L’enfance dans la poésie mauricienne
Anil Dev Chiniah
To cite this version:
Anil Dev Chiniah. L’enfance dans la poésie mauricienne. Revue historique de l’océan Indien, 2010,
Enfance et jeunesse dans les pays du Sud-Ouest de l’océan Indien (XVIIIème - XXIème siècles), 06,
pp.306-316. hal-03413764
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306 “revue HISTORIQ UE DE L’OCEAN INDIEN N° 6
L’enfance dans la poésie mauricienne
Anil Dev Chiniah
Université de Maurice
La place qu’occupe l’enfance dans la poésie mauricienne ne manque de
surprendre car à première vue elle a, somme toute, peu d’existence à l’exception de
l’œuvre de Robert Edward Hart au début du 20' siècle et de Michel Ducasse, un
siècle après. Le plus souvent, elle apparaît furtive, lointaine, énigmatique,
nécessitant une reconstruction autre que l’approche chronologique. Aussi, avonsnous choisi de structurer cette thématique plutôt élusive, d’un point de vue
interculturel, étant entendu que l’interculturalité renvoie à des cultures spécifiques
qui s’interpénétrent et marquent le discours de traces idéologiques particulières,
permettant de cerner un accent et des préoccupations pas toujours évidentes d’un
point de vue global et à plus forte raison en face d’une société pluri-culturelle.
On examinera donc le traitement de l’enfance successivement dans la
poésie franco-mauricienne, métisse, asiatique, féminine, pour dégager des aspects,
des constantes, voire des manques, des porte-à-faux et des dysfonctioimements.
L’enfance dans la poésie franco-mauricienne
L'enfance dans la poésie de Léoville L'Homme
Or, que nous apprend la poésie de L’Homme (1857-1928), considéré
souvent comme le père de la poésie mauricienne ? En fait, dans son œuvre de
Parnassien privilégiant le thème biblique (comme chez son maître Leconte de Lisle),
on ne trouvera que deux poèmes centrés sur l’enfance, notamment « La Poupée » et
« L’Exemple », tous deux extraits du recueil « Poésies et Poèmes » de 1926.
A vrai dire, « La Poupée » n’est intéressante que par sa valeur de
témoignage historique sur la mort infantile fréquente à cette époque et causée par les
épidémies de malaria :
« J’ai vu pâlir plus d’une femme
Dans l’ordinaire et rude drame
Où leur trésor.
L’enfant sauvé par leur vaillance.
Râle et lutte dans la souffrance
Contre la mort »
D’où l’invitation du poète à la petite fille de profiter de la vie en jouant
avec sa poupée, compte tenu des lendemains incertains.
En revanche, « L’Exemple » est beaucoup plus intéressant comme cas
d’espèce. Et d’abord, pourquoi ce titre insolite ? En fait, le poète s’y fait le chantre
d’une jeune fille qui doit travailler pour subvenir aux besoins de sa mère, une veuve.
11 faut savoir que le travail des jeunes filles (surtout comme couturières ou
institutrices) était très nouveau dans le paysage social et pouvait être perçu comme
une catastrophe ou une source de honte^^’. Or, L’Homme prend justement acte de
l’ostracisme frappant le travail des jeunes filles quand il élève sa célébration en
Dans « Sincérités » (1923) de Savinien Mérédac, se trouve le conte « Castes » où la jeune fille-héroïne note ceci dans
son journal : « Pauvre Papa ! Il se sentirait diminué si sa fille « travaillait ». Il m’a supplié de lui épargner cette suprême
amertiune ! ».
967
Anil Dev Chiniah “ 307
« Exemple ». D’où ses superlatifs et ses pâmoisons à n’en plus finir sur la jeune fille
en question et ce jusqu’à la contorsion finale, où il s’imagine devenir un estropié,
rien que pour se qualifier à recevoir d’elle l’aumône d’un sou, qu’il jure d’ailleurs de
porter tel... un talisman ciselé en croix jusqu’au tombeau !
