dans l’abîme, que dispo-
sent en lui, devant lui et autour de lui le refus de toute existence et l’inexorable parti- …la mélancolie est tout à
pris d’un absolu renoncement. Car, dès l’abord nous l’avons bien souligné, la mélan- la fois une impuissance à
vivre et un besoin de ne
colie est tout à la fois une impuissance à vivre et un besoin de ne plus exister. Le vide plus exister…
existentiel du mélancolique n’est pas un désert ou une table rase, c’est-à-dire un
« état » ou un « objet », c’est une dévastation systématique, une opération de nettoya-
ge par le vide, dans laquelle se concentrent toutes les forces de l’être acharnées à la
tactique de la « terre brûlée » farouchement appliquée, par lui, à sa propre existence.
Pathétique immobilité, suspension de l’existence, syncope du temps, la mélanco-
lie est un arrêt. L’entrain, la vitesse, le dépassement, la course, la poursuite, la prépa-
ration, la marche, le progrès ou le projet, pour autant que tous ces mouvements dési-
gnent des modalités d’existence ou de coexistence dont la finalité se confond avec
l’élan de l’action dans le temps sont radicalement impossibles. Par contre, la stagna-
tion, le piétinement, l’attente, la réitération et la rétrogradation, seules formes d’acti-
vité de cette inaction, battent « sur place » la mesure de l’inertie mélancolique. Le
déroulement du temps cesse d’animer et de promouvoir la conscience stoppée dans
son élan et il se réduit, comme étranger au mouvement impossible de l’être, à mesu-
rer, comme le métronome de l’uniformité et de l’ennui, le défaut de synchronisme
entre la durée qui s’écoule comme une hémorragie et la nullité du temps incorporé à
l’action. Sans doute, chez nous tous, le temps est-il cette forme de l’existence qui par
son irréversibilité fatale nous contraint comme une force extérieure à nous-mêmes l.
Mais chez le mélancolique, le temps étant absolument fatal soumet l’existence à une
si absolue nécessité qu’il la rend impossible. Cette temporalité de la conscience mélan-
colique doit être décrite d’abord comme vouée à cette fatalité, dans le double sens du
mot fatal : inévitable et catastrophique.

1. Tous les hommes, qu’ils croient ou ne croient pas en Dieu ou à la fin du monde, tous ont une
opinion sur le déterminisme, la transmission de pensée, etc. ou encore ont une vague conception
sur la réalité du monde extérieur, etc. Mais ces positions métaphysiques si elles constituent des
secteurs lointains de l’action n’entrent pas dans l’expérience immédiate de chaque instant de leur
existence. Si ces croyances sont plus virtuelles que présentes dans la conscience normale, elles se
solidifient dans la conscience morbide. C’est ainsi que, dans la conscience mélancolique, « se
sédimente » l’idée de fatalité, comme expérience vécue immédiate de l’illusion du déterminisme.

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ÉTUDE N° 22

Le temps vécu du mélancolique est un temps qui non seulement « revient en arriè-
re », mais qui reste soudé au passé. Ce mouvement rétroactif du déroulement du temps,
ce détournement hors du présent et de l’avenir, ce reflux vers ce qui a été, cet enchaî-
…l’arrêt du temps vécu… nement au passé, font de l’arrêt du temps vécu, l’aspect caractéristique de cette forme
de déstructuration de la conscience. L’impossibilité même de s’adapter au présent
(c’est-à-dire de le construire dans l’intérêt et avec l’efficacité d’un acte qui se saisit de
l’instant pour en utiliser sinon épuiser toutes les possibilités), l’anéantissement du pré-
sent, la néantisation de l’actualité même de l’action, la rétrogradation vers le passé,
l’enracinement dans l’histoire déjà vécue, lient le néant du présent à l’être du passé
dans une relation dont la signification emprunte et confère à la mélancolie tout son
sens, celui même de la fatalité. Cette fatalité ce n’est même pas celle de l’avenir, tou-
jours conjectural, c’est la fatalité de l’enchaînement absolu du mélancolique à son des-
tin passé mais jamais révolu. Il est rivé au passé comme à la loi de son existence : les
dés ont été et demeurent inexorablement et catastrophiquement jetés. Le temps n’est
…Le passé ne passe pas… et ne peut être qu’une sorte d’éternité du passé. Le passé ne passe pas. Il ne se dépas-
se pas. Il n’est jamais passé, tout au moins en tant qu’il est la forme même de ce qui a
été irrémédiablement fait et subsiste. Et si un souvenir du passé a le « malheur » de
paraître avoir été un bonheur, il est alors « regretté », c’est dire qu’il devient objet d’un
repentir qui dissout ce bonheur, en lui assignant sa position exacte certes, mais irré-
médiablement caduque dans le déroulement temporel. Par contre, que surgisse ce
passé dans l’image rétrospective d’un malheur, d’un risque ou d’une faute, il est alors
accueilli et vécu dans un rapport de causalité fatale avec le désarroi actuel, comme si
la trame du malheur n’avait jamais été rompue entre le moment du passé auquel ren-
voie le souvenir pénible et le moment actuellement tragique de la conscience malheu-
reuse et tourmentée.
La conscience mélancolique est, du fait de l’inversion temporelle de son courant
d’intentionnalité, incapable de se présenter au présent, de se le représenter, de le struc-
turer comme la seule et fugitive occasion de projeter dans le réel ses projets, c’est-à-
dire en définitive de construire son existence en saisissant les possibilités offertes par
la succession des instants qui, composant le déroulement temporel, se proposent à
notre choix. Elle est attirée au contraire par le passé comme par une pesanteur, ou pire
encore, sollicitée par le principe même d’une inertie psychique, d’une véritable
« entropie » qui dégrade l’énergie de l’action et de l’existence. Mais que dire alors du
cas où, dans la mélancolie anxieuse, le mélancolique est tout au contraire projeté dans
…L’attente anxieuse de l’attente anxieuse de l’avenir ? L’attente anxieuse de l’avenir est là encore et néces-
l’avenir est là encore et sairement une projection de la fatalité (tout à la fois réitération certaine du mal et cau-
nécessairement une pro-
salité absolument néfaste) des moments successifs du temps. Être dans l’angoisse de
jection de la fatalité…
ce qui va se produire c’est encore vivre, mais sous forme d’une anticipation, l’inéluc-

150
MÉLANCOLIE

table conséquence de l’inexorable passé. L’ordre temporel n’enferme le passé dans le


présent, et l’avenir dans le présent, que lorsqu’il est purement abstrait, qu’il n’est
qu’une abstraction 1. Mais en tant que condition irréversible de l’action, le temps, ou
si l’on veut la « durée », dimension et cadre de notre existence n’a pas cette « fatali-
té », car c’est nous qui remplissons ce cadre et qui construisons notre existence « au
moyen » de cette forme « à priori » de notre sensibilité, mais sans que à chaque ins-
tant ce qui paraîtra nécessairement fait, à l’instant suivant soit déjà fait et, par avance,
accompli. Cette illusion métaphysique de déterminisme et de la fatalité du temps
considéré non seulement comme le véhicule mais comme l’artisan du destin, tel est
précisément le vice radical de la structure temporelle de la conscience mélancolique.
Et là encore, quand paraissant tournée vers l’avenir dont elle pressent qu’il est déjà
fait, déjà commencé et presque déjà achevé sous forme d’une « exécution » fatale,
lorsque cet avenir reflète et consacre le vide et malheureux présent ou se relie au loin-
tain passé comme l’inéluctable antécédent dont il procède, la conscience mélancolique
ne cesse pas d’obéir à la loi fondamentale de son vice radical qui, ici, où elle paraît
regarder et redouter l’avenir, tout comme lorsqu’elle est lourdement infléchie par le …la solidification et l’en-
poids du passé, consiste dans la solidification et l’enchaînement des moments d’un chaînement des moments
temps qui a perdu la possibilité de se régénérer, de se rajeunir et somme toute de se d’un temps qui a perdu la
possibilité de se régénérer…
créer à chaque moment présent.
Naturellement, dès que nous parlons de modification structurale de la conscience
et surtout de la temporalité, il vient à l’esprit qu’il s’agit d’un trouble « très pro-
fond » 2. Or, il est impossible d’esquisser une phénoménologie du mélancolique qui ne
le décrive pas tel qu’il est, c’est-à-dire comme un homme qui vit une catastrophe, mais
qui vit cette catastrophe sur un registre de vécu, qui ne doit se confondre ni avec la
conscience angoissée de niveau normal d’un homme en situation catastrophique ou
problématique, ni avec les niveaux de dissolution plus profonde de la conscience que
nous étudierons dans les études ultérieures. Ce qui caractérise effectivement la struc-
ture de la dépression et de l’anxiété mélancolique, c’est qu’il s’agit d’une déstructura- …la mélancolie « se
situe » au point où « tem-
tion temporelle du niveau le plus élevé, celui de la problématique de l’action. C’est
poralité » et « ouverture
que la mélancolie « se situe » au point où « temporalité » et « ouverture au monde des au monde des valeurs et
valeurs et des fins » se confondent, autrement dit, la structure temporelle de la mélan- des fins » se confondent…

1. Ou une « rationalisation après coup » de l’histoire.


2. C’est ce que n’a pas manqué de nous opposer J. LACAN lorsque, dans une conférence en mars
1952 de l’Évolution Psychiatrique, [NdE : EY H. Introduction à un Traité de psychopathologie.
Evol. Psych.,XIX, 6, 1956] nous exposions l’essentiel de ce qui est contenu dans ce troisième
Tome de nos « Études ». Mais il en est de ce problème comme de beaucoup d’autres, il ne peut
être appréhendé qu’en fonction d’une hiérarchie de structure. Tout de même que les troubles de
la perception, la dépersonnalisation, le délire, les troubles de la mémoire et la catatonie ne peu-
vent pas être définis comme des phénomènes simples et toujours identiques à eux-mêmes, il en
est de même de la structure temporelle qui a aussi sa hiérarchie.

151
ÉTUDE N° 22

…anomalie de la structu- colie nous renvoie là encore à une anomalie de la structure éthique de l’être. C’est une
re éthique de l’être… déstructuration de la structure temporelle éthique de la conscience. Nous le signa-
lions, dès le début de cette analyse existentielle, il est évident que le mélancolique est
tourné contre lui-même, qu’il agit et pense comme s’il était foncièrement mauvais,
comme si sa vie et son corps étaient pourris et comme si son existence était à jamais
maudite. La fatalité du malheur est vécue par lui comme prise dans son existence et
comme si l’un et l’autre s’engendraient réciproquement. Le poids du passé, la respon-
sabilité de son malheur dont il ne souffre jamais assez et l’anéantissement de son exis-
tence, tout à la fois craint et désiré, constituent son martyre et sa damnation éternelle.
Car tout malheur fortuit ou fini est écarté de sa conscience qui ne peut supporter, en le
rendant lui-même strictement insupportable, que le « malheur-par-soi-éternellement-
provoqué ». Sans doute dans les formes les plus typiques ce sont les sentiments d’in-
dignité et de culpabilité, le désir d’être puni et châtié, l’attente de la condamnation
redoutée et sollicitée, la certitude de la damnation ou la torture du remords qui occu-
pent la scène de cette tragédie et constituent sa thématique délirante. Mais, même
quand le martyre subi est vécu comme une injuste ou incompréhensible persécution, il
n’en garde pas moins le sens d’un sacrifice et d’un holocauste. C’est que par delà les
contingences quasi anecdotiques du vécu mélancolique, c’est-à-dire les péripéties de
la prise de conscience du tragique existentiel, demeure le bloc inébranlable de la
« mauvaise conscience absolue ». Le mélancolique est livré au mal, se livre au mal et
doit se livrer au mal. La structure intentionnelle de la conscience mélancolique passe
…le trouble est vécu par ce niveau existentiel où le trouble est vécu comme un conflit interne qui engage la
comme un conflit interne maladie dans la perspective même du bien et du mal. C’est d’ailleurs souvent que le
qui engage la maladie
mélancolique a conscience de son anomalie, mais, pour lui, de ses tourments il est res-
dans la perspective même
du bien et du mal… ponsable ; ils sont moraux et la Médecine, les Médecins et leurs moyens thérapeu-
tiques sont, à son égard de coupable, dérisoires. Le malheur qui est arrivé par sa faute
ou le malheur qui doit arriver, doivent s’entendre comme des effets directs, nécessaires
et, somme toute, mérités de sa propre monstruosité. Mais si la structure de la conscien-
ce mélancolique est à cet égard hautement significative et organisée en courants inten-
tionnels qui partagent la conscience divisée contre elle-même, comme celle du pécheur
qui se repent, ce serait une très grave erreur 1 de ne pas voir ce que cette structure com-
porte de différent à l’égard de la « mauvaise conscience » du pécheur toujours libre de
ses alarmes. Que brusquement et « sans raison » un homme soit précipité dans l’abso-
lu, l’éternité et la fatalité de l’angoisse des flammes de l’enfer et vive, au comble de la

1. A laquelle on pourrait craindre qu’ait succombé BARUK. Le déplacement de son foyer d’inté-
rêt scientifique depuis ses investigations expérimentales sur l’« automatisme de la volonté chez
l’animal catatonique jusqu’à la nature morale de la folie » (déplacement qui lui a fait parcourir
en chemin inverse la distance qui sépare KAHLBAUM de HEINROTH), peut-être ce déplacement
peut-il expliquer son zèle pour défendre ce qu’il avait d’abord paru négliger.

152
MÉLANCOLIE

terreur, un conflit bénin de morale sexuelle ou d’une peccadille insignifiante comme


s’il s’agissait d’un crime fabuleux, pose tout de même un problème et en même temps
qu’il le pose, l’engage vers sa solution. Car celui qui connaît et a tant soit peu appro-
fondi la conscience mélancolique admet comme une évidence que, pour si humaine et
morale qu’elle soit, cette conscience morbide nous présente plutôt une caricature
(d’ailleurs sinistre et pitoyable) du péché, plutôt qu’elle n’est une réelle « situation »
de péché. La fatalité et la facticité de la culpabilité mélancolique 1 sont des « traits …La fatalité et la factici-
caractéristiques » de la mélancolie. La fatalité du péché, l’automatisme du sentiment té de la culpabilité mélan-
colique sont des « traits
de culpabilité et de la punition, jouant comme une guillotine aveugle et inconsciente,
caractéristiques » de la
sont naturellement aux antipodes de la conscience morale libre. Quant à la « factici- mélancolie…
té », c’est-à-dire au caractère artificiel de la « morale » mélancolique, sa structure fan-
tasmique saute aux yeux de l’observateur non seulement par l’expressivité théâtrale et
parfois même tragi-comique de ce drame ou le contraste qu’il présente relativement à
son infime motivation, mais encore et surtout par le flou bizarre et parfois le sentiment
de dérision qu’il laisse ensuite dans la mémoire du mélancolique guéri ou bien encore
par cette charge d’ineffable fantastique, avec ses images macabres et ses scènes
funèbres, qui constitue la trame imaginaire du monde mélancolique. Car, en fin de
compte, c’est sa production d’imaginaire qui a placé le mélancolique dans sa situation
de crime, de martyre ou de catastrophe assez exactement comme il peut la projeter lui-
même dans un cauchemar.

Ceci nous conduit maintenant à considérer l’aspect « délirant » du mélancolique.


Comme nous l’avons fait remarquer pour la manie, le bouleversement structural de la
conscience implique une telle distorsion de la réalité que l’on peut dire que toute struc-
ture morbide de la conscience est délirante et dans ce sens la « conscience mélanco- …la « conscience mélan-
colique » est bien « déli-
lique » est bien « délirante ». Le « délire de petitesse » du mélancolique est contenu
rante »…
dans la structure significative même de la mélancolie. Le misérable rétrécissement de
l’être – sa détresse – le conflit moral qui le hante – la dépréciation de son existence –
son désespoir – les sentiments de vide et d’étrangeté – son acharnement à se détruire, à
devenir lui-même la cible de son agressivité – l’angoisse de son avenir immédiat ou
lointain – l’imminence même du châtiment et la certitude de son éternité – la honte de
son corps avec les soucis et les tourments dont celui-ci est l’objet – son pessimisme –
ses doutes et ses craintes – son ennui – ses nostalgies – ses scrupules – son goût du
macabre et du néant – son désir de la mort, etc., tous ces « contenus » de la conscience
mélancolique ne peuvent pas être énoncés et encore moins être vécus, sans que le thème

1. Nous avons examiné le problème des formes pathologiques de la conscience morale dans le
petit travail paru dans Médecine de France, n° 23, 1951 sous le titre « La Psychiatrie devant la
Morale » en mettant en évidence ces deux aspects fondamentaux.

153
ÉTUDE N° 22

délirant auquel ils correspondent ne se profile ou ne s’aperçoive in statu nascendi


comme la forme même d’organisation délirante de cette conscience désorganisée. C’est
parce qu’il exprime le bouleversement catastrophique de la conscience que le délire est
immanent à la conscience mélancolique. Nous avons déjà fait allusion à la fameuse
thèse de GRIESINGER pour qui le délire mélancolique était constitué d’idées qui justi-
fiaient le cataclysme interne éprouvé par le mélancolique. Si par ce cataclysme on veut
entendre la modification pathologique du temps vécu (au niveau où le déroulement du
temps immanent à notre vie intérieure se confond avec le déroulement des fins que nous
poursuivons), il est bien évident que le délire mélancolique pour autant qu’il n’est
qu’expression de cette exigence interne dépend de ce qu’il exprime : c’est-à-dire de
cette profonde modification du cours du temps vécu et de la finalité de la conscience.
Le changement d’orientation, le renversement, l’arrêt de ce courant intentionnel de la
conscience normalement, dirigé vers l’entreprise, l’action et le bien désiré, son reflux
vers le passé, l’inertie et le mal désiré, constituent bien ce « fait primordial » dont
MOREAU (de TOURS) parlait comme de la condition pathogénique même du délire.

…Le « noir » de la mélan- Le « noir » de la mélancolie (et comme nous l’appellerons plus loin, la tragédie
colie […] est si privé d’is- mélancolique) constitue un monde si affreux, si opaque et si terrible, si vide aussi et si
sue que la mort […] est
privé d’issue que la mort (parfois impossible aux yeux du mélancolique, et en tout cas
là, elle-même, comme un
néant de néant…
elle-même dépourvue de toute valeur de repos ou de solution) est là, elle-même,
comme un néant de néant. Elle est bien là à la fois attirante et redoutée, enveloppant
comme d’un possible arrêt de l’impossible existence, la structure mélancolique elle-
même. Mais elle est aussi là dans ce « Dasein » de la désolation mélancolique, comme
un mal sans fin et non pas comme une fin. On a mille fois souligné le paradoxe de la
politique de Gribouille du mélancolique qui, pour échapper à la mort, se la donne.
C’est que cette contradiction constitue précisément le point où la problématique de
l’être et du néant est parvenue à son extrême limite et le fond de la mélancolie est
(exactement symétrique relativement au fond de la manie) de porter cette dialectique
à son plus haut degré d’insolubilité. Tous les mélancoliques sont des métaphysiciens
ou (si l’on ne veut pas de cette formule paradoxale), tous les mélancoliques saisissent
jusqu’à la racine existentielle de leurs problèmes vitaux (fussent-ils les plus simples ou
les plus grossiers) le problème de la fin et des fins dernières. La modification de la
structure temporelle de leur conscience ne leur permet plus de « continuer », de « mar-
cher », d’ « aller de l’avant », comme s’ils savaient (ni plus ni moins que nous tous)
où ils vont. Chez eux le mouvement (qu’on le nomme insouciance, optimisme, réso-
lution, espoir, légèreté, entrain ou courage, etc.) s’arrête, et glacés d’effroi dans l’im-
mense désert d’un néant qui ne peut pas cesser d’être, les mélancoliques cherchent ce
« quelque chose » ou même ce « quelqu’un » que doit être encore pour eux « la Mort ».
Mais elle est pour eux aussi décevante et effrayante que la vie. Car c’est le problème

154
MÉLANCOLIE

de « l’au-delà », du « maintenant », le problème du changement et du devenir, qui est


porté là à sa plus extrême et sa plus tragique puissance : au point où aucune solution,
aucun avenir, aucun bien n’est possible, dans le sens de ce contre-sens.
L’inversion du désir est dans la mélancolie non pas seulement la négation du désir, …L’inversion du désir est
mais le désir de la négation, et somme toute est encore désir. Seulement c’est un désir non dans la mélancolie non
pas seulement la négation
plus ouvert dans le sens de la marche du temps, mais un désir à contre-temps, un désir
du désir, mais le désir de
dont l’objet n’est ni devant soi, ni en dehors de soi, c’est-à-dire un désir qui n’est pas la négation…
« attirant ». Ce désir est plutôt comme une rétropulsion, une répulsion, un dégoût qui s’ap-
plique au plus profond de soi, vers et contre son objet, le moi-même tout à la fois aimé et
haï. Nous avons vu le maniaque avec sa « grande gueule » ouverte et avide bondir vers le
monde et dévorer l’espace et le temps. Le mélancolique, lui, retient dans ses mâchoires
serrées l’objet de son « dégoût-désir », de son dévorant besoin de dévorer en se dévorant.
La structure temporelle de la mélancolie dévoile ici comme le dernier mot de son
intentionnalité celle d’une poussée, d’une ruée, mais en arrière et en dedans, – d’un
morne et lugubre retour vers ce qui au fond de soi a primitivement lié l’existence au
désir : le premier objet aimé et maintenant perdu. C’est-à-dire en fin de compte que le
mélancolique aime de toutes ses forces sa propre mort, comme si son désir ne pouvait
plus jamais s’appliquer qu’à l’anéantissement de toute possibilité de désirer. La mélan-
colie est une passion du vide absolu et de la mort exaltée jusqu’à cette frénésie et,
pourrait-on dire, cet orgasme dont seules la présence et la possession de l’objet aimé …C’est une érotique du
peuvent être l’équivalent. C’est une érotique du détachement, de la scission et de la détachement, de la scis-
mort, l’extrême contraire de l’amour, de l’accouplement et de la vie. sion et de la mort…

B.– PSYCHANALYSE DE LA MÉLANCOLIE.


Il est dès lors aisé de comprendre que cette forme d’existence se soit prêtée admi-
rablement aux études de FREUD, d’ABRAHAM, de Mélanie KLEIN, etc. sur la dynamique
libidinale de la mélancolie. Nous allons voir que chacune des caractéristiques phéno-
ménologiques que nous venons de décrire à la fin de notre analyse s’applique trait pour
trait aux diverses théories et interprétations psychoanalytiques 1.
En 1910, FREUD 2 s’aperçut que la comparaison entre deuil et mélancolie pouvait
être féconde ; la même année, MAEDER 3 indiquait l’importance chez un malade mélan-

1. Nous allons dans cet exposé suivre dans ses grandes lignes, le livre : Psicoanalisis de la
Melancolía édité par le groupe analytique de Buenos-Aires (1948, 519 pages).
2. Discussion sur le suicide à la Société Psychanalytique de Vienne (1910), dont on trouvera le
texte dans les Gesammelte Werke, VIII, p. 64. Plus tard il écrivit son fameux mémoire « Trauer
und Melancholie », qui parut dans le Zeitschr. f. Psychoanalyse, 1916, IV, et est reproduit dans
les Gesammelte Werke, X, pp. 428-446.[NdE : Deuil et mélancolie trad. fr. in Métapsychologie,
Paris : Gallimard ; 1952]
3. MAEDER, Psychoanalyse bei einer melancolischer Depression, Zentralblatt f. Nervenheilk.,
1910, n° 302.

155
ÉTUDE N° 22

…Travaux psychanaly- colique d’un net conflit entre les attitudes masculines et féminines. En 1911, Karl
tiques… ABRAHAM 1 étudiant les relations des états dépressifs et de la névrose obsessionnelle 2
remarquait que les tendances agressives refoulées provoquent le sentiment de culpabi-
lité du mélancolique. La culpabilité réalise ici un désir complexuel : le désir d’être le
pire des criminels. La dépression peut être considérée comme le résultat de la régres-
sion des instances sadiques, l’inhibition est une « mort symbolique » et les idées de
ruine paraissent dériver de l’incapacité foncière de posséder amoureusement un objet.
L’année suivante, S. FREUD 3 commença à s’intéresser à la signification de « repas toté-
mique », c’est-à-dire à la reproduction symbolique de la mort du père et à son incor-
poration orale dans les rites de sacrifice totémique, ce qui le conduisit quelques années
plus tard (1915) à l’étude de la phase orale du développement libidinal, c’est-à-dire
aux tendances cannibaliques primaires. Voici d’après R. STERBA 4 cette intéressante
conception de FREUD : La première phase orale commence dès la naissance (et même
avant, puisque l’on peut au cours d’une césarienne surprendre le fœtus un doigt dans
la bouche) et déborde l’instinct d’alimentation (le plaisir de sucer, c’est-à-dire d’ériger
les lèvres et la langue en organes de satisfaction libidinale). La deuxième phase orale
commence avec les dents, la destruction des objets déchirés par les dents et avalés
devient en soi un plaisir. Tandis que la succion était essentiellement érotique, ici le
mordre et le dévorer exigent un objet extérieur et la notion d’objet s’introduit dès lors
comme une expérience psychologique basale : désormais, manger un objet, s’en empa-
rer et l’incorporer constitue une tendance qui est elle-même essentiellement ambiva-
lente puisqu’elle va à la fois exprimer l’amour et la haine de l’objet. Dans ses travaux
sur le développement de la phase prégénitale de la libido, K. ABRAHAM 5 et seulement
à la fin (paragraphe 7) revient sur la dépression mélancolique. Le mélancolique, dit-il,
renie la vie et refuse de manger, c’est ce que tout le monde sait, mais le psychanalys-
te doit aller plus loin et peut nous l’expliquer. Pourquoi choisit-il précisément le refus
d’aliments ? C’est que la libido régresse chez lui jusqu’à la phase la plus primitive que
nous connaissons, la phase « orale » ou « cannibalique », autrement dit, il soumet
inconsciemment l’objet sexuel au désir d’incorporation de la phase prégénitale orale,

1. K. ABRAHAM, Ansätze zur psychoanalytischen Erforschung und Behandlung der M. D.


Irreseins und Verwandtzustande, Zeitschr. f. Psychoanal. 1912, 2, pp. 302 à 315. (communication
faite au 3ème Congrès Psychanalytique de WEIMAR, 1911).
2. Les verwandte Zustände (états parents) de la mélancolie retiendront naturellement notre atten-
tion aussi plus loin. Soulignons simplement ici que K. ABRAHAM indiquait que dans sa première
analyse d’une psychose dépressive il constata son analogie structurale avec la névrose obses-
sionnelle.
3. FREUD, Totem und Tabu, 1912, (Gesammelte Werke, IX). Trad. fr. JANKELEVITCH, 1932.
4. STERBA, Nerv. and ment. Disease Monograph., New-York, 1942.
5. K. ABRAHAM, Untersuch. uber die früheste pregenitale Entwicklungsstufe der Libido,
International Zeitschr. f. Psychoanal., 1916, 4, pp. 71 à 97

156
MÉLANCOLIE

car au plus profond de lui se trouve la tendance à dévorer et à détruire cet objet : les
auto-accusations des mélancoliques sont des déplacements de culpabilité relativement
à ces tendances cannibaliques. Et, en effet, les fantasmes cannibaliques se retrouvent
souvent dans la mélancolie sous forme d’idées délirantes de zoopathie interne (le
malade par exemple a dans le ventre un loup). Son refus d’aliments est donc une
défense contre les tendances cannibaliques.
Le fameux mémoire de FREUD 1 sur les rapports du deuil et de la mélancolie devait
assurer un progrès considérable à l’interprétation analytique des relations objectales du
mélancolique. Celui-ci est dans un état de douleur et de vide : il a perdu l’objet libidi-
nal. Dans le deuil, la perte de l’objet aimé n’est pas facilement acceptée et la présen-
ce de l’objet continue encore longtemps à se manifester à la conscience de celui qui le
pleure. Certes dans la mélancolie l’objet n’est pas toujours réellement perdu, le mélan-
colique n’est pas toujours en état de deuil réel mais l’objet « disparaît », « est perdu »
en tant qu’objet fantasmique. De même la relation libidinale qui lie le patient à l’objet
n’est pas toujours consciente. Dès lors il faut admettre cette formule : la mélancolie
est une situation de « perte d’objet » qui échappe à la conscience. De telle sorte que
le mélancolique sans savoir qu’il a perdu quelqu’un se comporte pourtant comme s’il
était en deuil et comme si le monde, de ce fait, était réduit à rien. Un autre aspect fon-
damental du deuil mélancolique c’est qu’il transfère sur la personne du patient toutes
les accusations qu’inconsciemment il porte sur l’objet perdu. Ainsi l’identification de
sa propre personne avec l’objet perdu rend compte de l’agressivité même avec laquel-
le le mélancolique s’acharne contre lui-même, c’est-à-dire contre l’objet incorporé.
D’un côté la mélancolie est bien une conduite de deuil à l’égard de la perte de l’objet …D’un côté […] perte de
et d’autre part elle est une identification agressive à cet objet. Cette identification l’objet, d’autre part […]
identification agressive à
s’opère selon le mécanisme que FREUD appellera plus tard l’introjection (1921).
cet objet…
Venons-en maintenant au travail le plus important, à celui de K. ABRAHAM 2. Il
revient encore, notons-le, sur les rapports de la mélancolie et des névroses obsession-
nelles. Dans la mélancolie le malade abandonne ses relations psychosexuelles avec
l’objet, tandis que l’obsédé évite d’en arriver là. Ceci démontre le bien-fondé des
conclusions de FREUD (dans son travail sur le rapport du deuil et de la mélancolie) dans
le cas par exemple d’un malade en état de dépression mélancolique qui s’accuse
d’avoir volé, alors que c’était son père qui avait volé. Il n’en reste pas moins, dit
ABRAHAM, que nous sommes assez incapables de nous faire une idée claire des rela-
tions qui unissent la perte de l’objet, son introjection et la tendance à sa perte et à sa
destruction. D’après FREUD il semble que le sujet après avoir perdu l’objet tente de le

1. FREUD, Trauer und Mélancolie, loc. cit., p. 155.


2. K. ABRAHAM, Die Entwicklung der Libido etc. Intern. Zeitsch.f. Psychoanal. 1924. (Selected
Papers, pp. 418 à 501).

157
ÉTUDE N° 22

…Travaux d’ABRAHAM… récupérer par le mécanisme de l’introjection. Pour ABRAHAM, l’objet est surtout une
« cible » pour toutes les pulsions sadiques-anales et l’on pourrait considérer le pro-
cessus psychoanalytique de la mélancolie de la façon suivante : la tendance à la perte
de l’objet dépend de la fixation à la phase sadique-anale et, à plus forte raison, de la
fixation orale, c’est-à-dire à une phase encore plus primitive du développement libidi-
nal (tendances sadiques-orales). A l’étape cannibalique de la phase orale, l’individu
incorpore l’objet en le détruisant et (comme nous l’avons signalé plus haut) une pre-
mière problématique de l’objet se présente selon qu’il est investi de valeurs positives
ou négatives (ambivalence pulsionnelle). Or la mélancolie en régressant à ce niveau
…conflit primitif d’ambi- retrouve ce conflit primitif d’ambivalence orale. Quand les investissements libidinaux
valence orale… sont retirés de l’objet, ils sont dirigés sur le Moi et en même temps l’objet est intro-
jecté dans le Moi. Le Moi doit alors supporter toutes les conséquences de ce proces-
sus. Ce n’est, dit ABRAHAM, qu’à un examen superficiel que le mélancolique paraît être
la proie d’une lancinante autodépréciation et un examen plus attentif peut nous faire
dire tout le contraire. Quoi qu’il en soit, K. ABRAHAM admet la nécessité de plusieurs
facteurs pour que se constitue une psychose mélancolique : 1° un facteur constitution-
nel (sur lequel il fait d’ailleurs tellement de réserves qu’il s’agit là d’une simple clau-
se de style), 2° une fixation spéciale de la libido au niveau oral, 3° de fortes atteintes
contre le narcissisme infantile produites par des déceptions amoureuses successives,
4° l’existence d’une première déception amoureuse antérieure à l’époque où les désirs
œdipiens ont été vaincus, 5° la répétition ultérieure de cette frustration primaire. Quant
au mécanisme de l’introjection, il peut affecter deux formes : ou bien la mélancolie a
introjecté l’objet originel sur lequel il a construit son idéal du Moi (les autoaccusations
émanent de cet objet introjecté), ou bien les autoaccusations s’adressent à un objet
introjecté qui est lui-même objet de l’agressivité du sujet.
…Travaux de S. RADO… En 1927, SANDOR RADO 1 a insisté à son tour sur la conduite paradoxale du mélan-
colique. Celui-ci use de ruse, tantôt recourant à la révolte, tantôt à l’humiliation pour
reconquérir l’objet perdu dont il ne consent pas à accepter la perte. L’autopunition
dépend de l’espoir d’obtenir l’absolution et le pardon. C’est en quoi (leit-motiv de
toutes les études analytiques comme de toutes les études cliniques) la mélancolie
touche à la manie comme à son nécessaire complément structural.
…Travaux d’H. DEUTSCH.… Hélène DEUTSCH 2 a publié un cas où la malade s’était identifiée avec sa sœur,
l’avait « internalisée », incorporée, créant ainsi une relation maternelle, substitutive,
après la mort de ses parents. Cette forme de « Sur-Moi » adouci et indulgent que figu-

1. SANDOR RADO, Das Problem der Melancolia. Intern. Zeitsch. f. Psychoanal. 19271 (C. R. du
10ème Congrès d’Innsbruck, sept. 1927).
2. H. DEUTSCH, Homosexuality in Women, Inter. J. Psychoanalysis, 1933, 14, p. 34. Zur
Psychologie der m. d. Zustände, Int. Zeitschr. f. Psychoanal. 1933, 14, p. 358.

158
MÉLANCOLIE

rait cette introjection n’a pas résisté à une situation de frustration de la part de la sœur
et l’objet accusé se retirant devint l’objet d’une agressivité terrible du Sur-Moi. Les
interprétations d’Hélène DEUTSCH sur ce thème constituent un des documents les plus
intéressants de la dialectique analytique appliquée à la situation dramatique du mélan-
colique.
Quelques années après, Georg GERO 1 à propos de la psychanalyse d’une dépres-
sion névrotique et d’un malade atteint de troubles maniaco-dépressifs caractérisés, a
étudié la « formation de la dépression » « mais en se plaçant plus spécialement au point
de vue de la technique thérapeutique qui a pour but la solution de la fixation orale fon-
damentale et de frustration qu’elle entraîne ».
Dans un article sur le suicide A. GARMA 2 souligne que la structure psychologique
de la mélancolie est la même qu’il s’agisse d’une mélancolie psychogène ou d’une
mélancolie endogène. La perte de l’objet libidinal, qu’elle soit causée par des « motifs
réels » ou par des « motifs constitutionnels » entraîne le mécanisme même de la mélan-
colie psychogène. Au bout, dans les deux cas, il y a le suicide, en tant que tentative de
récupérer l’objet perdu (un diagramme plus satisfaisant du point de vue de la géomé-
trie que de l’analyse psychologique illustre les mécanismes à la fois complexes et peut-
être un peu trop schématiques de cette tragédie).
Enfin il faut naturellement nous rappeler ici les travaux de M. KLEIN 3 qui ont eu …travaux de M. KLEIN…
tant de retentissement à propos notamment du problème qui nous occupe, puisque l’in-
trojection des objets bons et mauvais y est donnée comme une expérience vitale abso-
lument primordiale du nourrisson. La construction même du monde des objets dépend
de ce cadre d’investissement primitif. Les objets intériorisés sont soumis à des procé-
dés, de défense et d’attaque, qui représentent des réactions paranoïaques ou dépres-
sives de l’enfant 4. Les processus d’identification, d’ « internalisation », d’introjection
et de projection, représentent la trame du comportement de l’enfant et de ses relations
avec le monde extérieur. Aux tendances paranoïaques infantiles correspond l’identifi-
cation du Moi avec le bon objet totalement incorporé. Quant à l’angoisse infantile à
quoi nous renvoie la psychanalyse de la mélancolie, elle est, dit M. KLEIN, de nature
beaucoup plus complexe quoique voisine de cette paranoïa. Elle est faite surtout de la
crainte que les bons objets intériorisés et avec eux le Moi ne soient détruits, désinté-
grés. Tandis que le paranoïaque lutte contre la multitude de petits objets de persécution,

1. G. GERO, Der Aufbau der Dépression, Inter. Zàtschr, f. Psychnoanal., 1936, 22, p. 379, et en
anglais in International J. of Psychoanalysis, 1936, , 17, p. 423.
2. A. GARMA, Psychologie der Selbstmordes. Imago, 1937, 23, p. 63.
3. Congrès de Lucerne, 1934 – International J. of Psychoanalysis, 1935, 16, p. 145 – Ibidem,
1937, 23, p. 275, – Ibidem, 1940, 21, pp. 125 à 253 – et Ibidem, 1948, 29.
4. M. KLEIN, dans sa Psychoanalyse des enfants, signale que le jeune enfant a des accès de
dépression allant parfois jusqu’à l’automutilation et les tentatives de suicide.

159
ÉTUDE N° 22

le mélancolique tend à réunir la totalité des objets qui lui échappent, mais tout état
dépressif comporte l’un et l’autre mécanisme. Un des aspects de la mélancolie sur
lequel insiste encore M. KLEIN, c’est la cruauté de ce Sur-Moi primitif, celui de l’in-
trojection primitive 1, cruauté sadique primaire dirigée contre les mauvais objets, et
qui, intériorisée, constituerait la première ébauche de la « persécution » de la conscien-
ce morale contre soi, conscience qui est toujours conçue comme « dévorant » sa victi-
me, ce qui est comme un rappel de la phase orale où se lient les relations d’objets et
notamment la « position dépressive » infantile si intégrée à la « position paranoïaque ».
E. JACOBSON 2 situe par contre à un stade plus évolué du développement libidinal la
structure inconsciente de la dépression (à vrai dire sa malade Peggy souffrait plutôt
d’une dépression névrotique avec phobies et hypocondrie). La désillusion, la décep-
tion (« Desappointment » en anglais, « Enttauschung » en allemand) ou plus exacte-
ment la frustration constituent le centre de l’angoisse. La phase de l’Œdipe est à cet
égard d’une particulière importance car la frustration à l’égard du père constitue un
danger terrible pour le Moi et l’édification du Sur-moi.

Telles sont brièvement résumées les analyses dont la « régression mélancolique »


…Il suffit de […] se lais- au stade oral a fait l’objet de la part de l’école freudienne. Il suffit de s’y arrêter un peu
ser pénétrer par l’atmo- et de se laisser pour ainsi dire pénétrer par l’atmosphère de deuil et l’acharnement can-
sphère de deuil et
nibalique qui s’en dégage (c’est-à-dire par les plus fulgurantes significations de la
l’acharnement canniba-
lique qui s’en dégage […]
conscience mélancolique) pour saisir ce que ces analyses contiennent de vérité puis-
pour saisir ce que ces qu’elles pénètrent effectivement jusqu’au cœur de l’expérience mélancolique. Sans
analyses contiennent de doute les difficultés que chacun de ces auteurs rencontre pour « rationaliser » ces lam-
vérité…
beaux tragiques du déchirement intérieur, ces images funèbres ou sadiques, ce vaste et
profond retournement de l’amour de l’objet en haine de soi, ces difficultés sont à peu
près insurmontables. Et chacun des psychanalystes qui a tenté d’orchestrer ces ter-
ribles dissonances a perdu la peine qu’il s’est donnée pour réduire la mélancolie à une
« formule thématique » acceptable, entreprise aussi vaine que l’angoisse du mélanco-
lique elle-même. C’est que tous se heurtent à une forme de vécu qui ne peut se donner
que comme il est, c’est-à-dire un terrible désarroi de la conscience, un vertige rebelle
à cet ordre ou à cette logique des sentiments que l’observateur et particulièrement le
psychanalyste voudrait y introduire. Or, le psychanalyste est hanté (plus que le phéno-
ménologiste) par le besoin de thématiser, car c’est une exigence de son système de pré-
tendre trouver le motif, c’est-à-dire la causalité psychique, la psychogénèse de l’état

1. On sait que l’originalité de M. KLEIN est précisément de placer à l’orée de l’existence l’édifi-
cation du Sur-Moi en tant que modalité de relation avec les bons et mauvais objets primitifs.
2. E. JACOBSON, Depression. The œdipus complexe in the development of depression,
(Psychoanalytic Quart., 1943, 12, pp. 541 à 560), et Desappointment on ego and superego for-
mation in normal and depressive development, Psychoanal. Rev., 1946, 33, p. 129.

160
MÉLANCOLIE

morbide. Si l’on consent à renoncer à une pareille illusion, le vécu mélancolique, tel
qu’il nous est livré par ces profondes analyses (un peu à la manière brutale et immé-
diatement saisissable dont il nous est offert, par exemple, dans le noir et terrible
« Saturne » de GOYA) est, par elles, rendu infiniment plus sensible et émouvant. Elles
nous font pénétrer ces tourments au plus profond de la tragédie mélancolique en nous
rappelant sa signification existentielle, la plus radicale et la plus originelle. Le vide de
l’existence c’est le trou, l’abîme de l’absence et de la séparation de l’objet aimé, en
tant qu’il est, cet objet, le modèle même de toute objectivité. Ce vide interne, l’inté-
riorité de ce gouffre qui « remplit » ce sujet, c’est l’avidité d’une subjectivité qu’au-
cun objet incorporé ne peut combler. C’est un Moi, sans fond, sans le fondement de sa
relation avec autrui, le Moi seul face à face avec lui-même, c’est-à-dire face au néant.
Mais ce néant d’une première rencontre avec l’objet et le monde, en se dressant devant
moi, et n’étant pas moi, me laisse seul subsister comme l’image de l’objet et du monde
perdu et détruit, c’est cette image spéculaire du moi que j’accable pour la conserver,
etc., etc... Ainsi retrouvons-nous les formules 1 auxquelles l’analyse existentielle de la
mélancolie nous avait nécessairement contraints d’aboutir. Si nous le répétons ici
comme un leit-motiv, c’est pour bien faire saisir que le vertige de l’être et du néant
enveloppe précisément toute la thématique, toute la mythologie psychanalytique de la
mélancolie.

C.– ANALYSE STRUCTURALE.

Comme nous l’avons fait pour la manie, nous devons maintenant, pour sortir de
cette pure description phénoménologique de la mélancolie, analyser la crise de mélan-
colie de telle sorte que cette analyse nous prépare à en saisir la pathologie totale. C’est
faute d’avoir envisagé comme une totalité psychosomatique véritable tous les aspects …Une « véritable totalité
de la mélancolie, que toutes ces études dont nous venons d’exposer l’essentiel demeu- psychosomatique » doit
s’entendre […] comme la
rent incomplètes. Une « véritable totalité psychosomatique » doit s’entendre non pas
reconstitution d’un certain
comme une vague référence verbale à la notion de « Gestalt », mais comme la recons- ordre naturel de la structu-
titution d’un certain ordre naturel de la structure psychopathologique. C’est dire que la re psychopathologique…
mélancolie en tant qu’objet de l’analyse structurale (que nous avons préparée tant au
point de vue clinique que phénoménologique) doit être envisagée maintenant dans ses
rapports avec le processus organique qui la conditionne et avec le dynamisme psy-
chologique qui la constitue, autrement dit, nous devons nous placer dans notre pers-

1. Car ce ne sont ici que de simples formules, faibles échos des grandes analyses
« Kierkegardiennes » de l’angoisse.

161
ÉTUDE N° 22

pective habituelle et lui décrire une structure négative et une structure positive 1. Nous
allons pouvoir, en conclusion de cette étude psychopathologique, présenter cette ana-
lyse comme une sorte de schéma de référence synthétique à tout ce que nous avons
déjà exposé dans les pages précédentes.

STRUCTURE NÉGATIVE
Elle paraît dans la mélancolie plus importante qu’elle n’est (au contraire de la
manie). Ces malades effondrés et hantés par la mort nous offrent une telle image de
l’anéantissement qu’ils se présentent cliniquement comme profondément atteints d’un
déficit vital, d’une faiblesse de leur volonté et d’une diminution de leurs capacités
intellectuelles. Et effectivement, on doit considérer la « pensée mélancolique » comme
un état de trouble déficitaire 2 dont l’auto-dépréciation est elle-même l’expression.

a) La perte d’activité synthétique de la pensée. C’est dans ce cadre que doivent être
rangés ici tous les aspects fondamentaux du tableau clinique que nous avons étudiés
sous le nom d’aboulie, d’inhibition motrice et d’inhibition psychique. La lenteur, la
monotonie, la stérilité de la pensée constituent un syndrome qui se résume somme
toute en un seul mot, la « concentration ». Sans doute dit-on d’un esprit qui fait des
efforts et travaille à plein rendement qu’il se concentre. Mais la concentration de l’ac-
tivité mentale productrice est tout juste le contraire de la « concentration » du mélan-
colique qui se fixe sur un objet et ne peut s’en détacher ni s’en départir comme s’il s’y
cramponnait tout ensemble par lassitude, passivité et inertie. La concentration psy-
chique du mélancolique dépend de la réduction de son activité, sa pensée cessant
d’être opératoire et réflexive. Cette viscosité, cette lenteur, cette monotonie de la
…la concentration pénible concentration pénible et douloureuse du mélancolique doit être considérée elle-même
et douloureuse du mélan- comme un trouble négatif, c’est-à-dire une impuissance. La déstructuration de la
colique doit être considé-
conscience se manifeste en effet et essentiellement par l’incapacité de se détendre, de
rée elle-même comme un
trouble négatif, c’est-à- se déployer, de se mouvoir. Sa lourdeur, sa masse, son poids sont les qualités structu-
dire une impuissance… ralement équivalentes à la volatilité de la conscience maniaque. L’une et l’autre témoi-

1. Une pareille exigence s’est certainement imposée à L. BELLAK. Dans l’introduction à l’expo-
sé de la psychose maniaco-dépressive (Manic-depressive psychosis New-York, 1952, pp. 1 à 13),
BELLAK indique formellement (en se référant notamment aux descriptions de O. H. MOWRER,
« Time as determinant of integrative learning » Psychol. Rev. I945), qu’une psychopathologie de
ces états est déterminée par la structure libidinale de la personnalité mais aussi par le facteur de
force du moi, c’est-à-dire pour nous, respectivement, la structure positive et la structure négati-
ve de la Psychose.
2. Trouble primordial et primitif aux yeux de beaucoup d’auteurs et spécialement de G. DUMAS
(Les états intellectuels dans la mélancolie, 1895), pour qui l’asthénie mentale et les troubles orga-
niques se confondent pour constituer la base de la mélancolie ce qui n’exclut pas cependant une
activité (nous dirions « restante ou positive ») qui organise les contenus de la conscience mélan-
colique en totalité d’intentionnalité.

162
MÉLANCOLIE

gnent du trouble de l’activité dynamique de la conscience pour autant que celle-ci nor-
malement s’accorde et s’adapte aux exigences des situations. Ici, renfermé et renfro-
gné, sa concentration manifeste que le mélancolique a perdu le pouvoir de liquider et
de dépasser le vécu qui l’occupe et le préoccupe. Par là, nous saisissons la nécessité
de compléter la négativité de l’impuissance par l’intentionnalité positive d’un besoin,
tant il est vrai que la structure négative et la structure positive d’une forme morbide de
conscience se fondent dans la même unité clinique, ici, celle de la concentration dou-
loureuse et de la délectation morose dans l’impuissance fondamentale. Bien plus, l’im-
puissance étant à la fois subie et désirée est comme multipliée par le besoin d’être et
de paraître impuissante.

b) Le trouble de la lucidité de la conscience : Nous avons déjà eu l’occasion à pro-


pos de la manie d’indiquer que par un abus (d’ailleurs traditionnel) la pathologie de la
conscience se réduit dans la psychiatrie classique à mettre en évidence seulement son
défaut de « clarté » ou de « lucidité ». Et, à propos justement de la pseudo-lucidité
maniaque, nous avons fait remarquer que la conscience pouvait être troublée même
quand elle paraissait « hyperlucide » (illusion du sujet qui entraîne l’illusion de l’ob-
servateur). Nous pouvons dire (avec KRAEPELIN et les classiques) du mélancolique
qu’il reste lucide, que son esprit est encore clair, qu’il est bien orienté, qu’il est présent
et vigilant, mais cela n’est qu’incomplètement vrai. Revenons en effet encore à la
concentration du mélancolique, elle fixe la conscience sur un point quasi invariable où
tous les rayons de sa perception et de sa pensée doivent nécessairement converger.
Mais ce point n’est pas celui d’un foyer d’action, d’une « macula active », c’est « un
point aveugle » où s’amortit toute action. Métaphore ? Oui, mais qui nous paraît assez
bien correspondre à la structure même de la mélancolie dont nous avons souligné plus
haut qu’elle est une rétraction de l’être jusqu’à son point extrême d’inertie. Ce que
nous appelons une conscience claire et lucide est une conscience ordonnée jusqu’à être
transparente pour autrui, c’est-à-dire entièrement communicable non seulement dans
ses expressions mais dans son travail d’épuration, de classification et d’organisation.
Or, la conscience mélancolique frappée de cette inertie dont la stupeur représente le
plus caractéristique effet est si incapable de se déployer, de se détendre, de se mouvoir
selon les exigences d’une activité opérationnelle et synthétique que l’on peut dire …[dans la conscience
(avec GRIESINGER et sous une forme plus « moderne ») que le noir de son vécu reflète mélancolique] le noir de
et suppose son obscurcissement. Et effectivement elle est aussi voilée et opaque dans son vécu reflète et suppo-
se son obscurcissement…
la mesure même où elle ne se laisse plus pénétrer par la clarté de l’action. Car ce que
l’on appelle la clarté de la conscience c’est nécessairement la lumière qu’elle introduit
elle-même en elle-même. De cet obscurcissement témoignent aussi bien l’étude
« objective » clinique et psychométrique des opérations psychiques au moment de la
crise, que l’étude de l’organisation des perceptions ou du vécu mélancolique dans les

163
ÉTUDE N° 22

souvenirs de la crise. Ce trouble est « accusé » par les malades eux-mêmes, et cette
formule pose à nouveau le problème que nous soulevions il y a un instant. Sans doute
le mélancolique se voit-il en noir et obscurcit-il lui-même le champ, pour lui misé-
rable, de sa conscience. Mais là encore son impuissance, pour si « accusée » qu’elle
soit par l’auto-accusation, exprime les traits « nettement accusés » de sa chute forcée
dans l’imaginaire l.

c) Structure temporelle éthique du trouble de la conscience mélancolique.

Toutes nos analyses antérieures, reprenant celles de MINKOWSKI, de STRAUS, de


VON GEBSATTEL, de DIGO, ont convergé vers ce trouble fondamental de la conscience
mélancolique. La lenteur, sinon « l’arrêt », la « syncope » du temps vécu, la rétrover-
sion, le poids du passé, la tendance invincible à aller en arrière et à vivre le temps en
arrière, d’attendre l’avenir comme s’il était déjà accompli, la monotonie, etc., tous ces
traits fondamentaux de la mélancolie, en tant qu’elle tend à la destruction du présent,
comme moment essentiel de l’espoir et de l’action, à l’impossibilité de le remplir et à
lui substituer le gouffre paralysant et vertigineux du vide, cette coagulation de la tem-
poralité constitue l’expérience vécue d’une destruction structurale typique de la
conscience. C’est que cette qualité du temps vécu, que nous en cherchions l’exem-
plaire analyse dans BERGSON ou chez HEIDDEGGER, c’est le sens de la vie, orienté sinon
dans tous ses instants tout au moins dans sa finalité dernière, sa direction en avant. Dès
lors, temporalité et finalité se confondent dans notre existence comme dans le mouve-
…c’est cette forme de ment dialectique de l’histoire et c’est cette forme de temporalité éthique, de temps
temporalité éthique, de humain, du plus personnel des temps qui est altérée. L’insouciance et l’impatience
temps humain, du plus
personnel des temps qui
maniaque doivent nous aider à comprendre cette forme de déstructuration temporelle
est altérée… de la conscience qui est la rétraction de l’angoisse et le recul de la peur. Mais c’est
relativement au présent, sommet mouvant du temps, que le décharnement de la tem-
poralité est le plus significatif. Réduit à l’heure ou à la minute qui s’inscrit sur l’hor-
loge, ce présent est aboli non point aussi radicalement que dans le niveau de déstruc-
turation plus profonde où si fugitif il perdra la possibilité de se construire en réalité,

1. Cet autre aspect négatif fondamental de la mélancolie nous renvoie lui aussi au problème som-
meil-veille (dont la plupart des auteurs ont fait l’apanage des confusions à l’exclusion des états dits
« thymiques » maniaco-dépressifs). A cet égard l’étude de A. MYERSON (The sleeping and waking
mechanism : a theory of depressions and their treatement, J. nerv. and ment. Dis. 1947, 105, pp.
598 à 606), malgré quelques observations intéressantes nous a déçus. Un autre aspect de cet inté-
ressant problème mériterait des études approfondies, celui des rêves des mélancoliques. Nous ne
connaissons qu’un travail ancien (H. HIRSCHMANN et P. SCHILDER. Träume des Melancholiker.
Bemerkungen zur Psychopathologie der Melancholie, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1920, 53, p. 130) ;
il indique que les mélancoliques sortent de la mélancolie en entrant dans le rêve ce qui paraît mon-
trer que le vécu même de l’expérience mélancolique exige un niveau plus élevé que celui qui
caractérise le sommeil-rêve sans que cesse de se préfigurer dans la mélancolie, le cauchemar.

164
MÉLANCOLIE

mais comme foyer et instrument de la plénitude et de la sérénité de l’existence. Il n’y


a pour la conscience mélancolique que l’actualité révolue et fatale d’un passé mort ou
d’un avenir qui ne pourra lui-même jamais se constituer en présent ; car l’arrêt et la
rétrogradation du courant temporel de la conscience va même si loin que non seule-
ment le présent tombe dans le passé avant même de se constituer en présent, mais qu’à
l’avenir même est refusée toute possibilité de devenir un moment réel et plein : il est …Le temps est et doit être
par avance du temps perdu. Le temps est et doit être une perspective de mort. une perspective de mort…
Ce dernier mot nous fait revenir encore au « fond du problème ». La structure
négative de la mélancolie s’impose à nous sous forme de métaphores, qui toutes
empruntées au monde physique (lenteur, masse compacte, pensée coagulée, poids,
inertie, opacité, obscurité, diaphragme, etc.) ne peuvent pas être prises au pied de la
lettre, sans tomber dans l’illusion mécaniste. Mais la nécessité de ces métaphores ne
peut pas non plus échapper à notre attention ; elles expriment une forme de réalité qui
est précisément celle de la nécessité de la forme que la conscience s’impose, quand
elle se déstructure, à elle-même. Cette réalité « organique » et « processuelle » du
trouble formel de la conscience en quelque sorte intermédiaire entre la réalité physique
et celle de notre liberté, impose effectivement à l’expérience mélancolique sa fatalité.
Mais une fatalité, répétons-le, qui est vécue comme un devoir, à la forme impérative
duquel correspond le sens de la mort non seulement imminente mais prescrite. Car la
structure de la mélancolie serait pour ainsi dire effectivement vide et non une « expé-
rience délirante de l’anéantissement » si elle n’exigeait pas d’être « complétée » par
la « dynamique intentionnelle » du vécu mélancolique.

STRUCTURE POSITIVE
Cette « dynamique » c’est une problématique de l’existence. Mieux, c’est la
TRAGÉDIE au sens le plus fort du mot et pour autant qu’il exprime sur la scène de la
conscience mélancolique : un drame, une angoisse métaphysique et un retour sur l’ori-
gine même de toute tragédie, les tourments de l’amour.

a) Le drame : Le monde mélancolique est, au sens absolu, un monde dont s’est


retirée la joie. C’est le monde entièrement vécu sous l’angle du mal, c’est-à-dire du
péché et du malheur. Mais c’est un monde factice en ce sens qu’il est vécu lui-même,
non pas comme une existence, mais comme une sorte d’idéale obligation et que sa réa-
lité est entièrement constituée par la pensée magique et comminatoire d’un devoir qui,
catégoriquement, prescrit que les choses doivent, pour continuer à être, être portées à
l’extrême puissance du mal. Dès lors, la « scène tragique » que vit le mélancolique,
soit qu’il la découvre dans l’humilité d’un souvenir futile et minime, mais grandi jus-
qu’aux proportions gigantesques d’un drame cornélien ou d’une tragédie d’Eschyle,

165
ÉTUDE N° 22

soit qu’il la construise par avance dans la fatalité de son destin, cette scène tragique,
muette ou frénétique, elle est comme la satisfaction d’un besoin, besoin non pas de se
donner en spectacle ni de se donner un spectacle, mais besoin de vider la réalité pour
lui substituer un mythe de mort et de sang. Le mélancolique tient d’autant plus à sa fic-
tion qu’il ne la vit pas comme une réalité, mais comme une possibilité d’autant plus
absolue et sommaire qu’elle engage sa « responsabilité ». Ses obstinations, ses refus
systématiques, son entêtement, sa persévération opiniâtre dans le silence, le pessimis-
me, la douleur morale, ne sont pas seulement des qualités immédiates de sa conscien-
ce, une impuissance à agir, à varier ou à accepter, mais un parti-pris de pousser tout
…Tout devient alors tra- au tragique 1. Tout devient alors tragique, c’est-à-dire poussé jusqu’à une sorte de
gique, c’est-à-dire poussé sublime grandiose. L’héroïsme du sacrifice de l’holocauste et du martyre, par l’excès
jusqu’à une sorte de
même de leur fatalité sans mérite, est plus tragique encore dans la conscience mélan-
sublime grandiose…
colique que dans les grandes tragédies grecques. Naturellement, cette mégalomanie
mélancolique (qui a été soulignée, nous l’avons vu, par l’école psychanalyste) n’est
pas toujours apparente, et le mélancolique nous paraît plutôt, retranché dans sa modes-
tie et croupissant dans la honte de ses misérables misères, vivre une tragédie sordide,
un mélodrame de bas étage. Mais le sens tragique de son existence n’en reste pas
moins le même. Ce que l’on appelle ses « idées délirantes » et que lui-même qualifie
d’ « idées noires », ce sont les ébauches thématiques de cette tragédie où se joue son
destin au travers des scènes et des représentations dont la typicité témoigne même
qu’elles surgissent des éternelles sources de l’angoisse humaine : tribunal, accusations,
gendarmes, guillotine, incendies et guerres, enterrements, massacres, crimes et châti-
ments, c’est-à-dire effectivement tout le décor et l’attirail nécessaires et suffisants pour
…Ces horreurs sont fer- jouer toutes les tragédies. Ces horreurs sont fermement tenues pour inexorables et
mement tenues pour implacables, en vertu seulement mais fortement d’un jugement de valeur éthique qui
inexorables et impla-
soustrait l’univers aux lois physiques pour les placer uniquement sous l’empire des
cables, […] sous l’empire
des lois morales… lois morales. Ce sont elles qui règlent tous les conflits qui surgissent non seulement
dans la famille, la profession, le voisinage, et les rapports sociaux, mais aussi qui
régnent dans le cœur et le corps et encore, au delà, dans le cosmos et la nature. Enfin
cette tragédie est elle-même monotone, sans inspiration et pour ainsi dire sans talent
comme si le mélancolique était un médiocre auteur. Elle se déroule dans un morne
silence, avec une désespérante lenteur, entrecoupée de violences « pathétiques » qui
témoignent de la force qui se cache sous cette faiblesse et de l’implacable volonté qui
se dissimule sous l’apparence à la fois authentique et fausse d’une existence manifes-
tement ruinée, vide, désespérée et anéantie.

1. Dans la symétrie manie-mélancolie, nous touchons ici à l’envers de la « comédie » maniaque.

166
MÉLANCOLIE

b) l’angoisse métaphysique. C’est toujours, nous l’avons vu, aux fondements


mêmes de la philosophie que nous ramènent ces malades. Le doute cartésien, l’idéa-
lisme et le solipsisme, la dialectique de l’être et du néant, les méditations sur la mort
et tant d’autres thèmes métaphysiques, s’ils ne sont pas traités – naturellement – avec
beaucoup de profondeur, ne cessent cependant de troubler non seulement les mélan-
coliques, mais ceux qui les approchent. Ils sont là ces malades, comme de pathétiques …Ils sont là ces malades,
incarnations de tous les problèmes du destin, de l’existence et de la mort. Il n’est pas comme de pathétiques
incarnations de tous les
nécessaire pour les comprendre (ni pour saisir ce que nous exposons ici) de connaître
problèmes du destin, de
PLATON, PASCAL, KANT, HUSSERL, KIERKEGAARD, les Pères de l’Église, les philosophes l’existence et de la mort…
hindous ou les écrits manichéistes de Manu ou des Catarrhes... Il suffit de pénétrer au
cours d’un examen clinique, pourvu qu’il soit assez approfondi, dans l’atmosphère
étrange de cette angoisse qui saisit ce commerçant robuste ou cette vieille paysanne
d’une frénésie métaphysique par quoi ils s’égalent aux plus grands penseurs de l’hu-
manité. Non point certes qu’ils soient miraculeusement pourvus d’un don dialectique
prestigieux, mais tout simplement parce que de leur fulgurante expérience jaillissent
ces formules : « On peut toucher le commencement mais pas la fin. Je parais être, mais
je ne suis pas ce que je suis. Vivre c’est mourir... Ce qui est c’est ce qui va venir... Le
passé c’est mon éternité... Comment voulez-vous que je marche puisque je ne suis pas
un objet et que les objets changent sans vieillir », etc, qui, pour si banales ou ingénues
qu’elles soient, éclatent comme un cri métaphysique. C’est que la conscience mélan-
colique si bouleversée au niveau même de la problématique éthique, engendre comme
un « hégélien » génie pour souder la philosophie de la nature à celle de la conscience
malheureuse ou de l’histoire. Et ce n’est pas par hasard que les mélancoliques n’ont
été psychologiquement bien analysés que par des disciples d’HUSSERL et
d’HEIDEGGER...
Nous donnons une telle importance ici à ce trait parce qu’il résume beaucoup de
symptômes et de conduites mélancoliques. Comme nous l’avons vu à propos de
l’anxiété 1, le vécu du vertige de la liberté constitue une expérience qui dissout, inver-
se ou altère les relations qui nous unissent au monde des valeurs et c’est comme une
dévalorisation dont il est l’objet et le sujet que sont vécus par le mélancolique toute la
réalité de son existence, sa fin et ses relations avec autrui, ses sentiments de culpabili-
té, son angoisse du châtiment, de la ruine, le rapetissement de sa personne, son humi-
liation et son humilité, son hypocondrie, etc. De même le refus d’aliments, le besoin
incessant de se suicider, son pessimisme, le caractère infernal et macabre des fan-
tasmes imaginaires de négation, toute sa pensée, tout son comportement témoignent
de l’envahissement de sa « conscience » par les tourments de sa « conscience mora-
le », par les soucis fondamentaux qu’exigent de lui les plus petits problèmes de son

1. Cf. notre Étude n°. 15.

167
ÉTUDE N° 22

existence. Car pour lui comme pour le physicien et le philosophe, il n’y a pas de petits
faits, il n’y a que des faits qui font problème, et c’est à l’échelle humaine et non pas à
la sienne, qu’il porte jusqu’à l’infini la petitesse de son existence.

c) Le retour aux fantasmes de l’angoisse primitive. Cette catastrophe vitale qui


remet tout en question et jusqu’au problème devenu le seul immédiat de la fin de
l’existence, cette structure d’angoisse et de dépression actualise aussi le monde fan-
tasmique de l’angoisse primitive. Ce monde, nous en avons retracé la « mythologie »
d’après FREUD et ses disciples, et nous avons pu nous convaincre que les thèmes vécus
dans la mélancolie nous renvoient nécessairement à des situations infantiles typiques
et stéréotypées. Nous avons vu comment autour du mal et du vide intérieur (du
« gouffre » dit VON GEBSATTEL) c’est à partir d’un complexe archaïque, celui de l’ora-
lité et du cannibalisme (c’est-à-dire de valeurs primaires et secondaires à l’investisse-
ment libidinal de l’objet incorporé, avalé, mordu et détruit) que tourbillonnent les fan-
tasmes du bon objet introjecté. Tout de même que c’est sur le thème de deuil, c’est-à-
dire de la perte de l’objet aimé que le monde imaginaire du mélancolique se dévide de
frustration en frustration en mettant en œuvre tous les processus de défense, d’identi-
fication, de retournement de l’agressivité, etc. qui constituent les conduites magiques
de l’inconscient. Tout cela a été dit et répété et il est inutile d’y revenir.

…précisions à propos de Par contre nous voudrions préciser deux points importants à propos de la « régres-
la « régression » du sion » du mélancolique à ces phases libidinales si primitives qu’elles déjouent toute
mélancolique…
possibilité d’en retracer clairement l’histoire et la dialectique pulsionnelles. Tout
d’abord quand on se contente de dire que le mélancolique a régressé dans ses fan-
tasmes, il est bien clair qu’on ne dit pas grand chose quand on ne dit rien du « pour-
quoi » et du « comment » de cette régression 1 et les explications verbales sont d’au-
tant plus faciles à donner qu’elles sont plus embrouillées et font appel à des méca-
nismes multiples et contradictoires, à autant de pulsions et de contre-pulsions que l’on
veut, et en définitive à des « cas cliniques » à peu près indéchiffrables ou sans valeur
démonstrative autre qu’arbitraire 2. Mais il y a plus grave encore, le mélancolique n’a
pas du tout régressé à la phase infantile de son développement. Ce qui frappe tous les
cliniciens (et les psychanalystes l’ont bien vu) c’est que le mélancolique vit dans un
monde artificiel de fantasmes, que tout se passe comme s’il subissait une exigence

1. « Nous ne pouvons même pas affirmer que la régression de la libido soit un processus psy-
chologique... Bien qu’elle exerce sur la vie psychique une influence profonde, il n’en reste pas
moins que c’est le facteur organique qui domine chez elle. » Ce n’est pas nous qui le disons mais
FREUD (Introduction à la Psychanalyse, p. 369).
2. Nous prions le lecteur de se rapporter à la plupart des textes dont nous donnons plus haut les
références. Il se convaincra, pensons-nous, facilement de ce que nous avançons ici.

168
MÉLANCOLIE

d’actualisation plutôt qu’une régression de sa conscience et de sa personnalité allant


jusqu’à les réduire à cette forme si primitive d’existence qu’est la phase orale ou
sadique-anale. Le concept de « régression » n’est employé au fond ici par les psycha-
nalystes que pour nous donner le change et expliquer la mélancolie par une frustration
infantile ou tel autre aspect de la pensée, du comportement et de l’histoire de l’enfant
qu’a été cet adulte. Or, cela peut tromper ceux qui n’acceptent pas l’analyse de la
mélancolie que nous venons de présenter, mais pour nous ce n’est pas du tout parce
qu’il a traversé, comme tout le monde, une phase ambivalente ou un conflit entre les
bons et les mauvais objets ou qu’il a eu des difficultés à fixer ses relations et son choix
objectaux que le mélancolique vit actuellement et fictivement ce drame et, somme
toute, qu’il est mélancolique, ce serait plutôt l’inverse qui nous paraîtrait vrai. Dès lors
si la mélancolie n’est pas une régression si profonde qu’elle puisse se réduire effecti-
vement à n’être qu’un jeu pulsionnel infantile, il faut bien se demander ce que signi-
fie ce « rappel », cette « actualisation » et quelle valeur ils représentent dans la struc-
ture de la mélancolie ?
– Ceci nous conduit précisément à envisager le second point. Quel rôle joue l’in- …Quel rôle joue l’incons-
conscient dans la structure de ce trouble de la conscience de niveau supérieur qu’est la cient dans la structure de ce
trouble de la conscience ?…
mélancolie ? Si, comme nous l’avons souvent fait remarquer, l’inconscient ne peut être
considéré que dans un schéma topique, s’il n’est qu’une partie pour ainsi dire spatiale
de l’appareil psychique, on comprend que le « Ça » en tant que tel et le « Sur-Moi »
en tant que tel, c’est-à-dire en tant que parties constituantes de l’inconscient, une fois
formés, demeurent séquestrés dans la conscience et exercent sur elle une tyrannie qui
se manifeste par le symbolisme de la vie quotidienne ou les symptômes des maladies
mentales. Mais déjà pour le rêve, ce schéma n’est plus guère acceptable car, en tant
qu’il dépend du sommeil, le rêve oppose, en effet, à ce schématisme spatial, une diffi-
culté un peu du même genre que celle que nous soulevons à propos de la mélancolie.
Si le rêve est une régression, ce n’est qu’à la faveur et comme conséquence du som-
meil, car ce qui est vécu dans le rêve c’est une forme d’organisation de la conscience
imageante qui se rapproche beaucoup des fantasmes infantiles sans en dépendre dans
sa structure actuelle. L’inconscient n’est donc pas toujours semblable à lui-même,
comme une boîte qui contiendrait des souvenirs passés et refoulés, il est aussi et néces-
sairement corrélatif de l’état de la conscience. La régression doit être considérée dans
le rêve comme une forme de déstructuration de la conscience qui solidifie l’incons-
cient. Autrement dit, et cela est capital, la force des instances inconscientes vient de la
faiblesse de la conscience. Et ce qui vaut pour le rêve a bien des chances de valoir pour
les maladies mentales en général, cela vaut en tout cas ici pour la mélancolie. Dans la
mélancolie, nous observons en effet au premier plan une certaine déformation de la
conscience caractérisée par les anomalies de sa structure temporelle (trouble qui

169
ÉTUDE N° 22

n’aboutit absolument pas à un retour au passé infantile 1, à une sorte de recul effectif
dans le temps) et par l’angoisse qui y est vécue sous une forme qui rappelle (et actua-
……Comment pouvons- lise) les formes primitives de l’angoisse. Comment pouvons-nous nous représenter
nous nous représenter […] cette actualisation, ou, autrement dit, cette remontée des couches inconscientes et
cette remontée des couches
oubliées de l’angoisse dans la détresse cataclysmique de la mélancolie ? Nous ren-
inconscientes et oubliées
de l’angoisse dans la controns ici une loi d’organisation des maladies mentales que nous aurons l’occasion
détresse cataclysmique de de vérifier à propos de tous les aspects de la psychopathologie : à l’impuissance, au
la mélancolie ?… fléchissement de l’être psychique correspond un besoin qui gît dans le sein de cette
impuissance et tend à l’investir d’une signification existentielle. La mélancolie est une
impuissance (c’est le poids de la structure négative dont nous avons retracé plus haut
l’essentiel) impuissance à s’accorder avec confiance au déroulement temporel de
l’existence. Elle est vécue comme un besoin de reculer, d’aller vers l’anéantissement,
d’« accélérer », si l’on peut dire, la rétroactivité de son « mouvement », c’est-à-dire
qu’elle est vécue comme un désir d’anéantissement, d’où la tragédie factice, la thé-
matique de l’angoisse métaphysique, d’où aussi la référence pour ainsi dire nécessai-
re aux sources primitives de l’angoisse destinées à fournir à la tragédie et à la méta-
physique sa substance la plus radicale. Cette substance c’est celle du problème de
l’amour et le problème de la relation fondamentale du monde des objets et de celui des
désirs. Et c’est parce que la relation amoureuse (ou si l’on veut libidinale) est infanti-
le dans son aspect le plus primitif et le plus violent (car jamais aucun amour d’adulte
ne peut reproduire la violence, la nécessité des réactions de l’enfant placé au début de
sa vie devant les deux problèmes joints ou plutôt le problème unique pour lui de la
construction du monde des objets et des relations amoureuses avec autrui) que le
mélancolique peuple la tragédie de sa mort des images de sa naissance et des premiers
investissements libidinaux qui l’ont aidé à donner un sens à sa vie, là maintenant,
remis en question.
Ainsi la structure positive de la mélancolie englobe tout à la fois la tragédie de
l’existence, le monde des fantasmes originels, l’angoisse métaphysique et le besoin de
se soumettre à l’impératif catégorique du mal. Ceci nous amène en conclusion à saisir
la mélancolie une fois encore pour une forme de déstructuration de la conscience qui
est vécue au niveau d’un conflit éthique. Car c’est essentiellement comme un drame
de la conscience morale que se présentent la manie et la mélancolie à ce premier
niveau de dissolution de la conscience. C’est la structure de ce premier déchirement de
la conscience qui fait de la mélancolie une douleur morale, c’est-à-dire un malheur
tout à la fois déterminé par la maladie et par le mal, le rapports respectifs entre ces

1. Si l’on pouvait dire que l’actualisation des tendances infantiles provient de la rétroactivité de
la conscience mélancolique, elle serait impossible à expliquer chez le maniaque où pourtant l’in-
conscient est retourné, ou si l’on veut retrouvé également.

170
MÉLANCOLIE

termes étant vécus indissolublement comme une tragédie ou, plus exactement encore,
comme une tragédie sous son aspect premier (celui du premier drame existentiel) et
dernier (celui de la fin et des fins de l’existence). Mais il s’agit d’une problématique
éthique pathologique, c’est-à-dire d’un problème qui ne garde du conflit moral que la
forme d’une loi caricaturale, celle d’un mythique « devoir-se-punir-de-tout ».

§ IV. – FORMES ATYPIQUES DE LA MÉLANCOLIE

Comme nous l’avons vu pour la manie, la mélancolie peut se présenter en clinique


selon des modalités très diverses et il est classique de distinguer des formes atypiques
symptomatiques, des formes atypiques évolutives, et des formes atypiques étiolo-
giques. Ce sont ces divers aspects pathologiques de la structure de la conscience
mélancolique que nous allons passer en revue non seulement pour en fixer les tableaux
cliniques, mais aussi pour en tirer tous les enseignements possibles au point de vue
nosographique, pathogénique et étiologique.

A.– FORMES ATYPIQUES SYMPTOMATIQUES.


Les crises mélancoliques ou les états dépressifs dont elles constituent l’aspect le
plus typique ont fait l’objet d’innombrables classifications. Pourquoi ? C’est que la …la structure de l’état
dépressif mélancolique
structure de l’état dépressif mélancolique peut varier selon qu’elle se situe à des
peut varier selon qu’elle
niveaux différents de déstructuration. Et c’est dans cette perspective qu’il convient de se situe à des niveaux dif-
se placer pour comprendre et discuter les diverses formes de mélancolie que depuis férents de déstructura-
cent ans on a tenté d’isoler. Ouvrons par exemple le vieux livre de ROUBINOVITCH et tion…
de TOULOUSE (1897), nous y voyons décrits : 1) des types de mélancolie « selon le
degré de réaction motrice » (mélancolie dépressive, mélancolie avec stupeur déliran- …les innombrables clas-
te ou catatonique, mélancolie perplexe, mélancolie anxieuse) – 2° des types de mélan- sifications…
colie « selon la présence ou l’absence » de délire et d’hallucinations (mélancolie sans
délire, mélancolie délirante, mélancolie hypocondriaque, mélancolie avec délire de
négation) – 3° des types de mélancolie « selon le degré de cohésion du délire » (déli-
re mélancolique systématisé, mélancolie religieuse). Rapportons-nous encore à l’étu-
de de MASSELON (1906), nous y voyons décrites, à côté de la « mélancolie simple » ou
« anxieuse » (qui constitue à peu près la mélancolie typique que nous avons décrite)
une mélancolie délirante et une mélancolie avec stupeur, classification devenue clas-
sique. Ensuite on s’est beaucoup occupé des « degrés » de la mélancolie et notamment
des formes de dépression de type « mélancolie réactionnelle » (5% seulement pour
KRAEPELIN, 17% pour REHM, 30% d’après BUMKE, chiffres cités par LANGE). Pour ce

171
ÉTUDE N° 22

dernier auteur (1929) d’ailleurs il y a non seulement des formes « plus légères » de
mélancolie, mais des formes plus graves (Schwere Melancholie) : ce sont des mélan-
colies délirantes à type paranoïde ou fantastique (selon la classification de KRAEPELIN).
Au cours de ces dernières années on n’a cessé de publier des travaux sur les états
dépressifs plus ou moins mélancoliformes et – toujours dans les pays de langue alle-
mande ou les écoles anglo-saxonnes – on a tenté la classification des « états dépres-
sifs » étages selon le degré de profondeur et d’endogénéité, depuis les états dépressifs
dits « névrotiques » jusqu’aux états psychotiques plus accentués. BUMKE 1 dans le
cadre du cycle psycho-thymopathique, décrit des formes typiques et graves, et hors de
ce groupe, des dépressions réactionnelles, des états neurasthéniques et des dépressions
hystériques. Kurt SCHNEIDER, après avoir défini la « dépression mélancolique » comme
une dépression endogène à base de « tristesse vitale » enracinée et comme incarnée
dans la couche corporelle biotypologique 2, a admis l’existence de formes moins pro-
fondément endogènes, des états dépressifs fondés sur les situations vitales et en
quelque sorte réactionnels, mais seulement en ceci qu’ils sont causés mais non exac-
…les innombrables clas-
sifications… tement motivés par ces situations. De même M. BLEULER 3, tout en considérant que le
noyau mélancolique est représenté par la situation vitale catastrophique endogène,
admet des degrés et des formes dégradées de cette « profonde déception instinctive »
qui surgit du fond de l’être quand sont bloquées toutes les « voies » qui assurent nor-
malement sa satisfaction. GILLESPIE 4 distingue aussi des formes « réactionnelles » et
« autonomes » (la première sensible à l’action personnelle du Médecin et la seconde
résistante à cette influence). MIRA Y LOPEZ 5, à son tour, a décrit 7 types : la dépres-
sion physiogénique d’origine physique, la simple dépression affective, la dépression
mélancolique avec angoisse et tendance au suicide, la dépression anxieuse, la dépres-
sion psychogénique, la dépression aboulique, la dépression schizophrénique. C’est
cependant le travail de HUTTER 6 qui est à cet égard le plus intéressant car il s’est placé
très exactement dans la perspective des niveaux structuraux dont il distingue 6 degrés :
la dépression psychogène – la dépression hystérique – la dépression obsessionnelle –
la dépression mélancolique maniaco-dépressive – la dépression schizophrénique – et
la dépression démentielle. Le schéma de cette conception des niveaux de la dépression

1. BUMKE, Lehrbuch (petit précis), 5ème édition, 1941.


2. K. SCHNEIDER, Die Schichtung der emotionaler Lebens und die Aufbau der
Depressionzustände, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1920, 59.
3. M. BLEULER, Die Depression in der ärtzlichen Allgemeinpraxis, 2ème édit., 1948.
4. GILLESPIE, The clinical differenciation of type of depression, Guy’s hospital Reports, 1929, 79,
p. 306.
5. MIRA y LOPEZ, Diagnostico diferencial de los estados depresivos, Revista Ciencias Med., 1941,
6, p. 199.
6. A. HUTTER, Psychopathologie der Melancholie und klinische Typen der Depression und
Melancholie, Nervenartz, 1939, 12, pp. 281 à 289.

172
MÉLANCOLIE

mélancolique (p. 285) est très intéressant. Il aurait pu nous satisfaire il y a 15 ans, car
il est présenté selon la loi générale de la hiérarchie des niveaux qui exige que chaque
niveau inférieur de dissolution suppose le trouble du niveau supérieur. Mais nous esti-
mons qu’il ne répond pas assez exactement à la nature des choses car cette échelle de
niveaux de la conscience dépressive et mélancolique ne peut s’appliquer qu’à la patho-
logie de la conscience (telle que nous l’exposons précisément dans ce volume consa-
cré aux psychoses aiguës qui toutes se rangent naturellement dans ce schéma) et non
point à ces formes structurales de désorganisation de la personnalité que constituent
notamment les névroses que nous étudierons dans le prochain volume.
Quoi qu’il en soit, nous voyons que tous les auteurs sentent la nécessité de distri- …tous les auteurs sentent
la nécessité de distribuer
buer les diverses formes de dépression en une série hiérarchisée des formes structu-
les diverses formes de
rales qui vont depuis les états dépressifs mineurs (légers ou réactionnels) jusqu’aux dépression en une série
formes délirantes et confuso-stuporeuses. Pour ne pas nous perdre dans le dédale de hiérarchisée des formes
ces formes et degrés, nous ne nous attarderons que quelque peu sur ces trois aspects structurales…

ou, si l’on veut, ces trois niveaux de dépression mélancolique. Disons simplement que
la crise typique que nous avons décrite représente le niveau moyen au dessus duquel
nous trouvons les formes mineures et au dessous duquel nous trouvons les formes déli-
rantes et stuporeuses. Nous examinerons justement à ce sujet dans quelle mesure on
peut encore parler de « conscience mélancolique » (telle que nous l’avons décrite) dans
ces diverses formes atypiques.

I. Les formes mineures (ou de niveau supérieur.)


Nous décrirons ici les états de dépression simple et les états dépressifs réactionnels.

1° DÉPRESSION LÉGÈRE.

On désigne ainsi des cas de « dépression simple » et peu marquée qui constitue ce
que les anciens auteurs appelaient la « mélancolie avec conscience ». Généralement,
en effet, le trouble est vécu par ces malades comme un état pathologique de malaise et
d’impuissance pénible. Dans cette forme encore appelée dépression asthénique, il …formes athéniques…
s’agit, disait Régis, « d’un état général de tristesse de dépression, d’inaction et d’im-
puissance ». Ces malades, ajoutait-il, restent parfois des semaines et des mois assis ou
couchés, incapables de vouloir, de décider et de faire un effort pour agir. Naturellement
cette forme s’apparente par ses nuances de nostalgie, de spleen, de tourment moral,
aux formes « romantiques » du « mal du siècle » et à certains traits des conduites hys-
tériques qui manifestent la politique de la maladie, et le « refuge dans la maladie ».
Souvent, aussi, elles comportent des ruminations obsédantes, un monoïdéisme noir et
angoissé qui les apparente à l’état initial des névroses phobiques, ou même obsession-

173
ÉTUDE N° 22

…formes psychasthéniques… nelles (on les appelle alors « psychasthéniques »). La conversion somatique et la cris-
tallisation de l’autoréférence hypocondriaque y constituent des symptômes fonction-
nels de type psychosomatique.
Ces derniers cas ont été surtout bien étudiés dans les « formes mono-symptoma-
tiques » de la mélancolie où l’angoisse se fixe sur certains systèmes organiques, fonc-
tionnels ou psychomoteurs 1.

…formes neurasthéniques… La neurasthénie mélancolique, autre forme clinique, a été bien étudiée par
FRIEDMANN 2 ; elle commence par une phase neurasthénique et ensuite survient un
accès de mélancolie et après la période d’état, il existe une série de « poussées »
dépressives récidivantes. BEARD (1869) avait entrevu ces faits dans ses études sur la
neurasthénie. L’ouvrage, plus récent, de MONTASSUT 3 a rajeuni ce tableau clinique.
Après un large exposé historique des idées sur la neurasthénie où se trouvent rappor-
tées les conceptions de CHARCOT (1887), RAYMOND (1898), HARTEMBERG (1912),
DEJERINE (1911), BIRNBAUM (1915), de FLEURY (1924), CURSCHMANN (1924),
STERMERLING (1927), STUTZ (1928), SCHULTZ (1928), JELIFFE et WHITE (1935),
MONTASSUT décrit les signes objectifs de la mélancolie-neurasthénie, d’abord le type
morphologique (prédominance des formes longitudinales et des lignes droites et bri-
sées, dolichocéphalie, « nez généreux », peau épaisse de teinte jaunâtre, etc...) – puis
les troubles digestifs (spasmes des organes abdominaux et de la sangle musculaire,
aérophagie, solarite, colites, colibacillose, cholécystite chronique) – ensuite les
troubles cardio-vasculaires (hypotension, crises d’ischémie, acrocyanose) – le syndro-
me d’instabilité hormonale du type de la diathèse oxalémique de LOEPER – le syndro-
me de déséquilibre neuro-végétatif (amphotonie avec déviation habituelle dans le sens
d’une vagotonie discrète) – les troubles sensoriels (rhinopharyngite, troubles auricu-
laires) – les troubles de la sensibilité générale (algies, surtout rachialgies, cellulite,
céphalées, cénesthopathies, etc.) Les manifestations subjectives majeures de ces sujets
à hérédité arthritique sont les sensations de fatigue, l’impressionnabilité et le sentiment
d’impuissance et d’insécurité. A ce tableau fondamental peuvent s’ajouter des com-
plications : obsessions, comportement névrotique, crises anxieuses, psychose d’épui-
sement, cénesthopathies et organopathies fonctionnelles. Certes, MONTASSUT et beau-
coup d’autres auteurs soucieux de camper la neurasthénie comme une forme clinique
autonome essayent d’établir une différence fondamentale entre l’habitus mélancolique
et la neurasthénie. Mais les formes mineures chroniques et pour ainsi dire caracté-

1. Ces formes monosymptomatiques de la mélancolie, si voisines des troubles névrotiques et psy-


chosomatiques, ont été étudiés par H. SCHMITZ, (Mediz. Wochensch., 1923). Notre cher et regret-
té ami Yves LONGUET y avait consacré sa thèse, Paris, 1937.
2. FRIEDMANN, Die neurasthenische Melancholie, Monatschr. f. Psych., 1904, 15, 305.
3. MONTASSUT, La dépression constitutionnelle, 1938, Éd. Masson, Paris (208 pp.).

174
MÉLANCOLIE

rielles de la mélancolie posent, comme le dit MONTASSUT, « une question de diagnos-


tic malaisé ».
Plus récemment J. D. CAMPBELL a décrit un type clinique très voisin de la « neu-
rasthénie mélancolique ». Dans son étude portant sur un groupe de 200 malades, il
insiste sur les troubles végétatifs (autonomic symptoms») : tachycardie intermittente,
dyspnée, asthénie, céphalée frontale, pylorospasme, diarrhée, constipation.

