Le Francais Parle Et Ecrit Au Quebec
Le Francais Parle Et Ecrit Au Quebec
Le Francais Parle Et Ecrit Au Quebec
Bonjour.
Je me sens honoré d'être invité par la Société Saint-Jean Baptiste du Diocèse de Valleyfield à
traiter du français parlé et écrit. J'ai choisi d'aborder la question sous l'angle de la qualité
plutôt que de la quantité. En effet, même si la question du nombre de francophones au Québec
mérite toujours d'être suivie attentivement, je laisse cet aspect au Conseil supérieur de la
langue française et à l'Office québécois de la langue française. Dans l'ouvrage que le Conseil
supérieur vient de publier, intitulé Le français au Québec – Les nouveaux défis, on décrit la
situation actuelle du français comme une étape de promotion et de consolidation en tant que
langue commune. Au lieu de chercher qui parle français, où et quand, je veux donc me
demander quel français nous parlons et nous écrivons. Le français parlé au Québec est-il une
langue de communication convenable pour effectuer notre travail, développer notre culture et
intégrer les nouveaux arrivants à Montréal et dans notre région? À quel âge les jeunes
Québécois parviennent-ils à écrire un français de qualité?
Notre défi face à l'anglais a changé de perspective. Dans le contexte actuel de mondialisation,
les pressions favorables à l'anglicisation viennent principalement de l'extérieur du Québec et
non plus seulement des pressions internes ou de la rivalité entre groupes linguistiques. Dans le
monde, l'anglais est devenu la langue première des affaires, de la science et de la technologie.
Quelle place reste-t-il au français? L'avenir de la langue française ne se joue plus seulement au
Québec et au Canada, mais aussi en Europe et en Afrique. Par le passé, nous avons tellement
connu le danger de l'assimilation qu'il nous est facile d’avoir peur devant l'anglicisation
mondiale. Or, le français est, après l'anglais, au deuxième rang des langues parlées dans plus
d'un pays. Si nous paniquons, que devraient faire ceux qui parlent les 6700 autres langues de
la planète? Dans cette tour de Babel qu'est la Terre, le français a un rôle à jouer comme
deuxième et troisième langues. Ce rôle s'appelle véhiculaire, comme dans véhicule. Il s'oppose
à la langue vernaculaire, celle qui fait reconnaitre quelqu'un comme venant non seulement
d’un pays, mais d’une région et rattaché à une génération.
Je vous invite, en somme, à une réflexion sur la qualité de notre français oral et écrit, dans un
contexte d'ouverture au monde.
1. Le français parlé au Québec
Quelle est la qualité du français parlé au Québec? Est-elle meilleure ou pire aujourd'hui qu'il y
a trente ou cinquante ans? Des études montrent que la plupart des personnes qui répondent à
ces questions se limitent aux signes les plus évidents, soit la prononciation et le lexique.
Le français oral possède 14 voyelles, mais il nous en manque une au Québec: le a postérieur.
Nous disons « chât » au lieu de « chat ». Surtout, nous diphtonguons les voyelles, c'est-à-dire
que nous ouvrons ou fermons la bouche pendant l'articulation d'une même voyelle. Le son « ê »
devient « aê » ou « êi », comme dans « père », « paêre », « pêire ». Certains prononcent
« deho(a)rs » [dwaR] au lieu de « dehors » [dR], « âne Ménaourd » au lieu de « Anne
Ménard ». C'est un phénomène rare en dehors du Québec, qui cause bien des problèmes aux
francophones qui ont étudié le français à l’étranger.
Le vocabulaire, quant à lui, est stigmatisé pour ses anglicismes. Bien que la France se préoc
cupe de la baisse d’influence du français dans le monde, elle fait moins que le Québec pour se
protéger des anglicismes. Depuis quelques années, une mode d’anglomanie traverse la France
et les anglicismes lexicaux sont légion : parking, shopping, star, week-end, etc. Plusieurs
emprunts sont des mots dont le français possède déjà un équivalent, donc des emprunts
inutiles. Cependant les Français sont « épargnés » du pire à cause de leur prononciation
déficiente de l’anglais : ils francisent les sons de leurs anglicismes (« chopinge », « viquènde »),
ce qui est la vraie manière d’intégrer un nouveau mot, aussi ridicule que cela puisse paraitre à
nos oreilles familières à l’anglais.
