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La Guerre A Eu Lieu

Ce document présente un texte de Maurice Merleau-Ponty publié en 1945 qui analyse la guerre et interroge la capacité de la philosophie à participer à l'élaboration du monde. Le document contient des informations sur le contexte de publication original du texte ainsi que son actualité.

Transféré par

Damien Baudry
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La Guerre A Eu Lieu

Ce document présente un texte de Maurice Merleau-Ponty publié en 1945 qui analyse la guerre et interroge la capacité de la philosophie à participer à l'élaboration du monde. Le document contient des informations sur le contexte de publication original du texte ainsi que son actualité.

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w w w. q u e s t i o n s - a c t u e l l e s .

n e t
MAURICE MERLEAU-PONTY
www.questions-actuelles.net
L A E
R
Aujourd'hui, dans une société qui cherche les

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voies accessibles pour sa modernisation et qui se
trouve devant de grandes mutations, il est essen-
tiel de donner à cette réflexion sur la guerre et la
paix, la place qu'elle mérite.

Son actualité concernant les notions de respon-


sabilité individuelle et collective au regard des G U E
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grands problèmes que soulève l'histoire contem-

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poraine est évidente. La guerre a eu lieu, celle de
Troie comme toutes les autres, et elle ne cesse en

LA GUERRE A EU LIEU
vérité de se produire. La guerre ne s’oppose pas
seulement à la paix, elle est déjà en germe dans
notre existence quotidienne. Le présent de toutes
les guerres est toujours notre absence de présence

U
à ce que nous pensons réellement.

ISBN : 978-2-913376-56-4
Y. B.

12 €
L I E
CHAMP SOCIAL ÉDITIONS
MAURICE MERLEAU-PONTY
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centre.doc@imf.asso.fr

Adresse IP : 84.97.93.13

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ISBN : 978-2-913376-56-4
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Maurice Merleau-Ponty

La guerre a eu lieu
[ © 2008-2013 CHAMP SOCIAL ÉDITIONS - centre.doc@imf.asso.fr - IP 84.97.93.13 ]
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Note de l’éditeur

Ce texte de Maurice Merleau-Ponty


« La guerre a eu lieu » paraît pour la pre-
mière fois dans le numéro un de la revue
« Les Temps Modernes » en octobre 1945,
au lendemain de l’armistice. Publié
quelques années plus tard aux éditions
Nagel, puis aux éditions Gallimard (1996),
il ouvre le chapitre III intitulé « Politiques »
du recueil de philosophie Sens et non-sens.
Maurice Merleau-Ponty procède
dans cet ouvrage à une analyse complexe
mais formulée dans la simplicité d’un
engagement philosophique d’une grande
clarté. Il interroge la philosophie dans sa
capacité à participer à l’élaboration de ce
monde-ci, il regarde attentivement les
phénomènes de psychologie sociale et de
psychologie individuelle là où ils se croi-
sent pour construire et déconstruire l’his-
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toire, il met en garde contre le réduction-


nisme et le danger des idéologies qui nient
la pluralité d’expressions de la vie
humaine. Surtout, Maurice Merleau-
Ponty cherche, au travers du philosophe,
l’homme dans sa relation aux autres et à
l’histoire. Grâce à son style direct et à son
orientation personnalisée, ce dernier
point dialogue avec le lecteur et nous
incite, sans que nous ne soyons jamais
directement interpellés ou pris à partie, à
trouver le chemin de notre implication
dans la fragilité de l’histoire. Par l’exposi-
6- tion de son expérience de philosophe, par
la puissance et la simplicité de son argu-
mentation, par la sobriété et la souplesse
de son engagement, Maurice Merleau-
Ponty vient chercher en chacun de nous le
philosophe, là où nous avons le courage
de penser la multiplicité de notre posi-
tion, y compris dans ses défaillances et
absences. C’est l’efficacité, l’originalité,
mais aussi la douceur de ce mouvement
philosophique que nous avons souhaité
mettre en avant.
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C’est la raison pour laquelle nous


avons proposé aux éditions Gallimard une
publication indépendante afin de donner à
ce texte une nouvelle actualité dans les pro-
blématiques contemporaines. Déjà, dans le
temps de l’écriture, Maurice Merleau-Ponty
s’interrogeait sur les lectures à venir de son
article : « Si, dans dix ans, nous relisons ces
pages et tant d’autres, qu’en penserons-
nous ? Nous ne voulons pas que cette année
1945 devienne pour nous une année entre
les années […] puisqu’il s’agit ici d’écrire et
non pas de raconter nos peines, ne devons-
nous pas dépasser nos sentiments pour en -7
trouver la vérité durable ? » Au lieu de se
laisser emporter par l’ivresse de la libération
et de la victoire de 1945, Maurice Merleau-
Ponty revient sur les raisons qui n’ont pas
permis à un nombre important d’intellec-
tuels de se saisir de l’imminence d’une catas-
trophe humaine dans les années d’avant-
guerre. Mais, bien loin de n’être qu’un sim-
ple document daté historiquement et socio-
logiquement sur les égarements intellectuels
d’une époque, cette réflexion en forme de
témoignage nous invite à penser ce qui de
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notre position présente est à l’œuvre parmi


les possibilités actuelles de l’histoire.
Intemporelle, la pensée de Maurice
Merleau-Ponty s’inscrit d’évidence dans le
débat sur la crise d’identité de notre
époque. Aujourd’hui, dans une société qui
cherche les voies accessibles pour sa moder-
nisation et qui se trouve devant de grandes
mutations, scientifiques, géopolitiques,
écologiques, mais aussi économiques,
sociales et psychologiques, il était intéres-
sant de donner à cette réflexion de Maurice
8- Merleau-Ponty la place qu’elle mérite. Son
actualité concernant les notions de partici-
pation et de responsabilité est évidente,
mais notre attention a d’emblée été retenue
par la façon de procéder.
Maurice Merleau-Ponty travaille au
travers de sa position à situer le rapport du
philosophe aux événements de l’histoire, aux
relations que les êtres humains créent, entre-
tiennent, subissent. La pensée devient, dans
ce contexte de l’immédiat après-guerre,
témoignage de la manière dont les faits les
plus déterminants peuvent échapper aux
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esprits les mieux avertis intellectuellement.


À ce premier constat, Maurice Merleau-
Ponty voit une cause particulière : des sujets,
trop bien protégés, imaginent leur histoire
personnelle déliée de l’histoire collective, ici
en l’occurrence de l’histoire européenne :
« Habitués depuis notre enfance à manier la
liberté et à vivre une vie personnelle, com-
ment aurions-nous su que c’étaient là des
acquisitions difficiles, comment aurions-
nous appris à engager notre liberté pour la
conserver ? »
Maurice Merleau-Ponty émet deux -9
remarques critiques à l’encontre d’une cer-
taine pratique de la philosophie. La pre-
mière est que celle-ci transforme les philo-
sophes en consciences nues « en face du
monde », ces derniers, vivant « aussi près de
Platon que de Heidegger, aussi près des
Chinois que des Français », sont « en vérité
aussi loin des uns que des autres ». La
seconde n’est en réalité que la conséquence
logique de la première : le sentiment de
liberté des intellectuels au regard de la
petite histoire quotidienne est le fruit de
cette distance. Le confort de vie fait oublier
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cet élément essentiel : « L’on n’est pas libre