2° ÉTATS DÉPRESSIFS RÉACTIONNELS 1.

Il s’agit, dans ces cas, de mélancolie « justifiée » ou « légitime », en relation avec


un événement ; de telle sorte que la tristesse, le désespoir, la déception et plus généra-
lement tous les sentiments dépressifs paraissent constituer une « réaction » à la situa-
tion vitale catastrophique. E. JUNG catégorise ainsi tous les cas où la réaction mélan-
colique surgit de la situation vitale en les rapportant à un certain nombre de situations

1. Cf. pour les aspects généraux du problème des « mélancolies réactionnelles » : dans le Traité de …bibliographie des états
BUMKE, l’excellent article de BRAUN et celui de LANGE, (t. VI, pp. 96 à 102), – la Thèse, de LE dépressifs réactionnels…
MAPPIAN (Paris, 1946), et le Rapport de CHATAGNON (Congrès des Aliénistes, 1948) – Cette ques-
tion des formes mineures appelées états dépressifs psychogènes, ou « réactionnels » a encore été
étudiée par K. SCHNEIDER : Die Schichtung des emotionalen Lebens und der Aufbau der Depression
Zustände. Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1920, 55, – par M. BLEULER, Die Depression in der arztlichen
Allgemeinpraxis, 2ème édition, Bâle, 1948, – par LOPEZ-IBOR, La angustia vital, 1950, (El circulo
timopatico, pp. 338 à 361), – par Eugen KAHN. Eine Bermerkung zum Problem der cyclothymen
Depression, Nervenarzt, 1950, p. 507, – par LE MAPPIAN (M.), Les états dépressifs et la notion de
réaction. Entretiens psychiatriques, 1952 (éd. l’Arche, Paris, 1953), pp. 171 à 201 ; etc. Tous ces
travaux s’inspirent pour ainsi dire nécessairement de la phénoménologie de K. JASPERS. – Pour
DELAY, (Les dérèglements de l’humeur, pp. 18 à 22 et 44 à 46), ces mélancolies réactionnelles sont
des mélancolies émotionnelles d’origine thymique comme les autres mélancolies.
En dehors de ces travaux fondamentaux signalons spécialement encore parmi les travaux sur ce
point si controversé, ceux de WIMMER, Psykogene sindssygdomsformer, 1916, – de MAYER, (Zur
Frage der Behandlung der Cyclothymen, Zeitsch. Neuro., 1926, 101, p. 350), – de BOSTROEM,
(Zur Frage der Auslösungsfaktoren, etc., Münch. med. Wochensch., 1933, 80, p. 963), – de M. F.
BREN, (Precipitating Factors in M. D. Psychiatrie Quarterly, 1933, 7, p. 411), – de E. JUNG,
(Psychogenese der reaktiv Depression, Archives suisses de Neuro et Psych., 1934, 34, pp. 267 à
279), – de GIANELLI, (Nuclei constituzionale atipice e idiosincrasia ambiantale in alcuni casi di p.
m. d. Rassegna di Studi Psich., 1938, 27, p. 193), – de R. C. HUNT, (Relations between precipi-
tating Situation and Outcome in M. D. Psychosis, Amer. J. of Psych., 1938, 95, p. 65), – de J.
WYRSCH, (Die Bedeutung der endogen Faktoren für die Entstehung und der Verlauf des M. D.
Irreseins, Archives suisses de Neuro., 1939, 43, p. 187), – de H. J. MYERS et S. VON KOCH,
(Reaction depressions, a study of two consecutive cases, War Med. 1948, 8, pp. 358 à 364), – L.
A. GOTTSCHALK, Systematik Psychotherapy of the Psychoses, Psychiatrie Quarterly, 1947, 21, p.
554), – de R. DIGO, (Thèse, Paris, 1947), – de Vagn ZAHLE, (On manic-depressive, Psychosis and
Neurosis, Acta Psychiatrica scandinavia, 1951, p. 95), et enfin le chapitre que BELLAK, (1951),
dans sa Monographie bibliographique sur les états maniaco-dépressifs, (Manic depressiv psycho-
sis, 1952), consacra à ce problème, (pp. 230 à 235).

175
ÉTUDE N° 22

typiques : 1) dépression survenant à l’occasion du mariage ou du départ de son enfant,


2) dépression résultant de la rupture du ménage ou de la perte de l’être aimé, 3) dépres-
sion survenant d’un changement d’existence, 4) dépression survenant à l’occasion
d’une amélioration de la situation professionnelle et sociale, 5) dépression relevant
d’une tension morale, 6) dépression survenant devant des situations menaçant la vie
…les situations et les cir- ou la santé. A vrai dire les situations et les circonstances qui paraissent déclencher la
constances qui paraissent réaction mélancolique sont innombrables. (MYERS et VON KOCH ont spécialement étu-
déclencher la réaction
dié celles que la situation de guerre ont produites et qui naturellement ont donné lieu
mélancolique sont innom-
brables… à d’innombrables publications surtout au cours du dernier conflit mondial 1 avec son
cortège d’actions militaires terrifiantes, de combats terrestres, navals et aériens, de
bombardement, d’exode, de persécution, de camp de concentration, etc.).
Pour y voir un peu clair il faut certainement trier les cas comme le fait LE MAPPIAN
qui distingue deux formes. D’abord ces états dépressifs où prédomine l’angoisse vita-
le (selon la terminologie de WESTERMANN, de Max SCHELER, de K. SCHNEIDER et de
LOPEZ IBOR), le vécu de la tristesse passive, de l’inhibition, du taedum vitae y est pour
ainsi dire incommensurable avec la situation vitale et la compréhension d’autrui : il
s’agit d’une vague de fond d’angoisse qui colore, ou plutôt décolore, toute l’existen-
ce. Les autres cas sont plus près de ce que l’on appelle les « vraies dépressions réac-
tionnelles », la tonalité mélancolique de la « réaction » affective y est pour ainsi dire
centrée sur un événement fondamental (deuil, infidélité, déception et plus générale-
…Mais, comme le dit K. ment situation et frustration). Mais, comme le dit K. SCHNEIDER à propos de ces cas, il
SCHNEIDER à propos de ces s’agit essentiellement d’une « Untergrunddepression », d’une dépression « causée »
cas, il s’agit essentiellement
par l’événement, mais non « motivée » par lui, c’est-à-dire qu’en dernière analyse la
d’une « Untergrunddepres-
sion », d’une dépression
dépression ne soutient pas avec la situation des relations de compréhension, telles
« causée » par l’événement, qu’elle exprime, dans ses qualités et son « intensité », la forme exacte et adaptée à la
mais non « motivée » par situation malheureuse. C’est en ce sens que les situations heureuses peuvent être éga-
lui…
lement « pathogènes ». Nous avons déjà précédemment mentionné le fait à propos de
faits correspondant à la quatrième catégorie des dépressions psychogènes de MYERS et
VON KOCH. Nous pouvons à ce sujet renvoyer spécialement à une étude très intéres-
sante, celle des situations qui ont « débordé » pendant la dernière guerre les capacités

1. Pour notre part nous avons été frappé de deux faits : le premier c’est que les dépressions sont
dans ce cas phénoménologiquement compréhensibles et qu’il faudrait effectivement être fou pour
ne pas être déprimé, ou « terrorisé » ou « angoissé » dans les conditions effroyables du danger,
de menace ou de catastrophe individuelle et collective. Le second c’est que ces états dépressifs
pathologiques comportent une structure pathologique qui les éloigne de l’angoisse normale pour
si vive qu’elle soit et pour si intenses que soient les réactions paniques qu’elle engendre. Nous
ne voulons pour preuve de ce dernier trait que le fait que, par exemple, dans les camps de concen-
tration les malheureux ne cherchaient pas la mort qui était pourtant à leur portée. CZITROM. Le
suicide dans les camps de concentration. Thèse, Paris, 1948.

176
MÉLANCOLIE

d’équilibre de certains militaires promus à un rang supérieur 1...


De pareilles dépressions si voisines des modulations affectives de la vie normale
(si « voisines » qu’elles font précisément problème) ne sont évidemment que l’ex-
pression de l’équilibre instable de la vie affective, équilibre qui est perturbé en tant que
« forme supérieure de la déstructuration de l’activité de la conscience » au niveau
même de la structure maniaco-dépressive qui fait l’objet de cette étude et a fait l’objet
de la précédente. Que ces formes pathologiques soient d’autant plus près des variations
de la tonalité affective que tout individu vit à longueur de journée et au fur et à mesu-
re du déroulement de son existence à propos de chaque événement et qu’elles soient
précisément du niveau « supérieur », cela nous paraît aller de soi. Cela ne peut signi-
fier rien d’autre que ces « dépressions réactionnelles » tout en étant rythmées, et si l’on
veut même, provoquées par les situations sont et demeurent irréductibles à des varia-
tions psycho- ou sociogénétiques, car elles supposent toujours et nécessairement un
abaissement du « seuil de réaction ».

II. Les formes graves (ou de niveau inférieur).


Ces « schweren Depressionen » des auteurs allemands nous renvoient maintenant
à des formes de dissolution de la conscience qui feront plus naturellement l’objet des
études suivantes (Études 23 et 24). Nous devons cependant ici en dire un mot. Il s’agit
des mélancolies délirantes et des mélancolies confuses.

1° MÉLANCOLIE DÉLIRANTES :

Tous les psychiatres ont toujours considéré que la mélancolie a un aspect délirant
ou qu’il existe une forme clinique spéciale appelée délirante et l’on peut dire que les
« idées délirantes » font partie intégrante de la mélancolie.
Ces délires et idées délirantes des mélancoliques ont été magistralement étudiés
par SEGLAS 2 qui avait noté les caractères suivants: a) ils sont de tonalité affective
pénible mêlée à tous les sentiments dépressifs ; – b) ils sont monotones, les malades
répètent toujours les mêmes craintes, les mêmes scrupules, les mêmes idées déli-
rantes ; – c) ils sont pauvres, c’est-à-dire que l’idée délirante ne se développe pas à tra-
vers un ensemble de souvenirs, d’images, de raisonnements nombreux. L’esprit, dans
…Ce sont, comme le fai-
le délire mélancolique, reste assez inactif. Mais s’ils sont pauvres quant à leur structu- sait remarquer MASSELON,
re intellectuelle, les délires mélancoliques sont riches d’émotion. Ce sont, comme le des délires affectifs plus
faisait remarquer MASSELON, des délires affectifs plus qu’idéatifs ; – d) ils expriment qu’idéatifs…

1. W. M. CESHMANN, Suicide du to promotion depression, Nav. Med. Bulletin, 1943, 41. p. 1412.
2. SÉGLAS, Leçons cliniques, 1895. Onzième Leçon.

177
ÉTUDE N° 22

la passivité des malades à l’égard de leurs malheurs : ils ont peur, ils sont repentants,
craintifs, timorés, inquiets, mais rarement ils manifestent une attitude de révolte ou
d’agressivité ; – e) ils sont « divergents » ou « centrifuges », c’est-à-dire qu’ils s’éten-
dent progressivement à l’entourage et à l’ambiance : la souffrance, la crainte, la dou-
leur du malade se projettent au fur et à mesure sur les gens et sur les choses autour de
lui ; – f ) enfin, ce sont des délires du passé (regrets, remords) ou de l’avenir (anxié-
té, craintes, scrupules) mais le moment présent (c’est-à-dire la phase de l’action) ne les
intéresse pas 1, au contraire des délires de persécution (SÉGLAS).

…Les Thèmes Délirants Les Thèmes Délirants de la mélancolie peuvent être classés en plusieurs groupes
de la mélancolie […] qui tous expriment le « délire de petitesse » du mélancolique : idées d’indignité, de
expriment tous le « délire
culpabilité, d’expiation, de damnation (complexe de dépréciation morale).
de petitesse »…
a) Le complexe d’autodépréciation morale (idées de culpabilité). Ce qui est essen-
tiel dans ce groupe de délires, c’est le sentiment éprouvé par les malades de ne pas
…Idées de faute… avoir le droit à la vie, au bonheur, à l’estime. C’est l’idée de faute, de péché, de souillu-
re, de tare, qui s’exprime, soit par un sentiment d’humilité (idées d’indignité), soit par
un sentiment de remords (idées de culpabilité, d’autoaccusation). La contre-partie de
ces idées et de ces sentiments, c’est l’idée délirante du châtiment (idées d’expiation,
de damnation) ; ces supplices, cette damnation, que le malade croit justes, sont en
même temps pour lui terrifiants, il appelle le châtiment et le redoute par le même para-
doxe affectif que nous avons déjà souligné. Les malades en proie à ces idées délirantes
ne cessent de s’accuser, de se dénoncer, de se punir même de leurs prétendus crimes.
Souvent ces fautes ne sont que peccadilles insignifiantes, mais la conscience mélan-
colique les exhausse et les grandit jusqu’à en faire des « crimes horribles », car ce que
les mélancoliques visent avant tout c’est à affirmer la seule chose au monde qu’ils ne
nient pas et ne renient pas, leur propre monstruosité morale : ils sont des criminels, des
êtres abjects, immondes et malfaisants.

b) Le complexe de frustration (idées de ruine et de deuil). Ici c’est moins une faute
…Idées de perte… qu’un malheur qui est tragiquement vécu. Ce malheur, c’est souvent la perte des biens,
de la fortune, d’un être cher, d’un enfant. Les malades se sentent seuls, nus, dépossé-
dés. La forme thymique de ce malheur, c’est un manque, un vide, ce que l’on appelle,
avec les psychanalystes, comme nous le verrons ailleurs, la perte de l’objet. La dispa-
rition de la famille, du foyer, des moyens d’existence est à cet égard tout à fait carac-
téristique de la thématique du délire mélancolique.

c) Le complexe de dépréciation somatique (Idées hypocondriaques de transfor-

1. Trait structural que nous avons placé au centre de notre propre analyse de la mélancolie.

178
MÉLANCOLIE

mation et de négation corporelles). Les mélancoliques se plaignent de ne pas avoir un


corps comme tout le monde. Leur corps est dégradé, vide, vicié. C’est l’intérieur du
corps qui est atteint, les intestins sont bouchés, l’estomac noué, le cœur glacé, les
entrailles sont en caoutchouc, les organes génitaux infectes et infectés, pourris et
ignobles, etc... Les organes sont démantelés, décrépits, desséchés, parfois volatilisés,
inertes, parfois ont disparu. La mélancolie réalise l’expérience délirante de la catas-
trophe somatique. La dépréciation du corps en tant que pouvoir de rassembler et de
signifier l’unité de la personne est vécue comme une dépersonnalisation, une déréali- …déréalisation du sup-
sation du support corporel, végétatif et cérébral de l’existence. Ce thème se continue port corporel…

tout naturellement dans le suivant.

d) Le complexe de dépréciation psychique et de dépersonnalisation. (Idées d’in-


fluence, de domination et de possession.) La perte des attributs de la puissance psy-
chique se confond plus ou moins avec le sentiment d’altération et de dégradation cor-
porelles dont nous venons de rappeler la thématique hypocondriaque. Faibles, trem-
blants, réduits à rien, les mélancoliques se sentent vides et vidés ; leur pensée, éva-
nescente et décolorée, est sans vigueur et presque sans existence. Incapables de vou-
loir, d’agir, en proie à un désarroi intérieur vertigineux, ils se croient parfois influen-
cés, soumis aux pires tortures. Mais l’agent de cette action néfaste et maléfique habi-
te le plus souvent leur propre corps, c’est le diable (démonomanie), c’est parfois un …démonomanie…

animal (zoopathie), de toute façon c’est un être abject qui inspire le dégoût et se
confond plus ou moins, dans l’intimité de leur personne, avec eux-mêmes, pour autant
qu’ils se sentent être un démon, un cochon ou un monstre 1.

e) Le complexe d’auto et d’hétéroagressivité (Idées de persécution). Le malheur


du mélancolique a effectivement son centre dans sa propre personne. Il est immanent
à son corps, à son esprit, à son personnage social, mais il se projette comme un mal
qui, parti de soi, se tourne contre soi et n’est même, parfois, vécu que comme une
agression issue du monde extérieur. Ce sont alors les autres qui sont mauvais, qui
s’acharnent à le persécuter. L’anxiété et l’insécurité peuplent le milieu de fantômes
menaçants, la police le poursuit, la justice le recherche pour le condamner et le châ- …Il est le centre,[…] des
lourdes et lancinantes
tier. Tout, autour de lui, est rumeur sinistre et malveillante et l’étau d’une hostilité
machinations qui prépa-
implacable se resserre sur lui. Il est le centre, l’objectif, la cible des lourdes et lanci- rent sa mort, son déshon-
nantes machinations qui préparent sa mort, son déshonneur et sa honte. neur et sa honte…

f) Thème du néant (Idées de dénégation). L’amoindrissement de l’existence, la


réduction concentrique de la personne physique, morale et psychique du mélancolique
se résument et se concentrent dans le thème impliqué dans tous les autres et qui écla-

1. Cet aspect séméiologique est naturellement à la base des études des psychanalystes sur l’in-
trojection.

179
ÉTUDE N° 22

te parfois : la négation du monde et du corps, de la vie et de la mort (cf. notre Étude


n°16, où nous avons étudié longuement ce délire de négation). Selon que ce délire
…monstrueux anéantisse- mélancolique s’exprime en thème de persécution ou de monstrueux anéantissement de
ment de la personne phy- la personne physique et morale du malade, KRAEPELIN distinguait parmi les formes
sique et morale du mala-
délirantes de la mélancolie, la mélancolie paranoïde et la mélancolie fantastique. Dans
de…
la première, selon lui, prédominent les hallucinations de l’ouïe, et la conscience et
l’orientation sont peu altérées. Dans la seconde, les idées de culpabilité et le thème
hypocondriaque sont noyés dans une atmosphère délirante et hallucinatoire étrange qui
ressemble à la catatonie avec ses paradoxes psychomoteurs et affectifs.

…Les halluciantions dans Ceci nous conduit justement à parler des « hallucinations » dans la mélancolie et
la mélancolie…
de la « forme hallucinatoire » de la mélancolie. GRIESINGER avait souligné 1 leur fré-
quence surtout dans les mélancolies avec stupeur, observation faite également par
BAILLARGER 2. MICHEA 3 signalait des hallucinations dans plus de 60 % des cas.
REVERTIGAT 4 indiquait le pourcentage de 37 %. Évidemment cette précision mathé-
matique fait un peu sourire aujourd’hui où l’on ne considère plus l’hallucination
comme un phénomène simple et si aisément dénombrable. Il est remarquable que
MASSELON en 1906 ne souffle pas mot des hallucinations dans la mélancolie 5 et que
LANGE (1928) se contente d’indiquer que les troubles psychosensoriels
(Trugwahrnehmungen) sont rares 6. (Il mentionne les injures et les menaces, les hallu-
cinations hypnagogiques et certaines visions diaboliques.) C’est probablement parce
que la « projection » hallucinatoire est aux yeux de ces auteurs si directement prise
dans la structure même de la conscience mélancolique, que ne pouvant plus considé-
rer l’hallucination comme un « phénomène isolé » celle-ci disparaît... tout au moins de
leur observation. C’est, croyons-nous, pour la même raison que l’on a tendance à refu-
ser le caractère « hallucinatoire » en clinique (on le désigne alors comme illusionnel,
interprétatif, etc.) à ces rumeurs, ces « voix de la conscience », ces « sensations » et
« sentiments » de transformation corporelle, de possession et d’influence qui entrent
dans le vécu mélancolique comme des projections, dans le champ du vécu, de l’angois-
se, de la crainte et de la peur, c’est-à-dire de la mélancolie. Quoi qu’il en soit, les hal-
lucinations psychosensorielles, acoustico-verbales, les hallucinations visuelles, les

1. GRIESINGER, Traité, (Trad. fr., 1865, p. 270).


2. BAILLARGER, Recherches sur les maladies mentales, I, p. 72.
3. MICHEA, Délire des sensations, 1851.
4. REVERTIGAT, Contribution clinique à l’étude clinique des hallucinations dans la mélancolie,
Thèse, Paris, 1893.
5. Cela est d’autant plus remarquable qu’il consacre un paragraphe (pp. 107 à 112) aux troubles
de la perception.
6. LANGE, Traité de BUMKE. t. VI, p. 82-83.

180
MÉLANCOLIE

pseudo-hallucinations cenesthésiques, psychiques ou psychomotrices 1 selon les clas- …s’observent incontesta-


blement et même fré-
siques distinctions de la fin du XIXe siècle, s’observent incontestablement et même fré-
quemment…
quemment d’après SEGLAS, SCHULE, COTARD, etc.
Beaucoup d’auteurs ont d’ailleurs décrit une forme spéciale délirante et halluci-
natoire de mélancolie pour souligner précisément que, dans certains cas, l’activité hal-
lucinatoire est au premier plan du tableau clinique. C’est ainsi que TOULOUSE et
ROUBINOVITCH écrivaient à propos de cette forme (p. 187) : « Ici le trouble est plus pro-
fond et ailleurs : Les impressions du monde extérieur arrivent dans la conscience du
malade profondément altérées ; cette dysesthésie psychique, comme disent les auteurs
allemands, donne à toutes les impressions un contour sombre, pénible » (p. 188).
Autant dire que si l’hallucination est comme le délire à l’état naissant dans la mélan-
colie typique elle ne se constitue comme forme typique d’expérience hallucinatoire
qu’à un degré plus profond de déstructuration de la conscience.
Si ce problème des « hallucinations » de la mélancolie a été assez curieusement …Si le problème des hal-
luciantion a été laissé de
laissé de côté depuis 20 à 30 ans, c’est peut-être parce qu’il a été repris sous une autre
côté [c’est au profit de]
forme. Beaucoup d’auteurs ont en effet étudié la dépersonnalisation dans la mélanco- l’étude de la dépersonna-
lie. Nous avons déjà eu l’occasion d’en parler à propos des travaux de VON GEBSATTEL. lisation…(STÖRRING,
Comme le remarquait MASSELON, les mélancoliques ne perçoivent plus le monde exté- 1938)
rieur comme autrefois (c’est là un fait que tous les auteurs ont décrit), et il insistait spé-
cialement sur ces troubles de la perception extérieure dont le malade se rend compte
et qu’il n’interprète pas encore d’une façon délirante (p. 107). Il cite alors des expres-
sions que l’on retrouve en effet souvent dans la bouche de ses malades : « La réalité
n’est plus aussi réelle » – « Je vois tout comme dans une image », disait un malade de
G. DUMAS; « les choses ne sont plus comme elles l’étaient » – « il y a comme un voile
dans les yeux », etc. Mais ces sentiments d’étrangeté du monde extérieur s’accompa-
gnent de sentiments d’étrangeté du monde intérieur somatopsychique. Et c’est ce
trouble qui a été spécialement étudié sous le nom de dépersonnalisation. E. STÖRRING 2
a consacré une monographie à ce trouble dans les états maniaco-dépressifs et insiste
justement sur le fait que c’est en quelque sorte à un niveau moyen de dissolution de la
conscience et souvent au moment où celle-ci revient à son niveau normal. C’est en
effet sous forme, pour ainsi dire abortive et réflexive (reflexive bedingte, abortive
Form) que la dépersonnalisation est la plus fréquente. Elle est caractérisée par le sen-

1. SÉGLAS a spécialement étudié la séméiologie des hallucinations de la mélancolie et notamment


leur forme psychomotrice, (hallucinations kinesthésiques verbales, impulsions, pseudo halluci-
nations motrices verbales, etc.). c’est-à-dire ce type d’hallucinations parlées et vécues comme
phénomènes d’influence ou de possession (démonomanie, zoopathie, etc.). Cf. notamment son
travail « Les hallucinations psychomotrices dans la mélancolie » (Arch. de Neuro., 1892, 23), et
ses Leçons cliniques (notamment p. 327).
2. E. STÖRRING, Die Störungen der Personlichkeitbewusstsein bei Mon. Depres., Leipzig, 1938.

181
ÉTUDE N° 22

timent d’étrangeté. Mais il distingue à ce niveau de dépersonnalisation un niveau plus


profond qui constitue des modifications profondes de la masse constitutive de la base
de l’existence (Seins modification) qui réalisent des expériences délirantes plus près
du rêve (Träumhaft).
Pour bien saisir la place qu’occupent les états de dépersonnalisation en tant qu’ex-
périences délirantes et hallucinatoires dans le processus de déstructuration de la
conscience, nous allons ici donner l’observation d’une malade qui était capable d’une
introspection très riche. Cette malade touchait à un niveau plus profond que celui de
la mélancolie au cours de ces crises et la mescalinisation a permis chez elle d’accen-
tuer le mouvement spontané de la dissolution de son champ de conscience.

…Observation d’un état Observation de Mme B. B. C’est à 42 ans à la suite de la mort d’une amie que Mme
de dépersonnalisation en B. B. tomba malade (1922). Son grand-père maternel avait présenté des hallucinations
tant qu’expéreince déli- visuelles et son frère a été soigné pour « neurasthénie ». Toujours préoccupée de ques-
rante et hallucinatoire… tions philosophiques et religieuses, très cultivée, peintre et musicienne, vivant en plein
accord avec son mari, sans enfant, elle tomba alors brusquement dans un état d’étran-
geté, de vide, et de dépersonnalisation. Tout lui paraissant changé, souffrant de se sen-
tir changée et différente, elle dut être internée de ce moment-là et le resta pratiquement
jusqu’à sa mort en 1945. Durant cette longue période elle a présenté des oscillations
considérables de son équilibre mental, sous forme de crises maniaco-dépressives, tan-
tôt typiques tantôt atypiques. C’est-à-dire que sa psychose intermittente a été rythmée
par une suite de crises aiguës ou subaiguës, variant de quelques semaines à quelques
mois, avec, de temps en temps, un retour (d’ailleurs imparfait) à l’équilibre. Dans ces
phases intercalaires elle se montrait exaltée et versatile, tantôt tourmentée, tantôt exa-
gérément confiante dans sa guérison. Voici une de ses crises, selon l’observation qui a
été prise dans notre service en 1935-1936, alors qu’elle avait depuis peu quitté la
Maison de Santé de VILLE-EVRARD et avait pu revenir provisoirement chez elle. Peu
après son retour auprès de son mari elle s’était sentie à nouveau fatiguée et retomba
dans la crise qui la fit placer dans notre service. Elle était très anxieuse et agitée. Elle
exigeait d’être camisolée et alimentée à la sonde et, somme toute, présentait un « fond
de mélancolie anxieuse » mais avec des troubles plus profonds de la conscience :
« Je n’existe pas, le monde n’existe pas, mon esprit a quitté mon corps, et il exis-
te comme étranger à tout ce que fait ce corps, parce que je ne suis plus; je n’ai rien
pour agir et cependant j’agis. Je pense et pourtant je ne suis pas. Je tuerai quelqu’un,
c’est plus fort que moi ! Je ne comprends plus le milieu extérieur. Je ne sais plus ce
que c’est que de vivre, mourir, souffrir ou aimer ; Je ne sais pas si je suis morte ou
vivante. Je ne puis rien comprendre. Je suis disparue et tout le monde est disparu. Je
répète ce que j’ai pensé, parce que je ne peux plus penser. On peut me couper en mor-
ceaux, on m’étouffera. J’ai peur que l’on m’étouffe. Lorsque j’étais vivante, j’avais
toujours peur que l’on m’étouffe et pourtant je ne crois pas à la mort. Il n’y a ni vie,
ni mort ; c’est l’éternité. Il y a quelque chose en moi qui sait que j’ai été morte, la sub-
conscience peut-être ? Il y a une partie du cerveau qui divise l’avenir sans qu’on le
sache. Je ne crois à rien. Je parle automatiquement sans aucune représentation. Je ne
sais plus rien. Je répète tout ce que je pense. Mais je ne pense plus ; Il y a quelques
temps de petites bêtes me parlaient, des grillons, des guêpes, elles me disaient qu’il fal-
lait que la bête soit écrasée. C’est condamner une créature qui n’est pas une créature à

182
MÉLANCOLIE

vivre dans les souffrances ! On devrait permettre de tuer. Il y a des créatures qui ne
devraient plus exister... etc. »
Elle resta longtemps muette. « Les mots avaient disparu, disait-elle, et sa tête était
vide. » Toujours désordonnée et faisant un véritable vacarme, hurlant souvent, son
anxiété était d’ailleurs entrecoupée de chants. Elle déambulait comme « une âme en
peine ».
Quelques jours après son entrée elle reçut une injection de 0,25 de mescaline.
Après une courte phase de troubles neuro-végétatifs (nausées, hypotension, forte sym-
pathicotonie), elle parle plus aisément, et toujours sur un ton pathétique : « Je me sens
faible mais le corps est fort. Ça me serre à l’estomac, à la gorge, aux joues ; j’ai chaud
à la tête. Il me semble que je vais mourir. C’est la mort qui vient. On a l’impression
qu’il manque quelque chose dans le cœur. Tout a disparu et quand même on peut faire
du mal. On travaille sur mon cœur. Il doit y avoir de la force dans les bras et de la fai-
blesse dans le cœur. Je sens partout de la force et de la faiblesse en même temps... Tout
est sec, il n’y a plus de muqueuse. Ça ne doit être que des membranes. La vie est éter-
nelle, cette vie que j’ai là, ce corps sans être un corps. Ce sont mes paroles qui disent
quelque chose, ce n’est pas moi. Je m’en vais dans un autre monde. C’est comme une
personne qu’on aurait magnétisée. Je suis évanouie sans être évanouie. Quand on est
mort, le corps devient des vers, alors c’est soi qui vit encore. Les vers sont mangés par
des oiseaux, ceux-ci par des chats, on vit toujours parce qu’on est mangé. On est dans
la personne qui vous mange, alors c’est l’éternité. Donner naissance à un être, c’est
faire de la mort. Je n’ai pas voulu avoir d’enfant. Il y a quelque chose dans le corps qui
manque, je suis assaillie par un fond de souvenirs d’enfance. Si on me tuait, je ne
mourrais pas ; je ne sais pas où je suis, peut-être chez nous, mais non, ce n’est pas
comme ça. Cela me fait froid dans le crâne. Ça me fait mal dans le corps. Il n’y a pas
de temps, l’Antiquité n’existe pas ! Le moyen âge s’étant passé vers 1.000 ans, ils
avaient pensé que tout serait fini vers l’an 2.000. Et pourtant, je viens de vomir. C’est
quand on a vécu sur la terre qu’on se rend compte que l’on est privé de centre récep-
teur. Quand on est vivant, il y a des rayons qui partent et qui viennent frapper quelque
chose en vous. Les hommes ont un poste de TSF, ce qui leur permet d’appeler au
secours à distance. Je ne veux pas être ici. Tout est reculé... Je vois la Sœur. C’est drôle
puisqu’elle n’existe pas... Mais c’est une vision, ce n’est pas des êtres... Je suis comme
si j’étais évanouie... C’est comme les plaques sensibles qui ont vu le jour... ce que je
suis actuellement, c’est un moyen âge... etc. »
Ainsi l’action de la mescaline s’est manifestée en actualisant le délire mélanco- …l’action de la mescaline
lique de négation, en le faisant vivre, non pas seulement comme une rêverie métaphy- s’est manifestée en actua-
sique sur le thème de l’angoisse, mais comme une expérience pour ainsi dire positive lisant le délire mélanco-
du néant et de l’anéantissement. lique de négation…
Au cours d’une nouvelle crise 1 nous la soumîmes à nouveau à l’action de la mes-
caline et cette fois une dose plus forte (0,40). Les troubles neuro-végétatifs, les illu-
sions de mouvement, les impressions vertigineuses furent très marqués. Cette fois
(comme pour nous montrer à quel point est peu « spécifique » cette drogue...) ce fut
un état d’exaltation presque euphorique et avec fuite des idées que nous avons noté :
« Je me sens comme si je n’étais pas un corps. C’est nébuleux. C’est comme quand
vous m’avez fait la première piqûre (allusion aux troubles neuro-végétatifs). Je crois
maintenant à la réalité... c’est-à-dire que je suis démente... Nous autres les fous (san-

1. La malade en effet est sortie de sa « mort » à plusieurs reprises, elle en parlait alors avec esprit
et une sorte de macabre jovialité.

183
ÉTUDE N° 22

…états de dépersonnali- glots...) je suis tellement peu Mme B. B. Ce n’est pas moi... La folie défigure... Rien de
sation… moi n’en reste... (Brusquement elle se met à rire) Aujourd’hui je suis sans corps. J’ai
l’impression de flotter, je suis dans l’espace. Je n’existe plus. Je suis une nébuleuse...
Mon corps a disparu, il n’y a pas d’agréable... C’est comme si je pensais en rêve...
(Elle tient des propos tour à tour angoissés et pleins d’espoir...). Je suis dans l’espace
sans corps. Je ne fais pas corps avec la matière... C’est ouaté... Je n’ai pas conscience
d’une pesanteur... Je suis toujours dans l’espace sans mouvement... je suis une riches-
se intérieure. Il me semble que l’on ne pourra jamais m’enlever cette richesse... »
De fait, cette malade jusqu’à sa mort, a présenté des états de ce genre entrecoupés
de phases d’états mixtes et parfois nettement hypomaniaques. L’atypicité de cette
forme de mélancolie (atypicité accrue par la mescaline) réside justement dans le fait
que l’expérience délirante par vagues – et surtout sous l’action mescalinique – touchait
au niveau de la conscience « hallucinante » dont nous parlerons dans l’Étude suivan-
te. La structure de la conscience ne comportait pas seulement une excursion désespé-
rée vers le passé et le néant, mais un bouleversement de l’espace vital du corps dans
ses relations avec la réalité, un « évanouissement » du monde « géographique » de sa
personne, une déstructuration de la conscience en tant que celle-ci est constituante
d’un certain ordre spatial qui garantit l’objectivité de la réalité.

Aussi ces états de dépersonnalisation de la mélancolie, dans la mesure où ils sont


« vrais », comme le dit VON GEBSATTEL, appartiennent déjà à une forme de déstructu-
ration plus profonde, celle des expériences hallucinatoires.

…délire et hallucinations Si nous essayons maintenant de saisir dans sa totalité ce problème du délire et des
dans la mélancolie… hallucinations dans la mélancolie, nous pouvons y voir plus clair. Il est bien évident
que – comme nous l’avons dit pour la manie – la conscience mélancolique contient le
délire et l’hallucination. Cela est si évident que depuis GRIESINGER et G. DUMAS jus-
qu’à JANET, VON GEBSATTEL, MINKOWSKI et DIGO, la relation du délire avec la structu-
re même de la conscience mélancolique a été considérée comme un phénomène cen-
tral pour toute clinique et toute psychopathologie de la mélancolie 1. Il faut bien dire
par conséquent que le vécu de la mélancolie typique est délirant et hallucinatoire, qu’il
implique déjà les sentiments d’étrangeté et les expériences de l’angoisse hypocon-
driaque, d’influence, de persécution, etc. Mais ceci dit, il n’en reste pas moins que la
mélancolie typique est vécue sur le registre du passé et de l’avenir plus que dans le pré-
sent. Par contre la mélancolie en s’approfondissant s’actualise parfois dans des expé-
riences délirantes et hallucinatoires qui témoignent d’une déstructuration plus profon-
de de la conscience (expériences hallucinatoires oniroïdes, ou de dépersonnalisation),
d’une forme plus profonde de la « dépression », et c’est alors que nous avons affaire à
ces formes « plus graves » ou, en tout cas, plus délirantes et hallucinatoires de mélan-

1. Nous rappelons encore ce que nous avons déjà noté plus haut, les discussions sur la genèse du
délire mélancolique, son origine idéative ou affective, etc. (Cf. MASSELON, pp. 143 à 161, ce sont
les pages les plus intéressantes de cet ouvrage).

184
MÉLANCOLIE

colie. Elles feront l’objet d’une grande partie de nos analyses dans l’Étude n° 23 et
trouveront leur place naturelle dans la pathologie de ce niveau de conscience où pré-
cisément, comme nous le verrons, l’imaginaire est vécu comme un bouleversement
des rapports temporo-spatiaux de la conscience, du Moi et du Monde.

2° MÉLANCOLIES CONFUSO-STUPOREUSES

Nous pouvons être ici beaucoup plus brefs sur cette forme qui pour autant qu’elle
ne se confond pas avec l’inhibition mélancolique 1, représente, elle aussi, une forme
de confusion de niveau encore plus profond, dont l’étude trouvera sa place naturelle
ultérieurement. Il suffit de se rapporter aux descriptions classiques ou anciennes pour
saisir que la « mélancolie confuse » est une « confusion mélancolique », ce qui ne doit
pas s’entendre comme un simple jeu de mots, mais comme l’expression de ce fait que, …lorsque la mélancolie
lorsque la mélancolie devient confuse, elle cesse d’être purement mélancolique. Tous devient confuse, elle
les auteurs en effet parlent à propos de cette forme de mélancolie, de troubles profonds cesse d’être purement
mélancolique…
de la conscience, de désorientation temporo-spatiale, d’amnésie consécutive, de cata-
lepsie, d’onirisme, etc. 2. Ces formes sévères de mélancolie sont généralement consi-
dérées comme « compliquées » de confusion, c’est-à-dire (selon un synonyme tradi-
tionnel) de facteurs toxiques 3. Il semble plus naturel de les considérer pour ce qu’elles
sont : des niveaux de dissolution plus profonds qui, à ce titre, impliquent la sympto-
matologie mélancolique des niveaux moins profonds. Car, comme nous le verrons à
propos des états confuso-stuporeux, ceux-ci, comme les états maniaco-dépressifs de
niveau qui nous occupent, sont, eux aussi, « expansifs » ou « dépressifs ». Mais nous
aurons l’occasion d’insister ailleurs sur les relations du niveau maniaco-dépressif qui
nous occupe ici avec les formes de déstructuration plus profonde.

B.– FORMES ATYPIQUES ÉVOLUTIVES (LES MÉLANCOLIES CHRONIQUES).

Nous venons de voir que la mélancolie typique représente un niveau de troubles


relativement auquel il existe des formes atypiques de profondeur plus ou moins gran-
de. C’est dans une toute autre perspective que nous devons nous placer maintenant. La

1. Et c’est pourquoi, depuis DELASIAUVE, CHASLIN, SEGLAS et RÉGIS l’école française a détaché
du groupe des « Lypémanies », les états oniro-stuporeux.
2. Par exemple TOULOUSE et ROUBINOVITCH (pp. 152 à 174), ou E. ILLING, Monatschr. f. Psych.
und Neuro., 1953, 85, pp. 366 à 390.
3. CHATAGNON et SOULAIRAC, Épisodes confusionnels au cours de l’évolution des psychoses
maniaco-dépressives. Encéphale, 1939. – LANGE dans le Traité de BUMKE (t. VI, p. 103), parle de
deliriösen Formen, de la mélancolie – concept qui dans la nosographie étrangère correspond à
notre notion de confusion (delirium).

185
ÉTUDE N° 22

…il y a des Mélancolies mélancolie typique est une « crise » d’une durée de quelques semaines ou de quelques
chroniques. Or, celles-ci mois. Mais il y a des Mélancolies chroniques. Or, celles-ci s’organisent en système
s’organisent […] en
durable, en forme d’existence de la personnalité selon des modalités structurales
forme d’existence de la
personnalité selon des diverses. Tantôt la mélancolie chronique s’installe comme un état démentiel, tantôt elle
modalités structurales peut évoluer comme une psychose schizophrénique, comme un délire chronique, ou
diverses : démentielles, comme une névrose. Ce sont ces diverses éventualités que nous devons envisager.
schizophréniques, déli-
rantes chroniques, névro- I. Évolution démentielle
tiques…
Il est bien connu que les phases initiales des grands processus destructeurs com-
portent souvent des états dépressifs. C’est que la paralysie générale ou la démence
sénile ou toute autre forme de dégradation progressive, passent effectivement et sou-
vent par le niveau de la mélancolie. Mais même quand le tableau clinique emprunte à
cette forme de début une sorte de ton fondamental de dépression, d’angoisse et de per-
plexité, on ne peut pas parler dans ce cas de « mélancolie chronique démentielle »
puisque la structure de la psychose cesse alors plus ou moins d’être mélancolique pour
affecter la forme d’une démence.
Par contre, certaines formes de mélancolie s’installent dans un habitus mélanco-
lique chronique lequel constitue secondairement une démence. C’est le cas notamment
de certaines formes de « mélancolie d’involution » (comme nous le verrons plus loin).
Ces formes appelées anciennement « démences vésaniques » (démences secondaires à
une affection mentale : ici la mélancolie) sont caractérisées : 1) par la dépression
(aboulie, inhibition, douleur morale ou anxiété), 2) par la réduction progressive de
toute activité d’adaptation, la détérioration intellectuelle et l’affaiblissement global de
toutes les capacités. Les deux « parties » du tableau clinique de cette « démence mélan-
colique » (KRAEPELIN) sont intimement liées, ce qui confère justement à la mélancolie
son aspect démentiel. Tout se passe en effet comme si la déstructuration de la totalité
de l’activité psychique s’opérait sans que varie beaucoup le tableau clinique fonda-
mental.

II. Évolution schizophrénique.


Nous pouvons à ce sujet répéter les mêmes réflexions faites au début du précédent
paragraphe. Il y a en effet des formes dépressives « atypiques » au début des psychoses
schizophréniques qui se transforment ensuite en formes typiques de schizophrénie 1.
Mais il y a des états dépressifs qui demeurent comme suspendus entre la mélancolie et
la schizophrénie et posent aux cliniciens des problèmes difficiles de pronostic et de

1. COEN GIORDANA, Stati depressivi netola la perioda iniziale della schizofrenia, Rassegna di
Neuropsichiatria, 1951, 5, p. 175. Cf. aussi l’excellente étude de DUPOUY et PICHARD. L’anxiété
dans la démence précoce, Ann. Médico-Psycho., 1931, II. Le fait que sur 5-799 …/…

186
MÉLANCOLIE

diagnostic par leur « atypicité ». Que l’on se rapporte aux travaux les plus importants
qui traitent ce problème, ceux de URSTEIN 1, HOFFMANN 2, MAUZ 3, LANGE 4, A.
DELMAS 5, CLAUDE et LEVY-VALENSI 6, J. ROUART 7, J. WYRSCH 8, etc. et on se rendra
compte de son extrême difficulté, et quelle que soit la solution envisagée par les
auteurs (psychoses génétiquement associées, biotypologie kretschmerienne, schizo-
asthéno-dysplasique de ces mélancoliques, etc.) le fait demeure d’une possibilité d’or-
ganisation schizophrénique d’un état mélancolique. Il s’agit soit de comportement sté-
réotypé avec inertie psychomotrice et négativisme, rappelant certaine forme de cata-
tonie, soit d’hypocondrie ou d’un complexe délirant de dépersonnalisation et de trans-
formation corporelle avec perplexité, ambivalence, « rappelant » certaines formes
paranoïdes. L’organisation autistique de ces formes dépressives est caractérisée géné-
ralement par la monotonie, le vide, l’introversion et l’étrangeté de l’angoisse vécue
comme un monde inextricable, hostile et lointain 9. Mais nous retrouverons ce problè-
me comme tous ceux d’ailleurs que posent ces formes chroniques dans l’étude que
nous consacrerons plus loin aux psychoses maniaco-dépressives.

III. Évolution vers un délire chronique.


Nous touchons ici à une autre éventualité classique, celle de l’organisation d’un
« délire secondaire » à la mélancolie. Il suffit peut-être de nous rappeler que c’est à
partir de la nébuleuse primitive de la mélancolie (considérée comme un délire partiel …Tous les cliniciens, et les
au début du XIXe siècle) que s’est développée toute l’histoire des délires chroniques plus grands, ont observé
comme un fait de première
(délires systématisés, paranoïa, délire chronique à évolution systématique, etc.) pour
grandeur ce « passage »
être assurés de toucher là à un point d’articulation extrêmement important entre les d’un « état de mélancolie »
psychoses aiguës et les psychoses chroniques. Tous les cliniciens, et les plus grands, à l’organisation d’un délire
ont observé comme un fait de première grandeur ce « passage » d’un « état de mélan- chronique…

…/… cas de schizophrénie, 417 (7%) avaient été considérés comme des états maniaco-dépres-
sifs (Statistique rapportée par HOCH et RACHLIN, Amer. J. of Psych., 1941, 97, pp. 831 à 843),
donne assez exactement la mesure de ces difficultés cliniques...
1. URSTEIN, Die D. P. und ihre Stellung zu M. D. Irresein, 1909, – M. D. und Periodische Irresein
bei Erscheinungsform der Katatonie, 1912.
2. HOFFMANN, Erblichkeitforschung... der M. D. Irresein und D. P. Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1919,
et Schizothym und Zyklothym, Même Revue, 1923, 82, p. 93.
3. MAUZ, Schizophrener mit pyknischen Körperbau, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1923, 86, p. 96.
4. LANGE, Traité de BUMKE, t. VI, pp. 160 à 178.
5. A. DELMAS, Psychose périodique et D. P., Ann. Médico-Psycho., 1934, II.
6. CLAUDE et LEVY-VALENSI, Psychose périodique et D. P. Encéphale, mars, 1931.
7. J. ROUART, Psychose maniaque dépressive et folie discordante, Thèse, Paris, 1935.
8. WYRSCH, Ueber Mischpsychosen. Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1937, 159, pp. 668 à 693.
9. MINKOWSKI, Le temps vécu, 1933. Les dépressions ambivalentes, pp. 304 à 327. Dans ce cha-
pitre on trouvera une excellente étude de deux cas.

187
ÉTUDE N° 22

colie » à l’organisation d’un délire chronique. Nous avons vu que la mélancolie repré-
sente une expérience délirante fondamentale (même lorsqu’elle ne se présente pas
sous la « forme délirante et hallucinatoire » d’une forme atypique d’une expérience qui
bouleverse profondément les rapports temporo-spatiaux du Moi et du Monde). C’est
de cette expérience que peut jaillir et s’organiser sur le plan de la personnalité le thème
et le style existentiels de type délirant chronique. Ces délires secondaires de la mélan-
colie sont bien connus depuis GRIESINGER. Ils ont fait notamment l’objet chez nous
d’un rapport classique, celui de D. ANGLADE 1. Cliniquement nous pouvons en distin-
guer quatre principales variétés :

…Quatre principales 1° LE DÉLIRE DE PERSÉCUTION POSTMÉLANCOLIQUE 2. Le délire de persécution


variétés des délires depuis le fameux mémoire de LASÈGUE (1852) et après les travaux de MOREL, FOVILLE,
secondaires à la mélanco-
LEGRAND du SAULLE et FALRET, s’est détaché du cadre de la mélancolie. Mais il ne s’en
lie…
est jamais détaché complètement pour la bonne raison qu’une liaison profonde appa-
raît évidente dans la clinique entre l’expérience mélancolique et les premières phases
de la systématisation du délire. Cependant on a décrit plus spécialement (ANGLADE) le
persécuté mélancolique comme un malade moins « persécuteur » que le paranoïaque,
plus enclin à l’autoagression qu’à l’hétéroagression. Sans doute pour échapper à l’an-
goisse construit-il un système de projection, mais celui-ci reste le plus souvent per-
plexe et plaintif, comme tremblant d’émotion et de terreur.

2° LE DÉLIRE D’AUTOACCUSATION A FORME SYSTÉMATIQUE a été décrit par SEGLAS.


Quoique cet illustre clinicien ait tenté de l’isoler de la mélancolie, le thème délirant est
si « grossièrement » mélancolique qu’il apparaît très difficile de ne pas en suivre le
développement à partir du « délire de petitesse » qui épouse la forme même de l’exi-
guïté de la conscience mélancolique.

3° LE DÉLIRE HYPOCONDRIAQUE POST-MÉLANCOLIQUE. Cette hypocondrie délirante


survit parfois aux crises de mélancolie et la prolonge comme une forme d’existence où

1. ANGLADE (D.), Délires secondaires, Congrès des Aliénistes, Marseille, 1899.


2. Cf. spécialement SÉGLAS, (Leçons cliniques, 11e Leçon), – G. BALLET, Congrès de Blois, 1892,
– la thèse de LALANNE, (1897), – celle de DUBOURDIEU, (1909), – celle de BESSIERES, (1913), –
l’article de CAPGRAS, {Sent. Hôp., Paris, 1933)- Dans la littérature étrangère : KRAEPELIN,
(Traité), et surtout SPECHT, Zentralblatt f. Nervenheilk., et EWALD, Paranoïa und maniaco-depres-
sive Irresein, Zeitsch. f. d.g. Neuro., 1919, 41. Nous renvoyons également aux travaux plus
récents de FRANKHAUSEN, Gefuhl, Stimmung, Paranoïa, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1931,- 132. A.
PETREN, Persécution in M. D. Acta Psychiatria, 7, pp. 461 à 479. – de C. BAUMANNS,
Zusammenhang zwischen M. D. Psychoses und Paranoïa, Zeitsch. f. d. g. Neuro., 1934, 151.
(Compléter par les indications de la note 3 de la p. 452).

188
MÉLANCOLIE

les préoccupations obsédantes et sans cesse renouvelées, les inquiétudes et les autoré-
férences somatiques expriment par les gémissements, la pusillanimité et l’insécurité de
la vie affective.

4° LE DÉLIRE DE NÉGATION, que nous avons étudié (Étude n° 16) sous toutes ses
formes et dont les rapports avec la conscience mélancolique sont si évidents (SEGLAS
et COTARD).

Tous ces délires peuvent s’organiser en systèmes interprétatifs ou hallucinatoires


ou en fantasmagories fantastiques comme dans certains délires de négation. Ils peu-
vent se constituer d’emblée ou se reconstituer au cours de crises mélancoliques suc-
cessives ; ils peuvent aussi s’effacer ou se cristalliser, étalant pour ainsi dire la charge
mélancolique primitive à travers le développement historique de la personnalité, de ses
circonstances et de ses problèmes, variant les thèmes ou modifiant leur mode de pro-
jection. Mais ils portent, indélébiles, les traces des expériences mélancoliques fonda- …Délire et mélancolie : il
mentales. Encore une fois ce serait une assez grosse erreur de croire que nous faisons s’agit d’une éventualité
que la clinique nous offre
allusion à des cas exceptionnels; il s’agit au contraire d’une éventualité que la clinique
presque tous les jours…
nous offre presque tous les jours 1.

IV. Évolution névrotique.

Nous voici maintenant en présence d’un autre problème très important 2. Nous
avons décrit comme une forme typique de psychose aiguë « la mélancolie », et nous
avons analysé dans tous les sens sa structure. Nous avons à ce propos montré que cette
structure est essentiellement constituée par une modification du temps vécu ou, si l’on
veut, de « l’élan vital » pour autant qu’il est intégration des moments qui composent
et organisent l’actualité de la conscience. Cet arrêt et ce renversement des perspectives
vitales qui cessent de regarder à travers le présent de l’action l’avenir qui en dépend,
nous renvoient presque nécessairement à ces troubles de l’existence qui empêchent le
libre déploiement de la personnalité et que l’on appelle les névroses. Dans les névroses
aussi nous observons le dégoût de la vie, les inhibitions, l’aboulie, l’angoisse, la
dépression et, terriblement accru, le poids du passé inconscient. BELLAK a exposé en
termes excellents (p. 122 et 123) les difficultés que l’on peut rencontrer dans la déli-

1. Éventualité d’ailleurs considérablement et heureusement réduite par les thérapeutiques dont


nous disposons depuis quelques années.
2. Aux lecteurs qui pourront s’étonner qu’à presque chaque ligne nous rencontrions ainsi des pro-
blèmes « très importants », nous rappellerons que c’est précisément à propos de la mélancolie que
tous les grands problèmes sont nés. Exigence de fait qui nous a fait placer cette forme de
conscience morbide en tête de toutes les Études que nous consacrons à l’étude structurale des
psychoses et des névroses.

189
ÉTUDE N° 22

mitation stricte de la dépression névrotique et de la dépression des états maniaco-


dépressifs. Mais si la plupart des auteurs se placent au point de vue « diagnostic » 1
bien peu prennent le parti de voir la continuité (admise par BELLAK) entre ces diverses
formes de troubles mentaux.

…opinions récentes 1. Ainsi D. CURRAN, (The differenciation of nevroses and manic-depressiv Psychoses, J. Ment.
(exposées par BELLAK, Sc., 1937, 83, pp. 156 à 174), modifiant un peu le schéma de GILLESPIE, propose les critères sui-
1952) des auteurs anglo- vants ; pour la psychose sont caractéristiques : la dépression foncière, peu de plaintes somatiques,
saxons sur le problème autoaccusation, pas d’accusation contre les autres, la perte de poids est invariable, les malades
des relations et distinc- sont constipés, ils sont dépersonnalisés, primitivement il n’y a pas de motif déclenchant, l’évo-
lution est indépendante des événements, l’état physique est altéré, il y a des antécédents fami-
tions de la mélancolie
liaux. Pour la névrose sont caractéristiques les facteurs « symétriques » suivants : inquiétude et
avec la dépression névro- fatigue, plaintes somatiques prédominantes, autoaccusation sans sincérité, plaintes contre autrui,
tique… la perte de poids n’est pas invariable, la constipation est inconstante, il n’y a pas de dépersonna-
lisation, il y a des événements déclenchants, l’évolution est influencée par le milieu, intégrité de
l’état physique, il n’y a pas d’antécédents familiaux. Malgré le côté hétéroclite et un peu comique
de ce tableau il résume assez bien tout ce que l’on dit généralement sur ce point. Suivons
d’ailleurs l’exposé que BELLAK fait à ce sujet des opinions récentes des auteurs anglo-saxons.
MYERSON (Neuroses and Neuropsychoses. Amer. J. of Psychiatry, 1938, 94, pp. 961 à 983)
conseille d’étudier la totalité de l’inadaptation des individus pour trancher le diagnostic. PARFITT
(The psychoneurotic spectrum and dual diagnosis, J. mental. Sc., 1945, 91, pp. 477 à 480) se
borne à énumérer les divers types de personnalité et des réactions correspondantes (réactions
anxieuses, hystériques, etc.), qui rendent si difficile la solution du problème dont il donne un
exposé dans la littérature. K. E. APPEL (The differenciation of psychosis and psychonevrosis,
Clinics, 1943, 1, pp. 807 à 841), étudiant le problème général des relations entre névroses et psy-
choses passe en revue sept critères. Le premier est la description même des symptômes de la
mélancolie. Le second est le pronostic. Le troisième (social) dépeint la psychose comme un dan-
ger social. Le quatrième (dit objectif) est la conscience de la maladie. Le cinquième (quantitatif)
établit une différence de degré seulement entre les traits névrotiques et psychotiques. Le sixième
(qualitatif) est celui du contraire d’une différence radicale. Le septième (dynamique) se réfère à
la différence établie par FREUD entre deuil et mélancolie, celle-ci exigeant non seulement la frus-
tration libidinale avant la perte de l’objet aimé, mais l’investissement narcissique l’incorporation
de l’objet aimé. – G. T. T. STOCKINGS (A study of depression in military psychiatry and its diffe-
rential diagnosis from the depressive psychoses, J. Ment. Sc., 1944, 90, pp. 772 à 776), a étudié
des réactions névrotiques chez des militaires caractérisées par un mélange d’anxiété et de traits
hystériques et psychopathiques de l’affectivité et du caractère. Il insiste sur l’apathie, l’augmen-
tation de la tension émotionnelle et la motivation comme « precipitating cause ». Pour lui la
dépression névrotique n’est pas due à un ralentissement cérébral (cerebral retardation), comme
c’est le cas dans la psychose. L’absence de projection et de troubles associatifs de la pensée est
caractéristique de la dépression névrotique qui n’est pas favorablement influencée par l’électro-
choc. Peut-être peut-on comprendre qu’un peu découragé par l’incertitude et le vague de ces cri-
tères, L. B. HOHMAN (A reclassification of affective disorders, J. Amer. Neur., 1941, 67, pp. 225
à 228) arrive à la conclusion que « beaucoup de névroses d’angoisse » sont en réalité des dépres-
sions anxieuses à tendance vers la guérison spontanée. L’article de BROSIN {Dynamic Psychiatry
d’Alexander et collaborateurs, 1952), qui tente de distinguer les structures névrotiques et psy-
chotiques est très intéressant à ce sujet. Bien d’autres travaux encore ont été consacrés à ce pro-
blème si controversé. Citons WEXBERG, Zur Klinik und Patho. der leichten Depressionzustände,
Zeitschr. f. d. g. Neuro., 1928, 112, 49, – GILLESPIE (R. O.), The clinical differentiation of types
of dépression – Guy’s Hosp. Reports, 1929, 79, 306, – HARROWES (W. Me E.), The depressive
reaction type, J. Ment. Sc., 1933, 79, 23. – ROGERSON (C. H.), The reference to states of depres-
sion and anxiety, J. Med. Se, 1940, 86, 632. Récemment ASCHE (Ed.) a consacré un excellent tra-
vail critique à l’exposé de tous ces travaux (A criticism of the concept of neurotic …/…

190
MÉLANCOLIE

Pour nous, il s’agit, selon de ROBERTSON 1 d’envisager le « spectre » des maladies


mentales qui implique tout à la fois des formes distinctes (couleurs élémentaires) et
une insensible gradation dans leur continuité. C’est-à-dire que tout en ne négligeant
pas la nécessité de séparer des formes structurales (ici mélancolie et névroses), nous
devons prendre conscience du mouvement évolutif qui les lie les unes aux autres.
Il nous paraît évident que la « névrose d’angoisse » et la « dépression endogène »
– et même les formes de dépression réactionnelles dites psychogènes – se présentent
en clinique intimement liées dans la constitution des maladies plus ou moins « cyclo-
thymiques » ou des « psychopathies » anxieuses et hypocondriaques. La tristesse vita-
le est dans les deux cas fondamentale. Mais le névropathe anxieux de type de la « thy-
mopathie anxieuse » de LOPEZ IBOR ajoute à ses troubles basaux des réactions psy-
chiques qui en font précisément un état névrotique, c’est-à-dire une organisation de la
personnalité où l’angoisse est non seulement vécue comme une structure douloureuse
de la conscience désorganisée mais comme une forme d’existence où elle entre dans
un programme vital et constitue pour ainsi dire une loi et un idéal éthique intégrés dans
la personnalité. D’où l’enracinement de la dépression névrotique, d’où sa constance
comme mode d’organisation de l’existence du névrosé, c’est-à-dire comme système de
valeurs et de réactions propres à son système de défenses. Nous plaçant dans cette
perspective, il est clair que le malade qui souffre d’une crise de dépression, surtout
quand celle-ci est d’un niveau élevé, c’est-à-dire quand celle-ci n’altère pas profondé-
ment la structure actuelle de sa conscience, ressemble beaucoup au « névrosé dépri-
mé ». On trouve dans les deux cas, l’angoisse, l’aboulie, la perplexité, le taedium vitae,
le cafard, le remords, le pessimisme, les plaintes, les soucis. Mais il est clair que nous …nous sommes en mesure
sommes en mesure d’en établir le diagnostic et le pronostic à la condition de nous pla- d’en établir le diagnostic
et le pronostic à la condi-
cer dans une perspective plus structurale et d’abandonner le simple inventaire statique
tion de nous placer dans
de symptômes. Dans la crise dépressive, il y a submersion par la structure négative une perspective plus
mélancolique, il y a efflorescence de l’imaginaire dans l’actualité de la situation vécue, structurale et d’abandon-
il y a enchaînement fatal et passif du vécu incoercible de la conscience mélancolique, ner le simple inventaire
statique de symptômes…
d’où les caractères cliniques de vertige, de délire et d’autonomie au moins relative, du
vécu mélancolique à l’égard des circonstances de la vie. Dans la névrose, il y a un
parti-pris, une « politique » de la maladie vécue comme telle ; d’où le comportement
du malade qui joue de la maladie avec lui-même, avec sa famille et son médecin
comme s’il lui était possible de se détacher d’elle et de l’instituer en une sorte d’hy-
giène mentale à rebours, en une manière de diététique et d’éthique. Mais l’éthique

…/… depression, Amer. J. of Psych., 901 à 908). Nous avons nous-mêmes fait une étude récen-
te (Acta psychotherapeutica, 1954) sur les concepts de névrose et de psychose pour montrer
qu’il est impossible de les séparer radicalement.
1. ROBERTSON, Introduction à l’œuvre de Kraepelin, 1921, (cité par BELLAK, p. 122).

191
ÉTUDE N° 22

névrotique n’est pas la déstructuration temporelle-éthique de la mélancolie. Elle en est


pour ainsi dire l’inverse car le névrosé déprimé ou anxieux n’est pas stoppé dans son
mouvement, il n’est pas incapable de construire le présent, il l’échafaude en systéma-
tique et stéréotypée application d’un programme vital. Ce n’est que par des « idées »
et des sentiments complexes, par des symboles et des simulacres qu’il est séparé de la
…Mais ceci dit […] mal- réalité et non point par l’expérience vécue d’un bouleversement total. Mais ceci dit,
gré cette différence de nous verrons ultérieurement que malgré cette différence de structure il y a une pro-
structure il y a une pro- fonde anastomose entre le vécu mélancolique et le travail névrotique. Pour le moment,
fonde anastomose entre le
contentons-nous d’indiquer deux relations fondamentales entre la « dépression mélan-
vécu mélancolique et le
travail névrotique… colique » et la « névrose dépressive » : tout d’abord, il est évident que les « névrosés »
ont un seuil de réaction abaissé par rapport aux crises dépressives ensuite il nous
semble que les « crises dépressives » ont une tendance à se survivre sous la forme d’or-
ganisation névrotique de la personnalité.
Ce que nous venons de préciser pour les relations réciproques des crises psycho-
tiques dépressives et des névroses dépressives vaut naturellement pour les rapports des
états dépressifs et des dépressions hystériques ou hystériformes, des états dépressifs et
des phobies, des états dépressifs et des névroses obsessionnelles 1. Nous retrouvons
tous ces problèmes quand sera venu le moment de les envisager dans la totalité de la
perspective de la pathologie de la Personnalité (dans notre Tome IV).
Les observations qui posent ces problèmes sont innombrables. La clinique chaque
jour nous montre des cas d’hypomélancolie, ou des états dépressifs plus ou moins
intermittents ou cyclothymiques, « franchement » en rapport avec des crises de dépres-
sion mélancolique typiques ou seulement avec des formes mineures, larvées ou abor-
tives. Sans doute, nous le répétons, il n’est pas question de réduire « purement et sim-
plement » c’est-à-dire naïvement, les névroses à la dépression mélancolique, mais il

1. Tous problèmes qui encore une fois sont d’une extrême importance classique, historique ou
clinique pour la pathologie des obsessions et des phobies particulièrement comme chacun sait
(fameuses discussions sur la genèse secondaire de ces troubles relativement aux états maniaco-
dépressifs). Faut-il rappeler par exemple quels courants d’opinion se sont affrontés à la fin du
XIXe siècle à propos des obsessions et des phobies. Si pour WESTPHAL (1877), ces phénomènes
étaient « intellectuels », pour MOREL (1866), Ch. FERE (1892), PITRES et REGIS (1902), REISS
(1910), BONHOEFFER (1913), ils étaient basés sur l’anxiété, sur des états d’émotivité et d’angois-
se qui peuvent poser la question de leurs relations avec la mélancolie. Le travail de VURPAS et
CORMAN (Arm. Médico-Psycho., 1930), comme celui de LANGE (Traité de BUMKE, t. VI, pp. 161
à 163), rejette expressément la parenté des obsessions et de la maniaque-dépressive, tandis
qu’ARMENISE (Il Cervello, 1934), étudiant 213 cas cliniques, les admet. Problème par conséquent
toujours ouvert et qui ne peut être résolu qu’en considérant la mélancolie et la névrose obses-
sionnelle comme des maladies mentales, certes distinctes sous leur forme la plus pure et typique,
mais admettant entre elles une large communication. L’ouvrage d’ALEXANDER et de ses collabo-
rateurs (Dynamic Psychiatry, 1952), auquel nous avons fait allusion plus haut, ou celui de
FENICHEL sur les névroses sont à cet égard très importants. S’ils ne convainquent pas que les psy-
choses soient des névroses psychogènes, ils montrent en tout cas que l’on ne peut plus, même aux
yeux des psychanalystes, séparer radicalement Psychoses et Névroses.

192
MÉLANCOLIE

faut envisager comme une éventualité assez fréquente, les cas où la dépression mélan- …éventualité assez fré-
quente, les cas où la
colique rythme l’évolution de certaines névroses et fournit à l’aspect multidimention-
dépression mélancolique
nel de la personnalité névrotique, l’occasion ou la condition de sa cristallisation. rythme l’évolution de cer-
taines névroses…
C.– FORMES ATYPIQUES ÉTIOLOGIQUES.
A peine les grands cliniciens avaient-ils mis la dernière main (FALRET,
BAILLARGER, KRAEPELIN) à la description des accès maniaques et mélancoliques dans
le cadre des « Psychoses périodiques, cyclothymiques ou intermittentes », que face au …face au groupe des
mélancolies pures,
groupe des mélancolies pures, franches et endogènes de ce groupe, la clinique mon-
franches et endogènes de
trait que certaines formes de mélancolie n’y entraient pas. Ce fut notamment le cas ce groupe, la clinique
pour la fameuse mélancolie d’involution. De plus, le caractère « endogène » des crises montrait que certaines
de « vraie » mélancolie ne s’accommodant pas non plus de l’existence de mélancolies formes de mélancolie n’y
entraient pas…
qui ressortissent de processus somato-nerveux divers (mélancolies symptomatiques),
celles-ci ont été considérées aussi comme atypiques. Ce sont ces deux formes aty-
piques que nous devons envisager maintenant.

I. Les mélancolies d’involution.


KRAEPELIN (dans sa 6ème édition) isola la mélancolie d’involution comme une enti-
té séparée du groupe maniaco-dépressif. En France, CAPGRAS défendit dans sa thèse 1
la même position. Pour lui la mélancolie pure en tant qu’entité distincte était précisé-
ment cette forme de mélancolie qui n’entre pas dans le groupe des « Psychoses pério-
diques ». Vers la même époque, GAUSSEN 2 a soutenu la même opinion qui est restée
classique 3, tout au moins sous forme d’une autonomie reconnue de la Mélancolie
d’involution. Ce point de vue a été soutenu aussi dans les pays anglo-saxons
(HENDERSON et GILLESPIE). Cependant en Allemagne, KRAEPELIN à l’instigation de son
élève DREYFUS 4 affirma, puis abandonna l’idée de l’autonomie de la psychose mélan-
colique d’involution. Depuis lors la plupart des auteurs allemands, comme KEHRER 5,
sont du même avis ; RUNGE cependant dans le traité BUMKE en reste à l’opinion pre-
mière de KRAEPELIN. Dans tous les pays, dans toutes les Sociétés, dans toutes les
Revues, dans tous les Congrès, on a discuté de la chose. Nous reviendrons dans notre
Étude n° 25 sur ce problème. (On y trouvera notamment la bibliographie des travaux
que nous mentionnons simplement ici).

1. CAPGRAS, Essai de réduction de la mélancolie à une psychose d’involution, Thèse, Paris, 1910.
2. GAUSSEN, Thèse, Bordeaux, 1911.
3. Cf. DIDE et GUIRAUD, (Psychiatrie du Médecin praticien) – les travaux d’HALBERSTADT, Ann.
Med. Psych., 1923, et Encéphale, 1934 – la Thèse de COULÉON, Paris, 1935.
4. G. DREYFUS, Die Melancholie in Zustandsbild der M. D. Psychose, Iena, 1908.
5. KEHRER, Zentralblatt, 1921, et Die krankhaften psych. Störungen der Rückwandlungforme,
Zeitschr. f. d. g. Neuro., 1939, 167, 34, 78 (cf. pp. 65 à 70).

193
ÉTUDE N° 22

La discussion porte généralement sur un certain nombre de points : 1) Les antécé-


dents des malades atteints de mélancolie d’involution. 2) La symptomatologie de la
mélancolie d’involution. 3) Le pronostic et le traitement.

a) Pour ce qui est du premier point, tandis que MAUZ admet des antécédents cyclo-
thymiques chez ces malades, par contre PALMER, LEONHARDT, MALAMUD et SANDS ont
mis en évidence des dispositions caractérielles et constitutionnelles de la personnalité
d’un autre type (rigidité). PALMER et SHERMAN ont insisté sur les tendances à l’intro-
version et aux obsessions et la fréquence des difficultés de la vie sexuelle.
Les antécédents héréditaires ont été recherchés dans ce groupe de mélancolies
d’involution par ALBRECHT, GAUSSEN, Hélène SCHNITZENBERGER, BROCKHAUSEN,
PALMER et JORDAN, etc. ALBRECHT, GAUSSEN, DIDE et GUIRAUD, HALBERSTADT tiennent
l’hérédité psychopathologique et notamment maniaco-dépressive pour rare ; PALMER
et JORDAN la trouvent aussi plus rare que dans le groupe maniaco-dépressif (40% dans
le groupe maniaco-dépressif et 27 % dans le groupe mélancolie d’involution) ;
BROCKHAUSEN a noté également le taux d’hérédité plus faible dans son groupe de 32
mélancoliques d’involution. Cependant H. SCHNITZENBERGER conclut qu’il n’est pas
possible au point de vue hérédo-pathologique de trancher la question. En comparant
un groupe de 21 cas de mélancolies d’involution dans notre service, avec le groupe
maniaco-dépressif, nous trouvons à peu près le même pourcentage d’antécédents héré-
ditaires (33% dans le groupe d’involution et 34% dans le groupe maniacodépressif).

b) Quant à la spécificité du tableau clinique de la mélancolie d’involution elle


n’est elle-même que relative. On a fait grand état notamment des formes dépressives
à la ménopause, (ces formes d’involution sont en effet plus fréquentes chez les femmes
à la phase « climatérique ») où les « éléments hystériques », l’anxiété panique (fear
psychosis du climaterium des auteurs anglo-saxons, DRIESS, T. BENEDEK, etc.) et les
formes atypiques confuso-oniriques d’après notre propre expérience sont en effet plus
fréquentes. On a beaucoup discuté à l’époque, sur la présence ou l’absence d’inhibi-
tion. DREYFUS avait en effet insisté sur l’excitation de ces malades et GAUSSEN donnait
l’absence d’inhibition comme caractéristique. D’après les travaux d’O. KANT et
RUNGE il semble bien qu’il s’agisse en effet le plus souvent d’un état mixte. Plus
récemment, l’intérêt s’est déplacé au point de vue du contenu significatif et symbo-
lique de la conscience mélancolique d’involution. Tandis que le deuil serait caracté-
ristique de la mélancolie endogène, la frustration, le désappointement seraient carac-
téristiques de la mélancolie d’involution d’après FESSLER. Généralement on décrit à
côté des formes dépressives qui ont une allure à peu près identique à celle de la crise
mélancolique typique des formes spéciales qui presque toutes ont une évolution
fâcheuse : la « mélancolie figée », de MEDOW, le délire mélancolique fantastique

194
MÉLANCOLIE

(ALBRECHT, RUNGE) – les formes démentielles (TOULOUSE, HALBERSTADT, ALBRECHT,


VAN DER SCHEER, etc.).

c) Le pronostic est considéré comme bénin par quelques auteurs (GAUSSEN,


EWALD, HOCH et MAC CURDY). Par contre, comme nous venons de l’indiquer, beau-
coup d’auteurs le tiennent pour mauvais. Telle est notamment l’opinion de JACOBI
(1935), de COULÉON (1935), de HAYNES et JACOBS (1945). Pour ce qui regarde le trai-
tement, il ne semble pas que la convulsivothérapie soit plus ou moins indiquée dans
ces cas que dans la mélancolie endogène (HUSTON, 1948, FISCHEIN 1949, H. EY et
BURGUET 1952, DENIS 1954). Nous exposerons tous ces travaux dans notre Étude sur
les Psychoses périodiques (pp. 463 à 468).

Ainsi le bilan est assez négatif en faveur d’une discrimination nette entre la mélan- …Ainsi le bilan est assez
colie d’involution et la mélancolie « typique », réputée « pure » quand elle est fran- négatif en faveur d’une
discrimination nette entre
chement « endogène » et « cyclothymique ». Il vaut mieux envisager le problème sous
la mélancolie d’involu-
son aspect le plus simple et le plus naturel. Si sous l’influence de facteurs étiopatho- tion et la mélancolie
géniques encore inconnus, la mélancolie se situe dans le cadre « maniaco-dépressif », « typique »…
la mélancolie peut apparaître dans d’autres conditions bio-psychotiques et notamment
à la phase d’involution de la vie, au moment où la vie sexuelle s’éteint et provoque une
crise qui peut sombrer dans une « catastrophe vitale » (OKSALA). NOUS reviendrons sur
ce problème dans l’Étude n° 25 où il trouve plus naturellement sa place.

II. Les mélancolies symptomatiques d’affections du système nerveux 1.


De temps à autre la clinique offre des cas d’interprétation délicate pour ceux qui
entendent creuser un fossé entre les mélancolies typiques « endogènes » et les mélan-
colies « exogènes ». Naturellement les auteurs admettent en général dans ces cas, une
« prédisposition » et peu se risquent à penser que le processus exogène est exclusive-
ment déterminant. Ce problème des facteurs exogènes dans les états maniaco-dépres-
sifs a été très bien étudié par WYRSCH 2.

Voyons rapidement quel genre de faits sont le plus souvent observés et publiés.
Nous nous contentons d’ailleurs ici de brèves indications simplement pour « situer »
le problème.
Tout d’abord ce sont les relations avec la syphilis qui ont retenu l’attention des

1. Nous retrouverons dans l’Étude N° 25 l’occasion d’un exposé plus complet sur les aspects neu-
rologiques des problèmes des états maniaco-dépressifs.
2. WYRSCH (J.), Exogenen Faktoren zum Entwicklung und Atiologie des M. D. Pschychosen,
Archives Suisses de Neuro et de Psycho., 1939, 43, pp. 187 à 203.

195
ÉTUDE N° 22

auteurs. WESTPHAL 1 a, un des premiers, étudié ces cas. Ils ne sont pas pour étonner
quand on se rappelle que la méningo-encéphalite débute assez souvent par une crise
de dépression, fait commun et reconnu par tous les classiques 2. KUSTERS 3 a discuté à
ce sujet la question de savoir si la syphilis déclenche ou manifeste les dispositions
endogènes aux états maniaco-dépressifs.
La pathologie des tumeurs cérébrales donne au début du siècle (SCHUCHTER 1902)
l’occasion d’observer des crises de mélancolie en rapport avec certains désordres céré-
braux. Des travaux comme ceux de BARUK (1926), de KEHRER (1931), de JAMEISON et
HENRY (1933) et de WALTHER-BÛEL (1951) contiennent des faits intéressants à cet
égard. Le cas rapporté par MARCHAND et DUPOUY 4 (mélancolie en relation avec une
tumeur temporale) peut constituer un bon exemple (cf. plus loin, p. 457).
…Les mélancolies symp- La pathologie de l’encéphalite épidémique a donné l’occasion d’observer aussi
tomatiques d’affections certains cas du plus grand intérêt. On sait en effet combien les « troubles de l’hu-
du système nerveux… meur », les « crises d’anxiété paroxystique », les idées de suicide, etc. sont fréquents
dans le tableau clinique. Aussi les « réactions mélancoliques », les « états mélancoli-
formes » (désignation qui témoigne toujours dans l’esprit des psychiatres de leur répu-
gnance à rompre avec le concept de mélancolie pure et endogène) ont été souvent
notés (BRIAND, PETIT, STECK, etc.). DICKMEISS 6 a signalé les états mélancoliques
notamment dans la phase de recrudescence de la contracture extrapyramidale. E.
STENGEL 6 a été un des premiers à ce propos à soulever le problème de la localisation
cérébrale du conditionnement de la crise de mélancolie. O. PÖTZL 7 également à
Vienne a esquissé une première conception neurologique qui s’appuyait sur des expé-
riences sur le diencéphale et sur des cas d’encéphalite épidémique.
Au cours de la sclérose en plaques, certains auteurs ont noté des accès dépressifs
et anxieux dont les observations ont été rassemblées dans la thèse d’OMBREDANE 8.
TARGOWLA 9 a observé certains états dépressifs avec troubles neurologiques qu’il a
considérés comme symptomatiques d’une véritable « psycho-encéphalite ».

1. WESTPHAL, M. D. und Lues cerebri, Allg. Zeitsch. f. Psych., 1908.


2. ANGLADE, ROUGEAN et FRETET, P. G. et Psychose M. D. Ann. Médico-Psycho., 1937.
3. KUSTERS, Manifestation de la M. D. par la syphilis, Thèse de Bonn, 1933.
4. MARCHAND et DUPOUY, Tumeur secondaire du lobe temporal droit : syndrome mélancolique,
Ann. Méd. Psycho., 1940,1, 48-51 et 251-252 (Discussion avec LHERMITTE).
5. DICKMEISS, Facteurs exogènes en rapport avec l’encéphalite épidémique, Ann. Médico-
Psycho., 1936.
6. E. STENGEL, Wiener Med. Wochenschr., 1937, 87, pp. 283 à 285 et Arch. f. Psycho., 1937, 106,
pp. 726 à 743.
7. O. PÖTZL, Diencephale und periodische Irresein, Wien. Klin. Wochenschr., 1938,
51, p. 845.
8. OMBREDANE, Thèse, Paris, 1929.
9. TARGOWLA (R.) et SERIN (S.), Sur une névraxite infectieuse épidémique : la névraxite dissémi-
née à forme anxieuse, Prat. Méd., juillet 1927.

196
MÉLANCOLIE

Un cas d’encéphalite de l’enfance a été publié il y a quelques années par FORSTER


KENNEDY 1. Il s’agissait d’une jeune fille de 19 ans qui à l’âge de 9 ans avait présenté
une encéphalite. Elle présenta dans la suite des accès d’excitation suivis d’un accès
dépressif que l’électro-choc transforma en état d’excitation. Ce cas a été très discuté.
(JAMEISON, STRAUS, BUCKNER, GOODHEARD, OBERNHOF).
Tous ces faits et notamment ceux étudiés par l’école de Vienne (PÖTZL et STENGEL)
ont naturellement orienté la physiopathologie de la mélancolie (comme de la manie,
nous l’avons vu) vers le diencéphale. Les CAHANE 2 ont insisté il y a longtemps déjà
sur cette nouvelle orientation de la pathologie des états dépressifs. L’ouvrage de J. …L’ouvrage de J. DELAY
DELAY 3 présente une très claire synthèse de tous les travaux que nous devons spécia- présente une très claire
synthèse de tous les tra-
lement aux neuro-chirurgiens (FOERSTER, GAGEL, CUSHING, BAILEY, FOSTER KENNEDY,
vaux que nous devons
etc.) et à l’école physiologiste américaine (CANNON, BARD, etc.) Mais à vrai dire jus- spécialement aux neuro-
tement sur ce problème particulier de la mélancolie, les observations et faits expéri- chirurgiens […] et à
mentaux sont rares 4. Sans doute rapproche-t-on les états de fureur, de peur et d’éga- l’école physiologiste
américaine…
rement de la « sham rage » obtenue chez les animaux par l’excitation de l’hypothala-
mus et J. DELAY écrit (p. 118) : « les états d’anxiété douloureuse, d’hyperthymie dou-
loureuse déclenchée par les interventions diencéphaliques sont de constatation fré-
quente ». Mais généralement c’est toujours aux seules observations de R. GRINKER 5

que l’on renvoie.


La pathologie nerveuse si elle ne peut être directement et primitivement considé-
rée comme le facteur primordial, intervient naturellement au « second degré » dans les
affections somatiques générales qui paraissent en rapport avec la crise de mélancolie.
Tout d’abord les affections hormonales 6 ont toujours occupé une grande
place dans l’esprit de tous les médecins qui se sont penchés sur ce problème.
KRAEPELIN considérait que le trouble hormonal ou les facteurs « endotoxiques »
étaient fondamentaux. Depuis, d’innombrables travaux ont tenté avec plus ou
moins de bonheur d’établir un lien entre la crise de mélancolie et la pathologie
endocrinienne. Nous ne pouvons songer à donner même un simple exposé de ces
recherches sur les relations des états dépressifs avec la thyroïde 7, avec la patho-

1. FOSTER KENNEDY, A cas of postencephalitic cyclothymic, Journal of nerv. and Ment. Disease,
1944, 100, pp. 192 à 197.
2. CAHANE (M. et T.), Ann. Médico-Psycho., 1935 et 1936.
3. J. DELAY, Les dérèglements de l’humeur, Paris, 1946.
4. Cf. ce que nous avons déjà dit à ce sujet de l’anxiété dans notre Étude N° 15 et notamment pp.
400 à 405.
5. R. GRINKER, Psychomatic Medecine, 1939.
6. Consulter M. BLEULER, Endokrinologie in Beziehung zur Psychiatrie, Zentralblatt. f. Neuro-
Psych., 1950, 110, 225-237, l’ouvrage de BELLAK (pp. 67-70 et 92-93) et le rapport de REISS (M.),
Untersuchungen über Psycho-Endocronologie, Archiv. Suisses N. et P., !953, 71, (355-358).
7. Cf. les vieilles observations de DELASIAUVE, de SEGLAS, de FAUVEL et celles plus …/…

197
ÉTUDE N° 22

logie diencéphalohypophysaire 1, avec la pathologie hormonale sexuelle 2, avec


l’activité de la cortico-surrénale 3, puisqu’aussi bien nous examinerons plus loin
tous ces faits. Il s’agit là d’un domaine en pleine prospection et dont pour le
moment il est bien difficile de tirer autre chose que l’impression confuse de son
importance, sans que l’on puisse se faire une idée claire de la pathogénie de ces
…ces nombreux cas où le
nombreux cas où le « facteur hormonal » paraît être déterminant dans toute
« facteur hormonal »
paraît être déterminant mélancolie qui se produit soit après une castration, soit après un accouchement,
dans toute mélancolie… soit après une thyroïdectomie, etc.

– Pour conduire notre Étude sur la mélancolie dans le souci d’une parfaite symé-
trie avec celle que nous avons consacrée à la Manie, il nous reste enfin à rappeler que
les « formes mixtes » (déjà indiquées dans notre précédente Étude) mêlent « inextrica-
blement » les symptômes de la Manie et de la Mélancolie, mélange que l’on retrouve
souvent dans les cas de « mélancolies pures » ou typiques. Il nous paraît important
(plutôt que d’exposer encore les divers « états mixtes ») de faire, en conclusion même
…quelques réflexions sur le de cette étude, quelques réflexions sur le niveau où s’organisent et sont vécues les
niveau où s’organisent et crises de manie et de mélancolie. Nous avons parlé à plusieurs reprises, et comme un
sont vécues les crises de
aspect fondamental de la crise de mélancolie (comme de la crise de manie), de la
manie et de mélancolie…
déstructuration temporelle éthique de la conscience. Nous avons à ce propos indiqué
que nous serions nous-mêmes victimes de cette formule si nous lui attribuions la signi-
fication d’une désorganisation « basale » de l’être psychique, ainsi que se le figurent
généralement ceux qui voient dans la mélancolie (et la manie) un trouble élémentaire
de l’humeur. La structure temporelle de la conscience au niveau de la manie comme
de la mélancolie, c’est essentiellement la forme même de l’espoir ou du désespoir.
D’un espoir et d’un désespoir « insensés » qui tantôt précipitent l’être dans un bon-
dissement hors des contraintes du présent en tant qu’il implique une problématique de

…/… récentes de SAINTON, DELAY, HOWARD et ZIEGLER, etc. Le problème des relations de ces
états avec les thyréoses a été notamment exposé par DELAY, CORTEEL et BOITELLE, Ann. Méd.
Psych., 1945, et Sem. des Hôp., 1948. Cf. aussi DURAND (Ch.) et BOFILL, Rapport à la Société
suisse de Psychiatrie, Arch. Suisses de N. et P., 1953, 71, p. 389.
1. ZONDEK, X. et P. ABÉLY, CAHANE et CAHANE, etc.
2. Les états dépressifs de la ménopause, de la castration, du post-portum, les syndromes d’hyper
et d’hypofolliculinie, les modifications pathologiques du cycle hormonal féminin vérifiées par les
biopsies de l’endomètre ou le cyclodiagnostic vaginal, constituent une masse de faits qui mettent
en relation le déséquilibre hormonal sexuel et la mélancolie sans que les mécanismes physiopa-
thologiques aient été clairement définis (cf. notamment les travaux de l’école de DELAY, de P.
ABÉLY, d’ALLEN, etc).
3. Les travaux sur la Cortisone, l’ACTH et plus généralement les relations hypophyso-cortiso-sur-
rénales, notamment dans le syndrome d’alarme de SELYE (cf. rapport de J. DELAY, Ann. Médico-
Psycho., juin 1952), n’ont pas apporté jusqu’ici de faits très probants sur le mécanisme hormo-
nal de la mélancolie. Cf. plus loin Étude n° 25.

198
MÉLANCOLIE

l’action, et tantôt le fait reculer et le paralyse dans le passé ou devant l’avenir. Ici en
parlant de temporalité, nous parlons du temps comme de la perspective vitale qui
s’ouvre ou se ferme selon que nous projetons dans l’actualité de notre conscience,
l’avenir avec ses promesses ou bien que nous sentons la marche du temps comme une
menace qui abolit et détruit l’œuvre même de l’action personnelle, notre existence.
C’est donc que la structure temporelle de la manie comme de la mélancolie est vécue
essentiellement dans une atmosphère éthico-affective caractéristique, celle que nous
avons justement tenté de décrire et d’approfondir dans notre analyse de la manie et de
la mélancolie, en confirmant ce qui a été écrit, à notre sens, de plus profond jusqu’ici.

