La Peau de Chagrin

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PO
19111

BIBLIOTHECA
REGIA
MONACENSIS .
LA

PEAU DE CHAGRIN.

I.
PARIS . IMPRIMERIE DE COSSON ,
Rue Saint-Germain-des-Prés , nº 9 .
CT JONANN
. OT .

PORRET
. SC.
LA

PEAU DE CHAGRIN,
ROMAN PHILOSOPHIQUE ,

PAR M. DE BALZAC .

(STERNE , Tristram Shandy , chap. cccxxII. )

TOME PREMIER.

PARIS ,
CHARLES GOSSELIN , LIBRAIRE ,
RUE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS , NO 9;
URBAIN CANEL , LIBRAIRE ,
RUE DU BAC , N° 104.
M DCCC XXXI .
BIBLIOTHECA

REGIA

MONACENSIS.

1
PRÉFACE .

1. a
Il y a sans doute beaucoup d'auteurs
dont le caractère personnel est vivement
reproduit par la nature de leurs composi-
tions, et chez lesquels l'œuvre et l'homme
sont une seule et même chose ; mais il est
d'autres écrivains dont l'âme et les mœurs
8 PRÉFACE .

contrastent puissamment avec la forme et


le fonds de leurs ouvrages ; en sorte qu'il
n'existe aucune règle positive pour recon-
naître les divers degrés d'affinité qui se
trouvent entre les pensées favorites d'un
artiste et les fantaisies de ses compositions.
Cet accord ou ces disparates sont dus à
une nature morale aussi bizarre , aussi
secrète dans ses jeux que la nature est fan-
tasque dans les caprices de la génération.
La production des êtres organisés et des
idées sont deux mystères incompris, et les
ressemblances ou les différences complètes
que ces deux sortes de créations peuvent
offrir avec leurs auteurs prouvent peu de
chose pour ou contre la légitimité pater-
nelle.

Pétrarque, lord Byron, Hoffmann etVol-


taire , étaient les hommes de leur génie ;
PRÉFACE. 9

tandis que Rabelais , homme sobre, dé-


mentait les goinfreries de són style et les
figures de son ouvrage... Il buvait de l'eau
en vantant la purée septembrale , comme
Brillat-Savarin mangeait fort peu tout en
célébrant la bonne chère.

Il en fut ainsi de l'auteur moderne le

plus original dont la Grande-Bretagne


puisse se glorifier , Maturin, le prêtre au-
quel nous devonsEva, Melmoth's , Ber-
tram , était coquet, galant, fêtait les fem-
mes, et, l'homme aux conceptions terribles
devenait, le soir, un dameret, un dandy.
Ainsi de Boileau , dont la conversation
douce et polie ne répondait point à l'esprit
satirique de son vers insolent. La plupart
des poëtes gracieux, ont été deshommes fort
insoucians de la grâce, pour eux-mêmes ;
semblables aux sculpteurs, qui, sans cesse

1
10 PRÉFACE.

occupés àidéaliserles plus belles formes hu-


maines , à traduire la volupté des lignes , à
combiner les traits épars de la beauté, vont
presque tous assez mal vêtus, dédaigneux
deparure,gardant les types du beau dans
leur âme, sans que rien transpireau dehors,
Il est très-facile de multiplier les exem-
ples de ces désunions et de ces cohésions
caractéristiques entre l'homme et sa pen-
sée; mais ce double fait est si constant
qu'il serait puéril d'insister.
Yaurait-ildonc une littérature possible,
si le noble cœur de Schiller devait être
soupçonné de quelque complicité avec
François Moor , la plus exécrable concep-
tion, la plus profonde scélératesse que ja-
mais dramatiste aitjetéesur la scène?... Les
auteurs tragiques les plus sombres n'ont-ils
pas été généralement des gens fort doux et
PRÉFACE. 11

de mœurs patriarcales?témoin le vénéra-


ble Ducis. Aujourd'hui même , en voyant
celui de nos Favart qui traduit avec le
plus de finesse, de grâce et d'esprit , les
nuances insaisissables de nospetites mœurs
bourgeoises, vous diriez d'un bon paysan
de 'la Beauce enrichi par une spéculation
sur les bœufs . !

Malgré l'incertitude des lois qui régissent


la physiognomie littéraire , les lecteurs ne
peuvent jamais rester impartiaux entre un
livre et le poëte. Involontairement , ils des-
sinent, dans leur pensée, une figure , bâ-
tissent un homme, le supposent jeune ou
vieux, grand ou petit,aimable ouméchant.
L'auteur une fois peint, tout est dit. Leur
siège estfait! :

Et alors, vous êtes bossu à Orléans ,


blond à Bordeaux, fluet à Brest , gros et
12 PRÉFACE.

gras à Cambray. Tel salon vous hait,


tandis que dans tel autre , vous êtes porté
aux nues. Ainsi , pendant que les.Parisiens
bafouaient Mercier , il était l'oracle des
Russes à Saint-Pétersbourg. Vous devenez
enfin un être multiple, espèce de créature
imaginaire, habillée par un lecteur à sa fan-
taisie , et qu'il dépouille presque toujours
de quelques mérites pour la revêtir de ses
vices à lui. Aussi, avez - vous quelque-
fois l'inappréciable, avantage d'entendre
dire :
-

Je ne me le figurais pas comme ça !...


Si l'auteur de ce livre avait à se louer des

jugemens erronés ainsi portés par le public,


il se garderait bien de discuter ce singulier
problèmedephysiologie scripturale.Ilse se-
rait très-facilement résigné à passer pour un
gentilhomme littéraire , de bonnes mœurs ,
PRÉFACE. 13

vertueux , sage , bien vu en bon lieu.


Par malheur, il est réputé vieux , à moitié
roué, cynique , et , toutes les laideurs des
sept péchés capitaux , quelques personnes
les lui ont gravées sur la face sans même
lui en reconnaître les mérites , car tout n'est
pas vicieux dans le vice. Il a donc pleine-
ment raison de dégauchir l'opinion publi-
que faussée en son endroit.
Mais , tout bien pesé , il accepterait plus
volontiers peut-être une mauvaise réputa-
tion méritée, qu'une mensongèrerenommée
de vertu. Par le temps présent, qu'est-ce
donc qu'une réputation littéraire ?... Une
affiche rouge ou bleue collée à chaque coin
de rue. Encore , quel poëme sublime aura
jamais la chance d'arriver à la popularité
du Paraguay-Roux et de je ne sais quelle
Mixture ?...
14 PRÉFACE.

Le mal est venu d'un livre auquel il n'a


point attaché son nom , mais qu'il avoue
maintenant, puisqu'il y a péril à le signer.
Cette œuvre est laPhysiologie du ma-
riage, attribuée par les uns à quelque vieux
médecin, par d'autres, à undébauché cour-
tisan de la Pompadour , ou à quelque mi-
santrope n'ayant plus aucune illusion , et
qui, dans toute sa vie, n'avait pas rencon-
tré une seule femme à respecter.
L'auteur s'est souvent amusé de ces er-

reurs et les agréait même comme autant


d'éloges; mais il croit aujourd'hui que si
un écrivain doit se soumettre , sans mot
dire , aux hasards des réputations pure-
ment littéraires, il ne lui est pas permis
d'accepter avec la même résignation une ca-
lomniequi entache son caractère d'homme.
Une accusation fausse attaque nos amis
PREFACE. 15

encore plus que nous-mêmes ; et lorsque


l'auteur de ce livre s'est aperçu qu'il ne se
défendrait pas seul en cherchant à détruire
des opinions qui peuvent lui devenir nuisi-
bles , il a surmonté la répugnance assez
naturelle qu'on éprouve à parler de soi. Il
s'est promis d'en finir avec un nombreux
public qui ne le connaît pas , pour satis-
faire le petit public qui le connaît : heu-
reux , en cela , dejustifier certaines amitiés ,
dont il est honoré, et quelques suffrages
dont il est fier.

Sera-t-il maintenant taxé de fatuité, en


revendiquant ici les tristes priviléges de
Sanchez, ce bon jésuite qui écrivit, assis
sur une chaise de marbre , son célèbre
bouquin DeMatrimonio,dans lequeltous
les caprices de la volupté sont jugés au
tribunal ecclésiastique et traduits au ju
16 PRÉFACE .

gement confessionnaire , avec une admira-


ble entente des lois qui gouvernent l'u-
nion conjugale ? La philosophie serait-elle
donc plus coupable que la prêtrise ?...
Y aura-t-il de l'impertinence à s'accuser
d'une vie toute laborieuse ? Encourra-t-il

encore des reproches en exhibant un


acte de naissance qui lui donne trente ans ?
N'est-il pas dans son droit en demandant
à ceux dont il n'est pas connu , de ne point
mettre en question, sa moralité , son pro-
fond respect pour la femme, et de ne pas
faire, d'un esprit chaste, le prototype du
cynisme ?
Si les personnes qui ont gratuitement
médit de l'auteur de la Physiologie ,
malgré les prudentes précautions de la
préface , veulent , en lisant ce nouvel ou-
vrage , être conséquentes , elles devraient
PRÉFACE. 17
croire l'écrivain aussi délicatement amou-

reux qu'il était naguère perverti. Mais l'é-


loge ne le flatterait pas plus que le blâme
ne l'a froissé. S'il est vivement touché des

suffrages que ses compositions peuvent ob-


tenir , il se refuse à livrer sa personne aux
caprices populaires. Il est cependant bien
difficile de persuader au public , qu'un au-
teur peut concevoir le crime sans être cri-
minel !... Aussi , l'auteur, après avoir été
jadis accuséde cynisme, ne serait pas étonné
de passer maintenant pour un joueur, pour
un viveur, lui , dont les nombreux travaux
décèlent une vie solitaire, accusent une so-
briété sans laquelle la fécondité de l'esprit
n'existe point.
Il pourrait certes se plaire à composer
ici quelque autobiographie qui exciterait
de puissantes sympathies en sa faveur; mais
1. b
18 PRÉFACE.

il se sent aujourd'hui trop bien accueilli


pour écrire des impertinences à la manière
de tant de préfaciers; trop consciencieux
dans ses travaux , pour être humble ; puis,
n'étant pas valétudinaire , il ferait décidé-
ment un triste héros de préface.
Si vous mettez la personne et les mœurs
en dehors des livres , l'auteur vous recon-
naîtraune pleine autoritésursesécrits : vous
pourrez les accuser d'effronterie , vitupérer
la plume assez mal apprise pour peindre
des tableaux inconvenans , colliger des ob-
servations problématiques , accuser à faux
la société, et lui prêter des vices ou des
malheurs dont elle serait exempte. Le suc-
cès est un arrêt souverain en ces matières

ardues ; alors la Physiologie du Mariage


serait peut-être complètement absoute. Plus
tard, elle sera peut-être mieux comprise, et
PRÉFACE. 19

l'auteur aura sans doute unjour la joie


d'être estimé homme chaste et grave.
Mais beaucoup de lectrices ne seront
pas satisfaites en apprenant que l'auteur de
la Physiologie est jeune, rangé comme un
vieux sous-chef, sobre comme un malade
au régime , buveur d'eau et travailleur, car
elles ne comprendront pas comment un
jeune homme de mœurs pures, a pu péné-
trer si avant dans les mystères dela conju-
galité. L'accusationsereproduirait ainsi sous
de nouvelles formes.Mais pour terminer ce
léger procès, en faveurde son innocence, il
lui suffira sans doute d'amener aux sources

de la pensée les personnes peu familiarisées


aveclesopérationsdel'intelligencehumaine.
Quoique restreint dans les bornes d'une
préface , cet essai psycologique aidera
peut-être à expliquer les bizarres dispara
20 PRÉFACE.

tes qui existent entre le talent d'un écri-


vain et sa physionomie. Certes , cette ques-
tion intéresse les femmes-poëtés encore plus
que l'auteur lui-même.
L'art littéraire , ayant pour objet de re-
produire la nature par la pensée, est le plus
compliqué de tous les arts.
Peindre un sentiment , faire revivre les
couleurs , les jours, les demi-teintes , les
nuances , accuser avec justesse une scène
étroite, mer ou paysage, hommes ou mo-
numens, voilà toute la peinture.
La sculpture est plus restreinte encore
dans ses ressources. Elle ne possède guères
qu'une pierre et une couleur pour expri-
mer la plus riche des natures, le senti-
ment dans les formes humaines : aussi le
sculpteur cache - t - il sous le marbre
d'immenses travaux d'idéalisation dont
PRÉFACE . 21

peu de personnes lui tiennent compte.


Mais, plus vastes , les idées comprennent
tout : l'écrivain doit être familiarisé avec

tous les effets , toutes les natures. Il est

obligé d'avoir en lui je ne sais quel miroir


concentrique où, suivant sa fantaisie , l'u-
nivers vient se réfléchir; sinon , le poëte et
même l'observateur n'existent pas ; car il
ne s'agit pas seulement de voir, il faut en-
core se souvenir et empreindre ses impres-
sions dans un certain choix de mots , et les
parer de toute la grâce des images ou leur
communiquer le vif des sensations pri-
mordiales...

Or , sans entrer dans les méticuleux aris-


totélismes créés par chaque auteur pour
son œuvre , par chaque pédant dans sa
théorie , l'auteur pense être d'accord avec
toute intelligence , haute ou basse , en com
22 PRÉFACE .

posant l'art littéraire de deux parties bien


distinctes : l'observation- l'expression.
Beaucoup d'hommes distingués sont
doués du talent d'observer , sans posséder
celui de donner une forme vivante à leurs

pensées ; comme d'autres écrivains ont été


doués d'un style merveilleux, sans être gui-
dés parce génie sagace et curieux qui voit et
enregistre toute chose. De ces deux disposi-
tions intellectuelles résultent, en quelque
sorte , une vue et un toucher littéraires. A
tel homme, lefaire; àtel autre, la concep-
tion; celui-ci joue avec une lyre sans pro-
duire une seule de ces harmonies sublimes

qui font pleurer ou penser; celui-là com-


pose des poëmes pour lui seul, faute d'ins-
trument.

La réunion des deux puissances fait


l'homme complet; mais , cette rare et heu
PRÉFACE. 23

reuse concordance n'est pas encore le gé-


nie, ou, plus simplement, ne constitue pas
la volonté qui engendre une œuvre d'art.
Outre ces deux conditions essentielles

au talent, il se passe chez les poëtes ou chez


les écrivains réellementphilosophes, un phé-
nomène moral ,inexplicable, inouï, dont la
science peut difficilement rendre compte.
C'estunesorte de secondevue qui leur per-
met de deviner la vérité dans toutes les si-

tuations possibles ; ou , mieux encore, je


ne sais quelle puissance qui les transporte
là où ils doivent, où ils veulent être. Ils in-
ventent le vrai, par analogie, ou voient l'ob-
jet à décrire, soit que l'objet vienne à eux ,
soit qu'ils aillent eux-mêmes vers l'objet.
L'auteur se contente de poser les termes
`de ce problème, sans en chercher la solu-
tion; car il s'agit pour lui, d'une justifica-
24 PREFACE
7 .

tion et non d'une théorie philosophique à


déduire.

Donc , l'écrivain doit avoir analysé les


>

caractères , épousé toutes les mœurs , par-


couru le globe entier , ressenti toutes les
passions , avant d'écrire un livre; ou les
passions , les pays, les mœurs , caractères ,
accidens de nature, accidens de morale, tout
arrive dans sa pensée. Il est avare , ou il
conçoit momentanément l'avarice , en tra-
çant le portrait du Laird de Dumbie-
dikes *. Il est criminel, conçoit le crime,
ou l'appelle et le contemple , en écrivant
Lara **.

Nous ne trouvons pas de terme moyen


à cette proposition cervico-littéraire.

* Personnage de la Prison d'Edimbourg , roman de Wal-


ter Scott.

** Poëme de lord Byron.


PRÉFACE. 25

Mais , à ceux qui étudient la nature hu-


1
maine , il est démontré clairement que
l'homme de génie possède les deux puis-
sances .

Il va , en esprit, à travers les espaces ,


aussi facilement que les choses , jadis ob-
servées , renaissent fidèlement en lui, belles
de la grâce ou terribles de l'horreur pri-
mitive qui l'avaient saisi. Il a réelle-
ment vu le monde, ou son âme le lui a ré-
vélé intuitivement.Ainsi, le peintre le plus
chaud, le plus exact de Florence , n'a ja-
mais été à Florence; ainsi, tel écrivain a pu
merveilleusement dépeindre le désert , ses
sables , ses mirages , ses palmiers , sans al-
ler de Dan à Sahara.
Les hommes ont-ils le pouvoir de faire
venir l'univers dans leur cerveau, ou leur
cerveau est-il un talisman avec lequel ils
26 PRÉFACE.

abolissent les loisdutemps etde l'espace?...


La science hésitera long-temps à choisir
entre ces deux mystères également inex-
plicables. Toujours est-il constant que l'in-
spiration déroule au poëte des transfigura-
tions sans nombre et semblables aux magi-
ques fantasmagories de nos rêves. Un rêve
est peut-être le jeu naturel de cette singu-
lièrepuissance,quandellereste inoccupée! ...
Ces admirables facultés que le monde
admire justement , un auteur les possède
plus ou moins larges , en raison du plus ou
du moins de perfection ou d'imperfection
peut-être, de ses organes. Peut-être encore,
le don de création est-il une faible étin-

celle tombée d'en haut sur l'homme , et les


adorations dues aux grands génies seraient-
elles unenoble ethauteprière! S'il n'en était
pas ainsi , pourquoi notre estime se mesu
1

PRÉFACE. 27

rerait-elle à la force , à l'intensité du rayon


céleste qui brille en eux ? Ou faut-il évaluer
l'enthousiasme dont nous sommes saisis

pour les grandshommes, au degré de plaisir


qu'ils nous donnent, auplus ou moinsd'uti-
litédeleursœuvres?... Que chacun choisisse
entre le matérialisme et le spiritualisme ! ...
Cettemétaphysique littéraire a entraîné
l'auteur assez loin de la question person-
nelle. Mais quoique dans la production la
plus simple , dans Riquet à la Houpe
même, ily aitun travaild'artiste , et qu'une
œuvredenaïvetésoit souvent empreinte du
mens divinior autant qu'il en brille dans
un vaste poëme , il n'a pas la prétention
d'écrire pour lui cette ambitieuse théorie ,
à l'instar de quelques auteurs contempo-
rains dont les préfaces étaient les petits
pèlerinages de petits Childe-Harold. Il a
28 PRÉFACE .

seulement voulu réclamer pour les auteurs,


les anciens priviléges de la clergie , qui se
jugeait elle-même.
La Physiologie du Mariage était une
tentative faite pour retourner à la littéra-
ture fine , vive , railleuse et gaie du dix-hui-
tième siècle , où les auteurs ne se tenaient
pas toujours droits et raides , où, sans dis-
cuterà toutpropos la poésie , la morale et le
drame , il s'y faisait du drame , de la poésie
et des ouvragesde vigoureuse morale. L'au-
teur de ce livre cherche à favoriser la réac-

tion littéraire que préparent certains bons


esprits ennuyés de notre vandalisme actuel ,
et fatigués de voir amonceler tant de pierres
sans qu'aucun monument surgisse. Il ne
comprend pas la pruderie, l'hypocrisie de
nos mœurs ; et refuse du reste, aux gens
blasés, le droit d'être difficiles.
PRÉFACE. 29
De tous côtés s'élèvent des doléances

sur la couleur sanguinolente des écrits mo-


dernes. Les cruautés , les supplices , les
gens jetés à la mer, les pendus, les gibets ,
les condamnés , les atrocités chaudes et
froides , les bourreaux , tout est devenu
bouffon!

Naguère , le public ne voulait plus sym-


pathiser avec lesjeunes malades , les con-
valescens et les doux trésors de mélanco-
lie contenus dans l'infirmerie littéraire. Il

a dit adieu aux tristes , aux lépreux , aux


langoureuses élégies. Il était las des bardes
nuageux et des Sylphes , comme il est au-
jourd'hui rassasié de l'Espagne , de l'O-
rient, des supplices, des pirates et de l'his-
toire 'de France walter-scottée. Que nous
reste-t-il donc?...

Si le public condamnait les efforts des


30 PRÉFACE.

écrivains qui essaient de remettre en hon-


neur la littérature franche de nos ancêtres ,
il faudrait souhaiter un délugede barbares ,
la combustion des bibliothéques , et un
nouveau moyen âge; alors, les auteurs re-
commenceraient plus facilement le cercle
éternel dans lequel l'esprit humain tourne
comme un cheval de manége.
Si Polyeucte n'existait pas, plus d'un
poëte moderne est capable de refaire Cor-
neille,etvousverriezéclorecettetragédie sur
troisthéâtresàlafois,sanscompterles vaude-
villes où Polyeucte chanterait sa profession
de foi chrétienne sur quelque motif de la
Muette. Enfin,les auteurs ont souvent rai-
sondansleurs impertinencescontre le temps
présent. Le monde nous demande de belles
peintures ? où en seraient les types? Vos
habits mesquins , vos révolutions man
PRÉFACE. 51

quées , vos bourgeois discoureurs , votre


religion morte , vos pouvoirs éteints , vos
rois en demi-solde, sont-ils donc si poéti-
ques qu'il faille vous les transfigurer ?...
Nous ne pouvons aujourd'hui que nous
moquer. La raillerie est toute la littérature
des sociétés expirantes... Aussi l'auteur de
ce livre , soumis à toutes les chances de
son entreprise littéraire , s'attend-il à de
nouvelles accusations.

Quelques auteurs contemporains sont


nommés dans son ouvrage ; il espère que
son estime profonde pour leurs caractères
ou leurs écrits ne sera pas mis en doute ; et
proteste aussi d'avance contre les allusions
auxquelles pourraient donner lieu les per-
sonnages mis en scène dans son livre. Il a
tâché moins de tracer des portraits que de
présenter des types.
32 PREFACE.

Enfin, le temps présent marche si vite ,


la vie intellectuelle déborde partout avec
tant deforce, que plusieurs idées ontvieilli,
ont été saisies , exprimées , pendant que
l'auteur imprimait son livre : il en a sacrifié
quelques-unes ; celles qu'il a maintenues ,
sans s'apercevoir de leur mise en œuvre ,
étaient sans doute nécessaires à l'harmonie

de son ouvrage.
LA PEAU DE CHAGRIN.

1. 3
PREMIÈRE PARTIE .

LA PEAU DE CHAGRIN.

I.

VERS la fin du mois d'octobre dernier, 7830


quelque temps après l'heure à laquelle
s'ouvrent les maisons de jeu , conformément
à la loi qui protége, à Paris, une passion
essentiellement budgétifiante , un jeune
homme vint au Palais-Royal ; et , sans trop
36 LA PEAU DE CHAGRIN .

hésiter , monta l'escalier du tripot établi


au numéro 39.
-Monsieur !.... votre chapeau , s'il vous
plaît?..... lui cria d'une voix sèche et gron-
deuse, un petit vieillard blême , accroupi
dans l'ombre, protégé par une barricade, et
qui , se levant soudain , fit voir une figure
moulée d'après un type ignoble.
Quand vous entrez dans une maison de
jeu , la loi commence par vous dépouiller
de votre chapeau.
Est-ce une parabole évangélique et pro-
videntielle ? .....
Veut- on , par hasard , vous faciliter le
plaisir de vous arracher les cheveux , dans
les momens de perte ?.....
N'est-ce pas plutôt une manière de si-
gner un contrat infernal avec vous , en exi-
geant je ne sais quel gage ?.....
Serait-ce pour vous obliger à garder un
maintien respectueux devant ceux qui
gagneront votre argent ?
LA PEAU DE CHAGRIN . 57
Est-ce curiosité de la police, qui , fouil-
lant tous les égouts sociaux, est intéres-
sée à savoir le nom de votre chapelier,
ou le vôtre , si vous l'avez inscrit sur la
coiffe?

Est-ce , enfin , pour prendre la mesure


de votre crâne et dresser une statistique
instructive sur la capacité cérébrale des
joueurs?.....
Ily a, sur ce point, silence complet chez
l'administration.
Seulement , à peine avez- vous fait un
pas vers le tapis vert, que déjà votre
chapeau ne vous appartient pas plus que
vous ne vous appartenez à vous - même.
Vous êtes au jeu, vous, votre fortune, votre
coiffe , votre canne et votre manteau.
A votre sortie , le Jeu , par une atroce
épigramme en action, vous démontrera
qu'il vous laisse encore quelque chose en
vous rendant votre bagage.... Mais, si, par
malheur , vous venez avec une coiffure
38 LA PEAU DE CHAGRIN.

neuve, vous apprendrez , à vos dépens ,


qu'il faut avoir un costume de joueur, et
surtout ne pas être sujet aux rhumes de
cerveau.

L'étonnement, manifesté par l'étranger


quand il reçut une fiche numérotée en
échangede sonchapeau dont heureusement
les bords étaient légèrement encroûtés , in-
diquait assez une âme encore innocente.
Lepetitvieillard, ayant sans doute croupi
dès son jeune âge dans les atroces plaisirs
de la vie des joueurs , lui jeta un coup d'œil
terne et sans chaleur, mais dans lequel un
philosophe aurait lu les misères de l'hôpi-
tal, les vagabondages des gens dépouillés,les
procès-verbaux d'une foule d'asphyxies, les
travaux forcés à perpétuité , les expatria-
tions au Guazalco.....
1
Cet homme avait une longue face de ca-
rême dont les fibres ne s'entretenaient plus
guères que par la soupe gélatineuse de
M. d'Arcet. Il présentait une vivante image
LA PEAU DE CHAGRIN. 39
de la passion réduite à son terme le plus
simple. Dans ses rides , il y avait trace
de vieilles tortures. Il devait jouer ses
maigres appointemens , le jour même où
il les recevait. Enfin, comme une rosse sur
laquelle les coups de fouet n'ont plus de
prise , il ne tressaillait plus aux sourds
gémissemens , aux muettes imprécations ,
aux regards hébétés des joueurs , quand ils
sortaient ruinés. C'était le Jeu incarné.
Si le jeune homme avait contemplé ce
triste cerbère , peut-être se serait-il dit :
- Il n'y a plus qu'un jeu de cartes dans
ce cœur-là .....

Mais l'inconnu n'écouta pas cet avis en


chairet en os,placé là sans doute par lapro-
vidence,comme elle a mis ledégoût à laporte
de tous les lieux mauvais... Non. Il entra , ré-
solument , dans la salle d'où l'or faisait en-
tendre une prestigieuse musique... Ce jeune
hommeétait probablement poussé là par la
plus logique de toutes les éloquentes phrases
40 LA PEAU DE CHAGRIN.

de J.-J. Rousseau, et dont voici , je crois,


la triste pensée : - Oui,je conçois qu'un
homme aille au Jeu ; mais c'est lorsque
entre lui et la mort, il ne voit plus que
son dernier écu .....
LA PEAU DE CHAGRIN . 41

II. 1

Le soir, les maisons de jeu n'ont qu'une


poésie vulgaire, mais dont l'effet est assuré
commecelui d'un mélodrame plein de sang.
Les salles sont garnies de spectateurs et de
joueurs , de vieillards indigens qui viennent
s'y réchauffer, de faces agitées,d'orgies com-
mencées dans le vin et près de finir dans
la Seine. La passion y abonde; mais le trop
grand nombre d'acteurs vous empêche de
42 LA PEAU DE CHAGRIN .

contempler face à face le démon du jeu. La


soirée est un véritable morceau d'ensemble

où la troupe entière crie, où chaque instru-


ment de l'orchestre module sa phrase.....
Vous verriez beaucoup de gens honora-
bles qui viennent chercher là des distrac-
tions , et les paient comme ils paieraient le
plaisir du spectacle , de la gourmandise ,
ou comme ils iraient dans une mansarde
acheter, à bas prix , des remords pour trois
mois.

Mais comprenez-vous tout ce que doit


avoir de délire et de vigueur dans l'âme un
homme qui attend avec impatience l'ouver-
ture d'un tripot?... Il existe, entre le joueur
fidèle à l'heure et le joueur du soir, la diffé-
rence qui distingue le mari nonchalant, de
l'amant rôdant sous les fenêtres de sa belle...
Lematinseulement,arriventlapassionpalpi-
tante, le besoin dans safranche horreur... En
ce moment, vous pourrez admirer un véri-
table joueur, un joueur qui n'a pas mange,
LA PEAU DE CHAGRIN . 43

dormi,vécu, pensé, tant il était rudement fla-


gelléparle fouetde samartingale;tantil souf-
frait,travailléparlepruritd'uncoup...Alors,
seulement, vous rencontrerez des yeux dont
le calme effraie, des visages qui vous fasci-
nent, des regards qui soulèvent les cartes, et
les dévorent. Oui , les gens prêts à se brûler
la cervelle, après être venus tenter le Sort
une dernière fois , marchandent leurs souf-
frances avant le dîner ! Passé huit heures ,
il n'y a plus quedes rages accidentelles dues
à des hasards de cartes... la rouge oula noire
ont gagnédix fois desuite.
Aussi , les maisons de jeu ne sont-elles
sublimes qu'à l'ouverture de leurs séances...
Si l'Espagne a ses combats de taureaux, si
Rome a eu ses gladiateurs , Paris s'enor-
gueillit de son Palais-Royal dont les aga-
çantės roulettes donnent le plaisir de voir
couler le sang à flots, sans que les pieds du
parterre risquent d'y glisser.Essayez de je-
ter un regard furtifsur cette arène... Entrez !
44 LA PEAU DE CHAGRIN .

Quelle nudité!.. Les murs, couverts d'un


papier gras à hauteur d'homme , n'offrent
pas une image qui puisse rafraîchir l'âme ,
pas même un clou pourfaciliter le suicide...
Le parquet est toujours malpropre. Une
table ronde occupe le centre de la salle; et
la simplicité des chaisesdepaille pressées au-
tour de ce tapis usé parl'or, annonce unecu-
rieuse indifférence du luxe chez ces hommes
qui viennent périr là pour la fortune etpour
le luxe. Cette antithèse humaine est éta-
blie partout où l'âme réagit puissamment
sur elle-même. L'amoureux veut mettre sa
maîtresse dans la soie , la revêtir d'un
moelleux cachemire, et , la plupart du
temps , il la possède sur un grabat. L'ambi-
tieux rêve de demeurer au faîte du pouvoir ,
en s'aplatissant dans la boue d'une ré- 1

vérence. Le marchand vit dans une bou-


tique humide et malsaine, en se construi-
sant un hôtel où il ne restera pas un an....
Y a-t-il enfin, exceptéla vue des cuisines et
LA PEAU DE CHAGRIN . 45

l'odeur des cabarets, chose plus déplaisante


qu'une maison de plaisir?... Singulier pro-
blème! ... L'homme signe son impuissance
dans tous les actes de sa vie! Il n'est jamais
ni tout-à-fait heureux , ni complètement
misérable .....

Au moment où le jeune homme entra


dans le salon, quelques joueurs s'y trou-
vaient déjà.....
Trois vieillards , à têtes chauves , étaient
nonchalamment assis autour du tapis vert.
Leurs visagesde plâtre, impassibles comme
ceux des diplomates, révélaient des âmes
blasées , des cœurs qui, depuis long-temps ,
avaient désapprisde palpiter , en risquant
mêmeles biens paraphernauxd'unefemme...
Unjeune Italien , aux cheveux noirs , au
teint olivâtre , était accoudé tranquillement
au bout de la table, et paraissait écouter ces
pressentimens secrets qui crient fatalement
à un joueur :- Oui... Non... Cette tête
-

méridionale respirait l'or et le feu.


46 LA PEAU DE CHAGRIN .

Sept ou huit spectateurs, debout , rangés


de manière à former une galerie, atten-
daient les scènes que leur préparaient les
coups du sort, les figures des acteurs, le
mouvement de l'argent et des râteaux.
Ces désœuvrés étaient là, silencieux , im-
mobiles , attentifs , comme est le peuple à
la Grève , quand le bourreau tranche une
tête.

Un grand homme sec, en habit râpé, te-


nait un registre d'une main, et , de l'autre,
une épingle pour marquer les passes de la
rouge ou de la noire.C'était unde cesTantales
modernes qui vivent en marge de toutes les
jouissances de leur siècle ; un de ces avares
sans trésor qui jouent en idée unemiseima-
ginaire ; espèce de fou raisonnable , se con-
solant de ses misères en caressant une épou-
vantable chimère; agissant enfin, avec le
vice et le danger, comme les jeunes prêtres
avec Dieu, quand ils lui disent des messes
blanches .
LA PEAU DE CHAGRIN . 47
Puis , en face de la banque , un ou deux
de ces fins spéculateurs, experts des chances
du jeu , et semblables à d'anciens forçats
qui ne s'effraient plus des galères , étaient
venus là pour hasarder trois coups et rem-
porter immédiatementle gain probabledont
ils vivaient.

Deux vieux garçons de salle se prome-


naient nonchalamment les bras croisés , re-
gardant aux carreaux , par intervalles ,
comme pour montrer aux passans leurs
plates figures, en guise d'enseigne.
Le tailleur et le banquier venaient de
jeter sur les ponteurs ce regard blême qui
les tue, et disaient d'une voix grêle :
- Faites le jeu! ...
Quand lejeune homme ouvritla porte.....
Alors le silence devint en quelque sorte
plus profond, et les têtes se tournèrent vers
le nouveau venu par curiosité.
Mais , chose inouie , les vieillards émous-
sés , les employés pétrifiés , les spectateurs ,
1
48 LA PEAU DE CHAGRIN.

et même l'Italien fanatique , tous éprou-


vèrent, à l'aspect de l'inconnu, je ne sais
quel sentiment épouvantable.
Ne faut- il pas être bien malheureux
pour obtenir de la pitié, bien faible pour
exciter une sympathie , ou bien sinistre
pour faire frissonner les âmes dans cette
salle où les douleurs doivent être muettes ,
la misère gaie, le désespoir décent?... Eh
bien! il y avait de tout cela dans la sensa-
tion neuve qui remua tous ces cœurs glacés
quand le jeune homme entra ; mais les
bourreaux n'ont-ils pas quelquefois pleuré
sur les vierges caressantes dont la Révolu-
tion leur ordonnait de couper les blondes
têtes....

Au premier coup d'œil les joueurs lu-


rent sur le visage du novice quelque horri-
ble mystère...
Ses jeunes traits étaient empreints d'une
grâce nébuleuse. Dans son regard , il y avait
bien des efforts trahis , bien des espé-

1
LA PEAU DE CHAGRIN. 49
rances trompées ! La morne impassibilité
du suicide donnait à son front une pâleur
mate et maladive. Un sourire amer dessi-
nait de légers plis dans les coins de sa bou-
che. Ily avait sur toute sa physionomie une
résignation qui faisait mal à voir.
Quelque secret génie scintillait au fond
de ses yeux voilés par la fatigue d'une or-
gie; car la débauche marquait de son sale
cachet cette noble figure, jadis pure et bril-
lante , maintenant dégradée. Les médecins
auraient peut-être attribué à des lésions au
cœur ou à la poitrine , le cercle jaune qui
encadraitlespaupières et la rougeur dont les
jouesétaientmarbrées; tandis que les poëtes
eussent voulu reconnaître , à ces signes , les
ravages de lascience, les tracesde nuits pas-
sées à la lueur d'une lampe studieuse. Mais
une passion plus mortelle que la maladie,
une maladie plus impitoyable que l'étude et
le génie , alteraient cette jeune tête, con-
tractaient ces muscles vivaces, tordaient ce
I. 4
50 LA PEAU DE CHAGRIN.

cœur , sur lesquels la débauche , l'étude


et la maladie n'avaient que difficilement
mordu.

Comme,lorsqu'uncélèbrecriminel arrive
au bagne , les condamnés l'accueillent avec
respect, ainsi , tous ces démons humains ,
experts en tortures, saluèrent une douleur
inouie,une blessure dont ils soupçonnaient
par instinct la profondeur; et reconnurent
un de leurs princes, à la majesté de sa
muette ironie , à l'élégante misère de ses
vêtemens ...

Le jeune homme avait bien un frac de


bon goût; mais la jonction deson gilet et
desa cravate était trop savamment mainte-
nue pour qu'onle supposâtpossesseurd'une
chemise. Ses mains, jolies comme desmains
de femme, étaient d'unedouteuse propreté.
Depuis deux jours, il ne portait plus de
gants.... Ce diagnostic disait tout....
Si le tailleur et les garçons de salle eux-
mêmes frissonnèrent , c'est que les enchan
LA PEAU DE CHAGRIN . 51
temens de l'innocence florissaient par ves-
tiges dans ses formes grêles et fines , dans
ses cheveux blonds et rares, naturellement
bouclés..... Cette figure avait encore vingt-
cinqans, et le vice paraissait y être un acci-
dent. Laverte viede lajeunessey luttaiten-
core avec les fatigues d'une orgie, avec les
rages d'une impuissante lubricité. Les ténè-
bres et la lumière, le néant et l'existence s'y
combattaient en produisant tout à lafois de
la grâce et de l'horreur. Le jeune homme
se présentait là comme un ange sans rayons,
égaré dans sa route ; aussi , tous ces profes-
seurs émérites de vice et d'infamie , sem-
blables à une vieille femme édentée , prise
de pitié à l'aspect d'une ravissante fille qui
s'offre à la corruption, avaient l'air de lui
crier :

- Sortez ! .....

Il marcha droit à la table. Et, s'y tenant


debout, il jeta sans calcul, sur le tapis , une
pièce d'or qu'il avait dans la main ; puis ,
52 LA PEAU DE CHAGRIN.

abhorrant, comme les âmes fortes , de chi-


canières incertitudes , il lança sur le tailleur
un regard tout à la fois turbulent et calme.
L'intérêt de ce coup était si puissant,que
les vieillards ne firent pas de mise ; mais
l'Italien , saisissant avec le fanatisme de la
passion une idée qui lui souriait, ponta sa
masse d'or en opposition au jeu de l'in-
connu.

Le banquier oublia de dire ces phrases


qui se sont à la longue converties en un
cri rauque et inintelligible :
Faites le jeu ! .....
-

Le jeu est fait ! ...


-

Rien ne va plus....
Le tailleur étala les cartes en paraissant
souhaiter bonne chance au dernier venu ,
indifférent qu'il était à la perte ou au gain
fait par les entrepreneurs de ces sombres
plaisirs.
Tous les yeux , arrêtés sur les cartons
fatidiques , étincelaient; car les spectateurs
1
LA PEAU DE CHAGRIN . 53

voyaient un drame et la dernière scène


d'une belle vie dans cette pièce d'or... Mais ,
malgré l'attention avec laquelle ils regardè-
rent alternativement le jeune homme et les
cartes, ils ne purent apercevoir aucunsymp-
tôme d'émotion sur sa figure froide et ré-
signée.
- Rouge perd ! ..... dit officiellement le
tailleur.

Une espèce de råle sourd sortit de la poi-


trine de l'Italien lorsqu'il vit tomber le pa-
quet de billets que luijetalebanquier. Quant
aujeune homme, il ne comprit sa ruine qu'au
moment où le râteau s'allongea pour ra-
masser son dernier napoléon. L'ivoire fit
rendre un bruit sec à la pièce, qui, rapide
comme une flèche , alla se réunir au tas d'or
étalé devant la caisse. L'inconnu ferma les
yeux doucement, ses lèvres blanchirent ;
mais il releva bientôt ses paupières ; sa bou¬
che reprit une rougeur de corail; il affecta
l'aird'un Anglais pourqui la vie n'a plus de
54 LA PEAU DE CHAGRIN .

mystères ; et disparut sans mendier une


consolation par un de ces regards dé-
chirans que les joueurs au désespoir lan-
cent assez souvent sur la galerie taciturne
dont ils sont entourés.

Qued'événemens sepressentdansl'espace
d'une seconde, et quel abîme est donc la
cervelle humaine ! .....
-

Voilà pourtant toute une destinée!...


dit en souriant le croupier , après un mo-
ment de silence, en tenant cette pièce d'or
entre le pouce et l'index, et la montrant
aux assistans.
-

C'est un cerveau brûlé qui va se jeter


à l'eau !..... répondit un habitué ; car tous
les joueurs se connaissaient.
-Bah ! s'écria le garçonde bureau, en
prenant une prise de tabac. 1

- Si nous avions imité monsieur ? .... dit


un des vieillards à ses collègues, en dési-
gnant l'Italien ; hein ? .........
Tout le monde regarda l'heureux joueur
LA PEAU DE CHAGRIN , 55

dont les mains tremblaient en comptant


ses billets de banque.
-

J'ai entendu , dit-il, une voix qui me


criait dans l'oreille : Le Jeu aura raison
contre le désespoir de ce jeune homme ! .....
-

Ce n'est pas un joueur !..... reprit


le banquier. Autrement il aurait fait trois
coups de son argent pour se donner plus de
chances ! ...

:
56 LA PEAU DE CHAGRIN .

III .

Le jeune homme passait sans réclamer


son chapeau; mais le vieux molosse, ayant
remarqué le mauvais état de cette guenille,
la lui rendit sans proférer une parole , et le
joueur restitua la fiche par un mouvement
machinal. Puis , il descendit les escaliers en
sifflant le di tanti palpiti d'un souffle si
faible qu'il en entendait à peine lui-même
les notes délicieuses , et il se trouva bien-
LA PEAU DE CHAGRIN . 57
tôt sous les galeries du Palais-Royal. Dirigé )
par une dernière pensée , il alla jusqu'à la
rue Saint-Honoréet prit le chemin desTui-
leries dont il traversa le jardin d'un pas
lent, irrésolu. Il marchait comme au milieu
d'un désert, coudoyé par des hommes qu'il
ne voyait pas ; n'écoutant, à travers les cla-
meurs populaires , qu'une seule voix , celle
de la Mort ; enfin , perdu dans une engour-
dissante méditation, semblable à celle dont
jadis étaient saisis les criminels qu'une char-
rette conduisait du Palais à la Grève , vers
cet échafaud , rouge de tout le sang versé
depuis 1795.
Il y a je ne sais quoi de grand et d'é-
pouvantable dans le suicide. Les chutes
d'une multitude de gens sont sans danger
commecelles des enfans qui tombentde trop
bas pour se blesser; mais quand un homme
se brise, il doit venir de bien haut, s'être
élevé dans les cieux , avoir entrevu quelque
paradis inaccessible. Implacables doivent
58 LA PEAU DE CHAGRIN .

( être les ouragans qui nous forcent à de-


mander la paix de l'âme à la bouche d'un
pistolet.
Il existe beaucoup de jeunes talens qui
s'étiolent confinés dans une mansarde , et
qui périssent faute d'un ami, faute d'une
femme consolatrice, au sein d'un million
d'êtres , en présence d'une foule lassée d'or
et qui s'ennuie.....
A cette pensée, le suicide prend des pro--
portions gigantesques.
Entre une mort volontaire et la féconde
espérance dont la voix appelle un jeune
homme à Paris, Dieu seul sait combien
il y a de chefs-d'œuvre avortés ; de con-
ceptions , de poésie dépensées ; de déses-
poir, de cris étouffés ; de vaines tentati-
ves ! ..... Chaque suicide est un poëme
sublime de mélancolie : où trouverez-vous,
dans l'océan des littératures , un livre sur-
nageant qui puisse lutter de génie avec ces
trois lignes ?
LA PEAU DE CHAGRIN. 59
Hier, à quatre heures , une jeune
femme s'estjetée dans la Seine du haut
du Pont-des-Arts.

Cette phrase, grosse de tant de maux ,


est , la plupart du temps , insérée entre
l'annonce d'un nouveau spectacle et le récit
d'une somptueuse fête donnée pour sou-
lager les indigens..... Nous sommes pleins
de pitié pour les maux physiques.
Devant celaconisme parisien , lesdrames,
les romans tout pâlit , même ce vieux fron-
tispice:
Les lamentations du glorieux roi de
Kaërnavan, mis en prison par ses en-
fans.....
Dernier fragment d'un livre perdu , dont
laseule lecture faisait pleurer ceSterne, qui
lui-même délaissait sa femme et ses enfans .