seul. » La position alors mise en œuvre ne
désigne pas seulement un sujet en lien avec
la plasticité du langage ou un sujet en lien
avec les canons de la métaphysique, mais
un sujet lié aux trames de l’histoire dont il
est l’une des composantes à la fois active et
passive.
À partir du titre qui se déploie tout au
long du texte, « La guerre a eu lieu »,
résonne l’idée qu’il faut être attentif pour ne
pas oublier collectivement, en temps de
10 - paix, la permanente et menaçante réalité
d’une toujours possible catastrophe majeure.
Il faut aussi être fort pour supporter indivi-
duellement l’inconfortable constat que
notre position de sujet, lorsque nous ne
souhaitons pas nous laisser aller au simple
courant du rapport plaisir/déplaisir, ne
trouve de réalisation qu’au prix d’un diffi-
cile travail d’élaboration et de renoncement
narcissique. Ardue est la tâche que Maurice
Merleau-Ponty propose : ne pas céder sur
le dur labeur d’humanisme sans pour
autant refouler les « choses crues » avec les-
quelles nous avons toujours à négocier.
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Travail de résistance sans fin, mais aussi


travail de dialogue, cette élaboration est
par excellence celle du philosophe et
aujourd’hui aussi celle du citoyen
contemporain.
C’est pourquoi ce texte qui vient de
derrière nous, doit vivre dans le présent
non seulement en qualité d’objet d’étude
mais essentiellement dans l’ouverture au
dialogue à laquelle il invite.
L’acte même de parler suppose une
écoute, quelqu’un à qui parler qui ne soit
pas qu’un faire-valoir ni un simple répon- - 11
deur, mais un répondant : « ...Une parole
sans réponse possible fait non-sens, ma
liberté et celle d’autrui se nouent l’une à
l’autre à travers le monde… La liberté n’est
pas en deçà du monde, mais au contact de
lui. » Dès lors qu’elles ne sont pas que de
simples moyens informatifs, la parole et
l’écoute deviennent indissociables dans le
rapport des sujets qui en les mettant à
l’œuvre construisent « une subjectivité
engagée dans la situation historique ».
Unies par ce qui les différencie, la parole et
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l’écoute s’auto-engendrent l’une l’autre, et


disent ensemble l’impossibilité d’une exis-
tence sans coexistence.
Il ne peut plus y avoir, aujourd’hui
moins encore qu’hier, d’un côté celui qui
sait, celui qui parle, ou plutôt celui qui,
ayant acquis le droit de parler, dispose d’un
savoir institutionnel, et de l’autre celui qui
écoute, celui qui attend, livré ainsi à l’in-
fantilisme ou au nihilisme, à terme aussi
destructeurs l’un que l’autre. Dialoguer en
philosophie ce n’est pas seulement négocier
12 - des idées déjà toutes faites avant le moment
mystérieux de la rencontre (par nature les
idées pré-établies avant la rencontre sont
discriminantes) ; dialoguer c’est accepter
de créer et d’élaborer une pensée nouvelle
entre interlocuteurs pour rendre envisagea-
ble un futur s’enracinant dans le présent de
tous. À défaut la sanction ne se fait pas
attendre : « Toute angoisse détourne du
futur. »
Par sa démarche Maurice Merleau-
Ponty nous invite à réfléchir sur notre pré-
sent et donc sur notre responsabilité person-
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nelle et collective, aussi minime soit-elle, au


regard de l’histoire. Toute notre situation
n’est pas comprise dans l’espace/temps pré-
sent, la fonction créatrice de la philosophie et
du politique est de justement toujours tenter
de questionner les données, qui dans cette
transformation deviennent historiques.
Si notre société dit ne plus voir son
avenir, c’est peut-être parce que nous ne
nous situons pas suffisamment en vertu des
possibilités de dialogues et que nous ne
trouvons plus la césure qui les fait vibrer.
Entre la parole et l’écoute, le sujet ou plu- - 13
tôt les sujets vivent une existence séparée
sur le mode de la coexistence. La superpo-
sition des monologues n’est pas suffisante à
créer un dialogue. Lorsque les paroles ne
sont plus transformables par leur adresse,
que la succession des monologues tient lieu
de dialogue, alors les lieux se ferment, l’his-
toire se dicte au lieu de s’écrire.
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L’histoire récente et tragique montre


à quel point cette dernière question doit
être prioritairement considérée dans l’ur-
gence où nous sommes peut-être. Les der-
nières décennies du siècle précédent ont
affirmé que la modernité ne nous protége-
rait d’aucune atrocité. Nous devons ren-
dre grâce aux intellectuels qui ont su pren-
dre le risque de nous rappeler régulière-
ment que ne rien penser, autrement dit ne
pas distinguer l’opinion de l’effort d’éla-
borer une position assumée, présentait un
risque majeur. Sur le fond, peu importe
14 - que nous partagions ou pas la nature de
leur engagement, ce qui importe est de
saluer le fait qu’ils sollicitent le débat dans
l’espace public. En assumant le passage de
la chose intellectuelle à l’espace sociétal,
en utilisant le circuit économique et
médiatique comme un outil très perfor-
mant et non comme une finalité, les intel-
lectuels qui ont pu prendre ce risque ont
mis en valeur la pensée, non comme une
simple abstraction mais comme un pro-
cessus qui agit et se partage à des niveaux
différents.
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Quelque chose de très positif a


changé. Malgré le surdéveloppement des ego
en mal d’images rassurantes, malgré un indi-
vidualisme qui atteint un apogée incroyable
où chacun souhaite n’être plus que lui-
même hors de toute historicité, se crée
chaque jour un peu plus, un paradoxal désir
de citoyenneté. Par là s’expriment plusieurs
choses, d’abord le désir de participation,
ensuite le sentiment de responsabilité.
Si aujourd’hui les questions ne se
posent plus exactement dans les mêmes
termes qu’au milieu du siècle dernier, elles - 15
n’appartiennent pas pour autant à notre
seul passé. L’antisémitisme et les racismes
de toutes formes ne se sont même pas
assoupis. En ce sens, ce texte de Merleau-
Ponty est un vrai livre d’histoire, c’est-à-
dire un livre de vie. Dans notre société,
souvent obsédée par le présent immédiat,
nous gagnons à écouter ce qui, dans l’hu-
milité du témoignage réfléchi, nous montre
aujourd’hui comme hier, comment s’en-
gage notre responsabilité vis-à-vis de ce qui
nous agrée par commodité. Les temps de
paix ne reposent pas que sur des choses pai-
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sibles, ils se lient à une multitude d’autres