*
* *

Ainsi ce premier niveau de déstructuration de la conscience nous apparaît comme …ce premier niveau de
un vertige où l’individu se trouve emporté dans le tourbillon d’une liberté sans fin ni déstructuration de la
conscience nous apparaît
frein ou d’une désespérante fatalité. Si, comme nous l’avons vu pour les deux formes
comme un vertige où l’indi-
antinomiques de ce niveau, il arrive que le trouble de la conscience s’approfondit (cas vidu se trouve emporté dans
des manies et des mélancolies délirantes, hallucinatoires, confuses, etc.), c’est que le tourbillon d’une liberté
quelque chose de plus s’ajoute à ces troubles (ou que quelque chose de moins se sans fin ni frein ou d’une
désespérante fatalité…
retranche encore de l’organisation de la conscience). Ce « quelque chose », c’est en
effet une altération plus accentuée de la structure de la conscience qui, comme nous
allons le voir maintenant à propos des niveaux de dissolution plus profonds, peut être
atteinte non plus seulement dans sa structure temporelle éthique, mais dans ses rela-
tions existentielles temporo-spatiales plus profondes, celles du « monde des objets »,
et de 1’ « ordre du sujet ».

199
ÉTUDE N° 22

Bibliographie des principaux ouvrages


FOVILLE (A.), Article, « Lypémanie », Dictionnaire DECHAMBRE, 1875.
GRIESINGER, Die Pathologie und Thérapie der psychischen Krankheiten, Braunschweig, 1845,
(Trad. fr. Doumic, 1865).
SCHULE, Handbuch der Geisteskrankheiten, trad. fr., 1888.
DUMAS (G.), Les états intellectuels dans la mélancolie, Thèse, Paris, 1894.
MAGNAN, Leçons cliniques sur les maladies mentales, Paris, 1893.
SEGLAS, Leçons cliniques, Paris, 1895.
ROUBINOVITCH et TOULOUSE, La Mélancolie, Paris, 1897.
KRAEPELIN, Psychiatrie, 8 Éditions de 1893-1915.
MASSELON (R.), La Mélancolie, Paris, 1906.
STRANSKI, Das manisch depressive Irresein, « Handbuch » d’Aschaffenbuch, 1911.
FREUD (S.), Trauer und Melancholie, Zeitschrf. Psychanal., 1916, IV (Gesam. Wercke, X, 428-
446).
ABRAHAM (K.). Cf. bibliographie, loc. cit., p. 116.
JANET (P.), De l’angoisse à l’extase, 2 vol., Paris, 1926-1928.
LANGE (J.), Die endogenen und reaktiven Gemutserkrankungen und die manisch depressive
Konstitution, Traité de BUMKE, t. VI, 1928.
STRAUS (E.), Die Zeitserlebnis in der endogene Depression und in die psychopatische
Verstimmung, Monatschr. f. Psych. und Neuro., 1928, 68.
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WEITBRECHT (H.), Zur Typologie depressiver Psychosen, Fortschr. Neuro und Psych., 1952, pp.
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200
Étude n° 23
20. La classification des M. mentales.
21. Manie.
22. Mélancolie.
23. Bouffées délirantes.

« BOUFFÉES DÉLIRANTES »
24. Confusion.

ET PSYCHOSES HALLUCINATOIRES
25. Psychoses périodiques
maniaco-dépressives.

AIGUËS
26. Epilepsie.
27. Structure et destructuration
de la conscience.

Les « crises », les « états », les « bouffées » de délire qui manifestent dans leur
tableau clinique les modifications structurales aiguës ou subaiguës de la conscience
morbide sont-elles toutes réductibles soit aux accès maniaco-dépressifs que nous
venons d’étudier (Études n° 21 et 22) soit aux états de « délire confuso-onirique » que
nous étudierons ultérieurement (Étude n° 24) ? Si l’on répond affirmativement, la pré-
sente étude n’a pas d’objet et, dans ce cas, nous ne pourrions que nous réjouir de cette
« simplification ». Mais pouvons-nous vraiment dire que les formes pathologiques de
la conscience qui en clinique se présentent le plus généralement sous forme de « psy-
choses hallucinatoires aiguës » sont toutes, soit des crises de manie ou de mélancolie,
soit des confusions ? N’y a-t-il pas une masse énorme de faits cliniques qui se situent
pour ainsi dire entre ces deux formes typiques, entre ces deux niveaux ?

§ I. — DÉGAGEMENT HISTORIQUE ET NOSOGRA-


PHIQUE DE CE NIVEAU DE DÉSTRUCTURATION
DE LA CONSCIENCE

Nous avons vu, du point de vue historique, que les notions de « Paranoïa aiguë »,
de « Bouffées délirantes », de « halluzinatorische Wahnsinn » se sont imposées aux
cliniciens avec une telle force que (même quand c’est sous le concept de
« Schizophrénie aiguë » qu’elles reparaissent dans les écoles modernes) elles témoi-
gnent de la nécessité d’interposer entre les crises maniaco-dépressives et les psychoses
confusionnelles encore un niveau structural, celui des « psychoses délirantes et hallu-
cinatoires aiguës ».
Sans doute avons-nous eu l’occasion de remarquer que les psychoses aiguës que
nous avons déjà étudiées, sont « peu ou prou » délirantes et « hallucinatoires » et que

201
ÉTUDE N° 23

la structure même de la manie comme celle de la mélancolie comporte le délire « statu


nascendi »; sans doute reconnaîtrons-nous dans l’état confuso-onirique, classiquement
appelé précisément « delirium 1 », une typique « expérience délirante ». Mais si le déli-
re de la crise maniaco-dépressive est pour ainsi dire absorbé par l’exaltation ou la
dépression et si le délire onirique disparaît sous la confusion, pour autant, justement,
que ces formes intermédiaires de troubles de la conscience ne sont pas classiquement
rattachées à un trouble fondamental bien défini, elles restent assez « flottantes » et,
somme toute, assez disponibles pour être ici définies comme délirantes et hallucina-
toires sans avoir naturellement dans la série des psychoses aiguës l’exclusivité de ces
caractères. C’est pourquoi on les a désignées — quand on les a discernées — sous le
nom de « Paranoïa aiguë », de « Psychoses hallucinatoires aiguës », de « Bouffées
délirantes », car en effet elles représentent non pas les seules, mais les plus typiques
« expériences délirantes primaires ».
Sous le nom de « Paranoïa aiguë » ou de « Psychose hallucinatoire aiguë » on a
effectivement rangé 2 les formes aiguës des délires de persécution, d’influence, de
grandeur, etc. dont la structure n’a jamais été, à notre connaissance, bien précisée. De
telle sorte que, se contentant de décrire des thèmes délirants, des interprétations, des
illusions, des hallucinations, etc. les psychiatres n’ont jamais pu sortir de l’embarras
dans lequel les mettait une juxtaposition chaotique des symptômes, faute de ne point
apercevoir la structure originale de cette forme de déstructuration de la conscience.

A.– MAGNAN ET SON ÉCOLE.


Cette forme de troubles de la « conscience délirante et hallucinatoire », celle que
nous avons en vue ici, nous paraît répondre assez exactement à la notion même de
…la notion même de « BOUFFÉES DÉLIRANTES POLYMORPHES » dont le besoin s’est fait sentir dans l’esprit de
« Bouffées délirantes
MAGNAN et de toute l’École psychiatrique française qui y demeure, très justement,
polymorphes » (MAGNAN,
1889) est caractérisée attachée. Sous ce nom en effet, MAGNAN avait tenté de dégager une « affection » (en
par une crise de délire quoi il avait tort) qui doit être plutôt considérée comme une forme structurale typique
distincte des crises de de niveau de conscience morbide, caractérisée par une crise de délire distincte des
manie, de mélancolie ou
crises de manie, de mélancolie ou de confusion. « De tels délires dégénératifs avaient,
de confusion…
dit HALBERSTADT 3, une parenté avec la confusion mentale et la psychose hallucinatoi-

1. Pour nous, psychiatres de langue française, ou encore pour ceux de langue espagnole ou ita-
lienne, il est facile de saisir la continuité des divers degrés des états « délirants », car nous
n’avons qu’un mot (« délire » ou « delirio ») pour désigner l’idée délirante, le thème délirant, le
délire aigu ou le délire alcoolique. Par contre, dans les pays de langue allemande (Wahn et
Delirium) ou de langue anglaise (Delusion et Delirium) la tradition (plus que la science) a intro-
duit une sorte de séparation « contre nature » qui a faussé complètement le problème.
2. Cf. notre Étude n° 20.
3. HALBERSTADT, La Psychose délirante dégénérative aiguë. Une question de doctrine psychia-
trique, Ann. Médico-Psycho., 1922, II, p. 102

202
BOUFFÉES DÉLIRANTES

re aiguë et bien plus encore avec la paranoïa aiguë ». Mais il est bien évident que
même si SÉGLAS pouvait écrire à leur sujet : « MAGNAN englobe tous ces cas aigus dans …MAGNAN englobe tous
sa folie des dégénérés sous le nom de délires d’emblée et polymorphes », même s’il y ces cas aigus […] sous le
nom de délires d’emblée
a entre toutes ces crises quelque chose de commun qui est une forme univoque de
et polymorphes…
déstructuration de l’activité de la conscience, il est légitime de réserver une place par-
ticulière à ces « Bouffées délirantes » entre la manie et la mélancolie et la confusion.
C’est de l’étude strictement clinique que le merveilleux esprit concret de MAGNAN
a tiré une conception qui est restée comme un traditionnel modèle d’observation dans
la psychiatrie française. Les descriptions, d’ailleurs éparses, de MAGNAN et de ses
élèves ont frappé l’imagination de toute une génération d’aliénistes, mais il est peut-
être permis de remarquer que nulle part, hors la tradition orale, on ne trouve un expo-
sé systématique et complet de ces fameuses « bouffées délirantes » que la clinique, il
est vrai, se charge de nous présenter et rappeler fréquemment. C’est ainsi que pour
donner un aperçu aussi fidèle que possible des études de 1’ « École de l’Admission »
sur un des points fondamentaux de son enseignement, nous n’avons guère pu trouver
que dans la thèse de LEGRAIN 1 un exposé clinique assez complet. C’est de lui que nous …la thèse de LEGRAIN
nous inspirerons (presque textuellement) pour tracer le tableau clinique des bouffées [comporte] un exposé cli-
délirantes. Nous y ajouterons quelques traits ou formules puisés dans MAGNAN 2, nique assez complet.
SAURY 3, et SÉRIEUX 4. C’est de lui que nous

I. Les dégénérés.
nous inspirerons…

Ce sont des êtres héréditairement tarés entrant soit dans le groupe des arriérés
(idiots, imbéciles, débiles) soit des dégénérés supérieurs, ou simples « prédisposés »,
chez lesquels, à côté de facultés parfois brillantes, se montrent des lacunes de l’intel-
ligence, du sens moral, ou des troubles émotifs. Chez tous, le déséquilibre mental est
la règle et reconnaît pour cause l’arrêt du développement de telle ou telle faculté, l’hy-
pertrophie de tel ou tel penchant, les imprécisions des sentiments de moralité ainsi que
les éclipses de la volonté sans cesse tenue en échec par les impulsions instinctives.
Chez eux, la déséquilibration fonctionnelle des divers centres de l’axe cérébro-spinal
se manifeste par des caractères communs : l’irrésistibilité des impulsions. De tels êtres
sont le produit d’un processus de dégénérescence que (à l’inverse de MOREL) MAGNAN
se représentait non comme un état régressif, une « anomalie réversive », mais comme
une véritable création d’un type morbide. La dégénérescence est pour MAGNAN l’état
pathologique de l’être qui comparativement à ses générations les plus immédiates, est
constitutionnellement amoindri dans sa résistance psycho-physique et ne réalise qu’in-
complètement les conditions biologiques de la lutte héréditaire pour la vie. Cet amoin-
drissement se traduit par des stigmates physiques et psychiques. De tels sujets présen-
tent une pathologie mentale spéciale. C’est une des idées maîtresses et bien connues
de MAGNAN que d’opposer à la grande psychose à évolution systématique, à cette sorte
de processus évolutif accidentel que représentait, à ses yeux, le « délire chronique » —
les psychoses des dégénérés, toujours marquées du sceau de l’intermittence et d’un
caractère de « faiblesse congénitale » qui « ne leur permet pas un développement sys-

1. LEGRAIN, [NdE : Du Délire chez les Dégénérés. Observations prises à l’hôpital Sainte-Anne
1885-1886 (Service de M.Magnan). Paris : Le progrès médical ] Thèse, Paris, 1886, pp. 130 à 152.
2. MAGNAN, Leçons cliniques, 1887-1889.
3. SAURY, Étude Clinique sur la Folie Héréditaire, Paris, 1886.
4. SÉRIEUX, Bulletin de la Soc. Ment. de Belgique, 1890-1891.

203
ÉTUDE N° 23

tématique et progressif ». Par là est mis l’accent sur l’abaissement pathologique du


seuil de réactions délirantes chez ces sujets déséquilibrés et tarés. Sans doute les dégé-
nérés peuvent-ils faire un délire systématisé mais ces délires demeurent toujours entra-
vés dans leur développement, stéréotypés, maladroits, non hallucinatoires et peu évo-
lutifs. Par contre, les délires les plus typiques des dégénérés sont les « Bouffées déli-
rantes ».

II. Les « Bouffées délirantes » ou « Délires d’emblée ».


Les dégénérés n’attendent qu’un prétexte pour délirer (établissement des règles,
leur suppression, grossesse, accouchement, allaitement, maladies infectieuses, corysa
même et le moindre choc moral d’après SÉRIEUX). C’est ainsi que se constitue d’em-
blée un délire qui a des caractères typiques parfaitement reconnaissables, façon spé-
ciale pour les dégénérés de délirer et « qui n’appartient qu’à eux ». Bien mieux que
personne le dégénéré peut échafauder un délire. Ses prédispositions héréditaires le ren-
dent plus accessible aux idées délirantes : le terrain est tout préparé.
La clinique enseigne qu’un nombre considérable de ces délires ont comme carac-
tère essentiel d’apparaître avec une étonnante brusquerie, sans préparation. En
quelques jours ou quelques heures, des idées délirantes se font jour sans qu’il soit pos-
sible quelquefois de les rattacher à quoi que ce soit. Au milieu du calme le plus com-
…Les idées délirantes
plet se produit d’emblée une bouffée d’idées délirantes. Dans certains cas il n’est guère
jaillissent violemment
que le délire épileptique dont la brusque apparition puisse être comparée à cette explo-
sion de troubles intellectuels. Les idées délirantes jaillissent violemment avec l’ins-
[…] C’est un véritable
tantanéité d’une inspiration, armées pour ainsi dire de toutes pièces. Il n’y a pas de pré-
coup de tonnerre dans un
face au délire. C’est un véritable coup de tonnerre dans un ciel serein.
ciel serein…
Toutes les idées délirantes peuvent s’observer dans ces cas. Parfois c’est une idée
de persécution, les malades se croient tout à coup l’objet d’une surveillance spéciale,
d’un espionnage de la part d’ennemis imaginaires ou de gens qui les environnent. Ils
sont encore persécutés par les prêtres, les jésuites, et sont l’objet d’une sourde machi-
nation. Très fréquemment, c’est une bouffée de délire ambitieux ; ils ont une mission
divine. Ils se croient Dieu ou Jésus-Christ. Ils ont une haute destinée. Ils seront Roi,
Empereur ; ils ont une immense fortune. Tous ces délires, tantôt sont exprimés avec un
calme et un sang-froid qui témoignent nettement de la conviction des malades, tantôt
avec une exaltation enthousiaste quand il s’agit d’idées ambitieuses. D’autres fois, au
milieu des occupations journalières, éclate un accès de manie avec un désordre com-
plet dans les paroles, les actes, et des hallucinations multiples. D’autres fois, c’est un
délire à forme mystique. D’autres fois encore ce sont des délires impossibles à quali-
fier et qui sont spéciaux aux dégénérés : ils ne reconnaissent plus leur entourage ; ils
s’étonnent quand on les appelle et soutiennent qu’ils n’existent plus. Complet dès le
début, ce délire n’évolue pas, il piétine sur place, ne progresse et ne s’accroît pas. Ce
délire est toujours peu consistant, sans systématisation, c’est un mélange incohérent et
enchevêtré d’idées sans attaches profondes.
…Ce sont, dit encore Ces délires sont essentiellement passagers. Ils ne tiennent pas la scène pendant
MAGNAN, des délires sans bien longtemps. Survenus brusquement, ils disparaissent de même en quelques jours.
conséquence, sinon sans L’internement produit une réaction bienfaisante. Ce sont, dit encore MAGNAN, des
lendemain… délires sans conséquence, sinon sans lendemain.
Telle est la forme typique de la bouffée délirante, mais il en existe d’autres formes
cliniques :

204
BOUFFÉES DÉLIRANTES

1° LES DÉLIRES EN SÉRIES POLYMORPHES. Le « Délire d’emblée » dit LEGRAIN l, n’a …Le « Délire d’emblée »
pas toujours une forme aussi élémentaire. Un aspect clinique souvent observé peut être dit LEGRAIN, n’a pas tou-
décrit de la manière suivante : jours une forme aussi élé-
Un malade entre à l’Asile avec une idée délirante ; quelques jours après une autre mentaire…
apparaît qui efface la première, puis une troisième idée délirante, une quatrième lui
succède et ainsi de suite pendant un temps indéterminé. Il se produit donc ici une série
de bouffées délirantes, autant de délires d’emblée bien différents les uns des autres,
sans aucune cohésion. Ces variations que subissent les idées délirantes à très bref délai
sont encore un caractère des délires chez les dégénérés. Ce délire est essentiellement
protéiforme. C’est une preuve du peu de fondement sur lequel reposent les troubles
intellectuels. Profondément déséquilibrés, les dégénérés apportent dans leur manière
de délirer ce caractère de leur état mental. Ils sont déséquilibrés, illogiques dans leur
délire comme ils le sont normalement. Un malade faible d’esprit présente successive-
ment des idées de persécution, de grandeur, mélancoliques, hypocondriaques, troubles
intellectuels qui se succèdent à des intervalles inégaux, qui s’enchevêtrent parfois et
qui, dans leur ensemble, constituent un délire polymorphe inextricable.
2° LES BOUFFÉES DÉLIRANTES À TYPE INTERMITTENT. Parfois les délires d’emblée,
au lieu de se succéder sans retour à la santé, reparaissent dans la vie de l’individu après
des périodes de calme. Le malade délire plusieurs fois dans sa vie, chaque fois son
délire fera la même irruption subite au milieu du calme de la vie intellectuelle. Il n’y
aura qu’une différence à noter, c’est que le contenu du délire variera dans chaque
accès. Cette dissociation est très commune dans la vie des dégénérés. Tel malade inter-
né une première fois pour une manie qui guérira, sera interné plus tard pour un accès
de mélancolie. Tel autre interné pour un délire de persécution, présentera quelques
années après une bouffée délirante à forme ambitieuse. Quand le médecin se trouve en
présence d’un deuxième ou troisième accès de délire survenant chez le même malade,
surtout si ces accès présentent une forme différente chaque fois, il pourra conclure
qu’une prédisposition héréditaire existe, mais il fera ses réserves en ce qui concerne
d’autres accès, surtout si, bien renseigné sur les antécédents héréditaires, il trouve une
prédisposition accentuée.
3° DÉLIRE D’EMBLÉE SURVENANT DANS LE COURS D’ÉVOLUTION D’UN DÉLIRE CHRO-
NIQUE. On voit parfois le délire d’emblée éclater comme « syndrome supplémentaire »
au cours d’un délire à évolution chronique 2. Un malade, par exemple, délire depuis
plusieurs mois, son délire a une évolution chronique, lorsque, tout à coup, rompant la
monotonie de ce dernier, survient une bouffée délirante. Cette bouffée n’a que la
valeur d’un incident fugitif qui disparaît comme il est venu et le délire primitif reprend
son cours comme si rien n’était arrivé. Plusieurs bouffées successives peuvent ainsi se
produire et changer de forme chaque fois durant toute la maladie; elles ne laissent
aucune trace derrière elles. En aucune façon il ne faudrait penser à la coexistence mul-
tiple de plusieurs délires. Toutes ces effervescences délirantes sont comme autant de
bourgeonnements éphémères appartenant au même tronc.
— La conception des délires épisodiques de l’école parisienne ne s’est guère déve-
loppée depuis MAGNAN et ses élèves directs. On trouvera cependant, de 1910 à 1930 3,

1. LEGRAIN, p. 146.
2. LEGRAIN, p. 138, Ce fait nous le retrouverons plus loin et surtout dans le prochain Tome consa-
cré aux Psychoses chroniques.
3. Notamment dans la collection du Bulletin de la Société de Médecine Mentale.

205
ÉTUDE N° 23

quelques observations ou discussions sur ce thème (VIGOUROUX, TRUELLE, COLIN,


TRENEL, CAPGRAS, BRIAND). Plus près de nous, TARGOWLA 1, s’est intéressé à la ques-
tion et définit le « syndrome psycho-somatique » connu sous le nom de bouffée déli-
rante par la triade suivante : 1° un délire quelconque débutant d’emblée et lié au fond
mental, 2° l’intrication et la succession sans ordre de symptômes maniaques, mélan-
coliques, confuso-oniriques, 3° un état physique précaire et des troubles des fonctions
organiques traduisant un état d’intoxication. DUBLINEAU 2 a présenté une revue géné-
rale et schématique de la question. BENON 3 est revenu, il y a quelques années, sur ce
point. Mais il convient de souligner que l’enseignement de MAGNAN étant resté dans
cette matière presque uniquement oral, s’est perpétué surtout dans l’école parisienne,
les écoles de province sont demeurées longtemps sinon réfractaires, tout au moins plus
indifférentes aux idées du Maître de Sainte-Anne. C’est ainsi que le Traité de RÉGIS
(de Bordeaux), malgré l’importance qu’il attribue aux « psychoses dégénératives », ne
souffle pas un mot des « bouffées délirantes 4 ».
LEGRAIN a étudié le mécanisme de constitution de ces délires : « Le délire, écrit-il,
tout à fait à son origine est représenté par de simples interprétations absurdes, illo-
giques de faits réels auxquelles les malades attachent leur esprit ; peu à peu le fait pri-
mordial 5, base de la première interprétation délirante, s’efface de leur souvenir ; reste
l’idée délirante qui continue à évoluer seule d’autant plus facilement que le degré d’in-
telligence du malade est plus inférieur (p. 174)... De l’interprétation délirante au déli-
re vrai il n’y a plus qu’un pas. Peu à peu, dégageant son idée de ses attaches réelles, le
malade n’hésite plus, il ne se pose plus de questions, il commence à être convaincu, il
s’incorpore littéralement à son délire... Le délire n’est qu’une déviation des facultés
déductives et inductives qui poursuivent une fausse piste, un mauvais raisonnement...
…La genèse du délire, La genèse du délire, telle que nous venons de l’exposer, explique l’absence si fré-
[…] explique l’absence si quente des hallucinations » (p. 175). C’est en quoi, pour l’École de MAGNAN, le
fréquente des hallucina- « Délire d’emblée » se distingue du « Délire chronique ». Mais nous allons voir en
tions »… nous rapportant encore à LEGRAIN, que les choses ne sont pas très claires : « Dans le
délire chronique les hallucinations sont essentiellement primitives, tout le délire est
bâti sur elles... Chez le dégénéré délirant, lorsque les hallucinations existent, elles se
forment tout autrement. Ce sont des symptômes contingents de la maladie mais ils
n’en constituent pas la base immuable ; nombre, en effet, de délires chez les dégéné-
rés évoluent sans hallucinations. Lorsqu’on les voit compliquer la scène morbide, elles
sont le plus souvent provoquées par le délire lui-même en vertu du mécanisme sui-
vant : tous les centres cérébraux sont dans un état complet d’éréthisme ; le cerveau
antérieur élabore des idées délirantes et évoque des images dans le cerveau postérieur.
Ainsi l’hallucination trouve sa cause directe dans une série d’idées délirantes qui la

…premier projet de thèse 1. TARGOWLA (R.), Encéphale, 1926. C’est auprès de lui que nous fîmes nos « premiers pas » en
d’H. EY… psychiatrie et nous nous rappelons encore la malade « Canoine » qui avait fait, un moment l’ob-
jet de notre projet de thèse de doctorat et dont l’observation figure dans cet article.
2. J. DUBLINEAU, Semaine des Hôpitaux, 1932.
3. BENON, Journal des Praticiens, 1936.
4. RÉGIS, Précis, (6me Édition 1923, « Dégénérescences avec Psychoses, pp. 503 à 543).
5. Il est curieux de constater combien ce « fait primordial » est dans l’école « mécaniciste » de
MAGNAN loin du « fait primordial » de MOREAU (de Tours). Pour LEGRAIN, le fait primordial c’est
l’erreur commise comme effet d’une interprétation délirante. Pour MOREAU (de Tours), c’est la
condition même de l’erreur de l’interprétation et du délire, la modification structurale de la
conscience. La conception intellectualiste et atomistique de l’École de MAGNAN est évidente dans
tous les passages que nous allons citer.

206
BOUFFÉES DÉLIRANTES

font naître et elle se produit comme un véritable réflexe... Prenons un exemple. Une
débile très dévote, très affaiblie par un jeûne volontaire dans un but de pénitence, s’est
absorbée depuis quelque temps dans des pratiques religieuses exagérées. Tout à coup
son esprit s’exalte et elle bâtit un délire à forme mystique avec hallucinations. Elle se
rappelle les passages des livres saints où Dieu a parlé aux prophètes, les évoque insen-
siblement et elle entend Dieu qui lui parle : son attitude est celle de l’hallucinée ; dans
sa surexcitation délirante, Dieu lui apparaît comme elle l’a vu représenté sur les
images de sainteté, etc... « Voilà, conclut LEGRAIN (p. 142), un exemple de délire d’em-
blée avec hallucinations comme on en observe souvent. » Ainsi (et c’est la raison pour
laquelle nous citons ce passage) si pour l’École de MAGNAN la bouffée délirante n’était
pas « hallucinatoire » essentiellement, c’est parce que l’hallucination ne dépendait pas,
à ses yeux, du délire... Mais dans ses propres exemples et ses descriptions, le délire est
constamment hallucinatoire. Si la présence d’hallucinations a été considérée comme
une contingence par l’école de MAGNAN, elle n’en est pas moins signalée à tout bout
…malgré les artifices de
de champ. C’est ce que nous dit encore HALBERSTADT pour qui la psychose délirante
la description de l’école
dégénérative aiguë est caractérisée « par le développement rapide d’un délire plus ou
de Magnan, la « bouffée
moins cohérent, souvent instable, variable et superficiel... En dehors des interpréta-
délirante » est au centre
tions morbides et des hallucinations, on peut trouver à la base de ce délire un élément
même de l’ensemble des
imaginatif » (p. 115). Autrement dit, malgré les artifices de la description de l’école de
psychoses hallucinatoires
MAGNAN, la « bouffée délirante » est au centre même de l’ensemble des psychoses hal-
aiguës…
lucinatoires aiguës, elle est une « bouffée délirante et hallucinatoire ».

B.– LES « EXPÉRIENCES DÉLIRANTES PRIMAIRES » DE JASPERS.


Si le « niveau de troubles » qui fait l’objet de la présente étude paraît donc correspondre
à l’esprit sinon à la lettre de l’École française classique et notamment à la fameuse « bouf-
fée délirante » (tout à la fois délirante et hallucinatoire, répétons-le, essentiellement poly-
morphe dans ses thèmes et ses mécanismes), nous devons maintenant nous demander si la
notion même d’« EXPÉRIENCE DÉLIRANTE PRIMAIRE » telle que nous la rencontrons dans
l’œuvre de K. JASPERS ne s’applique pas — non point certes exclusivement, mais plutôt
comme à son objet privilégié — à cette forme de la déstructuration de la conscience.
Sans doute pourrions-nous ici renvoyer encore 1 aux magnifiques analyses de
MOREAU (de TOURS) sur le « fait primordial » considéré par lui comme une forme de
« conscience imageante » dont le vécu, tout à la fois incoercible, intense et énigma-
tique, constitue l’expérience originale et originelle du délire. Mais c’est à la psycho-
pathologie de K. JASPERS 2 plus proche de nous, que nous allons nous adresser pour
montrer comment la notion d’« expérience délirante primaire » et celle de « conscien-
ce délirante et hallucinatoire aiguë » se recoupent presque nécessairement.
Ce sont, dit JASPERS, les données vécues (Erlebnisse) du délire, c’est-à-dire les phé-
nomènes premiers, les expériences proprement dites du délire qui constituent la base
originelle de ces « Wahnideen ». Elles sont donc tout près de ces autres « faits premiers »

1. Cf. Étude, n° 8.
2. Nous citons ici d’après la traduction française de la 3me Édition allemande (Paris, 1928).
[NdE : Trad Rééd. in Karl JASPERS : Psychopathologie générale, 2000 :Paris : Claude Tchou.]

207
ÉTUDE N° 23

que sont les expériences hallucinatoires (p. 83). Elles ont la même actualité, la même
vividité, le même caractère de contrainte et de corporéité 1. Elles sont aussi pour nous
…« Il y a quelque chose, foncièrement impénétrables (pp. 86-87) en tant que formes du vécu irréductibles à nos
dis-moi ce qu’il y a. Je ne expériences normales de la vie psychique. « Il y a quelque chose, dis-moi ce qu’il y a.
sais pas quoi, mais il y a Je ne sais pas quoi, mais il y a quelque chose ». Telle en est la formule la plus vague,
quelque chose »[…] Tout la plus générale et la plus intense. Tout prend une signification nouvelle, le vivant est
prend une signification changé et non point comme projeté dans l’avenir ou le passé (comme nous l’avons vu
nouvelle […] le vivant est pour la conscience maniaque ou mélancolique) mais il est changé là, maintenant. Ces
changé là, maintenant… expériences délirantes primaires, JASPERS les classe en perceptions délirantes, repré-
(JASPERS) sentations délirantes et intuitions délirantes (Bewusstheiten), ce qui est loin de consti-
tuer un progrès par rapport aux analyses symptomatiques des écoles classiques ! Mais
l’intérêt de la description n’est pas dans cette classification plus ou moins artificielle.
En parlant de perception délirante (pp. 88 à 91) il souligne l’importance absolument pri-
mordiale du « significatif pathologique » qui « colle » aux choses et les enduit de leurs
qualités dramatiques intenses. (Ici naturellement les propos de malades que rapporte
JASPERS renvoient — peut-être comme à leur écho — à la Nausée de SARTRE). A pro-
pos des fabulations soudaines, des idées subites, il souligne (comme de CLÉRAMBAULT)
leur caractère irruptif, massif et incoercible. C’est surtout l’analyse des
« Bewusstheiten » délirantes qui est intéressante. Il signale lui-même à leur propos (p.
92) qu’elles « apparaissent souvent dans les psychoses aiguës, riches en événements ».
« A côté, ajoute-t-il, de l’expérience sensible des contenus illusoires, hallucinatoires ou
pseudo-hallucinatoires, il y a une sorte d’expérience où la plénitude des sensations n’est
pas essentiellement modifiée. A l’idée comme à la perception se lie une signification
spéciale ». Il pense encore que ces expériences délirantes primaires, quand elles ne sont
pas systématisées, ou élaborées en états chroniques « sous forme non systématique et
confuse », se trouvent dans les états aigus (p. 93). Si JASPERS indique (p. 144) que les
« vraies » hallucinations et les « vrais » délires exigent une conscience claire, la plupart
de ses descriptions et surtout les exemples cliniques dont il émaille son ouvrage mon-
trent que pour lui, comme pour MOREAU (de TOURS), l’expérience délirante primaire
est, sous son aspect le plus authentique, représentée par le vécu des psychoses délirantes
aiguës et à propos des troubles de la conscience de Soi (pp. 100 à 107) comme pour la
dépersonnalisation, le dédoublement de la personnalité et le sentiment de métamorpho-
se, il renvoie, comme MOREAU (de TOURS), au hachisch.

La notion d’ « expérience délirante primaire » nous paraît donc là encore impos-


sible à séparer de l’expérience délirante hallucinatoire. Il nous paraît évident que,
entre les expériences délirantes et hallucinatoires « virtuelles » de la Manie et de la
Mélancolie 2 et la submersion par le monde chaotique des images des états confuso-
oniriques 3, il y a précisément un niveau intermédiaire essentiellement hallucinatoire

1. Nous touchons ici et pour la première fois dans cette Étude à ce qui va en être le leit-motiv.
Entre le monde indéfiniment ouvert ou fermé des crises de manie et de mélancolie et le déroule-
ment tumultueux et chaotique en vase clos du délire confuso-onirique, la conscience morbide étu-
diée ici est celle d’un monde encore monde, mais hallucinatoire et artificiel.
2. Niveau où la conscience altérée seulement dans sa structure temporelle éthique est trop vigi-
lante pour être hallucinée.
3. Niveau où la conscience a tellement chaviré dans l’imaginaire que les contrastes réel-imaginaire
et sujet-objet ne sont plus possibles et où la conscience est trop troublée pour être hallucinée.

208
BOUFFÉES DÉLIRANTES

de la déstructuration de la conscience. C’est celui dont nous nous proposons de déga-


ger la structure, jusqu’ici confondue avec les crises de manie et de mélancolie ou
absorbée purement et simplement dans le delirium confuso-onirique.
Enfin, si les troubles que nous nous proposons d’étudier nous paraissent avoir déjà
fait l’objet des observations et analyses de l’École de MAGNAN, de MOREAU (de Tours)
et de JASPERS, nous devons ajouter qu’ils ont été admirablement étudiés au degré infé-
rieur de ce niveau par MAYER-GROSS SOUS le nom de formes oniroïdes de vécu et nous
exposerons longuement plus loin son ouvrage (1922). Cette notion recoupe jusqu’à un
certain point la notion française d’onirisme, mais jusqu’à un certain point seulement
car le fond de l’état oniroïde n’est pas la confusion, c’est seulement un état crépuscu-
laire de la conscience.
Ainsi, du point de vue historique, nous voyons clairement posé le problème : beau-
coup de psychiatres ont cherché à interposer entre la manie et la mélancolie, d’une
part, et les états confusionnels, d’autre part, une couche de troubles appelés parfois
hyponoïdes (KRETSCHMER) et que nous pouvons étudier sous le nom de « Bouffées
délirantes et hallucinatoires », caractérisés essentiellement par des expériences de
dépersonnalisation — de dédoublement hallucinatoire — et de vécu oniroïde.

§ II. — ÉTUDE CLINIQUE DES BOUFFÉES


DÉLIRANTES ET HALLUCINATOIRES
(Dépersonnalisation — Conscience hallucinante — Conscience oniroïde)

Comme les crises de manie et de mélancolie, ce type de « crise » ou ce « syndro-


me épisodique » survient généralement chez des « prédisposés » dont les antécédents
héréditaires familiaux sont souvent « chargés ». Le niveau intellectuel des malades ne … Le niveau intellectuel
joue pas un grand rôle et on peut voir la psychose éclater chez des arriérés aussi bien des malades ne joue pas
un grand rôle…
que chez des personnes d’intelligence supérieure. Il semble toutefois que ce soit plutôt
chez des personnalités délicates et même parfois de culture raffinée que l’on observe
non seulement la plus grande richesse d’intuitions et de vécus délirants ou de nuances
hallucinatoires (comme en témoignent généralement les auto-observations, les « patho-
graphies » de ces patients), mais aussi la plus grande fréquence de ces « bouffées » ; on
trouve dans les antécédents de ces malades assez souvent des tendances névropa-
thiques, hystériques, un tempérament sensitif, des dispositions schizoïdes de caractère,
une forte arriération affective, des tendances imaginatives qui semblent constituer des
conditions très favorables à l’éclosion de ces expériences délirantes et hallucinatoires.
De même, au point de vue biotypologique, les types asthéno-longilignes ou dyspla-

209
ÉTUDE N° 23

siques prédominent 1. Somme toute on comprend que d’une part MAGNAN ait décrit ses
« bouffées délirantes » chez les « dégénérés » et que d’autre part on ait souvent ten-
dance à faire entrer ces troubles dans le cadre des « schizophrénies aiguës... » car,
comme nous le verrons, elles ont souvent, en effet, tendance à s’organiser en forme
d’existence schizophrénique (formes épisodiques ou cycliques sur fond schizoïde).
Nous allons d’abord exposer très brièvement quelques observations choisies
presque pour leur banalité. Nous nous imprégnerons mieux ainsi de la substance cli-
nique qui doit passer dans nos descriptions et dans nos analyses. Disons de suite que
ces observations sont caractérisées par leur début d’emblée, le polymorphisme de la
…ces observations sont
caractérisées par leur symptomatologie et les caractères typiques de la conscience délirante et hallucinante
début d’emblée, le poly- en tant qu’elle projette et actualise dans les champs perceptifs l’imaginaire immédia-
morphisme de la sympto- tement vécu comme un événement du monde mais d’un monde dont s’effacent les
matologie et les carac-
limites entre l’univers externe et la réalité somatopsychique subjective jusqu’à les
tères typiques de la
conscience délirante et confondre dans l’état crépusculaire de la conscience.
hallucinante… On comprend qu’au regard d’une Psychiatrie classique qui considérait l’halluci-
nation comme un phénomène sensoriel isolé, cette structure de conscience soit passée
presque inaperçue ou ait été dispersée aux quatre coins de la nosographie (en partie
dans les psychoses hallucinatoires ou délires chroniques, dans la schizophrénie, par-
fois dans la paranoïa et la psychose maniaco-dépressive, le plus souvent dans les
formes délirantes et hallucinatoires « atypiques », etc...). On comprend aussi que l’étu-
de des psychoses aiguës ou épisodiques ait presque toujours adopté précisément une
classification des phénomènes en fonction du symptôme réputé fondamental, celui de
l’hallucination : d’où les « formes hallucinatoires » opposées (ou apparentées) aux
formes « interprétatives », « imaginatives », « pseudo hallucinatoires », etc. — d’où
aussi les formes isolées selon le champ perceptif intéressé (hallucinations psychosen-
sorielles, auditives, visuelles — hallucinations psychiques et psychomotrices — syn-
drome d’influence et d’automatisme mental — hallucinations et illusions cénesthé-
siques — dépersonnalisation, etc.).

A.– OBSERVATIONS.
Le coup d’œil que nous allons d’abord jeter sur quelques observations suffira pour
nous faire sentir la nécessité d’engager l’étude clinique dans des perspectives moins
artificielles. Nous allons donc exposer quelques cas destinés à nous montrer : – 1° que
certaines crises délirantes et hallucinatoires existent en clinique qui ne se confondent
ni avec les états maniaco-dépressifs typiques, ni avec les états confuso-oniriques

1. Sans doute les « psychoses épisodiques » ont-elles souvent des affinités avec le tempérament
« cycloïde », mais ces « dispositions cyclothymiques » ont été souvent un peu exagérées par les
auteurs qui ont le souci de séparer radicalement ces troubles de l’évolution schizophrénique.

210
BOUFFÉES DÉLIRANTES

typiques 1 – 2° que ces crises sont d’un niveau inférieur aux états maniaco-dépressifs
en ce sens qu’elles impliquent la structure maniaco-dépressive dans le tableau cli-
nique, mais que cette structure est noyée dans un ensemble de troubles plus profonds
de la déstructuration de la conscience 2.
Le choix de telles observations de « psychoses aiguës » est difficile pour la raison
que nous allons exposer. En effet comme nous avons en vue ici un niveau de dissolu-
tion typique par lequel passent les psychoses aiguës, mais que les psychoses chro-
niques (comme nous le verrons ultérieurement) traversent non seulement aussi mais
souvent, il nous faut chercher des exemples qui permettent un recul de plusieurs
années. Les observations cliniques datant d’une dizaine d’années sont généralement à
exclure aussi parce que les traitements de choc en bouleversent, depuis lors, l’évolu-
tion spontanée. Force est donc de recourir à de vieilles observations et chacun sait qu’il
n’est pas facile non pas de s’y rapporter certes, mais de pouvoir les compléter par des
renseignements catamnestiques qui, pour être significatifs, doivent couvrir précisé-
ment 5 ou 10 ans.
Les trois exemples que nous avons ainsi choisis parmi notre matériel clinique pour …observations person-
avoir été l’objet de nos propres et personnelles observations, vont donc illustrer la pos- nelles… H.EY.
sibilité pour certaines psychoses aiguës de se constituer en type de « bouffées déli-
rantes et hallucinatoires », à mi-chemin de la manie-mélancolie et de la confusion. Les
accès que nous allons décrire ont été vraiment des accès, des psychoses aiguës, quel-
le qu’ait été, on va le voir, l’évolution ultérieure assez diverse de ces crises.

I. Bouffée délirante sur fond d’excitation maniaque. Mlle Andrée R.


Née en 1905. Pas d’antécédents familiaux connus. Biotype pycnique. Caractère
exalté. Développement intellectuel très au-dessus de la moyenne. Sociabilité. Esprit
d’initiative et d’entreprise. A séjourné en Angleterre. Secrétaire active, enjouée, sérieu-
se, vivant avec sa mère. A l’âge de 26 ans (février 1932) est placée à l’hôpital Henri
Rousselle où elle fut internée avec le diagnostic de « démence précoce » probablement
à cause du délire hallucinatoire et du syndrome d’influence qui occupaient le premier
plan du tableau clinique. Le certificat note en effet : Inactivité progressive, idées de per-
sécution. Elle est envoûtée, une volonté essaie de lui suggérer des idées et des actes. On
veut la filmer, il y a des tuyaux de « gaz émanatoires ». C’est une sorcellerie, une magie
noire. On veut la faire devenir folle, lui imposer une folie sexuelle, on veut faire d’elle
une espionne chimérique. Elle est tuée moralement, elle a un corps sans âme.
Impulsions, violences. Tentative de suicide. Refus d’aliments par crainte d’empoison-
nement... Elle fut placée à la Clinique du Pr. CLAUDE OÙ nous la soignâmes avec le Dr.
MIGAULT. Un autre certificat mentionne à son entrée également : Psychose paranoïde
avec énonciation et commentaire des actes. Prise de la pensée. Sorcellerie, etc...

1. Fait qu’exprime la loi de l’originalité structurale des niveaux de dissolution.


2. Fait qu’exprime la loi de la hiérarchie structurale des niveaux de dissolution : tout niveau (b)
est dit inférieur par rapport à un autre (a) quand son tableau clinique comporte celui-ci (a) mais
y ajoute ses troubles propres (b).

211
ÉTUDE N° 23

Les troubles avaient éclaté en février, quelques jours avant l’internement. Elle
avait eu quelques ennuis professionnels (ne se plaisant pas dans ses places en raison
« de la légèreté de mœurs des patrons et des employés ») et elle avait eu une liaison
sentimentale avec un officier anglais. La veille du jour où elle tomba malade, elle avait
reçu un télégramme où il était question de « surprise party » (la matérialité du fait a
été établie). Elle s’est emportée, a eu une crise d’excitation au cours de laquelle elle se
demandait si elle devait se marier ou prendre un amant. D’où altercation avec sa mère
et crise d’agitation.
Pendant toute la durée de son hospitalisation, elle se montra agitée, logorrhéique,
avec une grande fuite des idées. Mais cet aspect maniaque était submergé par une acti-
vité délirante et hallucinatoire qui la séparait du monde extérieur. Le contact avec elle
ne fut pas possible pendant les premiers temps de l’observation. Son état mental n’était
pas celui d’une manie franche et typique, mais d’une « manie confuse et hallucinatoi-
re ». Ce qui frappait le plus, c’est qu’il s’agissait d’une sorte d’onirisme qui touchait
par moments, rarement d’ailleurs, à la confusion, mais qui, le plus souvent, était plus
intuitif et « représenté » que perceptivement vécu. Toute la psychose dans la majeure
partie de son évolution est restée dans une demi-teinte « oniroïde », avec une forte dra-
matisation de l’ambiance et des situations internes ou externes. Elle se complaisait
d’ailleurs (elle l’a dit) dans un état qui l’éloignait de la réalité désagréable. Un autre
caractère de la psychose était représenté par sa forte structure affective : elle baignait
littéralement dans un monde de fantasmes sexuels où il est facile de reconnaître
comme composante fondamentale un complexe d’homosexualité.
… le tableau clinique Après une période de trois mois durant lesquels le tableau clinique était très poly-
était très polymorphe et morphe et sans cesse oscillant, elle s’est calmée et elle est sortie complètement guérie
sans cesse oscillant… en juin 1932.
Voici le récit qu’elle a fait, soit oralement, soit par écrit de cette expérience déli-
rante et hallucinatoire :
« Je n’ai jamais été absolument normale, j’ai toujours été très nerveuse. Je me sen-
tais très déprimée depuis onze mois. J’étais allée à Madrid (février 1931) comme secré-
taire d’un banquier. Je suis devenue la secrétaire de ce monsieur qui était très grincheux.
Certains excès de nourriture et de boisson (dîners au Champagne). J’étais très conten-
te, j’y suis restée huit jours. Rentrée le 1er mars 1931, j’étais très déprimée, découragée,
j’avais eu des ennuis... Il y avait un triste individu avec nous, c’était un avocat conseil
qui occupait un appartement au Ritz. Je suis entrée dans son bureau, la porte de sa
chambre s’est ouverte, il est entré nu comme un ver et je me suis sauvée. Une fois avant
déjà il m’avait fait le coup. J’étais dégoûtée. J’étais tellement révoltée que je n’ai pas
voulu travailler pour lui. Cet incident a eu comme résultat la rupture de pourparlers
commerciaux. J’ai refusé de partir à Paris en même temps que cet individu. Rentrée à
Paris, nouveaux ennuis avec mon patron qui m’avait remplacée pendant mon absence.
Crise de foie (Restée alitée pendant plusieurs jours). On m’a proposé une nouvelle
situation Avenue Georges V, où j’ai travaillé jusqu’en février 32. J’étais dans un entou-
rage extrêmement antipathique. C’étaient des Américains. Il y avait des Américaines
impossibles. J’étais littéralement surmenée. Elles avaient, paraît-il, des mœurs spé-
ciales. Toutes les femmes étaient les maîtresses du patron. Le mien me faisait écrire ses
lettres d’amour en français. Je crois bien que c’était à moi qu’il s’adressait. Vers le mois
d’août, j’ai fait la connaissance d’une autre secrétaire, Mlle L. qui m’a amenée dans des
milieux de Montmartre. Elle était amoureuse du directeur et elle n’osait pas lui résister.
Elle en avait peur... comme moi. Il prenait des poses de Don Juan. Ça devait être un

212
BOUFFÉES DÉLIRANTES

homme dangereux à bien des égards. Il me reprochait mon allure un peu masculine...
J’ai eu tous ces temps derniers une seule aventure. J’avais fait la connaissance d’un offi-
cier anglais très épris de moi. J’étais également éprise de lui. Je me suis demandé s’il
n’émargeait pas aux Affaires Étrangères. Des raisons sociales interdisaient de nous
marier. Il m’a demandé de vivre maritalement avec lui ; je lui ai répondu que je ne pou-
vais pas le faire à cause de ma mère. Il était dans une situation de fortune trouble... Entre
temps j’ai revu le baron de C, secrétaire également de la maison où j’étais. Il a 37 ans
également. Il me poursuivait de ses assiduités et j’ai fini par lui promettre de devenir sa
femme dans six mois. Il m’a fait signer un papier dans lequel je l’autorisais à me servir
de « frère aîné ». Il estimait que je vivais dans un milieu louche. C’était en février
1932... Je n’avais plus de nouvelles de Londres, de l’officier anglais que je connaissais,
jusqu’au jour où je suis tombée malade. Ce jour-là j’ai reçu un télégramme « Ne vous
inquiétez pas. Surprise Party. Jeudi 8, signé : Maurice ». Le baron de C. était un per-
sonnage assez étrange, je me suis demandé si ce n’était pas lui qui m’avait fait envoyer
ce télégramme. Ma mère a tenu à s’en assurer, il a répondu catégoriquement qu’il n’en
était rien. Lors de cette entrevue, il aurait également dit à ma mère qu’il ne voulait pas
de moi, ni de la main droite, ni de la main gauche.
Ce jour-là, je m’étais emportée avec ma mère comme jamais encore. Je me deman-
dais si je devais me marier ou prendre un amant. Ma mère a été révoltée. Entre temps
ma mère a eu une crise de nerfs, elle me suppliait d’être raisonnable. Avec le Docteur
qui me soignait, on a décidé de m’amener chez le Dr. TOULOUSE. A partir de ce
moment-là, j’ai passé une journée horrible (avant mon arrivée à Henri Rousselle).
La nuit après j’ai cru entendre dans l’appartement en dessous des airs russes « les
Bateliers de la Volga », « le Coq d’or... ». J’ai entendu des bruits de cailloux contre la
fenêtre de ma chambre. « Allo ! Andrée, nous sommes là ! ». J’ai cru que c’était la sur- …« mon cerveau très fati-
prise party annoncée dans le télégramme... mon cerveau très fatigué travaillait à toute gué travaillait à toute
vitesse... vitesse »...
Quand je suis arrivée chez le Dr. TOULOUSE, le chauffeur m’a dit que le Dr.
TOULOUSE était chef de l’espionnage (Récit de tous les détails de son entrée : détails
infimes, très circonstanciés).
J’ai eu l’impression qu’on se servait de moi, « Oh ! la bonne prise ! la belle
prise !. » Je me demandais si c’était une rafle... Moi je déteste les milieux de
Montparnasse, mais le soir de Noël une amie a insisté, nous sommes allées à la
Coupole, à l’Atlantide... Je me suis laissé inviter. J’avais l’impression que mes dan-
seurs s’incrustaient absolument en moi. J’en ai repoussé un au milieu de la danse. Je
fréquentais quelques gens de Montparnasse. Durant ce mois fatidique de décembre, j’y
allais souvent. Je prenais des apéritifs ; un « teddy » s’était amouraché de moi et il me
tutoyait en dansant, me donnait des rendez-vous. Alors quand je vins ainsi chez le Dr.
TOULOUSE, je me suis demandé si ce « teddy » ne voulait pas m’enrôler dans une
bande. A Henri Rousselle j’ai ruminé que le général C, ami de mon père, était un
espion. J’ai même cru le voir dans mes hallucinations.
Pendant 3 jours chez le Dr. TOULOUSE je n’ai pas eu l’impression de perdre
conscience. J’ai eu l’impression de parler tout un jour l’anglais. Quand on m’a fait la
P. L. j’avais l’impression qu’on m’inoculait la syphilis. J’avais l’impression que je
voyais des taches de sang, du sang d’un autre malade. J’avais peur d’attraper une mala-
die contagieuse. Je ne dormais pas. Je croyais entendre des prières en hébreu. J’ai cru
qu’on voulait m’associer à ces prières. Alors j’ai chanté des bribes de cantiques qui me
revenaient. Je suis restée longtemps les bras en croix... Il me semblait que ça me sou-
lageait. J’entendais une rumeur... Par les bouches de chaleur je sentais comme des

213
ÉTUDE N° 23

souffles... Je souffrais beaucoup de la tête... Je me suis mise entièrement nue. J’ai


remarqué que le drap avait l’air propre et je me suis enveloppée dedans. Tous les gens
qui m’approchaient je les trouvais d’une laideur épouvantable. Je croyais reconnaître
tout le monde. Était-ce le jour ou la nuit, je n’en sais rien. J’avais l’impression qu’on
voulait me rendre folle. Un jour, une anglaise m’avait traitée d’hystérique au troisiè-
me degré, ça m’avait frappée. Un étudiant en médecine a dit à ma mère : « Je veux
bien épouser Andrée si ça doit la guérir !»
Quand je suis arrivée ici (à la clinique) on m’a mise « à l’isolement 1 ». J’ai cru
que vous étiez M. André Witchy, le père d’une de mes meilleures amies. Vous res-
semblez à mon père.
Impression d’être dans un milieu de prostituées. Naturellement j’avais lu certains
livres d’Anquetil, etc... Là, j’ai entendu en rêve (je n’en sais rien) des précisions. Est-
ce qu’elles étaient anormales ? Plusieurs m’ont demandé de coucher avec elles ? Elles
me tendaient les bras et m’appelaient. Ensuite ça s’est précisé. Il me semblait qu’un lit
était occupé par un jeune docteur qui avait le regard magnétique. Il faisait comme des
signaux avec le bras. Elles sont venues auprès de moi, auprès de mon lit. Elles par-
laient en plusieurs langues. Des infirmières prenaient des notes et me faisaient signe
de ne pas avoir peur. Tous les gens qui passaient disaient « quelle bonne prise ».
J’avais lu un article sur les kleptomanes. Il me semblait qu’on voulait me faire parti-
ciper à cette opération. Des femmes me paraissaient tatouées sur leurs seins. Le volu-
me de leurs seins me paraissait varier. Quand je ferme les yeux, je vois souvent comme
des cercles jaunes et j’avais cela devant les yeux. J’ai pu faire d’étranges associations
d’idées. Ponction lombaire — nitrate d’argent — bouton — manger — boire. Tout cela
avait une signification érotique. Je pensais qu’on allait inoculer soit une maladie soit
une substance pour savoir si par exemple je n’avais pas de relations avec les femmes.
Toutes parlaient de leur chien avec des termes ignobles... J’ai été longtemps poursui-
vie par des femmes anormales.
Franc-maçonnerie. Espionnage. Je sentais que je servais d’instrument dans un but
que je n’arrivais pas à comprendre. J’avais pensé que le baron de C. était un agent plus
ou moins direct d’une organisation, peut-être de la Franc-maçonnerie. En Angleterre
j’avais entendu beaucoup parler de la Franc-maçonnerie. J’ai pensé qu’on voulait se
débarrasser de moi pour me soustraire à l’influence directe de ma mère. Le baron de
C. voulait me faire entrer comme lui-même dans le cabinet de M. Tardieu. Les gens
qui occupaient des lits dans la salle me paraissaient faire des signes suspects. Je me
suis aperçue depuis que vous faisiez souvent ces signes-là vous autres médecins…
J’avais l’impression que l’on faisait le jour et la nuit comme on voulait. J’ai cru
qu’on voulait me faire dire des secrets que j’avais pu surprendre dans mon métier. Il
me semblait qu’on voulait me les faire divulguer.
Hallucinations visuelles et auditives. Il me semblait qu’ils défilaient devant le mur.
C’étaient tous les membres de ma famille. Je trouvais tout cela très naturel. Je me sen-
tais très affaiblie. J’entendais mon père me parler très distinctement « triple buse !»
comme s’il était dans la chambre à côté. En même temps je voyais sa photographie très
floue. Je me voyais toute petite en train de prendre une répétition de mathématiques.
Ça m’était agréable. Il me semblait que je vivais cette scène. Ça m’était très agréable
de pouvoir m’extérioriser à côté des déments qui faisaient tant de bruit. Je croyais voir

1. A ce moment-là elle déclarait qu’elle ne savait pas où elle était « Tantôt je crois être à Agadir,
tantôt à Trafalgar, tantôt à Rabat. D’autres jours, j’ai l’impression d’être à Paris, à Fontainebleau,
à Nevers ». Son orientation dans le temps était, par contre, assez correcte.

214
BOUFFÉES DÉLIRANTES

aussi mon docteur ordinaire. Je l’ai vu en fasciste... je l’avais vu en effet avec un fou-
lard noir. Je voyais une série de scènes, des photographies. C’était bien plus flou qu’au
cinéma. C’était comme un livre d’images... C’était un peu grisaille... Je ne voyais
qu’un buste, mon père, le Dr. X. D’autres avaient l’air très mystérieux. Elles ne se
liaient pas à des paroles... Moi je leur parlais... Il me semblait que je devais leur par-
ler... Je préférais leur parler et voir tout ça que les voix des autres malades. Un jour-
naliste que je connais assez mal me disait « je suis avec toi, mon ange, pense à moi ».
Cette voix avait quelque chose d’artificiel. Elle était affaiblie, j’étais persuadée que la
personne n’était pas là. Je m’amusais à parler toute seule. Je faisais les demandes et
les réponses. Depuis longtemps je pense plus facilement en anglais, j’arrive plus faci-
lement à m’exprimer en anglais qu’en français. Je trouvais que tout le monde avait
l’air pédant, qu’ils parlaient bizarrement. Il me semblait que tout cela était une sorte
de reconstitution judiciaire. Je m’amusais... J’avais envie qu’on me rafraîchisse avec
un tonique, un produit de beauté... et j’ai éprouvé immédiatement cette sensation. Je
rêve très peu, mais quand je rêve, je rêve de serpents ou de corps gras, de tout ce qui
est répugnant. Ça me fait frissonner. Je le sens sur ma peau. Je voyais des images de
serpents. Je voyais que ce n’était pas vrai, ils étaient seulement en images.
Impressions « bizarres » 1. Au bout de 2 ou 3 heures, je trouvais que mes fesses
étaient brûlées. J’avais l’impression que j’étais assise sur une toile cirée collée à ma
peau. Ça me faisait comme un cataplasme. J’avais l’impression que c’était une expé-
rience. Je n’y comprenais absolument rien. Je pensais qu’on voulait se servir de moi
comme médium. J’avais l’impression que peut-être on m’avait influencée de façon à
ne dire que des choses agréables à celui qui m’influençait. Je sentais que mon cerveau
se troublait. Je m’amusais parfois à me dire des choses agréables ou que je pensais
devoir être agréables aux docteurs qui m’étaient sympathiques. Je pensais qu’on vou-
lait faire des expériences sur moi. J’avais comme la tête serrée. La veine de la tempe
se gonflait. J’ai senti une douleur violente dans la nuque. Je voulais réagir. Ma tête
était bouillante.
Étrangeté et dramatisation du Monde extérieur. J’avais l’impression que mon lit
était sale... Je me suis aperçue qu’il y avait une bouche de chaleur. Il me semblait
qu’on me faisait monter des odeurs... Je trouvais tout étrange. Je m’imaginais que les
gestes ordinaires avaient une signification. Ensuite je croyais reconnaître (mais au bout
de deux ou trois jours, quand j’étais très affaiblie) des gens que je connais dans la per-
sonne des infirmières et des docteurs. Il me semblait qu’on m’accordait une dernière
grâce de revoir tout le monde. J’ai pensé que c’était là la véritable « surprise party ».
Je croyais que tout était artificiel. Tout me paraissait très long. Il me semble que j’ai
vécu pendant trois jours plus intensément que pendant six mois. C’était comme des
sketchs, des scènes de revue. Je trouvais cela extrêmement pénible. J’avais une
mémoire formidable. Mon corps me paraissait très affaibli et mes facultés me parais-
saient décuplées. »
A la fin de son séjour, quand l’effervescence délirante est tombée, quand cette
« expérience délirante » vécue dans la terreur et la satisfaction de ses propres fan-
tasmes (de ses besoins libidinaux tout à la fois projetés dans un monde menaçant et
assouvis dans l’exaltation érotique de son « rêve ») a fait place à la réalité ordonnée

1. Elle avait, au cours de la psychose, accusé des impressions bizarres et de dépersonnalisation :


« Mes mains ont allongé. Il me semble que je suis plusieurs. J’ai l’impression d’être une femme
en couches. »

215
ÉTUDE N° 23

du monde des objets et des personnes, quand tout est revenu « à sa place », Andrée
écrit : « Je peux vous affirmer que j’ai atrocement souffert moralement pendant ces
trois journées » (elle parle des trois jours du début de la psychose). « Ces trois jour-
nées que je n’appellerai jamais les « trois glorieuses » ...Après tout j’aime trop la vie
pour finir ainsi. Je n’oublie pas que je suis la fille d’un soldat de carrière, un héros, je
peux le dire, et d’une maman tendre à l’excès dont je suis malheureusement la joie et
le désespoir tout à la fois. Maintenant je me sens beaucoup mieux mais je ne vous dis-
simule pas que je suis sous le coup d’un terrible ébranlement nerveux. C’est presque
contre tous mes principes que je me résigne à une pénible inaction pendant plusieurs
mois encore afin de tâcher de devenir une femme raisonnable et pondérée et non pas
le garçon manqué que j’ai toujours été... » (11 mai, 1932).
Nous l’avons revue récemment (1953), après avoir eu de temps en temps de ses
nouvelles après sa sortie. Son existence a été celle d’une célibataire en conflit presque
constant avec sa vieille mère avec qui elle vit en continuelles disputes. Elle est depuis
plusieurs années secrétaire dans une grande maison de parfumerie. En 1952, 20 ans
après l’accès dont nous venons de rapporter l’observation, elle a été à nouveau hospi-
talisée à la Clinique pour un « accès maniaque » franc d’une durée d’un mois. Elle
même distingue très nettement ces deux « crises » en disant qu’elle a été beaucoup plus
troublée lors de la première et en expliquant que la seconde n’a été qu’une « crise
d’exaspération » contre sa mère. Elle a gardé un souvenir extrêmement précis de l’évé-
nement délirant qu’elle a vécu il y a plus de vingt ans.

II. Bouffée délirante sur fond de mélancolie anxieuse. Mme G. M.


Née en 1907. Grand-mère paternelle internée à deux reprises (une première fois en
1919 à 54 ans puis en 1920 jusqu’en 1933 pour « alcoolisme chronique » avec délire
de persécution et méconnaissance systématique à la mort de ses deux fils. Le délire
s’est estompé au bout de quelques années et la malade est sortie à 67 ans pour être pla-
cée dans un hospice). Elle-même, de type à prédominance pycnique, de caractère peu
équilibré, était employée des P.T.T. Elle s’est mariée en 1928, a eu une petite fille et a
accouché en juin 1934 à nouveau.
Brusquement pendant la lactation, elle présenta, en décembre 1934, une crise de
mélancolie anxieuse avec idées et tentatives de suicide. Elle se montra dès l’entrée très
angoissée (brusquement elle demanda un revolver puis une boulette pour empoisonner
son chien). Elle refusait de s’alimenter, se montrait impulsive et agressive. Nous
notons dans le certificat de quinzaine : « État oniroïde anxieux. Subconfusion.
Construction délirante avec transformation de l’ambiance. Impression de mort immi-
nente (on va la tuer, elle est environnée de feu, on prépare des supplices).
Automatisme. Semi-mutisme. Idéation brusque. Contradictions et étrangeté ». Elle fut
soumise à une pyrétothérapie soufrée. La menstruation se rétablit régulièrement.
Voici quel était l’essentiel du tableau clinique entre le 20 et le 25 janvier 1935 :
20 janvier 35. Pendant la visite, elle s’écrie « Regardez la jambe du Christ. Il a une
jambe toute noire. C’est une faute » (Elle dessine le Christ sur notre demande).
Effectivement de sa place les deux jambes croisées d’un Christ cloué au mur « font
illusion ». Cette « Gestaltisation » dramatique de la perception est la teinte dominante
de ses expériences psychiques. La conscience est « prise » aux illusions d’un drame
mystico-cosmique dont elle se sent responsable.
Le 22 janvier 55 on note ses propos au cours d’un long examen : « Je m’appelle

216
BOUFFÉES DÉLIRANTES

Andrée. Mon saint Patron qu’est-ce qu’il a eu comme supplice ? Attendez ! As-tu vu la
Croix de saint André... Maintenant je n’y ai plus droit. Non je ne crois pas y avoir droit...
Saint Christophe ? Où est mon mari ? Les heures pour moi sont brouillées... d’ailleurs
la pendule est arrêtée... Il est moins vingt... Les arbres ne veulent pas reverdir, ils sont
tout noirs... Tout est brûlé, non pas tout, pas mon mari!... Non !... Je voulais demander
de qui je suis la fille... J’avais une fille. Je ne veux pas qu’ils meurent en enfer. Je ne
veux pas que coule le sang innocent... Ma sœur c’est Marthe Hanau (une voleuse célèbre
à l’époque). Non, j’entends des voix, mais non... Le tapis... Il y en a qui cuisent. Je ne
dois pas encore avoir assez suivi Dieu... C’est l’histoire de ma grand’mère (sortie de
l’hôpital psychiatrique en 1933 et décédée peu après)... Le docteur la droguait, pour aller
plus vite... J’étais enceinte à ce moment-là... Mon mari pensait à nous trois... Nous
sommes venus le 20 janvier. Mon mari est venu un soir avant hier, c’était dimanche,
donc c’est mardi aujourd’hui. Pour moi aujourd’hui je suis, je serai dans l’enfer. C’est
la chaux, la chaux, avec un x. Je ne suis pas la vertu, la voie, la victuaille. Je ne suis pas
née. Je suis la chaux vive. Il y a Henriette (une autre malade). C’est une avare. C’est elle
qui met du charbon, du charbon, du charbon... J’ai eu mes périodes sur terre... Quand je
suis arrivée, c’était l’infirmière... J’ai cru que ma fille était dans Henriette. On a dit
Henriette a 6 ans. Il aurait mieux valu qu’elle se mette la tête du père Robin... Celui-là
il a voulu m’embrasser sur la bouche une fois. C’était un vieux... On a cru que j’étais
une espionne. On m’a vidé ma tête. On me l’a remplie je n’oserais pas dire où. Je ne sais
pas qui a raison de ma famille à moi ou de celle de mon mari... Ma mère est morte d’un
cancer... Il y avait une femme qui lui ressemblait beaucoup. Il y avait des étoiles quand
je suis arrivée. Elle avait confiance. Elle priait. J’ai prié aussi. J’ai revu des étoiles. La
personne qui avait pris la place que j’occupais, représentait la mère C. qui a eu un can-
cer de la langue... Elle aimait beaucoup le fromage de gruyère. J’avais une montre que
Maman m’a donnée. Je l’ai cassée, puis elle a marché... Ça c’est les gothas pendant la
guerre... J’ai demandé la Paix. Il y en a qui sont en train de chauffer dans l’éternité. Je
suis une sale sainte, une sainte sale... J’ai été fille suivie, une filature formidable... A
Paris l’autobus allait toujours de travers. J’ai vu des lettres de feu Pouthar. C’était une
maison close. C’était le pont arrière. J’y suis allée avec mon mari... je n’ai pas besoin de
détailler. Il y a 7 ans, j’étais partie de chez nous. Je me suis toujours dit, je suis une imbé-
cile, une oie, une dinde, une poule, une mouche, qu’on me tue. Toujours il y avait le ther-
momètre. Je me suis trop laissé salir... Des voix ? C’est le dualisme entre l’église et l’état
parce qu’il y a eu la révolution de 1889. Je suis l’église. Oui dans la mort il avait fallu
m’asseoir, non sur le dos parce que quand je suis arrivée on ne travaillait que pour les
tombes. On ne faisait que des marbres et des croix. C’était la préparation de la guerre.
J’étais coupée en deux, non en plus que cela, en huit. Je suis partagée entre deux
extrêmes, Dieu et le diable. La pendule est arrêtée. C’est une personne supérieure. On
ne peut pas nier l’existence de Dieu. Il ne doit rien rester de moi. Vous avez vu en bas
l’entonnoir, il fallait me brûler. Je me demande qui a été brûlée. »
Ces propos monotones défilent avec leur cortège semi-onirique (ou de rêve
éveillé) de scènes et images macabres... Par moments elle paraît hallucinée, répondre
à des voix, tandis que le plus souvent la fabulation submerge l’hallucination. Le com-
portement demeure calme mais étrange, un peu théâtral, le regard est lointain. Elle est
comme « captée » et « captive » de son imagerie scénique (souvenirs faux et réels
télescopés en une série kaléidoscopique de fragments concrets à forte charge drama-
tique). Malgré sa « distraction » ou son « détachement » elle est capable d’opérations
intellectuelles compliquées. Étant comptable, on lui propose un problème qu’elle
résout rapidement (notamment le calcul du plus grand commun diviseur entre deux

217
ÉTUDE N° 23

nombres de 4 chiffres). Elle dessine des animaux, des motifs décoratifs. Mais aussi elle
fait des séries de chiffres ou écrit des formules bizarres. « Erreur n’est pas compte...
Dois-je rester ? Dois-je mourir ? A mon mari, en Dieu, en l’Église, nôtre, vôtre, leur !
A mon mari qu’on accuse à tort...». Elle aime à écrire et à griffonner. Elle écrit au
crayon une longue lettre, assez incohérente où se mêlent les images de la Bible, les
Saints et sa famille et elle écrit au verso de la dernière page : On ne doit jamais renier
ce qu’on a aimé, puis elle ajoute « le po, je n’ai pas peur du pompier » puis elle biffe
« le po... » et « peur du pompier » mais très légèrement.
Pendant tout le mois de janvier et de février elle est impulsive avec des idées très
actives de suicide. L’état crépusculaire de la conscience persiste. Elle n’est ni inhibée,
ni en état de fuite des idées mais dans une sorte d’extase à rebours comme « ravie »
par la représentation sinon la vision de catastrophes et de cataclysmes.
Le 23 mars, après quelques oscillations du tableau clinique, celui-ci se transforme.
L’atmosphère délirante est moins opaque et globale, mais par contre, le sentiment
d’étrangeté, les impressions de dépersonnalisation prédominent : « A l’atelier (où elle
peut travailler depuis quelques jours) tout le monde sait ce que je pense. On chucho-
te... Je comprends qu’il s’agit de moi. Hier je pensais que je viendrai dans ce bureau
et que vous aviez un pistolet. Ce sont des idées bien noires (elle rit). Je ne sais pas
lequel aurait tué l’autre le premier. Cette nuit on a encore appelé le diable. On connaît
ce que je pense, c’est à cause des pansements qu’on m’a fait. On me vide la tête,
comme à ma grand’mère qui est restée douze ans ici ».
Vers la fin du mois presque aussi soudainement « le voile se déchire » tout à fait
et, après quelques jours de perplexité avec vagues successives d’angoisse et de délire,
elle « reprend conscience de la réalité ». Le 1er avril, elle écrit à son mari une lettre
tout à fait normale dans laquelle elle dit notamment : « J’espère que tu vas bientôt
venir me chercher car je m’ennuie énormément, ce serait préférable que je sois auprès
de toi et nos chers petits. Voilà les beaux jours et je vais encore m’ennuyer ». Elle est
sortie le 23 avril 1935, en excellent état.
De fait, malgré le pronostic de schizophrénie qui nous était naturellement venu à
l’esprit (comme à tout le monde) en présence de ce tableau si « discordant », l’étran-
geté des expériences délirantes et le comportement catatonique (impulsions, négati-
visme, pathétisme, etc..) elle guérit complètement et reprit sa vie familiale et sa pro-
fession pendant plusieurs années.
Mais... huit ans après (1942), elle présenta à nouveau une crise analogue et depuis
lors, internée, elle est devenue sans rémission une schizophrène 1 en même temps
qu’elle présentait une évolution tuberculeuse, qui l’emporta en 1951.

1. Ceci — ainsi que MAYER-GROSS en fait pertinemment la réflexion (comme nous le verrons)
dans sa description des états oniroïdes — ne modifie pas le sens de notre étude. Pour nous il s’agit
de décrire une forme de troubles de la conscience, un niveau typique de dissolution qui se situe
entre la conscience maniaco-dépressive et la conscience confuso-onirique.
Le problème si important du passage de ces états à la récidive ou à la chronicité n’est pas ici en
question, il fera au contraire l’objet de nos investigations quand nous aborderons l’analyse struc-
turale des psychoses chroniques et notamment des schizophrénies. Nous nous contenterons d’in-
diquer simplement qu’avec un recul de 10 ou 20 années, on observe souvent, chez ces malades,
des crises analogues et assez souvent des évolutions schizophréniques. Ceci dit, nous pouvons à
ce sujet ajouter que les hasards de l’observation clinique ont fait grouper dans notre esprit trois
cas qui nous paraissaient cliniquement si identiques que pendant des années nous n’avons cessé
d’y penser, d’y réfléchir et de nous en informer. D’abord celui de Mme G. M. que …/…

218
BOUFFÉES DÉLIRANTES

III. Bouffée délirante et hallucinatoire sur fond d’anxiété.


Nous pouvons joindre à cette observation le cas d’une jeune fille, Mlle Suzanne M.,
de type asthéno-longiligne et de caractère schizoïde, sténo-dactylo, dont le père est
mort paralytique général. Elle a brusquement présenté 1 une psychose hallucinatoire
aiguë de courte durée, véritable bouffée de « délire d’emblée » à thèmes multiples de
persécution, d’empoisonnement et d’influence. L’obnubilation de la conscience n’était
pas très marquée et elle présentait au contraire au maximum un état crépusculaire oni-
roïde et un syndrome de dépersonnalisation. Le tableau clinique comportait des idées
de suicide et une forte charge de mélancolie anxieuse mais ne se réduisait pas à un
accès « pur et simple » de mélancolie.
Sombre, en état de rêvasserie, morose mais « présente » à l’ambiance, elle était
comme hypnotisée, fascinée par l’étrange expérience qu’elle vivait.
10 Mai 46 : J’ai des idées embrouillées... je ne me rappelle pas très bien... C’est ce
mystère... Il y avait de la strychnine et de l’arsenic... On m’a retiré du sang... On a
voulu prendre mon nom... Un jour il y avait une sœur près de moi et je lui ai dit que
je préférais les protestants... J’entendais un peu toutes les chansons... quand je me suis
réveillée dans le cercueil où j’étais, ma tête était fendue. Le four crématoire quand on
y entre on n’en sort pas. Maman m’a dit d’être grande fille... que voulait-elle dire ?
J’avais l’impression que je ne pouvais plus aller aux cabinets... Et pourquoi ? Je suis
dans l’état de mon vrai nom (jeu de mot sur son nom et la mort). Mon nom sera porté
sur d’autres personnes.
Le comportement était correct mais inadapté. L’angoisse très vive s’exprimait,

…/…nous venons d’exposer et qui pendant 7 ou 8 ans nous a mise au courant de sa parfaite, et
hélas ! non définitive, guérison. Ensuite celui d’une jeune femme, V. Cl., à hérédité chargée éga-
lement, qui fit aussi son premier accès d’état délirant et hallucinatoire aiguë à forte teinte de
mélancolie anxieuse avec une dramatisation oniroïde de la conscience en tous points semblable
aux troubles de Mme G. M. et aussi à l’occasion d’un accouchement. Lors de deux accouche-
ments ultérieurs elle présenta exactement les mêmes troubles, toujours aussi inquiétants et « aty-
piques ». Elle a eu depuis lors plusieurs enfants sans jamais présenter de troubles. Mais ceux-ci
reviennent de temps en temps sous forme de vagues d’angoisse de type cyclothymique, absolu-
ment sans aucune organisation schizophrénique. Quant à la troisième, Mme F. F., jeune femme à
antécédents héréditaires chargés, elle fit à l’âge de 23 ans (toujours à l’occasion d’un accouche-
ment), une psychose délirante anxieuse avec état crépusculaire de la conscience et délire halluci-
natoire polymorphe de courte durée. (Traitée sur notre conseil et guérie, d’ailleurs, par une seule
injection de folliculine). Elle a fait plusieurs crises depuis (1940 et 1949) et toutes ces crises rap-
pelaient étrangement le tableau clinique des deux autres malades et ont fait craindre une évolu-
tion schizophrénique qui ne s’est pas non plus confirmée. Nous ne donnons pas ces faits comme
exceptionnels, mais au contraire comme des faits que nous rencontrons constamment dans la pra-
tique et c’est précisément pourquoi nous les plaçons en tête de cette étude. Ils montrent en tous
cas que, quelle que soit l’étiologie et l’évolution ultérieure des psychoses délirantes et hallucina-
toires aiguës (formes « atypiques » de manie ou de mélancolie, bouffées délirantes, etc.) celles-
ci se situent dans la série des états de déstructuration de la conscience entre la manie et la mélan-
colie d’une part et la confusion au point de vue symptomatique, seul point de vue que peut adop-
ter une simple « classification » de « syndromes » distribués ici en niveaux de déstructuration de
la conscience.
1. Début : au début de mai 1946. Nous donnons ici cette observation qui n’a qu’un recul de 8
ans parce que dans sa simplicité elle est très démonstrative. (La malade n’a été traitée que par un
abcès de fixation). Les troubles ont coïncidé avec une suspension de la menstruation.

219
ÉTUDE N° 23

sans éclat, comme purement « intérieure ». La conscience était très relâchée, obnubi-
lée et dramatisée.
Pendant plusieurs jours, elle resta inquiète, tourmentée, craignant que sa famille
n’aille au four crématoire. Par instants elle se trouvait environnée d’ennemis et de
menaces. D’autres fois elle se plaignait que tout le monde se moquait d’elle.
Un abcès de fixation pratiqué le 12 mai fut incisé le 22 mai. Malgré une certaine
amélioration, le « fond » délirant subsista sous forme d’expériences dont le vécu et la
thématique, tout en gravitant autour des mêmes sentiments d’angoisse, variaient sans
cesse.
2 Juin 1946 : « J’ai l’impression que je suis empoisonnée. Il y a une chose bizar-
re, je ne peux pas définir exactement ce qu’il y a... (elle est parfaitement orientée
comme en témoignent ses réponses précises et réfléchies)... Je pense que je suis tuber-
culeuse... Je me le suis imaginé avant Pâques. J’avais peur de mourir. J’entendais des
voix à la maison. J’avais l’impression que l’on m’avait gratté dans la tête. Je me suis
réveillée et je croyais que tout le monde était mort. J’avais rêvé une fois que j’étais
devenue squelette et que je marchais... J’entendais des craquements. Ma tête revient à
moi... Il me le semble. On a dû m’opérer, je ne peux pas comprendre. »
De fait, à partir de cette date, l’expérience délirante a tendance à être « racontée »
au passé. Le décantage est en train de s’opérer entre le rêve et le réel. Malgré le flou,
l’imprécision de la pensée et la perplexité, une nette amélioration se dessine. Une
dizaine de jours après elle était guérie.
Elle a repris ses occupations et aux dernières nouvelles (1954), c’est-à-dire 8 ans
après cette « crise » délirante et hallucinatoire, elle mène une vie normale et gagne sa
vie. C’est une personne un peu délicate et timide mais qui n’a jamais présenté à nou-
veau de troubles mentaux caractérisés depuis sa sortie.

B.– ANALYSE CLINIQUE DANS L’ÉCOLE FRANÇAISE.


Ainsi, il suffit de jeter un coup d’œil sur ces observations pour constater que dans
ces formes de « psychoses délirantes aiguës », ce qui est important ce n’est pas telle-
… ce qui est important
ment la thématique et ses caractères plus ou moins variables, ce n’est pas non plus la
[…] c’est une structure
d’ensemble […] dans
forme de projection plus ou moins hallucinatoire du vécu délirant, c’est une structure
laquelle s’« objective » le d’ensemble qui confère une valeur tout à la fois fantastique et présente à l’imaginaire,
subjectif… structure dans laquelle s’« objective » le subjectif.
Naturellement l’infinité de « symptômes » que l’on peut identifier et dont on peut
soit exagérer, soit amoindrir l’importance au regard des théories que l’on professe, se
prête aisément à un travail de découpage un peu superficiel de ces troubles. On com-
prend donc, comme nous le soulignions plus haut, que certains aspects séméiologiques
de ces psychoses délirantes aient retenu l’attention des psychiatres (surtout en France)
soucieux de décrire des types de délires selon « leur mécanisme » (interprétation, intui-
tion, imagination, etc.).
Pour DUPRÉ il y a des « PSYCHOSES IMAGINATIVES AIGUËS » caractérisées par la sou-
daineté et « parfois l’instantanéité de l’édification du thème vésanique », le fond d’ex-
citation et les désordres psychiques, l’absurdité souvent extrême des conceptions mor-

220
BOUFFÉES DÉLIRANTES

bides. Cet état délirant imaginatif présente, ajoute-t-il (p. 184) « un état d’éréthisme et
de désarroi intellectuel analogue à celui de certains maniaques et de certains confus. »
Ceci situe bien ces formes de délire au niveau qui fait l’objet de notre étude, niveau
intermédiaire auquel, pour reprendre ce qu’écrit DUPRÉ 1 dans le même passage, « il
est difficile de fixer la part qui revient à l’élément maniaque ou confusionnel dans le
complexus morbide »... C’est relativement à l’onirisme que DUPRÉ a essayé sans tout
à fait y parvenir de poser des règles de diagnostic. « Il n’y a pas, disait-il, dans le déli-
re imaginatif, de fond confusionnel, il ne comporte pas en général d’hallucinations.
Les troubles psycho-sensoriels, lorsqu’ils existent, sont accessoires, épisodiques et ne
présentent pas comme les états oniriques le caractère des hallucinations toxiques » (p.
185). Mais voici une des observations qu’il donne comme caractéristique d’un état
imaginatif aigu. Il est aisé de voir que le diagnostic avec un état hallucinatoire est assez
« subtil ». Il s’agit d’une observation de Ch. FÉRÉ :

Ce malade M. M., bâtissait des « châteaux en Espagne ». Ce fut d’abord un


pavillon entouré d’un jardin. Par des agrandissements successifs, le pavillon était
devenu château, le jardin, parc ; les écuries, les chevaux, les pièces d’eau, étaient
venus orner le domaine. L’ameublement intérieur s’était modifié parallèlement. Une
femme était venue animer ce tableau, deux enfants étaient nés. Un grand nombre
d’actes de sa vie journalière étaient accomplis d’une manière inconsciente ; il n’en
conservait aucun souvenir, tandis que ses aventures imaginaires restaient beaucoup
plus présentes à sa mémoire. Le jour où il fit au client qui l’interpellait le singulière
réponse, en parlant de lui-même : « M. M... est à Chaville », il était, en effet, disait-il,
dans son salon de Chaville, occupé à surveiller un tapissier qui modifiait l’arrangement
d’une tenture, cette réponse, faite en public, provoqua chez lui une véritable terreur :
« J’ai compris que j’étais fou », dit-il. Plus tard, après amélioration, il arrivait à M.
M..., lorsqu’il passait devant les boutiques du boulevard, de voir les objets d’ameu-
blement qu’il avait sans doute inconsciemment choisis pour orner son château en
Espagne ; aussitôt qu’un de ces objets frappait ses yeux, la partie de l’appartement où
il l’avait imaginairement placé, apparaissait immédiatement. Les images visuelles
semblent d’ailleurs avoir joué le principal rôle dans le délire de M. M... Son imagina-
tion visuelle était très vive. »

On comprend dès lors que DUPRÉ, découragé par le caractère artificiel de ce dia-
gnostic entre délire imaginatif et délire hallucinatoire, écrive (p. 186); « Mais il exis-
te entre délire onirique et le délire imaginatif des faits d’association et de transition …Dans les « psychoses
aussi nombreux que ceux qui relient le sommeil et la veille, le rêve, la rêverie et l’im- imaginatives aiguës » de
provisation romanesque. » Ce qui nous paraît en effet essentiel ce n’est pas le caractè- DUPRÉ, ce qui paraît
essentiel […] c’est la pré-
re hallucinatoire ou non (car ces délires dits imaginatifs sont aussi et, pourrait-on dire,
sentation (se présenter à
essentiellement hallucinatoires) c’est la présentation (dans le double sens de « se pré- la conscience et s’actuali-
senter à la conscience » et d’ « actualiser », de présentifier) de l’imaginaire. — Peut- ser) de l’imaginaire…

1. DUPRÉ, Les Psychoses Imaginatives Aiguës, Pathologie de l’Imagination et de l’Émotivité,


(Chap. VI, pp. 165 à 188), Paris, 1925.

221
ÉTUDE N° 23

être le tableau clinique décrit par Bussow et BACH 1 sous le nom de « syndrome expan-
sivo-confabulatoire » serait-il à rapprocher de ces états de rêverie, de ces flambées
d’imagination. Cependant la description de ces auteurs se rapproche davantage du syn-
drome de Korsakoff que nous étudierons plus loin. En tout état de cause, il faut consi-
dérer cet état « expansivo-confabulatoire » comme une nuance de plus dans l’analyse
spectrale des psychoses aiguës.
L’École française a mis encore l’accent sur une autre forme de « délires subai-
gus » ou « transitoires », la FORME INTERPRÉTATIVE. Opposant au grand délire chro-
nique d’interprétation de SÉRIEUX et CAPGRAS les « états interprétatifs aigus »
VALENCE (élève de SÉRIEUX) a, dans sa thèse 2, isolé une forme d’ « états interpréta-
tifs essentiels » caractérisés par une atmosphère d’inquiétude et un début générale-
ment dépressif et survenant le plus souvent après une émotion ou en réaction à une
situation vitale difficile. Les malades interprètent alors les paroles, les moindres faits
et les plus insignifiantes coïncidences dans le sens de leur thématique délirante. Son
observation VII 3 est assez typique. Cette malade de 47 ans s’était brusquement ima-
ginée être en but à une poursuite. On la suivait dans le cimetière où elle allait porter
des fleurs sur la tombe de son mari. Or, elle avait lu sur un programme de concert ce
titre « Du sang sur les fleurs ». On voulait dire, par conséquent, que les fleurs qu’el-
le portait à son mari étaient pleines de sang. C’était faire comprendre qu’elle avait
voulu tuer son mari. Si on parlait d’indigents, c’était donc pour faire allusion à ce
qu’elle avait demandé l’Assistance pour les obsèques de son mari, etc... » Ce qui
échappe dans ces descriptions et observations un peu trop superficielles, c’est préci-
sément une analyse qui restitue à l’interprétation le fond dont elle se détache et ce
fond c’est toujours le trouble de la projection d’imaginaire dont les degrés et les
…l’imaginaire [vécu modalités d’objectivation restent contingents. Car nous pouvons dire de cette « forme
comme] une « significa-
interprétative » ce que nous avons dit de la « forme imaginative », elle est inséparable
tion évidente » […] s’im-
pose intensément et de la forme hallucinatoire, pour autant que l’imaginaire (qu’il soit vécu comme
actuellement comme une une :« révélation », une « signification évidente » ou une « perception ») s’impose
forme de réel… intensément et actuellement comme une forme de réel.
Nous pourrions en dire autant des « DÉLIRES D’INTUITION » qui ont été étudiés par
TARGOWLA et DUBLINEAU 4. Chose curieuse dans leur livre, ces auteurs ne font pour
ainsi dire pas état d’observations d’ « états délirants intuitifs aigus ». C’est pourtant
dans ces formes que l’on s’attendrait à saisir l’intuition délirante sous son aspect le
plus authentique de « donnée immédiate » (c’est au fond ce qu’exprime le mot alle-

1. BUSSOW (H.) et BACH (W), Nervenarzt, 1947.


2. VALENCE, Les États interprétatifs, Thèse, Paris, 1927.
3. A vrai dire les observations qui illustrent ce travail sont sommaires et sans recul suffisant.
4. TARGOWLA et DUBLINEAU, L’intuition délirante, Paris, 1931.