L'inconnu fut assailli par mille pensées


semblables qui passaient en lambeaux dans
son âme comme des drapeaux déchirés vol-
tigeant au milieu d'une bataille. Puis, il
-
60 LA PEAU DE CHAGRIN .

déposait pendant un moment le fardeau de


son intelligence et de ses souvenirs , pour
s'arrêter devant quelques fleurs dont il ad-
mirait les têtes mollement balancées par la
brise parmi les massifs de verdure.
Mais , saisi par une convulsion de la vie
qui regimbait encore sous la pesante idée
du suicide , il levait les yeux au ciel ; et des
nuages gris , des bouffées de vent chargées
de tristesse , une atmosphère lourde lui
conseillaient de mourir....

Alors , il s'achemina vers le Pont-Royal


en songeant aux dernières fantaisies de ses
prédécesseurs.... Il souriait en se rappelant
que lord Castelreagh avait satisfait le plus
humble de nos besoins avant de se couper
la gorge, et que M. Auger l'académicien
avait été chercher sa tabatière pour priser
tout en marchant à la mort....
Il analysait ces bizarreries et s'interro-
geait lui-même , quand, en se serrant contre
le parapet du pont , pour laisser passer un
LA PEAU DE CHAGRIN . 61

fort de la halle , ce dernier lui ayant légère-


ment blanchi la manche de son habit, il se
surprit à en secouer soigneusement la pous-
sière.

Arrivé au point culminant de la voûte ,


il regarda l'eau d'un air sinistre.
- Mauvais temps pour se noyer!..... lui
dit en riant une vieille femme vêtue de hail-
lons. Est-elle sale et froide, la Seine ! ...
Il répondit par un sourire plein de
naïveté, qui attestaitledéliredesoncourage ;
mais il frissonna tout à coup en voyant de
loin , sur le port des Tuileries , la baraque
surmontée d'un écriteau où ces paroles sont
tracées en lettres hautes d'un pied :
Secours aux asphyxiés...

M. Dacheux lui apparut armé de sa phi-


lantropie tardive, réveillant et faisant mou-
voir ces vertueux avirons qui cassent la tête
aux noyés , quand malheureusement ils re-
montent sur l'eau. Il l'aperçut ameutant les
62 LA PEAU DE CHAGRIN .

curieux , quêtant un médecin , apprêtant


des fumigations... Il lut les doléances des
journalistes écrites entre lesjoies d'un fes-
tin et le sourire d'une danseuse. Il enten-
dit sonner les écus comptés à des bateliers
pour sa tête , par le préfet de la Seine...
Mort , il valait cinquante francs ; mais , vi-
vant, il n'était qu'un homme de talent, sans
protecteurs , sans amis, sans Paillasse, sans
tambour, un véritable zéro social , dont
l'état n'avait nul souci....
Alors, une mort en plein jour lui parais-
sant ignoble, il résolut de périr pendant la
nuit, afin de livrer son cadavre méconnais-
sable à la Société qui méconnaissait l'utilité
de sa vie. Continuant donc son chemin, il
se dirigea vers le quai Voltaire, en prenant
la démarche indolente d'un flaneur qui
veut tuer le temps.
Quand il descendit les marches qui ter-
minent le trottoir du pont, à l'angle du
quai, sonattention fut excitée par les bou
LA PEAU DE CHAGRIN. 63

quins dont le parapet est toujours garni.....


Peu s'en fallut qu'il n'en marchandat quel-
ques-uns....
Il se prit à sourire; et, glissant alors phi-
losophiquement ses mainsdans ses goussets ,
il allait reprendre son allure d'insouciance
et de dédain , quand il entendit avec sur-
prise quelques pièces retentissant d'une
manière véritablement fantastique dans le
fonds de sa poche.....
Un sourire d'espérance illumina son vi-
sage , en se glissant de ses lèvres , dans ses
traits et sur son front; il fit briller de joie ses
yeux et ses joues sombres. Cette étincelle
de bonheur ressemblait à ces feux qui
courent dans les vestiges d'un papier déjà
consumé par la flamme ; mais le visage eut
le sort des cendres noires : il redevint triste
quand l'inconnu, ayant vivement retiré
la mainde son gousset, aperçut trois gros
sous...

-Ah! mon bon. Monsieur, la carita!


64 LA PEAU DE CHAGRIN .

la carita !...- catarina!- Un petit sou


pour avoir du pain...
Et un jeune ramoneur dont la figure
bouffie était noire , le corps brun de suie ,
les vêtemens déguenillés, tendit la main
à cet homme pour lui arracher ses derniers
sous. A deux pas du petit Savoyard , un
vieux pauvre honteux , maladif, souffre-
teux, ignoblement vêtu d'une tapisserie
trouée, lui dit d'une grosse voix sourde:
- Monsieur , donnez-moi ce que vous
voudrez , je prierai Dieu pour vous...
Mais quand l'homme jeune eut regardé le
vieillard , ce dernier se tut, et ne demanda
plus rien , reconnaissant peut-être , sur ce
visage funèbre, la livrée d'une misère plus
âpre que la sienne.
-
La carita ! la carita ! ...

L'inconnu jeta sa monnaie à l'enfant et


au vieux pauvre, en quittant le trottoir pour
aller vers les maisons ...
LA PEAU DE CHAGRIN. 65
:
Il ne pouvait plus supporter le poignant
aspect de la Seine.
-Nous prierons Dieupourlaconservation
devosjours !... luidirent les deuxmendians.
En arrivant à l'étalage d'un marchand
d'estampes , cet homme presque mort ren-
contra une jeune femme qui descendait de
sonbrillant équipage, et dont la robe, légè-
rement relevée par le marche-pied, laissa
voir une jambe dont les contours fins et dé-
licats étaient dessinés par un bas blanc et
bien tiré... Alors il contempla délicieuse-
ment cette charmante syrène dont la figure
était d'une beauté enivrante, rosée, artiste-
ment encadrée dans le satin d'un chapeau
gracieux... puis , il fut séduit par une taille
svelte, par une élégante disinvoltura. La
jeune femme entra dans le magasin, y mar-
chanda des album, des collections de litho-
graphies..... Elle en acheta pour plusieurs
pièces d'or qui reluisirent et sonnèrentur
le comptoir...
I. 5
66 LA PEAU DE CHAGRIN.

Le jeune homme , en apparence occupé


sur le seuil de la porte à regarder des gra-
vures exposées dans la montre, échangea
capricieusement aveclabelle inconnuel'œil-
lade la plus perçante que puisse lancer un
homme , contre un de ces coups d'œil in-
soucians jetés au hasard sur la foule.....
Et c'était, de sa part , un adieu à l'amour ,
à la femme ! ... Cette dernière et puissante
interrogation ne fut même pas comprise, et
ne remua pas ce cœur defemme frivole, ne la
fit pas rougir, ne lui fit pasbaisserles yeux...
Qu'était-ce pour elle?... une admiration de
plus, un désir excité dontelle triompherait,
le soir, endisant :-J'étaisjolie aujourd'hui.
Le jeune homme passa vivement à un
autre cadre et ne se retourna point quand
la jolie dame remonta dans sa voiture. Les
chevaux partirent avec une vitesse aris-
tocratique..... Et cette dernière image du
lure, de l'élégance flamba devant lui, ra-
pide comme sa vie.
LA PEAU DE CHAGRIN. 67
E
Alors, il marcha d'un pas mélancolique,
en flanant le long des magasins, exami-
nant , sans beaucoup d'intérêt, tout ce qui
s'y trouvait étalé.....Puis, quand les bouti-
ques lui manquèrent, il contempla le Lou-
vre , l'Institut, les tours de Notre-Dame ,
celles du Palais, le Pont des Arts..... Ces
monumens paraissaient avoir une physiono-
mie triste en reflétant les teintes grises du
ciel dont les rares clartés prétaient un air
menaçant à Paris, qui , semblable à une
jolie femme , est soumis à d'inexplicables
caprices de laideur et de beauté. Ainsi , la
nature elle-même conspirait à le plonger
dans une extase douloureuse.
En proie à cette puissance malfaisante
dont nous éprouvons tous , en certains jours
de notre vie, l'action dissolvante , il sentait
son organisme arriver insensiblement aux
phénomènes de la fluidité..... Les tour
mentes de cette agonie lui imprimaient un
mouvement de vague, et lui faisaient voir
68 LA PEAU DE CHAGRIN.

les bâtimens , les hommes à travers un


brouillard , où tout ondoyait. Voulant se
soustraire aux titillations morales que pro-
duisaient, sur son âme, les réactions de la
nature physique , il se dirigea vers un ma-
gasin d'antiquités dans l'intention dedon-
ner une pâture à ses sens et d'y attendre la
nuit en marchandant des objets d'art. C'é-
tait , pour ainsi dire, quêter du courage et
demander un cordial comme les criminels
qui se défient de leurs forces en allant à la
mort.
LA PEAU DE CHAGRIN. 69
...

IV.

La conscience qu'il avaitd'une mortpro-


chaine rendit, pour un moment, au jeune
hommetoutel'assuranced'uneduchessequi
a deuxamans. Aussi, entra-t-il chez le mar-
chandde curiositésd'un airdégagé, laissant
voir surses lèvres unsourire fixecomme celui
d'un ivrogne. N'était-il pas ivre de lavie ou
peut-être de la mort! Donc, l'inconnu re-
tomba bientôtdans sesvertiges et continua
70 LA PEAU DE CHAGRIN .

d'apercevoir les choses sous d'étranges cou


leurs, et animées d'un léger mouvement
dont le principe était sans doute dans une
irrégulière circulation de son sang , tantôt
bouillonnant , tantôt fade comme de l'eau
tiède...

Il demanda simplement à visiter les ma¬


gasins , pour y chercher s'ils ne renferme-
raient pas quelques singularités à sa conve-
nance. Alors unjeune garçonà figure fraîche
et joufflue , à chevelure rousse, et coiffé
d'une casquette de loutre, commit la garde
de la boutique à une vieille paysanne, es-
pèce de Caliban femelle, occupée à net-
toyer un poêle dont les merveilles étaient
dues augénie de Bernard de Palissy. Puis,
il dit à l'étranger d'un air insouciant : obs
Voyez , Monsieur , voyez !... Nous
n'avons en bas que des choses fort ordi-
naires ; mais si vousvoulez prendre lapeine
demonter aupremier étage, je pourrai vous
montrer de fort belles momies du Caire ,
LA PEAU DE CHAGRIN . 71

plusieurs poteries incrustées, quelques ébè-


nes sculptés , vraie renaissance, récem-
ment arrivés et qui sont de toute beauté...
Ce babil de cicérone , ces phrases sotte-
ment mercantiles furent, dans l'horrible si-
tuation où se trouvait l'inconnu , comme
les picotemens dont les esprits étroits assas-
sinent un hommedegénie...Portant sa croix
jusqu'au dernier pas , il parut écouter son
conducteur , et lui répondit par gestes, ou
par monosyllabes.
Alors , insensiblement, il sut conquérir
le droit d'être silencieux et put se livrer,
sans contrainte , à ses dernières méditations.
Elles furent gigantesques , terribles ; car
il était poëte, et son âme rencontra , par
hasard , une immense pâture : il devait voir,
par avance , les ossemens de vingt mondes.
Au premier coup d'œil les magasins lui
offrirent un tableau confus, dans lequel
toutes les œuvres humaines se heurtaient.
Des crocodiles , des singes , des boas em
72 LA PEAU DE CHAGRIN .

paillés souriaient à des vitraux d'église , 1

semblaient vouloir mordre des bustes, cou-


riraprèsdes laques, grimper surdeslustres...
Unvase deSèvres oùmadame Jacquotot
avait peint Napoléon, se trouvait auprès
d'un sphinx dédié à Sésostris... Le com-
mencement du monde et les évènemens
d'hier se mariaient avec une grotesquebon-
homie. Un tournebroche était posé sur un
ostensoir, un sabre républicain, sur une
hacquebute du moyen âge.
MadameDubarry , peinte au pastel, par
Latour , une étoile sur la tête, nue et dans
un nuage, paraissait contempler avec con-
cupiscence une chibouque indienne, en
cherchant à deviner l'utilité des spirales
qui serpentaient vers elle..........
Les instrumens de mort, poignards, pis-
tolets curieux , armes à secret, étaient jetés
pêle-mêle avec des instrumens de vie, sou-
pières enporcelaine, assiettes de Saxe, tasses
orientales venues de Chine, drageoirs féo-
LA PEAU DE CHAGRIN. 73
daux. Unvaisseaud'ivoire voguait à pleines
voiles sur le dos d'une immobile tortue...
Une machine pneumatique éborgnait l'em-
pereur Auguste,qui ne s'en fåchait pas. :
Plusieurs portraits d'échevins français ,
de bourguemestres hollandais , insensibles,
comme pendant leur vie, s'élevaient au-des-
sus decechaos d'antiquités, enylançantun
regard pâle et froid.
Tous les pays de la terre semblaient avoir
apporté là un débris de leurs sciences , un
échantillon de leurs arts. C'était une espèce
de fumier philosophique auquel rien ne
manquait , ni le calumet du sauvage, ni la
pantoufle vert et or du sérail, ni le yatagan
du Maure , ni l'idole desTartares. Il y avait
jusqu'à la blague àtabac dusoldat, jusqu'au
ciboire auxhosties du prêtre, jusqu'auxplu-
mes du cacique. Ces monstrueux tableaux
étaient encore assujettis à mille accidens de
lumière , par la bizarrerie d'une multitude
de reflets dus à la confusion des nuances , à
74 LA PEAU DE CHAGRIN.

la brusque opposition des jours et des té-


nèbres. L'oreille croyait entendre des cris
interrompus ; l'esprit, saisir des drames
inachevés ; l'œil, apercevoir des lueurs mal
étouffées.

Enfin une poussière obstinée imprimait


des expressions capricieuses à tous ces ob-
jets dont les angles multipliés et les sinuo-
sités nombreuses produisaient les effets les
plus pittoresques.
L'inconnu compara d'abord ces trois
salles gorgées de civilisation , de cultes , de
divinités , de chefs-d'œuvre , de royautés ,
de débauches , de raison et de folie, à un
miroir plein de facettes dont chacune re-
présentait un monde.
Après cette impression brumeuse , il vou-
lut choisir ses jouissances; mais à force de
regarder , de penser , de rêver il se mit sous
la puissance d'une fièvre due peut-être à la
faim qui rugissait dans ses entrailles.
La vue de tant d'existences , nationales
LA PEAU DE CHAGRIN . 75
ou individuelles, attestées par des gages hu-
mains qui leur survivaient , acheva d'en-
gourdir les sens du jeune homme. Le désir
qui l'avaitpoussé dans le magasin fut exauce.
Il sortit de la vie réelle , monta par degrés
vers un monde idéal, et tomba dans une in-
définissable extase.

L'univers lui apparut par bribes et en


traits de feu , comme l'avenir passa jadis
flamboyant aux yeux de Saint-Jean dans
Pathmos . :

Une multitude de figures endolories ,


gracieuses , terribles , lucides , lointaines,
rapprochées , se leva par masses , par my-
riades, par générations...
L'Egypte, raide, mystérieuse, se dressa de
ses sables, représentée par une momie qu'en-
veloppaientdesbandelettes noires. Les Pha-
raons , ensevelissant des générations pour
construire une tombe... Moïse, les Hébreux,
ledésert... Il entrevit tout un monde antique
et solennel . :
76 LA PEAU DE CHAGRIN .

Fraîche et suave , une statue de marbre,


assise sur une colonne torse et rayonnant de
blancheur, lui parlades mythes voluptueux
de la Grèce et de l'Ionie...
Ah ! qui n'aurait souri, comme lui , de
voir sur un fond brun la jeune fille rouge
dansant dans lafine argile d'un vase étrusque
devant le dieu Priape et le saluant d'un air
joyeux... Puis en regard, une reine latine
caressant sa Chimère avec amour... Les ca-
prices de la Rome impériale respiraient là ,
tout entiers, et révélaient le bain, lacouche,
la toilette d'une Julie indolente , songeuse ,
attendant son Tibulle.
Puis , armée du pouvoir des talismans
arabes , la tête de Cicéron évoquait les sou-
venirs de la Rome libre et déroulait les
pages de Tite-Live : le jeune homme con-
templait Senatus Populus Que Roma-
nus..... Alors , le consul, ses licteurs , les
toges bordées de pourpre , les luttes du Fo-
rum , le peuple courroucé défilaient lente-
LA PEAU DE CHAGRIN. 77

ment devant lui comme les vaporeuses fi-


gures d'un rêve....
Enfin, la Rome chrétienne dominait ces
images. Une peinture ouvrait les cieux. Il
voyait la vierge Marie plongée dans un
nuage d'or, au seindes anges , éclipsant la
gloire du soleil, écoutant les plaintes des
malheureux , et cette suprême consolatrice
lui souriait d'un air doux. T

Mais , en touchant une mosaïque faite


avec les différentes laves du Vésuve et de
l'Etna, son âme s'élançait dans la chaude et
fauve Italie! Il assistait aux orgies de Bor-
gia, courait dans les Abbruzzes , aspirait
aux amours italiennes, se passionnait pour
les blancs visages aux longs yeux noirs......
Il frémissait des dénouemens nocturnes
interrompusparla froide épéed'unmari, en
apercevant une dague du moyen âge dont
la poignée était travaillée comme une den-
telle, et dont la rouille ressemblait à des
taches de sang....
78 LA PEAU DE CHAGRIN .

L'Inde et ses religions revivaient dans


un magot chinois coiffé de son chapeau
pointu à losanges relevées, paré de clo-
chetteset vêtu d'or etde soie... Tout auprès,
une natte, jolie comme la bayadère qui
s'y était roulée , exhalait encore le sandal...
Un monstre du Japon, dont les yeux res-
taient tordus , la bouche contournée , les
membres torturés, réveillait l'âme par les
inventions d'un peuplequi,fatiguédu beau,
toujours unitaire , trouve d'ineffables plai-
sirs dans la fécondité des laideurs.....
Une salière sortie des ateliers de Benve-
nuto Cellini le reportait au sein de la cour
de France , au temps où les arts et lalicence
fleurirent, où les souverains se divertis-
saient à des supplices, où les conciles or-
donnaient la chasteté, couchés dans les bras
des courtisanes....

Il vit les conquêtes d'Alexandre sur un


camée ; les massacres de Pizarre dans une
arquebuse à mèche; les guerres de religion
LA PEAU DE CHAGRIN . 79

échevelées , cruelles , bouillantes , au fond


d'un casque ; les riantes images de la che-
valerie sourdirent d'une armure de Milan
supérieurement damasquinée, bien fourbie,
et sous la visière de laquelle brillaient en-
core les yeux d'un paladin....
Cet océan de meubles , d'inventions , de
modes , d'œuvres , de ruines, lui composait
un poëme sans fin. Formes , couleurs , pen-
sées , tout revivait là; mais rien de complet
ne s'offrait à l'âme. Le poëte devait achever
les croquis du grand peintre qui avait
fait cette immense palette, où les innom-
brables accidens de la vie humaine étaient
jetés à profusion, avec dédain. f

Aprèss'être emparédumonde,aprèsavoir
contemplé des pays , des âges, des règnes, le
jeune homme revint à des existences indivi-
duelles ; il se repersonnifia , s'emparant des
détailsetrepoussantlaviedesnationscomme
trop puissante pour un seul homme.....
Là, dormait un enfant en cire provenant
80 LA PEAU DE CHAGRIN .

du cabinet de Ruysch , et cette ravissante


créature lui peignait les joies délicieuses de
sa jeunesse....
Au prestigieux aspect du pagne virginal
de quelque jeune fille d'Otahïti,sa brûlante
imagination lui peignait la vie simple de la
nature, la chaste nuditédela vraie pudeur,
les délices dela paresse naturelleà l'homme,
toute une destinée calme au bord d'un ruis-
seau frais et rêveur, sous un bananier, qui,
sans culture , dispensait une manne savou-
reuse .

Mais tout à coup il devenait corsaire, et


revêtait la terrible poésie empreinte dans le
rôle de Lara , vivement inspiré par les cou-
leurs nacrées de mille coquillages , exalté
par la vue de quelques madrépores qui sen-
taient le varech , les algues et les ouragans
atlantiques.
:
Admirant plus loin les délicates minia-
tures , les arabesques d'azur et d'or, dont
un missel, un manuscrit précieux étaient
LA PEAU DE CHAGRIN . 81

enrichis , il oubliait les tumultes de la mer;


et , mollement balancé par une pensée de
paix , il épousait de nouveau l'étude et la
science, souhaitant la grasse vie des moines,
exempte de chagrins, exempte de plaisirs ,
se couchant au fond d'une cellule , d'où il
contemplait les prairies, les bois, les vigno
bles de son monastère.
Devant quelques Teniers , endossant la
casaque d'un soldat, la misèred'unouvrier,
ou le bonnet sale et enfumé des Flamands ,
il s'enivrait de bière , ou jouait aux cartes
avec eux, souriant à une grosse paysanne
fraîche, et d'un attrayant embonpoint.....
Il grelottait, en voyant une tombée de
neige de Mieris; se battait, en regardant un
combat de Salvator-Rosa ; puis, en cares-
sant un tomhawk d'Illinois , il sentait le
scalpel d'unChérokée qui luienlevaitlapeau
du crâne..... Enfin , émerveillé d'un rebec ,
jadis mélodieux sous la main d'une châte-
laine, il en écoutait la romance et lui décla
J. 6
82 LA PEAU DE CHAGRIN .

rait son amour, le soir, auprès d'une che-


minée gothique , dans l'ombre, et recueil-
lait d'elle un regard de consentement.

Il s'accrochait à toutes les joies, saisis-
sait toutes les douleurs, s'emparait de toutes
les formules d'existence ; éparpillant si gé-
néreusement savie et ses sentimens sur les si-
mulacres de cette nature plastique et vide,
que le bruit de ses pas retentissait dans
son âme comme le son lointaind'un autre
monde, comme la rumeur de Paris sur les
tours de Notre-Dame.
En montant l'escalier intérieur qui con-
duisait aux salles situées au premier étage ,
il vit des boucliers votifs , des panoplies ,
des tabernacles sculptés,des figures enbois
accrochées aux murs , posées sur chaque
marche..... Il était poursuivi parles formes
les plus étranges , par des créations mer-
veilleuses , assises sur les frontières de la
mort et de la vie. Il marchait dans les en-
chantemens d'un songe; et, doutant de son
LA PEAU DE CHAGRIN . 83

existence, il était, comme ces objets curieux,


ni tout-à-fait mort, ni tout-à-fait vivant.
Quand il entra dans les nouveaux maga-
sins , le jour commençait à pâlir; mais la
lumière semblait inutile aux richesses res-
plendissantes d'or et d'argent qui s'y trou-
vaient entassées.

Les plus coûteux capricesdesdissipateurs


morts sous des mansardes après avoir pos-
sédé plusieurs millions, étaient là ! ... C'était
le bazar des folies humaines. Une écritoire
payée jadis cent mille francs, et rachetée
pour cent sous , gisait auprès d'une serrure
à secret dont le prix de fabrication aurait
suffi à la rançon d'un roi.
Là , le génie humain apparaissait dans
toutes les pompes de sa misère, dans toute
la gloire de ses petitesses gigantesques. Une
table d'ébène , véritable idole d'artiste ,
sculptée d'après lesdessinsde JeanGoujon,
etquicoûta jadis plusieurs années detravail,
avait été acquise au prix du bois à brûler...
84 LA PEAU DE CHAGRIN .

Des coffrets précieux, des meubles faits par


la main des fées, y étaient dédaigneusement
entassés.
-

Il y a des millions ici!..... s'écria le


jeune homme en arrivant à la pièce qui ter-
minait une immense enfilade d'apparte-
mens dorés et sculptés par des artistes du
siècle dernier.
--

Dites des milliards !..... reprit le gros


garçon joufflu ; car s'il fallait fabriquer ces
choses-là , la somme de toutes les dettes pu-
bliques de l'Europe n'y suffiraitpas..... Mais
ce n'est rien encore !... Montez au troisième
étage et vous verrez !.....
L'inconnu , suivant son conducteur, par-
vint à une quatrième galerie, où successi-
vementpassèrent, devant ses yeux fatigués,
plusieurs tableaux du Poussin; une sublime
statue de Michel-Ange ; quelques ravissans
paysages de Claude Lorrain; un Gérard- 1

Dow, qui ressemblait à une page deSterne ;


et des Rembrandt , des Murillo , sombres et
LA PEAU DE CHAGRIN . 85

colorés comme un poëme de lord Byron;


puis des bas-reliefs antiques , des coupes
d'agathes , des onyx merveilleux; enfin, c'é-
taient des travaux à dégoûter du travail ;
des chefs-d'œuvre accumulés... à faire pren-
dre en haine les arts et à tuer l'enthousiasme .
Il arriva devant une vierge de Raphaël ;
mais il était lassé de Raphaël.
Une figure du Corrège qui voulait un re-
gard , ne l'obtint même pas..... Un vase ines-
timable , en porphyre antique , et dont les
sculptures circulaires représentaient , de
toutes les priapées romaines, la plus grotes-
quement licencieuse, délices de quelque
Corinne, eut à peine un sourire.
Il étouffait sous les débris de cinquante
siècles évanouis; il était malade de toutes
ces pensées humaines ; assassiné par le luxe
et les arts; oppressé par ces formes renais-
santes qui , pareilles à des monstres enfan
tés sous ses pieds par quelque malin génie,
lui livraient un combat sans fin . 1
86 LA PEAU DE CHAGRIN .

Semblable , en ses caprices, à la chimie


moderne qui résume la création par un sel ,
l'âme humaine , puissante Locuste , se com-
pose des poisons terribles par la concen-
tration de ses jouissances, de ses forces ou
de ses idées. Et beaucoup d'hommes péris-
sent ainsi , victimes de quelque acide moral
qu'ils se sont eux - mêmes distillé sur le
cœur .

- Que contient cette boîte? ..... de


manda-t-il en arrivant à un grand cabinet,
dernier monceau de gloire , d'efforts hu-
mains , d'originalités , de richesses. Et il
montra du doigt une grande caisse carrée ,
construite en acajou , suspendue à un clou
par une chaîne d'argent.
--

Ah ! monsieur en a la clef... , dit le


gros garçon avec un air de mystère.... Si
vous désirez voir ce portrait , je me hasar-
derai volontiers à le prévenir....
-

Vous hasarder! ..... reprit le jeune


homme , votre maître est-il un prince?...
LA PEAU DE CHAGRIN . 87
- Mais..... je ne sais pas..... répondit le
garçon.
Ils se regardèrent pendant un moment
aussi étonnés l'un que l'autre.
Interprétantlesilencedel'inconnucomme
un souhait , son guide le laissa seul dans le
cabinet.....
88 LA PEAU DE CHAGRIN .

Izibaoq a

1.10 J:

Vous êtes-vous jamais lancé dans l'im-


mensité de l'espace, en lisant les œuvres
géologiques de M. Cuvier? Avez-vous ja-
mais ainsi plané sur l'abîme sans bornes du
passé, comme soutenu par la main d'un
enchanteur?
En découvrant de tranche en tranche , de
couche en couche , sous les carrières de
Montmartre ou dans les schistes de l'Oural ,
LA PEAU DE CHAGRIN . 89
ces animaux dont les dépouilles fossilisées
appartiennent à des civilisations antedilu-
viennes , l'âme est effrayée d'entrevoir des
milliards d'années , des millions de peuples
dont la faible mémoire humaine , dont la
puissante tradition divine n'ont pas tenu
compte , et dont la cendre, poussée à la sur-
face de notre globe , y forme les deux pieds
de terre qui nous donnent du pain et des
fleurs..

M. Cuvier n'est-il pas le plus grand poëte


de notre siècle ?... Lord Byron a bien repro-
duit par des mots quelques agitations mo-
rales ; mais notre immortel naturaliste a're-
construit des mondes avec des os blanchis, a
rebâti , comme Cadmus , des cités avec des
dents , a repéuplé mille forêts de tous les
mystères de la zoologie avec quelques frag-
mens de houille , a retrouvé des popula-
tions de géans dans le pied d'un mam-
mouth...... Ces figures se dressent , gran-
dissent et meublent les anciens jours éva-
1
90 LA PEAU DE CHAGRIN .

nouis. Il est poëte avec des chiffres, sublime


en posant un zéro près d'un sept. Il réveille
le néant sans prononcer de paroles magi-
ques. Il fouille une parcelle de gypse , y
aperçoit une empreinte, vous crie :
- « Voyez ! .... » Et alors il déroule des
1
mondes , animalise les marbres , vivifie la
mort et fait arriver le genre humain, si
bruyamment insolent,après d'innombrables
dynasties de créatures gigantesques, après
des races de poissons ou de mollusques.....
Et c'est vous qu'il institue poëtes !.....
vous, hommes chétifs , nés d'hier; mais
dont le regard retrospectif compose des
poëmes sans limites, une sorte d'Apoca-
lypse rétrograde.
Alors , en présence de cette épouvan-
table résurrection due à la voix d'un seul
homme , la miette dont nous sommes usu-
fruitiers dans cet infini sans nom, commun
à toutes les sphères , et que nous avons
nommé LE TEMPS , cette minute de vie nous
LA PEAU DE CHAGRIN . 91

fait pitié. Alors , nous nous demandons ,


écrasés que nous sommes sous tant d'uni-
vers inconnus et en ruines, à quoi bon nos
gloires , nos haines, nos amours ?... Et si,
pour devenir un point intangible dans l'a-
venir , la peine de vivre doit s'accepter ? ...
Déracinés du présent , nous sommes morts
jusqu'à ce que notre valet de chambre entre
et vienne nous dire :
- Monsieur , Madame la comtesse a ré-
pondu qu'elle vous attendait ce soir.....
Les merveilles dont l'aspect venait de
présenter aujeune homme toute la création
connue mit dans son âme l'abattement que
produit chez le philosophe la vue scienti-
fique des créations inconnues.
Souhaitant plus vivement que jamais de
mourir, il tomba sur une chaise curule , en
laissant errer ses regards à travers les fan-
tasmagories delce panorama dupassé.Alors,
les tableaux s'illuminèrent, les têtes de vierge
lui sourirent , et les statues se colorèrent
92 LA PEAU DE CHAGRIN .

d'une vie trompeuse. A la faveur del'ombre,


et mises en danse par lafiévreuse tourmente
qui fermentaitdans son cerveaubrisé, toutes
ces œuvres s'agitèrent et tourbillonnèrent
devant lui. Chaque magot lui lança une
grimace. Les yeux des personnages repré-
sentés dans les tableaux , remuèrent en pé-
tillant. Chacune de ces formes frémit , sau-
tilla , se détacha de sa place, gravement, le-
gèrement, avec grace ou brusquerie selon
ses mœurs , son caractère et sa contexture.
Ce fut un mystérieux sabbat digne des fan-
taisies entrevues par le docteur Faust sur le
Brocken.

Mais , ces phénomènes d'optique enfan-


tés, soit par la fatigue ou par la tension
des forces oculaires, soit par les caprices du
crépuscule , ne pouvaient guère effrayer
l'inconnu . Les terreurs de la vie étaient
impuissantes sur une âme familiarisée avec
les terreurs de la mort. Il favorisa même ,
par une sorte de complicité railleuse, les
LA PEAU DE CHAGRIN . 93
bizarreries de ce galvanisme moral , dont les
prodiges s'accouplaient aux dernières pen-
sées à la faveur desquelles il évoquait sa
triste existence.....

Un silence effrayant régnait autour de


lui; de sorte que , bientôt, il s'aventura dans
une douce rêverie, dont les impressions ,
graduellement noires , suivirent , de nuance
en nuance et comme par magie, les lentes
dégradations de la lumière.
Une lueur prête à quitter le ciel ayant
fait reluire un dernier reflet rouge en lut-
tant contre la nuit, il leva la tête et vit un
squelette à peine éclairé qui , le montrant
du doigt , pencha dubitativement le crâne
de droite à gauche, comme pour lui dire :
- Les morts ne veulent pas encore de
toi! .....

En passant la main sur son front ,


pour chasser le sommeil , le jeune homme
sentit distinctement un vent frais produit
par je ne sais quoi de velu qui lui effleura
94 LA PEAU DE CHAGRIN .

les joues... Il frissonna. Mais , les vitres


ayant retenti d'un claquement sourd , il
pensa que cette caresse froide et digne des
mystères de la tombe lui avait été faite par
quelque chauve-souris.
Pendant un moment encore, les vagues
reflets du couchant lui permirent d'aperce-
voir indistinctement les fantômes dont il
était entouré. Puis, toute cette nature morte
s'abolit dans une même teinte noire.
La nuit , l'heure de mourir étaient subi-
tement venues .....

Il se passa , dès ce moment, un certain


laps de temps , pendant lequel il n'eut au-
cune perception claire des choses terrestres,
soit qu'il se fût enseveli dans une rêverie
plus profonde , soit qu'il eût cédé à la som-
nolence provoquée par ses fatigues et par la
multitude des pensées qui lui déchiraient le
cœur.

Mais , tout à coup, il crut avoir été ap-


pelé par une voix terrible et tressaillit
LA PEAU DE CHAGRIN . 95 1

comme lorsque nous sommes précipités


dans un abîme par quelque brûlant cau-
chemar. Il ferma les yeux , ébloui par un
rayon de vive lumière.....
Il vit briller au sein des ténèbres une
sphère rougeâtre dont le centre était occupé
par un petit vieillard qui se tenait debout
et dirigeait sur son visage la clarté d'une
lampe. Il ne l'avait entendu ni venir, ni
parler, ni se mouvoir.....
Cette apparition eut quelque chose de
magique. L'homme le plus intrépide, sur-
pris ainsi dans son sommeil , aurait sans
doute tremblé devant ce personnage extra-
ordinaire qui semblait être sorti d'un sarco-
phage voisin.
La singulière jeunesse qui animait les
yeux immobiles de cette espèce de fantôme
empêchait l'inconnu de croire à des effets
surnaturels. Néanmoins , pendant le rapide
intervalle qui sépara sa vie somnambulique
de sa vie réelle, il demeura dans le doute
96 LA PEAU DE CHAGRIN .

philosophique recommandé par Descartes ,


et fut alors , malgré lui , sous la puissance
de ces inexplicables hallucinations, dont
notre fierté repousse les mystères ou que
notre science impuissante tâche en vain
d'analyser.....
LA PEAU DE CHAGRIN . 97

VI.

FIGUREZ-VOUS un petit vieillard sec et


maigre , vêtu d'une robe en velours noir,
serrée autourde ses reinspar ungros cordon
de soie. Sa tête était couverte d'une calotte

envelours égalementnoir,quilaissaitpasser,
de chaque côté de la figure, les ondoyantes
nappes d'une longue chevelure d'argent. La
robe ensevelissant le corps comme dans un
vaste linceul , et la coiffure étant appliquée
I. 7

Baye ische
Staatsbichothek
München
LA PEAU DE CHAGRIN .
98
sur le crâne de manière à encadrer le front , 0

ne permettait de voir qu'une étroite figure


blanche. Sans le bras décharné, qui ressem-
blait à unbâtonsurlequelon aurait poséune
étoffe, et que le vieillard tenait en l'air pour
faire porter sur le jeune homme toute la
clarté de la lampe , ce visage aurait paru
suspendu dans les airs... Une barbe blanche
et taillée en pointe cachait le menton de cet
être bizarre, et lui donnait l'apparence de
ces têtes judaïques qui servent de type aux
artistes quand ils veulent représenter Moïse.
Les lèvres de cet homme étaient si
pâles et si minces qu'il fallait une attention
particulière pour deviner la ligne étroite
tracée par sa bouche dans ce pâle visage.
Son large front ride , ses joues blêmes et
creuses, la rigueur implacable de ses petits
yeux verts , dénués de cils et de sourcils ,
pouvaient faire croire à l'inconnu que le
peseur d'or de Gérard-Dow était sorti de
son cadre... Une finesse incroyable , trahie
LA PEAU DE CHAGRIN . 99

par les sinuosités de ses rides , par les plis


circulaires dessinés sur ses tempes , accusait
une science profonde des choses de la vie.
Il était impossible de tromper cet
homme qui semblait avoir le don de sur-
prendre les pensées au fond des cœurs
les plus discrets. Les mœurs de toutes les
nations du globe et leurs sagesses , se
résumaient sur sa face froide , comme les
productions du monde entier se trouvaient
accumulées dans ses magasins poudreux.
Vous y lisiez une incroyable conscience
de force et la tranquillité lucide d'un dieu
qui voit tout , ou d'un homme qui a tout
vu. Un peintre aurait, avec deux expres-
sions différentes et en deux coups de pin-
ceau , fait de cette figure, soit une belle
image du Père Éternel, soit le masque rica-
neur de Méphistophelès ; caril y avait tout
ensemble une suprême puissance dans le
front et de sinistres railleries sur la bouche
aussi mordante que celle de Voltaire.
100 LA PEAU DE CHAGRIN .

En broyant les chagrins et les peines


humaines sous un pouvoir immense , cet
homme devait avoir tué les joies terrestres.
L'on frémissait en pressentant que ce vieux
génie habitait une sphère étrangère au
monde et où il vivait seul, sans jouissan-
ces, parce qu'il n'avait plusd'illusions ; sans
douleurs , parce qu'il ne connaissait plus de
plaisirs.
Il se tenait debout, immobile, inébran-
lable comme une étoile au milieud'unnuage
de lumière..... Ses yeux verts , pleins de je
ne sais quelle malice calme , semblaient
éclairer le monde moral comme sa lampe
illuminait le cabinet mystérieux.....
Tel fut le spectacle étrange qui surprit le
jeune homme au moment où il ouvrit les
yeux , après été avoir bercé par des pensées
de mort et de fantastiques images.
S'il demeura comme étourdi, s'il se laissa
momentanément dominerparune croyance
digne d'enfans qui écoutent les contes de
LA PEAU DE CHAGRIN . 101

leur nourrice, il faut attribuer cette erreur


au voile étendu sur sa vie et son entende-
ment par ses méditations, à l'agacement de
ses nerfs irrités, au drame violent dont
les scènes venaient de lui prodiguer les
atroces délices contenues dans un morceau
d'opium...
Cette vision avait lieu dans Paris, sur le
quai Voltaire, au dix-neuvième siècle ,
temps et lieux où la magie devait être im-
possible...
Voisin de la maison où le dieu de l'incré-
dulité française avait expiré , disciple de
Gay-Lussac et d'Arago, contempteur des
toursdegobelets,l'inconnunepouvaitguère
obéir qu'aux fascinations poétiques dont
il avait accepté les prestiges et auxquelles
nous nous prêtons souvent commepourfuir
de désespérantes vérités , comme pour ten-
ter la puissance de Dieu...
Il trembla donc devant cette lumière et
ce vieillard, agité par l'inexplicable pressen
Ι. 7*
102 LA PEAU DE CHAGRIN .

timent de quelque pouvoir étrange; mais


cette émotion précordiale était semblable à
celle que nous avons tous éprouvée de-
vant Napoléon , ou en présence de quelque
grand homme revêtu de gloire , brillant
:
de génie.
LA PEAU DE CHAGRIN. 103

VII .

-MONSIEUR désire voir le portrait de


Jésus-Christ peint par Raphaël ?.... lui dit
courtoisement le vieillard d'une voix dont
la sonorité claire et brève avait quelque
chose de métallique.
Et il posa la lampe sur le fût d'une co-
lonne brisée , de manière à ce que la boîte
brune en reçût toute la clarté.
Aux noms puissans de Jésus-Christ et de
104 LA PEAU DE CHAGRIN.

Raphaël, un geste de curiosité, sans doute


attendu par le vieillard , échappa au jeune
homme. Le marchand d'antiquités fit jouer
un ressort; et, tout à coup, le panneau d'a-
cajou, glissant dans une rainure, tomba sans
bruit et livra la peinture à l'admiration de
l'inconnu .

Al'aspectde cette immortelle création, il


oublia tout, même les fantaisies du magasin
et les caprices de son sommeil. Il redevint
homme, reconnut dans le vieillard une créa-
ture de chair, bien vivante , point fantasma-
gorique , et revécut dans le monde réel.
La tendre sollicitude, la sérénité du vi-
sage divin influèrent aussitôt surlui. Unpar-
fum épanché des cieux dissipa les tortures
infernales qui lui brûlaient la moelle des os.
Iza tête du Sauveur des hommes paraissait
sortir des ténèbres que figuraient un fond
noir..... Une auréole de rayons étincelait vi-
vement autour desa chevelure d'où cette lu-
mière voulait sortir. Sous le front , sous les
LA PEAU DE CHAGRIN. 105

chairs , il y avait une éloquente convic-


tion qui s'échappait de chaque trait par de
douces et pénétrantes effluves..... Les lèvres
vermeilles venaient de faire entendre la pa-
role de vie, et le spectateur en cherchait le
retentissement sacré dans les airs, il en de-
mandait les ravissantes paraboles au silence,
il l'écoutait dans l'avenir, la retrouvait dans
les enseignemens du passé..... Enfin l'Evan-
gile était tout entier traduit par la simplicité
calme de ces adorables yeux où l'âme trou-
blée se réfugiait, où toute la religion se li-
sait en une seule expression magnifique et
suave qui semblait répéter :
-Aimez-vous les uns les autres !
Cette peinture inspirait une prière , com-
mandait le pardon , tuait l'égoïsme, réveil-
lait la charité..... Le triomphe de Raphaël
était complet, car on oubliait lepeintre ; et,
partageant le privilége des enchantemens
de la musique, son œuvre vous jetait sous
le charme puissant des souvenirs..... Le pres
106 LA PEAU DE CHAGRIN .

tige de la lumière agissait encore sur cette


merveille ; et , par momens , il semblait
que la tête s'élevait dans un lointain magi-
que , au sein de quelque nuage.
-

J'ai couvert cette toile de pièces d'or


à un pied de hauteur !..... dit froidement le
marchand.
-

Eh bien! il va falloir mourir ! ..... s'é-


cria le jeune homme qui sortait d'une re-
vêrie dont la dernière pensée l'avait ramené
vers sa fatale destinée , en le faisant des-
cendre, par d'insensibles déductions , d'une
dernière espérance à laquelle il s'était atta-
ché.....

-Ah! ah ! j'avais donc raisonde me méfier


de toi!... répondit le vieillard en saisissant
les deux mains du jeune homme et les ser-
rant par les poignets dans l'une des siennes
comme dans un étau de fer.
L'inconnu sourit tristement de cette mé-
prise , et dit d'une voix douce :
- Hé , Monsieur , ne craignez rien! Il
LA PEAU DE CHAGRIN.
107
s'agit de ma vie et non de la vôtre.....
- Pourquoi n'avouerai-je pas une inno-
cente supercherie ? reprit-il après avoir re-
gardé le vieillard inquiet... En attendant la
nuit afin de pouvoir me noyer sans esclan-
dre, je suis venu voir vos richesses. Qui
ne pardonnerait ce dernier plaisir à un
homme de science et de poésie ?...
Le soupçonneux vieillard examinait d'un
œil sagace le visage morne de son faux
chaland pendant qu'il parlait; et, rassuré
par l'accent de cette voix douloureuse , ou
lisant peut-être, dans ces traits décolorés ,
les sinistres destinées dont avaient naguère
frémi les joueurs, il lâcha les mains qu'il te-
naitsi vigoureusement.Mais, par un restede
suspicion qui révélait une expérience au
moins centenaire, il étendit nonchalamment
le bras vers un buffet comme pour s'y ap-
puyer , et dit en y prenant un stylet :
-Etes-vous depuis 3 ans surnuméraire au
trésor, sans yavoir touchéde gratification? ...
108 LA PEAU DE CHAGRIN.