événements où se noue la dramaturgie de
l’histoire humaine, là où elle est la plus
concrète. Dès lors que la pensée n’est pas
qu’un simple objet d’explication, extérieure
au sujet qui la transmet et à celui qui la
conçoit, elle entre dans les trames quoti-
diennes de l’histoire, dans l’épaisseur de sa
diversité et de sa créativité.
La guerre a eu lieu, celle de Troie
comme toutes les autres, et elle ne cesse en
vérité de se produire. Le présent de toutes
16 - les guerres est toujours notre absence de
présence à ce que nous pensons réellement.
La guerre ne s’oppose pas seulement
à la paix, elle est déjà en germe dans notre
existence quotidienne, elle y apparaît
comme le signe de l’impuissance à se
confronter à la concrétude et à la multipli-
cité du réel. En vérité, nous dit Maurice
Merleau-Ponty, les guerres ne se gagnent
pas ailleurs qu’en temps de paix, là où le
courage dans toutes ses diversités peut s’ex-
primer, là où chaque être humain peut ne
pas être qu’un soldat.
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L’engagement dans l’idée même d’un


questionnement sur nos façons d’être et de
faire reste une priorité en deçà de laquelle
la pensée contemporaine vacille. À la trop
banale et fuyante interrogation sur la posi-
tion de l’autre, Maurice Merleau-Ponty, en
philosophe, a choisi de faire travailler la
sienne. Par ce choix, soudainement la phi-
losophie concerne chacun d’entre nous.
Yannick BRETON
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Les événements rendaient toujours


moins probable le maintien de la paix.
Comment avons-nous pu attendre si long-
temps pour nous résoudre à la guerre ?
Nous n'arrivons plus à comprendre que
certains d'entre nous aient accepté Munich - 19
comme une occasion d'éprouver la bonne
volonté allemande. C'est que nous ne nous
guidions pas sur les faits. Nous avions
secrètement résolu d'ignorer la violence et
le malheur comme éléments de l'histoire,
parce que nous vivions dans un pays trop
heureux et trop faible pour les envisager.
Nous méfier des faits, c'était même devenu
un devoir pour nous. On nous avait appris
que les guerres naissent de malentendus qui
peuvent être dissipés et de hasards qui peu-
vent être conjurés à force de patience et de
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courage. Nous avions autour de nous une


vieille école où des générations de profes-
seurs socialistes s'étaient formées. Ils
avaient subi la guerre de 1914 et leurs
noms étaient inscrits par promotions
entières sur le monument aux morts. Mais
nous avions appris que les monuments aux
morts sont impies parce qu'ils transfor-
ment les victimes en héros. On nous invi-
tait à révoquer en doute l'histoire déjà faite,
à retrouver le moment où la guerre de Troie
pouvait encore n'avoir pas lieu et où la
liberté pouvait encore, d'un seul geste, faire
20 - éclater les fatalités extérieures. Cette philo-
sophie optimiste, qui réduisait la société
humaine à une somme de consciences tou-
jours prêtes pour la paix et le bonheur,
c'était en fait la philosophie d'une nation
difficilement victorieuse, une compensa-
tion dans l'imaginaire des souvenirs de
1914. Nous savions que des camps de
concentration existaient, que les juifs
étaient persécutés, mais ces certitudes
appartenaient à l'univers de la pensée.
Nous ne vivions pas encore en présence de
la cruauté et de la mort, nous n'avions
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jamais été mis dans l'alternative de les subir


ou de les affronter. Au-delà de ce jardin si
calme où le jet d'eau bruissait depuis tou-
jours et pour toujours, nous avions cet
autre jardin qui nous attendait pour les
vacances de 39, la France des voyages à
pied et des auberges de la jeunesse, qui
allait de soi, pensions-nous, comme la terre
elle-même. Nous habitions un certain lieu
de paix, d'expérience et de liberté, formé
par une réunion de circonstances excep-
tionnelles, et nous ne savions pas que ce fût
là un sol à défendre, nous pensions que
c'était le lot naturel des hommes. Même - 21
ceux d'entre nous qui, mieux informés par
leurs voyages, sensibilisés au nazisme par
leur naissance ou enfin déjà pourvus d'une
philosophie plus exacte, ne séparaient plus
leur sort personnel de l'histoire euro-
péenne, même ceux-là ne savaient pas à
quel point ils avaient raison. Nous discu-
tions avec eux en les raccompagnant, nous
faisions valoir des objections : les dés ne
sont pas jetés, l'histoire n'est pas écrite. Et
ils nous répondaient sur le ton de la
conversation. Habitués depuis notre
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enfance à manier la liberté et à vivre une vie


personnelle, comment aurions-nous su que
c'étaient là des acquisitions difficiles, com-
ment aurions-nous appris à engager notre
liberté pour la conserver ? Nous étions des
consciences nues en face du monde.
Comment aurions-nous su que cet indivi-
dualisme et cet universalisme avaient leur
place sur la carte ? Ce qui rend pour nous
inconcevable notre paysage de 1939 et le
met définitivement hors de nos prises, c'est
justement que nous n'en avions pas
conscience comme d'un paysage. Nous
22 - vivions dans le monde, aussi près de Platon
que de Heidegger, des Chinois que des
Français (en réalité aussi loin des uns que
des autres). Nous ne savions pas que c'était
là vivre en paix, vivre en France, et dans un
certain État du monde.
Par hasard ou à dessein, l'Allemagne
nous avait délégué des représentants ambi-
gus. Bremer, lecteur à l'Université de Paris,
vénérait les valeurs de guerre, fréquentait
Montherlant et, revenu ici en 1940 comme
attaché culturel, il devait mettre au service
de son gouvernement quelques-unes des
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relations qu'il avait nouées avant la guerre.


Mais, en 1938, il disait souvent : « Je suis
un vieux radical. » À condition de parler
assez fort, on obtenait de lui des conces-
sions sur les principaux articles du nazisme.
Il s'était montré surpris et peiné, un jour
qu'il parlait des gouvernementaux espa-
gnols en les appelant avec insistance les
« rouges », et que nous l'avions prié d'aller
porter ailleurs sa propagande. Je l'ai vu
consterné quand il lui fallut, en 1938, quit-
ter la France pour aller faire en Allemagne
une période militaire. Autant qu'un
homme comme lui pût croire quelque - 23
chose, il crut sans doute à la propagande
« européenne » de l'Allemagne, ou du
moins il voulut y croire parce qu'elle lui
permettait de concilier le plaisir qu'il avait
à vivre en France et sa fidélité au gouverne-
ment de son pays. Un matin de mars 1939,
j'entrai dans la chambre d'un autre
Allemand de Paris pour lui apprendre l'oc-
cupation de Prague. Il se leva d'un bond,
courut à la carte d'Europe (qu'il avait tout
de même fixée au mur) et dit, avec tout
l'accent de la sincérité : « Mais c'est fou,
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c'est impossible ! » Naïveté ? Hypocrisie ?


Ce n'était probablement ni l'un, ni l'autre.
Ces garçons disaient ce qu'ils pensaient,
mais ils ne pensaient rien de clair et ils
maintenaient en eux-mêmes l'équivoque
pour éviter, entre leur humanisme et leur
gouvernement, un choix qui leur aurait fait
perdre ou l'estime d'eux-mêmes ou celle de
leur patrie. Il n'y avait qu'une solution à
leurs débats intérieurs : la victoire alle-
mande. Quand ils sont revenus à Paris en
40, en règle avec leur pays qu'ils avaient
suivi dans la guerre, ils étaient, bien sûr,
24 - disposés à « collaborer » avec la France
(dans les limites que leur auraient imposées
l'état-major allemand et la politique nazie)
et à oublier l'intermède militaire. Avant
1939, leur mollesse les avait fait choisir
pour représenter l'Allemagne à Paris, elle
entrait dans le jeu de la propagande, leur
irrésolution entretenait notre inconscience.
Après 40, leurs bons sentiments devaient
servir aux mêmes fins. Ils se sont prêtés à ce
jeu dans une demi-conscience, jusqu'au
jour où la mobilisation totale les a jetés,
Bremer sur le front russe où il trouva la
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mort, l'autre sur le front d'Afrique où il


fut, dit-on, grièvement brûlé. C'est ainsi
que l'histoire sollicite et détourne les indi-
vidus, c'est ainsi qu'à voir les choses de près
on ne trouve nulle part des coupables et
partout des complices, c'est ainsi que nous
avons tous notre part dans l'événement de
1939. Entre nos Allemands et nous, il y a
seulement cette différence qu'ils avaient
eue sous les yeux le nazisme, et nous pas
encore. Ils ne pouvaient pas ignorer l'usage
que l'on faisait d'eux, nous n'avions pas
encore appris ce jeu-là.
- 25
§***

