Suspendre Le Temps Continuer Lespace La

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Revue annuelle de pensée

des arts plastiques

La Part
numéro 37 2023
de l’Œil
Dossier Suspendre le temps, continuer l’espace
La division lessingienne à l’épreuve des arts
La revue La Part de l’Œil a été créée en 1985 par Luc Richir et Lucien Massaert,
et n’a eu de cesse, depuis sa création, d’ouvrir ses colonnes aux chercheurs avec lesquels
elle partage une commune passion pour les œuvres, leurs logiques d’élaboration et
le désir d’aborder ce qu’elles ont de plus irréductible.

Comité de rédaction :
Luc Bachelot Maud Hagelstein
Corinne Bonnetain Anaël Lejeune
Dirk Dehouck Lucien Massaert
Éliane Escoubas Chakè Matossian
Murielle Gagnebin Aram Mekhitarian
Bruno Goosse Olivier Salazar-Ferrer

Comité de lecture :
Philippe Armstrong Jean-Claude Lebensztejn
Yve-Alain Bois Thierry Lenain
Adriano Duarte Rodrigues Danielle Lories
Filippo Fimiani Pierre Rodrigo
Michel Guérin Maria Stavrinaki
Kathia Hanza Rudy Steinmetz
Rémi Labrusse Tristan Trémeau

Diffusion et distribution : “Pollen Diffusion”, 93260 Les Lilas, France


Contact : libraire@pollen-diffusion.com

La Part de l’Œil
Rue du Midi 144 – 1000 Bruxelles
E-mail : info@lapartdeloeil.be
Site : http://www.lapartdeloeil.be

T.V.A. n° BE 0441-637-337

Couverture : Yuna Mathieu-Chovet, Unsquared, Olga Rozanova’s triangles, 2020,


tirage argentique lambda monté sur dibond, peinture murale, 95 x 128 x 1,3 cm. Détail.

Mise en page : Anne Quévy

ISBN 978-2-930174-55-6
© La Part de l’Œil, 2023
Dossier : Suspendre le temps, continuer l’espace
La division lessingienne à l’épreuve des arts

Nathalie Kremer &


Susanna Caviglia Suspendre le temps, continuer l’espace :
La division lessingienne à l’épreuve des arts. Introduction 7
— Le temps des images
Jan Blanc Stilleven, ou le temps des choses dans la peinture néerlandaise
du XVIIe siècle 27
Étienne Jollet Le fond comme suspens : le cas de Tiepolo 51
Ralph Dekoninck Le coup de la Grâce
Temps et martyre au premier âge moderne 65
— L’espace des mots
Hérica Valladares Comment peindre une ekphrasis ?
L’offrande à Vénus de Titien et les limites de la description 83
Ludivine Le Chêne Le suspense en suspens dans les romans de Gomberville 11
Nathalie Kremer La toile de Pénélope
Procédés littéraires d’espacement du récit dans l’Odyssée 135
— Parcours de l’œil
Maud Pérez-Simon Spatialisation des mots et des images sur les plafonds peints
du Moyen Âge 149
Laurent Paya Scénographier l’espace et le temps dans les jardins de la Renaissance :
perspectives chronotopiques 173
Émilie Chedeville Accéder à l’éternité : la chapelle de la Communion à Saint-Merry 199
— Le temps de lire
Marta Battisti Narrer le temps dans les représentations de l’Écriture
Évangélistes, Prophètes et Sibylles dans trois décors à fresque de
Fra Angelico, Filippino Lippi et Cristoforo Roncalli (XVe - XVIIe siècles) 215
Nicolas-Xavier Ferrand Monet et la juxtaposition : vers une nouvelle perception
spatio-temporelle de la réalité ? 237
Agnès Guiderdoni Le temps stratifié et le temps densifié de l’image :
de l’emblème à la représentation peinte (XVIe - XVIIe siècles) 263

Yuna Mathieu-Chovet Pour une abstraction purement approximative 273
Barbara Geraci ARCHIVER LES SILENCES 285

— Varia
Jérôme Duwa « Qui pouvait me guider ? »
Hypothèses sur cinq photographies de Cy Twombly 297
Judith Delfiner Jay DeFeo – Circularités 307
Chakè Matossian Jurgis Baltrušaitis et l’entrelacs. Logique de la distorsion 337
Giovanna Bartucci Marie Madeleine et le complexe d’Œdipe
Faut-il de nouveaux récits dans la psychanalyse contemporaine ? 349
Fig. 1. Hubert Robert, Le Vieux Temple (1787-88), huile sur toile, 255 × 223,2 cm, Chicago, Art Institute.

6
Suspendre le temps, continuer l’espace :
la division lessingienne à l’épreuve des arts
Introduction
Nathalie Kremer & Susanna Caviglia

« La peinture met en scène des personnages et des couleurs dans l’espace.


L’art poétique articule des sons dans le temps. »
(Lessing, Laocoon, 1766, Paralipomènes I)

Le partage des arts


Ce numéro de revue part d’un étonnement que ressentira quiconque s’interroge sur
la spécificité des arts et donc sur leurs frontières représentationnelles – ne fût-ce que
dans le but de mieux comprendre les jeux d’interférences et les pratiques d’hybridation
artistique qui les caractérisent. Cet étonnement porte d’une part sur l’écart entre la
théorie et la pratique des arts, et d’autre part sur l’historicité de concepts que l’on
voudrait tenir pour permanents ; il concerne, ainsi, la légitimité des définitions et des
catégorisations de réalités artistiques mouvantes mais généralement cloisonnées. La
théorie de l’art n’a pourtant peut-être jamais été, depuis l’Antiquité, qu’une histoire
de partage entre les formes artistiques.

Dans la conception classique des arts, ceux-ci étaient divisés en fonction du sens aux-
quels ils s’adressent : la peinture était conçue pour être admirée par l’œil du spectateur,
la poésie pour être appréciée par l’ouïe, tandis que la sculpture était considérée par
le prisme du toucher (ce que souligne, paradoxalement, la “défense de toucher” les
œuvres dans les musées qui fut instituée à la fin du XVIIIe siècle, alors que depuis la
Renaissance la manipulation des objets d’art était un complément obligé de la décou-
verte visuelle). La sensibilité du spectateur fondait ainsi le plaisir esthétique dans l’expé-
rience des œuvres, qui étaient conçues à partir du socle unificateur de l’imitation1.

Cette théorie classique de l’art trouve sa formulation la plus répandue dans l’adage hora-
tien ut pictura poesis, qui pose un parallélisme entre une peinture définie comme “poésie
muette” et une poésie définie comme “peinture parlante”2. « Lisez l’histoire et le tableau,
1. D’Aristote à l’abbé Batteux, les arts étaient définis selon le principe de l’imitation – pour ne
pas dire, comme Batteux, “réduits” à celui-ci (Abbé Batteux, Les Beaux-arts réduits à un même
principe, Paris, Durand, 1746).
2. La formule est tirée du vers 361 de l’Épître aux Pisons d’Horace (rebaptisé De Arte poetica à
la Renaissance) et signifie « la poésie est comme la peinture ». La comparaison entre poésie et
peinture remonterait toutefois à Simonide de Céos au VIe siècle avant J.-C. Voir à ce sujet
l’étude ancienne, mais fondatrice, de Rensselaer W. Lee, « Ut pictura poesis ». Humanisme et
théorie de la peinture : XV e – XVIII e siècles, trad. par Maurice Brock, Paris, Macula, 1991.

7
afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet », recommandait Poussin à
Chantelou lorsqu’il lui envoya le tableau de La Manne 3. Ce parallélisme est toutefois
de plus en plus remis en question à la fin du XVIIe siècle par des théoriciens qui visent
à souligner la différence artistique et donc la spécificité des arts bien plus que leur
parenté. Le célèbre Laocoon ou Des frontières respectives de la peinture et de la poésie
de Gotthold Ephraim Lessing, paru en 1766, marquera l’apogée de cette approche
critique. Le théoricien s’insurge en effet contre le parallèle des arts qu’il juge infondé :
« on a voulu faire de la première [la peinture] un tableau parlant, sans véritablement
savoir ce qu’elle pouvait et devait peindre ; et […] de la seconde [la poésie] un poème
muet, sans véritablement savoir quelles pensées elle devait peindre, et si même elle
devait le faire »4. Pour théoriser la différence entre les arts, et en établir ainsi les limites
figuratives, Lessing remplace le traditionnel critère de la sensibilité du spectateur par
un critère spéculatif, fixant l’opposition entre les arts de l’espace et les arts du temps.

Deux cent cinquante ans plus tard, la conceptualisation lessingienne a toujours de


quoi étonner. Tout d’abord, parce qu’elle s’est imposée durablement dans la théorie
esthétique malgré ses maintes remises en question ; ensuite, parce que cette concep-
tualisation n’a cessé d’être déjouée dans la pratique. Les spécialistes de la littérature
comme les historiens de l’art l’ont souvent souligné depuis le milieu du XXe siècle5, et
c’est aussi ce qui a motivé le projet de ce numéro de La Part de l’Œil. L’ambition des
études réunies ici est en effet d’interroger la pertinence, les enjeux et les effets de la
catégorisation lessingienne, non pas dans le but de revenir à un ut pictura poesis inadé-
quat à la réalité des arts plastiques et littéraires, mais de questionner cette (confortable)
catégorisation vis-à-vis des différents médias depuis le Moyen Âge, en montrant que
plusieurs formes de temps et d’espace sont expérimentées dans l’ensemble des arts qui
incitent à reconsidérer les catégories lessingiennes de la représentation – et cela déjà
bien avant le développement de l’impressionnisme dans l’histoire de la peinture, ou
le Coup de dés mallarméen en littérature6.

Cet objectif sous-tend deux séries de questionnements que nous entendons étudier
de front. Premièrement, il s’agit d’interroger la part du temps dans les arts de l’espace
et la part de l’espace dans les arts du temps, dans le but de repenser le clivage théorique
et de (r)établir pleinement l’union temporelle et spatiale dans les images comme dans
les textes. Il s’ensuit, deuxièmement, une reformulation de ce qu’on entend par “temps”
et par “espace” dans les arts dont nous traitons. Ces “formes a priori de la sensibilité”,
selon la terminologie de Kant pour indiquer des catégories existant indépendamment
de toute expérience, ont leur histoire propre dans la mesure où leur conceptualisation
est déterminée par le contexte culturel, le choix du médium artistique, et la condition
de réception du public. Le questionnement historique de ces catégories complexifie
leur signification, qui s’avère loin d’être univoque. Ainsi, le temps n’est pas nécessai-
rement à concevoir comme l’expérience d’une durée ; ni l’espace comme un lieu donné.
Ces deux questionnements nous amènent à étudier dans ce numéro la façon dont le

3. « Lettre de Poussin a Chantelou, le 28 avril 1693 », in : Lettres de Poussin, intr. Pierre Du


Colombier, Paris, À la Cité des Livres, 1929, p. 12.
4. Gotthold Ephraïm Lessing, Laocoon ou Des frontières respectives de la peinture et de la poésie
(1766), traduit et commenté par Frédéric Teinturier, Paris, Klincksieck, 2011, p. 215 (les
italiques sont dans l’original).
5. Cf. entre autres Bernard Vouilloux, La Peinture dans le texte : XVIII e – XX e siècles, Paris, CNRS
éditions, 1994, rééd. 2005 ; Emmanuelle Hénin, « Ut pictura theatrum ». Théâtre et peinture
de la Renaissance italienne au classicisme français, Genève, Droz, 2003 ; Ralph Dekoninck,
Agnès Guiderdoni et Nathalie Kremer (dir.), Aux Limites de l’imitation. L’Ut pictura poesis à
l’épreuve de la matière aux XVII e et XVIII e siècles, Amsterdam et New York, Rodopi, « Faux
titre », 2009.
6. Le poème Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897) de Mallarmé est considéré comme
un geste critique exemplaire de la poésie, dans la mesure où il se pose comme texte-image
autonome, affirmant par là même « contre les catégories de Lessing, sa spatialité » (Micéala
Symington, Écrire le tableau. L’approche poétique de la critique d’art à l’époque symboliste,
Bruxelles, P.I.E. – Peter Lang, 2006, p. 190).

