CHAMAN
Dans le chamanisme, le chaman épouse la forme de son âme /esprit / ombre (il faut renoncer aux
« définitions définitives »). Il prend une forme transcendante, non visible, impalpable. Il entre dans
le lieu des esprits en quittant son corps matériel. Ce lieu des esprits est aussi celui du temps du rêve
des peuples australiens.
Géographiquement le chamanisme est présent dans un grand arc qui s’étend de l’Amérique du
sud à l’Asie centrale, en passant par l’Amérique du nord, avec la corde de l’arc tendue au centre sur
la Terre australe. La pointe de la flèche vise la région du détroit de Béring. Pourquoi l’Afrique estelle exclue de ce grand arc ou cône, qui au fond semblait bien parti pour être tout simplement un
globe planétaire / universel ?
Cette exclusion est traditionnelle dans le domaine de l’anthropologie et des sciences sociales et
repose sur la reconnaissance d’un espace humain africain particulier. Cette reconnaissance est, pour
les Européens auteurs des recherches anthropologiques, antérieure à la découverte des civilisations
américaines vers 1500. L’exploration de l’Asie, toujours à partir de l’Europe où s’enracine la pensée
scientifique moderne, est à peu près contemporaine de celle de l’Amérique. Le continent africain et
ses habitants, blancs, noirs ou chocolats, a été depuis longtemps intégré à notre vision du monde (je
suis un occidental). La spiritualité et la magie pratiquées par les Africains, connues depuis
l’antiquité classique, ont été lues à travers une grille de concepts anciens, où n’apparaît pas le
concept de chamanisme, qui est éminemment moderne. On emploie plutôt pour l’Afrique les
concepts, certes surchargés d’a priori négatifs, de sorcellerie et de cultes de possession. Mais là
encore ce ne sont que des mots, derrière lesquels demeurent toujours la réalité, en soi, selon ma
métaphysique personnelle, inconnaissable.
Le chamanisme est précisément intéressant parce qu’il nous ouvre les voies de l’inconnaissable.
Ce réel dont parlait Jacques Lacan. C’est une simple référence ici qui me permet de mieux situer
mon discours, son sens en tout cas, s’il en a toutefois un. Notre pensée (la mienne entre autre) est
orientée vers le réel. Je ne fais pas de mysticisme, je ne suis pas un jungien. Je suis un rationaliste
dur, mais avec l’esprit ouvert.
***
Le chamanisme anthropologiquement concerne des sociétés traditionnelles, justement demeurées
en dehors des entreprises coloniales des grands États impérialistes, principalement occidentaux mais
pas seulement. La Chine est depuis longtemps un grand empire unifié qui a une longue tradition
administrative et bureaucratique. Une tradition de centralisme politique qui exclu toute liberté
locale. Le chamanisme est l’expression d’un esprit communautaire décentralisé. Le chaman œuvre
pour la communauté : il y joue certes, dans cette œuvre, son prestige, mais sa valeur personnelle ne
se mesure qu’à partir du jugement de l’ensemble des autres, de la communauté. Il est investi d’une
mission d’intérêt collectif.
Bien souvent le chaman ne décide pas lui-même de son statut. Il est appelé, ou hérite d’une
fonction considérée comme un patrimoine familial, un bien immatériel. Il s’agit de savoir « jouer »
avec le monde des esprits, de dialoguer avec, de façon à avoir une action efficace et bénéfique pour
la communauté – mais aussi potentiellement dangereuse pour les ennemis ou les rivaux.
Le chaman est un homme / femme de pouvoir. Il est redoutable. Son pouvoir concerne sa
capacité à « œuvrer » dans le domaine invisible des esprits. Il accompli son œuvre en employant des
techniques / recettes dont il est devenu maître, encore une fois, soit par transmission, soit par
vocation, appel ou désignation. Ce qui peut ressembler à une élection.
1
Cette élection peut venir du monde des esprits, comme dans les religions mono ou polythéistes,
où les dieux désignent leurs prophètes. Mais le chaman n’est pas soumis aux directives des esprits.
Au contraire, et c’est une caractéristique fondamentale du chamanisme, c’est lui qui dirige. Il se doit
d’imposer sa volonté. Pour cela il emploie les techniques appropriées, reconnues comme efficaces.