Toutefois, on exagère beaucoup la gravité des emprunts que le français international fait à
l’anglais. Dans l’histoire, l’italien a fortement influencé le français. À la Renaissance, on estime
qu’environ 5000 mots italiens ont été repris en français ; toutefois, la plupart d’entre eux ne
sont pas restés dans l’usage. Nous avons notamment conservé les mots de la musique
classique :
Sonate, oratorio, cantate, concerto. Ténor, soprano, alto. Adagio, andante, allégro.
Prestissimo, piano, forte. Violon, violoncelle, mandoline, piccolo, trombone, basson. Solo,
duo, trio, quatuor, quintette. Solfège, libretto, maestro, concert, opéra, bémol.
En français actuel, on compte plus de 1500 mots d’origine italienne, surtout reçus entre les
XIVe et XXe siècles.
La langue anglaise, de nos jours, intègre constamment des mots provenant de nombreuses
langues et personne ne trouve que l’anglais est menacé. Plusieurs Québécois nient la gravité
des anglicismes en disant qu’ils ne sont pas pires que les Français. Nos situations sont toutefois
bien différentes. La France représente à elle seule plus de la moitié des francophones de la
planète et sa manière d’intégrer les termes anglais devient la norme. Par contre, les Québécois
empruntent des mots qu’ils sont les seuls francophones à utiliser, ce qui les isole du reste du
groupe. Selon Lionel Meney, auteur du Dictionnaire québécois-français, environ 20% des mots
diffèrent déjà entre le Québec et le reste de la francophonie. De plus, nous empruntons des
mots à la fréquence élevée, comme « checker », « watcher », « break », « call », « on », « off »,
« overtime », « staff », « canceller », « exécutif », « mature », « éligible », etc. Un autre facteur
aggravant est la pauvreté du vocabulaire des francophones utilisant les anglicismes québécois.
Le français comporte facilement 60 000 mots, pourquoi s’énerver avec 1000 ou 2000
anglicismes ? Mais certaines personnes fonctionnent avec moins de 1000 mots dans leur
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vocabulaire actif ; quelques centaines d’anglicismes suffisent alors pour que ces gens ne
puissent plus être compris en dehors du Québec.
Signalons que les efforts de francisation au Québec ont réussi à éliminer plusieurs anglicismes
qui étaient d’emploi courant dans les années 1950 ou 1960. Dans le vocabulaire des sports, par
exemple, on a pratiquement éliminé les termes shortstop (arrêt-court), pitcher (lanceur),
catcher (receveur), goaler (gardien), puck (rondelle), quarterback (quart arrière), halfback
(demi), touchdown (touché), etc. L’Office de la langue française publie sans cesse des lexiques
spécialisés qui traduisent les nouveaux termes techniques de l’anglais. Le problème est de faire
passer ces néologismes dans l’usage.
Mais le moins évident et le plus grave s’avère la grammaire du québécois parlé. Examinons
d’abord les pronoms personnels sujets.
Pronoms personnels sujets en français oral soigné et relâché
Forme écrite Forme orale soignée Forme orale relâchée Exemples
je j’ j’, ch, [ə] j’veux. Ch’tombe. Ech’chante.
tu tu t’, i T’aimes le sport. Comment s’qu’i va?
il il i, [j] I part. Yaime
elle elle [a], [al] A part demain.
Al aime le sport.
on on tu Dans la vie, tu viens que tu sais plus…
nous nous on Nous, on aime…
vous vous tu Tu skies bien
ils ils i, [j], [iz] Yaiment. Iz aiment.
elles elles [a], [al] A vont partir.
C’est compliqué ? Il n’ya qu’à ôter carrément les pronoms : « Sont déjà arrivés », « Faut l’faire ».
Les pronoms compléments aussi sont différents, de même que les pronoms autres que
personnels. Mais passons aux déterminants (ou articles définis, dans l’ancienne terminologie).