En fait, L’Homme aligne toute la société pour être témoin et bénir la jeune
fille laborieuse lâchée dans un monde inconnu. Tous les échelons sociaux sont là ;
riches, pauvres, forgerons, manœuvres, princes, y compris Hamlet ! Et le poète se
fait un immense plaisir d’imaginer ce moment de la fin du mois, où la jeune fille va
remettre son salaire à sa mère :
« Tes doigts de lys et de lumière mettent dans la main de ta mère
L’argent sacré de ton travail »
On l’aura remarqué, toute cette louange excessive vise aussi à exorciser une
crainte ou arrière-pensée que la jeune fille, appartenant d’ailleurs au même groupe
socio-ethnique métis que le poète, aurait pu recourir à la mauvaise vie pour gagner
de l’argent. D’où la lourde sémantique de la pureté l’enveloppant constamment :
« Dans son chaste et blanc vêtement,
Toute liliale et jolie.
Elle est svelte comme Ophélie
La voir m’est un enchantement ».
L'enfance chez R.E. Hart
L’enfance aura donc beaucoup compté dans l’abondante poésie de RobertEdward Hart (1891-1954), poète franco-mauricien désargenté et fonctionnaire, qui
lui donnera une densité rarement atteinte dans toute la production poétique de notre
île. De surcroît, il a construit un cycle romanesque intitulé « Le cycle de Pierre
Flandre », qui tente de ressusciter l’univers magique et merveilleux de l’enfance à
travers une véritable mystique de l’île, influencée autant par l’orientalisme que par le
mythe lémurien du Réunionnais Jules Hermann ; son culte de la nature n’est
d’ailleurs pas sans rappeler celui du grand poète anglais romantique Wordsworth. La
poésie consacrée à l’enfance imprègne donc toute son œuvre et peut être regroupée
en trois directions : dimension autobiographique amoureuse (il tomba amoureux de
sa cousine alors qu’ils étaient tous deux enfants), intérêt pour l’univers d’enfance en
tant que tel, et construction de mythes d’enfance. La fascination de l’enfance
l’amènera d’ailleurs à s’intéresser, sa vie durant, aux chansons et jeux de l’enfance
ainsi qu’à cet imaginaire irrémédiablement perdu mais attachant faisant grande place
aux fées, naïades et autres elfes. Dans « Ecolière »^®*, il se montre tendre vers une
Mélissandre, qu’il plaint d’avoir à aller à l’école et cela permet de voir un poète
d’une touchante tendresse, inventeur de mythes à fleur du vers :
« Hélas, petite Mélissandre aux tresses d’or.
Aux joues vives semées de rousseurs.
Vous allez chez les bonnes dames
Apprendre tout ce qui s’oublie.
Et moi je marche vers la plage
Où glaner tristement des coquillages
Ou bien je vais à la forêt
Chercher pour vous l’oiseau légendaire qui chante
A la cime d’un filaos
968
Extrait du Recueil « Plénitudes » (1951).
308° Revue Historique de l’Ocean Indien n° 6
Et quand vous dormirez ce soir,
- Toute leçon durement apprise Sur l’oreiller encore humide encore de larmes,
Votre poupée entre vos bras,
Vous me verrez - en songe - escalader votre fenêtre
Avec un sac mystérieux
Plein de coquilles et de fhiits,
Et le vent de forêt chantera dans la chambre
Avec la voix de l’oiseau bleu.
Et l’odeur de la mer enchantera votre cœur triste ».
De la proximité proverbiale du poète avec les enfants et ses rapports
forcément un peu ambigus avec les parents, il convient de citer le poème «
Chemineau »®®^, assez explicite sur ces rapports lumineux mais qui ne manquent pas
d’être insolites. Et cela révèle un poète mystique et solitaire trop conscient de son
altérité radicale (« Le poète est celui qui n’a pour descendance / Que ses poèmes / Et
son désir et sa souffrance... »). Inlassable marcheur épris de dialogue et
d’interactions avec son voisinage, il se sait cependant un incompris en marge de la
société et un peu mis au ban et atteint de suspicion justement à cause de son rapport
amoureux et intimiste avec les enfants, cela dans une perspective sans doute trop
mystique :
« Il s’arrête parfois aux seuils où rit l’avril
Des enfants et l’été des mères... Le bonheur
Des autres le console un peu de son destin.
Il leur dit dans le pur matin
Les paroles d’amour fraternel, nostalgique
On écoute un instant sa voix mélancolique
Et qui vient du lointain où s’ouvre l’au-delà.
Enfance et poésie sont des sœurs jumelles.
Et vinrent les enfants quand le songeur parla.
Ce qu’il demeure en eux encore de divin
Reconnaît en sa voix un accent plus qu’humain
Et les tendresses étemelles...
Mais la mère est jalouse et le père s’étonne.
L’âge ayant tué le miracle en eux.
