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Il n'y aurait que le premier pas…

Il n'y aurait que le premier pas… Sylvie Bérard Moebius, Numéro 61, 1994, Pages 15-17

Article « Il n’y aurait que le premier pas… » Sylvie Bérard Moebius : écritures / littérature, n° 61, 1994, p. 15-17. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : http://id.erudit.org/iderudit/13926ac Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Document téléchargé le 9 January 2015 11:34 Il n'y aurait que le premier pas... Sylvie Bérard Vous m'envoyiez déjà me rhabiller et j'ai été tentée de vous crier d'aller vous faire voir. Vous me conseilliez de garder le lit et je vous ai répondu que ça tombait bien, que je n'avais pas du tout envie de le vendre car il contenait encore trop de lui. Vous m'avez rappelé la date du prochain rendez-vous et j'ai failli vous gifler. Comprenez-moi : mes jours, déclariez-vous, n'étaient absolument pas comptés, sur nul abaque, sur nulle calculatrice solaire, sur nul ordinateur sophistiqué. Ha, je crois encore vous entendre, soutenant qu'on ne se fait pas ausculter après avoir tué ; il vous aurait rétorqué qu'on casse bien un œuf après avoir avalé un bœuf. Moi, je me suis laissé dédaigneusement expédier. En ce moment précis, je ne sors pas de votre bureau puisque m'y revoici, mais je crois que si vraiment, contre toute logique, j'en sortais encore, j'en sortirais exactement de la manière dont j'en suis sortie, à pied, ce qui veut dire avec chaussettes et chaussures portant misérablement par terre car les jambes, répétait-il, devraient toujours être assez longues pour toucher le sol. Dehors, je m'en souviens très bien, il faisait soleil; qui faisait soleil, et pourquoi le faisait-il, je vous le demande, mais il le faisait avec application, si bien que j'ai saisi les lunettes noires à monture d'écaillé comme une perche que je me tendais en me disant avec amusement que si j'avais fait nuit, je n'aurais pu faire mieux. Oui, maintenant que vous m'y faites penser, j'ai dû prendre la voiture puisque je me souviens d'un embouteillage sans fin dont mon véhicule immobile et vacant était le principal acteur et qui m'a fait songer que les temps ont bien 15 changé depuis l'époque où c'étaient les bateaux qui étaient mis en bouteille. Si je vous dis qu'ensuite j'ai fini, je ne sais trop comment, par regagner votre cabinet, vous savez bien que c'est une façon de parler bien qu'il avait coutume de prétendre que la vie était une loterie. Les jeux, alors, sont faits, et rien ne va plus. Aleajacta est, cette grande scène du deux, pourquoi diable suis-je revenue vous la jouer? Pour tuer le temps, sans doute, faute de moi, pour reculer avant de sauter, pour que tout me vienne à point car je sais attendre, pour faire semblant d'attraper les mouches avec du vinaigre, que sais-je? Histoire également de retarder le moment de me redire encore une fois qu'il n'est plus donc je suis. Peut-être aussi parce que là-bas il était là et qu'ici il y est quand même un peu moins... Et puis, deux visites chez le même médecin pour un seul cadavre, c'est du dernier cri ! Pourtant, cette fois, je n'irai pas me rhabiller, ces aveux non sollicités, je les boirai jusqu'à la lie et vous m'écouterez ou je vous tuerai, n'y suis-je pas aguerrie? Et après? Eh bien, après... vous en ferez ce que vous voudrez et, avec un peu de chance, vous disposerez de moi. Moi ? Moi... j'aurai déjà donné. Je l'ai tué, vous en doutez moins maintenant, et du coup, je me suis à jamais anéantie. De lui à moi et de moi à lui, voyez-vous, il y avait cet accord singulier. Pile je meurs, face je te pleure: je vous l'ai dit, la vie est une loterie. Un seul amour et une même mort... Mais voilà, je l'ai trahi, j'ai été bernée. Il n'y a que le premier pas qui coûte, disait-il, et c'est le second qui m'a ruinée. Le premier coup est parti; lui, il s'est écroulé. La seconde détonation a retenti ; la balle est allée se ficher dans le ciel de lit. Deux amants et un seul corps gisant dans les draps maculés. Je te tiens, tu me tiens par la barbichette. Au dernier moment, vous comprenez, ma main a tremblé, la peur, la terrible peur du vide m'a assaillie. Qu'aurait-il fait s'il avait été le deuxième à tirer? Et si la honte m'était contée... Vous me croirez si vous voulez, je me suis effondrée dans la mare de sang qui déjà baignait les draps autour de lui. Dites-moi, n'aurais-je toujours eu droit qu'à des rendezvous manques? Il n'aurait toujours été que le premier, je l'ai su presque tout de suite. Je me suis roulée dans les rougeurs de sa mort et de ma pauvre survie. Il savait bien, lui, qu'en gagnant la deuxième traversée, je resterais à jamais sur le quai, agitant un mouchoir blanc baigné de sang. Les dés étaient pipés par ses soins, par sa main, jamais 16 je ne serais morte à sa place. Qu'une arme, disait-il, et deux balles? Ah les beaux jours que voilà et qui, dites-vous, ne me sont absolument pas comptés ! Qu'une pièce, ne disait-il pas, et deux faces... 17