PERRENOUD Organisation Du Travail Des Élèves 2005

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Perrenoud, Ph. (2005).

De l’organisation du travail
dépend la rencontre entre chaque élève et le savoir.
Educateur, n° 10, 7 octobre, 30-33.

De l’organisation du travail dépend la


rencontre entre chaque élève et le savoir
Philippe Perrenoud *
Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2005

Pourquoi certains élèves passent-ils des années à l’école sans apprendre tout ce
qu’elle leur promet ? Parce qu’ils ne sont pas placés assez souvent dans des situations
susceptibles de les faire apprendre. Apprennent ceux qui investissent dans chaque
situation de grands moyens intellectuels, des références culturelles, une envie
d’apprendre, une curiosité, une prise de risque et les mille et un ingrédients qui font
un bon élève. Les autres ont besoin de situations mieux pensées, plus mobilisatrices,
mieux adaptées à leur profil, à leur niveau, à leur manière d’apprendre, bref des
situations qui créent des obstacles surmontables et que l’élève ait envie de surmonter.
Or, pour être optimales, ces situations doivent être différenciées.
L’enjeu est d’abord didactique et pédagogique : concevoir, animer, faire évoluer
une situation, l’enrichir, la complexifier ou au contraire la simplifier à bon escient.
Enseigner consiste alors à guider et accompagner un processus d’apprentissage, en
agissant sur la situation et à travers elle sur l’apprenant. Un enseignant qui aurait tout
son temps à consacrer à un seul élève n’inventerait pas ipso facto les situations
idéales, en particulier si l’élève rencontre de grandes difficultés ou refuse de se
confronter à des défis cognitifs, à la manière dont un cheval rétif se dérobe devant
l’obstacle. L’optimisation d’une situation passe d’abord par une forte dose
d’expertise et d’inventivité pédagogique et didactique.

• Courriel : Philippe.Perrenoud@unige.ch
Internet : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/
Laboratoire Innovation, Formation, Education (LIFE) : http://www.unige.ch/fapse/life/

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Mais il y a une seconde dimension, liée dans une large mesure au fait qu’une
classe compte 20 à 30 élèves, parfois davantage. Même si l’enseignant avait toutes
les compétences requises pour concevoir pour chaque élève des situations
parfaitement pertinentes, encore faudrait-il qu’il y parvienne, presque simultanément,
pour tous les élèves de la classe. Un enseignant se trouve dans la position d’un pilote
qui devrait optimiser en parallèle la trajectoire d’une vingtaine d’appareils, de plus
tous différents. La limite n’est pas alors de l’ordre de la compétence à piloter, mais de
la surcharge cognitive et de l’impossibilité de prendre autant de décisions adéquates
en si peu de temps. Certes, l’expertise permet de raisonner plus vite et de gérer
davantage de cas. Mais la gestion en temps réel de 20 ou 30 processus
d’apprentissage parallèles dépasse les ressources intellectuelles et physiques de
quiconque. Elle les dépasse d’autant plus que ces processus sont différents et
n’appellent pas les mêmes régulations, ou pas au même moment.
Autrement dit, les conditions de la pratique pédagogique ne permettent pas
d’optimiser constamment la situation d’apprentissage pour chaque élève. Cela ne
condamne pas à proposer à tous les élèves la même tâche, à effectuer dans des
conditions et un temps identiques… Entre l’idéal et l’enseignement indifférencié, il
faut chercher une voir praticable. C’est alors que la problématique de l’organisation
du travail prend toute son importance.
Un enseignant qui pratique une pédagogie frontale organise certes le travail de ses
élèves, mais il se simplifie la vie en leur proposant des tâches standards, à réaliser de
manière synchrone. Il lui reste à les calibrer en visant un élève lui aussi standard.
Selon les classes, l’enseignant prend pour standard les élèves qui travaillent vite, ce
qui pénalise les autres. Inversement, d’autres calibrent les tâches en fonction des
élèves les moins rapides. Du coup, les élèves qui ont de la facilité piétinent. Même
dans une pédagogie frontale, l’enseignant doit donc prévoir une organisation du
travail permettant d’occuper « intelligemment » les élèves qui ont terminé et de faire
grâce des derniers exercices à ceux qui, si on leur donnait le temps de finir, mettraient
toute la planification en crise.
L’organisation du travail se complexifie dès lors que cette différenciation cesse
d’être marginale pour devenir la règle. L’enseignant ne pense pas alors les activités
pour l’ensemble du groupe. Il doit alors gérer des configurations multiples : travail en
grand groupe, en demi-classes, en équipes, ou encore activités individuelles dans le
cadre d’un « plan de travail » ou de « contrats individualisés ». À ces configurations,
stables ou instables, s’ajoutent peu à peu des modules ou des groupes de besoin, de
soutien, de niveau, de projet, du moins dans les écoles qui veulent différencier
l’enseignement.
Plusieurs problèmes se posent alors :
• Comme définir et redéfinir les groupements, leur taille, leur fonction, leur
durée ?

