Le chef océanien et la terre
Serge Tcherkézoff
To cite this version:
Serge Tcherkézoff. Le chef océanien et la terre. Anthropologica (special issue), 2019, Chiefs in Oceania,
61 (2), pp.251-260. hal-03562989
HAL Id: hal-03562989
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Submitted on 9 Feb 2022
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Postface
Le chef océanien et la terre
Serge Tcherkézoff, EHESS, directeur de recherches (émérite), membre du CREDO (AMU–
CNRS–EHESS) et ANU (Prof, hon.)
stcherk@pacific-credo.fr
st.pacific.dialogues@gmail.com
L’ensemble thématique de ce volume paraît à point nommé. Il souligne à la fois la
densité des transformations en cours, qui affecte la position de « chef » dans cette région
qu’on appelle Océanie ou Pacifique, et la nécessité de revoir la manière dont l’anthropologie a
traité et traite encore cette position sociale. Dans ce qui suit, je m’appuie à la fois sur les
articles de ce volume, sur mes propres données concernant un autre archipel voisin, Samoa, et
quelques autres publications, récentes ou sous presse.
L’Océanie « lointaine »
Un mot d’abord pour définir la région dont je parlerai ici. Parler de l’Océanie tout
court, ou même du Pacifique, peut induire en erreur. Ce numéro, et les comparaisons que je
ferai, relèvent seulement de l’Océanie dite « lointaine » par les archéologues (le peuplement
le plus récent venant de l’ouest et qui atteignit les îles qui étaient « lointaines » par rapport à
l’Asie du sud-est) et dite de langues « austronésiennes » par les linguistes. On sait à quel point
l’« Océanie », ainsi que les noms attribués à ses subdivisions régionales, sont une invention
de géographes européens, ne reposant ni sur des regroupements linguistiques ni sur des
hypothèses sérieuses de premier peuplement, mais d’abord sur une nomenclature qu’on peut
qualifier de continentale par défaut, puis sur des considérations raciales.
On regroupa, à partir du XVIe siècle, dans une « cinquième partie du monde », tout ce
qui restait au-delà des quatre continents déjà répertoriés ; puis, au début du XIXe, on décida
de l’appeler la partie « océanique » du monde. Dans les mêmes années, on subdivisa en
distinguant des « races » suivant les « couleurs de peau », d’où l’invention de la
« Mélanésie », etc. Bien plus tard, archéologues et linguistes reconnurent qu’il fallait
distinguer autrement. Une partie occidentale ou « proche » (l’ouest de la Mélanésie) et une
partie dite alors « lointaine » (partie orientale de la Mélanésie, Micronésie, Polynésie : famille
de langues apparentées « autronésiennes ») (voir Cagnasso 2019, Douglas 2011, Tcherkézoff
2008a). Mon propos ici sera limité à cette deuxième partie.
L’erreur sur la propriété de la terre et les malentendus historiques
Dans cette Océanie-là, il est certain que, hier comme aujourd’hui, il n’est pas
d’organisation sociale qui ne fasse pas une place centrale à un statut particulier, que les
premiers visiteurs européens nommèrent, selon les cas, « chef » ou « roi ». Cette traduction a
immédiatement orienté, jusqu’à nos jours, une interprétation massivement ethno-centrique. En
effet, dans la vision occidentale, un « chef » est un homme de pouvoir : une autorité dans le
domaine politique, qui certes pouvait avoir une composante « sacrée », « rituelle », etc., mais
qui était la source d’une domination sur un territoire et sur la population qui s’y trouvait, la
domination sur le territoire étant elle-même considérée comme un droit de propriété.
Ce fut une erreur fondamentale. Ce numéro relève ce point, mais je prendrai
l’occasion de cette postface pour développer. Dans l’Océanie dont nous parlons, la terre n’est
pas et n’a jamais été une propriété au sens occidental. Mais elle l’est devenue, ici ou là, à la
suite de la spoliation coloniale. La terre (vanua, fanua, fenua, whenua, etc.) n’était pas une
chose que l’homme peut acquérir, elle était et est encore en bonne partie une matrice qui est la
source de vie et des relations sociales. Dans les langues austronésiennes, la marque
grammaticale de possession diffère selon que ego est considéré à l’origine du rapport de
possession ou au contraire qu’il ne l’est pas. En Samoan, « ma » récolte se dit d’une manière,
de même que « mes enfants », ou tout objet acquis, ou encore « ma terre » s’il s’agit d’une
terre dite de droit privé (freehold land) : ego est à l’origine de la possession. Mais « ma » terre
coutumière, ou « mes parents », ou « mon titre de chef » se dit d’une autre manière : ego n’est
pas à l’origine du rapport de possession.
On connaît les conséquences de ce malentendu, qui fut parfois intentionnel de la part
des premiers colons et militaires occidentaux, à Tahiti (Baré 1985), à Hawaii (Linnekin 1985),
en Nouvelle-Zélande (Orange 1987 ; Ward 1991), etc. Les insulaires pensaient accorder,
parfois contre compensation, parfois de façon forcée, un droit d’usage, un droit de planter et
faire pousser, un droit d’habiter mais à la manière dont fut de tous temps l’habitat océanien,
c’est-à-dire une structure temporaire – alors que la permanence était avec la terre ou les
pierres supportant la structure. Mais les nouveaux-venus voulurent se persuader, ou en tous
cas prétendre, qu’ils faisaient signer des actes de « propriété ». Le fameux traité de Waitangi
en pays maori est hélas l’exemple le plus parlant et mérite qu’on s’y arrête.
Le « Résident Anglais » nommé dès 1831 persuada quelques dizaines de chefs qu’il
fallait signer une déclaration d’« indépendance » pour prévenir toute spoliation (en particulier
par la France). On imagine aisément que la notion n’avait guère de sens pour ces chefs. En
fait, les Anglais utilisèrent simplement le mot rangatira-tanga, formé de « chef » rangatira
suivi d’un suffixe de nominalisation tanga : « ce qui définit » les chefs, en quelque sorte.
Bref, on disait aux chefs de dire « qu’ils étaient des chefs », ce qui ne posa aucune difficulté.