L'inconnu ne put s'empêcher de sourire


enfaisant un geste négatif.
-

Votre père vous a-t-il trop vivement


reproché d'être venu au monde ?... ou bien
êtes-vous déshonoré ? ...
- Si je voulais me déshonorer... je vi-
vrais.
-Avez-vous été sifflé aux Funambules?...
ou vous trouvez-vous obligé de composer
des flons flonspourpayer le convoide votre
maîtresse ?... n'auriez-vous pas plutôt la ma-
ladie de l'or ? ... voulez-vous détrôner l'en-
nui ?... enfin quelle erreur vous engage à
mourir ?...
- Ne cherchez pas le principe de ma
mort dans les raisons vulgaires qui com-
mandent la plupart des suicides... Pour me
dispenser de vous dévoiler les souffrances
inouies et dont il est difficile de parler
en langage humain , je vous dirai que je
suis dans la plus profonde , la plus ignoble,
la plus perçante de toutes les misères...
LA PEAU DE CHAGRIN . 109
- Et , ajouta-t-il d'un ton de voix dont
la fierté sauvage démentait ses paroles pré-
cédentes, je ne veux mendier ni secours ni
consolations.....
-

Eh ! eh ! ..... répondit le vieillard.


Ces deux syllabes ressemblèrent au cri
d'une crecelle.
-

Sans que je vous console , sans que


vous m'imploriez , sans avoir à rougir ,
reprit le marchand, et sans que je vous
donne :
Un centime de France ,
Un maravédis d'Espagne,
Une gazetta de Venise ,
Un farthing d'Angleterre, )

Un cauris d'Afrique ,
Une roupie de l'Inde,
Un rez de Portugal ,
Une gourde d'Amérique ,
Un rouble de Russie ,
Undenier hollandais ,
Un parat du Levant ,
110 LA PEAU DE CHAGRIN .

Un tarain de Sicile ,
Un croizat de Gènes ,
Un gros de Genève ,
Un heller d'Allemagne ,
Une bajoque d'Italie ,
Un batz de Suisse ,
Une seule des sersterces ou des oboles
de l'ancien monde ni une piastre du nou-
veau;
Sans vous donner quoi que ce soit, en
Or,
Argent ,
Billon ,
Papier ,
Billet ,
Hypothèque ,
Annuité,
Rente ,
Délégation,
Ou emphythéose,
Je vous fais plus riche , puissant et consi-
déré qu'un roi constitutionnel... Eh ! eh ! ...
LA PEAU DE CHAGRIN . 111

Le jeune homme resta comme engourdi ,


croyant le vieillard en enfance.
-

Retournez - vous.... dit le marchand


saisissant tout à coup la lampe pour en di-
riger la lumière sur le mur qui faisait face
au portrait.
-Regardez cette petite Peau de Cha-
grin ! ....
112 LA PEAU DE CHAGRIN .

VIII.

La clarté frappant en plein sur le frag-


ment d'une peau de chagrin suspendue à
un clou , précisément au dessus du siége
sur lequel le jeune homme était assis, il vit,
en se levant , un phénomène assez extraor-
dinaire pour le surprendre. Cette peau ,
grande comme la fourrure d'un jeune re-
nard , projettait des rayons étincelans.....
Au sein de la profonde obscurité qui ré
LA PEAU DE CHAGRIN. 113

gnait dans le magasin, vous eussiez dit


d'une petite comète....
Le jeune incrédule s'approcha de ce ta-
lisman si puissant contre le malheur en s'en
moquant par une phrase mentale ; mais
animé, cependant, d'une curiosité bien lé-
gitime , il se pencha pour le regarder alter-
nativement sous toutes les faces ; et alors, il
découvrit bientôtune cause naturelle à cette
lucidité singulière. Les grains noirs du cha-
grin étaient si soigneusement polis et si mer-
veilleusement brunis, les rayures capricieu-
ses en étaient si propres et si nettes que ,
pareilles à des facettes de grenat, les aspé-
rités de ce cuir oriental simulaient autant
de petits foyers qui réfléchissaient vivement
la lumière.
Il démontra mathématiquement la rai-
son de ce phénomène au vieillard qui , pour
toute réponse, sourit avec malice.
Ce sourire de supériorité fit croire au
jeune savant qu'il était en ce moment dupe
1. 8
114 LA PEAU DE CHAGRIN .

de quelque charlatanisme ; et, ne voulant


pas emporter une énigme de plus dans la
tombe , il retourna promptement la peau
comme un enfant pressé de connaître les
innocens secrets de quelque nouveau jouet.
-- Ah ! ah! s'écria-t-il, voici l'empreinte
du sceau que les Orientaux nomment le
cachet de Salomon .....
-Vous le connaissez donc ?.... demanda
le marchand de curiosités, dont les narines
laissèrent passer deux ou trois bouffées d'air
qui peignirent plus d'idées que les plus
énergiques paroles,
Y a-t-il au monde un homme assez
simple pour croire à l'existence de cette
chimère! ... s'écria le jeune homme piqué
d'entendre ce rire muet et plein d'amères
dérisions .

Ne savez-vous pas , ajouta-t-il, que les


superstitions de l'Orient ont consacré la
forme mystique et les caractères menson-
gers de cet emblème qui représente une
LA PEAU DE CHAGRIN. 115

puissance fabuleuse?... Je nedois pas, dans


cette circonstance, être plus taxé de niai-
serie , que si je parlais des Sphinx ou des
Griffons , dont l'existence est en quelque
sorte scientifique...
-Puisque vous êtes un orientaliste, re-
prit le vieillard , peut-être lirez-vous cette
sentence.....

Apportant alors la lampe près du talis-


man que le jeune homme tenait à l'en-
vers, il lui fit apercevoir des caractères
incrustés dans le tissu cellulaire de cette
peau merveilleuse, comme s'ils eussent été
produits par l'animal auquel elle avait ap-
partenu.
-J'avoue , s'écria l'inconnu, que je ne
devine guère le procédé dont on se sera
servi pour graver si profondément ces let-
tres sur la peau d'un onagre.....
Et , se retournant avec vivacité vers
les tables chargées de curiosités, ses yeux
errans parurent y chercher quelque chose.
116 LA PEAU DE CHAGRIN.

- Que voulez-vous ?... demanda le vieil--


lard.
-

Un instrument pour trancher le cha-


grin afin de voir si les lettres y sont em-
preintes ou incrustées...
Le vieillard lui présenta le stylet. Il le
prit et tenta d'entamer la peau à l'endroit
où les paroles se trouvaient écrites ; mais
quand il eut enlevé une légère couche du
cuir, les lettres y reparurent si nettes et si
conformes à celles imprimées sur la surface,
qu'il crut, pendant un moment, n'en avoir
rien ôté.

-L'industrie du Levant a des secrets qui


lui sont réellement particuliers ! dit-il en re-
gardant la sentence talismanique avec une
sorte d'inquiétude.
-

Qui!... répondit le vieillard, il vaut


mieux s'en prendre aux hommes qu'àDieu!
Les paroles mystérieuses étaient dispo-
sées de la manière suivante :

:
LA PEAU DE CHAGRIN . 117

SI TU ME POSSÈDES TU POSSÉDERAS TOUT.


MAIS TA VIE M'APPARTIENDRA. DIEU L'A

VOULU AINSI. DÉSIRE , ET TES DÉSIRS


SERONT ACCOMPLIS. MAIS RÈGLE
TES SOUHAITS SUR TA VIE.

ELLE EST LÀ. A CHAQUE


VOULOIR JE DÉCROITRAI
COMME TES JOURS .
ME VEUX - TU ?

PRENDS , DIEU

T'EXAUCERA.

SOIT !

-Ah! vous lisez couramment le sans-


crit?... dit le vieillard. Vous avez été peut-
être au Bengale , en Perse ?...
- Non, Monsieur, répondit le jeune
homme en tâtant avec une curiosité digi-
tale cette peau symbolique, assez semblable
à une feuille de métal par son peu de flexi-
bilité.
Le vieux marchand remit la lampe sur la
118 LA PEAU DE CHAGRIN.

colonne où il l'avait prise, en lançant au


jeune homme un regard empreint d'une
froide ironiequi semblait dire:
-

Il ne pense déjà plus à mourir!...


LA PEAU DE CHAGRIN.
119

IX.

- N'Y a-t-il pas quelque plaisanterie là-


dessous ?... demanda le jeune inconnu.
Le vieillard hocha la tête et dit grave-
ment :

- Je ne saurais vous répondre. Mais ,


j'ai offert le terrible pouvoir dont cette
peau religieuse est investie, à des hommes
doués de plus d'énergie que vous ne parais-
sez en avoir ; et, tout en se moquant de
120 LA PEAU DE CHAGRIN.

la problématique influence qu'elle devait


exercer sur leurs destinées futures , aucun
n'a voulu se risquer à signer le contrat fatal
si curieusement proposé par je ne sais quelle
puissance. Je pense comme eux ; comme
eux, j'ai douté, je me suis abstenu, et...
-Et vous n'avez pas mêmeessayé?... dit
le jeune homme.
-Essayer ! ... reprit le vieillard. Si vous
étiez sur la colonne de la place Vendôme ,
essayeriez-vous de vous jeter dans les airs ?...
Peut-on arrêter le cours de la vie? L'homme
a-t-il jamais pu scinder la mort?
Avant d'entrer dans ce cabinet , vous
aviez résolu de périr par un suicide... Mais,
toutà coup,un secret vous occupe, et vous
distrait de mourir! ... Enfant !... Chacun de
vos jours ne vous offrira-t-il pas une énigme
plus intéressante que celle-ci ?.....
Ecoutez - moi.....

J'ai vu la cour licencieuse du régent.....


Alors , comme vous , j'étais dans la misère :
LA PEAU DE CHAGRIN . 121

j'ai mendié mon pain. Néanmoins j'ai at-


teint l'âge de cent deux ans , et suis de-
venu millionnaire..... Le malheur m'a
donné la fortune , et l'ignorance m'a in-
struit.

Je vais vous révéler en peu de mots un


grand mystère de la vie humaine.
L'homme s'épuise par deux actes instinc-
tivement accomplis qui tarissent les sources
de son existence. Deux verbes expriment
toutes les formes que prennent ces deux
causes de mort : VOULOIR et POUVOIR.
Entre ces deux termes de l'action hu-
maine, il est une autre formule dont s'em-
parent les sages, et c'est à elle que je dois
le bonheur et lalongévité. Vouloir nous
brûle etPouvoirnous détruit ; mais SAVOIR
laisse notre faible organisation dans un per-
pétuel état de calme. Ainsi, le désir ou le
vouloir est mort en moi , tué par la pen-
sée; et le mouvement ou le pouvoir s'est
résolu par le jeu naturel de mes organes.En
122 LA PEAU DE CHAGRIN.

deux mots, j'ai placé ma vie, non dans le


cœur qui se brise , non dans les sens qui s'é-
moussent, mais dans le cerveau qui ne s'use
pas et survit à tout.
Aussi , rien d'excessif n'a froisse ni mon
âme ni mon corps. Cependant , j'ai vu le
monde entier. Mes pieds ont foulé les plus
hautes montagnes de l'Asie et de l'Amé-
rique. J'ai appris tous les langages hu-
mains et j'ai vécu sous toutes les coutu-
mes. J'ai prêté mon argent à un Chinois en
prenant pour gage le corps de son père, et
j'ai dormi sous la tente de l'Arabe sur la foi
de sa parole ; j'ai signé des contrats dans
les capitales européennes , et j'ai laissé, sans
crainte, mon or dans le wigham des sau-
vages. J'ai tout obtenu parce que j'ai tout
su dédaigner. Ma seule ambition a été de
voir ; car voir , c'est savoir ! Oh savoir ,
jeune homme , n'est-ce pas jouir intuitive-
ment ? N'est-ce pas découvrir la substance
même du fait et s'en emparer essentielle
LA PEAU DE CHAGRIN. 123

ment? Que reste-t-il d'une possession ma-


térielle ?... Rien qu'une idée. Jugez alors
combien doit être belle la vie d'un homme
qui, pouvant empreindre toutes les réalités
dans sa pensée, transporte en son âme
les sources du bonheur, en extrait mille vo-
luptés idéales , dépouillées des souillures
terrestres. La pensée est la clefde tous les
trésors. Elle procure les plaisirs de l'avare
sans en donner les soucis... Ainsi , ai -je
plané sur le monde, où mes plaisirs ont
toujours été des jouissances intellectuelles.
Mes débauches étaient la contemplation
des mers, des peuples, des forêts, des mon-
tagnes !... J'ai tout vu; mais sans fatigue ,
tranquillement : je n'ai jamais rien désiré,
j'ai tout attendu.Je me suis promenédans
l'univers comme dans le jardin d'une habi-
tation qui m'appartenait...
Ceque les hommes appellent chagrins ,
amours , ambition, revers , tristesse , sont
pour moi des idées que je change en rêve
124 LA PEAU DE CHAGRIN.

ries. Au lieu de les sentir, je les exprime ,


je les traduis ; et, au lieu de leur laisser dé-
vorer ma vie, je les dramatise, je les déve-
loppe, je m'en amuse comme de romans
que je lirais par une vision intérieure.....
N'ayant point forcé mes organes , je jouis
encore d'une santé robuste; et mon âme ,
ayant hérité de toute la force dont je n'a-
busais pas , cette tête est encore mieux meu-
blée que mes magasins...
-

Là !... dit-il en se frappant le front, là


sont les millions. Je passe des journées dé-
licieuses en jetant un regard intelligentdans
le passé. J'évoquedes pays entiers, des sites,
des vues de l'Océan , des figures ravissantes !
J'ai un sérail imaginaire oùje possède toutes
les femmes que je n'ai pas eues... Je revois
des guerres , des révolutions... Oh , com-
ment préférer de fébriles , de légères admi-
rations pour quelques chairs plus ou moins
colorées , pour des formes plus ou moins
rondes, comment préférer tous les désas-
LA PEAU DE CHAGRIN . габ

tres de vos volontés trompées , à la faculté


sublime de faire comparaître en soi l'uni-
vers même, au plaisir immense de se mou-
voir sans être garrottépar les liens du temps
et de l'espace, de tout embrasser, de tout
voir, de se pencher sur le bord du monde
pour interroger les autres sphères , pour
écouter Dieu ! ...
-Ceci !... dit-il d'une voix éclatante en
montrant la peau de chagrin , est le pouvoir
et le vouloir réunis ! ... Ce sont vos désirs ex-
cessifs , vos intempérances, vos joies qui
tuent, vos douleurs qui font trop vivre !...
Carle maln'estpeut-être qu'un violent plai-
sir. Qui sait à quel point la volupté devient
un mal et celui où le mal est encore la vo-
lupté?... Les plus vives lumières du monde
idéal caressent la vue , tandis que les plus
douces ténèbres du monde physique la
blessent. Sagesse ne vient-elle pas de sa-
voir? ... Et qu'est-ce que la folie?... sinon
l'excès d'un vouloir ou d'un pouvoir.....
126 LA PEAU DE CHAGRIN.

Eh bien, oui ! ..... je veux savoir.....


dit l'inconnu en saisissant la peau de
chagrin.
-Jeune homme! ... s'écria le vieillard
avec une incroyable vivacité.
-J'avais résolu ma vie par l'étude et la
pensée , mais elles ne m'ont pas nourri.....
Je ne veux pas être la dupe d'une prédica-
tion digne de Swedenborg , et de votre
amulette orientale, ou plutôt, Monsieur,
des charitables efforts que vous faites pour
me retenir dans un monde où mon exis-
tence est impossible.
-Voyons ?... ajouta-t-il en serrant le
talisman d'une main convulsive et regar-
dant le vieillard. Je veux un dîner royale-
ment splendide, quelque bacchanale digne
du siècle où tout s'est , dit-on , perfection-
né! ... Que mes convives soient jeunes, spi-
rituels et sans préjugés, joyeux jusqu'à la
folie!... Que les vins se succèdent toujours
plus incisifs, plus pétillans etsoient de force
LA PEAU DE CHAGRIN . 127

à enivrer même un corps diplomatique! ...


Que laNuitsoitparéedefemmes ravissantes !
Enfin, je veux voir la Débauche en délire ,
rugissante, et dans son char tiré par quatre
chevaux , dont l'ardeur nous entraîne par
delà les bornes du monde et nous verse sur
des plages inconnues... Que les âmes mon-
tent dans les cieux ou se plongent dans la
boue, je ne sais si , alors , elle s'élèvent ou
s'abaissent..... Peu m'importe! Mais je com-
mande à ce pouvoir sinistre de me fondre
toutes les joies dans une joie, car j'ai be-
soin d'embrasser les plaisirs du ciel et de la
terre dans une dernière étreinte pour en
mourir..... Aussi, souhaitais-je et des pria-
pées antiques après boire, et des chants à
réveiller les morts , et de triples baisers,
des baisers sans fin,dont le bruit passe sur
Paris comme un'craquement d'incendie , y
réveille les époux et leur inspire une ardeur
cuisante qui rajeunisse même les douai
rières...
128 LA PEAU DE CHAGRIN .

Un éclat de rire, parti de la bouche du


petit vieillard , retentit comme un bruis-
sement de l'enfer.....
Le jeune homme interdit s'arrêta.
- Croyez-vous par hasard , dit le mar-
chand, que mes planchers vont s'ouvrir tout
à coup pour donner passage à des tables
somptueusement servies , à des convives de
l'autre monde?... Non,non,jeune étourdi...
Vous avez signé le pacte! ...
Tout est dit. 1

Maintenant vos volontés seront scrupu-


leusement satisfaites ; mais aux dépens de
votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par
cette peau , se resserrera suivant la force et
lenombre de vos souhaits, depuis le plus
léger jusqu'au plus puissant! ...
Le brachmane auquel je dois ce talisman
m'a jadis expliqué qu'il s'opérerait un mys-
térieux accord entre les destinées et les sou-
haits du possesseur... Votre premierdésir est
vulgaire et je pourrais le réaliser ; mais j'en
LA PEAU DE CHAGRIN. 129
laisse le soin aux événemens de votre nou-
velle vie..... Après tout, vous vouliez mou-
rir ?.... Hé bien ! votre suicide n'est que
retardé.....

L'inconnu , surpris et presque irrité de


se voir toujours plaisanté par ce singulier
vieillard dont l'intention demi-philantropi-
que lui parut clairement démontrée dans
cette dernière raillerie, s'écria :
- Je verrai bien, Monsieur, si ma for-
tune changera pendant le temps que je met-
trai à franchir la largeur du quai..... Ou
plutôt, pour savoir si vous ne vous moquez
pas d'un malheureux, je désire que vous
tombiez amoureux d'une danseuse; et, que
pour elle, vous deveniez prodigue de tous
les biens que vous avez si philosophique-
ment ménagés ! .....
A ces mots , il sortit sans entendre un
grand soupir. Il traversa les salles , descen-
dit les escaliers de cette maison, suivi par le
gros garçon joufflu qui tâchait vainement
I.
9
130 LA PEAU DE CHAGRIN .

de l'éclairer ; car il courait avec la prestesse


d'un voleur pris en flagrant délit.....
Aveuglé par une sorte de délire, il ne s'a-
perçut même pas de l'incroyable ductilité
de la peau de chagrin , qui, devenue souple
comme un gant , se roula sous ses doigts
frénétiques , et put entrer dans la poche de
son habit , où il la mit presque machinale
ment.
LA PEAU DE CHAGRIN . 131

En s'élançant de la porte du magasin sur


la chaussée du quai, l'inconnu heurta trois
jeunes gens qui se tenaient bras dessus bras
dessous.
- Animal ! ...
-

Imbécile ! ...

Telles furentlesgracieuses interrogations


qu'ils échangèrent.
-

Eh! c'est Raphaël ! ...


132 LA PEAU DE CHAGRIN.

-
Ah bien! nous te cherchions ! ...
-Quoi! c'est vous.....
Ces trois phrases amicales succédèrent à
l'injure, aussitôtque laclartéd'un réverbère
balancé par le vent frappa les visages de ce
groupe étonné.
- Mon cher ami , dit à Raphaël le jeune
homme qu'il avait failli renverser , tu vas
venir avec nous.....
-

De quoi s'agit-il donc ?...


-Viens toujours, je te conterai l'affaire
en marchant !...
Et de force ou de bonne volonté, Ra-
phaël fut entouré de ses amis qui , l'ayant
:
enchaîné par les bras dans leur joyeuse
bande, l'entraînèrent au Pont-des-Arts.
-

Mon cher , dit l'orateur en conti-


nuant, nous sommes depuis environ une
semaine à ta poursuite... A ton respectable
hôtel Saint - Quentin , rue des Cordiers ,
dont nous avons , par parenthèse, admiré
l'enseigne inamovible en lettres toujours
LA PEAU DE CHAGRIN . 135

alternativement noires et rouges comme


au temps de J.-J. Rousseau , ta Léonarde
nous a dit que tu étais parti pour la cam-
pagne au mois de juin. Cependant, nous
n'avions certes pas l'air de gens à ar-
gent, huissiers , créanciers , gardes du com-
merce , etc..... N'importe ! Rastignac t'ayant
aperçu la veille aux Bouffons , nous avons
repris courage , et mis de l'amour-propre à
savoir si tu perchais sur les arbres des
Champs-Élysées ; si tu allais coucher pour
deux sous dans ces maisons philantropi-
ques où l'on dort appuyés sur des cordes
tendues ; ou si , enfin, plus heureux , ton
bivouac n'était pas établi dans quelque bou-
doir...
Nous ne t'avons rencontré nulle part , ni
sur les écrous de Sainte-Pélagie, ni sur ceux
de la Force ! Les ministères , l'Opéra, les
maisons conventuelles , cafés , bibliothè-
ques, listes de préfets, bureaux de journą-
listes , restaurans, foyers de théâtre , bref,
134 LA PEAU DE CHAGRIN .

tout ce qu'il y a dans Paris de bons et de


mauvais endroits, ayant été savamment ex-
plorés , nous gémissions sur la perte d'un
homme doué d'assez de génie pour se faire
également chercher à la cour et dans les
prisons ..... Nous parlions de te canoniser
comme une noble victime de juillet... et,
nous te regrettions...
En ce moment, Raphaël passait avec ses
amis sur le Pont-des-Arts; et, sans les écou-
ter, il regardait la Seine, dont les eaux mu-
gissantes répétaient les lumières de Paris.
Il était au dessus de ce fleuve dans lequel il
voulait naguères se précipiter ; et, comme
l'avait prédit le vieillard, l'heure de sa
mort se trouvait fatalement retardée...

-Et, nous te regrettions... d'honneur!...


dit son ami poursuivant toujours; car il
s'agit d'une combinaison dans laquellenous
te comprenions en ta qualité d'homme su-
périeur , c'est-à-dire d'homme qui sait se
mettre au dessus de tout.
LA PEAU DE CHAGRIN. 135

- L'escamotage de la muscade constitu-


tionnelle sous le gobelet royal se fait au-
jourd'hui , mon cher , plus gravement que
jamais. L'infâme Monarchie renversée par
l'héroïsme populaire était une femme de
mauvaise vie avec laquelle on pouvait rire
et banqueter; mais la Patrie est une épouse
vertueuse et acariâtre , dont il nous faut
accepter , bon gré, mal gré , les caresses
compassées..... Or donc, le pouvoir s'est
transporté, comme tu sais, des Tuileries
chez les journalistes,demêmequelebudget
a changé de quartier, en passant du fau-
bourgSaint-Germainàla Chaussée-d'Antin.
-Mais, voici ce que tu ne sais peut-être
pas! Le gouvernement, c'est-à-dire l'aristo-
cratie de banquiers et d'avocats , qui font de
la patrie , comme les prêtres faisaient jadis
de la monarchie, asentila nécessité de mys-
tifier avec des mots, des nouvelles et des
idées, le bon peuple de France à l'instar des
hommesd'étatdel'absolutisme. Ils'agitdonc
136 LA PEAU DE CHAGRIN .

de nous inculquer une opinion nationale ,


de nous prouver qu'il est bien plus heureux
de payer douze cents millions trente-trois
centimes à la patrie représentée par mes-
sieurs tels et tels, que onze cent millions
neuf centimes à un roi qui disait moi au
lieu de dire nous. En unmot, il s'est fondé
un journal, armé de deux ou trois cent bons
mille francs , dont le but est de faire une
opposition qui contente les mécontens, sans
nuire au gouvernement national du roi-ci-
toyen!...
Or, comme nous nous moquons de la
liberté autant que du despotisme , de la
religion aussi bien que de l'incrédulité ;
que , pour nous , la patrie est une capitale
où toutes les idées s'échangent, où tous les
jours amènent de succulens dîners , de
nombreux spectacles où fourmillent de li-
cencieuses prostituées , des soupers qui ne
finissent que le lendemain, des amours qui
vont à l'heure comme les citadines; et que
LA PEAU DE CHAGRIN. 137
Paris sera toujours la plus adorable de
toutes les patries ! ... la patrie de la joie, de
la liberté , de l'esprit , des jolies femmes ,
des mauvais sujets et du bon vin; que le
pouvoir ne s'y fera jamais sentir...
Nous , véritables sectateurs du dieu Mé-
phistophelès ,
Avons entrepris de badigeonner l'esprit
public, de rhabiller les acteurs , de clouer
de nouvelles planches à la baraque gou-

vernementale, de médicamenter les jeunes


doctrines, de recuire lesvieux républicains,
de réchampir les bonapartistes et de ravi-
tailler les centres , pourvu qu'il nous soit
permis de rire , in petto, des rois et des
peuples , de ne pas être toujours de notre
opinion , et de passer une joyeuse vie à la
Panurge ou more orientali , couchés surde
moelleux coussins... Comme nous te desti-
nions les rênes de cet empire macaronique
etburlesque, nous t'emmenons de ce pas au
dînerdonnéparlesfondateursduditjournal..
138 LA PEAU DE CHAGRIN.

-Tu y seras accueilli comme un frère ,


et nous t'y saluerons roi de ces esprits fron-
deurs que rien n'épouvanteet dont la pers-
picacité découvre les intentions de l'Autri-
che , de l'Angleterre ou de la Russie , avant
que la Russie, l'Angleterre ou l'Autriche
aient des intentions ! ... Oui , nous t'insti-
tuerons le souverain de ces puissances in-
telligentes qui fournissent au monde les
Mirabeau , les Talleyrand, les Pitt , les Met-
ternich , enfin tous ces hardis Crispins qui
jouent entre eux les destinées d'un empire
comme les hommes vulgaires jouent leur
kirche aux dominos... Nous t'avons donné
pour le plus intrépide compagnon qui ja-
mais ait étreint corps à corps la Débauche ,
ce monstre admirable avec lequel veulent
luttertous lesespritsforts ! Nous avonsmême
affirmé qu'il ne t'a pas encore vaincu. J'es-
père que tu ne feras pas mentir nos éloges.
L'amphitryon nous a promis de surpasser
les étroites saturnales de nos petits Lucul
LA PEAU DE CHAGRIN .
139
lus modernes... Il est assez riche pour mettre
de la grandeur dans les petitesses , de l'élé-
gance et de la grâce dans le vice...
- Entends-tu , Raphaël ? lui demanda
l'orateur en s'interrompant.
-

Oui !..... répondit le jeune homme


moins étonné de l'accomplissement de ses
souhaits que surpris de la manière simple et
naturelle dont les événemens s'enchaînaient.
Quoiqu'il lui fùt impossible de croire à une
influence magique, il admirait les hasards
de la destinée humaine.
-
Mais tu nous dis oui!... comme si tu
pensais à la mort de ton grand'père... lui ré-
pliqua l'un de ses voisins.
-

Ah ! reprit Raphaël avec un accent de


naïveté qui fit rire ces écrivains , l'espoir de
la jeune France , je pensais, mes amis , que
nous voilà près de devenir de bien grands
coquins... Jusqu'à présent nous avons fait de
l'impiété entre deux vins ; nous avons pese
la vie étant ivres ; nous avons prisé les
140 LA PEAU DE CHAGRIN .

hommes et les choses en digérant ; nous


étions vierges du fait, hardis en paroles ;
mais maintenant, nous allons être marqués
par le fer chaud de la politique, entrer
dans le grand bagne, et y perdre nos illu-
sions... Or, quand on ne croit plus qu'au
diable, il est permis de regretter le paradis
dela jeunesse, letemps d'innocence où nous
tendions dévotieusement la langue à un
bon prêtre, pour recevoir le sacré corps de
notre Seigneur Jésus - Christ..... Ah, mes
bons amis, si nous avons eu tant de plaisir
àcommettre nos premiers péchés, c'est que
nous avions des remords pour les embellir
et leur donner du piquant , de la saveur ;
tandis que maintenant.....
- Oh, maintenant , reprit le premier
interlocuteur, il nous reste.....
- Quoi ! dit un autre ?...
-
Le crime.....
-

Ah ! c'est un mot cela! mais il a


toute la hauteur d'une potence et la pro-
LA PEAU DE CHAGRIN . 141

fondeur de la Seine !..... répliqua Raphaël.


-Oh! tu ne m'entends pas...Je parle des
crimes politiques... Je n'envie, depuis ce
matin, qu'une existence... celle des cons-
pirateurs..... Demain , je ne sais si ma
fantaisie durera toujours , mais ce soir,
la vie pâle de notre civilisation , unie
comme la rainure d'un chemin de fer , me
fait bondir de dégoût ! Je suis épris de
passion pour les malheurs de la déroute de
Moscou , pour les émotions du Corsaire
rouge et l'existence des contrebandiers.
Puisqu'il n'y aplus de Chartreux enFrance,
je voudrais au moins un Botany-bay , une
espèce d'infirmerie destinée aux petits lord
Byron, qui , après avoir chiffonné la vie
commeune serviette après dîner, n'ont plus
rien à faire qu'à incendier leur pays , se
brûler la cervelle, vouloir la république ou
la guerre.....
-Émile, dit avec feu le voisin de Ra-
phaël à l'interlocuteur , foi d'homme, sans
142 LA PEAU DE CHAGRIN .

la révolution de juillet , je me faisais prêtre


pour aller mener une vie animale au fond
de quelque campagne , et.....
-

Et tu aurais lu le bréviaire tous les


jours ?...
- Oui...
Tu es un fat.

Nous lisons bien les journaux ! ...


-

Pas mal , pour un journaliste... Mais


tais-toi , nous marchons au milieu d'une
masse d'abonnés. Le journalisme, vois-tu,
c'est la religion des sociétés modernes , et il
1
y a progrès , car les prêtres ne sont pas
tenus de croire , ni le peuple non plus...
En devisant ainsi, comme de braves
gens qui savaient le De Viris illustribus ,
depuis longues années , ils arrivèrent à un
hôtel de la rue Joubert .

そし
LA PEAU DE CHAGRIN. 143

XI .

ÉMILE était un auteur qui avait conquis


plus de gloire dans ses chutes que les au-
tres n'en recueillent de leurs succès. Hardi
dans ses compositions , plein de verve et de
mordant , il possédait toutes les qualités
que comportaient ses défauts: il était franc,
rieur, et disait en face une épigramme à un
ami , qu'absent , il défendait avec courage
et loyauté. Il se moquait de tout, même de
144 LA PEAU DE CHAGRIN.

son avenir; et, toujours dépourvu d'argent ,


il restait , comme tous les hommes de quel-
que portée , plongé dans une inexprimable
paresse , jetant un livre dans un mot au nez
des gens qui ne savaient pas mettre un mot
dans leurs livres. Il plaisait par des pro-
messes qu'il ne réalisait jamais, et s'était
fait de sa fortune et de sa gloire un coussin
pour dormir. Il courait la chance de se
réveiller vieux à l'hôpital. Du reste , ami
jusqu'à l'échafaud, fanfaron de cynisme et
simple comme un enfant, il travaillait par
boutade ou par nécessité.
- Nous allons faire , comme dit maître
Alcofribas , un fameux tronçon de chère
lie ! ... dit-il à Raphaël en lui montrant les
caisses de fleurs qui embaumaient et ver-
dissaient les escaliers.
-

Oh! que j'aime les porches bien


chauffés , et dont les tapis sont riches !... ré-
pondit Raphaël. Le luxe dès le péristyle est
rare en France... Ici , je me sens renaître...
LÀ PEAU DE CHAGRIN. 145

-Et là haut nous allons boire et rire en-


core une fois , mon pauvre Raphaël...
‫م‬

Ah çà! reprit-il , j'espère que nous


serons les vainqueurs et que nous marche-
rons sur toutes ces têtes-là! ...
Et, d'un geste moqueur, il lui montra
les convives , en entrant dans un salon res-
plendissant de luxe etde lumière.
Ils furent aussitôt accueillis par les
jeunes gens les plus remarquables de
Paris.

L'un venait de révéler un talent neuf, et


de rivaliser , par son premier tableau, avec
les gloires de la peinture impériale.
L'autre avait hasardé, la veille, un livre
plein de verdeur, empreint d'une sorte
de dédain littéraire et qui découvrait de
nouvelles routes à l'école moderne.
Plus loin, un statuaire dont la figure
pleine de rudesse accusait quelque vigou-
reux génie , causait avec un de ces froids
railleurs qui , tantôt, ne veulent voir de su-
I. 10
146 LA PEAU DE CHAGRIN .

périorités nulle part, et tantôt en reconnais-


sent partout.
Ici , le plus spirituel de nos caricatu-
ristes à l'œil malin, à la bouche mordante ,
guettait les épigrammes pour les traduire
à coups de crayon.
Là , ce jeune et audacieux écrivain , qui,
mieux que personne , distillait la quintes-
sence des pensées politiques , ou , dans un
article, condensait, en se jouant, l'espritd'un
écrivain fécond , s'entretenait avec ce poëte
dont les écrits écraseraient toutes les œu-
vres du temps présent , si son talent avait
la puissance de sa haine. Tous deux es-
sayaient de ne pas dire la vérité, de ne
pas mentir, en s'adressant de douces flat-
teries.
Un musicien célèbre consolait en si bé-
mol et d'une voix moqueuse un jeune
homme politique récemment tombé de la
tribune sans se faire aucun mal.
De jeunes auteurs sans style étaient au-
LÀ PEAU DE CHAGRIN. 147
près de jeunes auteurs sans idées , des
prosateurs pleins de poésie, près de poëtes
prosaïques ; et , voyant ces êtres incom-
plets , un pauvre saint-simonien , assez naïf
pour croire à sa doctrine, les accouplait
avec charité, voulant sans doute les trans-
former en religieux de son ordre.
Enfin , il y avait deux ou trois de ces sa-
vans , destinés à mettre de l'azote dans la
conversation , et plusieurs vaudevillistes
prêts à y jeter des lueurs éphémères, sem-
blables aux étincelles du diamant qui ne
donne ni chaleur ni lumière...
Quelqueshommes à paradoxes, riant sous
cape des gens qui épousaient leurs admira-
tions ou leurs mépris pour les hommes et les
choses, faisaient déjà de cette politique à
double tranchant , avec laquelle ils conspi-
rent contre tous les systèmes, sans prendre
parti pour aucun.
Lejugeur, qui ne s'étonne de rien, qui
se mouche au milieu d'une cavatine aux
148 LA PEAU DE CHAGRIN .

Bouffons , y chante brava ! ... avant tout le


monde, et contredit ceux qui prédisent son
avis , était là, cherchant à s'attribuer les
mots des gens d'esprit.
Parmi ces convives, cinq avaient de l'a-
venir; une dizaine devait obtenir quelque
gloire viagère ; et, quant aux autres, ils pou-
vaient se dire, comme toutes les médio-
crités , le fameux mot de Louis XVIII :
Union et Oubli...
L'amphitryon avait la gaieté soucieuse
d'un homme qui dépense deux mille écus ;
et, comme de temps à autre ses yeux se
dirigeaient avec impatience vers la porte
du salon , il était facile de voir que tous les
convives se trouvaient réunis, moins un...
Alors apparut un gros petit homme vêtu de
noir , accueilli soudain par une flatteuse ra-
meur.C'étaitle notaire qui ,le matin même ,
avait achevé de créer le journal.
Un domestique en grande livrée vint
ouvrir les portes d'une vaste salle à man-
LA PEAU DE CHAGRIN. 149
ger où chacun alla, sans cérémonie, recon-
naître sa place autour d'une table immense.
Avant de quitter les salons, Raphaël y
jetaundernier coupd'œil. Son souhaitétait,
certes, biencomplètement réalisé. La soie
et l'or tapissaient les appartemens. De ri-
chescandelabressupportantd'innombrables
bougies faisaient briller les moindres frises
dorées , les ciselures délicates des bronzes,
et les somptueuses couleurs de l'ameuble-
ment. Des fleurs rares, contenues dans
quelques jardinières artistement construites
avec des bambous,répandaient de doux
parfums. Les draperies respiraient une élé-
gance sans prétention, et ily avait en tout
je ne sais quelle grâce poétique, dont le
prestige devait agir sur l'imagination d'un
i

homme dénué d'argent....


- Cent mille livres de rente sont un
bién joli commentaire du catéchisme, et
nous aident merveilleusement à mettre la
morale en action!... dit-il en soupirant.
10*
150 LA PEAU DE CHAGRIN .

Oh!oui, mavertu neva güère à pied...Pour


moi le vice... c'est une mansarde , un ha-
bit râpé, un chapeau gris en hiver et des
dettes chez le portier... Ah ! je veux vivre
au sein de ce luxe un an , six mois , n'im-
porte... et puis après... mourir. J'aurai du
moins épuisé, connu, dévoré mille exis-
tences.

-Oh! oh!... lui dit Emile, qui l'écou-


tait, tu prends le coupé d'un agent de
change pour lebonheur...Va, tuserais bien-
tôt ennuyé de la fortune en t'apercevant
qu'elle te ravirait la chance d'être un hom-
me supérieur... Entre les pauvretés de la ri-
chesse et les richesses de la pauvreté, l'ar-
tiste a-t-il jamais hésité..... Il nous faut des
luttes, à nous autres... Aussi , prépare ton
estomac ! ... Vois ! ...
Et il lui montra, par un geste héroïque,
le majestueux , le trois fois saint , évangéli-
que et rassurant aspect que présentait la
salle à manger du benoît capitaliste.
LA PEAU DE CHAGRIN. 151
-

Cet homme-là , reprit-il , ne s'est


vraiment donné la peine d'amasser son ar-
gent que pour nous... N'est-ce pas une es-
pèce d'éponge oubliée par les naturalistes
dans l'ordre des polypiers , qu'il s'agit de
presser avec délicatesse , avant de la laisser
sucer par des héritiers ? Ne trouves-tu pas
du style aux bas-reliefs qui décorent les
murs? Et les lustres, et les tableaux, quel
luxe bien entendu ! S'il faut croire les en-
vieux et ceux qui tiennentà voir les ressorts
de la vie, cet homme aurait tué, pendant la
révolution , je ne sais quelle vieille dame
asthmatique , un petit orphelin scrofu-
leux et quelque autre personne. Peux-tu
donner place à des crimes sous les cheveux
grisonnans de notre vénérable amphi-
tryon ?... Il a l'air d'un bien bon homme...
Vois donc comme l'argenterie étincelle?...
Chacun de ces rayons brillans serait un
coup de poignard... Allons done ! autant
vaudrait croire en Mahomet. Si le public
152 LA PEAU DE CHAGRIN.

avait raison , voici trente hommes de cœur


et de talent qui s'apprêteraient à manger les
entrailles, àboire lesangd'une famille !,,.Et
nous deux, jeunes gens pleins de candeur
etd'enthousiasme, nous serions complices
du forfait !... J'ai envie de demander à no-
tre capitaliste s'il est honnête homme...
-Non pas maintenant! s'écria Raphaël.
Quand il sera ivre-mort, nous aurons
diné,
Et les deux amis s'assirent en riant.
LA PEAU DE CHAGRIN. 153

XII ..

D'ABORD, chaque personne contempla ,


pendant un temps encore plus court que la
parole destinée à l'exprimer, le coup d'œil
offert par une longue table , blanche
comme une couche de neige fraîchement
tombée, et sur laquelle s'élevaient symétri-
quement les couverts couronnés de petits
pains blonds. Les cristaux répétaient les
couleurs de l'iris dans leurs reflets étoilés;
154 LA PEAU DE CHAGRIN.

les bougies traçaient des feux croisés à l'in-


fini; et , les mets placés sous des dômes d'ar-
gent, aiguisaient l'appétit et la curiosité.
Les paroles furent assez rares. Les voisins
se regardèrent. Le vin de Madère circula.
Les verres se remplirent. Les assiettes vides
disparurent.
Puis, le premier service apparut dans
toute sa gloire. Il aurait fait honneur à feu
Cambacérès, et Brillat-Savarin l'eût célébré.
Les vins de Bordeaux , de Bourgogne ,
blancs , rouges, furent servis avec une pro-
fusion royale. Cette première partie du fes-
tin était comparable, en tout point, à l'ex-
position d'une tragédie classique.
Le second acte devint quelque peu ba-
vard. Chaque convive avait bu deux ou
trois bouteilles en changeantde crûs suivant
ses caprices , de sorte qu'au moment où
l'on emporta les restes de ce magnifique
service, de tempestueuses discussions s'é-
taient établies. Quelques fronts pâles rou
LA PEAU DE CHAGRIN . 155

gissaient , plusieurs nez commençaient à


s'empourprer, les visages s'allumaient, les
yeux pétillaient. C'était l'aurore de l'ivresse.
Le discours ne sortait pas encore des bor-
nes de la civilité; mais les railleries, les
bons mots s'échappaient insensiblement de
toutes les bouches , et la calomnie élevait
même tout doucement sa petite tête et par-
lait d'une voix flûtée. Çà et là, quelques
sournois écoutaient attentivement, espérant
garder leur raison.
Lesecond service trouva donc les esprits
tout-à-fait échauffés. Chacun mangea en ma

parlant , parla en mangeant, but sans


prendre garde àl'affluence des liquides, tant
ils étaient lampans etparfumés , tant l'exem.
ple était contagieux... L'amphitryon , se pi-
quant d'animer ses convives , fit avancer les
vins du Rhône , de vieux Roussillons capi-
teux; et , alors , déchaînés comme les che-
vaux, d'une malle-poste partant d'un re-
lais, ces hommes fouettés par les piquantes
156 LA PEAU DE CHAGRIN.

flèches du vin de Champagne impatiem-


ment attendu , mais abondamment versé,
laissèrent galoper leur esprit dans le vide
des raisonnemens que personne n'écoute ,
se mirent à raconter ces histoires qui n'ont
pas d'auditeur , recommencèrent cent fois
ces interpellations qui restentsans réponse...
L'orgie , seule , déploya sa grande voix ,
sa voix composée de cent clameurs confu-
ses , qui grossissent comme les crescendo
de Rossini... Puis arrivèrent les toasts insi-
dieux , les forfanteries, les défis. Tous re-
nonçaient à se glorifier de leur capacité in-
tellectuelle pour revendiquer celle des ton-
neaux , des foudres, des cuves. Il semblait
que chacun eût deux voix...
Unmoment vint, oùles valets sourirent ;
car alors, les maîtres parlaient tousàlafois...
Mais cette mêlée de paroles, où les para-
doxes douteusement lumineux , les vérités
grotesquement habilléesse heurtèrent à tra-
vers les cris, les jugemens, les niaiseries,
LA PEAU DE CHAGRIN . 157
comme au milieu d'un combat se croisent
les boulets , les balles et les fragmens de
mitraille, eût sans doute intéressé quelque
philosophe par la singularité des pensées ,
ou surpris un politique par la bizarrerie
des systèmes. C'était tout à la fois un livre
et un tableau.

Les philosophies, les religions, les mo-


rales , si différentes d'une latitude à l'autre ,
les gouvernemens , enfin tous les grands
actes de l'intelligence humaine, tombèrent
sous une faulx aussi longue que celle du
Temps ; et, peut-être , eussiez-vous pu diffi-
cilement décider si elle était maniée par la
Sagesse ivre , ou par l'ivresse devenue sage
et clairvoyante.
Ges esprits emportés par une espèce de
tempête, semblaient vouloir, commela mer
irritée contre ses falaises , ébranler toutes
les lois entre lesquelles flottent les civilisa-
tions , satisfaisant ainsi , sans le savoir, à
l'arrêt dès long-temps porté par Dieu , qui
158 LA PEAU DE CHAGRIN .

laissa dans la nature le bien et le mal , sans


cesse en présence, en gardant pour lui le
secret de leur lutte perpétuelle. Furieuse
et burlesque, la discussion fut en quelque
sorte un sabbatdes intelligences. Mais entre
les tristes plaisanteries, dites par ces en-
fans de la révolution , et les propos des bu-
veurs tenus à la naissance de Pantagruel ,
il y avait tout l'abîme qui sépare le dix-neu-
vième siècle du seizième. Celui-ci apprêtait
une destruction en riant , et le nôtre riait
au milieu des ruines...

