Foucault Cours 7879 Leçon Du 1001

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 27

Michel Foucault

Naissance
de la biopolitique
Cours au Collège de France
(1978-1979)
Édition établie sous la direction
de François Ewald et Alessandro Fontana,
par Michel Senellart

HAUTES ÉTUDES

GALLIMARD
SEUIL
,
'1

LEÇON DU 10 JANVIER 1979

Questions de méthode. - Supposer que les universaux n'existent pas. -


Résumé du cours de l'année précédente: l'objectif limité du gouvernement
de la raison d'État (politique extérieure) et l'objectif illimité de l'État de
police (politique intérieure). - Le droit comme principe de limitation externe
de la. raison d'État.- Perspective du cours de cette année: l'économie poli-
tique comme principe de limitation interne de la, raison gouvernementale. -
Enjeu général de cette recherche: le couplage série de pratiques - régime de
vérité et ses effets d'inscription dans le réel. - Qu'est-ce que le libéralisme?

[Vous connaissez] la citation de Freud: «Acheronta movebo 1.» Eh


bien, je voudrais placer le cours de cette année sous le signe d'une autre
citation moins connue et qui a été faite par quelqu'un de moins connu,
enfin, d'une certaine façon, c'est l'homme d'État anglais Walpole 2 qui
disait, à propos de sa propre manière de gouverner: «Quieta non
movere 3 », «À ce qui reste tranquille il ne faut pas toucher ». C'est le
contraire de Freud en un sens. Alors j e voudrais en fait, cette année, conti-
nuer un peu ce que j'avais commencé à vous dire l'année dernière, c'est-
à-dire retracer l'histoire de ce qu'on pourrait appeler l'art de gouverner.
«Art de gouverner », vous vous souvenez dans quel sens très étroit je
l'avais entendu, puisque le mot même de « gouverner », je l'avais utilisé
en laissant de côté toutes les mille manières, modalités et possibilités qui
existent de guider les hommes, de diriger leur conduite, de contraindre
leurs actions et leurs réactions, etc. J'avais donc laissé de côté tout ce
qu'on entend d'ordinaire et tout ce qui a été entendu longtemps comme le
gouvernement des enfants, le gouvernement des familles, le gouver-
nement d'une maison, le gouvernement des âmes, le gouvernement des
communautés, etc. Et je n'avais pris, et cette année encore je ne prendrai
en considération que le gouvernement des hommes dans la mesure,
et dans la mesure seulement, où il se donne comme exercice de la souve-
raineté politique.
4 Naissance de la bio politique

Alors donc «gouvernement» au sens étroit, mais «art» également,


« art de gouverner» au sens étroit, puisque par « art de gouverner» je
n'entendais pas la manière dont effectivement les gouvernants ont gou-
verné. Je n'ai pas étudié, je ne veux pas étudier la pratique gouvernemen-
tale réelle, telle qu'elle s'est développée en déterminant ici et là la
situation qu'on traite, les problèmes posés, les tactiques choisies, les ins-
truments utilisés, forgés ou remodelés, etc. J'ai voulu étudier l'art de gou-
verner, c'est-à-dire la manière réfléchie de gouverner au mieux et aussi et
en même temps la réflexion sur la meilleure manière possible de gou-
verner. C'est-à-dire que j'ai essayé de saisir l'instance de la réflexion
dans la pratique de gouvernement et sur la pratique de gouvernement. En
un sens, si vous voulez, c'est la conscience de soi du gouvernement que
j'ai voulu étudier, et encore ce mot de « conscience de soi» me gêne et je
ne l'emploierai pas, parce que j'aimerais mieux dire que ce que j'ai
essayé et ce que je voudrais encore cette année essayer de ressaisir, c'est
la manière dont à l'intérieur et à l'extérieur du gouvernement et au plus
près en tout cas de la pratique gouvernementale, on a tenté de conceptua-
liser cette pratique qui consiste à gouverner. Je voudrais essayer de déter-
miner la manière dont on a établi le domaine de la pratique du
gouvernement, ses. différents objets, ses règles générales, ses objectifs
d'ensemble afin de gouverner de la meilleure manière possible. En
somme, c'est, si vous voulez, l'étude de la rationalisation de la pratique
gouvernementale dans l'exercice de la souveraineté politique:
Ceci implique immédiatement un certain choix de méthode sur lequel
j'essaierai tout de même enfm de revenir un jour de façon plus longue,
mais je voudrais tout de suite vous indiquer qu'en choisissant de parler ou
de partir de la pratique gouvernementale, c'est, bien sûr, une manière tout
à fait explicite de laisser de côté comme objet premier, primitif, tout
donné, un certain nombre de ces notions comme, par exemple, le souve-
rain, la souveraineté, le peuple, les sujets, l'État, la société civile: tous ces
universaux que l'analyse sociologique, aussi bien que histo-
rique et l'analyse de la philosophie politique, utilise pour rendre compte
effectivement de la pratique gouvernementale. Moi, je voudrais faire
précisément l'inverse, c'est-à-dire partir de cette pratique telle qu'elle se
donne, mais telle en même temps qu'elle se réfléchit et se rationalise pour
voir, à partir de là, comment peuvent effectivement se constituer un cer-
tain nombre de choses, sur le statut desquelles il faudra bien sûr s'inter-
roger, et qui sont l'État et la société, le souverain et les sujets, etc.
Autrement dit, au lieu de partir des universaux pour en déduire des
phénomènes concrets, ou plutôt que de partir des universaux comme
Leçon du lOjanvier 1979 5

grille d'intelligibilité obligatoire pour un certain nombre de pratiques


concrètes, je voudrais partir de ces pratiques concrètes et passer en
quelque sorte les universaux à la grille de ces pratiques. Non pas qu'il
s'agisse là de ce qu'on pourrait appeler une réduction historiciste,
laquelle réduction historiciste consisterait en quoi? Eh bien, précisément,
à partir de ces universaux tels qu'ils sont donnés et à voir comment
l'histoire ou les module, ou les modifie, ou établit fmalement leur non-
validité. L 'historicisme part de l'universel et le passe en quelque sorte à
la râpe de l'histoire. Mon problème est tout inverse. Je pars de la décision,
à la fois théorique et méthodologique, qui consiste à dire : supposons que
les universaux n'existent pas, et je pose à ce moment-là la question à
l'histoire et aux historiens: comment pouvez-vous écrire l'histoire si
vous n'admettez pas a priori que quelque chose comme l'État, la société,
le souverain, les sujets existe? C'était la même question que je posais,
lorsque je disais, non pas: la folie existe-t-elle? Je vais examîner si
l'histoire me donne, me renvoie quelque chose comme la folie. Non, elle
ne me renvoie pas quelque chose comme la folie, donc la folie n'existe
pas. Ce n'était pas ça le raisonnement, ce n'était pas ça la méthode de fait.
La méthode consistait à dire: supposons que la folie n'existe pas. Dès
lors, quelle est donc l'histoire que l'on peut faire de ces différents événe-
ments, de ces différentes pratiques qui, apparemment, s'ordonnent à ce
quelque chose supposé qui est la folie? 4 C'est donc exactement l'inverse
de l'historicisme que je voudrais ici mettre en place. Non pas donc inter-
roger les universaux en utilisant comme méthode critique l'histoire, mais
partir de la décision de l'inexistence des universaux pour demander quelle
histoire on peut faire. Je reviendrai là-dessus plus longuement ensuite 5.
L'an dernier, vous vous souvenez, j'avais essayé de faire l'étude de
l'un de ces épisodes importants, je crois, dans 1'histoire du gouvernement.
Cet épisode, c'était celui, en gros, de l'apparition et de la mise en place de
ce qu'on appelait à l'époque la raison d'État, dans un sens infiniment plus
fort, plus strict, plus rigoureux, plus ample aussi que le sens qui a été
donné ensuite à cette notion 6 • Ce que j'avais essayé de repérer, c'était
l'émergence d'un certain type de rationalité dans la pratique gouverne-
mentale, un certain type de rationalité qui permettrait de régler la manière
de gouverner sur quelque chose qui s'appelle l'État et qui, par rapport à
cette pratique gouvernementale, par rapport à ce calcul de la pratique
gouvernementale, joue le rôle à la fois d'un donné, puisqu'on ne gouver-
nera qu'un État qui se donne comme étant déjà là, on ne gouvernera que
dans le cadre d'un État, c'est vrai, mais l'État sera en même temps un
objectif à construire. L'État, c'est à la fois ce qui existe, mais ce qui
6 Naissance de la biopolitique