Alors dans le soir imprégné d’automne
Le poète, apaisé d’un long instant heureux.
Etreint les petits qui pleurent un peu
Et s’efface à nouveau dans la nuit triste et botme ».
Sur les poèmes d’amour que Hart a consacrés à sa cousine Ariane, on citera
l’échantillon que voici, qui permet de se faire une idée des rapports entre les
partenaires, de la place que s’autorise le poète ainsi que de celle échue à l’enfance en
tant que domaine merveilleux, entraînant un processus de perte et de reconquête.
Jamais sans doute n’a-t-on vu dans les poésies d’enfance dont on a coutume - que ce
soit en anglais ou en français - pareille revendication de l’amour-passion ainsi que
l’aveu impénitent des plaisirs goûtés. Même si la confidence reste pudique, la
transgression des mœurs qui la sous-tend paraît radicale, surtout compte tenu d’une
île Maurice puritaine exposée au qu’en dira-t-on dans ce début du 20^ siècle. Hart a
Extrait du Recueil « Interlude Mélodique » (1925).
Anil Dev Chiniah
309
beau se complaire épisodiquement dans un rôle de mâle entreprenant, il n’empêche
que les séquences de vers du poème « Présence
gardent un accent funèbre,
comme s’il s’agissait d’un Orphée redescendu aux enfers pour ramener une Eurydice
ayant tourné la page sur la passion enfantine. D’où ce ton de lancinant regret dans
l’évocation de ce singulier amour-passion juvénile :
3. « J’ai bu à ton enfance ainsi qu’aux sources vives
Où songent doucement les naïades naïves
C’est ton enfance qui m’aimait et que j’aimais
Et notre enfance est morte et mon cœur s’est fermé
4. Où retrouverais-tu les élans puérils
Et le rire d’avril
De ton visage éblouissant entre mes mains
Où retrouverais-tu tes candeurs liliales
Et nos étreintes triomphales
Et notre joie sonore au soleil des chemins
Et ce goût de fruit défendu
De ta bouche
Et les pleurs farouches
De nos étreintes éperdues ? ».
L’enfance métisse : une mystique à déchiffrer
Alors que tout humble qu’il fut, Hart pouvait s’enorgueillir d’une haute
naissance (par sa mère née Valentine de Bissy, il descendait en effet de Pontus de
Tyard, qui appartint à la Pléiade), tel ne fut pas le cas des poètes métis prenant la
parole dans les années 60. Nouvelle génération ayant eu désormais la chance
inespérée d’accomplir le cycle secondaire pour la plupart ou même le cycle
universitaire pour les plus brillants, ils étaient taraudés cependant par la
discrimination raciale dont ils étaient victimes ainsi que par le stigmate de l’origine
esclave de leurs ancêtres. Il va de soi donc que la poésie d’enfance qui en résultait ne
pouvait pas ne pas être marquée par une certaine dépersonnalisation et une nouvelle
rhétorique fort dérangeante. Comment dire sa révolte sans craindre d’offusquer ou
de blesser, d’autant plus que le lectorat de belles lettres francophones de l’époque se
recrutait principalement parmi ceux qu’on voulait justement dénoncer ? D’autre part,
comment dire son mal sans s’exposer à la risée générale au sein de son propre
groupe ou sous-groupe ? Et quelle pouvait alors être la poésie d’enfance sinon un
chapelet de lamentations ou d’imprécations ou encore une poétique rompue à l’art
de dire par le détournement systématique du langage ? Dire sans se trahir en jouant
sur la double entente, pratiquer justement « le chant bitonal de l’oiseau des
terres... » pour employer une mystification rhétorique de Jean Fanchette. A partir de
ce balisage d’un terrain problématique, nous examinerons le propos poétique sur
l’enfance chez quelques poètes métis.
L'enfance chez Pierre Renaud
Et c’est l’occasion de mentionner que dans la voie de l’amour à l’époque de
l’enfance, Hart a eu un digne successeur en Pierre Renaud (1921-1976). En effet,
celui-ci aussi mourut célibataire endurci à l’âge de 55 ans, ses amours étant aussi la
970
Idem.
310°Revije Historique de l’Ocean Indien n° 6
poésie et une fille nommée Isabelle, connue dans l’enfance et qui émigra très tôt au
Canada. Ce ne fut à vrai dire qu’un amour platonique, mais Renaud en fera la raison
d’être de sa vie et de son œuvre. Celle-ci, la seule publiée de son vivant, étant
intitulée « Les balises de la nuit », où « balises » n’est que l’anagramme d’Isabelle.
