T1 La Princesse D'isole Dei Re (Harlequin A (PDFDrive)

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1.

Hong Kong, fin juillet 2006


— As-tu réussi à convaincre Maggie Thomson de travailler pour moi,
Thérèse ? demanda le prince Tomasso Scorsolini en arpentant sa chambre d’hôtel
d’un pas nerveux, un téléphone cellulaire collé à l’oreille.
— Oui, répondit sa belle-sœur. Quand elle est venue au palais l’autre jour, je lui
ai posé quelques questions comme tu me l’avais suggéré, et je dois avouer qu’elle
m’a impressionnée. C’est une jeune femme adorable qui possède toutes les
qualités de la nounou idéale et qui s’occupera très bien de tes enfants. Mais j’ai
cru à un moment donné qu’elle allait refuser le poste que tu lui offrais et retourner à
Boston par le premier avion.
— Ah bon ? Ses précédents employeurs m’avaient pourtant promis de résilier
son contrat dès qu’ils en auraient la possibilité.
— Et ils ont tenu parole. La grosse somme d’argent que tu leur avais versée
en échange de leur coopération les a même incités à faire du zèle. Après avoir
expliqué à Mlle Thomson qu’ils n’avaient plus besoin de ses services, ils l’ont
persuadée de m’envoyer son curriculum vitæ et de me laisser étudier sa
candidature.
— Pourquoi s’est-elle montrée aussi réticente dans ce cas ?
— Parce qu’elle a eu peur de causer du chagrin à Gianfranco et à
Annamaria… Lorsque je lui ai dit que Liana, ta femme, avait été victime d’un
tragique accident et que les pauvres petits souffraient beaucoup d’avoir perdu leur
maman, elle m’a répondu qu’ils risquaient de trop s’attacher à elle et de se sentir
abandonnés le jour où elle serait obligée de les quitter.
— Quand a-t-elle l’intention de partir ?
— Dans deux ans, dès qu’elle aura économisé assez d’argent. Depuis qu’elle
a décroché son diplôme de puéricultrice, elle envisage d’ouvrir une crèche à
Boston et d’y accueillir les enfants des quartiers défavorisés.
« J’aurais dû me douter que cette femme obstinée n’avait pas renoncé à ses
rêves, songea Tomasso. Chaque fois qu’elle se met une idée en tête, elle refuse
d’en démordre. »
— Qu’as-tu fait après l’avoir interrogée ? demanda-t-il à Thérèse.
— Ce que tu m’avais conseillé, répliqua-t-elle. Je l’ai présentée à Gianni et à
Anna.
— Comment s’est passée cette première rencontre ?
— Encore mieux que je n’aurais osé l’espérer. Ta fille est immédiatement
tombée sous le charme de sa future nounou et en a oublié sa timidité. Au lieu de
l’observer à la dérobée et de rester silencieuse, elle s’est assise sur ses genoux et
l’a bombardée de questions. Je sais que cela va te paraître bizarre, mais, en
voyant les petits se pendre au cou de Mlle Thomson, j’ai eu l’impression qu’ils
venaient de trouver une nouvelle maman.
— Et elle, a-t-elle été gentille avec eux ?
— Oui. Juste avant de quitter la nursery, elle les a serrés très fort dans ses
bras et leur a chuchoté des mots doux à l’oreille.
« Liana leur avait donné tellement peu d’affection qu’ils ont dû être surpris »,
rétorqua Tomasso en son for intérieur.
— Je suis heureux que Maggie ait plu à Gianni et à Anna, déclara-t-il, après
avoir réussi tant bien que mal à contenir son amertume.
— Comme tu m’avais répété une bonne dizaine de fois que tu souhaitais
l’engager, déclara Thérèse, je lui ai promis que, si elle consentait à s’occuper de
tes enfants pendant les deux années à venir, nous lui verserions une grosse prime
à la fin de son contrat pour l’aider à réaliser ses rêves.
— Et que t’a-t-elle répondu ?
— Qu’elle appréciait notre générosité, mais qu’elle ne voulait pas faire de
peine à Gianni et à Anna en leur laissant croire qu’elle pourrait remplacer leur
maman et en leur tournant le dos au bout de vingt-quatre mois. Alors, je lui ai dit
que les petits avaient grand besoin d’une nounou et qu’elle seule serait capable de
tenir ce rôle.
— Tu n’as pas essayé de lui dire que tu avais reçu d’autres candidatures et
que le poste risquait de lui échapper ?
— Non. Plutôt que de lui mentir, j’ai préféré jouer franc-jeu et l’amener en
douceur à accepter ton offre.
— Comment t’y es-tu prise ?
— Je lui ai expliqué qu’il était difficile à notre époque de trouver une nurse
compétente et que, quand on avait la chance de tomber sur la perle rare, mieux
valait l’embaucher pour une courte durée que de se priver de ses services.
— Bravo ! Tu as eu raison de la flatter.
— Cela ne t’ennuie pas qu’elle ait refusé de s’engager à long terme ?
— Si, admit Tomasso.
« Mais je compte bien l’empêcher de retourner aux Etats-Unis à l’expiration de
son contrat », ajouta-t-il silencieusement.
— Je te remercie d’avoir rempli cette mission délicate et de t’être donné
autant de mal, dit-il à Thérèse.
— C’est moi qui te suis reconnaissante de m’avoir appelée à l’aide. J’ai été
ravie de bavarder avec Mlle Thomson et je suis sûre qu’elle sera la meilleure des
nounous.
— Dis à Claudio que je dois quitter Hong Kong à la fin de la semaine
prochaine et que j’irai vous rendre visite dès mon arrivée à Isole dei Re.
— Vu le peu de temps qu’il me consacre depuis que votre père lui a confié de
lourdes responsabilités, je n’aurai pas l’occasion de lui parler avant ton retour.
Décelant une certaine lassitude dans la voix de sa belle-sœur, Tomasso hésita
à couper la communication.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Thérèse ? interrogea-t-il après un silence.
— Rien de grave, ne t’inquiète pas, répliqua sa belle-sœur d’un ton redevenu
serein. J’ai passé une très mauvaise nuit et je suis fatiguée.
— Ce sont mes enfants qui t’ont empêchée de trouver le sommeil ?
— Non ! Mlle Thomson les a emmenés chez toi hier soir.
— Ils te manquent ?
— Encore plus que tu ne peux l’imaginer. J’ai pris un tel plaisir à jouer les
baby-sitters ces deux dernières années que je me sens complètement
déboussolée depuis qu’ils m’ont quittée.
— Je suis navré de les avoir confiés à quelqu’un d’autre et de ne pas avoir
songé au chagrin que tu allais éprouver.
— Inutile de t’excuser, Tomasso ! Tu n’as fait que ton devoir. Si tu habitais au
palais, je n’aurais pas demandé mieux que de veiller sur Gianni et sur Anna jusqu’à
leur majorité. Mais maintenant que tu as élu domicile à Diamante, il est normal que
tu aies décidé d’engager une nounou à plein temps.
— Espérons que Maggie Thomson saura les entourer d’affection.
— Douce et patiente comme elle l’est, je suis persuadée qu’elle s’occupera
d’eux à merveille pendant les vingt-quatre prochains mois. Ensuite, il faudra que tu
te résignes à la laisser partir et que tu lui cherches une remplaçante.
« A moins que je n’arrive à la convaincre de m’épouser », s’abstint de riposter
Tomasso.
— Merci de l’aide que tu m’as apportée, lança-t-il à Thérèse. Tu as été
formidable.
— Oh ! n’exagérons pas, se récria celle-ci. Je n’ai rien fait d’autre que de
respecter à la lettre les instructions que tu m’avais données.
— Ce qui est déjà une prouesse, tous mes collaborateurs te le diront.
— Quand tu seras de retour chez toi, n’oublie pas de me passer un coup de fil.
— D’accord. Je t’appellerai dès mon arrivée et j’irai te rendre visite au palais à
la première occasion.
Tomasso prit congé de sa belle-sœur, puis glissa son téléphone dans la poche
de sa veste. Enfin, il s’octroya un sourire. En tant que P.-D.G. des mines de
diamants et des joailleries de l’archipel d’Isole dei Re, il avait l’habitude d’élaborer
des plans avec le machiavélisme d’un fin stratège et atteignait toujours les
objectifs ambitieux qu’il se fixait. Pourtant, lorsqu’il avait décidé d’engager Maggie
Thomson, il avait eu peur qu’un imprévu de dernière minute ne vînt contrecarrer ses
projets.
Avant d’inciter les employeurs de la jeune femme à la licencier, il avait
demandé à une agence spécialisée de mener sur elle une enquête de moralité et
avait lu d’une seule traite le long rapport dactylographié que les détectives privés
lui avaient adressé au bout de trois semaines d’investigations. A en croire les
différents témoins qu’ils avaient interrogés, Maggie était la plus affectueuse et la
plus compétente des nounous. Les parents qui avaient eu recours à ses services
s’étaient félicités d’avoir retenu sa candidature et ne lui avaient trouvé que des
qualités.
— Si j’avais eu un minimum de bon sens il y a six ans, c’est elle que j’aurais
épousée et personne d’autre, murmura Tomasso en s’approchant de la haute
fenêtre qui éclairait sa chambre d’hôtel et en collant son front à la vitre.
Aveuglé par la beauté éclatante de Liana et par sa grâce incomparable, il
avait trahi l’amitié qui le liait à Maggie et en avait été sévèrement puni. Dès la fin
de leur lune de miel, Liana s’était montrée tellement frivole et tellement égoïste qu’il
avait souvent regretté de lui avoir passé la bague au doigt. A la naissance de
Gianfranco, il avait espéré qu’elle renoncerait à ses activités mondaines et qu’elle
prendrait plaisir à pouponner, mais elle avait préféré engager une nurse et
continuer à fréquenter les salons de la jet-set américaine que de perdre son temps
à chanter des berceuses et à réchauffer des biberons.
— Tu devrais songer à te remarier, petit frère, avait dit Claudio à Tomasso un
an et demi après le décès accidentel de Liana. Ce qu’il te faudrait, c’est une
épouse aimante et fidèle comme Thérèse. Connais-tu une jeune femme qui
réponde à cette description ?
« Oui, avait acquiescé mentalement Tomasso. Je l’avais engagée comme
gouvernante à l’époque où j’étais étudiant et je me souviens encore du soin qu’elle
mettait à préparer mon petit déjeuner chaque matin. »
Pendant les dix-huit mois qu’elle avait passés à son service, Maggie avait
ensoleillé sa vie et transformé en paradis la grande maison qu’il avait achetée au
cœur de Boston…
— Il est hors de question que je te laisse cohabiter avec une midinette qui te
fait les yeux doux à longueur de journée et qui rêve de t’attirer dans ses filets,
s’était écriée Liana, la première fois qu’elle avait rencontré Maggie. Hors de
question, tu entends ?
Croyant que cet accès de jalousie était une merveilleuse preuve d’amour,
Tomasso avait changé d’attitude envers Maggie. Et, au lieu de chercher à la retenir
par tous les moyens, il avait accepté sa démission à la fin de l’année universitaire.
— Quel idiot j’ai été ! marmonna-t-il en ouvrant la fenêtre de sa chambre et en
regardant une grosse limousine noire s’arrêter au bas du luxueux hôtel où il était
descendu le jour de son arrivée en Asie. La seule personne au monde que Liana
ait adorée, c’est elle-même.
Bien qu’il se fût inscrit à la faculté sous le nom de Tom Prince pour éviter d’être
la proie d’une intrigante, sa future épouse avait découvert qu’il était le fils cadet du
roi d’Isole dei Re. Assoiffée de plaisirs et d’argent, elle l’avait manipulé comme un
pion sur un échiquier.
Quand Maggie connaîtrait sa véritable identité, peut-être essaierait-elle de le
piéger, elle aussi… Mais il ne la laisserait pas lui tourner la tête, se dit-il, les yeux
rivés au plus haut gratte-ciel de Hong Kong. Pendant qu’elle s’occuperait de
Gianni et d’Anna, il l’observerait à son insu. Et il ne lui demanderait sa main qu’à
deux conditions : qu’elle aime ses enfants et qu’il y ait encore entre eux cette drôle
d’alchimie qui les avait poussés dans les bras l’un de l’autre un beau soir d’avril.
A la différence de son père Vincente, qui avait épousé en secondes noces une
ravissante Italienne prénommée Flavia avant de la tromper sans vergogne jusqu’à
ce qu’elle intente une action en divorce, Tomasso ne croyait pas que le meilleur
moyen de survivre à un veuvage était de fonder un nouveau foyer et de multiplier
ensuite les aventures. Ce qu’il voulait, c’était conduire à l’autel une jeune femme
qui lui plaise physiquement, même s’il n’en était pas amoureux, et lui rester fidèle.
« Puisque je n’ai jamais éprouvé le besoin de prendre une maîtresse du temps
où Liana courait les salons mondains et délaissait notre fils, songea-t-il avant de
refermer la fenêtre de sa chambre et d’empoigner son attaché-case, il n’y a pas de
raison pour que je trahisse Maggie une fois que nous serons mariés. »
Île de Diamante, août 2006
— Quand est-ce que papa va rentrer ? s’informa Annamaria, les paupières
lourdes de sommeil.
— Dans deux jours, répondit Maggie en aidant la fillette à se coucher et en la
bordant.
— Il me manque.
— Je sais, ma chérie, mais sois patiente. Il sera bientôt là, avec toi, et te fera
plein de gros bisous.
— Tu me le jures ?
— Croix de bois, croix de fer…
Après avoir effleuré d’un baiser affectueux les boucles brunes d’Annamaria et
quitté la nursery à pas de loup, Maggie alla jeter un œil sur Gianfranco, qui dormait
déjà à poings fermés dans la pièce d’à côté. Elle remarqua que son lit
commençait à être un peu trop petit pour lui.
Etait-ce à son père ou à elle de régler ce genre de problème ? se demanda-t-
elle.
Depuis son arrivée à Diamante, tous les domestiques de la villa
Scorsolini — la cuisinière, prénommée Carlotta, la femme de chambre, les deux
servantes et le jardinier chargé d’entretenir les superbes massifs du
parc — venaient la consulter chaque fois qu’ils avaient une décision à prendre et le
respect qu’ils lui témoignaient l’intriguait d’autant plus qu’elle n’était ni une amie, ni
la fiancée du maître de maison.
De crainte de réveiller Gianfranco, Maggie traversa sans bruit le long corridor
aux murs tendus de chintz bleu ciel et pénétra dans sa suite à pas feutrés.
Pourvu que Gianni et Anna ne fassent pas d’horribles cauchemars cette nuit !
songea-t-elle en s’approchant du joli canapé dont les coussins de velours
amarante flamboyaient sous la fenêtre de son living-room. Epuisée, elle s’y laissa
tomber.
Quand la belle-sœur du prince Tomasso Scorsolini l’avait reçue au mois de
juillet à Lo Paradiso, la capitale du royaume d’Isole dei Re, elle avait failli refuser le
poste de nounou qu’on lui offrait, et sauter dans le premier avion à destination du
Massachusetts. Mais dès qu’elle avait aperçu l’adorable petit garçon et la
charmante fillette qu’on voulait lui confier, elle avait senti une bouffée de tendresse
lui gonfler le cœur et s’était accroupie devant eux, les bras grands ouverts.
Comment pourrait-elle trouver la force de leur dire adieu à la fin de son
contrat ? s’inquiéta-t-elle.
S’il fallait en croire les domestiques de la villa Scorsolini, leur père était un
décideur-né qui dirigeait d’une main de fer les mines de diamants de l’archipel et
qui devait se rendre plusieurs fois par an en Extrême-Orient pour essayer de
conquérir de nouveaux marchés. Lorsqu’il était à l’étranger, il mettait un point
d’honneur à appeler chaque jour Gianfranco et Annamaria, mais ces brefs coups
de fil, que ponctuaient parfois d’insupportables grésillements, ne suffisaient pas à
combler leur immense besoin d’affection.
Quel genre de femme pouvait avoir accepté d’épouser ce bourreau de
travail ? s’interrogea Maggie en tendant la main vers un guéridon au plateau
marqueté d’ivoire et en pianotant d’un doigt distrait sur les touches argentées de la
télécommande. Quand elle aurait envie de fonder une famille, elle choisirait un
mari prévenant et fidèle qui serait impatient d’avoir des enfants et qui rentrerait
tous les soirs à la maison.
La nuque calée contre le dossier du canapé, elle regarda s’animer l’écran
plasma suspendu, tel une toile de maître, à l’une des cloisons de son living-room. A
la vue du célèbre acteur des années 50 qui paradait devant ses yeux, elle sentit le
rythme de son cœur s’accélérer.
Avec son front altier, ses pommettes hautes et son sourire ensorcelant, le
héros du film ressemblait trait pour trait à Tom Prince, le seul homme que Maggie
eût jamais aimé. Séduisant, généreux, spirituel, celui-ci avait été son meilleur ami
durant de longs mois et le serait probablement resté jusqu’à la fin de ses jours s’il
n’était pas tombé amoureux d’une ravissante créature, possessive et ombrageuse.
Depuis qu’elle habitait à la villa Scorsolini, Maggie repensait souvent aux
soirées inoubliables qu’elle avait jadis passées à Boston, et des rêves torrides
hantaient chaque nuit son sommeil. Des rêves de draps froissés et de baisers
voluptueux entremêlés de caresses satinées dont elle émergeait au petit matin, les
épaules secouées de frissons et la tête embrumée.
Après avoir essayé en vain de refouler la vague de nostalgie qui l’envahissait
et de s’intéresser au vieux western que diffusait l’une des chaînes de télévision,
elle se pelotonna sur le canapé et, les paupières mi-closes, laissa les souvenirs
affluer…
2.

Boston (Massachusetts), quelques années plus tôt


Quand elle arriva à proximité de Chestnut Grove, l’imposante demeure de style
victorien où allait avoir lieu son entretien d’embauche, Maggie lissa les pans de
son corsage d’une main fébrile et aspira une grande bouffée d’oxygène pour tenter
de calmer les battements désordonnés de son cœur.
Dans la lettre qu’elle avait reçue du propriétaire des lieux, il était écrit qu’elle
devrait se présenter au manoir à 18 heures. Bien décidée à faire bonne
impression malgré l’état désastreux de ses finances, elle avait passé tout l’après-
midi à se pomponner.
Oubliant les jeans délavés et les sweat-shirts confortables qu’elle avait
l’habitude de porter, elle avait revêtu une jupe plissée en twill jaune paille qui lui
couvrait pudiquement les genoux et un chemisier immaculé qu’elle avait acheté
l’été précédent dans une friperie du centre-ville.
Avant de quitter la chambre exiguë qu’elle louait sur le campus, elle avait
chaussé la seule paire d’escarpins qu’elle avait réussi à dénicher au fond de sa
penderie et en avait lustré les brides jusqu’à ce que le cuir défraîchi se mette à
reluire comme s’il était flambant neuf. Puis, de peur d’avoir l’air trop jeune et trop
inexpérimentée pour être engagée par Tom Prince, elle avait noué ses épais
cheveux blonds en un lourd chignon que retenaient deux peignes en écaille et avait
souligné ses yeux d’un trait de khôl, ce qui la vieillissait de cinq ou six ans.
— Mon Dieu, faites que ma candidature soit sélectionnée ! implora-t-elle tout
bas en gravissant une à une les marches du perron.
Le salaire indiqué dans la lettre que lui avait envoyée le propriétaire de
Chestnut Grove n’était pas très élevé, mais l’aiderait à financer ses études et à
acheter les manuels de puériculture que les enseignants de l’université lui avaient
conseillé de lire avant la fin du premier semestre.
Les doigts tremblant de nervosité, Maggie tendit la main vers la sonnette en
bronze qui rutilait à côté de la porte d’entrée. Elle allait presser le bouton lorsque le
battant s’ouvrit comme par enchantement.
— Oh ! excusez-moi, je… j’ai dû me tromper d’adresse, bredouilla-t-elle quand
elle vit jaillir dans l’embrasure un jeune homme qui semblait s’être échappé d’une
fresque de Michel-Ange.
Avec ses cheveux bouclés, son visage d’éphèbe qu’on aurait dit taillé dans un
bloc de marbre et son regard bleu saphir où dansait une étincelle moqueuse, il
était la beauté personnifiée.
— Que désirez-vous ? demanda-t-il d’une voix grave, bien timbrée, qui arracha
Maggie à sa contemplation.
— Je vous ai écrit la semaine dernière pour présenter ma candidature au
poste de gouvernante que vous offriez, jeta-t-elle dans un souffle.
— Quel âge avez-vous ?
— Dix-huit ans.
— A lire votre lettre, je n’aurais pas cru que vous étiez aussi jeune.
— Vous non plus, vous ne correspondez pas à l’image que je m’étais faite de
vous.
— Par qui aviez-vous espéré être embauchée ? Par un vieillard chauve et
ventripotent, incapable d’entretenir seul sa grande maison ?
— Oui.
— Navré de vous décevoir.
— Oh ! je ne suis pas déçue, loin de là. En vous voyant, je… j’ai été un peu
surprise, c’est tout.
— Dans ce cas, nous sommes quittes. Lorsque je vous ai fixé rendez-vous,
j’étais persuadé que vous aviez les cheveux blancs et le front ridé.
Un sourire amusé aux lèvres, Tom Prince lâcha le lourd panneau de chêne
sculpté qu’il avait ouvert à la volée et serra la main de Maggie.
— Ravie de vous rencontrer, monsieur Prince, murmura-t-elle en lui
abandonnant ses doigts une minute de plus que ne l’exigeait la bienséance.
— Appelez-moi Tom, je vous en prie. Quand on me fait des ronds de jambe,
j’ai l’impression d’avoir cent ans.
— Ravie de vous rencontrer, Tom, corrigea Maggie, embarrassée.
— Avez-vous déjà occupé un poste de gouvernante ?
— Non, mais j’ai grandi dans des foyers d’accueil et il m’est souvent arrivé de
préparer les repas, de laver la vaisselle et d’épousseter les meubles. De la
troisième à la terminale, j’ai vécu chez Helen Peabody, une assistante maternelle à
laquelle les services sociaux m’avaient confiée, et ses propres enfants
l’accaparaient tellement qu’elle n’avait pas le temps de passer l’aspirateur ni de se
mettre aux fourneaux. Alors, en rentrant du lycée chaque soir, je l’aidais du mieux
que je pouvais.
— Cela ne vous ennuyait pas de devoir jouer les cuisinières et les femmes de
ménage ?
— Pas du tout. J’ai de nombreuses cordes à mon arc. L’été dernier, par
exemple, j’ai travaillé comme barmaid et avant, j’avais fait plein de petits boulots.
— Maintenant que vous êtes majeure, où habitez-vous ?
— Dans une chambre de la cité universitaire. Dès que j’ai eu dix-huit ans,
Helen m’a demandé de débarrasser le plancher parce que je n’avais plus droit à la
moindre allocation…
« … et qu’elle ne voulait pas s’encombrer d’une bouche inutile », se retint
d’ajouter Maggie, qui avait été profondément blessée par la froideur avec laquelle
Helen Peabody l’avait traitée.
— Le salaire que je vous verserai ne sera pas faramineux, jeta Tom après
l’avoir observée en silence pendant de longues minutes. Ne craignez-vous pas
d’avoir du mal à équilibrer votre budget ?
— Non, le rassura-t-elle. L’Etat m’a accordé une bourse d’études qui m’a
permis de m’inscrire à la fac, mais qui est loin d’être suffisante. Si vous
m’engagez, je pourrai m’acheter des livres et subvenir à mes besoins.
— Ce sont vos prouesses sportives qui ont amené le rectorat à vous aider
financièrement ?
Maggie esquissa un sourire.
— Vous trouvez que j’ai une carrure d’athlète et l’étoffe d’une championne
olympique ?
— Pas tout à fait, reconnut Tom en la détaillant de la tête aux pieds. Puisque
vous ne ressemblez ni à une basketteuse, ni à une haltérophile, je suppose que
vous ne devez votre réussite qu’à vos capacités intellectuelles ?
— Vous supposez bien. J’ai été reçue au bac avec les félicitations du jury.
— Ouah ! Vous êtes un vrai petit génie.
— Si je n’avais pas été une bonne élève, je n’aurais pas eu l’idée de me
lancer dans de longues études.
— Quel diplôme rêvez-vous de décrocher ?
— Un diplôme de puéricultrice. Une fois que je l’aurai obtenu, j’ouvrirai une
crèche et j’y accueillerai les enfants des quartiers pauvres de Boston.
— Si vous ne voulez pas vous retrouver sur la paille sept ou huit mois après
avoir créé votre garderie, il va falloir que vous preniez des cours de gestion.
— Merci du conseil. Je ne manquerai pas de le suivre dès que je le pourrai.
Tom s’effaça pour céder le passage à Maggie, puis guida cette dernière vers
un immense living-room aux murs rechampis d’ocre pâle.
— Il y a une chose dont j’aimerais que nous parlions, lui dit-il quand elle se fut
assise dans l’une des deux bergères qui encadraient la cheminée. En admettant
que j’accepte de vous engager, vous devrez quitter la cité U et vous installer au
manoir. Cela vous pose-t-il un problème ?
— Aucun.
— Comme je vous trouve très sympathique et que je n’ai que quatre ans de
plus que vous, nous ne tarderons sans doute pas à devenir les meilleurs amis du
monde, mais ne vous faites aucune illusion : contrairement à certains de mes
camarades d’université qui adorent flirter avec les domestiques de leurs parents,
je n’ai pas l’habitude de me laisser séduire par mes employées. Si, en rentrant à
Chestnut Grove un soir, je vous trouve nue dans mon lit, je n’hésiterai donc pas à
vous renvoyer.
Maggie s’imagina pénétrant dans la chambre de Tom à la tombée de la nuit,
vêtue d’un string ou d’un négligé vaporeux, et éclata de rire.
— Cessez de vous payer ma tête, bougonna-t-il. Je ne suis pas d’humeur à
plaisanter.
— Désolée de ne pas avoir réussi à garder mon sérieux, rétorqua-t-elle après
avoir recouvré son souffle. Je ne voulais pas vous offenser.
— Pourquoi riez-vous, alors ?
— Parce que l’idée que je puisse chercher à vous séduire est absurde. Il vous
est déjà arrivé de devoir repousser les avances d’une domestique ?
— Oui. D’où l’avertissement que je viens de vous donner.
— N’ayez crainte, je vous jure sur la tombe de mes parents que je saurai rester
à ma place et que, nue ou habillée, je n’aurai jamais l’audace de me glisser entre
vos draps. Quand vous me connaîtrez mieux, vous verrez que vous avez eu tort de
vous inquiéter.
— Quand je vous connaîtrai mieux ! répéta Tom, perplexe. Vous préférez les
filles aux garçons ?
Si elle préférait les filles aux garçons…? De stupeur, Maggie faillit s’étrangler.
— Absolument pas ! s’écria-t-elle. Ce que j’essaie de vous expliquer, c’est que
je suis quelqu’un de très réservé et qu’il n’est pas dans mes principes de me jeter
au cou de qui que ce soit.
— Comment puis-je être sûr que vous n’êtes pas en train de me raconter des
bobards ?
— Réfléchissez une seconde et vous aurez la réponse à votre question. Pour
ne pas avoir remarqué que vous veniez d’un milieu aisé et que je n’avais aucune
chance de vous plaire, il faudrait que je sois la reine des imbéciles. Or, je vous ai
dit tout à l’heure que j’avais obtenu une bourse d’études grâce à mes excellents
résultats au bac. A moins d’un accident, il est donc peu probable que je me
transforme un jour en écervelée et que mes petites cellules grises s’arrêtent de
fonctionner. En plus de cela, les gens qui se sont occupés de moi ces dernières
années m’ont répété je ne sais combien de fois que je ne devrais pas coucher
avec un homme avant de l’avoir épousé et j’ai la ferme intention de leur obéir.
Même si vous étiez le sosie de Gary Cooper, je refuserais de passer ne serait-ce
qu’une nuit dans votre lit.
— Le sosie de Gary Cooper ! releva Tom en ouvrant de grands yeux. C’est
votre idéal masculin ?
Maggie hocha la tête, excédée.
— Quelle importance que je préfère les cow-boys aux dandys ou
inversement ? Puisque vous n’appartenez ni à l’une, ni à l’autre de ces catégories,
vous n’êtes pas près de me faire fantasmer.
Un sourire charmeur et inattendu étira les lèvres sensuelles de Tom.
— Bien que vous n’ayez pas la langue dans votre poche et que notre
cohabitation risque d’être houleuse, vous êtes engagée, mademoiselle l’Effrontée,
déclara-t-il avant d’aider la jeune femme à quitter son fauteuil et de la
raccompagner jusqu’en haut du perron.