n'existe encore pas assez. Et la raison d'État, c'est précisément une pra-
tique ou plutôt une rationalisation d'une pratique qui va se situer entre un
État présenté comme donné et un État présenté comme à construire et à
bâtir. L'art de gouverner doit alors fIxer ses règles et rationaliser ses
manières de faire en se proposant en quelque sorte pour objectif de faire
passer à l'être le devoir-être de l'État. Le devoir-faire du gouvernement
doit s'identifIer au devoir-être de l'État. L'État tel qu'il est donné, eh
bien: la ratio gouvernementale, c'est ce qui permettra, d'une manière
réfléchie, raisonnée, calculée, de le faire passer à son maximum d'être.
Qu'est-ce que c'est que gouverner? Gouverner selon le principe de la
raison d'État, c'est faire en sorte que l'État puisse être rendu solide et
permanent, qu'il puisse être rendu riche, qu'il puisse être rendu fort en
face de tout ce qui peut le détruire.
Deux mots sur ce que j'avais essayé donc de dire l'an dernier, pour
résumer un petit peu le cours de l'année dernière. Je voudrais insister sur
deux ou trois points. Premièrement, vous vous souvenez, ce qui caracté-
risait cette nouvelle rationalité gouvernementale appelée raison d'État qui
s'était constituée en gros au cours du xvr siècle, c'est que l'État y était
défIni et découpé comme une réalité à la fois spécifIque et autonome, ou
du moins relativement autonome. C'est-à-dire que le gouvernant de l'État
doit, bien sûr, respecter un certain nombre de principes et de règles qui
surplombent ou dominent l'État et qui sont par rapport à l'État extérieurs.
Le gouvernant de l'État doit respecter les lois divines, morales, natu-
relles, autant de lois qui ne sont pas homogènes ni intrinsèques à l'État.
Mais tout en respectant ces lois, le gouvernant a tout autre chose à faire
que d'assurer le salut de ses sujets dans l'au-delà, alors que vous voyez
couramment au Moyen Âge le souverain défini comme quelqu'un
qui doit aider ses sujets à faire leur salut dans l'au-delà. Désormais, le
gouvernant de l'État n'a plus à se préoccuper du salut de ses sujets dans
l'au-delà, au moins de façon directe. li n'a pas non plus à étendre sa bien-
veillance paternelle sur ses sujets et à établir entre eux des rapports de
père à enfants, alors que, au Moyen Âge, le rôle paternel du souverain
était toujours très appuyé et très marqué. L'État, autrement dit, n'est ni
une maison, ni une église, ni un empire. L'État est une réalité spécifIque
et discontinue. L'État n'existe que pour lui-même et par rapport à lui-
même, quel que soit le système d'obédience qu'il doit à d'autres systèmes
comme la nature ou comme Dieu. L'État n'existe que par lui-même et
pour lui-même et il n'existe qu'au pluriel, c'est-à-dire qu'il n'a pas, dans
un horizon historique plus ou moins proche ou lointain, à se fondre ou à
se soumettre à quelque chose comme une structure impériale qui serait en
Leçon du 10 janvier 1979 7

quelque sorte une théophanie de Dieu dans le monde, théophanie qui


conduirait les hommes en une humanité enfm réunie jusqu'au bord de la
fm du monde. TI n'y a pas, donc, d'intégration de l'État à l'Empire. L'État
n'existe que comme les États, au pluriel.
Spécificité et pluralité de l'État. Cette spécificité plurielle de l'État,
j'avais essayé d'autre part de vous montrer qu'elle avait pris corps dans
un certain nombre de manières précises de gouverner, à la fois manières
de gouverner et institutions corrélatives à ces manières. Premièrement, di.!
côté économique, c'était le mercantilisme, c'est-à-dire une forme de gou-
vernement. Le mercantilisme n'est pas une doctrine économique, c'est
bien plus, c'est bien autre chose qu'une doctrine économique. C'est une
certaine organisation de la production et des circuits commerciaux selon
le principe que, premièrement, l'État doit s'enrichir par l'accumulation
monétaire, deuxièmement, il doit se renforcer par l'accroissement de la
population, troisièmement, il doit se trouver et se maintenir dans un état
de concurrence permanent avec les puissances étrangères. Voilà pour le
mercantilisme. Deuxième façon pour le gouvernement selon la raison
d'État de s'organiser et de prendre corps dans une pratique, c'est la
gestion intérieure, c'est-à-dire ce qu'on appelait à l'époque la police,
c'est-à-dire la réglementation indéfinie du pays selon le modèle d'une
organisation urbaine serrée. Enfm, troisièmement, aménagement d'une
armée permanente et d'une diplomatie également permanente. Organisa-
tion, si vous voulez, d'un appareil diplomatico-militaire permanent, qui a
pour objectif de maintenir la pluralité des États hors de toute absorption
impériale et de telle manière qu'un certain équilibre puisse s'établir entre
eux, sans que finalement des unifications de type impérial puissent se
faire à travers l'Europe.
Mercantilisme.donc, État de police d'autre part, balance européenne:
c'est tout cela qui a été le corps concret de cet art nouveau de gouverner
qui s'ordonnait au principe de la raison d'État. Ce sont trois manières,
solidaires d'ailleurs les unes des autres, [de] gouverner selon une rationa-
lité qui a pour principe et pour domaine d'application l'État. Et c'est là où
j'ai essayé de vous montrer que l'État, loin d'être une espèce de donnée
historico-naturelle qui se développerait par son propre dynamisme
comme un «monstre froid 7» dont la semence aurait été jetée à un
moment donné dans l 'histoire et qui, petit à petit, la grignoterait, l'État ce
n'est pas cela, l'État ce n'est pas un monstre froid, c'est le corrélatif d'une
certaine manière de gouverner. Et le problème est de savoir comment se
développe cette manière de gouverner, quelle est son histoire, comment
elle gagne, comment elle rétrécit, comment elle s'étend à tel domaine,
8 Naissance de la biopolitique

comment elle invente, forme, développe de nouvelles pratiques, c'est cela


le problème, et non pas de faüe de [l'État]', sur la scène d'un guignol, une
sorte de gendarme qui viendrait assommer les différents personnages
de l'histoire.
Plusieurs remarques à ce sujet. D'abord ceci: dans cet art de gouverner
ordonné à la raison d'État, il y a un trait que je pense tout à fait caracté-
ristique et important pour comprendre la suite. C'est que, vous le voyez,
l'État ou plutôt le gouvernement selon la raison d'État, dans sa politique
étrangère, disons dans ses rapports avec les autres États, se donne un
objectif qui est un objectif limité, à la différence de ce qui avait été fina-
lement l 'horizon, le projet, le désir de la plupart des gouvernants et des
souverains du Moyen Âge, à savoir se placer à l'égard des autres États
dans cette position impériale qui lui donnerait, à la fois dans l'histoire et
dans la théophanie, un rôle décisif. En revanche, avec la raison d'État, on
admet que chaque État a ses intérêts, qu'il a, par conséquent, à défendre,
et à défendre absolument, ses intérêts, mais que son objectif ne doit pas
être de rejoindre à la fm des temps la position unificatrice d'un empire
total et globaL TI n'a pas à rêver d'être un jour l'empire du dernier jour.
Chaque État doit s' auto limiter dans ses propres objectifs, assurer son
indépendance et un certain état de ses forces qui lui permette de n'être
jamais en état d'infériorité soit par rapport à l'ensemble des autres pays,
soit par rapport à ses voisins, soit par rapport au plus fort de tous les autres
pays (ce sont différentes théories de la balance européenne à l'époque,
peu importe). Mais de toute façon, c'est bien cette autolimitation externe
qui caractérise la raison d'État telle qu'elle se manifeste dans la formation
des appareils diplomatico-militaires du xvne siècle. Du traité de West-
phalie à la guerre de Sept Ans - ou, disons, aux guerres révolutionnaires
qui, elles, vont introduire une dimension tout à fait différente cette poli-
tique diplomatico-militaire va s'ordonner au principe de l'autolimitation
de l'État, au principe de la concurrence nécessaire et suffisante entre les
différents États.
En revanche, dans l'ordre de ce que l'on appellerait maintenant la poli-
tique intérieure, l'État de police, qu'est-ce qu'il implique? Eh bien, il
implique justement un objectif ou une série d'objectifs qu'on pourrait
dire illimités, puisqu'il s'agit précisément, dans l'État de police, pour
ceux qui gouvernent, de prendre en compte et de prendre en charge
l'activité non seulement des groupes, non seulement des différents états,
i.e. des différents types d'individus avec leur statut particulier, non pas

* Lapsus manifeste. M. Foucault dit: l'histoire


Leçon du lOjanvier 1979 9

seulement de prendre en charge cela, mais de prendre en charge l'activité


des individus jusque dans leur grain le plus ténu. Dans les grands traités
de police du XVIIe et du XVIIIe siècle, tous ceux qui collationnent les diffé-
rents règlements et qui essaient de les systématiser sont bien d'accord sur
ceci, et ils le disent' en termes exprès: l'objet de la police est un objet
quasi infmi. C'est-à-dire que, en tant que puissance indépendante en face
des autres puissances, celui qui gouverne selon la raison d'État a des
objectifs limités. En revanche, en tant qu'il a à gérer une puissance
publique qui règle le comportement des sujets, celui qui gouverne a un
objectif illimité. La concurrence entre États est précisément le point char-
nière entre ces objectifs limités et ces objectifs illimités, car c'est préci-
sément pour pouvoir entrer en concurrence avec les autres États, c'est-
à-dire se maintenir dans un certain état d'équilibre toujours déséquilibré,
d'équilibre concurrentiel avec les autres États, que celui qui gouverne va
[devoir réglementer la vie de] ses sujets, leur activité économique, leur
production, le prix [auquel] ils vont vendre les marchandises, le prix
auquel ils vont les acheter, etc. [... ]. La limitation de l'objectif interna-
tional du gouvernement selon la raison d'État, cette limitation dans les
rapports internationaux a pour corrélatif l'illimitation dans l'exercice de
l'État de police.
Deuxième remarque que je voudrais faire sur ce fonctionnement de
la raison d'État au xvne et au début du XVille siècle, c'est que, bien sûr,
l'objet intérieur sur lequel va s'eXercer le gouvernement selon la raison
d'État, ou si vous voulez l'État de police, est, dans ses objectifs, illimité.
Cependant, ça ne veut pas dire du tout qu'il n'y a pas un certain nombre
de mécanismes de compensation, ou plutôt un certain nombre de posi-
tions à partir desquelles on va essayer d'établir une borne, une frontière à
cet objectif illimité qui est prescrit à l'État de police par la raison d'État.
n y a eu bien des manières de rechercher des limites à la raison d'État, du
côté de la théologie bien sûr. Mais je voudrais insister sur un autre prin-
cipe de limitation de la raison d'État à cette époque-là, qui est le droit.
En effet, il s'est passé quelque chose de curieux. C'est que, pendant
tout le Moyen Âge, au fond, la croissance du pouvoir royal, elle s'est faite
à partir de quoi? À partir, bien sûr, de l'armée. Elle s'est faite aussi à
partir des institutions judiciaires. C'est comme clé de voûte d'un État de
justice, d'un système de justice, doublé d'un système armé, que le roi
avait peu à peu limité et réduit les jeux complexes des pouvoirs féodaux.
La pratique judiciaire avait été le multiplicateur du pouvoir royal pendant
. tout le Moyen Âge. Or, lorsque va se développer, à partir du XVIe et sur-
tout du début du XVIIe siècle, cette nouvelle rationalité gouvernementale,
10 Naissance de la biopolitique