8
temps et l’espace s’appréhendent dans les œuvres visuelles et textuelles, non pas phi-
losophiquement à travers la raison, mais esthétiquement dans l’expérience de la créa-
tion et de la réception des œuvres, en tenant compte du rapport entre représentation
et matérialité.

Aux origines de l’opposition entre arts du temps


et arts de l’espace
Notre réflexion part donc du parallélisme entre les arts, qui suppose leur séparation.
« La peinture met en scène des personnages et des couleurs dans l’espace. L’art poétique
articule des sons dans le temps », affirmait Lessing7. Notons que la sculpture déroge
à ce strict dualisme, comme l’a argumenté Herman Parret, et cela alors que cette tech-
nique artistique est pourtant à l’origine du débat entre Lessing et Winckelman, et
qu’elle a un rôle central dans l’écriture de son traité8. Mais comme nous l’avons men-
tionné, Lessing n’est pas l’initiateur de cette conception séparatrice des arts : il puise
largement dans les traités sur les beaux-arts de son siècle, notamment ceux de Moses
Mendelssohn, John Harris et l’abbé Du Bos9, qui avaient plaidé avant lui pour une
différenciation entre peinture et poésie en attribuant à chaque forme artistique sa spé-
cificité. On trouve déjà en Italie à la fin du XVIIe siècle des mises en cause du paral-
lélisme classique de l’image et du verbe fixé dans l’ut pictura poesis par la revendication
d’une opposition entre le temps et l’espace. On peut lire ainsi chez Pietro Bellori, au
sujet du tableau Apollo et Daphne de Carlo Maratti10, une comparaison entre la poésie
ovidienne et son interprétation picturale où l’auteur affirme que
« ces deux arts ont la même fin, qui est de représenter les choses par l’imitation ;
néanmoins leurs moyens de parvenir à la vue et à l’ouïe sont tout à fait dif-
férents. Tous les éléments de la peinture consistent en un seul moment, et
dans l’unité d’action, et d’un seul mouvement ; là où la poésie, même si elle
traite d’un même sujet, tire toute sa force de la variété des narrations, qui ont
lieu successivement avec des mouvements et des temps différents, sans être
restreinte comme la peinture à un seul mouvement, et à un seul temps. »11
À partir du siècle suivant et jusqu’au-delà du XVIIIe siècle, de nombreux théoriciens
12
anglais – de Shaftesbury et Jonathan Richardson à James Harris et Daniel Webb –

7. Lessing, Laocoon, op. cit., p. 215.


8. Herman Parret avance essentiellement deux arguments : la tridimensionalité de la sculp-
ture, qui implique un mouvement du spectateur autour de l’œuvre dans une trajectoire tem-
porelle, et la polysensorialité des arts plastiques, qui suscite une réception synesthésique. Cf.
Herman Parret, La Main et la Matière. Jalons d’une haptologie de l’œuvre d’art, Paris,
Hermann, 2018 et « Sémiotique et esthétique », in : La Sémiotique en interface, dir. A. Biglari
et N. Roelens, Paris, Éditions Kimé, 2018, p. 409-431.
9. Moses Mendelssohn, Des principes des beaux-arts et des sciences (1757) [Über die Hauptgrundsätze
der schönen Künste und Wissenschaften] ; John Harris, Discours sur la musique, la peinture
et la poésie (1744) ; Abbé Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719) et
Diderot, Lettre sur les sourds et muets (1751). Voir la « Présentation » de F. Teinturier
dans Lessing, Laocoon ou Des frontières respectives de la peinture et de la poésie, op. cit.
10. Carlo Maratti, Apollo et Daphne, 1681, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts.
11. Giovanni Pietro Bellori, « Dafne trasformata in lauro, pittura del Signor Carlo Maratti »
(1689), in : Ritratti di alcuni celebri pittori del secolo XVII, Roma, 1731 (notre traduction).
Le texte original : « queste due arti hanno il medesimo fine di rappresentar le cose coll’ imitazione ;
con tutto ciò diversi sono i loro mezzi di parvenire alla vista, ed all’udito. Tutte le parti della
Pittura consistono in un momento, e dentro l’unità di un’azione, e di un moto ; ove la Poesia
ancorchè tratti il medesimo soggetto ha tutta la sua forza nella varietà delle narrazioni, che
avvengono successivamente con moti, e tempi diversi, senza esser ristretta come la Pittura ad
un moto, e ad un tempo solo ».
12. Anthony Ashley Cooper, Earl of Shaftesbury, A Notion of the Historical Draught or Tablature
of the Judgement of Hercules, according to Prodicus, Londres, 1713 ; Jonathan Richardson, An
Essay on the Theory of Painting, Londres, 1715 ; James Harris, Three Treatises. The First concerning
Art. The Second concerning Music, Painting and Poetry. The Third concerning Happiness, Londres,
1744 ; Daniel Webb, An Enquiry into the Beauties of Painting, Londres, 1760.

9
s’interrogent sur la pertinence du parallélisme classique des arts. Il en va de même en
France, où le discours sur l’art abonde en développements sur la différence entre
œuvre plastique et œuvre littéraire, essentiellement nourris à partir d’une réflexion
conduite sous l’angle du temps. Ainsi, préconisant la règle picturale d’unité de temps,
de lieu et d’espace, Roger de Piles établit dans son Cours de peinture par principe (1708)
la loi de la simultanéité comme le grand privilège de la peinture. L’abbé Du Bos,
malgré sa fidélité apparente au principe de l’ut pictura poesis, multiplie les remarques
sur la différence temporelle entre les arts sœurs, comme il ressort du passage suivant
de ses Réflexions sur la poésie et la peinture (1719) : « Le tableau qui représente une
action, ne nous fait voir qu’un instant de sa durée […]. Au contraire, la poésie nous
décrit tous les incidents remarquables de l’action qu’elle traite »13. En 1760, Claude-
Henri Watelet reprend pour la renforcer cette distinction dans son poème L’Art de
peindre : « Chaque art a ses moyens qui règlent son pouvoir […]. Le peintre moins
aidé, dont on exige autant, pour parvenir au cœur, n’a jamais qu’un instant »14. Le
“moment” du peintre devient un topos rebattu dans les discours sur l’art qui se répè-
tent au cours du siècle et aboutissent à la consécration du punctum temporis dans le
partage lessingien.

Lessing ne fait donc que radicaliser une division déjà maintes fois soulignée depuis le
XVIe siècle, en la reformulant en termes de détermination sémiotique : la finalité de
l’œuvre plastique, soumise au principe de simultanéité et donc contrainte à représenter
la coexistence des corps dans l’espace, s’oppose à la finalité de l’œuvre littéraire, soumise
au principe de diachronie et donc contrainte à la représentation d’actions successives
dans le temps. L’opposition entre temps et espace s’avère en effet fructueuse pour
définir les deux arts à partir de leurs moyens expressifs propres : fixité du médium
visuel ; successivité des signes verbaux15. Moins progressiste qu’on ne le pense géné-
ralement, Lessing considère les arts plastiques comme un langage constitué de signes
“naturels”, c’est-à-dire fondés sur la reproduction mimétique de la nature, en opposition
à l’œuvre littéraire, composée des signes “arbitraires” de la langue16. Si l’on a retenu la
signature de Lessing sur la page de cette gigantesque opération de cloisonnement
sémiotique et esthétique, c’est donc moins parce que ses thèses étaient originales pour
l’époque que, comme le signale Frédéric Teinturier dans son édition du Laocoon, parce
qu’elles ont le mérite d’être clairement et vigoureusement formulées17.

Nous examinons dans ce qui suit tout le sens et la portée de ce partage entre temps
et espace dans les arts, en nous interrogeant successivement sur la part du temps dans
les arts de l’espace (« Coup d’œil sur les arts de l’espace ») et sur la part de l’espace dans
les arts du temps (« Les coups redoublés des arts du temps »), pour ensuite présenter
de plus près la spécificité du temps et de l’espace dans ce qui ne peut jamais être expé-
rimenté que dans un pluriel décloisonnant (« Suspendre le temps, continuer l’espace »).
Nous verrons que la notion de suspension s’avère centrale pour repenser à nouveaux
frais le partage lessingien.

13. Jean-Baptiste Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture [1719], éd. D. Désirat,
Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-arts, 2015, partie 1, section 13, p. 67.
14. Claude-Henri Watelet, L’Art de peindre, poème avec des réflexions sur les différentes parties de
la peinture, Paris, H. L. Guérin et L. F. Delatour, 1760, chant III, p. 44.
15. Voir la synthèse détaillée de Jean Petitot, Morphologie et Esthétique, Paris, Maisonneuve et
Larose, 2004.
16. L’abbé Du Bos répète l’idée avec insistance : « les signes que la peinture emploie pour nous
parler, ne sont pas des signes arbitraires et institués, tels que sont les mots dont la poésie se
sert. La peinture emploie des signes naturels dont l’énergie ne dépend pas de l’éducation.
[…] Je parle peut-être mal quand je dis que la peinture emploie des signes. C’est la nature
elle-même que la peinture met sous nos yeux. » Réflexions critiques sur la poésie et la peinture,
op. cit., partie 1, section 40, p. 219.
17. Frédéric Teinturier, « Présentation », in : Lessing, Laocoon, op. cit.

10
Coup d’œil sur les arts de l’espace
La théorie lessingienne s’est perpétuée jusqu’au XXe siècle18, en profitant notamment
de la nouvelle impulsion que lui donnèrent les travaux de Clement Greenberg. Ainsi,
dans un article de 1940 intitulé « Vers un Laocoon plus neuf »19, le théoricien soutint
que les arts visuels se définissent entièrement par l’espace. Il se réclamait des expéri-
mentations de l’art abstrait qui tendent à maximiser les potentialités expressives du
médium qui leur est propre – la matérialité, la texture, la plasticité de l’œuvre – pour
s’épuiser dans la pure sensation visuelle qu’ils produisent20. Toutefois, au cours du
siècle, plusieurs chercheurs ont remis en question cette approche “spatialisante” des
arts plastiques, notamment en appelant à considérer que le temps est, au même titre
que l’espace, une dimension aussi fondamentale de l’image.