* * *
Maggie emménagea à Chestnut Grove le dimanche suivant et s’aperçut au fil
des jours que son nouvel emploi était beaucoup moins difficile qu’elle ne l’avait
craint. Malgré son aisance financière qui lui aurait permis de fréquenter des
restaurants gastronomiques, Tom se contentait des repas très simples qu’elle lui
préparait et, lorsqu’il devait s’absenter, il la laissait libre d’aller et venir dans la
maison.
Tout aurait donc été pour le mieux dans le meilleur des mondes si elle n’était
pas tombée follement, éperdument, désespérément amoureuse de lui et s’il n’avait
pas eu l’insupportable manie d’exhiber à son bras les plus jolies filles de Boston.
Sous les regards méprisants dont celles-ci la gratifiaient quand Tom les invitait au
manoir, Maggie se faisait l’effet d’un insecte disgracieux qu’une main cruelle aurait
épinglé sur la plaque d’un microscope. Non pas qu’elle se trouvât laide et dénuée
de charme, mais sa bouche un peu trop grande et son nez piqueté de taches de
rousseur n’avaient pas l’extrême délicatesse que requéraient les canons de la
beauté.
L’année de son doctorat, Tom rompit avec sa petite amie du moment — une
superbe brune à la taille de sylphide. Et, au lieu de s’enticher d’un autre sosie de
Miss Univers, il décida de consacrer la majeure partie de son temps libre à
Maggie.
« Ne t’emballe pas, idiote ! se disait-elle chaque fois qu’ils sortaient ensemble
et qu’elle se prenait à rêver de baisers passionnés. Ce n’est pas parce qu’il
t’emmène au cinéma, au stade ou au restaurant qu’il t’aime à la folie. Si tu oublies
l’avertissement qu’il t’a donné et que tu te permets des gestes déplacés, il
n’hésitera pas à te licencier. »
Forte de cette certitude, elle s’évertua à masquer ses sentiments et interpréta
à la perfection le rôle de bonne copine qu’il lui avait assigné.
— Pour lui, je n’ai été qu’un pis-aller, maugréa-t-elle un soir en s’asseyant sur
le canapé du living-room. A l’heure qu’il est, il doit être en train de dîner avec une
nouvelle conquête et de se demander comment il a bien pu se satisfaire de ma
compagnie pendant des semaines.
Mais soudain, Tom pénétra dans le séjour à grandes enjambées. Vêtu d’un
jean moulant sous lequel on voyait onduler les muscles de ses cuisses et d’un pull-
over Ralph Lauren qui épousait son torse d’athlète, il était tellement sexy que le
cœur de Maggie fit un grand bond dans sa poitrine.
— Salut, lança-t-elle. Tu… tu veux que je te prépare un hamburger ?
— Non, merci, répondit-il. Je préférerais t’inviter au restaurant.
— Impossible ! Je n’ai pas encore fini de relire mes polycopiés.
— Tu travailles trop, Maggie. Si tu continues à ce rythme-là, tu vas te tuer à la
tâche.
— Penses-tu ! Je suis plus solide et plus courageuse que tu ne l’imagines.
— A t’entendre, on croirait que la vie est une longue suite d’épreuves et qu’on
est perpétuellement obligé de se battre pour voir ses rêves se réaliser. Moi,
j’estime au contraire qu’on doit se reposer de temps en temps et savoir profiter
des bons moments.
— Tu parles comme un enfant gâté qui a l’habitude d’obtenir ce qu’il souhaite
sans avoir à fournir le moindre effort.
— A qui la faute si je suis devenu paresseux ? Depuis que je t’ai engagée, tu
t’occupes de tout à ma place et tu refuses mon aide.
Tom s’assit à côté de Maggie et lui entoura les épaules d’un bras amical.
— Où aimerais-tu que je t’emmène ? lui demanda-t-il dans le creux de l’oreille.
— Nulle part, lâcha-t-elle, le cœur battant. J’ai trois examens à passer avant le
week-end et il me reste un livre d’Alfred Adler à relire.
— Pourquoi as-tu décidé de prendre des cours de psychopédagogie et de
choisir un tas d’autres options qui te monopolisent un jour sur deux ?
— Pour être certaine de décrocher mon diplôme. Plus je présenterai de
matières à la fin de l’année, plus j’aurai de chances d’être reçue et plus tôt je
pourrai trouver un emploi bien rémunéré qui me permettra d’économiser de
l’argent et d’ouvrir ensuite la crèche de mes rêves.
— Si tu me laissais régler toutes tes factures, tu serais moins pressée d’entrer
dans la vie active.
— C’est très gentil à toi de vouloir financer mes études, mais je déteste qu’on
me fasse la charité.
— Ah ! ce que tu es agaçante !
— Je ne suis pas agaçante, je suis réaliste. Une fois que tu auras soutenu ta
thèse de doctorat, tu quitteras le Massachusetts et je serai obligée de me
débrouiller seule. Il vaut donc mieux que j’apprenne dès maintenant à me passer
de ton aide.
— Où logeras-tu l’automne prochain ?
— Chez l’une de mes camarades de fac qui va louer un duplex au centre-ville
et qui cherche une colocataire.
— Au lieu de déménager, tu devrais rester ici jusqu’à l’obtention de ta licence.
— Chestnut Grove n’est pas ma maison. Alors, pourquoi y habiterais-je après
ton départ de Boston ?
— Parce qu’il faudrait que quelqu’un continue à épousseter les meubles et à
aérer les pièces.
— A d’autres ! Ce que tu veux, ce n’est pas me garder à ton service, c’est
jouer les bons Samaritains. Et je ne supporte pas qu’on me fasse l’aumône, je te
l’ai déjà dit.
— Que cela te plaise ou non, je m’en moque. Je suis tellement obstiné que je
ne te laisserai aucun répit tant que tu n’auras pas accepté mon offre.
— Inutile de me rappeler que tu es une tête de mule ! Je m’en suis rendu
compte.
Tom jeta au pied du sofa les polycopiés que Maggie avait étalés sur ses
genoux, puis bondit du canapé et obligea la jeune femme à se lever.
— Si tu es convaincue qu’il ne sert à rien de me résister, lança-t-il en la serrant
dans ses bras, tu devrais cesser de polémiquer et venir dîner avec moi.
— Je ne peux pas. Chaque fois que tu m’as invitée au restaurant ces
dernières semaines, nous avons bavardé pendant des heures et nous ne sommes
rentrés au manoir qu’à minuit passé.
— Allons plutôt au cinéma ! Il y a un film que j’ai envie de voir et qui te plaira.
— Qu’est-ce qui te permet de l’affirmer ?
— Mon intuition masculine. Et elle ne m’a jamais trompé.
— Je suis donc censée te croire aveuglément ?
— Oui. Tout ce que je dis est parole d’Evangile.
— Je te trouve bien arrogant pour quelqu’un qui n’a pas encore vingt-cinq ans.
— Ce n’est pas ma faute. J’ai été habitué dès l’enfance à donner des ordres
et à être obéi.
— Oh ! Je n’en doute pas, s’exclama Maggie.
Tom avait beau être très discret sur ses origines, elle avait deviné depuis
longtemps qu’il était issu d’une famille richissime et qu’il avait grandi dans un luxe
insolent.
— Au lieu de m’empêcher de travailler, bougonna-t-elle, tu devrais demander à
l’une de tes amies de t’accompagner au cinéma.
— C’est ce que je suis en train de faire, riposta-t-il du tac au tac.
— Au cas où tu l’aurais oublié, je te rappelle que je suis ta gouvernante.
— Et alors ? Aucune loi n’interdit à un patron de sympathiser avec l’une de ses
employées.
« Mais, quand tu auras quitté Boston, cela m’étonnerait que tu m’envoies des
cartes de vœux à Noël et que tu me téléphones pour prendre de mes nouvelles »,
s’abstint de rétorquer Maggie, qui avait l’impression de recevoir un coup de
poignard en plein cœur chaque fois qu’elle pensait au départ de Tom.
— Vu le peu de temps qu’il nous reste à passer ensemble, ajouta-t-il, une lueur
de malice au fond des yeux, tu ne crois pas que nous devrions essayer d’en
profiter au maximum ?
— Si, reconnut-elle de mauvaise grâce. Je veux bien aller au cinéma avec toi,
à condition que nous assistions à la première séance et que nous rentrions au
manoir à 22 heures sonnantes.
— Vos désirs sont des ordres, mademoiselle, se moqua Tom avant de
s’incliner vers elle et de lui effleurer la bouche.
Rester calme, indifférente… Ne pas attacher à ce geste plus d’importance
qu’il n’en avait… Ne pas se laisser enivrer par la douceur du moment… Les mots
tournoyèrent dans la tête de Maggie jusqu’à ce que naisse en elle un trouble
délicieux, qui annihila sa volonté et lui fit oublier ses belles résolutions. Alors, les
paupières closes, le cœur battant à grands coups précipités, elle entrouvrit ses
lèvres et approfondit d’elle-même le baiser.
Pendant de longs mois, elle avait vécu cette scène par la pensée et s’était
imaginée embrassant Tom à perdre haleine comme toutes les créatures de rêve
qui avaient défilé à Chestnut Grove. Mais, grisante, ineffable, merveilleuse, la
réalité dépassait de loin ses fantasmes… Elle sentit une spirale de feu lui
incendier les veines et laissa échapper un gémissement.
« Si tu ne mets pas très vite un terme à cet instant de folie, tu vas perdre ton
emploi et te retrouver à la rue », lui rappela une petite voix insidieuse, qu’elle
s’empressa de réduire au silence. Puisque Tom avait décidé de quitter le
Massachusetts à la fin de l’année universitaire et qu’elle n’aurait plus l’occasion
ensuite de le revoir, elle allait s’étourdir de volupté et basculer dans ce monde
magique de l’extase que décrivaient à mots couverts ses romanciers favoris.
— Ouvre les yeux, Maggie, jeta-t-il soudain d’un ton péremptoire.
— Je… je te demande pardon, bredouilla-t-elle en revenant brutalement sur
terre.
— De quoi ?
— De t’avoir embrassé.
— Ce n’est pas toi qui as pris l’initiative, c’est moi et moi seul.
— Mais si je n’avais pas eu envie de ce baiser, je ne t’aurais pas laissé me
toucher.
— Dois-je en déduire que je ne te suis pas indifférent ?
— Oui. Cela fait des semaines que je rêve d’imiter tes ex-petites amies et de

Tom imposa silence à Maggie avec un baiser passionné qui déchaîna en elle
une tempête d’émotions, puis il déboutonna le chemisier de dentelle arachnéenne
dont elle avait noué les pans au-dessus de sa taille et traça de longs sillons
enflammés dans le doux vallonnement de ses seins.
— Tu ne peux pas savoir comme je… comme j’ai hâte de t’appartenir,
balbutia-t-elle quand il lui ôta son jean et qu’il glissa une main sous le minuscule
triangle de satin noir qui chatoyait sur sa peau nacrée.
— C’est bien, bella, chuchota-t-il en attisant d’une lente, d’une interminable
caresse le feu qui la consumait. Laisse-toi aller.
« Bella ! releva-t-elle dans un éclair de lucidité. Qui est cette femme dont il
parle ? Une ancienne conquête qu’il n’a pas encore réussi à oublier ? »
Avant qu’elle n’ait eu le loisir de l’interroger, Tom poursuivit sa troublante
exploration et se fit de plus en plus audacieux… Mais quelque chose dans son
comportement dut le déstabiliser, car il s’écria tout à coup :
— Tu es vierge ?
— Oui, avoua-t-elle, rougissante.
— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit dès que je me suis mis à te déshabiller ?
— Parce que je pensais que tu le savais.
— Que je le savais ? De nos jours, les filles — celles que je connais, du
moins — sont aussi délurées que les garçons.
Pétrifiée, Maggie vit Tom ébaucher un mouvement de recul, puis l’entendit
marmonner dans une langue étrangère. Elle crut qu’il allait quitter le living-room,
mais, au lieu de s’éloigner d’elle, il l’enferma de nouveau dans ses bras et, d’une
main habile, dénoua les liens satinés de son string.
— Je ne prends pas la pilule, confessa-t-elle, horriblement gênée.
— Aucune importance, bella ! jeta-t-il. J’ai des préservatifs.
— C’est la deuxième fois en l’espace de cinq minutes que tu m’appelles Bella.
— Tu veux que je t’explique pourquoi j’ai employé ce mot-là ?
— Oh, surtout pas ! Je suis tellement mortifiée que tu n’as pas besoin d’en
rajouter.
— Mortifiée ! répéta Tom, l’air incrédule. Tu n’as plus envie que je te fasse
l’amour ?
— Non, maugréa Maggie en commençant à se rhabiller avec des gestes
maladroits. Le soir où tu m’as engagée, tu m’as dit que tu n’hésiterais pas à me
licencier au moindre écart de conduite. Comme je ne tiens pas à aller pointer au
chômage en pleine période d’examens, je préfère ne pas prendre de risques.
— Me connaissant, tu devrais savoir que je serais incapable de te laisser sans
ressources et de gâcher tes chances de réussite.
— Mais, par mesure de précaution, j’aime mieux que nous en restions là.
Le regard assombri, Tom pivota tout d’un bloc sur ses talons. Il sortit du living-
room et ouvrit la porte du vestibule.
— Si tu venais me rejoindre dans mon lit un de ces soirs, je ne te renverrais
pas, lança-t-il avant de claquer le battant derrière lui et de dévaler les marches du
perron.
Dès que Maggie se retrouva seule au coin de la cheminée, elle s’écroula sur le
sofa et fondit en larmes.
« Ai-je eu tort ou raison de refuser ce qu’il m’offrait ? se demanda-t-elle entre
deux sanglots. Et qui est cette Bella dont il n’arrêtait pas de parler pendant qu’il me
serrait dans ses bras ? Aucune des jolies filles qu’il m’a présentées ne se
prénommait ainsi, mais peut-être est-il tombé amoureux d’une autre femme l’été
dernier, lorsqu’il est parti en vacances à l’étranger… »

* * *
Tout au long de la semaine suivante, Maggie essaya vainement d’ignorer la
violente jalousie qui lui mordait le cœur à l’idée qu’il pouvait y avoir, en Europe, en
Australie ou ailleurs, une ravissante créature dont Tom s’était épris.
Persuadée que le seul moyen de supplanter cette inconnue était de se battre à
armes égales avec elle et de marquer un maximum de points avant la fin de
l’année universitaire, elle décida un soir de franchir la ligne rouge au-delà de
laquelle elle n’avait pas encore osé s’aventurer et d’aller jusqu’au bout de ses
fantasmes.
Après avoir troqué son jean et son sweat-shirt contre une nuisette translucide,
elle pénétra dans la vaste chambre moquettée de bleu marine que Tom occupait
au premier étage de Chestnut Grove, puis se glissa entre les rideaux de velours du
lit à baldaquin. Le regard soudé au cadran fluorescent du petit réveil qui trônait sur
la table de chevet, elle se résigna à attendre… à attendre… à attendre…
— Il ne faut pas que je m’endorme, murmura-t-elle en voyant défiler les minutes
et en sentant ses paupières s’alourdir.
Mais à peine avait-elle achevé sa phrase qu’elle ferma les yeux et céda à la
fatigue.
Quand elle émergea du sommeil peuplé de rêves brûlants où elle avait
sombré, le plafonnier du couloir était allumé… et une jolie brune au décolleté
ravageur s’inclinait vers elle, les prunelles agrandies de stupéfaction. Tom se tenait
à côté d’elle…
— Qu’est-ce que tu fais là, Maggie ? s’étonna-t-il.
— Je… j’étais en train de me reposer, balbutia Maggie, rouge de confusion.
— Pourquoi n’êtes-vous pas allée vous coucher dans votre chambre ?
interrogea d’un air soupçonneux la nouvelle conquête de Tom.
— Parce qu’elle a l’habitude de laver le linge chaque lundi et que ses draps
n’ont probablement pas eu le temps de sécher, rétorqua ce dernier à la place de
Maggie. Comme je l’avais prévenue que je ne rentrerais pas de la nuit, elle ne
pouvait pas deviner que cela me dérangerait si elle restait ici jusqu’à demain
matin.
— Au lieu de se conduire avec un tel sans-gêne, elle aurait dû se rappeler
qu’elle était une simple domestique et s’allonger sur le canapé du living-room ou
sur le divan du salon.
— C’est vrai, reconnut Maggie en s’efforçant de garder son calme et sa
dignité. J’ai fait une erreur.
— Disons plutôt que tu as mal choisi ton moment, Maggie, rectifia Tom d’un
ton lourd de sous-entendus.
— Très mal choisi, renchérit la superbe brune aux boucles soyeuses. Mais
j’espère que, dans quelques secondes, le problème sera résolu.
— Oh ! n’ayez crainte, je ne vais pas m’éterniser ici, s’exclama Maggie avant
de se lever d’un bond et de quitter la pièce, morte de honte.
« Comment ai-je pu croire que Tom finirait par renoncer à ses bonnes vieilles
habitudes de don Juan et par tomber amoureux de moi ? se demanda-t-elle dès
qu’elle eut regagné le rez-de-chaussée. Lorsqu’il m’a certifié la semaine dernière
qu’il ne me renverrait pas si je venais le rejoindre un soir dans son lit, il était loin de
se douter que je le prendrais au mot. J’avais tellement peur de perdre ma place à
cause de ce qui s’était passé entre nous qu’il a voulu me rassurer et c’est tout. Le
reste n’a été que le produit de mon imagination débordante. »

* * *
Quand elle se réveilla le lendemain matin, Maggie eut l’impression qu’une
flèche lui avait transpercé la poitrine au cours de la nuit et que, sous le choc, son
cœur avait volé en éclats.
— Il va falloir que je trouve très vite une chambre à louer et un nouvel emploi,
murmura-t-elle, les yeux embués de larmes.
Comme la cité universitaire était déjà pleine à craquer et que les studios
encore vacants à cette époque de l’année n’étaient pas légion, elle allait sans
doute avoir un mal fou à se reloger, mais mieux valait dormir à la belle étoile que
de cohabiter avec Tom.
Après avoir pris une douche froide pour se laver de l’humiliation qu’elle avait
essuyée, Maggie extirpa de sa penderie les premiers vêtements que ses doigts
rencontrèrent, puis les enfila à la diable. Elle sortit de sa chambre en espérant que
Tom avait déjà quitté Chestnut Grove.
« Ah, zut ! fulmina-t-elle lorsqu’elle franchit le seuil de la cuisine, quelques
minutes plus tard, et qu’elle le vit brancher le percolateur. J’aurais dû me douter
que ce goujat ferait exprès de lambiner. »
— Salut, Maggie, lui lança-t-il avec son habituelle désinvolture. Tu vas bien ?
— Pas très bien, non, maugréa-t-elle, indignée qu’il ait le toupet de lui poser
une telle question.
— Je suis désolé de ce qui s’est passé la nuit dernière.
— Vraiment ?
— Oui, je t’assure. Je n’ai jamais voulu te mettre dans une situation aussi
embarrassante.
« Il n’y a pas que mon amour-propre qui ait souffert, se retint de préciser
Maggie. En ramenant à la maison cette pimbêche, tu m’as brisé le cœur. »
— Liana n’a pas deviné pourquoi tu étais dans ma chambre, reprit Tom. Elle a
gobé tout ce que je lui ai raconté.
— Il faut avouer que tu as été très convaincant. Lorsque je t’ai entendu inventer
cette histoire de lessive hebdomadaire et de draps encore humides, j’ai failli
sauter à bas de ton lit et me mettre à applaudir. Depuis quand as-tu des dons
d’acteur ?
— Depuis des années. Si mes études étaient moins accaparantes, je pourrais
prendre des cours d’art dramatique et en remontrer aux vedettes de Broadway.
— Il est inutile que tu cherches à te perfectionner. Ta vie privée est tellement
agitée qu’elle vaut bien une scène de théâtre. A force de mentir aux jolies filles
avec lesquelles tu sors, tu es devenu le roi des hypocrites et le plus talentueux des
comédiens.
— Oh ! Arrête de persifler, je t’en prie. Je t’ai déjà dit que j’étais désolé.
— Et tu crois qu’un ou deux mots d’excuse vont suffire à réparer les torts que tu
as envers moi ?
— Les torts ! répéta Tom, l’air mi-agacé, mi-étonné. Quels torts ? Je ne t’avais
fait aucune promesse, que je sache.
— Mais tu m’avais certifié que tu ne me renverrais pas si je venais te rejoindre
dans ton lit.
— Et j’ai l’intention de tenir parole. Malgré ta conduite d’hier soir, je ne te
licencierai pas.
— Tu n’en auras pas besoin, car j’ai décidé de te rendre mon tablier et de
chercher un autre emploi.
— Au lieu de démissionner sur un coup de tête et de le regretter plus tard, tu
devrais oublier ce qui s’est passé et continuer à…
— Il n’est pas question que j’oublie quoi que ce soit ! L’humiliation que j’ai
subie n’est pas de celles qu’on peut facilement rayer de sa mémoire. Quand ta
petite amie m’a reproché mon sans-gêne et m’a rappelé avec une rare
« délicatesse » que j’étais une simple domestique, j’ai cru mourir de honte.
— Je comprends que tu aies été vexée, mais personne ne t’oblige à quitter
Chestnut Grove et à aller dormir sous les ponts. Pour moi, en tout cas, la nuit
dernière n’a pas existé.
— Si ta Liana adorée t’entendait, elle serait furieuse de ne pas t’avoir laissé
un souvenir impérissable.
— Ce n’est pas de ça que je voulais parler, et tu le sais pertinemment.
— Bien sûr que je le sais ! Je ne suis pas idiote.
— Tu es même très intelligente.
— Merci de le souligner. Je croyais que ce détail t’était sorti de la tête.
— Pas étonnant ! Ton manque de perspicacité n’a d’égal que ton insolence.
— Que veux-tu dire par là ?
— Que ton Q.I. exceptionnel ne t’autorise pas à te mêler de ma vie privée et
encore moins à la critiquer.
— J’aurais mieux fait de tenir ma langue, tu as raison. Et puisqu’une
gouvernante qui se respecte doit être un modèle de tact et de discrétion, je vais
me mettre dès aujourd’hui à chercher un nouvel emploi.
— Où espères-tu le trouver ? A cette époque de l’année, tous les postes
réservés aux étudiants sont déjà pourvus.
Tom remplit de café les deux tasses en faïence vernissée qu’il avait posées
sur la table, et en offrit une à Maggie.
— Puisque tu veux me donner ta démission, je l’accepte, mais à une seule
condition.
— Laquelle ?
— Que tu restes à Chestnut Grove jusqu’à ce qu’on t’ait proposé du travail.
— D’accord, dit-elle après quelques secondes de silence. Je ne partirai que si
j’arrive à dénicher une place de serveuse ou de baby-sitter.
Pendant les quelques semaines qui suivirent, Maggie eut beau éplucher les
petites annonces et lire les affichettes épinglées aux grands tableaux en liège qui
ornaient le hall d’entrée de la faculté, elle ne trouva aucun emploi susceptible de
l’intéresser. Obligée de continuer à vivre sous le même toit que Tom, elle
s’évertuait à le fuir et passait tout son temps libre à la bibliothèque universitaire.
Quand Liana venait dîner au manoir, elle préparait des plats faciles à réchauffer et
s’éclipsait au dernier moment.
A la fin du mois de mai, Tom lui annonça qu’il allait se marier au cours de l’été
et la pria d’assister à la cérémonie, mais elle déclina l’invitation et quitta Chestnut
Grove sans prendre la peine de lui indiquer sa nouvelle adresse. Puisqu’il avait
rencontré la femme de ses rêves et que rien d’autre ne semblait lui importer, à quoi
bon rester en contact avec lui et caresser de faux espoirs ?
Le jour où il soutint sa thèse de doctorat, Maggie se faufila dans l’amphithéâtre
et applaudit sa prestation des deux mains. Puis, de crainte qu’il ne l’aperçoive en
haut des gradins, elle s’enfuit de la salle comme une voleuse dès que les
examinateurs l’eurent félicité… et sortit de sa vie aussi rapidement qu’elle y était
entrée.
3.

Île de Diamante, août 2006


— Tu dors, Maggie ?
La voix cristalline qui répétait sans arrêt les mêmes mots comme on récite une
prière tira Maggie du profond sommeil auquel elle avait succombé après avoir
gagné sa chambre d’un pas lourd. Elle secoua la tête pour chasser de son esprit
les images qui l’obsédaient depuis six ans.
— Qu’y a-t-il, mon chéri ? demanda-t-elle d’une voix inquiète lorsqu’elle ouvrit
péniblement les yeux et qu’elle aperçut Gianfranco au pied de son lit.
— Anna a fait un cauchemar, répondit le petit garçon en attrapant sa sœur par
le poignet et en l’aidant à grimper sur le matelas.
— C’est vrai ? demanda Maggie à la fillette.
— Oui, confirma celle-ci, l’air apeuré.
— De quoi as-tu rêvé ?
— D’un vilain monsieur qui voulait m’emmener loin de Gianni.
— N’aie crainte, mon ange, personne ne t’obligera à quitter ton frère…
Personne, je te le jure.
— Où il est, mon papa ?
— A Hong Kong. Mais, comme je te l’ai expliqué ce soir, quand je suis allée te
border, il sera bientôt de retour à la maison.
Annamaria s’assit à côté de Maggie, le regard confiant, et lui prit la main.
— Je peux faire dodo ici cette nuit ? demanda-t-elle de sa petite voix flûtée.
— Naturellement ! s’exclama la jeune femme, attendrie. Mets ta tête sur mon
oreiller et ferme les yeux. Si quelqu’un essaie encore une fois de te kidnapper, tu
n’auras qu’à me le dire et je te protégerai.
— Moi aussi, je veux rester avec toi, Maggie, déclara Gianfranco avant
d’escalader le matelas et de se blottir contre elle.
Trop fatiguée pour le dissuader d’imiter sa sœur, Maggie baissa les paupières
et s’assoupit instantanément.
Lorsque Gianfranco et Annamaria lui donnèrent chacun un violent coup de
coude, vingt minutes plus tard, elle se réveilla en sursaut. Les voyant dormir d’un
sommeil de plomb, elle décida d’aller se reposer ailleurs.
« Si je passe la nuit là-dessus, mes jambes seront tellement ankylosées
demain matin que j’aurai l’air d’une vieille dame percluse de rhumatismes »,
maugréa-t-elle après avoir regagné le living-room et essayé sans succès de
s’allonger entre les accoudoirs du canapé.
Comme la seule chambre encore inoccupée de la villa était celle du maître de
maison, Maggie enfila le corridor en prenant soin de ne pas faire grincer les lames
du plancher. Puis, avec des gestes de cambrioleur habitué à étouffer le moindre
de ses pas, elle ouvrit la dernière des portes aux magnifiques panneaux de chêne
ciselés et pénétra dans la suite du prince Tomasso Scorsolini.
— Dès que le jour sera levé, murmura-t-elle en empoignant les deux gros
coussins de velours havane posés sur le lit, et en les laissant tomber au pied de la
table de chevet, je changerai les draps et personne ne devinera que je suis venue
ici.
Quand elle cala sa nuque contre l’oreiller, une odeur familière de santal et de
vétiver lui flatta les narines, mais, trop exténuée pour se demander ce que lui
évoquait ce parfum, elle ferma les yeux et s’endormit.

* * *
A 3 heures du matin, Tomasso gravit les marches de son perron et, le cerveau
engourdi par les médicaments qu’il avait pris dans l’avion, eut toutes les peines du
monde à se rappeler le code de l’alarme ultrasophistiquée qui protégeait sa villa.
Après avoir pianoté sur les touches d’un doigt hésitant, il poussa la porte du
vestibule et, oubliant d’allumer le plafonnier, monta l’escalier en aveugle.
« La prochaine fois que je devrai me rendre à Hong Kong, marmonna-t-il
lorsque son pied heurta l’un des balustres et qu’il faillit tomber à la renverse,
j’éviterai de me surmener et d’avaler trop de comprimés. »
Impatient de serrer ses enfants dans ses bras et de voir si Maggie ressemblait
encore à la délicieuse jeune femme dont il avait gardé le souvenir, il s’était abruti
de travail afin de pouvoir écourter son séjour en Asie et avait accumulé les nuits
blanches. Puis, comme il avait le mal de l’air dès qu’il grimpait à bord de son jet
privé, il s’était gavé d’antinaupathiques pendant le vol et avait bu un peu trop de
whisky.
« Quand Maggie s’apercevra que Tom Prince et Tomasso Scorsolini ne sont
qu’une seule et même personne, je me demande quelle sera sa réaction »,
murmura-t-il en enfilant le long corridor qui conduisait à ses appartements.
S’il en croyait ce que lui avait dit Thérèse, qu’il avait appelée la veille de Hong
Kong, Maggie s’était beaucoup attachée à Gianfranco et à Annamaria et ne
risquait donc pas de quitter son poste de nounou pour le punir de lui avoir caché
sa véritable identité. Après l’avoir traité d’hypocrite et de manipulateur, elle finirait
probablement par se calmer et par reconnaître qu’il avait eu raison de se montrer
discret. Une fois remise du terrible choc qu’il allait lui causer, elle accepterait peut-
être même de redevenir son amie… et de l’épouser.
Lorsqu’il était tombé amoureux de Liana, la passion l’avait aveuglé au point de
lui faire perdre toute lucidité. Mais dorénavant, il veillerait à gérer sa vie
sentimentale avec autant de rigueur et de froide détermination que ses affaires.
Rompu de fatigue, il traversa son cabinet de travail en étouffant un bâillement,
puis poussa la porte de sa chambre et alluma.
Qui avait bien pu pénétrer ici durant son absence ? s’étonna-t-il à la vue des
deux coussins qui gisaient au pied de sa table de chevet.
A moins d’avoir oublié les consignes très strictes qu’il leur avait données le
jour où il les avait engagés, aucun de ses domestiques n’aurait commis un tel
sacrilège. Quant à Gianfranco et à Annamaria, ils étaient trop sages pour se battre
à coups de polochons.
Après avoir desserré le nœud de sa cravate d’une main agacée, Tomasso
retira sa veste. Il allait la suspendre à son valet de nuit lorsqu’il s’aperçut que
quelqu’un dormait dans son lit. Quelqu’un qui avait eu le front d’écarter les
courtines et d’ouvrir les draps.
Au comble de l’indignation, il jeta son blazer sur l’accoudoir d’un fauteuil, puis
se pencha au-dessus de l’inconnue aux longs cheveux blonds qui avait osé
s’introduire chez lui… et sentit sa mauvaise humeur se dissiper.
— Maggie, murmura-t-il en ayant l’impression d’avoir remonté le temps.
Six ans plus tôt, pour lui prouver qu’elle regrettait de l’avoir repoussé, elle
s’était faufilée dans la grande chambre qu’il occupait au premier étage de
Chestnut Grove et avait cédé au sommeil sans se douter qu’il ne reviendrait pas
seul au manoir. Quand elle s’était réveillée et avait vu Liana, il avait lu une telle
détresse dans ses jolis yeux gris clair qu’il avait failli s’incliner vers elle et lui
demander humblement pardon de l’avoir trahie.
« Peut-être vais-je avoir l’occasion de me racheter cette nuit », songea-t-il
avant de retirer ses vêtements à la hâte et de se glisser, nu, entre les draps.
Avec une infinie délicatesse, il écarta les boucles dorées qui taquinaient le
front de Maggie et, voyant ses lèvres pulpeuses s’arquer en un sourire angélique, il
ne put résister à l’envie d’y planter un baiser.
Lentement, doucement, il se pencha jusqu’à balayer de son souffle tiède les
joues satinées de la jeune femme. Il lui effleura les lèvres d’un baiser furtif, à peine
ébauché, qui l’étourdit presque autant que la plus passionnée des étreintes.
— Tu dors, mon cœur ? chuchota-t-il.
— Ah ! c’est toi, Tom, s’écria Maggie en soulevant la frange soyeuse de ses
cils et en fixant Tomasso comme s’il était un fantôme.
— Oui, Maggie, c’est bien moi, confirma-t-il dans un murmure.
— Depuis quand es-tu là ?
— Depuis dix minutes.
— Il t’en a fallu, du temps, pour rentrer au manoir. J’ai cru que tu avais décidé
de rester avec tes copains de fac et que tu m’avais oubliée.
« Au manoir ! répéta Tomasso à part lui. Elle s’imagine que nous sommes
encore à Chestnut Grove et que je reviens de l’université ? »
— Je suis heureuse que tu sois enfin de retour à la maison, ajouta Maggie
avant de plaquer ses mains sur les épaules de Tomasso et de laisser ses doigts
courir le long de son torse musclé.
— Es-tu consciente de ce que tu es en train de faire, bella ? demanda-t-il, le
cœur battant.
— Oui, acquiesça-t-elle sans l’ombre d’une hésitation. Je suis en train de te
caresser. Mais, si tu continues à m’appeler Bella, je vais t’arracher les yeux, te
mordre jusqu’au sang et t’étrangler.
— M’arracher les yeux et m’étrangler ! Pourquoi ?
— Parce que j’ai horreur de ce mot et que je ne veux plus t’entendre le
prononcer.
— Quel autre terme aimerais-tu que j’emploie ?
— Je ne sais pas et je m’en fiche. Au lieu de me poser des questions idiotes,
embrasse-moi. Tes baisers m’ont tellement manqué depuis que tu m’as quittée…
Refusant d’écouter la petite voix qui, tout au fond de lui-même, l’incitait à la
prudence, Tomasso obéit à l’invite et goûta avec ardeur aux lèvres, déjà
entrouvertes, déjà frémissantes, de Maggie.
Chaudes, humides, savoureuses comme la pulpe d’un fruit gorgé de soleil,
celles-ci s’animèrent sous la caresse et laissèrent échapper une faible plainte qui,
loin de le ramener à la raison, exacerba le désir de Tomasso.
— Dieu, que j’ai envie de toi, tesoro mio ! avoua-t-il en lui ôtant son pyjama et
en improvisant sur la pointe érigée de ses seins le plus troublant des arpèges.
— Ce… ce n’est pas un rêve ? balbutia-t-elle, les yeux écarquillés.
— Si, mon ange, répliqua Tomasso après avoir dessiné des arabesques de
feu le long de ses hanches délicatement sculptées. Il s’agit bien d’un rêve, mais il y
a des années et des années qu’il aurait dû se réaliser.
Des années et des années… Emergeant tout à coup de sa torpeur, Maggie
redressa la tête et planta son regard limpide dans celui, enflammé, de Tomasso.
— Nous ne pouvons pas faire l’amour, lui dit-elle. Tu es marié.
— Non, la détrompa-t-il. Je suis libre comme l’air.
Puis, de crainte qu’elle ne le harcèle de questions auxquelles il n’était pas
encore disposé à répondre, il lui scella les lèvres d’un baiser et reprit la ronde
fiévreuse de ses caresses.
« Au diable mes doutes et mes scrupules ! » pensa confusément Maggie
quand il lui écarta les genoux d’une main experte et qu’il enfouit ses doigts dans la
fine toison dorée qui bouclait entre ses jambes. Elle ignorait pourquoi Tom avait
décidé de divorcer et de venir la rejoindre sur l’île de Diamante, mais peu lui
importaient les raisons qui l’avaient incité à se séparer de la belle, de la divine
Liana. Seuls comptaient la vague de plaisir qu’elle sentait déferler dans ses veines
et le tourbillon d’ivresse qui l’entraînait loin, très loin des fantômes du passé.
— As-tu envie de moi, mon ange ? lui demanda-t-il de cette voix enjôleuse
dont il savait si bien jouer.
— Oui… Oh ! oui, acquiesça-t-elle, l’esprit égaré. A un point dont tu n’as pas
idée.
Galvanisé par ce long soupir qui résonnait à ses oreilles comme un aveu de
reddition, Tomasso se glissa sur Maggie. Puis, sans s’apercevoir qu’elle était
encore vierge, il pénétra en elle d’un coup de reins énergique.
« C’est donc cela, l’amour ! se dit-elle alors que des larmes de douleur lui
montaient aux yeux. Au lieu de croire ce que m’ont raconté mes copines autrefois,
j’aurais dû me douter qu’elles exagéraient. »
Quand elle était étudiante à Boston, deux de ses camarades d’université lui
avaient parlé un soir de la folle nuit qu’elles avaient passée dans les bras de leur
petit ami et, à la vue de leur visage resplendissant de bonheur, elle s’était imaginé
qu’il n’y avait rien de plus merveilleux au monde que de se donner à un homme.
« Si j’avais su que la réalité me décevrait autant, pensa-t-elle, le cœur au bord
des lèvres, j’aurais préféré mourir que de céder à qui que ce soit. »
Inconscient des efforts que s’imposait Maggie pour masquer son
désenchantement, Tomasso apaisa, jusqu’à en perdre le souffle, la faim qui le
tenaillait. Puis il se cambra avec un râle triomphant et s’abattit de tout son poids
sur elle.
— Cela t’a plu, cara ? demanda-t-il ensuite d’une voix à peine audible.
— Oui, prétendit-elle, mais pousse-toi. Tu m’empêches de respirer.
— Désolé, je ne m’étais pas rendu compte que je risquais de t’étouffer,
marmonna-t-il avant de se renverser sur le dos et de sombrer dans le sommeil.
« Quel rustre ! s’indigna Maggie en se recroquevillant à l’autre bout du matelas
et en le regardant dormir. Il s’est conduit comme le dernier des soudards et n’a
même pas eu la décence de m’expliquer ce qu’il était venu faire à la villa
Scorsolini. »
4.