le droit va servir au contraire de point d'appui à toute personne qui voudra


d'une manière ou d'une autre limiter cette extension indéfmie d'une
raison d'État prenant corps dans un État de police. La théorie du droit et
les institutions judiciaires vont servir maintenant, non plus de multiplica-
teur, mais au contraire de sous tracteur au pouvoir royal. Et c'est ainsi
qu'on va voir, à partir du XVIe siècle et pendant tout le XVIIe, se développer
toute une série de problèmes, de polémiques, de batailles politiques,
autour par exemple des lois fondamentales du royaume, ces lois fonda-
mentales du royaume que les juristes vont objecter à la raison d'État en
disant qu'aucune pratique gouvernementale, aucune raison d'État ne peut
justifier qu'on les remette en question. Elles sont là, en quelque sorte
avant l'État, puisqu'elles sont constitutives de l'État et, par conséquent,
aussi absolu que soit le pouvoir du roi, il ne doit pas, disent. un certain
nombre de juristes, toucher à ces lois fondamentales. Le droit constitué
par ces lois fondamentales apparaît ainsi hors de la raison d'État et
comme principe de cette limitation.
Vous avez aussi la théorie du droit naturel et des droits naturels que
l'on fait valoir comme droits imprescriptibles et qu'aucun souverain, en
tout état de cause, ne peut transgresser. Vous avez encore la théorie du
contrat passé entre les individus pour constituer un souverain, contrat qui
comporte un certain nombre de clauses auxquelles le souverain devrait
bien se plier puisque, précisément, c'est au terme de ce contrat, et des
clauses formulées dans ce contrat, que le souverain devient le souverain.
Vous avez encore, en Angleterre d'ailleurs plus qu'en France, la théorie
de l'accord qui se passe entre le souverain et les sujets pour constituer
précisément un État et au terme duquel le souverain s'est engagé à faire
et à ne pas faire un certain nombre de choses. Vous avez aussi tout le pan
de cette réflexion historico-juridique dont je vous parlais il y a deux ou
trois ans, je ne me souviens plus 8, et dans laquelle on essayait de faire
valoir que, historiquement, le pouvoir royal avait longtemps été loin
d'être un gouvernement absolu, que la raison qui régnait et qui s'était éta-
blie entre Je souverain et ses sujets n'était pas du tout la raison d'État,
mais beaucoup plutôt une sorte de transaction entre par exemple la
noblesse et le chef militaire qu'elle avait chargé d'assumer, pendant le
temps de guerre et peut-être un peu après, les fonctions de chef. Et ce
serait de cela, de cette espèce de situation de droit primitive que le roi
serait sorti, abusant ensuite de la situation pour renverser ces lois histori-
quement originaires qu'il faudrait maintenant retrouver.
Bref, de toute façon, ces discussions autour du droit, la vivacité de ces
discussions, le développement intense d'ailleurs de tous les problèmes et
Leçon du 10 janvier 1979 11

théories de ce qu'on pourrait appeler le droit public, la réapparition de ces


thèmes du droit naturel, du droit originaire, du contrat, etc., qui avaient
été formulés au Moyen Âge dans un tout autre contexte, tout ceci est en
quelque sorte l'envers et la conséquence, et la réaction contre cette nou-
velle manière de gouverner qui s'établissait à partir de la raison d'État. En
fait, le droit, les institutions judiciaires qui avaient été intrinsèques au
développement du pouvoir royal, voilà que maintenant ils deviennent en
quelque sorte extérieurs et comme exorbitants par rapport à l'exercice
d'un gouvernement selon la raison d'État. Ce n'est pas étonnant que tous
ces problèmes de droit, vous les voyiez toujours formulés, en première
instance au moins, par ceux qui s'opposent au système nouveau de la
raison d'État. C'est, en France par exemple, les parlementaires, c'est les
protestants, ce sont les nobles qui eux se réfèrent plutôt à l'aspect histo-
rico-juridique. En Angleterre, ça a été la bourgeoisie contre la monarchie
absolue des Stuarts, ça a été les dissidents religieux à partir du début du
XVIIe siècle. Bref, c'est toujours du côté de l'opposition que l'on fait
objection de droit à la raison d'État et que, par conséquent, on fait jouer
la réflexion juridique, les règles de droit, l'instance du droit contre la
raison d'État. Le droit public, disons d'un mot, est oppositionnel au
XVIIe et au XVIIIe siècle: même si, bien sûr, un certain nombre de théori-
ciens favorables au pouvoir royal reprennent pour eux le problème et
essaient de l'intégrer, d'intégrer les questions de droit, l'interrogation du
droit à la raison d'État et à sa justification. En tout cas, il y a une chose, je
pense, à retenir. C'est que, même s'il est vrai que la raison d'État for-
mulée, manifestée comme État de police, incarnée dans l'État de police,
même si cette raison d'État a des objectifs illimités, il y a eu perpétuelle
tentative au XVIe et au XVIIe siècle de la limiter, et cette limitation, ce prin-
cipe, cette raison de limitation de la raison d'État, on la trouve du côté de
la raison juridique. Mais vous voyez bien que c'est une limitation externe.
D'ailleurs, les juristes savent bien que leur question de droit est extrin-
sèque à la raison d'État, puisqu'ils défmissent la raison d'État comme
précisément ce qui est exorbitant au droit.
Limites de droit extérieures à l'État, à la raison d'État, cela veut dire
premièrement que les limites que l'on essaie de poser à la raison d'État
sont des limites qui viennent de Dieu ou qui ont été posées une fois pour
toutes à l'origine, ou qu'elles ont été formulées dans une histoire loin-
taine. Dire qu'elles sont extrinsèques à la raison d'État, cela veut dire
1

"1
* manuscrit précise, p. 10: «(sauf dans les États allemands, qui ont à se
fonder en droit contre l'Empire) ».
12 Naissance de la biopolitique

aussi qu'elles ont un fonctionnement en quelque sorte purement limitatif,


dramatique, puisque, au fond, on n'objectera le droit à la raison d'État
que lorsque la raison d'État aura franchi ces limites de droit, et c'est à ce
moment-là que le droit pourra défmir le gouvernement comme illégitime,
pourra lui objecter ses usurpations, et à la limite même délier les sujets de
leur devoir d'obéissance.
Voilà en gros comment j'avais essayé de caractériser cette manière de
gouverner que l'on appelle la raison d'État. Or je voudrais maintenant me
situer à peu près au milieu du xvme siècle, à peu près (sous la réserve que
je vous dirai tout à l'heure) à cette époque où Walpole disait: «quieta
non movere » (<< à ce qui reste tranquille il ne faut pas toucher»). Je vou-
drais me situer à peu près à cette époque, et là, je crois qu'on est bien
obligé de constater une transformation importante qui va, je pense, carac-
tériser d'une manière générale ce qu'on pourrait appeler la raison gou-
vernementale moderne. Cette transformation, elle consiste en quoi? Eh
bien, d'un mot, elle consiste dans la mise en place d'un principe de limi-
tation de l'art de gouverner qui ne lui soit plus extrinsèque comme l'était
le droit au xvne siècle, [mais] qui va lui être intrinsèque. Régulation
interne de la rationalité gouvernementale. D'une façon générale, et d'une
façon abstraite, qu'est-ce que c'est que cette régulation interne? Enfm,
comment est-ce que l'on peut l'entendre avant toute forme historique
précise et concrète? Qu'est-ce que peut être une limitation interne de la
rationalité gouvernementale?
Premièrement, cette régulation sera une régulation, une limitation de
fait. De fait, c'est-à-dire que ce ne sera pas une limitation de droit, même
si le droit se trouve dans l'obligation, un jour ou l'autre, de la transcrire
en forme de règles à ne pas transgresser. En tout cas, dire que c'est une
limitation de fait, ça veut dire que sijamais le gouvernement vient à bous-
culer cette limitation, à franchir ces frontières qui lui sont posées, il ne
sera pas pour autant illégitime, il n'aura pas en quelque sorte abandonné
sa propre essence, il ne se trouvera pas déchu de ses droits fondamentaux.
Dire qu'il y a une limitation de fait de la pratique gouvernementale
voudra dire que le gouvernement qui méconnaît cette limitation sera sim-
plement un gouvernement, encore une fois non pas illégitime, non pas
usurpateur, mais un gouvernement maladroit, un gouvernement inadapté,
un gouvernement qui ne fait pas ce qui convient.
Deuxièmement, limitation intrinsèque de l'art de gouverner veut dire
que c'est une limitation qui, tout en étant de fait, n'en est pas moins géné-
rale. C'est-à-dire qu'il ne s'agit pas simplement de sortes de conseils de
prudence qui, dans telle ou telle circonstance, indiqueraient ce qu'il vaut
Leçon du 10 janvier 1979 13