Pendant l'hiver 39-40, notre condi-


tion de soldats n'a rien changé pour l'essen-
tiel à nos pensées. Nous avions encore le
loisir de considérer les autres comme des
vies séparées, la guerre comme une aven-
ture personnelle, et cette étrange armée se
pensait comme une somme d'individus.
Même quand elle s'appliquait avec bonne
volonté à ses tâches guerrières, elle ne s'y
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sentait pas prise, et tous les critères res-


taient ceux du temps de paix. Notre colo-
nel faisait tirer du 155 pour disperser une
patrouille allemande autour de nos postes,
on désignait un capitaine pour recueillir les
pattes d'épaule et les papiers de deux morts
allemands, nous allions songer auprès de
ces brancards comme nous l'aurions fait
auprès d'un lit mortuaire. Ce lieutenant
allemand qui avait agonisé dans les barbe-
lés, une balle dans le ventre, en criant :
« Soldats français, venez chercher un mou-
rant » (c'était la nuit, devant un poste isolé,
26 - et l'on avait interdit aux nôtres de sortir
jusqu'au jour), nous nous attardions à
regarder avec compassion sa mince poi-
trine, à peine couverte d'une tunique par
quinze degrés de froid, ses cheveux blond
cendré, ses mains fines, comme sa mère ou
sa femme auraient pu le faire.
C'est après juin 40 que nous sommes
vraiment entrés dans la guerre. Car désor-
mais les Allemands que nous rencontrions
dans la rue, dans le métro, au cinéma, il ne
nous était plus permis de les traiter humai-
nement. Si nous l'avions fait, si nous avions
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voulu distinguer les nazis et les Allemands,


chercher sous le lieutenant l'étudiant, sous
le soldat le paysan ou le prolétaire, ils se
seraient mépris, ils auraient cru que nous
reconnaissions leur régime et leur victoire,
et c'est alors qu'ils se seraient sentis vain-
queurs. La magnanimité est une vertu de
riche, et il n'est pas difficile de traiter géné-
reusement des prisonniers que l'on tient à
sa merci. Mais c'est nous qui étions les pri-
sonniers. Il nous fallait réapprendre toutes
les conduites puériles dont notre éducation
nous avait débarrassés, juger des gens sur
l'habit, répondre sans politesse à leurs - 27
bonnes manières de commande, vivre pen-
dant quatre ans à côté d'eux sans vivre une
minute avec eux, nous sentir sous leur
regard des « Français » et non pas des
hommes. Il y avait désormais dans notre
univers de personnes cette masse compacte
verte ou grise. Si nous avions mieux
regardé, nous aurions déjà trouvé, dans la
société du temps de paix, des maîtres et des
esclaves, et nous aurions pu apprendre
comment chaque conscience, si libre, sou-
veraine et irremplaçable qu'elle puisse se
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sentir, se fige et se généralise sous un regard


étranger, devient « un prolétaire » ou « un
Français ». Mais aucune servitude n'est
plus visible que celle d'un pays occupé.
Même ceux d'entre nous qui n'étaient pas
inquiétés et continuaient de peindre,
d'écrire, ou de composer des poèmes,
éprouvaient, en revenant à leurs travaux,
que leur liberté de jadis était portée par
celle des autres et que l'on n'est pas libre
seul. S'ils avaient pu autrefois se sentir allè-
gres et maîtres de leur vie, c'était encore là
un mode de la coexistence, cela n'était pos-
28 - sible que dans une certaine atmosphère, ils
apprenaient à connaître entre chaque
conscience et toutes les autres ce milieu
général où elles communiquent et qui
n'avait pas de nom dans leur philosophie
d'autrefois.
En même temps qu'un sujet d'hor-
reur, l'antisémitisme allemand devait être
pour nous un mystère, et, formés comme
nous l'étions, nous devions nous demander
chaque jour pendant ces quatre années :
comment l'antisémitisme est-il possible ? Il
y avait sans doute un moyen d'éluder la
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question : on pouvait nier que l'antisémi-


tisme fût vraiment vécu par personne. Les
nazis, eux aussi, pardonnaient à certains
juifs dont ils attendaient quelque service, et
le hasard d'une liaison a permis à un comé-
dien juif de tenir la scène à Paris pendant
quatre ans. Peut-être, après tout, n'y avait-
il pas un seul antisémite ? Peut-être l'antisé-
mitisme n'était-il tout entier qu'un mon-
tage de la propagande ? Peut-être soldats,
SS, journalistes obéissaient-ils à des
consignes auxquelles ils ne croyaient pas, et
peut-être enfin les auteurs de cette propa-
gande n'y croyaient-ils pas davantage ? - 29
Déclenché par des meneurs conscients et
porté par des forces élémentaires confuses,
l'antisémitisme aurait été une sinistre mys-
tification. Nous le pensions avant 1939,
nous ne pouvons plus le croire maintenant,
après avoir vu ces autobus pleins d'enfants,
place de la Contrescarpe. L'antisémitisme
n'est pas une machine de guerre montée
par quelques Machiavels et servie par
l'obéissance des autres. Pas plus que le lan-
gage ou la musique, il n'a été créé par
quelques-uns. Il s'est conçu au creux de
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l'histoire. Les meneurs et les forces élémen-


taires, le cynisme et la bêtise, cette concep-
tion roublarde et policière de l'histoire est
finalement naïve : elle prête trop de
conscience aux chefs et trop peu aux
masses. Elle ne voit pas de milieu entre l'ac-
tion volontaire des uns et l'obéissance pas-
sive des autres, entre le sujet et l'objet de
l'histoire, et ce que les Allemands nous ont
fait comprendre au contraire, c'est que les
chefs sont mystifiés par leurs propres
mythes et les troupes à demi complices,
que personne ne commande absolument et
30 - personne n'obéit absolument. Un antisé-
mite ne pourrait pas voir torturer des juifs
s'il les voyait vraiment, s'il percevait cette
souffrance et cette agonie dans une vie
individuelle, mais justement, il ne voit pas
les juifs qui souffrent, il est dans le mythe
du juif. À travers ces êtres concrets, il tor-
ture et tue le juif, il se débat avec ses rêves
et les coups atteignent des visages vivants.
La passion antisémite ne part pas des indi-
vidus et ne vise pas les individus.
Nous rencontrions ici la formule
marxiste, qui a en tout cas le mérite de nous
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situer dans le social : « L'antisémitisme est


le socialisme des imbéciles. » Une société
décomposée, qui pressent et redoute la
révolution, transfère et apaise sur les juifs
une angoisse qui s'adresse à elle-même.
Cela pouvait expliquer l'antisémitisme
hypocrite des maurrassiens, toujours
accompagné de réserves ou d'exceptions, et
timide devant les cas particuliers. Mais le
racisme des SS, Drancy, les enfants séparés
de leur mère ? Comme toute explication
par transfert, celle-ci échoue devant la pas-
sion pure. Le transfert passionnel n'est pas
une explication dernière, puisqu'il s'agit - 31
justement de savoir ce qui l'a motivé, et
pourquoi l'angoisse et le sadisme d'une
société qui se décompose se fixent sur les
juifs. Nous nous heurtons ici, comme dans
toute passion, à un élément de hasard et
d'irrationalité pure, sans lequel la passion
serait fondée et ne serait plus une passion.
Si cet homme aime aujourd'hui cette
femme, c'est que son histoire passée le pré-
parait à aimer ce caractère, ce visage, mais
enfin c'est aussi parce qu'il l'a rencontrée, et
cette rencontre met au jour dans sa vie des
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possibilités qui, sans elle, se seraient assou-