Trop bouleversée pour écouter la grosse horloge du vestibule égrener les


secondes de son tic-tac monotone, Maggie perdit la notion du temps et resta figée
au bord du matelas pendant ce qui lui parut une éternité.
— Comment ai-je pu…? se demanda-t-elle à mi-voix. Comment ai-je pu
laisser ce mufle saccager tous mes rêves ?
A la différence de ses anciennes camarades d’université qui changeaient de
petit ami au gré de leur fantaisie et qui trouvaient follement excitant de passer une
nuit dans les bras d’un parfait inconnu, elle s’était promis de ne jamais céder à un
homme tant qu’elle n’aurait pas rencontré le mari idéal, celui qui saurait la rendre
heureuse et qu’elle aimerait d’un amour absolu.
Le mari idéal ! se dit-elle avec amertume en regardant Tom dormir d’un air
béat. Elle était tellement naïve et romantique qu’elle avait confondu le prince
charmant avec le roi des goujats.
Au lieu de s’éloigner sur la pointe des pieds dès qu’il avait franchi le seuil de la
chambre et qu’il l’avait aperçue entre les rideaux de velours du baldaquin, il avait
eu l’audace de se déshabiller et de venir la rejoindre dans le lit.
Quand il s’était penché vers elle et qu’il lui avait effleuré les lèvres, elle avait cru
que ce baiser était un joli rêve, aussi agréable et inoffensif que ceux dont elle avait
coutume d’embellir ses nuits. Puis, lorsque la bouche de Tom s’était faite plus
pressante et que ses mains fébriles l’avaient tirée du sommeil, elle avait essayé
de résister au dangereux vent de folie qui menaçait de balayer ses ultimes
défenses. Mais, l’esprit trop confus pour distinguer le réel de l’imaginaire, elle
s’était laissé ensorceler.
Par quel miracle ce rustre avait-il bien pu retrouver sa trace ? se demanda-t-
elle, furieuse de lui avoir cédé.
Peut-être était-il un ami de Tomasso Scorsolini et avait-il découvert que
Gianfranco et Annamaria avaient une nouvelle baby-sitter originaire du
Gianfranco et Annamaria avaient une nouvelle baby-sitter originaire du
Massachusetts… S’il s’était séparé de Liana et que leur divorce avait été
douloureux, il avait dû se dire qu’un séjour sur l’île paradisiaque de Diamante le
guérirait de ses blessures et lui permettrait de prendre du bon temps avec la petite
oie blanche qu’il avait jadis embauchée comme gouvernante.
Partagée entre le dégoût, la colère et l’indignation, Maggie sauta à bas du lit et
alla se faire couler un bain dans le splendide Jacuzzi qu’elle avait aperçu au fond
d’une alcôve, la veille au soir.
Elle avait du mal à croire que le prince Scorsolini ait invité chez lui le seul
homme au monde qu’elle ait jamais aimé, se dit-elle en enjambant le rebord du
bassin. Tout cela était trop bizarre, trop invraisemblable… Même s’il était un vieil
ami de Tomasso Scorsolini et que ce dernier lui avait proposé de venir oublier ses
déboires amoureux au soleil de Diamante, Tom n’aurait pas eu l’impolitesse
d’arriver à la villa au milieu de la nuit et de monter se coucher dans les
appartements du maître de maison.
Le crâne martelé par une violente migraine, Maggie se recroquevilla sous le
nuage de bulles irisées qui voguait à la surface de l’eau et essaya d’ordonner ses
pensées.
Autrefois, Tom connaissait mieux que personne les règles du savoir-vivre et
aurait préféré se casser une jambe que de ne pas les respecter. Pour qu’il se soit
permis aujourd’hui de les enfreindre, il fallait donc qu’il ait beaucoup changé
depuis son départ de Boston ou bien que…
Maggie hésitait à achever sa pensée.
— … ou bien que le prince Scorsolini et lui ne fassent qu’un, murmura-t-elle
après quelques secondes de réflexion.
Qui aurait pu s’introduire dans la villa en pleine nuit et neutraliser le dispositif
de surveillance, sinon le propriétaire des lieux ? En dehors des agents du service
de sécurité d’Isole dei Re, qu’on voyait patrouiller chaque soir sous les frondaisons
du parc, lui seul connaissait le code de l’alarme, lui seul possédait les clés de la
maison.
« J’aurais dû y penser tout de suite », se réprimanda Maggie, irritée de ne pas
avoir flairé la supercherie dès sa première rencontre avec Thérèse Scorsolini.
Quand celle-ci l’avait reçue au palais et lui avait confié que la mère de
Gianfranco et d’Annamaria s’appelait Liana, elle avait cru à une simple
coïncidence malgré la rareté du prénom.
Sur ce plan-là, au moins, Tom… ou plutôt, Tomasso n’avait pas menti. Puisque
sa femme était décédée, il était bel et bien libre d’aimer qui bon lui semblait. Mais
cela ne l’autorisait pas à abuser de sa naïveté, songea Maggie avec colère, avant
de bondir du Jacuzzi et de s’envelopper dans une grande serviette-éponge à
liteaux dorés.
De crainte de réveiller Tomasso, elle sortit de l’alcôve à pas de loup et traversa
la chambre en prenant soin de ne pas arracher une seule plainte aux lames du
parquet. Comme il y avait une caméra de surveillance au-dessus de l’escalier et
qu’elle ne tenait pas à ce qu’on la voie quitter les appartements du prince à demi
nue, elle ramassa son pyjama, qui gisait au pied du lit, et se hâta de l’enfiler.
— Pourquoi est-ce que tu as dormi chez papa, Maggie ? s’étonna Gianfranco
en jaillissant du cabinet de toilette contigu à la nursery, et en la regardant fermer
derrière elle la porte de la suite.
— Parce que tu m’as donné un coup de coude hier soir et que j’ai eu peur de
ne pas pouvoir retrouver le sommeil, expliqua-t-elle. Et toi, que fais-tu debout à une
heure aussi matinale ?
— J’ai eu envie d’aller au petit coin.
— Au lieu de venir jusqu’ici, tu aurais dû utiliser ma salle de bains.
— J’ai oublié qu’il y en avait une à côté de ta chambre.
— Ce n’est pas grave, mon chéri. Comme ta sœur a passé une mauvaise nuit
et qu’il ne faut pas la déranger, tu vas te recoucher et attendre bien sagement
qu’elle ait fini de se reposer. D’accord ?
— D’accord, Maggie. Mais j’ai hâte qu’elle se réveille et que Carlotta nous
prépare un grand bol de chocolat.
« Pas moi, riposta au fond d’elle-même Maggie en aidant Gianfranco à
regagner son lit. Plus tard j’affronterai ton père, mieux cela vaudra. »

* * *
Quand la grosse horloge à balancier du vestibule sonna 8 heures et tira
Tomasso du sommeil, il eut l’impression que tous les tambours de la garde royale
d’Isole dei Re s’étaient donné rendez-vous dans sa tête pour y battre de concert.
Après avoir cherché en vain Maggie des yeux, il se demanda pendant une
fraction de seconde s’il avait réellement fait l’amour avec elle ou si les comprimés
qu’il avait avalés à bord de son jet avaient des effets hallucinogènes.
— Non, je n’ai rien inventé, murmura-t-il à la vue des deux coussins que la
jeune femme avait laissé tomber au sol.
Tour à tour docile et rétive, timide et provocante, elle avait déployé de tels
talents de séductrice qu’il avait été incapable de lui résister. Au lieu de suivre, point
par point, le plan d’action qu’il avait élaboré avant de la prendre à son service, il
avait brûlé les étapes et oublié que son principal objectif était de contracter un
mariage de raison dans l’intérêt de ses enfants.
Mais, en jetant son dévolu sur Maggie, n’avait-il pas commis une grave erreur
de jugement ? Malgré les éloges dithyrambiques de ses précédents employeurs,
elle avait sans doute beaucoup changé depuis l’obtention de son diplôme et se fier
à ses dehors candides aurait été une preuve de naïveté.
Si elle était restée la même qu’autrefois, pensa Tomasso en s’adossant dans
le lit et en glissant un oreiller sous sa nuque, elle ne serait pas venue dormir ici hier
soir, elle ne l’aurait pas supplié de l’embrasser. Pour qu’elle lui ait cédé avec une
telle facilité, alors que leur dernière rencontre remontait à six ans, il fallait qu’elle
soit devenue la reine des intrigantes ou la pire des dévergondées.
D’après les détectives privés qui avaient enquêté sur elle, elle n’avait ni petit
ami, ni fiancé et ne sortait qu’en de rares occasions. Mais elle avait peut-être
trouvé de vieilles photographies au fin fond d’un tiroir et compris que « Tom
Prince » avait été le nom d’emprunt du fils cadet de Vincente Scorsolini, le roi
d’Isole dei Re.
« Si elle a l’intention d’imiter Liana et de me piéger, se dit Tomasso, elle va
être déçue. » Au moindre faux pas, à la moindre tentative de séduction, il la
licencierait et elle pourrait aller chercher ailleurs le riche héritier qu’elle rêvait
d’escroquer.
Agacé de ne pas avoir su résister au numéro de charme qu’elle lui avait fait
cinq heures plus tôt, il repoussa la courtepointe du bout de ses pieds. Puis, à la
vue de la tache de sang sur le drap, il se figea, les yeux arrondis de surprise.
— Est-ce à cause de cela qu’elle s’est enfuie de ma chambre ? murmura-t-il.

* * *
— Papa ! Papa !
Le cri de joie d’Annamaria fit sursauter Maggie qui s’était assoupie auprès
des enfants, dans son lit.
— Buongiorno, stellina, lança Tomasso à sa fille en la saisissant à bras-le-
corps et en la soulevant dans les airs. T’ai-je beaucoup manqué ces trois
dernières semaines ?
— Oh ! oui, s’exclama Annamaria. Je suis contente que tu sois revenu à la
maison.
— J’avais tellement hâte de t’embrasser, piccola mia, que, si mon avion était
tombé en panne, je serais rentré de Hong Kong à la nage.
— Anna et moi, on a été très gentils pendant ton absence, déclara Gianfranco
le plus sérieusement du monde. On a mangé plein de légumes pour grandir vite.
— C’est bien vrai, ça ?
— Demande à Maggie et tu verras.
« Seigneur ! pensa la jeune femme lorsqu’elle croisa le regard ironique de
Tomasso et qu’elle se mit à rougir jusqu’à la racine des cheveux. Je dois avoir l’air
d’une adolescente attardée. »
— Bon… bonjour, Votre Altesse, balbutia-t-elle, la gorge nouée.
— Oubliez les mondanités et appelez-moi par mon prénom, lui dit-il sans la
lâcher un seul instant des yeux. Je vous ai déjà expliqué que j’avais une sainte
horreur des ronds de jambe.
— Vous me l’avez dit, en effet, mais dans une autre vie.
— Comment tu trouves Maggie, papa ? interrogea Annamaria de sa petite
voix pointue.
— Très jolie, affirma Tomasso.
— C’est la meilleure des nounous, claironna Gianfranco.
— Ta sœur et toi êtes tellement adorables que je n’ai pas grand mérite,
rétorqua Maggie.
— Mes enfants sont des amours, vous avez raison, approuva Tomasso. Je
n’en connais pas de plus sages ni de plus affectueux.
Rosissant de plaisir sous cette avalanche de compliments, Gianfranco et
Annamaria levèrent sur leur père un regard plein d’adoration.
« Quelle chance ils ont de former une aussi belle famille ! » pensa Maggie
avec un pincement au cœur.
— Vous devez être impatient de bavarder avec ces deux petits anges et de
leur raconter votre périple, lança-t-elle à Tomasso en espérant qu’il allait saisir la
perche qu’elle lui tendait et quitter sa chambre. Pendant que vous vous occuperez
d’eux, j’irai lire un livre sous la tonnelle, au fond du parc, et je…
— Certainement pas ! coupa-t-il d’un ton sans réplique. Puisque vous êtes leur
baby-sitter attitrée, c’est à vous qu’il appartient de les surveiller.
— Oh ! Mais soyez tranquille, je n’ai aucune envie de manquer à mes
obligations.
— Tant mieux, car j’ai déjà établi le programme de la matinée et j’exige que
vous le respectiez.
— En quoi consiste-t-il, si ce n’est pas indiscret ?
— J’aimerais que nous déjeunions tous ensemble, les enfants, vous et moi, et
que nous descendions ensuite nous promener sur la plage pour apprendre à
mieux nous connaître.
« Aurait-il oublié ce qui s’est passé entre nous cette nuit ? » se demanda
Maggie, le cœur soudain plus léger. Le décalage horaire entre Hong Kong et l’île
de Diamante lui avait peut-être troublé la mémoire et embrumé les idées…
— Tu vas pas à ton bureau aujourd’hui, papa ? s’étonna Annamaria.
— Non, rétorqua Tomasso en la reposant par terre et en lui ébouriffant les
cheveux. J’ai travaillé d’arrache-pied ces trois dernières semaines et je me suis dit
que j’avais bien mérité des vacances.
— Super ! s’exclama Gianfranco avec un tel enthousiasme que Maggie sentit
un sourire se dessiner sur ses lèvres.
Habitué à la solennité du palais royal d’Isole dei Re et au faste des
cérémonies officielles, le petit garçon se faisait généralement un point d’honneur
d’imiter son oncle Claudio, l’héritier du trône, et de masquer ses émotions, mais il
lui arrivait parfois d’oublier les belles manières qu’on lui avait inculquées et de se
conduire comme n’importe quel gamin de cinq ans.
— Il faut que j’aille chercher mon cerf-volant, annonça-t-il avant de pirouetter
sur lui-même et de regagner le couloir à la vitesse d’une fusée.
— Et moi, je vais mettre mon short tout neuf, déclara Annamaria en lui
emboîtant le pas.
« Dommage que leur père soit moins pressé de quitter ma chambre ! » pensa
Maggie quand elle vit Tomasso se camper au pied de son lit, le buste raide et les
bras croisés.
— Puisque vous voulez absolument que je descende me promener avec vous
sur la plage, lui dit-elle, il vaudrait mieux que vous sortiez d’ici et que vous me
laissiez m’habiller.
— Au cas où vous auriez un trou de mémoire, je vous rappelle que je suis le
propriétaire de la villa Scorsolini et que j’ai le droit de rester dans cette pièce aussi
longtemps qu’il me plaira, riposta-t-il sans bouger d’un millimètre. Alors, pourquoi
m’en irais-je ?
— Parce que je vous le demande. Comme je suis en pyjama et que je n’aime
pas me donner en spectacle, la politesse exige que vous vous retiriez avant que je
ne me lève.
Un sourire ironique découvrit les dents très blanches de Tomasso.
— Tu étais moins pudique cette nuit, Maggie chérie, jeta-t-il d’un ton mordant.
— Tiens ! lâcha-t-elle, le rouge au front, nous ne nous vouvoyons plus ?
— Non. Après ce qui s’est passé entre nous, je préfère que nous cessions de
jouer la comédie.
— Les enfants risquent de trouver bizarre notre soudaine familiarité.
— S’ils me posent des questions, je leur répondrai que nous avons
sympathisé d’emblée, toi et moi, et que nous avons décidé de nous tutoyer.
— Espérons que tu réussiras à les convaincre.
— Oh ! Cela ne fait aucun doute. Vu l’amour qu’ils ont l’air de te porter, ils ne
s’étonneront pas que je sois tombé sous ton charme dès notre première rencontre
et que j’aie eu envie de devenir ton ami.
Gênée par le regard indéchiffrable dont l’enveloppait Tomasso, Maggie saisit
le plaid qui avait glissé de son lit et s’y emmitoufla jusqu’au menton.
— Tu n’as pas besoin de te couvrir aussi chaudement, lança-t-il d’une voix
moqueuse. Quand je suis sorti de ma chambre, j’ai jeté un œil sur le thermomètre
et tu sais quelle température il indiquait ?
— Non.
— Vingt-neuf degrés.
— Merci de cette précision, mais je t’ai déjà dit que je ne voulais pas me
pavaner devant toi en pyjama.
— Et il me semble t’avoir répondu que je t’avais connue moins pudique. Après
la folle nuit que nous avons passée, cela te va mal de te draper dans ta dignité et
de jouer les parangons de vertu.
— La folle nuit ! répéta Maggie avec une feinte candeur. De quoi parles-tu ?
— Des baisers torrides que nous avons échangés ce matin… et du reste.
— Tu as dû rêver. Jamais je ne me serais permis de t’embrasser.
— Arrête de me prendre pour un imbécile ! Tu sais très bien que tu étais dans
mon lit quand je suis arrivé à la maison et que nous avons couché ensemble.
Au mot « couché », Maggie devint encore plus rouge que les pivoines en satin
qui ornaient le napperon de sa table de chevet.
— Ce… ce que tu racontes est un tissu de mensonges, bredouilla-t-elle en
cherchant un moyen d’abréger la conversation.
— Si c’est parce que tu as peur de perdre ta place que tu t’obstines à nier
l’évidence, répliqua Tomasso, rassure-toi. Gianni et Anna te sont tellement
attachés qu’il m’est impossible de te licencier du jour au lendemain. Avant de
décider de ton sort, je vais donc analyser la situation à tête reposée.
— Trop aimable !
— N’est-ce pas ?
— Qu’entends-tu par « analyser la situation » ?
— Essayer de comprendre pourquoi tu as fait preuve de légèreté cette nuit et
voir quel genre d’influence tu as sur mes enfants. Anna est une petite fille fragile et
je ne voudrais pas que tu lui donnes le mauvais exemple. Quant à Gianni, il pourrait
s’imaginer à ton contact que toutes les femmes sont des dévergondées.
Un éclair de fureur zébra le regard de Maggie.
— Qu’es-tu en train d’insinuer ? lança-t-elle d’une voix que la colère altérait.
Que je risque de pervertir ta famille ?
— Parle moins fort, lui intima Tomasso. Si tu continues à hurler, les autres
domestiques vont se demander ce qui t’arrive.
« Les autres domestiques ! releva Maggie, ulcérée. Malgré les bons moments
que nous avons passés ensemble à Chestnut Grove, je n’ai jamais été à ses yeux
qu’une modeste servante indigne d’un Scorsolini. »
— Contrairement à ce que tu penses, lâcha-t-elle en baissant la voix, je n’ai
pas l’habitude de courir après les hommes.
— J’en doute. Quand on se jette dans les bras de quelqu’un qu’on n’a pas vu
depuis six longues années et qu’on lui cède dès la première nuit, cela prouve
qu’on a des mœurs très légères.
— Je pourrais te retourner ton compliment.
— Ce n’est pas de mon attitude que nous parlons, c’est de la tienne et de la
mauvaise influence que tu risques d’avoir sur mes enfants.
— J’aime tellement Gianni et Anna que je serais incapable de leur faire le
moindre mal.
— En admettant que tu sois sincère, rien ne me dit que tu ne les perturberas
pas sans t’en rendre compte et qu’ils n’en garderont pas des séquelles.
Craignant que Tomasso ne la sépare de Gianfranco et d’Annamaria, Maggie
décida d’adopter un autre système de défense.
— Je t’ai cédé parce que tu m’as surprise en plein sommeil, lança-t-elle d’un
ton crispé.
— Tu me déçois, Maggie, riposta-t-il sèchement. Pour oser prétendre que tu
étais endormie au moment où nous nous sommes embrassés, il faut que tu aies un
sacré toupet.
— Je n’étais pas endormie à proprement parler. J’étais dans un état second, à
mi-chemin entre le rêve et la réalité, et quand je suis sortie de ma torpeur, il était
déjà trop tard. Tu me caressais avec une telle habileté que je n’ai pas eu la force
de te résister.
— Dois-je en déduire que tu me rends responsable de tout ce qui s’est passé
cette nuit ?
— Oui. Le seul de nous deux qui soit à blâmer, c’est toi. Tu m’as sauté dessus
comme un sauvage et, avant que je n’aie pu trouver un moyen de t’échapper, tu
m’as volé ce que je t’aurais refusé en d’autres circonstances.
— Pourquoi m’as-tu réclamé un baiser ?
— Parce que je pensais que tu étais Tom Prince.
— Mais je le suis !
— Pas vraiment. Tu es le fils du roi Vincente Scorsolini d’Isole dei Re et cela,
je l’ignorais.
— Si tu l’avais su, qu’aurais-tu fait ?
— Je t’aurais interdit de me toucher.
— Allons donc ! Tu étais tellement impatiente de m’appartenir que tu n’aurais
pas eu le courage de me repousser.
— Crois ce que tu veux, je m’en moque. Les play-boys dans ton genre ne
m’intéressent pas et peu m’importe l’opinion qu’ils ont de moi.
— Je ne suis pas un play-boy, protesta Tomasso. Et, à moins que tu ne veuilles
te retrouver au chômage dès demain matin, je te conseille de mesurer tes paroles.
— C’est une menace ou un simple avertissement ? demanda Maggie en
relevant le menton d’un air de défi.
— Les deux. Encore une insulte et je me verrai obligé de te licencier.
— Tu n’auras pas besoin de me chasser comme une malpropre, car je te
donne ma démission.
— Tu as déjà essayé de le faire il y a six ans et cela n’a pas marché.
— Cette fois, ce sera différent, je te le garantis.
Un petit sourire narquois se dessina sur les lèvres de Tomasso.
— Je te rappelle que tu t’es engagée à t’occuper de mes enfants pour une
durée de vingt-quatre mois, tesoro mio, lança-t-il ironiquement. Si tu violes les
clauses de ton contrat, je n’aurai donc pas d’autre choix que de te traîner devant
les tribunaux.
5.

