Victimologie-Criminologie Tome 5

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François Lebigot

Philippe Bessoles,
Victimologie-Criminologie. Tome 5
Situation d’urgence – situation de crise
Clinique du psychotraumatisme immédiat

Les catastrophes naturelles (séismes, tsunamis, tempêtes, avalanches,…), pro-


Victimologie-Criminologie
Approches cliniques
voquées (guerres, terrorisme, prise d’otage, génocides,…), accidentelles
(incendies, explosions, crash d’avion, naufrages,…) génèrent chez les per-

Clinique du psychotraumatisme immédiat


sonnes victimes des pathologies traumatiques sévères et invalidantes. Le psy-
Situation d’urgence – situation de crise

Situation d’urgence – situation de crise


chotraumatisme immédiat rassemble la poly-symptomatologie aiguë directe-
ment liée aux situations d’urgence. La personne présente une sémiologie
proche des états psychotiques. Le tableau clinique est envahi de sidération
Tome 5 Clinique du psychotraumatisme immédiat
psychique ou de fuite panique, d’épisodes hallucinatoires ou confusionnels ou
de vécus agoniques. Référées à la clinique humanitaire ou aux cellules d’ur-
gences médico psychologiques, les méthodologies d’intervention restent
encore à préciser tant pour les victimes (defusing, debriefing,…) que les inter-
venants. Certaines techniques visent la sédation de la sémiologie ; d’autres
préconisent la dynamique psychique du sujet.
Ces prises en charges précoces ont en commun l’objectif l’atténuation de la
détresse psychologique, l’anticipation des séquelles traumatiques, l’identifica-
tion des répercussions individuelles et la promotion d’expression des affects.
Ce tome 5 de Victimologie-Criminologie. Approches cliniques rassemble les
réflexions cliniques et théoriques de professionnels de santé face aux événe-
ments traumatiques auxquels l’humain est confronté.

Victimologie-Criminologie. T. 5
Ont participé à l’ouvrage : P. Bessoles, E. Cheucle, L. Daligand, C. Damiani, O.
Douville, F. Lebigot, F. Maquéda, C. Mormont, G. Poussin, N. Priéto, P. A. Raoult,
F. Rudetzski, M. Wolf Fédida.
François Lebigot, Professeur agrégé du Val de Grâce, Médecin général des Armées, sous la direction
ancien chef de service de l’Hôpital Percy de Clamart et psychiatre, est Président de de François Lebigot
l’ALFEST (Association de langue française pour l’étude du stress et du trauma).
et de Philippe Bessoles
Rédacteur en chef de la Revue internationale francophone du Stress et du Trauma, ses
travaux sur le traumatisme et la prise en charge des victimes font autorité sur la scène
scientifique internationale.
Philippe Bessoles, Docteur en psychopathologie clinique, Maître de conférences des
universités, Habilité à diriger des recherches, est responsable du Master clinique
Victimologie et psychocriminologie de l’Université P. Mendes France – Grenoble II.
Spécialiste des thérapies des états traumatiques d’origine sexuelle et du traitement des
agresseurs sexuels, ses travaux portent sur la clinique du lien à l’épreuve traumatique
et criminelle.
CHAMP SOCIAL ÉDITIONS
éditions
Champ social

ISBN : 2-913376-47-9 18 €
Ce document est la propriété de : Institut Méditerranéen de Formation -
centre.doc@imf.asso.fr

Adresse IP : 84.97.93.13

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D'après la loi, l'acquéreur s'est engagé à ne pas diffuser à un tiers ce document


acquis auprès des éditions Champ social.

© CHAMP SOCIAL ÉDITIONS


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Déjà parus dans la même collection :


Victime-Agresseur. Le traumatisme sexuel et ses devenirs (tome I), sous la direction de
Philippe Bessoles et d’Éric Baccino
Victime-Agresseur. L’agresseur sexuel: problématiques et prise en charge (tome II)
sous la direction de Philippe Bessoles et d’Éric Baccino
Victime-Agresseur. Traumatisme et résilience ; lien psychique – lien social (Tome III), sous
la direction d’Éric Baccino et de Philippe Bessoles
Victime-Agresseur. Récidive, réitération, répétition. Lien d’emprise et loi des séries
(Tome IV), sous la direction de Louis Crocq et de Philippe Bessoles
Victimologie et criminologie. Approches cliniques, sous la direction de Philippe Bessoles
et de Christian Mormont

Publications de Philippe Bessoles :


Le meurtre du féminin. Clinique du viol, préface d’Éric Baccino, éd. Théétète
Le déjà-là de la mort et du sexuel, éd. Théétète

En couverture : Yves Marcérou, État d’urgence, 60 x 40 (acrylique sur toile)


Diffusion Les Belles Lettres
© Éditions Champ social, 2005
Éditions Champ social – 34bis, rue Clérisseau – 30 000 NÎMES
email : upseditions@aol.com – site internet : www.champsocial.com

ISBN : 2-913376-47-9
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Victimologie-Criminologie
Approches cliniques
– Tome 5 –
Situation d’urgence – situation de crise
Clinique du psycho-traumatisme immédiat

sous la direction
de François Lebigot
et de Philippe Bessoles
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En soutien à :
Ingrid Bétancourt
et Clara Rojas

Otages des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie)


depuis le 23 février 2002
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AUTEURS

BESSOLES Philippe, Maître de conférences des universités, HDR


(Grenoble II), responsable du Master psychologie clinique option
Victimologie et psychocriminologie. Ancien psychologue clinicien attaché
au Service de médecine légale du CHU Lapeyronie de Montpellier-
Prof. É. Baccino.
CHEUCLE Éric, psychologue clinicien/Cellule d’urgence médico-psy-
chologique, SAMU de Lyon.
DALIGAND Liliane, Professeur agrégée de médecine légale, chef du
Service de médecine légale (Lyon), Présidente de la Société française de
victimologie, psychiatre, psychanalyste.
DAMIANI Carole, psychologue clinicienne, chargée de mission à
l’INAVEM et l’ALFEST (Paris), Docteur en psychologie clinique, char-
gée d’enseignement à l’Université (Paris V).
DOUVILLE Olivier, Maître de conférences des Universités (Paris X),
directeur de publication de la revue Psychologie clinique, psychologue cli-
nicien, psychanalyste.
LEBIGOT François, Professeur agrégé de médecine (Val de Grâce), psy-
chiatre, psychanalyste, rédacteur en chef de la Revue internationale fran-
cophone du stress et du trauma, directeur de l’ALFEST, ancien chef du
Service de psychiatrie des armées de l’hôpital Percy de Clamart.
MAQUÉDA Francis, psychologue clinicien, psychothérapeute (Handicap
international), chargé de cours à l’Université de Lyon.
MORMONT Christian, Professeur des universités (Liège, Belgique),
directeur du Service de psychologie clinique, Président de l’Association
européenne pour le Rorschach, Vice Président de l’Académie internatio-
nale du Droit et Santé mentale.
POUSSIN Gérard, Professeur d’université (Grenoble II), psychologue cli-
nicien, psychothérapeute, ancien directeur de CMPP.
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PRIÉTO Nathalie, médecin psychiatre, responsable Rhône Alpes de la


Cellule d’urgence médico-psychologique (SAMU de Lyon, Hôpital É.
Herriot).
RAOULT Patrick Ange, Maître de conférences des universités (Chambéry),
psychologue clinicien, psychothérapeute.
RUDETZKI Françoise, présidente de SOS Attentats (Paris).
WOLF FÉDIDA Mareike, Professeur des universités (Paris VII), psychanalyste.

Les auteurs renoncent à leurs droits au profit des victimes du tsunami de


l’Asie du sud en décembre 2004.
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SOMMAIRE

Problématique générale
Philippe BESSOLES .................................................................................... 9
À propos des psychothérapies psycho-dynamiques
François LEBIGOT ................................................................................... 13
De la « psychiatrie de l’avant » aux urgences médico-psychologiques
Philippe BESSOLES .................................................................................. 19
Clinique humanitaire, clinique de l’altérité
Francis MAQUÉDA .................................................................................. 31
L’inceste entre urgence et crise
Liliane DALIGAND .................................................................................. 47
Urgence et expertise
Christian MORMONT .............................................................................. 55
Trauma et commotion psychique
Mareike WOLF FÉDIDA ........................................................................... 63
La prise en charge des victimes du terrorisme
Françoise RUDETZKI ............................................................................... 75
Le debriefing psycho-dynamique
Carole DAMIANI ..................................................................................... 83
La méthode EMDR et les troubles post-traumatiques
Gérard POUSSIN ..................................................................................... 95
L’urgence, le trauma. À propos du travail clinique
avec des enfants errants dans les rues de Bamako
Olivier DOUVILLE ................................................................................. 103
Les cellules d’urgence médico-psychologique
Nathalie PRIETO, Éric CHEUCLE ........................................................... 115
Crise d’identité ou urgence d’exister
Patrick Ange RAOULT ........................................................................... 123
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Problématique générale
Philippe BESSOLES

La clinique des états aigus post-traumatiques souligne l’extrême com-


plexité de l’évaluation diagnostique et pronostique en victimologie. Le
contexte, toujours dramatique, accentue cette difficulté tant d’un point de
vue psychopathologique que méthodologique. Les équipes intervenantes
sur les lieux de catastrophes naturelles ou provoquées (CUMP, cellule
d’urgence médico-psychologique) se heurtent aux ambiguïtés d’une cli-
nique de l’urgence non réductible à une clinique dans l’urgence.
Comment un traumatisme immédiat peut-il être traité sur le plan sémio-
logique (sédation des états anxieux, de panique, de sidération,…), sur le
plan technique (débriefing psycho-dynamique individuel ou collectif,
defusing) ou sur le plan thérapeutique (traitement cognitivo-comporte- -9
mental, chimiothérapie, thérapies analytiques, EMDR,…) ?
Lorsqu’une personne est exposée à une situation menaçante ou
potentiellement traumatisante, elle présente une réaction d’alarme et de
mobilisation psychique immédiate. Cette réaction émotionnelle mais
aussi cognitive, volitionnelle et comportementale a longtemps été
décrite en termes de réaction au stress sans distinguer véritablement son
aspect adaptatif de l’aspect bio-physiologique ou psychologique. La
réaction immédiate (L. Crocq, 1999, 2002), bien que grevée de symp-
tômes neuro-végétatifs gênants est essentiellement adaptative et ne dure
que quelques heures. Passé ce temps, elle peut générer des états psy-
chiques invalidants débouchant sur un syndrome psychotraumatique
caractérisé et durable
La réaction inadaptée, proprement pathogène, tend à s’organiser
autour du quadriptyque suivant :
. La sidération (ou commotion) psychique traduit le saisissement
du sujet. Il est stupéfait, inhibé, incapable de percevoir, d’évaluer, de
penser ou de s’exprimer. On décrit une sémiologie stuporeuse tant la
stupeur de ces états post-traumatiques exprime une paralysie de l’affecti-
vité, de la volonté, du comportement et de l’attitude. Cette véritable
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pétrification entraîne des comportements paradoxaux comme ne pas


réagir face à une agression sexuelle, demeurer immobile sous la mitraille
ou rester impavide lors d’un attentat.
. L’agitation est la réaction inverse. Elle symptomatise un état d’exci-
tation psychique débordé par un désordre psychoaffectif, un excès de ten-
sion anxieuse, un débordement des affects et des décharges psychomo-
trices désordonnées. Le patient gesticule, s’agite, court dans tous les sens,
tient des propos contradictoires et incohérents.
La fuite panique, souvent contagieuse (« panique de foule ») est une
réaction de course éperdue et inadaptée. L’aspect impulsif et irraisonné
conduit à des comportements souvent suicidaires (« aller au-devant de
l’ennemie ») de type grégaire ou des comportements violents face aux
autres victimes.
. Le comportement d’automate est le quatrième aspect de la réac-
tion immédiate inadaptée. Sur le plan clinique, elle pose souvent des
difficultés évaluatives car sa sémiologie est très insidieuse, non spectacu-
laire et d’apparence adaptée. Le patient apparaît absent, silencieux, sans
véritable conscience du drame qu’il vit comme on l’observe souvent
pour les victimes d’attentats, d’actes de terrorisme ou de prises d’otage.
10 -
Les études épidémiologiques montrent que 50 % environ des vic-
times émargent aux critères du vécu traumatique de la réaction immé-
diate tant pour la référence du DCM IV (CIM-10) (« Acute Stress
Disorder ») que pour celle de l’échelle d’Horowitz (échelle révisée d’im-
pact stressant) ou celle de J. F. Katz et collaborateurs (Questionnaire
d’état de stress aigu, adaptation française de la Standford Acute Reaction
Stress, 1997). Entre 15 et 30 %( selon les études) de ces victimes évo-
luera vers une chronicisation des troubles notamment une névrose
traumatique.
Beaucoup de lacunes demeurent encore face à l’évaluation rigou-
reuse des réactions traumatiques post-immédiates à commencer par la
qualification de stress à un état psychique alors que son registre épisté-
mologique habituel est celui de la neurophysiologie. Le diagnostic diffé-
rentiel souligne la difficulté de valider un modèle pour des situations
traumatogènes aussi différentes qu’une nuisance et celle de torture par
exemple. Par ailleurs, nous savons qu’une même situation traumatisante
est vécue de façon différente par deux personnes et que son évolution
dans le temps dépend de nombreux facteurs de résilience qu’il convient
encore d’approfondir (B. Cyrulnik 1999, E. Baccino et P. Bessoles,
2002). Est-il possible, à partir d’une évaluation instrumentalisée ou pas,
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de circonscrire des facteurs prédictifs susceptibles d’anticiper l’évolution


pathogène ou de préconiser des stratégies spécifiques ?
Enfin, peut-on faire l’économie d’une révision de la notion de trau-
matisme en psychopathologie clinique face, par exemple, aux patholo-
gies issues des tortures sans tenir compte du lien direct – fût-il psy-
chique – avec sa cause ? (Syndrome de la torture, F. Allodi, G. Cowgill,
1982.)
L’on doit à F. Lebigot (F. Lebigot, 1998 ; F. Lebigot et N. Priéto,
2001) l’identification de la période post-immédiate distincte de la
phase de latence de la névrose traumatique. Chacun s’accorde aujour-
d’hui, dans la communauté de recherche, à accorder à cette période
une importance primordiale et déterminante quant au devenir de la
personne victime. C’est la phase où les méthodologies de débriefing
psychologique individuel ou collectif élaborées par F. Lebigot en
France, et utilisées dans le monde, peuvent révéler leurs efficacités cli-
niques et thérapeutiques.
Ce tome 5 de la collection Victimologie-criminologie. Approches cli-
niques propose de confronter la validité clinique et théorique de la
notion de « psychotraumatisme immédiat » à des champs de pratique et
recherche comme ceux de la clinique humanitaire, les victimes de secte,
l’expertise médico-psychologique, etc. - 11
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À propos des psychothérapies


psycho-dynamiques
François LEBIGOT

Les psychothérapies psycho-dynamiques s’inspirent des concepts de


la psychanalyse. Dans le contexte de troubles post-traumatiques, elles
visent moins à traiter le trauma qu’à amener le sujet traumatisé dans un
travail d’élaboration. Elles ne cherchent pas à éradiquer des symptômes
mais à mettre le patient sur la voie d’un changement profond. La
démarche passe par un réexamen de son histoire et des bouleversements
qu’a introduits sa rencontre avec « le réel de la mort ».
C’est une entreprise longue et difficile. Elle ne peut être proposée
qu’à des sujets ayant la capacité à se laisser porter par leur propre parole - 13
sans trop « redouter » les imprévus que leur réservent les voies de l’asso-
ciation. Il ne s’agit pas comme en psychanalyse de la « libre association ».
Aucune règle dans ce sens n’est édictée.
Il s’agit de répondre à des suggestions, des questions, posées par le
thérapeute en fonction des propos tenus à ce moment-là dans la séance.
Il s’agit de promouvoir l’exploration de la traversée œdipienne et du rap-
port à un supposé objet de complétude.
Naturellement, il serait utile ici de retracer la théorie psychanalytique
du trauma et de voir comment l’image traumatique vient prendre la
place de l’« objet perdu » (S. Freud) ; objet d’horreur et de fascination. Il
s’agit aussi, par le levier de la culpabilité, « d’évaluer » comment la faute
constituée des retrouvailles avec l’originaire peut s’élaborer en faute œdi-
pienne accessible à un travail de parole.
Dans la pratique, les psychothérapies psycho-dynamiques sont
entreprises :
– soit précocement à la suite du debriefing ;
– soit plus tardivement lorsque le syndrome de répétition apparaît ;
– soit quand la névrose traumatique est devenue insupportable pour
le patient ou son entourage.
Lorsqu’elle ne suit pas un debriefing, la psychothérapie a d’abord
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pour objet les symptômes de la plainte du patient. Ensuite, elle s’attache


au récit non détaillé des faits. Elle évite les silences. Ces derniers sont
souvent vécus comme un abandon et la neutralité bienveillante est per-
çue comme hostilité ou manque d’intérêt.
Les entretiens suivants sollicitent les pensées, les souvenirs, les récits
du rêve ou du cauchemar. La démarche psychothérapique se rapproche
d’une méthodologie psychothérapique habituelle de patient névrotique.
Quatre points sont ici à souligner :
Tous les sujets nécessitant un travail plus conséquent que quelques
entretiens sont des sujets névrotiques. La « clef » de la guérison réside
dans les avatars de la libido infantile.
Dans ce contexte névrotique, le travail thérapeutique rencontre des
résistances. Ces mêmes résistances entravent tout le processus de la
parole et l’élaboration psychique nécessaire à une catharsis.
La psychothérapie psycho-dynamique, dans le cadre du psycho trau-
matisme immédiat, nécessite du temps, longueur et fréquence des
séances et une grande disponibilité du thérapeute.
La particularité du traumatisme psychique est de provoquer une
« urgence à dire ».
Cette « urgence à dire » génère une dynamique thérapeutique face à
14 - la massivité des symptômes à traiter. Les deux observations ci-dessous
illustrent ces quatre variables. La première a nécessité deux mois de
soins en structure hospitalière. La deuxième s’est déroulée pendant trois
mois en ambulatoire. Nous considérons exclusivement la durée du trai-
tement du trauma.
Deux remarques préliminaires s’imposent avec l’exposé des vignettes
cliniques.
Dans le premier cas, les enjeux psychiques de la scène familiale et
parentale sont déterminants pour la résolution des troubles. Ils jouent
un rôle décisif dans l’élaboration psychique de l’« objet perdu » et la cul-
pabilité du patient.
Dans la deuxième, le dégagement des impasses œdipiennes permet à
la patiente de réaliser son souhait d’adolescente. Elle s’enfonce dans la
forêt, y meurt symboliquement pour renaître à une autre vie. La psycho-
genèse de cette histoire reste un traumatisme infantile imposé par la
mère.
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. Vignette clinique n° 1
Dominique est un appelé du contingent d’origine franco-libanaise. Dans les mois
précédant son incorporation, il séjourne à Beyrouth auprès des membres de sa famille.
Il s’agit de la lignée paternelle dont il se sent très proche. Dans les derniers temps de sa
présence au Liban alors en pleine guerre civile, il assiste à une scène particulièrement
atroce.
Deux hommes sont attachés par les pieds au pare-choc arrière d’une voiture qui roule
sur une route défoncée. Dans les jours qui suivent cette scène traumatique, des cauche-
mars apparaissent. Il revit la scène dont il se réveille avec effroi.
De retour en France, le tableau de sa névrose traumatique se complète. Le patient se
désintéresse de ses études. Il coupe tous ses liens amicaux. Il vit dans une position de
retrait à l’intérieur même de sa famille. Lors son arrivée à la caserne, la vue des uni-
formes provoque chez lui une grande crise d’angoisse. Cette seconde rencontre l’amène
à une hospitalisation en service de psychiatrie.
Lors de son admission, il apparaît prostré, mutique, indifférent au lieu et gens qui s’oc-
cupent de lui. Il finit par « dévoiler » l’origine de sa souffrance.
Dominique est très attaché au Liban. C’est le pays de son père qui exerce aujourd’hui
la médecine en France. Sa mère est française. Il a deux frères aînés, brillants dans leurs
études. Il est le seul à retourner régulièrement au Liban où vivaient ses grands-parents
paternels. Il est très attaché à son grand-père décédé depuis 2 ans. Il dira de ce grand
père le sentiment de « tout avoir à apprendre ».
Dominique est un garçon froid, distant et introspectif. À son arrivée en France, à l’âge
de 4 ans, il présente un épisode anorexique important. Il effectue sa scolarité à Paris - 15
sans enthousiasme. Il se montre suffisamment « turbulent » pour que, à ses 16 ans, ses
parents l’envoient vivre chez son grand-père, seul capable de l’assagir. Revenu en
France après son décès, il passe ses congés annuels au Liban. À l’interface de deux cul-
tures, confronté à une mère dominatrice et un père plutôt effacé, ce grand père est
magnifié. Le patient répète qu’il a « tout à apprendre » de lui. Dès lors, Dominique va
inlassablement chercher « les tables de la loi ».
Le patient rencontre l’horreur au Liban. C’est la première scène traumatique. Elle
« nourrit » la reviviscence traumatique. Depuis, elle se présente à lui sans relâche. De
cette scène d’horreur, il a été le « spectateur impuissant ». Aujourd’hui, il se définit tout
aussi passivement comme un « français de passage ».
Maintenant qu’il en parle, il s’imagine tour à tour le bourreau et la victime.
Il finit par entrevoir une troisième possibilité par le biais d’une remarque filmique : « Il
y a toujours une porte de sortie. »
Il commence à entrevoir « cette porte » lorsque le contenu du cauchemar se modifie.
La scène traumatique ne se répète plus à l’identique. D’autres personnages apparais-
sent. Il ne les reconnaît pas. Ce sont des morts non identifiés : « Ce pourrait être moi »
et « Je pourrais être l’un d’entre eux ». Il pourrait être un cadavre parmi d’autres
cadavres.
La sagesse du grand-père est sans doute dans cette vérité de finitude si cruellement
entr’aperçue. « Le tout à apprendre » de ce grand-père merveilleux prend soudain sens ;
lui qui « représentait tout ce que je ne suis pas. »
Être un des morts de la guerre civile était la seule façon, pour ce « français de passage »,
d’être à la fois le petit-fils du grand-père et un « vrai » Libanais.
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Les jours suivants, le patient rapporte un rêve : « Il traverse une étendue séparant deux
maisons, une grande et une petite. Celle qu’il quitte est celle de son grand-père. Il doit
franchir un réseau de barbelés pour atteindre l’autre. Au milieu du passage, un milicien
menaçant l’arrête avec le canon de son fusil. Dominique s’immobilise et se replie sur
lui-même. Un autre soldat s’approche de lui et lui demande son identité. »
Le rêveur donne ce qu’il croit être son passeport. C’est son livret A de la Caisse
d’épargne. Il se dit qu’il ne craint rien dès lors où c’est un passeport français. Le mili-
cien est prêt à tirer. « Pourtant, je ne suis pas fautif. » commente-t-il.
Ce rêve est typique des rêves terminaux des psychothérapies de névrose traumatique. Il
relève de la problématique « de castration ». Dominique abandonne un objet précieux.
C’est son livret de Caisse d’épargne. Dans les suites du rêve, il engagera son travail sur
des thématiques de culpabilité.
Ce rêve est aussi un « rêve de passage ». En se glissant sous les barbelés, il s’extrait de la
« déshumanisation » provoquée par le trauma. Il trouve « sa porte de sortie ». En lieu et
place d’un cadavre, il advient à une place vivante de subjectivation. Il se parle d’un
« je » de l’énonciation dégagé d’une culpabilité d’être resté vivant face aux corps tortu-
rés et mutilés traînés derrière la voiture dans les rues de Beyrouth et au décès du
grand-père.
En introduisant ce « je » du sujet se présente à la fois à notre écoute thérapeutique et à
la sienne. Dominique n’est plus spectateur « impuissant » de son rêve. Il le prend en
compte. Il se l’approprie en tant que sujet.
Cette assomption du sujet de son énoncé lève le refoulement. Il ré-intègre la chaîne
signifiante du et dans le langage. À cet instant, il peut saisir la dynamique de son désir.
16 - Ce « je » émerge au moment où il franchit le seuil de la maison grand-paternelle. Elle
incarne une demeure magique d’une instance idéale au service la jouissance. Le patient
peut maintenant se confronter à une loi commune qui s’impose à lui comme à tout
autre. Son « obole » payée, la demande de son rêve est d’autant plus « épargnée ».
On voit bien, avec ce patient, comment la question de la culpabilité est souvent mal
posée à propos de la névrose traumatique. Contrairement à ce qu’on pourrait croire,
la faute déniée ici n’est pas celle de n’avoir rien fait ou tenté de faire lors de l’événe-
ment tragique. Elle se rapporte « à ce qui retient le sujet dans l’ordre du trauma ».
Son destin, dans le processus de guérison, est de redevenir le « moteur » d’une culpa-
bilité œdipienne.
Dans les suites du travail thérapeutique, Dominique change très rapidement. Il
devient confiant. Il se montre détendu. Il parle facilement de sa vie au Liban, du per-
sonnage très typé de son grand-père, de sa rivalité avec ses frères. Il aborde tous ces
thèmes dans une atmosphère associative riche et variée. Les cauchemars ont cédé. Il
exprime sa conviction de son mieux être depuis ce rêve et son élaboration. « Quelque
chose » d’essentiel s’est passé pour lui : « J’essaye de regarder tout cela comme si j’étais
quelqu’un d’autre. » Un autre regard dont celui du thérapeute prévaut désormais.
En prenant la place de celui « supposé savoir », Dominique marque de son désir la clô-
ture de son épisode psychiatrique. Peu de temps après, il demande sa sortie.
Cet homme jeune secret et renfermé s’est ouvert pendant la durée des entretiens théra-
peutiques. À la faveur du travail associatif, il a retrouvé son « habitus obsessionnel
névrotique ».
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. Vignette clinique n° 2
Sylvie est hôtesse de l’air. C’est une grande et belle femme de trente ans. Son visage
intelligent et mobile exprime surtout de l’angoisse. Il y a cinq mois, au cours d’un vol,
elle sent brusquement une inquiétante odeur de fumée. Dans la fraction de seconde
qui suit, une terrible secousse fait tanguer l’avion. Elle voit par le hublot un des
moteurs en feu. Pour elle cela signifie immédiatement la mort. Néanmoins, elle sort
rapidement de son effroi. Elle s’active auprès des passagers en proie à la panique.
L’avion survole l’Europe. Le pilote trouve sans délai un aéroport pour un atterrissage
d’urgence. Tout le monde est sain et sauf.
L’équipage est dans un grand état d’angoisse.
Chacun attend fébrilement les responsables de la compagnie dépêchés sur place pour
leur dire le drame évité de justesse et obtenir un « réconfort ». L’équipage demande un
rapatriement d’urgence en France.
Un conflit violent va l’opposer aux responsables qui lui demandent de reprendre le vol
interrompu sur un nouvel avion. Elle refuse. À son retour à Paris, elle est mise en congé
de maladie. Ce moment de répit lui permet d’absorber peu à peu son débordement émo-
tionnel. Elle reprend ensuite son travail. Lors du premier vol, elle est saisie d’angoisse.
Elle est incapable de monter à bord. Remise en congé de maladie, des cauchemars de
répétition apparaissent. Le médecin du travail pense l’adresse en consultation spécialisée.
Le premier entretien a « des allures » de debriefing individuel. Le contenu déborde le
cadre du débriefing psychologique. La patiente fait part du malaise ressenti depuis
longtemps dans son exercice professionnel. Au début de son adolescence, quand se
posait le problème d’une pré-orientation professionnelle, elle avait formulé claire- - 17
ment : « n’importe quoi mais pas hôtesse de l’air ». « Les circonstances comme ceci et
comme cela » explique-t-elle « ont fait que c’est justement le métier que j’ai choisi ».
À la fin de ce premier entretien, elle demande : « Comment expliquez-vous que dans
l’équipage de cet avion je sois la seule à faire ces cauchemars et à ne pas pouvoir
reprendre mon travail ? »
Nous lui répondons spontanément : « Probablement avez-vous un rapport particulier à
la mort… »
À l’entretien suivant, elle commence ainsi : « Vous aviez raison l’autre jour, je me suis
souvenue que quand j’avais deux ans et demi (et j’ai vérifié la date avec mes parents)
ma mère m’avait amené près du lit de mort de mon arrière-grand-mère. Elle m’avait
demandé de l’embrasser. Je ressens encore en en parlant le froid glacial qui s’est emparé
de tout mon corps. C’est comme si j’avais embrassé une statue de marbre. Mes parents
que j’ai interrogés cette semaine m’ont dit aussi, que par la suite, je suis restée trois
jours sans prononcer un mot. »
L’allusion à la statue de marbre figure bien la pétrification. L’effroi s’est emparé d’elle.
Dans le fil des rencontres suivantes, elle apportera d’autres éléments « intéressants ». Le
premier est le suivant. À partir de l’âge de 8 ans et demi et pendant trois ans environ,
apparaissent des angoisses de mort centrées sur ses parents ou sur elle-même. Cette
angoisse est également présente quand elle est séparée d’eux pour une soirée ou même
une heure. Elle imagine toutes sortes d’accidents. Ses crises d’angoisse aiguës font
peser des menaces de mort sur elle-même.
Progressivement, elle comprend le rapport entre le trauma de l’enfance et ces symp-
tômes actuels. Elle fait le lien entre celles apparues jeune et la rencontre avec « ce réel
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de la mort » sous forme de l’incendie du réacteur. L’idée concrète de la mort se fait plus
précise et réactive ses angoisses infantiles non élaborées.
Les contenus agressifs vis-à-vis de ses parents lui échappent encore à ce stade du pro-
cessus thérapeutique… Un autre symptôme émerge du travail.
La famille habitait une maison un peu à l’écart de la ville. Du retour du collège, Sylvie
avait un bout de chemin à faire à pied dans la campagne. À un endroit, ce chemin fai-
sait une fourche. D’un côté, il s’enfonçait dans une épaisse forêt, de l’autre, il rejoignait
la maison de ses parents. À chaque fois qu’elle arrivait à ce carrefour – elle insiste « à
chaque fois » –, elle était saisie d’une envie terrible de s’enfoncer dans la forêt. Elle vou-
lait disparaître à jamais et surtout de ne jamais donner de nouvelles. Naturellement,
elle ne l’a jamais fait.
Peu à peu, la patiente comprend le rapport entre ce désir adolescent et le « choix » de
son métier. Elle verbalise une sorte de compromis : « Disparaître régulièrement à
l’autre bout du monde certes… mais tout de même réapparaître. »
À partir de ce moment, la patiente « abandonnera » les contenus traumatiques pour
s’engager dans un travail psychothérapique sur des contenus névrotiques « tradition-
nels ». Les manifestations pathogènes invalidantes de la névrose traumatique avaient
disparu.
Elle mûrissait, parallèlement à l’élucidation de ses impasses libidinales, un projet de
reconversion professionnelle. Elle le réalisera effectivement dans un secteur littéraire
qui convient mieux à ses capacités.
Sylvie n’est jamais rentrée dans le détail de ses relations avec son père et avec sa mère.
Ils forment pour elle un bloc hostile mais dont elle n’a pu se détacher que très tard. Le
18 - trauma infantile lui a permis de reconstituer les avatars de sa traversée œdipienne. Elle
a pu se dégager du poids mortifère qui pesait sur elle. Il constituait un « lit idéal » pour
le trauma actuel.
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De la « psychiatrie de l’avant »
aux urgences médico psychologiques
Philippe BESSOLES

INTRODUCTION

On ne peut envisager la clinique et le traitement des syndromes psy-


cho-traumatiques sans prendre en compte leur héritage socio-histo-
rique. Cet héritage est doublement lié à la psychiatrie des Armées et aux
remaniements successifs de la notion de traumatisme depuis plus d’un
siècle. Les méthodologies mises en place dans la prise en charge de la
personne victime, militaire ou civile, primaire ou secondaire, s’inscri-
vent dans cette articulation clinique et théorique dont on observe
- 19
encore de nos jours les effets. Les psychiatres des armées ont initié des
techniques de prise en charge immédiate comme les charrettes psychia-
triques hippomobiles d’Autocratov pendant la guerre russo-japonaise de
1904-1905, les ambulances françaises du front pendant la première
guerre mondiale ou les casuality clearing stations de l’armée anglaise en
1917. Les modélisations issues de ces expériences dramatiques argu-
mentent aujourd’hui des avis contrastés quant à la nécessité d’interven-
tion médico-psychologique au plus près du traumatisme. Cet au plus
près des soins immédiats peut être circonscrit dans le quadryptique sui-
vant. Il soulève des questions à la fois méthodologiques, techniques et
éthiques :
. Le vecteur spatial : l’urgence médico-psychologique doit elle s’ef-
fectuer sur les lieux même du drame ?
. Le vecteur temporel : l’immédiateté des soins physiques et psy-
chiques peut-elle se mesurer en durée et en rapidité d’intervention ?
. Le vecteur d’efficacité thérapeutique : Peut-on mesurer, quantita-
tivement et qualitativement, les effets à court, moyen et long terme des
soins immédiats comme post-immédiats ?
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. Le vecteur des compétences des intervenants : Peut-on confier à


des non-professionnels de santé la conduite de méthodologies à visée
thérapeutique ?
Ces quatre grands vecteurs ne peuvent faire l’économie de travaux et
recherches permettant de valider, invalider ou pondérer les efficacités
supposées d’un « modèle » à l’égard d’un autre. L’étude rétrospective
récente (2005) d’A. Nehmé, F. Ducrocq et G. Vaiva montrent les incer-
titudes d’efficacité de tels soins [1].

MÉTHODOLOGIE GÉNÉRALE DES URGENCES MÉDICO-PSYCHOLOGIQUES

La circulaire du Ministère de la Santé (DH/EO4-DGS/SQ2


n° 97/283 du 28 mai 1997) précise le cadre de l’urgence médico-psy-
chologique (extraits) :
« Les catastrophes occasionnent […] des blessures psychiques individuelles ou col-
lectives, immédiates ou différées, aiguës ou chroniques. […] Les victimes nécessitent
des soins d’urgence […]. L’intervention rapide de médecins psychiatres, de psycho-
logues […] doit permettre une prise en charge immédiate et post-immédiate. Cette
20 - prise en charge doit s’étendre au soutien psychologique des sauveteurs. »
Deux grands aspects techniques répondent aux syndromes psycho-
traumatiques immédiats :
. Les techniques de defusing répondent aux risques de dissociation
péri-traumatique.
Elles se mettent en place dès les premières heures du traumatisme. Le
defusing a une visée de déchocage immédiat et de désamorçage des effets
de sidération psychique ou de fuite panique par exemple. L’objectif est
une verbalisation émotionnelle immédiate [2] dans le cadre contenant
d’un accompagnement bienveillant de psychothérapeutes.
. Les techniques de debriefing sont considérées comme préven-
tives. Elles constituent l’essentiel de la prévention des syndromes psy-
cho-traumatiques. Deux grands courants épistémologiques s’opposent.
Le premier se réfère aux travaux de 1983 de Jeffrey Mitchell et son pro-
tocole du CIDS (Critical Incident Stress Débriefing). Son champ théo-
rique est cognitif et comportemental. Le second nommé debriefing à la
française a une intention de psychothérapie précoce. F. Lebigot et M. de
Clercq [3] le définissent comme un processus dynamique de ré inscrip-
tion dans l’ordre symbolique et d’une amorce d’épreuve de réalité .
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DE LA PSYCHIATRIE DE L’AVANT AUX URGENCES MÉDICO PSYCHOLOGIQUES

La codification des interventions psychologiques immédiates date


des années 70 aux États-Unis. En Europe, le contexte est celui de la psy-
chiatrie militaire nommée « psychiatrie de l’avant » [4]. Elle est plus
ancienne car pratiquée par les armées françaises dès 1917.
Les anglicismes de debriefing et de defusing induisent des techniques
divergentes préjudiciables à un consensus méthodologique.
Initialement, l’expression de debriefing était employée dans l’armée de
l’air [4]. Les pilotes étaient « briefés » avant une mission (objectifs à
détruire, plan de vol de dégagement, etc.) et « débriefés » à leur retour.
Historiquement (1917), T.W. Salmon [5] a formalisé les cinq principes
fondateurs de la psychiatrie de l’avant : immediacy-proximity-expentacy-
simplicity-centrality c’est-à-dire « immédiateté-proximité-espérance de
guérison-centralité ». Par contre, le terme debriefing a été proposé pour
la première fois par S. Marshall en 1945 [6]. Ce n’est qu’en 1983 que
J. Mitchell [7] codifie la technique de S. Marshall pour l’appliquer aux
équipes de sauveteurs.
La « psychiatrie de l’avant » est celle de l’urgence de soins psychiques
prodigués sur le front des combats. Le contexte psychopathologique est
celui de la prévention des névroses de guerre et des névroses trauma- - 21
tiques. Depuis la description du syndrome du boulet observé lors des
batailles napoléoniennes ou du shell shock (vent de l’obus) décrit pen-
dant la première guerre mondiale, les prises en charge des syndromes
post-traumatiques suivent les remaniements de la notion de trauma-
tisme. Comme le souligne F. Lebigot [8], des interventions psychothéra-
piques précoces inspirées des recommandations de T. W. Salmon eurent
lieu pendant la seconde guerre mondiale sans être codifiées sous le terme
de debriefing.
Dans ce contexte historique, deux méthodologies cliniques oppo-
sées caractérisent la gestion des urgences traumatiques. Elles ne distin-
guent pas l’aspect defusing du débriefing d’autant que certains cher-
cheurs [9] qualifient le defusing comme un débriefing sommaire.
Rapidement circonscrite, la première relève d’une position « inter-
ventionniste ». Elle sollicite le patient « à raconter le drame » qu’il vient
de vivre et lui « suggérer » des stratégies cognitives et comportementales
adaptées à une meilleure gestion du traumatisme subi. La deuxième
consiste à promouvoir l’élaboration psychique par un travail d’expres-
sion des affects. Le risque est la persistance de confusion mentale ou
d’éclosion de bouffées délirantes par exemple.
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ENJEUX PSYCHOPATHOLOGIQUES DU PÉRI-TRAUMATISME

L’intervention psychologique post-traumatique immédiate a un


cadre précis. Elle s’effectue dans les premières heures du traumatisme
pour ce qui est du defusing. Elle se caractérise par un premier paradoxe.
Il n’y a pas de demande implicite ou explicite des victimes. Les psycho-
pathologies rencontrées sont celles des réactions immédiates post-trau-
matiques allant de la réaction dite du stress adapté au stress dit dépassé. Le
tableau clinique est celui de sidération stuporeuse, d’excitabilité incon-
trôlée, d’automatisme comportemental ou de fuite panique. On observe
des réactions de sémiologie névrotique mais aussi des réactions patholo-
giques relevant du registre psychotique comme des confusions men-
tales, des épisodes délirants ou des agitations maniaques [10,11].
La méthodologie générale des urgences médico psychologiques est la
sédation des troubles tant sur le plan des ressources pharmacologiques
(anxiolytiques, psychotropes) que psychologiques. L’objectif est la pré-
vention d’une installation des troubles et de leurs morbidités. Trois grands
types d’enjeux accompagnent les situations d’urgence post-traumatique.
. Le premier concerne le démantèlement des enveloppements psy-
chiques primaires. L’effraction traumatique détruit les protections
22 -
somato-psychiques contenantes de l’identité individuelle psychique et
psychosociale.
Le propre du traumatisme est sa propension à faire éclater les limites
entre soi et l’autre, entre le dedans et du dehors du corps et d’une façon
générale toute limite de sécurisation physique et psychique. Cet éclate-
ment du Moi-peau et des fonctions de pare-excitation est paradigma-
tique des syndromes traumatiques issus de torture [12] ou d’attentat. Il
altère durablement la relation de confiance. Il détruit le lien social et
familial et morcèle l’image du corps. Les psychopathologies trauma-
tiques issues de situations extrêmes (génocide, épuration ethnique, vio-
lences sexuelles collectives, etc.) illustrent dramatiquement ce premier
aspect des enjeux du péri-traumatisme.
. Le deuxième enjeu est l’instauration d’un cadre suffisamment
sécurisant et de confiance à finalité contenante et de contention. Il
répond au premier aspect ci-dessus par la mise en place d’une fonction
cadre. Elle est matérialisée par un protocole concret à la fois physique et
matériel et psychique par les équipes soignantes.
La fonction clinique tient d’être provisoirement une enveloppe psy-
chique qui régule les assauts pathogènes internes et externes du patient.
Le clinicien occupe une fonction médiatrice de porte-parole et porte
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pensée au sens winnicottien du terme c’est-à-dire du holding et du hand-


ling à savoir de portance et de maintenance. Il porte, soutient et maintient
une parole confisquée et annihilée dans la sidération traumatique.
. Le troisième aspect réside dans l’évaluation des facteurs de risque,
non seulement au sens des échelles d’évaluation [15] qui sont utiles à
l’investigation clinique, mais au sens psycho dynamique de la sémiolo-
gie observée. La démarche consiste à repérer les indices anamnestiques
de vulnérabilité, les impasses de projection, les signes de répétition de
mises en danger ou de conduites ordaliques, etc.