pies. Une fois établi, cet amour fait figure
de destinée, mais le jour de la première ren-
contre il est absolument contingent. Une
fixation peut bien être motivée par le passé
de l'individu, mais elle apporte plus qu'elle
ne promettait ; une fois réalisée, elle a son
poids propre, qui est la force brute du pré-
sent et de ce qui existe. De même, on ne
peut pas expliquer l'antisémitisme jusqu'au
bout : on peut en indiquer les motivations
– le problème social et le rôle que les juifs
ont joué jadis dans le développement d'un
32 - certain capitalisme –, mais elles ne dessi-
nent qu'une histoire possible, et si, en
Allemagne, vers 1930, l'angoisse a remonté
vers le passé et choisi de s'assouvir sur les
juifs, parce que toute angoisse se détourne
du futur, l'explication rationnelle ne peut
pas aller au delà, à partir de ses motifs la
passion se crée elle-même, on ne peut pas la
comprendre dans un univers de
consciences. L'antisémitisme allemand
nous replace devant une vérité que nous
ignorions en 1939. Nous pensions qu'il n'y
avait pas de juifs, pas d'Allemands, mais
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seulement des hommes ou même des


consciences. Il nous semblait qu'à chaque
moment chacun de nous choisissait dans
une liberté toujours neuve d'être et de faire
ce qu'il voulait. Nous n'avions pas compris
que, comme l'acteur se glisse dans un rôle
qui le dépasse, qui modifie le sens de cha-
cun de ses gestes, et promène autour de lui
ce grand fantôme dont il est l'animateur,
mais aussi le captif – chacun de nous dans
la coexistence se présente aux autres sur un
fond d'historicité qu'il n'a pas choisi, se
comporte envers eux en qualité d'« aryen »,
de juif, de Français, d'Allemand, que les - 33
consciences ont l'étrange pouvoir de s'alié-
ner et de s'absenter d'elles mêmes, qu'elles
sont menacées du dehors et tentées du
dedans par des haines absurdes et inconce-
vables au regard de l'individu, et que, si un
jour les hommes doivent être des hommes
les uns pour les autres, et les rapports des
consciences devenir transparents – si l'uni-
versalité doit se réaliser –, ce sera dans une
société où les traumatismes du passé auront
été liquidés et où d'abord les conditions
d'une liberté effective auront été réalisées.
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Jusque-là, la vie sociale restera ce dialogue


et cette bataille de fantômes où l'on voit
soudain couler de vraies larmes et du vrai
sang.

§***

Or, dans ce combat, il ne nous était


plus permis de rester neutres. Pour la pre-
mière fois, nous étions amenés non seule-
ment à constater, mais encore à assumer la
vie de société. Avant 39, la police ne nous
34 - concernait pas. Elle existait, mais nous n'au-
rions jamais songé à la faire. Qui d'entre
nous aurait prêté main forte pour arrêter un
voleur, ou accepté de se faire magistrat et de
rendre des sentences ? Nous voulions bien,
pour notre compte, n'être ni criminels, ni
voleurs, parce que nous en avions décidé
ainsi. Mais comment notre liberté aurait-elle
eu le droit d'en supprimer une autre, même
si l'assassin avait lui même disposé d'une
autre vie ? Nous ne pouvions pas supporter
que la sanction voulût se parer d'un carac-
tère moral et nous la ramenions aux nécessi-
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tés de police, dont nous distinguions soi-


gneusement les règles morales. C'était
une œuvre basse, à laquelle, même si nous y
étions mêlés, nous ne voulions pas consen-
tir. Je me rappelle ma perplexité quand j'ap-
pris que, sous lieutenant de réserve, je pou-
vais être requis par la police pour aider à une
arrestation et devais même lui offrir mes ser-
vices. Il nous a bien fallu changer d'avis :
nous avons bien vu qu'il nous appartenait
de juger. S'il avait dépendu de nous d'arrêter
et de condamner un dénonciateur, nous
n'aurions pas pu laisser à d'autres cette
besogne. Avant la guerre, la politique nous - 35
paraissait impensable parce qu'elle est un
traitement statistique des hommes et qu'il
n'y a pas de sens, pensions-nous, à traiter
comme une collection d'objets substituables
et par règlements généraux ces êtres singu-
liers dont chacun est pour soi un monde.
Dans la perspective de la conscience, la poli-
tique est impossible. Il y a eu un moment où
nous nous sommes sentis atteints au cœur
par ces absurdités du dehors.
Nous avons été amenés à assumer et
à considérer comme nôtres non seulement
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nos intentions, le sens que nos actes ont


pour nous, mais encore les conséquences
de ces actes au dehors, le sens qu'ils pren-
nent dans un certain contexte historique. Il
y a vingt ans, un historien dénonçait les
responsabilités des Alliés dans la guerre de
1914. Pendant l'occupation, nous avons vu
avec stupeur le même historien publier,
sous le visa de la censure, une brochure où
il dénonçait les responsabilités de
l'Angleterre à l'origine de la guerre de
1939. Il n'a pas compris que mettre en
cause l'Angleterre, à Paris, sous l'occupa-
36 - tion allemande, c'était prendre à son
compte une propagande qu'aucun pacifiste
n'a le droit de servir, puisque c'est celle
d'un régime guerrier. Au printemps de
1944, les professeurs ont tous reçu un texte
qu'on leur proposait de signer et qui adju-
rait le maréchal Pétain d'intervenir pour
arrêter la guerre. Il est trop simple de sup-
poser que ceux qui ont composé ou signé
ce texte s'étaient mis au service des
Allemands et essayaient d'arrêter la guerre
avant leur défaite. Il est rare, au moins dans
le monde des professeurs, que les trahisons
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se fassent dans cette clarté, et c'est le sort


des hommes de ne céder jamais à l'intérêt
seulement, mais en même temps aux idées.
Voici donc comment on imagine un des
rétracteurs de ce texte. Pour lui, les passions
de la guerre n'existent pas ; elles ne tiennent
un semblant de force que du consentement
des hommes aussi libre à chaque moment ; il
n'y a donc pas un monde en guerre, avec,
d'un côté, les démocraties, et, de l'autre, les
fascismes, ou encore d'un côté les empires
constitués et de l'autre les nations tard
venues qui voudraient se constituer un
empire (les premiers fortuitement alliés à - 37
un état « prolétarien ») ; il n'y a pas d'em-
pires, pas de nations, pas de classes, il n'y a
rien que des hommes partout, toujours
prêts pour la liberté et le bonheur, toujours
capables de les obtenir sous quelque régime
que ce soit, à condition qu'ils se reprennent
et retrouvent la seule liberté qui soit, celle
de leur jugement ; un seul mal, donc, qui
est la guerre elle-même, et un seul devoir,
qui est de ne pas croire aux victoires du
droit et de la civilisation et de faire cesser la
guerre. Ainsi pense ce solitaire cartésien, et
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il ne voit pas derrière lui son ombre portée