Déterminants en français oral soigné et relâché
Forme écrite Forme orale soignée Forme orale relâchée Exemples
le le l’, [əl] l’camion, eul camion
un un in in beau gars
une une [an] an belle fille
notre notre not’ not’ impôt, not’ truck
votre votre vot’ vot’ char, vot’ enfant
leur leur leu, [lør], leuz leu char, leu renfant, leuz affaires
ce ce c’…-là [s] camion-là
cet cet c’t…-là [st] homme-là
cette cette c’te…-là [stə] femme-là
quelque quelque [køk] queuque Je veux queuques morceaux.
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Jetons un coup d’œil rapide aux verbes. L’impératif a perdu la première personne du pluriel.
« Chante, chantez » restent inchangés, mais « chantons » devient « envoyez, on chante ». Le
futur simple « je chanterai, etc. » n’existe plus et il est remplacé par l’auxiliaire « aller » : « je
vais chanter ». Le subjonctif présent est bien vivant : « que je soueille », « que je te vouielle »,
« il faut que t’eilles » !
Le cas des coordonnants (ou conjonctions de coordination) est préoccupant. Le coordonnant
« et », le deuxième mot le plus fréquent en français, est disparu de la variété basse du français
parlé au Québec. Il est remplacé par « pis », tiré de « puis » : « Moé pis mon chum » se traduit
bien sûr par « Mon ami et moi ». Les coordonnants « ensuite » et « alors » n’existent pas non
plus ; ils sont remplacés par « pis là, là ». Attention aux nuances, parce que l’adverbe « main
tenant » est traduit par « là, là », sans « pis ». « Aussi » se dit « itou » et « ainsi » devient
« comme ça ». Du côté des subordonnants, « de sorte que » a cédé la place à « ça fa que »,
« lorsque » est devenu « mais que », prononcé « mainque » et « en admettant que » se dit
« mettons que ».
Que reste-t-il de la grammaire ? Le genre et le nombre. Or, le genre des mots débutant par une
voyelle est des plus aléatoires à l’oral : une belle accident, une hôpital, une autobus, un erreur,
un affaire, un auto, un histoire, etc. Et que dire du pluriel « des chevals, des hôpitals, des
animals » ? Même dans le bon vieux joual, on disait des jouaux !
Quel jugement porter alors sur le québécois parlé? Il faut sortir de la grammaire normative qui
compte les fautes. À quoi bon un total, si nous n’avons pas à quoi le comparer? Nous ignorons
combien il faut de fautes pour qu'on cesse de se comprendre entre francophones. Mon point de
vue n’est pas normatif, mais communicationnel: les francophones québécois doivent apprendre
deux variétés de la même langue. C’est le phénomène de la diglossie. Il y a diglossie lorsque
deux variétés d'une même langue, l’une haute et l’autre basse, coexistent dans une même
communauté de façon relativement stable et lorsqu'il existe une variété écrite, abondante,
plutôt divergente et hautement codifiée. Cette variété écrite apprise à l'école est utilisée dans
la plupart des communications écrites ou orales formelles mais n'est utilisée par aucun secteur
de la communauté pour la conversation ordinaire. Mais à l’oral, la variété haute se rapproche
de l’écrit plus que la variété basse. La plupart des linguistes s’accordent pour dire qu’au
Québec, nous souffrons de diglossie.
En général, les adultes utilisent la variété basse avec les enfants: c'est donc celle qui est acquise
comme langue première, alors que la variété écrite est apprise à l'école et n'est jamais maitrisée
au même degré que la variété basse. Les Noirs américains ont ce problème avec l’anglais. Leur
façon de parler l’anglais est dévalorisée socialement et leur rapport avec l’écriture s’avère
problématique. La diglossie devrait nous préoccuper bien plus que le bilinguisme. C’est
seulement quand la langue première est mal apprise que la langue seconde peut devenir
menaçante. Autrement, l’apprentissage d’une deuxième et d’une troisième langues vient plutôt
consolider la langue première.
À ce point, nous pourrions continuer longtemps dans la critique du français parlé au Québec.
Je crois que nous devons plutôt chercher à comprendre pourquoi la diglossie persiste malgré
les progrès de la société québécoise depuis cinquante ans.