- Comment appelez-vous le jeune hom-


me qui se trouve là bas ?... dit le notaire en
montrant Raphaël ; j'ai cru l'entendre nom-
mer Valentin ?...
-Que chantez-vous avec votre Valentin
tout court ! ... s'écria Emile en riant. Ra-
phaël de Valentin !... s'il vous plaît. Nous
ne sommes pas un enfant trouvé ; mais le
descendant de l'empereur Valens , souche
des Valentinois , fondateur des villes de
LA PEAU DE CHAGRIN.
159
Valence en Espagne et en France, héritier
légitime de l'empire d'Orient... Si nous lais-
sons tròner Mahmoud à Constantinople ,
c'est par pure bonne volonté, faute d'argent
ou de soldats...
Et il décrivit en l'air, avec sa fourchette,
une couronne au dessus de la tête de Ra-
phaël.
Le notaire se recueillit pendant un mo-
ment ; puis il se remit à boire en laissant
échapper un geste authentique , par lequel
il semblait avouer qu'il lui était impossible
de rattacher à sa clientelle les villes de Va-
lence, de Constantinople , Mahmoud , l'em-
pereur Valens et la famille des Valenti-
nois.
-

La destruction de ces fourmillières


nommées Babylone , 'Tyr, Carthage ou Ve-
nise , toujours écrasées sous les pieds d'un
géant qui passe, n'est-elle pas un aver-
tissement donné à l'homme par une puis-
sance moqueuse ?... dit un journaliste , es
160 LA PEAU DE CHAGRIN .

pèce d'esclave acheté pour faire du Bossuet


à dix sous la ligne.
- Moïse, Sylla , Louis XI, Richelieu ,
Robespierre et Napoléon sont peut-être
un même homme qui reparaît à travers
les civilisations comme les comètes dans
le ciel ! ... répondit Raphaël.
-Pourquoi sonder la Providence?... dit
un fabricant de ballades.
-Allons , voilà la Providence! ... s'écria
lejugeur en l'interrompant; je ne connais
rien au monde de plus élastique.
-

Oh! et lebudget! ... repliqua l'amphi-


tryon .
-

Et la conscience d'un sénateur?... de-


manda Émile.....
- Mais , Monsieur, Louis XIV a fait
périr plusd'hommes pour creuser les aqué-
ducs de Maintenon que la Convention
pour asseoir justementl'impôt,pour mettre
de l'unité dans la loi , nationaliser la France
et faire également partager les héritages! ...
LA PEAU DE CHAGRIN . 161

disait un jeune homme devenu républicain


faute d'une syllabe devant son nom.
- Monsieur, lui répondit un proprié-
taire , vous qui prenez le sang pour du vin ,
cette fois-ci , laisserez -vous à chacun sa tête
sur ses épaules ?
-A quoi bon , Monsieur ?... Les prin-
cipes de l'ordre social ne valent-ils donc
pas quelque chose ?...
- Quelle horreur !... Vous n'auriez nul
chagrin de tuer vos amis pour un si...
-

Hé ! Monsieur , l'homme qui a dés


remords est le vrai scélérat, car il a quelque
idée de la vertu ; tandis que Pierre-le-
Grand , Pizarre, le duc d'Albe étaient des
systèmes , et le corsaire Monbar, une orga-
nisation ...

-Maisla sociéténe peut-elle passe priver


de vos systèmes et de vos organisations...?
-Oh! d'accord... s'écria le républicain...
-

Eh! votre stupide république me


donne des nausées!... Nous ne saurions
I. 11
162 LA PEAU DE CHAGRIN .

découper tranquillement un chapon sans y


trouver la loi agraire ! ...
-

Tes principes sont excellens , mon


petit Brutus farci de truffes!... Mais tu res-
sembles à mon valet de chambre ! Le drôle
est si cruellement possédé par la manie
de la propreté, que si je lui laissais bros-
ser mes habits à sa fantaisie , j'irais tout
nu.....

- Vous êtes des brutes ! ... Vous voulez


nettoyer une nation avec des curedents ! ...
répliqua l'homme à la république. Selon
vous la justice serait plus dangereuse que
les voleurs.....
-
Hé! hé ! ... dit un avoué.
-Sont-ils ennuyeux avec leur politique!
-Fermez la porte.- Il n'y a pas de scien-
ces ou de vertus qui vaillent une goutte de
sang. Si nous voulions faire la liquidation
de la vérité nous la verrions peut-être en
faillite ! ...
-
Ah! il en aurait sans doute moins
LA PEAU DE CHAGRIN. 163

coûté de nous amuser dans le mal que de


nous disputer dans le bien..... Aussi,je don-
nerais tous les discours prononcés àla tri-
bune depuis quarante ans pour une truite,
pour un conte dePerrault ou une croquade
de Charlet...
- Vous avez bien raison
...-Passez-moi
`les asperges... Car après tout, la liberté en-
fante l'anarchie, l'anarchie conduit au des-
potisme et le despotisme ramène à la li-
berté.Desmillions d'être ont péri sans avoir
pu faire triompher l'une ou l'autre!.....
N'est - ce pas le cercle vicieux dans le-
quel tournera toujours le monde moral?
Quand l'homme croit avoir perfectionné,
il n'a fait que déplacer les choses!
-

Oh! oh !... s'écria un vaudevilliste ,


alors, Messieurs, je porte un toast à -

Charles X , père de la liberté!...


- Pourquoi pas ?... dit un journaliste.
Quandle despotisme estdans les lois,lali-
berté se trouve dans les mœurs et vice
164 LA PEAU DE CHAGRIN .

versa... Buvons donc à l'imbécillité du


pouvoir qui nous donne tant de pouvoir
sur les imbéciles ! ...
- Hé ! mon cher, au moins Napoléon
nous a-t-il laissé de la gloire ! criait un offi-
cier de marine qui n'était pas sorti de Brest.
-

Ah ! la gloire! ... Triste denrée ! ... Elle


se paye cher et ne se garde pas! ... Ne serait-
elle point l'égoïsme des grands hommes ,
comme le bonheur est celui des sots ?...
- Monsieur, vous êtes bien heureux ! .....
-

Le premier qui inventa les fossés


était sans doute un homme faible, car la
société ne profite qu'aux gens chétifs...
Placés auxdeux extrémitésdumonde moral,
le sauvage et le penseur ont également hor-
reur de la propriété.
-

Joli !... s'écria le notaire, s'il n'y avait


pas de propriétés, comment pourrions-nous
faire des actes?...

Voilà des petits pois délicieusement


fantastiques!.....
LA PEAU DE CHAGRIN . 165
-...Et le curé fut trouvé mort dans son
lit , le lendemain.
--Qui parle de mort?... Ne badinez pas!
J'ai un oncle...
- Vous vous résigneriez sans doute à le
perdre.....
-

Ce n'est pas une question.....


- Ecoutez-moi !... Messieurs ! Manière
de tuer son oncle : Chut !... (Écoutez !
Écoutez! ) Ayez d'abord un oncle gros et
gras , septuagénaire au moins , ce sont les
meilleurs oncles... Faites-lui manger, sous
un prétexte quelconque, un pâté de foie
gras.....
- Hé! mon oncle est un grand homme
sec , avare et sobre...
-
Ah! ces oncles-là sont des monstres
:

qui abusent de la vie......


-

La voix de la Malibran a perdu deux


notes! .....

- Non , Monsieur...
-Si , Monsieur.
166 LA PEAU DE CHAGRIN.

-Oh! oh ! --Qui et non. N'est-ce pas


l'histoire de toutes les dissertations reli-
gieuses , politiques et littéraires... L'homme
est un bouffon qui danse sur un précipice!
-A vous entendre je suis unsot.....
-Au contraire , c'est parce que vous ne
m'entendez pas! .....
L'instruction ! ...... Belle niaiserie.
M. Heineffettermach porte le nombre des
volumes imprimés à plus d'un milliard, et
la vie d'un homme ne permet pas d'en lire
cent cinquante mille!... Alors expliquez-
moi ce que signifie le mot instruction ?
Pour les uns , elle consiste à savoir le nom
du cheval d'Alexandre, du dogue Béré-
cillo , de Tabourot, seigneur des Accords ,
etd'ignorer celui de l'homme auquel nous
devons le flottage des bois , ou la porce
laine. Pour les autres , être instruit?... c'est
savoir brûler un testament et vivre en hon-
nêtes gens , aimés , considérés , au lieu de
voler une montre en récidive, avec les cir
LA PEAU DE CHAGRIN . 167
constances aggravantes , et d'aller mourir
en place de Grève.....
- Lamartine restera ! ...
-

Ah ! Scribe , Monsieur, a bien de l'es-


prit...
Et Victor Hugo ?...
-C'est un grand homme!... n'enparlons
plus !...
-
Vous êtes ivres ! ...
-La conséquence immédiate d'une con-
stitution est l'aplatissement des intelligen-
ces... Arts , sciences , monumens, tout est dé-
voré par un effroyable sentimentd'égoïsme,
notre lèpre actuelle...Vos trois cents bour-
geois, assis sur des banquettes , ne pensent
qu'à planter des peupliers... Le despotisme
fait illégalement de grandes choses, et la li-
berté ne se donne même pas la peine d'en
faire légalement de très-petites! ...
- Votre enseignement mutuel fabrique
des pièces de cent sous en chair humaine !
dit un absolutiste en interrompant. Les in
168 LA PEAU DE CHAGRIN.

dividualités disparaissent chez un peuple


nivelé par l'instruction!.....
-Cependant le but de la société n'est-il
pas de procurer à chacun le bien - être?...
demanda le saint-simonien.
-

Si vous aviez cinquante mille livres


de rente , vous ne penseriez guère au peu-
ple!... Étes-vous vous épris de belle pas-
sion pour l'humanité?... Allez à Madagas-
car, vous y trouverez un joli petit peuple
tout neuf, à saint-simoniser ! ... Ah! ah !
- Vous êtes un carliste ! ...
-Pourquoi pas ?... J'aime le despotisme ,
il annonce un certain mépris pour la race
humaine. Je ne hais pas les rois... Ils sont
si amusans ! ... Trôner dans une chambre , à
trente millions de lieues du soleil !... N'est-ce
donc rien?...
-Mais résumons cette large vue de la ci-
vilisation! ... disait le savant qui , pour l'in-
struction du sculpteur inattentif, avait entre-
pris une discussion sur le commencement
LA PEAU DE CHAGRIN. 169
des sociétés et sur les peuples autochtones.
Al'origine des nationslaforcefutenquelque
sorte matérielle, une , grossière... Puis , avec
l'accroissement des aggrégations , les gou-
vernemens ont procédé par des décompo-
sitions plus ou moins habiles du pouvoir
primitif. Ainsi , dans la haute antiquité, la
force était dans la théocratie. Le prêtre tenait
leglaive etl'encensoir.Plus tard, ily eut deux-
sacerdoces, le pontifeetle roi.Aujourd'hui ,
notre société, derniertermede lacivilisation,
a distribué la puissance suivant le nombre
des combinaisons; et nous sommes arrivés
aux forces nommées : industrie, pensée, ar->
gent , parole... Alors le pouvoirn'ayant plus
d'unité , marche sans cesse vers une disso-
lution sociale qui n'a plus d'autre bar-
rière que l'intérêt. Aussi , nous ne nous ap-
puyons ni sur la religion , ni sur la force
matérielle , mais sur l'intelligence ... Le livre
vaut - il le glaive, la discussion vaut- elle
l'action ?... Voilà le problème...
170 LA PEAU DE CHAGRIN .

- L'intelligence a tout tué!... s'écria le


carliste. Allez! la liberté absolue mène les
nations au suicide.-Elles s'ennuient dans
le triomphe, comme un Anglais million-
naire. - Que nous direz-vous de neuf?...
Aujourd'hui vous avez ridiculisé tous les
pouvoirs , et c'est même chose vulgaire que
de nier Dieu! Vous n'avez plus de croyance .
Aussi le siècle est-il comme un vieux sultan
perdudedébauche! Enfin,votre lordByron,
en dernier désespoir de poésie, a chanté les
passions du crime!...
- Savez-vous , lui répondit un médecin
complètement ivre, qu'à peine y a-t-il une
membrane de différence entre un homme
de génie et un grand criminel ?...
-
Peut-on traiter ainsi la vertu! s'écria
le vaudevilliste. La vertu, sujet de toutes
les pièces de théâtre , dénouement de tous
les drames , base de tous les tribunaux ! ...
-

Hé! tais - toi donc, animal ! ..... Ta


vertu , c'est Achille sans talon ! ...
LA PEAU DE CHAGRIN .
171
Aboire ! ...

-Veux-tu parier que je bois une bou-


teille de vin de Champagne d'un seul trait.
- Quel trait d'esprit ! ... s'écria le cari-
caturiste.

Ils sont gris comme des charretiers !...


dit unjeune homme qui donnait sérieuse-
:
ment à boire à son gilet.
-Qui , Monsieur , le gouvernement ac-
tuel est l'art de faire régner l'opinion pu-
blique?....
- L'opinion , mais c'est la plus vicieuse
de toutes les prostituées... A vous entendre,
hommes de morale et de politique , il fau-
drait sans cesse préférer vos lois à la nature,
l'opinion à la conscience... Allez , tout est
vrai, tout est faux ! Si la société nous a

donné le duvet des oreillers, elle a certes


compensé le bienfait par la goutte, comme
elle a misla procédure pour tempérer lajus
tice, et les rhumesà la suitedes cachemires...
Monstre !... dit Émile eninterrompant
172 LA PEAU DE CHAGRIN .

le misantrope , comment peux-tu médire de


la civilisation en présence de tant de vins ,
de mets, et à table jusqu'au menton! ...
Mords ce chevreuil aux pieds et aux cornes
dorées ; mais ne mords pas ta mère ! ...
- Est-ce ma faute, à moi, si le catholi-
cisme arrive à mettre un million de dieux
dans un sac de farine, si la république
aboutit toujours à quelque Robespierre ,
si la royauté se trouve entre l'assassinat de
Henri IV et le jugement de Louis XVI...
et si le libéralisme devient Lafayette ?...
-

L'avez-vous embrassé?
-
Non.

-Alors taisez-vous , sceptique !...


:
-

Les sceptiques sont les hommes les


plus consciencieux...
-Ils n'ont pas de conscience.
- Que dites-vous?... Ils en ont au moins
deux!...

-Escompter le ciel! ... Monsieur, voilà


une idée vraiment commerciale. Les reli
LA PEAU DE CHAGRIN. 173
gions antiques n'étaient qu'un heureux dé-
veloppement du plaisir physique ; mais
nous autres nous avons développé l'âme.
et l'espérance. Il y a eu progrès...
- Hé , mes bons amis , que pouvez-vous
attendre d'un siècle repu de politique ?...
Quel a été le sort de Smarra?... La plus ra-
vissante conception...
-

Smarra ! ... cria lejugeur d'un bout


de la table à l'autre.- Ce sont des phrases
tirées au hasard dans un chapeau!... Vérita-
ble ouvrage écrit pour Charenton !....
- Vous êtes un sot ! ...
-

Vous êtes un drôle...


-
Oh! oh! ...
-

Ah! ah !...
-

A demain... monsieur ! ...


- A l'instant !... répondit le poëte...
-Allons !... allons vous êtes deux bra-
ves...

-Ils ne peuvent seulement pas se mettre


debout! ...
174 LA PEAU DE CHAGRIN .

-Ah! je ne me tiens pas droit peut-


être ? reprit le belliqueux auteur en se dres-
sant comme un cerf-volant indécis...
Il jeta sur la table unregard hébété. Puis ,
comme extenué par cet effort , il retomba
sur sa chaise, pencha la tête et resta muet.
- Ne serait-il pas plaisant!... dit leju-
geur à son voisin, de me battre pour un
ouvrage que je n'ai jamais vu ni lu?...
- Eugène , prends garde à ton habit!
Ton voisin pâlit...
-

Kant ! ..... Encore un ballon lancé


pour amuser les niais ! Le matérialisme et
le spiritualisme sont deux jolies raquettes
avec lesquelles des charlatans en robe font
aller le même volant. Que Dieu soit en tout ,
selon Spinosa , ou que tout vienne de Dieu,
selon saint Paul... Imbéciles !... Ouvrir ou
fermer une porte... Est- ce pas le même
mouvement ? L'œuf vient-il de la poule ou
la poule de l'œuf?...- Passez-moi du ca-
nard ! - Voilà toute la science ! .......
LA PEAU DE CHAGRIN . 175
- Nigaud ! ... lui cria le savant, la ques-
tion que tu poses est tranchée par un fait.
-

Et lequel ? ... :

Les chaires de professeurs n'ont pas


été faites pour la philosophie, mais bien
la philosophie pour les chaires ?... Mets des
lunettes et lis le budget...
-

Voleurs ! ...
- Imbéciles ! ...
-

Fripons ! ...
-Dupes ! ...
-

Où trouverez-vous ailleurs qu'à Paris


un échange aussi vif, aussi rapide entre les
pensées ?... s'écria le plus spirituel des ar-
tistes en prenant une voix de basse-taille.
-Allons , Henri !... quelque farce classi-
que ! ... Voyons , une charge !...
-

Voulez- vous que je vous fasse le dix-


neuvième siècle ?...
-

Ecoutez! ...
-Silence ! ...
-Mettez des sourdines à vos muffles ! ...
176 LA PEAU DE CHAGRIN.
-Te tairas-tu, chinois !...
-

- Donnez-lui du vin et qu'il se taise ,


cet enfant ! ...
-

A toi , Henri ! ...


L'artiste boutonna son habit noir jus-
qu'au col , mit ses gants jaunes et se grima
de manière à singer le Globe ; mais, le bruit
couvrant sa voix, il fut impossible de sai-
sir un seul mot de sa spirituelle moquerie;
et alors , s'il ne représenta pas le siècle, au
moins représenta-t-il le journal... car - il
ne s'entendit pas lui-même.
Le dessert se trouva servi comme par
enchantement. La table était couverte d'un
admirable surtout en bronze doré sorti des
ateliers de Thomire. De ravissantes figu-
res, douées par un célèbre artiste des for-
mes prestigieuses de la beauté idéale, sou-
tenaient et portaientdes buissons de fraises,
des ananas , des dattes fraîches , des raisins
jaunes , de blondes pêches, des oranges
arrivées de Sétubal par un paquebot , des
LA PEAU DE CHAGRIN. 177

grenades , des fruits de la Chine, enfin tou-


tes les surprises du luxe, les miracles du
petit four , les délicatesses les plus friandes,
les friandises les plus séductrices. Les cou-
leurs de cestableaux gastronomiques étaient
rehaussées par l'éclat de la porcelaine, par
des lignes étincelantes d'or, par les décou-
pures des vases. Gracieuse comme les li-
quides franges de l'océan, verte et légère,
la mousse couronnait lespaysages du Pous-
sin , copiés à Sèvres... Le budget d'unprince
allemand n'aurait pas payé cette richesse
insolente.
L'argent,lanacre, l'or, les cristauxétaient
de nouveau prodigués sous de nouvelles
formes; mais les yeux engourdis et la ver-
beuse fièvre de l'ivresse permirent à peine
aux convives d'avoir une intuition vague de
cette féerie digne d'un conte oriental.
Les vins de dessert apportèrent leurs par-
fums et leurs flammes, philtres puissans ,
vapeurs enchanteresses , qui engendrent une
I. 12
178 LA PEAU DE CHAGRIN .

espèce de mirage intellectuel , et dont les


liens puissans enchaînent les pieds, alour-
dissent les mains .....

Les pyramides de fruits furent pillées ,


les voix grossirent,le tumultegrandit. Alors
il n'y eut plus de paroles distinctes. Les
verres volaient en éclats, et des rires atroces
partaient comme des fusées.
Un vaudevilliste saisit un cor et se mit à
sonner une fanfare. Ce fut comme un signal
donné par le diable. Cette assemblée en dé-
lire hurla, siffla , chanta, cria, rugit,gronda.
Vous eussiez souri de voir les gens na-
turellement gais devenir sombres comme
les dénouemens de Crébillon, ou rêveurs
comme des marins en voiture. Les hommes
fins disaient leurs secrets à des curieux , qui
n'écoutaient pas. Les mélancoliques sou-
riaient comme des danseuses qui achèvent
leurs pirouettes. Unjournaliste se dandinait
à la manière des ours en cage... Des amis in-
times se battaient. Les ressemblances ani-
:
LA PEAU DE CHAGRIN .
179
males inscrites sur les figures humaines et
si curieusement démontrées par les physio-
logistes , reparaissaient vaguement dans les
gestes , dans les habitudes du corps... Il y
avait un livre tout fait pourquelque Bichat
qui se serait trouvé là, froid et à jeun.
Le maître du logis se sentant ivre et n'o-
sant se lever, approuvait les extravagances
de ses convives par une grimace fixe, et tâ-
chait de conserver un air décent et hospi-
talier. Sa large figure, devenue rouge et
bleue, presque violacée, terrible àvoir, s'as-
sociait au mouvement général par des ef-
forts semblables au roulis et au tangage
d'un brick . !

- Les avez - vous assassinés ?... lui de-


manda Emile..
-

La confiscation et la peine de mort


sont abolies... répondit le banquier.
Puis il se prit à rire en haussant les sour-
cils d'un air tout à la fois plein de finesse
et de bêtise.
180 LA PEAU DE CHAGRIN.

-Mais ne les voyez-vous pas quelque-


fois en songe ?... reprit Raphaël.
-

Il y a prescription! ... dit le meurtrier


plein d'or.
- Et sur sa tombe ! ... s'écria Emile d'un
ton sardonique , l'entrepreneur du cime-
tière gravera :
Passans , accordez une larme à sa
mémoire ! ...
-

Oh! reprit-il , je donnerais bien cent


sous au mathématicien qui me démontre-
rait par une équation algébrique l'existence
de l'enfer ! ...

Il jeta une pièce en l'air.


-

Face pour Dieu ! ...


-Ne regarde pas !... cria Raphaël en sai-
sissant la pièce. Que sait-on ? le hasard est
si plaisant !
-

Hélas! ... reprit Emile d'un air triste-


ment bouffon , je ne vois pas où poser les
pieds entre la géométrie de l'incrédule et le
pater noster du pape.--Buvons !... Trinc !
LA PEAU DE CHAGRIN . 181

est , je crois , l'oracle de la dive bouteille


et sert de conclusion au Pantagruel !...
-

Nous devons au pater noster, répon-


dit Raphaël , nos arts , nos monumens , nos
sciences peut-être ; et , bienfait plus grand
encore , nos gouvernemens modernes , dans
lesquels une societé vaste ét féconde est
merveilleusementreprésentée par cinqcents
intelligences , oùles forces opposées les unes
aux autres, se neutralisent , en laissant tout
pouvoir à la CIVILISATION , reine gigantes-
que qui remplace le ROI... cette ancienne et
terrible figure , espèce defaux destin créé
par l'homme entre le ciel et lui... En pré-
sence de tant d'œuvres accomplies , l'a-
théisme apparaît comme un squelette qui
n'engendre pas !... Qu'en dis-tu ?...
- Je songe aux flots de sang répandus
par le catholicisme !... dit froidement Emile.
Il a pris nos veines et nos cœurs pour faire
une contrefaçon du déluge. - Mais n'im
porte !... Tout homme qui pense doit mar
182 LA PEAU DE CHAGRIN.

cher sous la bannière de Christ! ... Lui seul


aconsacré le triomphe de l'esprit sur la ma-
tière; lui seul nous a puissamment révélé le
monde intermédiaire qui nous sépare de
Dieu!.. ?
- Bah! reprit-il, en jetant à Raphaël
un indéfinissable sourire d'ivresse,pour ne
pas nous compromettre, portons le fameux
toastelo
Diis ignotis !...
Et ils vidèrent leurs calices de science,
de gaz carbonique, de parfums, de poésie
et d'incrédulité.
LA PEAU DE CHAGRIN. 183

XIII.

- SI ces Messieurs veulent passer dans


le salon, le café les y attend! ...
۲۰

"Et les portes s'ouvrirent.


En ce moment , presque tous les convi-
ves se roulaient au sein de ces limbes déli-
cieuses, où les lumières de l'esprit s'étei-
gnent, où le corps, délivré de son tyran ,
s'abandonne aux joies délirantes de la li
berté.
184 LA PEAU DE CHAGRIN .

Les uns , arrivés à l'apogée de l'ivresse ,


restaient mornes et péniblement occupés à
saisir une pensée qui leur attestât leur pro-
pre existence; les autres , plongés dans le
marasme produit par une digestion alour-
dissante, niaient le mouvement ; d'inter-
pides orateurs disaient encore de vagues
paroles dont ils ne comprenaient pas , eux-
mêmes , le sens ; puis , quelques refrains re-
tentissaient comme le bruit d'une mécani-
que obligée d'accomplir sa vie factice et
sans âme. Le silence et le tumulte s'étaient
bizarrement accouplés.
Néanmoins , en entendant la voix sonore
du valet qui , à défaut d'un maître, leur an-
nonçait des joies nouvelles , ils se levèrent
entraînés , soutenus ou portés , les uns par
les autres. :

Mais la troupe entière resta , pendant un


moment , sur le seuil de la porte , immobile
et charmée. Les jouissances excessives, du
festin pâlirent devant le chatouillant spec
LA PEAU DE CHAGRIN . 185

tacle que l'amphitryon offrait au plus vo-


luptueux de leurs sens.
Sous les étincelantes bougies d'un lustre
d'or, autourd'une table chargée de vermeil,
un groupe de femmes se présenta soudain
aux convives hébétés, dont les yeux s'allu-
mèrent comme autant de diamans .
Riches étaient les parures , mais plus
riches encore étaient ces beautés éblouis-
santes devant lesquelles disparaissaient tou-
tes les merveilles de ce palais. Les yeux
passionnés de ces créatures , prestigieuses
comme des fées, avaient encore plus de vi-
vacité que les torrens de lumière qui fai-
saient resplendir les reflets satinés des ten-
tures, la blancheur des marbres , les saillies
délicates des bronzes et la grâce des drape-
ries joyeuses. Rien ne pouvait effacer l'éclat
de ces figures , les couleurs agaçantes des
robes faciles et la vigoureuse mollesse des
formes entrelacées avec coquetterie. Le
cœur brûlait, à voir les contrastes de leurs
186 LA PEAU DE CHAGRIN .

coiffures mouvantes et de leurs attitudes ,


toutes diverses d'attraits et de caractère .
C'était une haie de fleurs mêlées de rubis ,
de saphirs et de corail; une ceinture de
colliers noirs , sur des cous de neige; des
écharpes légères flottant comme les flam-
mes d'un phare ; des turbans orgueilleux ;
des tuniques modestement provoquantes.
Elles offraient des séductions pour tous les
yeux, des voluptés pour tous les caprices.
Posée à ravir, une danseuse semblait
être sans voile sous les plis onduleux du
cachemire. Là une gaze diaphane, ici la
soie chatoyante cachaient ou révélaient des
perfections mystérieuses. De petits pieds
étroits parlaient d'amour , des bouches
fraîches et rouges se taisaient. Il y avait de
jeunes filles frêles etdécentes,vierges d'hier,
dont les jolies chevelures respiraient une
religieuse innocence. Puis , des beautés aris-
tocratiques au regard fier, mais indolentes,
mais fluettes , maigres , gracieuses , pen-
LA PEAU DE CHAGRIN. 187
chaient la tête comme si elles avaient de
royales protections à faire acheter.
Une Anglaise , blanche et chaste , figure
aérienne , descendue des nuages d'Ossian ,
ressemblait à un ange de mélancolie , à un
remords fuyant le crime...
La Parisienne, dont toute la beauté
git dans une grâce indescriptible , vaine de
sa toilette et de son esprit , armée de sa
toute-puissante faiblesse, souple et rieuse ,
Γ

syrène sans cœuret sans passion, mais qui


sait artificieusement créer les trésors de la
passion et contrefaire les accens du cœur ,
ne manquait pas à cet escadron périlleux ,
où brillaient encore des Italiennes tranquil-
lesenapparenceet consciencieusesdans leur
félicité; de riches Normandes , aux formes
magnifiques; des femmes méridionales ,
aux cheveux noirs, aux yeux bien fendus.
-Vous eussiez dit les beautés de Versailles
convoquées par Lebel, ayant , dès lematin,
dressé tous leurs piéges , arrivant, comme
188 LA PEAU DE CHAGRIN .

une troupe d'esclaves orientales , réveillées


par la voix du marchand , pour partir à l'au-
rore .

Elles restaient interdites , honteuses , et


s'empressaient autour de la table comme
des abeilles bourdonnant à l'entrée d'une
ruche. Cet embarras craintif, reproche et
coquetterie tout ensemble , accusait et sé-
duisait. C'était pudeur involontaire. Un
sentiment que la femme ne dépouille ja-
mais complètement leur ordonnait de s'en-
velopper dans le manteau de la vertu pour
donner plus de charme et de piquant aux
prodigalités du vice.
Aussi , la conspiration ourdie par le
maître du logis échoua-t-elle. Ces hommes
sans frein furent subjugés tout d'abord
par la puissance majestueuse dont lafemme
est investie. Un murmure d'admiration ré-
sonna comme la plus douce musique. L'a-
mour n'ayant pas voyagé de compagnie
avec l'ivresse , au lieu d'un ouragan de pas-
LA PEAU DE CHAGRIN . 189
sions , les convives , surpris dans un mo-
ment de faiblesse , s'abandonnèrent aux
délices d'une douce extase.
Obéissant à la poésie qui les domine tou-
jours, les artistes étudièrent avec bonheur
les nuances délicates qui distinguaient ces
beautés choisies .
Réveillé par une pensée, due peut-être
à quelque émanation d'acide carbonique
qui se dégageait du vin de Champagne ,
un philosophe frissonnait en songeant aux
malheurs quiamenaient làcesfemmesdignes
autrefois des plus purs hommages... Chacune
d'elles avait , sans doute, un drame san-
glant à raconter ;presque toutes apportaient
d'infernales tortures, et traînaient aprèselles
des hommes sans foi,despromesses trahies ,
des joies rançonnées par le malheur...
Les convives s'approchèrent d'elles avec
politesse, et des conversations aussi di-
verses que les caractères s'établirent. Des
groupes se formèrent. Bientôt, vous eussiez
LA PEAU DE CHAGRIN.
190
dit d'un salon où les jeunes filles et les fem-
mes vont offrant aux convives, après le
dîner , les secours que le café,les liqueurs
et le sucre prêtent aux gourmands embar-
rassés dans les travaux d'unedigestion récal-
citrante. Puis quelques rires éclatèrent... Le
murmure augmenta. Les voix s'élevèrent.
L'orgie , domptée pendant un moment,
menaçait par intervalles de se réveiller. Ces
alternatives de silence et de bruit avaient
une vague ressemblance avec une harmonie
de Beethoven. :

Assis sur un moelleux divan, les deux


amis virent d'abord arriver près d'eux une
grande fille admirablement bien propor-
tionnée, superbe en son maintien , de phy-
sionomie assez irrégulière , mais perçante ,
mais impétueuse, et qui saisissait l'âme par
de vigoureux contrastes. Sachevelure noire,
artistement mise en désordre , semblait avoir
déjà subi les combats de l'amour et retom-
bait en boucles capricieuses sur ses puis
LA PEAU DE CHAGRIN .
191
santes épaules , qui offraient des perspecti
ves attrayantes à voir. De longs rouleaux
bruns enveloppaient à demi un cou majes-
tueux, sur lequel la lumière glissait par in-
tervalles, en révélant la finesse des plus jolis
contours. Sa peau, d'un blanc mat, faisait
ressortir les tons chauds et animés de ses
vives couleurs. L'œil arméde longs cils lan-
çait des flammes hardies , étincelles d'a-
mour; et la bouche, humide , entr'ouverte ,
appelait le baiser. Elle avait une taille forte,
mais lascive. Son sein, ses bras étaient lar-
gement développés, comme ceux des belles
figures du Carrache; néanmoins elle parais-
sait leste , souple , et sa vigueur supposait
l'agilité d'une panthère, comme la mâle élé-
gance de ses formes en promettait les vo-
luptés dévorantes.
Quoiqu'elle dût savoir rire et folâtrer,
ses jeux effrayaient la pensée. Semblable à
ces prophétesses agitées par un démon , elle
étonnait plutôt qu'elle ne plaisait. Toutes
192 LA PEAU DE CHAGRIN.
les expressions passaient par masses et
comme des éclairs sursa figure mobile.Peut-
être eût-elle ravi des gens blasés , mais un
jeune homme l'eûtredoutée.C'était une sta-
tue colossale, tombée du haut de quelque
temple grec , sublime à distance; vue de
près , grossière ; et , cependant sa fou-
droyante beauté devait réveiller les im-
puissans , sa voix charmer les sourds , ses
regards ranimer de vieux ossemens.
Émile la comparait vaguement à une tra-
gédie de Shakespeare , espèce d'arabesque
admirable , où la passion éclate, où la joie
hurle, où l'amour a je ne sais quoi de sau-
vage, où la magie de la grâce et du bonheur
succède aux sanglans tumultes de la colère ;
monstre qui sait mordre et caresser, rire
comme un démon , pleurer comme les an-
ges , improviser dans une seule étreinte tou-
tes les séductions de la femme, excepté les
soupirs de la mélancolie et les enchanteres-
ses modesties d'une vierge; puis, en un
LA PEAU DE CHAGRIN. 193
moment, rugir , se déchirer les flancs , bri-
ser sa passion , son amant ; enfin se détruire
elle-même comme fait un peuple insurgé.
Vêtue d'une robe en velours rouge , elle
foulait d'un pied insouciant quelques fleurs
déjà tombées de la tête de ses compagnes ;
et,d'une main dédaigneuse, elle tendait aux
deux amis un plateau d'argent. Fière de sa
beauté , fière de ses vices peut-être , elle
montrait un bras éblouissant , d'une admi-
rable rondeur, et qui se détachait vivement
sur le velours. Elle était là comme la reine
du plaisir, comme une image de la joie hu-
maine, de cette joie qui dissipe les trésors
amassés par trois générations , qui rit sur les
cadavres , se moque des aïeux, broie des
trônes , transforme les jeunes gens en vieil-
lards, et souvent les vieillards en jeunes
gens; de cette joie, permise seulement aux
géans fatigués du pouvoir, éprouvés par la
pensée, ou pour lesquels la guerre est de-
venue comme un jouet.
I. 13
194 LA PEAU DE CHAGRIN.
-

Comment te nommes-tu?... lui dit


Raphaël .
-Aquilina !
-Oh! oh! tu viens de Venise sauvée !...
s'écria Emile.

- Oui ! répondit-elle. De même que les


papes se donnent de nouveaux noms , en
montant au dessusdes hommes, j'en ai pris
un autre en m'élevant au dessus de toutes
les femmes .
-As-tu donc , comme ta patronne , un
noble et terrible conspirateur qui t'aime et
sachemourir pour toi?...dit vivementÉmile
réveillé par cette apparence de poésie.
-

Je l'ai eu! ... répondit-elle ; mais la


guillotine était ma rivale. Aussi, je mets
toujours quelques chiffons rouges dans ma
parure, pour que ma joie n'aille jamais trop
loin...
- Oh ! si vous lui laissez raconter l'his-
toire des quatre jeunes gens de LaRochelle,
LA PEAU DE CHAGRIN. 195
elle n'en finira pas !... Tais-toi donc , Aqui-
la!... Les femmes n'ont-elles pas toutes un
amant à pleurer? mais toutes n'ont pas,
comme toi , le bonheur de l'avoir perdu
sur un échafaud !... Ah ! j'aimerais bien
mieux savoir le mien couché dans une
fosse à Clamart que près d'une rivale...
Ces phrases si cruellement logiques fu-
rent prononcées d'une voix douce et mélo-
dieuse , par la plus innocente, la plus jolie
et la plus gentille petite créature qui , sui-
vant l'expression d'Horace Walpole , fût
jamais sortie d'un œuf enchanté...
Elle était venue à pas muets, et montrait
une figure délicate , une taille grêle, des
yeux bleus ravissans de modestie, des tem-
pes fraîches et pures. Une naïade ingénue ,
s'échappant de sa source , n'est pas plus ti-
mide , plus blanche, ni plus naïve...
Elle paraissait avoir seize ans, ignorer
le mal, ignorer l'amour, ne pas connaître
les orages de la vie , et venir d'une église où
196 LA PEAU DE CHAGRIN .

elle aurait prié les anges d'obtenir avant le


temps son rappel dans les cieux...
A Paris seulement, se rencontrent ces
créatures au visage candide , qui cachent
sous un front aussi doux , aussi tendre que
la fleur d'une marguerite , la dépravation
laplús profonde,les vicesles plus raffinés...
Trompés d'abord par les célestes pro-
messes écrites dans les suaves attraits de

cette jeune fille, Emile et Raphaël, accep-


tant le café qu'elle leur versa dans les tasses
présentées par Aquilina, se mirent à la
questionner.
Alors elle acheva de transfigurer aux
yeux des deux poëtes, par une sinistre allé-
gorie, je ne sais quelle face de la vie hu-
maine, en opposant, à l'expression rude et
passionnée de son imposante compagne, le
portrait de cette corruption froide, volup-
tueusement cruelle , assez étourdie pour
commettre un crime, assez forte pour en
rire ; espèce de monstre sans cœur, qui pu
LA PEAU DE CHAGRIN. 197
nit les âmes riches et tendres de ressentir
les émotions dont il est privé, qui trouve
toujours une grimace d'amour à vendre,
des larmes pour le convoi de sa victime , et
dela joie, le soir, pour en lire le testament...
11
Un poëte eût admiré la belle Aquilina,
le monde entier devait fuir la touchante
Euphrasie. L'une était l'âme du vice, l'autre
le vice sans âme.
Je voudrais bien savoir, dit Emile à
cette jolie créature, si parfois tu songes à
l'avenir...
L'avenirl réponditelle en riant.
Qu'appelez-vous l'avenir?... Pourquoi pen-
serais-je à ce qui n'existe pas encore? Je ne
regarde jamais ni en arrière ni en avant de
moi! N'est-ce pasdéjà trop quedem'occuper
d'une journée à la fois? D'ailleurs l'avenir,
nous le connaissons! ... C'est l'hôpital! ... ::

- Comment peux-tu voir d'ici l'hôpital


et ne pas éviter d'y aller?... s'écria Raphaël.
- Qu'a donc l'hôpital de si effrayant ?...
198 LA PEAU DE CHAGRIN.

demanda la terrible Aquilina. Quand nous


ne sommes ni mères ni épouses; quand la
vieillesse nous met des bas noirs aux jam-
bes et des rides au front , flétrit tout cequ'il
y a de femme en nous, et sèche la joie
dans les regards de nos amis, de quoi pou-
vons-nous manquer ?... Alors, vous ne voyez
plus en nous , de notre nature, que sa fange
primitive..... Elle marche sur deux pattes,
froide, sèche , décomposée; elle va, produi-
sant un bruissement de feuilles mortes... Les
plus jolis chiffons nous deviennent des hail-
lons..... L'ambre qui réjouissait le boudoir
prend une odeur de mort et sent le sque-
lette; puis , s'il se trouve un cœur dans cette
boue, vous y insultez tous... Vous ne nous
permettez même pas un souvenir !... Alors ,
que nous soyons dans un riche hôtel à soi-
gner des chiens, ou dans un hôpital à trier
des guenilles, notre existence n'est-elle pas
exactement la même?... Cacher nos che-
veux blancs sous un mouchoir à carreaux
LA PEAU DE CHAGRIN .
199
rouges et bleus , ou sous des dentelles...
est-ce pas toute la différence ? Au lieu d'un
foyer doré nous nous chauffons à des cen-
dres, dans un pot de terre rouge; et, au lieu
d'aller à l'Opéra , nous allons à la Grève...
-Aquilina mia !... jamais tu n'as eu
tant de raison au milieu de tes désespoirs !
reprit Euphrasie. Oui , les cachemires ,
les vélins, les parfums , l'or , la soie , le
luxe, tout ce qui brille, tout ce qui plaît ,
ne va bien qu'à la jeunesse. Le temps
seul pourrait avoir raison contre nos fo-
lies! ..... mais le bonheur nous absout ! Ah!
ah ! j'aime mieux mourir de plaisir que
de maladie... Je n'ai ni la manie de la per-
pétuité, ni grand respect pour l'espèce hu-
maine , à voir ce que Dieu en fait... Aussi ,
donnez-moi des millions, je les mangerai...
Je ne voudrais pas garder un centime pour
l'année prochaine...Vivre pourplaire et ré-
gner , tel est l'arrêt que prononce chaque
battement de mon cœur ! ... La nature m'ap
200 LA PEAU DE CHAGRIN.

prouve..... Ne fournit-elle pas sans cesse à


mes dissipations? Pourquoi le bon Dieu
me fait - il tous les matins la rente de ce
que je dépense tous les soirs?... Et comme
il ne nous a pas mis entre le bien et le
mal pour choisir ce qui nous blesse ou
hous ennuie... Allez donc, je serais bien
sotte de ne pas m'amuser! ...
Et les autres?... dit Emile.
Les autres ? eh! bien... qu'ils s'arran-
gent !... J'aime mieux rire de leurs souffran-
ces que d'avoir à pleurer sur les miennes...
Je défie un homme de me causer la moin-
dre peine.
Qu'as-tu donc souffert pour être de-
venueainsi?... demanda Raphaël.
J'ai été quittée pour un héritage !...
Moi ! ... dit-elle , en prenant une pose admi-
rable qui fit ressortir toutes ses séductions.
Et cependant j'avais passé les nuits et les
jours à travailler pour nourrir mon amant...
Ah! je ne veux plus être la dupe d'aucun
LA PEAU DE CHAGRIN. 201

sourire, d'aucune promesse... et je prétends


faire de mon existence une longue partie
deplaisir...
- Mais , s'écria Raphael , le bonheur
ne vient-il donc pas de l'âme?... "

- Eh bien! ... reprit Aquilina, n'est-ce


rien que de se voir admirée, flattée , de
triompher même des femmes vertueuses
en les écrasant par notre beauté , par notre
richesse ?... D'ailleurs , nous vivons plus en
un jour qu'une bonne bourgeoise en dix
ans, et alors tout est jugé...
-Une femme sans vertu n'est-elle pas
odieuse?... dit Emile à Raphaël. :

Euphrasie, leur lançant un regard de


vipère, répondit avec un inimitable accent
d'ironie :
-La vertu ! ... Nous la laissons aux laides
et aux bossues..... Que seraient-elles sans
cola les pauvres femmes ?...
-Allons , tais-toi! ... s'écria Emile , ne
parle point de ce que tu ne connais pas!...
202 LA PEAU DE CHAGRIN .

Ah! je ne la connais pas !... reprit


Euphrasie. Se donner pendant toute sa vie
à un être détesté , savoir élever des enfans
quivous abandonnent, et leurdire :-Merci !
quand ils vous frappent au cœur... Voilà les
vertus que vous ordonnez à la femme !.....
Encore pour la récompenserde son abnéga-
tion, venez- vous lui imposer des souffran-
ces en cherchant à la séduire... Si elle ré-
siste , vous la compromettez ... Jolie vie...
Autant rester libre, aimer ceux qui nous
plaisent , et mourir jeunes...
-Ne crains-tu pas de payer tout cela
un jour?
-Eh bien !.., répondit-elle, au lieu d'en-
tremêler mes plaisirs de chagrins , ma vie
sera coupée en deux parts... Une jeunesse
certainement joyeuse, et je sais quelle vieil-
lesse incertaine où je souffrirai tout à mon
aise...

