Bda 004 Dec 93
Bda 004 Dec 93
Bda 004 Dec 93
TOURNONS LA PAGE
Les aspects positifs de la personnalité de Félix Houphouët-Boigny ont été suffisamment
encensés pour qu'on n'ait pas besoin d'en rajouter. On lui fera crédit d'avoir longtemps
préservé une relative paix civile. Ce n'est pas rien. Cela n'excuse pas tout.
Il ne s'est pas seulement, comme tant d'hommes politiques, trop accroché au pouvoir. La
prospérité dont il aurait doté son pays n'a fait qu'user jusqu'à la corde les filières agricoles
coloniales. Les cultures de rente ont nourri un État patrimonial : Houphouët n'a cessé
d'empêcher l'émergence d'une classe d'entrepreneurs, amorce d'un contre-pouvoir.
Son éloge bonhomme de la « cassette » et des comptes en Suisse, ses fastes versaillais ou
romains, ont fait école. Mais les émules (les Traoré, Mobutu, Eyadema,... ) choisirent l'option
Ubu. Les patriarches africains firent place aux parrains siciliens, adoubés par
l'Internationale des détournements de fonds. [Nous présentons au verso L'or des dictatures, de
Philippe Madelin, qui évoque cette mafia politico-affairiste].
Paternalisme, patriarcat, patrimoines : tournons la page de l'Afrique à papa, fermons
l'époque des papas à fric. Les pères lèguent et délèguent. Les papas prolongés s'incrustent et
infantilisent. La démocratie permet, au moins, d'en finir avec les Présidents à vie, et autres
pères de la nation. Elle oblige aussi, de temps en temps, à rendre des comptes...
SALVES
Protectorat
Comme au Cameroun voici 13 mois, la France s'est empressée d'avaliser l'élection
présidentielle truquée du Gabon. Les deux pays, il est vrai, sont étroitement tenus par Elf, qui
partage la rente pétrolière avec les dirigeants en place sous le regard attendri du gouvernement
français. Trois jours avant le verdict officiel, RFI annonçait « de source diplomatique » la
réélection au 1° tour d'Omar Bongo - parfaitement contradictoire avec la somme des résultats
partiels observés. Mais il ne fallait pas confondre la somme et le total : selon le Quai d'Orsay,
les conditions du scrutin ont été « dans l'ensemble satisfaisantes ». Et la démocratie s'est
enrichie d'une innovation : les « multi-votants », munis de cartes électorales vierges...
(Libération, 12/12/1993)
Transparence internationale
C'est le nom d'une association internationale, initiée par des personnalités de très haut niveau (hauts
fonctionnaires, financiers, chefs d'entreprise) qui ambitionne de jouer, face à la corruption organisée, le même
rôle qu'Amnesty International face à la torture. Elle a pris une rapide extension en Europe, sauf en France. Les
responsables de grandes entreprises contactés ont répondu : « La corruption ? Connais pas ! Nous nous
contentons de suivre les coutumes locales... »
Transparence nationale
Michel ROUSSIN vient d'accéder à la demande des parlementaires : ils disposeront
désormais d'une information lisible et détaillée sur l'Aide Publique au Développement avant
le vote du budget de la Coopération. Les colonnes de leurs rapports pour avis ne seront plus
fâcheusement vides...
Cassons le thermomètre
Avec les 4 éditions de son Rapport mondial sur le développement humain (1990 à 1993), le
Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD) a accompli une percée
Billets d’Afrique N° 4 – Décembre
LIRE
L'or des dictatures, Philippe MADELIN, Fayard, 1993
Le pillage éhonté d'un certain nombre de pays par leurs propres dirigeants n'est rendu possible
que par un réseau de complicités internationales, et une sous-information (ou désinformation)
flagrante. L'enquête de Philippe Madelin contribue à réduire cette dernière en dressant un
panorama de ces fortunes énormes édifiées le plus souvent sur le « sang des pauvres », et en
révélant accessoirement quelques-uns des relais qu'elles ont trouvés dans l'honorable société.
Aperçus.
Fortunes ivoiriennes
L'Évènement du jeudi en avait dressé le palmarès. Sept notables du régime ivoirien
disposent de plus d'un milliard de FF., à commencer par l'ancien Directeur des Douanes, et le
nouveau Président de la République, Konan Bédié, avec quelque 2,5 milliards de FF. Ces
notables ont en fait été placés à des postes stratégiques de pompage des ressources privées et
publiques (distinction largement théorique), un peu comme les fermiers généraux d'avant
1789.
Point n'est besoin d'insister sur les facilités offertes par les Douanes : l'administration
« oublie » de réclamer la moitié des droits à l'importation. Konan Bédié, lorsqu'il était
Ministre de l'Économie et des Finances a été éclaboussé dans l'affaire, exemplaire, de la
surfacturation des « complexes sucriers », si typique de l'origine de la dette du Tiers-Monde.