222
BOUFFÉES DÉLIRANTES

mand de « Bewusstheit » en tant qu’il vise le contenu de conscience en forme d’éclo-


sion spontanée et intense du vécu).

Quant aux catégorisations de cette conscience hallucinatoire selon les « champs


perceptifs » intéressés, il est bien évident que ce n’est pas le champ perceptivo-senso-
riel où se projette l’imaginaire qui importe, car ce n’est pas l’appareil sensoriel et ses
« qualités spécifiques » qui constituent le phénomène primitif et central de telle ou telle
« expérience délirante ». Les divers « sens » sont plus ou moins intéressés dans chacu-
ne d’elles, et même si le « tact », la « vue », 1’ « odorat » ou 1’ « ouïe » constituent les
foyers hallucinatoires du vécu délirant, ce n’est pas comme forme particulière de « sen-
sorialité », d’« esthésie sensorielle », mais comme forme d’existence dont les « données
sensibles » propres à tel ou tel sens constituent la modalité privilégiée. Ainsi « voir »
ce n’est pas seulement avoir des sensations visuelles de couleur, de mouvement, etc.
c’est prendre possession du monde par le regard, c’est opérer une saisie sur le monde
tout à la fois tenu éloigné de soi comme objet et lié à soi comme spectacle retenu sous
le regard. La vision hallucinatoire doit être prise comme une modalité de conscience qui …La vision hallucinatoi-
se constitue pour soi un monde présent et représenté, captif et captivant. De même, re doit être prise comme
une modalité de conscien-
l’hallucination auditive n’est pas un phénomène sensoriel de sonorité ou d’esthésie ce qui se constitue pour
acoustique, de timbre de tonalité, c’est une modalité de coexistence avec autrui qui soi un monde présent et
implique une altération des rapports de la pensée et du langage (en tant qu’existence et représenté, captif et cap-
action personnelles) avec la pensée et le langage des autres (en tant que foyers ou vec- tivant…

teurs intentionnels de leur existence propre). Ceci a été dit et répété tant de fois depuis
50 ans 1 par les psychiatres qui ont approfondi l’étude de la projection hallucinatoire 2
qu’il doit paraître à peu près impossible de faire ici une distinction entre les « psychoses
délirantes et hallucinatoires » selon qu’elles sont « à base » d’hallucinations cénesthé-
siques, visuelles, tactiles ou auditives, etc.. Mais le sens des « sens » 3 s’il n’est pas
rigoureusement déterminé comme stricte fonction de l’appareil sensoriel, n’en rend pas
moins possible de distinguer les expériences hallucinatoires acoustico-verbales, les
expériences hallucinatoires cénesthosomatiques et les expériences hallucinatoires
visuelles, non point, répétons-le, comme des phénomènes de « sensorialité » distincte,
mais comme des couches, des niveaux différents d’expérience délirante.
Si nous voulons précisément opérer, dans la couche des troubles de déstructuration

1. C’est le sens notamment de tous nos travaux sur l’activité hallucinatoire (cf. Hallucinations et
Délire, I vol., Paris, 1934), et de ceux qui, en France, ont soutenu à peu près le même point de
vue : P. JANET, MINKOWSKI, LAGACHE, CEILLIER, etc... ou encore de P. SCHRODER et C. SCHNEIDER,
etc.. en Allemagne.
2. Naturellement cette « projection a été également très étudiée par FREUD et son école ». Pour
eux, en tant que « bourgeon de l’instinct », l’hallucination n’est pas non plus un phénomène sen-
soriel primitif.
3. E. STRAUS, Von Sinn der Sinne, Berlin, 1935. [NDE : rééd. : Du sens des sens. Contribution à
l’étude des fondements de la psychologie, J. Millon éd., 2000.]

223
ÉTUDE N° 23

de la conscience propres à ce niveau, une discrimination conforme à sa stratification


naturelle, nous devons jeter un coup d’œil sur l’ensemble de cette déstructuration. La
structure des états maniaco dépressifs est, nous l’avons vu, essentiellement une structu-
re temporelle éthique en ce sens que l’activité de la conscience est altérée dans son élan
soit qu’elle bondisse dans la conquête effrénée d’un temps infiniment ouvert à son désir,
soit qu’elle se « tasse » dans l’immobilité d’une syncope du temps et la fatalité d’un
…Maintenant nous péné- passé sans dépassement possible. Maintenant nous pénétrons, à ce niveau plus inférieur
trons, […] dans une de déstructuration, dans une forme pathologique de conscience caractérisée par une
forme pathologique de
altération de la structure temporo-spatiale des relations du Moi et du Monde. Nous ver-
conscience caractérisée
par une altération de la rons dans l’Étude suivante, à propos de la confusion qui est le niveau le plus inférieur
structure temporo-spatia- des « troubles de la conscience », que la désorientation temporo-spatiale y atteint les
le des relations du Moi et relations constitutives du temps et de l’espace comme fondement du monde objectif.
du Monde…
Mais ici, à ce niveau, tout de même que nous avons parlé de la structure tempo-
relle-éthique de la manie et de la mélancolie, c’est-à-dire d’une forme de « temps » qui
est le « mouvement » même de l’être, nous avons en vue ici, non point l’espace objec-
tif (celui du monde géographique ou géométrique) mais cet espace qui est vécu comme
le « lieu » et le « lien » de la rencontre et de l’articulation du Moi et du Monde. Cette
limite vague, flottante, mais toujours assurée par la structure normale de la conscien-
ce, devient ici problématique en même temps que la conscience perd sa transparence
et se coagule « en se prenant à ses propres filets 1 ». Tout ce qui passe « en moi » est
moi et mon corps lui-même est par son appartenance à moi comme retranché de l’éten-
due pour participer à une réalité ambiguë qui est à la fois du Moi et du Monde. Ma
pensée, elle, est bien plus irréductible à toute détermination spatiale. Rien de la pen-
sée n’est normalement étendu mais voici que la pensée va se transformer en étendue,
se disposer et se diviser dans l’hétérogénéité des points d’un espace physique, ou tout
au moins être vécue sur le registre de l’extranéité du Moi. Et à mesure que la qualité
spécifique du vécu de la vie psychique va s’effacer, que l’invasion de la pensée par
l’espace va la rendre étrangère à elle-même en introduisant dans son mouvement et
son unité une multiplicité de contiguïtés et de divisions statiques, elle va se dérouler
en péripéties discontinues d’événements extérieurs à elle-même qui manifesteront la
perte de son silence, de son secret et de son unité.
Cette déstructuration de la conscience atteint naturellement d’abord le niveau le
plus élevé et le plus fragile de l’organisation de la vie psychique en tant que domaine
propre du sujet.
C’est évidemment le « point » où le Moi est corporel qui est le plus vulnérable ; et

1. De telles « métaphores » indiquent précisément le sens de cette « solidification » de la


conscience dont nous allons voir maintenant qu’elle s’englue de plus en plus dans l’objectivité et
la spatialité paradoxales et fantastiques du subjectif.

224
BOUFFÉES DÉLIRANTES

le processus d’étrangeté débute naturellement par les troubles de la conscience du


corps et de l’unité et de l’identité de la personne psychosomatique : ce sont les états
de dépersonnalisation 1.
C’est ensuite l’altération (au sens fort) de la couche existentielle où la pensée est
vécue normalement comme une activité qui n’admet aucune objectivité spatiale étant
identifiée avec la spontanéité du Moi « lui-même » : ce sont « les états hallucinatoires
de dédoublement et d’automatisme mental ».
Enfin, si jusque-là l’expérience pathologique laissait pour ainsi dire intact le
monde des objets, celui-ci va devenir non seulement étrange et étranger, mais se gon-
fler d’imaginaire et devenir un monde d’images : ce sont les états oniroïdes. Nous
sommes alors tout près, on le comprend, du niveau le plus inférieur de la déstructura-
tion de la conscience au point où l’imaginaire deviendra, comme dans le rêve, une ima-
gerie sans monde.
Ceci, encore une fois, sera repris plus loin, mais cette brève et préalable incursion
dans la phénoménologie de ces structures de conscience nous a paru indispensable
pour présenter ici l’ordre naturel de déstructuration que nous allons maintenant suivre
dans cette étude clinique des « Psychoses délirantes et hallucinatoires aiguës ». Nous
allons donner un certain nombre d’observations cliniques de ces diverses variétés de
« Psychoses aiguës ». MAYER GROSS, comme nous le verrons, a recouru à des « patho-
graphies » très riches. Il est rare dans la littérature psychiatrique française de trouver
des auto-observations aussi circonstanciées. Peut-être pourrait-on recourir aux auto-
observations de littérateurs mais on craint toujours de ne plus pouvoir apprécier dans
ces cas ce qui revient au vécu pathologique ou à son enrichissement (pour autant que
ces deux « facteurs » soient isolables dans l’expérience vécue comme dans l’expé-
rience racontée). Bornons-nous à signaler à ce propos le récit (Aurélia) que Gérard DE …signalons à ce propos
le récit (Aurélia) que
NERVAL 2 fit au Dr Blanche de ses expériences hallucinatoires, de ses visions, de ses
Gérard de NERVAL fit au
rêves, dont il disait qu’un « siècle d’actions » était concentré dans une de leur minute. Dr BLANCHE…
Naturellement, on pourrait encore rapprocher ces expériences du fantastique halluci-
natoire et des fantasmagories de William BLACKE ou des inspirations automatiques des
Surréalistes. Les niveaux de déstructuration de la conscience dont nous allons mainte-
nant parler sont en effet spécifiquement vécus comme les expériences supra-naturelles,
esthétiques et féeriques dans la mesure même où ils correspondent à un amalgame de
réel et d’imaginaire, au crépuscule de la réalité.

1. On remarquera que tout de même nous nous sommes refusés à voir dans la manie et la mélan-
colie une forme de dissolution profonde et pour ainsi dire basale, nous nous refusons à considé-
rer la dépersonnalisation, si « cénesthésique » qu’elle soit dans son vécu, comme un phénomène
d’altération des couches les plus profondes du Moi...
2. Gérard DE NERVAL, Aurélia. — Cf. l’étude de SEBILLOTTE (I. H.), Le secret de Gérard de
Nerval, Corti, Paris, 1948.

225
ÉTUDE N° 23

I. Expériences délirantes de dépersonnalisation.


…les symptômes de Souvent décrits comme des « phénomènes isolés », les symptômes de dépersonna-
dépersonnalisation […]
lisation (c’est-à-dire les modalités d’étrangeté des expériences vécues sur le registre de
témoignent au contraire
d’une altération globale la personne psychosomatique) témoignent au contraire d’une altération globale des
des « intuitions » par les- « intuitions » par lesquelles nous percevons notre personne comme objet de notre
quelles nous percevons connaissance sensible. C’est pourquoi on a tant parlé à ce sujet de troubles de la
notre personne comme
« cénesthésie » et pourquoi aussi cette symptomatologie est fréquemment décrite en
objet de notre connais-
sance sensible… termes « sentiments », « impressions », « Erlebnisse » d’étrangeté, de déréalisation, de
métamorphose, etc... Nous rangeons tous ces états de malaise « dysesthésiques 1 » sous
le vocable plus classique de « dépersonnalisation ».
Le terme de « dépersonnalisation » a été proposé par DUGAS 2, en 1898. Depuis il

1. Nous avons, avec CLAUDE et MIGAULT (Ann. Médico-Psycho., 1934, I, p. 257), proposé ce
terme auquel nous ne tenons pas d’ailleurs spécialement.
2. DUGAS, Revue Philosophique, 1898. Il réunit plus tard ses études dans un petit volume : DUGAS
et MOUTIER, La Dépersonnalisation, Paris, 1911. — Voici les principaux travaux à consulter sur
ce sujet : D’abord le vieux livre de M. KRISHABER, La Cénesthopathie cérébrocardiaque, Paris,
1873, auquel on se réfère généralement dans toutes les études sur la dépersonnalisation. Ensuite
les belles analyses cliniques de P. JANET, notamment dans Les obsessions et la Psychasthénie. Le
travail le plus complet paru ces dernières années est l’étude de K. HAUG, Depersonnalisation und
verwandte Erscheinungen, Traité de BUMKE, t. XII, pp. 134 à 204, 1939. Parmi les travaux les
plus importants et les plus souvent cités, mentionnons le volume de HESNARD, Les troubles de la
personnalité dans l’asthénie psychique, Paris, 1909, les livres de K. OESTERREICH,
Phenomenologie des Ich, Leipzig, 1910, et Les Possédés, (trad. fr., 1929), celui de P. SCHILDER,
Selbstbewusstsein und Persönlichkeitbewusstsein, Berlin, 1914 ; l’article de H. HARTMANN, Ein
Fall von Depersonnalisation, Zeitschr. f. d. g. Neuro., 1922, 74, p. 593, celui de R. KLEIN, Ueber
die Empfindung der Körperlichkeit, Zeitschr. f. d. g. Neuro., 1930,126, p. 453 ; celui de G. E.
STORRING, Die Depersonnalisation, Arch. f. Psych., 1933, 98, pp. 462 à 545 ; celui de MAYER-
GROSS, On Depersonalization, British J. of Med. Psychol., 1935, 15, pp. 103 à 126, le livre de A.
WEBER, Ueber nihilischen Wahn und Depersonnalisation, Leipzig, 1938 ; le travail de H. J.
SHORVON, Proced. Royal Soc. Med., 1945, 39 p. 779, etc.. Un colloque du Ier Congrès Mondial
de Psychiatrie (1950), a été consacré à ce problème (Rapports de FOLLIN et de KRAPF). Depuis
ont paru un excellent article de MORSELLI (Il probleme della depersonalizzazione, Sistema ner-
voso, 1951, pp. 243 à 251) un travail de SCHMIDT (P.), La dépersonnalisation et les limites du Moi,
Ann. Méd. Psycho, 1951, II, 408, et un nouveau travail de Paul GUIRAUD, Les états d’étrangeté,
J. de Psycho, 1952, 449-463.
Ce problème a été envisagé dans deux perspectives différentes. Du côté de la neuropathologie du
schéma corporel, cf. spécialement EHRENWALD, Monatschr. f. Psychiatrie, 1931, pp. 75 à 79, et
Nervenarzt, 1931, 4, p. 681 ; A. VON ANGYAL, Arch. Neuro. Psych., 1934, 1935 et 1936, etc..
L’ensemble du problème (avec les références bibliographiques) se trouve très bien exposé dans
le livre récent de HECAEN et AJURIAGUERRA, Méconnaissances et hallucinations corporelles,
Paris, 1952, (pp. 256 à 343, notamment). L’intoxication par la Mescaline étant une expérience
fondamentale pour ce problème, on consultera également K. BERINGER, Der Mescalinrausch.,
Berlin, 1927, l’auto-observation de SERKO, Jahrbuch f. Psych., 1913, 34, p. 355, et celle de E.
MORSELLI, Journal de Psychologie, 1936, pp. 368 à 392, etc... L’action de certaines drogues sur
l’affectivité et l’humeur, notamment dans ses relations avec l’expérience de dépersonnalisation,
a été plus récemment étudiée par WIKLER, Mechamsm of action of drugs that modifies personal
function, Amer. J. Psych., 1951, 52, 590-599) — Du côté psychanalytique, d’autre part, signalons
les travaux de H. NEUNBERG, Depersonnalisation Zustände im Lichte der Libido-theorie, …/…

226
BOUFFÉES DÉLIRANTES

a fait fortune. Naturellement aux yeux de la plupart des auteurs (JANET, MAYER-GROSS,
HAUG) il s’agit d’un syndrome qui se retrouve sous de multiples aspects dans la plu- …[ la dépersonnalisation
part des névroses et des psychoses. Mais MAYER-GROSS indique fort bien (comme suppose pour MAYER-
DUGAS) qu’on le rencontre surtout dans les états de dissolution incomplète de la GROSS] que l’altération
conscience, c’est-à-dire quand l’altération du Moi laisse encore intacte une grande du Moi laisse encore
activité de la conscience. Ce sentiment de dépersonnalisation comporte tout à la fois intacte une grande activi-
celui d’étrangeté de la personne physique ou psychique et d’étrangeté du monde exté- té de la conscience…
rieur, fait dont toutes les nuances peuvent être observées « soit dans la qualité, soit
dans la quantité » de ce sentiment. Mais la « somatopsyché » et 1’ « allopsyché »,
comme disait WERNICKE, sont généralement altérées ensemble. Tous les sentiments de
jamais-vu, de déjà-vu, l’atmosphère des fausses reconnaissances, des illusions de la
mémoire (paramnésies, reduplication, etc..) constituent une sorte d’auréole au senti-
ment majeur d’étrangeté et de modification du Moi.
Nous n’avons pas ici à rappeler la symptomatologie de la dépersonnalisation schi-
zophrénique et psychasthénique, car alors les sentiments qui la composent font partie
d’une structure pathologique de la personnalité que nous envisagerons dans le pro-
chain volume. Nous avons déjà parlé aussi des états de dépersonnalisation dans les
crises maniaco-dépressives (STÔRRING). NOUS n’avons ici en vue que la dépersonnali-
sation pour autant qu’elle est une forme typique de vécu d’un état de dissolution aigu
ou subaigu de la conscience.
A cet égard rappelons que HAUG 1 met l’accent sur l’état de demi-rêve de la
conscience (traumhafte Bewusstsein) au cours duquel les données subjectives et objec-
tives de la perception se confondent ce qui naturellement définit la « conscience hal-
lucinante » (dans sa forme la plus dégradée mais déjà typique). Il rappelle que dans
l’ictus apoplectique, D. B. FRANK 2 a pu observer au cours de « l’hypofonction de
l’énergie vitale » des phénomènes de dépersonnalisation. De même G. STERTZ 3 a
observé ces symptômes dans les accidents de circulation cérébrale (artério-sclérose).
SOLLIER, FLATAU, ROSENFELD 4 les ont signalés dans la migraine. Sven HEDENBERG
(cité par HAUG) les a notés dans un état d’épuisement. Mais c’est naturellement au
cours des accidents comitiaux qu’on les a le plus souvent notés (P. JANET, HESNARD, P.
SCHILDER, ISSERLIN). Le dédoublement de la conscience va parfois si loin dans ces cas
qu’à la dépersonnalisation s’ajoute la présence hallucinatoire du double héautosco-
pique ou de profondes altérations du schéma corporel 5.

…/…Intern. Z. Psychoanalyse, 1924, 10, p. 17 ; de I. SADGER, dans la même Revue, Intern. Z.


Psychoanalyse,1928, 14, p. 344 ; de E. GUTHEIL, (Psychoanal. Rev., 1930, pp. 17 à 26), de A.
HESNARD, Revue française de Psychanalyse, 1927, 1, p. 87 ; de S. MORGENSTERN, J. Nerv. and
Ment. Disease, 1932,73, p. 164 ; d’OBERDROF, Intern., J. Psychoanal., 1934, 15, p. 271, et même
Revue, 1950, 31, p. 1. — Enfin, il est classique de rappeler que, du point de vue de l’analyse lit-
téraire, AMIEL est considéré, dit FOLLIN, comme un « professionnel de la dépersonnalisation »,
celle-ci exigeant pour être vécue dans toutes ces nuances une grande pénétration et une grande
finesse d’auto-analyse, ce qui laisse souvent en suspens la question de savoir si la dépersonnali-
sation se propose à l’analyse ou est conditionnée par « l’introspection » (DUGAS et MOUTIER).
1. Traité de BUMKE, XII, pp. 165 à 171.
2. D. B. FRANK, Depersonnalisationerscheinungen bei Himerkrankungen, Zeitschr. f. d. g. Neuro.,
149, 563.
3. G. STERTZ, Arch. f. Psych., 1911, 48, p. 199, (cas 103).
4. P. SOLLIER, L’Encéphale, 1927, — FLATAU, Die Migräne, 1913. —ROSENFELD, Die Störungen
des Bewusstseins, Leipzig, 1929.
5. L. MARCHAND et J. DE AJURIAGUERRA, Épilepsies, pp. 506 à 513. — Cf. plus loin notre Étude n° 26.

227
ÉTUDE N° 23

Sans entrer dans les graves problèmes de pathologie cérébrale que posent ces faits,
nous devons en exposer ici l’essentiel. Naturellement la perturbation de la dynamique
de la conscience qu’ils impliquent, puisqu’ils représentent une déstructuration de
l’orientation du Moi dans l’espace et de l’orientation à l’intérieur même du Moi, a fait
penser à beaucoup d’auteurs qu’il s’agit d’une lésion altérant le processus vital de
l’identification et de l’unification de la conscience de soi qui implique (selon les
conceptions de PALAGYI, si importantes aux yeux de l’école allemande de 1925 à 1940)
une répression des fantasmes impliqués dans la perception. Or le « siège » de cette
activité synthétique de la perception du Moi (au travers de la diversité des expériences
temporo-spatiales et des images qui risquent d’en altérer la clarté et la précision) a pu
être recherché soit dans le soma et la cénesthésie périphérique, soit dans le tronc céré-
bral et le diencéphale, soit encore dans l’écorce. On sait comment depuis KRISHABER
la théorie sensationniste a perdu beaucoup de terrain, mais elle n’a peut-être fait que
se déplacer en remontant dans le mésodiencéphale ou même dans l’écorce ! Quoi qu’il
en soit pour KUPPERS, REICHARDT, KLEIST il s’agit de lésions portant électivement sur
les formations végétatives du tronc cérébral et on sait que plus récemment (nous y
reviendrons plus loin) c’est dans l’hypothalamus que l’on a tenté de localiser, avec la
« fonction vigile », cette activité de la conscience qui naturellement comporte l’inté-
gration des données de l’expérience autoperceptive. La corrélation des centres végéta-
tifs profonds mésodiencéphaliques avec les formations végétatives enfermées dans
l’épaisseur du lobe temporal et l’enroulement de la corne d’Ammon paraissent, nous
le verrons, ériger ce dispositif de régulation de la conscience en un vaste système cor-
tico-sous-cortical. Quant aux théories localisatrices proprement corticales, elles sont
représentées dans ce domaine par l’assimilation des phénomènes de dépersonnalisa-
tion à un trouble du schéma corporel, à une désintégration somatognosique et dès lors
c’est à une lésion pariétale ou pariéto-thalamique de l’hémisphère mineur qu’elles sont
attribuées.
Quelle que soit d’ailleurs l’interprétation pathologique cérébrale que l’on donne de
ces troubles, ils apparaissent à tous les auteurs (psychiatres, psychanalystes, neurolo-
gistes) comme inséparables de la vie instinctive-affective en ce sens que l’étrangeté du
corps et plus généralement du Moi est nécessairement vécue en fonction de la vie émo-
tionnelle affective et fantasmique profonde qui, constituant une des instances antago-
nistes de la conscience de soi, participe nécessairement aux sentiments d’étrangeté,
d’extranéité et d’irréalité.

Ces états de dépersonnalisation, répétons-le avec DUGAS, HAUG, MAYER-GROSS,


etc. s’observent dans la plupart des maladies mentales. Nous dirions plus volontiers à
tous les niveaux et dans toutes les structures de maladies mentales, dans la mesure
même où celles-ci passent par cette forme typique de déstructuration de la conscience
…la dépersonnalisation ou l’impliquent. Mais ici nous avons en vue les cas privilégiés et typiques, ceux où la
(déjà naissante, nous dépersonnalisation (déjà naissante, nous l’avons vu, dans la manie et la mélancolie)
l’avons vu, dans la manie
constitue l’expérience immédiate d’une étrangeté primaire intensément et actuelle-
et la mélancolie) consti-
tue l’expérience immédia- ment vécue dans et par le bouleversement de la conscience. Nous allons donner un
te d’une étrangeté pri- exemple de ces « crises » où la dépersonnalisation se détache sur un fond d’anxiété et
maire intensément et d’exaltation, c’est-à-dire sur un fond de troubles qui impliquent les troubles du niveau
actuellement vécue…
supérieur (maniaco-dépressif). Ceci ne nous étonnera pas si nous nous rappelons ce

228
BOUFFÉES DÉLIRANTES

que après VON GEBSATTEL et E. STÖRRING nous avons dit à propos des formes de déper-
sonnalisation et de négation dans la mélancolie (notamment à propos de l’observation
de Mme B. B.).
Crises de dépersonnalisation paroxystiques. Nous avons publié cette obser-
vation en 1934, avec H. CLAUDE, et MIGAULT 1. Cette malade, Georgette L., née en
1884, présentait des « bouffées délirantes polymorphes » à forme nettement paroxys-
tique. Voici comment elle décrivait ses crises, véritables états hypnoïdes de quelques
heures et parfois de quelques jours dont elle gardait un souvenir assez précis pour les
raconter (certaines crises d’impulsivité coléreuse étaient amnésiques).
...Elle dit elle-même : « Il y a des périodes de 3 ou 4 jours pendant lesquelles je …Observation (AMP, 1934)
me transforme, je prends en moi différentes personnes. J’ai envie de sauter. Je retour- CLAUDE, EY, MIGNOT…
ne à de nombreuses années en arrière. » Par exemple, le 3 août 1931, elle dit : « Les
années ont passé comme si c’était l’espace de quelques heures... Je répète des conver-
sations d’autres personnes, je ne sais lesquelles... Je ne sais plus où je suis. Me voilà
encore repartie ! Je voudrais vous dire mon ennui, je ne peux pas... On dirait que j’ai
du dégoût de tout... Je vais rester une journée entière comme si j’étais dégoûtée de la
vie... J’avais beaucoup de choses à vous demander... Il m’est impossible de suivre une
conversation... J’ai l’impression que je vais intercaler des phrases qui n’ont rien à voir
avec la question... C’est comme si j’occupais la place d’une autre... Je ne dis pas que
j’ai la personnalité d’une autre personne, mais presque par moments... J’ai fait des
réflexions avec une voix dure qui n’était pas la mienne... Je ne retrouve plus ce que
j’étais. On dirait que tout mon être est dominé par une volonté... L’atmosphère chan-
ge brusquement... C’est comme un souvenir. Je suis comme sous la sensation d’une
personne, d’une foule qui serait près de moi. »
Nous pouvons grouper schématiquement l’ensemble des troubles tels qu’ils se pré-
sentent dans ces états qui durent, répétons-le, 2 ou 3 jours.
a) Impression d’asthénie, sentiment d’incomplétude et d’irréalité. Elle se sent
vidée de sa spontanéité, inerte. « Je vis le cerveau terne... Je n’ai aucune pensée, je suis
fatiguée. La pensée m’échappe. Je suis fatiguée, lasse, faible, fébrile. Je me sens
engourdie. Je ne peux pas arriver à faire un effort. Je ne puis pas arriver à finir ce que
je faisais. Il me semble que je n’arriverai pas au bout ». Sentiment de rêve éveillé. Je
ne puis pas me rendre compte si je rêve ou non. (Elle a acheté d’ailleurs des livres sur
les rêves pour chercher à s’expliquer ces états).
b) Impression de mort — Mort imminente. Rêveries macabres. « Je vois un sque-
lette... Je meurs peut-être... Je ne vis pas, on a enlevé la vie à mon cerveau... J’ai la
sensation d’être morte comme si mon corps était réduit au squelette... Je me sens
morte ». Elle offre de véritables paroxysmes pantophobiques. Elle tombe dans des
gouffres d’anxiété, avec sentiment du néant, de vide vertigineux.
c) Impression à caractère cénesthésique pénible. « Je me sens changée... Je suis
mal à l’aise... Mon corps me gêne... C’est comme un marteau qui frappe mon cer-
veau... Mon cerveau bouillonne » et autres métaphores de ce genre.

1. H. CLAUDE, HENRI EY et MIGAULT, États dysesthésiques de structure comitiale, Ann. Médico-


Psycho., 1934,1, pp. 257 à 270, (Discussion à laquelle ont pris part MM. HEUYER, COURBON,
PICARD, GUIRAUD). Cette malade dont les troubles étaient si nettement paroxystiques qu’ils faisaient
penser à l’épilepsie a fini par mourir il y a quelques années en état de « démence paranoïde ».

229
ÉTUDE N° 23

d) Altérations de la réalité. L’étrangeté du monde extérieur est rare. L’attention est


polarisée sur la personne et le corps propre. Cependant elle signale des « éclipses » de
l’ambiance. Signalons certaines « scotomisations » de personnes. Par exemple parlant
à sa fille, brusquement elle ne la voit plus « comme si elle avait disparu ou si elle avait
été transportée dans un autre lieu. J’avais l’impression de parler dans le vide. »
e) Altérations du sentiment du présent. Le présent se vide de ses caractères
concrets et vivants. Il lui paraît pur souvenir (déjà vu). Elle s’évade de l’instant pré-
sent pour glisser dans l’avenir qu’elle a l’impression de vivre (prémonitions).
f) Impression de « décalage » dans le temps et de retour dans le passé. « Ma vie
a été décalée... C’est très difficile à expliquer... J’ai l’impression d’être reportée en
arrière... Je ne vis pas dans le passé mais dans le souvenir du passé... Le présent s’abo-
lit, c’est comme un rêve dans le passé... Tout va très vite... Je ne peux pas bien expli-
quer... en l’espace d’une seconde, j’ai compris tellement de choses... Je reprends dans
ma jeunesse le fil de la vie... Je retourne de nombreuses années en arrière. »
g) Sentiment de dépersonnalisation. Ce sentiment fondamental plus ou moins
impliqué dans les impressions que nous venons de décrire apparaît comme leur résul-
tante complexe. « Je suis vieille, vieille. Je me sens grande, grande avec d’autres per-
sonnes en moi. J’ai voulu mettre des robes courtes. C’était une autre personne en moi
qui le voulait. J’étais dans la peau d’une autre. Quand je crie ce n’est pas moi. On me
fait revivre des existences passées. Je n’étais plus moi-même... On me faisait croire
que j’avais une double vie. On me faisait adopter d’autres personnalités que la mien-
ne. Il me semblait que j’étais ma concierge, par exemple : j’ai vu dans la rue une robe
qui aurait pu, par sa laideur, être une robe de concierge, j’ai dû l’acheter. Je marchais,
malgré moi, je me tenais comme ma concierge. C’était absurde. Un autre jour, en des-
cendant l’escalier, j’avais l’impression qu’une femme avait pris ma vie, ma gaîté, je
marchais comme elle en me déhanchant ».
Durant ces expériences délirantes et hallucinatoires, la malade était dans un état
d’anxiété considérable et véritablement vertigineuse.
Nous pouvons compléter la description de ces états spontanés par celle des
troubles présentés chez la même malade sous l’influence de la mescaline. Cette intoxi-
cation a eu pour effet une production fantastique onirique exceptionnelle comme on va
le voir.
…Le 2 avril 1933, elle fut Le 2 avril 1933, elle fut soumise en effet à l’épreuve de la mescaline 1. A 14h55
soumise en effet à on injecte 0,30cc de sulfate de mescaline. La malade était d’abord en état d’opposition
l’épreuve de la mescali- et de mutisme, puis après la phase habituelle de troubles neuro-végétatifs, elle présen-
ne… ta une grande crise d’angoisse. Elle se frappait la poitrine avec une expression de
dégoût. La mimique et l’attitude deviennent « théâtrales » (sanglots, mouvements
pathétiques). Facilement suggestible à cette période des troubles, on la rassure en lui
affirmant qu’elle n’a rien à craindre, que les personnages qu’elle redoute sont partis.
Quelques instants après, elle s’écria : « Un homme vient m’emmener, un noir... des
hommes de guerre. Ils prient... ». On lui suggère qu’elle est au contraire entourée de
fleurs, d’arbres, que le ciel est bleu, etc... Elle se calme. A la demande « Que voyez-

1. Nous avions été amenés à tenter cette « mescalinisation » car nous avions obtenu chez une
malade dont l’observation a été publiée par R. MAIXET et Ch. BERLIOZ (Obsession de déperson-
nalisation, Ann. Médico-Psycho.) — malade à laquelle nous avons déjà fait allusion et qui a fait
le tour pendant 20 ans de tous les psychiatres parisiens... — une rémission spectaculaire mais
hélas furtive.

230
BOUFFÉES DÉLIRANTES

vous ? » elle répond alors « des oiseaux de paradis... » puis « des chinois... le Japon...»
Elle tient des propos où elle fait allusion à « des yeux dans le cerveau » et à « sa pen-
sée répétée ». Expressions tragiques de dégoût. Elle mime une scène de viol. « Je le
tuerai avec un revolver. » Elle parle ensuite de têtes, de coquilles, d’hommes. Elle
chante, puis fait la petite fille boudeuse, son intonation devient puérile, elle « zézaie ».
La désorientation devient très prononcée et elle entre en plein délire onirique avec
déclamations grandiloquentes : « Ah ! Cette femme, elle tenait un bordel. Elle a enfer-
mé ses enfants dans ce bordel avec des hommes dessus, on a souillé leur chair pendant
qu’elle gardait la sienne. Des hommes, des hommes ! J’aimerais mieux le noir à poil
qu’habillé, puisqu’on se montre toute nue, exhibant ce qui vous reste de charme. Oh !
Guillaume cache ton nu ! Souillure. Enfants pleins de sang, tête de veau... ». Puis vien-
nent des thèmes guerriers. « Les Prussiens ont envahi la France. Je les empêcherai de
passer. Les Prussiens ont violé ma mère pendant la guerre. Si tu tiens ma famille, je te
tiens, Guillaume par ceci... Regarde. Je te dirai le secret de la souffrance... Pendant la
guerre le viol que j’ai revécu. Je voudrais voir ma mère. Toujours l’épée, l’épine dor-
sale. Prusse maudite qui fit couler tant de sang français... Cette femme je ne peux pas
la voir, elle se croit belle ou devant un homme. Les glandes, la thyroïdienne pour se
les greffer, pour rester toujours jeune... Qui la protège contre les piqûres souvent mor-
telles, mord-elle avec ses dents ? Qu’est-ce que tout cela ? Il y a des feuilles partout. …rêverie oniroïde à forte
C’est comme de la poussière. Ma mère — elle en parle constamment — ne doit pas charge d’exaltation et
rester ici... Mais ce n’est pas elle, qui est-ce alors qui me parle ? On a branché trois d’angoisse…
conversations l’une sur l’autre ? Voici mon mari, une figure rouge avec un bouc, mais
je ne suis pas mariée. Je veux l’enfiler moi l’automatisme. Il veut se servir de ma
bouche... Qu’est-ce que c’est que cette tête-là ? Je suis un garçon, j’ai cru que c’était
moi. Un aigle avec ses serres et ses griffes. Je suis un cheval cochon, un homme
nichon. Je vois toujours des hommes, je raisonne comme un homme. Il a une redin-
gote marine, des cheveux crépus. Ces hommes qui défendent la terre de France dégra-
daient leurs vieilles couilles usées. Je ne peux pas voir cette femme... Achète-moi un
revolver... la comédie, la comédie du monde. J’ai le délire... Quand on a commis une
faute... On ne commet pas une faute toute seule. Il a surpris le secret de ma naissance.
Mon père qui avait une peau de satin... ils ont sali tout cela. Je vois encore ma mère
avec ses cheveux blonds cendrés, avec son corps livré aux Prussiens. Je l’entends dans
le ventre de ma mère... ». Cette rêverie oniroïde à forte charge d’exaltation et d’angois-
se et qui touchait parfois au niveau de la confusion onirique, s’est prolongée pendant
plusieurs heures.
Le lendemain, après avoir passé une nuit agitée, elle ne se rappelle presque rien de
son délire mescalinique.
Le surlendemain (11 août) par contre, reviennent les souvenirs (ou l’élaboration
secondaire des scènes oniriques 1 et voici le récit qu’elle nous fait de ce qui a été vécu
sous l’influence de la mescaline : « Hier j’étais très troublée et je ne savais plus si
c’était moi qui parlais ou des hommes à côté de moi. Avant-hier, après la piqûre, je me
rappelle maintenant que j’avais vu la guerre, des hommes qui cherchaient à m’enlever.
Il me semblait qu’on voulait s’emparer de secrets. Les hommes avaient un caleçon
blanc, une odeur d’alcool. C’était tout ce que je crains en général, mais là je le res-
sentais et le voyais davantage. C’était comme un rêve qui suivait, c’était un beau rêve
comme si j’avais lu un beau livre. Je voyais des objets de toutes sortes qui formaient
une gorge de pigeons, des plumes d’oiseaux, des sculptures dans la pierre, des feuilles,

1. Nous retrouverons les mêmes faits dans l’état crépusculaire de J. P. (Étude n° 26).

231
ÉTUDE N° 23

beaucoup de lumière, beaucoup de vie, des feuilles comme on voit dans les sculptures
d’églises ou de cathédrales. Des angles, des triangles, toujours avec de la lumière
comme s’il y avait du soleil dessus. Tout cela était tout petit, petit. Puis comme des
demi-cercles qui s’échappaient et formaient ensuite la voûte des églises. J’avais l’im-
pression de comprendre comment la pensée fonctionnait, se matérialisait. Je voyais de
petits chapeaux de lumière les uns sur les autres, puis la lumière, non du soleil, mais
la lumière d’un cerveau. Ces petits chapeaux devenaient des toits de pagodes, des
ronds, des cercles qui se transformaient en maisons, mais rien ne durait. De fines cise-
lures dans l’or, on aurait dit des oiseaux de paradis qui remuaient leur gorge. C’était
comme des bijoux... comme des défenses d’éléphants, comme du bois de rose, des
branches de bois des îles. C’était ciselé, mais d’une finesse ! Des palais multicolores
et turques, des palais arabes avec de l’or, des mosaïques. Tout un dôme d’or. (Dans ce
récit peut-être reflété dans l’euphorie du moment elle dit constamment c’était joli,
joli !). J’ai vu le soleil par ses rayons, mais pris tout à fait au début, comme à leur sour-
ce. J’ai vu encore un feu qui s’échappe de la terre, du bleu, de jolies teintes bleues...
J’ai revécu toute ma vie comme dans un rêve. J’ai vécu, un couteau au-dessus de ma
tête. Mon corps était là-bas où se passaient les choses. J’avais l’impression d’être enle-
vée et que des femmes habillées en hommes cherchaient à me violer. Dans ce sommeil,
je ne savais pas où j’étais, j’entendais une voix d’homme. Je voyais une figure d’hom-
me. Quelque chose s’est abattu. J’ai rêvé des choses de mon enfance. Tout un truqua-
ge de gens qui cherchaient à capter ma pensée. Hier j’étais très drôle. Il me semblait
que ce n’était pas moi qui parlais, je ne pouvais pas arriver à me retrouver. A cause de
ma figure desséchée, je me disais que je n’étais pas une femme, mais un homme... ».
Si nous avons donné ici ce protocole de mescalinisation, c’est pour faire saisir en
quelque sorte expérimentalement ce que les états spontanés de dépersonnalisation, si
fréquents chez la malade, et revenus au premier plan après l’épreuve de mescaline (le
lendemain) contenaient en puissance et quelle masse de fantasmes a été ainsi libérée.
L’intérêt de cette observation est justement de nous montrer comment une dose faible
de mescaline 1 qui généralement ne produit chez un sujet normal que peu de troubles

…Dans sa fameuse expé- 1. Cette dose est en effet assez faible. Dans sa fameuse expérience personnelle, E. MORSELLI (J.
rience personnelle, E. de Psychologie, 1936, pp. 368 à 392) avait ingéré 0,75 de mescaline. L’ensemble des troubles
MORSELLI […] avait ingé- éprouvés par lui ont atteint leur maximum 5 ou 6 heures après l’ingestion. Dans cette magnifique
narration, ou mieux, dans la méthodique analyse de ses troubles, MORSELLI a insisté notamment
ré 0,75 de mescaline… sur deux points. Le premier c’est que pendant longtemps il a eu l’impression de diriger lui-même
le cours, ou tout au moins l’orientation du vécu délirant fantastique (un peu comme quand on
commence à être ivre, on « fait » celui qui l’est). Le second c’est que malgré les assauts de l’in-
vasion délirante, en fin de compte, il n’a pas déliré... C’est dire que chez lui par conséquent les
troubles n’ont pas été très profonds, qu’ils se sont situés au niveau de la dépersonnalisation tan-
dis que chez notre malade dépersonnalisée, ou plus exactement dont la destruction de la
conscience était telle que le seuil de dépersonnalisation était anormalement abaissé, ils ont atteint
rapidement le niveau onirique. Voici d’ailleurs quelques passages caractéristiques de l’observa-
tion de MORSELLI :
« Je m’aperçois que je vais glisser dans l’expérience hallucinatoire et délirante et je
renonce à m’y livrer, cherchant à me distraire par des idées futiles. Jusqu’à ce moment
je sens que je suis parfaitement en état de m’inhiber et de me conduire ; mon exigence
introspective demeure vigilante.
Ma critique est alerte, mais j’assiste avec une certaine angoisse, puisque je me sens sans
défense, à l’évolution rapide de ce trouble. Je dois faire un effort pour « croire que je
suis effectivement seul » en cet endroit, à l’abri d’influences étrangères dont, par ins-
tants, j’ai l’obscure intuition.
Pendant que je me promène avec excitation et que ma main gauche, d’un mouvement…

232
BOUFFÉES DÉLIRANTES

a ici approfondi le niveau de dissolution de la conscience, découvert le sens de l’étran-


geté et actualisé le monde des images 1.

On saisit donc, par cet exemple, que l’expérience de dépersonnalisation est comme …l’expérience de déper-
un premier degré de l’expérience onirique. Sans doute, comme le fait remarquer E. sonnalisation est comme
un premier degré de l’ex-
MORSELLI, est-elle vécue bien différemment que le rêve, mais c’est le même mouve-
périence onirique…
ment que l’un et l’autre manifestent sur le registre du vécu comme sur le plan « cli-
nique ». La dépersonnalisation nous apparaît ainsi tout à la fois comme la « frange »
d’un trouble plus étendu qui se situe d’ailleurs à un niveau assez élevé, dans une struc-
ture de conscience sans doute assez altérée pour s’éprouver elle-même étrange et
étrangère, mais pas assez pour abolir l’étrangeté de cette étrangeté.

…/… automatique incessant, passe dans mes cheveux (ce que je ne fais jamais norma-
lement), je m’arrête dans mon cabinet de toilette. Il m’arrive tout naturellement de me
regarder dans la glace : j’aperçois mes traits déformés, oscillants, et j’éprouve du dégoût.
Ma figure est toute pâle, défigurée, défaite par le toxique et par l’angoisse ; tout à coup
je ressens l’impulsion très forte à m’élancer contre mon image et à briser la glace.
Je me ressaisis avec énergie, je réfléchis. Je n’ai plus de doute, désormais : je me suis
engagé, sans prendre les précautions préalables, dans une situation grave et qui va d’un
instant à l’autre empirer. Est-ce que mon « selfcontrol » et ma connaissance de la psy-
chopathologie auront le dessus ?
D’un moment à l’autre, je sens que mon « selfcontrol » perd du terrain, — j’éprouve des
impressions extraordinaires pour lesquelles je ne trouve pas de termes correspondants :
au premier plan j’ai l’impression de m’égarer moi-même, comme si « ma » personnali-
té s’éloignait et s’obscurcissait toujours plus ; le monde extérieur des objets et des per-
sonnes que je vois dans la rue prend à mon regard un aspect hostile, monstrueusement
animé.
Il me semble qu’un cyclone peut m’anéantir d’un instant à l’autre, et qu’un gouffre
s’ouvre à l’intérieur de moi. L’émotion, toutefois, que ces sensations me donnent, ne me
fait pas perdre entièrement mon sang-froid : pas même alors qu’une rafale extrêmement
violente paraît m’envelopper et m’enlever toute conscience. Mon psychisme suggère à
mon introspection l’image d’un paysage bouleversé par un tremblement de terre et dont
le ravage extrême est imminent.
……………………………………………………………………………………………
Mon inconscience d’être MORSELLI coexistait avec une parfaite lucidité sensorielle et
introspective et avec la faculté d’apprécier la gravité de mon trouble, puisque mon état
psychique était caractérisé par une suite incessamment alternée de conscience normale
et de conscience altérée. C’est pourquoi je suis à même, maintenant, d’évoquer avec pré-
cision et netteté les phénomènes ; mon moi perçait sans cesse dans le courant morbide,
barrant, ou pour mieux dire, ralentissant son cours, et y faisant en même temps autant de
sondages. C’est justement au moment où je reviens de ces interventions de ma conscien-
ce que j’ai la notion foudroyante, immédiate de glisser vers la catastrophe, d’être en
proie au désordre le plus subversif qui m’enveloppe de ses rafales toujours plus fré-
quentes. Au moment où j’allais m’exclamer « MORSELLI, qui est-ce ? » mon moi remon-
tait à la surface, enregistrait cette expression délirante, saisissait l’écho du trouble dont
il prenait acte et auquel il s’opposait désespérément ».
1. Naturellement avec le pentothal et autres substances analogues, le fait que nous venons de rap-
porter est devenu monnaie courante ; mais au travers de 1’ « aspécificité » de ces drogues, c’est
toujours le même fait que l’on observe : elles actualisent et approfondissent les « psychoses
aiguës », cf. p. 693 (Étude n° 27).

233
ÉTUDE N° 23

II. Expériences de dédoublement hallucinatoire. (Les états


aigus d’automatisme mental).
Nous allons maintenant envisager des cas où la déstructuration de la conscience
étant plus profonde, elle est vécue comme un événement d’intrusion, d’effraction, un
parasitisme dans la pensée du sujet. L’unité psychosomatique de la personne est ici bri-
sée dans sa plus profonde intimité et, la dépersonnalisation atteignant jusqu’au cœur
de l’être pensant et vivant, le vide de sa substance, c’est-à-dire de son essentielle « pro-
priété ».Ce sont les thèmes d’influence, de possession, d’envoûtement, d’emprise, de
mécanisation, de vol et de devinement de la pensée qui constituent la trame significa-
tive du délire et c’est au travers des innombrables « symptômes psychosensoriels »,
des phénomènes d’influence ou d’automatisme mental, comme dit l’École française
depuis de CLÉRAMBAULT, que le psychiatre saisit le vécu fondamental de ces expé-
riences de dédoublement, de multiplication et de redoublement de la conscience.

…Souvent le diagnostic de Souvent le diagnostic de « Psychose hallucinatoire chronique » chez nous, ou de


« Psychose hallucinatoire « Schizophrénie » dans la plupart des autres pays, absorbe ces « états » comme si tous
chronique » chez nous, ou
étaient effectivement chroniques 1 et comme si leur structure propre devait être négli-
de « Schizophrénie » […]
cache trop souvent au cli-
gée (même dans le cas où ils s’organisent ou se survivent sous une forme chronique
nicien la réalité et la possi- secondaire). Cette manie de considérer comme toujours chroniques et nécessairement
bilité de « Bouffées déli- permanentes les expériences délirantes « hallucinatoires » — même si elle se justifie
rantes hallucinatoires »
en partie par le fait que beaucoup de psychoses délirantes chroniques sont hallucina-
toires et que beaucoup d’états hallucinatoires tendent à la chronicité — cache trop sou-
vent au clinicien la réalité et la possibilité de « Bouffées délirantes hallucinatoires »
qui certes se reproduisent souvent chez le même malade, mais dont chaque crise ou
épisode constitue une « psychose aiguë ». De telle sorte qu’il n’y a pas moins de rai-
son d’appeler « psychoses aiguës » ces crises que les crises de type maniaco-dépres-
sif... Quoi qu’il en soit, voici quelques observations d’intérêt assez divers. Nous les
donnons ici dans un ordre d’intérêt croissant pour bien montrer que nous visons une
fois encore dans cette description non pas seulement des observations exceptionnelles,
mais des cas qui font partie de la clinique la plus courante et la plus simple.

1. Nous devons renvoyer encore à la thèse de Mlle P. PETIT, Les Délires de persécution curables
(1937). Dans la première partie consacrée aux « Délires curables à structure oniroïde » on trou-
vera des observations bien intéressantes (et notamment l’observation IX) et de nature à nous rap-
peler la vieille notion de Psychose hallucinatoire aiguë, (Thèse de FAKNARIER, Paris, 1899), qu’il
est, à nos yeux, indispensable de restaurer. Ceci dit, il n’en reste pas moins vrai que la clinique
nous apprend que les délires chroniques et les schizophrénies passent par ce niveau avec une
grande fréquence et c’est avec une grande fréquence que l’on voit les psychoses de ce type pas-
ser à ces formes de chronicité.

234
BOUFFÉES DÉLIRANTES

Observation de Marcelle G. T. Voici l’observation la plus banale que l’on puisse


rencontrer, mais pourtant sa banalité ne doit pas nous en faire oublier l’importance. Si
nous avons choisi ce cas, c’est que nous avons pu le suivre (ou tout au moins avoir des
nouvelles de la malade) de 1936 à 1953.
Cette malade entra à l’âge de 30 ans, le 1er octobre 1936, dans notre service. Peu
après un accouchement, en 1935, elle avait présenté un « état dépressif » avec senti-
ments d’insécurité et de dépersonnalisation. Tous ces troubles, après quelques oscilla-
tions du tableau clinique, subirent une recrudescence par « crises », et c’est pour une
de ces crises qu’elle a été hospitalisée. Pendant plusieurs jours en effet elle a vécu une
expérience délirante et hallucinatoire d’une grande intensité sinon d’une grande
richesse. Voici comment se manifestait et s’exprimait cette expérience hallucinatoire :
« Je me sens toute drôle. J’ai des troubles dans la tête. Il me vient de drôles d’idées.
Je pense malgré moi. Je crois parfois que je vais mourir. Ça fait drôle, c’est comme si
j’avais une voix dans la tête. Ce n’est pas possible d’expliquer ça. J’ai des cauchemars,
des peurs... Je suis comme hypnotisée. Ça me pousse malgré moi... Ça répète ce que
je pense... Tout me semble triste et lugubre et mon cerveau marche tout seul. On répè-
te ce que je pense et on sait bien ce que je pense ».
Ces « crises hallucinatoires » la laissent perplexe. L’anxiété constitue le fond per- …observation de « crises
manent sur lequel se détachent, par périodes de 5 ou 6 jours, ces crises hallucinatoires hallucinatoires » avec
où se retrouve l’essentiel du syndrome d’automatisme mental : écho et commentaire automatisme mental sans
des actes, hallucinations psychiques, dépersonnalisation, sentiment d’emprise et d’in- organisation vers la chro-
trusion dans la pensée. Les crises s’accompagnent d’un syndrome neuro-végétatif nicité…H.EY.
intense : dermographisme, bouffées de chaleur, troubles vasomoteurs périphériques à
prédominance cervico-faciale.
Elle ne gardait pas le souvenir de ces crises hallucinatoires et ne conservait l’im-
pression que d’un malaise désagréable au cours duquel elle avait perdu le contrôle de
ses pensées. « Comme si, dit-elle, tout était trop fort dans ma tête et que j’étais enva-
hie par des pensées étranges, comme si on me parlait et me prenait ma pensée ».
L’ensemble des troubles a évolué pendant plusieurs mois avec ces « bouffées hal-
lucinatoires » et des tendances dépressives très marquées. Tous ces phénomènes parais-
saient tantôt devoir s’organiser comme une névrose avec tendances phobiques et obsé-
dantes, tantôt comme une psychose hallucinatoire. Mais il n’en a rien été et malgré l’in-
termittence de ces crises d’automatisme mental... elle a repris son équilibre. En dépit de
quelques tendances à l’anxiété, elle mène depuis 17 ans une vie calme et paisible.

Nous le répétons, le seul intérêt de cette observation est son manque total d’origi-
nalité. Il ne s’agit pas en effet ici de rechercher des cas exceptionnels, mais de nous
référer à ceux que la clinique nous offre sous son aspect le plus habituel. Ce qui est
moins fréquent c’est, comme pour ce cas, de pouvoir s’assurer que 17 ans après, les
crises hallucinatoires ne se sont pas renouvelées...

Avec un recul bien moindre, Mlle PETIT a rapporté dans sa thèse une observation
que nous reproduisons ici pour son aspect également typique et banal.
Observation résumée de Mme Deff (Thèse de Mlle PETIT, observation IV). Cette
malade de 25 ans a été l’objet (novembre 1935) des certificats suivants :

235
ÉTUDE N° 23

…Observation de Melle 1er cetificat : « Psychose hallucinatoire d’allure paranoïde. Hallucinations audi-
PETIT (Thèse, 1937)… tives et visuelles : entend parler d’Hitler, du Prince de Galles, voit le Christ, un
Archange dans le ciel. Idées d’influence et de persécution incohérentes. On agit sur
elle et un médium. On installe très haut dans le ciel des doubles miroirs qui reflètent
par le magnétisme, la télévision, le téléphone. On veut faire d’elle une espionne, la per-
sonne qu’on veut lui montrer. A tenté au dehors de s’enfoncer des aiguilles dans la tête,
se jette par terre. Excitation psychique. Agitation et violences dans le service. A dû être
maintenue. »
2me certificat : « Psychose paranoïde. Idées de persécution et d’influence.
Hallucinations multiples. Troubles cénesthésiques. Entend des voix ; c’est du spiritis-
me, du magnétisme, de l’hypnotisme. On imite certaines personnes, on lui commande
de se disputer, on l’insulte, on lui parle d’espionnage, d’Hitler, de l’Allemagne, du Roi
d’Angleterre, du Prince de Galles, de Jeanne d’Arc. On veut lui faire assassiner quel-
qu’un comme Gorguloff. C’est un fakir qui doit la poursuivre. Sentait des boules navi-
guer dans sa tête, se piquait avec une aiguille pour les faire disparaître. A vu dans le
ciel le Christ, un tigre, du feu. On a dû se servir d’un miroir concave et convexe, de
magie noire, de télévision. Coups dans le cœur, déformation de la matrice. Excitation.
Frappe le personnel. Lacération. »
……
Le début des troubles, en 1934, fut vraisemblablement marqué par un épisode oni-
rique fugace. Une « grippe l’avait laissée tout énervée, elle ne dormait plus, rêvait
beaucoup, parlait toute seule. Elle crut avoir la folie de la persécution », mais bientôt
elle comprit « qu’il s’agissait de spiritisme ». La malade exprimait en souriant des
idées confuses d’influence et de persécution, liées à un syndrome hallucinatoire et
xénopathique d’agression physique et mentale. Hallucinations auditives multiples,
insultantes, menaçantes, un crocodile devait la dévorer ; hallucinations impératives :
on lui a ordonné d’aller tuer le Président de la République. Conversations lointaines ;
on parlait de sa famille. On lui faisait faire des « pantomimes ». On lui disait qu’elle
« était Eve, puis Henri IV, Notre-Dame-de-Lourdes » ; elle « se mettait alors dans la
peau du personnage, mais n’y croyait pas », dit-elle. Elle entend de multiples voix
d’hommes et de femmes. Son principal persécuteur est un spirite, un fakir qui la pour-
suit partout, nuit et jour mais qu’elle n’a jamais pu apercevoir. Hallucinations psy-
chiques : « cet homme pénètre dans sa tête, lui envoie des pensées et la met en com-
munication avec toutes sortes de personnes ». Elle répond mentalement aux questions
que le spirite lui pose. Elle soliloque en elle-même. Prise, devinement et écho de la
pensée : « on me prenait ma pensée à l’aide d’un miroir », dit-elle ; « dès que je pense
quelque chose je l’entends répéter, je l’exprime après ». Troubles cénesthésiques mul-
tiples : ses yeux se voilent, on lui a également voilé le cœur et changé les entrailles.
Elle sent des boules qui lui courent dans la tête. Elle les a piquées avec une aiguille
« ce qui a effrayé son mari ». Elle a le corps tout déformé. Hallucinations ou pseudo-
hallucinations visuelles. On lui fait voir le Christ dans le ciel, des artistes connus. Au
début, elle a vu « des avions tomber en flammes ». Sentait par moments « des parfums
de roses ». Systématisation délirante très pauvre : Ce fakir gagne sa vie à ses dépens ;
il veut faire d’elle un médium et l’instrument d’un crime. « Tu arriveras à commettre
un crime », lui a-t-il répété.
A partir du 7 décembre, tout à fait calme, elle s’occupait régulièrement dans le ser-
vice. Le 12, on notait la disparition complète des phénomènes hallucinatoires depuis
une semaine. La malade n’exprimait plus aucune idée délirante et les rectifiait partiel-

236
BOUFFÉES DÉLIRANTES

lement. « Elle ne sait pas tout ce que cela veut dire, c’est peut-être un effet de son ima-
gination, elle va tâcher d’oublier tout cela. Elle s’est suggestionnée elle-même. Elle
n’est pas folle du tout... peut-être l’a-t-elle été, mais elle ne l’est plus ». Exprimait
quelques idées de jalousie à l’égard de son mari. Croyait encore à la possibilité du
magnétisme « puisque c’est une science ».
Les jours suivants la malade se montra très calme, s’occupa et n’exprima pas
d’idées délirantes. Le 27 décembre elle rectifiait complètement les troubles antérieurs.
Elle ne croyait plus à ces phénomènes qui avaient si complètement disparu à l’asile.
« J’ai cru que c’était du magnétisme, je ne me rendais pas compte que j’avais le cer-
veau fatigué », dit-elle.
La sortie a été accordée le 12 janvier 1936 1.

Voici maintenant l’observation d’une malade que nous suivons depuis 5 ans. Elle …Observation personnel-
a présenté depuis 1948 une série de « crises hallucinatoires » toutes très intenses et le : « crises hallucina-
toires » avec organisation
dramatiques avec une rémission d’abord complète puis moins complète en ce sens que,
sans cristallisation d’une
entre ces grandes phases de troubles, tend à s’organiser, sans toutefois se cristalliser, conviction délirante…
une conviction délirante où s’installe nettement dans le sens d’une systématisation la H.EY.
croyance à une action extérieure qui, comme nous le verrons, reflète au moins autant
la naïveté de ses conceptions que ses expériences délirantes et hallucinatoires.

Observation de Mme Q. T. Née en 1911, cette femme vit dans un milieu rural et
aucun événement important n’a agité son existence. Il n’y a pas d’antécédents psy-
chopathiques familiaux. Instruction primaire. Elle est d’un caractère assez sociable et
de type asthéno-longiligne. Elle a eu deux enfants. Bonne entente conjugale. En 1946
elle a subi un traumatisme crânien (perte de la conscience de plusieurs heures).
En 1948, première crise à type d’anxiété avec syndrome d’influence. Elle se plai-
gnait d’avoir la tête engourdie, d’être comme hypnotisée. Mais rapidement la crise
cessa, sans séquelles.
En 1950, elle est hospitalisée pour une psychose délirante aiguë à thèmes multiples
de persécution et d’influence. Jusqu’à ce moment (janvier 1950) elle n’avait présenté
aucun trouble. Cette nouvelle crise a débuté par de l’angoisse nocturne et une activité
délirante fabulatoire et hallucinatoire. Elle entendait les Allemands qui voulaient l’em-
mener avec eux. Après une période d’accalmie en juin 1950, nouvelle crise. Au cours
de cet épisode, elle exprimait son délire sous cette forme : « J’ai peur. Je ne puis plus
dormir la nuit. Les Allemands veulent m’emmener... Quand je pense quelque chose,
les Allemands le savent. Ils connaissent tout ce que je pense. Ils m’obligent à penser.
Nous avons eu un officier allemand chez nous, c’est lui qui doit penser tout ça... Ils
voient tout ce que je fais chez moi et ensuite on me met à la télévision... J’ai peur qu’on
scie les barreaux de ma chambre pour m’enlever, etc.». Tout ce délire tombe rapide-
ment après trois électro-chocs.
Rentrée chez elle le 2 septembre 1950, elle est de nouveau normale selon son mari
et ses propres confidences, avec cependant, de temps en temps, l’impression qu’un
guérisseur qu’elle avait consulté agit sur ses pensées.

1. Nous avons essayé de retrouver cette malade mais nous n’avons pas pu y parvenir, toutes les
correspondances adressées à sa famille n’ayant pas pu toucher leurs destinataires.

237
ÉTUDE N° 23

Puis en juillet 1951 éclate à nouveau une grande crise. « Ils m’envoient des pen-
sées que je ne reconnais pas comme miennes et j’ai peur que ces pensées ne fassent du
mal à mon entourage... Ils sont au courant de tout ce que je fais... Ils m’espionnent et
me surveillent. Je suis poussée, c’est comme s’il y avait deux forces en moi ». Ce
dédoublement hallucinatoire est vécu dans un débordement extrême d’angoisse qui l’a
conduite au bord du suicide. Dans le premier choc, elle déclare : « J’ai ressenti une
amélioration immédiate, je n’ai plus l’impression d’être divisée en deux. Je vais
reprendre le dessus. Tous ces temps je ne voulais plus sortir et j’avais mauvais moral,
mais je vais reprendre le dessus ». Elle sort le 18 juillet 1951.
Pendant 8 mois elle a été à nouveau normale avec tout de même des préoccupa-
tions obsédantes et quelques convictions délirantes, mais intermittentes, au sujet de
l’action du guérisseur sur sa pensée et son existence. Elle présenta en février 1952 une
nouvelle crise avec pantophobie, idées d’influence et de persécution, guérie en 17
jours dans une maison de santé privée. Nouvelle rémission complète (d’après le mari)
ou à peu près complète (d’après elle-même qui demeure effectivement dans l’inter-
valle des crises assez préoccupée) jusqu’en mai 1953. A cette date, elle rentre dans
notre service. On note qu’elle est très obnubilée, dans un état d’agitation extrême et en
plein délire presque onirique : « Depuis un mois je demande la paix. J’ai tous les par-
tis politiques qui m’envoient des radiesthésies dans la tête. L’autre nuit on est venu
chercher mon fils pour l’emmener dans les soviets de la politique. J’avais plein de
réaction politique dans la tête. Avec la radiesthésie les gens connaissent mes pensées.
Tout le monde sait ce que je pense. Ça me travaille, dans la tête. Je ne suis plus maî-
tresse de moi... Par la radiesthésie toutes ces idées viennent malgré moi. Des phrases
me viennent dans la bouche ou dans la pensée ». Elle est sombre et angoissée, tres-
saille au moindre bruit. Elle craint toujours que l’on vienne enlever son fils. « C’est
toujours la même chose, s’exclame-t-elle, ils veulent que je dise que mon fils est un
Allemand et ce n’est pas vrai, je l’ai eu avec mon mari quand il est revenu de captivi-
té ». Elle a peur d’être responsable de la guerre et veut établir la paix. Son agitation
pantophobique devient considérable, elle pousse des hurlements, se tord sur son lit.
« Allez-vous-en ! Salauds ! Non je ne veux pas me remarier... Non ! Jamais, Je ne veux
pas ! Je ne veux pas ! Mon fils, ils l’envoient au four crématoire... Faites m’y pas-
ser ! ». Ces déclamations sont théâtrales avec des crises de rage et de désespoir. Elle
se roule à terre et fait des contorsions pathétiques.
Nous réussissons cependant à lui injecter du Privénal. L’agitation cesse et brus-
quement elle dort d’un sommeil profond pendant une demi-heure. Au réveil, en même
temps que la pensée vigile revient, elle reprend sa gesticulation tragi-comique. (Voix
de polichinelle, dialogues hallucinatoires mimés). Pendant cette phase du réveil, le
délire s’intensifie encore : « Je veux être exécutée... Je veux mourir de faim et de
soif ». La narcose avec le Privénal a mis en évidence son extrême sensibilité au
toxique et le fait que les phases parahypniques (tout au moins celle du réveil, la seule
qui ait pu être explorée) approfondissent et actualisent le délire et l’activité hallucina-
toire, fait qui se retrouve dans toutes les expériences délirantes de ce genre.
…dès le premier choc, le Le traitement par électro-choc qui avait toujours bien réussi est alors entrepris et
délire disparaît. Tout le effectivement, dès le premier choc, le délire disparaît. Tout le délire est recouvert par
délire est recouvert par l’amnésie. Elle rit quand on lui parle de ses propos et de son angoisse au moment de
l’amnésie… son entrée.
Cependant, quelques jours après, elle se plaint de sa période de réveil. « C’est tou-
jours, dit-elle, au moment du réveil que les choses bizarres se passent. Ce matin j’avais

238
BOUFFÉES DÉLIRANTES

l’impression comme si on me cassait des pierres dans la tête. Je ne puis pas com-
prendre ça, ni ce que c’est, ni ce qu’on veut dire ». Effectivement après quelques jours
elle se plaint de cette invasion de pensées et d’imagerie fantastiques, elle retombe de
nouveau en plein délire d’influence et d’automatisme mental. Enfin, après deux ou
trois électro-chocs tout rentre à nouveau dans l’ordre. Il persiste seulement une convic-
tion délirante d’ailleurs chancelante : il se peut, dit-elle, que le guérisseur soit pour
quelque chose dans ce qui lui arrive et ait une influence sur sa pensée. Quant à ce
qu’elle-même appelle son délire, elle en rit et il lui paraît extraordinaire qu’elle ait pu
se laisser prendre à des « idées si bêtes ».
Après quelques oscillations dans les convictions délirantes, elle est rentrée chez
elle à nouveau depuis 10 mois et parle de son délire comme d’une crise de maladie.
Telle est, réduite à sa plus simple expression clinique, cette observation remar-
quable en plus d’un point. Soulignons les plus importants : tout d’abord les crises hal-
lucinatoires sont ici intermittentes et assez rapprochées ; elles cèdent avec une remar-
quable facilité dès le premier choc qui agit en faisant cesser l’expérience délirante
comme le réveil dissipe le rêve et ses souvenirs ; elles laissent entre elles un interval-
le lucide qui, sans équivaloir peut-être à une guérison totale, contraste vivement avec
les « bouffées délirantes et hallucinatoires ». La continuité de la conscience halluci-
nante et du rêve est manifeste dans les phénomènes de retour offensif du délire, dans
les phases de réveil qui constituent de véritables « moments féconds » du délire ; elle
est également mise en évidence par la narcose qui va « dans le sens du délire ». Enfin,
nous saisissons ici à travers toutes ces expériences délirantes, comme un « fil » de déli- …nous saisissons ici à tra-
re qui les relie et peut être l’ébauche d’une organisation chronique. Ce « fil » qui est vers toutes ces expériences
déjà comme le lien existentiel qui sous-tend ces expériences et leur survit représente délirantes, comme un « fil »
une forme de croyance dans le pouvoir magique d’autrui, c’est-à-dire une exigence de délire qui les relie et
interne d’être aimée (par le guérisseur ou l’Allemand) sans avoir la responsabilité de peut être l’ébauche d’une
ce crime. C’est par là et aussi peut-être par la naïveté de ses conceptions et de ses organisation chronique…
superstitions paysannes que cette malade est vulnérable dans la trajectoire de sa per-
sonnalité. C’est par là que le délire d’un instant peut menacer de devenir le délire
d’une existence. Quoi qu’il en soit de cette possibilité, ce cas nous présente le cortège
habituel des troubles « rappelant » la mélancolie anxieuse et la dépersonnalisation des
niveaux structuraux supérieurs et aussi la possibilité de passer par instants au niveau
inférieur à celui de la confusion (lorsqu’à son entrée elle était désorientée et présentait
une obnubilation vraiment « confusionnelle » de la conscience). L’aspect oscillant et
chaotique de ces expériences hallucinatoires aiguës est ici très typique.

Nous allons maintenant (pour aller des cas d’observation clinique simple à un cas
plus approfondi dans sa structure) exposer une observation d’une malade que nous
connaissons depuis 17 ans.
Mlle Marguerite L., employée de banque, née en 1901. Pas d’antécédents psycho-
pathologiques familiaux. De caractère plutôt gai, syntone sans oscillations cyclothy-
miques. Existence paisible. Projet de mariage en 1931 dont l’échec l’a contrariée.
Personne cultivée d’intelligence vive.
En janvier 1935, pendant quelques semaines, a présenté des troubles. Devenue
taciturne et sombre, elle s’imaginait qu’à son bureau on la calomniait, on faisait des
allusions indiscrètes à sa conduite, on l’accusait d’avoir un amant. Puis tout est rentré
dans l’ordre. En septembre 1936, reprise des troubles. Brusque crise d’agitation, pen-
dant plusieurs mois, excitation, idées délirantes multiples.

239
ÉTUDE N° 23

…Observation personnel- En septembre 1936, recrudescence de l’excitation délirante elle déclare un jour :
le suivie pendant 17 « La France est en danger et une seule personne peut me comprendre, le Dr. M. ».
ans… H.EY. Placée à Henri Rousselle, puis dans une maison de santé. Après une brève tentati-
ve de réadaptation dans la vie familiale, elle entre dans le service à cause d’une tenta-
tive de suicide le 3 novembre 1936.
Le certificat d’internement fait mention de « délire polymorphe avec réactions
mélancoliques mal systématisées, d’influence à thème érotomaniaque. Syndrome
…état d’excitation d’automatisme mental fruste. Hallucinations auditives différenciées. (On lui donne des
maniaque alternant avec ordres, elle reconnaît la voix d’un médecin dont elle est amoureuse, on lui dit qu’elle
des phases d’anxiété. a la syphilis, qu’elle a contaminé un grand nombre de gens, etc...) ». Le certificat de
Activité délirante et hal- 24 heures note un état d’excitation maniaque alternant avec des phases d’anxiété.
lucinatoire […] qui domi- Activité délirante et hallucinatoire. Expériences oniroïdes avec sentiments d’influence
ne le tableau clinique… et d’étrangeté.
Pendant les premiers jours de son hospitalisation, elle se montre très excitée, tur-
bulente. Pleurs et gémissements fréquents. Préoccupations hypocondriaques.
L’insomnie, la fuite des idées, la logorrhée, la gesticulation, l’énervement complètent
ce tableau d’état mixte. Mais ce qui domine le tableau clinique, c’est le délire halluci-
natoire. Celui-ci s’exprime dans ses attitudes, ses conversations avec des interlocu-
teurs imaginaires. Elle est en communication constante avec les médecins qui lui par-
lent par transmission de pensée. Ce sont, dit-elle, des conversations incessantes tout à
la fois amoureuses, politiques et religieuses. C’est un échange, un « commerce » conti-
nuel. Ces communications ne sont pas seulement verbales, elles constituent des
contacts affectifs et parfois de véritables relations sexuelles. Voici ce qu’elle nous
disait le 14 janvier 1937 (in extenso) :
« Je suis en communication avec tout le monde ici... Toutes mes pensées sont en
communication... Je suis en communication avec ma mère, avec mon neveu et d’autres
personnes de Bordeaux... Tout ça n’est pas clair. Est-ce seulement une impression ?
Est-ce vrai ? J’ai la certitude. Mon cerveau fonctionne d’une façon anormale, alors
j’entends des bruits. Ce ne sont que malédictions, imprécations, accusations. J’ai fini
par contaminer par la syphilis tous mes parents en donnant seulement une poignée de
main. C’est peut-être possible. Je ne puis rien faire ni penser sans être en communica-
tion. Lisait-on dans un cerveau autrefois ? Je l’ignore. Moi je ne connais pas les pen-
sées des autres, mais j’ai l’impression que l’on sait les miennes. Ces communications
ne sont pas des voix, ou plutôt oui, ce sont des voix. Pour certaines je reconnais les
voix, pour d’autres non. C’est très embrouillé. Pour l’instant j’entends le Dr. M. de
Bordeaux qui me dit : « Oui, vous êtes en communication avec moi ». Quand je pense
personnellement, je dis, je viens quand cette pensée vient avec « nous ».
Après une cure pyrétothérapique (huile soufrée, 8 accès fébriles) l’activité hallu-
cinatoire s’efface un peu ; elle dit entendre moins de voix et ajoute : « Ce sont des voix
intérieures, ce sont peut-être des pensées de personnes et peut-être de personnes ne
parlant pas, ce sont leurs pensées qui se succèdent dans mon esprit ».
Après une nouvelle cure de somnifène per os avec de petites doses d’insuline (15
à 20 unités par jour), genre de traitement que nous employons beaucoup alors dans le
service, l’ensemble de l’excitation et de l’activité délirante hallucinatoire a cessé au
bout de 3 ou 4 mois. Voici comment elle a alors raconté cette « expérience vécue » du
11 septembre 1936 au 20 juin 1937 :
« La première fois, c’était le 11 septembre, j’ai entendu des paroles d’amour.
C’était le Dr. M.. Je perdais la mémoire. Je ne peux pas vous dire tout ce que me

240
BOUFFÉES DÉLIRANTES

disaient toutes ces communications (rit énormément).C’était jour et nuit, d’ailleurs je


ne dormais pas. Je m’étais occupée en 1935 de spiritisme et de l’influence de la volon-
té car, mon père étant malade, on m’avait conseillé le magnétisme pour le guérir... Il
me semblait encore que je devais voir apparaître Jésus Christ. Vers le 18 septembre,
les communications devinrent « patriotiques » et aussi « érotiques ». Il s’agissait d’une
fécondation à grande distance, de masturbation. On ne m’accusait pas. On me disait :
« Je vous aime, je t’aime ». On parlait de syphilis provoquée. Il était question de dif-
férents noms. Je n’arrive pas à comprendre comment j’ai pu penser moi toute seule par
exemple à la fécondation artificielle. Je ne cessai pas ensuite de communiquer, sauf la
nuit. C’était la pensée des autres qui était en moi. C’était une espèce de conversation,
on me parlait et je répondais. J’avais l’impression que ce n’était pas moi. J’étais cer-
tainement suggérée. Il était question d’hypnose. Petit à petit tout ce que j’avais vu dans
mon enfance me revenait. J’approuvais et je désapprouvais tout ce qu’on disait. Quand
j’arrivais à Henri Rousselle, j’ai eu des visions : je voyais le Dr. F., c’était une tête très
imprécise, puis Jésus Christ dont la tête était très précise. J’ai vu aussi des têtes de
fakirs, d’Hindous, des têtes avec des turbans. Elles apparaissaient quand les yeux se
fermaient. Mais, les yeux ouverts, j’ai vu une sorte de cristal dans la salle où j’étais ali-
tée. C’était une sorte de corps qu’on voyait au travers du verre. J’ai vu aussi une
femme. Il me semblait que c’était une expérience scientifique. J’ai vu aussi le Dr. F., …Observation personnel-
avec sa femme, ce n’était pas un rêve. C’était une chose que l’on fait apparaître. le suivie pendant 17
Certaines personnes ont du pouvoir sur les autres et leur font voir. Ce n’était pas très ans… H.EY.
net. J’avais l’impression de voir une lumière qui représentait un corps qu’on voit au
travers du verre. La femme était de dos, c’était une infirmière, mais les infirmières
étaient dans la salle à côté et non pas là. C’était une conversation amoureuse et aussi
une expérience scientifique ».
(Elle revient alors au récit de la phase initiale vers le 11 septembre).
« Les communications ont commencé par des paroles d’amour du Dr. M. C’était
précis, pas platonique du tout. C’était le soir vers 10 heures, j’étais couchée. J’étais
sous l’impression d’une sorte de domination. J’étais dans un état spécial. J’ai très peu
dormi et en me réveillant le dialogue a repris. C’était un dialogue forcé. Je répondais
moi-même. J’étais consentante à parler avec le Dr. M., ce n’est pas moi qui parlais
pour lui tout au moins en partie. J’ai l’impression que ce n’est pas moi qui parlais com-
plètement (je t’aime, ma divine chérie). Vers le 18 septembre ça a changé, il y a eu plu-
sieurs personnes. Il était question que j’aurais un enfant et que je mourrais entre 36 et
37 ans. Cela ne m’empêchait pas d’aller et de venir, c’est ainsi que j’allais aux Galeries
Lafayette. J’avais une grande envie de chanter et je chantonnais un air qui n’était pas
de moi. L’extérieur était normal, mais c’est en moi que tout était changé. J’entendais
une voix dans ma tête comme Jeanne d’Arc, mais je continuais à faire mon travail. »
A la fin de son séjour au service, elle a gardé quelque temps (comme en témoigne
encore le récit ci-dessus) des convictions délirantes et continuait à éprouver l’impres-
sion que « tout le monde lisait dans son cerveau ». Ce reliquat délirant et hallucinatoi-
re disparut et la malade est sortie complètement guérie le 2 août 1937. Elle nous donna
de ses nouvelles de temps en temps et le 14 octobre 1940 son père nous confirmait que
« depuis sa sortie de l’établissement elle n’avait jamais eu besoin d’avoir recours à un
médecin ». Elle avait repris son travail interrompu en juin 1940 par l’exode.
Au bout de quelques années elle dut à nouveau abandonner ses fonctions (1945) et
elle a même été réinternée depuis. Elle se trouvait, quand nous l’avons vue il y a
quelques mois, à peu près dans le même délire « sur fond d’excitation maniaque ».

241
ÉTUDE N° 23

Nous pouvons à propos de cette dernière observation insister sur quelques points.
D’abord, le fond maniaco-dépressif est pour ainsi dire constamment présent mais
demeure à l’arrière-plan du tableau clinique : ce ne sont en effet ni l’angoisse, ni la
joie, ni le conflit moral ou la festivité, ni la fatalité du passé, ni l’ouverture infinie vers
…[Elle vit] une « expé- l’avenir qui constituent l’essentiel du vécu délirant. C’est plutôt une « expérience »
rience » profondément profondément étrange et, de même que nous nous servons de ce mot expérience dans
étrange […] la pénétra- le sens d’ « Erlebniss » pour désigner ce qu’elle-même a vécu dans l’intimité et dans
tion de son être par
la profondeur de sa personne, c’est de ce même mot expérience qu’elle se sert pour
autrui…
désigner la pénétration de son être par autrui. Cette « pénétration » est tout à la fois
érotique et scientifique. La communication qui la lie à la présence réelle du « parte-
naire » qui entre en contact intime avec elle, est une relation amoureuse de possession
et de don ; mais ce don lui-même, comme tel, n’émane pas d’elle-même, ne vient pas
d’elle-même, et s’il lui arrive de se livrer à ce commerce lascif, c’est comme si son
propre désir était lui-même violenté. Par là justement cette communication des corps
(ou de ses substituts les plus subtils, la pensée, le langage, le pouvoir d’attraction ou
de domination, les sentiments) cette cohabitation charnelle et sentimentale est vécue
par elle comme une expérience radicalement étrangère à elle-même, c’est-à-dire arti-
ficielle (et le thème de la fécondation à distance et de l’épreuve scientifique expriment
typiquement le noyau même de ce vécu). Tout le reste, peut-on dire, dérive de ce point
crucial : c’est au centre même de la personne, dans ce qui ne peut jamais être atteint
que par l’amour, ou qui ne peut être jamais que le réceptacle d’une magique ou surna-
turelle puissance, c’est dans la profondeur même de l’espace vital, à la fois infini et
fermé de l’être, que se situe le lieu, le sens, la puissance et l’exclusivité de l’action
maléfique. Ce n’est pas le monde extérieur, dit-elle, qui est modifié, c’est moi, et c’est
moi qui ne m’appartiens plus, c’est moi pénétrée et saisie comme objet libidinal et cela
…Le devinement de la à la fois comme objet de désir et comme objet de connaissance. Le devinement de la
pensée et le dévoilement pensée et le dévoilement de la pensée, c’est la dénudation 1 comme expérience fonda-
de la pensée, c’est la
mentale de la destruction même de la corporéité en tant que celle-ci est la limite tégu-
dénudation comme expé-
rience fondamentale de la mentaire et la protection du moi. Le corps transparent est, comme le corps transpercé,
destruction même de la un corps livré à la puissance d’autrui, et cette puissance se définit comme phallique par
corporéité… le sens centripète de sa pénétration, par sa force dominatrice et percutante, par son rôle
de défloration majeure de « l’espace » le plus intime que le moi puisse occuper dans
le monde. La cloison qui sépare et protège la pensée (comme espace virtuel de la puis-

1. On ne peut s’empêcher ici de penser à l’étrange légende et surtout à l’étrange construction


mécanico-sexuelle de M. DUCHAMP « La Mariée mise à nu par ses célibataires même » marion-
nette morcelée et transpercée par une fantasmagorie de machines (cf. notre travail, sur « La
Psychiatrie devant le Surréalisme », Évolution Psychiatrique, 1948), — Un des meilleurs travaux
sur la psychanalyse des délires, celui de TAUSK a admirablement démonté la « psychologie » de
ces mécaniques et de ces machines hallucinatoires.

242
BOUFFÉES DÉLIRANTES

sance du Moi), de l’étendue du Monde-non-Moi s’affaiblit et s’effondre. Et c’est l’ir-


ruption d’autrui qui préfigure l’objectivation totale du sujet, objectivation déjà ici en
marche. Car « ce-qui-n’est-pas-Moi », c’est sans doute et d’abord le monde des choses
et de la matière qui est seulement comme l’horizon excentrique de mon existence,
mais c’est aussi cette réalité plus près de moi qui est autour de moi, qui sans cesse se
mêle à moi et à qui je suis mêlé, celle d’autrui. Dans certaines autres « expériences »
de ce genre, comme nous le verrons plus loin (sans être obligé, pensons-nous, d’en
donner encore d’autres exemples) la fusion du monde périphérique des objets et du
monde central du sujet va si loin que le monde de la pensée devient un monde de
l’étendue soumis à des lois purement physiques (les malades se disent et se sentent
électrisés, photographiés, répétés, multipliés, etc.) Mais ici nous pouvons déjà saisir le
caractère factice et inéluctable d’un dédoublement qui sans aller jusqu’à substituer un
objet physique, dans l’intérieur de l’être, à sa volonté, lui impose cependant l’exigen-
ce d’un accouplement avec un autre. La monstruosité de cette cohabitation dans l’uni-
té et la solitude de la personne, tel est le radical irréductible de l’expérience de
Marguerite L. Monstruosité aussi mystérieuse pour elle-même (hors le recours à la
magie d’une action extérieure) qu’à nous-mêmes si nous ne nous estimions fondé à
chercher, à notre tour, dans la déstructuration même de sa conscience — en tant que
gardienne et ordonnatrice des formes temporo-spatiales du vécu — l’explication de
cette effraction de l’intimité, du silence, de l’unité et du secret qui, au « Milieu » même …cette effraction de l’in-
du Moi, sont normalement inviolables mais garantis seulement par la relation exacte timité, du silence, de
l’unité et du secret…
(et ici perdue) avec le « milieu » ambiant de son monde.
Dans toutes les observations semblables à celles que nous venons d’exposer les
expériences plus ou moins intriquées d’emprise passionnelle, de cohabitation érotique,
de possession démoniaque, de transe spirite, d’expérimentation, de suggestion hypno-
tique ou de vivisection psychique, de médiumnité, de sorcellerie, d’inspiration surna-
turelle, de magnétisme, etc. constituent une trame dramatique et mystérieuse qui passe
dans les récits des événements bouleversants que les malades éprouvent ou viennent
de subir. Mais à ce polymorphisme de thèmes correspond aussi une grande variété et
variabilité des vécus perceptifs hallucinatoires.
Tantôt c’est comme dans un espace diffus et artificiel que se déroule l’événement
délirant et celui-ci se partage entre son point de départ « causal » dans le monde géo-
graphique (les machines derrière les murs, les rayons à distance, les appareils émet-
teurs, la toute-puissance divine, le regard et les sortilèges d’un magicien) et son point
d’application vécu dans le monde clos de la personne (à la surface du corps, dans ses
profondeurs, dans la tête, dans la pensée, etc...).
Tantôt c’est dans un champ perceptif électif que l’expérience délirante se visuali-
se comme un spectacle ou se verbalise comme une conversation, une transmission de

243
ÉTUDE N° 23

pensées ou une communication télépathique...


Dérouté, « tournant en bourrique », « jouet » ou « marionnette », le sujet est sou-
mis aux mille facéties d’un jeu de cache-cache, de prestidigitation ou d’absurde et per-
fide malveillance. Pris dans les perspectives brouillées des limites du subjectif et de
l’objectif (dans les mirages, les illusions, les télescopages et les embrouillaminis du
désordre qui en résulte et qui s’y répercute) abasourdi, il est tout à la fois vaguement
conscient d’avoir l’esprit dérangé et persuadé qu’on tente de lui déranger l’esprit...
On conçoit que des expériences si riches de perspectives ineffables s’accommo-
dent mal des classifications psychiatriques des symptômes isolés et notamment des
fameuses catégories de phénomènes hallucinatoires et pseudo-hallucinatoires clas-
siques qui s’y trouvent souvent réunies en un inextricable imbroglio.

C’est pourtant à quoi s’est employée l’énergie de toutes les écoles psychiatriques
du siècle dernier. Depuis BAILLARGER jusqu’à SEGLAS et G. DE CLÉRAMBAULT, de
GRIESINGER à WERNICKE, des milliers d’articles, de mémoires et d’ouvrages ont tenté
de classer les « hallucinations » en troubles psycho-sensoriels et hallucinations psy-
chiques, en « hallucinations vraies » et « pseudo-hallucinations » etc...Personne mieux
que G. DE CLÉRAMBAULT 1 n’a décrit les variétés de l’automatisme mental avec ses
nuances, ses phénomènes subtils (émancipation des abstraits, mots jaculatoires for-
tuits, jeux verbaux psittaciques et parcellaires, scies verbales, écho de la pensée, de la
lecture et de l’écriture, écho anticipé, « ombre anticipée d’une pensée indiscernable et
transitoire », énonciation et commentaire des actes, vol et devinement de la pensée,
etc...) Ses descriptions venant après les études de SEGLAS sur les hallucinations psy-
chomotrices verbales 2 et leurs multiples variétés, ont élargi le champ des symptômes
hallucinatoires au point de le faire coïncider en effet avec l’émancipation des automa-
tismes de la pensée, vécus comme phénomènes étrangers ou xénopathiques. Il ne pou-
vait en être autrement si l’essence de l’hallucination est non pas la « sensorialité » mais
l’illusion d’objectivité dont la sensorialité ou l’esthésie vécue n’est, somme toute,
qu’un cas particulier. Les analyses très détaillées de Carl SCHNEIDER 3, tout en étant
conduites dans un esprit très différent de celui de l’École française, ont abouti égale-
ment à une pulvérisation incroyable de « phénomènes hallucinatoires » de
« Trugwahrnehmungen » pour autant que leur structure, leur signification et leur vécu
spécifique constituent des expériences originales et particulières.
…[Beaucoup plus impor- Mais beaucoup plus importante que ces distinctions et cette désintégration vérita-
tante est] la question de blement atomique de l’activité hallucinatoire nous paraît être la question de savoir ce
savoir ce qui distingue qui distingue l’activité hallucinatoire des expériences primaires aiguës, que nous
l’activité hallucinatoire visons ici, de l’activité hallucinatoire des psychoses chroniques organisées en forme
des expériences primaires d’existence. Le caractère immédiatement vécu, actuellement vécu, l’ineffabilité de
aiguës, de l’activité hal- l’expérience, ses oscillations, surtout sa dépendance d’une déstructuration de la
lucinatoire des psychoses conscience vécue par les malades comme un vertige et analysable par le médecin
chroniques organisées en comme un trouble dont l’hallucination n’est qu’un aspect et plus généralement leur
forme d’existence…
1. G. DE CLÉRAMBAULT, Œuvre, t. II, pp. 455 à 654.
2. Cf. H. EY, Hallucinations et Délire, 1934.
3. C. SCHNEIDER, Die Sinnentrug, Zeitschr. f. d. g. Neuro., 1930, 131, 719-813 et 1931, 137, 458-
251.