— Intente-moi un procès si cela t’amuse ou demande aux gardes de ton père


de me jeter dans les oubliettes du palais, riposta Maggie en se levant de son lit,
rouge de colère, et en fonçant sur Tomasso comme un boulet de canon sur sa
cible. Tu es tellement arrogant et tyrannique que rien ni personne ne pourra
m’empêcher de partir d’ici. Plutôt que de rester sous ton toit pendant deux longues
années et de te laisser me martyriser, je préfère encore moisir derrière les
barreaux d’un pénitencier jusqu’à la fin de mon contrat.
— Pourquoi te mettre dans un état pareil ? Avant, tu étais moins agressive.
— Avant quoi ? Avant la grande scène d’amour que tu m’as obligée à
interpréter ?
— Baisse d’un ton, tu veux ? s’emporta Tomasso. Ce n’est pas parce que tes
hormones te jouent des tours que tu dois m’accuser de t’avoir violée.
— Mes hormones ! répéta Maggie, suffoquée. Que viennent-elles faire là-
dedans ?
— Tu n’en as pas une petite idée ?
— Pas la moindre. Mais, puisque tu sembles en connaître un rayon sur le sujet,
j’ai hâte que tu me donnes ton point de vue. Quel rapport y a-t-il entre mon attitude
à ton égard et mes hormones ?
— Un rapport évident. Bien que je ne sois pas expert en la matière, je sais que
la plupart des femmes sont irritables à la fin de leur cycle et qu’elles souffrent de ce
que les spécialistes appellent le syndrome menstruel.
Maggie, qui s’était attendue à tout sauf à cela, en resta bouche bée.
— Encore une chance que tu ne sois pas médecin, ironisa-t-elle, le premier
choc passé, car tu n’as pas l’air très doué pour établir des diagnostics.
— Ce n’est pas à cause de… de tes règles que tu es de mauvaise humeur ce
matin ? balbutia Tomasso, désarçonné.
— Non, répondit-elle d’un ton glacial. Je ne les aurai que dans deux semaines.
— Non, répondit-elle d’un ton glacial. Je ne les aurai que dans deux semaines.
— Tu en es sûre ?
— Sûre et certaine. Mais je n’en reviens pas que tu puisses me poser une
question aussi indiscrète.
— Après ce que nous avons fait ensemble cette nuit, il est normal que je veuille
partager ton intimité et essayer de te comprendre.
— N’emploie donc pas des mots dont tu ignores le sens ! Les don Juan de ton
espèce se fichent éperdument des femmes qu’ils s’amusent à séduire.
— A t’écouter, on croirait que je suis une sorte de prédateur et que débusquer
chaque jour de nouvelles proies est mon seul objectif.
— Vu le nombre de jolies filles que tu as amenées à Chestnut Grove autrefois,
je pense en effet que tu es très volage.
— Et toi, quels adjectifs te qualifient le mieux ?
— Pudique et réservée. Comme je te l’ai expliqué tout à l’heure, je n’ai pas
l’habitude de flirter avec des hommes et de les attirer dans mon lit.
— Espérons que tu dis la vérité.
— Pourquoi as-tu l’air d’en douter ?
— Parce que tu m’as menti quand tu as prétendu qu’il ne s’était rien passé
entre nous la nuit dernière et que j’avais dû rêver.
« Touché ! » admit secrètement Maggie, honteuse d’avoir manqué de courage
et d’honnêteté.
— Si j’avais déjà eu de nombreux amants, lança-t-elle à voix haute, j’aurais été
moins embarrassée et je n’aurais pas cherché à fuir la réalité.
— Je veux bien te croire, rétorqua Tomasso, la mine dubitative. Mais le
problème, c’est que tu n’arrêtes pas de me mener en bateau.
— Tu te trompes. Je me suis toujours efforcée d’être sincère avec toi.
— Comment se fait-il que tu m’aies raconté des histoires il y a cinq minutes ?
— Des histoires ! releva Maggie, désorientée. A quel propos ?
— A propos de ta nervosité. Au lieu de reconnaître que tu souffrais d’un
déséquilibre hormonal, tu as essayé de me convaincre que ta mauvaise humeur
n’était pas due au syndrome dont je t’ai parlé.
— Je t’ai dit la vérité et rien d’autre.
— Allons ! s’exclama Tomasso. Si ce que tu m’as affirmé est exact, pourquoi y
avait-il une tache de sang sur le drap ?
« Dommage que je ne puisse pas me métamorphoser en petite souris et aller
me cacher derrière la table de chevet ! » pensa Maggie, les joues brûlantes.
— Devine ! jeta-t-elle après avoir cherché en vain une réponse plausible qui lui
aurait permis de sauvegarder sa dignité et de couper court à l’interrogatoire.
— Je… j’ai été un peu trop brutal ? demanda Tomasso d’une voix d’où avait
disparu toute trace de colère et d’arrogance.
— Oui, mais pas au point de me blesser, le rassura-t-elle. J’ai lu dans un
magazine qu’il était normal de saigner la première fois.
— Comment cela, « la première fois » ? Tu ne vas quand même pas me faire
croire que… que tu étais vierge ?
— Si.
— C’est impossible, voyons ! Tu as vingt-six ans.
— Et alors ? Il n’y a pas d’âge pour perdre sa virginité.
— Aucune des jeunes femmes que j’ai rencontrées jusqu’à présent n’aurait
supporté une telle chasteté.
— Pas étonnant ! Les filles qui te plaisaient à l’époque où nous vivions
ensemble étaient les plus délurées de la fac.
— Tandis que toi, tu étais la vertu incarnée ?
— Exactement ! Pendant mes études, je n’ai pas eu un seul petit ami et, après
avoir obtenu mon diplôme de puéricultrice, je me suis bien gardée de collectionner
les aventures.
L’air abasourdi, Tomasso s’approcha du lit avec des gestes d’automate et s’y
laissa tomber.
— Puisque tu n’avais pas la moindre expérience avant cette nuit, dit-il en fixant
le tapis d’Orient qui déployait ses entrelacs au pied de la table de chevet, pourquoi
m’as-tu supplié de t’embrasser ?
— Parce que je me croyais dans un rêve, je te l’ai déjà expliqué.
— A qui songeais-tu ? A Tom Prince ?
— Oui. J’étais à moitié endormie et tu en as profité.
— C’est faux ! Si j’avais su que tu n’étais pas encore tout à fait réveillée, je ne
t’aurais pas touchée.
— Tu ne t’es pas aperçu que je n’étais pas dans mon état normal ?
— Non. Je t’ai juste trouvée étrangement réceptive à mes baisers.
Voyant Tomasso redresser la tête et effleurer des yeux le pyjama de fine
batiste qu’elle portait, Maggie croisa les bras sur sa poitrine.
— Il t’est souvent arrivé de penser à moi ces six dernières années ? lui
demanda-t-il avec cette suffisance et ce tranquille aplomb qui le caractérisaient.
— Cela ne te regarde pas, bougonna-t-elle en rougissant de plus belle.
— Puisque tu rêves parfois de Tom Prince, il faut croire que tu ne m’as pas
oublié.
— Comment l’aurais-je pu ? Nous avons cohabité de novembre 1998 à
mai 2000 et nous ne sommes qu’en août 2006. Si les nombreuses soirées que
nous avons passées ensemble m’étaient déjà sorties de la tête, ce serait
inquiétant.
— Tu te rappelles encore la conversation que nous avons eue avant ton départ
de Chestnut Grove ?
— A la virgule près.
— Malgré ce que tu m’as dit à l’époque, j’ai eu l’impression que tu n’avais pas
envie de mettre un terme à notre amitié.
— Pourquoi ai-je cessé toutes relations avec toi, dans ce cas ?
— A cause de Liana. Tu étais jalouse d’elle et tu m’en voulais de l’avoir
demandée en mariage.
— Tu délires !
— Tu n’as pas été dépitée quand je t’ai annoncé que j’allais l’épouser ?
— Pas le moins du monde. Si tu t’es imaginé que j’avais du chagrin, c’est
parce que tu as un ego surdimensionné et que tu te crois unique en ton genre.
Tomasso resta silencieux pendant quelques secondes, puis s’inclina vers
Maggie et l’enveloppa d’un regard accusateur.
— Ce rêve que tu prétends avoir fait la nuit dernière, ce n’est qu’un mensonge
de plus, n’est-ce pas ? dit-il d’une voix dure. Comme tu savais que je me sentirais
coupable de t’avoir embrassée alors que tu n’étais pas en pleine possession de
toutes tes facultés, tu t’es dit que le meilleur moyen de me séduire serait de jouer
la grande scène de La Belle au bois dormant.
— Pourquoi aurais-je voulu te séduire ? demanda-t-elle, la voix frémissant
d’indignation.
— Pour devenir princesse d’Isole dei Re et mettre la main sur la fortune des
Scorsolini. Relis les livres d’histoire que tes profs de terminale t’avaient conseillé
d’acheter et tu t’apercevras que nombreuses sont les femmes à avoir troqué leur
virginité contre une couronne.
— Dans le temps peut-être, mais pas à notre époque.
— Tu te trompes. La cupidité est un défaut qui a traversé les siècles et qui
n’est pas près de disparaître.
— Il faudrait d’abord que j’arrive à te convaincre de m’épouser.
— Cela va de soi.
— Comme il me serait difficile de te traîner vers l’autel, pieds et poings liés, tu
ne risques pas grand-chose.
— A moins que tu ne sois enceinte de moi et que tu ne m’obliges à réparer
mes torts.
— Enceinte de toi ! répéta Maggie en portant machinalement une main à son
ventre. Tu… tu crois que je pourrais l’être ?
— L’idée ne t’avait pas encore effleurée ? lui demanda Tomasso, la mine
soupçonneuse.
— Non. Depuis que tu es entré dans ma chambre et que le cri de joie de ta fille
m’a réveillée, tu m’as posé tellement de questions que je n’ai pas eu le temps de
réfléchir à cette éventualité.
— Pourquoi n’a-t-elle pas l’air de t’enthousiasmer ?
— Parce qu’un bébé est un être humain et que, même si je rêvais d’être riche
et célèbre, il ne me viendrait pas à l’esprit de m’en servir comme d’une monnaie
d’échange.
— Toutes les femmes n’ont pas tes scrupules. J’en ai connu qui se sont fait
faire un enfant dans le seul but de piéger le futur père et de s’approprier une partie
de sa fortune.
— Je ne suis pas de ce genre-là.
— Cela reste à prouver.
Voyant une moue sceptique sur les lèvres de Tomasso, Maggie se coula hors
de ses draps et lui montra la porte d’un doigt tremblant de colère.
— Fiche le camp d’ici, lui ordonna-t-elle. Je voudrais prendre une douche et
m’habiller.
— Notre conversation n’est pas terminée, protesta-t-il. J’ai encore un tas de
questions à te poser.
— J’en ai également quelques-unes qui me trottent dans la tête, mais Gianni et
Anna doivent avoir hâte de déjeuner en ta compagnie et je n’aimerais pas que tu
les obliges à attendre.
— Très bien ! s’exclama Tomasso. Je vais descendre les rejoindre dans la
salle à manger et demander à Carlotta de te préparer des toasts.
— C’est inutile, lança Maggie. Je n’ai pas faim.
— Si tu es enceinte, il faudra que tu évites de sauter des repas et que tu te
nourrisses correctement.
— Au lieu de me rappeler sans cesse que j’ai fait une erreur monumentale en
te cédant et que cette erreur pourrait avoir de graves conséquences, dépêche-toi
d’aller retrouver tes enfants.
— Tu ne serais pas heureuse de leur donner un petit frère ou une petite sœur ?
— Non. Arrête de me torturer avec cela, je t’en prie. Je m’en veux déjà assez
de ne pas t’avoir résisté.
Tomasso se leva du lit et esquissa un sourire sarcastique.
— Bravo pour tes talents d’actrice, s’exclama-t-il d’un ton moqueur. Tu es
tellement convaincante dans ton rôle de pécheresse éplorée que je devrais
t’applaudir.
— Tu t’imagines encore que je t’ai tendu un piège la nuit dernière ?
— J’aimerais bien te répondre que j’ai confiance en toi et que je te crois
incapable de m’avoir joué la comédie, mais je ne sais plus quoi penser.
Les larmes aux yeux, Maggie resserra autour de ses épaules le grand plaid en
lainage écossais qui lui servait de robe de chambre et se dirigea vers sa salle de
bains d’un pas chancelant.
— Sors d’ici, ordonna-t-elle à Tomasso. J’ai besoin d’être seule.
— Je vais demander à Carlotta de garder tes tartines au chaud jusqu’à ce que
tu arrives, déclara-t-il avant de pivoter tout d’une pièce sur ses talons et de
regagner le couloir à longues foulées.
— Ne te donne pas cette peine. Je t’ai déjà dit que je n’avais pas faim.
Mais, ignorant la riposte, il dégringola quatre à quatre les marches de
l’escalier.
Une chose n’avait pas changé en six ans, pensa Maggie, il se prenait pour le
maître du monde et n’en faisait qu’à sa tête, comme autrefois.

* * *
Lorsqu’elle descendit au rez-de-chaussée, une demi-heure plus tard,
Gianfranco et Annamaria étaient en train de vider à petites gorgées le gros bol de
chocolat que Carlotta leur avait préparé.
— Viens boire une tasse de café, Maggie, lança Tomasso en tirant galamment
l’une des chaises garnies de paille qui encerclaient la table ronde de la salle à
manger et en aidant la jeune femme à s’y asseoir.
Du coin de l’œil, il détailla le T-shirt jaune citron qu’elle portait à même la peau
et sous lequel on devinait la jolie courbe de ses seins.
— Tu es ravissante, déclara-t-il après s’être installé à côté de ses enfants.
— Je te remercie du compliment, riposta-t-elle, mais je ne pense pas l’avoir
mérité. Je me suis contentée de chausser des tongs et d’enfiler un vieux jean
délavé.
— Vieux ou pas, il te va à merveille.
— Pourquoi tu as mis un pantalon et pas un short ? demanda Annamaria à
Maggie.
« Parce que je ne tiens pas à ce que ton père m’accuse de vouloir
l’aguicher », répondit cette dernière in petto.
— Pour des raisons pratiques, jeta-t-elle d’une voix qu’elle aurait souhaité
moins crispée. Comme les blondes attrapent facilement des coups de soleil, j’ai
préféré ne prendre aucun risque.
— Ta tenue n’est guère adaptée à une promenade sur la plage, remarqua
Tomasso. Il fait une telle chaleur aujourd’hui qu’un bermuda ou un simple maillot de
bain aurait suffi.
— Je suis habituée aux températures élevées, ne t’inquiète pas, rétorqua
Maggie après avoir trempé ses lèvres dans le café brûlant que Carlotta lui avait
servi. Mes précédents employeurs résidaient à Houston et les étés y sont
généralement torrides.
— Il y a une sacrée distance entre le Massachusetts et le Texas. Qu’est-ce qui
t’a amenée à quitter les brumes de la Nouvelle-Angleterre ?
— Les hasards de mon métier. Tu n’as pas lu mon dossier de candidature ?
— Si, mais j’aimerais bien que tu me racontes de vive voix ce qui t’est arrivé
ces six dernières années.
— Dès l’obtention de mon diplôme, j’ai été engagée par Jack et Cynthia
Wainright, un couple de Bostoniens qui ont été mutés à Seattle et que j’ai suivis là-
bas. Puis, comme l’un de leurs amis texans cherchait une nurse expérimentée et
désespérait de trouver la perle rare, ils m’ont demandé de voler à leur secours.
— Pourquoi n’ont-ils pas voulu te garder à leur service ?
— Parce que Jonathan, le cadet de leurs fils, venait d’entrer au lycée et qu’il
n’avait plus besoin d’une baby-sitter, selon eux.
— Tu n’étais pas de leur avis ?
— Non. Jack et Cynthia étaient des travailleurs acharnés qui s’intéressaient
davantage à leur plan de carrière qu’au bonheur de leur famille. Quand on n’a pas
le temps de s’occuper de ses enfants, on ne devrait pas les priver de l’affection
d’une nounou, même s’ils ont passé l’âge de se faire dorloter.
— As-tu essayé d’expliquer tout cela aux Wainright ?
— Oui, mais ils ont refusé de m’écouter et je n’ai pas osé insister.
Tomasso vida d’un air songeur le mazagran en porcelaine qu’il tenait entre ses
mains et d’où s’élevaient des spirales de fumée.
— Lorsque tu auras fondé un foyer, quel genre de mère seras-tu ? demanda-t-
il à Maggie après avoir reposé sa tasse sur la nappe.
— Une mère consciente de ses responsabilités et disponible du matin au soir,
affirma-t-elle. Ce qui ne veut pas dire que j’empêcherai mon mari de m’aider et de
jouer son rôle de père.
— Les hommes ont souvent un métier accaparant et d’autres ambitions que
de pouponner.
— Ils ont tort de faire passer leur réussite sociale et professionnelle avant le
bien-être de leurs proches. Le bonheur d’un enfant est la seule chose qui compte à
mes yeux. Le reste — l’argent et le succès, par exemple — n’a aucune espèce
d’importance.
— Ta conception de la vie est très simpliste.
— Peut-être, mais c’est comme cela que je vois les choses.
— Je trouve bizarre que tu aies l’esprit de famille alors que tu as grandi dans
des foyers d’accueil.
— Il n’est pas nécessaire d’avoir été élevé par ses propres parents pour
savoir ce qui convient le mieux à un gamin de quatre ou cinq ans. Après le décès
de mon père et de ma mère, j’ai été privée d’affection et je me suis juré que, si je
devais un jour mettre un bébé au monde, je serais la meilleure des mamans.
— Avant de pouvoir te marier et goûter aux joies de la maternité, il va falloir
que tu déniches l’oiseau rare. Celui dont tu tomberas follement amoureuse et qui te
passera la bague au doigt.
— Malgré mon âge canonique, j’ai bon espoir de le rencontrer.
— Qu’est-ce que c’est, un foyer d’accueil ? interrogea Annamaria, que
l’expression semblait avoir plongée dans un abîme de perplexité.
— Une famille à laquelle on confie les orphelins, répondit Maggie.
— Tu es mon foyer d’accueil ?
— Non, ma puce. Je ne suis que ta baby-sitter. Ton père m’a engagée pour
que je m’occupe de Gianni et de toi en son absence.
— J’aimerais bien que tu sois ma nouvelle maman.
— Arrête de dire des bêtises, Anna ! s’exclama Gianfranco, le menton
barbouillé de chocolat. Maggie pourrait être notre maman si papa lui demandait sa
main, mais il le fera pas parce qu’un prince a pas le droit de se marier avec une
domestique.
— Tu as tort, mon grand, déclara Tomasso en réprimant un sourire. Nous
sommes au XXIe siècle et il y a belle lurette qu’on ne parle plus de mésalliance chez
les Scorsolini. La preuve : ta mère n’était pas noble et cela ne m’a pas empêché
de tomber amoureux d’elle.
— Evidemment ! Elle ressemblait à Blanche-Neige.
« Tandis que moi, je suis trop ordinaire pour séduire un fils de roi, s’abstint de
riposter Maggie. A moins qu’une fée ne me transforme en top model d’un coup de
baguette magique, je n’ai aucune chance d’éclipser les superbes créatures qui
doivent graviter autour de Tomasso. »
— Maggie est très jolie, elle aussi, lança Annamaria à son frère. Tu veux pas
qu’elle soit notre nouvelle maman ?
— Non, jeta Gianfranco, le front buté. Quand elle est venue au palais, je l’ai
entendue dire à tatie Thérèse qu’elle s’occuperait de nous pendant deux ans.
Alors, j’ai pas envie qu’elle épouse papa et qu’elle s’en aille avant que je sois
grand. Et puis, de toute façon, les nounous, c’est mieux que les mamans. Elles
sont drôlement gentilles et elles meurent pas.
« Pauvre petit bonhomme ! songea Maggie, émue aux larmes. Le décès de sa
mère lui a causé un tel choc qu’il a peur de s’attacher à une autre femme et de
revivre un jour la même tragédie. »
— Je m’en fiche de ce que tu racontes, Gianni, rétorqua Annamaria avec son
habituelle impétuosité. Moi, je préférerais que Maggie soit notre maman et pas
juste notre nounou.
— Peut-être le sera-t-elle bientôt, stellina, déclara Tomasso en caressant
d’une main affectueuse les boucles emmêlées de la fillette.
— Qu’est-ce qu’on deviendra quand elle s’en ira ? demanda Gianfranco à son
père.
— Si je l’épouse, je ne la laisserai jamais partir, répliqua ce dernier. Jamais, tu
peux me croire.
« A quoi joue-t-il ? s’interrogea Maggie, stupéfaite. Vu la conversation
orageuse que nous avons eue dans ma chambre et les arrière-pensées qu’il me
prête, cela m’étonnerait qu’il ait la moindre envie de me conduire à l’autel. Alors,
qu’est-ce qui lui prend de donner de faux espoirs à ses enfants ? »

* * *
Après avoir passé la journée sur la plage, Tomasso et Maggie montèrent
coucher Gianfranco et Annamaria. Puis ils redescendirent au rez-de-chaussée et
allèrent s’accouder à la balustrade en fer forgé de l’immense terrasse dallée de
grès qui longeait le living-room.
— Cette villa est magnifique, murmura Maggie en regardant les étoiles
scintiller au-dessus du parc et en offrant son visage aux caresses du vent.
— C’était la maison de vacances des Scorsolini autrefois, lui confia Tomasso.
— La maison de vacances ! s’écria-t-elle, ébahie. Je ne savais pas qu’il
existait des résidences secondaires aussi vastes et aussi luxueuses que celle-ci.
— Comme mon père avait un emploi du temps très chargé, il venait se
reposer sur l’île de Diamante chaque été.
— Quand ta mère est-elle morte ?
— A ma naissance. Il y a eu des complications pendant l’accouchement et,
malgré tous leurs efforts, les médecins n’ont pas pu la sauver.
— Tu as dû souffrir de ne pas l’avoir connue.
— Pas plus que toi, d’avoir perdu tes parents. Dans quelles circonstances ont-
ils trouvé la mort ?
— Ils ont été victimes d’un accident de la route. J’étais avec eux lorsque leur
break est allé s’écraser contre un platane et j’ai été la seule à en réchapper.
Voyant s’assombrir le regard de Maggie, Tomasso la prit par la main et
l’entraîna vers le sentier escarpé qui menait à la plage.
— Gianni et Anna m’ont expliqué l’autre jour qu’il y avait des mines de
diamants ici, lança-t-elle dès qu’ils eurent atteint la grève. Est-ce exact ?
— Oui, confirma Tomasso, les yeux soudés aux vagues festonnées d’argent
qui dansaient au clair de lune et sculptaient l’océan. C’est pour cette raison que
l’île a été baptisée Diamante. Bientôt, le chiffre d’affaires de la société que je
dirige égalera celui des compagnies maritimes du royaume et représentera le
tiers du produit national brut d’Isole dei Re.
— Tu dois être fier d’avoir réussi à conquérir de nouveaux marchés ces
dernières années.
— Qui t’a parlé de cela ?
— Tes enfants. Pendant que tu étais à Hong Kong, ils n’ont pas arrêté de me
chanter tes louanges et de me dire à quel point tu leur manquais.
— Si je mettais un frein à mes activités pour leur faire plaisir, les joailleries de
l’archipel seraient obligées de fermer leurs portes, faute de débouchés, et leurs
employés se retrouveraient au chômage. Il est donc primordial que j’arrive à tout
concilier : mes responsabilités de P.-D.G. et mon rôle de papa.
— Inutile de chercher à te justifier ! Après t’avoir vu courir sur la plage avec
Gianni et Anna, je me doute bien que tu les aimes et que les quitter te fend le cœur.
— Des liens très forts se sont tissés entre eux et toi, n’est-ce pas ?
— Oui, mais il aurait mieux valu que je garde mes distances, car ils risquent
d’être très malheureux le jour où je partirai.
— Qui te dit que tu ne resteras pas à Diamante jusqu’à la fin de ta vie ?
— Le simple bon sens. Ce n’est pas parce que nous avons eu un moment de
faiblesse la nuit dernière que nous allons renoncer à notre liberté et nous marier.
Les traits illuminés par un rayon de lune, Tomasso se tourna vers Maggie et lui
encercla les poignets.
— Si tu es enceinte, jeta-t-il d’un ton déterminé, je ne te laisserai pas d’autre
choix que de m’épouser.
6.

— Ne sois pas stupide, Tomasso, protesta Maggie.


— Tu devrais m’appeler plus souvent par mon prénom, murmura-t-il en
l’enfermant étroitement dans ses bras. Ton petit accent américain me fait craquer.
— Toi aussi, tu as un accent, riposta-t-elle, le cœur battant. Ta façon de
t’exprimer varie selon les circonstances. Quand quelqu’un te tape sur les nerfs, tu
détaches les syllabes comme pour les lui enfoncer une à une dans la tête, et quand
tu es de bonne humeur, tu as tendance à avaler tes mots.
— A Boston, j’essayais de gommer mes erreurs de prononciation parce que je
ne voulais pas me distinguer des autres étudiants, mais il y a un tel contraste entre
ta langue maternelle et la mienne que cela me demandait de gros efforts.
— Le jour où je suis arrivée à Diamante, j’ai été étonnée que tout le monde, y
compris tes domestiques et tes enfants, parle l’anglais couramment.
— L’archipel d’Isole dei Re est situé au large des côtes américaines. Il est
donc normal que nous ayons subi l’influence de ton pays.
— Sur le plan architectural, on ne peut pas dire que vous ayez cherché à nous
imiter. Avec ses voûtes ornées de fresques, le palais de ton père ressemble
davantage à la chapelle Sixtine qu’à la Maison-Blanche.
— Pourtant, aucun de mes ancêtres n’a vécu à Rome.
— D’où vient ta famille ?
— De Palerme, en Sicile.
— Rome ou Palerme, quelle différence ? Les deux villes sont italiennes.
— Si mon frère Claudio t’entendait, il te répondrait qu’un habitant de Palerme
est d’abord un Sicilien et un Italien ensuite.
— C’est également ton avis ?
— Oui. Même si j’ai grandi à des milliers de kilomètres du berceau des
Scorsolini, je suis sicilien dans l’âme.
— Cela explique ton insupportable arrogance et ton orgueil démesuré.
— Cela explique ton insupportable arrogance et ton orgueil démesuré.
Loin de juger la remarque blessante, Tomasso renversa la tête en arrière et
éclata de rire.
— Quand nous dînions ensemble à Chestnut Grove, lui rappela Maggie, tu me
demandais souvent de te raconter des histoires drôles et j’adorais la façon dont tu
réagissais à chacune de mes blagues.
— Il y avait un tas d’autres choses qui te plaisaient chez moi, tesoro mio,
répliqua-t-il après avoir recouvré son sérieux.
— Lesquelles, par exemple ?
— Mon charme irrésistible, mon intelligence hors du commun et mes qualités
de cœur, qu’il serait trop long d’énumérer ce soir.
— Ce n’est pas la liste de tes qualités qui est interminable, c’est celle de tes
défauts. Tu en as tellement que je mettrais des semaines à les dénombrer.
— Si tu me trouvais laid, bête et méchant, tu n’aurais pas rêvé de moi la nuit
dernière et tu ne m’aurais pas réclamé un baiser.
— Tiens ! s’exclama Maggie d’un ton moqueur, je croyais que tu me
soupçonnais d’avoir inventé de toutes pièces cette histoire de rêve.
— Il est vrai que j’ai douté de ta sincérité, reconnut Tomasso, mais j’ai réfléchi
depuis notre conversation de ce matin et je me suis aperçu que j’avais eu tort de
me montrer sceptique.
— Comment en es-tu arrivé à cette stupéfiante conclusion ?
— En me servant de ma matière grise. La rapidité avec laquelle tu m’as cédé
est une preuve irréfutable de ta bonne foi et je suis désolé de ne pas m’en être
rendu compte plus tôt. Quand je t’ai prise dans mes bras et que tu m’as tendu tes
lèvres au lieu de me repousser, j’aurais dû deviner que tu avais l’habitude de vivre
ce genre de scène par la pensée et que j’avais été ton amant imaginaire durant six
longues années.
— Mon amant imaginaire ! releva Maggie, agacée de sentir une onde de feu
lui brûler les pommettes. Où es-tu allé chercher cette expression ridicule ?
— Dans mes souvenirs de don Juan.
— Ah ! Je vois.
— Ça m’étonnerait. Tu es trop innocente pour en avoir la moindre idée.
— Innocente, je ne le suis plus depuis que nous avons couché ensemble.
— Détrompe-toi, tu l’es encore par bien des côtés.
Tomasso emprisonna entre ses mains le visage de Maggie et, dans un
chuchotement, lui demanda :
— Tu n’as éprouvé aucun plaisir la nuit dernière, n’est-ce pas ?
— Aucun, confessa-t-elle en essayant de se soustraire au regard scrutateur
dont il l’enveloppait. Tu m’as fait tellement mal que j’ai failli crier.
— Ce sera mieux la prochaine fois, la rassura-t-il avant de pencher la tête vers
elle et de capturer les lèvres qu’elle ne songeait pas à lui dérober.
— La prochaine fois ! répéta-t-elle dès que leurs bouches se furent séparées.
Tu ne t’imagines quand même pas que nous allons renouveler l’expérience tous les
soirs et que je vais finir par t’aimer ?
— Si, car il y a des années déjà que tu m’appartiens, corps et âme.
« Exact ! » reconnut Maggie en secret.
Mais, pour ne pas donner à Tomasso l’impression qu’il pourrait la séduire d’un
seul claquement de doigts, elle se hâta de riposter :
— Comme le baiser que nous venons d’échanger semble t’avoir procuré un
certain plaisir, tu risques de te laisser prendre à ton propre jeu.
— C’est une perspective qui ne m’effraie pas, bien au contraire ! rétorqua-t-il,
le visage empreint d’une soudaine gravité. Mon but n’est pas d’entretenir une
liaison avec toi, mais de t’épouser.
— Ce que tu peux être têtu !
— Je ne suis ni têtu ni borné. J’ai simplement de la suite dans les idées.
— Et tu espères toujours que les autres vont se rallier à ton avis !
— Quand ils ont tort, j’essaie en effet de leur démontrer qu’ils font fausse route.
— Ce qui est mon cas à l’heure actuelle, je suppose ?
— Oui. Réfléchis un peu et tu verras que nous avons les mêmes objectifs.
Un sourire flotta sur les lèvres de Maggie.
— Ah bon ? s’étonna-t-elle. Tu veux laisser tomber tes mines de diamants et
aller ouvrir une crèche à Boston ?
— Très drôle ! grommela Tomasso en la prenant par la main et en l’entraînant
vers un palmier que la lune caressait de ses rayons.
— Lorsque ta belle-sœur m’a engagée, savais-tu qui j’étais ? lui demanda-t-
elle.
— Evidemment ! s’exclama Tomasso. Thérèse n’a joué qu’un rôle
d’intermédiaire dans cette histoire.
— Avant qu’elle ne me reçoive au palais, lui avais-tu dit que j’avais été ta
gouvernante autrefois ?
— Non. J’ai jugé préférable de lui cacher ce « détail ».
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle t’en aurait parlé et que tu aurais retiré ta candidature.
— Ce qui t’aurait ennuyé ?
— Le mot est faible. Si tu avais refusé de t’occuper de Gianni et d’Anna,
j’aurais été très déçu de voir tous mes projets tomber à l’eau.
— Quels projets ?
Tomasso s’adossa au tronc rugueux du palmier et regarda une coulée de lune,
qui pointillait d’or pâle la surface de l’océan, se balancer au rythme lent des
vagues.
— Le soir où des copains de fac m’ont présenté Liana, confessa-t-il, son
élégance et sa beauté m’ont subjugué, mais, après notre lune de miel, j’ai vite
déchanté. Pendant les quatre années que nous avons passées ensemble, elle
s’est montrée capricieuse, égoïste, frivole et incapable d’assumer ses
responsabilités. Lorsqu’elle est décédée et que mon frère Claudio m’a conseillé
de me remarier, je me suis juré de ne plus me laisser aveugler par une silhouette
de rêve et un joli minois. Ce que je veux maintenant, c’est épouser une femme
intelligente qui m’épaulera au quotidien et qui entourera mes enfants d’affection.
— Quand t’es-tu dit que je serais la candidate idéale ?
— Quand j’ai dû me rendre à Chestnut Grove au printemps dernier et que je
me suis rappelé à quel point j’y avais été heureux autrefois. Grâce à tes talents de
cordon-bleu, à ton sens de l’humour et à ta gentillesse, tu avais redonné une âme à
cette vieille maison et illuminé ma vie.
Maggie se sentit vexée que Tomasso n’ait gardé d’elle que le souvenir d’une
bonne ménagère, amusante et dévouée.
— Il ne suffit pas de savoir raconter des blagues, préparer du bœuf Stroganoff
et manier un plumeau pour être une excellente épouse, jeta-t-elle d’un ton amer.
— J’en suis tout à fait conscient, affirma calmement Tomasso. Comme je
craignais que tu n’aies changé en six ans, j’ai décidé de te reprendre à mon
service et de te mettre à l’épreuve.
— Mon séjour sur l’île de Diamante n’a donc été jusqu’à présent qu’une sorte
de test ?
— Oui. Avant de partir pour l’Asie, j’avais demandé à mes domestiques de
s’adresser à toi chaque fois qu’ils auraient un problème à résoudre et de voir si tu
étais à même de gérer les crises.
— Puisqu’il n’y a pas très longtemps que je suis la nounou de tes enfants et
que tu n’as pas encore pu me donner une bonne ou une mauvaise note, ironisa
Maggie, ne crois-tu pas qu’il est prématuré de parler mariage ?
— Après ce qui s’est passé entre nous la nuit dernière, je n’ai plus le choix,
riposta Tomasso. J’avais prévu de t’observer discrètement et d’éviter toute
familiarité pendant une semaine ou deux, mais je n’ai pas été capable de
respecter ce plan.
— Pourquoi as-tu brusqué les choses dès ton arrivée à la villa ?
— Parce que j’avais avalé une demi-douzaine de cachets contre le mal de l’air
et bu un peu trop de whisky dans l’avion.
« De mieux en mieux ! pensa Maggie, piquée au vif. S’il ne s’était pas abruti
d’alcool et de médicaments, il n’aurait même pas eu l’idée de m’embrasser. »
— Quand tu t’es couché, lui demanda-t-elle, savais-tu que j’étais dans ton lit ?
— Oui, avoua-t-il sans détour.
— Comment se fait-il que tu n’aies pas quitté la chambre ?
— Le voyage m’avait tellement fatigué que je n’ai pas eu la force de
redescendre au rez-de-chaussée et d’aller dormir sur le canapé.
— Cette prétendue fatigue ne t’a pas empêché de jouer les séducteurs.
— Lorsque je me suis penché vers toi et que je t’ai effleuré les lèvres, je
voulais juste te souhaiter une bonne nuit, mais la fougue avec laquelle tu m’as
rendu mon baiser m’a privé du peu de lucidité qu’il me restait.
— Tu regrettes de ne pas avoir réussi à garder la tête froide ?
— Pas du tout. Maintenant que j’ai recouvré mes esprits, je me dis que ce qui
nous est arrivé était inéluctable et qu’il aurait été stupide de lutter contre le destin.
— Ce n’est ni le destin, ni la divine providence qui nous ont réunis, ce sont tes
vieux réflexes de don Juan et de fin stratège, objecta Maggie, agacée par le
fatalisme de Tomasso. Tu étais tellement décidé à fonder un nouveau foyer et
tellement impatient de me tenir à ta merci que tu en as oublié le principal.
— A savoir ? interrogea-t-il d’un ton bref.
— Que nous ne pourrions rien bâtir de solide ensemble parce que je ne suis
pas ton type de femme. Tu aimes les grandes brunes au teint de porcelaine et au
regard de braise, pas les petites blondes aux joues semées de taches de
rousseur et aux yeux gris.
— Heureusement que tu es différente de Liana, car je ne me vois pas épouser
sa copie conforme et passer ensuite des années à regretter mon choix. Tout au
long de notre mariage, elle m’a reproché de trop travailler, mais quand je rentrais
de mon bureau le soir, elle n’était pas là pour m’accueillir. Au lieu de s’occuper de
sa famille, elle allait courir les magasins avec ses amies et fréquentait les
discothèques à la mode.
— Gianni et Anna ont-ils été perturbés par son attitude ?
— Plus ou moins. Anna a à peine connu sa mère et n’a donc pas été
traumatisée. Gianni, en revanche, a souffert d’être délaissé. D’où la décision que
j’ai prise de le confier à une baby-sitter aussi douce et gentille que toi.
— Ce que tu veux, en somme, c’est que je donne à tes enfants l’affection dont
ils ont manqué et que je réchauffe ton lit à l’occasion ?
— Oui. Tu as parfaitement résumé ma pensée.
— T’est-il venu à l’idée que je pourrais m’en tenir simplement aux clauses de
notre contrat et refuser de me plier à tes caprices ?
— Pas un seul instant. Je suis sûr que tu seras ravie de joindre l’utile à
l’agréable et de ne pas t’enfermer dans ton rôle de nounou.
— « Agréable » n’est pas le terme adéquat, observa Maggie. Ce qui s’est
passé entre nous la nuit dernière n’avait rien d’une partie de plaisir.
Au lieu de s’offusquer du ton acerbe qu’elle avait employé à dessein, Tomasso
ébaucha un petit sourire suffisant.
— La prochaine fois que nous ferons l’amour, rétorqua-t-il, tu trouveras
l’expérience tellement merveilleuse que tu me supplieras de…
— Ne rêve pas, l’interrompit-elle. Il n’y aura pas de prochaine fois, je te l’ai
déjà dit.
— Si je te prenais dans mes bras maintenant et que je te volais un baiser, cela
m’étonnerait que tu aies le courage de me repousser.
— Je ne te conseille pas d’essayer.
— Pourquoi ?
— Parce que tu risquerais d’être déçu. Dans le contrat que ta belle-sœur m’a
demandé de signer, il est stipulé que je devrai m’occuper de tes enfants
jusqu’au 31 juillet 2008 et je compte bien m’en tenir là.
— Tu ne le pourras qu’à une condition.
— Laquelle ?
— Que tu ne sois pas enceinte de moi. Comme il est fort possible que tu
attendes un bébé, je vais t’emmener chez un médecin dès demain matin.
— Certainement pas ! Je n’ai aucune envie que les hordes de photographes
qui te traquent à longueur d’année nous voient pénétrer, bras dessus, bras
dessous, dans le cabinet d’un gynécologue et que notre histoire fasse la une des
tabloïds.
— J’irai t’acheter un test de grossesse, alors, et nous serons fixés.
— Qui te dit que le résultat sera fiable ?
— Mon expérience personnelle. Liana avait tellement peur d’être la proie des
paparazzi si elle s’avisait d’aller consulter un obstétricien, qu’elle préférait
s’adresser à un vieux pharmacien de l’île que je connais depuis une éternité et
auquel je dois rendre visite cette semaine.
— On peut compter sur sa discrétion ?
— Oui. Comme il a horreur de la presse à scandale et qu’il n’est pas du genre
à colporter des ragots, notre secret sera bien gardé, quoi qu’il arrive.
Croyant la discussion close, Maggie commença à remonter au pas de
gymnastique le layon hérissé d’herbes folles qui vagabondait entre les dunes.
— Ohé, Maggie ! cria Tomasso en essayant de la rattraper.
— Quoi encore ? demanda-t-elle sans se retourner.
— Tu n’as pas eu l’air de me prendre au sérieux lorsque je t’ai dit que, si tu
étais enceinte, je ne te laisserais pas d’autre choix que de m’épouser, mais je te
jure que je ne plaisantais pas.