Mais ceci permit au Résident de présenter ensuite une requête au roi d’Angleterre, en
demandant à ce dernier d’assurer la « protection » de cette nouvelle « confédération ».
Cette manière inimitable de la colonisation anglaise – le juridisme à l’occidentale et la
mise en coupe réglée, mais qui prétendent passer par l’autorité locale traditionnelle (« Indirect
Rule ») – allait se prolonger. Lorsque la colonisation fut ouvertement décidée par Londres en
1837, un représentant fut envoyé. Nommé « Lieutenant-Gouverneur » auprès du
« Gouverneur » de l’Australie, il lui fallait s’assurer de la « souveraineté ». Comment traduire
cette notion pour faire comprendre aux chefs maoris qu’ils devaient la « donner » au chef des
Anglais ? On se garda bien d’utiliser les termes locaux de mana, le pouvoir sacré du chef, en
usage alors dans toute la Polynésie, qui signale que l’individu a en lui une parcelle de
l’origine divine du monde laquelle fut elle-même à l’origine du premier ancêtre dont le nom
est perpétué dans le « chef » en question et dans la terre. On se garda d’utiliser le terme de
rangatira-tanga. On utilisa un néologisme, le mot kawana-tanga, de kawana qui était la
translittération de « Governor ». Dans une autre phrase, le même texte assurait les chefs et
leurs familles de la « possession entière et inchangée » de leurs terres (« Full exclusive and
undisturbed possession of their Lands and Estates »). Les termes maoris proposés furent tino
rangatira-tanga, « le corps de ce qui fait qu’un chef est un chef » et taonga. Le mot tino
« corps » a un rendement métaphorique important dans toutes les langues polynésiennes ; il
est pratiquement synonyme de « ensemble », « totalité », ou bien « partie locale visible de la
totalité transcendante ». Le second mot, taonga, est ce fameux terme qui fut au centre de
l’Essai sur le don de Marcel Mauss (1923-1924), désignant une catégorie de biens précieux
qui alimente les échanges cérémoniels, équivalent maori des nattes fines samoanes toga
(Tcherkézoff 2016).
Le point de vue des Anglais était cohérent – pour eux. La notion de « Governor »
renvoyant à « government » implique que les affaires locales sont dirigées par les autorités
locales, mais que la puissance étrangère a le dernier mot si elle décide d’intervenir. Mais pour
les chefs maoris, à qui le traité laissait toutes les réalités qui font qu’un chef est un chef, tout
son tino et toutes les valeurs sacrées attachées à son titre, tous les taonga, la notion de
kawana-tanga devenait une sorte de protection transcendante équivalente à celle dispensée
par le créateur du monde, Tane. Tout était donc pour le mieux.
Ce que les Anglais ne savaient pas était que le premier tino d’un chef est la terre, et
que la catégorie des taonga qui, aux yeux des Anglais, se limitait à quelques objets sculptés
en jade et à quelques belles nattes, comprend elle aussi la terre ancestrale, comme un article
récent signé d’un Maori le rappelle avec force (Tapsell 1997). Les Anglais croyaient dire aux
Maoris : « vous conservez vos titres de propriété (possession), mais nous avons un droit
supérieur dans l’usage des terres s’il en va de l’intérêt de la Couronne (sovereignty) ». Mais
les Maoris croyaient avoir entendu un tout autre message. Ils conservaient la totalité de ce qui
définit une famille et son ou ses titres de chefs. C’est eux qui restaient donc les maîtres dans
les décisions sur les droits d’usage des terres.
Que reconnaissaient-ils alors derrière le kawana-tanga des nouveaux venus ? Pour
répondre à cette question, il nous semble qu’un autre contexte doit être considéré. Il faut
remonter un demi-siècle en arrière, pour savoir comment, à la fin du XVIIIe, les Maoris ont
interprété la nature même des Européens, quand ils ont vu ceux-ci pour la première fois. Les
Européens furent considérés comme des représentants des dieux qui ont créé le monde,
envoyés par eux, et/ou comme une forme spirituelle étrange mais en rapport aux ancêtres, un
double déformé (Tcherkézoff 2008b). Il n’y avait donc pas de contradictions.
En effet, hier comme aujourd’hui encore là où subsiste la tenure foncière polynésienne
coutumière, un chef a une autorité sur la terre en vertu des ancêtres qu’il représente, lesquels
sont eux-mêmes un produit des dieux primordiaux. Si les Européens, même mortels, étaient
donc des créatures venant du monde de ces dieux primordiaux, la garantie de « protection »
offerte par le « chef » de ces créatures ne pouvait qu’être bonne à prendre et était de même
nature que ce qu’on connaissait déjà.
Lancée sur ce malentendu, l’histoire qui suivit révéla une fois encore ce que
« souveraineté » veut dire dans le langage colonial occidental. Quand des Maoris attaquèrent
des comptoirs de compagnies qui, prétendaient-ils, ne respectaient pas le traité, le Gouverneur
fit intervenir la force. On connaît la suite.
Faisons une brève escale ailleurs, aux Salomon. Un article célèbre de Daniel de
Coppet raconte comment, en pays ‘Are’are, certains gardiens de la coutume, prenant
conscience dans les années 1970 du malentendu introduit par les Occidentaux, expliquèrent à
leurs jeunes que, s’il fallait en passer par cette notion nouvelle de propriété, alors il fallait
dire, et écrire sous forme de code coutumier, que ce ne sont pas les hommes qui possèdent la
terre, mais que c’est la terre qui possède les hommes. Le code inscrivit : « §1. Les ‘Are’are ne
possèdent pas la terre. La terre possède les ‘Are’are. La Terre possède les hommes et les femmes ;
ils sont là pour prendre soin de la terre » (de Coppet 1985 : 81).