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• Comment décider de l’attribution des élèves et de leur éventuel changement
de groupe ?
• Comment cadrer, de loin ou de près, en parallèle, le travail des divers
groupes ? Quelles tâches, quelles ressources, quelles règles du jeu, quel
contrôle, quel contrat ?
Tout cela dans une double perspective :
1. Faire en sorte que le maximum d’élèves soient aussi souvent que possible
engagés dans des tâches susceptibles de provoquer des apprentissages
importants et durables.
2. Canaliser ces apprentissages dans le sens des objectifs de formation.
Cette seconde visée peut entrer en conflit avec la première : on peut concevoir une
organisation du travail qui densifie les interactions, stimule les initiatives, donc
favorise les apprentissages, mais dans des domaines qui ne sont pas « au
programme ». On saisit là l’importance d’une connaissance pointue des objectifs de
fin d’année et de fin de cycle. Un enseignant enfermé dans son programme de la
journée ou de la semaine peut casser des dynamiques d’apprentissage pour la simple
raison qu’elles ne lui semblent pas « dans le sujet ».
Même un enseignant-orchestre ne peut piloter en permanence toutes les activités,
toutes les interactions. Il ne peut mettre tous les élèves au travail qu’en inventant des
dispositifs et des tâches favorisant un travail autonome. Je me souviens d’avoir vu
dans un cirque un jongleur faisant tourner une dizaine d’assiettes en équilibre sur des
tiges souples. Perdant peu à peu de la vitesse, chaque assiette menaçait de tomber.
Tout l’art du jongleur était de repérer les assiettes sur le point de chuter et de relancer
leur rotation. Dans une pédagogie différenciée bien pensée, l’enseignant devient un
tourneur d’assiettes d’un genre particulier. Il met les élèves en activité et les laisse à
leurs propres ressources un moment, le temps d’aller faire de même auprès d’autres
groupes. Tout l’art est de revenir « juste à temps », au moment où l’autonomie
s’épuise, fait place au désoeuvrement, au doute, au désinvestissement ou à des
activités séduisantes, mais bien loin du travail scolaire.
Cela exige des qualités de vigilance, d’observation et de décision : quand on ne
peut intervenir partout, où faut-il aller en priorité ? Certains enseignants ont appris à
être très souvent au bon endroit au bon moment. D’autres répartissent leur temps et
leurs interventions de manière moins efficace. Au-delà de l’intuition et de la vista,
certains ont des méthodes, des critères. Ils privilégient certains indices pour détecter
une baisse de régime et certains types d’intervention pour soutenir et relancer
l’activité. C’est pourquoi il ne suffit pas qu’un enseignant soit vif et attentif. Il doit
savoir décoder, de loin ou sans mener une enquête approfondie, les signes avant-
coureurs d’une panne de sens, d’un épuisement de l’autonomie d’un groupe d’élèves
ou d’un conflit qui mettra fin à l’activité.