D’une certaine manière, Lessing n’a lui-même jamais récusé entièrement l’aspect tem-
porel des images, concédant d’emblée que les corps, qui sont l’objet de la peinture,
« n’existent pas seulement dans l’espace, mais ils existent aussi dans le temps », de
même que les actions, qui reviennent à la poésie, « ne peuvent pas exister en soi et
pour soi, mais elles doivent être reliées à certains êtres », c’est-à-dire à des « corps »21.
Toutefois, le théoricien allemand soulignait que si le temps doit intervenir dans la
peinture, il ne peut le faire que « de manière allusive, par l’intermédiaire des corps » ;
inversement, les corps dans la poésie ne peuvent y figurer que « de manière allusive,
par l’intermédiaire d’actions ». L’opposition entre temps et espace ne peut donc logi-
quement s’élaborer que sur la base d’une hiérarchisation dans un rapport inversement
proportionnel entre corps et actions, impliquant nécessairement la reconnaissance
d’une opération “allusive”, selon le mot de Lessing – faut-il comprendre dérivée, ou
indirecte ? – des catégories oppositionnelles du temps et de l’espace. Comme l’a montré
récemment Audrey Rieber22, c’est dans le sillage de la Bildkritik, qui s’est développée
en Allemagne à partir des travaux de Gottfried Boehm surtout, qu’une révision profonde
du canon divisionniste a lieu, avec la prise en compte du temps dans la constitution
d’un sens proprement iconique de l’image.

Une typologie en est proposée par Étienne Jollet dans son article « La Temporalité dans
les arts visuels »23, où il distingue trois niveaux de discussion sur le temps. En premier
lieu, une temporalité interne à l’image : celle que Lessing concède indirectement à la
peinture, et qui mène essentiellement à la question épineuse du “choix du moment”
par l’artiste, comme le rappellent à l’envi le théoricien allemand et ses contemporains24.
Ne pouvant représenter qu’un instant d’une action, le peintre doit choisir un temps
fort du sujet. Ce “moment prégnant” doit contenir en soi l’indice de ce qui précède
et l’annonce de ce qui va suivre : c’est un instant unique, mais constitué de la rencontre

18. Comme le remarque notamment Bernard Vouilloux, la conceptualité mise en place par le
Laocoon continue d’animer « tant la sémiologie de la peinture que les travaux sur la description
littéraire » (B. Vouilloux, La Peinture dans le texte, op. cit., p. 52).
19. Clement Greenberg, « Vers un Laocoon plus neuf » (trad. Pascal Krajewski), Appareil n° 17,
2016 [consultable en ligne].
20. « La peinture moderniste ne revendique d’autre norme pour son art que celle du médium
lui-même. Il s’agit d’explorer les moyens purs, c’est-à-dire propres à la peinture, en accentuant
par exemple la matérialité de l’œuvre et l’opacité de son médium, dans une indifférence au
sujet et à son éventuel contenu allégorique. » Ainsi s’explique le développement d’un “espace
plan”, à la place de la perspective, désormais refusée, ou de la tridimensionnalité de la sculp-
ture. Cf. Audrey Rieber, « ‘Car l’espace aussi est un concept temporel’ (P. Klee). La logique
de l’image selon Gottfried Boehm », La Part de l’Œil n° 32, 2018-19, p. 86 [p. 83-97].
21. Lessing, Laocoon, op. cit., p. 215-216.
22. Audrey Rieber, « ‘Car l’espace aussi est un concept temporel’ (P. Klee). La logique de l’image
selon Gottfried Boehm », art. cité.
23. Étienne Jollet, « La temporalité dans les arts visuels : l’exemple des Temps modernes », Revue
de l’Art n° 178, 2012/4, p. 49-64.
24. « Dans ses compositions coexistantes, la peinture ne peut utiliser qu’un seul et unique instant
de l’action et doit par conséquent choisir le plus marquant qui, à lui seul, rendra l’instant pré-
cédent et l’instant suivant le plus compréhensible. » (Lessing, Laocoon, op. cit., p. 216)

11
d’un temps passé et d’un temps futur. « On n’égorge pas encore Iphigénie ; mais je
vois approcher le victimaire avec le large bassin qui doit recevoir son sang, et cet acces-
soire me fait frémir »25, explique ainsi Diderot dans ses Pensées détachées. Cet instant
unique semble conforter l’assimilation lessingienne de la représentation plastique à
un art de l’espace, plus exactement, à un art investissant l’espace pour y exposer les élé-
ments – corps et action – du punctum comme instant prégnant, censé susciter l’émo-
tion maximale chez le spectateur.

À côté de la temporalité interne à l’image intervient aussi une forme de temporalité


que Jollet appelle “historique”, correspondant à l’inscription de l’œuvre à la fois dans
le passé et le présent collectif. Dans ce dernier cas, les questions d’anachronie, fort débat-
tues ces dernières années26, apparaissent indissociables d’une forme de présentification
de l’histoire qui rompt l’homogénéité spatiale et la linéarité temporelle pour instaurer
d’autres “régimes d’historicité” dans l’œuvre, comme l’a analysé François Hartog27. Il
faut souligner ici le double paradoxe constitutif des arts visuels, en tant que représen-
tations dans une durée permanente d’un instant indivis, dont la réception est elle-
même perpétuellement soumise à une révision temporelle, individuelle et/ou collective.

Enfin, une troisième forme de temporalité dite “externe” désigne l’expérience du temps
du spectateur face à l’œuvre plastique, qui prend en compte l’acte de contemplation.
Comme le rappelle W. T. J. Mitchell, cet acte comprend toujours une dimension spa-
tiale et temporelle particulière : d’une part, la représentation implique une distance
entre le sujet représenté et le spectateur par le fait même que le signe visuel opère une
médiation ; d’autre part, un rapprochement entre les deux est possible à travers l’em-
pathie que peut produire le traitement artistique de l’œuvre, générant un sentiment
d’immédiateté (immediacy) par la “présentification” spatiale et temporelle du sujet28.
Or ce sentiment même d’immédiateté est inséparable d’une durée contemplative, qui
inscrit l’art visuel dans le temps autant que dans l’espace. Le postulat le plus tenace
dans la division lessingienne des arts est en effet peut-être celui qui concerne le pré-
tendu caractère instantané de la perception visuelle, comme si les images n’étaient
jamais appréhendées que d’un seul “coup d’œil”, par et dans un premier regard. Cette
conception du coup d’œil fait son apparition dans le discours théorique sur l’art à la
Renaissance dans le contexte du développement de la théorie de la perspective. Le
terme italien occhiata revient ainsi régulièrement pour caractériser le jugement spontané
du spectateur avant même la prise en considération des détails de l’œuvre peinte.
Roger de Piles29 d’abord, comme l’abbé Du Bos ensuite, et bien d’autres après eux,
reprendront l’idée pour insister sur l’énorme potentiel émotionnel de cette approche

25. Denis Diderot, Pensées détachées, in : Œuvres, t. IV, éd. Laurent Versini, Paris, Robert Laffont,
coll. « Bouquins », 1996, p. 1025, article « De la composition, et du choix des sujets ». La
question du “moment” du peintre est l’une des obsessions de Diderot dans sa pensée de la
peinture : « J’ai dit que l’artiste n’avait qu’un instant ; mais cet instant peut subsister avec des
traces de l’instant qui a précédé, et des annonces de celui qui suivra. »
26. Pour une mise au point historiographique, voir Guido Rebecchini, « Temporalité de l’œuvre
d’art et anachronisme », Perspective n° 3, 2010/2011, p. 461-68.
27. François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003.
Georges Didi-Huberman va jusqu’à affirmer qu’« [i]l n’y a d’histoire qu’anachronique », dans
la mesure où celle-ci doit prendre en compte ce qu’il appelle l’« image-symptôme », celle qui
vient introduire une rupture et un déplacement au sein de « la représentation normale », pour
ouvrir à un « éventail » de temps hétérogènes. Voir l’« Ouverture » de Didi-Huberman à son
livre Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Éditions de Minuit,
coll. « Critique », 2000, p. 9-55.
28. En s’appuyant sur l’exemple du Sacrifice d’Isaac de Caravage (1603, Florence, Galerie des
Offices), Mitchell affirme que cet événement lointain est représenté de façon à provoquer
un sentiment d’immédiateté (immediacy) autant chez le spectateur de 1603 que chez celui
d’aujourd’hui : « And yet Caravaggio’s treatment of it is calculated to emphasize its immediacy,
its vivid presentness to a viewer in 2012 as well as in 1603. » W. J. T. Mitchell, « Foreword »,
in : Beholding Violence in Medieval and Early Modern Europe, éd. Allie Terry-Fritsch et Erin
Felicia Labbie, Burlington, Ashgate, 2012, p. xvi.
29. Roger de Piles, Recueil de divers ouvrages sur la peinture et le coloris, Paris, 1755.

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de l’œuvre plastique, dont on « voit l’ensemble du même coup d’œil »30. Le désir de
célébrer la puissance de la peinture par la réduction de sa temporalité constitue le point
aveugle de la théorie esthétique classique où, comme l’a souligné Vouilloux, « tout se
passe comme si la temporalité perceptive était résorbée par l’analyse dans l’intempo-
ralité spatiale du tableau »31.

Cette conception du “coup d’œil” comme modalité de réception de la peinture serait


en outre, d’après René Démoris, à la source d’un déclin, voire d’un rejet des sujets allé-
goriques qu’on observe au XVIIIe siècle. Les sujets allégoriques semblent en effet de
moins en moins déchiffrables pour un spectateur non informé, ce qui a pour consé-
quence de nuire à l’effet émotionnel immédiat qui est recherché par le peintre32. C’est
la rivalité “narrative” entre les deux arts sœurs qui se joue ici, en se nouant au XVIIIe
siècle sur la question de la temporalité dans la réception de l’œuvre : l’opacité de l’allégorie
semble donner raison à l’apanage du narratif en poésie, reléguant le descriptif au
domaine de la peinture33. Car à l’inverse de l’effet de saisissement que la peinture doit
provoquer au premier regard chez le spectateur, la poésie est louée par Du Bos pour
son impact émotif plus puissant sur le lecteur, parce que plus graduel, à travers la pro-
gression narrative : le déroulement de l’action amène le lecteur à travers plusieurs scènes
ou tableaux successifs vers l’émotion extrême, là où la peinture ne peut représenter
qu’un temps isolé de l’action :
« Le poète nous présente successivement, pour ainsi dire, cinquante tableaux
qui nous conduisent comme par degrés à cette émotion extrême, qui fait couler
nos larmes. Quarante scènes qui sont dans une tragédie doivent donc nous
toucher plus qu’une seule scène peinte dans un tableau ne saurait faire. Un
tableau ne représente même qu’un instant d’une scène. Ainsi un poème entier
nous émeut plus qu’un tableau, bien qu’un tableau nous émeuve plus qu’une scène
qui représenterait le même événement si cette scène était détachée des autres, et
si elle était lue sans que nous n’eussions rien vu de ce qui l’a précédée. »34
À l’immédiateté de la peinture qui doit frapper l’œil d’un seul “coup”, la poésie oppose
son pouvoir de temporalité intensifiant, les mots opérant selon un effet “à coups redou-
blés”, selon la formule de Martin Rueff pour caractériser la force essentielle du narratif
dans la conception littéraire du XVIIIe siècle35.