Gardien non propriétaire : enfant-de-la-terre
En conclusion : si la terre n’est pas propriété, le rapport du chef à la terre n’est pas non
plus une propriété. Le chef est un gardien. L’existence du chef représente la pérennité de la terre
clanique qui, en tant que racine et source de vie, doit continuer à être perçue comme une
permanence. Et encore, en disant « l’existence du chef », il faut préciser : il s’agit de l’existence et
de la permanence du titre que le corps de ce chef rend visible. Mais si, pendant un temps court ou
long, le corps du chef est absent – le titre est vacant – cela ne crée pas un problème insurmontable
tant que le titre est considéré par tous comme « vivant » et valide, et visible par l’existence de la
terre identifiée par ce nom-titre. On en voit un exemple dans ce numéro.
Mais l’histoire coloniale fit son œuvre. Par la force au début, puis par l’acculturation à ces
idées occidentales, la notion de terre-propriété est devenue pensable localement, et même une
évidence. De ce fait, les discussions et même les querelles graves sont aujourd’hui fréquentes en
Océanie autour du refus ou de la reconnaissance des droits de Tel ou Tel sur une terre. Il s’en suit
aussi une confusion autour des droits du chef et même une ambivalence sur la nécessité même
d’avoir un chef, comme on peut le voir dans les articles présentés ici.
D’un côté, sans chef, le lien d’appartenance au groupe social perd sa consistance. On sait à
quel point, et sur ce plan les choses n’ont guère changé, les insulaires du Pacifique trouvent leur
identité au travers de leur appartenance à un ensemble qui est à la fois une terre-et-un-clan, que ce
soit au niveau d’un clan proprement dit, d’un village, d’une région, ou même d’un pays entier.
Notons en passant qu’il faut écarter cette autre notion occidentale qui voit les Océaniens, et
surtout les Polynésiens, comme des gens de la mer. Grands navigateurs, grands découvreurs de
nouvelles terres, certes, mais toujours à la recherche d’une terre pour s’y enraciner.
La mythologie de l’Océanie lointaine est pleine de rêves de voyages, non pas vers des
mers inconnues, mais toujours vers des terres lointaines où l’on trouverait la lumière éternelle
(Tcherkézoff 2003). La prise de possession d’une île consistait à défricher puis, en son centre,
créer un espace consacré, que le soleil peut inonder : le malae (ou marae). Dans la Polynésie
occidentale, c’était et c’est encore aujourd’hui un simple terrain dégagé, où l’on prend soin de
couper à ras du sol toute l’herbe. En Polynésie orientale, c’était une imposante plate-forme de
pierres. C’est là qu’on invoquait les dieux et les ancêtres et qu’on faisait les offrandes. Mais
peu importe : pierre ou gazon, ce « temple » comme on a – là encore – maladroitement
traduit malae / marae est le lieu racine, défriché pour que tout y soit visible, rendu existant
par la lumière solaire qui se pose en cet endroit sur chacun et chaque chose.
Dès qu’on s’éloigne de ce centre que bordent les maisons cérémonielles de chaque famille, on
avance vers les régions plus « obscures » ; on quitte le plus domestiqué pour aller vers le plus
sauvage. Vers l’intérieur des terres, ce sont les abris pour la cuisine, puis les jardins, puis les
plantations au centre de l’atoll ou sur les pentes des montagnes des îles hautes, puis, dans ce
dernier cas, la forêt. Vers la mer, c’est le lagon, ensuite le récif, enfin la haute mer.
Cette vision concentrique dont le centre est l’espace « lumineux » place ainsi la haute mer
dans l’autre pôle, à la périphérie. Et c’est bien ainsi qu’il faut voir toutes les organisations
polynésiennes, même celles des atolls et sans doute toutes les organisations de l’Océanie
lointaine. Le chez-soi, le monde socialisé, est une aire de lumière établie sur une terre
défrichée (qui inclut l’espace lagonaire). La mer (au large) est du côté de la « brousse », pour
emprunter à l’opposition cosmologique courante en Afrique, celle qui oppose toujours le
village à la brousse.
La langue confirme largement le caractère implicite, donc général, de cette vision. En tahitien,
en samoan, et ailleurs, les termes pour les passes des récifs et pour les embouchures des cours
d’eau sont des termes directionnels qui s’entendent toujours pour un locuteur placé sur la
terre, même quand le mot est prononcé par les rameurs d’une pirogue qui reviennent d’une
partie de pêche (Tcherkézoff 1998a). Et l’on trouve partout en Polynésie l’expression
cérémonielle, prononcée avec délice, d’« enfants de la terre ». Le Polynésien tient pour
certain qu’il est un enfant de la terre. Mais l’expression d’« enfant de la mer » n’existe pas. En
outre, on peut trouver la référence solaire, ce qui ne nous étonnera pas, puisque le monde
humain commença lors de l’apparition du soleil, une fois écartés le ciel et la terre qui étaient
collés. La chanson moderne la plus célèbre au Samoa occidental, qui joue pratiquement le rôle
d’hymne national dans les festivals culturels, a pour refrain « nous sommes les enfants du
soleil ».
Pour être, il faut être enfant-de, et l’on est enfant d’une terre, laquelle n’est pas que le sol mais qui
est la trace visible d’une généalogie, d’une histoire, violente ou pacifique, souvent les deux. Pour
qu’une terre ne soit pas qu’un sol mais une terre-racine, il faut qu’elle soit une histoire de noms,
ou l’histoire d’un nom au moins, un « titre » comme la littérature occidentale a traduit la notion, et
là encore avec tous les malentendus d’une assimilation ethno-centrique, en l’occurrence une
assimilation à l’ancienne féodalité occidentale.
Ambivalences coloniales et post-coloniales
D’un côté donc, sans chef, le lien d’appartenance perd sa réalité. D’un autre côté, le chef
est devenu souvent un bureaucrate, un intermédiaire, auparavant avec le pouvoir colonial,
aujourd’hui avec l’Etat, à la fois investi de devoir représenter la grande « tradition », la
« coutume », la kastom et de devoir être le lien à la bureaucratie étatique (voir une étude en
profondeur de cette bureaucratisation dans le cas ni-Vanuatu : Tabani 2019). Jouant sur
l’ambivalence de la terre, racine mais parfois propriété, le chef peut être un accapareur, et le don
cérémoniel qui lui était fait traditionnellement devient alors perçu comme une charge qu’on
voudrait bien parfois éviter. D’où des cas, impensables naguère mais bien attestés aujourd’hui, et
on en voit des exemples dans ce numéro, de communauté où le titre de chef est resté vacant à la
suite de diverses difficultés à recueillir un accord sur un successeur, et où certains membres de la
communauté commencent à souhaiter que la situation perdure. En effet, on apprécie de n’avoir
pas à contribuer constamment à des offrandes au chef, mais on tient absolument à dire que l’on
continue de chercher activement à ce que le rôle soit à nouveau rempli : non pas seulement vis-àvis de clans voisins, mais pour soi, car il faut maintenir le point, même virtuel, où la communauté
trouve à ancrer son existence pérenne.