PRINCIPES GÉNÉRAUX DU DEFUSING ET DU DÉBRIEFING PSYCHOLOGIQUE

Les objectifs généraux des soins immédiats face aux syndromes du


psychotraumatisme sont :
. Dédramatiser et « normaliser » les réponses initiales aux réactions
post-traumatiques immédiates.
. Prévenir et atténuer la survenue de troubles post-traumatiques
ultérieurs en expliquant leur fréquence et leur « normalité » d’appari-
tion. - 23

. Offrir la possibilité d’une prise en charge thérapeutique et d’un


accompagnement socio-judiciaire si nécessaire.
Deux grands courants de pensée s’opposent en matière de gestion des
soins immédiats. Cette opposition concerne à la fois la mise en œuvre
méthodologique et technique des secours et les référentiels théorico-cli-
niques qui sous-tendent ces actions.
Les méthodologies anglo-saxonnes et leurs adaptions françaises propo-
sent un protocole systématique. Elles édictent les principes à suivre dans
l’ordre pour une meilleure efficacité. En France, les trois grands principes
de l’accueil SVP de J. F. Katz [16] s’inspirent de cette conception.
. Le premier principe concerne le cadre. L’objectif est la mise en
place d’un plan sanitaire et sécuritaire consistant à rétablir une relation
de protection, de réassurance, de contrôle sur les événements et d’ex-
pressions des émotions.
. La deuxième porte sur l’écoute. Il sollicite la verbalisation en nor-
malisant les réactions post-traumatiques de la victime. Il reprend les
sept phases de la méthodologie du debriefing décrit par J. T. Mitchell
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[17] à savoir :
a) Phase d’introduction (période permettant à l’équipe intervenante
de présenter le dispositif ).
b) Phase de description pendant laquelle les participants sont invités
à décrire l’évènement et leurs vécus.
c) Phase de réflexion qui promeut l’élaboration psychique indivi-
duelle par rapport aux réactions immédiates et émotionnelles du trau-
matisme.
d) Phase de réaction qui sollicite l’expression des affects et des sensi-
bilités individuelles et collectives.
e) Phase des symptômes où chaque participant témoigne de son
comportement depuis l’événement vécu en particulier sur le plan symp-
tomatologique.
f) Phase d’enseignement dont le but est de « normaliser » les réactions
et prévenir les réactions ultérieures.
g) Phase de conclusion qui s’ouvre sur des questions libres et des pro-
positions de suivis individualisés ultérieurs pour les personnes qui en
feraient la demande.
24 - . Le troisième s’attache à un retour à la vie civile par l’évaluation
prédictive des capacités de coping (« rebondir ») et une préparation psy-
chologique à une ré-inscription psychosociale.
On observe des variantes de la technique de J. Mitchell comme la
méthode préconisée par K. Armstrong [18]. Le contexte du tremble-
ment de terre de San Francisco (17 octobre 1989) a permis de centrer la
méthode de debriefing autour de quatre phases : la découverte de l’évé-
nement, les sentiments et les réactions, les stratégies de coping (« faire
face ») et la clôture qui prépare au retour chez soi.
En 1997, A. Dyregrov [19] du « Center for Crisis Psychology » de
Bergen (Norvège), tout en se référant à la technique de J. Mitchell pro-
pose le Process Debriefing. La variante consiste à fusionner la phase des
symptômes et celles des réactions (phase 4 et 5) afin de mobiliser le sou-
tien groupal.
D’autres auteurs comme B. Raphael [20] en Australie propose l’ex-
ploration des aspects cognitifs en même temps que les aspects psychoaf-
fectifs. En 1994, A. Shalev [21] insiste sur la mauvaise saisie cognitive
des enjeux traumatiques et la nécessaire mutation d’une « mémoire
d’image à une mémoire verbalisée ».
L’école française, nourrie d’une expérience clinique importante en
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matière de gestion des urgences traumatiques (victimes du détourne-


ment du vol d’Air France en 1994 par exemple), circonscrit un cadre
méthodologique et technique nommé « debriefing à la française ». Ce
dernier a un but à la fois préventif et thérapeutique. L. Crocq [22]
énonce les dix principes de l’intervention psychologique précoce auprès
des victimes.
. Instituer un « sas » intermédiaire pour les victimes où sont resti-
tués les valeurs normales, le temps et l’espace.
. Conforter les personnes rescapées dans leur intégrité c’est-à-dire
les soutenir afin qu’elles récupèrent leur autonomie.
. Inciter à la verbalisation de leur expérience singulière de l’événe-
ment traumatique.
. Informer la personne sur la sémiologie du stress et du trauma et
son caractère transitoire.
. Promouvoir la sortie de l’isolement et de l’incommunicabilité
post-traumatiques.
. Réguler les relations de groupe et désamorcer les dérives xénopa-
thiques. - 25
. Réduire les sentiments d’impuissance, d’échec et de culpabilité.
. Préparer le retour dans le milieu familial et social.
. Repérer les sujets susceptibles de décompensation psychique.
. Clore la régulation.
F. Lebigot [23] souligne la confusion faite entre la notion bio-physio-
logique du stress et la notion psychologique de trauma psychique. Les
méthodologies anglo-saxonnes sont pour lui inadaptées au traitement
du vécu de déréliction, d’effondrement psychique et d’anéantissement
propre à l’effraction des défenses psychiques de la victime et de son sys-
tème signifiant. L’auteur préconise l’expression individuelle des affects,
des pensées et des idées dans le cadre contenant et régulateur des profes-
sionnels de santé formés aux techniques de débriefing.

L’INTERVENTION PSYCHOTHÉRAPIQUE PRÉCOCE POST-TRAUMATIQUE

Notre contribution propose donc de promouvoir une clinique du


defusing et du debriefing qui relève d’une conception psycho dynamique
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du traumatisme. Cette conception s’appuie sur la modélisation d’ins-


cription pictogrammique proposée P. Aulagnier dès 1975 [24] au sujet
des processus originaires. Notre proposition poursuit un double objectif
thérapeutique :
Réguler les débordements d’affects (fuite panique ou sidération psy-
chique par exemple) par « une maïeutique des émotions » [25].Cela
suppose la reconstitution progressive des enveloppements psychiques
primaires pour la victime. Ces enveloppements dépendent du préalable
de la mise en place d’un cadre contenant et sécurisant. C’est la condi-
tion sine qua non à la promotion d’expression des affects. Cette régula-
tion nécessite la construction d’un espace de type transitionnel où l’af-
fect puisse s’exprimer sans menace de représailles et sans qu’il soit
synonyme d’effondrement psychique irréversible. Cet espace physique
et psychique ne peut être ni pédagogique, ni éducatif, ni interprétatif. Sa
visée contenante tend à réguler ces « véritables hémorragies » [26] d’af-
fects de douleur propres au vécu traumatique.
Promouvoir des processus psychiques de liaison entre affect et
représentation.
Quatre grands types d’arguments peuvent être développés concer-
nant ces objectifs thérapeutiques :
26 -
. La sidération des espaces de pensée met en échec le processus
représentationnel. Le somatique devient le lieu de l’inscription trauma-
tique (tremblements, hyper-kinésies, tics, colopathies, gastrites) sans
revêtir cliniquement les aspects névrotiques anxieux, de conversion hys-
térogène ou de phobie. Cette inscription « en creux » [30] ne bénéficie
pas d’une reprise psychique. L’expérience traumatique reste sensitive et
sensorielle. Les modèles d’inscription pictogrammique (de plaisir ou de
rejet) sont inefficaces. L’« impact traumatique » dépasse le seuil de repré-
sentabilité propre à la psyché. Au contraire, l’omniprésence pathogène
génère l’effroi. Il n’a de cesse de se répéter sans pouvoir évacuer son sur-
plus de sensorialité. Cette évacuation de sensorialité est la condition sine
qua non de la représentation de chose et de mot. L’effroi n’accède pas au
registre scénique du primaire (le fantasme) ni au registre idéique du
secondaire (l’énonciation). L’intervention psychothérapique précoce
peut « pacifier », en la médiatisant, cette « désintégration psychique
post-traumatique ».
. L’agglutination [31] aux objets pathogènes consiste en cette dispo-
sition à ne pas pouvoir se dégager du trauma. « Cette horreur me colle à
la peau », disait cette patiente. Malgré tous ses efforts de cognition, son
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drame s’imposait de façon adhésive et répétitive. L’écart nécessaire entre


la scène et sa verbalisation est impossible et rend l’efficacité symbolique
du penser et du langage inopérants. Il suffit d’observer les rites compul-
sifs de lavage pour les victimes de viol pour saisir combien l’empreinte
traumatique s’inscrit aux niveaux des signifiants formels [32].
. L’adhésivité tend à gommer les espaces de médiation entre la vic-
time et le traumatisme. La situation est confusionnelle, non séparée,
interpénétrée à la quasi-image analogique des adhésivités des psychoses
fusionnelles, de certains délires de possession, du petit automatisme
mental ou de certaines formes de schizophrénie incipiens notamment
hébéphréno catatonique. La promotion d’espace de médiation tel que se
définit l’espace transitionnel de D. W. Winnicott consiste, dans le cadre
des situations d’urgence post-traumatique, à (re)créer une zone intermé-
diaire victime/agresseur où la victime ne soit sous l’emprise de son agres-
seur [33]. Les femmes systématiquement violées en temps de guerre ou
de génocide et son corollaire de l’enfant du viol illustrent dramatique-
ment cette emprise traumatique. L’objectif final est une contamination
trans-générationnelle et de filiation qui annihile la temporalité à une
« éternité » traumatique. Promouvoir des espaces – et du temps – poten-
tiels autres que l’actualité du trauma est un enjeu princeps de la clinique - 27
du post-traumatisme. Elle peut permettre de reconstituer un passé et un
futur non pathogène.
. La notion d’espace transactionnel empruntée à G. Pankow [34] et
son modèle de psychothérapies des psychoses prolongent ceux de D. W.
Winnicott. Ce modèle concerne les transactions psychiques possibles
entre la victime et le psychothérapeute. Elles ne peuvent s’effectuer
qu’une fois les enveloppes psychiques suffisamment reconstituées de
façon à préserver l’unité du patient. Cela suppose l’expression émotion-
nelle traumatique qui tend à « dissoudre » (perlaboration et catharsis) les
affects de douleur particulièrement destructeurs. Il ouvre un travail de
mémoire et d’historisation traumatique cicatriciel.
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CONCLUSION

Beaucoup de questions demeurent concernant les prises en charge


des patients en situation de crise et situation d’urgence post-trauma-
tique. Cela suppose aussi des « révisions » psychopathologiques de la
notion même de trauma psychique. Les victimes de terrorisme, de tor-
ture ou de situations traumatiques extrêmes soulignent aujourd’hui
combien nos modèles cliniques et théoriques restent encore insuffisants.
Penser le traumatisme immédiat comme « un moment clinique de
sémiologie de psychose » [35] conduit à privilégier des méthodologies
d’intervention psychothérapiques précoces et « systématisées » afin de
prévenir les effets d’après-coup ou de chronicisation traumatique.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

[1] NEHMÉ A., DUCROCQ F., VAIVA G., « Les debriefings psychologiques dans la pré-
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[14] LEBIGOT F. (et all.), Le débriefing psychologique collectif, Annales Médico-psycho-


logiques, 155 (6), 1997, p. 370-378.
[15] STEINITZ V., CROCQ L., « Échelle d’impact traumatique », in AUDET J., KATZ
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[16] KATZ J. F., « Les principes de l’accueil SVP », in AUDET J., KATZ J. F., Précis de
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[18] ARMSTRONG K., O’ CALLAHAN W., MARMAR C., Debriefing Red Cross Disaster
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[20] RAPHAËL B., « When disaster strikes », Basic Book, New York, 1986.
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[22] CROCQ L., BESSOLES P. (sous la dir.), Victime-Agresseur, tome IV. Récidive, réitéra-
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[24] AULAGNIER P., La violence de l’interprétation. Du pictogramme à l’énoncé, Paris,
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[25] CROCQ L., « L’intervention psychologique immédiate », Le Journal des - 29
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[26] BERTRAND M., Trois défis pour la psychanalyse. Théories, Cliniques, Thérapeutiques,
Paris, éd. Dunod, 2004.
[27] BESSOLES P., « Torture et temporalité. Contribution à une sémiologie de psychose
post-traumatique », in Les Cahiers de Psychologie Clinique, Bruxelles, éd. De Boeck
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[28] BION W. R., « Attaques contre les liens. Le trouble de penser », Nouvelle Revue de
Psychanalyse, 25, Paris, éd. Gallimard, 1982.
[29] « Stressor Debriefing Model », Journal of Traumatic Stress, 4 (4), 581-593.
[30] GREEN A., « Après coup, l’archaïque », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 26,
Paris, éd. Gallimard, 1982, p. 195-215.
[31] BLÉGER J., Symbiose et ambiguïté, étude psychanalytique, Paris, PUF, 1981.
[32] ANZIEU D., « Les signifiants formels et le Moi-Peau », in Les enveloppes psychiques,
Paris, éd. Dunod, 1987, p. 1-22.
[33] BESSOLES P., Barbarie et traumatisme. Clinique de la terreur, in Champ
Psychosomatique, Paris, éd. L’Esprit du Temps, 2005.
[34] PANKOW G., Structure familiale et psychose, Paris, éd. Aubier Montaigne, 1983.
[35] BESSOLES P., « La régulation psycho dynamique post-traumatique », Revue
Francophone du stress et du trauma, T. 6, n° 6, Paris. Princeps éditions, 2005.
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Clinique humanitaire,
clinique de l’altérité
Francis MAQUÉDA

Les Organisations non-gouvernementales (ONG), habituées à faire


face à des situations de guerres, de catastrophes et de crises, sur un plan
logistique et médical, développent depuis maintenant une quinzaine
d’années une attention particulière aux souffrances psychiques occa-
sionnées par ces situations. Des dispositifs particuliers sont donc mobi-
lisés non loin des lieux de conflits ou de catastrophes (camps de réfugiés)
et engagent pour tout ou partie des programmes qui les constituent, des
volontaires/expatriés/psy. Ces programmes assez communément
dénommés « de soutien psychologique » nécessitent un travail de super- - 31
vision, afin d’élaborer comme c’est l’usage clinique les dépôts psy-
chiques douloureux déposés chez les intervenants par les victimes.
Peu à peu, ce qu’on pourrait appeler « une clinique humanitaire »
s’est construit et développé, attentive dans les meilleurs des cas aux effets
des contextes rencontrés. C’est une clinique particulière tant elle côtoie
la violence intentionnelle produite par des humains sur d’autres
humains (l’ex-Yougoslavie sera prise en exemple ici).
Dans ce sens le type d’action produit par cette clinique humanitaire
correspond probablement à ce que Véronique Nahoum Grappe définit en
post-face d’un ouvrage de Médecins sans frontières, Soigner malgré tout :
trauma, culture et soin (éd. La pensée sauvage, 2003) : « L’urgence
contemporaine d’actions en direction de l’enfer que vit autrui constitue en
fait une des conditions culturelles et politiques les plus intimes et plus
profondes même de la survie des démocraties. » (Reste que) la clinique
humanitaire est une clinique des limites. Ces limites, plus qu’ailleurs, doi-
vent s’organiser en deçà d’une certaine toute puissance soignante, même
si l’illusion salvatrice, créatrice au demeurant, reste nécessaire car elle
engage en direction d’un autre, des autres souffrants. Dans ces contextes
contemporains de conflits, les guerres modernes ayant cette particularité
de s’attaquer principalement aux populations civiles (purification eth-
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nique), le soin psychique, dans son sens et sa nature même, est


confronté à une limite majeure. La maltraitance politique, intention-
nelle produite par ces guerres et leurs violences, insidieusement déstruc-
turante (parce qu’elle attaque les liens, j’y reviendrai plus loin) déter-
mine des détresses psychologiques à l’allure irréversible. Le soin
psychique seul ne suffit pas, les fondements d’une possible réparation se
situent aussi dans l’œuvre de Justice ; dans son fondement symbolique
avec ses différentes traductions, inscrites dans la culture et dans les dis-
positifs sociaux et politiques, mais aussi religieux et traditionnels de
réconciliation et de paix. La reconnaissance de ce qui a été subi (avec sa
déclinaison par le travail autour de la mémoire) permet d’accéder aussi à
une reconstruction psychique tant sur le plan collectif qu’individuel. La
réparation symbolique n’appartient pas qu’au champ de la santé men-
tale. Bien évidemment, elle ne permet pas de gommer les douleurs
intimes (c’est le travail des psy et il ne s’agit pas de les gommer mais de
leur donner sens…) mais sa mise en abîme sur des terrains où règne
durablement l’impunité montre qu’elle entraîne, par la légitimation des
transgressions violentes et meurtrières qu’elle suppose, un processus irré-
versible de répétition et de violence. Hors l’œuvre de Justice, on est
dans la vengeance1.
32 - De l’histoire individuelle à l’histoire collective. C’est une clinique du
témoignage. À l’entrecroisement du destin collectif et des histoires de
vies, les « psy » approchent des personnes qui sont à chaque fois singu-
lières. Le soin psychologique, c’est d’abord une histoire de rencontre,
fondée sur l’échange et la parole et sur la reconnaissance d’une souf-
france, où les personnes témoignent elles-mêmes de ce qu’elles ont subi.
Au-delà de l’histoire personnelle du ressenti intime et subjectif de la
douleur, c’est l’histoire collective qui se dessine aussi. Dans ce contexte,
la position du soignant psy est complexe ; acteur humanitaire, si tant est
qu’il est engagé durablement, il devient en fait un témoin privilégié de
ce qui s’est passé. En effet, la question du témoignage est en filigrane
dans l’action humanitaire ; non pas tant pour rendre compte de ce qui
surgit dans la clinique ou de ce qui a été confié, les psy se méprendraient
alors sur leur position, ils ne sont pas là pour « couvrir » un conflit
comme le font les journalistes. Ils doivent se garder de confisquer la
parole, veiller au contraire à la restituer, afin de ne pas produire une
« sur-violence ». Si, comme la plupart du temps, ils travaillent avec des
interprètes, qui sont le plus souvent issus de la communauté des vic-
times, et donc des « mêmes », ils doivent au contraire être attentifs à ce
mouvement d’objectalisation qui va à un même puis à un autre, c’est-à-
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dire, eux les psy comme du coup véritables témoins, au sens propre,
témoins qui raccrochent la victime à l’humanité commune. Statut de
témoins donc, élus par les victimes qu’ils rencontrent, ce qui fait d’eux,
en quelque sorte, leurs obligés. Témoigner permet de restaurer la capa-
cité de penser des victimes mais ne va pas sans risque : le degré d’infiltra-
tion idéologique peut conditionner l’effet du témoignage. Or, entre la
relance d’un processus et l’ouverture d’un procès, la marge est étroite.
Au centre de l’humanitaire trône en effet le témoignage qui, lorsqu’il est
trop sollicité, privilégie des descriptions pouvant entraîner un certain
voyeurisme de la part des spectateurs que nous sommes et qui maintient
la victime dans son rôle de victime, l’empêchant de penser « l’avenir »
(l’enfermant en quelque sorte dans son rôle de victime). C’est une fonc-
tion éthique où le souci de l’histoire et de la mémoire doit rester vif.
Clinique de passeur dans cette fonction ambiguë qu’exige la double posi-
tion : témoin et thérapeute.
Rappelons que le faiseur de ponts est un faiseur de liens s’exposant
« à trahir l’une ou l’autre partie de ce qu’il réunit, comme si l’exigence
d’une fidélité à soi-même et au respect de l’autre convoquait le soupçon,
et sans doute le désir de trahir ce dont on témoigne2 », tout comme le
traducteur d’ailleurs…
Pour donner un sens plus précis à ces propositions, il faut revenir à ce - 33
qui caractérise les situations totalitaires, qu’elles prennent la forme de la
violence d’État ou celle des avatars de la purification ethnique : la parole
qui est imposée est essentiellement perversion du discours et exclusion
de la parole singulière. Retrouver la voie du témoignage, c’est retrouver
la voie de la mémoire. Expérience qui se vit dans le soupçon de trahir
l’autre ne serait-ce que parce que « partager avec un autre peut représen-
ter un danger3 ». On se souvient et on remarque que, dans tous les pro-
cès instruits par les totalitarismes, le contact avec l’étranger était et est
toujours dangereux ; il ouvre au risque de la parole libre. Parole libre
donc, prenons l’exemple de l’ex-Yougoslavie. En ex-Yougoslavie, la vio-
lence ethnique, cette manipulation et cette mise en pièces du corps de
l’autre, les effets sur le psychisme de l’utilisation de la terreur, comme la
crainte d’une mort imminente, l’anéantissement du sentiment de sa
propre dignité, de toute estime de soi, sont des effractions qui nous
atteignent de l’intérieur, qui touchent notre propre vie4. Mais plus fon-
damentalement la thèse selon laquelle où est un Serbe se trouve la Serbie
(pour ne parler que des Serbes) est une version renouvelée de la haine du
compromis. Cette thèse place le sujet devant une sorte d’injonction para-
doxale : sa reconnaissance par l’autre passe par le déni de son droit à
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l’existence. L’existence est reconnue et déniée dans le même temps (ce


qui est reproché au sujet n’est pas un faire, une faute, un défaut, ou un
crime, mais un être). Cette thèse exclut dans le même temps le pouvoir
de la parole. Elle exclut l’humain, qui ne se fonde pas sur le sol et sur le
sang, mais sur la culture, sur des actes et sur des paroles dans un rapport
essentiellement symbolique qui se constitue pour une collectivité
comme pour un sujet.
Cette position éthique engage une clinique d’une grande exigence pro-
fessionnelle. On ne peut, en effet, échapper à cette question, en rien
romantique, qui demande à chacun de nous s’il considère et traite
l’autre comme un appareil psychique ou comme un sujet de l’humaine
condition. Fondamentalement, cette exigence est de créer et de mainte-
nir les conditions de l’écoute de la souffrance d’un autre, sans se réduire
mutuellement et corrélativement à un statut de victime ou de sauveur,
ou à être le support d’une psychopathologie traitée par un spécialiste. Le
souci de se maintenir sujet est la condition de tout accompagnement
possible de l’expérience traumatique. Or la violence de ces trauma-
tismes, intentionnellement produite par d’autres, porte atteinte à la
confiance fondamentale, aux processus de liaison et aux liens intersub-
jectifs. Cette souffrance invalidante, cette psychopathologie générée par
34 - la violence produit une rupture dans les échanges sociaux de tout genre
et voue à l’isolement, au silence et à la peur, voire à l’effroi. Par défini-
tion elle produit une effraction du pare-excitation et entame le pacte
narcissique (cf. Piera Aulagnier).
En d’autres termes, les sujets traumatisés sont soumis à une entre-
prise délibérée de destruction de l’enveloppe psychique, par rupture
des liens permanents entretenus entre les faits psychiques et les univers
référentiels.
L’extrémisme qui caractérise ces situations présente aussi une particu-
larité, celle de mettre en danger tout sujet, d’autant qu’il s’inscrit le plus
souvent dans une stratégie précise de démoralisation des populations
agressées. Le fait de vivre dans la crainte d’une agression qui peut viser
n’importe qui, à n’importe quel moment, le constat que cette agression
a pu provenir d’un voisin, ou d’un membre de la communauté familiale
élargie, maintient chacun dans un climat de terreur. Les victimes racon-
tent volontiers que, au moins au début des conflits, l’agresseur n’était
pas forcément identifié précisément mais qu’un voisin ou quelqu’un en
qui ils avaient confiance s’est brusquement révélé comme un agresseur.
Karol, un homme de Vukovar, raconte que, dans l’obscurité de l’entrepôt-prison où lui
et ses compagnons étaient entassés après le siège puis la prise de la ville, il reconnaît
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dans le changement de tour de garde la voix de son voisin de palier le plus proche, qui
prenait son tour de garde. Au matin, ce dernier lui a asséné plusieurs coups de crosse
de fusil sur la tête, parce que Karol faisait état de ce voisinage pour tenter d’obtenir une
libération… ailleurs, des enfants d’un village de Bosnie centrale nous transmettront
leur stupeur : celle d’avoir découvert que leur instituteur était le principal meneur
d’un groupe d’agresseurs qui organisait, sur la place du village, la déportation de leurs
pères.
Dans ces deux témoignages, on sent bien en quoi les relations de
confiance, celles qui s’établissent sur une quotidienneté partagée, ont pu
être attaquées puisqu’on ne pouvait même plus s’en prévaloir pour être
sauvé. Certains témoignages de femmes qui ont été systématiquement
violées, ou d’homme sur qui ont été commis des abus et des mutilations
sexuels dans des camps de détention, révèlent ces mêmes états de stu-
peur. Ils reconnaissent parfois, dans leurs agresseurs, des personnes qu’ils
connaissaient auparavant, lesquelles ne s’en cachaient pas d’ailleurs,
comme si ces derniers ne pouvaient, à leur tour, les reconnaître qu’en
retournant en haine ce qui pouvait apparaître auparavant comme des
relations de simple voisinage.
Dans ces conditions, comment partager la situation traumatogène sans
pour autant se tenir défensivement à distance ? Comment rechercher la
meilleure position psychique, d’identification et de retrait, c’est-à-dire - 35
de différenciation de sa propre subjectivité ? En effet, si celle-ci n’est pas
celle de l’autre, elle devient alors partageable. Reste alors qu’il faut tra-
vailler à la contrepartie de l’effet traumatique chez les soignants, tant les
contenus douloureux, persécuteurs et idéalisés qui sont « déposés-proje-
tés » chez eux, révèlent de manière criante parfois, leurs propres condi-
tions (d’expatriés) rendant difficile, voire insupportable le travail
d’écoute et de soutien. Comment recevoir, accompagner, resymboliser,
co-élaborer l’éprouvé traumatique ? Comment ne pas en désapproprier
l’autre ? Comment faire face à ce réel sidérant qui s’impose ? Réel sidé-
rant qui s’impose tellement qu’il arrive à faire penser que les personnes
traumatisées sont sous influence. À cet égard, la question de la position
du clinicien se pose au regard de cette influence, tant il peut être aussi
identifié par le sujet traumatisé comme un agresseur potentiel si cette
position est vécue comme « un faire dire ». Il faut bien se représenter que
le simple fait de poser des questions, ou même d’interpréter, peut être
vécu comme une forme de manipulation mentale propre à l’agresseur.
Des relations d’alliance sont alors à rechercher hors de l’excessive
compassion ou de l’empathie manichéenne pour faire vivre un début de
resolidarisation citoyenne qui permettra au sujet traumatisé de percevoir
que le thérapeute partage, à la fois quelque chose de la situation trauma-
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togène et une opinion commune sur l’intentionnalité de l’agresseur.


Ceci peut lui permettre de vérifier que tout n’a pas été atteint par la
logique de l’effraction traumatique et qu’il peut, en tant que sujet, se
relier à un autre sujet semblable et différent, sans que tous et tout soient
soumis à l’identification à la théorie du persécuteur.
Aussi, du côté du clinicien, est-il important de relier ces situations
traumatiques aux événements d’ordre collectif qui les ont produites,
aux causes sociales et politiques, aux phénomènes de déviance ou de
perte de normes dont elles sont issues. L’intérêt d’une telle position qui
doit être prudemment maniée est de remobiliser dans un premier temps
chez le sujet traumatisé, une sorte de violence féconde qui s’appuie sur le
principe vital ; et dans un deuxième temps de vérifier que sa propre vio-
lence peut s’exprimer sans pour autant qu’elle détruise le thérapeute. Un
tel dispositif implique évidemment un réaménagement de la pratique
clinique habituelle : le thérapeute n’est plus tout à fait en position
d’amener le patient à subjectiver une expérience non intégrée, il lui faut
penser aussi avec ce dernier la manière dont il a été pensé et agi par son
agresseur. Nous sommes alors bien néanmoins centrés sur une pratique
et une théorie de soin qui s’appuient sur l’interaction. La difficulté de
cette approche est patente et nécessite évidemment un cadre pour la
36 - penser et des tiers pour l’élaborer, ne serait-ce que pour contenir les
dépôts psychiques douloureux placés chez les thérapeutes. J’ajoute que
dans cette pratique le thérapeute est très proche d’une vraie position de
témoin.
C’est ici que l’exigence de la méthode apparaît comme la nécessaire,
la difficile et précaire construction d’un cadre propre à rendre possible
un travail d’accompagnement de l’expérience traumatique. D’où la per-
tinence de dispositifs de supervision comme celui que nous avions ins-
tallé en ex-Yougoslavie de 1992 à 1997 et en 1999 en Albanie (réfugiés
Kosovars) avec mes collègues, cadre pouvant comprendre nos visites
aux équipes expatriées toutes les six semaines. Ce cadre passait par les
humains, par notre capacité à recevoir « les dépôts psychiques » accumu-
lés chez les intervenants (ils furent près de 40 en ex-Yougoslavie, au plus
fort de l’arrivée des réfugiés sur la côte dalmate) et les travailler ensemble
sous une forme symbolisable. Mais pour que ces relations aient pu s’ins-
taller, il a fallu dans un premier temps les poser dans des temps et des
lieux permettant de les penser comme des activités thérapeutiques. Bien
évidemment nous nous étions préparés à accepter ce qui nous échappe-
rait pour ne pas fétichiser le cadre comme une chose rigide et laisser pas-
ser les transgressions, les passages à l’acte mais aussi les inventions.
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Cadre co-inventé donc au fur et à mesure avec les équipes d’expatriés


afin d’éviter l’effet « carte blanche » donné parfois aux expatriés-volon-
taires et qui produit des symptômes d’auto-engendrement. Cet effet
« carte blanche » gonfle narcissiquement certains intervenants et finit
par obscurcir inutilement le travail de solidarité et de soin mis en œuvre.
L’humanitaire perd alors sa lisibilité, les populations en détresse sont
parfois quasi effacées au profit des acteurs de l’humanitaire. Il y a alors
comme un détournement de sens.
C’est un cadre qui vitalise une clinique à la fois traditionnelle dans
l’écoute d’un autre avec un interprète mais aussi qui met en place des
médiations, c’est-à-dire des dispositifs d’écarts par rapport à la répéti-
tion : médiation des contes, des dessins, de l’écriture. Clinique groupale
aussi, où le travail de l’intersubjectivité peut se déployer, à travers les
processus associatifs et la remise en activité de pré-conscient, qui permet
de reprendre l’activité créatrice5.
Clinique du récit, travail du récit chez le traumatisé qui, à condition
de maintenir l’écart de non-immédiateté de la communication et une
certaine opacité constitutive et résiduelle de l’autre permet que se
dévoile un sens possible de la situation traumatique.
C’est une clinique au service de la relation d’alliance dans les situa-
tions d’urgence, encore qu’il s’agisse le plus souvent d’une urgence diffé- - 37
rée que les médias se chargent de rendre immédiate (mais ça, c’est un
autre sujet…). Le concept d’alliance se définit essentiellement comme
projet et source d’identifications réciproques entre celui qui est aidé et
celui qui s’efforce d’aider. L’alliance s’appuie sur les capacités de l’autre à
faire face et non sur une aide « passivante » dont l’intervenant est l’ac-
teur. Penser l’urgence est donc un passage obligé de cette expérience ; on
est là au cœur des pièges de l’action humanitaire quand on est pris dans le
dilemme entre agir et attendre, agir et penser. Incontestablement, les psy
et leur temporalité lente tentent de reprendre du côté de la pensée ce que
l’urgence a sollicité du côté de l’action, à ceci près qu’il faut se garder de
théoriser de manière décontextualisée ou idéologique en produisant des
dogmes. À cet égard, le concept de « proximité » évoqué aussi dans un
sens plus conventionnel par l’idéologie de la mondialisation peut pro-
duire chez les acteurs humanitaires un discours instrumentalisé qui
masque des pratiques peu claires (au nom du village global et de l’image
immédiate). Intervenir en s’appuyant sur la proximité et l’immédiateté
risque de conduire à des approches qui vont se placer sous le primat du
concret en laissant peu de place à la recherche d’un symbole collectif
dont les significations sont sans doute multiples et contradictoires.
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Cette valorisation de la proximité qui s’accompagne de celle du temps