-Elle n'a pas aimé!... dit Aquilinad'un


son de voix profond. Elle n'a jamais fait
LA PEAU DE CHAGRIN . 203

cent lieues pour aller dévorer, avec mille


délices, un regard et un refus..... Elle n'a
point attaché sa vie à un cheveu, ni essayé
de poignarder sept hommes poursauver son
souverain, son seigneur, son Dieu. Pour
elle , l'amour était un joli colonel... .
:

-Hé, hé, La Rochelle!... répondit Eu-


phrasie... L'amour est comme le vent, nous
ne savons pas d'où il vient. D'ailleurs , si
tu avais été bien aimée par une bête , tu
prendrais les gens d'esprit en horreur...
-Le Code nous défend d'aimer les

bêtes!... répliqua la grande Aquilina, d'un


accent ironique.
-

Je te croyais plus indulgente pour


les militaires ! ..... s'écria Euphrasie en
riant.

-Sont-elles heureuses, de pouvoir ab-


diquer leur raison!... s'écria Raphaël.
- Heureuses !... dit Aquilina, souriant
de pitié , de terreur, et jetant aux deux amis
un horrible regard. Ah, vous ne savez pas
204 LA PEAU DE CHAGRIN .

ce que c'est que d'être condamnée au plaisir


avec un mort dans le cœur ! ...
En ce moment, des cris étranges s'éle-
vaient de toutes parts. Contempler les sa-
lons, c'était avoir une vue anticipée du
PandemoniumdeMilton. Il y avait des dan-
ses folles , animées par une sauvage énergie
Les flammes bleues du punch coloraient
les visages d'une teinte infernale. Les rires
éclataient comme les détonations d'un feu
d'artifice. Les champs de bataille, jonchés
de morts et de mourans, avaient aussi leur
image. L'atmosphère était chaude. L'i-
vresse ayant jeté sur tous les regards de lé-
gers voiles, chacun croyait voir un nuage
rougeâtre et des vapeurs enivrantes en l'air.
Il s'était élevé, comme dans les bandes lu-
mineuses tracées par un rayon de soleil,
une poussière brillante, à travers laquelle
se jouaient les formes les plus capricieu-
ses, les luttes les plus grotesques, et des
groupes merveilleuxse confondaient avecles
LA PEAU DE CHAGRIN. 205

marbres blancs, admirables chefs-d'œuvre


de la sculpture dont les appartemens étaient
ornés .

Quoique les deux amis conservassent-en-


core une sorte de lucidité trompeuse dans
les idées , et, dans leurs organes , un der-
nier frémissement , simulacre imparfait de
la vie , il leur était impossible de recon-
naître ce qu'il y avait de réel dans les fan-
taisies bizarres, de possible dans les ta-
bleaux impossibles qui passaient incessam-
ment devant leurs yeux lassés. Le ciel
étouffantde nos rêves; le fini ,la suavité que
contractent les formes et les objets dans
nos songes , et surtout cette agilité chargée
delourdes chaînes; enfin,tous les phénomè-
nes du sommeil les assaillaient si vivement
qu'ils prirent les jeux de cette débauche
pour les caprices d'un cauchemar. Il y avait
du mouvement sans bruit , des cris perdus
pour l'oreille, des corps intangibles ; puis ,
l'ivresse, l'amour , le délire , l'oubli du
206 LA PEAU DE CHAGRIN .

monde étaient dans les cœurs , sur les visa-


ges , dans l'air , écrit sur les tapis , exprimé
par le désordre...
Alors le valet de chambre de confiance ,
ayant réussi , non sans peine , à faire venir
son maître dans l'antichambre, lui dit à
l'oreille :
-Monsieur , tous les voisins sont aux
fenêtres et se plaignent du tapage...
-S'ils ont peur du bruit , ne peuvent-ils
pas faire mettre de la paille devant leurs
portes ! ... s'écria l'amphitryon.
LA PEAU DE CHAGRIN . 207

XIV.

RAPHAEL laissa échapper un éclatde rire


si burlesquement intempestif que son ami
lui demanda compte d'une joie aussi bru-
tale.

- Tu me comprendrais difficilement!...
répondit-il. D'abord, il faudrait t'avouer
que vous m'avez arrêté sur le quai Voltaire
au moment où j'allais me jeter dans laSeine,
et tu voudrais , sans doute , connaître les
208 LA PEAU DE CHAGRIN .

motifs de ma mort... Mais quand j'ajouterais


que, par un hasard presque fabuleux , les
ruines les plus poétiques du monde maté-
riel venaient alors de se résumer à mes
yeux , par une traduction symbolique de la
sagesse humaine; tandis qu'en ce moment
les débris de tous les trésors intellectuels
dont nous avons fait à table un si cruel

pillage, aboutissent à ces deux femmes ,


images vives et originales de la folie , et que
notre profonde insouciance des hommes et
des choses a servi de transition aux tableaux
fortement colorés de deux systèmes d'exis-
tence si diametralement opposés, en seras-
tu plusinstruit?...Si tu n'étais
n' pas ivre, tuy
verrais peut-être un traité de philosophie...
Si tu n'avais pas les deux pieds sur
-

cette ravissante Aquilina, dont les ronfle-


mens ont je ne sais quelle analogie avec
le rugissement d'un orage près d'éclater ,
reprit Emile , qui, lui-même , s'amusait à
rouleret àdéroulerles cheveux d'Euphrasie
LA PEAU DE CHAGRIN. 209
sans trop avoir la conscience de cette in-
nocente occupation; tu rougirais de ton
ivresse et de ton bavardage. Tes deux sys-
tèmespeuvententrerdans uneseule phrase ,
et se réduisent à une pensée.
Lavie simple etmécanique conduitàquel
que sagesse insensée, en étouffant notre intel-
ligence par le travail ; etlavie passéedans le
videdes abstractions , ou dans les abîmes du
monde moral , mène à quelque folle sagesse.
Enun mot, tuer les sentimens pourvivre
vieux, ou mourir jeune en acceptant le
martyre des passions, voilà notre arrêt.
Encore, cette sentence lutte-t-elle avec les
tempéramens que nous a donnés le rude
goguenard, auquel nous devons les pa-
L

trons de toutes les créatures. “


Imbécile!...as'écria Raphaël en l'in
terrompant. Continue à te résumer) ainsi,
tu feras des volumes !... Si j'avais éu là
prétention de formuler proprementaces
deux idées, je t'aurais dit que l'homme se
Ι.
14
210 LA PEAU DE CHAGRIN .

corrompt par l'exercice de la raison et se


purifie par l'ignorance. C'est faire le procès
aux sociétés ! Mais, que nous vivions avec
les sages ou que nous périssions avec les
fous , le résultat n'est-il pas, tôt ou tard, le
même?... Aussi, le grand abstracteur de
quintessence a-t-il jadis exprimé ces deux
systèmes en deux mots : - CARYMARY ,
CARYMARA... :

-Tu me fais douter de la puissance de


Dieu, car tu es plus bête qu'il n'est puis-
sant!... répliqua Émile. Notre cherRabelais
a résolu cette philosophie par un mot plus
brefque- carymary! carymara. C'est-
PEUT-ÊTRE!... d'où Montaigne a pris son -
que sais -je ? ..... et Charles Nodier 13 -
qu'est-ce que cela mefait?...deBreloque...
Encore,ces derniers mots de la science mo-
rale ne sont-ils guères que l'exclamation de
Pyrrhon restant entre le bien et le mal,
comme l'âne de Buridan entre deux me-
sures d'avoine....
LA PEAU DE CHAGRIN. 211

Mais laissons là cette éternelle discus-


sion, qui aboutit aujourd'hui à un – oui
etnon!... Quelleexpérience voulais-tudonc
faire en te jetant dans la Seine?... Etais-tu
jaloux de la machine hydraulique du pont
Notre-Dame ? ...
-

Ah! si tu connaissais ma vie! ...


-

Ah ! ah ! ... s'écria Emile, je ne te


croyais pas si vulgaire!... la phrase est usée.
Ne sais-tu pas que nous avons tous la pré-
tention de souffrir beaucoup plus que les
autres ?...
-

Ah ! s'écria Raphaël.
-
Mais tu es bouffon avec ton... ah!...
Voyons ?...
As-tu, comme cet étudiant de Padoue ,
disséqué, sans le savoir, une mère que tu
adorais ? ...

Une maladie d'âme ou de corps t'oblige-


t-elle de ramener tous les matins , par une
contraction de tes muscles, les chevaux
212 LA PEAU DE CHAGRIN .

qui, le soir, doivent t'écarteler , comme ,


jadis , le fit Damien ?.... 60

As- tu mangé ton chien tout cru , sans sel,


dans ta mansarde?... ‫ان بیاوری‬
Tes enfans t'ont-ils jamais dit : Père ,
1
.
j'ai faim ?...
As - tu vendu les cheveux de ta maî-
tresse , pour aller au jeu?......
As-tu été payer à un faux domicile une
fausse lettre de change, tirée sur un faux
oncle?..... !' t

Voyons , j'écoute...
Si tu te jetais à l'eau pour une femme,
pour un protêt , ou par ennui , je te renie...
Confesse - toi , ne mens pas , je ne te de-
mande point de mémoires historiques...
Surtout, sois aussi brefque ton ivresse te
le permettra ; car je suis exigeant comme
un lecteur , et prêt à dormir comme une
,
1

femme qui lit ses vepres en latin....


Pauvre sot . dit Raphaël. Depuis
7

quand les douleurs ne sont-elles plus en


LA PEAU DE CHAGRIN . 213

raison de la sensibilité? Lorsque nous arri-


verons au degré de science qui nous per-
mettra de faire une histoire naturelle des
cœurs , de les nommer , de les classer en
genres , en sous-genres , en familles, en
crustacés , en fossiles, en sauriens, en mi-
croscopiques , en..... que sais-je ?... Alors ,
mon bon ami , ce sera chose prouvée qu'il
en existe de tendres , de délicats , comme
des fleurs, et qui doivent se briser, comme
elles , par de légers froissemens auxquels
certains cœurs minéraux ne sont même pas
sensibles ! ...
-

Oh ! de grace , épargne-moi ta pré-


face ! ... dit Emile d'un air moitié riant mo-
tié piteux , en prenant la main de Raphaël.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.


:
LA FEMME SANS COEUR.

4
DEUXIÈME PARTIE .

LA FEMME SANS CŒUR .

XV.

Après être resté silencieux pendant un


moment,Raphaël dit en laissant échapper
un geste d'insouciance :
- Je ne sais, en vérité, s'il ne faut pas
attribuer aux fumées du vin et du punch ,
218 LA PEAU DE CHAGRIN .

l'espèce de lucidité qui me permet d'em-


brasser en cet instant toute ma vie comme
un seul et même tableau , où les figures, les
couleurs , les ombres, les jours , les demi-
teintes , sont fidèlement rendus... Ce jeu
poétique de mon imagination ne m'étonne-
rait pas , s'il n'était accompagné d'une
sorte de dédain pour mes souffrances et
pour mes joies passées... Vue à distance ,
toute ma vie est comme retrécie par unphé-
nomène moral ; et je juge, au lieu de sentir !
Cette longue et lente douleur qui a duré
dix ans, peut aujourd'hui se reproduire par
quelques phrases , dans lesquelles la dou-
leur ne sera plus qu'une pensée, et le plai-
sir , une réflexion philosophique...
-

Tu es ennuyeux comme un amende-


ment ! ... s'écria Emile.

-Cela est possible ! reprit Raphaël sans


murmurer. Aussi , pour ne pas abuser de tes
oreilles , je te ferai grâce des dix-sept pre-
mières annéesdema vie. Jusques là, j'ai vécu
LA FEMME SANS COUR . 219

comme toi, comme mille autres , de cette


vie de collége ou de lycée , dont, mainte-
nant, nous nous rappelons tous avec tant
de délices , les malheurs fictifs et les joies
réelles ; à laquelle notre gastronomie blasée
redemande les pois rouges du vendredi,tant
que nous ne les avons pas goûtés de nou-
veau... Cette belle vie dont nous méprisons
les travaux qui, cependant, nous ont ap-
pris le travail ...
-Arrive au drame !... dit Emile d'un air
moitié comique et moitié plaintif.
- Quand je sortis du collége , reprit Ra-
phaël en réclamant, par un geste , le droit
de continuer, mon père m'astreignit à une
sévère discipline. Il me logea dans une
chambre contiguë à son cabinet. Je me cou-
chais dès neuf heures du soir et me levais
à cinq heures du matin. Il voulait que je
fisse mon Droit en conscience. J'allais en
même temps à l'Ecole et chez un avoué.
Mais les lois du temps et de l'espace étaient
220 LA PEAU DE CHAGRIN.

si sévérement appliquées à mes courses , à


mes travaux , et mon père me demandait en
dînant un compte si rigoureux de...
Qu'est - ce que cela me fait? ... dit
Emile.

- Eh! que le diable t'emporte!... répon-


dit Raphaël. Comment pourrais-tu conce-
voir mes sentimens si je te ne raconte les
faits imperceptibles qui influèrent sur mon
âme , la façonnèrent à la crainte, et me
firent long-temps rester dans la naïveté pri-
mitive du jeune homme... :

Ainsi , jusqu'à vingt-et-un ans j'ai été


courbé sous un despotisme aussi froid que
celui d'une règle monacale. Pour te révéler
les tristesses de ma vie, il suffira peut-être
de te dépeindre mon père. C'était un
grand homme sec et mince, le visage en
lame de couteau, le teint pâle, à parole
brève, taquin comme une vieille fille , mé-
ticuleux comme un chefde bureau... Sa pa-
ternité planait au dessus de mes lutines et
LA FEMME SANS CŒUR . 221

joyeuses pensées, de manière à les enfermer


sous un dôme de plomb...Quand je voulais
manifester un sentiment doux et tendre, il
semblait quej'allais lui dire une sottise. Je
le redoutais bien plus que nous ne crai-
gnions naguères nos maîtres d'étude... J'a-
vais toujours huit ans pour lui... Je crois
encore le voir devant moi... Il se tenait droit
comme un cierge pascal ; et, dans sa redin-
gote marron, il avait l'air d'un hareng saur
enveloppé dans la couverture rougeâtre
d'un pamphlet...
Et cependant j'aimais mon père !... Au
fonds , il était juste. Mais peut-être ne haïs-
sons-nous pas la sévérité quand elle est
justifiée par un grand caractère, par des
mœurs pures , et qu'elle est adroitement
entremêlée de bonté. 1 6:0

Simon père ne me quitta jamais; si, jus-


qu'à l'age de vingt ans, il ne laissa pas dix
francs àmadisposition;oui,dix coquins,dix
libertins de francs , trésor immense dont la
222 LA PEAU DE CHAGRIN .

possession sisouvent enviée me faisait rêver


d'ineffables délices ; en revanche, il me pro-
mettait de m'introduire dans le monde; et,
après m'avoir fait attendre une fête pen-
dant des mois entiers , il me conduisait aux
Bouffons , à un concert, à un bal, où j'es-
pérais rencontrer une maîtresse... Une maî-
tresse !... c'était , pour moi , l'indépendance.
Mais honteux et timide , ne sachant
point l'idiome des salons et n'y connaissant
personne, j'en revenais le cœur toujours
aussi neuf, et gonflé de désirs... Puis, le len-
demain, bridé comme un cheval d'esca-
dron par mon père, il me fallait, dès le ma-
tin , retourner chez mon Avoué, au Droit,
au Palais.
Vouloir m'écarter de la route uniforme
qu'il m'avait tracée, c'eût été m'expo-
ser à sa colère; or, comme une fois pour
toutes , il m'avait menacé de m'embar-
quer enqualité demousse pour les Antilles ,
il me prenait un horrible frisson quand, par

1
LA FEMME SANS CŒUR . 223

hasard , j'osais m'aventurer, pendant une


heure ou deux , dans quelque partie de
plaisir.
Figure - toi l'imagination la plus vaga-
bonde , le cœur le plus amoureux , l'âme
la plus tendre, l'esprit le plus poétique sans
cesse en présence de l'homme le plus cail-
louteux , le plus atrabilaire, le plus froid du
monde ?... Marie une jeune fille à un sque-
lette, et tu comprendras l'existence dont
tu m'interdis de te développer les scènes
curieuses : projets de fuite évanouis à l'as-
pect de mon père, désespoirs calmés par le
sommeil , désirs comprimés, sombres mé-
lancolies dissipées par la musique. Assez
fort sur le piano, j'exhalais mon malheur
en mélodies; et, souvent, Beethoven ou
Mozart furent mes discrets confidens.
Aujourd'hui, je souris en me souvenant
de tous les préjugés qui agitèrent ma con-
science à cette époque d'innocence et de
vertu.
224 LA PEAU DE CHAGRIN .

Sij'avais mis le pied chez un restaurateur.


je me serais cru ruiné. Mon imagination me
faisait considérer un café comme un lieu
de débauche où les hommes se perdaient
d'honneur et engageaient leur fortune.
Quant à risquer de l'argent au jeu, il aurait
fallu en avoir...

Oh! quand je devrais t'endormir , je


veux te raconter l'une des plus terribles
joies de ma vie, une de ces joies armées
de griffes et qui s'enfoncent dans notre
cœur comme un fer chaud surl'épaule d'un
forçat........
J'étais au bal chez le duc de N***, cousin
de mon père... Mais, pour que tu puisses
parfaitement comprendre ma position, il
faut tout t'avouer. J'avais un habit rapé,
des souliers mal faits, une cravate de cocher
et des gants déjà portés... Je me mis dans
un coin, d'où je devorais de l'œil les plus
jolies femmes en prenant des glaces.....
Mon père m'aperçut ; et, par une raison
LA FEMME SANS CŒUR . 225

que je n'ai jamais devinée, tant cet acte de


confiance m'abasourdit , il me donna sa
bourse et son passe-partout à garder... A
dix pas de moi, quelques hommes jouaient,
et j'entendais frétiller l'or.
J'avais vingt ans, etje souhaitais passerune
journée entière , plongé dans les crimes de
mon âge. C'était un libertinage d'esprit dont
nous ne trouverions l'analogue ni dans les
caprices de courtisanne , ni dans les songes
de jeune fille. Depuis un an, je me rêvais ,
bienmis, en voiture, ayant une belle femme
à mes côtés , tranchant du seigneur , dinant
chez Véry, allant le soir au spectacle, et dé-
cidé à ne revenir que le lendemain chez
mon père; mais armé,contrelui, d'une aven-
ture romanesque , plus intriguée que le Ma-
riage de Figaro , et dont il lui aurait été im-
possible de se dépêtrer. J'avais estimé toute
cette joie cinquante écus... N'étais-je pas en-
core sous le charme naïf de l'école buisson
nière...
I. 15
226 LA PEAU DE CHAGRIN .

J'allai donc dans un boudoir; et, là,


seul , les yeux cuisans, les doigts trem-
blans, je comptai l'argent de mon père.....
Ily avait cent écus dans la bourse.
Tout à coup , les joies de mon escapade
apparurent devant moi visibles, dansant
comme les sorcières de Macbeth autour de
leur chaudière; mais alléchantes, frémis-
santes et délicieuses. Je devins un coquin
déterminé. Sans écouter les tintemens de
mon oreille ou les battemens précipités de
moncœur,jepris deuxpiècesde vingtfrancs
que je vois encore!..... Les millésimes en
étaient effacés , et, toute usée, la figure de
Bonaparte ygrimaçait...Ayant mislabourse
dans ma poche, et les deux pièces d'or dans
la paume humide de ma main droite , je re-
vinsvers une table de jeu, rôdant autourdes
joueurs comme un émouchet au dessus d'un
poulailler. En proie à des angoisses inexpri-
mables , je jetai soudain un regard translu-
cide autour de moi; puis , sûr de n'être
LA FEMME SANS CŒUR .
227
aperçu par personne de connaissance, je
pariaipour un petit homme gras et réjoui,
sur la tête duquel j'accumulai plus de priè-
res et de vœux qu'il ne s'en fait en mer pen-
dant trois tempêtes. Mais , avec un instinct
de scélératesse et de machiavélisme dont
Sixte-Quint eût été surpris, j'allai me plan-
ter près d'une porte , regardant à travers
les salons sans y rien voir , car mon âme
voltigeait autour du fatal tapis vert...
De cette soirée , date la première obser-
vation physiologique à laquelle j'ai dù, de-
puis,la pénétration qui m'apermis de saisir
quelques mystères de notre double nature.
En effet , je tournais le dos à la table
où se disputait mon futur bonheur , bon-
heur d'autant plus profond peut-être qu'il
était criminel!... Il y avait, entre les deux
joueurs et moi , toute une haie d'hommes ,
épaisse de quatre ou cinq rangées de cau-
seurs... Il s'élevait un bourdonnement de
voix, qui empêchait même de distinguer
228 LA PEAU DE CHAGRIN .

les sons de l'orchestre... Eh bien , par un


privilége accordé à toutesles passions et qui
leur donne le pouvoir d'anéantir l'espace ou
le temps , j'entendais distinctement les pa-
paroles des deux joueurs, je savais leurs
points ; et celui des deux qui retournait le
roi... A dix pas des cartes, je pâlissais de
leurs caprices comme si je les eusse vues.
Mon père passa devant moi tout à coup ;
et je compris alors cette parole de l'Ecriture :
-L'esprit de Dieu passa devant sa face !...
Mais j'avais gagné! ... A travers le tour-
billon d'hommes qui gravitait autour des
joueurs , j'accourus à la table en me glis-
sant avec la dextérité d'une anguille qui
s'échappe par la maille rompue d'un filet.
De douloureuses , toutes mes fibres devin-
rent joyeuses. J'étais comme un condamné
qui, marchantau supplice, rencontre le roi...
Le hasard fit qu'un homme décoré ré-
clama quarante francs. Ils manquaient au
jeu. Tous les regards tombèrent sur moi.
LA FEMME SANS COUR .
229
Je pâlis , et des gouttesde sueur sillonnèrent
mon front jeune. Alors, le crime - d'avoir
volé mon père me parut bien vengé ; mais
le bon , gros , petit homme dit d'une voix
certainement angélique : 4

Tous ces messieurs avaient mis! ... Je


suis responsable du jeu ! ...
Il paya les quarante francs.Alorsje relevai
mon front et jetai des regards triomphans
sur les joueurs. Puis , je laissai mon gain à
ce digne et honnête monsieur après avoir
réintégré l'or dans la bourse de mon père.
Aussitôt que je me vis possesseur de cent
soixante francs, je les enveloppai dans mon
mouchoir de manière à ce qu'ils ne pussent
ni remuer ni sonner pendant notre retour
au logis , et je ne jouai plus.
-Que faisiez-vous au jeu ?... me ditmon
père en entrant dans le fiacre.
-Jeregardais... répondis-jeentremblant.
-Mais , reprit mon père, il n'y aurait
eu rien d'extraordinaire à ce que vous eus-
1
230 LA PEAU DE CHAGRIN .

siez été forcé par amour-propre à mettre


quelque chose au jeu... Aux yeux des gens
du monde , vous paraissez assez âgé pour
avoir le droit de faire des sottises... Ainsi ,
je vous excuserais, Raphaël, si vous vous
étiez servi de ma bourse...
Je ne répondis rien.
Quand nous fûmes de retour, je rendis
àmon père le passe-partout et l'argent. En
rentrant dans sa chambre, ilvida sa bourse
sur sa cheminée et compta l'or; puis , se
tournant vers moi d'un air assez gracieux ,
il me dit en séparant chaque phrase par une
pause plus ou moins longue et significative :
- Mon fils , vous avez bientôt vingt
ans. - Je suis content de vous. - Il vous
faut une pension,- quand ce ne serait
que pour vous apprendre à économiser ,-
à connaître les choses de la vie. - Dès
ce soir, je vous donnerai- cent francs -
par mois. Vous disposerez de votre argent
comme il vous plaira ! ...
LA FEMME SANS COUR . 231

-Voici le premier trimestre de cette


année... ajouta-t-il en caressant une pile
d'or comme pour vérifier la somme.
J'avoue que je fus prêt à me jeter à ses
pieds , à lui déclarer que j'étais un brigand,
un infâme, et... pis que cela, un men-
teur! ..... Mais la honte me retint. J'allais
l'embrasser, il me repoussa faiblement.
- Maintenant tu es un homme, mon
enfant ! ... me dit-il. Ce que je fais est une

chose toute simple et juste dont tu ne dois


pas me remercier...
-

Si j'ai droit à votre reconnaissance ,


Raphaël, reprit-il d'un ton doux, mais plein
de dignité , c'est pour avoir sauvé votre
jeunesse des malheurs qui dévorent tous les
jeunes gens, à Paris.--Désormais nous se-
rons comme deux amis.-Vous deviendrez
dans un an, docteur en droit.-Vous avez ,
non sans quelques déplaisirs et certaines
privations , acquis les connaissances solides
et l'amour du travail si essentiel aux hom-
232 LA PEAU DE CHAGRIN.

mes appelés à manier les affaires..... Ap-


prends , Raphaël , à me connaître.- Je ne
veux faire de toi , ni un avocat , ni un no-
taire; mais un homme d'état qui puisse de-
venir la gloire de notre pauvre maison...
-A demain! ... ajouta- t - il en me ren-
voyant par un geste mystérieux.
Dès ce jour, mon père m'initia franche-
ment à ses projets.
LA FEMME SANS COUR . 233

XVI.

J'ÉTAIS fils unique et j'avais perdu ma


mère depuis dix ans.
Autrefois , peu flatté d'avoir le droit de
labourer la terre l'épée au côté , mon père ,
chefd'une maison historique , à peu près
oubliée en Auvergne, vint à Paris pour y
tenter le diable.

Doué de cette finesse , qui rend les hom-


mes du midi de la France si supérieurs ,
234 LA PEAU DE CHAGRIN .

quand elle se trouve accompagnée d'éner-


gie , il était parvenu, sans grand appui , à
prendre position au cœur même du pou-
voir. La révolution renversa bientôt sa for-
tune; mais ayant épousé l'héritière d'une
riche maison , il s'était vu, sous l'empire ,
au moment de restituer à notre famille son
ancienne splendeur.
La restauration, qui rendit à ma mère
des biens considérables , ruina mon père.
Il avait jadis acheté plusieurs terres
données par l'empereur à ses généraux, en
pays étranger; et, depuis dix ans , il luttait
avec des liquidateurs et des diplomates,
avec les tribunaux prussiens et bavarois
pourse maintenir dans la possession con-
testée de ces malheureuses dotations. Aus-
sitôt mon père me jeta dans le labyrinthe
inextricable de ce vaste procès d'où dépen-
dait tout notre avenir. Nous pouvions être
condamnés à restituer les revenus par lui
perçus, ainsi que leprix de certaines coupes
LA FEMME SANS CŒUR . 235

de bois faites de 1814 à 1817 ; or , dans


ce cas, le biende ma mère suffisait à peine
pour sauver l'honneur de notrenom. Ainsi,
le jour où mon père paraissait en quel-
que sorte m'émanciper, je tombais sous le
joug le plus odieux. Il fallut combattre
comme surunchampde bataille, travailler
nuit et jour, aller voir des hommes d'état ,
tâcher de surprendre leur religion, tenterde
les intéresser à notre affaire, les séduire ,
eux , leurs femmes , leurs valets, leurs
chiens, et déguiser cet horrible métier sous
des formes élégantes, sous d'agréables plai-
santeries.

Alors je compris la figure fatiguée de


monpère.
Pendant une année environ , je menai en
apparence la vie d'un homme de monde;
mais cette dissipationet monempressement
à me lier avec des parens en faveur ou avec
les gens qui pouvaient nous être utiles , ca-
chèrent d'immenses travaux. Mes divertis
236 LA PEAU DE CHAGRIN.

semens étaient encore des plaidoiries , et


mes conversations , des mémoires...
Jusques là j'avais été vertueux par l'im-
possibilité de melivrer à mes goûts dejeune
homme ; puis , faute de temps et d'argent ;
mais , craignant de causer la ruine de mon
père ou la mienne par une négligence , je
fus mon propre despote: je n'osais me per-
mettre ni un plaisir ni une dépense. Enfin ,
quand nous sommes jeunes , quand , à force
de froissemens, les hommes et les choses ne
nous ont point encore enlevé cette fleur
de sentiment si délicate , cette vierge ver-
deur de pensée , cette noble et pure con-
science qui ne nous laisse jamais transiger
avec le mauvais , nous sentons vivement
nos devoirs , nous avons un honneur , nous
sommes francs et sans détours. Alors, j'é-
tais ainsi , je voulais donc justifier la con-
fiance de mon père.
Naguère , je lui aurais dérobé délicieuse-
ment une chétive somme ; mais , portant
LA FEMME SANS COUR . 237
avec lui le fardeau de ses affaires , de son
nom , de sa maison , je lui eusse donné
secrètement mes biens , mes espérances ,
comme je lui sacrifiais mes plaisirs... Heu-
reux même de mon sacrifice !... Aussi, quand
M. de Villèle exhuma, tout exprès pour
nous , un décret impérial sur les déchéan-
ces, et qu'il nous eut ruinés, je signai la
vente de mes propriétés , n'en gardant
qu'une île sans valeur , située au milieu de
la Loire et où se trouvait le tombeau de ma
mère. 18.

Aujourd'hui , peut-être, les argumens ,


les détours , les discussions philosophiques,
philantropiques et politiques ne me man-
queraient pas pour me dispenser de faire ce
que mon avoué nommait une - bêtise.....
Mais à vingt-et-un ans , nous sommes, je
le répète, toute générosité , toute chaleur,
tout amour... Leslarmes que je vis dans les
yeux de mon père furent alors , pour moi ,
la plus belle des fortunes ; et le souvenir
238 LA PEAU DE CHAGRIN .

de ces larmes fait souvent ma consola-


tion.
Dixmois après avoir payé ses créanciers ,
mon père mourut de chagrin. Il m'ado
rait et m'avait ruiné. Cette idée le tua.
En 1826 , à l'âge de vingt-deux ans , vers
la fin de l'automne, je suivis tout seul le
convoi demonpremier ami, de monpère...
Peu de jeunes gens se sont trouvés , seuls
avec leurs pensées , derrière un corbillard ,
perdus dans Paris, sans avenir, sans for-
tuné. Les orphelins recueillis par la charité
publique ont toujours un père , un avenir ,
une fortune. Leurfortune est le champ de
bataille; leur père, le procureur du roi, le
gouvernement ou l'hospice... Moi, jen'avais
rien! Rien! ...
Trois mois après, un commissaire-pri-
seur me remit onze cent douze francs , pro-
duit net et liquide de la succession pater-
nelle. Des créanciers m'avaient obligé de
faire la vente de notre mobilier.
LA FEMME SANS CEUR. 259
Accoutumédèsmajeunesseàdonnerune
grande valeur à tous les objets de luxe dont
j'étais entouré, je ne pus m'empêcher de
marquer une sorte d'étonnement à l'aspect
de ce reliquat exigu.
--

Oh! me dit le commissaire-priseur ,


tout cela était bien rococo !...
Quel mot épouvantable!... Il flétrissait
toutes les religions de mon enfance , et me
dépouillait de mes premières illusions , les
plus chères de toutes...
Ma fortune se résumait par un bordereau
de vente.
Mon avenir gisait dans un sac de toile, à
peine gonflé par onze cent douze francs.
La société m'apparaissait en la personne
d'un huissier priseur qui me parlait le cha-
peau sur la tête.
Enfin, un valet de chambre quime ché-
rissait , et auquel ma mère avait jadis cons-
titué quatre cents francs de rente viagère ,
me dit en quittant la maison d'où j'étais si
240 LA PEAU DE CHAGRIN .

souvent sorti joyeusement en voiture , pen-


dant mon enfance :
- Soyez bien économe ! monsieur Ra-
phaël ! ...
Il pleurait le bon homme.
LA FEMME SANS CŒUR. 241

XVII.

TELS sont , mon cher Émile, les événe-


mens qui maîtrisèrent ma destinée, modi-
fièrent mon âme , et me placèrent, jeune
encore, dans la plus fausse de toutes les
situations sociales.
Des liens de famille, mais faibles , m'at-
tachaient à quelques maisons riches dont
ma fierté m'aurait interdit l'accès, si le mé-
pris et l'indifférence ne m'en avaient déjà
I. 16
242 LA PEAU DE CHAGRIN.

fermé les portes. Ainsi , quoique parent de


personnes très-influentes qui protégeaient
des étrangers , je n'avais ni parens ni pro-
tecteurs.
Mon âme, sans cesse arrêtée dans ses ex-
pansions , s'était repliée sur elle-même ; et ,
pleinde franchise, de naturel, je devais pa-
raître froid , dissimulé. Le despotisme de
mon père ayant m'ôté toute confiance en
moi, j'étais timide et gauche; je ne croyais
pas que ma voix pût exercer le moindre
empire ; je me déplaisais; je me trouvais
laid , et j'avais honte de mon regard.
Malgré la voix intérieure qui doit sou-
tenir tous les hommes de talent dans leurs
luttes et qui me criait : - Courage! .....
marche! ..... Malgré les révélations sou-
daines de ma puissance dans la solitude;
etmalgrél'espoir dont j'étais animéen com-
parant les ouvrages nouveaux admirés du
public,àceuxqui voltigeaient dans ma pen-
sée, je doutais de moi, comme un enfant
1
LA FEMME SANS CŒUR . 243

sans mère. J'étais la proie d'une exces-


sive ambition , je me croyais destiné à de
grandes choses et me sentais dans le néant.
Puis , j'avais besoin des hommes, et je
me trouvais sans amis ; je devais me frayer
une route dans le monde , et je restais seul
parce que j'y étais honteux.
Pendant l'année où je fus jeté par mon
père dans le tourbillon de la haute société,
j'y vins avec un cœur neuf, avec une âme
fraîche; et, comme tous les enfans , j'aspi-
rais à de belles amours; mais je rencon-
trai, parmi les jeunes gens de mon âge,
une secte de fanfarons qui allaient tête le-
vée, disant des riens, s'asseyant sans trem-
bler près des femmes qui me semblaient les
plus imposantes , leur débitant des imperti-
nences , machant le bout de leurs cannes ,
minaudant et se prostituant à eux-mêmes
les plus jolies personnes,mettant ou préten-
dant avoir mis leurs têtes sur tous les oreil-
lers , ayant l'air d'être au refus du plaisir ,
244 LA PEAU DE CHAGRIN.

considérant les plus vertueuses, les plus


prudes comme de prise facile et pouvant
être conquises à la simple parole, au moin-
dre geste hardi , par le premier regard in-
solent!.. Moi , je te déclare, en mon âme et
conscience que la conquête du pouvoir ou
d'une grande renommée littéraire , me pa-
raissait un triomphe moins difficile à obte-
nir, qu'un succès auprès d'une femme de
haut rang , jeune , spirituelle et gracieuse.
Ainsi , je trouvai les troubles de mon cœur,
mes sentimens, mes cultes en désaccord
avec les maximes de la société. J'avais de la
hardiesse , mais dans l'âme seulement , et
non dans les manières. Plus tard, j'ai su
que les femmes ne voulaient pas être men-
diées...
J'en ai beaucoup vu, que j'adorais de
loin , auxquelles je livrais un cœur à toute
épreuve, une âme à déchirer, une énergie
qui ne s'effrayait ni des sacrifices , ni des .
tortures ...
LA FEMME SANS COUR . 245

Elles appartenaient à des sots dont je


n'aurais pas voulu pour portiers.
Ah! que de fois j'ai , muet, immobile ,
admiré la femme de mes rêves, surgissant
dans un bal!... Dévouant alors en pensée
mon existence entière à des caresses éter-
nelles , j'imprimais toutes mes espérances
dans un regard,et je lui offrais, en extase, un
amour croissant parce qu'il était vrai , pro-
fond , un amour de jeune homme qui ne
demande qu'à être abusé. J'aurais , en cer-
tains momens, donnémavie pourune seule
nuit...

Eh bien ! n'ayant jamais trouvé d'oreille


à qui confier mes propos passionnés , de
regards où reposer les miens, de cœur pour
mon cœur, j'ai vécu dans tous les tourmens
d'une impuissante énergie qui se dévorait
elle-même , soit faute de hardiesse ou d'oc-
casions , soit inexpérience. Peut- être ai-je
désespéré de me faire comprendre ou trem-
blé d'être trop compris.... Et, cependant ,
246 LA PEAU DE CHAGRIN.

j'avais un orage tout prêt à chaque regard


poli qui m'était adressé ! Mais, malgré ma
promptitude à prendre ce regard ou des
mots, en apparence affectueux, comme de
tendres engagemens, je n'ai jamais ose ni
parler ni me taire. A force de sentiment,
ma parole était insignifiante, et mon si-
lence, stupide. J'avais sans doute trop de
naïvetépour une société factice qui ne vit
qu'aux lumières , et rend toutes ses pen-
sées avec des phrases convenues, avec des
motsdictés par la mode; puis, je ne savais
point parleren me taisant ni me taireen par-
lant.

Enfin , gardant en moi comme une tor-


che qui me brûlait, ayant une âme sem-
blable à celle que les femmes paraissent ja-
louses de rencontrer, en proie àcette exal-
tation dont elles sont avides, possédant
l'énergie dont se vantent les sots , je
n'ai connu que des femmes traîtreusement
cruelles.Aussi, j'admirais naïvement les hé
LA FEMME SANS COUR. 247
ros de coterie quand ils célébraient leurs
triomphes , ne les soupçonnant point de
mensonge. J'avais sans doute le tort de
souhaiter un amour sur parole , de vouloir
trouver grande et forte , dans un cœur de
femme frivole et légère, affamée de luxe ,
ivre de vanité, cette passion large, cet océan
qui battait tempestueusement dans mon
1
cœur.

Oh! se sentir né pour aimer, pour ren-


dreunefemmebienheureuse, etnepas avoir
eumême une vieille marquise, une coura-
geuseetnoble Marceline...Porterdes trésors
dans une besace , et ne pouvoir rencontrer,
même une enfant, quelque jeune fille cu-
rieuse, pour les lui faire admirer..... J'ai
souvent voulu me tuer de désespoir...
Joliment tragique, ce soir ! ... s'écria
Emile. :

Eh ! laisse-moi condamner ma vie !....


répondit Raphaël , et plaider pour mon
divorce avec elle! Si ton amitié ne te donne
248 LA PEAU DE CHAGRIN .

pas laforce d'écouter mes élégies, si tu ne


peux pas me faire crédit d'unedemi-heure
d'ennui , dors !... Mais ne me demande plus
compte de mon suicide qui gronde , qui se
dresse, qui m'appelle et que je salue. Pour
jugerunhomme, au moins faut-il être dans
le secret de sa pensée, de ses malheurs,
*

de ses émotions. Ne vouloir connaître que


l'homme et les événemens , c'est faire de la
chronologie! ...
Le ton amer avec lequel ces paroles fu-
rent prononcées frappa si vivement Emile
que , de ce moment, il prêta toute son at-
tention à Raphaël, en le regardant d'un
air presque hébété.
-Mais, reprit le narrateur, maintenant,
la lueur qui colore ces accidens leur prête
un nouvel aspect. Chaque ordre de choses
que je considéraisjadis comme unmalheur
a dû engendrer les facultés , lesforces dont ,
plus tard, je me suis enorgueilli.
La curiosité philosophique, les travaux
L'A FEMME SANS CŒUR . 249
excessifs,l'amour de la lecture , qui , depuis
l'âge de sept ans jusqu'à mon entrée dans
le monde , ont constamment occupé ma
vie, ne m'auraient-ils pas doué de la facile
puissance avec laquelle , s'il faut vous en
croire, je sais rendre mes idées et aller en
avant dans le vastechampdes connaissances
humaines? L'abandon auquel j'étais con- 1

damné , l'habitude de refouler mes senti-


mens et de vivre dans mon cœur, ne m'ont-
ils pas investi du pouvoir de comparer, de
méditer? Ma sensibilité ne s'étant pas dissi-
pée au service de ces irritations mondaines,
qui, de la plus belle âme, en font une pe-
tite, laréduisent à l'étatde guenille,ne s'est-
elle pas concentrée pour devenir l'organe
perfectionné d'une volonté plus haute que
celle de la passion?...
Méconnu par les femmes, je me souviens
de les avoir observées avec toute la saga-
cité de l'amour dédaigné. Maintenant, j'en
suis certain , la sincérité de mon caractère a
250 LA PEAU DE CHAGRIN .

dû leur déplaire! Peut-être veulent-elles un


peu d'hypocrisie?... Mais, moi , qui suis,
tour-à-tour , dans la même heure : enfant ,
homme, savant, futile , penseur, sans pré-
jugésetpleindesuperstitions,femmecomme
elles; n'ont-elles pas dû prendre ma naïveté
pour du cynisme, la pureté même de la
pensée, pour du libertinage? La science leur
était ennui; la langueur féminine, faiblesse.
Puis, cette excessivemobilité d'imagination,
le malheur des poëtes, me faisait sans doute
juger comme un être incapable d'amour,
sans constance dans les idées , sans éner-
gie... Idiot quand je me taisais, je les effa-
rouchais peut-être quand j'essayais de leur
plaire.
: Ainsi, toutes les femmes m'ont con-
damné. J'ai accepté, dans les larmes et le
chagrin, l'arrêt porté par le monde. Puis ,
cette peine a produit son fruit. Je voulus
me venger de la société; je voulus possé-
der l'âme de toutes les femmes en me sou
LA FEMME SANS COUR. 251

mettant les intelligences , voir tous les re-


gards fixés sur moi quand mon nom se-
rait prononcé par un valet à la porte d'un
salon. Je m'instituai grandhomme. Dès mon
enfance, je m'étais frappé le front en me
disant comme André de Chénier : « Il y a
quelque chose là!... » Je croyais sentir en
moi une pensée à exprimer , un système à
établir , une science à expliquer.
Omon cher Emile! aujourd'hui quej'ai
vingt-six ans à peine, que je suis sûr de
mourir inconnu, sans avoir jamais été l'a-
mant d'aucune femine, laisse-moi te conter
toutes mes folies? n'avons-nous pas tous ,
plus ou moins , pris nosdésirs pour des réa-
lités?... Ah ! je ne voudrais pas , pour ami ,
d'un jeune homme qui ne se serait pas, dix
fois dans ses rêves , tressé des couronnes ,
construit de piédestal ou dessiné de ravis-
santes maîtresses...

Moi! j'ai souvent été général , empereur;


j'ai été Byron , puis... rien. Après avoirjoué
252 LA PEAU DE CHAGRIN.

sur le faîte des choses humaines, je m'aper-


cevais que j'avais encore toutes les mon-
tagnes , toutes les difficultés à gravir...
Cet immense amour-propre qui bouil-
lonnait en moi, cette croyance sublime à
une destinée , et qui devientdugénie, peut-
être, quand un homme ne se laisse pas
déchiqueter l'âme par le contact des affaires
comme un mouton dont la laine s'accroche

aux épines des halliers , tout cela me sauva.


Je voulus me couvrir de gloire et tra-
vailler dans le silencepour la maîtresse que
j'aurai un jour. Toutes les femmes se résu-
maient par une seule; et, cette femme, je
croyais la rencontrer dans la première qui
s'offrait à mes regards. Mais, faisant une
reine de toutes et de chacune , elles de-
vaient, comme les reines qui sont obligées
de faire des avances à leurs amans , venir un
peu au devant de moi , souffreteux , pauvre
et timide.

Ah! pour celle-là, j'avais dans le cœur


LA FEMME SANS COUR . 253

tant de reconnaissance , outre l'amour , que


je l'eusse adorée pendant toute sa vie.
Plus tard, mes observations m'ont appris
de cruelles vérités. Ainsi , mon cher Emile,
je risquais de vivre éternellement seul. Les
femmes sont habituées, par je ne sais quelle
pente de leur esprit, à ne voir d'un homme
de talent, que les défauts ; et, d'un sot , que
les qualités ; alors , elles éprouvent de gran-
des sympathies pour les qualités du sot,
qui sont une flatterie perpétuelle de leurs
propres défauts ; tandis que , chez les
gens supérieurs , les imperfections ne peu-
vent jamais être compensées par les avan-
tages. Le talent est une fièvre intermittente,
et nulle femme n'est bien jalouse d'en par-
tager seulement les malaises. Toutes veu-
lent trouver dans leurs amans des motifs
de satisfaire leur vanité : ce sont elles en-
core qu'elles aiment en nous ; or , un
homme pauvre , fier , artiste, doué du pou-
voir de créer , n'est-il pas armé d'une es
254 LA PEAU DE CHAGRIN.

pèce d'égoïsme? Il existe autourde lui uu


tourbillon de pensées dans lequel tombe
même sa maitresse, elle en doit suivre le
mouvement.