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Mais entre les tourneurs d’assiettes, la différence n’est pas seulement dans le coup
d’oeil, la vitesse de réaction et la sûreté du geste de relance. Ce qui se décide en
amont de l’activité est essentiel : le choix des assiettes, des tiges, des distances, de la
disposition des lieux. Ce qui est un exercice de haute voltige au cirque devient encore
plus complexe dans une classe : la rotation d’une assiette sur une tige suit des lois
assez stables et connues ; en dessous d’une certaine vitesse de rotation, l’équilibre est
rompu. Les processus d’apprentissage et les interactions entre élèves suivent aussi
des lois, mais elles sont multiples, mal connues et varient selon les cultures et les
contextes.
L’organisation du travail est efficace si l’enseignant sait évaluer de façon réaliste
le niveau de ses élèves, leur degré d’autonomie et symétriquement de dépendance à
son égard, leur dynamique relationnelle et leur capacité de coopérer, leur propension
à fuir la tâche à la moindre occasion, leur attitude de défi ou de découragement face
aux obstacles. En fonction de ces paramètres, la tâche sera dimensionnée
différemment : longueur, difficulté, degré d’ouverture, étayage.
Si les enseignants savaient tout ce qu’il faudrait savoir pour bien faire et arrivaient
à en tenir compte en pratique, tous les élèves seraient non seulement actifs, mais
investis dans des tâches conduisant à l’un ou l’autre des principaux apprentissages
visés. Cet idéal est inaccessible, et peut-être est-ce préférable : une telle école serait
étouffante, les élèves n’y trouveraient plus aucune faille. Nous en sommes loin, il
reste une forte marge. Les travaux de Caroll, puis la pédagogie de maîtrise, ont insisté
depuis plusieurs décennies sur l’idée de « time on task », en montrant que pour de
nombreux élèves, le temps qu’ils passent en classe est dans une large mesure un
temps d’inactivité ou d’activité étrangère au travail scolaire. Pas nécessairement
parce qu’ils refusent de travailler, mais parce qu’ils sont en « chômage technique »,
en attente d’une information, d’une confirmation, d’une suggestion ou d’un signe
d’intérêt. Sans aller jusqu’à un contrôle totalitaire, l’école peut et doit chercher une
organisation du travail accroissant le temps investi dans le travail scolaire, donc
densifiant les régulations.
Le problème est d’autant plus complexe que toute activité n’est pas féconde.
Mettre les élèves au travail n’est pas un but en soi. Le travail n’a de sens que s’il
engendre des apprentissages. L’activisme est une réponse à l’angoisse davantage
qu’une pédagogie adéquate. Il n’est pas utile d’intervenir au moindre relâchement de
la concentration si c’est pour remettre l’élève dans une tâche dénuée de sens.
C’est pourquoi organiser le travail scolaire n’a aucun rapport avec la surveillance
de travaux forcés. L’enseignant ne peut pas tout contrôler. Sa compétence est de
concevoir et de distribuer des tâches qui vont mobiliser les élèves et les confronter à
des obstacles qu’ils auront envie de vaincre, pas d’esquiver. On objectera sans doute
que, dans certaines classes, obtenir un minimum de discipline est prioritaire et qu’un
contrôle serré des conduites est indispensable. Peut-être faut-il se souvenir que
l’indiscipline naît de l’ennui et du faible sens du travail plutôt que d’un refus de toute
activité. Travailler par recherches, problèmes, projets suppose un pari positif sur
l’autonomie des élèves et leur envie d’apprendre. Ce pari est parfois insensé, en
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raison d’une longue dégradation du rapport à l’école. Nul ne peut à lui seul rétablir ce
que des années d’échec, d’ennui ou d’humiliation ont détruit. À cette réserve près,
l’organisation du travail scolaire devrait s’inspirer d’une communauté de recherche
plus que d’une forme tayloriste, modèle qui d’ailleurs est en perte de vitesse dans
l’industrie.
Ce qui veut dire qu’organiser le travail ne va pas sans construire un contrat qui en
donne la responsabilité partagée au maître et aux élèves. Telle est la première
dévolution à opérer : que les élèves se soucient avec le maître d’organiser le travail
de sorte qu’il atteigne ses fins : faire apprendre. Freinet a toujours insisté sur le
conseil de classe comme lieu d’organisation du travail. Le transformer en instance de
régulation des conduites est une dérive récente. L’organisation du travail n’appartient
pas au maître, elle doit être négociée, évoluer au gré de l’expérience et des
suggestions des uns et des autres.
C’est l’un des dilemmes actuels : le groupe-classe paraît être le cadre le plus
adéquat pour une telle négociation. En même temps, si l’on veut décloisonner,
travailler en cycles pluriannuels, aller vers un enseignement stratégique assumé dans
une certaine continuité par l’ensemble du corps enseignant, l’organisation du travail
change de niveau. L’espace de la classe, jusqu’alors attribué par le système, devient
l’objet d’une négociation entre enseignants : comment composer les classes ?
Qu’étudier dans cette configuration ? Que faire dans d’autres types de groupements
ou en modules ? Le replis sur la classe n’est donc pas une solution. Mieux vaudrait
penser un établissement comme une fédération de communautés de travail qui
négocient certains accords à l’échelle de l’école, mais bénéficient aussi d’une large
autonomie pour les activités qui ont leur dynamique propre, par exemple les
démarches de projet.
Aucun de ces problèmes n’est radicalement neuf. Ils sont posés depuis longtemps
par les mouvements pédagogiques et les écoles alternatives. Il importe de les poser
plus explicitement en termes d’organisation du travail. Les enseignants organisent
leur travail et celui des élèves. Mais la notion d’organisation du travail n’est pas
centrale en éducation. Peut-être est-il temps de mesurer à quel point la rencontre entre
chaque élève et le savoir dépend de l’organisation du travail. À quoi bon construire
de magnifiques situations d’apprentissage si l’on ne sait pas comment y confronter
les élèves régulièrement, et d’abord ceux qui ont le plus de difficultés ?