244
BOUFFÉES DÉLIRANTES

intégration à un des tableaux cliniques des psychoses aiguës qui font précisément l’ob-
jet de ce volume, sont les caractères qui doivent permettre de faire le diagnostic.
C’est ainsi que l’hallucination verbale que nous retrouverons dans les psychoses
chroniques, si élaborée et si abstraite est ici constamment noyée dans l’atmosphère de
drame, de mystère où se déroulent les scènes concrètes et mouvantes : l’écho de la
pensée se répercute là, maintenant dans la cuisine, terriblement illuminée, la « trans-
mission » perce les murailles et brûle les cheveux, les communications à distance se
font à l’aide d’une lanterne verte, elles émanent d’un puits de pétrole dont l’incendie
brûle, etc... Sous l’expérience de la pluralité de la multiplicité et du viol de l’espace
clos de la parole intérieure, c’est l’histoire, le déroulement kaléidoscopique de l’ima-
ginaire onirique qui est pressenti et déjà déclenché.
En tout état de cause, et même si nous ne sommes pas toujours en mesure d’éta-
blir correctement ce diagnostic, il se pose et il se pose justement dès que l’on cesse de
considérer l’hallucination (ou le symptôme d’automatisme mental) comme un phéno-
mène « pur et simple » toujours identique à lui-même, ce qui, on le conçoit, est plus
« simple » mais engage le diagnostic et le pronostic des états hallucinatoires dans une
impasse.

Ces divers aspects hallucinatoires de la vie psychique, c’est-à-dire les formes de


projection imaginaire dans les divers « champs perceptifs » se présentent dans la cli-
nique des états hallucinatoires aigus avec les caractères cliniques suivants : soudaine-
té, incoercibilité, incompréhensibilité et facticité. L’irruption de l’expérience déliran- …L’irruption de l’expérien-
te, même quand elle est progressive et s’installe en quelques heures ou même quelques ce délirante, […] est vécue
par le sujet comme un
jours, est vécue par le sujet comme un « événement foudroyant » qui est brutalement
« événement foudroyant »
détaché du déroulement habituel de l’existence. Les voix, la transmission de pensée, qui est brutalement détaché
les impressions xénopathiques, les ordres, la suggestion, la captation de la pensée, du déroulement habituel de
etc... s’imposent à la conscience « automatiquement » comme des phénomènes forcés l’existence…

ou parasites qui se constituent en dehors et contre le courant intentionnel personnel.


Les modalités de présentation, de formation et de développement du vécu hallucina-
toire ont quelque chose d’étrangement « original » et irréductible à l’expérience psy-
chique habituelle et même quand ces formes du fantastique perceptif sont accueillies
comme une « éblouissante clarté », une « révélation sensationnelle », une « illumina-
tion », elles gardent toujours un fond de « mystère » bouleversant et un caractère inef-
fable, rebelle à toute expression ou formulation. Enfin, l’événement hallucinatoire et
délirant est vécu sur le registre d’une « réalité artificielle », forme même de l’ambi-
guïté de l’altération de la conscience, laquelle inflige une telle distorsion temporo-spa-
tiale au vécu représenté qu’il est bien vécu et saisi « comme une » réalité objective
mais séparé de « la réalité objective. »
Outre ces caractères typiques sinon spécifiques il est essentiel de noter que « l’ex-
périence délirante hallucinatoire primaire » se donne à l’observateur comme prise
dans une structure de déstructuration de la conscience. C’est-à-dire dans une atmo-
sphère dont nous devons préciser les caractères cliniques propres à ce niveau. C’est

245
ÉTUDE N° 23

faute d’avoir assez mis l’accent sur ce « substratum » clinique fondamental de l’hal-
lucination en ne s’attardant qu’à sa « frange » ou au tranchant que l’halluciné nous pré-
sente (plus émerveillé ou bouleversé de l’éclosion et du sens des figures qu’attentif au
fond sur lequel elles se forment) que tant de cliniciens (et spécialement G. DE

CLÉRAMBAULT) ont décrit ces troubles comme des phénomènes « isolés ».Pourtant, ils
s’intègrent manifestement à un « ensemble significatif et formel », à une structure
propre à ce niveau de déstructuration dont nous allons donner quelques exemples. Sans
doute, si on n’accepte la notion de « trouble de la conscience » que pour désigner l’ob-
nubilation profonde, la confusion et la désorientation, on ne saurait ici les discerner,
mais si les « troubles de la conscience » sont considérés non pas comme une simple
propriété extrinsèque de la conscience morbide mais comme la série des niveaux de la
déstructuration de son organisation interne allant depuis celui de l’altération de sa
structure temporelle dans la manie-mélancolie jusqu’à l’abolition des perspectives
temporo-spatiales de la « confusion », on est beaucoup plus à l’aise pour saisir le
trouble de la conscience du niveau que nous étudions pour ce qu’il est réellement,
…désorganisation des c’est-à-dire une désorganisation des espaces vécus dans le champ phénoménal que
espaces vécus…
compose la totalité des perceptions internes et externes de l’expérience actuelle. Ce
qu’expriment les expériences hallucinatoires « actuellement » et « spatialement »
(c’est-à-dire « intensément ») vécues, dont nous étudions les modalités cliniques, c’est
leur solidarité avec une structure négative générale propre à ce niveau et que nous
approfondirons plus loin. Contentons-nous d’indiquer ici que c’est parce qu’ils ont
perdu leurs caractères d’unité, d’intériorité et de subjectivité que les péripéties du vécu
de la « conscience hallucinante » se dévoilent à elle comme « hallucinées ». Peut-être
saisira-t-on mieux ce « fait primordial » si nous tentons de le décrire avec un peu plus
de détails. Nous avons pénétré par exemple dans la structure de la « conscience hallu-
cinante » de la malade M. L. et nous avons pu la décrire comme une sorte d’effraction
de l’intimité de la personne, c’est-à-dire une exposition radicale de l’être au regard
d’autrui, une possession par le regard et la voix d’autrui. Cette expérience suppose une
modification structurale de l’organisation de l’espace fermé, secret et privé de la per-
sonne. Cette modification structurale n’est pas une abstraction et sa réalité résulte de
la forme même du vécu tel qu’il passe dans les récits des malades tout à la fois irré-
ductibles à une expérience normale et à la compréhension d’autrui. Dans d’autres cas,
le dédoublement hallucinatoire, c’est-à-dire l’invasion et l’occupation du propre espa-
ce vital par une autre personne, prend la forme et le sens d’une présence incluse soit
dans telle ou telle partie de l’espace corporel (présence d’un polichinelle dans la poi-
trine) soit dans l’espace virtuel de l’activité psychique (voix d’un voisin dans la pen-
sée), et cette coexistence interne « double » le sujet d’un objet qui est lui aussi un sujet,
un « autre sujet » mais un sujet irrévocablement spéculaire ou symétrique du Moi,

246
BOUFFÉES DÉLIRANTES

reflet et écho de lui-même. Une pareille structure hallucinatoire se répète sur le modè-
le d’une galerie des glaces ou se répercute en cascades infinies de doubles, d’échos et
de ricochets, de « photographies de photographies » de pensées. Le courant intention-
nel et centripète de la conscience 1 est intercepté par les sortilèges fantastiques qui
s’intercalent dans et par son mouvement interne. Ce fantastique « hétérogène » et
« parasite » — si bien mis en évidence par DE CLÉRAMBAULT SOUS l’aspect de la
« mécanicité » du syndrome d’automatisme mental — s’introduit comme pour doter
l’expérience hallucinatoire des attributs d’une étrangeté foncière dont aucune méta-
phore n’est capable de restituer le sens. C’est quand sont déjouées toutes les impossi-
bilités spatiales dans ces sortes d’acrobaties, facéties et jongleries qui défient l’ordre
de l’espace interne et subjectif et qui en solidifient le dynamisme et le jeu en vécus
hétéroclites — c’est quand ce champ perceptif élastique et sans cesse labile se réfrac-
te, se disperse ou se réfléchit en une infinité de ces formes et déformations mons-
trueuses, étranges et baroques comme des illusions d’optique,— c’est quand se monte
un spectacle doublement cinématographique par le défilé kaléidoscopique des images
et par la transformation de la pensée en appareil de projection — c’est alors que s’opè-
…ce bouleversement
re la mutation de la conscience la plus caractéristique, sa métamorphose en machine.
manifeste du sujet qui a
Elle volatilise en effet sa structure au point qu’elle cesse d’être « sujet » pour n’être, perdu, avec l’exacte
pour elle-même, qu’un objet « en soi » et « contre soi » et pour nous apparaître 2, à conscience de lui-même,
nous observateur, non point comme un objet certes, mais comme ce bouleversement la possibilité de résister à
l’invasion de sa pensée
manifeste du sujet qui a perdu, avec l’exacte conscience de lui-même, la possibilité de
par l’espace…
résister à l’invasion de sa pensée par l’espace.
Nous devons insister, à ce sujet, sur deux points particuliers.
Tout d’abord cette machinerie hallucinatoire avec ses illusions, ses métaphores
réalisées, ses « images » soumises aux modalités du monde physique, nous contraint
nécessairement nous-mêmes à l’usage des notions de relations spatiales d’optique,
d’acoustique, de mécanique, etc. comme pour nous montrer, jusqu’à l’évidence en
nous entraînant dans son propre vertige, que les « expériences délirantes et hallucina-
toires » ne sont rendues possibles que par cette spatialisation vertigineuse et absurde
du monde des images.

1. Cette démultiplication de la conscience a été bien analysée par P. SCHMIDT (Évolution


Psychiatrique, 1951, L’Encéphale, 1951, et Ann. Médico-Psycho., 1951, et sa thèse, Conscience
et convulsions psychiques dans quelques états épileptiques, Paris, 1950). Il est très clair que
beaucoup de ces descriptions cliniques de l’aura ou de l’état crépusculaire épileptique valent
aussi pour ces tranches de vie psychique déréglée que sont les expériences délirantes et halluci-
natoires que nous décrivons, mais ce qui est contracté dans le paroxysme comitial est ici plus dif-
fus et étalé dans le temps et l’espace démultipliés de la « conscience hallucinante ».
2. Seulement apparemment, insistons-y, car cette régression de la conscience n’est que phéno-
ménologiquement vécue comme mécanique, sans pouvoir être réduite à la causalité pure et simple
d’une machine.

247
ÉTUDE N° 23

…c’est dans l’ordre du Ensuite, nous devons souligner que c’est dans l’ordre du langage intérieur que se
langage intérieur que se produisent électivement ces déraillements, ces métastases et ces télescopages. Ceci
produisent électivement
mérite de nous arrêter un instant, ne fût-ce que pour compléter notre description. Le
ces déraillements, ces
métastases et ces télesco- monde de la personne est un monde verbal. Même s’il existe une imagerie sans for-
pages… mulation verbale et comme on l’a dit une « pensée sans images », ce qui caractérise
vraiment la vie psychique c’est qu’elle se constitue elle-même en « monde » dont les
mots préfigurent les objets. Le système symbolique de l’esprit, cette masse sémantique
qui nous permet de déchiffrer le monde et nous-mêmes, de nous interpénétrer, de nous
survivre, de nous dévoiler et de nous dissimuler, de feindre et de calculer, de nous
exprimer, constitue en effet le monde des « objets » internes, de ces faux « objets »
plus exactement, qui sont les seuls « objets » que peut admettre mais qu’exige la pen-
sée en tant qu’elle se déroule, s’exprime et « s’objective » en nous-même. Penser c’est
constamment se parler à soi-même, et c’est, en l’exprimant, dresser la pensée en cette
architecture intérieure qui est comme le reflet ou un double du Monde extérieur, c’est
introduire dans l’ordre de l’action la dimension indispensable à toute construction d’un
monde, celle d’un espace intérieur où se déploie cette action. Cette pensée qui est
« derrière la tête », « dans le cerveau », mais aussi au bout de la langue, dans les yeux
et les oreilles, « se situe » en fin de compte dans cet espace vécu dont nous ne cessons
de parler et qui n’est au fond « nulle part ».Mais le langage est aussi et essentiellement
conversation et commerce avec autrui, c’est-à-dire relation entre le noyau le plus pro-
fond, le plus caché et le moins géométrique de soi et le noyau le plus profond, le plus
caché et le moins géométrique d’autrui, relation qui est, elle aussi, extra-spatiale par
excellence 1, qui reste transparente et virtuelle dans les formes de conscience claires et
nettes, mais qui se fige et se prend en même temps que se désorganisent les forces
constitutives de la conscience 2. Virtuel jusque-là, cet espace vécu et représenté se
concrétise, les liens symboliques se matérialisent et les mots s’y congèlent et devien-
nent des phénomènes physiques. Ce monde verbal tardivement créé dans le dévelop-
pement de la vie psychique infantile, ce monde qui a eu tant de mal à se détacher des
figures phonétiques sensori-motrices et à rompre ses adhérences avec les liens affec-
tifs qui l’ont rendu nécessaire et possible, ce monde abstrait, ce monde où le Moi
s’exerce acrobatiquement à la conjugaison pronominale (je me dis, je me décide, je me
représente, je me lève, etc...), ce monde de la multiplicité des inspirations et de l’en-
trecroisement des conduites verbales, ce monde si fragile se disperse et retourne à
l’image du monde extérieur traversé comme lui de vibrations, de sons et d’ondes —
tout de même que le sujet, cessant d’être seul parlant et pensant, occupe deux points

1. Comme le regard qui pénètre au fond de l’être sans s’arrêter à ses déterminations spatiales ou
celui du lecteur qui « traverse » les signes.
2. Ainsi que chacun en peut faire l’expérience dans l’endormissement.

248
BOUFFÉES DÉLIRANTES

de cet espace et s’y divise en locuteur et auditeur. La mimique pathétique ou enjouée


actualise par son animation cette étrange invasion de la pensée par l’étendue de cette
intrusion de l’Autre en « soi » 1 et le regard et l’oreille, sans cesse distraits du monde
réel, se posent non seulement sur ce point de l’espace d’où semble venir « la voix »
mais, comme rêveurs, semblent attentifs seulement à ce qu’ils ne peuvent précisément
jamais saisir, le développement interne d’un événement qu’aucun sens ne peut perce-
voir : l’étrangeté du langage et son insolite et ineffable spatialisation prise dans le
cours d’un événement à la fois interne et externe en train de se dérouler dans un espa-
ce mystérieux et une irréelle réalité. Tel est le contenu significatif qui correspond aux
notions de « déstructuration de l’espace vécu » et de « spatialisation hallucinatoire du
monde subjectif ».

Les deux premiers niveaux de troubles de la conscience délirante et hallucinante


que nous venons de décrire (dépersonnalisation et dédoublement hallucinatoire) se
trouvent rarement isolés et chevauchent presque constamment dans les tableaux cli-
niques des psychoses délirantes et hallucinatoires aiguës. Cette distinction en niveaux
voisins mais discontinus est pourtant d’une grande importance parce qu’elle permet,
en les envisageant séparés, de poser correctement les problèmes de la dépersonnalisa-
tion et de l’activité hallucinatoire et en les envisageant unis, de rapporter à un même
trouble (la déstructuration de la conscience) ces deux aspects du vécu délirant. Ils …dépersonnalisation et
dédoublement hallucina-
représentent ensemble la structure « la plus élevée des psychoses délirantes et halluci-
toire […] représentent
natoires aiguës ». Nous disons bien la plus élevée car ils impliquent, dans leur forme ensemble la structure « la
typique, le fond maniaco-dépressif de niveau supérieur sans que soit encore atteint le plus élevée des psychoses
niveau plus profond de la conscience oniroïde. Les « sentiments » d’unité de la per- délirantes et hallucina-
toires aiguës »…
sonne étant, pour ainsi dire électivement altérés, les expériences délirantes sont essen-
tiellement hallucinatoires dans une conscience déjà assez « prise » dans l’imaginaire
pour que le monde des images y fasse irruption, s’objective dans les diverses sphères
perceptives (de la perception externe et de la perception interne), mais dans une
conscience assez intacte encore pour que l’hallucination y puisse se détacher du réel
perçu. D’où le caractère métaphorique du vécu délirant et de son récit circonstancié,
métaphores qui témoignent justement que la conscience n’est pas encore englobée
dans l’imaginaire puisqu’elle en est encore séparée par leur « épaisseur ». Le caractè-
re relativement élevé de ce niveau de conscience morbide est encore bien indiqué dans
le fait que c’est au début et à la fin des psychoses atteignant un niveau plus profond
(confusion et états oniroïdes) que les phénomènes de dépersonnalisation d’abord et
« l’éclosion » des hallucinations ensuite s’observent. Ceci est particulièrement typique

1. Le « pour soi » devenant en effet un « en soi » diraient les phénoménologistes. Le Je pense


devenant ça pense... j’entends ça ».

249
ÉTUDE N° 23

par exemple pour les confusions oniriques alcooliques (les accidents subaigus de l’al-
coolisme chronique ou le delirium tremens) qui laissent assez souvent après elles des
états que depuis WERNICKE on appelle « l’hallucinose alcoolique ». C’est un fait d’une
grande, importance et à notre connaissance jamais signalé qu’au début ou à la fin des
confusions le vécu proprement hallucinatoire fait la transition avec l’état normal. On
le verra plus loin très nettement dans l’observation de Martha Schmieder a et dans plu-
sieurs autres. Mais nous allons maintenant assister à une transformation plus « ima-
geante » de la conscience qui va « se prendre » au point que l’imaginaire ne va plus
faire seulement hernie hallucinatoire dans le monde réel, mais va y pénétrer en masse,
l’envahir et l’embraser pour constituer un monde imaginaire.

III. Expériences délirantes oniroïdes. [Etudes et observations de


MAYER-GROSS]
En entrant ici plus profondément dans le domaine des formes pathologiques du
rêve délirant, nous ne répéterons pas ce que nous avons déjà exposé
ailleurs 1.Rappelons simplement que depuis cent ans les formes oniriques de la vie
mentale pathologique ont été sans cesse l’objet d’études plus nombreuses et plus
approfondies. Mais le terme et la notion même d’onirisme après les magnifiques ana-
lyses cliniques de RÉGIS et de l’École française (DELASIAUVE – KLIPPEL –
TRENAUNAY – ACHILLE-DELMAS, etc...) se sont pour ainsi dire spécialisés. Et comme
effectivement la confusion mentale est très onirique (la confusion alcoolique en est le
type) on a fini par considérer que « onirisme et confusion » sont synonymes. Cela est
vrai en un certain sens car, si l’on veut parler des états psychopathologiques qui res-
semblent le plus à l’état de sommeil-rêve, c’est bien à la confusion pleine de « cau-
chemars », de « visions » et de « spectacles kaléidoscopiques » que l’on doit identifier
l’onirisme. Mais cet état maximum d’analogie n’est pas le seul qui s’impose à l’ob-
servation du clinicien. Celui-ci n’a cessé (MOREAU de TOURS, BAILLARGER, SANTE DE
SANCTIS, BLEULER, FREUD, etc.) de comparer d’autres états de troubles au rêve et
notamment certains « états aigus » qui, sans se confondre avec la confusion « propre-
ment dite » (c’est-à-dire la plus profonde), sont vécus comme des rêves intenses et
vagues par une conscience en « état crépusculaire » laquelle, sans être engloutie dans
la confusion ou le sommeil, admet cependant une charge inusitée d’imaginaire et de
…ces « états crépuscu- rêve. On peut même tenir ces états de rêve porté à l’extrême puissance de sa pensée
laires » ont fait l’objet de
magique comme des états plus « purement oniriques » que les états confuso-oniriques,
l’étude excellente de
MAYER-GROSS dans son où le rêve est moins organisé. Ces « stati sognanti » ces « états crépusculaires » ont
ouvrage célèbre (1924)… fait l’objet de l’étude excellente de MAYER-GROSS dans son ouvrage célèbre mais si

1. Cf. Notre Étude n° 8.


a. [NDE] : voir p.264.

250
BOUFFÉES DÉLIRANTES

peu connu chez nous que nous allons le présenter ici avec beaucoup de détails et
notamment en concentrant en « digests » aussi vivants et concrets que possible,
quelques-unes des auto-observations qui font l’intérêt majeur de l’ouvrage 1.
Entrant dans le vif du sujet, MAYER-GROSS expose d’abord (p. 1 à 10) le cas publié
par ENGELKEN en 1849. Il s’agit d’une auto-observation qui peut servir d’exemple pour …auto-observation […]
illustrer la forme onirique du vécu (Die oneiroïde Erlebnisform) dont l’étude fait l’ob- d’une forme onirique du
vécu…
jet de l’ouvrage. La malade y dépeint avec beaucoup de précision et de richesse l’uni-
té du vécu de sa psychose, unité qui s’exprime dans une exaltation passionnelle éro-
tique et une merveilleuse atmosphère de ronde magique. A ce sujet l’auteur relève que
le premier caractère (négatif) du vécu de la conscience oniroïde est son inachèvement,
c’est-à-dire que tout ce qui y figure reste flottant et inconsistant ; le deuxième (positif)
c’est la tendance à la formation d’ensembles scéniques. Une telle structure de la
conscience ne se confond ni avec la manie ou la mélancolie ni avec la confusion (ou
amentia). Nous sommes avertis que la description de cette forme de vécu va se heur-
ter évidemment aux limites de l’hystérie, de la confusion, et de la schizophrénie, mais
il s’agit avant tout d’approfondir une structure psychopathologique sans entrer dans les
discussions nosographiques (p. 10 à 22).

Ensuite l’auteur expose le cas d’Antonie Wolf 2.


Cette malade dont la mère avait été internée à plusieurs reprises pour accès à type
maniaco-dépressif et dont plusieurs frères eurent des troubles mentaux était née en
1865. Elle a présenté des troubles à type maniaco-dépressif, qui se sont déroulés
depuis 1888, jusqu’en 1922 (tableau d’évolution des accès p. 22). Les troubles ont été
presque continus ou en tout cas rémittents de 1888 à 1893, plus rares (et laissant par-
fois une année de répit de 1894 à 1907). De 1907 à 1922 par contre les troubles ont été
a peu près constants. L’état de « Verwirrtheit » (c’est-à-dire cet état qui est le degré de
confusion auquel correspond la conscience oniroïde) a tranché avec l’état patholo-
gique habituellement maniaco dépressif et notamment de février à mars 1889, et de
novembre 1889 à mars 1890, puis à plusieurs reprises en 1891.C’est la série de ces
« expériences oniroïdes » qui est rapportée dans les auto-observations de la malade
que nous allons maintenant « concentrer » sans rien leur enlever, espérons-nous, de
leur caractère dramatique ni trop défigurer leurs qualités stylistiques propres à
l’époque et au pays 3.

1. W. MAYER-GROSS, Selbtschilderungen der Vervirrheit. Die oneiroide Erlebnisform, 1 vol.,


296 p., Éd., Springer-Berlin, 1924. Nous remercions notre collègue et ami W. MAYER-GROSS et
la maison d’édition Springer d’avoir bien voulu nous autoriser à emprunter largement à ce bel
ouvrage si riche et si documenté. Je remercie mon interne, C. JEANGIRARD, du soin qu’il a appor-
té à concentrer les observations à partir des textes traduits.
2. Ce cas a été brièvement rapporté par KILL (Beiträge zur Verlauf bei Man. Dep. Irresein, Archiv.
f. Psych. 1922, 63, 815).
3. Peut-être cette étrangeté historique et géographique ajoute-t-elle encore pour le lecteur français
à l’originalité de l’expérience délirante. Juste assez, pensons-nous, pour rétablir précisément l’au-
thenticité du fantastique, que notre « digest » risque de leur ôter.

251
ÉTUDE N° 23

…auto-observations Au milieu de janvier 1889. Antonie Wolf dut aller soigner ses neveux, et suppor-
d’une « expérience oni- ter un surcroît de fatigue. Son neveu l’empêchait de dormir, elle lui racontait alors des
roïde »… MAYER-GROSS. histoires : « Et voilà que dans la nuit il se met à crier que j’étais le loup et que je vou-
lais le dévorer. J’eus peur, et je sentis la maladie m’envahir de plus en plus... Il me vint
l’idée que je pourrais faire du mal à l’enfant. Je craignais de dormir, car la garde-mala-
de aurait pu, par transmission de pensées, m’inciter à l’égorger. Durant toute la nuit, je
suis restée sur le bord du lit, secouée de fièvre, et presque incapable de saisir une pen-
sée, j’étais malheureuse parce que je ne pourrais peut-être pas préparer la choucroute
et mon père n’aurait rien à manger le lendemain ».
Sa lassitude et sa frayeur augmentaient ; elle devait s’arrêter pour reprendre son
souffle. Elle ne pouvait se déterminer à en parler au médecin, qui venait souvent à la
maison.
Au début de février : « Une nuit je me suis réveillée brusquement et je croyais qu’il
y avait un homme sous mon lit. Mon père était assis près de moi. J’ai crié qu’une
potence avait été dressée pour me pendre. Il devait faire clair de lune, car je me crus
en plein jour. Une voix venant d’en-haut prononça : « Maintenant, le chemin franchit
sept cadavres ». Je vis des formes suspectes couvertes de draps blancs et je reconnus
les voix de mes cousins. Ils étaient de la branche paternelle. La vengeance du sang
devait donc s’accomplir et je les vis alignés côte à côte sur le lit. Quand nous serons
sept, le destin de la famille sera accompli et tout rentrera dans l’ordre. Une voix,
comme au Tribunal, demanda à l’assistance si j’étais digne de rester en vie. Je fis mon
examen de conscience. Puis je me trouvai dans une société secrète où l’on me mon-
trait du doigt. Je survolais des foules compactes, et les gens se moquaient de moi. Il
m’était très pénible d’être ainsi regardée par tout le monde. Il y avait des officiers et
des dames de la société, dont plusieurs que je connaissais, et je pensais qu’on m’avait
invitée pour me distraire. Nous allâmes ensuite par de sombres coupe-gorge, mais je
puis affirmer qu’il ne s’y passa rien d’inconvenant. Je faisais de vifs efforts pour gar-
der ma clairvoyance et examiner toutes les circonstances, mais ma conscience som-
brait par moments, et j’en venais, comme le disait Goethe, à perdre tout ce dont l’édu-
cation et les lectures m’ont rempli l’esprit. J’étais prodigue de mes forces et ne
connaissais pas le repos. Les voix se faisaient plus pressantes à mes oreilles. Me
croyant chanteuse dans un cabaret je rimais sans arrêt :
« Où nous reverrons-nous ?
Dans une salle de tatoués
Au bal masqué
Non, partout, partout. »
Elle remarque, à ce propos, que, depuis longtemps, des rimes lui venaient irrésis-
tiblement, dont le sens ne se déclarait qu’après. Lorsqu’elle se plongeait dans sa bai-
gnoire, elle croyait y voir un homme, un de ses voisins d’immeuble. A d’autres
moments elle croyait voir, comme dans un kaléidoscope, tel ami qu’elle avait reçu
quelques jours auparavant, et elle sentait avec angoisse tout son esprit chavirer. Elle
pouvait seulement tenter de réunir des bribes éparses échappées de ce « royaume d’im-
bécillité ». Mais, dit-elle, « puisqu’il faut entreprendre ce récit, allons-y rondement ».
Suit alors le récit des 14 jours du début de sa maladie :
« Tout autour de moi s’éclipsait, et je restai seule au monde. Ma chambre rétrécis-
sait, et au loin, des hommes en perdition criaient dans un monde en flammes. Le cris-
tal tintait. Tout se prenait comme dans un bloc de glace. Les grands espaces vides où
passaient les corbillards... Je vis le Dieu du ciel et le Kaiser Guillaume I à son côté, mais

252
BOUFFÉES DÉLIRANTES

je ne pouvais les rejoindre. Mon frère couvert de sang et d’éclats de verre remontait du …auto-observations
centre de la terre. Il se dressait près de mon lit comme un avertissement muet. Les d’une « expérience oni-
domestiques murmuraient des prières pour conjurer le sort. J’étais à leurs yeux possé- roïde »… MAYER-GROSS.
dée du diable. Les cercles m’enserraient toujours de plus près, et il me fallait sauver le
monde. Je ne possédais toujours pas le mot magique. Je pensais que j’étais « Gea » et
je me retournais sans cesse sur mon oreiller, cherchant le mot : « Qu’elle dise, qu’elle
se rappelle ! ». Mais le mot sauveur manquait toujours. Alors la nouvelle race apparut :
les Géants. Je les entendis s’approcher, ils me cherchaient comme leur mère, mais
j’étais si petite qu’ils ne pouvaient pas me trouver. Au loin, ils se lamentaient ».
Dans son rêve, disait-elle, ses pupilles élargies lui découvraient des espaces
immenses, les formes atteignaient le ciel. Au réveil tout était rétréci.
« J’étais profondément malheureuse et voulais me jeter par la fenêtre. Tout brûlait,
on m’accusait, et je n’y étais pour rien. Une fois, et cela est véridique, je me suis levée,
et j’ai vu un couteau de cuisine posé sur la table la pointe vers moi : la cuisinière vou-
lait me tuer, ainsi que mon père. Les domestiques étaient de connivence. Je ressentis
l’affreuse angoisse de ne plus savoir distinguer le vrai du faux. Dans la chambre voi-
sine, on se battait, c’est notre cuisinière qui venait d’avoir des jumeaux ; ils pleuraient.
Il y avait un prêtre, un diable et un médecin, trio qui m’était familier. Mon père vint,
ce qui est exact, me montrer une lettre Professeur Richter von Paukow. Elle était écri-
te à l’encre bleue sur papier réglé. J’eus la lumineuse certitude que mon père voulait
me nuire et je ne voulus plus le voir par la suite. En 1870, il avait été fournisseur aux
armées, et je le soupçonnais de malversations à l’égard du Grand Duc. Je l’avais soup-
çonné de faire de la fausse monnaie. Voilà pourquoi il nous donnait tant d’argent en
rouleaux. D’ailleurs, j’avais cessé de le prendre pour mon père. J’étais née du Grand
Duc, et cela n’avait rien de déshonorant pour ma mère. Maintenant, j’ai peine à ima-
giner avoir eu des idées aussi absurdes, mais j’en conclus que j’avais honte de mon
père. Dans mon enfance, je rêvais de connaître le Grand Duc, et cette pensée me ber-
çait en m’endormant. Samedi dernier, j’ai vu pour la première fois le conseiller
Furstner. Il était debout près de mon lit. J’ai craint qu’il ne m’entraîne dans des
endroits inconvenants. Nous étions avec la voiture à 6 heures. J’étais emmitouflée, car
il faisait un froid glacial ; en route on m’a passé à boire dans un bidon, je craignais que
ce soit du bromure ou un narcotique pour me maintenir calme pendant le voyage.
Quand mon cousin mit pied à terre, je lui dis : Max, veux-tu m’aider ? Je reconnais-
sais très bien les gens, mais je méconnaissais la situation. Je croyais qu’on voulait me
livrer à quelque hideux personnage haut-placé, pour racheter mon frère qui n’avait pas
fait son service militaire. Cette pensée m’apaisait, car éviter une punition à mon frère
que j’aimais bien, me rendait douce l’idée d’être une victime expiatoire. J’ai été dans
un cimetière, cadavre décomposé et putréfié.
Tous les cercueils s’ouvraient, mon frère en sortait, avec ceux qui lui avaient fait
du tort, et ils étaient nombreux. Il fallait autant d’années qu’il y a de grains de sable
dans le désert, pour le sauver, et il fallait que je reste encore après pour les sauver, eux,
et gagner le paradis en étant en repos avec ma conscience. Devant le « Pfälzer Hof »,
à M., un ami de mon frère s’est couché près de moi dans mon lit, et si près que je sen-
tis sa barbe. J’étais remplie de honte. On me suspendit à la porte de mon frère, et quand
il parut, ayant bu de l’éther, il était rayonnant de lumière. Je restai abasourdie et sans
force. On voulut m’obliger à me coucher auprès de lui, en plein jour, puis de joyeux
compagnons assez éméchés firent irruption et nous forcèrent à boire. Je me sentis gros-
sir et je devins un tonneau qu’on roula dans la cave, et l’on voulait me mettre en perce,
histoire de rire. Je me suis retrouvée dans la rue, sans vêtements, complètement per-

253
ÉTUDE N° 23

…auto-observations due et encore plus honteuse qu’effrayée. Je songeais au voyage de retour à M., où j’ha-
d’une « expérience oni- bitais depuis longtemps, et aux douze amis de mon cousin avec qui j’allais devoir cou-
roïde »… MAYER-GROSS. cher. J’étais devant la porte d’un de mes amis avec qui j’avais passé la nuit, et je pen-
sais à toutes les choses honteuses que j’avais dites et faites, je me figurais en voyage
à travers les neiges. Nous allions vers la Sibérie. Il y avait l’Empereur de Russie, il n’y
jouait pas un rôle toujours très louable. A ce moment-là, la surveillante Ida m’a portée
dans la baignoire. Je l’ai prise pour un homme déguisé. Après le bain, je me suis mise
au lit, et je me crus enfermée dans la Tour de Londres. J’eus tout à coup la révélation
que ma voisine de lit était Mme Tusseaud, la propriétaire du musée de figures de
Londres, et que les hommes de haute taille mutilés et réduits au silence, étaient des
mannequins de cire. On cherchait ensuite à assassiner Richard III. Je voulus demander
aussi une échelle de corde pour m’enfuir avec Julia, mais j’avais si peu d’énergie que
je me bornai à contempler les lumières de Tower Bridge et de la Tamise. Je me vis à
la morgue à Paris, exposée publiquement pour le plaisir de quelques amateurs. Le Dr.
Sch. jouait le rôle de marchand d’esclaves ou de diable, peut-être à cause de sa che-
velure qui profilait des cornes sur le mur, ou de sa difformité ». (Quand il empochait
sa clef, elle croyait qu’il cachait une clef de l’enfer). « Dans la nuit, je le sentais cou-
ché dans mon lit, et je me débattais et me sauvais continuellement. Puis je devins une
bobine de fils téléphoniques de la poste de M. et je me mis à réciter les communiqués
militaires qui m’étaient dictés ». (Elle avait l’habitude de s’enrouler plusieurs fois dans
la couverture). « Sur le pont du Rhin ; les Français avançaient. Je vis toute la France
étalée comme une vaste carte géographique et j’avais le pouvoir de sauver
l’Allemagne. Un mot de moi, et les Allemands survolaient le Rhin en ballon pour faire
décamper les Français. Puis les drapeaux de la victoire emplirent le ciel. Les bateaux
étaient couverts de guirlandes. Les anciens dieux soutenaient mon bras. Je me portai
alors à la hâte vers les champs de bataille d’Amérique. Nous cheminions sous terre,
dans un sombre cloaque. Un bloc de glace nous barrait le chemin. Nous progressions
et pourtant nous restions sur place. Sur la mer, agitée par les vagues, j’étais dans un
tonneau, poursuivie par une lumière rouge. Une voix me répétait sans cesse : « Tu ne
veux point combattre le Dr Katz ? » – « Non, je ne le veux pas », répondis-je, et le ton-
neau éclata. Je me retrouvai dans l’eau glacée, cramponnée à un iceberg. Des tonneaux
chargés de chaînes passaient, un pigeon-voyageur qui était Dieu me survola, parmi les
animaux sauvages et d’inoffensifs ours blancs. Je rompis la glace et voguai, voguai,
récitant des vers :
« Lui, le crâne rasé, sur la place du marché
Avec elle, sa voilette à demi relevée. »
Les animaux fantastiques apparaissaient dans les veinosités du bois de lit et ce
crâne rasé était sans doute la tête chauve du Grand Duc. Après quelques autres péri-
péties, sautant d’escalier en escalier, je parvins à d’autres caves. J’ai vu des râteliers,
des chevaux, un maître d’hôtel ivre dont le fils voulait m’assassiner. Dans la fosse aux
ours de Berne, les ours voulaient nous manger et les gens s’enfuyaient. Je me trouvai
dans une salle dont les murs s’étiraient. J’eus peur d’un grand tableau noir et je restai
près de la Grande Duchesse pour porter sa traîne. Mais en passant je tombai dans la
prison. Les lits de fer étaient des lits orthopédiques ou des lits de torture qui m’étaient
réservés. Je tombai dans un abîme. J’étais Napoléon III enfermé dans sa garde-robe.
Mes dents tombaient et disparaissaient dans la profondeur de la glace ». (Elle rêve
encore maintenant que ses dents tombent et produisent des craquements dans la
bouche). Elle vit ensuite des glaciers en Suisse, suscités par des reflets du parquet

254
BOUFFÉES DÉLIRANTES

brillant de la salle de la clinique à travers ses yeux mi-clos. Elle avait la sensation …auto-observations
d’être prise dans un glacier, tout en sachant être dans son lit). « Partout des soldats d’une « expérience oni-
suisses patrouillaient. Les yeux d’un prisonnier luisaient comme des diamants. Puis, roïde »… MAYER-GROSS.
j’étais dans un harem, et l’on riait à de plates plaisanteries. Nous étions nourries par
un tuyau qui nous traversait toutes successivement, et cela ressemblait à une ménage-
rie de singes ; un avocat célèbre nous souriait par la fenêtre. Il pleuvait sur le toit des
dents de cheval, nous étions assises les jambes croisées, et j’étais lasse de voir cette
assemblée de visages bleus qui ressemblaient à des mandrilles. Je pris place sur un
navire commandé par le Sultan Soliman, et je barrais adroitement en coupant les cor-
dages avec une épée ». (Elle se rappelle qu’elle était assise à la tête de son lit en train
de nouer les draps). « Les grandes malades étaient couchées dans les cabines. Sous une
pluie de gravier et de charbon, on ne pouvait plus s’y reconnaître et nous espérions
grâce à cela pouvoir nous évader en trompant la surveillance du Sultan et des esclaves
aveugles. Mais les cabines étaient construites en barres métalliques, et avaient toutes
la forme de canots à moteur à la proue desquels une surveillante était assise et trico-
tait, si bien que je les pris pour des chattes-tricoteuses. La porte sauta, et les grands
nègres entrèrent pour nous dévorer. Ensuite nous étions dans un oratoire. Les rideaux
étaient marqués de signes sacrés. Je sus que ce lieu s’appelait Gethsémanie. Je ne
savais pas bien ce que c’était, mais une malade invoquait constamment les noms des
saints. Je voyais de grands signes sur les murs, la tête du sauveur couronné d’épines,
et des larmes de sang, distinctes et colorées comme dans une vision. Quelques prélats
étaient là en capes rouges, sous les traits de Léon XIII.Je me rappelai alors une hallu-
cination antérieure. J’étais venue dans le clocher d’une église jésuite avec des gens qui
avaient le projet de se faire baptiser, et le mien était de les en empêcher. Du haut de la
nef, je voyais les robinets d’argent qu’on avait installés comme des machines hydrau-
liques. Je descendis à la hâte pour les ouvrir, le vin coula à flots et l’on disposa à l’en-
tour des plats délicieux. Les gens s’enfuirent, je me retirai sur l’autel, mais les géants
fermèrent les robinets et maîtrisèrent les flots. Je me sauvai par un souterrain, et je vis
l’Assomption de la Vierge, le Baptême de Jésus et le Portement de la Croix. Dans une
autre hallucination, je vis Bismarck aux bains assis dans sa baignoire. Nous parlions
de politique, et il était émerveillé de ma sagesse. Les trous de serrure étaient des télé-
phones et les bouches de chaleur des gueules de canons. Des bruits suspects annon-
çaient une attaque imprévue. Des diables passaient. Les chaises percées étaient des
encriers et j’avais peur d’y tomber. Je dis des incorrections à l’audience. J’allais être
condamnée ; j’étais couchée sur la table du Tribunal. Puis ce fut la guerre. J’étais direc-
trice de crèche et je parlais en français : « Oh ! Mlle, c’est pas fin, j’ai cru que vous ne
soyez plus fine 1 ». J’apprenais aux enfants à tricoter. Ensuite j’étais Blanche Neige.
J’avais pris une tricoteuse pour une méchante fée et je devais dormir constamment.
Près de moi, sur sa chaise d’enfant, Louis-Napoléon mangeait sa bouillie. Ensuite
j’étais en Suisse, au temps des cités lacustres. Les hommes étaient en guerre pour 100
ans. Rentrés dans leurs foyers, ils ne pouvaient se comprendre. »
Elle dit qu’elle crut voir des nains parce que les gens devant elle ne surpassaient
que de la tête les hauts bois de lits. Elle ne comprenait plus rien. Le conseiller à la cour
de F. ne différait en rien du Comte. Elle ne sut rien répondre quand on lui demanda de
se reconnaître sur un tableau où elle figurait en compagnie d’une amie, tant la ques-
tion lui parut obscure.

1. En français dans le texte.

255
ÉTUDE N° 23

…auto-observations « J’appris que mon père avait été condamné à passer trois nuits au cimetière pour
d’une « expérience oni- racheter l’âme de ma sœur, transformée en corbeau. Je voyais au ciel le buste du Kaiser
roïde »… MAYER-GROSS. Guillaume. Je m’élançai vers lui par des chemins sinueux et aperçus, assise près d’un
chaudron de fer, une de mes amies pleurant son fiancé tombé à la guerre. J’entrai dans
le palais des fées pour le sauver. Je fus enterrée vive, et, assis sur mon lit, se tenaient
d’un côté le diable, de l’autre le Dr. B. et Mlle Sp., que je prenais depuis longtemps
pour un chapelain déguisé qui me faisait des avances ».
Elle savait bien que Mlle Sp. était une femme, mais elle s’en défiait de crainte de
se méprendre. Elle s’efforçait de contrôler son angoisse et son excitation et de garder
le contact avec les événements, mais rejetée perpétuellement d’une sensation à une
autre, elle ne cessait de s’égarer. La présence de son médecin la rendait plus lucide et
sans lui, elle se perdait à nouveau. On la forçait à s’alimenter, sans utiliser la sonde,
mais elle craignait perpétuellement d’être empoisonnée. Elle a gardé de tous ces faits
un souvenir très précis et sans lacunes. Elle se souvient que pendant 14 jours elle avait
pris l’habitude de tourner constamment la tête de droite à gauche sur l’oreiller dans les
moments de lassitude, ou après les périodes d’excitation. Puis, cela se calmait, et elle
essayait encore une fois « pour voir si cela allait toujours ». Elle raconte ensuite un épi-
sode où elle s’identifiait volontairement au cheval préféré du Kaiser, sans cesser, dit-
elle, d’être au moins en partie elle-même quand elle se voyait transformée en cheval.
« Lorsqu’on voulut me prendre la température, je crus d’abord qu’on voulait me
tuer, puis qu’on voulait m’appliquer une marque déshonorante, enfin je pensai que le
thermomètre était un instrument très précieux qu’il fallait protéger ; j’en conçus le
désir de sacrifier ma vie à la science. Je me conformais volontiers à la discipline ; je
me levais et me peignais seule, réclamais ma brosse à dents et de l’eau. L’image des
canons me revenait souvent. Je m’adossais aux bouches de chaleur en demandant :
« Attachez-moi donc à ces bouches de canon, pour que je m’envole comme une balle
à la tête de l’empereur de Russie. » J’avais vu à Berlin des tableaux de peinture russe
Weretschagrin, tableaux lourds et surchargés représentant des Indiens attachés aux
bouches de canon par les Anglais ou bien des officiers russes pendus à une potence au
milieu d’un tourbillon de neige. Cela m’avait fait une grosse impression. La cheminée
de la cour me suggérait que j’étais à Berne ou l’on brûlait des Juifs. A Schmalkalden,
on me tirait cruellement par les oreilles, et du suif me collait la langue au palais ».
Après quelques autres hallucinations semblables à celles déjà racontées, elle abor-
de une période où, dit-elle, « elle s’éveillait et reprenait conscience ». « Quand le Pr.
FURSTNER m’a demandé : « que pensez-vous de ce que vous aviez, je lui ai répondu
qu’il me semblait être restée alitée 14 jours, malade du tétanos, consciente de tout mais
incapable de bouger ou de prononcer un mot. Cela l’a beaucoup fait rire. » Elle se rap-
pelle qu’elle savait appeler les gens par leur vrai nom quand elle avait besoin de
quelque chose, et qu’elle reconnaissait ceux dont elle avait fait connaissance entre
temps, mais qu’elle n’avait aucune notion du lieu véritable où elle se trouvait.
« J’eus encore des hallucinations. Les nuits d’insomnies je faisais le compte des
bonnes et mauvaises actions humaines. Pour moi, les mauvaises prédominaient, et
c’est pourquoi saint Pierre me fermait continuellement la Porte du Ciel. Les malades
en camisoles étaient Adam et Eve. Mon ombre en chemise de nuit était le Juif Errant,
et je pensais qu’au moins je ne risquais pas de la perdre. Son grandissement et son
rapetissement m’effrayaient. Je voyais encore des sphères célestes en section, comme
les anneaux de Saturne. Je croyais voir alors des crinolines. Les cercles étaient lumi-
neux. Sur le plus haut était perché le coq de la Liberté ; il projetait de petites ombres
sur le clocher ; des œufs volaient en éclats et il me semblait que quand le dernier aurait

256
BOUFFÉES DÉLIRANTES

éclaté, le monde cesserait d’exister. Sur le cercle le plus haut du ciel étaient rangés mes …auto-observations
amis, mais je ne pouvais parvenir jusqu’à eux ; un œuf tomba du premier rang et roula d’une « expérience oni-
jusqu’au bas. Je vis dans un nuage un esprit et un ange, j’entendis une musique roïde »… MAYER-GROSS.
enchanteresse, mais il me fallait encore vivre seule. Un cercle de neige et de glace me
séparait du ciel, et soudain je voulus me cacher, car j’avais reconnu dans un rang supé-
rieur une amie décédée qui m’avait demandé de recueillir ses fillettes. Elle était morte
à Illenau et déjà elle était au ciel. Ensuite, je me vis dans un château couvert de glace.
Au dehors volaient des oiseaux, âmes des enfants naturels. Je ne pouvais les faire
entrer, car une sorcière apparut à la fenêtre. Tels sont les phénomènes qui ont marqué
mes 14 jours de maladie. Je me suis trouvée dans la chambre du haut. Le 28 mars, j’ai
pu me lever pour la première fois. Je crus avoir encore une hallucination : une énorme
étoile filante. J’avais encore du mal à lutter contre la peur. Ayant vu des diables à tra-
vers une porte entr’ouverte, je suis revenue pour une journée à la clinique. J’eus enco-
re un dernier cauchemar et ma période de dépression prit fin. Je me fis apporter des
livres, et traduisis en Italien un roman allemand, avec beaucoup de fautes au début,
mais je remarquai qu’à la fin je n’en faisais presque plus. Je chantais souvent, et sur-
tout le poème de Byron « Fare the well », ou « T’amio per sempre » avec toutes ses
variations, ou des complaintes, comme un orgue de barbarie. J’étais alors très gaie,
mais je voulais voir peu de monde, et certains médecins me faisaient encore peur, sauf
le Dr. Sch., à qui je suis éternellement reconnaissante. Je regrette vraiment de n’être
pas un homme pour devenir médecin aliéniste. »
Telle est résumée la première autobiographie d’Antonie Wolf. Les deux autres
récits de la malade sont, nous semble-t-il, moins intéressants et typiques. (L’ensemble
de cette auto-description occupe 25 grandes pages d’un texte très serré).

Après avoir étudié en détail la famille (p. 54 à 73) d’Antonie Wolf qui, à la géné-
ration de la malade, a compté plusieurs cousins maniaco dépressifs, un frère et une
sœur maniaco-dépressifs et une sœur schizophrène, MAYER-GROSS étudie les relations
de la psychose avec la personnalité de la malade (p. 73 à 83). La forme de vécu oni-
roïde est caractérisée « d’un côté » par la dispersion, l’instabilité, l’incomplétude de ce
vécu (c’est, dirions-nous, le côté négatif) et « d’un autre côté » (nous dirions du côté
positif) par la poussée de l’organisation scénique du monde objectif. C’est ce dernier …organisation scénique
du monde objectif…
point qui est important car la fiction kaléidoscopique se déroule liée et comme per-
sonnifiée aux événements et perceptions du monde extérieur. Les souvenirs et images
qui entrent dans la composition fantastique sont eux-mêmes dotés d’un fort coefficient
de « réalité », de telle sorte que l’ensemble est empreint d’un vif caractère de netteté
et de réalité scénique et c’est bien de réalité scénique qu’il s’agit car elle constitue un
matériel imaginaire dont, tout au moins à certains moments, la malade prend conscien-
ce. Tantôt en effet elle s’en éloigne et tantôt elle s’en rapproche. Les images visuelles
prédominent, mais il entre aussi dans la constitution de la scène hallucinatoire des per-
ceptions acoustiques (téléphone, voix, etc...). L’attitude de la malade oscille entre l’ac-
tivité parfois toute puissante ou, en tout cas, toujours et incessamment en train de se
poursuivre et la passivité qui s’exprime par l’érotique féminine de ses actions subies.
Dans l’ensemble tous ces traits, y compris le caractère de chasse endiablée d’images

257
ÉTUDE N° 23

kaléidoscopiques rappellent la manie sans toutefois coïncider exactement avec le


tableau clinique typique. Quant au rapport de cet état avec l’état de la conscience
(Bewusstseinzustand), MAYER-GROSS nous rappelle que c’est au réveil qu’elle-même
…C’est de rêve, de rêve- compare son retour à la raison. C’est de rêve qu’elle parle tout le temps (il est possible
rie diurne [dont la mala- que ce soit peut-être pour « minimiser » ses troubles). Il s’agit surtout de rêveries
de] parle tout le temps…
diurnes, (« Tagträumereien ») dont la malade dit qu’il lui était souvent difficile de dire
si elles étaient de l’imaginaire ou du réel et qui lui rappellent les souvenirs de son
enfance. Sans doute l’analogie avec le rêve exige que l’on se réfère à autre chose qu’à
une différence du degré mais ce rapprochement n’en est pas moins instructif. Si l’on
se demande pourquoi la psychose d’Antonie Wolf a pris cette forme de vécu nous
devons, pour répondre à cette question, analyser le comportement objectif envers la
psychose et la position de ses troubles dans l’évolution générale de la psychose. Il est
certain que c’est au début ou au cours des états dépressifs que cet « état oniroïde » s’est
constitué comme si l’état de rêverie constituait une sorte de manie interne, et le délire
oniroïde représentait une forme d’exaltation (p. 80). Le vécu oniroïde correspond à
cette partie de caractère qui est ici dévoilée par la psychose et qui était cachée sous le
masque de l’état normal : c’est dans la douleur et l’épreuve que les masques tombent
(p. 81). Quant à la question de savoir pourquoi seuls les accès dépressifs au début de
la psychose ont affecté cette forme il faut se rapporter aux dispositions caractérielles
cyclothymiques, atypiques et hystériques propres à cette partie de l’existence d’A.
Wolf. Cette atypicité et ce polymorphisme des dispositions caractérielles se retrouve
d’ailleurs dans son hérédité (p. 83 à 88).

— Après cette observation et quelques autres commentaires (p. 88 à 116) l’auteur


expose le cas de L. S. publié par FOREL 1.
Il s’agissait d’une Mlle née en 1856 d’une famille comportant plusieurs cas de
maladies mentales. Son père était un esthète plein d’imagination. Elle-même était cul-
tivée et avait fait des études étendues ; elle connut quelques amours, entre autre celui
d’un étudiant pour qui elle avait une chaude sympathie et qui devint fou. Sa propre
psychose eut un début soudain le 20 décembre 1888 et elle dura jusqu’au 10 février
1890. Le tableau clinique, vu de l’extérieur et tel que Forel l’a décrit, comporte des
hallucinations, des illusions et des fausses reconnaissances et des idées délirantes
variables. L’agitation était parfois vive et elle exécutait de « véritables pantomimes ».
Il y avait dans sa tête une chasse à courre (Wilden Jagd) de délires et d’hallucinations.
L’orientation même dans le temps et la conscience ont été troublées surtout depuis le
début de l’année 1889 jusqu’au mois de juillet. Voici son auto-observation :
« Du début je me rappelle seulement d’indescriptibles angoisses. Ma chevelure me
faisait mal, le sable coulait dans mes cheveux, et quelqu’un au loin ou même dans l’ap-
partement déchiffrait mes pensées avec un appareil mystérieux. Une idée terrible émer-
gea : des machinations se tramèrent dans l’ombre autour de trésors dérobés et d’osse-

1. A. FOREL, Selbstbiographie eines Falles von Mania acuta, Archiv. f. Psych., 1901, 34, p. 2.

258
BOUFFÉES DÉLIRANTES

ments cachés. Une explosion menaçait l’un des miens ; je les perdais tous dans une …observation de FOREL…
course folle, et quelqu’un cherchait à me sauver mais il ne pouvait m’atteindre. Une
révolte éclata, j’étais dans un labyrinthe et les hordes ennemies battaient les murs et
pourchassaient des êtres semblables à moi. Toute la nuit attentive n’osant à peine bou-
ger je guettais et essayais furtivement de trouver une issue en longeant le mur ; mais en
vain. J’avais à la main un sac plein d’explosifs. Enfin une grande lassitude m’envahit,
et je pus me calmer. Puis un ennemi me poursuivit à travers un théâtre incendié.
« Signorina, Signorina », déjà les murs étaient brûlants et je me sentais perdue. Survint
une inondation menaçante. Du haut du clocher je dominais un calme infini, l’eau avait
tout englouti mais voilà qu’elle pénétrait par les jointures des portes et des fenêtres.
J’entendis alors battre le tambour et marcher au pas cadencé. Puis ce furent des scènes
de confusion où l’on explosait, emprisonnait, fustigeait devant une foule exaltée. A la
fin je me trouvais avec plusieurs compagnons dans une cave où nous attendions d’être
jugés par le tribunal du peuple. Heureusement le fantastique baissa de ton et les choses
s’arrangèrent : je sortis mais j’avais tout perdu. C’est grâce à un ami que je me trouvai
au calme et je racontai malicieusement mon sauvetage à des membres de l’armée du
Salut dont l’uniforme portait un H flamboyant. Mon entourage était énigmatique. Étais-
je morte, ou étais-je au purgatoire. La différence d’un mort et d’un vivant ne me venait
pas à l’esprit le moins du monde. En ce lieu où se trouvaient des enfants italiens je par-
lais de Dante et de la Liberté. Je pris pour le Pape un homme maigre et véhément. Se
trouvaient là aussi la bienheureuse Catherine de Sienne et saint François. Je pensais que
Anna W. fut le modèle de la madone de la Sixtine ou bien la déesse Hora conduisant le
char d’Aurore. Je pensai que les surveillants faisant leur ronde régulière symbolisaient
les heures de la journée et je pris la femme du Pr. B. pour Pie IX venu par erreur ou pour
Ludovic Richter qui eut été enfermé dans une galerie de tableaux et oublié là. Une
vieille femme aux cheveux courts devait être Bach tandis que cette autre, avec des
tresses, était une dame noble de Bunsen ou bien Elisabeth Fry. Je pris I. H. pour
Pestalezzi, Mme B. pour Lavater ou Mme de Maintenon ou Louise de la Vallière et M.
N., pour Pascal. Tantôt j’étais à l’école de la grande Cathédrale pour un examen ou une
conférence, tantôt dans un bateau sur le lac dans une fabrique où je voulais distraire les
ouvrières avec toutes sortes de numéros de danses, des chants, des improvisations. Il me
semblait que je payais une dette de gratitude envers ma patronne, ainsi je mimais les
vagues de la mer ou les courses de pur-sang. J’étais aussi Myriam ou une des sœurs de
Sulamith ou un personnage de théâtre ou de roman. Je complétais l’intrigue où s’entre-
laçaient les réminiscences des « Promessi Sposi » de Manzoni que j’avais lu à l’école.
Par contre le rôle si envié alors de Sociétaire à la Comédie Française ne me charmait
nullement. Je « vivais » mon héroïne et jouais très aisément Antigone, Iphigénie ou
Jeanne d’Arc, etc... La déclamation me faisait du bien mais si la colère me prenait j’en
étais troublée. J’étais mêlée aux événements de l’histoire et je vivais avec passion : la
mythologie romaine, les histoires de lépreux ou de saints, de héros nordiques, de
Huguenots, la Révolution française, la bataille de Zurich, la guerre franco-allemande.
Je sympathisais avec le jeune Louis XIV, avec Louis XV, Louis XVI et sa famille dont
j’ai souvent vu les portraits dans une maison amie. Avec Napoléon Ier également et sa
mère Laetitia et Joséphine. J’avais de bonnes relations avec la maison d’Orléans. Je ren-
contrai la duchesse Hélène dans un chalet à Rigi, elle fuyait dans le mauvais temps avec
ses enfants. Il m’arriva de trouver dans les boulettes de pomme de terre du repas de
midi, de petites figures de cire qui se tournaient vers moi en signe d’intelligence. Avec
la dynastie prussienne, j’eus aussi beaucoup de relations, faisant visite à leurs châteaux
ou me rendant à leurs fêtes, j’avais une fonction de lectrice auprès d’un vieux et sévère

259
ÉTUDE N° 23

…observation de FOREL… Fritz, ce qui me donnait l’espoir d’être un jour ensevelie dans leur caveau de famille à
Potsdam. Déjà la mesure du tombeau était prise, c’est le banc de la cour de la cellule
qui servit de modèle. C’est un vieux galant Zurichois, ami de Chamisso, qui m’avait
recommandée. Le Reichstag me donnait du souci, je devais y remplacer Bismarck et sa
grosse voix s’il était en retard. Ma sœur était désignée avec Chamisso et Thumann pour
former des tableaux vivants devant la noblesse, et la bonne reine Louise avec l’empe-
reur Guillaume devaient s’y trouver. Mon père et ma mère tenaient les rôles d’Hermann
et Dorothée. Dommage que la représentation fut retardée. Je pensais que l’empereur
Guillaume II serait de passage et je voulus, en lui présentant mon hommage, lui deman-
der d’éviter la guerre et le retour d’atrocités semblables à celles du temps du chevalier
Fritz. Notre maison était destinée à abriter les monarques de passage. J’encourageais
aussi les relations entre les populations suisses et mecklembourgeoises, mais j’étais
également prête à manier les armes et j’avais commencé l’exercice avec zèle. Une invi-
tation de Berlin me fit plaisir. Le roi de Bavière se trouvait à la clinique et je pensais
que la reine mère était venue pour le soigner. Je reconnus quelques dames de compa-
gnie ainsi que la Kaiserine Friedrich dont le mari a restitué à mes amis de Suisse fran-
çaise un vieux presbytère qu’ils avaient quitté. (Les héritages et les gains de fortune
avaient un grand rôle dans mon esprit). Il m’arriva de prendre une compagne pour le
Roi Frédéric Guillaume IV ou pour mon professeur de dessin. J’en confondais d’autres
avec Fanny Kensel-Mendelssohn. Toute la famille Mendelssohn m’intéressait. Je crus
un moment que le Dr. Fr. en faisait partie ; lui-même d’ailleurs incarnait toutes sortes
de gens ; le jeune Goethe, Herbert Bismarck, un Rothschild, un prince russe et même
le prophète Mahomet allant honorer le tombeau de sa mère que je croyais être dans une
cellule. Mon directeur était tantôt Moïse ou tantôt Michel-Ange, Benavente Cellini ou
un pilote de Venedig. Je me vis aussi accompagner au Vatican une délégation helvé-
tique. Il m’aurait plu d’être comme saint Julien Anachorète dans un couvent ou de
peindre à la fresque un chemin de croix. Je fus aussi compagne des bâtisseurs de cathé-
drales ; je construisis des maquettes de piliers avec de la mie de pain et toutes sortes
d’ébauches. Un certain soir la cour de la cellule avait été une partie du Paradis terrestre
puis un lieu visité de missionnaires sous la protection allemande. On y trouvait aussi
des traces de bombes et les restes d’un cimetière. J’observais tout cela minutieusement
et évoquais mon enfance, mes anciennes camarades d’école. J’agrémentais l’histoire de
ma famille d’aventures empruntées à Goethe et qui faisaient revivre les souvenirs atta-
chés à ma maison. Celle de Goethe était adossée à la colline derrière les murs de la cel-
lule, elle recelait des manuscrits secrets. Ma mère s’était liée d’amitié avec lui et ma
grand’mère était Gretchen. Je vis construire une fonderie dont mes parents m’avaient
parlé qui devait être édifiée, semblable à une autre qui se trouvait à Versailles, selon les
plans qui dataient de la Renaissance. Mes idées suivaient une sorte de chronologie
déterminée et je revécus alors dans mes phantasmes à peu près tout ce qui s’était dérou-
lé dans ma vie ».
Cette malade reprit son rang social et notamment cultiva son talent de dessinatri-
ce, et vécut sans liaisons sentimentales, préférant satisfaire ses tendances religieuses.
En 1921, la visite que lui fit MAYER-GROSS permit à celui-ci de se trouver en face
d’une dame de 65 ans, gaie, « assez peu vieille fille » et ayant gardé une mémoire très
fidèle de sa psychose. Elle mourut en 1922 d’un cancer, sans avoir présenté de troubles
mentaux.
Un pareil cas pose naturellement le problème des rapports de ces états de confu-
sion (Verwirrtheit) avec la Schizophrénie (p. 98 à 101). C’est ainsi que BLEULER cite,

260
BOUFFÉES DÉLIRANTES

dit MAYER-GROSS, dans son fameux ouvrage (p. 92) des passages de l’observation de
cette malade comme démonstratifs des troubles de la pensée schizophrénique. Sans
doute, si l’on isole certains symptômes, ils sont communs aux deux états, mais leur
tableau d’ensemble paraît à MAYER-GROSS différent.
Pour bien comprendre ce problème, il faut faire, dit-il, une excursion dans la
pathologie des troubles de la conscience (p. 101 à 116 — ce sont peut-être les pages
les plus essentielles de ce livre.) L’auteur rappelle que ce chapitre reste assez vague en
psychiatrie. MEDOW 1 définit par exemple la conscience comme « capacité de percep-
tion de soi », mais il y adjoint ensuite des troubles de l’attention, de la mémoire, etc...
BUMKE également comprend sous le terme de « modifications de la conscience » toute
altération dans l’ordre clair et distinct des contenus de la conscience, mais il laisse en
suspens la question de savoir si ce trouble se retrouve dans tout « trouble de la
…MAYER-GROSS propose
conscience » ou est seulement le début de l’altération de la conscience. Les expres-
alors de considérer,
sions imagées de « clarté », de « foyer », de « champ » restent insuffisantes, et cela selon JASPERS, une série
vaut aussi pour les « degrés de la conscience » de WESTPHAL, les « oscillations de l’at- d’aspects fondamentaux
tention » de WUNDT, etc. MAYER-GROSS propose alors de considérer, selon JASPERS, des troubles de la
conscience…
une série d’aspects fondamentaux des troubles de la conscience :
1° Ce qu’il appelle la « conscience décomposée » (Zerfallende Bewusstsein) – 2°
la « conscience altérée » (Veränderte Bewusstsein) – 3° les « troubles affectifs » de la
conscience (Bewusstseinstörungen im Affekt).
Il y a lieu d’envisager d’abord l’état d’obnubilation ou d’obtusion
(Benommenheit) qui, selon le mot de JASPERS, reste, pour ainsi dire, suspendu entre
conscience et absence de conscience. Il est caractéristique d’un état intermédiaire entre
la pensée vigile, et la stupeur et le coma. Il témoigne d’un amoindrissement des fonc-
tions synthétiques, tel que PICK 2 l’a bien étudié par exemple dans la psychose de
KORSAKOFF. C’est pourquoi ce trouble est défini par le caractère « dissocié » de la
conscience (Zerfallende Bewusstsein). Mais comme ce terme paraît prêter à ambiguï-
té, nous préférons le traduire par « conscience décomposée ».
A l’autre extrémité de la chaîne nous rencontrons ce que JASPERS appelle la
conscience altérée (Veränderte Bewusstsein) dont la conscience rétrécie de BUMKE
peut être considérée comme le type. A cet égard cette forme de conscience morbide
représente une sorte de contre-pied de la conscience décomposée. Les contenus de la
conscience sont fortement différenciés et comme « découpés avec netteté en même
temps qu’ils sont coupés de la réalité ». Il y a une prévalence de la situation interne par
rapport au monde extérieur. Ces états correspondent notamment aux états paroxys-
tiques psychogènes du type de l’état crépusculaire hystérique. Si, dans la conscience

1. MEDOW, Arch. f. Psych., 67, p. 373.


2. PICK, Zeitschr. f. d. g. Neuro., 28, p. 372.

261
ÉTUDE N° 23

décomposée, il n’y a pas assez de « Gestalltisation », ici il y en a trop, mais il n’y a


pas seulement une différence quantitative, car si dans un cas il y a fragmentation de la
« Gestalt », dans l’autre il y a modalité spéciale de « Gestalt ». Cela est particulière-
ment sensible si l’on compare les deux formes d’amnésie correspondant à l’une ou
…« conscience décompo- l’autre de ces modifications de la conscience. L’amnésie de la « conscience décompo-
sée » , « conscience alté- sée » résulte de la désorganisation interne. L’amnésie de la « conscience altérée »
rée »…
résulte de la coupure avec le monde extérieur et de la discontinuité introduite dans
l’ensemble de la vie psychique. La « conscience décomposée » résulte d’une modifi-
cation de l’activité fonctionnelle, la « conscience altérée » réside en une modification
de l’intensité et de la direction de la vie psychique. Mais l’expérience quotidienne
montre qu’il y a des ponts entre ces deux formes de troubles, qui se mêlent dans le
tableau clinique, non point comme deux séries de symptômes juxtaposés, mais comme
les deux pôles de ce qu’on appelle généralement les troubles de la conscience, ou « la
conscience trouble », comme dit JASPERS et la « conscience rêveuse » (Traumhafte)
comme dit BUMKE, ou le trouble crépusculaire (Dämmerige Trübung) comme disait
MEDOW. Cette combinaison est pour ainsi dire spécifique de l’état maladif, et n’a pas
d’équivalents dans la conscience normale. Ce double aspect, s’il n’est pas souvent
mentionné par les auteurs, n’en résulte pas moins de l’amphigourie des formules
employées. C’est ainsi que l’état crépusculaire est défini par KRAEPELIN en termes qui
le rapprochent de la conscience décomposée, tandis qu’il est défini par JASPERS en
termes qui le désignent comme conscience altérée. Les formes oniroïdes de vécu
empruntent à l’une et à l’autre forme des troubles de la conscience, et de la tendance
à la fragmentation et la tendance à la stérilisation.
Mais il y a encore une troisième modalité des troubles de la conscience ; les
…et « troubles affectifs de « troubles affectifs de la conscience 1 ». Ce trouble généralement méconnu, mais bien
la conscience » mis en évidence par JASPERS, dans les états d’anxiété mélancoliques et aussi
maniaques, réside essentiellement dans une submersion de la conscience qui met en
péril la relation fondamentale « sujet-objet », laquelle est compromise par la violence
du flux affectif. Cette troisième forme de troubles se présente également en clinique,
intimement mêlée aux autres.
Il convient maintenant d’étudier la répartition de ces trois grandes formes des
troubles de la conscience dans la psychose maniaque-dépressive et dans la schizo-
phrénie.

1. « Bewusstseinsstörungen im Affekt ».L’absence de substantif concret correspondant en fran-


çais à « Affekt » rend cette formule à peu près intraduisible, car elle a pour signification essen-
tielle de fondre, ou si l’on veut, de « prendre » ici le trouble de la conscience dans le développe-
ment d’un état affectif particulier. Faute de mieux, nous avons traduit : « Troubles affectifs de la
conscience », mais cela n’est pas aussi exact que nous l’aurions désiré.

262
BOUFFÉES DÉLIRANTES

Les « troubles affectifs de la conscience » se rencontrent en première ligne dans la …Les « troubles affectifs de
folie maniaco-dépressive. Il n’est pas nécessaire d’insister. Ils se trouvent dans la schi- la conscience »…JASPERS…

zophrénie, et notamment sous forme des « états crépusculaires extatiques ». Mais, pré-
cise MAYER-GROSS (p. 107), ce qui est important dans ces troubles schizophréniques
de la conscience affective, c’est que l’indifférenciation Sujet-Objet, l’extension du
Moi, la fusion du Moi et de l’objet même du sentiment, l’union du Moi et du monde,
les identifications et projections du Moi, sont alors vécues sous cette forme même
« qui est généralement désignée comme appartenant seulement au vécu schizophré-
nique 1 ».
Quant aux états de la « conscience altérée », nous les trouvons rarement dans les
états maniaco-dépressifs, où effectivement les phénomènes psychogènes hystériques
et les réactions théâtrales n’occupent tout au moins pas le premier plan. Par contre, ils
se rencontrent fréquemment dans la schizophrénie, et notamment sous la forme d’états
crépusculaires pour autant que précisément l’état crépusculaire y apparaît comme un
renforcement de l’autisme.
Pour les formes de la « conscience décomposée », elles s’observent au cours de la
maniaco-dépressive sous deux formes principales : le vide de la conscience des
dépressions graves et les états confusionnels maniaques. Les états de « conscience
décomposée » au cours de la schizophrénie constituent les états que BLEULER a décrits
sous le nom de Benommenheit. Ces états se rapprochent de la pensée du rêve ou de
l’endormissement mais davantage de la conscience décomposée que de la conscience
altérée, de telle sorte que, répète encore l’auteur, il ne nous paraît pas extraordinaire
que nous trouvions dans ces états de troubles de la conscience des symptômes extra-
ordinairement analogues au processus primaire de la dissociation de la schizophrénie
(p. 109). Cependant cela ne veut pas dire que l’on tombe ainsi sous le coup de l’ob-
jection que ne manque pas de soulever, au moins apparemment, cette opposition. Il ne
s’agit pas en effet de dire que tous ces troubles de la conscience sont identiques ou
même « analogues » à la schizophrénie, même quand ils se produisent hors de la schi-
zophrénie. Cela en effet paraît impossible à soutenir, pour qui est sensible à l’atmo-
sphère schizophrène, qui, au fond, dit MAYER-GROSS, définit la schizophrénie sans que
nous sachions trop comment faire passer cette intuition dans une formule acceptable.
Le problème n’en reste pas moins difficile à régler, et cela notamment, à propos des
poussées schizophréniques aiguës : Les états d’extase — les réactions d’éloignement
de la réalité ou de délire de compensation 2 — les états hallucinatoires, plus ou moins

1. Cette phrase est textuellement traduite ici en raison de la façon cruciale dont elle pose le pro-
blème...sans le résoudre.
2. États et formes de réactions qui en France, à peu près à la même époque, ont été étudiés par
CLAUDE et ses élèves sous le nom d’états schizomaniaques.

263
ÉTUDE N° 23

…« conscience décompo- confusionnels — les états de troubles schizophréniques de la pensée à allure aiguë —
sée » et « conscience alté- et enfin ces états de double orientation, de double enregistrement, ou de comptabilité
rée »…
en partie double 1 comme dit BLEULER.
Dans tous ces états la tendance à la dissociation l’emporte sur les tendances syn-
crétiques de la conscience oniroïde.
Les troubles de la conscience dans les formes de vécu oniroïdes telles que le « déli-
rium » ou les « états crépusculaires », les états oniroïdes se tiennent pour ainsi dire
entre la « conscience décomposée » et la « conscience altérée ». Qu’est-ce que cela
veut dire ? Comment s’articulent ces deux troubles, comment se distinguent-ils ? La
« conscience décomposée » ne se réduit pas, dit l’auteur, en fragments d’objets ou de
pensées, mais les perceptions isolées sont entraînées dans un torrent de souvenirs. Et
tantôt il s’agit d’un flux plus ou moins confus et désordonné au niveau de la conscien-
ce décomposée, et tantôt d’une dévastation de l’esprit (Hunneschlacht des Geistes). A
ce trouble correspond le caractère d’inachèvement et de déchaînement de la succession
des scènes. — De la « conscience altérée » surgissent de forts courants internes de
cohésion plus ou moins proches de la concentration de l’état normal. — Quant aux
« troubles affectifs de la conscience » ils se retrouvent par exemple dans ses sentiments
de bonheur ou d’élation du début de la psychose dans le premier cas, ou dans beau-
coup de scènes racontées par Antonie Wolf. Une des caractéristiques de ces états est
la clarté et l’intensité des contenus vécus de la conscience, caractères qui proviennent
de leur forte signification et qui expliquent précisément cet autre caractère fondamen-
tal : l’extraordinaire vivacité des souvenirs.

…auto-observation de — MAYER-GROSS reproduit ensuite (dans le 4e chapitre), l’auto-observation de


Martha Schmieder… Martha Schmieder 2.
MAYER-GROSS.
Le récit débute par l’exposé d’événements contemporains aux premiers troubles,
en janvier 1889 : un excès de fatigue et le décès du père de la malade. Mais ces cha-
grins étaient tempérés par une profonde foi chrétienne. M. S. était admise depuis peu
au sein d’une Communauté Apostolique... Elle était depuis quelques jours dans un état
de surexcitation.
« Soudain, je tombai dans un état extraordinaire. Éveillée, les yeux mi-clos, je me
trouvais tout à coup dans un caveau. Tout était étrangement obscur, et une odeur de
pourriture montait vers moi. Je vis, sans avoir peur, Lazare mort. L’image se déplaça
vers moi. Je tentais de retenir cette apparition mais la lumière revint, et je me retrou-
vai dans mon lit. Il était l’heure de me lever. Je ne voulais pas manquer la messe du
Dimanche, et puisque j’avais repris mes sens, je m’habillai vivement. Une profonde

1. « Doppelte Buchführung ».
2. Observation d’une malade à l’Asile de LEUBUS, partiellement publiée par KLINKE (Jahrbuch f.
Psychiatrie, 1890, 9, pp. 319). D’après le complément d’observation de MAYER-GROSS, cette
malade est morte en 1910, à l’âge de 65 ans, n’ayant plus présenté de troubles mentaux.