Une femme adulée peut-elle croire à l'a-


mour d'un tel homme? Ira-t-elle le cher-
cher? Cet amant n'a pas le loisir de venir
faire , autour d'un divan, ces petites singe-
ries de sensibilité auxquelles les femmes
tiennent tant, qui sont le triomphe des
gens faux et insensibles... A peine trou-
ve-t-il assez de temps pour ses travaux :
comment en dépenserait-il à se rapetisser ,
à se chamarrer ? J'aurais donné ma vie,
mais je ne l'aurais pas détaillée...
Enfin , il y a dans le manége d'un agent
de change qui fait les commissions d'une
femme påle et minaudière, je ne sais quoi
de mesquin dont l'artiste a horreur. Il faut
plus que de l'amour à un homme pauvre
et grand , il a besoin de dévouement; et les
petites créatures qui vivent de cachemires ,
LA FEMME SANS CŒUR . 255

ou se font les porte-manteaux de la mode ,


n'ont pas de dévouement ; elles en exigent ,
voyant dans l'amour un moyen de com-
mander et non pas d'obéir. La véritable
épouse en cœur , en chair et en os se
laisse traîner là où va celui en qui résident
sa vie, sa force, sagloire , sonbonheur. Aux
hommes supérieurs, il faut des femmes di-
gnes d'eux , qui les comprennent.... Tous
leurs malheurs viennentd'un désaccord en-
tre eux et ce qui les entoure. Moi , qui me
croyais homme de génie, j'aimais précisé-
ment ces petites maîtresses.
Avec des idées si contraires aux idées re-
çues , avec la prétention d'escalader le ciel
sans échelle , avec des trésors qui n'avaient
pas cours , armé de connaissances étendues
dont ma mémoire était surchargée et que
je n'avais pas encore classées, que je ne m'é-
tais point assimilées pour ainsi dire ; me
trouvant sans parens , sans amis , seul au
milieu du plus affreux désert , un désert
256 LA PEAU DE CHAGRIN .

pavé , un désert animé, pensant, vivant ,


où tout vous est bien plus qu'ennemi.... in-
différent , la résolution que je pris était na-
turelle! quoique folle. Elle comportait je
ne sais quoi d'impossible qui me donna
du courage.
Ce fut comme un pari fait avec moi-
même : j'étais le joueur et l'enjeu. Voici
mon plan.
LA FEMME SANS CŒUR . 257
1

XVIII .

MES onze cents francs devaient suffire à


ma vie pendant trois ans , et je m'accordais
ces trois années pour mettre au jour un ou-
vrage qui pût attirer l'attention publique
sur moi , me faire une fortune , un nom.
Je me réjouissais en pensant que j'allais
vivre de pain et de lait, comme un solitaire
de la Thébaïde ; restant dans le monde des
livres et des idées, dans une sphère inacces-
I.
17
258 LA PEAU DE CHAGRIN .

sible , au milieu de ce Paris si tumultueux ,


sphère de travail et de silence, où je me
bâtissais , comme les chrysalides , une
tombe , pour renaître brillant et glorieux...
J'allais risquer de mourir pour vivre...
En réduisant l'existence à ses vrais be-
soins, au strict nécessaire, je trouvai que
trois cent soixante-cinq francs par an de-
vaient suffire à mon luxe de pauvreté. En
effet cette maigre somme a satisfait à ma
vie , tant que j'ai voulu subir ma propre
discipline claustrale...
-

Cela est impossible ! s'écria Émile.


J'ai vécu près de trois ans ainsi !... ré-
pondit Raphaël avec une sorte de fierté.
- Comptons! ... reprit-il. Trois sous de
pain, deux sous de lait, trois sous de char-
cuterie m'empêchaient de mourir de faim
et tenaient mon esprit dans un état de luci-
dité singulière. J'ai observé, comme tu
sais , de merveilleux effets produits par la
diète sur l'imagination.
LA FEMME SANS CŒUR. 259
Puis , mon logement me coûtait trois
sous par jour; je brûlais pour trois sous
d'huile par nuit; je faisais moi-même ma
chambre; je portais des chemises de fla-
nelle pour ne dépenser que deux sous de
blanchissage par jour; je me chauffais avec
du charbon de terre , dont le prix divisé
par les jours de l'année, n'a jamais donné
plus de deux sous pour chacun ; enfin, j'a-
vais des habits, du linge, des chaussures
pour trois années ; c'était assez , ne voulant
m'habiller que pour aller à certains Cours
publics et aux bibliothèques.
Toutes cesdépenses réuniesfont dix-huit
sous ; il m'en restait deux pour les choses
imprévues. Mais, je ne me souviens pas
d'avoir,pendantcette longuepériode de tra-
vail, passé le pont des Arts, ni d'avoir ja-
mais acheté d'eau; j'allais en chercher le
matin, à la fontaine de la place Saint-Mi-
chel, au coin de la rue des Grès. Oh! je
portais ma pauvreté fièrement. Un homme
260 LA PEAU DE CHAGRIN.

qui pressent un bel avenir, marche dans


sa vie de misère comme un innocent con-
duit au supplice, il n'a point honte.....
Je n'avais pas voulu prévoir la maladie ;
mais, comme Aquilina , j'envisageais l'hô-
pital sans terreur. Je n'ai pas douté un mo-
ment de ma bonne santé. Le pauvre ne se
couche que pour mourir.
Je me coupai moi-même les cheveux jus-
qu'à ce qu'un ange d'amour et de bonté...
Mais je ne veux pas anticiper sur la situa-
tion à laquelle j'arrive...
Apprends seulement, mon cher ami, qu'à
défautde maîtresse,je vécus avecune grande
pensée, un rêve, un mensonge auquel nous
commençons tous parcroire,plus oumoins.
Aujourd'hui, jeris de moi, de ce moipeut-
être saint et sublime qui n'existe plus... 137
こ La société, le monde, nos usages , nos
mœurs, vus de près, m'ont révélé le danger
de ma croyance innocente et la superfluité
de mes fervens travaux. Tout cela est inu-
LA FEMME SANS COUR . 261

tile à l'ambitieux. Il faut peu de bagage


quand on poursuit la Fortune ; et , la faute
des hommes supérieurs est de dépenser
leurs jeunes années à se rendre dignes d'elle.
Pendant qu'ils thesaurisent leurs forces et
la science pour porter, unjour sans effort, le
poids d'une puissance future qui les fuit;
les intrigans , riches de mots et dépourvus
d'idées , vont et viennent , surprennent les
sots, se logent dans la confiance des demi-
niais. Ainsi , les uns étudient, les autres
marchent ; les uns sont modestes , les au-
tres hardis ; l'homme de génie tait son or-
gueil et l'intrigant met le sien tout en de-
hors ; celui-ci doit arriver nécessairement.
Les hommes du pouvoir ont si fort be-
soin de croire au mérite tout fait , au ta-
lent effronté, qu'il y a, chez le vrai sa-
vant, de l'enfantillage à espérer des récom-
penses humaines. Je ne cherche certes pas
à paraphraser les lieux communs de la
vertu, le cantique des cantiques des gens
262 LA PEAU DE CHAGRIN.

qui ne parviennent à rien; mais à déduire


logiquement la raison des fréquens succès
obtenus par les hommes médiocres.
Mais l'étude est si maternellement bonne,
qu'il y a peut-être un crime à chercher d'au-
tres récompenses que les pures et douces
joies dont elle nourrit ses enfans. Je me
souviens d'avoir souvent mangé délicieu-
sement et gaiement mon pain, mon lait,
assis auprès de ma fenêtre, en respirant
l'air du ciel, en laissant planer mes yeux
sur un paysage de toits bruns , grisâtres ,
rouges, en ardoises , en tuiles, couverts de
mousses jaunes ou vertes.
Si , d'abord , cette vue me parut mono-
tone, bientôt j'y découvris de singulières
beautés. Tantôt, le soir,des raieslumineuses,
parties des volets mal fermés , nuançaient
et animaient les noires profondeurs de ce
pays original. Tantôt les lueurs pâles des
reverbères projettaient d'en bas des reflets
jaunâtres à travers le brouillard , et accu-
LA FEMME SANS CŒUR . 263
saient faiblement les rues dans les ondula-
tions de ces toits pressés , océan de vagues
immobiles. Puis , parfois de rares figures se
dessinaient aumilieu de ce morne désert: c'é-
tait, parmiles fleursdequelquejardinaérien,
le profil anguleux et crochu d'une vieille
femme arrosant des capucines;ou, dans le
cadre d'une lucarnepourrie, quelquejeune,
fille faisant sa toilette, se croyant seule,
et dont je n'apercevais que la jolie tête
et les longs cheveux élevés en l'air par
un bras éblouissant de blancheur. J'admi-
rais les végétations éphémères qui crois-
saient dans les gouttières, pauvres herbes
emportées par un orage! J'étudiais les
mousses , leurs couleurs ravivées par la
pluie , et qui , sous le soleil, se changeaient
en un velours sec et brun à reflets capri-
cieux... Enfin , les poétiques et changeans
effets du jour, les tristesses du brouillard ,
les soudains pétillemens du soleil , le si-
lence, les magies de la nuit, les mystères
264 LA PEAU DE CHAGRIN.

de l'aurore , les fumées de chaque cheminée,


tous les accidens de cette singulière nature
m'étaient devenus familiers et me divertis-
saient. J'aimais ma prison, peut-être parce
qu'elleétaitvolontaire...Ces savanesdeParis
formées par des toits nivelés comme une
plaine, mais qui couvraient des abîmes
peuplés , allaient à mon âme et s'harmo-
niaient avec mes pensées.- Il est fatiguant
de retrouver brusquement le monde quand
nous descendons des hauteurs célestes où
nous entraînent les méditations scientifi-
ques : aussi, ai-je alors merveilleusement
conçu la nudité des monastères...
LA FEMME SANS COUR . 265

XIX.

QUAND ma résolution de vivre ainsi, fut


prise , je cherchai mon logis dans les quar-
tiers les plus déserts de Paris. Un soir, je
revenais de l'Estrapade ; et, pour retourner
chez moi , je passais par la rue des Cor-
diers.

A l'angle de la rue de Cluny , j'aperçus


une petite fille d'environ quatorze ans ,
qui jouait au volant avec une camarade.
266 LA PEAU DE CHAGRIN.

Leurs rires et leurs espiégleries amusaient


les voisins. Il faisait beau , la soirée était
chaude, le mois de septembre durait en-
core. Devant chaque porte , il y avait des
femmes assises et devisant comme dans
une ville de province par un jour de fête.
Je remarquai d'abord la jeune fille dont
la physionomie était d'une admirable ex-
pression ; et le corps , tout posé pour un
peintre ; c'était une scène ravissante. Puis ,
cherchant la cause de cette bonhommie au
milieu de Paris , je remarquai que la rue
n'aboutissant à rien, ne devait pas être
très - passagère. Je me souvins du séjour
deJ.-J. Rousseaudans cette rue, je la regar-
dai, j'aperçus l'hôtel Saint-Quentin; et l'état
de délabrement dans lequel il se trouvait,
me faisant espérerd'y rencontrer le gîte peu
coûteux que je désirais, je voulus le visiter.
En entrantdans une sallebasse, je vis les
classiques flambeauxde cuivregarnisde leurs
chandelles et méthodiquement rangés au
LA FEMME SANS COUR . 267
dessus de chaque clef. En cherchant la maî-
tresse de l'hôtel, je fus frappé de la propreté
qui régnait dans cette salle , ordinairement
assez mal tenue partout. Elle était peignée
comme un tableau de genre , et les usten-
siles , les meubles, le lit bleu avaient la co-
quetterie d'une nature de convention. Une
femme de quarante ans environ se leva.
Il y avait des malheurs écrits dans ses traits,
et son regard était comme terni par des
pleurs. Je lui soumis humblement le tarif
de monloyer.Elle n'en parutpoint étonnée,
et chercha seulement une clefparmitoutes
les autres.
Alors, elle me conduisitdans les mansar-
des de samaison etm'y montraune cham-
bre, qui avaitvue sur les toits, sur les cours
obscures des hôtels garnis du voisinage, et
par les fenêtres desquelles passaient de lon-
gues perches chargées de linge... Rien n'é-
tait plus horrible.
Cette mansarde aux murs jaunes et sales
268 LA PEAU DE CHAGRIN .

sentait la misère et appelait un savant. La


toiture s'en abaissait irrégulièrement et les
tuiles disjointes y laissaient voir le ciel...
Il y avait place pour un lit, une table ,
quelques chaises ; et , sous l'angle obtus du
toit, je pouvais loger monpiano. N'étantpas
assez riche pour meubler cette cage digne
des plombs de Venise, la pauvre femme
n'avait jamais pu la louer. Or, ayant pré-
cisément excepté, de la vente mobilière que
je venais de faire, les objets qui m'étaient en
quelque sorte personnels, je fus bientôt
d'accord avec mon hôtesse , et le lendemain
je m'installai chez elle.
Je vécus dans ce sépulcre aérien pen-
dant près de trois ans , travaillant nuit et
jour sans relâche , avec tant de plaisir que
l'étude me semblait être le plus beauthème,
la plus heureuse solution d'une vie hu-
maine...
Le calme et le silence nécessaires au sa-
vant, ont je ne sais quoi de doux , d'eni
LA FEMME SANS CŒUR. 269
vrant comme l'amour. L'exercice de la
pensée , la recherche des idées, les contem-
plations tranquilles de l'esprit donnent
d'ineffables délices, indescriptibles comme
tout ce qui participe de l'intelligence dont
les phénomènes sont invisibles à nos sens
extérieurs ; aussi, sommes-nous toujours for-
cés , en parlant de l'esprit , de nous adresser
au corps. Ainsi , le plaisir de nager dans un
lac d'eau pure , au milieu des rochers, des
bois , des fleurs , seul , caressé par une brise
tiède, donnerait aux ignorans une bien fai-
ble image du bonheur que j'éprouvais
quand mon âme était baignée dans les
lueurs de je ne sais quelle lumière, quand
j'écoutais les voix terribles et confuses de
l'inspiration , quand les images ruisselaient
d'une source inconnue dans mon cerveau
palpitant. Oh ! voir une idée pointant dans
le vide des abstractions humaines comme
le leverdu soleil au matin , s'élevant comme
lui , jetant des rayons ; ou mieux encore ,
270 LA PEAU DE CHAGRIN .

enfant , adulte , homme et bien exprimée ,


bien vivante... est une joie égale aux au-
tres joies terrestres ou plutôt un divin plai-
sir. Puis , l'étude revêt de sa magie tout ce
qui nous environne.
Le bureau chétif sur lequel j'écrivais
et la basane brune dont il était couvert ,
mon piano, mon lit, mon fauteuil, les bi-
zarreries de mon papier de tenture , mes
meubles , tous devinrent pour moi d'hum-
bles amis, les complices silencieux de mon
avenir... Que de fois, en les regardant , je
leur ai communiqué mon âme !... Souvent ,
en laissant voyager mes yeux sur une
moulure déjetée, je rencontrais'des dé-
veloppemens nouveaux , une preuve frap-
pante de mon système ou des mots que je
croyais heureux pour rendre des pensées
presque intraduisibles...A force de contem-
plerces objets, je leur trouvais une physio-
nomie,uncaractère, et ils me parlaient sou-
vent. Si , par dessus les toits , le soleil cou
LA FEMME SANS COUR. 271

chant me jetait à travers mon étroite fe-


nêtre une lueur furtive, ils se coloraient ,
ils avaient des caprices , ils pâlissaient ,
brillaient, s'attristaient ou s'égayaient , me
surprenant toujours par unemultitude d'ef-
fets originaux...
Ces menus accidens de la vie solitaire
échappent aux préoccupations du monde,
mais ils sont la consolation des prisonniers.
Or, j'étais emprisonnéparune idée, captivé
parun système, mais soutenu par la pers-
pective d'une vie glorieuse.
Aussi, à chaque difficulté vaincue,je bai-
sais les mains douces et polies de la femme
aux beaux yeux, élégante, riche,qui devait
un jour caresser mes cheveux en me disant
avec attendrissement :

- Tu as bien souffert, pauvre ange!...


J'avais entrepris deux grandes œuvres.
D'abord, une comédie. Elle devait me
donner, en peu de jours , une renommée ,
une fortune , et l'entrée de ce monde où je
272 LA PEAU DE CHAGRIN.

voulais reparaître en homme remarquable.


Vous avez tous trouvé mon chef-d'œu-
vre , une véritable niaiserie d'enfant , la
première erreur d'un jeune homme qui
sort du college... Vos plaisanteries ont dé-
truit de fécondes illusions , qui , depuis , ne
se sont plus réveillées.
Mais , toi seul , mon cherEmile, as calmé
la plaie profonde que d'autres firent à mon
cœur. Tu admiras ma théorie de la vo-
lonté... ce long ouvrage , pour lequel j'avais
appris les langues orientales, l'anatomie , et
auquel j'avais consacré la plus grande par-
tie de mon temps , œuvre qui, si je ne me
trompe, doit compléter les travaux de La-
vater , de Gall, de Bichat , en ouvrant
une nouvelle route à la science humaine...
Là s'arrête ma vie, cette vie secrète, ce
sacrifice de tous les jours, ce travail de
ver-à-soie inconnu au monde et dont la
seule récompense est peut-être dans le tra-
vail même.
LA FEMME SANS CŒUR. 273
Depuis l'âge de raison jusqu'au jour où
j'eus terminé ma théorie , j'ai observé ,
appris , écrit , lu sans relâche , et ma vie fut
comme un long pensum.
Amant efféminé de la paresse orientale ,
amoureux de mes rêves, sensuel, j'ai tou-
jours travaillé, me refusant à toutes les
jouissances de la vie. Gourmand, j'ai été
sobre. Aimant et la marche et les voyages
maritimes , désirant visiter plusieurs pays ,
trouvant encore du plaisir à faire , comme
un enfant, ricocher des cailloux sur l'eau ,
je suis resté constamment assis , une plume
à la main. Bavard, j'allais écouter en si-
lence les professeurs aux Cours publics de
la Bibliothèque et du Muséum. J'ai dormi
sur mon grabat solitaire comme un re-
ligieux de l'ordre de Saint - Maur, et la
femme était ma seule chimère, une chi-
mère que je caressais et qui me fuyait tou-
jours.
Enfin ma vie a été une cruelle anti-
I. 18
274 LA PEAU DE CHAGRIN .

thèse, un perpétuel mensonge. Jugez donc


les hommes ! ...
Parfois tous mes goûts naturels se ré-
veillaient comme un incendie long-temps
couvé. Alors , par une sorte de mirage ou
de calenture, je me voyais, moi, veuf, dé-
nué de tout et dans une mansarde d'artiste,
entouré de femmes ravissantes ; je courais à
travers les rues de Paris, couché sur les
moelleux coussins d'un brillant équipage ,
j'étais rongé de vices , plongé dans la dé-
bauche , voulant tout , ayant tout. J'étais
ivre , à jeun... C'était la tentation de saint
Antoine. Puis le sommeil engloutissait heu-
reusement toutes ces visions dévorantes. Le
lendemain la Science m'appelait en sou-
riant , et je lui étais fidèle.
J'imagine que les femmes dites vertueuses
doivent être souvent la proie de ces tourbil-
lons de folie , de désirs et de passions qui
s'élèvent en nous , malgré nous. Ces rêves
ne sont pas sans charmes. Ils ressemblent
LA FEMME SANS COUR. 275
à ces causeries du soir, en hiver, quand on
part, du foyer, pour la Chine. Mais qu'est-
ce que devient la vertu?...
276 LA PEAU DE CHAGRIN .

xx.

PENDANT les dix premiers mois de ma


réclusion , je menai la vie pauvre et soli-
taire que je t'ai dépeinte : allant chercher
moi-même , dès le matin et sans être vu ,
mes provisions pour tout le jour ; faisant
ma chambre ; étant le maître , le serviteur;
diogénisant avec une incroyable fierté.
Mais après ce temps, pendant lequel l'hô-
tesse et sa fille espionnèrent mes mœurs et
mes habitudes, examinèrent ma personne
LA FEMME SANS COUR . 277

et comprirent ma misère peut-être , parce


qu'elles étaient elles-mêmes fort malheu-
reuses , il s'établit quelques liens entre elles
et moi.

La petite Pauline, cette charmante créa-


ture , dont les grâces naïves et secrètes
m'avaient en quelque sorte amené là, me
rendit quelques services qu'il me fut im-
possible de refuser. Toutes les infortunes
sont sœurs , elles ont le même langage , la
même générosité, la générosité de ceux
qui , ne possédant rien, sont prodigues de
sentiment, paient de leur temps et de leur
personne.

Insensiblement Pauline s'impatronisa


chez moi. Elle voulut me servir, et sa mère
ne s'y opposa point. Je vis la mère elle-
même raccommodant mon linge et rou-
gissant d'être surprise à cette charitable
occupation. Malgré moi, je devins leur pro-
tégé , j'acceptai leurs services.
Pour comprendre cette singulière ami
278 LA PEAU DE CHAGRIN.
tié, il faut connaitre l'emportement du
travail, la tyrannie des idées et cette répu-
gnance instinctive dont l'homme qui vit de
la pensée est saisi pour tous les détails de
la vie mécanique.
Pouvais-je résister à la délicate attention
avec laquelle Pauline m'apportait, à pas
muets , mon repas frugal, quand elle s'aper-
cevait que , depuis sept ou huit heures, je
n'avais rien pris?...
Avec les grâces de la femme et de l'en-
fance , elle me souriait, me faisant de la
main un signe pour me dire queje ne devais
pas la voir. C'était Ariel se glissant comme
un sylphe sous mon toit, et prévoyant
mes besoins.
Un soir, Pauline me raconta son histoire
avec une ravissante ingénuité. Son père
était chef d'escadron dans les grenadiers à
cheval de la garde impériale. Au passage de
la Bérésina , il avait été fait prisonnier par
les Russes. Plus tard, quand Napoléon
LA FEMME SANS COUR . 279

proposa de l'échanger , les autorités russes


le firent vainement chercher en Sibérie. Au
dire des autres prisonniers, il s'était échappé
avec le projet d'aller aux Indes.
Depuis ce temps , madame Gaudin, mon
hôtesse, n'avaitpu obtenir aucune nouvelle
de son mari. Les désastres de 1814 et
1815 étant arrivés , se trouvant seule , sans
ressources et sans secours ; alors , elle avait
pris le parti de tenir un hôtel garni , pour
faire vivre sa fille. Elle espérait toujours
revoir son mari.

Son plus cruel chagrin était de laisser


Pauline sans éducation, sa Pauline, filleule
de la princesse Borghèse, et qui n'aurait pas
dù mentir aux belles destinées promises par
sa protectrice.
Quand madame Gaudin me confia cette
amère douleur qui la tuait et qu'elle me
dit avec un accent déchirant :
- Je donnerais bien le chiffon de pa-
pier qui a créé Gaudin baron de l'empire ,
280 LA PEAU DE CHAGRIN .

et le droit que nous avons à la dotation de


Wistchnau , pour savoir Pauline élevée à
Saint-Denis. Ah ! si l'empereur vivait...
Tout à coup , je tressaillis et j'eus l'idée ,
pour reconnaître tous les soins dont j'étais
devenu l'objet,de m'offrir àfairel'éducation
de Pauline. La candeur avec laquelle on
accepta ma proposition fut égale à la naïveté
qui me la dictait.
J'eus ainsi des heures de récréation. Pau-
line avait les plus heureuses dispositions.
Apprenant avec facilité , elle devint bien-
tôt plus forte que moi sur le piano. Elle
était toute grâce , toute gentillesse. Elle
m'écoutait avec recueillement , arrêtant sur
moi ses yeux noirs et veloutés qui sem-
blaient sourire. Elle répétait ses leçons
d'un accent doux et caressant, en témoi-
gnant une joie enfantine si j'étais content.
Sa mère, chaque jour plus inquiète d'avoir
àpréserver de tout danger une jeune fille ,
qui développaa, en croissant, toutes les
LA FEMME SANS CEUR . 281

promesses faites par ses grâces d'enfance ,


la vit avec plaisir, s'enfermer pendant toute
la journée , pour lire et apprendre des le-
çons. Mon piano étant le seul dont elle pût
se servir , elle profitait de mes absences
pour étudier.
Quand je rentrais , je la trouvais chez
moi,dans latoilettela plus modeste, mais au
moindre mouvement qu'elle faisait, sa taille
élégante et souple,les attraitsde sa personne
se révélaient sous l'étoffe grossière dont elle
était vêtue. Elle avait un pied mignon dans
d'ignobles souliers. C'était l'héroïne du
conte de Peau-d'Ane , une reine en escla-
vage.
Mais ses jolis trésors , sa richesse de jeune
fille, tout ce luxedebeautéfutcomme perdu
pour moi. Je m'étais ordonné à moi-même
de voir en Pauline , une sœur. J'aurais eu
horreur de tromper la confiance desa mère.
Ainsi , j'admirais cette charmante fille
comme un tableau , comme le portrait
282 LA PEAU DE CHAGRIN .

d'une maîtresse morte. C'était mon enfant ,


ma statue ; et, Pygmalion nouveau , je vou-
lais faire, d'une vierge vivante et colorée ,
sensible et parlante ,- un marbre. J'étais
* très-sévère avec elle; mais plus je lui faisais
éprouver les effets de mon despotisme ma-
gistral , plus elle devenait douce et soumise.
Si je fus encouragé dans ma retenue et
dans ma continence par des sentimens no-
bles , les raisons de procureur ne me man-
quèrent pas. Je ne comprends point la
probité des écus, sans la probité de la pen-
sée. Tromper une femme ou faire faillite ,
a toujours été même chose pour moi. Ai-
mer une jeune fille ou se laisser aimer par
elle, constitue un vrai contrat, dont les con-
ditions doivent être bien entendues. Nous
sommes maîtres d'abandonnerlafemmequi
se vend , mais non pas la jeune fille qui se
donne , car elle ignore l'étendue de son sa-
crifice... Ainsi , j'aurais épousé Pauline, et
c'eût été une folie. C'était livrer une âme
LA FEMME SANS COUR . 283

douce et vierge à d'effroyables malheurs.


Mon indigence parlait une voix puissante,
et mettait sa main de fer entre cette chère
créature et moi....

Puis , j'avoue à ma honte que je ne


conçois pas l'amour dans la misère. Peut-
être est-ce, en moi , dépravation due à cette
maladie humaine que nous nommons la Ci-
vilisation ; mais une femme, fût-elle aussi
ravissante que la belle Hélène , la Galathée
d'Homère , n'a plus aucun pouvoir sur mes
sens , si peu qu'elle soit crottée. Ah! vive
l'amour dans la soie , sur le cachemire , en-
touré des merveilles du luxe , qui le pa-
rent merveilleusement bien, parce que lui-
même est un luxe peut-être. J'aime à frois-
ser, sous mes désirs, de pimpantes toilet-
tes , à briser des fleurs , à porter une main
dévastatrice dans les élégans édifices d'une
coiffure embaumée.... Des yeux brûlans ca-
chés par un voile de dentelle que les regards
déchirent comme la flamme perce la fumée
284 LA PEAU DE CHAGRIN .

ducanon , m'offrent de fantastiques attraits.


A mon amour, il faut des échelles de soie ,
montées en silence , par une nuit d'hiver.
Quel plaisird'arriver couvert deneige , dans
une chambre éclairée par des parfums , ta-
pissée d'or , de soies peintes... Et la femme
aussi secoue de la neige... voiles des volup-
tueuses mousselines à travers lesquelles elle
se dessine vaguement comme un ange dans
son nuage... Et il me faut encore un crain-
tif bonheur , une audacieuse sécurité... Puis
je veux revoir cette femme mystérieuse ;
mais éclatante , mais au milieu du monde ,
vertueuse, environnée d'hommages , vêtue
de dentelles et de diamans , donnantses or-
dres à la Ville, si haut placée, si imposante
que nul n'ose lui adresser de vœux... Et
puis , elle me jette un regard à la dérobée ,
un regard qui dément tout cela , un regard
qui me sacrifie le monde et les hommes !...
Certes , je me suis vingt fois trouvé ridi-
cule d'aimer quelques aunes de blonde, du
LA FEMME SANS COUR . 285

velours, de fines batistes , les tours deforce


d'un coiffeur , des bougies , un carrosse, un
titre , d'héraldiques couronnes peintes par
des vitriers ou fabriquées par un orfévre ,
enfin tout ce qu'il y a de factice et de moins
femme dans la femme. Je me suis moqué
demoi, je me suis raisonné. Tout a été vain.
Une femme aristocratique avec son sourire
fin , la distinction de ses manières , et son
respect d'elle-même m'enchante. Quand
elle met une barrière entre elle et le monde,
elle flatte en moi toutes les vanités qui sont
la moitié de l'amour. Enviée par tous , ma
félicité me paraît avoir plus de saveur, plus
de goût. En ne faisant rien de ce que font
les autres femmes ; en ne marchant pas , ne
vivant pas comme elles ; en s'enveloppant
dans un manteau qu'elles ne peuvent avoir ;
en respirant des parfums à elle; ma mai-
tresse me semble être bien mieux à moi.
Plus elle s'éloigne de la terre , même dans
ce que l'amour a de terrestre, et plus elle
286 LA PEAU DE CHAGRIN .

s'embellit à mes yeux . En France, heureu-


sement pour moi , nous sommes depuis
vingt ans sans reine, car j'eusse aimé la
reine .

Pour avoir les façons d'une princesse,


une femme doit être riche. Or, en présence
de mes romanesques fantaisies , qu'était
Pauline ?... Pouvait-elle me vendre des nuits
qui coûtent la vie, un amour qui tue , et
met en jeu toutes les facultés humaines...
Nous ne nous tuons guère pour de pauvres
filles qui se donnent...
Je n'ai jamais pu détruire ces sentimens
ni ces rêveries de poëte... J'étais né pour
l'amour impossible , et le hasard a voulu
que je fusse servi par de là mes souhaits.
Aussi , que de fois j'ai vêtu de satin les
pieds mignons de Pauline ; emprisonné sa
taille , svelte comme un jeune peuplier ,
dans une robe de gaze ; jeté sur son sein une
légère écharpe ; lui faisant fouler les tapis
de son hôtel , et la conduisant à une voi
LA FEMME SANS CŒUR . 287
ture élégante... Je l'eusse adorée ainsi. Je
lui donnais une fierté qu'elle n'avait pas ;
je la dépouillais de toutes ses vertus , de
ses grâces naïves , de son délicieux na-
turel , de son sourire ingénu , pour la plon-
ger dans le Styx de nos vices et lui rendre
le cœur invulnérable , pour la farder de nos
crimes , pour en faire la poupée fantastique
de nos salons , une femme fluette qui se
couche au matin pour renaître le soir, à l'au-
rore des bougies... Elle était tout sentiment,
toute fraîcheur , je la voulais sèche et
froide.

Dans les derniers jours de ma vie le


souvenir m'a montré Pauline, comme il
nous peint les scènes de notre enfance ; et ,
plus d'une fois , je suis resté attendri, son-
geant à de délicieux momens : soit que je
la revisse, assise près de ma table , occupée
à coudre, paisible , silencieuse , recueillie
et faiblement éclairée par le jour qui , des-
cendant de ma lucarne, dessinait de légers
288 LA PEAU DE CHAGRIN .

reflets argentés sur sa belle chevelure noire ;


soit que j'entendisse son rire jeune , sa voix
d'un timbre riche quand elle chantait les
gracieux cantilènes qu'elle composait sans
efforts . Souvent elle s'exaltait en faisant de

la musique; et alors, sa figure ressemblait


d'une manière frappante à la belle et noble
tête par laquelle Carlo Dolci a voulu re-
présenter la Poésie ou l'Italie...
Ma cruelle mémoire me jetait cette
jeune fille à travers les folies de mon exis-
tence comme un remords , comme une
image de la vertu ! Mais laissons la pauvre
enfant à sa destinée ! Si malheureuse qu'elle
puisse être, au moins l'aurai - je mise à l'a-
bri d'un effroyable orage, en évitant de la
traîner dans mon enfer.
LA FEMME SANS CEUR .
289

XXI .

JUSQU'A l'hiver dernier , ma vie fut la vie


tranquille et studieuse dont j'ai tâché de te
donner une faible image. Dans les premiers
jours du mois de décembre 1829, je ren-
contrai Rastignac.
Malgré le misérable état de mes vête-
mens , il me donna le bras et s'enquit de ma
fortune avec un intérêt vraiment frater
nel...
1.
19
LA PEAU DE CHAGRIN.
290
Alors , je lui racontai brièvement et ma
vie et mes espérances.
Il se mit à rire, me traita d'homme de
génie , de sot, d'enfant. Sa voix gasconne ,
son expérience du monde, l'opulence qu'il
devait à son savoir-faire agirent sur moi
d'une manière irrésistible.

Il me fit mourir à l'hôpital, méconnu


comme un niais , conduisit mon propre
convoi , me jetant dans le trou des pauvres.
Il me parla de charlatanisme. Avec cette
verve aimable qui le rend si séduisant , si
entraînant , il me montra tous les hommes
de génie comme des charlatans , et me dé-
clara que j'avais un sens de moins , une
cause de mort, si je restais, seul , rue des
Cordiers. Je devais aller dans le monde,
égoïser adroitement , habituer les gens à
prononcermon nom et me dépouiller moi-
même de l'humble monsieur qui mes-
seyait à un grand homme de son vivant.
-Les imbéciles , s'écria-t-il , nomment ce
LA FEMME SANS CŒUR .
291
métier-là, intrigue, les gens à moralele pros-
crivent sous le mot de vie dissipée. Ne
nous arrêtons pas aux hommes , interro-
geons les choses et les résultats? Tu tra-
vailles toi ?... tu ne feras rien!
Ladissipation ,mon cher, estun système
politique. La vie d'un homme occupé à
manger sa fortune devient souvent une spé
culation. Il place ses capitaux, en amis, en
plaisirs , en protecteurs, en connaissances...
Un négociant risque-t-il un million?... pen
dant vingt ans, il ne dort , ni ne boit, ni ne
s'amuse; il couve son million, il le fait trotter
par toute l'Europe; il s'ennuie, se donne à
tous les démons que l'homme a inventés ;
puis, une faillite le laisse sans un sou , sans
un nom, sans un ami. Le dissipateur lui ,
s'amuse à vivre, à faire courir ses che-
vaux; et s'il perd son capital, il a la chance
d'être nommé receveur général , de se ma-
rier, d'être attaché à un ministre, à un am-
bassadeur... Il a encoredes amis,une réputa
LA PEAU DE CHAGRIN .
292
tion, et toujours de l'argent... Connaissant
les ressorts du monde,il les fait jouer à son
profit. Est-ce logique , ou suis-je fou ?...
N'est-ce pas la moralité de la comédie qui se
voit tous les jours dans le monde?...
-Ton ouvrage est achevé,reprit-il après
une pause. Tu as un talent immense !... Eh
bien ! ce n'est rien. Voilà le point de dé-
part. Il faut maintenant faire ton succès toi-
même , cela est plus sûr. Tu iras conclure
des alliances avec les coteries , conquérir
des prôneurs... Moi , je veux me mettre de
moitié dans ta gloire , être le bijoutier qui
aura monté ton diamant.
--Pour commencer, dit-il, sois icidemain
soir. Je te présenterai dans une maison où
va tout Paris, notreParis à nous: les beaux,
les gens à millions , les célébrités , enfin les
hommes qui parlent d'or comme Chrysos-
tome. Quand ils ont adopté un livre , le li-
vre devient à la mode ; et , s'il est réellement
bon, ils ont donné quelque brevet de gé
LA FEMME SANS CŒUR . 293
nie sans le savoir. Si tu as de l'esprit , mon
cher enfant, tu feras toi-même la fortune
de ta théorie , en comprenant mieux la
théorie de la fortune... En un mot, demain
soir , tu verras Fedora ! La belle comtesse
Fædora , la femme à la mode.
-Je n'en ai jamais entendu parler...
-Tu es un Caffre! ... dit Rastignac en
riant. Ne pas connaître Fedora! ... Une
femme à marier qui possède près de
quatre-vingt mille livres de rentes et qui ne
veut de personne ou dont personne ne
veut ! ... Espèce de problème féminin , une
Parisienne à moitié Russe, une Russe à
moitié Parisienne ! ... Une femme chez la-
quelle s'éditent toutes les productions ro-
mantiques qui ne paraissent pas... La plus
belle femme de Paris, la plus gracieuse...
Tu n'es même pas un Caffre, tu es la bête
intermédiaire qui sépare le Caffre de l'a-
nimal. Adieu , à demain... ;
1

Il fit une pirouette et disparut sans at


294 LA PEAU DE CHAGRIN .

tendre ma réponse, n'admettant pas qu'un


homme raisonnable pût refuserd'être pré-
senté à Fœdora.

Comment expliquer la fascinationd'un


nom!...

FOEDORA !...

Ce nom me poursuivit comme une mau-


vaise pensée, avec laquelle on cherche à
transiger! ... Une voix me disait :
-Tu iras chez Fœdora!
Et j'avais beau me débattre avec cette
voix et lui crier qu'elle mentait, elle écra-
sait tous mes raisonnemens avec ce nóm :
:
- Fedora.

Mais cenom, cette femme étaient le sym-


bole de tous mes désirs et le thème de ma
vie. Le nom réveillait les poésies artificiel-
les du monde, en faisait briller les fêtes, la
vanité, les clinquans ; la femme m'appa-
raissait avec tous les problèmes de la pas-
sion dont je m'étais affolé. Ce n'était peut-
être ni la femme ni le nom , mais tous mes
LA FEMME SANS COUR . 295
vices qui se dressaient debout dans mon
âme pour me tenter de nouveau.
La comtesse Fœdora, richeet sans amant,
résistant à des séductions parisiennes!.....
C'était l'incarnation de mes espérances, de
mes visions. Je me créai une femme , je la
dessinai dans ma pensée, je la rêvai.
Pendant la nuit , je ne dormis pas , je
devins son amant, je fis tenir une vie en-
tière, une vie d'amour en peu d'heures ,
j'en savourai les fécondes et pures délices.
Le lendemain, incapable de soutenir le
supplice d'attendre longuement la soirée,
j'allai louer un roman , et je passai la jour-
née à le lire, me mettant ainsi dans l'im-
possibilité de penser, de mesurer le temps.
Pendant ma lecture, le nom de Fœdora re-
tentissait en moi, comme un son que l'on
entend dans le lointain, qui ne vous trou-
ble pas , mais qui se fait écouter...
Je possédais heureusement encore , un
habit noir et un gilet blanc assez honora
296 LA PEAU DE CHAGRIN .

bles ; puis , de toute ma fortune , il me res-


tait environ trente francs que j'avais semes
dans mes hardes , dans mes tiroirs, afin de
mettre entre une pièce de cent sous et mes
fantaisies , la barrière imposante d'une re-
cherche et les hasards d'une circumnavi-
gation dans ma chambre.
Au moment de m'habiller , je poursuivis
mon trésor à travers un océande papiers.
La rareté du numéraire peut te faire conce-
voir tout ce que mes gants et mon fiacre
emportèrent de richesses : ils mangèrent le
pain de tout un mois. Mais nous ne man-
quons jamais d'argent pour nos caprices;
nous ne discutons que le prix des choses
utiles ou nécessaires. Nous jetons l'or avec
insouciance à des danseuses, et nous mar-
chandons un ouvrier dont la famille affa-
mée attend le paiement d'un mémoire. Il
semble que nous n'achetions jamais le plai-
sir assez chèrement.
Je trouvai Rastignac fidèle au rendez
LA FEMME SANS COUR . 297

vous. Il sourit de ma métamorphose , m'en


plaisanta ; puis , tout en allant chez la com-
tesse , il me donna de charitables conseils
sur la manière de me conduire avec elle.
Il me la peignit avare, vaine et défiante;
mais avare avec faste , vaine avec simplicité,
défiante avec bonhomie.
-

Tu connais mes engagemens , me dit-


il. Tu sais combien je perdrais à changer
d'amour. En observant Fedora , j'étais
désintéressé, de sang-froid, mes remarques
doivent être justes. Or, en pensant à tepré-
senter chez elle , je songeais à ta fortune :
ainsi , prends garde à tout ce que tu diras.
Elle a une mémoire cruelle. Elle est d'une

adresse àdésespérer un diplomate,àdeviner


le moment où il dit vrai. Entre nous ,je crois
qu'elle n'a jamais été mariée. L'ambassa-
deur deRussie s'est mis à rire lorsque je lui
ai parlé d'elle; il ne la reçoit pas et la salue
fort légèrement quand il la rencontre aubois.
Cependant , elle est de la société de ma
298 LA PEAU DE CHAGRIN.

dame de F..., va chez mesdames de N..... ,


de V..... En France , sa réputation est in-
tacte. La maréchale de ***, la plus col-
let - monté de toute la coterie bonapar-
tiste, l'invite à passer la saison à sa terre.
Beaucoup de jeunes fats et même le fils d'un
pair de France, lui ont offert un nom en
échange de sa fortune, elle les a tous poli-
ment éconduits. Peut-être sa sensibilité ne
commence-t-elle qu'autitre de comte! N'es-
tu pas marquis ?... Ainsi, marche en avant
si elle te plaît ! Voilà ce que j'appelle don-
ner des instructions.

Cette plaisanterie me fit croire que Ras-


tignac voulait rire et piquer ma curiosité ,
de sorte que ma passion improvisée était ar-
rivéeàson paroxisme quandnous nous arrê-
tàmesdevant un péristyle ornéde fleurs. En
montant un vaste escalier tapissé , où je re-
marquai toutes les recherches du confor-
table anglais, le cœur me battit; etj'enrou-
gissais; car je démentais mon origine, mes
LA FEMME SANS COUR . 299
sentimens , ma fierté. J'étais sottement bour-
geois. Mais je sortais d'une mansarde , après
trois années de pauvreté , ne sachant pas
encore mettre au dessus des bagatelles de la
vie, les trésors acquis , les immenses capi-
taux intellectuels qui vous font riche en
un moment, quand le pouvoir tombe entre
vos mains , sans vous écraser parce que l'é-
tude vous a formé d'avance aux luttes po-
litiques.
300 LA PEAU DE CHAGRIN.

XXII .

J'APERÇUS une femme d'environ vingt-


deux ans , de moyenne taille , vêtue de
blanc , entourée d'un cercle d'hommes ,
mollement couchée sur une ottomane, et
tenant à la main un écran de plumes.
En voyant entrer Rastignac , elle se leva,
vint à nous; et , souriant avec grâce , elle
me fit , d'une voix singulièrement mélo-
dieuse , un compliment sans doute apprêté.
Notre ami m'avait annoncé comme un

:
LA FEMME SANS CŒUR . 301
homme de talent en employant son adresse
et son emphase gasconne à me procurer un
accueil flatteur. Je fus l'objet d'une atten-
tion particulière dont je devins confus ;
mais Rastignac avait heureusement parlé de
ma modestie. Je rencontrai là des savans ,
des gens de lettres , d'anciens ministres , des
pairs de France.
La conversation reprit son cours quelque
temps après mon arrivée ; et , sentant que
j'avais une réputation à soutenir , je me ras-
surai ; puis , je tâchai , sans abuser de la
parole quand elle m'était accordée , de ré-
sumer les discussions par des mots plus
ou moins incisifs , tantôt profonds, tantôt
spirituels. Je produisis quelque sensation;
et , pour la première fois de sa vie , Rasti-
gnac fut prophète.
Quand il y eut assez de monde pour que
chacun retrouvat sa liberté, mon introduc-
teur me donna le bras et nous nous prome-
nâmes dans les appartemens.
302 LA PEAU DE CHAGRIN.