* * *
— Aujourd’hui, je vais vous emmener faire de la plongée sous-marine,
annonça Tomasso le lendemain matin, pendant le petit déjeuner.
— Chouette ! s’écrièrent en chœur Gianfranco et Annamaria.
— Pendant que vous explorerez les eaux du lagon, déclara Maggie après
avoir vidé d’un seul trait le bol de café au lait que lui avait apporté Carlotta, j’irai me
promener dans le parc.
— Je croyais que tu avais envie d’admirer les poissons, Maggie, s’étonna
Gianfranco. Quand Anna et moi, on t’avait montré nos masques, nos palmes et nos
tubas, tu nous avais promis de venir avec nous.
« En effet, s’abstint de répondre la jeune femme, mais j’ignorais à ce moment-
là qui était votre père et quel traquenard il m’avait tendu. »
— Papa connaît les endroits où on peut plonger sans risquer de se noyer,
insista Gianfranco. Et il y a plein de jolies choses à voir au fond de l’océan.
— Tout plein, renchérit Annamaria, les joues maculées de confiture et de
chocolat.
— Dans ce cas, j’aurais tort de ne pas vous accompagner, dit enfin Maggie,
vaincue.
— Youpi ! s’exclama Gianfranco. On va bien s’amuser.

* * *
« Je savais que cette balade en mer serait un vrai cauchemar », pensa
Maggie une heure et demie plus tard, lorsqu’elle enleva le short et le T-shirt qu’elle
portait, et que Tomasso posa un regard brûlant sur le maillot une pièce qui la
moulait telle une seconde peau.
— Tu veux un coup de main ? lui demanda-t-il en la regardant se débattre avec
ses palmes et son tuba.
— Non, merci, marmonna-t-elle. Je suis assez grande pour me débrouiller.
— A ta guise ! lança-t-il avant de sauter du Zodiac qu’il avait ancré au milieu du
lagon et d’aller rejoindre ses enfants.
Quand, chaussée de caoutchouc noir, Maggie enjamba maladroitement le
rebord du canot, il se précipita vers elle comme s’il craignait de la voir couler à pic
et lui tendit les bras.
— Je n’ai pas besoin d’une bouée, maugréa-t-elle. Je sais nager.
Mais à peine avait-elle prononcé le dernier mot qu’elle but la tasse et faillit
s’étouffer.
Réprimant un fou rire, Tomasso aida ensuite Maggie à ajuster son masque.
Puis, d’un geste, il l’invita à imiter Gianfranco et Annamaria, dont on n’apercevait
plus que les tubas à la surface de l’océan.
« Quelle splendeur ! » se dit-elle lorsqu’elle plongea la tête sous l’eau et que
des centaines de poissons vinrent danser autour d’elle un somptueux quadrille.
Parés de toutes les nuances de l’arc-en-ciel, vêtus de raies et de diaprures, ils
virevoltaient entre les récifs avec une incroyable agilité.
Fascinée par ce spectacle insolite, Maggie battit des pieds pour essayer de
suivre une flottille d’exocets qui filaient le long du Zodiac comme des flèches de
lumière et se laissa lentement dériver jusqu’à ce que deux bras musclés la
saisissent aux épaules.
— Tu es malade ou quoi ? jeta-t-elle à Tomasso après s’être retournée vers lui
dans un sursaut. Qu’est-ce qui t’a pris de me faire une peur pareille ?
— Je me suis aperçu que tu étais en train de t’éloigner du bateau, expliqua-t-il,
et j’ai voulu attirer ton attention.
— Tu aurais pu me donner une petite tape au lieu de me terroriser.
— Je t’en ai donné deux, mais tu étais tellement absorbée que tu ne t’en es
pas rendu compte.
— Moi, je t’ai même chatouillé les jambes, lança Annamaria.
— Ah ? s’étonna Maggie en ôtant son masque. Je n’ai rien senti.
— C’est bizarre, lui chuchota Tomasso à l’oreille. L’autre nuit, je n’ai pas eu
l’impression que tu étais insensible.
— Ne t’avise pas de me pincer ou de me caresser pour tester mes réflexes,
grommela-t-elle, ou je te noie dans le lagon.
— J’ai faim, cria Gianfranco avant que son père ait pu répliquer.
— Quelle heure est-il ? demanda Maggie.
— Midi trente, répondit Tomasso après avoir consulté sa montre.
— Déjà ? Je n’ai pas vu le temps passer.
— Pendant que tu regardais danser les poissons, papa a plongé sans son
tuba et nagé comme un requin juste au-dessous de toi, Maggie, déclara
Annamaria.
— Le spectacle que tu m’as offert était encore plus beau que je n’aurais osé
l’imaginer, glissa Tomasso à la jeune femme.
« Si j’avais su que cet arrogant se permettrait de faire le joli cœur en présence
de ses enfants, je serais restée cloîtrée dans ma chambre », fulmina-t-elle avant de
battre rageusement des pieds et de regagner le Zodiac.
— Je vais t’aider à grimper, lui lança-t-il dès que Gianfranco et Annamaria
eurent réussi à enjamber les parois du canot.
— Ce n’est pas la peine, maugréa-t-elle. J’y arriverai très bien toute seule.
— Je n’en doute pas, mais un gentleman se doit de voler au secours des
demoiselles en péril.
— Primo, je ne suis pas en péril. Secundo, qui t’a dit que tu étais un
gentleman ?
— La rumeur publique. Les habitants d’Isole dei Re me considèrent comme un
homme du monde, courtois et raffiné.
— Ils te connaissent mal.
Dédaignant le sarcasme, Tomasso monta à bord du dinghy, puis saisit les
poignets de Maggie et la tira hors de l’eau.
— Si tu décides d’aller te baigner demain matin, mets un autre maillot, lui
conseilla-t-il.
— Pourquoi ? demanda-t-elle.
— Parce que je n’ai pas envie que les vacanciers qui sont venus passer le
mois d’août sur l’île de Diamante se rincent l’œil.
Etonnée du regard mi-réprobateur, mi-admiratif que lui décochait Tomasso,
Maggie baissa la tête et faillit s’évanouir de honte. Rendu translucide par son long
séjour dans l’océan, le joli maillot vert tilleul qui lui avait semblé le comble de la
discrétion quand elle l’avait enfilé ce matin collait à sa peau et ne masquait rien ou
presque de ses formes.
Les pommettes cramoisies, elle attrapa l’une des grandes serviettes de plage
empilées au fond du canot pneumatique, puis la déplia à toute vitesse et l’enroula
hâtivement autour de sa poitrine.
« Jamais plus je ne porterai ce fichu maillot », se promit-elle lorsque Tomasso
s’agenouilla à ses pieds et lui retira ses palmes avec douceur.
7.

Dès qu’ils eurent regagné la plage, Tomasso, Maggie et les enfants s’assirent
dans le cercle d’ombre que dessinait un cocotier sur le sable et déchiquetèrent à
belles dents les savoureux pans-bagnats que leur avait préparés Carlotta.
Après avoir joué à chat perché avec Gianfranco et Annamaria, Maggie
s’allongea au pied de l’arbre. Bercée par le roulement assourdi des vagues auquel
se mêlait le murmure ininterrompu du vent, elle baissa ses paupières et succomba
peu à peu au sommeil.
Lorsqu’une caresse à peine perceptible la tira de sa léthargie, elle ouvrit les
yeux dans un battement de cils alangui et sentit son cœur s’affoler. Agenouillé à
côté d’elle, le regard brûlant de désir, Tomasso faisait voleter une feuille de palmier
entre les fines bretelles de son maillot de bain et, en longs effleurements,
descendait vers la tendre vallée de ses seins.
— J’ai envie de toi, dit-il d’une voix rauque. Et toi aussi, tu as envie de moi.
« Non, c’est faux », voulut répliquer Maggie.
Mais sa bouche, comme ensorcelée, refusa de proférer ce mensonge.
— Je sais très bien pourquoi tu hésites à me l’avouer, reprit Tomasso en
continuant, avec une lenteur délibérée, à taquiner la gorge palpitante de la jeune
femme.
— Ah oui ? lâcha-t-elle, parcourue d’un millier de frissons.
— Oui, je le sais, répéta-t-il après avoir glissé ses mains dans l’échancrure du
maillot et libéré ses seins. Tu hésites à me l’avouer parce que tu es persuadée que
je vais te faire mal encore une fois.
— Et je me trompe ?
— Du tout au tout. Si j’avais su que tu étais inexpérimentée, j’aurais été moins
brutal et tu n’aurais éprouvé que du plaisir.
— Tu as l’air de t’y connaître en matière de virginité. Déflorer les jolies filles
serait-il ton passe-temps favori ?
serait-il ton passe-temps favori ?
— Non. Je n’avais jamais eu l’honneur de coucher avec une ravissante
ingénue avant cette nuit.
— Je ne suis pas une ravissante ingénue, mais quelqu’un de très banal. A côté
des superbes jeunes femmes, spirituelles et distinguées, que tu as l’habitude de
croiser dans les salons mondains, je dois te paraître bien terne.
— Au contraire ! Ta fraîcheur et ton innocence te rendent infiniment plus
désirable qu’elles.
Etouffant d’un baiser le murmure de protestation qui s’échappait des lèvres de
Maggie, Tomasso promena une main possessive sur le doux bombé de son
ventre, puis glissa un doigt impatient sous le fragile rempart vert tilleul pour
explorer l’écrin soyeux de sa féminité.
— Chut ! lui ordonna-t-il en l’entendant gémir. Tu vas réveiller Gianni et Anna.
— Où… où sont-ils ? balbutia-t-elle, pantelante.
— Juste à côté de nous. Quand tu t’es endormie, ils se sont allongés au pied
du cocotier et ont décidé de piquer un petit somme, eux aussi.
Après avoir rajusté son maillot de bain avec une maladresse fébrile, Maggie
colla une nouvelle fois sa bouche à celle, ferme et sensuelle, de Tomasso. Elle
oublia tout ce qui n’était pas cet instant magique.
— Pourquoi est-ce que tu embrasses Maggie, papa ? demanda soudain
Annamaria.
— Parce que j’en ai envie, déclara celui-ci en relevant la tête.
« Tu parles d’une explication ! pensa Maggie, honteuse d’avoir ainsi perdu la
tête. S’il s’imagine que sa fille va se satisfaire de cette réponse, il se berce
d’illusions. »
— Vous allez vous marier ? interrogea Annamaria, les yeux brillant d’espoir.
— Ce n’est pas impossible, répondit évasivement Tomasso.
— Ça veut dire « oui » ou ça veut dire « non » ?
— Ni l’un ni l’autre. Patiente un peu et tu verras ce qui se passera.
— Jusqu’à quand il faudra que je patiente ?
— Jusqu’à Noël, au moins.
— Oh, là, là ! J’y arriverai jamais.
— Moi aussi, j’ai horreur d’attendre, ma puce.
— Demande vite à Maggie de t’épouser, alors. Comme cela, elle sera ma
nouvelle maman et elle pourra pas nous quitter.
— Admettons qu’elle refuse et qu’elle m’envoie sur les roses. Que devrai-je
faire ?
— L’enfermer dans le château de papy et l’empêcher de sortir. Chaque fois
qu’on ira rendre visite à tatie Thérèse et à tonton Claudio, on lui apportera des
livres et des tablettes de chocolat.
— Merci de ton précieux conseil, mia bambina. Je ne savais pas qu’il y avait
une petite gardienne de prison dans la famille.
Retenant un sourire, Maggie coiffa Annamaria du joli chapeau de paille
enrubanné de bleu ciel qui gisait sur le sable, à l’ombre du cocotier. Puis elle
réveilla Gianfranco et entraîna les deux enfants vers la villa.
— Quand ta fille t’a interrogé, jeta-t-elle ironiquement à Tomasso dès qu’ils se
retrouvèrent seuls dans le living-room, pourquoi ne lui as-tu pas répondu que nous
allions nous marier cet été ?
— Parce que je n’ai pas l’habitude de faire des promesses en l’air à mes
enfants, bougonna-t-il.
— Dois-je en déduire que tu n’as plus l’intention de te conduire comme un
despote ?
— Oui. J’ai beaucoup réfléchi aujourd’hui et je me suis rendu compte que je ne
pouvais pas te forcer à m’épouser.
— Mais tu te crois tellement irrésistible que tu espères bien me séduire ?
— Je suis persuadé, en effet, que tu monteras me rejoindre dans ma chambre
un de ces soirs et que tu me supplieras de te faire l’amour.
— Quelle fatuité ! Quel insupportable machisme ! s’écria Maggie, le regard
flamboyant de colère. Personne ne t’a dit que tu avais tout de l’homme des
cavernes, fruste et imbu de sa supériorité ?
— Pas encore. Tu es la première à me faire ce compliment.
— Avoue-le, si tu en avais le droit, tu n’hésiterais pas à me tirer par les
cheveux et à me ligoter aux barreaux de ton lit jusqu’à ce que j’accepte de faire tes
quatre volontés.
— Tu racontes vraiment n’importe quoi, Maggie ! s’indigna Tomasso. Ce que
je veux, ce n’est pas que tu m’épouses sous la contrainte, c’est que tu viennes vers
moi de ton plein gré et que tu m’accordes ta main.
— Tu crois que je serais assez bête pour te suivre à l’autel et m’enfermer à
perpétuité dans une prison dorée ?
— Le mariage n’est pas une prison et je n’ai aucune envie de te rendre
malheureuse.
— Je n’ai pas dit que tu avais l’âme d’un tortionnaire ni d’un geôlier. J’ai juste
essayé de t’expliquer qu’il n’était pas facile de renoncer à sa liberté et qu’il ne
fallait pas s’engager à la…
— Inutile d’en rajouter ! Je connais ce refrain par cœur.
Tomasso alla se camper devant l’une des fenêtres voilées de tulle du living-
room et regarda le soleil décliner à l’horizon.
— Liana adorait qu’on l’appelle « Votre Altesse » et qu’on lui fasse des
courbettes, enchaîna-t-il d’un ton aigre-doux, mais elle était allergique au protocole
et ne supportait pas de devoir présider des ventes de charité parce que rien ne
l’intéressait en dehors de sa petite personne.
— Elle te reprochait souvent de l’avoir enfermée dans un carcan ?
— Très souvent. Quand elle est tombée enceinte pour la deuxième fois, elle
m’a même accusé de vouloir la réduire en esclavage.
— Cela ne lui plaisait pas d’avoir un autre enfant ?
— Non. Lorsqu’elle a découvert qu’elle allait de nouveau être maman, j’ai
réussi à la dissuader d’avorter en lui promettant qu’elle n’aurait plus à s’acquitter
de la moindre obligation si elle menait sa grossesse à terme. Comme elle rêvait
d’une vie sans contrainte, elle a accepté de garder le bébé et a passé les huit
mois suivants à se plaindre de tout : de ses nausées matinales, de sa silhouette
déformée et de ses jambes enflées.
— Qu’est-il arrivé après l’accouchement ?
— Elle a confié Anna à une nurse et a repris sa liberté.
— Dans quelles circonstances est-elle décédée ?
— Elle était partie faire du parapente au Mexique et elle a eu un accident.
— Et toi, où étais-tu au moment du drame ?
— A Isole dei Re. Elle avait refusé que je l’accompagne, car elle ne voulait pas
que Gianni, Anna et moi gâchions ses vacances… Et son égoïsme l’a tuée.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Parce que, si j’avais été présent, je l’aurais empêchée de choisir un
moniteur dont le matériel n’avait pas été homologué.
Voyant Tomasso courber les épaules, comme sous le poids d’un trop lourd
fardeau, Maggie s’approcha de lui et posa sur son bras une main affectueuse.
— Tu n’as pas à te sentir responsable de la mort de Liana, déclara-t-elle d’une
voix douce. Elle a mené le genre de vie qui lui plaisait et en a subi les
conséquences.
— Tu as raison, admit-il. Mais les souvenirs que j’ai gardés d’elle sont
tellement douloureux que je ne suis pas près de me remarier avec une reine de
beauté.
— Les jolies filles ne sont pas toutes des monstres, tu sais. J’en ai connu qui
étaient charmantes et dont le vœu le plus cher était de fonder un foyer.
— Peu importe qu’elles aient ou non des qualités puisque tu es la seule
femme que je souhaite épouser.

* * *
— C’est l’anniversaire de mon père la semaine prochaine, lança Tomasso à
Maggie, vingt-quatre heures plus tard. Et, comme les enfants doivent assister à la
grande fête qui sera organisée à cette occasion, tu vas être obligée de
m’accompagner au palais.
— Si tu n’y vois pas d’objection, répliqua-t-elle, je préférerais rester à
Diamante et me reposer jusqu’à ton retour.
— Impossible ! Gianni et Anna auront besoin de toi.
— Thérèse pourra très bien veiller sur eux pendant les festivités. Elle les adore
et sera ravie de…
— Non. Il n’est pas question que je lui réclame ce genre de service maintenant
que je t’ai engagée.
Excédée par l’autoritarisme de Tomasso, Maggie se planta devant lui, le
regard étincelant de colère.
— Puisque tu sembles avoir mal lu certaines clauses de notre contrat, jeta-t-
elle d’un ton sec, je te rappelle que j’ai droit à un jour de congé hebdomadaire et
que je n’ai pas à m’occuper de Gianni et d’Anna après 18 heures quand tu es à la
maison.
— Cela te déplaît de dîner chaque soir en leur compagnie et de monter les
coucher à la fin du repas ? l’interrogea-t-il, surpris.
— Là n’est pas le problème. Je ne demanderais pas mieux que de passer des
nuits entières dans leur chambre en cas de nécessité, mais je refuse d’aller au
palais.
— Pourquoi ?
« Parce que je n’ai pas envie de te voir flirter avec toutes les jolies femmes de
la cour », se retint d’avouer Maggie.
— Parce que je n’y serais pas à l’aise, expliqua-t-elle de mauvaise grâce. Je
viens d’un milieu modeste et j’ai horreur des mondanités.
— Lorsque tu travaillais à Boston et à Seattle, tu n’étais pas obligée d’assister
aux réceptions que donnaient les amis des Wainright ?
— Non. Jack et Cynthia étaient moins tyranniques que toi. Ils me laissaient
libre de rester à la maison ou de les accompagner.
— Dommage que tu aies dû les quitter !
— C’est ce que je n’arrête pas de me dire depuis que je suis arrivée à
Diamante et que je te compare à eux, lança Maggie d’un ton corrosif. Pour en
revenir à mon congé hebdomadaire, quel jour de la semaine préfères-tu que je
choisisse ?
— Celui que tu voudras. Quand tu auras pris ta décision, tu n’auras qu’à m’en
informer et je modifierai mon emploi du temps en conséquence.
— T’arrive-t-il d’avoir des rendez-vous le week-end ?
— Le samedi, parfois, mais pas le dimanche.
— Rien ne t’empêchera donc de me remplacer pendant ces vingt-quatre
heures-là ?
— Rien du tout, jeta froidement Tomasso juste avant que son téléphone ne se
mette à sonner.
Alors que Gianfranco et Annamaria pénétraient dans le living-room comme
des bolides et s’amusaient à enfourcher les accoudoirs du canapé, Tomasso
plaqua le combiné contre son oreille, puis échangea quelques mots en italien avec
son correspondant. Puis il raccrocha, le front barré d’un pli soucieux.
— Qu’y a-t-il ? demanda Maggie.
— L’un de mes clients chinois a refusé ma dernière livraison de lithium à
cause des nouvelles lois sur les importations de matières premières, répondit-il.
Je vais donc être obligé de repartir pour Pékin dès ce soir.
— Mais tu viens à peine de rentrer ! Si tu quittes tes enfants maintenant, ils
vont être déçus.
— C’est pas grave, papa, lança stoïquement Gianfranco. On t’attendra.
— Pourquoi n’emmènerais-tu pas Gianni et Anna en Asie ? suggéra Maggie à
Tomasso.
— Parce qu’il faudrait que tu nous accompagnes et que je ne veux pas
t’imposer ce long voyage.
— Tu aurais tort de te gêner. Jack et Cynthia devaient souvent se rendre à
l’étranger et j’adorais les suivre à l’autre bout du monde.
— Ah bon ? Je ne connaissais pas cet aspect de ta personnalité.
— Comment aurais-tu pu le deviner ? Nous n’en avons jamais parlé.
— Moi qui croyais que les détectives de l’agence Hawk avaient bien travaillé,
je suis étonné qu’ils n’aient pas mentionné ce détail dans leur rapport.
— Les détectives ! répéta Maggie, outrée. Tu as demandé à des privés de
passer ma vie au peigne fin ?
— Oui. Tous les domestiques des Scorsolini font l’objet d’une enquête de
moralité avant d’être embauchés.
— Qu’est-ce que c’est, un privé ? interrogea Annamaria.
— Un monsieur qui espionne les autres pour le compte de ses clients,
expliqua Maggie. On s’adresse à lui lorsqu’on se sent menacé… ou lorsqu’on est
atteint de paranoïa aiguë et qu’on a rayé le mot « confiance » de son vocabulaire,
ajouta-t-elle d’un ton acrimonieux à l’intention de Tomasso.
« Quelle peste ! fulmina celui-ci en la regardant quitter le living-room avec une
dignité de reine offensée. Elle a la langue tellement acérée qu’il est impossible de
lui river son clou. »
— Quand partons-nous ? s’enquit-elle après avoir fait quelques pas en
direction de la porte.
— Dès que tu auras bouclé tes valises, maugréa Tomasso. Combien de
temps va-t-il te falloir ?
— Une demi-heure, pas plus.
« Une demi-heure seulement ? se dit-il, goguenard. A moins de n’emporter
qu’une jupe et un chemisier de rechange ou de se métamorphoser en
superwoman, elle aurait du mal à respecter ce délai. »
Mais lorsque Maggie redescendit, vingt minutes à peine s’étaient écoulées
depuis qu’elle était sortie majestueusement du living-room.
— Qu’as-tu mis là-dedans ? lui demanda Tomasso, à la vue du gros sac en
toile qu’elle tenait à la main.
— Des jeux de société, une douzaine d’albums à colorier, quelques boîtes de
crayons-feutres et des friandises pour tes enfants. Comme je ne savais pas s’il y
avait ce genre de choses à bord de ton jet, j’ai préféré prendre mes précautions.
— Tu as bien fait. Gianni et Anna n’aiment pas les longs voyages. La dernière
fois que nous sommes allés chez ma belle-mère en Italie, ils se sont ennuyés à
mourir dans l’avion.
— En Italie ! releva Maggie, sidérée. La reine d’Isole dei Re n’habite pas au
palais ?
— Flavia n’a plus droit au titre de reine, car elle s’est séparée de mon père.
— J’ignorais que le divorce était autorisé dans les familles royales.
— Officiellement, il ne l’est pas, mais Flavia n’a pas hésité à bousculer les
traditions.
— Pourquoi a-t-elle quitté le palais ?
— Parce qu’elle n’a pas supporté d’être trompée et qu’elle a préféré perdre sa
couronne que de continuer à vivre avec un mari infidèle.
— Je la comprends. A sa place, j’aurais réagi de la même façon.
— Oh ! je veux bien le croire. Tu es aussi fière et intransigeante qu’elle.
— Qu’as-tu éprouvé le jour où elle est partie ?
— Un très gros chagrin. J’étais tellement jeune à l’époque que je me suis senti
abandonné.
— Et ton père, qu’est-il devenu après son divorce ?
— Il s’est mis à collectionner les maîtresses. Pas par dépit amoureux, mais
par honnêteté. Il a jugé plus sage d’avoir des liaisons faciles à rompre que de
prononcer des vœux qu’il serait incapable de respecter à cause de la malédiction
qui frappe notre famille.
— Quelle malédiction ? interrogea Maggie, les yeux brillant de curiosité.
— Selon une vieille légende d’Isole dei Re, lui expliqua Tomasso, les
Scorsolini seraient condamnés à n’aimer qu’une femme dans leur vie et ne
pourraient être fidèles à aucune autre.
— Tu crois à ces sornettes, toi ?
— Non. Même si j’ai souvent changé de petite amie à Boston, je ne suis pas
un bourreau des cœurs et je m’efforce toujours de tenir mes engagements.
— Tant mieux, car je déteste les traîtres.
— Quand tu parles comme ça, tu me fais penser à Flavia. Elle aussi, elle est
droite et entière. Lorsque j’étais petit, elle n’hésitait pas à me gronder chaque fois
que je le méritais et aujourd’hui, elle est la seule personne au monde qui ose
réprimander cet orgueilleux de Claudio.
Maggie imagina le futur roi d’Isole dei Re essuyant une volée de bois vert entre
deux cérémonies officielles et sentit un sourire lui monter aux lèvres.
— Flavia a l’air formidable, dit-elle. J’aimerais beaucoup la rencontrer.
— Dès que je le pourrai, lui promit Tomasso, je te la présenterai…
« … et, puisqu’elle ne veut que mon bonheur, acheva-t-il en silence, elle
arrivera peut-être à te convaincre de m’épouser. »
8.