264
BOUFFÉES DÉLIRANTES

angoisse m’étreignit et je me demandais si mon fiancé était réellement mort ? Déjà …auto-observation de
oppressée pendant la messe, au moment de l’Offertoire, je m’écriai brusquement : « II Martha Schmieder…
est mort » en pleurant et gémissant. MAYER-GROSS.
On s’empressa autour de moi, et l’on m’emmena bientôt dans la chambre du
bedeau. Quelques dames de la Communauté tentaient de défaire mes vêtements et de
m’allonger, mais je déclarai me trouver bien et vouloir retourner à l’église. Justement
le Prêtre administrait la Communion. Il me fit signe de reculer, je m’assis tranquille-
ment jusqu’à la fin de la Messe. Un diacre fut chargé de m’accompagner chez moi.
J’étais très lasse et presque incapable de m’entretenir avec mon aimable compagnon.
Je ne trouvais plus mes mots, et une fois seule, je fermai toutes les portes, et négligeant
de me nourrir, m’affaissai dans un fauteuil, sans pouvoir dormir. Peu à peu, je repris
des forces, et, les yeux mi-clos, je vis les murs de la chambre commencer à changer.
Ils brillaient pompeusement et offraient des couleurs mouvantes ; les rideaux, en tom-
bant, découvrirent des espaces inconnus. Les coins se peuplèrent d’objets d’art, vases,
médailles, statues de marbre. A l’opposé, je vis sur des chevalets, de grands portraits
de nos trois Empereurs d’Allemagne. Je crus avoir quitté le monde et me trouver dans
un sombre caveau d’où s’exhalait une odeur de pourriture. J’y distinguai un singulier
tombeau qui s’ouvrit lentement pour laisser sortir des morts vêtus mi parti-blanc, mi
parti-noir. C’étaient les Empereurs d’un temps très ancien, des héros et des grands
princes de l’Église. Tout à coup apparut mon fiancé, que je croyais mort. Je m’enten-
dis pousser un cri strident et supplier plusieurs fois : « Lazare, mon bien-aimé, lève-
toi ! 1 » et les larmes me coulaient. La porte s’ouvrit, la lumière augmenta, et je le vis
au loin, avec la fière stature qu’il avait lorsqu’il était bien portant. Ce fut une joie indi-
cible. Je lui demandai alors d’ouvrir le secrétaire, tout en me rappelant que la clef avait
disparu, et de prendre des lettres importantes. Il le fit très facilement et son apparence
s’évanouit, mais je continuai à rêver. Je voyais son corps se dégager de son envelop-
pe, d’abord les mains, devenues blanches et transparentes comme du marbre. Il fallait
promptement le sauver de toute emprise terrestre, car l’heure du retour du Seigneur
approchait et la lutte avec l’Antéchrist allait commencer. Dans la rue, une foule des
temps bibliques criait et appelait « au feu ». A midi, la bataille faisait rage, mais les
ténèbres revinrent. J’étais anxieuse de ces pillards avides de sang qui me cherchaient,
j’eus aussi le sentiment d’un espace étroit qui se refermait sur moi, car en me redres-
sant, ma tête heurta une paroi dure. Je crus être fixée sur une croix, ou couchée sur une
surface molle, mes vêtements se disloquaient et mon collier se rompit. Je devenais,
contre mon gré, de plus en plus légère, mais incapable de me lever. Les lumières cha-
toyantes se déplaçaient, puis à nouveau dans l’obscurité du caveau, des hommes appa-
rurent, mon père décédé, et d’autres qui me tendaient des mains suppliantes que je sai-
sissais. Les prières se faisaient plus pressantes comme je gravissais les marches. Il
devait faire nuit car une morne obscurité m’entourait. Je remarquai qu’on essayait de
crocheter la porte. Mon secrétaire s’ouvrit avec fracas, et mes meubles volèrent en
éclats. Mais que m’importait. J’étais déjà détachée des vanités terrestres, comme du
temps ; et je compris le sens de l’Écriture : « Pour Dieu, mille ans valent un jour ». Le
matin me plongea dans la douloureuse stupeur d’être encore sur terre, il me fallait trou-
ver le salut avant qu’on n’entre dans la chambre. A travers la porte ouverte, une faible
lueur entourait Sion, et me laissait l’espoir d’y être admise. Puis de nouveaux enchan-
tements défilèrent. Deux routes, l’une large, l’autre étroite s’engageaient sous la porte
de la Jérusalem Céleste. Des pèlerins allègres ou épuisés cheminaient. D’autres, n’en

1. Dans l’état oniroïde que nous avons rapporté précédemment (Étude n° 8, Tome I) on trouve la
même fiction.

265
ÉTUDE N° 23

…auto-observation de pouvant plus, jonchaient les côtés de la route. Mes prêtres étaient en soutane blanche.
Martha Schmieder… Je les suppliais de m’emmener, mais ils ne pouvaient pas m’entendre. La Suisse se
MAYER-GROSS. dressa devant moi. Des paroles venant d’en-haut, signifiaient que l’on me cherchait,
quelques personnes parvinrent jusqu’à moi, mais devant mon hostilité, s’en furent. Je
parlais à l’assistance sur des sujets empruntés à la Bible ou aux prédications que
j’avais écoutées dernièrement. J’articulais des mots incompréhensibles avec le senti-
ment de lutter avec l’archange Michel et l’ange déchu. L’Antéchrist survint sous la
forme d’un dragon. Je fus empoignée, et je crus devoir sacrifier l’une de mes mains,
qui fut arrachée avec une violente douleur. J’entendis alors les pas de mon cher fian-
cé, ressuscité. Il s’approcha et je le priai encore une fois de prendre dans mon secré-
taire tout ce qui m’appartenait. La serrure sauta avec un fort craquement, il inspecta
méthodiquement tous les tiroirs. Il était près de moi, et je me sentais tranquille et heu-
reuse. Tout disparut, et je vis ma cousine à côté de moi avec une servante qui tentaient
de me maintenir au lit. Je fus indignée que ma cousine osât toucher de ses mains pro-
fanes la robe de soie brillante lamée d’argent dont les puissances m’avaient revêtue. Je
me réfugiai sous mon oreiller refusant tout échange ; je ne voulais ni boire ni manger
pour n’être pas ramenée à la vie. Quelques membres de ma Communauté étaient venus
me rendre visite, et je reconnus des voix de prêtres. Puis ma cousine me servit du café,
je la surnommai Marthe. Mais quand la sœur de mon fiancé entra, je me rappelai qu’el-
le était aussi ma sœur chérie Marthe. Je me sentais moi-même, comme Marie, déta-
chée de tout bien terrestre pour ne plus me tourner que vers les choses célestes ».
Elle raconte ensuite, qu’elle se rendit compte qu’on l’emmenait à la clinique, et,
une fois arrivée, elle se crut destinée à soigner les malades et à secourir son fiancé.
« Dans la chambre où l’on m’a conduite, deux cercueils identiques étaient posés : je
tendis amoureusement les mains vers le premier, et l’appelai, du ton le plus tendre dont
je fusse capable : « Lazare, mon chéri, lève-toi ». Puis je me dirigeai vers l’autre qui
devait contenir ma mère, je tentai de ranimer celle-ci par des paroles affectueuses. Il
me semblait que sous mes mains la mort devenait la vie. Mais ma vision s’élargissait,
et je me trouvai dans une arène contenant des centaines de spectateurs dont plusieurs
de mes amis. Dans cet entassement de têtes, je remarquai avec émotion le visage de
M. le Baron Von Richtofen. Je lui lançai tout haut un appel amical, et comme en même
temps je continuais, dans un zèle infatigable, à faire lever les morts, ma main heurta
violemment le mur, et je me foulai le pouce. Cherchant de l’aide je vis le Baron sau-
ter de la galerie pour venir soigner mon doigt malade. Je glorifiai notre Église capable
de guérir elle-même de graves maladies, et j’eus la satisfaction d’entendre M. le
Directeur Kahlbaum et plusieurs autres, parler dans les mêmes termes. Je leur exposai
que ma force sortait surtout de ma main droite, mais que de la gauche, proche du cœur,
rayonnait l’amour tout puissant, capable de tout surmonter, et même d’entrer dans les
tombeaux pour ressusciter les morts par la caresse de sa douce voix. Je m’exaltai à par-
ler, et gesticulais toujours plus. A ce moment, les murs devinrent transparents dans leur
partie inférieure, et je m’émerveillai. Je me trouvai subitement à Jérusalem, couchée
auprès d’un puits d’où les Israélites tiraient une eau dont j’implorais en vain une
coupe. Deux prêtres s’approchèrent pour écouter, vivement intéressés, la conversation
que j’avais avec Israël. Je pensais d’ailleurs avoir gagné l’autre monde en évitant les
affres de la mort. Longtemps après je me réveillai, et j’eus le sentiment d’être dans une
sombre prison. A de petites fenêtres grillagées se succédaient de chers visages connus,
et je désirai qu’on ne me dérangeât pas. Pourtant j’eus l’étonnement de voir entrer M.
le Directeur Kahlbaum en compagnie de M. le médecin le Dr. K. Je leur déclarai être
redevenue enfant, et leur vantai la vertu universelle de cet âge où se cache une grande
sagesse. Quand ils furent sortis, j’entendis près de moi des voix larmoyantes et je crus

266
BOUFFÉES DÉLIRANTES

l’Antéchrist revenu pour saccager l’Église avec une armée de sauvages. Alors deux …auto-observation de
surveillantes entrèrent avec un bol de lait et je compris qu’elles me disaient : Martha Schmieder…
« L’ennemi est en fuite, et à nous seules, nous vous avons sauvée des ruines ». Je ne MAYER-GROSS.
sais si de ma vie j’ai jamais accepté un bol de lait avec autant d’effusions de recon-
naissance. Il m’a fort bien restaurée, et je m’endormis. Je me réveillai à la nuit et tout
à coup, d’une hauteur considérable et dans un fracas de tous les diables, tomba sur ma
tête une énorme pierre de taille, qui m’occasionna non seulement une forte douleur,
mais une peur terrible. J’en restai abasourdie. Reprenant peu à peu mes esprits, je diri-
geai mes regards vers le haut, et une voix murmura : « Cette nuit, c’est la Visitation de
la Vierge. Il se passera des choses extraordinaires ». Et une apparition grandiose dis-
sipa l’obscurité : les apôtres Pierre, Paul et Jean baignaient dans une lumière céleste
et multicolore, revêtus d’habits magnifiques. Puis je me retrouvai dans mon lugubre
séjour. Une lumière filtrait vers la fenêtre. J’allai voir, et quand je me retournai, une
charmante créature était à côté de moi. C’était une jeune fille vêtue de satin blanc et
couronnée de myrte. Elle se dirigea vivement vers un piano qui venait d’apparaître et
posa sur les touches des doigts éthérés. Une profonde douleur me pénétra en entendant
les sons surnaturels qui sortaient sous ses doigts, car le sentiment de l’imperfection ter-
restre me toucha si tristement que je désirais ardemment n’être plus dans ce monde. La
jeune apparition recula de quelques pas, s’inclina en une profonde révérence, jusqu’à
toucher le sol de son visage, à plusieurs reprises, et resta agenouillée. Je m’agenouillai
à mon tour, et remplie d’un sentiment de dévotion, je posai ma tête aussi bas que l’our-
let de sa robe pour prier pour elle et pour moi. Après un long temps, elle disparut et je
fus ainsi abandonnée. Désespérée, j’examinai les fissures des portes, quand un être
grossier, ceint d’un trousseau de clefs, un bonnet sur la tête, comme un gardien de pri-
son s’assit en face de moi, puis disparut dans le brouillard, me laissant dans mon
ignoble cellule remplie de désordre, et où même le sofa était si sale qu’on ne pouvait
s’y asseoir. Par moments, des cris et des lamentations à l’extérieur me rappelaient les
soins que je devais donner aux malades, mais, pour la première fois, je pris conscien-
ce de ma faiblesse et je suppliais Mr. le Directeur Kahlbaum de me laisser aller car je
me sentais incapable de chasser les mauvais esprits de tous les malades, surtout sans
aide. J’entendis prononcer mon nom : la voix de mon fiancé qui, plein d’angoisse, me
cherchait. Posant mes regards sur l’imposte, je le vis, gémissant à déchirer le cœur,
pourchassé, et portant une lourde croix. Je répondis à ses gémissements, et l’accom-
pagnai d’un regard chargé d’amour et compassion. Enfin il m’aperçut, et put, avec
beaucoup de peine, se décharger de son fardeau pour venir me voir. Malheureusement,
nous ne pûmes rester longtemps ensemble, tant la pièce était sale et impraticable, et
après une courte et amicale salutation, il fallut nous séparer. Je me rappelai que c’était
la fête de la Visitation de la Vierge. J’appelai alors tous mes amis et relations, les
exhortant à profiter de l’occasion que Dieu leur donnait d’assister au miracle et
d’éprouver son amour. Qu’ils se dépêchent avant qu’il soit trop tard. Ils se groupèrent
les uns le long du mur, d’autres sur mon lit. J’étais assise devant la fenêtre, et l’auro-
re commençait à luire. Des images merveilleuses s’épanouirent. L’harmonie de l’en-
semble m’apparut d’une gravité chargée de sens et j’admirai avec respect les symboles
resplendissants. Il y avait des morts et des vivants qui marchaient de long en large ou
s’asseyaient, seuls ou par groupes, cherchant la paix. Un autel était dressé entre les
arbres, entouré des Vases de la sainte Communion. Des Anges grands et petits for-
maient de charmants groupes mêlés ; et d’innombrables pigeons voletaient. Un serpent
blanc et un noir s’entrelaçaient sur le sol, et les pigeons descendaient auprès d’eux sans
crainte. De-ci, de-là des sources claires bouillonnaient dans l’herbe, et ajoutaient enco-
re au charme du tableau. Sur le côté droit à l’écart, ma mère, décédée depuis longtemps

267
ÉTUDE N° 23

…auto-observation de était assise sur un banc. Elle se leva, soudain grave et délicieuse. Une Juive, que j’avais
Martha Schmieder… soignée lorsque j’étais surveillante chez Mr. le Dr. Kahlbaum était attablée en face
MAYER-GROSS. d’elle. Elles eurent toutes deux un contact silencieux et parfois embarrassé quand elles
échangèrent le pain et le vin. Un prêtre tenta de s’entremettre et éprouva bientôt le
même embarras. Je m’avançai également et je remarquai alors à mes côtés mes frères
et sœurs, qui m’écoutaient avec attention. Je leur expliquai le sens de mes nombreuses
apparitions, et je sentis mon corps et mon visage devenir irréels et désincarnés, tandis
qu’un immense sentiment de joie et de jeunesse me faisait oublier les tourments de la
terre. Le réveil à la pâle clarté du matin fut affreux. Je m’agenouillai à la porte de la
cellule, et frappai de toutes mes forces, car il importait désormais de restaurer le royau-
me de Judée. J’avais annoncé aux Juifs qu’ils pourraient bientôt reprendre leur magni-
fique Jérusalem, à condition d’être prêts à combattre, car l’heure du Christ approchait.
Je disséminai des miettes de pain à divers endroits du plancher en pensant par analo-
gie à la communion luthérienne, et cela m’éclaira sur bien des points restés obscurs
dans les prédications apostoliques. Je demandai pardon à Dieu des paroles obscures
que j’avais pu prononcer jusque-là par ignorance. Vers midi, on vint me changer. Je
considérai cela comme une agression dirigée par la surveillante contre mon existence.
Le soir, je me retrouvai dans l’église. Les prêtres, couronnés d’étincelantes pierreries,
avançaient sur la route céleste, et une clarté m’aveugla jusqu’à remplir mes yeux de
larmes. J’expliquai aux étranges êtres qui m’entouraient que la fin des temps était arri-
vée, que nous étions les derniers habitants de la terre, et que la nouvelle humanité arri-
vait. Tandis que je parlais, les ténèbres succédèrent aux célestes apparitions, et de noirs
serpents se levaient à mes pieds, m’obligeant à reculer, sans savoir où fuir. Des gens,
vainement, cherchaient refuge auprès de moi. Enfin, après quelques instants de lutte
pénible, la magnificence de Sion s’ouvrit devant moi. Une voix d’une beauté et d’une
force surnaturelle me fut donnée, que j’employais dès lors à chanter les mélodies
célestes aux bienheureux, mais je me retrouvai bientôt dans l’obscure nuit des com-
bats. Je fis une longue marche en chantant, mêlant les chansons de jadis à des airs nou-
veaux, et qui me conduisit dans la cour de la demeure d’une famille aristocratique que
je connaissais, et avec qui j’entrepris sur-le-champ une conversation approfondie sur
la religion. Je distinguai parmi l’assistance feu le Kaiser Frédéric que je retrouvai plus
tard dans ma maladie. Il règne sur les régions les plus élevées de mon être, il est mon
protecteur et mon défenseur, mon conseiller et mon consolateur dans les durs
moments. Il est tout pour moi. Lorsqu’il eut disparu, je crus ma fin venue, ma gorge
serrée me privait de voix et de respiration. Je me tordais de douleur, il n’y avait d’eau
nulle part, depuis cette nuit pleine d’événements où les puits furent obturés, et la mer
elle-même desséchée. La famine était sur tout le pays. On réclamait du Champagne
pour se désaltérer, mais rien. J’entendais les supplications de mes deux frères morts, le
plus jeune disait : « Je suis ton benjamin », mais moi, courageuse, voulais tout sur-
monter. Je versais si intimement dans la religion juive, que je parlais l’hébreu ancien.
Moïse est le prêtre que je fréquentais le plus pendant les premiers temps de mon séjour.
Je me liais beaucoup à lui, il m’apporta sa protection et m’expliqua la loi judaïque, des
tableaux mirifiques défilèrent devant mes yeux : une rangée de Tabernacles, et la mon-
tagne sacrée. Lors de la grande sécheresse, où l’eau manqua totalement, Dieu déchaî-
na la mer qui vint battre contre les maisons. Puis il fit tomber une pluie bienfaisante et
trembler la terre. Les montagnes vacillaient, les arbres tremblaient en tous sens, et sur
les collines branlantes, les pierres tombales venaient se réunir au bas, et mes parents
et amis se relevaient s’appuyant les uns sur les autres. Le Kaiser, sanglé de blanc et
casqué d’un acier étincelant, traversait les airs. Tout cela avait la magnificence de
l’Orient. Une autre fois, le char de feu vint emporter Élie, et moi qui étais son fils

268
BOUFFÉES DÉLIRANTES

Elissar, je devais rester et attendre mon destin. J’accueillais différemment les gens ou …auto-observation de
les personnes selon le sentiment qui m’habitait. Ainsi ma solide foi m’armait d’un Martha Schmieder…
véritable héroïsme devant les tourments que j’eus à supporter, et auprès desquels la MAYER-GROSS.
faim et la soif qui régnèrent au temps du Pharaon, lors des sept plaies d’Egypte, étaient
peu de choses. C’étaient les serpents. Ils s’enroulaient sans cesse autour de moi et arri-
vais-je à les écarter qu’ils me reprenaient aussitôt. Leur plus cruelle façon fut de péné-
trer mon corps à quatre, et de fouiller le fond de mes entrailles. Puis les puces me
recouvrirent complètement, quand elles eurent disparu c’étaient des vers de terre qui
se mouvaient dans mon corps ou le parcouraient en tous sens. Ensuite je me trouvai la
tête placée à l’envers, et quand cela cessa, mon corps en resta pourtant déformé. J’en
conçus un grand désespoir et tentai, en vain, de rendre à mon corps son état naturel,
par exemple par des massages. Puis l’idée me vint qu’on me voulait du mal, que l’on
me poursuivait et qu’on menaçait ma vie. Cent ans nous séparaient de la Révolution
Française. Mais, en vertu de ma foi, j’éprouvai en moi-même une véritable Saint-
Barthélemy. On devait me couper les membres, et cela était si vrai que je ressentais
déjà la douleur. A la fin, on a scié la partie postérieure de mon crâne, et j’ai senti le
sang suinter de la blessure entr’ouverte. Le Kaiser et la reine ont toujours pris une
place déterminante dans mon destin, soit qu’ils fussent des tyrans, soit qu’ils me pro-
tégeassent. Il m’était souvent douloureux de voir mes parents et mes amis jouir du
bonheur céleste tandis que je luttais, l’âme remplie d’amertume, dans des combats
désespérés, il m’arrivait d’entrevoir un instant, par une petite fenêtre, leurs joyeuses
réunions. Peu de temps avant ma maladie, j’avais commencé l’étude de l’orgue. On me
fit alors une opération à chaque bras parce que, disait-on, les doigts doivent être diffé-
rents pour l’orgue et pour le piano. Dès lors, j’eus parfois des impressions anormales
quand au nombre de mes doigts, j’en comptais 4 à une main et 6 à l’autre, ou quel-
quefois 4 à chaque main ». — Suit un long épisode où elle déjoue les machinations de
sa cousine qui voulait ruiner son enseignement, elle organise des concerts avec
l’Empereur, et des tournois d’éloquence. Elle fit quelques rêves de voyage, puis, « Je
suis revenue à la maison, où se passa un événement frappant : par une veine ouverte
de mon bras, reliée à mes parents et amis, on me faisait une transfusion de sang grâce
à laquelle j’allais entrer dans la mort. Nous nous tenions les mains, en une chaîne inin-
terrompue, tandis que le sang coulait de tous les corps. Nous mourûmes ainsi douce-
ment et sans souffrir. J’ai dû perdre conscience assez longtemps, car, au réveil, je me
suis sentie changée. La transfusion fut répétée par la suite, mais avec des étrangers.
J’éprouvais une vive angoisse à admettre ainsi dans mon être intime des particules
étrangères, peut-être opposées à moi. La crainte de perdre tout mon sang m’était aussi
très pénible. Souvent c’est la jugulaire qui s ouvrait spontanément ; une autre fois la
veine du cœur se rompit pendant que je chantais, et je perdis connaissance. » — Les
infirmières la soignaient et la traitaient comme une enfant, et les gens étaient des
géants ; leurs têtes, surtout, avaient des dimensions inhabituelles. Par la suite elle eut
conscience de grandir 14 ans, puis s’arrêta à 18 ans. Elle pensait aussi être morte et
venue dans un monde incompréhensible. Son corps irradiait une puissance magné-
tique, qui s’appliquait surtout par les mains ; elle dispersait des brins de laine dans sa
cellule, et peu à peu ils se regroupaient auprès d’elle ; sa grossière robe de laine grise
devenait une soie blanche éblouissante quand elle la touchait, et quand elle remuait ses
mains en l’air comme des marionnettes, des flots d’étincelles en jaillissaient. Dès que
le soir tombait, les esprits venaient la garder ou la servir, mettre ses vêtements et sa
chevelure en ordre. Ils avaient parfois des allures de malfaiteurs, et elle se retrouva
ainsi en pleine bataille, à Sparte, sous les murs de Troie avec le Kaiser, le Directeur,
aux prises avec les poisons, enfermée dans le même cercueil que son fiancé. Elle

269
ÉTUDE N° 23

…auto-observation de raconte avec plus de détails un épisode d’incendie de la clinique : « On me confia la


Martha Schmieder… mission de sauver la partie du bâtiment qui contenait de la dynamite. Je luttai avec une
MAYER-GROSS. force prodigieuse jusqu’au moment où perdant l’équilibre sur une poutre calcinée je
me rompis le cou. Des mains secourables me remirent bientôt en état de combattre, et
je repris mon héroïque mission à travers la fumée étouffante. Mais bientôt mes vête-
ments brûlèrent, puis mes bras et ma chevelure, et la maison s’écroula sur moi avec
fracas. On me dégagea, j’étais saine et sauve ». Elle ajoute que cette sorte d’angoisse
lui revenait souvent la nuit ; croyant que son matelas prenait feu, elle s’allongeait sur
les dalles froides du sol. Elle tentait d’accomplir des miracles, comme par exemple de
s’envoler, pour prouver la force de sa Foi au Directeur Kahlbaum, qui restait toujours
sceptique. Puis ce sont de nouveaux épisodes héroïques, sur un thème du déluge :
« Moi, seule, avec quelques élèves et amis, pus prendre pied sur un rocher, que les
vagues menaçaient avec une violence inouïe. Je maintenais solidement mes protégés
autour de moi en leur chantant des berceuses ». Napoléon lui apparut, cherchant sa
femme, elle lui répondit à peine, enflammée par les chants sauvages dont elle bravait
la tempête. Elle retrouvait par moments une orientation spatiale, mais alors, sa nourri-
ture, dans cet asile, était empoisonnée, ou bien choisie en vertu d’une signification
magique, mais elle l’acceptait d’autant mieux que le Kaiser venait la réconforter ; il lui
enseignait à parler un pur allemand qui lui servit dans les moments d’inspiration. Il lui
montra aussi à dominer son angoisse pendant les heures de tourments, en détournant
son esprit des associations d’idées et de lourds enchaînements de pensées, qui mènent
toujours aux rechutes inutiles. « Je pratiquai cette méthode jusqu’à ma guérison, et,
grâce à elle, non seulement je trouvai le calme, mais aussi je vécus des moments vrai-
ment intéressants et inoubliables. »
Avant sa maladie elle avait composé une œuvre appelée Christophorus, qu’elle se
vit interpréter devant l’Empereur et l’Impératrice réunis devant sa cellule. Ils la félici-
taient, et brusquement : « de Charlotte Pati que je croyais être, je me retrouvais les
larmes aux yeux, enfant du peuple. Le Kaiser, aussi, se transforma ; de Friedrich il
devint Friedman Bach. Je le contemplais muette de désespoir, et il ne pouvait me com-
prendre. Je me rappelai alors cette bohémienne qu’il avait guérie avec tant de dévoue-
ment au moyen d’herbes médicinales, et mon imagination me transporta dans un
tableau sauvage, au sein des forces de la nature dans la voix des forêts. J’étais prison-
nière d’une redoutable bande de bohémiens, qui me tourmentaient au moyen de leurs
sciences mystérieuses, l’extra-lucide, les herbes, les cures sympathiques, et je voulus
m’enfuir. J’étais entourée de méfiance, et je sentais qu’ils cherchaient mon secret,
peut-être pour s’emparer de ma fortune ou de celle de ma famille. Ils me question-
naient par de longues mélopées rythmées auxquelles je ne répondais pas. Plus tard, on
extrayait les pensées de mon cerveau. Des voix surgissaient des murs, pour ironiser sur
notre pauvre communauté apostolique, je crus d’abord à un téléphone branché sur
Breslau, puis je pensai que c’étaient les voix des esprits aériens. »
Elle se souvint que, pour résister à la « question », elle se frappait la tête contre les
murs. Une fine poussière bleue d’arsenic fut répandue dans sa chambre. C’était la mise
à l’épreuve de sa Foi. Mais pour la démontrer elle s’enduisait le front de ce poison. Les
beaux frères, consultés par elle, lui affirmèrent que ce n’était que les vapeurs de la
morphine qui recouvraient son cerveau. Elle reçut la visite de trois naturalistes de sa
connaissance, qui, eux, lui démontrèrent au moyen d’une lanterne magique que tout
cela n’était que des hallucinations visuelles provoquées par les taches de lumière
venant de ses fenêtres. Ils lui montrèrent aussi de merveilleux paysages, et elle conti-
nua à en jouer pour rencontrer le Kaiser si vénéré, et parcourir la terre. Elle perdit de

270
BOUFFÉES DÉLIRANTES

la sorte toute orientation et ne savait plus distinguer la nuit du jour. Elle revit les …auto-observation de
malades qu’elle avait soignés, et fit revivre ceux qui étaient morts et qu’elle nourris- Martha Schmieder…
sait grâce à des fragments de son repas qu’elle cachait quand l’infirmière était partie. MAYER-GROSS.
Elle pensait que sa famille mourait de faim dans un souterrain au-dessous de sa
chambre, et cette pensée la tourmentait. Elle se croyait dépossédée de tout, et vivant
de charité sur une literie prêtée.
« Mes tourments moraux croissaient de jour en jour, à tel point que souvent les
apparitions vinrent à manquer, mais des cataclysmes me menaçaient perpétuellement
d’être enterrée vive sous l’écroulement de la maison ». Le doute et la faiblesse l’en-
vahissaient. Elle voulait mourir. Les visions l’y invitaient, le Kaiser lui faisait des
signes. Toute autre arme qu’un poignard lui semblait indigne. S’ouvrir les veines n’eut
pas de résultats, alors elle tenta de s’enfoncer les ongles dans le cœur, et perdit
connaissance. Elle se souvient aussi de s’être étranglée avec un essuie-main, et récem-
ment de s’être à moitié arraché l’œil gauche tant les angoisses et l’amour du Kaiser
Guillaume la tourmentaient. Le lendemain, elle se sentait faible et « cassée intérieure-
ment comme un tas de débris de poteries ».
« Et comme mes prières pour ma délivrance demeuraient vaines, je pensai avoir
été achetée pour un harem où des femmes en très grand nombre rivalisaient de beauté
et se disputaient le rang avec acharnement. Certaines, pour être plus éthérées, ne se
nourrissaient que de raisins secs, d’autres pour être préférées clamaient :
— J’offre pour cela mes yeux !
— Moi, ma main gauche !
— Moi, je donne trois doigts !
— Moi, ma jambe !
et les cris d’angoisse qui résonnaient à nos oreilles me laissaient penser que ces
dons étaient prélevés et que mon tour arrivait. Ma Foi en était le gage, et pour la ten-
ter encore, on m’injecta la sérosité d’un cadavre. J’étais encore pleine de terreur,
quand on vint me préparer à partir en voyage (c’était vers le mois de mai). Je respirai
allègrement. Je ne savais pas ma destination, mais j’étais résolue ».
Pendant le trajet, elle fit de continuelles fausses reconnaissances de gens et de
lieux, et arrivant à la maison de Santé de Leubus, elle pensa venir en prison pour expier
par l’eau et le pain sec ce qu’elle avait dit ou fait pendant sa maladie. Elle voulut
d’abord travailler, car elle ne se sentait pas malade, mais ne comprenait pas grand-
chose à la situation. D’ailleurs elle n’avait pas affaire à des gens, mais à des esprits, et
tout concourait, par exemple le sédatif du soir, à la conduire au ciel. Puis elle versa à
nouveau dans une atmosphère d’angoisse et de culpabilité. La signification symbo-
lique des moindres objets lui échappait, car elle avait perdu espoir et inspiration. Elle
confondait les plus misérables malades qui l’entouraient, avec les membres de sa
congrégation venus pour se mortifier. Elle-même se sentait faible et rompue, elle avait
du mal à parler à voix haute, et pourtant une voix lui ordonna de se surmonter et de
crier.
« Mais, dit-elle, à présent je suis devenue obéissante aux ordres du Kaiser. Je ne
pouvais pas crier en présence des autres personnes même si je l’avais voulu. Je pus
seulement pousser un faible cri, devant l’insistance des demandes. L’empereur
Frédéric me dit que, mécontent de mes premières tentatives de désobéissance, il allait
me priver de ma voix de chanteuse. Cette pensée me tourmentait, ainsi que mes rap-
ports avec la maison impériale. Je versais bien des larmes suppliantes aux pieds des
Empereurs Frédéric et Guillaume pour obtenir mon pardon ».

271
ÉTUDE N° 23

…auto-observation de Elle déclare, de plus, que les rapports avec les morts commençaient à l’inquiéter,
Martha Schmieder… et qu’elle sentait monter, du fond de sa faiblesse, un fort désir de vivre. Le sort moral
MAYER-GROSS. et matériel de son entourage la préoccupait. A chaque bouchée, elle faisait des vœux
et des conjurations mentales qui la liaient à telle ou telle malade. Elle avait l’impres-
sion que leur bien-être et même leur énergie psychique étaient détournés par des gens
du bas peuple, avides de pouvoir et de richesses. Elle projetait, à sa guérison, de tra-
vailler la terre, ou quelque autre rude besogne, pour gagner son pain, car, dit-elle, il
faut bien s’adapter ». Mais, en même temps, elle se promettait de redoubler d’efforts
dans l’entreprise de « revivification générale des esprits » et, pour le présent, elle
remarquait la nécessité de se soigner mutuellement, entre malades. Il lui arrivait, par
moments, de se sentir transformée en une statue de bronze et de ne pouvoir bouger et
une voix qui l’incitait à se lever la plongeait dans une vive angoisse. Des malades qui
chantaient des cantiques, l’exaspéraient car, à la lumière des révélations d’ordre reli-
gieux qu’elle avait eues, cela prenait l’aspect d’une misérable profanation. Et souvent,
ces malades lui « suggéraient » des pensées ou des paroles en contradiction avec ses
convictions religieuses et elle en était révoltée.
« II me vint à l’idée que les paroles étaient une sorte de chapelet circulant à la
ronde et que le méchant hasard voulait toujours qu’il m’échût de prononcer précisé-
ment les paroles de profanation. Pour l’empêcher, je me « barrais » le cerveau, c’est-
à-dire que, par un effort inouï, je m’isolais du monde extérieur, et tâchais de rester tota-
lement inactive ; je restais couchée dans mon sarcophage (ainsi m’apparaissait souvent
être mon lit) et je sentais mon sang m’engourdir dans mes veines puis je me transfor-
mais en quelque personne vivante : le Baron von Richtofen, le Dr. Kahlbaum, ou tels
de mes élèves ou amis. J’évoquais aussi mes anciennes amours, et des silhouettes
agiles sautaient dans mon lit, contre moi ou sous les couvertures. Des charmantes
conversations s’engageaient, nous faisions des jeux de mots ou évoquions des souve-
nirs drôles. Mais il pouvait arriver qu’un de mes parents soit « attrapé » par les voix
médisantes des autres malades ou des infirmières, et je m’en plaignais douloureuse-
ment au vieux Fritz. Mais de grands personnages venaient me consoler ; et lorsque par
méchanceté on chantait dans le voisinage pour me retirer mes dons musicaux, des
formes éthérées en perruques poudrées ou tricorne sur la tête, musiciens, poètes,
auteurs dramatiques, se groupaient autour de mon lit. J. S. Bach seul y manquait. Ils
prédisaient la résurrection de l’art et l’épanouissement d’un âge heureux. Mais aussi
des apparitions horribles se manifestaient (ici, à Leubus, tandis que chez Kahlbaum,
c’étaient des apparitions d’une vive beauté). J’appris à connaître des choses aux-
quelles, de ma vie, je n’avais pensé : des crimes, des images grimaçantes, les particu-
larités les plus dégoûtantes des gens. Au début, je croyais tout pouvoir braver, mais
avec l’affaiblissement de ma Foi, croissait ma superstition. Je commençai à craindre la
sorcellerie et les influences qui, par exemple, me faisaient injurier mentalement une
malade, ou me lançaient une vive douleur dans un membre, ou déposaient une arai-
gnée dans mon lit. Et comme au fond de moi-même, j’étais incapable de souhaiter du
mal à quiconque, mes violences ou mes injures n’étaient pas le fait de ma volonté.
C’est mon imagination maladive qui me rendait violente, et j’en venais à le regretter.
La raison de mon internement se faisait peu à peu jour dans mon esprit. J’étais sous la
contrainte de mon entourage, je ne me sentais pas malade, et l’absence de mes proches
se faisait de plus en plus cruelle, et me faisait parfois pleurer. Il me fallait défendre leur
image dans mon souvenir, me défendre de l’influence de mon entourage qui me rebu-
tait. J’avais cru, parmi ces malades, en reconnaître que j’avais connues chez le Dr.
Kahlbaum et certaines que j’avais ressuscitées et que le Dr. Kalhbaum m’envoyait.
Mais certains autres me suivaient pour mon œuvre apostolique, ayant fui leur famille.

272
BOUFFÉES DÉLIRANTES

Enfin, il y avait de malheureux domestiques congédiés et toutes, je devais les aider, …auto-observation de
alors que j’étais si faible. Je désirais de toutes mes forces me sauver. Cette promiscui- Martha Schmieder…
té me rappelait constamment les effroyables transfusions de sang que j’avais subies. MAYER-GROSS.
Des gens s’appropriaient ma chair et mon âme et pouvaient aller au ciel avant moi, et
moi ressusciter dans la chair d’un autre. Ces rêves inextricables m’agitaient sans
qu’aucune lumière me guidât sauf parfois cette parole d’un prêtre qui avait dit que
l’âme d’un aliéné est gardée par Dieu qui la rend intacte à l’heure de la mort. C’est
alors que je vis s’élever devant moi, riant, Nicolas Lendus tenant une harpe d’or, et une
claire lueur parsemée de diamants et brillant comme des gouttes d’eau nimber mon lit.
C’est mon âme dis-je tout bas ».
C’est là la dernière apparition fantastique qu’elle eut, à part, jusqu’à la fin d’août
1889, des bruits de machine à vapeur, et des conversations entre « ses morts » qui lui
faisaient soupçonner la surveillante de s’occuper de nécromancie. Par contre 1, elle
était de plus en plus persuadée que l’on captait sa pensée, que ses pensées d’autrefois
étaient révélées à tous, qu’on l’obligeait à penser contre son gré. Les cloches, les
aiguilles à tricoter des couturières étaient un langage qui, soit trahissait sa pensée, soit
lui communiquait celle des autres. Le sujet de ses confidences lui déplaisait souvent et
éveillait en elle des tempêtes de sentiments : d’abord furieuse et indignée elle se livrait
à des violences et à des actes et paroles, qui la plongeaient dans les remords, la com-
passion et l’amour du prochain. Parfois, elle se croyait enfant, ou bien elle se retrou-
vait vieille, ridée et édentée. Elle n’ignorait jamais son âge, mais croyait à la chrono-
logie renversée, comme fit Dieu qui, pour prolonger la vie d’Ézéchias mourant, dépla-
ça les cadrans solaires. Il y avait aussi, avec l’entourage, des échanges de force magné-
tique (soit que les autres aient dormi grâce à un don de son magnétisme, soit qu’elle
se sentit épuisée parce qu’on la volait, soit qu’elle ait dormi grâce à la force des
autres). Lorsqu’elle était au bain, elle apercevait à travers les lattis, des gens sans doute
revêtus de peignoirs, qui pour elle étaient des esprits. Mais cette fois ils lui étaient
familiers, elle aurait voulu les aborder pour les interroger sur ses parents défunts. Elle
ne se préoccupait d’ailleurs plus guère de religion ni de spéculation métaphysique, tout
cela était trop élevé, et la certitude avait fait place à un doute douloureux. Elle aspirait
vivement à retrouver la liberté et ce sentiment contre-balançait l’angoisse d’être per-
pétuellement épiée et devinée par les autres malades ou les êtres malveillants, en plus
des conversations véritables qu’il fallait soutenir. Elle se réfugiait au jardin et
s’écriait : « J’ai besoin de calme, je veux réfléchir » lorsqu’une infirmière venait l’en
déloger. Le premier livre qu’elle a lu semblait paraphraser sa situation, mais pauvre-
ment et sans l’intéresser. La première fois qu’elle a joué de la musique, elle crut que
ses mains avaient changé, et qu’il lui faudrait tout apprendre à nouveau ; quelques
semaines plus tard, jouant au réfectoire elle sentit l’ébauche d’un progrès. Sa voix, par
contre, avait gardé encore cette extraordinaire virtuosité dont elle parlait au cours de
sa maladie, pour revenir peu à peu à une capacité normale. Elle ajoute qu’à l’heure où
elle écrit ceci, elle ressent parfois encore ses impressions de présences furtives autour
d’elle, mais depuis un certain temps les moments libres de phénomènes hallucinatoires
s’allongent et elle reprend possession de son esprit. Les derniers moments pénibles
étaient dus au brusque retour du sentiment d’être devinée à distance et d’être le récep-
tacle des forces mauvaises et malveillantes des autres malades, et cela se déclenchait
dès qu’un soupçon de son entourage effleurait sa pensée. Lorsqu’elle se reposait après
déjeuner, sans cependant dormir, il montait devant ses yeux comme des vapeurs

1. Comme nous l’avons précédemment fait remarquer (p. 250) ici l’expérience délirante remon-
te à un palier supérieur, celui de l’expérience hallucinatoire.

273
ÉTUDE N° 23

d’opium qui s’organisaient en visions merveilleuses, et elle dialoguait agréablement,


jusqu’à ce que des « hallucinations forcées » défigurent la situation et rendent le ton
orageux et pénible. Des pensées lui étaient imposées et la rendaient furieuse et elle
s’étourdissait à danser et à tournoyer sur place jusqu’à tomber de tout son long volon-
tairement ou se frappait la tête de toutes ses forces, sans autre résultat que des bleus.
Il lui vint alors l’idée désagréable, semble-t-il, qu’il lui serait impossible de mourir,
que notre pérégrination terrestre était sans fin, car les êtres se prolongent les uns par
les autres, tel qui était beau hier, et laid aujourd’hui, est jeune à une nouvelle rencontre.
C’est un perpétuel circuit de métamorphoses dans lequel tous les dons et tous les
talents sont une continuelle transmigration au sein d’une propriété commune. Tout
visage inconnu lui évoquait un visage familier ou lui suggérait de fausses reconnais-
sances, dont elle se méfiait pourtant, pour se demander si elle rêvait encore. Les pre-
mières visites lui firent prendre complètement conscience des troubles qu’elle avait
eus. « Les voiles tombaient les uns après les autres, et je pus constater que le monde
tournait normalement, que les êtres qui m’étaient chers étaient encore en bonne santé.
Peu à peu tout autour de moi redevint radieux et lumineux ».
La maladie a duré 9 à 10 mois (tandis que celle du cas ENGELKEN n’avait duré que
quelques semaines), et comme MAYER-GROSS l’a vérifié Marthe Schmieder est morte
à 65 ans sans avoir présenté d’autres troubles mentaux.
…Dans tous ces cas Dans tous ces cas d’états oniroïdes de la conscience, les variétés particulières à
d’états oniroïdes de la chaque cas sont liées à la soudaineté du début, aux oscillations de niveau et de la tona-
conscience, les variétés
lité affective. Il faut remarquer ainsi que le conflit moral y est au centre du délire, par-
particulières à chaque
cas sont liées à la soudai- fois il revêt une forme métaphysique. Habituellement la situation affective et notam-
neté du début, aux oscil- ment les relations amoureuses y occupent une place privilégiée. On doit discuter la
lations de niveau et de la relation de la psychose avec la cyclothymie, la schizoïdie, les tendances hystériques,
tonalité affective…
mais sans pouvoir s’arrêter, dit l’auteur, à une opinion très ferme.

MAYER-GROSS expose dans le chapitre suivant le cas Ignatius Chr 1.


Ce malade, né en 1859, avait une branche paternelle tarée : (arrière-grand-père,
grand-père et père et frère et oncle). Enfant souffreteux et d’une grande intelligence,
sensible et très doué : il présenta à la mort de sa mère une première crise où prédomi-
nent les imaginations et les hallucinations (1878). Tous ces troubles font penser à un
état paroxystique épileptique. Depuis ce moment il présentera de nombreuses crises de
ce genre, d’une durée variant de 5 à 20 jours. Dans cet état il paraissait stuporeux, il a
des mouvements stéréotypés et impulsions, il grimace, il rit, est halluciné, etc... Dans
l’intervalle des crises, il est vif, enjoué, s’intéresse à tout, travaille et lit beaucoup (sur-
tout des livres de science et de philosophie). Cependant certaines lettres et écrits mon-
trent chez lui des tendances abstraites et au néologisme.
La description autobiographique de ses 99 crises (p. 267), description que nous ne
pouvons pas songer ici à exposer, nous met en présence d’un état oniroïde dont les res-
semblances sont éclatantes avec les autres observations. Naturellement le caractère
catatonique et avec un léger déficit intellectuel font penser à la schizophrénie. Peut-

1. Ce cas a fait l’objet des articles de RYCHLINSKI {Arch. f. Psych., 1896, 28, p. 625) et de
POBIEDIN (Allg. Zeitschr. f. Psych., 1902, 59, p. 482), sous le titre de Psychose périodique hallu-
cinatoire.

274
BOUFFÉES DÉLIRANTES

être dans ce cas peut-on penser à une psychose de caractère épileptique 1.


Ces crises d’états oniroïdes ainsi déclenchées « spontanément » posent le problè- …le problème toujours
me toujours délicat et redoutable des rapports avec les psychoses aiguës symptoma- délicat et redoutable des
rapports [des crises
tiques, c’est-à-dire avec la « Confusion mentale » (appelée depuis MEYNERT dans l’É-
d’états oniroïdes] avec
cole allemande « Amentia » p. 170 à 181). Nous trouverons ici encore un passage du les psychoses aiguës
plus grand intérêt méthodologique et d’une grande et rare lucidité. MAYER-GROSS pose symptomatiques…
le problème à peu près dans les termes où nous l’avons posé nous-même au début de
cette Étude et dans notre Étude n° 20.
Depuis KRAEPELIN, dit-il, on s’intéresse davantage à l’évolution et l’étiologie des
« entités » mais il existe des groupements symptomatiques qui sont à la base de la cli-
nique psychiatrique. Mais, isoler des psychoses symptomatiques de ce genre (ici les
états oniroïdes) consiste à opérer seulement une « coupe » (Querschnitte) dans l’état
de conscience actuel. De cette coupe on ne saurait passer « tout de go » au diagnostic
et au pronostic d’une psychose définie par son évolution (psychose maniaco dépressi-
ve ou schizophrénie) à son étiologie, c’est-à-dire changer de perspective. En fait pour
se maintenir avec BIRNBAUM dans une perspective intelligible, il faut conjuguer la
coupe « transversale » correspondant au concept de syndrome (c’est-à-dire de forme
purement symptomatique ou structurale de la conscience) avec la coupe « longitudi-
nale » qui situe cet ensemble symptomatique dans l’évolution même de la personnali-
té 2 et enfin avec l’analyse causale de la maladie. Sans doute, en nous exprimant de la
sorte ne traduisons-nous pas exactement ces deux excellentes pages (170 à 172) mais
nous ne pensons pas trahir la pensée de l’auteur.
C’est ainsi ajoute MAYER-GROSS que l’on peut aisément trouver dans la littérature
des cas (par exemple un cas de PILCZ, 1901, et deux cas de LANGE, 1922) qui montrent
que les états oniroïdes peuvent s’intriquer dans la psychose périodique 3 mais aussi
être en rapport avec les états confusionnels exogènes d’origine toxi-infectieuse 4.

1. Nous ne pouvons nous empêcher à propos de ce cas de nous rappeler les discussions sur le cas
de Van Gogh et notamment sur les diagnostics faits par JASPERS (schizophrénie) et par F.
MINKOWSKA (épilepsie). [NdE : MINKOWSKA F. : Van Gogh . Les relations entre sa vie,sa mala-
die,son œuvre, Evol. Psych. V, I, 1936 69-76. Voir aussi à ce sujet la note 2 de l’Etude n°26].
2. Nous profitons de cette occasion pour dire que cette double perspective est celle-là même qui
constitue les coordonnées entre lesquelles, pour nous, s’inscrit la courbe de la vie psychique et
aussi la psychopathologie que nous présentons dans ces « Études ».
3. Dans notre propre matériel clinique à Bonneval, nous comptons environ 30 % de psychoses
maniaco-dépressives qui comportent des états oniroïdes, des crises à forme hallucinatoire et déli-
rante ou des crises qui passent à des niveaux encore plus inférieurs.
4. Sur ces états confusionnels si bien et si largement étudiés par l’École française (DELASIAUVE,
SEGLAS, CHASLIN, RÉGIS, etc.), MAYER-GROSS fournit (note p. 175) une bibliographie strictement
allemande, bibliographie sans doute précieuse pour nous et dont nous reparlerons dans notre
« Étude n° 24 », mais qui a scotomisé complètement aux yeux de nos collègues d’outre Rhin tous
les travaux de l’École française. Le cas n’est certes pas particulier, mais il faut le signaler pour
en souligner les funestes conséquences.

275
ÉTUDE N° 23

Une observation 1 empruntée au matériel clinique d’A. WETZEL, celle de Maria


Recht (p. 175 à 180) illustre ici que si dans l’amentia la conscience est encore plus trou-
blée et décomposée, elle n’est pas exempte des caractères scéniques (l’onirisme natu-
rellement) propres à l’état oniroïde. Ainsi apparaît-il à MAYER-GROSS que l’amentia ne
diffère de l’état oniroïde que par le fait que la « conscience altérée » domine dans l’état
oniroïde et que la « conscience décomposée » domine dans la confusion (opinion que
nous partageons puisqu’elle est à la base même du plan de ces « Études »).
Quant aux problèmes et théories physiologiques (p. 181 à 189) que ne manque pas
de poser cette relation possible des « états oniroïdes » avec la pathologie cérébrale et
somatique, l’auteur invoque naturellement les toxiques (il insiste sur le Haschich, la
Mescaline et l’Hyoscine). Il signale l’importance qui, à cette époque, était peu connue,
de l’encéphalite, mais il revient surtout sur la relation de 1’ « état oniroïde » avec la
pathologie du sommeil et les états de faiblesse psychosomatique.

— Nous passons alors au cas de Robert Gast soigné longtemps par WILLMANN (pp.
189 à 223). Cette longue observation très détaillée comprend aussi une auto-observa-
tion très intéressante (pp. 210 à 223). Nous ne pouvons pas, sans sortir des limites
« honnêtes » de cet exposé, en donner les détails.

Il s’agit d’une observation dont le type évolutif est peu fréquent et déconcertant.
Antécédents héréditaires chargés (père, grands-parents, frère, oncle, etc...) fils d’un
ingénieur, né en 1881, intelligent. Premiers troubles vers 20 ans, la psychose débute
par une longue période de 5 ans de troubles au cours de laquelle on note successive-
ment un « état oniroïde » aigu de courte durée puis deux accès et après une rémission
complète, une nouvelle poussée hallucinatoire. Tous ces troubles durèrent avec
quelques oscillations de 1908 à 1912. Puis en 1913 il guérit et demeura pratiquement
guéri jusqu’en 1922 date à laquelle MAYER-GROSS l’a vu.

…problème des relations Ce type d’évolution pose le problème des relations de la schizophrénie à forme
de la schizophrénie à intermittente et épisodique avec les états mixtes hystéro-névrotiques, c’est-à-dire avec
forme intermittente et épi-
les « fameuses » psychoses dégénératives et atypiques dont nous avons tant parlé au
sodique avec les états
mixtes hystéro-névro-
début de cette étude. L’histoire du frère du malade est celle d’un déséquilibré schizoï-
tiques… de, hypocondriaque excentrique. Sa mère avait présenté une crise de plusieurs mois
avec délire, anxiété, tentative de suicide, théâtralisme. Quant à sa grand’mère mater-
nelle, elle avait présenté également de fréquents accès d’excitation. Tout cela relie au
fond ici l’état oniroïde étudié à une histoire personnelle et familiale où les diagnostics
de « catatonie » et de « crises maniaco-dépressives » flottent un peu.

1. Nous la reproduisons plus loin dans notre Étude n° 24.

276
BOUFFÉES DÉLIRANTES

Le septième chapitre commence justement par l’exposé de l’opinion de WILMANN


sur le diagnostic des « syndromes maniaco-dépressifs » à l’égard des crises de catato-
nie c’est-à-dire sur l’incertitude du diagnostic de ces deux « psychoses
fonctionnelles ». Et à ce propos MAYER-GROSS a rédigé (p. 237 à 240) quelques vigou-
reuses réflexions sur l’inégalité entre ces deux grands protagonistes de la nosographie
Kraepelinienne. La psychose maniaco dépressive est bien loin d’être à égalité avec la
schizophrénie. Elle ne représente plus que 5 à 6 % des psychoses, tandis que la schi-
zophrénie en représente (en 1919-1921) 25 ou 26 %. Depuis elle a encore gagné en ter-
rain ce qu’elle a perdu en précision. C’est là un fait que MAYER-GROSS explique par
l’extension du domaine de la schizophrénie dans la direction des névroses et des
formes périodiques. Lui-même paraît à cet égard beaucoup plus réservé et à propos du
cas Gisèle Lem (p. 241 à 268), il penche plutôt pour une psychose circulaire atypique.

Elle était issue d’une famille de négociants des provinces baltes en 1873. Hérédité
également très chargée (plusieurs cas de type maniaco-dépressif dans la famille).
L’observation est d’un très grand intérêt car elle est établie sur la base de deux sortes
de documents : une correspondance très importante avec WILLMANNS qui la soigna et
trois auto-observations (1903-1903-1910). L’évolution a commencé par une crise de
mélancolie dès l’âge de 16 ans avec un syndrome de dépersonnalisation. Ensuite
rémission jusqu’à 25 ans, puis une longue suite d’états de dépression, d’hypomanie, de
confusion qui font penser à la schizophrénie. Mais qui ne connaît de ces malades très
longuement internés et pourtant « circulaires » (p. 273) !

D’après l’évolution, il s’agit d’une psychose périodique mais avec des tableaux …MAYER-GROSS a le
cliniques atypiques. Cette « atypicité » correspond aux états oniroïdes dont nous constant souci de les distin-
guer de la schizophrénie…
voyons que MAYER-GROSS a le constant souci de les distinguer de la schizophrénie.

Les cas Kreuznacher (pp. 272 à 282) et März (pp. 282 à 292) n’apportent, en
dehors des observations elles-mêmes, rien de nouveau.

Les conclusions de cet ouvrage un peu touffu, hétérogène mais d’une si grande
richesse, sont les suivantes (p. 224 à 296).
1° Les états confusionnels (Verwirtheitzustände) au cours des psychoses endo-
gènes se sont trouvés éclipsés soit par des considérations étiologiques, soit par l’ex-
tension du domaine de la schizophrénie. Nous avons essayé, écrit MAYER-GROSS, de
désigner l’essentiel de leur caractère psychologique en les désignant comme « oni-
roïdes », c’est-à-dire comme un type de trouble de la conscience qui se rapproche de
la conscience du rêve.
2° L’incorporation des « formes oniroïdes du vécu » aux troubles de la conscience
pose le problème des syndromes schizophréniques qui apparaissent dans ces troubles.
Il a donc fallu rechercher à délimiter ces « états oniroïdes » des troubles schizophré-

277
ÉTUDE N° 23

niques. Il a fallu aussi les distinguer de la « confusion » proprement dite.


3° Nous avons rencontré dans nos descriptions des « états oniroïdes » qui rentrent
certainement dans les cas « maniaco-dépressifs », d’autres qui entrent certainement
dans le « cadre schizophrénique », d’autres enfin qui malgré qu’ils aient été suivis pen-
dant la majeure partie de l’existence des malades n’entrent ni dans l’un ni dans l’autre.
Dans certains, il s’agissait (les trois dernières observations) de psychoses atypiques à
la limite de la schizophrénie et de la psychose maniaco-dépressive, mais ils paraissent
plutôt se situer aux confins de cette dernière affection.
4° La prédisposition caractérielle à ce genre de psychose n’a paru être ni la schi-
zoïdie ni la cyclothymie, mais plutôt de vives tendances imaginatives.
5° Ces psychoses atypiques proviennent surtout de familles héréditairement très
tarées.
6° L’évolution générale des psychoses n’est pas en général influencée soit dans un
sens soit dans un autre par l’apparition des « psychoses oniroïdes » ou des autres « psy-
choses atypiques » parmi lesquelles l’auteur se résigne à les ranger.
7° II semble qu’au point de vue de la pathologie cérébrale il s’agisse non pas de
lésions diffuses mais d’une lésion localisée.
Ainsi pour MAYER-GROSS les états oniroïdes si richement illustrés dans son ouvra-
ge par tant de vivantes auto-observations, ne recouvrent en fin de compte qu’un sec-
teur assez étroit de troubles. Plus prisonnier qu’il eût certainement voulu l’être de la
« nosographie » classique, MAYER-GROSS n’a pas pu exploiter largement et comme il
aurait convenu son magnifique travail.

— Nous ne saurions certes rien ajouter 1 à cet exposé d’un travail qui n’a pas, à
notre sens, retenu suffisamment l’attention des écoles psychiatriques contemporaines.
…Pour nous [le travail de Pour nous il est d’une particulière importance, car il a nettement marqué la nécessité
MAYER-GROSS] est d’une d’introduire un échelon dans la série de niveaux de déstructuration de la conscience,
particulière importance,
échelon essentiel puisqu’il nous permet de saisir dans le passage d’une conscience hal-
car il a nettement marqué
la nécessité d’introduire lucinante à la conscience onirique le palier qui rétablit la continuité naturelle de la
un échelon dans la série régression de la conscience depuis les crises maniaco-dépressives jusqu’aux états
de niveaux de déstructu- confuso-oniriques. Nous avons pu voir, en effet, en pénétrant dans les parties vives de
ration de la conscience…
l’œuvre de MAYER-GROSS que toutes les psychoses oniroïdes contiennent pour ainsi
dire nécessairement les structures du niveau supérieur. L’ « état oniroïde » contient la
déstructuration temporelle éthique du niveau maniaco-dépressif, la dépersonnalisation
et la qualité hallucinatoire du vécu délirant, mais il y ajoute (en tant que forme de

1. Nous renvoyons à notre Étude n° 8 et plus particulièrement à l’observation de l’état crépus-


culaire oniroïde de la malade, observation qui concorde si exactement avec les descriptions de
MAYER-GROSS (t. I, pp. 213 à 215).

278
BOUFFÉES DÉLIRANTES

déstructuration plus profonde) l’atmosphère propre à un rêve particulier, à un rêve qui


n’exige pas pour se présenter l’anéantissement de la réalité mais seulement sa « cré-
puscularisation ». Cet « état crépusculaire » de la conscience tout à la fois « décom-
posée » et « modifiée » dans le sens de JASPERS est caché par la luxuriance du vécu
mais il n’en reste pas moins, comme nous le verrons, le fond structural de la conscien-
ce oniroïde.

§ III. — PHÉNOMÉNOLOGIE ET ANALYSE


STRUCTURALE DES BOUFFÉES DÉLIRANTES
ET HALLUCINATOIRES
(La Déstructuration de la perception)

Pour bien saisir maintenant quel palier existentiel représente le niveau de déstruc-
turation de la conscience qui correspond au type des psychoses aiguës que nous étu- …quel palier existentiel
dions, nous devons encore revenir un peu en arrière, à nos analyses de la manie et de représente le niveau de
déstructuration de la
la mélancolie. Nous avons vu, au sujet des crises maniaco-dépressives, qu’elles étaient
conscience qui corres-
un jeu (manie) ou une tragédie (mélancolie) qui expriment soit l’avidité effrénée pond [aux bouffées déli-
(manie) soit l’arrêt fatal (mélancolie) de l’élan vital vécu comme un temps indéfini- rantes]…
ment ouvert (manie) ou définitivement fermé (mélancolie). La structure temporelle-
éthique des crises maniaco-dépressives situe précisément ces troubles à un niveau de
déstructuration élevé, celui de la temporalité de la conscience (et non celui de la
conscience du temps...). Il nous a paru en effet bien évident que dans l’ordre du déve-
loppement psychique de l’être humain, comme à l’analyse de son organisation psy-
chologique, la possibilité d’intégrer l’action en accord avec les exigences de l’ordre
moral et l’orientation des perspectives temporelles vitales, se situe au sommet des opé-
rations de la conscience. De la conscience tout à la fois « morale » et « temporelle »
en ce sens que, à ce niveau, elle est la régulation même du désir de chaque instant rela-
tivement au désir global de l’existence. C’est ce qu’en termes plus simples, mais trop
sommaires, on appelle quelquefois 1’« équilibre » affectif, émotionnel ou thymique,
ce qui, à nos yeux, a l’inconvénient de réduire à une sorte de qualité simple la déstruc-
turation temporelle de la conscience infiniment trop complexe et dynamique pour s’ac-
commoder d’une telle simplification, d’une telle falsification. Si donc nos analyses de
la mélancolie et de la manie sont exactes, il est aisé de se rendre compte que la
conscience et le monde maniaque et mélancolique sont là comme pour nous montrer
que le premier niveau de déstructuration de la conscience altère l’être dans la liberté
de son mouvement.

279
ÉTUDE N° 23

Le niveau de troubles dont nous nous proposons ici de pénétrer l’intentionnalité et


de dessiner la structure, suppose nécessairement que cette intentionnalité et cette struc-
ture contiennent l’altération caractéristique du niveau maniaco-dépressif précédent,
mais qu’il s’y ajoute « quelque chose » de plus dans la mesure même où il faut que
« quelque chose » de plus soit retranché à la structure dynamique de la conscience
pour qu’elle devienne un des types de cette conscience dépersonnalisée, hallucinante
et oniroïde que nous venons de décrire dans leur naturelle hiérarchie.
Effectivement nous n’avons pas cessé de montrer dans tous nos exemples et dans
…le « fond » maniaque- toutes nos analyses que le « fond » maniaque-dépressif était là dans tous les cas
dépressif est là dans tous comme une qualité existentielle de toutes ces expériences de dépersonnalisation, de
les cas comme une quali-
dédoublement ou d’imaginaire actualisé. Si toutefois ces troubles d’exaltation ou
té existentielle de toutes
ces expériences de déper- d’anxiété ne sont qu’à l’arrière-plan du tableau clinique au point qu’ils peuvent être
sonnalisation, de dédou- négligés ou même complètement méconnus par l’observateur superficiel, c’est qu’en
blement ou d’imaginaire effet la structure du niveau supérieur est comme absorbée par la structure propre du
actualisé…
niveau sous-jacent, où nous la retrouvons cependant comme une dimension fonda-
mentale du tableau clinique. C’est ainsi par exemple que l’excitation, l’avidité, l’orgie
instinctive, la fuite des idées ou au contraire l’accablement, la peur, l’angoisse et la
recherche de la mort font dans la plupart des cas — pour ne pas dire dans tous — tel-
lement partie intégrante du tableau clinique que le diagnostic de ces psychoses aiguës
avec les états maniaco-dépressifs est sans cesse en question. Et cela, nous l’avons vu
à propos des observations de MAYER-GROSS comme de nos propres observations.
Ce fait est pour nous la raison d’être même d’une échelle hiérarchisée de niveaux
car s’il n’en était pas ainsi dans la nature des choses, cette notion serait une construc-
tion purement abstraite et, par conséquent, vaine.
Nous reviendrons sur ce point un peu plus loin quand, ayant terminé l’étude phé-
noménologique de cette forme de déstructuration de la conscience, nous serons préci-
sément contraints de la compléter dans notre analyse structurale par celle du niveau
précédent.

— L’originalité des troubles qui sont vécus dans les bouffées délirantes et les psy-
choses hallucinatoires aiguës est constituée par ce fait capital que ce sont des troubles
de la perception. Nous avons dans notre exposé clinique montré une fois encore que
les distinctions habituelles et traditionnelles entre interprétation, imagination, halluci-
nations, pseudo-hallucinations, etc... ne résistaient pas à l’analyse pour la bonne raison
que si l’hallucination n’est pas un phénomène sensoriel primitif, s’il n’y a pas lieu de
se cramponner à cette notion périmée, il faut bien qu’elle soit un trouble plus global
de l’activité de la conscience et dès lors les barrières artificielles entre illusion, intui-
tion, hallucination, interprétation, imagination, doivent tomber puisque ce trouble glo-
bal enveloppe ces variétés particulières.

280
BOUFFÉES DÉLIRANTES

Qu’est donc cette structure essentiellement hallucinante de la conscience ? …Qu’est donc cette struc-
Autrement dit, qu’est donc la perception ? Nous ne pouvons pas songer ici à faire une ture essentiellement hal-
lucinante de la conscien-
étude approfondie de ce problème qui constitue, comme nous le faisions remarquer
ce ? Autrement dit, qu’est
récemment, le centre de gravité de la psychiatrie car il est le problème même des rela- donc la perception ?…
tions du réel et de l’imaginaire. Aussi nous pardonnera-t-on de désirer être ici plus
clair que complet : « Ce qui garantit l’homme sain contre le délire ou l’hallucination,
ce n’est pas sa critique, c’est la structure de son espace », dit excellemment MERLEAU
PONTY 1. La perception, sa « fonction » et son sens nous renvoient en effet au problè-
me de l’espace. Mais, comme nous l’avons déjà indiqué dans nos analyses cliniques
(notamment à propos de l’observation de Marguerite L.), il ne saurait s’agir ici de l’es-
pace du monde objectif, de cet espace qui enveloppe et forme dans ses dimensions
l’objet du monde extérieur et lui confère les qualités sensibles par quoi il se dévoile à
nous comme un objet réel, « là-dans-l’espace », c’est-à-dire dans la réalité la plus soli-
de et la plus indiscutable, il ne s’agit pas de l’étendue du monde physique. La percep-
tion extérieure n’est en effet qu’une partie de l’acte de percevoir qui dresse le vécu
dans un espace représenté. Cet espace vécu est l’ordre même dans lequel se compo-
sent « du dehors » et « du dedans » les formes subjectives et objectives du « champ
phénoménal ». Cet espace vécu dans la coupe du temps figure la rencontre actuelle du
Moi et de son Monde. Peu nous importe ici de nous référer à KANT ou à HUSSERL, à
BERGSON, à PALAGYI ou à MERLEAU PONTY et nous nous abstiendrons de toute érudi-
tion. Ce qui nous importe au contraire, c’est de bien comprendre que la perception,
c’est cet ordre en tant qu’il nous ouvre une perspective sur le monde présent en intro-
duisant non seulement ses dimensions dans le monde des choses qui sont perçues dans
le champ de la conscience, mais en « mettant au point » les relations réelles du Moi à
son Monde. Il importe également de souligner que si la perception est conscience et
pensée, elle est cette forme de conscience et de pensée qui est enfermée dans l’actua-
lité du présent réel et concret de l’expérience immédiate de chaque moment du temps.
Le réel perçu est le réel du « là-maintenant », c’est-à-dire encore une fois non pas le …Le réel perçu est le réel
du « là-maintenant »…
réel que notre raison peut développer dans l’abstraction ou que notre mémoire peut
nous représenter, mais le réel qui entre dans le « champ phénoménal » de ma conscien-
ce et de mon corps pour autant que celui-ci est le lieu où s’enracine la totalité de l’es-
pace que je vis et de l’expérience actuelle qui s’y présente en événement. Ce fonde-
ment des moments de notre existence, cette perception qui fait communiquer le Moi et
son Monde par le contact corporel et sensible, constitue une couche de la vie psy-
chique sous-jacente et antécédente à la structure temporelle-éthique dont nous avons
analysé la dissolution à 1’ « étage » supérieur de la manie et de la mélancolie : anté-

1. MERLEAU-PONTY M. : Phénoménologie de la Perception, p. 337.[NdE : Paris : Gallimard


Bibliothèque des idées :1945. Tel : 1976.]

281
ÉTUDE N° 23

cédente car le monde de la perception, dans le développement de la vie psychique, pré-


cède l’organisation de l’ordre temporel 1 de la conscience, c’est-à-dire la liberté de se
déployer, de se dilater ou de se rétracter, d’aller de l’avant ou de reculer ; sous-jacen-
te en ce que la perception et ses actes vitaux sont impliqués dans une activité qui les
transcende au niveau de la structure de la conscience proprement organisatrice et
directrice du présent.
Ceci dit, nous pouvons maintenant considérer la déstructuration du champ percep-
tif comme le niveau même de dissolution de la conscience correspondant aux psy-
…le caractère primordial
[…] est d’être un boule- choses délirantes aiguës qui se présentent en clinique comme des consciences déper-
versement de l’espace sonnalisées, hallucinantes et oniroïdes dont le caractère primordial de vécu est d’être
vécu… un bouleversement de l’espace vécu.

A.– PHÉNOMÉNOLOGIE DES EXPÉRIENCES DÉLIRANTES ET HALLUCI-


NATOIRES (de dépersonnalisation, de dédoublement et des états oniroïdes).

Toute perception dote d’un coefficient spatial d’objectivité incorporé le vécu


perçu. Mais les choses ne sont pas si simples que la perception opère toujours et de
la même façon une identique spatialisation de ses « objets » dans l’espace, car l’es-
pace de la perception n’est pas homogène comme l’étendue du physicien. L’espace
vécu de l’acte perceptif admet et suppose des degrés et des catégories en s’enfonçant
dans le corps et jusque dans cette image virtuelle de l’espace qu’est l’espace mental
ou l’espace anthropologique 2 si intime mais aussi si paradoxal puisqu’il est l’espace
sans étendue de ma pensée pour autant qu’elle est à elle-même représentée. De telle
sorte que le monde de la perception extérieure, le monde de la perception « proprio-
ceptive « ou « enteroceptive » et le monde de la perception interne constituent des
formes structurales et hiérarchisées de l’espace vécu dans lequel se distribuent
comme sur l’échelle de la réalité les valeurs de l’ordre constitutif du présent. La per-
…la conscience perce-
ception ou la conscience percevante (c’est-à-dire la conscience qui se saisit de « ce-
vante […] est un ordre
[qui] est une organisation qui-est-pour-elle-là-maintenant »), c’est comme nous le disions plus haut un ordre. Et
de la totalité du monde cet ordre est une organisation de la totalité du monde qui « se présente » comme un
qui « se présente »… « présent » sensible, composé de parties articulées dans une « Gestalt » différenciée.

1. Ceci naturellement ne peut être évident que pour celui qui veut bien accepter de considérer,
avec nous, que la structure temporelle de la conscience, telle qu’elle se trouve altérée dans la
manie et la mélancolie, n’est pas ce temps qui se confond avec l’espace dans la perception de la
vitesse d’un objet, c’est-à-dire le temps physique en tant que dimension de la perception du
monde des objets.
2. Cf. E. MINKOWSKI, Le temps vécu, 1933, Vers une psychopathologie de l’espace vécu, pp. 366
à 389. — L. BINSWANGER, Das Raumproblem in der Psychopathologie, Zeitschr. f. d. g. Neuro.,
1933, 145, 598-647 et MERLEAU PONTY, Phénoménologie de la perception, pp. 324 à 344.

282
BOUFFÉES DÉLIRANTES

Cette différenciation est l’essentiel de la perception pour autant qu’elle distingue et


analyse la qualité de ses « objets » qui constituent les « partes extra partes » du monde
des objets, mais pour autant aussi qu’elle distingue et analyse les formes variées de
la réalité spatiale dans la totalité du champ perceptif présent, du « champ phénomé-
nal » lequel comprend toujours et nécessairement non seulement le monde des objets
mais le monde propre à la personne. Or ce pouvoir de discerner dans le champ phé-
noménal de la conscience les variétés d’espace vécu, de trier ce qui est de l’espace
extérieur, de l’espace corporel et de l’espace virtuel psychique, ce pouvoir c’est celui
qui ici, à ce niveau de troubles de la conscience, s’affaiblit et se dissout. C’est la
confusion de ces perspectives vitales de l’acte perceptif qui constitue la déstructura-
tion spatiale et hallucinatoire de la conscience. Comme on le voit (et on ne nous en
voudra peut-être pas de compliquer les choses à la mesure de leur naturelle com-
plexité) ni l’espace, ni la perception ne sont simples et c’est ce défaut de simplicité
qui rend justement possible les formes ambiguës de la perception hallucinatoire du
vécu de la conscience hallucinante.

S’il en est ainsi en effet, l’hallucination n’est pas seulement la perception sans …l’hallucination n’est
objet extérieur, c’est plus généralement la perception qui mêle l’imaginaire au réel. pas seulement la percep-
tion sans objet extérieur,
Mais non pas comme lorsque j’imagine une maison connue et que « j’altère » cette
c’est plus généralement
« représentation » en y mêlant des détails faux et imaginaires ; mais pas non plus la perception qui mêle
comme lorsque le réel et l’imaginaire se mélangent dans un « récit », un « projet », l’imaginaire au réel…
un « espoir » ou un « jugement », mais comme se mêlent le réel et l’imaginaire sur le
registre sensible de la spatialité actuellement vécue. De telle sorte que — pourvu
qu’elles aient toutes cette propriété — entre les diverses variétés d’hallucinations et
entre les hallucinations et les symptômes voisins que l’on s’acharnait à distinguer les
uns des autres il y a cinquante ans (illusions, pseudo-hallucinations, hallucinations
psychiques, psychomotrices, interprétations, sentiments d’influence, automatisme
mental, représentations de nos souvenirs, etc.), il n’y a pas de différences essentielles.
Tous ces phénomènes, symptômes ou troubles plus ou moins hallucinatoires sont les
effets d’un même processus d’indifférenciation de l’espace vécu dans la perception,
d’une osmose actuelle de l’imaginaire subjectif et de l’espace objectif. C’est cette
fusion qui constitue la structure même de l’activité hallucinatoire, fusion qui est,
certes, projection du subjectif dans l’objectif mais aussi, et inversement, pénétration
de l’objectif spatial dans le subjectif. Et nous touchons là à la structure dynamique la
plus profonde de l’activité hallucinatoire qui suppose tout à la fois et nécessairement
l’aspect négatif et formel de l’indifférenciation spatiale et l’aspect positif et inten-
tionnel de la projection des valeurs subjectives dans le monde objectif, structure en
« partie double » qu’aucune théorie mécaniciste ou psychogénétiste ne peut totalement

283
ÉTUDE N° 23

expliquer 1. Voyons maintenant comment se présentent dans cette phénoménologie de


la déstructuration vitale de l’acte perceptif, c’est-à-dire de la conscience qui s’orga-
nise en champ de valeurs spatiales actuelles, les divers aspects seméiologiques des
« bouffées délirantes » et des « psychoses hallucinatoires » que nous avons décrits.

1° Le lieu de L’EXPÉRIENCE DE DÉPERSONNALISATION c’est le corps en tant qu’il est


le Moi vécu comme l’expérience immédiate de la vie même du sujet. Car ma vie c’est
celle de mon corps qui m’assure de la réalité, de la constance et de l’unité des relations
qui m’unissent à mon monde et qui toutes passent par ma « sensibilité ». Aussi
MERLEAU-PONTY (p. 231) a-t-il bien raison de dire que mon corps n’est pas un objet,
qu’il est l’expérience la plus profonde mais aussi la plus ambiguë de ma propre per-
ception. Sous les concepts qui entrent dans le « schématisme corporel » représenté, il
y a le sensible de cette expérience corporelle, véritable « trait d’union » vital du Moi
… le corps tout à la fois et du Monde. On comprend bien que cette ambiguïté même du corps tout à la fois tou-
toujours présent et jours présent et comme oublié dans la perception, tout à la fois objet et sujet, fasse de
comme oublié dans la
l’expérience du Moi corporel la plus vulnérable des expériences. Rien n’y est norma-
perception, tout à la fois
objet et sujet, fait de l’ex- lement perçu qui ne pose un problème quant à son appartenance au monde de la sub-
périence du Moi corporel jectivité et au monde de l’objectivité dont son espace constitue et contient la limite
la plus vulnérable des nécessairement indispensable et flottante. Si j’ai mal à une dent, cette dent qui me fait
expériences…
mal est comme un objet qui entre en moi et si je sens mon foie, c’est aussi comme pour
le rejeter à la périphérie de mon corps. Les sentiments même les plus globaux et les
plus subtils qui entrent dans la conscience de mon état corporel de fatigue ou d’alacri-
té, ma joie de vivre ou ma dépression ne sont vécus que comme des « états » où se
mêlent et interfèrent le monde des objets et le monde du sujet, des « états » où, plus
exactement, la participation au corps-objet ou au moi-sujet confère sa valeur existen-
tielle à l’impression vitale. De telle sorte que l’expérience corporelle est comme l’ai-
guillon sensible qui indique la ligne de partage des limites du Moi sans pouvoir jamais
dépasser la confusion de son essentielle ambiguïté. Un autre aspect de cette équivoque
des rapports du corps et de l’esprit et du monde des objets c’est que rien ne peut être
« imaginé » du corps qui n’entre « ipso facto » dans le corps comme expression, que
rien ne peut être perçu dans le corps qui n’ajoute à la réalité corporelle l’imaginaire de

1. Tel est le sens de la conception générale de l’activité hallucinatoire que nous avons dévelop-
pée depuis 20 ans. Tout d’abord nous avons lutté pour l’établir contre la conception mécaniciste,
puis, plus tard, quand a mûri davantage notre conception organo-dynamiste de la psychiatrie,
nous avons lutté contre le préjugé psychogénétiste — car, en fin de compte, la conscience hallu-
cinante est, comme nous venons de le souligner, une forme d’expérience vécue irréductible aux
variations normales de la vie psychologique réactionnelles aux situations ou aux conflits internes
puisqu’elle suppose une modification structurale de l’espace vécu. Nous nous rencontrons donc
ici avec les analyses psychopathologiques d’E. MINKOWSKI (Le Temps vécu) et de L.
BINSWANGER, (loc. cit., p. 282, 1933).

284
BOUFFÉES DÉLIRANTES

la métaphore, que rien ne peut être « perçu » du corps dans la conscience que nous en
prenons qui ne fasse figure d’objet de la nature et d’image de soi.
Ce clavier sensible des relations existentielles du Moi et du Monde, cet espace
mixte et intermédiaire est donc le lieu privilégié et premier des bouleversements de la
structure spatiale de la perception, de la fusion des espaces vécus. Et si le terme de
« dépersonnalisation » est appliqué parfois à des troubles de la sensibilité périphérique
du corps qui, eux aussi, doivent recourir aux images de la métaphore pour être éprou-
vés comme des « brûlures », des « fourmillements », des « allongements », des
« piqûres », des « picotements », des « distorsions », des anomalies perceptives
visuelles, sonores, etc.. c’est en vertu du préjugé sensationniste impliqué dans une
théorie de la dépersonnalisation plutôt que par une analyse phénoménologique exacte
des troubles. La dépersonnalisation ne commence en effet que lorsque l’altération du
corps est vécue comme une altération du sujet et non seulement de son corps. C’est
précisément ce que le terme de « dépersonnalisation » indique dans son sens simple et
fort. Or la dépersonnalisation est aussi une « déréalisation » ou plus exactement une …la dépersonnalisation
expérience bouleversante de 1’ « étrangeté », de la « nouveauté » et de la « monstruo- est […] en fin de compte
une invasion réciproque
sité » des rapports du Moi et du Monde, c’est-à-dire en fin de compte une invasion
de l’espace objectif et de
réciproque de l’espace objectif et de l’espace « psychique », du réel et de l’imaginai- l’espace « psychique »…
re. Cela est si vrai que les expériences de dépersonnalisation que nous observons si
souvent soit dans la clinique des psychoses aiguës ou paroxystiques, soit dans la mes-
calinisation, sont vécues comme une forme du fantastique et non pas seulement
comme un accident « périphérique » de la « perception du corps ». Les images, ou plu-
tôt l’imagination nécessaire à la constitution de cette expérience, qu’elle se rencontre
chez le fumeur d’opium ou de hachisch, au moment où le parkinsonien va s’endormir,
ou chez l’alcoolique qui se réveille de son délirium ou encore au début d’une « bouf-
fée délirante », etc..., cette participation d’imaginaire est là, non seulement comme un
complément indispensable, mais comme une dimension nécessaire de l’expérience
délirante. Le corps se déforme et se dissout dans la pénombre d’une métamorphose
plus globale, celle de la confusion des espaces qui composent l’architectonie, la pers-
pective organisée de la réalité présente. Soit que la lumière de la pièce s’adoucisse, que
flottent les objets dans une capiteuse atmosphère docile aux caprices de l’euphorie,
que les couleurs s’avivent et que le monde extérieur, pimpant et animé, s’enrichisse
jusqu’à se rendre étrange par l’excès même de sa somptuosité — soit que, tout au
contraire, il s’obscurcisse, se remplisse d’ombres et de gouffres ténébreux, que se
trouble la réalité et que l’espace perde son équilibre et sa fixité pour chavirer dans le
mouvement vertigineux de l’angoisse jusqu’à figurer le noir et l’opacité d’un monde
hostile, étranger et étrange.
La dépersonnalisation oscille entre ces deux pôles, ces deux modalités de pulsa-

285
ÉTUDE N° 23

tions affectives (structure dramatique sur laquelle nous reviendrons) elle lie nécessai-
rement à l’étrangeté du monde extérieur — celle du corps lui-même lourd, pantelant
et morcelé ou bien merveilleusement dispos et éclatant de force — et celle du noyau
central du Moi, lui-même vide et impuissant ou transfiguré et surnaturalisé. C’est donc
…C’est donc le champ le champ phénoménal entier du sensible qui est ici bouleversé par une sorte de méta-
phénoménal entier du
stase des coefficients de valeur d’objectivité spatiale, car, non seulement les objets s’y
sensible qui est ici boule-
versé… déplacent ou remuent, grimacent et se transforment mais le bras s’y continue avec la
jambe, le tégument incapable de contenir les formes du corps dans leurs limites natu-
relles s’y laisse traverser par les objets, les monstruosités fantomatiques du corps dila-
céré et écartelé s’y juxtaposent ou s’y combinent entre elles et la pensée solidifiée s’y
…Métaphores fulmi- casse comme du verre, se plie ou se noue comme un fil. Métaphores fulminantes
nantes immédiatement immédiatement vécues comme les images de cette réalité en effet essentiellement ima-
vécues comme les images
ginaire et inexorablement imposée comme la forme sensible même de la fatale actua-
de cette réalité…
lité du monde présent lequel se donne comme tel sans trêve ni merci. La structure fon-
damentale de ce « trouble de la perception » que la seméiologie classique détaille en
symptômes (troubles cénésthopathiques, sentiments de jamais vu, de déjà vu, d’étran-
geté, illusions, hallucinations cénésthésiques, troubles du schéma corporel, etc., etc.)
réside, on le voit, dans le bouleversement et la compénétration des structures spatiales
qui sont comme les catégories de la réalité pour autant que celle-ci n’est pas seulement
pensée, représentée ou méditée mais « sentie », engagée dans l’actualité immédiate de
l’instant vécu.
Or c’est une donnée clinique irréfragable à laquelle aucune analyse, pour si artifi-
cielle ou tendancieuse qu’elle soit, ne peut échapper, que cette expérience de déper-
sonnalisation est effectivement précédée et conditionnée par un premier degré de
déstructuration de la conscience qui est précisément sa déstructuration temporelle-
éthique, c’est-à-dire que ces expériences supposent nécessairement le vécu maniaco-
dépressif. L’exaltation et l’angoisse en constituent les courants intentionnels fonda-
mentaux qui orientent ces expériences soit dans l’élan de l’euphorie soit dans le sens
de la dépression, qui fournissent à la dépersonnalisation sa thématique de féerie ou de
cauchemar. Rien dès lors de surprenant à ce que les analyses de la manie et de la
mélancolie nous aient montré qu’elles touchaient au plan de la dépersonnalisation,
qu’elles nous la faisaient, en tout cas, pressentir.

2° Les EXPÉRIENCES DE DÉDOUBLEMENT HALLUCINATOIRE. L’expérience du double,


de l’emprise, de l’extranéité et de la mécanicité de la pensée se joue dans ce « lieu »
magique et virtuel dont ni la métaphore ni la paraphrase de l’espace cérébral ne suffi-
sent à circonscrire la « spatialité ». Il s’agit ici d’une réalité moins vulnérable que celle
de l’ambiguïté immanente à l’espace corporel en tant que celui-ci est clavier et char-
nière du monde objectif et subjectif mais d’une réalité plus vulnérable cependant que

286
BOUFFÉES DÉLIRANTES

la réalité du monde objectif. C’est le monde même du sujet se percevant lui-même et


entrant dans l’ensemble du champ phénoménal comme un des termes du binôme vital
de sa constitution. Voilà pourquoi on parle souvent à ce propos de « perception inter-
ne », de « champ de la conscience » au sens strict et partiel du terme. Le champ phé-
noménal 1 est constitué de telle façon que l’un ou l’autre de ces pôles représente tan-
tôt le fond tantôt la figure de sa Gestaltisation totale. Si je perçois cet arbre devant moi,
ma pensée s’efface devant cette donnée du « champ externe » ; si je pense à cet arbre
quand je suis assis à mon bureau, l’arbre vient au premier plan et refoule mon bureau.
Mais le coefficient de réalité spatiale de l’arbre vu et de l’arbre représenté est différent
car il dépend de la structure prégnante elle-même qui est tantôt celle du perçu qui vio-
lente ma perception ou dans lequel je projette mon action, tantôt celle du représenté
qui occupe plus docilement le premier plan de ma conscience percevante sans jamais
prendre la place d’une perception externe. C’est que, pour rappeler le mot de
MERLEAU-PONTY, la structure équilibrée de l’espace vécu maintient une séparation qui
est le fondement même de l’ordre hiérarchisé de la réalité.
Mais voyons de plus près ce qu’est ce monde « interne » ou « mental » de notre
champ phénoménal, il est celui de la conscience qui se présente à elle-même dans une
« réflexion » vécue, dans une structure référentielle à l’espace parce qu’en effet le
monde de nos images, de nos pensées, de nos méditations, de nos projets, ce monde
qui constitue, comme disait H. JACKSON, le rêve de l’action, nous ne le saisissons, il ne … [le monde] ne se dévoile
se dévoile à nous, il ne se forme en nous qu’en introduisant une sorte de distance à l’in- à nous,[…] qu’en introdui-
sant une sorte de distance à
térieur de nous-mêmes, qu’en réservant entre le « cogito » et les « cogitata » comme
l’intérieur de nous-
un espace, l’intervalle d’une relative hétérogénéité : celle des rapports du Moi, que je mêmes,[…] celle des rap-
suis et du Non-Moi qui est. Il s’agit, en effet, du lieu qui est comme le milieu, l’espa- ports du Moi, que je suis et
ce imaginaire et affectif (gestimmte Raum, dit BINSWANGER) où se déroulera la suc- du Non-Moi qui est…

cession temporelle du vécu en tant qu’il entre en moi, me touche ou dépend de moi.
Mais l’espace virtuel de notre pensée comporte encore une autre dimension : le Moi
n’est jamais seul, et 1’ « autre », l’image d’autrui, occupe aussi une place à l’intérieur
de notre propre pensée face à nous-mêmes ; de telle sorte que non seulement le champ
phénoménal subjectif s’organise comme un espace physique mais aussi comme un
milieu social.
C’est le passage de la virtualité mouvante de cet « espace vécu » à l’expérience
d’une multiplicité pour ainsi dire mathématique, ou en tout cas à celle d’une duplicité
radicale qui constitue le fond de l’expérience hallucinatoire ou, si l’on veut, la struc-

1. Pour nous comme pour MERLEAU PONTY, répétons-le encore, le champ phénoménal de « la per-
ception », la conscience organisant, vivant et sentant l’actualité de son monde, suppose nécessai-
rement la totalité de son horizon avec ses deux points cardinaux spécifiques : le moi et le monde.

287
ÉTUDE N° 23

ture de la conscience hallucinante. Le double impliqué s’explicite, l’espace représen-


…le pôle de la subjectivi- té se présente et se présentifie. Pour tout dire le pôle de la subjectivité s’organise
té s’organise comme le comme le pôle de l’objectivité : la pensée devient objet. Et comme nous l’avons sou-
pôle de l’objectivité : la
ligné dans les exemples que nous avons donnés, l’« automatisme mental » (qui déjà en
pensée devient objet…
lui-même est comme une première objectivation de la pensée en tant que l’automatis-
me tend à échapper précisément à la liberté du sujet) cet automatisme prend alors une
densité et une consistance qui sont les caractères mêmes des objets du monde phy-
sique, c’est-à-dire que cette objectivation suppose nécessairement une solidification
des perspectives spatiales qui jusque-là représentaient seulement une sorte d’espace
mouvant composé de lignes de force virtuelles partageant et orientant le champ inter-
ne en systèmes dynamiques sans le diviser en « partes extra partes ».
Cette modification structurale et formelle de la conscience par quoi elle devient
hallucinante, ce partage de l’être, ce dédoublement poussé, dans la solidification méca-
nique des espaces vécus jusqu’à « valoir pour » des parties de l’espace géométrique,
ne sauraient pourtant en aucune façon être considérés comme un phénomène physique.
Pas plus que l’hallucination n’est un objet, pas plus la conscience hallucinante n’est un
objet cassé. Pour saisir la nature de cette structure, nous devons nous la représenter non
comme une soustraction ou une addition d’espace ainsi que nous le suggèrent les méta-
phores employées par les malades et par nous-même (on me retire ma pensée, on
pénètre dans ma conscience, mes pensées se dédoublent, elles partent d’un point de
l’espace, elles se répètent, etc.), mais comme une illusion vécue par la conscience
quand elle opère sa chute dans l’espace, c’est-à-dire quand elle tombe dans le piège
des concepts spatiaux ou retombe dans les « gestaltisations » ambiguës de ses pre-
mières expériences, de telle sorte que se couper en deux, se vivre elle-même comme
double ou introduire de l’espace dans la pensée, ce n’est pas pour la conscience
s’étendre, c’est par sa faiblesse ou, si l’on veut, sa perte de vitesse être incapable d’uni-
fier son intentionnalité, d’assurer l’ordre du champ phénoménal.
Ainsi comprenons-nous maintenant mieux ce que nous avons dit de nos malades,
ce qu’ils expriment eux-mêmes quand, à travers toutes les métaphores de leurs expres-
sions et les métaphores de nos analyses, nous saisissons la conscience hallucinante
comme une forme d’organisation de l’expérience qui exige que le champ phénoménal
perde jusqu’à la possibilité de séparer le monde de la nature du monde humain et du
monde subjectif, lorsqu’elle régresse vers les phases archaïques et primitives de leur
originaire confusion. Et c’est précisément comme pensée magique ou plus exactement
comme l’expérience même d’une alchimie des catégories de réalité spatiale, comme
une prestidigitation de leurs objets et un escamotage de leurs limites que la conscien-
ce de l’halluciné compose son monde insolite. Les machines, les engins, les procédés
électriques de cette sorcellerie font partie intégrante de ce vécu qui ne peut se consti-

288
BOUFFÉES DÉLIRANTES

tuer qu’en livrant aux formes monstrueusement « physiques » l’espace « moral » de sa


pure intentionnalité subjective.
Le reflux vers l’imaginaire est là (comme pour la dépersonnalisation) pris dans le
mouvement même de cette forme de déstructuration pour la bonne raison que la confu- …ce délire est hallucina-
toire [en tant qu’il] est
sion des espaces vécus, c’est la fusion même de l’imaginaire et du réel, c’est-à-dire la
vécu comme une expé-
déréalisation du réel, c’est-à-dire en fin de compte, le délire. Mais ce délire est hallu- rience immédiate, comme
cinatoire dans le sens le plus fort du mot en ce que, comme nous y insisterons un peu une donnée sensible de la
plus loin, il est vécu comme une expérience immédiate, comme une donnée sensible perception de « ce-qui-
est-là-maintenant »…
de la perception de « ce-qui-est-là-maintenant ».
A propos de la malade Marguerite L. nous l’avons bien vu, ce type d’expérience
délirante et hallucinatoire se joue avec prédilection sur le double registre du langage
et de la relation amoureuse. C’est que, ainsi que nous le soulignons plus haut, le lien
qui unit le Moi à l’Autre est d’abord celui de la relation amoureuse et ensuite celui de
l’intercommunication par le moyen des signes verbaux : c’est par l’investissement des
forces intuitives sur l’objet que la première relation objectale se fonde chez le petit
enfant et c’est par le langage que se construit ensuite la communauté des relations
humaines. Dans les deux cas un pont est jeté entre le Moi et le Monde de l’autre. C’est
par ces voies naturelles et préalables de « communication » que l’expérience halluci-
natoire réalise la fusion de l’objectif et du subjectif à la fois comme communication
verbale (voix, transmission de pensée) et comme cohabitation érotique. Mais nous
avons assez insisté plus haut sur ce point fondamental pour que nous n’ayons pas à y
revenir ici.
Quant à la « sensorialité » hallucinatoire, elle est effet de ce bouleversement de
l’espace vécu qui confère à la pensée une valeur d’objectivité, la dresse comme un
objet et la pare de la richesse des données sensibles constitutives de sa « présentation »
dans le monde extérieur, mais elle est aussi satisfaction de cette exigence de la
conscience qui requiert, pour que « quelque chose » ou « quelqu’un » se dévoile et
s’impose à elle comme une présence actuelle, de se présenter à elle par la voie et le
sens des sens. De telle sorte que toute image constituée en objet hallucinatoire (la voix
d’autrui, son appel, sa menace, l’apparition d’une scène, etc.) est liée à la dramatisa-
tion même de l’expérience vécue, car la « conscience hallucinante », toujours plus ou
moins théâtrale, anime dans le secteur de l’espace même qu’elle réserve à sa mise en
scène, la représentation d’un drame. Drôle de drame et parfois comédie ou bouffon-
nerie, mais plus souvent tragédie : celle même d’une action qui se déroule à l’intérieur
du Moi comme l’irruption du monde des autres ou des forces de la nature dans le secret
et «intimité du Moi propre pour y perpétrer un viol ou un assassinat.

