Victime-Agresseur Tome 3

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Collection Victimologie & trauma

Éric Baccino
& Philippe Bessoles
sous la dir.

Victime-Agresseur. Tome 3
Traumatisme et résilience/ lien psychique - lien social

et de la verrerie
CHAMP SOCIAL
É D I T I O N S
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© Éditions Champ social, 2003


Éditions Champ social – 90, rue d’Arcole – 30 000 NÎMES
ISBN : 2-913376-27-4
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Victime-Agresseur
Tome 3
Traumatisme et résilience ;
lien psychique – lien social

sous la direction
d’Éric Baccino et de Philippe Bessoles
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À Marie,
in memoria
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ACTES DU COLLOQUE DE VICTIMOLOGIE CLINIQUE


DE
MONTPELLIER
Le Corum, Palais des congrès, septembre 2002

Présidence d’honneur
Monsieur le Professeur Louis CROCQ,
dans le cadre du
« 16 th meeting of the international association of forensic sciences »
Président
Monsieur le Professeur Éric BACCINO

Coordinateur du comité scientifique


. Philippe BESSOLES, psychologue clinicien, docteur en psychopatho-
logie clinique, attaché hospitalier au service de médecine légale, CHU
Lapeyronie, Montpellier. Maître de conférences, université Grenoble II,
laboratoire de psychologie clinique et pathologique ; chercheur associé,
université Aix-Marseille I et Montpellier I.
Membres du comité scientifique
. Éric BACCINO, professeur de médecine légale, président de l’associa-
tion mondiale de médecine légale, CHU Lapeyronie, Montpellier, uni-
versité Montpellier I.
. Catherine BLATIER, professeur de psychologie clinique et patholo-
gique, directrice du laboratoire de psychologie clinique et pathologique,
université Grenoble II.
. Louis CROCQ, professeur de psychiatrie, CHU Paris, université
Paris V.
. Liliane DALIGAND, professeur de médecine légale, CHU Lyon, uni-
versité Lyon I, INAVEM, SFV.
. Carole DAMIANI, psychologue clinicienne, INAVEM, SFV.
. Sophie DE MIJOLLA-MELLOR, professeur de psychopathologie et psy-
chanalyse, université Paris VII.
. Anne DORANDEU, MCU-PH, CHU Lapeyronie, Montpellier, uni-
versité Montpellier I.
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. François L , professeur de psychiatrie, CHU Paris.


EBIGOT
. Emmanuel M , praticien hospitalier, médecin légiste,
ARGUERITTE
CHU Montpellier.
. Laurent Martrille, assistant hospitalo-universitaire, médecin légiste,
CHU Montpellier.
. Mareike W -F , professeur de psychopathologie et psycha-
OLF EDIDA
nalyse, université Paris VII.

Les auteurs de l’ouvrage renoncent à leurs droits d’auteur au profit de


l’Institut méditerranéen de victimologie clinique, association de recherche
scientifique en sciences criminelles cliniques, fondé en 1999 par Éric
Baccino et Philippe Bessoles.
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SOMMAIRE

Problématique ………………………………………… 15
Éric BACCINO, Philippe BESSOLES
Névrose traumatique et élaboration résiliente …………. 17
Louis CROCQ
Traumatisme et résilience,
un espace de représentabilité ………………………….. 35
Philippe BESSOLES
Délinquance juvénile et résilience …………………….. 47
Catherine BLATIER
Emprise sectaire et processus résilient ………………..... 55
Sonia JOUGLA
Penser le traumatisme ………………………………… 63
Sophie de MIJOLLA-MELLOR
Résilience et debriefing psychologique individuel ……... 73
Carole DAMIANI
Vulnérabilité et résilience chez l’enfant inceste ………... 83
Liliane DALIGAND
Les femmes agresseurs sexuels
et leur prise en charge ………………………………… 91
Jean-Marc DESCHACHT
Traumatisme et contre-transfert ………………………. 95
Mareike WOLF-FEDIDA
La part mélancolique du passage à l’acte .……………… 105
Patrick-Ange RAOULT
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AUTEURS

. Éric B ACCINO, professeur agrégé, chef du service de médecine


légale du CHU Lapeyronie de Montpellier, expert près des tribu-
naux, président de l’association mondiale de médecine légale, pro-
fesseur à la faculté de médecine de Montpellier I.
. Philippe BESSOLES, psychologue clinicien, docteur en psycho-
pathologie clinique, maître de conférences des universités, vice-
président de l’Institut méditerranéen de victimologie clinique
(Montpellier). Co-fondateur du DU de 3e cycle de victimologie
de l’université Montpellier I (faculté médecine/faculté de droit
avec E. Baccino et A. d’Hauteville).
. Catherine BLATIER, professeur des universités, directrice du
laboratoire de psychologie clinique et pathologique de l’université
PM France, Grenoble II. Co-directrice du centre de recherche en
criminologie clinique de Grenoble.
. Louis C ROCQ,médecin général, psychiatre et docteur en psy- – 11
chologie, conseiller auprès du secrétariat général de la défense
nationale. Fondateur des cellules d’urgence médico-psycholo-
giques en France (1995). Professeur associé honoraire à l’univer-
sité R. Descartes, Paris V.
. Liliane DALIGAND, professeur de médecine légale, psychiatre,
chef du service de médecine légale du CHU de Lyon, présidente
de la société française de victimologie, directrice du DU de victi-
mologie de l’université Lyon II sur les violences sectaires.
. Carole DAMIANI, psychologue clinicienne, psychothérapeute,
membre du conseil scientifique de l’INAVEM (institut national
d’aide aux victimes et de médiation) et de la SFV (société française
de victimologie).
. Jean-Marc D ESCHACHT,
psychiatre des hôpitaux, chef du ser-
vice médico-psychologique régional de Rennes, vice-président de
l’ARTASS (association de recherche pour le traitement des auteurs
d’agressions sexuelles).
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. Patrick-Ange R , psychologue clinicien, psychothéra-


AOULT
peute. Maître de conférences des universités, IUFM Chambéry.
. Sonya J , psychologue clinicienne, psychothérapeute, spé-
OUGLA
cialiste des victimes de secte, chargée de cours en médecine légale
à l’université Paris V et Lyon I.
. Sophie DE MIJOLLA-MELLOR, psychanalyste, membre du IVe
groupe OPLF, professeur d’université, directrice du laboratoire de
psychopathologie fondamentale et psychanalyse, université Paris
VII, directrice du DU « Traumatisme et violence » à l’université
D. Diderot, Paris VII.
. Mareike W OLF-FEDIDA, psychanalyste, professeur des universi-
tés, université Denis Diderot, Paris VII, UFR sciences humaines
cliniques.
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Le comité scientifique et d’organisation remercient :

Le professeur Éric BACCINO, président de l’« International asso-


ciation of forensic sciences » d’avoir associé le « 3e colloque natio-
nal de victimologie clinique » au « 16e congrès international des
sciences forensiques » (2-7 septembre 2002, Montpellier).
Le professeur Louis CROCQ, président d’honneur du colloque.
Monsieur Jean-Luc DOMENECH, président de l’INAVEM (insti-
tut national d’aide aux victimes et de médiation, Paris).
Madame le Ministre Lucette TAERO, présidente de l’assemblée de
Polynésie française et Madame Patricia GRAND, présidente de la – 13
commission de la Santé et de la Recherche.
Madame le professeur Liliane DALIGAND, présidente de la société
française de victimologie.
Messieurs les docteurs René CROS et Jean-François PASCUAL,
CHU La Colombière, Montpellier.
Madame Aline LE GARS, responsable du comité d’organisation du
congrès mondial de médecine légale.
Mademoiselle Isabelle TRINQUARD et Monsieur Damien DUJAUD.
Madame Lydie BERTHAUX et le collège des psychologues du CHU
de Montpellier.
Monsieur le Professeur François LEBIGOT.
La revue francophone du stress et du trauma.
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Problématique

La notion de résilience est à la fois embarrassante et utile pour


l’évaluation des mutations psychiques des états post
traumatiques :
. Embarrassante quand elle a tendance à réduire les qualités
psychodynamiques du psychisme à un repérage symptomatolo-
gique des remaniements post traumatiques. Pour l’essentiel, les
échelles – inventaire d’évaluation de type DSM-IV quantifient les
données objectives du tableau clinique. Elles ignorent les qualités
évolutives du symptôme, sa gestion économique et la structure de
personnalité de la victime dans son rapport éminemment indivi-
duel au traumatisme. – 15

. Utile quand elle conduit à penser les processus d’élaboration


post traumatique en dynamique du lien psychique et du lien
social. Elle accorde ainsi aux différentes figures de liaisons et
déliaisons leur rôle premier. En réactualisant la délicate question
du statut du sensoriel dans les processus de représentation trau-
matogène, elle questionne le devenir de l’affect dans l’élaboration
psychique et les abréactions thérapeutiques.
Le référent initial de la résilience est celui de la physique des
matériaux. Il traduit la résistance d’un matériel aux chocs subis
(seuil de rupture), sa capacité d’absorption de l’énergie cinétique
produite (gradient de déformation) avant de reprendre sa forme
initiale.
L’emprunt fait par les sciences humaines cliniques entretient
donc des confusions épistémiques qu’il convient de lever. Sans
cela, le préjudice porté à la prise en charge thérapeutique des
patients traumatisés est grand. Il n’y a qu’à observer certaines
dérives en forme de précipitation sur les lieux de catastrophes
naturelles ou provoquées ou les auto-proclamations de victimo-
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logues ou agressologues. Les professionnels de santé, en collabora-


tion avec les enseignants chercheurs universitaires, ont le devoir de
penser une formation de haut niveau et des modalités de régula-
tion in situ. La dimension contre transférentielle mise à l’épreuve
dans la prise charge des patients traumatisés est telle qu’on ne
peut, impunément, gérer l’impact produit sur les intervenants. La
notion de résilience fait partie de ce questionnement nécessaire
tant du côté diagnostic face aux états aigus et paroxystiques que
du côté pronostic avec ses risques de décompensations psychiques
ou d’autolyse.
Cette troisième édition du colloque national de victimologie
clinique de Montpellier propose de réfléchir à la validité clinico-
théorique de la résilience sinon sa qualité conceptuelle, sa valeur
opératoire et son apport dans l’élaboration de la praxis.
Polyréférencée à la théorie de l’attachement (J. Bowlby), à la
préoccupation maternelle primaire (D.W. Winnicott), aux enve-
loppements psychiques et au Moi-peau (D. Anzieu) ou à l’appa-
reil psychique groupal (R. Kaës), la résilience tend à mettre en
16 – œuvre des facteurs spécifiques et un processus singulier qu’il
convient encore de circonscrire. A contrario, elle apparaît comme
une simple qualification des complexes processus de perlabora-
tion, d’abréaction et de catharsis qui caractérisent tout processus
thérapeutique.
Inscrit cette année dans le cadre général du « 16 th internatio-
nal meeting of forensic sciences » (2-7 septembre 2002) qui réunit
les autorités scientifiques majeures de la médecine légale et des
sciences criminelles cliniques, la thématique « Traumatisme et
résilience ; lien psychique – lien social » trouve dans ce contexte
mondial une opportunité exceptionnelle de confrontation des
pratiques et de leurs élaborations en regard des cultures et des tra-
jectoires individuelles et professionnelles.

Éric Baccino
Philippe Bessoles
Montpellier, le 3 septembre 2002
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Névrose traumatique
et élaboration résiliente
Louis CROCQ

L’EMPRUNT DU MOT RÉSILIENCE À LA MÉTALLURGIE


ET SES INCONVÉNIENTS

Le mot « résilience » connaît depuis quelques années en France


un engouement que nous constatons, mais auquel nous ne sau-
rions participer aveuglément. Nous devons plutôt chercher à
savoir si ce concept apporte quelque chose de nouveau, ou initie
un nouveau point de vue, permettant de poser une question jus-
qu’alors négligée et rassemblant et éclairant des acquisitions dispa- – 17
rates ou insuffisamment approfondies. En l’occurrence, il s’agit de
savoir comment font certains sujets pour résister à des agressions
potentiellement traumatisantes ou, s’il y a eu trauma, pour se
dégager de la malédiction des effets traumatiques. Y parviennent-
ils tout seuls, ou aidés par leur entourage, ou grâce à l’intervention
d’un thérapeute ?
Le mot résilience nous vient du vocabulaire anglais, et il n’ap-
paraît que tardivement dans le vocabulaire français (il ne figure
pas dans le Littré de 1880, ni dans le Larousse de 1937). Il s’ap-
plique essentiellement à la métallurgie, où il désigne la résistance
du métal au choc, à la pression, à l’étirement ou à la torsion, et
évoque des propriétés d’élasticité ou de rebondissement. Après un
détour aux États-Unis d’Amérique, il nous en revient, avec une
transposition au psychisme : il désigne alors la capacité qu’a le
psychisme humain soit de résister à une agression traumatique (ce
qu’on pourrait appeler la « résilience primaire »), soit surtout, de
se dégager des effets d’un trauma pour récupérer un équilibre
satisfaisant (« résilience secondaire »). À notre avis, seule cette rési-
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lience secondaire mérite le nom de résilience, avec ses implications


de rebondissement. La résilience primaire n’est pas résilience,
puisqu’il n’y a pas eu trauma préalable.
Notons tout de suite cette transposition à partir de la métallur-
gie, et ses implications. Cela revient à dire que le psychisme peut
être résistant et tenir bon face à des forces visant à le déformer ou
l’altérer, sinon le briser ou le détruire. Cela signifie aussi que le
psychisme est élastique, et peut retrouver son état initial – forme,
qualités et structure – après une agression qui aurait provoqué des
déformations ou des altérations transitoires. Précisons par ailleurs
que guérir d’un trauma ne consiste pas à retrouver l’état psychique
initial : on ne revient pas comme avant, mais on revient différent,
avec un nouvel équilibre ; et, en ce sens, le mot résilience n’est
donc pas pertinent. Notons aussi que cette transposition de la
métallurgie fait écho à une autre transposition, similaire, qui est
celle du mot « stress ». Lorsque Grinker et Spiegel en 1945, puis
Selye dans les années 1950, ont promu le mot stress en pathologie
psychique, ils l’empruntaient à la métallurgie, où il désignait la
18 – déformation, transitoire on définitive, subie par un métal soumis
à des forces de pression, étirement, torsion, chauffage etc.
Transposé à la pathologie psychique, le mot stress désigne la réac-
tion – biologique, physiologique et psychologique – d’alarme, de
mobilisation et de défense de l’individu (plutôt que de l’orga-
nisme) face à une agression ou une menace. Or, l’expérience nous
a montré que le stress était une chose, et le trauma une autre, et
que ces deux concepts relevaient de registres différents : bio-
neuro-physiologique pour le stress, psychologique pour le trauma.
Nous en sommes là, malgré les efforts de synthèse ou de concilia-
tion que l’on retrouve dans des accolades telles que « stress trau-
matique ».

LE TRAUMA, SON IMPACT ET SES SUITES


Le concept de trauma, apparu à la fin du XIXe siècle dans le
vocabulaire scientifique avec la survenue des chocs émotionnels
éprouvés lors des accidents de chemin de fer, et notamment dans
l’ouvrage d’Oppenheim Les névroses traumatiques (1888), avait été
explicité par Pierre Janet (1889), puis par Freud (1893-1895) à
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l’occasion des hystéries et des neurasthénies traumatiques qui


intriguaient les cliniciens de cette époque. Le trauma était un phé-
nomène d’effraction des défenses du psychisme (y compris la
défense qui contribue à attribuer du signifiant à tout phénomène
inopiné) par les quanta d’excitation véhiculés par un événement
extérieur, ayant pour conséquence durable que la souvenance
brute (ou réminiscence) de cette effraction persistait au sein du
psychisme comme un corps étranger, y suscitant de vains et réité-
rés efforts d’assimilation ou d’expulsion, actes automatiques et
répétitifs et non point délibérés ni circonstanciés. C’est cet état
pathologique durable qui constituait la névrose traumatique, seule
névrose qui fût venue de l’extérieur, et dont le tableau clinique
comportait d’une part des symptômes de répétition (cette vaine
reproduction de l’expérience brute), d’autre part des symptômes
névrotiques généraux, non spécifiques, tels qu’asthénie, anxiété,
superstructures hystériques, phobiques ou obsessionnelles,
plaintes somatiques et troubles psychosomatiques, et troubles des
conduites, et d’autre part enfin, sous ces deux plans de symp-
tômes, une altération de la personnalité, marquée par le triple – 19
blocage de ses fonctions de filtration des stimuli extérieurs, de
présence au monde et de relation à autrui.
On retrouvera cet étagement entre plan des symptômes et plan
des altérations de personnalité dans les réaménagements nosolo-
giques édités par la CIM-X (Classification internationale des
troubles mentaux, dixième édition, 1992) et dans les métamor-
phoses successives du diagnostic d’état de stress post-traumatique,
promu dans le système nosographique américain DSM (Diagnosis
and Statistical Manual of Mental Disorders, 1952, 1968, 1980,
1987, 1994). La CIM-X distingue trois diagnostics selon les
phases de la pathologie traumatique : 1) le diagnostic de « réaction
à un facteur de stress » pour la réaction immédiate ; 2) le diagnos-
tic d’« état de stress post-traumatique » pour la phase de prolonga-
tion (éventuellement réversible) et 3) le diagnostic de « modifica-
tion durable de la personnalité après une expérience de catas-
trophe » pour les cas chronicisés. Le DSM-IV (dernier remanie-
ment, 1994) : 1) est silencieux en ce qui concerne la phase immé-
diate ; 2) propose concurremment les deux diagnostics d’« état de
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stress aigu » et d’« état de stress post-traumatique, variété aiguë »,


pour des pathologies qui apparaissent à partir du deuxième jour et
qui peuvent perdurer un mois ou trois mois et 3) propose le dia-
gnostic d’« état de stress post-traumatique, variété chronique »,
pour des durées supérieures à trois mois, en inventoriant, dans les
critères C et D, les trois modifications de personnalité mention-
nées dans les névroses traumatiques, mais sans les reconnaître
comme telles : hypervigilance, sursaut, difficulté d’endormisse-
ment et évitements sélectifs (en ce qui concerne la fonction de fil-
tration), réduction de l’intérêt, détachement du monde et senti-
ment d’avenir bouché (en ce qui concerne la fonction de pré-
sence), et restriction des affects (en ce qui concerne la fonction de
relation à autrui).
Retenons ce ces apports cliniques deux constatations : la pre-
mière, c’est que la pratique clinique nous met en présence d’une
vaste gamme de syndromes psycho-traumatiques, depuis les cas
légers, les cas paucisymptomatiques (ne comprenant que quelques
symptômes sans satisfaire à tous les critères exigibles pour formu-
20 – ler le diagnostic d’état de stress post-traumatique) et les cas transi-
toires ou éphémères, jusqu’aux cas gravissimes, quasi-psychotiques
tellement y est intense l’anxiété de déréalisation, ou polysympto-
matiques, comprenant tous les critères du diagnostic d’état de
stress post-traumatiques, ou encore répondant au profil d’une
névrose traumatique sévère, structurée et invalidante. La seconde
constatation, c’est que, non seulement dans la névrose trauma-
tique, mais aussi dans les diagnostics du DSM ou de l’ICD-X, il y
a une altération de la personnalité.

RELATIVITÉ DU TRAUMA ET RÉSILIENCE PRIMAIRE


Sur le plan pathogénique, l’expérience avait montré que ce
n’étaient pas tant les caractéristiques de l’événement potentielle-
ment traumatisant qui signaient le trauma (événement exception-
nel, soudain et violent, menaçant pour la vie, l’intégrité physique
ou l’intégrité mentale du sujet) que l’expérience vécue à laquelle il
donnait lieu : expérience d’effroi, d’horreur, d’impuissance, d’ab-
sence de secours, et de confrontation inopinée avec le réel de la
mort (mort de soi ou mort d’autrui, mort de soi comme être psy-
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chique). Bien sûr, en temps de guerre, comme le disaient Sargant


et Slater au lendemain de la seconde guerre mondiale (1950), il y
avait des situations où seuls les individus les plus fragiles vivaient
l’événement sur le mode du trauma, et il y avait des situations tel-
lement brutales, intenses et vulnérantes que personne n’échappait
à l’expérience traumatique (« no one was immune »). Mais, dans la
majorité des cas de figure, l’événement pouvait être traumatisant
pour un sujet et pas pour un autre ; et traumatisant pour tel sujet
aujourd’hui, dans telles circonstances de fatigue, d’environnement
matériel, de soutien social et de climat moral, alors qu’il ne l’eût
pas été hier et ne le serait pas demain, dans d’autres circonstances
et d’autres états d’âme. Et Freud avait bien insisté sur cette relati-
vité de l’expérience traumatique, qui se réduisait en dernière ana-
lyse à un rapport de forces entre les excitations apportées par l’évé-
nement extérieur et l’état - constitutionnel et conjoncturel – de la
barrière de défenses psychiques qui en recevait l’impact. En 1916,
dans son Introduction à la psychanalyse, il avait affirmé : « Le terme
traumatique n’a de sens qu’économique. » Quelques années plus
tard, en 1920, dans son célèbre essai Au-delà du principe du plaisir, – 21
il avait eu recours à la métaphore de la « vésicule vivante » pour
illustrer ce phénomène d’effraction et sa relativité : on peut com-
parer le psychisme à une vésicule constituée d’une masse proto-
plasmique protégée par une couche superficielle qui a pour fonc-
tion de repousser ou de filtrer (et donc atténuer ou réduire) les
excitations nocives provenant de l’extérieur. Chaque individu
entretient ainsi une barrière de défenses « pare-excitation » ; cer-
tains individus en ont une faible et d’autres une forte ; toutefois, si
un individu voit venir le danger, il a le temps de puiser dans ses
réserves « protoplasmiques » des ressources pour renforcer tempo-
rairement sa barrière ; mais encore, certains individus n’auront
jamais cette ressource car ils sont déjà névrosés et, toute leur éner-
gie étant à chaque instant accaparée pour la sauvegarde de leur
équilibre névrotique interne, ils ne disposeront jamais de réserve
disponible.
Ces données freudiennes sont bien connues, et il n’était utile
d’y revenir que pour montrer comment, par elles, on entrait de
plain pied dans le phénomène de résilience primaire, qui concerne
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la manière dont le sujet résiste à l’impact de l’événement poten-


tiellement traumatisant, et échappe à l’expérience traumatique. À
ces différences de vulnérabilité constitutionnelles et conjonctu-
relles, nous en avions rajouté une troisième (L. Crocq, 1999),
celle de vulnérabilité de résonance émotionnelle, illustrée par cet
exemple théorique : de deux sauveteurs mis subitement au cours
de leur activité en présence du cadavre mutilé d’un enfant, celui
qui est père de famille a plus de probabilité de vivre cette expé-
rience sur le mode traumatique que celui qui est célibataire. Cet
exemple simpliste ne saurait refléter toutes les nuances de la réa-
lité, mais il doit nous intriguer pour une autre raison : qui dit
résonance émotionnelle dit signification – dans le cas présent les
significations attachées à la mort violente d’un enfant – et on voit
par là que le réel de la mort n’est pas toujours dénué de signifiant.