D’un bel alibi il fera donc une merveilleuse légende portée par un vers dépouillé au
ton élégiaque :
« J’efface
J’efface mes amours
Du pays des saules, de l’histoire pétrifiée
J’efface
J’efface mon enfance qui sous le longanier rencontrait
L’Isabelle des images »
Dans les vers suivants extraits d’un autre poème d’amour typique, le
vocabulaire de la censure surprend : après « J’efface mon enfance », voici « Mes
enfances abolies ». Le pseudo-épanouissement que prône Renaud s’obtient-il au
prix d’une dépersonnalisation et d’une violence qu’on se fait à soi-même ? Ne
s’agirait-il pas tout bonnement d’un conditionnement livresque et idéologique où
l’on compense des manques réels propres à la société coloniale par des fuites
imaginaires ?
« Absente tu marches
Dans le verger
De mes enfances abolies
Je t’ai voué allégeance pour la vie
Les mains unies
Les yeux se souvenant
Au-delà décennies et continents
Quel voleur de souvenirs
Ecartèlera sillons de même labour
Eparpillera pétales de même soleil
Plus haut que le vol de l’oiseau quotidien
Les mains unies
Les yeux se souvenant
Plus proches que montagnards de même cordée
Au-delà décennies et continents »
Il est symptomatique que dans ce qui se veut poème d’amour on puisse
relever, derrière le naturel attrayant des images, l’insolite isotopie de l’écart dans des
termes tels que « sillons » et « cordée ». La distance est sauve, voire sauvegardée, et
l’amour vu de loin peut continuer à nourrir les illusions. Or, il est permis de se
demander si cette fille supposément tant aimée dans la jeunesse n’appartint pas en
fait à une couche sociale aisée et hors de portée pour Renaud en raison justement de
l’aisance et de la couleur de la peau, surtout compte tenu des mentalités et du cadre
colonial. En tout cas, dans le poème ci-dessus, il est clair que Renaud fait le
plaidoyer d’un amour qui se mérite à travers sa belle sémantique de l’effort, du
travail et de l’élévation véhiculés par des termes tels que « sillons »,
« montagnards », « cordée » et le comparatif « plus haut ». L’idéologie chrétienne et
la gangue coloniale semblent avoir eu le dessus et sur l’enfant et sur l’homme qui ne
s’est pas révolté contre les conditionnements tenaces d’une société bloquée par les
préjugés et les hiérarchies assignées.
Anil Dev Chiniah ° 311
Jean-Georges Prosper
Dans le poème intitulé « Mater Dolorosa » du recueil « Semences
d’Etoiles » (1968) Prosper (né en 1933) donne sans ambages le ton de cette nouvelle
poésie de révolte. Avec un rare courage, il exprime de façon explicite le mal-être du
Métis confronté à la discrimination raciale ;
« Ne t’afflige pas maman
De m’avoir mis au monde
Par un temps si difficile
Ne t’afflige pas pour m’avoir donné
Ces mains brunes
Ces mains de pauvre
Auxquelles tant de choses
Sont inaccessibles ».
Mais c’est dans « Apocalypse Mauricienne » (1964) que Prosper a révélé la
pleine mesure de son talent de poète tourmenté. Grâce à des images bouleversantes
dont il a le secret, Prosper a su magistralement évoquer l’univers brisé et le désarroi
de l’enfance créole confronté à la discrimination raciale de l’époque coloniale :
« Et son enfance s’arriver en pleurant avec du tonnerre sans la tête et des fleurs dans
les poings »
« Un enfant entre les bras d’une croix vide de signe et de raisons, vide d’échos et de
berceuse »
Prosper dépeint une véritable fantasmagorie de l’horreur où la folie
d’autodestruction rivalise avec celle de l’infanticide :
« Des hommes et des vautours saccagent des berceaux, puis finissent par s’entre
dévorer »
« De grands cris viennent du côté des bois. La douleur court avec des cadavres
d’enfants en tête ».
Quelle est la signification symbolique de pareille frénésie suicidaire,
synonyme en fait d’oblitération de la race ? Sans doute est-elle indissociable de
l’atmosphère étouffante et irrespirable qui convient à merveille à un univers
d’apocalypse. Dans lequel cas on peut la lire comme le thème de la perversité
humaine annonciatrice du cataclysme imminent, inéluctable. Mais on peut aussi
supposer que chez Prosper l’obsession destructrice ainsi que l’idée même d’écrire
une Apocalypse procède d’un désespoir radical quant aux possibilités
d’épanouissement réel de la communauté créole dans le contexte colonial.
