Project Muse 266555
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Hélène Grandhomme
HÉLÈNE GRANDHOMME
This study urges us to describe and to understand the attitude and the point of
view of France on Islam in a particular territory, Senegal, and over a specific
period: that of colonialism. In this West African colony, the French policy vis-à-
vis Islam and Muslims is at the same time a pragmatic policy and a vision of the
other. We thus suppose that it fluctuated, even clashed, but it especially presented
a common core syllabus consisting of practices and knowledge.
A lors que la France entretient des relations très anciennes avec le monde
musulman, il s’agit ici de s’interroger sur la connaissance de l’islam en
milieu colonial. Jusqu’aux années 1920–1930, les rapports entre les autorités
musulmanes et le pouvoir colonial sont empiriques, dans le sens où elles con-
stituent une somme de parcours d’accommodation.1 A partir de la décennie
1930, on peut estimer que ces relations acquièrent des automatismes et prennent
davantage la forme d’un système d’accommodation avec ses logiques, ses enjeux
et ses contradictions. Le choix de l’année 1936 est emblématique à plus d’un titre.
Elle symbolise tout d’abord l’apogée coloniale. Les structures institutionnelles,
Hélène Grandhomme: Doctor of Contemporary History, University of Nantes (France); Research Center for International and
Atlantic History (CRHIA), University Cheikh Anta Diop of Dakar (Senegal).
French Colonial History, Vol. 10, 2009, pp. 171–188. issn 1539-3402. © 2009 French Colonial Historical Society. All rights reserved.
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Dans une colonie où l’islam est une religion enveloppante et les marabouts des
guides spirituels et temporels, la connaissance de l’islam devient un élément
constitutif et incontournable de l’administration française au Sénégal. Les institu-
tions et les organismes de politique musulmane constituent les manifestations
officielles et intrinsèquement coloniales du savoir sur l’islam. Le savoir émerge
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Quelle vision de l’islam apparaît dans ce que l’on peut qualifier de mouvance des
affaires musulmanes et qui comprend aussi bien les études et les missions dili-
gentées par et au sein de l’administration coloniale, que les travaux scientifiques
Connaissance de l'islam et pouvoir colonial 181
nous livre une liste des causes du succès et du progrès de l’islam en Afrique oc-
cidentale, parmi lesquelles: la simplicité du dogme et des pratiques, le manque
d’originalité et de sacerdoce, l’indulgence et la polygamie.32
En 1917, l’administrateur colonial Paul Marty est l’auteur d’un ouvrage de
référence sur la configuration confrérique sénégalaise. Extrêmement documentés,
ses écrits contribuent fortement à définir l’« islam noir » à partir de l’exemple
sénégalais. Il y qualifie notamment la tarîqa mouride de « réaction de l’âme ouolof
sur l’islam », « de religion nouvelle née de l’islam » ou encore de « revanche de la
coutume et des ancêtres sur la religion d’importation ».33 Pour tous les auteurs,
l’« islam noir » est de fait un islam négrifié, adapté à la « psychologie du noir
musulman ». Cette dernière expression est le titre d’une partie de l’ouvrage de
l’administrateur Robert Arnaud en 1912:
Le Noir n’entend point la nature comme nous et il apprécie les êtres et les
choses à travers ses croyances et les coutumes de ses ancêtres; il est encore trop
près de la terre pour ne pas se fier à ses instincts plus qu’à son esprit critique;
il se contente aisément, en cette matière, de l’apport des autres; ses sorciers lui
disent les conséquences, ses marabouts lui disent les causes; le sorcier parle au
nom de la coutume, le marabout au nom de l’islam.34
cependant du fossé qui risque de se creuser entre les discours et les pratiques.
Ainsi, à côté de la bienveillante neutralité, Paul Marty prône une action politique
faite de surveillance, d’isolement, de répression, de renseignement et de divi-
sion. Pour Arnaud et Quellien, il ne faut ni combattre, ni encourager l’islam,
mais cependant soutenir discrètement un esprit de dissension et de corruption
au sein des confréries afin de les détourner de préoccupations qui dépassent le
cadre religieux. Maurice Delafosse est un des rares savants et administrateurs
à se défier d’une opinion courante qui voudrait présenter les sociétés animistes
comme sauvages, alors que les populations musulmanes auraient un degré plus
élevé de civilisation.