LA RÉSILIENCE SECONDAIRE, ÉLABORATION ATTRIBUTIVE DE SENS


Mais c’est le résilience secondaire qui doit retenir toute notre
attention. Comment un individu qui vient de subir un trauma
22 –
parvient-il à se dégager des effets morbides persistants de ce
trauma ? Voyons d’abord dans quel état est le sujet atteint d’une
névrose traumatique : sa mentalité, ses capacités, son désir de
guérir.
Ce qui caractérise les suites de l’impact du trauma, c’est la fixa-
tion exclusive, morbide, que le sujet a opéré sur la souvenance de
son expérience (il s’agit de la souvenance constituée d’éprouvés
bruts et non pas d’un souvenir construit et mentalisé). Cela se tra-
duit dans le syndrome de répétition, qui fait revivre au patient –
dans des visions hallucinatoires, des souvenirs intrusifs, de subits
vécus ou agir comme si l’événement survenait à nouveau, ou des
cauchemars – son expérience traumatique, à l’identique (« à un
brin d’herbe près, comme un film qui se déroule »), obstinément
et malgré sa volonté et ses efforts pour ne plus y penser (mais s’ef-
forcer de ne plus y penser, n’est-ce pas s’y référer sans cesse ?).
Pierre Janet avait bien illustré cet attachement infernal, en repre-
nant un vers de la cinquième épître de Boileau : quand un sujet,
harcelé par quelque mauvais souvenir, veut le fuir en partant au
loin, « le chagrin monte en croupe et galope avec lui ». Il s’agit
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d’ailleurs d’un attachement morbide, fascinant, et en secret jalou-


sement préservé, une servitude volontaire. On s’en rend compte,
lors des conversations avec les patients, à la réticence qu’ils oppo-
sent à toute tentative d’intrusion d’un tiers, fût-il thérapeute, dans
le secret intime de cette expérience. Des plaintes sur les consé-
quences, ils veulent bien en livrer ; mais des épanchements com-
municatifs sur le vécu intime, non !
Ce qui caractérise ensuite la névrose traumatique, comme
corollaire de cette fixation au trauma, c’est le bouleversement du
temps vécu du patient. Nous sommes en présence de sujets qui
n’ont plus d’histoire, quoi qu’ils en disent. Ils n’ont plus d’histoire
fluide. Leur temps s’est arrêté, suspendu, à l’instant du trauma.
Cet instant du trauma est omniprésent, mais figé, momifié. Il ne
laisse pas de place au vécu du présent, ce vécu particulier et fugace,
qui n’est déjà plus ce qu’il vient d’être et pas encore ce qu’il va être,
et pas pour longtemps. Il ne promet plus d’avenir, car il reproduit
à l’infini un passé immuable, momifié. Et il ne comporte plus de
passé riche, de passé remis en cause à chaque instant en fonction
des évocations d’aujourd’hui. Il a aligné une fois pour toutes le – 23
passé en perspective sur l’expérience traumatique, comme une
illusion rétrospective. En conséquence, le traumatisé n’a pas d’his-
toire, il est incapable de situer et de relativiser son expérience trau-
matique entre un avant et un après, ou plutôt entre d’autres avant
et d’autres après.
Revenons aussi sur une autre caractéristique de l’état mental
des sujets atteints de névrose traumatique, qui est l’altération de la
personnalité. Tous les traumatisés s’en plaignent, décontenancés et
perplexes. À partir du bouleversement de l’expérience trauma-
tique initiale, qui a impliqué vécu d’étrangeté, perte des repères
spatio-temporels, déréalisation, et dépersonnalisation, il s’est ins-
tallé un processus qui, sans aller jusqu’au changement complet de
personnalité (comme le prétendent certains patients), implique
toutefois des altérations profondes de la personnalité. Les patients
disent qu’ils ne se reconnaissent pas, qu’ils se trouvent changés, et
que leurs parents et amis les trouvent changés, que l’environne-
ment ne leur est plus familier, qu’ils ont l’impression que les autres
ne peuvent plus les comprendre, et qu’eux-mêmes ont perdu non
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seulement leur curiosité et leur intérêt pour le monde, mais aussi


leur capacité d’affection pour autrui, tout en étant insatisfaits du
peu de sollicitude qu’autrui apporte pour apaiser leur soif régres-
sive d’affection. Le tout sur un fond d’asthénie physique, psy-
chique et sexuelle, d’extinction de l’élan vital, et d’angoisse de
dépersonnalisation.
Enfin, dernière caractéristique, et non la moindre : l’absence de
signification, le non sens qu’a constitué l’expérience traumatique.
Il est arrivé quelque chose qui n’a pas de sens, qui a court-circuité
les défenses qui consistaient à attribuer un sens à ce qui arrive
pour l’apprivoiser, tant il est vrai que dans la vie courante, nous ne
sommes pas confrontés au réel brut, mais à une réalité édulcorée,
travestie par le fantasme et choyée par le rêve. Or, ce qui est arrivé,
advenu, lors de l’expérience traumatique, c’est le réel brut de la
mort et du néant ; et le sujet n’a pu lui attribuer un sens, puisqu’il
ne dispose pas de représentation mentale de cette mort brute
(pour la bonne raison qu’il n’en a jamais eu de présentation préa-
lable). Il n’a pas eu de mot pour le dire, ni d’image pour le repré-
24 – senter, ni de contexte signifiant pour le répertorier. Tout au
contraire, il a été mis en présence du mystère du néant de ses ori-
gines, ce néant d’où il est venu et où il doit immanquablement
retourner, sans jamais savoir ce que c’est, ce néant dont il a la cer-
titude sans jamais pouvoir accéder à la connaissance. Et voilà
qu’au moment de l’expérience traumatique, il s’est trouvé brus-
quement, à l’improviste, en présence de ce néant, dans une épi-
phanie, c’est-à-dire à la fois une apparition et une révélation, aper-
ception fugace qui apporte l’évidence et non pas la connaissance
objective, mais plutôt une sorte de révélation initiatique reliant la
certitude de l’échéance finale au mystère des origines. Le sujet,
ainsi initié dans la surprise, la frayeur et l’horreur, est désormais
différent des autres humains. Il est celui qui revient des enfers ; et
il ne peut trouver des mots pour leur faire part de cet indicible, de
cet irreprésentable il est exclu de la communauté des parlants, et
peut-être même, par anticipation, des vivants.
Comment donc sortir de ce labyrinthe ? Le sujet sera guéri,
dégagé de son trauma, lorsque : 1) il aura cessé de s’y fixer par la
répétition et d’y consacrer un attachement jaloux ; 2) il se sera
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dégagé de la gangue du temps figé pour remettre en route la suc-


cession fluide de son temps vécu et inscrire le souvenir (et non
plus la souvenance) de son aventure traumatique dans son histoire
de vie, entre l’avant et l’après ; 3) lorsqu’il se sera débarrassé de
cette imposture qui est sa personnalité traumatique, pour non pas
retrouver son ancienne personnalité, mais pour se forger une per-
sonnalité plus libre, affranchie des contraintes et des blocages, et
constituée des éléments de son ancienne personnalité et d’élé-
ments nouveaux, apportés par la sagesse de sa guérison (et c’est en
ce sens que beaucoup d’anciens traumatisés, au sortir de leur
longue et pénible épreuve, disent qu’ils se sentent mieux qu’aupa-
ravant, plus sereins, plus philosophes, comme au sortir d’un par-
cours initiatique) et 4) lorsqu’il aura trouvé le sens profond de son
aventure, attribué un sens là où il y avait non sens, une significa-
tion dont il était seul dépositaire, à son insu.
Tout cela représente une activité, un effort, ou même un travail
mental, que le vocabulaire français de la psychanalyse a convenu
de dénommer « élaboration psychique ». Dans les écrits de Freud,
en langue allemande, la racine Arbeit (travail) figure explicitement – 25
dans les substantifs qui désignent cette activité : Verarbeitung,
Bearbeitung, Ausarbeitung, et Aufarbeitung, tous traduits en fran-
çais par le seul vocable d’élaboration, pour bien montrer qu’il
s’agit là d’une acception psychique du mot Arbeit, d’un travail
mental. Par contre, le mot travail sera maintenu pour traduire les
mots Traumarbeit et Trauerarbeit : « travail de rêve » et « travail de
deuil ». Quoi qu’il en soit, le Verarbeitung et ses synonymes se réfè-
rent à une activité psychique qui : 1) transforme de l’énergie (en la
liant ou en la dérivant) ; 2) en liquide le trop plein dans l’abréac-
tion émotionnelle visant à la décharge des affects restés coincés ;
3) la lie en la référant par voie associative au réservoir des signi-
fiants du sujet (et ce faisant opère une transformation du quanti-
tatif en qualitatif ) ; 4) par là même fait le pont entre le registre
économique et le registre symbolique et 5) met fin à l’isolement
du corps étranger traumatique. Il s’agit là des objectifs de la
méthode cathartique, que Freud a prônée dès 1893
(« Communication préliminaire »), et qui consiste à faire revivre
au patient son expérience traumatique, assortie de toute sa charge
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émotionnelle, et à faire associer à son sujet. Reprenant le concept


de « catharsis » au sens d’Aristote (c’est-à-dire apaisement éclairé
et non pas vulgaire purgation des émotions), Freud distingue
l’abréaction insuffisante, ou simple reviviscence émotionnelle, qui
peut se répéter à l’infini sans apporter autre chose qu’un soulage-
ment précaire, de l’abréaction « adéquate », qui d’une part liquide
la totalité des affects coincés, et d’autre part « réinscrit l’événement
dans le grand complexe des associations », lui reconnaissant ainsi
une signification et une place historique, et procurant ce soulage-
ment éclairé durable qui est la catharsis.

L’ÉNONCIATION RÉVÉLATRICE
Cette élaboration va s’effectuer par la parole, mais pas n’im-
porte quelle parole. Il ne s’agit pas d’un récit factuel, qui ne ferait
qu’enfoncer le patient dans le flot infernal de ses immuables répé-
titions. Il s’agit au contraire d’une énonciation « maïeutique »,
naïve, au cours de laquelle le patient ne sait pas à l’avance ce qu’il
va proférer. Au fur et à mesure qu’il improvise des mots et une
26 –
grammaire pour exprimer – extérioriser, objectiver et réduire – cet
inconfort ou souffrance qu’il ressent jusqu’alors comme un tour-
billon en lui, cette expérience brute constituée d’éprouvés sans
représentations et qui l’a envahi par la voie des sens, par les yeux,
les oreilles, le nez, la bouche et tous les pores de sa peau, au fur et à
mesure donc qu’il « s’énonce » (pour reprendre le vocable avancé
par J. P. F. Deleuze en 1819 au sujet du traitement par somnam-
bulisme ou sommeil lucide et rapporté par Barrucand), il qualifie
cette expérience jusqu’alors indicible avec des mots appartenant à
son réservoir de significations, et il attribue et découvre en même
temps le sens intime, profond, existentiel, de cette expérience.
Ce rôle du langage pour se dégager de l’emprise du trauma a
été très bien explicité par Pierre Janet, dans le tome 2 de son
ouvrage Les médications psychologiques, paru en 1923. Pierre Janet
a recours à la parabole de la sentinelle, que ses chefs ont envoyée à
proximité de l’ennemi non pour se battre mais pour le surveiller et
rapporter des renseignements. Cette sentinelle, plongée dans une
situation propice à engendrer la peur, d’une part exécute des mou-
vements adaptés qui la dissimulent du regard de l’ennemi et assu-
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rent sa sauvegarde, et d’autre part met ce qu’elle observe en mots,


« traduit l’événement en paroles ». Et, une fois de retour au camp,
elle ne va pas reproduire les gestes de sauvegarde qu’elle a exécutés
lors de sa mission, mais va reproduire son discours, qui, à la diffé-
rence des mouvements, peut être reproduit dans des circonstances
différentes de celles où il est né. Ce discours a fait intervenir une
opération de mémoration, qui a fait appel à des mots et à des sym-
boles, et il est reproduit par rémémoration, en réponse à une ques-
tion. On est passé de la perception de l’événement à l’élaboration
d’un produit cognitif et transmissible à autrui. Janet précise sa
pensée en écrivant : « Cet acte est d’ailleurs susceptible de perfec-
tionnements : il faut savoir non seulement le faire, mais savoir le
situer, l’associer aux autres événements de notre vie, le ranger dans
l’histoire de notre vie que nous construisons sans cesse et qui est
un élément essentiel de notre personnalité. Une situation n’est
bien liquidée, bien assimilée que lorsque nous avons réagi non
seulement extérieurement par nos mouvements, mais encore inté-
rieurement par des paroles que nous nous adressons à nous-
mêmes, par l’organisation du récit de l’événement aux autres et à – 27
nous-mêmes et par la mise en place de ce récit comme un chapitre
de notre propre histoire. » À la différence de la réminiscence trau-
matique (terme emprunté à Freud), qui est hallucination répétant
la perception et l’éprouvé brut, la mise en mots et l’élaboration
d’un discours sont des opérations d’un niveau supérieur, qui se
dégagent du vécu initial en l’objectivant et en y apportant du sens.
Et Pierre Janet écrit plus loin : « Il suffit bien souvent de traduire
une action en parole pour la rendre différente de ce qu’elle était.
Ainsi, ce que le sujet ne peut saisir directement, il le saisira indi-
rectement ». Et enfin, pour préciser la transformation qui s’opère à
ce moment là dans l’esprit du patient, Janet reprend ce que
Charcot et Legrand du Saulle disaient de l’aveu : « Quand un
malade s’est résolu à raconter son histoire, son état mental change.
Qu’est-ce que l’aveu ? C’est la formulation verbale qui se fait aux
autres, mais qui a commencé à se faire à soi-même. Il y a une
grande différence apportée par le langage. La prise de conscience
est toujours une opération psychologique d’un ordre plus élevé
que l’acte même dont elle prend conscience. Elle comporte des
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degrés, elle permet d’intégrer de nouvelles appartenances, de s’ap-


proprier ce qui est sien et qui pouvait antérieurement être perçu
comme étranger ou exclu de soi. »
On peut donc parler de résilience car, que cette parole soit inci-
tée au cours d’une thérapie, à la faveur d’une abréaction cathar-
tique, ou qu’elle soit spontanée, survenant à l’improviste au cours
d’une conversation ou silencieusement proférée comme parole
intérieure, ou formulée dans des rêveries ou énoncée dans un rêve,
il s’agit d’une parole qui appartient au sujet, qui est son fait, et qui
dessine et révèle un secret dont il était détenteur sans le savoir.
C’est en lui que résidaient ces réserves, ces potentialités insoup-
çonnées, et il a effectué l’opération, le travail mental, d’élabora-
tion. Résilience se confond donc avec guérison, puisqu’en fin de
compte, en matière de trauma, ce n’est pas le thérapeute qui guérit
le patient, mais c’est toujours le patient qui se guérit lui-même.

EMERGENCE DU SIGNIFIANT DANS CERTAINS RÊVES TRAUMATIQUES


Les progrès de cette élaboration résiliente se manifestent sou-
28 –
vent au cours de l’évolution des rêves. Dans cette évolution, il
arrive un moment où l’activité onirique du dormeur, tout en
continuant à présenter des cauchemars de répétition qui reprodui-
sent à l’identique l’expérience traumatique inaugurale, introduit
dans ces scènes de reviviscence des morceaux de signifiant étran-
gers à cette expérience et appartenant à son réservoir de significa-
tions personnelles et culturelles. Ces morceaux vont permettre de
faire le pont entre l’univers incompréhensible du cauchemar trau-
matique et le monde fantasmatique et symbolique qui régit la vie
historique du sujet, à la fois personnelle et culturelle. Et, lorsque
au réveil le patient se souviendra de son rêve, il se sentira changé,
il aura déjà mis un pied dans le champ de la guérison. Nous, thé-
rapeutes à l’écoute du rapport de ces rêves, nous nous rendons
bien compte de ce changement : non seulement des contenus
nouveaux, mais une perplexité quant à leur insertion insolite dans
le reste du rêve, et un apaisement lors de l’énonciation improvisée
de leur signification possible et du rattachement à l’histoire per-
sonnelle. Au cours de notre pratique de la thérapie des névroses
traumatiques, nous avons eu plus d’une fois à constater cette
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émergence de l’élaboration résiliente dans la succession et la modi-


fication subreptice des rêves traumatiques.
Un des exemples typiques de l’introduction d’une parcelle sal-
vatrice de signifiant dans le rêve traumatique est le rêve que fit
Xénophon en 401 av. J.-C. au cours de l’expédition des dix mille,
et qu’il relate dans l’Anabase (Livre III, chapitre I) ; et ce rêve est
instructif, car il a donné lieu à un sursaut d’énergie, avec détermi-
nation à la lutte et prise de décision courageuse, et donc, pour par-
ler en termes de résilience, à un rebondissement. Voici ce dont il
s’agit. Les dix mille mercenaires grecs recrutés en Asie Mineure par
le prétendant Cyrus le jeune pour détrôner son frère Artaxerxès
Ménon, roi de Perse, sont désemparés par la perte de leur com-
manditaire, tué à la bataille de Cunaxa, près de Babylone. Le
général de l’armée ennemie, le satrape Tissapherne, invite alors
tous les chefs grecs à des pourparlers de paix et les fait traîtreuse-
ment assassiner. Seul, Nicarque réchappe de ce guet-apens et court
avertir le camp grec, auquel il parvient expirant, « en retenant ses
entrailles entre ses mains », tableau propice à semer la surprise, la
frayeur et l’horreur chez les témoins de cette arrivée. Privés de – 29
leurs chefs, isolés loin de leur patrie au centre de l’immense
empire perse, entourés par une armée ennemie innombrable, les
combattants grecs sont découragés, désespérés. Et voilà que des
envoyés de Tissapherne viennent les sommer de déposer leurs
armes et de se rendre, contre promesse de vie sauve (incertaine) et
perspective d’esclavage. La nuit tombe sur le camp grec ; chacun
rumine des pensées sombres et a du mal à trouver le sommeil. Et
voici ce qui arrive à Xénophon.
« Dans l’embarras où l’on était, il (Xénophon parle de lui à la
troisième personne) partageait l’affliction générale et ne pouvait
dormir. S’étant néanmoins assoupi, il eut un songe. Il crut voir au
milieu d’un orage la foudre tomber sur la maison de son père et y
mettre le feu, l’environnant de flammes. Épouvanté, il s’éveilla en
sursaut. D’une part, parce que le songe lui paraissait venir de
Zeus, qui lance la foudre et qui est Roi, et que les flammes l’envi-
ronnaient en cercle, comme lui-même était encerclé par l’armée
du Roi perse, il craignait de ne pouvoir sortir du pays du Roi et
d’y être retenu de tous côtés par des obstacles ; mais d’autre part,
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parce que Zeus lui avait envoyé la lumière, pour l’éclairer, il pensa
que le songe pouvait lui être favorable. Quelle était donc la signi-
fication de ce songe ? Il est aisé de s’en rendre compte par ce qui
suivit. Aussitôt éveillé, la première pensée de Xénophon fut :
“Qu’est-ce que je fais ici, étendu ? Pendant ce temps, la nuit
s’avance et il est probable que l’ennemi va arriver avec le jour. Si
nous tombons au pouvoir du Roi, rien ne nous préservera, après
avoir vu les pires horreurs et souffert les plus atroces tourments, de
périr dans l’ignominie. Or, personne ne songe à préparer ni orga-
niser la défense, et nous restons tous couchés, comme si c’était le
moment de se reposer. De quelle cité est-ce que j’attends le stra-
tège qui se proposera pour prendre en mains cette défense ? Ou,
quel âge révolu dois-je atteindre pour me proposer moi-même
comme stratège ? Il est bien certain que si je me livre à l’ennemi, je
n’aurai pas le temps de vieillir…” »
Là-dessus, Xénophon se lève, convoque les lochages (les sous-
officiers) de l’armée et leur tient le célèbre discours qui, stigmati-
sant la perfidie, la lâcheté et la barbarie des Perses (qui avaient pro-
30 – fané les cadavres), exaltant la combativité et la supériorité tech-
nique des Grecs, ranime leur courage et entraîne leur détermina-
tion à se battre plutôt que de se rendre honteusement. Et c’est la
suite de l’aventure des dix mille qui, sous la conduite de
Xénophon et de Chirisophe et au prix de pertes très minimes lors
de multiples escarmouches, vont faire retraite jusqu’aux ports
grecs de la mer Égée où ils vont trouver le salut.

RÉSILIENCE ET REBONDISSEMENT. LE MOI EFFECTIF DE KARDINER


Cet exemple du rêve de Xénophon, et d’autres cas issus de
notre pratique clinique nous montrent que la résilience ne se
limite pas à la seule opération d’élaboration attributive de sens. La
résilience est énonciation, déchiffrement, prise de conscience,
soit ; mais elle est aussi – et c’est ce qui justifie l’application de ce
vocable au processus de dépassement du trauma – sursaut, ressort,
rebondissement. Après la prise de conscience opérée dans l’élabo-
ration cathartique, on observe chez le patient l’adoption d’une
nouvelle attitude vis-à-vis de son trauma, considéré désormais
comme une péripétie dans l’histoire de sa vie, et réduit au rang de
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simple souvenir, souvenir cognitif et construit ; et on observe aussi


l’adoption de nouveaux comportements traduisant une meilleure
insertion sur le monde et une reconquête de l’autonomie. On
passe donc du domaine affectif au domaine cognitif et au
domaine comportemental.
Et à ce sujet, on doit signaler la position de Kardiner, exposée
dans ses deux ouvrages The traumatic neuroses of war (1941) et
War stress and neurotic illness (1947). Plutôt que l’ego affectif freu-
dien, dont les mécanismes de défense classiques ne peuvent expli-
quer la survenue des symptômes de la névrose traumatique,
Kardiner se réfère à un ego effectif, qui lors de l’expérience trauma-
tique serait débordé dans ses fonctions d’autonomie et d’adapta-
tion à l’environnement. Cet ego effectif, développé dès la nais-
sance, est chargé de faire face aux stimuli agressifs et d’inspirer soit
des conduites de modification de l’environnement (pour éliminer
ces stimuli), soit des conduites de retrait (pour y échapper), soit
enfin des réactions de contrôle du milieu interne, cénesthésique et
neurophysiologique (pour réduire l’impact des stimuli nocifs
quand on ne peut pas les éviter). L’ego effectif utilise surtout les – 31
fonctions sensorielles, les capacités cognitives, les capacités psy-
chomotrices et les régulations neurovégétatives. Mais, sous l’im-
pact d’excitations exceptionnellement violentes, les fonctions
habituelles d’organisation perceptive, d’orientation temporo-spa-
tiale, de motricité volontaire et de contrôle neurovégétatif sont
sidérées ou débordées, et il ne reste comme solution à l’ego effectif
agressé que la contraction sur soi, ou la dissociation ; d’où les
symptômes d’inhibition, de distractibilité, les conversions senso-
rielles, sensitives et motrices, les perturbations neurovégétatives et
la dépersonnalisation, tentative désespérée pour maintenir un
contact avec le monde au prix d’une fragmentation de la
conscience. Ces symptômes traduisent les quatre changements
fondamentaux de l’ego effectif : changement quant à la perception
du monde extérieur, changement quant aux techniques d’adapta-
tion, changement quant à la perception de soi et changement
quant à la régulation neurovégétative. Ces quatre changements
témoignent de l’instauration d’une « nouvelle personnalité », dit
Kardiner, « établie sur les ruines de ce qui fut le système effectif ».
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Cette conception de Kardiner, proche de celle de Pierre Janet,


est proche aussi de celle de Ferenczi. Ferenczi pensait (1930) que
la première réaction à un choc était de l’ordre d’une « psychose
passagère » impliquant une rupture d’avec la réalité ; sous l’im-
pact, il se produisait d’abord une « hallucination négative », ver-
tige ou brève perte de conscience, immédiatement suivie d’une
« compensation hallucinatoire positive » apportant l’illusion du
plaisir. Ensuite s’installait l’amnésie névrotique, traduisant le cli-
vage psychotique, puisqu’une partie de la personnalité allait vivre
pour son compte et chercher d’autres issues que les symptômes
psychonévrotiques qui utilisent le symbole. Ferenczi maintenait
parallèlement (texte posthume, 1934) l’hypothèse de perturba-
tions affectives, dont celles consécutives à l’effondrement du sen-
timent narcissique d’invulnérabilité et à l’expérience d’anéantisse-
ment du sentiment de soi, l’une et l’autre génératrices d’angoisse.
Et seule l’autodestruction de sa cohésion psychique – unique solu-
tion accessible – pouvait délivrer le sujet de cette angoisse, évitant
la destruction totale et promettant une reconstitution de soi à
32 – partir des fragments. De nos jours, on retrouve cette conception
de la dissociation et des mécanismes effectifs, cognitifs et compor-
tementaux, aux Etats-Unis chez des auteurs comme Van der Kolk
ou Marmar, et en Europe chez Van der Hart, qui se réfèrent tous à
Pierre Janet.

CONCLUSION
Nous nous sommes attaché à examiner de près la capacité de
résilience et à en déchiffrer les mécanismes intimes. Dans la
mesure où elle opère un travail mental de transformation des éner-
gies nocives du trauma et d’attribution de signifiant au non sens
de l’expérience traumatique, la résilience est une élaboration, au
sens psychanalytique du terme. Ce faisant, elle se confond avec le
processus cathartique qui conditionne le dépassement du trauma,
et donc la guérison. Mais la parole, même énoncée silencieuse-
ment pour soi-même, est un geste ; et, comme la résilience se tra-
duit par l’adoption de nouvelles attitudes et de nouveaux compor-
tements, et qu’elle fait naître un sursaut d’énergie dans l’économie
du sujet, elle justifie aussi son implication de rebondissement.
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Opération mentale, cela est certain, mais indissociable de son


ancrage dans l’image du corps, cela est certain aussi, le tout élevant
la résilience à son niveau le plus éminent, qui est celui d’une
renaissance de la personnalité.

