EXPLICATION DE TEXTE 9 Le forgeron RIMBAUD
EXPLICATION DE TEXTE 9 Le forgeron RIMBAUD
EXPLICATION DE TEXTE 9 Le forgeron RIMBAUD
Le découpage particulier du vers 11 (8 + 4, avec un passage à la ligne) sert de marquage entre les deux
grandes parties du poème :
« Crapule » : c’est une citation d’un élément du langage du roi et des puissants, dont l’anaphore,
ironique, dénonce la déshumanisation par le roi et les puissants de la population qui souffre. Cette
anaphore donne presque au poème le tour d’une chanson satanique, à cause de l’effet de retour.
Dans ce poème se superpose deux révolutions historiques : 1789 (plus exactement 1792 dans le cadre
du poème), 1848 (les ouvriers, dont le Forgeron est un peu le symbole), peut-être aussi 1871 (commune,
période contemporaine de l’écriture du poème) -qui sont bien en relation dans la lente éclosion de l’ordre
républicain après la révolution.
La référence à la révolution souligne ainsi que les classes dominantes, sous le second empire, ont trahi
les idéaux révolutionnaires et républicains (liberté, égalité, fraternité). On retrouve d’ailleurs cette idée
dans le poème « Morts de quatre-vingt-douze… »
1ère partie : L’hypotypose qui introduit la parole du forgeron et dépeint la terreur du roi
L’hypotypose est traditionnellement définie comme un récit souvent au présent de narration, qui
possède une grande force pittoresque, comme si le récit nous faisait vivre le spectacle, d’une manière
disons cinématographique, en nous plongeant dedans. Il sollicite ainsi beaucoup les sensations
(tactiles, visuelles, auditives surtout) et le narrateur ne conserve que des notations particulièrement
sensibles et fortes, accrochantes. C’est la saisie parcellaire pour ainsi dire de celui qui est plongé dans
l’action. D’où le puissant réalisme, presque hallucinatoire, de ce procédé.
Indications tactiles : arrache, prend par le bras (mise en valeur de la force du bras du forgeron)
La mise en valeur de la force du forgeron contribue à l’assimiler à un animal plus qu’à un homme. Il y a un
agrandissement épique, certes, du personnage, mais il y a aussi un signe de revendication de la
sauvagerie, élément précisément refoulé par la bourgeoisie, mais libéré par Rimbaud dans son entreprise
révolutionnaire.
L’hypotypose pose d’abord le cadre de la tirade : le lieu, même s’il est parcellairement décrit par le
« velours » des rideaux, les « larges cours », la « fenêtre ouverte » (on comprend que le forgeron est entré
dans le palais des Tuileries), les personnages, bien sûr (le roi et le forgeron), le référent de la tirade (ce
dont elle parle) : la foule des gueux.
Le référent, la foule, désigne clairement le peuple misérable : halles, bouges, haillons. Le bonnet rouge
renvoie à la Révolution française, dont elle est le symbole. Et associé au sang, connote à la fois les
souffrances du peuple et la violence dont il est également capable dans la colère. Ce bonnet rouge
devient aussi l’étendard de la création poétique qui repose sur la violence libératrice.
L’hypotypose insiste sur ce qu’a de terrifiant ce spectacle pour le roi. Les bâtons forts, les piques de
fer sont des armes, le peuple est nombreux (foule, fourmille), la puissance de la foule est comparée à la
houle, une force naturelle redoutable, comme dans les amplifications épiques. Le terme
« épouvantable » est donc très fort, comme les bâtons (forts), les cris sont « grands » : on peut parler ici
d’hyperbole. L’hyperbole retranscrit pour ainsi dire le regard terrifié du roi, qui mesure la puissance du
peuple réuni. La houle, c’est ainsi celle de la mer qui gronde, tempétueuse.
La répétition régulière des mêmes sons (la consonnance de ou, les allitérations des consonnes sifflantes
comme v-f) voire des mêmes noms (où, où, où /fourmille/fourmille ; foule/foule) imite le mouvement et
le rythme de la houle.
La force de l’hypotypose provient aussi de l’effet de temps réel de ce court récit (sans parler bien entendu
de la tirade) : on a ce que G. Genette appelle une « scène ».
La peur du roi, son vertige, sont suggérés par des indications descriptives (le roi est pâle, suant, il
chancelle debout) mais aussi par des effets de la versification : le rejet (velours/des rideaux),
l’enjambement de en bas. Ces effets rythmiques reproduisent le mouvement du regard qui plonge et qui
chancelle.