Nous sommes aujourd’hui largement revenus de cette définition de l’expérience visuelle


en termes d’instantanéité du regard, pour reconnaître que le temps d’observation du
spectateur englobe une pluralité de temporalités, correspondant à celles de l’expérience
vécue. En effet, non seulement la durée de l’expérience s’ajoute au regard premier,
mais souvent même le transforme. Cela concerne toute forme d’image, non seulement
picturale ou sculpturale, mais aussi un paysage par exemple, ou un bâtiment, dès lors
qu’on l’examine et que l’œil s’y attarde. Gérard Genette l’a bien souligné dans L’Œuvre
de l’art II : l’attention du spectateur évolue au fil du temps de la contemplation. « De

30. Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, op. cit., 1, s. 32, p. 159.
31. Bernard Vouilloux, La Peinture dans le texte, op. cit., p. 58 (en italiques dans le texte).
32. René Démoris, « La peinture et le ‘temps du voir’ au siècle des Lumières », in : L’Ordre du
descriptif, éd. par Jean Bessière, Paris, PUF, 1988, p. 47-61. En ligne : https://www.fabula.org/
colloques/document634.php. L’abbé Du Bos écrit : « Les peintres mêmes diront qu’il est en
eux un sentiment subit qui devance tout examen, et que l’excellent tableau qu’ils n’ont jamais
vu, fait sur eux une impression soudaine qui les met en état de pouvoir, avant aucune dis-
cussion, juger de son mérite en général : cette première appréhension leur suffit même pour
nommer le noble artisan du tableau » (Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture
op. cit., 1770, t. II, p. 344, cité par R. Démoris, ibid., p. 47).
33. La critique par Lessing de la “manie de la description” dans la poésie tout comme de la “manie
de l’allégorie” (Laocoon, op. cit., p. 215) en peinture s’explique par cette volonté de départager
le narratif du descriptif, soit le séquentiel du spatial.
34. Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, op. cit., I, s. 40, p. 223 (nous
soulignons).
35. Martin Rueff, À coups redoublés. Anthropologie des passions et doctrine de l’expression chez Jean-
Jacques Rousseau, Paris, Éditions Mimésis, « L’esprit des signes », 2018, p. 69 et suiv.

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toute évidence, au bout d’une heure d’exploration, l’objet attentionnel que j’ai peu à
peu construit à partir, ou à propos, de la cathédrale d’Amiens, et qui est alors l’objet
de mon appréciation, n’est plus identique à celui de mon premier contact et de ma
première appréciation »36. Plus exactement, un rapport indissociable entre le temps
et l’espace émerge dans l’expérience esthétique, dans la mesure où l’œuvre comme objet
plastique est nécessairement inscrite dans un espace, qui sera temporairement habité,
exploré, côtoyé par le spectateur, dans la durée plus ou moins prolongée d’une visite,
d’une observation attentive, ou d’un long stationnement. C’est donc l’être-dans-
l’espace du spectateur-visiteur qui déterminera le parcours du regard et la construction
du sens de l’œuvre regardée. L’œil du spectateur se rapproche ici au plus près de celui
de l’artiste, qui perçoit moins l’œuvre du dehors qu’il y pénètre, pour se mouvoir en
elle, adoptant un regard qu’on peut qualifier de spatialisant par et à travers le temps
de sa contemplation.

Cette prise en compte de la temporalité de la contemplation, qui complexifie consi-


dérablement la question de l’espace auquel sont théoriquement associés les arts plas-
tiques, pose des problèmes qui sont aujourd’hui débattus en sémiotique ou dans les
neurosciences : quel est le trajet de l’œil qui regarde l’image37 ? Y a-t-il une structure
interne à l’image qui oblige à un ordre dans le cheminement du regard – i.e., est-ce
la logique de proximité qui domine, ou suit-on la naturelle prédisposition qui découle
de la lecture ? Notre regard tend en effet à se déplacer sur l’image comme sur une page
écrite, de gauche à droite dans la culture occidentale. Les expérimentations de l’art
moderne initiées en France par les Impressionnistes mettront en question cette approche
“vectorielle” des images, en abolissant la place centrale de l’observateur que la théorie
de la perspective linéaire avait établie à la Renaissance. Ces questions émergent toutes
de l’indissociabilité entre temps et espace dans notre expérience de l’art, comme l’a sou-
ligné Mitchell : « l’acte de regarder est une sorte de voyage miraculeux dans le temps
et l’espace »38, nous obligeant à étudier les questions théoriques sur l’art en rapport à
la situation contextuelle, donc spatiale, dans laquelle apparaissent les œuvres.

Les coups redoublés des arts du temps


Dans « Le Langage à l’infini »39, Michel Foucault présente les formes de ce qu’il appelle
la “réduplication du langage” par les mises en abyme d’un récit, lorsqu’il se reproduit
lui-même dans et à travers la narration. Dans les cas de réduplication du langage, écrit
Foucault, il faut reconnaître « la possibilité pour le langage (chaîne monocorde) de se
tenir debout comme une œuvre »40. La formule est pour le moins intrigante : comment
le langage peut-il « se tenir debout », comme s’il pouvait s’étirer verticalement dans
l’espace à l’instar d’une œuvre sculptée, alors même qu’il est constitué de signes suc-
cessifs ? Foucault reste assez sibyllin, mais étudie cette particularité puissante du langage
dans trois exemples de mises en abyme. Dans ce procédé apparaît selon lui une dimen-
sion spatialisante à l’intérieur du langage, dans la mesure où le mécanisme de dyna-

36. Gérard Genette, L’Œuvre de l’art II, Paris, Seuil, 1997, p. 236. Voir aussi J.-M. Schaeffer,
L’Expérience esthétique, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2015, p. 59 : l’expérience esthétique
comprend toujours au départ une identification immédiate ou non du sujet via un « schème
cognitif d’anticipation », mais « cette catégorisation générale ne met pas fin à mon inspection,
ni n’en constitue la finalité », explique Schaeffer, « Je vais au contraire continuer à parcourir
le tableau, en privilégiant ce que R. W. Hepburn a appelé la ‘complexité contextuelle’. » Schaeffer
s’appuie sur R. W. Hepburn, « Aesthetic Appreciation of Nature », British Journal of Aesthetics,
vol. 3, 1963, p. 195-209.
37. Le livre Les Langages de l’image. De la peinture aux Big visual data de Maria Giulia Dondero
(Paris, Hermann, 2020) étudie de près cette question.
38. W. J. T. Mitchell, « Foreword », in : Beholding Violence, op. cit., p. xvi : « the act of beholding
is a kind of miraculous space- and time-travel ».
39. M. Foucault, « Le langage à l’infini », Tel Quel n° 15, 1963, p. 44-53, repris dans : Dits et
Écrits I, Paris, Gallimard, 1994, p. 250-264.
40. Ibid., p. 253.

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misme expansif des mots, c’est-à-dire du déroulement des signes verbaux, ne fait qu’y
instaurer une circularité, au sens d’un retour de la pensée au niveau du signifié.

Une telle approche structurale du langage permet de l’aborder dans sa dimension concep-
tuelle, en étudiant le déploiement du signifié en rupture avec le caractère linéaire et
progressif de la chaîne sonore ou écrite, que Lessing s’était efforcé de faire coïncider.
La théorie poétique et narratologique en est restée héritière jusqu’à nos jours, comme
il ressort de façon exemplaire de l’opposition qui a durablement été établie entre la
narration et la description, pour distinguer les moments d’action (narration) ou de
pauses (description) dans les récits. Cette opposition repose en effet directement sur
l’aplanissement entre la successivité du signe verbal et la successivité des événements
représentés – soit entre le moyen de la représentation et l’objet représenté – et l’impératif
bannissant le discours descriptif de l’art littéraire. Le caractère sémiotique verbal de
l’art littéraire fonde en effet pour Lessing le caractère obligatoirement dynamique de
l’objet de représentation : « Des signes qui reproduisent le réel, et qui se trouvent dans
un rapport de succession ne peuvent exprimer que des objets eux-mêmes successifs ou
dont les parties constitutives sont successives. De tels objets se nomment des actions.
Par conséquent, les actions sont le véritable objet de la poésie »41. En adoptant le point
de vue de Lessing, la poétique du récit a perdu de vue, comme le souligne Genette,
qu’« aucun verbe n’est tout à fait exempt de résonance descriptive »42 – et cela en vertu
du caractère sémiotique même du langage. Pointant donc la fonction descriptive du
langage, le narratologue souligne que la différence entre narration et description consiste
en ceci « que la narration restitue, dans la succession temporelle de son discours, la
succession également temporelle des événements, tandis que la description doit modu-
ler dans le successif la représentation d’objets simultanés et juxtaposés dans l’espace »43.

Un problème majeur de cet héritage lessingien dans la poétique du récit réside dans
le fait que l’on s’est efforcé de rassembler sous la même étiquette de “narration” deux
choses différentes : d’une part, le moyen verbal de représentation d’un événement (i.e.
le medium, en l’occurrence langagier, utilisé pour “raconter”, dont les signes obéissent
à un ordre successif) ; et d’autre part, l’objet de la représentation (l’événement représenté
dans l’histoire, qui doit être une action se déroulant dans le temps). La tradition critique
n’en a pas été dupe44, mais l’impératif fut tel que les affirmations de la distinction entre
le support signifiant et l’événement signifié semblent relever d’incessantes (re)prises
de conscience au cours de l’histoire littéraire. « [L]a fameuse linéarité du signifiant lin-
guistique » semble en effet « plus facile à nier en théorie qu’à évacuer en fait », comme
le faisait remarquer Genette45. En effet, reconnaître la fonction descriptive du langage,
c’est aller à l’encontre de la théorisation lessingienne de l’art littéraire, qui veut plier
celui-ci au narratif, sous le couvert de la successivité temporelle du discours.

Peut-on raconter sans décrire ? Rappelons que les Anciens ne connaissaient pas la
distinction entre narration et description46 : la séparation entre actions et objets pour

41. Lessing, Laocoon, op. cit., « Paralipomènes », p. 215, nous soulignons. Cette injonction nor-
mative, qui fonde toute la théorie des arts de Lessing, est répétée à maintes reprises, parfois
de manière plus explicitement coercitive, comme dans le passage suivant : « Des signes repro-
duisant le réel et qui sont agencés entre eux selon un rapport temporel de succession ne peuvent
eux aussi exprimer que des objets qui sont successifs ou dont les différentes parties sont elles-
mêmes agencées sur ce mode. De tels objets se nomment des actions. Par conséquent, les
actions sont le véritable objet de la poésie. » (ibid., p. 225-226, nous soulignons).
42. Genette, « Frontières du récit », art. cité, p. 162. Cette remarque de Genette sur le caractère
descriptif du narratif relève d’une approche aristotélicienne de la représentation, selon laquelle
le récit est (à la différence du théâtre) une forme de représentation indirecte – parce que médiée
par le langage – des événements d’une histoire, et cela même lorsqu’il produit une illusion
mimétique (cf. aussi son Discours du récit, in : Figures III, op. cit., p. 184-186).
43. Genette, « Frontières du récit », art. cité, p. 164.
44. Cf. Tzvetan Todorov, Théories du symbole, Paris, Seuil, 1977.
45. Discours du récit, op. cit., p. 789.
46. Cf. Perrine Galland-Hallyn, Le Reflet des fleurs. Description et métalangage poétique d’Homère
à la Renaissance, Genève, Droz, 1994, p. 9.