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Résilience et traumatisme
Un espace de représentabilité
Philippe BESSOLES

Réactualisée par les dernières publications de Boris Cyrulnick


(1998, 1999, 2001), la notion de résilience est à la fois embarras-
sante et utile pour évaluer les mutations psychiques des états post
traumatiques.
Empruntée à la physique des matériaux, la résilience traduit
d’abord la résistance aux chocs subis (c’est le seuil de rupture),
ensuite sa capacité d’absorption de l’énergie cinétique produite
(c’est le gradient de déformation) et enfin sa capacité à retrouver – 35
sa forme initiale.
L’emprunt fait par les sciences humaines cliniques entretient
donc une confusion épistémologique basale dans la mesure où
l’état aigu post traumatique immédiat (qui relève du choc trauma-
tique et de la commotion psychique qu’il génère) est clinique-
ment différent du trauma psychique et sa gestion économique (S.
Freud, 1915).
Ce qui caractérise l’élaboration psychique d’un patient, ce n’est
pas de revenir à un état initial mais de construire des représentati-
vités non pathogènes produisant du travail (de rêve, de pensée, de
deuil) et de la catharsis.
Les enjeux médico-psychologiques et thérapeutiques induits
par la notion de résilience peuvent être dégagés, synthétiquement,
à trois registres :

LE REGISTRE CLINIQUE
Que ce soit au niveau méthodologique et diagnostic ou au
niveau technique des protocoles d’investigation psychopatholo-
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gique, la notion de résilience aurait tendance à réduire les qualités


psychodynamiques du psychisme à un fonctionnement statique,
symptomatique et causal.
Que fait-on alors des qualités évolutives du symptôme, de la
structure de la personnalité du sujet et de son rapport à sa
symptomatologie ?
La question est donc : Quelle valeur opératoire peut-on accor-
der à la résilience ?

LE REGISTRE THÉORIQUE
Cette notion tend à simplifier la complexité des processus de
représentation (de mot, de chose, d’affect ?) et par là même, les
figures de liaisons et déliaisons psychiques. Par exemple, en réfé-
rence à la métapsychologie freudienne (notamment la 2e topique),
la reviviscence traumatique dénote l’aspect compulsif de la des-
tructivité pathogène et l’échec de ses abréactions. Par contre, la
remémoration traumatique est signifiante d’une perlaboration,
36 – d’une historisation et d’un « remaillage » de la chaîne signifiante.
Comment rendre compte alors qu’un souvenir du trauma-
tisme, fût-il sensible, n’est plus sa simple mémoire fait d’envahis-
sement d’irreprésentable ?
La question est donc : quelle valeur heuristique accorde-t-on à
la résilience ?

LE REGISTRE THÉRAPEUTIQUE
L’idée de plasticité de la notion induit de possibles facteurs psy-
chologiques susceptibles d’être promus ou renforcés par des tech-
niques spécifiques au traitement des états post traumatiques.
Cette idée simpliste en clinique thérapeutique s’expose à des
après-coups tragiques en forme de décompensations psychotiques
ou de passage à l’acte suicidaire.
La question est donc : quelle valeur d’efficacité thérapeutique
pourrait-on accorder à d’hypothétiques facteurs résilients et les-
quels ?
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Faut-il donc, dans un tel contexte, rejeter l’utilité possible d’une


telle notion ? Avec les réserves énoncées ci-dessus, je voudrais pré-
senter quelques arguments clinico-théoriques pouvant accorder à la
résilience quelque intérêt et pertinence qui ne soient pas seulement
flous et vagues comme l’est, a contrario la vulnérabilité. Je souhaite-
rais proposer une définition provisoire et consensuelle :
« Le sujet résilient est celui qui, de façon singulière, à partir d’une expérience
traumatique, sait maintenir puis dynamiser son économie psychique afin d’en
maintenir l’efficacité représentative. »
Deux aspects sont soulignés :
. La perspective économique est celle de la gestion du trauma
psychique notamment la « mobilisation » des mécanismes de
défense du Moi, les remaniements des enveloppements psy-
chiques primaires, les investissements libidinaux objectaux et nar-
cissiques. Comment donc, face au risque de décompensation, le
sujet « détoxifie » (au sens bionnien du terme, W. Bion, 1982) les
destructivités traumatogènes et maintient une cohérence de type
narcissique primaire (S. Freud, 1914).
. La perspective dynamique est celle de l’historisation et des
– 37

liaisons objectales (internes et externes), de la « pacification » des


quantum d’affect. Elle lie affect et représentation, restaure les
situations d’interlocution (R. Gori, 2002) et produit ses effets
symboligènes.
La littérature, et plus particulièrement celle des différentes disci-
plines de la psychologie, illustre ces deux perspectives de la résilience.
. La référence à la psychologie du développement stigmatise
les « patterns d’attachement ». Le paradigme est la théorie de l’at-
tachement (J. Bowlby, 1988). Schématiquement dit, les expé-
riences précoces gratifiantes serviront de zone d’arrimage (M.
Lemay, 1999), de potentiel ressource (B. Cyrulnick, 2001), de
capacité à « faire face et rebondir » (M. Soulé, 1977). Nous
sommes dans une logique d’étayage résilient.
. La référence à la psychologie sociale insiste sur l’interaction
du lien psychique/lien social et privilégie la promotion d’espace
transitionnel (D. W. Winnicott, 1972) et transactionnel (G.
Pankow, 1983).
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. La référence à la psychopathologie infantile accorde à la


sécurité basale (Base secure, T. Brazelton, 1982) et à la préoccu-
pation maternelle primaire (en particulier la notion de mère
« suffisamment bonne », D. W. Winnicott, 1982) une contri-
bution au phénomène résilient.
. Enfin, les auteurs qui se réfèrent à la psychopathologie fon-
damentale et à la psychanalyse insistent sur le référentiel du nar-
cissisme (à la fois primaire et secondaire, P. Fonagy, 1994, Schaw
et Wondra, 1993). L’unité narcissique, c’est-à-dire sa conserva-
tion, est privilégiée dans un contexte où le traumatisme est pensé
en terme d’équivalent psychotique ou de psychose blanche.
L’étude clinique préliminaire ci-dessous est une première
recherche longitudinale réalisée de 1999 à 2001 sur 152 patients
(soit 452 consultations en victimologie clinique) au service de
médecine légale du CHU Lapeyronie de Montpellier. Le seul
objectif était de dégager des indications générales concernant la
résilience dans les états post traumatiques de façon à poser des
38 – hypothèses pour une étude systématisée à venir.
Le diagnostic initial est celui d’un état aigu post traumatique
pour tous les patients. Les évaluations à 3, 6, 9 et 12 mois sont
faites, à partir des notes cliniques de chaque consultation dans
la référence de l’inventaire – échelle de 1991 de Louis Crocq et
Albert Steinitz.
Les patients sont classés en six catégories en fonction du trau-
matisme initial à savoir (P. Bessoles, 2002, c) :
1) Agressions physiques (PA : physical agression)
2) Accident de la route (RTA : road traffic accident)
3) Mauvais traitements (PIT : physical ill treatment)
4) Viol (R : rape)
5) Abus sexuel (SA : sexual abuse)
6) Viol + torture + séquestration (RTS : rape + torture + seques-
tration)
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Year 1999
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0 3 6 9 12 0 3 6 9 12

PA RTA PIT R SA RTS

Year 2000
100
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0 3 6 9 12 0 3 6 9 12

PA RTA PIT R SA RTS


– 39

Year 2001
100
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60
40
20
0 0 3 6 9 12 0 3 6 9 12 0 3 6 912 0 3 6 912
0 3 6 9 12 0 3 6 9 12

PA RTA PIT R SA RTS

Notre première question était : indépendamment de la structure


de personnalité de la victime, pouvait-on penser que la résilience
avait un lien avec la nature du traumatisme initial et lequel ?
Les indications générales de cette étude pouvant conduire à
une première ébauche d’une modélisation possible de la résilience
en psychopathologie clinique sont les suivantes : quatre grandes
tendances semblent émerger.
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FACTEURS LIÉS À LA NATURE DU TRAUMATISME


1) Nature sexuelle (pénétration buccale, anale, génitale)
2) Contraintes d’humiliation
3) Durée de l’exposition au traumatisme
4) Gravité somatique
5) Sommation traumatique

FACTEURS LIÉS À LA PERSONNE


1) Âge et sexe
2) Phase de vulnérabilité
3) Niveau intellectuel et processus cognitifs
4) Antécédents psychopathologiques
5) Structure de personnalité

FACTEURS LIÉS À L’INSTITUTION


1) Juridique
. Conditions d’accueil et de recevabilité de la plainte
40 –
. Nature de l’accompagnement socio-judiciaire
2) Médico-psychologique
. Conditions d’accueil de la souffrance traumatique
. Importance des premiers entretiens cliniques
FACTEURS LIÉS AU PROCESSUS ET TECHNIQUES THÉRAPEUTIQUES
1) Bienveillante attention
2) Promotion de la sensorialité
3) « Offres interprétatives et fantasmatiques »
4) Activités de médiations
5) Raconter/dire

COMMENTAIRES GÉNÉRAUX DE L’ÉTUDE PRÉLIMINAIRE


Facteurs liés à la nature du traumatisme
La « dynamique résiliente » d’élaboration psychique post trau-
matique apparaît dépendante de la nature du traumatisme notam-
ment quand sa qualification est d’ordre sexuel. Plus précisément, le
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caractère d’effraction qui perfore les enveloppements somato psy-


chiques est à comprendre, même s’il passe par le lieu anatomique du
sexe, comme démantèlement du « pare excitation « et de l’homéo-
stasie « dedans/dehors ». Les contraintes d’humiliation (comme les
tortures) apparaissent plus pathogènes que la gravité somatique elle-
même. Au travers de la question du narcissisme (primaire et secon-
daire) et dans une acception phénoménologique (H. Maldiney,
1991) évocatrice de Primo Levi, c’est le sens même de l’humain qui
est l’enjeu du traumatisme.
Facteurs liés à la personne
Hormis des phases de vulnérabilité en rapport avec les rema-
niements identitaires du développement psychique (phase oedi-
pienne, crise pubertaire, dépression post ménopausique etc.), il
semble que ni l’âge ni le sexe soient des facteurs intervenants dans
la résilience de même que le niveau intellectuel de la personne vic-
time. L’élaboration résiliente est psychique (représentation et tra-
vail de pensée) au même titre que tout autre processus d’élabora-
tion mentale. Ainsi, les antécédents psychopathologiques que – 41
révèle l’investigation anamnestique, la dynamique et l’économie
psychique individuelle et ses liens avec la structure de personnalité
sont déterminants.
Facteurs liés à l’institution
Deux aspects sont apparus de façon significative lors de notre
étude préliminaire. Sur le plan juridique, quelles que soient les
poursuites judiciaires (classement sans suite ou procès d’assises),
les conditions d’accueil de la plainte (par les services de police) et
la nature de l’accompagnement (avocat, juge d’instruction) sem-
blent être des vecteurs favorisant à la mentalisation traumatique.
De même, sur le plan médico-psychologique, les structures d’ac-
cueil spécialisées (CAUVA par exemple) tendent à avoir des effets
aidants pour la victime. Sur ce point, il faut insister sur la prime
importance des entretiens préliminaires (accueil, diagnostic, dia-
gnostic différentiel, évaluation de l’état aigu, pronostic, risque de
décompensation etc.). On ne soulignera jamais assez la formation
et l’expérience nécessaires en psychopathologie clinique pour le
clinicien en fonction dans cet accueil.
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Facteurs liés au processus thérapeutique


Bien que la « neutralité bienveillance » n’est jamais été syno-
nyme de silence, la clinique du traumatisme, notamment dans ses
phases aiguës paroxystiques, nécessite une « bienveillante atten-
tion » (P. Bessoles, 2002). La promotion de la sensorialité fait par-
tie du processus thérapeutique avant toute transition et transac-
tion scénique et idéique (P. Aulagnier, 1975). Le risque est d’en-
fermer le récit du trauma dans sa factualité et son actualité en
termes de productions intellectualisées sans le « coût psychique »
du cheminement psychique des élaborations « résilientes » où se
font et défont les figures de liaisons entre affect et représentation.
Nous pouvons nous risquer à postuler maintenant l’hypothèse
d’une spécificité résiliente dans la prise en charge des états post
traumatiques. En fait, il semblerait que la résilience qualifierait les
processus représentationnels que nous connaissons déjà à cette
différence que nous observons des analogies tant psychopatholo-
giques que thérapeutiques entre cette clinique et celle des psy-
choses.
42 – En tant que première étape de cette modélisation, deux grands
aspects peuvent être formulés ainsi et précisés dans les repérages
suivants :
. Un premier aspect économique peut s’énoncer dans la réfé-
rence anglo-saxonne de « capacité à… » de D.W. Winnicott
(1972). Cette capacité sera celle à recréer du lien et ses figures de
liaison avec les objets internes et externes.
. Un deuxième aspect dynamique concerne la reconstruction
de la spatio-temporalité en terme de lieu et temps psychique bien
entendu.
Trois précisions peuvent éclairer la question générique des
figures du lien psychique et de la spatio temporalité en matière de
processus résilient. Cela nous permettra aussi de préciser l’analo-
gie évoquée précédemment avec la psychose et d’engager quelques
pistes de réflexion quant aux accompagnements thérapeutiques
des patients.
. L’éclatement de l’image corps (morcellement, émiettement,
etc.) et ses enveloppements somato psychiques font du trauma
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psychique un trauma sensoriel. La restauration de la vie sensible,


sensorielle, émotive, kinétique, proprioceptive, pacifiée dans le
cadre contenant de l’espace thérapeutique accorde aux expressions
du senti et ressenti une attention soutenue. La résilience ouvre un
espace phénoménologique (H. Maldiney, 1991) proto et pré-
représentatif promoteur d’empreinte et de trace, de pictogramme
de plaisir et de rejet, d’éprouvé corporel… en fait, de représenta-
tion corporéisée comme le théorise P. Aulagnier (1975).
. La commotion psychique qui arrête le temps, la reviviscence
traumatique qui bégaye le temps, les angoisses de néantisation qui
gomment les repères du temps font du trauma psychique un
trauma temporel. Borner, repérer, institutionnaliser, créer des
lieux spatio temporels contribuent à la mise en œuvre du proces-
sus résilient. Pour cela, oeuvrer à la transitionnalité à l’endroit où
les objets sont agglutinés (J. Bleger, 1991) et à la transactionnalité
(G. Pankow, 1983) promeut des plages pour accueillir la représen-
tation dans ses formes les plus originaires et rudimentaires
(comme avec le squiggle avec les enfants).
. Le trauma des affects interdit et confisque la fonction ima- – 43

geante et imaginante. Assigné à être un simple commentaire de


son agresseur, la victime s’interdit toute ouverture fantasmatique.
La résilience devient alors une promotion de l’imaginaire non
pathogène de sens et de sensible, donc symbolisable et sans retour
dans le réel.
La résilience apparaît alors sans spécificité particulièrement
sinon d’être la dynamique promotionnelle des espaces de repré-
sentabilité. Ces espaces – fonctions ne sont pas sans rappeler les
travaux princeps de P. Aulagnier concernant la représentation d’af-
fect et affect de représentation caractéristique de l’inscription pic-
togrammique.
J’en donnerai pour conclure trois brèves illustrations en réfé-
rence au trois registres aulagnien :
. L’originaire et la représentation pictogrammique
On a souvent argumenté le postulat de l’auto engendrement du
côté de la prime de plaisir. Notre réflexion sur la résilience nous
permet de voir comment (H. Macedo, 2001) le pictogramme de
rejet issu du déplaisir peut aussi fonder, dans le traumatisme, une
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origine, certes désastreuse, mais une origine quand même d’un


recommencement possible.
.Le primaire et la représentation scénique
Scénariser l’irreprésentable en représentation est l’objet de la
mise en intrigue (P. Ricœur, 2001) fut-ce par des moyens som-
maires de représentabilité (du gribouillis à l’expression psychoso-
matique). La résilience serait alors le mouvement d’accompagne-
ment à créer de l’objet plutôt que rien sinon l’effroi.
.Le secondaire et la représentation idéique
C’est la mise en relation des objets du scénique et donc la pro-
motion des relations d’objet dans cette orthopédie humanisante
du langage.
Ainsi, la pertinence de la notion de résilience tient à ce qu’elle
qualifie le processus de représentation dans le cadre des états post
traumatiques. Elle révèle, sur le plan clinique, les difficultés d’éla-
boration psychique du traumatisme quand il n’est pas lesté de la
traversée du sensible pour accéder au rang du souvenir.
44 –

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Processus résilients et délinquance :


l’évaluation des risques
Catherine BLATIER

En matière de santé et de société, la notion de risque est fonda-


mentale. L’évaluation du risque permet une meilleure organisa-
tion des réponses de politique sociale. Elle passe par l’identifica-
tion de groupes de la population susceptibles de développer une
maladie ou de se trouver dans une situation psychosociale diffi-
cile. Elle rend possible la mise en œuvre de mesures adaptées et de
procédures de prévention primaire, qui se révèlent moins coû- – 47
teuses financièrement et humainement que la prise en charge de
personnes atteintes. Cette notion de « groupes à risque », pour être
très souvent reprise (Skolbekken, 1995), n’en est pas moins essen-
tielle dans une approche individuelle et sociale. Appliquée à la
délinquance, la question apparaît même cruciale, car on com-
mence à savoir identifier des facteurs susceptibles de favoriser l’ap-
parition d’un comportement délinquant chez un mineur.
La notion de risque représente la possibilité ou la probabilité de
subir un dommage quelconque ou de ressentir une atteinte parti-
culière, physique ou psychologique. L’étude des facteurs de risque
vise à établir une représentation des variables ou des caractéris-
tiques qui peuvent s’associer et représenter, pour un sujet donné,
une probable vulnérabilité. En matière de délinquance des
mineurs, cette vulnérabilité concerne essentiellement les garçons :
quels que soient les pays, la délinquance répertoriée par les ser-
vices judiciaires est un fait majoritairement masculin, dépassant le
plus souvent 90 %. Les études de délinquance autorévélée menées
auprès de jeunes lycéens ou collégiens atténuent très légèrement
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cet effet : les filles reconnaissent aussi être les auteurs de certains
vols, mais la proportion reste nettement moindre que chez les gar-
çons. D’autres facteurs de risque ont pu être identifiés, comme le
fait d’appartenir à une famille en difficulté socio-économique,
isolée, ou violente. Il a cependant a été démontré qu’ils ne consti-
tuent que des facteurs indirects. L’effet de ces facteurs est rendu
significatif par les conflits familiaux, la dépression parentale ou
des éléments dans le comportement parental. C’est souvent l’asso-
ciation des facteurs qui les potentialise. Par exemple, l’échec sco-
laire d’un enfant et un comportement agressif, lorsqu’ils sont asso-
ciés, sont de nature à engager un plus grand risque de délinquance
que lorsque l’un ou l’autre de ces facteurs seul est présent. Le
risque de délinquance tient pour une grande part au rapport
parents-enfants et à la qualité de la supervision parentale, considé-
rée comme la capacité des parents à surveiller leur enfant et ses
sorties, ainsi qu’à la discipline en vigueur à la maison. Les parents
des mineurs délinquants montrent souvent un défaut de supervi-
sion parentale ou bien exercent une discipline trop sévère ou
48 – inconstante. Ces éléments sont clairement identifiés dans les tra-
vaux de plusieurs chercheurs, dont Marc LeBlanc, qui ont main-
tenant établi une véritable modélisation de l’engagement dans la
délinquance (Le Blanc, 1999 ; Le Blanc et al. 1998). Un com-
portement coercitif ou hostile des parents, leur abus ou leur
négligence et les effets produits par ces comportements demeu-
rent les principaux facteurs de risque lorsqu’on a statistiquement
contrôlé les facteurs socio-économiques et familiaux. Ils se révè-
lent donc être de meilleurs prédicteurs du comportement anti-
social futur.
Si on se situe dans une perspective développementale, on abou-
tit à la conclusion selon laquelle c’est surtout la combinaison des
facteurs qui a un effet important. Quatre voies apparaissent prin-
cipalement impliquées :
– un développement social compromis, qui a pour consé-
quence le développement de relations pauvres ou insatisfaisantes
et une difficulté à résoudre les problèmes sociaux ;
– un apprentissage qui prouve au mineur que le comporte-
ment délinquant est une activité qui rapporte de l’argent et pro-
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cure un sentiment de domination sur les autres, notamment lors-


qu’il s’accompagne de violence ;
– un relatif échec pour développer des liens sociaux et donc un
manque de perception des contraintes sociales et d’habiletés rela-
tives à tous les comportements qui pourraient causer du tort à
d’autres personnes ;
– une supervision inadéquate, qui rend plus facile l’agrégation
du jeune à des pairs délinquants ou la mise en situation difficile
ou à risque. L’intégration dans un groupe de pairs délinquants
facilite l’engagement dans la délinquance ainsi que la fréquence de
la commission d’actes délictueux ; en outre, elle engage le com-
portement délinquant sur un plus long terme.
En analysant ainsi les différents facteurs de risque, on peut s’in-
terroger sur la façon dont les comportements délinquants sont
répertoriés, évalués, pesés. De la même façon que pour la délin-
quance, des professionnels de l’éducation parviennent à repérer des
facteurs de risque dans certaines conditions de vie des enfants, qui
ont une incidence négative sur leur attitude en classe et perturbent
leurs apprentissages. Leur présence expose les enfants à l’échec sco- – 49
laire. L’attitude qui consiste à analyser les facteurs de risque et à
chercher une modélisation de leurs interactions pourrait donner à
penser qu’on sous-estime les particularités individuelles. Or, les
modèles sont repérés à travers les phénomènes apparaissant dans la
réalité. Ils ne traduisent que cette réalité et il n’est pas de prévention
possible sans une connaissance précise des phénomènes que l’on
souhaite éviter. On a longtemps pensé que la délinquance provenait
d’un milieu socio-économique défavorisé. Comme nous venons de
le souligner, les études actuelles montrent que ce n’est pas le facteur
prédominant, même s’il joue un rôle. L’étude des facteurs qui ont
une incidence sur le comportement des jeunes est très nouvelle : ces
facteurs sont pondérés de façon parfois différente des attentes intui-
tives. L’action que l’on peut alors exercer renvoie assez systémati-
quement à un effort de maîtrise de certains facteurs connus dans
l’environnement et vise une intégration adaptée des individus selon
une approche bio-psycho-sociale.
Ce mode d’intervention permet aussi de considérer des jeunes
à risque, des situations à risque et des familles à risque. On a long-
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temps pensé que les familles étaient fortes et qu’elles possédaient


en elles-mêmes les ressources nécessaires. Toutefois, on constate
que beaucoup d’adultes se trouvent débordés devant les manifes-
tations de délinquance ou de violence des enfants et des jeunes.
Reconnaître que le risque existe, c’est estimer qu’on peut mettre
en place des procédures pour prévenir ce risque.
Dans le domaine de la santé, si quelqu’un présente un facteur
de risque, cela ne signifie pas qu’il va obligatoirement développer
la maladie. Le souci qu’on peut montrer à les étudier permet
d’analyser leurs effets et les implications de leur éventuelle combi-
naison. Ainsi, par exemple, une étude a montré que les enfants qui
manifestaient un seul facteur de risque d’apparition de problèmes
sociaux et scolaires n’étaient pas plus en danger que ceux qui n’en
présentaient aucun. Toutefois, lorsqu’au moins deux facteurs
étaient présents, la probabilité que ces problèmes surviennent était
quatre fois supérieure (Carnegie Corporation of New York,
1994). On sait également que la durée et l’intensité de l’exposi-
tion aux facteurs de risque, y compris dans le cas de la délin-
50 – quance, augmentent la probabilité d’une issue négative.
On associe très souvent une représentation négative à la notion
de risque, en éliminant toute perspective positive. Au contraire, il
est important de rattacher la conception du risque à celle de rési-
lience. La résilience représente un processus qu’une personne par-
vient à développer dans un contexte difficile, aux potentialités
stressantes ou traumatisantes, en prenant appui sur des capacités
internes et en trouvant un soutien dans l’environnement. Cette
aptitude peut se révéler généralisable pour la personne à d’autres
situations. Si certaines personnes développent une résilience, c’est
que l’équilibre entre les stimuli perturbateurs et les facteurs de
protection est en faveur de ces derniers. La résilience englobe donc
deux concepts fondamentaux : le risque et les facteurs de protec-
tion. Le risque inclut des caractéristiques de l’individu ainsi que
du milieu de vie. Un jeune à risque, ou issu d’une famille à risque
est considéré comme étant à risque et présentant une vulnérabilité
qui peut être renforcée par des éléments d’actualité, des ren-
contres, etc. L’identification des facteurs de risque conduit aussi à
analyser l’évolution comparée des jeunes qui, soumis aux mêmes
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difficultés, font face aux situations sans développer de comporte-