La théorisation de l’« islam noir » vient donc justifier les enjeux successifs
de la France au Sénégal. Malgré la méfiance de l’administration coloniale à
l’égard des confréries religieuses, elle a mis l’accommodation avec les autorités
religieuses locales au centre de son projet colonial. Les confréries sont con-
sidérées comme malléables et loyales par opposition à un islam dit « arabe »
jugé radical et dangereux pour la pérennité de la colonisation. Il convient donc
d’isoler le plus possible les musulmans africains des mouvements orientaux,
qu’ils soient réformistes religieux ou politiques. En 1953, le commissaire du
gouvernement pour le pèlerinage à la Mecque prône une politique d’appui sur
les confréries d’AOF afin de les « rattacher intellectuellement à l’Occident plutôt
qu’à l’Orient ».36 La doctrine de l’islam confrérique (ou « islam noir ») s’insère
alors dans le pragmatisme colonial. L’enjeu de la politique musulmane de la
France est édictée: la défense de l’islam ouest-africain, entendue comme garant
de relations franco-musulmanes que l’on dit équilibrées et sincères.
Entre 1936 et 1957, cette vision de l’« islam noir » est largement enracinée au
sein de l’administration coloniale, bien qu’elle subisse quelques assauts, notam-
ment dans les milieux scientifiques. A l’approche de l’indépendance, on assiste au
bannissement de la terminologie coloniale dans le discours officiel. On ne parle
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NOTES
12. Yves Copans, Les marabouts de l’arachide: La confrérie mouride et les paysans du Sénégal
(Paris: L’Harmattan, 1988).
13. Cette accommodation est largement décrite et analysée sur la période 1880–1920 par
l’historien David Robinson, op. cit. On y voit l’importance des personnalités telles que
Tamsir Hamat, Bu el-Mogdad, Saad Bûh, Sidiyya Baba et El Hadj Malick Sy dans le
processus relationnel entre pouvoir colonial et islam.
14. La résistance musulmane à la pénétration française est incarnée pendant la deuxième
moitié du XIXe siècle, entre autre, par des personnages tels que: El Hadj Omar du Fouta
Toro; Lat Dior, Damel du Cayor; Alboury N’Diaye, roi du Djoloff; ou encore Ma Bâ
Dyakhou.
15. Grève générale déclenchée en septembre 1938 par le syndicat des travailleurs indigènes
du Dakar-Niger.
16. Grève des cheminots africains. Premier mouvement syndical d’envergure en Afrique de
l’Ouest, relaté par le romancier sénégalais Ousmane Sembène, Les bouts de bois de Dieu
(Paris: Pocket, 1988).
17. Soulèvement d’anciens prisonniers de guerre de retour à Dakar (camp de Thiaroye). Ces
derniers demandaient la régularisation de leur situation financière. Le 1er décembre 1944,
le commandement de la caserne ouvre le feu sur les soldats démobilisés.
18. Ce grand rassemblement de l’Ummah musulmane fait craindre à la France une « con-
tamination » des croyants aofiens par les mouvements de contestation politiques et
religieuses comme le Wahhabisme, le panislamisme, l’idéologie de Nasser et de la Ligue
arabe ou encore les mouvements nationalistes d’Afrique du Nord.
19. Alphonse Gouilly, L’islam devant le monde moderne (Paris: Les Nouvelles Éditions,
Collection diplomatique et politique internationale, 1945).
20. Le service des Affaires politiques d’AOF est relayé à Paris par la Direction des Affaires
politiques du Ministère des Colonies.
21. La colonie du Sénégal est divisée en cercles, puis en subdivisions respectivement dirigés
par un commandant de cercle et un chef de subdivision.
22. A partir de 1912, l’École coloniale obtient le monopole de la formation des futurs ad-
ministrateurs coloniaux. En 1934, elle devient l’École nationale de la France d’Outre-mer
(ENFOM)
23. Le CHEAM est créé en 1936 par le sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères. L’objectif
du centre est de parfaire la formation technique des administrateurs (ou autres) amenés
à servir dans les territoires musulmans.