Cependant, l’enfance apparaît aussi comme un âge d’or, un Eden
nostalgique dans l’exil existentiel car elle est synonyme d’innocence, de pureté
autant qu’une sorte de familiarité avec un univers d’infini et d’éternité, ce qui
contraste singulièrement avec le passage du temps et le vieillissement de l’homme.
D’où ce cri du cœur qui échappe au poète ;
« O mon cœur ! O mon enfance chérie ! Vous avez retenu tout mon cœur : il ne me
reste plus pour vivre que le battement d’une folle horloge dont les aiguilles se
retournent dans mes plaies ».
La foi en l’enfance et la révolte contre la discrimination raciale vont
transformer le poète en un apôtre et un défenseur indéfectible des enfants noirs. Cela
est manifeste dans ce leitmotiv constamment entonné à la gloire des enfants
noirs : « Les enfants des Noirs sont des soleils d’ébène ». En effet, la revalorisation
ou réhabilitation des enfants noirs sera donc accomplie par les nombreux termes à
dénotation lumineuse. A « soleils d’ébène » et « soleils de suie », il faut ajouter les
312°Revue Historique de l’Ocean Indien n° 6
« chandelles » qui illuminent le visage de ces enfants à la peau sombre et tous les
versets marqués par le vocabulaire de la lumière :
« Rear et les enfants des Noirs rencontrent la foudre aux mille torches »
« Les enfants des Noirs vont chantant le minuit de chair crevée d’éclairs... ».
Jean Fanchette
Le silence absolu ou le peu de place que certains poètes font à leur enfance
pourrait s’expliquer par leur posture littéraire. Pour sa part, Jean Fanchette (19321992) a préféré détourner son regard du climat délétère de son pays en choisissant
l’exil volontaire. Quand il nous confie dans un de ses poèmes :
« Départ fut le chiffre secret de cette enfance »®’' et chante l’ivresse de son premier
voyage qui devait le conduire dans son pays d’adoption, un refoulement est en
marche, qui ne permet la décantation du souvenir que par bribes très ténues.
Edouard Maunick
Quant à Maunick (né en 1931), sa posture morale ou moraliste vis-à-vis de
son peuple, et en particulier vis-à-vis de la communauté créole, lui interdit de se
pencher sur son enfance, sauf si c’est pour apporter un vigoureux message de dignité
reconquise.
D’où le propos toujours militant et prônant la station debout, qui devient
symbole de révolte et de dignité affirmée, notamment dans le recueil Mascaret ou le
livre de la mer et de la mor^^ :
« C’est debout que nous parlerons, c’est debout que nous serons entendus ».
Aussi l’évocation de l’enfance, si ténue soit-elle, ne la trouve-t-on qu’au
détour d’un vers, où pointe admirablement cependant l’idée de révolte à travers le
vocable-clé de la « désobéissance » dans une de ces formulations paradoxales dont
Maunick a le secret :
« L’enfance était donc une histoire vraie, qui descendait au carrefour la
désobéissance plein la tête »^’^
Ce vers au charme mystérieux ne prend son sens qu’à partir de la norme et
le cliché associés à l’enfance, à plus forte raison dans la société coloniale, à savoir
l’enfant obéissant, comble de vertu, cliché que Maunick subvertit en évoquant une
autre histoire, celle-ci étant « vraie » et une véritable prophétie réalisée suggérée à
travers le mode accompli et la formulation déductive ; « L’enfance était donc une
histoire vraie... ». En fait, Maunick donne un cinglant démenti à ceux qui conspirent
à transformer les enfants en des êtres soumis en préconisant pour sa part « la
désobéissance plein la tête ». Traduit, ce vers sibyllin et à portée révolutionnaire
donnerait le sens suivant : « L’enfant n’est fidèle à sa vraie nature que lorsqu’il
désobéit à la consigne et quitte la sécurité du toit familial pour courir vers l’inconnu
et l’insécurité du carrefour». Avec ce commandement déguisé, Maunick vole au
secours de l’enfance mauricienne ligotée dans les normes vieillottes du colonialisme
et reste fidèle à sa réputation de rebelle-né, prompt à fustiger les agenouillés, les
obséquieux, les béni-oui-oui.