ments délinquants et ceux qui s’adonnent à de tels comporte-
ments (Blatier, 2002). La notion de résilience est, là encore, inti-
mement liée à celle de risque, car avec un même risque potentiel,
certains jeunes vont poser des actes délinquants et d’autres vont
évoluer sans problème. Le risque est alors conçu comme une pro-
babilité et le traitement de cette éventualité est conçu de façon
non exclusivement négative.
Il est possible d’envisager le processus résilient comme un
ensemble de phénomènes qui s’organisent dans le temps et donc
de parler de processus au pluriel pour souligner ces interactions.
On évoquera alors l’analyse de ces processus résilients.
En allant encore plus loin dans l’étude, on constate que cer-
tains adolescents qui avaient pu se montrer résilients à une époque
donnée, n’ont pu résister à un autre moment. C’est pourquoi
nous préférons évoquer des processus résilients plutôt qu’une rési-
lience acquise une fois pour toutes. Il nous semble au contraire, les
adolescents délinquants en sont un bon exemple, que les proces-
sus résilients varient en fonction des situations et des moments de – 51
la vie d’un individu. Certaines périodes peuvent être plus propices
que d’autres à la résilience. Elle est bien un phénomène dyna-
mique (Mangham et. coll., 1995 ; Rutter, 1993).
L’adolescence est un moment particulièrement délicat pour
analyser la résilience. Cela revient à étudier la résistance au stress
en temps de guerre, ou la résilience d’un métal mou en situation
de surchauffe. En effet, la résilience n’est pas un concept unidi-
mensionnel. On peut être résilient vis-à-vis de certains aspects et
rester vulnérable sur d’autres, ce qui est souvent le cas à l’adoles-
cence. Ce constat renforce l’idée que nous avons émise de proces-
sus résilients plutôt qu’une résilience acquise une fois pour toutes.
Comment dès lors les processus résilients se mettent-ils en place à
l’adolescence ? De nombreuses études montrent que les processus
résilients se fondent peu à peu et que leur efficacité peut s’étendre
sur une longue période. Toutefois, il reste des questions qui n’ont
été que peu abordées au sujet de la délinquance des mineurs :
peut-on perdre l’efficacité de cette résilience ? Les temps intermé-
diaires entre les actes délinquants représentent-ils des moments
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pendant lesquels la résilience a été efficace ou bien des moments


pendants lesquels les circonstances ont fait que l’enfant ou l’ado-
lescent n’a pas été soumis à certaines sollicitations ? Doit-on exa-
miner en premier lieu les variables qui ont un effet principal sur la
fin déviante ou un effet principal sur le fonctionnement normal ?
Est-ce que ces facteurs sont des facteurs d’évitement, permettant
aux jeunes de ne pas se retrouver dans des situations difficiles ou
bien des facteurs leur donnant la possibilité de lutter lorsqu’ils
sont dans ces situations ?
Actuellement, on peut identifier un certain nombre de facteurs
de protection renforçant les processus résilients à l’adolescence. Ils
sont de nature diverse : on considère les facteurs individuels, les
facteurs familiaux et les facteurs amicaux. Les facteurs individuels,
qui peuvent constituer une protection pour le jeune, reposent
essentiellement sur le sentiment d’estime de soi, la confiance en sa
possibilité de résoudre les problèmes et les difficultés qui se pré-
sentent, une façon positive de considérer ces problèmes et leur
résolution (Bandura, 1995). Ils s’appuient également sur la capa-
52 – cité à faire face au stress et sur des compétences cognitives suscep-
tibles de renforcer un lieu de contrôle interne. Un QI élevé est en
ce cas un réel facteur de protection, comme l’ont montré les
études de Stattin et al. (1997). De bonnes expériences scolaires
sont un facteur de protection, particulièrement celles qui enga-
gent le succès ou la responsabilité, notamment parce qu’elles ont
un rôle fondamental dans le développement de l’estime de soi et
des capacités personnelles (Fergusson et Lynskey, 1996). Des traits
de personnalité et de caractère peuvent intervenir comme facteurs
de protection (Smith et Prior, 1995).
Ces facteurs individuels peuvent avoir des implications dans les
relations interpersonnelles. Ils peuvent provoquer certaines ten-
sions ou générer en rétroaction des comportements facilitateurs de
la relation. Le développement des habiletés sociales apparaît alors
comme très important.
Les facteurs familiaux assurent les facteurs individuels et les
renforcent s’ils se traduisent par des rapports parents-enfants res-
pectueux et affectueux, constituant un lien solide au sein d’une
famille caractérisée par une certaine cohésion. Le climat familial
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chaleureux et stable ainsi que des relations harmonieuses avec au


moins un parent semble être un élément très protecteur. La super-
vision parentale peut favoriser la protection, surtout dans les cités
qui manquent de contrôle policier ou autre.
Les facteurs amicaux sont représentés par l’ensemble des per-
sonnes qui, à titre individuel ou dans des structures collectives,
assurent un soutien engageant à l’autonomie et à la responsabilité.
Ces facteurs sont non négligeables quand on sait notamment que
l’appartenance à un groupe de pairs non délinquants protège de
l’engagement dans des groupes ou des situations à risque.
Les processus de protection peuvent être développés chez les
jeunes. Ils impliquent la réduction à la sensibilité au risque, par
son évaluation cognitive et par le développement de l’aptitude à
faire face à certaines situations. Ils supposent l’apprentissage de la
réduction de l’impact négatif d’expériences échouées, principale-
ment en renforçant le choix de mises en situation de réussite
socialement valorisée. Ils ouvrent sur la possibilité de s’adapter
aux situations en recherchant les conjonctures socialement utiles
qui favoriseront le sentiment d’efficacité personnelle et les rela- – 53
tions interpersonnelles constructives. Enfin, ils engagent les jeunes
à réaliser les choix les plus pertinents pour eux-mêmes, en fonc-
tion des capacités internes qu’ils apprennent à développer et des
faiblesses qu’ils découvrent, afin de s’appuyer sur ces capacités et
les fortifier.
Pour intervenir face à la délinquance des mineurs, il apparaît
essentiel de fonder l’analyse des facteurs de risque sur la capacité à
développer les processus résilients chez les enfants et adolescents.
C’est dans cette perspective que l’on pourra faire de l’analyse des
risques un élément majeur de la prévention.
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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University Press, 1995.
BLATIER C., La délinquance des mineurs : l’enfant, le psychologue, le droit. 2e édi-
tion, Grenoble, Presses Universitaires, 2002.
CARNEGIE CORPORATION OF NEW YORK, Starting Points : Meeting the Needs
of Our Youngest Children, New York, Carnegie Corporation of New York,
1994.
FERGUSSON, D. M. & LYNSKEY, M. T., « Adolescent resiliency to family
adversity », Journal of Child Psychology and Psychiatry, 1996, p. 38, 899-908.
LE BLANC, M., « L’évolution de la violence chez les adolescents québécois,
phénomène et prévention », Criminologie, 32, 1, 1999, p. 161-194.
LE BLANC M., DIONNE J., PROULX J., & GRÉGOIRE J., Intervenir autrement :
le modèle différentiel et les adolescents en difficulté, Montréal, Presses de
l’Université de Montréal, 1998.
MANGHAM C., MCGRATH P., REID G., & STEWART M., Ressort psychologique :
pertinence dans le contexte de la promotion de la santé, Ottawa, Unité de l’alcool
et des autres drogues, Santé Canada, 1995.
RUTTER M., « Resilience : some conceptual considerations », Journal of
54 – Adolescence Health, 14, 1993, p. 626-631.
SKOLBEKKEN J. A., « The risk epidemic in medical journals », Social Science
and Medicine, 40, 9, 1995, p. 533-544.
SMITH, J. & PRIOR, M., « Temperament and stress resilience in school-age
children : A within-families study », Journal of the American Academy of Child
and Adolescent Psychiatry, 34, 1995, p. 168-179.
STATTIN, H. , ROMELSJÖ, A. & STENBACKA, M., « Personal resources as modi-
fiers of the risk for future criminality : An analysis of protective factors in rela-
tion to 18-year-old-boys », British Journal of Criminology, 37, 1997, p. 198-222.
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Emprise sectaire et processus résilient


Sonya JOUGLA

Durant l’été 2002, un tout petit groupe sectaire de 6 personnes


a défrayé la chronique.
Il s’agit du groupe Neo Phare, micro secte apocalyptique qui
existe depuis 1997 et dans laquelle :
– un adepte s’est jeté sous les roues d’une voiture ; il est
décédé ;
– une autre adepte s’est défenestrée d’un château, nue et une
tulipe à la main. Elle a survécu à ses blessures et a été prise en
charge, dans un état crépusculaire, par un hôpital psychiatrique de – 55
sa région ;
– un troisième adepte, son mari, a tenté de se défenestrer du
même château mais sa tentative a été arrêtée par l’intervention
d’un tiers.
L’histoire de cette petite secte composée de six personnes
actuellement illustrera mes propos et permettra de saisir quelques
aspects de la complexité et de la dangerosité de l’emprise sectaire.
Avant toute chose il est nécessaire d’aborder un certain nombre
de lieux communs et de contresens véhiculés habituellement au
sujet des sectes.
1) Des contresens sur la notion de secte selon lesquels :
– seules les macro sectes présenteraient un danger. Neo Phare a
son apogée ne comportait que 21 membres ;
– la secte ne serait somme toute qu’une nouvelle religion. Or,
les sectes ne s’inspirent pas toutes des religions pour fonder leur
doctrine. Certaines sont dans la mouvance ufologique, d’autres
écologiques, d’autres orientaliste, guérisseuses, syncrétiques,
pseudo psychanalytiques, etc. ;
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– la liberté de pensée et de croyance interdit de porter tout


jugement critique sur le contenu doctrinal. Or, la liberté de pen-
sée ne peut se concevoir si on la prive de la possibilité de contre-
dire et d’exercer la critique.
2) Les contresens selon lesquels le gourou serait :
– soit un escroc ;
– soit un pervers sexuel. Le gourou peut parfois dériver vers ces
excès, mais c’est toujours dans le cadre de l’expression de son désir
premier d’exercer un pouvoir sur les êtres. Dans Néo Phare, il n’y
a semble-t-il ni escroquerie, ni perversion sexuelle.
3) Les contresens autour de l’adepte :
– l’adepte serait initialement un être psychologiquement fra-
gile. Ce qui est exact pour certains adeptes mais un grand nombre
vient vers la secte pour y trouver ce qu’il croit être une connais-
sance et une compréhension du monde ;
– l’adepte aurait un consentement autonome puisqu’il dit être
libre. En fait il donne son accord pour un objectif d’évolution
56 – qu’il croit cerner mais il ignore les transformations existentielles
pour lesquelles il s’est en réalité engagé.
Il est nécessaire aussi de redéfinir de la notion de secte au sens
moderne du terme :
La secte, quelle que soit sa taille, est une structure dogma-
tique de soumission, fermée sur elle même, dirigée par une auto-
rité absolue autoproclamée sans contre pouvoir, mue par le pro-
jet utopique de création d’un surhomme idéal et d’une société
fantasmée, dans laquelle l’individu perd sa dimension de per-
sonne et de citoyen.
En faisant régresser l’adepte, par la manipulation mentale vers
une dépendance psychologique, intellectuelle, émotionnelle et
physique, la secte agit comme lieu de fabrique d’état de faiblesse.
Cette fabrique d’état de faiblesse conduit inexorablement
l’adepte vers une déstructuration psychologique, une déréalisa-
tion et une désindividuation.
Ce processus constitue la fin de l’histoire personnelle propre à
l’adepte ainsi que de tout projet individuel remplacé par l’histoire
mythique et la mission groupale.
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Pour que l’emprise sectaire soit efficace, il faut obligatoirement


qu’existe cette mise en état de faiblesse verrouillée par le cadenas
de la culpabilité qui fait basculer le simple sympathisant au rang
des adeptes dévoués.
Ce n’est qu’à partir du moment où le nouvel adepte se sent
devenir coupable de douter et de penser par lui même et coupable
de remettre en question la doctrine, qu’il devient véritablement
adepte.
Et c’est à partir de cette étape là que l’on peut parler d’emprise
sectaire.

NEO PHARE
Après le décès d’André Bouguenec en 1997, maître à penser du
groupe Phare Ouest, des conflits internes et l’ambition person-
nelle d’Arnaud Mussy ont provoqué la scission du groupe et la
création de Neo Phare à la tête duquel il s’est imposé comme lea-
der et a élaboré petit à petit sa propre doctrine.
Au départ, autour d’A. Mussy gravitent 21 « apôtres » (21 étant
– 57
l’inverse des 12 apôtres) qui sont chargés de réécrire la Bible
(puisque « le message de Dieu a été dévoyé par l’Église
catholique ») en l’analysant suivant les préceptes d’A. Bouguenec,
avec la mission après l’apocalypse de participer à la reconstruction
d’une vie conforme à l’idéal de la secte.
Le système interprétatif d’A. Bouguenec s’appuie sur une utili-
sation simpliste et abâtardie de la numérologie issue de la Kabbale
et des jeux de mots inspirés de la tradition de l’hermétisme alchi-
mique.
Tous les écrits et les actes de la vie courante sont soumis à cette
grille de lecture qui a été récupérée par Arnaud Mussy.
Ce dernier s’autoproclame le nouveau Christ comme A.
Bouguenec s’était proclamé Dieu, « preuve » numérologique à
l’appui.
En effet d’après son système d’alpha numérisation (A = 1,
B = 2, C = 3, etc.) son nom additionné à son prénom ANDRÉ
BOUGUENEC = 135, c’est-à-dire l’Unité Divine, UN est UN.
En effet, si on décompose 135 en 1 et 35, UN = 35 (U = 21,
N = 14), donc 1 = UN.
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Donc ANDRE BOUGUENEC égale l’UN.


Il n’y a qu’un obstacle à cette belle démonstration, c’est qu’en
réalité, d’après l’état civil, Bouguenec se prénomme Auguste, ce
qui ne fait pas le même compte !
D’autre part tout un système de messages reçus par channelling
donnait aux adeptes des noms « d’âmes sœurs » leur permettant de
recréer artificiellement des couples idéaux et leur ordonnait des
directives qu’ils devaient suivre à la lettre.
A. Bouguenec avait soit disant prévu dans ses écrits la destruc-
tion des tours de New York !
Le 11 septembre 2001 a donc été vécu comme la première
étape vers l’apocalypse.
Arnaud Mussy, fort des messages reçus par chanelling, suren-
chérit en décrétant que l’inverse du 11.09 est le 11.06 (en retour-
nant le chiffre 9).
Le 11.06.2002 devient donc la date prévue pour l’apocalypse.
Dans la secte Néo Phare, comme dans toute autre secte, « la
doctrine parle à l’homme de son désir d’immortalité, de l’aboli-
58 – tion du temps, de la possibilité de l’impossible, message para-
noïaque inouï à valeur consolatrice pour l’inconscient qui ne
connaît ni temps ni chronologie, réfutant la mort et véhiculant le
fantasme de toute puissance. Ce soulagement transitoire de ten-
sions internes inélaborables signe une des premières phases de
l’adhésion sectaire » comme le dit le docteur Olivier Duretete.
Tout les adeptes, préparés depuis des mois, attendaient et espé-
raient les évènements cataclysmiques.
Le charisme et la brillance intellectuels du gourou, son délire bien
systématisé, logique et cohérent avec des thèmes précis et une justifi-
cation a posteriori pseudo scientifique ou pseudo historique ont
entraînés dans son sillage la conviction d’un certain nombre
d’adeptes (dans ce que Lasegue et Falret appellent « la folie à deux »).
Au besoin de croire répond le besoin d’être cru du gourou.
La croyance de l’adepte dans la doctrine et dans la prééminence du
gourou va renforcer ce dernier dans ses convictions et dans l’authenti-
fication de sa suprématie. (Syndrome du berger de Jean-Yves Roy)
C’est grâce à la dynamique de cette complémentarité de satis-
faction de besoins que tous deux sortent de l’anonymat et de la
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médiocrité et qu’ils acquièrent la certitude narcissique de faire


partie d’une élite.
D’une part c’est sur les bénéfices secondaires retirés par chacun
des protagonistes que va se légitimer la doctrine du gourou au
cours de son élaboration.
D’autre part, l’évolution de l’enseignement du gourou, comme
on le voit avec Néo Phare, basé sur une construction intellectuelle
délirante, cohérente et particulièrement bien systématisée se déve-
loppe parallèlement à la construction de sa personnalité de plus en
plus caractérisée par l’hypertrophie du moi, la psychorigidité, l’en-
têtement et la fausseté de jugement.
L’apocalypse prévue par Néo Phare le 11 juin 2002 n’ayant pas
eu lieu, cela signait de façon tangible et aux yeux de tous l’incom-
pétence et l’échec du gourou. Cette situation inenvisageable deve-
nait pour lui intolérable.
Le non événement fut alors interprété par un renversement de
signification renforçant la croyance délirante du groupe ce qui
évitait ainsi de mettre en danger la cohérence et la systématisation
de la doctrine du gourou et sa suprématie. – 59
Lorsqu’il a été confronté à l’échec de sa prédiction, Arnaud
Mussy a avancé un manque de préparation, culpabilisant les
membres faibles du groupe et les rendant responsables de l’échec
de sa mission.
Puis il a reporté la date fatidique au 24 octobre 2002, date
anniversaire d’André Bouguenec. « Le ciel a joué avec nous pour
nous mettre à l’épreuve », a-t-il déclaré.
Trois des adeptes, très affaiblis physiquement et psychiquement
par les jeûnes répétés et les humiliations, portent douloureusement
et plus que tout autre la responsabilité de l’échec de la mission.
Le gourou exclut immédiatement ces trois adeptes, ce qui relève
pour eux du bannissement et du rejet dans le monde extérieur
qu’on leur a appris à considérer comme étant le royaume du mal.
. Le 14 juillet 2002, un premier adepte se jette sous les roues
d’une voiture.
. Le 15 juillet, une adepte se défenestre d’un château, nue,
avec une tulipe à la main, symbole du principe passif de la mère
dans la symbolique de la secte.
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. Le 16 juillet, un autre adepte, son mari, tente de se défenes-


trer du même château. Sa tentative est interrompue par l’interven-
tion d’un tiers.
Actuellement six personnes restent encore dans la secte : (5
adeptes plus le gourou) qui imperturbablement se préparent et
attendent l’apocalypse prévue pour le 24 octobre 2002.
Ces drames interprétés par le gourou comme de « simples inci-
dents de parcours insignifiants » ont été dissociés de l’histoire du
groupe qui a poursuivi son but utopique, sans aucune remise en
question, dans la mission dont il se croit investi de rebâtir un
monde meilleur après les destructions que l’apocalypse annoncée
aura entraînées.
« L’illusion groupale provient de la substitution au moi idéal de chacun
d’un moi idéal commun. D’où l’accent mis alors sur le caractère chaleureux
des relations entre les membres sur la réciprocité de la fusion des uns avec les
autres, sur la protection que le groupe apporte aux siens. Elle répond à un
désir de sécurité, de préservation de l’unité moïque menacée en instaurant un
narcissisme groupal. » (Le groupe et l’Inconscient, D. Anzieu)
60 –
La continuité de la mise en état de faiblesse et en état de sujé-
tion de l’adepte de secte ne peut se comprendre que par la réalisa-
tion d’une « résilience groupale », d’une « résilience sectaire ».
On pourrait dire que c’est une sorte de pseudo résilience ino-
culée artificiellement dans l’adepte par le gourou, qui sert a à la
fois de tuteur, d’étayage, de carapace à l’adepte.
Lorsque l’on observe les membres initiés d’une secte on est
frappé par la capacité qu’ont ces adeptes dit « évolués » à imper-
turbablement faire face au stress, aux agressions, aux traumatismes
éprouvants auxquels ils sont confrontés.
Quoiqu’il advienne ils continuent inexorablement leur che-
min, le but, la mission pour laquelle ils sont « prédestinés depuis
des siècles ».
Imperméables aux agressions du monde visible, ils semblent en
quelque sorte anesthésiés, analgésiés, ne laissant apparaître aucune
émotion, aucun signe de spontanéité ou d’affectivité.
Les cinq disciples encore présents dans la secte Néo Phare
fonctionnent charpentés par une invincibilité, une résilience
factice.
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Par contre, les trois adeptes qui ont attentés à leurs jours
n’avaient pas, eux, été « choisis et nommés » comme faisant
partie des élus et portent toute la responsabilité de l’échec de
l’apocalypse.
Selon l’idéologie du gourou, cette capacité à rester imper-
méable à toute agression extérieure, signe le « degré d’évolution
spirituelle » de l’adepte.
En réalité elle est une des expressions tangibles de l’état agen-
tique (S. Milgram) dans laquelle se trouve l’adepte qui se soumet
en totalité à l’autorité du gourou et qui n’a d’existence possible
qu’en tant que simple instrument prédestiné à exécuter cette
« volonté supérieure ».
Le but étant « d’évoluer » jusqu’à devenir un parfait instrument
dépourvu de toute impureté, l’impureté étant tout ce qui reste lié
à la personne même de l’adepte.
La capacité de l’adepte à retrouver rapidement son équilibre
après un événement difficile dépendra donc en fait de sa désin-
dividuation.
L’adepte pseudo résiliant ne puise pas dans ses ressources pour – 61
reconstruire sa personnalité autour de sa propre histoire, il trouve
son équilibre rigide et son imperturbabilité dans la rupture d’avec
son passé et son système de référence ancien, et dans la rupture
d’avec son inconscient (La parole ne peut plus s’alimenter à l’incons-
cient, A. Lasalmonie).
Il est intéressant de noter que l’uniformité de comportement
de ces petits maîtres parfaitement contrôlés se retrouve dans prati-
quement toutes les sectes, si différentes soient-elles.
L’imperturbabilité, la pseudo résilience de ces « surhommes »,
formatés sur un même modèle par le gourou correspondent à
l’adepte idéal, ce qui représente le but à atteindre pour être un
« canal » parfait.
La « perfection » de l’adepte passe par la destruction de l’ego, de
l’individualité, de la personne et du citoyen ; en un mot la des-
truction de l’homme vivant.
Qu’importe pour ces adeptes, puisqu’ils sont des
« surhommes » et qu’ils font partie des élus…
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Penser le traumatisme1
Sophie de MIJOLLA-MELLOR

Le traumatisme procède du trauma, blessure, effraction, perce-


ment. Freud nous a montré ses possibilités d’enkystement et de
résurgence après-coup. L’actuel ne saurait être envisagé sans le
passé. D’autre part, sur le plan économique, l’événement externe
effractant ne peut être pensé que dans son interaction dynamique
avec les conditions internes de réception du sujet-victime : pare-
excitation, élaboration, capacité de résilience, etc.
Penser le traumatisme, c’est donc se situer d’emblée dans une
interaction dynamique entre l’événement et le sujet qui le subit.
– 63
On est d’emblée conduit à relativiser la perspective économique
puisque les variables individuelles internes peuvent aller dans le
même sens ou en sens inverse vis-à-vis des déterminations trau-
matogènes externes. Il y aura donc, selon les cas, sommation et
renforcement, ou bien soustraction et atténuation.
Mais, laissons là cette arithmétique et tournons-nous vers le
vécu traumatique et les mots qui l’expriment. Ils se résument dans
une formule spontanée : « Ah non ! Pas à moi ! », qui vient crier
l’incompatibilité essentielle entre la représentation que le sujet a
de lui-même et l’événement qui le frappe.
Deux aspects sont à souligner : d’une part la surprise : on n’y
était pas préparé, on ne l’aurait jamais imaginé, c’était propre-
ment impensable. On le sait, un choc dans le dos qu’on n’a pas vu
venir est beaucoup plus traumatisant que le même impact de face.
Ce n’est pas l’intensité du choc qui est en cause, mais sa démulti-
plication du fait de l’impréparation. C’est d’ailleurs bien ce que les
moralistes de l’Antiquité avaient en vue en conseillant de se pré-
parer aussi bien à l’adversité qu’au triomphe excessif et, bien sûr, à
la mort.
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L’autre aspect que révèle la formule : « Pas à moi ! », correspond


à la dislocation des repères narcissiques que vit alors le sujet. Si cela
ne pouvait pas arriver « à moi » et que c’est néanmoins arrivé, c’est
donc qu’il y a eu erreur, illusion sur l’auto-évaluation du Moi, de
ses possibilités et de son destin. La préparation à rencontrer la
perte et le traumatisme, voulue par les Stoïciens ou les Epicuriens,
visait précisément à inclure ces possibilités négatives dans le destin
du Moi ou, du moins, à le persuader qu’il se définit et perdure au-
delà des contingences sur lesquelles s’étaye son repérage narcis-
sique. La dislocation des repères narcissiques ramène le sujet à
l’état de détresse, de Hilflosichkeit des premiers temps de la vie.
À partir de la détresse initiale et surmontée avec la maturation
biologique, Freud situe trois notions que je voudrais brièvement
rappeler :
– La situation de danger, c’est-à-dire le risque de détresse antici-
pée, reconnue et faisant l’objet d’une réminiscence puisqu’il y a eu
auparavant la détresse originaire, celle des débuts de la vie ;
– L’angoisse, comme réaction à la détresse, qui se caractérise à la
64 – fois par l’attente du traumatisme et par la répétition atténuée de
celui-ci, en dehors d’une situation actuellement traumatogène ;
– Le trauma que Freud identifie à la détresse.
Que faire face à cette implosion narcissique que constitue la
détresse ? Qui ou quoi va pouvoir tenir la fonction étayante et
réassurante qui a été celle de la mère vis-à-vis du nourrisson et
de son cri ? Bien des développements ont été conduits sur cette
question, mais je voudrais ici considérer la fonction de la pen-
sée autrement que comme un mécanisme de défense intellec-
tualisant ou une hyper-intelligence clivée comme le propose
Ferenczi.
Ce dernier, dans un article posthume publié en 19342, repère
dans les effets du traumatisme un processus d’autodéchirure, où le
sujet clive une partie de lui-même qui échappe à la paralysie trau-
matique et vient en aide à la partie victime, déployant pour cela
intelligence pénétrante, sagesse et vivacité d’action. Cette tentative
de soulagement est bien évidemment limitée par l’impact de la
réalité qui, en produisant un nouveau traumatisme, révèle le
caractère illusoire de l’« ange gardien ».
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Poursuivant pour ma part ce que j’ai développé dans Le besoin


de savoir, j’envisagerai la pensée et les ressources qu’elle peut offrir
contre l’implosion narcissique de la détresse traumatique sous un
triple aspect :
– fantasmer ;
– reconstruire dans un récit historique ;
– comprendre.