« Quelle bonne idée j’ai eue d’apporter des albums et des crayons ! » se
félicita Maggie pendant la première partie du vol vers Pékin. Emerveillés par les
jolis dessins qu’ils coloriaient à grands coups de feutres, Gianfranco et Annamaria
restèrent sagement assis à côté de leur père et le laissèrent étudier en paix les
dossiers qu’il avait sortis de son attaché-case.
Lorsque l’avion fit escale à mi-chemin entre le royaume d’Isole dei Re et la
Chine, Tomasso alla dîner en compagnie de ses enfants et de Maggie dans l’un
des restaurants du terminal, puis les entraîna tous les trois vers une aire de jeux où
tournoyait un carrousel.
— Pourquoi ne remontons-nous pas dès maintenant à bord de ton jet ?
s’étonna la jeune femme en regardant Gianfranco et Annamaria grimper sur les
banquettes bleu horizon du manège.
— Parce que les petits ont besoin de se défouler, répliqua Tomasso. S’ils ne
dépensent pas leur trop-plein d’énergie, ils ne vont pas arrêter de se chamailler
jusqu’à Pékin et il n’y aura pas moyen de les calmer.
— La première partie du vol ne s’est pas mal passée.
— Grâce à ton ingéniosité, j’ai effectivement pu travailler sans être dérangé.
Gianni et Anna adorent dessiner et les albums à colorier que tu leur avais donnés
les ont tellement captivés qu’ils ne se sont pas plaints une seule fois de la longueur
du voyage.
— Quand je t’ai vu admirer leurs chefs-d’œuvre et les féliciter de leur talent, je
me suis dit qu’ils avaient de la chance de t’avoir comme père.
— Ce qui leur a toujours manqué, hélas, c’est une vraie maman.
— Si Liana avait été moins égoïste, vous auriez formé une excellente équipe,
elle et toi.
— Maintenant que tu connais bien Gianni et Anna, j’espère que tu accepteras
de tenir le rôle dont elle n’a pas voulu.
de tenir le rôle dont elle n’a pas voulu.
— Que j’accepte ou non, je n’arriverai jamais à la remplacer.
Irrité, Tomasso haussa les sourcils.
— Dois-je comprendre que cela te déplairait d’élever des enfants qui ne
seraient pas les tiens ? jeta-t-il d’un ton abrupt.
— La question n’est pas là, rétorqua Maggie en glissant vers Gianfranco et
Annamaria un regard plein de tendresse. D’où te vient cette idée ridicule ?
— De ma triste expérience. Puisqu’une mère peut très bien se désintéresser
de sa propre famille, pourquoi t’encombrerais-tu de deux gamins que tu n’as pas
mis au monde ?
— Parce que je ne suis pas comme Liana et que je n’ai pas l’habitude de faire
passer mon petit bonheur personnel avant tout.
— Espérons que tu es sincère, car je ne tiens pas à ce que Gianni et Anna
grandissent sans amour maternel.
— Oh ! Tu n’as aucune raison de t’inquiéter. Si je refuse de t’épouser et que tu
sois obligé de me chercher une remplaçante, tu n’auras que l’embarras du choix.
Dans ton entourage, il y a certainement des dizaines de jeunes femmes qui seront
ravies d’élever tes enfants en échange d’un titre de princesse. Le jour de ton
arrivée à Diamante, tu m’as accusée d’avoir voulu troquer ma virginité contre une
couronne. Il est donc fort possible que d’autres soient prêtes à se sacrifier par
intérêt.
Maggie vit un nerf tressauter au coin de la bouche de Tomasso.
— Je t’ai dit que j’avais eu tort de ne pas te faire confiance, maugréa-t-il. Que
te faut-il de plus ?
— Des excuses, dit-elle avec fermeté.
— Tu trouves que j’ai dépassé les bornes et que je devrais me prosterner à tes
pieds et te demander pardon d’avoir pensé du mal de toi ?
— Oui. Je sais que l’échec de ton mariage t’a rendu cynique, mais cela ne
t’autorisait pas à me traiter comme une gourgandine et à douter de mon honnêteté
.
Au mot « gourgandine », qui semblait tout droit sorti d’un roman du XVIIe siècle,
une étincelle d’humour s’alluma dans les yeux de Tomasso.
— Je suis sincèrement désolé de vous avoir offensée, mademoiselle
Thomson, déclara-t-il en s’agenouillant devant elle, une main plaquée contre son
cœur. Depuis que j’ai eu l’audace de vous soupçonner des pires turpitudes, le
remords me ronge et je ne pourrai avoir la conscience en paix que si vous daignez
m’absoudre de mes péchés.
— Tu n’as pas bientôt fini de te payer ma tête ? bougonna Maggie.
— Oh ! Mais je ne me moque pas de toi, se récria Tomasso après avoir bondi
sur ses pieds et épousseté son pantalon avec nonchalance. Je m’en veux d’autant
plus de t’avoir insultée que tu es trop innocente pour tramer des complots.
— Je ne suis pas innocente, je suis intègre, corrigea-t-elle, agacée.
— Innocente ou intègre, quelle importance ? Ce qui compte, c’est que je te
trouve de nombreuses qualités.
— Il m’arrive également de t’en reconnaître quelques-unes.
— Alors, comment se fait-il que tu refuses de m’épouser ?
« Si j’écoutais mon cœur et que je te laissais me conduire à l’autel, répondit
Maggie en elle-même, tu passerais le restant de ta vie à me comparer aux jolies
femmes de ton entourage et à regretter de m’avoir demandé ma main. »
— Pour que j’accepte ta proposition, lança-t-elle d’un ton faussement détaché,
il faudrait qu’il y ait entre nous autre chose qu’une simple amitié.
— Sais-tu que les premiers mariages d’amour n’ont été célébrés qu’en
l’an 1200 après Jésus-Christ et que seuls les hommes du peuple pouvaient se
permettre de choisir leur compagne à l’époque ? répliqua Tomasso. Chez les
aristocrates, l’évolution des mentalités a été encore plus lente que chez les
paysans et les ouvriers. Dans ma famille, les princes n’ont eu le droit de se
mésallier qu’à partir de 1809, date à laquelle l’un de mes ancêtres a eu le courage
de braver les convenances et de donner son nom à une ravissante roturière dont il
s’était épris.
— Ont-ils été heureux ensemble ?
— Très heureux, mais ceux qui n’ont pas suivi son exemple et qui ont préféré
respecter les traditions ont été comblés, eux aussi.
— Qu’essaies-tu de me dire ? demanda Maggie, qui ne voyait pas en quoi les
intrigues sentimentales des Scorsolini la regardaient. Qu’il n’est pas nécessaire
d’aimer son conjoint pour réussir sa vie de couple ?
— Oui, acquiesça Tomasso. Les mariages de raison sont parfois plus solides
que les mariages d’amour.
— Que ce soit vrai ou faux ne change rien au problème. Je ne veux pas
épouser un homme qui m’aura demandé ma main sans enthousiasme et qui me
trompera à la première occasion.
— Je t’ai déjà expliqué qu’il n’était pas dans mes habitudes de violer des
serments.
— Peut-être es-tu moins volage que ton père, mais, après avoir passé quatre
ans avec une jeune femme sexy et distinguée, tu ne pourras pas te contenter de
quelqu’un comme moi. Lorsque Liana venait dîner à Chestnut Grove, tu étais
tellement fasciné par sa beauté et par son dynamisme que tu en oubliais tout le
reste.
— La beauté et le dynamisme ne sont pas des gages de bonheur éternel.
Quand, derrière ces qualités, se cachent une inexcusable frivolité et un égoïsme
monstrueux, on s’en lasse très vite.
— Si l’attitude de Liana te révoltait, pourquoi n’as-tu pas divorcé ?
— A cause des enfants. Malgré la façon dont elle traitait Gianni, il lui était
attaché et n’aurait pas compris que je me sépare d’elle.
— L’attirance physique qu’il y avait entre vous a dû t’aider à supporter ses
défauts.
— Même pas ! Le jour où nous avons fêté notre troisième anniversaire de
mariage, j’avais déjà cessé depuis des semaines et des semaines de la désirer.
Etonnée par la virulence du ton, Maggie leva sur Tomasso un regard
interrogateur.
— Elle ne te plaisait plus ? lui demanda-t-elle.
— Plus du tout, répondit-il sans chercher à travestir la réalité. Pas parce que
j’étais tombé amoureux d’une autre, mais parce qu’elle ne m’inspirait que de la
rancœur et de l’aversion. Les femmes qui se servent de leur grossesse comme
d’une arme et qui préfèrent leur sacro-sainte liberté au bien-être de leurs enfants
me répugnent.
— En ce qui me concerne, je ne pourrais pas passer mes nuits à côté d’un
homme que je laisserais indifférent.
— Cela ne risque pas d’arriver.
— Si l’attirance que tu éprouvais pour Liana s’est émoussée avec le temps,
quelqu’un dans mon genre aurait vite fait de t’ennuyer.
— Non, car tes lèvres pulpeuses et ton joli corps ne sont pas les seules choses
qui me fascinent chez toi. Ta générosité et ton sens du devoir sont également de
merveilleux aphrodisiaques. Une fois qu’on y a goûté, on en devient dépendant et
on ne supporte plus d’en être privé. Maintenant que nous sommes enfin réunis, je
te veux, Maggie, et je t’aurai.
— On a le droit de rêver, répliqua-t-elle avant d’aider Gianfranco et Annamaria
à descendre du carrousel et de les entraîner vers la piste d’envol. Les petits sont
épuisés, glissa-t-elle à Tomasso dès qu’ils furent remontés dans le jet et que celui-
ci eut décollé. Regarde-les, ils tombent de sommeil.
— Je vais incliner le dossier de leurs sièges et rester à côté d’eux jusqu’à ce
qu’ils s’endorment. Pendant ce temps-là, tu n’auras qu’à aller te reposer dans la
chambre qui se trouve au fond de l’appareil.
— Mais je…
— Il n’y a pas de mais qui tienne ! Je suis seul maître à bord, après Dieu, et
j’exige que tu m’obéisses.
— Moi je dirais plutôt que tu es un horrible tyran et que tu te crois encore à
l’époque où les patrons pouvaient maltraiter leurs employés en toute impunité.
Aveugle au coup d’œil incendiaire que lui valut sa riposte, Maggie aida
Tomasso à coucher ses enfants, puis enroula un plaid autour des frêles épaules de
Gianfranco et d’Annamaria.
— Quand nous vivions ensemble à Chestnut Grove, reprit-elle d’une voix
feutrée, j’aurais dû deviner que tu étais un prince et que tu avais l’habitude de
mener tes domestiques à la baguette.
— Tu m’en veux de t’avoir caché mon identité ? questionna-t-il en caressant
tendrement les joues de sa fille.
— Oui, avoua Maggie avec un soupir attristé. Pourquoi ne m’as-tu pas fait
confiance ?
— Parce que, si je t’avais avoué qui j’étais dès notre première rencontre, nos
relations auraient été faussées et je n’aurais jamais su ce qui te plaisait chez moi :
mes titres de noblesse ou ma personnalité.
— Lorsque nous sommes devenus amis, tu aurais pu me dire la vérité.
— Cela t’aurait-il empêchée de me quitter l’année de mon doctorat ?
— Sûrement pas ! Je serais partie sans hésiter.
— J’en doute. Aucune des jeunes femmes que j’ai connues n’aurait osé me
tourner le dos et renoncer à la fortune des Scorsolini.
— A t’entendre, on jurerait que ta richesse et ta célébrité sont tes seuls atouts.
— Je suis persuadé, en effet, que les gens s’intéressent davantage à mon
compte en banque et à ma couronne qu’à quoi que ce soit d’autre.
« Que faire ? se demanda Maggie en voyant un sourire désabusé arquer les
lèvres de Tomasso. Si je ne lui explique pas ce qui m’a incitée à m’enfuir de
Chestnut Grove, il va continuer à croire qu’un titre de prince et des millions de
dollars valent mieux que la noblesse d’esprit. Mais, si je lui dis que j’aurais voulu
être à la place de Liana, il devinera que je suis folle de lui et se sentira en position
de force. »
— Je t’ai quitté parce que j’étais amoureuse de toi et jalouse de Liana, jeta-t-
elle dans un élan de sincérité. Je me trouvais tellement nulle, comparée à elle, que
j’avais l’impression de ne plus exister.
— La première fois que je l’ai amenée au manoir, tu as eu beaucoup de
chagrin, n’est-ce pas ?
— Oui. J’ai été effondrée. Lorsque tu m’as annoncé fin mai que tu avais
décidé de l’épouser, j’ai compris qu’il était inutile d’espérer… J’ai préféré m’en
aller que de souffrir en silence.
— Pourquoi te donnes-tu la peine, au bout de six ans, de m’expliquer les
raisons de ton départ ?
— Pour que tu cesses de croire que tes succès féminins ne sont dus qu’à ton
statut social.
Tomasso posa sur Maggie un regard où se mêlaient étonnement et
admiration.
— A ta place, tous les gens que je connais m’auraient raconté des histoires au
lieu de mettre leur cœur à nu comme tu viens de le faire.
— Moi, je n’aime pas mentir, rétorqua-t-elle avec un petit sourire
d’autodérision. Je suis sans doute trop bête et trop naïve.
— Tu es quelqu’un de formidable, au contraire, et je regrette d’être sorti avec
Liana avant que nos relations n’aient eu le temps d’évoluer.
« Si nous avions couché ensemble et que tu t’étais entiché d’elle ensuite,
j’aurais été encore plus humiliée », songea Maggie en pirouettant sur ses talons et
en remontant l’allée centrale de l’avion.
— Ne sois pas désolé, lança-t-elle par-dessus son épaule. Les choses
n’auraient pas pu mieux se passer.

* * *
Les psychologues qui conseillaient aux couples en crise de discuter pour
résoudre leurs problèmes étaient des imbéciles ou des charlatans, songea
Tomasso dès que Maggie eut pénétré dans la petite chambre du jet et tiré le
rideau derrière elle. Il avait cru qu’elle serait ravie d’apprendre qu’il s’en voulait de
lui avoir préféré Liana. Mais non ! Au lieu de le remercier de sa franchise et de lui
tomber dans les bras, c’était tout juste si elle ne l’avait pas félicité d’en avoir
épousé une autre.
L’amour qu’elle prétendait lui avoir porté n’avait été qu’un feu de paille comme
celui, irraisonné, qu’il avait éprouvé à l’égard de Liana et qui n’avait duré que
l’espace d’un été.
Puisqu’il était évident que Maggie ne l’aimait plus et qu’elle refuserait de se
marier tant qu’il n’aurait pas réussi à la reconquérir, il ne lui restait qu’une chose à
faire : lui jouer le grand jeu.

* * *
Ce fut une drôle de sensation qui réveilla Maggie en plein vol. La sensation
que quelqu’un s’était introduit dans la chambre du jet pendant son sommeil et avait
décidé d’y passer la nuit.
Convaincue qu’Annamaria était venue la rejoindre à l’insu de son père, elle se
tourna lentement entre ses draps de peur de la déranger… et se crut victime d’une
hallucination.
Allongé à l’autre bout du lit, vêtu d’un pantalon de jogging bleu marine et d’un T-
shirt blanc qui contrastaient avec ses sempiternels costumes trois-pièces,
Tomasso avait l’air plongé dans un rêve.
« Je parie qu’il a trouvé son siège trop inconfortable, se dit Maggie, amusée.
Mais cette fois, au moins, il n’a pas osé se déshabiller avant de se coucher. »
— Qu’est-ce qui te fait sourire ? lui demanda-t-il en ouvrant brusquement les
yeux.
— Ah ! j’aurais dû me douter que tu ne dormais pas, s’exclama-t-elle, étonnée
une fois encore de sa propre naïveté.
— Cela t’a plu de te réveiller à côté de moi ?
— Tu parles d’un privilège ! ironisa Maggie. Quand cesseras-tu d’être aussi
présomptueux ?
— Quand il gèlera en enfer, répliqua Tomasso, le regard pétillant d’humour.
Quel intérêt aurais-je à changer puisque tu m’aimes comme je suis ?
— Pourquoi t’es-tu mis dans la tête que je t’aimais ?
— Parce que je ne peux pas croire que mes enfants soient les seuls membres
de ma famille dont tu apprécies la compagnie.
— Tu as raison de ne pas le croire. Je trouve également ta belle-sœur très
sympathique.
— Ravi de l’apprendre. Lorsque je l’appellerai de Pékin, je lui dirai qu’elle
s’est fait une nouvelle amie.
— Comparée à un autre Scorsolini que je ne nommerai pas, elle est la
gentillesse et la simplicité en personne.
— Dois-je me sentir visé ?
— Naturellement ! Toi, tu es l’arrogance, le despotisme et l’obstination
incarnés.
— Est-ce à cause de mes multiples défauts que tu es exténuée et que tu as
décidé de ne plus travailler le dimanche ?
— Non. Je ne suis pas si fatiguée que cela.
Tomasso roula sur lui-même et, des deux mains, plaqua Maggie contre le
matelas.
— Je savais bien que cette histoire de repos hebdomadaire n’avait aucun
sens, s’écria-t-il, un sourire triomphant aux lèvres.
9.

— Tous les employés ont droit à vingt-quatre heures de congé par semaine,
protesta Maggie en essayant vainement de se dégager de l’étreinte implacable
dont elle était prisonnière.
— Tous, sauf toi, rectifia Tomasso avec une tranquille insolence.
— Qu’est-ce qui me différencie des millions d’hommes et de femmes qui
triment du lundi au samedi et qui peuvent, eux, se reposer le dimanche ?
— Le milieu dans lequel tu évolues. Tu n’es plus au service d’un couple de
cadres supérieurs comme les Wainright, mais à celui d’un Scorsolini.
— Ce n’est pas parce que tu es le fils d’un roi que tu dois te croire autorisé à
régenter ma vie. Je ne suis pas ton esclave, Tomasso, et je ne t’appartiens pas.
— Au cas où tu ne connaîtrais pas la législation de mon pays, je te signale que
l’esclavage est interdit à Isole dei Re et que quiconque violerait le Code du travail
se verrait infliger une forte amende.
— Alors, pourquoi cela te contrarie-t-il de me donner un jour de congé
hebdomadaire ?
— A cause de Gianni et d’Anna. Ils t’aiment de tout leur cœur et ne
supporteraient pas d’être séparés de toi chaque week-end. Maintenant, si tu as
des choses essentielles à faire le dimanche, je veillerai à ce que personne ne
vienne te déranger.
— Je crains que nous n’arrivions pas à nous mettre d’accord sur ce qui est
« essentiel » et sur ce qui ne l’est pas. Imaginons, par exemple, que je souhaite
passer mon temps libre à prendre de bons bains chauds et à lire des romans
d’amour. Trouverais-tu ces activités nécessaires à mon équilibre ou complètement
inutiles ?
Un sourire effleura les lèvres de Tomasso.
— Nécessaires et inutiles à la fois, répondit-il avec une dangereuse suavité. Il
n’y a rien de plus agréable que de se prélasser dans un Jacuzzi, mais à condition
n’y a rien de plus agréable que de se prélasser dans un Jacuzzi, mais à condition
d’être deux à en profiter. As-tu la moindre idée du plaisir que tu éprouverais si tu
me laissais partager tes…
— Non, coupa Maggie, les joues enflammées. Et je n’ai pas envie d’y songer.
— Que crains-tu, au juste ?
— De ne pas être la compagne dont tu rêves. Je viens d’un milieu modeste où
la fortune et la célébrité sont des notions abstraites et je ne ressemble pas à une
altesse royale, loin s’en faut.
— Moi, je pense, au contraire, que tu serais une princesse modèle.
— Tu veux rire, je suppose ?
— Pas du tout ! Je suis très sérieux.
— Qu’est-ce qui te fait croire que les habitants d’Isole dei Re ne seraient pas
déçus de te voir m’épouser ?
— Tes nombreuses qualités. Pour que ses sujets l’aiment et le respectent, un
souverain doit être intègre et compatissant. Si tu finis par m’accorder ta main, ce
que j’espère du fond du cœur, tu seras obligée de parrainer des œuvres de
charité, de visiter des orphelinats, des écoles, des hôpitaux et des maisons de
retraite, de baptiser les navires de la flotte marchande, d’inaugurer des routes ou
des ponts, de sourire aux dizaines de photographes qui te mitrailleront à chacune
de tes apparitions en public, et d’assister à des cérémonies officielles ennuyeuses
comme la pluie.
— A t’entendre, on dirait qu’il est encore plus difficile d’être membre d’une
famille royale et de vivre à longueur d’année sur une île paradisiaque que de
travailler dans une crèche, au centre de Boston.
— Je suis convaincu, en effet, que le métier de princesse requiert davantage
de patience et de dévouement que celui de puéricultrice.
— Mais, quel que soit le statut social de la personne qui la formule, une
demande en mariage ne devrait pas ressembler à une offre d’emploi.
— Si tu trouves que ma proposition manque un peu de romantisme, ne
t’inquiète pas. Je te récompenserai chaque nuit des efforts titanesques que tu
auras fournis dans la journée.
Sous le regard très éloquent dont l’enveloppait Tomasso, Maggie rougit
jusqu’aux oreilles.
— Dans ce domaine-là non plus, je ne serai pas la compagne idéale, jeta-t-
elle d’une voix presque inaudible.
— Pourquoi ? demanda-t-il en lui lâchant les poignets et en posant ses deux
coudes sur le matelas.
— Parce que je ne connais rien à l’amour.
— Aucune importance ! Je t’enseignerai l’art et la manière de me séduire.
— Mais il est possible que je sois une mauvaise élève et que tu regrettes de
ne pas avoir choisi une autre partenaire, moins timide et moins inexpérimentée.
— Ce sont les professeurs maladroits et dénués d’imagination qui font les
mauvais élèves. Or, je ne manque ni de talent, ni de créativité.
— On ne peut pas dire que tu me l’aies prouvé le jour de ton arrivée à
Diamante, lança étourdiment Maggie.
Puis, s’apercevant que sa riposte sonnait comme un défi, elle se mordit la
lèvre jusqu’au sang.
— Vu ma piètre performance de cette nuit-là, répliqua Tomasso, une flamme
rieuse au fond du regard, il est urgent que je te montre l’étendue de mon savoir et
de ma…
— Ne te donne surtout pas cette peine ! l’interrompit-elle, le cœur battant à se
briser dans sa poitrine. Je n’ai aucune envie que tu te serves de moi.
— Si je t’avais proposé de devenir ma maîtresse, je comprendrais que tu
m’accuses de vouloir te manipuler, mais ce que je souhaite, c’est t’épouser.
— Tu m’as demandé ma main parce que tu crois que je suis enceinte.
Autrement, tu serais encore en train de me mettre à l’épreuve et de suivre ton
fameux plan.
— Non. Il m’a suffi de t’observer pendant moins d’une journée pour
m’apercevoir que nous formerions le couple idéal.
— A un détail près.
— Lequel ?
— Il n’y a que de l’amitié entre nous.
— Et alors ? Je t’ai déjà expliqué qu’on pouvait être très heureux en ménage
sans aimer son conjoint à la folie. Quand nous serons mari et femme — car je suis
sûr que tu ne tarderas pas à me dire oui —, je satisferai tous tes désirs et je te
serai fidèle jusqu’à mon dernier souffle. Qu’est-ce qu’un homme qui t’aurait passé
la bague au doigt par amour t’offrirait de plus ?
— Son cœur.
— En me choisissant, moi, tu ne perdras pas au change, car rien ne vaut la
loyauté d’un Scorsolini.
Maggie fusilla Tomasso du regard.
— Comment peux-tu savoir ce qui me conviendra le mieux ? lui demanda-t-elle
d’un ton cinglant.
— Grâce à mes dons de psychologue, répliqua-t-il avec cette arrogance dont il
ne se départait jamais. Je te connais suffisamment pour n’avoir aucun doute à ce
sujet.
— Chaque fois que tu essaies de me convaincre de t’épouser, c’est à ton
confort personnel et à celui de tes enfants que tu penses, pas au mien.
— Tu te trompes. Je veux aussi ton bonheur.
— Je n’ai pas besoin que tu t’en préoccupes. Ces six dernières années, je me
suis débrouillée sans ton aide et cela ne m’a pas trop mal réussi.
— Pas trop mal ? releva Tomasso, moqueur. Tu plaisantes ! Depuis que tu as
quitté la fac, tu t’es privée de tout et tu n’as eu aucun petit ami.
— Qui t’a dit que j’avais mené une vie de nonne ?
— Les détectives que j’avais engagés. J’ai lu dans leur rapport que tu étais
solitaire et que tu fuyais les hommes comme la peste.
— On peut être solitaire et ne pas se sentir seule.
— Il y a effectivement des gens qui préfèrent s’enfermer dans leur tour d’ivoire
que de partager les joies et les peines d’une fiancée ou d’un mari, mais je ne
pense pas que ce soit ton cas.
— Pourquoi me crois-tu différente d’eux ?
— Parce que tu es très généreuse et que tu adores rendre service aux autres.
— Les enfants dont je me suis occupée après avoir décroché mon diplôme de
fin d’études souffraient d’un tel manque d’affection que je n’ai pas éprouvé le
besoin d’aller jouer les saint-bernard ailleurs. A cause de mon métier, je n’ai pas
eu le temps de me faire beaucoup d’amis ni de chercher le prince charmant.
— Si tu acceptais de m’épouser, tu deviendrais un membre à part entière de
la famille Scorsolini. Flavia te considérerait comme sa fille et mon père
t’accueillerait à bras ouverts au sein du clan. Grâce à l’amour qu’ils te porteraient
et à celui que te donneraient mes enfants, tu ne serais plus seule au monde.
Tomasso s’interrompit un instant, le regard rivé aux épaules dénudées de
Maggie, puis enchaîna d’un air taquin :
— Et en prime, tu m’aurais, moi.
— Prétentieux ! s’exclama-t-elle avant de se recroqueviller sous le dessus-de-
lit.
— Je ne suis pas prétentieux, je suis pragmatique, rectifia-t-il. Bien que tu sois
trop fière et trop obstinée pour le reconnaître, nous avons besoin l’un de l’autre…
Et un mariage de raison, fondé sur le respect et l’amitié, nous serait profitable à
tous les deux.
— Ce n’est pas par fierté ni par obstination que je refuse de t’épouser, c’est
par prudence.
— De quoi as-tu peur ?
— De m’attacher à ta famille et de la perdre un jour.
— Comme tu as perdu tes parents quand tu étais petite ?
— Oui. Depuis qu’ils m’ont quittée, je n’ai pu nouer des liens solides avec
personne. Pas même avec les assistantes maternelles auxquelles les services
sociaux m’avaient confiée et qui ne voyaient en moi qu’une source supplémentaire
de revenus.
— Avec les Scorsolini, tu y arriveras, je te le promets. Jusqu’à la fin des
siècles, je serai là, à tes côtés, et je m’efforcerai de te rendre heureuse.
— Tu dis cela maintenant parce que tu es en bonne santé et que tu te crois
invulnérable. Mais, si tu tombais gravement malade et que tu mourais, je me
retrouverais seule au monde une fois de plus.
— A moins de vouloir passer le reste de ta vie à te morfondre dans ton coin et
à regretter de ne pas avoir su saisir ta chance, c’est un risque que tu dois courir.
— Moi, je pense qu’il vaut mieux tourner le dos à l’homme idéal que de le
perdre au bout de quinze ou vingt ans de mariage à cause d’un stupide accident
de la route et d’être anéantie.
— Tu as tort. Rien n’est pire que de renoncer à ses rêves par lâcheté et de
préférer la solitude à la chaleur d’un foyer.
— Comment peux-tu être sûr de ne pas te tromper ?
— Grâce à mon expérience professionnelle. En tant que P.-D.G. des mines de
diamants de l’archipel, je suis amené chaque jour à prendre des décisions et je
n’ai encore fait aucune erreur d’appréciation.
— Il y a un début à tout.
— Pas forcément. Quand je te dis que nous serons heureux ensemble si tu
acceptes de m’épouser, je suis certain d’avoir raison.
— Arrête de rabâcher les mêmes choses, je t’en prie. J’en ai assez de
t’écouter.
— Et moi, j’en ai assez de bavarder avec une tête de mule. Au lieu de
continuer à papoter, nous devrions chercher un autre moyen de… nous distraire.
Devant le regard brillant de désir que Tomasso dardait sur elle, Maggie sentit
la pointe de ses seins se dresser sous la fine cotonnade azurée de sa nuisette.
Malgré elle, elle entrouvrit ses lèvres dans l’espoir d’un baiser.
— A quoi penses-tu, tesoro mio ? demanda Tomasso d’une voix de velours.
— Tu le sais très bien…, dit-elle d’un ton boudeur.
— Mais je préfère l’entendre de ta bouche afin d’éviter toute méprise.
— Si tu as deviné ce que je voulais te demander, je ne vois pas quel intérêt
j’aurais à te l’expliquer en long, en large et en travers.
— Il est inutile que tu me fasses de grands discours. Une seule phrase
suffira… A condition que tu sois capable de la prononcer.
« Ce n’est pas pour me taquiner ni pour me mettre mal à l’aise qu’il insiste, se
dit Maggie, la gorge nouée. C’est parce qu’il ne veut pas être soupçonné encore
une fois d’avoir abusé de ma naïveté. »
— Je… j’ai envie de toi, confessa-t-elle dans un murmure étranglé.
— Enfin ! s’exclama Tomasso. J’ai cru que tu ne me l’avouerais jamais.
Après avoir bondi du lit et retiré son T-shirt, il dénoua le lien qui lui serrait la
taille et laissa son pantalon de jogging glisser au sol.
« Si je n’ai pas le cran de le regarder en face, pensa Maggie à la vue de son
sexe insolemment dressé, il va se moquer de ma timidité et me traiter de
couventine effarouchée. »
— Puisque je suis un homme moderne et libéré, lança-t-il en venant se camper
devant elle avec une lenteur calculée et en s’amusant des efforts surhumains
qu’elle s’imposait pour ne pas détourner la tête, je ne devrais pas prendre autant
de plaisir à te provoquer.
— Toi, un homme moderne ? Tu délires ! Chaque fois que tu me parles
mariage, on dirait que tu te crois encore au néolithique.
— C’est mon autoritarisme qui t’agace ?
— Oui. Et ton côté vieux jeu. Parce que j’étais vierge quand nous avons
couché ensemble et que tu as peur que je sois enceinte, tu te sens obligé de
réparer tes torts. Mais tu oublies que nous sommes au XXIe siècle et que les
femmes ne sont plus des petites choses fragiles qu’il faut choyer et protéger en
permanence.
— Tu trouves mon esprit chevaleresque si insupportable que cela ?
Malgré l’envie qui lui venait de faire perdre un peu de sa superbe à Tomasso
en critiquant le moindre de ses actes, Maggie hésita avant de répondre.
— Tu préfères que je sois franche ou que je noircisse le tableau pour le seul
plaisir de te clouer le bec ? demanda-t-elle enfin.
— Que tu sois franche, naturellement ! Je ne veux pas qu’il y ait de
cachotteries ni d’ambiguïté entre nous.
— Tu me promets d’être toujours sincère avec moi, quoi qu’il arrive ?
— Je ne te le promets pas, je te le jure. Jamais, je ne te mentirai.
— Dans ce cas…, laissa tomber Maggie avec un petit soupir résigné. Bien
que cela m’ennuie de flatter ton ego hypertrophié, je dois reconnaître que les preux
chevaliers ont un certain charme… et que l’homme de Neandertal n’en manque
pas, lui non plus.
— Ravi de te l’entendre dire ! s’exclama Tomasso en s’allongeant à côté
d’elle.
Puis, la voyant s’agripper au couvre-lit comme une naufragée à sa bouée, il
enchaîna d’un ton gentiment railleur :
— Si tu restes cachée là-dessous, je ne vais pas pouvoir te faire l’amour.
Le feu aux joues, elle repoussa le jeté de lit ouatiné qu’elle tenait entre ses
doigts crispés et s’offrit au regard fiévreux de Tomasso.
— J’ai tellement envie de toi, cara mia, que j’ai de la peine à respirer, lui
chuchota-t-il à l’oreille avant d’écarter une à une les fines bretelles de sa nuisette et
de tisser un voile de caresses sur la pointe durcie de ses seins.
« Il faut que j’arrête de trembler et que je me laisse aller », pensa Maggie, le
cœur battant à tout rompre et les épaules secouées de frissons incoercibles.
— Ne crains rien, lui dit Tomasso en effleurant des yeux les trésors frémissants
qu’il venait de dénuder. Cette fois, je serai très doux, très patient, et tu n’auras pas
mal, je te le promets.
— Je… je n’ai pas peur, bredouilla-t-elle. Si je suis nerveuse, c’est parce que
je manque d’expérience.
— Ça, je le sais, mon ange. Seul un aveugle ne s’en serait pas encore aperçu.
— Ah ! non, s’écria-t-elle, consciente d’être moins versée que lui dans l’art de
la séduction, mais irritée qu’il eût osé le lui rappeler. Ne te moque pas de moi ou je
te flanque une gifle que tu ne seras pas près d’oublier.
— Je ne me moque pas de toi, protesta-t-il. Quand je t’ai affirmé hier que ta
fraîcheur et ton innocence te rendaient infiniment plus désirable que toutes les
jolies femmes de ma connaissance, j’étais sincère.
— Etant donné le plaisir que tu prends à me taquiner, j’en doute.
— Ouvre bien les yeux et tu verras que je ne te mens pas.
Surmontant sa timidité, Maggie balaya du regard le torse athlétique de
Tomasso. Puis, avec une audace dont elle se serait crue incapable deux minutes
auparavant, elle enroula ses doigts autour de son sexe.
— Stop ! s’écria Tomasso d’une voix saccadée lorsque les divines caresses
qu’elle lui prodiguait faillirent lui faire perdre le peu de lucidité qu’il avait réussi
jusque-là à conserver. Si tu ne t’arrêtes pas immédiatement, je ne pourrai pas me
retenir encore très longtemps et notre première nuit d’amour sera un fiasco.
— Cette nuit n’est pas la première que nous passons ensemble, objecta-t-elle.
— C’est vrai, répliqua-t-il en la dénudant, mais je veux qu’elle soit inoubliable.
Après avoir laissé ses mains courir sur le ventre contracté de Maggie,
Tomasso enfouit la tête entre ses jambes, là où la chair satinée de la jeune femme
palpitait de désir. Du bout de la langue, il lui infligea la plus exquise des tortures.
— Chut ! lui intima-t-il quand, ivre de volupté, elle se mit à haleter et à gémir. Il
ne faut pas réveiller les enfants. Comme la chambre n’est pas insonorisée et
qu’elle est fermée par un simple rideau, ils risquent de t’entendre.
— Il t’est déjà arrivé de faire l’amour ici ?
— Pas une fois, répondit Tomasso avant de relever la tête et de planter son
regard dans celui de Maggie. Tu es prête ?
— Oui, acquiesça-t-elle, le souffle court.
Alors, il pénétra en elle avec une infinie douceur. Il accéléra peu à peu son
rythme jusqu’à ce que leurs cris étouffés se confondent en un seul et même aveu
de plénitude.
— Tu es une amante extraordinaire, bella, murmura-t-il dès que les battements
précipités de leur cœur se furent apaisés.
— Bella ! répéta-t-elle, les lèvres boudeuses. Pourquoi m’appelles-tu comme
cela ?
— Parce que « bella » signifie « ma belle » en italien et que tu es magnifique
dans le feu de la passion.
« Quelle idiote j’ai été ! » se réprimanda Maggie au souvenir des larmes
qu’elle avait versées six ans plus tôt, quand elle s’était imaginé que Tomasso était
tombé amoureux d’une ravissante inconnue prénommée Bella.
— Ce que nous avons vécu ensemble est exceptionnel, cara mia, reprit-il
d’une voix assourdie. Tu ne peux pas le savoir puisque tu n’as aucun élément de
comparaison, mais je t’assure que rares sont les couples à atteindre de tels
sommets.
— Tu ne t’entendais pas aussi bien avec Liana ?
— Non. Elle n’avait ni ta fougue, ni ta générosité et, lorsqu’elle m’embrassait,
j’avais toujours l’impression qu’elle me faisait une faveur.
Maggie leva vers Tomasso un regard ébloui.
— Cette nuit, lui avoua-t-elle, tu m’as comblée.
— J’en suis très heureux, répliqua-t-il dans un sourire, car je n’aurais pas
supporté que tu me considères comme un piètre amant.
— Tu t’en voulais de ne pas m’avoir donné de plaisir la première fois ?
— Evidemment ! Aucun homme n’est fier d’avoir déçu sa partenaire.
— Jamais tu ne me décevras, Tomasso, murmura Maggie. Tu es encore plus
merveilleux qu’un héros de conte de fées.
— Cela veut dire que tu vas enfin accepter de m’épouser ? lui demanda-t-il
avant de capturer ses lèvres et d’étouffer sous un baiser la timide objection qu’elle
s’apprêtait à formuler.