C’est une reconnaissance ou une croyance sociale, collective : cela a à voir avec le fondement de
l’identité collective. De fait on peut dire qu’à un moment donné, quand le chaman œuvre, il est
investi par le désir collectif, il devient son opérateur symbolique. On pourrait même dire qu’il est
« possédé ». Si on veut bien comprendre cela non comme une possession de style africain, où le
sujet est sous l’emprise de l’esprit / dieu dont il devient le porteur, la cavale, mais comme
l’identification à un principe collectif diffus devenu objectif par son entremise. Il s’agit d’une
incarnation ou incorporation.
Dans la transe africaine, le sujet perd son identité au profit de celle de l’esprit / dieu concerné.
C’est comparable à l’enthousiasme grec et au délire prophétique. Le divin prend la place du sujet
humain. Il n’y a rien de tel dans le chamanisme. Le chaman entre dans le monde des esprits pour les
« jouer », pour les manœuvrer, selon des techniques éprouvées et reconnues. Il se doit de maîtriser
les esprits, non d’être maîtrisé par eux. On voit bien par là que nous sommes dans un monde, une
société humaine, où l’indépendance subjective individuelle est la loi naturelle. C’est en effet très
différent de ce qui fait loi chez nous (les occidentaux comme la majorité des sociétés développées
actuelles). Ce qui est censé faire loi. Soit la soumission des individus à un principe transcendant.
***
Le chaman est un praticien qui répond à un désir, une angoisse, une douleur. Quelque chose, un
mal actuel ou éventuel, sur quoi les individus n’ont précisément pas de prise, de pouvoir. Il est là
pour répondre au désordre et à ses effets déstabilisant, pour contrer la sidération mortifère,
l’immobilisme stérile, la perte de confiance, le sentiment de détresse. C’est en ce sens qu’il est un
pêcheur d’âme : il ramène au lieu du foyer commun les âmes égarées. La notion de foyer commun
est centrale, comme lui-même. Il a une place centrale dans l’organisation mentale et pratique des
peuples considérés.
Le chaman emploie souvent des tours de prestidigitation, comme un bateleur de foire. Cela fait
partie de son métier, de son savoir faire. Il doit être capable de bluffer les esprits, parce qu’il doit
savoir passer à travers le mur des apparences, derrière lequel se tient le réel insondable. Il doit
savoir jouer avec les illusions. Pour mieux maîtriser le réel. En devenir le (ré)organisateur subjectif.
La magie est très pratiquée également en Afrique, sous des formes propres caractéristiques. Elle
est souvent liée à des rituels sacrificiels censés être producteurs du pouvoir magique, ou plutôt
donner le pouvoir d’agir sur les esprits invisibles, les lier en quelque sorte, en faire des émissaires
aux ordres du magicien. On voit qu’en Afrique les esprits ne sont pas toujours des chevaucheurs
d’âme. Ils peuvent aussi devenir de simples exécutants. Pour cela il convient de connaître les
techniques efficaces. La magie est essentiellement une question de technique, de recette, de
formule… magique. Mais elle repose sur une expérience sensible et concrète du monde. Ce n’est
pas une mystique.