FANTASMER
L’activité fantasmatique va répéter le scénario traumatique jus-
qu’à l’usure. Car le fantasme, comme le jeu de l’enfant et le cau-
chemar, sont autant de tentatives, pas toujours efficaces, pour
conduire le traumatisme vers une résolution possible.
Ferenczi distingue dans ce cas deux niveaux de rêve : Le rêve
primaire, pure répétition du traumatisme ; le rêve secondaire, fal-
sification du premier, qui peut ainsi accéder à la conscience. La
distance entre le premier et le second rêve est celle qui permet de
passer de la sensation, revécue en rêve (douleur, écrasement, étouf-
– 65
fement) la constitution d’images, organisables en scénarios : être
poursuivi par des animaux sauvages, des voleurs, etc. On est donc
là dans une ébauche de maîtrise. Mais n’est-ce pas un peu opti-
miste et Freud ne nous a-t-il pas appris que la répétition du
traumatisme relève de la pulsion de mort et n’a aucune action
curative ?
La distinction lacanienne entre plaisir et jouissance, au-delà du
principe de plaisir, peut ici nous éclairer. Si le sujet vise la jouis-
sance et non la réparation en répétant le traumatisme, il n’en est
pas moins dans une démarche active et, en répétant à l’extrême, il
dépasse la réalité dont il a été victime.
L’activité fantasmatique la plus apparemment répétitive est un
gain sur l’événement brut : elle s’assure de sa représentabilité et le
sujet se clive en une partie qui subit et une autre qui agit et qui est
devenue invulnérable. Bien sûr, il court le risque de s’enfermer
dans un dialogue interminable, à la manière du mélancolique.
L’état de détresse est en effet sans mot, mais aussi sans image
car la protection la plus simple consiste à détruire en soi-même la
conscience. C’est pourquoi, face à l’impossibilité pour la pensée
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d’être sans objet, fantasmer la répétition du traumatisme est une


manière de survivre. De même que le deuil ne peut pas se faire in
absentia, la détresse ne peut être combattue qu’en matérialisant
l’attaque grâce à l’image.
L’exemple de la retransmission télévisuelle en boucles répéti-
tives des scènes de l’attentat contre les Tween Towers à New York
du 11 septembre 2001 nous donne une idée de la relation entre
fantasme et traumatisme. Les effets de ces images sur les specta-
teurs qui n’avaient pas vécu dans leur chair le traumatisme mais y
participaient par identification étaient complexes : compassion
tout d’abord, au sens étymologique du souffrir avec, devoir de
partage de la souffrance au nom d’une communauté humaine qui
assure aussi qu’on n’est pas du côté du coupable. Mais aussi,
inconsciemment, complaisance justifiant la répétition, jouissance
culpabilisée et défendue par l’indignation ou la lassitude devant la
réitération de ces mêmes images. Et enfin, connaissance, besoin
d’être informé, de visu, besoin d’évidence, de ce qui se donne à
voir, parce que c’était incroyable, impensable.
66 – Ce dernier point va m’amener au second aspect de la pensée,
soit la reconstruction du traumatisme dans un récit historisant. Je
prends le terme « historisant » dans son double sens d’une histoire,
donc d’une fiction, et de l’Histoire, c’est-à-dire l’ambition de dire
ce qui a été.
Car si je poursuis mon exemple e la retransmission télévisuelle
des événements du 11 septembre, nombreux ont été ceux qui ont
cru à une fiction, un film catastrophe. De fait, des films ou des
jeux vidéo avaient, auparavant, représenté des événements très
similaires. Ici, la fiction qui joue à représenter la réalité était prise à
contre-pied. Le danger que l’on pouvait croire anticipé, enfermé
dans un récit fictionnel, s’en échappait pour devenir réalité. Il fal-
lait alors relancer le processus imaginaire pour que le fantasme
retrouve sa place, pour que le vide traumatique se comble
d’image. Si on passe de l’image au récit, que se produit-il ?

RECONSTRUIRE DANS UN RÉCIT HISTORISANT


Les récits qui font peur, ainsi que je l’ai montré dans mes tra-
vaux sur le roman criminel et le roman policier3 fabriquent une
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angoisse particulière, « l’angoisse de fiction ». Il s’agit d’une réelle


angoisse à double titre : elle met le sujet dans un état particulier
dont il jouit et qui parfois le dépasse. Ainsi, lorsqu’un événement
inattendu, même anodin, se surajoute (par exemple le chat qui
bondit sur les genoux du lecteur absorbé dans son roman) il va
créer un réel effroi, ce qui n’aurait pas été en d’autres circons-
tances. La réalité criminelle angoissante tient dans ces textes une
place de plus en plus grande. Plus d’un roman utilise des cas
célèbres de serial killers à peine modifiés et donne tous les détails
techniques de l’enquête, voire des autopsies.
Or, cette angoisse a une fonction calmante, traumatolytique
pourrait-on dire, car elle agit sous la domination du principe de
plaisir pour un sujet, certain au moment où il lit de ne pas vivre ce
qu’il lit. Ce plaisir est renouvelé au point de prendre presque un
caractère addictif : on connaît la publicité : « A Christie for
Christmas ! », mais les vrais amateurs lisent et relisent indéfini-
ment les mêmes textes, dès qu’ils les ont un peu oubliés.
Ce plaisir n’est cependant pas sans lien avec la jouissance précé-
demment évoquée, il ne constitue pas une abréaction de contenus – 67
traumatiques secrets, peut-être ignorés du lecteur lui-même qui
les abrite, cependant l’énergie traumatique enkystée sert de source
inépuisable à ce plaisir particulier.
Mais s’agit-il de résilience ou d’une forme de fétichisation ? Le
récit prête sa forme à des fantasmes que le lecteur ne serait pas par-
venu à formuler, mais il les rencontre et lui permet de faire du
plaisir avec l’angoisse. Toute autre est la situation de celui qui, vic-
time d’un traumatisme, doit constituer un récit pour témoigner,
récit qui ne sera pas reçu comme une fiction mais comme un
exposé véridique.
Primo Lévi, dans Si c’est un homme, note un rêve répétitif qu’il
faisait à Auschwitz : il est sorti du camp et il raconte ce qu’il y a
vécu mais personne ne le croit. Ce rêve, dans sa brièveté drama-
tique, exprime la complexité de l’activité historisante face au récit
du traumatisme. Raconter, c’est rendre réel pour un autre quelque
chose que, dans ce cas, on avait soi-même considéré comme
impensable. Celui qui ne croit pas au récit, c’est Primo Lévi lui-
même, avant le traumatisme de son internement. En prêtant cette
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incrédulité à son interlocuteur, Primo Lévi récupère pour lui ce


temps d’avant l’horreur concentrationnaire.
Témoigner n’est pas spontané comme on exhalerait une
plainte, mais au contraire vécu comme un devoir. Il faut survivre
pour dire, et dire est un objectif de survie. Chez d’autres, dire
paraît impossible. Boris Cyrulnik, dans Un merveilleux malheur4,
dit à longueur de pages la tentation du traumatisé de ne pas parler,
tentation rationalisée par l’idée que cela ne sert à rien de parler
parce qu’on ne peut pas être entendu, parce que c’est in-enten-
dable. Il faut ici rappeler la fonction du tiers dans le récit, telle que
Freud la dégage du récit du trait d’esprit. L’écoute du tiers permet
à celui qui raconte d’éprouver à nouveau une partie de ce qu’il a
éprouvé une première fois en direct. Dire c’est donc revivre, pas
seulement parce que l’on réévoque, mais parce qu’on s’identifie à
l’autre qui, lui, découvre.
Réduplication de la souffrance, mais aussi dépossession : com-
ment dire l’horreur, comment la faire ressentir à celui qui va croire
la connaître parce qu’on lui en parle ? L’activité historisante, pour
68 – celui qui a vécu le traumatisme, ne peut en effet être vécue que
comme un devoir et non une abréaction de la souffrance, même si
après-coup, cela peut être partiellement libérateur. Mais que vise
un tel récit ?
Je m’interrogerai maintenant sur le troisième aspect de l’activité
de pensée face au traumatisme, soit l’activité de comprendre.

COMPRENDRE, DONNER UN SENS


Si je poursuis la situation du traumatisme concentrationnaire,
comment, en effet, comprendre l’impensable ? N’y a-t-il pas
quelque sacrilège ou quelque obscénité à vouloir nommer l’in-
nommable, s’en approcher avec des instruments de pensée ordi-
naires ? Et, plus que tout, est-ce que comprendre n’est pas dans
une certaine mesure accepter, voire pardonner ?
Une brillante avocate, qui avait fait avec moi une thèse de psy-
chanalyse, et finalement présenté le concours de la magistrature,
s’était entendue poser la question suivante : « Et avec toute cette
psychanalyse, Maître, pensez-vous que vous pouvez encore
juger ? »…
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Hannah Arendt tentant de comprendre le personnage


d’Eichmann, non pas comme un monstre exceptionnel mais en
fonction de la notion qu’elle proposait de « banalité du mal »,
avait fait scandale il y a quelques décennies.
Face au traumatisme, pour qui et pour quoi faudrait-il com-
prendre ? Levons une équivoque : ici le processus de compréhen-
sion est choquant dans la mesure où on l’oppose, selon la distinc-
tion de Max Schreber, à l’explication, c’est-à-dire à la froide mise
en œuvre d’un modèle causal. Dans ce dernier cas, on est dans la
fonction judicatoire aussi bien au niveau de la pensée que du pro-
cès, de la délimitation du Bien et du Mal.
À l’inverse, la compréhension implique une certaine sympa-
thie5, un rapprochement avec ce qu’on croit connaître le mieux :
soi-même. Pour le traumatisé, on conçoit que comprendre serait
pactiser, effacer la différence entre victime et bourreau. Pour celui
qui rend compte du traumatisme sans l’avoir directement subi,
c’est pire encore !
Comprendre comporte le risque de se laisser séduire, voire de
partager les pulsions criminelles. « Don’t jail ! Hang’em » scande la – 69
foule qui se refuse à admettre que, devant un crime atroce, on
puisse enfermer l’auteur présumé en observation psychiatrique.
Lorsque Hannah Arendt propose cette scandaleuse notion de la
« banalité du Mal », elle n’entend évidemment pas banaliser les agis-
sements d’Eichmann, mais montrer qu’ils résultent d’une situation
collective, « banale » au sens médiéval du terme, c’est-à-dire parta-
gée dans une communauté. Ce qu’elle dépasse ainsi, c’est l’explica-
tion psychologique individuelle d’Eichmann comme monstre
sadique : « Les fonctionnaires des camps de concentration étaient,
rappelle-t-elle, tout aussi inanimés que leurs victimes elles-mêmes.
Ils avaient le sentiment d’être plutôt des instruments de la Nature
ou de l’Histoire.6 » Éclairer le mal absolu qu’a pu représenter
l’Holocauste ne peut procéder d’une réflexion philosophique indi-
viduelle sur le Mal radical. Il faut élargir la vision à l’échelle de la
communauté. Seule une analyse des éléments qui se cristallisent
dans le totalitarisme (surpopulation, expansion et superfluité éco-
nomique, déracinement social et détérioration de la vie politique)
peut permettre de comprendre la genèse de ce Mal absolu.
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Que cette compréhension n’ait rien à voir avec un pardon,


l’épilogue de Eichmann à Jérusalem le dit assez clairement. Peut-
être qu’Eichmann avait en effet perdu la capacité de juger du Bien
et du Mal et ne pouvait donc être considéré comme responsable
de ses actes. Pourtant, parce que Eichmann et les nazis en général,
n’ont pas voulu partager cette planète avec le peuple juif et
d’autres, de ce fait personne ne peut avoir envie de la partager avec
eux. Et la conclusion tombe, nette comme un couperet : « C’est
pour cette raison, et pour cette raison seule, que vous devez être
pendu. »
Il est temps de conclure : j’ai brièvement parcouru diverses
figures de la pensée face au traumatisme : le fantasme, le récit his-
torisant et l’explication à visée compréhensive.
Ma conclusion me ramènera à la cure psychanalytique : si, avec
le traumatisé, le psychanalyste doit éviter de céder aux facilités du
besoin de secourir (« Psycho-zoro »… comme le nomme avec
humour Boris Cyrulnik), il doit, en revanche, être en mesure d’of-
frir au patient un étayage qui lui permette de transformer l’im-
70 – pensable du traumatisme en énigme.
Cette position thétique de l’énigme face à l’effondrement des
certitudes et, en particulier, des certitudes identificatoires, consti-
tue, comme je l’ai montré dans Le plaisir de pensée, l’essence du
travail de la sublimation. À divers titres, la pensée procède du
traumatisme et le traumatisme ne peut être réintégrable dans l’hu-
main que par une démarche de pensée.

NOTES

1. Le jeu de mots entre « panser » et « penser » n’est pas ici involontaire et mon
approche du traumatisme comme de la manière dont on peut y survivre est
tributaire de mes recherches antérieures publiées dans Le plaisir de pensée
(Paris, éd. PUF, 1992) et plus récemment dans Le besoin de savoir (Paris, éd.
Dunod, 2002).
2. S. FERENCZI, « Réflexions sur le traumatisme », in Psychanalyse 4, Paris, éd.
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Payot, 1982, p. 147.


3. S. de MIJOLLA-MELLOR, Meurtres familiers, Paris, éd. Dunod, 1995.
4. B. CYRULNIK, Un merveilleux malheur, Paris, éd. Odile Jacob, mars 1999.
5. Je reprends ce terme, ainsi que la distinction entre « expliquer » et « com-
prendre », du philosophe Max Scheler (Nature et formes de la sympathie).
6. H. ARENDT, Système totalitaire, Paris, éd. Seuil, coll. Points, Essai, p. 441.
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Résilience
et debriefing psychologique individuel*
Carole DAMIANI

150 associations d’aide aux victimes sont regroupées au sein de


l’INAVEM (Institut national d’aide aux victimes et de média-
tion). Les juristes et les psychologues ont pour mission d’informer,
accueillir et accompagner les victimes d’infractions pénales et
d’événements que l’on pourrait qualifier de « catastrophiques » :
catastrophe naturelle, catastrophe technologique, guerre, accident
individuel ou collectif par exemple. Les juristes informent sur les
– 73
droits et les psychologues proposent un soutien psychologique
aux victimes traumatisées par l’événement, jusqu’au procès si
besoin. La prise en compte de ces deux dimensions, psycholo-
gique et juridique, nous paraît nécessaire car elle permet de conci-
lier thérapie et réparation. Pour les victimes, il s’agit à la fois de
donner un sens personnel à l’événement, mais aussi d’être recon-
nues comme victimes par la collectivité, afin de parvenir à rester le
sujet de ce qui leur arrive et à se dégager d’un statut de victime qui
pourrait les assujettir. En effet, il ne s’agit pas de leur reconnaître
seulement ce statut de victime qu’il faudra dépasser ensuite, mais
d’abord un statut de sujet pensant. La verbalisation de leur souf-
france, même si elle douloureuse, permet de représenter l’expé-
rience traumatique et de l’inscrire dans une histoire et dans l’en-
semble de l’économie psychique du sujet. Cette inscription sera

* Cet article est tiré de C. Damiani, Les victimes. Violences publiques et crimes
privés, Paris, éd. Bayard, 1997 et de C. Damiani, « Psychothérapie post-trau-
matique et réparation », in F. Marty (sous le dir.), Figures et traitements du
traumatisme, Paris, éd. Dunod, 2001.
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favorisée par la rencontre avec la loi qui est un moment réparateur


essentiel, mais qui ne suffit pas en lui-même à endiguer les réper-
cussions psychologiques du traumatisme.

LES PRINCIPES FONDAMENTAUX DE LA PSYCHOTHÉRAPIE


POST-TRAUMATIQUE

Il est apparu nécessaire d’adapter la technique analytique en


raison de la nécessaire prise en compte à la fois de la réalité psy-
chique et de la réalité de l’événement. Le trauma et l’intensité de
la souffrance qui lui est liée nous engage à en repenser les prin-
cipes fondamentaux. Nous n’aborderons ici que la thérapie, dans
un cadre associatif, de sujets ayant été victimes d’événements for-
tuits et généralement uniques.
La première adaptation nécessaire, concerne la demande du
sujet. Dans ce domaine de l’effraction, il est illusoire d’attendre
une demande et encore moins une demande construite de la part
de la victime, du moins dans un premier temps. En effet, celle-ci
est bien souvent dans l’incapacité de prendre l’initiative d’un pre-
74 –
mier contact avec une structure d’aide et ne connaît pas toujours
les possibilités qui lui sont offertes. Pour cette raison, dans les cas
les plus graves (catastrophe collective, assassinat d’enfant notam-
ment), les psychologues des services d’aide aux victimes pren-
nent cette première initiative. Ce n’est jamais une initiative pri-
vée, mais une proposition, dans un cadre institutionnel défini,
qui laisse au sujet l’entière liberté de son choix. L’offre anticipe
ainsi la demande et lui permet ainsi d’émerger. Si la victime est
informée dès la survenance de l’accident, ou si elle pouvait dis-
poser d’un entretien psychologique dès la première consultation
aux urgences, alors, les conséquences psychotraumatiques pour-
raient être prévenues plus facilement. Il ne s’agit pas de « dédra-
matiser », mais de garantir, par une présence authentique, un
espace de parole et de lutter ainsi contre le sentiment massif
d’abandon.
Ensuite, il faut se garder de confondre plainte et demande
d’aide véritable. La victime voudrait obtenir une sédation rapide
et définitive des symptômes et être allégée de ses souffrances. Le
risque est de répondre uniquement à cette demande. Le trauma
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abolit les repères temporels et donne une impression d’urgence


permanente. Or seule, la régularité des premiers entretiens contri-
buera à restaurer une dimension temporelle. Il s’agit de « délocali-
ser » la plainte, c’est-à-dire de s’appuyer d’abord sur elle pour favo-
riser ensuite un questionnement personnel, de façon à ce que la
demande de la victime devienne la demande du sujet. Ceci ne
peut s’envisager que dans le temps.
En ce qui concerne la neutralité bienveillante, il est essentiel de
garder la bienveillance et de nuancer la neutralité qui devient mal-
veillante dans des situations traumatiques. Le silence du théra-
peute ne peut que renvoyer la victime à la répétition d’une situa-
tion de détresse. Le psychothérapeute se doit donc d’être provisoi-
rement plus interactif dans la relation, notamment en soutenant
par des relances actives. Par contre, de la neutralité, il est absolu-
ment impératif d’en conserver le non jugement, l’abstinence, de
ne rien vouloir pour le sujet, d’éviter de manifester ouvertement
une éventuelle compassion et de prendre position par rapport aux
faits et à ses acteurs.
Généralement, le transfert est massif et immédiat. Le sujet – 75
traumatisé a perdu transitoirement ses contenants psychiques et
s’étaye provisoirement sur ceux du thérapeute. La mise en place
d’un cadre solide qui fait fonction de pare-excitations (celui-ci
faisant gravement défaut au sujet traumatisé) est donc nécessaire.
Le thérapeute prête au sujet ses enveloppes psychiques, son appa-
reil à penser pour l’aider à figurer et à mettre en mots, et ainsi res-
taurer une continuité psychique. Les manifestations contre-trans-
férentielles doivent être constamment pensées et élaborées.
Assister à la souffrance de l’autre n’est pas anodin et le thérapeute
doit se dégager à la fois de la fascination de l’horreur et du voyeu-
risme. Il est difficile de ne pas se sentir parfois véritablement tou-
ché par ce qui se dévoile, mais aussi impuissant, aveuglé par un
idéal mégalomaniaque de réparation, culpabilisé de ne pouvoir
répondre à la véritable demande du sujet. Aussi, la mise en place et
le respect rigoureux d’un cadre et l’analyse du transfert et du
contre-transfert seront les indispensables remparts contre un idéal
thérapeutique inaccessible et tout-puissant et contre la jouissance :
celle de la victime mais aussi celle du thérapeute.
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Enfin, il est fondamental de considérer le sens de la gratuité


des actes thérapeutiques dans une association d’aide aux vic-
times. Certaines victimes considèrent la gratuité des entretiens
psychologiques comme un assujettissement, d’autres la posent
comme un dû. Il importe alors de travailler pour que le sujet se
sente responsable dans ses engagements et de son parcours, et
qu’une autre demande soit possible, sans remettre en cause le
principe de la gratuité.