J’ai la même expérience du côté de Samoa, avec un développement inattendu mais au
fond prévisible, suite à la dérive du statut de la terre. Depuis que le pouvoir politique est devenu
un pouvoir affairiste préoccupé de « développement » au sens occidental, disons depuis le milieu
des années 1990, le gouvernement (de ce qui s’appelait alors le Samoa occidental) a tendu une
oreille complaisante aux investisseurs étrangers qui demandent de pouvoir bénéficier de garanties
foncières quand ils investissent pour créer une entreprise. La grande majorité de la terre étant
encore aujourd’hui de statut « coutumier » ne peut être privatisée. Déjà une vente à un étranger est
impossible (tant qu’il n’a pas acquis la nationalité, par mariage ou par don de la part de l’Etat).
Mais, même entre Samoans, une vente n’est possible que dans la petite portion (10%) de terres
relevant du droit privé (une petite partie des droit acquis par des colons, avec les malentendus déjà
évoqués, mais entérinés durant l’époque allemande).
On ne peut donc offrir à des investisseurs qu’une garantie par un bail (lease). Ce qui déjà
ouvre la porte à de grands dangers, comme on le sait bien par la situation au Vanuatu où, du
moins sur les côtes de l’île principale, les baux se revendent entre investisseurs, australiens et
autres, créant une véritable spéculation, comme sur des actions dans une place boursière. Mais
pour signer un bail il faut un signataire du côté local. On ne peut faire signer 300 membres d’un
clan (et on ne peut mettre d’accord tant de personnes sur un projet particulier). De ce fait, le
gouvernement samoan, faute d’avoir ouvert la porte à la privatisation des terres à l’occidentale
(mais pour combien de temps encore ?), a trouvé le moyen récemment d’ouvrir un enregistrement
où, pour toute terre clanique (donc de régime coutumier), le chef local peut être enregistré comme
« chef gérant » ayant le droit de signer un bail.
Encore faut-il qu’il y ait un chef, c’est-à-dire que le « titre » traditionnel lié à la terre en
question soit bel et bien détenu par une personne, et non laissé vacant. Dans le cas que je connais,
voilà une grande famille étendue ou clan où les divers sous-clans étaient très satisfaits de la
vacance établie depuis près de 20 ans, chaque sous-groupe fonctionnant de façon de plus en plus
autonome, se mettant même à clôturer les parcelles autour des maisons d’habitations comme s’il
s’agissait de terres privées, voilà donc ce clan soudain agité de réunions houleuses, pour décider
« au plus vite » qui choisir pour être « chef », de peur que, en l’absence d’un signataire reconnu,
tel ou tel chef secondaire n’aille au gouvernement de sa propre initiative, pour prétendre être le
gérant de l’ensemble, ou même, dit-on que, le gouvernement ne s’arroge ce droit, faute de
candidat local (car il s’agit de terres près de la ville et de la mer, donc à très haut rendement
potentiel d’investissement). Et voilà que soudain des liens généalogiques presque oubliés sont
revisités, réinvestis, que l’on va fébrilement chercher les traces écrites de tel ou tel « court case »
entendu à la Cour des Terres et des Titres, le cas échéant durant l’époque allemande au début du
XXe siècle. Et ceci impliquant autant sinon plus les membres de la grande famille habitant en
émigration (Nouvelle-Zélande) que ceux dans les îles.
On rejoint ici un thème qui a donné lieu récemment à un colloque passionnant, dont
certains papiers sont sous presse : la vigueur de la chefferie samoane (on dit là-bas : « le système
matai ») dans les communautés émigrées, en Nouvelle-Zélande ou plus loin encore (voir Anae ed.
sous presse). Entre autres, signalons un auteur (Fonomaaitu (Tuvalu) Fuimaono), qui, dans son
article « Serving from Afar », raconte l’importance qu’il y a eu dans une famille à ce que le titre
principal continue d’être porté malgré déjà deux générations parties en émigration pour travailler
à l’étranger. Il raconte comme le grand père tenait à ce que son fils prenne le titre avant son départ
en émigration, comment celui-ci supplia son père de pouvoir d’abord se consacrer durant
quelques années à élever sa famille là-bas, tout en promettant de revenir vite pour recevoir le titre
par la cérémonie adéquate, – ce qu’il fit.
Après les heures de travail à l’usine ou au bureau, et à la paroisse locale la fin de semaine
après le service, on se retrouve pour ne parler que d’une seule chose : qui choisir, ou qui a été
choisi pour tel ou tel titre de chef (souvent un titre peut être démultiplié et porté par plusieurs, ce
sont autant de liens visibles à l’enracinement de chacun « back home », dans les îles). Rappelons
aussi que pour une population samoane de quelques 250 000 habitants (dans les îles et en
émigration), on compte des milliers de titres de chef, suafa matai, ce qui laisse de quoi discuter.
On glose à l’infini sur les qualités qu’un chef doit avoir. Ceux qui ne vivent pas proches des
Samoans de Nouvelle-Zélande ont peine à imaginer à quel point la majorité du contenu des
échanges électroniques échangés aujourd’hui (courriel, blogues) ne parlent que de ces questions,
avec parfois des polémiques verbalement très violentes. Gros avantage de l’échange électronique :
là où le ton violent, et a fortiori l’injure, faisant irruption dans une réunion formelle, peut entraîner
des violences physiques graves, l’échange électronique permet la même virulence sans les
conséquences immédiates.