mieux ne pas faire, qui indiqueraient simplement que dans telle ou telle
circonstance, il vaut mieux s'abstenir qu'intervenir. Non. Régulation
interne veut dire qu'il y a bien une limitation qui, tout en étant de fait, est
générale, c'est-à-dire qui, en tout état de cause, suit un tracé relativement
uniforme en fonction de principes qui sont toujours valables à travers
toutes les circonstances. Et le problème sera précisément de définir cette
limite, à la fois générale et de fait, que le gouvernement devra s'imposer
à lui-même.
Troisièmement, limitation interne veut dire que cette limitation, on ne
va pas en chercher le principe, puisque précisément il faut savoir sur quoi
s'appuie cette généralité, du côté de quelque chose qui serait, par
exemple, des droits de nature prescrits par Dieu à tous les hommes, du
côté d'une Écriture révélée, du côté même de la volonté des sujets qui ont
accepté à un moment donné d'entrer en société. Non, cette limitation il
faut en chercher le principe, du côté non pas de ce qui est extérieur au
gouvernement, mais de ce qui est intérieur à la pratique gouvernementale,
c'est-à-dire du côté des objectifs du gouvernement. Et cette limitation,
elle se présentera alors comme étant un des moyens, et peut-être le moyen
fondamental, d'atteindre précisément ces objectifs. Pour atteindre ces
objectifs, il faut peut-être limiter l'action gouvernementale. La raison
gouvernementale n'a pas à respecter ces limites parce qu'il y a quelque
part, en dehors d'elle, avant l'État, autour de l'État, un certain nombre de
limites définitivement posées. Non, pas du tout. La raison gouvernemen-
tale devra respecter ces limites dans la mesure où elle peut les calculer de
son propre chef en fonction de ses objectifs et comme [le] meilleur
moyen de les atteindre.
Quatrièmement, cette limitation de fait, générale, qui s'opère en fonc-
tion même de la pratique gouvernementale va établir, bien sûr, un partage
entre ce qu'il fautlaire et ce qu'il convient de ne pas faire. Elle va mar-
quer la limite d'une action gouvernementale, mais cette limite, elle ne va
pas être tracée dans les sujets, dans les individus-sujets que le gouverne-
ment dirige. C'est-à-dire qu'on ne va pas essayer de déterminer quelle
est, chez les sujets, la part qui doit être soumise à son action et la part de
liberté qui est définitivement et une fois pour toutes réservée. Autrement
dit, cette raison gouvernementale ne clive pas les sujets en une part de
liberté réservée absolument et une part de soumission imposée ou
consentie. En fait, le partage ne va pas s'établir dans les individus, dans
les hommes, dans les sujets; il va s'établir dans le domaine même de la
pratique gouvernementale, ou plutôt dans la pratique gouvernementale
elle-même entre les opérations qui peuvent être faites et celles qui ne
14 Naissance de la biopolitique

le peuvent pas, autrement dit, entre les choses à Jaire et les moyens à
employer pour les faire d'une part, et les choses à ne pas faire. Le pro-
blème n'est donc pas: où sont les droits fondamentaux et comment est-ce
que les droits fondamentaux partagent le domaine de la gouvernementa-
lité possible et le domaine de la liberté fondamentale? La ligne de partage
va s'établir entre deux séries de choses [dont] Bentham, dans un de ses
textes les plus importants sur lesquels j'essaierai de revenir, a établi la
liste 9, le partage se fait entre agenda et non agenda, les choses à faire et
les choses à ne pas faire.
Cinquièmement, cette limitation qui est donc une limitation de fait, une
limitation générale, une limitation en fonction des objectifs du gouverne-
ment, une limitation qui ne partage pas les sujets, mais les choses à faire,
cette limitation interne, il est bien évident que ce ne sont pas ceux qui gou-
vernent qui, en toute souveraineté et en toute raison, vont [en] décider eux-
mêmes*. Et dans la mesure où le gouvernement des hommes est une
pratique qui n'est pas imposée par ceux qui gouvernent à ceux qui sont
gouvernés, mais une pratique qui fIxe la défmition et la position respective
des gouvernés et des gouvernants les uns en face des autres et par rapport
aux autr.es, «régulation interne» voudra dire que cette limitation n'est
imposée exactement ni par un côté ni par l'autre, ou en tout cas n'est pas
imposée globalement, défInitivement et totalement par, je dirai, transac-
tion, au sens très large du mot «transaction », c'est-à-dire« action entre »,
c'est-à-dire par toute une série de conflits, d'accords, de discussions, de
concessions réciproques: toutes péripéties qui ont pour effet d'établir fma-
lement dans la pratique de gouverner un partage de fait, un partage général,
un partage rationnel entre ce qui est à faire et ce qui est à ne pas faire.
D'un mot, disons que le principe de droit, qu'il soit historiquement ou
théoriquement défIni, peu importe, le principe de droit posait autrefois en
face du souverain et de ce qu'il pouvait faire, une certaine limite: tu ne
franchiras pas cette ligne, tu ne franchiras pas ce droit, tu ne violeras pas
cette liberté fondamentale. Le principe de droit balançait à cette époque-
là la raison d'État par un principe externe. Disons qu'on entre là, vous le
voyez très bien, dans un âge qui est celui de la raison gouvernementale
critique. Cette raison gouvernementale critique ou cette critique interne
de la raison gouvernementale, vous voyez bien qu'elle ne va plus tourner
autour de la question du droit, qu'elle ne va plus tourner autour de la
question de l'usurpation et de la légitimité du souverain. Elle ne va
plus avoir cette espèce d'allure pénale qu'avait encore le droit public au

* M. F.: vont décider eux-mêmes de ce qui est à faire et à ne pas faire


Leçon dù 10 janvier 1979 15

XVIe et au XVI1e siècle quand il disait: si le souverain franchit cette loi,


alors il doit être puni par sanction d'illégitimité. Toute cette question
de la raison gouvernementale critique va tourner autour du comment ne
pas trop gouverner 10. Ce n'est plus l'abus de la souveraineté que l'on va
objecter, c'est l'excès pu gouvernement. Et c'est à l'excès du gouverne-
ment, ou à la délimitation en tout cas de ce qui serait excessif pour un
gouvernement, que l'on va pouvoir mesurer la rationalité de la pratique
gouvernementale.
Eh bien, cette transformation, je crois, fondamentale dans les rapports
entre droit et pratique gouvernementale, cette émergence d'une limitation
interne de la raison gouvernementale, je vous ai dit, avant de l'avoir
caractérisée d'une manière abstraite, qu'elle se situait, qu'elle était repé-
rable, en gros, autour du milieu du XVIlle siècle. Qu'est-ce qui en a permis
l'émergence, comment est-ce que ça s'est fait? Bien sûr, il faudrait
prendre en compte (et j 'y reviendrai, au moins partiellement, par la suite),
toute une transformation d'ensemble, mais je voudrais là, aujourd'hui,
simplement indiquer quel est l'instrument intellectuel, quelle est la forme
de calcul et de rationalité qui a pu ainsi permettre l'autolimitation d'une
raison gouvernementale comme autorégulation de fait, générale, intrin-
sèque aux opérations mêmes du gouvernement et qui puisse être l'objet
de transactions indéfinies. Eh bien, cet instrument intellectuel, le type
de calcul, la forme de rationalité qui permet ainsi à la raison gouverne-
mentale de s'autolimiter, encore une fois ce n'est pas le droit. Qu'est-ce
que ça va être à partir du milieu du XVIlle siècle? Eh bien, évidemment,
l'économie politique.
«Économie politique », les équivoques mêmes du mot et de son sens
à cette époque-là indiquent d'ailleurs de quoi fondamentalement il était
question dans tout cela, puisque vous savez bien que l'expression « éco-
nomie politique », vous la voyez entre 1750 et 1810-1820 osciller entre
différents pôles sémantiques. Tantôt il s'agit, à travers cette éxpression,
de viser une certaine analyse stricte et limitée de la production et de la
circulation des richesses. Mais par «économie politique» on entend
aussi, d'une façon plus large et plus pratique, toute méthode de gouver-
nement susceptible d'assurer la prospérité d'une nation. Et finalement,
[l']économie politique - c'est d'ailleurs le mot que vous trouvez utilisé
par Rousseau dans son fameux article« Économie politique» de l'Ency-
clopédie ll - , l'économie politique, c'est une sorte de réflexion générale
sur l'organisation, la distribution et la limitation des pouvoirs dans une
société. L'économie politique, je crois que c'est fondamentalement ce
qui a permis d'assurer l'autolimitation de la raison gouvernementale.
16 Naissance de la biopolitique

Pourquoi et comment l'économie politique a-t-elle pennis cela? Là


encore - j'entrerai un peu plus dans le détail par la suite -, je voudrais
simplement vous indiquer un certain nombre de points qui sont, je crois,
indispensables pour comprendre l'ensemble des choses dont je voudrais
vous parler cette année. Eh bien, premièrement, l'économie politique, à la
différence justement de la pensée juridique du Xvre et du XVIIe siècle, elle
ne s'est pas développée à l'extérieur de la raison d'État. Elle ne s'est pas
développée contre la raison d'État et pour la limiter, au moins en pre-
mière instance. Elle s'est, au contraire, formée dans le cadre même des
objectifs que la raison d'État avait fixés à l'art de gouverner, car après
tout, l'économie politique, elle se propose quels objectifs? Eh bien, elle
se propose comme objectif l'enrichissement de l'État. Elle se propose
pour objectif la croissance simultanée, corrélative et convenablement
ajustée de la population d'une part et des subsistances de l'autre. L'éco-
nomie politique, elle se propose quoi? Eh bien, d'assurer de façon conve-
nable et ajustée et toujours gagnante la concurrence entre les États.
L'économie politique, elle se propose justement le maintien d'un certain
équilibre entre les États pour que précisément la concurrence puisse avoir
lieu. C'est-à-dire qu'elle reprend très exactement les objectifs qui étaient
ceux de la raison d'État et que l'État de police, que le mercantilisme, que
la balance européenne avaient essayé de réaliser. Donc l'économie poli-
tique va se loger, en première instance, à l'intérieur même de cette raison
gouvernementale que le XVIe et le XVIIe siècle avaient définie, et dans cette
mesure-là, si vous voulez, elle ne va pas du tout avoir cette position
d'extériorité qu'avait la pensée juridique.
Deuxièmement, l'économie politique ne se propose pas du tout
comme une objection externe à la raison d'État et à son autonomie poli-
tique puisque, et c'est là un point qui sera historiquement important, la
première conséquence politique de la première réflexion économique qui
ait existé dans l'histoire de la pensée européenne, eh bien [c'est] préci-
sément une conséquence qui va tout à l'encontre de ce qu'avaient voulu
les juristes. C'est une conséquence qui conclut à la nécessité d'un despo-
tisme total. La première économie politique, c'est bien entendu celle
des physiocrates et vous savez que les physiocrates (j'y reviendrai par
la suite) ont à partir même de leur analyse économique conclu que le
pouvoir politique devait être un pouvoir sans limitation externe, sans
contrepoids externe, sans frontière venue d'autre chose que de lui-même,
et c'est cela qu'ils ont appelé le despotisme 12• Le despotisme c'est un
gouvernement économique, mais qui n'est enserré, qui n'est dessiné
dans ses frontières par rien d'autre qu'une économie qu'il a lui-même
Leçon du 10 janvier 1979 17