* * *
Quand Maggie se réveilla le lendemain matin, Tomasso avait déjà quitté la
chambre. Impatiente de le rejoindre, elle courut prendre une douche dans la petite
salle d’eau de l’avion, avant d’enfiler un vieux jean effrangé et un T-shirt rose
fuchsia qu’aucune princesse du gotha n’aurait osé porter.
— Bonjour, Maggie, s’écrièrent Gianfranco et Annamaria dès qu’elle sortit du
cabinet de toilette.
— Bonjour, mes chéris, lança-t-elle en s’installant à côté d’eux et en saisissant
le plateau que lui tendait un steward. Quelle heure est-il à Pékin ?
— 7 h 30, déclara Tomasso. Nous devrions atterrir dans une vingtaine de
minutes.
— Comme je n’ai encore jamais eu la chance de visiter la Chine, j’ai hâte
d’arriver.
— Papa, lui, il est souvent venu en Asie, s’écria Annamaria. Et il a dit qu’il nous
montrerait plein de belles choses.
— Génial ! s’exclama Maggie. Je n’aurais pas pu rêver d’un meilleur guide.
— Merci de me reconnaître un certain talent, lui glissa Tomasso avec un
sourire malicieux. As-tu passé une nuit agréable ?
— Oui, murmura-t-elle en piquant du nez dans sa tasse de thé et en feignant
d’admirer les jolis myosotis qui décoraient la faïence.
— Tu as dormi longtemps, Maggie, se plaignit Annamaria. Pourquoi tu t’es pas
levée plus tôt ?
— Parce que je… parce que j’étais très fatiguée, balbutia Maggie, le front
écarlate. Tellement fatiguée que j’ai eu de la peine à me réveiller.
— Anna et moi, on est allés embrasser papa tout à l’heure, claironna
Gianfranco. Qu’est-ce que tu faisais dans son lit, Maggie ?
« C’est lui qui est venu m’y rejoindre et non pas l’inverse », eut-elle envie de
riposter.
Mais, craignant que le petit garçon n’ait du mal à saisir la nuance, elle se
borna à répondre :
— J’ai trouvé le matelas bien plus confortable que mon siège.
— Je croyais qu’il y avait que les papas et les mamans qui avaient le droit de
coucher dans la même chambre, lança Annamaria.
— Tu racontes n’importe quoi, Anna, s’écria son frère. Regarde tatie Thérèse
et tonton Claudio ! Ils dorment ensemble et pourtant, ils ont pas d’enfants.
— Oui mais ils sont mariés.
— Maggie et moi ne devrions pas tarder à l’être, déclara Tomasso.
— Vrai de vrai ? interrogea Annamaria, les yeux pleins d’étoiles.
— Oui, confirma son père sans la moindre hésitation. Dès que nous serons de
retour à Isole dei Re, nous organiserons la cérémonie.
« Il aurait quand même pu me demander mon avis avant d’annoncer à Gianni
et à Anna que j’allais l’épouser ! » s’indigna Maggie en manquant de s’étouffer
avec sa gorgée de thé.
10.

— Hourra ! s’écria Gianfranco, le visage rayonnant de bonheur.


— Cela ne t’ennuie pas que je veuille me remarier ? l’interrogea Tomasso,
surpris de cette explosion de joie.
— Non, rétorqua le petit garçon. L’autre soir, tu m’as promis que, si Maggie
devenait notre maman, elle continuerait à s’occuper d’Anna et de moi comme
maintenant, mais qu’elle resterait toujours avec nous. Alors, j’ai plus peur qu’elle
s’en aille.
Puis, se tournant vers Maggie, il demanda :
— Une fois que tu auras épousé papa, tu nous quitteras pas, hein ?
— Nous n’en sommes pas encore là, mon chéri, répliqua prudemment Maggie
après avoir vidé sa tasse de thé et posé son plateau à ses pieds. Jusqu’à nouvel
ordre, je suis ta nounou et je t’aime tellement que je ne risque pas de te laisser
tomber.
— Pourquoi tu as dit à tatie Thérèse que tu partirais dans deux ans ?
— Parce que j’étais loin de me douter que je m’attacherais autant à ta famille
et que ma vie en serait bouleversée. Je croyais que je pourrais rentrer aux Etats-
Unis dès la fin de mon contrat et ouvrir une crèche à Boston.
Les yeux scintillant de larmes, Annamaria bondit de son siège et se jeta dans
les bras de la jeune femme.
— Il faut pas que tu retournes aux Unis, Maggie, lança-t-elle, des sanglots dans
la voix. Je veux que tu restes à la maison et que tu sois ma maman.
— Moi aussi, je le veux, s’écria Gianfranco en lâchant la tartine de confiture
qu’il s’apprêtait à dévorer et en venant se pendre au cou de Maggie.
« Pas étonnant qu’il jubile ! fulmina celle-ci quand elle croisa le regard de
Tomasso et qu’elle y vit danser une lueur de triomphe. Il sait que ses enfants sont
ses meilleurs alliés et il se sert d’eux pour me forcer la main. »
* * *
— Où suis-je censée dormir ? questionna Maggie une heure et demie plus
tard, lorsqu’elle découvrit la suite que Tomasso avait réservée dans un palace de
Pékin. Il n’y a que deux chambres ici et le lit d’Anna est tellement petit que je ne
pourrai même pas m’y allonger.
— En Chine, les hôtels de luxe sont moins spacieux qu’en Europe et qu’aux
Etats-Unis, lui expliqua-t-il. Il va donc falloir que nous nous accommodions de la
situation jusqu’à la fin de notre séjour.
— Ce qui veut dire ?
— Que nous allons devoir passer nos nuits ensemble.
— C’est une plaisanterie, j’espère ?
— Pas du tout ! Puisque tu as besoin d’espace, je serai ravi de t’offrir
l’hospitalité.
— Merci. Tu es trop généreux.
Imperméables à l’acidité des ripostes qui fusaient au-dessus de leur tête,
Gianfranco et Annamaria s’assirent sur le canapé du living-room et ouvrirent l’une
des boîtes de jeux que leur avait données Maggie.
— Où sont logés ton pilote, ton steward et les trois agents du service de
sécurité d’Isole dei Re que tu as amenés à Pékin ? lança cette dernière à
Tomasso en pénétrant dans la chambre qu’il se proposait de partager avec elle et
en le regardant défaire ses valises.
— Pas très loin de nous. Je leur ai réservé une suite au bout du couloir.
— Pourquoi n’ai-je pas droit au même traitement de faveur qu’eux ?
— Parce que j’en ai décidé ainsi. Après ce qui s’est passé entre nous cette
nuit, ta place est dans mon lit.
Maggie se campa au milieu de la pièce, les yeux noirs de fureur.
— Tu avais tout planifié depuis le début, n’est-ce pas ? jeta-t-elle d’un ton
vindicatif. Tout, de A à Z.
— Que me reproches-tu exactement ? lui demanda-t-il avec un calme
olympien.
— De m’avoir manipulée une fois de plus. Quand tu as téléphoné au
propriétaire de ce palace, nous n’avions pas encore quitté Isole dei Re. Mais
comme tu savais que tu essaierais de me séduire pendant le vol et que tu
arriverais à tes fins, tu n’as pas jugé utile de me réserver une chambre.
— J’étais certain, en effet, que tu comprendrais où était ton intérêt et que tu
accepterais de m’épouser.
— Si tu crois que je vais te suivre à l’autel sans élever la moindre objection, tu
n’es pas au bout de tes surprises. De nos jours, les femmes ont les mêmes droits
que les hommes, figure-toi, et personne ne peut les obliger à se fiancer ni à se
marier.
— Qui te parle d’obligation ? Après la nuit merveilleuse que nous venons de
passer dans les bras l’un de l’autre, j’espère que tu m’accorderas ta main avec
plaisir.
— N’y compte pas !
— Avant de m’envoyer promener, pense à Gianni et à Anna. Les pauvres sont
tellement impatients d’assister à la cérémonie que tu risques de leur briser le
cœur.
A la vue du petit sourire en coin de Tomasso, Maggie eut envie de le frapper.
— Je le savais, s’écria-t-elle, blême de colère. Je savais que tu t’étais servi
d’eux pour me piéger. Comme tu te doutais bien qu’ils sauteraient de joie à l’idée
d’avoir une maman, tu t’es empressé de leur apprendre la « bonne » nouvelle,
quitte à les décevoir si jamais je refusais de t’épouser. Cela ne te gêne pas de leur
faire des promesses que tu n’es pas sûr de pouvoir tenir ?
— Quand je leur ai annoncé dans l’avion que nous ne tarderions pas à nous
marier, je ne leur ai dit que la stricte vérité. En te donnant à moi cette nuit, tu as
scellé ton destin et le mien.
— Tout de suite les grands mots ! Ce n’est pas parce que nous avons eu le
malheur de coucher deux fois ensemble en moins d’une semaine que nous devons
rester fidèles l’un à l’autre jusqu’à la fin de notre vie.
Tomasso referma avec un claquement sec les valises qu’il venait de vider et
alla les ranger dans l’un des placards qui alignaient leurs jolis panneaux moulurés
au fond de la chambre.
— Si tu étais une fille facile, je comprendrais que tu attaches peu d’importance
à ce qui s’est passé entre nous et que tu ne veuilles pas régulariser ta situation,
jeta-t-il d’un ton rogue après avoir rejoint Maggie au pied du lit, mais tu es trop
sérieuse pour que je puisse être dupe de la petite comédie que tu es en train de
me jouer.
— Que tu en sois dupe ou pas, je m’en fiche, riposta-t-elle. Il est hors de
question que je dorme dans ta chambre et que je t’épouse à notre retour à Isole
dei Re.
— Je ne suis pas un assez bon parti à tes yeux ?
— Non. Tu as beau être riche et célèbre, je n’ai pas envie de me marier avec
toi, car je déteste les manipulateurs et les gens trop sûrs d’eux.
— Lorsque nous avons quitté l’île de Diamante hier, je n’avais rien prémédité.
C’est en arrivant à l’hôtel tout à l’heure que j’ai changé mes réservations. Pendant
que tu t’occupais des enfants dans le hall d’accueil, j’ai prié le réceptionniste de
me donner une suite à deux chambres parce que je croyais que tu préférerais
dormir dans mes bras que de te retrouver seule au dernier étage du palace.
Consciente d’avoir mal jugé Tomasso, mais trop fière pour le reconnaître à
voix haute, Maggie baissa la tête et feignit d’admirer les empeignes immaculées
de ses mocassins.
— Il n’en reste pas moins que tu as parlé de tes projets à Gianni et à Anna
avant de m’avoir consultée, lança-t-elle d’un ton où subsistait une pointe de
rancœur. Quand tu m’as demandé cette nuit si j’acceptais de t’épouser, tu ne m’as
même pas laissé le temps de te répondre.
— Je n’en ai pas vu la nécessité, tesoro mio, riposta-t-il en lui relevant le
menton et en la forçant à le regarder droit dans les yeux. L’ardeur avec laquelle tu
m’as rendu mon baiser a été plus éloquente qu’un long discours. Contrairement à
ta bouche, qui s’obstine à nier la vérité, ton corps, lui, la proclame sans équivoque
chaque fois que nous nous embrassons.
— Je ne sais pas pourquoi tu doutes de ma sincérité, murmura Maggie.
Jamais je n’oserais te mentir… Jamais, je te le jure.
— Dis-moi que tu n’as pas envie de devenir ma femme et je te croirai.
— Ce n’est pas une question d’envie, c’est une question de peur. Je ne veux
pas que tu me fasses souffrir comme tu l’as fait le soir où tu as ramené Liana à
Chestnut Grove il y a six ans.
— Si je m’étais douté à ce moment-là que tu m’attendais dans ma chambre,
j’aurais évité de rentrer au manoir avec elle.
— Imaginons que j’accepte de t’épouser et que, quelques semaines après
notre mariage, tu rencontres la princesse idéale. Que se passera-t-il ?
— Cela ne risque pas de se produire, car personne ne pourra t’éclipser.
Maggie désigna de l’index le jean effrangé et le T-shirt en coton défraîchi
qu’elle avait revêtus, puis hocha tristement la tête.
— Tu vois bien que je n’ai pas le look d’une altesse royale, lança-t-elle à
Tomasso.
— La vraie beauté vient de l’intérieur, déclara-t-il d’un ton sentencieux. Ce qui
m’attire chez une femme, ce n’est pas son physique, c’est son intelligence, sa
douceur et sa générosité.
— Quand tu étais étudiant et que tu ne t’intéressais qu’aux plus jolies filles du
Massachusetts, tu ne disais pas la même chose.
— J’ai mûri depuis.
— Et tu crois que cette maturité te protégera des coups de foudre ?
— Oui.
— Moi, je n’en suis pas persuadée. Le jour où je suis allée à Lo Paradiso et
que Thérèse m’a reçue au palais, je l’ai trouvée tellement élégante et sophistiquée
que je me suis fait l’effet d’une petite souris grise à côté d’elle.
— Si tu rêves de lui ressembler, tu n’auras qu’à lui demander de t’aider à
renouveler ta garde-robe, mais, en ce qui me concerne, je me moque pas mal de
ce que tu as sur le dos. Nous nous entendons à merveille, tous les deux, et rien
d’autre ne compte.
Avant que Maggie n’ait pu riposter, Tomasso l’attira à lui et cueillit un baiser sur
ses lèvres.
— Pourquoi n’as-tu pas mis de préservatif cette nuit ? s’enquit-elle quand, à
regret, leurs bouches se séparèrent.
— Par pure négligence, répondit-il. Lorsque je te tiens dans mes bras, je
perds la raison.
— Tu es sûr que cet oubli n’a pas été volontaire ?
— Comment cela, « volontaire » ? Tu crois que j’ai couché avec toi en
espérant que tu tomberais enceinte et que tu serais obligée ensuite de
m’épouser ?
— Connaissant ton machiavélisme et ta détermination, je ne serais pas
étonnée que tu aies cherché à me piéger.
— Eh bien ! Tu te trompes. Si tu ne m’avais pas tourné la tête, j’aurais pensé à
me protéger et tu ne serais pas en train de m’accuser des pires manigances.
— Pardon de t’avoir soupçonné à tort, lança Maggie, la mine contrite. Je suis
tellement surprise de ce qui m’arrive que j’en deviens méfiante.
— Et moi, j’ai tellement hâte de te conduire à l’église que je suis fatigué de tes
perpétuelles hésitations.
— A supposer que j’accepte ton offre — simple hypothèse, je tiens à te le
préciser —, tu devras cesser de travailler comme un forcené et consacrer
davantage de temps à tes enfants.
— D’accord. Après notre mariage « hypothétique », je mettrai un frein à mes
activités.
— Il faudra également que tu assistes à tous les goûters d’anniversaire de
Gianni et d’Anna, aux petites fêtes qu’organisera leur institutrice à la fin de chaque
trimestre et aux pièces de théâtre qu’ils joueront avec leurs camarades de classe.
— Pas de problème ! s’exclama Tomasso, un sourire enjôleur aux lèvres.
— Si quelqu’un te téléphone en plein milieu d’un dîner et te demande de venir
d’urgence au siège de ta société, que feras-tu ? poursuivit Maggie sans se laisser
amadouer.
— Je le prierai de patienter jusqu’au lendemain matin.
— Quitte à perdre un million de dollars ?
— Oui. J’essaierai de ne pas te décevoir.
— Tu ne devras pas te contenter d’essayer, tu devras y arriver.
— Bien, mon général ! se moqua Tomasso en claquant des talons à la
manière d’un soldat. Je ne me lèverai jamais de table avant les enfants.
— Il faudra, par ailleurs, que tu cesses de donner rendez-vous à tes clients le
samedi et que tu t’accordes une semaine de vacances à Pâques et à Noël.
— Comme les Scorsolini ont l’habitude de passer ces deux fêtes en famille, je
pourrai facilement me libérer. Et toi, que m’offriras-tu en échange ?
— Mon amitié.
— Une fois mariée, tu n’exigeras pas que nous fassions chambre à part,
j’espère ?
— Non, je te le promets.
Tomasso tendit sa main droite à Maggie.
— Tope là ? lui demanda-t-il avec un sourire à damner une sainte.
— Tope là ! approuva-t-elle, le cœur battant. Je t’épouserai dès que nous
serons de retour à Isole dei Re et que ton père aura…
— Pourquoi est-ce que les gens parlent pas anglais ou italien à la télé ? les
interrompirent Gianfranco et Annamaria, en jaillissant du salon comme des diables
d’une boîte à malice.

* * *
Trois jours plus tard, après avoir réglé les mille et un problèmes administratifs
qui l’avaient empêché de livrer du lithium à son client chinois, Tomasso emmena
ses enfants et Maggie visiter le centre de Pékin. Puis, grâce à sa parfaite maîtrise
du mandarin, il se mit à marchander âprement avec une vendeuse de soieries.
— Tu sais ce que m’a conseillé cette charmante vieille dame ? demanda-t-il
ensuite à Maggie.
— Non, murmura-t-elle en admirant le splendide kimono rebrodé de nacre et
d’argent qu’il avait acheté à un prix dérisoire.
— De dévaliser sa boutique. Il paraît qu’une jolie femme telle que toi mérite
des cadeaux somptueux et que j’aurais tort de t’en priver.
— Oh ! Je n’ai besoin de rien. Tu m’as déjà donné tout ce dont je rêvais.
— C’est-à-dire ?
— Deux adorables petits monstres que j’aime comme s’ils étaient mes
propres enfants.
— Dommage que leur papa, lui, n’ait droit qu’à ton amitié !
Emue de voir une ombre traverser le regard de Tomasso, Maggie se haussa
sur la pointe des pieds et lui effleura les lèvres d’un baiser.
— Tu ne m’avais encore jamais embrassé en public, dit-il, une fois revenu de
sa stupeur.
— J’ai évité de le faire jusqu’à présent parce que je suis très réservée.
— Avec Gianni et Anna, tu ne l’es pas tant que cela. Quand ils se pendent à ton
cou, tu ne peux pas t’empêcher de les câliner.
— Lorsque je serai ta femme, j’essaierai d’oublier ma timidité et d’être plus
démonstrative.
— Tu me le promets ?
— Je te le jure.
Après avoir offert à Gianfranco et à Annamaria les jouets qu’ils avaient
aperçus dans la vitrine d’un magasin, Tomasso les entraîna vers un salon de thé et
les aida à se percher sur deux des chaises à haut dossier qui encerclaient une
table ronde.
— Que préfères-tu ? lança-t-il à Maggie dès qu’elle se fut assise à côté de lui.
Un mariage en grande pompe ou une cérémonie toute simple ?
— C’est à moi de choisir ?
— Evidemment ! Je ne t’obligerai jamais à faire quoi que ce soit qui pourrait
t’embarrasser.
— Quand tu m’as ordonné l’autre jour d’assister à la soirée d’anniversaire de
ton père, je n’ai pas eu l’impression que tu te souciais de mes états d’âme.
— Je t’ai priée de m’accompagner au palais parce que je ne tenais pas à ce
que nous soyons séparés pendant quarante-huit heures.
— Pas possible ! s’exclama Maggie en empoignant la tasse remplie de thé au
jasmin que venait de lui apporter une serveuse. Si on m’avait dit que tu étais doux
et gentil comme un agneau, je n’aurais pas voulu le croire.
— Je ne suis ni doux ni gentil, loin de là ! se récria Tomasso, l’air vexé.
— Ah bon ? C’est du vitriol ou de la nitroglycérine qui coule dans tes veines ?
— Non. C’est de la lave en fusion et je ne rêve que d’une chose : t’enflammer.
De crainte que Gianfranco et Annamaria ne s’étonnent de la voir rougir,
Maggie s’empressa de quitter le terrain accidenté sur lequel elle avait eu la sottise
de s’aventurer.
— Je préférerais un mariage dans la plus stricte intimité, déclara-t-elle avant
de vider sa tasse à longs traits.
— Moi aussi, lança Tomasso. Moins la cérémonie sera difficile à organiser,
moins nous aurons à patienter.
— Aurais-tu peur que je ne change d’avis d’ici là et que je ne retourne aux
Etats-Unis à la première occasion ?
— Pas vraiment, mais mieux vaut être prudent.
— Papa a dit que tu resterais avec nous pour toujours, Maggie, intervint
Gianfranco. Alors, t’as pas le droit de t’en aller.
— Ne t’inquiète pas, mon chéri, rétorqua la jeune femme. Je n’ai pas l’intention
de t’abandonner.
— Oh ! regarde, Maggie, s’écria Annamaria, l’index pointé vers un homme-
sandwich qui portait sur son dos et sur sa poitrine des panneaux publicitaires à
affichage numérique. Qu’est-ce qu’il fait, le monsieur ?
— Son travail, ma chérie.
Après avoir quitté le salon de thé, Tomasso, Maggie et les enfants partirent
visiter le Temple du Ciel, une merveille d’architecture datant du XVe siècle. Puis ils
dînèrent dans un splendide pavillon transformé en restaurant où avait vécu la fille
du dernier empereur de Chine et ne regagnèrent leur hôtel qu’à la tombée de la
nuit.
Deux jours plus tard, à leur retour à Isole dei Re, Tomasso appela son père et,
sans préambule, lui annonça qu’il allait bientôt épouser Maggie.
« Quand nous irons lui souhaiter un bon anniversaire à Lo Paradiso, pensa
celle-ci, étonnée du calme avec lequel le roi avait accueilli la nouvelle, il va
certainement regretter de s’être montré aussi conciliant et me chasser de son
palais manu militari. »
11.