présent peut gommer les perspectives de la continuité (j’y reviendrai en
évoquant les exigences des financeurs et des politiques). Aussi, le travail
de la pensée est-il assimilé à quelque chose d’abstrait, de théorique, de
lointain, qui mépriserait le concret des besoins immédiats. Au pire sont
déniés à ceux qui s’y réfèrent des sentiments de révolte devant l’injustice,
jusqu’à les soupçonner d’avoir peu d’enthousiasme pour influer sur des
situations douloureuses. L’émotion est alors convoquée au premier plan,
même si chacun sait qu’elle peut devenir lassante. L’idée d’attente qui est
celle de se donner du temps pour penser, ce qui n’exclut pas de poser des
actes (« parlants ») quand ils sont nécessaires, est dévalorisée. Ne faut-il
pas prendre en compte aussi les réactions de débordement et d’envahis-
sement traumatique ressenties par les intervenants face à la catastrophe,
à l’étrangeté, à l’exil, à la souffrance intense.
La clinique humanitaire que je défends est donc une critique de l’ac-
tivisme humanitaire comme de l’activisme thérapeutique. C’est une cri-
tique de la pensée de l’urgence comme contre-investissement du trau-
matisme ; l’acte urgent pouvant avoir valeur de passage à l’acte, produire
une sur-violence, dans la fonction accomplie par celui-ci de soustraire à
la pensée ce qui est aussi agi. Je plaide pour le temps nécessaire à l’élabo-
38 - ration du compromis, à la réorganisation complexe des défenses
étayantes, pour penser le traumatisme psychique ; je souligne aussi le
risque de la capture narcissique que l’action urgente produit et peut-être
recherche.
Ce temps retrouvé est la condition pour que la mémoire se recons-
truise. Dans l’expérience traumatique, la mémoire devient impossible
lorsqu’elle n’est plus que torturante. La mémoire des personnes trauma-
tisées est prise au piège, comme si une ombre venait se poser pour tou-
jours sur le sujet ; mémoire figée par le temps arrêté, celui de la mort
psychique. C’est pourquoi la reconnaissance du traumatisme n’est pas
seulement une reconnaissance individuelle, si nécessaire que soit cette
reconnaissance singulière, un par un. Dans les situations de violences
collectives extrêmes, la reconnaissance du traumatisme collectif est pri-
mordiale et rend possible la liaison de chaque souffrance singulière à
une souffrance partagée. Chacun a besoin de se tourner vers l’autre
comme témoin de ce qui lui est arrivé, passé le temps de la sidération où
chacun voit dans le visage de l’autre l’image de sa propre souffrance et
s’en détourne.
C’est donc une clinique de l’altérité. Une altérité qu’est celle de
chaque homme et en même temps son universalité. Il n’y a jamais d’his-
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toire que ce soit d’un individu ou d’un groupe, que par l’Autre, à travers
autrui. Il n’y a jamais de sens que dans un rapport à l’autre. Ces formu-
lations posent les contours de l’activité soignante psychique dans les
contextes humanitaires. Dans ces conditions, nous pouvons oser aider,
voire oser prendre soin, dans une position complexe mais riche de théra-
peute, de témoin et de passeur de mémoire. Il y a là comme un refus de
l’arbitraire ou une réponse à « l’ordre de ne pas laisser autrui seul, fut-ce
en face de l’inexorable, comme fondement de la socialité6 ». Cependant,
nous découvrons à chaque fois les deux tendances qui s’affrontent en
nous ; deux tendances contradictoires qui nous habitent sans cesse, pour
peu qu’on y soit sensible ou qu’on leur prête une place ; l’une, celle du
propre, du familier, du proche de l’intime et du natal ; et l’autre, celle de
l’autre, de l’altérité, de l’étranger, de la traduction du nomadisme. Cet
engagement devrait être au centre de la clinique humanitaire en particu-
lier, comme il est au centre du travail thérapeutique en général. Ce tra-
vail vise, dans des situations extrêmes, à ce que persistent les conditions
d’une vie psychique permettant de continuer à se penser humain.
Reste que penser à cela, dans les situations humanitaires où j’ai été
amené à intervenir en particulier, c’est chercher à affronter le sens de ce
qui nous échappe dans ce qui se présenterait comme l’irréductiblement
différent ou l’immensément tragique. Or, le différent et le tragique - 39
imposent une urgence : encore une fois, celle de penser. Pourquoi ? Parce
que c’est justement la pensée qui est attaquée dans ces situations où la
violence est débordée par la cruauté comme une surenchère qui vise à
aller au-delà, avant la mort physique, vers la mort symbolique et sociale.
On atteint là parfois un indicible de la confrontation avec l’étrangeté et la
mort. Cet indicible traduit une impensable issue d’une « rencontre »
avec cet événement : chaque fois cette question se pose : comment cet
impensable peut-il devenir pensable ? C’est un des enjeux de la ren-
contre thérapeutique, en particulier dans la clinique humanitaire.
Je voudrais terminer par une incidence actuelle qui limite cette cli-
nique humanitaire, celle de son indépendance financière. En effet, les
programmes humanitaires sont en train de passer (beaucoup plus qu’il y
a une dizaine d’années) sous la coupe des bailleurs de fonds institution-
nels (Communauté européenne, ONU, etc.) qui peu à peu décident des
priorités (sur des critères qui ne prennent plus en compte les besoins
réels) et formatent même le contenu des programmes (avec des exi-
gences bureaucratiques très éloignées des réelles problématiques ren-
contrées sur les terrains d’intervention). Tout cela dessine un champ
complexe et en constante évolution qui semble nous éloigner des idéaux
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de partage et de solidarité que j’ai pu décrire, avec toutes les limites que
j’ai pu ajouter. Cette pression des financeurs institutionnels semble être
relayée depuis quelque temps, à l’intérieur des grandes ONG, par celle
de jeunes managers qui s’y sont fait embaucher pour réguler, entre
autres, les sommes importantes attribuées aux ONG, en particulier pen-
dant le conflit en ex-Yougoslavie. Au risque de la polémique, je dirais
que si nous ne réagissons pas, nous nous orientons vers « un humani-
taire néo-libéral », sorte de « management sans-frontières » qui, faute de
position critique acérée sur les critères de normalisation imposés par les
bailleurs de fonds institutionnels, épouse peu ou prou les nouvelles
modalités d’actions proposées. Cette normalisation fait courir le risque
de l’instrumentalisation qui ferait plus « bien se conduire » que de « bien
penser » les actions.
Cependant, « le ver est dans le fruit », puisque de toute façon, ce qui
s’impose pour les ONG est probablement de réguler leur croissance et la
prolifération de leurs missions, qui s’est accompagnée d’une croissance
équivalente des personnels employés aux sièges. Progressivement, les
bénévoles ou les intervenants en disponibilité ont perdu leur hégémonie
au sein des organisations, de même que les personnels médicaux.
Autrement dit, l’humanitaire devient un secteur qui offre désormais des
40 - carrières professionnelles et pas seulement militantes. Jean-Christophe
Ruffin constate qu’on est passé du « romantisme polyvalent à l’efficacité
de professionnels » (cf. la revue Le débat, mai-août 1999). En poussant
un peu le trait, force est de constater que l’aide humanitaire est devenue
un marché comme un autre, féroce même, qui place les ONG en
concurrence pour l’obtention des budgets, et les conduit à choisir des
interventions payantes, c’est-à-dire correspondant aux intérêts poli-
tiques et économiques des donateurs.
Progressivement, l’image des ONG s’infléchit au point qu’actuelle-
ment la majorité des candidats à la sélection des DESS-Humanitaire se
prévalent plus d’une formation en management (niveau maîtrise) ou
d’une formation en sciences politiques (option gestion et droit) que
d’un bagage technique ou d’implications dans le domaine de la solida-
rité ; ces DESS, qui existent depuis une demi-douzaine d’années, ne ser-
vant plus à qualifier d’un diplôme universitaire « des vieux routiers » du
monde humanitaire, comme cela a pu être le cas à leur création. Ces
nouveaux étudiants, futurs demandeurs d’emploi humanitaires, devien-
nent difficilement mobilisables pour penser la compassion pour les
autres, et en difficulté voire en résistance à élaborer quelque chose des
conditions sociales et économiques de production de leurs souffrances.
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L’engagement militant est a-historisé, même s’il en persiste quelques


traces émotionnelles, et la force violente du rouleau compresseur néo-
libéral sur l’ensemble du monde est peu analysée en faisant des liens par
exemple entre ce qui se passe « ici » et « là-bas ». Que les politiques
dominants se désengagent sur l’humanitaire pour étendre la théorie
libérale au champ international n’est pas pensé et comble de l’applica-
tion : des associations partenaires locales sont traitées par des managers
des ONG dans une logique de mise en concurrence entre elles.
Si une telle intrusion des modèles managériaux n’est pas propre aux
ONG (urgentistes) et se retrouve aussi dans le domaine de la santé
publique par exemple, elle s’accompagne de la même façon dans l’hu-
manitaire d’un langage spécialisé, compliqué et très homogénéisant.
C’est comme une sorte de pensée unique qui simplifierait la complexité
et produirait de l’idéologie.
Prenons par exemple l’aide psychologique. Alors que les cliniciens
(français) travaillant pour les ONG tentent de maintenir une ligne de
pensée et d’action psycho-dynamique, l’approche normative des mana-
gers sans frontières tendrait à promouvoir une approche comportemen-
tale privilégiant les symptômes et les troubles du comportement des
sujets ou des groupes en situation de traumatisme ou de vulnérabilité.
La recherche du sens est négligée, voire assimilée à une perte de temps. - 41
C’est la logique de l’urgence et son financement ponctuel. L’idéologie
victimologique bat son plein, alimentant ainsi son partenaire média-
tique. Aussi n’est-on plus dans le soin mais dans l’information.
Dans le même temps, pour l’ensemble des métiers de l’humanitaire,
l’on constate que le travailleur humanitaire, devenu un technicien spé-
cialisé et autoproclamé « expert », peine de plus en plus à aborder les
situations et les « autres » dans leur durée et leurs différences. Une telle
approche technicienne réduit ainsi souvent le bénéficiaire de l’aide au
mieux à un être de besoins en situation de manque, au pire à un futur
usager consommateur d’une société globalisée.
Elle conduit d’un autre côté à évaluer la qualité d’une action sur la
base de critères uniquement quantitatifs et par la suite à mettre en com-
pétition des organisations d’urgence et des missions sur la base de cri-
tères d’efficacité.
Cette mise en concurrence se manifeste autant sur le terrain que
dans la recherche de fonds. En ce sens, les ONG semblent de plus en
plus amenées à développer des actions qui plaisent avant tout aux
bailleurs. S’il y a là un risque d’instrumentalisation, le danger majeur est
de basculer définitivement dans une approche et un fonctionnement
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néo-libéraux, concurrentiels et utilitaristes. Ce virage signifie l’homogé-


néisation des pratiques et des modes de pensée et la réorganisation du
champ de l’humanitaire sur le modèle du champ économique.
Il semblerait qu’une telle logique soit déjà à l’œuvre, si l’on consi-
dère les phénomènes qui touchent le champ humanitaire dans son
ensemble (disparition des petites ONG et internationalisation des
plus importantes) comme ceux qui affectent les principales organisa-
tions françaises (augmentation de la productivité par la réduction des
effectifs, réformes organisationnelles, généralisation de la gestion en
flux tendus, modification structurelle de services qui sont maintenant
tour à tour fournisseurs et clients, spécialisation des secteurs et filiari-
sation interne, individualisation des carrières professionnelles et diffu-
sion du management participatif ).
Ces évolutions sont d’autant moins critiquées qu’elles ne se font pas
forcément au détriment des travailleurs humanitaires. Pour beaucoup, il
y a un certain confort à voir leur travail objectivé et quelque satisfaction
à le voir se rapprocher des autres secteurs professionnels, mais aussi à
laisser entre parenthèses l’épineuse question de la dimension politique
de leur action. Il est peut-être temps de sortir de ce confort et de s’inter-
roger à nouveau sur le sens de l’action humanitaire. La recherche du
42 - sens nécessite sans doute d’opérer des ruptures avec cette politique
managériale au profit d’une revalorisation du lien social sur l’ensemble
des situations traitées. Pour peu que les intervenants humanitaires
n’opèrent pas dans une posture de « faire des coups », auquel cas ils sont
tout à fait en phase avec la logique du marché, ils peuvent découvrir les
capacités relationnelles, sociales et les stratégies de survie des popula-
tions secourues, qui sont les valeurs qu’il s’agit justement de soutenir. La
volonté de reconstruire, le maintien d’une certaine dignité humaine, des
mécanismes de fraternité, des solidarités communautaires s’expriment
aussi dans des situations de catastrophes et de chaos. Être attentif à ces
indices de maintien d’une solidarité sociale et intersubjective permet
sans doute d’imaginer des processus de reconstruction et de développe-
ment en s’appuyant sur les ressources des communautés. Dans ce cas, la
position de l’acteur humanitaire reste compliquée, s’il accepte de jouer
avec le dedans-dehors. Il peut faire lien, « venir entre » (inter-venir) sans
basculer dans une démarche de maîtrise, ni arbitrer entre ce qui serait
bien ou mal, au nom d’une conception juste qu’il aurait décidée. Le sens
se trouve dans la rencontre, naît d’une rencontre, et ce qui peut se pré-
senter comme un non-sens peut produire du sens aussi, à condition de
ne pas mettre la pensée au « chômage », et de laisser courir « la rêverie ».
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L’idée d’attente, qui est celle de se donner du temps pour penser, ce qui
n’exclut pas de poser des actes (parlants) quand ils sont nécessaires, n’est
pas péjorative. Une tension doit s’installer entre ceux qui croient à
l’image immédiate et au village planétaire, vecteurs de l’idéologie de la
mondialisation, et à une certaine « fin de la géographie » et ceux qui
pensent qu’effectivement nous sommes de plus en plus affiliés au
monde, mais que cela provoque au contraire une formidable remise en
valeur des paysages. Si en effet la géographie peut se donner avec une
certaine objectivité, le paysage y résiste puisqu’il est éminemment inter-
subjectif, point de rencontre entre l’homme et son environnement.
Je ferais l’hypothèse que le management néo-libéral version sans
frontières est du côté de la fin de la géographie, il nous propose un
monde virtuel et uniformisé, habillé d’un langage spécialisé. Son exten-
sion sans nuance critique l’érige en position dominante en l’éloignant
d’une pratique, d’un métier, d’une intercomplémentarié. Est-ce une
position d’expert qui est ainsi visée ? Probablement. Dans ce cas elle me
semble très éloignée de celle du clinicien, celle dont l’expérience se
diversifie au contact de ces situations. Chacun apprend ainsi à jouer à
l’intérieur de soi avec des contenus différents ; en se posant toujours la
question, celle-là même que se posait Georges Devereux : « Quel autre
suis-je pour cet autre… avec qui je suis en relation ?7 » - 43

NOTES

1. R. Kaës, dans le n° 41 de la revue Canal-Psy, Lyon II, « La psychologie à l’épreuve de


l’histoire », précise dans son article « Violences d’État, impunité, et travail de
mémoire », qu’une des fonctions majeures du procès est de lever les résistances à se
souvenir et à parler. Traduire en justice, c’est aussi rétablir de nouveaux matériaux de la
mémoire alors disponibles pour le travail de l’historisation. Le procès n’est pas le
moment de la vengeance, il perpétuerait la violence qu’il met en question. Il est le
temps de la mise en représentation collective de la catastrophe. Il accomplit la fonction
de savoir sur l’histoire que le traumatisme massif a abolie. C’est pourquoi l’impunité
du crime contribue à former les conditions de sa répétition. Il est une menace contre la
mémoire. La nécessité de punir ne se soutient que dans cette exigence de maintenir
l’œuvre de la culture et de la civilisation, pour garantir les conditions métapsychiques
de la vie psychique : la punition barre l’accès à la vengeance, foyer de la répétition du
crime, activateur du processus de dissociation sociale. Au contraire, l’impunité cherche
sa résolution dans la répétition et la rétorsion ou l’auto-rétorsion, c’est-à-dire dans la
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destruction sans fin. Il reprend là en fait, ce qu’il développait dans « Rupture catastro-
phique et travail de la mémoire. Notes pour une recherche », dans « Violence d’État et
psychanalyse », Puget et coll., éd. Dunod, Paris, 1989, p. 169-204.
2. F. MAQUÉDA, 1998, Carnet d’un psy dans l’humanitaire. Paysages de l’autre, Toulouse,
éd. Éres, (prix psychologie 1998) p. 162
3. Ibid.
4. Cette situation touche un problème de filiation, de transmission. Quand des
femmes sont violées, semble-t-il systématiquement, et réduites à n’être que des corps
enfantant, celui ou celle qui naîtra peut-être, que deviendra-t-il (elle) ? Ira-t-il grossir
les rangs d’institutions pour enfants abandonnés (fils ou filles de Serbe) ? Il y a là
comme un meurtre fantasmé de l’enfant. Un fantasme ou un réel réalisé. Qu’on se rap-
pelle de ce qu’il advint de Ludo, dans Les noces barbares de Yann Queffelec (Paris, éd.
Gallimard, 1985). Le fantasme est une formation imaginaire qui a une fonction pré-
servatrice et conservatrice ; la clinique psychanalytique le montre bien : s’il est agi dans
le registre de la réalité, cela produit un effet traumatique.
5. Le premier groupe qui s’installera en ex-Yougoslavie sera un groupe de tricot,
regroupant des femmes âgées, animé par une psychomotricienne et son interprète, et
ce groupe passera une grande partie de son temps à échanger des recettes de cuisine
(d’autres groupes viendront ensuite : groupe de dessin, de contes, d’écriture, de
paroles, etc.) Ce groupe de grands-mères fut pour nous très éclairant. Lors d’une de
nos premières visites, une de ces femmes, rencontrée au coin d’une place, nous avait
déclaré : « Ici je désapprends à penser, si au moins je pouvais tricoter… » L’avons-nous
prise à la lettre dans cette phrase étonnante qui faisait cependant référence chez nous à
44 - la rêverie de la femme qui tricote et qui sollicite, ce faisant, sa relation imaginaire à
celui qui portera son tricot ? Comme ce qui caractérise la mère qui attend un bébé ainsi
que le souligne M. Soulé dans un article pertinent, La mère qui tricote suffisamment
(SOULÉ, 1991, revue Médecine et enfance, vol. 11, n° 6, p. 190-196). Cette activité de
tricotage portait en outre un autre intérêt, celui de se réapproprier le choix de la
vêture, alors que les vêtements étaient essentiellement fournis par des surplus occiden-
taux apportés par l’aide internationale. Or, il s’avérera qu’une fois cette activité de tri-
cot mise en place comme un groupe de veillée, les femmes se mirent à échanger des
recettes de cuisine locale pour pouvoir se réapproprier aussi la confection de la nourri-
ture, jusque-là organisée de manière collective par la même aide internationale. Il
nous semblait par là que des processus de re-narcissisation se faisaient jour, de même
que des processus de restauration des liens. Ces derniers processus, au-delà de tout
choix éthique, sont bien les premiers temps de tout acte de soin en général, comme des
temps fondateurs.
6. É. LEVINAS, 1972, Humanisme de l’autre homme, éd. Fata Morgana.
7. À ce sujet, voir aussi F. MAQUÉDA, Aux frontières de la différence culturelle, dossier du
Journal des Psychologues, n° 217, mai 2004, 2004, p. 20-57.
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

KAES R., « Rupture catastrophique et travail de la mémoire. Notes pour une


recherche », in PUGET et coll., Violence d’État et pyschanalyse, Paris, éd. Dunod, 1989,
p. 169-204.
LÉVINAS E., Humanisme de l’autre homme, Paris, éd. Fata Morgana, 1972.
MAQUÉDA F., Carnets d’un psy dans l’humanitaire. Paysages de l’autre, Toulouse, éd. Éres
(Prix psychologie 1998), 1998.
MAQUÉDA F. (sous la dir.), Traumatismes de guerre. Actualités cliniques et humanitaires,
Revigny-sur-Ornain, éd. Hommes et perspectives, 1999.
MAQUÉDA F., Des jeunes se prennent la tête. Ici-là-bas, Revigny-sur-Ornain, éd.
Hommes et Perspectives, 2001.
MAQUÉDA F., Supervision, analyse et construction des pratiques, in Comprendre et soigner
le trauma en situation humanitaire, Paris, Lachal et coll, Dunod, 2003, p. 123-146.
MAQUÉDA F., Aux frontières de la différence culturelle, dossier du Journal des
Psychologues, n° 217, mai 2004, p. 20-57.
NAHOUM GRAPPE V., Post-face, in BAUDET T. et coll. Soigner malgré tout. Tome 1,
Trauma, cultures et soins, Grenoble, éd. La pensée sauvage, 2003.
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L’inceste entre urgence et crise


Liliane DALIGAND

I- LE TEMPS DE L’INCESTE

C’est l’indéfini du temps car l’inceste est hors temps car hors généra-
tion qui rythme dans ses successions l’histoire de l’humanité.
La mise hors génération vient de l’absence de coupure entre parents
et enfants au profit d’un collage qui fait croire à l’enfant qu’il peut par
cette voie incestueuse retourner au ventre maternel, à ses commence-
ments et au delà à ce paradis qui ne serait plus perdu.
L’enfant dans cette place indue qu’il occupe – femme de mon père
par exemple –, n’a plus que des liens à multiples vecteurs : épouse et fille
du père, belle-mère et sœur des autres enfants, etc. Il est mis à part sans
- 47
lien avec tout autre membre de la famille. N’ayant plus la place qui lui
était destinée, il est dans l’isolement, dé-généré.
Le montage des générations est ce qui ouvre, par la voie de la lignée,
par la chaîne liant les maillons de l’ascendance et de la descendance,
chaque être humain à l’origine commune des hommes, seuls parmi les
animaux à entrer dans la généalogie. L’origine de l’homme l’ouvre à
cette transmission, qui le marque particulièrement, du langage et de la
parole. L’obturation de cette ouverture se fait par la confusion des chairs
et le reniement généalogique.
L’annulation de la parole en est la manifestation immédiate. Le secret
sur le geste de violation de l’interdit est imposé par menace ou tentation
dans la complicité.
Le secret, parce qu’il suggère de présence-absence, vient en place de
l’origine. Tout commencerait dans cette confusion, ce chaos des places
parents-enfants, dans la négation de toute création quelle qu’elle soit,
hors du monde. L’enfant pris dans les rets de l’inceste, sans place, n’est
plus comme les autres enfants. Il n’est plus un parmi d’autres.
La coupure d’avec l’origine laisse l’enfant flottant, hors place, hors
temps. Vittorio l’écrit ainsi : « Je ne suis nulle part. Je ne peux parler ni à
l’imparfait ni au présent. Je suis un temps vide. Vidé de temps inexis-
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tant. Quand je parle à l’imparfait j’ai l’impression de nier une réalité,


une vérité qui a existé. Aujourd’hui je ne sais rien de cette vérité. Je me
serais trompé sur tout. Non. C’est pas possible. Je ne peux pas parler au
présent. Je suis une coquille vide. J’ai tout perdu. J’ai beau chercher je
ne comprends pas comment tout ça est arrivé. Ni en amont, ni en aval.
[…] Aujourd’hui il n’y a qu’un immense blanc qui a tout envahi. »
Le blanc : la plupart des enfants victimes d’inceste souffrent de ce
blanc sur leur histoire. L’inceste fait interdit à l’enfant d’entrer dans la
parole et pèse ainsi sur une histoire sans parole qui ne fait pas évène-
ment. Ces victimes n’ont pas de souvenir, pas de passé, présence du
temps signifiant au moment où l’on parle.
La trace constamment laissée est le vide. Le temps de l’histoire infan-
tile reste dans la vacuité par impossibilité d’évocation. Souvent toute la
période de l’enfance, et de la puberté même, n’est l’objet d’aucun fait
mémorisable. Les victimes ne savent que ce qui leur a été dit de leur his-
toire et leurs parents souvent sont restés silencieux. Elles ignorent tout
de leurs maladies : leur chair ne se rappelle même pas à elles par la souf-
france. Les manifestations physiologiques sont souvent très récentes et
vagues, faites d’un malaise sans mots pour le dire.
48 -
La chair de l’enfant incesté, consommé, reste à l’état de chair, ne
prend pas corps car cette chair est dénuée de parole incarnée. L’inceste
qui fait perdre toute attache dans la génération et la parenté, qui ne per-
met plus l’inscription dans le langage et la parole qui fait l’homme,
ouvre le gouffre abyssal où plus rien ne fait sens pour qui y est précipité.
Un lieu étrange où l’être a perdu son âme, bien représenté par les
tableaux de Bruegel l’Ancien ou mieux encore par Jérôme Bosch dans
« L’enfer » du triptyque du Jardin des Délices ou celui du Chariot de foin
visibles tous deux au musée du Prado à Madrid. L’horreur qui sourd de
l’inceste, malgré parfois l’élégance ou l’esthétique que voudrait imposer
le pervers, dissout inexorablement ceux qui y touchent et ne peuvent ou
ne veulent en sortir.
Le temps personnel ne se révèle que dans une parole qui a un autre
pour l’entendre. La parole absente, l’histoire ne fait pas sens puisque
l’enfant n’y est pas représenté en tant que personne. L’incestueux, voleur
du corps et du cœur de son enfant, est aussi voleur de son passé et de
son présent, comme de son avenir.
Privé de ce qui aurait constitué son être, se sentant à l’image de son
bourreau, également monstrueux, l’enfant est pris au long des jours
dans les mailles du filet du suicide. Il doit lutter contre cette envie des-
tructrice qui s’invite à tout instant. La mort déconnectée de la vie
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s’impose à tous les traumatisés dès l’expérience de l’agression qui fut la


leur.
Ou encore en équivalent suicidaire : le refus de la transmission de la
vie. « Je n’aurai jamais d’enfant. »
L’inceste n’est ni une crise, ni une urgence, c’est un état qui peut
durer des années, toute une existence. L’incestueux se nourrit de l’autre
en le rendant semblable à lui dans la confusion. L’enfant est vampirisé
par la morsure de l’incestueux qui en fait un mort-vivant1.

II- L’URGENCE

Elle survient dans un besoin impérieux de sortir de l’inceste, de


rompre les rets du piège, de s’en libérer, de surgir en tant que personne,
en tant que sujet de sa parole, de vivre enfin.
Cette urgence-là nécessite une intervention et des soins rapides.
L’enfant seul peut-il s’échapper, se sauver de l’emprise ? Oui, parfois,
il peut se soustraire plus ou moins rapidement aux entreprises de l’inces-
tueux. Il exprime plus ou moins clairement sont refus à son agresseur.
Il lui faut souvent s’adresser à des interlocuteurs protecteurs, sécuri-
sants : ami, enseignant, soignants, éducateurs, assistante sociale, policier, - 49
avocat, membre d’une association qui va aider à sortir de cette confu-
sion incestueuse qui devient inacceptable, intolérable, invivable.
La révélation peut émerger des années après la fin des agissements
incestueux. Devant une douleur devenue intolérable, l’urgence peut
s’imposer à tout moment.
Pour les victimes, c’est le surgissement du non-sens voilé si long-
temps, du trou noir dans leur histoire ou du blanc effaçant tout souvenir
dont la béance devenue monstrueusement effrayante fait vaciller leur
présent.
C’est donc une urgence à retardement car, malgré le malaise perma-
nent, il y avait eu enfouissement, recouvrement de la béance.
Ce sont souvent les autres (entourage, ami, conjoint) qui opèrent le
premier déblaiement et c’est le patient qui en thérapie découvre les
méandres de son passé, les finesses événementielles par les images sen-
sorielles multiples qui alors l’assaillent.
Faustine a subi des pénétrations avec des objets et avait alors très mal.
Elle a du également se plier à des fellations Son père le faisait toujours
lorsque sa mère n’était pas là. Elle essayait de ne rien ressentir mais était
envahie par la peur. Ces sévices ont duré jusqu’à l’âge de 14 ans environ.
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L’arrêt est dû au fait que « ma sœur a dit à ma mère qu’elle avait un


secret avec mon père. Ma mère a trouvé ça bizarre et a insisté pour
savoir. On s’est réunies toutes les trois et j’ai dit un tout petit bout du
secret. Il m’avait donné une image de ma mère fragile. Je la voyais en
cristal, elle ne pourrait pas affronter ça. En fait elle a parlé avec mon père
et il a arrêté. Quand il retentait de le faire j’avais le droit de m’enfuir de
la maison et j’allais chez une voisine. »
Pourquoi a-t-elle porté plainte ? « Au départ je pensais que ce n’était
pas pour moi. Je pensais que c’était trop dangereux, que ma mère se bri-
serait en morceaux. J’avais trop dans la tête que ça ne passerait pas, qu’on
ne me croirait pas. » Finalement elle s’est dit qu’elle allait atteindre la
limite de la prescription puisqu’elle allait avoir 28 ans. Elle a été alors
aidée par sa psychothérapeute : « Je me voyais avancer dans ma vie, vou-
loir des enfants, j’avais peur de mon comportement avec mes enfants. »
Elle est allée sur Internet pour connaître les spécialités des avocats de
Lyon et a choisi Maître L. Elle la trouve attentive. Elle a vu la juge
d’instruction deux fois, une fois pour lui dire les faits et l’autre pour la
confrontation. Elle a trouvé cette juge très bien.
Actuellement elle ne va pas très bien alors que : « Au départ je pensais
que je n’avais rien, que j’étais forte, que je m’en sortais bien. Après j’ai
50 - pensé que ça ne se répercutait que sur ma vie sexuelle. En fait ça se
répercute de partout : moi et mon corps, moi avec les autres, mes
paniques, mes peurs irrationnelles. J’ai tout inversé, petite j’avais peur
de dedans, j’attendais le plus tard possible pour rentrer chez mes parents
en sortant de l’école où je restais des heures le soir, j’étais très angoissée.
Et maintenant j’ai peur de dehors. »
Elle a eu beaucoup de mal à mémoriser des éléments de sa vie avant
18 ans et les souvenirs ne sont vraiment revenus que grâce à la psycho-
thérapie entreprise depuis l’âge de 18 ans à la suite de dépressions.

III- LA CRISE

Durant l’inceste et l’urgence de la révélation, le temps restait, avec ses


différences, toujours celui de la victime. Après la révélation, chacun des
acteurs s’en empare. Ce temps est aussi celui des autres.
Chacun est pris dans la nécessité de transmettre l’information le plus
vite possible pour que les faits cessent et que les obligations de signale-
ment soient accomplies. Les décisions, l’histoire même, échappent à la
victime.
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C’est dans la famille que les remous sont les plus importants. La
mise au jour d’une torture exécutée sous le même toit, dans un aveugle-
ment incroyable, fait poser les questions de vigilance, de responsabilité,
voire de complicité plus ou moins consciente. Il y a alors le temps
d’avant, celui de la non-connaissance et celui d’après, du dévoilement
où plus rien ne sera jamais pareil.
Parfois malheur à la victime par qui le scandale arrive. Avant la révéla-
tion, elle ne savait pas bien quelle était sa place. Sans doute victime, mais
aussi un peu coupable de n’avoir pas su dire non. Après la dénonciation
des faits elle est souvent la coupable, celle qui envoie son père en prison,
qui prive sa famille de l’argent rapporté par le travail du père, qui couvre
d’opprobre chacun des membres de ce groupe jusqu’alors honorable.
De victime impuissante subissant la force patriarcale, elle devient
l’accusatrice publique, celle qui constitue la faute et détient la sanction.
Elle n’était rien, elle devient tout. Comment pourrait-elle continuer
dans ce jeu de biface ? Une seule solution est possible : la rétractation.
Elle blanchit son agresseur et se couvre de la honte de la fille indigne qui
a osé toucher à la probité parentale. Tout semble rentrer dans l’ordre,
reprendre le train-train familial, celui qui aveugle tous ceux qui s’y lais-
sent tracter.
Dénonciatrice ou rédemptrice, ses comportements ne vont pas sans - 51
symptôme. C’est le temps de la culpabilité et de la honte, des protesta-
tions de la vérité du dire. Il y a tous les ingrédients de l’angoisse indéfi-
nie dans le temps, de l’insomnie obscure et du vide alimentaire. La pré-
cipitation des décisions de soi-même et des autres frôlent l’indéfini du
temps des symptômes.
Lara a révélé les faits la semaine avant Noël. Rentrant de classe avec
sa sœur, celle-ci lui a dit : « Je n’offre pas de cadeau à Pierre. » Elle a
interprété ça comme une agression de retour contre Pierre qui sans
doute s’était comporté de la même façon abusive qu’avec elle. Elle s’est
dite : « Tout ce que j’ai subi n’a servi à rien. » Comme depuis la classe de
seconde elle était en psychothérapie, elle s’est confiée à sa psychothéra-
peute qui lui a conseillé : « Dites-le à vos parents, ils vous croiront. » Elle
a appris par la suite que sa mère qui l’avait accompagnée auprès de la
thérapeute la première fois, lui avait fait confidence qu’elle avait été vio-
lée par ce même Pierre, mari de sa mère.
Elle a donc pu se confier à sa mère. Le faisant, elle était en pleurs
avant de lui parler, alors qu’elle avait été très calme avec sa psychothéra-
peute et avant que sa mère n’ouvre la bouche, elle a compris que c’était
arrivé aussi à sa mère. « Il m’est arrivé la même chose qu’à toi avec
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Pierre », a-t-elle confirmé. Elles sont tombées dans les bras l’une de
l’autre, en pleurant, en présence du père. Ils ont annulé le rendez-vous
de Noël chez la grand-mère et le père a ajouté : « On en a contre Pierre ».
La grand-mère a été mise au courant.
Comme Pierre a accepté d’aller à l’hôtel pour la nuit de Noël, la
famille a rejoint la grand-mère. Il n’y a pas eu de plainte immédiate. La
grand-mère a continué à vivre avec lui et venait, seule, voir sa famille.
Par la suite ils ont appris que les cousines aussi avaient été victimes de
Pierre. Ce n’est que lorsque la grand-mère, « jouant le double jeu », a dit
que Lara était une menteuse et que sa mère et sa cousine étaient des allu-
meuses, qu’une plainte a été déposée en juillet.
Elle ne regrette pas vraiment sa révélation, mais a cependant des
coups de cafard. Elle est préoccupée parce qu’à côté des scènes précises
qu’elle peut évoquer, elle est sûre que beaucoup d’autres fois il lui est
arrivé des choses semblables et qu’elle ne peut les préciser.
Les scènes qu’elle peut évoquer lui reviennent toujours – « par bouf-
fées, je les sens venir ». Avant, au moment du coucher, elle revoyait ces
scènes qui ne l’empêchaient pas cependant de s’endormir. Un jour,
avant la révélation, en cours de maths, une scène revenue brutalement
l’a envahie d’angoisse et l’a poursuivie toute la journée. Après la révéla-
52 - tion, les scènes lui reviennent moins fréquemment et seule lui arrive la
crise d’angoisse.
Quelles que soient les rétractations possibles de la victime, la pre-
mière onde de choc a fait éclater les sous-groupes familiaux qui oscillent
entre indignation et étonnement à chaque passage de l’onde déferlante
de la révélation.
Enfin la justice abordée par le biais de l’enquête policière adresse un
programme d’événements dont la place est peu définie dans le temps.
Après les premiers faits de l’enquête souvent rapprochés, tout semble se
calmer parfois pour un très long temps. La victime est dubitative. Elle a
été secouée par la tempête judiciaire mise en marche puis reste interro-
gative sur la suite du processus dont elle n’aperçoit rien à l’horizon.
Tout se passe comme si elle était entrée dans le temps de l’oubli, puis,
souvent inopinément le judiciaire se rappelle à elle et réactive tout un
temps d’émotion que la victime croyait avoir dépassé. Elle va vivre avec
difficulté les auditions, les expertises, les confrontations, puis c’est le
retour à un temps imprécis avec la perspective lointaine du procès.
Le procès est le temps d’une nouvelle crise où tous les acteurs connus
et inconnus sont présents : agresseur, avocat, expert, témoins, juges,
jurés et procureur. Sa vie se déroule en raccourci. Elle est confrontée à
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l’inouï, l’inconnu de la représentation qu’ont les autres d’elle-même. Le


procès est une crise qui doit avoir une résolution.
Si l’agresseur est reconnu comme agresseur, la victime comme vic-
time, chacun bien à sa place, il y a l’espoir de l’ouverture d’un temps à la
réparation. Mais si l’agresseur est reconnu non coupable, la victime
devient par là l’agresseur mensonger et s’ouvre le temps de l’enfer. Dans
l’un et l’autre cas il faudra qu’elle trouve un autre capable de la faire
accéder, par une autre voie, au temps de la vie.