définie et qu'il contrôle lui-même totalement. Despotisme absolu, et par


conséquent, dans cette mesure-là, vous voyez là aussi que la ligne de
pente qui avait été dessinée par la raison d'État n'est pas inversée par
l'économie politique, au moins en première instance ou au moins à ce
niveau-là, et que l'économie politique peut apparaître comme étant dans
la droite ligne d'une raison d'État qui donnait au monarque un pouvoir
total et absolu.
Troisièmement, l'économie politique, eh bien précisément, elle réflé-
chit sur quoi? Elle analyse quoi? Non pas quelque chose comme des
droits antérieurs qui auraient été inscrits soit dans la nature humaine, soit
dans l'histoire d'une société donnée. L'économie politique réfléchit sur
[l]es pratiques gouvernementales elles-mêmes, et ces pratiques gouver-
nementales, elle ne les interroge pas en droit pour savoir si elles sont
légitimes ou pas. Elle les envisage non pas du côté de leur origine mais du
côté de leurs effets, en se demandant par exemple non pas: qu'est-ce qui
autorise un souverain à lever des impôts? mais tout simplement: quand
on lève un impôt, quand on lève cet impôt à ce moment déterminé, sur
telle catégorie de personnes ou sur telle catégorie de marchandises,
qu'est-ce qui va arriver? Peu importe que ce droit soitlégitime ou pas*,
le problème est de savoir quels effets il a et si ces effets sont négatifs.
C'est à ce moment-là que l'on dira que l'impôt en question est illégitime
ou, en tout cas, qu'il n' a pas de raison d'être. Mais c'est toujours à l'inté-
rieur même de ce champ de la pratique gouvernementale et en fonction de
ses effets, non en fonction de ce qui pourrait la fonder en droit, que la
question économique va être posée: quels sont les effets réels de la
gouvernementalité au terme même de son exercice, et non pas : quels sont
les droits originaires qui pèuvent fonder cette gouvernementalité? C'est
la troisième raison pour laquelle l'économie politique a pu dans sa
réflexion, dans sa rationalité nouvelle prendre place, si vous voulez, à
l'intérieur même de la pratique et de la raison gouvernementales établies
à l'époque précédente.
Quatrième raison, c'est que, en répondant à ce type de question, l'éco-
nomie politique a fait apparaître l'existence de phénomènes, de processus
et de régularités qui se produisent nécessairement en fonction de méca-
nismes intelligibles. Ces mécanismes intelligibles et nécessaires, bien
sûr, ils peuvent être contrariés par certaines formes de gouvernementalité,
par certaines pratiques gouvernementales. Ils peuvent être contrariés, ils
peuvent être brouillés, ils peuvent être obscurcis mais de toute façon on

* M. Foucault ajoute: en termes de droit


18 Naissance de la biopolitique

ne les évitera pas, on ne pourra pas les suspendre totalement et défmiti-


vement. De toute façon, ils feront retour sur la pratique gouvernementale.
Autrement dit, ce que l'économie politique découvre, ce n'est pas des
droits naturels antérieurs à l'exercice de la gouvernementalité, ce qu'elle
découvre c'est une certaine naturalité propre à la pratique même du gou-
vernement. il y a une nature propre aux objets de l'action gouvernemen-
tale. il y a une nature propre à cette action gouvernementale elle-même et
c'est cela que va étudier l'économie politique. Cette notion' de la nature
va donc entièrement basculer autour de l'apparition de l'économie poli-
tique. La nature n'est pas pour l'économie politique une région réservée
et originaire sur laquelle l'exercice du pouvoir ne devrait pas avoir prise,
sauf à être illégitime. La nature, c'est quelque chose qui court sous, à tra-
vers, dans l'exercice même de la gouvernementalité. C'en est, si vous
voulez, l'hypoderme indispensable. C'est l'autre face de quelque chose
dont la face visible, visible pour les gouvernants, eh bien, c'est leur
propre action. Leur propre action a un dessous ou plutôt elle a une autre
face et cette autre face de la gouvernementalité, eh bien, c'est cela préci-
sément qu'étudie dans sa nécessité propre l'économie politique. Non pas
arrière-fond, mais corrélatif perpétuel. C'est ainsi, par exemple, que c'est
une loi de nature, expliqueront les économistes, que la population, par
exemple, se déplace vers les salaires les plus élevés; c'est une loi de
nature que tel tarif douanier protecteur des hauts prix de subsistance,
entraîne fatalement quelque chose comme une disette.
Enfin, dernier point qui explique comment et pourquoi l'économie
politique a pu se présenter comme forme première de cette nouvelle ratio
gouvernementale autolimitative, c'est que, s'il y a une nature qui est
propre à la gouvernementalité, à ses objets et à ses opérations, cela a pour
conséquence que la pratique gouvernementale ne pourra faire ce qu'elle a
à faire qu'en respectant cette nature. Si elle vient à bousculer cette nature,
si elle vient à n'en pas tenir compte ou à aller à l'encontre des lois qui ont
été fixées par cette naturalité propre aux objets qu'elle manipule, il va y
avoir immédiatement des conséquences négatives pour elle-même, autre-
ment dit, il va y avoir réussite ou échec, réussite ou échec qui sont main-
tenant le critère de l'action gouvernementale, et non plus légitimité ou
illégitimité. Substitution donc de la réussite à [la légitimité]". Nous tou-
chons là alors à tout le problème de la philosophie utilitariste dont on aura
à parler. Vous voyez là comment une philosophie utilitariste va pouvoir

* M. Foucault ajoute: naturelle et


** M. F.: l'échec
Leçon du 10 janvier 1979 19

se brancher directement sur ces nouveaux problèmes de la gouvernemen-


talité (enfin peu importe pour l'instant, nous y reviendrons après).
La réussite ou l'échec vont donc se substituer au partage légitimité!
illégitimité, mais il y a plus. Qu'est-ce qui va faire qu'un gouvernement
va bousculer, en dépit même de ses objectifs, la naturalité propre aux
objets qu'il manipule et aux opérations qu'il fait? Qu'est-ce qui va faire
qu'il va ainsi violer cette nature en dépit même de la réussite qu'il
cherche? Violence, excès, abus, oui peut-être, mais au fond de ces excès,
violences et abus, ce ne sera pas simplement, ce ne sera pas fondamenta-
lement la méchanceté du prince qui va être en question. Ce qui est en
question, ce qui explique tout ça, c'est que le gouvernement au moment
même où il viole ces lois de nature, eh bien tout simplement les mécon-
naît il les .méconnaît parce qu'il en ignore l'existence, il en ignore les
mécanismes, il en ignore les effets. Autrement dit, les gouvernements
peuvent se tromper. Et le plus grand mal d'un gouvernement, ce qui fait
qu'il est mauvais, ce n'est pas que le prince est mauvais, c'est qu'il est
ignorant. Bref, entrent simultanément dans l'art de gouverner et par le
biais de l'économie politique, premièrement, la possibilité d'une auto-
limitation, que l'action gouvernementale se limite elle-même en fonction
de la nature de ce qu'elle fait et de ce sur quoi elle porte, [et deuxième-
ment, la question de la vérité].' Possibilité de limitation et question de la
vérité, ces deux choses-là sont introduites dans la raison gouvernementale
parle biais de l'économie politique.
Vous me direz que ce n'est pas la première fois sans doute que la
question de la vérité et la question de l'autolimitation de la pratique
vernementale se posent. Après tout, qu'est-ce qu'on entendait par la
sagesse du prince dans la tradition? La sagesse du prince, c'était quelque
chose qui faisait dire au prince: je connais trop bien les lois de Dieu, je
connais trop bien la faiblesse humaine, je connais trop bien mes propres
limites pour ne pas borner mon pouvoir, pour ne pas respecter le droit de
mon sujet. Mais on voit bien que ce rapport entre principe de vérité et
principe d' autolimitation est tout à fait différent dans la sagesse du prince
et dans ce qui est en train d'émerger maintenant, et qui est une pratique
gouvernementale qui s'inquiète de savoir quels vont être, dans les objets
qu'elle traite et manipule, les conséquences naturelles de ce qui est entre-
pris. Les prudents conseillers qui fixaient, autrefois, les limites de sagesse

* Phrase inachevée. Manuscrit, p. 20 : «Bref, entrent simultanément dans l'art de


gouverner et par le biais de l'économie politique la possibilité de l'autolimitation et
la question de la vérité. »
20 Naissance de la biopolitique