Il existe une notion d’énergie spirituelle, et des techniques pour la produire et la manipuler. Cela
se fait essentiellement par la voie de sacrifices. Le sacrifice c’est une pratique universelle attestée
partout, à toutes les époques. Enfin tout dépend de la définition qu’on en donne, Alain Testart (†
2013) conteste justement ce prétendu caractère universel du sacrifice1. Les peuples australiens,
1
Alain Testart - Des dons et des dieux : Anthropologie religieuse et sociologie comparative. Paris, Errance, 2ème
édition, révisée - 2006. Première édition Armand Colin 1993. Accès en ligne au premier chapitre :
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comme certains peuples américains, et encore ailleurs dans le monde, l’ignoreraient parfaitement. Il
lie sa pratique à l’existence de l’État, soit à l’existence de rapports sociaux de dépendance ou
domination, et à la domestication des animaux. Mais sa définition du sacrifice correspond justement
à la forme pratiquée dans les sociétés à État et à domestication animale. Je pense qu’il existe en fait
des formes particulières de sacrifice propres aux sociétés de chasseurs-cueilleurs. Simplement alors
c’est que ma définition diffère de celle classique de Hubert et Mauss (1899)2 que reprend Testart :
« Nous sommes pleinement d'accord avec Hubert et Mauss lorsque, dans un essai
resté célèbre en dépit de son ancienneté (1899), ils insistaient sur le fait que le sacrifice
comportait nécessairement trois termes. En effet, tout rite sacrificiel comprend : 1) un
homme ou un groupe d'hommes qui offre le sacrifice, c'est le sacrifiant (à ne pas
confondre avec le sacrificateur, prêtre ou spécialiste qui contrôle la conformité du
rite) ; 2) une victime, le sacrifié ; et 3) un ou plusieurs dieux auxquels le sacrifice est
offert. Qu’un seul de ces trois éléments vienne à manquer et ce n'est pas un sacrifice. »
Barbara Glowczewski, importante référence concernant le monde aborigène australien, parle
bien de sacrifices quand elle parle du rituel du Juluru, où l’on brûle des tentes et où également on se
brûle un peu la peau des épaules.3 Les tentes sont des contenants, mais aussi bien des tables
supports de richesses (grandes tables sous lesquelles on peut s’abriter, c’est la façon aborigène de
construire des abris dans le bush). Elles sont destinées à être brûlées, donc sacrifiées, selon
l’interprétation de cette anthropologue qui a assisté à la cérémonie et en a reçu l’explication directe
des aborigènes. De même elle qualifie les brûlures sur le corps de sacrifice. Le tout baigne dans une
ambiance morale de purification d’une faute, et de délivrance quasi chrétienne des péchés. Mais il
s’agit en fait de se purifier du pouvoir dominateur des Blancs, de s’en laver. Pour mieux si l’on peut
dire se l’approprier. Les tentes-tables consumées contiennent en effet « symboliquement » les
richesses apportées dans le pays Abo par les Blancs. On peut donc comprendre que la notion même
de sacrifice, si elle est bien présente dans ce culte, est ici une appropriation de la Loi des
colonisateurs par les colonisés. Ou une façon de la conjurer.
Voilà ce que dit encore B. G. sur le sacrifice (p. 10 de son article) :
« W. E. H. Stanner (1959)4 a cru voir dans certains rituels aborigènes les prémisses
de la notion de sacrifice, élément caractéristique de toutes les « grandes » religions.
Selon lui, il y a, formellement, sacrifice dès lors qu'on peut donner du rituel un modèle
économique : tout sacrifice impliquerait des activités de production, d'échange et de
distribution, autrement dit une transaction entre les hommes et un élément dont ils
dépendent.
Ainsi, le rituel étudié par Stanner chez les Murinbata, le punj, initiation des jeunes
avec utilisation de rhombes, emblèmes de la « Vieille Femme » ou « Mère de Tous »,
présente ces trois caractéristiques. 11 en est de même de toutes les cérémonies
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3
4
http://www.alaintestart.com/dons.htm
Henri Hubert et Marcel Mauss - Essai sur la nature et la fonction du sacrifice -1899. Accès en ligne sur le site
« Les classiques des sciences sociales » de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)), bibliothèque numérique
fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay:
http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/oeuvres_1/oeuvres_1_3/essai_sacrifice.html
Glowczewski Barbara. Manifestations symboliques d'une transition économique : le Juluru, culte intertribal du «
cargo » (Australie occidentale et centrale). In: L'Homme, 1983, tome 23 n°2. pp. 7-35 ; doi :
https://doi.org/10.3406/hom.1983.368369 & https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1983_num_23_2_368369
Stanner, W. E. H. 1959 « On Aboriginal Religion. I : The Lineaments of Sacrifice », Oceania 30 (2) : 108-127.
3
aborigènes connues sous le nom de culte de fertilité ou de rituel de croissance, c'est-àdire non seulement les cérémonies d'initiation mais aussi les cultes territoriaux.
Stanner donne du rituel le modèle suivant :
• Activité de production : quelque chose de valeur est pris pour être transformé.
• Activité d'échange : l'objet transformé est remplacé dans une transaction par une
chose d'une autre nature et de plus grande valeur.
• Activité de distribution : la chose de remplacement – contre-valeur de plus grande
valeur – est partagée entre ceux qui ont subi la perte.