2. L'attitude linguistique
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La langue est tellement plus qu’une grammaire et qu’un dictionnaire. La considérer ainsi, c’est
comme si on disait que notre vie sociale se réduisait aux vêtements de notre garde-robe.
Comme nos comportements sociaux, notre façon de parler s’adapte aux gens et aux situations.
Il n’y a rien d’hypocrite là-dedans, c’est au contraire une forme de respect des autres. Tout
adulte est censé savoir, par exemple, que lors d’une rencontre de famille, on ne s’exprime pas
de la même façon après des funérailles et au Jour de l’An. Mais on dirait qu’il y a toujours un
beau-frère qui mélange les deux, à l’enterrement de mon oncle Machin, comme ma tante
Chose qui est venue avec sa « sacoche » rouge ! Personne n’a exactement la même attitude
linguistique que les autres. C’est ainsi qu’on désigne le degré de respect qu’on a envers la
langue et les gens à qui nous nous adressons. En général, les femmes favorisent les formes
conventionnelles et les hommes des variantes non conventionnelles, pour diverses raisons.
Pourtant, officiellement, tout le monde condamne les variantes non conventionnelles. Pour
quoi alors les hommes s’entêtent-ils à parler de manière déviante ? L'attitude linguistique est
souvent l'expression de luttes sociales subtiles et souvent difficiles à analyser. Étant donné que
la variété conventionnelle est employée à l'école, on touche ici le phénomène des échecs
scolaires en français plus fréquents chez les garçons. Comme on quitte ici le domaine de la
langue pour entrer dans celui de la psychologie et de la sociologie, je crois que vos hypothèses
explicatives sont aussi valables que les miennes.
Les rapports sociaux hors de l’école déterminent aussi notre attitude linguistique. Laissez-moi
vous raconter une anecdote. L’autre jour, je me suis arrêté pour diner dans un restaurant de
notre ville. J’ai commandé un baguel à la dinde. La serveuse m’a dit : « On a des croissants et
des bagels (prononcé à l’anglaise)». J’ai répondu : « Oui. Je voudrais un baguel à la dinde ».
Elle a conclu en écrivant sur son calepin : « OK, un bagel à la dinde ». Remarquez que le
service était très bon et le baguel aussi. Cependant, cette anecdote illustre l’attitude
linguistique du français vernaculaire. Pour cette femme, il n’existe qu’une seule manière
correcte de prononcer un mot, celle qu’elle entend dans son entourage. Pour le français
vernaculaire, les mots étranges sont le fait d’étrangers, de gens qui ne sont pas « de la place ».
La serveuse m’a fait sentir, sans doute inconsciemment, qu’en ne parlant pas comme elle, je
m’excluais de la communauté. En fait, j’applique pour ce mot la prononciation et l’orthographe
(g-u-e-l) recommandées par l’Office québécois de la langue française, alors que la serveuse
utilise un anglicisme lexical. Voyez, l’apprentissage d’une langue est fait de milliers de micro-
situations analogues. L’attitude linguistique est contagieuse.
La question qui doit maintenant retenir notre attention est : Comment changer les attitudes
linguistiques? Dans les années 1960, la tactique de la honte a été employée. Mais la population
savait déjà qu'elle parlait mal. Cette campagne de dénigrement a empiré les choses. Le Qué
bécois moyen n'osait plus prendre la parole en public. Dans les années 1980, la tendance s'est
inversée. La radio et la télévision ont multiplié les porte-paroles qui s'expriment dans toutes les
variétés du français québécois, de Gilles Proulx jusqu'à Bernard Derome. On a développé une
fierté du « je parle comme je suis, je suis comme je parle », une authenticité certes préférable à
la honte.
Mais celle-ci n'est pas entièrement disparue. Dans chaque variété linguistique québécoise, il se
produit un nivèlement par le bas, un plus petit commun dénominateur. L'adolescent qui parle
le mieux dans son groupe doit se rajuster ou risquer le ridicule et jusqu'à l'exclusion. Même les
enseignants subissent cette pression de la part de leur classe: « Parle pour que je te
comprenne », « Sors pas tes grands mots ». Mais la science et la culture ont besoin d'un
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vocabulaire plus étendu. Les parents et les éducateurs de la petite enfance parlent parfois bébé
aux enfants de deux ou trois ans, ce qui retarde leur apprentissage. Cette infantilisation
subsiste, en diminuant, jusqu'au cégep et peut-être jusqu’au premier cycle universitaire. Mieux
on parle, plus on a l'air intellectuel ou cultivé, plus on a honte. C'est un restant de colonialisme
culturel, de la mentalité « On est né pour un petit pain ». Où est passée la fierté de bien parler
notre langue ?