à la présomption du prince, n'ont plus rien à voir avec ces experts écono-
miques qui sont en train d'apparaître et qui, eux, ont pour tâche de dire
en vérité à un gouvernement quels sont les mécanismes naturels de ce
qu'il manipule.
Avec l'économie politique on entre donc dans un âge dont le principe
pourrait être celui-ci: un gouvernement ne sait jamais assez qu'il risque
de gouverner toujours trop, ou encore: un gouvernement ne sait jamais
trop bien comment gouverner juste assez. Le principe du maximum/
minimum dans l'art de gouverner se substitue à cette notion de l'équilibre
équitable, de la « justice équitable» qui ordonnait autrefois la sagesse du
prince. Eh bien, tel est, je crois, dans cette question de l' autolimitation par
le principe de la vérité, tel est le coin formidable que l'économie politique
a introduit dans la présomption indéfinie de l'État de police. Moment évi-
demment capital puisque s'établit en ses linéaments les plus importants,
non pas, bien sûr, le règne du vrai dans la politique, mais un certain
régime de vérité qui est précisément caractéristique de ce qu'on pourrait
appeler l'âge de la politique et dont le dispositif de base est en somme le
même encore aujourd'hui. Quand je dis régime de vérité, je ne veux pas
dire que la politique ou l'art de gouverner, si vous voulez, accède enfin à
cette époque-là à la rationalité. Je ne veux pas dire qu'on atteint à ce
une sorte de seuil épistémologique à partir duquel l'art de
gouverner pourrait devenir scientifique. Je veux dire que ce moment que
j'essaie d'indiquer actuellement, que ce moment est marqué par l'articu-
lation sur une série de pratiques d'un certain type de discours qui, d'une
part, le constitue comme un ensemble lié par un lien intelligible et,
d'autre part, légifère et peut légiférer sur ces pratiques en termes de vrai
ou faux.
Concrètement, ça veut dire ceci. Au fond, il existait au XV:f, XVIIe,
avant d'ailleurs, il existait encore jusqu'au milieu du xvII:f siècle, toute
une série de pratiques qui étaient, si vous voulez, les levées fiscales, les
tarifs douaniers, les règlements de fabrication, les réglementations sur les
tarifs des grains, la protection et la codification des pratiques de marché,
enfin tout ça - qui était quoi, et qui était réfléchi comme quoi? Eh bien,
c'était réfléchi comme l'exercice de droits souverains, de droits féodaux,
comme le maintien des coutumes, comme des procédés d'enrichissement
efficaces pour le Trésor, comme des techniques pour empêcher les
révoltes urbaines de mécontentement de telle ou telle catégorie de sujets.
Enfin tout ça, c'étaient des pratiques, bien sûr, réfléchies, mais réfléchies
à partir d'événements et de principes de rationalisation différents. Entre
ces différentes pratiques allant, si vous voulez, du tarif douanier à la levée
Leçon du 10 janvier 1979 21

fiscale, à la réglementation de marché et de production, etc., entre ces


différentes pratiques, on, va, à partir du milieu du XVIIIe siècle, pouvoir
établir une cohérence réfléchie, raisonnée; cohérence établie par des
mécanismes intelligibles qui lient ces différentes pratiques et les effets de
ces différentes pratiques les uns aux autres et qui vont, par conséquent,
permettre de juger toutes ces pratiques comme bonnes ou mauvaises non
pas en fonction d'une loi ou d'un principe moral, mais en fonction de pro-
positions qui vont elles-mêmes être soumises au partage du vrai et du
faux. C'est donc tout un pan de l'activité gouvernementale qui va ainsi
passer dans un nouveau régime de vérité et ce régime de vérité a pour
effet fondamental de déplacer toutes les questions que, précédemment,
pouvait poser l'art de gouverner. Ces questions, autrefois, c'était: est-ce
que je gouverne bien conformément aux lois morales, naturelles, divines,
etc.? C'était donc la question de la conformité gouvernementale. Puis
cela était, au XVIe et au XVIIe siècle, avec la raison d'État: est-ce que je
gouverne bien assez, assez intensément, assez profondément, avec assez
de détails pour porter l'État jusqu'au point fixé par son devoir-être, pour
porter l'État à son maximum de force? Et maintenant le problème va être:
est-ce que je gouverne bien à la limite de ce trop et de ce trop peu, entre ce
maximum et ce minimum que me fixe la nature des choses - je veux dire :
les nécessités intrinsèques aux opérations du gouvernement? C'est cela,
l'émergence de ce régime de vérité comme principe d'autolimitation du
gouvernement, qui est l'objet que je voudrais traiter cette année.
C'était, après tout, le même problème que je m'étais posé à propos de
la folie, à propos de la maladie, à propos de la délinquance, à propos de la
sexualité. Il s'agit, dans tous ces cas-là, non pas de montrer comment ces
objets ont été longtemps cachés avant d'être enfm découverts, il ne s'agit
pas de montrer comment tous ces objets ne sont que de vilaines illusions
ou des produits idéologiques à dissiper à la [lumière]* de la raison enfin
montée à son zénith. Il s'agit de montrer par quelles interférences toute
une série de pratiques - à partir du moment où elles sont coordonnées à
un régime de vérité -, par quelles interférences cette série de pratiques a
pu faire que ce qui n'existe pas (la folie, la maladie, la délinquance, la
sexualité etc.), devienne cependant quelque chose, quelque chose qui
pourtant continue à ne pas exister. C'est-à-dire, non pas [comment] une
erreur - quand je dis que ce qui n'existe pas devient quelque chose, ça ne
veut pas dire: il s'agit de montrer comment une erreur a pu effectivement
être bâtie -, non pas comment l'illusion a pu naître, mais [ce que] je

* Lapsus manifeste. M. F.: brume


22 NàiSsance de la biopolitique

voudrais montrer, [c'est] comment c'est un certain régime de vérité et


donc, par conséquent, pas une erreur qui a fait que quelque chose qui
n'existe pas a pu devenir quelque chose. Ce n'est pas une illusion puisque
c'est précisément un ensemble de pratiques et de pratiques réelles qui l'a
établi et le marque ainsi impérieusement dans le réel.
L'enjeu de toutes ces entreprises à propos de la folie, de la maladie, de
la délinquance, de la sexualité et de ce dont je vous parle maintenant,
c'est de montrer comment le couplage, série de pratiques - régime de
vérité forme un dispositif de savoir-pouvoir qui marque effectivement
dans le réel ce qui n'existe pas et le soumet légitimement au partage du
vrai et du faux.
Ce qui n'existe pas comme réel, ce qui n'existe pas comme relevant
d'un régime légitime de vrai et de faux, c'est ce moment, dans les choses
qui m'occupent là actuellement, qui marque la naissance de cette bipo-
larité dissymétrique de la politique et de l'économie. La politique et
l'économie qui ne sont ni des choses qui existent, ni des erreurs, ni des
illusions, ni des idéologies. C'est quelque chose qui n'existe pas et qui
pourtant est inscrit dans le réel, relevant d'un régime de vérité qui partage
le vrai et le faux.
Eh bien, ce moment dont j'ai essayé d'indiquer le principal compo-
sant, c'est donc ce moment qui se situe entre Walpole dont je vous parlais
et un autre texte. Walpole disait: « quieta non movere » (<< à ce qui reste
tranquille surtout ne pas toucher»). Conseil de prudence, sans doute, et
on était encore dans l'ordre de la sagesse du prince, c'est-à-dire que, du
moment que les gens sont tranquilles, du moment qu'ils ne s'agitent pas,
du moment qu'il n'y a ni mécontentement ni révolte, eh bien, restons
tranquilles. Sagesse du prince. li disait ça, je crois, vers les années 1740.
En 1751, un article anonyme paraît dans le Journal économique. li a été
écrit en fait par le marquis d'Argenson 13 qui venait à èe moment-là de
quitter les affaires en France, et le marquis d'Argenson, rappelant ce que
le commerçant Le Gendre disait à Colbert - quand Colbert lui disait :
«Que puis-je faire pour vous? », Le Gendre avait donc répondu : «Ce
que vous pouvez faire pour nous? Laissez-nous faire 14» -, d'Argenson,
dans ce texte sur lequel je reviendrai 15, dit: eh bien maintenant ce que je
voudrais faire, c'est commenter ce principe: «laissez-nous faire 16 », car,
montre-t-il, c'est bien cela le principe essentiel que doit respecter, que
doit suivre tout gouvernement en matière économique 17. li a, à ce
moment-là, posé clairement le principe de l'autolimitation de la raison
gouvernementale. « Autolimitation de la raison gouvernementale », mais
qu'est-ce que cela veut dire? Qu'est-ce que c'est que ce nouveau type de
Leçon du 10 janvier 1979 23

rationalité dans l'art de gouverner, ce nouveau type de calcul qui consiste


à dire et à faire dire au gouvernement: à tout cela j'accepte, je veux,
je projette, je calcule qu'il ne faut pas toucher? Eh bien, je pense que c'est
cela en gros que l'on appelle le « libéralisme» '.
J'avais pensé pouvoir vous faire cette année un cours sur la biopoli-
tique. J'essaierai de vous montrer comment tous les problèmes que
j'essaie de repérer là actuellement, comment tous ces problèmes ont pour