3° Dépersonnalisée et hallucinante, la « CONSCIENCE ONIROÏDE » va plus loin enco-


re dans la déstructuration de l’ordre des espaces vécus. Elle s’ouvre presque tout entiè-

289
ÉTUDE N° 23

re à l’espace imaginaire et se ferme à l’étendue du monde extérieur dont seule persis-


te intacte la forme la plus solide celle du monde familier. Et sur cette toile de fond des
objets, des personnes, des événements qui est comme l’horizon de son monde, elle
… l’état oniroïde nous projette la trame étrangement spatialisée de sa fiction. De sorte que l’état oniroïde nous
renvoie nécessairement à renvoie nécessairement à la phénoménologie du spectacle et de la vision cinématogra-
la phénoménologie du
phique l. C’est la structure même de la « perception visuelle » qui est ici altérée, mais
spectacle et de la vision
cinématographique…
non pas certes dans le sens où on a pu croire que l’hallucination visuelle était un phé-
nomène proprement optique. La vision doit être ici comprise comme ce regard qui
embrasse le monde des objets et projette devant soi le champ de l’action, comme cette
indispensable saisie du monde dans la visée de son exploration et de sa conquête. La
vision c’est le monde déployé en perspective, c’est-à-dire le monde dressé dans sa plus
complète objectivité. Aucun autre sens ne nous donne une « vue » aussi complète sur
… la vision… le cosmos. C’est aussi le premier à s’organiser en champ perceptif. C’est par consé-
quent le plus solide, celui qui nous dévoile d’un seul coup la complexité des formes et
nous fait pénétrer le plus loin dans les choses. Si le monde des signes abstraits s’éta-
blit d’abord par la perception auditive dont il demeure inséparable même après son
extension aux autres sens et si les perceptions auditives et verbales constituent la pièce
maîtresse des expériences hallucinatoires et de dédoublement que nous venons d’étu-
dier, c’est sur le mode de la vision que se construit la réalité la plus concrète, la plus
immédiatement et complètement présente. Ainsi comprenons-nous qu’elle soit plus
résistante étant plus fondamentale. Mais à la vision comme substrat de la perception
externe correspond la « vision intérieure » comme forme même de la représentation et
de l’imagination. Cette vision « à l’intérieur » de soi est, elle aussi, un aspect primitif
et constitutionnel de la conscience qui est comme 1’« œil » du monde subjectif. Nous
avons déjà eu l’occasion de noter que c’est précisément en termes d’optique que les
phénomènes de la conscience se dévoilent à nous (champ, clarté, réflexion, foyer,
etc...). C’est que l’espace intérieur exigeant les mêmes schémas que l’espace extérieur
dont se compose le panorama de la vision et exigeant aussi la prise de distance par quoi
l’esprit se sépare de ce qu’il imagine comme de ce qu’il voit — la vision intérieure est
le procédé même qui confère aux contenus de conscience avec leurs contours et leurs
dimensions ce quelque chose qui est comme « l’objectivité » de leur représentation
dans l’espace vécu. Si donc la vision externe est celle qui nous apparaît comme la plus
fermement rivée à la nature des choses, celle qui admet le moins de flou et d’incerti-
tude, celle dont les illusions sont elles-mêmes presque aussi codifiées que des objets
(réfraction, réflexion, etc.), par contre la vision intérieure qui est la fonction imagean-
te par excellence introduit dans le champ phénoménal une brèche ou, si l’on veut, une

1. Cf. les pénétrantes analyses d’E. MINKOWSKI, Intériorité, extériorité, spection, in Vers une cos-
mologie, 1936.

290
BOUFFÉES DÉLIRANTES

triche, celle d’un faux espace, d’un espace plastique, cadre virtuel de l’objectivation
seulement « représentée » et « imaginaire ». Et comme nous le verrons dans l’Étude
suivante, la confusion onirique et plus encore le rêve du sommeil se caractérisant par
la dissolution de l’espace objectif et sa submersion par l’espace imaginaire, ici, à ce
niveau, celui des états oniroïdes, il y a juxtaposition de ces deux modalités d’espace,
comme une diplopie du vécu visuel et comme une double perspective qui tend à
confondre ses plans sans jamais y parvenir complètement ; de telle sorte que les deux
mondes de cet espace visuel s’affrontent et se complètent, qu’ils se pénètrent sans
jamais pouvoir complètement s’exclure. Le vécu de l’espace imaginaire est prévalent
cependant et il constitue un foyer de fantastique qui se projette non seulement comme
sur un écran sur le monde perçu, se superpose à lui, en enduit et bariole la surface, mais
…l’espace virtuel du
encore l’infiltré et le gonfle de ses propres images. Non seulement ici l’espace virtuel monde subjectif s’est
du monde subjectif s’est actualisé et pour ainsi dire solidifié, mais il rayonne mainte- actualisé et pour ainsi
nant comme pour éclipser le monde extérieur ou en tout cas le faire reculer. dire solidifié…
Le sujet de cette expérience oniroïde de la déstructuration de la conscience est ici
comme happé par la profondeur vertigineuse de ses perspectives internes et déjà
(comme dans la conscience hypnagogique avant qu’elle ne sombre dans le sommeil et
le rêve) il est fasciné par la miraculeuse éclosion d’événements qui se forment et se
déroulent non plus seulement sur la scène intérieure de sa conscience mais dans le
champ même de son Monde. Car si, comme l’a si admirablement vu J. P. SARTRE 1,
l’imaginaire onirique est sans mondanité, la conscience oniroïde reste, elle, capable de
constituer l’imaginaire en monde sur le modèle et sur le reliquat démantelé mais enco-
re subsistant du monde des objets.
Là encore les niveaux supérieurs de déstructuration subsistent avec leur phénomé-
nologie propre et il n’y a pas d’état oniroïde qui ne comporte plus ou moins la phéno-
ménologie de la manie et de la mélancolie, et aussi celle de la dépersonnalisation et
celle de la conscience hallucinante (Il suffit de nous rapporter aux belles observations
de MAYER-GROSS et aux discussions qu’elles ont provoquées dans l’ouvrage même de
cet auteur). Ainsi l’angoisse ou l’excitation, ces courants intentionnels violents, ces
voix ou ces vécus d’étrangeté et de mystère, se mêlent au développement scénique de
la fiction qui malgré la cohésion de ses péripéties dramatiques ou esthétiques demeu-
re traversée de soubresauts, se ralentit ou s’anime au gré des forces déchaînées en tour-
billon ou immobilisées dans la syncope de l’effroi. Mais toujours c’est la richesse du
vécu, la prodigalité des ressources imaginatives, la profusion des fantasmes qui exer-
cent comme une pression incoercible de fantastique et impriment à la fiction son
« tempo » d’irrésistible mouvement. Cette coulée de rêve se répand, et ses péripéties

1. J. P. SARTRE, L’Imaginaire, 1940.

291
ÉTUDE N° 23

se déroulent ou se précipitent comme la plus enivrante et merveilleuse aventure ou la


plus sinistre expérience. Spectateur comme le rêveur, mais acteur aussi comme le som-
nambule, le sujet et l’auteur de cette fantasmagorie sent jaillir de lui-même comme
d’une inspiration à la fois personnelle et étrangère ce flot ininterrompu d’images qui
prend la place de la réalité, l’envahit et la submerge. Charivari, conte de fée, mythe,
roman de cape et d’épée, idylle ou drame sanglant, les thèmes plastiques se dévelop-
pent ou interfèrent dans une atmosphère de mystère ou d’artifice qui est comme le
reflet du bouleversement des plans structuraux de la réalité et notamment de l’osmose
de subjectif et d’objectif qui, se jouant de l’espace, est une prestigieuse prestidigitation
de « surréalité 1 ».
Cette vision dramatique ou plutôt cette forme de conscience métamorphosée en
vision dramatique se déroule donc sinon sous forme de ces scènes et spectacles à trans-
formations dont MAYER-GROSS nous a rapporté de si merveilleuses observations, tout
au moins comme une série d’événements qui occupent et remplissent chaque moment
…Mais l’écart qui sépare du temps. Mais l’écart qui sépare le sujet de sa fiction s’amenuise sans cesse dans cette
le sujet de sa fiction progressive approche vers le rêve et, avant de se réduire lui-même à sa fiction onirique,
s’amenuise sans cesse le sujet vit dans un crépuscule où, à l’horizon de son monde, se mêlent les images san-
[…] le sujet vit dans un
glantes et dorées de la confusion entre le monde naturel et le monde imaginaire,
crépuscule…
comme entre le ciel et la terre. Ce crépuscule de la réalité et de l’organisation tempo-
ro-spatiale qui la constitue est comme la pénombre qui obscurcit la conscience seule-
ment éclairée par la lueur de sa propre lumière. C’est précisément ce caractère de l’état
oniroïde que tous les cliniciens ont toujours noté en recourant à une métaphore clas-
sique : l’état crépusculaire de la conscience 2.
Si ce que nous venons de décrire succinctement comme phénoménologie de la
dépersonnalisation, du dédoublement hallucinatoire et de la conscience oniroïde a paru
au lecteur n’être que laborieux et vain exercice de style, il voudra bien convenir que
cette description (même maladroite) était indispensable pour pénétrer dans la profon-
de structure des bouffées délirantes et hallucinatoires, dans le mouvement constitutif
des mondes imaginaires jusqu’à ce point où s’évanouit la réalité.
L’aspect le plus fondamental de ce niveau structural, celui qui lui confère au plus
haut degré son caractère hallucinatoire doit être maintenant envisagé en tant qu’il est
en effet une forme de « réalité imaginaire ». Cette « contradictio in adjecto » corres-
pond pourtant à l’ambiguïté même qui résulte de l’osmose de subjectif et d’objectif,

1. Naturellement l’esthétique surréaliste avec ses sommeils somnambuliques, ses cocasseries et


ses inventions est nécessairement incluse dans ces formes d’imaginaire (cf. notre travail : La
Psychiatrie devant le Surréalisme, Évolution Psychiatrique, 1948).
2. Twillightstate en anglais, Dämmerszustand en allemand. — Cf. plus loin notre étude de l’état
crépusculaire épileptique (Étude n° 26).

292
BOUFFÉES DÉLIRANTES

immanente à toute hallucination et à toute expérience hallucinatoire. Sentir comme


une présence, vivre comme actuels, le passé ou l’avenir, en un mot « percevoir l’ir-
réel », c’est bien en effet une expérience psychique qui défie les lois mêmes de consti-
tution logique et rationnelle du réel. Le scandale ontologique de la « réalité de l’ima-
ginaire » se dresse pourtant là, comme un fait, quand nous voyons nous-même l’hal-
luciné voir ses visions ou que nous l’entendons converser avec ses voix. C’est que la …la réalité a deux procé-
réalité a deux procédés pour nous capter : la voie rationnelle de la dialectique logique dés pour nous capter : la
voie rationnelle de la dia-
ou des concepts qui en fait une construction et la voie intuitive et immédiate du sen-
lectique logique ou des
sible qui en fait une expérience. Entre ces deux formes extrêmes et parfois contradic- concepts qui en fait une
toires de réalité, notre existence ne cesse de flotter et de cheminer, et c’est précisément construction et la voie
là l’essence du conflit qui, à chaque moment, est vécu, par nous, comme le probléma- intuitive et immédiate du
sensible qui en fait une
tique de l’être et du néant, de l’être et du possible, de la vérité et de l’erreur, etc. La
expérience…
déstructuration de la conscience pour autant qu’elle n’est pas désorganisation logique
de notre entendement mais seulement altération de la structure du moment actuel,
introduit dans l’expérience de la réalité sentie et vécue cet ordre que je puis là, main-
tenant, percevoir et sentir par cette double saisie du monde par moi et de moi par mon
monde. Cette déstructuration entraîne, à ses divers niveaux, des expériences d’altéra-
tion de la réalité perçue qui « valent pour » la réalité. Réalité paradoxale et artificielle
plus ou moins pressentie comme non entièrement valable, légitime et légale, mais
« réalité » qui s’impose comme un événement déconcertant et fulgurant. C’est ce
qu’expriment les termes « jaspériens » de « wahnhaft Erlebnis », de « vécu délirant »,
d’ « expérience délirante primaire ». Et on conçoit que cette expérience, cette maniè-
re non pas « d’être-au-monde » (ce qui supposerait une ouverture de la conscience et
un déploiement de perspectives justement impossible) mais cette manière de « n’y être
pas », de vivre l’expérience du présent avec ces qualités intrinsèques et ineffables
d’étrangeté et de drame, on conçoit que cette expérience soit essentiellement halluci-
natoire dans la mesure même où elle se confond avec le vécu actuel et irréfragable du
présent perçu et senti. De telle sorte que si toutes les psychoses aiguës sont des expé-
riences délirantes et hallucinatoires plus ou moins structurées dans ce sens, c’est au
niveau qui nous occupe ici que tout naturellement semble devoir être plus particuliè-
rement appliqué ce terme.
L’actualité de l’expérience, sa sensorialité, sa vividité, son esthésie (on peut
reprendre à propos de la structure globale de la conscience tous les attributs classi-
quement reconnus à l’hallucination qui se détache sur ce fond) sont conditions de cette
fusion des interférences, de ces télescopages et ces inversions des « espaces », des
formes de la spatialité vécue comme l’ordre de l’objectivité que nous venons de mettre
en évidence. C’est que le champ phénoménal de la conscience contracte dans l’ins-
tantanéité du présent vécu l’ordre spatial de la perception, c’est-à-dire qu’il se déstruc-

293
ÉTUDE N° 23

ture en bouleversant les valeurs d’objectivité des phénomènes qui se répartissent dans
tel ou tel « espace » ou « catégorie de réalité ». Lorsque JANET écrivait que l’halluci-
né et le délirant sont des malades qui se situent mal dans l’échelle de la réalité, il ne
disait pas autre chose et on ne peut s’exprimer ni plus simplement ni plus fortement.

B.– ANALYSE STRUCTURALE DES BOUFFÉES DÉLIRANTES ET DES


PSYCHOSES HALLUCINATOIRES AIGUËS.
Comme nous l’avons déjà fait pour la manie et pour la mélancolie, nous allons
maintenant présenter dans une sorte de tableau récapitulatif l’essentiel de nos analyses
et la conception pathogénique générale qui s’en dégage.
…bien saisir le sens de Pour bien saisir le sens de cette analyse structurale, reportons-nous encore à celle
cette analyse structurale… de la manie et de la mélancolie, niveau supérieur de troubles qui naturellement se
retrouvent dans ceux de ce niveau structural.
La structure négative (c’est-à-dire l’aspect fondamental d’impuissance) de la manie
peut se résumer essentiellement ainsi : volatilité (superficialité et automatisme de la vie
psychique, fuite des idées) en tant que forme déficitaire de la pensée réfléchie ; relâ-
chement de la pensée logique et de l’adaptation au réel (pensée fabulante) ; altérations
de la structure temporelle éthique en tant qu’impossibilité de s’arrêter à rien. La struc-
ture négative de la mélancolie est symétrique de celle de la manie, elle est caractérisée :
par l’inhibition en tant que forme de pensée embarrassée ; par l’impossibilité de recou-
rir à une pensée adaptée et logique (d’où la prévalence et la submersion de la pensée
affective) et enfin par la structure temporelle et éthique de l’arrêt et du recul.
Quant à la structure positive (c’est-à-dire l’aspect intentionnel du besoin propre à
chaque forme de troubles), dans la manie, elle est caractérisée par le jeu, par la fiction,
et par l’orgie libidinale — et dans la mélancolie, elle est caractérisée par la tragédie,
par l’angoisse métaphysique, par le retour à la problématique de la première relation
libidinale avec l’objet aimé.
Si les aspects négatifs de ce niveau supérieur pour des raisons que nous expose-
rons plus loin font naturellement place à un nouvelle forme déficitaire propre à ce
niveau, les aspects positifs se retrouvent dans la structure des psychoses aiguës du
niveau que nous étudions, car, comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, tous
les tableaux cliniques de ces psychoses contiennent la manie ou la mélancolie avec
leur structure propre mais comme diluée dans la nouvelle vague de troubles qui s’y
ajoutent pour constituer le tableau clinique de la dépersonnalisation, de l’expérience
hallucinatoire ou de l’état oniroïde.
Ceci précisé, quelles sont les structures négative et positive propres à ce niveau et
quelle addition de troubles s’ajoute à la profondeur de déstructuration pour réaliser les
expériences dont nous avons tenté plus haut de faire la description phénoménologique

294
BOUFFÉES DÉLIRANTES

globale ? Pour nous, en effet il s’agit maintenant non plus de décrire une structure,
mais d’en représenter l’architectonie.

STRUCTURE NÉGATIVE.

Le « trouble » à ce niveau que le médecin et ses auxiliaires 1 reconnaissent comme


typique de la déstructuration de la conscience, est plus profond que dans la manie (qui
trompe par sa fausse lucidité) et que dans la mélancolie (où il est plus apparent que
réel). L’ « égarement », la « fixité du regard », la « rêvasserie », 1’ « air absent », la
décomposition même de la mimique qui semble se fermer à l’extérieur comme pour
s’ouvrir à l’intérieur de soi, sont les petits signes, mais combien significatifs, du « tra- …le « travail » de disso-
vail » de dissolution qui s’opère. Nous allons décrire les trois principaux aspects qui lution…

reflètent ce processus pour autant qu’il passe au niveau d’une coupe moyenne et idéa-
le que nous allons un peu arbitrairement opérer au travers des psychoses délirantes
aiguës de ce type.
a) Le vague de la pensée.
La « divagation » qui s’exprime dans le comportement soit de la turbulence exal-
tée soit de la perplexité anxieuse accuse le trait maniaco dépressif que nous avons déjà
noté, celui de la perte de la pensée réfléchie. Mais ici la conscience n’est pas seule-
ment désaxée quant à son mouvement et son élan, elle n’est pas seulement incapable
de se fixer et de converger utilement sur le foyer de l’action présente, elle ne se dis-
perse pas ou ne s’arrête pas « simplement », mais plus désintéressée du réel, plus déta-
chée de sa fonction essentiellement abstraite et de son activité propre d’organisation
du réel, elle se concrétise et se condense en substituant à sa forme réfléchie et diffé-
renciée une masse d’idées et d’images agglutinées. La rêverie, celle du « mentisme »
et de 1’ « automatisme mental » incoercibles devient la forme structurale de cet entraî-
nement et de cette chute vers un mode de pensée tout à la fois magique et syncrétique.
La « fascination » de la pensée par elle-même et ce vertige qu’elle-même engendre
devant son propre vide sont ici aux antipodes de la pensée réfléchie, sereine et pleine.
En se « prenant » (comme dit J. P. SARTRE à propos de la conscience de l’endormisse-
ment, comme on dit qu’une crème « se prend ») elle se prend elle-même dans le réseau
inextricable de sa condensation, dans les vagues de son vague.
b) L’état crépusculaire
Le trouble qui à mesure que nous avançons vers les niveaux inférieurs de la
déstructuration de la conscience de plus en plus s’épaissit et s’impose à l’observation
objective jusqu’à devenir la « confusion », ce trouble, ici, à ce « niveau moyen » et
plus nettement encore dans l’état oniroïde est celui de la crépuscularisation de la

1. Il est « troublé » depuis ce matin, disent les infirmières.

295
ÉTUDE N° 23

conscience. C’est ce type de « pensée décomposée » (dans le sens de JASPERS et de


MAYER-GROSS, « zerfallende Bewusstsein ») qui est ici caractéristique, comme à mi-
chemin de la pensée vigile et de la pensée proprement onirique. Déjà dans la fabula-
tion, dans la fuite des idées, dans la projection fantasmique de la mélancolie, avons-
nous eu l’occasion de saisir le premier degré de cette métamorphose, mais ici le
trouble (équivalent à celui de l’ivresse et de l’épuisement) est si manifeste qu’il fait
partie du premier plan du tableau clinique, lequel justement se caractérise, à ce point
de chute verticale vers l’opacité de la pensée onirique, par son aspect plus nettement
« déficitaire ». Le flou du monde de la perception, l’indistinction des formes et des
valeurs de la réalité, l’atmosphère ouatée, voilée et rétrécie dans laquelle se déroulent,
se précipitent ou émergent les formes du champ phénoménal de la conscience, impo-
sent au sujet (comme à l’observateur) l’obligation d’un tâtonnement au travers d’une
épaisseur de brouillard. Et même quand la richesse et le fantastique du vécu s’impo-
sent comme une « éblouissante clarté » ou une « merveilleuse aventure » rutilante et
coloriée, ces fulgurantes lumières dans leur entrecroisement et leurs intermittences,
…Structure négative…
dans la profusion même de leurs formes se détachent avec peine d’un fond de
pénombre. La « Gestaltisation » de la conscience s’est fondamentalement altérée en
modifiant ses rapports de formes à fond, en ne permettant plus le déploiement du
monde actuel dans ses perspectives exactes et en confondant, dans une fusion et une
surfusion des plans, le paysage avec son horizon ou, par delà même l’horizon, avec un
« au-delà » qui, sans cesse, envahit le « ici-maintenant ».

c) La déstructuration des espaces vécus.

La structure négative (ou le processus même de déstructuration) propre à ce niveau


ajoute à la désorganisation de la conscience maniaco-dépressive une altération fonda-
mentale des espaces vécus, c’est-à-dire un bouleversement du cadre même de la réali-
té. Le « schéma corporel », les « schémas » de la pensée, l’image de soi dans ses rela-
tions de subjectivité-objectivité avec l’image d’autrui, les perspectives de l’espace
objectif et, plus généralement, le système des relations spatiales dans lesquelles est
vécu le rapport Moi-Monde dans l’actualité de l’instant présent, subissent de pro-
fondes modifications. Quel que soit le mécanisme fonctionnel 1 de la déstructuration
de la perception, il faut la concevoir, comme les malades la vivent dans leurs expé-

1. Nulle part mieux que dans les articles de STEIN et de MAYER-GROSS, (Pathologie der
Wahrnehmung, Traité de BUMKE, t. I, pp. 350 à 507), la déstructuration de la perception n’a été
étudiée. Ces auteurs ont appliqué là les études de PALAGYI sur la composante motrice et le jeu des
fantasmes dans la structure de la perception dans un esprit très « jacksonien », (cf. aussi
SCHORSCH, Zur Theorie der Halluzinationen, 1934), petit livre où les conceptions psychologiques
et physiologiques modernes sur l’activité hallucinatoire sont très bien synthétisées ; tout au moins
pour ce qui concerne les auteurs de langue allemande).

296
BOUFFÉES DÉLIRANTES

riences délirantes et hallucinatoires, c’est-à-dire comme une modification globale de


l’activité de la conscience et du vécu sensible qui lui est corrélatif. Or nous l’avons
longuement souligné, l’espace vécu en tant qu’ordre hiérarchisé du champ phénomé-
nal assume la distribution en qualités spatiales de la labilité du vécu. Si le mondé exté-
rieur se présente avec ses qualités propres d’espace géométrique et d’étendue phy-
sique, si le corps est une forme d’espace ambigu doté de la qualité du sensible et si le
monde subjectif « représente » encore l’espace, est un « analogon » de l’espace (avec
ses qualités propres d’espace libre), la désorganisation de la conscience, laquelle est, à
…Structure négative…
ce niveau de profondeur de son activité, la « Gestaltisation » même de cet ordre, crée
fatalement une altération de la réalité par les distorsions, les agglutinations et les
confusions des diverses formes de l’espace dans lesquelles toute réalité est distribuée.
Et cette altération est fatalement vécue comme une expérience qui mêle le réel à l’ima-
ginaire, qui fait communiquer le monde virtuel des images avec le monde des objets.
Images et objets qui, n’étant plus « séparés » comme des phénomènes occupant dans
l’espace vécu leur place, se pénètrent et se compénètrent pour former des figures
monstrueuses et insolites. De cette expérience nous avons tous une connaissance
immédiate, c’est celle de l’état hypnagogique lorsque, ce que je pense, « se présente »
à mes yeux, émergeant de l’espace clos et plastique de ma pensée pour entrer dans l’es-
pace rigide du monde extérieur, lorsque l’image cesse d’être centrifuge par rapport au …l’image cesse d’être
centrifuge par rapport au
Moi pour, centripète, s’offrir à lui et le solliciter comme le ferait un objet. C’est l’in-
Moi pour, centripète, s’of-
version même de ce mouvement qui, pris dans la « Gestaltisation » imaginaire du pré- frir à lui et le solliciter
sent, soustrait l’actualité de la perception à l’action des objets naturels pour lui impo- comme le ferait un
ser les formes paradoxalement « objectives » de la vie psychique « subjective ». Ainsi objet…

le présent est-il vécu à la fois comme une représentation vive et une réalité étrange. En
s’abandonnant de plus en plus au rêve, la conscience qui a déjà perdu — dès le niveau
de la déstructuration temporelle-éthique — la capacité d’équilibre dynamique de son
mouvement, se prend invinciblement à une forme d’actualité insolite. C’est que le pré-
sent, la forme actuelle de l’action telle qu’elle remplit le « champ phénoménal » de la
conscience et telle qu’elle s’ordonne correctement relativement aux formes structu-
rales des espaces vécus, ce présent n’est plus possible et l’actualité de la conscience
gagne en intensité ce qu’elle perd en extension, en perspectives et en possibilité d’or-
ganisation de l’événement « réellement » présent.

STRUCTURE POSITIVE.

« La conscience imageante » telle que J. P. SARTRE en a pénétré la structure ima-


ginaire est comme une vision spéculaire de soi si chargée de « subjectivité objectivée »
qu’elle se prend elle-même à son mirage ; de telle sorte que nous pouvons bien dire
que c’est par et dans la déstructuration de la conscience que se constitue son monde ici

297
ÉTUDE N° 23

…Structure positive… inextricablement composé d’images et d’objets, d’images-objets et d’objets-images,


c’est-à-dire un monde à mi-chemin de la « mondanité » du champ phénoménal de la
perception normale et à mi-chemin de l’absence de mondanité du rêve et du délire oni-
rique. C’est ce monde vécu et senti comme l’expérience même de l’éclatement de la
réalité qui constitue la structure positive de ce niveau, c’est-à-dire le mode d’organi-
sation scénique de la conscience crépusculaire.
…Rien n’est plus perçu a) L’actualisation dramatique du vécu. Rien n’est plus perçu qui ne soit porté au
qui ne soit porté au maxi- maximum d’actualité et de signification dévoilée. C’est ainsi que tout devient événe-
mum d’actualité et de
ment et événement prodigieusement émouvant. L’animation des objets, la valeur déci-
signification dévoilée…
sive que prend cette couleur, le mystère qui gonfle ce rideau, le sens qui éclate dans ce
bruit de ferraille, la menace qui perce sous l’allusion, etc.. convergent dans ce courant
intentionnel puissamment dramatique. L’aspect « scénique » — si bien noté par
MAYER-GROSS, comme nous l’avons vu — de l’objectivation des images constitue
l’autre versant de la construction du fantastique vécu ici comme une bouleversante
surréalité. Dramatisation du monde matériel et social et « scénification » du monde
imaginaire s’ajoutent et se complètent comme pour opérer, par leur fusion, la création
d’un nouveau monde. L’ « imagination » cesse d’être une disponibilité pour devenir
une nécessité et elle capte toutes les ressources du sujet, celles du talent, de l’inven-
tion poétique comme celles de ses forces affectives qui propulsent dans l’imagerie les
exigences comminatoires des « imagos » complexuelles. La projection « cinémato-
graphique » de cet enchaînement scénique et dramatique, de cette efflorescence de
formes et de péripéties, fait de ces expériences délirantes une vaste épreuve de
Rorschach.
b) La symbolisation du vécu. La chute de la conscience dans l’imaginaire et plus
…métamorphose de la généralement la déstructuration de la conscience produit une métamorphose de la
sémantique psychique… sémantique psychique. Ce qui dans la pensée normale est une métaphore (courir au but
— être glacé d’effroi ou encore entrer dans la pensée — être partagé — subir un
envoûtement — être au supplice — etc. et nous choisissons justement nos exemples
pour mieux faire saisir à quelles expériences délirantes ils s’appliquent le plus natu-
rellement) c’est-à-dire ce procédé qui nous permet de recourir aux images pour émou-
voir, pour nous faire comprendre et pour nous comprendre, cette fonction expressive
de la métaphore perd sa fonction d’analogon (comme dit SARTRE) pour devenir une
…La métaphore perd son forme du vécu 1. La métaphore perd son épaisseur, mais en devenant un événement
épaisseur, [et devient] un elle n’abandonne pas sa fonction symbolique, elle rapproche et confond seulement les
événement…
deux faces de la comparaison jusqu’à en faire jaillir le sens. L’immédiatement vécu,

1. C’est la raison pourquoi une description phénoménologique de ce vécu exige un « style » lui-
même métaphorique. Si nous l’avons trop employé au gré du lecteur, il voudra bien convenir que
c’était pure nécessité.

298
BOUFFÉES DÉLIRANTES

cette qualité propre de l’événement délirant et hallucinatoire qui déjà est celle du rêve …Structure positive…
exprime cette extrême coalescence du monde des images et du monde des désirs. Rien
de plus caractéristique en effet que la symbolisation intense et pour ainsi dire transpa-
rente de sens dans la thématique et la scénique de la fiction. Cela est si vrai que, les
instances pulsionnelles étant spécifiquement limitées, ce sont toujours ou à peu près
toujours les mêmes événements qui, à l’anecdote près, sans cesse reviennent dans la
fantasmagorie.
c) L’artificialisation du vécu. Les espaces entrecroisés et communiquants vécus
par la conscience démultipliée, l’osmose de subjectif et d’objectif, la compénétration
du Moi et du Monde insèrent l’expérience de l’imaginaire « réalisé » dans un cadre
d’une crépusculaire semi-objectivité. Le caractère insolite de l’événement délirant
n’échappe pas entièrement à la conscience « spectatrice » et celle-ci le vit comme cette
atmosphère de miracle prodigieux ou d’incroyable mystère qui se donne pour ce qu’el-
le est, ineffable et incompréhensible, mais aussi, pour si flottante qu’elle soit, comme
irrévocable. L’artifice de cette vision, de ces voix, de ces aventures, de ces féeries, de
ces machinations ne suffit pas à les anéantir dans une conscience qui est « prise » dans
leur mirage. Sans doute quand elle se déprend, que se dénoue le drame, que se dissipe
la dramatisation, que, revenant à elle, elle reprend le système familier des distances
indispensables à sa vigilance, s’éloigne-t-elle alors de ses propres illusions, mais leur
« originalité » même, les maintient encore comme d’ineffables souvenirs et parfois
comme des expériences cruciales qui laissent derrière elles d’inquiétantes perplexités.
Ce type de vécu délirant est, en effet, celui qui laisse les traces les plus profondes, plus
indélébiles que la crise maniaco-dépressive vécue comme un excès ou que la crise
confuso-onirique vécue comme un rêve.
Le vécu délirant et hallucinatoire de la conscience hallucinante ou oniroïde se …Le vécu délirant et hal-
ramasse comme à l’intérieur de l’être replié vers le pôle de la subjectivité, il s’organi- lucinatoire […] s’organi-
se comme un « monde »
se comme un « monde » ambigu intérieur par rapport au monde extérieur mais, exté-
ambigu intérieur par rap-
rieur relativement au Moi. Si dans la conscience déstructurée au niveau maniaco- port au monde extérieur
dépressif le sujet vit la réalité à l’extrémité des deux fonctions vitales du balancier du mais, extérieur relative-
temps, au niveau de la déstructuration des expériences délirantes, hallucinatoires et ment au Moi…

oniroïdes, c’est dans les profondeurs de la subjectivité que l’objectivité imaginaire


s’épanouit comme une monstruosité « surréelle ». L’ouverture au monde ainsi se refer-
me progressivement à mesure que s’accuse la dissolution de l’activité de la conscien-
ce. Encore ouverte à lui mais bouleversée dans son rythme quand elle devient
maniaque ou mélancolique, elle est ici dans sa forme hallucinante et oniroïde comme
mi-close dans l’activité à chaque moment qu’elle ne parvient pas à ordonner, à « ges-
taltiser » en attendant, dans l’état de délire confuso-onirique, de ne pouvoir plus se
dérouler que selon les lois d’une subjectivité presque totale au point — le point et la

299
ÉTUDE N° 23

pointe de l’instantanéité confusionnelle comme nous le verrons — où elle échappe aux


formes temporo-spatiales constitutives du réel.

§ IV. — LES FORMES CLINIQUES DES BOUFFÉES


DÉLIRANTES ET HALLUCINATOIRES AIGUËS

La déstructuration de la conscience caractéristique du niveau des psychoses déli-


rantes et hallucinatoires aiguës implique donc à mesure qu’elle s’approfondit une
marche vers le rêve ; et les différentes étapes de cette chute dans l’imaginaire sont
vécues comme des événements bouleversants, terrifiants, tantôt formidablement
« lucides », tantôt comme des mystères labyrinthiques. Nous devons envisager main-
tenant les variétés cliniques de ces expériences hallucinatoires et délirantes, leurs
modalités d’évolution et aussi les formes symptomatiques des processus dont cette dis-
solution peut être l’effet. L’étude des formes cliniques de ces psychoses délirantes et
hallucinatoires aiguës doit comporter en effet l’étude des formes symptomatiques, des
formes évolutives et des formes étiologiques.

A.– FORMES SYMPTOMATIQUES.


Au niveau supérieur, celui de la déstructuration temporelle de la conscience
maniaco-dépressive, l’ensemble du tableau clinique se partageait pour ainsi dire natu-
rellement entre les deux termes antinomiques de la dépression et d’élation (mélanco-
lie et manie). A ce niveau, quelque chose subsiste encore du niveau supérieur, qui
donne aux expériences délirantes et hallucinatoires que nous venons de décrire une
« teinte » de dépression ou d’exaltation. Mais à mesure que la conscience se déforme
et que son travail d’intégration perd ses capacités d’ordre, de clarté et d’équilibre, la
confusion s’établit non seulement « dans les idées », mais encore dans les sentiments
et les émotions. Et dans le chaos naissant qui caractérise ce niveau, les aspects théma-
tiques perdent leur netteté et pour ainsi dire leur solidité sans cesser pour autant d’être
animés par des sentiments tumultueux et violents de dépression ou d’élation.

…Deux modalités théma- Deux modalités thématiques de la conscience hallucinante et oniroïde méritent
tiques… d’être « isolées » celle du bonheur (de 1’ « extase » et de la « volupté ») et celle du
malheur (de la catastrophe au martyre).

300
BOUFFÉES DÉLIRANTES

L’ « EXTASE » et le « RAVISSEMENT » jaillissent là comme de fausses expériences …fausses expériences


mystiques, c’est-à-dire comme une communication imaginaire avec les forces surna- mystiques,…

turelles et le monde céleste. Le paradis, l’infini et l’éternité constituent l’horizon cré-


pusculaire où se fond le monde de la réalité. C’est naturellement à l’aide de réminis-
cences de la Bible, des légendes dorées, de l’iconographie des catéchismes, des fastes
liturgiques, ou encore, en se remémorant les mythes, les prophéties ou les miracles, ou
bien, plus naïvement, à l’aide des images de Première Communion ou des illustrations
de missels, quand est impossible le recours aux souvenirs esthétiques où se mêlent les
émotions musicales et architecturales des grands chefs d’œuvres religieux, — c’est à
l’aide de toutes ces images d’Épinal, de ces figurations et de ces élans de la foi ou de
l’art vers Dieu que se construisent ces merveilleuses expériences.
Dans la conscience oniroïde c’est dans la suavité et la clarté d’un monde « paradi-
siaque » que le rêve déroule ses somptuosités et l’atmosphère du délire est dans ces cas
en effet spécifiquement miraculeuse comme un jeu de prestidigitation dont chaque
coup de baguette magique ouvre d’infinies perspectives de bonheur et de splendeur.
Quand l’extase est vécue par la conscience hallucinante, elle est moins totale,
moins enveloppante et moins éclatante, elle est seulement pressentie et comme entre-
vue dans la « vision » qui est comme la porte plus étroite d’une communication seu-
lement entr’ouverte sur l’au-delà ou perçue dans la voix qui relie par un fil ou la pen-
sée, l’halluciné à la féerie de son délire. Nous croyons inutile de donner des exemples
qui allongeraient encore cette « Étude » sans grand profit. Il suffit d’ailleurs de se rap-
porter aux observations dont nous avons illustré notre exposé pour se convaincre de la
fréquence de ces délires. Il est remarquable aussi de retrouver chez tous ces malades
des « leit-motiv » : la résurrection de Lazare et la mission héroïque de Jeanne d’Arc
reviennent sans cesse dans ces expériences délirantes, le plus souvent d’ailleurs mêlés
à des détails triviaux ou grotesques, comme si l’hétéroclite et l’abracadabrant faisaient
nécessairement partie de ces fantasmagories.
L’EXPÉRIENCE ÉROTIQUE constitue également un événement extrêmement fréquent
de cette forme de délire. Souvent mêlée à la jouissance « mystique » de l’Objet et à la …jouissance « mystique »
toute puissance de la possession « divine », elle est vécue selon toutes les formes et de l’Objet

parfois les plus lascives de la volupté. Toutes les figures de l’érotique viennent ici se
mêler comme pour la satisfaction de tous les vices. Parfois, quand la « conscience oni-
roïde » élargit les fantasmes des plaisirs préliminaires ou des variétés de l’orgasme jus-
qu’à les constituer en monde libidineux, c’est, comme une « représentation » de théâtre
pornographique, ou un chapitre d’aventures galantes, que l’ensemble de la situation
vécue devient celle d’un harem, d’un lupanar, d’une priapée. Mais dans la « conscien-
ce hallucinante » plus étroitement ouverte sur le monde des images, c’est par le tru-
chement de caresses furtives ou précises, de propositions murmurées, de plaisirs et

301
ÉTUDE N° 23

d’organes entrevus, de fornication artificielle que s’établissent les « relations » de cette


cohabitation imaginaire 1.

L’EXPÉRIENCE CATASTROPHIQUE s’opposant à ces formes imaginaires de la joie et du


plaisir, à ces modalités de merveilleuse satisfaction des tendances les plus hautes et les
…vécu sur le registre du plus basses de la nature humaine, les événements sont plus souvent encore vécus sur
malheur… le registre du malheur dans une atmosphère de catastrophe, de malaise, de cauchemar,
de détresse et de douleur. On ne compte pas ces expériences terribles d’étrangeté, de
suggestion, de contrainte, de travail maléfique, d’ensorcellement, de magnétisme,
d’électrisation, de viol, de possession zoopathique ou démoniaque, de morcellement,
de destruction, de supplices raffinés ou lancinants, d’envoûtement à distance, etc. dont
les ombres chinoises se projettent dans le monde chancelant de la conscience laquelle

1. Sous le nom de « Psychose imaginative avec ébauche d’automatisme mental », DUPOUY et


PICARD ont publié une petite observation {Ann. Médico-Psycho., 1928), dont nous extrayons le
passage suivant :
A son entrée, Blanche dit venir pour savoir si vraiment elle est enceinte comme elle le pense
de 8 ou 10 jours. Des gens la suivent par la transmission de pensées et cherchent à agir sur
elle par effluves pour la rendre enceinte et régénérer la race. La nuit, on lui passe des rayons
sur les parties génitales pour que l’œuf ne se refroidisse pas. C’est comme une caresse de
lumière un peu chaude (sic). Grâce à ces effluves qui sont la force, la grâce, la beauté, la
bonté, l’intelligence, cet enfant sera une merveille s’il vient au monde. Elle trouve cela très
agréable, elle s’y prête, elle se tourne même sur le côté pour que son ventre soit exposé à ces
rayons. « Parfois, dit-elle, c’est superposé : je pense à quelqu’un que j’ai aimé. Je ne vois pas
de visage. Cependant j’ai vu une fois un corps, une chemise rayée, ensuite des parties
sexuelles (avec des poils blonds, et pourtant mon mari est brun). Puis j’ai eu des sensations
avec spasmes. Il m’a semblé qu’on a essayé des expériences. J’ai pris toutes sortes de posi-
tions. J’ai eu des secousses anormales. C’est comme si on m’obligeait à les prendre. On m’a
fait relever mes couvertures et ma chemise. Ne m’en faites pas dire davantage, ce ne serait
pas convenable. » Elle le dit elle-même : S’ils viennent coucher avec elle, c’est parce qu’el-
le désire être enceinte. Ce qu’elle éprouve n’est pas désagréable, à part les choses contre
nature. Comme elle éprouve également des sensations électriques, elle pense que c’est là
sans doute le procédé de fécondation artificielle qui l’avait tant préoccupée. Quand elle
crache, elle croit que c’est du sperme et veut qu’on l’analyse. On note en outre chez Blanche,
faisant suite à des hyperendophasies, des hallucinations psychiques sous forme de révéla-
tions fortuites, de suggestions, de voix corporelles. « On dirait sous mes seins comme des
coups que l’on frappe. Ce n’est pas une résonance. Je n’entends rien et cependant je perçois
des pensées. » Elle a appris de la sorte la mort de son mari, elle a eu connaissance qu’un
appartement qu’elle désirait était devenu libre, faits controuvés naturellement. Si elle a ainsi
l’illusion d’une transmission de pensée, elle a aussi parfois l’impression que ses pensées sont
interceptées et elle dit : « J’ai le sentiment de jouer un rôle d’hystérique, tour à tour d’être
protégée, d’être un jouet, de servir la science ou d’être l’objet de manœuvres qui serviraient
à faire des gravures obscènes. Mais grâce à la transmission de pensée, je n’ai que des amis.
On connaît mes péchés. Je crois qu’ils me sont pardonnés. » Elle ajoute : « J’ai comme trois
cinémas dans la tête, ce sont des pensées juxtaposées. » Les troubles ont rétrocédé au bout
de trois semaines. Si nous donnons cet exemple c’est pour bien montrer le caractère hétéro-
clite de ces expériences hallucinatoires, et en un certain sens leur polymorphisme de vécu.

302
BOUFFÉES DÉLIRANTES

en cessant de pouvoir s’accorder à l’objective et sereine réalité, glisse dans les ténèbres
de l’angoisse, dans le monde infernal du mal et d’un mal non plus, comme dans la
mélancolie, moral, mais qui s’incarne ici et se concrétise là maintenant dans le monde
physique extérieur ou dans le monde corporel de la personne, sous forme de ces
machines granguignolesques, de ces opérations chirurgicales, de ces expériences
scientifiques, de ces catastrophes cosmiques qui composent un univers terrifiant, celui …univers terrifiant, celui
d’une physique du cataclysme et d’une anatomophysiologie du supplice. Mais là enco- d’une physique du cata-
clysme et d’une anatomo-
re nous pouvons distinguer deux éventualités. Au premier degré dans la « conscience
physiologie du supplice…
hallucinante » cette sourde et terrible menace, cette terrifiante action sont vécues
comme des manifestations sensibles mais sporadiques, comme des coups de boutoir,
des fulgurations intermittentes ou juxtaposées, sensibles indices d’une effroyable vivi-
section du corps et de l’esprit. Dans la « conscience oniroïde » submergée par l’ima-
ginaire, c’est tout le monde, le monde entier, jusqu’à la totalité de l’univers qui sont
traversés des courants maléfiques de la destruction et comme embrasés et consumés
par le mal. C’est alors l’expérience si fréquente et typique des visions d’Apocalypse et
de l’expérience de la Fin du monde...1
Il est inutile de poursuivre ces descriptions ou énumérations, elles ne nous appren-
draient rien de plus. Ce qu’il importe de mettre en évidence c’est, par contre, le poly- …le polymorphisme thé-
morphisme thématique de ces expériences délirantes. Tous ces thèmes, répétons-le, se matique de ces expé-
riences délirantes…
mêlent, se succèdent, se complètent ou se juxtaposent dans un chaos d’autant plus ver-
tigineux et impénétrable que la conscience devient plus « imageante », qu’elle perd ses
connexions avec le monde de l’objectivité pour verser dans celui de l’étrange et du
baroque jusqu’à chavirer dans l’imaginaire fantastique. Dans ce mouvement désor-
donné et tumultueux, elle bariole ses décors, truque ses personnages, mêle les genres,
varie ses thèmes. Une telle réalité clinique, celle de l’inconsistance chaotique du déli-
re, a été remarquablement mise en évidence par MAGNAN. La thématique habituelle de
la psychiatrie (persécution, grandeur, mysticisme, empoisonnement, influence, pos-
session, hypocondrie, etc.) s’essouffle et le psychiatre perd son latin devant cette extrê-
me fantaisie de la fantaisie.

B.– FORMES ÉVOLUTIVES.


Nous décrirons ici des éventualités d’évolution d’une particulière importance.
Tantôt, en effet, les psychoses aiguës de ce type se contractent en clinique jusqu’à ne
produire que des paroxysmes très brefs, tantôt, au contraire, elles tendent à se prolon-
ger et à se survivre en organisations durables, intermittentes ou chroniques.

1. Cf. le fameux travail de WETZEL, Zeitschr. f. d. g. Neuro., 1922, celui de WEBER (A.), Ueber
nihilischen Wahn und Depersonnalisation, Leipzig, 1938 et, en français, le travail de SCHIFF, Ann.
Médico-Psycho., 1946, I, p. 283.

303
ÉTUDE N° 23

I. Formes paroxystiques.
Sous le nom d’ « Episodische Dämmerzustände 1 » KLEIST a publié dans sa mono-
…accès d’une durée graphie de 1926, 9 observations de malades qui ont présenté plusieurs accès d’une
moyenne de 5 jours… durée moyenne de 5 jours. Il s’agissait d’ « états crépusculaires » sans troubles pro-
fonds de l’orientation et de la mémoire. Dans plusieurs de ces cas il a noté le délire et
les hallucinations, des troubles affectifs avec angoisse ou, au contraire, des états exta-
tiques. Ce genre de crises lui a paru alors entrer dans le groupe des psychoses épilep-
tiques, mais « au sens large ». Dans un travail ultérieur 2 KLEIST a décrit toute une série
de psychoses atypiques à caractère aigu. Certaines, comme les psychoses cycloïdes
(confusion avec agitation, avec symptômes « catatoniques » répondant aux descrip-
tions des « psychoses de la motilité » de WERNICKE), ne sont pas en rapport avec les
états que nous étudions ici. Par contre, ce que KLEIST appelle les « Psychoses du Moi »
(Ichpsychose), les psychoses paranoïdes (« en marge », dit-il, de la paranoïa), les psy-
choses schizoïdes (états crépusculaires « en marge » de la psychose schizophrénique,
tableaux cliniques qui ressemblent aux « états schizomaniaques » de CLAUDE) et sur-
tout les psychoses épileptoïdes (« en marge » du cycle comitial proprement dit). C’est
parmi les troubles de ce type que figurent les états crépusculaires de brève durée que
nous visons ici. Nous avons exposé ailleurs l’ensemble de la conception de KLEIST 3.
Ce qui nous intéresse ici au point de vue clinique, c’est que ces « psychoses aty-
piques » et pour ainsi dire fulgurantes que l’on a bien du mal parfois à faire entrer dans
…avec un caractère de le cadre de l’épilepsie, de la maniaco-dépressive, etc. peuvent être de très courte durée
« paroxysme » extrême- et présenter un caractère de « paroxysme » extrêmement violent et bref. De paroxys-
ment violent et bref… me et, pourrait-on dire aussi, d’ « abréaction cathartique », car certaines de ces crises
à forte charge émotionnelle se présentent aussi comme ces « états crépusculaires » que
l’on a toujours et traditionnellement rattachés à l’hystérie 4.
La « crise », quand elle a cette brève durée, a bien, en effet, comme toutes les

1. Cf. plus haut, les références des travaux de KLEIST, p. 42.


2. KLEIST, Archives suisses de Neuro et Psycho., 1928, pp. 1 à 37. Dans ce travail, l’auteur décrit
une grande variété de troubles dont beaucoup correspondent aux bouffées délirantes et hallucina-
toires avec états crépusculaires de la conscience qui font l’objet de cette Étude. Notamment les états
confabulatoires des « Ichpsychosen », les états d’expansivité avec sentiment d’inspiration, les « hal-
lucinoses aiguës » et le délire de relation avec sentiment d’étrangeté (psychoses paranoïdes), etc.
3. Étude n° 20.
4. Nous devons rappeler à ce sujet que l’onirisme a été décrit par RÉGIS en partant des « états
seconds hystériques » ; rappeler aussi les études de GANSER sur les états crépusculaires hysté-
riques. Les grandes crises hallucinatoires et oniroïdes ont fait l’objet dés descriptions de 1’« oni-
risme des batailles » pendant la première guerre mondiale. Durant la deuxième, elles ont été étu-
diées par les Anglo-Saxons, (HORSLEY, KUBIE, SAUL, etc... cf. The Neurosis in War, de E. MILLER,
New-York, 1943) et l’excellent article de SUTTER, STERN et SUSINI, Ann. Médico-Psycho., 1947,
2, pp. 248 à 270. Sous le nom de névroses aiguës en effet ces crises délirantes sont considérées
comme « psychogènes... ».

304
BOUFFÉES DÉLIRANTES

crises qu’étudie la pathologie, une valeur de décharge salutaire, celle d’une réaction
explosive, d’un procédé de défense à l’égard d’une situation, sans pour cela qu’elle
doive cesser d’être considérée pour ce qu’elle est, une déstructuration accidentelle de
la conscience dont le déterminisme complexe met en jeu la constitution, le caractère,
les situations vitales, la fragilité de l’équilibre nerveux et les perturbations du système
nerveux plus ou moins dynamiques, fonctionnelles ou lésionnelles.

II. Les formes à évolution chronique


Tout comme nous l’avons vu à propos de la manie et de la mélancolie, les troubles
de la conscience de ce niveau peuvent s’organiser en « psychoses chroniques » soit
qu’ils se prolongent soit qu’ils se survivent. Quand nous étudierons les « psychoses
délirantes chroniques » et leurs « moments féconds » ou les psychoses schizophré-
niques et leurs « poussées aiguës » 1, nous retrouverons ce problème capital pour l’his-
toire naturelle des psychoses en général. Nous avons déjà donné des indications impor-
tantes à ce sujet dans notre Étude n° 8 (Rêve et psycho-pathologie). Nous pouvons par
conséquent être assez bref sur ce point malgré son intérêt majeur.
Ce que les classiques (notamment RÉGIS) ont dit de l’onirisme, des psychoses oni-
riques, des confusions oniriques s’applique plus spécialement et peut-être élective-
ment à ce type de psychoses délirantes aiguës. C’est précisément parce qu’il leur man-
quait un terme intermédiaire entre la « manie-mélancolie » et la « confusion », qu’ils
ont attribué à cette dernière ce qui est bien plus caractéristique des « psychoses déli-
rantes aiguës » qui font l’objet de cette étude. C’est pourquoi nous devons nous rap-
porter à ce que nous dit à leur sujet RÉGIS quoiqu’il les ait étudiées sous le nom de
confusion onirique. Après avoir admirablement indiqué que le délire onirique s’appa-
rente aux « états seconds », aux attaques de somnambulisme, qu’il est sensible à l’hyp-
nose suggestive (dont l’action thérapeutique a été récemment rajeunie par l’emploi de
la « narcoanalyse »), après avoir aussi indiqué que la structure de ces troubles de la
conscience doit être envisagée dans un sens « dynamique », voici ce qu’il écrit dans
son « Précis » (p. 356) :
« J’ai dit plus haut que le délire onirique cessait par une sorte de réveil, souvent …« le délire onirique
brusque. Il n’en est pas toujours ainsi et parfois les sujets restent non pas un instant, à la cesse par une sorte de
façon des dormeurs ordinaires sortant de leur sommeil, mais plusieurs jours, sinon réveil, souvent brusque. Il
davantage, comme suspendus entre leur fiction délirante et la réalité. Ce n’est que peu à n’en est pas toujours
peu, avec peine, qu’ils arrivent à reconnaître et à confesser l’inexistence des événements ainsi »… (REGIS)
hallucinatoires qu’ils viennent de vivre, et ils ne se rendent à l’évidence qu’après des
hésitations, des doutes, des interrogations et des enquêtes, tant est profonde l’empreinte
laissée par ces scènes oniriques dans leur émotivité. C’est ce que j’ai décrit sous le nom

1. Ce problème est considérable en raison de la fréquence des évolutions schizophréniques à par-


tir de ces « bouffées délirantes ». HEUYIER (G.) et DUBLINEAU (J.) (Progrès Méd. 1935, 988-994)
ont consacré à cette éventualité une excellente étude.

305
ÉTUDE N° 23

de phase de réveil du délire onirique (Encéphale, 1911). Dans certains cas même, le
retour au réel est incomplet et le malade garde de son délire une ou plusieurs croyances
erronées, qui retentissent plus ou moins profondément sur sa conduite et sur ses actes.
Tel se désole d’avoir confié à quelqu’un un précieux dépôt imaginaire ou d’avoir été vic-
time d’un vol ; tel autre croit avoir voyagé, avoir acquis un objet une propriété, avoir
perdu un être cher dont il veut absolument porter le deuil, etc... On conçoit que des pré-
disposés puissent, à la suite d’un accès de confusion mentale, bâtir tout un roman déli-
rant, mais logiquement agencé et systématisé sur de pareils reliquats psychiques. Il s’agit
là, comme je l’avais appelé (Congrès 1899), d’une sorte de délire systématisé secondai-
re post-confusionnel, ou, comme ont dit DELMAS et GALLAIS (Soc. Psych., 1911),
LEGRAIN, DEMAY (Soc. Clin. Ment. 1912) à propos de cas qu’ils ont publiés, d’un délire
systématisé post-onirique. Depuis lors divers auteurs ont poursuivi l’étude des états oni-
riques, soit dans leurs modalités cliniques, soit, comme CHARPENTIER, HESNARD, dans
leurs rapports avec la confusion mentale et l’hyperémotivité anxieuse. »

Depuis lors, l’École française s’est illustrée dans l’étude clinique de ce mouve-
ment d’organisation délirante dite post-onirique. De nombreux travaux ont été publiés
de 1900 à 1920 sur ce point et on ne peut que regretter qu’ils n’aient pas été systéma-
tiquement poursuivis depuis et qu’ils n’aient pas été davantage connus des grandes
…DELMAS notamment a écoles psychiatriques étrangères. DELMAS 1 notamment a présenté une magistrale des-
présenté une magistrale cription de tous les aspects de ces délires qui émergent de l’expérience onirique, d’au-
description de tous les
tant plus, dirons-nous, qu’il s’agit précisément d’expériences délirantes et hallucina-
aspects de ces délires qui
émergent de l’expérience toires plus oniroïdes que véritablement oniriques. Tout se passe en effet comme si à ce
onirique… niveau l’événement délirant et hallucinatoire vécu avec les riches ressources d’une
activité psychique encore vive et entièrement subjuguée par le travail de sa propre fic-
tion gardait avec les souvenirs vivaces de cette plongée dans le monde du demi-rêve
comme l’empreinte idéo-affective de cette aventure sensationnelle et fulminante.
A. DELMAS distingue 1° des délires transitoires à type de délire d’évocation consti-
tués par la persistance pendant un certain temps d’une conviction délirante qui reste
attachée à un ou plusieurs événements de la fiction. C’est ainsi que la malade reste
convaincue qu’il y a eu une catastrophe de chemin de fer, que son mari a voulu l’em-
poisonner, qu’elle a aperçu une voisine morte depuis plusieurs années, etc... 2° des
délires reviviscents, c’est-à-dire des oscillations du niveau de la conscience qui tantôt
réintègre la réalité, tantôt est submergée par l’imaginaire. Pendant quelquefois plusieurs
semaines ou plus, les malades comme « ballottés » entre le pôle du réel et celui de la
fiction, restent perplexes, anxieux ; ils sont « empêtrés » dans leur délire et leurs hallu-
cinations dont les vagues successives assaillent sans cesse leur jugement, compromet-
tent la stabilité rassurante de leur « monde ». A ce sujet KLIPPEL et TRENAUNAY 2 ont

1. A. DELMAS, Les Psychoses postoniriques, Rapport au Congrès des Aliénistes de Strasbourg,


1920.
2. KLIPPEL et TRENAUNAY, Délire systématisé de rêve à rêve (Revue de Psychiatrie, 1901), et
TRENAUNAY, Le rêve prolongé, (Thèse, Paris, 1901).

306
BOUFFÉES DÉLIRANTES

décrit des « délires systématisés de rêve à rêve ». C’est souvent dans la phase hypna-
gogique que la reviviscence délirante et hallucinatoire s’opère, reformant le délire en
train de se déformer.
Plus que la littérature, la clinique nous apprend combien cette phase (que nous
appelons souvent dans notre service la phase « amphibole ») du réveil ou de l’assou-
pissement des expériences délirantes et hallucinatoires aiguës est importante car c’est
à ce moment que le clinicien doit redoubler d’attention pour saisir et aider le passage
vers la guérison et empêchant la cristallisation et la systématisation des convictions.
Cela explique que, survivant à ces phases de « fécondité » du travail délirant de la
conscience troublée, ou utilisant encore des retours offensifs de l’activité délirante et
hallucinatoire, certains délires persistent longtemps dans une atmosphère de « mystè-
re » et assez paradoxalement avec une certaine conscience de la maladie 1. Ce sont ces
délires durant parfois de longs mois, qui ont fait l’objet du très intéressant travail de
Paule PETIT sur les « Délires de persécution curables 2 ». Elle réserve une place impor-
tante aux délires de « structure oniroïde ». Elle reconnaît à ces délires les caractères
suivants : brusquerie du début, épisode onirique initial parfois nocturne et reviviscent,
« éléments confusionnels » « surajoutés » et habituellement « légers », marqués par le
délire exubérant et complexe derrière lequel il faut les rechercher et qui traduisent un
état de trouble diffus de la conscience, et, enfin, état affectif intense. Ces états oni-
roïdes, ajoute l’auteur, sont l’expression de la pensée onirique qui est une des formes
de la pensée affective, la construction oniroïde est faite de l’intrication du mode vigi-
le et du mode onirique de la pensée. Enfin, souligne encore Paule PETIT, ces délires
sont remarquables par leur polymorphisme, la variabilité, le défaut de cohésion de
leurs thèmes délirants. Leur guérison est l’évolution la plus habituelle mais elle peut …une vaste brèche est
être rapide ou retardée après un mois ou, exceptionnellement, des années, le passage à ouverte dans la cloison que
la chronicité restant, sinon fréquent, du moins possible. l’on a dressée entre les psy-
choses délirantes et aiguës
Ainsi, et c’est seulement ce que nous voulons ici indiquer, une vaste brèche est
et les psychoses chroniques
ouverte dans la cloison que l’on a dressée entre les psychoses délirantes et aiguës et en les considérant comme
les psychoses chroniques en les considérant comme des « entités ». Nous ne perdons des « entités »…
pas une occasion de le souligner.

C.– FORMES ÉTIOLOGIQUES.


Nous avons déjà noté à propos de la manie et de la mélancolie que notre descrip-
tion des niveaux de déstructuration de la conscience est et doit rester relativement

1. Ces deux traits de la phénoménologie du tableau clinique sont d’une importance considérable
tant en ce qui concerne le pronostic favorable que les indications thérapeutiques des méthodes de
choc et de la psychothérapie complémentaire.
2. P. PETIT, Les Délires de persécution curables, Thèse, Paris, 1937.

307
ÉTUDE N° 23

indépendante des facteurs étiologiques qui les provoquent. Sans cela, on risque d’in-
troduire toutes sortes de confusions et de malentendus dans la pathologie des psy-
choses aiguës, comme par exemple d’appeler « confusion » toutes les psychoses
« toxi-infectieuses » ou de refuser le diagnostic de « mélancolie » à un état de mélan-
colie d’involution, etc. Cependant, et ne serait-ce que pour bien montrer que le tableau
clinique n’est pas strictement spécifique des divers processus qui l’engendrent, nous
devons dire un mot de ces « formes étiologiques ». Sans doute pourrions-nous ici énu-
mérer une infinité de processus somatiques et cérébraux, de chocs émotionnels et de
conditions biopsychologiques de déclenchement de ce type de psychoses aiguës. Nous
nous limiterons, pour ne pas allonger démesurément cette étude, à deux catégories de
processus : les intoxications neurotropes et les encéphalites épidémiques.

I. Les toxiques hallucino-onirogènes.


Comme nous venons de le faire remarquer, il suffit qu’une psychose délirante
…action d’un toxique… aiguë paraisse être en rapport avec l’action d’un toxique pour que l’on parle de confu-
sion. Or il nous paraît que le plus souvent — en tout cas plus souvent qu’on ne le dit
— la déstructuration de la conscience produite par ces toxiques est de type hallucina-
toire oniroïde plutôt que confuso-onirique. Nous allons voir aussi que la spécificité
hallucinogène des toxiques demeure assez conjecturale 1.
Nous n’allons pas examiner ici tous les toxiques, toutes les intoxications acciden-
telles ou toxicomaniaques 2 qui désintègrent la conscience en agissant sur les centres
nerveux. Sans doute devrions-nous réserver la première place au toxique hallucinogè-

1. Sans doute ne peut-on pas faire abstraction de l’action pharmacologique propre à la plupart de
ces drogues mais leur action spécifique quant à la détermination de tel ou tel niveau de conscien-
ce morbide paraît dépendre beaucoup plus de l’intensité, de la durée et de la profondeur de leur
action. Une très intéressante observation a été publiée récemment par W. de BOOR (Ueber toxi-
schen Psychosen verschiedener Aetiologie bei einer Person., Arch. suisses de Neuro et Psycho.,
1952, 70, pp. 33 à 41), avec d’excellentes considérations sur les rapports des intoxications
diverses chez un même malade (Mescaline, Scopolamine, Dolantin, alcool, etc...), et sur l’enga-
gement de la personnalité au cours de ces diverses intoxications.
2. Le CHLORAL, (si bien étudié par G. de CLÉRAMBAULT, Ann. Médico-Psycho., 1909) ; la COCAÏNE,
(cf. spécialement l’ouvrage de W. MAIER, La Cocaïne, Payot, Paris, 1928, et le livre de C.
GUTIERREZ-NORIEGA et V. SAPATA ORTIZ : Estudios sobre la coca y la cocaïne en el Peru, Lima,
1947) ; l’OPIUM et l’ivresse thébaïque, (cf. le beau livre de R. DUPOUY, Les Opiomanes, Alcan, Paris,
1912, qui n’a pas vieilli), ou des toxiques dont l’action psychopathologique a été plus récemment
étudiée : l’HYOSCINE (KAPPES, cité par MAYER-GROSS), l’ATÉBRINE, (UDALAMAGA, 1935, VOLLMER
et LIEBIG, 1944, MICHELLA, KIMMELMAN et LEWIS, 1945, HOHLER, 1947), tous travaux dont nous
trouvons la bibliographie dans l’excellent travail de A. FAVRE : Atebrine et Psychose, Encéphale,
1949, pp. 281 à 386, et dans la monographie de GUIJA MORALES (E.), Psicosis paludicas y atebri-
nicas, Barcelone, 1945 ; les BROMURES (Max G. LEVIN, Amer., J. of Psych., 1948, 104, p. 798, tra-
vail qui rejoint celui du même auteur dans la même revue, 1945, 129, p. 610, où il avait étudié les
états de semi-delirium et d’hallucinose toxiques, etc.). — Cf. également R. MÜLLER, Ueber den
Erlebniswandel durch Pharmaka, Zeitsch f. Psychothérapie, 1954, I, 21-32.

308
BOUFFÉES DÉLIRANTES

ne le plus commun, l’alcool, mais nous aurons l’occasion d’y insister à propos des psy- …rôle de l’alcool…
choses confuso-oniriques alcooliques. Disons simplement ici que, sous le nom d’« hal-
lucinose des buveurs » ou de « psychoses subaiguës de l’alcoolisme chronique », beau-
coup de « psychoses délirantes et hallucinatoires aiguës » sont décrites soit comme
« hallucinoses pures » (éventualité rare et qui ne se rencontre guère qu’au décours de
la crise délirante onirique ou hallucinatoire 1), soit comme des « confusions ». Quoi
qu’il en soit, l’alcool sous forme d’intoxication aiguë (ivresse délirante et hallucina-
toire) ou indirectement sous forme d’intoxication hépato-nerveuse (à pathogénie cer-
tainement fort complexe) réalise des tableaux cliniques où se rencontrent communé-
ment les troubles de la conscience, les hallucinations visuelles, les zoopsies, les scènes
dramatiques de persécution ou de jalousie, les combats, les poursuites, les visions de
feu et de sang et, aussi, quoique selon les classiques plus rarement, des hallucinations
acoustico-verbales, des hallucinations psychiques avec syndrome d’automatisme men-
tal ou encore des troubles hallucinatoires cénesthésiques. Tous ces troubles, trop exclu-
sivement attribués au delirium ou à la confusion, se présentent plus souvent qu’on ne
le dit sous forme d’états crépusculaires de la conscience c’est-à-dire de niveaux de
déstructuration de l’activité de la conscience d’un niveau supérieur à celui de la confu-
…les troubles psychosen-
sion. Quant à la « spécificité » des troubles psychosensoriels alcooliques, il suffit de lire
soriels alcooliques […]
quelques observations d’intoxications par divers toxiques pour être fixé : la scène hal- dépendent beaucoup plus
lucinatoire et les caractères des hallucinations dépendent certainement beaucoup plus des conditions indivi-
des conditions individuelles, générales ou locales du processus d’intoxication dans l’ac- duelles […] que de la
constance et de la spécifi-
tualité et la totalité de son action que de la constance et de la spécificité de son action
cité de son action phar-
pharmacodynamique. Nous nous bornerons ici à envisager les deux toxiques les plus macodynamique…
connus : le hachisch et la mescaline. Le hachisch. Il est à peine besoin de rappeler, qu’il
a été l’agent toxique « expérimental » qui a servi à MOREAU (DE TOURS) à édifier sa
conception de « l’état primordial » délirant 2. Le chanvre indien (cannabis indica)

1. Les états d’« hallucinose » alcoolique de WERNICKE sont des états de niveaux divers. Tantôt ils
se confondent avec l’onirisme, tantôt ils constituent des états crépusculaires de type conscience
oniroïde, tantôt enfin ils sont caractéristiques du niveau « conscience hallucinante ». Que l’on se
rapporte à l’observation de COURBON et CHAPOULAUD (Hallucinations visuelles et unilatéralement
auditives chez un otopathe, Ann. Médico-Psycho., 1937, 1, p. 764), ou à celles plus anciennes de
KANDINSKI, (Betrachtungen im Gebiete der Sinnentäuschungen, Berlin, 1885), de J. BERZE,
(Zeitschr. f. d. g. Neuro., 1923, 84, 478), de LEONHARD, (Arch.f. Psych., 1934, 102, p. 372), ou
encore au livre récent de BENEDETTI (Die Alkoholhallucinoze, 1953)) on discerne dans ces états
la loi générale de l’évolution de ces troubles de la conscience : plus la dissolution est profonde,
plus elle est vécue visuellement, plus elle est de niveau élevé, plus elle est vécue sur le registre
auditivo-verbal. C’est en effet à la fin des « délires subaigus » ou du delirium tremens, comme
souvent au décours de la plupart des états oniroïdes, que les hallucinations acoustico-verbales se
présentent comme des séquelles plus ou moins isolées du mouvement de dissolution. Le lecteur
voudra bien se rapporter à la note 2 de la p. 353, où nous rappelons le sens différent de celui de
WERNICKE que nous donnons au terme d’hallucinose.
2. Cf. notre Étude n° 8.

309
ÉTUDE N° 23

…rôle du hachisch… employé sous forme d’électuaire (dawa-mesc) ou fumé (Gozah ou Kif en Afrique
noire, Marihuana en Amérique où l’on observe actuellement cette toxicomanie) est
intimement lié à l’histoire et aux fantasmagories de l’Orient (hafiou, madjoun, chas-
try, gunja, charas, hang, etc.). On retrouve la trace de sa réputation « orgiaque » à tra-
vers les siècles depuis Homère (Nepenthès) et Hérodote jusqu’à nos jours en passant
par les récits de voyage de Marco Polo, et à travers toute l’Asie de l’Extrême Orient
jusqu’aux pays des « Hachischins » en Asie Mineure, en Egypte, etc 1. MOREAU (de
Tours) a magistralement décrit les symptômes de l’ivresse hachischique. Elle s’ac-
compagne 1° de troubles psychiques, hallucinations, délire, illusions d’espace et de
temps, aprosexie, excitation, sommeil, amnésie et hypermnésie, suggestibilité, hyper-
émotivité euphorique ou mélancolique de la dissociation des idées qui constitue l’état
primordial — 2° de troubles sensoriels : hyperexcitabilité, hyperesthésie, anesthésie
— 3° de troubles neuro-musculaires — 4° de troubles respiratoires, circulatoires —
5° de troubles sécrétoires — 6° de troubles génitaux : excitation aux faibles doses, ana-
phrodisie aux doses fortes, etc. On sait de quels pouvoirs « dyonisiaques » ces poisons
et leur paradis artificiels ont été dotés par la littérature « fin de siècle » (BAUDELAIRE,
Th. GAUTIER, Th. QUINCEY, COLERIDGE, Edgard POE, G. de NERVAL, etc.). Voici com-
ment Théophile GAUTIER dépeint l’expérience hachischique :

…Th. GAUTIER dépeint « Le premier accès touchait à sa fin. Après quelques minutes je me retrouvai avec
l’expérience hachi- tout mon sang-froid, sans mal de tête, sans aucun des symptômes qui accompagnent
schique… l’ivresse du vin, et fort étonné de ce qui venait de se passer. — Une demi-heure s’était
à peine écoulée que je retombai sous l’empire du hachisch. Cette fois, la vision fut plus
compliquée et plus extraordinaire. Dans un air confusément lumineux voltigeaient,
avec un fourmillement perpétuel, des milliards de papillons dont les ailes bruissaient
comme des éventails. De gigantesques fleurs au calice de cristal, d’énormes passe-
roses, des lits d’or et d’argent montaient et s’épanouissaient autour de moi, avec une
crépitation pareille à celle des bouquets de feux d’artifice. Mon ouïe s’était prodigieu-
sement développée : j’entendais le bruit des couleurs. Des sons verts, bleus, jaunes,
m’arrivaient par ondes parfaitement distinctes. Un verre renversé, un craquement de

1. « C’est, dit Marco Polo, au territoire des « Assassins » (Perse, Syrie), que se rencontrent ces
jardins paradisiaques avec leurs parterres de fleurs, des gazons ombragés, des bosquets de rosiers
et des treilles de vigne ornant de leurs feuillages de riches salons ou des kiosques de porcelaines
garnis de tapis de Perse et d’étoffes grecques. Le son des harpes s’y mêle au chant des oiseaux.
C’est dans cette joie, cette volupté et cet enchantement que le Maître rencontrant un jeune
homme doué d’assez de force et de résolution pour faire partie de cette légion de meurtriers l’in-
vite à sa table et l’enivre avec la plante appelée haschich et le fait transporter dans les jardins. A
son réveil il se croit transporté au Paradis de Mahomet. Les femmes, les « houris » contribuent à
augmenter l’illusion ». Si nous reproduisons selon R. MEUNIER {Le hachisch, 1909) ce petit
tableau c’est parce que le décor oriental nous renvoie ici nécessairement à la féerie du toxique
comme si celle-ci reflétait celui-là dans la conscience déstructurée de l’intoxiqué, comme si,
aussi, les impulsions à la violence déclenchées par le hachisch ne faisaient un assassin que d’un
candidat assassin... Car tel est le pouvoir de « libération » des drogues et des poisons qu’ils ne
sont « libérés » que dans un monde qui donne un sens à cette libération et dans une personne qui
les contient déjà virtuellement.

310
BOUFFÉES DÉLIRANTES

fauteuil, un mot prononcé bas, vibraient et retentissaient en moi comme des roule-
ments de tonnerre ; ma propre voix me semblait si forte que je n’osais parler, de peur
de renverser des murailles ou de me faire éclater comme une bombe. Plus de cinq cents
pendules me chantaient l’heure de leurs voix flutées, cuivrées, argentines. Chaque
objet effleuré rendait une note d’harmonica ou de harpe éolienne. Je nageais dans un
océan de sonorité, où flottaient, comme des îlots de lumière, quelques motifs de Lucia
et du Barbier. Jamais béatitude pareille ne m’inonda de ses effluves ; j’étais si fondu
dans le vague, si absent de moi-même, si débarrassé du moi, cet odieux témoin qui
vous accompagne partout, que j’ai compris pour la première fois quelle pouvait être
l’existence des esprits élémentaires, des anges et des âmes séparées du corps. J’étais
comme une éponge au milieu de la mer : à chaque minute des flots de bonheur me tra-
versaient, entrant et sortant par mes pores ; car j’étais devenu perméable, et jusqu’au
moindre vaisseau capillaire, tout mon être s’injectait de la couleur du milieu fantas-
tique où j’étais plongé. Les sons, les parfums, la lumière, m’arrivaient par des multi-
tudes de tuyaux minces comme des cheveux, dans lesquels j’entendais siffler des cou-
rants magnétiques. — A mon calcul cet état dura environ trois cents ans, car les sen-
sations s’y succédaient tellement nombreuses et pressées que l’appréciation réelle du
temps était impossible. — L’accès passé, je vis qu’il avait duré un quart d’heure...
Un troisième accès, le dernier et le plus bizarre, termina ma soirée orientale : dans …Th. GAUTIER, Le club
celui-là, ma vue se dédoubla. — Deux images de chaque objet se réfléchissaient sur ma des Hachischins (1843)…
rétine et produisaient une symétrie complète ; mais bientôt la pâte magique tout à fait
digérée agissant avec plus de force sur mon cerveau, je devins complètement fou pen-
dant une heure. Tous les songes pantagruéliques me passèrent par la fantaisie : capri-
mulges, coquesigrues, oysons bridés, licornes, griffons, cauchemars, toute la ménage-
rie des rêves monstrueux trottait, scintillait, voletait, glapissait dans la chambre... Les
visions devinrent si baroques que le désir de les dessiner me prit, et que je fis en moins
de cinq minutes le portrait du docteur X, tel qu’il m’apparaissait assis au piano, habillé
en turc, un soleil dans le dos de sa veste. Les notes sont représentées s’échappant du
clavier, sous forme de fusées et de spirales capricieusement tirebouchonnées. Un autre
croquis portant cette légende, — un animal de l’avenir — représente une locomotive
vivante avec un cou de cygne terminé par une gueule de serpent, d’où jaillissent des
flots de fumée avec des pattes monstrueuses, composées de roues et de poulies ; chaque
paire de pattes est accompagnée d’une paire d’ailes, et, sur la queue de l’animal, on voit
le Mercure antique qui s’avance vaincu malgré ses talonnières. Grâce au hachisch, j’ai
pu faire d’après nature le portrait d’un farfadet. Jusqu’à présent, je les entendais seule-
ment geindre et remuer la nuit, dans un vieux buffet 1... »
BAUDELAIRE (dont il n’est pas très sûr qu’il ait une seule fois absorbé de la drogue) …BAUDELAIRE…

dans son écrit « Du vin et du Hachisch comparés comme moyens de multiplication de


l’individualité » (1847) puis dans « Les Paradis artificiels » (1857) a merveilleuse-
ment décrit par sa seule inspiration poétique (la même au fond qu’aurait libérée chez
lui le hachisch s’il l’avait pris...) comment « le hachisch s’étend sur toute la vie comme
un vernis magique ».
Mais le paradis hachischin n’est pas toujours aussi merveilleux et enchanteur et R.
MEUNIER fait remarquer à ce sujet que « non seulement l’ivresse hachischique n’est

1. Th. GAUTIER, Le club des Hachischins, Feuilleton de la presse, 10 juillet, 1843.

311
ÉTUDE N° 23

pas constamment euphorique mais encore qu’elle est parfois purement dépressive et
mélancolique. Il rapporte le cas d’une dame qui, ayant fumé du Kif, après avoir senti
une sorte d’engourdissement, « se plut d’abord à trouver une grande beauté aux objets
les plus ordinaires » puis, ajoute R. MEUNIER, la mélancolie fondamentale apparut et
pendant les nuits qui suivirent cette ivresse elle présenta un délire onirique au cours
duquel elle s’efforça de prendre un revolver pour se tuer...
Ainsi l’expérience délirante hallucinatoire et oniroïde du haschich ne peut pas être
considérée comme un effet simple et direct de l’action spécifique du toxique. La dis-
solution qu’elle provoque nous montre expérimentalement que son niveau passe par
un état d’exaltation ou de dépression... qui dépend certainement de causes et de fac-
teurs propres à la personne, à la situation, au monde actuel du sujet au moins autant
que de l’action du toxique sur telle ou telle partie du névraxe. Le vécu de l’ivresse
hachischique est une nébuleuse où la suggestion, l’autosuggestion jouent un rôle
considérable, fait qui doit être interprété dans le sens même de la thèse que nous
n’avons cessé de défendre dans toute cette Étude, à savoir qu’il s’agit d’un niveau de
déstructuration de la conscience qui admet une organisation psychique supérieure à
celle de la confusion.
La Mescaline. Le peyotl nous situe au Mexique à l’autre extrémité de la planète 1.
Ce cactus (Echinocactus Williamsii) érigé en dieu est effectivement l’objet de rites et
de cultes de nombreuses sectes. L’ingestion de « mescal-buttons » (ou mescal-beans)
représente au milieu des danses sacrées une sorte de repas totémique (peyotl-meetings)
et le « petit cactus glauque », dit ROUHIER, malgré les persécutions dont ses sectateurs
ont été l’objet, a résisté jusqu’à nos jours. Ses effets psychophysiologiques le rendent,
malgré les noms pompeux dont il a été affublé, assez impropre à l’usage toxicoma-
…ce n’est que lorsqu’ont niaque. Aussi ce n’est que lorsqu’ont été isolés (LEWIN 1888) ses alcaloïdes (anhalo-
été isolés (LEWIN 1888) nine, lophophorine, pellotine, mescaline) qu’il est devenu presque exclusivement l’ob-
les alcaloïdes [du peyotl] jet d’expérimentations du plus grand intérêt. C’est HEFFTER qui isola la mescaline
qu’il est devenu presque
(1894). Sa synthèse fut réalisée par SPAETH en 1919 puis par SLOTTA et HELLER en
exclusivement l’objet
d’expérimentations du 1930. Elle dérive d’une phenyl-éthylamine. Rappelons à ce sujet que la bulbocapnine,
plus grand intérêt… la diétylamine de l’acide lysergique 2 ont une action assez semblable sur le « psychis-
me » pour que l’on ait pu considérer la série des aminés comme des poisons spéci-
fiques de la « dissociation psychique 3 ». Nous n’avons pas ici à entrer dans le détail

1. Cf. sur l’usage de cette drogue chez les Indiens du Mexique (Huichols), le livre de A. ROUHIER,
Le Peyotl. La plante qui fait les yeux émerveillés, Doin, Paris, 1927, ou plus récemment l’article
de W. BROMBERG et C. TRAUTER, Peyotl intoxication, J. of Nerv. and Ment. Disease, 1943, 97, p.
518.
2. HOCH, CETTEIX et PENNES, Effects of mescalin and lysergic acid (L. S. D. 25), Amer. J. of
Psych., 1952, 108, pp. 579 à 584.
3. Communication de BUSCAINO sur la pathologie extraneurale macro et microscopique de la
schizophrénie, Congrès d’Histopathologie du système nerveux, Rome, 1952.

312
BOUFFÉES DÉLIRANTES

de son action physiologique 1, il nous suffit simplement d’indiquer l’intérêt de ce grou-


pement aminé pour la pathologie de tous les troubles que nous étudions. Il est probable
que l’avenir confirmera la fécondité de leur usage expérimental 2.
Nous ne pouvons pas songer à passer en revue ici la masse énorme de littérature
psychologique et psychopathologique qui a été consacrée depuis 30 ou 40 ans à l’ac-
tion de la mescaline sur le « psychisme » de l’homme sain et des malades mentaux 3.
Naturellement la plupart des travaux ont pris pour objet l’étude des hallucinations (sur-
tout visuelles) et de la dépersonnalisation. Nous allons nous attacher simplement à
montrer que l’action de ce toxique, si elle est en partie « élective » entraîne une disso-

1. Pour la pharmacologie de la mescaline, cf. la thèse de notre élève COLOMB (Contribution à


l’étude pharmacologique de la mescaline, Paris, 1939), et le travail de H. JANTZ (Veränderungen
des Stoffwechsels im Meskalinrausch beim Menschen und Tierversuchen), Zeitschr. f. d. g.
Neuro., 1941, 171, p. 28.
2. Il y a quelques années G. GUTIERREZ NORIEGA et G. CRUZ SANCHEZ, Revista de Neuro
Psiquiatria, dec. 1947, pp. 422 à 468, ont étudié l’action hallucinogène d’un cactus de la côte du
Pérou, l’opuntia cylindrica. Cette action est très voisine de celle du peyotl (étrangeté, synesthé-
sies, altération de l’espace et troubles de la conscience, etc.).
3. Les travaux qui nous ont toujours paru du plus grand intérêt sur ce point sont les volumineux
articles publiés par FOERSTER, ZUCKER et ZADOR dans la Zeitschr. f.d.g. Neuro., de 1930, tome,
127, et ceux de STEIN et MAYER-GROSS dans le traité de BUMKE. Les ouvrages les plus connus
sont ceux de BERINGER (Der Meskalinrausch, 1927), et de ROUHIER (Le Peyotl, 1927), parus en
même temps. Les auto-observations sont presque innombrables : Citons celle de SERKO …Les auto-observations
(Jahrbuch Psychiatrie, 1913, 34, p. 315), celle de MORSELLI (J. de Psychologie, 1936, p. 368), sont presque innombrables
celle de CERONI, (Rivista spe. di Psichiatria, 1932). Nous avons nous-même, avec Mlle […] Nous avons nous-
DESCHAMPS, en 1930, expérimenté cette drogue, mais l’auto observation ne nous a pas été très
même, avec Mlle
favorable. Elle s’est bornée presque à quelques illusions et surtout à des troubles neuro-végéta-
DESCHAMPS, en 1930, expé-
tifs, (0,50 de sulfate de mescaline). Nous avons, avec CLAUDE, à cette époque publié une note à
la Société de Biologie (La mescaline, substance hallucinogène, 1934). Nous nous sommes beau- rimenté cette drogue…
coup intéressé aux relations du processus toxique mescalinique et du processus encéphalitique
infectieux (cf. notre article avec RANCOULE dans l’Encéphale, juin, 1938 et la Thèse, de ce der-
nier, Paris, 1938). A cette époque, nous avions fait une cinquantaine d’expériences psychobiolo-
giques chez des malades délirants et hallucinés. Récemment nous en avons relu les protocoles
mais elles nous ont paru n’avoir d’intérêt que pour l’approfondissement de l’étude clinique. Car
il en est de cette substance comme des autres drogues, elles permettent d’étudier le seuil de l’ima-
ginaire de la conscience et à cet égard celles dont nous disposons pour la « révélation » de l’in-
frastructure psychique (pentothal, amytal sodique, etc.), sont d’un emploi plus aisé et efficace.
Les observations dans le sens de l’étude des modifications de la conscience morbide des délirants,
schizophrènes, etc... n’en sont pas moins innombrables. Citons parmi elles, en ne tenant compte
que de celles qui ont été publiées depuis, 1935 : A. MOLLER (Einige Mesk. Versuche, Acta
Psychiatrica, 1935, X, p. 405), GUTTMANN et MACLAV (Mescaline and Depersonnalisation, J. of
Neuro and Psychopatho., 1936, 16, p. 193), M. FAVILLI et H. HEYMANN (Modificazione psichici
de intossicazione mescal., Rassegna di Studi Psich., 1937), A. CUCCHI (Azione della M. sul pro-
filo psicologico, Rivista sper. di Freniatria, 1939, 63, p. 393), G. TAYLEUR et STOCKINGS (A cli-
nical Study of the M. Psychosis with spécial référence to the mechanism of genesis of
Schizophrénie and other psychiatrie States, J. of Ment. Sc. 1940, 86, p. 29). MACLAY et
GUTTMANN (Mescaline hallucinations, Arch. of Neuro. and Psych., 1941, 45, p.130), J. DELAY et
GÉRARD, (Encéphale, 1948, pp. 196 à 235, et 1950, pp. 55 à 63), J. DELAY, GÉRARD et RACAMIER
(Encéphale, 1951,1), J. DELAY, GÉRARD et D. ALLAIX, Illusions et Hallucinations de la Mescaline,
Presse Médicale, 1949, p. 1210, (planches en couleur) et la thèse, de D. ALLAIX, Paris, 1953.

313
ÉTUDE N° 23

lution globale de la conscience, une déstructuration de l’unité de la personne et de l’ac-


cord avec le monde extérieur que son activité assure normalement.
…l’ivresse par le peyotl… Tout d’abord, l’ivresse par le peyotl n’est pas toujours la même et nous pouvons
décrire ici, comme pour le hachisch, une forme expansive et une forme dépressive.
Dans la forme expansive, l’exaltation, l’euphorie, l’excitation forment le fond du
tableau clinique et constituent l’atmosphère de l’expérience hallucinatoire. Voici par
exemple quelques fragments de l’observation d’une collaboratrice de ROUHIER, jeune
femme russe de 25 ans « de nature excitable et émotive » qui avait absorbé, à 15 h. 45
et à 16 h., 1 gramme de Panpeyotl :
16 h.30 — Pouls 75. Griserie légère. Surexcitation nerveuse. Sensation de grande
lucidité intellectuelle. Le visage et les yeux sont très animés.
16 h.55 — Pouls, 62.
17 h. — Absorption de o gr. 50 de Panpeyotl. État de rêverie vague. Concentre
avec facilité son esprit sur divers sujets.
17 h.15 — Les yeux clos, voit des boules vertes passant sur un fond bleu. Puis des
points rouges ; un animal imprécis ; des ondes, toujours changeantes, de couleurs
vagues. Ces visions sont très indistinctes.
17 h.22 — Une petite médaille en porcelaine bleue qui appartient à sa sœur... Elle
devient indistincte, puis disparaît.
17 h.45 — A ce moment, Mlle de K. est envahie par un sentiment très net et per-
sistant de dédoublement de la personnalité : la sensation de deux « moi » s’installe en
elle, un « ego » (sic) très lucide et normal semblant commander un autre « moi » qu’el-
le méprise. Elle est très gaie et rit sans cause.
17.h.50 — Sa voix lui donne, lorsqu’elle parle, une impression de raucité ; il n’en
est rien en réalité ; il lui semble qu’elle entend parler une autre personne dont elle rit
beaucoup.
Elle se lève, ouvre les yeux, cause avec nous très raisonnablement. Puis elle refer-
me les yeux, voit des choses rouges. Elle se moque de son autre « ego ». Elle le mépri-
se énormément et se félicite « que dans sa vie ce n’est pas cet autre moi qui gouver-
ne ; c’est une espèce d’andouille !» Elle rit beaucoup de nous entendre rire, nous décla-
re que son état présent lui est très agréable, constate sa lucidité d’esprit :
« Heureusement que l’esprit domine le corps, cette bête ! ».
18 h. — Accroupie sur le divan, les yeux fermés, elle converse avec nous très nor-
malement mais avec loquacité : « Vous m’avez donné des sensations exquises !» Elle
annonce une lueur mauve pointillée de taches vertes, puis des couleurs « qui n’appar-
tiennent certainement pas à mon moi, à mon corps intellectuel, mais à mon corps émo-
tionnel... Ces sensations ne peuvent agir sur le « moi »... Quand je vous parle, ce n’est
pas Alia qui parle, ni son corps, mais quelque chose d’intermédiaire... C’est la petite
bête... Elle n’est pas mauvaise, la petite bête, mais elle est très enfant ! ».
18 h.05 — Elle annonce une vision bleue, très bleue qui subsiste un certain temps.
Elle est très excitée et regrette de ne pas se souvenir d’une sensation de supériorité
vraiment étonnante qu’elle vient d’avoir : « Je ne peux me gouverner très bien !...
Comme c’est complexe un être humain ! ».
18 h.08 — Vision d’herbes vertes, de ciel bleu : « Ce ne sont pas des visions éton-
nantes ! ».
Je lui parle de Papa Hankasé, son petit singe favori ; elle s’étonne : « Mais j’y pen-

314
BOUFFÉES DÉLIRANTES

sais bien !... Est-ce spontané ce que vous venez de me dire ?... Je l’aime bien ».
18 h.15 — Pouls, 64. Mlle de K. semble plus tranquille, sans visions, et parle d’el-
le à la troisième personne : « Elle est redevenue elle-même. L’autre est domptée main-
tenant. » De nouveau, elle trouve que sa voix est rauque et constate que les paroles …l’ivresse par le peyotl…
n’expriment pas ce qu’elle ressent : « elles rendent faux ce que je pense ». L’état de
nervosité reparaît. Elle se lève, va et vient dans l’appartement avec assurance.
18 h.25 — Son ivresse continue d’être agréable et hilare. Elle parle d’elle avec
beaucoup d’intelligence et de précision, mais toujours comme si elle était double. Elle
ne cesse d’apprécier un de ses « moi » : « Elle n’est pas mauvaise la petite bête, vous
savez !Elle est très jeune ; elle est toute enfant !» Elle déclare que son autre « moi »,
le plus intime « est très vieux, lui, très intelligent ».
19 h.10 — Elle ouvre les yeux. Son « ivresse » est alors différente. Mlle de K.
semble avoir à ce moment une prescience assez impressionnante des êtres et des
choses qui l’entourent. Elle chante très délicatement.
Les yeux ouverts, elle reparle de ses différents « egos » : « Est-ce qu’il n’y aurait
pas plusieurs personnes en soi-même ? ». Elle a envie de parler russe et, ce qui ne lui
arrive jamais, chante en russe, avec vocalises.
19 h.20 — A genoux sur le divan, elle continue à chanter, avec beaucoup d’ex-
pression. Voit des colliers de corail. « Oh !Comme j’ai vécu antérieurement ! ».Suit un
petit discours évangélique, prononcé toujours accroupie et les yeux fermés : « II faut
être simple, sans orgueil et faire tout son devoir sans chercher le pourquoi des choses.
On n’a pas assez d’étoffe pour cela. Il faut avoir une grande indulgence pour tous les
hommes et ne pas les traiter comme des fourmis. Il faut être sage et ne pas prendre de
cette plante dans le seul but d’avoir des sensations !... (Un silence)... Ah ! Je les vois !
Ils sont noirs, tout nus, avec un petit pagne seulement... Je vois un squelette, mais je
n’en ai pas peur ! ».
20 h.45 — Mlle de K. rouvre les yeux. A partir de ce moment jusqu’à minuit et
demie, elle n’aura plus que de rares visions, lorsque ses paupières seront closes et elle
monologuera presque constamment, légèrement divagante, très loquace. « Il y a une
loi de gravitation et de pesanteur pour les astres et les étoiles. La même loi régit intel-
lectuellement les hommes : c’est la loi des attirances et des répulsions constituant la
loi de grande unité, qui relie tous les humains les uns aux autres... Les saints, les
ascètes, les intellectuels, suivent des chemins différents pour arriver au même but... ».