Extrait de « La visitation de l’oiseau pluvier » Paris, Two Cities, 1981.
™ Mascaret ou le livre de la mer et de ta mort, Paris, Présence Africaine, 1966.
Idem.
Anil Dev Chiniah ° 313
Emmanuel Juste
Dans son unique poème-fétiche « Mots mar(te)lés
à la texture sombre,
dense et si elliptique, Juste (1928-2007) réserve à l’enfant métis une place de choix
sous l’amoncellement des images surréalistes à vivement décrypter sous peine de
passer à côté du martyr métis :
« La Vierge noire a enfanté
Il y a quelques mots de cela là-bas
En mil sept cent quarante et un
Un tam-tam sans forêt et
Un bateau à sexe de bois
Un sextant... un enfant
Un sextant soleil coupe file
Un enfant personne césure
Un enfant en plages blanches
Où s’inscrivent tous les oiseaux ».
Dans cette évocation apocalyptique du bateau négrier, du viol de la femme
noire et de la déterritorialisation, le lexème « sextant » à la jonction phonique entre
« sexe » et « enfant », accouplé à « soleil », emblématisé la sémantique d’une
généalogie solaire-maritime, une idée-force du poème. D’emblée est posé le pari sur
la poésie, constructrice d’identité et de l’essor du Métis, que symbolise justement
l’enfant ouvert à toutes les virtualités du langage : « Un enfant en plages blanches où
s’inscrivent tous les oiseaux ». Contre l’ostracisme dont il est l’objet dans la
situation coloniale, le poète revendique le droit à l’existence et au respect en tant que
personne et, encore une fois, c’est l’enfant qui symbolise cette dignité à conquérir :
« Un enfant personne césure ».
Cependant, il faut ajouter que la poésie ne sort pas indemne de la fureur
impitoyable qui anime le prophète Emmanuel le Juste trônant au-dessus de la micro
société mesquine et raciste de l’île Maurice pré-indépendance. Une mauvaise
conscience semble irrésistiblement éclabousser l’activité poétique, si cruciale qu’elle
soit. Un pouvoir déstabilisateur lui semble secrètement reconnu, un invincible
soupçon l’entache, qui résulte en un mal-être du sujet diglossique. A ce propos,
Emmanuel Juste aura été un précurseur qui a illustré de façon superbe les affres d’un
sujet diglossique par sa pratique très particulière d’une poésie dite surréaliste. D’où
ce désir obscur et désespéré d’attenter à la langue, de la mettre à mal et c’est
curieusement l’enfant-métis (sic) qui devient le symbole de cette pulsion langagière
transgressive :
« Un enfant-métis qui s’en va
Sur les plages arracher des virgules
Sans trop prendre garde à la marge qui lui laisse
Les autres et les mondes.
Le métis moyen-âge
Est parti sans laisser de portes
Se faire une faute d’orthographe
Et un poème cruciforme »
Or, il convient de souligner que cette pulsion transgressive reste
superficielle et presque factice : elle est comme désamorcée dès lors que le poète
s’en va annoncer qu’il va enfin faire sa faute d’orthographe. Mais, en fait, il s’agit
™ « Mots imr(te)lés », in L'Etoile et la Clef, Bruxelles, 1976.
314°Revue Historique de l’Ocean Indien n° 6
du dire sans le faire. De sorte que le poète se maintient dans le système linguistique
immaculé, le purisme restant inattaquable sur toute la ligne. Dire thérapeutique,
clameur inoffensive, qui fonctionne un peu comme « le talk cure » de la
psychanalyse freudienne. Transgression langagière, vous dites? Mais, au fond, il
s’agit d’une pitoyable pulsion de gosse. Les adultes sont saufs et le poète des plus
respectables. Dans cette rage d’impuissance éclate alors la pulsion de liquider le
surmoi culturel, source de normes aliénantes, subtilement évoquées dans le poème,
pour n’en donner quelques instances, par « les cédilles au garde-à-vous », « les
cédilles en garde-fous » et les « enfants en rang d’oignons » :
« Il a vidé l’école
Jeté les bancs aux poissons
Les livres aux ordinateurs »
Dans ce qui précède, on aura relevé le vocabulaire militaire qui parsème le
texte et évoque de façon toujours elliptique ici le surmoi culturel linguistique et
blanc, ailleurs un génocide noir ou la poursuite des Marrons. Comment ne pas
relever également le registre fréquent du comestible ici significativement associés
aux enfants ? Comment non plus ne pas relever le fantasme d’une terrible dévoration
culturelle qui surgit de loin en loin avec « cortège de becs d’oiseaux », « une histoire
de croquemitaine » et ici dans ces drôles de « bancs jetés aux poissons » ? S’il faut
bien décrypter cette phobie inscrite en filigrane dans le texte, compte tenu de l’auto
censure du poète façonné par l’ère coloniale, force est de reconnaître que c’est
l’enfant-métis qui subit en première ligne la menace de l’assimilation culturelle
issue de l’Ecole : le groupe métaphorique des « enfants en rang d’oignons » prend
ici tout son sens.