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départager le narratif du descriptif est une construction historique qui, d’après Henri
Lafon, s’est précisément élaborée dans la théorie poétique au cours du XVIIIe siècle47.
Lafon réfère en particulier à l’article « Narration » que Marmontel rédigea pour le
Supplément de 1777 à l’Encyclopédie, où le poéticien écrit que « [l]a narration est
l’exposé des faits, comme la description est l’exposé des choses ; et celle-ci est comprise
dans celle-là toutes les fois que la description des choses contribue à rendre les faits
plus vraisemblables, plus intéressants, plus sensibles »48. Lafon remarque à ce sujet :
« Il est vrai que les “choses” peuvent être “un combat, une contagion”…, que nous
aurions plutôt tendance à mettre du côté du narratif. » Par ailleurs, dans l’article
« Descriptif », le même Marmontel soutenait qu’« en racontant, il est naturel que le
poète décrive. Le lieu, le temps, les circonstances qui accompagnent l’action et les
accidents qui s’y mêlent, sont autant de sujets de descriptions »49. Plus qu’un enche-
vêtrement entre descriptif et narratif (« l’action et les accidents qui s’y mêlent… »),
Marmontel suggère que le narratif ne peut être que descriptif (« en racontant il est
naturel que le poète décrive »).

Dans la pratique littéraire, on remarque d'ailleurs moins une exclusion mutuelle entre
ces deux catégories du discours que leur intrication constante. Car les descriptions
peuvent (et doivent même, pour Lessing) être narrativisées – on le sait depuis l’exemple
d’Homère, décrivant le bouclier d’Achille au chant XVIII de l’Iliade durant le temps
même de sa fabrication – ; mais surtout, les narrations n’existent jamais que de façon
descriptive, dans la mesure où une action ne peut être narrée et n’avoir de sens qu’à
la lumière de la toile de fond des circonstances où elle advient. Ainsi, dans son article
sur les « Traversées de l’espace descriptif », R. Debray-Genette soutient à propos de
la narration balzacienne qu’il n’y a « pas d’hiatus entre le cours du récit, son éthique
et son esthétique ; entre l’énumération descriptive qui reste encore de règle [chez Balzac]
et sa progression vers le cœur de l’action »50. N’est-ce pas aussi le fond de la pensée
de Greimas lorsqu’il tente de « rendre compte de l’organisation profonde du texte consi-
déré comme un tout de signification », en faisant de la description une structure nar-
rative reconnaissable ? « La description a beau être décomposable en “tableaux” et obéir
à une sorte de logique spatio-temporelle de la représentation (selon laquelle l’œil du
narrateur explorerait successivement tel ou tel espace), la raison d’être de cette figuration
apparaît aussitôt », écrit le sémioticien : elle dévoile pour lui « l’organisation sémiotique
narrative en général » du discours51. Plus radicalement, dans son étude sur la description
dans les Salons de Diderot, Stéphane Lojkine affirme que le descriptif n’est « pas un
genre du récit, c’est-à-dire une des parties ou une des modalités de celui-ci », mais
qu’elle est « expression totale », qui « vaut récit »52 – et qu’en ce sens donc, si la description
est nécessaire à la narration, c’est qu’elle lui est inhérente.

47. Henri Lafon, « Sur la description dans le roman au XVIIIe siècle », Poétique n° 51, 1982,
p. 305 (nous référons à la même page pour la citation suivante de Lafon).
48. Jean-François Marmontel, « Narration », in : Éléments de littérature, op. cit., p. 755.
49. Marmontel, « Descriptif », ibid., p. 387. Notons la suite de la citation, où l’ut pictura poesis
légitime l’assimilation entre narration et description : « et comme le poète est peintre, son
récit n’est lui-même qu’une description variée. L’action de l’épopée n’est qu’un vaste tableau. »
50. Raymonde Debray-Genette, « Traversées de l’espace descriptif », Poétique n° 51, 1982, p. 331.
Cette étude nous semble complémentaire à celle que nous conduisons ici, dans la mesure
où elle s’attache à démontrer le caractère temporel du descriptif (« Fondées sur des effets
spatiaux, ces descriptions, chez Balzac comme chez Stendhal, ne visent pas cependant à donner
le sentiment de l’espace, mais plutôt celui de la temporalité », p. 333), soit la fonction struc-
turante de celui-ci dans le récit.
51. A. J. Greimas, Du Sens II. Essais sémiotiques, Paris, Seuil, 1983, p. 154 et p. 169. Pour
Ph. Hamon, c’est ce qui explique pourquoi la rhétorique et la poétique ont toujours cultivé
une méfiance à l’égard du descriptif, qui par essence ne finit pas : « la description serait peut-
être cet endroit du texte où la puissance générative du langage se montrerait sous son aspect
le plus évident et le plus incontrôlable. Ce qui expliquerait peut-être pourquoi […] le des-
criptif semble bien n’avoir qu’un droit de cité fort mesuré au sein du discours sur la littéra-
ture. » (Philippe Hamon, Du descriptif, Paris, Hachette, 1993, p. 17 et p. 36)
52. Stéphane Lojkine, « Le problème de la description dans les Salons de Diderot », Diderot
Studies n° 30, 2007, p. 54 [p. 53-72].

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Les mises en abyme et les descriptions ne sont pas les seules formes du récit où celui-
ci s’affranchit ostensiblement de la linéarité du signe verbal : mentionnons encore,
en troisième lieu, la technique de la digression où s’observe un déploiement du récit
à travers une démultiplication de trajets racontés dans l’espace – conceptuel – de l’his-
toire. Il est d’autant plus curieux de constater que, là où la digression ouvre à un dédou-
blement de l’histoire, et donc à l’espace diégétique du récit, la notion est inappropriée
à la peinture et donc absente des traités théoriques sur l’image. Comme l’a étudié
Daniel Arasse, la matière picturale serait en effet « hétérogène à l’ordre du discours »53,
et donc jamais – ou toujours uniquement – digressive. Au sein de l’art littéraire en
revanche, et plus exactement de l’une de ses manifestations historiques les plus domi-
nantes tel que le roman, l’écriture peut-elle être non-digressive ? La question mérite
d’être posée, notamment en clin d’œil à la boutade provocatrice de Genette quand il
osa affirmer que l’essentiel de la Recherche de Proust pouvait se réduire à la seule phrase :
« Marcel devient écrivain », ou plutôt, « Marcel finit par devenir écrivain »54, en ne consi-
dérant tout le “reste” que comme digression.

Pour qui veut sauver ce “reste” des œuvres littéraires, se pose le problème de sa délimi-
tation par rapport à l’ensemble55. Si la distinction entre les histoires principale et secon-
daire s’avère loin d’être simple, l’exercice se complique davantage lorsqu’on a affaire à
une ramification de l’histoire principale à travers ses différentes versions. C’est par exemple
le cas dans le célèbre roman-mémoires de Marivaux, La Vie de Marianne (1733-1741),
où il s’avère difficile de définir l’intrigue selon un schéma temporel linéaire pour des
raisons qui ne tiennent pas uniquement à l’inachèvement du roman, mais aussi et sur-
tout à une forme de réécriture incessante de l’histoire en son sein même, précisément
parce que l’héroïne narratrice est à la recherche de la vérité sur l’énigme de son identité56.
Le récit de sa vie est continuellement entravé par son récit même, qu’elle raconte dans
des versions différentes aux autres personnages rencontrés successivement. Il s’instaure
ainsi une démultiplication du récit par la répétition d’une histoire dans des versions
concurrentes. Ce récit démultiplié de la vie de Marianne est en outre traversé par maints
écarts digressifs et commentaires autoréflexifs de la narratrice, qui se plaît à rapporter
les plus minutieuses pensées et émotions passées, cultivant ainsi habilement un art de
“non-avancée narrative”, lequel éloigne le lecteur de la fin de l’histoire au fur et à mesure
qu’on prétend l’y amener. Il s’ensuit un effet d’immobilité au niveau du signifié57, qu’on
peut définir comme une “suspension prolongée” d’une histoire qui s’étoffe, se com-
plexifie, se ramifie sans fin (dans le double sens de ce mot, puisque le roman est inachevé,
et que cet inachèvement s’inscrit dans sa matière même, inépuisable)58.

53. Daniel Arasse, « Ut retorica pictura ? Digression oratoire et transgression de peinture », Textuel
n° 28, 1994, p. 138 [p. 133-140]. Il est intéressant de noter que, dans la tentative que fait
Arasse de transposer le concept en peinture, il propose de l’assimiler à « la manifestation exces-
sive de l’axe d’énonciation (pictural) au détriment du sujet de l’énoncé », ce qui conduit à un
« processus par lequel la matière picturale (qui, pour être support d’énoncé, doit devenir ‘trans-
parente’) peut, affleurant sur le plan de la représentation, se présenter elle-même, devenir
opaque et faire ainsi perdre le thème, le sujet de la représentation. » (p. 134-135).
54. Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 280 : « Légiti-
mement choquée par le caractère hyper-réducteur de ce résumé, Evelyne Birge-Vitz propose
cette correction : ‘Marcel finit par devenir écrivain’ ; cette fois, me semble-t-il, tout y est. »
Voir aussi Pierre Bayard, Le Hors-sujet. Proust et la digression, Paris, Minuit, 1996, p. 13.
55. Cf. Christine Montalbetti et Nathalie Piégay-Gros, La Digression dans le récit, Paris, Betrand-
Lacoste, 1994 ; Randa Sabry, Stratégies discursives : digression, transition, suspens, Paris, EHESS,
1992 ; Randa Sabry, « La digression dans la rhétorique antique », Poétique n° 79, 1989, p. 259-
276 ; La Digression, Textuel n° 28, 1994, numéro dir. par Nathalie Piégay-Gros.
56. Selon la belle formule de Jan Herman, le récit de Marianne est « la constante répétition de
l’énigme de sa naissance » (Jan Herman, Le Récit génétique au XVIII e siècle, Oxford, Voltaire
Foundation, 2009, p. 99).
57. Pour une analyse plus détaillée, voir Nathalie Kremer, « Avançons. L’immobilité du récit
dans La Vie de Marianne », in : Nouvelles lectures de La Vie de Marianne. Une « dangereuse
petite fille », éd. par Florence Magnot-Ogilvy, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 215-233.
58. Selon la formule d’Annick Jugan, « D’un bout à l’autre du roman ses présentations se repren-
nent et la changent du tout au tout, constamment des versions s’essayent et s’annulent et

17
Si l’art littéraire opère donc à coups redoublés, ce n’est pas uniquement par le déve-
loppement successif dans le temps des éléments de l’histoire racontée, qui produisent
un intérêt grandissant sur le lecteur, et donc une immersion de plus en plus profonde
dans l’écriture ; c’est aussi par les redoublements de l’histoire en fils concurrentiels dans
l’espace verbal d’un récit qui se répète comme à travers une série de miroirs défor-
mants59. Les exemples similaires à celui de La Vie de Marianne ne manquent pas dans
le domaine de la prose narrative, qui mettent à mal la définition de l’art littéraire sous
l’apanage du temps60.