LE DEBRIEFING INDIVIDUEL
Le terme de « debriefing » inspiré initialement de Mitchell
(1983), est aujourd’hui utilisé pour des interventions très diffé-
rentes. Il est sous tendu par des pratiques et des modèles théo-
riques très divers. On appelle généralement « debriefing collectif »
et « debriefing individuel », la technique thérapeutique adaptée
spécifiquement à l’approche du trauma dans le post-immédiat.
Nous souhaiterions nous démarquer de ce terme, mais aucun
autre ne nous est paru satisfaisant à ce jour. Nous évoquerons
76 –
donc ici, le « debriefing individuel » :
Pour soigner le traumatisme, Freud avait renoncé à l’abréaction
à visée cathartique, car il en déplorait les résultats éphémères. À ne
viser que la décharge émotionnelle, l’abréaction, qui n’a qu’une
valeur économique de réduction de tension, peut produire des
effets certes spectaculaires mais à court terme. Parler sans but n’a
aucun sens, aucune valeur thérapeutique. L’hémorragie abréactive
peut même se révéler nocive s’il n’y a pas de reprise réflexive. Il y a
un risque de reproduire tout simplement la situation d’agression
originelle et que le sujet reste fasciné par la scène. La mise en mots
contenante doit favoriser la prise de distance et ébaucher un pre-
mier travail de figurabilité. L’acte thérapeutique ne peut donc se
réduire à une simple évacuation sommaire des conflits et des ten-
sions qui résultent de l’effraction psychique, mais en favoriser la
remémoration et l’élaboration. Secondairement, il questionne les
désirs refoulés tels qu’ils se sont fait entendre dans le discours du
sujet et resitue l’accident traumatique dans une histoire, à un
moment du fonctionnement psychique, dans le contexte actuel de
ses relations objectales. Ce travail de verbalisation, de représenta-
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tion et de liaison, doublé d’une ouverture sur l’inconscient, bien


au-delà de la pure description des faits et de la décharge émotion-
nelle, aident l’individu à redevenir un sujet désirant.
La parole ne peut être immédiatement interprétative. Notre
espace de travail se conçoit d’abord comme un contenant, une aire
transitionnelle qui peut accueillir les affects violents, le morcelle-
ment de l’individu, la défaillance des enveloppes psychiques, l’ir-
représentable, avant même d’envisager une réorganisation psy-
chique. Le cadre ainsi établi permet de contenir les angoisses pri-
mitives d’effondrement du moi. Le patient attend du thérapeute
confiance et sécurité, et celui-ci peut jouer le rôle de pare-excita-
tions qui lui a fait défaut lors de l’effraction traumatique. En per-
mettant au patient de s’identifier à ce cadre maternel, on peut res-
taurer une continuité psychique, une nouvelle enveloppe protec-
trice et colmater les diverses fractures, ruptures et effractions.
Dans cet espace transitionnel ainsi créé, le thérapeute se doit
d’être actif et capable d’empathie rapide mais sans se perdre dans
une identification trop massive qui pourrait le disqualifier par la
suite. Être actif, c’est soutenir par des relances et favoriser un ques- – 77
tionnement personnel, c’est reprendre le déroulement de l’événe-
ment et verbaliser les éprouvés sensoriels, les affects et les émo-
tions qui y sont attachés en faisant advenir les représentations. Le
thérapeute se doit d’éviter deux écueils majeurs : le déni ou l’évite-
ment défensifs de l’événement et sa répétition descriptive systé-
matique sans reprise élaborative. La reproduction de ce qui a été
vécu pourrait être traumatique en soi. Il ne s’agit donc pas de se
contenter de faire répéter, d’obtenir un récit descriptif de l’événe-
ment, mais de le reprendre dans une dramatisation transféren-
tielle. Comme le souligne Jean Gortais (1997), le travail clinique
avec des patients ayant été victimes de violence traumatique
implique une activité de figuration chez le thérapeute qui est tout
autre que l’investigation factuelle. Cependant, demeure interpel-
lée la capacité du clinicien à entendre le poids de la réalité d’une
expérience effractante. Ce n’est pas tant la réalité de l’événement
qui est importante que ce que le sujet en fait. Il est nécessaire de
ne pas se laisser fasciner par ce qui se dit en revenant inlassable-
ment sur le récit des faits. Il s’agit plutôt d’aider les sujets à se
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détourner de l’horreur par un travail de représentation et de


secondarisation des éprouvés sensoriels et émotionnels, de façon à
ce qu’ils ne soient plus sous l’emprise de leurs seules pulsions par-
tielles, scopiques notamment.
Si le sujet en fait le choix, les premiers entretiens sont donc très
focalisés sur l’événement, et très peu sur l’anamnèse ou le
contexte, qui ne sont généralement abordés qu’au bout de
quelques consultations. Il faut pouvoir prendre le temps de revisi-
ter toute la scène traumatique et les liens qui ne manquent pas de
se nouer avec d’autres scènes, et de désamorcer la temporalité
d’urgence imposée par le trauma. Progressivement, le thérapeute
pourra reprendre une technique classique.
Le sujet victime d’un événement traumatique est envahi par une
très grande anxiété, des reviviscences, des évitements phobiques per-
sistants, faiblement organisateurs qui ne réussissent pas franche-
ment à maintenir l’angoisse à distance, vécus dans un état dépressif
plus ou moins patent. La thérapie post-traumatique ne consiste pas
en une simple abrasion des symptômes, même si c’est la demande
78 – première du sujet. Il s’agit au contraire de l’aider à leur donner un
sens en établissant des connexions psychiques entre les contenus, les
affects et à les inscrire dans une configuration fantasmatique, où se
rencontrent la honte, la culpabilité, l’angoisse, les sentiments
d’abandon et d’objectalisation, voire la violence et la haine.
La répétition traumatique et son cortège de cauchemars, de
reviviscences, de flash-back résistent aux verbalisations et aux
interprétations. La scène traumatique est condensée sous forme
d’images fortement investies. Le psychothérapeute se doit d’inter-
peller alors la capacité du patient à « décondenser » ces images, à
dérouler les représentations superposées afin d’en atténuer la force
et d’engager un travail de remémoration et de symbolisation. De
cette façon, les reviviscences pourront alors se transformer en sou-
venirs intégrables. De la même façon, le thérapeute peut favoriser
le passage de cauchemars ou de rêves composés d’images ressen-
ties, vécues, à des rêves racontés, aux représentations liées qui
signent la fin du syndrome de répétition.
Les images répétitives sont largement empreintes d’angoisse de
mort, car c’est bien la rencontre, dans le réel, avec sa propre mort
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qui remet en cause le sentiment de continuité narcissique et qui


fait trauma. L’une des voies privilégiées de dégagement de l’an-
goisse est le sentiment de culpabilité qui peut représenter un
moyen de résister au risque de néantisation : « Je suis coupable,
mais je suis. » Aussi, même si cela paraît paradoxal, faut-il veiller à
entendre la culpabilité, ne pas chercher à l’éliminer du moins dans
un premier temps, mais la recevoir, la questionner et lui donner
une valeur structurante dans la reconstruction du sujet (Damiani,
1997). La culpabilité engage une possibilité de réparation et d’ou-
verture à un travail personnel, en évitant l’écueil de la délégation de
la faute à un autre (l’État, la police, la justice… ) qui empêche le tra-
vail sur sa responsabilité, son implication dans sa propre souffrance.
Les propos concernant la culpabilité, à certains moments, se tein-
tent de honte et se confondent avec elle. Là encore, il ne s’agit pas de
l’évacuer intempestivement mais de lui donner toute sa valeur dans
la reconstruction et l’affirmation de l’identité du sujet et de favoriser
ainsi une restauration de l’estime de soi.
Enfin, il ne faut pas méconnaître que ce qui traumatise n’est
pas seulement le traumatisme objectivable, repérable d’aujour- – 79
d’hui mais aussi ce qu’il est venu révéler ou réactiver dans un effet
d’après-coup. Ces événements antérieurs sont révélés parfois tar-
divement dans la thérapie. Aussi, faut-il prendre le temps de ne
pas se laisser aveugler par l’événement traumatique présent et de
renouer les liens qui peuvent exister entre l’événement actuel et
les traumas antérieurs, entre la scène traumatique et les scénarios
fantasmatiques.
Quasi invariablement, les victimes demandent ce qui va leur
arriver, combien de temps cela va encore durer et si elles sont
« normales ». Savoir, pour les victimes, est une tentative de maî-
trise pour échapper à la désorganisation. Le thérapeute peut se
réfugier dans une position confortable et gratifiante de toute-puis-
sance, d’expert détenteur d’un savoir absolu en apportant les
informations demandées. Mais c’est oublier ce qui fait l’indivi-
dualité du trauma. Le risque est de se référer à une norme collec-
tive, sans s’appuyer sur les expériences antérieures du sujet, de
l’empêcher ainsi de tracer son propre chemin, tout en lui épar-
gnant une élaboration.
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Une autre demande très fréquente concerne « l’oubli » de la


scène traumatique. Or, nous devons les aider à faire le deuil d’un
oubli définitif, de faire en sorte que l’événement traumatique
puisse être intégré, évoqué, pensé sans que le sujet se sente détruit
par l’intensité des affects et la violence des représentations. En
effet, des victimes ne parviennent pas à dépasser la fascination,
voire la jouissance qu’exerce sur elles l’événement, ne peuvent plus
vivre qu’à travers « leur » traumatisme et s’y accrochent désespéré-
ment. Le travail de deuil peut être long et douloureux. Il suppose
d’être en mesure de ne plus entretenir l’illusion d’un retour à un
prétendu paradis perdu, mais au contraire d’élaborer la perte et la
souffrance qui lui est attachée. Ce temps dépressif est donc un
temps nécessaire d’élaboration et de réaménagement qui rend pos-
sible le retour à un certain plaisir de vivre. Il serait inadapté de le
traiter exclusivement comme une pathologie dépressive. Avec le
temps, la douleur, la dépression et la culpabilité finissent par s’es-
tomper, reste un souvenir qui ne détruit plus. Ce chemin qui s’ori-
gine dans le désir d’un hypothétique oubli salvateur, évolue vers
80 – l’intégration en un souvenir non persécuteur.
Enfin, dans les semaines et les mois qui suivent l’agression, la
psychothérapie est très dépendante des aléas de la procédure judi-
ciaire. Il n’est pas rare de voir des patients « bloquent » toute
action thérapeutique jusqu’au procès envers lequel leurs attentes
sont bien souvent idéalistes et illusoires. La longue attente du pro-
cès de doit pas être utilisée comme moyen pour l’un comme pour
l’autre de se dérober au véritable travail psychique.
Il est vrai que la procédure judiciaire devrait pouvoir offrir un
contenant à ses sentiments de vengeance, à métaboliser sa haine
pour ne pas la reproduire ou la retourner contre soi, à apaiser le
sentiment de culpabilité. S’il n’y a pas d’intervention socio-psy-
chologique, s’il n’y a pas d’intervention de la loi, la seule voie
d’exécution de la souffrance peut passer alors par la répétition du
passage à l’acte envers soi ou envers les autres. Le risque majeur
est, qu’en l’absence de reconnaissance par la justice, le sujet conti-
nue à attribuer exclusivement ses difficultés à des forces ou des
personnes extérieures et ne cherche pas à s’impliquer dans un
questionnement personnel. Certains sujets utilisent la scène judi-
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ciaire pour « externaliser » leurs conflits intérieurs et se protéger


ainsi, illusoirement, de l’élaboration de la perte. Ce combat favo-
rise l’enkystement dans une identité de victime dont ils auront du
mal ensuite à se dégager.
La procédure judiciaire n’a pas pour fonction d’être thérapeu-
tique, mais d’être un tant soit peu réparatrice, à condition de ne
pas lui demander ce qu’elle ne peut apporter et de ne pas entrete-
nir l’espoir d’obtenir une totale réparation. La justice a un pouvoir
de réparation certain à condition de ne pas en attendre tout, Ce
serait un leurre. Une telle attente, sous-tendue par la souffrance,
peut être à l’origine de douloureux malentendus parce que la jus-
tice ne peuvent être le lieu unique de la reconnaissance et de la
reconstruction d’une victime. Après le procès, bien des questions
et des difficultés subsisteront. De la même façon, réparer ou enga-
ger une thérapie n’est pas guérir, cela n’a pas de sens. C’est retrou-
ver le chemin de la vie, ne plus rien attendre de l’autre, redevenir
tout simplement sujet de sa propre histoire. Il en restera un souve-
nir qui ne fait plus trop mal.
– 81

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

DAMIANI C., Les victimes. Violences publiques et crimes privés, Paris, éd. Bayard,
1997.
– « Psychothérapie post-traumatique et réparation », in F. Marty (sous la dir.),
Figures et traitements du traumatisme, Paris, éd. Dunod, 2001.
GORTAIS J., « Le viol, du déni d’altérité à l’exil du désir », in M. Dayan (sous la
dir.), Trauma et devenir psychique, Paris, éd. PUF, 1996.
MITCHELL J. T., « When disaster strikes : the critical incidents stress debriefing
process », Journal of the Emergency Medical Services, n° 8, 1983, p. 36-39.
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Vulnérabilibité et résilience
chez l’enfant inceste
Liliane DALIGAND

L’expérience clinique des situations incestueuses nous apprend


que les enfants peuvent réagir de façon très différente. Certains ne
pourront jamais rompre l’emprise, d’autres le pourront plus ou
moins rapidement avec plus ou moins de séquelles, d’autres pour-
ront s’y opposer dès la première approche et résisteront sans faille
à la tentation du désir incestueux.
Dans une même famille toutes ces réactions peuvent se rencon-
trer. Comme dans la famille C., les gestes incestueux du père – 83
ayant débuté sur ses 4 enfants, 3 fils et une fille, vers l’âge de 10-
11 ans. Tous ont été expertisés avant le procès, voici les conclu-
sions des expertises concernant les 4 enfants et le père :
. L’examen médico-psychologique de Damien C., 22 ans, montre
qu’il n’a pu dès son enfance se couper de sa mère (ce qui s’est mani-
festé par des crises d’asthme) et qu’il a été par là même offert à l’em-
prise paternelle. Ce contact long et répété ne lui a pas permis d’être
dans la position de « fils de », ce qu’il avait pratiquement admis met-
tant sa vie « sous une pelletée de terre » selon sa propre expression.
La plainte de sa sœur l’a incité à reprendre sens. Elle lui révèle
ses difficultés à s’engager lui-même dans la filiation et à faire
maillon dans la parenté.
Il en garde, de plus, les traces structurelles et est marqué par des
traits infantiles.
. L’examen médico-psychologique de Jérôme C., 20 ans,
montre qu’il s’est bien élaboré dès sa prime enfance car il a, de par
les conditions mêmes de sa naissance, pu se détacher rapidement
du corps maternel.
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Les manœuvres incestueuses de son père sont survenues dans


cette individualisation de son être. De plus il a pu s’opposer à son
père. Tout se passe comme si, ayant pu s’affronter à son géniteur, il
avait pu maintenir vaille que vaille une place de fils, une petite
place un peu incertaine
Cependant il est dans une difficulté d’identification et d’une
certaine façon est marginalisé par rapport au couple parental. Sa
place de fils ne lui est pas assurée. Ceci se traduit chez lui par la
timidité et l’impossibilité de s’engager.
. L’examen médico-psychologique de Emma C., 18 ans,
montre qu’elle a acquis dans son enfance les éléments structuraux
nécessaires à l’élaboration de sa personne. Grâce à la séparation
d’avec sa mère, elle a à la fois pu se construire mais aussi été en
risque de devenir sa rivale dans l’amour d’un père incestueux qui
affirmait la violation de l’interdit comme preuve aimante.
Elle a pu, dans un sursaut pour garder sa vie et essayer de
retrouver une place générationnelle perdue, s’opposer à cette atti-
tude mensongère.
84 – Elle est actuellement dans ce dynamisme et pense ainsi pouvoir
assumer seule son destin.
. L’examen médico-psychologique de Jérémie C., 16 ans,
montre qu’il a pu élaborer les éléments structuraux de sa personne
de façon assez satisfaisante. Il a pu résister partiellement à l’em-
prise incestueuse de son père et de ce fait il s’est préservé sa place
de fils.
Il est certain que ce garçon s’est bien construit dans sa prime
enfance et qu’il a été moins atteint que ses frères et sœur du fait
qu’il a pu résister à son père. Cette coupure en partie préservée fait
que ce père existe toujours pour lui et qu’il peut lui garder un cer-
taine place même s’il trouve logique qu’il ait été mis ailleurs, en
prison.
Il a également, du fait de sa résistance, une place à part dans la
famille qui le maintient dans sa position dans les liens de parenté
. L’examen psycho-dynamique du père, Gérard C., montre
qu’il n’a été qu’imparfaitement introduit dans la génération par un
père déficient ce qui a entraîné un développement difficile. Il est
entré en lien matrimonial sans bien être à sa place et dans son rôle.
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Mal introduit dans la génération, quasiment non fils de son père,


il n’a pu être père, n’étant pas « fils de », dans le retournement
symbolique en « père de ».
Cette déficience lui a fait considérer ses enfants comme des
êtres sans particularité de place et dans la confusion des senti-
ments et des chairs.
À partir de l’expérience clinique de l’inceste, voici ce qu’il
m’apparaît important de mettre en lumière à propos de la vulné-
rabilité et de la résilience des enfants.
Tout enfant né est à mettre au monde. Il est nécessaire de le
délivrer de la toute puissance des sensations qui l’envahissent et
des pulsions qui le meuvent. En somme qu’il puisse contrôler ce
qui se passe en lui. Aussi dès la naissance, la mère qui reste tou-
jours en référence au père avec qui elle a conçu l’enfant, doit limi-
ter l’exercice pulsionnel qui ne doit jamais atteindre l’épuisement
de son porteur.
Cette limitation s’appelle en analyse castration : coupure d’avec
la totalité pulsionnelle. C’est le sens par exemple du sevrage et de
– 85
tout repas qui doit toujours se terminer avant la fin. Cette limita-
tion malgré le nom de castration n’est pas une amputation. C’est
un temps d’ouverture sur ce qui constitue l’humain : la parole.
C’est, selon Dolto, humaniser son enfant. C’est l’ouvrir, en même
temps qu’au lait du sein, au lait des mots, selon son expression.
Toutes les pulsions de l’enfant sont ainsi limitées et occasion
d’ouverture au langage et à la parole. L’enfant ainsi deviendra
contrôleur de ses forces pulsionnelles par le langage et le recours à
sa mère.
Vers l’âge de trois quatre ans, les pulsions vont s’organiser sous
le primat de la pulsion sexuelle qui a la particularité de faire
découvrir à l’enfant que tous les êtres qui l’entourent et lui-même
ne sont pas semblables. Il entre dans la différence sexuelle et ses
pulsions génitales vont vers celui ou celle qui est en différence avec
lui. Ses pulsions sont d’autant plus fortes qu’il veut prendre la
place de celui ou celle qui lui ressemble pour en avoir les béné-
fices. C’est un des jeux subtils du complexe d’Œdipe.
C’est alors que le père référé à la mère fixe la position sexuelle
de son enfant en intimant l’interdit de l’inceste, de l’exercice pul-
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sionnel génital de leur enfant vis-à-vis de l’un et de l’autre parent.


De ce fait l’enfant sorti de la confusion (il ne peut prendre la place
de son père ou de sa mère) se fixe dans sa position sexuelle, dans
l’envie de faire et la crainte de la rétorsion.
Là encore cette castration massive par l’interdit de l’inceste
n’est pas une répression mais une ouverture à ce qui parle. L’enfant
pour garder lien d’amour avec ses parents dont il est radicalement
coupé est invité à leur parler. Cette opération de coupure place
l’enfant dans la génération et lui ouvre la mise en parenté à une
place unique.
Le père alors dans sa fonction métaphorique (en place du père
de l’origine) passe à l’opération de la nomination. Nommer son
enfant, le placer sous des phonèmes, n’est pas le qualifier, le
décrire comme une chose mais lui donner sa place parmi les mots
et les règles du langage. L’enfant va alors pouvoir parler en son
nom. Ce n’est plus seulement la pulsion qui le porte, c’est le lan-
gage qui le fait assomptionner à la position de sujet.
Le langage et la parole ne sont possibles que si l’enfant est donc
86 – placé dans la différence. La parole est le lien entre deux personnes,
c’est-à-dire entre deux êtres radicalement différents dont l’imagi-
naire ne peut rendre compte. À chaque rencontre il y a l’un et
l’autre, l’autre et l’un, irréductibles l’un à l’autre. Cette dualité
toujours rencontrée ne peut que renvoyer à l’unité.
L’unité pour les hommes ne peut être qu’originaire. L’un et
l’autre dans leur différence renvoient toujours à l’un de l’origine
dont chacun provient. Chacun d’entre nous est lié à l’origine : le
montage culturel des générations représenté par la généalogie et la
filiation en font la démonstration constante.
Chaque fois que l’homme parle, qu’il s’adresse à un autre, la
parole n’est possible que parce qu’originaire. L’homme parlant est
ainsi tenu dans le monde par son lien à l’origine. La force de
l’homme est ce lien là qui est affirmé par la différence radicale des
êtres, manifestée par la loi qui le fonde et dont le seul article est :
« Tu n’es pas l’autre. »
La résilience s’appuie sur cette place intangible de l’être dans
son lien originaire affirmée par la loi qui le fonde. Plus un homme
est arrimé à cette place symbolique qui lui est propre, plus il est
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résistant aux agressions, à la violence, au traumatisme, des évène-


ments et des autres.
On peut dire que ce qui fait résilience en l’homme c’est sa place
dans son rapport à l’origine et à la loi qui le constitue et l’affirme
dans ses droits. Plus l’homme est ancré dans la parole plus il est
résilient mais cette force là n’est manifeste que toujours en rapport
avec un autre.
La résilience s’acquiert au long des premières années de la vie.
Et plus l’agression par la confusion, toujours incestuelle, est pré-
coce moins cette force de résistance s’affirme.
La résilience est dynamique, active. Elle est mouvement, place-
ment dans le temps et l’espace propres de l’être, elle le garde dans
la présence. Souvent, elle est ignorée de la personne elle-même et
révélée seulement dans la nécessité, lors de la confrontation avec
ce qui la nie comme être.
La résilience, la défense de l’altérité et de la place par le lien à
l’origine ne concernent pas que les victimes mais également les
agresseurs qui eux aussi, bien qu’agissant, tombent dans la confu-
sion et l’annulation d’eux-mêmes. Certains peuvent ne jamais – 87
récidiver après un unique passage à l’acte incestueux, alors que
d’autres sont dans la répétition incessante jusqu’à une véritable
consommation toxicomaniaque d’un, de plusieurs ou de tous
leurs enfants.
Vittorio est l’exemple d’une telle dépendance. Étant professeur
de Lettres, il a pu élaborer le texte suivant qu’il m’a adressé à l’issue
de notre rencontre expertale en juin 1999 :
« Dans la relation avec ma fille il y a une intimité et une com-
plicité de tous les instants mais je crois aussi que je cherchais à
fixer cette fusion avec l’autre, à atteindre l’absolu, le secret et dis-
paraître, me dissoudre, me voir disparaître, m’anéantir, effacer ce
quelqu’un, ce moi encombrant, sans place, retourner à quelque
chose de supérieur, à un moment d’avant la rupture, d’avant la
cassure en un point où tout s’engloutit, où tout retourne à une
paix initiale, même pas, à l’indistinct. Par elle ce retour a été pos-
sible car ça a été un mouvement d’emblée spontané, une adhésion
qui ravit. Par cette force, cette fusion inouïe, elle a comblé cette
faille, ce manque d’un vrai moi qui se retrouve dans la dissolution.
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Le secret, l’adhésion totale, sensuelle, l’amour sublime. L’amour


c’est cette fusion avec l’autre qui devient vous, vous devenez
l’autre dans cet effacement de la différence. Paradoxalement cette
fusion qui fuyait a été atteinte dans sa plénitude quand nos rap-
ports ont cessé car il y a en ce point, ce moment fixé, idéal, cette
date où tout serait résorbé, où deux âmes se rejoignent en
retournant à l’origine…
J’étais abreuvé par sa joie, son visage éclatant comme un miroir
où je m’engouffrais. Soudain je suis repris par cette douleur
immense de ne pouvoir garder mes enfants qui m’aiment et qui
martyrisent leur amour pour moi.
— Papa les deux plus belles notes de musique au monde
quand les entendrais-je ? Papa, deux syllabes répétées, insis-
tantes, merveilleuses, écho qui revient, confirmation du
même.
— Oui mon poussin je suis là. Qu’est-ce que tu veux ?
— Rien papa, je voulais savoir si tu étais là.
— Je serai toujours là pour toi.
88 – Notre complicité, personne ne peut l’imaginer. Elle se confiait
souvent à moi. Elle me parlait de ses copains ou de ses petits
copains. Il n’y avait pas en moi de véritable jalousie, c’était autre
chose… Pour ma part, je souhaitais simplement qu’elle trouve un
garçon prévenant, doux et qui s’intéresse à ce qui l’intéressait elle,
quelqu’un avant tout aussi qui l’aurait aimé pour elle-même, qui
l’aurait aimée passionnément, qui aurait tout fait pour elle, qui
l’aurait protégée de tout, qui aurait tout sacrifié pour elle. Quel
père ne veut pas ça pour ses enfants ?
Aujourd’hui on réduit tout, on salit tout, on ne vit que
souillure. Un jour j’ai écrit des poèmes pour elle (ils ont été saisis),
des poèmes dans lesquels j’essayais d’exprimer mes sentiments,
plus que des poèmes d’amour, des poèmes de ce que je ressentais
pour un amour, pour quelqu’un qui me dépassait. Un esprit
chamboulé qui parle de celle qu’il aime, des poèmes aussi d’un
père qui s’adresse à sa fille en toute chasteté, soucieux de son ave-
nir, poèmes qui parlaient d’un amour intense. Je les lui lisais un
soir et elle me dit : “c’est triste et beau à la fois.” Je crois que je par-
lais de quelque chose qui m’envoûtait…
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Aujourd’hui tout retombe, tout se décante comme si on se


réveillait d’une hypnose. J’ai l’impression d’être à des années
lumière de ce qui s’est passé et à la fois tout prêt. C’est un temps
qui ne compte pas. Moi je n’existe plus. Je ne suis nulle part. Je ne
peux ni parler à l’imparfait ni au présent. Je suis un temps vide,
vidé de temps inexistant. Quand je parle à l’imparfait j’ai l’im-
pression de nier une réalité, une vérité qui a existé. Aujourd’hui je
ne sais rien de cette vérité. Je me serait trompé sur tout. Non.
C’est pas possible. Je ne peux pas parler au présent. Je suis une
coquille vide. J’ai tout perdu. …
Aujourd’hui il y a qu’un immense blanc qui a tout envahi.
Tout a explosé, tout s’est brisé par une grande cassure, une grande
faille dans un mortel blanc. À qui ça profite. On va dire à celle que
j’ai toujours protégée et que je n’ai pas su protéger que tout cela
était coupable, que tout ce qui était beau n’a pas droit de cité.
Enterrer ce qui est vivant. Des morts partout et tous ces visages
qui regardent des ruines. Je suis dans une douleur abyssale de voir
que cette longue chaîne d’amour, des projets, d’espoir et de rêves
soutenus, tous réalisables, défendus fièrement, mais enfouis, se – 89
trouve rompue…
Comme tout est complexe. Seule une âme profonde, peut-être
un artiste à l’âme sensible, un voyant, un visionnaire au sens rim-
baldien, pourrait comprendre. Je voudrais écrire toute notre his-
toire, seconde après seconde, mais cela ne servirait à rien car dans
une histoire d’amour il y a aussi l’au-delà des mots, les non-dit, les
connivences, les regards, les gestes, l’intonation de la voix, les
sous-entendus, les silences, les sourires, tout ce que l’on voudrait
retenir, tout ce qui s’échappe de précieux, recouvert par l’écume
des jours. Oh, mon dieu, j’aurais voulu que tout cela n’arrive
jamais. »
La cour d’assises l’a condamné à 16 ans de prison.
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Les femmes agresseurs sexuels


et leur prise en charge
Jean-Marc DESCHACHT

Deux affaires récentes de réseaux pédophiles (celle d’Orteau,


tout d’abord où sur 18 mises en examen on compte de nom-
breuses femmes, et celle d’Angers ensuite qui compte 20 femmes
sur les 47 personnes mises en examen), ont mis en évidence, pour
le grand public, la possibilité pour des femmes d’être mise en
cause dans des histoires de viol ou d’agressions sexuelles.
Ce qui se révèle maintenant, n’est pas nouveau, et les person-
nels travaillant en milieu pénitentiaire (psychiatre, psychologues, – 91
infirmières, personnels pénitentiaires) savent bien, depuis une
quinzaine d’années, que des femmes peuvent être impliquées et
condamnées pour des actes de viols ou d’agressions sexuelles vis-à-
vis d’enfants, (mineurs ou pas) ou des personnes adultes.
J’avais mené une première étude en 1998 sur 69 femmes incarcé-
rées au Centre pénitentiaire de Rennes pour « délinquance sexuelle ».
Fin 2001, mon échantillon approchait les cent femmes agresseuses
sexuelles et je pouvais dégager certains traits caractéristiques :

CONCERNANT LES INFRACTIONS


Les motifs de condamnation sont les suivants :
– viol simple ou complicité de viol simple : la femme est auteur
principal ou complice, le plus souvent avec un ou plusieurs
hommes, d’un viol sur un ou plusieurs adultes ;
– viol aggravé ou complicité de viol aggravé : Il s’agit alors,
dans la très grande majorité des cas, de viol ou de complicité de
viol sur un ou plusieurs mineurs, le plus souvent enfant(s) légi-
time(s) de la mère ;
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– agression(s) sexuelle(s) aggravée(s) : là encore, il s’agit d’agres-


sions sexuelles commises sur des mineurs, le plus souvent,
enfant(s) légitime(s) de la mère ;
– proxénétisme aggravé, qui concerne toujours des mineurs,
enfants légitimes de la mère, auteur du crime.