sur l'histoire comme sur un mur, ce sens,
cette figure que prennent ses actions au
dehors, cet Esprit Objectif qui est lui-
même.
Le politique cartésien répondrait
sans doute que, si nous nous tenons pour
responsables de nos pensées et de nos
actions dans leurs plus lointaines consé-
quences, il ne nous reste plus qu'à refuser
toute transaction, comme fait le héros. Or,
ajouterait-il, combien de héros parmi ceux
qui se louent aujourd'hui d'avoir résisté ?
38 -
J'en vois qui étaient fonctionnaires de
l'État, et qui ont continué de recevoir leur
salaire, jurant par écrit, puisqu'il le fallait,
qu'ils n'étaient ni juifs, ni francs maçons.
J'en vois d'autres qui ont accepté de
demander pour leurs écrits ou pour leur
théâtre l'autorisation d'une censure qui ne
laissait rien passer qu'à dessein. Chacun
traçait à sa façon la frontière des choses per-
mises. Ne publiez rien, disait l'un. Rien
pour les journaux ni pour les revues, disait
l'autre, imprimez vos livres. Je donne ma
pièce à ce théâtre s'il est dirigé par un
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homme de bien, je la retire s'il est dirigé


par un valet du gouvernement, disait un
troisième. La vérité est que chacun a com-
posé avec la nécessité extérieure, sauf
quelques-uns, qui ont donné leur vie. Il fal-
lait ou bien cesser de vivre, refuser cet air
corrompu, ce pain empoisonné, ou bien
vivre, c'est-à-dire se ménager dans le mal-
heur commun un réduit de liberté privée,
et c'est ce que la plupart ont fait, mettant
seulement leur conscience en repos par des
sacrifices mesurés. Ceci n'acquitte pas les
traîtres, qui ont appelé ce régime, l'ont aidé
au-delà de l'indispensable, et se sont dési- - 39
gnés d'eux-mêmes aux sanctions de la loi
nouvelle. Mais ceci nous interdit de les
juger au nom d'une morale que personne
n'a suivie jusqu'au bout, et de fonder sur
l'expérience de ces quatre années une nou-
velle philosophie, puisque nous avons vécu
suivant l'ancienne. Seuls les héros ont vrai-
ment été au dehors ce qu'ils voulaient être
au dedans, seuls, ils se sont joints et
confondus à l'histoire, au moment où elle
prenait leur vie, mais ceux qui ont survécu
même aux plus grands risques n'ont pas
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consommé ce mariage cruel, personne ne


peut parler de ce silence ni le recommander
aux autres. L'héroïsme ne se prêche pas, il
s'accomplit, et toute prédication serait ici
présomption, puisque celui qui peut
encore parler ne sait pas de quoi il parle.
Ce raisonnement est fort. Mais il va
dans notre sens. Il est vrai que nous ne
sommes pas innocents, et que, dans la
situation où nous étions, il n'y avait pas de
conduite irréprochable. En restant ici, nous
nous faisions tous complices à quelque
degré, et il faut dire de la résistance ce que
40 -
les combattants ont souvent dit de la
guerre : on n'en revient qu'à condition
d'avoir à quelque moment limité les
risques, et, en ce sens-là, choisi de sauver sa
vie. Ceux qui ont quitté la France pour
poursuivre ailleurs la guerre par les armes
ou par la propagande ne peuvent pas
davantage se prévaloir de leur pureté, car
s'ils échappaient à toute compromission
directe, c'était en cédant le terrain pour un
temps, et, en ce sens, ils prenaient comme
nous leur part dans les ravages de l'occupa-
tion. Plusieurs de nos camarades se sont
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posé la question et ont choisi pour le


mieux, mais rien ne peut faire que leur
décision ait été une vraie solution. En res-
tant on se compromettait, en partant on se
compromettait, personne n'a les mains
propres (et c'est peut-être pourquoi les
Allemands ont trouvé à Paris le cadavre de
Martel et de quelques autres). Nous avons
désappris la « pure morale » et appris une
sorte d'immoralisme populaire, qui est
sain. L'homme moral ne veut pas se salir les
mains. C'est qu'il a d'ordinaire assez de loi-
sir, de talents ou de fortune pour se tenir à
l'écart des entreprises qu'il désapprouve et - 41
se préparer une bonne conscience. Le peu-
ple n'a pas cette liberté-là : le mécanicien
dans un garage, s'il voulait vivre, était bien
obligé de réparer les voitures allemandes.
Tel de nos camarades s'adressait à la librai-
rie « Rive Gauche » pour avoir les livres de
philosophie allemande dont il avait besoin.
Le jour venu, il a pris part à l'insurrection
et les Allemands l'ont fusillé. Nous sommes
dans le monde, mêlés à lui, compromis
avec lui. Ce n'est pas une raison pour lui
céder tout l'extérieur et pour nous confiner
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dans nos pensées, toujours libres, même


chez l'esclave. Cette division de l'intérieur
et de l'extérieur est abstraite. Nous don-
nons au monde à la fois plus et moins.
Nous lui donnons moins, car nous pesons
sur lui quand le moment est venu, et l'État
(on l'a bien vu avec l'État vichyssois) n'est
rien sans notre consentement. Nous lui
donnons plus, car il éveille notre intérêt,
c'est en lui que nous vivons, et, à vouloir
être libres en marge du monde, nous ne le
sommes pas du tout. Un jugement sans
parole n'est pas accompli, une parole sans
42 - réponse possible fait non sens, ma liberté et
celle d'autrui se nouent l'une à l'autre à tra-
vers le monde. Certes, ceux d'entre nous
qui n'étaient ni juifs, ni communistes
déclarés pouvaient, pendant ces quatre
années, se ménager des méditations : on ne
leur refusait ni Platon, ni Descartes, ni les
répétitions du Conservatoire, le samedi
matin. Nous pouvions recommencer notre
adolescence, revenir à nos dieux et à nos
grands écrivains comme à des vices. Nous
ne revenions pas pour autant à nous-
mêmes et à l'esprit. Nous ne sortions pas
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pour autant de l'histoire. Nos meilleures


pensées, vues de Londres, de New York ou
de Moscou, se situaient dans le monde et
portaient un nom, c'étaient des rêveries de
captifs, et elles en étaient modifiées jusque
dans leur valeur de pensées. On ne dépasse
pas l'histoire et le temps, on ne peut que s'y
fabriquer une éternité privée, fictive
comme celle du fou qui se croit Dieu.
L'esprit n'est pas dans ces songes moroses,
il ne paraît qu'au grand jour du dialogue.
Méditant sur nos grands hommes, nous
n'étions pas plus libres et pas plus
consciences que le juif ou le déporté - 43
devenu une seule douleur aveugle et sans
choix. Il n'y a pas de liberté effective sans
quelque puissance. La liberté n'est pas en
deçà du monde, mais au contact avec lui.