N'aie pas l'air d'être trop emmer-


veillé de la princesse, me dit-il ; elle pour-
rait deviner le motif de ta visite...
Les salons étaient meublés avec un goût
exquis.J'yvisdestableauxdechoix. Chaque
pièce avait, comme chez les Anglais les
plus opulens, son caractère particulier; et ,
alors , la tenture de soie, les agrémens, la
forme des meubles, le moindre décor s'har-
moniait avec la pensée première. Ainsi ,
dans un boudoir gothique, dont les portes
étaient cachées pardes rideaux en tapisserie,
les encadremens de l'étoffe, la pendule, les
dessins du tapis étaient gothiques; le pla-
fond, formé de solives brunes sculptées ,
présentait à l'œildes caissons pleins de grâce
et d'originalité; les boiseries en étaient ar-
tistement travaillées; et rien ne détruisait
l'ensemble de cette jolie décoration , pas
même les croisées, dont les vitraux étaient
coloriés et précieux .
Je fus surpris à l'aspect d'un petit salon
LA FEMME SANS CŒUR . 303

moderne, où je ne sais quel artiste avait


épuisé la science de notre décor si léger,
si frais , si suave, sans éclat , sobre de do-
rures. C'était amoureux et vague commeune
ballade allemande , un petit réduit taillé
pour une passion de 1827, embaumé par
des jardinières pleines de fleurs rares , et à
la suite duquel j'aperçus en enfilade , une
pièce dorée , où revivait le goût du siècle
de Louis XIV, et qui , opposé à nos pein-
tures actuelles , produisait un bizarre mais
agréable contraste.
- Ici , tu seras assez bien logé !... me dit
Rastignac avec un sourire où perçait une
légère ironie. N'est-ce pas séduisant ?......
ajouta-t-il en s'asseyant. :

Mais, il se leva brusquement, me prit


par la main, me conduisit à la chambre à
coucher; puis , me montrant, sous un dais
de mousselines et de moire blanches, un lit
voluptueux , doucement éclairé, le vrai lit
d'une jeune fée fiancée àun génie :
A
304 LA PEAU DE CHAGRIN .

- N'y a-t- il pas , s'écria-t-il à voix basse,


del'impudeur, de l'insolence , de la coquet-
terie outre mesure à nous laisser contempler
ce trône de l'amour?... Ne se donner à per-
sonne et permettre à tout le monde de
mettre là sa carte!... Ah! si j'étais libre, je
voudrais voir cette femme soumise et pleu-
rant à ma porte....
-

Es-tu donc si certain de sa vertu ?...


-

Les plus audacieux de nos maîtres ,


les plus habiles ont échoué, l'ont avoué,
lui sont restés fidèles , l'aiment encore et
sont ses amis dévoués... Cette femme n'est-
elle pas une énigme?
Ces paroles excitèrent une sorte d'ivresse
en moi. Ma jalousie craignait déjà le passé.
Tressaillant d'aise , je revins précipitamment
dans le salon où j'avais laissé la comtesse.
Je la rencontrai dans le boudoir gothique.
Elle m'arrêta par un sourire ; et , me fai-
sant asseoir près d'elle, me questionna
sur mes travaux , et parut s'y intéresser vi
LA FEMME SANS CŒUR . 305

vement quand , au lieu de vanter gravement


en langage de professeur l'importance de
ma découverte , je traduisis mon système
enplaisanteries.
Elle rit beaucoup enm'entendantlui dire
que la volonté humaine était une force ma-
térielle , semblable à la vapeur; et que ,
dans le monde moral, rien ne résistait à
cette puissance quand un homme s'ha-
bituait à la concentrer, à en manier la
somme , à diriger constamment, sur les au-
tres àmes , la projection de cette masse ,
fluide ; et qu'il pouvait , à son gré, tout mo-
difier relativement à l'homme , même cer-
taines lois de la nature....
Elle me fit des objections qui me révé-
lèrent une incroyable finesse d'esprit. Je
m'amusai malicieusement à lui donner rai-
son pendant quelques momens pour la flat-
ter ; mais je détruisis ses raisonnemens de
femme par un mot ou en attirant son at-
tention sur un fait journalier dans la vie ,
I. 20
306 LA PEAU DE CHAGRIN .

vulgaire en apparence , mais au fond plein


de problèmes insolubles pour le savant.
Je piquai sa curiosité. Elle resta même
un instant silencieuse quand je lui dis que
nos idées étaient des êtres organisés , com-
plets , vivant dans un monde invisible à nos
regards , mais qui influaient sur nos desti-
nées, lui donnant pour preuve les pensées
de Descartes, de Napoléon , de Diderot, qui
avaient conduit, qui conduisaient encore
tout un siècle...
J'eus l'honneur de l'amuser. Elle me
quitta , en m'invitant à la venir revoir. En
style de cour , elle me donaa mes entrées.
Soit que je prisse , selon ma louable ha-
bitude , des formules polies pour des pa-
roles de cœur , soit qu'elle me crût destiné
à quelque célébrité prochaine ; ou que, réel-
lement, elle voulût augmenter sa ménagerie
de savans , je me flattai d'avoir su lui plaire.
Appelant à mon secours toutes mes con-
naissances physiologiques et mes études an
LA FEMME SANS CŒUR . 307
térieures sur la femme , je consacrai le
reste de la soirée à l'examen le plus minu-
tiux de sa personne et de ses manières.
Caché dans l'embrasure d'une fenêtre ,
je la vis allant et venant , s'asseyant et cau-
sant,ou appelant un homme, l'interrogeant
et s'appuyant, pour l'écouter, sur un cham-
branle de porte. Je reconnus dans sa dé-
marche un mouvement brisé si doux , une
ondulation de robe si gracieuse , elle exci-
tait si puissamment le désir, que je devins
alors très-incrédule sur sa vertu. Si Fœdora
méconnaissait aujourd'hui l'amour , elle
avait dû jadis être fort passionnée... Même
la manière dont elle se posait devant son in-
terlocuteur, avait un langage de volupté. Se
soutenant sur la boiserie avec coquetterie,
comme une femme prête à tomber ou à
s'enfuir, mais restant là, les bras mollement
croisés , en paraissant respirer les paroles ,
en les écoutant même du regard et avec
bienveillance , elle exhalait le sentiment.
308 LA PEAU DE CHAGRIN .

Puis, ses lèvres fraiches, rouges tran-


chaient sur un teint d'une vive blancheur.
Ses cheveux noirs allaient admirablement
bienà la couleur orangée de ses yeux mê-
lés de veines comme une pierre de Flo-
rence, et qui semblaient ajouter de la fi-
nesse à ses paroles. Son corsage était paré
des grâces les plus attrayantes. Une rivale
aurait peut-être accusé de dureté ses épais
sourcils qui paraissaient se réjoindre, et
remarqué je ne sais quel duvet impercepti-
ble dont les contours de son visage étaient
ornés.

Enfin je trouvai la passion empreinte en


tout, l'amour écrit sur ses paupières italien-
nes, surses belles épaules dignes delaVénus
deMilo,dans ses traits, sur sa lèvre supé-
rieure un peu forte et légèrement ombra-
gée. Il y avait certes tout un roman dans
cette femme! ...
Ces richesses féminines , cet ensemble
harmonieux des lignes, les promesses faites
LA FEMME SANS CŒUR .
509
à l'amour que je lisais dans cette structure
étaient tempérées , il est vrai, par une ré-
serve constante, par une modestie extraor-
dinaire qui contrastaient avec l'expression
de toute la personne: il fallait une observa-
tion aussi sagace que la mienne pour dé-
couvrir dans cette nature les signes d'une
destinée de volupté. Pour expliquer plus
clairement ma pensée, il y avait en elle
deux femmes séparées, par le buste peut-
être : l'une était froide, tandis que la tête
seule semblait être passionnée. Avant d'ar-
rêter ses yeux sur une personne , elle pré-
parait son regard comme s'il se passait je ne
sais quoi de mystérieux en elle-même; vous
eussiez dit une convulsion; mais ses yeux
étaient brillans et beaux. Enfin, ou ma
scienceétaitimparfaite, etj'avais encoreàdé-
couvrirde nouveaux secrets ; ou la comtesse
possédait une belle âme, dont les sentimens
etlesémanations communiquaient à saphy
sionomie ce charme qui nous subjugue et
310 LA PEAU DE CHAGRIN.
nous fascine , ascendant tout moral et d'au-
tant plus puissant qu'il s'accorde avec les
sympathies du désir.....
Je sortis ravi;séduit parla femme, enivré
par le luxe, chatouillé dans tout cequemon
cœur avait de noble, de vicieux , de bon ,
de mauvais. Alors , en me sentant si ému , si
vivant, si exalté, je crus comprendre l'at-
trait qui amenait , chez cette femme , tous
ces artistes , ces diplomates, ces agioteurs
doublés de tôle comme leurs caisses , ces
hommes de pouvoir. Sans doute, ils ve-
naient chercher près d'elle l'émotion dé-
lirante qui faisait vibrer en moi toutes les
forces de mon être, fouettait mon sangdans
la moindre veine , agaçait le plus petit nerf
et tressaillait dans mon cerveau !... Elle ne
s'était donnée à aucun pour les garder tous.
Unefemme est coquette tant qu'elle n'aime
personne...
- Puis , dis-je à Rastignac , elle a peut-
être été mariée ouvendueàquelque vieillard,
LA FEMME SANS CŒUR. 311

et le souvenir de ses premières noces lui


donne de l'horreur pour l'amour...
Je revins à pied du faubourg Saint-Ho-
noré où Fœdora demeure. Entre son hôtel
et la rue des Cordiers il y a presque tout
Paris ; mais le chemin me parut court , et
cependant il faisait froid. Entreprendre la
conquête de Fedora , dans l'hiver, un rude
hiver, quand je n'avais pas trente francs en
ma possession , quand la distance qui nous
séparait était si grande !.... Un jeune homme
pauvre sait, seul, ce qu'une passion coûte
en voitures, en gants , habits, linge, etc. ! ...
Et, si l'amour reste un peu trop de temps
platonique, il devient ruineux... Vraiment ,
il y a des Lauzun de l'Ecole de Droit aux-
quels il est impossible d'approcher d'une
passion logée à un premier étage !...
Et comment pouvais-je lutter, moi , fai-
ble , grêle , mis simplement, pâle et have
comme un artiste en convalescence d'un

ouvrage , avec ces jeunes gens si bien fri


312 LA PEAU DE CHAGRIN.

sées , si jolis , pimpans , cravatés à désespé-


rer la Croatie tout entière, riches , armés
de tilburys et d'impertinence....
-Bah ! Fedora ou lamort!... criais-je au
détour d'un pont. Fedora , c'est la for-
tune! ...

Etlebeau boudoir gothique et le salon


à la Louis XIV , passèrent devant mes
yeux ; et je la voyais ,elle,la comtesse, avec
sa robe blanche, ses grandes manches gra-
cieuses , et sa séduisante démarche et son
corsage tentateur.....
Quand j'arrivai dans ma mansarde nue ,
froide, aussi mal peignée que la perruque
d'un naturaliste, j'étais encore environné
par toutes les imagesdu luxeprodigieux de
Fedora ... Ce contraste était un mauvais
conseiller. Les crimes ne doivent pas naître
autrement. Alors je maudis ,en frissonnant
de rage, ma décente et honnête misère,
ma mansarde féconde où tant de pensées
avaient surgi... Je demandai compte à Dieu,
LA FEMME SANS CŒUR. 313

au diable, à l'état social, à mon père , à


l'univers entier de ma destinée de malheur ,
et je me couchai tout affamé, grommelant
de risibles imprécations, mais bien résolu
de séduire Fedora .
Ce cœur de femme était un dernier

billet de loterie chargéde ma fortune...


314 LA PEAU DE CHAGRIN .

XXII .

Je te ferai grâce de mes premières visites


à Fedora , pour arriver promptement au
drame.
Tout en tachant de m'adresser à son
âme , j'essayai de gagner son esprit, d'avoir
sa vanité pour moi. Afin d'être sûrement
aimé, je lui donnai mille raisons de mieux
s'aimer elle-même. Jamais je ne la laissai
dans un état d'indifférence ; car les femmes
LA FEMME SANS CŒUR . 315

veulent des émotions à tout prix , et je les


lui prodiguais. Je l'eusse mise en colère
plutôt que de la voir insouciante à moi.
Si d'abord , animé d'une volonté ferme et
du désir de me faire aimer, je pris un peu
d'ascendant sur elle; bientôt , ma passion
grandit , je ne fus plus maître de moi, je
tombai dans le vrai; je me perdis. Je de-
vins éperdument amoureux.
Je ne sais pas bien ce que nous appelons
en poésie ou dans laconversation l'amour;
mais , le sentiment qui se développa tout
à coup dans ma double nature, je ne l'ai
trouvé peint nulle part : ni dans les phrases
rhétoriciennes et apprêtées de J.-J. Rous-
seau , dont j'occupais peut-être le logis ; ni
dans les froides conceptions de nos deux
siècles littéraires; ni dans les tableauxdel'I-
talie... Quelques motifs de Rossini , la Ma-
done du Murillo que possède le maréchal
Soult, les lettres de la Lescombat , certains
mots épars dans les recueils d'anecdotes,
316 LA PEAU DE CHAGRIN.

mais surtout les prières des extatiques et


quelques passages de nos fabliaux naïfs, ont
pu seuls me transporter dans les divines
régions de mon amour.....
Rien dans les langages humains , aucune
traduction de la pensée, faite à l'aide des
couleurs , des marbres , des mots ou des
sons , ne saurait rendre le nerf, la vérité, le
fini, la soudaineté du sentiment dans l'âme !
Oui ! qui dit art, dit mensonge.
L'amour passe par des transformations
infinies avant de se mêler pour toujours à
notre vie et de la teindre à jamais. Le secret
de cette infusion imperceptible échappe à
l'analyse de l'artiste. La vraie passion s'ex-
prime par des cris, par des soupirs , en-
nuyeux à l'homme froid. Il faut lire un livre
d'amour, Clarisse Harlowe , au moment
où l'on aime, pour rugir avec Lovelace...
L'amour est une source naïve,partie de
son lit de cresson, de fleurs, de gravier,
qui , rivière , fleuve, change de nature
LA FEMME SANS COUR . 317
et d'aspect à chaque flot; puis, se jette
dans un océan incommensurable, où les es-
prits incomplets voient de la monotonie, où
lesgrandes âmes s'abîmentendeperpétuelles
contemplations..... Comment oser décrire
ces teintes transitoires du sentiment, ces
riens qui ont tant de prix, ces mots dont
l'accent épuise tous les trésors du langage ,
ces regards plus féconds en pensées et plus
beaux que des poëmes... Dans chacune des
scènes mystiques par lesquelles nous nous
éprenons insensiblement d'une femme , il
y a un abîme, à engloutir toutes les poésies
humaines.

Eh!comment pourrions-nous reproduire,


avec des gloses, les vives et mystérieuses
agitations de l'âme , quand les paroles nous
manquent pourpeindre, même les mystères
visiblesde labeauté?Quelles fascinations!...
Combien d'heures ne suis-je pas resté ,
plongé dans une extase ineffable , occupé
de la voir. Heureux.... de quoi?... Je ne sais.
318 LA PEAU DE CHAGRIN .

Dans ces momens , si son visage était


inondé de lumière, il s'y opérait je ne sais
quel phénomène qui le faisait resplendir.
L'imperceptible duvet dont sapeau délicate
et fine est couverte en dessinait mollement
les contours avec la grâce que nous admi-
rons dans les lignes lointaines de l'horizon
quand elles se perdent dans lesoleil. Il sem-
blait que le jour la caressât en s'unissant à
elle ou qu'il s'échappât de sa rayonnante
figure une lumière plus vive que la lumière
même.

Puis, une ombre passant sur cette douce


figure y produisait une sorte de couleur;
alors , les teintes se nuançaient : une pensée
semblait se peindre sur sonfrontdemarbre;
ou bien son œil paraissait rougir; sa paupière
vacillait, et ses traits ondulaient , poussés
par un sourire; le corail intelligent de ses
lèvres s'animait,sepliait; ses couleurs trem-
blaient ou ses cheveux jetaient des tons
bruns sur ses tempes fraîches et veinées ;
LA FEMME SANS CŒUR . 319
eh bien... àchaque accident, elleavait parlé.
C'étaientdes fêtes nouvelles pour mes yeux,
ou des grâces inconnues qui se révélaient à
mon cœur. Je voulais lire un sentiment , un
espoir dans toutes ces phases du visage , et
ces discours muets pénétraient d'âme à âme
comme un sondans l'écho, me prodiguant
des joies passagères qui me laissaient des
impressions profondes... Sa voix me cau-
sait un délire que j'avais peine à com-
primer. Imitant je ne sais quel prince de
Lorraine , j'aurais pu ne pas sentir un char-
bon ardent au creux de ma main pendant
qu'elle aurait passé dans ma chevelure ses
doigts chatouilleux. Ce n'était plus une ad-
miration, un désir, mais un charme, une
fatalité...

Souvent, rentré sous mon toit , je voyais


indistinctement Fedora chez elle , et je
participais vaguement à sa vie. Si elle souf-
frait, je souffrais , et je lui disais le lende-
main :
320 LA PEAU DE CHAGRIN .

:
- Vous avez souffert.

Que de fois n'est-elle pas venue au mi-


lieu de la nuit silencieuse, évoquée par la
puissancedemonextase!... alors, tantôt sou-
daine,commeune lumière quijaillit, elle me
faisait quitter la plume, elle effarouchait la
Science et l'Etude quis'enfuyaient désolées.
Me forçant à l'admirer, elle se mettait dans
lapose attrayante où jel'avais vuenaguères...
tantôt, moi-même, j'allais au devant d'elle,
dans le monde des apparitions, et je la sa-
luais comme une espérance, je lui deman-
daisdeme faire entendresa voix argentine...
et je me réveillais... pleurant.
Un jour, après m'avoir promis de venir
au spectacle avec moi; tout à coup, elle re-
fusa capricieusement de sortir, et me pria
de la laisser seule. Désespéré d'une contra-
diction qui me coûtait une journée de tra-
vail; et le dirais-je?... mon dernier écu!...
je me rendis là, où elle aurait dù être, vou-
lant voir la pièce qu'elle avait désiré voir.
LA FEMME SANS COUR .
321
Apeine placé, je reçus un coup électri-
que dans le cœur. Une voix me dit:
-Elle est là! ...

Je me retourne, j'aperçois la comtesse


au fond de sa loge, et cachée dans l'om-
bre, au rez-de-chaussée !... Ah! mon regard
n'hésita pas. Mes yeux la trouvèrent tout
d'abord avec une sécurité, une lucidité fa-
buleuse. Mon âme avaitvolé vers sa sphère,
vers savie, comme un insecte d'azur vole à
sa fleur. Par quoi mes sens avaient-ils été
avertis ? - Il y a de ces tressaillemens inti-
mes qui peuvent surprendre les gens super-
ficiels; cependant, ce sont des effetsdenotre
nature intérieure aussi simples que les phé-
nomènes habituels de notre vision exté-
rieure. Aussi , ne fus-je pas étonné, mais fà-
ché. Mes études sur la puissance morale
dont nous méconnaissons les jeux, ser-
vaient au moins à me faire rencontrer
dans ma passion quelques preuves vivantes
de mon système... Cette alliance du savant
I. 21
322 LA PEAU DE CHAGRIN .

et de l'amoureux, d'une idolatrie cordiale


et d'un amour scientifique, avait je ne sais
quoi de bizarre. La science était souvent
contente de ce qui désespérait l'amant , et
l'amant chassait, loin de lui, la science avec
bonheur quand il croyait triompher.
Fedora me vit; et, alors, elle devint sé-
rieuse. Je la gênais. Au premier entr'acte ,
j'allai lui faire unevisite. Elle était seule.-
Je restai. Quoique nous n'eussions jamais
parlé d'amour, je pressentis une explication.
Je ne lui avais point encore ditmon secret, et
cependant il existait entre nous une sorte
d'entente. Elle me confiait sesprojets d'amu-
sement, et me demandait la veille , avec une
sorte d'inquiétude amicale , si je viendrais le
lendemain ; elle me consultait par un re-
gard quand elle disait un mot spirituel ,
comme si elle eût voulu me plaire exclusi-
vement. Si je boudais , elle devenait cares-
sante ; si elle faisait la fachée, j'avais en
quelque sorte le droit de l'interroger , et si
LA FEMME SANS CŒUR . 325

j'étais coupable d'une faute , elle se laissait


long-temps supplier avant de me pardon-
ner. Il y avait de l'amour dans ces querelles
et nous y prenions goût. Elle y déployait
tant de grâce et de coquetterie ; et, moi , j'y
trouvais tant de bonheur ! ...
En ce moment, notre intimité fut tout-à-
fait suspendue , et nous restâmes, l'un de-
vant l'autre , comme deux étrangers. La
comtesse était glaciale , et, moi, dans l'ap-
préhension d'un malheur.
- Vous allez m'accompagner !... me dit-
elle quand la pièce fut finie.
Le temps avait changé subitement. Lors-
que nous sortimes, il tombait une neige
mêlée de pluie. La voiture de Fedora ne
pouvant pas arriver à la porte du théâtre ,
un commissionnaire étendit son parapluie
au dessus de nos têtes en voyant une femme
bien mise obligée de traverser le boulevard.
Quand nous fûmes montés , il réclama le
prix de son bon office. -
Je n'avais rien ! ...
324 LA PEAU DE CHAGRIN.

J'eusse alors vendu dix ans de ma vie pour


deux sous... Tout ce qui fait l'homme et ses
mille vanités furent écrasés en moi par une
douleur infernale .
Ces mots : - Je n'ai pas de monnaie,
mon cher! ... furent dits d'un ton dur qui
parut venir de ma passion contrariée , dits
par moi , frère de cet homme, moi qui con-
naissais si bien le malheur!... Moi qui , na-
guères, avais donné sept cent mille francs
avec tant de facilité ! ...
Le valet repoussa le commissionnaire et
les chevaux fendirent l'air.
En revenant à son hôtel, Fedora , dis-
traite ou affectantd'être préoccupée, répon-
ditpardedédaigneux monosyllabesàmes de-
mandesouà mesremarques ; alors,jegardai
le silence.-Ce fut un horrible moment.-
Arrivés chez elle, nous nous assîmes de-
vant le feu; puis, quandle valet de cham-
bre se fut retiré après avoir allumé les bou-
gies , la comtesse, se tournant vers moi d'un
LA FEMME SANS CŒUR . 325
air indéfinissable, me dit avec une sorte de
solennité :
-Depuis mon retour en France, ma for-
tune a tenté quelques jeunes gens. J'ai
reçu des déclarations d'amour qui auraient
pu satisfaire ma vanité. J'ai même rencon-
tré, je veux le croire , des hommes dont
l'affection était sincère et profonde. Autre-
fois ,je fus unepauvre fille, sans argent; s'ils
n'avaientdû trouver en moi que cette jeune
fille, peut-être m'eussent-ils encore épousée.
Enfin, sachez, monsieur de Valentin , que
de nouvelles richesses et des titres nouveaux
m'ont été offerts... Mais, apprenez aussi, que
je n'ai jamais revu les personnes assez mal
inspirées pour m'avoir parlé d'amour. Si
mon affection pour vous était légère , je ne
vousdonnerais pas un avertissementdans le-
quel il entreplusd'amitiéque d'orgueil. Une
femme s'expose à recevoir un mauvais com-
pliment lorsque,se supposant aimée, ellese
refuse, par avance, à un sentiment toujours
326 LA PEAU DE CHAGRIN.

flatteur... Je connais les scènes d'Arsinoë ,


d'Araminte ; ainsi, je me suis familiarisée
avec les réponses que je puis entendre en
pareille circonstance, mais j'espère ne pas
être mal jugée par un homme supérieur
pour lui avoir montré franchement un
coin de mon âme.
Elle s'exprimait avec le sang-froid d'un
avoué, d'un notaire, expliquant à leurs cliens
les moyens d'un procès ou les articles d'un
contrat. Le timbre clair et séducteur de sa
voix n'accusait pas lamoindre émotion. Seu-
lement , sa figure et son maintien, toujours
nobles et décens , me semblèrent avoir une
froideur , une sécheresse diplomatiques.
Elle avait sans doute médité ses paroles et
fait le programme de cette scène. Oh ! mon
cher ami , quand les femmes trouvent du
plaisir à nous déchirer le cœur; quand elles
se sont promis d'y enfoncer un poignard et
de le retourner dans la plaie... Alors , elles
sont adorables ! ... Elles aiment ou veulent
LA FEMME SANS CEUR . 327
être aimées, Unjour, elles nous récompen-
seront de nos douleurs... comme Dieu doit,
dit- on, rémunérer nos bonnes œuvres :
elles nous rendront enplaisirs le centuple
du mal dont elles ont apprécié la violence...
Il y a de la passion dans leur méchanceté.
Mais être torturé par une femme qui ne
croit pas nous faire souffrir, par une femme
qui nous tue avec indifférence... Oh ! c'est
un supplice atroce! ... En ce moment, Fœ-
dora marchait , sans le savoir , sur toutes
mes espérances , brisait ma vie et détruisait
mon avenir , avec la froide insouciance et
l'innocente cruauté d'un enfant qui, par
curiosité, déchire les ailes d'un papillon.
-Plus tard, ajouta Fœdora, vous recon-
naîtrez, je l'espère , la solidité de l'affection
que j'offre à mes amis... Pour eux , vous me
trouverez toujours bonne et dévouée... Je
saurais leur donner ma vie; mais vous me
mépriseriez, sijesubissais l'amour sansle par-
tager... Jem'arrête!...Vousêtesle seulhomme
528 LA PEAU DE CHAGRIN.

auquel j'aie encore dit ces derniers mots...


D'abord lesparolesme manquèrentetj'eus
peine à maîtriser l'ouragan qui s'élevait en
moi; mais bientôt, refoulant mes sensations
aufond de mon âme , je me mis à sourire.
-Si je vous dis que je vous aime, ré-
pondis-je, vous me bannissez; si je m'ac-
cuse d'indifférence, vous m'en punirez ;
car les prêtres , les magistrats et les femmes
ne dépouillent jamais entièrement leur
robe. Le silence ne préjugeant rien, trou-
vez bon, Madame, que je me taise. Pour
m'avoir adressé de si fraternels avertisse-
mens vous devez avoir craintde me perdre,
et cette pensée pourrait satisfaire à mon or-
gueil..... Mais laissons la personnalité loin
de nous. Vous êtes, peut- être , la seule
femme avec laquelle je puisse discuter en
philosophe une résolution si contraire aux
lois de la nature. Relativement aux autres
sujets de votre espèce , vous êtes un phé-
nomène. Eh bien! cherchons , ensemble ,
LA FEMME SANS CHUR. 529
de bonne foi, les causes de cette anomalie
psycologique...
Y a-t-il , en vous , comme chez beaucoup
de femmes , fières d'elles-mêmes , amoureu-
ses de leurs perfections, un sentiment d'é-
goïsme raffiné qui vous fasse prendre en
horreur l'idée d'appartenir à un homme ,
d'abdiquer votre vouloir, et d'être soumise
à unesupériorité de convention qui vous of-
fense... Alors , vous me sembleriez mille fois
plus belle?...
Auriez-vous été maltraitée une première
fois par l'amour?
Peut-être ne voulez-vous pas laisser gâter
votre taille délicieuse et vos adorables beau-
tés par les soins de la maternité ?... Ne se-
rait-ce pas une de vos raisons secrètes pour
vous refuser à être trop bien aimée?...
Avez-vous des imperfections qui vous
rendent vertueuse malgré vous ? Ne vous
fàchez pas. Je discute, j'étudie, je suis à
mille lieues de la passion. La nature fait des
330 LA PEAU DE CHAGRIN.

aveugles de naissance, elle peut bien créer


des femmes sourdes, muettes et aveugles en
amour... Vraiment vous êtes un sujet pré-
cieux pour l'observation médicale ! Vous ne
savez pas tout ce que vous valez...
Vous pouvez avoir un dégoût fort légi-
time pour les hommes , et je vous approuve ;
ils me paraissent tous laids et odieux.
Mais vous avez raison , ajoutais-je en sen-
tant mon cœur se gonfler , vous devez nous
mépriser... Il n'existe pas d'homme qui soit
digne de vous ! ...
Je ne te dirai pas tous les sarcasmes que
je lui débitai , mais en riant... Eh bien ! la
parole la plus acérée, l'ironie la plus aiguë
ne lui arrachèrent pas même un mouve-
ment , un geste de dépit. Elle m'écoutait en
gardant sur les lèvres, dans les yeux , son
sourire d'habitude , ce sourire qu'elle pre-
nait comme un vêtement et toujours le
même pour ses amis , pour ses simples con-
naissance , pour les étrangers.
LA FEMME SANS COUR . 331

-Nesuis-je pas bien bonne de me laisser


mettre ainsi sur un amphitéâtre ? ... dit-elle
en saisissant un moment pendant lequel je
la regardais en silence.
- Vous voyez , continua-t-elle en riant,
que je n'ai pas de sottes susceptibilités en
amitié !... Beaucoup de femmes puniraient
votre impertinence en vous faisant fermer
leur porte...
-

Vous pouvez me bannir de chez vous


sans même être tenue de donner la raison
de vos sévérités...

Endisant cela , je me sentais prêt à la tuer


si elle m'avait congédié.
-

Vous êtes fou !... s'écria - t- elle en

souriant.

- Avez-vous jamais songé, repris-je , aux


effet d'un violent amour? Un homme au
désespoir a souvent assassiné sa maîtresse.
- Il vaut mieux être morte que malheu-
reuse, répondit-elle froidement. Un homme
aussi passionné doit , un jour , abandonner
532 LA PEAU DE CHAGRIN .

sa femme et la laisser sur la paille , après


lui avoir mange sa fortune...
Cette arithmétique m'abasourdit. Je vis
clairement un abîme entre cette femme et

moi. Nous ne pouvions jamais nous com-


prendre.
-Adieu , lui dis-je froidement.
-Adieu , répondit - elle en inclinant la
tête d'un air amical. A demain .

Je la regardai pendant un moment, en


lui dardant tout l'amour auquel je renon-
çais. Elle était debout , me jetant son sou-
rire banal , le détestable sourire d'une sta-
tue de marbre , sec et poli, paraissant ex-
primer l'amour, mais froid.
LA FEMME SANS CŒUR . 333

XXIII.

Ан ! ... mon cher ami, concevras-tu bien


toutes les douleurs dont je fus assailli, en
revenant chez moi, par la pluie et la neige ,
enmarchant sur le verglas des quais , pen-
dant une lieue, ayant tout perdu!... Oh ! sa-
voir qu'elle ne pensait seulement pas à ma
misère et me croyait , comme elle , riche et
doucement voiture... Que de ruines et de
déceptions!... Il ne s'agissait plus d'argent ,
334 LA PEAU DE CHAGRIN.
mais de toutes les fortunes de mon âme ...
J'allais au hasard , discutant avec moi-
même , les mots de cette étrange conver-
sation, et je m'égarais si bien dans mille
commentaires que je finissais par douter de
la valeur nominale des paroles, des idées ! ...
Et j'aimais toujours , j'aimais cette femme
froide dont le cœur voulait être conquis à
chaque heure ; et qui , effaçant les promes-
ses de la veille , se produisait le lendemain
comme une nouvelle maîtresse.

En tournant sous les guichets de l'Insti-


tut, un mouvement fièvreux me saisit. Je
me souvins alors que j'étais à jeun. Je ne
possédais pas un denier. Pour comble de
malheur , la pluie déformait mon cha-
peau , le détruisait... Comment pouvoir
aborder désormais une femme élégante , et
me présenter dans un salon sans un cha-
peau mettable! ...
Grâce à des soins extrêmes , et tout en
maudissant la mode niaise et sotte qui
LA FEMME SANS CŒUR . 335
nous condamne à exhiber la coiffe de nos
chapeaux en les gardant constamment à la
main , j'avais maintenu le mien dans un
état douteux. - Sans être curieusement
neuf, ou sèchement vieux, dénué de barbe,
ou très-soyeux, il pouvait passer pour un
chapeau problématique ; c'était le cha-
peau d'un homme soigneux ; mais son exis-
tence artificielle arrivait à son dernier pé-
riode : il était blessé , déjeté, fini ,- vérita-
ble haillon , digne représentant de son maî-
tre...

Faute de trente sous, je perdais mes der-


niers vêtemens ...

Ah ! que de sacrifices ignorés j'avais faits


à Fedora depuis trois mois ! Souvent , je
consacrais l'argent nécessaire au pain d'une
semaine pour aller la voir un moment.
Quitter mes travaux et jeûner... ce n'était
rien! ...- mais , traverser les rues de Paris
sans se laisser éclabousser , courir pour évi-
ter la pluie, arriver chez elle aussi élégant
336 LA PEAU DE CHAGRIN .

que les fats dont elle était entourée... Ah !


pour un poëte amoureux et distrait , cette
tâcheavaitd'épouvantablesdifficultés...Mon
bonheur, mon amour dépendre d'une mou-
cheture de boue sur monseul giletblanc! ...
Renoncer à la voir, si je me crottais , si je
me mouillais... Ne pas posséder cinq sous
pour faire effacer , par un décrotteur , une
légère empreinte de fange sur ma botte ! ...
Ma passion s'était augmentée de tous ces
petits supplices inconnus , mais immenses ,
chez un homme irritable.
Les malheureux ont des dévouemens
dont il ne leur est point permis de parler
aux femmes vivant dans une sphère de luxe
et d'élégance. Elles voientlemonde àtravers
un prisme qui teint en or les hommes et
les choses.Optimistes par égoïsme , cruelles
par bon ton, elles s'exemptent de réfléchir,
au nom de leurs jouissances, et s'absolvent,
de leur indifférence au malheur , par l'en-
traînement du plaisir. Pour elle, undenier
1
LA FEMME SANS CŒUR. 337
n'est jamais un million, c'est le million qui
leur semble un denier...Sil'amour doitplai-
dersa cause par de grands sacrifices , il doit
aussi les couvrir délicatement d'un voile ,
les ensevelirdans le silence ; mais en prodi
guant leur fortune,leur vie,en sedévouant,
les hommes riches profitent des préjugés
mondains qui donnent toujours un certain
éclat à leurs amoureuses folies ; alors , pour
eux, le silence parle, et le voile est une
grâce ; tandis que mon affreuse détresse
me condamnait à d'épouvantables souffran-
ces sans qu'il me fût permis de dire :-
J'aime ! ou - je meurs !... Etait-ce du
dévouement après tout?N'étais-je pas riche-
ment récompensé par le plaisir que j'é-
prouvais à tout immoler pour elle... La com-
tesse avait donné d'immenses valeurs , at-
taché d'excessives jouissances aux accidens
les plus vulgaires de ma vie... Naguère in-
(

souciant en fait de toilette , je respectais


maintenant mon habit comme moi-même.
I. 22
338 LA PEAU DE CHAGRIN .

Entre une blessure à recevoir et la dé-


chirurede monfrac,je n'aurais pas hésité! ...
Tu dois alors épouser ma situation et
comprendre les rages de pensée, la frénésie
croissante dont je fus la proie en marchant ,
et que peut-être la marche animait encore.
J'éprouvais je ne sais quelle joie infernale à
me trouver au faîte du malheur. Je voulais
voirun présage de fortune dans cette der-
nière crise ; mais le mal a des trésors sans
fonds ! ...

La porte de mon hôtel était entrou-


verte ; et, à travers les découpures en forme
de cœur pratiquées dans le volet, j'aperçus
une lumière projetée dans larue.Pauline et
sa mère causaient en m'attendant. J'entendis
prononcer mon nom. J'écoutai.
- Monsieur Raphaël , disait Pauline ,
est bien mieux que l'étudiant du numéro
sept ! ... Ses cheveux blonds sont d'une si
jolie couleur... Ne trouves-tu pas quelque
chose dans sa voix... -je ne sais pas , moi...
LA FEMME SANS CŒUR . 339
-quelque chose qui vous remue le cœur...
Et puis, quoiqu'il ait l'air un peu fier, il est
si bon, il a des manières si distinguées. -
Oh! il est vraiment très-bien... Je suis sûre
que toutes les femmes doivent être folles
de lui...

-Tu en parles... reprit madame Gau-


din, comme si tu l'aimais.
-

Oh! je l'aime comme un frère... ré-


pondit-elle en riant. Ah ! je serais joliment
ingrate si je n'avais pas de l'amitié pour
lui ?... Ne m'a-t-il pas appris la musique , le
dessin , la grammaire... Enfin, tout ce que
je sais !... Tu ne fais pas grande attention à
mes progrès, ma chère mère; mais je deviens
très-instruite... Dans quelque temps, je serai
assez forte pourdonner des leçons ; et, alors,
nous pourrons avoir une domestique...
Je me retirai doucement; puis , après
avoir fait quelque bruit, j'entrai dans la
salle pour y prendre ma lampe que Pauline
voulut allumer. La pauvre enfant venait de
340 LA PEAU DE CHAGRIN .

jeter un baume délicieux sur mes plaies.


Ce naïf éloge de ma personne me rendit un
peu de courage. J'avais besoinde croire en
moi-même et de recueillir un jugement im-
partial sur la véritable valeur de mes avan-
tages.
Mes espérances ainsi ranimées se refletè-
rent peut-être sur les choses dont j'étais en-
touré; peut-être aussi, n'avais-je point en-
core bien sérieusement examiné la scène
assez souvent offerte à mes regards par ces
deux femmes au milieu de cette salle ; mais
alors, j'admirai, dans sa réalité, le plus déli-
cieux tableau de cette nature modeste et
douce si naïvement réproduite par les pein-
tres flamands.
La mère, assise aucoin d'un foyer à demi
éteint, tricotait des bas, et laissait errer sur
ses lèvres un bon sourire. Pauline coloriait
des écrans. Ses couleurs , ses pinceaux éta-
lés sur une petite table, parlaient aux yeux
11

par de piquans effets. Mais ayant quitte sa


LA FEMME SANS CŒUR . 341

place et se tenant debout pour allumer ma


lampe, sa blanche figure recevait toute la
lumière. Ah! il fallait être subjugué par
une bien terrible passion pour ne pas ad-
mirer ses mains transparentes et roses, sa
virginale attitude et l'idéal de sa tête. La
nuit, le silence prêtaient leur charme à
cette laborieuse veillée, à ce paisible inté-
rieur. Il y avait de la résignation dans ces
travaux ; mais une résignation religieuse et
pleine de sentimens élevés. Puis, une indé-
finissable harmonie existait entre les choses
et les personnes..
Chez Fedora , le luxe était sec et réveil-
lait en moi demauvaises pensées ; là, cette
humble misère, ce naturel exquis me ra-
fraîchissaient l'âme.Peut-être étais-je humi-
lié en présence du luxe; et, près de ces
deux femmes, au milieu de cette salle
brune où la vie simplifiée semblait se re-
fugier dans les émotions du cœur , sans
doute,je me réconciliais, avec moi-même
342 LA PEAU DE CHAGRIN.

en trouvant à exercer la protection que


l'homme est si jaloux de faire sentir.
Quand je fus près de Pauline, elle me
jeta un regard presque maternel , et s'é-
cria, les mains tremblantes , en posant vi-
vement la lampe.
-

Dieu! comme vous êtes pâle... Ah ! il


est tout mouillé ! ..... Ma mère va vous es-
suyer !... Oh! monsieur Raphaël!... vous
êtes friand de lait! ... Nous avons eu ce soir
de la crême..... Tenez... Voulez-vous y goû-
ter...

Elle sauta , comme un petit chat, sur un


/

bol de porcelaine plein de lait, et me le


présenta si vivement , me le mit sous le nez
d'une si gentille façon, que j'hésitai.
-

Vous me refuseriez ! dit-elle d'une


voix altérée.

Nos deux fiertés se comprenaient : Pau-


line paraissait souffrir de sa pauvreté, et
me reprocher ma hauteur... Je fus attendri.
LA FEMME SANS CŒUR . 343

Cette crême étaitpeut-être son déjeuner du


lendemain. J'acceptai. La pauvre fille es-
saya de cacher sa joie, mais elle pétillait
dans ses yeux.
-J'en avais besoin !... lui dis-je en m'as-
seyant.
Alors une expression soucieuse passa sur
son front.
-

Vous souvenez-vous , Pauline , de ce


passage où Bossuet nous peint Dieu , ré-
compensant un verre d'eau plus richement
qu'une victoire...
-

Oui... dit-elle.
Et son sein battait comme celui d'une
jeune fauvette serrée entre les mains d'un
enfant .
-

Eh bien ! comme nous nous quitte-


rons bientôt , ajoutai-je d'une voix mal as-
surée , laissez-moi vous témoigner ma re-
connaissance pour tous les soins que vous
et votre mère avez eus de moi.
-

Oh! ne comptons pas!... dit-elle en


544 LA PEAU DE CHAGRIN.

riant; mais son rire cachait une émotion


qui me fit mal
Mon piano, repris-je, sans paraître
avoir entendu ses paroles , est undes meil-
leurs instrumens d'Erard... acceptez-le...
Prenez-le sans scrupule... Je ne saurais vrai-
ment l'emporter dans le voyage que je
compte faire...
Eclairées peut-être par l'accent de mélan-
colie avec lequel je prononçai ces mots, les
deux femmes semblèrent m'avoir compris
et me regardèrent avec une curiosité mêlée
d'effroi. L'affection que je cherchais aumi-
lieu des froides régions du grand monde ,
elle était là, vraie, sans faste, mais onc-
tueuse et durable peut-être.
Il ne faut pas prendre tant de souci,
me dit lamère.
me Bah! restez ici !... Mon mari
est en route, à cette heure... reprit-elle. Ce
soir,j'ai lú l'Evangiledesaint Jean pendant
que Pauline tenait, suspendue entre ses
1
doigts, hotre clef attachée dans uneBible ,
LA FEMME SANS CŒUR . 345
et la clefa tourné... Cela annonce que Gau-
din se porte bien et prospère... Pauline a
recommencé pour vous et pour le jeune
homme du numéro sept; mais la clef n'a
tombé que pour vous... Allez , nous serons
tous riches!Gaudin reviendra millionnaire.
Je l'ai vu én rêvé sur un vaisseau pleinde
serpens ; mais heureusement l'eau était
trouble , ce qui signifie or et pierreries d'ou-
tre mer...

Ces paroles amicales et vides, semblables


aux vagues chansons avec lesquelles une
mère endort les douleurs de son enfant,
me rendirent une sorte de calme. Il y avait
dans l'accent , dans le regard de la bonne
femme , cette douce cordialité qui n'efface
pas le chagrin, mais qui l'apaise , qui le
berce et l'émousse.

** Pauline, plus perspicace que sa mère,


m'examinait avec inquiétude, ses yeux in-
'
telligens semblaient deviner ma vie ét hơn
avenir. Je remerciai par une inclination de
346 LA PEAU DE CHAGRIN.

tête, la mère et la fille , puis je me sauvai ,


craignant de m'attendrir.
Quand jemetrouvai seul, sous mon toit,
je me couchai dans mon malheur. Ma fa-
tale imagination me dessina mille projets
sans base, me dicta des résolutions impos-
sibles.Quand un homme se traîne dans les
décombres de sa fortune , il rencontre en-
core quelques ressources ; mais moi, j'étais
dans le néant... Ah ! mon cher! nous accu-
sons trop facilement la misère... Elle est le
plus actif de tous les dissolvans. Avec elle ,
il n'existe plus ni pudeur, ni crimes , ni
vertus , ni esprit. J'étais sans idées , sans
force, comme une jeune fille qui tombe à
genoux devant un tigre... Un homme sans
passion et sans argent reste maître de sa
personne ; mais un malheureux qui aime ,
ne s'appartient plus ! Il ne peut pas se tuer.
L'amour nous donne une sorte de religion
pour nous-même ; nous respectons en nous
une autre vie... C'est le plus horrible des
LA FEMME SANS CŒUR . 347
malheurs , le malheur avec une espérance;
une espérance qui vous fait accepter des
tortures .

Je m'endormis avec l'idée d'aller le len-


demain confier à Rastignac la singulière
détermination de Fedora.
548 LA PEAU DE CHAGRIN.

XXIV.