24. Extrait d’une lettre du service des Affaires musulmanes du ministère des Colonies, au
gouverneur de l’AOF du 19 novembre 1923. Elle fait suite au rapport d’enquête de André
Connaissance de l'islam et pouvoir colonial 187
et Chatelaîn sur les tendances actuelles de l’islam en AOF. Archives nationales du Sénégal,
Dakar, fonds AOF, série Affaires musulmanes: 19G5(1).
25. Extrait d’une lettre de Marius Moutet, ministre des Colonies, au gouverneur général
d’AOF le 30 octobre 1937. Centre des Archives diplomatiques de Nantes [ci-après CADN],
fonds AOF « Dakar », no. 352.
26. William-Benjamin Cohen, Empereurs sans sceptres: Histoire des administrateurs de la
FOM et de l’École coloniale (Paris: Berger-Levrault, 1973).
27. CADN, fonds AOF « Dakar », no. 352. Statistiques pour 1951.
28. L’expression « islam noir », notée entre guillemets, est ici envisagée dans le cadre d’une
politique musulmane en contexte colonial. Que ce soit chez les administrateurs ou chez
les historiens de la première moitié du XXe siècle, l’expression véhicule des sous-entendus
qui la font très souvent rimer avec infériorité, simplicité et malléabilité. Après les indépen-
dances, les scientifiques tels Monteil, Cruise O’Brian, Trimingham et autres, tentent de
donner à l’expression une réalité débarrassée de toutes les scories de l’époque coloniale.
Ainsi, la notion d’islam noir recouvrirait un syncrétisme que l’on pourrait qualifier de
positif: « africanisation de l’islam, par réaction dialectique de la personnalité africaine »
selon Vincent Monteil. L’expression ne contiendrait plus de considérations qualitatives
purement subjectives, mais signifierait que les sociétés africaines auraient adapté l’islam
à leurs structures sociales, et conservé certaines formes de la religion traditionnelle, tout
en maintenant intact ce que l’on appellera l’islam des principes. Dans ce texte, nous
utilisons l’expression entre guillemets lorsque celle-ci est attribuée à l’administration
coloniale, sinon nous lui préférons l’expression: islam au sud du Sahara.
29. Cet ouvrage de référence est encore cité dans diverses études et rapports de l’ambassade
de France à Dakar après 1960.
30. A. Le Châtelier, L’islam dans l’Afrique Occidentale (Paris: G. Steinheil, 1899), 376.
31. A. Quellien, La politique musulmane dans l’Afrique Occidentale Française (Paris: Larose,
1910). D’après une thèse de doctorat présentée à la faculté de droit de l’Université de
Paris le 25 mai 1910.
32. Ibid.
33. P. Marty, Études sur l’islam au Sénégal, vol. 1: Les personnes; vol. 2 : Les doctrines et les
institutions (Paris: E. Leroux, 1917).
34. R. Arnaud, “L’islam et la politique française en Afrique Occidentale,” Renseignement
Coloniaux et documents, supplément à l’Afrique Française, no. 1 (3 -20); no. 3 (115 -27);
no. 4 (142 -54), janvier 1912.
35. Paul Marty, op. cit., 85.
36. Rapport de S. Sankalé, commissaire du gouvernement pour le pèlerinage à la Mecque 1953.
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Archives nationales du Sénégal (ANS), Dakar, fonds colonial, série Affaires musulmanes:
19G15(17).
37. Session du Haut Comité méditerranéen et de l’Afrique du Nord, mars 1938. Annexe au
rapport no. 1, activité du Haut Comité méditerranéen de la commission d’études et du
secrétariat général du Haut Comité méditerranéen, CADN, fonds de l’ambassade de
France à Dakar, no. 361.
38. Fernand Quesnot, “Les cadres maraboutiques de l’islam sénégalais,” in Notes et Études
sur l’islam en Afrique Noire, éd. M. Chailley, A. Bourlon, B. Bichon, F.-J. Amon D’Aby, F.
Quesnot (Paris: Recherches et Documents, série Afrique Noire, Centre des hautes études
administratives sur l’Afrique et l’Asie moderne [CHEAM], Peyronnet & Cie, 1962).
39. Mamadou Karfa Sané, Islam et société au Sénégal, approche sociologique d’une confrérie:
Le cas de la confrérie tidjane, thèse de 3e cycle, Université de Nantes, département de
Sociologie, décembre 2004.