On dit que les jeunes parlent mal ? Très bien, mais ce sont nous qui leur avons montré à
parler. Au lieu de chercher des coupables, je préfère dire que tous et toutes, jeunes et moins
jeunes, nous savons parler bien mieux que nous ne parlons. Nous avons peur de bien parler,
peur de la critique ou du ridicule. Non pas peur de faire des fautes, − tout le monde en fait−
mais peur de ne pas en faire. Et trop souvent, nous avons honte quand nous entendons
d’autres personnes parler en notre nom. Ce n’est pas qu’elles trahissent notre pensée, mais c’est
leur façon de s’exprimer qui heurte notre fierté. Car nous en avons une, bien sûr, et c’est
pourquoi je reviens à la question : Comment changer notre attitude linguistique ? Mais avant
d’y répondre, je voudrais examiner brièvement l’état du français écrit au Québec.
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grammaire, que j’ai gardée pour la fin, quelqu’un veut-il me réciter la règle des participes
passés des verbes essentiellement et occasionnellement pronominaux ? Ou si vous avez
davantage à l’esprit la règle des participes employés avec avoir, pouvez-vous m’expliquer
pourquoi « couru » ne prend pas de –s dans « Les kilomètres que j’ai couru », alors qu’il lui en
faut un dans « Les risques que j’ai courus » ? Les plus malins me diront que « kilomètres » est
un complément circonstanciel de distance et que le participe avec avoir ne s’accorde qu’avec le
complément direct placé devant. Je leur répondrai que, dans la nouvelle grammaire,
« kilomètres » est devenu un complément direct et que, par conséquent, la règle ne tient plus.
D’autre part, il faut détruire le mythe que la langue française est totalement arbitraire. Il existe
de beaux cas de régularités, en phonétique, dans les pronoms, au féminin et même en
orthographe d’usage. Par exemple, savez-vous pourquoi « menteur » fait « menteuse » au
féminin, tandis que « traducteur » fait « traductrice » ? C’est que d’un côté les mots en –teur qui
dérivent d’un verbe font leur féminin en –teuse : « menteur » vient de « mentir », « batteur »,
« batteuse », de « battre », etc. De l’autre côté, les mots féminins en –trice dérivent d’un nom en
–tion : traduction, ou « explorateur », « exploratrice », « exploration ». Cela ne marche pas à
tout coup ; 16 des quelque 200 mots en –teur/–trice ne viennent pas d’un nom en –tion :
« accompagnateur », « commentateur », « dessinateur », etc. Pour la cinquantaine de mots en –
teur/–teuse, il n’y a pas d’exceptions. Ce n’est pas si mal, non ? Toutefois, la tradition de la
grammaire normative qui domine l’enseignement du français fait en sorte que l’accent est mis
sur les exceptions plus que sur les règles. Cette façon d’enseigner la langue est comparable à la
manière autoritaire d’élever les enfants. Pour éloigner un enfant d’un danger, par exemple, on
peut lui interdire tout contact avec le risque, sans lui expliquer pourquoi. C’est rapide :
« Touche pas à ça ! ». Mais qu’est-ce qui nous garantit que l’interdiction sera encore efficace
quand l’enfant aura grandi ? La méthode éducative consiste à expliquer à l’enfant pourquoi il
ne doit pas manger de poudre à récurer ni lécher le tue-mouches. Bien sûr, cela prend plus de
temps, mais du même coup, le petit apprend l’hygiène. Or, depuis quelques années, une
nouvelle approche grammaticale nous est venue de l’Europe francophone ; on la surnomme
assez platement « la nouvelle grammaire ». Cette approche prétend expliquer les mécanismes
grammaticaux aux jeunes. D’un point de vue savant, il s’agit d’un progrès incontestable sur la
grammaire normative. En pratique, quand on connait les conditions d’enseignement au
primaire et au secondaire, on peut se demander comment les enseignants de français feront
pour transmettre un contenu si complexe. Pour l’instant, les nouvelles grammaires
s’empoussièrent dans les armoires des écoles parce que les enseignants, sauf exception, n’ont
pas reçu la formation adéquate.