L’enfance chez Jean-Claude d’Avoine
Ayant subi de plein fouet la discrimination raciale rongeant la société
mauricienne pré-indépendance, d’Avoine (1935-1986) a su conférer ses lettres de
noblesse à une certaine névrose insulaire. En effet, de cette névrose étouffante et
insupportable, le poète fait cependant une étape fondamentale et incontournable de
l’essor créole, placée sous la mystérieuse figure de « l’innommé de nulle enfance »,
notamment dans « La Cité Fondamentale »^^^ :
« Alors l’innommé de nulle enfance lèvera enfin ses yeux de méduse vers la sereine
Alliance.
Et délaissant l’ombre des tombales pour la fulgurance ouverte des plateaux
Il signera l’Egide aux sources mêmes du cratère... ».
D’abord, quel est le sens de cette récurrente métaphore massive et
mystérieuse « l’innommé de nulle enfance »? A travers cette métaphore-litote
(rappelons que la litote, c’est de dire le moins pour signifier le plus), il est clair que
d’Avoine a voulu évoquer l’enfance créole comme abjection absolue et innommable.
L’Innommé de nulle enfance, ce serait donc celui qui n’a pu se prévaloir d’aucune
enfance pour cause d’une insondable humiliation visiblement d’origine ethnique.
Michel Ducasse
Chez les poètes métis contemporains Ducasse (né en 1962) est un des rares
à accorder une place privilégiée à l’enfance. Il est clair que la dimension tourmentée
qu’a connue et illustrée de façon si pathétique la génération précédente fait
« La Cité Fondamentale », in l'Etoile et la Clef, Bruxelles, 1975.
Anil Dev Chiniah ° 315
désormais place à une sérénité joyeuse attentive aux Joies et peines quotidiennes de
l’enfance.
« Soirs d’enfance
(10) est à ce titre un touchant poème où le poète s’adresse à sa
fille :
« Je te regarde jouer les jeux de mon enfance
Tu marelles mon ciel au miel de chaque jour ».
Regard sino-mauricien et indo-maurieien sur l’enfance
Dans cette partie nous voudrions évoquer le thème de l’enfance, si bref et
fortuit fût-il, chez le poète sino-mauricien Clifford Ng Kwet Chan (né en 1932 à
Kouang Toung en Chine) et chez le poète indo-mauricien Somduth Bhukhory (19211991). Cette poésie épisodique sur l’enfance méritait d’être explorée car elle apporte
en effet un regard différent : traitement abrupt, aérien, voire ingénu du thème.
D’abord, deux poèmes de Ng Kwet Chan^’’, qui démontrent un réalisme
social assez inattendu, voire choquant. Dans « Couronne pour une robe blanche »,
Ng Kwet Chan évoque le destin tragique d’une jeune fille métisse®’*, qui était l’une
de ses élèves au collège Bhujoharry, et qui se suicida un samedi soir en se tirant une
balle dans la tête parce que ses parents lui avaient refusé la permission d’aller à un
bal. Poème-document social de 1959, qui illustre autant le fossé des générations que
la fureur de vivre et la fhistration d’une jeunesse condamnée à se plier aux dictats
des parents. 11 convient d’évoquer également le poème « Les filles perdues », qui
peint une scène de rue fort cocasse et jette un éclairage tragique sur l’enfance
malheureuse sombrant dans prostitution et drogue.
Quant à Bhukory, qui a écrit une poésie d’une veine philosophique et
moraliste, on le voit par exemple écrire dans « Lettre à ma fille Manjula »®’®,
supposée en voyage à Londres, pour lui demander de faire un shopping bien
particulier, à savoir acheter un joli petit miroir pour sa sœur Sadhna. Mais de fil en
aiguille, les requêtes deviennent métaphoriques et moralistes, le poète demandant à
sa fille de lui acheter un miroir spécial « Dans lequel au lieu de me regarder le
visage
Je pourrai me regarder le cœur ».