Ces réflexions sur l’art verbal font écho à celles amorcées par Herman Parret dans Le
Sublime du quotidien 61 à propos de la musique, cette forme paradigmatique des arts
du temps dont le philosophe a montré qu’elle est néanmoins foncièrement spatialisante
dans et à travers son déploiement temporel62. L’aspect temporel de la musique, comme
du texte littéraire, ne concerne en effet que les composantes écrites (partition ou livret),
mais ce n’est qu’un “effet de surface”, lié au medium, c’est-à-dire au signe opérant.
À un niveau plus fondamental, comme l’énonce Parret, « la structure sémio-narrative
d’une œuvre musicale, littéraire ou plastique est tensive, et c’est dans cette tensivité,
qui marque de façon absolument privilégiée le texte musical, que le temps et l’espace
se rejoignent »63.

Suspendre le temps, continuer l’espace


Nous arrivons ainsi au deuxième questionnement que le présent numéro de La Part
de l’Œil entend poser. La distinction entre les catégories “temps” et “espace” est une opé-
ration à la fois conceptuelle et théorique ; dans l’expérience de l’art, ancrée dans l’exis-
tence humaine, on pourra plus fructueusement les penser comme des espaces-temps
en tension. Le pluriel doit ici se concevoir comme un processus ouvrant à une rencontre
de différentes temporalités et spatialité représentées, expérimentées, ou possibles. Car

l’histoire n’en finit pas de fuir à l’infini de tous ses possibles. » (Annick Jugan, Les Variations
du récit dans La Vie de Marianne de Marivaux, Paris, Klincksieck, 1978, p. 126)
59. L’image est proposée par Jean Weisgerber dans Les Masques fragiles : esthétique et formes de
la littérature rococo, Lausanne, 1991, p. 168-169.
60. Cf. La Partie et le Tout. La composition du roman, de l’âge baroque au tournant des Lumières
(actes des colloques de Paris, Bruxelles et Venise, automne 2008), éd. par Marc Escola, Jan Herman,
Lucia Olmacini, Paul Pelckmans et Jean-Paul Sermain, Louvain-Paris-Walpole, Peeters, coll.
« La République des Lettres », 2011. Les Mille et une Nuits formeraient le paradigme par excel-
lence de la structure littéraire dite spatialisante : cf. N. Kremer, « La fin infinie. Stratégies de
durée narrative dans Les Mille et une Nuits », in : Fabula – Colloques en ligne : Les Fins inter-
médiaires dans les fictions narratives des XVII e et XVIII e siècles, vol. dir. par Marc Escola, Nathalie
Kremer et François Rosset, mai 2019, URL : http://www.fabula.org/colloques/document
5932.php . Nous soutenons d’ailleurs, avec bien d’autres spécialistes de la littérature, que
l’opposition entre roman dit réaliste et roman expérimental ou nouveau roman n’a pas valeur
de partage, l’arbitraire étant toujours opératoire au sein même du geste de composition, et qu’à
ce titre, l’exemple de la Vie de Marianne allégué ici est représentatif du fonctionnement de toute
fiction littéraire, qu’on peut observer autant dans les récits de Balzac que de Nathalie Sarraute
ou de Perec. Cf. Nathalie Kremer, « L’espace du récit », Poétique, n° 192, 2022, p. 83-96.
61. Herman Parret, Le Sublime du quotidien, Paris/Amsterdam/Philadelphia, Hadès-Benjamins,
1988.
62. Ibid., p. 235. D’une part, argumente Parret, « l’ouïe est spatialisante, phénoménologiquement »
parlant. D’autre part, s’appuyant sur les analyses de la musique de Roland Barthes dans L’Obvie
et l’obtus, il affirme que la musique se rapproche de la peinture par son itérativité, qui la carac-
térise bien plus que la durée : « la musique spatialise la durée par l’accent ou par les ‘coups’,
transformant ainsi le texte musical en image. » (p. 238-239) R. Barthes : « La suite des intermezzi
[chez Schumann] n’a pas pour fonction de faire parler des contrastes mais plutôt d’accomplir
une écriture rayonnante, qui se retrouve alors bien plus proche de l’espace peint que de la chaîne
parlée. La musique, en somme, à ce niveau, est une image, non un langage […] Le texte
musical ne suit pas (par contraste ou par amplification), il explose : c’est bing-bang continu. »
(Roland Barthes, L’Obvie et l’obtus, Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982, p. 266-266).
63. Parret, Le Sublime du quotidien, op. cit., p. 252.

18
si l’espace de la peinture concerne le rapport entre la surface plane du tableau et le lieu
représenté, ce rapport ne s’appréhende entièrement que dans l’acte de contemplation
comme une expérience vécue de l’œuvre. Et cette expérience dans sa durée, sous forme
d’immersion, correspond à une suspension du lieu et du temps réels grâce à laquelle
le spectateur peut entrer dans d’autres espaces-temps – ceux de l’univers diégétique
de l’œuvre et ceux qu’il imagine à partir d’elle. Les questions relatives à la temporalité
interne de l’œuvre, que nous avons évoquées dans la section précédente, ne sont alors
pas dissociables des effets de temps et de lieux possibles que suscite l’immersion dans
l’univers spatio-temporel représenté.

Notons que, lorsque cette immersion devient un objet de représentation à part entière,
elle n’est pas sans remettre en cause la conception spatialisante de la peinture. En effet,
on voit à partir des années 1730 les peintres représenter des figures arrêtées dans des
états de contemplation (de soi-même, d’un objet, ou réciproque). Ce glissement de
temporalité est particulièrement évident dans des genres comme la peinture d’histoire,
qui était censée rendre un instant de la progression logique et temporelle d’une action64.
Au lieu d’immobiliser les figures dans ce que Lessing appelle “le moment prégnant”
de la narration, traditionnellement à un punctum dans le temps représenté, ces tableaux
mettent en scène une durée, qui peut elle-même se prolonger à l’infini dans la conscience
du spectateur. En prolongeant l’espace unique de la peinture dans l’espace en mouvement
du spectateur, les peintres repensent les limites temporelles imposées par l’espace pic-
tural. Cette continuation de l’espace pictural dans l’espace réel n’avait pas lieu dans une
optique narrative, mais était en revanche dictée par une reconfiguration de la scène
représentée dans son rapport au spectateur. Dans ce contexte, l’art est moins envisagé
comme une forme de représentation que comme un moyen d’action permettant d’abs-
traire le spectateur de l’espace et du temps réels pour le faire exister au-delà. C’est là
une expérience sans deixis, pour ainsi dire, où spatialité et temporalité ne sont plus
des indicateurs d’une réalité précise, mais deviennent des modalités des possibles65.

Sur le plan littéraire, on observe que cet art verbal qui s’élabore dans la successivité
des signes ne cesse de se raconter dans l’espace des temps suspendus des histoires rela-
tées – lorsqu’un personnage interrompt le cours d’une aventure pour en décrire une
autre, ou qu’un narrateur décide de laisser un épisode en suspens, “le temps” de mener
le lecteur “ailleurs”, dans un autre espace-temps diégétique. Le paradoxe principal ici
consiste en ceci que la linéarité du texte nous introduit à une forme d’épaisseur du
récit par la démultiplication des fils de l’intrigue. Il se crée ainsi dans la lecture un effet
de “tension narrative”, comme l’a bien montré Raphaël Baroni66, et dont Terence Cave
a étudié les “pré-histoires” chez Vida ou chez Jacques Amyot67, lorsqu’ils évoquent les
techniques de distorsion temporelle des récits qui maintiennent la fin éloignée tout
en gardant éveillée la curiosité du lecteur : « toujours l’entendement demeure suspen-
du »68, écrit Amyot dans la préface de sa traduction des Ethiopiques d’Héliodore en
1547. Un espace imaginaire infini prend place ainsi dans cette suspension du temps
du récit, dans laquelle la littérature n’a pas fini de puiser ses ressources.

Un célèbre tableau d’Hubert Robert, Le Vieux Temple (fig. 1)69, illustre parfaitement
la rencontre entre temps et espace dans la puissance de la suspension, en nous donnant
littéralement à voir leur conjonction dans l’image représentée. Le passage du temps
est visible dans l’architecture noircie et éboulée du temple en ruine, tandis que la trouée

64. Susanna Caviglia, History, painting, and the seriousness of pleasure in the age of Louis XV,
Liverpool, Oxford University Studies in the Enlightenment, 2020.
65. Voir Amir Biglari et Marion Colas-Blaise (dir.), Les Déictiques à l’épreuve des discours et des
pratiques, Paris, Classiques-Garnier, 2021.
66. Raphaël Baroni, La Tension narrative, Paris, Seuil, 2007.
67. Terence Cave, Pré-histoires. Textes troublés au seuil de la modernité, Genève, Droz, 1999.
68. Jacques Amyot, L’Histoire aethiopique de Heliodorus, « Proësme du translateur », fol. A iii
roman, cité par T. Cave, op. cit. p. 133. Ce roman est nouveau pour « un public conditionné
par la lecture de romans chevaleresques », précise T. Cave (p. 133).
69. Hubert Robert, Le Vieux Temple (1787-88), Chicago, Art Institute.

19
de lumière dans sa voute à berceau introduit, telle une déchirure dans la toile, un espace
visible au sein même de cette expression temporelle. La présence de nombreux per-
sonnages au premier plan du tableau transforme le monument du passé en bâtiment
existant dans le présent, donnant ainsi à voir la superposition de plusieurs temporalités
dans un même espace. Enfin, la trouée de lumière dans la ruine ancienne correspond
aussi à la visualisation du rapport temps-espace selon différentes modalités. On peut
y voir, de manière figurative ou mimétique, le travail du temps qui a fait s’effondrer le
temple ancien, ainsi donné à voir comme un espace traversé par une durée – une durée
entendue à la fois comme temps linéaire humain, et comme temps cyclique de la
nature. En revanche, si l’on considère cette partie du Vieux Temple de façon non-figu-
rative, on voit dans la progression de tons bruns de la voute et gris du ciel un dégradé
de clair-obscur qui renvoie la toile à sa planéité aussi bien qu’à la palette du peintre
et, par conséquent, au travail dans le temps de la création artistique. C’est ainsi tout
un voyage dans l’espace-toile du tableau qu’entreprend l’œil du spectateur durant le
temps de la contemplation.