CONCERNANT LES VICTIMES


Sur un échantillon de près de cent femmes
– 80 % des victimes sont des mineurs de 15 ans ; leur moyenne
d’âge se situe autour de 8/9 ans ;
– 74 % des victimes sont de sexe féminin ;
– les trois-quarts des victimes sont des enfants légitimes de la
mère, auteur des actes.

CONCERNANT LES FEMMES AUTEURS DES INFRACTIONS


– leur moyenne d’âge est de 32 ans, ce qui correspond le plus
souvent à un âge où la femme est mère d’un ou plusieurs enfants
92 – encore mineurs ;
– le niveau scolaire de ces femmes est, en général, très bas ;
– la majorité de ces femmes vivent en couple (en concubinage
ou mariée) ;
– les antécédents psychiatriques de ces femmes sont à type d’al-
coolisme, souvent massif et chronique, de dépressions, parfois de
toxicomanie ;
– il existe assez souvent des antécédents de violence physique,
surtout du père, mais aussi parfois de la mère, violences souvent
liées à un alcoolisme des parents ;
– un quart de ces femmes ont des antécédents de violences
sexuelles dans leur enfance.

CONCERNANT LES PROFILS PSYCHOPATHOLOGIQUES DE CES


FEMMES

Les traits psychopathologiques principaux consistent en une


grande immaturité psycho-affective, une dépréciation de soi, une
vie sexuelle chaotique avec une importante dynamique sado-
masochiste, une grande dépendance vis-à-vis du conjoint, avec
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souvent impossibilité de dire non aux comportements sexuels plus


ou moins pervers de celui-ci ; enfin, une grande difficulté à se
situer en tant que femme et de mère et à poser des limites ou des
interdits.
Pour parler de la prise en charge de ces femmes agresseuses
sexuelles, nous prendrons l’exemple de ce qui se fait au Centre
pénitentiaire de Rennes.
Il s’agit d’un Centre de détention recevant environ 250 femmes
de toute la France pour des moyennes et longues peines.
Dans ce cadre pénitentiaire, comparé à des prises en charge
d’hommes délinquants sexuels, les échanges et discours féminins
sont plus francs. Les femmes se dévoilent, se confient plus que les
hommes. Le déni est moins fréquent, le temps et la confiance
dans la relation psychothérapeutique amène nombre de patientes
à évoquer des vécus victimaires (viols, agressions sexuelles, mal-
traitance, abandon), certains non dévoilés lors de l’instruction ou
du procès. Souvent elles révèlent l’emprise qu’elles subissaient du
père ou du conjoint, ou qu’elles font subir.
L’emprise, le défaut d’échange, liés à une situation d’enfance – 93
non dépassée ou non transformée, autrement dit une situation de
sujétion, amène les femmes au passage à l’acte sur leurs propres
enfants pour la majorité des cas. Ainsi, un élément essentiel va
apparaître dans la psychothérapie, celui du statut de mère, qu’il
soit potentiel ou vécu.
À partir d’une première approche d’accrochage, d’ancrage
dans la relation, la thérapie vise à ce que la patiente entre dans
une psychodynamique d’appropriation. La relation thérapeu-
tique, à travers diverses modalités, cherche à rompre la clôture de
la relation d’emprise et son corollaire l’omnipotence, qu’elle soit
subie ou agie. Elle doit permettre un éprouvé d’une relation qui
ne soit pas vécue comme dangereuse. Le cheminement thérapeu-
tique suppose pour nombre de femmes auteurs d’agressions
sexuelles, une restitution d’une position maternelle autre que le
rejet ou la dévoration.
La patiente détenue doit pouvoir s’appuyer sur le thérapeute
pour contrôler son angoisse, sachant qu’un réveil de celle-ci induit
souvent un recours à l’acte. La question de la position parentale
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d’une mère archaïque concomitantes des confusions des places,


du temps et du milieu ans le cadre familial, est primordial. La
position du thérapeute dans la relation d’étayage est de représen-
ter, dans le vécu et l’éprouvé des femmes sexuellement maltrai-
tante, un parent fiable, indestructible, mais hors de la toute-puis-
sance. Le thérapeute, dans cette relation, transmet des interroga-
tions au sujet, qui devient ainsi son propre thérapeute et parent.
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Traumatisme et contre-transfert
Mareike WOLF

La résilience1 comporte deux idées :


1) Elle indique la force qu’une personne a su déployer pour
faire face à une dure épreuve. Cela lui a permis de développer une
stratégie de survie (image positive de soi).
2) Le choc subi laisse à jamais des traces, des fissures.
Il existe un double sens : d’une part, un individu a résisté au
choc ; d’autre part, cette résistance va l’empêcher de faire certaines
expériences de la vie (un manque dont il souffre). La psychothéra-
pie se fera avec cette double injonction de renforcer les méca- – 95
nismes d’autoprotection tout en assouplissant les mécanismes
défensifs dont la nature caractérielle peut déboucher sur des nou-
veaux traumatismes. Ce « double bind » thérapeutique débouche
nécessairement sur un « contre-transfert paradoxal » (Anzieu)2.
Car il s’agit de la résilience dans le contre-transfert.
La résilience place la consultation sous deux auspices : le dia-
gnostic (évaluer le traumatisme vraisemblable et la gravité de
celui-ci) et la psychothérapie (faire apparaître les diffractions psy-
chiques causées par le ou les traumatismes et les soigner).
L’évaluation d’un traumatisme ne saurait se faire instantanément.
Dans les deux situations évoquées, il faut du temps. Car la gravité
d’un traumatisme récent ne dépend pas toujours de son intensité
circonstancielle, mais est relative aux traumatismes cumulatifs
depuis la petite enfance.
Il existe une différence entre l’appréciation des moyens de
défense d’une personne et ce que révèle la clinique psychanaly-
tique. La personne « traumatisée » qui vient consulter chez un
psychanalyste, c’est qu’elle ne va pas bien. Souvent à la demande
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de l’entourage. Le bon sens leur dit qu’il n’est pas possible de faire
comme « si rien n’avait été ». Personne n’est fort. C’est ainsi la rési-
lience prend un sens négatif. Le patient vient dès lors que cela va
suffisamment mal. Il consulte, mais sa parole ouvre à la revivis-
cence du traumatique, tandis qu’il cherchera à se libérer d’un
« événement ».
Le traumatique n’est pas dans le seul contenu d’un événement.
Au fil du temps se découvre donc des « traumatismes »3 insoup-
çonnés. Ou alors un traumatisme initial indécelable peut entraî-
ner des multiples traumatismes au cours de la vie. Bien qu’elle les
ait subis, la personne n’a jamais cessé d’être active. Comment le
destin a-t-il pu s’acharner ainsi sur la vie ? – C’est ce que l’on se
demande dans la plainte. La répétition dans le malheur induit le
doute : ne plus savoir si l’origine du traumatisme devait être vrai-
ment recherché dans le passé ou s’il n’est pas encore plutôt à venir.
La littérature psychiatrique, et particulièrement phénoménolo-
gique (V. Gebsattel, E. Straus, K. Goldstein)4, se situant entre
deux guerres ou après-guerre, s’est consacrée à l’étude du trauma-
96 – tisme pour évaluer l’invalidité et sa prise en charge. Ces travaux
ont montré qu’il n’existe pas de lien étroit de la cause à l’effet dans
ce domaine. Dans certains cas, les épreuves terribles ont renforcé
la personne que d’autres sortent brisées par la seule observation de
scènes violentes. D’autres encore sont incapables de mettre des
mots sur ce qui leur est arrivé. Nous retenons de ces études deux
paramètres :
1) L’identification avec la victime ou l’agresseur, et en cas d’ac-
cident, le déni des circonstances ou d’imputation de la responsa-
bilité à un tiers produisent le clivage et la dépersonnalisation.
2) La douleur intense, qui outrepasse le supportable, occa-
sionne les mêmes conséquences, ce sont des traces qui sont lais-
sées, mais pas de mots (la recherche sur la douleur se heurte au
caractère subjectif de celle-ci).
Dans l’histoire de la psychopathologie5, la notion de trauma-
tisme a souvent été liée à deux conceptions : l’épilepsie et la
névrose.
L’épilepsie a donné lieu à toutes sortes de théories sur le trau-
matisme en raison du caractère imprévu de la crise et l’effort pour
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rétablir la continuité de l’expérience vécue. Comparée à la


névrose, la crise est considérée comme décharge des facteurs
sexuels. La crise touche la représentation et la conscience que le
sujet a de Soi.
« Le sentiment de discontinuité de l’expérience vécue vient à l’encontre du
sentiment de continuité à la base de la représentation de Soi.6 »
La pensée est affectée de manière hypocondriaque (Fédida)7.
Les patients finissent par croire que leur pensée est dangereuse. Ils
éprouvent une forte agressivité pour « le thérapeute qu’ils présen-
tent comme celui qui leur crée des pensées menaçant leur corps et
pouvant créer des crises8. »
Charcot parle de l’hystérie traumatique. Freud tient à distin-
guer les névroses traumatiques des névroses de transfert jusqu’à la
fin de son œuvre (Abrégé, 1938)9. Il insiste sur le rôle de l’effroi.
Les névroses traumatiques réagissent de façon paradoxale : d’une
part, elles évitent d’établir des liens, d’autre part, elles créent le
souvenir par le mécanisme de la répétition. Au niveau du contre-
transfert, le psychanalyste est privé de donner des images au
– 97
contenu psychique. La représentation ne se joue pas dans le trans-
fert, mais fait irruption, évoquant les diffractions de l’image. Le
terme de Schreckhypnose (hypnose d’effroi) met en évidence le fac-
teur « anesthésique » de l’effroi traumatique.
Dans la découverte de la psychanalyse qui est surtout –
comme on le sait – celle du paradigme de la névrose, la psychoge-
nèse réside dans le traumatisme infantile. L’activité psychanaly-
tique se réfère à ce traumatisme énigmatique. En un sens, on
peut dire que les bienfaits de la cure résident dans une élabora-
tion rétrospective de l’histoire psychique à partir de l’événement.
On peut dire qu’aujourd’hui, le psychanalyste ne prend pas la
même position face au traumatisme, selon qu’il se place du côté
de celui qui écoute (thérapeute) ou du côté de celui qui cherche
(enseignant, superviseur). Mais la question est plus complexe : en
quoi l’analyste a-t-il besoin d’une référence au traumatique alors
que la découverte d’un traumatisme n’apportera rien à la
théorie ? Tout comme on peut faire l’hypothèse, par exemple,
que Freud en rédigeant le cas du « Petit Hans » n’a « rien appris
qu’il ne sût déjà10 ».
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Cette contradiction entre la clinique et la théorie mobilise par-


ticulièrement le contre-transfert, parce que l’analyste doit se
demander à certains moments s’il n’est pas trop exigeant et de ce
fait s’il n’introduisait pas un facteur traumatique. Dans ce cas, les
troubles de la représentation qu’éprouve le psychanalyste devien-
dront sa véritable attention clinique.
Sur le plan théorique11, le trauma psychique d’une névrose cor-
respond à la fixation (au cours de la phase sensible dite oedipienne)
qui est intervenue. Par la suite, la vie infantile alimentera le symp-
tôme névrotique. Pour certaines psychoses, il a été démontré que la
succession de mini-traumatismes depuis la naissance aiguille la
relation à deux (mère-bébé) sans réciprocité. Le tout petit enfant
est envahi et anéanti par la vie psychique de l’adulte. Un véritable
environnement parental ne s’installe pas. L’enfant reste passif. Il
devient trop réceptif au fantasme de l’adulte et s’inscrit dans un
processus de l’incarcération. En ce qui concerne les perversions et
les positions du sado-masochisme (victime – agresseur), les études
récentes mettent en évidence le cercle de la répétition : la victime
98 – devient l’agresseur. Ce lien n‘est pas toujours évident, car l’agres-
sion peut se retourner contre sa personne propre : automutilation,
anorexie, tentatives de suicides à répétition, mises en échec de la vie
professionnelle, endommagement de la vie psycho-sexuelle, etc.
Les trois variantes psychopathologiques illustrent bien le fait
qu’un traumatisme entraîne la répétition de celui-ci. C’est comme
si la vie psychique cherchait à s’éloigner du vécu traumatique par
une perpétuelle reprise de la « mis en scène » du scénario trauma-
tique sur des plans différents. Le jeu de mots sur la répétition
théâtrale vient de Freud lui-même (The rehearsal)12. Ce qui est
craint est la répétition de l’événement traumatique : la vie psy-
chique anticipe cette éventualité en contrôlant le scénario. Elle s’y
confronte par fragments. Il s’agit de rééditer de façon compulsive
un contenu déformé permettant au sujet de devenir l’acteur. Il est
soumis à l’illusion de maîtriser ce qu’il ignore. Ce qui compte,
c’est de ne pas subir, mais d’agir. C’est d’ailleurs, le rôle du rêve
(Widlöcher, « Le rêveur est acteur de ses actions13 »). D’où l’impor-
tance du rêve comme gardien du sommeil dans la perspective de la
théorie du trauma.
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Malheureusement, les affections psychiques et mentales ne se


laissent pas toujours déterminer de manière aussi claire. Les
névroses s’intriguent souvent entre elles ou comportent d’autres
affections. Freud l’a bien signalé. (« On peut être névrosé et mar-
chand de tabac !14 ») Cela dit, une névrose ne met pas à l’abri
d’une affection organique ou d’autres événements douloureux
de la vie. Ce qui vaut ici pour la névrose vaut également pour la
psychose. Elle peut se combiner des traits névrotiques, montrer
des états antérieurs soit sous forme de stade évolutif ou d’état
apparenté. Et elle peut, bien sûr, être entraînée par une maladie
organique.
Rosine Debray15 va jusqu’à dire que la névrose et la psychose
ont pour bénéfice d’être « bien mentalisés ». « Ils ne souffrent pas
de l’irrégularité du fonctionnement mental. » Tandis que les affec-
tions narcissiques sont sujet à toutes sortes de désorganisation
pouvant conduire jusqu’à la dépression essentielle.
Se pose ici la question : comment le clinicien psychopatho-
logue se place-t-il face au traumatisme ? Existe-t-il encore une dif-
férence entre ces affections et une névrose traumatique propre- – 99
ment dite ? Le traitement psychique (comme Freud l’appelle au
début de sa découverte) ne vise-t-il pas toujours une représenta-
tion névrotique où peu importerait la réalité du traumatisme (cf.
sa correspondance avec Fliess au sujet du « souvenir écran »). Du
point de vue de la subjectivité, y-a-t-il un intérêt à établir une dis-
tinction entre support matériel réel et représentation psychique ?
Tout vécu n’est-il pas subjectif ? Peu importe, dans ces conditions,
s’il s’appuie sur des faits réels ou leur interprétation. On pourrait
argumenter : l’imagination se trouve toujours un support matériel
et les faits matériels ne trouvent-ils pas un doublage fantasma-
tique ! Les derniers colloques en victimologie à Montpellier16 ont
notamment permis de bien distinguer dans quelle mesure le tra-
vail entre patient et clinicien est tout à fait autre, selon qu’il s’agit
d’une séduction infantile supposée, volontairement inventée de
façon mythomane ou les conséquences d’un viol réellement effec-
tué. Nous savons que la vie psychique recourt à des modes très dif-
férents pour signifier le vécu. L’ignorance de la part du thérapeute
risque de faire basculer le patient dans la dépersonnalisation.
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Effectivement, au niveau du contre-transfert, l’analyste peut


ressentir un changement de registre et pressentir la fonction de
dépersonnalisation lorsque le traumatisme change de qualité.
L’oscillation entre une élaboration fantasmatique et un fait réel
non élaboré est éprouvée de façon troublante par l’analyste.
Parlons de ces moments-là où le psychanalyste en situation de
psychothérapie se trouve en face à face avec le patient. La séance
va son cours. Le patient parle, l’analyste l’écoute attentivement
pour permettre au patient d’être plus proche de sa propre vie psy-
chique et pour prendre également en compte celle d’autrui. À ce
stade, la relation thérapeutique est établie. Elle est de confiance.
Toutes les conditions sont réunies pour effectuer un travail favo-
rable. Pourtant pointe une insatisfaction, voire un malaise chez le
praticien ! Il est convaincu de passer à côté de l’essentiel et de ne
pas savoir, de quelle façon avancer pour une version plus juste des
faits. Vous vous demandez, si vous voulez maintenant dépasser le
but de tout traitement psychothérapique. Et vous commencez à
vous mettre en question : est-ce à cause de l’ennui éprouvé que
100 – vous voulez mettre de l’action ? Mais pourquoi là, maintenant ?
Pourquoi avoir eu l’idée de renforcer les idéaux du moi avec ce
patient à ce moment-là ?
Évidemment, il n’est pas question d’interrompre la parole –
alors qu’elle se poursuit – pour intervenir de manière directive en
lui ordonnant de venir aux faits. Mais, quels faits, d’abord ? Les
interventions directives sollicitant l’évocation des faits réels n’ap-
porteraient rien sinon un brouillage pouvant faire douter le
patient de ce qu’il a vécu – ou encore une récrimination négative à
l’égard du thérapeute, peut se produire comme si c’était le théra-
peute qui introduisait par suggestion une croyance dans des évé-
nements traumatiques. Pourtant l’éclosion du transfert négatif est
inévitable (Anzieu)17. L’analyste se trouve dans une situation para-
doxale : soit il continue à écouter comme s’il en était rien quitte à
se faire ensuite reprocher de « traîner » la psychothérapie au lieu de
la faire avancer. Soit il veut aller au-devant et l’interprétation est
vécue comme une agression renforçant le caractère traumatique.
Ce contre-transfert paradoxal caractérise les moments où l’ana-
lyste se met à écouter deux discours : l’un ressemblant à la névrose
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et l’autre divaguant vers un traumatisme de nature inconnue. Ce


double message le place dans une situation psychotique.
J’ai trouvé quelques éléments d’explication lors de mes der-
nières recherches sur des troubles neurologiques18 qui induisent
des conflits psychiques ainsi que sur la maturation des processus
psychiques. Les personnes atteintes par une maladie organique
et/ou les personnes âgées obligent le psychanalyste à réviser com-
plètement la notion du traumatisme. Il est obligé à se demander
quel statut donner au traumatisme ? Possède-t-il encore une perti-
nence – étant donné que le patient est occupé à se rendre la vie
quotidienne moins difficile. Face à un handicap, induit par la
maladie, l’accident ou l’âge, le clinicien peut subitement oublier la
vie psychique.
C’est ne pas compter avec le patient ! À peine celui-ci sent que
l’on risque de penser qu’il sort du champ de compétences, il
s’avéra un grand producteur de théories psychiques (dans cette
démarche s’inscrit l’intérêt pour la généalogie, l’autobiographie,
etc.). Simplement, on a l’impression d’écouter des fantasmes ! On
perd toute référence théorique sur le trauma. La conviction avec – 101
laquelle le patient livre ses récits fait douter de ses propres réfé-
rences. C’est à se demander, si vous vous livrer à fabriquer la
« théorie de la confiture » (Freud, 1932)19. Bien que l’impression
soit d’avoir affaire à des véritables structures névrotiques, elles
peuvent sembler rigides, surinvesties, voire même empruntées.
On ressent un transfert de placage. Contre-transférentiellement,
le caractère artificiel de la situation fait redouter ce qui peut adve-
nir. Mais alors qu’est-ce qu’il en est, dans ce cas, de la nature des
mécanismes de défense en réaction avec le faux-self ? Qu’est-ce
qu’on ne veut pas montrer ? Mais est-ce possible de le montrer ?
S’agit-il d’un état dépressif assuré par une stratégie de recouvre-
ment s’inspirant de l’hystérie ? Les fragments psychiques s’alimen-
tent peut-être de représentations qui ne sont plus disponibles. Le
sujet a « décroché » depuis plusieurs fois et n’est plus « dans le coup ».
Pourtant le souvenir existe bien. Mais la mémoire s’est « cloisonnée ».
Celle-ci fournit des images qui se raccordent à des vécus différents. Il
convient de se rappeler que, en général, l’interlocuteur trouve qu’une
personne ressasse et non pas la personne elle-même !
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En quelque sorte, ces patients-là sont aux antipodes des


patients « traumatiques ». Et pourtant, ils ont quelque chose de
commun. Chez les « neurologiques », la mémoire leur suffit. Cela
ne les empêche pas d’éprouver un vécu varié. Tandis que dans la
névrose traumatique, persiste un souvenir tactile, sensoriel, situa-
tionnel, mais ce souvenir n’arrive pas à investir la mémoire de
façon adéquate. L’attirance par les contenus de traumas et leur
rejet en même temps alternent avec des mécanismes de défense
(condensation hystérique et l’annulation rétrograde obsession-
nelle). Ainsi tout matériel proposé à la représentation est jugé trop
banal par rapport à l’éprouvé. Le patient le considèrerait presque
comme une insulte ! Une trahison de lui-même face à sa souf-
france : il a été seul, exposé au vide. L’attitude du patient évoque la
métaphore de la « forteresse vide » de Bettelheim.
Chez les deux genres de patients, on trouve la même exigence face
à la vie. Cependant chez l’un, ce sont les limites du corps qui font
davantage appel au souvenir qu’à la mémoire. Tandis que chez les
sujets traumatisés – et ce notamment à travers l’appauvrissement de
102 – la vie fantasmatique que l’on peut constater – la mémoire domine
sur le souvenir. Pontalis20 raconte comment il s’est surpris de dire à
propos du contre-transfert que « c’est quand nous sommes touchés
au mort ». En fait, c’était contredire la formule habituelle « le contre-
transfert, c’est quand nous sommes touchés au vif. » Pontalis
explique ce « touché au mort » indique la mort de la réalité psy-
chique. L’« inefficacité des interprétations aussi vite acceptés que reje-
tées » aboutit à une véritable emprise contre-transférentielle. »
La résilience – comme je l’ai dit au début – est une notion qui
est utilisée visant la santé psychique. Mais, il me semble évident
qu’il faut aussi parler de celle du thérapeute. La psychothérapie est
un modèle pour la relation à deux où chacun doit trouver son
équilibre. En revanche, le contre-transfert paradoxal expulse l’ana-
lyste de sa place par l’inquiétude que celui-ci suscite en lui. Donc,
le but de la relation thérapeutique n’est pas d’admettre que le
bien-être de l’un se fait aux dépens de l’autre, mais de garantir une
stabilité dans l’élaboration des représentations. Ceci permet « au
psychanalyste le travail d’analyse requis et ouvre par contrecoup
au patient les voies de dégagement » (Anzieu21, Widlöcher22).
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NOTES