* Entre guillemets dans le manuscrit. M. Foucault, iCi, renonce à lire les dernières
pages de celui-Ci (p. 25-32). Un certain nombre d'éléments de cette conclusion sont
repris et développés dans la leçon suivante.
« il faut entendre ce mot [« libéralisme»] dans un sens très large.
1. Acceptation du prinCipe qu'il doit y avoir quelque part une limitation du gou-
vernement et qui ne soit pas simplement un droit externe.
2. Le libéralisme, c'est aussi une pratique: où trouver exactement le prinCipe de
limitation du gouvernement et comment calculer les effets de cette limitation?
3. Le libéralisme, c'est en un sens plus étroit la solution qui consiste à limiter au
maximum les formes et domaines d'action du gouvèrnement.
4. Enfin, le libéralisme, c'est l'organisation des méthodes de transaction propres à
définir la limitation des pratiques de gouvernement:
- constitution, parlement
- opinion, presse
- commissions, enquêtes
[p. 27] Une des formes de la gouvernementalité moderne. Elle se caractérise par le
fait que, au lieu de se heurter à des limites formalisées par des juridictions, elle se
[donne?] à elle-même des limites intrinsèques formulées en termes de véridiction.
a. Bien sûr, ce ne sont pas deux systèmes qui se succèdent, ou même' qui vont
entrer dans un conflit insurmontable. Hétérogénéité ne veut pas dire contradiction,
mais tensions, frictions, incompatibilités mutuelles, ajustements réussis ou man-
qués, mélanges instables etc. Cela veut dire aussi tâche sans cesse reprise, parce
que jamais achevée, d'établir soit une coïnCidence soit au moins un régime com-
mun. Cette tâche, c'est celle de fixer en droit l'autolimitation que le savoir prescrit
à un gouvernement. '
[p. 28] Cette tâche va prendre deux formes depuis le XVIIIe [siècle] jusqu'à nos
jours:
- Ou bien interroger la raison gouvernementale, la nécessité de sa propre limita-
tion, pour reconnaître à travers ce qu'il faut laisser libre les droits auxquels on
peut donner accès et statut dans la pratique gouvernementale. Ainsi s'interroger
sur les objectifs, voies et moyens d'un gouvernement éclairé donc autolimité,
peut-il faire place au droit de propriété, au droit à la subsistance possible, au droit
au travail etc.
- Ou bien interroger les droits fondamentaux, les faire valoir tous et d'un coup.
Et à partir de là, ne laisser se former un gouvernement qu'à la condition que son
autorégulation les reproduise tous.
Méthode [biffé: révolutionnaire] de la subordination gouvernementale.
[p. 29] La méthode du résidu juridique nécessaire et suffisant, c'est la pratique
libérale. La méthode du conditionnement gouvernemental exhaustif, c'est la pro-
cédure révolutionnaire.
b. Seconde remarque: cette autolimitation de la raison gouvernementale, caracté-
ristique du "libéralisme", se trouve dans unrapport étrange au régime de la raison
24 Naissance de Ici biopolitique

noyau central, bien sûr, ce quelque chose que l'on appelle la population.
Par conséquent, c'est bien à partir de là que quelque chose comme une
biopolitique pourra se former. Mais il me semble que l'analyse de la bio-
politique ne peut se faire que lorsque l'on a compris le régime général de
cette raison gouvernementale dont je vous parle, ce régime général que
l'on peut appeler la question de vérité, premièrement de la vérité écono-
mique à l'intérieur de la raison gouvernementale, et par conséquent si on
comprend bien de quoi il s'agit dans ce régime qui est le libéralisme,
lequel s'oppose à la raison d'État,- ou plutôt [la] modifie fondamentale-
ment sans peut-être en remettre en question les fondements -, c'est une
fois qu'on aura su ce que c'était que ce régime gouvernemental appelé
libéralisme qu'on pourra, me semble-t-il, saisir ce qu'est la biopolitique.

d'Etat. - Celle-ci ouvre à la pratique gouvernementale un domaine d'intervention


indéfinie, mais d'autre part elle se donne, par le principe d'une balance concur-
rentielle entre États, des objectifs internationaux limités.
- L' autolimitation de la pratique gouvernementale par la raison libérale s'est
accompagnée de l'éclatement des objectifs internationaux et de l'apparition
d'objectifs illimités avec l'impérialisme.
[p. 30] La raison d'État avait été corrélative de la disparition du principe impérial,
au profit de l'équilibre concurrentiel entre États. La raison libérale est corrélative
de l'activation du principe impérial, non sous la forme de l'Empire, mais sous la
forme de l'impérialisme, et ceci en liaison avec le principe de la libre concurrence
entre les individus et les entreprises.
Chiasme entre objectifs limités et objectifs illimités quant au domaine de l'inter-
vention intérieure et au champ de l'action internationale.
c. Troisième remarque: cette raison libérale s'établit comme autolimitation du
gouvernement à partir d'une "naturalité" des objets et pratiques propres à ce gou-
vernement. Cette naturalité, quelle est-elle?
- celle des richesses? oui, mais simplement en tant que moyens de paiement se
multipliant ou se raréfiant, stagnant ou [p. 31] circulant. Mais plutôt les biens en
tant qu'ils sont produits, qu'ils sont utiles et utilisés, en tant qu'ils sont échangés
entre partenaires économiques.
- C'est aussi celle [des] individus. Non pas cependant en tant que sujets obéis-
sants ou indociles, mais en tant qu'ils sont eux-mêmes liés à cette naturalité
écononiique, que leur nombre, leur longévité, leur santé, leur manière de se
comporter se trouvent dans des rapports complexes et enchevêtrés avec ces pro-
cessus économiques.
Avec l'émergence de l'économie politique, avec l'introduction du principe
limitatif dans la pratique gouvernementale elle-même, une substitution importante
s'opère, ou plutôt un doublage, puisque les sujets de droit sur lesquels s'exerce la
souveraineté politique apparaissent eux-mêmes comme une population qu'un
gouvernement doit gérer.
[p. 32] C'est là que trouve son point de départ la ligne d'organisation d'une "bio-
politique". Mais qui ne voit pas que c'est là une part seulement de quelque chose
de bien plus large, et qui [est] cette nouvelle raison gouvernementale?
Étudier le libéralisme comme cadre général de la biopolitique. »
Leçon du 10 janvier 1979 25

Alors, pardonnez-moi, pendant un certain nombre de séances dont je


ne peux pas vous fixer le nombre à l'avance, je vous parlerai du libéra-
lisme. Et pour que les enjeux de ceci vous apparaissent peut-être un peu
plus clairement - car après tout quel intérêt ça a de parler du libéralisme,
des physiocrates, de d'Argenson, d'Adam Smith, de Bentham, des utili-
taristes anglais, sinon parce que, bien sûr, ce problème du libéralisme se
trouve effectivement pour nous posé dans notre actualité immédiate et
concrète? De quoi s'agit-il lorsque l'on parle de libéralisme, lorsqu'on
nous applique à nous-mêmes, actuellement, une politique libérale et quel
rapport cela peut-il avoir avec ces questions de droit que l'on appelle les
libertés? De quoi s'agit-il dans tout cela, dans ce débat d'aujourd'hui où
curieusement les principes économiques d'Helmut Schmidt 18 viennent
faire un bizarre écho à telle ou telle voix qui nous vient des dissidents de
l'Est, tout ce problème de la liberté, du libéralisme? Bon, c'est un pro-
blème qui nous est contemporain. Alors, si vous voulez, après avoir un
. peu situé le point d'origine historique de tout cela en faisant apparaître
ce qu'est selon moi la nouvelle raison gouvernementale à partir du
xvme siècle, je ferai un bond en avant et je vous parlerai du libéralisme
allemand contemporain puisque, aussi paradoxal que ce soit, la liberté
dans cette seconde moitié du xxe siècle, enfin disons plus exactement le
libéralisme, est un mot qui nous vient d'Allemagne.

NOTES

1. Citation de Virgile, Énéide, Vil, 312, mise en exergue de la Traumdeutung,


(Leipzig, Deutike, 1911 (Ire éd. 1900) / L'Interprétation des rêves, traduction de
1. Meyerson, revue par D. Berger, Paris, PUF, 1971, p. 1) et reprise dans le corps du
texte (ibid., p. 516): « Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo» (<< Si je ne
puis fléchir les dieux d'en haut, je mettrai en branle l'Achéron»). Le mot est déjà cité
par M. Foucault, sans référence explicite à Freud, dans La Volonté de savoir, Paris,
Gallimard (<< Bibliothèque des histoires»), 1976, p. 103: «En fait, cette question, si
souvent répétée à notre époque [à propos du sexe], n'est que la forme récente d'une
affirmation considérable et d'une prescription séculaire: là-bas, est la vérité; allez l'y
surprendre. Acheronta movebo: vieille décision. » Cette citation, avant Freud, était
déjà très appréciée de Bismarck, qui l'emploie à plusieurs reprises dans ses Pensées
et Souvenirs (cf. C. Schmitt, Théorie du partisan, trad. M.-L. Steinhauser, Paris,
Calmann-Lévy, 1972, p. 253; éd. orig. : Theorie des Partisanen, Berlin, Duncker &
Humblot, 1963).
26 Naiss"ance de la biopolitique