NOTE

1. L. Daligand, L’enfant et le diable. Accueillir et soigner les victimes de violence, Paris, éd.
L’Archipel, 2004.
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Urgence et expertise
Christian MORMONT

L’évolution de la société, du droit et des sciences engendre de nou-


velles questions et entraîne une diversification des missions d’expertise.
À la détermination de la responsabilité, mission historique de l’expert
psychiatre, s’ajoutent l’évaluation de la personnalité, le pronostic en
termes d’évolution et de récidive, l’estimation de l’accessibilité aux
mesures pénales, éducatives, thérapeutiques, l’avis en matière de libéra-
tion anticipée, le choix des conditions de libération.
Une autre mutation s’est produite ces dernières années, avec l’intérêt
porté à la victime. Dans bien des cas, l’action judiciaire est entamée sur
la seule base des accusations formulées par une personne qui se dit vic-
time d’une infraction (crime ou délit). La crédibilité de ces accusations - 55
– c’est-à-dire du discours de la victime présumée – doit dès lors être exa-
minée. Par la suite, si les faits incriminants sont avérés et que la per-
sonne en a effectivement été victime, il faut alors évaluer la nature et la
gravité des séquelles qu’elle présente.
Ces transformations rendent tangible le fait que l’expertise est un
produit de la société, qu’elle en reflète les tendances, qu’elle en subit les
influences, ce qu’illustre d’ailleurs la diversité des dispositifs mis en place
dans d’autres sociétés. Par exemple :
– en Suède, la folie n’est pas une cause d’irresponsabilité pénale ;
– en Angleterre, les juges et les jurés ont la compétence intellectuelle
d’interpréter les actes de l’être humain, sans devoir passer par un inter-
médiaire spécialiste, à moins que la personne incriminée ne souffre
d’une maladie mentale identifiée. Il faut éviter que l’expert ne se pro-
nonce sur l’état mental d’un prévenu au moment des faits reprochés,
alors qu’il n’est pas encore prouvé qu’il les a commis ;
– au Danemark, l’expert ne se prononce pas sur la responsabilité ; il
se contente de décrire l’état mental de la personne et de poser un dia-
gnostic. La décision revient au juge ;
– en Italie, dans le cadre général de l’interdiction de porter atteinte à
la liberté morale, l’examen de personnalité est interdit en dehors de la
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phase de décision en matière d’exécution de la peine ou de la mesure de


sûreté.
La prise de connaissance de ce qu’il existe des manières différentes de
définir les problèmes, de les poser et de les résoudre, amène à repenser
des pratiques qui quelquefois semblent aller de soi et ne pas avoir d’al-
ternative.
Par exemple, à partir du constat psychiatrique initial pratiqué en
France1, on peut mettre en question l’idée bien ancrée que l’expertise
psychologique ou psychiatrique est nécessairement une analyse fouillée,
bien documentée, mûrie, qui demande du temps et du recul. Le délai
fixé à l’expert pour remettre ses conclusions dépend du rythme de l’ins-
truction et si (en Belgique) le réquisitoire du juge d’instruction porte la
mention « Urgent. Détenu », l’urgence n’est pas liée à l’état psychique
du sujet expertisé mais au fait que ce dernier est incarcéré et qu’il est
nécessaire d’abréger la détention préventive ou de faire avancer le dos-
sier. L’urgence est juridico-administrative, non pas médico-psycholo-
gique. À la lumière de l’exemple français, ces usages ne sont-ils pas
contestables et n’y aurait-il pas des circonstances où l’expertise serait un
examen urgent et extemporané ?
La notion même d’urgence n’est pas simple, car elle associe brièveté
56 - du temps de réaction et gravité des conséquences qu’entraînerait une
réaction tardive. La rapidité de la réaction s’apprécie par rapport à un
point de repère temporel flottant situé soit dans le passé soit dans le
futur. L’urgence de l’expertise de l’auteur ou de la victime présumé(e)
est-elle exprimée par rapport au moment (passé) de l’infraction ? au
moment du dévoilement ? de la mise en examen ? de l’aveu ? de la
condamnation ? Et qu’apporte-t-elle de spécifique ou de supplémen-
taire à être pratiquée sans délai, à cet instant ? Si l’urgence s’évalue par
rapport au moment (futur) de l’utilisation de l’expertise par le tribu-
nal, l’expertise a alors une date de péremption : exploitée après des
mois ou des années, elle perd sa validité non pour ce qui concerne
l’évaluation de l’état mental au moment des faits, mais pour ce qui est
du pronostic ou de la thérapeutique, l’un et l’autre pouvant se modi-
fier au fil du temps.
La notion d’urgence inclut aussi qu’un dommage risque de découler
d’une action tardive et ce serait pour éviter que « quelque chose » ne soit
perdu ou endommagé gravement que l’expertise devrait être faite sur-le-
champ.
C’est peut-être dans cet esprit qu’est né, en France (1994), le constat
psychiatrique initial.
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Sans se substituer à l’expertise classique, le constat initial pratiqué


durant la garde à vue ou l’instruction, permet d’éviter d’entamer une
action judiciaire qui se révélerait inappropriée au cas où le sujet serait
gravement perturbé, ce que policiers et magistrats ne peuvent dia-
gnostiquer. Il permet aussi de recueillir le discours de l’incriminé ou
de la victime avant que des influences internes (refoulement, rationali-
sation, culpabilité, justification, réélaboration…) ou externes (sugges-
tion, pression de l’entourage, des médias, conseils de l’avocat…) ne
l’aient contaminé.
Le constat psychiatrique initial, forme d’expertise en urgence, s’ins-
crit bien dans la logique policière de la saisie et de la fixation des élé-
ments matériels (photographie de la scène du crime, mise sous scellé des
indices, procès-verbaux des dépositions, prélèvement d’échantillons…)
de l’infraction. L’état mental, comme ces éléments matériels, ferait l’ob-
jet d’un constat à valeur référentielle indiscutable.
On pourrait raisonnablement penser que plus l’expertise est tempo-
rellement proche des faits qui la motivent, plus elle peut répondre aux
questions (du moins à la question centrale de la responsabilité) du
magistrat. Le délai qui court entre les faits et l’expertise ne serait qu’une
concession pragmatique aux contingences matérielles de l’enquête judi-
ciaire et à la disponibilité limitée des experts, concession regrettable - 57
puisque durant ce temps, l’état mental du sujet se modifie. À défaut
d’être le témoin direct de l’infraction, l’expert aurait intérêt à entendre
et à observer cliniquement le sujet dans le plus immédiat après coup de
l’acte de manière à saisir au plus près la réalité psychique encore vivante
et peu réaménagée. La part de spéculation que son travail décalé dans le
temps exige s’en trouverait réduite. Mais il ne s’agit là que d’une hypo-
thèse incertaine, car la spéculation serait-elle réellement moindre, et de
combien, si l’expert était un témoin quasi direct de l’infraction ? Que
verrait-il d’essentiel qui lui donnerait l’assurance d’une plus grande
clairvoyance quant aux conditions psychiques et psychopathologiques
de l’acte ? En quoi cela lui permettrait-il de mieux remplir sa mission
première qui consiste à établir si la personne incriminée est responsable
de ses actes, alors que la notion de responsabilité n’est pas une notion
psychologique, qu’elle ne relève pas de l’observable mais résulte d’une
interprétation, au plan juridique, de signes et symptômes dans leurs
relations à l’infraction. La réponse à cette question n’est pas évidente,
car quels facteurs d’atténuation ou d’abolition des capacités de discerne-
ment ne seraient-ils que fugacement observables ? Sur le plan psychopa-
thologique, cela semble assez exceptionnel. La débilité mentale, la
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démence, la psychose, l’épilepsie temporale, facteurs classiques d’irres-


ponsabilité pénale, sont des conditions stables dont l’évaluation ne
gagne pas à être faite durant un épisode critique. Les altérations de la
conscience dues à l’absorption de substances psychotropes ne sont pas,
dans nos pays, des facteurs d’atténuation de la responsabilité. La passion
se reconnaît à l’enchaînement parfois long de sentiments et de compor-
tements qui aboutissent au geste criminel. La proximité temporelle de
celui-ci ne rend pas sa composante passionnelle plus perceptible. Il en va
de même, a fortiori, de la préméditation qui sera établie par le rassem-
blement d’un faisceau d’indices trouvés dans le passé.
Si l’évaluation de la responsabilité ne gagne sans doute pas à être faite
en urgence, en est-il de même pour l’évaluation de la personnalité de
l’auteur présumé ? Avant d’en discuter, il faut d’abord se demander en
quoi la personnalité de l’auteur présumé intéresse la justice et rappeler
que l’étude de la personnalité d’un accusé est interdite en Italie parce
qu’elle porte atteinte à la liberté morale. Au respect de l’intégrité morale
de la personne est opposé l’argument de la compréhension que permet-
trait la connaissance de la personnalité du sujet incriminé, ce qui est
assez plausible dans le champ psychologique mais paraît beaucoup
moins pertinent sur le plan judiciaire. Car, la responsabilité ayant été
58 - évaluée, en quoi la personnalité du sujet et sa compréhension regardent-
elles la justice et vont-elles en affecter le cours ? Dans nos pays, l’argu-
ment de compréhension mérite pourtant d’être examiné, car il est sou-
vent avancé comme moyen ou preuve de l’humanisation de la justice.
Comme si, au-delà de l’appréciation des circonstances atténuantes qui
repose plus sur une compréhension triviale par identification que sur
une compréhension étayée sur un savoir, la compréhension était béné-
fique en soi pour celui qui est compris, pour celui qui comprend et pour
l’institution qui promeut la compréhension. S’amorce là une dérive au
terme de laquelle la justice, à se vouloir compréhensive, thérapeutique et
réparatrice, ne remplit plus son rôle, tout en étant incapable d’assumer
ses chimères. Cela se traduit notamment par une vision optimiste du
procès, aujourd’hui paré de vertus diverses : le débat public ferait du
bien à tout le monde et, curieusement, d’abord au condamné en le réin-
tégrant à la communauté des hommes. La formule est jolie et a fait for-
tune. Elle ne paraît pourtant valide – si tant est qu’elle ait un sens – que
dans les cas où le condamné est un honnête homme fourvoyé, malgré sa
personnalité névrotique (normale), dans la délinquance et qui, au
mieux, éprouverait une saine culpabilité ou, au pire, serait moralement
masochiste. Pour qui écoutent les délinquants d’habitude, la formule
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relève de l’illusion auto-justificative dont se bercent les gardiens de


l’ordre. Le tribunal n’est pas un lieu de compréhension, c’est un espace
théâtral avec une dramaturgie, des protagonistes, un scénario, espace où
la justice se donne en spectacle pour l’édification des citoyens et la légiti-
mation du système. En quoi la connaissance de la personnalité et la
compréhension du sujet apportent-elles quelque chose de plus qu’une
fiction romanesque charpentée par les impératifs rhétoriques de l’accu-
sation et de la défense ? À la fin d’un procès, qu’a-t-on compris au-delà
des faits, des circonstances ? Les mobiles de l’acte ? Selon le niveau sur
lequel on se place, ces mobiles sont simples et compris par tout un cha-
cun ou au contraire énigmatiques et insondables. Il n’est pas besoin
d’examens spécialisés pratiqués par des psychologues professionnels
pour comprendre la cupidité, la jalousie, la colère, la haine, la ven-
geance, la luxure, le désespoir. Mais un professionnel ne peut guère être
assuré de comprendre, en vérité, le déterminant authentique de l’acte ou
la chaîne du délit, pour reprendre une autre expression à la mode. Nous
savons que les explications que nous donnons de nos propres actes et à
plus forte raison des actes d’autrui, ne sont souvent que des construc-
tions convenables (c’est-à-dire qui conviennent à quelque chose ou à
quelqu’un) et qu’il n’est pas besoin d’invoquer l’inconscient pour
admettre combien ces constructions sont incertaines. Au surplus, si - 59
appel est fait à l’inconscient comme facteur déterminant des conduites,
nous ne pouvons prétendre en avoir connaissance, sinon d’un point de
vue théorique et général, ce qui n’éclaire en rien le geste singulier d’un
individu particulier. En fait, l’étude de la personnalité afin de com-
prendre rétrospectivement le sujet et son acte est assez difficile à justifier
dans son principe et dans son utilité.
On tiendra un langage différent si l’étude de personnalité est pros-
pective et sert à évaluer la dangerosité, le risque de récidive, d’une part,
et le potentiel de progrès, d’autre part. On sait cependant qu’aujour-
d’hui la prévision de la récidive demeure très aléatoire, en particulier sur
base de l’approche clinique dont la précision ne dépasserait pas celle du
hasard. L’approche actuarielle qui s’appuie sur des données statiques,
serait quelque peu plus performante. Dans les deux cas de figure, l’ur-
gence de l’expertise de personnalité ne se justifie guère, soit parce que la
personnalité se définit comme une configuration stable de traits (il n’y a
donc pas urgence), soit parce que la personnalité n’est pas une donnée
prédictive efficiente (il n’y a pas d’utilité). Par contre, il peut être ins-
tructif d’observer les réactions d’un individu tôt après un événement cri-
tique, qu’il s’agisse d’une infraction, d’une interpellation, d’un dévoile-
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ment, car à ce moment le fonctionnement routinier, l’adaptation habi-


tuelle sont bousculés. Les mouvements de désorganisation et de réorga-
nisation qui s’ensuivent renseignent sur les stratégies défensives mises en
œuvre et sur les ressources mobilisables. Parmi celles-ci, la prise en
compte de la réalité, les capacités d’auto-examen et d’intégration de
l’expérience, la mobilité des investissements narcissiques, l’accessibilité
au changement sont des éléments utiles en termes d’indication ou de
contre-indication des traitements et prises en charge disponibles. La
période critique et post-critique serait un test en grandeur réelle grâce
auquel l’expert prélèverait un échantillon du fonctionnement psy-
chique, échantillon dont les caractéristiques seraient raisonnablement
généralisables car révélées à l’occasion d’une sollicitation exceptionnelle
mais non factice.
Ces caractéristiques ne semblent toutefois pas très exploitables dans
la décision d’une libération anticipée ou dans le choix de conditions de
libération, décision et choix actuels hors urgence qui prennent cours
après un certain temps, portent sur l’avenir et exigent par conséquent
une évaluation actualisée et un calcul de risque.
Au terme de cette brève réflexion, il semble sage de suivre le législa-
60 -
teur et de distinguer constat psychiatrique initial et expertise même si
l’un et l’autre portent sur la même personne et sont exécutés par le
même spécialiste requis par la même autorité. Le constat doit être fait
rapidement et peut entraîner des décisions urgentes, sans lesquelles un
aliéné se retrouverait en prison, un innocent injustement accusé, une
victime scandaleusement bafouée. On rencontre bien ainsi le double
contenu de l’urgence : l’évitement de dommages grâce à une action sans
délai. Par ailleurs, la collecte et la conservation des indices du fonction-
nement psychique de l’examiné pourront servir à certains aspects du tra-
vail de plus en plus diversifié de l’expert.
Deux caveat s’imposent toutefois. D’abord, l’examen psychiatrique
ou psychologique requiert souvent un certain temps, voire un certain
recul, sans quoi des symptomatologies graves (telles certaines paranoïas,
par exemple) ou des falsifications, volontaires ou non, peuvent échapper
à la sagacité du clinicien et nuire à la justesse du constat. Ce qui peut
être lourd de conséquence pour le sujet. Ensuite, le constat psychia-
trique initial s’inscrit dans un courant plus global de psychiatrisation et
de psychologisation de la sphère judiciaire, qui se traduit par le recours
au spécialiste à un moment et dans une fonction inhabituels jusqu’ici et
écarte l’expert de ses pratiques traditionnellement plus détachées des
contingences contextuelles et des préoccupations étrangères aux disci-
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plines médico-psychologiques. Cette tendance est inquiétante et appelle


à la vigilance tous les protagonistes de la scène judiciaire afin que chacun
connaisse, garde et joue son rôle.

NOTE

1. Je remercie le Docteur Jean-Claude Archambault, expert psychiatre et président


de la Compagnie des experts médecins près la cour d’appel de Paris, pour les informa-
tions concernant le constat psychiatrique initial.
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Trauma et commotion psychique


Mareike WOLF FÉDIDA

Les approches psychanalytiques (Freud, Ferenczi, Rank, Abraham)


et phénoménologiques (Straus, Weizsäcker, Binswanger) se sont
construites autour de la notion du trauma psychique. Leurs construc-
tions théoriques coïncident avec les deux guerres de la première moitié
du vingtième siècle. Par ailleurs, les publications des études médico-
légales de la fin du XIVe siècle et du début du XXe siècle (Tardieu,
1878 ; Bernard, 1886 ; Brouardel, 1909) ont dénoncé les sévices des
adultes commis sur les enfants. La violence des guerres d’une part, la
violence sexuelle sur mineur d’autre part, ont progressivement nourri
la réflexion pour montrer les liens entre les deux violences sur le plan
psychique. Les névroses de guerre cachent une signification sexuelle - 63
tout comme les abus sexuels ont l’effet dévastateur d’une guerre sur
l’enfant.
Le terme trauma – aussi essentiel pour la psychanalyse que pour la
phénoménologie – cache et fait apparaître à la fois un autre terme : le
rêve. Traum signifie « rêve » en allemand. Par conséquent le trauma
contient un lien avec le rêve tant dans sa construction que dans son éla-
boration (« traum-a »). Tout comme pour le rêve où le patient doit
d’abord être capable de rêver pour en raconter un, dans le trauma psy-
chique le patient doit d’abord avoir la force d’affronter son souvenir
pour raconter l’événement. Des rêves, il y en a beaucoup, tournant tou-
jours autour des mêmes thèmes chez une personne. De même le récit du
trauma se construit à travers de nombreux récits.
Le rêve et le trauma ont trait tous les deux à la sensation d’irréalité de
l’événement. Ce dernier a pourtant imprégné fortement la vie psy-
chique. Il suscite l’angoisse de la folie en provoquant la réaction psy-
chique de vouloir s’en débarrasser. Mieux vaut ne pas rêver pour ne pas
provoquer « quelque chose » d’inattendu. Ainsi procède inconsciem-
ment le patient névrosé en analyse. « Mieux vaut sacrifier une partie de
soi en faisant que la chose horrible qu’on a vécue n’ait pas eu lieu ». Ce
serait en ces termes que se prononcerait la voix interne d’une personne
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choquée. Elle s’éloigne d’elle-même et de ses véritables intérêts et désirs


en risquant au pire le clivage.
La littérature relative au trauma était abondante il y a presque cent
d’ans. Elle est toujours d’actualité. Par exemple, les études binswangé-
rienne sur la transformation du vécu de l’espace et du temps prennent
tout leur sens dans des situations de crise ou d’immédiateté du trauma-
tisme. Les victimes entretiennent un rapport particulier avec le temps :
hors temps, catapulté dans une autre dimension temporelle, n’arrivant
pas à réintégrer le présent. L’identité du passé étant détruite par le
drame, celle de l’avenir est inconcevable, car désormais sans support. Ce
trouble de la représentation temporelle et spatiale est également présent
chez des victimes qui n’ont pas pu élaborer leur trauma. Ils n’arrivent
pas à « rattraper le temps ». Une patiente, victime d’attouchement sexuel
dans son enfance, court après le temps, toujours pressée. Elle s’effondre
en larmes à chaque séance. Elle se sent harcelée par le temps. Elle a éga-
lement du mal à vivre son couple à cause de l’enfermement qu’elle res-
sent. Elle déplore le manque d’espace personnel. Plus l’espace se res-
treint dans son vécu, plus elle se sent pressée et désespérée.
Pour comprendre cet impact du trauma en rapport à la construction
de la personnalité – dans sa particularité temporo-spatiale –, il faut
64 - recourir aux travaux des débuts de la psychanalyse. Je me réfère, à titre
d’exemple, à quelques travaux parmi les plus connus des disciples et col-
lègues de Freud.
La correspondance avec Fliess, en 1897, dévoile l’incertitude de
Freud au sujet de la véracité du fait historique de la séduction sexuelle
commis par un adulte sur l’enfant. Il se méfie, car ces propos ayant été
prononcés trop souvent dans les traitements. Dans un premier temps, sa
réaction est dubitative. Puis, S. Freud réalise que l’idée même d’avoir eu
à subir cette séduction contient déjà une source traumatique pour le
patient. Reste une question importante : si le récit est faux et le trauma
est vrai, comment savoir de quoi relève l’événement ?
À ce stade – le rationalisme neurophysiologique n’a certainement
pas aidé – et selon l’argumentation que chaque cause génère un effet, la
mémoire a été conçu comme un lien entre l’événement et le souvenir de
cet événement. Le travail psychique montre peu à peu que le souvenir
peut prendre d’autres détours : la répétition, le transfert, l’agir. Le fan-
tasme est donc d’ordre imaginaire. Cela n’empêche pas de pouvoir tra-
vailler avec celui-ci à défaut d’un accès plus immédiat au souvenir. L’idée
est la suivante : chaque production psychique entretient une fonction
particulière par rapport à un ensemble dit l’« appareil psychique ». À ce
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titre, le fantasme est une création psychique nécessaire pour faire écran à
un autre souvenir plus lointain qui, à son tour, est dans une relation
étroite avec la véritable nature du trauma. Freud découvre que, dans les
« névroses de transfert » (hystérie, névrose obsessionnelle et phobie),
l’accusation d’une séduction infantile surgit comme « souvenir-écran »
comportant le bénéfice secondaire de présenter le trauma sous une
forme érotisée. Cette version érotisée a subi l’influence du complexe
d’Œdipe. Racontée au psychanalyste, la version est ainsi influencée par
le transfert. L’interprétation intervient pour préciser, s’approcher par le
biais du travail de la métaphore. Nous sommes loin d’un récit selon des
exigences journalistiques.
Ferenczi, disciple et collègue de Freud, s’est intéressé à la probléma-
tique du traumatisme pris sur les faits. Il découvre qu’au malheur de
l’événement s’ajoutent d’autres événements répercutant le caractère
traumatique. L’incapacité de communiquer des faits aux adultes s’avère
cause principale d’aggravation. Ces mêmes adultes doivent l’aimer et
l’aider. Pourtant les grandes personnes réagissent de façon inappropriée
face à l’enfant dont ils n’ont pas compris le changement de comporte-
ment. L’enfant est incapable de parler du fait qu’il sait d’avance qu’il ne
sera pas entendu ou il en a fait l’expérience précédemment. Ainsi coupé
de la communication, l’enfant se trouve coupé du vivant. Ce qu’il devait - 65
taire se sédimente et le mortifie. Il vivra en lui des « répétitions quasi
hallucinatoires d’événements traumatiques ». Bien que le trauma soit
d’ordre psychique, les faits sur lesquels il se fonde peuvent être refoulés.
Autrement dit, le support du trauma est imperceptible et inintelligible.
D’un point de vue clinique, le symptôme peut ressembler à celui des
« névroses de transfert ». Pourtant dans la « névrose traumatique », l’en-
jeu psychique est différent. Celle-ci modifie l’usage du transfert et de
l’interprétation du rêve.
Ferenczi définit la commotion psychique ainsi. Bien qu’elle soit en
rapport avec le trauma (qui en est la structuration), elle s’en distingue
car tout vécu engendre le « choc ». Celui-ci provoque l’anéantissement :
de soi, de la capacité de résister, d’agir et de penser en vue de défendre le
Soi propre. Dans la logique de l’anéantissement, la traduction sur le
plan physiologique est possible. C’est le cas des organes cessant leur
fonctionnement ou le réduisant à l’extrême. Ferenczi explique que le
mot « commotion psychique » (Erschütterung) implique la notion de
« débris » (Schutt). Il « englobe l’écroulement, la perte de sa forme propre
et l’acceptation facile et sans résistance d’une forme octroyée, “à la
manière d’un sac de farine” ».
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Il est propre à la commotion psychique de venir par surprise après un


excès de confiance en soi et dans le monde environnant. Fortement
déçue la personne se voit être confrontée avec la conviction contradic-
toire que cela « ne peut pas arriver à moi ».
Peu importe si la nature de la commotion est d’ordre physique ou
moral, elle engendre l’état de choc.
Ferenczi s’interroge sur les conditions d’absence de réaction défensive
ou celles qui ont motivé leur absence. Selon l’adage que « même l’être le
plus faible oppose une certaine résistance », la non-résistance et la désa-
grégation psychique sous forme de clivage reste énigmatique. Il observe
une voie régressive et même fusionnelle chez les victimes. La question
est de savoir si ce mode est la conséquence ou si cet état commotionnel a
permis à l’agresseur d’intervenir. L’effet subtilisant la cause, le récit est
nécessairement de nature aléatoire.
La conséquence de l’effet du traumatisme – au sens d’un accident de
la vie – est une augmentation de l’angoisse. La personne choquée se sent
incapable de s’adapter à des situations de déplaisir (par la fuite ou l’éli-
mination). Au lieu de se sauver, elle s’expose à l’autodestruction. C’est la
seule solution qui lui vient à l’esprit. Elle est fautive ; donc elle n’a droit
à rien. La conscience et la perception sont attaquées produisant la déso-
66 - rientation psychique. Le moi est désintégré et la personne ne perçoit
plus son unité corporelle. Elle panique et l’angoisse traumatique mute
en « peur de la folie ».
Des recouvrements de productions psychiques (de l’ordre du délire)
permettent de canaliser les pulsions autodestructrices. La détresse psy-
chique est moindre quand elle peut se construire un ennemi. En ce
sens, la persécution soupçonnée correspond à la tendance à se protéger
en se défendant contre des dangers extérieurs. Ainsi, le délire de persécu-
tion permet à la personne de se montrer bienveillante pour elle-même
en dénonçant un danger au lieu même de la réalité où elle n’a pas pu le
faire. Le délire mégalomaniaque est exemplaire. Il fonctionne selon le
même mode : se faire exister en lieu et place du moment où on n’a pas
pu venir à son propre secours. Tout délire invente des situations qui
rejettent le véritable danger à l’origine de cette souffrance psychique.
La commotion psychique peut recourir à deux mécanismes :
1- La défense contre la nocivité et la mise à l’écart de la cause du
trouble.
2- Investir des représentations de plaisir comme antidote au déplaisir.
Cependant, des « réactions substitutives » demeurent. Elles témoignant
de l’effort de la personne obligée de les commettre : contractions muscu-
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laires (hypertonicité) ou déplacements (sur des objets ou personnes per-


mettant d’établir une analogie). Si ce ne sont pas des choses inanimées
qui sont visées à la place des êtres vivants, le déplacement peut se tra-
duire également par l’autoagression (s’arracher les cheveux).
L’effet de la commotion psychique produit la coupure de la commu-
nication et de la socialisation. L’effet atteint les fonctions intellectuelles.
Cet aspect est d’autant plus vrai que l’individu est jeune et ne favorise
plus l’échange et l’établissement de la communication inter- et l’intra-
subjective. Le déficit s’installe. Malheureusement, les personnels d’éta-
blissements sont insuffisamment formés pour soupçonner un abus
sexuel derrière une pseudodébilité. L’incompréhension des adultes face à
des tels changements chez l’enfant édifie la conviction que ceux-ci le
condamnent à la mort par un silence de mort.
Il est surprenant de constater la stupéfaction chez les adultes « abusés
durant l’enfance » en analyse. Cette stupéfaction est totale quand ils réa-
lisent que leur bourreau est hors-la-loi et que les actes subis – tout ren-
seignement pris – sont passibles d’amende ou de condamnations à des
peines d’emprisonnement. Ils n’ont jamais envisagé leur drame sous cet
angle-là auparavant. Souvent, c’est trop tard pour qu’ils agissent. Le fait
de savoir que la loi existe leur permet de rétablir la fonction du sur-moi
alors qu’elle a été dissoute – jusqu’à un certain degré – par la soumission - 67
psychique.
Dans ces conditions, le transfert opère à sa manière. Le patient
s’étant identifié à l’agresseur pour garantir sa survivance psychique de ce
qu’il a subi, la conséquence ne contredit pas l’analyste. Au contraire, il
s’identifiera aussi à lui ! Ce genre d’identification résulte du clivage psy-
chique. Il permet « l’installation de la maladie, la formation des symp-
tômes déclenchés par commotion psychique ». Le mode relationnel basé
sur la répétition faite pour réédifier les conditions traumatiques s’ex-
plique ainsi. La bagarre amoureuse, par exemple, obéit à l’agir des scènes
traumatiques.
L’analyste est ressenti comme l’agresseur au moment où l’enfant se
sent « physiquement et moralement sans défense ». Tout comme à
l’époque où l’enfant a été envahi par des sensations trop fortes et dou-
loureuses, il réagira de la même façon. Au point culminant de sa peur, il
se soumettra automatiquement à la volonté de son agresseur. Il devinera
la moindre de ses désirs, lui obéira en s’oubliant complètement et s’iden-
tifiera à lui au point de se confondre. Il s’agit d’une identification par
l’introjection de l’agresseur qui deviendra intrapsychique et participe au
processus primaire.
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Contrairement aux névroses de transfert où dominent les « méca-


nismes de défense » et le recours à un « amour objectal », la « névrose
traumatique » régresse sur le stade d’identification. C’est cette régression
qui lui permet aussi sa défense. Une attitude passive ou un investisse-
ment affectif se concentre sur la tendresse.
La faculté de jugement de l’enfant est ainsi gravement atteinte.
L’identification anxieuse avec le partenaire adulte correspond à l’intro-
jection du sentiment de culpabilité de l’adulte. C’est pour cela que l’en-
fant subit le clivage en étant partagé entre deux convictions :
– Ce que l’adulte a fait est mal.
– Il a participé à l’acte et il est la source de la culpabilité de l’adulte.
Faire condamner l’adulte est ressenti alors comme l’anéantissement de
lui-même. La véritable question qui le pousse jusqu’à la confusion
d’ordre psychotique est celle de savoir comment un tel événement a
été possible ? La vision de l’événement prend un statut de vie auto-
nome en se détachant du patient comme sur un « fond d’écran » qui
lui renvoie quelque chose de lui dont il ne se reconnaît pas. L’existence
incompréhensible de quelque chose en lui d’horrible et d’innommable
semble justifier qu’il a su « attirer » de telles circonstances l’ayant fait
victime.
68 -
« Si l’enfant se remet d’une telle agression, il en ressent une énorme confusion ; à
vrai dire, il est déjà clivé, à la fois innocent et coupable, et sa confiance dans le témoi-
gnage de ses propres sens en est brisée. S’y ajoute le comportement grossier de l’adulte,
encore plus irrité et tourmenté par le remords, ce qui rend l’enfant encore plus profon-
dément conscient de sa faute et encore plus honteux. »
La conséquence d’un tel vécu : la vie sexuelle ne se développe pas ou
prend des formes perverses. Le seul rapprochement affectif autorisé : la
tendresse maternelle. D’autres caractéristiques : une maturité affective pré-
coce. Sous la pression de l’urgence traumatique, l’enfant déploie une matu-
rité qui correspond à une « progression traumatique (pathologique) » ou une
« pré-maturation (pathologique) ». L’objet est ambivalent pour lui (celui
de la haine et de l’affection). Éprouvant la haine pour le séducteur, l’en-
fant confère aux rapports amoureux des adultes « l’aspect d’une lutte
effrayante, scène primitive qui se termine par l’orgasme », bref, une
haine de la copulation de l’adulte.
L’interprétation des rêves est particulièrement délicate. Le rêve
reprend les restes diurnes. Les restes de la journée sont ici à entendre
comme des « restes de la vie ». Ils sont éclairés avec « une précision et
une acuité presque inégalées ». Ce retour constitue la véritable « fonc-
tion du rêve » dans la névrose traumatique. Ces restes de la vie sont
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équivalents des symptômes de répétition de traumatisme. Cette fonc-


tion du rêve possède une vertu auto-thérapeutique :
« Elle va conduire le traumatisme à une résolution si possible définitive, meilleure que
cela n’avait été possible au cours de l’événement originaire commotionnant. »
La formulation de Freud qui dit que « le rêve est l’accomplissement
du désir » devient ici « tout rêve, même le plus déplaisant, est une tenta-
tive d’amener des événements traumatiques à une résolution et à une
maîtrise psychiques meilleures ».
Ferenczi ne considère pas, dans le cas de la névrose traumatique, le
retour des « restes » de la journée ou de la vie comme un produit méca-
nique obéissant à celui de la répétition. Il lui confère une qualité psycholo-
gique et thérapeutique. Dans ce sens, les rêves d’angoisse et les cauche-
mars correspondent à « l’amorce dans le travail de déplacement
partiellement accompli ». Comme, de toute façon, il s’agit des « impres-
sions psychiques » qui n’ont jamais été conscientes, les conditions du
sommeil et du rêve sont la seule occasion pour permettre leur émergence.
Autrement dit, l’état d’inconscience favorise « le retour d’impres-
sions sensibles traumatiques, non résolues, qui aspirent à la résolution
(fonction traumatolytique du rêve) ». Il revient à la succession des rêves
d’exercer une série de défenses pour écarter la commotion psychique. - 69
« Le premier rêve est une répétition pure ; le deuxième est une tentative d’en venir à
bout seul, d’une façon ou d’une autre, et cela à l’aide d’atténuations et de distorsions,
c’est-à-dire sous une forme falsifiée. Donc, à la condition d’une falsification optimiste,
le traumatisme sera admis à la conscience. »
Les techniques de relaxation accentuent différemment le transfert et
l’interprétation des rêves. Ceux-ci risquent d’être trop violents. Les rêves
gravitent autour d’un petit nombre d’événements « commotionnants »
de l’enfance. D’une part, les patients sont parfois emportés par l’émo-
tion jusqu’à la perte de conscience. D’autre part, les patients confondent
la situation de transfert avec une relation réelle et durable. Les séances se
terminent tantôt avec une conviction de compréhension profonde tan-
tôt avec une perte de toute conviction. De telles alternances ont un
effet néfaste sur la vie psychique. Le patient se sent trahi et augmente sa
résistance. L’agressivité qui monte est inhibée et aboutit à un état proche
de la paralysie. Il se décrit comme étant mort ou mourant.
Ces réactions correspondent à la cassure ou le déchirement
(Zerreissung) qui a eu lieu lors de l’événement traumatique. Ce sont des
processus analogues au refoulement. La régression qui opère au cours de
l’analyse risque justement de produire une « immersion complète dans
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le passé traumatique ». De la « simple déchirure » au moment des faits,


le patient passe à « l’auto-déchirure » (Selbstzerreissung) où la relation
d’objet est devenue impossible et se transforme en relation narcissique.
Ainsi, il devient son propre « ange gardien ». Le poids de l’échec de cette
fonction provoque des impulsions de suicide.
Pour conclure, je présenterai quelques exemples cliniques qui mon-
trent que les circonstances liées aux traumas sont importants : garçon ou
fille, l’agresseur adulte ou non, la communication de l’agression ou non.
. Monsieur A. est quinquagénaire quand il parle des attouchements sexuels qu’il a
subis à la préadolescence. L’homme, son agresseur, un instituteur en vacances, est venu
le chercher chez lui en présence de ses parents dans leur ferme agricole. Il a proposé
d’amener A. en promenade. Les parents, fermiers, très pris par leur travail, ont été
contents que quelqu’un s’occupe de leur « petit dernier ». Monsieur A. raconte le
dégoût qu’il a éprouvé par les caresses mutuelles. Il se disait « pourvu qu’il ne m’em-
brasse pas sur la bouche ». Pourquoi l’a-t-il fait ? Ses parents n’avaient, en effet, pas
beaucoup de moyens financiers. Il eut été inimaginable de lui offrir les cadeaux dont il
rêvait à son âge à l’époque. Il a supporté ces promenades en échange d’un bateau en
bois, d’un fusil en jouet, etc. Son abuseur a écrit à la famille entre les vacances et aux
suivantes, les promenades ont repris. (ceci entre 10 et 12 ans de Monsieur A.)
En racontant, il établit toute la mesure de ces actes qu’il qualifie comme monstrueux et
dégoûtants. Il n’a jamais rien dit à ses parents. Ceux-ci n’ont jamais posé de questions
70 - pour savoir comment étaient payés les jouets. Cet instituteur avait l’air si respectable.
Monsieur A. n’apprend qu’au cours d’un reportage télévisé qu’il a vu en parlant de cet
épisode qu’il existe des lois qu’il aurait pu envoyer en prison son agresseur. Désormais
c’est trop tard. À 50 ans, il revit de plein fouet le drame. Pourquoi il en souffre encore
autant ? Tout jeune, il a eu un accident de travail qui l’a invalidé sérieusement. Il a dû
envisager une réorientation professionnelle. Cela lui a permis de devenir enseignant ! Il
dit aimer exercer l’autorité. Depuis l’accident, ses troubles relationnels déjà présents
sont majorés par la préoccupation suivante : comment faire pour plaire avec un tel
handicap ? Aucune relation féminine n’a duré. Au contraire, quelques drames senti-
mentaux ont encore jalonné son parcours amoureux. Il a connu des relations homo-
sexuelles brèves, notamment avec un écrivain. Cela l’a intrigué de retrouver le sexe
d’un homme en étant adulte. Puis, il a été attiré par le milieu intellectuel, lui qui venait
d’un milieu rural.
Son masochisme et son attente exagérée vis-à-vis de l’autre pour réparer tous les mal-
heurs qu’il a subi sont toujours venus à bout de chaque relation prolongée. Sa psycho-
thérapeute prend tout naturellement pour lui la place de l’abuseur. L’interprétation va
être déjouée comme étant émis par un intellectuel beau parleur qui cherchera à l’abu-
ser à ses fins. Peu importe que le thérapeute soit une femme. Il se bloque vis-à-vis toute
métaphore ou toute possibilité de régression. C’est comme s’il avait peur de se faire
ensorceler. Le travail psychothérapeutique a permis le travail sur le trauma et une
meilleure communication avec sa famille. Mais, il a été impossible de le faire travailler
sur son sado-masochisme qui édite des traumatismes depuis la petite enfance, dont
l’abus sexuel entre 10 et 12 ans constitue un fait, et la répétition inlassable de contacts
traumatisant. La vie avec le trauma est déjà devenue une structure psychique.
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. Madame B. a été abusée par son beau-père alors qu’elle est adolescente. Durant
toutes ces années d’insouciance où ses amies pensent aux garçons et au maquillage, elle
est terrorisée à l’idée de se trouver toute seule avec son agresseur. Ce sont des attouche-
ments sexuels sans pénétration qui lui rappelle constamment qu’elle dégage une séduc-
tion. Elle récolte ce qu’elle sème. C’est ce qu’il lui fait comprendre. Madame B. a beau
d’essayer de l’expliquer à sa mère qui prend cette révélation très mal, dans le sens que
sa fille lui vole son amant. Madame B. cherche souvent prétexte pour dormir chez des
copines. Elle quitte la maison aussitôt majeure.
Malgré tout, elle est devenue sociable. Elle a eu des relations avec des hommes. Elle a
voulu connaître la sexualité non incestueuse dès lors où sa mère a préféré son amant.
« J’ai toujours besoin de séduire un homme, c’est plus fort que moi. Comme si l’accu-
sation que je récolte ce que je sème devait continuer à se vérifier. Et puis, il y a une voix
en moi qui se demande si je sais uniquement séduire des vieux cons où si c’est aussi
possible avec un type bien », dit-elle.
Quelle est la nature de son problème ? Au moindre désaccord dans le couple, elle
pleure comme un bébé en détresse. Elle se désintègre. Tout cela la fatigue énormé-
ment. Elle se retire psychiquement pour ne pas être blessée. Les disputes concernent
des petits riens qui exigent « une patience d’ange » de son mari. Autre problème, elle
n’arrive pas à être enceinte. Chaque grossesse finit aussitôt par une fausse couche. Elle
n’a pas envie de consulter pour cela « comme les vieilles ». Sur le plan transférentiel, j’ai
pris la place de la mère de façon évidente. Le transfert est négatif et positif. Sa résis-
tance au travail est énoncée dès le départ. C’était bien une meilleure base pour un tra-
vail psychique en profondeur qu’avec Monsieur A., positif d’apparence. Le premier n’a
pas pu aller plus loin dans la psychothérapie. Il n’avait pas de sensibilité à la psychana- - 71
lyse. Alors que dans le deuxième cas, la patiente s’accroche pour un travail laborieux,
long et haineux.
On observe également un lien entre trauma sexuel et la reconstitution du trauma à tra-
vers un comportement déviant (pervers). Dans ces deux premiers cas, j’ai noté une cer-
taine perversion sociale chez Monsieur A. Mais, il a l’air de nuire davantage à lui-
même qu’aux autres. Il demande une attention exagérée à l’autre comme Madame B.
Elle torture son partenaire avec sa sensibilité. Puis, son rapport à l’argent traduit sa
façon de ne pas respecter les limites. Très dépensière pour elle-même, elle se considère
toujours comme invitée chez les autres.
Le matériel clinique montre souvent que l’agresseur sexuel a été, en
général, victime d’agression sexuelle à son tour. Il semble y avoir un
cercle vicieux. Tous les enfants abusés ne deviennent pas abuseurs, mais
tous les abuseurs se disent avoir été abusé. Cette systématisation du dis-
cours laisse dubitatif quant aux faits comme au temps de Freud – abus
ou fantasme d’abus ?
. Voici l’exemple d’un patient psychotique qui dort toujours dans le lit avec sa mère
quand il lui rend visite. Je ne l’apprends que par hasard au bout de quelques années de
psychothérapie quand il en parle. Il ne s’est pas rendu compte que cela ne se fait pas. Il
est surpris que je lui fasse raconter en détail les jeux de polochon avec sa nièce. Il a fallu
lui faire raconter comment il joue avec sa nièce sur ses genoux ou se rouler dans le lit
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pour qu’il lui vienne à l’idée que cela lui procure aussi une érection. Il n’a pas « fait
attention » à cela jusque-là, dit-il. Il en a fallu du travail pour lui faire admettre qu’on
ne dort pas dans le lit de sa mère à trente-cinq ans et qu’on ne résout pas les conflits
avec son frère en induisant sa nièce dans des jeux érotiques. Pour travailler le complexe
d’Œdipe avec un psychotique, il faudra de la patience et de la persévérance.
À cette étape du travail, il raconte les attouchements sexuels dont il a été l’objet à l’âge
de sept ans de la part d’un garçon plus âgé. Il s’agit de jeux masturbatoires qui ont eu
lieu deux ou trois fois. Ce n’est pas le fait qui le marque. À l’époque, il a raconté l’his-
toire à sa mère. Elle a grondé l’agresseur. Cela n’a pas de rapport avec sa psychose. Au
contraire, pour lui c’est un souvenir positif. Sa mère le défend. Dans la famille, la
structure a été beaucoup perturbée : la mère et le père avaient inversé les places. Quand
ce patient allait mieux, il préférait fréquenter les prostituées, car au moins il avait
« pour son argent » et « elles faisaient ce qu’il voulait ». Dans le cas d’un patient psy-
chotique, il est déjà difficile de savoir ce qu’il s’est passé réellement, mais, en plus,
impossible à savoir ce qui se passe au moment où on travaille avec le patient. Lorsqu’il
est venu consulter la première fois, ce n’était pas pour abus sexuel, mais pour des rela-
tions difficiles avec autrui. On ne peut pas supposer un abuseur d’enfant chez chaque
patient psychotique et le lui demander !
Ce cas illustre bien qu’il ne se rend pas compte de ce qu’il fait. Je ne suis pas sûre
d’avoir obtenu toute la lumière sur ses jeux sexuels avec sa nièce. Cela ne m’a pas sem-
blé une indication pour insister et susciter l’idée chez lui que cela m’intéresserait ou
que je participerais à travers ses récits. Au contraire, mon but a été de le faire cesser au
plus vite à travers sa propre reconnaissance. D’une manière ou d’une autre, je lui ai
72 - signalé qu’il n’était pas intéressant de s’en prendre à plus petit que soi. Il a vu le rapport
avec la rivalité et les conflits qu’il a vécus avec son frère. Il a pu les aborder. Puis, il s’est
tourné vers des femmes adultes, de préférence des prostituées. Là aussi, le travail ne
pouvait pas aller au-delà d’une certaine stabilisation.
. Un autre exemple, l’abus par un enfant, cette fois-ci par une petite fille un peu pré-
coce. Ce patient-là se présente avec une pathologie état limite. Le désordre affectif, la
dominance du mécanisme de l’identification projective rend le travail difficile.
Cultivé, il sait s’exprimer. Il lit des ouvrages de Freud dont il veut discuter. Comme il
est très coureur tout en étant marié, je n’ai pas envie de me faire raconter toutes ses
relations. Je propose de commencer « par le début ». C’est assez équivoque, et toujours
intéressant de voir ce que le patient considère comme le début. À ma grande surprise,
il raconte qu’il a eu son premier rapport sexuel à l’âge de quatre ans avec une fille de
sept ans. Il a vécu une vie de couple avec elle pendant deux ans ! Il raconte les coïts et
les jeux sexuels à la manière qu’il se vante de conquête à l’âge d’adulte. Le message est
de l’ordre de la vantardise : il sait faire l’amour aux femmes depuis l’âge de quatre ans !
Cette jeune fille est « apparue » au moment où le patient, qui a été le plus âgé de la fra-
trie de trois enfants, a vécu la naissance d’une petite sœur. La naissance de son petit
frère à un an l’avait déjà privé de sa mère. Il a manifesté son désaccord avec cette nais-
sance en réclamant le biberon comme celui-ci. La rivalité œdipienne et le complexe
d’Œdipe sont des contenus évidents de ce « début », mais aussi à d’autres moments de
sa vie adulte où il a des impulsions sexuelles difficiles à contrôler. À vrai dire, il règle
tout conflit par le sexuel et sa satisfaction sexuelle. Dans sa vie adulte, il se lasse de plus
en plus des autres. Il en demande de plus en plus. Cela s’exprime par ses pratiques
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sexuelles devenant de plus en plus exigeantes dans le scénario. Pourtant, il est soucieux
de sa bonne image à l’extérieur au sujet de sa famille et de ses enfants. Les multiples
conquêtes sont purement d’ordre sexuel, dit-il, et encore, tout cela évoque une certaine
absurdité. Que cherche-t-il ? À la suite d’une altercation au travail, il se trouve un
remède immédiat. C’est une grande entreprise, « la boîte » qu’il considère plutôt
comme une boîte de nuit lui facilitant les rencontres.
Ces exemples montrent qu’il est difficile de se prononcer au sujet de
la sévérité de la pathologie. Ce sont plutôt les expériences concomi-
tantes à l’événement traumatique qui fondent l’expérience commotion-
nante. Les patients ont toujours du mal à dire ce qui a été véritablement
traumatisant et d’en expliquer la raison. L’explication reste tautologique
mais la trace traumatique est authentique. Le paradoxe est très présent,
de faire deux choses contraires sans l’avouer. Le contre-investissement et
la réaction défensive sont mis en œuvre pour écarter la moindre expé-
rience commotionnante. L’évitement témoigne de la présence de l’expé-
rience – non pas en tant que souvenir – mais par la trace du vécu.
L’impossibilité de prendre une décision est une de ces caractéristiques
illustrant la fragilité du Moi.