La hiérarchie n’est pas une stratification
Autre erreur fondamentale induite par l’interprétation occidentale de la notion de chef et
relevée dans ce numéro : une vision de la société stratifiée, l’élite et le peuple, une division en
classes sociales, les chefs ou même les « nobles » versus les « commoners ». Un exemple parmi
tant d’autres que j’ajouterai concerne la préparation de l’indépendance pour le Samoa.
Au regard du temps historique, c’est aujourd’hui anecdotique, mais il faut savoir que
cette erreur a eu pour conséquence de retarder de dix années l’accession à l’indépendance du
Samoa occidental. Sur le principe, il y avait un accord dès la fin de la IIe Guerre : la NouvelleZélande, les conseils de chefs à Samoa qui avaient fonctionné sous le régime de la NouvelleZélande, et l’ONU. Des commissions de l’ONU vinrent donc, de 1947 à 1959, pour préparer
la transition. Ces commissions étaient composées de diplomates tous acquis à l’idée
occidentale de démocratie : le suffrage universel. Or voilà que les Samoans leur expliquaient,
sans rien vouloir entendre d’autre, que le futur Parlement (pays divisé en une quarantaine de
districts) devait être composés exclusivement de « chefs » (les matai) et que seuls les chefs
pouvaient être électeurs dans chaque district. Les commissaires furent consternés de cette
vision « aristocratique » (selon leur interprétation : Tcherkézoff 1998b) et tentèrent en vain, à
coup de visites répétées, de faire changer d’avis leurs interlocuteurs, car, pour ces
commissaires, créer un Etat libre ne reposant que sur les « nobles » était inadmissible :
Les Samoans [...] ont aussi une organisation politique traditionnelle. […]
diffère grandement de la démocratie représentative, […] fondée sur une
hiérarchie de « nobles »1 (chefs et orateurs). Ces nobles se réunissent en
conseils ou Fono [...] Chaque noble est le chef responsable d’un groupe
familial [...]. (ONU 1948 : 23)
On voit bien sur quelle (sur)interprétation du système matai se fonde la réticence de la
Mission. La Mission de 1947 conclut qu’il était urgent d’attendre une plus grande maturité
politique avant de donner l’autonomie. La Mission qui effectua une visite en 1951 aboutit à la
même conclusion pour des raisons similaires :
De plus, l’élément de démocratie qui est implicite mais en aucun cas
dominant dans la structure sociale samoane doit être développé, et
l’éducation politique des Samoans, particulièrement dans les zones éloignées
[de la capitale], demande encore à faire de grands progrès. (ONU 1951 : 6 ;
notre traduction).
La Mission de 1953 note les progrès dans le domaine économique et social mais
continue de déplorer le fait que « en somme, le suffrage direct n’existe pas parmi les Samoans
et la majorité des adultes, qui ne sont pas des chefs (title-holders), n’ont aucune voix au
chapitre politique (no voice in government) » (ONU 1953 : 3 ; notre traduction).
C’est pourquoi, en prenant acte du « conflit fondamental » (basic conflict) entre le
« concept de représentation selon la tradition samoane » et « ceux plus modernes », la
Mission demande aux membres de l’assemblée constituante (qui venait de se mettre en place)
de songer à des formules « suffisamment flexibles pour permettre les ajustements » que
l’avenir rendra nécessaires, quand le progrès économique amènera le peuple à ne plus
accepter de limiter le suffrage et la candidature à la « classe des matai » (ONU 1953 : 4-5).
La Mission de 1956 prend acte du fait que l’assemblée constituante persiste à réclamer le
système du suffrage matai. Mais – fait nouveau – elle reconnaît une certaine « démocratie » au
système matai. Elle reconnaît l’attachement fort que les Samoans expriment envers le système
matai mais finalement elle accepte leur affirmation disant que ce système représente une
forme de « démocratie familiale ». En particulier, la Mission note que le titre de matai n’est
pas héréditaire, que le porteur de titre est élu par les membres de sa aiga (« famille ») et que
ces derniers peuvent reprendre ce titre (ONU 1956 : 6 et 8).
De guerre lasse, mais ayant trouvé où tout de même affirmer un point commun avec la
démocratie occidentale, l’ONU lance la phase finale. La dernière Mission (1959) met en place
l’organisation du plébiscite prévu pour 1961. Le Mandat néo-zélandais du Samoa occidental
devient un état indépendant en 1962, le tout premier exemple de décolonisation dans le
Pacifique.
Mais cela aurait pu être acquis en 1949 si le problème de la « classe des nobles » ne
s’était pas posé. Pourtant il aurait suffi d’ouvrir les yeux : un système de « noblesse » suppose
que certaines familles sont « nobles » et d’autre part. Or à Samoa, il n’y avait aucun individu
qui n’appartienne pas à une famille définie par un titre et donc dirigé par un chef, un « noble »
–que le titre soit occupé ou temporairement laissé vacant. Bref, il n’y avait aucune famille qui
ne fût pas « noble ».
Il aurait fallu, mais cela demandait davantage d’observations sur place, de voir que le lien
du chef aux membres du clan est défini non par une relation de classe ou caste, mais par une
relation, dite teu le va, « prendre soin de l’espace relationnel entre les personnes ». Sous quelle
forme faut-il en « prendre soin » ? Là encore les mots le disent : fe-agai-ga= c’est être assis face à
face, dans une relation mutuelle. Le concept, la formule, s’applique au rapport Dieu/hommes, chef
(=terre = titre) /clan, sœur/frère. Peu de chercheurs ont vu l’importance de cette relation et surtout
l’ont bien comprise, avec une grande exception : Penelope Schoeffel (1978, 1979, 1995) ; voir
aussi Tcherkézoff (2017).
Comme il est rappelé dans ce numéro, à Fidji la relation particulière entre les clans,
maîtres de la terre et « faiseurs de chefs », et le chef lui-même qui a autorité sur eux mais qui
néanmoins dépend d’eux, est appelé veiqaravi, « facing each other ». Voilà encore un bel
exemple de la grande unité de cette Océanie lointaine, ou du moins de cette sous-région qui
inclut la Mélanésie orientale et la Polynésie occidentale, ou « Western Polynesia including
Fiji ». Car à Samoa le même concept prévaut : même étymologie, même sens. C’est le mot
qu’on vient de citer : feagaiga. La base aga (PPN : *haga) signifie « être face à », avec un
couple linguistique préfixe-suffixe fe…i (+ga pour la nominalisation en samoa) qui ajoute
une mutualité entre les partenaires de l’action : « se faire face » (réalise en Samoan et East
Futuna) (voir Pollex : https://pollex.shh.mpg.de).