La terreur du roi implique un renversement du rapport de puissance, propre à la révolution : le roi est
désormais placé en position d’infériorité. Mais sa peur traduit, par-delà, la peur de la bourgeoisie de
l’animalité de l’être humain, au contraire revendiquée par Rimbaud, dans le recueil, comme énergie
féconde et créatrice, source d’inspiration.
Mais le forgeron revendique paradoxalement les traits qui rendent méprisable la foule (telle que le roi
l’imagine et la conçoit) : « ça bave…, ça monte… ça pullule » autant de termes a priori méprisants qui ici
paradoxalement valorisent la foule et sa puissance. On retrouve donc la célébration déjà évoquée des
forces purement animales et naturelles, « tératologiques » (monstrueuses) libérées par Rimbaud dans
sa poésie, mais refoulées dans l’ordre bourgeoisie comme honteuses.
Les vers 12 à 19 évoquent un premier élément devenu mythique de la Révolution française : la faim,
le manque de pain (thème également abordé par « les effarés », dans le cadre du second empire). Ce
sont les puissants qui ont provoqué cette misère, comme le vers 13 l’atteste. La population ne mange
pas, parce qu’on les prive, et c’est parce qu’on les prive qu’on fait d’eux des « gueux », terme au demeurant
méprisant. C’est ainsi toute la violence de classe des dominants qui appauvrissent et méprise ceux qui
travaillent, que reproche le forgeron au roi, celle pour simplifier des ouvriers (le forgeron symbolise le
travail manuel, il est souvent interprété comme le prototype de l’ouvrier). Vers 11/ 12 : noter le fort
contraste entre d’une part « Crapule » à la rime et « Sire » au début du vers suivant qui exprime bien la
confrontation du roi mis devant la foule.
Caractère décousu du discours, qui traduit l’émotion du forgeron : il a enfin le roi sous la main, et il a
tant à lui dire, que les idées se pressent dans son esprit et qu’il s’embrouille. Mais cela encore une fois
remet en avant l’animalité du personnage et son manque d’éducation : il ne maîtrise pas le langage. Il ne
parle pas d’enfants, mais de « petits ». Il passe des Tuileries, à la boulangerie, de sa femme et ses enfants,
à aux vieilles qu’il connaît, parce que ses propres enfants lui font sans doute penser à « leur garçon ou à
leur fille » (sans doute morts de faim puisqu’elles les pleurent)… En attendant, ces « vieilles » sont
victimes d’une violence subie, car « on leur a pris » leur enfant. La faim apparaît comme la conséquence
du traitement appliqué sur la population par l’élite qui la dirige : on relève un argument a fortiori : si les
boulangeries rejettent les pauvres, alors il est fou de s’imaginer en effet que c’est aux tuileries qu’on peut
espérer recevoir du pain ! Malgré le caractère décousu du discours, celui-ci s’appuie sur des faits, sur
l’expérience familière du forgeron :
Dans l’ensemble le rythme métrique (avec les effets de décalage entre la structure syntaxique et la
structure métrique) et le rythme prosodiques, étudiés en AP, accentuent l’expression de la colère et le
caractère décousu du discours. On peut relever quelques trimètres romantiques, hommages à Hugo et
à son théâtre : « J’ai trois petits./ Je suis Crapu/le. -Je connais »
Le vocabulaire de son discours, de même, est plutôt trivial et familier : ce réalisme social du langage
relève aussi de la mise en avant de la grossièreté et de la familiarité, utilisée comme matériaux poétiques
par Rimbaud, pour renouveler le langage poétique et le révolutionner. Là encore, Rimbaud semble avoir
suivi les traces de Hugo, quand il a « mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire » :
Et sur les bataillons d’alexandrins carrés,
Je fis souffler un vent révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.
Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier !
Je fis une tempête au fond de l’encrier,
Et je mêlai, parmi les ombres débordées,
Au peuple noir des mots l’essaim blanc des idées ;
Le Forgeron aborde un troisième élément mythique de la Révolution, associé par exemple à la légende
du droit de cuissage : il dénonce ainsi comment les femmes des classes populaires ont pu être réduites
à l’état d’esclaves sexuelles voire détournées de leur devoir, « déshonorées », ainsi, par les élites et la
noblesse pour satisfaire les pulsions (qu’ils désavouaient hypocritement, en se posant comme des
modèles de moralité). On songe par exemple à la Fantine des Misérables, séduite puis abandonnée. On
ne parle pas ici d’événements historiques précis, mais de représentations, de symboles puissants de la
violence sociale. Encore une fois, les élites font de leurs victimes, par les mauvais traitements subis, des
« infâmes », des monstres, perdues à tout avenir. On remarque d’ailleurs que ce n’est plus au roi
directement que s’adresse le Forgeron, mais cette fois aux seigneurs de la Cour, ce qui prouve bien que
le roi ne fait finalement qu’incarner l’élite sociale, c’est-à-dire, à l’époque du second empire, la
bourgeoisie.