La chose perdue, c'est l'unité entre les espèces (hommes compris). Cette unité est
symbolisée, dans les rites d'initiation ou les cultes de fertilité, par l'unité de la mère et
de l'enfant, avant leur séparation sociale.
La chose de remplacement, ce sont les objets sacrés (rhombes) qui assurent le lien
avec les espèces totémiques et garantissent la reproduction de celles-ci et des hommes
qui s'y identifient.
La chose de valeur transformée, ce sont les jeunes, incarnations des totems de
conception, qui deviennent les dépositaires des totems claniques.
La transaction est une transmission symbolique du complexe sacré – rites, mythes,
sites, objets – de la terre aux hommes et des anciens aux jeunes.
A partir de ce modèle « économique », je définirai de la manière suivante la
différence majeure entre les transactions symboliques des Aborigènes australiens et
celles mises en scène dans d'autres cultures : ce dont dépendent les Aborigènes n'est
pas un être transcendant, c'est, en quelque sorte, leur propre identité, définie comme
une incarnation de la force vitale des espèces terrestres. »
Bien selon Glowczewski le sacrifice est donc une sorte de « transaction économique ». Moi ça
me va très bien, même si à partir du moment où on est dans le domaine « symbolique », on est
forcément dans le domaine de la transaction et de l’échange. Mais au moins on ne se sent pas trop à
l’étroit dans ce cadre de pensée.
Subir une épreuve quelle qu’elle soit peut être interprété comme un sacrifice. Or les peuples
australiens connaissent bien la notion d’épreuve. Ils la pratiquent dans les rites initiatiques qui
mettent toujours en avant l’endurance à la douleur, le courage, etc. Mais il est vrai qu’ils ne
pratiquent pas de sacrifices sous les formes « canoniques » connues ailleurs dans le monde. Il ne
faut pas s’arrêter à des définitions trop serrées, mais étendre les concepts. C’est mon parti pris. Il
s’agit de ne pas devenir prisonnier d’aucun discours, autorité ou savoir supposé. Ce n’est pas un
simple déni de l’autorité ; c’est un travail ou un processus de libération qui a une dimension
spirituelle.
***
Le chaman remet le monde en mouvement là où il semblait devoir ou pouvoir éventuellement
être bloqué. Il délivre de l’impasse. Par exemple celle de l’ignorance. Il donne une prise sur
l’inconnu, toujours en soi effrayant. C’est à mon avis son rôle thérapeutique premier. On peut
mourir de peur. Vaincre la peur, celle notamment de l’inconnu. C’est une essentielle quête humaine
dans toutes les sociétés. Un principe vital aussi bien que moral. Je pense que Nietzsche a eu raison
de vouloir réconcilier la morale et la vie, ce qui ne veut pas dire que j’apprécie tout ce qu’il a écrit.
Pour agir, j‘entends agir efficacement, il faut d’abord se délivrer de l’angoisse. Pas se complaire
dans une béate assurance satisfaite – « Tout va bien ! » –, mais affronter courageusement l’obstacle.
4
Barbara Glowczewski nous présente deux versions du rituel du Juluru. La première, récit
rapporté, proche de l’origine, date des années 1920, l’autre résume le rituel « évolué » auquel elle a
assisté en 1979. Les rituels évoluent, nous ne sommes pas à l’Église. Ça bouge, c’est vivant. Aucun
docteur de la Loi n’est là pour imposer un sens définitif. C’est donc un peu flottant, mais B. G.
cherche justement à faire émerger des constantes.
Dans le premier récit de Paddy Row, son informateur, nous sommes sur la côte nord-ouest. Il est
question d’un naufrage et des Aborigènes sont morts noyés (eau) au cours de ce naufrage. Le bateau
transportait aussi des marchandises des Blancs (cf le mythe du cargo). Le rêveur est donc contacté
par les noyés disparus en mer avec tout le reste. Il serait en quelque sorte chargé de « sauver leurs
âmes ». De quoi, de quel péché ? D’avoir sombré avec la cargaison des Blancs. D’avoir été
englouties dans cette cargaison. Il s’agit de rendre leurs âmes à la patrie indigène, de les dissocier de
la cargaison du bateau coulé (ici on peut penser : comme sur la côte certains aborigènes ont pu
récupérer les marchandises du bateau, genre « naufrageurs »).