À l’époque d’Hubert Robert, un des plus célèbres voyageurs dans les images fut bien
sûr Diderot. Le philosophe consacre plusieurs pages des Salons, surtout en 1767, à
Robert et à la poétique du sublime que ses ruines peintes fondent en tant que conglo-
mérat du temps-qui-passe et de l’espace-qui-demeure. Diderot nous introduit direc-
tement à ce thème lorsqu’il écrit, à propos de l’expérience des ruines induite par les
tableaux de Robert : « Je marche entre deux éternités »70. Indiquant par ces mots l’ex-
périence paradoxale d’une avancée et d’un suspens, d’un temps-espace arrêté, “la
marche” de Diderot semble répondre très précisément à l’effet produit par la déchirure
du fond d’air dans la voute en ruines du Vieux Temple 71. En marchant imaginairement
dans l’espace de ces ruines peintes, Diderot se trouve simultanément dans la temporalité
passée, présente et future d’un “temps qui dure”, lui-même éprouvé comme atemporel72.
En ce sens, il est à la fois en mouvement et en suspens, pris “entre” deux éternités placées

70. Denis Diderot, Salon de 1767, in : Œuvres esthétiques, t. IV, éd. L. Versini, coll. « Bouquins »,
art. « Hubert Robert », n° 106 : « Grande galerie éclairée du fond » : « Tout s’anéantit, tout
périt, tout passe, il n’y a que le monde qui reste, il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux,
ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette les yeux, les objets qui
m’entourent m’annoncent une fin et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce que mon
existence éphémère en comparaison de celle de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se
creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête et qui s’ébran-
lent ? Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière ; et je ne veux pas mourir ! »
71. Selon les termes de Lorenz Dittman, dont les travaux ont été répandus en France par Étienne
Jollet, le “fond temporel” ou Zeitgrund et le “fond (spatial) de l’image” ou Bildgrund, se
rejoignent et se confondent dans la brèche du temple de Robert que Diderot rend dans sa
marche verbale, et « qui se situe donc [pour Jollet] hors d’un repérage spatial et d’un repérage
temporel ». É. Jollet, « La temporalité dans les arts visuels : l’exemple des Temps modernes »,
art. cité, p. 51 : « le Zeitgrund rejoint ainsi le Bildgrund, le ‘fond de l’image’ qui est dépourvu
de motif et qui se situe donc hors d’un repérage spatial et d’un repérage temporel. » Lorenz
Dittmann, « Raum und Zeit als Darstellungsformen bildender Kunst. Ein Beitrag zur
Erörterung des kunshistorischen Raum- und Zeitbegriffs », in : Stadt und Landschaft – Raum
und Zeit, Festschrift für Erich Kühn, dir. Alfred C. Boettger et alii, Cologne, 1969, p. 43-55 ;
« Über das Verhältnis von Zeitstruktur und Farbgestaltung in Werken der Malerei », Festschrift
Wolfgang Braunfels, Tübingen, 1977, p. 93-109 ; « Überlegungen und Beobachtungen zur
Zeitgestalt des Gemäldes », Neue Hefte für Philosophie, 18/19, Göttingen, 1980, p. 135-140 ;
« Probleme er Bildrhythmik », Zeitschrift für Ästhetik und Allgemeine Kunstwissenschaft, XXIX/2,
1984, p. 192-213.
72. L’expérience de Diderot trouve un écho dans celle de Goethe qui, en cherchant à définir le
propre de la peinture, forge le concept d’« instant d’éternité » (ewiger Augenblick), c’est-à-
dire créateur d’un in-fini et d’un a-temporel. Grace à la représentation d’un « moment tran-
sitoire » unique à la peinture, l’intervalle temporel est comprimé en un “instantané d’éternité”
et devient, dans les termes de Goethe, un “éclair immobilisé”, une “vague pétrifiée”, où le
temps et l’espace s’équivalent, arrêtés dans un état de permanence. Dans ces moments d’“éter-
nité instantané”, espace et temps deviennent interchangeables. Cf. Johann Wolfgang Goethe,
« Sur Laocoon », in : Écrits sur l’art, trad. fr. de J.-M. Schaeffer, Paris, Garnier-Flammarion,
1996, p. 164-178 ; sp. p. 166.

20
de part et d’autre d’une trajectoire spatiale tracée par sa déambulation. La marche de
Diderot indique ainsi un état de suspension, qui renvoie à un mouvement temporel
existant comme pure potentialité, comme un moment fondamental de l’être-en-tension
dans lequel fusionnent l’avant et l’après, mais aussi l’avancée et le recul, la pause et le
mouvement. La suspension du temps se confond en ce sens avec un espace continué,
c’est-à-dire à la fois limité et infini, visible et hors-champ, réel et fictif, traversé par les
heures et rempli d’une durée interrompue.

Le temps suspensif expérimenté comme une éternité par Diderot devant les œuvres
de Robert trouve une inflexion complémentaire chez Maurice Merleau-Ponty dans
son étude de l’œuvre et de la démarche artistique d’Auguste Rodin73. Le philosophe
affirme que le mouvement y est « quelque chose qui se prémédite entre les jambes, le
tronc, la tête, en quelque foyer virtuel, et il n’éclate qu’ensuite en changement de lieu ».
Pour produire un effet de temps, il faut donc « enjamber » l’espace, car « ces prises
sur l’espace sont aussi des prises sur la durée »74. Merleau-Ponty s’appuie aussi sur
l’exemple du Derby d’Epsom de Theodore Géricault75, où les chevaux semblent courir
sur la toile – alors qu’ils sont représentés dans une posture qui rend le galop impossible
dans la réalité. Mais le tableau a ceci d’intéressant qu’il montre le mouvement même
du temps, dans la mesure où « les chevaux ont en eux le “quitter ici, aller là”76, parce
qu’ils ont un pied dans chaque instant »77. Cette idée apparaît comme le revers de la
“marche entre deux éternités” de Diderot. Au temps de Diderot étiré entre deux durées
qui n’ont ni commencement ni fin, Merleau-Ponty oppose le temps contracté d’un pré-
sent qui n’est déjà plus et qui sera déjà, comme un laps de temps qui n’existe que dans
son emprise sur l’espace. Dans les deux cas, nous avons affaire à la représentation d’une
“suspension” d’un temps qui implique une amplification spatiale, un espace “continué”.

Que le temps soit expérimenté comme permanence éternelle ou fugacité transitoire,


il ne peut être pensé que par rapport à l’espace dans lequel il existe, de même que
l’espace s’expérimente nécessairement dans le temps. C’est ce que soutient en fait
Martin Heidegger dans son essai sur « L’art et l’espace », lorsqu’il affirme que toute
œuvre d’art plastique s’élabore « sur le mode d’établir [Stiften] des lieux », un « établir
qui cherche les lieux en risquant leur ouverture »78. La création comme ouverture du
lieu, comme « porte-à-l’œuvre des lieux » qui sont en permanent devenir, qu’est-elle
donc sinon cette suspension-continuation d’un temps intriqué dans l’espace dont
ont témoigné tant de spectateurs-promeneurs à la suite de Diderot ? En effet, ce que
Heidegger indique comme un “devenir” dans “l’ouverture” de l’espace de l’œuvre,
n’est autre que l’avant et l’après du “moment” arrêté par le peintre sur la toile, par le
sculpteur dans la matière physique ou par l’écrivain dans la parenthèse de la pause
digressive du récit. Si la suspension du temps n’est possible que dans l’espace continué,
la conjonction des deux catégories est à la source d’un effet intensif maximal, dyna-
mique, en tension.

Présentation du numéro
La notion de “suspension” proposée dans le titre de ce numéro nous semble ainsi
pouvoir fonctionner comme la clé de voûte du double questionnement que nous sou-
haitons mener ici, tant pour déjouer l’approche trop univoque du temps et de l’espace
dans les différents arts que pour repenser le partage des arts autrement qu’en termes
d’opposition. Il s’agit en effet de considérer le temps et l’espace dans leur ex-tension

73. Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, « Folio/Essais », 2001, p. 77 sq.
74. Ibid.
75. Théodore Géricault, Le Derby d’Epsom, 1821, Paris, Musée du Louvre.
76. Auguste Rodin, L’Art, entretiens réunis par Paul Gsell, Bernard Grasset, Paris, 1911.
77. Ibid.
78. Martin Heidegger, Die Kunst und der Raum. L’art et l’espace, St. Gallen, Erker-Verlag, 1969,
p. 25.

21
possible : dans l’œuvre en tension et dans la tension de l’œuvre, qu’elle soit plastique
ou littéraire, comme accès au possible de ce qui est fixé dans et par la matière. Les études
réunies ici montrent toutes à leur façon que la production artistique – qu’elle soit
visuelle, architecturale ou verbale – consiste en l’expérience d’une possibilité ou d’une
puissance du sens qui se manifeste comme une irruption de l’invisible dans le visible,
ou de l’implicite dans l’explicite, dans laquelle temps et espace sont indissociables.

Cette tensivité de l’œuvre a plusieurs facettes, selon la forme ou selon le thème artis-
tique qu’on étudie : immobilité de l’ekphrasis, présentification de l’histoire, tranquillité
des “vies immobiles” ou stillevens, invisibilité de l’air dans le fond des tableaux, moment
de “grâce” du kairos, énigme allégorique, distorsion narrative ou logique de l’interrup-
tion. Ce sont toutes des questions que les études rassemblées ici explorent en profon-
deur. Elles montrent que, si le temps et l’espace ne sont pas toujours des catégories per-
ceptibles en tant que telles, ils fonctionnent toutefois comme des agents indispensables
dans l’expérience esthétique de l’art, où le temps de l’histoire représentée peut s’arrêter,
et demeurer en tension dans l’ouverture d’un espace, celui du récit en devenir ; et où
l’espace de la toile peut concentrer un éventail de temporalités représentées, suggérées
et possibles.

Différentes formes artistiques sont étudiées ici par douze spécialistes, sans cloison-
nement historique. Nous avons préféré écarter un classement des contributions sur
une base chronologique, sans pour autant opter pour une distinction fondée sur les
niveaux de rapport entre temps et espace en suivant la typologie proposée par Jollet79.
Nous avons plutôt privilégié les différentes formes d’interaction entre temps et espace
dans les œuvres, en prenant en compte aussi leur expérience par le spectateur. Le sens
des œuvres ne peut en effet jaillir que de leur relation avec le spectateur, dans la façon
dont elles s’offrent comme objets à voir, à toucher, à contourner, à méditer, et même,
très souvent, à ré-imaginer. En prenant le contrepied de la division lessingienne, nous
étudions ainsi « Le temps des images » d’une part, et « L’espace des mots » d’autre part,
pour glisser ensuite vers les rapports qui se tissent entre « voir et lire » dans le temps
et dans l’espace des œuvres, dans ce que l’on peut appeler un « Parcours de l’œil » et
un « Temps de lire ».

– 1. Le temps des images


La première partie de ce numéro de La Part de l’Œil porte sur le temps des images,
non seulement considéré comme une temporalité historique inscrite dans l’espace de
la représentation, mais aussi comme une temporalité suspendue entre passé, présent
et futur. Comme le montre Jan Blanc, le temps suspendu de la peinture n’est pas “vide”
ou “mort”, ce que suggère fâcheusement le terme de “natures mortes”, qui sont plutôt
au contraire des “stillevens” ou vies tranquilles80. Ces “choses tranquilles” – fleurs,
fruits objets, êtres inanimés – sont fixées dans l’espace du tableau durant un instant
éternel. L’oxymore permet ici de désigner la double dimension de captation de l’instant
dans l’image : celle-ci consiste en effet en une “prise sur le vif ” des choses tranquilles
dans le présent de leur existence éphémère. À travers cette représentation de « choses »
sur la toile, le temps suspendu devient un espace continué.

S’intéressant à la peinture d’histoire au XVIIIe siècle, Étienne Jollet montre comment,


sur les surfaces immobiles des toiles peintes, se perçoit dans le geste “suspendu” en l’air
des personnages l’articulation même de plusieurs temporalités sur l’espace de la toile.
La perle suspendue en l’air entre les doigts de Cléopâtre sur le point de la laisser tomber
dans une coupe de vin, la main d’Alexandre posée sur la garde de son épée au moment
où il comprend l’amour qui est né entre Apelle et Campaspe, sont ces moments de
suspension qui loin de nous amener à qualifier d’immobiles les toiles peintes, nous

79. Jollet, « La temporalité dans les arts visuels », art. cité.


80. Voir aussi Jan Blanc, Stilleven : peindre les choses au XVII e siècle, Editions 1 : 1, coll. « Ars »,
2020.

22
les font percevoir comme des espaces de mouvements possibles, de moments en tension
où plusieurs déroulements temporels coexistent en potentialité.