Cette forme de troubles avec imagerie féerique — celle de la plante « qui fait les
yeux émerveillés » — se rencontre assez souvent, mais elle est bien loin d’être
constante. De toutes nos propres expériences sur la mescaline résulte au contraire l’im-
pression que les états oniroïdes anxieux sont plus fréquents. Une de nos jeunes col-
lègues du temps où nous expérimentions la drogue (1933) fit à quelques temps de dis-
tance (Mai-Août) deux expériences très différentes de la mescaline (même dose 0,25 ;
0,30). Tandis que la première fois ce fut un état d’exaltation agréable, la seconde fois
l’ivresse se déroula sur le ton fondamental de l’angoisse 1. Voici l’observation de cette
deuxième expérience :

1. L’observation de ces deux mescalinisations de Mme L. a été publiée dans le travail que nous
avons publié avec RANCOULE : Hallucinations mescaliniques et troubles psychosensoriels de l’en-
céphalite épidémique, Encéphale, 1938.

315
ÉTUDE N° 23

…l’ivresse par le peyotl… Mescalinisation (le 19 août 1933). A 14 heures, pouls 90. Tension artérielle : 13
1,2 — 6. Légère mydriase (dans l’ensemble il s’agit d’un sujet hyper-sympathicoto-
nique et émotif).
A 15 h.35, angoisse. Pouls 100. Larmoiement. Légère dysarthrie. État subconfu-
sionnel. Les plis du rideau remuent d’arrière en avant et dans le sens latéral. Un pli pris
dans la porte lui donne l’impression d’un grand mouvement. Tout est barré de raies
lumineuses de tous les côtés.
A 15 h.45 angoisse. Sentiment de peur. Impression de mort imminente. Crainte
que son cœur s’arrête. « J’ai vu mes mains maculées de sang, de grosses pattes sales
qui ne sont pas à moi. »
« Nous devons signaler ici un des traits les plus intéressants de cette observation.
Mme L. était par son nom de jeune fille homonyme d’un grand assassin. C’était une
plaisanterie qu’elle faisait souvent de parler de cet assassin. Or, au cours de la mesca-
linisation pas une fois elle n’associa ce souvenir à ses fantasmes. Après l’épreuve nous
lui dîmes : « Mais vos mains sanglantes c’étaient les fameuses « mains visqueuses de
D... ». (Ces « mains visqueuses », expression trouvée dans un livre d’anthropologie
criminelle pour désigner les mains d’un assassin célèbre dont elle portait par hasard le
nom, étaient l’objet le plus habituel de nos plaisanteries). Mme L. fut littéralement stu-
péfaite de ne pas avoir pensé à cela et fut très frappée de ce « refoulement » de la mani-
festation d’une des préoccupations qui, sous les apparences de plaisanterie, a toujours
été depuis sa plus tendre enfance un des points névralgiques de sa vie affective.

Cette vague d’angoisse fut remplacée d’ailleurs par une vague d’euphorie, puis
ensuite par une sorte « d’état mixte ».
Nous ne saurions multiplier les exemples et nous avons déjà noté (p. 232) la
curieuse et intéressante observation de MORSELLI. NOUS ne pouvons pas non plus son-
ger à analyser la structure de la conscience mescalinisée. Nous pouvons à ce sujet ren-
…nous renvoyons à la voyer à la pénétrante étude de J. DELAY et GÉRARD 1 où est très bien analysé le repli
pénétrante étude de J. progressif de la conscience sur son propre monde, « la diffusion de la personnalité
DELAY et GÉRARD infiltrant de subjectivité l’ambiance », et réalisant « une inflation du moi ». De telles
(1949)…
formules sont celles qui peuvent caractériser non seulement l’expérience délirante et
hallucinatoire mescalinique mais l’ensemble des troubles du niveau de la conscience
hallucinante et oniroïde qui nous occupe ici.
Notons à ce sujet que le déroulement de toutes ces psychoses toxiques comme
celui des psychoses délirantes aiguës spontanées s’opère sur un modèle qui nous ren-
voie nécessairement au processus de dissolution hypnique. Tout se passe dans tous ces
troubles (sommeil ou ivresse) comme si une désintégration du champ perceptif (hallu-
cinations hypnagogiques) marquait la première étape du processus général de dissolu-
tion, puis faisait place à une dissolution plus ou moins profonde de la conscience où
se mêlent, comme le fond et les figures qui s’en détachent, l’atmosphère déstructurée
et imageante de la conscience et les phénomènes « sensoriels » qui y éclatent ou fusent
en « formes » perceptives désintégrées et baroques.

1. J. DELAY et GÉRARD (1948), loc. cit., p. 313.

316
BOUFFÉES DÉLIRANTES

Les altérations de la conscience du temps et de l’espace, la fascination « hypno-


tique 1 » par l’imaginaire, le télescopage et l’osmose des valeurs de réalité objective et
subjective, la dissolution du schéma de l’unité psychosomatique constituent bien cette
toile de fond ou plutôt cette « dimension » fantastique de la conscience, cette qualité
originale de vécu, cette déformation des perspectives existentielles qui est nécessaire
à l’éclosion et à l’organisation scénique des monstruosités perceptives de la
« conscience imageante » si bien analysée par SARTRE 2.
Nous touchons ici à ce point de notre exposé à l’aspect le plus profond et le plus
difficile du problème de l’hallucination. Les travaux les plus méthodiquement conduits
et les analyses les plus sûres rejoignent les observations de tous les cliniciens de l’hal-
lucination et des auto-observateurs dans ce domaine privilégié de l’état hallucinatoire
mescalinique. Il suffit en effet de se rapporter notamment aux travaux de STEIN, de
MAYER-GROSS, de ZADOR pour être convaincu que l’hallucination en tant qu’elle est un …l’hallucination en tant
« phénomène sensoriel » constitue une « forme » de la déstructuration des fonctions qu’elle est un « phénomè-
perceptives comme le trouble positif de ce trouble négatif. Les magnifiques travaux de ne sensoriel » constitue
STEIN (comme ceux de MOURGUE et dans le même esprit) ont montré les étapes de cette une « forme » de la
déstructuration des appareils perceptifs et leurs effets dans le « vécu » des illusions déstructuration des fonc-
pathologiques. Celles-ci sont l’effet d’une désintégration de l’acte vital de la percep- tions perceptives…
tion qui (selon la conception de PALAGYI, psychologue qui a joué dans l’école neuro-
psychiatrique allemande le même rôle que BERGSON chez nous) lie dans la spécificité
sensorielle du senti, du vu, de l’entendu, le matériel sensoriel présent ou représenté à
un comportement moteur qui règle son objectivité spatiale et son organisation tempo-
relle propres. C’est dans cette perspective que les phénomènes hallucinatoires isolés,
ou si l’on veut encore, les « hallucinations vraies » (pour parler comme MOURGUE) ou
les hallucinations esthésiques (pour parler comme QUERCY et GUIRAUD) produits par
l’action hallucinogène de la mescaline ont été étudiés et interprétés par ces auteurs.
Les pareidolies, les images consécutives, les déformations du « sensible », la compo-
sante agnosique, les déraillements des perceptions, les mouvements imaginaires, les
métamorphopsies, les synesthésies 3, les distorsions d’objets et d’images, les rythmes
bouleversés, les persévérations de formes et leur mélange, se situent à un niveau de
désintégration qui est fonction vitale du vécu sensible. Personne ne peut, s’il s’ap-
plique sérieusement à l’observation de ces phénomènes, mettre en doute qu’il s’agit là
de régressions vers les « Vorgestalten » temporo-spatiales qui constituent le vécu le
plus immédiat de ces hallucinations : la fusion nécessairement donnée du perçu et de
l’imaginaire dans une expérience radicalement originale.

1. La « richesse » du vécu est précisément l’ornementation du champ de la conscience que déve-


loppe et déroule cet excès d’imagerie en spirales fantastiques tout à la fois comme un spectacle
et une merveilleuse « secrétion ». Ce monde imaginaire — sans « mondanité » comme dit
SARTRE, exerce sur le délirant (ou l’intoxiqué) un prodigieux ensorcellement. Rien d’étonnant que
l’on ait tant de fois comparé ces « expériences » à celles de l’hypnose. Un intéressant travail de
ZOLTAN VON PAP, (Einwirkung der Meskalinrausch auf die post-hypnotische Sinnestauschungen,
Zeitschr. f. d. g. Neuro., 1936, 255, p. 655), doit être signalé ici, pour mettre en évidence la rela-
tion inverse.
2. Cf. notre Étude n° 8.
3. Cf. J. DELAY et GÉRARD (1950), loc. cit., p. 313, et J. DELAY, GÉRARD et RACAMIER (1951). loc.
cit., p. 313.

317
ÉTUDE N° 23

Mais, ceci dit, il est impossible de « ramener » à un pullulement de formes défor-


mées ou déformantes la totalité de l’expérience de l’ivresse mescalinique. FOERSTER,
ZADOR et ZUCKER ont bien montré, conformément aux idées de P. SCHRÖDER, qui a
soutenu en Allemagne la thèse que nous soutenions à peu près en même temps (1925-
1935) en France, que l’activité hallucinatoire n’est pas « pure et simple » et qu’elle se
distribue en niveaux structuraux qui vont depuis ces phénomènes hallucinatoires sen-
soriels 1 jusqu’aux formes de conscience délirante, et cela précisément à propos de la
…L’expérience délirante mescaline. L’expérience délirante et hallucinatoire que nous ne cessons d’envisager
et hallucinatoire […] est dans cette Étude est tout à la fois irréductible à un phénomène sensoriel, à un trouble
tout à la fois irréductible du jugement ou à une illusion affective, car elle est tout cela à la fois dans la « struc-
à un phénomène senso- ture hallucinante » de la conscience, c’est-à-dire une forme du vécu qui n’est pas seu-
riel, à un trouble du juge- lement un accident mais un événement, cet événement fantastique qui se déploie dans
ment ou à une illusion le rêve comme dans toutes ces fictions qui se présentent et se présentifient dans la
affective, car elle est tout conscience déstructurée quand celle-ci l’est assez pour que se rompe la charnière qui
cela à la fois dans la lie le Monde et le Moi et pas assez pour qu’il n’y ait plus de limite entre ces deux pôles
« structure hallucinante » de notre existence. C’est précisément la subsistance de cette possibilité d’une « limi-
de la conscience… te » incertaine mais encore existante et exigeante qui confère son caractère « halluci-
nant » à la conscience de ce niveau, car dans l’ivresse mescalinique comme dans ces
bouffées délirantes et hallucinatoires ou les états oniroïdes (mais déjà moins pour
ceux-ci) l’imaginaire pour être projeté et vécu comme hallucinatoire exige une désor-
ganisation, mais aussi une organisation encore possible de l’espace vécu.

II. L’encéphalite épidémique 2.


Dès les premiers temps de l’apparition de cette affection qui a constitué pour les
Neuro-psychiatres une sorte de vaste expérimentation offerte à leur observation par le
génie des épidémies, on publia des cas de confuso-onirisme au cours des phases aiguës
de la maladie. Vers 1925-1927 on s’intéressa particulièrement aux phénomènes d’
« hallucinose pédonculaire » (LHERMITTE, VAN BOGAERT) observés chez les parkinso-
…les études si approfon- niens. STECK (1927 et 1931), dans ses études si approfondies des délires post-encé-
dies des délires post- phalitiques, y mentionne la fréquence et l’importance de l’expérience onirique. Chez
encéphalitiques…S TECK
nous, COURTOIS, TRELLES, BARUK et MEIGNANT, LACAN, etc. publièrent des cas dont
(1927 et 1931)
beaucoup entrent dans le cadre de la présente étude. En Allemagne, LEONHARD (1930)
a relaté un très beau cas dont nous allons reproduire ici l’essentiel :
« Jeune femme de 38 ans. Elle eut une encéphalite en 1920, dans les années qui
suivirent s’installa progressivement un syndrome parkinsonien avec crises oculogyres.
En février 1930, elle présenta des crises hallucinatoires nocturnes. Elle voyait des per-
sonnages habillés de blanc et de noir qui lui parlaient, lui ordonnaient de se suicider.
Ils lui enfonçaient des aiguilles dans le bras. Elle voyait des animaux, éprouvait des
égratignures et des morsures de rats. C’était, dit la malade, un « sommeil hypnotique ».

1. C’est ce qu’avec CLAUDE nous avons appelé les phénomènes hallucinosiques.


2. On trouvera dans la thèse, que nous avons inspirée à RANCOULE (Les troubles psychosensoriels
dans le syndrome de Parkinson encéphalitique, Paris, 1938), et dans les articles que nous avons
consacrés à ce sujet avec H. CLAUDE (Presse Médicale, août, 1933, et Encéphale, 1933, 28, pp.
485 à 503), une documentation complète sur ce point.

318
BOUFFÉES DÉLIRANTES

Au réveil elle voyait bien que ce n’était pas réel. Le 15 mars 1930, elle entre à l’asile.
On nota alors un état d’anxiété nocturne avec sentiment d’étrangeté : elle avait l’im-
pression d’avoir une grosse tête, des dents très longues. Elle présentait un état d’oni-
risme typique. Elle racontait qu’elle avait vu une fois dans son sommeil un serpent
géant dans le ciel. La nuit de Noël elle aurait eu un état de ce genre mais alors un véri-
table rêve. Au contraire, ce qu’elle éprouve maintenant est distinct « d’un véritable
rêve ». C’est un « sommeil hypnotique » où les images sont plus nettes, plus vives. Ce
n’était certainement pas un rêve. Cet état se renouvelle chez cette malade dans un état
de demi-sommeil, jamais à l’état de veille on n’observe quelque chose de semblable.
Tous les soirs, les mêmes phénomènes se répètent. Le 6 avril 1930, étant depuis plu-
sieurs jours sous l’action de l’atropine-scopolamine, elle ne présente plus de sommeil
hypnotique. Elle ne croit pas d’ailleurs que ce soit l’action du médicament qui fasse
cesser ces sommeils hypnotiques, mais parce que son mari dont elle est séparée et qui
l’hypnotise, ne peut pas l’atteindre dans sa nouvelle salle... En revanche, on note un
curieux phénomène, c’est que le soir, si on lui fait regarder dans un verre vide, elle voit
des quantités d’images visuelles vives mais irréelles. Il s’agit d’illusions visuelles très
esthétiques, très colorées, des sphères, des figures qui se transforment, s’épanouissent,
changent constamment de forme et de couleur. Si on cesse l’atropine-scopolamine, les
sommeils hypnotiques réapparaissent. »

Naturellement le rapport de ces « bouffées délirantes oniriques » avec le sommeil


et l’état hypnagogique a été souligné par tous les auteurs. L’observation suivante de …Observation post encé-
RANCOULE (Observation XII) est à cet égard particulièrement intéressante et on nous phalitique de RANCOULE
(1938)…
permettra d’en reproduire de larges extraits. Il s’agissait d’une malade ayant présenté
une encéphalite en 1924 (hérédité vésanique maternelle) avec des troubles neurolo-
giques discrets mais sans syndrome parkinsonien caractérisé.
Elle raconte un jour à son père venu la voir que la nuit il se passe des choses extra-
ordinaires : on lui comprime le cerveau, il y a des gens qui l’hypnotisent. Elle lui
défend spontanément d’en parler, parce qu’on ne la croirait pas.
La malade par la suite se montre toujours très difficile, elle tente trois fois de se
suicider : une fois en s’enfonçant une aiguille à la pointe du sternum, une deuxième
fois dans le bras, et enfin par strangulation.
Quelques temps après la malade se sent mieux, mais fait allusion à des phéno-
mènes oniriques : dans sa chambre elle a un homme sur le lit avec une bougie allumée.
Elle a eu l’impression de la réalité et explique en disant que ce sont des expériences
médicales, on dédouble les gens. Elle a senti en dormant qu’on lui retirait son double.
Elle a appelé celui-ci les yeux mis-clos, elle le voyait partir. A l’Hôtel-Dieu, elle a
reconnu l’endroit où son double était passé. Elle a parfois la sensation de serpents qui
l’entourent. On lui envoie aussi des choses, des sensations « dégoûtantes ».
La malade se montre cependant plus calme et plus docile. Elle est envoyée en
congé dans sa famille et la sortie requise par celle-ci est accordée.
Peu après elle écrivait au médecin-chef le journal de ses nuits dont nous prenons
quelques extraits :
« Savez-vous ce qu’il m’est arrivé cette nuit, ce matin plutôt, je commençais à
m’endormir, il était à peu près 7 heures moins 10, les doubles rideaux étaient fermés
lorsque tout à coup je m’éveille brusquement, je ne savais plus où j’étais, j’ai réfléchi
une seconde, il y avait à mon côté droit un homme qui tenait une bougie allumée et en

319
ÉTUDE N° 23

face de moi un autre qui regardait. J’étais éveillée à ce moment-là, je n’ai rien dit, je
n’ai pas bougé ni même appelé mon père, car je savais de quelle source ça venait ;
celui qui la tenait a éteint la bougie, j’ai entendu son souffle, et une fois qu’ils furent
partis, j’ai tâté la mèche pour bien m’assurer que je n’avais pas rêvé, elle était toute
chaude. J’ai donc reposé ma tête sur l’oreiller et je me suis dit « je vais le dire au
Docteur », les voix m’ont répondu que c’était vous qui le leur commandiez. Je ne sais
plus que penser ».
Elle écrit plus loin :
…Observation post encé- « Cette nuit-là, j’avais très mal dormi, je me suis réveillée, puis, sans pouvoir faire
phalitique de RANCOULE un mouvement, puisque j’étais paralysée, j’ai senti sauter sur mon édredon, puis pas-
(1938)… ser sur moi à tour de rôle des sortes de petits cochons d’Inde ou d’écureuils ; ils pas-
saient sur mon corps en faisant leurs petits besoins. Puis il y en avait encore un qui
était sur mon cou, quand je me suis mise à penser « pourvu qu’en passant sur ma poi-
trine il ne me tête pas le sein », au même moment la petite bête s’est mise en devoir
de le faire. Trois ou quatre jours après je me sens réveillée dans la nuit, il y avait devant
moi un homme assez jeune, il passait sa main sous mon drap du dessus et me deman-
dait de lui donner la main ; lui refusant, il la chercha en grimpant le long de moi
comme une araignée qui tisserait sa toile, puis ne la trouvant pas, il appela « Joseph » ;
aussitôt j’entendis une chaise remuer dans notre chambre, et le deuxième bonhomme
apparut, cherchant à côté du premier ma main ; puis, voyant qu’ils ne la trouvaient pas,
ils sont repartis, mais impossible de me rendormir. Il y a un de ces hommes qui est
revenu sous la forme de cochon d’Inde me supplier de lui laisser prendre ma main ;
comme je lui disais qu’il la prenne vite, il appela le deuxième bonhomme par une sorte
de bruit indéfinissable, puis voyant que je ne la leur laissais pas prendre, ils sont repar-
tis ; mais cette fois pour revenir à huit petits cochons d’Inde dans mon lit et comme
ma main était allongée le long de mon corps mais fermée, ils ont chanté, puis il y en
avait un qui balançait sa queue sur mon cou et qui me faisait souffrir énormément. Les
quatre autres ont mis leur queue dans mon poing fermé pendant qu’il y en avait un qui
discourait. C’était le Ier décembre, je me rappelle, ils venaient me souhaiter du bon-
heur puis il y en avait un autre à ma droite qui me flairait même étant éveillée, il venait
se coucher à côté de moi ou derrière ma tête en me chatouillant les oreilles.
« Une autre fois, je sentais qu’on essayait de me gonfler le ventre, comme je ne me
laissais pas faire, au milieu de la nuit j’ai été réveillée en sursaut, toujours engourdie,
j’ai senti et vu au moins sept femmes qui me montaient sur le ventre, j’étais oppressée
et je ne pouvais plus respirer, j’ai compris que c’était pour me punir d’avoir refusé de
me prêter à la chose dont je vous ai parlé plus haut... ».
Elle écrit dans une autre lettre :
« Je n’ai pu m’endormir de la nuit. Lorsque j’essayais de m’endormir en répétant
la formule du Professeur COUÉ, je tombais non pas dans le sommeil mais dans une
sorte d’engourdissement et sans pouvoir me défendre, environnée de coquillages, de
moules, de poissons, de sangsues, enfin de toutes sortes de bêtes qui vivent dans l’eau,
puisque je sentais l’eau. La nuit suivante comme je faisais la même chose pour m’en-
dormir, je tombais dans le même engourdissement sans pouvoir me défendre et les
yeux ouverts, puisque je savais que je ne dormais pas, et cette fois je suis tombée au
bord de la mer parmi les requins, les crocodiles et je sentais qu’ils voulaient me dévo-
rer. Puis je voyais devant moi, dans l’angle de l’armoire à glace, un esprit mauvais
avec un long bâton appelé tête de loup, qui le faisait aller et venir devant moi pendant
ce cauchemar ; une autre fois, comme il y avait un Christ pendu au mur juste en face

320
BOUFFÉES DÉLIRANTES

de mon lit, je voyais dans la nuit étant éveillée un esprit aussi, une femme, qui priait
soi-disant pour moi ; pendant ce temps plus elle priait plus j’avais les sens éveillés : le
démon me tentait ».

Si nous multiplions ainsi ces observations qui se ressemblent toutes, c’est précisé-
ment pour montrer qu’elles se ressemblent et on voudra bien nous excuser d’y insis-
ter. Mais cela est indispensable pour bien illustrer ce fait que quelle que soit l’étiolo- …quelle que soit l’étiolo-
gie, la « réponse » délirante et hallucinatoire est à peu près la même, en tout cas assez gie, la « réponse » déli-
rante et hallucinatoire est
constante pour caractériser une forme typique de conscience en voie de dissolution et,
à peu près la même…
pour ainsi dire, à moitié chemin du rêve et de la veille.
Naturellement le rapprochement avec l’action des toxiques hallucinogènes comme
la mescaline et le hachisch s’impose de lui-même 1. Mêmes états oniriques ou semi-
oniriques, impressions de dépersonnalisation ou d’étrangeté. Mêmes phénomènes hal-
lucinosiques aussi dont voici une assez jolie observation sous forme d’imagerie eidé-
tique, observation que nous empruntons à H. BECKETT et Ph. POLLATIN 2 :

« Il s’agit d’un homme de 23 ans qui présenta une encéphalite à l’âge de 10 ans, …observation de H.
d’une durée de 11 jours ; quelques mois après, il devint irritable, querelleur, paresseux, BECKETT et Ph. POLLATIN…
indiscipliné ; il commit des larcins et se montra vicieux, sadique, cruel. A 14 ans on
notait chez lui des troubles de caractère, des tendances agressives, notamment à
l’égard de sa mère (plusieurs attentats également sur de petits enfants). Il se plaignait
à ce moment-là de « brouillard devant les yeux ». A 19 ans il commença à parler de
visions et de tableaux qu’il pouvait voir même les yeux fermés et dans l’obscurité. Ses
hallucinations s’accompagnaient d’anxiété à tel point qu’il fit une tentative de suicide.
Il déclarait : « Ils sont en train de me rendre fou. Je puis voir les figures des infirmières
que j’ai vues dans d’autres services. Je peux me représenter comment mes pas mar-
chent sur le plancher. Je vois des visions de pas. Je prends la vision de tout ce que je
porte, mes souliers, mes vêtements, boutons, toutes les choses sur lesquelles j’ai jeté
un regard. Tout ce que je regarde, je le vois devant moi ». Durant tout notre examen il
dit : « Quand j’étais dans mon bain je visionnais l’aspect de toutes les choses qui
étaient de l’autre côté du mur dans les lignes du plancher, les formes des tubes, etc...
Un jour j’étais assis sur un banc, deux malades vinrent à passer et quand ils furent par-
tis, en fermant les yeux, je pouvais les voir encore comme s’ils étaient là. Plusieurs
jours après, étant assis sur le même banc, je n’eus pas besoin de fermer les yeux pour
les voir clairement comme je les avais vus la première fois. Quand je suis au lit et que
je regarde le plafond, je puis voir une image de l’ensemble du lit, du sommier, du
matelas, la couleur des raies sur le matelas ; mes yeux s’abaissent, je ne puis les main-
tenir droits, j’ai des visions de lignes sur tout ce qui se trouve dans la salle de bains, je
pense que l’œil droit va vers l’œil gauche et réciproquement ; je vous demande de
m’aider à me rendre maître de ces visions et de ces tableaux et de me guérir de façon
à ce que je puisse rentrer dans ma famille ».

1. Ce rapprochement et l’étude des effets de la mescalinisation des encéphalitiques ont été expo-
sés dans notre travail (avec RANCOULE) : Hallucinations mescaliniques et troubles psycho-senso-
riels de l’encéphalite épidémique chronique, Encéphale, 1938, 23.
2. H. BECKETT et PH. POLLATIN, J. of New. and Ment. Disease, 1937, pp. 548 à 556.

321
ÉTUDE N° 23

Ainsi l’encéphalite réalise-t-elle des expériences hallucinatoires dont la dégradation


depuis l’onirisme jusqu’à l’hallucinose visuelle est comparable à celle des autres poi-
sons « psycholytiques » ou « hallucinogènes ». Et ce n’est évidemment pas par hasard
que cette maladie qui atteint électivement les régions meso-diencéphaliques déclenche
ainsi ces formes étiologiques des « bouffées délirantes et hallucinatoires » 1.

Ceci nous conduit à nous demander (comme BINSWANGER à propos de la fuite des
…quel rôle peuvent jouer idées ou comme MAYER-GROSS à propos de ses états oniroïdes) quel rôle peuvent jouer
les « centres » neuro- les « centres » neuro-végétatifs du tronc cérébral dans cette déstructuration de la
végétatifs du tronc céré- conscience. D’après REICHARDT et CAMUS, c’est dans les formations grises du méso-
bral dans cette déstructu- diencéphale qu’il faut « localiser » la conscience, la pensée vigile et la régulation de
ration de la conscience… l’activité psychique. Cette idée a été reprise, à la lumière de la pathologie traumatique
de guerre, par KLEIST (Gehirnpathologie 1934) qui a noté des lésions du tronc cérébral
chez les blessés de guerre qui présentaient des états intermédiaires entre la léthargie et
les états de demi-sommeil. Les états de dépersonnalisation avec sentiments d’irréalité
dépendent du trouble des fonctions du diencéphale. Il indique aussi que dans les
formes délirantes où le processus hallucinatoire s’associe à la désorientation spatiale
et à une légère « crépuscularisation » de la conscience avec « hallucinose » au sens de
WERNICKE, il s’agit presque toujours de blessures qui ont intéressé le diencéphale, le
lobe temporal ou le cerveau frontal (lobe orbitaire). Cette localisation d’un système
pour ainsi dire longitudinal aux divers étages du cerveau est, dans la conception des
…Travaux de KLEIST… centres des fonctions psychiques de KLEIST, particulièrement remarquable pour sa
localisation du Moi ou plutôt des divers systèmes du Moi. Le Moi de relation dépend
du cerveau frontal — le Moi intrinsèque (Selbst-ich), l’unité de la personne dépend des
fonctions mnésiques et ses troubles sont dus à des lésions fronto-orbitaires — le Moi
instinctif dépend des formations basales antérieures du diencéphale et le moi affectif
est localisé dans le tronc cérébral. Comme on le voit, la diversité des fonctions décal-
quée sur la multiplicité des centres permet à ce système de localisations de ne pas être
trop rigoureux. Ce caractère un peu disparate a été encore accentué en 1936 2. Pour ce
qui nous intéresse ici, soulignons simplement que les troubles psychopathologiques
des fonctions d’intégration entéroceptives des processus extero et proprioceptifs
(troubles de la conscience et dépersonnalisation, phénomènes d’influence) sont dus à
des lésions du mésencéphale, mais les états crépusculaires se rencontrent dans les
lésions mésencéphaliques et temporales.
Cette dernière remarque est d’autant plus significative que H. JACKSON le premier
avait placé dans la profondeur du lobe temporal les lésions responsables des états cré-
pusculaires, des « dreamy states » (uncinate fit), idée qui, après les travaux des Neuro-
chirurgiens et Neuro-pathologistes anglo-saxons (KENNEDY, CUSHING, WILSON,
HORRAX, etc...) a pris sa pleine actualité à propos de l’épilepsie temporale non seule-
ment pour les électroencéphalographistes (GIBBS, JASPER, GASTAUT) mais pour des cli-
niciens (PENFIELD). Il semble que l’on considère que la région temporo-hippocam-

1. Nous aurions pu étudier ici également les psychoses délirantes aiguës, les états hallucinatoires
et oniroïdes déterminés par la syphilis cérébrale. Cf. à ce sujet F. BARISON, Classificazioni e ana-
lisi degli stati oniroïdi nella paralisi progressiva malarizzata, Rivista sper. di Freniatria, 1936, 60,
217-270.
2. [KLEIST] : Congrès allemand de Neurologie et de Psychiatrie, 1936. Zeitschr, f. d. g. Neuro.,
1937, 58, pp. 159 à 193.

322
BOUFFÉES DÉLIRANTES

pique constitue une unité physiologique. De telle sorte que, comme nous aurons l’oc-
casion d’y insister à la fin de ce volume dans notre Étude n° 27, les idées de KLEIST
qui, à première vue et en raison de ses localisations en forme de mosaïque un peu hété-
roclite, paraissaient surprenantes, tendent à prendre plus de relief, s’il est vrai juste-
ment que les structures rhinencéphaliques de l’hippocampe (archicortex) et l’amygda- …ce « centrencéphale »
lium sont largement connectées notamment par le fornix à l’hypothalamus postérieur. […] constitue la « portion
Certainement ce vaste système fonctionnel, ce « centrencéphale » comme on l’a appe- végétative » fondamenta-
lé récemment, qui constitue la « portion végétative » fondamentale de la vie de rela- le de la vie de relation ou
tion ou mieux, pourrait-on dire, le nœud psycho-vital, sera, dans le sens déjà indiqué mieux, pourrait-on dire,
par JACKSON, l’objet d’observations physiologiques et psychophysiopathologiques du le nœud psycho-vital…
plus haut intérêt.
En France, les travaux les plus originaux et les plus approfondis sur ce problème …Travaux de LHERMITTE…
sont dus à LHERMITTE. Il a réuni une série d’observations très intéressantes sur l’hal-
lucinose pédonculaire, c’est-à-dire sur ces états d’onirisme partiel que l’on observe
notamment dans les lésions vasculaires de la calotte des pédoncules cérébraux en
même temps qu’une ophtalmoplégie par atteinte des faisceaux supra-nucléaires ou des
noyaux oculo-moteurs. « Une véritable marée hallucinatoire » peut être déchaînée,
écrit LHERMITTE 1, par ces lésions de la calotte bulbo protubérantielle ou, dans le cas
d’altérations qui portent sur la région la plus proche de la calotte pédonculaire, celle
du mésodiencéphale ou de l’hypothalamus médian. « L’halluciné pédonculaire, dit
encore LHERMITTE (p. 98) se trouve plongé dans un état qui s’apparente à l’état mor-
phéique ou plus exactement dans un état hallucinatoire » et c’est à la faveur d’une dis-
solution partielle des fonctions de connaissance, de critique, en bref de vigilance supé-
rieure que peut éclore la fantasmagorie.
Pour R. MOURGUE (qui rappelle très justement que, pour la raison que nous indi-
quions nous-mêmes plus haut, le sommeil est incompatible avec l’hallucination
« vraie », à ses yeux caractérisée par le phénomène de projection perceptive de l’ima-
ge) l’état hallucinatoire signale tout à la fois une désintégration des fonctions sensori-
motrices et un état d’inhibition corticale au sens de PAVLOV 2. Mais chez l’aliéné, dit-
il (c’est-à-dire, si nous ne nous abusons pas, chez les malades qui présentent les
troubles globaux de la conscience), il faut admettre un envahissement de la sphère de
la causalité par celle de l’instinct car ce n’est que dans ce bouleversement de la
« syneidesis » que la pensée se soumet à la loi de la « causalité agglutinée ». Cette
thèse, en clair, peut s’exprimer ainsi : les troubles de la conscience exigent toujours
une dissolution globale et en définitive c’est l’activité corticale qui est troublée. Cette
conception (pour si différente qu’elle soit du système réflexologique de PAVLOV) tend
donc à restaurer l’écorce cérébrale dans cette fonction d’intégration suprême de l’ac-
tivité psychique que l’on a un peu perdu l’habitude de lui attribuer depuis que les
centres d’association corticaux apparaissent comme une « paraphrase anatomique » de
l’atomisme associationniste.
Mais il nous suffit d’avoir montré ici toute la complexité et l’actualité de ce pro-
blème de physiopathologie cérébrale. Soulignons cependant dans quel sens plus dyna-
miste il a évolué puisque même, quand on parle de « centre de la conscience », on
entend sous ce nom non plus un centre où siège une fonction (la conscience ramenée
à une fonction ne pouvant que faire éclater le cadre même et la notion de fonction !)
mais un système plus fonctionnel qu’anatomique dont dépend l’énergétique de la vie

1. LHERMITTE, Les hallucinations, 1951, p. 94.


2. R. MOURGUE, Neurobiologie de l’hallucination, 1932.

323
ÉTUDE N° 23

…la « conscience » n’est psychique. De telle sorte que ce « centre » n’est pas seulement « déterminé » par ses
pas une fonction qui exis- propriétés topographiques mais qu’il est l’activité même de l’intégration en tant qu’el-
te ou n’existe pas, qui le est soudée à la vie de l’organisme et qu’elle dispose ainsi des forces de l’organisme
s’éclipse ou paraît selon tout entier. De telle sorte encore que la « conscience » n’est pas une fonction qui exis-
la loi du tout ou rien, te ou n’existe pas, qui s’éclipse ou paraît selon la loi du tout ou rien, mais un système
mais un système dyna- dynamique de forces créatrices capable de structurer plus ou moins les relations exis-
mique de forces créa- tentielles du Moi et du Monde, de construire à l’intersection du temps et de l’ordre des
trices… espaces vécus, le champ de l’expérience présente.

Au terme de cette « ÉTUDE » nous pouvons dire que les notions flottantes de
« Psychose hallucinatoire aiguë », de « Bouffées délirantes », d’« États oniroïdes »
peuvent trouver dans notre perspective, avec leur relative unité, leur véritable sens et
leur exacte position dans le déroulement du processus de déstructuration de la
conscience. Elles correspondent en effet à cette phase intermédiaire (entre la « manie-
mélancolie » et la « confusion ») de la décomposition du champ de la conscience où
se désorganise la « représentation » de l’ordre spatialement vécu de l’expérience sen-
sible actuelle.

(Nous ne pouvons pas rassembler ici d’indications bibliographiques se référant à


des travaux d’ensemble sur le « syndrome » que nous venons d’étudier pour la bonne
raison qu’aucun travail n’envisage comme nous venons de le faire, la totalité des
troubles qui font l’objet de cette étude. On se rapportera donc aux références indi-
quées au bas des pages, pour chacun des points de vue que nous y avons exposés).

324
Étude n° 24 20. La classification des M. mentales.
21. Manie.
22. Mélancolie.

CONFUSION
23. Bouffées délirantes.

ET DÉLIRE CONFUSO-ONIRIQUE
24. Confusion.
25. Psychoses périodiques
maniaco-dépressives.
26. Epilepsie.
27. Structure et destructuration
de la conscience.

Syndrome caractérisé par l’obnubilation de la conscience, le désordre de la pen-


sée, la désorientation et le délire onirique, la confusion mentale qui a été si admirable-
ment décrite par l’École française, doit retenir maintenant notre attention. Il s’agit d’un
niveau de trouble très profond allant parfois jusqu’à la stupeur et qui pose deux pro-
blèmes considérables ; celui des rapports de cette forme de psychose avec le sommeil-
rêve et celui de ses rapports étiologiques avec les facteurs toxi-infectieux. Il est tou-
jours défini classiquement (RÉGIS, BONHOEFFER, etc.) par son facteur étiologique toxi-
infectieux, son caractère de « réaction exogène », de telle sorte que l’on parle dans
cette éventualité de confusion, non pas parce que le tableau clinique est celui de la
…la confusion est […]
véritable et profonde confusion mais parce qu’il s’agit d’une psychose toxi-infectieu-
l’état qui correspond au
se. Pour nous, la confusion est (quelles qu’en soient son origine et sa nature) l’état qui plus profond niveau de
correspond au plus profond niveau de déstructuration de la conscience quand se déstructuration de la
mêlent inextricablement obnubilation, stupeur et « delirium » 1. conscience…

1. Nous devrions employer ce mot pour désigner spécialement le « délire confuso-onirique » afin
de bien marquer qu’ici « le délire » correspond au sens plein du vieux terme de delirium, tandis
qu’au niveau de déstructuration de la conscience qui a fait l’objet de l’étude précédente, les états
de « délire » sont mieux caractérisés par les épithètes « Wahnhaft » ou « delusional » qui peuvent
établir un pont entre le delirium et les délires (Wahn, Delusion).
Dans son livre, CHASLIN donne pour ces états de confusion (dont le delirium représente le
niveau le plus profond) une longue liste de synonymes. Nous les reproduisons à titre documen-
taire (elle figure à la page 78 de son livre) : Démence aiguë (ESQUIROL, BRIERRE DE BOISMONT) ;
Stupidité, stupeur (VÉROGET, FERRUS, DELASIAUVE, DAGONET); Confusion, confusion hallucina-
toire (DELASIAUVE) ; Délire de dépression (LASÈGUE) ; Délire d’inanition (BOCQUET) ; Torpeur
cérébrale (BALL) ; Acute primäre Verrücktheit (WESTPHAL); Hallucinatorische Verwirrtheit
(KRAEPELIN) ; Hallucinatorischer Irresein (FURSTER) ; Dementia generalis acuta oder subacuta
(TILLING) ; Mania hallucinatoria (MENDEL) ; Amenda (MEYNERT, SIRBAKY) ; Dysnoïa,
Polyneuritic psychose (KORSAKOFF) ; Délire sensoriel (SCHERESCHANSKI) ; Folie générale
(ROSENBACH) ; Paranoïa acuta ou hallucinatoria acuta (divers auteurs) ; Primary confusional insa-
nity (SPITZKA) ; Acute hallucinatore confusion (SPITZKA) ;…/…

325
ÉTUDE N° 24

§ I. — HISTORIQUE

…tout le problème est de De tout temps, sous le nom de « phrenitis », puis de « delirium » les médecins ont
savoir si ce groupe, désigné des états de troubles mentaux symptomatiques des affections cérébrales et
englobant toutes les psy- organiques aiguës. Et tout le problème est de savoir si ce groupe, englobant toutes les
choses confusionnelles
psychoses confusionnelles toxi-infectieuses, doit être séparé des autres psychoses
toxi-infectieuses, doit être
séparé des autres psy- aiguës ou si au contraire ces formes aiguës doivent être rapprochées de l’ensemble des
choses aiguës… psychoses aiguës dans une perspective qui nous est de plus en plus familière, celle des
niveaux de déstructuration de la conscience. Nous avons déjà dit un mot, dans notre
précédente Étude (n° 20) consacrée à la classification des psychoses aiguës, de la dif-
ficulté rencontrée pour séparer le « délire » des états de confusion mentale, du cadre
de la mélancolie ou de la manie, etc.
…PINEL et l’idiotisme… C’est à PINEL 1 que DELASIAUVE attribue le mérite de la première identification de
cette forme de troubles 2. Sous le nom d’« idiotisme », PINEL en effet a décrit « une
commotion » qu’il rapportait à une émotion (une affection vive et brusque, dit-il)
comme celle de cet artilleur des armées de la Révolution qui, à l’annonce que son pro-
jet de canon était favorablement envisagé par Robespierre, recevant une lettre de celui-
ci « resta comme immobile et fut envoyé à Bicêtre dans un état complet d’idiotisme ».
PINEL indique qu’il eut l’occasion d’observer de nombreux cas de ce genre qui se ter-
minent, dit-il, par un accès de manie. Il n’est pas sans intérêt de noter que cette des-
cription « princeps » vise des cas où le choc émotionnel joue un rôle primordial par
l’ébranlement qu’il provoque. A côté de ces « causes morales », PINEL admettait,
d’ailleurs, un facteur d’épuisement dans le déterminisme de ces troubles (faiblesse,
atonie et stupeur).
…ESQUIROL et la « démen- ESQUIROL 3 ayant réservé le terme d’idiotie aux états de « démence congénitale »
ce aiguë »… préféra appeler 1’ « idiotisme » de PINEL « démence aiguë ». Il ne s’intéressa guère
d’ailleurs à sa description.

…/…Stupor, delusional stupor (HAYER, NEWINGTON) ; Acute confusion Isanity (CONOLLY


NORMAN) ; Frenosi sensoria acuta, confusione mentale, amenza (MORSELLI) ; Stupidita
(MORSELLI) ; Delirio sensoriale (DEL GRECO) ; Confusion mentale primitive (CHASLIN, SÉGLAS,
etc.) ; Paranoïa dissociativa (Th. ZIEHEN) ; Delirium hallucinatorium (MENDEL).
1. PINEL, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, 2e édition, 1809.
2. Pour l’historique de la « Confusion mentale » et plus généralement des psychoses à type de
réaction exogène ou toxi-infectieuse (puisque le plus souvent ces deux concepts sont confondus),
on consultera l’article de RITTI (stupeur, stupidité) dans le Dictionnaire DECHAMBRE, 1883, le
livre de CHASLIN (La confusion mentale primitive, 1895, chapitre d’historique, pp. 1 à 79), l’ar-
ticle de RÉGIS et HESNARD (Les confusions mentales) dans le Traité international de psychologie
pathologique d’A. MARIE (1910).
3. ESQUIROL, article « Démence » dans le Dictionnaire des Sciences médicales, 1814, p. 292.

326
CONFUSION ET DÉLIRE CONFUSO-ONIRIQUE

GEORGET 1, lui, choisit le terme de « stupidité » pour définir ce qu’il appelait …GEORGET et la « stupi-
« l’absence accidentelle de la manifestation de la pensée, soit que le malade n’ait pas dité »…

d’idées, soit qu’il ne puisse pas les exprimer », et il cite l’observation de deux malades
qui toutes deux ont, après leur accès, décrit ce qu’elles avaient éprouvé.
ÉTOC-DEMAZY 2 se rallia au point de vue de GEORGET mais se refusa à voir dans
ces troubles une affection spéciale. Il les tenait plutôt pour une « complication de la
manie et de la monomanie ». (Son travail comporte une partie d’anatomie patholo-
gique où il insistait surtout sur l’œdème cérébral).
CALMEIL 3 et surtout FERRUS 4 s’intéressèrent vivement à cette nouvelle forme de
troubles. FERRUS soulignait le caractère apyrétique de la stupidité et effectivement tous
les travaux de cette époque semblent s’appliquer aux états de stupeur confusionnelle
profonde et sans fièvre où prédomine ce que l’on appelait « l’étonnement nerveux ».
Mais BAILLARGER 5 refroidit le zèle de ses contemporains pour cette nouvelle …BAILLARGER trouve un
maladie. Chez les « stupides » qu’il examina (6 observations) il était frappé du fait « fond de mélancolie»…
qu’il existait, disait-il, toujours un « fond de mélancolie » 6. Il admit cependant que
l’embarras des idées, les illusions, les hallucinations, une sorte de fatigue de tête ou
mieux, ajoutait-il (pour se servir de l’expression même de la malade), une sorte «
d’étourdissement », etc. constituent une « variété particulière » de « mélancolie stu-
poreuse ». Cet article, écrit CHASLIN, produit tellement d’effet que la plupart des alié-
nistes (et il cite RENAUDIN et AUBANEL) se rallièrent à l’opinion de BAILLARGER et refu-
sèrent de séparer la « stupidité » de la mélancolie.
Il appartenait à Louis DELASIAUVE de reprendre la question et de la porter à un …DELASIAUVE porte la
question à un admirable
admirable degré de précision clinique. Venu assez tard à l’étude de l’aliénation (1839),
degrè de précision cli-
il travailla à Bicêtre et fut fondateur d’une revue « Le Journal de Médecine Mentale » nique…
dans lequel la plus grande partie de son œuvre a été publiée. Nous insistons sur ces
détails pour faire comprendre que l’œuvre de DELASIAUVE est presque toujours citée
de seconde main et, naturellement, à peu près inconnue à l’étranger. DELASIAUVE esti-
mait que l’on considérait trop volontiers toute agitation active comme un signe de

1. GEORGET (E.), De la folie, Considérations sur cette maladie, son siège et ses symptômes, 1820,
et article « Folie », Dictionnaire de Médecine, 2e édition, 1836, XIII, p. 277.
2. ÉTOC-DEMAZY (G.), -De la stupidité considérée chez les aliénés. Recherches faites à Bicêtre et
à la Salpêtrière, Thèse, Paris, 1833.
3. CALMEIL (L.-F.), article « Démence », Dictionnaire de Médecine, 1835, p. 70.
4. FERRUS (G.), Gazette des Hôpitaux, 1838, p. 600.
5. BAILLARGER (J.), De l'état désigné chez les aliénés sous le nom de stupidité (1843), reproduit
dans ses Recherches sur les maladies mentales, 1890, I, p. 85.
6. Cela ne saurait nous surprendre si précisément nous admettons le principe des niveaux de dis-
solution de la conscience puisque, au niveau inférieur, s'ajoute la structure négative du niveau
supérieur. De telle sorte que la confusion contient aussi la mélancolie.

327
ÉTUDE N° 24

manie « en confondant les troubles basés sur l’incohérence ou la véhémence halluci-


natoire ». Il en est de même, ajoute-t-il, pour les états dépressifs. Aussi son étude se
fondait-elle particulièrement sur ses fameux cas de « stupidité » qui lui paraissaient
distincts de la mélancolie et il se rangea à l’opinion de FERRUS et d’ÉTOC-DEMAZY
contre la position de BAILLARGER. Il faudrait citer presque tous ses travaux, ses articles,
ses observations l.

…DELASIAUVE dote la psy- Cet ensemble de petites études claires est, encore aujourd’hui, plein d’intérêt.
chiatrie du terme de C’est à lui que nous devons non seulement d’avoir doté la psychiatrie du terme de
« confusion »…et la
« confusion », mais d’avoir donné une description magistrale de cette « forme menta-
décrit magistralement…
le ». « Qu’on se figure, dit-il, un clavier sur lequel se promène une main distraite ou
inexpérimentée soumise au jeu machinal de ses propres molécules et notamment aux
impulsions de la circulation sanguine 2, le cerveau rend ainsi toutes sortes de notes dis-
cordantes. Il en est des « stupides » comme de ces hommes de 1’ « In exitu » qui ont
des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne point entendre. Leur situation me
paraît en tout point comparable à celle des gens qui assistent en automates à une
bataille ou à un spectacle. Impuissants à se soustraire aux impressions dont leur ima-
gination est frappée, ils en peuvent conserver le souvenir, comme un spectateur dont
je parle se remémorant le bruit du canon, de la fusillade, la mêlée des combattants, les
mouvements et les déclamations des acteurs, etc. En ce sens, les « stupides » sont des
témoins forcés et tout à fait passifs des scènes qui s’accomplissent devant eux ». Et
soucieux de séparer (contre l’avis de BAILLARGER) la confusion de la mélancolie, il
ajoute : « L’essentiel est de discerner quand, tristes ou non, les perceptions vicieuses
appartiennent à un sentiment altéré ou correspondent à une confusion intellectuelle. Or
ce dernier cas est celui de la stupidité ». Il insiste sur les symptômes physiques et avant
tout sur le caractère rémittent que prend souvent la marche de la maladie. Il décrit
cette « confusion » (stupidité) comme une sorte de groupe naturel comprenant des
espèces diverses. Il insiste sur les semi-stupidités en indiquant que c’est surtout dans
celles-là (qui correspondent au niveau qui a fait l’objet de l’Étude n° 23) que se ren-
contrent les hallucinations et le délire. Mais il ajoute : « Rarement les semi-stupidités
demeurent longtemps exemptes de complication. Le jeu machinal du cerveau produit
des scènes fantastiques dont le rapprochement avec les songes permet une interpréta-

1. On se rapportera notamment à son fameux Journal de Médecine mentale (éditeur Masson, col-
lection en dix volumes ayant paru de 1861 à 1870), t. I (1861), p. 10 et pp. 304 à 311 (Des
diverses formes mentales, Stupidité, Confusion intellectuelle) ; t. II (1862), pp. 74 à 81 et 111 à
à 125 (Semi-stupidité et stupidité légère) ; pp. 250 à 256 et 342 à 352 (Délires des névroses
convulsives, deuxième espèce : stupidité) ; t. III (1863), pp. 10 à 19, 137 à 144, 170 à 174, 213
à 226 (Folie ou délire par intoxication, troisième espèce : stupidité).
2. Nous retrouverons une théorie analogue chez MEYNERT dont CHASLIN fait d’ailleurs état.

328
CONFUSION ET DÉLIRE CONFUSO-ONIRIQUE

tion plausible ». (Et c’est alors l’état confuso-onirique).


Nous pouvons donc, après cette brève allusion aux travaux de DELASIAUVE,
conclure comme CHASLIN : « C’est à cet auteur que nous devons la première bonne
description, à laquelle on n’a rajouté que peu de choses, de la confusion mentale ».
Cependant, malgré la thèse de SAUZE 1, son œuvre resta d’abord sans prestige sinon
sans lendemain.
C’est justement CHASLIN 2 qui devait ériger en « entité » ou tout au moins en « syn- …CHASLIN érige en « enti-
drome typique » la confusion mentale primitive. Il en a fourni une description très té » ou tout au moins en
« syndrome typique » la
détaillée (forme complète et moyenne, confusion mentale primitive proprement dite,
confusion mentale primi-
délire de collapsus, forme polynévritique, confusion mentale subaiguë, confusion men- tive…
tale primitive profonde ou démence aiguë avec ses deux variétés, agitée et stuporeuse).
Il ne faudrait pas trop se méprendre cependant sur le sens de l’épithète « primitive » que
CHASLIN emploie constamment aussi bien pour désigner les confusions mentales sans
causes connues que les « confusions primitives symptomatiques » (p. 123) : par « pri-
mitive », en effet, il entendait dire que la confusion est le trouble fondamental.
Cette remarquable étude clinique, modèle du genre et d’une époque, força l’atten-
tion des aliénistes et s’ils avaient été assez indifférents à la voix de DELASIAUVE, à par-
tir de 1895 en France, presque tous et notamment SÉGLAS acceptèrent cette forme
typique de troubles, ce nouveau « Syndrome », cette nouvelle « Psychose » 3 .
L’évolution des idées sur la confusion mentale s’est opérée par la suite et très rapi- …RÉGIS [en fait] une psy-
chose toxi-infectieuse…
dement dans deux sens, sous l’influence de RÉGIS et de l’école de Bordeaux. Tout
d’abord elle est devenue synonyme de psychose toxi-infectieuse 4. C’est ainsi que,
dans son Précis, RÉGIS la définit, en mêlant intimement les symptômes aux facteurs
étiologiques, comme un « engourdissement toxique » et que, avec HESNARD, il écrivait
(1911) : « L’intoxication ou l’infection sous une forme quelconque est à la base de
toute confusion mentale... » Ensuite, et nous dirions volontiers surtout, la confusion a … le délire onirique en
devient caractéristique…
été rapprochée du délire onirique, celui-ci devenant caractéristique même de celle-là
dans les formes réputées les plus classiques.
Ceci mérite de nous arrêter un instant. LASÈGUE 5 avait indiqué, assez paradoxale-
ment, comme il le signale lui-même dans les premières lignes de son célèbre mémoi-

1. SAUZE, Thèse, Paris, 1852.


2. Ph. CHASLIN, La confusion mentale primitive (Stupidité, Démence aiguë, Stupeur primitive).
Paris, 1895, 1 vol., 264 pp.
3. E. CHARPENTIER, Revue générale de Clin. et Thér., (1892), Thèse de HANNION, Paris (1894),
SÉGLAS (1895-1897), etc.
4. RÉGIS et CHEVALLIER-LAVAURE, Congrès des aliénistes de la Rochelle (1893), ont insisté
d’abord sur le facteur « auto-intoxication ».
5. LASÈGUE Ch., Le délire alcoolique n’est pas un délire, mais un rêve. Archives générales de
Médecine, novembre 1881 (reproduit dans les Études médicales, 1884, t. II, pp. 203 à
227).[NdE : reproduit dans Analectes Paris : Paris ; Théraplix ; 1969].

329
ÉTUDE N° 24

re, que le « délire » (au sens de delirium) des alcooliques n’est pas un délire (au sens
d’idées délirantes) mais un rêve. Mais il appartenait à E. RÉGIS d’illustrer son nom par
…le délire onirique son étude approfondie du « délire onirique ». Voici comment il s’exprime dans son
(1901)… Précis :
« Ayant étudié de près, dans les hôpitaux, le délire des sujets atteints de mala-
dies infectieuses ou toxiques, je crus pouvoir en effet signaler en 1894 que ce déli-
re était comme dans l’alcoolisme un délire de rêve ; que ce délire de rêve auquel
je. donnais le nom de délire onirique (de onar, oneirow, rêve) pouvait être consi-
déré comme étant caractéristique de toutes les intoxications et infections, que ce
délire, enfin, pouvait être, non le rêve d’un sommeil ordinaire, mais le rêve d’un
sommeil pathologique » et il poursuit : « J’ai établi, et c’est là le point dominant
en l’espèce, que le délire onirique est un véritable état somnambulique, un état
second. Comme tout état second il est formé par la mise en jeu de l’activité sub-
consciente ou inconsciente... ».

Et en 1901 il mit au point la description définitive du délire onirique 1.

Depuis lors 2, après les travaux de KLIPPEL (1902-1905) et le rapport de A.


DELMAS 3, etc. toute l’École française a accepté cette manière de voir, d’où l’impor-
tance que joue la notion de confusion mentale ou de syndrome confuso-onirique dans
la psychiatrie française. Le « délire onirique » et les rapports de l’onirisme et du rêve
avec les psychoses (cf. notre Étude n° 8) ont été classiquement précisés et fixés dans
cette équation : onirisme=confusion. Nous avons vu à propos des psychoses délirantes
aiguës, et notamment des psychoses oniroïdes, que l’état crépusculaire est, plus que la
confusion, favorable à l’onirisme pur (R. CHARPENTIER 4). De telle sorte que tout en
gardant l’essentiel des descriptions de l’onirisme par RÉGIS, il nous semble qu’il
convient de les rapprocher davantage (comme il l’avait lui-même indiqué en parlant
des « états seconds ») des états crépusculaires que de la « confusion » proprement dite.
Signalons enfin que si pour la plupart des auteurs de l’école française la confusion
mentale est fréquente, CHASLIN la considérait comme rare.

En Allemagne, ou plutôt dans les pays de langue allemande 5 c’est le nom de

1. Le délire onirique des intoxications et des infections. Bull. Académie de Médecine, 7 mai 1901.
2. On trouvera dans une thèse très documentée de cette époque (FAURE, Sur un syndrome mental,
etc., Paris, 1900), une bibliographie très abondante sur la confusion mentale (p. X à XVI de la
bibliographie).
3. A. DELMAS, Les Psychoses post-oniriques, Congrès de Luxembourg (1914), en fait tenu à
Strasbourg en 1920.
4. CHARPENTIER (R.), L’onirisme hallucinatoire, Revue Neuro, 1919.
5. Cf. sur ce point CHASLIN (pp. 59 à 71), MAYER-GROSS (Selbstschilderungen von Verwirrtheit,
1924, pp. 170 à 174) et EWALD (t. VII, Traité de BUMKE).

330
CONFUSION ET DÉLIRE CONFUSO-ONIRIQUE

MEYNERT qui vient en tête, non point qu’avant lui on ne se soit préoccupé des …MEYNERT, l’Amentia et
états de « Verwirrtheit » (confusion) mais parce que, le terme d’ « Amentia » a fait les écoles allemandes…

fortune 1. Comme nous l’avons vu dans notre Étude n° 23, c’est autour de la question
des délires épisodiques, de la paranoïa aiguë et des confusions hallucinatoires (hallu-
zinatorische Verwirrtheit) que l’on discutait à cette époque à Berlin et à Vienne.
Malgré une longue série de travaux 2, dont les plus importants sont ceux de WILLE (qui
se rapproche au fond de l’École française), de STRANSKY, de BONHOEFFER, de
SCHRÖDER, etc. la notion de « confusion », écrasée entre les formes aiguës et subaiguës
de paranoïa d’abord, puis de schizophrénie, ne s’est jamais très sérieusement implan-
tée dans l’École de langue allemande. Celle-ci a bien plus souvent recours à la notion
de « réaction exogène » pour désigner les états confusionnels toxi-infectieux, ou à
celle de « Psychose de KORSAKOFF » pour désigner les syndromes où prédomine la
confusion amnésique avec désorientation. Enfin une partie des troubles confusionnels
sont plus ou moins rapprochés (surtout par l’École de KLEIST) des psychoses de la
motilité de WERNICKE quand il s’agit de formes confusionnelles hyperkinétiques ou
akinétiques qui posent un problème de diagnostic difficile avec les excitations catato-
niques. Quoi qu’il en soit, dans son fameux Traité, KRAEPELIN se contentait d’énumé-
rer quelques formes de « confusion » : délire fébrile, délire de collapsus, délires
toxiques. Et, plus tard, le traité de BUMKE, dans le tome consacré aux formes de « réac-
tions exogènes », après quelques généralités sur les aspects « delirium », « amentia »,
« états d’hallucinose » (pp. 15 à 45) est entièrement consacré aux diverses rubriques
étiologiques toxi-infectieuses (pp. 46 à 157) pour les affections organiques infec-
tieuses ou générales et (pp. 151 à 400) pour les diverses intoxications. Aussi est-il évi-
dent que la confusion comme telle, (comme « syndrome » ou « psychose » ou « struc-
ture psycho-pathologique typique ») est à peu près systématiquement ignorée.
Dans les pays anglo-saxons (acute insanity, acute dementia, acute confusional …dans les pays anglo-
saxons…
insanity, etc.) il y a peu de travaux importants ou récents ; CHASLIN signalait ceux de

1. MEYNERT « Amentia, die Verwirrtheit », Jahrbuch Psych. und Neuro (1890, 9, p. 1). En réali-
té, note EWALD, il s’agit là d’un vieux mot dont l’acception était restée très flottante. A vrai dire,
le cas décrit sous le nom d’Amentia par MEYNERT comprend sous un état confusionnel des
troubles aphasiques. Depuis lors le terme d’amentia est devenu classique pour désigner la confu-
sion mentale dans la plupart des pays étrangers. Aussi ne peut-on qu’être stupéfait en présence
du titre que L. Pierce CLARK a donné à son ouvrage sur l’arriération mentale : The nature and
treatment of Amentia (1933)...
2. Citons notamment FRITSCH, Die Verwirrtheit, Jahrbuch Psych., Neuro., t. II, p. 27. Die Lehre
der Verwirrtheit, Arch. f. Psych., 1888, 29, p. 328. MEYNERT: Zum sogenannte Hallwahnsinn,
Allg. Zeitschr. f. Psych., 1886. STRANSKY: Zur Lehre von der Amentia, J.f. Psych. und Neuro.,
1905, 5-6, p. 37. ZWEIG, Zur Lehre von Amentia Allg. Zeitschr. f. Psych., 1908, 60, p. 709.
SCHRÖDER, Ungewöhnliche periodische Psychose, Monatschr. f. Psych., 1918, 44, p. 261.
BONHOEFFER, Die exogenen Reaktionstypen, Arch. f. Psych., 1917, 58, p. 358, etc...

331
ÉTUDE N° 24

WEBER (1865), de H. NEWINGTON (1874), de CRICHTON BROWNE (1874), de Fox


(1881), de CONOLLY NORMAN (1890), de Ch. H. HUGHES (1893), de W. L. WORCESTER
(1894). Depuis lors naturellement d’autres travaux ont été publiés sur les confusions,
les psychoses de KORSAKOFF, le délire aigu, etc. soit dans la perspective des « dyser-
gastic reactions » de A. MEYER (états délirants hallucinatoires dus à des facteurs toxi-
infectieux ou métaboliques réversibles et « non destructifs »), soit dans le sens
d’études étiopathogéniques sur les psychoses exogènes et toxi-infectieuses, soit enco-
re à propos des « réactions » aux événements des deux grandes guerres mondiales.
Mentionnons par exemple ceux de BRUCE l, de KASANIN 2, de MUNCIE 3, etc.
Par contre l’École italienne a toujours été très intéressée par les états confusion-
nels, les délires oniriques et les stupeurs toxi-infectieuses surtout au point de vue ana-
tomopathologique et physiopathologique. Parmi les travaux récents, nous devons citer
ceux de V. M. BUSCAINO (1924-1952), de RIZZATI (1932), de CHIARAMONTI (1950), de
BENASSI (1952), de G. A. BUSCAINO (1952), etc.
Nous ne saurions oublier enfin que c’est à l’étude de ce problème que la psychia-
trie russe de la fin du XIXe siècle et celle du début de ce siècle s’était particulièrement
attachée (KORSAKOFF, SERBSKY, BOTKIN, GRADENBERG, OUSPENKI, etc.) Récemment
encore SHOSTAKOVICH 4 renouvelait cette tradition.
…Malgré ces travaux Malgré ces travaux étrangers, dans tous les pays, le problème de la « confusion
étrangers, dans tous les mentale » en tant que « psychose », c’est-à-dire type de réaction psychopathologique
pays, le problème de la
de structure relativement typique (quelle que soit l’étiologie dont elle dépend), est
« confusion mentale » en
tant que « psychose », resté au second plan. Il suffit de relire le traité de KRAEPELIN, l’article d’EXWALD dans
[…], est resté au second le traité de BUMKE, les traités anglo-saxons (HENDERSON et GILLESPIE) et même l’ex-
plan… cellent livre que A. POROT a consacré au « Syndrome confusionnel » (1928), etc. pour
se convaincre que les études sur la confusion sont (comme le disait 5 CHASLIN) « en
pleine confusion », car la confusion « elle-même » y disparaît comme absorbée par les
processus toxi-infectieux qui la déterminent et paraissent seuls intéresser les auteurs,
comme si dans la « psychose confusionnelle », seul importait le processus (le plus sou-
vent fort complexe) qui la déclenche.

Au terme de cet exposé historique nous pouvons clairement concevoir que la


« confusion mentale » si péniblement isolée au cours du XIXe siècle de la masse des

1. BRUCE, Physical symptoms of acute confusional insanity, Lancet, 1935, p. 550.


2. KASANIN (G.), The syndrom of episodic confusion, Amer. J. of Psych., 1936-93, pp. 625 à 638.
3. MUNCIE (W.), The psychopathology of some confusional states : a note concerning some
aspects of pathological uncertainly, J. of nerv. and mental disease, 1942, 2, pp. 130 à 137.
4. SHOSTAKOVICH, La structure des psychoses aiguës exogènes (en russe), Neuropatho. et
Psychiatrie, 1947, n° 2, 58-61.
5. CHASLIN, Ann. Médico-Psycho., 1920.

332
CONFUSION ET DÉLIRE CONFUSO-ONIRIQUE

« psychoses aiguës » et prise en quelque sorte entre les « états maniaco-dépressifs » et


…la confusion mentale
les « bouffées délirantes, hallucinatoires ou oniroïdes » d’une part et les états de « deli-
[…] trouve son cadre le
rium » d’autre part, trouve son cadre le plus naturel en se rapprochant de ces derniers. plus naturel en se rappro-
La forme « confuso-onirique » (au sens fort et strict du terme) des psychoses aiguës chant des états de « déli-
doit être séparée comme telle de la structure hallucinatoire et oniroïde qui caractérisent rium »…

le niveau que nous avons précédemment étudié (Étude n° 23). Mais elle doit être aussi
détachée du concept de « toxi-infection », car si les états confuso-oniriques sont sou-
vent d’origine toxi-infectieuse, ils peuvent relever aussi d’autres processus et inverse-
ment les processus toxi-infectieux ne réalisent pas toujours et nécessairement ce
niveau de déstructuration de la conscience. En définissant la « confusion mentale » soit
par la « toxi-infection » soit par « l’analogie avec le rêve » on en a fait un concept
beaucoup trop large et vague qui a nui à son application. En la définissant au contrai-
re comme une forme typique de déstructuration (à son niveau le plus profond) de l’ac-
tivité de la conscience caractérisée par l’obnubilation, la désorientation et l’expérien-
ce onirique la plus identique à l’imagerie du rêve, en l’apparentant aux états de « deli-
rium » nous lui restituons sa place la plus naturelle dans la classification des psychoses
aiguës.
Et nous comprenons du même coup, 1° que les Psychiatres français, dans le pays
où, depuis LASÈGUE, DELASIAUVE, CHASLIN et RÉGIS, on a mis l’accent sur la structu-
re onirique de la confusion, aient englobé dans les états confuso-oniriques la presque
totalité des états délirants et hallucinatoires aigus sans trop s’apercevoir que pour si
infiltrés de rêve qu’ils soient ils ne sont pas tous « confusionnels », — 2° que les psy-
chiatres des Écoles étrangères, mettant l’accent sur les troubles de la conscience déter-
minés par les facteurs exogènes aient purement et simplement englobé la confusion
dans le syndrome de KORSAKOFF ou les états de « delirium » mais en omettant dans …sa strucure propre est
l’étude de ces psychoses, leur structure propre qui est l’état confuso-onirique. l’état confuso-onirique…

Autrement dit notre position, fidèle aux critères d’une analyse structurale, seule
capable de distinguer parmi les psychoses aiguës non pas des « entités » mais des
niveaux de déstructuration de la conscience, consiste à définir le niveau dont nous
nous occupons dans cette étude comme celui d’un trouble où s’ajoutent les troubles de
la conscience décomposée et les troubles de la conscience altérée (ainsi que l’a fort
bien vu MAYER-GROSS 1), pour constituer une forme structurale essentiellement et au
sens fort « confuso-onirique » que nous nous proposons précisément d’étudier.

1. Cf. notamment les pp. 170 à 181 de son ouvrage : Selbstschilderungen der Verwirrtheit — Die
oneroïde Erlebnisform, (1924).

333
ÉTUDE N° 24

§ II — LA PSYCHOSE CONFUSO-ONIRIQUE
TYPIQUE

…MAYER-GROSS différen- Les exemples de confusion abondent. Mais pour bien préciser à quelle structure de
cie la psychose confuso- conscience morbide répond ce concept, nous préférons donner ici l’exemple même que
onirique des états oni-
MAYER-GROSS fournit dans son ouvrage (pp. 175-180) comme base de diagnostic avec
roïdes et hallucinatoires
aigus…
les états oniroïdes dont nous avons déjà parlé. Cet exemple est en effet choisi en vue
de dégager la structure typique de la confusion (ou « amentia ») pour autant que celle-
ci représente une déstructuration de la conscience plus profonde que celle des états
oniroïdes et hallucinatoires aigus.

OBSERVATION de Maria RECHT, 26 ans.

…Observation de MAYER- Pas d’antécédents psychopathiques familiaux. Accouchement le 10 juin ; infection


GROSS… puerpérale le 26 juin. Elle commence à délirer, veut se confesser, chante, déclare qu’el-
le est la Reine, la Mère de Dieu... Elle refuse de s’alimenter. Elle présentait un délire
très mystique. Le 6 juillet elle est internée à la clinique d’Heidelberg (température
38°3). Elle était agitée, anxieuse et il était impossible d’établir avec elle une conver-
sation. Par contre elle dévidait des propos incohérents. Elle était désorientée. Elle débi-
tait d’un ton plaintif, monotone, indifférent et distrait, une sorte de monologue : « A
présent, je vous prie de regarder dehors, ma mère est là, je n’étais même pas capable
de mourir lorsque je me suis trouvée sur mon lit de mort. Ils étaient tous là, même le
prêtre avec son ostensoir, mais je ne sais plus quand, car ma mère est ici. C’est une
enfant naturelle et elle est là dehors, en train de jacasser (brusquement elle se met à
hurler). Mais ce n’est pas l’homme qui est arrivé avec moi... Mr. le Curé, entrez ici !
Il est là, dehors, en train d’écouter ; non, il est dehors, mais n’écoute pas. Mr. le Curé,
venez donc ! Vous, pur ! Vous pouvez me voir mourir. Je n’ai pas renié ma foi. Qui
est-ce qui a ouvert mes veines, où est ma mère ? Qu’on lui envoie une lettre. Le cœur
va leur éclater. J’entends des voix. J’entends venir ma mère. Je ne sais pas où elle est
parce que mes cheveux sont défaits. Je me crois une sorcière et je suis damnée. Je dois
hurler de honte, car je ne suis pas une enfant naturelle. C’est ma mère et pourtant elle
a des enfants. Moi je n’ai pas eu d’enfants, non, mon enfant n’est pas encore mort.
Nous n’avons eu aucun enfant, et pourtant, j’ai eu aussi la fièvre de l’accouchement. »
Cette description du jour de son entrée est typique de l’état confusionnel. Il est
caractérisé par une tendance à la fragmentation des événements qui ont précédé son
entrée. C’est ainsi que le frère, l’hôpital où elle a été soignée, le thème de la mère
enfant naturelle et de la confession avec le prêtre sont indéfiniment ressassés et sans
rapports entre eux. Elle est bien capable de répondre correctement mais il faut multi-
plier les questions et la maintenir dans une direction qui est rapidement perdue. Par
moments, certains souvenirs exacts sont évoqués, puis ils sont oubliés. La malade ne
cesse de répondre « Je ne sais pas ». Elle paraît chercher à préciser sa pensée sans y
parvenir. Souvent elle quittait son lit avec des mouvements lents et indécis et l’ex-
pression de son visage était perplexe, anxieuse, comme si elle avait l’esprit ailleurs. Si

334
CONFUSION ET DÉLIRE CONFUSO-ONIRIQUE

quelque incident dans la salle où elle était hospitalisée se produisait, elle s’effrayait,
regardait autour d’elle et puis se replongeait dans son état. A un moment donné, elle
se désignait elle-même comme étant un boulanger, B. (qui aurait tenté de la séduire,
dit-elle plus tard) et elle ne pouvait plus abandonner ce sujet, ni sortir de ce cercle de
pensées... Le 11 juillet elle regarda le jardin par la fenêtre et il n’était plus question que
des jardins. Un moment après, ayant été interrogée sur son nom, elle adhère à ce thème …Observation de MAYER-
du nom et on ne peut plus rien tirer d’elle. Elle dit : « je suis une pauvre veuve, je ne GROSS…
suis pas le boulanger B., je suis folle... mais je ne suis pas folle ». L’interrogatoire est
très difficile, en raison des persévérations et des réponses inadéquates. Elle revient
souvent à son identité, comme si elle cherchait à la définir. Elle ne sait pas depuis com-
bien de temps elle est là. Tantôt elle dit qu’elle a eu un enfant, tantôt qu’elle en a eu
deux, et elle dit « je suis si confuse que je ne sais plus où je suis, mais je ne sais depuis
quand. Elle continue à s’embrouiller à propos du nombre de ses accouchements et de
leur succession. A la question souvent répétée de « qui êtes-vous? » elle répond « une
folle. Ils ont hissé les drapeaux. Ils ont effrayé le boulanger et on dit que je dois aussi
pavoiser et craindre le boulanger B. » A propos d’un tableau accroché au mur (femme
apprenant à tricoter à un enfant) elle dit « je ne sais pas si c’est sa grand-mère ou sa
tante. Je suis tout à fait confuse ». Il est remarquable que plus on lui pose de questions,
plus la perplexité s’accroît, comme s’il s’agissait d’un écolier embarrassé. Cependant
vers la fin des examens, elle montrait une sorte de résignation désespérée à cette situa-
tion pénible.
Après une recrudescence nocturne le 16 juillet, son esprit s’éclaircit. Elle se mit en
colère et protesta contre le fait qu’elle était dans une maison d’aliénés. Elle disait enco-
re qu’elle n’avait pas d’enfants, mais cependant un moment après, elle corrigeait et
disait qu’elle avait bien deux enfants. Quatre jours plus tard, le 20 juillet, elle répon-
dait affirmativement au médecin qui lui demanda si elle voulait voir son mari, et pour
la première fois, elle parut à nouveau orientée dans le temps.
Après quelques jours où il y eut des intermittences dans l’amélioration, la guéri-
son s’est confirmée. Interrogée plus tard sur cette période, elle semble l’avoir vécue
surtout comme une formidable incapacité de se concentrer. Elle sortait constamment
du sujet, prenait son élan, ne trouvait plus le fil, n’était plus capable de retrouver l’es-
sentiel et se perdait sans cesse dans les détails sans importance. Elle se rappelait cer-
tains détails des événements subjectifs avec une exactitude stupéfiante. Par contre elle
montrait de grandes lacunes de souvenirs des événements réels. Elle dit aussi qu’elle
prenait une autre malade pour une voisine de son pays.

Ce qui est caractéristique, aux yeux de MAYER-GROSS, dans cette observation, c’est
…fragmentation du vécu,
la fragmentation du vécu et l’impossibilité de construire des ensembles. Il s’agit là
[…] démembrement de la
d’une sorte de démembrement de la conscience comme émiettée et déchiquetée. La conscience, […], per-
perplexité et l’effort pour sortir de cette impuissance sont à cet égard caractéristiques plexité…
de l’état confusionnel dans lequel prédominent les troubles de la conscience décom-

1. Nous devons signaler en raison justement de cette rareté l’excellent travail de H. HARTMANN
et P. SCHILDER, Zur Klinik der Amentia, Zeitschr.f. d. g. Neuro., 1924, 92, pp. 531 à 596. Ce tra-
vail comporte aussi quelques observations sur les confusions « grippales », c’est-à-dire, à cette
époque, plutôt sur les « confusions encéphalitiques ». — BALDUZZI (E.) vient de consacrer tout
récemment (Rivista di Patologia nerv. e ment., 1954, 75, 24-68) une bonne étude à l’onirisme.

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ÉTUDE N° 24

posée tels que nous avons eu l’occasion de les exposer dans notre précédente étude.
Il est remarquable que les observations approfondies et en particulier les études
psycho-pathologiques de cas de confusion sont rares 1. La clinique de ces cas ne se
prête guère en effet à des analyses, le malade étant très troublé, souvent agité ou stu-
poreux et dans la suite plus ou moins amnésique. De plus la plupart des médecins, fort
raisonnablement, en face des problèmes pratiques urgents que posent de tels malades,
oublient un peu d’en étudier avec détails « l’état mental » et celui-ci passe en quelque
sorte au second plan ; on se contente alors le plus souvent d’un diagnostic rapide et on
s’intéresse davantage à l’aspect symptomatique de la toxi-infection ou du facteur étio-
logique général.
…le type de description: Nous devons prendre comme type de description les états que CHASLIN décrivait
la « confusion mentale comme « Confusion mentale primitive », terme qui ne signifie pas grand’chose, mais
primitive » de CHASLIN… qui est resté pour désigner la confusion mentale sous son aspect le plus caractéristique,
celui qui constitue le tableau clinique de la confusion mentale délirante de RÉGIS. Elle
est caractérisée par 1° la confusion, 2° l’onirisme, 3° l’agitation perplexe, 4° le syn-
drome physique d’un état de déficience organique plus ou moins généralisé et grave.

A.– DÉBUT.
…son début comporte Si la psychose peut éclater brusquement, souvent au réveil ou à la fin de la journée,
généralement […] une son début comporte généralement comme pour la plupart des psychoses aiguës, une
période d’invasion de
période d’invasion de quelques heures et parfois de quelques jours. Troubles de l’hu-
quelques heures et parfois
de quelques jours… meur et du caractère, tristesse, inquiétude, rêveries et distractions signalent le patient à
l’attention des siens. Le mutisme, l’inappétence, l’insomnie, parfois quelques actes sau-
grenus (refus de se lever de son lit, errance, fugue) ou bien quelques idées délirantes
(persécution, empoisonnement, sentiment d’étrangeté, etc.) étonnent l’entourage. RÉGIS
insistait sur la « céphalée » comme signal symptôme important : « Très souvent, écrit-
il 1, elle ouvre la scène et se prolonge dans le cours de l’accès. Cette céphalée est inten-
se, pénible, gravative, à siège diffus fronto-orbitaire ou occipital, si violente chez cer-
tains sujets que ce sont ces paroxysmes même qui peuvent créer le délire et en tout cas
le précédent immédiatement ». Les abords du sommeil sont particulièrement révéla-
teurs des modifications profondes qui se préparent dans la structure de la conscience.
Et somme toute, soit sous forme d’exaltation anormale ou d’anxiété, soit sous forme
d’expériences délirantes naissantes, c’est par les deux niveaux précédents (maniaco-
dépressif et hallucinatoire) que passe d’abord le processus de déstructuration de la
conscience. Les modalités de cette dégradation, sa rapidité, sa profondeur, la durée de
ses paliers successifs constituent les aspects cliniques de cette période d’invasion.

1. Précis. 6e édition, p. 346, et cf. aussi la thèse qu’il inspire à un de ses élèves A. BOUYER,
(Thèse, Bordeaux, 1900).

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CONFUSION ET DÉLIRE CONFUSO-ONIRIQUE

B.– PÉRIODE D’ÉTAT.


Mais c’est une chute verticale qui brusquement précipite le malade dans l’état …puis une chute vertica-
confusionnel. Il sombre alors dans un trouble général de sa conscience, un boulever- le…

sement de son comportement et de sa pensée qui le retranche de sa « présence » à l’am-


biance, au milieu, à la situation. Cette désadaptation de ses conduites se manifeste tout
d’abord par son aspect, son « habitus ».

I. La présentation mimique.
C’est son visage qui d’abord surprend ; les traits sont décomposés et comme
désaccordés avec la situation et les circonstances qui l’environnent. Il émane de sa …une impression d’hébé-
mimique une impression d’hébétude et d’égarement notamment dans le regard tude et d’égarement…
« hagard », « vitreux » et « lointain ». DELASIAUVE disait, rappelons-le, des confus
qu’ils sont, comme ces hommes dont parle le psaume ; « ils ont des yeux et ne voient
point ». En effet leurs sens demeurent comme insensibles ou ne paraissent frappés qu’à
la condition de refléter les émotions ou les images de la confusion interne. Le masque
de la confusion est si caractéristique qu’il constitue un symptôme crucial du tableau
clinique et le clinicien n’a pas de peine à l’identifier quand il est en présence de ces
malades dont la physionomie reste figée même quand s’expriment des émotions
intenses, dont les yeux sont constamment voilés même quand ils se fixent soit dans le
vague soit sur un objet et dont les propos demeurent atones et amorphes même quand
ils sont proférés dans l’intensité d’un gémissement ou d’un cri. Cet aspect de
« trouble » qui brouille les traits du confus ou ouate l’ensemble de son comportement
est caractéristique de son absence de la situation présente. C’est précisément ce symp-
tôme qui est le premier perçu par l’entourage et le premier qui entre nécessairement
dans la description du clinicien, car c’est cette modalité même du contact « confus »
avec autrui, cette épaisseur de vague et de flou que la conscience confuse interpose
entre le monde et soi, qui exprime et résume le trouble fondamental de l’obscurcisse-
ment de la conscience. Le manque de lucidité, de clarté, il est déjà là, perceptible et
totalement donné sur la physionomie du malade pour autant qu’elle exprime l’obnubi-
lation, la perplexité et la désorientation de la « confusion ». De telle sorte que l’on peut
dire que tous les symptômes de la confusion de l’esprit sont inscrits ici dans ces traits
caractéristiques de la confusion du visage.

II. Le comportement.
Le comportement gestuel, verbal et psychomoteur provient également de ce
trouble général et l’exprime. Perdu dans un labyrinthe de tâtonnements, d’essais et
d’erreurs, le confus, désemparé, se lève et s’arrête, court à la fenêtre, s’arrête, repart.
Sombre et muet, il se cramponne farouchement à un siège, à son lit, s’agrippe au bras

337
ÉTUDE N° 24

de l’infirmière, puis se laisse aller sur le sol, rampe par terre, brusquement crie à tue-
…L’impulsivité confu- tête, appelle au secours, se saisit d’un verre et le brise, etc. L’impulsivité confusion-
sionnelle […] est pour nelle 1 avec ses raptus violents, ses accès d’agitation désordonnée et ses troubles exci-
ainsi dire latente…
to-moteurs paroxystiques ou subcontinus est pour ainsi dire latente, quand elle n’écla-
te pas en violences subites, dans ce trouble profond de la conscience. Les propos
comme les gestes ont quelque chose d’incertain et de violent, mais aussi quelque chose
de théâtral comme si le patient parlait à la cantonnade ou en « a parte ». Et là encore
nous retrouvons sur le plan de l’expressivité psychomotrice et des actes le même
trouble fondamental : des figures émotionnelles hypercinétiques ou idéo-verbales se
détachent du fond d’obscurcissement de l’activité psychique comme de brusques
éclairs issus des ténèbres de la conscience obnubilée. Le mutisme entrecoupé de
… une manière d’ « être- monologues, de mussitations, d’incantations ou de chantonnements est l’expression
ailleurs »… fréquente de cette manière d’ « être-ailleurs ». De même le refus d’aliments, l’erran-
ce, les actes accomplis dans une sorte de rêvasserie incohérente (s’arracher les che-
veux, déchirer les draps, se promener en chemise, aller embrasser un autre malade ou
le frapper, etc.) sont symptomatiques du relâchement global de l’activité et de la pré-
valence des actes automatiques et des comportements archaïques sur les conduites
adaptées et lucides.

III. Analyse clinique et phénoménologie de la « confusion


mentale ».
Depuis les analyses cliniques de DELASIAUVE, CHASLIN et RÉGIS, peu de chose a
été ajouté à l’analyse de la « Confusion mentale ». C’est que ces malades si « troublés,
si égarés, si incapables de penser correctement, si embrouillés dans leurs efforts pour
échapper à leur torpeur et à leur dérive ne se prêtent guère, comme nous l’avons signa-
lé plus haut, à des analyses minutieuses. C’est ainsi que la psychométrie, les épreuves
de psychologie clinique, les tests sont à peu près inutilisables (sans grand dommage
d’ailleurs puisque ce que l’on chercherait à préciser par leur emploi est si aisément
perçu que le recours, ici, à leurs techniques devient un peu superflu). Mais c’est un fait
que ni ces méthodes, ni les analyses structurales de la pensée morbide ne paraissent

1. Cet aspect impulsif ou excito-moteur de la confusion a été spécialement étudié dans l’alcoo-
lisme (GARNIER, La folie à Paris, 1890. CULLERRE, Thèse, Paris, 1919. H. BINDER, Archives
suisses de N. et P., 1935, etc.), ou dans l’épilepsie (MAGNAN, Leçons cliniques, pp. 35 a 42.
MARCHAND et AJURIAGUERRA, Épilepsies, pp. 101 à 117, et cent autres travaux, depuis ceux de
JACKSON et GOWERS, jusqu’aux études contemporaines sur l’épilepsie « psychomotrice » (GIBBS,
PENFIELD). Mais ce n’est pas seulement dans les états confusionnels comitiaux ou alcoolo-
toxiques que se déclenche « la fureur », elle est souvent aussi l’apanage de la « confusion men-
tale elle-même » sous la forme de l’agitation subcontinue, soit sous la forme d’impulsivité
paroxystique.

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CONFUSION ET DÉLIRE CONFUSO-ONIRIQUE

avoir été appliquées systématiquement. A propos des descriptions classiques rappelées


au début de cette étude, nous avons déjà fait remarquer la rareté des observations
approfondies sur ce type de trouble qui est si opaque (et si amnésique aussi) qu’il
décourage, faute de collaboration suffisante du malade, ces procédés d’investigation
psychologique. Dans ces conditions, nous devons enregistrer, sans trop nous en éton-
ner, la carence presque complète d’études récentes sur ce point.
Nous allons décrire un certain nombre d’aspects caractéristiques de cette « confu-
sion » dont nous venons de noter que son ombre se porte jusque dans tous les détails
de la physionomie et de la conduite du confus.

1° LES TROUBLES DE LA PENSÉE.

Le confus présente une « détérioration » intellectuelle certaine et puisque la


psychométrie ne nous renseigne guère sur ses caractéristiques et son pronostic, force
est de recourir à une analyse qualitative de cette forme de « démence aiguë ». Car tout
le problème est là. La confusion altère profondément l’activité noétique de l’esprit et, …La confusion altère
à certains égards, plus profondément même que la démence (dans sa forme moyenne profondément l’activité
noétique de l’esprit…
en tout cas) et cette altération le clinicien peut l’identifier à coup sûr par ses qualités
cliniques spécifiques 1. Quelles sont-elles ? Tout d’abord le confus garde disponibles
sinon intacts son vocabulaire, ses fonctions gnosiques, praxiques

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