Un autre mouvement de renouveau se dessine aussi pour la langue française : les Rectifications
de l’orthographe. 1Il s’agit de recommandations pour simplifier l’orthographe française. Elles
ont été promulguées en France en 1990, mais on attend encore leur implantation officielle
dans le système d’éducation français. La Suisse et la Belgique ont pris les devants, tandis que le
Québec trainait de l’arrière. Toutefois, depuis quelques années, le Québec a suivi le mouve
ment. Le Conseil québécois de la langue française vient de recommander au Ministère de
l’éducation d’implanter ces Rectifications de l’orthographe. Un petit fascicule, intitulé Le
millepatte sur un nénufar, qui contient la liste des rectifications et des mots touchés, a été
vendu à plus de 30 000 exemplaires au Québec et à plus de 100 000 dans toute la
francophonie.
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Le Devoir de ce matin contient d’ailleurs un article de Lorraine Pagé à ce sujet.
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En quoi consistent ces Rectifications ? Elles touchent environ 2000 mots, dont plusieurs
apparaissaient déjà sous deux formes dans certains dictionnaires. En voici un résumé très
succinct :
L’accent circonflexe disparait sur les lettres i et u : « connaitre », « gout », « couter ».
Des mots comportant la lettre é prononcée è s’écrivent avec un accent grave :
« évènement », « allègement », « allègrement ».
Les consonnes doubles ou simples sont harmonisées dans les mots d’une même famille :
« charriot » prend maintenant deux r comme « charrette », « boursouffler », deux f,
comme « souffler ».
Dans les nombres écrits en lettres, au lieu de mettre des traits d’union entre les mots
dont le total est inférieur à cent, on en met partout : « vingt-et-un-mille-deux-cent-
quatre-vingt-cinq » prend huit traits d’union au lieu de deux.
L’orthographe traditionnelle reste admise aussi longtemps que nécessaire. Il n’est donc pas
question de réécrire les livres ou de renvoyer tout le monde à l’école. D’ailleurs, les rectifi
cations ne touchent en moyenne qu’un mot par page.
Compte tenu de la difficulté que présente l’apprentissage du français par rapport aux autres
langues, je crois qu’il faut accepter ces Rectifications de l’orthographe. Pensons aux jeunes qui
ont tant à apprendre, aux adultes en alphabétisation, aux allophones et aux anglophones. Ceux
qui résistent le font au nom du caractère sacré de la langue française. Quelle illusion ! La
langue, change sans cesse, à chaque jour. Celle de Rabelais nous est devenue presque
incompréhensible, il nous faut le lire dans des éditions à l’orthographe modernisée. Plusieurs
peuvent encore lire Montaigne en texte intégral, mais ce temps achève. Cette modernisation
orthographique n’affecte pas vraiment l’œuvre, les sonorités restent les mêmes, le sens ne
change pas. C’est à nous de décider si nous voulons que les jeunes apprennent la langue d’hier
ou celle d’aujourd’hui. Toutefois, l’anglais et l’espagnol n’ont pas besoin de rectifications
orthographiques, ces langues sont plus faciles à apprendre et elles nous font concurrence,
surtout en Amérique. Le latin aussi est une langue sacrée, mais c’est une langue morte.
Le retard dans l’apprentissage de la langue produit aussi des effets néfastes sur la culture: tout
ce temps passé en grammaire et en orthographe nuit à la culture littéraire des étudiants,
surtout au Québec à cause de la diglossie. Le décalage oral-écrit rend la lecture peu populaire
chez les jeunes. C'est pourquoi, au secondaire, sauf erreur, on ne fait lire pratiquement que de
la littérature-jeunesse, qui présente peu de difficultés, mais qui ne donne pas accès à l'héritage
littéraire québécois. Il ne reste que trois cours de littérature au collégial, pour ceux qui s'y
rendent, dont un seul porte sur la littérature québécoise. L'écolier francophone européen, lui,
fait de la littérature tout au long du lycée et il y est initié dès le primaire.