Cette « mutualité » est en fait très particulière, car elle est une hiérarchie : un terme
vaut le tout de la relation, un terme englobe l’autre est l’inverse n’est jamais réalisé. A Samoa,
la relation feagaiga est celle entre le chef et ses clans, mais aussi entre Dieu et les hommes,
entre la sœur et le frère (et les descendants « côté-sœur » versus les descendants « côté-frère »
à partir d’une génération fondatrice d’un titre de chef. La relation entre le chef et les clans de
la terre est très visible à Samoa, et ce depuis les premières observations, entres les chefs
appelés ali’i, disons les chefs sacrés, et les chefs-orateurs, tulāfale . Là aussi, le chef, du
moins son titre, a une origine extérieure au district, alors que les titres des « orateurs » sont
locaux et enracinés depuis longtemps. D’un côté, les principaux orateurs constituent un
conseil dont dépend absolument le choix d’un successeur au titre de chef. D’un autre côté,
leurs titres (de ces chefs orateurs) sont dits de « moindre rang » que celui du chef, et, dans le
remaniement des généalogies qui survient après l’arrivée légendaire ou même mythique du
chef fondateur, ces titres deviennent des rejetons collatéraux de la lignée du chef.
Mais l’histoire coloniale vint apporter ses transformations. Ce fut l’apparition récente
(dernier tiers du XIXe) d’une notion unifiée de « chef » à Samoa, et sous un nom inconnu
ailleurs dans la région, matai. Depuis le milieu du XXe, on ne parle que des chefs en tant que
« matai », et Samoa devint indépendant avec un système social et électoral dit le
« fa’amatai », « à la manière des chefs » (si l’on continue cette mauvaise traduction par
« chef »). Mais l’étude attentive de la littérature des voyageurs et des missionnaires, depuis la
fin du XVIIIe siècle jusqu’à la fin du XIXe siècle, révèle une surprise. Les « matai » sont
inconnus ou en tous cas absents du devant de la scène. Tous les visiteurs, sans exception,
parlent de leur interaction avec les « chefs ali’i » et avec les « orateurs tulāfale » qui
accompagnent les ali’i. Cependant, les dictionnaires établis par les divers ordres
missionnaires, protestants anglophones et catholiques francophones, incluent le terme
« matai » et le traduisent comme « head of a family » ou « chef de famille » ; les alii, quant à
eux, sont les « chiefs » ou « chefs ».
Les descriptions du XIXe d’évènements impliquant une communauté montrent que
« l’ali’i » du lieu réunit « ses tulāfale » (orateurs) et « ses groupes familiaux (maisonnées)
‘āiga » pour prendre une décision affectant l’ensemble. Parmi les ali’i, les différences de rang
sont manifestes, entre les ali’i qui dirigent tout un district (alliance, toujours temporaire, entre
divers villages) et ceux dont l’autorité se limite à leur village ; là encore, il y a une différence
entre le chef ali’i qui semble tenir le premier rang dans le village et d’autres ali’i. Les orateurs
et leurs familles travaillent les plantations et fournissent toute la nourriture. Sur ce plan, le
chef ali’i dépend d’eux étroitement. Dans un certain nombre de cas concernant des titres
d’ali’i ayant une autorité sur un district ou même sur un ensemble de districts, des
groupements d’orateurs forment le conseil qui décidera du choix du successeur à ce grand
titre d’ali’i.
Un recensement fait en 1853 par les premiers missionnaires pour l’île de Tutuila
indique les chiffres suivants : quatre chefs suprêmes ali’i (pa’ia), un par « district » ; une
centaine de chefs ali’i dont l’autorité s’exerce surtout au niveau du village ; 160 orateurs
tulāfale ; tout cela pour une population de 1 800 personnes2.
Durant toute cette période, la notion de matai ne joue visiblement pas de rôle dans
l’interaction entre les communautés samoanes et les Européens. Il faut penser, d’après les
dictionnaires, que le terme s’appliquait simplement aux chefs de maisonnée ; et certains de
ces chefs de maisonnées pouvaient être apparemment des « orateurs » du grand chef ali’i
local. Ou bien le terme s’appliquait déjà à tous les chefs de famille, depuis les petits orateurs
jusqu’aux plus grands ali’i, mais avec le simple sens d’un responsable familial qui n’était pas
défini par un titre ancré dans une terre, et le personnage n’était significatif qu’à ce niveau
interne et local de la famille.
Aucune indication, si ténue soit-elle, ne permet de penser que la situation était alors ce qu’elle
est aujourd’hui, où la notion de matai est la catégorie politique prépondérante, occupant tout
le champ de la « chefferie » au plan national. Ce champ est subdivisé aujourd’hui entre « les
matais dont le titre est de type ali’i » et « les matais dont le titre est de type tulāfale », comme
le disent les Samoans dans le discours quotidien et dans les textes officiels. Cette situation
contemporaine est présentée de la même manière par toutes les sources de la période qui, en
partant des années contemporaines, remontent jusque vers 1925.
Nous sommes donc conduits nécessairement à l’hypothèse historique suivante. Entre
le dernier tiers du XIXe siècle et le premier quart du XXe siècle, une classification
ali’i > tulāfale > (matai) a pris une forme pratiquement inverse :
----------matai---------|
(de type) ali’i – (de type) tulāfale
Le fait que deux catégories nettement hiérarchisées entre elles (ali’i et tulāfale) se soient
retrouvées comme deux sous-types d’une seule catégorie (les matais) indique que ce qui
faisait la valeur de l’écart hiérarchique entre ali’i et tulāfale a perdu sa raison d’être.