***

Nous retrouvions là une vérité


marxiste. Mais même le marxisme était à
reprendre, car il risquait de nous confirmer
dans nos préjugés d'avant-guerre. Sous pré-
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texte que l'histoire est l'histoire de la lutte


des classes et que les conflits idéologiques
n'en sont que la superstructure, un certain
marxisme nous détache de toutes les situa-
tions où le sort des classes n'est pas immé-
diatement engagé. La guerre de 1939, clas-
sée comme guerre impérialiste au moins
jusqu'à l'intervention de l'URSS, n'intéres-
sait pas ce genre de marxistes. L'histoire
vraie devait recommencer pour eux le jour
où la lutte sociale pourrait se manifester à
nouveau. Le fascisme n'étant, après tout,
qu'un parent pauvre du capitalisme, le
44 - marxiste n'avait pas à prendre parti dans
cette querelle de famille, et le succès de l'un
ou l'autre camp ne lui importait pas beau-
coup. En période de crise, pensaient cer-
tains d'entre nous, le capitalisme ne peut
plus se permettre d'être libéral, il devra par-
tout se raidir et les mêmes nécessités qui
ont amené à l'existence les fascismes étouf-
feront les libertés dans les prétendues
démocraties. La guerre mondiale n'est
qu'une apparence, et ce qui reste vrai sous
cette apparence, c'est le sort commun des
prolétaires de tous les pays et la solidarité
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profonde de tous les capitalismes à travers


les contradictions internes du régime. Il ne
saurait donc être question, pour les proléta-
riats nationaux, d'assumer en quoi que ce
soit les événements où ils se trouvent mêlés,
chaque prolétaire sous l'uniforme ne peut
se sentir que prolétaire. Ainsi certains d'en-
tre nous, quand ils apprenaient quelque
échec des Allemands, boudaient à leur pro-
pre plaisir et affectaient de ne pas se mêler
à la satisfaction générale. Quand nous leur
présentions la situation d'un pays occupé
comme le type même des situations inhu-
maines, ils s'efforçaient de dissoudre ce - 45
phénomène dans le phénomène plus géné-
ral de l'exploitation et de l'oppression capi-
talistes. Placés depuis toujours dans le
secret de l'histoire, ils comprenaient la
révolte patriotique mieux qu'elle ne se
comprenait elle-même, ils lui donnaient
l'absolution au nom de la lutte des classes.
Et pourtant, quand la libération est venue,
ils l'ont appelée par son nom, comme tout
le monde.
Ils n'avaient pas besoin, pour le faire,
de renoncer au marxisme. L'expérience de
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ces quatre années nous a, en effet, appris à


mieux comprendre les relations concrètes
de la lutte des classes et de l'idéologie. La
lutte des classes n'est pas plus vraie que les
conflits idéologiques, ils ne s'y réduisent pas
comme l'apparence à la réalité. Marx l'en-
seigne lui-même, les idéologies, une fois
constituées, ont leur poids propre, elles
entraînent l'histoire comme le volant
entraîne le moteur. Par suite une analyse
marxiste de l'hitlérisme ne peut pas consis-
ter à le classer sommairement comme « épi-
sode du capitalisme ». Elle met sans doute
46 - à nu la conjoncture économique sans
laquelle il n'aurait pas existé, mais cette
conjoncture est singulière, et, pour la défi-
nir entièrement, pour rejoindre l'histoire
effective, il faut faire état de particularités
locales, et non seulement de la fonction
économique du nazisme, mais encore de sa
fonction humaine. Le marxiste ne doit pas
appliquer mécaniquement le schéma capi-
tal-travail, mais penser à nouveau chaque
événement qui se présente pour déterminer
chaque fois par où passe la ligne sinueuse
de l'avenir prolétarien. Il n'est pas obligé de
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considérer l'oppression en pays occupé


comme un phénomène de surface, au-des-
sous duquel la vérité de l'histoire devrait
être cherchée. Il n'y a pas deux histoires,
l'histoire vraie et l'histoire empirique. Il n'y
en a qu'une, et tout ce qui arrive en fait
partie, à condition qu'on sache le déchif-
frer. L'occupation allemande, pour un
marxiste en milieu français, n'était pas un
accident de l'histoire, mais un événement
de première grandeur. La victoire de
l'Allemagne et celle des Anglo-Saxons ne
sont pas équivalentes du point de vue de la
lutte des classes, parce que les gouverne- - 47
ments anglo-saxons, si réactionnaires qu'ils
soient et veuillent être, se trouveront frei-
nés dans leur propre pays par leur idéologie
libérale, et que la lutte sociale, à redevenir
tout de suite manifeste, gagne en intérêt
pour des hommes qui n'ont pas cent ans à
vivre et qui en auraient passé cinquante
peut-être sous l'oppression fasciste. Le
marxisme ne supprime pas les facteurs sub-
jectifs de l'histoire au profit des facteurs
objectifs, il noue les uns aux autres.
L'idéologie nationale ne peut être une fois
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pour toutes qualifiée comme bourgeoise ; il


s'agit à chaque moment d'en apprécier la
fonction dans la conjoncture historique, où
elle peut être tantôt progressive et tantôt
réactionnaire. Dans la France de 1940 et
maintenant, le sentiment national (nous ne
disons pas le chauvinisme) est révolution-
naire. Cela ne veut pas dire seulement qu'il
s'oppose en fait aux intérêts immédiats du
capitalisme français et que les marxistes
peuvent l'utiliser au profit de leur lutte
propre et par une pieuse ruse. Cela veut
dire que la conjoncture historique libère la
48 - réalité nationale des hypothèques réaction-
naires dont elle était grevée et autorise la
conscience prolétarienne à l'intégrer. On
répondra peut-être que, dans une politique
marxiste, la nation ne peut jamais être une
fin mais seulement un moyen, que le
patriotisme marxiste ne saurait être qu'une
tactique, et que, par exemple, l'épuration
pour un marxiste sert à la révolution, tan-
dis que pour un patriote, il s'agit au
contraire d'intégrer le mouvement des
masses à la nation. Mais ce langage même
n'est pas marxiste. Le propre du marxisme
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est de ne pas distinguer la fin et les moyens,


et il n'y a pas en principe de politique
moins hypocrite et moins machiavélique. Il
ne s'agit pas de surprendre la bonne foi des
patriotes et de les conduire là où ils ne veu-
lent pas aller. Ce n'est pas le marxiste, c'est
l'histoire qui transforme le sentiment
national en volonté révolutionnaire. Il
s'agit de faire voir aux patriotes – et les évé-
nements s'en chargent en même temps que
les marxistes – que, dans un pays affaibli
comme la France et passé, par le mouve-
ment de l'histoire, au second rang des
grandes puissances, une certaine indépen- - 49
dance politique et économique n'est possi-
ble que par un jeu de bascule plein de périls
ou dans le cadre d'États-Unis socialistes qui
n'ont aucune chance de se réaliser sans
révolution. Être marxiste, ce n'est pas
renoncer aux différences, à être Français.
Tourangeau ou Parisien, ce n'est pas renon-
cer à l'individu pour se confondre avec le
prolétariat mondial. C'est bien rejoindre
l'universel, mais sans quitter ce que nous
sommes. Même dans une perspective
marxiste, le prolétariat mondial, tant qu'il
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n'existe qu'objectivement et dans l'analyse


de l'économiste, n'est pas un facteur révo-
lutionnaire. Il le devient s'il se saisit comme
prolétariat mondial, et cela n'arrivera que
par la pesée concordante ou par la rencon-
tre au même carrefour des prolétariats de
fait, tels qu'ils existent dans les différents
pays, non par un internationalisme ascé-
tique où chacun d'eux perdrait ses plus
fortes raisons d'être marxiste.
En somme, nous avons appris l'his-
toire et nous prétendons qu'il ne faut pas
l'oublier. Mais ne sommes-nous pas ici
50 -
dupes de nos émotions ? Si, dans dix ans,
nous relisons ces pages et tant d'autres,
qu'en penserons-nous ? Nous ne voulons
pas que cette année 1945 devienne pour
nous une année entre les années. Celui qui
a perdu un fils ou une femme aimée ne
veut pas vivre au-delà. Il laisse la maison
dans l'état où elle était. Les objets fami-
liers sur la table, les vêtements dans l'ar-
moire marquent dans le monde une place
vide. Il converse avec l'absent, il ne
change rien à sa vie, et, chaque jour, ses
conduites ressuscitent cette ombre tou-
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jours moins dense comme par une sorte