- Ан ! ah ! me dit Rastignac, en me
voyant entrer chez lui dès neuf heures du
matin. -

Je sais ce qui t'amène. Tu dois


être congédié par Fedora. Quelques bon-
nes âmes , jalouses de ton empire sur la
comtesse , ont annoncé votre mariage; et,
Dieu sait, les folies que tes rivaux t'ont
fait dire , les calomnies dont tu as été l'ob-
jet !...
LA FEMME SANS CŒUR . 349
-Alors, tout s'explique!... m'écriai-je.
En ce moment , me souvenant de toutes
mes impertinences, je trouvai la comtesse
sublime !... A mon gré, j'étais un infâme ,
et n'avais pas encore assez souffert ! ... Je ne
vis plus, dans son indulgence, que la pa-
tiente charité de l'amour....
-N'allons pas si vite , medit le prudent
gascon , Fedora possède la pénétration na-
turelle aux femmes profondément égoïstes .
Elle t'aura deviné, jugé peut-être au mo-
ment où tu ne voyais encore en elle que sa
fortune et son luxe. En dépit de ton
adresse , elle aura lu dans ton âme. Elle est
assez dissimulée pour qu'aucune dissimu-
lation ne trouve grâce devant elle.
Je crois , ajouta-t-il , t'avoir mis dans
une mauvaise voie... Malgré la finesse de
sonesprit etde ses manières , cettecréature-
là me semble impérieuse comme toutes
les femmes qui n'ont de plaisir que dans
la tête. Pour elle, le bonheur git tout
550 LA PEAU DE CHAGRIN.

entier dans le bien-être de la vie, dans les


jouissances sociales; et, chez elle, le senti-
ment est un rôle. Elle te rendrait malheu-
reux , et ferait de toi, son premier domes-
tique....
Rastignac parlait à un sourd. Je l'inter-
rompis en lui exposant, avec une apparente
gaîté, ma situation financière.
-Hier au soir , me répondit-il, une veine
contraire m'a emporté tout mon argent.
Sans cette vulgaire infortune, j'eusse par-
tagé volontiers ma bourse avec toi.- Mais ,
allons déjeuner au cabaret, les huîtres nous
donneront peut-être un bon conseil.
Il s'habilla, fit atteler son tilbury; puis,
semblables à deux millionnaires , nous ar-
rivames au Café de Paris avec l'imperti-
nence de ces audacieux spéculateurs qui vi-
vent sur des capitaux imaginaires.Cediable
de gascon me confondait par l'aisance de
ses manières, et par son aplomb impertur-
bable. : J
LA FEMME SANS CŒUR . 351

Aumoment où finissant un repas fort


délicat, et très- bien entendu, nous prenions
le café,Rastignac, qui distribuait descoups
de tête à une foule de jeunes gens égale-
ment recommandables par les grâces de
leurs personnes et par l'élégance de leur
mise , me dit , en voyant entrer un de ces
dandys :
- Voici ton affaire ! ...
Et il fit signe à un gentilhomme cravaté
merveilleusement bien et qui semblait cher-
cher une table à sa convenance, de venir
lui parler.
-Ce gaillard-là , me dit Rastignac à l'o-
reille, est décoré pour avoir publié des
ouvrages qu'il ne comprend pas... Il est
chimiste , historien , romancier, publiciste ;
il a des quarts , des tiers , des moitiés, dans
je ne sais combien de pièces de théâtres, et
il est ignorant comme la mule de don Mi-
guel! ... Ce n'est pas un homme, c'est un
nom , une étiquette familière au public.
352 LA PEAU DE CHAGRIN .

Aussi , se garderait-il bien d'entrer dans ces


cabinets , sur lesquels il y a cette inscrip-
tion : Ici, l'on peut écrire soi-même. Il
est fin à jouer tout un congrès ; en deux
mots, c'est un métis en morale , ni tout-à-
fait probe ni complètement fripon. Mais...
chut ! il s'est déjà battu... Le monde n'en
demande pas davantage et dit de lui : C'est
un homme honorable.
- Eh bien mon excellent ami , mon
2

honorable ami, comment se porte Votre


Intelligence? lui dit Rastignac, au moment
où l'inconnu s'assit à la table voisine.
Mais ni bien ni mal... Je suis accablé
de travail ! ... J'ai entre les mains tous les
matériaux nécessaires, pour faire des mé-
moires historiques , très-curieux , etje ne
sais à qui les attribuer. Cela me tourmente,
parce que , vraiment, les mémoires vont
passer de mode...
1 -Sont-ce des mémoires contemporains,
anciens , sur la cour?...
LA FEMME SANS COUR. 353
-Sur l'affaire du collier... i

-N'est-ce pas un miracle ?... me dit Ras-


tignac, en riant.
Et, se retournant vers le spéculateur :
--M. de Valentin, reprit-il en me dési-
gnant, est un de mes amis que je vous pré-
sente comme l'une de nos futures célébri-
tés littéraires les plus éminentes. Or, il avait,
jadis, une tante fort bien en cour , mar-
quisede plus;et,depuis deux ans, il travaille
àune histoire royaliste de la révolution...
Puis , se penchant à l'oreille de ce singu-
lier négociant, il luidit' :
- C'est un homme de talent, mais un
niais... II peut vous faire vos mémoires, au
nom de sa tante,pourcentécus par volume.
-Le marché me va!... répondit l'autre
en haussant sa cravate. -Garçon, mes
huîtres?... donc! ...
- Oui, mais vous me donnerez vingt-
cinq louisdecommission et vouslui paierez
un volume d'avance, reprit Rastignac.
I. 23
354 LA PEAU DE CHAGRIN .

- Non , non. Je n'avancerai que cin-


quante écus pour être plus sûr d'avoir
promptement mon manuscrit...
Rastignac me répéta cette conversation
mercantile à voix basse ; et , sans me con-
sulter :
-

Nous sommes d'accord, lui répondit-


il. - Quand pouvons - nous aller vous voir
:

pour terminer cette affaire ?...


-Eh bien, venez dîner ici, demain soir,
àsept heures ! ...
Nous nous levames , Rastignac jeta de
la monnaie au garçon, mit la carte à payer
dans sa poche, et nous sortîmes. J'étais
stupéfait de la légèreté, de l'insouciance
avec laquelle il avaitvendu ma respectable
tante, la marquise de Monbauron...
-Je préfère m'embarquer pour le Bré-
sil , et y enseigner aux Indiens , l'algèbre
dont je ne sais pas un mot, plutôt que de
salir le nom de ma...
:
LA FEMME SANS CŒUR. 355

Rastignac m'interrompit par un éclat de


rire.
-

Es-tu bête ?... Prends d'abord les cin-


quanteécus etfaislesmémoires...puis,quand
ils seront achevés, tu refuseras de les mettre
sous le nom de ta tante,- imbécile ! ... Ma-
dame de Monbauron , morte sur l'échafaud,
ses paniers , sa considération, sa beauté,
son fard , ses mules , valent bien plus desix
cents francs... Si le libraire ne veut pas alors
payer ta tante ce qu'elle vaut , il trouvera
quelque vieux chevalier de Saint-Louis ,
ou je ne sais quelle fangeuse comtesse pour
signer les mémoires...
--- Oh ! m'écriai-je, pourquoi suis-je sorti
de ma vertueuse mansarde ?... Le monde a
un envers bien salement ignoble! ...
-Bon , répondit Rastignac , voilà de la
poésie, et il s'agit d'affaires... Tu es un
enfant !...Quant aux mémoires , le public les
jugera. Quant à mon Proxenète littéraire ,
n'a-t-il pas dépensé huit ans de sa vie, et
556 LA PEAU DE CHAGRIN .

payé par de cruelles expériences, ses rela-


tions avec la librairie ?... En partageant iné-
galement avec lui le travail du livre, ta part
d'argent n'est-elle pas aussi la plus belle ?...
Vingt - cinq louis sont une bien plus
grande somme pour toi, que mille francs
-

pour lui. -Tu peux bien écrire des mé-


moires historiques , œuvres d'art si ja-
mais il en fut , lorsque Diderot a fait six
sermons pour cent écus...
-Enfin, lui dis-je tout ému , ne le faut-
il pas ? Mon pauvre ami, je te dois des re-
mercimens. Vingt-cinq louis me rendront
bien riche.
--Et plus riche que tu ne penses, alors !...
reprit-il en riant. Si Marivault me donne
une commission dans l'affaire , ne devines-
tu pas qu'elle sera pour toi ?
Je lui serrai la main.
-
t

Allons au Bois de Boulogne ,dit-il ,


nous y verrons ta comtesse; et je te mon-
trerai la jolie petite veuve que je dois épou-
LA FEMME SANS CŒUR . 257
ser : une charmante personne, alsacienne ,
un peu grasse. Elle lit Kant, Schiller, Jean
Paul, et une foule de livres hydrauliques...
Elle a la manie de toujours me demander
mon opinion. Je suis obligé d'avoir l'airde
comprendre toute cette sensiblerie alle-
mande, et de connaître un tas de balla-
des! Je n'ai pas encore pu la déshabituer
de son enthousiasme littéraire...Elle pleure
des averses à la lecture de Goëthe , et je
suis obligédepleurer un peu,par complai-
sance... Vingt-cinq mille livres de rentes ,
mon cher, et le plus joli pied, la plus jolie
mainde la terre!... Ah! si elle ne disait pas
mon anche et prouilier pour mon ange et
brouiller, ce serait une femme accomplie..
Nous vimes la comtesse. Elle était bril-
lante dans un brillant équipage; et, la co-
quette nous salua fort affectueusement en
me jetant un sourire qui , alors , me parut
divin et plein d'amour.
Ah! j'étaisbien heureux !...Je me croyais
358 LA PEAU DE CHAGRIN.

aimé ; j'avais de l'argent, des trésors de


passion et plus de misère... Léger , gai ,
content de tout je trouvai la maîtresse de
mon ami, charmante. Les arbres , l'air, le
ciel , toute la nature semblait me répéter le
sourire de Fedora,
En revenant des Champs-Élysées , nous
allâmes chez le chapelier, chez le tailleur
de Rastignac; en sorte que ma toilette
me permit de quitter mon misérable pied
de paix , pour passer à un formidable pied
de guerre... Désormais , je pouvais sans
crainte lutter de grâce et d'élégance avec les
jeunes gens qui tourbillonnaient autour de
Fedora.

Je revins chez moi; je m'y enfermai ,


restant tranquille en apparence , près de
ma lucarne; mais disant d'éternels adieux à
mes toits, vivant dans l'avenir , dramatisant
ma vie, escomptant l'amour et ses joies...
Ah ! comme une existence peut devenir
orageuse entre les quatre murs d'une man
LA FEMME SANS CŒUR. 359
sarde ! ... L'âme humaine est une fée ; elle
métamorphose une paille, en diamans ; et ,
sous sa baguette, les palais enchantés éclo-
sent comme des fleurs sous les chaudes ins-
pirations du soleil...
360 LA PEAU/ DE CHAGRIN,

1.9

201

XXV.

Le lendemain, vers midi, Pauline frappa


doucement à ma porte , et m'apporta... de-
vine quoi?...
Une lettre de Fedora !
La comtesse me priait de venir la pren-
dre au Luxembourg , pour aller, de là, voir
ensemble le Muséum et le Jardin des Plan-
tes...
LA FEMME SANS CŒUR . 561
-

Un commissionnaire attend la ré-


ponse... me dit - elle après un moment de
silence.

Je griffonnai promptement une lettre de


90
remerciement qu'elle emporta.
Jem'habillai ; mais , au moment où j'a-
chevais ma toilette , assez content de moi-
même, un frisson glacial me saisit en pen-
sant tout à coup qu'il faudrait une voiture
à Fedora. Je ne devais avoir de l'argent
qque le soir. Oh! comme dans ces crises de
notrejeunesse, un poëte paie cher lapuis-
sancecérébrale dont le hasard l'a investi!...
Enun instant, mille pensées vives et dou-
loureuses me piquèrent comme autant de
dards!... Jepouvais bienprendreunevoiture
pour lajournée; mais aussi,netremblerais-
je pas à tout moment, au milieu de mou
bonheur,de nepas rencontrer,le soir,M. de
Marivault?... Jeneme sentis pas assez fort
pour supporter tant de craintes au sein de
ma joie. Alors, avec la certitude de ne rien
362 LA PEAU DE CHAGRIN.

trouver , j'entrepris une grande exploration


à travers ma chambre. Cherchant des écus
imaginaires jusques dans les profondeurs de
ma paillasse , je fouillai tout; je seconai
même de vieilles bottes ; et, en proie à une
fièvre nerveuse, je regardais mes meubles
d'un œil hagard. Aussi, toi seul, peut-être ,
pourras comprendre le délire, dont je fus
animé lorsqu'en ouvrant le tiroir de ma
table à écrire que je visitais avec cette es-
pèce d'indolence dans laquelle nous plonge
le désespoir , - j'aperçus , collée contre
une planche latérale , - tapie sournoise-
ment, -

mais propre, brillante , lucide ,


comme une étoile à son lever,-une belle
et noble pièce de cent sous!... Ne lui de-
mandant pas compte de son silence , de la
cruauté dont elle était coupable en se te-
nant ainsi cachée, je la baisai comme un
ami fidèle au malheur, exact à nous conso-
ler, et je la saluai par un cri...
Ce cri trouva de l'écho; surpris , je me
LA FEMME SANS CEUR . 363

retournai brusquement et vis Pauline toute


:
pâle... 1

-J'ai eru, dit-elle d'une voix émue,


que vous vous faisiez mal!... Le commis-
sionnaire...

Elle s'interrompit,comme si elle étouf-


fait,
→ Mais ma mère l'a payé! ... ajouta-t-
elle.............

Puis elle s'enfuit, enfantine et follette


comme un caprice. Pauvre petite! ... Je lui
souhaitai mon bonheur. En ce moment,
j'avais, dans l'âme, tout le plaisir de la
terre, et je croyais devoir restituer aux
malheureux la part que je leur volais.
Voir Fedora, la faire monter dans ma
voiture, causer avec elle en comprimant
un secret délire qui , sans doute, se for-
mulait sur mon visage, par quelque sou-
rire niais et arrêté... Arriver au Jardin

des Plantes , en parcourir les allées bocagè-


res et sentir son bras appuyé sur le mien...
364 LA PEAU DE CHAGRIN .

Il y eut dans tout cela je ne sais quoi de


fantastique : c'était un rêve en plein jour.
Cependant , ses mouvemens , soit en
marchant, soit en nous arrêtant, n'avaient
rien de doux , ni d'amoureux , malgré leur
apparente volupté. Quand je cherchais à
m'associer en quelque sorte à l'action de sa
vie , je rencontrais en elle une intime et se-
crète vivacité, je ne sais quoi de saccadé,
d'excentrique. Les femmes sans âme n'ont
rien de moelleux dans leurs gestes. Aussi ,
nous n'étions unis, ni par une même vo-
lonté, ni parunmême pas. Il n'existe point
de mots pour rendre ce désaccord maté-
riel de deux êtres , car nous ne sommes
pas encore habitués à reconnaître une pen-
sée dans le mouvement; et ce phénomène
de notre nature se sent instinctivement , il
ne s'exprime pas.
Pendant ces violens paroxismes de ma
passion, reprit Raphaël après un moment
de silence, et comme s'il répondait àune
LA FEMME SANS CŒUR . 365

objection qu'il se fùt faite à lui -même, je


n'ai pas disséqué mes sensations , analysé
mes plaisirs, ni supputé les battemens de
mon cœur, comme un avare examine et
pèse ses pièces d'or... Oh! non, l'expé-
rience jette aujourd'hui toutes ces tristes
lumières sur les événemens passés , et le sou-
venirm'apporte ces images, commeles flots
de la mer restituent capricieusement à la
grève , par un beau temps , les débris d'un
naufrage.
-Vous pouvez me rendre un service
assezimportant, me dit-elle en me regardant
d'un air confus ; et, après vous avoir confié
mon antipathie pour l'amour, je me sens
plus libre, en réclamant de vous un bon of-
fice au nom de l'amitié...N'aurez-vous pas ,
reprit-elle en riant , beaucoup plus de mé-
rite à m'obliger aujourd'hui...
Je la regardais avec douleur. N'éprou-
vant rien près de moi, elle était pateline et
non pas affectueuse ; elle me paraissaitjouer
366 LA PEAU DE CHAGRIN .

un rôle en actrice consommée ; puis, tout à


coup son accent, un regard, un mot réveil-
laient mes espérances... Mais si mon amour
ranimé se peignait, alors, dansmesyeux, elle
en soutenait les rayons sans que la clarté des
siens s'enaltérât. Ils semblaient commeceux
des tigres avoir été doublés par une feuille
de métal. Ences momens-là, je ladétestais...
-

La protection du duc de N*** , dit-


elle , en continuant avec des inflexions de
voix pleines de câlinerie, me serait très-utile
auprès d'une personne toute-puissante en
Russie et dont l'intervention est néces-
saire pour me faire rendre justice dans une
affaire qui, tout à la fois , concerne ma
fortune et mon état dans le monde. Le duc
de N*** n'est- il pas votre cousin ?... Une
lettre de lui décidera tout...
-

Je vous appartiens, lui répondis-je.


-Ordonnez ...
-

Étes-vous aimable !... reprit-elle en


me serrant la main. Venez dîner avec moi ,
LA FEMME SANS CEUR . 367
je vous dirai tout comme à un confesseur...
Cette femme si méfiante, si discrète et à
laquelle personne n'avait entendu dire un
mot sur ses intérêts , allait donc me con-
sulter! ...

- Oh ! maintenant que j'aime le silence


que vous m'avez imposé !... m'écriais-je.
Mais j'aurais voulu quelque épreuve plus
rude encore ! ...

En ce moment , elle accueillit l'ivresse


de mes regards , et ne se refusa point à
mon admiration !
Nous arrivâmes chez elle et, fort heureu-
sement, le fond de ma bourse put satis-
faire le cocher. Je passai délicieusement la
journée , seul avec elle. C'était la première
fois que je pouvais la voir ainsi. Jusqu'à
ce jour, le monde et sa gênante politesse ,
et ses façons froides nous avaient toujours
séparés , même pendant ses somptueux dî-
ners. Mais alors , j'étais chez elle , comme
si j'eusse vécu sous son toit ; je la possé
568 LA PEAU DE CHAGRIN.

dais pour ainsi dire; et ma vagabonde ima-


gination , brisant les entraves , arrangeant
les événemens à sa guise , me plongeait dans
les délices d'un amour heureux. Me croyant
son époux , je l'admirais occupée de petits
détails, éprouvant du bonheur, même à lui
voir òter son schall, son chapeau. Elle me
laissa seul un moment , et revint les che-
veux arrangés , charmante... Enfin , sa jo-
lie toilette avait été faite pour moi !... Pen-
dant le dîner, elle me prodigua ses atten-
tions ... Oh ! comme elle était femme!... Elle
déployait des grâces infinies dans mille
choses qui semblent des riens et qui, ce-
pendant, sont la moitié de la vie.
Quand nous fùmes tous deux devant un
foyer pétillant , assis sur la soie, environnés
des plus désirables créations d'un luxe
oriental, et que je vis, là, si près de moi ,
cette femme dont la beauté célèbre faisait
palpiter tant de cœurs, cette femme si diffi-
cile à conquérir , me parlant, me rendant
LA FEMME SANS CŒUR. 369
l'objet de toutes ses coquetteries , ma vo-
luptueuse félicité devintpresque de la souf-
france. Me souvenant , pour mon malheur,
de l'importante affaire que je devais con-
clure, je voulus aller au rendez-vous qui
m'avait été donné la veille.
- Quoi , déjà ?... dit-elle en me voyant
prendre mon chapeau.
Elle m'aimait ! ... Je le crus , du moins ,
en l'entendant prononcer ces deux mots
d'une voix caressante. Alors, pour prolon-
ger mon extase , j'aurais perdu deux an-
nées de ma vie par chaque instant de plus
que son caprice m'accorderait. Ah ! mon
bonheur s'augmenta de tout l'argent que
je perdais ! ...
Il était minuit quand elle me renvoya.

1. 24
370 LA PEAU DE CHAGRIN.

XXVI.

NÉANMOINS , le lendemain , mon hé-


roïsme me coûta bien des remords. Crai-
gnant d'avoir manqué l'affaire des mémoi-
res , devenue si capitale pour moi , je
courus chez Rastignac, et nous allâmes
surprendre à son lever le titulaire de mes
travaux futurs .

M. Marivault me lut un petit acte après


LA FEMME SANS CŒUR. 371
la signature duquel il me compta cinquante
८.

écus. Il ne fut point question de ma tante ,


et nous déjeunâmes tous les trois.
Quand j'eus payé mon nouveau cha-
peau, soixante cachets de diners à trente
sous et mes dettes, il ne me resta plus
que trente francs. Mais toutes les difficultés
de la vie s'étaient aplanies pour quelques
jours; et , si j'avais voulu écouter Rastignac,
je pouvais avoir des trésors en adoptant
avec franchise le système anglais. Il voulait
absolument m'établir un crédit et me faire
faire des emprunts , prétendant que les em-
prunts soutiendraient le crédit. Selon lui ,
l'avenir était, de tous les capitauxdumonde,
le plus considérable et le plus solide.
En hypothéquant ainsi mes dettes , sur
de futurs contingens , il donna ma pratique
à son tailleur, artiste, qui, comprenant le
jeune homme, dut me laisser tranquille
jusqu'à mon mariage...
De ce jour, je rompis avec la vie mo
372 LA PEAU DE CHAGRIN.

nastique et studieuseque j'avais menée pen-


dant trois ans. J'allai for assidûment chez
Fedora , tâchant de surpasser en imperti-
nence , les impertinens ou les héros de co-
terie qui s'y trouvaient ; et, croyant avoir
échappé pour toujours à la misère, je re-
couvrai ma liberté d'esprit, j'écrasai mes
rivaux , je passai pour un homme plein de
séductions , prestigieux, irrésistible.
Cependant les gens habiles disaient en
parlant de moi :
-Un garçon aussi spirituel ne doit avoir
de passions que dans la tête ! ...
Ils vantaient charitablement mon esprit
aux dépens de ma sensibilité.
-

Est-il heureux de ne pas aimer ! s'é-


criaient-ils. S'il aimait, aurait-il autant de
gaieté, de verve ! ...
Ah ! j'étais cependant bien amoureuse-
ment stupide en présence de Fæœdora! Seul
avec elle , je ne savais rien dire; ou , si je
parlais , je médisais de l'amour , j'étais tris
LA FEMME SANS CŒUR . 375
tement gai comme un courtisan qui veut
cacher un cruel dépit...
Enfin , j'essayai de me rendre indispen-
sable à sa vie , à son bonheur , à sa vanité.
J'étais tous les jours près d'elle , son es-
clave , son jouet, sans cesse à ses ordres ;
et je revenais chez moi pour y travailler
pendant toute les nuits , ne dormant guères
que deux ou trois heures de la matinée.
Mais n'ayant pas, commeRastignac, l'ha-
bitude du système anglais, je me vis bientôt
sans un sou. Alors, mon cher ami, fat sans
bonnes fortunes , élégant sans argent ,
amoureux anonyme, je retombai dans cette
vie précaire , dans ce froid, ce profondmal-
heur soigneusement caché sous les trompeu-
ses apparences du luxe , et je ressentis mes
souffrances premières , mais moins ai-
guës ; je m'étais familiarisé sans doute avec
leurs terribles crises... Souvent , les gå-
teaux et le thé, siparcimonieusement offerts
dans les salons , étaient ma seule nourri-

‫محمد‬
574 LA PEAU DE CHAGRIN.

ture; et, quelquefois , les somptueux di-


ners de la comtesse me sustentaient pen-
dant deux jours. 1

J'employai tout mon temps, mes efforts


etmascienced'observation à pénétrer plus
avantdans l'impénétrable caractère de Fœ-
dora.

Jusqu'alors , l'espérance ou le désespoir


avaient influencémon opinion, et je voyais
tour à tour en elle, la femme la plus ai-
mante ou la plus insensible de son sexe ;
mais ces alternatives de joie et de tristesse
devinrent intolérables, et je voulus cher-
cher un dénouement à cette lutte affreuse,
en tuant mon amour. De sinistres lueurs
brillaient parfois et me faisaient entrevoir
des abîmes. La comtessejustifiait toutes mes
craintes. Je n'avais pas encore surpris de
larmes dans ses yeux. Au théâtre, une scène
attendrissante la trouvait froide et rieuse .
Elle réservait toute sa finesse pour elle et
ne devinait ni le malheur ni le bonheur
:
LA FEMME SANS COUR. 575
d'autrui. Enfin elle m'avait joué!... Heureux
de lui faire un sacrifice, je m'étais presque
avili pour elle, en allant voir le ducdeN***.
Mon cousin rougissait de ma misère , et il
avait trop de torts envers moi pour ne pas
me haïr... Il me reçut donc avec cette froide
politesse qui donne aux gestes et aux pa-
roles l'apparence de l'insulte. Son regard in-
quiet excita ma pitié. J'eus honte pour
lui de sa petitesse au milieu de tant de
grandeur, de sa pauvreté au milieu de tant
de luxe... Il me parla des pertes considéra-
bles que lui occasionait le trois pour cent.
Alors , je lui dis quel était l'objet de
ma visite. Le changement de ses manières
qui , de glaciales , devinrent insensiblement
affectueuses, me dégoûta. - Hé bien, mon
ami , il vint chez la comtesse! ...il m'y écrasa.
Elle trouva pour lui des enchantemens,des
prestiges inconnus, elle le séduisit , traita
sans moi cette affaire mystérieuse dont je ne
suspas un mot. Enfin,j'avais été, pour elle,
376 LA PEAU DE CHAGRIN.

un moyen... Elle ne m'apercevaitseulement


pas quand mon cousin était chez elle; et
m'acceptait alors avecmoinsde plaisir peut-
être que le jour où je lui fus présenté. Un
soir, elle m'humilia devant mon cousin,
par un de ces gestes , par un de ces regards
qu'aucune parole ne saurait peindre... Je
sortis pleurant, formantmilleprojetsdeven-
geance, combinant d'épouvantables viols! ...
Souvent je l'accompagnais aux Bouf-
fons. Là, près d'elle, tout entier à mon
amour, je la contemplais en me livrant au
charme d'écouter la musique , épuisant
mon âme dans la double jouissance d'ai-
mer et de retrouver les mouvemens demon
cœur admirablement bien rendus par les
sons. Ma passion était dans l'air, sur la scène,
elletriomphaitpartoutexceptéchez Fœdora!
Alors , cherchant sa main , j'étudiais ses
traits et ses yeux , sollicitant une fusion de
nos sentimens , une de ces soudaines har-
monies qui , réveillées par la musique, font
LA FEMME SANS COUR . 377
vibrer les âmes à l'unisson... Mais sa main
était muette et ses yeux ne disaient rien.
Quand le feu de mon cœur, s'émanant de
tous mes traits, la frappait trop fortement
au visage, elle me jetait ce sourire cherché,
convenu, qui, phrase classique, se reproduit
au salon , dans tous les portraits. Elle n'é-
coutait pas la musique!... Les divines phra-
ses de Rossini , de Cimarosa, de Zingarelli ,
ne lui rappelaient aucun sentiment, ne lui
traduisaient aucune poésie dans sa vie ; et ,
son âme était aride. Elle se produisait là
comme un spectacle dans le spectacle. Sa
lorgnette voyageait incessamment de loge en
loge. Elle était inquiète quoique tranquille ;
et, victime de la mode, sa loge, son bonnet,
sa voiture , sa personne, pour elle, étaient
tout. Vous rencontrez souvent des gens de
colossale apparence dont le cœur est ten-
dre , délicat sous un corps de bronze; mais
elle , elle avait peut-être un cœur de bronze
sous son enveloppe grêle et gracieuse.
378 LA PEAU DE CHAGRIN .

Enfin , ma fatale science me déchirait


biendes voiles... Malgrétoute sa finesse,Fœ-
dora laissait voirquelques vestigesde sa plé
béienne origine et percer la froideur de son
âme. Pour avoir ce qu'on nomme bon ton
dans le monde, nefaut-ilpassavoir s'oublier
pour les autres; mettre dans sa voix et dans
ses gestes une ineffable douceur ; eh bien!
chez elle , l'oubli d'elle-même était fausseté;
lapolitesse, servitude; et, ses manières man-
quaient decette aisance quiprocède du cœur
et que l'éducation première peut seule sup-
pléer.
Ses paroles emmiellées étaient, pour les
autres, de la bienfaisance, de labonté; son
exagération , de la chaleur, de l'enthousias-
me ; mais, ayant étudié ses grimaces et dé-
pouillé l'être intérieur de cette frêle écorce
dont se contente le monde , je n'étais plus
dupe de sessingeries ; je connaissais bien son
âme de chatte ; et quand un niais la compli-
mentait, la vantait, j'avaishonte pour elle...
LA FEMME SANS CEUR . 379
Et je l'aimais toujours!... Et rien de tout
célanem'épouvantait! ...J'espérais fondreces
glaces sous les ailesd'unamourde poëte; et,
si je pouvais, une fois, ouvrir son cœur aux
tendressesde lafemme, sije lui faisais com-
prendre la sublimité des dévouemens, alors
jelavoyaisparfaite...Elledevenait unange...
Je l'aimais en homme, enamant, en artiste ,
quand il fallait ne pas l'aimer pour l'obte-
nir. Un fat bien gourmé, calculateur, au-
rait triomphe , peut-être!... Vaine , artifi-
cieuse , elle eût sans doute entendu le lan-
gage de la vanité, se serait laissé entortiller
dans les pièges d'une intrigue; elle eût été
dominée par un homme sec et froid.
Des douleurs acérées entraient jusqu'au
vif dans mon âme , quand elle me révélait
naïvement son effroyable égoïsme. Je la
voyais avec douleur un jour seule dans la
vie et ne sachant à qui tendre la main, ne
rencontrant pas de regards amis où reposer
les siens...
380 LA PEAU DE CHAGRIN .

Un soir , j'eus le courage de lui peindre ,


sous des couleurs chaudes et animées, sa
vieillesse déserte , vide et triste. A l'aspect
de cette épouvantable vengeance de la na-
ture trompée, elle me répondit par un mot
atroce :

-J'aurai toujours de la fortune ! ... Eh


bien, avec de l'or nous pouvons toujours
créer autour de nous les sentimens qui sont
nécessaires à notre bien-être.
Je me levai, je sortis foudroyé par la
logique de ce luxe, de ces femmes, de ce
monde dont j'étais si sottement idolâtre.
Je n'aimais pas Pauline pauvre ; Fedora ,
riche, n'avait-elle pas le droit de repousser
Raphaël ?... Notre conscience est un juge
infaillible , quand nous ne l'avons pas en-
core assassinée ! ...
- Fœdora , me criait une autre voix so-
phistique, n'aime ni ne repousse personne.
Elle est libre ; mais elle s'est donnée pourde
l'or. Amant ou époux, le comte russe l'a
LA FEMME SANS CŒUR. 381

possédée. Elle aura bien une tentation dans


sa vie ! ... -

Attends là ! ...
Elle n'était ni vertueuse ni fautive, elle
vivait loin de l'humanité, dans une sphère
à elle : enfer ou paradis..... Mystère fe-
melle , vêtu de cachemire et de broderies ,
la comtesse mettait en jeu tous les senti-
mens humains dans mon cœur : orgueil ,
fortune , amour, curiosité.

‫ر‬
382 LA PEAU DE CHAGRIN.

XXVII.

Un caprice de la Mode ou l'envie de pa-


raître original qui nous poursuit tous , avait
amené la manie de vanter un petit spectacle
du boulevard ; et, la comtesse ayant témoi-
gné le désir de voir la figure enfarinée d'un
acteur qui faisait les délices de quelques
gens d'esprit , j'avais obtenu l'honneur de
la conduire à la première représentation de
je sais quelle mauvaise farce.
LA FEMME SANS CŒUR. 583
1

La loge ne coûtait guères que cent sous;


mais, je ne possédais pas un traître liard.
Ayant encore un demi-volume de mes mé-
moires à écrire, je n'osais pas aller mendier
un secours à M. Marivault; et Rastignac,
ma providence , était absent.
Cette gêne constante maléficiait toute ma
vie.

Une fois déjà, ausortirdesBouffons, Fœ-


dora m'avait , par une horrible pluie, fait
avancer une voiture, sans que je pusse me
soustraire à son obligeance de parade. Elle
n'admit aucune de mes excuses , ni mon
goût pour la pluie, ni mon envie d'aller au
jeu. Elle ne devinait pas mon indigence
dans l'embarras de mon maintien, dans
mes paroles tristement plaisantes. Mes yeux
rougissaient , mais comprenait-elle un re-
gard?... Ah ! la vie des jeunes gens est sou-
mise à de singuliers caprices! ...
Pendant le voyage, chaque tour de roue
réveilla dans mon âme des pensées chaudes
384 LA PEAU DE CHAGRIN .

qui me brûlèrent le cœur ; j'essayai de dé-


tacher une planche au fond de la voiture ,
espérant rester sur le pavé ; puis, je me mis
à rire convulsivement, et demeurai dans
un calme morne , hébété comme un homme
au carcan.

Heureusement à mon arrivée au logis ,


Pauline auxpremiers mots queje balbutiai,
m'interrompit en me disant :
-

Si vous n'avez pas de monnaie...


Ah! la musique de Rossini n'était rien
auprès des paroles prononcées en ce mo-
ment par cette jeune fille.
Pour pouvoir conduire la comtesse aux
Funambules , je pensai à mettre en gage le
cercle d'or dont le portrait de ma mère
était environné. Le Mont-de-Piété s'était
toujours dessinédans ma pensée comme une
des portes du bagne ; mais il valait encore
mieux y vendre mon lit moi-même que de
solliciter une aumône. Le regard d'un
homme auquel vous demandez de l'argent
1
LA FEMME SANS CŒUR . 385

fait tant de mal !... Et il y a des emprunts


qui nous coûtent notre honneur, comme il
y a des refus, qui , dans une bouche amie,
nous enlèvent une dernière illusion!...
Je trouvai Pauline travaillant toute seule.
Samère était couchée. Jetant un regard fur-
tif sur le rideau légèrement relevé , je crus
madame Gaudin profondément endormie
en voyant au milieu de l'ombre, son profil
calme et jaune imprimé sur l'oreiller.
-Vous avez du souci ?... me dit Pauline
en quittant son pinceau.
-
Écoutez , ma pauvre enfant, lui ré-
pondis-je en m'asseyant près d'elle , vous
pouvez me rendre un grand service.
Elle me regarda d'un air si heureux que
je tressaillis...
-

M'aimerait -elle ?... me dis-je en la


contemplant.
-
Pauline ?...

Elle leva la tête et baissa les yeux. Alors


je l'examinai , pensant pouvoir lire dans
I. 25
LA PEAU DE CHAGRIN .
386
son cœur comme dans le mien , tant sa
physionomie était naïve et pure .
-Vous m'aimez ?... lui dis-je.
- Ah ! je crois bien!... s'écria-t-elle en
riant.
Elle ne m'aimait pas.
Son accent moqueur et la gentillesse du
geste qui lui échappa peignaient seulement
une folâtrerie de jeune fille.
Alors , je lui avouai ma détresse et l'em-
barras dans lequel je me trouvais en la
priant de m'aider à en sortir.
-Comment, monsieur Raphaël ! dit-elle,
vous ne voulez pas aller au Mont-de-Piété,
et vous m'y envoyez !...
Je rougis , confondu par la logique d'un
enfant .
- Oh! j'irais bien! ... dit-elle en me pre-
nant la main comme si elle eût voulu com-
penser par une caresse la sévérité de son
exclamation ; mais la course est inutile .
Ce matin , en faisant votre chambre , j'ai

L
LA FEMME SANS COUR. 387
trouvé derrière le piano , deux pièces de
cent sous qui s'étaient glissées à votre insu ,
entre le mur et la barre , et je les ai mises
sur votre table.
- Puisque vous devez bientôt recevoir
de l'argent, M. Raphaël , me dit la bonne
mère en montrant sa tête entre les rideaux ,
je puis bien vous prêter quelques écus en
attendant...

- Oh ! Pauline! ... m'écriai-je en lui ser-


rant la main, je voudrais être riche !...
- Bah ! pourquoi faire ?... dit-elle en se-
couant la tête par un geste mutin.
Sa main , tremblante dans la mienne ,
répondait à tous les battemens de mon
cœur .

Elle retira vivement ses doigts ; puis ,


examinant les miens :
-Vous épousérez une femme riche!...
dit-elle. Mais elle vous donnera bien du
chagrin... - Ah ! Dieu ! elle vous tuera...
J'en suis sûre.
588 LA PEAU DE CHAGRIN.

Il y avait dans son cri, une sorte de


croyance aux folles superstitions qu'elle
tenait de sa mère.
---
Etes-vous crédule ! Pauline...
-

Non! dit-elle en me regardant avec


terreur. La femme que vous aimez vous
tuera...

Ayant dit, elle reprit son pinceau, le


trempa dans la couleur en laissant paraître
une vive émotion, et ne me regarda plus.
Ah! j'aurais bien voulu croire à des chimè-
res! ... Un homme n'est pas tout-à-fait mi-
sérable quand il est superstitieux;une su-
perstition est espérance.
Retiré dans ma chambre, je vis en effet
deux nobles écus dontla présence me parut
inexplicable.
Au sein des pensées confuses du premier
sommeil , je tâchai de vérifier mes dépenses
pour me justifier cette trouvaille inespérée,
mais je m'endormis perdu en d'inutiles cal-
culs!...
LA FEMME SANS COUR. 389
Le lendemain , Pauline vint me voir, au
moment où je sortais pour aller louerla loge.
-Vous n'avez peut-être pas assez de dix
francs , M. Raphaël , me dit en rougissant
cette bonne et aimable fille; ma mère m'a
chargé de vous offrir cet argent.- Prenez ,
prenez !... ajouta-t-elle en jetant trois écus
sur ma table et se sauvant. :

Je la retins; puis , séchant les larmes


qui roulaient dans mes yeux: der
-Pauline, lui dis-je, vous êtes unange....
L'argent me touche bien moins que l'ad-
mirable pudeur de sentiment avec laquelle
vous me l'offrez... Ah! je désirais une
femme riche , élégante , titrée... Eh bien ,
maintenant, je voudrais posséder des mil-
lions et rencontrer une jeune fille pauvre
comme vous, et comme vous richede cœur;
je renoncerais à une passion fatale qui me
tuera !... Vous aurez peut-être raison! ......
-

Assez! dit-elle.
Puis , elle s'enfuit en chantant, et sa voix
590 LA PEAU DE CHAGRIN.

de rossignol, ses roulades fraiches retenti-


rent dans l'escalier.
-

Est-elle heureuse de ne pas aimer


encore !... me dis-je en pensant aux tortures
que je souffrais depuis quelques mois.
Les quinze francs de Pauline me furent
bien précieux. En partant , Fedora, son-
geant aux émanations populacières de la
salle où nous devions rester pendant quel-
ques heures , regretta de ne pas avoir un
bouquet. J'allai lui chercher des fleurs , et
je lui apportai ma vie, toute ma fortune !...
J'eus à la fois des remords et des plaisirs ,
enlui donnant un bouquetdont le prix me
révéla tout ce que la galanterie superficielle
en usage dans le monde avait de dispen-
:
dieux. ::

- Merci! dit-elle.
Bientôt elle se plaignit de l'odeur un peu
trop forte d'un jasmin du Mexique; puis ,
elle éprouva un intolérable dégoût en
voyant la salle , en se trouvant assise sur
LA FEMME SANS COUR . 391
de dures banquettes. Elle se plaignit d'être
là... Et cependant elle était près de moi...
Elle voulut s'en aller; elle s'en alla.
M'imposerdes nuits sans sommeil , avoir
dissipé deux mois de mon existence et ne
pas lui plaire ! ... Ah! jamais ce démonne fut
plus gracieux et plus insensible. Pendant la
route, assis près d'elle, dans un étroit coupé,
je respirais son souffle , je pouvais toucher
son gant parfumé, je voyais distinctement
les trésors de sa beauté ; je sentais une va-
peur douce comme l'iris : toute la femme
et point de femme.
En ce moment, un trait de lumière illu-
mina cette vie de femme. Je pensai tout à
coup à la princesse Brambilla d'Hoffmann ,
à Fragoletta , capricieuses conceptions d'ar-
tiste, dignes de la statue de Polyclès. Je
croyais voir ce monstrequi, tantôt officier,
dompte un cheval fougueux ; tantôt jeune
fille, se met à sa toilette et désespère ses
amans; puis , amant, désespère une vierge
592 LA PEAU DE CHAGRIN.

douce et modeste. Ne pouvant plus résou-


dre autrement Fœdora ,je lui racontai cette
histoire fantastique ; mais , en elle , rien ne
décela sa ressemblance avec cette poésie de
l'impossible.
Elle s'en amusa de bonne foi, comme un
enfant écoutant une fable des Mille et une
Nuits .

-Alors , me disais-je en revenant, pour


résister à l'amour d'un homme de mon âge ,
à la chaleur communicative de ce puissant
fanatisme , à cette belle contagionde l'âme ,
Fedora doit être gardée par quelque mys-
tère. Peut être, semblable à lady Dela-
cour, est-elle dévorée par un cancer? Sa
vie est sans doute une vie artificielle !
A cette pensée, j'eus froid. Mais bien-
tôt , je formai le projet le plus extrava-
gant et le plus raisonnable en même temps
auquel un amant puisse jamais songer.
Pour examiner cette femme corporellement
comme je l'avais étudiée intellectuelle
LA FEMME SANS CŒUR .
595
ment, pour la connaître enfintout entière ,
je résolus de passer une nuit chez elle , dans
sa chambre , à son insu.
Voicicommentj'exécutai cette entreprise
qui me dévorait l'âme et la pensée comme
un désir de vengeance mord le cœur d'un
moine corse.

FIN DU TOME PREMIER ,


1
ERRATA DU PREMIER VOLUME .

Page 64 , lignes 11 et 12 , au lieu de : donnez-moi ce


que vous voudrez , lisez : donnez-moi ce que vous voulez .
Page 68 , lignes 11 et 12 , au lieu de : en allant à la mort ,
lisez en allant à l'échafaud.
Page 80 , ligne 8 , au lieu de : paresse naturelle , lisez :
paresse si naturelle.
Page go , ligne 3 , au lieu de : prononcer de paroles ma-
giques , lisez : prononcer des paroles grandement magiques.
Ibid. , ligne 14 , au lieu de : le regard retrospectif com-
pose , lisez : le regard retrospectif peut composer.
Page 242 , ligne 9 , au lieu de : ayant m'ôté , lisez :
m'ayant ôté.
Page 252 , ligne 13 , au lieu de : j'aurai un jour, lisez :
j'aurais un jour.
Page 283 , ligne 2 , au lieu de : mon indigence parlait
une voix , lisez : mon indigence parlait d'une voix.
Page 284 , ligne 7 , au lieu de : voiles des voluptueuses
mousselines , lisez : ces voiles de voluptueuses mousselines.
Page 287 , ligne 8 , au lieu de : poupée fantastique ,
lisez : poupée fantasque.
Page 288 , ligne 7 , au lieu de : à la belle et noble tête ,
lisez à la noble tête.
Page 291 , ligne 19 , au lieu de : s'il perd son capital ,
lisez : si , par hasard , il perd ses capitaux.
Page 294 , ligne 20, au lieu de : problèmes de la passion ,
lisez : problèmes de passion.
Page 307 , ligne 14 , au lieu de : même la manière dont
elle se posait devant son interlocuteur avait un langage de
volupté , lisez : il y avait de la volupté jusque dans la ma-
nière dont elle se posait devant son interlocuteur.
Page 315 , ligne 3 , au lieu de : insouciante à moi , lisez :
insouciante près de moi.
Page 336 , ligne 3 , au lieu de : d'épouvantables difficul-
tés , lisez d'innombrables difficultés.
Page 337 , ligne 18, au lieu de : d'immenses valeurs ,
lisez d'extrêmes valeurs .

Page 363 , ligne 14, au lieu de : je croyais devoir resti-


tuer aux malheureux la part que je leur volais , lisez : je
voulais restituer aux malheureux la part que je croyais leur
voler.

Bayerische
Staatsbibliothek
München
:

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