- 73

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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BERNARD P., Des attentas à la pudeur sur les petites filles, Paris, 1886.
BREUER J., FREUD S., Études sur l’hystérie, Paris, PUF, 1985.
BROUARDEL P., Les attentats aux mœurs, Paris ; J. B. Baillère, 1909.
FERENCZI S., « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », « Réflexions sur le
traumatisme », in Psychanalyse IV, Œuvres complètes, t 4, 1927-1933, Paris, éd. Payot,
1982.
FREUD S., La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1992.
KLEIN M., La psychanalyse des enfants, Paris, PUF, 1959.
STRAUS E., Phenomenological Psychology, Londres, Sydney, Wellington, ed. Tavistock,
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TARDIEU A., Études médico-légales sur les attentats de mœurs, Paris, 7e éd., 1878.
WEIZSÄCKER V. v., Gesammelte Schriften, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1988.
WOLF M., Théorie de l’action psychothérapique, Paris, PUF, 1995.
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La prise en charge des victimes


du terrorisme
Françoise RUDETZKI

Le terrorisme constitue la forme la plus grave et dangereuse de la cri-


minalité, il vise à créer un climat de terreur, d’insécurité et de peur col-
lective sur tous les continents, au mépris du droit international, au
mépris de l’être humain.
Violents et spectaculaires, les actes de terrorisme menacent la vie de
tous les civils ; qu’ils soient otages ou victimes des bombes, journalistes,
policiers, hommes politiques, touristes, citoyens ou cibles symboliques,
l’injustice est la même. Le but est d’atteindre un prétendu ennemi sans
se confronter à lui. - 75
Face au chantage terroriste, il convient cependant de veiller au res-
pect d’un nécessaire équilibre entre le droit à la sécurité et la protection
des libertés fondamentales. En effet, si aucune cause, même la plus légi-
time, ne peut justifier que l’on tue des civils, la lutte contre le terrorisme
ne justifie pas davantage que les démocraties renoncent à leurs valeurs et
leur attachement à l’état de droit.
La lutte contre le terrorisme a généré depuis des décennies l’adoption
de nombreuses réglementations internationales. Par contre, la question
des victimes, de leurs droits, de leurs souffrances et de la réparation de
leurs préjudices a longtemps été éludée.
La France, depuis 1974, a été frappée par le terrorisme national et
international, sur son sol comme à l’étranger.
En dépit de l’impact médiatique produit, longtemps les victimes
sont restées exclues, isolées. Dès l’instant où elles n’étaient plus objet de
soins médicaux intensifs, elles se heurtaient à l’indifférence et demeu-
raient sans aide, ni psychologique, ni sociale, ni financière, ni juridique.
Objet de toutes les compassions sur l’instant, les victimes retombaient
très vite dans l’oubli et la solitude. Les décideurs se mobilisaient surtout
pour effacer les traces visibles des dégâts matériels.
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PRISE EN CHARGE ASSOCIATIVE : LE RÔLE DE SOS ATTENTATS

Ces constats nous ont guidés pour faire entendre la voix des victimes.
L’association SOS Attentats a été créée fin 1985, elle regroupe aujour-
d’hui près 2 000 victimes du terrorisme ainsi que les familles des per-
sonnes décédées.
De manière générale, SOS Attentats informe, oriente et accompagne
toutes les victimes du terrorisme qui en font la demande. Elle les aide
dans toutes leurs démarches sociales, administratives, médicales et judi-
ciaires en leur donnant des conseils, en mettant à leur disposition un
réseau compétent de professionnels de la médecine et du droit.
L’association, présente aux côtés des victimes, organise des rencontres et
des groupes de parole. Elle fournit des conseils relatifs aux procédures
d’expertises médicales en favorisant notamment une prise en charge
immédiate et à long terme, globale et pluridisciplinaire des victimes et
de leurs familles.
L’association est aussi le porte-parole des victimes auprès des pou-
voirs publics français, européens et internationaux et lutte contre le ter-
rorisme dans le plein respect des droits attachés à la personne humaine.

76 -
NOTRE ASSOCIATION TRAVAILLE AUSSI À LA LUTTE CONTRE L’OUBLI

SOS Attentats est à l’origine du premier mémorial dédié à toutes les


victimes du terrorisme, inauguré par le Président de la République, le 3
décembre 1998. Cette œuvre intitulée « Parole portée à la mémoire des
victimes du terrorisme » est une sculpture fontaine en bronze de Nicolas
Alquin. Elle est érigée dans le Jardin de l’Intendant à l’Hôtel National
des Invalides (Paris 7e).
Autour de ce monument, SOS Attentats organise, chaque année,
une cérémonie commémorative à la mémoire de toutes les victimes du
terrorisme.

L’INDEMNISATION DES VICTIMES

SOS Attentats a obtenu, par la loi du 9 septembre 1986, la création


du Fonds de Garantie des victimes d’actes de terrorisme.
La compétence de cet organisme a été étendue, à titre rétroactif, aux
victimes d’attentats commis depuis le 1er janvier 1985, et élargie à
d’autres victimes d’infractions pénales par la loi du 6 juillet 1990.
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Le Fonds de Garantie est un organisme public autonome qui définit


les règles d’indemnisation. Il est dirigé par un Conseil d’administration
composé d’un président, de quatre représentants des ministères des
Finances, de la Justice, des Affaires sociales et de l’Intérieur, de trois per-
sonnes ayant manifesté leur intérêt pour les victimes et d’un profession-
nel des assurances.
SOS Attentats siège à ce Conseil d’administration et y représente les
victimes depuis l’origine.
Le financement du Fonds est assuré par une contribution de solida-
rité nationale prélevée sur les contrats d’assurances de biens (multirisque
habitation, entreprise et automobile). La contribution est fixée pour
2005 à 3,30 Euro par contrat.
Le Fonds de Garantie indemnise intégralement tous les préjudices
subis par les victimes, y compris le préjudice psychologique. Cette
indemnisation est tout à fait indépendante de la procédure pénale
puisque les victimes conservent, dans tous les cas, leurs droits au
plan pénal et peuvent donc porter plainte contre les auteurs d’actes
de terrorisme.
Le Fonds indemnise toutes les victimes ou leurs ayants droit, quelle
que soit leur nationalité ou la régularité de leur séjour en France, lorsque
l’acte de terrorisme est commis en France. - 77
Pour les actes commis à l’étranger, seules les victimes ou les ayants
droit de nationalité française sont indemnisés.
Le Fonds de Garantie prend en charge également les otages libérés et
des provisions sont versées aux familles des otages détenus.
Dès la survenance d’un acte de terrorisme commis en France, le
Fonds de Garantie est informé de l’identité des victimes par le Procureur
de la République.
Pour les actes de terrorisme commis à l’étranger, le Fonds de
Garantie est informé de l’identité des victimes par le ministère des
Affaires étrangères.
Le Fonds de Garantie doit, dans un délai d’un mois à compter de la
demande formulée par les victimes, verser une provision qui peut être
renouvelée en fonction de la situation médicale.
Les victimes disposent d’un délai de 10 ans pour saisir le Fonds de
Garantie.
Le Fonds de Garantie gère directement les dossiers dans le cadre
d’une procédure amiable. En cas de désaccord, la victime peut saisir le
juge civil, avec possibilité d’appel. Le règlement peut être effectué sous
forme d’un capital, d’une rente ou d’une solution mixte.
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SOS Attentats aide les victimes à constituer leur dossier et les défend
au sein du Conseil d’administration du Fonds de Garantie.
Depuis le 1er janvier 1987, le Fonds de garantie a traité 3034 dossiers
concernant 493 événements terroristes et plus de 116 000 dossiers d’in-
fractions graves depuis 1990.

RECONNAISSANCE SPÉCIFIQUE DES VICTIMES DU TERRORISME : LE STA-


TUT DE VICTIME CIVILE DE GUERRE

SOS Attentats a obtenu que les victimes du terrorisme bénéficient


des dispositions du Code des pensions militaires d’invalidité et des vic-
times de la guerre applicable aux victimes civiles de guerre. Cet acquis
législatif en date du 23 janvier 1990 et applicable aux actes commis
depuis le 1er janvier 1982, concrétise le fait que le terrorisme est assimilé
à une « guerre en temps de paix ». Au-delà de cette reconnaissance
morale, la loi accorde aux victimes d’actes de terrorisme les soins gra-
tuits, l’accès aux hôpitaux militaires et le statut de pupille de la Nation
aux enfants victimes.

78 -
PRISE EN CHARGE MÉDICALE DES VICTIMES

SOS Attentats a travaillé pour obtenir une prise en compte des trau-
matismes spécifiques subis par les victimes du terrorisme, la mise en
place d’un dispositif de soutien psychologique pertinent et une
meilleure évaluation de leurs besoins. Pour ce faire, SOS Attentats a ini-
tié et permis la réalisation d’études médicales.
Présentés devant les administrateurs du Fonds de Garantie, les résul-
tats de la première étude publiée en 1987 auprès des victimes d’attentats
commis entre 1982 et 1986 ont été utilisés pour modifier les règles
d’indemnisation.
Un nouveau poste de préjudice a été créé. En raison de la propor-
tionnalité entre la gravité des lésions initiales et le syndrome lui-
même c’est le taux d’incapacité permanente partielle qui a tenu lieu
de référence.
« Le préjudice spécifique des victimes d’actes de terrorisme » ouvre
droit à une indemnisation supplémentaire évaluée à 40 % de la valeur
de l’incapacité permanente partielle (IPP). Cette indemnisation ne peut
être inférieure à 2 300 euros, même pour un taux d’IPP nul.
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Outre le versement d’un complément d’indemnisation, l’étude a


servi de support à la création, en 1995, par M. Xavier Emmanuelli,
Secrétaire d’État à l’action humanitaire d’urgence, des cellules d’urgence
médico-psychologiques chargées d’assurer une « prise en charge psy-
chologique et psychiatrique précoce et sur place des victimes d’attentats
et d’accidents collectifs ».
En 1998, en dépit d’une amélioration de la prise en charge des vic-
times, SOS Attentats a constaté que les initiatives thérapeutiques res-
taient encore peu coordonnées et peu structurées dans la durée en raison
du manque de connaissances objectives sur la nature, la fréquence, la
gravité et la durée des problèmes sanitaires spécifiques vécus par les vic-
times d’attentats.
Nous avons donc initié une nouvelle étude épidémiologique sur les
conséquences sanitaires des attentats (ECSAT) auprès des victimes des
attentats commis en 1995 et 1996 (12 morts et 500 blessés).
L’enquête a montré une très grande corrélation entre la souffrance
psychique des victimes et les atteintes auditives qui touchent plus des
2/3 des victimes. Ces atteintes n’ont pas fait l’objet de dépistage systé-
matique et de traitements appropriés.
Les résultats de cette enquête ont confirmé la fréquence des consé-
quences psychologiques post-traumatiques plusieurs années après l’évé- - 79
nement traumatisant.
Les résultats des deux études ont servi de base à la réalisation d’un
guide pratique à usage des professionnels, sur la prise en charge médico-
sociale des victimes d’attentats, de catastrophes collectives et d’accidents
collectifs. Ce guide, publié en 2003, est disponible auprès du Ministère
de la Santé et sur notre site.

PRISE EN CHARGE JUDICIAIRE : LA LUTTE CONTRE LE TERRORISME ET


CONTRE L’IMPUNITÉ

Contre la peine de mort, contre toute discrimination fondée sur la


race, la nationalité, la religion ou tout autre particularisme, SOS
Attentats prône la lutte contre le terrorisme par la voie judiciaire et
contre toute forme d’impunité.
L’indemnisation des victimes ne doit pas les priver de l’accès à la
Justice, de la reconnaissance publique de la souffrance et de la confron-
tation avec les auteurs dans une enceinte judiciaire. Sans haine et sans
esprit de vengeance, nous voulons simplement que tous les responsables
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de crimes de terrorisme soient poursuivis, jugés et qu’ils purgent leur


peine dans le plein respect des droits des victimes, de ceux de la défense
et dans le cadre d’un procès équitable. Le procès contradictoire reste la
dernière étape de la réparation que la société peut offrir à une victime,
une possibilité de cicatrisation et de réintégration dans le groupe
humain ; il constitue un devoir de mémoire envers tous ceux qui sont
décédés.
Sur le plan pénal français, SOS Attentats a obtenu la possibilité de se
constituer partie civile dans toutes les procédures relatives à des crimes
de terrorisme (assassinat et complicité d’assassinat et financement), mais
aussi à celles contre les réseaux terroristes poursuivis pour délits d’asso-
ciation de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste Ce droit
a été institué par la loi du 6 juillet 1990 et est inscrit à l’article 2-9 du
Code de procédure pénale.
Aujourd’hui, SOS Attentats est partie civile dans des dizaines de procé-
dures pénales engagées en France contre des auteurs d’actes de terrorisme.
Face aux difficultés rencontrées parfois pour mettre en œuvre l’action
publique, SOS Attentats a également obtenu, au plan pénal, que les
délais de prescription pour les infractions terroristes soient portés à 30
80 -
ans pour les crimes et à 20 ans pour les délits (loi du 8 février 1995, art.
706-25-1 du Code de procédure pénale).
Sur le plan européen, notre association travaille afin d’obtenir une véri-
table coopération judiciaire européenne en vue d’une harmonisation
des politiques de prévention, de répression et de lutte contre le finance-
ment du terrorisme.
Les procédures d’extradition constituent des freins à la justice et
favorisent l’impunité : c’est pourquoi SOS Attentats plaide pour la mise
en œuvre rapide et effective du mandat d’arrêt européen adopté le 13
juin 2004 par le Conseil européen. Au-delà de ce nouvel instrument,
SOS Attentats estime qu’il serait nécessaire que l’extradition des terro-
ristes soit automatique vers l’État sur le territoire duquel l’attentat a été
commis.
SOS Attentats milite pour l’abolition des frontières judiciaires sym-
bolisée par la création d’un Parquet européen qui pourrait diriger des
enquêtes transnationales, contrôler les actes de procédures et unifier les
poursuites des auteurs d’actes de terrorisme.
Tous les responsables d’actes de terrorisme, les auteurs, les complices,
les financiers, les commanditaires y compris les dirigeants en exercice,
doivent être poursuivis, jugés et condamnés.
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Dans ce but, SOS Attentats a publié en 2002, un Livre noir puis en


2004 un nouvel ouvrage collectif, Terrorisme, victimes et responsabilité
pénale internationale. Ce livre paru en Français chez Calmann-Lévy est
disponible en Anglais à l’association. Par ailleurs de larges extraits en
Espagnol et en Italien ont été insérés sur le site Internet de l’association.
Ces livres rassemblent des contributions émanant de personnalités,
d’universitaires et de chercheurs internationaux.
Pour l’avenir et pour prévenir de tels crimes, ordonnés ou encouragés
par des Chefs d’État et de Gouvernement, SOS Attentats a pour ambi-
tion que les crimes de terrorisme entrent au même titre que les crimes
de guerre, les génocides ou les crimes contre l’humanité dans la compé-
tence de la Cour pénale internationale, sans attendre la conférence de
révision prévue en 2009.

EN CONCLUSION

Depuis début 2003, notre association est agréée comme ONG


auprès du Département Public d’Information de l’ONU et dispose d’un
statut consultatif auprès du Conseil économique et social de l’ONU
- 81
(ECOSOC).
Face aux menaces actuelles, SOS Attentats a pour ambition de parve-
nir à une véritable reconnaissance des droits des victimes à l’améliora-
tion de la prise en charge des victimes, en prônant une indemnisation et
une réparation identiques pour toutes les victimes du terrorisme.
Parallèlement, il est urgent de mettre en place une réponse judiciaire
équitable et universelle dans le plein respect des droits de la défense mais
aussi dans celui des droits des victimes.
Pour ce faire, l’association aspire à créer un véritable réseau mondial
d’associations de victimes du terrorisme de par le monde.
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Le debriefing psycho-dynamique
Carole DAMIANI

Le terme de debriefing est utilisé pour des modalités d’actions très


différentes, qui font référence à des pratiques, de concepts et des
modèles théoriques très divers. À l’origine, le debriefing est une tech-
nique de groupe destinée à prévenir les effets du stress et du « PTSD ».
Tout d’abord pratiquée dans l’armée américaine auprès de groupes de
militaires, cette technique s’est ensuite développée dans le domaine civil.
C’est Mitchell (1983) qui a été l’un des premiers à mettre au point un
protocole bien défini, qu’il a formalisé sous le terme de CISD « Critical
Incident Stress Debriefing » (debriefing de stress dû à un incident cri-
tique), destiné à des personnels de secours impliqués dans des événe-
ments catastrophiques. Largement utilisé aux États-Unis et dans les pays - 83
anglo-saxons pour des groupes de professionnels puis de victimes, par-
fois remanié (Raphaël, 1986 ; Shalev, 1994), il a été ensuite adapté en
Europe sous la forme de PD « Process Debriefing » (debriefing dyna-
mique) par Dyregrov (1989). Ces différentes techniques ne correspon-
dant pas aux modes d’approche du syndrome psycho-traumatique et
aux pratiques thérapeutiques francophones, des psychiatres et des psy-
chologues français et belges ont édifié d’autres modèles de debriefing,
notamment le modèle élaboré par Crocq en 1985 (Crocq, 1999) et le
debriefing psycho-dynamique (Lebigot, Damiani & Mathieu, 2002).
Ce dernier est une adaptation à la fois de la méthode utilisée par
Mitchell et de la technique analytique appliquée aux groupes.
Contrairement au CISD de Mitchell, le debriefing psycho-dynamique se
veut un acte thérapeutique à part entière, avec des indications précises,
qui s’intègre dans un dispositif complet de soins. Nous allons comparer
le CISD de Mitchell parce qu’il est le plus utilisé à ce jour, et le debrie-
fing psycho-dynamique, parce qu’il est celui que nous avons travaillé.
Nous nous attacherons à cerner les points communs et les différences de
ces deux modèles.
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FONDEMENTS THÉORIQUES ET OBJECTIFS

Mitchell a conçu le debriefing « CISD » dans les années 1980, pour


intervenir auprès de professionnels confrontés à un événement « cri-
tique » ; c’est-à-dire un événement hors du commun, qui rend inopé-
rants les mécanismes d’adaptation et les défenses habituels et troubles
l’équilibre psychique. Ce protocole très codifié, s’intègre dans un
ensemble de mesures de prévention, tels que les entretiens individuels
immédiats ou différés, la démobilisation, le « désamorçage » ou defu-
sing. Destinée aux équipes de sauveteurs civils, pompiers et policiers
après une intervention potentiellement « traumatisante », cette méthode
de debriefing vise à réduire leur stress, leurs troubles émotionnels immé-
diats ou en incubation et leurs symptômes, à atténuer leur détresse psy-
chique, à récupérer rapidement leurs compétences, à identifier leurs
besoins individuels, à détecter les personnes particulièrement fragilisées,
et enfin à faciliter leur réintégration dans l’équipe et leur famille.
Mitchell ne l’envisage pas comme une technique thérapeutique, mais
plutôt comme une méthode éducative, préventive des troubles psy-
chiques, et « opérationnelle » pour maintenir les effectifs en poste. Il
prône la reconstruction verbale collective de l’événement, des émotions
84 - et de leurs conséquences, de façon à les ventiler. Le CISD de Mitchell
est sous-tendu par les modèles de gestion du stress. Il doit aider à gérer le
stress et les émotions nocives. Il s’organise autour de la reconstruction
cognitive de l’événement, de la « normalisation » des émotions, des réac-
tions et des pensées, de la « déculpabilisation », et d’une information sur
le PTSD et les stratégies de coping. Mieux armés, les participants pour-
ront mieux aborder ensuite les événements ultérieurs. Mitchell dis-
tingue son debriefing d’un acte thérapeutique sur les quatre points sui-
vants : il s’agit d’un protocole codifié et normé (1), où le sujet raconte
l’événement (2) sans le revivre, où l’animateur ne propose pas d’inter-
prétations (3), mais explique, dédramatise, déculpabilise et conseille (4).
Le debriefing psycho-dynamique a été conçu en référence à la
conceptualisation et à la technique analytiques. Il se base non pas sur les
concepts de stress et de PTSD, mais sur celui de syndrome psycho-trau-
matique et son étiopathogénie :
« Il y aura trauma si la mort s’est imposée au sujet comme un “réel”, une perception
sans médiation, dans un moment d’effroi. » (Lebigot, Damiani & Mathieu, 2001.)
Le debriefing s’entend alors comme « une réinvention du langage
après un événement déshumanisant […] » (Daligand, 1997). Il est un
moyen créatif de rétablir le primat du langage sur le néant, d’élaborer
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collectivement des liaisons et une mise en sens afin de dépasser l’événe-


ment. Conçu sur ces bases conceptuelles, le debriefing ne s’adresse pas au
stress. Il est résolument axé sur l’effraction psychique résultant de la
confrontation avec le réel de la mort. Il s’envisage donc comme une
approche thérapeutique du traumatisme psychique. Il est ni éducatif, ni
informatif, ni cathartique, ni normalisateur. Son action peut-être aussi
préventive s’il est suivi d’un travail plus approfondi pour les sujets les
plus traumatisés ou les plus fragilisés.
« Son impact est à la fois individuel, parce qu’il favorise pour chacun l’intégration de
l’événement vécu, et collectif » parce qu’il entraîne « un effet de cohésion du groupe
après une situation particulièrement éprouvante, qui facilite la reprise du travail en
commun. Enfin, il restaure le sentiment d’appartenance à une communauté en
recréant un lien social qui consolide à la fois le groupe et les individus qui le compo-
sent. Les liens identificatoires ne se reconstituent pas autour du mortifère ou dans la
fascination envers l’horreur mais dans la parole. » (Damiani, 2002.)

LES ACTEURS

Mitchell propose une formation spécialisée aux animateurs : psy-


chologues, infirmiers, mais aussi assistants sociaux et cadres (comman- - 85
dement). Les leaders sont donc généralement des personnels de santé
mentale et des sauveteurs motivés pour aider leurs collègues, toujours
extérieurs à l’équipe intervenue sur le terrain. Ils ne doivent pas être
impliqués par l’événement en cause.
Le debriefing psycho-dynamique se définissant comme une tech-
nique thérapeutique à part entière, il ne peut être pratiqué que par des
psychiatres ou des psychologues cliniciens formés à la psychopathologie
et à la « traumatologie ». Ils ont de préférence une formation analytique
et une solide pratique de l’animation des groupes thérapeutiques.

LES INDICATIONS

Le CISD de Mitchell a été conçu pour les équipes de sauveteurs


civils, les personnels de secours, pompiers et policiers confrontés à un
événement critique, c’est-à-dire stressant et potentiellement traumati-
sant, durant les opérations de secours dans les catastrophes. Mitchell et
Everly n’excluent pas de l’appliquer également aux victimes.
Le debriefing psycho-dynamique s’applique exclusivement à des
groupes homogènes. Il s’agit d’une part, de groupes constitués, préexis-
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tants à l’événement, dont les membres sont déjà unis par des liens pro-
fessionnels ou sociaux. Par exemple, l’équipage d’un avion, les collabo-
rateurs d’une agence bancaire, une équipe d’urgentistes ou sportive...
D’autre part, les participants ont tous été obligatoirement exposés direc-
tement à l’événement, qui a représenté une menace vitale. Les groupes
thérapeutiques hétérogènes, dont les membres n’ont aucun lien, sont
inefficaces parce qu’il n’est pas possible de travailler sur le groupe. Le
debriefing collectif ne peut s’appuyer sur les idéaux collectifs, sur les
liens identificatoires et communautaires pour reconstruire l’individu.
Les contre-indications sont les suivantes : les familles (en raison de la
complexité de leurs liens) ; lorsqu’une personne du groupe a commis ou
est supposée avoir commis une faute réelle qui a déclenché ou aggravé la
catastrophe ou l’accident ; les groupes d’élites (fondés sur la solidité et la
fiabilité du groupe) ; les groupes conflictuels ; et les groupes de sujets
sans aucuns liens préalables et/ou non exposés directement.

LES CONDITIONS

À quel moment ?
86 -
Mitchell préconise une intervention précoce, de 24 à 72 heures
après les faits pour que les sujets aient émergé du sentiment d’irréalité lié
à l’incident critique.
En revanche, le debriefing psycho-dynamique est une technique de
soin post-immédiat, qui s’organise 72 heures à une semaine après l’évé-
nement, de façon à préserver les sujets d’une exposition trop précoce, et
à éviter les débordements de stress ou émotionnels. Ce délai permet éga-
lement de s’appuyer sur l’évolution déjà perceptible des symptômes.
L’efficacité est également moindre après une semaine.

Pour combien de personnes ?


De 5 à 12 personnes pour Mitchell, de 3 à 10 personnes pour le
debriefing psycho-dynamique. Ainsi, le groupe est composé de 3 à 5 per-
sonnes minima pour qu’une dynamique de groupe s’installe, et de 10 à
12 personnes maxima pour que chacun puisse s’exprimer suffisamment
longuement, et pour éviter des répétitions qui finissent par devenir las-
santes et détournent l’attention du groupe.
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Pour quelle durée et où ?


De 2 à 3 heures pour les deux modèles (CISD et debriefing psy-
cho-dynamique), dans un lieu neutre, confortable, et qui respecte la
confidentialité.

L’organisation ?
Le CISD de Mitchell s’organise en deux temps. 1) La préparation du
debriefing collectif et 2) le debriefing collectif en sept étapes, animé par
un leader secondé d’un co-leader.
Le debriefing psycho-dynamique s’organise en trois temps. 1) La pré-
paration et les indications : le psychothérapeute s’informe des conditions
de l’événement pour poser les indications et organiser le debriefing. 2)
Le debriefing collectif est animé par psychothérapeute, secondé par un
co-thérapeute. 3) Des entretiens individuels sont proposés aux partici-
pants.
Dans les deux modèles, il est évident que les animateurs et les co-ani-
mateurs se concertent pour régler leurs interventions avant le debriefing
collectif. Les rôles de leader (CISD) ou de psychothérapeute (debriefing
psycho-dynamique) diffèrent comme nous le verrons dans le chapitre
- 87
suivant. En revanche, dans les deux modèles, les co-animateurs ont des
rôles semblables. Ils ont la même fonction de soutien à l’animateur, et de
régulation du groupe. L’un des différences réside dans la prise de notes : le
co-leader prend des notes alors que le co-thérapeute ne le fait pas.

LE DÉROULEMENT

C’est dans le déroulement du debriefing que les différences se jouent


véritablement, les approches conceptuelles et les pratiques qui le sous-
tendent étant radicalement opposées. Là où Mitchell construit un pro-
tocole rigoureux, en sept étapes codifiées, où les registres sont clivés, le
debriefing psycho-dynamique se définit par un protocole souple, qui
favorise les mises en lien. Ce qui est enseigné dans le premier (version
psycho éducative) par le leader, est « extrait » du groupe lui-même par le
psychothérapeute (version thérapeutique).

Le déroulement du debriefing codé par Mitchell


Pour Mitchell, les sujets ne doivent pas être exposés immédiatement
à leurs émotions. Il propose donc d’opérer une courbe en V. Il introduit
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la séance par les faits (niveau narratif ). Les participants sont invités à
s’exprimer sur l’événement lui-même afin de le reconstituer le plus
objectivement possible. Dans un deuxième temps, les participants se
doivent de « descendre » au niveau subjectif et cognitif des pensées, puis
de « descendre » plus encore, au niveau affectif et sensible des émotions
et des symptômes. Ils sont ensuite invités à « remonter » au niveau
cognitif de l’explication et de la connaissance de ces émotions, puis au
niveau de l’explicitation des pensées, afin que ces pensées rationnelles se
substituent aux pensées « inadéquates ». Les participants sont informés
par le leader de la normalité de leurs réactions, et peuvent ainsi les criti-
quer. Ils « reviennent » ensuite au niveau des faits, éclairés par les infor-
mations recueillies et les explications du leader. Ainsi, les participants
ont une description objective de l’incident, dédramatisée grâce à leurs
nouvelles connaissances, débarrassée de leur propre vision « partielle et
erronée ». Ils peuvent enfin se tourner vers un avenir positif, soulagés de
leurs « préoccupations gênantes issues de l’incident ». Ils sont psycholo-
giquement mieux armés pour faire face aux futurs incidents. Le proto-
cole en sept étapes se déroule donc ainsi :
1- Introduction (Introduction phase) : Le leader présente le cadre, la
88 -
démarche et la méthode
2- Faits (fact phase) : Les participants doivent élaborer une descrip-
tion très précise et commune des faits. Ils en construisent un récit minu-
tieux.
3- Pensées (thought phase) : Chaque participant exprime ce qu’il a
pensé avant, pendant, après l’incident critique.
4- Réactions (reaction phase) : Chacun exprime ses émotions et ses
réactions immédiates. Le leader intervient pour « normaliser » les réac-
tions « normales à des situations anormales ».
5- Symptômes (symptom phase) : Les participants exposent leurs
symptômes. Le leader les classe en PTSD.
6- L’enseignement (teaching phase) : C’est la phase psychoéducative.
Le leader explique le stress, son impact, son évolution. Il donne des
informations personnalisées sur le coping. Il « dédramatise » et souligne
le rôle bénéfique de l’hygiène de vie et du soutien social.
7- Retour d’expérience (reentry phase): La synthèse se termine par la dis-
tribution d’un document explicatif. Le leader exprime des propos encoura-
geants pour orienter l’avenir et s’assure que chacun peut rentrer chez lui.
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Le déroulement du debriefing psycho-dynamique


Contrairement au CISD de Mitchell, les registres ne sont pas clivés
ni ordonnés. Le debriefing collectif psycho-dynamique a plutôt pour
objectif de dégager un questionnement personnel à partir de la verbali-
sation collective, et de la confrontation d’expériences vécues en com-
mun. Après avoir exposé les consignes, le psychothérapeute demande à
chacun de s’exprimer sur l’événement, de façon spontanée. Les faits
sont abordés exclusivement de façon subjective, individualisée et en lien
avec le vécu. La scène n’est jamais reconstituée. Il s’agit pour les partici-
pants, comme le propose Crocq (2002), de « faire part de l’ensemble de
son expérience vécue, « dans le désordre », mêlant aux éprouvés affectifs
les sensations, les visions et les pensées ». Le thérapeute reprend donc
avec chacun le déroulement de l’événement avec les affects, les éprouvés
sensoriels, les émotions, et les rattache à des représentations qui permet-
tent aux participants de penser l’événement traumatique et de prendre
une distance minimale. Crocq (2002) le formule ainsi :
« Ils ne savent pas à l’avance ce qu’ils vont dire, mais, en improvisant des mots, des
adjectifs, des exclamations et toute une grammaire, ils sortent du plus profond d’eux-
mêmes ce qui les perturbait et commencent ainsi à maîtriser ce qui, de force obscure et
omniprésente parasitant le moi, se réduit désormais à la dimension d’un discours et
d’une représentation mentale. » - 89

Grâce à ces témoignages communs, ils s’aperçoivent que leurs émo-


tions et leurs symptômes sont partagés par tous, ce qui les légitime et les
« humanise ». Il s’agit d’une prise de conscience commune et en aucun
cas d’un précepte énoncé par le thérapeute. De la même façon la culpa-
bilité est traitée collectivement par le groupe où chacun prend
conscience qu’il n’en a pas l’exclusivité. Pour ce faire, le thérapeute s’ap-
puie sur les ressources du groupe (la confrontation des expériences et du
vécu traumatique) et les ressorts du groupe (idéaux collectifs, solidarité,
liens libidinaux et identificatoires). Ainsi, le psychothérapeute ne donne
aucune information sur la normalité et la durée des réactions post-trau-
matiques. Il ne propose ni interprétation, ni analyse, ni information, ni
conseil. Il respecte les règles habituelles de l’entretien clinique, c’est-à-
dire qu’il ne juge pas, ne déculpabilise pas, ne dédramatise pas, ne mini-
mise pas, ne banalise pas. Le debriefing collectif ainsi conçu n’est qu’une
ouverture à un travail thérapeutique plus individualisé. Les entretiens
individuels serviront à dépister les sujets plus particulièrement traumati-
sés ou fragilisés, et à les orienter vers des lieux de soins psychiques ou
médicaux. Ainsi, les quatre phases du debriefing psycho-dynamique sont
les suivantes :
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1- Présentation du cadre et des règles (confidentialité, verbalisation


autour de l’événement, non-jugement, non-attaque).
2- Expression sur l’événement et son vécu subjectif : Chaque parti-
cipant est invité à s’exprimer sur l’événement : à la fois les faits, les repré-
sentations, les affects, les éprouvés sensoriels, les émotions, les pensées...
L’expression concerne l’événement dans sa dimension subjective (pas de
version commune ou supposée objective). L’animateur distribue la
parole, reformule, relance et clarifie.
3- La synthèse et l’information sur les entretiens individuels :
L’animateur demande à chacun de conclure. Il aide les participants à
faire la part entre ce qui ressort du collectif, ce qui serait de l’ordre d’une
symptomatologie commune, et ce qui leur appartient en propre. Enfin,
il fait une synthèse et propose les entretiens individuels (généralement
proposés après une longue pause, par exemple la pause déjeuner).
4- Les entretiens individuels d’orientation : Après le debriefing col-
lectif, des entretiens individuels sont proposés à chaque participant, de
manière à reprendre de façon plus personnelle ce qui a été abordé dans
le groupe, et pour effectuer d’éventuelles orientations thérapeutiques.
90 -
VALIDATION

Le debriefing collectif a été conçu pour prévenir et atténuer les effets


des traumatismes psychiques. Or, comme nous l’avons déjà précisé,
« aucune technique thérapeutique connue à ce jour ne peut prévenir ou
empêcher l’éclosion du trauma mais le debriefing psycho-dynamique
pourrait simplement, et c’est déjà beaucoup, en diminuer l’intensité et
la durée. Il offre l’opportunité de se dégager de l’emprise du réel de
l’événement et du réel de la mort » (Damiani, 2002). Encore faut-il le
démontrer, mais les études de validation sont très difficiles à construire.
Selon Hovens (2002), les évaluations préalables chez les intervenants et
les victimes ne sont pas envisageables, la randomisation est compliquée
à mettre en œuvre, les enquêtes de satisfaction ont montré leurs limites.
Les recherches contrôlées et scientifiquement irréprochables sont donc
extrêmement rares.