Et il y a ces fameux postes de quotataires, les 45 intermédiaires exclusifs de la
commercialisation du café et du cacao.
On a évalué la fortune du premier d'entre eux, Félix Houphouët-Boigny, à quelque 60
milliards de FF. : plus que le PNB ivoirien, six fois la plus grosse fortune française. Même si
ce chiffre est surestimé, plusieurs indices étayent son ordre de grandeur - à commencer par les
cagnottes des courtisans. H.-B. a mobilisé sans peine, « sur sa cassette personnelle », les 740
millions de FF. qu'a coûté la basilique de Yamoussoukro. Et Philippe Madelin de dresser un
inventaire (sans doute très partiel) des intérêts et propriétés du « vieux sage », en Côte
d'Ivoire, certes (par exemple, l'essentiel des terrains de Yamoussoukro), mais aussi en France
et en Suisse : « Quel est l'homme sérieux dans le monde qui ne place pas une partie de ses
biens en Suisse ? » a lancé un jour H.-B. aux enseignants en grève...
Une voie d'accumulation parmi bien d'autres : H.-B. produisait plus de 30 000 tonnes
d'ananas par an, un tiers de la production ivoirienne, avec des ouvriers payés par le budget de
l'État !
Cette confusion permanente entre les patrimoines privés des dirigeants et les ressources
nationales, agricoles ou minières, se retrouve au Gabon, au Congo et au Cameroun (pour ne
pas parler du Zaïre). Comme par hasard, ces trois pays ont été, avec la Côte d'Ivoire, les
principaux bénéficiaires de l'aide au développement française, destinée en fait à combler les
trous d'une gestion-passoire des finances publiques. « Les 90 000 titulaires des plus gros
revenus ivoiriens ne paient jamais d'impôts », et ils oublient de payer leurs notes d'électricité !
Pourquoi ces libéralités aveugles ? Ces pays sont dirigés par de grands « amis de la France »,
ou plutôt de ses principaux décideurs économiques (Elf, Bouygues, Alcatel,...) et politiques -
qui émargent largement au gaspillage.
Mobutu la caricature
« Tout ce qui a été dit et écrit à propos du président zaïrois est vrai. La réalité est même
pire et plus dérisoire encore. » Le tableau qu'en présente Philippe Madelin est effarant.
Mobutu ne gère pas le Zaïre, il le vampirise avec d'autant plus d'assurance que la position
stratégique du pays et ses immenses richesses ont multiplié les « parrains » : les États-Unis
(Reagan et Bush notamment), la France (après la Belgique), Israël, le Maroc, la CIA, le
SDECE, des groupes de négoce ou de travaux publics, des multinationales comme Suez (via
la Société Générale de Belgique et la Gécamines) ou Lonrho...
La surenchère dans le crime (et l'assassinat d'un ambassadeur de France) n'ont pas rendu Mobutu
infréquentable : il a pu séjourner en 1993 dans son royal pied-à-terre de Roquebrune-Cap Martin.
Receleurs
Le Gotha de la finance mondiale a hébergé, souvent dans ses agences des paradis fiscaux
(Jersey, Liechtenstein, ...), les milliards de dollars extorqués aux peuples haïtien, philippin,
zaïrois,... par les Duvalier, Marcos, Mobutu et consorts : Royal Bank of Canada, Barclay's
Bank, Bruxelles-Lambert, BNP, Crédit Suisse, Union des Banques Suisses,... Le Conseil
fédéral helvétique s'en est ému, et a fini par bloquer les comptes de Marcos. Et il a promulgué
en 1983 une loi fondamentale sur l'entraide pénale internationale. Ces inflexions
considérables de la tradition bancaire suisse sont le fruit d'une forte mobilisation civique, via
notamment La Déclaration de Berne. La justice française pour sa part, saisie du cas Duvalier,
a estimé qu'elle n'était pas concernée par les rapines des responsables politiques étrangers,
fussent-elles abritées en France.
Paradis fiscaux
On devrait plutôt parler à leur propos de « trous noirs » du bien public. Ils jouent un rôle de plus en plus
considérable dans l'évasion des fonds publics détournés, pour acheminer l'argent de la corruption, blanchir les
profits de la drogue ou du crime organisé. Des bataillons de juristes et de financiers respectables sont capables de
faire subir à une somme litigieuse une telle cascade de virements télématiques que toute enquête devient
impossible. Ces paradis de l'illégalité sont de minuscules États. Leur capacité de résistance à de réelles pressions
politiques serait très réduite. Ces pressions ne sont pas exercées. Pourquoi ?
SUPPLEMENT AU « POINT SUR LA LOI POUR LA SURVIE ET LE DÉVELOPPEMENT » N° 48 - DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : FRANÇOIS-
X. VERSCHAVE
PRIX DE VENTE : 5 FF - SURVIE, Tél.: (33.1)45 39 08 62 - COMMISSION PARITAIRE N° 71982 - DEPOT LEGAL NOVEMBRE 1993 -
ISSN 1155-1666