À leur arrivée au collégial, les étudiants sont capables de reconnaitre environ 80% de leurs
fautes lorsqu'on met le doigt dessus. Ils peuvent rarement réciter les règles de grammaire de
mémoire ou identifier les sujets et les compléments par leur nom, mais ils savent appliquer des
règles et construire des phrases complexes. Le problème est que plusieurs étudiants n'ont
jamais pris l'habitude de faire attention à la langue quand ils écrivent. L'écriture est faite vite,
sans souci de précision ni de révision. L'étudiant se dit que le professeur va comprendre et la
plupart du temps, le professeur accepte de comprendre. Je crois que le problème du français à
l'école ne provient pas principalement de la transmission des connaissances sur la langue. Il
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vient d'abord du fait que la plupart des enseignants, et pas seulement ceux de français, ne
montrent pas assez leur souci pour une langue de qualité, tant dans leur propre discours en
classe que dans leurs exigences envers les élèves.
C'est un problème d'attitude qui remonte souvent au début des études, à l'apprentissage de la
calligraphie. C'est pourquoi les étudiants qui écrivent de belles lettres lisibles sont aussi ceux
qui, en moyenne, font le moins de fautes. Les filles ont une calligraphie en moyenne plus
soignée que les garçons. On pourrait faire le même rapprochement avec la propreté de la
copie. La grammaire et l'orthographe vont de pair avec la discipline personnelle. Or, on sait à
quel point la discipline est devenue impopulaire dans notre société de plaisirs. Je pense aussi
que le problème débute dans les familles. Je me rappelle des efforts de mes parents pour
corriger mon joual de Saint-Henri comme ils pouvaient, eux qui parlaient mal français, mais
tout de même mieux que mes grands-parents. Ils ne m'ont pas enseigné la grammaire, mais le
souci de bien m'exprimer. C'est la valeur qui manque dans les familles et les écoles: la fierté de
bien parler et écrire le français. On voit que l’attitude linguistique, bien plus que l’ignorance
des règles de la langue, cause les problèmes de français écrit. Je ne pense pas vous avoir
surpris par mon diagnostic sombre sur la qualité du français parlé et écrit ; mais j’espère vous
avoir éclairés sur les raisons qui nous empêchent de progresser autant que nous le devons pour
consolider la situation du français au Québec. Il nous reste en terminant à chercher comment
modifier les attitudes linguistiques.
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pourrions améliorer. Imaginons un groupe d’adolescents qui déciderait de supprimer « t’sé
comme » et « genre » de son vocabulaire ! Ou les employés d’un atelier de mécanique
automobile qui nommeraient les pièces et les outils par des mots français. La langue
n’appartient pas aux grammairiens ni aux professeurs de français. La langue française au
Québec deviendra ce que nous en ferons.
Références bibliographiques
Conseil supérieur de la langue française. Le français au Québec – Les nouveaux défis. Fides, 2005.
Genevay, Éric. (1994). Ouvrir la grammaire. Lausanne : Éd. Loisirs et Pédagogie/ La Chenelière, coll.
« Langue et parole », 274 p.
Lefrançois, Pascale, avec la collaboration de Lucie Plante-Lefrançois. (1995). L'Orthographe déjouée.
Laval: Mondia, 631 p.
Meney, Lionel. Dictionnaire québécois-français. Mieux se comprendre entre francophones. Montréal,
Guérin, 1999, 1 884 p.
Office québécois de la langue française. Banque de dépannage linguistique.
http://www.oqlf.gouv.qc.ca/ressources/bdl.html
Pagé, Lorraine. « Rectifications de l’orthographe. Continuer d’en débattre ou les mettre en œuvre? », Le
Devoir, 15-16 octobre 2005, p. B6.
RENOUVO. Le millepatte sur un nénufar. Vadémécum de l’orthographe recommandée. Saint-Léonard : De
Champion S. F., 2005, 38 p.
Jacques Lecavalier
Collège de Valleyfield
(450) 371-3383
jacques.lecavalier@colval.qc.ca
www.rocler.qc.ca/espagnol
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