Pour le debriefing de type « Mitchell »


Hovens (2002), dans sa méta-analyse d’un ensemble de recherches
sur le CISD, relève les points suivants : les participants aux groupes de
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debriefing sont globalement satisfaits d’avoir pu parler collectivement de


ce qu’ils ont vécu. Le CISD n’est pas une technique permettant de pré-
venir le PTSD et la dépression, il sensibiliserait aux émotions plutôt que
de les apaiser. Les points forts du CISD se trouvent dans le soutien pra-
tique, social et émotionnel où sont utilisées des techniques de renforce-
ment du Moi et non de confrontation à l’événement. Les études mon-
trent aussi qu’un debriefing trop précoce (immédiatement après les faits)
est beaucoup moins efficace.
Nehmé, Ducrocq & Vaiva (2004) ont procédé à une revue de ques-
tion plus récente. Selon eux, l’ensemble des études rigoureuses concer-
nant l’efficacité du CISD est assez concordant sur les points suivants : le
CISD et les debriefings s’y apparentant sont plutôt inefficaces quant à la
prévention du PTSD de façon globale. Il est cependant utile pour apai-
ser le stress (effet immédiat) et les réactions anxieuses.

Pour le debriefing psycho-dynamique


Le debriefing psycho-dynamique n’a jamais fait l’objet, à ce jour,
d’étude d’évaluation. En revanche, De Clercq, Vermeiren et Henry de
Frahan (1996), concluaient à des résultats plutôt positifs après un
debriefing « à la française ». Nous ne pouvons nous appuyer uniquement - 91
sur cette étude pour conclure à l’efficacité de cette méthode, d’autant
qu’elle n’était pas tout à fait aussi aboutie qu’aujourd’hui. Nous ne pou-
vons donc que souscrire à la conclusion de Nehmé & al. (2004) :
« [Nous] constatons le manque notable d’études rigoureuses randomisées et
contrôlées portant sur le debriefing psychothérapeutique tel qu’il est élaboré et réalisé à
la “française”. »
Il est donc urgent d’y procéder et nous nous y attachons.

POUR CONCLURE...

Nous pouvons reprendre un certain nombre de recommandations


élaborées par Nehmé & al. (2004) et notamment que le debriefing col-
lectif doit respecter un objectif de prévention. Il ne peut y parvenir
que s’il s’inscrit dans un dispositif plus global de soins psychiques.
Mitchell et Everly (1995) eux-mêmes insistaient sur une pratique du
CISD intégrée dans une intervention d’aide globale, à plus long
terme, avec un suivi des sujets. Dans leur manuel, ils décrivaient aussi
les individus plus fragiles et les signes qui doivent alerter.
Apparemment, leurs successeurs ont oublié allégrement ces préceptes
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pourtant fondamentaux. Or, il est illusoire d’imaginer que le trauma


puisse se régler en une séance pour l’ensemble des sujets. Il ne peut
être efficace que si les indications sont scrupuleusement respectées
(homogénéité du groupe déjà constitué où tous les participants ont été
exposés au même événement). Deuxièmement, le debriefing ne devrait
être pratiqué que par des psychothérapeutes formés – c’est-à-dire des
psychologues et des psychiatres –, et rompus à la pratique de la souf-
france psychique et de l’animation des groupes. Seule une solide for-
mation théorique et personnelle permet, tout en restant dans l’empa-
thie, de garder une saine neutralité, de tout entendre sans être débordé
soi-même par l’angoisse et par le besoin de rassurer. Il s’agit, pour
l’animateur, de se positionner en thérapeute, en révélateur des res-
sources du groupe et non pas en expert « sachant ». Il n’est là que pour
susciter un questionnement collectif qui pourra mener les participants
sur le chemin d’un questionnement personnel, et motiver éventuelle-
ment une demande de soin individuel. Le debriefing collectif n’est
qu’une étape sur le chemin de la reconstruction du sujet. Il peut avoir
un effet apaisant immédiat, et c’est déjà beaucoup, mais il est manifes-
tement insuffisant pour parer au développement d’une névrose trau-
matique. Enfin, si l’on « fait du groupe », c’est aussi pour apporter une
92 - reconnaissance collective de la souffrance, pour lutter contre le senti-
ment massif d’abandon après un trauma, pour recréer une cohésion de
groupe et un lien social autour d’une parole vivante et partagée, et non
pas autour du mortifère, de la fascination pour l’horreur, du non-sens
ou de l’impensable. Mais comment serait-il possible de mesurer cette
fonction pacificatrice et ce retissage des liens communautaires ?
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Tableau récapitulatif des deux formes de debriefing collectif

- 93
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& VERMEIREN E. (Eds), Les debriefings psychologiques en question. Garant, Anvers,
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La méthode EMDR
et les troubles post-traumatiques
Gérard POUSSIN

La thérapie EMDR a été inventée en 1987 par Francine Shapiro, une


psychologue américaine. Elle appliqua cette méthode à des vétérans du
Vietnam qui continuaient à souffrir d’un syndrome post-traumatique.
Elle s’aperçut que des sujets qui souffraient depuis plusieurs années et
avaient utilisé différentes thérapies recouvraient rapidement un état psy-
chique apaisé avec cette méthode. Le principe est fondé sur le fait que
les patients sont invités à se remémorer un événement traumatique tout
en suivant la main du thérapeute des yeux, en évitant de bouger la tête,
d’où le nom « Eye Mouvement desensitization and reprocessing » pou- - 95
vant se traduire par « désensibilisation et retraitement de l’information
par mouvements oculaires ». Pour expliquer le succès de ce processus
Shapiro (1995) fit l’hypothèse que, pour des raisons neurophysiolo-
giques inconnues, le souvenir traumatique créerait une sorte de réseau
de neurones indépendant de l’ensemble des autres souvenirs contenus
dans la mémoire à long terme. Cette particularité donnerait au souvenir
traumatique toute sa force de nuisance puisqu’il ne serait pas « tem-
péré » par son intégration dans la mémoire. C’est donc cette intégration
que produiraient les mouvements oculaires durant le protocole mis en
place par Shapiro qui imagina même une sorte de « resynchronisation »
des deux hémisphères. Ce dernier point a eu tendance à faire sourire les
neurophysiologistes que j’ai interrogés…
En tant que praticien la première remarque que l’on fait en utilisant
cette méthode est l’apparente efficacité de celle-ci et sa rapidité dans cer-
tains cas. Mais j’observe également l’importance de certains éléments du
protocole. Il est par exemple demandé au patient d’associer le souvenir
dérangeant à une pensée qui pourrait résumer l’image négative qu’il
produit en lui et de lui. Cette invitation n’est pas si facile que cela à réa-
liser pour le patient et les exemples qui sont donnés dans le manuel
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(Shapiro, 1995) peuvent paraître un peu naïfs et manquant de profon-


deur. C’est le cas de phrases telles que « je me sens impuissant », etc. En
fait il m’est apparu en travaillant avec les patients qu’une attention pré-
cise à cette pensée permettait d’aboutir à une connaissance très originale
du traumatisme et de ce qu’il signifie pour la personne concernée.
L’importance de ce protocole a d’ailleurs conduit certains travaux cri-
tiques à mettre en doute le cœur même de la méthode : selon ces cri-
tiques si le processus est efficace cela ne serait pas tant du fait des mou-
vements oculaires que du protocole qui les précèdent et les
accompagnent ensuite. Le scepticisme qui a prévalu parmi les psycho-
thérapeutes aux États-Unis a donc conduit à une multitude d’études
comparant l’EMDR à d’autres thérapies. J’ai relevé pour ma part 336
articles publiés depuis 1989 dont 145 depuis 2000. Parmi toutes ces
études je citerai celles qui me semblent les plus pertinentes. La plus
ancienne est celle de Wilson, Becker & Tinker (1995) qui comprend 80
sujets des deux sexes dont la moitié a été placée en liste d’attente par
tirage au sort tandis que l’autre moitié bénéficiait du traitement. Cinq
thérapeutes connaissant bien la méthode prenaient en charge les
patients pendant trois mois et ils étaient ensuite examinés par un profes-
sionnel qui évaluait leur état de stress post-traumatique. Les patients
96 - ayant été traités avaient un niveau d’anxiété post-traumatique significa-
tivement inférieur à celui qu’ils présentaient avant traitement. En
revanche il n’y avait aucun changement pour les patients du groupe
d’attente. Ces derniers après traitement montraient ensuite la même
évolution positive. Une vérification 90 jours plus tard confirmait le
maintien de ces effets. Cette première étude, si elle confirme bien l’effi-
cacité de la méthode, ne permet pas une mise en concurrence avec
d’autres thérapies. C’est en revanche le travail qui a été réalisé par
Shepherd, Stein et Milne en 2000. Il ne s’agit pas cette fois d’une étude
unique, mais de la recension de 16 études différentes. Il s’avère tout
d’abord que 15 études sur les 16 examinées révèlent une évolution posi-
tive des patients traités. Comparés aux techniques habituelles d’exposi-
tion qui ont cours le plus souvent aux États-Unis ces résultats paraissent
au moins aussi bons. Ils sont en tout cas meilleurs que les thérapies uti-
lisant seulement la relaxation. C’est à cette occasion que la critique que
j’ai évoquée tout à l’heure a été mise en exergue. En effet Shepherd et ses
collègues ont découvert que dans 5 des travaux analysés les mouvements
oculaires n’ont pas été indispensables dans le traitement, qui fonction-
nait aussi bien sans eux. Par ailleurs ils remarquent que certaines études
ne satisfont pas toujours aux standards de la recherche (taille d’échan-
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tillon trop faible, absence de vérification « en double aveugle », etc.).


Cela a conduit à une recherche récente (2004) de Hertlein et Ricci
consacrée précisément à la confrontation d’études sur la thérapie
EMDR avec une liste standard de 19 critères considérés comme garan-
tissant la validité d’une étude scientifique (tels que : validité des instru-
ments de mesure, qualité des évaluateurs, tirage au sort de l’échantillon,
etc.). La moyenne des 16 études sur le standard de recherche est de 8, 28
(sachant que le maximum est 13) avec 9 études au-dessus de cette
moyenne. La meilleure étude (du point de vue des standards de
recherche) obtient 12 et la plus mauvaise est à 6,5. On peut donc en
conclure à une certaine fiabilité. Mais quel est le rôle joué par les mou-
vements oculaires dans l’efficacité observée de cette méthode ? On pour-
rait considérer finalement que ces mouvements ne sont qu’un outil mar-
keting. Cette question a été très profondément analysée par Allen Rubin
(2003) dans une revue très vaste de la littérature. Il passe en revue les
différents domaines d’application de la méthode au stress post-trauma-
tique (les enfants, les anciens combattants, les victimes civiles) et se
focalise sur les études qui comparent la méthode avec et sans les mouve-
ments oculaires. Dans ce dernier cas les différences entre groupe ont
tendance à disparaître. Cela pourrait signifier que l’EMDR n’est qu’une
variante, peut-être plus agréable pour les patients, des thérapies par - 97
exposition. La conclusion de Rubin est donc prudente : l’EMDR
apporte parfois des réponses plus appropriées à certains patients, mais ce
n’est pas la méthode qui va révolutionner la pratique des psychothéra-
pies pour les années à venir comme annoncé par ses promoteurs. Elle est
en particulier moins sûre avec les enfants et avec les personnes souffrant
de traumatismes multiples.
Si nous revenons à présent vers la pratique clinique nous rencontrons
une autre forme de contestation de la nouveauté de l’EMDR : elle ne
serait qu’un avatar de l’hypnose. Il est facile de répondre que le proto-
cole utilisé ne comporte pas de suggestions comme dans l’hypnose. Il
n’empêche que le mode d’action ressemble bien à la procédure hypno-
tique : le sujet doit se focaliser sur un objet en mouvement et sur des
images qu’il a en tête. On peut donc se demander si son état ne peut pas
s’assimiler à un état de conscience modifiée comme dans le cas de l’hyp-
nose. Cette question a été traitée par Stein, Rousseau et Lacroix (2004).
Ainsi qu’elles le remarquent, certains patients décrivent une situation où
l’image (ou bien la sensation) s’impose au sujet comme émanant d’une
force externe et non comme produite par le sujet lui-même (alors que
c’est évidemment bien le cas). J’ai vu certains patients qui éclataient en
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sanglots au bout de quelques mouvements, comme si l’association entre


la pensée et la mise en mouvement des yeux créait un phénomène parti-
culier qui s’imposait à eux. Cela pourrait s’apparenter à une sorte de rêve
éveillé (sans rapport avec la technique du même nom développée par
Robert Desoille). Shapiro assimile en effet les mouvements oculaires de
l’EMDR à ce qui se produit dans la phase de sommeil dit « paradoxal »
durant lequel se déroulent les rêves (théorie actuellement remise en
cause par divers neurophysiologistes). Et de fait certains patients esti-
ment se trouver dans un état proche du rêve tout en le reconnaissant
comme nettement différent, notamment par l’absence de confusion
avec la réalité que l’on peut avoir dans beaucoup de rêves. Le sujet reste
à distance des images qu’il perçoit, il se sent parfois même spectateur de
scènes dans lesquelles il était acteur dans la réalité, ce qui évoque égale-
ment les phénomènes dissociatifs décrits par Pierre Janet. Il n’est donc
pas impossible que cet état un peu particulier soit en partie responsable
des effets produits, mais il ne me semble pas exact de l’apparenter à
l’hypnose.
D’autres processus sont sans doute à l’œuvre dans l’action thérapeu-
tique de l’EMDR. En effet le protocole mis en place ne consiste pas seu-
lement à se remémorer le souvenir traumatique. Les praticiens sont invi-
98 - tés à suivre le sujet dans le dédale de ses souvenirs, notamment
lorsqu’une autre image apparaît au décours d’une série de mouvements.
Lorsque les mouvements s’arrêtent les patients sont invités à dire l’en-
droit de leur souvenir dans lequel ils se trouvaient au moment où la sti-
mulation a cessée. Ils peuvent ensuite repartir de ce moment-là, mais il
arrive que des sujets fassent part d’un nouveau souvenir qui a surgi. On
va alors donner corps à ces liens en invitant le sujet à poursuivre dans ce
sens. Cette mise en lien des souvenirs se retrouve d’ailleurs dans d’autres
techniques thérapeutiques. Mais ici le lien n’est pas « interprété », il est
seulement soutenu, retissé avec le patient. Il s’avère que cette mise en
lien s’accompagne le plus souvent d’une atténuation de la force négative
du souvenir de départ.
Dans cette espèce de voyage dans ses souvenirs auquel le sujet est
invité on observe une alternance assez curieuse entre le passé et le présent.
En effet les mouvements oculaires se déroulent dans le silence : le théra-
peute ne parle pas, mis à part quelques encouragements à continuer en
cas d’abréaction violente, et le sujet non plus. En revanche dès que la
main du thérapeute cesse de se mouvoir le sujet est invité à exprimer son
ressenti par rapport à ce qu’il vient de se passer et à indiquer le point où il
se trouve dans le parcours de remémoration. Cette alternance est tout à
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fait spécifique à ce type de prise en charge et rend compte à mon avis


d’une part de son efficacité. Elle donne au sujet le moyen de se plonger
dans le passé sans s’y perdre et de pouvoir toujours revenir au présent.
L’être humain est profondément marqué par les rythmes : les saisons, les
alternances nuit-jour, veille-sommeil, etc. Ce sont des éléments externes
qui « mettent à l’heure » l’horloge biologique. À travers le protocole le
patient retrouve un rythme qui lui permet de différencier nettement le
passé et le présent et de maîtriser cette alternance. Il est d’ailleurs recom-
mandé au thérapeute de ponctuer certaines manifestations douloureuses
du patient pendant les mouvements par une phrase telle que : « C’est du
passé », afin d’accélérer le processus de différenciation.
Le quatrième point susceptible d’expliquer l’efficacité de cette théra-
pie est la mise en relation qui est faite entre trois modes de remémora-
tion qui sont présentes dans le traumatisme : la cognition, l’image et la
sensation. Lorsque le thérapeute EMDR travaille avec son patient il lui
demande de proposer une pensée qui correspond le mieux à ce que
représente pour lui l’événement, ce qu’il produit comme forme de pen-
sée sur lui-même. C’est le niveau cognitif du traumatisme. On demande
ensuite quelle image correspond le mieux à cet événement. Et enfin ce
que cette image et cette pensée produisent comme sensation au niveau
corporel. Ces trois modes de remémoration sont donc activés avant le - 99
départ des mouvements. Ils vont pouvoir évoluer chacun à leur manière
dans la suite de la séance. À chaque arrêt on interroge le patient sur ce
qui a changé et ces changements peuvent se produire sur des modes très
différents. L’utilisation systématique de ces différentes modalités est un
outil important dans le processus de soin.
Lorsque le sujet est parvenu à mieux maîtriser les images, les pensées
et les sensations relatives au traumatisme on passe alors à une nouvelle
phase qui est celle de l’instauration de la pensée positive. Cette dernière
a été sollicitée dès le départ. Elle est à l’inverse de ce que produit le sou-
venir traumatique et n’est donc pas considérée à ce titre comme réaliste
par le patient qui croit assez peu à son éventualité. Elle va de pair avec
une faible croyance du sujet dans son efficacité à lutter contre le souve-
nir traumatique et à faire face aux situations difficiles qui pourraient se
présenter. On ne peut donc la travailler réellement qu’après être parvenu
à une atténuation significative de la force du souvenir traumatique, mais
on prend soin de l’évaluer avant. On pourrait se contenter de cette atté-
nuation de la force du souvenir traumatique, mais les effets positifs du
travail ne dureraient pas car le sujet ne tarderait pas à retomber dans sa
croyance en son inefficacité. Le fait de croire en ses capacités à gérer un
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problème difficile est un moteur essentiel dans la guérison. Cela a été


montré par A. Bandura (1997) dans de multiples travaux. Le travail sur
la croyance du sujet dans ses capacités à faire front va donc être travaillé
par les mêmes moyens, c’est-à-dire que l’idée qu’il est possible de penser
différemment sera accompagnée de mouvements oculaires. Cette inver-
sion pourra sembler curieuse, mais on la retrouve aussi dans certaines
pratiques thérapeutiques traditionnelles où la maladie est considérée
comme une inversion de la santé nécessitant donc un cheminement à
l’envers.
Une caractéristique importante du protocole EMDR réside enfin
dans l’insistance du thérapeute à faire naître les émotions et les sensa-
tions corporelles. Le fait d’imprimer un mouvement et d’être soi-même
en mouvement produit une alliance entre thérapeute et patient au
niveau des émotions et des sensations. Il faut souvent lutter contre les
tendances de certains patients à intellectualiser le processus, à expliquer,
à interpréter leurs actions en termes symboliques. Nous entendons sou-
vent des patients expliquer que leur sensibilité vient de ce qu’à leur nais-
sance leur mère a eu telle ou telle expérience désagréable, ou encore
qu’une interruption volontaire de grossesse ayant précédé leur naissance,
il pèse sur eux un désir de mort, etc. Ces manifestations se révèlent la
100 - plupart du temps comme des défenses face à l’irruption de l’émotion
dont le sujet craint qu’elle ne le déborde, l’ayant à de nombreuses fois
expérimenté lors de son vécu traumatique. Pour le praticien EMDR ce
n’est pas en évitant la confrontation avec le souvenir traumatique et
l’émotion qu’elle produit que ce souvenir perdra de sa nocivité. Il rejoint
en cela le thérapeute cognitivo-comportementaliste qui explique l’évite-
ment comme une source de renforcement de la croyance dans le risque
encouru à abandonner tel rituel ou telle angoisse supposée protectrice.
L’intellectualisme est sans doute la défense la plus fréquente face au pro-
cessus EMDR. Elle ne peut être levée qu’à travers une application stricte
du protocole de la cure.

CONCLUSION

Le Génie de Freud a été de construire une méthode qui répondait


parfaitement à la mythologie de son époque et d’une partie de la nôtre.
En grand humaniste il connaissait l’importance des œuvres de Sophocle
et Shakespeare et il a mis à notre portée une version moderne des
mythes qui nous hantaient. Son impact est encore considérable, mais
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une vision plus scientifique du monde où les dieux ont de moins en


moins leur place (« le grand Pan est mort » nous disait le poète) nous
conduit vers d’autres modèles. Le succès de l’EMDR outre Atlantique
est peut-être un exemple de cette nouvelle orientation. Cette idée d’un
dispositif qui met en relation directement notre corps avec notre cer-
veau via ces « miroirs de l’âme » que sont les yeux est sans doute un
point fort pour les patients. Au-delà de toutes les explications ration-
nelles que j’ai exposées, pour lesquelles il me semblait que l’on pouvait
expliquer l’efficacité de cette méthode, il y a cette adéquation avec une
demande sociale sous-jacente en accord avec les nouveaux mythes de
notre société. Cette ultime remarque ne signifie pas que l’EMDR et son
efficacité ne reposeraient que sur une illusion sociale. Toutes les
méthodes thérapeutiques s’enracinent dans un tissu social dans lequel
elles peuvent développer une efficacité parce qu’elles correspondent aux
besoins d’une époque. Dans ce domaine comme dans d’autres il n’y a
pas de fin de l’histoire.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES - 101

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L’urgence, le trauma
À propos du travail clinique
avec des enfants errants dans les rues de Bamako
Olivier DOUVILLE

PRÉCAUTIONS PRÉLIMINAIRES

L’importation de la notion d’urgence du champ de l’action soignante


à celui de l’aide éducative et psychologique aux sujets en grande errance
et en grande exclusion sociale est une donnée récente. Elle peut s’inscrire
dans le contexte plus général de la traumatologie et de la victimologie
qui désigne moins une nouvelle spécification des problèmes cruciaux en
clinique et en psychopathologie que la façon dont la clinique et la psy-
- 103
chopathologie sont tributaires de la demande sociale. Le socle dogma-
tique de la clinique et de la psychopathologie qui est la psychanalyse est-
il, alors, interrogé par cette demande ? Ou, pour le dire autrement, le
clinicien doit-il positiver dans son champ épistémologique les termes de
cette demande ?
Il n’est pas si aisé de répondre à ce genre de questions critiques que
les cliniciens, qui comme moi et bien d’autres travaillent dans des situa-
tions limites et catastrophiques, rencontrent souvent de la part des plus
savants de nos amis et collègues.
Répondre que c’est en se portant à la rencontre de sujets marqués par
ce réel moderne qu’est la conjonction de la guerre, de l’économique et
de la mort, que des psychanalystes ont pu enrichir le corpus théorique
de la psychanalyse et y apporter des données nouvelles (tel l’abando-
nisme de Spitz, le travail sur le jeu d’A. Freud, les anciennes notions sur
l’accompagnement du traumatisme chez Rivers1) ne suffit pas. Pour
deux raisons. D’une part, la moisson de notions réellement nouvelles
ainsi mises au jour reste maigre, d’autre part on a souvent l’impression, à
la lecture des auteurs qui travaillent actuellement sur les grands exclus
qu’ils se forgent une théorisation idiosyncrasique qui leur permet de
faire bloc avec leurs théorisations et avec leurs patients. Il en est ainsi de
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l’usage incantatoire de la catégorie de l’« obscène » (avec davantage de


nuances et de solidité conceptuelle chez Duez2) ou de cette étrange de
forclusion anale décelée chez les clochards de Paris par Declerck3.
Il faut toutefois partir de ces écrits pour comprendre en quoi les
grands exclus dérangent et fascinent encore, pour ne rien dire de l’auto-
séduction exercée sur eux-mêmes par les professionnels qui s’en « occu-
pent » et qui, pour éviter sans doute d’être happé parce qu’à de profon-
dément déprimant de telles rencontres, se campent dans une figure
héroïque de témoin et de passeur, de dernier gardien de l’humanité en
désêtre etc. Ces témoignages sont le plus souvent l’expression lyrique ou
compassionnelle d’une démarche qui se renverse de la métapsychologie
en phénoménologie pour toucher le point qui insiste dans notre actua-
lité. Ils sont donc marqués d’une passion pour le réel qui en fait tout
leur prix. Il s’agit ici de cerner les incidences subjectives d’un effet de
désappropriation de masse des liens entre sujet, corps, histoire et espace.
Une fabrication en masse, non seulement de l’exclu ou du marginalisé,
mais du sujet réduit à sa seule présence de corps organique.
La massification de l’exclusion rend caducs des schémas dont on
usait depuis Vexliard4 pour parler de la clochardisation des marginaux.
De plus, il est impossible de parler des exclus ex-cathedra, nous en par-
104 - lons toujours en fonction de nos dispositifs d’accueil et de soin. À partir
de nos pratiques. C’est pour cela qu'une pratique d’urgence en direction
des grands sinistrés de l’exclusion va davantage être porté ceux qui en
sont les acteurs à développer un discours qui prendra comme matériel
de construction de ce qu’est l’exclu l’exemple emblématique de la folie,
de la psychose à ciel ouvert. Si, en revanche, l’activité consiste à faire du
lien social avec des sujets qui se campent encore au bord, à la genèse
d’un processus de précarisation possible les professionnels de l’assistanat
et de l’accompagnement sont moins portés à forger ce genre ce dis-
cours. Leur discours sera plus porteur de références beaucoup plus
sociologique ou anthropologique, on a ainsi pu parler par exemple des
« tribus de jeunes », des « nomades », et les catégories de cet ordre abon-
dent dans un discours sociologique toujours prêt à voir du groupe et de
la communauté dès que des sujets disposent entre eux d’un minimum
de protocole et de convention. Le discours qui se développe sur l’exclu
est tout à fait tributaire du dispositif mis en place pour aller à la ren-
contre de ces personnes, et la pire erreur serait de développer un dis-
cours totalisant, parce que ce discours totalisant assimilerait l’exclusion à
la folie, ou la dégradation du lien social chez les jeunes à des clichés eth-
nologiques comme le sont les termes de nomade.
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NOTRE ACTUALITÉ

La précarisation de pans entiers de la population mondiale dans des


camps de réfugiés, les exodes imposés, sont des situations qui ont rendu
légitimes l’action médicale d’urgence. Il est des situations nouvelles
favorisées par les recompositions rapides des frontières, les guerres, les
encore actuels retentissements géopolitiques des guerres froides, les
situations post-coloniales. C’est dire que, loin d’être une évidence
remontant à la nuit des temps, cette notion dramatique et dramatisée de
l’urgence a aussi son histoire qui est précise. L’intervention humanitaire
est fille de la médecine humanitaire, elle-même enfant des divers Samu.
Pour l’heure, on a vu s’étendre ce modèle des urgentistes (Emmanuelli,
Kouchner, Malhuret, Brauman, …) à l’action médicale de soin et d’ac-
compagnement psychologique en faveur des sujets les plus en détresse
dans la vie urbaine : les enfants dits « des rues », les « enfants-soldats5 »,
les jeunes filles en grande exclusion et à conduite sexuelle à hauts
risques. L’UNICEF, les ONG « Save the children », « Samu Social
International », et tant d’autres, ont pour objectif de mettre en place des
équipes de travailleurs sociaux et de médecins allant porter assistance à
ces jeunes sujets. Au panthéon victimologique de ces actions urgentistes
l’enfant en errance a pris le relais du réfugié. - 105
De nombreuses critiques sévères, souvent justifiées, ont été adressées
aux actions de « management » humanitaire6 reprochant à ces interven-
tions d’urgence de ravaler leurs bénéficiaires du rang d’acteurs poli-
tiques à une position de victimes réduites au plus radical et au plus
pathétique de leur risque létal réel. De tels assauts argumentés contre
l’idéologie humanitaire sont bienvenus et justifiés. Ils ne résument pas
pour autant l’entièreté du débat. Il est vrai que trop d’entreprises d’assis-
tance se légitiment et, trop souvent, fonctionnent à partir d’un schéma
et d’un programme excessif et dangereux. Ce dernier voudrait que ceux
qui disposent de toutes les clefs – de l’analyse du problème à l’adminis-
tration de solutions – parachutent leur bonne volonté, leur intrépidité
technicienne et leur désir d’aider à tout prix, sans se soucier plus avant
des réalités locales ni prendre appui sur les liens sociaux existants et les
modalités locales d’analyse et de recherche de solutions.
L’urgence, s’il en est une, n’est alors pas de réinclure ou de réinsérer,
mais de permettre à ces enfants et adolescents de pouvoir mieux utiliser
les fonctions de mise à l’abri et de soin qu’offrent des institutions. Il est
des exils de l’intérieur, des adolescents qui ne sont pas encore concernés
par des solutions sociales conventionnelles, mais que l’on peut aider à ne
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pas se détruire plus avant. Programme « minimum », « résigné », « défai-


tiste », diront certains. Programme qui prend plutôt au sérieux ce qui est
en train d’être destitué. Se voit remise au premier plan la fonction asi-
laire du soin psychique actuellement bradée au profit de la fonction pro-
motionnelle du soin éducatif.
Pour nous, cliniciens, la vraie urgence est celle du sujet et elle nous
impose de ne pas louper les moments-clefs des processus de subjectiva-
tion. Les temps du sujet ne coïncidant pas, loin s’en faut, avec les temps
de la protection de la personne et des soins corporels, temps, par
ailleurs, bien évidemment indispensables.

TRAVAILLER AVEC DES ENFANTS EN DANGER DANS LA RUE

Je vais ici faire place à une expérience d’aide « urgentielle » qu’à la


demande de X. Emmannuelli, et du ministère malien de la promotion
de l’enfant et de la famille j’ai contribué à mettre en place à Bamako,
capitale du Mali. Là une équipe mobile d’aide médicale, éducative et
psychologique va à la rencontre des enfants et adolescents en danger
dans la rue que nous rencontrons de jour comme de nuit. S’insérant
106 - dans un réseau éducatif et soignant avec des associations et des institu-
tions de droit commun de protection de l’enfance et des hôpitaux
(urgences médicales et psychiatrie), elle fonctionne sur le type de
« maraudes d’urgences » avec les enfants et adolescents en grand danger
dans la rue – dont certains, souvent orphelins, sont survivants des atro-
cités des guerres des pays limitrophes : Sierra Léone, Libéria et, mainte-
nant, République de Côte d’Ivoire.
La vie dans la rue expose beaucoup de jeunes, souvent coupés de leur
famille (simple et élargie), à des dangers physiques et psychiques. Cette
vie « dans la rue » qui se chronicise très rapidement n’est pas sans entraî-
ner des perturbations des fondations subjectives du temps, de l’espace,
d’autrui et du corps. Nous ne pouvons envisager ces répercussions sub-
jectives sans considérer, également, ce qui se présente comme logique
d’adaptation, voire de « suradaptation paradoxale » à ces conditions
limites.
Ces enfants qui nous préoccupent se regroupent donc par commu-
nautés de trauma bien plus que par affinités culturelles ou ethniques.
Est-ce pour autant qu’ils se définiraient comme des « victimes » ? Là
encore, la construction idéologique de la victime, nécessaire à légitimer
la médecine humanitaire, n’est pas d’un grand profit pour la recherche
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ni même pour l’abord clinique de ces jeunes. Ces groupes ne se présen-


tent pas comme des associations de victimes. Ils m’ont plutôt donné le
sentiment de vivre, entre apathie et défi, un rapport au temps tout à fait
particulier. Ce qu’ils ont vécu ne renvoie nullement aux grandes scènes
de violence initiatique, socialement contrôlées, qui marquèrent les iden-
tités et les identifications de leurs pères. Exacts contemporains d’une
violence actuelle socialement dérégulée, ces jeunes vivent l’insolite, gri-
sant et déprimant, d’être les premiers à pouvoir témoigner de ce boule-
versement violent des rapports des hommes entre eux, à propos de ces
transgressions terrifiantes de tout pacte généalogique et dont ils furent
victimes, témoins et, parfois, dans le cas des enfants-soldats, acteurs.
Être alors sans semblable aucun, c’est comme devenir « fou », dépourvu
de l’assise de la parole. Ce que nous observons est souvent que le jeune
est avec d’autres jeunes, et pourtant il n’y a pas encore pour certains
d’autre à proprement parler. Une imago du semblable sur laquelle il se
greffe par mimétisme, au point que si un de ces supports d’imago vient à
manquer (un jeune pouvant être raflé par la police par exemple ou ayant
inopinément quitté le groupe au sien duquel il avait élu un précaire
domicile), le jeune en repérage imaginaire régresse brusquement au
point, parfois de perdre la perception du temps de la faim, de la fatigue,
du sommeil. Nous avons affaire à des réalités primordiales du lien au - 107
semblable qui ne sont pas encore allégées par le semblant. Et l’imago si
elle fait dépendre l’usage du corps à la présence réelle du corps d’autrui,
ne peut rompre l’isolement du sujet ; l’imago défaillante supplée en rien
à la discordance.
Avant d’aller plus avant dans la relation clinique et phénoménolo-
gique de ce qu’est un enfant « de la rue » en danger dans la rue, il me
faut mentionner un fait clinique massif. Le premier constat qui s’impose
est que l’usage de produits d’addiction est massif. Ici ou là chez les
enfants qui passent la plus grande partie de leur temps dans la rue, voire
tout leur temps. On ne comprendra rien à cet usage tant qu’on le réfé-
rera à une dite « pulsion de destruction » ; car, souvent, pour bien des
enfants et des adolescents rencontrés, l’objet qui apporte une effluence
toxique est investi par eux comme leur unique propriété, un partenaire,
un compagnon. Le toxique comme compagnon, comme doublon par-
fois de la psyché, c’est bien ce que j’ai pu également constater à Bamako,
à Dakar ou au nord du Brésil. L’objet qui contient la drogue est investi
comme un prolongement du corps, pseudo-objet transitionnel venant
sans doute réparer des failles dans la construction des objets pulsionnels
infantiles. Toute généralisation aboutirait cependant à proposer des cau-
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salités absurdes. Ainsi, le discours collectif que des jeunes tiennent sur la
drogue, dès qu’on les rencontre dans leur groupe et sur leur territoire
pour parler longuement avec eux, se distingue-t-il de ce que chacun
d’eux peut dire de sa propre consommation, lors d’entretiens de nature
plus « privée ». À ce titre, au moins, ils sont comme tout le monde, ce
que dit le groupe ne subjective pas tout l’individu, la production de
normes groupales ne résume pas toute la problématique du sujet, cela
où que ce soit : en Afrique, en Amérique du Sud, en Chine ou en
Europe. Souvent, le discours qu’un groupe de jeunes errants tient collec-
tivement sur la drogue n’est qu’une couverture, car tous n’ont pas la
même expérience, les mêmes éprouvés, les mêmes expérimentations
actives ou passives des produits toxiques. La relation à la drogue est
double : relation au contenant de la drogue (flacon, chiffon, etc.) qui est
investi comme une propriété du sujet, une forme à quoi il se rattache, et
à son contenu, susceptible de modifier les rythmes et les états psy-
chiques. Elle est souvent plus ambivalente qu’on ne le suppose lors des
premiers contacts avec ces enfants et adolescents. Il est fort utile de per-
mettre à chacun de ces enfants et de ces adolescents de parler des pre-
miers temps de consommation de la drogue, dans la mesure où cette
expérience a pu provoquer des états physiques et psychiques fort
108 - contrastés, allant de l’euphorie au dégoût, du vécu du corps rigidifié au
corps halluciné comme léger et capable de milles prouesses. Enfin, il
reste aussi à situer cliniquement si des hallucinations sont recherchées, si
les drogues sont utilisées pour faire « craquer » le psychisme (cette heu-
reuse expression est de L. Croix7) et réduire à peu l’excitation psychique,
etc. Les usages des toxiques sont fort contrastés. De fait, la drogue peut
être utilisée pour surdéterminer les alternances de sommeil (diluant) et
de veille. Ainsi, à Bamako, Un dérivé d’amphétamine est utilisé que les
Américains utilisaient déjà durant la guerre du Viet Nam et qui est
nommé « les bérets rouges » – ce sont des capsules de couleur rouge. Les
adolescents sont rares à tenir un discours dépréciateur sur la drogue, ou
alors c’est qu’ils ne veulent pas du contact avec l’adulte et qu’ils antici-
pent la leçon de morale qu’ils redoutent d’entendre. Mais généralement
ils développent, sur l’usage des toxiques, un discours de gestionnaire.
Les dilapidateurs et les monomaniaques d’un seul produit les inquiètent
et les fâchent souvent. Ainsi, ce qui alerte les enfants sont les plus fra-
giles qui, parmi eux, prennent constamment le même produit, aux
mêmes doses excessives. S’il est une sagesse des consommateurs de
toxique, c’est celle de l’alternance. Ainsi, le produit permet de surcoder
le trait distinctif. Le jour on s’excite, la nuit on recherche le confort de
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l’apathie chimique ; les produits dérivés des amphétamines donnent les