Dans la cérémonie à laquelle elle a assistée en 1979, dans la région du Désert central, il est
question d’avions bombardiers (feu) menaçants et d’aborigènes prisonniers que l’on délivre. Cela
fait référence à des attaques aériennes japonaises, et aux persécutions qu’ont subi les aborigènes.
Nous sommes toujours dans le cadre général du « culte du cargo », où il est question de
marchandises, mais aussi de Lois et de divers maux, apportés par les Blancs – par navire sur la côte,
par avion à l’intérieur des terres.
***
Ce que l’on peut dire, c’est que les aborigènes australiens ne sacrifient pas leurs enfants à leur
raison d’être, à leur raison d’État. Il n’y a pas chez eux de mythe du sacrifice de l’enfant, du fils ou
de la fille, comme avec Isaac et Abraham chez les Hébreux, ou Iphigénie et Agamemnon chez les
Grecs. Certes il existe pour ces peuples des rituels de passage qui peuvent être très cruels, très
douloureux. J’ai dans la tête le récit d’un homme qui racontait son initiation adolescente. Les
anciens l’avaient saisis brutalement, avec des visages féroces, et lui avaient retournés les ongles des
pouces, en introduisant dessous une pointe effilée. C’était affreusement douloureux. Le prix à payer
pour devenir un homme respecté et respectable : un qui avait franchi le cap de la peur et de la
douleur.
Il existe aussi des rituels de mort / résurrection qui signifient la transition, le passage, d’un état à
un autre. Le sacrifice d’Isaac correspond bien à un rite d’initiation adolescente, avec également la
pratique de la circoncision du prépuce que les Australiens n’ignorent pas. Ils y rajoutent,
raffinement subtil, la subincision de la hampe pénienne, entre le gland et la base du pénis.
Cependant chez les Australiens comme on sait, ces rites ne sont pas conçus comme des sacrifices
dus à des entités supérieures. Cela fait partie de la « fabrique des hommes et des êtres », dont les
maîtres des rituels ont la charge. Puisque les Australiens ont entre leurs mains, la charge de la
perpétuation de la création, son renouvellement sans cesse actualisé. C’est la raison d’être de leurs
cérémonies. On peut apercevoir cependant, par-delà les variations du rituel et l’absence de l’idée de
sacrifice, du moins dans son sens étroit, une véritable correspondance universelle entre toutes ces
pratiques. Nous devons travailler pour faire reculer les limites de notre compréhension, de nos
habitudes, de notre regard. C’est cela faire de l’anthropologie.
***
Dans le temps du rêve, le sujet rejoint l’espace-temps de l’esprit, comme le chaman dans la
transe. Les cérémonies des Abos australiens comme le Juluru, sont nées du rêve, s’originent dans le
rêve, un rêve fait par telle personne située et nommée. Par exemple pour le Juluru du bateau
naufragé de Broome, sur la côte nord ouest, les Aborigènes racontent que c'est un homme du nom
5
de Coffin qui l'a rêvé à Port Hedland. Le cérémoniel institué est une sorte de théâtre où les esprits
du temps du rêve, ainsi que leurs actions, leurs relations, sont rendues présentes. Cela permet de
tisser des liens entre les gens, les tribus, les totems claniques ou les couleurs, la Terre, les espèces
animales, les vivants et les morts, le cosmos… Cela permet de résoudre des impasses, des tensions,
des blocages du flux énergétique vital, cette étrange « orgone » dont parle le psychanalyste
hérétique Wilhelm Reich (1897-1957)5.
Reich fait partie des théoriciens cultes de l’underground (on peut faire une comparaison avec
Nikola Tesla), expulsé de toutes les organisations officielles, marxistes ou freudiennes, dont il a
d’abord fait partie. Il est mort misérablement en prison aux USA en 1957, accusé de fraude pour
vente et usage d’appareils disons bio-énergétiques non homologués, aux effets discutables et
potentiellement dangereux. Mis à part ses essais d’appareillage technologique qui relèvent je pense
plus du délire que d’autre chose, sa pensée contient des éléments intéressants. Comme pour chacun
de nous je suppose…
Le rêve est conçu comme un lieu d’où proviennent, ou peuvent provenir, des enseignements. Un
lieu source. Les cérémonies Abos sont organisées dans un but d’harmonisation des forces /
puissances / esprits qui habitent le monde. Ces cérémonies (comprenant danses, chants, actions
diverses, mimes, masques et costumes) qualifiées de « shows » par les autochtones eux-mêmes,
véritables spectacles vivants participatifs, circulent entre les groupes abos : elles se transmettent et
évoluent, s’adaptent aux circonstances. Ce caractère circulatoire est essentiel. Ce qui circule on
pourrait l’appréhender selon différentes approches, par exemple comme information. Je le
détermine comme Orgone.