d'incantation. Un jour vient pourtant où
ces livres, ces vêtements changent de sens :
c'étaient des livres neufs, ils sont mainte-
nant jaunis, c'étaient des vêtements que
l'on portait, ils sont maintenant démodés
et fripés. Les conserver davantage, ce ne
serait pas faire survivre celui qui est mort,
mais au contraire dater plus cruellement
sa mort. Il viendra de même un moment
où nous voudrons garder de nos amis tor-
turés et fusillés, non pas les dernières
images, celles de ces quatre années, et de
cet été fiévreux, mais un souvenir éternel - 51
où se mêleront les choses qu'ils ont faites
et celles qu'ils auraient pu faire, partis
comme ils l'étaient pour la vie. Certes,
nous n'en sommes pas là, mais puisqu'il
s'agit ici d'écrire et non pas de raconter
nos peines, ne devons-nous pas dépasser
nos sentiments pour en trouver la vérité
durable ?
La guerre n'était pas finie que déjà
tout changeait, et non seulement par la
légèreté des hommes, mais par une nécessité
intérieure. Dans la résistance, l'union était
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facile parce que les rapports étaient presque


toujours des rapports d'homme à homme.
En face de l'armée allemande et du gouver-
nement de Vichy, où, comme dans tous les
appareils d'État, la généralité sociale domi-
nait, la résistance offrait ce phénomène si
rare d'une action historique qui ne cessait
pas d'être personnelle. Les éléments psycho-
logiques et moraux de la politique parais-
saient ici presque seuls, et c'est pourquoi on
a pu voir dans la résistance les intellectuels
les moins enclins à la politique. L'expérience
de la résistance a été pour eux une expé-
52 - rience unique et ils voulaient en garder l'es-
prit dans la nouvelle politique française,
parce qu'elle échappait enfin au fameux
dilemme de l'être et du faire qui est celui de
tous les intellectuels devant l'action. De là
ce bonheur à travers le danger, où nous
avons vu certains de nos camarades, d'ordi-
naire tourmentés. Il est trop clair que cet
équilibre de la vie personnelle et de l'action
était justement lié aux conditions de l'ac-
tion clandestine et ne pouvait lui survivre.
En ce sens, il faut dire que l'expérience de la
résistance, en faisant croire que la politique
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est un rapport d'homme à homme ou de


conscience à conscience, favorise nos illu-
sions de 1939 et masque les vérités que l'oc-
cupation nous enseignait par ailleurs, c'est-
à-dire l'incroyable puissance de l'histoire.
Nous voici revenus au temps des institu-
tions, la distance reparaît entre les lois et
ceux à qui elles s'appliquent, de nouveau on
légifère pour X…, de nouveau la bonne
volonté des uns prend sa figure de classe,
qui la rend méconnaissable pour les autres.
De nouveau, il faut se soucier des consé-
quences de ce que l'on dit, peser chaque
mot selon son sens objectif, sans espoir de - 53
convaincre par la seule force du vrai. Nous
l'avons fait pendant l'occupation, il ne fal-
lait pas un geste public qui pût « faire le jeu
de l'occupant ». Mais entre amis nous
avions une liberté de critique que nous
avons déjà perdue. Allons-nous maintenant
soumettre nos paroles et nos gestes à cette
règle tout extérieure, qui indignait Péguy,
de ne pas faire « le jeu de la réaction », « le
jeu du communisme » ou « le jeu du gou-
vernement » ? Nous avons vu pendant qua-
tre ans la vie personnelle annulée. Il n'y a
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rien là à apprendre, et si décidément la poli-


tique est l'enfer, il n'y a qu'à la quitter. Voilà
pourquoi au lendemain d'une autre guerre,
les fondateurs de la NRF, invitaient les
auteurs et le public à abandonner les valeurs
et les attitudes de la guerre. Ils voulaient
démobiliser les consciences, revenir aux
problèmes d'esthétique pure, se dégager de
l'histoire…
Assurément, et c'est là que nous vou-
lions en venir, ces cinq années ne nous ont
pas appris à trouver mauvais ce que nous
jugions bon, il reste absurde devant la
54 -
conscience de cacher une vérité parce
qu'elle nuit au pays, de tuer un homme
parce qu'il habite au-delà de la rivière, de
traiter autrui comme un moyen. Nous
n'avions pas tort, en 1939, de vouloir la
liberté, la vérité, le bonheur, des rapports
transparents entre les hommes, et nous ne
renonçons pas à l'humanisme. La guerre et
l'occupation nous ont seulement appris
que les valeurs restent nominales, et ne
valent pas même, sans une infrastructure
économique et politique qui les fasse entrer
dans l'existence – davantage : que les
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valeurs ne sont rien, dans l'histoire


concrète, qu'une autre manière de désigner
les relations entre les hommes telles qu'elles
s'établissent selon le mode de leur travail,
de leurs amours, de leurs espoirs, et, en un
mot, de leur coexistence. Il ne s'agit pas de
renoncer à nos valeurs de 1939, mais de les
accomplir. Il ne s'agit pas d'imiter les
tyrans ; et, dans la mesure où il a fallu le
faire, nous leur en voulons justement de
nous y avoir obligés. Pourra-t-on jamais éli-
miner la tyrannie de la vie politique, est-il
vrai que l'État puisse dépérir et les relations
politiques ou sociales des hommes se résor- - 55
ber jamais dans leurs relations humaines,
c'est une question. Mais si nous n'avons
pas l'assurance de cet achèvement, nous
voyons du moins très précisément l'absur-
dité d'une tyrannie anachronique comme
l'antisémitisme et d'un expédient réaction-
naire comme le fascisme. C'est assez pour
vouloir les détruire jusque dans leurs
racines et pour pousser les choses dans le
sens de la liberté effective. Or, cette tâche
politique n'est incompatible avec aucune
valeur de culture et aucune tâche littéraire,
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si culture et littérature se définissent, non


comme des techniques hors du monde,
mais comme la prise de conscience progres-
sive de nos multiples rapports avec autrui
et avec le monde. Nous n'aurons à cacher
aucune vérité si nous disons toutes les autres.
Dans la coexistence des hommes, à
laquelle ces années nous ont éveillés, les
morales, les doctrines, les pensées et les
coutumes, les lois, les travaux, les paroles
s'expriment les uns les autres, tout signifie
tout. Il n'y a rien hors cette unique fulgu-
ration de l'existence.

Juin 1945
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Déjà parus dans la même collection :

Adam et le Nouveau Monde, La naissance de l’anthro-


pologie comme idéologie coloniale : des généalogies
bibliques aux théories raciales (1500-1700), Guiliano
Gliozzi, traduit de l’italien par Arlette Estève et
Pascal Gabellone, préface de Franck Lestringant
Crise du temps présent. La responsabilité de la philo-
sophie, Vittorio. Hösle, traduit de l’allemand par
Marc Géraud
Foucault. Une vie philosophique, Salim Mokaddem
Esthétique du désir, éthique de la jouissance, Alenka
Zupancic
À la recherche d’une méthode, Charles S. Peirce, traduit
de l’américain par Gérard Deledalle (avec la collabo-
ration de Janice Deledalle-Rhodes et Michel Balat)
Parménide. Énigme de la présence. Dévoilement de la
pensée, Bernard Salignon

À paraître :
Les textes logiques de Peirce dans le Baldwin
Dictionary, traduit de l’anglais par Janice
Deledalle-Rhodes et Michel Balat
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