compétences qui conviennent aux activités de la journée, les solvants
sont garants du repos de la nuit. Les adolescents ont souvent un discours
de gestionnaire de l’auto – ce sont des sujets modernes ;
Les quelques autres qui font un usage constant de la drogue, non
« stratégique » et qui portent plus massivement encore attaque à leur
vie psychique inquiètent donc tant leurs camarades de galère qu’ils
sont souvent, par les autres adolescents, signalés à l’équipe mobile des
soignants.
Ces jeunes-ci ne réussissent pas à adhérer à un groupe, à s’agglutiner
à lui. Un phénomène doit alerter : les situations d’extrême isolement de
jeunes enfants ou adolescents. Ces individus isolés passent plus facile-
ment inaperçus, dans la mesure où ils ont tendance à se retirer dans des
zones urbaines en friche, et, pour certains, à se laisser aller à une impor-
tante régression. On voit ici que les effets subjectifs graves ne se discer-
nent pas seulement dans le rapport du sujet au langage, mais dans le
rapport au corps, dans l’usage que le sujet peut faire de son corps, de
sorte que lorsque certains usages du corps ne tiennent plus, lorsque la
pudeur n’est plus là, lorsque la douleur n’alerte plus, le sujet est précipité
dans une forme d’exil immobile, d’errance immobile, plus exactement
où il ne se situe plus comme un partenaire pour le moindre échange, - 109
fut-ce recevoir des soins, fut-ce recevoir de l’assistance ; quelles sont ces
expériences limites ? On pourrait parler ici de la perte des rythmes signi-
fiants lesquels s’accompagnent toujours d’une non-prise en compte psy-
chique de zones corporelles. Il en va de même chez ces grands exclus que
j’ai rencontrés à Paris8. Un sujet qui ne se repère plus par rapport au jour
ou par rapport à la nuit et qui va se réfugier dans des lieux où il n’y a ni
nuit, ni jour : des garages, des stations de métro, des lieux qui ne sont
pas habités, caressés, dans ce contraste entre la nuit et le jour se dépose
de ce fait dans un temps éternisé, or plus quelqu’un se dépose dans un
temps éternisé, plus son rapport à l’espace est restreint. Le temps se
replie sur l’espace, et les représentations du corps se modifient, les zones
corporels s’indifférencient Ce que j’ai appris de la psychanalyse à cet
égard, c’est que notre fonctionnement corporel qui semble le plus natu-
rel, le plus aller de soi, qui devrait continuer à aller de soi, même lorsque
l’on est laissé à l’abandon, eh bien ce fonctionnement corporel ne va
jamais de soi, il lui faut être toujours soutenu, bercé, pris en charge et
relayé par le jeu des demandes et des réponses, des façons de dire le don
et le contre-don, bref, par le jeu du langage. Lorsqu’un sujet n’a plus la
moindre confiance dans les mots qu’il entend et dans les paroles qu’il
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prononce quand il n’attend plus rien de ce que la parole peut humaniser


de corps, il devient cette espèce d’objet qui encombre, qui gêne, qui
dérange, et son corps ne lui demeure plus comme un partenaire fiable.
C’est crucial. Le corps ne donne plus de signes de vie à la personne. Ces
grands exclus et certains de ces enfants des rues que j’ai rencontrés à
Bamako (Mali) ou à Fortaleza (Brésil9) peuvent vivre des expériences
d’anesthésie terrifiante ; de dysfonctionnement de ce qui rentre et sort
du corps, de brouillage des agencements orificiels et respiratoires, à tel
point que certains sujets se mutilent parce que ce corps qui est blessé,
qui contient une zone de douleur, contient, de ce fait, une zone qui se
rappelle à l’existence du sujet et qui rappelle le sujet à sa propre exis-
tence. J’ai pu voir en Afrique, mais ce n’est pas une réalité africaine, c’est
une réalité universelle, des sujets qui se rassurent en colmatant les trous
de leur corps avec des bouts de pain, des grains de riz.
La ligne de dérèglement progressif du rapport du sujet parlant à son
corps parlé est la suivant : sensation d’une éternisation du temps, repli
sur un espace de plus en plus restreint à un bassin de sensorialité avec
lequel el sujet fait corps, ressent une continuité corporelle. Cette restric-
tion de l’expérience physique et émotionnelle de l’espace à l’épreuve peu
qualifiée d’un assolement de l’être dans une aura du corps ne garantit en
110 - rien le sujet de moments tout à fait effrayants qui sont des moments de
vécu de liquéfaction du corps, de fuite du corps, de sa densité et de ses
contours. Auxquels répond l’exigence singulière de se réaffirmer qu’on a
un corps en le traitant d’une façon qui pourrait évoquer du masochisme
ou de la grande psychose, mais ce n’est ni du masochisme ni de la
grande psychose, mais l’exigence humaine d’être en lien avec un corps
partenaire, rabotée jusqu’à son trognon lorsqu’aucun usage groupal ne
met en place des modes pluriels de traitement de ces corps à la dérive
comme troués, « blanchis » figés dans les zones de « blanchiement » de
l’espace urbain
Je pense ici à une fillette de huit ans, ou un peu plus, que des jeunes
d’un groupe établi près de la Mosquée m’ont signalée. Au premier
abord, elle ne souffrait « que » d’infection des yeux. Toutefois, je me suis
interrogé sur le fait que ses deux yeux étaient également infectés par
frottement. Parlant avec les autres enfants, je me suis rendu compte que
cette gamine se bouchait compulsivement les yeux parce qu’elle souffrait
d’hallucinations. Il est bien évident qu’au-delà de la nécessaire désinfec-
tion des yeux, il fallait aussi un soin psychiatrique précis, qui fut donné
peu après. Dans un premier temps, il a fallu renoncer à la conduire vers
un centre « psy », car l’éloigner de cet espace où elle tournait en rond
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aurait été vécu comme un véritable arrachement, un démembrement


imposé. Cette décision imposait de rester auprès d’elle, régulièrement,
pendant de longues heures, et de donner des soins sur place. C’est très
progressivement, au terme de l’établissement de relations transféren-
tielles, qu’il fut possible de la conduire en psychiatrie.
Certains enfants sont d’autant plus en danger que les groupes peu-
vent exclure ceux qui inquiètent parce qu’ils souffrent de troubles tels
que délires, hallucinations, épilepsie ou énurésie. Souvent, ces enfants-là
s’auto-excluent, et il faut faire preuve de tact et de patience pour aller les
découvrir et leur parler. Il en est ainsi de ces enfants cachés sous des
tables de marché ou qui émergent à peine des toiles de sacs de riz ou de
couvertures pouilleuses, disposées à même le sol.

SUR UN PRINCIPE D’ACTION POSSIBLE QUI DÉBUTE PAR UNE CRITIQUE


THÉORIQUE

Un courant de pensée actuel, tend à devenir une référence domi-


nante dès qu’est abordée la dimension de la vie psychique des enfants et
adolescents vivant en situation de précarité et de danger. La notion cen-
trale de cette vogue est celle de « résilience ». La résilience désigne la - 111
capacité d’adaptation de certaines personnes aux conditions les plus
délétères de l’existence. Ce terme, popularisé notamment par Boris
Cyrulnik10 présente l’avantage indéniable de récuser en faux tout catas-
trophisme prédictif. Conjointe à la notion plus floue encore de vulnéra-
bilité la dite résilience devient trop vite un tic notionnel droit issu de la
théorie de l’attachement. Un attachement rassurant, sécurisant, prédis-
pose à la résilience, en revanche un attachement plus contrarié, plus
ambivalent (mais l’ambivalence n’est-elle pas à la source des plus délicats
de nos processus psychiques ?) conduit à la vulnérabilité. La causalité est
stricte, rigide, tautologique. Sur le terrain la réalité observée est autre et
l’observation de critères de comportements ne permet jamais de prédic-
tions fiables portant sur le devenir relationnel du jeune, sur son rapport
à autrui, au corps, sur les destins de sa vie affective.
Que la résilience puisse traduire une forme de rage de vivre ou de
survivre, qu’elle signifie que le fait d’être instruit par les douleurs de
l’existence permet de forger des armes moïques et surmoïques, qu’elle
permette encore d’objecter à toute psychologie déficitaire de l’exclu, eh
bien cela est juste. Mais surtout, cela importe assez peu, car il y a bien
des suradaptations en « faux-self » qui se brisent comme cristal dès
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qu’une prise en charge adaptée du jeune est entreprise. Dès qu’un sujet,
correctement accueilli et accompagné, entre à nouveau dans les circuits
de la parole, du don, de la réciprocité, et de la demande, on voit souvent
alors le plus « résilient », le moins vulnérable, régresser assez rapidement
et récapituler tout son fonctionnement orificiel. Il réapprend l’empan
symbolique des fonctions corporelles, leurs inscriptions déviées et subli-
mées dans les scènes anthropologiques du don et du contre-don. Voilà
pourquoi au terme de « résilience » je préfère faire usage de celui de
« suradaptation paradoxale » qui rend mieux compte de ce changement
de subjectivation des fonctions corporelles et corporo-psychiques une
fois que le jeune, autrefois caïd éternisé dans sa résilience orthopédique,
devient un partenaire du flux humain des paroles et des soins. Nombre
de ces enfants-soldats, par exemple, qui avaient connu de réelles situa-
tions de risque de mort imminente restaient longtemps, dans les rues
bamakoises, tiraillés entre un comportement où ils se faisaient la carica-
ture d’une volonté de jouissance et un mode de repli terrorisé. Chez le
même jeune, on voyait s’effacer sa prestance de tyran local, elle laissait
place à l’expression d’un tout petit enfant effrayé. On a donc un clivage.
D’un côté, une attitude tout intimidante, toute commandante, de
l’autre une pleine absence ou une détresse. Puis, ce clivage se rectifie au-
112 - delà de cet aspect tranché et répétitif. C’est que se profile alors, dans le
rapport du sujet à autrui, une altérité inédite qui nous confirme que le
sujet est bien, à nouveau, dans une élaboration de transfert.
La capacité pour un enfant de surmonter des états d’importantes
privations éducatives et affectives en adoptant des modes de conduites
et d’inconduites porteuses d’identification qui donnent du sens à des
logiques de territoires peut s’observer dans le monde de la rue. Ces
conduites qui renvoient à des logiques, singulières et collectives, de sur-
vie, ont pu être interprétées comme un signe de santé psychique. Mais, à
ne voir dans ces suradaptations à l’immédiat des nécessités de survie que
des capacités de ne pas trop se détruire, on risque d’oublier que de tels
modes d’expression font également symptôme et qu’ils sont à traiter
comme tels, sans les positiver outre mesure comme des performances. Il
est nécessaire pour l’économie psychique d’un enfant de pouvoir régres-
ser à son propre service, ce qu’il ne manque pas de faire lorsqu’il a la
chance d’être accueilli, entendu, soigné et éduqué dans un milieu adulte
respectueux des lois de l’échange et du régime structurant d’une parole
partagée. Nous connaissons encore mal les conséquences psycholo-
giques de ces mises en danger des jeunes des rues, alors que nous pou-
vons assez aisément identifier les raisons et les facteurs de cette grande
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exclusion : pauvreté, rupture des liens sociaux et familiaux, errance, etc.


À tenir comme un acquis décisif toute forme d’adaptation du sujet à son
malheur, on peut être induit à ne plus suffisamment s’inquiéter du
caractère parfois d’allure psychopathique de l’adaptation ainsi dévelop-
pée. Il n’est pas certain que toutes les victoires psychiques sur le clivage
doivent s’affirmer par des suradaptations résilientes. Au contraire, il
peut sembler que, pour beaucoup d’enfants qui ont pu survivre à des
situations limites (enfants en guerre, enfants « trafiqués »), la suradapta-
tion traduit plutôt la force d’un clivage et sa persistance. Ce clivage se
repère comme affectant l’espace et les seuils. Il se fait alors une partition
stricte entre un territoire où s’exerce la toute-puissance, y compris par la
domination monétaire et sexuelle (le pan de trottoir, l’environnement
immédiat), et un « hors-lieu », sis au-delà de ces frontières précises. Dès
que certains jeunes se transportent vers cet ailleurs hostile ou s’ils y sont
transportés, ils peuvent tout à fait être saisis de panique et se présenter
sans répondant, dans un repli apathique ou une façon tout automatique
de se mouvoir, sans direction repérée. Ce clivage affectant l’espace met
en scène et en fonction deux altérités : l’une où l’investissement libidinal
du corps est garanti par une relation d’emprise sur autrui et une altérité
vide de répondant et dangereuse comme un gouffre devant laquelle l’in-
vestissement du corps du sujet semble réduit à rien. La clinique de ces - 113
situations suppose un repérage fin des processus de clivage et des mon-
tages entre familier et étranger, souvent très tranchés et très disjoints
dans le cas des suradaptations de certains leaders à la rude vie de la rue.
Un sujet, très à l’aise dans tel repli de son espace familier, est démuni
comme un nourrisson délaissé, ailleurs. Tel qui donne le sentiment que
l’Autre de la loi ne pourra jamais l’atteindre régresse dès qu’il est
reconnu et humanisé dans des règles éducatives, dans des demandes
éducatives, dans un respect de ce qu’il est et de ce qu’il pourrait devenir.

CONCLURE…

Au modèle un peu trop lié à l’ancienne représentation de l’arc réflexe


qui implique un trauma et des capacités à le surmonter de façon rési-
liente, on peut, afin de mieux aider les équipes proposer de mieux cerner
les effets sur le sujet (et donc sur l’usage qu’il fait de son corps) des mises
à l’écart non seulement des sécurités économiques mais aussi des lois de
la parole. Il conviendrait alors de cerner au plus près les jeux possibles de
régression et de reprises d’humanisation des fonctionnements corporels
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toujours liés au circuit de la pulsion et de la parole. C’est peut-être sur ce


fil qui fait navette entre une position phénoménologique et une théori-
sation psychanalytique que nous pourrons mieux accompagner ces
enfants qui nous semblent encore plus que des traumatisés, des sujets
interdits de semblant et de refoulement. C’est vers une anthropologie
pratique de l’humanisation que nous nous acheminons, prudemment.

NOTES

1. W. H. R. RIVERS, L’instinct et l’inconscient, traduit de l’anglais par R. Lacroze, Paris,


Lacan, 1931.
2. B. DUEZ, « De l’obscénalité à l’autochtonie subjectale », Psychologie clinique, 16,
hiver 2000, « Ruptures des liens, cliniques des altérités » (sous la dir. d’O. Douville et
de C. Wacjpan), p. 73-86
3. P. DECLERCK, Les naufragés, avec les clochards de Paris, Paris, éd. Plon, coll. « Terre
Humaine », 2001.
4. A. VEXLIARD, Le clochard, Paris, éd. Desclée de Brouwer, 1957.
114 - 5. O. DOUVILLE, « Adolescents combattants dans les guerres “modernes” »,
Adolescence, 20 (1), 2002, p. 145-156.
6. B. HOURS, L’Idéologie humanitaire ou le spectacle de l’altérité perdue, Paris, éd.
L’Harmattan, 1998.
7. L. CROIX, « Ça deal ou ça crack : une nouvelle clinique », Psychologie clinique, 3,
printemps 1997, « Les sites de l’exil » (sous la dir. de O. Douville et M. Huguet),
p. 107-122.
8. O. DOUVILLE : « Exclusions et corps extrêmes », Champ Psychosomatique, 2004,
n° 35, p. 89-104.
9. Dans le cadre de missions menées sous la direction de M. le Pr. Marie-Claude
Fourment (psychanalyste et professeur de psychologie à l’Université Paris-XIII)
10. B. CYRULNIK, Un merveilleux malheur, Paris, éd. Odile Jacob, 1999 ; Les Vilains
Petits Canards, Paris, éd. Odile Jacob, 2001.
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Les cellules d’urgence


médico-psychologique
Nathalie PRIETO, Éric CHEUCLE

I- INTRODUCTION

Les cellules d’urgence médico-psychologiques (CUMP) sont des struc-


tures, intégrées au SAMU, créées sur tout le territoire national depuis
1997 pour les victimes de catastrophe ou d’accidents à fort retentissement
collectif. Sur le terrain, en immédiat, elles visent à prendre en charge, le
plus précocement possible, les personnes ayant vécu un événement poten-
tiellement traumatique et à les aider à mieux élaborer cette expérience
souvent dramatique. Par ailleurs, elles ont également un rôle plus large,
- 115
aux côtés des partenaires des secours et des décideurs dans la « gestion psy-
chologique » de la crise générée par l’événement. En post-immédiat, elles
interviennent auprès des victimes en individuel, dans le cadre de consulta-
tions plus structurées permettant une prise en charge intensive, souvent
aussi, en groupe auprès de groupe de professionnels tels que les équipes de
secours à l’occasion d’interventions « marquantes » et difficiles. À titre
d’exemple, nous décrivons l’intervention de la CUMP lors de l’accident
de l’autocar allemand survenu en région lyonnaise en mai 2003.

II- DÉFINITION

Au plan conceptuel, les Cellules d’urgence médico-psychologiques


ont été créées de manière expérimentale en 1995 à Paris, suite à la vague
d’attentats parisiens dans le métro et le RER, et ont été étendues sur
tout le territoire national en 1997 [1]. Le réseau alors mis en place com-
prenait :
- Un comité national chargé de définir la politique globale de prise
en charge de l’urgence médico-psychologique et de veiller à la cohérence
du dispositif.
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– Sept cellules permanentes interrégionales rattachées au SAMU des


grandes villes (Paris, Lille, Nancy, Lyon, Marseille, Toulouse et Nantes)
et composées d’un psychiatre coordonnateur, d’un psychologue et d’une
secrétaire mi-temps.
– 100 psychiatres référents, un par département. Le psychiatre réfé-
rent est nommé par le préfet, en lien avec le médecin chef du SAMU. Il
constitue une liste départementale de volontaires (infirmiers spécialisés
en psychiatrie, psychologues, psychiatres) susceptibles d’intervenir sur le
terrain, définit un schéma type d’intervention et organise des forma-
tions spécifiques des volontaires du département. À noter que le psy-
chiatre coordonnateur d’une interrégion est en même temps psychiatre
référent pour son département.
Les cinq premières années, le nombre d’interventions des équipes
CUMP n’a cessé d’augmenter, pour finalement parvenir à se stabiliser ;
des groupes de travail du Comité national notamment, ayant permis de
réfléchir sur les limites et les indications et de mieux de définir le champ
d’intervention des CUMP. Le gouvernement a alors décidé de renforcer
le dispositif et a prévu (depuis mai 2003) la mise en place d’une cellule
permanente par région et dans chaque département de plus d’un mil-
lion d’habitants (30 villes sont ainsi concernées). Les pouvoirs publics
116 - souhaitent également favoriser le développement du travail en réseau
des équipes d’urgence médico-psychologique et améliorer leurs condi-
tions d’intervention.

III- MODALITÉS D’INTERVENTION

La Cellule d’urgence médico-psychologique est déclenchée par le


médecin régulateur du SAMU, mais c’est le psychiatre coordonnateur
ou référent qui pose l’indication d’intervention. Les modalités d’activa-
tion du dispositif, le schéma de déclenchement, les procédures d’appel
des volontaires etc., ont été définis au préalable selon des indications
données au plan national mais adaptées à chaque département par le
psychiatre référent.
La CUMP est susceptible d’être mobilisée dans le cas de catastrophes
ou d’accidents collectifs avec un grand nombre de victimes et d’impli-
qués (Plan Rouge), mais également lors d’événements pouvant parfois
ne toucher qu’une seule personne mais ayant un fort impact psychique
collectif (vol à main armée avec prise d’otages, violence au travail, sui-
cide ou mort accidentelle dans une institution, …) Ici que se pose vrai-
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ment la question des limites car les indications sont moins cadrées,
répondent à une clinique psychiatrique, nécessitent une « culture » de la
part des SAMU et ne peuvent pas être modélisées stricto sensu car l’en-
semble des critères ne peuvent être objectivés. Le paramètre de déclen-
chement qui apparaît le plus pertinent, bien que difficile à appréhender,
est sans doute, l’impact émotionnel de l’événement sur les équipes de
secours et les partenaires habituellement engagés, qui fait dire que l’évé-
nement en question sort de leur quotidien. Ce critère apparaît désor-
mais plus déterminant que le caractère collectif.
Les personnes prises en charge peuvent être les victimes directes, les
familles et les proches mais également les intervenants ayant dû gérer
une intervention particulièrement éprouvante.
La prise en charge thérapeutique se fait selon trois modalités [2] :

Les soins immédiats, sur le terrain


L’équipe de la CUMP intervient avec les équipes mobiles du SAMU,
en deuxième vague l’urgence vitale primant. Les soins dispensés sur le
terrain relèvent :
– d’une aide à la gestion de la crise avec les partenaires des secours, de
tri, d’orientation et d’information des victimes et impliqués, avec la - 117
préparation de relais thérapeutiques ultérieurs ;
– de prise en charge des états de stress aigu adaptés [3], sous forme de
décharge immédiate et de première mise en mots de l’expérience vécue,
parfois réalisés en petit groupe, de manière toujours volontaire et sans
intrusion (defusing) ;
– d’interventions de psychiatrie d’urgence : traitement psychologique
et/ou médicamenteux d’états pathologiques aigus (stress dépassés) dus à
l’événement (avec troubles du comportement : sidération, agitation,
prostration, actes automatiques, états confusionnels, …)[4].

Les soins post-immédiats


Il s’agit de prises en charge précoces qui peuvent être individuelles ou
groupales. Le debriefing psychologique ou IPPI (Intervention psycho-
thérapique post-immédiate) ne s’effectue jamais à chaud. En groupe,
l’IPPI concerne souvent des intervenants (sapeurs-pompiers, interve-
nants du SAMU, soignants d’une institution…) et est indiquée pour
des groupes d’appartenance (le personnel d’une banque, les adolescents
d’une même classe…) Il s’agit d’une technique spécifique, de manie-
ment difficile, qu’il convient de réserver aux spécialistes formés [5].
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Les soins à moyen terme


Il s’agit de consultations individuelles spécialisées du psychotrauma-
tisme qui ont été créées dans la plupart des cellules permanentes.
Dans tous les cas, un accompagnement pour une aide sociale ou
juridique peut être proposé en articulation avec le réseau associatif.

III- L’EXEMPLE DE L’ACCIDENT D’AUTOCAR ALLEMAND

Les faits
Le 17 mai 2003, peu avant 5 heures du matin, un autocar allemand
transportant 74 passagers a dérapé sous la pluie sur l’autoroute A6 à
hauteur de Dardilly (quelques kilomètres au nord de Lyon), et a violem-
ment percuté la glissière de sécurité avant de s’écraser dans un fossé en
contrebas. 28 passagers sont décédés dans l’accident, les autres ont été
blessés plus ou moins grièvement (il y a eu très peu d’impliqués sans
lésion physique).

Déclenchement des secours et intervention de la CUMP


118 - La CUMP a été déclenchée par le médecin régulateur du SAMU vers
5 h 30 et est arrivée environ une heure après sur les lieux. Elle a engagé
au total deux psychiatres, trois psychologues et six infirmiers. Les soins
psychiques ont été initiés sur le terrain et se sont poursuivis à l’hôpital
Edouard Herriot toute la journée et la matinée suivante. Un lien a été
établi avec l’équipe de médecins et de psychologues venus d’Allemagne
pour les rapatriements et l’accueil des familles des victimes. Trois jours
après, un debriefing (type IPPI) a été réalisé pour les membres du per-
sonnel d’une discothèque, qui, rentrant chez eux, avaient été témoins de
l’accident et avaient secouru les premières victimes. Quelques jours plus
tard, des consultations individuelles ont eu lieu pour des intervenants
des secours durement éprouvés par cette expérience.
Au total 34 personnes ont été prises en charge par la CUMP. Ces
prises en charge ont été effectuées dans différents lieux (autobus de la
ville, restaurant, pavillon d’hospitalisation ou d’hébergement, locaux
du SAMU pour le debriefing et les consultations…) et à des temps diffé-
rents (la majorité des victimes a été vue plusieurs fois).
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Types de prise en charge


Gestion psychologique de l’événement
L’organisation des secours est celle prévue dans le plan rouge. La
CUMP est organisée selon cette logique. Le psychiatre coordonnateur de
la CUMP s’est mis d’emblée en relation avec le DSM (Directeur des
secours médicaux) pour définir les besoins. Sur le terrain, avant de pou-
voir prodiguer des soins directs aux victimes, il s’est avéré indispensable de
garantir certains éléments essentiels (ceux-ci passent généralement au
second plan, l’urgence vitale primant), comme de s’assurer que les vic-
times pouvaient avoir un minimum d’information (du moins celles dont
on disposait alors) sur le devenir de leurs proches (des liens fréquents ont
donc été nécessaires avec le Poste de commandement), de veiller, lorsque
cela était possible, à regrouper les familles lors des évacuations, de pour-
voir à une logistique minimale (conditions d’attente adéquate avant éva-
cuation : couverture, confort minimun, information d’un proche via télé-
phone mobile, réflexion avec les autorités sur les lieux à de regroupement
à prévoir pour les impliqués, pratiquement tous blessés au plan soma-
tique…). Plus à distance, cette « régulation psychologique » s’est poursui-
vie avec un important travail de lien avec les partenaires et les décideurs.
Sans cela, aucune prise en charge psychologique ne peut véritablement - 119
être opérante. Dans ce cas précis cela a consisté en :
– la mise en place d’une logistique permettant un accueil satisfaisant
des victimes (repas, boisson, sièges confortables et possibilité de s’allon-
ger sur un lit si besoin, douches avec assistance aide-soignante car les
victimes étaient le plus souvent blessées, apport de vêtements en lien
avec la Croix Rouge, possibilités d’appels internationaux, informations
régulières de l’état de santé des proches hospitalisés dans divers hôpitaux
de Lyon et des autres villes des environs, explication sur l’orientation
dans la ville et la situation géographique des hôpitaux, informations
régulières sur la suite à venir…) ;
– une contre-indication à un rapatriement des victimes vers l’Allemagne
en autocar (contre-indication suivie par les autorités allemandes);
– une mise en garde des victimes vis-à-vis de la communication aux
médias ;
– l’information des médias.
Soins aux victimes
Sur le terrain, les soins des victimes ont été dépendants de la sympto-
matologie présentée. Les états de stress dépassés tels qu’états d’hébétude
et de sidération ont nécessité accompagnement, réassurance et rétablis-
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sement du lien humain (un médium s’est avéré nécessaire pour entrer en
relation : apporter à boire, une couverture…), les états d’agitation
anxieuse ont été traités au moyen d’une anxiolyse médicamenteuse
légère après vérification de l’état somatique. Seuls les états de stress
adaptés étaient véritablement accessibles au defusing (première
décharge, première verbalisation). Ces soins ont été prodigués en indivi-
duel ou par petits groupes (respect des groupes constitués). Dans les
heures qui ont suivi, defusing et entretien individuel plus approfondi
ont été possibles.
Ainsi, lors de cet accident d’autocar un engagement rapide de la
CUMP sur le terrain a permis une bonne amorce des prises en charge
psychologiques qui se sont poursuivies dans les suites. Les difficultés ont
été liées principalement aux problèmes posés par la barrière linguis-
tique, celle-ci ayant entraîné une forte mobilisation spontanée de per-
sonnes germanophones, qu’il a fallu parfois recadrer.
En consultation, plusieurs jours après, certains sauveteurs, ont pu
faire part de leur vécu très difficile de cette intervention « des images qui
restent dans leur tête et qu’ils n’oublieront pas… ».

120 - IV- CONCLUSION

L’événement potentiellement traumatique induit chez les personnes


victimes une souffrance psychique majeure qui mérite d’être prise en
compte et soulagée au même titre que la souffrance physique, et ce dès
la survenue de l’événement. Par ailleurs, dans le chaos de la catastrophe,
il est essentiel de gérer la crise qui permette de garantir, chez victimes et
intervenants, un minimum d’espace de pensée. Les soins psychiques
dans ce type d’événement soudain, à caractère aléatoire ne s’improvisent
pas, ils requièrent des personnels compétents et spécifiquement formés.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIE

[1] PRIETO N., WEBER E., PROST G., « La cellule d’urgence médico-psychologique :
des soins spécifiques et en réseau », La revue française de psychiatrie et de psychologie
médicale, 2000, 34, p. 98-101.
[2] PRIETO N., VIGNAT J.-P., WEBER E., « Les troubles traumatiques précoces », Revue
[ © 2008-2013 CHAMP SOCIAL ÉDITIONS - centre.doc@imf.asso.fr - IP 84.97.93.13 ]

Francophone du stress et du trauma, 2 (1), 2002, p. 39-44.


[3] CROCQ L., DOUTHEAU C, LOUVILLE P, CREMNITER D., « Psychiatrie de catas-
trophe. Réactions immédiates et différées, troubles séquellaires. Paniques et psychopa-
thologie collective », Encyclopédie Méd. Chir. Psychiatrie, D-10, p. 37-113,1998.
[4] LEBIGOT F, DAMIANI C, MATHIEU B., « Debriefing psychologique des victimes »,
in DE CLERCQ M, LEBIGOT F, Les traumatismes psychiques, Paris, éd. Masson, 2001, p.
164-187.
[5] PRIETO N, LEBIGOT F., « Les soins psychiques précoces en cas de catastrophe »,
Revue Francophone du stress et du trauma, 3, 1, 2003, p. 29-33.
[ © 2008-2013 CHAMP SOCIAL ÉDITIONS - centre.doc@imf.asso.fr - IP 84.97.93.13 ]
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Crise d’identité ou urgence d’exister


Patrick Ange RAOULT

I- CRISE, URGENCE

Dans de précédents ouvrages1 à propos des nouvelles maladies de


l’âme (J. Kristeva) j’avais souligné les déplacements d’une subjectivité
désarrimée, devenue une question collective, une forme sociale et poli-
tique. L’avènement de l’individu s’autofondant s’appuie sur le fond
d’une désaffiliation sociale (R. Castel) ; il est conduit à se bâtir sur une
colonne absente (G. Michaud) et ne trouve que des réponses techniques
face à l’indétermination démocratique (C. Lefort). Le sujet social se
voit exposer aux risques d’une perte d’identité (A. Touraine), d’une
désubjectivation. C’est dans le même sens qu’il faut entendre le fait que
la survenue du discours de la science, organisant le lien social, rend pro- - 123
blématique l’exercice d’une fonction symbolique, en tant qu’il règle le
monde par des énoncés et par l’élision de l’énonciation (J.-P. Lebrun).
C’est bien d’un processus de désymbolisation (M. Gauchet) qu’il est
question. Le déclin des solidarités instituées et des cadres symboliques
laisse place à un espace performatif sans passé, dans lequel chacun est
pris d’incertitude et d’indétermination. La désinstitutionnalisation de la
famille (L. Roussel), à laquelle ne peut répondre que l’enlisement ges-
tionnaire du droit (I. Théry), est à lier étroitement au déclin de l’auto-
rité et de la légitimité du père2. Celui-ci a pour effet de désarrimer le
sujet pris dans la confusion entre l’indépendance (liberté sans limite) et
l’autonomie (capacité à se structurer selon des lois) aux risques d’une
marginalisation et d’une déresponsabilisation.
Ce sont donc d’un côté une problématique de l’identité, fortement
ancrée à la fonction narcissique de l’image de soi, et de l’autre une pro-
blématique de la symbolisation, fortement marquée par une vacillation
dépressive potentielle du sens, qui trament les processus modernes de la
subjectivation. Un sujet en état-limite est exemplaire d’une société de
désinhibition (A. Ehrenberg), un sujet post-moderne, livré à son propre
étalon, à l’abandon d’un étayage social, virant d’un sentiment de toute-
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puissance triomphant à un profond sentiment d’échec et d’inutilité. Un


sujet en faillite, en panne de désir, en faute ! ou plus exactement hon-
teux. Un sujet, dépossédé de ses propres drames, en quête d’une répara-
tion auprès desquels se précipite avec quelque urgence des psychologues,
qui parfois n’en ont pas le titre. « Des psychologues sont sur place… »
nous rappelle Jacques Gaillard3 pour dénoncer cette médiatisation de la
catastrophe et l’institutionnalisation du témoignage et de l’aveu. Par
rapport à l’urgence médicale ou psychiatrique, l’urgence psychologique
introduit une dimension hétérogène qui renvoie à un libéralisme écono-
mique façonné dans la logique de survie et la logique de puissance. Elle
se double de formes singulières de déni quand elle glisse vers l’efficience
d’une réadaptation sociale rapide, portée par un scientisme conquérant
surfant sur le thème de la santé publique. Et les dispositifs d’urgence
médico-psychologique, plus psychiatrique que psychologique d’ailleurs,
ont trouvé une part de leur inspiration dans les expériences de pratiques
militaires. Que l’on puisse cliniquement se prévaloir d’une précise tem-
poralité de l’intervention psychologique, que l’on se soucie thérapeuti-
quement d’offrir une prise en charge précoce de qualité, que l’on soit
attentif humainement à ne pas laisser des personnes en difficulté, cela
apparaît pertinent, mais on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur
124 - le sens social et politique de telles interventions. La question de l’ur-
gence aujourd’hui posée dans ses dimensions psychopathologiques et
cliniques doit pouvoir garder en arrière-fond les enjeux socioculturels et
politiques engagés. À côté du terme d’urgence, il est un thème actuelle-
ment valorisé qui est sollicité, non sans précipitation, celui de trauma-
tisme, justement ce qui en tout lieu nécessiterait urgence !

1) Trauma et stress
Les notions de traumatisme et de stress sont entrées dans une collu-
sion fantasmatique, rendant opaque les attendus cliniques et thérapeu-
tiques. L. Bailly4 souligne avec justesse que les références épistémolo-
giques sont hétérogènes, que les réponses cliniques sont opposées, et que
les enjeux politiques sont différents. Il désigne d’ailleurs le traumatisme
comme opération subjective, et le stress comme réponse psychophysio-
logique, l’un et l’autre peuvent se conjoindre mais sans se confondre. Il
dénonce le rabattement du subjectif au physiologique, du psycholo-
gique au comportemental, du psychothérapique à la rééducation. J’irai
plus loin en formulant que le retour en force de la psychologie scienti-
fique, cognitiviste, objective et quantitativiste, s’apparente à la résur-
gence d’une psychologie qui, de Galton à Eysenck, dans une visée éva-
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luative et discriminative, avait promu un eugénisme, forme de psycho-


logie scientifique appliquée. Cette psychologie, en appui sur les statis-
tiques, relève d’une conception raciste comme l’avait étudiée Michael
Billig. De fait il y a lieu de réfléchir à ce que recouvre cette fascination,
doublée de violences relationnelles perverses, à l’égard d’un scientisme
étroit, à l’endroit de l’épidémiologie, de la démarche expérimentaliste, du
questionnaire. Le discours de l’efficacité dans une idéologie différentia-
liste et ségrégative, dont certains départements de psychologie se font
désormais promoteur, signe peut-être les nouvelles légitimations des dis-
criminations sociales, voire racistes, dont les psychologues seraient les
opérateurs, exécuteurs de basse œuvre, et les universitaires les garants.
Mais je ne vous parlerai pas aujourd’hui du traumatisme cumulatif dont
on peut trouver la saveur jusque dans les couloirs de certaines universités.
Je rappellerai juste quelques lieux communs autour de la notion de
traumatisme, en sachant que l’interrogation n’a pas été sans réveiller
quelques souvenirs enfouis de plusieurs événements traumatogènes qui
n’avaient guère laissé de traces. Pour avoir en de multiples occasions
(attentat, violences urbaines, accidents) rencontré des situations dites
traumatiques, je tiens à souligner combien l’effet traumatique doit
conserver une relativité.
Trois situations, parmi d’autres, m’ont confronté à chaque fois à l’im- - 125
minence de ma propre mort, à une menace vitale dont j’ai tenté de me
dégager par des passages à l’acte, assurant une reliaison du pulsionnel et
de l’objectal. Il s’est agi à chaque fois d’un ébranlement existentiel dési-
maginarisant mon rapport au monde et aux autres.