Reich avait fréquenté l’anthropologue polonais Bronislaw Malinowski6 (en 1939 Malinowski
l'invite à le rejoindre aux États-Unis, pour occuper un poste de maître de conférences) ; il
connaissait les histoires comme les théories se rattachant au Mana, cette force magique obscure,
indéterminée à vrai dire, qui circule dans les échanges de don entre les îles du Pacifique occidental.
Le mana n’est pas l’orgone qui est une énergie de nature sexuelle ou libidinale (Reich est d’abord
un psychanalyste). Il ne s’agit pas de tout confondre.
Reprenons un peu haleine, nous sommes dans une dimension rationnelle, n’est-ce pas ? L’activité
cérémonielle prend beaucoup de place et de temps dans la vie des Abos. On pourrait s’en étonner,
c’est une activité éminemment culturelle, esthétique, philosophique même. Cela ne paraît pas
vraiment « fonctionnel ». À quoi ça sert ? Il faut comprendre que cette activité est liée à
l’organisation globale de la société, c’est plus structurel que fonctionnel. C’est-à-dire que c’est
symbolique.
Comme on dit dans le jargon psychédélique, le rêve est de fait, une porte ouverte sur la réalité.
En plein et pas à côté.
Je voudrais conclure ceci par un petit poème pour les enfants de Gaza.
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6
•Voir sur le site du M.I.E.L. (Mouvement International pour une Ecologie Libidinale) la Préface à la réédition de
Cent fleurs pour Wilhelm Reich, de Roger Dadoun (1975). Ed. Payot & Rivages, Paris, 1999.
https://www.ecologielibidinale.org/fr/biblio/Dadoun-quiapeurdeWR-fr.htm
Le M.I.E.L. s’inspire (librement) de la philosophie et des théories de Wilhelm Reich. Mais le site ne semble plus
guère actif aujourd’hui. Reich fait partie des théoriciens cultes de l’underground.
•Voir aussi en anglais sur le site The Scientific Review of Mental Health Practice (Objective Investigations of
Controversial and Unorthodox Claims in Clinical Psychology, Psychiatry, and Social Work), une étude
« scientifique » intitulée Wilhelm Reich and Orgone Therapy http://www.srmhp.org/0401/reich.html
•Voir sur Babelio sa bibliographie et un ensemble de citations :
https://www.babelio.com/auteur/Wilhelm-Reich/18583
B. Malinowski : Les argonautes du Pacifique occidental (1922). Voir sur le site de l’Université du Québec à
Chicoutimi (UQAC), une édition électronique avec une présentation de André Devyver, Bruxelles (1963) :
http://classiques.uqac.ca/classiques/malinowsli/les_argonautes/argonautes_presentation.html
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Aux Enfants de Gaza
Je pense aux enfants de Gaza
Ceux que l’on a massacrés étouffés
Sans même qu’ils puissent crier leur désarroi
Demander pourquoi
Ici il n’y a pas de pourquoi
Répondent tous les tortionnaires
Aux ordres de la raison d’État
Je pense aux enfants de Gaza
Morts étouffés dans le silence des consciences
Dans l’indifférence glacée des journaux télévisés
Je sonne le glas pour les enfants sacrifiés
À la raison d’État
Je sonne le glas de ma raison humaine
Je sonne le glas pour qu’ils entendent
Qu’ils sachent qu’ils ne sont pas oubliés
Ne le seront jamais
22/12/2023
Je suis allé consulter les morts. Voilà ce qu’ils m’ont dit. Les enfants d’Auschwitz sont solidaires
des enfants de Gaza. Il n’y a pas de distinction d’origine, de race, de classe, ou d’appartenance
religieuse et politique entre les victimes des bourreaux. Nous sommes tous unis pour combattre ces
horreurs jusqu’à la fin.
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