La référence à la sexualité dévoile une hypocrisie de la bourgeoisie, qui refuse d’assumer ses appétits et
sa concupiscence (c’est ce que Rimbaud signale encore dans « Le Châtiment de Tartuffe »). Elle redoute
même la vie du corps, comme l’effroi du roi le suggère. Le prolétariat est donc bel et bien placé du côté
du corps, et c’est la raison pour laquelle il est méprisé par la bourgeoisie -d’où l’importance de la force
physique du forgeron, du thème de la faim, et de la sexualité qui parcourent l’extrait. La révolution
poétique de Rimbaud, incarnée par ce même prolétariat, subvertit les valeurs bourgeoises en mettant
précisément sous la lumière « le bas corporel » qu’il représente, et les sensations. Rimbaud condamne
ainsi comme une hypocrisie le rejet du corps, et de ses appétits, et celui de la nature, repoussés dans le
domaine du mal.
Au sujet de l’inspiration de Victor Hugo :
« Ce dépassement du maître par l’élève s’illustre également dans le poème « Le Forgeron ». Le
poète multiplie ici les marques de déférence à l’égard de Hugo : ainsi, l’épigraphe « Palais des
Tuileries, vers le 10 août 92 » indique que Rimbaud s’appuie sur un événement historique. Pourtant les
recherches montrent que l’événement évoqué – la harangue de Legendre au roi Louis XVI- a en fait eu
lieu le 20 juin 1792 et que ce dernier n’était pas forgeron mais boucher. Or, cette liberté prise avec
l’Histoire associée à la pratique littéraire consistant à écrire une « légende » à partir d’un matériau
historique constituent deux traits fondamentaux de l’écriture hugolienne dans le recueil La Légende
des siècles. Rimbaud relit les événements de 1792 à l’aune de la Révolution de 1848. A la différence
de Hugo, qui considère que le manque des soutiens du peuple envers la jeune République est à
l’origine de son échec, Rimbaud pense que le peuple en a été la victime. Influencé par le contexte
d’agitation sociale de 1870, il adopte donc une posture révolutionnaire et républicaine bien plus
radicale que Hugo.
Cette évolution est également marquée du point de vue du langage : parce que Hugo exhorte
ses contemporains à effacer la division entre le registre de langue familier et le registre soutenu,
Rimbaud use d’un vocabulaire familier voire vulgaire (« richards », « droguailles », « papa », « ventres-
dieux ») et va jusqu’à utiliser une syntaxe désarticulée pour imiter le parler populaire (« Or, tu sais bien,
Monsieur, nous chantions tra la la / Et nous piquions les beoufs vers les sillons des autres »). Ces
audaces sont redoublées sur le plan de la versification, puisque le rythme de l’alexandrin est souvent
rompu par des effets de rejets et de contre-rejets (« Un autre était forçat : et tous deux, citoyens /
Honnêtes. Libérés, ils sont comme des chiens »), souvent soulignés par des retours à la ligne au milieu
des vers. Dans ce poème, la révolte est comme mise au carré : non seulement Rimbaud se révolte
contre l’ordre établi, mais il se révolte également contre la révolution hugolienne, jugée trop tiède sur
les plans politiques et poétiques ».
Conclusion :
Ainsi, le forgeron reproche-t-il au roi et à l’élite d’avoir « sali » les pauvres gens par les mauvais
traitements qu’ils leur ont fait subir et de les avoir pour ainsi dire « déshumanisés ». La tirade du
forgeron est bien à lire comme un réquisitoire (dans un registre polémique) et le roi, coupable, est donc
aussi apeuré que le faux dévot pris en faute dans le « châtiment de Tartuffe ». Mais si ce poème traduit
un engagement politique évident et qu’il superpose deux voire trois révolutions grands mouvements
sociaux historiques reliées par les étapes qu’elles constituent dans la lente éclosion de l’ordre
républicain, il exprime également une révolution poétique, par la revendication de la monstruosité et
de la grossièreté. Cet art révolutionnaire, par lequel le poète exhibe ce que la classe dominante
refoule, annonce le futur Rimbaud, qui, dans le recueil des Illuminations, représente le poète en
meneur d’une « parade sauvage », pour inventer une nouvelle poésie, et un nouveau monde. Dans le
cadre de cette révolution poétique, Rimbaud en vient à dépasser son modèle V. Hugo.