2) Stress post-traumatique ou psychotraumatisme


Du traumatisme, l’excès fait sa marque par l’intrusion d’un corps
psychique étranger, situé hors temps, hors sens, pétrifiant le corps. Le
traumatisme n’est pas le fait, fût-il des plus violents, ou encore il est le
fait qui n’a pu devenir événement, c’est-à-dire en tant que perçu et inter-
prété par le psychisme, il est le fait constitué en tant qu’événement non-
advenu faisant s’effriter l’appareil psychique, il est la trace d’un événe-
ment qui a dévasté l’espace psychique quasiment en son absence.
L’actualité traumatique est une intrusion sans lieu disponible pour un
procès identificatoire ; elle suscite une désertion sans possibilité d’exil.
Les diverses formes d’agression constituent une éventuelle atteinte à l’in-
tégrité physique et une catastrophe au plan de l’appareil psychique, défai-
sant les modes d’investissements relationnels, impliquant une déliaison des
registres pulsionnels, instituant un déséquilibre instanciel, dénouant les
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registres d’inscription au symbolique, délogeant le sujet social, perturbant


les stratégies cognitives et les modes représentationnels.
Cette catastrophe fait effraction et va dès lors, peut-être, se constituer
en traumatisme. Le traumatisme est l’impact d’un fait réel violent qui
réalise un événement pour le sujet que ce dernier ne peut métaboliser.
Le traumatisme représente une non-réponse de l’appareil psychique, un
impossible à symboliser, à penser. Ces effets du traumatisme produisent
ce qui a été décrit comme un syndrome psychotraumatique dont l’un
des éléments princeps réfère au maintien actif d’un matériel sensoriel
brut qui fait contrainte sous forme de reviviscence. On relève une plura-
lité de tableaux symptomatiques accompagnés d’un vécu spécifique :
sentiment de perte d’une intégrité physique, d’une continuité narcis-
sique, de perte des limites, des repères quotidiens, le sentiment d’inquié-
tante étrangeté, d’une déconnexion variable avec le réel, d’une déperson-
nalisation traumatique en elle-même, le possible d’une confrontation à
la mort, la honte, la culpabilité, les brèches dans le sentiment d’invulné-
rabilité, la répétition, les pertes de mémoire, les troubles cognitifs, l’en-
vahissement angoissant de pulsions mortifères non intégrables, la
menace de destruction immédiate, les cauchemars, etc.
Avec les DSM (Diagnostic et Satistical Manual of Mental Disorders),
126 - l’Association américaine de psychiatrie introduit la notion de Post
Traumatic Stress Disorder (PTSD), défini statistiquement par l’occur-
rence d’événements et de symptômes. Les critères diagnostiques distin-
guent trois tableaux : les troubles aigus immédiats observables, le PTSD
lors de la persistance des troubles de trois à six moix, et la chronicisa-
tion. L’uniformisation des critères réalise une opération de réduction à
des réactions ponctuelles sans référence à un processus.
La notion de névrose traumatique précise le tableau ; elle présuppose
une durabilité de la symptomatologie avec des traits caractéristiques :
l’extrême souffrance du sujet, les marques d’un affaiblissement et d’une
perturbation généralisée des fonctions psychiques, le blocage des fonc-
tions du moi, les crises émotives, les troubles du sommeil et des fonc-
tions oniriques et hypniques, les symptômes de répétition, les régres-
sions structurelles de la personnalité, les plongées dans des conduites
toxicophiliques et alcooliques. La névrose traumatique implique une
participation de l’inconscient, du refoulement et une désorganisation
profonde de la personnalité. L’utilisation de multiples registres défensifs
est effectuée face à l’éclatement provoqué par l’effraction traumatique,
de manière très différencié en regard des liens associatifs entre le souve-
nir de l’expérience vécue et les contenus psychiques. Le choc trauma-
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tique peut tout aussi bien entraîner des réactions psychotiques transi-
toires : confusion mentale avec désorientation temporo-spatiale, bouf-
fées délirantes, dissociation, sensations de transformations corporelles,
hallucinations, illusion avec une conviction très labile. Certains événe-
ments portent une atteinte grave aux fondements du narcissisme et de
l’identité, entraînant une désorganisation psychique, provoquant des
changements de personnalité. De même peuvent s’instaurer des symp-
tômes dépressifs plus ou moins durables.

3) Le trauma, un réel innommable


Le traumatisme demeure spécifique dans ses effets. Il résulte de la
confrontation brutale avec un réel innommable, impliquant une sidéra-
tion du moi, un effondrement narcissique avec un risque de néantisa-
tion et de confusion. C’est d’abord une intrusion violente de stimuli
sensoriels, hors langage, non engrammable, impossible à temporaliser.
C’est un matériel sensoriel brut hors signification, hors savoir. Il conduit
à des vécus de déréalisation, d’inquiétante étrangeté et de dépersonnali-
sation, sollicitée par la perte de limite et entretenue par les mécanismes
de clivage. Suivent les phénomènes de répétition et de reviviscence, en
lieu et place d’un travail de remémoration (élaboration du passé sous - 127
forme de récit, réécriture des événements par un sujet désirant). Les cau-
chemars traumatiques signent cet échec du travail d’élaboration psy-
chique, de même que les terreurs nocturnes. Les blessures de la mémoire
recouvrent diverses formes d’amnésie ou plus classiquement une hyper-
mnésie, mais elles peuvent conduire à un trou psychique, fantôme, vam-
pire, inclusion ou point de non-sens. De ces blessures, associées à des
difficultés de concentration, découlent des troubles de l’activité cogni-
tive. Les conduites d’évitement se présentent comme des pseudo-pho-
bies, incapables de protéger de l’angoisse, en particulier de l’angoisse de
mort en lien avec la mise en cause du sentiment de continuité narcis-
sique. L’on trouve chez les enfants un certain nombre des caractéris-
tiques décrites, en particulier l’intrusion fortement visualisés de souve-
nirs, les jeux post-traumatiques répétitifs contagieux, les peurs
spécifiques et les changements d’attitude, des troubles du sommeil dus à
des cauchemars, des idées obsédantes de crainte de reproduction de
l’événement, des mouvements régressifs au plan développemental, des
troubles de l’instabilité et de la vigilance, des troubles accrues de la sépa-
ration ou des phobies scolaires, des troubles psychosomatiques. À ce
tableau s’adjoint un second traumatisme consécutif aux dénégations et
désaveux des adultes. Les mécanismes défensifs de l’enfant se jouent sur
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les modes de la dénégation imaginaire, de l’inhibition de pensée, de la


fixation au traumatisme, de symptomatologie spécifique tels des
troubles obsessionnels. Il en résulte une distorsion des processus de
maturation psychique, ouvrant des blessures psychiques avec des
troubles des conduites et de la personnalité (prostitution, tentatives de
suicide, dépressions chroniques, organisations perverses).
En cas d’agression extra-familiale, l’impact fonction de l’âge, de la
maturation et de l’attitude des proches semble plus favorable que dans
les situations intra-familiale étant donné la confusion des registres. Ces
agressions montrent plus encore la collusion entre le traumatisme mor-
tifère et le traumatisme sexuel, l’irruption de la sexualité adulte fait vio-
lence à la sexualité infantile, défait la structuration de l’image du corps,
induit l’invalidation des différences sexuelles et générationnelles, trouble
l’établissement des relations objectales sur le fond d’un sentiment de tra-
hison et de désillusion, entrave la constitution et la différenciation des
instances psychiques, délie les registres pulsionnels et favorise la menace
d’anéantissement, délabre les assises narcissiques, empêche la position
désirante par soumission au désir de l’autre, distord la référence à l’ins-
tance symbolique. La culpabilité et la honte sont encore plus présentes
chez l’enfant, toujours à ses yeux coupable d’avoir cédé, d’avoir trans-
128 - gressé la loi, d’avoir eu des fantasmes, toujours à ses yeux honteux
d’avoir été souillé, passivement pénétré, exposé au regard d’autrui,
d’avoir été humilié.

II- CONCEPTION PSYCHOPATHOLOGIQUE DU TRAUMATISME

Mon apport sera de soutenir la nécessité d’aller au-delà d’un repérage


sémiologique et des réadaptations consécutives pour aborder la question
du traumatisme dans ses potentialités déstructurantes au plan psychique.
Le traumatisme, quelle que soit sa nature, est conçu dès lors comme l’effet
de déstructuration des niveaux d’organisation psychique, source d’un
remaniement intrapsychique faisant crise. Le psychotraumatisme s’ins-
taure, secondairement, de l’échec d’élaboration psychique de la crise.
Il y a bien lieu de distinguer traumatisme mortifère, traumatisme
sexuel, traumatisme narcissique et traumatisme culturel, sans nier leurs
entrecroisements fréquents. Le traumatisme entraîne la potentialité
d’une série d’effondrement :
– désaffiliation et désidentification ;
– dénarcississation et désinvestissement ;
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– déréalisation et dépersonnalisation ;
– désymbolisation et désubjectivation ;
– décorporéation et détemporéisation ;
– déliaison et perte des limites.
Cette série se fait à partir de scènes traumatiques originaires, entraî-
nant passivité et honte, soit les registres de l’humiliation à savoir les dis-
qualifications de l’être. Je n’évoquerai que certaines figures et de
manière succincte. Il s’agit surtout de solliciter un nouvel angle d’ap-
proche des problématiques traumatiques à partir de l’élaboration de
critères de psychopathologie dynamique et de redéfinir les modes d’in-
terventions cliniques.

1) Désaffiliation et désidentification
L’expérience traumatique constitue à désappareillage psychique grou-
pal ; la perte de l’étayage groupal révèle et défait les organisateurs : pacte
dénégatif, contrat narcissique, etc. Elle désintitutionnalise le sujet livré à
la solitude de son désarroi, le laisse en proie à une souffrance dont les
indicateurs sont, selon Kaës5, la paralysie et la sidération, l’agitation et
l’activisme, l’investissement de la sensorialité. Ils signent la défaillance
ou la destruction de dispositifs de contention et de transformation des - 129
anxiétés primitives. Les déliaisons en œuvre favorisent l’arasement des
limites et des processus de pensée, sollicitent la dédifférenciation, majo-
rent l’immobilisation, introduisent une détérioration de la temporalité
psychique jusqu’à l’a-chronie. Ces moments de déliaison pathologiques
impliquent trois attracteurs (Pinel) relevant de la négativité et produi-
sant une désymbolisation : une situation chaotique anéantissant les
capacités de liaison et provoquant l’engrènement (Racamier) ; une rup-
ture du contrat d’étayage mutuel avec l’introduction du négatif radical
(l’irreprésentable de certaines manifestations) et du négatif d’obligation
(ce qui doit être tenu à l’écart des pensées de l’ensemble) ; le retour du
forclos, des éléments enkystés constitutif du lien fondateur. Les conte-
neurs symboliques disparaissant les sujets sont en prise avec un vécu
d’impuissance et de désespérance qui réactive une détresse archaïque,
mobilisant les processus originaires. Tout un chacun se retrouve isolé,
délié parfois de ses appartenances identitaires, rongé par l’insanité et
l’inanité. Les éléments archaïques, ambigus, bizarres peuvent dès lors
faire violent retour. C’est en sens que se produit désidentification et
dénarcississation. Les sujets en proie aux effets délétères de l’extrusion
d’eux-mêmes sont dès lors considérés comme des victimes ayant subi un
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préjudice et sujets de droit à une réparation. La notion de victime n’en


conserve pas moins sa signification originelle d’objet sacrificiel constitu-
tif du lien social. Une autre dimension de l’expérience traumatique est la
déstructuration de ce que B. Gibello avait nommé les contenants de
pensée. Ceux-ci ont pour fonction de permettre aux contenus de pensée
d’être mémorisés, de prendre sens, d’être compris et communiqués. Les
contenants culturels et groupaux se voient invalidés, jusqu’à produire en
cascade une déstructuration des contenants symboliques complexes, des
contenants narcissiques et des contenants archaïques. Or un contenu de
pensée est insensé, insignifiant s’il n’est pas traité par un ou des conte-
nants de pensée. On observe volontiers une pensée hallucinatoire. C’est
d’une pensée décontenancée dont il est question face à l’expérience trau-
matique, pensée qui peut éventuellement se dévider sans pouvoir se
dire, qui reste innommable.

2) Désymbolisation et désubjectivation
Le traumatisme signe la défaillance de l’inscription du sujet dans
une chaîne symbolique, il fait trou renvoyant le sujet à un point d’in-
existence, de déchet devant l’irruption d’un réel non symbolisable, exclu
130 -
de toute subjectivation. La reviviscence se suffit d’un regard, d’un mot,
d’une perception pour que le sujet se vive en un lieu d’effondrement,
atopique, pure obscénité, jouissance délétère. Survient l’acte, hors-
scène. L’acte a dès lors valeur de restauration, une tentative de trouver
réponse à une impasse logique, source d’angoisse. Il vise à réinscrire le
sujet-objet en une scène, à faire scène en vue d’une restitution symbo-
lique. La subjectivation, par exemple à l’adolescence, correspond à une
mutation structurelle qui substitue à la prédominance du moi idéal la
préséance de l’idéal du moi et du surmoi, lui-même produit d’un déles-
tage d’idéalisation narcissique et phallique des représentations paren-
tales. Elle conjugue l’articulation du pulsionnel et de l’objectal croisée
avec celle de l’autonomie narcissique et du sentiment d’identité.
L’expérience traumatique dénoue ces articulations promouvant une fis-
suration du moi idéal s’accompagnant d’un état de dépersonnalisation,
ou une défaite identificatoire, ou encore une désintégration des limites
par intrusion. Le moi se désiste, la figurabilité échoue, une indiscrimi-
nation entre affects et représentations se met en place, une démétaphori-
sation s’instaure. C’est bien d’une cassure du développement dont il est
fait mention pouvant donner lieu à des tableaux qu’on aurait tort de
nommer psychose traumatique. Potamianou6 distingue en conséquence
de la situation traumatique trois registres d’angoisse : les angoisses pri-
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mitives d’effondrement et d’annihilation, les angoisses de mort et les


angoisses diffuses précurseurs d’une dépression essentielle. Quatre posi-
tions moïques sont décrites. Les formes d’attachement d’un moi en
déroute donne s’expriment par des agrippements ou collages à des objets
dépositaires ou des ancrages intérieurs, incluant le liage somatique
(Fain). Les enlisements traduisent, eux la désobjectalisation et le travail
silencieux de la négativation.. Les restrictions du moi réalisent un resser-
rement autour d’une partie nucléique, cloîtrée, s’accompagnant d’une
sclérose des mouvements psychiques et des élans relationnels. Enfin les
refuges du moi s’attachent à la répétition des traces d’impressions per-
ceptivo-sensorielles ou à des identifications adhésives. Enfin surviennent
des formes de désinvestissement. Au fond, que ce soit sur la question de
prise symbolique ou du procès de signifiance, que ce soit sur l’approche
de la fonction sujet ou du processus de subjectivation, que ce soit dans
l’appréhension du fonctionnement du moi ou des modes de représen-
tance, on perçoit la complexité des mouvements psychiques qui vien-
nent parer à l’effraction traumatique.

3) Déliaison et désobjectalisation
La notion de traumatisme trouve un pas décisif dans le travail de - 131
Freud qui, en 1895, situe la pathogénie de l’hystérie dans un événement
traumatique infantile d’ordre sexuel. Ce premier événement vécu dans
un état d’immaturité et de passivité ne reçoit son sens que dans l’après-
coup d’un second événement déclenchant un afflux d’excitation sexuelle
débordant les défenses du moi. Cette première hypothèse voit son
renoncement dans une prépondérance accordée au fantasme, non sans
oscillation entre séduction réelle et séduction fantasmée, entre réalité de
l’inceste et fantasme œdipien. Cependant la valeur traumatique d’une
surcharge d’excitation sexuelle, d’un asservissement du désir de l’en-
fant, d’un traitement prématuré de l’enfant comme objet sexuel
demeure. Le père séducteur initialement mis en cause est plus tardive-
ment remplacé par la mère, potentiellement séductrice. La réalité du
traumatisme sexuel est cependant réaffirmée. Le traumatisme est conçu
d’un point de vue économique, comme l’afflux massif d’excitations
débordant les capacités de liaison du moi. La fonction de filtre des sti-
muli, réalisée par le système pare-excitation se voit dès lors effractée.
Cette effraction débouche sur une névrose traumatique si elle trouve
écho dans un conflit psychique antérieur, mais aussi en l’absence de
conflit infantile, devant une frayeur trop intense, se constitue une
névrose actuelle.
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L’affect en cause dans le traumatisme est l’effroi ou la terreur, liée à


l’impréparation psychique du sujet, dont il se protège par l’angoisse. La
fonction narcissique est mise en échec, en conflit intérieur. Pour se pro-
téger l’appareil psychique va tenter par la répétition, la reviviscence
d’élaborer le traumatisme, c’est-à-dire de maîtrise ces excitations
pénibles, de les décharger en conduites répétitives, de les intégrer à l’ap-
pareil psychique en actualisant l’angoisse non exprimée lors de l’événe-
ment traumatique. L’angoisse permet de lutter contre l’effroi et donc
d’échapper à l’emprise de l’excitation subie lors de l’événement.
L’effraction traumatique est diffuse et étendue, affaiblissant de fait les
autres facteurs psychiques. Le traumatisme réalise une situation de perte
(1926) et constitue des blessures narcissiques (1939), éventuellement
précoces. Janin (1996) insiste sur les deux temps traumatiques : l’at-
teinte narcissique (noyau froid) puis la sexualisation (noyau chaud).
Surgit un troisième temps pubertaire mixant les deux, soit le trauma-
tisme paradoxal. Il pointe la transformation du traumatique non sexuel
en sexuel en raison de la mise en échec de la pulsion d’emprise.
C’est Ferenczi qui donnera à nouveau son tranchant à la notion de
traumatisme. Le choc psychique est une forme d’anéantissement de soi.
Il affirme surtout la conviction de la réalité matérielle du traumatisme
132 - sexuel, violences et viols, dans l’étiologie pathologique. Le traumatisme
précoce résulte des mouvements passionnels de l’adulte, des désaveux
des adultes des actes subis et la souffrance psychique de l’enfant. Soumis
à la confusion des langues, à la demande de tendresse de l’enfant l’adulte
répond par la sexualité et la passion, l’enfant subit dans la terreur les
actes sexuels, s’oubliant, s’identifiant à l’agresseur, intériorisant le senti-
ment de culpabilité de l’adulte. Entre amour et haine, il est le lieu d’un
profond clivage, accentué par le déni de l’adulte qui n’est pas sans
entraîner une confusion. Confusion, déni de la réalité, haine ressentie et
impossibilité de verbalisation sont sources de traumatisme. Celui-ci pro-
duit des déformations du moi, en raison de l’identification à l’agresseur,
devenu objet intrapsychique au détriment de l’identité du sujet, des cli-
vages successifs et de la fragmentation du moi en résultant. Dans un
registre différent, A. Green, avec le complexe de la mère morte, désigne
l’identification négative au trou laissé par le désinvestissement. Ce sont
des clivages fonctionnels avant tout qui sont sollicités dans l’irruption
traumatique tardive, où il est question pour le sujet d’une tentative de
reconstituer l’enveloppement de son psychisme en se protégeant de ce
qu’il y a de déstructurant à l’extérieur.
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4) Le trouble du sentiment d’existence


Les images du corps, et en particulier celles constitutives de la corpo-
réité, qu’on les pense comme enveloppes corporelles, comme images
inconscientes du corps, se trouvent singulièrement remaniées dans l’ex-
périence de violence subie. La clinique de l’adolescence nous indique
l’existence de deux espaces clivés, interne et externe, dépendant de
l’échec des fonctions symbolisantes du corps, et principalement celle
opérant la constitution d’une forme par liaison des parties (G. Pankow,
1973). Cette faille, signe de déstructuration ou de non-structuration des
processus de symbolisation, expression d’une psychisation incomplète,
s’inscrit en deçà d’une distinction entre un dedans et un dehors. Le sen-
timent de ses limites corporelles s’avère incertain, ce qui distord les
règles d’échanges. Ce qui n’a pu se mettre en place c’est cette zone entre
« réalité psychique interne » et « le monde extérieur » ; l’espace de tran-
sition est écrasé dans l’affrontement entre un monde interne chaotique
et un monde externe persécuteur. Il rappelle dans l’expérience trauma-
tique la Détransitionnalisation. D’une part donc l’absence d’un « para-
doxe accepté » (espace transitionnel), d’autre part l’absence d’une déli-
mitation signifiante, entravant à la fois l’accès aux processus de
transmission culturelle, et la possibilité de création. Je rejoins ici l’hypo- - 133
thèse de L. Memery (1988) concernant un « traumatisme négatif », lié à
la faillite du « contrat narcissique » (P. Castoriadis-Aulagnier), entraî-
nant un mode de pensée (fonction et originaire) et des mécanismes de
défense (identification/projection) empruntés au registre psychotique.
L’alternance de mise en acte (souffrance identitaire) et de conformisme
(transparence dans l’identité d’apparat) suppose l’effacement de la trace
de l’origine, de la filiation. Cet effacement de la trace de l’origine, cette
non-constitution d’un espace de transmission me semble répondre, à la
caractéristique de familles qui se trouvent à un point d’effondrement du
tissu social. Ce sont des familles en déperdition du code social et rela-
tionnel, et des adolescents en faillite de l’héritage culturel (R. Kaës,
1979). Lors d’une agression subite, le même processus survient.
L’effacement de l’enracinement désinsère l’assurance du lien de filia-
tion, en même temps qu’il renvoie aux failles de la structure familiale,
du moins dans son articulation avec l’environnement culturel. Il laisse
des sujets dépossédés au seuil de l’espace social, et incapables d’articuler
des symboles à partir de ce qui leur est présenté. On en voit l’effet : l’or-
ganisateur culturel n’a pu se mettre en place, en même temps que les
opérations de sens ne peuvent assurer un lien pertinent avec l’environ-
nement, entraînant l’inadéquation des intercommunications. C’est là la
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rupture qui conduit à des états de crises existentielles corrélés à une dis-
torsion des contenants de pensée. Il s’ensuit un trouble dans ce que E.
Jeddi (1985) nomme les trois composantes de l’identité : identité ressen-
tie, identité reconnue, identité culturelle, qui renvoie au processus origi-
naire et à la fonction liante de la chaîne de filiation symbolique. En ce
sens, le trouble porte sur le sentiment d’existence.
En supposant l’image spéculaire du corps, lié à une faille symbolique et
un défaut de filiation, chez le phobique, on renvoie au sentiment d’iden-
tité. En supposant la collusion narcissique, et plus exactement la perte de
la frontière, des surfaces de contact, de la fonction de seuil d’où s’opèrent
les échanges externes en lien avec une parole paternelle, on questionne le
sentiment d’identité corporel. En supposant le clivage des espaces dans
une relation persécutrice, signant la souffrance liée à l’effacement de l’ori-
gine, on interroge le sentiment d’existence. Ceci n’est pas sans évoquer la
pathologie limite présentant des éléments psychopathiques. Plus exacte-
ment ce type de pathologie renvoie au dehors du dedans. Et le sujet trau-
matisé peut se trouver en position de sujet en état limite. La faille narcis-
sique défalque, altère l’établissement des phénomènes transitionnels au
sens de D.W Winnicott, et perturbe l’accès au contenu culturel. Elle
dérègle la possibilité d’une fonction transitionnelle au sens de R. Kaës : «
134 - Capacité d’articuler des symboles d’union dans un espace paradoxal de
jeu, par-delà l’expérience contraignante de la division-séparation ou de
l’union-fusion. » Elle désigne aussi la déstructuration de cette fonction
transitionnelle dans le groupe, et suppose l’échec de l’étayage multiple
groupal, l’inconsistance de l’appareillage psychosocial primitif. Le clivage
interne renvoie à la phénoménologie de la rupture de l’acte psychopa-
thique, acte désinséré tant de la subjectivité du sujet, que de l’intersubjec-
tivité de son groupe d’appartenance. Étranger aussi bien à lui-même qu’à
son propre groupe sans pour autant être disjoint de l’un ou de l’autre.
C’est une rupture interne, une rupture de l’intérieur. Alors que la déper-
sonnalisation met en jeu la notion de frontières dans la rencontre entre
deux dehors, la phobie projette le double au-dehors du dedans. Mais la
psychopathie actualise le dehors du dedans. Si la dépersonnalisation ques-
tionne l’étrangeté de l’étranger (E. Jeddi), altération de l’identité par l’alté-
rité trop proche, la phobie réveille l’étranger en soi, alors que la psychopa-
thie éjecte l’étrangère étrangeté de soi.

5) Perte des limites


Le trauma, par les effractions mises en jeu, constitue une expérience
singulière qui met le sujet en état limite. Il déhiérarchise, dédifférencie la
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multiplicité des matériaux psychiques participant de l’activité représen-


tative. Il brouille le procès de représentance. Il défigure la scène psy-
chique en réalisant le franchissement. Il entraîne des sensations de vide
et de marasme, délocalise l’affect en produisant un état dépressif singu-
lier, sollicite une hallucination négative marquant l’action de la pulsion
de mort. Ceci résulte des stratégies défensives sur la gamme des dénis à
la mise en place de clivages.
Les effractions brouillent les distinctions entre soma, les zones psy-
chiques conscientes et inconscientes et le réel. Il y a une dédifférencia-
tion représentant-représentation et affect, entre représentant psychique
de la pulsion et trace de la représentation inconsciente, entre psychique
et perception, entre perception et action. Collusion dedans/dehors,
conscient/inconscient, Moi/non-moi. L’objet s’encapsule comme pré-
sence aliénante hors de la parole ne pouvant que provoquer rejet, répu-
diation ou désaveu. Confusion encore entre le réel, l’imaginaire et le
symbolique et dilution de leurs limites respectives, et déliaison du mode
de bouclage de la réalité et du réel. Le sujet se voit en position d’indéci-
sion et d’incertitude, en impossibilité de traiter le paradoxe et l’incom-
patibilité. Il est pris d’une inquiétude qui touche à l’être, au fondement
narcissique et se trouve décontenancé dans le lien à l’autre, au lieu de
l’autre. Le trauma signe la défaite de l’autre (objectalisé) et réalise une - 135
déprise du fantasme (de l’activité fantasmatique) assurant la consistance
du sujet. Le trauma constitue une angoisse terrifiante d’un sujet défait
en proie à une logique archaïque. Non seulement il déchire le voile ima-
ginaire qui instaure la réalité, il arrache l’écran du rêve, mais il délivre du
processus de pensée, désarrime de la trame symbolique. Le hors-scène et
le hors sens ne laissant place qu’à l’horreur d’un néant sans nom, qu’à
l’abject de la détresse, qu’à l’obscène de la vision entrevu. Le trauma-
tisme est dévoilement d’un réel dont le sujet est absenté en même temps
qu’éminemment présent : point d’absence, il est ce qu’il n’a pas été, un
événement non advenu (psychiquement) dont il serait la béance. Le
trou noir de la psyché du fait du trop plein de l’événement qui néantise
le sujet. C’est bien de cela dont il va tenter réparation dans un semblant
de nouage (sinthôme) au travers d’un panel de solutions oscillant entre
anaclitisme, confusion, désaffection et agir selon la voie des clivages
constituées.
À cette place, l’agir comme modalité de dispersion et d’occultation
des effets de la tension psychique (J. Mac Dougall) peut devenir, sur le
mode de l’emprise, une opération de restitution et d’occlusion de la
béance ou de la faille.
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III- CLINIQUE DE L’INFORMATION

Je vous renvoie plus particulièrement aux travaux de C. Damiani, de


F. Lebigot, de J. Daligand, de L. Bailly, de L. Crocq et de bien d’autres.
Ainsi le sujet se vit profondément affecté par une expérience fonda-
mentalement solitaire, incompréhensible à tout autre, et ses investisse-
ments libidinaux tournent autour de l’expérience traumatique. Toute
tentative pour briser ce système sans issue est potentiellement nuisible et
dangereuse. Elle suppose une grande prudence dans l’approche du trau-
matisme. Elle implique de sortir d’une neutralité qui se voudrait bien-
veillante et ne serait qu’agressive sans se situer dans une relation empa-
thique qui risquerait d’entraîner une confusion des places incompatible
avec le processus thérapeutique. Si le thérapeute ne peut rester silen-
cieux, il ne doit être pris dans une fascination perverse pour une histoire
dramatique dont il quêterait les détails du récit. Il ne s’agit pas de faire
raconter à nouveau ce qui pourrait provoquer une réactivation du trau-
matisme. Il y a lieu d’être capable de verbaliser les malaises que l’on
pourrait ressentir pour ne pas voir l’arrêt du discours d’un enfant à l’af-
fût des signes d’intolérance et de troubles chez l’autre. Pouvoir se faire
témoin de ce qui vient à se dire d’une jouissance mortifère enkystée dans
136 - le corps de l’enfant, d’un meurtre psychique toujours actif, d’une effrac-
tion corporelle toujours actualisable. Il ne s’agit pas de dédramatiser
mais de réaliser un travail de mémoire, d’ouvrir à une interprétation qui
fera sens dans l’histoire du sujet. Il ne s’agit pas de déculpabiliser mais de
travailler à ce qui fait refus dans cette aspiration à la jouissance. Il ne
s’agit pas de vouloir pour l’autre que les troubles s’atténuent, que la
honte disparaisse, mais d’engager la reconnaissance d’une altérité qui a
été profondément niée lors de l’acte. Il ne s’agit pas d’effacer ou de susci-
ter un oubli de l’agression violente mais d’effectuer un travail de deuil et
une réappropriation de cet événement dans l’histoire du sujet qui lais-
sera une cicatrice. C’est la capacité à se laisser du temps, du temps pour
élaborer dans les rets du langage ce qui s’est délié, ce qui était hors son
désir. La distance nécessaire est celle qui évite que le traitement de la vio-
lence soit répétition de la violence au lieu de la remémoration. Cette dis-
tance est celle qui évite l’érotisation, celle qui ne se place pas dans l’im-
posture incestueuse de se vouloir parent responsable, celle qui ne jouit
pas de pointer la faute chez autrui, celle qui ne se satisfait pas des détails
du récit où s’annule la victime pour s’affirmer elle comme agent ver-
tueux du redressement de tort, celle qui ne dénonce pas les agresseurs
pour tenter de se substituer à eux comme seul interlocuteur de l’enfant,
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celle qui ne s’identifie pas à la douleur de la victime, celle qui ne s’abîme


avec indignation dans l’horreur entrevue, celle qui ne respecte pas les
éléments significatifs donnés par la victime en regard de ses préjugés.
Plusieurs stratégies thérapeutiques peuvent se mettre en place plus ou
moins centrées sur l’événement traumatique, mais il s’agit d’éviter les
techniques suggestives, d’être en mesure d’être contenant face aux anxié-
tés du sujet en évitant la traumatisation secondaire du thérapeute en
proie aux effets contre-transférentiels. On pressent qu’un premier temps
de travail post-immédiat va être centré sur trois axes principaux : affilia-
tion, identification et narcississation. C’est la phase du travail de transi-
tionnalité. Un deuxième temps portera sur trois axes : corporéation, tem-
poréisation et personnalisation. C’est la phase de travail de reliaison et de
construction de limites. Enfin, au plus long court, s’ouvre le travail d’ap-
propriation subjective qui concerne la symbolisation et la subjectivation.
Ces trois phases prospectives (transitionnalité, reliaison et limites,
appropriation subjective), en soi discutables, pourraient définir les
modes d’intervention auprès de sujets traumatisés. L’intervention en
urgence s’appuie sur le travail de transitionnalité.

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NOTES

1. P. A. RAOULT (sous la dir.), Souffrances et violences : psychopathologie des contextes


familiaux, Paris, éd. L’Harmattan, 1999. P. A. RAOULT, Le sujet post-moderne : psychopa-
thologie des états limites, Paris, éd. L’Harmattan, 2002.
2 P. A. RAOULT (sous la dir.), Passage à l’acte : entre perversion et psychopathie.
L’Harmattan : Paris. 2002.
3. J. GAILLARD, Des psychologues sont sur place…, Paris, éd. Mille et une nuits/Fayard,
2003.
4. L. BAILLY, Les catastrophes et leurs conséquences psycho-traumatiques chez l’enfant,
Paris, éd. ESF, 1996.
5. R. KAËS. L’institution et les institutions. Études psychanalytiques, Paris, éd. Dunod,
1987.
6. A. POTAMIANOU. Le traumatique. Répétition et élaboration, Paris, éd. Dunod, 2001.
[ © 2008-2013 CHAMP SOCIAL ÉDITIONS - centre.doc@imf.asso.fr - IP 84.97.93.13 ]
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EXTRAIT DU CATALOGUE

Cohérences. De l’unité de l’être aux harmonies du soin, Bernard Durey


Le polyhandicapé et son soignant, Bernard Durey
Semeurs d’histoires : Victor ou L’accompagnement d’un enfant différent,
Dominique Paulhiac
Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle, Jean Oury, préface de François
Tosquelles
Cours aux éducateurs, François Tosquelles, préface de Patrice Hortoneda
La musique de l’enfance. Chronique institutionnelle d’un pédopsychiatre,
Pierre Delion
Du travail social à la psychanalyse, Joseph Rouzel
Le choix éthique du sujet, Eduardo Scarone
La psychothérapie institutionnelle, c’est la psychiatrie!, Alain Buzaré, préface de Jean
Oury
La psychothérapie institutionnelle par gros temps, Horace Torrubia, préface de
Jean Oury
Paysages de l’impossible. Clinique des psychoses, Danielle Roulot, préface de
Jean Oury
Quel temps pour le placement familial, Françoise Simon, préface de Jean Oury
Le travail social : un enjeu d’humanisation, Michèle Mialet et Romuald Avet,
préface de Pierre Delion
L’objet invisible. Soins corporels et représentations du corps, Joseph Mornet, pré-
face de Roger Gentis
Autisme et éveil de coma. Signes et institution, Michel Balat
Questions de vie et de mort. Soins palliatifs et accompagnement des familles,
Florence Plon, préface de Marie-Jean Sauret
La précocité intellectuelle et ses contradictions, Paul Merchat et Philippe
Chamont
Travail social et médiation, Alain piganeau
LIRE LACAN : Le discours de Rome suivi de L’angoisse, Le Séminaire X, Jean
Ansaldi
Esthétique du désir, éthique de la jouissance, Alenka Zupancic
LIRE LACAN : Freud et Lacan à Rome. Du Nom du Père au Père du Nom, Ugo
Amati, traduit de l’italien par Patrick Faugeras
La folie à l’âge démocratique ou Le statut que prend la folie, chez les auteurs
français, à partir de 1960, Jean-Luc Yacine
Rencontres de l’Expérience sensible, sous la direction de l’association Les Murs
d’aurelle
[ © 2008-2013 CHAMP SOCIAL ÉDITIONS - centre.doc@imf.asso.fr - IP 84.97.93.13 ]

Intégration scolaire et insertion socioprofessionnelle, sous la direction de


l’AIRe (actes des journées de Nîmes, 2000)
De l’acte à la parole… Des paroles aux actes, sous la direction de l’AIRe
(actes des journées de Lille, 2001)
De la rééducation à la construction de soi : enjeu d’une société en quête de sens,
sous la direction de l’AIRe (actes des journées de Paris, 2002)
Interdit(s) et destin, sous la direction de l’association départementale du
Nord pour la sauvegarde de l’enfant et de l’adulte (actes des journées de Lille,
2003)

RÉCENTES PARUTIONS (mars-avril 2005)

Jeunes en souffrance. Psychanalyse et éducation spécialisée, August Aichhorn,


préface de Sigmund Freud, traduit de l’allemand par Marc Géraud (nouvelle
édition)
Le déficient mental et la psychanalyse, Jacques Cabassut, préface de Jean-Jacques
Gomez
Travail social et psychanalyse, sous la dir. de Joseph Rouzel
Actualité des clubs thérapeutiques, Marie-Françoise Le Roux, préface de Pierre
Delion

À PARAÎTRE

Le Collectif. Les Séminaires de Sainte-Anne, Jean Oury


L’enfant et le trouble du comportement ou La vie par gros temps (ouvrage
collectif)
François Lebigot
Philippe Bessoles,
Victimologie-Criminologie. Tome 5
Situation d’urgence – situation de crise
Clinique du psychotraumatisme immédiat

Les catastrophes naturelles (séismes, tsunamis, tempêtes, avalanches,…), pro-


Victimologie-Criminologie
Approches cliniques
voquées (guerres, terrorisme, prise d’otage, génocides,…), accidentelles
(incendies, explosions, crash d’avion, naufrages,…) génèrent chez les per-

Clinique du psychotraumatisme immédiat


sonnes victimes des pathologies traumatiques sévères et invalidantes. Le psy-
Situation d’urgence – situation de crise

Situation d’urgence – situation de crise


chotraumatisme immédiat rassemble la poly-symptomatologie aiguë directe-
ment liée aux situations d’urgence. La personne présente une sémiologie
proche des états psychotiques. Le tableau clinique est envahi de sidération
Tome 5 Clinique du psychotraumatisme immédiat
psychique ou de fuite panique, d’épisodes hallucinatoires ou confusionnels ou
de vécus agoniques. Référées à la clinique humanitaire ou aux cellules d’ur-
gences médico psychologiques, les méthodologies d’intervention restent
encore à préciser tant pour les victimes (defusing, debriefing,…) que les inter-
venants. Certaines techniques visent la sédation de la sémiologie ; d’autres
préconisent la dynamique psychique du sujet.
Ces prises en charges précoces ont en commun l’objectif l’atténuation de la
détresse psychologique, l’anticipation des séquelles traumatiques, l’identifica-
tion des répercussions individuelles et la promotion d’expression des affects.
Ce tome 5 de Victimologie-Criminologie. Approches cliniques rassemble les
réflexions cliniques et théoriques de professionnels de santé face aux événe-
ments traumatiques auxquels l’humain est confronté.

Victimologie-Criminologie. T. 5
Ont participé à l’ouvrage : P. Bessoles, E. Cheucle, L. Daligand, C. Damiani, O.
Douville, F. Lebigot, F. Maquéda, C. Mormont, G. Poussin, N. Priéto, P. A. Raoult,
F. Rudetzski, M. Wolf Fédida.
François Lebigot, Professeur agrégé du Val de Grâce, Médecin général des Armées, sous la direction
ancien chef de service de l’Hôpital Percy de Clamart et psychiatre, est Président de de François Lebigot
l’ALFEST (Association de langue française pour l’étude du stress et du trauma).
et de Philippe Bessoles
Rédacteur en chef de la Revue internationale francophone du Stress et du Trauma, ses
travaux sur le traumatisme et la prise en charge des victimes font autorité sur la scène
scientifique internationale.
Philippe Bessoles, Docteur en psychopathologie clinique, Maître de conférences des
universités, Habilité à diriger des recherches, est responsable du Master clinique
Victimologie et psychocriminologie de l’Université P. Mendes France – Grenoble II.
Spécialiste des thérapies des états traumatiques d’origine sexuelle et du traitement des
agresseurs sexuels, ses travaux portent sur la clinique du lien à l’épreuve traumatique
et criminelle.
CHAMP SOCIAL ÉDITIONS
éditions
Champ social

ISBN : 2-913376-47-9 18 €

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