Tout ceci correspond à ce qu’on sait par ailleurs sur la perte de sacralité subie par les
grands chefs samoans ali’i au fur et à mesure de l’entreprise missionnaire. En fait, comme
dans toute situation de contact, les projections idéologiques occidentales et le dynamisme du
système samoan ont interagi. A l’époque des premiers contacts et des premiers progrès de
l’entreprise missionnaire, on rencontrait à Samoa des individus, hommes ou – parfois –
femmes, désignés comme ali’i pa’ia et investis d’une autorité sur de vastes territoires, même
si celle-ci était toujours provisoire. Ils étaient imbus d’une sacralité évidente, car leur autorité
révélait qu’ils étaient dépositaires d’un grand « pouvoir ancestral ou divin » mana. Ce qu’ils
avaient touché ne pouvait être touché ensuite par un homme ordinaire ; en leur présence, on se
dévêtait de tout habit recouvrant le petit pagne, on se prosternait ; on ne pouvait croiser leur
regard ; si on passait en pirogue dans le lagon faisant face à leur maison, il fallait se mettre à
l’eau et pousser la pirogue en nageant, etc. Ces chefs étaient dits pa’ia « sacrés ». Les
voyageurs et missionnaires européens arrivant aux Samoa retrouvaient là ce qu’ils avaient lu
au sujet des grands chefs tahitiens ou hawaiiens dans les récits de Cook et de Vancouver. Ils
ont cru, à tort, que ces grands chefs de districts, parce qu’ils étaient imbus de sacralité, étaient
des monarques absolus. Ils les ont rapidement appelés « rois », déclenchant ainsi ce qui fera
l’histoire samoane de la période 1860-1900, quand les divers « consuls » installés aux Samoa
(issus de la communauté européenne locale d’aventuriers, de marchands et de missionnaires,
représentant l’Allemagne, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis) chercheront constamment,
chacun de son côté, à faire nommer un seul « roi » à la tête de l’archipel, afin d’établir avec
lui des traités commerciaux qui seraient valides pour toutes les îles.
En même temps, une certaine évolution de ce système a fait rapidement diminuer la
sacralité de ces hommes. On constate aujourd’hui que la notion de « pa’ia » est employée
uniquement à propos de Dieu, de la Bible et de la nation. Les dernières mentions de chefs
sacrés datent de voyageurs de la fin du XIXe siècle. De même, l’idée traditionnelle de pouvoir
mystique mana (parcelle du divin originel qui donne à l’action du chef ali’i l’efficacité
nécessaire) est uniquement mentionnée aujourd’hui à propos de Dieu. Ainsi, la nouvelle
religion s’est accaparé la sacralité, et la notion de chef s’est politisée.
Cette séparation se révèle dans l’interaction qu’on peut observer aujourd’hui à l’intérieur du
système villageois de l’autorité, d’une part entre deux types de matais, les « ali’i » et les
« tulāfale », d’autre part entre les matais en général et les pasteurs.
Que s’est-il passé ? Les missionnaires du XIXe siècle ont soigneusement évité d’intervenir
dans l’autorité politique des chefs. Au contraire, ils se sont placés sous leur protection. Ils y
étaient contraints, étant arrivés en tout petit nombre (moins d’une dizaine), sans aucune force
militaire européenne pour les soutenir. Les missionnaires ont même apporté aux chefs un
surcroît de prestige et de pouvoir. En accueillant les missionnaires sous leur toit et sous leur
autorité, les chefs s’accaparaient la référence à une autorité mystique supplémentaire
démontrée par la possession d’objets de métal et d’armes à feu. Mais cette attitude a conduit
d’emblée à tenir séparés le pouvoir religieux des missionnaires (puis celui des pasteurs locaux
formés par les missionnaires) et le pouvoir politique des chefs alii.
Cette séparation fut d’autant plus nette que les missionnaires furent classés du côté des
pouvoirs mystiques de la sœur d’un chef. En 1832, le chef principal ali’i pa’ia Malietoa
Vai’inupo qui reçut les missionnaires Williams et Barff et qui accepta le principe de la venue
d’un ensemble de missionnaires qui s’établiraient à demeure (confirmant ce qu’il avait dit à
Williams en 1830 lors du premier contact ; l’installation commença en 1836), classifia les
missionnaires du côté des pouvoirs mystiques exercés par la « sœur » de tout grand chef. A
cet effet, il leur donna comme titre honorifique l’expression « Comme-une-feagaiga-céleste ».
Nous retrouvons le mot « feagaiga » qui désigne à la fois la relation frère-sœur et la sœur ellemême (mais il ne peut servir à désigner seulement le frère), quand il y a une formalisation
cérémonielle entre le nom-titre fondateur de chef et un nom-titre porté par la sœur ou la fille
du fondateur et qui en vint à désigner aussi la relation entre le missionnaire et la communauté
(avec ses chefs), et tout simplement entre Dieu et les hommes.
La règle était alors que les descendants appartenant à ce « côté-sœur » ne réclament jamais
le droit de porter le titre de chef. Mais ils avaient une sorte de droit de veto sur le choix du
successeur issu des diverses branches du « côté-frère », un droit renforcé par divers pouvoirs
de malédiction dont on les croyait capables (Schoeffel 1979). Tout cela reposait sur une
croyance fondamentale. On considérait que le « côté-sœur » était relié plus directement à
l’origine et pouvait communiquer avec les dieux et les ancêtres par la pratique du tapua’i. La
relation feagaiga est un « covenant », comme les intellectuels Samoans le disent en anglais,
mais ce « contrat » est supra-humain. Par la « nature » (aga) des relations humaines (va), dans
l’« essence » même de ces relations, le côté-frère est lié par ce « contrat » à un côté-sœur.
On ne dispose pas de commentaires de l’époque sur cette classification décidée par
Malietoa Vai’inupo, mais on peut penser qu’elle répondait à une précaution. Ce chef était
occupé à asseoir par la guerre son autorité sur une bonne partie des îles occidentales. Il vit
tout le profit qu’il pouvait tirer de ces nouveaux pouvoirs, mais il s’arrangea pour que ces
derniers ne lui fassent aucune concurrence sur le plan de son autorité de chef (pule), tout en se
réservant pour lui-même, de ce fait, la « bénédiction » si l’on peut dire qui émane toujours
d’un « côté-sœur »3. La précaution n’était pas inutile quand on compare avec le royaume de
Tonga où les missionnaires méthodistes parvinrent à devenir, aux côtés du roi, les dirigeants
du pays et les instigateurs d’une constitution nationale, en 1875, qui allait modifier
profondément l’organisation sociale (Campbell 1992 ; van der Grijp 1993 ; DouaireMarsaudon 1998).