Références
Maulini, O. & Vellas, E. (2003). La planification du travail : nouveaux enjeux. L’Ecole Valdôtaine,
n° 61, pp. 4-12.
Perrenoud, Ph. (1997). Pédagogie différenciée : des intentions à l’action. Paris : ESF (3e éd. 2004).
Perrenoud, Ph. (1999). De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle
d’apprentissage. Revue des sciences de l’éducation (Montréal), Vol. XXV, n° 3, pp. 533-57.
Perrenoud, Ph. (2001). Gérer le temps qui reste : l’organisation du temps scolaire entre persécution
et attentisme. In : St-Jarre, C. et Dupuy-Walker, L. (dir.) Le temps en éducation. Regards
multiples. Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, pp. 287-315.
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Perrenoud, Ph. (2002). Les cycles d’apprentissage. Une autre organisation du travail pour
combattre l’échec scolaire. Sainte-Foy : Presses de l’Université du Québec.
Perrenoud, Ph. (2002). Espaces-temps de formation et organisation du travail. In : Nóvoa, A. (dir.)
Espaços de Educação, Tempos de formação. Lisboa, Fundação Calouste Gulbenkian, pp. 201-
235.
Vellas, E. (2002). Une gestion orientée par une conception « autosocioconstructiviste ». In
Fijalkow, J. et Nault, Th. (dir.) La gestion de la classe. Bruxelles : De Boeck, pp. 103-128.
Wandfluh, F. et Perrenoud, Ph. (1999). Travailler en modules à l’école primaire : essais et premier
bilan. Éducateur, n° 6, 7 mai, pp. 28-35

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