C’est ensuite la jonction entre temps dans l’image et espace de la représentation visuelle
que Ralph Dekoninck nous amène à considérer dans son étude sur les figurations de
martyres au tournant de la Renaissance et de l’âge moderne. L’auteur montre que le
moment de pathos extrême que représentent les martyres de saints projette le spec-
tateur dans un au-delà temporel qui confine à une expérience d’un temps divin, ressenti
comme éternel, qui soustrait le spectateur non seulement à celui, réel, de la contemplation,
mais encore à celui, représenté, de la vie du saint. Dekoninck montre en outre que
l’usage que l’on fait des images en complète le sens, comme dans les panneaux peints
en triptyques qu’on peut ouvrir ou refermer, et qui par leur possible superposition invi-
tent ainsi à déceler différentes couches de temporalités et de significations.

– 2. L’espace des mots


Dans son étude de L’offrande à Vénus de Titien, Hérica Valladares étudie comment
l’écriture ekphrastique peut se traduire dans des techniques picturales particulières,
où la simultanéité de l’image visuelle se transforme en une séquentialité qui échappe
toutefois à un ordre prédéterminé. L’écriture descriptive de Philostrate, qui se déploie
de façon consécutive dans le temps, invite ainsi à une organisation spatiale des éléments
décrits, que Titien dispose sur la toile en offrant à la vue un parcours de lecture auto-
nome par rapport à la source verbale. Il est significatif que, pour fonder sa division
entre les arts, Lessing doive exclure tout un pan de la littérature : la pratique descriptive.
L’ekphrasis, mais aussi les moments de description, de pauses, dans les récits dits nar-
ratifs, sont pour lui incompatibles avec le dynamisme de l’art verbal. Mais le récit ne
consiste-t-il pas en un savant dosage entre action et description, et les mots du récit
ne sont-ils pas en fin de compte autre chose qu’une description des actions mêmes ?

C’est ce que Ludivine Le Chêne montre dans son analyse narratologique des romans
de Gomberville, où l’usage de la digression comme des pauses narratives met à mal
la “réduction” de la littérature à un art du temps. Sur la ligne temporelle de l’histoire,
nous voyons en effet le récit interrompre sans cesse – donc immobiliser – l’action, pour
en explorer les dessous (circonstances, motivations sous-jacentes…) comme les pos-
sibles suites, qui fondent les effets tensifs du récit.

Ce sont aussi ces “dessous” du récit, ces moments d’immobilisation de l’histoire dans
la continuité même de la narration, que Nathalie Kremer propose de concevoir comme
une “toile”, une structure mentale qu’on appelle le récit proprement dit, lequel permet
le déploiement de plusieurs histoires parallèles dans une même temporalité, et de plu-
sieurs dimensions digressives à l’intérieur de celles-ci. La métaphore traditionnelle du
“fil” d’une intrigue doit ainsi être comprise au pluriel, et dans un entrelacement per-
pétuel de ces fils multiples, qui définit la toile comme tissage : tressage de fils, avancées
et retours, démultiplications. Kremer étudie quelques procédés littéraires de ce tissage
de la toile du récit à travers l’exemple canonique de l’Odyssée, dont la toile de Pénélope
est métaphorique.

– 3. Parcours de l’œil
Dans son analyse d’un corpus encore très peu étudié, Maud Pérez-Simon revient sur
les usages de la spatialisation dans la contemplation des images peintes au Moyen Âge
sur les plafonds des demeures privées. Cette utilisation répandue des images sur les
plafonds prépare et contredit à la fois la promotion du “coup d’œil” sur l’image qui
s’élabore à la Renaissance. En effet, si nombre d’images couvrent les couloirs, galeries
ou passages extérieurs des maisons, i.e. des lieux de déplacements d’un point à l’autre
dans les demeures où les peintures ne sont vues qu’en mouvement, certains appartien-
nent à des lieux où on s’installe, on s’allonge et on les observe plus longuement, comme
par exemple le salon ou la chambre à coucher. Mais quelle que soit la durée de la

23
contemplation, Pérez-Simon montre que les images ne sont jamais dissociables du lieu
dans lequel elles sont peintes, celui-ci étant avant tout un “espace de perception” qui
non seulement guide le parcours de l’œil, mais construit aussi le sens de la représen-
tation – un sens qui s’organise et se complète uniquement dans et par le mouvement
du spectateur, car les images révèlent souvent leurs envers lorsqu’on avance, on se
retourne, on revient sur nos pas.

Il en va de même dans la composition des jardins à la Renaissance, explorés par Laurent


Paya. Définis par l’auteur comme des “chronotopes” naturels, les jardins sont des lieux
où le temps est matérialisé dans un espace théâtralisé. Les jardins sont bien sûr des
lieux de repos, des endroits où l’on cherche le plaisir, le bonheur dans la rêverie, mais
ils supposent aussi que l’on s’y promène, que l’on y cherche peut-être le bocage ou la
treille près de laquelle on va s’asseoir, et d’où l’on repartira ensuite. Ainsi l’expérience
du temps est conditionnée par l’espace, qu’il soit intérieur ou extérieur, mimétique
ou naturel. La marche dans le temps des images – qu’elles soient celles qui ornent les
murs et les plafonds, ou bien celles qu’on découvre progressivement dans la nature –
est la condition même de la contemplation, toujours dynamique, inscrite dans le mou-
vement du spectateur, dont le regard se prolonge à travers le déplacement d’un “tableau”
à un autre, d’un détail à un autre. Ce vagabondage de l’œil connaît ainsi des moments
de suspens, qu’ils soient des ellipses du regard (par ces motifs, ou même ces scènes
entières, que l’on n’aura pas vues) ou des pauses méditatives (par l’entremise de ces
détails longuement scrutés). L’expérience de l’art se structure ainsi à partir d’une forme
d’élasticité d’un temps qui s’étire et qui s’arrête, qui évolue ou qui stagne, en fonction
de l’espace qu’on traverse ou qu’on s’arrête à contempler.

Que l’architecture suppose donc toujours un regard évolutif, au sein duquel la sus-
pension réceptive ne forme qu’une étape dans le temps inéluctablement en durée du
spectateur, s’applique bien sûr à toute typologie d’aménagement urbain et d’édifices.
Émilie Chedeville explore ainsi les effets de distribution spatiale dans l’église Saint-
Merry à Paris, où une réduplication des seuils à l’entrée de la chapelle de Communion
crée un effet de continuité spatiale jusqu’au tableau d’autel. L’effet recherché est natu-
rellement d’ordre spirituel : par ce prolongement spatial, le fidèle entre dans le temps
éternel du divin, vers lequel il est élevé. Nous voyons ici une fois de plus qu’il faut
moins opposer contemplation fixe et regard évolutif que les comprendre ensemble,
toute approche de l’art visuel passant par le déplacement.

– 4. Le temps de lire
Musées, palais, jardins, églises… : les espaces d’aménagement des images ne manquent
pas pour co-construire les effets de sens en consolidant, transformant, voire inversant
l’entendement premier de ce qui se présente à voir. Mais certaines images appellent
non seulement à être vues, mais aussi et surtout à être lues, invitant le spectateur à
déchiffrer le jeu des couleurs et des lignes dont elles se composent en même temps
qu’à lire les inscriptions en leur marge. L’analyse par Marta Battisti de trois décors à
fresque dépeints par Fra Angelico, Filippino Lippi et Cristoforo Roncalli, nous intro-
duit à cette expérience des images comme productions visuelles qui doivent être lit-
téralement lues par l’œil. Elle montre à son tour qu’espace et temps ne sont pas opposés
mais œuvrent ensemble dans la construction d’un sens, qui ne peut s’accomplir que
de cette manière. Alors que certaines images se fondent sur un rapport d’exclusion et
d’autres d’inclusion du spectateur de et dans l’univers représenté, son expérience sera
toujours celle d’un “temps suspendu” et d’un “espace continué”.

Certaines images ne comportent pas d’inscriptions, ni ne représentent des histoires dans


le sens narratif du terme. Les nymphéas peints par Monet et destinés à l’Orangerie sont
un exemple éloquent de la transformation d’un espace-temps déterminé en espace-
temps universel lorsqu’il s’agit de représenter la réalité dans la multiplicité de ses per-
ceptions possibles. C’est ce que montre Nicolas-Xavier Ferrand dans son analyse de
la méthode sérielle chez le peintre impressionniste. La représentation du “moment idéal”

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qui rassemblerait différents instants possibles, cède en effet à la représentation des expé-
riences multiples face à une même réalité qui se révèle ainsi d’une variété infinie. À
travers l’accumulation de temps et d’espaces, le spectateur ne peut appréhender l’en-
semble que par déplacements successifs et selon des parcours ouverts et multiples. Dans
ce contexte, l’expérience personnelle du spectateur se prolonge indéfiniment dans le
temps jusqu’à son identification avec le cycle de l’univers, donc avec une éternité dont
la conception est fondée sur l’universalité perceptive de l’espace et du temps.

L’article d’Agnès Guiderdoni, enfin, interroge de front la conception ponctuelle du


temps de l’image que Lessing a canonisée pour montrer que, bien avant le XVIIIe siècle,
les images déploient volontiers des régimes temporels dynamiques. À partir de l’exemple
de la littérature emblématique de la première modernité, elle montre comment les
images se lisent à travers un régime temporel “stratifié” qui se déroule, pour ainsi dire,
en tant que “durée”. En s’appuyant sur les réflexions de Louis Marin, Guiderdoni intro-
duit une autre temporalité dans l’image, qu’elle appelle “dilatée” ou “densifiée”, qui
apparaît sous des formes variées dans les images, entre temps suspendu et temps infini.
Ces différentes temporalités se dérobent toutes à une théorisation du punctum temporis
dans l’image, tout en et générant, sur le plan de la réception, des durées temporelles
variées de contemplation des œuvres par les spectateurs.

Nathalie Kremer & Susanna Caviglia81

81. Ce numéro de revue est issu d’une série d’échanges que nous avions initiées de manière infor-
melle à Lausanne en 2015, et que nous avions maintes fois repris aussi avec d’autres spécialistes
de littérature et des arts visuels. Un colloque aurait dû conférer à ces échanges un premier
espace de discussion scientifique : il avait été organisé à Paris d’abord en décembre 2019, puis
en juin 2020, mais a été reporté puis annulé suite aux grèves de transport contre la réforme
des retraites en France la première fois, et suite à l’éclatement de la pandémie du Covid-19 la
seconde fois. Le choix de publier un numéro de revue à la place a été inspiré par le désir de ne
pas abandonner ce projet de réflexion sur la question lessingienne qui nous tient à cœur, en
livrant une publication scientifique de qualité. Que les contributeurs au numéro ainsi que les
membres du comité de rédaction de la revue La Part de l’Œil, qui a bien voulu accueillir avec
enthousiasme le projet, soient ici chaleureusement remerciés par leur confiance et leur travail.

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