Idem pour l’achat d’un savon bien nécessaire :
« Mais d’un savon qui sort de l’ordinaire
Avec lequel au lieu de me laver la figure
Je pourrai me laver le cœur ».
Le poème « Les deux enfants » montre un poète assez déchiré par les
problèmes de la misère et des inégalités criantes (très dévastateurs dans ces années
60 et 70 que couvre la poésie de l’anthologie ici examinée) et recourant à l’ironie
pour cacher sa peine :
« Là où il y avait la faim il n’y avait pas de pain
Et là où il y avait le pain il n’y avait pas de faim.
Dans la répartition du pain et de la faim
Il y avait eu erreur quelque part ».
976
« Soirs d’Enfance », éd. Vilaz métiss, 2004.
Extrait de « La condition terrestre » (1971).
Ces renseignements supplémentaires ont été fournis par le poète au cours d’une conversation téléphonique.
979
Poèmes choisis de Somduth Bhuckory, Moka, MGl, 1990.
978
316°Revue Historique de l’Ocean Indien n° 6
L’enfance dans la poésie féminine
Compte tenu de l’image en clair-obscur qu’offre la poésie masculine toutes
communautés confondues, il est tentant de se tourner vers une exploration de la
poésie féminine dans l’espoir d’y trouver une peinture qui mord à pleines dents dans
l’enfance, suggérant ses bonheurs et ses peines, retrouvant l’allégresse de ses jeux et
le rythme de ses comptines. Hélas, peine perdue, espoir immensément déçu ! Alors
qu’on aurait pu s’attendre à une affectivité prégnante et puissante, on se trouve
confronté en définitive à des lignes rabougries comme une peau de chagrin, où
l’enfance est parcimonieusement évoquée à travers des vers faussement mystiques,
des clichés désespérément abstraits ou des images d’Epinal à la peau coriace. Lisez
ou relisez « Enfance » (1935) de Raymonde de Kervem’“, « Flashback » (1972) de
Jacqueline Pilot^^'ou « Les enfants du soleil» (1972) de Shakuntala Hawoldar®*^.
C’est comme si nos poétesses avaient une idée préconçue de l’enfance qu’il fallait à
tout prix emmailloter en des vers édulcorés. D’où l’image immobilisée, l’idée fixe,
l’inquiétant refus du renouvellement des images d’enfance. A moins que la langue
d’expression ne fasse ici justement problème ! Toujours est-il que la moisson
d’images authentiques de l’enfance créole que ramènent un Robert Edward Hart, un
Michel Ducasse ou un Dev Virahsawmy®*^ est époustouflante et laisse le lecteur
rêveur. Mais cela est sans doute une autre histoire !
Que conclure ? A partir de cette brève étude, il est clair que l’enfance n’est
pas un thème de prédilection, sauf exceptions, de nos poètes, cela peut-être en partie
en raison de la finalité qu’ils fixent Inconsciemment au poème, au recueil dans le
contexte insulaire particulier. N’empêche cependant que cette enfance dépeinte sur
le mode mineur traduit aussi avec des bonheurs divers une lutte, voire une révolte
contre un conditionnement idéologique et une oppression sociale, notamment dans
sa dimension raciste pré-indépendance. Pour terminer, il semblerait aussi que seuls
les poètes qui se mettent en marge ou à contre-courant du cadre social parviennent à
faire entendre, si peu que ce soit, les vrais accents d’une enfance mauricienne aux
facettes complexes et émouvantes : Robert Edward Hart, Jean-Claude d’Avoine et
Michel Ducasse ont été de ceux-là, ainsi que Dev Virahsawmy pour la poésie en
créole.
(La plupart des ouvrages mentionnés en notes ont été publiés localement et à
compte d’auteur et sont donc épuisés sauféventuellement pour les plus récents).
Dev Anil Chiniah est enseignant-chercheur à l’Université de Maurice
adechin52@hotmail. corn
Extrait de « Le jardin féerique », 1935.
Extrait de « Nord Sud », 1972.
Extrait de « Poèmes choisis », Regent Press, 1984.
983
La plupart des ouvrages de Dev Virahsawmy ont été publiés aux Editions Boukié Banané ou LPT.
980
981
982