2. Robert Walpole, premier Comte d'Orford (1676-1745), leader du parti whig,


qui exerça les fonctions de «Premier ministre» (First Lord of the Treasury et Chan-
cellor of the Exchequer) de 1720 à 1742; il gouverna avec pragmatisme, usant de la
corruption parlementaire, dans le souci de préserver la tranquillité politique.
3. Cf. la précision donnée plus bas par Foucault, p. 22 : « il disait ça, je crois, vers
les années 1740.» La formule est connue pour avoir été la devise de Walpole, comme
en témoignent divers écrits de son fils, Horace: cf. par exemple Letters, VIn,
Londres - New York, Lawrence and Bullen, G.P. Putnam's Sons, 1903, p. 121. Cf.
L. Stephen, History of English Thought in the Eighteenth Century, Londres, Smith &
EIder, 1902; repr. Bristol, Thoemmes Antiquarian Books, 1991, t. 2, p. 168. Issue de
Salluste, De conjuratione Catilinae, 21,1 : «Postquam accepere ea homines, quibus
mala abunde monia erant, sed neque res neque spes bona ulla, tametsi illis quieta
movere magna merces videbatur, [... ] » (<< Chez ces hommes qui venaient d'entendre
ce discours, le mal avait tout envahi, et il n'y avait rien de bon à trouver dans le pré-
sent, ni à espérer dans l'avenir, - il est vrai que c'était déjà pour eux une belle récom-
pense de troubler la paix publique - [ ... ] », Conjuration de Catilina, trad. F. Richard,
Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 43), elle illustre la règle inhérente au Common
Law, connue sous le nom de règle du précédent, selon laquelle il faut s'en tenir, en
matière judiciaire, à ce qui a été décidé et ne pas modifier ce qui existe (<< stare deci-
sis» et« quieta non movere »). Elle est également citée par F.A. Hayek, The Consti-
tution of Liberty, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1960; rééd. 1976, p. 410:
«Though quieta non movere may at times be a wise maxim for the statesman, it can-
not satisfy the political philosopher» / La Constitution de la liberté, trad. R.Audouin
& J. Garello, Paris, Litec (<< Liberalia »), 1994, p. 406.
4. Cf. P. Veyne, «Foucaultrévolutionne l'histoire (in Comment on écrit l' histoiré,
Paris, Le Seuil, «Points Histoire », 1979, p. 227-230), sur ce nominalisme méthodo-
logique, à propos de la formule: «la folie n'existe pas ». Le texte de Paul Veyne
datant de 1978, il semble que Michel Foucault, ici, poursuive le dialogue avec l'auteur
de: Le Pain et le Cirque auquel il a rendu hommage dans le cours de l'année précé-
dente (cf. Sécurité, Territoire, Population. Cours au Collège de France, 1977-1978,
éd. par M. Senellart, Paris, Gallimard-Le Seuil, «Hautes Études », 2004, leçon du
8 mars 1978, p. 245). Voir déjà les remarques de M. Foucault sur ce même thème
dans la leçon du 8 février 1978, p. 122. La critique des universaux se trouve réaffIr-
mée dans l'article «Foucault» paru, sous le pseudonyme de Maurice Florence, dans
le Dictionnaire des philosophes de Denis Huismans en 1984: cf. Dits et Écrits, 1954-
1988, éd. par D. Defert & F. Ewald, collab. J. Lagrange, Paris, Gallimard, 1994,4 vol.
[ultérieurement: DE en référence à cette édition], IV, nO 345, p. 634: le premier choix
de méthode impliqué par «la question des rapports entre sujet et vérité» consistait en
«un scepticisme systématique à l'égard de tous les universaux anthropologiques ».
5. M. Foucault ne revient pas sur cette question dans les leçons suivantes du cours.
6. Cf. Sécurité, Territoire, Population, leçons des 8, 15 et 22 mars 1978.
7. Cf. ibid., leçon du 1er février 1978,p. 112 et 118 n. 39.
8. Cf. «lI faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1975-1976,
éd. par M.Bertani & A.Fontana, Paris, Gallimard-Le Seuil (<<Hautes Études»),
1997.
9. 'Jeremy Bentham (1748-1832), Method and Leading Features of an Institute of
Political Economy (including finance) considered not only as a science but as an art
Leçon du 10janvier 1979 27

(1800-1804), in Jeremy Bentham's Economic Writings, éd. établie par W. Stark,


Londres, G. Allen & Unwin, 1954, t. ID, p. 305-380. C'est à la fm de la première par-
tie, «The Science », dans la section «Genesis of the Matter of Wealth», que Ben-
tham introduit la célèbre distinction entre sponte acta, agenda et non agenda, qui
structure ensuite les trois chapitres (<< Wealth », «Population », « Finance») de la par-
tie suivante, «The Art ». Les sponte acta sont les activités économiques que dévelop-
pent spontanément les membres d'une communauté, sans aucune intervention du
gouvernement. Les agenda et non agenda désignent les activités économiquès du
gouvernement, selon qu'elles contribuent ou non à accroître le bonheur (maximi-
sation des plaisirs et minimisation des peines), but de toute action politique. Le
partage des domaines entre ces trois classes varie selon les temps et les lieux, l'exten-
sion des sponta acta étant relative au degré de développement économique des pays.
M. Foucault fait brièvement allusion, de nouveau, à cette liste benthamienne des
agenda dans la leçon du 7 mars 1979 (infra, p. 200), mais ne revient pas à propre-
ment parler sur le texte cité (sinon, peut-être, de façon indirecte, à la fin de la leçon
du 24 janvier (infra, p. 68-69), à propos du panoptisme comme formule générale du
gouvernement libéral).
10. La formule «pas trop gouverner» est du marquis d'Argenson (cf. infra,
note 16). Cf. également B. Franklin, Principes du commerce, cité et traduit par
E. Laboulaye, dans son introduction au recueil de textes du même auteur, Essais de
morale et d'économie politique, Paris, Hachette, 5e éd. 1883, p. 8 : «Un solide écri-
vain [de France] dit que celui-là est fort avancé dans la science de la politique qui
comprend toute la force de cette maxime: Ne gouvernez pas trop; maxime qui peut-
être touche le commerce plus encore que tout autre intérêt public.» (Laboulaye, en
note, renvoie à Quesnay.)
11. Cet article fut imprimé pour la première fois dans le tome V de l'Encyclopédie,
p. 337-349, paru en novembre 1755. Cf. Rousseau, -Œuvres complètes,
Paris, Gallimard (<< Bibliothèque de la Pléiade »), t. ID, 1964, p. 241-278. Sur ce texte,
cf. déjà Sécurité, Territoire, Population, leçon du 1er février 1978, p. 98 et 116 n. 21.
12. Cf P.P.F.J.H. Le Mercier de La Rivière, L'Ordre naturel et essentiel des
sociétés politiques, Londres, chez Jean Nourse et Paris, chez Desaint, 1767 (sans nom
d'auteur); ch. 24: «Du despotisme légal» (ce texte a fait l'objet de deux rééditions
au xxe siècle: Paris, P. Geutlmer, «Collection des économistes et des réformateurs
sociaux de la France », 1910 et Paris, Fayard, «Corpus des œuvres de philosophie en
langue française », 2000).
13. René-Louis de Voyer, marquis d'Argenson (1694-1757), secrétaire d'État aux
Affaires étrangères de 1744 à 1747, auteur des Mémoires et Journal, publiés et anno-
tés par le Marquis d'Argenson, Paris, 1858 (une première édition, très incomplète,
était parue en 1835 dans la collection Baudouin des «Mémoires sur la Révolution
française») et des Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la
France, Amsterdam, Rey, 1764. il fut, avec l'abbé de Saint-Pierre, l'un des membres
assidus du Club de l'Entresol, ouvert en 1720, à l'initiative de l'abbé Alary et que le
cardinal Fleury fit fermer en 1731. L'expression « Laissez faire» est déjà récurrente
dans l'ébauche d'un mémoire sur la liberté du commerce, datée du 31 juillet 1742
(Journal et Mémoire, éd. par J.B. Rathery, Paris, Renouard, t. IV, 1862: «Mémoire à
composer pour délibérer par le pour et le contre, et décider que la France devrait lais-
ser l'entrée et la sortie libres dans le royaume de toutes marchandises nationales
et étrangères»).
28 Naissance de la biopolitique

14. L.-P. Abeille, Lettre d'un négociant sur la nature du commerce des grains,
(Marseille, 8 octobre 1763), [s.l.n.d.]; rééd. in Id., Premiers opuscules sur le com-
merce des grains: 1763-1764, introd. et table analytique par E. Depitre, Paris,
P. Geuthner (<< Collection des économistes et des réformateurs sociaux de la
France»), 1911, p. 103 : « Je ne puis mieux terminer cette Lettre, qu'en appliquant au
commerce des blés en particulier ce qu'un Négociant de Rouen répondit à M Colbert
sur le commerce en général: Laissez-nous faire. »
15. M. Foucault ne fait plus référence à ce texte par la suite.
16. D'Argenson,« Lettre à l'auteur du Journal économique au sujet de la Disser-
tation sur le commerce de M. le Marquis B'elloni », Journal économique, avril 1751,
p. 107-117; rééd. in G.Klotz, dir., Politique et Économie au temps des Lumières,
Publications de l'Université de Saint-Étienne, 1995, p. 41-44: «L'on conte que
M. Colbert assembla plusieurs députés du commerce chez lui pour leur demander ce
qu'il pourrait faire pour le commerce; le plus raisonnable et le moins flatteur d'entre
eux, lui dit ce seul mot: Laissez-nous faire. A-t-on jamais assez réfléchi sur le grand
sens de ce mot Ceci n'est qu'un essai de commentaire» (p. 42). C'est dans L'Éloge
de Gournay par Turgot, écrit en 1759, que se trouve la première mention, au
XVIII" siècle, du nom de Le Gendre (<< On sait le mot de Le Gendre à M. Colbert:
laissez-nous faire », in Œuvres de Turgot, éd. E. Daire, Paris, Guillaumin, 1844, t. l,
p. 288; Turgot, Formation et Distribution des richesses, Paris, Garnier-Flammarion,
1997, p. 150-151). - D'Argenson est également l'auteur de la maxime «pas trop
gouverner» (cf. G. Weulersse, Le Mouvement physiocratique en France, de 1756
à 1770 (Paris, Félix A1can, 1910,2 vol. : cf. l, p. 17-18), qui cite cet extrait de l'hom-
mage paru dans les Éphémérides du citoyen, juillet 1768, p. 156: « Il avait composé
un livre dont l'objet et le titre étaient excellents: pas trop gouverner. »). Lui-même
affirme avoir fait un traité intitulé Pour gouverner mieux, il faudrait gouverner moins
(Mémoires et Journal, op. cit., t. V, p. 362; cité par A. Oncken, Die Maxime "Laissez
faire et laissez passer", Bem, K.J. Wyss, 1886, p. 58).
17. D'Argenson, «Lettre à l'auteur du Journal économique ... », art. cité, p. 44:
«Oui, la liberté réglée et éclairée en fera toujours plus pour le commerce d'une
nation que la domination la plus intelligente. » Il défend cette même position, à pro-
pos du commerce des grains dans un autre article du Journal économique, mai 1754,
p. 64-79: «Arguments en faveur de la liberté du commerce des grains» (rééd. in
G. Klotz, dir., Politique et Économie ... , op. cit., p. 45-54).
18. Helmut Schmidt (né en 1918): député SPD au Bundestag en 1953, il devint
chancelier en mai 1974 après le retrait de Willy Brandt. Mis en minorité, il céda la
place à Helmut Kohl en 1982.

, "

Vous aimerez peut-être aussi