Le mot feagaiga désignait également la relation entre un chef ali’i et ses orateurs tulāfale.
Significativement, la même évolution qui réduisit la notion de sacralité pa’ia des grands ali’i
au profit des missionnaires et de leur dieu, produisit une réduction de l’invocation de la notion
de feagaiga pour le rapport ali’i/ tulāfale au profit de la relation entre un pasteur et son village
(Schoeffel 1995). La séparation des pouvoirs entre le missionnaire (puis le pasteur local) et le
chef est comparable sur bien des points à ce qu’était, avant le contact, la relation entre
l’autorité sacrée de l’ali’i et le pouvoir profane des groupements d’orateurs tulāfale. De ce
fait, avec l’établissement de la sacralité de la nouvelle religion des missionnaires (et donc
avec la captation de la notion de pa’ia), la distinction entre ali’i et tulāfale a perdu une partie
de son contenu. C’était une distinction entre le sacré et le politique. Le sacré ayant été capté
par le nouveau Dieu et ses missionnaires, la distinction entre les deux sortes de chefs (entre
les deux sortes de noms-titres) est devenue une simple inégalité, mesurable et reposant sur
l’ancienneté : le chef avec une généalogie plus ancienne (les ali’i) versus le chef dont
l’origine est plus récente (les tulāfale). En effet, les généalogies des titres d’orateurs tulāfale
commencent en général par une création effectuée par un ali’i.
Il s’est constitué ainsi petit à petit l’idée d’une catégorie de « chefs-en-général » – les matai –
unissant dans une même définition ceux qui étaient auparavant si fortement distingués : les
ali’i et les tulāfale, les chefs sacrés et les orateurs, ou selon d’autres termes dans des sociétés
voisines, la chefferie et les gens de la terre. Cette nouvelle définition unitaire consistait dans
l’idée du pouvoir profane détenu par tout chef de famille, tout leader, tout aîné.
Apparemment, le terme « matai » qui désignait chaque aîné de maisonnée fut retenu pour
désigner cette nouvelle catégorie générale. Mais il ne s’imposa vraiment que dans les
dernières années du XIXe siècle.
Conclusion
Si l’on veut retracer, suivre et comprendre comparativement les transformations qui
ont affecté et affectent le statut de Chef dans l’Océanie lointaine, l’outil qui utilise la
distinction hiérarchie/stratification permet de mieux comprendre les transformations à l’œuvre
aujourd’hui et qui prolongent celles des débuts de la colonisation. Plus la hiérarchie s’efface,
plus elle apparaît limitée à une stratification, plus les conflits de pouvoir remplacent la
stabilité des relations de respect. En disant stabilité, il faut préciser : il est clair que de tous
temps, la force, dont la forme ultime était la guerre, prenait le devant de la scène dès que l’on
sortait des relations de « respect ». Mais chacun en était bien conscient et les deux mondes
relationnels étaient bien cloisonnés. Aujourd’hui, la frontière est devenue brouillée, et l’on
hésite à chaque pas : est-on dans le respect (dans la hiérarchie), où l’on ne gagne que par la
parole, ou même le silence, mais un silence qu’on laisse planer comme une émanation du plus
haut mana, qui en impose et fait en sorte que, à la fin de la réunion, après la communion
cérémonielle par la boisson de kava, chacun se sent partie prenante de la décision obtenue,
quitte à tenter prochainement d’en imposer à son tour pour modifier le cours des choses ? Ou
bien est-on dans la confrontation, où la violence verbale et même physique est toute proche
d’éclater mais où chacun a le sentiment que ce serait « une honte » pour tous les participants
que de franchir ce fossé ?
Tant que cette barrière de la honte qui intervient s’il y a « manque de respect »
subsiste, l’organisation des « chefferies » océaniennes restera différente des systèmes de
pouvoir du monde occidental contemporain. De la même manière, de nombreux Samoans
expliquent qu’il n’est pas besoin d’avoir des forces de police dans les villages tant que la
notion de « respect » (fa’aaloalo) aux chefs (les divers chefs de clan, chaque village comptant
plusieurs dizaines de clans) s’impose d’elle-même par cette barrière de la honte. Mais ils
disent aussi que, en plus de la honte, il importe de maintenir la menace d’être banni de sa terre
par le conseil du village, pour avoir commis à répétition des fautes graves de manquement à
ce « respect ». Or ceci à son tour ne tient que dans un régime de terres coutumières. Le jour
où le gouvernement aura cédé aux développeurs et ouvert la porte à une privatisation de la
terre, en propriété individuelle, cette menace n’aura plus lieu (seul l’Etat sera au-dessus de la
notion de propriété individuelle). Nous voilà ramenés à la clé de voûte qui soutient toute la
chefferie « océanienne » : la terre comme enracinement et source de vie, loin de l’idée
occidentale de propriété privée.
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1
Les guillemets sont dans le texte original. Ce rapport est bilingue, anglais-français. Le
passage correspondant de la version anglaise dit : « a hierarchy of “ title-holders ” (chiefs and
orators) ». La traduction française officielle de l’époque nous montre bien quelle était
l’interprétation de la notion de « title-holder » par la Mission onusienne : « hiérarchie de
nobles… l’autorité de la noblesse ».
2
Le recensement est présenté en un tableau de deux pages, dans une lettre envoyée au
quartier général de la Mission à Londres par Thomas Powell (lettre du 12 juillet 1854, LMS
archives, South Seas Letters, Incoming letters, Box 25, Folder 7).
3
Sur les pouvoirs de bénédiction – et de malédiction, bien évidemment – du côté-sœur,
attestés au XIXe siècle, voir Schoeffel (1978, 1979, 1995).