1. B. CYRULNIK, Un merveilleux bonheur, Paris, éd. Odile Jacob, 1999.


2. D. ANZIEU, « Le transfert paradoxal », in N.R.P. « La psyché », éd.
Gallimard, 1975, 12, p. 49-72.
3. En référence à Ferenzci et Abraham, voir WOLF M., « La commotion psy-
chique », in E. Baccino & Ph. Bessoles (sous la dir. de), Victime-Agresseur.
Le traumatisme sexuel et son devenir, Lecques, éd. Champs social, 2001,
p. 299-307.
4. K. GOLDSTEIN, « Le rapport de la psychanalyse à la biologie », in La
construction de l’organisme, Paris, éd. Gallimard, 1951 ; E. STRAUS,
Geschehnis und Erlebnis, Berlin, Heidelberg, N. Y., Springer, 1978 ; V. v.
WEIZSÄCKER, « Der kranke Mensch. Eine Einführung in die
Medizinische Anthropologie », in Gesammelte Schriften 9, Frankfurt /M.,
Suhrkamp, 1988 ; M. WOLF., Théorie de l’action psychothérapique, Paris,
éd. PUF, 1995.
5. M. WOLF, La psychopathologie et ses méthodes, coll. Que sais-je ?, n° 3298,
Paris, éd. PUF, 1998.
6. H. BEAUCHESNE, L’épileptique, Paris, éd. Dunod, 1980 , p. 175-181.
7. P. FÉDIDA, « Hypocondrie de la situation analytique », in R. Debray, Ch. – 103
Dejours, & P. Fédida, Psychopathologie de l’expérience du corps, Paris, éd.
Dunod, 2002.
8. H. BEAUCHESNE, op.cit., p. 184.
9. S. FREUD, Abrégé de la psychanalyse, Paris, éd. PUF, 1985.
10. Cf. les commentaires sur l’autobiographie du « Petit Hans » à l’âge adulte :
H. GRAF, Mémoire d’un homme invisible, Paris, éd. EPEL, 1993.
11. M. WOLF, Phobie et paranoïa. Étude de la projection, Paris, éd. Dunod,
2001.
12. S. FREUD, « Personnages psychopathiques à la scène », in Résultats, idées,
problèmes, Paris, éd. PUF, 1984. Voir aussi la correspondance avec la cou-
sine de V.v. Weizsäcker, in M. Wolf, « Épreuve de l’écriture », in M.
Gribinski (textes réunis par) Analyse ordinaire, analyse extraordinaire, II,
Paris, éd. Gallimard, 1994 .
13. D. WIDLÖCHER & L. GARMA, « Le rêve entre la clinique psychanalytique
et la clinique du sommeil », in Revue Internationale de Psychopathologie. Les
rêves, 1996, 23, p. 558-559.
14. S. FREUD, Introduction à la psychanalyse, Paris, éd. Payot, 1976.
15. R. DEBRAY, « L’irrégularité du fonctionnement mental », in R. Debray, Ch.
Dejours & P. Fédida, Psychopathologie de l’expérience du corps, Paris, éd.
Dunod, 2002, p. 23.
16. « Le traumatisme sexuel et son devenir », Montpellier, École de Médecine,
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juin 2000 ; « Les perversions sexuelles », Montpellier, École de Médecine, juin


2001.
17. D. ANZIEU, op.cit.
18. F. EUSTACHE & M. Wolf, Trouble neurologique. Conflit psychique.
« Monographie de Psychopathologie », Paris, éd. PUF, 2002.
19. S. FREUD, « Le Professeur Freud et l’au-delà », in Œuvres complètes, XIII,
(sous la dir.de J. Laplanche) Paris, éd. PUF, 1988, p. 272.
20. J.-B. PONTALIS, « À partir du contre-transfert : le mort et le vif entrelacé »,
in NRP « la psyché », éd. Gallimard, 1975, 12, p. 73-87.
21. D. ANZIEU, op.cit., p. 50.
22. D. WIDLÖCHER, Genèse et changement, Paris, éd. PUF, 1970.
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La part mélancolique
de l’acte transgressif
Patrick-Ange RAOULT

L’expression psychopathique est souvent désignée par ses symp-


tômes positifs de nature transgressive et agressive. Elle est décrite
en rapport avec des carences relationnelles précoces et une faillite
de l’instance paternelle. L’intégration éventuelle, sortant du cadre
ancien des déséquilibres psychiques, dans le registre des états
limites permet de mettre en avant un fonctionnement psychique
marqué par une dépressivité sous-jacente. Cependant celle-ci est
peu précisée. À la suite de plusieurs auteurs, j’illustrerai une – 105
conception mélancolique de la psychopathie à partir d’une rapide
vignette clinique d’un jeune homme, orienté par un juge d’appli-
cation des peines vers une consultation psychologique, en regard
d’une existence émaillée de passages à l’acte, de conduites toxico-
philiques et de troubles graves du comportement. Prises en charge
sociales, incarcérations et hospitalisations psychiatriques ont balisé
la vie mouvementée de ce jeune homme.
Paul a eu un parcours chaotique. Il n’a pas connu ses parents, a
été suivi par la DASS, placé dès le plus jeune âge. Sa mère aurait
eu une vingtaine d’enfants, tous placés, de pères différents. Il a
subi placements successifs, foyers et hospitalisations. D’abord
élevé, avec une petite partie de sa fratrie, par une nourrice jusqu’à
l’âge de 6 ans et demi, il sera repris ensuite par la fille de celle-ci
qui, dit-il, « a pourri sa jeunesse », « le cassant », « nous mettant la
révolte ». Il fait état d’un univers dénarcississant : disqualifié, peu
soigné, exclu, maltraité. Il décrit une érotisation régressive. Elle le
laissait la regarder déféquer, ou laissait ses tampons ensanglantés
dans les toilettes, lui montrait ses fesses. De sa naissance à deux
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ans, il vit dans « un trou noir » ; il dit n’avoir vu le jour que vers
5/6 ans avant il s’éprouvait comme mort. De nombreux place-
ments on fait suite, la plupart vécus comme traumatiques et faits
de violences réciproques et de révolte. Lors de ses placements en
foyer il avait commis des actes agressifs (tuer les poules par
exemple) quand il s’ennuyait. Il était destructif, « un démon » dit-
il. Il est rentré très vite dans une spirale : « Quelque chose qui
avale. Je contrôlais plus rien. » Un univers de ruptures, de carences
réitérées débouche sur des phénomènes de déliaison, précipitant
l’emballement mortifère.
Il a débuté sa sexualité précocement dans un contexte de rela-
tion fraternelle incestueuse. Il a été confronté très tôt à la justice
pour agression, et très récemment il a été mis en examen pour une
histoire d’agression sexuelle qu’il dénie. Il a consommé beaucoup
d’alcool avec ivresse. « Comme j’ai commencé tôt tout ce qui est
défonce, j’étais dans mon monde à moi. » Il a commencé à s’al-
cooliser sous forme d’ivresse aiguë, puis à se droguer au cannabis.
Il cumulait drogue et alcool comme moyen de dépasser son inhi-
106 – bition face aux filles et de faire face à un malaise interne. Sous
alcool, il devenait violent. Il se sentait dans un état bizarre. Il a
continué avec de l’héroïne, puis du subutex détourné (écrasé et
fumé), des trips (« Ça me chauffait la tête ; j’éclatais de rire, cela
avait un côté sympa. Cela me faisait du bien. ») Il a aussi utilisé
des médicaments (tranxène, équanil, correcteurs, téralène,
Nozinan, bétamine 300) qui lui était prescrit par les psychiatres.
Cela s’accompagnait d’un « jusqu’au boutisme » avec tentatives de
suicide médicamenteuses plus d’une cinquantaine de fois, entraî-
nant des hospitalisations en urgence. Il y avait un jeu et un défi. Il
s’agissait aller au coma, puis de se réveiller : défi à la mort !
« Coma, je dors ! Ils se démerdent ! » Au début il pensait à sa
grand-mère, puis c’est devenu un plaisir en constatant qu’il ne
mourrait pas. Il voulait faire comme elle, obtenir une reconnais-
sance : « On dit que les morts communiquent entre eux ; moi à
moitié mort, je pouvais communiquer avec elle. » Il se défonçait à
mort avec les médicaments, ne voulant pas sortir de ce monde. Il
jouait avec un ami, qui en est mort, aux dames avec les médica-
ments, celui qui perdait les avalait : roulette russe ! Une sexualité
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déstructurée, en quelque sorte désaffectée, et des conduites addic-


tives déstructurantes sont autant de modalités de défi à la loi sym-
bolique et de déni d’une souffrance intime.
Quand il y a trop de monde, la tension monte par peur d’être
jugé. Il se sent mal à l’aise sous le regard de l’autre. Il se sent aban-
donné. À une période, il errait toute la nuit dans l’espoir qu’à son
retour quelqu’un qui aimait soit là : il n’y avait jamais personne ! Il
a souvent marché longtemps sans savoir où il allait, parfois cassait
à coups de poins les abris bus ou se battait avec quelqu’un : pour
détruire. « La baston c’était pour lutter contre ma peur. » L’alcool
lui permettait de se sentir plus fort. Il se pose sans arrêt des ques-
tions, tente de se contrôler au niveau même de ses gestes. Il se sur-
veille constamment. Souvent il se regarde dans la glace ; il essaie
de se capter, de savoir ; il est constamment dans le doute. Il ne
peux vivre l’instant présent pris dans un travail de réflexion sur lui.
Dans les relations, il y a la même incertitude sur son identité, sur
celle de l’autre, sur les relations engagées, sur le doute qu’entraîne
le regard de l’autre. Il préfère regarder le sol plutôt qu’autrui. Sous
le regard des autres il se sent sous tension, sous pression. Il a l’im- – 107
pression qu’on le « mate ». Il n’est pas sûr de lui, même si une
jeune femme à qui il plaît le regarde il se sent mal. Il essaie de
savoir ce que pensent les autres de lui. Petit il cherchait à deviner
rien qu’en regardant dans les yeux de l’autre. Il a parlé tard car
observait ; il se parlait dans la tête. Mais par rapport à la DASS il a
le sentiment qu’on lui a tout caché. Tout ce qu’on lui a dit c’est
que sa mère était une « pute ». Adolescent, il voyait tout tourner,
avait des vertiges et luttait seul contre ses sensations. Il vit ça lors
de forte émotion : il se sent étrange, ailleurs par rapport à la réa-
lité. Quand il y a trop de monde, il est trop sur ses gardes, il a l’im-
pression qu’on se moque de lui. Parfois je m’imagine des crashs
d’avion ou des accidents de voiture. Quand il se sent mis à nu,
vulnérable il se défend par l’agressivité. Il se sent vide à l’intérieur.
Il se vit comme un fantôme, mort. Il a l’impression qu’on le
regarde de travers. Il a des migraines à cause du stress. Il bout inté-
rieurement. L’angoisse entraîne le passage à l’acte. Il se sent un
écorché vif. Le regard de l’autre, loin de le constituer narcissique-
ment, le déchoît au rang d’un rien, voire à celui d’un objet de
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haine. C’est à ce titre qu’il défaille, parfois physiquement, dans sa


question identitaire. La bascule hallucinatoire est latente, il se
tient toujours à la limite de son identité, à la frontière du monde
de la folie.
C’est bien dans un contexte de très important déséquilibre
affectif, réactionnel, comportemental sous-tendu par de fortes
carences socio-affectives qu’apparaissent ces conduites d’opposi-
tion, de revendication, de provocation avec souffrance affective et
appel à l’aide. Rétracté sur lui-même, égocentrique, il use de
diverses modalités pour faire face à l’intensité du désarroi. Les
tendances addictives lui permettent de lutter contre les sentiments
dysphoriques, contre le vécu de vide et d’abandon. L’agressivité
tient lieu de mode de relation en réponse aussi à un sentiment
persécutif. Le passage à l’acte vient se substituer, impulsivement, à
l’incertitude existentielle. La honte, expression de l’inconsistance
narcissique, désigne la fragilité de l’image spéculaire en raison de
l’insuffisance de la reconnaissance scopique d’autrui. Il ne reste
que la persécution, résultat d’un écorchement et d’une explosion.
108 – L’orientation psychopathique traduit cette viciation dans l’établis-
sement du lien à l’autre. Quelque chose a été tragiquement, et par
la suite dramatiquement, raté lors des relations inaugurales à
l’autre. Cette faillite catastrophique distord le rapport à la réalité :
« C’est cette aptitude à différer la satisfaction, à discriminer le
permis et le défendu, le licite et l’interdit, le réalisable du chimé-
rique et le possible de l’impossible qui fait cruellement défaut chez
le psychopathe. L’exigence pulsionnelle met la réalité comme
entre parenthèses. Les psychopathes dénient au réel et à autrui le
droit d’être la limite de leur soif de jouissance sans bornes » (J.-P.
Chartier). La violence et la haine tissent le lien en lieu et place
d’une élaboration symbolique impossible pour un espace psy-
chique en lutte contre un effondrement dépressif toujours déjà-là.
La seule modalité est celle de l’emprise, par clivage du plaisir d’or-
gane et du système représentatif. C’est en tant que l’autre se refuse
comme objet de satisfaction que s’instaure l’emprise. Le fonction-
nement mental se polarise sur l’objet extérieur. La destructivité
par l’exacerbation de l’emprise vise pour le sujet à obtenir la satis-
faction par inversion du rapport cause/conséquence qu’il a pu
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éprouver : la satisfaction naquit un jour de la disparition de l’ob-


jet, si je fais disparaître l’objet la satisfaction naîtra (P. Denis).
Tant qu’elle reste liée à des représentations l’emprise s’exprime en
sadisme, qu’il y ait rupture du lien avec le système représentatif
l’excitation n’est plus liée et surgit la destructivité, la violence. La
haine surgit d’être l’objet chû de l’autre. Il y a une surenchère
dans l’investissement moteur de la reconquête de l’objet. Il y a un
surinvestissement sensoriel ainsi qu’une recherche de sensations
intrapsychiques. L’emprise abolit les différences pour les rempla-
cer par une différence de pouvoir. L’objet ne peut avoir d’existence
séparée : déni d’altérité (G. Pragier), refus narcissique de recon-
naître l’altérité, mais aussi déni d’intériorité, déni des générations
et de la différence des sexes.
« À défaut de pouvoir continuer à posséder la mère, ils pourront la violenter
ou se venger métaphoriquement sur la société. La réparation qu’opère une
relation fusionnelle après l’éprouvé carenciel fonde le sentiment mégaloma-
niaque et risque de laisser l’enfant démuni devant toute nouvelle frustration
affective. La désillusion précipitera le sujet hors du paradis retrouvé en attisant
son avidité et son désir de vengeance. » (J.-P. Chartier)
– 109
L’acte est ce qui suture la perte précoce de l’autre, l’excitation
incestuelle. L’acte s’instaure sous une double polarité : soit l’acte
est une discontinuité dans la réalité du sujet, sous le regard d’un
père détenteur de la loi, à savoir représentant le signifiant du nom
du père, et avec la destitution de la position de sujet en celle d’ob-
jet de jouissance (mécanisme de forclusion en un point précis,
humiliation), soit il est une suture, tenant-lieu d’un manque dans
le discours qui identifie le sujet. L’acte est soit destitution soit res-
titution. L’excitation, la surstimulation est le seul moyen de se
sentir exister, de lier les pulsions sur le mode de la répétition.
Cette répétition, ainsi que le montre Paul au travers la multiplicité
de ses actes suicidaires, qui singulièrement s’étayent sur le désir
médical, est celle inaugurale de la mortification consécutive à la
perte de l’objet maternel aimé. L’acte psychopathique porte une
dimension mélancolique.
« Le psychopathe réalise les méfaits et forfaits dont le mélancolique s’accuse
sans les avoir commis. L’étude du seul symptôme manquant en psychopathie
permet de comprendre par quel moyen le psychopathe a échappé à la psychose
dépressive ; il n’y a jamais le délire d’auto-accusation et de culpabilité. Au
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contraire l’absence de remords et de culpabilité après l’acte délictueux. L’acting


permet de garder l’homéostasie. Le psychopathe échapperait à la folie sous sa
forme maniaco-dépressive parce qu’il a acquis le pouvoir d’agir sa haine sur la
société au lieu de s’en culpabiliser jusqu’au délire. La psychopathie une mélan-
colie agie, avortée » (J.-P. Chartier)
Le masque du défi, du délit et de la haine couvre l’infinie nos-
talgie d’un objet tragiquement perdue. Cet objet est celui que le
sujet croit intimement avoir détruit avec la complicité d’une
figure paternelle. Un événement psychique primaire est source
d’un trou noir psychique, tenant lieu d’un objet perdu non figu-
rable dont le deuil est en soi impossible.
L’acte transgressif interroge le désir et vise une reconnaissance
qui comble le trou et l’incertitude de l’image de soi. Elle voile la
béance entre l’idéal et l’actuel et de l’angoisse qui en résulte. L’acte
transfigure la faillite narcissique, consécutive à la défaillance du
lien primaire à l’objet externe, il s’avère une tentative échouée de
passage. Il assure, par sa face mégalomaniaque, une dimension
d’être qui ne demeure que transitoire et entraîne sa réitération.
110 –
Mais surtout la visée mégalomaniaque tente une réparation du
Moi, défait par la perte de l’objet et celle de l’image de soi, non
sans éprouver une grande satisfaction de contrevenir aux règles
convenues. Sa caractéristique transgressive le convie à l’illusion
d’un franchissement, d’une transfiguration intime qui pallie à une
défaillance du symbolique. Le corps fait bouchon, la concrétude
de l’acte fait consistance d’une opération psychique défaillante en
maîtrisant la réalité. Le corporel signerait magiquement l’accès au
sens et réaliserait la reconnaissance de l’être d’un sujet qui se vit
comme déchet. La faillite catastrophique de la constitution de
l’autre comme objet l’a laissé profondément démuni, C’est en
proie à des mouvements haineux et mortifères projetés sur l’envi-
ronnement qu’il fait face à la faillite catastrophique du lien pri-
maire. La haine, la rage, l’absence d’espoir signent la désintrica-
tion pulsionnelle consécutive d’une cruelle déception primaire.
L’acte évite l’aspiration dans le gouffre sans fin d’un vécu dépressif.
L’acte transgressif se déploie comme excès déjouant les normes
sociales pour mieux se les approprier. Il est une dérobade en vue
d’une restauration, il porte un espoir insensé dans son mouve-
ment destructif. Il est un moment de jouissance arraché à la ter-
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reur et à la torpeur de l’être. L’acte se veut une intentionnalité


d’agir. Le hors-limite ainsi sollicité instaure une espace de fran-
chissement qui permet que s’y éprouve un extrême de la satisfac-
tion et que se quête l’être.
Les passages à l’acte multiples et différenciés (de l’agir au pas-
sage à l’acte proprement dit) traduisent l’impact du cumul trau-
matique au plan narcissique des événements de vie. Ces modes de
décharge sur des objets substitutifs sur lesquels l’emprise est exer-
cée tentent de pallier à un insensé originaire, celui de la filiation.
Comme en d’autres situations, l’acte reste certes une demande
d’amour sur fond de désespoir en tant qu’il se vit comme un
déchet. Déchu d’une place symbolique qui l’inscrive dans une
filiation, déchu d’un lien d’amour qui l’inscrive comme objet
vivant pour un autre objectal.
Seul l’aménagement pervers qu’est la jouissance de l’acte per-
met de suspendre, un temps, le trou psychique, le vide interne
éprouvé. À travers le défi, la provocation se traduit le fait que
l’omnipotence est soutenu par l’agir, véritable bascule hors des
processus de symbolisation au profit d’un éventuel état de rage – 111
narcissique. Celle-ci est plus proche de la violence que de l’agressi-
vité et présuppose la précocité de relations violentes dans les-
quelles le meurtre était de l’ordre du possible et non de l’interdit.
Ce qui est fondamentalement défié c’est la loi du père, continuel-
lement transgressé. Il y a eu la défaillance de l’inscription du sujet
dans une chaîne symbolique, ceci fait trou renvoyant le sujet à un
point d’inexistence, de déchet devant l’irruption d’un réel non
symbolisable, exclu de toute subjectivation. La reviviscence se suf-
fit d’un regard d’un autrui pour que le sujet se vive en un lieu d’ef-
fondrement, atopique, pure obscénité, jouissance délétère.
Survient l’acte, hors scène. L’acte a dès lors valeur de restauration,
une tentative de trouver réponse à une impasse logique, source
d’angoisse. Il vise à réinscrire le sujet-objet en une scène, à faire
scène en vue d’une restitution symbolique.
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Déjà paru dans la même collection :


Victime-Agresseur. Le traumatisme sexuel et ses devenirs (tome 1)
sous la direction de Philippe Bessoles et d’Éric Baccino
Victime-Agresseur. L’agresseur sexuel : problématiques et prise en charge (tome 2),
sous la direction de Philippe Bessoles et d’Éric Baccino

Extrait du catalogue des éditions Champ social :


Avènement de l’œuvre
Henri Maldiney
Adam et le nouveau monde. La naissance de l’anthropologie comme idéologie colo-
niale : des généalogies bibliques aux théories raciales (1500-1700)
Giuliano Gliozzi
Jeunes en souffrance. Psychanalyse et éducation spécialisée
August Aichhorn, préface de Sigmund Freud
Lire Lacan : l’éthique de la psychanalyse. Le séminaire VII
Jean Ansaldi
Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle
Jean Oury
Les séminaires de La Borde 96/97
Jean Oury
À la recherche d’une méthode
C. S. Peirce
La musique de l’enfance. Chronique institutionnelle d’un pédopsychiatre
Pierre Delion
La psychothérapie institutionnelle, c’est la psychiatrie !
Alain Buzaré
Cours aux éducateurs,
François Tosquelles
L’objet invisible. Soins corporels et représentations du corps,
Joseph Mornet
Quel temps pour le placement familial,
Françoise Simon
Travail social et médiation
Alain Piganeau
Cohérences. De l’unité de l’être aux harmonies du soin
Bernard Durey
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Autismes et humanité
Bernard Durey,
Soigner l’abandon corps et âme
Bernard Durey
Le polyhandicapé et son soignant
Bernard Durey
Le quotidien dans les pratiques sociales
Joseph Rouzel
Du travail social à la psychanalyse
Joseph Rouzel
Le choix éthique du sujet,
Eduardo Scarone
Le silence des mots
Emmanuel Combaluzier
Autisme et éveil de coma. Signes et institution
sous la direction de Michel Balat
Paysages de l’impossible, clinique des psychoses
Danielle Roulot
La vie de radeau, en compagnie de gamins autistes
Jacques Lin, préface de Fernand Deligny
Le meurtre du féminin. Clinique du viol
Philippe Bessoles
La précocité intellectuelle et ses contradictions
Paul Merchat et Philippe Chamont
L’art, ça nous regarde. Préalables à des pratiques d’atelier, sous la direction de
l’équipe du Foyer d’accueil et de promotion Hubert-Pascal
Intégration scolaire et insertion socioprofessionnelle sous la direction de l’AIRe,
(actes des journées de Nîmes, 2000)
De l’acte à la parole… Des paroles aux actes, sous la direction de l’AIRe, (actes
des journées de Lille, 2001)

À paraître :
Histoire de la psychothérapie institutionnelle, Jean Ayme
Le travail social : un enjeu d’humanisation, Michèle Mialet et Romuald Avet
Freud et Lacan à Rome, Ugo Amati
La vie du rêve, Karl Albert Scherner

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