Lorsque Maggie arriva au palais Scorsolini le lendemain après-midi et qu’elle


franchit le seuil du salon où l’attendait toute la famille de Tomasso, elle eut la
désagréable impression de pénétrer dans le bureau d’un juge. Seule Thérèse
l’accueillit avec un sourire chaleureux et prit la peine de lui serrer la main.
— Je suis enchantée que Tomasso et vous ayez décidé de vous marier, lui dit-
elle en l’invitant à s’asseoir sur un sofa habillé de velours et de brocart. Quand vous
êtes venue à Lo Paradiso à la fin du mois de juillet, j’ai été sidérée par la facilité
avec laquelle vous avez réussi à apprivoiser mon neveu et ma nièce… Mais je
crois avoir deviné pourquoi vous vous êtes attachée aussi rapidement à eux.
— J’ignorais que vous aviez des dons d’extralucide, Thérèse, ironisa le roi
Vincente. Qu’avez-vous découvert dans votre boule de cristal ?
— Que Mlle Thomson connaissait votre fils bien avant son arrivée à Isole dei
Re et qu’elle est tombée sous le charme de Gianni et d’Anna parce qu’ils lui
rappelaient leur père.
— Il est vrai que Tomasso et moi avons été amis autrefois, confessa Maggie,
intimidée. Nous nous sommes rencontrés à Boston.
— Comment se fait-il qu’il ne nous ait pas parlé de vous à l’époque ? s’étonna
le roi.
— Je n’avais pas envie que les gens sachent qui j’étais, expliqua Tomasso en
s’asseyant à côté de Maggie et en lui entourant les épaules d’un bras réconfortant.
Si mes professeurs d’économie s’étaient doutés de mon identité, ils se seraient
sentis obligés de mieux me noter que mes condisciples et je ne l’aurais pas
supporté. Ce que je voulais, ce n’était pas qu’on me respecte à cause de mes
titres de noblesse ni qu’on m’accorde des passe-droits, c’était réussir par mes
propres moyens.
— Je comprends que tu aies préféré t’inscrire à la fac sous un nom d’emprunt,
jeta Claudio à son frère, mais, puisque Mlle Thomson était ton amie, tu aurais pu
jeta Claudio à son frère, mais, puisque Mlle Thomson était ton amie, tu aurais pu
lui dire la vérité et nous la présenter.
— Tomasso avait probablement de bonnes raisons d’agir comme il l’a fait,
intervint Thérèse, et il n’a pas à se justifier.
— Au risque de vous offenser, ma chère belle-fille, riposta Vincente d’un ton
coupant, je vous rappelle que nous ne sommes pas dans un tribunal ici et que
personne ne vous a chargée de défendre Tomasso.
— Tu aimes pas Maggie, papy ? s’inquiéta Annamaria de sa voix haut
perchée. Moi, je l’adore et elle va être ma nouvelle maman.
— Elle a promis de rester avec nous, déclara Gianfranco. Et, si tu veux la
chasser du palais, nonno, papa t’en empêchera.
— Du calme, galopin ! lui ordonna Tomasso. Aucun membre de cette famille
n’a l’intention de te séparer de Maggie.
— Pourquoi tu as l’air fâché ?
— Parce que je croyais qu’on allait lui réserver un meilleur accueil.
— Il est normal que votre grand-père et votre oncle se posent des questions,
expliqua Maggie à Gianfranco et à Annamaria dans l’espoir d’alléger
l’atmosphère. Comme c’est la première fois qu’ils me parlent, ils ne savent pas
encore qui je suis.
— Quand ils te connaîtront mieux, rétorqua la fillette, je suis sûre qu’ils
t’aimeront.
— Moi aussi, j’en suis persuadée, ma puce, affirma Thérèse. Mlle Thomson
est tellement gentille que personne ne pourrait la détester.
Pendant que son épouse cajolait Annamaria, Claudio tourna vers Maggie un
regard songeur.
— Dans quelles circonstances avez-vous rencontré mon frère ? lui demanda-t-
il.
— J’ai été sa gouvernante de novembre 1998 à mai 2000, expliqua-t-elle
simplement.
— Ah ! c’est vous, la perle rare dont il me vantait les mérites il y a sept ans ?
Chaque fois qu’il rentrait à Isole dei Re et que j’avais une conversation avec lui, il
me disait que vous aviez transformé Chestnut Grove en nid douillet et que, sans
vous, le manoir aurait ressemblé à un mausolée. Quand il me parlait de vous,
j’avais l’impression qu’il appréciait encore plus votre gaieté que vos talents de
cuisinière.
— Maggie et moi étions d’excellents amis, déclara Tomasso. Lorsque nous
dînions en tête à tête, nous n’arrêtions pas de rire et de bavarder.
— Si tu te plaisais autant en sa compagnie, l’interrogea Claudio, pourquoi l’as-
tu quittée après avoir obtenu ton doctorat ?
— Parce que les relations que les jeunes gens nouent pendant leurs études
sont souvent éphémères, répondit-il. Combien de tes anciens camarades
d’université continues-tu à fréquenter ?
— Très peu. Depuis que je suis revenu à Isole dei Re et qu’on m’a confié de
nouvelles responsabilités, j’ai rarement l’occasion de leur écrire et de leur
téléphoner.
— Ah ! Tu vois que tu as tort de chercher des problèmes là où il n’y en a pas,
lança Thérèse à son mari. Toi non plus, tu n’es pas resté en contact avec tes vieux
amis.
— Ce n’est pas cela qui nous préoccupe, ce sont les projets de Tomasso, lui
rappela Claudio d’un ton irrité.
Puis, à l’adresse de son frère, il ajouta :
— Quand tu as chargé ma femme de recevoir Mlle Thomson au palais, tu
envisageais déjà de lui demander sa main ?
— Oui, affirma Tomasso.
— Mais il avait un plan, précisa Maggie.
— Un plan ! releva Vincente, les yeux élargis de perplexité. Quel plan ?
— Avant de me passer la bague au doigt, il voulait me soumettre à toutes
sortes de tests afin de s’assurer que je serais une bonne épouse et une bonne
mère.
— Il a eu raison de se montrer prudent. A sa place, j’aurais également pris une
ou deux précautions.
— Combien de temps ont duré ces fameux tests ? lança Claudio à Tomasso.
— Vingt-quatre heures à peine, marmonna ce dernier. Maggie a de telles
qualités que je me suis vite fait une opinion.
— Ce matin, elle a dit à papa qu’elle allait ouvrir des crèches à Isole dei Re,
déclara Gianfranco avec le plus grand sérieux.
— Pourquoi des crèches ? demanda Vincente à Maggie.
— Parce qu’il n’y en a aucune dans l’archipel et que les mamans qui travaillent
doivent avoir du mal à concilier leurs obligations familiales et leur métier, rétorqua-
t-elle. S’il existait à côté de chez elles des infrastructures adaptées aux besoins
particuliers des bébés, elles pourraient mener de front leur vie professionnelle et
leur vie privée sans avoir à engager des nounous.
— Votre idée est intéressante, mademoiselle Thomson, mais, débordée
comme vous le serez, quand trouverez-vous le temps de choyer mes petits-
enfants ?
— N’ayez crainte, Votre Majesté, le bien-être de Gianni et d’Anna est ma
priorité et le restera. Quelles que soient mes activités, je veillerai à ce que ni l’un ni
l’autre ne manquent d’affection.
— Etant donné l’amour que vous portent ces deux garnements, je suis sûr que
vous êtes sincère et que vous saurez les rendre heureux.
— Merci de votre confiance. J’essaierai de m’en montrer digne.
— Oh ! Je suis persuadé que vous y arriverez. Thérèse m’a dit que vous ne
vous étiez pas accordé une seule matinée de congé pendant que Tomasso était à
Hong Kong et que vous aviez préféré vous occuper de Gianni et d’Anna jour et nuit
plutôt que de laisser Carlotta vous relayer.
— Je m’amuse tellement en leur compagnie que je n’ai aucun mérite.
— Et pour mon fils, qu’éprouvez-vous ?
— Papa, voyons ! s’exclama Tomasso. Tu n’as pas honte de harceler notre
invitée ?
— Non, jeta son père d’un ton cassant. Puisque tu as décidé de l’épouser et
qu’elle entrera bientôt dans notre famille, il est naturel que je veuille apprendre à
mieux la connaître.
Sous le regard réprobateur de Thérèse, Vincente se leva de son fauteuil et,
d’un pas martial, vint se camper devant Maggie.
— Etes-vous amoureuse de Tomasso ? lui lança-t-il tout à trac.
« Que répondre ? se demanda Maggie, désemparée. Si je dis la vérité, j’aurai
l’air d’une midinette qui croit encore aux contes de fées, mais, si je mens malgré la
promesse que j’ai faite à Tomasso, j’aurai l’impression de me parjurer. »
— Oui, je l’aime, avoua-t-elle du bout des lèvres.
— Etait-ce déjà le cas il y a six ans ?
— Sauf votre respect, Sire, je… je ne pense pas que cela vous concerne.
— Mlle Thomson a raison, Vincente, s’écria Thérèse. Non seulement vous lui
posez des questions indiscrètes, mais vous semblez avoir oublié que Gianni et
Anna assistent à cet interrogatoire et que votre attitude risque de les perturber.
Prenant subitement conscience du chagrin que son manque de tact pouvait
causer à Gianfranco et à Annamaria, Vincente adressa à Maggie un sourire navré.
— Excusez-moi, murmura-t-il. Je n’aurais pas dû me mêler de ce qui ne me
regardait pas.
Et, à l’intention de ses petits-enfants, il ajouta :
— Vous n’êtes pas fâchés contre votre nonno, j’espère ?
— Si ! hurla Gianfranco, la mine frondeuse. Maggie va être ma maman et je
veux pas que tu sois méchant avec elle.
— Je ne le serai plus, piccolo mio.
— Promis ?
— Juré.
— Tu demanderas pas à tonton Claudio de la chasser du palais ?
— Non. Elle fait partie de notre famille maintenant et j’en suis très heureux.
Pendant que Gianfranco et Annamaria se précipitaient vers leur grand-père et
le couvraient de baisers, Thérèse se leva de son siège puis, d’un signe de tête
amical, invita Maggie à la suivre.
— Venez vous rafraîchir un peu avant le dîner, lui proposa-t-elle en l’entraînant
hors du salon.
12.

— Demain matin, nous prendrons l’avion toutes les deux et nous irons
dévaliser les magasins de Nassau, annonça Thérèse à Maggie après avoir
traversé l’immense vestibule dallé de marbre blanc du palais. Je vous montrerai
mes boutiques préférées et je vous aiderai à choisir une jolie robe pour la soirée
d’anniversaire de Vincente.
— Si vous pouviez me donner quelques conseils, je vous en serais infiniment
reconnaissante, car mon budget ne m’a jamais permis de fréquenter les salons
d’essayage des grands couturiers.
— Vous n’êtes pas la seule dans ce cas, tranquillisez-vous. Rares sont les
femmes qui ont les moyens de s’offrir les dernières créations des stylistes
américains.
— Vous croyez que je saurai faire honneur à votre beau-père ?
— Bien sûr ! Comme les Scorsolini ont des relations dans le milieu de la mode
et qu’ils sont très riches, il leur sera facile de vous métamorphoser en princesse.
Ce qui leur serait impossible, par contre, ce serait de transformer une harpie en
gentille nounou.
— Je lui ai déjà dit et redit que la douceur et la générosité étaient des qualités
irremplaçables, mais elle n’a pas voulu m’écouter, déclara Tomasso, qui se
dirigeait vers les deux femmes à pas de géant.
— Peut-être aurait-elle préféré que tu lui murmures des mots tendres à l’oreille,
riposta Thérèse en se tournant vers lui.
« Des mots tendres ! releva Maggie avec un pâle sourire. Encore faudrait-il
qu’il sache ce que l’expression signifie ! »
— A quelle heure votre avion va-t-il décoller demain matin ? s’enquit Tomasso.
— A 7 heures, l’informa Thérèse. Une fois arrivées à l’aéroport de Nassau,
nous louerons une limousine et nous irons courir les magasins. S’il ne tenait qu’à
moi, je partirais dès ce soir, mais ta fiancée doit avoir envie de se reposer et de…
moi, je partirais dès ce soir, mais ta fiancée doit avoir envie de se reposer et de…
— Pas du tout ! s’exclama Maggie. L’hélicoptère qui nous a amenés à Lo
Paradiso a survolé l’archipel à une telle vitesse que le voyage ne m’a pas fatiguée.
— Il vaudrait mieux, alors, que nous quittions le palais juste après le dîner.
Comme cela, nous pourrons passer deux journées entières à Nassau.
— Très bonne idée ! J’ai hâte de voir à quoi ressemble une maison de haute
couture.
— Il est inutile que vous vous absentiez aussi longtemps, objecta Tomasso.
Pour choisir une robe de soirée, il suffit de se rendre dans l’une des boutiques du
centre-ville et d’essayer trois ou quatre modèles.
— Ce n’est pas d’une seule robe que Maggie a besoin, rétorqua Thérèse,
c’est d’une quinzaine au moins. Maintenant que vous êtes fiancés, elle va devoir
assister à de nombreuses réceptions et laisser ses vieux vêtements au fond de sa
penderie.
— Moi, j’adore sa façon de s’habiller.
— Il est vrai que le style décontracté lui sied à ravir, mais, s’il fallait qu’elle
ouvre un bal en jean, en T-shirt et en baskets, les autres invitées la critiqueraient et
elle se sentirait mal à l’aise.
Tomasso réfléchit une seconde, le front plissé, puis laissa échapper un soupir.
— Voulez-vous que je vous accompagne à Nassau et que je vous aide à faire
votre choix ? demanda-t-il à Maggie et à Thérèse.
— Oh ! surtout pas, répondit cette dernière. Les hommes dans ton genre sont
de très mauvais conseillers.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils ont des opinions bien tranchées et qu’ils sont persuadés de
détenir la vérité.
Avant que Tomasso n’ait eu le temps de protester, Claudio arriva à son tour et
pria son frère de venir étudier un dossier avec lui.
— Enfin seules ! s’exclama Thérèse dès que les deux frères eurent quitté le
hall du palais. Les Scorsolini sont tellement autoritaires et possessifs qu’on a
parfois du mal à se débarrasser d’eux.
— Votre mari n’aime pas que vous vous absentiez, lui non plus ? demanda
Maggie.
— Ce ne sont pas mes absences qui mettent notre couple en péril, ce sont les
siennes. Depuis que son père lui a confié de lourdes responsabilités au sein du
royaume, il est submergé de travail et me délaisse un peu. Contrairement à
Tomasso, à qui vous allez manquer pendant les prochaines quarante-huit heures, il
n’aurait jamais eu l’idée de m’accompagner à Nassau.
Le regard voilé de mélancolie, Thérèse s’arrêta devant l’une des portes qui
menaient aux appartements princiers. Elle invita Maggie à entrer dans une suite
aux murs lambrissés de bois des îles.
— Tomasso dormira ici avec vous, lui dit-elle en désignant le grand lit dont le
dais incarnat surplombait une magnifique courtepointe brochée de soie. Comme
vous avez l’habitude de vivre ensemble, j’ai jugé inutile de vous donner des
chambres séparées.
« Si ma mère était encore de ce monde et que je lui avais présenté mon
fiancé, songea Maggie, elle se serait montrée moins compréhensive et n’aurait
pas toléré que nous passions nos nuits dans les bras l’un de l’autre. »
— Je vous remercie de l’accueil que vous m’avez réservé, Votre Altesse,
lança-t-elle après avoir balayé d’un œil admiratif les bibelots en porcelaine de
Saxe qui dansaient la farandole sous un lustre de cristal.
— Oh ! appelez-moi par mon prénom, je vous en prie, s’exclama Thérèse. Et,
puisque nous serons bientôt belles-sœurs, cessons de nous vouvoyer.
— D’accord, mais j’espère que le roi ne me demandera pas la même chose,
car il m’intimide tellement que je serais incapable de lui dire tu.
— Tous les Scorsolini sont impressionnants. Ils ont une autorité naturelle,
beaucoup de prestance…
« … et un charme dévastateur », acheva en elle-même Maggie une heure plus
tard, lorsque Tomasso vint la rejoindre dans leur suite et qu’il troqua son costume
de ville contre un smoking bleu nuit.
— Qu’as-tu fait pendant que Claudio et moi travaillions ? l’interrogea-t-il.
— Je me suis pomponnée, répliqua-t-elle avant d’aller se camper au milieu de
la chambre et de pirouetter sur ses hauts talons pour lui montrer le fourreau en
jersey noir qu’elle avait revêtu.
Très différent des jeans délavés, des T-shirts aux couleurs vives et des
sarongs bariolés qu’elle avait l’habitude de porter, sa tenue était à la fois sage et
audacieuce, avec son petit col mandarin et sa jupe fendue.
— C’est Thérèse qui t’a offert cette robe ? questionna Tomasso en caressant
du regard les hanches fines de Maggie, que l’étoffe épousait au millimètre près.
— Non. Je l’ai achetée à Seattle il y a quelques années parce que je croyais
que les Wainright m’obligeraient à assister aux réceptions que donnaient leurs
amis, mais je n’ai pas souvent eu l’occasion de la mettre depuis.
— Dommage que Claudio m’ait retenu aussi longtemps, car j’aurais bien aimé
être là quand tu l’as enfilée.
— Moi, je suis ravie qu’il t’ait empêché de me rejoindre. Comme cela, j’ai pu
me coiffer et me maquiller tranquillement.
Tomasso boutonna le plastron empesé de sa chemise et ajusta autour de son
cou le nœud papillon qu’il avait extirpé de son sac de voyage.
— A quelle heure Thérèse a-t-elle décidé de t’emmener à Nassau ? s’enquit-il.
— A 21 heures. Et nous ne rentrerons au palais qu’après-demain soir.
— Vais-je te manquer d’ici là ?
— Tu sais bien que oui. Dès que l’avion aura atterri, je regretterai que ta belle-
sœur ne t’ait pas laissé nous accompagner.
— Est-ce parce que tu m’aimes ou parce que nous sommes d’excellents
amis ?
— Parce que je t’aime, évidemment ! Tu n’as pas entendu ce que j’ai dit à ton
père ?
Ignorant la question, Tomasso alla ouvrir un petit coffre-fort scellé dans l’un des
murs de la chambre. Puis, de l’air mystérieux d’un illusionniste qui s’apprête à
réaliser le plus étonnant des tours de magie, il en retira une longue boîte
recouverte de cuir fauve et la déposa entre les mains de Maggie.
— Quelles merveilles ! s’écria-t-elle à la vue des cascades de perles qui
luisaient sur un lit de velours noir, à l’intérieur de l’écrin.
— Ce collier et ces boucles ont appartenu jadis à ma mère, expliqua-t-il, un
sourire aux lèvres.
— Liana les a-t-elle portés quand vous veniez ensemble au palais ?
— Pas une seule fois. Elle ne s’achetait que des bijoux clinquants qui lui
donnaient l’impression d’avoir épousé un prince des Mille et Une Nuits.
— J’ai du mal à croire qu’elle n’ait pas voulu de cette splendide parure.
— C’est pourtant la vérité. Elle la trouvait trop classique et trop sobre.
Tomasso saisit les girandoles que Maggie fixait d’un air ébloui et les suspendit
avec une extrême délicatesse aux oreilles de la jeune femme.
— Elles sont à toi, lui dit-il en la serrant dans ses bras. Et sache que jamais je
ne me permettrai de t’offrir quoi que ce soit qui ait appartenu à Liana.
« Pas même ton cœur ? » faillit-elle demander.
Mais, de crainte qu’un « non » lapidaire ne vienne ternir sa joie, elle ravala sa
question et tendit ses lèvres au plus doux des baisers.

* * *
— Quel plaisir de pouvoir se reposer après une longue journée de shopping !
s’exclama Thérèse le lendemain soir.
Maggie s’assit à côté d’elle dans le Jacuzzi du palace où elles étaient
descendues dès leur arrivée à Nassau, puis cala sa nuque endolorie contre la
paroi carrelée d’ocre et d’ivoire du bassin.
— Je tombe de sommeil, avoua-t-elle en étouffant un bâillement.
— Si tu ne veux pas que des paparazzi te surprennent en train de piquer un
petit somme et que leurs clichés fassent la une des tabloïds, évite de t’endormir, lui
conseilla Thérèse. Ces types-là sont de vrais fléaux.
— Tu n’en as pas marre d’être épiée à longueur d’année par des
photographes sans scrupules ?
— Oh ! Je suis moins à plaindre que la famille royale d’Angleterre. Les princes
et les princesses d’Isole dei Re ont un peu plus de liberté que les autres têtes
couronnées, Dieu merci.
— Pourquoi les agents de sécurité qui nous ont accompagnées à Nassau ont-
ils eu l’air contrariés quand tu les as avertis que nous allions venir nous baigner
ici ?
— Parce que Claudio aurait préféré que je m’enferme à double tour dans ma
chambre d’hôtel.
— Et cela ne t’ennuie pas de lui désobéir ?
— Non. Il fut un temps où je faisais ses quatre volontés, mais cette époque est
révolue.
— Tu as raison de ne pas céder à ses caprices, approuva Maggie à la
seconde même où son portable se mettait à sonner. C’était Tomasso…
— As-tu fini de courir les magasins, bella mia ?
— Pas encore. Demain, j’irai choisir les accessoires qui s’harmoniseront le
mieux avec les robes que j’ai achetées et je ne serai de retour à Lo Paradiso
qu’au coucher du soleil.
— Moi qui espérais que tu allais revenir un peu plus tôt, je suis déçu.
— Gianni et Anna ont hâte que je rentre au palais, eux aussi ?
— Bien sûr ! Ils voudraient que tu sois déjà là.
— Qu’ont-ils fait de beau aujourd’hui ?
— De l’équitation, avec leur grand-père.
— Embrasse-les très fort de ma part et souhaite-leur une bonne nuit.
— Où es-tu en ce moment ?
— Dans le Jacuzzi qui se trouve au rez-de-chaussée de l’hôtel.
— Dans le Jacuzzi ! répéta Tomasso comme si les mots lui écorchaient les
lèvres. Tu as osé te mettre en maillot devant les autres clients ?
— Inutile de crier au scandale ! Grâce à nos gardes du corps, qui ne nous
lâchent pas d’une semelle, personne n’est venu nous déranger, Thérèse et moi.
— Je suis étonné qu’elle ait accepté d’aller se baigner en public alors que
Claudio le lui avait défendu. Un jour, il sera roi et il ne tient pas à ce que sa femme
oublie les règles de la bienséance.
Maggie eut un petit soupir agacé.
— Ce que vous êtes guindés, tous les deux ! s’écria-t-elle. Au lieu de rentrer à
Lo Paradiso et de t’épouser, je devrais m’enfuir au bout du monde.
— Tu regrettes de m’avoir accordé ta main ?
— Non, parce que je t’aime trop malgré tes nombreux défauts. Ce matin,
pendant que nous faisions du lèche-vitrine, Thérèse m’a dit que notre mariage
pourrait être célébré dans une semaine. Tu ne préférerais pas que nous
patientions jusqu’à la fin de l’été ?
— Et pourquoi pas jusqu’à Noël, tant que tu y es ? Si je n’avais pas peur d’être
accusé de kidnapping et de défrayer la chronique, je te passerais la corde au cou
dès ton retour à Isole dei Re et je t’enfermerais dans les geôles du palais.
— Je te reconnais bien là !
Il y eut un long silence sur la ligne, puis la voix richement modulée de Tomasso
résonna de nouveau dans l’écouteur.
— Mon frère est à côté de moi et souhaiterait parler à sa femme. Voudrais-tu
prêter ton portable à Thérèse ?
— Avec plaisir, acquiesça Maggie.
Par discrétion, elle alla se prélasser à l’autre extrémité du Jacuzzi.
— Parfois, je me demande qui j’ai épousé : un prince du XXIe siècle, moderne
et large d’idées, ou un clone de l’homme de Cro-Magnon, obtus et jaloux, maugréa
Thérèse après avoir pris congé de Claudio et rendu son téléphone à Maggie.
— L’entêtement et la possessivité seraient-ils les principales caractéristiques
des Scorsolini ? demanda celle-ci dans un éclat de rire.
— Je crains que oui, jeta Thérèse en levant les yeux au ciel d’un air désespéré
.

* * *
Quand l’avion qui la ramenait de Nassau se posa sur le petit aéroport de Lo
Paradiso le lendemain soir, et qu’elle quitta l’appareil, Maggie aperçut Tomasso au
bout de la piste d’atterrissage.
— Que c’est bon de te revoir, tesoro mio ! s’exclama-t-il dès qu’elle l’eut
rejoint. Si tu savais comme tu m’as manqué !
— Prouve-le-moi et je te croirai.
— Est-ce un défi ou une invitation ?
— Les deux.
Le regard pétillant de malice, Tomasso entraîna Maggie vers la grosse
limousine aux vitres teintées qui les attendait à quelques mètres de là, puis s’assit
à côté d’elle sur la banquette arrière et ordonna au chauffeur de regagner le palais,
le pied au plancher.
« Peut-être serai-je heureuse auprès de lui bien qu’il ne m’aime pas », pensa-
t-elle lorsqu’ils s’enfermèrent dans leur chambre dix minutes plus tard et qu’il lui fit
l’amour avec une émouvante intensité.

* * *
— Où Thérèse doit-elle t’emmener aujourd’hui ? l’interrogea-t-il le lendemain
matin.
— Chez son coiffeur, rétorqua-t-elle en sautant à bas du lit et en enfilant le
somptueux kimono qu’il lui avait offert à Pékin.
— Cet obsédé du brushing et de la minivague ne va pas te couper les
cheveux, j’espère ?
— Si, mais je ne lui laisserai pas carte blanche, rassure-toi.
— Dès que tu auras quitté son salon, à qui iras-tu rendre visite ?
— A la meilleure esthéticienne de Lo Paradiso.
— Dis-lui de ne pas te maquiller comme une starlette d’Hollywood. Je déteste
les poupées Barbie.
Maggie ne put réprimer un sourire.
— Ah ! Je comprends pourquoi Thérèse n’a pas voulu que tu nous
accompagnes à Nassau, s’exclama-t-elle. Tu aurais été impossible.
— Connaissant ses goûts vestimentaires, grommela Tomasso, je parie qu’elle
t’a conseillé de choisir une tenue beaucoup trop sexy et que tous les invités de
mon père te dévoreront des yeux.
— Tu préférerais que je passe inaperçue ?
— Oui. Je suis quelqu’un de très possessif et je n’ai pas envie que les autres
hommes déshabillent ma fiancée du regard.
— Tu n’as aucune raison de t’inquiéter, riposta Maggie. Ce n’est pas parce
que Thérèse a décidé de me relooker que je vais me métamorphoser en top
model.
Mais, lorsqu’elle se campa devant sa psyché, à la fin de la journée, et qu’elle
vit s’encadrer dans le miroir une splendide créature aux boucles vaporeuses et aux
longs cils artistiquement recourbés, elle se crut victime d’une hallucination.
Créée par un styliste américain que s’arrachaient les stars de cinéma, la robe
rouge orangé qu’elle venait de revêtir soulignait l’élégante minceur de sa taille et
s’épanouissait en une vaste corolle jusqu’à la pointe de ses escarpins.
— Comment me trouves-tu ? lança-t-elle à Tomasso en effleurant d’un doigt
nerveux le collier de perles qui luisait à la naissance de sa gorge.
— Sublime, répondit-il, émerveillé. Aucune des jolies femmes qui assisteront à
la soirée d’anniversaire de mon père ne pourra t’égaler.
— Quand nous étions à Nassau, Thérèse m’a dit que je devais choisir mes
couleurs préférées et rester naturelle au lieu de chercher à imiter quelqu’un d’autre.
— Elle a bien fait de te donner ce conseil, car je n’aurais pas aimé que tu
ressembles à une gravure de mode. Ce qui me plaît chez toi, c’est ta simplicité et
je ne veux pas que tu changes.
— Il n’y a pas de risque. Même si tu me le demandais, je serais incapable de
jouer les grandes dames, hautaines et blasées.
— Tant mieux ! s’exclama Tomasso avant d’offrir son bras à Maggie et de
l’entraîner hors de leur suite.
Dès qu’ils eurent franchi la large porte cintrée qui ouvrait sur la salle de bal
éclairée a giorno du palais, des regards admiratifs se fixèrent sur eux et la rumeur
des conversations baissa brusquement d’un ton.
Arrivé d’Italie à la fin de la matinée, Marcello, le fils que Vincente avait eu de
Flavia, leur adressa un joyeux signe de la main, puis se mit à flirter avec deux jolies
blondes qui lui tournaient autour comme des abeilles autour d’un pot de miel.
Debout près du buffet, Claudio, quant à lui, ignorait les œillades assassines que lui
décochaient, à l’insu de Thérèse, de ravissantes effrontées.
— Pourquoi souris-tu ? demanda Tomasso à Maggie, un peu plus tard dans la
soirée.
— Parce que je suis heureuse, répondit la jeune femme, le cœur léger. Jusqu’à
hier, je croyais que ma vie ressemblerait à celle que j’avais menée autrefois dans
des foyers d’accueil, et que je devrais me battre en permanence si je voulais
conserver ma place à tes côtés… Mais je me suis aperçue aujourd’hui que j’avais
tort de m’inquiéter. Bien que tu ne sois pas amoureux de moi, je sais que tu seras
le meilleur des maris et que nous formerons, avec Gianni et Anna, une très belle
famille.
— Je suis soulagé que tu te sois enfin rendu compte de…
— Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, votre attention, je vous prie,
coupa Vincente.
Dès que le brouhaha des conversations eut cédé la place à un profond
silence, le roi fit signe à Maggie de s’approcher.
— Ce n’est pas seulement pour célébrer mon anniversaire que je vous ai
demandé de venir au palais ce soir, enchaîna-t-il à l’adresse des deux cents invités
qui s’étaient réunis en petits groupes le long du buffet. C’est aussi pour vous
annoncer que cette séduisante jeune femme dont vous avez déjà pu apprécier le
charme et la gentillesse allait épouser mon fils cadet et qu’il y aurait donc bientôt à
Isole dei Re une nouvelle princesse Scorsolini.
Pendant que des applaudissements crépitaient dans la salle, Vincente retira
d’un écrin un superbe diadème incrusté de pierres précieuses et le posa sur les
boucles blondes de Maggie.
— Je suis ravi que vous ayez accepté d’entrer dans notre famille, ma chère
enfant, déclara-t-il avant de lui effleurer le front d’un baiser.
« Jamais je n’aurais cru que j’arriverais un jour à oublier mes rêves de bonheur
absolu et à me contenter d’un amour à sens unique, songea Maggie en souriant
aux dizaines d’hommes et de femmes qui l’acclamaient. Tomasso n’éprouve à
mon égard que du respect et de l’amitié, mais il tient à moi et me sera fidèle
jusqu’à la fin de sa vie. Alors, que pourrais-je demander de plus ? »

* * *
— Ce soir, tu as été parfaite, dit Tomasso dès qu’ils se retrouvèrent seuls dans
l’intimité de leur chambre.
— Merci, murmura-t-elle après s’être allongée à côté de lui, sous les festons
de velours incarnat du baldaquin. Toi aussi, tu as été formidable.
— Oh, que non ! Depuis notre première rencontre à Boston, je me suis conduit
comme un lâche et comme un imbécile.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Parce que je t’ai toujours aimée et que je n’ai pas eu le courage de me
l’avouer ces huit dernières années. Quand des amis m’ont présenté Liana, j’étais
tellement furieux que tu aies osé me repousser que je suis sorti avec elle par dépit.
Doutant d’avoir bien entendu, Maggie leva sur Tomasso un regard incrédule.
— Qu’essaies-tu de m’expliquer ? l’interrogea-t-elle d’une voix tremblant
d’émotion.
— Que j’ai été subjugué par la beauté de Liana, mais que, si tu n’avais pas
quitté Chestnut Grove sans laisser d’adresse, je ne l’aurais pas épousée.
— Tu n’étais pas amoureux d’elle ?
— Pas vraiment. La seule et unique personne dont j’appréciais la compagnie,
c’était toi.
— Liana a-t-elle deviné ce que tu éprouvais ?
— Peut-être. Au début de notre mariage, je me suis souvent demandé
pourquoi elle partait faire du ski ou du Deltaplane à l’étranger chaque fois qu’elle
en avait l’occasion. Maintenant que j’ai ouvert les yeux, je m’aperçois que ces
vacances aux quatre coins du monde n’étaient que des exutoires.
— Te manquait-elle quand elle s’absentait ?
— Non. Pendant que tu étais à Nassau, en revanche, je n’ai pas réussi à me
concentrer sur mon travail, tellement j’avais hâte de te revoir.
La gorge nouée par l’émotion, incapable d’articuler le moindre son, Maggie se
blottit contre Tomasso et nicha sa tête au creux de son épaule.
— Lorsque je suis rentré de Hong Kong il y a deux semaines et que je t’ai
trouvée dans mon lit, enchaîna-t-il, j’ai eu l’impression qu’un rêve vieux de six ans
allait enfin pouvoir se réaliser. Cette nuit-là, j’avais le cerveau trop embrumé pour
me rendre compte de ce que je faisais, mais, au fond de mon cœur, je savais que
je ne te laisserais plus me quitter.
— Quand as-tu compris que… que tu tenais à moi ? balbutia Maggie.
— Durant ton bref séjour à Nassau. Claudio m’a demandé si j’avais décidé de
me marier parce que Gianni et Anna avaient besoin d’une nouvelle maman ou
parce que je t’aimais.
— Que lui as-tu répondu ?
— Que tu étais la femme de ma vie, celle que j’aurais dû épouser à la fin de
mes études. Et ce soir, dans la salle de bal du palais, tu étais tellement belle,
tellement resplendissante que j’ai failli te sauter dessus en plein milieu de la
réception.
— Ce n’est pas de l’amour, ça, c’est du désir.
— Amour ou désir, quelle importance ? L’un et l’autre vont de pair.
— Pourquoi as-tu autant de mal à parler de tes sentiments ?
— A cause de ma stupide fierté masculine. Les hommes sont plus enclins que
les femmes à se protéger des coups de foudre et à cacher leurs émotions. Mais si
je te perdais, j’en mourrais.
Maggie se redressa, les yeux brillant de larmes de joie.
— Tu ne me perdras pas, n’aie crainte, dit-elle dans un souffle. Je resterai
toujours auprès de Gianni, d’Anna et de toi.
— Je t’aime, murmura-t-il avant de l’enfermer dans le cercle magique de ses
bras et de lui donner un doux, un long, un merveilleux baiser au parfum d’éternité.
TITRE ORIGINAL : THE PRINCE’S VIRGIN WIFE
Traduction française : CATHERINE BELMONT
Harlequin®
est une marque déposée du Groupe Harlequin
et Azur® est une marque déposée d’Harlequin S.A.
© 2006, Lucy Monroe. © 2007, Traduction française : Harlequin S.A.
ISBN 978-2-2802-5603-2
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